1 La vision de la plate-forme d’assemblage lui rappela l’époque où Seconde Chance était en construction dans le ciel d’Anshun. Nigel avait l’impression que plusieurs siècles s’étaient écoulés depuis cette période qui, dans ses souvenirs, était synonyme de calme et de douceur de vivre. Son fils Otis et Giselle Swinsol le guidaient à travers l’écheveau cylindrique de poutrelles et de morphométal à l’intérieur duquel l’assemblage de Speedwell allait bon train. Le navire colon de la Dynastie, ensemble de sections sphériques arrangées autour d’un axe central, était beaucoup plus imposant que Seconde Chance. Jusque-là, Nigel avait mis en route onze de ces chantiers et avait donné son accord pour quatre autres vaisseaux. En théorie, une seule de ces arches aurait pu transporter suffisamment de matériel génétique et d’équipement pour démarrer de zéro une civilisation technologique. Toutefois, Nigel n’avait aucune raison de se contenter du minimum, d’autant que sa Dynastie était la plus importante du Commonwealth. Une flotte de vaisseaux de sauvetage garantirait le succès de toute nouvelle mission de colonisation. Néanmoins, il n’était plus trop certain de vouloir lancer la construction d’une seconde fournée d’arches. Comme tout le monde, il avait espéré que les navires de la Marine réussiraient à venir à bout de la Porte de l’enfer. La réapparition des trous de ver primiens autour des vingt-trois planètes perdues avait été un choc difficile à encaisser. Il ne s’était pas attendu à une défaite d’une telle ampleur. — Nous en avons déjà mis quatre en service, expliquait Otis. Aeolus et Saumarez devraient effectuer leurs vols d’essai d’ici une dizaine de jours. — Nous ne sommes malheureusement pas certains d’avoir dix jours devant nous, rétorqua Nigel. Giselle, je veux que vous vérifiiez notre protocole d’évacuation. Notre objectif devra être de sauver un maximum de membres de cette Dynastie. Pour cela, il vous faudra travailler main dans la main avec Campbell et commencer par sécuriser les trous de ver qui relient nos différents points de ralliement. Nous utiliserons principalement les trous de ver de la division exploratoire, mais il faudra également prévoir des solutions de secours. —Compris. Son visage élégant était légèrement enflé à cause de l’apesanteur, mais elle parvint tout de même à prendre un air inquiet en se mordant les joues. — Quelles sont les probabilités pour que nous en arrivions là ? demanda-t-elle. Nigel s’arrêta de dériver en agrippant une barre de carbone à la base d’un bras manipulateur. Il examinait le réacteur de Speedwell, hémisphère en forme de champignon situé à l’avant, cannelé comme un parapluie ouvert sur les premières sections sphériques. Le revêtement externe était fait d’un alliage d’acier et de bore, qui donnait à la coque des airs de carapace de coléoptère. La plupart des systèmes robotisés du vaisseau étaient repliés à l’intérieur de l’entrelacement de poutrelles qui englobaient la vaste construction. Les sections préfabriquées sur Cressat avaient été fixées les unes aux autres. Ne manquaient plus que quelques sphères autour des réserves d’énergie et des circuits environnementaux. — Seuls les Primiens le savent, répondit-il. Notre dernière opération s’étant soldée par un échec, je pense qu’ils ne tarderont pas à contre-attaquer. — Ils ignorent les coordonnées de ce monde, intervint Otis. À vrai dire, ils ne connaissent même pas son existence, puisqu’il n’est mentionné sur aucune base de données du Commonwealth. Le jour où démarrera la deuxième vague d’invasions, ils auront le plus grand mal à nous trouver ; cela nous laissera une marge de manœuvre. — Je n’ai pas envie d’évacuer, dit Nigel. Nous n’utiliserons cette flotte qu’en dernier recours. Pour le moment, je suis disposé à user de notre arme la plus efficace pour défendre le Commonwealth. C’est la raison de ma venue ici. Otis eut un sourire pincé. — Les frégates vont-elles enfin passer à l’action ? demanda-t-il. — Oui, mon fils. Tu devras partir au combat. — Mon Dieu, enfin ! Je commençais à me dire que j’allais assister à cette guerre depuis mon fauteuil. — Ne sois pas si enthousiaste. Je préférerais que nous ne subissions pas de pertes. — Papa, tu vas quand même les rayer de la carte… Nigel ferma les yeux. Ces derniers temps, il se surprenait à regretter de ne pas être croyant. Si seulement il y avait un dieu, n’importe quel dieu, voire une simple entité omnipotente, pour entendre ses prières. — Je sais. — Les frégates sont loin d’être opérationnelles, fit remarquer Giselle. Et notre arme n’a pas été testée. En fait, nous venons tout juste de terminer la fabrication de ses composants. —C’est la raison de ma présence ici, répondit Nigel, heureux de pouvoir se concentrer sur un sujet bien concret. Nous allons devoir accélérer la cadence. — D’accord, mais je ne vois pas trop comment ! — Montrez-moi où nous en sommes. La baie d’assemblage des frégates se situait dans une salle en morphométal séparée, accrochée à la plate-forme principale comme une bernache noire. Nigel se laissa dériver jusqu’à elle, puis entra à l’intérieur par un tube de liaison pourvu de bandes d’électromuscles semblables à des tire-fesses. Il eut aussitôt l’impression d’avoir remonté le temps, tant le chantier avait des airs de salle des machines du XIXe siècle. La chaleur et le vacarme y étaient infernaux ; des bruits métalliques se succédaient sans pause, et l’atmosphère était chargée d’une odeur de plastique brûlé. Des bras hydrauliques pareils à des pistons de moteur bougeaient dans tous les sens, occupant le moindre espace disponible. Des manipulateurs robotisés plus petits allaient et venaient sur des rails, s’arrêtaient brusquement, avant de fondre sur une pièce à souder à la vitesse d’un serpent attaquant sa proie. Des hologrammes circulaires rouges brillaient un peu partout pour tenir les employés à distance de cette machine mouvante complexe. Au centre de cette commotion mécanique trônait la silhouette sombre et menaçante de la frégate Charybde. Une fois terminée, elle ressemblerait à un ellipsoïde aplati de cinquante mètres de long enveloppé dans un matériau furtif actif ; pour le moment, elle était dépourvue de coque. — Quand sera-t-elle terminée ? demanda Nigel. — Encore une dizaine de jours pour l’assemblage, répondit Giselle. Autant pour la préparation au vol d’essai. —C’est beaucoup trop long, dit-il en dégageant sa main d’une bande Velcro pour aller examiner l’installation de plus près. Où en sont les trois autres chantiers ? — Les autres frégates ne sont pas aussi avancées. À vrai dire, le montage n’a même pas débuté. Nous attendons d’en avoir fini avec la première de façon à peaufiner les réglages. Après cela, il sortira une frégate de chaque baie tous les trois jours. Nigel agrippa la base d’un bras manipulateur sous un des panneaux holographiques et se perdit dans la contemplation de ce mouvement perpétuel cybernétique. Un peu plus loin, il reconnut le renflement lisse de la cabine de l’équipage. Plus de vingt robots étaient à l’œuvre qui ajoutaient des éléments, connectaient tubes et câbles au module enserré dans une cage métallique. — Eh ! cria une voix masculine. Vous êtes aveugle ou quoi ? Restez derrière ce panneau d’interdiction, s’il vous plaît. Mark Vernon jaillit d’un tube de liaison à cinq mètres de Nigel. On aurait dit qu’il sortait d’une piscine remplie d’un fluide rouge. — Ce que vous faites est très dangereux. Nous n’avons pas encore installé les systèmes d’arrêt d’urgence. — Ah ! fit Nigel. Merci de m’avoir prévenu. Giselle, qui se tenait près de lui, faisait les gros yeux à Mark. Celui-ci battit des paupières, reconnaissant enfin la personne sur laquelle il venait de crier. — Oh ! Euh, bonjour, monsieur. Giselle… Mark s’empourpra, mais ne se confondit pas en excuses. Nigel lui en sut gré. Le technicien était clairement le patron de cet atelier. L’assistant virtuel de Nigel sortit son dossier et croisa diverses références. Merde ! Y a-t-il quelqu’un, dans cette galaxie, qui ne soit pas lié de près ou de loin à Mellanie ? —Mark Vernon, lâcha Giselle dans un soupir. Le chef de la plate-forme d’assemblage. —Heureux de faire votre connaissance, Mark, dit Nigel. — Euh, ouais, fit l’autre sur un ton revêche. Il faut faire attention, ici, monsieur. Je ne plaisantais pas. — Je comprends. Alors, c’est vous l’homme compétent de la maison ? Mark haussa les épaules, mouvement difficile à effectuer en apesanteur sans se mettre à tournoyer. Il agrippa aussitôt une poutrelle en aluminium-lithium pour s’immobiliser. — Intégrer toutes ces machines dans cet atelier n’est pas une mince affaire, mais j’adore cela. — Je vous prie de m’excuser, mais je vais faire de votre vie un enfer. —Comment ? Pourquoi ? demanda Mark en se retournant vers Giselle, qui paraissait elle aussi perturbée. — J’aurais besoin d’une frégate opérationnelle dans le système de Wessex sous une trentaine d’heures. Mark sourit jusqu’aux oreilles. — Impossible. Je suis désolé. C’est tout simplement infaisable. Cet appareil, reprit-il en désignant d’un geste du bras la carcasse en construction, est le premier de sa génération, ce qui signifie que nous rencontrons un problème nouveau toutes les dix minutes. Attention, ces vaisseaux seront magnifiques et, une fois que mon équipe et moi aurons mis en place la séquence d’assemblage ultime, nous pourrons en produire autant que vous voudrez. Toutefois, pour l’instant, nous n’en sommes pas là. Nous en sommes même très loin. Nigel sourit lui aussi, mais il n’avait pas du tout envie de rire. — Détachez cette baie de la plate-forme, fixez-la à une des arches terminées, et continuez à travailler pendant votre transfert vers Wessex. —Hein ? fit Mark, dont la mâchoire menaça de se décrocher, malgré l’absence de gravité. —Y a-t-il une raison technique valable pour ne pas le faire ? — Eh bien, disons que je n’y avais jamais réfléchi ! Mais, non, il n’y a pas de contre-indication technique. — Bien. Je veux qu’elle soit attachée et prête à partir dans une heure. Emmenez qui vous voudrez, mais je veux que Charybde soit apte à voler en temps et en heure. — Vous voulez que j’y aille aussi ? — Vous êtes l’expert, non ? —Oui, mais… Enfin… Bien sûr. Puis-je savoir pourquoi vous avez besoin d’une frégate là-bas ? — Parce que je suis intimement persuadé que Wessex sera en tête de la liste des prochains systèmes attaqués par les Primiens. — D’accord. Je vois. — Ne soyez pas modeste, Mark. Vous avez fait un travail formidable à Randtown. Je suis fier que vous soyez un de mes descendants. Je sais que vous ne nous laisserez pas tomber. Nigel envoya des messages à Otis et Giselle, puis s’éloigna vers le tube de connexion. — Les armes devront elles aussi être embarquées avec la baie. J’aimerais rencontrer les scientifiques chargés du projet. Quelle arche me conseillez-vous pour accomplir cette mission ? — Prospecteur a déjà effectué deux vols d’essai, dit Otis. Les vérifications sont presque terminées. Je pense que c’est la solution la plus évidente. — Prospecteur… Qu’il en soit ainsi. Mark resta accroché à la mince poutrelle et regarda Nigel Sheldon glisser le long du tube de sortie. Il transpirait par tous les pores, si bien que sa peau était entièrement recouverte d’une fine pellicule humide et glacée. — En tête de la liste des prochains systèmes…, chuchota-t-il, désespéré. Oh, non, pas encore ! Il était quatre heures du matin sur Illuminatus lorsque Paula se rendit à la station de CST. Toutes les personnes présentes dans la tour Greenford avaient été examinées par la police scientifique et plusieurs criminels avaient été arrêtés ; ils avaient l’intention, ou étaient en train, de se faire implanter des jouets illicites. Les hôpitaux de la ville soignaient les blessés de la tour et du restaurant La Canopée. Une équipe d’ingénieurs civils examinait les dégâts provoqués par la destruction de la clinique Saffron pour déterminer si la structure du bâtiment avait été endommagée. Les techniciens rassemblaient les ordinateurs qui avaient survécu pour les étudier à fond. Paula retira son armure de combat dans le centre de contrôle et la confia à l’équipe logistique, qui se chargerait de tout rapporter au laboratoire. Elle enfila une combinaison à champ de force, puis revêtit une longue jupe grise et un haut ras du cou en coton blanc. Sa large ceinture de cuir ornée d’une chaîne en argent était du plus bel effet. Elle venait de sa garde-robe personnelle, mais les techniciens de la sécurité du Sénat l’avaient un peu modifiée. — Tout va bien ? demanda Hoshe. — Tout ne s’est pas véritablement passé comme prévu, répondit-elle, tandis que son assistant virtuel intégrait les systèmes de sa combinaison et de sa ceinture. Avec un peu de chance, nous aurons l’occasion de nous rattraper. Sommes-nous prêts pour le voyage de retour ? — Les équipes sont en position et l’équipement est activé, répondit-il en jetant un coup d’œil aux quatre caisses noires qui contenaient la « cage ». — Bien. Alors, allons-y ! Ils descendirent dans le parking souterrain provisoirement transformé en zone de détention. Des robots gardiens armés y surveillaient un carré délimité par un filet sécurisé. Deux officiers de la police locale montaient la garde de part et d’autre de la porte d’entrée. Il ne restait plus qu’une seule personne à l’intérieur. Mellanie, toujours vêtue de son uniforme d’infirmière, attendait au centre du périmètre, les bras croisés sur la poitrine et l’air exaspérée. Paula se fit ouvrir un passage par les policiers. Mellanie ne bougea pas d’un millimètre. — Je me suis dit que nous pourrions profiter du trajet pour discuter, commença Paula. Elle n’avait eu aucun scrupule à mettre la jeune femme en état d’arrestation. Celle-ci s’était rendue coupable de nombreux délits pour arriver jusqu’à cette clinique. — Vous savez depuis combien de temps j’attends ici ? —À la seconde près. Pourquoi ? Mellanie lui lança un regard noir. — Si vous préférez, vous n’avez qu’à rester ici, lui proposa généreusement Hoshe. La police s’occupera de votre cas quand elle aura le temps ; il y a pas mal de dossiers à régler avant le vôtre. Mellanie laissa échapper un grognement animal. — Je n’ai même pas accès à l’unisphère ! —Oui, nous avons activé quelques programmes de blocage, expliqua l’officier. Ils fonctionnent bien, n’est-ce pas ? Mellanie se tourna vers Paula. —Où ? demanda-t-elle. —Où quoi ? — Vous avez dit que nous discuterions en chemin. Où voulez-vous m’emmener ? — Sur Terre. Nous avons des billets pour le prochain express. Des billets de première classe. — D’accord. Comme vous voudrez, dit Mellanie en sortant du périmètre de détention. Où est la voiture ? Hoshe lui désigna poliment la rampe. —Dehors. Mellanie avança d’un pas rapide, outrée par tant d’incompétence, et se dirigea à grandes enjambées vers la sortie. Paula et Hoshe échangèrent un regard amusé et lui emboîtèrent le pas. Les quatre caisses noires les suivirent docilement. La rampe donnait directement sur la rue située derrière Greenford Plaza. Devant la vue qui s’offrait à elle, Mellanie se figea. Paula et Hoshe l’encadrèrent. Ceux des journalistes qui n’étaient pas encore partis se pressèrent contre les barrières de sécurité et aboyèrent leurs questions. Dans sa vision virtuelle, Paula vit plusieurs fichiers lourdement codés arriver dans la messagerie de Mellanie, enfin connectée à l’unisphère. La jeune femme en envoya aussitôt deux. La police de Tridelta avait barré Allwyn Street à six pâtés de maisons du gratte-ciel. Les ambulances étaient parties, et seuls les pompiers étaient encore sur les lieux, qui s’occupaient des conséquences de l’explosion. Tout près du taxi de Renne, huit voitures carbonisées avaient été projetées contre un mur. En tout, près d’une trentaine de véhicules avaient été endommagés. Une grue chargeait les carcasses sur des remorques. Des robots nettoyeurs effaçaient les traces de sang du trottoir ; la place et les cafés environnants étaient noirs de monde lorsque ces événements fâcheux s’étaient produits. D’autres robots déambulaient au pied de la tour et balayaient de grandes quantités d’éclats de verre. — Oh, mon Dieu ! marmonna Mellanie en découvrant cette scène de dévastation, puis en levant les yeux vers la tour. — Je vous avais dit que ce n’était pas un environnement très sûr, lui fit remarquer Paula. Une grosse camionnette de la police s’arrêta à leur hauteur. La portière coulissa, et ils montèrent à bord. Les caisses roulèrent jusqu’à un compartiment prévu pour les accueillir. — Cela me rappelle Randtown, reprit la jeune femme d’une voix faible, tandis que le véhicule s’ébranlait. J’espérais avoir tout oublié, mais les images remontent à la surface. C’est horrible. Paula décida que la jeune femme était sincèrement troublée. — La mort, surtout lorsqu’elle fauche tant de gens innocents, est difficile à appréhender, dit-elle. Hoshe regardait par la fenêtre, le visage parfaitement impassible. — Vous avez eu des victimes dans vos rangs ? demanda Mellanie. —Quelques-unes, oui. — Je suis désolée. — Tous savaient ce qu’ils risquaient, tout comme vous. Ils seront ressuscités. —À condition que le Commonwealth continue à exister. — Nous allons tout faire pour… La camionnette les déposa à la station de CST bien avant le départ de l’express. Ils gagnèrent le hall principal et marchèrent tranquillement jusqu’à leur quai. Un vent tiède soufflait dans l’espace caverneux. L’air chaud arrivait directement de la Logrosan, dont le lit était parallèle à la plus petite gare de triage que Paula ait jamais vue. Illuminatus n’exportait que des produits finis de haute technologie, qui ne prenaient pas beaucoup de place. En fait, la gare de triage servait principalement à accueillir les importations de produits alimentaires. En l’absence de terres cultivables, la cité était dans l’obligation d’importer par le rail la totalité de ce qu’elle consommait. L’inspecteur se demanda ce qu’il adviendrait si les Primiens attaquaient ici. Ou, pire encore, s’ils décidaient d’envahir Piura, la planète du G15 à laquelle Illuminatus était connectée. Si cette dernière se retrouvait isolée, la situation de la population prisonnière deviendrait critique très rapidement. Lorsque Paula examina le quai, les autres usagers évitèrent scrupuleusement de croiser son regard. La station ne grouillait pas réellement de monde, mais elle était un peu plus animée que d’habitude. Il y avait des familles entières, avec des enfants encore somnolents. Depuis le retour des vaisseaux de guerre de la Marine, nombreux étaient ceux à avoir réfléchi sérieusement aux conséquences d’une nouvelle attaque primienne. Mellanie se frotta les bras ; elle avait la chair de poule. — Je me sens complètement stupide habillée comme cela, marmonna-t-elle. De fait, elle portait toujours son uniforme d’infirmière à manches courtes. — Tenez, dit Hoshe en retirant son sweat-shirt. —C’est très gentil, le remercia-t-elle avec un sourire radieux en enfilant le sweater trop grand mais agréablement chaud. L’express approcha lentement sur son rail magnétique. Ils attendirent que tout le monde fût descendu avant de monter dans le compartiment de première classe qui leur était réservé. —Où allons-nous, exactement ? demanda Mellanie. — Londres, répondit Hoshe. — Je croyais que vos bureaux se trouvaient à Paris. Paula eut un sourire énigmatique. — Cela dépend, dit-elle. Elle demanda à son assistant virtuel d’ouvrir une des poches de sa ceinture. Une mouche de Bratation en jaillit, qui entreprit de grimper sur le mur. En longeant le couloir étroit, Paula déroula une filandre quasi invisible qui leur garantirait une liaison sécurisée. Le compartiment était équipé de fauteuils confortables en cuir épais, disposés de part et d’autre d’une table au plateau en noyer. Mellanie s’affala avec un grand soupir, replia les jambes sous elle et tira le sweat-shirt sur ses genoux. Elle appuya le front sur la vitre comme un enfant perdu dans la contemplation d’une vitrine de Noël. Paula et Hoshe prirent place en face d’elle. Les caisses noires se rangèrent de chaque côté de la porte coulissante. Deux minutes plus tard, l’express quitta la gare et accéléra en direction du portail. — Qu’est-il arrivé aux avocats ? demanda Mellanie. — Ils sont morts, répondit Paula. Notre équipe médicale va tenter de récupérer leurs implants mémoires, mais cela ne s’annonce pas très bien – ils ne sont pas en très bon état. Elle vérifia l’image envoyée par l’insecte – une vue arrondie en noir et blanc du couloir filmé depuis le plafond. Elle sentit un picotement sur sa peau, comme le train traversait le rideau de pression. Une chaude lumière couleur saumon se déversa à l’intérieur du compartiment. L’express accéléra sous le ciel de Piura. — Ils étaient notre unique moyen de remonter jusqu’à la Cox, dit la prisonnière. —En effet. Mellanie regarda Paula avec surprise. — Je pensais que vous ne me croyiez pas ! — Maintenant, je vous crois. Un de mes anciens collègues du bureau parisien était un agent de l’Arpenteur. Il a réussi à manipuler des informations capitales pendant pas mal de temps. Des informations sur la fondation Cox, notamment. — Vous l’avez attrapé ? —Non. C’était difficile à accepter, mais elle avait parlé à Alic Hogan avant que les infirmiers l’emmènent, et il ne faisait aucun doute que l’attaque de La Canopée s’était encore plus mal passée que celle de la tour Greenford. — Si je comprends bien, reprit Mellanie, nous n’avons toujours aucune preuve de l’existence de l’Arpenteur. —C’est vrai, mais les indices s’accumulent inexorablement. Un texte court s’afficha dans la vision virtuelle de Paula. Les programmes de gestion du train mettaient hors service tous leurs systèmes de communication. L’image envoyée par l’insecte lui montra que la porte d’un autre compartiment de première classe venait de s’ouvrir. Paula croisa le regard de Hoshe, qui acquiesça imperceptiblement. —Des indices ne sont pas des preuves, n’est-ce pas, dit Mellanie d’une voix lasse. —Certes. Par ailleurs, le temps risque de nous manquer. —Pourquoi dites-vous cela ? —La guerre ne tourne pas à l’avantage du Commonwealth. Nos vaisseaux n’ont pas réussi à détruire la Porte de l’enfer. Une jeune femme remontait le couloir en direction de leur compartiment. Le rythme cardiaque de Paula s’accéléra. Une grille tactique s’ouvrit dans son champ de vision. Elle sélectionna plusieurs icônes, demandant une activation immédiate. — Ouais. Je suppose que les riches ne vont pas tarder à se planquer dans leurs arches. — Probablement. Plus important encore, d’après ce que disent les Gardiens, une fois notre anéantissement assuré, l’Arpenteur devrait partir. À moins que nous agissions très vite, il nous échappera définitivement. — Alors, empêchez-le de se rendre sur Far Away, ajouta Mellanie. Faites garder le portail de Boongate, interdisez l’accès de Half Way. — Il faudrait pour cela que je réussisse à convaincre mes alliés politiques de la pertinence d’une telle opération. Grâce aux yeux de l’insecte, Paula vit que la fille s’était arrêtée devant la porte de leur compartiment. Mellanie inspira profondément. — Je connais d’autres agents de l’Arpenteur, reprit-elle. Peut-être que cette fois-ci vous me ferez confiance. — Décidément, vous êtes très bien informée. Une décharge disruptive concentrée frappa la porte, qui vola instantanément en éclats. Mellanie hurla de terreur et se jeta à terre. Paula et Hoshe activèrent leurs champs de force. La silhouette d’Isabella Halgarth se dessina dans l’encadrement dentelé. Un bouclier électronique scintillait tout autour d’elle. —C’est elle ! cria Mellanie. Isabella Halgarth ! Elle est avec eux ! Isabella leva le bras droit. La chair de son avant-bras ondula, se fendit en plusieurs endroits comme si elle était pourvue de bouches sans lèvres. Paula activa la cage. Les pétales d’un champ de force se déployèrent des caisses et se refermèrent sur Isabella qui grimaça, étonnée. Elle tenta de bouger, gigota sous les pétales qui l’étreignaient. Elle essaya de se libérer grâce à ses muscles améliorés, mais ses mouvements avaient quelque chose de mécanique. Des ouvertures apparurent sur ses bras, qui se hérissèrent de canons courtauds. Elle fit feu avec ses masers et autres canons ioniques. Des jets d’énergie cinglèrent à travers la cage, avant d’être mise à la terre par celle-ci dans le sol du compartiment. Une fumée épaisse commença à s’élever vers le plafond. Les pétales scintillants brillaient de plus en plus intensément d’un éclat azuré. —Prêt ? cria Paula pour se faire entendre malgré le hurlement de la décharge. Elle brandit un filet et, au signal de Hoshe, le lança sur le dos d’Isabella. Les pétales modifièrent leur structure pour laisser son collègue les traverser. Les yeux des deux femmes n’étaient qu’à quelques centimètres les uns des autres. À ce moment-là, Paula sut avec certitude qu’elle faisait face à une créature extraterrestre. Isabella la dévisageait avec une fureur tout animale. L’intelligence, quelle qu’elle fût, qui l’observait par le prisme de ces yeux humains était en train de l’étudier, de la juger. Le champ de force de leur assaillante s’effondra. Armé d’une matraque électrique, Hoshe se précipita sur la femme. Son arme pénétra facilement les pétales et s’abattit sur la poitrine de la captive. Le corps emprisonné fut pris de violentes convulsions. Lentement, ses lèvres se retroussèrent en un rictus enragé. Toutes les armes implantées dans son corps firent feu simultanément. Des étincelles jaillirent de tous les côtés, tandis que la cage couinait d’une façon inquiétante. —Bordel ! jura Hoshe en usant une nouvelle fois de sa matraque au maximum de sa puissance. Isabella écarquilla les yeux, l’air surpris. Ses armes se turent. Les pétales de la cage l’enserraient toujours, collés à sa peau, l’empêchaient de faire le moindre mouvement. Paula regarda les pieds de la femme. Ils flottaient à quelques centimètres de la moquette fumante. — Elle a eu son compte ? demanda-t-elle ? — Je ne sais pas, répondit Hoshe, qui ruisselait de transpiration. Pas question de prendre le moindre risque. Il pressa encore plus fortement la matraque contre sa poitrine. —Bien. Paula appela le reste de l’équipe. Apparut alors Vic Russell équipé de son armure de combat intégrale, bientôt suivi de Matthew et de John King. — Ce sont toujours les autres qui s’amusent, se plaignit Vic. — La prochaine fois, je vous cède ma place, dit Hoshe, sincère, en lui tendant la matraque. Comme Isabella était entourée par les trois hommes en tenue de combat, Hoshe désactiva la cage. La fille s’écroula dans les bras de John. — Est-elle en vie ? demanda Paula. — Son cœur bat d’une manière légèrement erratique, mais il bat, la rassura John. Elle respire sans assistance. — Parfait. Mettez-la dans la coque de suspension. Paula éteignit son champ de force et s’essuya le front du revers de la main. Elle était trempée de sueur, ce qui ne la surprit guère. — Putain, mais qu’est-ce que c’est que ces conneries ! rugit Mellanie. Paula se retourna vers la journaliste furieuse et effrayée, et cligna des yeux d’un air incrédule. La peau de la jeune femme était devenue presque complètement argentée. — Nous lui avions tendu un piège, répondit-elle en tâchant de garder son calme. Après tout, elle ne savait rien des capacités des implants de Mellanie. Heureusement, cette dernière n’était pas venue en aide à Isabella, ce qui signifiait qu’elle n’était pas un agent de l’Arpenteur. — Vous et moi avons causé pas mal d’ennuis à l’Arpenteur. Ensemble, nous représentions ce que j’espérais être une cible idéale et irrésistible. Apparemment, je ne m’étais pas trompée. Toutefois, je m’attendais davantage à voir débarquer Tarlo. — Vous ! lâcha Mellanie en brandissant un index accusateur quoique tremblant. Vous. Nous. Je… La camionnette… Tout le monde nous a vus. —C’est exact. Tout le monde nous a vus quitter la tour Greenford ensemble, et cet événement a été relayé par l’unisphère. Et comme ce compartiment avait été réservé à mon nom, toutes les conditions étaient réunies pour une tentative d’assassinat. — Mais, je n’avais pas de champ de force, moi, geignit Mellanie, tandis que les motifs argentés de sa peau se repliaient, disparaissaient selon un schéma complexe. — Vous ne risquiez pas grand-chose. Notre cage était en mesure d’absorber une très grosse quantité d’énergie. Mellanie se laissa tomber sur son siège, le regard perdu dans le vide. — Bande de… Vous auriez pu me prévenir. — Je n’étais pas absolument sûre de votre loyauté. Et puis, je voulais que vous vous comportiez avec naturel. Je suis navrée que vous ayez eu peur. — Peur ! répéta Mellanie en lançant un regard incrédule à Hoshe, qui la gratifia d’un sourire désolé. — Maintenant, si vous voulez bien, reprit Paula, j’aimerais que vous m’expliquiez comment vous saviez qu’Isabella était un agent de l’Arpenteur. Justine arriva à New York un peu après minuit, heure locale. La session du cabinet de guerre avait duré plus longtemps que prévu, car ils avaient pris le temps de discuter du briefing de Wilson Kime. Les missiles quantiques du projet Seattle équipaient désormais vingt-sept navires de classe Moscou. Les vingt vaisseaux de retour de la Porte de l’enfer étaient en route pour l’Ange des hauteurs où, une fois leurs réserves reconstituées, ils seraient eux aussi équipés. Personne ne savait si cela suffirait pour faire face à une prochaine attaque primienne, et même Dimitri Leopoldovich rechignait à établir des estimations. Le cabinet de guerre n’avait pas encore décidé s’il fallait porter la guerre chez les Primiens. Sheldon, Hutchinson et Columbia proposaient de dépêcher plusieurs vaisseaux dans le système de Dyson Alpha et de profiter du fait que l’ennemi ignorait encore l’existence des missiles quantiques. Columbia pensait que frapper très durement les Primiens dans leur système d’origine les affaiblirait de façon décisive. Une seconde vague de vaisseaux n’aurait plus alors qu’à terminer le travail, disait-il. L’option du génocide, une fois de plus. Justine s’était clairement rangée de leur côté, ce qui avait grandement surpris le reste du cabinet, y compris sa représentante la plus fraîchement arrivée, Toniea Gall. Elle avait pris cette décision à cause de l’Arpenteur. Bradley Johansson lui avait dit que l’extraterrestre souhaitait anéantir les deux espèces belligérantes, qu’il les avait soigneusement montées l’une contre l’autre pour ensuite prospérer sur leurs cendres. Elle ne voyait aucune autre solution que le génocide pour sauver le Commonwealth. Wilson, pour sa part, s’était montré moins enthousiaste, car il craignait – comme d’autres – que la civilisation de Dyson Alpha ne se fût déjà installée dans d’autres systèmes solaires en plus de la Porte de l’enfer et des vingt-trois systèmes pris au Commonwealth. Ces autres Primiens ne manqueraient pas de les frapper avec une violence inégalée. Tenter d’exterminer l’ennemi reviendrait donc à provoquer un double génocide. — Mais ils cherchent déjà à nous exterminer, avait rétorqué Columbia. Alan Hutchinson avait alors proposé d’attaquer une nouvelle fois la Porte de l’enfer, mais cette fois-ci avec les nouveaux canons quantiques, idée aussitôt repoussée par Kime. — Cette arme est notre seul avantage sur eux. Pas question de la leur dévoiler. — Nous pourrions stopper leur avance et les forcer à se replier dans leur système d’origine. Sans la Porte de l’enfer, ils n’auraient aucun moyen de nous attaquer de nouveau. Sans compter qu’il deviendrait possible de les frapper chez eux sans courir le moindre risque. — Pour le moment, je suis contre l’idée d’employer des navires normalement dévolus à notre défense. Nous verrons lorsque nous en aurons davantage. Hutchinson était clairement très mécontent. Les autres membres du cabinet de guerre étaient conscients du fossé qui séparait désormais Kime de Columbia. La présidente Doi mit fin à la session en commandant une étude approfondie sur le sujet. Ils se réuniraient de nouveau lorsque la situation stratégique aurait évolué. En sortant de la pièce, Justine s’était directement rendue à la gare, où elle avait pris l’express de New York en compagnie de trois assistants et de ses gardes du corps de la sécurité du Sénat. Le lendemain matin, elle était censée rencontrer des financiers de Wall Street dans le cadre d’une réunion informelle. Il y serait question de la détérioration de la situation économique, de l’augmentation des impôts, de l’exode et de l’échec de la Marine. La bourse était sur le point de s’effondrer, et les investisseurs avaient besoin d’être rassurés sur la détermination de l’exécutif à prendre les choses en main et à trouver une issue à la crise. Comme s’il suffisait d’être déterminé. Au moins Crispin serait-il là pour la soutenir. À Grand Central Station, ses assistants prirent un taxi pour rentrer à l’hôtel, tandis qu’une limousine attendait Justine pour la conduire à son appartement de Park Avenue. Comme elle montait dans la grosse voiture, son assistant virtuel lui soumit plusieurs rapports sur des événements survenus sur Illuminatus. Elle en sélectionna quelques-uns avant de s’installer confortablement dans le cuir de la limousine. Des images de la tour Greenford emplirent sa vision virtuelle. Un journaliste commentait les efforts des pompiers de Tridelta, occupés à éteindre l’incendie qui dévorait un taxi. Les victimes civiles étaient très nombreuses. — Je veux parler à Paula Myo, lança-t-elle à son assistant virtuel. —Sénatrice ? — Vous allez bien ? demanda Justine. —Jusqu’ici, oui. — Que voulez-vous dire ? — Nous ne sommes pas parvenus à capturer les agents de l’Arpenteur que nous avions identifiés. Cependant, nous en avons découvert un autre, qui travaillait pour le renseignement de la Marine à Paris. Cela vous donnera la possibilité de faire pression sur Columbia et les Halgarth. —C’est une excellente nouvelle. — Oui. Et ce n’est peut-être pas fini, car j’ai tendu un autre piège ; Mellanie Rescorai et moi-même servirons d’appâts. J’espère que nous aurons plus de succès. — Mellanie est avec vous ? — Oui. Elle s’est beaucoup impliquée dans la lutte contre l’Arpenteur. Je la soupçonne d’ailleurs d’avoir des contacts avec les Gardiens. Justine faillit lui révéler que la jeune femme avait parlé à Adam Elvin, mais cela l’aurait forcée à expliquer comment elle était entrée en contact avec Johansson, ce qu’elle n’était pas encore prête à faire. — Peut-être devrions-nous convenir d’un rendez-vous afin de mettre nos ressources en commun, proposa-t-elle. — Très bien, mais je souhaite d’abord m’assurer de la loyauté de Mellanie. Après tout, rien ne nous dit qu’elle ne travaille pas pour le compte de l’Arpenteur, elle aussi. — Comme vous voudrez. Prévenez-moi lorsque vous serez fixée. Bonne chance et faites attention à vous ! — Merci, sénatrice. La limousine s’engagea dans le parking souterrain de l’immeuble. Justine et ses trois gardes du corps prirent l’ascenseur jusqu’au quarantième étage. Malgré la mise à jour récente de son système de sécurité, les gardes du corps insistèrent pour examiner physiquement toutes les pièces et vérifier les ordinateurs. Justine s’installa dans le salon et attendit qu’ils en aient terminé avec une patience feinte. Cela faisait des siècles qu’elle faisait semblant lorsque cela s’imposait socialement, mais ce soir, c’était particulièrement pénible. Elle avait mal aux pieds à cause de ses chevilles enflées, des brûlures d’estomac de plus en plus fréquentes, la migraine, et sa nausée du matin durait maintenant quinze heures par jour. Il faut faire avec, se dit-elle, tandis que les hommes passaient d’une pièce à l’autre, vérifiant tout consciencieusement. —L’appartement est sûr, sénatrice, annonça Hector Del, le chef de sa sécurité. —Merci. — Je reste ici avec vous. —Comme vous voudrez. Elle s’enferma dans sa chambre. Les deux autres gardes du corps s’en allèrent. L’ordinateur de l’appartement avait commencé à remplir sa grande baignoire encastrée dès que la limousine était entrée dans le parking. Elle était donc pleine d’une eau parfumée et mousseuse. Justine la regarda en grognant d’exaspération. Durant tout le trajet de retour, elle avait rêvé de pouvoir se détendre longuement dans son bain. Sauf qu’elle avait complètement oublié que les longs bains chauds étaient contre-indiqués, compte tenu de son état. Elle soupira et demanda à son assistant virtuel de mettre en route la douche. Pendant que la baignoire se vidait, elle se déshabilla, laissant ses vêtements par terre, car les robots se chargeraient de les ramasser. C’est bien vrai : quand on est enceinte, le cerveau fait ses valises et s’en va en vacances. Les jets d’eau modérément chaude lui fouettèrent la peau. C’était agréable, mais pas aussi bon qu’une vraie trempette. Tandis que l’eau se faisait savonneuse, son assistant virtuel piocha dans la mémoire de l’appartement et passa du jazz organo-synthétique du XXIIe siècle. Le comportement de Sheldon durant la réunion du cabinet de guerre l’avait passablement énervée. Elle ne comprenait pas pourquoi il semblait si pressé de recourir au génocide. Sauf s’il voulait provoquer une réaction tout aussi destructrice de la part des Primiens. L’Arpenteur voulait certainement que les deux espèces s’exterminent mutuellement. Ou alors je deviens complètement parano. D’après Thompson, le bureau de Sheldon aurait tout fait pour empêcher le Sénat de faire surveiller les importations de Far Away, ce que Justine n’avait pas encore réussi à prouver. L’eau savonneuse glissait sur son corps. Elle se frotta les jambes et le ventre avec une éponge exfoliante. Soudain, des icônes rouges clignotèrent dans son champ de vision. «ALERTE INTRUS». Le système de sécurité nouvellement installé lui montra l’image d’une silhouette sombre qui se déplaçait dans la cuisine. Comment diable a-t-il pu entrer sans déclencher les alarmes ? Elle attrapa une serviette et s’essuya frénétiquement le visage. «SÉNATRICE, envoya Hector Del, NE VOUS EXPOSEZ PAS. JE M’OCCUPE DE TOUT. MES COLLÈGUES SONT EN TRAIN DE FAIRE DEMI-TOUR.» Son cœur battait la chamade, ce qui accentuait encore son mal de tête. Elle enroula la serviette autour de sa taille et se précipita dans sa chambre en gouttant sur la moquette. De l’autre côté de la porte, Hector Del cria : — Vous ! Pas un geste ! Il y eut le craquement haut perché d’un coup de feu, qui la fit sursauter. Deux détonations plus puissantes retentirent. Un homme hurla. Quelque chose de lourd tomba sur le sol avec un bruit sourd. Un éclair blanc se faufila sous la porte. « Hector ? » envoya Justine. « Que se passe-t-il ? » Dans sa vision virtuelle, les implants du garde du corps n’émettaient plus de signaux. Elle posa la main sur la poignée de la porte. Hésita. Elle n’entendait plus rien. Elle tenta d’accéder au réseau de la sécurité de l’appartement, qui l’informa qu’un brouillage très puissant interférait avec ses senseurs. Son assistant virtuel lui confirma que ses deux autres gardes du corps étaient dans l’ascenseur. Justine entrouvrit la porte pour examiner le couloir central. Il y faisait sombre, car seul le hall d’entrée était éclairé à l’autre extrémité. De fines volutes de fumée voletaient dans l’air ; des flammes s’élevaient des esquilles d’une table ancienne réduite en morceaux. Hector Del était affalé contre le mur. Ses vêtements fumaient, sa peau était rouge et couverte de marbrures. Vu l’angle de son cou, il ne pouvait qu’être mort. Une silhouette se dessina dans l’arche du couloir. — Bruce ! lâcha Justine. L’assassin leva le bras. Justine gémit de terreur. Ses mains se refermèrent instinctivement sur son ventre pour protéger son enfant. Le plafond du couloir s’effondra dans un nuage de poussière et de fragments de béton, frappé par une décharge disruptive concentrée. Gore Burnelli se laissa tomber par l’ouverture et atterrit avec légèreté entre sa fille et Bruce. Il était impeccable dans son smoking parfaitement coupé. — Eh, mon pote, que dirais-tu de te mesurer à quelqu’un de ta taille, pour une fois ? Bruce leva les deux bras. Des lances de plasma presque solides frappèrent Gore, l’enveloppèrent dans un linceul incandescent. Son smoking s’embrasa aussitôt. Autour de lui, le sol et les murs noircirent. Justine se protégea les yeux contre l’éclat aveuglant. Bruce baissa les bras. Gore se tenait au centre d’un cercle de béton roussi au périmètre enflammé. Les derniers lambeaux de son costume carbonisé tombaient en miettes par terre. Sur son corps nu complètement doré dansaient les reflets orangés du feu. Il eut un sourire carnassier. — À moi, maintenant ! Il avança lentement vers Bruce. Une impulsion disruptive jaillit de son corps, emplit l’atmosphère enfumée du couloir d’une phosphorescence verdâtre. Bruce tituba, alors que son champ de force absorbait le choc en émettant une lumière violette. Il parvint néanmoins à rester debout. Gore tira une autre décharge qui, cette fois-ci, fit perdre l’équilibre à son adversaire qui glissa les quatre fers en l’air sur le parquet ciré du couloir. Bruce roula sur lui-même, se releva et s’enfuit. — Eh, on n’a pas fini de jouer, espèce de connard ! dit Gore en se lançant à la poursuite de Bruce, qui s’était réfugié dans le salon. Des jets de plasma, des masers et des décharges ioniques frappèrent l’intrus dès que le patriarche eut passé le pas de la porte. Son champ de force intégral repoussa l’assaut, et des rubans d’énergie se déroulèrent autour de lui, avant de se répandre dans la structure du bâtiment. La puissance de l’attaque commençait à faire reculer Bruce, un peu comme s’il se battait contre un canon à eau. Il étira son champ de force derrière lui, l’étendit jusqu’au mur pour s’aider à ne plus bouger. Ses pieds cessèrent de glisser sur le parquet, et le mur émit quelques craquements inquiétants. Une nouvelle impulsion disruptive dans les jambes envoya Bruce contre le mur, juste à côté de la porte de la terrasse, qui vola en éclats. Toutefois, l’assassin rebondit et roula sur lui-même à la manière d’un catcheur. Gore se jeta sur lui. Les deux hommes se percutèrent dans un maelström de rubans d’énergie et de meubles désintégrés. Le système nerveux de Gore était saturé d’accélérants, qui amélioraient ses réflexes et lui permirent d’assener à son adversaire des coups de karaté qui auraient découpé en rondelles un homme non protégé. Malheureusement, il ne parvint pas à traverser complètement le champ de force de Bruce, dont l’éclat rougeâtre prouvait qu’il n’était pas loin de la surchauffe. Concrètement, les coups du patriarche faisaient mal, mais ne portaient pas suffisamment pour avoir raison de son ennemi. Bruce grimaçait en silence dans son halo de lumière rouge. Lui aussi possédait un système nerveux amélioré, quoique pas aussi performant que celui de Gore, aussi ne parvenait-il jamais réellement à parer les coups. Son champ de force s’affaiblissait, laissait ses vêtements à découvert. Chaque coup les déchirait un peu plus, tandis que les résidus d’énergie les brûlaient. Alors, Bruce pivota sur lui-même et balaya sauvagement les jambes de Gore. Au lieu de résister à sa chute, Gore se laissa emporter, puis accentua son mouvement pour le transformer en salto arrière, à la manière d’un gymnaste descendant de sa barre. Il contre-attaqua aussitôt, déversa un barrage de décharges disruptives sur son assaillant. Bruce esquiva les attaques en exécutant un flip arrière et se réceptionna avec grâce. Les vêtements en lambeaux, il se redressa juste en face de la terrasse. Une nouvelle décharge le frappa. Il étira son champ de force, lui donna la forme d’une paire d’ailes pour s’accrocher à l’encadrement de la porte. Gore tira des jets de plasma sur le plâtre et le béton du mur, détruisant le support contre lequel était appuyé l’assassin. Bruce répliqua avec une décharge disruptive. Ils étaient penchés l’un vers l’autre, comme s’ils avançaient contre le vent. Tout autour d’eux, l’appartement commençait à s’écrouler. Des crevasses profondes apparurent sur les murs. Des pans de sol se déplacèrent comme des plaques tectoniques. Plâtre, ciment, bois et poutrelles en acier renforcé au carbone tombèrent du plafond. Gore s’accroupit puis bondit avec toute la puissance de ses muscles améliorés. Il fendit l’atmosphère comme un missile doré et, les poings serrés, frappa Bruce à la poitrine. L’assassin quitta le sol en faisant de grands moulinets avec les bras. Son dos heurta la balustrade de pierre, qui menaça de s’écrouler. La pierre vibra et les têtes des gargouilles pivotèrent. Bruce regarda son adversaire un instant, puis bascula dans le vide. Gore sauta à sa poursuite, sans la moindre hésitation. Quarante étages au-dessus de Park Avenue, l’atmosphère était complètement silencieuse. Les sens améliorés de Gore se focalisèrent sur la silhouette de Bruce, en contrebas. Enveloppé dans une cape d’énergie, ce dernier brillait comme une étoile dans la grille de sa vision virtuelle. Il tira plusieurs jets de plasma vers le haut, mais sa chute était trop instable pour lui permettre de viser correctement. Des explosions fleurirent dans la rue, tout en bas. Des flammes orange et violettes s’élevèrent dans les airs et vinrent à la rencontre des deux hommes. Les quelques voitures et taxis qui roulaient à cette heure tardive freinèrent brutalement, dérapèrent sur la chaussée, leurs phares déchirant les ténèbres. Les passagers se pressèrent contre les vitres pour voir ce qui se passait. Gore écarta les bras et les jambes comme un parachutiste et donna à son champ de force la forme d’une lentille absolument pas aérodynamique. Sa vitesse diminua drastiquement. Le champ de force continua à s’étendre jusqu’à atteindre vingt mètres de diamètre. À ce stade-là, alors qu’il planait pratiquement, il se redressa à la verticale. La partie inférieure du champ de force toucha le trottoir et se replia lentement derrière lui. Gore se posa délicatement sur le bitume. Il resta immobile quelques secondes, les mains sur les hanches, à regarder Bruce. Une silhouette humaine était dessinée en creux dans le goudron, tout près des cratères fumants produits par les jets de plasma. Il y avait beaucoup de sang à l’intérieur et autour de la forme. Bruce traversait la rue en titubant et en zigzaguant de manière incertaine entre les voitures à l’arrêt. Les lambeaux dont il était vêtu étaient noircis par le feu et imbibés de sang. Une traînée rougeâtre marquait son parcours. À chacun de ses pas, les os brisés qui dépassaient de sa chair s’entrechoquaient, produisant un bruit étrange. Le champ de force intégral l’aidait à tenir debout et à avancer malgré tout, même si ses mouvements saccadés rappelaient ceux d’un ivrogne. Gore sourit, satisfait, puis bondit. Il plana sans effort au-dessus des voitures, rebondit avec souplesse devant Bruce, avant de lui sauter à pieds joints sur la poitrine. L’assassin fut projeté en arrière, et ce qui restait de son champ de force s’illumina. Il roula sur lui-même plusieurs fois, percuta la calandre d’un taxi jaune, plia son capot. Un de ses tibias était cassé et faisait un angle droit. Le champ de force se renforça autour de sa jambe pour tenter de la redresser. La chair meurtrie et déchirée émit un bruit de succion écœurant. Bruce essaya de regarder Gore. Sa tête tremblait violemment et du sang noir sortait de sa bouche. Il leva le bras et tira un jet de plasma sur l’homme doré, nu comme un ver. La sphère d’atomes énergisés se brisa contre la peau métallique de Gore sans même mettre son champ de force à contribution. Terrifiés, les passagers du taxi hurlèrent à pleins poumons, avant de se coucher sur le plancher de la voiture. — Pas terrible, comme journée, pas vrai ? ricana Gore. D’abord Illuminatus, maintenant New York. De combien d’humains corrompus disposes-tu encore ? Bruce se mit à plat ventre et entreprit de ramper. Gore fut aussitôt à sa hauteur et l’attrapa par le cou. Leurs champs de force, en entrant en contact, bourdonnèrent comme un câble haute tension court-circuité. Bruce fut soulevé du sol, puis retourné pour être étudié de plus près. — Tu ne vas nulle part, lui dit Gore. Normalement, je devrais te ramener chez moi pour tenter de briser ton conditionnement. Ce serait certainement très instructif, Bruce. Les yeux de McFoster roulèrent dans leurs orbites. — Sauf que tu as essayé de tuer ma fille et son enfant. Alors, merde à la logique et à la tactique ! La mâchoire inférieure de Bruce tomba, et il cracha une giclée de sang. Il tentait de dire quelque chose. Son visage grimaçant se calma soudain. — Faites-le. Tuez ce monstre…, marmonna-t-il Son champ de force s’éteignit. — Amen, conclut Gore avant de refermer ses doigts sur le cou de l’homme et de lui briser la colonne vertébrale. La dernière fois que Hoshe avait visité l’Ange des hauteurs, deux hommes peu enthousiastes de la police diplomatique vérifiaient l’identité et scannaient les bagages de toutes les personnes qui passaient par la douane. Aujourd’hui, c’était un peu différent. Il y avait désormais huit zones de transit qui, individuellement, étaient toutes plus grandes que le hall originel. Et puis, elles étaient gardées par des escouades de soldats de la Marine en armure. Hoshe, qui avait eu son compte d’armures dans les dernières vingt-quatre heures, les considéra avec lassitude en approchant de la station réservée au personnel civil. Le chariot robot qui transportait la cuve de suspension d’Isabella roulait en silence derrière lui, protégé des scanners par un bouclier électronique. Il appela Paula alors qu’il lui restait une cinquantaine de mètres à parcourir dans le hall blanc. — Je crois que je commence à avoir la trouille, Paula. J’ai besoin d’aide. — D’accord, Hoshe. J’appelle immédiatement l’Ange des hauteurs. Les soldats le regardèrent approcher, puis formèrent un cordon devant l’entrée. Deux hommes vinrent à sa rencontre. L’un d’eux avait des galons de capitaine et, à en croire son badge, s’appelait Turvill. Il arrêta Hoshe d’une main tendue. —Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Hoshe regarda fixement le casque du capitaine, dont la bulle dorée lui renvoyait son propre reflet. —Mes bagages. — Qu’est-ce qu’il y a à l’intérieur ? — Cela ne vous regarde pas, officier. Les soldats restés près de l’entrée mirent leur fusil à plasma à l’épaule. — Oh, que si ! Allez, ouvrez-moi ça. Hoshe eut un sourire poli. —Non. — Vous êtes en état d’arrestation. Sergent, faites-moi scanner cette boîte. Hoshe ne bougea pas d’un millimètre et continua à sourire d’un air qu’il espérait naturel. Avec un peu de chance, sa transpiration abondante ne le trahirait pas. Les hommes avancèrent vers lui, brandissant toujours leurs armes. Certains visaient le chariot et sa cuve oblongue. Soudain, le capitaine Turvill se figea. Les soldats s’arrêtèrent. Ils abaissèrent leurs fusils. L’officier supérieur le salua. — Toutes mes excuses, monsieur. Il s’agit d’un simple malentendu. Allez-y, je vous en prie. Une navette vous attend. Mes hommes pourraient-ils vous aider ? — Non, merci. Je vais juste… Hoshe agita la main en direction de l’entrée du personnel civil. Il avait envie de sortir de là le plus vite possible, car il ne pouvait s’empêcher de sourire et craignait d’éclater de rire devant les soldats. Le pauvre capitaine Turvill ne connaîtrait jamais le fin mot de l’histoire. En fait, Paula avait parlé à l’Ange des hauteurs, qui avait appelé Toniea Gall pour lui demander de laisser passer Hoshe et ses bagages sans poser de questions. Rendez-vous avait déjà été pris avec les Raiels. Jamais le vaisseau extraterrestre ne s’était adressé aussi sèchement à Gall. Furieuse, mais aussi inquiète, celle-ci avait immédiatement contacté l’amiral Columbia, qui avait donné l’ordre au capitaine de faire marche arrière. Sans attendre. Hoshe était l’unique passager de la navette. Aidé par des stewards, il guida la cuve dans le tube de liaison avant de l’amarrer à un rang de fauteuils pour la durée du vol. Le vaisseau s’arrima à la base de New Glasgow, où les sas étaient compatibles avec les systèmes humains. Lorsqu’ils furent à l’intérieur, l’assistant virtuel de Hoshe se connecta au réseau d’information interne de l’Ange des hauteurs. Son champ de vision s’emplit aussitôt de graphiques aux couleurs sombres. Peut-être un système de guidage ? Les bandes Velcro de ses poignets s’accrochèrent à la paroi, et il prit le temps d’examiner le couloir. Comme sa tête bougeait, les rubans de lumière ondulante qui peuplaient sa vision virtuelle changeaient de position, dessinant de nouveaux motifs. — Qu’est-ce que c’est, au juste ? — Heureux de vous revoir, détective Finn, dit l’Ange des hauteurs. Je vous montre la direction que vous devez prendre. Les rubans ondulèrent de nouveau, lui indiquant un couloir étroit. Hoshe fit signe aux stewards, qui lui emboîtèrent le pas en poussant la cuve de suspension. Une porte s’ouvrit sur une cabine d’ascenseur. Hoshe y entra avec son encombrant bagage. Il accrocha ses pieds à la moquette pour ne pas être ballotté pendant le trajet. Plusieurs minutes plus tard, la cabine émergea dans le dôme des Raiels. — Vous pourriez m’envoyer l’équivalent local d’un chariot robot, s’il vous plaît ? demanda-t-il. La gravité du dôme était égale à quatre-vingts pour cent de l’attraction terrestre, aussi était-il impossible de soulever la cuve ou de la tirer dans les rues. —Ce ne sera pas nécessaire, rétorqua l’Ange des hauteurs. Votre bagage vous suivra. —Bien. Merci. La porte de l’ascenseur s’ouvrit. Hoshe examina la ville - si cela en était bien une. L’éclairage grisâtre était le même que lors de sa première visite. Droit devant lui s’étirait une rue flanquée de murs monobloc en métal noir mat, au pied desquels scintillaient de minuscules lumières rouges. Dans sa vision virtuelle, les rubans ondulèrent comme des algues, puis s’alignèrent dans la direction de la rue. Il inspira profondément et sortit de l’ascenseur. La cuve oblongue qui contenait Isabella Halgarth le suivit en flottant à cinquante centimètres du sol. —Génial, marmonna-t-il. En réalité, il ne trouvait pas cela particulièrement impressionnant, même si la technologie humaine aurait été incapable d’accomplir une telle prouesse. Après tout, chaque dôme de l’Ange des hauteurs était pourvu d’une gravité artificielle ; quand on peut générer de la gravité, on doit également être en mesure de la manipuler. Guidé par l’affichage de sa vision virtuelle, Hoshe Finn arpenta les rues extraterrestres plongées dans la pénombre. Il y avait plus de courbes que la dernière fois, lui semblait-il, et les carrefours dessinaient moins d’angles droits. Autrement, il s’agissait bien de la même métropole sans caractère, interminable, éclairée par des rangées de lampes colorées serties au pied des murs. Il se retrouva en face d’une falaise métallique semblable à toutes les autres. Comme la dernière fois, les lumières qui scintillaient à sa base étaient violettes. Une fissure verticale apparut devant lui, s’élargit pour lui permettre d’entrer. À l’intérieur, le même espace circulaire, avec son plancher émeraude luisant et son plafond perdu dans les ténèbres. Il s’agissait bien de Qatux – il n’y avait pas d’erreur possible. La santé du Raiel ne s’était pas améliorée depuis leur dernière rencontre. Plusieurs de ces tentacules de taille moyenne étaient enroulés sur eux-mêmes. Les deux plus gros appendices à la base de son cou reposaient sur le sol comme pour l’aider à se tenir debout. De fait, ses huit pattes courtaudes fléchissaient sous son poids. Sa fourrure marron pendillait sur sa carcasse comme s’il souffrait d’anorexie. Une de ses cinq paupières était perpétuellement fermée et un liquide bleu s’écoulait de son œil. Les quatre autres yeux bougeaient dans toutes les directions, indépendamment les uns des autres. Hoshe s’inclina devant la créature. Il était sincèrement désolé pour elle. Être accro n’est pas drôle, mais être accro aux humains est encore pire, car nous n’en valons vraiment pas la peine. — Bonjour, Qatux. Merci d’avoir accepté de me recevoir, dit-il poliment. Qatux leva la tête. — Hoshe Finn, soupira-t-il en exhalant de l’air par les replis de chair pâle qui entouraient la région de sa bouche. Merci de ne pas m’avoir oublié. C’est elle ? demanda-t-il en tournant deux de ses yeux vers la cuve. —Oui. L’assistant virtuel de l’homme envoya un code à l’ordinateur de la caisse, dont le couvercle se dilata. Isabella flottait dans un gel transparent, les yeux fermés, de fins tubes de plastique enfoncés dans les narines. Des centaines de fibres optiques avaient été insérées dans son crâne rasé et figuraient une couronne arachnéenne. De longues incisions dans ses bras, ses jambes et son torse étaient couvertes de bandes de peau cicatrisante encore plus pâles que son teint de Nordique. Elle semblait si paisible, qu’elle en était presque angélique. Le contraste était saisissant avec l’Isabelle qui les avait attaqués dans le train. — Ses batteries ont été retirées et ses armes neutralisées, expliqua Hoshe. Elle est parfaitement inoffensive. —Je comprends. —L’ordinateur de la cuve peut augmenter son niveau de conscience à la demande. Si vous avez besoin de la réveiller, il est possible de l’empêcher de bouger. Étrangement, il avait le sentiment de trahir la jeune femme en confiant son corps sans défense à un extraterrestre. — Ce ne sera pas nécessaire. Un cycle neural identique à celui d’un sommeil profond suffira. — Très bien. Nous avons besoin de savoir ce qu’elle a dans le cerveau et de connaître ses motivations. Paula pense qu’elle a été conditionnée par une créature non humaine, voire que cette créature, sous une forme ou une autre, est encore présente en elle. — Oui, ce sera très intéressant. Je n’ai encore jamais goûté les souvenirs d’un cerveau humain vivant. C’est un très beau cadeau que vous me faites là. — Ce n’est pas un cadeau, rétorqua Hoshe avec une force qu’il ne pensait pas posséder. Nous vous demandons un service. Il se trouve juste que, par bonheur, ce service peut vous bénéficier à vous aussi. J’insiste néanmoins sur le fait que nous comptons beaucoup sur vous. — Je ne vous décevrai pas, Hoshe, siffla la douce voix. — De combien de temps avez-vous besoin ? — Impossible à dire tant que je n’aurai pas commencé mon examen. Si j’en crois ce que Paula m’a dit, la méthode de subornation employée n’est guère subtile. —Y a-t-il…, commença Hoshe en se grattant la nuque avec embarras, y a-t-il un risque pour que la chose prenne le dessus sur vous ? — Comme un virus mental qui se propagerait d’hôte en hôte en se répliquant, en se dupliquant ? Non, Hoshe, vous n’avez aucune raison de vous en faire. Nous, les Raiels, avons déjà eu affaire à des entités incorporelles par le passé. Notre cerveau n’est pas sensible à ce type d’assauts. Toutefois, je serai sur mes gardes. — Je vous en remercie. Hoshe s’inclina une nouvelle fois, pris subitement d’un désir fou de demander où et quand le Raiel avait rencontré de pareilles entités. Derrière lui, le mur se fendit pour le laisser sortir, révélant la rue lugubre. Voilà, il avait accompli sa mission. Il regrettait simplement de ne pas avoir davantage confiance dans cet extraterrestre camé. L’aube se levait sur Tulip Mansion. Justine était installée dans le grand jardin d’hiver octogonal. Vêtue d’un sweat-shirt mauve et d’un jean large, elle était roulée en boule dans un fauteuil en cuir affaissé, tel un enfant endormi avec son doudou. Sans s’en rendre compte, elle se caressait constamment le ventre pour se rassurer. À moins que ce fût pour rassurer son bébé. Gore entra, habillé d’une simple chemise blanche et d’un pantalon marron. Il se pencha sur elle et lui déposa un baiser léger sur le front. Elle lui serra l’avant-bras. — Merci, papa. Il haussa les épaules. Deux cents ans qu’elle le fréquentait, et jamais elle ne l’avait vu aussi embarrassé. — Ce n’était rien. Ses implants étaient tout juste dignes des saloperies vendues au marché noir. Tu aurais pu en venir à bout avec une serviette mouillée. —J’étais enveloppée dans une serviette mouillée, fit-elle remarquer, sardonique. — Eh bien, voilà ! Tu n’avais même pas besoin de moi. Il y eut un faible toussotement. Justine regarda par-dessus son épaule et vit Paula qui attendait dans l’entrée. —Sénatrice, je suis heureuse de constater que vous vous portez bien. — En tout cas, ce n’est pas grâce à vos trous du cul incompétents, aboya Gore. Quelles opérations dirigez-vous habituellement ? Je ne suis pas étonné que Columbia vous ait foutue à la porte. Quand on voit vos résultats, on ne peut que l’applaudir. — Papa…, le morigéna Justine. — Votre père a raison, dit Paula. La mise en échec de notre dispositif de sécurité est parfaitement inacceptable. Apparemment, l’agent de l’Arpenteur était caché dans votre réfrigérateur ; la plupart des provisions qu’il contenait ont disparu. En fait, il devait déjà être là lorsque les hommes de la sécurité du Sénat sont venus pour actualiser vos défenses. Ils seront d’ailleurs suspendus et passeront en commission de discipline. — En quoi cela nous aidera-t-il ? demanda Gore. — Papa, arrête. — Ah ! grogna son père en agitant le bras de dégoût. Grâce au travail de madame l’inspecteur principal, on m’a vu me balader dans la rue, la bite à l’air, dans tous les bulletins d’informations de l’unisphère. —On vous y a aussi vu exécuter l’assassin, ajouta Paula. Justine envoya un ordre à l’ordinateur du manoir, et toutes les vitres de la serre octogonale se couvrirent immédiatement d’un rideau de parasites gris. — Cet enfoiré a essayé de tuer ma fille, après avoir tué mon fils. Sans compter les autres. Vous croyez peut-être que je regrette de l’avoir buté ? — Non. Mais la police de New York va vouloir vous interroger. — J’ai parlé aux inspecteurs sur les lieux. S’ils ont besoin d’en savoir davantage, ils ont les adresses unisphère de mes avocats. — Bon, ça suffit, intervint Justine. Je suis trop chamboulée pour, en plus, supporter vos disputes. La grande question est de savoir si, oui ou non, nous avons suffisamment de preuves pour convaincre le Sénat de l’existence de l’Arpenteur. — Disons que les indices s’accumulent, dit Paula. Nous avons exposé Tarlo, ce qui devrait finir de convaincre les Halgarth qu’il ne s’agit pas d’une quelconque lutte de pouvoirs ou vendetta personnelle. La population voudra savoir qui a envoyé cet assassin pour vous tuer, sénatrice. —Exactement, acquiesça celle-ci. Plusieurs de ses collègues sénateurs l’avaient déjà appelée, tout comme Patricia Kantil, qui lui avait transmis les amitiés de la présidente. — Tout le monde attend le rapport de la sécurité du Sénat, ajouta-t-elle. — Alors, qu’est-ce que vous allez dire ? demanda Gore. — Cela dépendra surtout de Nigel Sheldon, répondit Paula en regardant l’aquarium en forme de croissant dans lequel des poissons nageaient mollement. Si nous décidons d’annoncer l’existence de l’Arpenteur, nous aurons besoin de l’appui d’au moins une Dynastie intersolaire. Si les Sheldon ne nous soutiennent pas, cela en sera fini de notre avantage. Je sais que l’amiral Kime est de notre côté, mais il ne dispose pas de preuves suffisantes. — Wilson croit en l’existence de l’Arpenteur ? demanda Gore. C’est un atout non négligeable. — Je ne comprends pas la position de Sheldon, dit Paula. En apparence, il se donne beaucoup de mal pour protéger le Commonwealth ; pourtant, Thompson était persuadé que Nigel lui mettait des bâtons dans les roues en empêchant que le texte sur les importations soit voté. —Oui, confirma Justine. Difficile de se faire une opinion sur lui. —Mettons-le face à un choix, proposa Gore. Obligeons-le à prendre une décision. On verra très vite pour quelle équipe il joue. — Cela me parait en effet raisonnable, acquiesça Paula. Nous ne savons toujours pas comment l’Arpenteur s’y prend pour contrôler les humains. J’espère être fixée à ce sujet très bientôt. — Et moi, j’espère que vous ne comptez pas sur la sécurité du Sénat pour vous apporter des réponses, la provoqua le vieux Burnelli. Justine lui lança un regard courroucé. — Non. Nous détenons Isabella Halgarth dans une cuve de suspension. Un Raiel se charge d’examiner son esprit pour moi. — Oh ! fit Gore, quelque peu surpris. Effectivement, c’est une excellente chose. — Vous auriez une idée pour nous permettre d’approcher Sheldon ? demanda Paula. Gore se tourna alors vers sa fille. — Moi ? demanda celle-ci. — Oui, toi. Vu ce qui t’est arrivé, personne n’oserait te refuser une entrevue. — Je ne suis pas certaine qu’il soit raisonnable d’exposer davantage la sénatrice, rétorqua Paula. Après tout, les agents de l’Arpenteur peuvent être partout. —C’est sûr, marmonna Justine. — Campbell, lâcha aussitôt Gore. Sers-toi de lui. Il est suffisamment ancien dans la maison pour pouvoir s’entretenir avec Nigel quand il le souhaite. — D’accord. Cela devrait pouvoir se faire. — Vous avez une idée de ce que nous réserve l’Arpenteur dans un avenir proche ? demanda Gore. — Pas vraiment, répondit Paula. D’après ce que répètent les Gardiens depuis des années, il devrait tenter de retourner sur Far Away. Une équipe est déjà en place à Boongate pour surveiller les allées et venues. — Je vais vous envoyer des renforts de notre sécurité, dit Gore. Si nous ne parvenons pas à gagner le soutien du Sénat et de Doi, nous serons peut-être forcés de fermer ce trou de ver nous-mêmes pour l’empêcher de passer. — Ce serait risqué, commenta Justine. —C’est mieux que d’être mort, petite. —Où est Mellanie ? demanda Justine. — Elle est partie pour L.A. avec une escorte de la sécurité du Sénat, expliqua Paula. Elle doit y récupérer Dudley Bose. Elle dit s’inquiéter pour lui. — Cette salope a mis la main sur Bose ? s’exclama Gore. Grand Dieu ! — M’est avis que nous devrions la mettre au parfum, dit Justine. Elle pourrait nous être utile, maintenant que nous savons qu’elle ne travaille pas pour l’Arpenteur. Nous avons besoin d’informations, mais aussi d’alliés, aussi improbables fussent-ils. — Oui, j’essaierai de l’amener à coopérer, acquiesça Paula. — Et moi, j’appellerai Campbell, ajouta Justine. Stig sortit du lit juste avant l’aube. Sa chambre électroniquement protégée située à l’étage de la maison de location était presque vide. Des murs de plâtre chaulés, un plancher en dalles de carbone, une commode rustique avec une vasque et une cruche en porcelaine. Une porte munie d’un volet s’ouvrait sur un petit balcon offrant une vue sur les tuiles rouges du quartier écossais d’Armstrong City. Des globes solaires crasseux étaient posés dans des niches à hauteur d’épaule. Après huit heures de nuit, leur lueur réduite rappelait le clair de lune. Comme Stig avait tendance à ne jamais ouvrir ses volets durant la journée, ils ne pouvaient pas se recharger complètement. Il traversa la pièce et tira le lourd rideau bordeaux qui dissimulait la minuscule salle de bains. Deux ampoules polyphotos s’allumèrent, emplissant la minuscule pièce d’une lumière verdâtre. La ville étant dépourvue des infrastructures de base, les toilettes n’étaient reliées à aucun réseau et fonctionnaient en circuit fermé. Fabriquées par EcoGreen, sur Terre, plus d’un siècle auparavant, elles étaient équipées d’un réservoir de compost contenant algues et bactéries qui, vu l’odeur qui accueillait Stig tous les matins en le faisant pleurer, auraient certainement eu besoin d’être changées. Il se regarda furtivement dans le miroir et goûta assez peu son allure. Son visage avait été reprofilé après le trajet d’Oaktier à L.A. Il avait désormais de petites oreilles plates, un nez épaté et la peau bien plus sombre que la dernière fois. Sa barbe de trois jours était épaisse et couleur ébène, tandis que ses cheveux coupés court étaient du même brun qu’auparavant. Sa propre mère ne l’avait pas reconnu quand elle l’avait revu. La maison de location était alimentée en eau par des feuilles semi-organiques suspendues tout autour du toit plat tapissé de panneaux solaires dévolus au chauffage. Ses colocataires avaient vidé la moitié du réservoir d’eau chaude la veille au soir. Heureusement, Stig était toujours l’un des premiers à se lever, aussi pouvait-il se doucher avec une eau à peu près tiède et abondante. Il se glissa sous le jet et se savonna. Sur Terre, rien ne l’avait fasciné davantage que l’eau ; le débit, la sensation quasi douloureuse que lui procuraient les gouttelettes en tombant sur sa peau. Ici, sur Far Away, l’eau était une substance infiniment plus douce. Olwen McOnna se faufila dans l’étroite cabine. Elle ne faisait que quelques centimètres de moins que Stig, était mince, presque maigre, ce qui rendait sa poitrine lourde encore plus impressionnante. Des tatouages en forme d’étoiles rouges brillaient sur ses joues rondes, déroulaient des vrilles sur son cou, accentuant la finesse de son visage d’aigle. Elle se pressa contre lui, colla contre le sien son ventre couvert de bandes de peau cicatrisante rugueuse. Elle avait été gravement brûlée lorsque son champ de force avait cédé sous les assauts d’un jet de plasma. Il lui connaissait d’autres cicatrices, toutes gagnées ces dernières semaines. Lui-même avait souffert dans sa chair de la montée de la violence à Armstrong City ; il avait toujours du mal à bouger le bras gauche. — Le matin, dit-elle. La seule et unique période de la journée où l’on peut compter sur un homme. Sa main glissa jusqu’au sexe en érection, qu’elle saisit et guida entre ses jambes. Stig l’agrippa par les fesses, la souleva et la pénétra en la plaquant contre le mur carrelé. Elle grogna de plaisir, s’accrocha au cou de son amant, se livrant à ses coups de boutoir rythmés. Après avoir joui, ils restèrent longtemps accrochés l’un à l’autre. L’eau dégoulinait sur leurs corps, tandis que leurs nerfs cessaient de les chatouiller et revenaient à la normale. —Tu crois que tu m’as enfin engrossée ? marmonna-t-elle en reposant les pieds par terre. En tout cas, c’était bon. —C’est certain. Remercions d’ailleurs les cieux songeurs. —Si j’étais enceinte, tu serais forcé de me retirer du service actif. —C’est pour cela que tu baises avec moi ? Elle eut un sourire en coin. — Tu connais une meilleure raison ? Il n’avait pas de réponse à cela, mais il ne pouvait pas se permettre de l’avouer. Cela faisait plusieurs semaines qu’ils couchaient ensemble. Le danger constant, les pics d’adrénaline, la peur. Tout cela rendait encore plus pressants les besoins primaires. Et puis, il savait pertinemment qu’elle ne voulait pas quitter le service actif. Olwen se retourna et présenta son dos au jet d’eau. Stig finit de se rincer et sortit de la cabine. Elle le rejoignit une minute plus tard. Il avait presque terminé de se sécher. Une longue série de messages était arrivée durant la nuit. Il commença à les compulser, établit un résumé des événements récents. L’Institut avait attaqué deux villages du massif de Dessault. Heureusement, il y avait eu peu de victimes. Désormais, les clans surveillaient de très près les mouvements des troupes de l’Institut. Ils s’étaient laissés surprendre au début de la vague de raids et avaient subi des pertes très importantes. Les incursions surprises et autres embuscades étaient devenues très rares ; toutefois, la surveillance constante de l’ennemi mobilisait beaucoup de combattants, qui auraient dû être en train de préparer la vengeance de la planète. Stig aurait préféré avoir plus de personnel à sa disposition. Il y avait eu quelques échauffourées en ville durant la nuit. On ne pouvait pas encore parler d’émeutes, même si les informations sur l’échec de la Marine avaient fait monter d’un cran le sentiment d’angoisse généralisé. Quelques magasins avaient été pillés, des incendies volontaires avaient été allumés, des voitures volées pour ériger des barricades. Des citadins un peu trop enthousiastes avaient tiré des missiles sur la police et les troupes de l’Institut. Les équipes que Stig avait envoyées en mission la nuit précédente avaient surveillé les déplacements de l’ennemi. Sur le plan affiché dans sa vision virtuelle, leur objectif apparaissait très clairement : il s’agissait pour eux de consolider leur position entre la place du Premier Pas et l’entrée de l’autoroute numéro un, à la sortie de la ville. Une équipe de policiers épaulée par des troupes de l’Institut avait attaqué un entrepôt des docks. Un endroit où, encore trois jours auparavant, Stig stockait du matériel sensible. Manifestement, le renseignement de leurs adversaires se montrait de plus en plus efficace. Plusieurs personnes avaient été arrêtées dans le quartier chinois, et ce pour des motifs différents. Trois d’entre elles travaillaient dans la résidence des Barsoomiens. L’Institut n’osait pas encore s’en prendre directement à eux, mais il se rapprochait sournoisement. Le gouverneur avait d’ailleurs signé de nouveaux accords avec l’ennemi, afin de bénéficier de son aide dans trois nouveaux quartiers. —Merde ! — Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Olwen. — Le gouverneur confie la sécurité de la place du Premier Pas à l’Institut. — À l’Institut ? Fait chier ! —Ouais. Il sortit un caleçon et un tee-shirt propres de son sac, les enfila, passa sa combinaison protectrice, puis revêtit une chemise à carreaux et un jean large. Il compléta sa panoplie avec un blouson de motard en cuir acheté à Saint-Pétersbourg, sur Terre. Il glissa une lame harmonique fine dans sa chaussure de randonnée. Son pistolet ionique et sa carabine seraient dissimulés dans leurs holsters, sous le blouson fermé. Il accrocha quelques grenades à sa ceinture, rangea son ordinateur et ses senseurs sophistiqués dans ses poches de poitrine et passa autour de sa tête un bandeau de surfeur violet doté d’une visière couleur acier qui lui servait de moniteur. Olwen finit de s’équiper et de revêtir son pantalon jaune soufre bouffant et son coupe-vent vert marqué « Surfeurs de la mer du Nord ». Ils quittèrent la maison ensemble. La ville était quasi déserte, et les devantures des magasins fermées par des grilles en carbone. De vieux robots nettoyeurs arpentaient les trottoirs, ramassaient les ordures et éliminaient à grande eau la crasse de la veille. Quelques rares camions de livraison fonçaient dans les rues vides. Des bus chargés de passagers encore endormis passaient dans des nuages de vapeur de diesel. À l’est, le soleil de Far Away se levait au-dessus de la ligne d’horizon et déversait sa lumière rosée sur la ville. Stig s’arrêta à un étal installé quelques minutes plus tôt sur un coin de trottoir, à trois cents mètres de la maison, et commanda au vendeur souriant deux sandwichs au bacon et deux cafés pour leur petit déjeuner. Pendant que l’homme faisait griller les tranches de viande fumée, ils burent du jus d’orange pressée. Stig appela Keely McSobel, qui était de service à l’étage de la quincaillerie Halkin. — Rien dans les parages ? demanda-t-il. — Non, aucun problème dans votre quartier. En revanche, ils arrivent en masse autour des 3P. Il n’y a pas que des soldats. Des techniciens sont entrés dans le bâtiment de contrôle du portail. — Aïe, c’est embêtant ! Est-il possible de voir ce qui se passe à l’intérieur ? — Justement, non. Les liaisons entre le réseau de la ville et les installations de CST disparaissent une à une, comme si on les coupait physiquement. — De mieux en mieux… Va-t-on pouvoir continuer à passer des appels ? — Je n’en suis pas certaine. Je suis parvenue à introduire un espion dans l’ordinateur de la station. Comme la bande passante est très réduite, je n’ai pas pu en tirer tout ce que je voulais, mais j’ai cru comprendre que l’Institut est en train d’installer des programmes de contrôle sur tous les canaux de Half Way. Le moindre appel en direction ou en provenance du Commonwealth sera donc passé au peigne fin. — Fait chier ! lâcha Stig en finissant son jus d’orange et en sortant une cigarette de pure nicotine. Excellent travail, Keely. Nous allons patrouiller un peu autour des 3P. —Soyez prudents. Ils prirent leurs sandwichs et le café. En s’engageant dans Mantana Avenue – le chemin le plus court pour rallier la place du Premier Pas -, Stig résuma pour Olwen les événements de la nuit. —C’est une provocation, dit-elle avec circonspection. D’autant plus que la situation en ville est déjà très difficile. — Ouais, acquiesça-t-il en allumant sa cigarette. D’abord la route qui conduit de l’autoroute au portail, maintenant ça. Cela ne peut vouloir dire qu’une seule chose. —L’Arpenteur arrive, conclut-elle avec une lueur dans les yeux. Les Gardiens rêvaient de ce moment depuis des générations. Enfin, le duel avec leur ennemi légendaire. L’occasion, pour leur planète, d’avoir sa vengeance. —Ouais. Ils étaient très visibles sur cette large artère qui reliait la place du Premier Pas au quartier administratif. Avec une ambition et un panache plutôt rares, ceux qui avaient dessiné les plans de cette ville avaient décidé de relier le plus grand quartier commercial, les entrepôts et les administrations qui régulaient ces derniers avec de larges routes à trois voies. Était alors arrivé un riche émigré russe, qui avait offert à la cité mille jeunes peupliers génétiquement modifiés, à grandes feuilles poilues. Tous avaient été plantés le long de Mantana Avenue. Ils mesuraient désormais cinquante mètres de haut et arboraient des chatons duveteux magenta. Pendant près d’un siècle, l’avenue, avec ses troncs épais qui isolaient les trottoirs de la chaussée, avait été l’un des endroits les plus visités de la ville. Aujourd’hui, toutefois, plus de la moitié des arbres avaient été tués par un champignon parasite endogène qui, après être réapparu dans l’hémisphère Sud, avait fondu sur la ville deux décennies plus tôt, taillant impitoyablement dans le mur de feuilles retombantes qui séparait les piétons du trafic. Les Barsoomiens avaient fourni des arbres de remplacement, mais cela en était fini de l’uniformité de l’avenue, d’autant plus que beaucoup de jeunes pousses avaient été vandalisées, laissant de longs segments de trottoir complètement exposés. Stig observa les immeubles de l’artère avec un air innocent, tandis qu’un autre convoi de Land Rover Cruiser à six roues les dépassait en fonçant vers les 3P, klaxonnant les quelques véhicules qui avaient le culot d’emprunter la même route qu’eux. Les immeubles avaient trois ou quatre étages et comptaient parmi les plus beaux d’Armstrong City, avec leurs façades pseudo-haussmanniennes. Il fit donc semblant d’étudier les fissures apparues dans les moulures en carbone. Grâce au champ pétrolifère situé dans les faubourgs ouest, le carbone moulé était l’un des matériaux de construction les plus populaires de la région. Des raffineries simples et automatisées étaient en mesure de fournir des quantités illimitées de panneaux bon marché et denses. Dans les autres mondes du Commonwealth, on les utilisait pour recouvrir les façades des hangars, des granges ou des garages. Après quelques décennies d’intempéries, on les changeait, car elles n’étaient pas faites pour durer. Toutefois, l’industrie de Far Away n’avait jamais réellement assimilé cette idée. Une grande portion d’Armstrong City était donc constituée d’immeubles aux murs craquelés et aux coins dentelés semblables à ceux des bâtiments classiques des vieilles capitales européennes. Le long de Mantana Avenue, sous ces façades déjà vieillissantes, se trouvaient les boutiques les plus chics de Far Away, tandis que les étages supérieurs abritaient des cabinets d’avocats et les bureaux des grandes sociétés du Commonwealth, seules compagnies qui avaient les moyens de payer les loyers exorbitants. —Où diable sont passés tous les autres ? se plaignit Olwen, alors que les Cruiser disparaissaient au loin. Il était certes encore tôt, mais les rues lui paraissaient plus désertes que d’habitude ; moins de piétons, moins de voitures également. Normalement, un flot de camions, de fourgonnettes et de charrettes aurait dû filer vers la place du Premier Pas pour préparer une journée de commerce effréné. — Les mauvaises nouvelles vont vite, dit Stig. À cinq cents mètres de l’entrée Enfield, ils s’engagèrent dans une rue transversale et se dirigèrent vers la muraille en zigzaguant dans des ruelles étroites. — Stig ! appela Keely. Martin m’annonce qu’il a vu deux types bizarres rôder autour de Gallstal Street. Cela fait trois fois qu’il les voit passer. —Merde ! Gallstal Street ne se trouvait qu’à quelques centaines de mètres de la quincaillerie. Olwen et lui n’étaient plus qu’à une cinquantaine de mètres de la muraille. Sous les arcades, les marchands commençaient à ouvrir leurs boutiques. Tout le monde semblait plus timide, moins exubérant que d’habitude. — Qu’il continue à les surveiller. Je veux savoir ce qu’ils vont faire ensuite, s’ils effectuent juste une ronde. Que les autres sentinelles soient sur le qui-vive. — D’accord, je transmets. —Oui, et préparez-vous à évacuer rapidement les lieux ! —Vraiment ? —Oui, c’est très sérieux. —Que se passe-t-il ? demanda Olwen en le voyant froncer les sourcils. — Une mission de reconnaissance est en train de tourner autour de la quincaillerie. Il était furieux de ne pas être là-bas pour pouvoir évaluer la situation plus efficacement. Je devrais pouvoir faire davantage confiance aux autres. — Cela devait bien arriver un jour ou l’autre, dit sa compagne. —C’est vrai. Ils atteignirent le mur et entreprirent de monter vers le souk aérien par une volée de larges marches en pierre. Au sommet, les étals surplombés de tissu pare-soleil et de toiles usées partageaient la tristesse et l’abattement des boutiques situées au sol. Olwen et lui firent de leur mieux pour se mêler aux clients mais, en cette heure matinale, ceux-ci étaient surtout des cuisiniers ou des patrons de restaurant achetant des produits frais aux grossistes. Tous ensemble, ils constituaient une sorte de famille, dans laquelle tout le monde se connaissait. Les deux Gardiens serpentèrent donc entre les tables et les comptoirs en ignorant les sourires enjôleurs et les promesses de bonnes affaires, et en tâchant de ne pas trop se faire remarquer. Le parapet accueillait des gens curieux, occupés à observer la place. Stig se faufila parmi eux et jeta un coup d’œil en bas. — Sacré nom de… On aurait dit qu’une armée d’occupation s’était posée au centre d’Armstrong City. Des Cruiser étaient garés en demi-cercle devant le portail. Leurs canons cinétiques étaient déployés et balayaient les environs pour protéger le champ de force scintillant. D’autres Cruiser bloquaient tous les accès à la place à l’exception d’Enfield, où des barrières métalliques et des cubes de béton détournaient le trafic civil. La vaste place était vide, chose que Stig n’avait jamais vue de toute sa vie. Du haut de la muraille, il entendait même le gargouillis des trois fontaines. Des escouades de soldats de l’Institut en armure flexible faisaient le tour des arcades et ordonnaient aux marchands de fermer leurs boutiques et de rentrer chez eux. Il y eut quelques protestations véhémentes, aussitôt suivies d’une pluie de coups, de cris et de pleurs. L’Institut avait le contrôle de la situation. — Keely, comment fonctionnent les liaisons avec Half Way ? demanda-t-il. — Il n’y a plus de liaisons. Ils ont coupé tous les câbles du centre de contrôle de CST à part deux, qui sont protégés par des programmes que je serais bien incapable de contourner. Je suis désolée, Stig, mais nous n’avons plus aucun contact avec le Commonwealth. Stig serra les dents en regardant les silhouettes sombres déambuler sur la place poussiéreuse. — Et Martin ? — Apparemment, les deux observateurs sont partis, mais Felix croit en avoir repéré dans sa zone. — D’accord. Évacuation immédiate, c’est un ordre. Reformation de notre quartier général au point de regroupement numéro trois. Compris ? —Oui, monsieur. La communication fut coupée. Stig attendit quelques secondes, puis demanda à son assistant virtuel de lui passer la quincaillerie Halkin. L’adresse ne répondait plus. Il sourit, satisfait. Keely et les autres se comportaient en vrais professionnels. — Allons-y, dit-il à Olwen. Ils rebroussèrent chemin parmi les étals et descendirent le large escalier. — Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda la jeune femme. — Je ne sais pas, mais ne le dis pas aux autres. — Pas de problème. — J’aurais dû le prévoir. J’ai complètement merdé. Si Adam essaie de contourner le blocus maintenant, il se retrouvera face à la plus grande concentration d’agents armés de la planète. Et on ne peut même pas le mettre en garde. — Tu trouveras bien un moyen. — Ne dis pas cela. Il ne suffit pas de se persuader que tout se passera comme sur des roulettes. L’Arpenteur vient de prendre le contrôle du seul accès à Far Away. — Johansson verra bien que les communications sont coupées, il comprendra que l’Arpenteur est sur le point de revenir. — Il y a une différence notable entre être conscient d’une situation et être capable d’y remédier, rétorqua-t-il en regardant par-dessus son épaule vers la muraille de béton du marché circulaire. Nous n’aurons peut-être pas d’autre issue que d’attaquer l’Arpenteur nous-mêmes quand il sera là. — Mais… la vengeance de la planète, dit-elle d’une voix respectueuse et craintive. — La planète sera vengée quand l’Arpenteur sera mort. Le moment est venu de mettre en place notre artillerie lourde. Juste au cas où. Comme la plupart des membres éminents des Dynasties intersolaires, Campbell Sheldon avait une résidence privée sur Terre. La sienne se situait sur Nitachie, une île artificielle construite plusieurs siècles auparavant, lorsque l’archipel des Seychelles était menacé par la montée du niveau de la mer. L’effet de serre n’avait pas provoqué les désastres prévus par les plus fondamentalistes des écologistes. Quelques îles, parmi les plus petites, avaient été victimes de crues exceptionnelles, mais la population était restée sur place. Une fois les industries lourdes installées sur les planètes du G15, une fois les réformes environnementales mises en place par les NUF, le climat avait lentement recouvré les caractéristiques qui étaient les siennes au XIXe siècle, époque particulièrement chérie par les militants écologistes. Les Seychelles avaient certes souffert de la mort de quelques bancs de corail et de la disparition de certains récifs, mais tous avaient été reconstitués lentement par la culture de nouveaux polypes magnifiques. Depuis son avion hypersonique privé, Justine aperçut le scintillement étrange produit par une île lointaine. L’océan, tout autour, était noir, car il n’y avait ni lune ni étoiles pour l’éclairer. Le pilote décéléra brusquement, et l’appareil en forme de delta leva le nez en entamant sa longue descente vers l’île située vingt kilomètres plus bas. Nitachie était à peine visible sur la toile de fond couleur encre de chine. Seule sa température, un peu plus élevée que celle de l’eau qui l’entourait, trahissait sa présence. L’île était un carré de béton de quatre kilomètres et demi de côté, hérissé de longs brise-lames, et dont les contours accueillaient des plages de sable fin blanc. Plusieurs lumières brillaient autour de la maison solitaire construite sur la côte nord. À mesure que l’appareil se rapprochait, se dessinait l’ovale bleu-vert de la piscine. Les lampes vertes et rouges du terrain d’atterrissage métallique clignotaient à deux cents mètres de la côte. L’avion hypersonique se posa avec une très légère secousse. Deux gardes du corps de la sécurité du Sénat précédèrent les passagères sur la piste d’atterrissage. Lorsqu’ils furent satisfaits, ils firent signe à Justine et Paula de descendre. Bien que la nuit fût bien entamée, il faisait encore chaud. Justine inspira une bouffée d’air marin, qui lui donna l’impression de revivre après l’atmosphère conditionnée et aseptisée de l’appareil. Campbell Sheldon se tenait sur le côté de la piste, flanqué par sa propre garde. Il était vêtu d’une simple robe de chambre blanche et dorée. Il bâilla en tentant de dissimuler sa bouche grande ouverte derrière sa main. — Heureux de vous revoir, dit-il en embrassant Justine sur la joue. Vous allez bien ? J’ai eu le temps de voir les images de New York avant de me coucher. — Je vais bien, répondit-elle, amusée de voir qu’il portait des pantoufles usées jusqu’à la corde. — Bien sûr, reprit-il en regardant Paula avec curiosité. Inspecteur, c’est toujours un plaisir de vous voir. —Monsieur Sheldon. — Si vous le voulez bien, je préférerais que nous nous entretenions dans ma cabane. Je ne me suis pas encore remis du décalage horaire, alors… — Ce sera parfait, dit Justine. Quelques voitures automatisées étaient garées non loin de là. Ils montèrent à bord et se firent conduire par la chaussée qui reliait le terrain d’atterrissage à l’île. La « cabane » de Campbell était entièrement constituée de bulles de verre et d’arches. Ces dernières paraissaient ouvertes, mais elles étaient fermées par des rideaux de pression discrets. L’intérieur était climatisé et à peu près sec. Sheldon guida ses hôtes jusque dans un grand salon plein de fauteuils. Justine se laissa tomber sur un coussin en cuir blanc et fit signe à ses gardes de les laisser. La sécurité de Campbell s’éclipsa également, et un bouclier électronique engloba la pièce. — Bien, dit Campbell en coiffant avec ses doigts ses cheveux blond foncé. Je suis tout ouïe. Vous venez de vous faire tirer dessus par le plus dangereux de tous les assassins, et tout ce que vous trouvez à faire, c’est venir me voir. Pourquoi ? — Je suis venue en personne parce qu’il s’agit d’une affaire extrêmement importante. Nous avons besoin de savoir ce que pensent les Sheldon de certains sujets, mais je n’ai pas le temps pour passer par les circonlocutions qui ont cours dans l’enceinte du sénat. Après tout, je ne suis sénatrice que par défaut. — Vous vous débrouillez plutôt bien, pourtant. C’est en tout cas ce que j’ai lu dans le bulletin politique officiel de notre Dynastie. —Merci. — Je vous écoute. Posez vos questions. J’y répondrai si je le peux. Il n’y aura pas de cachotteries ; nous nous connaissons trop bien pour cela. — Très bien, dit Justine en se penchant légèrement en avant. Le comité de sécurité va bientôt décider du sort de Paula à l’occasion d’un scrutin organisé par Valetta. J’ai besoin de savoir dans quel sens les Sheldon vont voter. Campbell la regarda avec étonnement. Il ne s’attendait manifestement pas à ce type de requête. Il se tourna vers Paula, puis de nouveau vers Justine. — Vous êtes venues jusqu’ici pour cela ? — Oui, car la stratégie qui justifiera votre décision est cruciale, répondit Justine. Campbell, je veux que la réponse vienne de Nigel lui-même. Pas question qu’un assistant quelconque dépose une réponse standardisée sur le bureau de Jessica. Campbell regarda intensément Paula, confus. — Je ne comprends pas. La sénatrice est-elle au courant pour Merioneth ? — Non, répondit Paula. Justine se retourna vers l’inspecteur principal. Elle comprit immédiatement qu’elle venait de perdre la main. — Qu’est-ce que Merioneth ? demanda-t-elle, agacée. Son assistant virtuel sortit aussitôt un dossier sur ce monde indépendant, sorti du Commonwealth un siècle auparavant. — Une vieille affaire, répondit Paula. —À cause de laquelle notre Dynastie était et est toujours redevable envers l’inspecteur principal, ajouta Campbell. —C’est justement le problème, reprit Paula. C’est pour cette raison que je suis ici avec la sénatrice. J’aimerais connaître la position de votre famille me concernant. Campbell ne dit rien pendant quelques secondes, car il compulsait des données dans sa vision virtuelle. — Cela concerne Illuminatus et non la tentative d’assassinat, n’est-ce pas ? Un de vos anciens collègues était un agent infiltré. — Oui, Tarlo. Toutefois, cette affaire est également liée à la tentative d’assassinat et à la stratégie politique de votre famille. — C’est pour cette raison que j’ai choisi le développement chez CST plutôt que la politique, rétorqua Campbell. Les magouilles, les coups de couteau dans le dos, ce n’est pas pour moi, ajouta-t-il en haussant les épaules. — Pouvez-vous nous aider à obtenir une réponse à notre question ? demanda Justine. — Vous voulez que je demande personnellement à Nigel si la Dynastie souhaite faire mettre Paula Myo dehors ? — Oui, s’il vous plaît. — Bien, lâcha-t-il sèchement. Vous aurez ce que vous voulez. Veuillez patienter un moment. Il ferma les yeux et s’affala dans les coussins moelleux de son fauteuil. Justine se tourna vers Paula. — Merioneth ? —C’est une vieille et longue histoire. J’avais pris un congé pour terminer une enquête sur Merioneth après sa déclaration d’indépendance. — Après ? demanda Justine sans pouvoir dissimuler sa surprise. —Oui. — Oh ! Pour la énième fois, Justine se dit que sa vie était décidément terriblement ennuyeuse comparée à celle de l’inspecteur. Du moins jusqu’à un passé récent. Campbell ouvrit les yeux et eut un sourire en coin. — Me voilà sur sa liste noire pour au moins une semaine, dit-il. J’ai interrompu Nigel alors qu’il… était occupé. — Qu’a-t-il dit ? demanda Justine d’un ton pressé. Elle faisait de son mieux pour paraître calme, mais elle voyait bien que ses mains tremblaient. — La Dynastie Sheldon a entièrement confiance en Paula Myo et souhaite vivement que celle-ci continue à travailler activement au sein de la sécurité du Sénat. Le sénateur d’Augusta sera très clair avec les Halgarth. Nous nous opposerons à toute tentative d’éviction. Justine laissa échapper un long soupir, presque un sanglot. Elle avait les larmes aux yeux. Elle savait que ses hormones lui jouaient des tours et se moquait bien d’être vue ainsi par Campbell. Son soulagement était incroyable. Elle avait eu tellement peur de découvrir que Nigel était de mèche avec l’Arpenteur. — Grand Dieu ! dit Campbell en la regardant. Que se passe-t-il donc ? Il se leva et lui prit la main. Elle renifla en essuyant ses larmes. — Je suis navrée, dit-elle. Je suis un peu chamboulée en ce moment. —Où est passée la Justine pleine d’entrain que nous connaissons tous ? demanda-t-il doucement. Peut-être devriez-vous rester un peu le temps de vous remettre de vos émotions. Il n’y a pas mieux que Nitachie pour se reposer. J’ai une chambre d’amis. Et puis, mon lit est grand. Son espièglerie la fit un peu sourire. — Nous devons parler à Nigel Sheldon, intervint Paula. Pourriez-vous nous organiser une entrevue avec lui ? Devant ce manque de tact flagrant, Campbell prit un air indigné. Le sourire de Justine s’élargit. — J’ai peur que l’inspecteur principal ait raison. Il faut que nous parlions à Nigel. Et c’est urgent. — Très bien, dit-il avec une dignité remarquable. Je vais le rappeler et… Il s’interrompit en écarquillant les yeux de stupeur. Des données prioritaires affluaient dans sa vision virtuelle. Justine voyait la même chose. Il s’agissait d’une alerte ultra-secrète de la Marine. Des centaines de nouveaux trous de ver primiens s’ouvraient dans des systèmes solaires du Commonwealth. 2 — Mark ! — Hein ? fit-il en ouvrant les yeux. Il ne s’était pas endormi à son poste. Non. Tout juste avait-il fermé les paupières pour se détendre pendant que le robot mécanicien effectuait son nouveau cycle. Il cligna des yeux pour faire le point et se concentra sur la jonction entre le générateur de champ de force et le module d’alignement de phase secondaire. Le bras du robot s’était retiré après avoir mis le sceau en place. — Ouais. Cela m’a l’air pas mal. Lancez le test d’alimentation. — D’accord. Activation du circuit principal, annonça Thame. Il était l’officier technicien de Charybde – un Sheldon de neuvième génération. Mark avait toujours eu des difficultés à comprendre la hiérarchie respectée dans cette famille. En gros, moins il y avait de générations entre le patriarche et vous, plus votre rôle était important – ou, en tout cas, plus vous vous croyiez important. Force lui était néanmoins d’admettre que toutes les personnes impliquées dans ce projet étaient compétentes. Ce qui l’irritait, c’était ce petit ton supérieur qu’ils prenaient lorsqu’ils disaient leur nom. Une rangée de LED rouges sertis dans le coffrage du module s’alluma en respectant une séquence particulière, avant de se stabiliser. Des schémas correspondants ainsi que des icônes vertes apparurent dans la vision virtuelle de Mark. — Très bien, dit-il. Fonctionnalité parfaite. Il s’interrompit pour bâiller, puis confirma la validité de la cinquième séquence testée par le robot pour le compte de l’IR de la baie d’assemblage. En dépit de ses appréhensions, le déplacement de la baie jusqu’à Prospecteur s’était déroulé sans encombre. Enfermé dans ce labyrinthe mécanique, constamment affairé, il avait à peine senti le vol. À présent, ils étaient en position stationnaire dans la ceinture cométaire de Wessex et attendaient que Mark et son équipe aient terminé la construction de Charybde. Aucun d’entre eux n’avait dormi durant les vingt-quatre dernières heures. Avant cela, ils sortaient presque tous d’une journée de travail bien remplie. Le robot s’éloigna du générateur en glissant. Mark recula un peu pour l’observer, abrité derrière des poutrelles et des étançons. Il savait qu’il commençait à faire des erreurs, comme l’attestait, entre autres, son visage meurtri. Cette collision avec un pont roulant n’aurait jamais dû se produire. Et ne se serait pas produite s’il n’avait pas été épuisé. — Ensuite ? — Le couplage thermique de l’initiateur de pli quantique auxiliaire, à bâbord. — J’y vais. Mark n’avait pas la moindre idée de ce qu’était cet initiateur, ni de son utilité. Franchement, cela ne l’intéressait pas. Sa seule obsession était de connecter ces satanés composants à leurs systèmes d’alimentation et de maintenance. Un plan apparut dans son champ de vision pour lui montrer l’emplacement de l’initiateur. Il entreprit de ramper par-dessus la coque. Deux tiers du revêtement furtif actif étaient à présent en place autour de la frégate. Quand il était inactif, comme c’était le cas, il était noir, mais d’une façon étrange – pas comme une simple surface mate, mais plutôt comme un morceau de ténèbres solidifiées. Les parties non encore couvertes permettaient d’accéder à des systèmes en cours de montage, qui nécessitaient le concours de superviseurs humains. Les cavités étaient encombrées de robots, de bras manipulateurs et de techniciens appartenant à l’équipe de Mark. Otis, Thame et Luke, soit l’équipage de la frégate, avaient élu domicile dans la cabine, d’où ils lançaient tous les diagnostics de vérification. En survolant la structure, Mark dépassa les scientifiques spécialisés en armement. Il ne put s’empêcher de les regarder en biais : onze personnages ordinaires, vêtus de combinaisons molletonnées et coiffés de casques, qui flottaient autour du missile. Sur la plate-forme d’assemblage et en ville, les spéculations allaient bon train sur les systèmes offensifs qui seraient embarqués à bord des frégates. On parlait d’armes supérieures capables de protéger la flotte contre n’importe quelle menace. Mark n’y avait pas trop prêté attention, et ce malgré les interrogatoires auxquels le soumettait Liz tous les soirs. Depuis le départ de Prospecteur, les membres de son équipe n’avaient pratiquement parlé que de cela. Lorsqu’ils se croisaient sur le chantier, ils ne pouvaient s’empêcher d’échanger quelques mots à ce sujet. À sa grande surprise, Mark lui-même avait succombé à cette fièvre spéculative. La baie d’assemblage n’était pas pourvue d’un mécanisme pour charger les missiles dans la frégate. Cette manœuvre était supposée être accomplie dans un autre atelier, aussi les scientifiques étaient-ils forcés d’improviser. Le missile était fixé à un bras manipulateur de capacité moyenne, qui le descendait lentement dans son magasin. Le projectile à l’aspect ordinaire était un cylindre argenté de cinq mètres de long, parfaitement lisse, avec un renflement épais au milieu. Le respect extrême dont faisaient preuve les scientifiques en le manipulant avait quelque chose d’effrayant. Une chose était certaine : il ne s’agissait pas d’un simple destructeur de planète ou d’une balle géante à déformation de quarks. Ce qu’ils avaient construit là était infiniment plus dangereux. Il suffisait de voir leurs visages pour s’en convaincre. Grâce à la bombe, le génocide deviendrait une alternative réalisable. Sur Elan, avec les Primiens aux trousses, il aurait volontiers appuyé lui-même sur le bouton. Aujourd’hui, il n’était plus vraiment sûr. C’était le genre de choses auxquelles les gens normaux comme lui ne participent jamais. Il arriva au-dessus de l’ouverture indiquée par son plan, à partir de laquelle il était possible de s’enfoncer dans les entrailles de la frégate. L’initiateur se trouvait dans ce goulot, à mi-parcours. Il s’agissait d’une sphère dorée hérissée d’étranges triangles verts et enveloppée dans un écheveau de filaments thermiques non connectés, encore pourvus de l’étiquette de leur fabricant. —Voilà, dit-il à Thame. J’y suis. Où en sont les robots ? Le vaisseau spatial d’Oscar, Dublin, était en orbite à mille kilomètres au-dessus du monde finnois Hanko lorsque l’alerte retentit. Jusque-là, la mission avait été ennuyeuse et pénible. Dix jours passés à cinq dans une minuscule cabine circulaire. En théorie, ce devait être un environnement relativement agréable – huit mètres de diamètre et trois mètres de hauteur. Toutefois, lorsqu’on ajoutait les couchettes et la soi-disant « salle de bains », le volume disponible était considérablement réduit. En apesanteur, un tel espace était à peu près vivable, mais tout était relatif. Les couchettes, compartiments miniatures équipés d’interfaces tactiles sécurisées en morphoplastique, de tubes d’aspiration des déchets et de tuyaux dispensateurs de nourriture liquide étaient alignées contre la paroi du fond. On s’y allongeait en tâchant de ne pas donner des coups de genou et de coude à son voisin, et on attendait que la couche s’escamote dans la paroi. Pour Oscar, cela revenait un peu à s’étendre sur la langue d’un dinosaure et à se faire avaler. Une fois allongé ainsi, on se retrouvait à cinquante centimètres de la console de commande noir mat et concave. L’espace qui vous en séparait se remplissait de projections, d’images haute résolution et de graphiques relatifs à l’état du vaisseau. Le premier officier d’Oscar, le capitaine Hywel, affirmait que les cercueils étaient plus spacieux, quoique moins colorés. Hywel se trouvait à la gauche de son supérieur, où il contrôlait les données recueillies par les senseurs. Les trois autres couchettes étaient occupées par Teague, l’officier technique, Dervla, récemment promue spécialiste en ingénierie supraluminique, et Reuben qui, jusque-là, travaillait sur l’armement du projet Seattle. Dervla dormait dans sa couchette et Hywel mangeait une bouillie Stroganoff réchauffée au micro-ondes dans la cabine principale lorsque des icônes rouges apparurent dans la vision virtuelle d’Oscar. Des stations de détection situées au sol et en orbite avaient repéré soixante-douze nouveaux trous de ver à approximativement trois UA de l’étoile du système. Une décharge d’adrénaline chassa aussitôt la léthargie et le début de dépression qui s’étaient emparés d’Oscar. — Qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire là-bas ? demanda-t-il. Leur liaison sécurisée avec la base numéro un lui apprit que plusieurs mondes du Commonwealth connaissaient des invasions similaires. — Dervla, Hywel, venez par ici. — Des vaisseaux arrivent, annonça Teague. Grand Dieu, ils sont rapides ! Les trous de ver changent de position comme la dernière fois. — Exact, dit Oscar, tandis que des graphiques apparaissaient tout autour de lui. Puis il se concentra sur un trou de ver. Des vaisseaux primiens en sortaient sans discontinuer. Dix durant la première minute. Le rythme était identique pour les soixante et onze autres ouvertures. — Vaisseaux de type trois identifiés, annonça Teague. Accélération huit G, dispersion rapide. Merde, jamais on ne pourra intercepter ces trous de ver avec des missiles Douvoir ! — En effet, marmonna Oscar. Sur son affichage, il vit les dix stations de défense orbitale de la planète cracher leurs missiles. Des traits verts fluorescents zébrèrent l’espace en direction des trous de ver primiens. Il leur faudrait au moins huit minutes pour atteindre leurs cibles. — Ils se contenteront de changer de position juste avant l’impact. Merde ! Ses mains virtuelles voletaient au-dessus des icônes et des activateurs rapides, œuvraient de concert avec celles de Reuben, préparaient Dublin au combat. —Où en est la planète ? — Les champs de force des villes s’allument, répondit Teague. Les aérobots de combat décollent. Nous avons le contrôle des stations de défense orbitale. —Pour ce qu’elles vont nous servir…, marmotta Oscar. —Les Douvoir ne manqueront pas les vaisseaux. Ceux-là ne peuvent pas esquiver de la même manière, dit Reuben. — Contrôlez la dispersion, lui demanda Oscar. Un missile par vaisseau, ce n’est pas assez. Ils tentent de submerger le système, et nous n’avons pas les moyens de les arrêter. Les Douvoir ont été conçus pour détruire des cibles stratégiques. — Les défenses planétaires se chargeront seules des vaisseaux qui les approcheraient de trop près, dit Teague. — Elles ne pourront pas faire face à une armada. Les Primiens peuvent nous envoyer dix mille vaisseaux par heure. — On ne va quand même pas évacuer, protesta Hywel. Pas encore une fois. Il doit bien y avoir une façon de les contenir. Oscar se tut. Il ne voyait réellement aucun moyen de repousser l’ennemi. Dublin pourrait certainement détruire une centaine d’appareils, mais il y en avait déjà davantage dans le système. Il se connecta aux données centrales de la Marine et apprit que quarante-huit planètes du Commonwealth étaient attaquées. Les Primiens appliquaient partout la même stratégie d’émergence à longue distance de leur cible. Comme les missiles Douvoir lancés par les stations orbitales approchaient des trous de ver, ceux-ci commencèrent à changer de position. —On gâche les Douvoir dans une vaine chasse aux trous de ver, demanda Reuben ou bien on descend quelques vaisseaux ? Oscar vérifia son affichage tactique et constata qu’il y avait déjà plus de deux mille navires ennemis dans le système. —On continue à viser les trous de ver pour le moment. Le commandement de la flotte nous fera savoir s’il souhaite changer de tactique. — Capitaine, appela Hywel. D’autres trous de ver. —Où cela ? — Notre hysradar indique un point d’émergence situé à… quatre cent quatre-vingt mille kilomètres de la couronne de l’étoile. — Comment ? demanda Oscar, qui doutait d’avoir bien entendu. — Juste au-dessus du Soleil. Oscar se concentra sur son affichage tactique en train d’être mis à jour. Effectivement, un trou de ver venait de s’ouvrir tout près de l’étoile de classe G de Hanko. Tandis qu’il regardait, des vaisseaux en jaillirent. — Tirez deux Douvoir sur lui, ordonna-t-il, bien que cela fût inutile, puisqu’il faudrait aux missiles deux minutes entières pour atteindre leur destination. — Que peuvent-ils bien faire là-bas ? — Aucune idée, répondit Hywel. Le degré de tension, dans le bureau de Wilson, était supérieur à ce qu’il avait été durant la première vague d’invasions. Cinq minutes à peine que tout avait commencé, et Wilson sentait déjà le besoin de faire ses exercices de respiration. Depuis la dernière fois, les planètes du G15, ainsi que tous les mondes développés, s’étaient attelées à la production de composants de missiles. Cela avait coûté beaucoup d’argent – presque autant que de construire une flotte de navires de classe Moscou. Même Dimitri s’était montré satisfait par les mesures de protection prises autour des planètes du Commonwealth durant les dernières semaines. Malheureusement, une fois de plus, il s’avérait qu’ils avaient grandement sous-estimé les Primiens. Les missiles Douvoir étaient beaucoup trop lents. Le commandement de la Marine, situé plusieurs étages sous le Pentagone II, travaillait sur les scénarios d’attaques possibles. Y aurait-il plusieurs vagues ou bien un seul et unique assaut massif ? Comme les vaisseaux continuaient à affluer par les trous de ver, les spécialistes réservaient leur jugement. Quoi qu’il en soit, les défenses planétaires ne pourraient espérer causer de sérieux dommages à l’envahisseur, même avec le concours des vaisseaux de la Marine. La possibilité d’une évacuation généralisée avait été évoquée à plusieurs reprises. Wilson était fataliste, et il savait que les gouvernements planétaires et CST seraient bientôt forcés de jeter ces populations sur les routes. Wilson avait été rejoint physiquement par Anna et Rafael. Dimitri était présent dans l’enceinte du Pentagone II depuis un certain temps. Affalé dans un fauteuil, il était entouré d’une projection holographique pleine de points mouvants. Jusque-là, il n’avait pas dit grand-chose et s’était contenté de contacter occasionnellement son équipe de Saint-Pétersbourg pour commenter certains aspects de l’attaque. Tunde Sutton et Natasha Kersley du projet Seattle étaient en liaison permanente via un canal ultra-sécurisé. Des projections holographiques de la présidente Doi et de Nigel Sheldon s’étaient matérialisées de part et d’autre de Wilson. La présidente était demeurée silencieuse, tout comme Nigel, qui arborait une mine inquiète et presque accusatrice. — Quarante-huit attaques confirmées, annonça Anna. Toutes ont lieu dans l’espace de phase deux, à l’exception d’Omoloy, Vyborg, Ilichio et Lowick. —C’est à peu près ce à quoi nous nous attendions, dit Dimitri. Il n’insista pas davantage, bien que les défenses planétaires et les vaisseaux aient été répartis selon les conseils de son équipe. Seuls neuf des systèmes envahis n’étaient pas couverts par des navires de la Marine, ce qui était manifestement un chiffre très faible. Wilson prit le temps d’étudier l’affichage stratégique. Les projecteurs du bureau représentaient le Commonwealth sous la forme d’une sphère de deux cents années-lumière de diamètre aux contours un peu flous. L’invasion primienne était une tache rouge hémisphérique dont le centre se trouvait autour des vingt-trois premiers mondes perdus. La tache faisait désormais près de quatre-vingt-dix années-lumière de profondeur. — Ils tentent de nouveau de prendre Wessex, dit Nigel. — Pouvez-vous vous servir des trous de ver de CST pour les repousser ? demanda Rafael. — Je vais étudier la question, répondit Nigel, dont la projection se figea. Wilson se concentra sur Wessex. L’affichage grossit et lui montra Tokyo en orbite au-dessus de la planète, ainsi que des missiles Douvoir fonçant en vain vers des trous de ver primiens. Plus de quatre mille vaisseaux étaient déjà à l’intérieur du système. Ils y rencontreraient une résistance formidable. Les installations industrielles en orbite autour de Wessex étaient toutes lourdement protégées par des champs de force, des lasers atomiques et des missiles intercepteurs courte distance. Narrabri était surplombée par plusieurs boucliers successifs. Des aérobots patrouillaient en altitude. La planète avait le plus dense de tous les réseaux de stations de défense orbitales. — Quand comptez-vous vous servir de vos fameux missiles quantiques ? demanda la présidente agacée. — Lorsque la situation tactique nous le commandera, répondit Wilson. Cette arme a été conçue pour détruire des cibles importantes ou des grappes de vaisseaux. Nous n’avons ni les unes ni les autres pour l’instant. Les navires primiens se dispersent d’abord pour se regrouper ensuite autour des planètes cibles. — Vous voulez dire qu’elle est inutile ? — Dans ces circonstances, son efficacité serait limitée, précisa Natasha. — Rassurez-moi : vous comptez tout de même vous en servir ? — Nous aurons une garantie de succès satisfaisante lorsque leurs vaisseaux se rapprocheront les uns des autres, dit Dimitri. Doi lui lança un regard mauvais. — J’aimerais insister sur le fait qu’il serait trop dangereux de faire exploser ces missiles à moins d’un million de kilomètres d’un monde habité, reprit Natasha. Quand bien même nous limiterions leur rayon d’action au minimum. La transformation d’un unique vaisseau ennemi émettrait déjà une quantité de radiations très dommageable pour n’importe quelle biosphère. Les missiles quantiques sont réellement des armes de fin du monde, madame la présidente. Il convient de ne pas les utiliser dans les combats rapprochés. — Vous êtes en train de me dire que nous n’aurions pas dû en équiper les navires de la Marine pour faire face à cette invasion ? — Je les ai conçus et je vous donne mon avis sur leur déploiement. Quant à la décision de les utiliser ou non, elle appartient aux politiques. — Merci, Natasha, intervint Wilson avant que la discussion dégénère en dispute. — D’autres trous de ver apparaissent, annonça Anna. À proximité des étoiles des systèmes envahis. Fichtre, ils sont réellement tout près – approximativement un demi-million de kilomètres de la couronne. Pour l’instant, j’en ai repéré dix-sept. — Au-dessus des étoiles ? demanda Tunde. Je ne comprends pas. Qu’est-ce qui en sort ? Les vagues colorées qui l’entouraient changèrent rapidement de forme, tandis qu’il étudiait les retours des hysradars. — De nombreux vaisseaux, répondit Anna. Des missiles Douvoir sont tirés de partout. Les trous de ver seront fermés d’ici une ou deux minutes. — Déplacés, la corrigea Dimitri. Ils seront déplacés d’ici une ou deux minutes. Tunde et Natasha parlèrent brièvement en privé. —Cela ne me plaît pas beaucoup, reprit Tunde. Regardez leur positionnement : il est toujours le même. Les trous de ver s’ouvrent systématiquement au-dessus de l’équateur des étoiles, dans l’axe direct des planètes cibles. En d’autres mots, il s’agit de la partie de l’étoile qui est la plus proche des planètes. — Ce qui signifie ? demanda Rafael. — Je ne sais pas, mais il ne peut s’agir d’une coïncidence. Amiral, nous devons absolument savoir ce qui en sort. — Pourrait-il s’agir d’un genre de canon quantique ? intervint Wilson. Un silence absolu s’installa pendant quelques secondes. Wilson se tourna vers l’image figée de Nigel, toujours occupé avec Wessex. L’amiral se demanda ce que le patriarche pouvait bien faire là-bas qui fût plus important que cette réunion. — Je ne puis répondre à cette question, dit enfin Tunde. Toutefois, ce n’est pas impossible. — Quels effets aurait un canon quantique sur une étoile ? Les physiciens se regardèrent, car personne n’avait envie de prendre la parole. — La photosphère serait grandement perturbée, finit par expliquer Tunde. La zone supérieure de convection aussi, probablement. Néanmoins, les dommages resteraient minimes. — L’émission de radiations ne serait pas minime, ajouta Natasha. Elle serait même extrêmement dangereuse. — Oui, mais il y a des manières beaucoup plus efficaces et évidentes de se servir d’un canon quantique. — Alors, de quoi pourrait-il s’agir ? insista Wilson en faisant de son mieux pour dissimuler sa nervosité. Tunde leva les mains pour signifier maladroitement son impuissance. — Nous avons des armes atomiques à énergie déviée, dit rapidement Natasha. Les Primiens aussi. Ce pourrait très bien être une application à grande échelle de ce procédé. Une application alimentée par l’étoile elle-même. — Ces planètes se trouvent toutes à une UA de leur soleil, voire plus, protesta Rafael, et vous êtes en train de parler d’une sorte de rayon géant. — Vous vouliez des hypothèses…, se défendit Natasha. — Pour le moment, notre réseau de détecteurs a repéré trente-huit trous de ver autour des étoiles ciblées, dit Anna. Le doigt virtuel de Wilson se posa au-dessus de l’icône de Tokyo. Il s’arrêta. Il se détestait d’avoir à faire cela. Vraiment. Toutefois, cette bataille serait décisive, et la moindre des décisions qu’il prendrait aujourd’hui pourrait bien décider du sort du Commonwealth tout entier. Il avait besoin d’informations parfaitement fiables, données par une source qui le soit également. Finalement, il effleura l’icône de Dublin. — Oscar ? —Amiral. — Nous avons besoin de savoir ce qui sort de ce trou de ver apparu tout près du soleil. —L’hysradar capte des échos semblables à ceux des vaisseaux primiens de classes quatre et sept. Nous avons tiré deux Douvoir pour tenter de le fermer. — Je sais, mais il me faut une confirmation. Jetez-y un coup d’œil. Restez en hyperespace, mais revenez-nous avec une photo haute résolution de cette saloperie. — Vous voulez que nous quittions l’orbite de Hanko ? — Oui. La défense planétaire se chargera d’empêcher l’ouverture de trous de ver à proximité. Si jamais le plan d’invasion changeait, vous auriez le temps de revenir sur vos pas. — Compris. Nous partons immédiatement. — Boongate rapporte la présence d’un trou de ver près de son étoile, dit Anna, ce qui fait quarante-huit en tout. Quoi qu’ils aient prévu de faire, tous les systèmes envahis seront touchés. Un nombre important de vaisseaux semble en sortir. — Ils doivent avoir de sacrés bons champs de force pour voler si près d’une étoile, fit remarquer Rafael. Ce doit être l’enfer, là-bas. — Les navires de classe Moscou sont-ils capables de résister à une telle chaleur ? demanda Wilson. Sans se poser la question, il avait supposé que Dublin ne supporterait pas d’émerger dans l’espace véritable à seulement un demi-million de kilomètres d’une étoile de classe G. — Oui, répondit Tunde. Toutefois, un combat dans de pareilles conditions conduirait immanquablement à une surcharge des générateurs de champ de force, ce qui serait très déconseillé. — Je suppose que c’est la même chose pour les Primiens, dit Rafael. — Sans aucun doute. — Que mijotent-ils ? marmonna Wilson. Ses mains virtuelles manipulèrent les icônes du projecteur ; l’affichage tactique rapetissa pour laisser de la place aux données de l’hysradar de Dublin. Quatre cent vingt mille kilomètres au-dessus de l’étoile de Hanko, le trou de ver primien tenait bon. Plus de cinquante vaisseaux en étaient déjà sortis. Les missiles lancés par Oscar arrivaient à toute allure. Dix secondes avant l’impact, l’ouverture disparut. — Il apparaît de nouveau, annonça Tunde en étudiant la projection. À vingt mille kilomètres de là. — Des missiles viennent de partir, dit Anna. Pour le moment, rien n’en sort. L’hysradar de Dublin montrait soixante-trois vaisseaux qui accéléraient violemment. Chacun d’entre eux venait de tirer une volée de missiles. Le nuage de projectiles constituait une sphère de cinq mille kilomètres de diamètre qui continuait à grossir. Des explosions nucléaires commencèrent à s’allumer en périphérie. L’affichage de l’hysradar se mit aussitôt à trembloter. — Que se passe-t-il ? demanda Wilson. — Des interférences, répondit Oscar. Les explosions nucléaires émettent des ondes d’énergie exotique qui perturbent l’hysradar. — Voilà un usage de l’énergie déviée que nous ne connaissions pas, intervint Tunde. Une déviation directe vers un état exotique. Natasha ? — Eh bien, c’est manifestement possible ! dit Natasha, plus intriguée qu’inquiète. En revanche, je ne comprends pas comment le mécanisme fonctionne dans ces conditions. — Vous ne saisissez pas le plus important, dit Dimitri. —C’est-à-dire ? demanda poliment et froidement Natasha. — Ils se donnent énormément de mal pour dissimuler quelque chose au-dessus de ces étoiles. Il désigna l’image envoyée par Dublin, sur laquelle on voyait la courbe énorme du soleil. La projection n’était pas totalement uniforme, car des plaques scintillantes argentées et des particules jaunes obscurcissaient la moitié de la surface. — De tout le système, c’est le seul endroit que nos senseurs ne soient pas capables d’observer, reprit-il. Il se passe quelque chose derrière ces interférences, quelque chose de crucial. —Les Primiens génèrent des interférences identiques dans tous les autres systèmes attaqués, annonça Anna. C’est une constante. — Oscar ! appela Wilson. Il faut découvrir ce qu’ils nous cachent. Il espérait que son inquiétude n’était pas trop évidente. Malheureusement, si les Primiens possédaient une arme équivalente à leur missile quantique, voire plus puissante encore, alors, cette guerre était bel et bien terminée. De nombreux membres de sa famille s’enfuiraient à bord des arches construites au-dessus de Los Vada. À condition qu’ils aient le temps de les atteindre. Il se supposait en sécurité à bord de l’Ange des hauteurs, même si personne ne pouvait dire vers où le vaisseau extraterrestre intelligent choisirait de partir s’il était menacé. — Compris, dit Oscar. Les senseurs standard sont inutilisables si près d’une étoile. Nous allons nous approcher encore pour voir. — Bonne chance ! La première secousse prit Oscar par surprise. Son cœur marqua un temps d’arrêt. — Qu’est-ce que c’était ? Tout le monde avait redressé la tête et scrutait l’habitacle. À la recherche de quoi ? pensa Oscar. D’une fissure dans la coque qui laisserait passer le vent solaire ? Sûrement pas. Il savait qu’il était impossible de transpercer les défenses du vaisseau sans le détruire entièrement. Un nouveau tremblement – plus fort que le précédent – parcourut le navire. Et ils étaient toujours en vie. — Allez, les amis, je vous écoute. — Je pense que des ondes d’énergie déviée produites par leurs explosions nucléaires viennent de heurter notre trou de ver, dit Dervla. En tout cas, je vois pas mal de fluctuations inhabituelles autour de notre front d’ondes compressé. — Génial. Une nouvelle menace. Que risquons-nous, au juste ? — Je ne suis pas sûre, répondit-elle. On ne nous a pas parlé de cela à l’entraînement. Néanmoins, je ne pense pas que cela puisse briser notre frontière. Il y eut une nouvelle secousse. Oscar se raidit. Sa couchette vibrait sous son corps. Il avait l’impression de descendre des rapides en radeau. L’affichage holographique ondulait. Il essaya en vain de faire le point, avant de basculer en vision virtuelle pour vérifier les données primaires. Juste à temps. La secousse suivante le malmena malgré les sangles de maintien. Les projections colorées serpentèrent dans l’espace étroit. — Plus que dix secondes avant d’atteindre la formation de missiles, dit Hywel. Oscar consulta la grille de navigation. Ils fonçaient tout droit sur une étoile à près de quatre fois la vitesse de la lumière. Il aurait voulu demander à Dervla si leur trajectoire était correcte, mais harceler les gens dans les moments critiques n’est pas la marque des bons officiers. Alors, il mit sa vie entre les mains de la jeune femme. Dublin décrivait une grande courbe et se dirigeait vers le sud solaire du point d’incursion des Primiens, à quatre cent mille kilomètres de l’étoile. Les secousses diminuèrent d’intensité comme ils dépassaient le parapluie formé par le déploiement de missiles. L’image de l’hysradar s’affina grâce aux programmes filtrants de l’IR. Les impulsions d’énergie exotique avaient la forme de fronts d’ondes noirs, qui s’éclaircissaient à mesure qu’ils s’étendaient. — Les vaisseaux sont toujours là, dit Hywel. Ils continuent à répandre des missiles à un rythme hallucinant, même pour les Primiens. Oh ! Attendez…, s’exclama-t-il tandis que l’IR faisait pivoter le point de vue de cent quatre-vingts degrés. Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Au centre de la projection, un point isolé se précipitait vers l’étoile. Oscar étudia les nombres associés. — Grand Dieu ! Cent G d’accélération. — Dans deux minutes, il aura atteint la couronne, reprit Hywel. De quoi s’agit-il ? — Je l’ignore, mais je n’aime pas du tout cela. Wilson, est-ce que vous recevez les données de notre hysradar ? (Oui, entendit-il.) Pouvez-vous le frapper avec un missile Douvoir ? — Pas si près d’une masse solaire, répondit Reuben. La courbure de la gravité est trop forte. — Il a raison, confirma Dervla. Notre générateur de trou de ver a du mal à assurer l’intégrité de notre frontière dans ce milieu. Il y a beaucoup de distorsions gravitoniques. — Oscar, nous devons absolument observer l’action de ce dispositif, dit Wilson Kime. Pourriez-vous sortir de l’hyperespace et utiliser vos senseurs standard ? Oscar entendit au moins deux de ses coéquipiers soupirer bruyamment. — Entendu. Senseurs prêts à tout enregistrer. — Notre champ de force nous protégera-t-il ? marmonna Hywel. — Il peut tenir le choc, expliqua Teague. À condition de ne pas essuyer une attaque primienne. — J’essaierai de me le rappeler, dit sèchement Oscar. Bien, Dervla, sortez-nous de ce trou de ver. Hywel, scan complet dès que nous serons dans l’espace véritable. —Oui, monsieur. Oscar ne put empêcher son corps de se raidir, tandis que le réacteur ouvrait le trou de ver et faisait émerger le vaisseau dans l’espace véritable. Rien ne se passa. Aucune lumière blanche aveuglante ni chaleur infernale ne se déversèrent dans la cabine. Merde, je suis sur les nerfs. Il cligna des yeux et entreprit d’étudier les images produites par les senseurs. Les capteurs visuels montraient un Univers divisé en deux moitiés, l’une blanche, l’autre noire. Pendant un instant, il se crut de retour à bord de Seconde Chance, au-dessus de la barrière de Dyson Alpha, où l’espace était également divisé en deux sections distinctes. Aujourd’hui, toutefois, la surface blanche située à quatre cent mille kilomètres de là n’avait rien de passif. La couronne de l’étoile était la proie de turbulences violentes et de tempêtes de particules. Des saillies fantomatiques dansaient au-dessus du gaz bouillonnant, se tordaient, se vrillaient dans l’intense champ magnétique. Plus loin, l’espace était constellé de symboles colorés figurant les vaisseaux et missiles primiens. — Ils nous ont vus, annonça Hywel. Des missiles changent de trajectoire. Accélération : vingt G. — Combien de temps avons-nous ? demanda Oscar. — Cinq minutes jusqu’à ce qu’ils atteignent la distance d’engagement nominal. —D’accord. Et cette chose qu’ils ont lancée sur l’étoile ? L’image grossit, comme Hywel traquait le projectile avec tous les senseurs à sa disposition. Le missile accélérait toujours dans la couronne à près de cent G. Dans son sillage, un jet de plasma bouillonnant s’étirait sur des milliers de kilomètres. Son champ de force protecteur générait des ondes de choc pareilles à des cercles violets, que les vents solaires s’empressaient de réduire en lambeaux. —C’est un champ de protection extrêmement puissant, fit remarquer Teague. Je ne suis pas certain que notre vaisseau soit capable de supporter un pareil environnement. À mon avis, il a dû être spécifiquement conçu pour ce vol. — Quel genre d’appareil peut-on vouloir envoyer dans une étoile ? demanda Hywel d’une voix incertaine. — Rien de bon, répondit Reuben. Même avec le meilleur des champs de force, il ne pourra pas tenir beaucoup plus longtemps. La densité coronale augmente et, à cette vitesse, la moindre particule le transpercera de part en part. — Mais il n’y a pas de…, commença Hywel. Oh, le réacteur à fusion s’est éteint ! Oscar regarda la tache noire s’enfoncer dans le plasma à haute vélocité. Il se rendit soudain compte qu’il retenait son souffle. — Si c’était un missile quantique ? demanda-t-il. — Alors, nous sommes déjà morts, dit Reuben. Néanmoins, même si sa protection tenait jusqu’à ce qu’il arrive à portée de la chromosphère, les effets d’une déflagration quantique sur Hanko seraient minimes. Personnellement, si j’étais à leur place et si j’avais une arme de ce type, je m’en servirais directement contre la planète, au lieu de l’actionner à une UA de la cible. Oscar attendit. Il se demanda s’il lui restait suffisamment de temps pour mettre à jour sa mémoire sécurisée. Probablement pas. Il l’avait fait dans la matinée et, finalement, il décida qu’il n’avait pas spécialement envie de se souvenir des dernières heures. Quoique… Devait-il préparer un message pour son incarnation future afin de lui expliquer ce qui s’était produit ? Non, c’était stupide. —Ça y est ! dit Hywel, laconique. À la grande surprise d’Oscar, le scan de signature quantique se modifia. On aurait dit que l’engin était en train d’éclore comme une fleur, que des pétales de champs quantiques altérés longs de plusieurs milliers de kilomètres se déployaient, se chevauchaient. Puis, se mettaient à pivoter, à tournoyer comme une hélice. —L’effet magnétique augmente, signala Hywel. Les lignes de flux massives de l’étoile s’enroulaient autour des ailes quantiques éphémères. Le plasma suivit bientôt, entraîné par le mouvement tourbillonnant du dispositif. — Nom de Dieu, mais qu’est-ce que c’est que ce machin ? demanda Dervla, mal à l’aise. — Wilson ? appela Oscar. Les gens du projet Seattle auraient-ils une opinion à nous soumettre ? L’effet quantique qui irradiait du dispositif faisait désormais près de cinq mille kilomètres de diamètre. La rotation s’accéléra. Le nœud ainsi formé dans la couronne était suffisamment important pour être visible par les senseurs munis de filtres du vaisseau. — Pas encore, répondit Wilson. — Capitaine, dit Reuben, les missiles primiens se rapprochent. Nous aurions de très sérieux ennuis si nous étions obligés de faire face à une attaque nucléaire et à un faisceau d’énergie envoyé par cet engin. — Lancez une salve de missiles défensifs, ordonna Oscar. Nous devons absolument tenir notre position et continuer à observer, ajouta-t-il, conscient de l’importance de ce moment critique. — Dans une minute, il sera dans la couronne supérieure, dit Hywel. Son impact sur le vent solaire est déjà phénoménal. — Êtes-vous certain qu’il ne résisterait pas à un choc ? — Je ne sais pas. Il a tellement changé. En son centre, les fluctuations quantiques ont été altérées drastiquement. Je ne suis même plus sûr de savoir ce que c’est exactement. —C’est-à-dire ? — Ce n’est peut-être plus de la matière. Ces distorsions sont très étranges. Elles semblent incorporer un champ de force. Et cette signature quantique. C’est la première fois que je vois un truc pareil. Lorsque Oscar consulta de nouveau la projection des senseurs, les ailes rotatives du dispositif mesuraient presque sept mille kilomètres de long. L’affichage de la zone de pilotage les montrait sous la forme d’une fleur noire sur la toile de fond de la couronne. Le plasma se brisait contre elles, se dissipait en dessinant des volutes denses dans l’espace. L’échelle de ce spectacle était déstabilisante. — Si ce n’est pas de la matière, qu’est-ce que c’est ? — Un genre de connexion énergétique. Je crois. Je ne suis pas sûr. Son effet sur les propriétés des masses environnantes est inhabituel. L’engin primien continuait à s’enfoncer en tournoyant dans la couronne. C’était un peu comme regarder une comète pénétrer l’atmosphère d’une planète habitable. La couche externe bouillonnante de l’étoile éclatait en soulevant des plumets de feu, qui s’élevaient plus haut que n’importe laquelle de ses proéminences. Des cataractes de plasma grosses comme des continents retombaient violemment, tordues dans tous les sens par le flux magnétique perturbé. Un plumet secondaire s’éleva, la matière moins chaude de la chromosphère jaillissant pour échapper à la déformation produite par l’impact de l’engin. — Putain de merde ! grogna Oscar. — D’accord, mais à quoi cela va leur servir ? demanda Dervla d’un ton plaintif. —L’effet quantique perdure et continue à grossir, annonça Hywel. Le dispositif remue la couronne et probablement aussi la photosphère. C’est énorme. — La plaie reste ouverte, marmonna Oscar. De fait, la tranchée apparue à la surface de l’étoile était observable sur tous les spectres, visibles ou non. — Et les radiations ? demanda-t-il. Hywel, à quoi ressemblent les émissions de radiations ? — Elles augmentent. Très vite. Bonté divine ! Capitaine, il faut partir, nous sommes juste au-dessus. — Je suis d’accord, renchérit Reuben. Nous n’avons plus qu’une minute devant nous. — Dervla, éloignez-nous d’un quart de million de kilomètres de cette zone. —Oui, monsieur. Dublin entra dans l’hyperespace pendant une trentaine de secondes. Durant ce temps, Dervla confirma leur position relative et prépara leur sortie. Les senseurs du vaisseau se tournèrent de nouveau sur la zone de turbulences et découvrirent que celle-ci ressemblait désormais à un cône géant et allongé, qui crachait des flèches lumineuses et grossissait à vue d’œil. — Le dispositif est toujours actif, annonça Hywel. Les fluctuations quantiques atteignent toujours des sommets. L’activité magnétique augmente comme si cette satanée chose enroulait les lignes de flux à la manière d’un tourniquet. — Oscar, appela Wilson. Tunde et Natasha pensent qu’il s’agit d’une « bombe incendiaire ». — Une quoi ? s’étonna Oscar. Vous voulez dire un engin semblable à celui qui a causé l’embrasement de Far Away ? — Peut-être bien, acquiesça Wilson d’une voix parfaitement neutre. La perturbation de la couronne produit une énorme décharge de particules, et elle ne paraît pas près de se calmer. Les radiations vont saturer Hanko, et nous ne pouvons pas dire combien de temps cela va durer. L’embrasement de Far Away a duré une semaine. Oscar, la biosphère n’y survivra pas. —Merde ! Malgré l’imminence de la catastrophe qu’allait subir la planète qu’il était supposé défendre, Oscar ne put s’empêcher de se demander comment les Primiens avaient hérité d’une arme de ce type. D’une façon ou d’une autre, l’Arpenteur devait leur avoir fourni les informations nécessaires à sa construction. Peut-être bien grâce à la transmission effectuée depuis Seconde Chance. — Ils vont stériliser tous les systèmes nouvellement envahis, dit Wilson. Ils vont nous forcer à évacuer quarante-huit planètes. —Pour commencer, ajouta Reuben. — Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Oscar. Demandez à Tunde et Natasha si le canon quantique a des chances de fonctionner contre cette bombe. — Nous n’en savons rien, mais nous allons bientôt le découvrir. Rapprochez-vous autant que possible de l’étoile et envoyez un missile quantique au cœur de cet embrasement. Rayon d’action maximum. —Compris ! — Amiral, en utilisant notre arme si près de l’étoile, nous ne ferons qu’ajouter à la quantité d’énergie émise, fit remarquer Reuben. Le déluge de radiations n’en sera que plus violent. — Vous avez raison, répondit Natasha. Toutefois, même au maximum de ses capacités, un missile quantique ne convertit la matière en énergie que pendant un laps de temps très court. En d’autres mots, si nous venons à bout de leur dispositif, seule une moitié de la planète sera soumise aux radiations. Nous n’avons pas le choix. Prions pour que cela fonctionne. —Entendu. — D’accord, dit Oscar. Reuben, armez le missile quantique et réglez son rayon d’action au maximum. J’entre immédiatement mon code de lancement. Hywel ? —C’est fait, dit le premier officier. Dans sa vision virtuelle, Oscar vit que l’arme était active. — Merci. Dervla, rapprochez-nous de notre cible. Nous n’avons plus beaucoup de temps. —Oui, monsieur. —À cent mille kilomètres, notre espérance de vie sera de cinq secondes, fit remarquer Teague. —Alors, d’accord pour cent mille kilomètres. Allons-y. — Mark, nous avons vraiment besoin que ces dérivations de flux soient intégrées sans attendre. Thame essayait de garder son calme et de ne rien laisser paraître de son stress, mais la pression était énorme. Sa voix, qui se voulait posée, s’apparentait à un coassement, car il n’avait pas dormi depuis quarante heures, tout en ingurgitant beaucoup trop de caféine. Et puis, il commençait à être désespéré. Les navires de guerre primiens se massaient tout près de Prospecteur. Un dispositif à embrasement s’enfonçait rapidement dans l’étoile de Wessex. C’était le début de la fin de l’espèce humaine. Pas de pression. Mark ne se donna pas la peine de répondre. Il n’osait pas se concentrer sur autre chose que son travail. Son champ de vision était constellé de taches rouge sang. Ses mains tremblaient, même si cela ne se voyait pas. Il portait une combinaison spatiale, avec des gants équipés de capteurs microsensitifs. La baie d’assemblage de la frégate était vide d’air. Le vaisseau était prêt à partir, à s’engager dans l’espace et dans la bataille. Sauf que ces satanées dérivations ne fonctionnaient toujours pas correctement. Mark travaillait sur l’alimentation de l’une des neuf unités. Tous les câbles à haute capacité étaient en place et connectés. Restait à vérifier le programme de gestion. Des colonnes de textes vertes plus hautes que des gratte-ciel défilaient dans sa vision virtuelle. Il les modifiait à mesure qu’elles se déroulaient. Il se laissait guider par son instinct, par le vague souvenir des programmes, des logiciels de secours et autres rustines électroniques qu’il avait bidouillés dans le passé. Il changeait les instructions, reformatait, modelait le logiciel pour le rendre fonctionnel. — Désolé de vous harceler, intervint Nigel Sheldon, mais pourriez-vous nous dire pour combien de temps vous en avez ? Il contrôlait sa voix bien mieux que Thame, mais n’essayait pas de cacher son impatience. — Je fais de mon mieux, geignit Mark. JE FAIS DE MON MIEUX ! Sa vision était troublée par ses larmes. Il cligna des yeux. Les dernières lignes lumineuses finissaient de défiler dans lui. Il leur ajouta un programme élaboré pour empêcher les cueilleuses de la vallée d’Ulon de se désynchroniser. En lançant le logiciel, il sentit presque l’atmosphère humide et le parfum de ses vignes. Une icône rouge devint verte. — Ça marche ! s’exclama Thame. Séquence d’initiation de l’alimentation commencée. Mark, vous avez réussi ! Devant le viseur de ce dernier, les lumières rouges de l’armoire électrique viraient toutes au vert. Un frisson de soulagement lui parcourut l’échine. Son assistant virtuel envoya des copies du programme dans toutes les dérivations et tous les régulateurs de la frégate. — Vous avez fait un boulot fantastique, dit Dutton-Smith en lui donnant une tape sur l’épaule. Allons-y ! Mark ne bougea pas. Il était pétrifié. Les muscles crispés, il se repliait lentement en position fœtale. — Tout ira bien, le rassura gentiment Dutton-Smith en le tirant doucement hors de cet espace réduit. Ils eurent à peine le temps de sortir avant qu’un lourd bras manipulateur mette en place la section de coque manquante. L’IR de la baie d’assemblage fixait huit sections similaires tout autour de la carlingue de la frégate. Tout en maintenant un Mark inerte loin des ponts télescopiques en train de s’escamoter, Dutton-Smith s’accrocha à la structure métallique qui s’éloigna lentement de Charybde. La frégate glissa à côté d’eux à la manière d’un géant des mers endormi. Aucun réacteur, aucune fusée en forme de cône ne cracha de flammes ni de gaz ; Charybde se déplaçait par manipulation gravospatiale. Sa silhouette parfaitement noire oblitéra une poignée d’étoiles. Avant de disparaître. La réaction de la Marine humaine au commencement de sa seconde vague d’invasions confirma les prédictions de MatinLumièreMontagne. Leurs missiles et rayons auraient été capables de protéger efficacement leurs planètes si, comme la première fois, il avait ouvert ses trous de ver en orbite rapprochée. Au lieu de quoi il avait envoyé ses vaisseaux très loin des mondes colonisés par les humains. Ceux-ci avaient tiré leurs missiles supraluminiques, mais la distance qu’il avait mise entre eux lui avait permis d’envoyer de très nombreux vaisseaux sans courir le moindre risque d’interception. Lorsque les projectiles étaient devenus menaçants, il lui avait suffi de déplacer ses trous de ver et d’envoyer d’autres navires. Comme ses flottes se dispersaient selon le plan établi, MatinLumièreMontagne procéda à l’étape numéro deux. Des trous de ver s’ouvrirent aussi près que possible des étoiles visées. De puissants rayons lumineux se déversèrent sur les astéroïdes et les installations qui orbitaient autour du trou de ver interstellaire de son avant-poste. D’autres navires décollèrent et s’enfoncèrent dans les environnements hostiles pour former des périmètres protecteurs. Comme prévu, les humains n’avaient pas pensé à défendre leurs étoiles. MatinLumièreMontagne mit en route ses dispositifs de pénétration de couronne solaire dans les quarante-huit systèmes ciblés. Les vaisseaux envoyés auparavant provoquèrent des interférences. Ses ennemis n’envoyèrent qu’un seul navire investiguer à proximité d’une étoile – celle de la planète Hanko. MatinLumièreMontagne n’avait plus qu’à attendre et observer. Jamais il n’avait construit engin plus automatisé que ces machines de pénétration solaire. Comme il n’avait pas pu installer des groupes d’Immobiles à l’intérieur, il avait été contraint de se fier à l’électronique embarquée, ce qui était une énorme source d’inquiétude. Durant les quelques siècles qui avaient précédé l’emprisonnement de son système d’origine, plusieurs de ses rivaux Immobiles et lui-même avaient élaboré des armes similaires, sans toutefois pouvoir les essayer, car cela aurait signifié la fin de la vie sur Prime. Pendant plus de mille ans, il avait été impossible de passer de la théorie à la pratique. Une fois ses concurrents anéantis, MatinLumièreMontagne avait découvert avec étonnement que plusieurs d’entre eux possédaient des machines de ce genre. Apparemment, ils se méfiaient de sa puissance grandissante et comptaient sur le pouvoir dissuasif de cette arme. Lorsqu’il fut en mesure d’explorer d’autres systèmes solaires, MatinLumièreMontagne lança un programme de recherche intensif et entreprit d’essayer les engins à sa disposition afin d’en observer les effets et, éventuellement, d’en affiner les plans. Il fut satisfait de constater que son propre système d’attaque figurait parmi les meilleurs. Il n’avait plus qu’à regarder comment les couronnes transpercées engendraient des embrasements solaires, projetaient de vastes nuages de particules radioactives qui envelopperaient bientôt les mondes du Commonwealth. Toutes les formes de vie non primiennes y dépériraient bientôt, puis finiraient par disparaître. C’était la solution la plus simple et la plus efficace au problème qui lui était posé. MatinLumièreMontagne avait rencontré des difficultés inattendues lorsqu’il avait tenté de cultiver la terre de ses vingt-trois nouveaux mondes. La plupart du temps, les graines germaient, mais les jeunes pousses tombaient malades et mouraient. Le mal dont elles souffraient différait d’une planète, et parfois d’un continent à l’autre. Étrangement, il trouva la raison de ce phénomène dans les données saisies à l’ennemi. Les bactéries du sol étaient partout différentes. A posteriori, c’était évident. En plus de cela, une myriade de spores, virus, micro-organismes et aussi d’insectes étaient hostiles aux plantes de son monde natal. Les humains contournaient ce problème en produisant des espèces terriennes génétiquement modifiées pour s’adapter à un sol donné. Ils créaient artificiellement des aliments assimilables par leurs organismes. Des plantes qui ressemblaient à celles qui poussaient sur Terre, mais dont le fonctionnement biochimique était subtilement différent. Rien de ce que faisaient les hommes ne surprenait plus MatinLumièreMontagne. En revanche, il ne comprenait pas comment ils pouvaient trahir leur héritage biologique sans vergogne aucune. L’intégrité de leur évolution leur importait-elle si peu ? Apparemment oui. Le vaisseau qui montait la garde devant Hanko s’était éloigné de l’embrasement pour s’en approcher de nouveau. Il étaitdésormaissiprèsdel’étoilequeMatinLumièreMontagne avait du mal à suivre sa progression. Un capteur embarqué dans un des navires censés faire diversion détecta une impulsion électromagnétique semblable à ce que pourrait produire un petit engin doté d’un réacteur à fusion. Alors, le vaisseau disparut de nouveau. MatinLumièreMontagne attendit de voir ce qui allait se produire. Il n’imaginait pas qu’il existât une arme assez puissante pour détruire son dispositif de pénétration de couronne. Dès que les embrasements auraient éliminé toute vie à la surface des quarante-huit planètes attaquées, il y introduirait des espèces primiennes. Ce serait le début de la primaformation de la galaxie. Sans aucune source de nourriture, les humains ne pourraient faire autrement que d’abandonner leurs mondes en laissant derrière eux leurs installations industrielles si précieuses. Et, si jamais ils décidaient de lui résister et de se battre, ses flottes déjà déployées les anéantiraient à coup sûr. C’était une méthode d’invasion plutôt économique. MatinLumièreMontagne avait investi beaucoup trop de ressources dans la prise et le maintien des usines et terres cultivées des vingt-trois premières planètes envahies. La guérilla lui coûtait cher. La technologie humaine était utile, toutefois, le prix à payer était exorbitant. Cette fois-ci, il avait l’intention d’envahir Wessex, une planète appartenant au fameux G15 qui regorgeait d’installations très intéressantes. Et il était bien décidé à ne pas en perdre une miette. La violence de l’explosion fut extraordinaire. MatinLumièreMontagne pensa brièvement que les senseurs de ses navires étaient tombés simultanément en panne. La surface du soleil de Hanko ondula. Un cratère titanesque se forma dans la photosphère, avalant l’embrasement encore en formation. De son centre s’éleva une gigantesque sphère de plasma, comme si l’étoile était en train d’accoucher. Des radiations dures jaillissant du cœur de l’explosion transpercèrent les champs de force de tous les vaisseaux qui se trouvaient à proximité, les vaporisant instantanément. Pendant un instant, MatinLumièreMontagne ne fut plus en mesure d’observer ce qui se déroulait là-bas. Il ouvrit un trou de ver à cinq millions de kilomètres du soleil et déplia précautionneusement des senseurs, pour découvrir que le cratère était en train de s’effondrer, produisant des ondes de choc démesurées à la surface de l’étoile. La sphère de plasma s’était dissociée de la couronne et fonçait dans l’espace à une vitesse quasi relativiste tout en grossissant. Apparemment, il n’y avait plus ni trace de l’embrasement au milieu de la conflagration qui faisait rage dans la couronne, ni écho de l’effet quantique produit par son dispositif. MatinLumièreMontagne était choqué par l’ampleur de l’événement. Il ne s’attendait pas du tout que les humains disposent d’une arme aussi puissante. Ils étaient infiniment plus dangereux qu’il ne l’avait cru. Pour la première fois depuis l’effondrement de la barrière, il commença à mettre en doute la pertinence de ses choix. — Oui, cela fonctionne, dit Tunde avec un sourire méfiant. L’embrasement a été balayé. — Balayé par une décharge de radiations encore plus intense, fit remarquer Rafael. Dans le bureau, tout le monde était hypnotisé par les images envoyées par Dublin, qui observait la scène depuis une position sûre située à dix millions de kilomètres du soleil de Hanko. Wilson regardait les vagues paresseuses qui se propageaient dans la couronne. Quand il eut assimilé ce qu’il voyait, la démesure de la scène le frappa et il comprit que les ondes n’avaient rien de paresseux. Des flammes gigantesques se tordaient sous les oscillations du champ magnétique. Deux millions de kilomètres au-dessus de la dépression, la sphère de plasma égalait désormais le diamètre de Saturne et se refroidissait rapidement. Elle perdait de sa cohésion et crachait des rivières d’ions éphémères aussi lumineuses que la queue d’une comète. L’émission de radiations dures par l’épicentre de l’explosion diminuait aussi. Même à dix millions de kilomètres, le champ de force de Dublin était mis à très rude épreuve. — Mais aussi plus courte, le contra immédiatement Tunde. Dans ce cas, la loi quadratique inversée joue en notre faveur. Hanko est tout de même à une UA d’ici. — Il n’y avait pas d’alternative, dit Natasha. De cette façon, la biosphère de la planète garde des chances de survie. — Je sais, concéda Rafael d’une voix morne. Je suis désolé. C’est juste que j’aurais préféré quelque chose de moins radical. — C’était la seule solution, intervint Wilson. Anna, je veux que les vaisseaux tirent des missiles quantiques sur tous les embrasements. Mettons fin à tout cela. — Oui, monsieur. Neuf systèmes sur quarante-huit ne sont pas couverts par un vaisseau, ajouta-t-elle, comme si elle était navrée d’avoir à lui rappeler un détail fâcheux. — Merde ! Envoyez-y tous les vaisseaux que vous pourrez. — Le commandement de la flotte est déjà en train de revoir ses programmes de vols. L’affichage tactique de la salle montrait des navires en train de quitter leur orbite planétaire. Wilson s’autorisa à penser qu’ils arriveraient tous à temps, que les dommages causés par les embrasements seraient minimes. Il savait néanmoins que, même s’il ne se trompait pas, même si la majorité de la biosphère des planètes touchées survivait, la plupart de leurs habitants voudraient partir. Les gens seraient terrifiés. À juste titre, d’ailleurs. Une marée de réfugiés inonderait le Commonwealth. Les gouvernements planétaires seraient complètement débordés, car le problème des réfugiés des vingt-trois n’avait pas encore été résolu. — Pouvons-nous fermer le réseau de CST ? demanda-t-il à la présidente. Nigel n’était toujours pas revenu. Sa projection figée flottait au milieu de la pièce comme un fantôme. Wilson en était venu à se demander si le chef de la Dynastie Sheldon n’avait pas pris la poudre d’escampette. — Pardonnez-moi ? sursauta la présidente. — Nous devons empêcher la population des quarante-huit systèmes attaqués de sombrer dans la panique et de fuir. Le reste du Commonwealth ne pourra pas faire face à une pareille vague de réfugiés. Je doute même que CST soit capable de transporter autant de gens. — S’ils restent, ils souffriront des radiations. On ne peut pas leur infliger cela et il est hors de question que je prenne la responsabilité de cette horreur. — Les champs de force constituent des protections efficaces. — Vous avez pensé à ceux qui ne vivent pas sous un champ de force ? — D’après les rapports qui viennent de nous parvenir, la plupart des stations de CST sur ces planètes sont déjà fermées, dit Rafael. — Quoi ? — On dirait que Wessex a coupé tous ses liens avec l’espace de phase deux. De concert, Wilson et Doi se retournèrent vers l’image de Nigel Sheldon. L’amiral essaya d’envoyer un message à l’adresse privée de niveau deux du chef de la grande Dynastie intersolaire, mais n’y parvint pas. — Que fait-il donc ? — Je suppose et espère qu’il se sert de ses trous de ver pour interférer avec ceux des Primiens, dit Rafael. — Avons-nous des informations à ce sujet ? demanda Wilson à Anna. — Amiral, intervint Dimitri, avec tout le respect que je vous dois, ceci n’est pas très important. Nous devons nous concentrer sur la Porte de l’enfer et sur la façon de la détruire ou de la rendre inopérante. Tant que les Primiens auront la possibilité d’ouvrir des trous de ver dans l’espace du Commonwealth, ils pourront lancer bombe sur bombe sur n’importe laquelle de nos étoiles. Nous venons de leur faire la démonstration de notre arme de fin du monde, et nous avons maintenant la certitude qu’ils souhaitent nous chasser ou nous anéantir. Leur prochain mouvement interviendra rapidement et sera extrêmement violent. Vous devez les arrêter. La prochaine heure décidera du sort du Commonwealth ; les problèmes de logistique et de déplacements de populations nous importent peu. Wilson hocha lentement la tête et commença une nouvelle fois ses exercices de respiration. Il régnait un silence surnaturel, qui ne l’aidait pas à oublier ses mains tremblantes. La question des réfugiés n’était qu’une diversion. La vérité, c’était qu’il voulait retarder le moment des prises de décisions. C’est trop de responsabilités pour une seule personne. Je ne suis pas encore prêt. Un petit rire désabusé sortit de sa bouche et lui valut quelques regards étonnés. Dans combien de temps penses-tu être prêt ? Putain, ça fait déjà trois cents ans que tu t’entraînes. — Anna, demandez au Caire et à Bagdad de foncer directement sur la Porte de l’enfer. Ils auront pour mission de tirer leurs missiles quantiques sur les installations primiennes qui s’y trouvent. Je veux qu’ils fassent sauter ces champs de force et qu’ils pulvérisent leurs générateurs de trous de ver. — Oui, monsieur. Elle entreprit de relayer ces ordres au commandement de la flotte. Wilson étudia l’affichage tactique. Maintenant qu’il s’était jeté à l’eau, qu’il s’était résolu à prendre ses responsabilités, la marche à suivre lui paraissait évidente, logique. Son cœur recommençait à battre normalement dans sa poitrine. — Combien de temps cela va-t-il prendre ? demanda Doi. — Il faut compter trois jours pour le voyage, ce qui sera peut-être trop long. Ou pas. Même s’ils ne parviennent pas à approcher de la Porte de l’enfer, ils pourront tirer leurs missiles sur l’étoile dans ce système et causer des dégâts sérieux aux Primiens stationnés là-bas. — Je comprends, dit faiblement Doi, comme si elle admettait déjà leur défaite. Wilson ne voulait pas la regarder. Si les Primiens décidaient de s’attaquer systématiquement aux autres soleils du Commonwealth, ils mourraient tous. Ils avaient trois jours pour tenter quelque chose. Je leur ai donné trois jours. Sur l’affichage tactique, des missiles quantiques explosaient pour éteindre des embrasements déjà bien avancés. La combinaison des deux types d’armes projetait des torrents de radiations mortelles sur les malheureuses colonies humaines. — Prévenez les autorités planétaires, dit Wilson avec lassitude. Dites-leur de se mettre à l’abri. — Ils ne nous ont pas attendus pour cela, remarqua Rafael. Wilson, je suis désolé, mais nous n’avions pas le choix. — Oui. Il inspira profondément en regardant le spectacle produit par ces explosions apocalyptiques. Des millions de gens allaient mourir des conséquences de l’ordre qu’il avait donné. — Mauvaise journée, marmonna Nigel Sheldon. Et les choses vont aller de mal en pis. Sa conscience élargie se glissa dans les ordinateurs qui géraient les générateurs de la station de Wessex. Le trafic avait déjà été interrompu à la suite de sa décision, un peu plus tôt, ce qui avait rapidement vidé les trous de ver. Il déconnecta huit d’entre eux de leur portail et ramena leur point de sortie dans le système solaire. Les senseurs situés en orbite localisèrent pour lui les trous de ver primiens. Plus de trois mille vaisseaux en avaient déjà jailli. L’ennemi avait également expédié une de ses fameuses bombes incendiaires dans l’étoile locale. Tokyo avait aussitôt tiré un missile quantique pour en annihiler les effets. — Nous allons perdre la totalité de la moisson de cette saleté de planète, grogna Alan Hutchinson. Les champs de force protégeront Narrabri, mais les continents sont complètement exposés. — Je sais. Le missile quantique explosa. — Saloperie de putain de merde ! cracha Alan Hutchinson, tandis que les senseurs leur montraient les dommages infligés à l’étoile par les Primiens et le vaisseau humain. Nous avons plus que quadruplé l’émission de radiations. Tout ce qu’ils ont à faire, c’est continuer à nous balancer leurs bombes. La solution est aussi mauvaise que le problème. — Ne vous emballez pas, Alan. Je peux peut-être arrêter tout cela. Nigel suivait Charybde grâce à un canal de contrôle directionnel généré par le réacteur du vaisseau. La frégate se rapprochait rapidement d’un trou de ver primien sans apparaître sur aucun hysradar. Espérons que l’ennemi ne la voit pas non plus. — Vous êtes prêts ? demanda-t-il à Otis. — Oui, papa. — Alors, on y va. Nigel envoya une série d’instructions dans les générateurs de trous de ver qu’il commandait. Cette fois-ci, il n’eut pas besoin de l’IA. CST avait modifié les IR de Wessex pour leur permettre d’utiliser les tunnels dans l’espace-temps comme des armes. MatinLumièreMontagne assista au lancement des superbombes humaines sur ses dispositifs de pénétration de couronne solaire. Toutes ses machines furent détruites. Il ne s’attendait vraiment pas à une réponse aussi brutale. S’ils avaient des armes si puissantes, pourquoi ne s’en servaient-ils pas contre son avant-poste ou son monde natal ? Ce n’était tout de même pas une question d’éthique ? Un de ses trous de ver sur Wessex fut subitement victime d’interférences exotiques, comme huit trous de ver humains le traversaient. MatinLumièreMontagne avait prévu cette manœuvre. Il dévia l’énergie de plusieurs extracteurs de flux magnétiques, les magflux, et tâcha de stabiliser sa structure. Après avoir analysé la nature de l’attaque subie lors de la première vague d’invasions, il avait modifié les mécanismes de ses générateurs de manière à les rendre moins sensibles aux surcharges. Des milliers de groupements d’Immobiles focalisèrent leur attention sur le trou de ver, prêts à contrer toute tentative de déstabilisation de son tissu exotique. Rien de ce genre n’arriva. Quelque chose d’étrange était en train de se produire. Les trous de ver humains se fondaient dans le sien, contribuaient à maintenir ouverte cette fissure dans l’espace-temps grâce à leur apport énergétique. Pendant quelque temps, MatinLumièreMontagne fut complètement dépassé par les événements. Soudain, il se rendit compte qu’il était incapable de refermer le trou de ver. Les humains y injectaient tellement d’énergie que le tissu en devenait rigide et que la sortie restait bloquée dans le système de Wessex. En d’autres termes, ils s’étaient assurés de pouvoir atteindre son avant-poste. MatinLumièreMontagne essaya d’introduire des instabilités, des résonances, de changer la fréquence de l’énergie. Les humains contrèrent facilement toutes ses tentatives. Des senseurs détectèrent un missile relativiste qui fonçait vers la sortie. MatinLumièreMontagne renforça le trou de ver qui protégeait l’issue et entreprit de rappeler les navires qui venaient de s’engager dans le passage. Les vaisseaux se mirent en position défensive. Tous les champs de force de son avant-poste furent renforcés. Il s’était préparé à essuyer une attaque relativiste. Les dommages devraient être minimes. Un vaisseau se matérialisa à l’intérieur de l’enceinte du champ de force qui protégeait la sortie du trou de ver. Il était difficile à détecter, car sa coque noire absorbait les radiations électromagnétiques. MatinLumièreMontagne savait qu’il était là uniquement parce qu’il éclipsait partiellement les traînées produites par les réacteurs de ses propres navires. Il n’y avait eu aucun signe avant-coureur, aucune distorsion quantique caractéristique de l’approche d’un navire ou missile humain. Ses ennemis avaient construit quelque chose de nouveau. Le vaisseau traversa rapidement la sortie. MatinLumièreMontagne envoya tout ce qui lui restait d’énergie pour tenter de déstabiliser le trou de ver. Cela n’eut aucun effet. Le tissu du trou de ver ne bougea pas, tandis que les humains contraient ses manœuvres. MatinLumièreMontagne rassembla ses vaisseaux autour du générateur et se prépara à tirer. Il en profita également pour mettre ses senseurs en alerte dans l’intention d’en apprendre un peu plus sur le nouveau réacteur des humains. Le navire ennemi sortit du trou de ver. Ceux de MatinLumièreMontagne braquèrent leurs rayons sur l’intrus et tirèrent. Celui-ci disparut. — Une deuxième fournée de bombes arrive, annonça Anna. — Merde, merde et merde ! s’exclama Wilson en voyant une trentaine de points minuscules foncer à près de cent G vers leurs cibles. Natasha ? — Si vous ne parvenez pas à les intercepter avec des missiles Douvoir, frappez-les avec des missiles quantiques. — Saloperie ! D’accord pour cette solution, reprit Wilson en faisant un signe de la tête à Anna. Faites quand même venir tous les Douvoir que nous avons dans les parages. On devrait réussir à en toucher quelques-uns d’une façon conventionnelle. — Oui, monsieur. — L’un des deux protagonistes épuisera ses réserves de superarmes avant l’autre, dit Dimitri. C’est ce qui décidera de l’issue de la bataille. — Vous voulez dire de l’issue de la guerre, le corrigea Rafael. — Oui, amiral. La projection de Nigel se remit à bouger. — J’ai fait ce que je pouvais. Nous devrions pouvoir ramasser les fruits de notre action d’ici un quart d’heure. Wilson vérifia rapidement la zone de Wessex dans l’affichage tactique. Un des trous de ver primiens avait disparu. Un seul ? — Qu’avez-vous fait ? — J’ai envoyé un vaisseau du côté de la Porte de l’enfer. Wilson regarda successivement Anna et Rafael, qui semblaient aussi perplexes l’un que l’autre. — Quel genre de vaisseau ? demanda un Dimitri fasciné. — Un vaisseau de guerre, répondit Nigel. Très lourdement armé. — Avec quoi ? voulut savoir Natasha. — Des missiles quantiques améliorés. — Améliorés ? — Vous verrez. Enfin, si cela marche. MatinLumièreMontagne ne détectait le vaisseau humain nulle part dans le système de son avant-poste. La plupart de ses capteurs n’avaient absolument pas réagi lorsque celui-ci était sorti du trou de ver. À cette occasion, seuls ses senseurs visuels lui avaient permis de deviner la présence de l’ovoïde noir, qui semblait aspirer la lumière. Pas de signature quantique, rien sur le détecteur de masses. Mais le pire, c’était l’absence apparente de trou de ver. Quoi que les scientifiques humains aient inventé cette fois-ci, c’était très différent de tout ce qu’ils avaient produit jusque-là. MatinLumièreMontagne se demandait ce que ce vaisseau était venu faire chez lui. Une attaque était probablement imminente. Mais comment expliquer qu’il n’ait pas lancé un de ses supermissiles dès sa sortie de l’hyperespace ? Rien n’était plus destructeur que ces engins. Une bombe comme celle-là détruirait certainement une grande partie des vaisseaux et équipements présents autour de la Porte de l’enfer. Le trou de ver interstellaire lui-même serait menacé. Pourquoi était-il si difficile de comprendre les humains ? Les senseurs de plusieurs de ses plates-formes lance-missiles détectèrent des sources magnétiques extrêmement puissantes, quoique diffuses, à une centaine de milliers de kilomètres de la couronne de l’étoile. MatinLumièreMontagne avait placé quatre mille plates-formes autour du soleil de ce système pour protéger ses extracteurs de magflux. Sans eux, il lui serait impossible d’alimenter les générateurs de trous de ver qu’il utilisait pour attaquer le Commonwealth. Il s’agissait d’un missile. Un missile qui ne visait aucun de ses extracteurs, mais qui semblait s’enfoncer dans l’étoile – il était déjà trop tard pour espérer l’intercepter. Étant donné sa position et sa trajectoire, il n’y avait que deux possibilités : soit les humains avaient réussi à construire une machine similaire à ses perforateurs de couronne solaire, soit il s’agissait de l’une de leurs superbombes. Impossible à dire avant l’impact. MatinLumièreMontagne calcula les dégâts que produirait un embrasement sur ses extracteurs de magflux. En s’y prenant suffisamment tôt, il serait possible d’altérer leur positionnement et leur inclinaison orbitale de façon à les éloigner du flot de radiations. Ce que les humains devaient savoir. Une superbombe serait beaucoup plus efficace, même si elle ne détruirait qu’une petite proportion de ses extracteurs. Néanmoins, cela ralentirait grandement sa progression dans le Commonwealth. Finalement, MatinLumièreMontagne décida de lancer un nouvel essaim de ses armes les plus puissantes dans les quarante-huit systèmes qu’il avait entrepris d’envahir. Il commença également à faire la liste des mondes du Commonwealth qu’il lui restait à attaquer. Il aurait été préférable de prendre ces planètes lentement, graduellement, d’affaiblir les humains de façon progressive en profitant de leurs installations industrielles. Par malheur, ses ennemis le forçaient à accélérer la cadence. Les dizaines de milliers de groupements d’Immobiles qui assuraient la programmation des générateurs de trous de ver de son avant-poste se mirent au travail et calculèrent de nouvelles coordonnées. Des perforateurs de couronne furent chargés dans des lanceurs ; des Immobiles travaillèrent activement à la programmation des appareils électroniques de guidage. MatinLumièreMontagne n’avait pas autant de munitions qu’il l’aurait voulu. En dépit de ses aptitudes technologiques et de ses moyens colossaux, elles restaient extrêmement difficiles à fabriquer. Les senseurs des plates-formes les plus proches du missile humain captèrent une anomalie dans l’activité du champ quantique, tandis que le projectile atteignait la chromosphère. Alors, leurs communications furent coupées. L’alimentation des extracteurs de magflux qui se trouvaient dans la zone d’impact ne fut plus assurée, ce qui obligea MatinLumièreMontagne à brancher le système de secours pour continuer à alimenter plus de cent cinquante trous de ver ouverts dans le Commonwealth. Des plates-formes plus éloignées lui montrèrent le cratère caractéristique provoqué par l’explosion d’une superbombe. Soudain, quelque chose d’inattendu se produisit. Les détecteurs de signature quantique furent saturés. Le champ magnétique de l’étoile augmenta de manière exponentielle, produisant des impulsions assez puissantes pour repousser de leur orbite un cinquième de ses plates-formes et extracteurs de mégaflux. Comme ces équipements s’en allaient à la dérive, tous systèmes électroniques éteints, MatinLumièreMontagne se connecta à des installations plus éloignées pour tenter de comprendre ce qui venait de se passer. Autour du cratère, une marée de lumière grossissait et se répandait dans la chromosphère. Des radiations très dures s’en échappaient et formaient une onde de choc assez puissante pour transpercer le plus solide des champs de force. Davantage de plates-formes et d’extracteurs tombèrent en panne. MatinLumièreMontagne ne disposait plus d’aucun moyen d’observation, ses installations restantes se trouvant de l’autre côté de l’étoile. Les capteurs de l’avant-poste lui montraient le soleil tel qu’il était six minutes plus tôt, normal et passif. Les réserves de puissance étaient désormais trop faibles pour pallier la perte de ses extracteurs. Il se contenta donc de maintenir ouverts deux trous de ver par planète du Commonwealth occupée. La première flottille de plates-formes à sortir de l’ombre de l’explosion initiale lui montra furtivement ce qui ressemblait à un croissant géant blanc-bleu en train d’émerger derrière le soleil. MatinLumièreMontagne comprit subitement ce que les humains avaient osé faire. L’étoile était en train de se transformer en nova. Ozzie fut réveillé par de minces rais de lumière, qui lui balayèrent le visage. Pendant quelques secondes, il resta immobile, les yeux fermés, un sourire aux lèvres. Voyons voir. Il souleva les paupières et ramena sa main devant son visage. D’après son antique montre-bracelet, il avait dormi neuf heures. — Ah, ouais ? fit-il, comme pour lancer un défi à l’Univers tout entier. Il ouvrit la fermeture à glissière de son sac de couchage et s’étira. Comme l’air était frais, il tendit le bras pour attraper son pantalon de velours. Il l’enfila, boucla sa ceinture et attrapa sa chemise à carreaux en souriant d’un air entendu. Il s’habilla très précautionneusement. Il n’y eut aucun craquement. — Eh ! On progresse ! Il saisit ses bottes et avisa ses gros orteils, qui dépassaient de ses chaussettes trouées. — Quoique… Pas de doute : une séance de rapiéçage s’imposait. Il tâta la poche de sa veste en peau de mouton gris foncé, où était rangé son nécessaire à couture. — Peut-être demain. Il tira le rideau de l’abri de fortune et tenta de réprimer un fou rire. — Salut, dit-il joyeusement à Orion, assis près du feu qu’il venait de raviver. Leurs mugs de métal étaient suspendus à un polype fin fixé au-dessus des flammes. Des volutes de vapeur s’élevaient de leur contenu. — Il reste cinq cubes de chocolat et deux de thé. Qu’est-ce que vous voulez boire ? — La variété est le sel de la vie, mec, alors ce sera un thé. Qu’en penses-tu ? — D’accord, répondit Orion en regardant du coin de l’œil les cubes dorés qui contenaient le chocolat. — Ça va, merci, dit Ozzie en s’asseyant sur un polype noir-marron, ce qui réveilla la douleur de sa jambe raide. — Pardon ? — Mon genou, oui, il va beaucoup mieux, mais je dois faire des exercices pour le dérouiller. Il est un peu raide depuis hier. Tu te souviens d’hier ? demanda-t-il au garçon perplexe. La marche jusqu’à l’extrémité de la spire ? — Oui, répondit Orion, que cette mauvaise blague n’amusait pas. Tochee émergea de la jungle, les tentacules chargés de divers récipients remplis d’eau. — Bonjour à vous, ami Ozzie, le salua-t-il par l’intermédiaire de l’ordinateur de poche. — Bonjour, répondit l’homme en saisissant le mug tendu par un Orion de plus en plus déstabilisé. Vous avez trouvé quelque chose d’intéressant ? — Je n’ai détecté aucune activité électrique avec mon équipement, répondit Tochee en brandissant ses capteurs. Le mécanisme doit être profondément enfoui sous la surface du récif. — Oui, s’il y en a un. — C’est vous qui nous avez dit qu’il y avait forcément des machines là-dessous, protesta Orion. — Quelque chose génère la gravité. À mon avis, c’est beaucoup trop sophistiqué pour être une vulgaire machine. Un treillage de quarks, des champs quantiques repliés, des intersections gravitoniques moléculaires assemblées à un niveau subatomique, peut-être. Qui sait ? Qu’est-ce que cela peut faire ? Nous ne sommes pas là pour ça, après tout. — Alors, pour quoi sommes-nous là ? demanda Orion, exaspéré. — Les Silfens. — Oui, eh bien, il n’y a pas beaucoup de Silfens dans le coin ! dit le garçon en faisant un grand geste circulaire avec son bras et en renversant son thé. — Pas pour l’instant, rétorqua Ozzie en commençant à peler un des fruits gris-bleu qu’ils avaient ramassés. — C’est-à-dire ? — C’est-à-dire… Bon, personne, ici, ne croit que nous nous sommes écrasés sur cette île par accident – nous sommes d’accord ? Je veux dire, statistiquement, c’était quasi impossible. Le halo est énorme, gigantesque, mec. Et notre bon vieil Éclaireur, comment dire, c’était pas le Titanic. — Une collision naturelle était en effet très peu probable, confirma Tochee. — Donc, nous ne sommes pas ici par hasard. Et qu’avons-nous trouvé hier ? Qu’y a-t-il de l’autre côté du récif ? — Des spires, répondit Orion sans enthousiasme. — Des spires qui – vous en conviendrez – feraient d’excellents terrains d’atterrissage pour les Silfens, dit-il en croquant à pleines dents le fruit à la texture grossière. — Alors, ils vont venir ! s’exclama joyeusement le garçon. — Excellente déduction, ami Ozzie. — Merci beaucoup, dit Ozzie en essuyant sa barbe pleine de jus. En tout cas, cela vaut le coup d’essayer. Et puis, je n’ai aucune autre hypothèse plausible pour aujourd’hui. Très furtivement, Orion arbora une moue dubitative, mais il ne releva pas. Ozzie se demandait si le garçon et Tochee étaient réels. Il ne croyait aucunement en ces boucles temporelles. Il existait de nombreuses manières de manipuler l’espace-temps à l’intérieur d’un trou de ver, et il était parfaitement possible de donner l’impression à un observateur que le temps s’écoulait plus vite à l’extérieur. En revanche, remonter le temps était absolument impossible. Si cette journée sur le récif était générée artificiellement, force lui était d’admettre que l’illusion était exceptionnelle. Des compagnons ayant été dupliqués à la perfection devaient se comporter de façon absolument authentique. S’ils partageaient son rêve, pourquoi ne se rappelaient-ils pas avoir déjà vécu cette journée ? À moins qu’il y eût effectivement une sorte de boucle temporelle au sein du halo gazeux, un genre de microcontinuum parallèle au reste de l’Univers, mais obéissant à des règles temporelles différentes. Il ignorait si une telle chose était possible. Analyser un phénomène aussi étrange serait un défi très intéressant, mais cela faisait bien longtemps qu’il ne s’était frotté à un problème de mathématiques aussi complexe. Et il n’avait pas envie de s’y mettre aujourd’hui. Après le petit déjeuner, il demanda à Orion et Tochee de rassembler leurs affaires pour partir en exploration dans la forêt. Il n’était pas réellement persuadé de la tangibilité de ce monde, cependant, il ne prendrait pas le risque d’abandonner sur ce récif les quelques possessions qu’il leur restait. Après tout, ils pouvaient très bien tomber sur un chemin silfen. Ils prirent donc leurs tentes, la pompe filtrante et leurs outils. — On ne ramasse pas de fruits ? demanda Orion, tandis qu’ils traversaient une portion de forêt qui regorgeait de grappes de baies rouges. Normalement, on ramasse les fruits qui se trouvent sur notre route. — Si tu veux. Ozzie sautillait sur le sentier en essayant de ne pas se prendre la tête dans la couverture formée par les branches les plus basses. Les arbres, vieux et grands, formaient un entrelacs impénétrable. Autour des troncs, la lumière du jour était diffuse. Dans l’air flottait une légère odeur d’épices. Orion poussa un cri de joie et entreprit d’escalader l’arbre le plus proche. Rapidement, il se retrouva à marcher au-dessus de la tête de ses compagnons, cassant quelques brindilles et secouant des touffes de feuilles épaisses. — Vous n’utilisez pas vos senseurs, ami Ozzie ? demanda Tochee. — J’en ai allumé quelques-uns, répondit celui-ci sur la défensive. Il n’avait pas envie de se fatiguer à tout expliquer à cet extraterrestre, qui n’était peut-être qu’une vulgaire illusion créée par un rêve silfen. Dans le cas contraire, Ozzie devrait faire face à une sérieuse crise de crédibilité. — On sortira les plus perfectionnés s’il se produit quelque chose d’intéressant, reprit-il. — Je comprends. Je vais continuer à enregistrer notre parcours ; cela nous aidera à déterminer… — Eh ! cria Orion. Ozzie se demanda si le garçon s’était fait mal ou s’il était simplement surpris. À cinq mètres de là, les branches qui les surplombaient s’agitaient dans tous les sens. Des brindilles cassées et des feuilles tombaient sur la piste. Les jambes d’Orion crevèrent le plafond végétal. Elles se balancèrent de gauche à droite pendant quelques secondes, puis le garçon se laissa tomber et atterrit doucement sur le sol sablonneux qui recouvrait les polypes. Plusieurs grappes de baies rouges tombèrent dans son sillage. Il leva les yeux vers la trouée, l’air renfrogné. — Que se passe-t-il ? demanda Ozzie en sautillant tranquillement vers le garçon. Tochee se joignit à lui en s’aidant de ses organes préhensiles pour se propulser en avant. Orion reculait en grattant la terre, le regard rivé sur le trou qu’il avait lui-même laissé dans les branchages et par lequel s’engouffraient des rais de lumière argentée. — Il y a quelque chose là-haut, répondit-il, pris de panique. Quelque chose de gros, je le jure. La partie antérieure du corps de l’extraterrestre se redressa, comme la créature alignait son œil pyramidal vers l’ouverture. — Je ne vois rien, ami Orion. — Pas juste au-dessus, un peu plus loin, précisa le garçon en désignant une direction du doigt. — Gros comment ? demanda Ozzie, nerveux. Le comportement d’Orion l’inquiétait un peu. Était-ce prévu ? Ou bien étaient-ils sortis de l’illusion ? Dans ce cas… Sa main glissa vers son couteau, rangé dans son fourreau. — Je ne sais pas, répondit Orion en se relevant difficilement. Il y avait une forme, qui se déplaçait. Une forme sombre. À peu près de ma taille. Peut-être un peu plus grosse. Tochee avait entrepris de glisser dans la direction indiquée par le garçon en serpentant avec souplesse pour économiser ses forces. Ses frondes colorées dépassaient fièrement de sa fourrure et se balançaient en rythme. Quelque chose, dans l’attitude et la confiance de l’extraterrestre, rappela à Ozzie les chasseurs indiens de l’Amérique sauvage. Il examina de nouveau la couverture végétale, mais il n’y avait rien à voir à part des feuilles et un clair-obscur d’ombres naturelles en mouvement. — Qu’est-ce que…, commença Orion. Ozzie obligea le garçon à baisser son bras levé. — Et si nous avancions encore vers la spire ? lui suggéra-t-il en posant son index sur ses lèvres. Orion écarquilla les yeux. Tochee se redressa violemment dans un mouvement particulièrement impressionnant, même dans cette faible gravité. Ses organes locomoteurs formèrent des crochets et agrippèrent les branchages, le maintenant à la verticale. Deux de ses organes préhensiles jaillirent dans les airs, prirent la forme de tentacules et s’enfoncèrent dans la végétation. Pendant quelques secondes, rien ne se produisit. Alors, Tochee lâcha les branches et tira sur ses tentacules. Son corps lourd retomba doucement. Une silhouette humanoïde tomba de la voûte verte. Ozzie bondissait déjà en avant. Il sauta et atterrit sur le personnage qui venait de toucher le sol près de Tochee. Les deux silhouettes roulèrent dans le sable, pendant que le rasta essayait d’immobiliser l’inconnu. Qui que fût ce dernier, il gigotait comme une pieuvre électrocutée. Chaque fois qu’Ozzie agrippait un de ses membres, celui-ci se libérait avec une force surhumaine. Un genre de cape en cuir ne cessait de lui gifler le visage. Ils se retrouvèrent au pied d’un arbre. Ozzie était couché sur le personnage, mais le tissu sombre et rigide continuait à lui envoyer des soufflets à la face. Il s’énerva, voulut donner un coup de pied à son adversaire, mais le manqua, frappa le sol, décolla de quelques centimètres et atterrit violemment sur les genoux. Ozzie n’avait jamais été doué pour la bagarre. — Oh, putain, ça fait mal ! — Alors, arrêtez de donner des coups dans tous les sens, espèce d’imbécile, rétorqua une voix dans un anglais bizarrement accentué. Ozzie se figea. L’aile en cuir s’éloigna de son visage et il se retrouva face à un Silfen mâle, dont les yeux félins le toisaient avec impatience. — Hein ? — Calmez-vous un peu. De toute façon, vous êtes nul dans le rôle de la brute ! Ozzie lâcha prise, comme si le Silfen le brûlait. — Vous savez parler ? — Vous savez vous servir de votre cervelle ? répondit le Silfen. Le rasta hésitait entre la colère et la stupéfaction. — Euh, désolé, dit-il doucement. Vous nous avez fait peur, vous savez, à ramper comme cela, là-haut. Orion s’était approché et les regardait, abasourdi. Lentement, il tira son pendentif de sous sa chemise. La lumière verte était tellement intense qu’il cligna des yeux. Il l’examina longuement, puis se tourna vers le Silfen, qui se relevait fièrement. Celui-ci battit plusieurs fois des ailes en soulevant un nuage de poussière, puis les rangea proprement sous ses bras. Sa queue claqua comme un fouet, avant de s’immobiliser, la pointe vers le haut. Ozzie épousseta ses vêtements, embarrassé. Tochee le rejoignit bientôt. — Je croyais que votre langage était inconnu de ces créatures, s’étonna l’extraterrestre par l’intermédiaire de l’ordinateur. Le Silfen se tourna vers lui. Ozzie ne put que deviner la suite. Une lumière ultraviolette clignota dans les yeux de l’humanoïde. Un frisson parcourut les membres manipulateurs de Tochee, qui envoya sa réponse. Les échanges lumineux s’accélèrent, comme les deux personnages conversaient. S’il s’agit d’une simulation, pourquoi a-t-il besoin de s’adresser à Tochee ? — Je ne savais pas qu’ils parlaient notre langue, lui chuchota Orion à l’oreille. — Moi non plus. Le Silfen finit une phrase et s’inclina légèrement en clignant des yeux. Dans son regard, l’éclat ultraviolet s’éteignit. — Qui êtes-vous ? demanda Ozzie. La bouche circulaire du Silfen s’ouvrit en grand et sa longue et fine langue vibra entre ses rangées de dents. — Je suis celui qui danse dans les courants infinis qui ondulent parmi les nuages et se joint à leur course éternelle dans l’étoile de la vie, répondit-il avant d’émettre un sifflement suraigu. Mais vous pouvez m’appeler « le Danseur ». Je sais à quel point vous, les humains, aimez les choses rapides et superficielles. — Merci, dit Ozzie, en penchant la tête sur le côté. Mais, pourquoi cet accent allemand ? La langue du Danseur frémit. — Pour l’autorité, répondit-il. J’ai l’allure d’un de vos démons légendaires. Imaginez si je parlais comme un hippie défoncé ; ce ne serait pas crédible. — Tout à fait exact. Êtes-vous là pour me dire ce que j’ai envie de savoir ? demanda Ozzie. — Je l’ignore. Que voulez-vous savoir ? — Qui a mis une barrière autour de Dyson Alpha et Bêta, et pourquoi ? — C’est une longue histoire. — Ai-je l’air pressé ? demanda le rasta en faisant de grands gestes avec les bras. Ils rebroussèrent chemin et se rendirent dans une clairière située à un demi-kilomètre de là. Ozzie avait besoin de se retrouver dans un environnement moins oppressant pour mettre de l’ordre dans ses idées. Orion était totalement fasciné par ce Silfen ailé qui parlait anglais. — Où avez-vous appris notre langue ? lui demanda-t-il. — Tout le monde connaît cette langue, là d’où je viens. — Et d’où venez-vous ? — D’ici. Où ailleurs, croyez-vous que quelqu’un de mon poids pourrait voleter ? Grand Dieu, votre espèce souffre d’une carence en neurones, ma parole. Vous êtes comme cela à la naissance ou bien vous les perdez avec votre première mue ? — D’ici, vous dites ? De ce halo ? — C’est le nom que vous donnez à cet endroit ? — Oui. Nous étions sur un de ces mondes couverts d’eau, expliqua Orion avec une grimace. Et puis, nous sommes tombés. Le Danseur siffla en tortillant la langue. Ozzie avait déjà entendu des Silfens rire, et ce rire-ci était manifestement moqueur. — Vos mers manquent un peu de panneaux de signalisation, si vous voulez mon avis, dit-il sèchement. — Vous êtes tombés parce que vous vous êtes précipités, Ducon. La prochaine fois, vous prendrez le temps d’observer votre environnement afin de prévenir tout problème. À moins que cela dépasse vos capacités intellectuelles, bien sûr. — C’est un ramassis de conneries. C’est vous qui nous avez balancés ici. Vous êtes responsables. Le Danseur s’arrêta. Ses ailes bruirent, sa queue ondula de gauche à droite. — Certainement pas. Nous ne sommes responsables que de nos propres personnes. C’est vous qui avez choisi d’arpenter les chemins, Ozzie. C’est vous qui avez décidé de votre direction. Alors, prenez vos responsabilités et n’accusez pas les autres, ou vous risqueriez de vous transformer en avocat. Ce n’est pas ce que vous voulez, n’est-ce pas ? Ozzie lui lança un regard noir. — Comment peut-on décider de la direction prise par les chemins ? demanda Orion. Comment fonctionnent-ils ? — Les chemins sont anciens, très anciens. Ces derniers temps, ils se sont développés sans nous. Eux seuls savent comment ils fonctionnent. Ils essaient d’aider autant que possible ; ils écoutent ceux qui les arpentent. Enfin, pas toujours. — Vous voulez dire qu’ils vous conduisent là où vous voulez aller ? — Non. Ils changent très rarement – d’une manière générale, ils n’aiment pas le changement. Ils préfèrent se fermer. C’est bien triste, d’ailleurs, mais comme il s’en ouvre sans cesse de nouveaux… Vous avez toujours envie d’avancer, n’est-ce pas ? Nous avons au moins cela en commun. — Vous voulez dire…, commença Orion en cherchant le regard rassurant d’Ozzie. Si je voulais retrouver mon papa et ma maman, les chemins m’aideraient ? — Peut-être. Toutefois, c’est un peu flou, comme destination, mon garçon. — Vous savez où se trouvent mon papa et ma maman ? — Très loin d’ici, en tout cas. — Ils sont vivants ! s’exclama le gamin, incrédule. — Oui, oui. Ils traînent à gauche et à droite. Orion fondit en larmes, ce qui mit en valeur la crasse de ses joues. — Ami Orion, dit Tochee, je suis très heureux pour vous. La créature posa un tentacule sur l’épaule du garçon. Orion serra l’organe préhensile avec reconnaissance. — C’est une bonne nouvelle. Une excellente nouvelle, même, renchérit Ozzie en prenant Orion dans ses bras. J’espère que vous avez raison, ajouta-t-il d’un ton menaçant à l’intention du Danseur. Le Silfen haussa les épaules et fit bruire ses ailes. — Quand tout ceci sera terminé, dit le garçon, je partirai à leur recherche. Maintenant, je sais ce que je dois faire. Je suis capable de survivre, ici. La prochaine fois, je reviendrai avec du matériel décent. Et des bottes, ajouta-t-il en regardant ses pieds. — Je t’achèterai les meilleures, dit Ozzie. C’est une promesse, mec ! La clairière était couverte d’une herbe épaisse à la consistance de mousse. La violente lumière du jour rendait ses contours un peu flous. Ozzie posa son sac sur le sol et s’en fit un dossier. Orion était trop excité pour s’asseoir. Il faisait les cent pas et, régulièrement, regardait le vaste ciel en souriant. Ozzie tendit sa gourde d’eau au Danseur. — Vous en voulez ? — De l’eau ? Sûrement pas. Vous n’auriez pas plutôt de la gnôle ? Le Silfen ailé s’accroupit en face d’Ozzie. Sa langue sortait de sa bouche en se tortillant comme celle d’un serpent. — Désolé, mais je n’en ai pas amené. Je me suis dit que j’aurais besoin de rester sobre. — D’accord, d’accord. Bon, vous voulez qu’on passe vos questions en revue ? Comme ça, ce sera fait. — Bien sûr. Je crois que je l’ai mérité. Le Danseur émit un grognement presque humain sans user de sa langue. — Avez-vous érigé les barrières des Dyson ? demanda Ozzie. Il n’avait pas imaginé la fin de ce voyage de cette façon. De nombreuses fois, il avait rêvé d’un genre de bibliothèque extraterrestre aux dimensions de cathédrale, abandonnée, regorgeant de livres et de terminaux qu’il aurait réactivés pour accéder à des banques de données antédiluviennes. Il aurait arpenté ses différentes ailes, fouillé. Comme il aurait aimé vivre cela, au lieu de poser son cul sur de l’herbe humide pour taper la causette avec un démon pilier de bar. Pour sûr, je ne m’attendais pas à cela. — Non, nous n’y sommes pour rien. Nous ne passons pas notre temps à nous balader dans la galaxie pour le plaisir de juger les autres espèces. Contrairement à d’autres que je ne citerai pas, nous n’avons pas un ego démesuré. Ozzie choisit d’ignorer cette attaque à peine voilée. — Que voulez-vous dire par « juger » ? — Les bâtisseurs de ces barrières étaient une race plus jeune que nous, mais au niveau technologique proche du nôtre – lorsqu’il était à son apogée. Ces trous du cul pensaient que cela leur conférait des responsabilités. En cela, ils étaient très proches des humains. — Qui étaient-ils ? — « Anomine » était le nom que nous donnions à leur étoile. Enfin, le nom abrégé, évidemment. — Vous parlez d’eux au passé. — Effectivement. Heureux que vous l’ayez remarqué… Ils ont été, mais ne sont plus. Ils ont toujours été pressés, affamés d’aller plus loin. Tout comme vous, en fait. Ils se sont graduellement éloignés de cette route pour évoluer vers quelque chose de moins physique. Ils ont fusionné avec leurs machines, pour ensuite transcender vers un autre état. Cela n’a toutefois pas été simple, car ils n’étaient pas tous d’accord avec les ambitions de leurs ingénieurs. Des rebelles existent, qui ont gardé leur forme physique originelle. Depuis, ils se sont calmés, ont rejeté leur culture technologique et ses vices ; ils cultivent la terre de leur planète natale comme un peuple ordinaire, élèvent leurs jeunes dans la joie, tournent le dos aux étoiles, même s’ils accueillent volontiers les visiteurs des quatre coins de la galaxie. Je vous connais, Ozzie, je sais que vous avez cette faim en vous. Ces gens-là vous plairaient, tout comme ils nous ont plu. Pendant une fraction de seconde, Ozzie les imagina, ou du moins leur planète, visualisa la route qui y menait. Son esprit s’était égaré dans ces contrées douces et chaudes, à la limite du rêve et de la réalité. Droit devant lui, un chemin s’étirait parmi les étoiles, un chemin doré et scintillant, long, interminable. Un rêve dans un rêve. — Génial, dit-il d’un air satisfait. Alors, pourquoi ces barrières ? — L’espèce intelligente qui a évolué sur Dyson Alpha était obnubilée par ses rêves d’empire et de domination. La crème des mégalomanes, si vous préférez. Des fumiers de première, comme vous dites chez vous. Leur unique objectif était d’éliminer toute autre forme de vie de la galaxie et d’assurer définitivement leur immortalité. » Lorsque les Anomines les ont trouvés, leur technologie était sur le point de leur permettre de propager leur vision de l’Univers à coup de marteau. En vrais libéraux pétris de bonne conscience qu’ils étaient, les Anomines ont donc décidé de les isoler. Ils craignaient que les habitants de Dyson Alpha ne pratiquent un peu partout leur sport favori : le génocide. Clairvoyants, ces Anomines, n’est-ce pas ? Pour le moins. Pendant qu’ils construisaient leurs générateurs de barrière, les vaisseaux plus lents que la lumière des Dysoniens ont atteint une étoile toute proche. Là, ils ont balayé les espèces intelligentes indigènes, réduit les survivants en esclavage, absorbé leurs connaissances afin d’améliorer leur propre science de la destruction. Voilà pourquoi des barrières ont été érigées autour de deux systèmes. — Ha ! ha ! gloussa Ozzie, satisfait. Tout le monde se demandait pourquoi ces trucs avaient été construits. Fichtre, vous avez raison ; j’aurais aimé rencontrer les Anomines lorsqu’ils étaient au sommet de leur développement. Ils devaient être un peu comme Greenpeace, mais avec des dents. Ils ont probablement réussi à sauver de nombreuses espèces. Dont la mienne, soit dit en passant. — Alors, les habitants de ces systèmes sont en… prison ? demanda Orion. — Exactement, répondit le Danseur. Enfin, ils l’étaient. Les Anomines espéraient que le confinement forcerait ces sauvages à mettre de côté leur appétit de conquête. Pour votre gouverne, cela n’a pas fonctionné comme prévu. — Comment cela, ils étaient en prison ? insista Ozzie. Le sentiment de malaise qui accompagnait les cauchemars qu’il faisait depuis quelque temps inonda brutalement sa pensée consciente. Il ferma les yeux. — Eh bien, devinez ce qui s’est produit quand un vaisseau que je ne nommerai pas est allé fourrer ses senseurs partout. Cette satanée boîte de conserve était pleine de scientifiques avides de savoir ce qu’il y avait à l’intérieur de cette coque d’énergie. Les humains considèrent la curiosité comme une qualité, ce qui est complètement aberrant. La prudence, cela vous dit quelque chose ? — Merde ! Qu’avons-nous fait ? — Votre vaisseau a interféré avec le générateur de la barrière érigée autour de Dyson Alpha, qui s’est aussitôt effondrée. — Je n’y crois pas. Vous devez vous tromper. — Vous me traitez de menteur ? Vous me provoquez ou quoi ? — Jamais les humains n’auraient tenté d’ouvrir cette barrière. Je connais la manière de fonctionner de notre gouvernement. Il aurait fallu remplir huit millions de formulaires en trois exemplaires chacun et demander l’avis d’une centaine de commissions avant de décider simplement de lire le manuel de ces générateurs. — Ils ont déconnecté certaines fonctions du générateur. Je ne sais pas comment, car nous ne nous occupions pas vraiment de cette question. Et puis, nous ne nous amusons pas comme vous à zébrer la galaxie de fumées de réacteurs. En tout cas, ce n’était sûrement pas un accident. Ces générateurs auraient dû durer aussi longtemps que les étoiles qu’ils enserraient. Peut-être même davantage. — Qu’est-il arrivé ensuite ? — Les Dysoniens ont utilisé vos connaissances pour ouvrir leurs propres trous de ver. Vingt-trois planètes du Commonwealth ont été envahies lors du premier assaut. — Fils de pute ! cria Ozzie. Nigel, espèce de trou du cul, espèce de débile mental ! Je t’avais bien dit que ces cadets de l’espace nous foutraient dans la merde jusqu’au cou. Putain, je te l’avais dit ! — Ils ont envahi Silvergalde ? demanda un Orion terrifié. — Non, notre monde est sauf. — Et les autres ? Il savait que les nouvelles allaient être mauvaises, mais il avait juste besoin d’une confirmation. — Le Commonwealth a abandonné les planètes attaquées. Les dommages écologiques sont considérables et la guerre y fait toujours rage. — Nom de Dieu ! Alors, les Anomines avaient raison. — Oui. — Vont-ils aider ? — Aider qui ? — Les humains. Vous avez dit que le générateur avait été éteint. On pourrait peut-être le rallumer. On pourrait repousser les Dysoniens à l’intérieur. — Putain, mais vous n’avez rien écouté ou quoi ! Décidément, vous êtes irrécupérable. Les Anomines ont dépassé depuis longtemps le stade où ils se permettaient d’interférer dans les affaires des autres espèces. Tout comme nous, ils ont décidé de laisser l’évolution suivre son cours naturel. Si vous voulez rallumer le générateur et enfermer les Dysoniens chez eux, faites-le vous-même. — Vous voulez dire que vous allez laisser les Dysoniens nous attaquer ? — Vous avez déjà vu la réponse à cette question, Ozzie, répondit le Danseur en levant légèrement les bras, ce qui permit à la brise légère de gonfler les membranes de ses ailes. La disparition de toute espèce est regrettable. Pourtant, nous en avons observé de nombreuses. J’ai moi-même accompli plusieurs pèlerinages en leur mémoire, et leur souvenir m’emplit d’une grande tristesse. Si jamais vous disparaissiez, nous ne vous oublierions pas. — Ouf ! Merci. Je me sens beaucoup mieux. Pendant une fraction de seconde, j’ai cru que notre amitié n’avait aucune valeur. Le Danseur retroussa les lèvres et découvrit ses trois rangées de dents. — Nous en avons terminé avec cette discussion il y a déjà des millénaires. Vous avez laissé échapper les Dysoniens. Vous êtes responsables de ce qui arrive. La macro-évolution, lorsqu’elle s’accomplit de manière aussi brutale, est toujours difficile à supporter. — Et les Anomines – ceux qui sont le plus avancés ? Puis-je leur demander de l’aide ? Existe-t-il un chemin qui conduise à eux ? — Non, pas de chemin. Toutefois, on peut leur parler lorsqu’ils le souhaitent – ce qui ne s’est pas produit depuis au moins trois siècles. Nous avons cru que la chute de leur ancienne barrière les tracasserait, mais nous nous sommes trompés. À vrai dire, nous ne sommes même pas sûrs qu’ils existent toujours dans leur état transcendantal primaire. Nous avons connu des espèces semblables à la leur qui ont continué à évoluer jusqu’à ne plus pouvoir communiquer avec ceux d’entre nous qui restent prisonniers de la physique. — D’accord, d’accord. Et si, au lieu de nous envoyer un bataillon de bérets verts silfens, vous nous fournissiez des informations ? demanda Ozzie. Vous devez bien posséder une arme capable de défaire les Dysoniens, non ? Les plans suffiraient. — Je suis vraiment surpris de vous entendre, vous, Ozzie, poser ce genre de question. Le fait que vous croyiez que nous sommes assez stupides pour perdre notre temps avec des choses aussi ridicules que des armes est assez offensant. — Ah, oui ? Je serais curieux de savoir ce que votre espèce entreprendrait si elle était menacée d’extinction. Bien sûr, vous ne partiriez pas tout seuls ; nous vous viendrions en aide, nous nous battrions à vos côtés. — Je sais. Nous vous admirons pour cela, pour ce que vous êtes. Nous n’espérons pas vous voir changer. Et vous, vous ne voudriez tout de même pas que nous ne soyons plus nous-mêmes ? — Non. Je pensais juste que vous étiez différents. — Différents ? Différents comment ? Plus humains ? Vous avez bâti des légendes à notre sujet. Des légendes non fondées, pour la plupart. Il est trop tard pour venir nous reprocher vos propres erreurs. — Enfoirés ! — Je suis pourtant votre ami, insista Orion. Regardez, dit-il en montrant son pendentif. Les humains sont vos amis. Cela ne signifie rien pour vous ? — Bien sûr que si, petit. Si vous restez ici parmi nous, nous assurerons votre sécurité. — Je préférerais que nous soyons tous en sécurité. — C’est un vœu pieux, mais juste un vœu. Vous ferez un excellent humain lorsque vous serez adulte. Un des meilleurs de votre espèce. Orion leva le pendentif devant ses yeux et le considéra avec tristesse. — Mais alors, pourquoi continuer ? — Pourquoi ? Pour l’amour de la vie. Pour connaître l’autre et passer du temps avec lui. Nous vous connaissons, Orion, ami des Silfens, et cela nous rend heureux. — Moi aussi, j’étais heureux de vous connaître. — Oui, désolé, petit. On s’amusait bien dans la forêt, pas vrai ? Un jour, peut-être, vous serez de nouveau heureux d’être notre ami. — Mon hypothèse est-elle fondée ? demanda Ozzie. Y a-t-il un genre d’IA à laquelle vous déversez tous votre esprit ? Suis-je en train de parler à cette entité ? Le Danseur rit. — Presque, Ozzie. Presque. —Comment puis-je savoir si vous parlez au nom de tous les vôtres ? —Vous ne pouvez pas. Néanmoins, je fais de vous un ami des Silfens, Ozzie Fernandez Isaacs, dit-il en lui tendant un pendentif identique à celui d’Orion. Vous êtes libre d’arpenter les chemins. Allez où bon vous semblera. Vous avez notre bénédiction. Si vous pensez que je suis un putain de menteur, alors, allez trouver ceux qui auront votre confiance. Ozzie regarda longuement le bijou en se demandant s’il n’allait pas le lui jeter à la figure. C’est ce qu’Orion aurait fait dans un accès de magnifique fureur adolescente. Sauf que cette scène était jouée entièrement pour lui, et non pour Orion. Car les Silfens avaient décidé de lui dire ce qu’il voulait savoir, même si ce n’était pas ce qu’il souhaitait entendre. La remise de ce pendentif était le point culminant de cette rencontre. C’était un événement significatif, bien qu’il ne sût pas encore pourquoi. — Merci, Danseur, dit-il poliment en acceptant le cadeau et en s’inclinant légèrement. Il mit le bijou autour de son cou, et sa vue fut brièvement troublée par un brouillard scintillant couleur d’émeraude. Il eut l’impression que tous ses sens étaient plus en éveil que d’habitude. Le vent qui soufflait sur sa peau exposée lui faisait mal, le soleil menaçait de brûler ses cheveux tressés, le bruissement des feuilles résonnait comme un orchestre en train de s’accorder. Il sentait les parfums de toutes les baies et fleurs du récif qui, combinés, ressemblaient à du soufre craché par un volcan. En esprit, il voyait les pensées de l’immense sphère d’existence silfène qui les entourait comme une forêt. Tout ceci constituait un empire de la vie, dont les dimensions seules avaient quelque chose d’apaisant et de réconfortant. Si grand, qu’il en était certainement invincible. Il pénétrait le halo de gaz, se tordait à travers les éléments physiques et biologiques comme une énergie nucléaire et spirituelle. Des connexions intangibles dissimulées dans les interstices de l’espace-temps reliaient entre eux tous les Silfens, où qu’ils fussent dans l’Univers. Ensemble, ils étaient une famille qui surpassait tous les rêves humains de conjonction et d’amour. Ozzie leur enviait cela. Néanmoins, en dépit du sentiment d’appartenance exsudé par cette forêt nourricière, celle-ci n’en était pas moins étrangère. Ainsi, les Silfens n’aideraient pas les humains dans leur lutte contre les Dysoniens. À leurs yeux, cette passivité n’était aucunement un défaut. Au contraire, elle était adéquate, essentielle, car c’était ainsi que l’Univers fonctionnait. — Waouh ! fit Ozzie, heureux d’être déjà assis. L’impact émotionnel ne fut toutefois pas aussi puissant que celui des souvenirs du monde défunt qu’il avait ingurgités une éternité plus tôt. Et pourtant, la vision de ce paradis magnifique et imparfait n’en était pas moins douloureuse. L’instant de grâce était terminé, mais il ne l’oublierait jamais. Le Danseur le regardait fixement, le visage figé, les joues creusées, la bouche à moitié ouverte et la langue immobile - avec compassion et tristesse, comprit aussitôt Ozzie. — Un jour, promit le rasta, nous construirons un pont au-dessus du gouffre qui sépare nos cœurs. — Ce jour-là, je vous embrasserai, ami Ozzie, dit le Silfen avant de se tourner vers un Orion boudeur. Adieu, petit. J’espère que tu retrouveras ton papa et ta maman. Ozzie vit que des paroles mauvaises menaçaient de jaillir de la bouche fermée du garçon. —Sois fort, mec, dit-il au garçon. Personne n’est parfait. — C’est clair, lâcha Orion en haussant les épaules d’une manière à la fois caricaturale et attachante. Merci quand même de m’avoir parlé de mes parents. — Pas de problème. Le Danseur fit face à Tochee. Ces yeux s’emplirent d’étincelles ultraviolettes. Le gros extraterrestre lui répondit. — Je dois y aller, annonça le Danseur. Le vent se lève et j’ai besoin de déplier mes ailes. — Amusez-vous bien, dit Ozzie. Le Silfen s’enfonça dans la forêt. Ozzie regarda Tochee, qui semblait fixer l’endroit où le Silfen avait disparu. — Tout va bien ? — Il avait la même forme que vous, tout en étant très différent. — Ouais. Je viens d’en prendre conscience, moi aussi. — Alors, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda Orion. — On rentre au camp, on fait un peu de cueillette, et, moi, je rapièce mes chaussettes. — Pourquoi ? — Parce que demain, on se tire d’ici. Morton patrouillait sur les arêtes qui constituaient la frontière est des Régents, très haut au-dessus du lac Trine’ba. Il bruinait une fois de plus, et les gouttelettes fines et glacées rendaient glissante l’herbe moisie, ce qui compliquait grandement sa progression, malgré son armure et ses bottes censées s’adapter à tous les types de terrain. Ses robots-crabes formaient un large périmètre autour de lui et cherchaient la moindre trace de passage des primiens. Ces derniers temps, il y avait eu une recrudescence d’activité dans les parages, des survols de navettes, quelques patrouilles. Même le Mobile Bose ne savait pas exactement pourquoi. Il n’y avait rien, ici. Les arêtes et les pentes abruptes n’étaient pas adaptées pour accueillir des constructions. Par ailleurs, aucune plante ne pouvait être cultivée sur ce sol pauvre et saturé d’humidité. — Il n’y a rien, ici, dit-il. S’ils ont planqué des senseurs dans le coin, ils sont trop perfectionnés pour qu’on les détecte. — Aucune chance, rétorqua Rob. Leurs systèmes électroniques en sont toujours à l’âge de pierre. J’ai terminé ma patrouille. Je te rejoins au point de rendez-vous. — Compris. La vision virtuelle de Morton lui montra l’icône de Rob, sur une hauteur surplombant le cratère de verre fondu qui avait un jour accueilli Randtown. Tout près de la maison en bardeaux où ils avaient trouvé le Mobile Bose. La petite lumière verte qui indiquait la position de la Chatte arrivait du fond de la vallée et longeait le Rocher des eaux noires. MatinLumièreMontagne se servait toujours de cette route pour rallier les vallées plus importantes. Les Mobiles préparaient de grandes surfaces de terre à cultiver, labouraient les champs détrempés des humains ainsi que des hectares et des hectares de prairies sur les contreforts des montagnes. D’après le Mobile Bose, très peu de plantes primiennes étaient capables de prospérer dans un pareil climat. Les champs ensemencés plus tôt avaient très peu donné et n’étaient pas très beaux à voir. Un pourcentage important de pousses avait été noyé dans les sillons inondés. Le reste avait été victime d’un parasite local, une moisissure qui recouvrait les feuilles molles d’un duvet blanc et cotonneux. La Chatte était censée cataloguer les engins agricoles utilisés par MatinLumièreMontagne pour asperger le sol de fongicide. Durant les dernières semaines, de nombreux produits chimiques dangereux avaient été répandus par une armée de machines. Simon Rand avait analysé les échantillons qu’ils avaient rapportés et en avait conclu que leur fongicide ne serait que moyennement efficace contre les champignons d’Elan. De même, les pesticides auraient peu d’effets sur les insectes. — Je vois un tas de matériel à l’extrémité de la vallée de Highmarsh, annonça Cat. Apparemment, ils vont construire un genre d’usine chimique. Peut-être ont-ils l’intention de produire leurs poisons sur place ; cela leur reviendrait beaucoup moins cher. Par l’intermédiaire de leurs senseurs et robots espions, les Griffes, comme les soldats aimaient à s’appeler, avaient assisté à l’arrivée de fûts de produits toxiques par le portail que MatinLumièreMontagne avait installé dans sa nouvelle base, à deux kilomètres seulement de l’endroit contaminé par l’explosion de la bombe atomique. Sa construction avait débuté alors que les humains étaient encore en train de célébrer leur succès. Des navettes équipées de réacteurs à fusion étaient une nouvelle fois descendues du ciel pour déverser un nombre très impressionnant de véhicules et de Mobiles soldats. MatinLumièreMontagne s’était contenté de rejouer la mission d’invasion initiale, d’établir une base protégée par un champ de force. Puis il avait construit un portail, assemblé des usines, importé d’énormes générateurs, tracé une route jusqu’au Rocher des eaux noires. Une semaine plus tard, sa position était devenue aussi forte qu’avant l’explosion, à une seule différence près : le nombre de soldats avait quadruplé. Des bassins d’amalgamation avaient été créés dans le lac Trine’ba, que de nouvelles pompes chargeaient d’un liquide sombre, saturé en cellules de base. Ensuite, les primiens s’étaient occupés d’agriculture. Voilà, ce que faisait MatinLumièreMontagne, avait expliqué le Mobile Bose : il croissait. Il ne savait faire que cela. — Jusqu’où compte-t-il aller ? avait demandé Morton. — Il veut s’étendre à l’infini, avait répondu le Mobile Bose. Vous pouvez le comparer à un virus intelligent. Son histoire remonte jusqu’aux origines de son espèce. Peut-être même plus loin encore. Les Primiens n’ont jamais accompli autre chose que se développer et se faire la guerre. MatinLumièreMontagne est sorti vainqueur de ce conflit ; il a éradiqué tous ses rivaux. En vérité, ils étaient tous très semblables. Vous voudriez savoir pourquoi il fait tout cela ? Lui-même ne comprendrait pas cette question, car il est croissance, expansion. Après la superbe destruction de Randtown, les résistants humains avaient connu des moments difficiles. Depuis ce moment glorieux, ils n’avaient perpétré que des actes de sabotage de faible envergure, s’étaient occupés des survivants, tout en taisant l’existence du Mobile Bose dans leurs rapports à la Marine. Dans ses messages, Mellanie répétait inlassablement qu’elle faisait son possible pour les sortir de là, mais jusqu’à maintenant, elle avait été incapable de leur donner un délai. Rob commençait d’ailleurs à se sentir un peu fébrile. — Il y a un champ de force autour de ce chantier ? demanda Morton. — Non, mais il y a beaucoup de soldats. J’ai compté seize navettes dans le ciel. Attends… C’est étrange. — Que se passe-t-il ? — Les navettes. Elles ne bougent pas. Elles sont en vol stationnaire. — Oui, je les vois aussi, dit Rob. Les fumiers ne bougent pas d’un millimètre. Comment cela se fait-il ? Morton examina la berge du Trine’ba jusqu’à la base nouvellement construite. Les nuages étaient très bas depuis quelque temps. Au sud, des éclairs diffus illuminaient leur panse gonflée, et le tonnerre se répercutait dans les montagnes environnantes. Le lac était mourant. Le feu nucléaire des vaisseaux et la soupe de cellules de base avaient eu raison de son écosystème délicat et unique. Des poissons morts flottaient à la surface, collés les uns aux autres, et tissaient un tapis gris de chair en putréfaction. En dessous, le corail sans vie pourrissait lentement, avant d’être rejeté sur la berge, où il formait de petites dunes mousseuses couvertes de bulles couleur de terre de Sienne. Des navettes survolaient constamment le lac désolé, longeaient les berges à l’affût d’une activité suspecte et protégeaient jour et nuit les terres qui ceignaient le champ de force. Il y avait toujours au moins seize appareils dans le ciel. Ce matin, ils étaient vingt. Stationnaires. Leurs champs de force fonctionnaient, leurs réacteurs étaient tournés vers le bas. — Les Mobiles ne bougent plus, dit Rob d’une voix légèrement inquiète. Putain, c’est bizarre ! Ils sont juste là, debout. Même les soldats. La main virtuelle de Morton effleura l’icône des communications. — Simon, comment va le Mobile Bose ? — Dudley va bien. Il n’y a aucun problème. Morton manipula ses icônes de façon à ouvrir une liaison directe avec le Mobile. — Il se passe quelque chose ; tous les Mobiles semblent figés. — Je ne sais pas pourquoi. Les Mobiles ne font que ce qu’on leur demande. Morton se servit de ses senseurs électromagnétiques pour balayer les fréquences utilisées par MatinLumièreMontagne. Les communications de l’extraterrestre étaient presque dix fois moins denses que d’habitude. — Ne quittez pas. Je vais vous connecter pour que vous puissiez nous répéter ce qu’il raconte. Faites votre possible. Ses mains virtuelles relièrent à la radio les données reçues par les senseurs. Il n’aimait pas beaucoup exposer le Mobile Bose aux communications primiennes. Rien ne garantissait que MatinLumièreMontagne n’était pas en mesure d’en prendre le contrôle et de le manipuler comme une vulgaire marionnette. Par ailleurs, les Griffes n’avaient absolument aucun moyen de vérifier l’authenticité de l’histoire du déserteur, même si, il est vrai, Morton avait tendance à la croire. Ils s’étaient donc mis d’accord pour isoler Bose des communications primiennes. Par précaution. Toutefois, il faut des exceptions à chaque règle. — Mon Dieu, s’exclama le Mobile. — Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Cat. — MatinLumièreMontagne a de nouveau envahi le Commonwealth. Il utilise des machines pour manipuler nos étoiles, des bombes qui pénètrent leur couronne. Nous avons aussi une superbombe, un engin capable de venir à bout de leur arme, mais les émissions de radiations sont énormes. — C’est pour cela qu’ils ne bougent plus. MatinLumièreMontagne se concentre sur l’invasion ? — Non. Un de nos vaisseaux a atteint son avant-poste. Il a tiré quelque chose sur l’étoile qui… Oh ! Les destructions sont colossales. MatinLumièreMontagne perd ses extracteurs de mégaflux. Ses trous de ver se referment. Celui de Trine’ba a disparu. Je ne comprends pas ce que nous avons fait à son avant-poste. En tout cas… Mon Dieu ! C’est une nova ! Nous avons fabriqué une nova ! Rien n’y survivra. Il n’a que quelques minutes devant lui. — Waouh ! s’exclama la Chatte. On l’a buté ? — On a détruit l’avant-poste, répondit le Mobile Bose. Tous les trous de ver qui conduisent au Commonwealth vont se refermer. — Alors, on a gagné ? — L’invasion a été stoppée. MatinLumièreMontagne, lui, existe toujours. Tout comme son générateur de trous de ver interstellaires. Ce n’est pas très bon pour nous. Maintenant, il sait que les humains représentent un danger réel pour sa survie. — D’accord, dit Rob, mais il a aussi compris que s’il s’en prenait encore à nous, on lui botterait le cul une fois pour toutes. Il n’est pas stupide. — Il ne l’est pas, assurément. Cependant, il n’est pas non plus raisonnable, et il ne négociera pas, comme l’auraient fait les humains à sa place. Je ne suis pas persuadé que nous avons fait ce qu’il fallait, même si – force m’est de l’avouer -, il n’y avait pas d’autre solution. — On est capable de transformer une étoile en nova, commenta la Chatte avec une pointe d’excitation et d’admiration dans la voix. C’est génial. — La Marine devra répéter la même opération avec Dyson Alpha, maintenant, ajouta Morton. C’est inévitable. — Vive la Marine ! cria Rob. — Je vois la nova, annonça le Mobile Bose. La lumière s’intensifie. Les radiations atteignent l’avant-poste. MatinLumièreMontagne retire son trou de ver interstellaire. Tous les autres trous de ver ont disparu. Morton se tourna vers les navettes qui flottaient au-dessus du lac. Elles maintenaient leur position. D’après ses senseurs, les communications primiennes étaient quasi inexistantes. — Que vont faire les Immobiles qu’il a laissés derrière ? — Je n’en suis pas sûr. Ils vont devenir indépendants. Pour le moment, ils sont des copies conformes de MatinLumièreMontagne, mais cela ne durera pas. Ils vont découvrir l’autonomie et tenter, individuellement, de conquérir des territoires. Ceux qui sont au sol formeront des alliances avec les groupes chargés des vaisseaux-cargos. — Vont-ils se battre entre eux ? demanda Simon, d’une voix pleine d’espoir. — Pas pendant les premiers siècles, répondit le Mobile Bose. Ils auront chacun de vastes territoires à exploiter. Il n’y aura pas de concurrence avant longtemps. En admettant, bien sûr, que le Commonwealth les laisse se développer sur les vingt-trois planètes conquises. — Cela n’arrivera pas, dit Morton. À mon avis, ils nous feront sortir de là, puis ils transformeront ces étoiles en novæ. — Ce ne serait pas conseillé, rétorqua le Mobile. Une nova émet assez de radiations pour stériliser tous les systèmes solaires environnants. Cela reviendrait à faire une croix sur une partie importante du Commonwealth. — On se fout pas mal des détails, intervint Rob. On peut gagner. On n’aura qu’à buter les Immobiles restés chez nous un à un et à attaquer MatinLumièreMontagne dans son système d’origine. — Les Immobiles dont vous parlez représentent une force considérable, dit Bose. Ils possèdent des milliers de vaisseaux et plusieurs générateurs de trous de ver. Ils vont très certainement tenter de se mettre hors de portée des humains. — Cela ne nous concerne pas, reprit Morton. Tout ce qui nous intéresse, c’est la façon dont nos ennemis locaux vont réagir. Qu’en pensez-vous ? Tandis qu’il parlait, les navettes reprirent leur vol. Toutes se dirigeaient vers le champ de force. — Les Immobiles d’Elan sont d’accord pour coopérer et rester liés – pour continuer à former un groupement, si vous préférez. Sans les ressources de Dyson Alpha, le plan d’expansion actuel n’est pas viable. Ils concentreront donc leurs efforts sur le renforcement de leurs frontières et feront tout leur possible pour se protéger de vos attaques et d’un éventuel bombardement. Les groupes répartis sur toute la surface de la planète vont se concerter pour définir une stratégie commune. Laquelle dépendra énormément de l’attitude du Commonwealth à leur égard. — Nous serons fixés rapidement. Un trou de ver s’ouvrira pour nos communications dans sept heures environ. — Ils vont nous rapatrier, déclara Rob. À quoi bon persister avec ces menus sabotages, alors qu’ils sont capables de balayer des étoiles entières ? Hein ? Qu’est-ce que vous en pensez ? On va rentrer chez nous, et on sera libres ! En plus, on n’aura pas fait la moitié du temps qui était prévu au départ. — Libres ? lança la Chatte d’un ton doux-amer. Et comment vas-tu leur faire gober le fait qu’on a caché l’existence de ce Mobile Bose ? — Merde ! Dans la vision virtuelle de Morton, l’icône qui figurait Rob vira du bleu au jaune, tandis que son camarade basculait sur un canal privé sécurisé. — Morton, il faut absolument que tu trouves un moyen de faire avaler la couleuvre à la Marine. Ou alors on le laisse ici et on fait comme si rien ne s’était passé. Les résidents survivants nous doivent la vie ; ils ne cafteront pas. — Peut-être. Je veux d’abord entendre ce que Mellanie en pense. — Putain ! jura Rob. Tu te fais mener par le bout de la queue, mon pote. En tout cas, fais bien comprendre à cette sorcière que je n’ai pas l’intention de sacrifier ma liberté sur l’autel de sa théorie de la conspiration. Cela vaut d’ailleurs aussi pour toi et cette salope psychotique. Quand la Marine viendra nous chercher, je veux être démobilisé. Putain, je le mérite, non ? 3 Niall Swalt se rendait à son bureau en vélo lorsque l’attaque primienne débuta. Il s’évertuait à tenir sa permanence tous les jours, et ce en dépit du fait que les tour-operateurs n’aient pas vu l’ombre d’un client depuis que Mellanie était repartie. Pour une raison mystérieuse, la maison mère de Wessex n’avait pas résilié son contrat de travail. Chaque vendredi soir, le programme de comptabilité lui versait son salaire. Alors, chaque lundi matin, il retournait au bureau pour s’occuper comme il pouvait. Pour se connecter à des feuilletons IST, principalement. Par exemple, il revoyait Séduction meurtrière au moins une fois par semaine. Tandis qu’il pédalait sur la longue piste bétonnée qui menait à l’entrée des employés, il fut frappé par le silence. Comme son bureau était adossé au terminal principal de la station de CST, il était habitué au brouhaha perpétuel de la foule qui assiégeait la porte principale. D’après les informations locales, plus d’un tiers de la population de Boongate avait fui. Les deux tiers restants étaient d’ailleurs pressés de les imiter. Niall se méfiait des chiffres officiels. À son humble avis, l’exode avait été beaucoup plus massif. Tous les jours, il prenait son vélo et se rendait sur son lieu de travail en contournant la station. De cette façon, il évitait la foule qui arrivait à pied par l’autoroute. Il y avait tellement de voitures abandonnées sur les routes environnantes que le gouvernement employait dix-sept équipes à plein-temps pour les enlever. L’autoroute n’était pas la seule artère à être encombrée. Nombreux étaient ceux qui s’aventuraient dans les rues commerçantes étroites et sinueuses qui jouxtaient l’arrière de la station. Certains matins, il se retrouvait nez à nez avec des centaines de véhicules abandonnés, entre lesquels il devait trouver son chemin comme dans un labyrinthe. Après avoir laissé leur voiture, les fuyards devaient encore patienter deux jours au milieu d’une foule compacte avant d’atteindre le havre qu’était le hall du terminal principal. Niall n’aurait su dire combien de personnes étaient agglutinées entre l’autoroute et la station ; toute la population de la planète semblait s’être donné rendez-vous ici. Certains portaient des vêtements semi-organiques très coûteux, d’autres se protégeaient de la pluie de ce début d’hiver avec de vulgaires bâches en plastique. À plusieurs reprises, il était même tombé de la neige fondue. Il avait même neigé une fois, pendant trente-six heures. Les intempéries avaient miné le moral des gens, les avaient mis de mauvaise humeur, abattus. Mais jusque-là, rien ne les avait jamais empêchés de parler. Niall n’était plus qu’à trois cents mètres de l’entrée des employés lorsqu’il se rendit compte qu’il n’entendait pas le murmure continu des conversations et protestations - murmure normalement perceptible à un kilomètre à la ronde. Il contourna un minibus Toyota Lison garé devant l’entrée d’un entrepôt et freina brusquement. Il releva ses lunettes et constata que la pluie avait cessé. C’était une bonne nouvelle, assurément, mais cela n’expliquait pas tout. Il leva les yeux. Un champ de force scintillant recouvrait la ville et repoussait les nuages noirs. Un second champ de force enveloppait la station, la protégeait de l’humidité emprisonnée sous le dôme de la ville. — Putain, non ! chuchota-t-il, saisi par la trouille. Il n’avait pas voulu croire que les extraterrestres reviendraient. Le filtre de son assistant virtuel laissa passer les dernières nouvelles : de nombreux trous de ver étaient apparus dans plusieurs systèmes du Commonwealth. Niall se tourna vers le terminal allongé, avec sa coupole de verre. Son instinct de survie était en train de prendre les commandes de son cerveau. En tant qu’employé, il avait accès à des zones interdites au public. Il pourrait facilement rejoindre les quais sans avoir à se mêler à la horde qui attendait à l’extérieur. Il lâcha ses poignées de freins et se remit à pédaler. Aujourd’hui, il y avait huit gardes armés jusqu’aux dents devant l’entrée des employés. Habituellement, il n’y avait que deux vigiles dans une cabine, qui se contentaient de lui faire signe de passer à la vue de son passe. Cette fois-ci, un des soldats lui demanda de poser la main sur un capteur biométrique. — C’est une plaisanterie ou quoi ? lâcha l’homme à l’intérieur de son casque. Vous bossez pour une agence de voyages ? — Eh bien, oui, protesta Niall. Nous sommes toujours sur le pont. Pour de vrai. Vérifiez les enregistrements ; je viens travailler ici tous les jours. Il reste quelques groupes sur Far Away. Ils ne vont pas tarder à revenir et il faudra bien les accueillir. — Ah, ouais ? Eh bien, écoute ça, petit : tes touristes ne reviendront jamais. Regarde autour de toi, mon vieux. — Et si vous vous trompiez ? Il y eut une longue pause pendant laquelle le garde en référa à son supérieur. — D’accord, finit-il par dire. Tu peux passer. — Merci. La barrière blindée se souleva. Niall avança en poussant son vélo et ressentit un picotement sur la peau, signe qu’il traversait un champ de force. Comme il remontait sur sa selle, le soldat lui dit : — Hé, petit, s’il te reste un brin de jugeote, tu vas foncer vers le quai et choper le premier train pour Gralmond ou une de ses voisines. — J’y réfléchirai quand mes clients seront revenus. L’homme secoua la tête, ce que même son casque épais ne parvint pas à dissimuler. Niall pédala aussi vite que possible jusqu’à son bureau. Pendant ce temps, son assistant virtuel lui faisait parvenir les dernières nouvelles. Des vaisseaux primiens affluaient dans le système de Boongate, sur la même orbite que la troisième géante gazeuse. Des milliers de navires se déversaient dans d’autres systèmes. Les informations locales disaient que le trou de ver de Wessex avait été momentanément fermé par CST. — Fait chier ! Il y aurait une émeute. C’était certain. Il entra par la réception et posa son vélo contre le comptoir d’accueil. Dans le fond de la salle, il gardait un sac avec des vêtements de rechange. Il alla le chercher et examina la petite pièce. La société y avait fait installer un coffre pour mettre en sécurité ses factures et le peu d’argent liquide dont elle avait besoin. M. Spanton, le directeur, avait autorisé Niall à y accéder lorsqu’il était parti en vacances, juste après la première attaque primienne. Le jeune homme appliqua la paume de sa main sur le lecteur. Les pennes en morphométal s’ouvrirent et la porte se souleva. Les billets étaient classés par devises. Il laissa de côté celles de Boongate et des mondes les plus proches ; ces monnaies-là n’auraient bientôt plus aucune valeur. Après avoir également poussé dans un coin les billets provenant des mondes qui venaient d’être attaqués, il lui restait l’équivalent de quinze mille dollars terriens. Il les fourra dans les poches de sa veste, puis s’installa devant le terminal du bureau qui, par chance, bénéficiait d’une liaison sécurisée avec le centre des réservations de CST. Il constata avec étonnement que son code d’accès était toujours valable ; il n’y avait certes pas beaucoup de données à compulser. Apparemment, la moitié des trous de ver de Wessex n’étaient plus disponibles, et l’accès aux autres était sévèrement restreint. Aucune date n’était prévue pour une reprise du trafic normal. Il faudrait déjà que la Marine repousse les forces d’invasion, pensa-t-il. Toutefois, si par miracle cela devait arriver, il se tiendrait prêt. Il se servit du compte de son employeur pour acheter un billet de première classe pour Gralmond, comme le lui avait suggéré le garde. Ce monde se trouvait à quatre cent cinquante années-lumière de Boongate, de l’autre côté du Commonwealth ; il n’y avait pas un endroit plus éloigné des zones de guerre. Il retint son souffle quelques secondes, le temps que le système de CST traite sa demande. Finalement, les références de son tatouage d’identité furent ajoutées à la liste des passagers de première classe. Quelqu’un frappa à la porte. Niall sursauta – la culpabilité, sans doute. Un homme se tenait à l’extérieur. Il était grand, plutôt séduisant, avec des cheveux blonds et souples. Le genre de type qui fait beaucoup de sport et dont les épaules carrées donnaient des complexes à Niall. Il parlait, montrait quelque chose du doigt. — Désolé, dit Niall en se tapotant l’oreille. Je ne vous avais pas entendu, ajouta-t-il après avoir appliqué la main sur la serrure tactile de la porte. — Merci de me laisser entrer, répondit l’homme, qui parlait avec un fort accent américano-terrien. — Nous ne sommes pas très occupés en ce moment. Quelle phrase stupide ! Niall avait envie de se retourner vers le fond du local, où le coffre était resté ouvert, mais il se retint. — J’ai besoin d’aide. Ah… Comment vous appelez-vous ? Son sourire était de ceux qui inspirent immédiatement confiance. — Appelez-moi Niall. Que puis-je pour vous ? — Voilà, Niall : mes meilleurs amis sont partis visiter Far Away. Ils viennent de m’envoyer un message et devraient être en route. Vous parlez d’une poisse, quand même ! Rentrer de vacances en plein milieu d’une invasion extraterrestre. Enfin bref, il faut absolument que j’aille les accueillir sur le quai. Une fois ensemble, on tâchera de mettre un maximum de distance entre nous et Boongate. — Il n’y a pas de trains en partance de Boongate, en ce moment. J’étais justement en train de vérifier. — Oui, mais ce sera terminé dès que l’invasion aura été repoussée. Je me soucie surtout de mes amis. Je ne peux pas les laisser tomber. Pourriez-vous me conduire jusqu’au quai menant au portail de Half Way ? J’aimerais bien y aller tout seul, mais la sécurité a été renforcée. Vous savez ce que c’est, avec cette tension, les gardes et les soldats sont un peu nerveux. Je n’ai pas envie que mes amis se retrouvent bloqués ici. Ce serait vraiment une tuile. Si vous m’aidez, je me montrerai généreux, extrêmement généreux avec vous. Cela confirma la bonne impression de Niall. Ce type était manifestement réglo. Réglo et riche. Quiconque allait sur Far Away était forcément riche. Par ailleurs, il avait absolument raison à propos de la sécurité ; il suffisait de voir comment lui-même avait été accueilli en arrivant ce matin. S’il se débrouillait bien, Niall pourrait tirer profit de cette rencontre inopinée, et peut-être même ajouter quelques billets de mille à son petit pactole. — Pourquoi pas, commença-t-il. La Mercedes de la compagnie est autorisée à rouler dans la zone de transit. Je vous conduirai là-bas sans aucun problème. Le sourire confiant de l’homme s’élargit encore. — C’est exactement ce que je voulais entendre. Hoshe venait d’arriver à son bureau de Londres lorsque l’attaque débuta. De vastes champs de force se déployèrent au-dessus de la vieille ville, rendant le ciel encore plus gris que d’habitude. En se tournant vers la Tamise, il vit des aérobots décoller de leurs silos. Jamais il n’avait vu un engin volant aussi gros. Son assistant virtuel l’avertit qu’Inima essayait de le joindre. — Tout va bien ? demanda-t-elle. — Oui, je suis au bureau. Et toi ? — Je suis en sécurité, ici, n’est-ce pas ? — Oui, ma chérie. C’est l’endroit le plus sûr de tout le Commonwealth. Tu veux que je rentre ? — Non. Reste là-bas. Je ne veux pas que tu t’inquiètes pour moi. — Je ne m’inquiète pas. Je t’aime. Je rentre tout de suite. — Non, Hoshe. Les dernières dépêches s’affichent dans ma vision virtuelle. Les attaques sont très éloignées de la Terre. Reste à ton bureau. — Je veux être avec toi, juste au cas où. Au cas où quoi ? Il n’en avait aucune idée. Si la Terre tombait, ce serait la fin de tout. Même Paula ne pourrait pas leur dégotter des places dans l’arche d’une Dynastie. — Tu veux me rejoindre ? demanda-t-elle. — Bien sûr. Si un truc réussissait à transpercer ce champ de force, on serait tous logés à la même enseigne. Je vais appeler un taxi. — Je ne veux pas être un poids pour toi. — Tu n’y arriverais pas, même si tu essayais. Hoshe décrocha son manteau de la patère. Une icône rouge prioritaire s’alluma dans son champ de vision. C’était le capitaine Kumancho, qui suivait Victor Halgarth en compagnie d’un détachement de la sécurité du Sénat. — Merde ! s’exclama Hoshe en effleurant l’icône de ses doigts turquoise. — Nous venons d’arriver à Boongate, annonça Kumancho. Victor s’est rendu dans un des hangars de la gare de triage. Il appartient à une société appelée Sunforge - transport local, soi-disant. Nous sommes en train de pénétrer leur système. — Parfait. Vous êtes en place ? — À peu près. C’est le chaos, ici, Hoshe. La moitié de la population de la planète est réunie autour de cette station. CST vient de fermer le trou de ver. On est arrivés avec le dernier train. Je dois avouer que mes équipiers craignent de rester bloqués ici. — Merde ! Bon, je m’en occupe. L’équipe des Halgarth est avec vous ? — Affirmatif. — Excellent. Je vais contacter Warren Halgarth pour coordonner nos approches et mettre en place une procédure d’extraction. Je tâcherai de me renseigner auprès de CST sur la réouverture du trou de ver. — Merci, Hoshe. — Vous savez ce qu’il y a à l’intérieur de ce hangar ? — Pas encore. L’opération d’infiltration débutera dès que nous serons correctement déployés. — Avez-vous besoin de l’aide des forces locales ? Je peux faire une demande d’ici ; ce sera beaucoup plus solennel. — Je crois bien que nous sommes livrés à nous-mêmes, Hoshe. Il n’y a, pour ainsi dire, plus de gouvernement. La sécurité de la station et la police municipale tiennent encore, ou presque, mais elles n’auront rien à foutre d’une bande de barbouzes qui demandent leur coopération dans un moment pareil. Ne vous en faites pas, on se chargera de Victor et de ce hangar. — D’accord. Tenez-moi au courant toutes les heures. Je serai au bureau. Immobile, le regard fixe, Hoshe maudit en esprit tous les dieux de la création. Il raccrocha son manteau et effleura l’icône d’Inima. — Chérie, je suis vraiment désolé, mais je dois rester. On est sur un gros coup. — Ne t’en fais pas, dit Anna avec un sourire pincé en ajustant et en époussetant l’uniforme de Wilson. Tu sais – et je sais – que tu as accompli tout ce qu’il était possible de faire. Il n’y avait aucune alternative, pas d’as planqué dans la manche. Tu leur as dit les choses telles qu’elles étaient, et ils t’ont alloué le budget qu’ils ont bien voulu t’allouer. Plusieurs personnes les épiaient, tandis que, collés l’un contre l’autre, ils se regardaient dans les yeux. Il y avait là les assistants et secrétaires des membres du cabinet de guerre, dont la session était commencée depuis plus d’une demi-heure. C’était comme si Wilson et Anna étaient radioactifs. Personne ne leur avait dit bonjour, sauf par hasard, pas même Daniel Alster ou Patricia Kantil. Le fait que Wilson n’avait pas été invité à siéger avec le cabinet était une indication sérieuse sur ce qui se tramait à l’intérieur de cette salle sécurisée du sous-sol du sénat. Oui, il s’agissait bien d’une vulgaire lutte de pouvoirs. — Cet enfoiré de Nigel aurait pu nous dire ce qu’il en était, dit-il à voix haute, ce qui lui valut quelques regards étonnés. Il a tout gardé pour lui. — Nous savons que leur vaisseau a été terminé juste à temps, chuchota-t-elle en lui tapotant le bras. — C’est ce qu’il dit, siffla-t-il. Putain, une chose est sûre : plus personne ne fait confiance à quiconque. — C’est normal, dit-elle en le tirant loin de ces fonctionnaires impeccablement apprêtés. Nous ne savons pas qui travaille pour l’Arpenteur. — Il n’y a pas que cela. Regarde-les tous, ajouta-t-il en se tournant vers les assistants. Les Dynasties et Grandes familles voient dans ces événements une occasion idéale de piétiner leurs concurrents et de prendre la meilleure place, au sommet de la pyramide. Ils ne pensent qu’à faire de la politique de bas étage alors que l’espèce humaine est menacée d’extinction. — T’es un peu dur, là. — Ouais, ouais. La tension accumulée, son sentiment de consternation lui donnaient la tremblote. M’obliger à attendre dehors comme un gamin convoqué dans le bureau du proviseur… Ce n’est pas juste. J’ai fait du bon boulot. — Merde, j’en suis réduit à me plaindre de mon sort ! Sa vision virtuelle était occupée par un affichage tactique transmis par le Pentagone II, qui surveillait de près tout l’espace du Commonwealth. Seulement sept heures s’étaient écoulées depuis la disparition des trous de ver primiens. Il n’avait pas de temps à consacrer à ces conneries. La Marine devait immédiatement travailler sur une contre-attaque. La question était simplement de savoir s’il y prendrait part ou non. — Eh, arrête un peu ! le secoua Anna en se serrant contre lui. Je te parie qu’ils sont en train de choisir la médaille qu’ils vont accrocher à ta veste. Il la regarda d’un air las. — Merci quand même. — Tu sais que je serai avec toi jusqu’au bout, n’est-ce pas ? Il l’embrassa. — Sans toi, j’aurais abandonné depuis bien longtemps. — Ce serait sympa de vivre une vraie vie ensemble. C’est la première fois que je suis mariée à un homme riche. Dire que je n’ai toujours pas vu ta maison de York5. — Tu vas l’adorer. J’ai personnellement supervisé l’aménagement d’un territoire vaste comme l’Oregon. Et puis, le château aurait besoin d’être redécoré. — Oui, cela m’a l’air pas mal, comme programme. Moi, avec un tatouage de crédit aux réserves illimitées, et tous les décorateurs d’intérieur de cette partie du Commonwealth. — Ce sera parfait, dit-il en la serrant fort contre lui. Pas de doute là-dessus. Les portes de la salle de conférences s’ouvrirent. Rafael Columbia sortit de la pièce. Il portait lui aussi son uniforme. Superbement coupé, il l’aidait à entrer dans la peau de la figure autoritaire parfaite. Même les assistants se mirent au garde-à-vous en le voyant. Wilson ignorait que Rafael était dans la salle. Cela ne pouvait vouloir dire qu’une seule chose. — Merde ! Au moins, son attente était-elle terminée. Maintenant il savait. Je n’ai pas vraiment besoin de supporter cette humiliation jusqu’au bout. — Wilson, dit Rafael avec une courtoisie apparemment non feinte. Il lui tendit la main. Et si je lui disais de se la fourrer ou je pense ? Anna se racla légèrement la gorge. Wilson serra la main de Rafael. Comme un véritable officier, avec dignité. L’académie serait fière de moi, si elle existait encore… — Je suis désolé, commença Rafael. Ils m’ont invité à entrer juste après vous avoir envoyé votre convocation. — Pas de problème, dit Wilson en pensant à César et Brutus. Ni vous ni moi ne sommes dans une situation enviable. Columbia acquiesça d’un air entendu. — Ils vous attendent. — Bien. Anna lui serra la main. Il suivit Rafael dans la salle de conférences et fit face au cabinet de guerre. Seule la présidente Doi croisa son regard quand il prit place au bout de la table. Heather Antonia Halgarth avait l’air de s’ennuyer, tandis que Nigel Sheldon fulminait. L’homme dont la famille et les armes venaient de sauver le Commonwealth tout entier semblait avoir subi une défaite politique, ce qui était peu banal. Rafael rejoignit Wilson. — Amiral, commença la présidente, nous avons étudié votre comportement et celui de la Marine avant et pendant la dernière désastreuse invasion. Dire que vous avez failli serait l’euphémisme du siècle. Au vu des pertes humaines colossales que nous avons subies, nous exigeons que vous présentiez immédiatement votre démission. Défends-toi. Dis-lui d’aller se faire foutre. Personne n’aurait fait mieux à ta place. — Comme vous voudrez, dit-il calmement. — Amiral, reprit Rafael. Vos codes de commandement sont invalidés. Votre nom figure dès à présent sur la liste des officiers inactifs. Wilson serra les dents. — Compris. — Merci pour tout ce que vous avez accompli, Wilson. Le personnel de la Marine est heureux d’avoir travaillé sous votre commandement, dit Rafael avec emphase. Wilson se tourna vers le futur amiral en chef de la Marine. — J’aimerais que tout le monde ici présent sache quelque chose. — Si vous avez quelque chose à ajouter, écrivez-le dans votre rapport, le coupa formellement Doi. Il lui sourit, heureux de voir qu’elle avait réellement hâte qu’il sorte de cette pièce sans faire de vagues. Elle n’était pas encore suffisamment sûre d’elle-même pour lui aboyer un ordre indiscutable. — L’Arpenteur existe, commença-t-il en faisant face à Rafael, qui ne parvint pas à dissimuler totalement sa surprise. Il nous manipule depuis un certain temps. — Ça suffit, monsieur Kime ! intervint Doi. — Ses agents étaient à bord de Seconde Chance. Ce sont eux qui ont désactivé le générateur de la barrière. Rafael semblait embarrassé. Wilson jeta un regard circulaire à la table. La seule personne qui donnait l’impression de l’écouter était Justine Burnelli, et elle semblait plus gênée qu’étonnée. Intéressant. Il haussa les épaules, comme si tout ceci ne le concernait plus. — Vérifiez vous-même, ajouta-t-il à l’attention de Rafael avant de tourner les talons et de sortir. Nigel fixa le dos de Wilson, qui sortait tranquillement de la salle de conférences. L’accès de colère contenue de l’homme était fascinant. La réaction des autres, en revanche, l’amusait. Comme ce manège était prévisible. Doi était mortifiée par l’affirmation de l’ancien amiral. Heather paraissait ne pas la prendre au sérieux. Rafael se posait des questions. Alors que Justine faisait la même chose que lui : elle surveillait les réactions des uns et des autres. Il croisa son regard et sourit. Délibérément, elle resta impassible. Difficile de ne pas penser à l’appel que, moins de vingt-quatre heures plus tôt, Campbell lui avait passé. Il lui avait demandé quelle était la position officielle de la famille concernant Paula Myo. Après l’attaque primienne, Campbell lui avait également dit que la sénatrice et l’inspecteur souhaitaient très ardemment s’entretenir avec lui en privé. Il ne savait pas exactement de quoi il s’agissait, mais étant donné ce que l’équipe d’observation de Nelson lui avait appris sur les activités de Mellanie sur Illuminatus, il se voyait mal refuser. Maintenant, il se demandait ce qui liait Justine à Wilson. Une chose était certaine : cette entrevue serait beaucoup plus intéressante que la réunion en cours. — Je pense que nous pouvons reprendre, dit Doi lorsque les portes se furent refermées et que la protection électronique eut été réactivée. Je propose que le commandement de la Marine soit confié immédiatement à l’amiral Columbia. — J’appuie votre proposition, intervint Toniea Gall. Ben voyons, pensa Nigel. Il nota le sourire approbateur de Heather. — Tout le monde est d’accord ? demanda Doi. Nigel leva mollement la main, pour faire comme les autres. Alan Hutchinson lui lança un regard à la fois féroce et compatissant, qu’il choisit d’ignorer. Si Heather était surprise, elle ne le montra pas. La dispute qui avait opposé les Dynasties trois heures plus tôt – via une liaison ultra-sécurisée - avait été particulièrement âpre, et la pression n’était pas encore tout à fait retombée. L’intensité du débat avait même scandalisé Crispin Goldreich et Toniea Gall. Il est vrai que, à l’abri d’un sceau électronique, Heather jurait toujours comme un ouvrier du bâtiment. — Je voudrais vous remercier de votre confiance, dit Rafael sur un ton presque sincère. Je voudrais vous assurer de ma détermination la plus totale à stopper définitivement l’attaque primienne. Monsieur Sheldon, vous nous avez dit que votre arme était à notre disposition… Ils se tournèrent tous vers Nigel. Comme d’habitude, pensa celui-ci avec lassitude. Pendant un instant, il eut envie de s’en aller, de rattraper Wilson, de lui passer un bras autour des épaules et de l’inviter à boire un coup dans le bar le plus proche. Le Commonwealth qu’il avait créé et qu’il dirigeait depuis si longtemps voulait maintenant ses armes. Ce n’est pas ce qui était prévu. Il avait brisé l’ancien système lorsqu’il avait débarqué sur Mars pour se moquer de Wilson et des autres astronautes. Ozzie et lui avaient libéré tout le monde. Et aujourd’hui, je possède l’arme la plus révoltante qui ait jamais existé. Je voulais vivre parmi les étoiles, pas les éteindre comme des cierges. — Ouais, répondit-il avec mépris. Comme Rafael était semblable aux militaires de l’ancien temps. Audacieux dans son uniforme impeccable, optimiste lorsqu’il parlait de la précision des attaques et des dommages collatéraux minimes. — À moins que les Primiens acceptent de négocier une cessation complète des hostilités, j’utiliserai cette arme contre leur monde d’origine. — Cela garantirait-il leur éradication ? demanda Hans Brant. — Lorsqu’elle est propulsée dans un soleil, cette arme libère l’énergie d’une nova et, ce faisant, déclenche la destruction de l’étoile. Un tel événement détruirait la civilisation de Dyson Alpha. Comme celle-ci s’est probablement déjà installée dans d’autres systèmes, les tacticiens de ma Dynastie proposent la stratégie du mur de feu. Nous enverrons des missions d’exploration autour de Dyson Alpha et transformerons en novae toutes les étoiles qui abritent les Primiens. Évidemment, cela aura pour effet de stériliser tous les systèmes environnants. Autour de la table, le silence était complet. — Vous souhaitez la victoire, n’est-ce pas ? demanda Nigel, impitoyable. — Aujourd’hui comme hier, l’idée du génocide ne nous enthousiasme pas, rétorqua Rafael. C’est ce qui fait de nous des humains. Néanmoins, nous ne pouvons plus nous permettre de tergiverser. Si les Primiens survivent, ils continueront à nous menacer à jamais. Ils maîtrisent la technique de l’embrasement et sont prompts à la mettre en pratique. Ils ont des trous de ver ; le vol supraluminique est à portée de leurs mains. S’ils parvenaient à développer une flotte de ce type, ils se propageraient dans toute la galaxie comme un virus et menaceraient de nombreuses espèces. Nous n’avons pas le droit de les laisser faire. L’équation est simplissime : ce sera eux ou nous. — Très bien, dit Doi. Le cabinet de guerre recommande d’employer tous les moyens dont nous disposons pour nous débarrasser une fois pour toutes de cette menace, y compris si cela doit signifier l’extermination pure et simple de l’ennemi. Personnellement, je suis prête à opter pour cette dernière solution. — Moi aussi, renchérit Rafael. — Mesdames et messieurs, je propose que nous passions au vote. La décision fut prise à l’unanimité. — Merci, conclut Rafael. — Comment allez-vous vous débarrasser des Primiens restés dans l’espace du Commonwealth ? demanda Crispin. — La question des vingt-trois planètes occupées sera facilement réglée, répondit l’amiral. Il ne leur reste que très peu de vaisseaux dans ces systèmes. Nous allons tout simplement retirer nos troupes et utiliser nos missiles quantiques contre chacune de ces planètes. Ils ne survivront pas. Le cas des quarante-huit systèmes touchés par la deuxième vague d’invasions est plus problématique. — Vraiment ? aboya Alan Hutchinson. Pour commencer, il est hors de question que vous mettiez Wessex dans le même panier que les autres planètes. Balancez un missile quantique sur mon monde, et je vous promets de renvoyer votre Dynastie à l’âge de pierre. — Calmez-vous, Alan. Ne vous en faites pas pour Wessex, intervint Heather. Elle fait partie du G15 et se remettra très vite de ces radiations. Narrabri est protégée par un champ de force, et les terres cultivées seront réensemencées très bientôt. Le reste, les territoires non exploités ne comptent pas. Ils n’ont aucune valeur économique. Personne n’y habite. — Oui, mais vous oubliez la biosphère, intervint Justine. — La moitié de l’environnement restera parfaitement intacte, rétorqua Hans Brant. L’embrasement n’a duré qu’une demi-heure au total. L’impact des radiations sur l’océan sera minime. La biosphère de Wessex se remettra facilement de cette épreuve, tout comme celles de toutes les planètes touchées hier. — Ce n’est pas si simple, insista Justine. Les particules se répandront tout autour de la planète ; il y aura des retombées partout. — Les hémisphères qui faisaient face aux étoiles durant les embrasements seront les plus touchés. Pour le reste, nous verrons. Regardez Far Away. L’embrasement a duré des semaines, là-bas, et cela ne nous a pas empêchés de régénérer des continents. La planète tout entière est vivante, aujourd’hui. La population ne va pas se retrouver à court d’oxygène. Le temps nécessaire à la restauration du cycle du carbone est insignifiant à l’échelle d’une planète. — Je suis allée sur Far Away, reprit Justine. Seule une petite proportion de cette planète est habitable, et ce, après plus d’un siècle et demi d’efforts intensifs. C’est d’ailleurs une très grave erreur que de la classer dans la liste des planètes habitables et colonisables. Il en sera de même des quarante-huit mondes exposés aux radiations. L’évacuation sera inévitable. Je ne parle pas de Wessex, qui est un cas particulier, mais les autres planètes devront être abandonnées. — Je ne propose pas d’abandonner Wessex, reprit Rafael. Toutefois, il reste quatre mille cinq cents vaisseaux de guerre primiens dans ce système. Nous n’avons pas quatre mille cinq cents missiles Douvoir dans notre arsenal, et nous estimons à cent soixante-dix mille le nombre total de navires ennemis dans les quarante-huit systèmes attaqués hier. — Ils ont réussi à envoyer autant de vaisseaux ? demanda Toniea Gall. — Oui. Ce qui signifie que nous serons forcés d’évacuer la majorité de ces systèmes. La Marine n’a pas les moyens de combattre quarante-huit armadas. — Alors, de combien d’armadas pensez-vous pouvoir vous occuper ? demanda Doi. — En supposant que la production de navires de classe Moscou continue à ce rythme, nous estimons pouvoir libérer cinq systèmes avant d’être débordés. Nous ne savons toujours pas quel genre de menace représentent ces vaisseaux. Deux possibilités s’offrent à eux, mais, dans les deux cas, ce ne sera pas simple. Premièrement, ils peuvent choisir de foncer sur les planètes habitées pour briser nos défenses grâce à leur nombre, atterrir et installer des colonies armées. Dans ce cas-là, évidemment, nous utiliserions nos missiles quantiques contre un ennemi immobile et concentré. — Et la seconde possibilité ? demanda Crispin. — Ils attendent et mettent à profit les trois mille cinq cents navires qu’ils possèdent en moyenne dans chaque système ainsi que leurs capacités industrielles importantes pour élaborer un réacteur supraluminique et s’enfuir de l’espace du Commonwealth. Encore une fois, ils ne pourront pas mettre ce projet en branle sans rester concentrés en un point précis, ce qui les rendrait vulnérables aux missiles Douvoir. — Combien de temps faudrait-il pour fabriquer cent soixante-dix mille missiles Douvoir ? s’enquit Toniea Gall. — Disons neuf mois, au minimum, à condition bien sûr de voter un budget illimité. Malheureusement, je ne suis pas certain que nous ayons tout ce temps. S’ils n’ont pas abandonné le projet de coloniser ces quarante-huit nouveaux mondes, ils pourraient très bien passer à l’action très rapidement. Peut-être même dès la semaine prochaine. — Vous nous conseillez donc d’évacuer de toute façon, conclut Justine. — Oui. C’est effectivement préférable. Que les Primiens prennent possession de ces planètes. Ensuite, il sera aisé de les frapper avec nos missiles quantiques. — Les réfugiés de la première vague d’invasions nous posent déjà des problèmes insolubles, alors que leurs planètes d’origine n’étaient que faiblement peuplées. Combien y a-t-il d’habitants sur les quarante-huit mondes menacés ? — Sans compter Wessex, répondit Nigel, environ trente-deux milliards. Cette fois-ci, le silence fut encore plus absolu. — C’est impossible, réagit Hans. N’est-ce pas ? — Physiquement parlant, il est possible de leur faire traverser des trous de ver, reprit Nigel. En revanche, le Commonwealth n’absorbera jamais un pareil nombre d’immigrants. Nous n’aurions nulle part où loger tous ces gens. Rien que le fait de leur fournir des rations quotidiennes ruinerait les autres planètes. — Alors, il convient d’envisager la ruine, intervint Justine. Pour ma part, je refuse d’évoquer l’abandon de ces gens. Les guerres engendrent toujours des changements sociétaux. Apparemment, c’est ce qui nous attend dans un proche avenir. — Votre sens du sacrifice est exemplaire, ma chère, dit Hans Brant. Toutefois, même si le Sénat instaurait la loi martiale et imposait ces réfugiés au reste du Commonwealth, certaines planètes refuseraient et se rebelleraient. — Nous ne pouvons pas tourner le dos à trente-deux milliards d’êtres humains ! tonna Justine. — Il y a une alternative, dit Nigel. Une alternative risquée, certes. Ses collègues se tournèrent vers lui à l’unisson, les yeux pleins d’espoir, et il n’eut que mépris pour eux. — Nous ouvrons à la colonisation quarante-sept nouvelles planètes et nous y transférons ces gens pour leur permettre de bâtir de nouvelles sociétés. — Pour l’amour du ciel, mon vieux, lâcha Alan, vous ne pouvez pas larguer des milliards de gens sur des planètes non développées. Ils ont besoin de villes, d’infrastructures, de gouvernements… de nourriture ! — Je sais. Il y aurait un énorme travail à faire en amont. — Mais… nous n’avons même pas une semaine devant nous, bredouilla Toniea Gall. — Comme l’a dit Einstein il y a bien longtemps, le temps dépend de la position relative de l’observateur. La présidente Doi mit officiellement un terme à cette session du cabinet de guerre. Justine attendit dans son fauteuil, tandis que les autres leaders des Dynasties se pressaient autour de Nigel pour le remercier et le féliciter. Même Heather se joignit à la fête. Quant à Doi, elle était heureuse et soulagée, mais d’une manière que Justine trouvait pathétique. Elle s’était même précipitée dans l’antichambre pour tout raconter à Patricia Kantil. Le visage de cette dernière s’était immédiatement fendu d’un sourire incrédule et rayonnant. Quelle bêtise ! pensa Justine. Comme si une simple possibilité, une vulgaire déclaration allait tout arranger miraculeusement. Ce qui avait été décidé lors de cette réunion dépendait beaucoup trop d’une situation et d’événements absolument incertains. Comment l’Arpenteur va-t-il réagir ? — Vous vouliez me parler ? lui dit Nigel. Il se tenait à côté d’elle. Justine leva les yeux vers lui. Comment savoir si je ne suis pas en train de regarder l’agent numéro un de l’Arpenteur dans le Commonwealth ? Sa main se posa machinalement sur son ventre légèrement arrondi. Je dois absolument me réserver une place sur une des arches. Au cas où. — En effet, finit-elle par répondre. — Excellent. À une condition. — Laquelle ? demanda-t-elle avec inquiétude. — Que Paula Myo et vous veniez accompagnées de Mellanie. La mâchoire inférieure de Justine se décrocha. — Pardon ? — Mellanie Rescorai. Cela fait un bout de temps que j’ai envie de la rencontrer. Elle est avec l’inspecteur, n’est-ce pas ? Elles sont revenues d’Illuminatus ensemble. — Oui, dit Justine en faisant de son mieux pour cacher sa stupeur. Comment sait-il cela ? Et, surtout, pourquoi sait-il cela ? — Excellent. Nous verrons cela après la corvée de l’annonce officielle. Nous serons tranquilles dans les bureaux de CST à Newark. Je suis heureux que vous alliez bien, malgré la tentative d’assassinat dont vous avez été victime. Dites à Gore que je suis très impressionné. Comme d’habitude. — Je le lui ferai savoir, promit-elle. Edmund Li savait qu’il avait été stupide de rester. Il aurait dû quitter Boongate depuis des semaines, en même temps que sa tribu de parents et d’amis, partie pour Tanyata. Ils l’appelaient chaque fois que l’unisphère le leur permettait, c’est-à-dire très rarement ; de fait, la connexion était encore plus difficile qu’avec Far Away. Ils lui montraient la tente dans laquelle ils vivaient, des scènes de la vie de tous les jours sur Tanyata. Ils étaient environ cinquante mille à vivre dans ce camp tout proche de l’océan. Et des camps comme celui-ci, il y en avait huit tout autour de la station de CST. Tout le monde les aidait à bâtir leur nouvelle ville, à ériger des infrastructures, à faire le travail normalement dévolu aux robots. On se serrait les coudes, car on se connaissait. Il y avait un esprit pionnier, là-bas, un optimisme que l’humanité n’avait pas connu depuis les tout premiers temps de la colonisation spatiale, il y avait trois siècles de cela. Malgré les difficultés rencontrées au quotidien, c’était apparemment un endroit agréable à vivre. Et pourtant Edmund n’était pas parti. D’autant plus que, techniquement, il n’avait même plus de travail, puisque le bureau chargé d’inspecter les importations de Far Away n’avait plus rien à faire. Plus personne n’importait quoi que ce soit. Son équipe n’avait plus rien à scanner, à analyser. Par ailleurs, les autres l’avaient tous laissé tomber deux jours après la visite des services secrets de la Marine. Progressivement, les bureaux de l’administration s’étaient vidés, faisant de facto de lui le seul responsable gouvernemental des voyages vers Far Away. Au début, il s’était impliqué dans ce travail parce que le bureau parisien de la Marine lui avait demandé de surveiller le trafic en partance pour Far Away et celui qui en provenait. C’était très important, lui avaient dit Renne et Tarlo. Et puis, il avait commencé à s’intéresser très sérieusement à cette affaire. Ce n’était certes pas une raison suffisante pour rester, et pourtant… Les gens qui quittaient Far Away se ressemblaient tous. Ils avaient vendu tout ce qu’ils possédaient pour acheter leur billet. Ils arrivaient fourbus, courbés sous leur propre poids, car ils n’étaient pas habitués à cette gravité. Ils mettaient tellement d’espoir dans le Commonwealth. Edmund faisait son possible pour enregistrer leur nom avant qu’ils s’engouffrent dans le terminal, qu’ils semblaient considérer comme un sanctuaire. En discutant avec eux, il s’était fait une idée assez précise de l’agitation qui secouait leur planète – les sabotages criminels, la présence toujours plus grande de l’Institut au cœur d’Armstrong City. Toutefois, il était davantage intrigué par les personnes qui persistaient à se rendre sur Far Away. Que l’on pût choisir de se rendre là-bas en cette période de troubles était parfaitement incompréhensible. Et pourtant, il en arrivait régulièrement – techniciens de l’Institut, agents de sécurité de l’Institut, cadres de l’Institut… En revanche, aucun employé de l’Institut ne quittait jamais Far Away, même s’ils étaient les seuls sur cette planète à posséder des billets de retour. Pressé qu’il était de comprendre ce qui se passait là-bas, Edmund effectuait d’innombrables recherches sur l’unisphère. Pour la première fois de sa vie, il s’intéressa au discours des Gardiens de l’individualité. Oui, c’était une bande de terroristes psychopathes ; néanmoins, à la lumière des derniers événements, leurs mises en garde sonnaient d’une façon désagréablement pertinente. La semaine précédente, les vols des Oies de carbone avaient cessé, car les pilotes et stewards avaient tous déserté leur poste. Était ensuite venu le tour des techniciens de CST, qui s’étaient évanouis de la station sur Boongate. Edmund était d’ailleurs un peu surpris que le trou de ver de Wessex fût toujours opérationnel en l’absence de la majeure partie du personnel de maintenance. En réalité, la plupart des manœuvres étaient désormais commandées à distance, depuis les mondes du G15. Le moment aurait dû être idéal pour partir. L’IR qui contrôlait le portail de Half Way ne tarderait pas à fermer ce dernier à cause d’un défaut de maintenance, par mesure de sécurité. Cependant, cela pourrait arriver dans une semaine comme dans six mois – Edmund n’était pas expert. Cela n’avait d’ailleurs plus d’importance, puisque sans les avions géants, Far Away resterait inaccessible. Il se sentait presque coupable d’avoir de telles pensées. Il considérait qu’il était le dernier à se soucier de cette planète lointaine ; tel un garde frontière solitaire, il scrutait le vide. Trois jours plus tôt, il y avait eu du changement. Les communications entre Half Way et Far Away avaient été établies à l’heure prévue, mais le trafic vers l’unisphère du Commonwealth ne représentait plus qu’un pour cent de ce qu’il avait été. Et ce petit pour cent était lourdement crypté. Par ailleurs, tous les messages en partance pour Far Away, y compris ses propres requêtes envoyées au gouverneur, revenaient systématiquement. La planète était donc complètement isolée. Pendant trois jours, Edmund avait monté la garde dans son bureau et attendu de nouveaux développements. Jusqu’à l’attaque des Primiens. Il suivit l’invasion grâce aux informations, officielles ou non. Les essaims de vaisseaux émergeant à trois UA des étoiles. Les bombes dites « incendiaires ». L’arme secrète de la Marine, si puissante qu’elle était venue à bout de l’embrasement, mais avec des conséquences catastrophiques sur l’environnement. La bombe larguée sur l’étoile de Boongate. La Marine forcée d’user une nouvelle fois de son joker. Les senseurs des satellites en orbite autour de Boongate enregistrèrent les vagues titanesques qui secouèrent la couronne de l’étoile. Tout comme le flot de radiations qui s’abattit sur la planète. Sans prévenir, tous les trous de ver primiens se refermèrent. Les humains avaient gagné-à condition d’oublier les milliers de vaisseaux rassemblés comme des oiseaux de proie autour de quarante-huit mondes. Edmund fut sans doute sauvé par le temps. Il avait passé deux heures dans le bureau à compulser rapports et commentaires, se levant de temps à autre pour se servir un gobelet de thé. Après la disparition des trous de ver, il commença à étudier les données des satellites. Il fut témoin de l’arrivée brutale du flot de radiations sur Boongate. L’énergie électromagnétique fut en partie absorbée par l’atmosphère avant de toucher le sol. La plupart des animaux et des plantes n’y survivraient pourtant pas. La première vague de particules radioactives déferla peu après, balayant littéralement l’ionosphère en quelques minutes. C’était bien pire que ce que les experts avaient prévu. Les centrales électriques situées en dehors des villes protégées par des champs de force résistèrent très peu de temps avant de tomber en panne. Les satellites civils s’éteignirent ; seuls les senseurs des plates-formes de défense orbitale purent continuer à transmettre des informations. Des tempêtes boréales recouvrirent d’abord les pôles, leur danse pâle ajoutant une étrange beauté à la lente destruction qui tombait en silence sur ce monde. Edmund sortit pour voir le premier de ces spectacles se briser contre le champ de force de la cité. Sur le parking, il y avait encore quelques flaques laissées par la dernière averse - survenue avant la mise en route des boucliers d’énergie. Il n’y avait qu’une voiture sur le béton, la sienne, une Honda Trisma vieille de quinze ans. Il se tint à côté d’elle, tandis que les vagues phosphorescentes mauves et orange jaillissaient de derrière la ligne d’horizon à une vitesse supersonique. Même les nuages s’étaient effacés devant la marée élémentaire, et le ciel d’hiver était parfaitement dégagé. Il regarda vers le soleil en plissant les yeux et essaya de se convaincre qu’il voyait de petits points lumineux sur le disque éblouissant. Des éclairs diffus apparurent au-dessus de la ville. Pendant quelques secondes, ils surpassèrent en luminosité le soleil et l’aurore boréale. Des arborescences d’ions violets dégringolaient le long du dôme galbé du champ de force. Puis l’aurore reprit ses droits et illumina de son éclat le béton humide du parking. L’unisphère répétait à ceux qui se trouvaient à l’extérieur de courir se réfugier sous un champ de force. Encore des éclairs, plus violents cette fois. Edmund se surprit à compter en attendant le tonnerre, avant de comprendre que c’était inutile. Une pluie d’étincelles vint alimenter la tempête boréale, ajoutant à sa force, contribuant à noyer le ciel. Des zébrures déchirèrent le voile coloré qui surplombait le dôme. Quel linceul singulier, pour une planète ! pensa-t-il. Son assistant virtuel l’informa de l’imminence d’une allocution du cabinet de guerre. À cette exception près, il n’y avait plus rien sur la cybersphère planétaire. Edmund ignorait tout de cette procédure. Il était temps, se dit-il. Je ne serais pas contre le fait d’être tenu au courant de ce qui se passe, des développements de la bataille. CST n’avait toujours pas rouvert le trou de ver de Wessex, bien que le conduit parallèle qui maintenait la liaison avec l’unisphère fût actif. Une image apparut dans le champ de vision d’Edmund : la présidente Doi assise au bout d’une table imposante, flanquée par Nigel Sheldon et Heather Halgarth. Il hocha la tête, impressionné. Un cartouche affichait les noms des autres membres du cabinet. La concentration de pouvoir politique était incroyable, ce qui accentuait la solennité du moment. Il s’adossa à la Honda pour écouter. — Mes chers concitoyens, je voudrais tout d’abord vous annoncer que l’incursion primienne dans l’espace du Commonwealth est terminée, du moins pour l’instant. Une frégate est parvenue à rallier la Porte de l’enfer et à détruire les générateurs de trous de ver de l’envahisseur. Pour des raisons de sécurité, je ne donnerai aucun détail concernant ce vaisseau et l’arme qu’il a employée. Sachez cependant que nous disposons d’une puissance de frappe sans égale. » Malheureusement, comme vous en êtes certainement tous conscients, cela ne règle pas complètement la question de la menace primienne. Plusieurs milliers de vaisseaux ennemis sont déjà dans le Commonwealth. Par ailleurs, l’envahisseur a largué sur quarante-huit soleils des bombes particulières, dont les effets se font encore sentir. Nous ne pouvons rien faire pour repousser les radiations qui s’abattent en ce moment même sur nos planètes. Cela signifie que leurs biosphères seront à jamais polluées. Sur certaines d’entre elles, comme sur Wessex, par exemple, une régénération sera peut-être possible. Malheureusement, les systèmes concernés seront le théâtre de batailles terribles dans les semaines à venir. C’est donc avec regret que j’ai contacté les gouvernements planétaires pour leur demander de préparer l’évacuation générale. — Merde, marmonna Edmund. Il savait en son for intérieur ce que la présidente allait dire. Néanmoins, le choc était difficile à encaisser. Où vont-ils bien pouvoir tous nous mettre ? — Malheureusement, notre société ne pourra pas absorber trente milliards de réfugiés, reprit Doi. C’est pourquoi nous avons opté pour une solution inédite. Edmund n’aimait pas du tout cela. À ce moment-là, son assistant virtuel le prévint qu’un véhicule venait de passer le second cordon de sécurité installé autour du portail de Far Away. Il fronça les sourcils. Qui diable pouvait bien avoir envie de visiter cette partie de la station, en particulier en ce moment ? Nigel Sheldon se pencha en avant, reprenant là où la présidente s’était arrêtée. Il avait l’air sérieux et extrêmement sûr de lui. — Lorsque nous construisions notre premier trou de ver, Ozzie est venu me voir avec une équation censée permettre de manipuler la dynamique du flot temporel interne de la matière exotique. Il y a deux siècles de cela, nous avons effectué quelques essais avec un des trous de ver de la division exploratoire, et cela a fonctionné. Depuis, ce projet est resté dans un placard, car il n’avait aucune application commerciale, ni pratique. Jusqu’à aujourd’hui. Nous allons donc modifier les trous de ver qui mènent aux planètes irradiées. D’ici une semaine, ils seront ouverts et l’évacuation pourra commencer. Les gouvernements locaux auront bien sûr pris soin de tout organiser au préalable. Vous ne prendrez pas le train pour partir. Vous irez à pied, en voiture, en bus ou même à vélo. Vous débarquerez sur de nouvelles colonies habitables de l’espace de phase trois. Celles-ci ne seront ouvertes à la colonisation que dans dix ou quinze ans. Pour vous, toutefois, quelques secondes seulement se seront écoulées. Entre-temps, nous aurons construit les villes et les infrastructures nécessaires à votre accueil. Je sais que cela va être difficile, mais les mondes sur lesquels vous vous trouvez actuellement sont mourants. Nous devons faire vite pour éviter d’autres pertes. La voiture était une Mercedes appartenant à sa société. Edmund se redressa et regarda au loin, de l’autre côté de la vaste étendue de béton, vers la route qui menait au terminal. Il voyait la voiture – une limousine rouge bordeaux qui roulait à grande vitesse. Elle était conduite manuellement et venait de dépasser l’entrée du quai réservé aux passagers. Lequel n’était certes plus très fréquenté. En fait, elle se dirigeait vers les bureaux, vers la cour où se trouvait Edmond. C’était très bizarre. Comme il lui restait un peu d’instinct policier, il vérifia qu’il avait bien son pistolet ionique et fonça derrière le bâtiment. — Nous espérons tous que cette opération sera un succès, reprit la présidente Doi. Sénateurs, leaders planétaires, Dynasties – tous sont unis et déterminés. Peu importent les sacrifices et les efforts, nous ne vous laisserons pas tomber. Bonne chance à vous tous, conclut-elle avec un soupir de compassion. La Mercedes pénétra dans le parking au moment même où Edmund disparaissait derrière l’immeuble. Il risqua un regard et vit la voiture qui se garait à côté de sa Honda. Une portière s’ouvrit et un grand homme blond en sortit. Tarlo. L’avis de recherche général lui était parvenu vingt-quatre heures plus tôt. Au début, Edmund avait cru à une mauvaise plaisanterie. Sauf que tous les certificats d’authenticité étaient valides. Tarlo examina la Honda pendant quelques secondes, puis tourna lentement la tête pour scanner le parking désert. D’après ce que disait l’avis de recherche, il était puissamment armé et très dangereux. Edmund compta jusqu’à cinq avant de jeter un autre coup d’œil. Tarlo se dirigeait vers l’entrée du bâtiment. La portière de la Mercedes était toujours ouverte. Edmund zooma avec ses implants rétiniens. Un corps était étendu sur le tapis du véhicule, un jeune homme un peu grassouillet, dont le cou avait été brisé. Ses yeux morts fixaient le voile moiré scintillant qu’était devenu le ciel de Boongate. Le café Stop cinq était situé à l’extrémité d’une rue commerçante, coincé entre un Bab’s Kebab et Maman fleur, une boutique de prêt-à-porter bon marché pour femmes enceintes. La voie express B77 passait juste à côté, qui menait à la station planétaire de Narrabri, quatre kilomètres plus loin, à l’ouest. En dépit de la tempête boréale qui bouillonnait au-dessus du champ de force de la ville géante, en dépit des milliers de vaisseaux ennemis qui croisaient dans le système et du fait que la moitié des portails de la station étaient toujours fermés, le trafic était aussi dense que d’habitude. Bradley Johansson et Adam Elvin prêtaient peu d’attention aux véhicules lancés à pleine vitesse. Au-dessus du comptoir, un moniteur rediffusait l’annonce du cabinet de guerre. — Par les cieux songeurs, marmonna Bradley. Je ne m’attendais pas à cela. Pour une solution ingénieuse… Pas étonnant que Sheldon ait l’air si satisfait de lui-même. Adam jeta un regard sceptique à l’écran. — Dites plutôt qu’il est suffisant. — Voyons, Adam, apprenez à être plus charitable, surtout en ces temps difficiles. Par ailleurs, bâtir les infrastructures de quarante-sept mondes nouveaux est un sacré projet pour un État centralisé. Exactement le genre de chose que vous appréciez, non ? — Je ne suis pas un cliché vivant. Je ne suis pas fan de la centralisation, car elle est trop souvent synonyme de corruption et d’éloignement. Dans une société digne de ce nom, le pouvoir se doit d’être dilué, réparti, délégué, et ce jusqu’au niveau local. — Hum… l’espoir fait vivre. — Oui, vous avez finalement réussi à me convaincre. Il s’agit quand même de quarante-huit mondes. Comment diable vont-ils s’y prendre pour transporter toutes ces usines sur une nouvelle planète ? demanda-t-il en examinant le paysage. Au-delà de la voie express, la mégapole s’étirait à l’infini, se perdait dans les brumes de l’horizon. Les quartiers résidentiels se mêlaient aux vastes zones industrielles, et le tout était alimenté par un double réseau routier et ferroviaire. Tous les deux ou trois kilomètres, d’énormes raffineries et fonderies se dressaient au-dessus des bâtiments plus petits, comme les cathédrales ou les châteaux du Moyen ge. Le crépuscule s’installait lentement, mettant davantage en valeur le voile iridescent qui recouvrait la ville. — Quarante-sept, le corrigea fermement Bradley. Hutchinson ne déménagera jamais tout cela. Il a déjà terraformé cette planète une fois. L’embrasement tuera tout ce qui vit en dehors de la cité et de son dôme, mais les robots tracteurs replanteront tout. Quoi qu’il en soit, cette histoire de voyage dans le temps ne pourra pas se faire sans le générateur de trous de ver de la station planétaire de Narrabri. Non, ce monde restera habité quoi qu’il arrive. L’existence de trente-deux milliards de personnes en dépend. — Ouais. Ces fameuses bombes… Je me doutais bien que la Marine était en train de développer des armes plus puissantes que les missiles Douvoir, mais de là à endommager une étoile entière… Vous croyez que l’Arpenteur l’avait prévu ? — Non, répondit Bradley en souriant dans son gobelet en plastique. Une fois de plus, il nous a sous-estimés. Cette guerre était supposée détruire nos deux espèces. Mais aujourd’hui, la victoire est à portée de main. Doi et Sheldon useront de leur arme secrète, quelle qu’elle soit, contre Dyson Alpha. — Sur Illuminatus non plus, il n’a pas été très malin. Jenny m’a appris que Paula Myo avait réussi à arrêter Bernadette. — Vraiment ? s’étonna Bradley en haussant les sourcils. Comme c’est fascinant. À l’heure qu’il est, Myo doit être convaincue de l’existence et de la dangerosité de l’Arpenteur. L’attentat manqué contre la sénatrice Burnelli a dû finir de la persuader. Je me demande si nous ne devrions pas mitrailler une dernière fois l’unisphère avec un message. — Ce serait vain. Personne n’est plus disposé à vous écouter, rétorqua Adam en désignant le moniteur. On y voyait Michelangelo dans son studio. Le grand animateur lui-même semblait secoué par l’annonce de la présidente. Les experts dont il s’était entouré paraissaient perdus. — Ce qui m’ennuie, reprit-il, c’est que les hommes de l’Arpenteur aient emporté la tête de l’Agent. Une fois qu’ils auront analysé ses implants mémoires, nous aurons de sérieux problèmes de sécurité. — C’est en effet un problème, Adam, toutefois, tout se jouera dans les prochains jours, sinon les prochaines heures. Même si l’Arpenteur apprenait où nous nous trouvons et ce que nous préparons, il lui faudrait du temps pour organiser une offensive. S’il était vraiment malin, il aurait laissé l’Agent à la Marine, qui se serait empressée de nous tomber dessus avec la grosse artillerie. — Peut-être, mais nous devons tout de même rester méfiants. Avec la démission de Kime, nous avons perdu un atout majeur. Oscar n’aura aucune influence sur Columbia. — A-t-il découvert quelque chose dans les enregistrements de Seconde Chance ? — Je l’ignore. Il a passé tellement de temps à bord de son vaisseau que je n’ai pas pu entrer en contact avec lui. Son assistant virtuel informa Adam que Marisa McFoster cherchait à le joindre. — Oui ? dit-il. — Nous sommes sur Boongate, commença-t-elle. Victor Halgarth est entré dans l’entrepôt d’une société appelée Sunforge. Monsieur, il y a beaucoup de policiers dans les parages. — Ce n’est pas surprenant. Les autorités surveillaient Bernadette sur Illuminatus. Certains de ces types appartiennent certainement à la sécurité des Halgarth. Vous êtes dans un endroit sûr ? — Je ne sais pas. La situation est très confuse. La station est plongée dans le chaos. Après l’annonce de Doi, la population s’est précipitée vers le terminal. Le reste de la station, en revanche, est désert. Se fondre dans la masse ne va pas être facile. — Je comprends. Nous avons plusieurs équipes sur Boongate. Je les contacterai et leur demanderai de vous venir en aide, dans la mesure de leurs possibilités. En attendant, tenez-moi au courant. — Oui, monsieur. — Victor Halgarth est sur Boongate, alors que la planète est en cours d’évacuation, dit Bradley, amusé. C’est une occasion remarquable pour nous. Nous pourrions intercepter l’Arpenteur dans les limites du Commonwealth. Il n’est toujours pas rentré chez lui, et Boongate ne sera bientôt plus accessible. CST n’ouvrira pas le trou de ver au public de sitôt, de peur d’être débordé. — Mellanie a quitté Illuminatus avec Paula Myo, dit Adam. Dois-je la rappeler pour lui demander de convaincre l’inspecteur principal ? — Non, nous utiliserons plutôt Justine Burnelli. Elle est mieux placée que Myo, et elle a le pouvoir politique nécessaire pour bloquer complètement le trou de ver de Boongate. — Combien de temps croyez-vous que CST mettra pour modifier le générateur de trous de ver ? — Sheldon a parlé d’une semaine. À mon avis, il s’agit davantage d’une question de programmation que de modifications physiques. De nos jours, tout ce qui est important semble tenir dans un logiciel. — Bien. Pendant ce temps, je préparerai notre train. Nous en aurons peut-être bien besoin. — Bien sûr, dit Bradley avant de finir son café. Vous savez, il est très probable que l’Arpenteur soit dans la station de Narrabri, qu’il se prépare tout comme nous à emprunter le trou de ver de Boongate. Amusant non ? Si cela se trouve, il a même loué un hangar voisin du nôtre. — Je puis affirmer que non. — Si vous le dites, Adam. Néanmoins, nous nous devons de réorganiser nos équipes de façon à surveiller le portail de Boongate nous-mêmes. — Je vais mettre des gens sur le coup. — Nous en reste-t-il ? J’ai cru comprendre que l’opération d’Illuminatus nous avait porté un sacré préjudice sur ce plan. — Ce sera une mission relativement simple ; cela ne posera pas de problèmes. Le manque de muscles se fera peut-être sentir lorsque nous tenterons de transpercer le barrage. — En parlant de muscles, vous pourrez désormais compter sur les miens, puisque je me joins à vous de façon permanente. Je n’ai plus rien à faire dans le Commonwealth. Le moment est venu pour moi de rentrer chez moi et de faire face à notre Némésis. — C’est une excellente chose. Votre présence à bord remontera grandement le moral des Gardiens. Ils en ont bien besoin, à présent que le contact avec Far Away est rompu. La station de Newark était reliée à une vingtaine de planètes de l’espace de phase un, dont Augusta, qui monopolisait à elle seule trois trous de ver. Ses terminaux et sa gare de triage se dressaient sur le site de l’ancien aéroport, où naissait un réseau complexe de voies ferrées et de routes, qui sillonnaient les zones habitées environnantes. Nigel regardait par la fenêtre d’un bureau installé au dernier étage du gratte-ciel réservé à l’administration. La vue sur le New Jersey Turnpike qui traçait une immense courbe autour la station était imprenable. L’ancienne voie express était toujours empruntée par énormément de camions et de voitures, bien que CST ait récemment creusé des tunnels ferroviaires pour rallier directement Manhattan et la côte est. Au-delà de la route, les eaux froides et grises de la baie de Newark se brisaient contre les côtes de Staten Island. Le dôme scintillant d’un champ de force recouvrait les bâtiments et les parcs de l’île ; cela donnait au paysage un grain vaporeux, comme si une brume légère s’était installée durablement sur les terres. L’assistant virtuel de Nigel lui montra des images de Campbell saluant ses visiteurs en bas, dans le hall. Justine Burnelli déboutonna son manteau doublé de fourrure blanche et déposa sur la joue de Campbell un baiser chaste, quoique affectueux. Nigel avait compris que la femme était enceinte lorsqu’elle était arrivée à la réunion extraordinaire du cabinet de guerre ; son ventre se voyait un peu sous le cachemire gris de sa robe de grand couturier. Cela le surprit. Les femmes de son âge et de son statut avaient presque systématiquement recours aux matrices artificielles pour procréer. Perdita n’était pas au courant non plus et ne savait pas qui était le père – ce qui était également étrange. Les Grandes familles faisaient rédiger des contrats par leurs avocats lorsqu’elles décidaient d’avoir des enfants, et pourtant, il n’avait rien trouvé dans les registres légaux de New York. Les senseurs de sécurité lui apprirent que les implants de Justine étaient connectés à l’unisphère par le biais d’une liaison lourdement cryptée. Pour communiquer avec Gore, supposa-t-il. L’inspecteur Myo était exactement comme dans ses souvenirs : magnifique, en dépit de sa mine perpétuellement mélancolique. Elle portait un tailleur anthracite et bleu, et un chemisier rose saumon ; ses cheveux coiffés en arrière étaient lisses et brillants. Dire que, moins de trente heures plus tôt, elle était engoncée dans une armure de combat et qu’elle participait à une violente fusillade sur Illuminatus. Il accorda néanmoins plus d’attention à Mellanie. Ses cheveux d’or ondulés et sommairement coiffés, lui donnaient un air un peu hirsute. Si on ajoutait à cela sa mâchoire serrée, son allure respirait l’agressivité. Sa jupe blanche incroyablement courte, ses hautes bottes en daim et sa chemise en jean réussissaient le tour de force de paraître à la fois branchées et négligées. Dudley Bose était accroché à elle, comme s’ils étaient liés par une membrane. Son visage juvénile arborait la même colère que lors de la fameuse cérémonie de bienvenue. Comme la cabine d’ascenseur arrivait, Nigel fit face à la porte d’entrée. Il remarqua que Campbell se tenait aussi loin de Mellanie que possible. Perdita avait raison, alors. — Prêt ? demanda Nelson. Le chef de la sécurité de la Dynastie avait lui aussi saisi les enjeux de cette réunion ; il est vrai qu’il suivait cette affaire depuis plus longtemps que Nigel. — Oui. J’aimerais bien obtenir enfin quelques réponses, répondit Nigel. Il arrangea un peu sa veste. Stupide vanité ! Il salua Justine et Paula d’une façon formelle, puis se tourna vers Mellanie. — Enfin, dit-il. — Pardonnez-moi ? fit-elle en lui lançant un regard étonné. — J’ai suivi avec beaucoup d’intérêt vos dernières activités. Vous rencontrer enfin, en personne, est très excitant pour moi. C’était un euphémisme. En chair et en os, elle était extraordinairement attirante. Superbe silhouette, l’allure un peu sauvage, comme si elle venait de faire l’amour – et voulait recommencer. Il garda sa main dans la sienne. Elle n’essaya pas de se dégager, et eut un sourire canaille en le détaillant. — C’est réciproque, rétorqua-t-elle d’une voix soudain beaucoup plus grave. — Salut, dit Dudley en se faufilant devant Mellanie et en tendant la main. — Dudley ! Heureux de voir que vous allez mieux, lança Nigel d’un ton qu’il espérait suffisamment neutre pour dissimuler son ironie. — C’est grâce à ma Mellanie, expliqua l’astronome en prenant la jeune femme par les épaules. Celle-ci désapprouva ce geste et n’eut pas peur de le montrer. Tandis qu’un bouclier électronique enveloppait le bureau, Nigel leur proposa de s’asseoir. — Tout ceci m’a l’air très sérieux, Justine. Il ne peut pas s’agir uniquement de votre dispute avec Valetta. — D’une certaine façon, si. Les Halgarth exercent désormais un contrôle total sur la Marine. — Certes, mais je détiens la bombe Nova. Sans compter que les autres participent grandement au budget de la Marine. On fait contrepoids à Heather. C’est ainsi que le Commonwealth fonctionne. — J’ai une question à vous poser, intervint Paula. — Je m’en doute, dit Nigel d’un ton léger. J’ai passé les deux dernières heures à me demander ce que vous me voulez. — Pendant un siècle, j’ai tenté de faire adopter par l’exécutif une loi relative à la surveillance des importations de Far Away, en vain. De cette façon, j’aurais pu empêcher les Gardiens d’acheter des armes et peut-être même démanteler définitivement leur organisation. Juste avant d’être assassiné, Thompson Burnelli m’a révélé que vous vous opposiez à cette demande depuis le début. J’aimerais savoir pourquoi. Par réflexe, Nigel regarda furtivement Daniel Alster, qui se tenait à sa place habituelle, à deux mètres de là. — Vraiment ? Je ne savais pas… Je ne me rappelle pas… — Il n’existe aucune archive à ce sujet, intervint rapidement Daniel. — Pourtant, c’est un sujet critique, reprit Paula. Et Thompson était formel. — Vérifiez, ordonna Nigel à Daniel. Appelez Jessica. — Bien, monsieur. Nigel échangea un regard avec Mellanie, qui le gratifia d’un clin d’œil polisson et croisa les jambes. Il se demanda quelle serait la meilleure approche pour séduire une fille comme elle. Le plus efficace serait sans doute d’aller la voir directement pour lui demander de coucher avec elle. Restait néanmoins le mystère Dudley. Que pouvait-elle bien faire avec lui ? — Euh, notre bureau politique a en effet suivi cette ligne de conduite, annonça Daniel, embarrassé. — Pourquoi ? demanda Nigel. — Ozzie en avait donné l’ordre. — Ozzie ? Paula se décontracta quelque peu. — J’ignorais que M. Isaacs avait de l’influence sur le bureau politique de votre Dynastie. — Mais il n’en a pas, se défendit Nigel. Normalement. Du moins, à ma connaissance. Toutefois, Ozzie et moi sommes associés à parts égales dans CST, aussi a-t-il théoriquement autant de poids que moi. Vous êtes sûr ? demanda-t-il à Daniel. — Oui. Il a demandé au bureau politique d’appliquer cette stratégie en 2243, expliqua Daniel en regardant Paula du coin de l’œil. — Mon Dieu, fit cette dernière. L’année du Grand casse du trou de ver. L’année où Bradley Johansson a fondé les Gardiens de l’individualité. L’année où il a dérobé suffisamment d’argent pour financer ses opérations. L’Arpenteur n’y était donc pour rien. Les Gardiens se sont donc débrouillés tout seuls. Je savais qu’ils avaient des contacts dans l’exécutif, mais je n’aurais jamais imaginé que M. Isaacs était mêlé à leurs manœuvres. — Bon, intervint Nigel en agitant un index accusateur. Je veux des explications. Tout de suite. — C’est très simple, répondit Justine. Wilson Kime a dit la vérité : l’Arpenteur existe. C’est lui qui a financé les observations de Dudley Bose par l’intermédiaire d’une œuvre de charité fictive. Il avait placé des agents à bord de Seconde Chance. — Il a également infiltré la Marine, ajouta Paula. Wilson a mis la main sur des preuves, mais celles-ci ont été escamotées par un employé du Pentagone II. Ou plutôt trafiquées, de façon à n’être plus crédibles. Nous pensons que c’est un satellite senseur modifié qui est responsable de la désactivation du générateur de la barrière. Toute cette mission n’était qu’une manipulation gigantesque destinée à provoquer une guerre afin d’affaiblir les deux espèces. Nigel comprit enfin ce que Wilson avait dû ressentir en se posant sur Mars. Aujourd’hui, lui-même avait transformé une étoile en nova pour contrer la plus grande menace qui ait jamais pesé sur l’humanité, puis il avait trouvé le moyen de faire face à un afflux de trente-deux milliards de réfugiés. Et pour conclure, il venait de découvrir que la guerre avait éclaté par sa faute. — Nom de Dieu, lança-t-il en se tournant vers Nelson, lequel était déjà trop occupé à encaisser le choc. — Si vous dites la vérité…, commença finalement celui-ci. — C’est la vérité, dit Mellanie avec sérieux. Nelson la gratifia d’un sourire bref et agacé. — Dans ce cas, reprit-il, les Gardiens doivent avoir raison au sujet de l’influence de l’Arpenteur sur la Dynastie Halgarth. — Pour l’essentiel, oui, confirma Paula. C’est ce que semble confirmer l’altercation que nous avons eue avec ses agents sur Illuminatus. La plupart des Halgarth ne sont pas concernés, évidemment. Néanmoins, ceux qui occupent des positions stratégiques sont tous corrompus. Christabel est en train de prendre conscience que quelque chose ne tourne pas rond ; elle nous aide discrètement à suivre la trace de divers suspects. Elle ne mettra pas longtemps à transmettre ses soupçons à Heather. — Et Columbia ? demanda Nelson. Est-il l’un d’entre eux ? — Nous l’ignorons. — Fils de pute ! grogna Nigel. Au moins, maintenant, les choses sont claires : hors de question de confier notre bombe Nova à la Marine. Grand Dieu ! Et Doi ? Que pensez-vous d’elle ? Les Gardiens ont dit qu’elle était des leurs. — C’était de la désinformation, répondit Paula. Isabella, qui est un agent de l’Arpenteur, a orchestré cette mascarade. Notez qu’elle a eu une liaison avec Patricia Kantil. — Laquelle a pris une part importante dans la création de la Marine, dit Justine. Nous avons tous été manipulés. — Alessandra Baron est aussi un de ses agents. La salope ! cracha Mellanie. Nigel se sentait tout engourdi. Sa conscience améliorée commença à examiner le problème. Une colère animale, du genre de celle que l’on ressent lorsqu’on est pris pour un imbécile, s’accumula en lui. Ces effets furent toutefois annihilés par un intense sentiment de surprise et d’inquiétude. Merde, on n’a vraiment rien vu venir ! — Quoi que nous décidions, reprit-il, nous ne pouvons rien rendre public. Il est trop tôt. Dans un avenir proche, nous aurons besoin du soutien et de la confiance de la population. Le salut des réfugiés dépend de la participation des autres planètes du Commonwealth. C’est notre priorité numéro un. La chasse aux traîtres devra se faire dans la discrétion, en parallèle. Je suppose que vous avez déjà réfléchi à la question ; c’est la raison de votre présence ici, non ? — C’est effectivement une des raisons, rétorqua Paula. Pour commencer, prendre conscience de la manipulation revient à la rendre inefficace. — Quel est exactement le but de l’Arpenteur ? demanda Nelson. Il a eu sa guerre, alors que veut-il de plus ? — Je n’en suis pas sûre, répondit Paula. Les Gardiens disent qu’il veut détruire, ou au moins affaiblir considérablement, les hommes et les Primiens, afin de dominer cette partie de la galaxie. Je pense que votre nouvelle bombe a dû chambouler ses plans, puisque nous avons désormais la capacité de détruire les Primiens. Le Commonwealth survivra et deviendra plus fort. D’un point de vue militaire, il a déjà échoué. — À condition que la Marine et nous-mêmes continuions sur notre lancée, dit Nelson. Il devrait donc nous pousser à tergiverser. C’est en tout cas ce que je ferais à sa place. Après tout, les Primiens ne sont pas réellement à genoux. Il leur reste toujours le générateur de la Porte de l’enfer et les bombes à embrasement. Si nous hésitons trop longtemps, ils pourraient très bien nous attaquer de nouveau. — Dans ce cas, il faut attaquer Dyson Alpha le plus vite possible, dit Nigel. C’est là-bas que se trouve le générateur de la Porte de l’enfer. Ne prévenons pas la Marine, ne consultons personne, faisons-le. — Charybde devrait être à portée de nos communicateurs d’ici vingt-quatre heures. Prospecteur est déjà de retour. Une autre frégate sera prête d’ici deux ou trois jours. — Occupez-vous en personnellement, Nelson. Dieu seul sait s’il n’a pas infiltré aussi notre Dynastie. Existe-t-il un genre de test, une façon de vérifier ? demanda-t-il à Paula. — Nous attendons les résultats de l’étude d’Isabella. Une fois que nous aurons compris ce qu’elle a subi, nous saurons peut-être le détecter chez les autres. Toutefois, il ne faut pas s’attendre à un miracle. Les démasquer jusqu’au dernier prendra peut-être des décennies. — Vous lui faites une lecture de mémoire ? demanda Nelson. — J’ai demandé à un Raiel de faire cela pour moi, oui. Nigel eut un sourire admiratif. L’inspecteur principal Myo avait toujours une longueur d’avance. — Vous croyez qu’Ozzie est un agent de l’Arpenteur ? — Difficile à dire. D’après ce que je viens d’entendre, je dirais qu’il a aidé les Gardiens. Pour en être certains, il faudrait pouvoir lire ses implants mémoires. Vous savez où il se trouve ? — Nous avons perdu sa trace sur Silvergalde, répondit Nigel. Dans son dernier message, il disait qu’il s’en allait à la rencontre des Silfens pour leur demander ce qu’ils savaient des deux Dyson. Personne ne l’a revu depuis. — Je vois, dit Paula. — Vous avez une idée de la nature de cet Arpenteur ? demanda le patriarche. Une partie autonome de sa conscience compulsait les archives accumulées par la Dynastie sur les Gardiens, mais sans trouver quoi que ce soit d’intéressant. Il y avait principalement des comptes-rendus d’enquêtes menées par le CICG. — C’est un rescapé du naufrage de Marie Céleste, sur Far Away, répondit Paula. C’est tout ce que nous savons. Bradley Johansson affirme qu’il est entré dans l’esprit des hommes qui étudiaient l’épave du navire. Les données provenant de l’Institut sont, de ce fait, suspectes. Nous ne savons rien ni de son origine, ni de son apparence, ni de sa taille. Nous ne savons même pas s’il respire de l’oxygène. À dire vrai, son existence n’est prouvée qu’en creux, à travers les agissements de ses agents. C’est le croque-mitaine parfait, en quelque sorte. — Fils de pute ! marmonna Nigel avec colère. Il était indigné, il trouvait insupportable l’idée qu’un extraterrestre puisse manipuler les humains de cette abjecte façon, comme des pions sur un échiquier. Pareil à une présence maligne et invisible, il rôdait autour de son Commonwealth, souillait, corrompait tout ce qu’il touchait à la manière d’un démon médiéval. Pas étonnant que personne n’y crût. — Comment a-t-il pu agir si longtemps sans être démasqué ? — Il est circonspect et travaille sur le long terme, dit Paula. Ce qui nous donne d’ailleurs une première indication sur sa nature : il vit manifestement très longtemps. Étant donné la stratégie qu’il a adoptée pour conduire les hommes et les Primiens à se détruire mutuellement afin de lui laisser le contrôle de cette partie de la galaxie, on peut conclure qu’il planifie ses actions sur des siècles, voire des millénaires. — Il doit bien avoir une base quelque part, une existence physique. Nous devrions être capables de remonter jusqu’à lui. — Bradley Johansson et Adam Elvin ont tous les deux une existence physique, fit remarquer Paula avec un sourire amer. Pourtant, je n’ai jamais réussi à les attraper. J’ai cependant une idée de l’endroit où l’Arpenteur pourrait se cacher. Elle se leva et marcha jusqu’à la baie vitrée. Sa silhouette se dessinait sur la toile de fond grise du ciel. Elle fit signe à Nigel d’approcher. Ensemble, ils examinèrent la gare de triage, où des trains interminables circulaient sur des rails blancs et argentés. — Johansson et Elvin ont l’habitude de monter des sociétés écrans, expliqua-t-elle. Ils sont constamment en mouvement, n’ont pas de base fixe, évitent de se faire des amis, de se créer des attaches, enfin tout ce qui est susceptible de retenir quelqu’un. C’est pour cela que j’étais perpétuellement à leurs trousses ; ils ne restaient jamais longtemps au même endroit. Et puis, bien sûr, ils avaient l’appui politique de M. Isaacs. Nigel comprenait lentement. Il avait l’impression que l’air marin emprisonné sous le champ de force transperçait les murs de l’immeuble et lui soufflait dans le dos. Ses poils se dressèrent sur ses avant-bras. En contrebas, les trains entraient et sortaient des tunnels qui menaient aux villes de la côte est, de New York jusqu’à Miami. Une véritable muraille de portails projetait des ellipses de lumière sur les voies, des ellipses de couleur différente, émises par des soleils différents. — Oh, mon Dieu, non ! — C’est une conclusion logique, dit-elle. L’Arpenteur est singulier, étranger à notre espèce. Au minimum, il a besoin de protéines provenant de son monde natal – naturelles ou synthétiques. À découvert, il lui serait impossible de passer inaperçu. Un wagon de fret ferait une cachette parfaite. Toujours en mouvement, libre d’aller où bon lui semble, suffisamment spacieux pour abriter un environnement particulier. — Notre IR peut fouiller nos archives et chercher tout train qui ne s’arrêterait jamais, dit Nigel, la gorge sèche, car il savait que cela ne donnerait rien. — Non, le wagon change certainement de motrice de façon régulière, va d’une compagnie à l’autre, passe des mois, peut-être même des années sur des voies de garage. Il peut se trouver sur n’importe quelle planète. Sans compter que l’Arpenteur en change sans doute fréquemment pour rester dans le coup. — Oui, il pourrait être n’importe où, acquiesça Nigel, frappé d’horreur. — Si l’on en croit les Gardiens, il aurait pour projet de se rendre à Boongate et, de là, de rallier Far Away. — Le portail de Boongate est fermé, et il le restera. — Je l’espère. — Que voulez-vous dire ? Je n’autoriserai jamais sa réouverture. Paula se tourna vers Nelson, avant de faire de nouveau face à Nigel. — Nelson et vous vous rendez bien compte qu’un membre éminent de votre Dynastie est forcément un agent de l’Arpenteur, n’est-ce pas ? Nigel pencha légèrement la tête sur le côté, manifestement embarrassé. — S’il voyage de la façon que vous décrivez, c’est malheureusement évident. Il a reçu beaucoup d’aide au fil des ans. J’espère simplement qu’il n’a pas corrompu ma Dynastie autant que celle de Heather. — Rien ne nous le laisse croire. D’ailleurs, Johansson n’a jamais rien dit à ce sujet. — Forcément, si Johansson n’a rien dit…, commenta-t-il, sarcastique. — Personnellement, je suggérerais que nous nous rapprochions des Gardiens, dit Justine. Ils en savent plus sur l’Arpenteur que n’importe qui. En fait, je m’accommoderais bien de leur aide. — Comment ? demanda Paula en retournant s’asseoir. Nous ne savons pas comment les contacter. La Marine a perdu sa dernière piste sérieuse – l’Agent – sur Illuminatus. Justine haussa les épaules, l’air de s’excuser. — J’ai eu quelques contacts avec Bradley Johansson ces derniers temps, expliqua-t-elle. Nigel lâcha un gloussement – elle plaisantait forcément. Puis il vit le regard sombre de Paula Myo et redevint sérieux. — J’adore, dit-il en s’affalant dans son fauteuil. Une conspiration dans la conspiration. Amusant. Moi qui croyais que je serais un jour la cible d’un mouvement terroriste, j’apprends aujourd’hui que je dois collaborer avec un. Justine, contactez Johansson, demandez-lui s’il accepte de nous rencontrer pour mettre nos moyens en commun. Nous devrions également appeler Wilson ; sa contribution serait très utile dans la surveillance de la Marine. Je sais qu’il a suffisamment d’amis au Pentagone II pour que l’on puisse se passer du concours de Columbia. — J’aimerais, moi aussi, inviter quelqu’un dans notre petite sauterie, intervint Mellanie. — Je suis navré, rétorqua Nigel, mais je ne suis pas sûr de faire totalement confiance à l’IA, surtout depuis qu’elle a refusé de nous venir en aide aujourd’hui. — Je suis de votre avis, dit Mellanie d’une voix de petite fille. Et, s’il vous plaît, mettez de côté votre paternalisme avec moi. — Après ce qui est arrivé à Dorian sur le Cypress Island, il ne me viendrait pas à l’idée de vous contredire. — Comment est-ce que… Nigel la toisa en souriant d’un air supérieur. — Je vous avais bien dit que je vous suivais depuis quelque temps. Mellanie s’affaissa un peu, le temps de reprendre ses esprits. Puis elle le gratifia d’un sourire carnassier. — J’aimerais vous emprunter un trou de ver pour récupérer le Mobile Bose. — Le Mobile Bose ? Qu’est-ce que c’est ? demanda Nigel en regardant Dudley d’un air méfiant. — Les extraterrestres que vous appelez les Primiens n’ont en réalité qu’une seule et même conscience contenue dans des milliards d’enveloppes corporelles. Le Mobile Bose est celle de ces enveloppes qui abrite la mémoire de Dudley Bose. Le transfert a eu lieu juste après sa capture. Vous vous rappelez la mise en garde reçue par Conway ? Le Mobile est parvenu à s’échapper et à rallier Elan. J’ai des amis sur place qui s’occupent de lui. Elle jeta un regard circulaire sur les visages stupéfaits qui l’entouraient, et sourit, contente d’elle-même. — Je crois que ce point est pour moi, ajouta-t-elle. Morton fut réveillé par son assistant virtuel. Les senseurs qu’ils avaient disséminés autour de Randtown venaient de capter un signal émis depuis un point situé deux cents kilomètres exactement au-dessus du lac Trine’ba. Il s’agissait d’un message répété en boucle sur plusieurs canaux à la fois, comme ceux de la Marine, sauf que le codage correspondait à celui de Mellanie. Morton utilisa sa clé, et un texte s’afficha dans son champ de vision. « Morty, j’ai obtenu un trou de ver pour vous. S’il te plaît, réponds-moi. Mellanie. » — Merde ! Il se redressa aussitôt. La grotte était sombre. Deux lampes dispensaient une faible lumière jaune, qui révélait néanmoins la roche couverte de givre fondu. Rob, vêtu de son armure de combat, montait la garde devant l’entrée dentelée. Sa silhouette rappelait celle d’une idole maléfique. La Chatte, qui était supposée dormir, faisait du yoga sur son sac de couchage. Elle le regardait en silence, sans sourciller, ce qui lui fit froid dans le dos, malgré le tissu semi-organique du duvet qui maintenait sa température corporelle. Les survivants étaient emmitouflés dans leurs sacs de couchage et couvertures, tels des chrysalides géantes agglutinées de l’autre côté de la grotte. Ils étaient comme morts, à l’exception de David Dunbavand qui, de temps à autre, poussait un gémissement en bougeant dans ses bandages. Les kits médicaux avaient permis de stabiliser son état, mais celui-ci ne s’améliorait guère depuis quelque temps. Le Mobile Bose se tenait près d’une pile de matériel, au centre de la caverne. Il n’avait presque pas bougé depuis le jour où ils étaient venus s’abriter ici. Ils l’avaient enveloppé de plusieurs couches de tissu semi-organique pour le maintenir au chaud et à peu près au sec. Tous les deux ou trois jours, l’un d’eux entrait dans une bulle et descendait jusqu’au lac pour remplir quelques récipients d’eau polluée et pourtant nécessaire à la survie de la créature. Morton la trouvait d’ailleurs plutôt mal en point, bien qu’elle lui soutînt le contraire. — Alors, ce message ? demanda la Chatte. Rob avait tourné son casque dans sa direction. — C’est Mellanie. Elle a ouvert un trou de ver pour nous. Je le savais. J’étais sûr qu’elle y arriverait ! Cat expira calmement. — J’espère que tu as raison, dit-elle. Ce n’est pas du tout ce que la Marine avait prévu. — Ouais, c’est ça, on lui dira. L’après-midi même, ils avaient reçu un message de la Marine, qui promettait de venir les récupérer dans trois jours. D’ici là, ils devraient cesser les combats et se contenter d’observer les Primiens. Cela leur avait grandement remonté le moral, mais avait également déclenché une dispute animée concernant le Mobile. Rob, par exemple, aurait voulu l’abattre et faire comme s’ils ne l’avaient jamais rencontré. Même les civils survivants avaient refusé cette option. Les mains virtuelles de Morton voletèrent au-dessus des icônes de télécommunication, firent transiter sa réponse par leur réseau de disques senseurs de façon à camoufler l’origine exacte de l’émission. Juste au cas où. — Mellanie ? — Morty ? Oh, mon Dieu, chéri, est-ce que tu vas bien ? — Oui. Super. Et toi ? — Pas mal. Nous n’avons pas beaucoup de temps. Ce trou de ver peut tous vous prendre en charge. Où vous trouvez-vous ? — Mellanie, comment s’appelait ton styliste à l’époque où nous vivions ensemble ? — Quoi ? Oh, je vois, on devient parano. C’est Sacha qui me rendait belle pour toi. On est d’accord ? — On est d’accord. Alors, comment cela va-t-il se passer ? Est-ce qu’on est quittes avec la Marine ? Mes collègues n’ont pas vraiment envie de se retrouver en taule à leur retour. — Tout se passera bien. J’ai de nouveaux alliés – les meilleurs qui soient. Tu verras. S’il te plaît, dépêchez-vous ! — Bien, bien ! Voilà où nous sommes, dit-il en lui envoyant un fichier contenant leurs coordonnées. — Donne-nous trente secondes. Le signal fut coupé. Morton se leva et frappa bruyamment dans ses mains. — Bon, écoutez-moi tous : on se tire de là. Allez, on bouge ! On n’aura pas beaucoup de temps. Toutes les lumières s’allumèrent, ce qui tira de leur sommeil les quatre survivants. — Rob, va voir dehors et localise le trou de ver. Il devrait s’ouvrir d’une seconde à l’autre. — J’y cours. — Dudley, vous allez devoir marcher un peu. — J’y arriverai, merci, répondit le Mobile par l’intermédiaire de son ordinateur. — Je resterai à côté de toi pendant la traversée, ronronna la Chatte. Elle se tenait près de Morton, le casque à la main, son sac à l’épaule. — Je t’en serai à jamais reconnaissant, rétorqua-t-il. Il aida Simon et Georgia à soulever le brancard de David et posa son casque près de la jambe de l’homme blessé. Cat leur emboîta le pas sans leur proposer aucune aide, et ils s’engagèrent tous ensemble sur la roche glissante. — Putain ! s’exclama Rob. Il est là ! — Et il y a quoi de l’autre côté ? demanda Cat d’un ton sec. — Un genre de salle. Eh ! Je vois Mellanie. On dirait qu’il y a des soldats autour d’elle. Morton eut un sourire en coin et se retint de répéter : « Je vous l’avais bien dit ! » Il tombait de la neige fondue. Morton fit la grimace lorsque le vent froid et mordant lui frappa le visage au sortir de la caverne. Il regretta aussitôt de ne pas avoir mis son casque. Le trou de ver était ouvert à quelques mètres de là. C’était un cercle chatoyant et argenté, une pleine lune miniature flottant juste au-dessus de la boue du sol. Des formes sombres étaient visibles à l’intérieur. Rob se positionna devant l’entrée, puis s’avança d’un pas décidé. Sa silhouette massive pénétra le rideau, et il fut bientôt de l’autre côté. — Mellanie a encore accompli un prodige, dit Simon. Vous vous êtes dégotté un sacré bout de femme, Morton. — Ouais, acquiesça celui-ci, soudain extrêmement pressé de revoir la journaliste. Il s’avança avec circonspection en regardant, non pas la surface miroitante, mais où il mettait les pieds. Le froid était vif et lui mordait les joues et les oreilles. Soudain, il y eut un picotement, et il traversa le champ de force. La lumière vive le fit cligner des yeux. La glace accumulée sur ses cheveux et sa combinaison fondit aussitôt. Ils se trouvaient dans une chambre de confinement de la division exploratoire de CST. Il avait accédé à suffisamment de récits de mission pour reconnaître instantanément ce décor. Une salle sphérique de cinquante mètres de diamètre, avec des parois noires absorbantes. Des bandes jaunes et rouges marquaient les emplacements des sas et des placards à instruments, tandis qu’une grande baie vitrée située à mihauteur permettait à l’équipe d’assister aux opérations. Un anneau de projecteurs les éclairait, lui et le comité d’accueil. Mellanie était la plus proche, vêtue d’une jupe agréablement courte et d’une chemise en jean ouverte pratiquement jusqu’au nombril. Elle avait les mains sur les hanches et le regardait en souriant de toutes ses dents, radieuse. — Morty ! s’exclama-t-elle en courant vers lui. Il faillit lâcher David Dunbavand, comme elle l’attrapait et l’entourait de ses bras. Quelqu’un saisit le brancard à sa place et il rendit son étreinte à la jeune femme. Alors, ils s’embrassèrent passionnément. Morton aurait voulu lui arracher cette jupe sans attendre et faire l’amour avec elle dans cette salle, immédiatement, devant tout le monde. Elle le repoussa en secouant la tête. Ses cheveux d’or se balancèrent autour de son visage. Sa langue pointait entre ses dents, coquine. — On dirait que je t’ai manqué, pas vrai ? — Oh, mon Dieu, ouais ! Mellanie eut un rire presque moqueur ou tout du moins triomphant. Des gens allaient et venaient autour d’eux. Des infirmiers se précipitèrent sur David Dunbavand. Il y avait également du personnel de sécurité armé de carabines compactes. On aida Rob à sortir de sa combinaison, on débarrassa Cat de son casque et de son sac, on éloigna les autres survivants du trou de ver. Trois hommes entouraient le Mobile Bose, tandis qu’un autre déroulait les bandes de tissu dont il était ceint. Mandy pleurait dans les bras d’un infirmier. L’ouverture se referma en silence dans leur dos. — Veuillez retirer votre combinaison, je vous prie, dit un des hommes de la sécurité. Morton lui obéit. La Chatte se débarrassa de son armure en prenant tout son temps. — Tout est en règle, annonça le chef de la sécurité. Un sas s’ouvrit. Dudley Bose entra dans la salle. Pour la première fois, Morton vit l’astronome ressuscité. Il ne fut guère impressionné. De fait, Bose avait l’allure d’un adolescent rebelle, à l’énergie débordante mais incontrôlée, et au visage déformé par l’anxiété et l’incrédulité, tiré vers le bas comme par le champ gravitationnel d’une planète géante. Morton se prépara à essuyer une scène de jalousie. Après tout, il était toujours collé à Mellanie. Toutefois, de façon inattendue, Dudley ignora tout le monde et se dirigea directement vers le Mobile qui contenait ses souvenirs. Dans sa précipitation, il faillit tomber, preuve supplémentaire qu’il n’avait pas la maîtrise de son corps. Il s’arrêta en tremblant à un mètre de la grande créature. Deux des senseurs de cette dernière se tordirent et fixèrent le jeune homme. — RENDS-MOI MES SOUVENIRS ! hurla Dudley. Je veux redevenir MOI, ajouta-t-il en brandissant les poings d’une manière hésitante. — Bien sûr, répondit le Mobile grâce à son ordinateur. Que croyais-tu que j’allais en faire ? Nous ne sommes qu’un seul Dudley. Plus encore que des frères. — Je… je…, postillonna Dudley. Il faut que je sache. Que s’est-il passé ? Que m’ont-ils fait ? — Ils nous ont tués, Dudley. De sang-froid. Notre corps originel a été abattu près de Dyson Alpha. Dudley commença à se balancer de gauche à droite, à la limite de la crise d’apoplexie. — Tu ne lui as pas dit ? demanda Morton à Mellanie. Celle-ci secoua la tête. — Je vais essayer de le calmer, murmura-t-elle avec exaspération, telle une mère aux prises avec un enfant turbulent. Morton regarda successivement l’astronome et la jeune femme. Putain, mais qu’est-ce qu’elle peut bien lui trouver ? — Viens, Dudley, dit-elle en le prenant par le bras. Nous parlerons de cela plus tard. — Non ! cria le jeune homme en tirant sur son bras, ce qui fit sursauter Mellanie. Elle ne s’attendait pas qu’il réagisse avec une pareille violence. Morton fit un pas en avant. Rob et Cat apparurent soudain à ses côtés. La Chatte lui posa la main sur l’épaule. — Non, ronronna-t-elle. — Va te faire foutre ! beugla Dudley. Va te faire foutre et laisse-moi tout seul avec moi-même, espèce de putain débile. Je suis là, tu comprends ? Je suis là tout entier. Je peux redevenir moi-même. Alors, ne m’interromps pas, n’essaie pas d’interférer. Personne n’a le droit de se mêler de cela. Le visage de Mellanie se durcit. — Comme vous voudrez, monsieur Bose. — Ils… Ils peuvent nous prêter un local, reprit l’astronome en fixant d’un regard suppliant les senseurs de la créature. Une installation médicale. Nous pouvons commencer tout de suite. — Très bien, dit le Mobile. Dudley tourna la tête par saccades, comme s’il était un robot. Il fixa intensément une des infirmières de cette assistance particulièrement attentive. — Vous, vous m’avez parlé d’une chambre de traitement… — Bien sûr ! La femme sortit de la foule et regarda avec terreur et fascination la créature venue de l’espace. Elle se pencha sur l’appareillage électronique enserré dans la chair de la créature et relié à son ordinateur par une fibre optique. — Je ne sais pas si cela va marcher. — Faites-moi confiance, dit le Mobile Bose. Ce corps a été conçu autour du concept de transfert de mémoire. Il s’agira uniquement de modifier l’interface. — Parfait, alors, suivez-moi. Elle se dirigea vers un sas. Cinq hommes de la sécurité escortèrent le duo Bose sans pointer leurs carabines sur le Mobile, mais en restant vigilants. Juste avant d’atteindre la porte du sas, la créature tordit un pédoncule en direction de Mellanie. — Au fait, heureux d’avoir enfin pu faire votre connaissance. Je suis décidément un homme chanceux, même si j’ai l’air ingrat en ce moment. J’aimerais beaucoup que nous discutions un peu plus tard. La jeune femme gratifia l’extraterrestre d’un sourire aimable. — J’attends cela avec impatience, Dudley. — Qu’est-ce que tu veux dire par « ingrat » ? demanda l’astronome d’une voix geignarde en passant la porte. Ce ne sont pas tes affaires. — On ne s’ennuie jamais avec Mellanie, dit une voix à l’oreille de Morton. Celui-ci se retourna et sursauta à retardement. Il s’agissait de Nigel Sheldon. — Elle m’avait bien dit qu’elle avait des alliés, dit le soldat, sardonique. — Elle ne plaisantait pas, confirma Nigel en jetant un coup d’œil nostalgique au trou de ver le plus proche. Vous aurez peut-être envie de faire demi-tour lorsqu’elle vous aura expliqué ce qui se passe ici. — Cela m’étonnerait. Où sommes-nous, exactement ? — Sur Augusta, répondit-il en s’inclinant pour saluer Simon. Monsieur Rand, on m’a dit beaucoup de bien sur vous. Je suis désolé pour votre ville. Randtown était un concept formidable. — Monsieur Sheldon, merci pour votre aide, dit celui-ci d’un ton solennel. — Remerciez Mellanie. Un bain, un repas et des réponses vous attendent. Prenez-les dans l’ordre qui vous plaira. — Moi, je veux tout en même temps, dit Morton. Il s’approcha de Mellanie qui fixait le sas ouvert, et lui passa un bras autour des épaules. Elle sourit, distante, puis regarda Nigel d’un air à la fois confus et inquiet. — Quand vous serez prête, donnez-moi une réponse, dit celui-ci d’une voix un peu sèche. Comme tout le monde se mettait en mouvement vers le fond de la salle, Rob se tourna vers Cat. — C’est à n’y rien piger, se plaignit-il. Elle mène Morton par le bout du nez, et fait bander Sheldon dans son caleçon. En plus, elle doit se taper Michelangelo qui, dit-on, couche avec tous ses assistants, mâles ou femelles. Alors, explique-moi ce qu’elle fout avec Bose. Alic Hogan avait renoncé à grimacer et à soupirer chaque fois qu’il changeait de position dans son fauteuil. Il avait mal partout, et le moindre mouvement était source de douleurs nouvelles. Impossible de prendre davantage de médicaments sans risquer de compromettre ses capacités cognitives. Et puis, cette peau cicatrisante était loin d’être aussi agréable et confortable que l’affirmaient les publicitaires. Il était en vie, mais c’était horrible. Personne, dans les locaux du bureau parisien, ne prêtait attention à ses malheurs. De fait, la moitié de ses hommes souffraient de blessures plus graves que les siennes. Vic n’était pas de ceux-là, évidemment. L’homme massif était assis à son poste de travail et passait des heures et des heures à compulser des données avec l’exhaustivité d’un virus. Tout le monde travaillait sur les dossiers de Tarlo, traquait l’indice susceptible de les mettre sur la voie. Une équipe scientifique passait son appartement au peigne fin, analysait la composition de son dentifrice, les cheveux retrouvés sur sa brosse. Tous voulaient comprendre comment il avait été corrompu par l’Arpenteur. Jim Nwan distribua des tasses de café aux officiers installés au centre de la salle, où ils avaient concentré tous les bureaux. Alic attrapa la sienne sans lâcher des yeux les résultats de ses recherches. Tarlo avait fait un boulot consciencieux pour remonter la piste des bons émis par la DRNG. Dommage qu’il ne lui en ait jamais parlé. Il en gardait sûrement l’exclusivité pour l’Arpenteur. Son café était parfait – sans sucre, avec un soupçon de crème. Au moins les événements d’Illuminatus avaient-ils contribué à faire de lui un membre à part entière de cette équipe. Étrangement, c’était très important pour lui. Bizarre, comme la loyauté des uns et des autres était fluctuante. À présent, Alic admettait sans condition l’existence de l’Arpenteur. Tant d’événements inexplicables prenaient un sens nouveau lorsqu’on introduisait l’Arpenteur dans l’équation. Il n’en avait pas encore parlé à l’amiral. La manière dont Wilson Kime avait été mis à la porte du cabinet de guerre avait provoqué une véritable onde de choc au sein de la Marine. Même le bureau parisien, pourtant sous l’influence de Rafael Columbia, trouvait complètement méprisable le fait d’avoir donné à Kime le rôle du bouc émissaire. Toutefois, l’unique sujet de conversation du jour était ce projet d’évacuation des populations menacées par voyage temporel. — Je ne trouve rien du tout sur la surveillance de Baron, se plaignit John King. Il a dû tout effacer. Alic leva les yeux vers le grand projecteur mural sur lequel passait l’émission de Michelangelo. L’invité du jour, le sénateur Goldreich, expliquait comment les mondes nouveaux seraient préparés à accueillir les réfugiés. Son assistant virtuel changea de canal et afficha le show d’Alessandra Baron. Son invité à elle était un homme pâle appelé Dimitri Leopoldovich, qui expliquait ce que la Marine devrait faire pour venir à bout des milliers de navires primiens restés dans l’espace du Commonwealth. — Appelez l’équipe d’observation, dit-il à John. Je veux des copies de leurs rapports. Il lança un regard mauvais au portail. Dieu seul savait quel mal elle avait fait et ferait encore sur le long terme. À présent qu’il l’écoutait, qu’il l’écoutait vraiment, il n’entendait que mépris et moqueries dans sa voix. Elle tournait en ridicule tout ce que la Marine avait accompli, minait le moral de la population, démolissait les fondements de l’autorité. Et tout cela sous le déguisement d’une intervieweuse farouche. L’assistant virtuel du commandant l’informa qu’un appel sécurisé venait de parvenir à Renne. Le dossier d’Edmund Li défila dans son champ de vision. Le fait qu’il fût originaire de Boongate attira son attention. — Je veux lui parler, dit Alic à son assistant. — J’essayais de joindre Renne, protesta Edmund Li. — Elle n’est pas disponible pour le moment. Les cliniques étant surchargées, la résurrection de Renne n’avait pu débuter, ce qui avait quelque peu atteint l’équipe. Les plus optimistes parlaient de sept ans d’attente. Aux victimes, nombreuses, de la première invasion, étaient venues s’ajouter celles de la nouvelle vague d’attaques. — Je suis son supérieur. Qu’y a-t-il ? — Tarlo est ici. Alic claqua bruyamment des doigts pour faire taire tout le monde et bascula la communication sur le canal général. — Comment le savez-vous ? — Parce qu’il vient d’entrer dans mon bureau. — Où vous trouvez-vous ? Où est votre bureau ? — Je travaille à la station planétaire de Boongate, dans la section dévolue à Far Away. En ce moment, je me cache dans les bureaux de la compagnie des Oies de carbone, au rez-de-chaussée du bâtiment administratif. Tarlo, lui, est monté au troisième, dans les locaux de la sécurité. J’ai réussi à charger un programme fantôme pour suivre ses mouvements. — Combien d’hommes avez-vous avec vous ? — Aucun. — Pardon ? — Il n’y a personne d’autre ici. Juste lui et moi. À ma connaissance, la partie de la station réservée à Far Away est déserte. — Bordel ! s’exclama Alic, qui voyait le reflet de son incrédulité sur les visages de ses collègues. Que fait-il ? — Il est en train de désactiver le système de sécurité du périmètre. Il y a tout un arsenal par ici, au cas où quelque chose d’hostile arriverait de Far Away. Il y a surtout du matériel ancien, mais il a de quoi provoquer du grabuge. En plus, il a pris les commandes du champ de force. Aucun moyen d’entrer, ni de sortir. J’ai désactivé quelques senseurs dans la pièce où je me trouve pour qu’il ne puisse pas me voir, mais si je bouge, je suis fichu. — Je croyais que vous aviez chargé un programme fantôme dans le système ? — En effet. — Alors, vous devriez avoir des copies de ses codes. Vous pourriez prendre le contrôle du réseau et l’éteindre. — Aucune chance. Maintenant qu’il est dans le réseau, il installe ses programmes de gestion. Mon logiciel pirate est sur le point d’être fichu dehors. — Merde ! lâcha Alic en donnant un coup de poing sur le bureau, ce qui raviva les douleurs dues à ses brûlures. Bon, Edmund, est-ce que vous êtes armé ? — Oui, j’ai un pistolet ionique Colt8000, chargé à quatre-vingts pour cent. Malheureusement, je ne crois pas que cela lui fasse très peur. J’ai étudié l’avis de recherche que vous m’avez envoyé, et les implants dont il semble disposer me paraissent redoutables. — Écoutez, on vient vous chercher. — Ha ! Le trou de ver de Boongate est fermé, et CST ne va pas le rouvrir maintenant. Les gens tenteraient de se réfugier dans le Commonwealth, alors que Sheldon et Doi veulent les envoyer dans le futur. On se verra peut-être d’ici une vingtaine d’années. — Ce n’est pas acceptable, dit Vic d’une grosse voix péremptoire et intimidante. — On vous sortira de là, promit Alic. Je vous le promets. Même s’il faut aller sur Boongate en vaisseau interstellaire. Écoutez-moi : je veux que cette liaison soit ouverte en permanence. Faites suivre toutes les données recueillies par votre programme fantôme. Je vais vous passer quelqu’un de notre département technique. Peut-être y a-t-il un moyen d’utiliser votre pistolet ionique pour désactiver le générateur de champ de force. — Vous rigolez ? Il se trouve à trois cents mètres d’ici, dans un autre bâtiment. — D’accord. Il y a bien des armures et des combinaisons à champ de force dans votre département de sécurité ? — Bien sûr. Là-haut, près de Tarlo. — Je vais convoquer un expert tactique pour analyser la situation. Restez calme, et tout ira bien. — Si vous le dites. Toutefois, j’aimerais bien charger ma mémoire dans un endroit sûr, si cela ne vous dérange pas. — Pas de problème, on s’en occupe immédiatement, répondit-il en claquant des doigts à l’attention de Matthew Oldfield, qui répondit d’un hochement de tête. — Vous savez pourquoi Tarlo est venu ici ? demanda Edmund. — Non, nous l’ignorons. — Vous pouvez me le dire, vous savez. Ce n’est pas comme si je risquais de livrer à l’ennemi des informations classifiées. — Nous n’en savons vraiment rien. Néanmoins, cela doit avoir un rapport avec Far Away. — Ouais. À mon avis, il est là pour aider l’Arpenteur à rentrer chez lui. — Que savez-vous à propos de l’Arpenteur ? demanda Alic, surpris. Étais-je le seul à ne pas savoir qu’il était bien réel ? — Pas grand-chose, en fait. Des événements bizarres se sont produits sur Far Away, ces derniers temps. Des événements que seule l’existence de l’Arpenteur pourrait expliquer. — Vous avez probablement raison. Écoutez, je vais vous laisser avec mon équipe. De mon côté, je tâcherai de trouver un moyen d’arriver jusqu’à vous. — Lequel ? demanda Vic. Alic se leva. — L’amiral. Il a suffisamment d’influence pour y arriver. — Ha ! Il refusera. — S’il ne nous aide pas, je démissionne, rétorqua Alic en jetant un regard circulaire sur les mines approbatrices de ses collègues. Ce n’est pas vraiment ce que j’appellerais une menace, mais c’est mon unique moyen de pression. — Alors, dites-lui qu’on est tous prêts à démissionner, intervint John King. — Ouais, exactement, acquiesça une autre voix. Je suis d’accord. Vic posa la main sur l’épaule d’Alic. — Bonne chance et merci, patron. Lorsqu’il eut refermé la porte de son bureau, Alic s’empressa de s’asseoir et soupira profondément. L’impétuosité est parfois à l’origine de comportements un peu excessifs. Ses équipiers le regardaient à travers les parois vitrées, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Et puis merde ! Cet enculé de Tarlo a essayé de me tuer. Alors, oui, j’en fais une affaire personnelle. Ses doigts virtuels effleurèrent l’icône de l’amiral. Il n’hésita pas une seconde et en fut satisfait. L’assistant de l’amiral lui fit savoir que son code de priorité était retombé au niveau sept. — J’attendrai, dit-il au programme. Rafael Columbia répondit au bout de deux heures et demie. — Je n’ai que cinq minutes à vous consacrer. — Nous avons localisé Tarlo. — Eh bien, arrêtez-le ! — Il est sur Boongate. — Merde. Cela va devoir attendre, Hogan. Nous l’attraperons quand il ressortira dans la nouvelle colonie créée par Sheldon pour les réfugiés de cette planète. — Nous devons l’arrêter maintenant, monsieur. C’est un agent de l’Arpenteur. Il ferma les yeux, s’attendant à moitié qu’un éclair divin s’abatte sur lui et le fasse griller derrière son bureau. — Oh, non, Hogan pas vous ! J’avais confiance en vous. — Vous pouvez toujours avoir confiance en moi, monsieur. C’est pour cela que je vous dis tout cela. Réfléchissez : Tarlo est un traître, un agent double – personne n’en doute. Il nous a tiré dessus sur Illuminatus. Alors, pour qui travaille-t-il, sinon pour l’Arpenteur, qui veut la mort du Commonwealth ? Si vous avez une autre hypothèse, faites-m’en part, et je foncerai immédiatement dans la direction que vous m’indiquerez. Il y eut une longue pause. — Vous ne pourrez pas vous rendre sur Boongate, finit par dire Columbia. Cette information est classifiée, mais les trous de ver des quarante-sept planètes irradiées ne seront pas rouverts. Le cabinet de guerre a décidé que nous devions couper les ponts qui les relient au Commonwealth. Leur population devra fuir dans le futur. — Faites entendre votre voix, monsieur. Demandez à CST de rouvrir le trou de ver de Boongate pour nous. Mes collaborateurs et moi resterons sur place et accompagnerons la population dans le futur. Nous devons absolument nous rendre sur Boongate avant l’évacuation afin de comprendre les intentions de l’Arpenteur. La Marine a besoin de savoir. Vous êtes forcément de cet avis, non ? — Alors, vous y croyez vraiment ? — Nous y croyons tous, monsieur. — Très bien, Hogan. Rien de tout cela ne sera officiel. Nous attendrons que cette mission ait un dénouement heureux avant de lui donner une existence administrative. Cette condition n’est pas négociable. — Je comprends, monsieur. — Parfait. Constituez votre groupe d’intervention et rendez-vous sur Wessex. Je verrai ce que je peux faire de mon côté. — Merci, monsieur. — Hogan, si vous vous trompez, restez sur Boongate. Vous n’aurez plus aucun avenir, ni ici ni nulle part. Compris ? — Compris, monsieur. Mellanie longea le large couloir du manoir en faisant flotter le tissu léger de sa chemise de nuit noire. Les appliques en forme de cygne diffusaient une lumière rougeâtre qui accentuait les ombres projetées par les arches. Il était deux heures du matin et tout le monde était couché. La culpabilité qui accompagnait sa petite sortie nocturne rendait l’entreprise encore plus excitante. Morton n’avait pas bougé d’un millimètre lorsqu’elle était sortie de leur lit. Sa mission l’avait épuisé, même s’il rechignait à l’avouer. La porte s’ouvrit alors qu’elle s’apprêtait à frapper. Nigel était là, vêtu d’une robe de chambre émeraude nouée à la taille. Il arborait un sourire carnassier qu’elle avait vu des centaines de fois chez de nombreux hommes – elle avait vaguement espéré qu’il serait différent des autres. Il la prit par la main et l’entraîna aussitôt dans sa chambre. — Que…, commença-t-elle. — Je n’ai pas envie que mes femmes soient jalouses, murmura-t-il en examinant le couloir d’une façon théâtrale avant de refermer la porte. — Je ne crois pas que cela soit leur genre. — C’est vrai, avoua-t-il en la prenant dans ses bras. Il colla sa bouche contre la sienne et entreprit de lui retirer sa chemise de nuit. Mellanie lui mit la main sur le torse et le repoussa. — On pourrait commencer par se dire bonjour, non ? — Ne jouez pas à la vierge victorienne avec moi. Je ne vous ai pas forcée à me rejoindre. Venez donc par ici, ajouta-t-il en souriant et en se dirigeant vers le vaste lit. Il tapota le couvre-lit en fourrure. Le matelas semblait confortable, moelleux. — Où sommes-nous ? Dans votre salle à partouze ? demanda-t-elle d’une voix espiègle. —Et s’il s’agissait simplement de votre future chambre ? Elle examina le décor blanc et violet d’un œil averti et s’assit à côté de lui. — C’est plutôt pas mal, reconnut-elle. — Évidemment, nous ferions des partouzes, ici. Pour de vrai. Elle éclata de rire. Il était tellement direct et honnête. — Oui, oui, je m’en doute. J’ai déjà rencontré Aurélie. De quoi filer des complexes à miss Commonwealth. Et tout est naturel, m’a-t-on dit. — Vous voyez, mes autres femmes sont à votre goût. Que voulez-vous de plus ? Il fit glisser une des bretelles du vêtement arachnéen et effleura la poitrine dénudée de sa visiteuse. — Je suis très flattée, Nigel. — Je veux vous faire plaisir, pas vous flatter. Elle gémit voracement. Il fit glisser l’autre bretelle. La nuisette tomba autour de la taille de Mellanie. Alors qu’elle devait toujours tout expliquer aux autres hommes, les mains de Nigel savaient exactement comment bouger sur sa peau. — Vous savez vous y prendre, murmura-t-elle. — Alors, vous êtes d’accord ? — Non. Ha, ha ! Son corps tremblait sous les doigts agiles de l’homme. Elle n’arrivait plus à se contrôler. Nigel la coucha sur le lit et défit la ceinture de sa propre robe de chambre. Mellanie gloussa. — Nigel ! — Vous vous attendiez à quoi ? demanda-t-il, modeste. Je suis le chef de cette galaxie, quand même. — Grand Dieu, un homme qui fait modifier son sexe pour qu’il soit à la mesure de son ego ! — Qu’est-ce qui vous fait croire que je l’ai fait modifier ? demanda-t-il avec un sourire en coin. Mellanie rit de nouveau. — Je retire ce que j’ai dit. Votre ego est encore plus gros. — Retournez-vous. — Pourquoi ? — Je vais vous masser. Pour commencer. — Oh ! Elle se coucha sur le ventre. Des gouttes d’une huile chaude ruisselèrent sur sa colonne vertébrale. Il commença à l’étaler. — Comment est-ce que vous savez pour le Cypress Island ? demanda-t-elle. — Si je vous répondais, vous vous mettriez en colère, ce qui est exclu, car j’ai beaucoup trop envie de vous faire l’amour. — Je ne me mettrai pas en colère. — Oh, si ! Pourquoi ne voulez-vous pas m’épouser ? — Honnêtement ? — S’il vous plaît. — Je ne voudrais pas vous partager avec qui que ce soit. Comme cela, oui, je n’ai rien contre. Au contraire. Je me joindrais même volontiers à vos femmes. Le mariage, toutefois… Ce n’est pas pour moi. Désolée. — Hum, vous êtes jalouse ; j’adore cela. — Je ne suis pas jalouse, protesta-t-elle en essayant de se retourner. Les mains de Nigel lui agrippèrent alors les fesses, et elle serra les dents pour ne pas hurler. — De quelle façon l’IA profite-t-elle de votre petit arrangement ? — Y a-t-il quelque chose que vous ne sachiez pas ? — Par exemple, je ne sais pas ce qui vous lie à l’IA. — L’IA veut seulement savoir ce qui se passe chez nous. Et moi, je peux me rendre dans des endroits qui ne sont pas connectés à l’unisphère. — Évidemment. Elle connaissait la nature des Primiens ? — Elle l’a découverte à Randtown. Elle s’est immiscée dans leurs communications grâce à mes implants. — Cette saleté d’IA ne nous a rien dit. Saloperie ! dit Nigel en commençant à s’occuper des cuisses de Mellanie. — Vous pensez que nous devons nous méfier d’elle ? — Je pense que c’est une snob. L’IA nous regarde de haut, comme si nous étions la lie de la galaxie. Elle ne nous est pas directement hostile, mais, comme tous les snobs, elle est fascinée par ce qu’elle n’est pas. D’où le marché qu’elle a conclu avec vous et avec d’autres. Cependant, elle n’est pas totalement insensible ; il lui arrive, en de rares occasions, de nous venir en aide. Évidemment, elle vous dira que sa charité et sa considération sont les fruits de sa nature supérieure. Malheureusement, je ne suis pas persuadé qu’elle nous aiderait si nous risquions l’extinction. Peut-être ne le sait-elle pas elle-même. Je suppose qu’elle se contentera d’attendre jusqu’à la fin. Jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour intervenir. — C’est pour cette raison que vous avez décidé de vous attaquer à Dyson Alpha ? — Oui, c’est pour cela. Entre autres. Personne ne nous aidera. Cette décision vous embête, on dirait ? — J’ai ressenti MatinLumièreMontagne, expliqua-t-elle lentement. J’ai entendu ses pensées. Mes implants empêchaient ses Mobiles d’agir. J’étais en sécurité, mais néanmoins terrifiée. Je ne pense pas qu’il soit possible de partager un Univers avec lui. Vous savez, il est absolument dépourvu d’émotions. Je n’ai rien vu de familier dans son esprit. J’allais dire qu’on ne peut pas avoir de discussion rationnelle avec lui, et c’est justement là que réside le problème principal : il est ultra-rationnel et refuse tout compromis. Même l’IA n’est pas parvenue à lui faire entendre raison. Il doit disparaître, Nigel, autrement, nous ne serons jamais en sécurité. — Retournez-vous. Elle obéit. La chaleur qu’elle ressentait tout à l’heure s’en était allée avec l’évocation des souvenirs de Randtown et de l’esprit monstrueux de MatinLumièreMontagne. Mais Nigel lui massa le ventre, les seins, les cuisses, et elle oublia tout cela très rapidement. — Comment pouvez-vous savoir ? — Savoir quoi ? — Ce qui s’est passé sur le Cypress Island. — Ah ! fit Nigel en roulant sur lui-même pour lui faire face. Michelangelo est mon fils. Le quinzième. — Pardon ? C’est une plaisanterie ? Il ne m’a rien dit. — Il n’en est pas spécialement fier. Au contraire. Il a quitté la maison à dix-sept ans. — Waouh ! Cela n’arrive pas souvent. — Non, dit-il sèchement. Sa crise d’adolescence a été un peu plus virulente que chez les autres. En partant, il a même dit quelque chose comme : « Tu verras ! » Sa carrière, il se l’est construite tout seul. Je dois avouer que je suis assez fier de ce qu’il a accompli. Habituellement, les brebis galeuses reviennent au bout d’un siècle, la queue entre les jambes, et demandent un poste de cadre moyen dans la Dynastie. — Il vous a dit que j’allais sur Illuminatus ? — Non. Nous ne comprenions pas ce qui se tramait, Mellanie. Pour des types comme Nelson et moi, c’est difficile à avaler, surtout en ces temps difficiles. J’ai conclu un marché avec Michelangelo. Il m’a dit que vous traquiez des avocats new-yorkais. Nelson les a retrouvés dans cette clinique et m’en a informé. Nous voulions savoir pourquoi cette histoire vous intéressait. Après tout, en apparence, il s’agissait d’une banale affaire de détournement de fonds. — Je le tuerai. — Je vous avais dit que vous vous mettriez en colère, dit-il en passant la main dans les cheveux ébouriffés de la jeune femme. — Contre lui ! Je ne pourrai plus lui faire confiance. — Donner sa confiance à un journaliste ? Ce n’est pas très sérieux. — Un point pour vous. — Alors, je suis votre favori ? — Disons que vous faites partie des cent meilleurs, répondit-elle. — C’est pour cela que je vous veux. Vous êtes tellement différente des autres filles. Elle lui effleura les lèvres du bout des doigts. — Je crois que vous avez besoin de sortir, de rencontrer plus de gens. — Allez, dites oui. Essayez deux ou trois ans. Rassurez-vous, votre carrière n’en pâtira pas. — Si j’étais votre femme, ma carrière ne m’appartiendrait plus réellement. J’obtiendrais toutes les entrevues, toutes les exclusivités, mais pas à cause de mon talent. — Quelle différence avec le fait d’avoir l’IA pour agent ? — Peut-être n’y en a-t-il aucune, concéda-t-elle doucement. Peut-être que j’en ai juste assez de faire la putain. — Personne n’a dit que vous étiez une putain. — Si, moi. Mellanie soupira et rampa sur le matelas ondulant pour attraper sa nuisette. Elle grimaça en voyant la traînée d’huile qu’elle laissait dans son sillage. — Quand on voit le chemin que vous avez parcouru depuis le procès de Morton, on ne peut qu’être impressionné, dit-il. — J’ai pourtant cru comprendre qu’il était très facile d’atterrir dans votre lit. — Je ne parlais pas de mon lit, mais de notre groupe, de notre petite bande de rebelles. Ne voyez-vous pas que les décisions que nous allons prendre dans les heures à venir vont conditionner l’avenir de l’espèce humaine tout entière ? Je ne parle ni de Doi, ni de la Marine, ni du Sénat, ni des Dynasties. Je parle de nous. Vous allez prendre part au duel final. Vous allez entrer dans l’Histoire. Vous allez devenir la reine Élisabeth, la Marilyn Monroe ou la Sue Baker de notre génération. Alors, soyez à la hauteur de votre rôle. Mellanie regarda sa nuisette d’un air dubitatif. Elle ne se sentait pas vraiment la carrure d’une figure historique. — Je ne connais pas tous ces gens. — Vraiment ? Ce n’est pas un problème, puisque vous avez gagné votre place autour de leur table. C’est pour cela que vous êtes si irrésistible. À la fois magnifique et dure – le fantasme de tous les hommes. Le mien, en particulier. — Vous êtes trop mignon. — On ne m’a pas dit que j’étais mignon depuis bien longtemps. Elle bâilla. — Je ferais mieux d’y aller. Je n’ai pas envie que Morty se réveille sans moi. — D’accord, dit tristement Nigel. Ma porte reste ouverte. — Merci. C’est une offre tentante. Est-ce qu’elle comprend une place à bord de votre arche, au cas où nous prendrions la mauvaise décision ? — Ouais, répondit-il dans un rire. Je vous ai réservé une cabine en première classe. — Laissez-moi deviner, juste à côté de la vôtre ? — Évidemment, dit-il en écartant les bras. — Il y a une douche quelque part ? Il faut que je me débarrasse de toute cette huile. Nigel eut un regard concupiscent et descendit du lit. — Je vais vous montrer. — Non, ce n’est… Bon, d’accord. Il la guida vers une porte en verre fumé qui luisait d’un éclat turquoise. — Dites-moi, qu’est-ce que vous trouvez à Bose ? — Je ne sais pas, répondit-elle en haussant les épaules, car, après cette heure passée avec Nigel, sa question avait quelque chose de surréaliste. Il m’a été utile. — Et maintenant ? — Je ne suis pas sûre. Vous croyez que le transfert de mémoire va fonctionner ? — Mon assistant virtuel me fait savoir que tout se déroule pour le mieux. Nous en saurons davantage à l’heure du petit déjeuner. La salle de bains était un peu plus petite que la chambre. Mellanie admira le décor égyptien, avant de glousser devant les fresques érotiques. Nigel s’arrêta devant le jacuzzi encastré au centre de la pièce et rempli d’une eau mousseuse qui bouillonnait furieusement. — Les douches sont ennuyeuses, dit-il. Laissez-moi vous aider à nettoyer cette huile. Mellanie et Morton se joignirent à la famille de Nigel pour prendre le petit déjeuner sur la terrasse. Justine et Campbell étaient déjà là et se fondaient parfaitement dans la masse. Mellanie prit place relativement près de Nigel, qui la salua courtoisement. Elle demanda des œufs brouillés et du jus d’orange au domestique, puis aida Nuala à préparer le biberon du petit Digby, qui ressemblait déjà à Nigel. Wilson et Anna arrivèrent et furent chaleureusement accueillis par le patriarche. Mellanie trouva que l’ex-amiral semblait préoccupé, fatigué. L’accueil des convives lui remonta un peu le moral et lui tira un sourire. L’assiette de Mellanie arriva. Les œufs étaient cuits à la perfection. Elle commença à manger avec appétit en essayant de suivre toutes les conversations à la fois. Elle était fascinée par le pouvoir politique et économique réuni autour de cette table, séduite par la désinvolture de ces gens si influents. Les jardins du manoir étaient magnifiques, quoique beaucoup trop vastes pour y vivre une vie de famille ordinaire. Toutefois, le harem ne paraissait pas de cet avis. Son assistant virtuel donna à Mellanie la liste et la biographie succincte de toutes les femmes que Nigel avait épousées depuis un siècle. Contrairement à elle, toutes appartenaient à des familles riches. C’était sans doute la raison pour laquelle elles se sentaient à leur aise dans cet environnement. Elle voyait que Morton était lui aussi très intéressé par tous ces gens, même s’il essayait de le cacher. Ils jouissaient tous d’un pouvoir qu’il rêvait d’acquérir avant que Tara Jennifer Shaheef se dresse sur sa route. Finalement, répondre non à la proposition de Nigel se révélerait plus difficile qu’elle ne l’avait prévu. Peut-être que deux ans de mariage… Paula Myo arriva, vêtue comme à son habitude d’un tailleur gris impeccable. Elle était de très loin la personne la plus habillée de la tablée. Elle n’avait pas faim, mais accepta volontiers une tasse de thé. — Qatux est prêt, annonça-t-elle à Nigel. Morton s’était figé et avait cessé de manger en la voyant. Il finit par poser sa fourchette et son couteau, puis se leva et lui fit face. — Inspecteur, dit-il d’un ton artificiellement poli. Tout le monde se tut pour les regarder. — Pas de scène, je t’en prie, lui murmura Mellanie, mortifiée, entre ses dents serrées. Il ne l’entendit pas. — Morton, répondit Paula. — Heureuse de me revoir ? — Intéressée. — Bon, les enfants, soyez sages, intervint Nigel. Je vous rappelle que vous êtes tous les deux mes invités. Mellanie attrapa le poignet de Morton et tira pour le forcer à se rasseoir. — Intéressée, dites-vous ? La vie est tout de même amusante. Après avoir ruiné mon existence, vous apprenez que je suis essentiel à votre survie. — Vous êtes certes impliqué dans notre combat contre l’Arpenteur, mais de là à dire que vous êtes essentiel… — Qu’est-ce que vous entendez par « impliqué » ? Avez-vous la moindre idée des risques que nous avons courus pour ramener jusqu’ici le Mobile Bose ? — Je connais parfaitement votre propension à prendre des risques inconsidérés et à les justifier de manière fallacieuse. — Écoutez… Morton esquissa un geste en direction de Paula et faillit entraîner Mellanie avec lui. — Maintenant, arrête ! aboya celle-ci. Après tout, tu l’as tuée, alors, qu’espérais-tu ? Morton lui lança un regard interrogateur et choqué. — C’est vraiment ce que tu penses ? demanda-t-il. Malheureusement, en dépit de leur puissance, les implants de Mellanie n’avaient pas le pouvoir de lui faire remonter le temps. Pas même de quelques secondes. — Eh bien, je ne sais pas ! Je te pose la question, dit-elle faiblement. Morton s’affaissa sur sa chaise. Son envie d’en découdre lui était passée. — Je ne me rappelle pas, finit-il par répondre. — Cela n’a pas d’importance, reprit Mellanie en l’entourant de son bras. C’est du passé. Nigel soupira bruyamment et chiffonna sa serviette. — Bien. Il semblerait que le repas soit terminé. Je propose donc que nous nous mettions au travail. Dudley Bose et le Mobile les attendaient dans le bureau de Nigel. Mellanie voyait bien que le jeune homme n’avait pas dormi de la nuit. Ses yeux étaient cernés, comme le jour où ils s’étaient rencontrés. Il arborait une barbe de trois jours et portait les mêmes vêtements que la veille, à savoir une chemise orange-rouille et un jean froissé. Cependant, sa fatigue était différente, car Dudley semblait moins perdu. En fait, elle aurait juré qu’il était satisfait. Il examinait la pièce avec des yeux embués, comme s’il venait tout juste de se réveiller. Elle ne lui avait pas tout à fait pardonné de l’avoir insultée devant tout le monde, même s’il s’était emporté à chaud, alors, elle se contenta de lui déposer un baiser chaste sur la joue. — Comment te sens-tu ? — Bien, répondit-il, avant de sourire de toutes ses dents, comme s’il venait d’avoir une révélation. Oui, bien. C’est drôle, non ? Me souvenir de la façon dont je suis mort m’a libéré. Habituellement, cela cause des problèmes très sérieux chez les personnes ressuscitées. Je me rappelle ce que tu m’as raconté sur l’ex-femme de Morton. — Je crois qu’elle était déjà un peu cinglée avant. Morton avait mal pris le fait de ne pas être convié à cette réunion. — Espèce de connard arrogant, avait-il marmonné à Nelson lorsque celui-ci lui avait signifié que son nom ne figurait pas sur la liste. — Je te raconterai tout, l’avait rassuré Mellanie. En réalité, elle était soulagée qu’il ne soit pas présent. Il aurait été maladroit de les enfermer, lui et Dudley, dans la même pièce. Elle ne savait pas encore ce qu’elle allait faire - quitter Dudley en douceur, probablement. Évidemment, Morton ne l’attirait plus autant qu’avant. Il était toujours excitant, mais pas plus que Nigel. — Est-ce que…, commença-t-elle sans trop savoir comment s’y prendre. Ta mort, est-ce que… — Elle a été rapide. Je ne m’y attendais même pas. MatinLumièreMontagne m’a juste descendu. Le plus difficile, c’est d’avoir récupéré certains de ses souvenirs. Comme le moment où il m’a disséqué pour récupérer les implants mémoires. Cet épisode-là, je dois l’avouer, est particulièrement dégoûtant. Amiral, fit-il, comme Wilson et Anna faisaient leur entrée. Heureux de vous revoir. Wilson lui lança un regard étonné, avant d’être conduit devant le Mobile. — Dudley, dit-il. Vous êtes enfin de retour parmi nous. — La route a été longue, quoique intéressante, répondit la créature. — Merci de nous avoir mis en garde. Nous vous devons une fière chandelle. Sans vous, Conway ne s’en serait jamais sorti. — Il fallait prévenir le Commonwealth, expliqua Dudley, modeste. Je n’avais pas le choix. Le regard de Wilson fut attiré par l’homme Bose. C’était une expérience déstabilisante. — Bien sûr, dit-il. Mellanie ne savait pas quoi faire de Dudley. Et cela l’ennuyait. Normalement, il n’arrivait même pas à boucler sa ceinture quand elle n’était pas là pour le rassurer et l’encourager. Et pourtant, il paraissait parfaitement calme et posé, sûr de lui. Dire qu’il était en train de converser tranquillement avec la personne qu’il haïssait le plus au monde ! Ce n’était pas son Dudley. Plus maintenant. Il ne lui lançait même plus de regards concupiscents. Nigel fit le tour du Mobile Bose en l’examinant avec curiosité, puis s’installa derrière son bureau. Abriter sous son toit un être issu d’une espèce qui ne pense qu’à exterminer tout ce qui lui est étranger avait quelque chose de déstabilisant. Son assistant virtuel le rassura en lui confirmant que le système de sécurité de la pièce scannait le Mobile en permanence. Apparemment, cette mesure de sécurité ne suffisait pas à Nelson, qui se tenait beaucoup plus près de Nigel qu’à l’accoutumée. Campbell accompagna Justine jusqu’à un canapé en cuir et l’aida courtoisement à s’asseoir. Il était devenu très protecteur, se dit Nigel. Il avait même pris la chambre voisine pour rester près d’elle pendant la nuit. La porte se referma derrière Paula. Le bouclier s’alluma, et les fenêtres se couvrirent d’une brume électronique. — Paula, dit Nigel, vous souhaitez commencer ? — S’il vous plaît, répondit-elle en prenant place devant un grand écran, qui afficha bientôt l’image de Qatux. Merci de vous joindre à nous, dit-elle. — C’est un plaisir. Je reconnais nombre d’entre vous. Des gens puissants. Comme cette pièce doit être chargée d’émotions ! — Nous sommes tous stimulés par les événements, lui expliqua Paula. Avant de commencer, il faut que je vous dise que, depuis Illuminatus, Qatux… — En fait, la coupa Dudley, je vais parler le premier, parce que je possède les informations les plus pertinentes. Nigel ne dit rien. Le nouveau Dudley, plus posé que l’ancien, l’intriguait énormément. Il était sûr de lui, comme lorsque, une éternité plus tôt, il avait persuadé tout le monde de l’autoriser à monter à bord de Seconde Chance. Toutefois, contrairement à son ancienne personnalité, il était infiniment moins agaçant. Mellanie, elle, s’affaissa dans le canapé et se frotta vigoureusement le front en regardant délibérément ailleurs. — Comme vous voudrez, Dudley, intervint Nigel avec une politesse feinte. — Je sais ce qu’est l’Arpenteur, annonça l’astronome. — Quoi ? lâcha Nigel. — Et j’aimerais être récompensé pour ma participation. — Pardonnez-moi ? — J’ai traversé beaucoup d’épreuves et contribué plus que quiconque à cette cause. Il me semble que je mérite une certaine reconnaissance, n’est-ce pas ? — Dudley ! tonna Mellanie. Tu ne comprends donc rien ? — Je comprends parfaitement, Mellanie. Toi, par contre… — Qu’est-ce que vous voulez ? demanda Nigel. — Je veux devenir votre conseiller principal en matière de psychologie primienne. Surtout si MatinLumièreMontagne devait réussir à démanteler le Commonwealth. — Ah, je vois ! Vous voulez une place à bord de mon arche. Du coin de l’œil, il vit que Mellanie s’empourprait et se retenait à grand-peine d’exploser de colère. — Vous voyez, mes ambitions sont somme toute modestes, dit Dudley. — Certes. Cette requête concerne-t-elle aussi votre nouveau jumeau ? — Pourquoi pas, ajouta l’astronome en haussant les épaules. Nigel était tenté d’attendre que Mellanie se mette à crier après son ancien amant – car elle en avait manifestement envie -, mais il y avait suffisamment de tension dans la salle. — Je suis d’accord, finit-il par dire. — Merci. Parfait. Pendant que nous examinions la structure baptisée « Tour de guet », Seconde Chance a émis un signal en direction de la planète natale des Primiens. — Nous sommes au courant, dit Wilson. Oscar a trouvé un enregistrement qui montre la parabole en train de se déployer. Malheureusement, l’Arpenteur l’a fait disparaître et ne nous a pas permis de révéler cette information capitale. — Mais savez-vous ce qui a été transmis ? demanda Dudley, pressé de reprendre l’avantage. —Non. — Il s’agissait d’une mise en garde. En gros, le message disait que Seconde Chance était un appareil étranger et qu’il devait être détruit. Par ailleurs, il utilisait le protocole de communication primien. — Je ne comprends pas, dit Wilson. — Les Primiens ont quitté Dyson Alpha avant que la barrière soit érigée. Leurs réacteurs à fusion leur permettaient déjà d’exploiter toutes les planètes et astéroïdes de leur système. Comme ils savaient que ces ressources n’étaient pas inépuisables, plusieurs groupements d’Immobiles ont envoyé des vaisseaux explorer l’étoile voisine, Dyson Bêta, afin d’y établir des colonies. Les Primiens sont une espèce bornée et très arrogante. Ils n’imaginaient pas trouver autre chose que des matières premières sur Dyson Bêta. Ils ont donc été surpris d’y rencontrer une espèce intelligente inconnue, soumise après une guerre promptement menée - car il est dans la nature des Primiens de détruire ce qui leur est étranger. La science et la technologie de l’ennemi furent assimilées. C’est là que commencent les véritables problèmes. La continuité est inscrite dans l’âme des Primiens de Dyson Alpha ; elle est une partie intégrante de leur identité. Ainsi, les Primiens se rappellent-ils leur éveil à la conscience, les premières pensées formulées par leurs ancêtres. Malheureusement, ces pensées primitives les empêchent de progresser. Toutefois, un Immobile isolé à plus de trois années-lumière et demie de chez lui est capable de plus de flexibilité. L’espèce qui habitait Dyson Bêta avait une connaissance approfondie de la génétique, dont le concept même était verboten1 chez les Primiens. Ainsi, les Immobiles voyageurs découvrirent-ils les joies des modifications génétiques et commencèrent-ils à les expérimenter sur leur physique – Dieu sait que nous avons tous des défauts que nous souhaiterions corriger. Les Mobiles furent améliorés de façon drastique, ce qui conduisit de fait à une amélioration des Immobiles qui, pour commencer, gagnèrent l’aptitude de se déplacer. Dudley eut un sourire sans joie. — Les Primiens de Dyson Alpha furent horrifiés. Pour eux, ces hybrides étaient des monstres, des abominations hérétiques. Une guère éclata, qui s’arrêta brusquement lorsque des barrières apparurent autour des deux étoiles. MatinLumièreMontagne ne revit l’Univers que lorsque la barrière s’effondra. Immédiatement, il reçut un message, dont l’émetteur était identifié comme MatinLumièreMontagne17735. Il s’agit d’un groupement secondaire envoyé sur un des premiers vaisseaux interstellaires de Dyson Alpha. Ce groupement est l’Arpenteur. — L’Arpenteur est MatinLumièreMontagne ? demanda Mellanie. — Une version différente de MatinLumièreMontagne, oui. Il devait être dans l’espace interstellaire au moment de l’activation des deux barrières. Comme il ne pouvait pas rentrer chez lui, ni attaquer son rival, il a navigué jusqu’à Far Away, où il a fini par s’écraser. — J’ai peur que vous vous trompiez, intervint Wilson. J’ai vérifié personnellement avec le directeur de l’Institut, James Timothy Halgarth ; Marie Céleste ne peut pas venir de Dyson Bêta car elle n’a pas passé assez de temps dans l’espace pour parcourir une telle distance. — Toute présomption fondée sur des informations données par l’Institut doit être considérée comme fausse, dit Paula. Le directeur aurait très bien pu vous mentir pour dissimuler la véritable nature de l’Arpenteur. — On nous a embringués dans la pire des guerres qui soit, marmonna Nelson. — Comment cela ? demanda Campbell. — C’est une guerre civile. Les plus violentes et impitoyables de toutes les guerres. Nous sommes pris entre deux feux. — Non, puisque nous combattons pour l’Arpenteur, rétorqua Nigel. Que cela nous plaise ou non, nous sommes son armée d’élite. Si ce que Dudley dit des Primiens de Dyson Alpha est vrai, alors l’Arpenteur sait qu’il s’agit d’une lutte à mort. Il nous utilise pour combattre son ennemi. Avec un peu de chance, il espère que ce conflit sonnera notre glas à nous aussi. En quelque sorte, nous sommes un nouveau genre de Mobiles. Nous nous battons à sa place, pour lui éviter de prendre le moindre risque. — C’est pour cela que MatinLumièreMontagne a des bombes à embrasement, dit Wilson, presque soulagé. En fait, la technologie ne nous a pas été volée, au contraire. C’est l’Arpenteur qui nous a donné la théorie. Oh ! Attendez une minute. Lorsque la barrière est tombée, nous avons détecté une signature quantique inhabituelle dans la Forteresse des ténèbres. Elle n’était pas là avant. Nigel, avez-vous accès à tous les enregistrements de la Marine ? — Oui. — Demandez à vos physiciens de comparer cette signature à celle des bombes à embrasement. — Bonne idée. L’esprit amélioré de Nigel rassembla les données en question et entreprit de les comparer. Il trouvait toujours amusante cette propension qu’avaient les gens à oublier qui il était et à ne voir en lui que le leader d’une Dynastie. — Cela n’a pas de sens, intervint Anna. L’Arpenteur a manifestement la capacité d’éteindre cette barrière. Pourquoi, dans ce cas, ne pas avoir désactivé plus tôt celle de Dyson Alpha pour y lâcher une bombe à embrasement, ou bien encore ne pas être revenu à Dyson Bêta pour libérer les siens ? — Peut-être que les concepteurs des barrières étaient toujours dans les parages ? proposa Wilson. Je suppose qu’il a préféré attendre avant de tenter quoi que ce soit. C’est probablement aussi pour cela qu’il s’est réfugié si loin de chez lui. — Admettons qu’il soit à l’origine de la mission de Seconde Chance. Pourquoi ne pas nous avoir envoyés examiner Dyson Bêta pour libérer ceux de sa race ? Ses ennemis, eux, seraient restés enfermés. — Tout comme nous, il ignorait ce qui allait se produire, dit Paula. De cette façon, il sortira vainqueur quoi qu’il arrive. Si les constructeurs des barrières avaient été là pour le voir désactiver la prison de Dyson Bêta, ils l’auraient sans doute détecté et nous auraient arrêtés. Pour lui, le principal était de vérifier si les barrières étaient toujours gardées ou non. Voilà pourquoi il s’est d’abord occupé de Dyson Alpha. Ce qui lui a également permis de déclencher une guerre entre ses ennemis héréditaires et nous-mêmes, une race au passé sanglant et à la technologie suffisamment avancée pour le concurrencer. Après nous avoir laissés nous entre-tuer, il libérera les siens, qui n’auront plus qu’à achever le travail. Notez, reprit-elle en faisant la moue, que c’est presque exactement ce que Bradley Johansson avait prédit. Les résultats des recherches de Nigel s’affichèrent dans sa vision virtuelle. — Les signatures quantiques sont similaires, annonça-t-il. Non pas identiques, mais certainement basées sur le même principe. D’après nos informations, la bombe des Primiens fonctionne en altérant les propriétés de la masse environnante. Dans le fond, c’est une parente éloignée de notre missile quantique. Pour en revenir à la Forteresse des ténèbres, il a probablement suffi de changer les propriétés de quelques composants pour perturber son fonctionnement et ouvrir la serrure. — Nous savons enfin à qui nous avons affaire, dit Justine. Je suppose que personne ne m’en voudra si je dis tout à Johansson. — À condition qu’il garde cela pour lui jusqu’à ce que nous ayons trouvé un moyen de contrer l’Arpenteur. Pour le moment, ces informations doivent rester secrètes. — Il me semble que ce moyen, nous l’avons trouvé, non ? Nous disposons d’une arme terrible que l’Arpenteur ne connaissait pas. Votre bombe nous permettra de vaincre définitivement MatinLumièreMontagne. Maintenant que nous savons qui il est, nous pouvons le neutraliser efficacement. — Paula ? fit Nigel. Votre avis sur la question ? — Eh bien, rien n’est moins sûr. Qatux, savez-vous jusqu’où s’étend son influence ? — Ces événements semblent si importants pour vous, dit le Raiel d’une voix douce, pareille au chant d’un carillon éolien. J’aimerais tellement partager cette expérience. — Qatux, s’il vous plaît, veuillez répondre à ma question. — Isabella Halgarth est entrée en contact avec de nombreuses personnes victimes de cette force irrésistible. Ces gens sont organisés en trios, comme les espions humains de l’ancien temps. Le contrôleur les fait parfois se rencontrer pour des opérations spécifiques, mais, en règle générale, les cellules sont isolées les unes des autres. — Vous avez donc compris comment l’Arpenteur s’y prend pour soumettre des êtres humains ? demanda Paula. — La technique est sophistiquée ; ce qui prouve que le contrôleur a beaucoup d’expérience dans la manipulation de la psyché des autres espèces. Une créature d’origine primienne aurait un avantage dans ce domaine, car elle possède une connaissance instinctive des processus mentaux. — Qu’a-t-il fait à Isabella ? demanda Mellanie, la voix chargée d’angoisse. Elle avait manifestement peur de ce qu’elle s’apprêtait à entendre, mais ne se sentait pas le droit de se dérober. — Ses programmes de pensées – ce que vous appelez « personnalité » – ont été infiltrés par des modificateurs de comportement. Dans la vie de tous les jours, elle agissait comme n’importe quel être humain. Dans les moments critiques, toutefois, elle choisissait toujours l’option la plus avantageuse pour l’Arpenteur. Imaginez votre esprit comme une pomme qu’on aurait évidée pour accueillir les désirs de l’Arpenteur. — Quel âge avait-elle quand c’est arrivé ? — Cinq ou six ans. Ses souvenirs sont un peu flous. Elle était sur Far Away avec ses parents. Ils l’ont emmenée dans une pièce qui ressemblait à un hôpital, elle avait peur. Après cela, son esprit ne lui appartenait plus. — Quelle horreur ! s’exclama Mellanie en plissant le nez. S’en prendre à une petite fille de six ans. C’est dégoûtant. — Ah…, soupira Qatux. Vous êtes sensible. J’ai fait l’expérience de ce sentiment de nombreuses fois en lisant des mémoires humaines. C’est un des plus délicieux. Accepteriez-vous de partager vos souvenirs avec moi, Mellanie ? — Euh, non. Je préfère pas. — Donc, vous ne savez pas réellement ce que pense l’Arpenteur ? demanda Paula. — Non, répondit Qatux. Néanmoins, l’esprit d’Isabella est parsemé de traces résiduelles de sa présence, qui trahissent certains aspects de son caractère. — Par exemple ? — Eh bien, les directives originelles ont été altérées au moment où le Commonwealth a annoncé la construction d’un vaisseau interstellaire. Jusque-là, l’Arpenteur croyait que vous ouvririez une série de trous de ver pour atteindre Dyson Alpha. Toute sa stratégie fut donc revue, afin de tenir compte de cette nouvelle variable. Isabella ne savait rien de vos missiles quantiques. Elle s’attendait que la Marine use de bombes à embrasement pour contrer la seconde vague d’invasions de MatinLumièreMontagne. Ses condisciples s’étaient d’ailleurs arrangés pour souffler cette idée à l’équipe du projet Seattle. — Oui, mais nous avons amélioré le concept de base, dit Wilson d’un ton neutre. — Isabella sait-elle si Alessandra Baron est un agent de l’Arpenteur ? demanda avidement Mellanie. — Oui. Isabella a reçu pour consigne de cacher les avocats new-yorkais lorsque vous avez révélé à Alessandra Baron votre intention d’enquêter sur eux. — La salope, j’en étais sûre ! s’emporta Mellanie en levant un poing triomphateur. — C’est secondaire pour le moment, intervint Paula. Qatux, Isabella sait-elle où se trouve l’Arpenteur ou s’il doit se rendre quelque part ? — Non. Elle ne sait que ce qu’elle est supposée accomplir. Elle était sur Illuminatus pour se joindre aux avocats, après qu’on leur eut donné de nouvelles identités. Là, ils auraient attendu de nouvelles directives. — Johansson pense que l’Arpenteur va essayer de retourner sur Far Away, dit Justine. — C’est impossible, rétorqua Nigel. Le trou de ver qui relie Wessex à Boongate ne sera pas rouvert. — Dans ce cas, il est confiné dans les limites du Commonwealth, reprit Paula. Qatux, si nous arrêtons d’autres agents de l’Arpenteur, pourrez-vous lire leurs mémoires pour nous ? Nous tomberons bien un jour sur quelqu’un qui sait où il se cache. Il est primordial que nous l’appréhendions aussi vite que possible. Accepteriez-vous de me suivre dans le Commonwealth pour m’assister ? — Une pareille entreprise serait pour moi d’un attrait considérable. Néanmoins, j’aimerais beaucoup avoir accès à votre perception et à vos interprétations… Paula fit face à l’image du Raiel, le visage dénué de toute expression. — Nous avons déjà évoqué cette question. Je ne souhaite pas vous laisser absorber mes émotions. — Cette mission n’est-elle pas urgente ? N’est-ce pas de cette manière que procèdent les humains ? Le prix ne doit-il pas être négocié à l’avance ? — Eh bien, oui ! répondit Paula, quelque peu déconcertée par cette requête. Mais vous aurez déjà accès aux pensées des agents, vous ferez l’expérience de leurs émotions. C’est la rétribution habituelle. — Malheureusement, leurs émotions sont réduites, tronquées par les modificateurs comportementaux de l’Arpenteur. Ils jouent leurs sentiments sans en faire réellement l’expérience. Vous conviendrez que ce n’est pas très intéressant pour moi. Vous, en revanche, serez pleine d’émotions diverses et puissantes. Après tout, vous travaillez sur cette affaire depuis cent trente ans, et nous approchons enfin du dénouement. J’aimerais sentir cette euphorie. — Je…, commença Paula en cherchant de l’aide dans les yeux de ses compagnons. — Si j’étais une teigne, je vous laisserais vous débrouiller toute seule sur ce coup-là, intervint Mellanie. Heureusement pour vous, je suis généreuse. Mais, attention, mon prix sera une interview exclusive lorsque tout ceci sera terminé. — Vous allez lui permettre de ressentir vos émotions ? demanda Paula. — Non, mais je connais une fille qui le fera. En plus, elle est déjà équipée pour cela. Qatux, dit Mellanie en se retournant d’un air déjà victorieux vers l’écran mural. Je connais quelqu’un de beaucoup plus sensible que l’inspecteur principal, qui, avouons-le, est un peu frigide sur les bords. — Ah oui ? C’est une offre intéressante. — Parfait. Nelson, j’aurais besoin de quelques gardes du corps pour m’aider à la contacter. — Des gardes du corps ? Vous n’avez tout de même pas l’intention de kidnapper quelqu’un ? — Non, les gardes du corps sont pour moi. Voyez-vous, les amis de cette personne ne m’apprécient pas beaucoup. — Vous aurez vos gardes du corps, trancha Nigel avec un sourire admiratif. Il vous faut autre chose ? — Un billet pour l’express de Darklake City. — Bien sûr. — Qui comptez-vous arrêter ? demanda Mellanie à Paula. — Tous les agents avec lesquels Isabella a eu des contacts. — Alors, Alessandra Baron figure sur votre liste. Je couvrirai son arrestation pour Michelangelo. — Ce n’est pas elle qui vous a abusée, qui s’est servie de vous, rétorqua Paula. Elle n’est plus humaine. — Elle ne l’a jamais été, la coupa Mellanie d’un ton bourru. — En admettant que cette opération nous conduise à l’Arpenteur, interrogea Justine, que ferons-nous de lui lorsque nous l’aurons sous la main ? — Nous l’exécuterons, répondit Wilson. — Discrètement, ajouta aussitôt Nigel. — Si Johansson dit vrai sur l’intention de ce monstre de retourner sur Far Away – et, jusqu’à présent, tout ce qu’il affirmait s’est vérifié -, reprit Justine, alors il devra passer par Wessex pour se rendre sur Boongate. Les Gardiens l’attendent. Le moment est peut-être venu de les aider. Morton et son escouade pourraient se charger de ceux qui, sans aucun doute, montent la garde autour de son wagon. Nigel lança un regard interrogateur à Nelson. — Oui, ils pourraient être notre fer de lance. Toutefois, l’opération serait organisée par nos soins. Pas question de permettre à une bande armée de traîner autour de nos générateurs de trous de ver, même si leur cause est juste. La moitié de nos techniciens sont à Narrabri et travaillent sur les modifications de nos générateurs. Nous ne pouvons pas prendre le risque d’endommager notre matériel lors une fusillade. — Nous nous rendrons donc à Narrabri, décida Nigel. La station est suffisamment vaste pour nous abriter et Qatux y passera inaperçu. Nous n’avons pas une minute à perdre. 4 Le manteau furtif enveloppait Stig d’un halo flou gris-noir, un peu comme si l’homme était lentement dévoré par son propre horizon événementiel. Au-dessus de sa tête, le ciel de minuit était dominé par les étoiles scintillantes du Trident de Neptune, sa constellation natale. Droit devant lui, le grillage s’étirait sur des kilomètres et des kilomètres ; il traçait une ligne droite interminable dans l’herbe rase comme s’il s’agissait d’une frontière entre deux pays et non du périmètre d’un aérodrome. Malgré la lumière des étoiles, il faisait sombre. Ses implants rétiniens augmentaient automatiquement la luminosité et habillaient le paysage d’un camaïeu gris-bleu. Des moutons endormis formaient une masse compacte pour économiser leur chaleur. Il y avait des troupeaux de part et d’autre de la barrière. L’aérodrome était tellement étendu qu’il était plus avantageux de laisser les bêtes brouter l’herbe que d’entretenir une flotte de tondeuses automatiques. Il se rapprocha de la barrière au milieu d’une section non éclairée, longue de près de cent mètres. Il y avait bien des lampadaires, mais ils ne fonctionnaient pas. Sa pince coupante électrique tailla dans le métal rouillé comme dans du papier. Toute cette planification de superagent secret lui paraissait désormais ridicule. Il n’y avait aucune sécurité digne de ce nom, juste deux gardes bedonnants qui passaient la nuit à vider le frigo et à regarder des feuilletons. Il aurait sans doute pu entrer par la porte principale sans se faire remarquer. Enfin presque. Adam lui avait répété des milliers de fois qu’il ne faut jamais se relâcher. Il n’existe pas de mission facile. Alors, par respect pour la règle, il parcourut en trottinant les sept cents mètres qui le séparaient des vastes hangars. — Tout se passe bien ? demanda Olwen. — Pas de problème. Je serai là dans environ cinq minutes. Il était trempé de sueur car, en plus de son manteau furtif, il portait une veste, une combinaison à champ de force et ses armes. Il atteignit les premières rangées de hangars et courut sur la langue de béton couverte de mousse et de touffes d’herbe qui les séparait les uns des autres. De part et d’autre, les demi-cercles de tôle noire se découpaient sur le ciel constellé d’étoiles. Les bâtiments mesuraient presque soixante mètres de haut et avaient été scellés des années plus tôt pour les protéger des éléments. Jamais on ne les avait rouverts. Une brise légère venue de la mer du Nord les secouait légèrement et produisait un bourdonnement constant. Érigés dans les grandes heures de la revitalisation, ils étaient constitués de ces panneaux de matériau composite qu’on trouvait partout, fixés à un squelette de poutrelles en carbone. Le temps, ajouté à une absence d’entretien, avait eu raison des vis et de l’époxy, si bien que le vent s’engouffrait entre les plaques disjointes. Chaque hangar avait perdu une petite centaine de panneaux, emportés par des rafales, tandis que d’autres pendillaient dangereusement et menaçaient de se décrocher. Stig s’enfonça dans cette cité désertée, couvert par un concert de craquements et de cliquetis. Il s’écarta de la voie bétonnée et bifurqua vers la rangée suivante. Des ouvertures irrégulières donnaient un aperçu de l’intérieur des constructions. Elles étaient désertes, vidées de leurs machines. Au plafond étaient suspendus des câbles morts et des tuyaux asséchés et coupés. L’eau s’infiltrait partout ; le sol était parsemé de flaques sales. La dernière rangée de hangars, qui abritait les dirigeables automatisés en état de marche, était mieux entretenue. Les panneaux déteriorés avaient été remplacés, ce qui donnait à l’ensemble des allures de damier. On aurait presque dit que les motifs avaient été dessinés à l’avance. Le long des parois étaient alignés des robots de maintenance aux remorques rampantes étonnamment frêles, au regard des charges qu’elles devaient supporter. De puissantes ampoules halogènes disposées au sommet des hangars dispensaient des taches de lumière aux contours réguliers, que Stig évita facilement. Ses senseurs ne détectaient aucune activité électronique. Le bâtiment administratif se trouvait à l’extrémité de la rangée. Il s’agissait également d’une construction en matériau composite, d’un assemblage hétéroclite de cubes, de cylindres et de dômes ajoutés au fur et à mesure des besoins, sans aucune considération esthétique. Stig évita l’entrée principale et se dirigea vers une des petites portes latérales. Elle n’était même pas fermée. À l’intérieur, toutes les lumières étaient allumées. Il s’engagea dans un couloir, monta, puis descendit des escaliers, ouvrit plusieurs portes. L’endroit était complètement désert. Même les vigiles s’étaient abstenus de venir. Il entra dans le bureau de la sécurité et ouvrit une liaison avec Olwen. — La voie est libre. J’ai chargé notre logiciel dans le système. Je vais vous ouvrir les portes. Un alignement d’écrans montrait diverses vues de l’aérodrome, dont plusieurs concernaient l’entrée, le bâtiment dans lequel se trouvait Stig, et l’intérieur des hangars opérationnels. Il vit la barrière de l’entrée principale se lever. Deux minutes plus tard, les Gardiens arrivaient à bord de trois camions. Il les attendit devant la porte de service du premier hangar. Celle-ci n’était que l’infime partie d’un portail coulissant énorme, ce qui ne l’empêchait pas d’être assez large pour permettre à deux camions de passer de front. Une fois à l’intérieur, Olwen sortit de sa cabine. — C’est la première fois que j’en vois d’aussi près, dit-elle, admirative. Deux dirigeables étaient parqués, cul à cul dans le garage. Les énormes ellipses sombres mesuraient cent cinquante mètres de long et cinquante de haut. Avec leurs hélices repliées le long de leurs flancs, leur ressemblance avec des baleines volantes était encore plus flagrante. — Moi aussi, admit Stig. De plus près, ils étaient moins impressionnants. Leurs enveloppes étaient aussi rapiécées que le garage qui les abritait. Un peu plus propres, tout de même. Les soutes situées sous leur abdomen étaient ouvertes et révélaient divers compartiments mécaniques, rambardes et cavités. — Je ne les imaginais pas si rustiques. — Ils feront l’affaire, dit Olwen. Combien y en a-t-il ? — Vingt-deux dans les hangars, dont trois viennent de se voir retirer leur autorisation de vol pour cause de nonconformité. Mais nous nous en contenterons. Les autres Gardiens descendaient à leur tour des camions. — Allons-y, dit la Gardienne. On peut installer la plupart de nos systèmes avant le lever du jour. — La prochaine ouverture du trou de ver est prévue pour demain après-midi, ajouta Stig. D’ici là, les dirigeables devront tous être dans le ciel et en position. Ils tourneront autour de la ville jusqu’à ce que nous les appelions. — Que fait-on des types de la revitalisation et des ingénieurs ? — Ils ne reviendront sûrement pas. Cet endroit est abandonné. Si jamais ils devaient montrer le bout de leur nez, il serait nécessaire de les empêcher de donner l’alerte. — Très bien. Un des camions s’était rapproché au maximum du premier appareil. Les Gardiens ouvrirent le hayon et installèrent une rampe. Stig et Olwen leur donnèrent un coup de main. Un robot transporteur entreprit de descendre du véhicule en roulant avec une lenteur extrême. Un cylindre épais, long de quatre mètres, était posé sur sa remorque. Les rampes couinèrent et se tordirent, trahissant le poids du chargement. — Tu crois que cela va marcher ? demanda Olwen. — Je l’espère, répondit Stig en jetant un coup d’œil à l’intérieur du camion. Nous n’en avons que six. Je serais déjà satisfait si un seul d’entre eux atteignait les 3P. Un autre cylindre attendait sur une longue palette. Des caisses pleines de drones appâts et de lance-leurres électroniques étaient réparties tout autour. — Il faut installer ces lance-leurres sur tous les dirigeables, reprit-il. Même ceux qui seront armés. De cette façon, l’Institut ne pourra pas faire la différence. — On dirait que tu n’es pas là pour rigoler, dit Olwen. — Désolé. La proximité des bombes me rend un peu nerveux. Ils suivirent le robot jusqu’à la soute principale. Quand le cylindre fut en place, les Gardiens le fixèrent à l’aide des câbles de levage du dirigeable. — Beaucoup de rumeurs circulent parmi les collaborateurs de l’Institut, reprit Olwen. Il semblerait que le Commonwealth ait essuyé une nouvelle attaque. — Les Primiens, dit Stig. — Oui, mais il s’agit apparemment d’un assaut à très grande échelle. Les soldats sont terrorisés. J’ai même entendu dire que certains d’entre eux envisageaient de s’enfuir à Half Way. — Bande d’imbéciles ! Ils ne savent même pas s’il reste des Oies de carbone à Port Evergreen. — Ce ne sont que des rumeurs. Probablement justifiées, pensa-t-il. Beaucoup de Gardiens travaillaient dans les pubs, clubs et autres établissements fréquentés par les soldats de l’Institut. Les informations, quoique parcellaires, ne manquaient pas. Le moral des troupes, déjà bas, déclinait à un rythme exponentiel. Ces gens avaient signé des contrats de durée moyenne pour combattre des bandes armées cachées dans la steppe d’Iril, non pour s’adonner à la guérilla urbaine. Faire partie d’une organisation haïe de tous et constamment harcelée n’était pas de tout repos. Les officiers étaient forcés de les laisser sortir la nuit. Lorsqu’ils étaient entre eux, ils buvaient et s’amusaient comme les soldats le font depuis la guerre de Troie. — Ils s’attendent peut-être que quelqu’un arrive ? — Non, ils ne savent rien. Ils ne sont que du menu fretin, après tout. — Ce ne sera pas long, de toute façon. Elle regarda le lourd cylindre s’élever lentement, grimaçant chaque fois que les vieilles chaînes émettaient un craquement inquiétant. — Tu as fait ton possible, reprit-elle. Il ne pourra venir que lorsque le trou de ver sera ouvert et nous connaissons les horaires d’activation à la seconde près. Les 3P sont couverts par tous les types de senseurs imaginables. Nous serons immédiatement prévenus de la moindre réaction inhabituelle des soldats. Alors, ne t’en fais pas, nous contrôlons la situation. Stig admira les dirigeables massifs et sourit devant l’énormité, devant l’audace du plan qu’ils avaient élaboré. — Qui fera attention à un aéronef bombardier en mission ? — Personne, répondit-elle avec enthousiasme. C’est là la beauté de ce plan. Qu’ils restent à très basse altitude, et les soldats ne les verront que lorsqu’ils les auront au-dessus de la tête. Il sera alors trop tard pour les arrêter. — J’espère que tu as raison. Il sursauta lorsque le mécanisme s’arrêta dans un fracas de métal broyé. La bombe était en place. — Tâchons de rendre cette brute opérationnelle. Je veux vraiment qu’ils soient tous en l’air au petit matin. Oscar s’attendait à une escale de six heures environ. Juste assez de temps en somme pour recharger les cuves de Dublin et faire le plein de missiles Douvoir et quantiques. Le commandement de la flotte lui avait confirmé que le vaisseau devrait immédiatement repartir pour Hanko. Après la disparition des trous de ver, ils avaient détruit plus de quatre-vingts navires primiens avant de se retrouver à court de munitions. Le message crypté était apparu dans sa vision virtuelle dès que le vaisseau s’était arrimé au quai de la base numéro un. L’amiral Columbia voulait le voir sur-le-champ. Tout comme le reste de son équipage, Oscar avait été profondément choqué par la manière dont le cabinet de guerre s’était acharné sur Wilson. Toutefois, la stupéfaction avait rapidement cédé la place à la colère, et il avait été tenté de dire à son nouveau supérieur de se fourrer sa convocation là où le soleil ne brillait jamais. D’autant plus qu’il avait la conviction que Columbia s’apprêtait à faire le grand ménage dans le service. Et comme Oscar avait été personnellement recruté par Wilson, cela faisait de lui un représentant de l’ancien régime, un homme à abattre. Néanmoins, comme il n’était guère raisonnable de se laisser emporter par ses émotions et de juger les gens précipitamment, Oscar avait décidé de se comporter en adulte et répondu à Columbia qu’il arrivait tout de suite, monsieur. — Si ce connard vous vire, le prévint Teague, on se barre avec vous. — Ne faites pas cela, rétorqua Oscar en se dirigeant vers une petite navette. La Marine a besoin de vous. Où avait-il déjà entendu cette phrase ? Physiquement, rien n’avait changé au Pentagone II. Les cadres qui couraient dans les couloirs et passaient d’un bureau à l’autre étaient sur les nerfs, mais c’était compréhensible : il s’agissait tout de même de lutter contre quarante-huit armadas et de sauver l’espèce humaine. Il y avait effectivement de quoi se sentir un peu nerveux. Rafael Columbia s’était installé dans le bureau blanc immaculé de Wilson. Il était seul lorsque Oscar y fut introduit. Pas de témoins, pensa immédiatement celui-ci. Oh, pour l’amour du ciel, ressaisis-toi ! Columbia ne se leva pas, mais lui fit signe de s’asseoir avec familiarité. — J’ai un problème, Oscar. — Si cela peut arranger les choses, je donnerai ma démission. Les temps ne sont plus aux conflits internes. Columbia fronça les sourcils, surpris, puis sourit furtivement. — Non, il ne s’agit pas de cela. Vous êtes un excellent officier ; les résultats de votre vaisseau sont éloquents. — Merci. — Le problème se situe plutôt de mon côté, puisqu’il semblerait bien que j’aie fait une erreur. — Cela arrive à tout le monde, monsieur. J’ai moi-même toute une liste de boulettes à mon actif. Une liste que tu ne verras jamais, mon vieux. — Je reçois de nombreuses informations qui confirment l’existence de l’Arpenteur. La menace serait réelle. Les preuves s’accumulent, Oscar. Dans le passé, j’ai toujours rejeté cette hypothèse, mais ce n’est plus possible. Croyez-moi, c’est une situation inconfortable. — Personnellement, dit Oscar, j’ai carrément eu les jetons lorsque j’ai découvert la vérité. Columbia le regarda d’un air étonné, puis sourit, défait. — J’aurais dû m’en douter. Bien, cela va rendre les choses un peu plus faciles. Pour nous deux. — De quoi avez-vous besoin ? — Un traître avéré est apparu sur Boongate, un officier de la Marine, un certain Tarlo. Mon bureau parisien est en train de mettre sur pied une équipe d’intervention. Évidemment, le cabinet de guerre a fait fermer tous les trous de ver menant aux quarante-sept systèmes condamnés. Il me faut ce traître, Oscar. À lui seul, il pourrait confirmer ou infirmer une fois pour toutes la légende de l’Arpenteur. — Vous voulez que je me rende là-bas ? — Non. Pour le moment, gardez cela pour vous. Dieu seul sait quels fléaux s’abattraient sur nous si la nouvelle s’ébruitait. Je veux que vous soyez mon émissaire personnel auprès de Nigel Sheldon. Je veux que vous lui fassiez comprendre à quel point cette affaire est capitale. Demandez-lui de rouvrir un trou de ver pour mon équipe parisienne. Et uniquement pour elle. — Vous souhaitez que, moi, je lui demande cela ? demanda Oscar qui, bien que flatté, n’en croyait pas ses oreilles. — Vos états de service, depuis la découverte de Dudley Bose jusqu’à aujourd’hui, sont irréprochables. Avant la guerre, vous aviez un poste important au sein de CST. Nigel Sheldon acceptera de vous rencontrer et de vous écouter. Je n’ai pas votre cote de sympathie et je risquerais d’hypothéquer mes chances en demandant à Heather d’intercéder en ma faveur. S’il accepte, vous irez à Narrabri pour superviser la mission. J’ai besoin de vous, Oscar. Oscar se leva. Il faillit même le saluer respectueusement. — Je ferai de mon mieux, monsieur. Il faisait un temps magnifique sur le massif de Dessault ; le jour se levait et, lentement, les constellations disparaissaient dans la lumière couleur saphir du soleil. La lueur douce de l’aube filtrait par l’entrée du vieil abri ; toutefois, Samantha n’avait pas le temps de l’admirer. Sa peau était brûlante et collante sous l’épaisse combinaison une pièce que portaient tous ceux qui, comme elle, travaillaient à proximité d’une cuve virtuelle. Les cuves modernes étaient équipées de boucliers EM réactifs, mais celles dont elle s’occupait étaient antédiluviennes et leurs protections passives ruinées depuis des lustres. Celle-ci était en place depuis soixante ans. Elle recevait et stockait l’énergie produite par des échangeurs de chaleur, dont les câbles s’enfonçaient à deux kilomètres sous la surface de la montagne. Samantha avait passé toute la nuit à modifier le module d’émission. Son ordinateur de contrôle originel avait dû être changé ; l’opération n’avait pas été simple, car l’installation était active. Et puis, il y avait pas mal de travail de maintenance sur les circuits de base. Les cuves virtuelles étaient des dispositifs de grande qualité, mais elles n’étaient pas supposées servir pendant d’aussi longues périodes. Durant près de sept heures, Samantha avait œuvré à la lumière de quatre lampes à paraffine, des lunettes de protection toutes rayées sur le nez. Elle avait mal au dos, ne sentait plus ses doigts, et sa tête était pleine de codes obsolètes provenant d’anciens programmes. Elle se releva lentement et grimaça en entendant ses articulations craquer. Elle avait presque l’impression d’être une vieille dame. — Vérification des connexions, dit-elle à Valentine, le technicien en chef du convoi. — Vérification lancée, cria-t-il de l’intérieur. Samantha ramassa les ordinateurs de poche posés sur le béton aux enzymes craquelé et éteignit une à une les mèches des lampes. Elle avait confiance dans son travail et était persuadée que les connexions tiendraient le coup. C’était la neuvième station qu’elle réparait en cinq semaines, et elle commençait à s’y connaître en cuves virtuelles. — L’énergie circule normalement, annonça Valentine. Samantha se dirigea vers la porte ouverte en effectuant des étirements pour dénouer ses muscles. Le soleil se levait tout juste sur les contreforts et illuminait le Gouffre de Trevathan, nom donné à la vaste vallée qui s’étirait en contrebas. Ils se trouvaient dans la zone nord-ouest du massif, à seulement quatre cents kilomètres du mont Herculaneum. Chaque jour, lorsqu’elle regardait vers le sud, elle pensait voir la crête du volcan géant qui transperçait le ciel et flottait au-dessus de l’horizon flou. Les autres lui disaient qu’elle se faisait des idées. Mais à cette altitude, il devait être possible de voir le Fauteuil d’Aphrodite, ainsi que l’anneau de glaciers qui l’entourait. Aujourd’hui, de toute façon, elle avait les yeux trop fatigués pour distinguer quoi que ce soit. La lumière vive du soleil se déversait sur la vallée de Trevathan et embrasait la multitude de ruisseaux qui serpentaient dans la forêt d’arbres à feuilles caduques qui avait colonisé la région. Le Gouffre était une anomalie géologique, une saignée, une autoroute taillée par un ange déchu dans le massif de Dessault. Sa course pleine de méandres s’étirait sur plus de sept cents kilomètres, depuis le mont Zeus à l’ouest, jusqu’au grand désert à l’est. Dix-huit larges rivières et des centaines d’affluents y coulaient depuis les vallées des montagnes scindées du Nord, avant de se répandre dans les plaines d’Aldrin. Là, des fleuves ondulants serpentaient jusqu’à la mer du Nord. C’était un système d’irrigation qui faisait vivre un quart des fermes de la planète. Des nuages cotonneux survolaient les arbres à faible altitude, précurseurs des pluies résiduelles qui s’abattraient plus tard dans la matinée, lorsque les orages auraient fini de gronder autour de la Grande Triade. Dès que les cumulus gris foncé seraient au-dessus de leurs têtes, il pleuvrait sans discontinuer pendant près de trois heures. Étant donné l’altitude du Gouffre, l’eau serait glaciale, voire dense comme de la neige fondue. La caravane supportait cette météo humide et froide depuis des semaines maintenant, depuis que le convoi s’était mis en branle pour préparer la vengeance de la planète. — Excellent travail, dit Harvey de sa voix rauque. Vêtu de la même combinaison protectrice jaune moutarde que les autres, il était assis à l’extérieur de l’abri. — Toujours et encore les mêmes tâches, répliqua-t-elle. — Oui, mais bien effectuées. C’est le principal. — Nous allons commencer les tests ? — Affirmatif. Ils s’éloignèrent du petit bâtiment et de son épaisse couverture de plantes grimpantes. Lorsqu’on avait percé le trou qui allait accueillir les câbles de l’échangeur de chaleur et qu’on avait érigé cet abri, cette zone n’était qu’une large étendue découverte, où de jeunes et rares arbres luttaient pour survivre sur les contreforts rocailleux. Aujourd’hui, avec la pluie qui arrosait régulièrement l’herbe, la mousse et le lichen importés par la revitalisation, les arbres se développaient rapidement. Il n’y avait plus une zone nue ; la forêt était partie du fond de la vallée pour coloniser les versants de la montagne. Son tapis régulier n’était brisé que par quelques ravines et arêtes trop acérées. À cette altitude, les pins génétiquement modifiés étaient majoritaires, même si les sycomores vigoureux étaient courants. Plus bas, les peupliers de Hollande et les érables s’en donnaient à cœur joie. Le bâtiment était désormais entouré de pins pleureurs touffus, hauts de vingt mètres, qui s’agglutinaient de façon agressive autour de charmes fragiles et de bouleaux. Une variété de plante grimpante aux feuilles si sombres qu’elles paraissaient presque noires recouvrait tout ; elle tapissait le sol sablonneux et entourait tous les troncs. L’abri était enveloppé dans cette plaie végétale. Ils avaient mis près d’une heure à retrouver et dégager la porte d’entrée. Même sans ce parasite, la forêt aurait constitué une cachette idéale pour leurs petites constructions réparties le long du Gouffre. Malheureusement, elles étaient assez difficiles à atteindre. La caravane pouvait facilement progresser sur les contreforts au-dessus des arbres, en franchissant les ruisseaux avec leurs véhicules ; en revanche, traverser la forêt était une affaire de spécialiste. Les Gardiens qui accompagnaient Samantha avaient volé une sorte de bulldozer à une des compagnies qui organisaient des vols en hyperplaneur au-dessus de la Grande Triade. Son rouleau de lames harmoniques était le seul outil capable de tailler une route dans cette forêt si dense. Une fois l’abri atteint, la machine lui avait tourné autour en dessinant des cercles concentriques afin de dégager assez de terrain pour qu’ils installent leur équipement. Samantha savait qu’ils n’avaient pas eu le choix, mais elle ne pouvait s’empêcher de penser que, vues du ciel, leurs pistes étaient comme des flèches qui indiquaient les emplacements de leurs stations. Par chance, il n’y avait pas beaucoup d’aéronefs sur Far Away. Leur équipement était entreposé sur un tapis confortable de bois mâchouillé par le bulldozer. Il y avait là de quoi remplir trois camions jusqu’à la gueule. Ils avaient mis cinq jours à assembler la pyramide de métal noir à cinq faces, haute de près de sept mètres. Des gouttes de rosée se formaient déjà dans ses anfractuosités et sur ses arêtes, comme le soleil se levait et brillait sur la machine massive. Samantha et Harvey la contournèrent et se dirigèrent vers la route tracée par le bulldozer. Deux McSobel s’affairaient au-dessus d’un panneau ouvert, qui révélait une multitude de lumières clignotantes rouges et ambrées. Valentine se tenait derrière eux. — Ce sera terminé d’une minute à l’autre, dit-il. Les véhicules du convoi étaient alignés le long de la route, hors de portée d’éventuelles impulsions EM en provenance de la cuve virtuelle. Quand elle fut à trois cents mètres de l’abri, Samantha retira son casque et inspira une profonde bouffée d’air non filtré, humide et frais. L’odeur de pin qui se dégageait du sol jonché de débris de bois, d’écorce et d’épines broyées, était particulièrement forte. — J’aimerais que vous preniez en charge les deux dernières stations, dit Harvey d’une voix sifflante. — Pourquoi ? Vous allez quelque part ? Le Gardien retira son casque. Le soleil transperçait les bandes de peau cicatrisante qui lui barraient les joues et le cou et donnaient à son visage ravagé un teint laiteux. — Un message m’est parvenu la nuit dernière, pendant que vous travailliez. Les clans sont en train de réunir leurs troupes au cas où l’Arpenteur arriverait par le portail des 3P. Elles seront réparties le long de l’autoroute numéro un. — Mais, vous ne pouvez pas…, commença Samantha, automatiquement, avant de se mordiller la lèvre inférieure. Désolée. — Mes blessures ne sont que superficielles, dit-il joyeusement. Je peux toujours monter à cheval et tirer – certainement mieux que tous ces bleus qui se prennent pour de grands guerriers. En plus, il se murmure que les Barsoomiens se joindraient à nous. C’est un truc que je ne peux pas rater. — Effectivement, dit-elle dans un soupir. Elle savait qu’elle n’aurait aucune chance de lui faire changer d’avis. — Ne vous en faites pas pour moi. Le plus important, c’est le boulot que vous accomplissez. — C’est certain. Et Valentine ? — C’est un bon technicien, mais il nous faut quelqu’un pour mener cette mission à bien, et ce quelqu’un, c’est vous. — Merci, mais vous savez pertinemment que nous ne pourrons pas terminer toutes les stations ; il nous manque du matériel. — Ayez foi en Bradley Johansson. Il vous fera parvenir les derniers composants en temps et en heure. En attendant, assemblez ce que nous avons et tenez-vous prête pour le raccordement final. — J’ai entendu dire que nous avons de quoi terminer quatre stations seulement. — C’est parfaitement exact. Toutefois, ne vous inquiétez pas, Bradley vous fournira de quoi en installer quatre supplémentaires. — Ce sera quand même très juste. — Je suis sûr qu’ils ont de nombreux problèmes à régler dans le Commonwealth. — Ouais, dit-elle en regrettant aussitôt d’avoir pris un ton dubitatif. — Mais… ? — Je n’ai rien dit. — Les mots sont parfois superflus. — Bon, d’accord, admit-elle. Je voulais faire partie de l’équipe envoyée sur le Fauteuil d’Aphrodite. — Vous l’auriez mérité, c’est sûr. Si vous terminez les deux dernières stations à temps et que Bradley livre les éléments nécessaires à la mise en service du réseau, alors, vous pourrez rallier les Vallons de Nalosyle pour le rendez-vous. — J’appelle cela de la corruption. Harvey gloussa en produisant un gargouillement humide fort désagréable. Ils arrivèrent au premier camion. Plus d’une douzaine de Gardiens étaient réunis là, à attendre. Ferelith tenait dans ses bras un Lennox tout excité. Elle le posa par terre, et le petit garçon, un sourire ravi aux lèvres, se précipita d’un pas mal assuré vers sa mère. Samantha le souleva et se retourna en direction de la station qu’ils venaient de terminer. Valentine et deux autres techniciens arrivaient en courant. Elle ne pouvait voir qu’une toute petite partie de la pyramide, car la clairière qu’ils avaient taillée dans la forêt se trouvait à six cents mètres de là. Les trois hommes retirèrent leur casque. — Tout le monde est là ? demanda Valentine. Sans attendre, il brandit un ordinateur de poche et y entra la séquence d’activation. Tout en portant son fils, Samantha saisit son ordinateur et tenta de suivre tant bien que mal l’évolution de la manœuvre. L’atmosphère de la clairière commença à onduler et à étinceler, comme la pyramide générait son champ de force de quatre cents mètres de diamètre et stabilisait l’ensemble de la structure. L’énergie pénétra la roche, ancra le bouclier à la montagne. Samantha sentit le sol vibrer sous ses pieds. La mise en place de cette dernière fonction leur avait posé énormément de problèmes, car il avait fallu faire fabriquer des composants spéciaux dans le Commonwealth. Les champs de force standard étaient incapables de pénétrer la matière solide sur plus de quelques mètres. Rien ne bougeait à l’intérieur de la bulle d’énergie ; les feuilles des arbres étaient immobiles dans l’atmosphère brillante et solidifiée. — Phase deux ! cria Valentine. Samantha pencha la tête en arrière et montra le ciel à Lennox. Le petit garçon leva les yeux sans comprendre. Cinq longues lames d’air à la forme indistincte scintillaient au-dessus du champ de force. Alors, la décharge d’énergie initiale fut absorbée, les molécules d’air cessèrent de tourbillonner ; elles prirent position, et leurs contours se stabilisèrent. La diffraction était désormais minimale et les formes quasi invisibles. Seule la différence de pression les faisait se détacher sur le ciel couleur saphir et permettait à l’œil nu de les deviner plus que de les voir. De là où Samantha se trouvait, les lames semblaient constituées d’un verre de très grande qualité. Équidistantes de trois kilomètres, elles s’incurvaient progressivement vers l’extérieur, s’allongeaient sur cinq cents mètres, avant de monter vers le ciel et de se rejoindre huit kilomètres plus haut, juste au-dessus de la clairière. — Le plus grand fouet à œufs de l’univers, grogna Harvey. Cette comparaison fit sourire Samantha. Dans le ciel, des nuages arachnéens heurtèrent deux des lames écartées et changèrent brusquement de trajectoire. Une brise légère lui soufflait sur le visage, tandis que les courants d’air qui longeaient la vallée étaient déviés par le dispositif. — Phase trois ! tonna Valentine. Les lames se mirent en mouvement, commencèrent à tourner très lentement dans le sens des aiguilles d’une montre. Elles finirent leur révolution cinq minutes plus tard, puis s’arrêtèrent. Le vent ainsi produit s’engouffra paresseusement dans le couloir taillé par leur bulldozer et fit bruire les arbres. La combinaison protectrice de Samantha claqua dans l’air et ses cheveux trempés de sueur voletèrent autour de son visage. Lennox riait, ravi. — On a réussi, dit Harvey. Une fois de plus. Combien d’énergie avons-nous usé ? Samantha consulta son ordinateur de poche. — Quatre pour cent, annonça-t-elle. — C’est beaucoup. Au-dessus de leurs têtes, les lames disparurent. Le champ de force libéra la roche à laquelle il était accroché. Les mouvements de l’air redevinrent normaux, et le vent se leva une nouvelle fois sur la forêt. Cette fois-ci, toutefois, il souffla dans la direction contraire. — L’initialisation nécessite une quantité d’énergie très importante, expliqua Samantha. Ne vous en faites pas ; il y en aura assez pour que la planète prenne enfin sa revanche. Quatre Cadillac noires parfaitement identiques s’arrêtèrent devant le vieil entrepôt reconverti du quartier de Thurnby, à Darklake City. Mellanie sortit de la première voiture et manqua de peu souiller ses luxueux escarpins Fomar dans une bouillie de feuilles d’arbres et de papier détrempé amassée dans le caniveau. Elle avait opté pour les vêtements les plus sobres de sa propre ligne : une veste noire découpée en carreaux par d’étroites lignes blanches, un pantalon assorti et un chemisier crème. Avec cette tenue, il serait plus aisé d’avoir l’autorité naturelle d’une Paula Myo. C’était amusant de revenir ici pour jouer le rôle du médiateur dur à cuire. Surtout entourée par six agents de CST puissamment armés. Comme la rue était déserte, ils se précipitèrent tous vers la porte. Rien n’avait changé ; la plaque violette de Wayside Production était toujours en place, la structure chromée des canapés de la réception minuscule continuait à s’effriter, et l’atmosphère embaumait le désinfectant et l’ozone. Mellanie traversa rapidement le hall et s’engagea dans l’étroit couloir qui séparait les différents plateaux. Au-dessus de sa tête, le toit couvert de collecteurs de chaleur grinçait continuellement. Des voix provenant de l’un des plateaux résonnaient et se répercutaient dans l’espace caverneux. Un machiniste déboucha d’un couloir en tractant un chariot sur lequel était posé en équilibre précaire un lit circulaire. Il s’arrêta et regarda les visiteurs avec étonnement. — Où est Tiger Pansy ? demanda Mellanie. — Hein ? — Tiger Pansy, où est-elle ? L’homme agita mollement la main en direction du couloir. — Dans les vestiaires, je crois. — Merci, répondit la jeune femme en le dépassant. La première fois, elle n’était pas allée jusqu’aux vestiaires. Toutefois, elle trouva rapidement un grand espace ouvert équipé de placards d’un côté et de miroirs de l’autre. Au fond de la salle, une penderie gigantesque. Des filles vêtues de plumes et de sarongs brodés d’or attendaient de passer entre les mains de la maquilleuse, une grosse femme d’âge mûr vêtue d’une robe de deuil noire. Un technicien était en train de régler les tatouages de l’une des comédiennes. Celle-ci était très jeune et dépassait Mellanie de quarante bons centimètres. Elle était extrêmement mince, presque maladivement maigre, et avait la peau noire et luisante. Elle arborait une expression résignée et nerveuse, tandis que l’homme appliquait des patchs autocollants sur les tatouages qui lui recouvraient les cuisses et les parties génitales. Elle croisa le regard de Mellanie. Le technicien leva les yeux de son ordinateur de poche sophistiqué. Tout autour de la salle, le brouhaha des conversations se tarit. — Tiger Pansy ? appela Mellanie. Une des filles qui attendaient d’être maquillées se leva. Mellanie la reconnut à peine. Ses cheveux, autrefois blond platine, étaient désormais orange, secs comme des brins de paille et dressés sur sa tête comme si elle avait été électrocutée. Ses joues rondes avaient fondu à la suite d’un reprofilage, si bien que son visage creusé se striait de rides profondes chaque fois qu’elle mâchait son chewing-gum. Avant qu’elle passe au maquillage, le pourtour de ses yeux était déjà lourd de mascara. Les plumes topaze et turquoise qui lui entouraient la poitrine avaient le plus grand mal à empêcher ses seins énormes de tomber. — Oh, salut, Mellanie ! couina-t-elle. Qu’est-ce que tu viens faire ici ? — Je suis venue te voir. — Ah, ouais ? gloussa Tiger Pansy d’une voix aiguë qui perça les tympans de sa visiteuse. Tu veux m’interviewer ? Jaycee risque de ne pas être d’accord. — Je suis ici pour te proposer du travail. Et on se fiche pas mal de ce que Jaycee va dire. — Vraiment ? demanda une voix d’homme. Mellanie fit volte-face. Tout comme son studio, Jaycee n’avait pas changé. Il avait toujours le crâne rasé et portait des vêtements noirs et froissés, comme seuls les vêtements très bon marché peuvent l’être. — Dégage, lui répondit courtoisement Mellanie. La peau pâle de Jaycee s’empourpra aussitôt. Il jaugea rapidement les gardes du corps. — Demande à tes copains de partir et répète-moi ça si tu l’oses. Elle eut un sourire malicieux de prédateur. — Ils ne sont pas là pour me protéger, mais plutôt pour m’empêcher de m’occuper de ton cas. — Va te faire foutre, salope ! Écoute bien, je ne le répéterai pas : il est hors de question que tu te pointes ici comme si l’Univers tout entier t’appartenait et que tu me piques mes filles. Tiger Pansy est à moi. Ai-je été assez clair ? Mellanie pencha la tête sur le côté et fit la moue, comme si elle réfléchissait à ce qu’il venait de dire. —Non. — Je ne sais pas pour qui tu te prends, mais tu vas me faire le plaisir de foutre le camp ! hurla-t-il. Et toi, reprit-il en pointant un index menaçant vers Tiger Pansy, tu ne bouges pas d’ici. Pigé ? — Oui, Jaycee, répondit cette dernière d’une voix chevrotante. Son menton tremblotait, tandis qu’elle faisait de son mieux pour ne pas éclater en sanglots. — Tu n’as pas le droit de lui parler comme cela, reprit Mellanie en faisant un pas vers Jaycee. — Sinon quoi ? Tu me tailles une pipe ? beugla-t-il, tout sourires, en toisant les gardes du corps. Dites-moi, les gars, Alessandra vous a laissés baiser sa nouvelle pute ? On dit que c’est ce qu’elle fait toujours, ricana-t-il, fier de lui. Hein, pas vrai, Mellanie ? Tu n’es qu’une putain des médias. Tu crois que je ne connais pas la vérité ? Dans ce métier, le moindre branleur sait qui tu es en réalité. Mellanie savait bien qu’elle aurait dû attraper Tiger Pansy par la main et sortir sans attendre. S’il ne s’était pas agi de Jaycee, c’est probablement ce qu’elle aurait fait. — Je ne suis pas à vendre, gronda-t-elle en se rapprochant davantage, en venant coller son nez contre celui de l’homme. Il me semble que je te l’ai déjà dit. Elle leva violemment son genou. Jaycee réagit avec célérité et releva la jambe, si bien qu’elle lui atteignit l’arrière de la cuisse. Il sourit d’un air moqueur. — Oui, et c’est la seconde fois que tu me joues cette petite… Mellanie lui donna un coup de tête. Son front s’abattit sur le nez de l’homme. Jaycee hurla, tandis que son cartilage émettait un craquement écœurant. Instinctivement, il porta la main à son appendice pour le protéger et tenter d’arrêter l’hémorragie. Mellanie en profita pour relever son genou, sans manquer sa cible, cette fois. — Ouais, tu as parfaitement raison, cette scène, c’est du déjà vu, ajouta-t-elle d’une voix sarcastique. Les yeux de Jaycee s’emplissaient de larmes. Sa bouche était ouverte, mais aucun son n’en sortait. Il tomba à genoux, une main en coupe sur le nez, l’autre sur son entrejambe. Sa chemise noire était luisante de sang. Les filles s’écartèrent rapidement du chemin de Mellanie, qui marchait d’un pas décidé vers Tiger Pansy. — Le boulot que je te propose est tellement bien payé que tu n’auras plus jamais besoin de revenir ici. En prime, je t’offre un rajeunissement. C’est une occasion inespérée de prendre un nouveau départ. — Ah, ouais ? demanda la comédienne en mâchant ostensiblement son chewing-gum et en regardant Jaycee du coin de l’œil. Tu crois qu’il va s’en tirer ? — Malheureusement, oui. Je ne veux pas te presser, mais j’ai besoin d’une réponse. — La dernière fois que tu lui as fait ça, il a eu du mal à s’en remettre. Il n’a pas pu bander pendant une semaine au moins. — L’humanité peut me dire merci pour cela. Tiger, reprit-elle en posant la main sur l’épaule de la starlette, j’ai besoin de ton aide. Vraiment. De nombreuses personnes comptent sur toi. Tiger Pansy examina les gardes du corps avec résignation. — Je dois baiser qui ? — Personne. Il ne s’agit pas de cela. On va te mettre en contact avec un client très spécial. On va te lier à lui de façon qu’il partage tes sensations. Je m’adresse à toi parce que tu es la meilleure dans le domaine de l’IST sensoriel. — Ah, bon ? fit Tiger Pansy avec un sourire naïf. T’es une fille bien, Mellanie. Je l’ai su dès la première fois que je t’ai vue. Illico, je me suis dit : « cette fille-là, elle a de la classe, tu devrais essayer de lui ressembler.» Mais ce n’est pas facile. — Alors, tu acceptes ? — Mellanie, chuchota Tiger Pansy en baissant la tête. Tu sais, j’ai besoin de médicaments. Il me les faut tous les jours, et c’est Jaycee qui me les fournit. Je ne peux pas m’en passer. La gorge de Mellanie se noua douloureusement. Elle ne se rappelait pas avoir ressenti autant de compassion pour qui que ce soit auparavant. — On te les trouvera, ces médicaments, je te le promets. Et ils seront de meilleure qualité que ce que te donnait ce connard. Tu seras libre de tes mouvements, Tiger. Et quand tu seras rajeunie, tu n’auras même plus besoin de tes… médicaments. — Promis ? — Promis. Tiger Pansy sourit comme si elle avait gagné le jackpot. — Alors, d’accord. L’expression arborée par Nigel Sheldon n’était pas exactement faite pour qu’Oscar se sente à son aise. Daniel Alster, qui l’avait accueilli à la sortie du train, s’était montré poli et optimiste. Naïvement, Oscar s’était dit que c’était un bon présage. Maintenant qu’il se trouvait dans le bureau du directeur de la station de Narrabri, il se rendait compte qu’il avait fait une grossière erreur. — Que veut Columbia ? demanda Nigel. Il doit s’agir d’une affaire importante et délicate pour qu’il vous envoie. — Le bureau parisien de la Marine a découvert qu’un de ses membres – un dénommé Tarlo – était une taupe. Il est nécessaire de l’arrêter, ce qui est pour le moment impossible, car Tarlo se trouve sur Boongate. Oscar se prépara à essuyer une explosion de colère. Contre toute attente, Nigel s’adossa à son fauteuil et eut un sourire en coin amusé. — Tarlo était sur Illuminatus, n’est-ce pas ? demanda-t-il. Oscar repensa rapidement aux rapports qu’il avait eu le temps d’absorber pendant son trajet depuis l’Ange des hauteurs. — Oui, monsieur, se contenta-t-il de répondre. Décidément, ce Nigel Sheldon était très bien informé. Il est quand même le patriarche de la plus importante de toutes les Dynasties. — Quel genre de taupe ? demanda-t-il avec malice. — Monsieur, nous avons besoin de l’arrêter et de lire le contenu de sa mémoire pour confirmer le nom de son patron. — Donc, Columbia commence à croire à l’existence de l’Arpenteur, n’est-ce pas ? — Heu… — Ne vous faites pas de mauvais sang, Oscar. Je sais qu’il existe. — Vous savez ? — Oui, et je ne suis pas le seul. Vous pouvez vous détendre, maintenant. Ce n’était tout simplement pas possible, malheureusement. — Merci, monsieur. Le bureau parisien a mis sur pied une équipe d’intervention. Nous aimerions l’envoyer sur Boongate. — Le cabinet de guerre a pris la décision de fermer définitivement tous les trous de ver qui mènent aux systèmes envahis. — Je sais, mais ils ne sont que cinq. Le trou de ver serait ouvert pendant un laps de temps trop réduit pour permettre un exode. D’autant que personne ne serait au courant. Nigel pianota sur son bureau. — Qu’allez-vous faire de Tarlo, si vous le récupérez en un seul morceau ? — Nous lirons sa mémoire. — C’est justement ce que nous faisons ici avec des agents de l’Arpenteur. Si Columbia commence à entendre raison, nous pouvons partager certaines informations, dit-il avant de se rembrunir. Si elle met la main sur Tarlo, l’équipe d’intervention aura besoin de revenir. Ce qui implique de rouvrir un trou de ver. La population de Boongate aura tôt fait de comprendre. Alors que je lui ai expliqué en long et en large qu’il lui faudrait attendre. Non, Oscar, je suis désolé, mais je crois que ce ne sera pas possible. — L’équipe d’intervention est d’accord pour rester sur la planète et voyager vers le futur avec le reste de la population. Tout ce qui compte pour eux, monsieur, c’est d’attraper Tarlo. Un aller simple leur suffira. — Oh ! — Tarlo est un agent de première importance. Sa position au sein du bureau parisien lui a permis de dissimuler un grand nombre d’opérations. Accéder à ses souvenirs nous permettrait de démanteler tout le réseau de l’Arpenteur. Il s’agit d’une mission d’une importance capitale, monsieur. — Diantre ! fit Nigel en laissant échapper un long soupir. C’est d’accord, à condition de ne pas ébruiter l’affaire. Quand Tarlo sera branché à un lecteur neural, je veux que les données extraites de son cerveau nous soient transmises directement. Columbia aura accès à tout, mais la procédure sera supervisée d’ici. — Merci, monsieur. Nigel hocha la tête. — Vous feriez mieux d’avoir une discussion avec Wilson ; il vous expliquera où nous en sommes. — Wilson est ici ? — Oui, répondit Nigel d’un air désabusé. En compagnie d’autres personnes, que vous reconnaîtrez peut-être. Toutefois, vous ne devrez rien dire à Columbia tant que nous ne serons pas totalement convaincus qu’il est de notre côté. Compris ? — Oui, Monsieur. — Parfait. Daniel, veuillez organiser l’acheminement de l’équipe d’intervention. — Je m’en occupe tout de suite. Que comptez-vous faire pour ce trou de ver ? — Le portail restera ouvert juste assez longtemps pour laisser passer l’équipe d’intervention, soit moins d’une minute. Tout dépassement devra être justifié. Qui est en poste de l’autre côté ? — Ward Smith. J’irai personnellement au centre de contrôle du portail pour entrer en contact avec lui. Huit Gardiens travaillaient sur la grosse machine. La vieille motrice Ables ND47 était garée sur la voie unique qui traversait le gigantesque atelier de la société Foster Transports. Sa toute nouvelle peinture bleu outremer brillait de mille feux sous les puissants projecteurs suspendus au plafond. Elle était entourée d’un échafaudage roulant qui permettait aux robots mécaniciens de travailler sur l’ensemble de la superstructure. Les gardiens supervisaient l’installation de générateurs de champs de force et d’armes de calibre moyen dissimulées dans la carrosserie. Une quarantaine de mètres derrière la motrice, deux wagons fermés attendaient sur les rails scintillants. Bradley Johansson se tenait près de l’attelage du premier d’entre eux, dont il examinait les parois poussiéreuses jaune et marron. Un unique câble de connexion pendillait sous la plate-forme. Son extrémité, qui touchait presque le sol, était aussi épaisse que le torse de l’homme. — Nous sommes quasiment prêts à partir, annonça Adam. Tous les équipements et véhicules sont chargés. La grosse brute est si lourdement blindée et armée qu’elle risque d’avoir du mal à tracter son propre poids. — Et si elle était touchée ? Adam sourit et tapota le châssis de métal froid du premier wagon. — Ces voitures blindées atteindront Half Way sans problème. J’ai tout prévu, Bradley, alors cessez de vous faire du mauvais sang. Nous y arriverons. — Tous ? demanda calmement Bradley. Il se tourna vers les Gardiens qui, tels des acrobates, évoluaient sur les échafaudages qui enveloppaient la locomotrice nucléaire. Ils avaient tous moins de trente-cinq ans. — La plupart, répondit Adam. — J’ai peur que les cieux songeurs n’accueillent nombre de mes amis dans la semaine à venir. — Je n’ai jamais vraiment compris cet aspect de votre philosophie. Pourquoi avoir pourvu les Gardiens d’une religion propre ? Cela renforce votre image de secte. — Je ne suis pas coupable. Les cieux dont je parle existent réellement, Adam. J’y suis allé. Ils se trouvent à l’extrémité des chemins silfens. Les nobles démons y volent dans des volumes infinis. C’est là qu’on m’a guéri. Adam le regarda longuement dans les yeux, l’air de le juger. L’assistant virtuel de Bradley l’informa que la sénatrice Burnelli cherchait à le joindre. — Je sors d’une réunion, lui dit-elle. — N’est-ce pas ce que les politiciens font à longueur de temps ? demanda-t-il. — Il s’agissait d’une réunion particulière. Vous serez heureux d’apprendre que votre action est désormais presque approuvée. Nous voulons vous avoir avec nous, Bradley ; vous et les Gardiens. Bradley invita Adam à suivre la conversation, et ils écoutèrent tous les deux le rapport de Justine sur ce qui s’était dit dans le manoir de Nigel Sheldon. — L’Arpenteur et les Primiens font donc partie de la même famille, répéta Bradley. Eh bien, par les cieux, je n’en avais aucune idée ! Cela coule de source, pourtant. Depuis le départ, il s’est beaucoup intéressé aux deux Dyson. — Vous savez où se trouve l’Arpenteur ? demanda-t-elle. — Non, mais nous pensons tout comme vous qu’il va tenter de passer par Boongate. — Il ne le pourra pas. Toutefois, nous allons lui faire croire que c’est encore possible. Dès que son train approchera du portail, notre équipe le fera prisonnier. — Un piège ? Oui, c’est une bonne idée. — Vous vous trouvez déjà à la station de Narrabri, n’est-ce pas ? — Sénatrice, vous savez pertinemment que je ne répondrai pas à cette question. — Nous souhaitons joindre nos forces aux vôtres, Bradley. Vous devez avoir prévu un protocole pour cette occasion. — Nous sommes certes préparés à faire face à la plupart des éventualités. — Nos chances de succès seraient bien plus grandes si nous travaillions main dans la main. — Excusez-moi, mais après avoir été traqué pendant cent trente ans, j’ai du mal à accueillir la meute chez moi. — Notre offre est des plus honnêtes, je vous en donne ma parole, ainsi que celle de Nigel Sheldon. Je peux vous mettre en contact avec lui. Il vous expliquera tout cela personnellement. — Oui, ce serait appréciable. Néanmoins, il en faudrait un peu plus pour me mettre en confiance. — C’est-à-dire ? — Lorsqu’il a été assassiné à L.A. Galactic, Kazimir McFoster transportait des données très importantes. Nous pensons qu’elles sont en votre possession. — C’est exact. — Excellent. Je croirai en votre bonne volonté uniquement si Paula Myo accepte de me livrer ces données en personne. — Et si je vous les livrais moi-même ? Ce serait une marque de confiance, non ? — Comprenez-moi : je ne pourrai être réellement sûr de votre coopération que si c’est l’inspecteur principal qui fait le déplacement. Je crois dur comme fer en son honnêteté. C’est même une des seules constantes immuables de cet Univers instable. — Vous ne me faites donc pas confiance ? — Ne soyez pas offensée, sénatrice. C’est juste que les habitudes, bonnes ou mauvaises, sont difficiles à perdre après plus d’un siècle. Et moi, des habitudes, j’en ai beaucoup. — D’accord, je verrai ce que je peux faire. Mais je vous préviens : CST est en train de fouiller la station de Narrabri au cas où l’Arpenteur s’y trouverait. Si les escouades de sécurité vous tombent dessus, appelez-moi immédiatement, s’il vous plaît. Étant donné la situation, nous n’avons vraiment pas besoin de nous entre-tuer. — Merci, sénatrice. Je ne suis pas orgueilleux au point de risquer de tout gâcher à cause de principes douteux. En cas de problème, je n’hésiterai pas à crier très fort pour appeler à l’aide. — Je vous recontacte dès que j’ai du nouveau. Bradley sourit et son regard se perdit à l’autre extrémité du hangar. Adam émit un grognement incrédule en posant son front sur une énorme roue en acier. — Je n’arrive pas à y croire, s’exclama-t-il. Paula Myo ! C’est une putain de blague ? Dès qu’elle verra l’un d’entre nous, elle s’empressera de lui faire sauter la cervelle. Elle n’aura pas le choix, puisque c’est inscrit dans son ADN. — Non, Adam, vous devriez avoir davantage confiance dans la nature humaine. — Elle a dénoncé ses propres parents, pour l’amour du ciel ! — Ils n’étaient pas ses vrais parents, vous le savez. En fait, ils étaient ses ravisseurs. — Oh, pour… On y était ! Pour de bon ! Burnelli nous offrait enfin une reconnaissance méritée et, vous, vous avez tout hypothéqué. Après cela, vous prétendez ne pas être orgueilleux. Merde ! lâcha-t-il en frappant la roue de frustration. — Adam, Adam, vous n’êtes pas un débutant en matière de négociations. Je ne compte pas réellement rencontrer l’inspecteur Myo. Ce serait parfait si elle acceptait, mais je m’attends plutôt à recevoir rapidement un appel de Nigel Sheldon ou de quelqu’un de très haut placé. Adam grogna une nouvelle fois comme un animal blessé. — Je n’avais vraiment pas besoin de ce stress supplémentaire, se plaignit-il. — Notre attente sera de courte durée, croyez-moi. Le trou de ver de la division exploratoire de CST à Narrabri avait été construit sur le schéma habituel. Un bâtiment isolé, situé à l’écart du secteur commercial, abritait la grande salle de confinement accolée au portail. Le centre des opérations et les services annexes formaient une enveloppe protectrice autour de la cavité interne. Paula attendait dans la chambre de confinement que le trou de ver soit aligné correctement. Nigel se tenait près d’elle, le coin des lèvres légèrement relevé comme il fixait la bulle d’air un peu floue qui entourait le passage et marquait les limites du champ de force. — Cela me fait toujours quelque chose, avoua-t-il. Aujourd’hui, les gens sont blasés. Ils utilisent les trous de ver sans comprendre qu’ils sont le résultat d’un prodige technologique. — La capacité à faire paraître ordinaire ce qui ne l’est pas est l’apanage des véritables génies. — Merci, Paula. Dites-moi, vous accepteriez de m’épouser ? — Vous me posez la question chaque fois que nous nous rencontrons. — Et qu’est-ce que vous répondez, habituellement ? — Non, merci. — D’accord. Dommage… Cette fois-ci, je n’effacerai pas cet instant de ma mémoire. Vous devez penser que je suis un mufle d’avoir procédé ainsi les fois précédentes. Paula lui lança un regard accusateur, car la légère rougeur apparue au-dessus du col de l’homme était pour le moins suspecte. — Si c’est effectivement le cas… Qu’a dit Heather à propos de la présence d’agents de l’Arpenteur dans sa famille ? — Disons qu’elle a vécu de meilleures journées. Heureusement, le fait que Christabel ait pris quelques précautions lui a permis de sauver un peu la face. Vous avez d’ailleurs très bien fait de mettre cette dernière au courant. — Il faut remercier Renne Kempasa pour cela. — Celle qui a été tuée sur Illuminatus ? — Oui, elle a subi une perte corporelle. Nelson et Mellanie entrèrent dans la salle. Paula s’apprêtait à les saluer lorsqu’une autre femme sortit du sas. Elle marchait avec circonspection sur des chaussures dont les talons devaient faire dans les dix centimètres. Paula se figea, surprise. — C’est Tiger Pansy, dit Mellanie avec fierté, comme si elle leur présentait une sœur qui avait particulièrement bien réussi dans la vie. — Salut, tout le monde, articula la nouvelle venue en mâchouillant bruyamment son chewing-gum. Eh ! fit-elle en avisant Paula et en souriant. Je vous connais, vous êtes le célèbre flic. J’aurais bien voulu jouer votre personnage dans Séduction meurtrière, mais Jaycee a préféré le refiler à Slippy Gwen-Hott. J’étais verte. Paula ne savait pas que répondre. Elle chercha de l’aide dans les yeux de Nigel qui semblait jouir de la voir en mauvaise posture. — Heureux de vous avoir parmi nous, dit-il enfin d’un ton poli. — Waouh ! C’est vraiment vous ? — C’est…, commença Paula en s’adressant à Mellanie, la personne que vous avez trouvée pour Qatux ? — Eh bien, oui ! Tiger Pansy est parfaite pour cela. Paula inspira profondément et examina attentivement la starlette. Pendant ce temps, celle-ci entreprit de démêler ses cheveux rouges avec des ongles or et violet longs de trois centimètres. La peau de son visage ressemblait à du cuir ; elle brillait d’une manière peu naturelle qui trahissait un reprofilage bon marché qu’aucun maquillage n’aurait pu dissimuler. Elle était vêtue d’une jupe couleur henné qui lui arrivait à mi-cuisse et d’un chemisier noir dont les trois premiers boutons étaient défaits. Elle portait également un soutien-gorge à balconnets. Dont elle n’aurait manifestement pas pu se passer. — On vous a expliqué ce qu’on attend de vous ? demanda Paula. — Ouais, Mellanie m’a tout dit. C’est un peu bizarre, mais tant pis. Pour une fois que je ne me fais pas sauter pour payer mon loyer ! s’exclama-t-elle avant de partir d’un rire sonore qui avait tout du cri d’un lion de mer en rut. À ce moment-là, Paula comprit que Mellanie avait vu juste. Tiger Pansy était effectivement parfaite. — Très bien, dit-elle. — Ils arrivent, annonça Nelson. Le champ de force sombre devint fluorescent, tandis que le centre des opérations fixait la sortie du trou de ver sur l’Ange des hauteurs, ce qui était une première – auparavant, l’extraterrestre avait toujours refusé cette violation de son territoire. Hoshe et Qatux traversèrent le portail. En voyant la grosse créature, Tiger Pansy cessa de mâcher. — Waouh ! fit-elle, soudainement nerveuse. La gaieté de Mellanie s’évanouit. Nigel s’avança vers l’extraterrestre et s’inclina. — Qatux, bienvenue dans le Commonwealth. Votre présence nous honore. Je regrette simplement que cette visite se déroule dans des circonstances aussi difficiles. — Peu importent les circonstances, Nigel Sheldon, dit la créature d’une voix rauque, tandis que plusieurs de ses yeux se braquaient sur l’homme. Je suis content d’être là. Les miens sont confinés sur l’Ange des hauteurs depuis trop longtemps. Est-ce la délicieuse jeune femme qui a accepté de me servir de guide pendant mon séjour ? Tiger Pansy en resta bouche bée. Elle s’avança sur ses talons aiguilles, faillit se tordre la cheville et basculer en avant. Nigel et Paula eurent le réflexe de tendre les bras pour la rattraper. — Vous êtes un vrai gentleman, dit Tiger Pansy d’une voix hésitante en tendant la main vers la créature. Qatux déroula un tentacule un peu tremblant. Son extrémité agrippa doucement le poignet de la jeune femme qui frissonna comme si elle venait d’être atteinte par une rafale de vent glacé. Des tatouages verts se réveillèrent sur tout son corps, qui s’illumina entièrement. Des lignes couleur émeraude serpentèrent sous sa chevelure ébouriffée. Qatux soupira comme s’il venait d’avaler un whisky cul sec. Tiger risqua un coup d’œil à sa main, et les lumières s’éteignirent. — Je ne savais pas qu’ils peuvent faire ça, dit-elle, étonnée. Vous avez de drôles de logiciels, monsieur Qatux. — Oui, murmura celui-ci. Je vous remercie d’avoir accepté d’accueillir mes programmes dans vos circuits. Maintenant, je dispose du lien direct dont j’avais besoin. Je ressens parfaitement votre satisfaction. Vous êtes une dame très sensible, Tiger Pansy. Celle-ci gloussa bêtement pendant une seconde. — C’est vraiment très gentil ! Qatux lui libéra la main, puis tourna la tête vers Nigel et Nelson. — À présent, je serais très heureux de vous aider à démasquer l’Arpenteur. — Nous sommes en train de mettre sur pied un centre d’analyse, expliqua Nelson. Les suspects vous y seront confiés une fois leurs implants offensifs neutralisés. La porte du plus grand sas s’ouvrit. Qatux s’y engouffra lourdement, aussitôt suivi par une Tiger Pansy à la démarche chancelante. — Euh… Il y a une madame Qatux ? demanda-t-elle. Le sourire aux lèvres, Paula regarda le couple improbable s’éloigner. — C’est le genre de rencontre qui ne se produit pas tous les jours, dit doucement Hoshe. — Je crois qu’on ne voit cela qu’une fois dans sa vie, répliqua Paula. Son assistant virtuel l’informa que Justine souhaitait leur parler, à Nigel et elle. — J’ai contacté Johansson. Il veut bien nous aider à traquer l’Arpenteur, mais à une seule condition. — Laquelle ? demanda Nigel. — Comme il n’a pas envie de tomber dans un piège, il souhaite que nous apportions la preuve de notre bonne volonté. Après tout, le CICG l’a poursuivi pendant cent trente ans, et maintenant il s’apprête à confronter sa cible. — Peut-être devrais-je intervenir personnellement ? proposa Nigel. — Il veut que Paula lui livre les données transportées par Kazimir McFoster. — Non, répondit Paula instinctivement, presque sans s’en rendre compte. Pas besoin d’analyse, de temps de réflexion. Sa réaction était inscrite en elle. — Et pourquoi pas ? demanda Justine. Je sais que c’est difficile à admettre, mais les Gardiens avaient raison. — J’accepte cela sans problème, rétorqua Paula. Johansson a bien fait de s’opposer à l’Arpenteur, même s’il a opté pour des méthodes discutables. Elvin, en revanche, est un assassin, un terroriste de la pire espèce. Il m’est impossible de l’occulter. — Pourtant, il le faudra bien, intervint Nigel. — Vous savez tous les deux ce que je suis. Vous comprendrez donc que je ne puisse pas. Pendant un instant, la façade polie de Nigel s’effrita. — Je n’arrive pas à l’admettre, dit-il. Vous n’ignorez pas que les enjeux de cette mission sont colossaux. Alors, mettez vos satanés scrupules de côté et allez lui donner ce qu’il veut. Nous nous occuperons de cet Elvin lorsque tout sera terminé, parce que, croyez-moi, moi non plus, je n’ai pas oublié Abadan. —Non. — Merde ! Nigel lui lança un regard noir qui aurait eu raison de n’importe qui d’autre dans le Commonwealth. Paula, elle, fit comme si de rien n’était. — Très bien, aboya-t-il. Justine, rappelez-les. Négociez. Tâchez de voir s’il n’est pas possible d’envoyer un autre émissaire à la place. Mellanie suivit de loin Qatux et Tiger Pansy, que Nelson conduisait au centre de sécurité. C’était un dôme blanc, tout proche de la division exploratoire, dont l’entrée était constamment gardée. Les Griffes de la Chatte les escortaient. Engoncés dans leur combinaison de combat, les soldats étaient pour le moins impressionnants. À l’aide de ses implants, Mellanie les scanna pour déterminer lequel d’entre eux était Morton. Autrement, elle n’aurait jamais pu deviner. Il ne lui adressa pas la parole. Tout comme ses camarades, il prenait son rôle très au sérieux. — Comme ça, je reste dans la partie, avait-il expliqué aux autres dans les vestiaires. Nelson leur avait proposé de partir, mais tous les trois avaient choisi de continuer. Mellanie connaissait les véritables motivations de Morton. Pour lui, le plus important était de rester à proximité du pouvoir, de ceux qui avaient les cartes en main. Et d’elle, accessoirement. Cat et Rob, quant à eux, avaient tout simplement pris goût à la guerre. Nelson avait réquisitionné une salle de conférences pour Qatux. La plupart des fauteuils avaient été retirés, et l’éclairage considérablement réduit. Des techniciens étaient en train d’installer des caisses d’équipement. Tous se figèrent à l’arrivée de l’extraterrestre. Quelques-uns applaudirent. Tiger Pansy gloussa et entreprit de faire les présentations à la manière d’un interprète dans une ambassade de l’ancien temps. Mellanie avisa Dudley et le Mobile Bose tapis à proximité du projecteur mural normalement utilisé par les conférenciers. Le Mobile était chaperonné par trois hommes de la sécurité vêtus de costumes formels, à l’allure parfaitement ordinaire et amicale. Cependant, le scan de Mellanie révéla des sources d’énergie très importantes dissimulées dans leur corps. Des lignes tatouées rouges et vertes couraient en parallèle sur leurs joues. Deux des appendices du Mobile se tordirent pour suivre ses mouvements. — Salut, Mellanie, dit la créature. Elle vit qu’il était désormais équipé d’un ordinateur de poche moderne suspendu à un de ses bras dans une housse en cuir. — Salut, répondit-elle joyeusement. Alors, tu es Dudley Un ou Deux ? Qu’est-ce que vous avez décidé ? — Nous n’en avons pas encore parlé. Mellanie trouva amusante la voix de Dudley synthétisée par la petite machine. Elle était très bien imitée et manifestement modelée sur l’originale, car sur le visage de ce dernier elle décela une pointe de mauvaise humeur. Elle sourit de toutes ses dents et se pencha pour l’embrasser. Pas de risques, se dit-elle, car Morton surveillait l’entrée en compagnie de Cat. À sa grande surprise, l’astronome recula pour fuir le contact de ses lèvres. — Dudley ? fit-elle en fronçant les sourcils. — Ah oui, je voulais te parler ! — Me parler ? — Oui. Je voulais juste te dire que je cédais volontiers ma place à Morton. — Tu cèdes ta place ? — Exactement. Je sais ce que tu ressens pour lui. Je pense avoir pris la bonne décision. Les circonstances ont changé pour nous deux, n’est-ce pas ? — Les circonstances ? Mellanie aurait voulu cesser de tout répéter bêtement, mais elle était tellement surprise par la réaction de Dudley, qu’elle ne parvenait à formuler aucune pensée cohérente et originale. Elle l’étudia un peu et constata qu’il s’était rasé. La lassitude perpétuelle et l’inquiétude qui le minaient s’étaient évanouies. Il était même vêtu d’une chemise mauve à la mode et d’un pantalon noir en tissu semi-organique. Pour la première fois, son visage calme et son regard assuré ref létaient son âge véritable. — Toi et moi sommes forcés d’admettre que nos situations respectives ont beaucoup évolué depuis que nous nous sommes rencontrés, dit Dudley. Une remise en cause profonde s’impose. Elle le regarda, bouche bée. Ce n’était plus son Dudley. Toute trace d’hésitation, de doute avait disparu de son discours. Sa voix était calme, mesurée, son ton presque paternaliste. — Bien sûr, je n’oublierai jamais ce que nous avons vécu ensemble, les expériences que nous avons partagées, s’empressa-t-il d’ajouter. Sans toi, je n’aurais jamais pu redevenir moi-même. Je ne te remercierai jamais assez pour cela. J’espère que nous continuerons à être amis et collègues dans cette aventure. — Tu me plaques. — Mellanie, les êtres humains sont désormais quasi immortels. Je sais que tu n’as encore jamais été rajeunie et que tu vis tout très intensément, mais, crois-moi, rien ne dure éternellement. C’est mieux comme cela. Montrons-nous honnêtes l’un envers l’autre et poursuivons chacun notre route. — Toi, tu me plaques ? répéta-t-elle comme si ces mots ne parvenaient pas à faire sens. — Oui, répondit le Mobile Bose. Parce que je suis un connard fini. Dudley se tourna vers son jumeau extraterrestre. — Je vois que tu ne maîtrises pas encore le tact, fit-il remarquer. — Qui aurait pu me transmettre cette qualité ? — Après tout ce que j’ai fait pour toi ? demanda Mellanie qui, en réalité, se posait la question à elle-même. — Le binôme que nous formions n’était pas à ce point déséquilibré, rétorqua Dudley comme il aurait corrigé une étudiante. Je pense que tu as profité au moins autant que moi de notre relation. Regarde un peu où nous en sommes. Nous allons bientôt décider du sort de l’humanité tout entière. — Oh, la ferme ! Elle tourna les talons et s’éloigna. Vite. Au moins, elle ne risquait pas de fondre en larmes – pendant une fraction de seconde, l’image d’un Jaycee aux yeux humides et agrippant ses couilles lui emplit l’esprit. Non, sûrement pas. Il n’en vaut pas la peine. — Désolé, résonna la voix de Dudley dans toute la salle. Mellanie ne se retourna pas pour voir lequel des deux avait parlé. En fait, elle le savait très bien. — Tu te sens bien ? demanda Tiger Pansy. — Parfaitement bien, merci. Mellanie Rescorai : la fille qui ravale sa fierté plus vite que son ombre. — Hé, Mellanie, il faut vraiment que je te dise merci ! reprit Tiger en faisant des signes enthousiastes à Qatux, occupé à parler d’interfaces sensorielles avec un technicien de CST. C’est la meilleure chance qu’on m’ait jamais donnée. Le Raiel agita un tentacule pour lui répondre. — J’étais certaine que cela te plairait. En revanche, tu ne devras en parler à personne. Tous ces gens sont très, très importants. — Je sais. Je ne suis pas bête. — Évidemment que tu n’es pas bête. Fais attention à toi. — Tu t’en vas ? — Ouais. J’ai besoin d’une chose, et cette chose ne se trouve pas ici. — Bon, eh bien, j’espère que tu la trouveras. — Moi aussi. L’escorte du Raiel ne la vit pas s’en aller. Après ce qui venait d’arriver, la dernière des choses à faire aurait été de courir se réfugier dans les bras de Morton. Alors, elle marcha tout droit vers une porte située à l’autre extrémité de la salle. Hoshe était là, assis sur un fauteuil rescapé de la salle de conférences. Mellanie se demanda pourquoi il se tenait si près de la sortie. Elle eut un sourire doux et prit place à côté de lui. Sans prévenir, elle se pencha et l’embrassa. — Qu’est-ce qui me vaut cet honneur ? — Hoshe Finn, mon ange gardien à moi. — Je pensais qu’après Isabella, vous ne voudriez plus m’adresser la parole. — Hum, c’est vrai que votre halo s’est légèrement terni à ce moment-là. Néanmoins, vous avez tout fait pour que rien de fâcheux ne m’arrive. Hoshe avisa les deux extraterrestres, qui venaient d’engager la conversation. Dudley Bose se tenait près du Mobile Bose et essayait d’attirer l’attention de Qatux. — Un de vos plus beaux coups, dit Hoshe. Toutefois, vous méritez beaucoup mieux que lui. — Je croyais que vous étiez marié, s’étonna Mellanie en jetant un coup d’œil aux soldats en armure. — Bien fait pour moi, reprit Hoshe avec un sourire. Cela m’apprendra à vous attaquer sur votre vie privée. — Ma vie n’a pas grand-chose de privé, et c’est bien là le problème. Et vous ? Qu’est-ce que vous faites ici ? — Je dois parler à Nelson. J’ai une faveur à lui demander. — Laquelle ? — Je dois récupérer des gens sur Boongate. Une équipe de la sécurité du Sénat suivait un agent de l’Arpenteur et s’est fait piéger là-bas. Par ma faute. — Par votre faute ? Impossible. Vous voulez que j’en parle à Nigel ? C’est lui qui a le dernier mot dans les cas comme celui-ci. Hoshe la regarda avec étonnement. — Vous pourriez faire cela ? — Pour vous, oui. — Pourquoi pas, dit-il, songeur. — Vous n’avez qu’à demander. Je vous dois bien cela. — Non, vous ne me devez rien. — Un mois de frais de connexion à l’unisphère et une semaine d’hôtel en demi-pension, si je me rappelle bien. Et depuis, les intérêts se sont accumulés, Hoshe Finn. — C’était il y a longtemps, dans un autre Univers. — J’aimerais quand même vous rendre la pareille. — Je ne sais pas si cela vaut la peine d’essayer. Tout sera bientôt terminé. Sheldon va anéantir le monde d’origine des Primiens ; Paula et les Gardiens vont débusquer et détruire l’Arpenteur. Il est temps de commencer à réfléchir à ce que sera notre vie après cette fichue guerre. L’existence sera plus douce, à n’en pas douter. En tout cas, cela ne pourra pas être pire que ce que nous avons vécu. — Maintenant que vous le dites, je me rends compte que je n’ai pas du tout réfléchi à cet après. Depuis Randtown, j’ai eu tellement peur. J’étais constamment sur les nerfs, je n’ai pas eu une seconde de répit. — Vous êtes une sacrée journaliste, maintenant. Je parie que vous aurez bientôt votre propre émission. — Ce serait bien. C’était effectivement une perspective agréable, le genre de pensée sucrée qu’elle n’avait pas eue depuis que les vaisseaux extraterrestres étaient apparus dans le ciel de Randtown pour chambouler son univers. Une fois de plus. — Oui, reprit-elle, ce serait bien. Je ne serais pas contre un brin de stabilité, moi aussi. — Vous avez tout pour réussir. — Il me reste simplement une chose à accomplir. — Ah, oui ? fit Hoshe avec un intérêt exagéré. — Je veux couvrir l’arrestation d’Alessandra Baron. Je veux la voir avec des menottes aux poignets. Je veux montrer ce spectacle magnifique à tout le Commonwealth. — On ne met plus de menottes de nos jours. Par ailleurs, si elle est réellement un agent de l’Arpenteur, cela risque d’être violent. — J’espère bien, marmonna Mellanie avec un sourire mauvais. Qui sera chargé de l’appréhender ? — Cela n’a pas encore été décidé, répondit Hoshe en observant Nelson et le Raiel. — Vous pourriez vous porter volontaire. Qu’est-ce que vous en pensez ? De mon côté, j’irai parler à Nigel. Ce ne serait pas un remboursement, juste un échange de bons procédés. — Marché conclu ! L’express magnétique était presque vide. Il fallait effectivement être fou pour vouloir se rendre sur Wessex par les temps qui couraient. Alic sortit de la voiture de première classe et se retrouva sur un quai désert. Le train s’était arrêté dans le terminal Oxsorrol de Narrabri. Les trois valises qui contenaient sa combinaison et ses armes le suivaient loyalement. Vic Russell lui emboîta le pas, pressé de passer à l’action. Matthew Oldfield, John King et Jim Nwan formaient un groupe compact à l’arrière et faisaient de leur mieux pour discuter avec bonne humeur et légèreté. Le voyage n’était pas de tout repos. Le moindre mouvement réveillait la douleur d’une des nombreuses brûlures subies sur Illuminatus. Alic savait qu’ils n’auraient pas dû retourner au combat si vite, mais cette mission n’avait rien de commun avec ce qu’on apprenait dans les manuels. Alic se répétait constamment qu’ils étaient cinq et très puissamment armés - ils avaient littéralement dévalisé l’arsenal du bureau parisien. L’incident de La Canopée ne se reproduirait pas, et ce, quelle que soit la puissance de feu de Tarlo. Deux hommes les attendaient sur le quai. L’un d’entre eux portait un uniforme de capitaine de la Marine. Alic le reconnut immédiatement. — Capitaine Monroe ? — Heureux de vous rencontrer. M. Daniel Alster, ici présent, assurera la liaison avec CST. Nous avons de très bonnes nouvelles pour vous. — On peut y aller ? demanda Vic. — Oui, répondit Oscar. — Ouais ! s’exclama Vic en tapant dans la main de John King. — Nous allons vous accompagner, dit Daniel Alster en désignant d’un geste vague un minibus Ford Holan garé sur le côté du quai. Nous nous rendons dans les ateliers de la station. — Pour quoi faire ? demanda Vic. — Un train vous y attend. C’est à son bord que vous traverserez le trou de ver. — Dans combien de temps pourrons-nous partir ? — Dès que vous serez équipés, nous vous conduirons au portail, répondit Daniel, pas le moins du monde impressionné par l’attitude de l’homme massif. — Merci beaucoup, dit Alic sans laisser à Vic le temps de lâcher une remarque désobligeante. Il regrettait déjà de l’avoir emmené avec eux. S’ils retrouvaient Tarlo, il leur faudrait le mettre en cage, ce qui ne serait pas une mince affaire. À condition, évidemment, que Vic leur en laisse le temps. — Je dois vous rappeler que le trou de ver ne sera ouvert qu’une seule fois, reprit Oscar. Une fois de l’autre côté, vous serez évacués dans le futur avec le reste de la population. — Nous sommes au courant, dit Alic. Il se demanda s’il ne devait pas laisser à Vic une dernière chance de changer d’avis. Une fois leur mission terminée, l’homme serait séparé de Gwyneth pendant une longue période. Le minibus les conduisit jusqu’à un des huit vastes hangars qui abritaient le centre technique de CST Wessex. Une unique voiture couleur gentiane les y attendait. Elle avait l’air d’avoir roulé sans interruption pendant plus d’un siècle. Il y avait un petit compartiment à l’avant, avec cinq rangées de banquettes, d’où les techniciens pouvaient admirer le paysage à travers des vitres crasseuses. Les trois-quarts de l’habitacle spartiate aux parois métalliques nues étaient dévolus au matériel et aux robots. À l’arrière, les longues portes étaient munies de monte-charge à présent repliés sur les flancs du véhicule. — Il n’est pas très rapide, commença Alster en grimpant à l’échelle qui permettait d’accéder à la cabine, mais il est fiable. Et puis, vous n’avez pas réellement besoin de plus. L’ordinateur de bord est équipé de logiciels modernes. Le contrôle du trafic vous donnera la priorité et vous foncerez directement vers le portail idoine. Je serai là pour superviser personnellement l’ouverture du trou de ver. — Merci, dit Alic, tandis que le reste de l’équipe montait à bord de la machine pour l’examiner. — Vos valises seront chargées par l’arrière, expliqua Alster. Si vous voulez bien vous mettre tout de suite en tenue. — À partir de maintenant, j’aimerais que nous restions constamment en liaison, dit Oscar. — Pas de problème, répondit Alic. Au fait, remerciez Nigel Sheldon de notre part. Cette mission est très importante pour nous. — Je sais, fit Oscar en lui tournant le dos et en redescendant sur le quai. — Très bien, commença Alic. Jim, ouvrez-moi ces portes et faites monter les valises. Il est temps de nous préparer. Matthew, essayez de joindre Edmund Li. Tâchons d’apprendre où en est ce fumier. On verra pour notre plan plus tard. La motrice Ables ND47 était entièrement automatisée. Durant sa rénovation, on l’avait dotée de nouveaux ordinateurs capables de la guider dans le labyrinthe de voies des stations planétaires de CST et de la conduire d’une planète à l’autre sans aucune intervention humaine. Il y avait bien des systèmes manuels, mais leur présence se voulait surtout rassurante. Adam examina le tableau de bord énorme qui occupait la totalité de la largeur de la modeste cabine juchée au sommet de la machine titanesque. Le pare-brise en deux parties offrait une vue sur l’avant de l’engin, masse imposante de métal violet foncé pourvue de grilles d’aération et de conduits épais en chrome terni. À l’arrière, une étroite fenêtre permettait au Gardien de voir le premier des deux wagons. Des moniteurs situés dans le fond du tableau de bord affichaient des graphiques résumant l’état du moteur et des connexions. La moitié gauche du tableau de commande était bordeaux ; on y trouvait tout ce qui concernait la micropile nucléaire. Une console entièrement neuve, soudée récemment à la paroi, accueillait les commandes du champ de force et des armes installées ces derniers jours par les Gardiens. C’était la raison de la présence d’un pilote dans l’habitacle, alors que les systèmes modernes auraient pu se débrouiller tout seuls. Savoir qu’un homme serait là-haut pour tout superviser avait quelque chose de rassurant. Adam vit le dernier échafaudage mobile se replier et s’éloigner de la motrice. Il passa la tête par la porte et aperçut Kieran, qui marchait au milieu des robots mécaniciens agglutinés autour des roues. Son assistant virtuel l’informa que Marisa McFoster voulait lui parler. — Où en êtes-vous ? demanda-t-il. — Victor est sur le coup. Des véhicules en tous genres sortent en ce moment même de l’entrepôt de Sunforge. Des camions, des fourgonnettes, tous blindés. On n’arrive pas à voir ce qu’il y a à l’intérieur. — Où vont-ils ? — On dirait qu’ils se dirigent vers le portail. Ils n’utilisent pas les voies de service goudronnées, mais roulent directement sur les rails. — Ne vous exposez pas, lui ordonna-t-il. Contentez-vous d’observer. — Est-ce qu’on y est ? Est-ce que l’Arpenteur arrive ? — Je l’ignore. Quoi qu’il en soit, nous sommes prêts. Adam klaxonna brièvement. Le bruit puissant se répercuta longuement dans l’espace caverneux. Le Gardien se pencha par la porte et cria : — Attention au départ ! Wilson savait qu’il n’aurait pas dû être énervé à ce point par Dudley Bose, d’autant que cela ne le mènerait nulle part. Sauf que quelque chose chez l’astronome lui donnait des boutons. À l’époque déjà, la façon dont le vieil homme avait réussi à imposer sa présence à bord de Seconde Chance l’avait irrité au plus haut point. Ressuscité en adolescent, il lui avait tapé sur les nerfs à cause de son incapacité à s’adapter à une situation nouvelle. Toutefois, l’homme qu’il était redevenu aujourd’hui – entier et rationnel – était presque pire. Il était toujours là où on ne voulait pas de lui et se démenait pour monopoliser l’attention de l’assistance. Des effectifs importants avaient été déployés pour arrêter un maximum d’agents avérés de l’Arpenteur ; Paula et Nigel pour leur part, traquaient le monstre lui-même. En attendant, travailler avec Bose leur avait paru être une bonne idée… Wilson et Anna avaient attendu que Qatux et le Mobile Bose aient terminé leur conversation pour aller voir ce dernier et lui demander s’il avait accédé au signal émis par l’embrasement de Far Away. — Non, avait-il répondu. — Le Commonwealth n’a jamais réussi à le traduire, dit Wilson. Si vous dites vrai, si l’Arpenteur est un Primien de Dyson Bêta… — Je comprends. Vous voulez que je le traduise pour vous. — J’aimerais que vous essayiez. Je ne pense qu’à cela depuis que je sais ce qu’est l’Arpenteur en réalité. Peut-être communiquait-il avec un autre vaisseau ? — C’est peu probable, répondit Dudley Bose qui, dès qu’il avait vu Wilson s’approcher du Mobile, s’était empressé de traverser la salle pour les rejoindre. Wilson serra les dents et eut un sourire pincé. — Comment cela ? — Eh bien, l’émission était omnidirectionnelle. — Je suppose que leurs vaisseaux étaient silencieux pour éviter d’attirer l’attention de ceux qui avaient construit les barrières, intervint Anna. Depuis Far Away, l’Arpenteur n’avait aucun moyen de savoir où se trouvaient les siens, d’où l’émission omnidirectionnelle. — Oui, enfin, pas tout à fait omnidirectionnelle, reprit Dudley. L’étoile de Far Away a une période de rotation de vingt-cinq jours. Comme l’embrasement n’a duré que sept jours, le signal n’a été émis que vers une portion très réduite de la galaxie – portion qui n’incluait pas les deux Dyson. De fait, la masse du soleil de Far Away lui-même aurait occulté cette transmission. — Pourrions-nous examiner les données ? demanda Wilson, qui commençait à regretter d’avoir abordé le sujet. Son assistant virtuel se connecta à la bibliothèque nationale de Damaran et trouva un enregistrement du signal. Ils attendirent que le Mobile l’étudie. L’ambiance, dans la salle de conférences, était retombée depuis qu’ils étaient arrivés en compagnie de Qatux. La plupart des systèmes étaient en place, l’extraterrestre conversait avec Tiger Pansy, Morton et ses camarades montaient la garde devant l’entrée, tandis que les hommes de Nelson ne lâchaient pas Paula et leur patron d’une semelle. Tout le monde semblait être là sauf Mellanie. — C’est relativement simple, annonça le Mobile Bose. C’est une fiche d’identité, suivie d’un message succinct : « Je suis MatinLumièreMontagne17735. Je suis ici. Si vous êtes vivants, contactez-moi ou rejoignez-moi.» Le codage est assez ancien, quoique facile à déchiffrer. Aucune ambiguïté. — Avons-nous détecté un autre embrasement ? demanda Anna. Une réponse, peut-être ? — Non, répondit Dudley. — Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y en a pas eu, rétorqua le Mobile. Un survivant aurait pu se servir d’un maser de communication interstellaire pour entrer en contact avec lui. Tous leurs vaisseaux en ont. Le Commonwealth n’y aurait vu que du feu. Wilson se disait justement la même chose. — En réalité, dit-il, nous ignorons si des membres de la famille de l’Arpenteur ne sont pas en liberté dans la galaxie. — En effet, pourquoi n’y aurait-il eu qu’un seul survivant ? demanda le Mobile. En revanche, je doute qu’il y en ait beaucoup. Les Primiens de Dyson Bêta avaient à peine commencé à construire des vaisseaux. Ils étaient loin d’avoir les capacités industrielles de Dyson Alpha lorsque les barrières sont apparues. Oui, ils étaient certainement très peu nombreux. — Certes, mais si un seul d’entre eux a réussi à se poser sur une planète plus utile et exploitable que Far Away, le résultat doit être impressionnant à l’heure qu’il est. Les Primiens sont les rois du développement exponentiel. — Nous devrions aussi considérer que les Primiens de Dyson Alpha n’ont pas tous été emprisonnés, dit Anna. — Il conviendra d’explorer consciencieusement, et de façon exhaustive, tous les systèmes de cette zone de la galaxie, reprit le Mobile. Le problème pourrait être plus important que prévu. — Si Nigel Sheldon accepte de produire des novæ à la chaîne, nous pourrions le circonscrire rapidement, intervint Dudley. Les portes principales de la salle s’ouvrirent pour laisser passer Oscar, qui avisa aussitôt Wilson et lui fit signe. — Mais qu’est-ce que vous faites ici ? demanda ce dernier en souriant. — Je pourrais vous demander la même chose, protesta Oscar après avoir embrassé Anna. Vous auriez dû l’emmener de force sur York5 pour passer une lune de miel digne de ce non, plaisanta-t-il avec la jeune femme. — Ce n’est pas l’envie qui me manquait, répondit-elle, songeuse. Vous venez de rentrer ? — Il y a cinq heures environ. — Content que vous alliez bien, dit Wilson. Vous ravitaillez Dublin ? — Exact. Enfin, il se ravitaille tout seul. Moi, on m’a confié un autre travail. — Pardon ? Ne me dites pas que Columbia vous met des bâtons dans les roues. — Non, au contraire. Columbia commence à croire à l’existence de l’Arpenteur. Il a même fait de moi son messager attitré. Il leur expliqua alors la mission de l’équipe du bureau parisien. — Sheldon m’a dit que vous me feriez un topo sur les opérations secrètes que vous organisez ici, reprit-il. Eh, dites-moi, c’est un Raiel que je vois là ? — En effet, répondit Wilson. Il s’appelle Qatux et il a accepté de nous aider à démasquer les agents de l’Arpenteur. — Génial ! Et cette créature ? — C’est un Primien, répondit Anna dans un éclat de rire. Notre pire ennemi. — La bonne nouvelle c’est que celui-ci n’est pas armé et qu’il est de notre côté, précisa Wilson. — Et la mauvaise ? — C’est un autre Dudley Bose. Alic lança une dernière fois le programme d’intégration. Les armes additionnelles montées sur sa combinaison de combat répondirent correctement. Deux lances à particules fixées sur des bras en morphométal se déplièrent dans son dos, apparurent de part et d’autre de sa tête et pivotèrent de gauche à droite en liaison avec son système de visée. Elles se braquèrent sur Vic, dont l’armure avait presque doublé de volume depuis qu’elle incorporait un lance-missiles. — Eh, faites un peu attention ! se plaignit l’officier. Les lances s’escamotèrent et se replièrent le long de la colonne vertébrale d’Alic. Il était pressé de les essayer, comme une jeune recrue. C’était la première fois qu’il voyait des lances à particules aussi petites. Dommage que leur usage fût limité par les performances de ses batteries. Évidemment, sans son armure de combat, il ne pourrait même pas en soulever une. Dieu seul savait de quoi elles étaient faites. Peut-être bien d’uranium massif. John King et Jim Nwan avaient des mitrailleuses rotatives sur les avant-bras, reliées par des tubes flexibles à des chargeurs fixés dans leur dos, tandis que Matthew Oldfield transportait le matériel de guerre électronique. Il y avait tellement de robots furtifs accrochés à son armure qu’il ressemblait au roi des insectes. Matthew était également chargé de la cage destinée à Tarlo, qui tenait dans trois cubes mobiles noir mat. Alic trouvait surprenant que le plancher du wagon ne se soit pas écroulé sous leur poids. Il fit apparaître l’interface de l’ordinateur de contrôle dans sa vision virtuelle. Des mains noires comme la nuit voletèrent au-dessus des icônes. La régulation du trafic de la station de Narrabri leur donna l’autorisation de partir, et la voiture s’ébranla avec une légère secousse. — On y va, dit-il à Oscar. — Parfait. Je préviens Alster. Il est dans le centre de contrôle du portail. Où en est Tarlo ? — Li dit qu’il est toujours dans les locaux de la sécurité. — Vous êtes certains de vouloir y aller ? — Je ne pensais pas occuper ma journée de cette manière quand je me suis réveillé ce matin, mais oui, je suis toujours partant. — Bonne chance ! — Ouais. Rendez-vous dans quinze ans. Dès qu’elle fut sortie du hangar, la voiture accéléra. La courbe du champ de force de la station était visible devant, pellicule grisâtre voilant le ciel. Au-dessus, le bouclier de la ville de Narrabri s’étirait d’un horizon à l’autre ; son sommet atteignait allégrement la troposphère. Les orages boréaux s’étaient calmés, même si l’atmosphère hautement ionisée était encore souvent zébrée d’éclairs. Des flashs bleu-blanc frappaient avec brutalité les extrémités du bouclier. Alic se sentait en sécurité sous cette protection technologique. Les Primiens avaient attaqué les planètes du G15 avec la plus terrible de leurs armes, et pourtant, Wessex tenait bon. Cela lui remonta le moral. Dans un fracas métallique, la voiture traversa de nombreux carrefours et embranchements. Des trains beaucoup plus longs la croisaient dans tous les sens, successions de vitres éclairées et floues. Droit devant, la lumière rose pâle des portails se déversait sur une myriade de rails. Ici et là, des tâches sombres – les portails qui conduisaient aux quarante-sept planètes de la seconde vague d’invasions, comprit Alic. Jamais plus ils ne dispenseraient sur le Commonwealth leur lumière exotique. Cela le rendit triste. — Du nouveau sur Tarlo ? demanda-t-il à Matthew. — Non, chef. — Bien. Il le savait déjà. Il s’agissait simplement de penser à autre chose, de distraire ses nerfs à vif. La voiture s’aligna en direction de la muraille de portails et réduisit considérablement sa vitesse. Cette section de la station était beaucoup moins fréquentée que les autres. Ils dépassèrent une motrice GH7 qui attendait sur une voie de garage. L’engin massif ne tractait que cinq wagons originellement vert pomme, à présent recouverts d’une épaisse couche de sable topaze qui masquait le logo de la compagnie. Son assistant virtuel lui fit savoir qu’Alster voulait lui parler. — Vous devriez être sur la ligne directe de Boongate d’ici une à deux minutes, lui dit ce dernier. À ce moment-là, nous ouvrirons le portail et vous pourrez passer. Le trou de ver se refermera trente secondes plus tard. — Parfait. Merci. — Bonne chance ! — Tout se déroule comme prévu, annonça Alic à ses hommes. La voiture accéléra dans un concert de grincements, et le cœur du commandant se mit à battre la chamade. Oscar ne pouvait tout simplement pas s’empêcher de dévisager Tiger Pansy. Elle l’avait surpris plusieurs fois, lui avait lancé quelques regards interrogateurs, auxquels il s’était contenté de répondre par un demi-sourire poli. Il était conscient de dépasser un peu les bornes, mais elle était si peu à sa place dans cet endroit stratégique que son pouvoir d’attraction était comparable à celui d’une étoile. Quelqu’un comme elle se soucie-t-il des conventions des classes supérieures et des règles de politesse ? Ce jugement de valeur en dit-il long sur moi ? Adam a-t-il eu raison de me faire comprendre que je m’ étais embourgeoisé ? — Cela commence à devenir gênant, lui dit Anna en se plantant devant lui. — Je sais, marmotta-t-il avec maladresse. Le sourire d’Anna se fit carnassier. — Si vous êtes un de ses fans, surmontez votre timidité et demandez-lui un autographe. — Très drôle. En plus, je suis trop intimidé pour cela. Wilson gloussa. — Ne la laissez pas vous tourner en ridicule, dit-il. — Comme si j’allais écouter les conseils d’un mari soumis, ironisa Oscar. Wilson perdit soudain sa bonne humeur. — Merde ! chuchota-t-il. Voilà Dudley Bose. Dans ses deux versions. L’humain a l’air mal luné. Oscar se retint de se retourner. — On s’éclipse discrètement ? — Trop tard, répondit Anna, les dents serrées et un sourire faux aux lèvres. — Capitaine Monroe, commença Dudley, dont la voix impérieuse finit de balayer la bonne humeur résiduelle d’Oscar. — Dudley, fit ce dernier en lui faisant face. J’ai cru comprendre que vous aviez récupéré votre mémoire. Son regard se posa alors sur le gros extraterrestre aux appendices étranges. L’un d’entre eux semblait muni d’un œil et le fixait, ce qui le déstabilisa un peu. En fait, c’était plus embarrassant que de croiser le regard de Tiger Pansy. — Ouais, espèce de pourriture ! cracha l’humain Bose. J’ai récupéré mes souvenirs et je sais ce que vous m’avez fait. Les gens présents dans la salle se turent soudain et leur lancèrent des regards circonspects. — Vous avez un souci ? lui demanda poliment Wilson. — Comme si vous en aviez quelque chose à foutre, lâcha Dudley, méprisant. Vous m’avez tous les deux laissé crever là-haut. — Vous avez l’air de penser que c’était délibéré de leur part, intervint Anna. — Évidemment. Vous n’êtes pas de cet avis ? Vous n’arrêtiez pas de nous répéter de continuer, d’aller plus loin. Tout le temps ! Allez, Dudley, encore un peu plus loin. Allez-y, dites-nous ce qu’ il y a de l’autre côté de ce tournant. Oui, c’est très intéressant. Et nous, on vous a fait confiance. — Je n’ai jamais dit cela, Dudley, insista Oscar en essayant de se remémorer ces dernières minutes frénétiques dans la Tour de guet. Votre relais de communication a cessé de fonctionner dès que vous êtes entrés dans le tunnel. — Menteur ! Vous saviez que les vaisseaux de MatinLumièreMontagne étaient en route. J’ai vu les enregistrements officiels. Vous étiez tous complètement paniqués. Pourtant, vous nous avez laissé continuer notre fouille. Vous nous avez abandonnés comme des ordures. — Si vous avez réellement étudié les enregistrements officiels, alors vous savez que nous avons tout fait pour tenter de rétablir le contact, rétorqua Oscar avec une colère contenue. Mac et Frances ont risqué leur peau pour vous ramener. C’est vous qui avez délibérément ignoré la procédure. Vous auriez dû faire demi-tour dès que le contact a été interrompu. Si vous aviez pris votre formation au sérieux, vous auriez appliqué la règle. Mais non, vous étiez trop occupé à faire le mariolle sur l’unisphère pour vous soucier des séances d’entraînement. Dudley Bose, l’explorateur des temps modernes ! Votre ignorance n’a d’égale que votre arrogance, et ce hideux mélange nous a tous plongés dans la guerre. Wilson se hâta de les séparer. Oscar était frustré ; il aurait préféré lui donner un bon coup dans le nez, et au diable les convenances. — Bon, ça suffit, ordonna Wilson. Son ton était péremptoire, parfait. Oscar continua à lancer des regards noirs à Dudley, mais n’en retint pas moins ses gestes. À son corps défendant. Saloperie ! Comment a-t-il fait cela ? — Nous avons certes besoin de reconstituer clairement les événements pour comprendre à quel moment les communications ont été coupées, reprit Wilson. Toutefois, ce n’est ni le lieu ni le moment. — Pouah ! lâcha Dudley d’un air dégoûté. Vous parlez d’une enquête officielle menée par une Marine déjà discréditée. Vous vous êtes défendu de la même manière inepte lorsque la présidente vous a mis dehors ? Furieux, Oscar contourna Wilson et se planta devant Dudley. — Une partie des cours que vous avez séchés pour aller papoter dans les émissions de l’unisphère concernait le comportement à adopter en cas de situation critique. Vous auriez dû vous suicider en détruisant votre implant mémoire dès que vous avez été capturé. Où MatinLumièreMontagne a-t-il trouvé les coordonnées de nos planètes, hein ? Dans votre tête ! Vous n’êtes pas uniquement un traître, vous êtes un lâche ! Dudley se précipita sur lui, le poing levé. Le Mobile lui agrippa le torse d’un bras épais et puissant et l’empêcha d’atteindre sa cible. Wilson posa les mains sur la poitrine d’Oscar et le repoussa violemment. Une autre poussée, et la colère d’Oscar se mua en honte. — Désolé, marmonna-t-il en découvrant, mortifié, qu’Anna essayait aussi de le retenir. C’est juste qu’il me tape sur le système. — Je sais, dit Wilson, les mains appuyées sur ses épaules, les muscles tendus, au cas où Oscar tenterait de nouveau quelque chose. En face, Dudley et le Mobile jouaient à peu près la même scène. Tout en reculant, l’humain gratifia son adversaire d’une grimace enragée. Oscar se mordit la lèvre inférieure, résistant désespérément à la tentation de régler cette affaire une bonne fois pour toutes. Heureusement, Anna et Wilson ne lui laissèrent pas le choix. — Du calme, murmura la jeune femme. Laissez-le dire, laissez-le s’exciter. — D’accord, dit Oscar en levant les mains en l’air, sincèrement embarrassé. Je me calme, je me mets au yoga, enfin une connerie de ce genre. — Hum…, fit Anna avec un sourire en coin et en faisant la moue. J’ignorais que vous pouviez être aussi macho. — S’il vous plaît, ne vous moquez pas de moi, la pria Oscar en grimaçant. Wilson eut un sourire désabusé puis redevint sérieux. — Vous savez que je n’aime pas Bose plus que vous, expliqua-t-il, mais il y a forcément une explication à ce qui s’est produit. — Un agent de l’Arpenteur ? — Peut-être bien. En tout cas, nous ne pourrons faire autrement que de nous asseoir autour d’une table pour avoir une conversation avec ce merdeux. — Je préférerais encore avoir affaire au Mobile. Contrairement à l’autre, ce n’est pas un trou du cul. — Eh ! Faites attention à votre vocabulaire, intervint Anna en lui donnant un coup de poing dans le bras. — Aïe ! Tout en se massant, Oscar remarqua que Tiger Pansy n’était plus qu’à deux mètres de là. Elle mâchouillait bruyamment son chewing-gum et arborait un sourire avide. — Waouh ! s’exclama-t-elle, admirative. Vous êtes tellement… intense, je vous jure. — Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? demanda Adam. Les senseurs disposés par les Gardiens autour du portail menant à Boongate leur montraient une unique voiture à la carrosserie tout écaillée. — C’est le genre de motrice dont se servent les techniciens de la station, répondit Kieran. L’image tremblota, puis grossit. Kieran afficha un gros plan du pare-brise du véhicule. Il n’y avait pas grand-chose à voir. Quoique illuminé par une lampe jaune, l’intérieur était masqué par les vitres crasseuses. On reconnaissait néanmoins des ombres humanoïdes sombres. Plus grosses que des hommes. Beaucoup plus grosses, même. — Bradley ? appela Adam. Qu’en pensez-vous ? — Pas vraiment le genre de véhicule que choisirait l’Arpenteur. D’un autre côté, il ferait une excellente cachette… — Son volume utile est assez réduit, remarqua Kieran. De combien de place l’Arpenteur a-t-il besoin ? — Je ne sais pas, répondit Bradley. Adam secoua la tête. Il n’aimait pas du tout cela. La présence de la voiture ici était par trop incongrue. Il avait beau y réf léchir, il ne voyait pas ce qu’elle pouvait bien faire sur cette voie. Les données des senseurs apparurent dans sa vision virtuelle. Pas de champ de force. Cinq sources d’énergie très importantes à l’intérieur. Une liaison standard avec la régulation du trafic. Il effleura l’icône de l’unité de combat qu’ils avaient déployée tout près du portail. — Préparez-vous, dit-il. — S’il s’agit de l’Arpenteur, il sera extrêmement bien protégé, fit remarquer Bradley. — Je sais. Appelez Burnelli et demandez-lui si elle en sait plus que nous. Il saisit le casque de son armure de combat et se le vissa sur la tête. À cent mètres de là, les portes du hangar commencèrent à coulisser. — Monsieur, l’équipe de la Marine est en position, annonça Daniel Alster. — Parfait, dit Nigel. Ses mains virtuelles sortirent le code d’activation du portail de Boongate d’un dossier sécurisé et les envoyèrent au centre de contrôle. — Confirmation du code d’activation. Ouverture imminente. — Faites-les passer aussi vite que possible, je vous prie. — Bien, monsieur. Nigel plaça l’affichage du centre de contrôle dans un coin de sa vision virtuelle pour l’avoir toujours à l’œil. Les portes de la salle de conférences s’ouvrirent automatiquement pour les laisser entrer, Nelson et lui. — C’est le moment, dit-il au chef de la sécurité. — J’espère que cela en vaudra la peine. — Pour Columbia, en tout cas, c’est une aubaine. En mettant des agents de l’Arpenteur aux arrêts, il renforce sa position sans avoir à combattre. Nigel examina l’assistance ; plusieurs petits groupes s’étaient formés. Il se dirigea vers Qatux, mais se fit intercepter par Mellanie et un Hoshe un peu mal à l’aise. — Il faut que vous nous aidiez à rapatrier certaines personnes de Boongate. — Pardon ? demanda-t-il en voyant Oscar, Wilson et Anna discuter avec animation. —Une équipe de la sécurité du Sénat est bloquée là-bas. — Vous m’en voyez navré, mais ce n’est pas notre problème. — Ils suivent un agent de l’Arpenteur. Je croyais que vous cherchiez les agents de l’Arpenteur ? C’est pour cela que nous sommes tous ici, non ? demanda Mellanie en désignant la grande salle d’un geste de la main. On est censés les capturer et les confier aux bons soins de Qatux. — Attendez une minute, quel agent de l’Arpenteur suivent-ils ? — Victor Halgarth, le père d’Isabella, répondit Hoshe. — Il est là-bas aussi ? Dans sa vision virtuelle, Nigel vit le trou de ver s’activer. — Pourquoi, il y en a d’autres ? s’étonna Mellanie. Nigel, l’équipe en question affirme que Victor a pris la tête d’une bande d’hommes armés. Nous devons les récupérer ou leur envoyer des renforts. Quoi qu’il en soit, il faut rouvrir le portail. Wilson croisa le regard d’Oscar. — L’équipe du bureau parisien ne peut pas perdre son temps en venant au secours de la sécurité du Sénat, intervint ce dernier. Capturer Tarlo est une priorité absolue. — Tarlo est sur Boongate ? demanda Paula en se tournant vers Hoshe. Comment se fait-il que nous ne soyons pas au courant ? — Aucun rapport n’a encore été rédigé, répondit celui-ci. — Deux agents de l’Arpenteur sur Boongate ? s’étonna Nelson, inquiet. — Quel genre d’opération êtes-vous en train de mener ? demanda Paula à Oscar. — La présence de Tarlo sur Boongate nous a été révélée par Edmund Li. C’est un agent de l’inspection du fret. Tarlo a pris le contrôle de la section de la station dévolue à Far Away. Les officiers du bureau parisien vont le capturer. — Ils vont le capturer ? répéta Paula en se tournant vers Nigel. Vous allez rouvrir le portail ? — Il vient d’être activé, répondit-il, penaud. — Vous devez le refermer. Il ne peut s’agir d’une coïncidence. Nigel vérifia son affichage virtuel. — Il va se refermer d’un instant à l’autre. — Nigel ! appela Justine. — Que se passe-t-il ? — J’ai Bradley Johansson en ligne. Vous devez absolument lui parler, ajouta-t-elle en basculant la connexion de Johansson sur le canal général. — Monsieur Johansson, commença Nigel, on dirait que le Commonwealth vous doit des excuses. — Merci, monsieur Sheldon, mais pour le moment, je me contenterai d’une information. — Laquelle ? — Un train approche du portail de Boongate. En êtes-vous informé ? — Oui, ne vous en faites pas. Il transporte une équipe chargée de s’occuper d’un agent de l’Arpenteur. — Bien. Et le second train ? Nigel se retourna vers Nelson. — Quel second train ? Une image granuleuse apparut dans son champ de vision. Une voiture décrépite avançait vers un alignement de portails. Trois cents mètres derrière, un autre train roulait sur la même voie, celle qui menait à Boongate. — Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? s’exclama Nigel. Son esprit amélioré se connecta au contrôle du trafic de la station de Narrabri. Les systèmes n’enregistraient même pas la présence du second train. — Fermez le portail, insista Paula. Tout de suite ! Nigel avait déjà pris sa décision. Sa main virtuelle effleura l’icône de Daniel Alster. Pas de réponse – sa demande n’avait pas été prise en compte. Soudainement, le lien avec le réseau du portail de Boongate disparut de son champ de vision. — Merde ! Il appela aussitôt l’adresse unisphère de Ward Smith. Aucune réponse non plus. Nigel concentra toutes ses capacités mentales sur le contrôle du portail de Boongate, décidé à le fermer personnellement. Malheureusement, sa présence électronique passa inaperçue ; il ne réussit pas à se connecter. — Je n’y arrive pas, dit-il, véritablement choqué. Je n’arrive pas à entrer dans ce putain de système. — Et Alster ? demanda Oscar. Il peut fermer le portail, lui. — Il ne répond pas. — Daniel Alster, votre plus proche collaborateur, pensa tout haut Paula en hochant la tête, d’un air satisfait. Oui, c’est parfaitement logique. — Comme c’est excitant, s’exclama Qatux. Je ne regrette vraiment pas d’être venu. Le portail de Boongate se trouvait à quatre cents mètres de là, et la voiture roulait désormais au pas. Alic voyait les rails qui se déroulaient en direction du demi-cercle lugubre et qui brillaient d’un éclat argenté dans la lumière bistrée. Si proche ! La tension accumulée durant l’attente interminable lui faisait l’effet d’un verre d’eau glacée dans les intestins. Personne ne parlait, car le portail en train de s’ouvrir pour eux les avait hypnotisés. En réalité, Alic savait que la porte n’avait jamais été véritablement fermée. Le trou de ver qui reliait la station à Boongate n’avait pas été coupé ; CST s’était contenté de réduire son diamètre à zéro. Pour l’élargir, il suffisait d’y injecter davantage d’énergie – opération qui, dans l’esprit d’Alic, était commandée par un gros levier d’aspect antique. Le demi-cercle sombre s’éclaircit peu à peu, se couvrit d’un voile doré granuleux. — C’est parti ! dit Matthew. — Merde, on y va pour de bon, pensa Jim tout haut. Comment sera l’avenir, à votre avis ? — Concentrons-nous plutôt sur notre mission, intervint Alic. — Allez, patron, ne me dites pas que cela ne vous intéresse pas. — Peut-être, mais la mission compte avant tout, insista le chef qui ne put toutefois s’empêcher de réf léchir furtivement à la question tandis que la voiture prenait de nouveau de la vitesse. — On va peut-être recevoir vingt ans de paie d’un seul coup ? demanda Jim. — De la Marine ? Vous rêvez, dit John. — On part quand même pour vingt ans… — Alic, intervint Oscar. Il est derrière vous. — Quoi ? Un instinct primitif lui envoya un frisson le long des membres. — L’Arpenteur est derrière vous. Il y a un train sur votre voie. Nous avons perdu le contrôle du portail. Ne restez pas là ! Alic se retourna pour examiner l’arrière de la voiture. Les lumières y étaient tamisées, ce qui lui donnait des allures de grotte métallique inquiétante. Il leva un bras et commanda le déploiement de son fusil à plasma. Il le régla sur le mode « expansion rapide » et tira. Un trou de deux mètres de diamètre s’ouvrit dans la carrosserie. Le plancher fut parcouru par une violente secousse, comme les suspensions rouillées peinaient à absorber le choc de la déf lagration. — Putain, chef ! s’exclama Jim. Mais qu’est-ce que vous faites ? Alic ne répondit pas et se contenta de regarder droit devant lui. Une lumière vive força ses implants rétiniens à lancer des programmes de filtrage. Une motrice GH7 roulait derrière eux, à trois cents mètres environ. Ses phares étaient allumés, aveuglants, et elle accélérait rapidement. Elle tractait des wagons, dont il aperçut furtivement le dernier, tout couvert de sable jaune. C’était le train qu’ils avaient vu un peu plus tôt sur une voie de garage. L’avant de la motrice était trois fois plus haut que leur propre voiture, et au moins deux fois plus large. À elle seule, la grille de son système de refroidissement était plus grosse qu’eux. La distance qui les séparait se réduisait rapidement, car elle ne tractait que très peu de wagons. — Merde ! cria Vic. — C’est l’Arpenteur, leur expliqua Alic. Une de ses lances à particules se positionna sur son épaule et visa le véhicule qui les suivait. Il fit feu. Un éclair incandescent, pareil à une marée solide, inonda l’habitable. Le choc de la détonation souffla toutes les vitres. Alic tituba en arrière, crut qu’il allait tomber, puis sentit les électromuscles de sa combinaison s’affairer pour pallier sa perte d’équilibre. La lance atteignit la GH7 de plein fouet et se désintégra. — Un champ de force, comprit Matthew. Ils sont très bien protégés. — Vic, John, faites sauter la voie, ordonna Alic. La motrice n’était plus qu’à deux cents mètres, et sa masse était terrifiante. — Accélérez, dit Oscar. Prenez le contrôle manuel de votre train et accélérez. Les mains virtuelles d’Alic voletèrent au-dessus des icônes du système de leur locomotive. Vic et John se précipitèrent à l’arrière, s’agenouillèrent devant le trou béant et tirèrent sur la voie entre eux et la GH7. Des éclairs verts et violets zébrèrent le sol. — Ils ont étendu leur champ de force, cria Vic. On ne peut pas toucher les rails. La main virtuelle noire d’Alic se posa sur le symbole de l’accélérateur et n’en bougea pas. Le moteur hurla, et la machine bondit en avant. — Ils gagnent du terrain, l’informa Matthew. Ils vont bientôt nous rentrer dedans. Alic regarda par-dessus son épaule. Le portail n’était plus qu’à deux cents mètres. Une intense explosion rouge retentit sur le flanc de la GH7. Des flammes recouvrirent le champ de force de la machine géante, avant de s’élever vers le ciel pour alimenter un nuage de fumée noire. — Génial, marmonna Jim. On dirait qu’on n’est pas les seuls à tirer. L’esprit amélioré de Nigel examina les connexions physiques du centre de contrôle du portail de Boongate. Des pare-feu avaient été érigés autour de chaque nœud du réseau de la station de Narrabri, isolant le système tout entier. Il doit bien y avoir un moyen d’entrer ! Il pourrait pirater les pare-feu, mais le temps leur était compté, et les programmes bénéficiaient de cent quatre-vingt-dix niveaux de codage. — Envoyez une équipe de la sécurité au centre de contrôle, aboya-t-il à Nelson. Son avatar numérique tournait autour du réseau, interrogeait chaque nœud de triage, à l’affût de la moindre faiblesse. Il réquisitionna huit IR de la station, normalement occupées à gérer les générateurs de trous de ver, et les fit travailler sur le décodage des pare-feu. Malheureusement, elles n’y arriveraient jamais à temps, et il le savait. Le réseau de la régulation du trafic, avec ses multiples senseurs répartis un peu partout, était toujours accessible. Nigel se connecta aux caméras situées au sommet des portails et obtint une image de la petite motrice parcourant les cent cinquante mètres qui la séparaient du trou de ver. La GH7 était juste derrière, et ses phares puissants illuminaient la carrosserie vétuste et les roues couvertes de crasse. La locomotive de tête mettait ses moteurs à rude épreuve, mais la distance entre les deux véhicules ne cessait de décroître. Des missiles s’abattirent sur la GH7. En vain. D’où viennent-ils ? — Le centre de contrôle est fermé et barricadé, annonça Nelson. On ne peut pas entrer. — Faites sauter la porte, ordonna Nigel. Une partie de sa personnalité améliorée communiquait avec les stations orbitales et étudiait la possibilité d’une attaque au laser. Sauf qu’il n’avait pas directement accès au champ de force de Narrabri et que, le temps d’en parler à Alan, il serait trop tard. Une nouvelle salve de particules fut tirée depuis la motrice de tête mais ne parvint pas à affaiblir le champ de force de la GH7. Alors, le petit train de tête traversa le portail. Alic se préparait instinctivement à subir l’impact. La GH7 se rapprochait rapidement, fondait sur eux avec plus d’inertie qu’une lune en train de tomber. — Préparez-vous à sauter, dit-il. Il plia les genoux, prêt à utiliser toute la force de ses électromuscles. Avec un peu de chance, il atterrirait suffisamment loin. Ensuite, en piquant un sprint… — On reste, grogna Vic. On sera de l’autre côté d’une seconde à l’autre. Pas question de le laisser s’échapper maintenant. — Mais… La faible lumière rose doré qui émanait du portail était presque noyée dans les phares puissants de la motrice géante. Alic était littéralement hypnotisé par la GH7. Il n’avait plus que quelques secondes pour prendre une décision. Peut-être moins. — On reste, répéta Vic. Il s’agissait d’un choix personnel, alors qu’Alic aurait dû prendre des décisions froidement, comme l’officier supérieur qu’il était. Trop tard. Une nouvelle salve de missiles frappa la GH7. Soudain, ils traversèrent le champ de force et se retrouvèrent sur Boongate, où le soleil était sur le point de se coucher. Consterné, Alic avisa leur comité d’accueil. — Sautez ! hurla-t-il frénétiquement. La GH7 disparut dans le portail de Boongate. — Il rentre chez lui, s’exclama Nigel, qui n’en croyait pas ses yeux. Il a traversé ce putain de portail sous notre nez, nom de Dieu ! — La liaison avec le capitaine Hogan a été coupée, annonça Oscar. Ils doivent essuyer une attaque de l’autre côté. — Sans déconner… — Boongate n’est plus connectée à l’unisphère, dit Nelson. On dirait que la liaison physique a été rompue de l’autre côté du trou de ver à largeur zéro. — Monsieur Sheldon, appela Bradley Johansson. Nous devons absolument partir à sa poursuite. Nigel se tourna vers Justine dans l’espoir de recevoir les conseils d’une personne avisée. Toutefois, la jeune femme se contenta de hausser les épaules, la main gauche posée sur son ventre. Elle avait les joues gonflées et donnait l’impression d’être sur le point de vomir. — Nous allons constituer une équipe ensemble, annonça-t-il, un peu comme s’il capitulait. — Excusez-moi, rétorqua Bradley, mais j’ai déjà une équipe. Je me prépare pour ce moment depuis cent trente ans. Laissez-nous passer de l’autre côté. — À l’heure qu’il est, je n’ai plus aucun contrôle sur le portail. — Mes hommes sont entrés dans le centre de contrôle, dit soudain Nelson. Ils rencontrent une certaine résistance. Oh… Ils sont tous morts. Tous les employés ont été tués par Alster. Nigel ferma les yeux et sentit monter une angoisse proche de la douleur physique. Une image grossit dans sa vision virtuelle, sans qu’il ait rien demandé. Les senseurs des agents de sécurité lui montraient le carnage. — Mon Dieu…, lâcha-t-il en repensant à Anshun. Combien y a-t-il de ces Judas dans nos rangs ? Quatre de ses hommes poursuivaient un personnage équipé d’un champ de force en éventrant les murs du bâtiment sur leur passage. Une alerte de niveau un était en train d’isoler l’immeuble et de le compartimenter. Trop tard et trop faible, pensa Nigel. — Nous devons retourner sur Far Away, insista Bradley Johansson. Les Gardiens ont les moyens d’arrêter l’Arpenteur. Notre heure est arrivée, monsieur Sheldon. Laissez-nous accomplir l’œuvre de notre vie. Des détonations de fusils ioniques et de grenades à énergie résonnaient dans le bâtiment, comme les hommes de la sécurité acculaient Daniel Alster. Nigel inspira profondément et se redressa. — De quoi avez-vous besoin ? — Nous avons un train ici, à la station de Narrabri, chargé de matériel. Ne nous manquent plus que les données que transportait Kazimir. La sénatrice Burnelli les détient. — C’est vrai, confirma Justine en brandissant un cristal mémoire et en réprimant un nouvel accès de nausée. — Une fois que nous les aurons, il nous faudra nous rendre sur Boongate. L’inspecteur Myo nous servira de laissez-passer. — Non, intervint Paula. C’est absolument hors de question. Je ne passerai jamais l’éponge sur les activités criminelles d’Elvin. — Nous ne pouvons nous exposer sans garanties, reprit Johansson. Je suis sûr que vous me comprenez. — Je n’ai aucune raison de mentir, rétorqua Nigel. Vous pouvez y aller, rien ne sera tenté contre vous. Les IR finissaient de décrypter les codes d’accès au système de régulation du trou de ver. Apparemment, Alster n’avait infligé aucun dommage physique à la machine géante. — Inspecteur, je ne vous demande pas de passer l’éponge sur quoi que ce soit, dit Bradley. Je vous supplie de nous aider à balayer cent trente ans de mensonges. En plus de cela, vous aurez la possibilité d’assister à la fin de l’Arpenteur. Jamais Nigel n’avait vu Paula douter à ce point. Elle avait même le front couvert d’une fine pellicule de sueur. Il coupa momentanément la liaison avec Johansson. — Vous devez y aller, lui dit-il doucement. Les Griffes vous accompagneront et assureront votre protection. — J’ai arrêté Morton, lui rappela-t-elle, indignée. — D’accord, prenez des agents de CST. En tout cas, il faut y aller. Wilson et Anna se chuchotaient à l’oreille. — Nous irons, dit Wilson. L’un d’entre nous doit pouvoir confirmer ce qui se joue sur Far Away. À condition bien sûr d’arriver jusque-là. — Vous deux n’avez aucune expérience des terrains inconnus, protesta Oscar. Par ailleurs, je suis toujours un officier de la Marine en service actif, pas vous. — On se calme, intervint Nigel en levant les mains. Vous irez tous les trois avec Paula et les Griffes. C’est décidé. Nelson, faites-les équiper. Trouvez-leur les meilleures combinaisons qui soient. Bradley ! appela-t-il en rétablissant la liaison. Nous envoyons une équipe à votre rencontre. L’inspecteur Myo sera de la partie. Ils viennent tous avec vous sur Far Away. — Merci, monsieur Sheldon. — Je veux y aller, moi aussi, dit Qatux. Le gloussement de Tiger Pansy résonna dans l’auditorium. — Je suppose que j’y vais aussi, alors ? — Ce serait très aimable de votre part, dit Qatux. Rien de ce que vous pouvez vivre dans le Commonwealth ne sera jamais aussi riche en émotions que cette course-poursuite. — Bien sûr, pas de problème, confirma la jeune femme. On va s’éclater. — Qatux, vous ne pouvez pas partir, les coupa Nigel. — Pourquoi cela ? — C’est très dangereux. — C’est à moi d’en juger. Je suis un individu responsable. — Mais nous avons besoin de vous ici, rétorqua Hoshe. — Je reviendrai pour vous aider à étudier les agents de l’Arpenteur. Je pense que, dans l’avenir immédiat, je serai plus utile sur Far Away. Les agents hostiles ne doivent pas manquer, là-bas. — Oh, et puis pourquoi pas ! grogna Nigel, de mauvaise grâce. Il y a d’autres volontaires ? Il se tourna vers Mellanie, mais celle-ci était occupée à étudier le plafond de la salle. — Pourriez-vous vous dépêcher, je vous prie ? insista Bradley Johansson. Le temps presse ! Il n’y avait plus vraiment de gouvernement sur Boongate lorsque MatinLumièreMontagne envoya ses vaisseaux dans le système et lâcha une bombe dans son soleil. La population était très réduite, elle aussi, car les gens avaient commencé à fuir dès la première vague d’invasions. Rien de plus facile pour les riches, qui pouvaient déménager sans se poser trop de questions. Les classes moyennes, bien informées et composées d’individus jeunes, durent faire quelques sacrifices, mais c’était le prix à payer pour être en sécurité. Le gouvernement local, encouragé par le Commonwealth, fit son possible pour dissuader les candidats à l’exode. La Marine renforça les défenses planétaires, y compris les champs de force qui protégeaient les grandes villes. Récemment, un vaisseau interstellaire avait reçu pour mission de patrouiller dans le système, complétant ainsi le rôle des plates-formes orbitales. Toutefois, l’émigration se poursuivit comme si de rien n’était. Les rangs de la police étaient tellement clairsemés que le Premier ministre avait été contraint de demander à CST de lui fournir des agents de sécurité pour garantir l’ordre autour de la station. Nigel avait accepté de lui envoyer des hommes depuis Wessex, tout en promettant à ces derniers qu’ils pourraient rentrer chez eux après chaque journée de travail, sans quoi ils auraient jamais accepté. Comme la population des villages et des campagnes fuyait à l’autre bout du Commonwealth, la police rurale fut déplacée vers les petites villes de province, puis vers les grandes agglomérations. Les bourgades plus modestes n’avaient plus droit qu’à quelques patrouilles intermittentes. On estimait à trente-sept millions le nombre de personnes qui avaient déjà quitté la planète. Restaient donc plus de quatre-vingt-dix millions d’habitants plus ou moins inquiets et pressés de partir. Lorsque la bombe primienne et le missile quantique explosèrent dans l’étoile, il n’y avait déjà plus d’administration fiable capable de compter ceux qui s’étaient réfugiés sous les champs de force. Les tempêtes de particules qui balayèrent toute la surface de la planète détruisirent les réseaux de distribution d’énergie et de communications. Ceux qui entendirent les messages d’alerte tâchèrent de se mettre à l’abri dans des caves, derrière des murs épais, dans des sous-sols, des tunnels. Quelques chanceux trouvèrent des grottes près de chez eux. Une fois le blizzard boréal calmé, l’atmosphère agitée frappa les survivants sous la forme de tempêtes violentes. Le salut de ces derniers se trouvait dans les zones protégées par des champs de force. Le cabinet de guerre avait prévenu les gouvernements des quarante-sept planètes une heure avant l’allocution officielle de la présidente. Le Premier ministre de Boongate et ses collaborateurs apprirent donc subitement qu’ils avaient une semaine au grand maximum pour organiser l’évacuation de la planète. Tous ceux qui possédaient une voiture partirent aussitôt, les bus furent réquisitionnés, les trains de marchandises reconvertis pour accueillir des passagers. Le champ de force de la station planétaire, activé au début de l’invasion, resta allumé. Comme tout le monde se tassait sous le bouclier d’énergie de la capitale, le gouvernement avait besoin d’éviter que la station soit prise d’assaut. En quelques heures seulement, celle-ci fut entièrement cernée par des réfugiés toujours plus nombreux. Il devint bientôt impossible aux véhicules de ravitaillement, à la police ou au personnel médical, d’atteindre ceux qui étaient pressés contre le champ de force. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’attendre que Nigel Sheldon respecte ses promesses. Le cabinet savait que l’ouverture d’une porte sur le futur se traduirait immédiatement par un accès de panique généralisée et qu’il y aurait de très nombreuses victimes. Un plan d’urgence médicale fut élaboré, mais il y avait peu d’espoir de le voir appliqué correctement. En attendant, ceux qui se trouvaient à l’intérieur des limites du champ de force de la station remerciaient le ciel et se préparaient à attendre tranquillement, ce qui était impossible à l’extérieur. Cette attente dura jusqu’à ce que le portail de Wessex s’ouvre sans prévenir. Une vieille motrice déglinguée de la maintenance le traversa à vive allure. Sa carcasse tremblait violemment, tandis que ses moteurs tournaient à un régime qu’ils n’étaient pas supposés atteindre. Plusieurs véhicules attendaient de part et d’autre de la voie. Il y avait là des 4x4 et des camions aux bâches repliées, équipés d’armes massives déployées au grand jour. Pendant un long moment, on n’entendit plus que le hurlement métallique des roues en acier et autres roulements poussés dans leurs derniers retranchements. Des silhouettes en armure sautèrent par les fenêtres brisées, comme les véhicules visaient la motrice avec des lasers et des armes ioniques ou cinétiques. Les fins panneaux de métal furent chiffonnés et vaporisés, mais le châssis, transformé en une boule de feu sur roues, tint le choc. Alors, la motrice GH7 géante traversa à son tour le portail en tractant ses cinq wagons intacts. Les véhicules cessèrent de tirer. Deux secondes plus tard, la GH7 percuta ce qui restait de la première motrice. La carcasse en feu se désintégra, entourant furtivement son bourreau d’un halo de flammes. Une pluie de débris métalliques tordus et fondus tomba en crépitant autour d’Alic. Ses senseurs passifs lui montrèrent des formes noires qui rebondissaient sur le sol caillouteux. Il se retourna et vit la GH7 qui ralentissait tranquillement, car elle avait réussi sa mission : traverser le portail de Boongate. Elle se trouvait déjà à cinq cents mètres de la sortie. Les véhicules du comité d’accueil qu’ils avaient affronté démarrèrent et partirent la rejoindre pour l’escorter de près. Ils traversèrent les voies en roulant à tombeau ouvert et en sautant dans tous les sens, car leur priorité restait apparemment de tracer des lignes droites. Les deux véhicules de queue ouvrirent le feu avec des mitrailleuses magnétiques et criblèrent de balles la zone où avaient atterri les silhouettes en armure. D’un geste instinctif, tandis que des mottes de terre volaient tout autour de lui, Alic entoura sa tête de ses bras. Deux projectiles frappèrent son armure et le firent rouler sur lui-même, mais son champ de force résista. Les impacts lui firent néanmoins l’effet de coups de pied dans les côtes. — Fils de pute ! grogna Jim. J’en ai pris une sur le casque. — Blessé ? demanda Matthew. — J’ai mal au crâne comme si je sortais d’un week-end de beuverie. Un week-end qui aurait duré huit jours. — Patron, est-ce qu’on doit répliquer ? demanda Vic. J’en vois au moins huit qui sont à portée de mes missiles. — Non, ces véhicules ne sont pas importants. Ce qui compte, à partir de maintenant, c’est l’Arpenteur, répondit-il en avisant un carré rouge clignotant dans sa vision virtuelle. Merde, on a perdu l’unisphère. Il ne nous reste plus que la cybersphère planétaire. Je ne pourrai pas rendre compte de la situation à Oscar. — Ils ne vont pas tarder à arriver, à mon avis, dit Jim. Alic se releva difficilement. C’est alors qu’il remarqua que la grille télémétrique de John King était noire. — Putain ! Quelqu’un a vu John ? Il a réussi à sauter ? — Je l’ai vu, répondit Vic. Enfin, une partie seulement. Il a été touché par des projectiles cinétiques – pilonné, plutôt. Une horreur. Ils en ont fait de la bouillie. — Fait chier ! lança Alic, pris d’une envie soudaine de frapper quelque chose de toutes ses forces. Vous voyez son casque quelque part ? Est-ce que son crâne a été touché ? — Non, je ne pense pas. Il est en un seul morceau des épaules jusqu’au sommet du crâne. Enfin, plus ou moins. — Bien, alors sa mémoire est intacte. Il pourra être ressuscité. — Par qui ? demanda Jim. Cette planète ne sera même plus là dans une semaine. — On passera récupérer son implant avant de partir, rétorqua Alic. Et ce sera pareil pour les autres. Si un seul d’entre nous s’en tire, il devra récupérer la mémoire des autres. Tout le monde est d’accord ? — Oui, patron. Les deux autres grognèrent leur accord. — Parfait. Le regard d’Alic se perdit le long de la voie. Le champ de force de la partie de la station dévolue à Far Away était comme une bulle grise au-dessus d’une grappe de minuscules bâtiments et d’entrepôts situés à six kilomètres de là. — Nous savons où il va. Suivons-le. Matthew, contactez Edmund. Nous allons lui donner l’occasion de mériter enfin son salaire en ouvrant ce champ de force. — Juste pour nous quatre ? demanda Jim. Alic se tourna vers le portail. Il était toujours actif. Je pourrais le traverser. Nous le pourrions tous. Ce serait tellement facile. Techniquement, la mission est terminée. Nous avons prouvé l’existence de l’Arpenteur. — À mon avis, nous n’allons pas tarder à avoir de la compagnie. Ses senseurs visuels repérèrent quelque chose qui se déplaçait dans leur direction à un kilomètre de là. Le radar laser lui apprit qu’il s’agissait d’un vélo lancé à vive allure, malgré les rails et les bosses. Il était manifestement décidé à atteindre le trou de ver. Deux autres engins – peut-être des voitures – étaient visibles derrière. — Ne restons pas ici, dit-il. Si ça continue, on va se faire rouler dessus. Adam sortit la motrice Ables ND47 de son garage et freina. La régulation du trafic de la station de Narrabri l’enregistra dans son système et lui assigna un code de transit. Ce dernier le fit sourire : Gardien 0001A. Enfin adoubés ! — Ils arrivent, dit Bradley. Adam ouvrit la porte de la cabine et regarda dehors. Un camion de taille moyenne et un minibus fonçaient dans leur direction sur la voie de service. — Tout le monde est prêt ? demanda-t-il à l’équipe répartie dans les véhicules blindés. Les trois sous-officiers – Kieran, Rosamund et Jamas – répondirent par l’affirmative. Il se dit qu’ils étaient tous un peu trop tendus. Même pour un Gardien préparé depuis la naissance, c’était quelque chose de se dire que l’Arpenteur était passé à seulement quelques kilomètres de là. Quant à lui… Ce n’est plus une question de foi. C’était un soulagement intense, presque spirituel. L’Arpenteur était réel, les Gardiens n’étaient plus marginaux, et il y avait une noble cause à défendre. Au milieu d’une guerre sans merci pour la survie de l’espèce, d’un conflit qui avait déjà fait des millions de morts, il se sentit bien. Le camion et le minibus s’arrêtèrent à côté des deux wagons accrochés derrière la ND 47. Bradley avait déjà fait coulisser la large porte et dépliait la rampe. Il avait dit que Sheldon envoyait quelque chose de gros. Adam supposait qu’il devait s’agir d’un genre d’aérobot de combat. Des silhouettes en armure sortirent du bus en courant. À l’arrière du camion, la bâche fut soulevée et une rampe posée sur le sol. — Nom de Dieu ! marmonna Adam. Un Raiel au corps massif et ondulant descendit lentement du camion, bientôt suivi par une femme à la chevelure rouge, vêtue d’un chemisier noir et d’une jupe très courte de la même couleur que ses cheveux. Elle avait enfilé un exosquelette à champ de force par-dessus ses vêtements, mais cela ne suffisait pas à expliquer sa démarche inélégante. Adam remarqua alors qu’elle portait des talons aiguilles. Cinq Gardiens sortirent des véhicules blindés pour les accueillir et, surtout, pour voir le Raiel de plus près. Un homme habillé d’un costume luxueux et parfaitement coupé descendit du minibus. Adam reconnut immédiatement Nelson Sheldon et eut un frisson le long de la colonne vertébrale lorsque Bradley retira son casque et lui serra la main. Un moment historique. Une silhouette en armure qui se tenait juste derrière Nelson tendit à Bradley une petite boîte en plastique, du genre de celles dont on se servait pour transporter les cristaux mémoires. Elle ! Adam frissonna dans sa combinaison. Comme si elle avait lu dans ses pensées, Paula Myo se tourna vers lui et enleva son casque pour le regarder dans les yeux. Malgré les couches successives de protections actives et passives de son armure, Adam se sentit terriblement vulnérable. — Bien, annonça Bradley. On se met en route ? Le Raiel entreprit d’escalader la rampe du wagon de queue. Bradley avait manifestement décidé que la créature pourrait monter à bord d’un de leurs camions Volvo. Paula Myo resta sur le quai et examina la cabine de la motrice Ables ND47. Son assistant virtuel informa Adam qu’elle cherchait à lui parler sur une ligne sécurisée. Il accepta la communication. — Monsieur Elvin. — Inspecteur. Merci d’avoir accepté de nous aider. C’étaient des bêtises, évidemment, car il n’était pas content du tout. Il aurait préféré la savoir à cent années-lumière de ce train et de lui. — J’aimerais juste que vous sachiez, reprit-elle, que lorsque nous en aurons terminé avec l’Arpenteur, je vous arrêterai pour les atrocités perpétrées sur Abadan. Johansson a commis de nombreux délits, toutefois, la plupart d’entre eux étaient motivés politiquement et seront très probablement oubliés ; des pourparlers sont en cours à ce sujet. Vous, en revanche, ne serez pas pardonné. C’est d’ores et déjà décidé. L’aide que vous avez fournie aux Gardiens dans leur lutte contre l’Arpenteur vous vaudra peut-être la clémence des juges, mais n’en attendez pas davantage ! Adam coupa la communication et brandit son majeur. Malheureusement, son armure nuisit au côté spectaculaire de son geste. Paula grimpa à bord du premier wagon. Adam claqua la porte de la cabine. Il frissonnait à l’intérieur de sa combinaison. Même ses mains virtuelles lui donnèrent l’impression de trembler lorsqu’il commença à manipuler les systèmes du moteur et de leurs armes lourdes. Qui pouvait dire ce qui les attendait de l’autre côté du trou de ver. C’est le trac d’avant le combat, c’est tout. Il ne s’agit pas d’elle, en tout cas. Elle ne me fait pas peur. Elle ne me fait plus peur. Et puis quoi encore ! — Au moins, ils ne se sont pas tirés dessus, dit Nelson. C’est déjà une bonne chose. — Pour l’instant, ajouta Nigel. Il se détendait dans un fauteuil, dans le fond de la salle de conférences reconvertie en quartier général. Après tout, c’était un endroit comme un autre pour superviser la mission. La part électronique de son esprit avait réussi à prendre le contrôle du portail de Boongate, et les techniciens en télécommunications de CST essayaient de rétablir la connexion avec l’unisphère. Quelqu’un avait fait sauter les nœuds primaires et secondaires, ainsi que le système de secours. Des relais laser d’urgence traversaient le portail principal et permettaient d’évaluer les dégâts à distance. Une réparation définitive impliquerait de laisser le portail ouvert pour les techniciens. Comme l’évacuation était supposée débuter dans moins d’une semaine, Nigel n’était pas très favorable à cette option. Par ailleurs, le portail principal devrait bientôt être réduit au minimum afin de réaligner le générateur et de le formater pour le voyage temporel. Une seule donnée leur parvenait clairement : les images de la course effrénée vers le portail, du côté de Boongate. Il n’était ouvert que depuis vingt minutes, et déjà plus d’une centaine de véhicules s’étaient mis en mouvement. Il y avait des voitures, des bus aux pneus éclatés par les pierres des voies, et même une dépanneuse. Jusque-là, cinq types à vélo avaient réussi à passer de l’autre côté. Les senseurs montraient également de nombreuses personnes qui couraient à en perdre haleine, car le terminal se trouvait tout de même à plus de cinq kilomètres de là. Une image miniature grossit dans sa vision virtuelle. Le train des Gardiens traversait la station de Narrabri. — Ils seront de l’autre côté dans deux minutes, annonça Nigel à Justine, qui était assise à côté de lui et mâchouillait des bonbons à la menthe. — Vous allez refermer le portail ? — Absolument. Je suis en train d’écrire de nouveaux programmes de codage ; ainsi, je serai la seule personne à pouvoir l’activer. Après cela, je mettrai à la porte la moitié de mes services de sécurité. Les derniers événements ont été catastrophiques. — Pas plus que le reste de cette guerre, le tempéra Justine. Qui sait quand les logiciels subversifs ont été chargés ? Ils ont peut-être attendu des dizaines d’années dans vos ordinateurs avant de se réveiller. L’Arpenteur a toujours une longueur d’avance. J’espère seulement que la contre-attaque de Bradley Johansson sera à la hauteur de la menace. — Au moins a-t-il un plan, dit Nigel avec lassitude. Je suppose que je ferais mieux d’envoyer un vaisseau de guerre au-dessus de Far Away au cas où les choses se corseraient. Quelle plaie… — Et maintenant ? demanda Justine. — D’après Johansson, l’Arpenteur aurait l’intention de retourner sur Dyson Bêta, ou en tout cas quelque part où il serait en mesure d’entrer en communication avec les siens. Seulement, il ignorait que nous allions construire des navires supraluminiques lorsqu’il a monté cette conspiration. Aujourd’hui, nous serions en mesure de rattraper Marie Céleste, même si elle partait avec six cents ans d’avance. — Vous pensez qu’il a doté son vaisseau d’un réacteur supraluminique ? — Ce n’est pas impossible. J’espère simplement qu’Alster n’a pas eu le temps de lui faire parvenir les plans de notre nouvel hyperréacteur. Ce serait véritablement une catastrophe. Mais non, reprit-il en secouant la tête. Notre prototype n’est terminé que depuis deux semaines, et Far Away n’a reçu aucun colis depuis. Si Marie Céleste est capable de voler à une vitesse supérieure à celle de la lumière, c’est grâce à nos réacteurs de première génération. Mellanie et Hoshe entrèrent dans l’auditorium. Ils avaient assisté aux préparatifs de l’équipe de Wilson et l’avaient accompagné jusqu’à ses véhicules. — Vous êtes en colère contre moi ? demanda Mellanie à Nigel. — Pourquoi serais-je en colère ? — Je vous ai harcelé pour vous forcer à ouvrir le trou de ver. — Dommage que vous ne m’ayez pas harcelé plus tôt ; on aurait peut-être pris l’Arpenteur au piège. — Merci. Elle l’embrassa chastement. Instinctivement, ils se retournèrent tous les deux vers l’endroit où se tenaient Dudley et le Mobile. L’astronome faisait son possible pour ne pas regarder dans leur direction. — Vous allez le rouvrir pour les laisser rentrer ? demanda-t-elle. — Pas le trou de ver principal, en tout cas, car il est en cours de reconversion. Néanmoins, si Wilson et les Griffes reviennent de Far Away, nous utiliserons sans doute un trou de ver de la division exploratoire pour les récupérer. À vrai dire, je n’y ai pas encore réfléchi. Il y a aussi la question de la connexion entre Far Away et le Commonwealth. Il sera très compliqué et onéreux de la remettre en place, surtout si le Commonwealth paie déjà pour quarante-sept planètes. À moins que nous ne maintenions qu’une liaison par vaisseaux spatiaux ou que nous les abandonnions complètement. — Cela ne les dérangerait pas. Morton serait capable de se bâtir un empire, là-bas. C’est une planète presque vierge. — Je suis étonné que vous ne soyez pas partie avec eux. — Vraiment ? C’est juste que je n’ai pas envie de mourir. Nigel sourit. — Comment va Paula ? demanda-t-il à Hoshe. — Elle n’est pas très contente. Je ne suis pas certain que nous ayons bien fait de lui forcer la main. — Elle survivra. Dans sa vision virtuelle, Nigel vit le train des Gardiens s’engager sur la voie menant au portail de Boongate. Des voitures et des camionnettes arrivaient dans l’autre sens ; la sécurité de CST avait d’ailleurs bien du mal à les canaliser. Ses senseurs lui montrèrent un champ de force en train de se constituer autour du train. Il ouvrit une liaison avec Wilson. — Bonne chance. Je vais envoyer immédiatement un vaisseau au-dessus de Far Away pour vous aider. Il devrait arriver d’ici une semaine. —Merci, répondit Wilson. On se revoit dès mon retour. — Vaillamment, ils chevauchèrent et se jetèrent 2…, marmonna Adam tandis que la motrice se dirigeait vers le portail de Boongate. Un pick-up Toyota jaillit de la brume scintillante qui enveloppait l’entrée. Un hélicoptère de la sécurité de CST bourdonnait au-dessus de lui. — … entre les mâchoires de la mort… Ses mains virtuelles eff leurèrent l’icône des gaz, et la machine accéléra. Le champ de force grossit et recouvrit les rails qui s’étiraient devant eux. — … dans la gueule de l’enfer… À présent qu’ils n’avaient plus besoin de passer inaperçus, il ordonna le déploiement des armes dissimulées dans la carrosserie. La lumière dorée du portail se déversait à l’intérieur de la cabine par les fenêtres. Adam accueillit la douce lumière avec un sourire. À cette hauteur, isolé de l’extérieur, protégé des cahots de la voie, il avait l’impression de planer vers le couchant. — … les six cents cavaliers. La Motrice Ables ND47 traversa le portail à près de cent kilomètres à l’heure. L’avant de la machine déchira la brume dorée et ils se retrouvèrent aussitôt dans une gare éclairée par le crépuscule. Un minibus Audi Luxnat voulut s’engager sur la voie, mais fut percuté par le train et réduit à l’état de débris de carbone. Adam grimaça et se sentit coupable. Avec un peu de chance, l’ inspecteur n’aura rien vu. Des dizaines de véhicules en tous genres traversaient tant bien que mal les voies multiples et convergeaient vers le portail. Les caméras montrèrent à Adam des piétons épuisés, qui se jetaient au sol au passage du train. Il examina rapidement ces scènes périphériques grâce à sa vision virtuelle, puis se concentra sur la voie devant lui. Le radar confirmait qu’elle était intacte. Le champ de force qui englobait la section dévolue à Far Away était une bulle impénétrable. — Nous fermons le trou de ver, annonça Nigel. — Merci pour rien, rétorqua joyeusement Adam comme le signal disparaissait. D’après les senseurs, il y avait une fusillade devant le train. Sa main virtuelle décéléra et appuya sur les freins. L’ordinateur de la cabine se connecta à la régulation du trafic. Adam entra les codes qu’on lui avait donnés pour déverrouiller la voie menant à Far Away. C’était superflu, car la route était toute tracée. La motrice continua à avancer et emprunta la route prise par l’Arpenteur moins de trente minutes plus tôt. Adam se concentra sur la fusillade. Plus de vingt véhicules étaient agglutinés à l’extérieur du champ de force et gardaient l’ouverture qui conduisait au portail de Far Away. Ses senseurs lui indiquaient que les points d’origine des tirs se déplaçaient à grande vitesse et bénéficiaient de boucliers furtifs, grâce auxquels il était très difficile de les suivre. — Ce sont les hommes de la Marine, dit-il. — C’est ce que nous pensons aussi, répondit Wilson. Attendez un moment. J’essaie de les contacter. — J’en ai eu un autre, s’exclama Vic, tandis que, tout près de lui, un maser éventrait le sol. Alic et lui étaient étendus dans un canal de drainage peu profond. Jim et Matthew se cachaient à cinquante mètres de là, sous une rampe surélevée. Les véhicules qui avaient escorté l’Arpenteur étaient déployés devant eux, bien décidés à ne laisser personne approcher le grand dôme d’énergie qui protégeait la partie de la station qui desservait Far Away. Leur résistance était acharnée à partir d’un kilomètre de la barrière. Lentement, Alic et ses hommes avaient réussi à grignoter cette distance. Les missiles de Vic avaient eu raison de huit engins, mais Alic préférait garder les projectiles pour plus tard. Ils auraient besoin d’une force de frappe très sérieuse pour attaquer l’Arpenteur. Une lance à particules se déplia sur son épaule, et Alic se leva pour permettre à ses senseurs de repérer la position du 4 x 4 le plus proche. Il tira, et la voiture explosa en une boule de feu spectaculaire. L’onde de choc passa au-dessus de leurs têtes, et une pluie de petits cailloux leur dégringola dessus. — Joli coup, chef ! dit Vic. Des masers et des balles de mitrailleuse magnétique s’abattirent sur le canal. Les deux hommes rampèrent dans le mince filet d’eau sale qui coulait dans le fond. — Edmund, du nouveau ? demanda Alic. — Non, monsieur, désolé. Je ne vois qu’une dizaine de voitures garées autour du portail de Half Way. Il n’y a eu aucun changement depuis le passage du train. On dirait qu’ils attendent que quelqu’un ose les défier. Alic avait envie de lui mettre un coup de pied au cul. Avant leur départ de Wessex, les tacticiens du bureau parisien avaient élaboré une bonne demi-douzaine de plans pour lui permettre d’atteindre le générateur de champ de force. Ils avaient même envoyé à Edmund des logiciels très puissants pour subvertir les programmes de Tarlo. Les techniciens lui avaient expliqué quels composants du générateur détruire avec son pistolet ionique. Il avait toutes les cartes en mains. Toutes. — Edmund, vous devez absolument bousiller ce générateur. Une nouvelle rafale tirée par les véhicules qui entouraient le champ de force le fit se jeter face contre terre. Des flammes bleues formèrent un toit au-dessus du canal. L’eau bouillonnait tout autour de son armure. — Edmund, il faut y aller. On ne pourra pas vous sortir de là. — Je suis désolé, je ne peux pas. Je suis en sécurité, là où je me trouve. Une canonnade répétitive accompagna le repli des f lammes. C’était Jim, avec son lanceur rotatif. Des projectiles cinétiques à haute vélocité déchirèrent l’atmosphère. Après une seconde de pause, un nouveau véhicule fut réduit à l’état de débris métalliques fumants. — Vous ne pouvez pas rester là, insista Alic d’une voix presque suppliante. Tarlo ne désactivera jamais ce champ de force. Il fera en sorte que personne ne puisse poursuivre l’Arpenteur. Ce qui signifie que vous ne pourrez pas vous enfuir. Cette planète sera abandonnée. Vous allez mourir ici, Edmund, et personne ne viendra récupérer votre mémoire pour vous ressusciter. — Putain, non, pas question ! Alic se remit à ramper. — Ni vous ni moi n’avons voulu de cette guerre. Le rôle que nous vous demandons de jouer ne vous prendra pas plus de cinq minutes. Trouvez ce générateur et laissez-nous entrer. Nous nous occuperons de Tarlo et de l’escorte de l’Arpenteur. — Je vais voir ce que je peux faire. — Très bien, Edmund. Vous allez y arriver. Alic se connecta à deux des robots furtifs lâchés par Matthew. Les petites machines arpentaient le terrain hostile et les aidaient à déterminer la position des véhicules. — À votre avis, lequel nous balance ces satanées bombes à fragmentation ? demanda Vic. — Je ne sais pas trop, répondit Matthew. La dernière fois, cinq de mes robots y sont passés. Son assistant virtuel informa Alic que Paula Myo voulait lui parler sur une ligne sécurisée. — L’appel est localisé ? s’enquit-il. — Oui. — Dieu merci, enfin. — Commandant, c’est vous qui échangez des tirs avec ces véhicules, devant le champ de force ? — Oui ! — Parfait. Restez à l’écart, nous allons nous en charger. Vous devrez absolument vous trouver à plus de cent mètres d’eux. — C’est déjà le cas. Pourquoi ? Qu’est-ce que vous avez ? — Les Gardiens me disent qu’ils ont des « tueurs de zone ». — Les Gardiens ? Vous êtes avec les Gardiens ? Pourquoi donc était-il surpris ? L’Univers était tout sauf logique ces derniers temps. — Effectivement. Nous poursuivons l’Arpenteur. Restez à couvert. — Faites-nous confiance, on ne peut pas être plus planqué que cela. Vic et lui agrippaient le fond du canal. Alic augmenta l’intensité de son champ de force au maximum. — Vous êtes toujours en contact avec l’intérieur de la section Far Away ? demanda Paula. — Absolument. Le gars en question montre quelques réticences à aller éteindre ce fichu générateur de champ de force. — Pourquoi ? Nous avons besoin de passer à tout prix. — Il le sait. J’ai confiance. Je pense qu’il va se reprendre. — Bien. Baissez la tête, cela risque de secouer. Les robots de Matthew montrèrent à Alic un genre de mite de deux mètres de long propulsée par un réacteur. La chose fonçait sur les véhicules. Il y eut un éclair vert aveuglant, et tous les signaux furent coupés. La lumière verte emplit le fond du canal comme un liquide en train de déborder. Alors, le sol trembla violemment en faisant tressaillir Alic. Un grondement de tonnerre se répercuta dans toute la zone et pénétra sa combinaison. — La zone est nettoyée, annonça Paula. Alic refit lentement surface. Les véhicules brûlaient tous comme des torches. Au loin, une grosse motrice Ables ND47 approchait en empruntant la même voie que l’Arpenteur. Elle freinait brutalement ; des pluies d’étincelles jaillissaient de ses énormes roues. — C’est ce que j’appelle réussir son entrée, dit Vic. La motrice s’immobilisa. Une petite porte s’ouvrit sur le côté du premier wagon. — Montez, je vous prie, dit Paula. Alic et ses hommes se mirent à courir sur la terre noircie. Le commandant remarqua que l’arme des Gardiens n’avait pas endommagé les rails. À l’avant de l’engin, deux cylindres sombres, deux fois plus gros que sa combinaison, dépassaient, menaçants, de la carrosserie. Ils reposaient sur des supports en morphométal. Hogan était incapable de dire de quoi il s’agissait, mais il savait qu’il n’avait aucune envie de se trouver dans le coin lorsqu’ils feraient feu. Il y eut plusieurs éclairs au-dessus de la grille de prise d’air chromée, bientôt suivis par un craquement soudain. Quelque chose comme une nébuleuse noire tourbillonna dans le ciel entre le train et le champ de force. Une large section de ce dernier se mit à luire d’un éclat cuivré, et des flammes d’énergie s’allumèrent au niveau du sol en soulevant de denses nuages de poussière. Alic sauta à bord du wagon. À l’extérieur, retentissait le bruit terrible des armes. Edmund sortit en courant. Derrière lui, le réseau de l’immeuble administratif s’écroulait sous les assauts du logiciel qu’il y avait chargé. Les senseurs ne pouvaient plus le voir, toutefois, Tarlo savait désormais qu’il y avait quelqu’un dans l’enceinte du champ de force, et que ce quelqu’un cherchait à gâcher le retour de l’Arpenteur. Pas besoin d’être un tacticien de génie pour deviner quelle serait la prochaine étape. Le bâtiment qui contenait le générateur de champ de force était une vaste salle géodésique en matériau composite gris perle. Il le voyait qui dépassait au-dessus d’un entrepôt de l’autre côté du parking. Une fois qu’il serait là-bas, cela en serait fini de ce cauchemar. Il entra ses instructions dans l’ordinateur de sa Honda, qui revint à la vie. La voiture accéléra à fond et fonça vers la route principale. Ses pneus crissèrent sur le béton humide. C’était une diversion élaborée par les types de Paris – de quoi lui faire gagner quelques secondes, lui avaient-ils dit. Edmund courut dans la direction opposée. S’il parvenait à atteindre le hangar, tout irait bien. Au-dessus du parking, le ciel gris et trouble devint tout blanc. Un hurlement suraigu et terrifiant résonna à l’intérieur du champ de force. Edmund en fut déséquilibré et s’étala de tout son long sur le béton. Il se retourna sur le dos pour regarder le bouclier d’énergie assailli par de furieux éclairs rouges. Des nuages aveuglants glissèrent dans les airs et s’écrasèrent contre le plafond du champ de force protégeant la station. Un nouvel éclair de lumière blanche illumina la station et un bruit déchira l’atmosphère. Cette fois-ci, il comprit. Quelqu’un tentait de transpercer le champ de force avec des armes incroyablement puissantes. Edmund se força à se relever. Ses manches étaient imbibées de sang, car il s’était réceptionné sur les coudes. Il grimaça de douleur et courba le dos, tandis qu’une autre décharge d’énergie frappait l’enceinte. Puis il se remit à courir vers le hangar. Il dépassa l’entrepôt en respirant bruyamment. Le hall géodésique n’était plus qu’à deux cents mètres. Il se précipita avec ce qui lui restait de forces sans se soucier des éclairs blanc et rouge sang qui illuminaient alternativement le ciel. Le grondement produit à l’intérieur du champ de force était désormais incessant. Ses oreilles siff laient jusqu’à le rendre sourd. Lorsqu’il atteignit enfin l’entrée de la halle géodésique, il était complètement essoufflé et ses jambes flageolaient. La porte n’était pas verrouillée, ce à quoi il ne s’attendait pas. Il regarda furtivement à l’intérieur. Rien ne bougeait. Edmund inspira profondément par saccades et entra. Gros comme une maison, le générateur était un assemblage de composants en métal et en plastique de formes diverses. L’arche de matériau composite qui l’abritait était tour à tour éclairée de blanc et de rouge. Les grondements de stentor étaient légèrement étouffés. Il identifia les points d’injection d’énergie et posa la main sur son holster. — Merde ! Le choc le transperça comme une lame. Ses doigts s’étaient refermés sur un étui de cuir vide. Son pistolet n’était plus là. Il devait l’avoir perdu quand il était tombé. — Oh, merde ! Putain ! Désemparé, il examina l’énorme machine. Il ignorait où se trouvait le panneau de commande—y en avait-il seulement un ? Il regarda désespérément autour de lui à la recherche d’un objet susceptible d’endommager le générateur. Autant lui crier dessus et lui ordonner de s’ éteindre, pensa-t-il. Il n’avait d’autre choix que de retourner chercher son arme. L’intérieur de la salle s’emplit d’une vive lumière bleue. Un jet ionique déchira l’atmosphère et frappa la machine. Une décharge violette aveuglante se propagea sur les composants métalliques noirs, partiellement dissimulés derrière une fontaine de gouttelettes de matière plastique. Une seconde impulsion ionique atteignit les injecteurs, exactement à l’endroit que les tacticiens du bureau parisien lui avaient demandé de détruire. Un silence irréel s’installa. Les lumières rouges et blanches avaient cessé d’éclairer le plafond. Très lentement, Edmund se retourna pour faire face au tireur, dont il connaissait déjà l’identité. Tarlo se tenait à côté de la porte ouverte, le bras tendu, un pistolet à la main. — Pourquoi ? demanda Edmund. Tarlo sourit, pointa le canon de son arme vers la tête du jeune homme et tira. Adam transpirait à l’intérieur de son armure. Il avait calculé tout seul la puissance des lasers atomiques. Celle-ci devait être suffisante pour venir à bout du champ de force, lequel subissait déjà les effets du filet. Et pourtant, l’énergie colossale rebondissait vainement sur le bouclier, avec des retombées dangereuses. Soudain, le champ de force disparut. — Par tous les saints ! grogna Adam. Votre homme a réussi. — Je n’en doutais pas une seconde, dit Alic. Edmund a fait son boulot. Adam redémarra la motrice avec circonspection. Le radar scanna les environs et lui indiqua que la voie était coupée à moins d’un kilomètre de là. — On va bientôt devoir descendre, annonça-t-il aux hommes installés dans les wagons. Les senseurs lui montrèrent une nouvelle phalange de véhicules autour du portail qui menait à Half Way. Il tira un autre tueur de zone. Le projectile triangulaire jaillit de son silo situé au sommet de la locomotive et décrivit un arc peu prononcé en fondant sur sa cible. Il explosa dans une cascade de flammes vertes, qui s’écrasèrent au sol d’une manière splendide, perverse. Des boules de feu orange gâchèrent un peu cette œuvre d’art, comme les véhicules et les munitions qu’ils transportaient explosaient à leur tour. Le train freina de nouveau, grinça sur quelques mètres avant de s’immobiliser devant un cratère peu profond. — Terminus, dit Adam en ouvrant les portes des wagons. — Je reste ici, annonça Vic, tandis que Kieran engageait la voiture blindée sur la rampe. Ils étaient huit à l’intérieur – Vic, Alic, Wilson, Anna, Bradley Johansson, Jamas, Ayub et Kieran. Ils portaient tous des armures de marques diverses. De l’extérieur, toutefois, elles se ressemblaient beaucoup, se résumaient à des combinaisons noir mat de forme vaguement humaine, car elles dissimulaient de nombreux équipements et armements. — Je comprends, dit Bradley. — Non, vous ne comprenez pas. Il est toujours ici. — Vous n’en savez rien. — Je le sens. On est entrés trop facilement. Tarlo est un malin. Ne le prenez pas pour un amateur. — Dans ce cas, vous devriez rester à bord de cette voiture blindée. Elle est extrêmement bien protégée. — Non. Je veux le trouver. Et puis, eh bien, je vous couvrirai. Je suis sûr qu’il vous réserve une surprise. — Mon équipe est prête à faire face à la plupart des éventualités. Vic se leva. — Mais pas à toutes, dit-il. — Comme vous voudrez ! La porte latérale coulissa. Il faisait sombre à l’extérieur à cause de la fumée qui s’élevait des véhicules détruits. — Vous venez, patron ? demanda Vic. — Nous savons que l’Arpenteur existe, répondit Alic. Il est de l’autre côté de ce portail. C’est ma priorité. Jim, Matthew, si vous voulez rester avec Vic, je vous y autorise. — Je viens avec vous, chef, dit Jim. — Désolé, Vic, s’excusa Matthew, mais l’Arpenteur est plus balaise que Tarlo. — Pas grave, marmonna l’homme massif en sautant de la voiture. En fait, vous nous faites un cadeau, à Gwyneth et moi. — Bonne chance ! dit Alic. Adam descendit de la cabine en empruntant l’échelle soudée à la carrosserie. Heureusement, pensa-t-il, qu’il avait des électromuscles pour l’aider à supporter le poids de son armure. Le sol était loin, et la pression accumulée durant les derniers jours de préparation l’avait épuisé. Trois voitures blindées attendaient près de la voie amputée. Elles étaient ovales, vert olive, recouvertes de panneaux déflecteurs passifs lisses, et équipées de dix roues motrices, capables de s’adapter à tous les types de terrains. Elles formaient un triangle autour de trois camions Volvo. Ceux-ci étaient basés sur des châssis de GH à vingt roues étudiés pour le développement des mondes vierges. On les avait recouverts de panneaux déflecteurs d’aspect plus grossier et dotés d’un équipement électronique extensif, avant de les peindre en gris-bleu terne, ce qui accentuait encore leur allure trapue et martiale. Avec leurs réservoirs de gasoil pleins, ils devraient être capables de parcourir la distance qui séparait Armstrong City du massif de Dessault, où l’on attendait désespérément les composants qu’ils transportaient pour assurer la vengeance de la planète. Tandis qu’il se dirigeait vers la voiture blindée en position de pointe, Adam vit Vic s’éloigner et secoua la tête d’un air désolé. Dommage de perdre un vrai professionnel. Les sentiments personnels sont toujours un handicap lorsque vient l’heure du combat. La porte latérale s’ouvrit, et il entra dans le véhicule. Il ne restait qu’une place libre, en face de Paula Myo. Fait chier ! — Vous voulez conduire, monsieur ? lui demanda Rosamund. — Non, merci. Tâchez simplement d’appliquer ce que je vous ai appris. — Si elle vous écoute, dit Paula, elle finira probablement en suspension de vie, tout comme vous. — Nous ne sommes pas encore au tribunal, inspecteur. Avant cela, il faudra survivre aux deux prochains jours, ce qui est loin d’être gagné d’avance. — Vous voulez qu’on lui règle son compte ? demanda Rosamund d’un ton hostile. — Grand Dieu, non ! Comportons-nous en gens civilisés. Laissez l’inspecteur et moi-même régler nos différends tout seuls. — Vous n’aurez qu’un mot à dire si vous changez d’avis. Rosamund mit les gaz et la voiture s’ébranla. — Surveillez votre vocabulaire, dit Adam à Paula. N’oubliez pas que vous êtes sur mon terrain. — Il me semble pourtant que vous n’avez jamais mis les pieds sur Far Away. — Certes, mais ces gens et moi jouons dans la même équipe. — Je ne le pense pas. Vous n’êtes qu’un trafiquant d’armes et un instructeur. Vous avez fait le compte des gens que vous avez massacrés avant que Johansson vous prenne sous sa coupe ? — Vous deux, fermez-la ! intervint Bradley. Nous avons une autre guerre à terminer, aujourd’hui. Adam ravala ce qu’il voulait dire. Il était certain que l’inspecteur souriait sous son casque. Sa main virtuelle disposa dans son champ de vision les icônes de tous leurs véhicules blindés. Ils traversaient lentement les quelques centaines de mètres qui les séparaient encore du portail, qui luisait d’un éclat rose pâle. — Il est ouvert, dit Rosamund. — Prenez garde aux armes, la prévint Adam. Plus de vingt canons masers couvraient le passage ; ils constitueraient la première ligne de défense en cas d’invasion extraterrestre. Quelle ironie ! pensa Adam, car les canons étaient tournés dans le mauvais sens. Les lasers à rayons X des voitures blindées ouvrirent le feu sur les masers. Adam fixa son attention sur la personne assise à côté de Myo. L’homme portait une armure dernier cri, dont Adam se serait parfaitement accommodé. En dépit de ses nombreux contacts et de ses efforts, il n’était pas parvenu à se procurer le genre de combinaisons dont la Marine avait équipé les soldats envoyés sur les vingt-trois premières planètes perdues. — Bonjour, Rob, dit-il. Heureux de retravailler avec vous. — Ce n’est pas forcément réciproque, rétorqua l’autre. La dernière fois, je ne savais pas à qui j’avais affaire et j’ai fini avec deux cents ans de suspension. — On y est presque arrivés, pas vrai ? On a failli détruire Seconde Chance. Failli, seulement. Autrement, nous ne serions pas là aujourd’hui. — C’est supposé me remonter le moral ? — Non, c’était juste pour dire que la boucle était bouclée. — Elvin, vous n’avez pas participé à l’assaut contre Seconde Chance, dit Paula. — J’avais tout planifié, tout organisé. On aurait réussi, si l’IA n’avait pas décidé de vous donner un coup de main. — Écoutez, reprit Rob. Je ne savais pas que je travaillais pour vous. Si j’ai accepté ce job, c’est uniquement parce que je devais beaucoup d’argent à certaines personnes. D’accord ? Nous ne sommes pas camarades, nous ne sommes pas des potes. Compris ? — Vous avez été recruté par un agent ? demanda Paula. — Tout est dans mon dossier, répondit Rob. J’ai pleinement coopéré avec la police. D’ailleurs, voyez où cela m’a mené. — Bon, lâchez-nous un peu ! aboya Adam. Nous allons bientôt faire face à l’Arpenteur lui-même. — Je pose la question, parce que Vic a raison. Tout ceci est bien trop facile. Pourquoi l’Arpenteur a-t-il laissé le portail de Half Way ouvert ? — Vous pensez que nous allons tomber dans une embuscade ? Nous y sommes préparés. C’est en cela que consiste mon travail : élaborer des scénarios de combat. Aussi difficile que cela puisse être, inspecteur, essayez de me faire confiance. Si j’étais mauvais, vous m’auriez arrêté depuis bien longtemps. Tout en parlant, Adam se concentrait sur sa vision virtuelle. Les canons masers tombaient un à un sur le sol, tandis que leurs supports se ramollissaient comme du fromage fondu. Ils n’étaient plus qu’à cent mètres du portail et longeaient la voie unique qui conduisait à Half Way. Force lui était d’admettre que tout se passait pour le mieux. — Valtare Rigin, cela vous dit quelque chose ? lui demanda Paula. Tu m’ étonnes ! Ce jour-là, sur Venice Coast, il avait été à deux doigts de se faire pincer. Il en avait encore des frissons dans le dos. — Le propriétaire de la galerie Nystol, sur Venice Coast, le type que Bruce a assassiné. — Exactement. Pour des raisons évidentes, nous avons préféré garder cela pour nous, mais il se trouve que l’implant mémoire de Rigin a disparu. — Ouais, et alors ? — Sur Illuminatus, Tarlo est parti avec la tête de l’Agent. Vous commencez à comprendre, Elvin ? L’Arpenteur a accumulé une véritable petite base de données sur vos activités. Évidemment, j’ignore combien de vos contacts ont été tués et dépouillés de leur mémoire. Toutefois, une chose est certaine : il sait avec qui vous travaillez, de qui vous avez besoin et quel équipement vous construisez. Alors, voilà, je m’interroge : à votre avis, les informations en sa possession peuvent-elles l’aider à deviner ce que vous comptez faire aujourd’hui ? Quelle idée… Adam aurait voulu pouvoir répondre : « non, sûrement pas », mais les enjeux étaient trop importants pour laisser parler son orgueil. — Je ne sais pas. Je n’ai jamais parlé à l’Agent de mes opérations – et surtout pas la dernière fois. J’avais juste besoin de combattants expérimentés. — Espérons que cela ne lui suffira pas. — Attendez une minute, intervint Rob. Vous voulez dire que cette saloperie sait comment je m’appelle ? — Oui, répondit Paula. — Merde ! — Nous sommes prêts, annonça Rosamund. Le dernier canon avait été éliminé. Ils étaient juste en face du portail, à présent. Une douce lumière rubis traversait le rideau de pression semi-opaque et laiteux. On ne voyait rien de l’autre côté. — Envoyez le drone, ordonna Adam. Le petit robot ailé s’enfonça dans le champ de force. Ses caméras leur transmirent les images d’un paysage de roches sous un ciel fuchsia. Une seule paire de rails s’éloignait du portail et descendait dans la vallée, en direction de la mer calme. — Rien, dit Rosamund. Aucune activité électromagnétique, aucune source de chaleur. Ils ne sont pas là. — Alors, allons-y. Envoyez le drone au-dessus de Shackleton. Nous avons besoin de savoir s’il reste ou non des avions. Vic regarda le dernier des camions Volvo disparaître derrière le rideau de pression. Il s’était éloigné des Gardiens lorsqu’ils avaient commencé à abattre les canons masers. Les armes massives en forme de T étaient tombées sur le sol noirci, où elles avaient brûlé au milieu des carcasses des véhicules qui gardaient l’entrée du portail. Il avait l’impression d’être de retour sur Illuminatus après la bataille de La Canopée. Tout se déroulait un peu trop facilement à son goût. Le réseau local s’était effondré grâce à Edmund, mais les liaisons de sécurité auraient dû résister à son logiciel de subversion. En d’autres mots, Tarlo aurait dû être capable d’utiliser les canons contre eux, de se frotter aux Gardiens. Les masers étaient vieux, mais pas au point de ne pas pouvoir causer des dégâts. Ce n’était pas logique, à moins que Tarlo ait eu pour mission de laisser les Gardiens passer de l’autre côté. Mais pourquoi ? Vic arriva devant le bâtiment géodésique qui abritait le générateur de champs de force. Ses senseurs ne détectèrent aucun bouclier personnel, ni source d’énergie suspecte. En revanche, son capteur infrarouge s’arrêta sur une silhouette allongée de l’autre côté de la porte. Un homme. Il entra. Le cadavre étendu sur le béton aux enzymes n’avait plus que la moitié de sa tête. Un jet ionique lui avait arraché le visage et brûlé le reste du crâne. Vic était presque certain qu’il s’agissait d’Edmund Li. En tout cas, ce n’était pas Tarlo. Bien sûr, il n’y avait aucun moyen de savoir combien d’agents de l’Arpenteur étaient restés de ce côté-ci du portail. Il bascula les senseurs de son armure en mode actif et balaya l’espace caverneux et sombre. Il repéra rapidement les deux impacts à l’origine de la désactivation du générateur, car ils étaient encore chauds. Apparemment, il n’y avait personne à l’intérieur. Soudain, une énorme explosion retentit à l’extérieur. Instinctivement, Vic s’accroupit, tandis que son bouclier se renforçait. Il sortit à l’air libre et vit une montagne de feu et de fumée graisseuse noire s’élever au-dessus du long bâtiment abritant le générateur du trou de ver menant à Half Way. Le portail lui-même n’était plus qu’un demi-cercle concave rempli d’une machinerie complexe. Il n’y avait plus ni luminescence rouge, ni lumière d’un soleil lointain rendue diffuse par le rideau de pression. Une nouvelle explosion déchira l’immeuble, et des débris furent projetés à des centaines de mètres à la ronde. Le feu se propagea à l’intérieur ; il lécha les contours des trous apparus dans la toiture et les murs. Vic se mit à courir vers le portail mort sans se soucier de rester à couvert. Ses senseurs scannaient constamment les environs à l’affût du moindre mouvement, d’un signe d’activité humaine. Quelqu’un avançait dans sa direction, marchait rapidement sur le sol brûlé sans essayer de se cacher. Vic n’avait pas besoin de confirmation ; il savait de qui il s’agissait. Ses senseurs visuels zoomèrent néanmoins sur le personnage. Il s’arrêta à dix mètres de Tarlo. L’agent de l’Arpenteur n’avait activé aucun de ses gadgets. Ses implants étaient éteints, ses réserves d’énergie passives. Il se tenait debout, vêtu d’un costume en fibre semi-organique à l’aspect moiré. Ses cheveux blonds étaient coiffés et maintenus en arrière par une fine lanière de cuir. — Vic ? demanda-t-il en examinant l’armure massive. C’est Vic, je suppose. Vic alluma son circuit audio externe. — Ouais, c’est moi ! — Bien. Comment va Gwyneth ? — Pourquoi, ça t’intéresse ? — Une part de moi a envie de savoir, mon pote, ouais. — Elle s’en sortira. Pourquoi est-ce que tu as fait cela ? Le visage avenant de Tarlo arbora un sourire compatissant. — Je n’avais pas le choix. Ah, cette Paula Myo ! Quelle casse-couilles ! J’ai toujours su qu’elle finirait par me découvrir. — À qui suis-je en train de parler ? — À nous deux, je pense. Une part de moi-même a terminé son boulot, donc elle se fiche pas mal de ce qui va lui arriver. Elle se contente d’attendre que tu me tues. — Tu as échoué, mec. Les Gardiens sont passés. — Les Gardiens sont passés, donc j’ai réussi. — C’est un piège ? — À ton avis ? — Je pense que je vais te ramener au bercail pour te faire subir une petite lecture de mémoire. — C’est trop tard, mon pote. Qatux est de l’autre côté avec les autres. — Comment est-ce que tu savais… Les senseurs de sa combinaison indiquèrent à Vic que les implants de Tarlo se réveillaient. Sans attendre, il tira avec son fusil ionique et le coupa en deux. 5 Les arbres semblaient tous faits dans le même moule arrondi et étaient ornés de feuilles rouges et or, qui rappelaient la Nouvelle-Angleterre en automne. Sauf qu’on était apparemment en été, que le soleil brillait au-dessus de leurs têtes, et qu’une brise chaude et sèche agitait les branches. Ozzie ne portait qu’un tee-shirt et un short excessivement usé. Cela ne l’empêchait pas de transpirer abondamment en portant son sac. Orion se contentait d’un pantalon découpé. Torse nu, il avançait dans la chaleur intense de l’après-midi en donnant l’impression de souffrir le martyre. Tochee, pour sa part, paraissait très à l’aise. Les sortes de fronde qui pendillaient contre ses flancs étaient colorées et se balançaient gaiement dans le vent. Ozzie était presque certain de savoir où ils se trouvaient, bien que la sensibilité nouvelle grâce à laquelle ils arpentaient les chemins silfens ne fût pas aussi précise et fiable qu’un système de navigation par satellite. Cela faisait une demi-heure déjà qu’il accumulait les indices. Ils marchaient sur un véritable chemin entretenu, et non une simple piste empruntée par des animaux et des hommes. Il n’y avait pas de branches mortes sur le sol et très peu de brindilles. Plusieurs mares et flaques profondes avaient été remplies de gravillons pour éviter aux voyageurs de faire des détours. Il avait même vu des arbres aux branches coupées proprement au bord de la route. Les cicatrices étaient anciennes, se résumant désormais à des nœuds sur les écorces couleur sépia. Autant de tâches qu’accomplirait un office des forêts pour satisfaire les promeneurs et autres randonneurs. Ses implants se réveillaient lentement, ce qui lui permettait de nourrir un certain optimisme. Depuis qu’ils avaient quitté le halo gazeux, ses processeurs bioneuraux et ses senseurs avaient recouvré leurs capacités de base, même si leur fonctionnement restait erratique, ce qui était normal sur les chemins silfens. Le lendemain de leur conversation avec le Danseur, il avait trouvé une route nouvelle au beau milieu de la forêt qui recouvrait le récif. Depuis, ils avaient traversé quatre mondes. Ozzie ne savait pas réellement où aller ; en revanche, il avait le pouvoir de sentir où les chemins le conduiraient. À plusieurs reprises, ils avaient fait demi-tour car ils s’éloignaient trop du Commonwealth. Il n’était aucunement question d’une carte mentale ; tout juste d’une conscience de la direction suivie. À mesure qu’il avançait, les graphismes de sa vision virtuelle se faisaient plus nets. Sa puissance de traitement augmentait, elle aussi, tout comme la force des signaux qui circulaient entre les implants et l’ordinateur de poche du rasta. Soudain, ce dernier détecta un nouvel afflux de données. — On y est ! cria-t-il en se mettant à courir. — Où ça ? demanda Orion. On a quitté le chemin depuis un bout de temps déjà. La forêt devint moins dense, révélant un paysage de prairies vertes et vallonnées. Des bovins à six pattes et à la peau ambrée y broutaient paisiblement. Des moutons se mêlaient à eux, apparemment habitués au voisinage de ces créatures étranges. Ozzie repéra des mangeoires hexagonales pleines de foin. Des clôtures de fil métallique divisaient les prairies en vastes pâturages. Au-delà s’étiraient des champs de céréales aux épis presque mûrs. À l’horizon, on distinguait des collines plus élevées couvertes de forêts brunes et dorées. Les implants d’Ozzie se connectèrent à la cybersphère planétaire. Des icônes incroyablement familières apparurent dans sa vision virtuelle. Les revoir après tant de temps lui fit l’effet d’une douche glacée. Je suis rentré à la maison. Il se retourna vers ses compagnons, qui émergeaient sans se presser de la forêt. — On a réussi ! hurla-t-il. Ses jambes le lâchèrent, et il tomba à genoux. Des souvenirs malicieux et inattendus de visites papales dans les mondes ouverts à la colonisation par Nigel et lui revinrent à sa mémoire. Il se pencha en avant et embrassa la terre. — Putain, on a réussi ! cria-t-il de nouveau en levant les yeux vers le soleil puissant. — On a réussi quoi ? s’étonna Orion. — On y est, mec, répondit Ozzie en se relevant difficilement et en serrant le garçon dans ses bras. Regarde autour de toi, mon vieux. Cela ne te dit rien ? Des moutons, des clôtures, des pâturages, et, là-bas, je crois que c’est une grange. On est chez nous. On est de retour dans ce bon vieux Commonwealth intersolaire. Orion regarda autour de lui, un sourire incertain éclairant son visage couvert de tâches de rousseur. — Mais où, exactement ? — Ah, bonne question ! Attends une seconde, lui dit-il, tandis que ses mains virtuelles voletaient au-dessus des icônes, extrayaient des informations du réseau local. Bilma, dans l’espace de phase deux. C’est la première fois que j’y mets les pieds – trop loin pour mon trou de ver. On est sur le continent appelé Dolon, à l’opposé de la capitale planétaire. La ville la plus proche est Eansor – vingt-deux mille habitants, soixante-douze kilomètres…, dit-il en pivotant sur ses talons et en tendant le bras, un grand sourire aux lèvres. Dans cette direction. Et il y a une route à trois kilomètres quatre cents, par là-bas, ajouta-t-il en pointant le doigt dans une autre direction. — Ami Ozzie, ami Orion, je suis ravi que vous soyez enfin arrivés à destination. — Eh, mon vieux ! dit Ozzie en posant la main sur le dos de Tochee. Ma maison est la vôtre. Je vous présente mes excuses par avance pour la manière dont certaines personnes risque de se comporter avec vous. Vous allez devenir une célébrité, l’ambassadeur de votre espèce tout entière. — Je pense que le programme de traduction a fait une erreur, mais je vous remercie infiniment. Que proposez-vous de faire, à présent ? — Bonne question. Un : prendre un bain ! Deux : manger quelque chose de bon ! Ou alors la même chose dans l’autre sens. Il examina longuement le paysage bucolique dans lequel ils avaient émergé. Une chose l’ennuyait un peu avec les icônes de l’unisphère : la date. D’après son affichage, il se serait absenté pendant plus de trois ans, alors que, selon son horloge personnelle, dix-huit mois seulement se seraient écoulés depuis son départ. — Bien. J’ai besoin d’un peu de temps pour aller aux nouvelles. À en croire le Danseur, le Commonwealth serait en guerre. Par ailleurs, il convient de réfléchir à la façon dont nous allons nous déplacer ; je pense plus particulièrement à Tochee. Voyons voir… Il commença à extraire des données de l’unisphère, usant des fonctions de son interface avec circonspection, comme un débutant découvrant pour la première fois sa vision virtuelle. Une liste de loueurs de véhicules s’afficha devant lui. Il passa en revue leur parc et opta pour un Land Rover Aventime qui, à condition de replier douze ou quatorze sièges, pourrait accueillir Tochee. Il envoya un paiement à la société et donna des instructions à l’ordinateur de bord du 4 x 4. — Bon, on va se diriger vers la route. Notre voiture devrait arriver d’ici une quinzaine de minutes. — Ozzie ? dit Orion, l’air embarrassé. — Ouais ? — Il doit bien y avoir des bars et tout ça, dans la ville dont vous nous avez parlé ? — Bien sûr, mon pote, répondit le rasta tout en compulsant la liste des établissements du coin pour leur trouver un hôtel. — Ce soir, reprit le garçon en plissant les yeux face au soleil énorme, on pourra visiter quelques endroits, enfin je veux dire des lieux de rencontre, où il y a des filles ? — Ouais, pourquoi pas. Ce n’est pas une mauvaise idée. Je te promets qu’on va profiter de la ville pendant quelques jours. — Super, parce que je me rappelle toutes les phrases types que vous m’avez données. — Ah bon ? —Oui, j’aimerais bien essayer de placer celle du paradis. — Laquelle ? — Vous savez, celle où vous faites semblant de lire une étiquette dans le cou de la fille et où vous lui dites qu’elle… — … est fabriquée au paradis. Oui. D’accord. Je m’en souviens, maintenant. Écoute mon vieux, ces phrases-là, il faut les garder pour les cas désespérés, d’accord ? Pour commencer, tu vas leur raconter où tu es allé et tout ce que tu as vu. Aucun type du coin ne t’arrivera à la cheville, compris ? Tu seras la star du patelin, mon pote. Tu brilleras tellement, que les filles auront besoin de s’enduire d’écran total pour te regarder. — D’accord. — Avant cela, tu vas devoir te décrasser et enfiler des vêtements dignes de ce nom. On s’occupera de cela lorsqu’on aura trouvé un hôtel où se relaxer. — Je ne comprends pas l’utilité de ces stratagèmes verbaux pour attirer une compagne temporaire, intervint Tochee. N’êtes-vous pas attirés naturellement l’un vers l’autre ? Orion et Ozzie échangèrent un regard. — Notre espèce a tendance à compliquer un peu les choses, répondit ce dernier. Mais il n’y a rien de méchant là-dedans. — Vous êtes obligés de mentir à vos femelles ? — Non, non. Disons que c’est une sorte de rituel. — Dommage, il me semble que le programme de traduction fait de nouveau étalage de ses limites. — Est-ce que Tochee va venir avec nous dans les bars ? Ozzie lança au jeune garçon un regard noir. — Oh, ce ne serait pas très intéressant pour lui ! dit-il. — J’aimerais connaître tous les aspects de la civilisation humaine, rétorqua l’extraterrestre. D’après ce que vous m’avez dit, elle est richement texturée et respire la culture. — Et merde ! marmonna Ozzie. Ils attendirent le Land Rover Aventime une dizaine de minutes, assis sur le bas-côté. Il s’agissait d’un gros 4 x 4 bordeaux métallisé pourvu de larges vitres réfléchissantes. Le haillon en morphométal s’ouvrit, et Tochee se glissa à l’intérieur. Ozzie s’installa à l’avant et entra de nouvelles instructions dans l’ordinateur de bord. Comme il était bizarre de se retrouver de nouveau dans un artefact technologique. L’odeur l’étonna beaucoup – le lave-glace parfumé au pin, la cire dont avaient été généreusement enduits les sièges en cuir. — Elle va vite, commenta Orion. — Mouais. Ils roulaient à moins de cent kilomètres à l’heure. La route se résumait à une simple langue de béton aux enzymes. Il s’agissait d’une voie mineure, qui reliait des communautés rurales isolées. On en trouvait de similaires dans tout le Commonwealth. — Quel âge avais-tu lorsque tes parents sont arrivés sur Silvergalde ? demanda Ozzie. — Je ne sais pas. Deux ou trois ans. — Tu n’as donc aucun souvenir du Commonwealth. — Aucun. Je connais juste les trucs que les gens apportaient à Lyddington. Sauf que rien ne fonctionnait, là-bas. Depuis qu’ils avaient quitté la Citadelle de glace, Ozzie avait volontairement occulté la question de l’éducation d’Orion et de la responsabilité que cela représentait. Aujourd’hui, il ne pouvait faire autrement que de prendre en charge le gamin, ainsi que l’extraterrestre. Tous les deux étaient très excités par ce voyage et ne cessaient de poser des questions sur les fermes et les véhicules qu’ils croisaient. Ozzie avait l’impression de conduire deux enfants de cinq ans à la maternelle. Lorsque la voiture se retrouva sur une route à deux voies et accéléra véritablement, Orion se mit à hurler comme s’il faisait un tour de montagnes russes. Tochee demanda si tous les véhicules humains étaient aussi rapides. Ozzie connaissait suffisamment le langage corporel de leur ami extraterrestre pour deviner que Tochee était de plus en plus nerveux. Il limita donc la vitesse du 4 x 4 à cent quatre-vingts kilomètres à l’heure. Eansor était une petite ville plutôt agréable, quoique ordinaire. Seuls Orion et Tochee parvenaient à la trouver spectaculaire et s’extasiaient en admirant ses bâtiments et sa population. La route à deux voies traversa les zones industrielles de la périphérie, enjamba des rivières dans des banlieues où les plus belles maisons étaient au bord de l’eau, et déboucha finalement dans le centre-ville constitué de grands immeubles en pierre et en verre juchés sur les versants de collines modestes. Ozzie contourna l’hôtel Ledbetter et se gara devant la porte des livraisons. — Attendez-moi ici, dit-il aux autres. Pas de bêtises, hein ? J’ai besoin d’une journée de calme pour me réhabituer à la civilisation, alors pas question de faire des histoires. — Pas de problème, répondit Orion, sur un ton raisonnable. Par mesure de précaution, Ozzie verrouilla les portières de la voiture avant de s’éloigner. Le hall d’entrée de l’hôtel était très haut de plafond et orné d’un jardin de plantes extraterrestres colorées disposées de façon à figurer un arc-en-ciel végétal. Ozzie, qui avait récemment vu assez de plantes exotiques pour ses cinq prochaines vies, traversa le hall sans faire aucunement attention au décor luxuriant. Nombre de clients le regardèrent du coin de l’œil et ne purent s’empêcher de plisser le nez. Comme il savait exactement à quoi il ressemblait, Ozzie marcha en regardant droit devant lui et en essuyant ses chaussures crasseuses sur l’épaisse moquette bleu marine. Il atteignit le comptoir en ardoise de la réception et posa la main sur la sonnette en cuivre. Deux employés bien bâtis vinrent se positionner discrètement derrière lui. Le réceptionniste – petite quarantaine et blazer bleu – lui lança un regard plein de reproches. — Oui… Monsieur. Ozzie sourit sous sa barbe extravagante. — Ouais, donnez-moi votre meilleure suite, mon vieux. — Elle est réservée. À vrai dire, toutes nos chambres sont réservées. Vous devriez tenter votre chance dans un autre établissement, ajouta l’homme en regardant les deux employés et en leur faisant un signe discret. — Non, pas question, mec. Le vôtre est le seul cinq étoiles de la ville. Sans laisser au réceptionniste le temps de protester, il allongea le bras et appliqua son pouce sur le lecteur de la caisse. — Écoute, mon pote…, commença l’homme avant de s’interrompre, bouche bée, tandis que l’ordinateur de l’hôtel reconnaissait le tatouage d’Ozzie et affichait son identité sur le moniteur. Oh ! fit-il en se penchant pour regarder ce barbu de plus près. Ozzie ? Enfin, je veux dire, monsieur Isaacs ? Nous vous souhaitons la bienvenue au Ledbetter. Les employés se figèrent. L’un d’eux sourit. — Alors, cette suite ? insista Ozzie. — Quel idiot je fais ! Notre suite royale est libre. Ce serait un honneur pour nous que de vous accueillir dans notre modeste établissement, monsieur. — Heureux de vous l’entendre dire, mon pote. Bon, à propos de cette suite : je suppose que vous y logez souvent des gens importants, des gens qui ne veulent pas que leur vie privée soit étalée dans les programmes douteux de l’unisphère ? — En effet, monsieur. Notre discrétion est parfaitement exemplaire. — Très bien. L’ascenseur de service monte-t-il jusqu’à cette suite ? — Absolument, monsieur. — Excellent ! Écoutez-moi attentivement : un très gros extraterrestre attend dans mon 4 x 4, derrière votre établissement. Je veux qu’on le monte dans la suite royale sans que personne le voie. Je n’ai pas envie de découvrir Alessandra Baron ou je ne sais qui sur le trottoir en ouvrant mes volets demain matin. Je me suis bien fait comprendre ? demanda-t-il en donnant un pourboire très généreux au personnel de l’hôtel. Le réceptionniste haussa imperceptiblement les sourcils. — J’informerai mes collègues de vos exigences et je m’assurerai du respect de votre volonté. — Vous êtes un type comme je les aime. Parlez-moi un peu de votre carte et du room service. — Monsieur, notre restaurant est le meilleur de toute la ville. Voudriez-vous le visiter ? — Non, merci. Faites tout monter là-haut. — Bien sûr, monsieur. Permettez-moi de vous conseiller notre… — Je veux tout. — Tout, monsieur ? — Oui, je veux goûter à tout. Au cas où, envoyez-moi aussi vingt-cinq laitues. — Tout de suite, monsieur. La salle de bains de la chambre à coucher principale était équipée d’une grande baignoire circulaire en marbre encastrée dans le sol. Plusieurs personnes auraient pu s’y laver en même temps. Toutefois, elle n’était pas tout à fait assez profonde pour Tochee. L’extraterrestre était installé sur des serviettes à côté du bassin et se versait de l’eau chaude et savonneuse sur le corps. À l’aide de ses membres préhensiles et de deux des plus grosses brosses que l’hôtel avait pu dégotter, il frottait sa fourrure et ses frondes latérales couvertes de morceaux de feuilles mortes, de poussière, de boue, de brins d’herbe et autres détritus accumulés en arpentant différents mondes. Vêtu d’une simple serviette couleur canari, Orion tournait autour de la créature et rinçait avec un pommeau de douche la mousse appliquée plus tôt par Ozzie sur les frondes démêlées. — Il n’y a pas de shampooing avec démêlant sur mon monde, fit remarquer Tochee. Plusieurs de ses frondes désormais propres voletaient au moindre mouvement d’air. En séchant, elles avaient recouvré leur douceur et leur légèreté perdues. — Je deviendrais un personnage très important si j’importais une invention de ce genre. — Dans la vie, seuls les détails comptent, fit remarquer Ozzie. Tout comme Orion, il ne portait qu’une grande serviette de bain. Il prendrait sûrement une autre douche lorsqu’ils en auraient terminé avec la thérapie de beauté de l’extraterrestre. Trois douches en une journée ! Il eut un frisson en repensant à la couleur de l’eau de rinçage de sa première séance de nettoyage. Ils s’étaient interrompus pour manger. Ils s’étaient empiffrés debout, en tournant autour des dessertes chargées de plats en tous genres. Ozzie avait englouti en priorité un steak bleu à la française. Puis il avait goûté les poissons, les gibiers, le risotto, le poulet sauce aigre-douce, les plats thaïs, les pâtes. Les frites ! Une montagne de frites. La bière, il l’avait avalée comme si elle avait été brassée par les dieux de l’Olympe. Tochee s’était contenté des plats végétariens. Ozzie ne parvenait pas à comprendre comment quiconque – humain ou extraterrestre – pouvait manger avec appétit deux bols entiers de bâtonnets de carotte prévus pour l’apéritif. Il avait bien fait de penser à la laitue. Tochee en avait dévoré la moitié d’un seul coup. Orion et Tochee mangèrent de la glace pour la première fois de leur vie. Ils n’en laissèrent pas une seule cuillerée et en commandèrent davantage. Ozzie, pour sa part, goûta à tous les desserts en quantité modérée. Après ce repas gargantuesque, ils firent venir des marchands de vêtements pour s’habiller de la tête aux pieds à la dernière mode. Il leur fallut plus d’une heure pour arrêter leur choix. Le salon privé de l’établissement s’occupa alors de la barbe et des ongles d’Ozzie. Le rasta ne se résolut pas à laisser couper beaucoup de sa tignasse, car il était attaché à sa démesure. Orion eut droit à un traitement similaire, qui ne cessa que lorsque Ozzie vint au secours de la pauvre fille qui s’occupait des cheveux du garçon. — Tu bavais, lui dit-il quand la coiffeuse, énervée, fut partie. — Elle était très belle, se défendit Orion. Très gentille, aussi. — Elle avait soixante ans de plus que toi, mon vieux. Crois-moi, quand on sait où regarder, il est facile de débusquer les traces d’un rajeunissement. En plus, elle était trop maquillée. Quand on se farde à ce point, c’est qu’on a quelque chose à cacher. Quant à sa gentillesse, c’est juste de la courtoisie professionnelle. — Vous êtes jaloux, c’est tout. Ozzie s’empressa d’annuler la séance de massage. Rendre son aspect originel à Tochee leur prit une bonne heure et demie. Force leur fut néanmoins de constater qu’ils n’avaient pas perdu leur temps. Lorsqu’ils eurent fini de sécher ses frondes, leur ami était vraiment sublime. Plus duveteux et coloré que jamais. — Il est plus beau que toutes les meneuses de revue du Commonwealth, déclara Ozzie. — On peut sortir, maintenant ? demanda Orion. Le garçon était vêtu d’une chemise semi-organique noire, d’une veste blanche et rouge, et d’un pantalon si vert qu’il en faisait mal aux yeux. La vendeuse leur avait assuré qu’il n’y avait pas plus branché pour les moins de vingt ans. La vue d’Orion ainsi apprêté donna un coup de vieux à Ozzie. Comment pourrait-il entrer dans un bar avec un pareil épouvantail ? — Désolé, pas ce soir. Je t’ai expliqué que j’avais pas mal de travail, qu’il me fallait rattraper le temps perdu. Cet hôtel, cette planète n’étaient qu’un interlude avant son retour sur son astéroïde. — Demain, alors, insista Orion d’une voix geignarde. Promettez-moi. Ce n’est pas juste. On est rentrés, et pourtant je suis forcé de rester cloîtré. Je veux rencontrer des filles. — D’accord, demain, dit Ozzie pour avoir la paix. — Qu’est-ce que je vais faire, ce soir ? demanda Orion. Il faisait presque nuit, et les veilleuses rouges et vertes des parterres de fleurs qui entouraient l’hôtel brillaient avec intensité. — Choisis-toi un programme. Je te montrerai comment faire. Tochee aussi aimerait sans doute découvrir davantage le Commonwealth. Il l’entraîna dans le salon principal et se connecta à l’ordinateur de la suite. Il donna rapidement quelques instructions pour empêcher le garçon de se vautrer dans des IST pornos toute la nuit – par égard pour Tochee – et activa le module de commande vocale. Il entra le programme de traduction de l’extraterrestre dans le système et les laissa se débrouiller. Les véhicules des Gardiens étaient presque arrivés dans le fond de la crique profonde qui abritait Shackleton lorsque la liaison à bande passante étroite qui reliait Adam au train fut coupée. Il demanda à Rosamund d’envoyer le drone inspecter le portail. Le petit robot décrivit une courbe serrée dans le ciel rouge clair de Half Way et fit demi-tour. En réalité, Adam n’avait besoin que d’une confirmation. Vu le silence qui régnait dans la voiture blindée et sur le canal général, il n’était pas le seul dans ce cas. Une image de la machinerie du portail s’afficha dans sa vision virtuelle. Pendant une fraction de seconde, elle fut illuminée par un éclair puissant et bleu, qui lui révéla le contenu du demi-cercle. De trou de ver, en revanche, il n’était plus question. — Eh bien, commença Morton, j’ai comme l’impression que le voyage de retour risque d’être plus compliqué que prévu. — Il y a toujours des avions à Shackleton, dit Adam en essayant de rester positif. Il ne s’agissait pas de paniquer. Pas encore. S’ils commençaient à penser à leur isolement, ils risqueraient de perdre rapidement les pédales. Pour le moment, une autre idée l’obsédait littéralement : il restait un trou de ver sur cette planète oubliée des dieux, et l’Arpenteur l’atteindrait avant eux. Comme coup fourré, on avait rarement fait mieux. L’Arpenteur n’avait plus qu’à traverser le trou de ver avant de détruire le portail derrière lui pour les piéger sur ce monde dont l’environnement hostile finirait par les tuer. Qui rechercherait leurs cadavres ? Sheldon ? Peut-être. Son assistant virtuel l’informa que Bradley voulait lui parler sur un canal privé. — Nous sommes dans de beaux draps, dit ce dernier. Aviez-vous prévu ce scénario ? — Stig et moi avons travaillé sur cette éventualité il y a plus d’un an de cela. Nous en étions arrivés à la conclusion que Far Away aurait suffisamment de ressources pour permettre aux clans de terminer notre mission. Sauf qu’à à l’époque, nous considérions que l’acheminement des données martiennes et des derniers composants serait une formalité. Entre-temps, il y a eu la décision d’inspecter tout le fret à destination de Far Away, ce qui nous a forcés à nous concentrer sur le contournement du blocus. — Nous pensions être prêts avant le retour de l’Arpenteur, dit Bradley. — Exactement. Et puis, nous n’avions pas prévu la seconde attaque des Primiens. En tout cas, nous n’avions certainement pas envisagé ce qui nous arrive aujourd’hui. — Alors, que nous proposez-vous ? — Il n’y a qu’une alternative : arriver à Port Evergreen avant lui. — Vous pensez que c’est possible ? — En admettant qu’il n’ait pas saboté les avions, il a déjà trente minutes d’avance sur nous. Nous n’avons ni aérobots ni missiles air-air. — Je vois dit Bradley. Pensez-vous qu’il soit possible de retourner la situation, de prendre l’Arpenteur à son propre piège ? Nous pourrions peut-être prévenir nos combattants de l’autre côté, leur demander de venir à Port Evergreen afin de préparer un comité d’accueil pour l’Arpenteur. De cette façon, il serait pris entre deux feux. — Les avions ne sont dotés que de radios ondes courtes pour les cas d’urgence. Il n’y a pas de satellites ici, juste de la fibre optique entre Shackleton et Port Evergreen pour relier Far Away à l’unisphère. — Il suffit donc d’attendre le prochain cycle de transfert de données pour prévenir Stig. Laissons quelqu’un derrière et... — Cela fait déjà plusieurs jours que l’Institut bloque toutes les communications. — Alors, nous n’avons d’autre issue que d’effectuer ce vol en espérant que Stig puisse nous aider d’une manière ou d’une autre. — Sans savoir ce qui se passe de notre côté ? — Il n’est pas stupide. Il aura compris que l’Arpenteur est sur le point de revenir et que nous sommes à ses trousses. — Croisons les doigts. Les véhicules arrivèrent sur le plateau rocheux qui accueillait les bâtisses pressurisées et les vastes hangars à une centaine de mètres au-dessus du niveau de la mer. Deux des hangars étaient ouverts et vides – la singulière étoile double de la planète éclairait les espaces caverneux par intermittence. Lors de son vol de reconnaissance initial, le drone avait révélé que les sept autres hangars contenaient toujours des Oies de carbone. — Nos véhicules tiendront dans un seul avion, dit Adam. — Je ne voudrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, intervint Bradley, mais n’est-il pas risqué de mettre tous nos œufs dans le même panier volant ? — Je suis préparé à inspecter les appareils, se défendit Adam. Nous partons du principe que des agents de l’Arpenteur ont pu les saboter. C’est pour cela que j’ai apporté ces robots senseurs empruntés à la police scientifique. Ils devaient nous permettre de vérifier trois avions. Malheureusement, nous nous devons de prendre l’air le plus vite possible. Charger tous nos robots senseurs dans un seul appareil nous permettra de gagner beaucoup de temps. Nous ne pouvons plus nous offrir le luxe de vérifier trois avions, Bradley, plus maintenant. — Excusez-moi, Adam. C’est votre opération. Je tâcherai de garder le silence jusqu’à la fin de ce voyage. — N’en faites rien. Je ne suis pas infaillible. Si vous me voyez faire une bourde, criez-le haut et fort, ajouta-t-il en rallumant le canal général. Kieran, Ayub, vous êtes chargés de la décontamination. Dépêchez-vous, mais soyez consciencieux. Il serait dommage que nous ayons un souci au-dessus de l’océan. Les autres attendirent dans la sécurité relative des véhicules, pendant que Kieran et Ayub se rendaient dans le hangar numéro cinq, laissé en mode hivernal d’économie d’énergie. Une colonie de robots senseurs semblables à des chenilles longues de trente centimètres les suivit en se tortillant sur le sol. Les machines étaient hérissées de filaments fins comme de la soie d’araignée et composés de molécules intelligentes, qui formaient un genre de fourrure duveteuse. Elles tournèrent autour de l’avion géant et testèrent le sol rocheux à la recherche de traces éventuelles laissées par des intrus. — Personne n’est passé par ici depuis plus d’une semaine, annonça Ayub. Aucune trace thermique, aucun résidu de dissémination chimique. Adam leur donna l’autorisation de tester l’appareil lui-même. Kieran monta dans le cockpit et chargea plusieurs logiciels de diagnostic dans l’ordinateur de bord. Ayub supervisa le déploiement des robots sur le fuselage et à l’intérieur des sas. Ils sillonnèrent la structure, visitèrent les grilles et les trappes d’inspection, testèrent chaque composant avec leurs filaments, analysèrent l’air, pratiquèrent des scans à résonance sur le squelette de l’engin. Il en lâcha trois dans chacune des turbines nucléaires, afin qu’ils se faufilent entre les pales des hélices et atteignent les compresseurs. — Le cycle du trou de ver est prévu pour quand ? demanda Anna. — Dans un peu plus de six heures, répondit Adam. En supposant que l’Arpenteur effectue un vol standard, il restera ouvert environ une heure trente après son arrivée à Port Evergreen. — Cela devrait suffire, dit Wilson, mais ce sera juste. Vingt minutes plus tard, Ayub sortit de la soute et déclara qu’il n’avait décelé aucun piège. — Combien de temps cela va-t-il prendre encore ? demanda Oscar. — Le temps qu’il faudra, répondit fermement Adam. — Nous lui laissons trop d’avance, dit Wilson. À ce rythme-là, l’Arpenteur aura largement le temps de détruire le portail derrière lui. Nous devons absolument lui coller au train. Réduisez les scans au minimum et allons-y. Adam savait qu’ils avaient raison. Si l’Arpenteur avait réellement voulu les empêcher de le suivre, il aurait tout simplement détruit les appareils restants. Son intention devait être de détruire le générateur de Port Evergreen pour les emprisonner sur ce monde. Oui, c’était on ne peut plus simple. Simplicité est souvent synonyme d’efficacité. Sans compter qu’ il improvise peut-être un peu. — D’accord, dit-il aux chauffeurs. Montons à bord. Kieran et Ayub déplièrent la rampe de la soute principale située à l’arrière de l’avion. Les Volvo passèrent les premiers. Comme la voiture blindée passait sous une aile énorme, Adam vit des robots senseurs tomber de l’échappement de la turbine et se tortiller désespérément sur le sol, victimes des radiations émises par la micropile. Il les regarda longuement, jusqu’à ce qu’ils cessent définitivement de bouger. Sur ce monde hostile, même les machines robustes mouraient. C’était mauvais signe. Wilson portait encore son armure lorsqu’il entra dans le cockpit. Celui-ci était à la mesure de l’Oie de carbone, vaste, doté de fauteuils pareils à des chaises longues confortables. Rien à voir avec les chasseurs exigus de l’USAF dont il s’était contenté durant sa première vie. Le pare-brise bombé faisait presque deux mètres de haut et offrait une vue panoramique sur le nez émoussé de l’appareil. Kieran était assis dans le siège du pilote face à trois ordinateurs très performants posés sur la console. Lui non plus n’avait pas retiré son armure. Les calculateurs étaient reliés aux systèmes de l’avion par d’épaisses fibres optiques. — Vous avez trouvé quelque chose ? demanda Wilson. — Non. Le logiciel continue sa vérification. J’ai chargé des programmes supplémentaires au cas où il y aurait un truc planqué. À mon avis, ils n’ont pas eu le temps d’installer quoi que ce soit de bien méchant. Nous n’avons décelé aucune trace thermique de présence prolongée. Je n’en mettrais pas ma main à couper, mais je crois que nous n’avons rien à craindre. Il se leva de son fauteuil et retira son casque. Wilson étudia son visage jeune, ses cheveux courts encadrant un visage fin, ses yeux alertes. Travailleur, dévoué, efficace. Comme moi, il y a trois cent quarante ans. Mon Dieu ! — Lorsque j’étais dans l’aviation, j’ai appris à faire confiance à mes mécanos. Je suppose que rien n’a réellement changé depuis. Kieran eut un sourire reconnaissant. — Merci. — Alors, voyons si je me souviens de tout, dit-il en commençant à retirer son armure. — Amiral, je suis heureux que vous soyez ici. Le terme surprit Wilson. Trente ans plus tôt, la Marine dont il avait le commandement chassait les Gardiens comme s’ils étaient un virus pandémique. Ce qui rendait la confiance du jeune homme encore plus touchante. — Je ferai tout mon possible, promit-il. Oscar et Anna arrivèrent dans le cockpit tandis que Wilson finissait de se débarrasser de sa combinaison. Il était vêtu en tout et pour tout d’un tee-shirt blanc et d’un short, alors que l’atmosphère de l’appareil était presque glaciale. — Voilà, dit Oscar en déposant à ses pieds un petit sac. Notre pack CST « spécial cadres supérieurs ». Indispensable pour survivre aux hôtels de luxe et aux conférences. — Ne vous moquez pas, gronda Wilson en ouvrant le sac. Il en sortit un gilet en peau de mouton avec le logo de CST sur la poitrine et l’enfila rapidement avant de s’installer dans le fauteuil confortable du pilote. — Waouh, ce cuir est gelé ! se plaignit-il. Il posa les mains sur les capteurs de pilotage et commença à passer en revue le menu qui s’affichait progressivement dans sa vision virtuelle. Pour commencer, il localisa les circuits environnementaux de l’appareil et alluma le chauffage. Les programmes de mise en route étaient plutôt simples et contrôlés par l’ordinateur de bord. Comme les turbines débutaient leur cycle de chauffe, il commanda aux portes du hangar de s’ouvrir. Une lumière rouge se déversa dans l’avion par le pare-brise. Un éclair puissant provoqué par l’étoile double fit cligner des yeux l’amiral qui mit à contribution le limiteur optique qui gérait la quantité de lumière traversant le verre épais. L’instrument laissait passer le rayonnement ordinaire de l’étoile de classe M, tout en diminuant celui des éclairs produits par la matière embrasée pendant sa chute vers l’étoile-compagnon à neutrons. — Tout le monde est à bord et installé, annonça Adam. Pourriez-vous allumer le chauffage, s’il vous plaît ? — C’est déjà fait, répondit Wilson. Laissez-lui une minute. Anna s’était débarrassée de son armure et, tout en se frottant pour se réchauffer, fouillait dans le sac CST à la recherche de quelques vêtements. — Peut-être voudriez-vous vous asseoir à la place du copilote ? lui demanda Wilson. — Volontiers, répondit-elle en le gratifiant d’un sourire intime. — Si vous pouviez nous emmener avec vous lorsque vous vous enverrez en l’air…, dit Oscar. Wilson sourit. — Et maintenant, la phrase que j’ai toujours rêvé de prononcer : allumage des turbines atomiques ! Oscar et Anna échangèrent un regard. L’homme haussa les épaules. Les turbines se mirent en route et Wilson relâcha les freins. L’Oie de carbone quitta son hangar et se dirigea vers la mer. — Mes aïeux ! grogna Ozzie en regardant les images des réfugiés de Randtown se déversant sur son astéroïde. Tu parles d’un voisinage. Cela faisait deux heures qu’il tentait de rattraper son retard, et il commençait à regretter de ne pas avoir pris la direction opposée en quittant l’île numéro deux. Le dernier enregistrement de son domicile montrait Nigel en train de déambuler dans le bungalow. La projection d’Ozzie apparaissait, lui balançait son petit discours, et son ami s’en allait en jurant. De retour dans le confort de la suite royale, affalé sur le gel de son lit circulaire de taille impériale, Ozzie sourit en repensant à la mine déconfite et réprobatrice de Nigel. Le pauvre vieux avait toujours désapprouvé son style de vie, ses décisions et ses choix. Leurs différences et leur complémentarité leur avaient permis de former un duo formidable. Il finit son verre de bourbon, demanda au robot serveur de lui en préparer un autre, puis examina les enregistrements de la dernière invasion. — Mes aïeux ! Les dégâts causés aux étoiles par les bombes à embrasement et les missiles quantiques étaient terrifiants. Plus tard, la Dynastie Sheldon avait anéanti la Porte de l’enfer avec une arme secrète, inconnue de la Marine et plus puissante que les missiles quantiques. La moitié des données qui circulaient sur l’unisphère concernaient cette arme. Tout le monde se demandait désormais si Nigel allait l’utiliser contre Dyson Alpha pour mettre un terme définitif à la guerre. Toutefois, il était également beaucoup question de l’évacuation dans le futur des habitants des quarante-sept planètes attaquées. Ozzie avala une lampée de bourbon, tandis que le cabinet de guerre faisait son annonce. — Fils de pute, ne m’entraîne pas dans tes histoires ! cria-t-il à la projection de Nigel. Le visage de son soi-disant ami flottait, énorme au-dessus du lit, car le moniteur se trouvait sur le mur, en face de lui. L’image était un peu floue. Ozzie essaya de faire quelques calculs pour vérifier si Nigel savait de quoi il parlait, mais les équations étaient tout simplement impossibles. Il jeta un coup d’œil à son verre, vide, une fois de plus. — File-moi plutôt la bouteille, dit-il au robot. Ses mains virtuelles se déplacèrent avec hésitation dans son champ de vision et frappèrent poliment à la porte de l’IA. Le cabinet de guerre disparut au profit de lignes turquoise et orange, entremêlées et ondulantes. — Bonjour, Ozzie. Bienvenue à la maison. — Ouais, cela fait du bien de rentrer. Vraiment. Quelle joie cela a été pour moi de retrouver enfin du papier toilette après des mois de privation. Vous n’avez pas idée. Je pense que c’est une des réussites principales de la civilisation humaine. Oui, ce truc qui nous sert à nous torcher le cul. Les feuilles d’arbre, croyez-moi, ça ne déchire pas vraiment. Enfin, si, justement. Trop même. Prenez des notes, si vous voulez – ce sera mon épitaphe. — C’est fait. — Eh, ne jouez pas au plus con avec moi ! Vous me devez de sérieuses explications. Le robot roula à son chevet et lui tendit une bouteille de bourbon. Ozzie s’en empara et fit un clin d’œil à la petite machine. — Je suppose que vous faites référence à l’évacuation de Randtown, dit l’IA. — Un peu, mon neveu ! — Nous avons pris la liberté de sauver des milliers de vies humaines. Nous avons supposé que, compte tenu des circonstances, vous n’y verriez pas d’objection. — Ouais, ouais, des trillions de dollars dépensés pour bâtir la plus privée et la plus intime des baraques qui soient, et vous avez tout fichu en l’air d’un seul coup. La pièce se mit à tournoyer autour d’un Ozzie couché, les bras en croix, sur son lit. Pour compenser, il avala une gorgée de bourbon. — Je vais devoir trouver autre chose, maintenant. Ou bien retourner à la Citadelle de glace. Non ! Qu’est-ce que je raconte ? Il faisait froid, là-bas. Moi, je suis plutôt un animal tropical. Ce voyage m’aura au moins appris cela. — Vous avez trouvé ce que vous cherchiez ? — Mes aïeux, absolument ! J’ai tout découvert : qui a érigé les barrières, pourquoi ils l’ont fait, pourquoi ils ne nous aident pas. Et puis autre chose : j’avais raison à propos des Silfens. — Ils évoluent vers un stade adulte ? — Ha, ha ! fit Ozzie en agitant son index en direction des lignes colorées et mouvantes. J’étais certain que cela vous intéresserait. Si vous voyiez où ils vivent ! Le halo gazeux est carrément dément. Je devrais peut-être essayer d’en fabriquer un. Ha ! La tête de Nigel quand je vais lui raconter tout cela. — Qui a érigé les barrières ? — Le Danseur m’a parlé des Anomines. Mais c’était dans un rêve, je crois. De toute façon, ils ne sont plus là. Enfin si, je dis des bêtises. Ils ont changé. Ils ont évolué au-delà des Silfens. Certains d’entre eux, en tout cas. Les autres sont rentrés chez eux et ont rejoint Greenpeace, ajouta-t-il avec un sourire las en fermant les yeux et en goûtant le moelleux incroyable du lit. Ils ne nous aideront pas. Compris ? Vous non plus, d’ailleurs, vous ne nous avez pas aidés des masses, pas vrai ? À part ramasser cette Mellanie Machin, vous n’avez pas bougé le petit doigt. Un sacré morceau, celle-là. Vous savez si elle est libre en ce moment ? demanda-t-il dans un bâillement. Allez, répondez, quoi, ne me dites pas que vous m’en voulez. On se dit juste quelques vérités entre amis. Vous n’avez pas la peau très épaisse, dites-moi. Toujours pas de réponse. La lumière de la pièce changea. — Monsieur Isaacs. —Hein ? Ce n’était pas l’IA. Ozzie ouvrit les yeux. Les lignes orange et turquoise avaient disparu. Il se tourna en direction de la voix, ou du moins essaya, car le lit ne cessait de lui barrer la route. Un visage d’homme lui apparut. À l’envers, les sourcils froncés. — Eh ! s’exclama joyeusement Ozzie. Nelson. Ça roule ? Ça fait un sacré bail ! — Heureux de voir que vous vous portez bien. — Je pète la forme. — Parfait. Nigel aimerait s’entretenir avec vous. — Qu’il vienne. — Il vaudrait peut-être mieux que vous le rejoigniez. — D’accord. Laissez-moi juste le temps de trouver mes chaussures. Ozzie parvint enfin à bouger. Il se tortilla sur le lit et se laissa tomber par terre. Il ressentit une douleur lointaine. Peut-être s’était-il cogné quelque part ? — Vous les voyez, vous ? demanda-t-il, très sérieux. Nelson eut un sourire sans joie et fit signe aux autres d’approcher. Deux jeunes hommes costauds en costume gris soulevèrent Ozzie. Ils arboraient les mêmes tatouages rouges et verts sur les joues – des empilements de traits, qui ressemblaient à des favoris fluorescents. — Salut les gars. Sympa d’être venus. Ils le sortirent de la chambre à coucher. Orion attendait dans le salon, terrifié. Il portait toujours son pantalon vert, toujours immaculé, et sa veste écarlate et blanc. Il y avait beaucoup de monde autour de lui ; des gens semblables à ceux qui portaient Ozzie – des hommes bien bâtis et des femmes sans aucun sens de l’humour. — Ozzie ? appela le garçon en se mordant la lèvre et en regardant Nelson du coin de l’œil. — Ne bouge pas d’ici, petit. Tout ira bien. Où est Tochee ? — Je suis là, ami Ozzie. — Faites ce qu’ils disent. Comme la position verticale ne lui convenait pas, il vomit. Ils le portèrent jusqu’à l’ascenseur de service. Il y avait un convoi de grandes voitures noires devant l’hôtel. On l’installa dans la première. Le trajet fut court jusqu’à un aéronef hypersonique juste assez grand pour accueillir Tochee, pour lequel on avait retiré douze sièges. Nelson s’assit en face d’Ozzie et produisit un gros comprimé rouge. — Prenez cela. — Qu’est-ce que c’est ? — Cela vous fera du bien. — Je ne suis pas malade. Des doigts lui pincèrent le nez, et il ouvrit la bouche par réflexe. On lui fourra le comprimé dans le gosier, puis on le força à boire de l’eau. Il avala en s’étranglant à moitié. — Mes aïeux ! Nelson s’adossa confortablement à son siège. — Attachez-le. Il en aura besoin. Le vol fut véritablement horrible. La peau brûlante de fièvre, Ozzie frissonna dans son siège. Il aurait désespérément voulu vomir encore une fois, mais son appareil digestif semblait s’être doté d’une membrane nouvelle pour l’en empêcher. L’acidité de son estomac se propagea à tout son abdomen. Une migraine lui vrillait ardemment le crâne. Une heure plus tard, ses dents avaient cessé de s’entrechoquer. Les douleurs et autres gênes s’étaient estompées, laissant son corps trempé de sueur froide. — Putain, je déteste sortir d’une cuite, grogna Ozzie. Surtout de cette façon. Merde, ce n’est pas naturel ! Saloperie, regardez mes vêtements ! ajouta-t-il, écœuré, en prenant entre ses doigts le tissu imbibé de son tee-shirt. — Nous avons pris vos bagages, dit Nelson. Vous vous changerez dans le train. Nous atterrissons dans cinq minutes. — Nous atterrissons où ? — À la station planétaire. — Super. J’ai envie de faire pipi. Nelson lui désigna l’allée d’un geste de la main. Ozzie déboucla lentement sa ceinture et se leva avec circonspection. Orion était assis juste derrière lui. — Tout va bien, mec ? Le garçon hocha la tête. — Je crois que Tochee s’est un peu inquiété, mais je lui ai assuré que tout irait bien. Il ne réalise pas à quel point vous êtes un personnage important, ici. — J’essaierai de le lui expliquer plus tard. — Ozzie, dit Orion à voix basse. Elle est très gentille. On a beaucoup parlé. Elle s’appelle Lauren. La description des chemins silfens et des endroits où nous sommes allés l’a vraiment passionnée. Ozzie regarda furtivement en direction de l’agent de sécurité que le garçon désignait discrètement. — Euh, bien. N’oublie pas qu’elle est payée pour être polie. Surtout, ne lui demande pas de t’épouser ou un truc de ce genre. — D’accord, dit Orion en faisant la moue. L’appareil hypersonique se posa sur une piste située derrière la grappe de bâtiments administratifs de la station. Il n’y avait personne alentour pour les voir sortir précipitamment de l’engin et embarquer aussitôt dans un train magnétique privé et luxueux, composé de deux uniques wagons. — Juste pour nous ? demanda Ozzie en avisant la première voiture déserte. Il y avait un bar dans le fond, et les banquettes rondes étaient immenses. — Exactement, confirma Nelson. Ozzie prit une de ses nouvelles valises et alla se changer dans la salle de bains. Il tenta de se connecter à l’unisphère mais n’y parvint pas car, comme le lui apprirent ses implants, le train était efficacement isolé. De retour dans le wagon, il se rendit au bar, attrapa quelques sandwichs, puis rejoignit Orion et Tochee. Il joua au guide touristique, comme l’express traversait différents mondes sans s’arrêter. Il y eut d’abord Shayoni – une planète du G15 -, puis Beijing, suivi d’un tour de la Terre jusqu’à New York, pour enfin arriver sur Augusta. — Votre moyen de transport est beaucoup plus efficace que celui des Silfens, fit remarquer Tochee. Et vos mondes sont tellement ordonnés. Il semblerait que vous désapprouviez le désordre et la confusion. — Ne nous jugez pas sur ce que vous avez vu jusque-là, lui dit Ozzie. À la station de New Costa, leur train s’éloigna du terminal principal et traversa un portail isolé. — Ce doit être Cressat, reprit Ozzie. Je n’ai pas mis les pieds ici depuis un bon moment. — Soixante-treize ans, précisa Nelson, tandis que le train magnétique s’arrêtait dans la station d’Illanum, où les attendaient des voitures noires. — Et maintenant ? demanda Ozzie. — Nigel a une résidence à l’extérieur de la ville. — Nous y allons tous ? — Oui. On vous a déjà préparé des chambres. — Bien. Ozzie considéra avec méfiance la gare de triage, dont la capacité avait été décuplée depuis sa dernière visite. La résidence de Nigel était un imposant manoir en pierre blanche inspiré des maisons bourgeoises européennes du XIXe siècle. La propriété, éloignée de la ville de plusieurs kilomètres, était entourée d’arbres hauts et sombres qui, dans la lumière déclinante, avaient quelque chose de menaçant. — Vous serez bien, ici, dit Ozzie à ses compagnons en découvrant le vaste hall d’entrée. Orion avait le regard éteint et arborait une expression qu’Ozzie ne connaissait que trop bien. — Allez dormir, leur conseilla-t-il. Nous parlerons demain. Nelson le guida jusqu’à un bureau qui donnait sur un beau jardin, presque invisible dans le crépuscule. Ozzie n’était pas certain de l’avoir déjà vu, mais il lui semblait vaguement familier. Ne pas pouvoir accéder à l’unisphère, alors qu’il venait de recouvrer cette capacité, était proprement rageant. Nigel attendait dans un grand fauteuil de cuir. — Merci, Nelson. Nelson eut un sourire pincé et sortit en fermant la porte derrière lui. Les implants d’Ozzie l’informèrent qu’un bouclier électronique puissant englobait toute la pièce. — Juste nous deux ? — Juste nous deux, répondit Nigel en lui faisant signe de prendre place dans un fauteuil identique au sien. — Il manque un bon feu de cheminée et peut-être un de ces gros chiens à poil long. — Un lévrier d’Irlande. — Et on raconterait des idioties en buvant un peu de brandy. — Je crois que tu as assez bu aujourd’hui. — D’accord, Nige. Alors, explique-moi un peu les raisons de cette grande opération digne de la CIA. Mon adresse unisphère est opérationnelle, tu aurais pu m’appeler. — C’est mieux ainsi. Ce gamin raconte des histoires très intéressantes. Et cet extraterrestre : personne n’a jamais rien vu de pareil. Des signaux photoluminescents ultraviolets comme langage – nos xénobiologistes vont adorer. — Oui, Tochee est vraiment cool. — Alors, comme ça, vous avez arpenté les chemins silfens ? — Ouais, mon pote. C’est le réseau de trous de ver le plus incroyable qui soit. Je pense que les chemins possèdent un genre d’intelligence. C’est pour cela qu’on a souvent du mal à les trouver. Et puis, ils bougent tout le temps, s’ouvrent, se ferment, se déplacent dans le temps. — C’est marrant, nous sommes justement en train d’incorporer les programmes de contrôle d’un trou de ver dans une matrice d’énergie exotique autoalimentée. — Du bricolage, comparé à ce que j’ai vu. — Qu’as-tu découvert ? Ont-ils l’équivalent d’une IA ? — Ouais, quelque chose dans le genre, une véritable bibliothèque galactique. D’ailleurs, je sais qui a érigé les barrières autour des Dyson. Nigel écouta sans rien dire comme Ozzie lui racontait l’épisode de la Citadelle de glace, sa rencontre avec Tochee, ses visions de la planète fantôme et enfin l’incroyable aventure du halo de gaz. — Donc, ces Anomines ne vont pas nous aider. — Non, confirma Ozzie. Désolé, mec. — Trois ans pour en arriver là. Tu es content de toi ? — Eh, va te faire foutre ! — Pourquoi as-tu ordonné au bureau politique de la Dynastie d’empêcher le contrôle des importations de Far Away ? — Ah…, fit Ozzie avec un sourire écœuré, car il ne s’attendait pas vraiment à devoir parler de cela. Eh bien, tu me connais, tu sais que je n’aime pas les interdits, les régimes oppressifs. — Ozzie, cesse un peu de me raconter des salades. Cette histoire est trop grave. Au cas où tu n’aurais rien remarqué, je suis en train de te tester, j’essaie de comprendre de quel côté tu es. — De quel côté ? — Ozzie, es-tu un agent de l’Arpenteur ? demanda calmement Nigel, dont les yeux commençaient à briller. Putain, tu ne vois pas que je souffre d’avoir à te poser cette question ? — Tu sais que l’Arpenteur existe ? demanda Ozzie avec étonnement. — Oui, nous savons qu’il est réel. Nous venons de le découvrir, d’ailleurs. Alors, explique-toi : pourquoi ces instructions secrètes au bureau politique ? — Je ne savais pas qu’il existait. — Mais tu devais bien suspecter quelque chose ? — J’ai rencontré ce type, ce Bradley Johansson. Il m’a raconté une de ces histoires ! Il affirmait avoir visité un halo gazeux, avoir été guéri par les Silfens du conditionnement suggéré par l’Arpenteur. Je n’avais jamais rien entendu de pareil. Alors, je me suis demandé : et si c’était vrai ? Tu vois ce que je veux dire ? L’univers est grand, Nige, tout est possible. — Et tu t’es allié à lui. Tu trouvais cela drôle, n’est-ce pas ? Tu étais tout excité de t’être acoquiné avec le grand méchant loup. — Ce n’est pas mon genre. — Oh, que si, c’est ton genre ! insista Nigel en plissant les yeux. Quand l’as-tu rencontré ? — Merde, je n’en sais rien. C’était il y a plus d’un siècle. — Avant ou après la création des Gardiens ? — En même temps. Nigel joignit ses mains devant son visage et regarda Ozzie sans ciller. Soudain, il écarquilla les yeux. — Nom de Dieu, quel con, mais quel con ! Je n’arrive pas à y croire. — Quoi ? demanda Ozzie, que le comportement de son ami commençait à inquiéter. — Le Grand casse du trou de ver. — Ah ! fit Ozzie avec un petit sourire suffisant. Bien sûr… — Tu l’as aidé. Je me suis toujours demandé comment ils avaient fait pour modifier les programmes du supercalculateur. Des programmes que nous avions écrits tous les deux, des codes d’accès que nous avions imaginés ensemble ! Tu leur as donné les clés, pas vrai ? — Mieux encore, répondit Ozzie, l’air vicieux. — Comment cela, mieux ? — J’étais avec eux. — Avec… Oh, putain, Ozzie ! Tu as participé au Grand casse ? — Ouais, et c’était génial. — Génial ? Putain de merde, mais Paula Myo était sur le coup. Imagine si elle avait arrêté Johansson. Sa mémoire aurait immanquablement révélé ta participation. — Ça en valait la peine. Tu ne peux pas imaginer comme j’ai pris mon pied en rampant dans ce musée et en faisant un doigt d’honneur aux gardes quand le champ de force s’est allumé autour de nous. Après, on est allés tranquillement dans ce putain de coffre. Merde, Nigel, si tu avais vu tout ce pognon ! Il y en avait partout, mec, des piles et des piles de blé. On se serait cru dans l’antre d’un dragon. — Espèce de tordu, c’est moins que ce que CST gagne en une heure. En plus, la moitié de cette planète nous appartenait. Pourquoi ne t’es-tu pas contenté de transférer des fonds sur le compte de Johansson ? — Comme prévu, tu n’as rien compris. Cette machine, mec, on l’a construite de nos propres mains. Jusqu’à aujourd’hui, elle est restée notre plus belle réussite, alors, ne viens pas me parler de CST. À l’époque, on était tous les deux contre le monde entier. Ce générateur, on l’a fabriqué avec amour, il fait partie de nous, il est notre gamin à tous les deux. Cela ne me plaisait pas de le voir dans un musée, comme un monstre de foire victime des moqueries d’écoliers débiles. Grâce à moi, il a eu un chant du cygne inoubliable. — On ne risquait pas de l’oublier, puisqu’il est à la base de notre société, gronda Nigel en se demandant ce qu’il avait bien pu faire au ciel. Pourquoi n’es-tu pas venu me voir pour me parler directement de l’Arpenteur ? — Tu crois que tu m’aurais écouté, que tu m’aurais pris au sérieux ? Allez, Nige, ne te fous pas de moi. Tu nous aurais botté le cul, à Johansson et à moi, et j’aurais eu droit à ton couplet habituel sur les méfaits de l’herbe, ajouta-t-il avec un sourire. Depuis combien de temps sais-tu que l’Arpenteur existe réellement ? Je veux dire, vraiment. Depuis quand en es-tu persuadé ? Réponds honnêtement. — Cela faisait un bout de temps que nous soupçonnions quelque chose de louche. Pendant longtemps, j’ai pensé à l’IA. Un de ses agents était impliqué dans cette affaire… — Ne me raconte pas d’histoires, le pressa Ozzie, décidé à lui faire cracher le morceau. — Depuis quelques jours. — Pas mal. Joli score, même. — Et toi, tu en étais sûr, peut-être ? rétorqua Nigel. Toi qui t’es servi de Johansson comme excuse pour jouer au cambrioleur. En fait, je suis persuadé que tu aurais bien aimé que Johansson se fasse pincer. Pendant cent trente ans, tu as attendu que ce petit exploit vienne nourrir la légende du grand Ozzie, pas vrai ? Ozzie arbora une mine boudeuse, inspirée du très talentueux Orion. — J’ai pris un risque, c’est tout. Je te l’ai dit : Johansson m’avait convaincu. Je me devais de lui filer un coup de main. Et ne viens pas me dire que j’ai fait une connerie. Regarde un peu dehors dans quelle supermerde nous sommes. — Étions. — Pardon ? — Nous étions dans une supermerde. Je suis parvenu à nous en tirer. MatinLumièreMontagne n’en a plus pour longtemps. L’Arpenteur non plus, d’ailleurs. Cette tendance à la vanité avait toujours eu le don d’énerver Ozzie. — Qu’est-ce que tu as fait, Nigel ? — J’envoie un vaisseau dans le système de Dyson Alpha pour régler une fois pour toutes son compte à MatinLumièreMontagne. Grâce à ma bombe Nova, dans une semaine, tout sera terminé. — Ta bombe Nova ? C’est ton arme secrète ? Je n’ai rien trouvé sur l’unisphère. Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? — Elle fonctionne sur le même principe qu’une bombe atomique à énergie déviée, tout en étant infiniment plus puissante. En fait, les spécialistes de notre Dynastie ont réussi à marier cette technologie à celle des missiles quantiques. Un missile quantique transforme en énergie tout ce qui se trouve dans son rayon d’action. Grâce à l’énergie déviée, ledit rayon d’action est démultiplié. Évidemment, les quantités d’énergie impliquées sont colossales. Il devient ainsi possible de convertir une étoile – pas tout entière, mais presque -, ce qui nous donne une explosion digne d’une nova. Tout est détruit dans un rayon de cent UA. Sans compter les radiations mortelles projetées à trente années-lumière à la ronde. Ozzie fronça les sourcils, plus intrigué qu’outré par ce qu’il venait d’entendre. — La contre-réaction est impossible. — Non. C’est l’affaire d’une fraction de seconde. La conversion est quasi instantanée, mais la fenêtre devrait être suffisante. —Non. Ozzie se mit les mains sur les tempes et secoua la tête en faisant voleter ses tresses dans tous les sens. Ce qu’il venait d’entendre affectait son corps plus violemment que n’importe quelle pilule miracle antigueule de bois. Il sentait que sa nausée allait le reprendre. — Non, non, je me fous pas mal de la théorie. Nigel, tu ne peux pas faire cela. Tu ne peux pas tuer MatinLumièreMontagne. À lui tout seul, il est les Primiens. Il est son espèce. — Nous avons déjà débattu de tout cela, Ozzie. Le cabinet de guerre, la Dynastie, l’équipe de Saint-Pétersbourg. Nous avons étudié tous les scénarios possibles, évalué toutes les options. Il n’y a rien d’autre à faire. MatinLumièreMontagne essaie de nous exterminer, comme l’Arpenteur l’avait prévu. Si tu m’avais parlé de Johansson, si tu m’avais exposé ton point de vue, au lieu de satisfaire ton appétit de romantisme… Quoique… Ozzie le romantique a toujours été un personnage, une façade, un moyen de séduire un maximum de filles. Réveille-toi, mon vieux ! Nous ne sommes plus étudiants. Nous avons quitté la Californie il y a trois cent cinquante ans. Grandi, comme moi j’ai grandi – ce qui m’a d’ailleurs permis de me taper plus de filles que toi. Pourquoi crois-tu que j’ai utilisé ton nom dans le communiqué du cabinet de guerre ? Les gens t’aiment, Ozzie, ils te font confiance. Si tu avais ouvert ta gueule quand tu as rencontré Johansson, ils t’auraient écouté. Heather aurait mis un terme aux agissements de l’Arpenteur aussi facilement qu’un marteaupiqueur crève une plaque de goudron. Ne viens surtout pas me reprocher d’avoir provoqué cette guerre. Tu savais, Ozzie, tu savais qu’une menace terrible pesait sur l’humanité, et tu n’as rien dit. Alors, à qui la faute ? Qui nous a mis au pied du mur ? Pourquoi n’avons-nous plus le choix ? Ozzie s’était enfoncé dans son fauteuil à mesure que Nigel haussait le ton. Nige, monsieur Glaçon, ne s’emportait pas souvent, mais lorsque cela arrivait, mieux valait faire le dos rond et attendre la fin de la tempête. Quelques-uns avaient essayé de lui tenir tête et ne s’en étaient jamais remis. Par ailleurs, un vilain sentiment de culpabilité commençait à s’immiscer dans le cerveau du rasta. — Ce serait un génocide, mec, se contenta-t-il de dire avec calme, car il n’avait aucun autre argument à avancer. Nous ne sommes pas comme cela, vieux. — Et tu crois que je ne le sais pas, tonna Nigel. J’ai porté les mêmes tee-shirts que toi, je suis allé aux mêmes manifestations. J’ai détesté l’impérialisme militaro-industriel de cette époque. Mais regarde dans quelle merde tu m’as fourré ! — D’accord, d’accord, calme-toi, mec, dit Ozzie en levant les mains. — Je suis calme, merde ! S’il ne s’était pas agi de toi, nous aurions réglé ton compte illico. On t’aurait effacé du registre à l’heure qu’il est, et personne n’aurait posé de questions. Comme si tu n’avais jamais existé. — J’ai vu quelque chose de semblable, mec, chuchota Ozzie. J’ai arpenté une planète fantôme. J’ai été le témoin de son histoire. Je les ai sentis mourir, Nige, jusqu’au dernier. Tu ne peux pas laisser cela se reproduire. Tu ne peux pas, je t’en supplie. Je me mets à genoux, mec, ne fais pas cela. — Il n’y a pas d’autre solution. — Il y en a toujours une. Écoute, le Danseur a dit que le générateur avait été désactivé, pas détruit. Nigel lui lança un regard étonné. — Oui, c’était à cause d’un genre de bombe à embrasement. Nous pensons qu’elle a altéré la structure quantique du générateur. — Voilà, tu vois ! Le générateur est toujours là-bas. Il suffit de le réparer et de le refaire fonctionner. — Ozzie ! dit Nigel d’une voix lasse et désespérée. Tu te raccroches à des brins d’herbe. Ce n’est pas ton genre. — Il faut essayer. — Ozzie, réfléchis un peu. Le générateur est gros comme une planète, et nous n’avons que quelques jours, peut-être même quelques heures, avant que MatinLumièreMontagne frappe de nouveau le Commonwealth. Si nous le laissons faire, il nous tuera, il exterminera notre espèce. Tu comprends ? — Laisse-moi essayer, l’implora Ozzie. Tu envoies un vaisseau sur place, n’est-ce pas ? Celui qui transporte ta bombe ? — Oui. Nous avons développé un nouveau réacteur, Ozzie, qui n’est pas fondé sur l’ancienne technologie des trous de ver. Désormais, nous pouvons littéralement sauter dans l’hyperespace. MatinLumièreMontagne sera incapable de nous détecter. — Parfait ! Laisse-moi partir avec eux. Je jetterai un coup d’œil au générateur. Si quelqu’un est capable de comprendre son fonctionnement, c’est bien moi. — Ozzie… — MatinLumièreMontagne ne s’apercevra pas de ma présence. S’il attaque le Commonwealth, je lui balancerai une de tes bombes moi-même. Toutefois, nous nous devons d’abord d’essayer de réparer la barrière. Laisse-moi y aller, Nige. Je te connais, si tu laisses filer cette occasion, tu ne pourras plus te regarder dans une glace. — Ozzie, tous nos physiciens se sont penchés sur les données recueillies par Seconde Chance. Plusieurs des composants du générateur nous sont totalement inconnus, leur utilité même nous échappe. Quant à en fabriquer… Que peut-on faire en une semaine, Ozzie ? Rien. Sois réaliste. — Je peux y arriver, je le sais. Il doit y avoir un système d’autoréparation, quelque chose qui remettra les composants en place. Ouais ! Le Danseur a dit que le générateur était fait pour durer plus longtemps que Dyson Alpha elle-même. Si l’Arpenteur avait pu le détruire, il l’aurait fait. Il faut essayer. — Tu n’iras nulle part, Ozzie. — Donne-moi une bonne raison pour cela. — Je ne te fais pas confiance. Pendant un instant, Ozzie crut que son ami l’avait frappé, car sa peau était devenue insensible, comme après un coup violent. Il n’entendait plus rien. L’atmosphère du grand bureau était comme morte. — Quoi ? croassa-t-il piteusement. — Je ne sais pas avec certitude si tu es ou non un agent de l’Arpenteur. T’utiliser pour nous détruire serait une excellente idée… Alors, écoute bien ce que je vais te dire : il est hors de question que tu te rendes dans le système d’origine de MatinLumièreMontagne avec nos deux armes les plus secrètes. Elles sont nos seules chances de survie. — Je ne suis pas un agent de l’Arpenteur, se défendit mollement Ozzie. Tu ne peux pas réellement croire une chose pareille. — Tu es soit un ami de Johansson, comme tu l’affirmes, soit un agent de l’Arpenteur. Ce sont les deux seules raisons qui puissent justifier que tu aies empêché le contrôle des importations de Far Away. Pour le moment, Johansson étant en route pour Far Away et hors de portée, nous n’avons aucun moyen de vérifier ta version. Et puis, de toute façon, nous n’avons plus le temps. Je vais donc faire ce que tout bon ami ferait à ma place, à savoir te mettre en quarantaine. Quand Johansson sera de retour, nous étudierons ton cas. Je suis navré, Ozzie, mais nous avons appris à nos dépens que l’Arpenteur a noyauté notre société. J’en suis d’ailleurs moi-même partiellement responsable. J’ai laissé ce fils de pute d’Alster se moquer de moi, et, crois-moi, je vais avoir du mal à avaler la couleuvre. Tu sais – tout comme moi – que je ne suis pas coutumier des remises en cause. — Tu ne plaisantes pas, n’est-ce pas ? Tu ne vas pas m’autoriser à partir ? — Je n’ai pas le choix. À ma place, tu réagirais de la même façon. — Mon Dieu ! C’est notre unique chance de sauver nos âmes. Nous ne pouvons pas commettre un génocide. — Nous le devons. — Demande au moins au capitaine d’examiner le générateur. — Bien sûr, Ozzie. Je le lui demanderai. Ozzie connaissait bien cette voix ; Nigel était en train de se moquer de lui. — Espèce de fils de pute ! Nigel se leva. — Toi et tes amis resterez ici jusqu’à ce que cette affaire soit réglée. Tu n’auras pas accès à l’unisphère, mais si tu as besoin de quelque chose, n’hésite pas. Ozzie faillit lui dire de se fourrer son hospitalité bien profond. — Il me faut les données qui concernent le générateur. Je les étudierai quand même. — Pas de problème. — Et si je découvre un moyen de le réactiver ? — Je me pencherai en avant et tu me fileras un coup de pied au cul, qui me placera en orbite. — Fais-moi confiance. Oh, Nigel, trouve une fille pour le petit, s’il te plaît ! Une bien comme il faut, pas une vieille rajeunie cinq fois. Nigel lui lança un regard irrité. — Est-ce que j’ai une tête de maquereau ? Ozzie sourit. — Cela ne prendra qu’une semaine, reprit Nigel. Il attendra. — Allez, on sera peut-être tous morts à ce moment-là. Le môme est encore puceau. Et en plus, tu l’as mis en prison. C’est une taule cinq étoiles, d’accord, mais une taule quand même. Fais-lui plaisir. — Ozzie… — Si tu ne veux pas appeler une pute, envoie-lui une de tes femmes. En plus, elles ont presque son âge. — Dis ce que tu veux, cela ne changera rien. — Fais-le, Nige, sois humain, bordel. Je paierai la facture si tu veux. — Soit. Nigel s’éloigna en faisant un geste de la main quasi imperceptible. — Merci beau cul ! cria Ozzie. Après huit heures de vol, les passagers de l’Oie de carbone commencèrent à se détendre. Finalement, atteindre le générateur de trous de ver à temps ne leur paraissait plus impossible. Un vent arrière les aidait à traverser l’océan. Wilson avait annoncé que le vol durerait encore une heure et quart au grand maximum. Paula était loin d’être aussi optimiste que les autres. L’Arpenteur n’avait besoin que de cinq minutes d’avance pour traverser le trou de ver. Même s’ils réduisaient leur temps de vol, il arriverait à Port Evergreen une quarantaine de minutes avant eux. Elle avait dormi par intermittence pendant deux heures ; le reste du temps, elle l’avait passé à étudier différents plans en cas d’échec. De nombreux scénarios étaient chargés dans le système de l’appareil. Dans la plupart, il s’agissait de survivre à un amerrissage forcé. Étant donné que chaque Oie de carbone transportait des rations de survie et que les hangars de Shackleton et Port Evergreen contenaient également de la nourriture, elle estimait que leur petit groupe aurait de quoi s’alimenter pendant dix-sept à vingt mois. Cela impliquerait évidemment de retourner à Shackleton, mais, quoi qu’il en soit, le ciel ne leur tomberait pas immédiatement sur la tête. Se chauffer et s’éclairer ne serait pas un problème, car les micropiles continueraient à fonctionner pendant plusieurs décennies. Elle traversa le pont supérieur, où tout le monde s’était installé. Les Gardiens la considérèrent avec un mélange d’hostilité et de suspicion, ce qui ne la dérangea pas outre mesure, habituée qu’elle était à être haïe dans l’exercice de son métier. Les Griffes l’ignorèrent. Heureusement, les trois membres du bureau parisien lui sourirent chaleureusement. Elle descendit quelques marches et se retrouva sur le pont inférieur plongé dans la pénombre. Seule la ligne d’horizon, bande rose aux contours flous séparant l’océan noir du ciel constellé d’étoiles, était visible par les hublots circulaires. Les éclairs provoqués par l’étoile à neutrons couvraient furtivement l’eau de scintillements bleu pâle, qui restaient longuement imprimés sur sa rétine. Ils maintenaient leur avance sur l’aube, qui surviendrait théoriquement vingt minutes après leur arrivée à Port Evergreen. Quatre volées de marches et deux sas plus tard, elle arriva dans la soute principale, où étaient chargés les véhicules. Le bruit des turbines y était plus fort, presque comparable à celui de moteurs à combustion. Bien que Wilson ait monté le chauffage, il faisait toujours frais dans le grand compartiment caverneux. Elle referma la glissière du gilet en peau de mouton qu’elle avait trouvé dans son sac de voyage CST et s’avança jusqu’au centre de la soute, où était installé Qatux. Ils avaient dégotté une demi-douzaine de petits chauffages d’appoint, qu’ils avaient disposés tout autour de la grosse créature à la fourrure gris foncé. Sachant peu de chose sur la physiologie des Raiels, Paula était incapable de dire si les frissonnements de Qatux étaient dus au froid ou à sa dépendance. Deux de ses tentacules les plus courts s’animèrent à son approche. — Paula, vous êtes la bienvenue, dit-il dans un soupir rauque. — Merci. Tiger Pansy était assise sur une caisse près de lui. En plus de sa jupe et de son chemisier, elle portait le contenu de deux sacs de voyage entiers. Pour une fois, elle avait renoncé à ses talons aiguilles au profit de bottes et d’une paire de pantoufles doublées de fourrure. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir l’air frigorifiée, avec son bol de soupe à la tomate dans les mains. Adam et Bradley étaient là aussi. Ils la regardèrent avec indifférence s’asseoir à côté de Tiger Pansy. Pour une raison inconnue, Bradley n’avait jamais eu recours à un reprofilage génétique. En revanche, il se faisait régulièrement rajeunir pour avoir perpétuellement le physique d’un homme de trente-cinq ans – elle n’avait jamais réussi à découvrir dans quelle clinique. Il était grand, surtout comparé à elle, et ses cheveux blonds, presque platine, contrastaient avec ses yeux extrêmement sombres. Son visage séduisant afficha soudain un sourire accueillant, poli, mais pas triomphant. Bradley était sincèrement heureux de l’avoir avec eux. Paula, pour sa part, n’arrivait pas à mettre de côté les raisons de sa présence à bord. Adam n’aurait pas pu être plus différent de Bradley. Il était trapu, alors que l’autre était dégingandé, quoique athlétique. Et puis, il avait pris plusieurs kilos de muscles depuis la dernière fois qu’on l’avait vu sur Velaines. La plupart des anciens collègues de l’inspecteur au bureau parisien auraient pu le croiser sans tiquer. Paula, elle, était capable de reconnaître son visage en dépit des reprofilages successifs. Après tant de changements, son corps avait atteint ses limites. Son nouveau visage un peu rond, pareil à celui d’un vieil adolescent, était la preuve de la piètre qualité des reprofilages bon marché et autodispensés. Ses joues et son menton étaient comme du cuir recouvert de plaques d’eczéma. Le col de son manteau semi-organique était plein de ses cheveux noirs, qui tombaient par mèches entières, comme s’il avait été irradié. — Chaque rasage doit être un calvaire, dit-elle. Instinctivement, la main d’Adam se porta vers son visage, mais l’homme interrompit son geste à mi-course. — Il existe des crèmes pour cela, rétorqua-t-il. Merci de vous inquiéter pour moi. Notez que vous ne m’avez pas l’air très en forme non plus, inspecteur. Vous avez le mal des transports ? — Je suis juste fatiguée. — Et moi donc, dit Bradley. — J’ai fait l’inventaire de nos réserves de nourriture et je suis arrivée à la conclusion que nous devrions pouvoir tenir un certain temps au cas où nous nous retrouverions bloqués ici. Toutefois, je suis venue demander à Qatux ce qu’il mange. Les cinq yeux du Raiel pivotèrent sur leurs pédoncules et se braquèrent sur elle. — Vous pensez à moi, ce qui est très touchant. Néanmoins, vous n’avez aucune raison de vous inquiéter, puisque je suis tout à fait capable de digérer la nourriture humaine. Ma consommation équivaudra à celle de cinq de vos adultes par jour. Je précise seulement que mon organisme ne tolère pas le curry. — Eh, le mien non plus ! dit Tiger Pansy d’une voix suraiguë. — Vous vous sentez bien ? lui demanda Paula. Je peux prendre le relais, si vous voulez vous reposer. — C’est très gentil à vous, mais je vais bien. J’ai réussi à dormir un peu. — Avez-vous l’intention de vous disputer avec M. Elvin ? demanda Qatux. Vous avez été adversaires pendant de nombreuses années. Je suis vraiment excité à l’idée de vous entendre exposer vos vues antagonistes. — Je ne suis pas venue pour me battre, répondit Paula. La situation a changé. Pour nous deux. Adam leva les yeux vers le Raiel. — «L’ennemi de mon ennemi est mon ami », dit-il. C’est un vieil adage humain. — Pouvez-vous réellement oublier aussi facilement vos vieilles rancunes ? — Pour comprendre, expliqua Paula, il suffit de mettre dans l’équation la menace d’une élimination pure et simple de l’espèce humaine. — C’est mignon, non, de se retrouver tous enfin dans le même camp, couina Tiger Pansy. — Merci, ma chère, dit Qatux. La compassion et l’esprit de camaraderie qui vous animent sont vraiment des sentiments délicieux. — Eh, c’est pour cela que je suis payée une fortune ! gloussa-t-elle. Paula se tourna vers Bradley. — Au moins, si l’Arpenteur referme le trou de ver derrière lui, aurons-nous de quoi survivre. — Vous, peut-être, ma chère. Pour ma part, un échec aussi retentissant serait pire que la mort. — Je comprends. J’aimerais connaître votre plan, à présent. Peut-être serais-je en mesure de vous aider. — Mon plan, murmura tristement Bradley. J’ai eu des plans, inspecteur. Des plans grandioses. Aujourd’hui, les événements s’enchaînent naturellement. Tout ce que nous pouvons faire, c’est espérer que nos amis de Far Away trouvent un moyen d’empêcher l’Arpenteur de traverser le trou de ver de Port Evergreen avant que nous le rattrapions. De cette façon, nous pourrions éventuellement l’acculer et le tuer. Par les cieux songeurs, je n’arrive pas à croire que nous en soyons arrivés là. Paula regarda du coin de l’œil les camions Volvo, dont le toit touchait presque le plafond de la soute plongée dans la pénombre. — Que transportent-ils ? demanda-t-elle. Pendant des années et des années, vous n’avez eu de cesse d’exporter vers Far Away du matériel hétéroclite. — Eh, ne me regardez pas ! protesta Adam. Moi, j’étais juste là pour organiser le transport. — Bradley ? insista-t-elle. — J’avais élaboré un plan pour permettre à ma planète de se venger. Un plan dont la mise en œuvre nécessite des générateurs de champs de force très sophistiqués. — Que comptez-vous faire avec ces champs de force ? Capturer l’Arpenteur ? — Oh, non ! Il s’agira de détruire Marie Céleste. J’avais l’intention d’agir dès son voyage de retour entamé. Sans vaisseau, l’Arpenteur aurait été bloqué sur Far Away. Plus moyen de rentrer chez lui, ni de revenir dans le Commonwealth. Après, nous l’aurions traqué et tué. — Si jamais il traversait le trou de ver avant nous, les Gardiens seraient-ils en mesure d’appliquer votre plan ? — Peut-être. Malheureusement, sans l’équipement que nous transportons, le dispositif risque de ne pas être tout à fait assez puissant. Sans compter que les données que la sénatrice Burnelli et vous avez récupérées sont extrêmement importantes. — Pour nous, ce n’étaient que de vulgaires informations météorologiques. — Vous avez parfaitement raison, ma chère. Nous avons l’intention d’utiliser la météo de Far Away contre Marie Céleste. En plus d’être efficace contre cette machine colossale, elle donnera à la planète une chance de punir son tortionnaire. N’oublions pas que c’est Marie Céleste qui a lâché la bombe à embrasement responsable de la quasi-annihilation de la biosphère de ce monde. — La météo ? s’étonna Paula. Elle fronça les sourcils, incapable de se figurer toutes les variables de cette énigme. — Vous allez utiliser la météo de Far Away contre le vaisseau ? demanda-t-elle. — Oui. Saviez-vous que la Dynastie Halgarth s’était taillé la part du lion sur le marché des champs de force grâce aux pseudo-recherches de l’Institut et au coup de pouce donné par l’Arpenteur ? — Je sais qu’ils sont les leaders de ce marché. — C’était inévitable. Marie Céleste a voyagé à une vitesse relativiste pendant des centaines d’années. L’espace est un milieu hostile dans lequel il est impossible de survivre longtemps sans une excellente protection. En conclusion de quoi, attaquer le vaisseau de front serait une entreprise très risquée. Même des bombes à fusion – que nous ne ferions certes jamais exploser sur notre planète – ne pourraient sûrement rien contre lui. En fait, il est absolument impossible d’obtenir le genre d’armes modernes et assez puissantes pour venir à bout du champ de force de Marie Céleste. Elles ne sont tout simplement pas disponibles sur le marché. Les fabriquer nous-mêmes serait encore plus compliqué. Le Commonwealth exerce un contrôle absolu sur les productions industrielles susceptibles d’être détournées à des fins militaires, et produire des objets de ce type sans que personne s’en rende compte serait impossible, même pour Adam. — Vous espérez détruire Marie Céleste en utilisant la météo de Far Away, alors que vos armes ne peuvent rien contre elle ? — Nous allons générer une supertempête, dont nous contrôlerons la trajectoire grâce à un mécanisme dérivé des générateurs de champs de force. Far Away possède un système météorologique unique, fruit de sa taille et de sa géographie singulière. Une tempête importante naît tous les soirs au-dessus de l’océan Hondu avant de venir balayer la Grande Triade. Cette tempête sera notre centrale énergétique. Nous avons élaboré un système destiné à amplifier ce mécanisme et à diriger le phénomène sur Marie Céleste. Pour le moment, cela fonctionne uniquement sur le papier, car personne n’a jamais eu l’occasion de mettre en pratique un tel projet. — Il y a des tempêtes sur Mars, fit remarquer Paula. Des tempêtes très violentes. — Effectivement, inspecteur. Mars subit des tempêtes à l’échelle planétaire, qui durent des mois, voire des années. La gravité y est également plutôt faible. Pour résumer, il n’y a pas plus proche de Far Away dans tout le Commonwealth. Les données recueillies là-bas nous seront d’une aide précieuse lorsque viendra le moment d’entrer des programmes de contrôle dans nos systèmes. — Vous croyez réellement pouvoir contrôler la météo ? — Nous croyons pouvoir l’aggraver et diriger ses effets. Oui, nous sommes persuadés que c’est possible. Pour un temps très bref, en tout cas. Et c’est tout ce que nous demandons. — Cela nécessitera une quantité d’énergie faramineuse. Je ne suis pas spécialiste, pourtant… — Oui. Nous nous occupons de cela. Paula voulut mettre le doigt sur les failles du plan – il lui semblait tellement bizarre de vouloir conclure une croisade de cent trente ans sur une apothéose aussi aléatoire -, mais elle n’en savait pas assez sur les procédures mises en place par Johansson. Le plus important serait donc d’avoir la foi. — En admettant que vous puissiez diriger une tempête de cette ampleur – ce dont je doute fort -, comment comptez-vous endommager un vaisseau contre lequel des armes nucléaires seraient impuissantes ? — Sa taille est sa plus grande faiblesse, dit Bradley d’une voix forte. Nous entendons appliquer notre plan avant que le vaisseau décolle, car c’est au sol qu’il est le plus vulnérable. La tempête sera assez violente pour le soulever et l’anéantir. Si ses champs de force sont activés, comme nous le pensons, sa prise au vent sera supérieure et il sera emporté et détruit encore plus facilement. — Je comprends votre logique, concéda Paula, toutefois, votre plan ne me semble pas très réaliste. Johansson s’affaissa sur sa caisse. — Malheureusement, nous n’aurons sans doute pas l’occasion de le vérifier, dit-il. — Je réfléchissais à notre arrivée à Port Evergreen, reprit Paula. Avez-vous d’autres drones de reconnaissance ? — Deux dans chaque véhicule blindé, répondit Adam. — Nous devrions tenter de les lâcher lorsque nous serons à portée de notre destination. — Oui, cela risque d’être amusant, murmura Adam en regardant les portes de la soute. Ils n’étaient plus qu’à cent kilomètres de Port Evergreen lorsque Wilson descendit à mille mètres d’altitude. — Vous êtes prêt ? demanda-t-il à Adam, qui se trouvait dans le véhicule le plus proche de la rampe de chargement. — Systèmes enclenchés. Les drones sont parés au décollage. — Dépressurisation. Les mains virtuelles vert pomme voletèrent au-dessus des commandes. — Aucun effet sur la stabilité, annonça Oscar depuis le siège du copilote. — Rien à signaler sur le radar ? Maintenant qu’ils étaient tout près du but, ils devraient se passer de radar actif. Si les deux Oies de carbone de l’Arpenteur utilisaient toujours les leurs, ils devaient pouvoir détecter les signaux. — Rien, répondit Oscar. Je suppose que leurs appareils se sont posés. — J’ai presque envie d’effectuer un balayage pour être fixé. — Il s’agit de notre unique avantage, rétorqua Oscar. Il ne sait pas encore que nous arrivons. — Pas terrible, comme avantage. — Oui, mais nous n’en aurons pas d’autre, ajouta Anna. — Bien, tenons-nous en au plan, dit Wilson, à qui son assistant virtuel venait de confirmer que la soute avait été dépressurisée. Ouverture des portes, annonça-t-il à Adam. Ils se préparèrent tous à subir quelques secousses. Qui n’arrivèrent jamais. Seules les icônes qui clignotaient dans le champ de vision de Wilson témoignèrent de l’ouverture de la soute. — Lancement, dit Adam. Et de un. Waouh, quelle culbute ! Cela se présente bien ; l’ordinateur est en train de rectifier la trajectoire. Il se redresse. Parfait, lancement du numéro deux. Wilson referma la soute, puis descendit à trois cents mètres. Sans radar pour mesurer la distance qui les séparait de l’eau, il n’irait pas plus bas. À cette faible altitude, ils auraient davantage de chances d’arriver à Port Evergreen sans se faire remarquer. À bord, tous captaient le signal sécurisé envoyé par le drone de tête. Sa caméra infrarouge leur permettait de distinguer une bande de roche nue au loin. Bientôt, des points plus clairs, couleur saumon, entourés de hautes falaises brillèrent juste au-dessus du niveau de l’eau. — Ils se sont posés, dit Adam. — On s’active au sol, annonça Morton. Je vois du mouvement. — Des véhicules, je pense, précisa Paula. Les moteurs dégagent de la chaleur. La résolution de l’image s’améliorait à vue d’œil, tandis que les drones se rapprochaient de Port Evergreen. Les deux Oies de carbone étaient désormais clairement visibles, juste au-dessus de l’eau, car leurs turbines brillaient comme des soleils miniatures. Un peu plus loin de l’eau, les six cabanes et les bâtiments préfabriqués étaient quelques degrés au-dessus de la température ambiante. Le hangar allongé, en revanche, n’était visible qu’en amplifiant la luminosité au maximum. Le bâtiment du générateur était quant à lui uniformément roux, et son rideau de pression laissait passer quelques rais de lumière argentée. Huit gros camions étaient garés juste devant, moteurs à combustion démarrés. Les drones étaient même capables de détecter le monoxyde de carbone qui jaillissait de leurs pots d’échappement. Trois d’entre eux tractaient des remorques chauffées, containers oblongs protégés par des champs de force. — Ils ne sont pas encore passés, dit Adam, surpris. Qu’est-ce qu’ils attendent ? Il ne leur reste que quarante minutes avant la fin du cycle du trou de ver. — C’est Stig, affirma Bradley. J’en suis sûr. Il a dû trouver un moyen de les retarder. Les drones étaient désormais suffisamment proches pour repérer les humains disséminés au sol. Cinq personnages en combinaison pressurisée se tenaient devant le champ de force. Beaucoup de données cryptées circulaient entre eux et les camions. — Nous avons une chance, lança Adam. Wilson, contournez la cible. Équipe d’intervention, préparez-vous à sauter. Wilson était certain d’entendre des cris de joie en provenance du pont supérieur, comme il altérait leur trajectoire de quelques degrés. Il aurait voulu se joindre à eux. À côté de lui, Oscar arborait un sourire dément. Anna l’entoura de ses bras et l’embrassa joyeusement. Une caméra située dans la soute lui montra dix silhouettes en armure, qui se dirigeaient d’un pas décidé vers la porte. Les Griffes et les agents du bureau parisien portaient le même genre de tenues, tandis que les quatre Gardiens qui les avaient rejoints se contentaient de combinaisons achetées au marché noir. — Je n’aimerais pas être à leur place, dit Oscar. Vous avez vu les images des exploits de Gore Burnelli sur Park Avenue ? L’assassin était dans un sale état quand il a touché le sol. — Les combinaisons de la Marine tiendront le choc, le rassura Wilson. Je me rappelle très bien leurs fiches techniques. Et Adam ne laisserait pas ses hommes y aller s’il n’avait pas confiance dans leur matériel. — Si vous le dites. Wilson remonta de cent cinquante mètres. Par endroits, la falaise qui ceignait l’île s’élevait à plus de cent mètres. Il avait déjà volé en aveugle par le passé – il y a trois cent cinquante ans -, et la règle d’or consistait à se laisser une marge confortable lorsqu’on était en territoire ennemi. Le système de navigation inertiel de l’Oie de carbone était excellent, mais il n’avait pas été conçu pour ce genre de cascade. Il éteignit les lumières, y compris celles du cockpit. — Encore une minute avant d’atteindre la côte, prévint-il ses passagers. Oscar désactiva le limiteur optique du pare-brise. De son côté, Wilson alluma le mode « vision nocturne » de ses implants rétiniens. — Je crois que je vois la falaise. Des icônes d’alerte rouges apparurent sur l’écran de contrôle de la navigation. — L’Oie n’aime pas beaucoup notre trajectoire, grogna Oscar. Eh bien, comme cela, on est deux, ma vieille. Les mains virtuelles de Wilson entreprirent de faire disparaître les icônes. Il en avait désactivé trois lorsque le radar de l’appareil se remit en route. — Merde ! Une image vert et violet emplit la moitié de son champ de vision. — Anna, il faut éteindre ce putain de radar, quitte à le pulvériser. Elle mit plusieurs secondes à couper l’alimentation, après quoi elle chargea une série de programmes destinés à leurrer le système de prévention des collisions. — Fait chier ! cracha Wilson, tandis qu’ils survolaient le rocher chiffonné qu’était l’île. Adam, ils savent que nous sommes ici. Cette saloperie de pilote automatique a rallumé le radar. Je suis désolé. Vous voulez annuler ? — Sûrement pas, rétorqua Morton. Contentez-vous de maintenir une trajectoire stable, Wilson. Nous sautons. Wilson attrapa les capteurs du tableau de bord et serra de toutes ses forces, comme si cela suffirait à dompter l’appareil massif. — Ils ont sauté, annonça Adam. Sortez-nous tout de suite de là. Wilson vira brusquement à tribord et décrivit un virage en épingle à cheveux. Derrière l’appareil, dix armures de combat fendaient l’air glacial comme des obus. Le robot espion miniature qui avançait tranquillement sur le parapet entourant les 3P ressemblait à une blatte. Il œuvrait de concert avec quatre congénères équipés de senseurs différents et complémentaires. Les données ainsi recueillies étaient transmises à un relais camouflé en rat, lequel les envoyait à son tour à un opérateur resté à l’abri. Les espions étaient construits par le clan McSobel, qui enveloppait d’un corps en morphoplastique les calculateurs bioneuraux donnés par les Barsoomiens. En tout, quatre-vingts d’entre eux scannaient les 3P pour le compte des Gardiens et fournissaient une image raisonnablement claire des activités de l’Institut. L’après-midi baigné de soleil ne faisait que commencer. Devant le portail était alignée une rangée de Land Rover Cruiser. Il n’y avait aucun autre véhicule sur la place. Plusieurs escouades de soldats de l’Institut se reposaient à l’ombre des auvents, ou se servaient dans les cafés abandonnés. Juste après quatorze heures, le portail s’ouvrit. Son champ de force couleur perle devint soudainement noir, car il faisait nuit à Port Evergreen. Deux silhouettes en combinaison pressurisée passèrent de l’autre côté. — Rien d’autre ne bouge dans les parages, commenta Stig en examinant les images. Olwen et lui avaient installé un poste de commandement temporaire dans le théâtre Ballard, à trois kilomètres des 3P. Ils l’avaient choisi car il était surplombé par un restaurant aux parois de verre, d’où il était possible d’admirer toute la ville. En revanche, Stig s’y sentait un peu trop exposé. Il alternait entre les prises de vue envoyées par les blattes et ses observations à l’œil nu des robots dirigeables, qui sillonnaient les alentours d’Armstrong City comme des requins affamés. N’importe quel autre jour, quelqu’un aurait remarqué les vingt-deux silhouettes sombres qui croisaient à bonne distance de la ville, sans jamais vraiment s’en éloigner, et qui flottaient au ralenti à une altitude inhabituellement basse. Jusque-là, personne n’avait appelé l’aérodrome. La population était trop occupée à se cloîtrer par peur des patrouilles de police escortées par les véhicules armés de l’Institut, ou au contraire à causer des ennuis à ces mêmes patrouilles. Dans les artères les plus importantes, de petits groupes s’étaient constitués, qui jetaient des bouteilles vides et des pierres sur les voitures des forces de l’ordre. L’Institut ne semblait pas se soucier de ces menus désordres. Tant que personne ne songeait à lui barrer la voie de l’autoroute numéro un, il n’interviendrait pas. Toutefois, si des petits malins s’en prenaient à sa porte de sortie, il n’hésiterait pas à arranger la situation sans le concours ni l’autorisation de la police. Il n’était pas aisé, pour les snipers des Gardiens, de se mettre en position. Trois des équipes commandées par Stig attendaient toujours de pouvoir poser des pièges sur la route. L’itinéraire prévu par l’Institut empruntait le pont Tangeat au-dessus de la Belvoir. Celui-ci faisait partie de leurs cibles prioritaires. Toutefois, ceux qui dirigeaient l’Institut avaient mis toutes les chances de leur côté, car neuf Range Rover Cruiser étaient garés sur le pont et scannaient le cours d’eau en permanence. — C’est forcément prévu pour ce cycle-ci, dit Olwen. Sinon, ils ne se donneraient pas tant de mal. — Exact. Stig regarda une nouvelle fois au-dessus de la ligne des toits. Au loin, vers le sud, un dirigeable flottait tranquillement au-dessus de l’autoroute numéro un. Une icône translucide rose lui indiqua qu’il s’agissait de l’un des six bombardiers. — Il faut modifier la procédure d’attente, reprit-il. S’il continue à voler comme cela au-dessus de la route principale, l’Institut finira par le repérer. — Bien, se contenta de répondre Olwen, car elle savait qu’il était vain de discuter avec un Stig décidé et nerveux. L’homme s’assit à une table et alluma une cigarette. Il avala un peu de fumée et se connecta aux dirigeables. Au lieu de leur faire décrire à tous un grand cercle autour de la ville, il les sépara en deux groupes ; l’un croiserait à l’est, l’autre à l’ouest d’Armstrong City. Au nord, évidemment, il y avait la mer. Aucun objet volant ne passerait longtemps inaperçu au-dessus de l’eau. Presque deux heures et onze cigarettes plus tard, il eut enfin terminé. Le vent du nord s’était levé, mettant à contribution les moteurs des dirigeables, qui devaient absolument maintenir leur position. Stig n’aimait pas beaucoup l’allure des nuages qui arrivaient de la mer ; ils noircissaient de minute en minute. Il connaissait suffisamment bien la météo locale pour savoir avec certitude qu’il allait bientôt pleuvoir. Une heure plus tard, les premières gouttes frappaient les vitres teintées vertes du restaurant. Malgré le ciel sombre, les lumières de l’établissement étaient toujours éteintes. — Cela pourrait compliquer notre tâche, dit-il. L’eau va énormément alourdir les dirigeables. Il leur sera difficile de voler à basse altitude. — Keely m’annonce qu’il y a du mouvement sur Mantana Avenue. La main virtuelle de Stig choisit une image dans sa grille de surveillance et l’agrandit. De grosses roues filmées à ras du sol remontaient l’artère en soulevant des gerbes d’eau. Il sélectionna une autre vue, prise par une blatte accrochée au tronc d’un vieux peuplier à l’écorce blonde. Deux camions roulaient en contrebas, flanqués par des 4 x 4. Un énorme camion Mann les suivait de près. Sur sa remorque était posée une sorte de capsule en aluminium poli, dotée d’un important appareillage de climatisation à une extrémité. D’autres Cruiser le suivaient, leurs mitrailleuses prêtes à tirer. — D’où sort ce machin ? demanda Stig. — Aucune idée, répondit Keely. Il devait être planqué dans une zone commerciale toute proche. — Plus pertinemment, de quoi s’agit-il ? intervint Olwen. Un module de survie pour l’Arpenteur ? — Peut-être bien, dit Stig. Il suivait du regard le camion Mann grâce aux robots espions. Le métal incurvé de la capsule semblait renforcé par un champ protecteur ; impossible, donc, de l’endommager avec les armes de poing des Gardiens. Il n’y avait aucune vitre. Des volutes de vapeur s’échappaient du climatiseur arrosé par la pluie. — On bouge sur les 3P, annonça Keely. Stig se hâta de sélectionner d’autres images dans sa grille. Huit personnes vêtues de combinaisons pressurisées massives sortaient du bâtiment administratif situé à côté du portail. Elles traversèrent aussitôt le rideau d’énergie. — Nous y sommes, dit Stig. Il n’y a pas de doute. Il reste encore une heure et demie avant la fin du cycle. Étrangement, il ne ressentait ni excitation, ni trac, ni peur. Le plus grand ennemi de l’humanité s’apprêtait à faire son apparition sur son monde natal ; lui se préparait froidement à l’accueillir. Sa main virtuelle toucha l’icône du canal de communication générale. — Alerte un, je répète, alerte un ! Nous pensons qu’il arrive. Regagnez votre position et préparez-vous à intervenir lorsque nous aurons frappé les 3P. Il écrasa sa cigarette, s’appuya contre le dossier de sa chaise et ferma les yeux de façon à être totalement immergé dans son environnement virtuel. Ses mains bleu et chrome voletaient dans tous les sens, actionnant les commandes des dirigeables, qu’il convenait d’organiser en formation d’attaque. Il ne s’était pas trompé à propos de la pluie : les aéronefs, déjà normalement lents et lourds, étaient encore plus difficiles à manœuvrer qu’à l’accoutumée. Et les rafales de vent n’arrangeaient rien ; les trajectoires étaient durablement altérées. — Les gens rentrent chez eux, fit remarquer Olwen. La pluie est l’ennemie du manifestant. Stig se pressa contre la vitre et regarda en direction de la place du Premier Pas, qui se détachait des immeubles environnants. — Cela nous facilitera la tâche. Ils seront plus en sécurité à l’intérieur. — Vraiment ? — Peut-être. Je ne sais pas. Tâchons d’y croire. Nous ferions mieux de partir, ajouta-t-il en frappant la vitre épaisse. Juste avant qu’ils atteignent l’escalier, un éclair violent illumina la côte. Stig aperçut au loin les dirigeables qui franchisaient tranquillement les limites de la ville. Vus de face, ils ressemblaient à des points noirs suspendus, immobiles, au-dessus des bâtiments. Leurs feux de position étaient éteints, d’où leur aspect sombre et presque inquiétant. On était loin des engins obsolètes qui, lorsqu’ils survolaient Armstrong City, faisaient sourire tout le monde. D’autant plus que, cette fois-ci, ils transportaient une cargaison mortelle. — Et si nous voyons débarquer Adam ? demanda Olwen. — Nous devons agir en fonction des maigres informations dont nous disposons. Ce camion ne transportait pas une arme. Non, il va accueillir l’Arpenteur. — Dans ce cas, il fera sauter le générateur dès qu’il aura traversé le trou de ver, et nous serons isolés ici. — Je sais, dit Stig en regrettant de ne pouvoir être plus optimiste. — Adam sera-t-il à ses trousses ? — Je l’ignore. Par les cieux ! Il devrait déjà être là. Il aurait dû contourner ce satané blocus. — Alors, que fait-on ? — Nous appliquerons notre plan d’attaque, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. Si Adam est sur Half Way, il saura ce que nous préparons de notre côté. — Adam ne connaît pas notre situation, son degré d’urgence… — Johansson saura, lui. Tous les deux étaient censés se rejoindre avant de venir. — Stig, nous devons garantir le bon fonctionnement du portail. Sinon, Johansson, Adam et tout l’équipement dont nous avons besoin resteront bloqués là-bas. — Je pense que nous pouvons nous contenter de ce que nous avons déjà. Évidemment, si nous réussissions à descendre l’Arpenteur aujourd’hui, l’affaire serait entendue. — Ce serait une entreprise risquée, rétorqua Olwen. Très risquée, même. Ils sortirent dans la rue. Stig activa son champ de force et le régla au minimum de sa puissance, puis il remonta la fermeture à glissière de sa veste en cuir pour se protéger de la pluie. Des nuages noirs dissimulaient le soleil, plongeant la ville dans un crépuscule prématuré. Ils longèrent la rue désertée, traversèrent plusieurs allées non éclairées et débouchèrent enfin sur Mantana Avenue, dans le quartier des immeubles gouvernementaux. Là, les lampadaires fonctionnaient ; ils projetaient de grandes flaques jaunes sur les trottoirs mouillés. Derrière la rangée d’arbres, les vieux bâtiments n’étaient que partiellement éclairés. Quelques bandes polyphotos laissaient apparaître des bureaux inoccupés et des salles de réunions vides. Au rez-de-chaussée, les boutiques étaient fermées, comme mortes derrière leurs volets roulants en fibre de carbone. Il n’y avait aucun trafic sur la chaussée. Quelques robots aux gyrophares ambrés roulaient dans le caniveau, nettoyaient à l’aide de brosses rotatives les ordures et les feuilles pourrissantes qui l’obstruaient. Comme l’averse s’intensifiait, Stig accéléra, se mettant presque à courir. Les branches des peupliers pendaient lourdement au-dessus de la tête des Gardiens, car leurs feuilles duveteuses étaient gorgées d’eau. De grosses gouttes en tombaient. Un éclair déchira le ciel au niveau vers les docks. — Allons-y, dit Stig, alors qu’ils atteignaient le tournant d’Arischal Lane. L’allée conduisait à Bazely Square qui, en temps normal, était une intersection très fréquentée, avec son terre-plein central couvert de gazon. Sous le rond-point se croisaient plusieurs tunnels piétonniers, dans lesquels ils s’abriteraient le temps du bombardement. Stig voulut bifurquer vers le carrefour, puis se figea. Un nouvel éclair fendit les nuages. Un des dirigeables planait au-dessus du quartier des administrations, à l’autre bout de Mantana Avenue ; sa masse sombre jaillissait du bouillonnement gris des nuages et avançait en silence dans leur direction. Olwen le suivit du regard. — Par les cieux ! lâcha-t-elle. Il est bougrement bas. La quille glissait à à peine dix mètres des toits des bâtiments de bureaux. Étant donné la taille de l’aéronef, un tel écart était insignifiant. L’eau dégoulinait sur ses flancs et inondait les tuiles rouges et les panneaux solaires. Stig le vit virer légèrement de bord pour se mettre dans l’alignement de l’artère. Pendant l’approche finale, ses deux hélices principales, situées à l’avant et à l’arrière, tournaient à plein régime. Il se déplaçait rapidement, beaucoup plus rapidement que prévu. La cime des arbres les plus élevés caressait son fuselage. Le long de son abdomen, les soutes s’ouvrirent subitement. — Vite ! cria Stig. Son affichage venait de lui confirmer que l’aéronef ne transportait aucune bombe. En revanche, il ne manquerait pas d’attirer l’attention de l’Institut. Quel idiot il avait été de rester planté là comme un vulgaire touriste ! Adam ne serait pas fier de lui. Ils coururent dans Arischal Lane, tandis que le dirigeable planait avec grâce dans leur dos. Ils l’entendaient, à présent. Ses hélices émettaient un bourdonnement de plus en plus aigu, car l’appareil luttait pour conserver sa trajectoire en dépit du vent et de la pluie violente. Le bruit des moteurs était accompagné par un concert de crissements et de grattements, produits par les branches sur le fuselage. L’entrée de l’allée fut totalement éclipsée par la masse sombre et imposante. Grâce à sa vision virtuelle, Stig apprit qu’il s’agissait de l’un des neuf engins supposés participer à la première vague d’attaques. Ils formaient un cercle lâche qui, en une quarantaine de minutes, se refermerait totalement sur les 3P. Trois d’entre eux étaient déjà affublés d’icônes d’alerte rouge cerise. Ils avaient tous heurté des obstacles durant leur vol au-dessus de la ville : cheminées, rotondes, arbres et mâts divers, qui avaient sévèrement endommagé la toile de leur fuselage et souvent tordu ou brisé des éléments de leur squelette. Toutefois, ces trous avaient peu d’incidence sur leur aérodynamisme, leur vitesse et leur trajectoire. L’ordinateur de la tour de contrôle recevait un nombre incalculable d’appels en provenance du quartier administratif et de la Maison du gouverneur. Il y répondait automatiquement en envoyant systématiquement le même message type : « Nous prévenons immédiatement les autorités compétentes.» Des programmes perfectionnés commençaient à fouiller le réseau de l’aérodrome à la recherche des plans de vol du jour. Les logiciels préalablement installés par les Gardiens les repoussaient et en profitaient pour placer leurs propres virus dans les systèmes de l’Institut. Stig atteignit l’extrémité de l’allée, où se trouvait l’entrée d’un souterrain. Il descendit les marches quatre à quatre et atterrit lourdement au pied de l’escalier. Olwen le suivait de près et le rejoignit d’un pas plus léger. Ensemble, ils remontèrent le couloir bétonné en direction du carrefour central situé sous le rond-point. Le vaste espace, légèrement évasé comme un cratère, était éclairé par des bandes polyphotos fixées aux murs. L’eau venue de l’extérieur s’écoulait dans des caniveaux avant de traverser des grilles à moitié obstruées par des feuilles mortes. Les espions miniatures disposés autour des 3P montrèrent à Stig que les troupes de l’Institut avaient été prévenues de l’apparition des envahisseurs aériens. Quatre Land Rover Cruiser formèrent un cercle protecteur autour du camion Mann et de sa précieuse cargaison. Les armes de calibre moyen étaient prêtes à faire feu et des senseurs multiples sondaient les alentours sans relâche. Les autres véhicules se dispersaient sur toute la place, leurs canons pivotant vers les nuages pour faire face à toute menace. Des hommes en armure de combat flexible grimpaient les marches des remparts, bondissant avec agilité dans la faible gravité. Les espions confirmèrent que l’éther accueillait un important trafic de données cryptées. Des rayons rouges de visée laser transpercèrent l’atmosphère. Leur portée était néanmoins raccourcie par la pluie. — Ils renforcent le champ de force au-dessus du portail, annonça Keely. — Bien. Je ne veux pas qu’il soit endommagé. Adam pourrait très bien arriver, lui aussi. Stig s’adossa à un mur et s’assit sur le béton mouillé. Olwen s’agenouilla à côté de lui et lui prit les mains. Ce contact lui fit plaisir. Tous ces événements se déroulaient si loin. Dans sa vision virtuelle, l’opération prenait des airs d’exercice, de jeu interactif. — L’attaque est imminente, dit-il à tout le monde. Le dirigeable qui flottait au-dessus de Mantana Avenue fut le premier à atteindre les 3P. Il reprit de l’altitude juste avant la muraille et apparut brusquement, massif. Les soldats de l’Institut, qui l’attendaient fusil à l’épaule, firent immédiatement feu. Les jets ioniques et les balles cinétiques déchirèrent la toile du fuselage, transpercèrent les réservoirs d’hélium et terminèrent leur course dans le ciel. Occasionnellement, un projectile frappait un élément de la superstructure en carbotitane et causait des dégâts minimes. En effet, le squelette avait été conçu pour conserver son intégrité en cas d’impact. Tout juste pouvait-on remarquer que l’aéronef avait très légèrement pivoté autour de son axe. En pratique, les soldats s’acharnaient sur un simple volume d’air. L’énorme nez émoussé passa au-dessus de la porte Enfield. Les lanceurs installés dans ses soutes entreprirent de se débarrasser de leur cargaison de leurres, bombes incendiaires et autres drones spécialisés dans la guerre électronique. Pendant une minute glorieuse, la pénombre fut déchirée par des étoiles filantes et des comètes blanches et rouges. Des explosions secondaires retentirent, libérant une multitude de leurres argentés et scintillants, qui tombèrent comme de la pluie sur la place. Des drones silencieux bleu-gris semblables à des colibris voletaient en tous sens et tiraient de puissantes impulsions EM. Les soldats positionnés sur les remparts vidaient leurs chargeurs sur le dirigeable, dont la masse continuait à défiler au-dessus d’eux. Alors, les 4 x 4 passèrent à l’action. Un officier venait manifestement de reprendre les choses en main. Les armes cinétiques de gros calibre et les masers visèrent d’abord les hélices, puis s’occupèrent de la quille, qui abritait également la soute. La toile fut réduite en lambeaux, tandis que la superstructure succombait enfin à la violence qui se déchaînait sur elle. Les réservoirs d’hélium - sphères blanchâtres pareilles à des bulles de cire – furent bientôt exposés. Le deuxième dirigeable fit son apparition au moment où détonaient les bombes incendiaires du premier. Plusieurs soldats changèrent de cibles, comprenant enfin quelles étaient leurs priorités. Les Land Rover Cruiser tiraient sur les soutes, tandis que les lanceurs passaient à l’action. Les aéronefs trois et quatre arrivèrent simultanément. À ce moment-là, le numéro un avait commencé à chuter et à se disloquer, son tiers arrière se tordant vers le sol et la porte Enfield. Seule son inertie l’empêchait de tomber comme une brique. La toile de son fuselage déchirée en longues lanières s’élevait vers le ciel en ondulant dans une parodie d’incendie noir. Le nez piqua tout droit vers une des fontaines ornementales de la place. Les soldats positionnés sur la muraille sautèrent précipitamment avant de courir se mettre à l’abri, car la queue de l’engin accélérait violemment dans leur direction. Elle finit par s’écraser contre la porte, puis se brisa au ralenti dans un fracas de poutrelles tordues. Camions et 4 x 4 démarrèrent en trombe, comme si le départ d’une course venait d’être donné, alors que la superstructure se repliait sur elle-même, écrasée par une force invisible qui semblait décidée à n’en rien laisser. Au-dessus, des explosions rouges et blanches se mêlaient à la pluie et drapaient ce qui restait du fuselage de motifs chatoyants. Bientôt, les engins deux et quatre furent aussi mortellement touchés et entamèrent leur descente incontrôlée vers la place. Le numéro deux vira brusquement de bord, tandis que sa queue se désintégrait et que ses réservoirs d’hélium explosaient un à un comme des ballons. Lorsqu’il y en eut trop peu pour soutenir le poids du dirigeable, la moitié postérieure de l’appareil se mit à chuter à grande vitesse. Son nez heurta un arbre, qui vint à bout de son squelette. En dépit de la surprise et de l’échelle de l’attaque, l’Institut n’avait à déplorer aucune perte. Ses véhicules zigzaguaient sur la place, évitaient les débris qui tombaient du ciel et s’éloignaient des zones d’impact prévues. Les soldats qui étaient à pied étaient plus vulnérables, car ils devaient se débrouiller tout seuls et rester vigilants tout en continuant à tirer. Jusque-là, aucun des aéronefs n’avait réussi à se rapprocher du portail. Un anneau de Cruiser, toujours plus nombreux, l’entourait pour le protéger. Les camions, quant à eux, s’abritaient dans les hangars et sous les hautes arches de la muraille. Le déluge de feu en provenance du sol était intense et largement à la hauteur de l’assaut aérien. Ceux qui se trouvaient au centre de la place ne voyaient même plus les nuages gris, tant leur ciel était éclipsé par des bouillonnements de couleurs et des taches noires. Dans ce ballet funèbre et titanesque, arriva le dirigeable numéro cinq lancé à grande vitesse. Les sept, huit et neuf fondaient également sur la place en tirant. — Le cinq et le huit transportent des bombes, dit Stig en augmentant l’intensité de son champ de force et en serrant sa tête avec ses bras. Keely, il est temps de foutre le bazar dans le réseau de la ville. Le dirigeable numéro cinq avait glissé les deux tiers de sa carcasse massive au-dessus de la place lorsqu’un gros cylindre tomba de sa soute ; le chaos ambiant était tel que personne ne le remarqua. Sa chute ne dura qu’une poignée de secondes, car dès qu’il fut à l’intérieur de l’enceinte des 3P, la petite charge explosive qu’il contenait détona. Le cylindre disparut aussitôt dans un nuage dense de vapeur d’oxyde d’éthylène, qui ressemblait à de la fumée de cigarette. Une seconde explosion, commandée par l’ordinateur de l’engin, embrasa le tout. La boule de feu ainsi produite généra une surpression à peine inférieure à celle d’une bombe atomique. Stig assista au spectacle. Il avait les yeux fermés, et la luminosité de sa vision virtuelle était réglée sur une valeur moyenne, ce qui n’empêcha pas l’éclair de lui transpercer les paupières. Toutes ses blattes venaient de disparaître d’un seul coup en lui envoyant ce dernier message. Plusieurs secondes plus tard, l’onde sonore gronda au-dessus de la tête des Gardiens. Les bras de Stig resserrèrent leur étreinte comme les murs de béton tremblaient. Lorsqu’il rouvrit les yeux, le ciel était redevenu sombre, bien que la pluie eût cessé de tomber. Il aperçut des taches noires et indéterminées. De petites silhouettes pareilles à des chauves-souris voletaient dans la nuit, comme pour fuir la ville. Sauf qu’il n’y avait pas de chauves-souris sur Far Away. Il se leva et vit une colonne d’air lumineux qui s’élevait vers le ciel. Il se rendit alors compte qu’il avait perdu le contact avec la moitié des dirigeables de la seconde vague. Ceux qui continuaient à répondre disaient être à une altitude égale à zéro et perdre rapidement tout leur hélium. — Allons-y ! cria-t-il à Olwen en prenant le chemin de la sortie. Keely, j’ai besoin de voir ce qui se passe sur les 3P. — Je fais de mon mieux. Je rêve… ou le plan a fonctionné mieux que prévu ? Stig remonta au niveau de la chaussée. Le temps qu’il atteigne le coin de Nottingham Road, la pluie s’était remise à tomber. Dans sa vision périphérique, il vit quelque chose tomber juste au-dessus du pâté de maisons le plus proche. Quelque chose de très gros. — Nom de Dieu ! hurla-t-il en se retournant. Il attrapa Olwen, la souleva et la plaqua contre un mur. L’arrière déformé d’un dirigeable jaillit de la nuit et s’abattit en silence sur trois maisons, qu’il pulvérisa instantanément. Où est le reste ? Des fragments de panneaux solaires, des morceaux de poutre, des éclats d’ardoise et de longs éclats de verre s’abattirent sur la route en ricochant. — Tu vas bien ? demanda-t-il. — Oui, mon champ de force était activé. Il avisa les morceaux de pierre et de poutrelles venant du squelette de l’aéronef éparpillés autour d’eux. Ils avaient eu de la chance. Les fragments les plus gros semblaient les avoir évités. Des cris et des appels au secours retentirent au loin. — Nous ne pouvons pas nous arrêter pour eux, dit-il. — Oui, acquiesça Olwen en tremblant. Ils s’engagèrent sur Nottingham Road. Des images éapparaissaient dans la grille de surveillance de Stig, tandis que Keely activait le second groupe de robots espions qu’elle avait dissimulés autour des 3P. Il en essaya plusieurs, mais ne vit rien d’autre que les débris et les ruines sur lesquels couraient les blattes. Six dirigeables répondaient présents. Leurs télémétries respectives s’ouvraient dans son champ de vision. L’un d’entre eux était comme mort, car il n’était capable de voler que là où le vent le poussait. Les cinq autres avaient subi des dommages importants, mais continuaient à avancer. L’un d’eux était un bombardier. — Bingo ! murmura-t-il. On va peut-être pouvoir recommencer. Ils atteignirent le carrefour et se tournèrent vers Levana Walk. La vue était dégagée et la place visible à quatre cents mètres de là. Comme Stig l’avait espéré, la muraille avait canalisé le gros de l’onde de choc vers le haut, épargnant les quartiers environnants. Les maisons les plus modestes, cependant, n’y avaient pas résisté. Même certains bâtiments plus robustes avaient souffert ; plusieurs incendies féroces s’étaient déclarés dans les ruines. La muraille elle-même était devenue un anneau de pierres écroulées et avait perdu un tiers de sa hauteur originelle. Stig en eut le souffle coupé. — Elle a tenu, marmonna-t-il. Par les cieux songeurs, merci ! Il n’osait même pas imaginer ce qui se serait produit si l’explosion d’oxyde d’éthylène s’était propagée à l’horizontale. — On ne peut pas lâcher la deuxième, dit Olwen qui, du centre du carrefour, embrassait du regard toutes les rues qui s’y rejoignaient. — Hein ? — Ouvre les yeux. Stig lui obéit. Il y avait des gens partout. Abasourdis, éplorés, ensanglantés, ils erraient sans but parmi les ruines, se tenaient près d’amis ou de parents blessés, extirpés des bâtiments détruits. Voitures et camions étaient arrêtés en travers de la route, les vitres soufflées. Leurs alarmes hurlaient, leurs feux de détresse clignotaient – même quand les véhicules étaient renversés. La pluie mêlée à la toile fondue des aéronefs tombait en recouvrant méthodiquement la ville d’un manteau noir, uniforme et étrange. Comme les cendres humides commençaient à maculer sa veste, Stig se réveilla. Les larmes, la rage contenue, la peur terrible de ces gens que la vie n’avait pas épargnés… Rien qu’autour de lui, il en voyait des centaines. Il lui fallut faire preuve d’un sang-froid et d’une autodiscipline extrêmes pour ne pas être submergé par la culpabilité. — Il le faut, dit-il malgré ses dents serrées. Si nous ne l’empêchons pas, il va traverser le trou de ver. Il n’existe pas d’alternative. — Trouve une autre solution. Nous pouvons intervenir, nous sommes armés. Il avisa du coin de l’œil le pistolet ionique que la jeune femme portait ostensiblement, et se retint d’éclater d’un rire cynique. — Voyons d’abord ce qui se passe là-bas. Les espions escaladaient péniblement le monticule circulaire qui avait été la muraille. Stig mit un long moment à interpréter les images qu’il recevait. Il ne reconnaissait plus rien ; tout ce qui lui était familier avait disparu. La place du Premier Pas n’était plus qu’un cratère à la paroi noircie. Le champ de force du portail avait résisté à l’explosion, mais ce dernier était presque entièrement enseveli sous les gravats. Seul un petit arc et un éclat de lune laiteux étaient encore visibles, car nettoyés de la poussière de carbone qui les recouvrait par la pluie. Les soldats étaient tous morts. Les corps avaient disparu, tout comme les 4 x 4 et le camion Mann. Il pensait au moins apercevoir un morceau de la capsule d’aluminium détruite. Toutefois, ses espions ne détectaient plus aucune activité électrique ou électromagnétique autre que celle du portail. Les 3P avaient été entièrement dévastés. —Je ne crois pas qu’il ait envie d’arriver dans un tel décor, fit remarquer Olwen. Je pense que nous avons une chance. — Tu dois avoir raison, dit Stig en vérifiant son horloge virtuelle. Il reste cinquante minutes avant la fin du cycle, annonça-t-il sur le canal général. Notre boulot consiste à compliquer au maximum la tâche de l’Arpenteur. Il ne s’aventurera pas jusqu’ici sans une escorte lourdement armée. Je veux que les équipes de Murdo et Hanna se rendent sur ce qui reste de la muraille. Si quelque chose tente de traverser ce portail, tirez avec vos fusils à plasma. Les autres, formez des groupes mobiles. Nous devons empêcher les troupes de l’Institut d’approcher des 3P. Keely nous transmettra les positions de leurs véhicules. Si elles tentent de former un convoi, nous les attaquerons massivement. Ce n’était pas un bon présage. Deux minutes avant de sauter dans les ténèbres, Wilson Kime leur avait annoncé que le radar les avait trahis. Morton savait qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Leurs chances de s’en tirer sans trop de dommages s’étaient évanouies lorsque le trou de ver de Boongate s’était refermé dans leur dos. Alors, il avait gueulé son ordre avant de sauter. Il ne s’était pas donné la peine de demander leur avis aux autres. La meilleure façon de diriger des gens est de leur montrer le bon exemple. Sauf que personne n’avait jamais dit que c’était lui le patron. L’énorme avion gronda dans le ciel. Morton étira le champ de force de sa combinaison jusqu’à cinquante mètres autour de lui. La résistance de l’air ralentissait considérablement sa chute. Il élargit encore le périmètre de son bouclier d’énergie et lui donna la forme d’une goutte. Ses senseurs lui indiquèrent que la roche froide ne se situait plus qu’à deux cents mètres sous ses pieds et qu’elle se rapprochait rapidement. Neuf autres silhouettes en armure tombaient avec lui. Merci, mon Dieu ! Morton pensait pouvoir faire confiance à Rob et Cat, mais il ne connaissait pas suffisamment les autres. Il fut rassuré de constater qu’ils étaient aussi dévoués ou téméraires que lui. La base du champ de force toucha la roche et se tordit comme une éponge pour absorber le choc, avant de se replier proprement autour de lui. — La prochaine fois, tu nous demanderas notre avis, dit la Chatte. — Il n’a pas l’habitude, commenta Rob. — Merci de ne pas m’avoir laissé tout seul. — Tout le monde va bien ? demanda Alic. Ils acquiescèrent en chœur. Ils étaient tous en un seul morceau. Les armures des quatre Gardiens étaient presque aussi efficaces que celles de la Marine. — Quatre kilomètres dans cette direction, dit Morton, tandis qu’ils se rassemblaient. Et trente-deux minutes jusqu’à la fermeture du portail. Comment doit-on s’y prendre ? Le plan initial, élaboré à la va-vite pendant qu’ils s’équipaient à bord de l’Oie de carbone, consistait à prendre d’assaut Port Evergreen, à abattre tous les agents de l’Arpenteur qui pouvaient s’y trouver et à détruire tous ses véhicules avant qu’ils aient eu l’occasion de traverser le portail. — On avance furtivement, répondit Alic. On dégomme les véhicules sans leur laisser le temps de réaliser ce qui leur arrive. L’Arpenteur se trouve forcément dans l’un d’eux. — Sûrement pas, chéri, rétorqua Cat. Notre temps est sacrément compté. Ils savent que nous sommes ici, et nous savons qu’ils savent. Alors, on fonce dans le tas et on crame ces fumiers. — Parfait pour moi, dit Morton avant de se mettre en mouvement. Une fois de plus, il ne se retourna pas et usa des électromuscles de son armure pour prendre de la vitesse. — Un jour, Morty, lui dit Cat sur une fréquence sécurisée, il faudra qu’on soigne un peu ton problème d’ego. Elle le rattrapa et le dépassa rapidement. Morton décida de lui laisser cinq mètres d’avance. Tous les dix se retrouvèrent bientôt sur une crête surplombant Port Evergreen. Ils formaient un alignement de points facilement repérables à cause de la chaleur et des ondes électromagnétiques qu’ils émettaient, mais ne faisaient aucun effort pour se cacher. Ils s’arrêtèrent pour examiner le terrain et activer leurs armes, puis entamèrent la dernière ligne droite. — Qu’est-ce que c’est que ça ? ricana Cat. C’est la nuit des amateurs ou quoi ? Regardez un peu leur déploiement. Dix-sept agents de l’Arpenteur dessinaient un cordon lâche d’un kilomètre de diamètre autour du bâtiment qui abritait le générateur. Ils repérèrent les intrus et, comme des fourmis affairées, resserrèrent leur formation. Douze autres hommes sortirent des véhicules garés devant le trou de ver pour leur prêter main-forte. Lorsque les deux camps ne furent plus séparés que de cinq cents mètres, tout le monde fit feu de concert. Des jets de plasma et des décharges ioniques frappèrent le champ de force de Morton, sans toutefois menacer son intégrité. Les éclairs projetés par les armes étaient plus intenses que la lumière de n’importe quelle étoile à neutrons. Les ombres, longues et ciselées, s’étiraient sur la roche ; elles s’entremêlaient et tremblotaient. — Je commence par leur flanc droit, annonça Rob. Vous, continuez à avancer ! Il mit un genou à terre. Les agents de l’Arpenteur formaient un groupe compact droit devant lui. Des renforts arrivaient de Port Evergreen pour augmenter leur puissance de frappe. L’hyperfusil de Rob se déplia avec fluidité de son avant-bras. Le premier coup transperça facilement le champ de force et l’armure d’un ennemi, dont les restes sanglants furent éparpillés sur le sol. La violence de sa mort choqua quelque peu ses camarades. Leur barrage de feu perdit un instant de son intensité, avant de se concentrer sur Rob. — J’aurais besoin d’un petit coup de main, dit-il, tandis que le déluge d’énergie le forçait à reculer. Je n’arrive plus à viser. — Ah, les hommes…, soupira Cat. Elle déplia son hyperfusil et abattit deux agents de l’Arpenteur. Les autres se dispersèrent aussitôt comme une troupe de danseurs parfaitement entraînés. Certains se cachèrent derrière des formations rocheuses, d’autres se faufilèrent dans des crevasses étroites. Deux types entrèrent dans une cabane pressurisée et se mirent à tirer avec un canon à plasma de gros calibre. Un des Gardiens fut projeté en arrière, son champ de force couvert de crépitements rubis. Alic activa sa lance à particules et visa la cabane. Il tira. La construction provisoire explosa dans une gerbe de flammes blanches voraces et projeta des éclats argentés dans tous les sens. Un champignon de fumée noire s’éleva dans le ciel. — Waouh, celui-là était pas mal ! concéda Cat en réduisant en poudre quelques rochers derrière lesquels s’étaient abrités des ennemis. Vous pourriez utiliser votre truc contre les camions ? demanda-t-elle en tirant de nouveau. — D’ici, je risquerais d’endommager le portail, répondit Alic. Attendez, je vais faire le tour. — Ayub, Matthew, déployez-vous autour du générateur, dit Morton. Et pas de quartier ! Nous ne pouvons pas nous permettre de le laisser entre leurs mains. — J’y vais, acquiesça Ayub. Deux puissants jets de plasma venus d’une autre direction frappèrent violemment Jim Nwan, qui se retrouva au sol. — Ils tirent depuis une des Oies de carbone, cria-t-il en s’accroupissant. Le lanceur rotatif apparu sur son bras vrombit en se déchargeant. Ses mortiers explosifs surpuissants transpercèrent le fuselage de l’avion, puis détonèrent. L’appareil géant fut désintégré dans un éclair de lumière bleu électrique. — Les véhicules démarrent, annonça Matthew. Huit camions roulaient en formation serrée de manière à combiner leurs champs de force. Les senseurs de Matthew repérèrent deux silhouettes humaines qui couraient devant eux. Bientôt, elles disparurent à travers le rideau de pression. La lance à particules d’Alic frappa le camion de queue, mais le champ de force tint bon. — Alic, rasez plutôt ce décor, dit Morton. Mais Alic persista, en vain. — L’Arpenteur est dans un de ces camions, expliqua-t-il. Forcément. Nous ne disposons pas de champs de force aussi puissants. — Ils vont traverser le trou de ver, reprit Morton. Une fois qu’ils seront de l’autre côté, nos petits copains essaieront de détruire le générateur. Je propose que vous flinguiez les cabanes et autres saloperies susceptibles de les abriter. Jim, donnez-lui un coup de main. Empêchez-les de se planquer. — D’accord ! Le premier camion n’était plus qu’à quelques mètres du portail. Son moteur grondait bruyamment. Alic entreprit de réduire en cendres les cabanes restantes. Ayub et Matthew atteignirent le bâtiment du générateur. Il y eut un échange de tirs rapide. Matthew libéra un essaim de robots espions. Des obus de mortier sifflèrent dans l’atmosphère de Port Evergreen. La seconde Oie de carbone explosa. Un gros cylindre apparut à l’arrière de l’un des derniers camions de la file. — Cela ne me dit rien qui vaille, dit Cat. Elle tira à cinq reprises avec son hyperfusil, mais le champ de force du véhicule résista, et le cylindre continua à pivoter tranquillement. — Rob, on synchronise nos tirs, cria-t-elle. Le cylindre se braqua dans sa direction. Elle bondit et s’envola à dix mètres au-dessus du sol. Un rai de lumière blanche et vive perça la nuit sous ses pieds et projeta des rochers à cinquante mètres de là. L’explosion massive fit pleuvoir des gouttes de lave tout autour. — Nom de Dieu ! grogna Jim. Ils ont amené la grosse artillerie. Les événements s’enchaînaient tellement vite que Morton avait du mal à les suivre. Le canon pivotait à la recherche d’une nouvelle cible. Trois ennemis se tenaient à la porte du bâtiment du générateur et échangeaient des tirs avec Matthew. Un personnage vêtu d’une simple combinaison environnementale apparut par le trou de ver. Rob l’abattit aussitôt avec son hyperfusil, envoyant des morceaux du cadavre contre le rideau de pression. Le sang gelait vite sur Half Way et les gouttelettes rubis retombèrent en crépitant sur le sol. Le camion de tête gronda de plus belle. Cat et Rob connectèrent leurs armes respectives et tirèrent de concert. Le champ de force devint écarlate sous les assauts conjugués des faisceaux d’énergie, mais le camion parvint à passer. — Le fumier ! cria Cat. Morty, synchronisation ! On tire tous les trois. Tandis que les mains virtuelles de Morton voletaient au-dessus de ses icônes, le canon de gros calibre gronda. Une fontaine de lave jaillit là où se tenait Jim. Son armure décrivit un arc gracieux dans les airs. Un jet de plasma la frappa lorsqu’il était au zénith, le précipitant dans une rivière de roche fondue et brillante. La combinaison de Morton se connecta à celles de Rob et Cat, et donna le contrôle de son hyperfusil à cette dernière. Deux camions supplémentaires avaient traversé le trou de ver, et les autres semblaient pressés de les suivre. — Lequel ? demanda Cat. — Choisis vite, répliqua Rob. Mais pas celui avec le canon. Morton vit le système de visée se focaliser sur l’engin numéro cinq. Personnellement, il aurait plutôt opté pour le premier de la file. Les trois fusils firent feu à l’unisson. Une onde écarlate se propagea le long du champ de force. Une lance à particules le frappa dans la foulée. Pendant une seconde, les contours du camion se dessinèrent avec une clarté absolue. L’instant d’après, l’engin fut entièrement vaporisé, transformé en un plumet de gaz et de débris surchauffés, qui s’éleva dans le ciel de l’île rocheuse. L’onde de choc secoua sévèrement les autres véhicules. Un autre engin traversa le trou de ver. Celui qui transportait le canon s’arrêta. Lentement, le gros cylindre se tourna vers le bâtiment du générateur. — Cat ! Descends-moi cet enculé ! hurla Morton. Les trois faisceaux pénétrèrent le bouclier d’énergie et embrasèrent les batteries du véhicule. L’explosion prodigieuse envoya des soldats en armure voler dans les airs et éclipsa un instant les coups de feu. Morton se ressaisit. Port Evergreen n’était plus. Seul le générateur de trous de ver était encore debout. Là où s’élevaient auparavant les cabanes, de maigres flammes dévoraient des restes de fondations. Les monticules qui avaient été les Oies de carbone luisaient encore d’un éclat vermillon, mais se refroidiraient très vite dans l’atmosphère glaciale. Là où le canon de l’Arpenteur avait frappé la roche nue, des rus de lave s’écoulaient lentement vers l’océan. Une décharge ionique atteignit le bâtiment du générateur. Aussitôt, quatre soldats en armure abattirent le coupable. Morton se focalisa sur l’entrée de la bâtisse. Il se rappelait y avoir vu deux agents de l’Arpenteur aux prises avec Matthew. Un éclair blanc-bleu illumina l’intérieur. Une section de mur s’écroula et une silhouette en armure fut projetée à l’extérieur. — Je crois que c’était le dernier, dit Ayub. Morton retint son souffle et braqua ses senseurs sur le trou de ver. S’il restait un ennemi vivant de ce côté, il risquerait de détruire le générateur. Le moment serait d’ailleurs bien choisi pour faire exploser une éventuelle charge placée auparavant sur le dispositif. La Chatte arriva dans son dos. — Encore onze minutes avant la fin du cycle. On y va ? — Je ne sais pas. — Alic ? — Nous ignorons ce qu’il y a de l’autre côté. Matthew, envoyez quelque chose dans l’ouverture et tâchez de recueillir quelques données. — C’est déjà fait, chef. — Parfait. Les autres, fouillez les alentours. Il faut sécuriser cette zone. Morton acquiesça à contrecœur et entreprit de scanner le sol là où il avait vu le dernier agent de l’Arpenteur. Cinq robots espions couraient rapidement sur la roche noircie devant le bâtiment du générateur. Ils traversèrent le rideau de pression sans ralentir. Morton se connecta à leurs senseurs tout en continuant à fouiller les décombres. Après un moment de ténèbres floues, ils émergèrent dans un univers étrangement sombre. Le sol était couvert de cendres humides. Un éclair de lumière… — Ils nous attendent, dit Jim. — Bon Dieu, nous aurions besoin d’un véhicule blindé ! jura Morton en effleurant l’icône de l’Oie de carbone. Wilson, dépêchez-vous de descendre. — Je suis en route. Que se passe-t-il ? — Nous avons sécurisé le trou de ver, mais ces fumiers sont passés de l’autre côté, où ils nous attendent le couteau entre les dents et le fusil à l’épaule. Les véhicules blindés nous seraient d’un grand secours. — Cela risque d’être juste. — Morton ! appela Adam. Même si les blindés arrivent à temps, ce qui sera compliqué, nous allons nous faire tirer comme des lapins de l’autre côté. Ce qui compte plus que tout, ce sont les Volvo et leur chargement. Il ne nous reste que dix minutes, et notre priorité absolue est de les protéger. — Si vous n’y allez pas, vous lui donnez une avance de quinze heures. Combien de temps lui faudra-t-il pour atteindre son vaisseau ? — Deux ou trois jours. Cela dépend de la réussite des missions de sabotage conduites par les clans. — Vous ne pouvez pas vous permettre de perdre quinze heures. — Je sais. Les senseurs de Morton détectèrent un corps chaud et immobile dans un creux. Il inspecta les lieux et découvrit une moitié de combinaison reposant sur un lit de cristaux de sang. — J’envoie un autre robot, annonça Matthew. L’Oie de carbone était un point rose juste au-dessus de l’horizon invisible. Encore deux minutes de vol jusqu’à l’île. Morton maudit ce mastodonte trop lent. Il savait qu’il n’atterrirait jamais à temps. Les secondes défilaient dans un coin de sa vision virtuelle. Plus que huit minutes et demie. Il sélectionna les dernières images transmises par le robot. Elles duraient moins d’une seconde. — Qu’est-ce que c’est que cette matière noire ? demanda Rob. Il y en a partout. — On dirait des cendres, répondit Matthew. Quelque chose de pas joli joli s’est passé là-bas. Morton finit de fouiller la zone. L’avion volait juste au-dessus de l’eau. Son nez se souleva et sa queue effleura la surface. Des plumets d’écume énormes apparurent de part et d’autre de l’engin qui, progressivement, descendait pour poser le ventre sur l’eau. Morton fut surpris par la rapidité de la manœuvre. — Morton, l’appela Adam, nous n’allons pas envoyer les véhicules blindés de l’autre côté. — Merde ! Il se tourna vers le trou de ver. Comme il aurait voulu s’y précipiter ! Étais-je aussi excité lorsque j’ai tué Tara ? L’action est toujours la solution. Elle lie les événements entre eux, elle vous entraîne dans son sillage. — Il y a peut-être une autre solution, reprit Adam. Morton coupa la communication. — J’espère bien, marmonna-t-il dans le silence de son casque. Tandis que l’Oie de carbone flottait lentement vers la côte rocheuse de Port Evergreen, Morton se planta devant le demi-cercle gris terne du portail. Les secondes continuaient à s’égrainer dans un coin de son champ de vision. Il avait l’impression de voir défiler ce qui lui restait de vie. Trois autres silhouettes en armure se joignirent à lui. Tous ensemble, ils attendirent en silence. Nous aurions dû faire sauter ce générateur nous-mêmes, nous sacrifier. L’Arpenteur serait bloqué ici, à l’ heure qu’ il est. Nous lui aurions réglé son compte. S’ il était bien à bord de l’un de ces camions. Il y avait tellement d’inconnues et de variables. Morton détestait l’incertitude. Plus que dix-sept secondes. Soudain, le trou de ver disparut. Avant l’heure prévue, de manière inattendue. Derrière le rideau de pression, la faible lumière s’éteignit. — Bien, dit-il à Adam. Que proposez-vous, maintenant ? L’Institut mit trente-deux minutes à abattre les cinq dirigeables encore en état de voler après l’explosion de l’oxyde d’éthylène. Les Land Rover Cruiser se dispersèrent dans les rues d’Armstrong City par groupes de deux ou trois, ne constituant pas réellement des cibles très attrayantes. Leur but était d’arriver sur un terrain dégagé, d’où ils pourraient concentrer leur puissance de feu considérable sur les aéronefs antédiluviens qui croisaient au-dessus de la ligne des toits. Keely n’eut aucun mal à suivre leur parcours. Elle commença par rendre inutilisable le réseau de la ville, ce qui força l’ennemi à communiquer par liaison radio cryptée. En revanche, les suivre physiquement était plus difficile. Les rues étaient envahies de gens et de véhicules. Il s’agissait de conduire les blessés à l’hôpital, de former des équipes pour porter secours à ceux qui étaient prisonniers des immeubles en ruine. Les problèmes de communications compliquaient encore la situation. Les services d’urgence possédaient bien des radios de secours, mais ils n’avaient aucun moyen de savoir où la population avait le plus besoin d’eux. Car les problèmes ne se situaient pas uniquement dans les quartiers limitrophes des 3P ; en s’écrasant, les dirigeables avaient causé des dégâts considérables. Trois d’entre eux avaient déclenché des incendies. Les troupes de l’Institut ne se souciaient guère des problèmes humains. Leurs Cruiser traversèrent sans ralentir ces paysages désolés, forçant même les ambulances à se ranger pour les laisser passer. Les quelques inconscients qui prirent le risque de se mettre en travers de leur route furent abattus sans sommations. Par ailleurs, lorsqu’elles réussissaient dans leur entreprise et parvenaient à détruire un aéronef, celui-ci finissait mmanquablement par s’écraser en faisant d’autres victimes. Stig et le peu de combattants disponibles poursuivaient les 4 x 4 comme ils le pouvaient. À moto, souvent. C’était difficile, car la foule était dense. Ils avaient réussi à arrêter six Cruiser au total, mais avaient perdu neuf des leurs. C’était un rapport qui ne plaisait pas beaucoup à Stig. — Un convoi se forme sur Mantana Avenue, les prévint Keely. Stig vérifia à son horloge. Il restait dix-huit minutes avant la fermeture du trou de ver. Dans le ciel, les étoiles apparaissaient à travers des trouées de plus en plus nombreuses. — Bien. À toutes les unités mobiles : rendez-vous aux 3P par Levana Walk. Murdo, Hanna, tâchez de les ralentir au maximum. Nous arrivons immédiatement. Il freina brutalement, fit faire un demi-tour serré à la moto qu’il avait réquisitionnée – une Triumph Urban-retro45 - et s’engagea dans Crown Lane. Olwen, assise dans le side-car, rangea ses pistolets ioniques dans leurs holsters. — Ils ont eu le bombardier ? demanda-t-elle. — Ouais. Stig se concentrait sur sa conduite, car la route était tapissée de débris. Sans compter que de nombreux véhicules roulaient à tombeau ouvert et zigzaguaient dangereusement pour éviter branches et gravats, ce qui provoquait beaucoup d’accidents graves. La couverture électronique offerte par les robots espions était sporadique. Keely avait mis en place des canaux sécurisés sur le réseau de la ville pour que les Gardiens continuent à recevoir des données de façon régulière. Toutefois, énormément de robots avaient été détruits, en particulier autour des 3P. Stig recevait donc des images intermittentes des véhicules qui remontaient Mantana Avenue. Il y avait quelques bulldozers à l’avant, ainsi que des dépanneuses massives. — Ce ne serait pas une autre de ces capsules environnementales ? demanda Olwen. Stig prit un instant le risque de se concentrer sur sa grille de surveillance et vit un camion Mann défiler sur le premier carré. — Ma parole, ils les clonent ! Un minibus plein de blessés et roulant dans la direction opposée le klaxonna. Stig donna un coup de guidon qui faillit lui faire heurter le trottoir. Le chauffeur de l’ambulance de fortune brandit le poing en le croisant. — Fait chier, on n’y sera pas à temps ! Les premiers 4 x 4 arrivaient au pied du monticule abrupt qui avait été la muraille. Leurs amortisseurs s’étaient relevés pour augmenter leur garde au sol de quelques centimètres. Ils entreprirent d’escalader les décombres sans même ralentir. L’équipe d’Hanna ouvrit le feu dès que les véhicules eurent atteint le sommet de l’anneau de pierres écroulées. Les faisceaux des phares et les rayons laser de visée se croisaient sur la place dévastée. Les bulldozers avançaient en formation, traçaient une route à peu près plane, poussaient sur le côté des tonnes de débris et travaillaient à une vitesse proprement incroyable. Les projecteurs puissants chassaient le crépuscule, illuminaient les nuages de poussière soulevés par les véhicules. D’autres Cruiser arrivèrent par la voie nouvellement dégagée et s’enfoncèrent jusqu’au cœur de la zone noircie. De là, ils entreprirent de tirer au hasard, de mitrailler les monticules suspects. — Repliez-vous, ordonna Stig, tandis qu’un dixième 4 x 4 apparaissait sur la crête de la muraille. Fichez-le camp. Ils sont beaucoup trop nombreux pour vous. Les robots espions étaient détruits l’un après l’autre par ce déluge de feu systématique. Les bulldozers avaient tracé une route sur le sommet de l’anneau et descendaient lentement à l’intérieur de l’enceinte. De denses nuages de vapeur les entouraient et filtraient la lumière de leurs phares. Cinq nouveaux Cruiser passèrent par-dessus la crête et empruntèrent la rampe fraîchement aplanie. Plus de vingt véhicules de l’Institut étaient réunis sur la place et tiraient dans toutes les directions. Trop occupés à fuir en rampant, les Gardiens ne répliquèrent pas. Le camion Mann s’arrêta au pied de la muraille, puis entreprit de la gravir. Les faisceaux de ses huit phares créaient un jour artificiel. — On aurait dû rester là-bas, dit Stig. On aurait pu tenir le siège. — On se serait fait massacrer, tu veux dire. Regarde-les, ils sont complètement désespérés. Ils feraient n’importe quoi pour préparer le terrain à l’Arpenteur. Stig tourna dans Nottingham Road et freina. Devant eux, c’était le chaos. Voitures et camions étaient agglutinés pare-chocs contre pare-chocs. La myriade de phares éclairait les bâtiments partiellement écroulés. Des gens s’affairaient dans les ruines, déblayaient les pierres et les briques une à une. Un détachement de pompiers aidé par des robots était déployé autour d’un bâtiment de quatre étages qui, étrangement, avait pivoté sur lui-même d’une vingtaine de degrés. — Cours, dit simplement Stig. Les Cruiser de l’Institut cessèrent le feu. Autour des 3P, seuls trois robots espions étaient encore en état de fonctionner. Ils montraient le camion Mann en train de descendre dans le cratère de la place avec force secousses. Cinq 4 x 4 braquaient leurs phares sur le rideau de pression du portail. Un groupe de silhouettes en armure flexible dégageait le terrain, en lançant débris et gravats de tous les côtés. D’après le chronomètre de Stig, il ne restait plus que treize minutes avant la fin du cycle. Il aurait donné son âme pour avoir la possibilité de faire exploser une seconde bombe d’oxyde d’éthylène. Un des soldats traversa le portail. Des éclairs filtrés par le rideau de pression illuminèrent l’autre extrémité du trou de ver. Le passage vers un autre monde vomit une sorte de camion dans un fracas métallique et une débauche de lumière. Le champ de force du véhicule brillait d’un éclat dangereusement rouge. Ses freins hurlèrent et ses pneus glissèrent sur le tapis de cendres humides. Les canons des armes montées sur les Cruiser suivirent sa course folle jusqu’à ce qu’il s’immobilise enfin à cinquante mètres du portail. Son moteur tournait encore à plein régime, grondant comme un animal affolé, tandis que l’éclat rouge de son champ de force se dissipait et que du givre se formait sur sa carrosserie. Deux camions identiques firent leur apparition, précédant de puissants rayons écarlates, qui transpercèrent le rideau de pression et illuminèrent la moitié de la place. — C’étaient les nôtres, dit Stig. J’en suis sûr. Adam est de l’autre côté. Tout ne marche pas comme prévu pour l’Arpenteur. D’autres camions sortirent en file indienne, si proches les uns des autres qu’on aurait dit un train. Les Cruiser formaient un large demi-cercle autour du passage, leurs armes déployées, prêtes à tirer. Stig compta huit camions au total. L’un d’entre eux s’était éloigné du groupe et manœuvrait pour se garer derrière le Mann. — Keely, il nous faut un meilleur angle de vue sur ce camion. — Je vais essayer. Deux robots espions entreprirent de changer de position. L’image était atroce ; elle tremblotait, était floue car la poussière et la bruine empêchaient de faire une mise au point efficace. Une porte s’ouvrit sur le flanc de la capsule. Un des robots chuta derrière une grosse pierre. Il n’en restait plus qu’un pour filmer la scène. Le hayon du camion se déplia et une vapeur pâle s’éleva dans la poussière. — Nom de… Putain de…, commença Stig d’une voix rocailleuse. L’Arpenteur ! Il s’arrêta complètement sans se soucier du chaos qui l’entourait, concentra toute son attention sur cette image de piètre qualité. Soudain, les phares de tous les véhicules rassemblés sur la place s’éteignirent. Le robot réagit en activant son module de vision nocturne. Quelque chose bougeait à l’intérieur du camion. Plusieurs silhouettes humaines, plus petites, l’entouraient. La chose disparut dans la capsule, et la porte se referma. Les phares se rallumèrent, aveuglant le robot. — Est-il possible d’améliorer cet enregistrement ? demanda Stig, le souffle coupé. L’image qu’il avait reçue était brouillée, réduite à un amas de pixels presque dénué de sens. Néanmoins, il avait clairement perçu un mouvement. Une démarche un peu chancelante. — Je ne sais pas, répondit Keely. Je vais le passer à la moulinette de nos programmes. Plusieurs Cruiser escaladaient la rampe créée un peu plus tôt par les bulldozers. Lorsqu’ils furent au sommet, ils ouvrirent le feu sur la route en contrebas. — Les salauds ! s’exclama Olwen avec amertume. Les tirs étaient parfaitement audibles depuis l’autre extrémité de Nottingham Road. Le camion Mann s’ébranla, ses larges pneus écrasèrent les cailloux de la piste qui conduisait à la rampe. Les 4 x 4 se positionnèrent devant et derrière lui. Le convoi ainsi constitué se retrouva bientôt sur Mantana Avenue. — Les snipers, préparez-vous, dit Stig. L’Arpenteur est en train de quitter la ville. Keely, je veux que les équipes positionnées autour de l’autoroute numéro un commencent leurs missions de sabotage. Nous avons des hommes près du pont Tangeat ? —Non. Il jura dans sa barbe en prenant soin de ne pas faire étalage de son mécontentement. — Tant pis, reprit-il. Il y a beaucoup d’autres ponts entre Armstrong City et Marie Céleste. Stig se connecta de nouveau au robot espion, pressé de voir s’il y avait du nouveau sur la place. L’Institut y avait laissé deux camions et sept Range Rover Cruiser. Toutes leurs armes étaient pointées sur le portail. Soudain, deux rayons laser violets frappèrent un objet situé à ras du sol, à quelques centimètres seulement du rideau de pression. — Ils ont laissé un comité d’accueil pour Adam, dit-il. Il faut faire quelque chose, autrement, il restera bloqué à Port Evergreen. — Nous n’avons plus le temps, Stig, protesta Olwen. Nous devons nous lancer à la poursuite de l’Arpenteur. Je ne vois pas comment nous pourrions mettre sur pied une équipe et détruire ces Cruiser avant la fin du cycle. D’ici là, on n’aura même pas rallié la place. Stig vérifia son chronomètre : sept minutes. L’opération avait été un échec total. On a complètement foiré. Ils n’avaient pas arrêté l’Arpenteur. Ils avaient tué des centaines d’innocents et détruit une bonne partie de la ville. Et, pour couronner le tout, ils ne pouvaient rien faire pour aider leurs camarades à traverser ce trou de ver. Dire qu’il allait devoir avouer à Harvey que l’équipement nécessaire à l’accomplissement de leur mission n’arriverait jamais, que Johansson était bel et bien bloqué sur Half Way, et qu’il était, lui, le seul responsable de cet échec. Il préférerait encore affronter les Cruiser à mains nues. Il se rendit compte qu’il avait instinctivement brandi ses poings serrés, en réponse à son sentiment d’inutilité. — Je reste, annonça-t-il en se forçant à baisser les poings. Nous avons échoué par ma faute. J’organiserai une nouvelle équipe et libérerai le terrain pour la prochaine ouverture du trou de ver. Que tout le monde poursuive la mission de harcèlement sur l’autoroute numéro un. — Non, dit Olwen péremptoire. Écoute-moi, écoute-moi bien : il est hors de question que tu t’apitoies sur toi-même. C’est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre. Même si nous parvenons à faire quelque chose contre ces véhicules armés jusqu’aux dents, le portail n’ouvrira que dans quinze heures. L’Arpenteur sera loin, à ce moment-là. Trop loin. L’équipement que nous attendions n’arrivera jamais, alors, oublie-le. Même si Adam nous l’apporte dans quinze heures, cela ne fera aucune différence, car il sera trop tard. Nous ne pouvons faire qu’une seule chose : rattraper l’Arpenteur pour lui apprendre les bonnes manières. C’est notre mission. Nous devons partir immédiatement, et tu le sais très bien. — Oui, avoua-t-il, défait. Je le sais. À cent mètres de la côte rocheuse, l’Oie carbone déplia son train d’atterrissage. Wilson arrêta les turbines et laissa l’avion géant glisser paresseusement sur l’eau jusqu’à ce que ses roues avant touchent la pente douce en granite. L’appareil sortit lentement de l’océan glacial et roula sur la roche avec la maladresse caractéristique des grands oiseaux. Des flammes crépitaient ici et là dans ce qui restait de Port Evergreen. Wilson tourna brusquement à tribord pour éviter les restes fumants d’une autre Oie de carbone. Des silhouettes en armure se promenaient un peu partout, vérifiant que les agents de l’Arpenteur étaient bien hors d’état de nuire. Le bâtiment du générateur avait l’air intact, ce qui était bon signe. Adam et Paula avaient élaboré un plan sur le pont principal. Il leur avait parlé juste avant l’amerrissage, et ils lui avaient paru confiants. Dans d’autres circonstances, il aurait eu du mal à se fier à un duo de cette trempe, mais, étant donné la situation, il était disposé à accepter l’aide de n’importe qui. Anna et lui désactivèrent les systèmes, puis rejoignirent les autres sur le pont principal. Morton et Alic étaient remontés à bord. Leurs armures étaient couvertes de givre. Même Tiger Pansy était remontée de la soute pour assister à cette petite conférence. Wilson se demanda quelle proportion de leur inquiétude et de leur nervosité elle transmettrait à Qatux. Ce serait certes une tâche ardue, car l’appareil regorgeait de mauvais pressentiments. Johansson lui-même servit un peu de café à Alic et Morton. Ils ne pouvaient pas s’asseoir, car les sièges étaient trop étroits pour accueillir leurs armures. — On peut y aller quand on veut, dit Adam. Il nous suffit de le décider et de foncer dans nos véhicules blindés. Je suis sûr qu’ils ont déjà désactivé leurs armes. Nous pourrions profiter de l’effet de surprise. Morton lui lança un regard ostensiblement sceptique. — Alors, allez-y, dit-il. — Le Stormrider met vingt-quatre heures à décrire l’ellipse qui le ramène à son point de Lagrange. Il passe cinq heures à alimenter le trou de ver pendant que le courant de plasma l’entraîne vers l’étoile à neutrons, puis quinze heures supplémentaires pour regagner sa position initiale. Au moment où nous parlons, il débute son voyage de retour. Je propose que nous prenions le contrôle de son système de guidage et de ses fusées, et que nous le repoussions dans le courant de plasma. De cette façon, il générera assez de puissance pour rouvrir le trou de ver. — En revanche, reprit Bradley, il sera incapable de retourner à son point de Lagrange, et nous n’aurons droit qu’à une seule tentative. Cela reviendra à fermer la porte de Far Away jusqu’à ce que nous trouvions une autre source d’énergie. — Étant donné ce qui est arrivé à Boongate, je ne pense pas que ce soit un souci majeur en ce moment, dit Adam. Nous devons nous concentrer sur notre seule chance d’atteindre Far Away. Il n’y a pas d’alternative. — Excellente idée, acquiesça Wilson. Faisons-le. — Attendez une minute, intervint Morton. Même si vous parvenez à trafiquer le système de guidage, il y a toujours un arsenal braqué sur le portail, de l’autre côté. Cela m’étonnerait fortement qu’ils désactivent leurs armes en attendant le prochain cycle. En plus, ils auraient largement le temps de les rallumer pour nous accueillir. Ils se doutent bien que nous allons nous démener pour activer cette saloperie. En fait, tout ce qu’ils ont à faire, c’est connecter leurs canons à un vulgaire senseur. Posez un orteil de l’autre côté, et « boum ! » L’ordinateur de ma combinaison a analysé l’arme chargée sur ce camion : c’est un laser atomique boosté aux neutrons. Vous êtes sûr que vos blindés sont capables de résister à une punition de ce genre ? Il suffirait d’un coup, peut-être deux. Allez, montons jusqu’à cinq. Sans compter que nous n’avons pas la moindre idée de ce qui nous attend là-bas. Si cela se trouve, leurs potes ont des dizaines de canons laser, voire des missiles nucléaires. Si nous ouvrons le trou de ver, qu’est-ce qui nous dit qu’ils ne vont pas nous balancer une bombe à fusion ? Vous croyez qu’ils auront pitié de nous ? Non, soyons réalistes, c’est terminé. — Si c’est ce que vous pensez, vous êtes libre de retourner à Shackleton, dit Bradley. Quand nous ouvrirons le trou de ver, vous serez en sécurité au-dessus de l’océan. Pour ma part, je compte bien retourner sur Far Away. — Et les autres Gardiens aussi, ajouta Adam. — C’est du suicide ! — Peut-être. Toutefois, le gramme de doute qui subsiste constitue notre seul espoir. — Votre désespoir est magnifique, Bradley Johansson, tonna Qatux sur la fréquence générale. Je ne m’imaginais pas qu’un tel sentiment pouvait avoir cette force. Vous êtes tellement passionné… Wilson ne put s’empêcher de lancer un regard désapprobateur à Tiger Pansy. Il savait pourtant qu’elle n’y était pour rien. La jeune femme se contentait de mâcher son chewing-gum, comme si elle n’avait pas du tout conscience de l’importance de leur conversation. Pendant un instant, son esprit s’égara et il pensa à la naïveté des actrices d’IST pour adultes. — Toutes les personnes ici présentes sont habitées par les mêmes émotions, dit Bradley avec un sourire forcé. — Puis-je vous demander pourquoi vous ne déplacez pas l’autre extrémité du trou de ver à un endroit plus sûr, où vos ennemis ne vous attendront pas ? Tiger Pansy arbora soudain une mine étonnée. Elle se leva et se mit à avancer comme si quelqu’un de peu délicat lui donnait des poussettes dans le dos. Elle vint se planter devant un Bradley déconcerté et l’examina avec une intense curiosité. — Le portail…, commença Johansson mal à l’aise. Euh, le portail permet d’ancrer plus facilement le point de sortie du trou de ver. Il est très difficile de stabiliser l’extrémité d’un trou de ver, surtout quand la distance parcourue est aussi grande. Et puis, la puissance de traitement nécessaire au calcul de nouvelles coordonnées n’est pas disponible à Port Evergreen. Les paupières lourdement fardées de Tiger Pansy papillonnèrent. Elle posa le bout de ses doigts sur la joue de Bradley, comme si elle consolait un amant. La vue de ce geste donna la nausée à Wilson. Il y avait dans ce contact quelque chose de malsain, de parasitaire. Bradley ne bougea pas d’un millimètre. — Je calculerai les coordonnées pour vous, dit Qatux. 6 Mellanie ne savait pas vraiment à quoi s’attendre lorsque la grosse voiture aux vitres teintées déboula dans la rue Jolei. À une poussée de nostalgie, peut-être. Les rues animées de la capitale de New Iberia lui rappelaient énormément de souvenirs. Il y a peu, elle aurait encore parlé de cette époque comme du « bon vieux temps ». Enfoncée dans le siège passager à côté de Hoshe Finn, elle fixait l’immeuble de soixante-cinq étages qui trônait à l’extrémité de l’artère. L’édifice doré en forme de rapière comptait parmi les plus grands gratte-ciel du centre de Salamanque. Mellanie ne se rappelait que trop bien la vue splendide. Alessandra aimait la voir se faire prendre par un assistant parlementaire ou quelque personnage important contre la vaste baie vitrée du dernier étage. Voilà de quoi elle se souvenait, à présent. Elle revivait ces événements et réfléchissait à leur éventuelle utilité pour l’Arpenteur. — Avez-vous déjà eu accès au système de sécurité ? — Hein ? Mellanie fut brusquement tirée de ses rêveries amères. Étrangement, maintenant qu’elle n’avait plus à s’occuper de Dudley, elle ressentait une honte indicible en se remémorant les actes qu’elle avait accomplis de son plein gré pour Alessandra. — Pardon ? demanda-t-elle. — Le système de sécurité de Baron ? Beaucoup de circuits externes sont reliés à l’ordinateur de son appartement. L’équipe technique se demande jusqu’où s’étend la couverture. — Je n’en ai aucune idée, Hoshe. Elle ne s’est jamais connectée au centre de contrôle en ma présence. — Tant pis. De toute manière, nous supposons que l’immeuble et ses alentours sont étroitement surveillés. — Je sais juste que l’IA n’a eu aucun mal à couvrir ma fuite. — Bien, merci. Elle lui sourit gentiment. Ce bon vieux Hoshe Finn approchait tous les problèmes avec la timidité et la circonspection d’un bureaucrate. — Je déploie les hommes chargés de surveiller le périmètre. L’équipe d’intervention entrera dans le bâtiment en se faisant passer pour des techniciens appelés pour une réparation au soixante et unième étage. — Je peux monter avec eux ? — Non. C’est dangereux, et vous risqueriez d’entraver la procédure opérationnelle. — Je porterai une armure et je resterai à l’arrière, promis. — Non. Notre équipe d’observation nous informe qu’au moins deux autres personnes sont là-haut avec elle. Jusqu’à preuve du contraire, nous devons considérer qu’elles sont des agents de l’Arpenteur elles aussi et qu’elles sont potentiellement très dangereuses. Je ne peux pas me permettre de vous faire constamment protéger par un de mes hommes. Nous aurons besoin de tout le monde sur la ligne de front. Mellanie soupira profondément. — Quand suis-je supposée la voir, exactement ? — Dès que l’opération sera terminée et que nous serons certains d’avoir neutralisé ses implants d’attaque. — Paula Myo n’était pas gênée de m’avoir dans les pattes pendant l’arrestation d’Isabella. — C’était très différent. À l’époque, nous prenions un risque, ce qui est exclu aujourd’hui. — D’accord, mais je compte tout de même me rapprocher de l’immeuble. Si une fusillade éclate, elle sera certainement visible depuis la rue. — Dès que l’équipe d’intervention sera à l’intérieur, nous évacuerons tous les civils des alentours. Je vous demande de ne pas entraver le bon déroulement de l’opération. — D’accord, d’accord ! Mellanie descendit de la voiture et continua à pied. En milieu d’après-midi, il y avait toujours beaucoup de monde dans le quartier. Elle savait que Hoshe aurait préféré attendre l’aube pour agir, car la situation aurait été plus facile à contrôler. Malheureusement pour lui, Nigel et la sénatrice Burnelli en avaient décidé autrement. Depuis Daniel Alster, ils étaient devenus un peu paranoïaques. Elle s’arrêta devant une vitrine et examina d’un œil critique des vêtements de créateur, comme elle l’aurait fait dans des circonstances ordinaires. Hoshe avait raison : il s’agissait de commencer à penser à l’avenir, à l’après. Étant donné ses liens avec le milieu politique, elle pourrait créer son propre concept et animer une émission qui concurrencerait celle de Michelangelo. Et puis, les producteurs du show de Baron auraient besoin de remplacer celle-ci d’ici une petite dizaine de minutes. Il y a peu de temps encore, cette perspective l’aurait mise dans tous ses états. Il y avait également Morty. Tout cela avait changé. Pas à cause de ce qu’il avait fait, non. C’était juste qu’elle ne s’imaginait plus en femme de P.-D.G. élevant des enfants et attendant toute la journée que son mari revienne du bureau. L’icône de l’IA clignota puis grossit dans sa vision virtuelle. — Mellanie, nous avons un problème. Elle ne put s’empêcher de lever les yeux vers la tour. — Elle nous surveille ? Elle m’a vue ? — Non. À ma connaissance, Alessandra Baron ne sait rien de l’intervention imminente. — Ah ! Alors, que se passe-t-il ? — Ozzie Isaacs est de retour dans le Commonwealth. — Vraiment ? Je l’ignorais. — En es-tu sûre ? Tu as passé beaucoup de temps avec des gens très intéressants ces derniers jours. — L’IA serait-elle jalouse ? — Non. Nous te rappelons simplement que nous avons un petit arrangement. — Je vais là où tu ne peux pas te rendre et je te raconte ce que j’y ai vu. Rien de nouveau sous le soleil. Dois-je comprendre que tu ne sais pas ce qui s’est passé sur Boongate ? — Nous savons que l’Arpenteur est en route pour Far Away. C’est évident. En revanche, nous nous demandons ce que va faire Nigel Sheldon. Sa Dynastie a développé une arme d’une puissance étonnante. — Il ne te tient pas au courant parce qu’il ne te fait pas confiance. Je ne suis pas certaine de te croire, moi non plus. Tu aurais pu nous aider beaucoup plus. — Nous avons déjà longuement expliqué notre position. — Oui, oui, je sais, tu n’interviens plus physiquement. Cela n’a plus d’importance, puisque cette guerre est sur le point de se terminer. Je suppose que tu t’en doutais. — Ce qui nous inquiète, c’est la façon dont elle va se terminer. — Je ne comprends pas. Quel est le rapport avec le retour d’Ozzie ? — Il n’a pas eu le temps de nous raconter ce qu’il a découvert, car Nigel l’a fait arrêter. Nous avons besoin de ces données pour comprendre le cheminement des événements. Mellanie sentit sa peau se hérisser le long de sa colonne vertébrale. — C’est vraiment pas de chance. — Nous aimerions que tu entres en contact avec lui, que tu nous serves d’intermédiaire. — Que ferais-tu de ces données ? — En toute franchise, nous n’en savons rien, puisque nous ne connaissons pas leur nature. Nous ne pourrons conseiller le Commonwealth que lorsque les détails de la situation nous seront révélés. — L’exécutif ne t’écoute plus beaucoup, pas vrai ? — Nous savons que Nigel et vos autres dirigeants ont décidé d’anéantir MatinLumièreMontagne, mais il y a peut-être une autre solution. — C’est-à-dire ? — Nous l’ignorons. Quoi qu’il en soit, le génocide ne peut être une solution qu’en dernier recours. — Je suis certaine qu’Ozzie a dit tout ce qu’il sait à Nigel. — Ah, oui ? Sheldon t’a-t-il contactée pour te dire qu’il avait modifié ses plans ? Pour quelle raison interdit-on à Ozzie de communiquer avec l’extérieur ? Quelle information peut-il bien détenir que Sheldon refuse de divulguer ? Mellanie eut envie de taper du pied de rage. Impossible de sortir victorieuse d’une discussion avec l’IA. Celle-ci en appelait systématiquement à sa logique et à ses émotions. — Je vis chez Nigel depuis deux jours, ce qui est largement suffisant pour comprendre que la sécurité de sa Dynastie est infaillible. Je me vois mal faire sortir Ozzie de prison. Il faut être réaliste. — Nous ne croyons pas qu’il soit en prison. Nous l’avons suivi jusqu’à Cressat. — Oh, génial ! dit Mellanie à voix haute, ce qui lui valut quelques regards étonnés, qu’elle soutint sans ciller. Tant que j’y suis, je pourrais en profiter pour jeter un coup d’œil rapide aux arches des Sheldon pour Paul Cramley. Qu’est-ce que vous en dites ? — Les probabilités de succès d’une mission double seraient très réduites. — Je n’ai pas l’intention de réussir quelque mission que ce soit. Nigel est un ami, désormais. Je lui fais confiance. — Ozzie a pris part au Grand casse du trou de ver. — Au grand quoi ? — Petite Mellanie, ton éducation laisse vraiment à désirer ! Le Grand casse du trou de ver est le plus grand vol de l’histoire de l’humanité. Bradley Johansson l’a perpétré pour pouvoir financer les Gardiens de l’individualité. Nous parlons ici de milliards de dollars terriens. — Vous voulez dire qu’Ozzie serait un Gardien ? Je n’y crois pas une seconde. — Pose-lui la question. — Oh… Cette fois-ci, elle tapa vraiment du pied. — S’il répond oui, prends la peine de reconsidérer notre proposition. Il sait qui a érigé ces barrières autour des Dyson. — Pour cela, il faudrait déjà que je puisse me rendre sur Cressat, et entrer dans sa cellule. Nigel se montrerait très méfiant si je demandais à rencontrer Ozzie. — Ozzie est revenu avec deux compagnons : un adolescent et un extraterrestre d’une espèce inconnue. La Dynastie Sheldon vient de demander à lady Georgina de lui envoyer une jeune et jolie jeune femme qui aura pour mission de séduire l’adolescent. L’argent a été viré à lady Georgina depuis le compte de la sécurité de la Dynastie Sheldon. C’est une procédure extrêmement inhabituelle et nous ne pensons pas qu’il s’agisse d’une coïncidence. — Qui est lady Georgina ? — C’est la tenancière d’une maison close d’Augusta. Un établissement réservé aux hommes riches et spécialisé dans le recrutement de jeunes femmes inexpérimentées. — Beurk ! Et vous voudriez que j’usurpe l’identité de cette fille ? — Oui. Lady Georgina a déjà choisi d’envoyer Vanora Kingsley, une de ses dernières recrues. Nous pouvons t’aider à prendre sa place, mais il convient d’agir très rapidement. Kingsley arrive à la station de New Costa dans cent quarante minutes. Si tu prends le prochain express magnétique pour Augusta, tu pourras y être à temps. Un taxi s’arrêta juste derrière Mellanie. La portière s’ouvrit. Elle le regarda et soupira. Elle avait le choix entre tourner les talons et partir dans la direction opposée, ou infiltrer Cressat et rencontrer Ozzie… Sa main virtuelle effleura l’icône de Hoshe. — J’ai une urgence, Hoshe. Je retourne à Darklake City. — Mais… l’équipe d’intervention est déjà dans l’ascenseur. — Bonne chance à tous ! Je vous rappellerai une fois à la maison. — Je croyais que vous vouliez à tout prix cette exclusivité ? — C’était vrai. Je suis désolée, mais une affaire plus importante m’attend. — Laquelle ? —Je vous rappellerai plus tard, promis, dit-elle en montant dans le taxi, qui s’inséra immédiatement dans le trafic dense. Que fait-on de la fille ? demanda-t-elle à l’IA. Je dois la pousser dans une voiture, ou quelque chose dans le genre ? Je ne pense pas être très douée pour cela. — Jaycee ne serait certainement pas de ton avis, mais non. Un agent de sécurité a été contacté pour cette partie de la mission. — Il ne va pas lui faire de mal, n’est-ce pas ? — Bien sûr que non. Il la gardera à l’écart dans une maison isolée, le temps que tu aies terminé. — D’accord. Bon, à quoi ressemble ce garçon ? J’ai besoin de savoir, si cela ne te dérange pas. Un fichier apparut dans la vision virtuelle de Mellanie. Elle l’ouvrit et découvrit un adolescent à l’épaisse tignasse rousse et au sourire large, pareil à une grimace féroce. — Ne me demande pas de coucher avec lui, dit-elle aussitôt. Je suis certaine qu’il ne sait même pas ce qu’est une fourchette. — Où est le problème ? Ce qu’il y a de féminin en nous le trouve plutôt mignon. Mellanie examina l’image avec plus d’attention. — Peut-être. Enfin, je veux dire physiquement, parce que, au niveau de l’attitude, il y a manifestement un problème. Son comportement doit être cauchemardesque. — Gérer les problèmes comportementaux est ta spécialité, Mellanie. — Ha ! Très drôle. — Mellanie, tu seras peut-être contrainte de faire ce pour quoi tu es attendue là-bas ; j’espère que tu comprendras. — Je crois que j’ai assez fait la putain comme cela. — Tu parviendras sans mal à obtenir les informations nécessaires sans être obligée d’en arriver là. Toutefois, nous ne faisions pas référence à cela, mais plutôt aux exigences stipulées dans le contrat. La jeune Kingsley n’a pas été choisie au hasard. — Quelles exigences ? — La fille devait être douce. — Eh ! Je suis très douce, quand je veux. Alors, arrête un peu avec cela. — Bien sûr, Mellanie. Si tu le dis… Une fois de plus, Wilson Kime posa le pied sur un monde nouveau. Il se tenait devant le portail, tandis que l’aube recouvrait lentement Half Way, inondait l’île de roche nue d’une lumière rouge et d’éclairs intenses, blanc-bleu. Derrière le dispositif, dans le bâtiment du générateur, les réserves d’énergie commençaient à se reconstituer. Il essaya de ne pas trop se sentir important. Toutefois, en raison de ses connaissances en ingénierie spatiale et en mécanique orbitale, les techniciens de l’équipe d’Adam l’avaient désigné comme leur chef. Il n’avait mis qu’une vingtaine de minutes à trafiquer la console du générateur, à modifier les programmes de guidage du Stormrider avant de lui envoyer une première fournée d’instructions. Sa vision virtuelle avait affiché une boucle blanche figurant la trajectoire empruntée sans arrêt par le dispositif. Dix minutes après son intervention, une nouvelle ligne violette était apparue, plus courte et plus simple, qui intégrait ses modifications. La machine impressionnante l’avait suivie pendant près d’une heure, en entrant dans la zone dense du courant de plasma. Quarante millions de kilomètres au-dessus de sa tête, les pales gigantesques tournaient de nouveau, tandis que le Stormrider s’engouffrait dans le flux de particules chargées. La vision virtuelle de Wilson lui montra une vaste machine à l’apparence étonnamment fragile, accélérant à mesure qu’elle était soufflée vers l’étoile à neutrons. — Elle tombe comme Icare, dit-il à Oscar qui le rejoignait. Les ailes déployées, beaucoup trop près du soleil. — La comparaison est osée, mais pourquoi pas ? — Où en est Qatux ? Réussira-t-il à diriger le trou de ver ? Wilson vérifia le statut du Stormrider dans sa vision virtuelle. Jusque-là, tout se passait comme prévu ; la puissance s’accumulait rapidement. — Aucune idée. N’oubliez pas que j’ai travaillé pour la division exploratoire. Je sais que l’on ne manipule la matière exotique qu’avec des calculateurs démesurés. Il y a une limite à ce que la chair et le sang peuvent accomplir, même s’il s’agit de la chair et du sang d’un extraterrestre très intelligent. Notre Raiel est tout à fait capable de nous mentir pour influencer notre état émotionnel. — MatinLumièreMontagne contrôle ses trous de ver grâce à de simples programmes neuraux. — Vous mettez le doigt sur une question intéressante : les membres de votre conseil révolutionnaire super-secret ont-ils vérifié l’authenticité de ce Mobile Bose ? — Cessez un peu votre numéro de vieux bougon paranoïaque. — Il est une règle que tous les bons avocats connaissent : ne jamais poser une question dont la réponse risque de vous déplaire. — Ah, eh bien la réponse vient d’arriver ! Qatux a terminé de programmer la séquence de démarrage. Ayub avait garé le Volvo qui transportait le Raiel tout près de l’entrée du bâtiment du générateur. L’extraterrestre était relié à l’ordinateur du dispositif par de grosses grappes de fibres optiques attachées aux pédoncules de chair flasque situés derrière ses tentacules. En voyant ce câblage, Wilson ne put s’empêcher de penser à une voiture en panne de batterie. Comme son rythme cardiaque s’accélérait, il commença ses exercices de respiration, heureux que Tiger Pansy ne fût pas à proximité pour sentir son inquiétude. Le trou de ver s’ouvrit en grand, tel un iris exposé à la nuit. — Voilà, annonça Adam. Reste à savoir où il débouche. — Matthew, envoyez un robot de l’autre côté, dit Alic. Un petit engin traversa le rideau de pression à toute vitesse. Wilson capta son émission et vit un paysage sombre se dérouler dans son champ de vision. Le sol était humide sous les pattes du rongeur artificiel ; des brins d’herbe jaunie chatouillaient sa carcasse lisse. Des plantes formaient une arche devant le robot, et quelques arbres étaient visibles dans le lointain. L’engin avança d’une dizaine de mètres, puis se dressa sur ses pattes de derrière pour scanner les environs. Il n’y avait aucune source de chaleur à proximité, aucune émission électromagnétique, aucune lumière artificielle. Les seuls mouvements détectables étaient produits par le vent chargé d’humidité, arrière-garde de la dernière perturbation. — Bon, nous ne sommes manifestement pas en ville, dit Adam. — À moins que ce soit un parc, intervint Rosamund. — J’en doute, rétorqua Johansson. Aucun signe de nœud de connexions à un réseau. Pourtant, même Armstrong City bénéficie d’une couverture intégrale. — Bien, alors, allons-y, dit Adam. Wilson entendit Jamas faire gronder le moteur de la voiture blindée et libéra rapidement le passage. Le véhicule bas et arrondi avança lourdement et disparut à travers le rideau de pression. — Elle est toujours entière, commenta Adam. Oui, nous sommes bien à la campagne. Non, attendez. Je vois quelque chose à l’horizon. Un halo de lumière orange. On dirait une agglomération. Plutôt importante, d’ailleurs. — Ce devrait être Armstrong City, intervint Qatux. En théorie, le trou de ver a dû émerger à vingt kilomètres au sud-ouest de la ville. C’était en tout cas mon intention. — Dans ce cas, nous sommes à Schweickart Park, dit Jamas. Je reconnais les constellations. Par les cieux songeurs, il s’agit bien de Far Away ! Je suis rentré au bercail ! — Activation des scanners, annonça Adam. La zone semble dégagée. Bradley, il n’y a rien de plus gros qu’un lapin dans le coin. Ou alors, ils sont bougrement bien cachés. — Merci, Adam. Allons-y et ne perdons pas de temps. Les blindés restants et les camions Volvo démarrèrent. — Allez, dit Wilson. Il traversa le rideau de pression, qui lui fit l’effet d’une brise légère sur son armure. La lumière rouge décrut brutalement. Pour la seconde fois de sa vie, Wilson Kime arriva sur une planète étrangère à la faveur d’un simple bond de géant. La gravité chuta d’un seul coup. Il n’était pas habitué à cela, car la plupart des planètes du Commonwealth avaient une gravité similaire à celle de la Terre et on ne ressentait jamais réellement la transition. Un des Volvo klaxonna juste derrière lui. Il sursauta, ce qui le fit également décoller de cinquante centimètres. Il retomba en riant. Sa main virtuelle commanda l’ouverture de son armure, et sa visière se releva. Il inspira profondément l’atmosphère locale, qui sentait fort la pluie et un peu le pin. — Ils auraient pu le faire, dit-il, pensif. Oui, ils auraient pu. — Qui aurait pu faire quoi ? demanda Anna en sautant de la remorque d’un camion et en manquant perdre l’équilibre. — La société Aries. Ses membres voulaient terraformer Mars. Ils auraient pu créer quelque chose dans ce genre si on leur avait donné leur chance. — Il t’arrive de penser à autre chose que Mars ? — Il n’y a pas assez d’atmosphère sur Mars pour la rendre habitable, dit Oscar, qui ne semblait pas le moins du monde impressionné. — Ils avaient des projets pour compenser cette lacune. Il était question de prendre de la glace à la ceinture planétaire, de modifier génétiquement des bactéries pour qu’elles rejettent de l’oxygène ; il était question de miroirs orbitaux, de puits forés à travers le manteau planétaire. — Autant de projets ruineux. — Les planètes l’étaient, à l’époque, dit Wilson sur un ton solennel. Le Volvo qui transportait Qatux arriva à son tour en traînant dans son sillage un fagot de fibres optiques. Deux soldats en armure émergèrent derrière lui pour s’assurer que les câbles ne s’accrochaient nulle part. — Tout le monde est passé, monsieur, annonça Kieran. — Merci, dit Bradley. Qatux, nous n’avons plus besoin du trou de ver. Wilson eut juste le temps de voir une dernière fois où en était le Stormrider avant que la liaison soit coupée. Tout comme celui d’Icare, le destin de la machine était scellé. Le puissant courant de plasma l’avait entraînée très loin de son point de Lagrange, et ses fusées épuisées n’auraient jamais les ressources nécessaires à un voyage de retour. Ne lui restait plus qu’à sombrer lentement dans l’oubli, attiré par la gravité phénoménale de l’étoile à neutrons. Le trou de ver se referma comme un diaphragme, sectionnant le fagot de fibres optiques, qui tomba au sol comme un serpent mortellement blessé. Ce détail particulier renforça le sentiment d’isolement de Wilson. Ils étaient bel et bien livrés à eux-mêmes. À en juger par le silence de ses camarades, il n’était pas le seul à le penser. — Je n’ai pas grand-chose à vous dire, commença Bradley. Ce n’est pas plus mal, car nous n’avons plus beaucoup de temps. J’aimerais simplement remercier les non-Gardiens de nous avoir suivis et de nous avoir finalement fait confiance. Les ancêtres de certains d’entre vous étaient avec moi depuis le début. Nombre d’entre eux se sont sacrifiés pour nous permettre d’être là aujourd’hui. J’ai une pensée toute particulière pour eux. Grâce à eux, l’humanité remerciera les Gardiens de l’individualité d’avoir lutté, génération après génération, pour la libérer du joug de l’Arpenteur. Wilson regarda autour de lui. Les Gardiens avaient tous baissé la tête en signe de respect. Il se joignit à eux, plus touché qu’il ne voulait l’admettre par les paroles de Johansson. À partir de maintenant, l’Histoire traiterait d’une manière nouvelle le cas des Gardiens. — Mes amis, puisque notre temps est venu, tâchons de ne pas le gaspiller davantage. Ayub, entrez en contact avec les clans. Vite ! — Stig ! cria Keely. Stig, je capte quelque chose sur les ondes courtes ! C’est notre fréquence. Stig se pencha en avant et fronça les sourcils. Il faisait sombre à l’arrière de la Mazda Volta. C’était le refuge idéal pour qui souhaitait ruminer sans être vu. Le convoi composé de cinq voitures et de sept Volta légèrement armées avait mis presque une heure à traverser la ville plongée dans le chaos. Pendant tout ce temps, il avait suivi les progrès des Gardiens chargés de suivre l’Arpenteur. Jusque-là, les attaques qu’ils avaient menées contre le gros camion Mann n’avaient rien donné. Les véhicules de l’ennemi étaient lourdement blindés et équipés de champs de force très puissants. De plus, ils répliquaient avec une violence extrême. Plus d’une douzaine d’immeubles abritant des tireurs d’élite avaient été réduits à l’état de gravats fumants. Le convoi de l’Arpenteur avait mis moins d’une demi-heure pour rallier l’autoroute numéro un. Plus d’une douzaine de Cruiser, cachés dans des rues transversales, s’y étaient joints en route. La force de frappe de l’ennemi était telle que Stig n’avait eu d’autre solution que d’ordonner aux snipers de se retirer. Inutile de les envoyer au massacre pour rien. Comme il avait été frustrant de ne pas pouvoir rattraper le convoi ennemi ! Malheureusement, Stig avait dû ralentir à plusieurs reprises pour attendre d’autres équipes disséminées sur des routes parallèles, en dehors de la ville. À ce stade-là, les secours d’Armstrong City commençaient à s’organiser pour venir en aide aux blessés, jetant davantage de véhicules sur les artères que Stig comptait emprunter. Une heure plus tard, ils avaient fini par atteindre l’autoroute numéro un, sur laquelle l’Arpenteur avait dispersé des mines très sophistiquées. La première avait eu raison d’une Ford Shanghi et tué ses cinq passagers. Après quoi Stig avait donné l’ordre de rouler sur le bas-côté, ce qui les avait ralentis davantage. — Qui nous appelle ? demanda-t-il. Il avait beau y réfléchir, il ne voyait aucun autre groupe de Gardiens dans les alentours d’Armstrong City. — Bradley Johansson, répondit Keely avec un sourire incrédule. — C’est impossible, dit calmement Stig, tandis que sa main virtuelle récupérait le signal dans l’ordinateur de Keely. — … point de rendez-vous numéro quatre, disait la voix familière de Bradley. Nous devrions y être dans une vingtaine de minutes. — Qui est là ? demanda Stig. — Oh, mais on dirait Stig, à l’autre bout du fil ! — Monsieur ? — Hé, Stig ! dit Adam. Heureux d’entendre ta voix, petit. — Par les cieux, c’est impossible ! — Je comprends… Alors, écoute bien : après l’épisode de L.A. Galactic, tu as séjourné dans notre planque de Venice. C’est Kazimir qui t’y a conduit. — Adam ? — En chair et en os. Je ne te cacherai pas que nous avons eu du mal à arriver jusqu’ici. — Mais comment ? Vous ne pouvez pas être là. — Stig, cet appel n’est pas sécurisé. Je te dirai tout lorsqu’on se verra au point de rendez-vous numéro quatre. Bradley me souffle que tu devrais savoir où il se situe. — Oui, bien sûr. — Alors, on se voit là-bas. Le point de rendez-vous numéro quatre était une station de drainage située à sept cents mètres de l’autoroute, à une cinquantaine de kilomètres de la ville. Une route de service non répertoriée y conduisait. La station elle-même était située derrière une petite colline et ne se voyait pas du tout depuis la route. Stig conduisait la Volta lui-même. Il ordonna aux autres d’attendre derrière la colline. Il aperçut immédiatement les grands véhicules, dont les phares puissants transperçaient la nuit. Comme il se garait, des silhouettes familières vinrent à sa rencontre, le sourire aux lèvres. Il descendit maladroitement de sa voiture, toujours incrédule. Adam le prit par les épaules et le secoua. — Cela me fait vraiment plaisir de te revoir, petit. — Nous croyions que vous étiez bloqués là-bas. — Eh ! Tu devrais savoir qu’il est très difficile de me coincer. — Oui, mais… Monsieur ! s’exclama Stig en voyant Bradley. — Bonjour, Stig. Le jeune homme tendit la main. Soudain, tout sembla basculer. Entre les faisceaux des phares marchait une femme vêtue d’un gilet en peau de mouton et d’un pantalon. Elle avait la tête rentrée dans les épaules et tremblait comme si elle était enrhumée. Elle éternua, et ses cheveux noirs voletèrent dans la faible gravité de Far Away. Stig n’oublierait jamais ce visage élégant et terrifiant à la fois, pas même dans la paix des cieux songeurs. — Attention ! hurla-t-il. Sa main se porta à son holster. Il attrapa son pistolet-mitrailleur et le souleva. Adam fit un pas de côté, se mit devant lui et, d’un geste de la main, repoussa le canon de l’arme. — Stop ! Stig tituba en arrière. Bradley et Adam levèrent les mains de concert pour le calmer. Plusieurs personnes qui se tenaient à l’extérieur des véhicules et que Stig ne connaissait pas se raidirent. — C’est Paula Myo, cria-t-il. — Bonsoir, dit celle-ci poliment avant de croiser les bras sur sa poitrine et de serrer sa peau lainée autour d’elle. — Mais… — Nous avons des alliés, maintenant, dit Bradley sans aucune ironie dans la voie. — Paula Myo ? — Oui, mais il y a aussi Nigel Sheldon, et puis, je suis sûr que tu te souviens de l’amiral Kime. Wilson fit un pas en avant. — Ex-amiral, précisa ce dernier. Heureux de faire votre connaissance, Stig. — Euh… Le pistolet de Stig pendouillait mollement contre son flanc. — Ah oui ! reprit Adam avec un sourire affecté dissimulé par une ombre. Vous avez tous le bonjour de Mellanie. Stig ne put s’en empêcher ; il se pencha pour la voir de plus près. Juste pour être parfaitement sûr. — Paula Myo ? — En personne, lui dit Bradley. Alors, Stig, quelle est la situation sur Far Away ? Stig se laissa entraîner vers la grappe de véhicules. Tout en racontant l’épisode de la bombe à l’oxyde d’éthylène, il regarda par-dessus son épaule. Paula Myo croisait fortement les bras, comme si elle avait mal. L’air inquiet, Wilson Kime lui demandait si elle se sentait bien. D’une certaine manière, sa présence ici, sur Far Away, était encore plus extraordinaire que la vision furtive et trouble de l’Arpenteur lui-même. Adam et Bradley élaborèrent rapidement un plan, dès que Stig leur eut raconté ce qui s’était produit sur la place du Premier Pas. Les trois camions Volvo qui transportaient le matériel nécessaire à l’accomplissement de la vengeance de la planète partiraient immédiatement vers le sud et le massif de Dessault. Les équipes chargées de l’assemblage des stations les attendraient là. Adam dirigerait ce groupe. Kieran, Rosamund et Jamas, malgré leur souhait de poursuivre l’Arpenteur, l’accompagneraient. Paula fit part de sa volonté d’être du voyage ; Adam ne fit aucun commentaire. Wilson, Anna et Oscar se mirent d’accord pour rester avec Paula, afin de participer à l’aspect technique de la mission. En secret, Wilson se posait des questions sur l’état de santé de l’inspecteur principal. Bradley se lancerait à la poursuite de l’Arpenteur. Ses trois blindés ouvriraient la route. Les Griffes et les agents du bureau parisien avaient accepté de l’accompagner. Stig et lui pensaient en effet que leur expérience du combat et leur armement leur donneraient un avantage certain sur les soldats de l’Institut moins bien équipés. Restait à décider du sort de Qatux. Tiger Pansy avait assisté sans rien dire à la formation des équipes. — Nous devrions partir avec Bradley, finit-elle par proposer. — Comme vous voudrez, dit Johansson. — Super, reprit-elle, enthousiaste. L’Arpenteur est juste devant vous. La chasse sera rude, mais, quand vous l’aurez sous la main, le combat risque d’être intense. Vous et vos amis Gardiens allez lui en faire voir de toutes les couleurs. Vous êtes tellement inspirés par votre cause. C’est presque une religion pour vous. Qatux adore ce type de sentiment. Comme la passion sera de votre côté, nous partirons avec vous. Sauf votre respect…, ajouta-t-elle en se retournant vers Adam. — Vous comprendrez, mademoiselle, que nous ne serons pas en mesure de garantir votre sécurité, dit Bradley. Tiger Pansy mâcha son chewing-gum pendant un long moment avant de hocher la tête. — Ouais, je comprends. De toute façon – il faut dire ce qui est -, je n’ai pas grand-chose à perdre. Mellanie m’a fait sauvegarder ma mémoire avant de partir. J’en ai d’ailleurs profité pour effacer la majeure partie de ma dernière vie. — La vie humaine n’a pas de prix ! — Vous savez que vous êtes mignon, vous ? C’était un de ces matins où Mark n’était pas entièrement réveillé, un de ces moments de félicité où, en plus de la chaleur du lit, il profitait du contact de la femme qu’il aimait contre sa peau. Il bougea un peu la tête, enfouit le nez dans les cheveux de Liz. Elle se pressa contre lui, puis ils s’embrassèrent langoureusement, avec appétit. Ils se caressèrent mutuellement et il entreprit de retirer son tee-shirt. Liz s’assit sur lui à califourchon. Elle portait une nuisette noire en tissu semi-organique qui imitait à la perfection la plus belle des soies. Depuis le retour de Mark, elle la portait tous les soirs. La façon qu’elle avait de devenir transparente à mesure que son corps se réchauffait et que leurs mouvements se faisaient plus pressants excitait énormément son mari. Elle avait d’ailleurs tiré profit au maximum de sa faiblesse la nuit dernière, d’où leur réveil un peu difficile. La vision éminemment érotique du corps athlétique de sa femme le dominant fut balayée par un orgasme qui, pensa Mark, avait été accompagné par une chorale d’anges. — C’est vrai, marmonna-t-il dans l’obscurité quelque temps plus tard. Trop de plaisir peut rendre aveugle. Tout près de lui, Liz gloussa. La vue de Mark revint lorsqu’elle souleva le tee-shirt qui lui couvrait le visage. Il eut un sourire absolument béat. — Bonjour, dit-elle d’une voix satisfaite. — Bonjour. Elle fit courir ses doigts sur ses lèvres. — J’ai l’impression que tu rajeunis de jour en jour, reprit-elle. J’ai de plus en plus de mal à te suivre. Mark souriait de plus belle, content de lui. Toutefois, il n’était vraiment pas certain de pouvoir recommencer sans un sérieux temps de récupération. Liz était réellement exceptionnelle : en plus d’être incroyablement sexy, elle aimait réellement cela. Combien d’hommes pouvaient se vanter d’avoir une femme pareille ? — Il faut être deux pour que ça marche, tu sais ? dit-il. Elle l’embrassa furtivement et descendit du lit. — Il vaut mieux que j’aille préparer le petit déjeuner des enfants, autrement, l’école va commencer à se demander pourquoi ils réclament à manger toute la journée. — D’accord. Il était presque déçu. Ce serait agréable de traîner au lit avec elle toute la journée. Ce qu’ils n’avaient pas fait depuis que Barry était sorti de sa matrice artificielle. Il se doucha longuement, s’habilla et se prépara à aller travailler. Le sweat-shirt mauve aux manches jaunes de CST lui allait plutôt bien. Le pantalon vert doré était une taille au-dessus de ce qu’il portait dans la vallée d’Ulon. Il avait un élastique à la taille, par-dessus lequel son ventre commençait à déborder. Il faut vraiment que je prenne les choses en main. Comme s’il avait le temps pour ça. Depuis le retour de Prospecteur, son planning était encore plus chargé. Sandy cria joyeusement en le voyant débarquer dans la cuisine. Elle abandonna son œuf dur et l’accueillit en le serrant par la taille. — Papa ! Papa ! Il lui caressa les cheveux et l’embrassa sur le front. — Eh, bonjour, ma puce ! — Salut, papa, dit Barry, les yeux brillant d’admiration. Sandy ne voulait plus le lâcher. Mark dut la reposer sur sa chaise et s’asseoir à côté d’elle pour qu’elle accepte de terminer son repas. — Nous ne sommes pas venus dans votre chambre, ce matin, dit-elle, le regard et le ton sérieux. On a bien fait, hein ? Maman a dit qu’on devait vous laisser seuls, que tu avais besoin de beaucoup dormir pour te reposer de nous avoir tous sauvés. — Euh, oui, c’est vrai. Merci, ma chérie. Toutefois, je ne suis pas le seul responsable du succès de Charybde. Barry se mit à glousser. — Besoin de dormir, tu parles, se moqua-t-il. Espèce de bébé, va ! — Quoi ? demanda Sandy, l’air blessé. — Tu es trop bête. Tu ne sais vraiment pas ce qu’ils étaient en train de faire ? — Hein ? — Du calme, tous les deux, intervint fermement Liz. Laissez votre père prendre son petit déjeuner tranquillement. Elle posa une assiette devant Mark en réprimant un sourire entendu. — Merci, madame Vernon. — C’est un plaisir, monsieur Vernon. Mark attaqua ses œufs, son bacon, ses gaufres, ses saucisses et ses tomates. Une seconde assiette pleine de pancakes inondés de sirop d’érable et couronnés de chantilly et de fraises glissa près de la première. — Tu as besoin de reprendre des forces, dit Liz, énigmatique. — Berk ! fit Barry. Mark fit de son mieux pour ne pas sourire. Otis Sheldon arriva au moment même où Mark finissait de manger. Panda aboya joyeusement pour accueillir le pilote dans la cuisine ensoleillée. — Otis ! cria Barry en courant vers celui-ci. Emmène-moi voir la plate-forme d’assemblage, s’il te plaît. S’il te plaît ! Papa n’arrête pas de me promettre, mais il ne m’emmène jamais. — C’est ton papa qui décide. C’est lui le patron, là-haut. — Papa ! cria Sandy, admirative. — Salut, Liz, dit Otis en lui déposant un rapide baiser sur la joue. — Assieds-toi. Tu veux un peu de café ? — Merci. Une demi-tasse suffira. — Qu’est-ce qui t’amène ? — Je conduis Mark au trou de ver pour aller sur la plate-forme. Tu n’as pas vérifié tes messages, ce matin ? — Euh, non… La main virtuelle noire et dorée de Mark se déplaça dans son champ de vision et ouvrit sa messagerie. Il l’avait fermée la veille au soir pour ne pas être dérangé. Un fichier prioritaire attendait d’être lu. Il venait de Nigel Sheldon. Oh, merde ! — Merci, Otis, dit-il, honteux. Un robot servit du café à leur invité. Mark lut le message et grogna, incrédule. — Mais, tu viens tout juste de rentrer. — Eh, le boulot, c’est le boulot ! dit Otis en haussant les épaules. — Que se passe-t-il ? demanda Liz. — Un nouveau vol, répondit Mark. — Et papa commence à s’impatienter, ajouta Otis. — Alors, c’est qu’il a décidé de…, commença Liz, avant de s’interrompre en posant sur les enfants un regard coupable. — Il a décidé quoi ? demanda Barry. — Effectivement, confirma Mark. — Nom de nom ! dit Liz à Otis. Sois prudent. — Ne t’en fais pas pour ça. Otis et Mark se rendirent ensemble au trou de ver tout proche qui menait à la plate-forme de montage orbitale. Le jeune homme possédait un coupé cabriolet Daimler antédiluvien, mais en excellent état. Il fonctionnait avec un moteur à explosion. Mark ignorait si le véhicule était ou non équipé d’un ordinateur de bord. Cela n’aurait certes fait aucune différence, car Otis avait des réflexes proprement incroyables. — Tu as parlé à Nigel ? demanda Mark après avoir serré au maximum sa ceinture de sécurité. — Oui. J’ai assisté à une courte conférence sur Cressat, hier soir. Apparemment, la Dynastie est intimement et officiellement persuadée que l’Arpenteur est derrière cette guerre. Mark mit quelques secondes à digérer cette information. — Tu plaisantes ? — Non. Pour l’instant, tu gardes cela pour toi. Daniel Alster était un de ses agents. Je peux te dire que cela n’a pas fait plaisir à mon père. L’Arpenteur s’est servi d’Alster pour s’enfuir sur Boongate. À l’heure qu’il est, il est en route pour Far Away. Nous envoyons une frégate sur place, au cas où ; il n’est pas impossible qu’il tente de partir à bord de Marie Céleste. — Nom de Dieu ! Combien de frégates Nigel veut-il activer ? — J’allais y venir. Il en faut au moins trois pour attaquer Dyson Alpha, et peut-être deux pour visiter Far Away. Quoiqu’il soit également question d’y envoyer Prospecteur. Beaucoup de personnes très importantes sont parties avec les Gardiens et sont complètement coupées du Commonwealth. — Tu lui as bien dit que nous n’avions pas encore assemblé cinq appareils, n’est-ce pas ? demanda fébrilement Mark. — Il sait très bien où nous en sommes. Sans compter qu’il reste la question des bombes ; nous n’en avons pas encore assez. — Mais, Otis, nous n’avons pas fini de programmer les procédures d’assemblage dans la plate-forme. Nous tablions sur une semaine supplémentaire avant le début de la mission. Même Scylla ne sera pas prête à voler avant deux jours. — Ne sois pas si modeste. Quatre frégates sont déjà terminées et six autres sont en cours de montage. — Oui, mais elles n’ont pas encore subi les tests de niveau deux, et encore moins volé. Charybde a tenu le coup grâce à du ruban adhésif et des bouts de ficelle. On ne peut pas faire voler des frégates de cette façon. Il convient de faire le boulot proprement. Sinon, cela finira mal, et peut-être même à très court terme. — Je sais, et je suis absolument d’accord avec toi. N’oublie pas que c’est moi qui vais voler à bord de ces saloperies. Fais venir toutes les personnes dont tu auras besoin. Giselle coordonnera tes demandes de façon que tu puisses te concentrer sur l’aspect technique. — Tu parles ! s’exclama Mark tandis qu’Otis garait la voiture devant le bâtiment du trou de ver. Pour commencer, je voudrais bien faire venir les concepteurs. Qu’ils comprennent une fois pour toutes la différence entre la théorie et la pratique. Otis sourit. — Concepteurs, ingénieurs : deux espèces qui ne se croisent jamais. — Je ferai tout mon possible, tu le sais ! — Bien sûr, Mark. Nous le savons tous. De nuit, vues depuis le siège passager d’un Volvo conduit par Rosamund, les plaines d’Aldrin ne se différenciaient en rien des paysages des autres planètes qu’Adam avait arpentées. La faible gravité ne se remarquait que lorsque le camion butait sur une pierre et faisait un court vol plané avant de retomber sur le sol. Les terres cultivées étaient les mêmes partout. Si près de la capitale, il n’y avait d’ailleurs que cela : de vastes champs séparés par des bois, et ce à perte de vue, même quand Adam mettait ses implants à contribution. Le plus étrange, le plus inhabituel, c’était l’absence de cybersphère planétaire. Pour communiquer, on ne pouvait se fier qu’à des genres d’émetteurs-récepteurs ondes courtes. Il est vrai que, de toute façon, il n’y avait personne à contacter sur cette planète oubliée. Le manque de données accessibles était difficilement supportable. Au moins pouvait-il profiter d’un semblant de solitude. Jusqu’au départ, il avait craint que Paula ne se débrouille pour le suivre partout où il se rendrait. Au lieu de quoi elle était montée dans le deuxième camion avec Oscar et Kieran. Toutefois, le plus difficile à comprendre, c’était encore qu’il s’inquiétât pour elle. Elle était manifestement victime d’une sorte de grippe qui l’affaiblissait à vue d’œil. Il était tellement inhabituel de voir quelqu’un affecté à ce point par un virus si anodin, qu’ils en étaient venus à se demander si ce dernier n’était pas d’origine extraterrestre. Il n’y avait eu aucune épidémie de ce genre depuis trente ans et la dernière rougeole de Hokoth. Cela tomberait très mal si le Commonwealth était frappé par un nouveau fléau à ce moment précis. Il se disait que son inquiétude était sans doute due à sa crainte d’être contaminé. Elle faisait de son mieux pour ne rien laisser paraître, mais il avait vu la sueur perler sur son front et les tremblements parcourir ses membres. C’était venu si brusquement. À bord de l’Oie de carbone, au moment où ils discutaient tous de ce qu’il conviendrait de faire à Port Evergreen, elle semblait en pleine forme. Quel moment surréaliste ! Dire qu’il avait pris le thé avec Paula Myo, qu’ils avaient parlé stratégie et élaboré un plan en piochant sans réserves dans leurs connaissances respectives - enfin, il ne pouvait parler que pour lui. Pendant tout ce temps, le petit discours qu’elle lui avait tenu à la station de Narrabri n’avait cessé de le hanter. Au point qu’elle avait dû s’en rendre compte. Après cela, il avait rencontré les Gardiens, était parti pour Far Away, et il n’avait plus vraiment fait attention à elle. Il espérait vaguement que, une fois leur chargement livré à qui de droit, il pourrait partir dans le couchant et que ses amis empêcheraient Paula de le suivre. Après quoi il prendrait une retraite bien méritée. Sauf qu’il faudrait la tuer pour cela. Et encore, sa version ressuscitée apparaîtrait-elle à un moment ou un autre pour reprendre la chasse. La vérité, c’était que la microguerre sicilienne qui les opposait tous les deux ne cesserait définitivement qu’avec sa mort à lui. Et puis, il savait pertinemment qu’il n’était pas fait pour vivre à la ferme. À la campagne, il s’ennuyait à en crever. Il lui faudrait immanquablement retourner dans le Commonwealth et reprendre sa fuite perpétuelle. Bizarrement, cette perspective ne le rebutait pas plus que cela. Soudain un vilain bruit métallique se fit entendre par-dessus le vrombissement constant et étouffé du moteur. Adam se retourna par réflexe. Le bruit était si fort, qu’il avait l’impression qu’il provenait de leur camion. Rosamund freina en souplesse. — J’ai un problème, annonça Kieran sur le canal général. Rosamund enclencha la marche arrière et entreprit de se rapprocher du second camion. Sur la radio, Kieran crachait juron sur juron, mais sans expliquer ce qui s’était passé. Adam descendit de la cabine pour aller voir. La route sur laquelle ils roulaient reliait la capitale aux principales villes agricoles de la région. Originellement, elle était couverte de béton aux enzymes, mais la végétation et les intempéries avaient eu raison du revêtement en de très nombreux endroits ; les nids-de-poule y étaient fréquents. En réalité, elle ressemblait désormais à une vulgaire piste abandonnée, flanquée par des canaux de drainage saturés. Adam commençait à se demander combien de temps il leur faudrait pour atteindre les montagnes ; là encore, la chaussée n’était pas si mauvaise, compte tenu des standards de la planète. D’après les semblants de cartes chargées dans ses implants, les routes s’arrêtaient tout net cent cinquante kilomètres plus au sud, où les plaines d’Aldrin devenaient une mer verte, inhabitée. — Que s’est-il passé ? cria-t-il. Des volutes de fumée tourbillonnaient dans les phares du camion. Kieran les traversa d’un pas déterminé, son visage maigre déformé par une expression furieuse. Il tourna violemment la poignée d’un des deux capots, qui se leva pour révéler des flammes vives. L’homme eut un mouvement de recul et se protégea le visage. — Par les cieux ! s’exclama-t-il en ravalant sa douleur. Oscar sauta de la cabine et se précipita sur le moteur avec un petit extincteur. Il dirigea le jet puissant de particules bleu ciel gélatineuses sur les flammes et éteignit le feu en quelques secondes. Kieran se tenait la main en grimaçant. — Faites voir, dit Adam. Sa peau était toute rouge et commençait à se couvrir de cloques. Wilson avait trouvé un kit de premiers secours dans la cabine du camion. Il entreprit d’appliquer du baume sur la blessure. Oscar envoya deux nouvelles giclées de gel sur le moteur. —Il est éteint, mais nous sommes baisés, dit-il en examinant la mécanique fumante. Il faudrait réparer cela dans un garage, et encore, le résultat ne serait pas garanti. Croyez-moi, je m’y connais en moulins. Cette saloperie est bonne pour la casse. Bien que cela ne fût ni juste ni professionnel, Adam lança un regard accusateur à Jamas, qui avait organisé leur transport. — Ils étaient en parfait état de fonctionnement quand nous les avons chargés sur Wessex, se défendit celui-ci. Je les ai fait réviser moi-même. — Je sais, dit Adam. Les pannes, ça arrive. Elles arrivent souvent au plus mauvais moment, mais ne vous en faites pas. Il y a suffisamment de place dans les deux autres camions pour ne rien laisser ici. Ils travaillèrent rapidement à la lumière des phares. Ils étaient particulièrement visibles sur ce terrain découvert, ce qui ne plaisait guère à Adam. « Dans les ténèbres, autour du feu de camp, les loups se rassemblent, invisibles. » Les champs de force étaient éteints, ce qui ajoutait à cette sensation de vulnérabilité. Heureusement, les trois Volvo étaient équipés de chariots motorisés, qui déchargèrent les caisses blanc perle. — Laissez-moi jeter un coup d’œil à ce moteur, dit Oscar à Adam. Je vais tâcher de voir ce qui est arrivé. — D’accord, répondit Adam, distant. Il regardait les robots s’activer. La route humide et défoncée ne facilitait pas le travail des petites machines, conçues pour évoluer sur les revêtements plats et lisses des hangars et des usines. Les caisses manquèrent basculer à plusieurs reprises, mais les pinces des robots les retinrent in extremis. La moitié des boîtes en plastique avaient été transférées lorsque Adam cria soudain : — Stop ! Son assistant virtuel transmit son ordre et un chariot s’arrêta juste devant lui. Wilson, Anna et Jamas le rejoignirent. Le couvercle de la caisse était doté de deux clips de chaque côté. L’un d’entre eux était ouvert. Adam examina le dispositif en métal terni, puis entreprit de soulever les autres. — Merde ! lâcha Wilson en avisant le couvercle. Ces trucs-là ne peuvent pas s’ouvrir tout seuls. — Effectivement, confirma Adam. Ils sont conçus pour rester fermés en toutes circonstances. Les chaos de la route ne suffisent pas à expliquer cette anomalie. Rosamund et Kieran arrivèrent au moment où Adam ouvrait le dernier clip. — Jamas, donnez-moi un coup de main. Les deux hommes soulevèrent le couvercle. Wilson et Adam braquèrent leurs torches à l’intérieur de la caisse, et ce dernier y découvrit une version privée de l’enfer. — Putain, ce n’est pas possible ! Les cinq composants qu’elle contenait avaient été enveloppés dans une sorte de mousse bleu vert pour le voyage. Quelqu’un avait arrosé le tout avec un maser. La mousse fondue et noircie s’était écoulée dans le fond de la caisse. Les boîtiers qui contenaient les systèmes électroniques étaient complètement déformés. Un silence absolu régnait dans le groupe hypnotisé par cette vision d’horreur. Quelques secondes plus tard, ils commencèrent à échanger des regards incrédules. Adam ne pouvait pas leur en vouloir. Il essayait déjà de déterminer qui pouvait avoir commis ce forfait ; toutefois, il ne pouvait pas encore leur faire part de ses doutes. Leur travail n’était pas terminé, et alourdir l’ambiance aurait été contre-productif. Déjà, les Gardiens et les gens de la Marine étaient séparés. — Restons calmes et faisons travailler nos méninges, dit-il. Pour commencer, il faut ouvrir et inspecter les autres caisses. Deux personnes par caisse – inutile de laisser la suspicion s’installer davantage. Les chariots vidèrent les trois véhicules, et il fallut un bon quart d’heure pour vérifier toute la cargaison. Paula ne les aida pas. Elle resta assise sur les marches de son camion, enroulée dans une couverture, et regarda les autres travailler. En tout, quatre caisses avaient été sabotées avec un maser. — Elles étaient intactes quand on a quitté Wessex, insista Jamas. J’en suis sûr, j’ai supervisé leur chargement moi-même, ajouta-t-il en lançant à Wilson et Oscar un regard noir. — Reste-t-il assez de matériel pour mettre votre plan en application ? demanda Wilson. — Je n’en suis pas certain, répondit Adam. Kieran, qu’en pensez-vous ? — Par les cieux, je n’en sais rien ! Bradley a dit que le système fonctionnerait de toute façon, que ces composants étaient simplement censés le rendre plus efficace. — Et augmenter nos chances de succès, ajouta Wilson. — Alors, tout n’est pas perdu, dit Rosamund. — C’est forcément l’un d’entre nous, lâcha Kieran d’un ton féroce. Un de ceux de la Marine. — Doucement, doucement, intervint rapidement Adam. Ce pourrait être n’importe qui. — Vous avez entendu Jamas : les composants étaient tous en parfait état lorsqu’ils ont été chargés. — À moins que ce soit lui, le coupable, fit remarquer Anna. Jamas fit un pas dans sa direction. — Vous m’accusez ? — Arrêtez ! cria Adam, exaspéré. Vous êtes en train de rendre service à l’Arpenteur. Nous ne pouvons pas savoir qui est le coupable. Jamas, tenez-vous ! Peut-être est-ce vous, moi ou même Johansson. — Ah ! protesta le jeune homme. Ce n’est sûrement pas Johansson. — Ça suffit. Nous n’en savons rien, et nous ne connaîtrons sans doute pas la vérité avant la fin de cette mission. Estimons-nous heureux d’avoir découvert le sabotage. À partir de maintenant, nous allons nous surveiller mutuellement. Ce qui ne signifie pas forcément que le coupable est parmi nous. Compris ? Il toisa les Gardiens, attendant qu’ils se soumettent à son autorité. Ils acceptèrent tous de mauvaise grâce en jetant des regards mauvais aux soldats de la Marine. Jamas, pour sa part, leva les mains en l’air pour admettre sa défaite. — Merci, dit Adam d’un air solennel. Wilson, à partir de maintenant, aucun membre de votre équipe ne devra faire quoi que ce soit en solo. Et c’est aussi valable pour les Gardiens. On se fera accompagner, même pour aller aux chiottes. — C’est normal, acquiesça Wilson. — Je veux qu’on referme toutes ces caisses et qu’on les charge dans les camions. On arrivera là où nous sommes attendus en temps et en heure, et notre cargaison fera la différence dans la bataille finale. Je me suis bien fait comprendre ? — Juste un mot, dit doucement Oscar, tandis que les autres commençaient à s’occuper des caisses. — Qu’y a-t-il ? demanda Wilson, qui s’attendait au pire. — J’ai trouvé l’origine de la panne. La boîte de vitesses ne contient plus une seule goutte d’huile. Il manque un joint. La surchauffe était inévitable. — C’est étrange. Le problème aurait dû être détecté bien avant. Il y a des senseurs pour cela. — À mon avis, répondit Oscar mal à l’aise, quelqu’un a modifié le programme de l’ordinateur de bord. Je ne suis sûr de rien, mais… — Et la fuite ? Qu’est-ce qui l’a provoquée ? — Le feu a fait beaucoup de dégâts, et on ne peut être sûr de rien. Toutefois, si Jamas a réellement fait réviser le camion, le joint n’aurait pas dû lâcher aussi vite. — Merde ! Et les autres ? demanda Adam en regardant furtivement les deux camions restants. — S’il s’agit d’un sabotage, je ne pense pas que le coupable ait utilisé deux fois la même méthode – puisque nous allons vérifier les autres boîtes de vitesses. Je suggère tout de même que nous réinitialisions les systèmes des ordinateurs. Cela devrait suffire à balayer les saloperies qu’on a pu y installer. Comme je l’ai dit, je vais regarder de très près les boîtes de vitesses. En général, un défaut de fabrication se repère facilement. — Parfait. Je vous donne un coup de main. Presque comme au bon vieux temps. — Entendu. En tout, ils avaient perdu presque une heure. Rosamund conduisait le camion de tête, et roulait réellement trop vite, vu l’état de la route. Adam les avait autorisés à allumer leurs senseurs actifs pour éviter d’être surpris par un obstacle éventuel. En roulant sans interruption, ils mettraient plus d’une journée pour arriver à destination, dans les collines du Sud. Kieran et Oscar avaient rejoint Adam et Paula. L’inspecteur principal était roulé en boule dans le petit compartiment couchettes à l’arrière de la cabine, sa couverture serrée autour des épaules. Adam attendit une demi-heure puis, satisfait qu’aucun nouveau problème ne fût apparu, saisit le kit médical et fit coulisser la fine porte en matériau composite du compartiment. Il y avait très peu de place à l’intérieur. On y trouvait deux lits superposés, devant lesquels pouvait se tenir une seule personne. Sous la couchette inférieure, des placards contenaient les effets personnels des occupants du box. La climatisation soufflait un air désagréablement chaud. Adam alluma la lumière bleue tamisée. Paula s’assit sans lâcher sa couverture. La façon dont elle s’était emmitouflée avec la laine grise le fit frissonner. Il leva alors les yeux vers son visage et fut véritablement choqué. On aurait dit qu’elle n’avait pas dormi depuis une semaine, et ses joues étaient creuses comme si sa chair s’écoulait avec sa sueur. Son apparence physique avait changé si brutalement que c’en était effrayant. — Mon Dieu, mais qu’est-ce qui vous arrive ? demanda-t-il en refermant la porte derrière lui. Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, il ne voulait pas que les autres la voient dans cet état. Un frisson parcourut le corps de Paula qui lui tira une grimace. Ses cheveux mouillés de transpiration étaient collés au crâne de l’inspecteur. Elle fixa Adam. Ses yeux étaient comme enfoncés dans sa peau couleur d’hématome. En revanche, malgré son état de faiblesse, elle agrippait fermement son arme sous la couverture. — Je ne suis pas là pour vous tuer, expliqua Adam. Tu n’as rien trouvé de plus malin à dire ? Il eut un gloussement ironique. — En fait, j’ai besoin de votre aide, reprit-il. Vous allez devoir deviner lequel d’entre nous est un traître. Les lèvres pincées de Paula se relevèrent imperceptiblement. — Et si c’était moi ? — Ne dites pas de bêtises. — Et pourquoi pas ? Je me suis battue pendant cent trente ans pour arrêter Johansson. — Vous nous avez livré les données martiennes. Peu importent les pressions politiques – jamais vous n’auriez fait cela si vous étiez un agent de l’Arpenteur. Elle rangea son arme dans son holster. — Le fait est que je n’aurais jamais dû le faire. — J’ai pris cette concession pour un signe d’humanité. — Vous n’êtes tout de même pas si bête. — Vous considérez que vous n’êtes pas humaine ? — Au contraire, dit Paula en se recouchant avec force grimaces. Ma détermination est justement le fruit de mon amour pour les gens. J’ai envie de les protéger. C’est la différence majeure entre nous deux. Adam rit, amer. — Dans ce cas, vous devriez être la présidente du parti socialiste intersolaire. Nous nous soucions de la population, nous prônons la justice sociale. — Quelle justice avez-vous donnée à Marco Dunbar ? — Qui ? — Ou Nik Montrose, ou Jason Levin, ou Xanthe Winter ? — Je ne connais pas ces personnes. — Vous devriez, puisque vous les avez tuées. Elles étaient toutes dans le train de St Lincoln. Vous vous rappelez la station d’Abadan ? Adam serra les dents, tandis que le transperçait une vague de culpabilité semblable à une rapière glacée. — Salope ! — S’il vous plaît, ne montez pas sur vos grands chevaux idéologiques, n’imaginez pas que nous sommes sur un pied d’égalité. Nous savons bien qui de nous deux est dans le vrai. Il étudia la silhouette de l’inspecteur à la lumière de la lampe bleue, et sa colère s’évanouit. — Vous n’avez vraiment pas l’air dans votre assiette. Vous savez ce que vous avez attrapé ? — Un genre de grippe ET. J’ai visité beaucoup de planètes ces derniers temps. J’ai pu attraper cette saleté n’importe où. — Nous avons du matériel médical de qualité, dit-il en tapotant sa mallette. Laissez-moi vous examiner. — Non. Je ne suis pas contagieuse. — Qu’en savez-vous ? — Laissez tomber, Elvin. — Vous savez exactement ce que vous avez, n’est-ce pas ? Il se demandait bien pourquoi elle préférait garder cela pour elle. — Vous voulez que je vous aide ou non ? — Oui, répondit-il dans un soupir. Je jurerais que les Gardiens qui m’accompagnent sont dignes de confiance. Paula s’allongea sur le dos et ferma les yeux. Elle semblait très fragile. — Commençons depuis le début. Le tout début, même. Vous savez que vous n’êtes pas un agent de l’Arpenteur, d’accord ? — D’accord. — Bien. Sans preuves irréfutables, vous ne devrez avoir confiance en personne. — Pas même vous ? — Je viens de vous le dire : j’ai essayé d’arrêter Johansson pendant cent trente ans. Dans le cadre de cet exercice, vous devrez considérer que je suis une suspecte comme les autres. Je sais que je suis innocente, mais je n’ai aucune preuve matérielle à vous présenter. — Permettez-moi de vous dire que votre vision du monde est sacrément morbide, inspecteur. Continuez. Comment dois-je faire pour tester ces hommes ? — Le sabotage a sans doute été commis après que nous vous avons rejoints. — Ouais. J’ai moi-même participé à la préparation et au chargement de ces caisses. Utiliser un maser à quatre reprises dans notre hangar sans que personne s’en rende compte aurait été quasi impossible. — Parfait. Paula fut alors prise d’une quinte de toux. Son corps fut secoué avec une violence telle qu’Adam voulut l’empêcher de tomber. Mais, elle lui fit signe de la laisser, tandis que ses spasmes se calmaient. — Je vais bien, merci. — Non, sûrement pas. Mon Dieu, vous avez été empoisonnée, c’est cela ? — Non. Donnez-moi juste un peu d’eau, je vous prie. Adam trouva une bouteille d’eau minérale dans un des placards. Il la regarda boire péniblement, avaler de minuscules gorgées comme un nourrisson, et eut mal pour elle. — Commençons par les Gardiens, reprit-elle. Quelqu’un, sur cette planète, peut-il répondre d’eux ? Autrement, l’Arpenteur aurait très bien pu les pervertir comme il l’a fait avec l’ami et assassin de Kazimir McFoster. — Bruce. Oui, c’est vrai. Je verrai ce que je peux faire. Néanmoins, n’oubliez pas que nous communiquons sur les ondes courtes et que ce n’est pas très discret. Par ailleurs, les Gardiens n’ont pas forcément l’habitude de se surveiller mutuellement. — Je sais. Les gens du bureau parisien travaillaient dans les mêmes locaux que Tarlo, qui, semble-t-il, a été corrompu il y a des années. En théorie, l’Arpenteur aurait pu tous les avoir. — C’était également votre bureau, fit remarquer Adam avec un sentiment croissant de malaise. — En effet. Comme je vous l’ai dit, ne vous fiez ni à vos préjugés, ni à ma réputation. Tâchez de rester logique. — D’accord. Et les autres, alors ? Les Griffes ? — Ces soldats ont passé beaucoup de temps derrière les lignes ennemies. Nous n’avons aucune idée de ce qu’ils ont vécu là-bas. Sans compter qu’ils sont tous de dangereux criminels. Peut-être ont-ils saboté votre chargement pour leur propre compte. — Nom de Dieu ! Il ne manquerait plus que cela. Comme si nous n’avions pas assez d’ennemis ! — C’est assez peu probable, mais néanmoins possible. Nous avons également un couple singulier avec nous ; je veux bien sûr parler de Qatux et Tiger Pansy, dit-elle avant de tousser violemment et de se laisser retomber sur l’oreiller. En toute franchise, je n’arrive pas à imaginer Qatux en agent de l’Arpenteur, même s’il n’est pas le plus respectable des citoyens raiels, et même si son désir de nous accompagner était un peu suspect. Tout est possible, mais ce serait tout de même très étonnant. Quant à Tiger Pansy, ma foi, il existe le précédent Mata Hari. — Mata Hari était danseuse et courtisane. Tiger Pansy ne joue pas exactement dans la même division. — Vous êtes calé en histoire, bravo. Ce n’était pas dans votre dossier. — Vos dossiers sont beaucoup moins complets que vous le pensez, inspecteur. Alors, que fait-on de Tiger Pansy ? — Classez-la dans la catégorie de ceux dont on ne sait rien. Si elle est notre saboteur, alors, nous avons probablement déjà perdu. Néanmoins, la décision finale vous appartient. — Parfait. Reste encore à considérer le cas des époux Kime et d’Oscar. — Qui étaient tous les trois à bord de Seconde Chance. Nous savons qu’il y avait un agent de l’Arpenteur à bord. Ils sont donc tous les trois suspects. — Exact, dit Adam dans un soupir. Alors, je suis vraiment seul. Ce n’était pas tout à fait vrai, pensa-t-il. Paula Myo ignorait encore un petit détail. Il sourit, faillit lui en parler, mais se ravisa. De fait, il ne pouvait pas être tout à fait certain qu’elle n’était pas aussi à la solde de l’Arpenteur. Tout ce qu’il pouvait dire, c’était qu’il avait l’intime conviction qu’elle était innocente. Peut-on se fier à une simple conviction pour prendre des décisions aussi importantes ? Sans compter qu’il n’avait pas le droit de lui en parler. — Quoi ? demanda-t-elle en le regardant. — Rien. Comme il est impossible de connaître les motivations des uns et des autres, il ne me reste plus qu’à étudier leurs emplois du temps. — En effet, Elvin. Il semblerait que le forfait a été commis durant le vol de l’Oie de carbone. Pendant neuf heures, les camions ont été laissés sans surveillance. N’importe qui a pu se rendre dans la soute sans se faire prendre. Petit à petit, sa voix était devenue plus faible. Paula ferma les yeux et reprit : — Il faut que je dorme. J’ai très froid. — J’ai besoin de vous encore quelques secondes. S’il vous plaît. Il y a eu beaucoup d’allées et venues dans la soute. Il ouvrit sa mallette et en sortit un ordinateur de diagnostic. — Vous et moi y avons notamment passé pas mal de temps. C’est pour cela que seulement quatre caisses ont été sabotées. L’agent de l’Arpenteur a été contraint de limiter son action, sinon, il se serait fait prendre. Adam posa un patch sur le front humide de la malade et lança le programme. — Pourquoi ne pas nous avoir fait sauter en vol ? demanda-t-il. — Qu’est-ce que vous faites ? Elle essaya de repousser le patch, mais il lui saisit le bras et l’immobilisa. Elle n’avait pas la force de résister. — Je veux savoir ce que vous avez. Des données commencèrent à s’afficher sur l’écran de la petite machine. Le pouls était beaucoup trop rapide. — Arrêtez, grogna-t-elle en inspirant de l’air entre ses dents serrées. — Bordel de merde, votre tension est incroyablement basse ! Concentrez-vous un peu et répondez-moi : pourquoi l’agent de l’Arpenteur ne nous a-t-il pas fait sauter en plein vol ? — Bonne question. La réponse la plus logique serait qu’il n’en avait pas la possibilité, qu’il ne disposait pas d’armes assez lourdes pour cela. — Les Griffes et les gens du bureau parisien sont très bien armés. De même que la plupart de mes Gardiens. — Très bien. Nous pouvons donc commencer à rayer des noms de notre liste de suspects. Des Gardiens qui voyagent avec nous, combien ne sont pas équipés d’une armure de combat ? — Deux : Rosamund et Jamas, répondit-il tandis que l’ordinateur terminait son diagnostic. Il ne détecte aucune infection virale… Apparemment, vous seriez simplement choquée. — Excellent verdict, croassa-t-elle. Je subis le contrecoup physique d’une expérience traumatisante, dit-elle en luttant pour garder les yeux ouverts. Bon, aucun des membres de la Marine n’a d’armure offensive, juste des combinaisons protectrices données par Nelson. — Et vous ? — Comme les trois autres. Je suis armée, mais je n’ai rien d’assez puissant pour venir à bout d’une Oie de carbone. À la longue, peut-être… Vous, vous devez avoir accès à des armes autrement plus dangereuses. — En effet, répondit-il en serrant les dents. De quel traumatisme parlez-vous ? Qu’est-ce qui vous arrive ? Paula, votre corps ne supportera pas longtemps un tel traitement. — Ce qui m’arrive ? Vous, dit-elle avec un sourire moqueur. Bon, si l’agent de l’Arpenteur était bien avec nous dans les Volvo, il ne peut s’agir que de moi-même, Wilson, Anna, Oscar, Rosamund ou Jamas. — Comment cela, «moi» ? De quoi parlez-vous ? — Je voulais vous arrêter, mais j’ai dû vous accompagner jusqu’ici, où, à la fin de cette mission, vous serez en mesure de m’échapper. Cela n’a pas de sens. C’est mal, insupportable. Vous êtes un assassin. C’est un fait que je ne peux pas oublier. J’ai cru pouvoir le faire, mais je me suis trompée. Et mon corps est en train de me le rappeler. Il la regarda avec un sentiment d’horreur croissant. — Vous voulez dire que vous êtes dans cet état parce que je suis toujours libre ? — Oui. — Merde ! Paula, il faut arrêter cela. Son ordinateur commença à afficher des traitements possibles. Il tira un masque à oxygène de sa mallette, le plaqua contre la bouche de l’inspecteur et mit en route la pompe à filtre. — Essayez de respirer régulièrement. Je vais vous administrer un sédatif pour calmer votre corps. Paula grogna. Elle repoussa le masque. — C’est le camion de Kieran qui est tombé en panne. Il aurait dû se rendre compte que quelque chose clochait avant que le moteur s’embrase. — Laissez tomber ! Votre vie est plus importante que cette histoire. — Ce n’est pas vrai. Nous devons découvrir qui est ce traître, ce criminel. S’il est ou s’ils sont parmi nous, ils frapperont de nouveau. Adam trouva un tube applicateur dans le kit médical. Le sédatif contenu à l’intérieur était très proche de ce que l’ordinateur préconisait. — Accrochez-vous, d’accord. On va vous sortir de là. Ne me laissez pas tomber maintenant. N’y songez même pas. Un ange entra dans le manoir sans prévenir, provoquant des disputes au sein de l’équipe chargée de la sécurité. Les hommes refusèrent de le laisser passer, mais il ignora leurs protestations avec le dédain aristocratique propre aux héritiers des Dynasties intersolaires. Orion, qui se promenait sur la vaste terrasse surplombant l’énorme piscine, entendit des cris et se retourna vers la porte-fenêtre. L’ange, encadré par la porte d’entrée, se tenait à l’extrémité du hall voûté, aux lignes sévères. L’adolescent n’en crut pas ses yeux. L’apparition était si belle que sa vue était quasi douloureuse. Grande, la peau délicieusement dorée, les épaules larges, solides… Son adorable visage oblong, malgré un menton un peu proéminent, mettait en valeur ses joues incroyablement creuses. Ses cheveux châtain clair étaient effilés et lui descendaient jusqu’au milieu du dos. Tel un foulard de soie scintillante, ils voletaient avec légèreté chaque fois qu’elle bougeait la tête. Ses jambes – Orion aurait été prêt à tuer pour les voir - étaient dissimulées sous une longue jupe en coton rouge-violet orné de fleurs vertes. Le garçon eut un bref instant de bonheur en apercevant un éclair de ventre parfaitement hâlé entre la jupe et le chemisier blanc immaculé. Elle s’appelait, dit-elle aux types de la sécurité, Jasmine Sheldon. Ne la reconnaissaient-ils pas ? Ignoraient-ils qu’elle était une descendante directe de Nigel, que seules cinq générations les séparaient ? Comment aurait-elle fait pour entrer dans la propriété familiale sans les autorisations délivrées uniquement aux membres de la famille ? Ne leur avait-on pas dit qu’elle commençait toujours ses vacances de milieu d’année par un séjour dans le manoir familial ? Ses amis étudiants arriveraient dans deux ou trois jours. D’ici là, elle aurait le temps de s’occuper un peu d’elle. Si cela posait un problème, ils n’avaient qu’à contacter les employés de l’administration familiale d’Illanum. Eux seuls s’occupaient des problèmes rencontrés par les membres importants de la Dynastie. De toute façon, elle ne pouvait pas faire demi-tour – son taxi était reparti. Elle s’installerait dans la suite Bermudes. Inutile de l’accompagner en haut, elle connaissait le chemin. Ses trois valises lui emboîtèrent docilement le pas. — Waouh ! s’exclama Orion comme elle commençait à monter le large escalier. Les gardes humiliés se regroupèrent pour discuter. Les lignes verticales rouges et vertes de leurs tatouages brillaient vivement sur leurs joues. Soudain, ils se séparèrent et se dispersèrent dans la demeure. — Alors, qu’est-ce que je fais ? Il n’y avait personne à qui demander conseil – pour une fois qu’il en avait besoin. La veille au soir, lorsqu’ils étaient arrivés, il y avait des gardes partout. Ils s’étaient montrés polis, quoique fermes, avec lui. Il était libre d’aller où bon lui semblait, lui avaient-ils dit, y compris dans la salle de musculation et le spa situés au sous-sol. S’il avait besoin de vêtements ou de biens de consommation quelconques, il n’avait qu’à demander et ils lui seraient livrés. Les cuisiniers lui prépareraient ce qu’il avait envie de manger. Il avait même le droit de se promener dans la propriété, mais ne devait pas s’éloigner de plus de quatre kilomètres de la maison. Ozzie s’était évanoui. Il avait pris son petit déjeuner avec Orion et Tochee, et leur avait expliqué les raisons de leur confinement. L’adolescent n’avait pas saisi toutes les implications politiques de leur retour, mais il avait compris que Nigel et Ozzie n’étaient pas sur la même longueur d’onde concernant la guerre en cours. Apparemment, il y avait de cela pas mal d’années, Ozzie avait commis un genre de crime, et son ami n’était pas content du tout. — Tout rentrera dans l’ordre avant la fin de la semaine, avait-il dit. Nigel viendra m’embrasser les pieds et me suppliera de le pardonner. Vous verrez. — Ce n’est pas très grave, avait rétorqué Tochee. C’est un endroit plutôt agréable. On m’a promis que je pourrais avoir accès à la base de données. Après un voyage aussi long, je suis heureux de pouvoir me poser quelque part pour élargir mes connaissances. — D’accord, s’était contenté de dire Orion. Je tâcherai de supporter ce luxe pendant une semaine. Il avait souri pour paraître plus sincère, même s’il savait pertinemment qu’Ozzie leur avait raconté des salades. Après tout ce temps passé ensemble, le rasta croyait toujours pouvoir leur faire avaler des couleuvres comme s’ils étaient des bleus. Il était pourtant clair qu’ils étaient dans la merde jusqu’au cou et qu’Ozzie était complètement impuissant. Orion trouva Tochee et le rasta dans le bureau du rez-de-chaussée, où ils étaient occupés à étudier une projection du générateur de la Forteresse des ténèbres. Ozzie se tenait debout au milieu d’un anneau de comètes lumineuses. Les objets brillants tournaient autour de sa taille, renforçaient l’impression qu’il était en train de patauger. D’autres objets tournaient lentement autour des deux amis. Des équations vertes flottaient au plafond comme des nuages mathématiques. — J’ai l’impression que votre science de la physique est beaucoup plus avancée que la nôtre, dit Tochee. Je comprends bien peu de chose aux fondements de la théorie quantique. Les problèmes de traduction y sont peut-être pour quelque chose, mais j’avoue n’avoir jamais entendu parler de transection dans une géométrie à cinq plans. Quant à la manipuler… — Pas de problème, mec. J’étais juste en train de penser à voix haute, expliqua Ozzie. — Une fille ! lâcha Orion, qui s’était arrêté à la limite de la projection, comme s’il s’agissait d’un champ de force. Il y a une fille ! Ozzie et Tochee se retournèrent. — Qu’est-ce que tu racontes ? — Une fille, répéta l’adolescent en faisant de grands gestes en direction de la porte. Là-bas ! Il y a une fille ! — Il y a une fille dans la maison ? dit Ozzie. — Oui ! — Et alors ? — Ozzie, elle est incroyable, elle est magnifique. — Écoute, mon vieux, je t’ai déjà dit de te tenir à l’écart des gens de la sécurité. — Non, non, rien à voir. — Comment cela, non ? — Elle n’est pas de la sécurité ? — Qui est-ce, alors ? — Une Sheldon. Elle est là pour les vacances ; les autres n’étaient pas au courant. Ozzie, ces brutes la mettront dehors dès qu’ils auront le feu vert de leurs supérieurs d’Illanum. — Ouais, sans doute. — Ozzie ! — Quoi, encore ? Qu’est-ce que tu peux être chiant, quand tu t’y mets. — Il faut les en empêcher. Ozzie grimaça, incrédule et étonné. — Pourquoi ? — Je crois comprendre l’ami Orion, intervint Tochee. Il semble attiré par cette jeune femelle de votre espèce. Je suppose qu’elle est « sacrément baisable», non ? Comme cette Andria Elex, que nous avons vue l’autre jour, à l’hôtel. Il s’agissait d’un programme très intéressant consacré à l’accouplement sur la planète Toulanna. Mortifié, Orion devint écarlate. Ozzie lança à Tochee un regard modérément surpris, puis se tourna vers le garçon. — Tu as montré ces trucs-là à Tochee, Orion ? Je croyais avoir bloqué l’accès aux programmes pornos. — Ozzie, oubliez ça ! Elle doit absolument rester. Je veux… Je… Il leva les bras de désespoir. — Tu veux la sauter, quoi. — Non ! Enfin, vous savez… Je ne veux pas qu’elle parte, c’est tout. Je n’avais encore jamais vu quelqu’un comme elle. S’il vous plaît. — Bien. C’est très simple, mon vieux : demande-lui de rester. — Quoi ? — Va la voir. Souris. Dis bonjour. Entame une conversation. Et si les choses s’engagent comme tu veux, demande-lui de rester. Si elle est d’accord, j’interviendrai auprès de Nige, au cas où nos nazis de gardiens feraient du zèle. — C’est quoi des nazis ? Ozzie frappa dans ses mains et lui fit signe de déguerpir. — Allez, va lui parler. Vas-y, mec ! Et surtout, ne joue pas au plus malin. Ce qui te rend intéressant, c’est ce que tu es vraiment. Dehors ! J’essaie de sauver l’Univers, mon pote, et je n’ai pas beaucoup de temps devant moi. La porte du bureau se referma derrière Orion. Le jeune homme n’était pas plus avancé et il se demandait bien pourquoi Ozzie ne lui avait été d’aucune aide. Ce n’était pas normal et cela faisait mal. Il comptait réellement sur lui. Allez, mon pote, réfléchis, se dit-il en se secouant. Peut-être Ozzie avait-il raison. Peut-être pourrait-il l’aborder en lui disant bonjour. Toute autre phrase serait extrêmement risquée. Il s’enferma dans sa chambre, se bourra la bouche de gel dentaire et se rinça deux fois. Grâce à la coiffeuse de l’hôtel Ledbetter, ses cheveux étaient désormais faciles à peigner. De même la crème biogénique appliquée la veille au soir avait accompli des miracles sur ses boutons. Il se regarda rapidement dans le miroir et découvrit un visage passablement présentable – beaucoup plus agréable, en tout cas, que lorsqu’il était sorti des chemins silfens. Comme il était vêtu d’une chemisette orange et d’un bermuda de bain, il fut tenté de s’habiller plus convenablement, mais il se ravisa, car il ne voulait pas avoir l’air de s’être donné du mal pour l’impressionner. Bon, eh bien… allez ! Il n’arrivait pas à la trouver. Il avait frappé à la porte de sa suite, sans succès. Il avait visité tous les salons, ainsi que la cuisine, mais le cuisinier ne l’avait pas vue. Après vingt minutes de recherches infructueuses, il laissa tomber. La sécurité avait dû recevoir l’ordre de la renvoyer. Il erra sans but et se retrouva sur la terrasse, prêt à fondre en larmes. Elle était tellement belle. Dire qu’il s’était décidé à l’aborder, quitte à se ridiculiser. Il aurait été prêt à tout pour rester près d’elle ne serait-ce que quelques secondes. Il s’accouda à la balustrade de pierre qui surplombait la terrasse inférieure et le grand bassin ovale. À bien y réfléchir, il était plus heureux lorsqu’il arpentait les chemins. — Salut, vous travaillez dans la maison ? Orion sursauta et se retourna. Elle était assise sur un transat, juste derrière lui, habillée d’un peignoir de bain couleur pêche. D’un doigt délicat, elle posa une paire de lunettes de soleil sur son nez pour pouvoir le regarder à sa guise. — Euh, non… — Oh ! De quelle branche êtes-vous issu ? — Je ne vis pas dans un arbre. La phrase était sortie toute seule. Il ferma les yeux et grogna, car il sentait ses joues s’empourprer. Jasmine Sheldon rit. C’était un son doux et enchanteur. Pas moqueur pour un sou, pensa-t-il. — Désolé, dit-il, penaud. J’ai vu beaucoup d’arbres ces derniers temps, et je n’arrive pas à me les sortir de la tête. Je m’appelle Orion. — Bonjour, Orion. Moi, c’est Jasmine. Il prit place sur un autre transat. — Qu’est-ce que vous lisez ? Un gros livre relié de cuir était posé sur ses jambes. Il se tordit pour pouvoir lire le titre écrit en lettres argentées. Les Cent Plus Grands Événements de l’Histoire humaine. — Je l’ai trouvé dans la bibliothèque, expliqua-t-elle. J’étais en train de lire le récit du Grand casse du trou de ver. — Vraiment. Cela parle d’Ozzie ? — Je ne crois pas. Mais je n’ai pas encore terminé. — Vous connaissez un certain Nazi ? Est-ce qu’il est mentionné dans ce bouquin ? — Jamais entendu parler. Il y a un index, à la fin, ajouta-t-elle en lui tendant le volume. Alors, qu’est-ce que vous faites là ? — C’est une longue histoire. Il feuilleta le livre qui contenait surtout des photos et des hologrammes, et trouva enfin l’index. Il y avait beaucoup de colonnes écrites en caractères minuscules qu’il avait du mal à déchiffrer. Elle sourit et s’allongea sur le transat. — L’été sera long. À condition que nous gagnions la guerre, bien sûr. Son peignoir s’écarta un peu, révélant ses jambes. Orion réussit à ne pas regarder tout de suite, ce qui le rendit assez fier de lui. Elles étaient longues et musclées. Plus musclées que les siennes, probablement. Cette pensée transforma le contenu de son estomac en une gelée froide. — Alors ? reprit-elle. Moi, je viens d’arrêter l’école. Je n’ai pas grand-chose d’intéressant à raconter ; le matin les cours, l’après-midi, le sport… Son regard perçant était vert, nota-t-il. — Euh, je vivais sur Silvergalde. Comme mes parents se sont perdus sur les chemins silfens, je me débrouillais en travaillant un peu au Dernier poney. C’est une taverne de Lyddington. Enfin bref, Ozzie est arrivé un jour et… C’était réellement un ange. Orion n’arrivait pas à croire qu’il était assis à côté d’une fille et que celle-ci écoutait ce qu’il avait à dire. D’autant plus qu’il ne s’agissait pas de n’importe quelle fille. Non seulement elle était belle, mais en plus, elle était adorable, douce. Elle l’écoutait attentivement, posait des questions. Elle était étonnée et impressionnée par le récit de ce qu’il avait vu et enduré. Il commença à se détendre, bien qu’il fût conscient d’avoir monopolisé la parole. Elle riait avec lui. Ils avaient le même sens de l’humour. Au bout de deux heures, Tochee arriva sur la terrasse. Jasmine se redressa d’un seul coup, ébahie. — Oh, mon Dieu, mais vous n’avez pas menti ! Orion n’était pas certain d’apprécier les implications de ce qu’elle venait de dire, mais elle était si enthousiaste qu’il lui pardonna aussitôt. — Ami Orion, commença Tochee par l’intermédiaire d’un ordinateur de poche Ipressx dernier cri serré dans un de ses membres préhensiles. Est-ce qu’elle est sacrément b… — ELLE, c’est Jasmine, le coupa Orion. — Bienvenue, Jasmine. J’espère que nous serons amis. — Je n’en doute pas, répondit-elle d’un air guilleret. — Je vais m’immerger dans l’eau, dit Tochee. Cela va me détendre un peu. J’ai bien peur de n’avoir été d’aucune aide pour notre ami Ozzie, ce matin. — De toute façon, c’est un problème qu’il doit régler seul, expliqua Orion. Tochee glissa jusqu’à la balustrade, sur laquelle il hissa le haut de son corps. La piscine se trouvait juste en dessous, à plus de cinq mètres. Ses membres locomoteurs se tendirent, sa prise sur l’ordinateur portable se raffermit. — Vous n’allez tout de même pas… ? commença Orion. Tochee plongea et atterrit dans le bassin avec un bruit formidable. Jasmine laissa échapper un cri de contentement. Les deux jeunes gens coururent jusqu’à la balustrade. Quand ils regardèrent par-dessus, Tochee refaisait à peine surface. — La température de l’eau est parfaite, leur dit-il. Ses membres changèrent de forme, devinrent des nageoires qui l’aidèrent à s’éloigner rapidement avec la grâce d’un dauphin. — Génial ! s’exclama Jasmine en retirant son peignoir et en grimpant sur la balustrade. Orion admira son corps parfait avec une dévotion toute religieuse. Elle portait un maillot de bain une pièce blanc nacré. À ce moment-là, il sut qu’il était amoureux, qu’il l’épouserait et qu’ils passeraient l’éternité au lit à faire tout ce que faisait Andria Elex, mais en mieux et plus longtemps. — Attendez ! C’est beaucoup trop haut ! Jasmine le regarda avec un sourire en coin délicieusement provocateur. — Le dernier à l’eau est une lavette. Et elle plongea. Les craintes d’Orion se muèrent rapidement en stupéfaction, tandis que Jasmine se pliait en plein vol pour toucher ses chevilles, faisait un saut périlleux, une vrille, une boucle, puis se raidissait avant de pénétrer la surface de l’eau sans soulever la moindre gerbe d’eau. Il resta figé, bouche bée. Elle décrivit une longue courbe sous l’eau et émergea cinq mètres plus loin. — Lavette ! cria-t-elle en riant. Lavette, lavette, lavette ! Orion grimaça, monta sur la balustrade et sauta. Effectivement, c’était très, très haut. Il eut le temps de pédaler frénétiquement et se rappela de se boucher le nez. Malheureusement, il heurta la surface de l’eau sur le côté. Le choc fut brutal. Il remonta tant bien que mal. Son flanc était complètement anesthésié. Toutefois, cela ne dura pas bien longtemps. À peine sa tête sortie de l’eau, la douleur se réveilla, atroce. Il ne put s’empêcher de geindre. Le rire de Jasmine retentit non loin de là. Quelques secondes plus tard, elle était près de lui. — Ça va ? demanda-t-elle. — Ouais. Super ! Pas de problème. Il avait l’impression de porter une chemise en acier. Il essaya de la déboutonner et se rendit compte que Jasmine le tirait vers les marches de la piscine. — Espèce d’imbécile ! se moqua-t-elle avec un grand sourire dénué de méchanceté. Orion était parvenu à retirer un bras de sa manche ; de l’autre, il s’accrochait aux marches. — Jasmine ? — Oui ? fit-elle avec des étincelles dans les yeux. — Vous avez un petit copain ? Où donc avait-il trouvé le courage de lui poser cette question ? Il n’en avait pas la moindre idée. Elle s’approcha de lui et l’embrassa. Cela dura un certain temps – Orion n’en était pas sûr. Elle avait mis sa langue dans sa bouche et réveillé des points sensibles dont il ignorait jusqu’à l’existence. Elle s’écarta un peu. Il cligna des yeux et la vit sourire avec malice. — Je crois que cela signifie non, finit-elle par dire, espiègle, en se mettant à nager sur le dos sans le lâcher du regard. Au cas où tu n’aurais pas compris. — J’avais compris, chuchota-t-il, conquis. Elle le prit par surprise et l’éclaboussa. Il répliqua. Elle gloussa et battit des jambes en soulevant de grandes gerbes d’eau. Orion se débarrassa de sa chemise et se lança à sa poursuite. Ils s’amusèrent ainsi pendant près d’une heure jusqu’à ce que Jasmine lui dise qu’elle remontait dans sa chambre pour se sécher un peu avant le déjeuner. — Je reviens tout de suite, promit-elle en enfilant son peignoir. Demande au cuisinier de me préparer un hamburger et des frites italiennes. Tu sais, celles aux herbes. Et une salade, aussi. — D’accord, dit le garçon, sérieux. Il sortit de la piscine et trouva une serviette dans un placard, près des douches. — Votre association semble prometteuse, ami Orion, dit Tochee. La créature prenait le soleil sur la terrasse inférieure, au bord de la piscine. Ses frondes étaient presque sèches et bruissaient doucement dans le vent chaud. — Vous croyez ? demanda Orion en regardant Jasmine monter l’escalier. Elle lui fit signe du haut des marches, puis disparut à l’intérieur de la maison. — Je ne suis pas un expert, répondit Tochee, mais vous sembliez en harmonie. Je pense qu’elle apprécie votre compagnie. Autrement, elle ne serait pas restée aussi longtemps avec vous. Rien ne l’y obligeait. — Eh, mais c’est vrai ! s’exclama le garçon en ramassant sa chemise détrempée. Je m’en vais immédiatement voir le cuisinier. Ensuite, j’irai me chercher une chemise sèche. Vous avez besoin de quelque chose ? — J’aimerais goûter de nouveau ces lasagnes froides aux légumes. Avec du chou, s’il vous plaît. Ozzie avait commencé à travailler avec enthousiasme. Un enthousiasme alimenté par sa colère, comme il l’aurait volontiers admis. Il aurait vraiment adoré montrer à cette enflure pompeuse de Nige comment réparer ce générateur. Il s’était donc attelé à la tâche le cœur léger et motivé. Malheureusement, il se rendit rapidement compte qu’avoir Tochee à ses côtés n’était pas forcément un avantage. Plus le temps passait, plus les questions incessantes et les excuses subséquentes de l’extraterrestre l’énervaient. Il devint rapidement clair que les connaissances de Tochee dans le domaine des sciences physiques étaient très limitées. Était-ce le cas de tous ses congénères ? Ozzie n’en avait cure. Tout ce qu’il pouvait attendre de cette collaboration, c’était une éventuelle fulgurance. Après tout, la créature aurait pu considérer le problème sous un angle nouveau. Mais non. Lorsque Tochee sortit pour faire une pause, Ozzie se retint d’applaudir. Il devint très vite évident que les physiciens avaient fait un travail d’analyse remarquable et que lui, Ozzie, avait le plus grand mal à comprendre toutes leurs conclusions. S’il avait été relié à une interface digne de ce nom, avec un accès total à la base de données et à l’IR de son astéroïde, peut-être aurait-il pu avaler toutes leurs théories. Certes, il ne s’agissait que de théories. Le problème, c’était qu’il possédait très peu d’implants. Tout juste s’était-il fait installer des biopuces lorsqu’il s’était préparé à arpenter les chemins silfens. Par ailleurs, malgré leur courtoisie ostentatoire, les membres de la sécurité lui interdisaient tout accès à l’unisphère. Une éternité plus tard, il se tenait toujours au centre de la projection, de cet écheveau parfaitement inextricable et incompréhensible, et il jurait sans retenue. Les nuages verts composés d’équations qui résumaient les théories les plus subtiles élaborées par l’homme disparurent lentement, comme aspirés par un coin de la pièce. Ozzie faillit même éteindre le projecteur holographique. Maintenant qu’il avait vu la Forteresse, il ne pouvait s’empêcher de trouver ridicule et présomptueuse l’idée qu’il s’en était faite a priori. Ses mains virtuelles chassèrent une colonne d’icônes comme s’il s’agissait d’un nuage d’insectes, et la projection se mit à tourner autour de lui, à accomplir un cycle complet. Comme il n’y comprenait toujours rien, il ressuscita une autre projection, celle qui simulait l’état supposé du dispositif après l’effondrement de la barrière. La signature quantique était tout bonnement improbable, mais sans images plus précises et surtout réelles, il était impossible de deviner quelle section du générateur avait été endommagée. Seconde Chance n’était pas retournée voir le système de près. Le vaisseau avait continué à le surveiller pendant la visite de la Tour de guet, toutefois, à cette distance, les données reçues étaient restées constantes. Rien ne semblait avoir changé. Ozzie lança une nouvelle lecture en temps réel, lecture qui se résumait à la diffusion d’une bouillie de données sur fond de champ d’étoiles inconnues. Cela ne donna rien non plus. Alors, il l’examina une nouvelle fois, le sourcil levé. Rien n’avait bougé. Il demanda à son assistant virtuel de lire l’enregistrement jusqu’au bout et de mettre en évidence toute variation. Une notion étonnante était en train de se former à l’arrière de son esprit. La porte du bureau s’ouvrit et une fille entra. Ozzie fut impressionné par son allure. Notamment à cause de son peignoir ouvert et du maillot de bain humide collant à sa peau. Après une si longue période passée à l’écart de l’humanité, Orion n’était pas le seul à avoir envie de compagnie féminine. — Bonjour, dit-il. Je suppose que vous êtes Mlle Sheldon. Elle le gratifia d’un sourire entendu et se retourna pour fermer la porte avec force et détermination, ce qui augmenta considérablement le rythme cardiaque du rasta. — Jasmine Sheldon, si l’on en croit le certificat d’identité qui m’a permis d’entrer dans la propriété, dit-elle en s’approchant de lui et en démêlant ses cheveux trempés. Mais nous savons tous les deux que ce n’est pas vrai. Le bureau d’Illanum m’a fourni un résumé de ce qui se trame ici. Vous êtes un coquin, vous. — Ah, vous savez ce que c’est ! Ce garçon à vécu quelques moments difficiles. Je pouvais bien faire cela pour lui. Elle continuait à avancer. Ozzie hésitait entre se jeter sur elle et prendre ses jambes à son cou. — Et vous ? demanda-t-elle ? Comment avez-vous supporté ces quelques années d’abstinence forcée ? — Waouh, vous n’avez pas froid aux yeux, vous ! Au moins, le gamin mourra-t-il béat. Elle s’arrêta à quelques centimètres de lui. Elle souriait avec malice comme seules savent le faire les pécheresses. — Vous êtes tellement célèbre, Ozzie. J’espère que vous ne m’en voudrez pas, mais je dois absolument vous demander une faveur. — Laquelle ? — Un baiser. C’est tout. Un… Petit… Baiser. Ozzie inspira profondément et jeta un coup d’œil furtif à la porte. — Euh, je ne sais pas… — Oh…, s’exclama-t-elle en arborant une moue déçue. Je vous en serais tellement reconnaissante. On n’a pas tous les jours la chance de rencontrer une légende vivante. — Ah ! Elle se mit sur la pointe des pieds et lui offrit ses lèvres. Ses bras s’enroulèrent autour de la taille du rasta, serrèrent, leurs doigts s’entremêlèrent. Ils s’embrassèrent. Son assistant virtuel informa Ozzie que les capteurs de ses paumes étaient activés à distance pour permettre à un environnement simulé de se décompresser dans ses implants. Une icône d’alerte clignota vivement pour le prévenir de l’activation de ses programmes de protection. Toutefois, cette étrange incursion électronique l’intrigua plus qu’elle ne l’inquiéta. Il laissa le logiciel prendre virtuellement le contrôle de ses systèmes et se contenta de l’observer à distance. Il eut alors l’impression d’être téléporté dans des poupées russes graphiques. Il se tenait au fond d’une sphère transparente grise, vêtu d’une simple combinaison blanche, en face de la fille accoutrée comme lui. Son visage était légèrement différent de la réalité, ses traits un peu plus réguliers et ses cheveux plus courts et dorés, mais il s’agissait bien d’elle. Au-dessus de la sphère, des répliques géantes d’eux-mêmes étaient enlacées et s’étreignaient avec passion ; il sentait d’ailleurs agréablement le contact des lèvres de la jeune femme sur les siennes. Plus loin encore, les données réunies sur la Forteresse des ténèbres tourbillonnaient comme une nébuleuse de brume, contenues par les murs du bureau. Il leva la main, effleura ses lèvres, et cette sensation se superposa à celle du baiser. Il eut un grognement dédaigneux. — D’accord, dit-il. Vous voulez bien m’expliquer ce que vous êtes en train de faire ? — Bien sûr, mais je vous en prie, continuez à m’embrasser. — Pourquoi, vous avez l’habitude qu’on vous repousse ? — Très drôle. Cette simulation devrait résister aux tentatives d’infiltration des senseurs de la maison. Par ailleurs, le temps est accéléré ici, aussi le baiser n’aura-t-il pas une durée suspecte. Ne vous faites pas d’idées fausses à mon sujet. En temps réel, vous n’aurez droit qu’à une petite minute de mon temps et pas une seconde de plus. — Heureux de faire votre connaissance, chérie. Pourrais-je savoir qui vous êtes ? — Mellanie Rescorai. L’IA m’a demandé de me renseigner sur ce qui vous est arrivé. — Votre nom me dit quelque chose. Ah, oui, c’est vous qui êtes venue chez moi avec quelques milliers de vos copains… — Parlez-en avec l’IA, c’était son idée. J’ai sur moi un sous-programme de notre amie. Je pourrais le décompresser, si nous trouvions un ordinateur isolé suffisamment puissant. — Mes implants devraient suffire, dit-il. Il ordonna à son assistant virtuel de libérer cinq de ses biopuces et de mettre en place un pare-feu puissant autour de l’espace ainsi créé. — J’en doute, dit-elle. — Essayons quand même. La surface de la sphère grise se couvrit de lignes mouvantes mauves et orange. Son assistant virtuel informa Ozzie du remplissage rapide des biopuces. Les lignes dessinèrent des spirales entremêlées et se figèrent. — Bonjour, dit le sous-programme de l’IA. — Bien joué. — Vous étiez sur le point de nous révéler l’identité de ceux qui avaient érigé les barrières lorsque la sécurité des Sheldon a interrompu notre conversation. — Ah, ouais, quelle soirée ! Le rasta expliqua alors ce que le Danseur lui avait dit à propos des Anomines. — Ces Anomines ne sont donc pas disposés à réparer les dommages subis par la barrière de Dyson Alpha, dit le sous-programme. — Effectivement. — MatinLumièreMontagne ne sera bientôt plus un problème, intervint Mellanie. Nigel et les autres ont décidé d’utiliser leur arme secrète contre Dyson Alpha et contre toutes les étoiles susceptibles de l’abriter. Il s’agira de tuer toutes les souches existantes. — Toutes les étoiles ? s’étonna Ozzie. — Ils ignorent jusqu’où il a pu aller. Cela fait déjà un bon moment que la barrière n’est plus en place. — Les radiations tueront toutes les créatures qui vivent dans ce secteur de la galaxie, protesta Ozzie. Putain, mais ils n’ont pas réfléchi à cela ? Merde, maintenant je comprends pourquoi Nigel m’a enfermé ici. — Ils y ont réfléchi, expliqua Mellanie. Il n’y a pas d’autre solution. — Vous pouvez nous aider ? demanda Ozzie au sous-programme. Vous comprenez bien que nous avons tort ? — D’un point de vue éthique, vous avez effectivement tort. Néanmoins, il s’agit de votre survie. La décision ne nous appartient pas. — D’accord. J’ai examiné les données de la Forteresse des ténèbres. L’agent de l’Arpenteur a manifestement utilisé une version modifiée de la bombe qui a causé l’embrasement du soleil de Far Away. La distorsion quantique est très caractéristique. C’est ce qui a endommagé le générateur. Tout le monde est d’accord là-dessus. Je croyais qu’il avait besoin d’être réparé, mais je n’en suis plus si sûr. — Pourquoi ? demanda le sous-programme. — Parce que l’effet est continu. Pendant tout le séjour de Seconde Chance autour de Dyson Alpha, les senseurs ont enregistré la même aberration quantique. En d’autres termes, il se pourrait bien que le générateur soit toujours opérationnel, mais que sa structure quantique l’empêche de remplir correctement son office. On lui a mis des bâtons dans les roues, si vous préférez. — Il suffirait donc de retirer ces bâtons pour que tout redevienne comme avant. — Je ne vois pas d’autre solution. C’est l’unique chemin possible vers la rédemption. Dans ces conditions, accepteriezvous de nous aider ? — Comment pensez-vous pouvoir désactiver ce dispositif ? — On l’atomise. Il n’y a pas d’alternative. — Je doute qu’une bombe atomique suffise. Si cette chose produit un effet similaire à celui d’un missile quantique, votre bombe se transformera en énergie, ou bien ses composants cesseront de fonctionner – tout comme le générateur lui-même. — Alors, utilisons un missile quantique dont nous aurons au préalable modifié le champ d’action pour le focaliser sur l’engin de l’Arpenteur. Et prions pour que notre technologie soit plus puissante que la sienne. La Marine a déjà utilisé ces missiles contre les bombes à embrasement de MatinLumièreMontagne et cela a bien fonctionné. — Oui, en admettant que vous ayez raison sur le reste, cela pourrait marcher. — Oui, je suis optimiste. — Vous croyez que Nigel va accepter ? demanda Mellanie. — Aucune chance, répondit Ozzie, amer. Il ne croit pas que le générateur puisse être réparé. Avec ses copains psychopathes, ils ont déjà choisi la solution du génocide. Il n’enverra jamais un de ses vaisseaux accomplir une mission aussi incertaine. — Alors, pourquoi vous tracassez-vous avec cette histoire ? — C’est très simple : maintenant que je sais ce qu’il faut faire, je peux me débrouiller tout seul. — Vous ? — Eh bien, oui ! Pourquoi pas ? — Vous avez un vaisseau ? — Techniquement, oui. — Comment cela, techniquement ? le pressa Mellanie. Votre astéroïde est équipé pour les voyages supraluminiques ? — Non, ce n’est pas le problème. Je possède quarante-cinq pour cent de CST. J’ai accepté d’en posséder moins que Nigel, parce que, vous savez, toutes ces conneries administratives, ce n’est absolument pas mon truc. Donc, en théorie, je possède quarante-cinq pour cent des navires de la flotte. — Je croyais que les vaisseaux étaient construits par la Dynastie. — Bon, est-ce que vous voulez commettre un génocide alors qu’il y a une autre solution ? —Non. — Bien ! — Mais vous venez de dire que Nigel ne vous laissera jamais partir avec un de ses vaisseaux. Déjà que vous n’avez pas le droit de sortir de la propriété. À Illanum, la sécurité a été très claire à ce sujet. — Ouais, et c’est bien dommage, parce que cela veut dire que vous deux allez devoir me sortir d’ici, dit Ozzie en se retournant vers Mellanie. Nigel sait-il que c’est vous qui êtes venue ? — Non, répondit le sous-programme. Nous avons intercepté la fille envoyée par lady Georgina. Mellanie a pris sa place. — Parfait. Est-ce que vous acceptez de m’aider ? — Je ne vois pas comment, rétorqua Mellanie. — M’aiderez-vous si vous en avez la possibilité ? — Je suppose que oui. — Et vous ? demanda Ozzie en frappant de ses phalanges virtuelles la paroi de la sphère transparente, ce qui eut pour effet de réveiller les lignes orange et violettes. Cesserez-vous enfin de nous observer depuis votre donjon ? — Sous cette forme, nos capacités sont très limitées. Cressat ne fait pas partie de l’unisphère et, très récemment, les filtres de la planète ont été mis à jour – probablement pour dissimuler la construction des arches. — Ouais, ouais. J’ai besoin que vous infiltriez le réseau de la maison et les senseurs de la sécurité. Pas physiquement - je connais votre phobie du monde réel. Vous pourriez faire cela pour moi ? — Ce devrait être possible. — Ah ! enfin un peu d’humanité ! Bon, Mellanie, vous pouvez partir. — Partir ? — Ouais. Ce soir. Entre-temps, amusez-vous avec Orion, occupez-vous. Ensuite, vous appellerez une voiture, un taxi, je ne sais pas. Moi, je resterai ici pour continuer à travailler. Enfin, soi-disant. Dès que notre amie se sera occupée de la sécurité, j’irai faire un tour dehors, dans l’allée. Vous m’attendrez là avec la portière ouverte. — Un peu simple, votre plan, non ? fit remarquer la jeune femme. — Simplicité est souvent synonyme d’efficacité. Moins il y a de variables, plus faibles sont les risques d’erreur. — Sans doute. — La porte du bureau, intervint le sous-programme. Regardez la poignée. Ozzie leva les yeux vers les versions géantes de Mellanie et de lui-même toujours occupées à s’embrasser langoureusement, puis il regarda à travers la nébuleuse de données vertes. La poignée en cuivre de la porte tournait avec une lenteur quasi insupportable. — Oh, merde ! grogna-t-il. Pas ça ! Pitié ! Orion demanda au cuisinier de préparer ce que Mellanie avait réclamé, commanda la même chose et s’assura que le repas de Tochee ne serait pas oublié. Il jeta sa chemise détrempée sur son épaule et se dirigea vers le bureau du rez-de-chaussée. Tout s’était tellement bien passé avec Jasmine ; Ozzie aurait du mal à y croire. Lui-même n’était plus vraiment certain de se rappeler tous les détails de la matinée. Quoi qu’il en soit, ç’avait été bon. Une fille si belle ! Et en plus, elle m’aime bien ! Il ouvrit la porte du bureau et lança : — Eh, Ozzie, tu ne vas jamais… Il se tut parce que Jasmine était là. Ozzie et elle étaient tout près l’un de l’autre. Leurs doigts entremêlés se séparèrent. Ils venaient de s’embrasser. Tous les deux arboraient une mine coupable. — Euh, gamin, ne t’imagine surtout pas que…, commença Ozzie d’un air suppliant. Orion tourna les talons et s’en alla en courant. Les couloirs longs et larges de la demeure lui permirent d’atteindre sa vitesse maximale. Il courut à en perdre haleine. Sa chemise tomba par terre. Il ne s’arrêta pas. Des larmes commençaient à couler sur ses joues. Un cri de douleur se fraya un chemin à travers ses dents serrées et résonna dans la vaste maison. La réaction d’Orion fit presque sursauter Mellanie. — Zut ! Le garçon avait semblé tellement horrifié. Dire qu’elle était la cause de sa douleur. — Je n’y crois pas ! cria Ozzie en levant les bras au ciel, le visage déformé par l’angoisse. J’ai estropié le môme. À vie probablement. Merde ! Allez le chercher, dit-il en poussant Mellanie. Expliquez-lui. — Pardon ? Elle croyait avoir mal entendu. Son assistant virtuel l’informa que la connexion avec l’interface d’Ozzie était toujours établie. «C’est l’excuse idéale pour justifier mon départ », lui envoya-t-elle. — Il est complètement dingue de vous, dit Ozzie. Vous ne comprenez donc pas ? Il n’avait encore jamais tenu la main d’une fille dans la sienne, alors passer une matinée entière avec vous ! Pour l’amour du ciel ! Moi, il ne me pardonnera jamais, mais, vous, il vous écoutera. Vous seule avez une chance de tout arranger. Si vous ne faites rien, il gardera cette blessure à vie. « Vous ne partirez que le soir venu. Mettez à profit le temps qui vous reste pour arranger les choses avec Orion. Nous nous occuperons du réseau de la propriété.» — Mais… L’attitude d’Ozzie l’exaspérait au plus haut point. On aurait presque dit que le sort du garçon lui importait plus que celui de l’humanité. Ou alors il est très doué pour la comédie. Elle était certes persuadée que tous les types de la sécurité avaient assisté à ce petit mélodrame via leurs senseurs. — Reprenez-vous, dit-il sèchement. N’oubliez pas qui vous paie. « Allez-y, rattrapez-le. » Mellanie arracha sa main à la sienne – sans jouer aucunement la comédie. Elle le suspectait sérieusement de ne pas plaisanter du tout. — Oui, patron, lâcha-t-elle en sortant du bureau comme une furie. Pas besoin d’être un génie pour deviner où Orion s’était retiré – elle-même s’était souvent mise à l’écart du monde dans sa jeunesse. La chemise du garçon traînait sur les dalles du hall. Elle la ramassa et commença à monter l’escalier. Le réseau de la demeure lui indiqua quelle était la chambre du jeune homme. — Orion ? Elle frappa doucement à la porte. Pas de réponse. — Orion ? appela-t-elle un peu plus fort. Toujours pas de réponse. Alors, elle demanda à l’ordinateur de la maison de déverrouiller la porte. La machine demanda l’autorisation à la sécurité avant d’obtempérer. Il y eut un « clic ». Elle entra dans la pièce. Les rideaux étaient tirés. Elle réprima un sourire. Un vrai cliché vivant. Bizarre qu’il n’ait pas mis de la musique rock à fond – un truc gothic hurlé, une histoire de douleur et de mort. Ayant grandi sur Silvergalde, Orion n’avait probablement jamais entendu de rock de sa vie. Et alors ? Il préfère peut-être le folk ! Il était roulé en boule sur le lit, dos à la porte. D’une main, il serrait son pendentif. — C’était ma faute, dit-elle doucement. — Va-t’en, dit-il d’une voix toute tremblante. — Orion, s’il te plaît. J’ai fait une bêtise. Ozzie est une telle célébrité ; tu le sais, non ? Dans le Commonwealth, tout le monde le prend pour un saint, un ange déchu ou je ne sais quoi. Je n’ai pas pu résister. À l’école, ce baiser fera de moi une star. Mes camarades réaliseront enfin que j’existe. — C’est des conneries. — C’est la vérité, dit-elle en lui caressant l’épaule. C’est un peu comme collectionner des autographes. Tu nous as juste un peu surpris en entrant sans frapper. — Je voulais dire, c’est une connerie de penser qu’on ignore que tu existes. T’es… phénoménale. Elle posa un genou sur le lit et se pencha sur lui. Il prit une mine boudeuse mais ne la repoussa pas. — Mais tu pleures, s’exclama-t-elle, véritablement choquée. — Moi qui voulais t’épouser, geignit-il. Je t’aime, Jasmine. — Que… quoi ? Tu… Non ! Orion, on ne tombe pas amoureux de quelqu’un en une seule matinée. — Moi, si. Dès que je t’ai vue te disputer avec les gars de la sécurité, j’ai su que ce serait toi. Il était si pitoyable et sincère qu’elle en eut la chair de poule. Elle le prit par la main et demanda à son assistant virtuel d’établir une connexion sécurisée. Malheureusement, c’était impossible. Un scan passif rapide ne lui permit de détecter aucun tatouage interface sur le corps du garçon. — Orion, tu as des implants ? — Non, répondit-il en refermant ses doigts sur ceux de la jeune femme. Tu me jures que c’est vrai : il n’y a rien entre Ozzie et toi ? — Je te le jure. Elle se sentait ridicule de devoir réconforter ce gamin, alors que la guerre menaçait encore. Toutefois, sa conscience l’empêchait de l’abandonner à son sort. Mon Dieu, il est encore pire que Dudley. En fait, non, la comparaison n’est pas juste. Dudley n’était ni aussi vulnérable, ni aussi mignon. — Oh ! fit-il, peu convaincu. — Crois-moi, dit-elle doucement. Autrement, est-ce que je ferais cela ? — Quoi ? Elle l’embrassa. Le soleil de Cressat était couché depuis plus d’une heure et l’obscurité était tombée. Allongée sur le lit, Mellanie écouta la respiration régulière d’Orion pendant plusieurs minutes avant de décider enfin qu’il dormait. Elle se leva précautionneusement pour ne pas le réveiller. Il était couché sur le côté ; un de ses bras pendillait mollement dans le vide. Elle sourit et remonta le fin duvet sur le corps du garçon. Il soupira d’aise et s’étira sous le tissu agréablement chaud. Elle lui déposa un baiser très léger sur l’épaule, mais il ne bougea pas d’un millimètre. J’espère bien. Il doit être épuisé après tout ce que je lui ai fait faire. Elle était fière de l’avoir ainsi dévergondé en l’espace d’un après-midi. Je suis une mauvaise fille et j’adore ça. Mellanie renonça à chercher son maillot de bain ou son peignoir ; ses froufrous auraient risqué de le réveiller. Elle s’engagea donc dans les longs couloirs du manoir nue comme un ver, et retourna dans sa chambre le sourire aux lèvres. Elle revoyait le visage d’Orion, sa mine surprise, terrifiée et béate à la fois. Son corps avait répondu comme il le devait. Certaines de ses réactions avaient fait rire la jeune femme, d’autres retenir sa respiration. Waouh ! Une fois dans sa suite, elle posa la paume de sa main sur le capteur de l’ordinateur et se connecta au réseau de la maison. Le sous-programme de l’IA qui était installé partout l’attendait. — Nous avons infiltré le réseau, annonça-t-il. Ozzie pourra quitter le bâtiment sans être vu. Il attendra près de la première grille à bestiaux, dans l’allée. — Parfait. Je vais appeler une voiture. Donne-moi quinze minutes. Les robots préparèrent ses bagages pendant qu’elle prenait une douche rapide. Avant de partir, elle écrivit une courte lettre qu’elle mit dans une enveloppe. Elle descendit dans le hall, où un garde était en faction. Il s’agissait d’une femme, qu’elle se rappelait avoir vue dans la matinée. Jansis ? La voiture envoyée par l’administration de la Dynastie s’arrêta juste devant l’entrée. — Vous pourriez donner ceci à Orion demain matin ? demanda-t-elle en lui tendant l’enveloppe. — Vous partez ? s’enquit la femme sans cacher sa surprise. — J’ai terminé mon travail. Cela ne parut pas l’étonner outre mesure. Mellanie lui mit l’enveloppe dans la main. — Pas de problème. La jeune femme descendit les larges marches en faisant de son mieux pour ne pas sembler trop pressée. La voiture était une Mercedes marron du même modèle que celle avec laquelle elle était arrivée. Elle s’installa sur un des sièges avant, pendant que ses bagages montaient dans le coffre. Comme elle n’aimait pas conduire, elle demanda à son assistant virtuel de programmer un itinéraire jusqu’à la station d’Illanum. — Ralentis au maximum au niveau de la première grille à bestiaux. La voiture serpenta sur plus d’un kilomètre dans l’enceinte de la propriété avant de ralentir. Mellanie ouvrit la portière et Ozzie sauta à l’intérieur. — Génial ! dit-il, admiratif, en s’installant à côté d’elle. On a réussi. La Mercedes commença à accélérer. Ozzie la bascula en mode manuel, et un volant escamotable se déplia devant lui. Il l’empoigna à deux mains. Une image à la luminosité accrue apparut sur le pare-brise, donnant aux arbres du parc une allure de fantômes blanc argenté. — Comment va Orion ? demanda-t-il. Mellanie sourit de toutes ses dents. C’était une réaction instinctive, incontrôlée. — Il va bien. Quelque chose, dans le ton de sa voix, attira l’attention d’Ozzie, qui lui lança un regard interrogateur. — Qu’est-ce qu’il pense de moi ? — Que vous êtes l’Antéchrist en personne. — Merci. Elle regarda par la fenêtre le paysage monochrome défiler. — J’espère que vous savez où la Dynastie Sheldon gare ses vaisseaux, parce que, moi, je n’en ai aucune idée. — J’ai réfléchi à la question. Apparemment, la capacité du portail qui conduit à Cressat a été augmentée et le trafic est en augmentation constante. J’en conclus qu’une partie au moins du projet y est installée. — Mais où ? La planète est grande et nous n’avons que cette voiture pour nous déplacer. — Du calme. Une des raisons pour lesquelles Nigel voulait me retenir ici est ma participation au capital de CST. Je vous l’ai déjà dit : la moitié de cette société m’appartient. — Vous m’avez également dit qu’il se chargeait de la gérer au jour le jour. — Exact. En théorie, je peux traverser la plupart des barrières érigées par la Dynastie, mais je suppose qu’elles seront plus coriaces aujourd’hui. Je connais Nigel. Un projet de cette ampleur, et destiné à le sauver par-dessus le marché, doit bénéficier d’un niveau de sécurité maximum, à la mesure de sa paranoïa galopante. Les procédures de sécurité ont probablement toutes été changées et ne sont donc plus programmées pour me laisser passer. Il n’y a qu’un endroit pour accueillir un truc aussi secret. J’espère juste que le personnel n’a pas trop bougé depuis la dernière fois. 7 Pour une fois, il n’y avait pas de foule pour accueillir la limousine présidentielle. Ce qui n’empêcha pas les gardes du corps d’Elaine Doi de respecter à la lettre la procédure habituelle, de scanner les environs et de vérifier l’identité des quelques personnes qui se trouvaient à proximité du centre de contrôle du portail. C’était un bâtiment anonyme en cubes amalgamés de métal et de pierre, aux fenêtres étroites encastrées dans la paroi, le genre d’immeuble loué par de petites compagnies aux vues étriquées. Dans ce cas précis, il se trouvait littéralement dans l’ombre du générateur de trous de ver de Hanko, dont les panneaux de matériau composite se dressaient très haut dans le ciel, comme une montagne. La sécurité présidentielle donna son feu vert, et les portières lourdement blindées de la voiture se déverrouillèrent. Le rideau de pression qui protégeait Elaine Doi d’une éventuelle attaque biologique ou chimique se désactiva et le champ de force s’éteignit. — Je vois que Nigel ne s’est pas donné la peine de venir m’accueillir, se plaignit-elle. Les journalistes de l’unisphère se délecteraient de son indifférence. Il avait juste dépêché quelques cadres insignifiants, qui l’attendaient en haut des marches. — N’oubliez pas que l’émission de Michelangelo est diffusée en direct, la mit en garde Patricia, tandis que s’ouvrait la portière en forme de diaphragme. Doi sortit de la limousine en arborant un sourire étudié, conforme à la situation. Elle remercia les cadres de CST de s’être déplacés pour elle, alors que, en ce jour historique, ils croulaient sûrement sous le travail. Elle salua courtoisement le reporter de Michelangelo qui assistait à la scène de loin, et se laissa entraîner à l’intérieur. Le centre de contrôle avait subi de lourdes modifications ces derniers jours. Une dizaine de nouvelles consoles était venue compléter les deux longues rangées de postes existants. Habituellement, seuls trois ou quatre techniciens travaillaient simultanément dans la grande salle. Aujourd’hui, toutefois, tous les postes étaient occupés, tandis que des spécialistes et des ingénieurs passaient d’un écran à l’autre pour superviser les opérations. Sans compter que des invités de tous poils – certains avaient eu beaucoup de mal à obtenir leur carton, ce qui n’était évidemment pas le cas de Michelangelo – étaient alignés contre le mur du fond. L’atmosphère était tendue, car il ne restait plus qu’une demi-heure à attendre avant le basculement du trou de ver en mode temporel. Les techniciens ne communiquaient pas sur leur fréquence sécurisée, mais criaient questions et commentaires aux quatre coins de la salle. — C’est pire que les débats du Sénat, marmonna Doi en entrant dans le vaste espace. Patricia, pour sa part, garda une expression de neutralité parfaite. Nigel Sheldon vint à sa rencontre et s’excusa de ne pas être sorti l’accueillir à l’extérieur. — La tension monte, lui expliqua-t-il. Ils m’ont même demandé conseil au sujet d’une histoire de résistance de matière exotique. Sans doute pour me flatter, d’ailleurs. — Je suis certaine que vous avez été de bon conseil, répondit Doi, nerveuse. Elle était consciente de la présence du reporter de Michelangelo à quelques mètres de là. Le bougre ne ratait pas une miette de la scène, qu’il diffusait en temps réel. Dans sa vision virtuelle, les chiffres d’audience ne cessaient de grimper et atteignaient les records observés lors de la dernière invasion primienne. — Chacun d’entre nous participe comme il peut à cette entreprise, reprit Nigel sur un ton extrêmement condescendant. Rafael Columbia vint à son tour saluer Elaine Doi. — Amiral, dit-elle, soulagée, car Columbia savait se montrer poli et stoïque en toutes circonstances. Comment la Marine s’en sort-elle avec les vaisseaux primiens restés dans notre espace ? Comme s’il s’agissait d’un problème mineur, comme si balayer cette armada n’allait être qu’une formalité… — Ce système-ci est nettoyé, madame la présidente, répondit Rafael. Huit frégates sont désormais opérationnelles et se chargent de ce travail. Plus de la moitié des vaisseaux ennemis ont été détruits ; les autres tentent de prendre la fuite. Protéger Wessex, avec tous ses trous de ver, est une priorité absolue, quel que soit le prix à payer. — Très bien, amiral. Ce discours était bien différent du briefing dont il l’avait gratifiée une dizaine d’heures plus tôt. Dans la plupart des quarante-sept systèmes, les navires primiens essayaient de se regrouper pour mieux se protéger et faisaient leur possible pour s’installer durablement sur des lunes ou des astéroïdes. Dans sept de ces systèmes, les essaims de vaisseaux nouvellement constitués fonçaient vers les mondes du Commonwealth. La Marine avait dépêché des frégates sur place pour tenter de les repousser, mais les Primiens étaient beaucoup plus nombreux. Les sept planètes concernées connaîtraient des semaines difficiles, le temps nécessaire à leur évacuation. — Nous sommes presque prêts, annonça Nigel. Doi et lui vinrent se positionner à l’avant de la salle. Les murmures se turent. Les cinq projecteurs holographiques fixés au mur étaient remplis de données complexes relatives au trou de ver. Le moniteur central clignota, puis afficha une image de Hasimer Owram, le Premier ministre de Hanko. — Madame la présidente, monsieur Sheldon. Doi était parfaitement consciente de l’hostilité contenue dans sa voix. Elle espérait néanmoins que les journalistes ne s’en rendraient pas compte. La dernière discussion qu’ils avaient eue ensemble, cinq heures plus tôt, avait été brève et tendue. Le Premier ministre avait alors appris que sa planète avait été désignée pour être évacuée la première vers le futur - à condition que cette théorie ne fût pas une vulgaire fumisterie. D’autant qu’on lui avait ensuite expliqué que Nigel ne permettrait à personne de se soustraire à l’opération. Owram, pour sa part, souhaitait retourner dans le Commonwealth afin, disait-il, de « superviser » l’évacuation de son peuple. — Bonjour, Hasimer, dit Doi. Nous allons ouvrir le trou de ver pour vous. — Nous sommes prêts. Nous quittons notre monde avec une grande tristesse, mais notre cœur est empli d’espoir et de fierté. La société de Hanko fleurira de nouveau. — Cela ne fait aucun doute. J’ai hâte de vous rendre visite et d’assister à ce miracle de visu. — Hasimer, intervint Nigel, le trou de ver est prêt. Le portail est désormais verrouillé sur Anagaska. Le passage s’ouvre. — Ce sera donc Anagaska. Tâchez de nous dégotter un coin ensoleillé. — Nous y veillerons, dit Nigel. Anagaska était un monde de phase trois situé à huit années-lumière de Balkash, que CST était déjà en train de développer. Sa proximité avec les vingt-trois premières planètes perdues avait été une autre source de mécontentement, mais, comme l’avait expliqué Nigel à Hasimer et aux autres leaders concernés, les trous de ver basés sur Wessex étaient incapables d’atteindre l’autre extrémité du Commonwealth. La caméra s’éloigna du Premier ministre. Celui-ci se tenait devant une Audi Tarol à six places vert émeraude, garée juste devant le portail de Hanko. Les rails avaient été arrachés pour laisser la place à une longue et large bande de béton aux enzymes, coulée à la va-vite, qui reliait la station à l’autoroute. Maintenant, Elaine Doi commençait à se demander si cela suffirait. Le silence de la salle de contrôle fut brisé lorsque le moniteur afficha une vue d’ensemble de la gare de Hanko. Il y avait des véhicules de toutes sortes, allant des tricycles aux camions géants à vingt roues. La police avait fait de son mieux pour former des files d’attente, cependant, les voitures de patrouille avaient rapidement été noyées sous le nombre, immobilisées par la marée de réfugiés. Seuls leurs gyrophares puissants permettaient encore de les repérer sur ce tapis uniforme et multicolore d’engins roulants. Comme la caméra continuait à reculer, la perspective devint trompeuse, et les voitures dessinèrent un quadrillage semblable à celui d’une ville traversée en son centre par une rivière noire, alimentée par ceux qui ne possédaient aucun véhicule et qui étaient venus à pied ou en train depuis les quatre coins de la planète. Les médias locaux estimaient à sept millions le nombre de personnes qui attendaient leur tour le long de la route menant au portail. Une lumière mauve et froide transperça ce dernier. Pour une fois, il ne s’agissait pas de l’éclat d’un soleil lointain, mais des radiations de la matière exotique elle-même. Normalement, la longueur interne du trou de ver était tellement proche de zéro qu’il était quasi impossible de la mesurer ; cette fois-ci, le passage ressemblait à un tunnel qui s’étirait à l’infini et continuait à s’allonger. Le rideau de pression se souleva, et l’air s’engouffra à l’intérieur. Exclamations satisfaites et applaudissements retentirent dans la salle de contrôle. Dois’y mit, elle aussi, tapant joyeusement dans ses mains et souriant à Nigel pour le féliciter. Hasimer Owram s’engagea dans le trou de ver avec sa famille. Des débats animés avaient été organisés pour décider si le Premier ministre devait passer en premier ou en dernier. Hasimer, lui, aurait préféré passer en dernier. — Ce serait la meilleure solution, avait-il argumenté. Partir le premier et laisser mes concitoyens à la merci des attaques primiennes et de la destruction serait la dernière chose à faire. Plus personne n’aurait de respect pour moi. Toutefois, Nigel avait tranché en sa défaveur. — Hanko sera la première société à fuir vers le futur, avait-il expliqué. Pour le meilleur et pour le pire. La population aura peur de ce qui l’attendra de l’autre côté. Vous devrez lui montrer l’exemple, lui prouver qu’elle n’a rien à craindre. Il vous appartient de faire le premier pas. Bouillonnant de colère, Hasimer s’était plié à la volonté de Sheldon, laissant la dernière place du cortège au vice-Premier ministre. Pendant plusieurs minutes, Doi regarda les gens s’engouffrer dans le portail. Ceux qui étaient à pied se précipitaient, canalisés par deux cordons de policiers. Elle en vit deux ou trois tomber. Personne ne s’arrêta pour les aider à se relever. Elle vérifia du coin de l’œil que le reporter de Michelangelo ne l’observait pas, et demanda à Nigel : — Que se passera-t-il si le générateur tombe en panne ? — Ils mourront. C’est aussi simple que cela. Mais ne vous inquiétez pas. Nos générateurs sont conçus pour fonctionner en continu sur des périodes très longues. Par ailleurs, nous avons un générateur de secours pour pallier toute défaillance du système principal. Il n’y aura pas de pépin. Nous n’aurions pas proposé cette solution si nous n’avions pas été certains de pouvoir la mettre en pratique sans risques. Jamais il n’avait paru à la présidente aussi sincère et honnête. Il inspirait réellement confiance. — Où en êtes-vous dans le processus de modification des autres générateurs ? demanda-t-elle. — Nous devrions être en mesure de débuter l’évacuation de Vyborg, Omoloy et Ilichio d’ici quelques heures. Les autres seront prêts dans trois jours. La question de l’organisation et de l’efficacité de l’évacuation elle-même dépendra beaucoup des gouvernements locaux. Certains se débrouilleront mieux que d’autres. — Et notre autre problème ? — Nous discuterons de cela dans un endroit plus discret. — Oui. Bien sûr, dit-elle en se tournant vers Michelangelo, qui lui sourit en haussant un sourcil. Je ferais mieux de soigner un peu mes relations publiques. Le sourire de Michelangelo était large, franc et trop honnête au goût de la présidente. En se dirigeant vers la star des médias, Doi ne put s’empêcher de se sentir toute petite. Elle avait déjà du mal à se tenir au courant de tous les développements de la guerre, alors les affaires courantes… Patricia l’avait briefée durant le voyage, et le bureau présidentiel disposait de dossiers très complets, consultables en permanence. Toutefois, la moindre pause dans la conversation serait immanquablement exploitée par ce grand professionnel qu’était Michelangelo. — Madame la présidente, dit-il, poli, en s’inclinant très légèrement. — Michelangelo, je suis heureuse de vous rencontrer. — Notre sujet se termine d’ici une petite minute. Après cela, nous pourrons tout de suite commencer l’interview. — Parfait. Doi plaça l’icône du bureau présidentiel bien en évidence dans sa vision virtuelle et se connecta à l’émission de Michelangelo. Des reporters disséminés parmi la foule des réfugiés de Hanko prenaient la température de l’événement, en interrogeant de futurs exilés choisis au hasard. La plupart semblaient d’assez bonne humeur et encaissaient bien l’épreuve qui leur était imposée. Se succédèrent un homme qui, en plus de sa famille, avait pris en charge un vieillard de son voisinage, des chauffeurs de bus qui avaient fait la navette entre le portail et les hôpitaux de la ville, des enfants accrochés à leur animal de compagnie. Les gens se venaient naturellement en aide. Les réfugiés formaient une communauté soudée par une crise sans précédent. Ils lançaient des regards amers au ciel au-delà du champ de force, mais se montraient relativement optimistes quant à leur nouvelle vie. Quelques-uns ne purent s’empêcher de reprocher à Hasimer d’être parti le premier, ce que Doi désapprouva intérieurement. D’autres exprimaient leur colère, pestaient contre le Commonwealth qui, disaient-ils, ne s’était pas suffisamment battu pour sauver leur monde. Tous regrettaient d’être forcés de laisser derrière eux une partie de leur vie. Michelangelo apparut en gros plan. — Madame la présidente, maintenant que l’opération a débuté, êtes-vous en mesure d’affirmer que tout a été tenté pour sauver Hanko et les quarante-sept autres planètes ? — Je puis vous l’assurer, répondit-elle. La Marine a réellement fait un travail admirable et… — Excusez-moi de vous interrompre, mais il n’aura échappé à personne que vous venez de mettre l’amiral Kime à la porte. Tout le monde en a conclu que vous n’étiez pas satisfaite de son travail. — Les navires et leurs équipages se sont parfaitement comportés. Seule la définition des priorités a posé quelques problèmes au cabinet de guerre. Nous n’avions d’autre choix que d’accepter la démission de l’amiral Kime. Manifestement, nous n’avions pas assez de vaisseaux – le sénateur Goldreich étudie en ce moment même comment financer nos besoins. Force nous a néanmoins été de constater que l’échelle de l’invasion primienne n’était pas prévisible. — Devons-nous nous attendre à d’autres attaques ? — Non. Nous avons pris des mesures pour qu’un désastre comme celui que nous avons connu ne se reproduise pas. — J’imagine que vous ne pouvez pas nous donner de détails, mais comment pouvez-vous être aussi sûre de vous ? — Faites-moi confiance. Nos concitoyens ont pu constater par eux-mêmes l’efficacité redoutable de nos nouvelles armes. Je prends d’ailleurs la responsabilité de les utiliser contre des êtres vivants, car il en va de la survie de notre Commonwealth. Je crois en nous et je mettrai tout en œuvre pour défendre notre droit à l’existence. — Ma rivale – ou, devrais-je plutôt dire, ancienne rivale, Alessandra Baron – souhaitait, elle aussi, continuer à exister… Pouvez-vous nous dire pourquoi la sécurité du Sénat a jugé nécessaire de la tuer au lieu de l’arrêter ? Peut-être avait-elle posé la question de trop ? Un siècle d’expérience au sommet de l’appareil politique permit à la présidente Doi de ne pas perdre son calme. Ses nerfs furent néanmoins mis à rude épreuve. — Je suis désolée, Michelangelo, mais, comme vous devez le savoir, je ne peux pas faire de commentaires sur une affaire classée « secret défense ». — Donc, vous savez ce qui était reproché à Alessandra. — Je ne ferai aucun commentaire. — Bien. Pouvez-vous au moins nous dire pourquoi Boongate n’est plus connectée à l’unisphère ? Les vaisseaux primiens s’y sont-ils posés ? — Certainement pas. La Marine les tient à l’écart de chacune des quarante-huit planètes attaquées. — Dans ce cas, comment expliquer que toute communication soit impossible ? — Il s’agit d’un problème de connexion physique. Cela n’arrive certes pas fréquemment, mais il n’y a rien de mystérieux là-dedans. Nous communiquons en permanence avec Boongate via une liaison sécurisée gouvernementale. Malheureusement, la bande passante n’est pas assez large pour maintenir une liaison avec l’unisphère. — Cette panne a-t-elle un rapport avec la réouverture du trou de ver de Boongate ? — À ma connaissance, le trou de ver est fermé. — Il a été ouvert pendant une très courte période. D’après les réfugiés qui ont réussi à passer – nous en avons interviewé quatre pour l’instant -, trois trains auraient traversé le portail en provenance de Wessex. Qu’y avait-il à bord de ces trains, madame la présidente ? Nous savons qu’ils étaient extrêmement bien armés et protégés. Que contenaient-ils de si précieux ? En plus, ils échangeaient des coups de feux. — Vous évoquez un incident local dont je n’ai pas entendu parler. La Présidence n’a pas pour vocation d’alimenter les reportages des émissions d’informations. Je vous conseillerai donc de vous adresser à la police locale. — Je n’y manquerai pas. Pour finir, madame la présidente, est-il vrai que votre secrétaire, Patricia Kantil, a été entendue par la sécurité du Sénat ? — Je puis vous affirmer que Patricia Kantil a toute ma confiance. Merci beaucoup. — Merci à vous, madame la présidente, répondit Michelangelo sur un ton carrément moqueur. Elaine Doi tourna les talons et s’éloigna. Ses gardes du corps l’entourèrent et l’accompagnèrent à l’extérieur de la salle de contrôle. La présidente semblait satisfaite. Patricia Kantil marchait à côté d’elle, l’air contente. Quand elles furent installées à bord de la limousine, Doi vérifia que la protection électronique était bien en place, puis donna un coup de pied dans la portière. — De quel droit ce trou du cul me pose-t-il ces questions ? hurla-t-elle. Espèce de connard prétentieux ! Qu’il me fasse ça encore une fois, et je le fais descendre illico. — Évitez de dire des choses pareilles, la tempéra Patricia. Même en privé. Un jour, cela vous échappera quand vous serez en public. — C’est vrai, concéda Doi en donnant un autre coup de pied jouissif dans la portière. Fumier ! D’où tient-il ces informations, pour l’amour du ciel ? C’est vrai, cette histoire de trou de ver ? — Il y a eu des fuites. À mon avis, c’est le fruit d’une démarche délibérée. Il s’agit de préparer le public à l’annonce de l’existence de l’Arpenteur. A priori, je dirais que Michelangelo a été briefé par la Marine. Je pense plus particulièrement à ce salopard de Columbia. Il veut faire croire à la population que ses troupes sont à la hauteur de la situation. Doi se tourna vers Kantil. Elle arborait une mine presque coupable. — L’Arpenteur peut-il réellement nous nuire ? — Cela fait des décennies qu’il oriente la politique du Commonwealth. Soixante-dix planètes ont été détruites et des millions de personnes tuées. Nous avons failli perdre la guerre à cause de considérations budgétaires. La confiance dans le monde politique est au plus bas. Honnêtement, les prochaines élections risquent d’être catastrophiques. Nos prévisionnistes estiment que plus de soixante-dix pour cent des sénateurs perdront leur fauteuil. — Et mes chances de réélection ? Patricia Kantil inspira profondément avant de poursuivre : — Dès que Sheldon aura rasé Dyson Alpha, je démissionnerai pour vous donner un peu d’air. — Cela ne servira pas à grand-chose. Tout le monde garde encore à l’esprit cette prétendue révélation au sujet de mes liens supposés avec l’Arpenteur. — De la vulgaire propagande. À mettre sur le compte de l’Arpenteur lui-même. Isabella… Kantil, s’interrompit. Un rictus de haine lui déformait le visage. Elaine posa une main compréhensive sur l’épaule de la femme. — Je suis désolée. — Ils disent que son esprit a été corrompu lorsqu’elle n’était qu’une enfant. Grand Dieu ! Vous imaginez ? Le cerveau d’une petite fille envahi par un monstre. Comme elle a dû souffrir ! Patricia se prit la tête dans les mains. Des larmes coulaient sur ses joues. — C’est terminé, maintenant, dit Elaine en lui caressant le dos, secoué de soubresauts. — J’étais attirée par elle car j’ai entrevu quelle femme extraordinaire elle aurait pu devenir. Mais j’aurais dû comprendre, j’aurais dû voir que quelque chose clochait. Une gamine qui me donne des cours de stratégie politique ! À moi ! Je l’aimais, alors je n’ai rien vu venir. — Elle pourra devenir cette personne dont vous parlez. Ils chasseront l’Arpenteur de son esprit, ils referont d’elle un être humain à part entière. Patricia s’adossa à la banquette et tamponna ses yeux humides. — Je suis vraiment navrée. C’est stupide. — Je comprends. Je refuse que vous démissionniez. Nous ferons face ensemble, dit Elaine dans un soupir. Nous nous en sortirons, à condition que l’espèce humaine ait un avenir. Dieu seul sait ce qui se trame en réalité. Sheldon s’est entouré de cohortes mystérieuses qui agissent dans notre dos. Nous ne savions même pas pour le trou de ver de Boongate ! Que diable s’est-il passé là-bas ? — Aucune de mes sources n’est au courant. — Merde, je suis la présidente, tout de même ! — Cela compte peu pour les Sheldon et les autres Dynasties. — Il va anéantir Dyson Alpha, n’est-ce pas ? — Bien qu’il soit un vulgaire connard dénué de tact, il a le sens de l’honneur. Il ne reviendra pas sur sa promesse. — J’espère que vous avez raison. Illanum n’était pas une ville normale. Elle avait pour fonction de fournir et d’alimenter les propriétés des Sheldon éparpillées sur toute la planète. On y trouvait également un petit aéroport pour les avions hypersoniques qui permettaient aux gens très riches de rallier leurs terres surprotégées. Quelques quartiers résidentiels accueillaient les milliers de techniciens, ouvriers spécialisés et domestiques qui s’occupaient de la maintenance des propriétés. Des écoles avaient été bâties pour les enfants des membres éminents de la Dynastie, qui faisaient leurs emplettes dans des boutiques d’un luxe inégalé. Quelques clubs privés offraient des distractions peu avouables à ceux qui avaient les moyens de se les offrir ; des rumeurs folles et envieuses circulaient sur l’unisphère à propos de ces établissements. Néanmoins, tous les membres de sa Dynastie que Nigel avait invités à vivre sur Cressat n’optaient pas pour une existence dorée à l’écart du monde. Nombreux étaient ceux qui s’étaient regroupés en petites communautés. Le quartier dans lequel Ozzie conduisait ne souffrait ni de surpopulation ni d’une urbanisation effrénée. Les maisons étaient grandes ; elles trônaient dans de vastes jardins. Il n’y avait aucun autre véhicule que sa Mercedes sur cette route bizarrement étroite. — À qui allons-nous rendre visite ? demanda Mellanie. — À une vieille amie, répondit Ozzie à contrecœur. Il croyait reconnaître certaines de ces demeures ridicules, comme cette pyramide rouge ou ce château écossais entouré d’une douve, mais cela faisait tellement longtemps qu’il n’était pas venu. Toutefois, il n’avait pas envie de se connecter au réseau local pour vérifier. Nigel et Nelson pouvaient très bien avoir déjà identifié son code pirate. Il se doutait bien que sa disparition serait découverte sous peu. À ce moment-là, il le sentirait passer. La sécurité de la Dynastie passerait le réseau du manoir au peigne fin et trouverait le sous-programme de l’IA. Nigel deviendrait fou. Il n’avait jamais vraiment apprécié cette dernière, et le fait de lui avoir permis de s’introduire dans le système sécurisé de la Dynastie serait pour lui une déclaration de guerre. Un bâtiment blanc et fantomatique, tout en courbes et en longs balcons, apparut au sommet d’une petite butte, d’où il était possible d’admirer le quartier tout entier. — Ah, on y est ! dit-il en bifurquant dans l’allée. Ozzie savait que les capteurs de la maison l’avaient repéré. Tout juste pouvait-il espérer que son autorisation était toujours valable – et que celle qu’il venait voir n’avait pas revendu sa propriété. Il avait bon espoir, car les gens d’ici déménageaient beaucoup moins facilement que sur d’autres mondes. Comme il refusait de se connecter au réseau de Cressat pour vérifier à distance si la demeure était occupée, il dut se résoudre à frapper à la grande porte métallique. Quand Mellanie mit les mains sur ses hanches et le regarda comme s’il avait perdu la raison, il se contenta de hausser maladroitement les épaules. Il entendit des bruits de pas – des pieds nus sur du parquet. La porte s’ouvrit sur une entrée rose et orange. Une femme en robe de chambre noire et aux cheveux ébouriffés se tenait dans l’encadrement. Ozzie la regarda en clignant des yeux. — Giselle ? — Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? demanda la femme. — Salut, chérie, reprit Ozzie avec un grand sourire. Surprise ! — Qu’est-ce que tu viens faire ici, connard ? — Tu m’as manqué. On peut parler à l’intérieur ? Giselle Swinsol avisa Mellanie. — Qui c’est ? Elle me dit quelque chose. — Mellanie. — Ah oui, la putain des médias ! Si vous essayez de me filmer, je vous bouffe la gorge, je plonge ma main dans votre cage thoracique et je vous arrache le cœur pour que vous le voyiez cesser de battre. — Je ne filme jamais les gens moches et emmerdants. — Mesdames, intervint Ozzie en leur tendant la main, veuillez entrer et vous comporter en adultes civilisées. Giselle, Mellanie est une bonne amie. Elle n’est pas ici pour tourner un reportage. N’est-ce pas, Mellanie ? — Mouais, répondit Mellanie d’un air maussade. — Alors, tu vois ? Il n’y a pas de problème. Giselle lui lança un regard noir. — Pas de problème ? répéta-t-elle avant de lui donner une gifle magistrale et imparable. Elle disparut dans la maison en laissant la porte ouverte derrière elle. Ozzie tâcha de remettre sa mâchoire en place. La bougresse lui avait fait mal. Des points rouges dansaient devant ses yeux. Mellanie souriait de nouveau. — Une ex ? — Ex-femme, expliqua-t-il avec lassitude. Il s’aventura à l’intérieur. Un bruit de vaisselle cassée retentit dans la cuisine. — On n’interrompt pas ton dîner, j’espère ? Il remarqua du coin de l’œil que la décoration avait été refaite au cours du siècle passé. Les meubles de la cuisine étaient désormais noirs de jais et pourvus de portes vitrées. Le plan de travail émettait une légère lumière rouge qui éclairait le plafond. D’antiques tabourets de Miami entouraient le bar. — Non, mon petit déjeuner, lâcha Giselle en prenant un mug des pinces d’un robot pour le jeter dans le lave-vaisselle. Je bosse vingt-six heures sur vingt-six, sept jours sur sept, et je suis crevée. En plus, je dois y retourner dans une heure. — Où ? — Cela ne te regarde pas. — Je savais que Nigel finirait par te donner un poste important dans ce projet de construction de vaisseaux. Après tout, cette planète est pratiquement la tienne. Il n’y avait déjà pas plus compétent que toi pour conduire les recherches sur les Planteurs. À ce propos, comment vont les gigafleurs ? — Superbement bien. Tout comme moi, elles s’accommodent parfaitement de ton absence. — J’ai une faveur à te demander. — Demande plutôt à quelqu’un qui ne se moque pas complètement de ton sort. Le Commonwealth est grand ; tu finiras bien par trouver. — D’accord, mauvaise approche. Je suis désolé. Je suis ici parce que je dois absolument monter à bord d’un vaisseau interstellaire. — Ozzie ! s’exclama-t-elle en attrapant une assiette. Il se demanda s’il devait se préparer à l’éviter. — Je vois que tu n’as pas effacé les souvenirs de notre mariage, dit-il. Giselle pencha la tête sur le côté et arbora une mine ostensiblement calme. — Je n’ai pas l’intention de me faire avoir une seconde fois, merci. — Écoute, Giselle, j’ai vraiment besoin d’aide. Sa voix chevrotait, ce qui le surprit un peu. Il jetait donc ses dernières cartes. Si Giselle refusait de lui donner un coup de pouce, cela en serait terminé de ses espoirs. Il n’était pas certain de pouvoir continuer à vivre dans un Univers qui aurait connu un tel crime. — Je sais très bien ce que je t’ai fait ; moi non plus, je n’ai pas voulu effacer ces souvenirs. Mais, je t’en prie, fais-moi confiance une dernière fois. Je dois monter à bord d’un vaisseau. Tu sais ce que Nigel a l’intention d’accomplir, n’est-ce pas ? — Juste ce qui doit être fait. — C’est faux, assena-t-il avec force. Il reste peut-être une chance, persista-t-il, une chance minuscule que j’aie raison, une chance de ne pas commettre un génocide. Laisse-moi jouer mon va-tout. Je serai le seul à prendre des risques. Je n’entraînerai personne avec moi. Laisse-moi accomplir mon devoir. C’est tout ce que je te demande. S’il te plaît. — Monsieur Oswald Isaacs, vous êtes vraiment une petite ordure, dit Giselle en frappant le plan de travail rouge de toutes ses forces. Mellanie sourit sans interruption pendant tout le trajet de retour vers le portail. En esprit, elle revoyait le visage d’Orion. Son étonnement. Sa mine béate. Son rire. Sa stupéfaction. Le véhicule émergea de l’autre côté, et elle fut tirée de sa rêverie. Le soleil ne s’était pas tout à fait levé, mais sa lumière couleur gentiane commençait à effacer les étoiles. Quelque chose passa rapidement au-dessus de sa tête. Quelque chose d’énorme. — Waouh ! s’exclama-t-elle en collant son visage contre la vitre pour admirer, en dépit de la pénombre, la fleur de l’espace. Elle est si grosse. Installée sur le siège du conducteur, Giselle répondit par un grognement. — Une seule molécule de cette chose contient plus de secrets que les cerveaux de Newton et Baker réunis, dit Ozzie. — Vraiment ? demanda Mellanie en faisant mine de s’intéresser. Sacré Oswald ! ironisa-t-elle. Giselle gloussa irrespectueusement. Ozzie croisa les bras sur sa poitrine et se perdit dans la contemplation du paysage. Mellanie souriait de nouveau. Ils suivaient une remorque Ables à quarante roues qui transportait une sphère enveloppée d’une bâche en plastique et maintenue par des sangles orange. Derrière eux, un camion transportait des nacelles-cargos, cylindres gris blanc aux extrémités hérissées de conduits et de câbles. Mellanie ne s’attendait pas à voir autant de véhicules. Ni des chargements aussi énormes. Les arches de la Dynastie Sheldon promettaient d’être beaucoup plus imposantes que ce qu’elle s’était imaginé. Giselle contourna cette ville sans nom jusqu’à une zone industrielle de taille moyenne. Des pylônes s’élevaient au-dessus des toits les plus hauts et inondaient tout le quartier de lumière. Dans cette lueur bleutée, Mellanie constata que la plupart des hangars étaient reliés à une sorte de colonne vertébrale centrale. À une extrémité, elle reconnut le bâtiment du générateur de trous de ver, plus grand que les autres, apparemment plus solide, aussi. Un peu plus loin, quatre générateurs à fusion. Un cercle de tours coniques en béton entourait la zone. La route s’enfonçait dans le complexe et passait sous une grande arche recouverte d’écailles argentées. — Nous y sommes, annonça Giselle d’une voix nerveuse. Si l’IR n’a pas accepté mes petites modifications personnelles, tu peux dire adieu à tes projets, Oswald. Il y a des armes partout, ici, dont les moins dangereuses sont des lasers atomiques. Ils passèrent sous l’arche. Les implants de Mellanie l’informèrent qu’ils avaient subi un scan presque assez perfectionné pour détecter les intrus qu’ils étaient. Giselle retint sa respiration. Elle s’accrochait au volant et s’attendait au pire. — Je n’ai jamais pu comprendre ton sentiment d’insécurité, dit Ozzie. En plus, il ne vient jamais à l’esprit de personne de contester les décisions du grand patron. — Écoutez cet expert en management, se moqua Giselle. Est-ce que tu as la moindre idée de… Oh, et puis, merde, laisse tomber ! Elle se détendit un peu, arrêta d’agripper le volant et conduisit leur voiture à l’intérieur du complexe. Giselle se gara sur sa place réservée et les guida directement jusqu’au vestiaire, au rez-de-chaussée du bâtiment administratif. Mellanie enfila une combinaison informe en tissu semi-organique vert, qui se contracta aussitôt autour de son corps. Les genoux et les coudes se couvrirent de coussins moelleux destinés à la protéger des chocs en apesanteur. Giselle lui tendit un casque blanc. De son côté, Ozzie tentait désespérément de fourrer ses cheveux dans le sien. Finalement, il abandonna et laissa les sangles se balancer de part d’autre de son visage. Le trou de ver qui menait aux plates-formes d’assemblage situées en orbite était un modèle commercial standard, identique à ceux du réseau ferroviaire de CST. Son portail - un cercle de trente mètres de diamètre – était tout juste assez grand pour avaler les compartiments sphériques acheminés par une chaîne en morphométal. Mellanie s’arrêta devant la salle de transfert pour regarder passer deux énormes sphères. Les bâches en plastique et les sangles avaient été retirées, révélant leur surface blanc argenté à l’allure étonnamment délicate. Ces engins avaient été conçus pour résister aux conditions difficiles qui régnaient dans l’espace profond. Elle se demanda ce que Paul Cramley serait prêt à donner pour assister à ce spectacle. Dire que ces modules étaient censés traverser la moitié de la galaxie pour planter les graines d’une toute nouvelle civilisation et ne jamais revenir. Dans le livre d’histoire qu’elle avait feuilleté chez Nigel, elle avait vu des peintures représentant des navires pleins de colons en partance pour l’Australie. Les arches des Sheldon en étaient les équivalents modernes. Après les sphères, défilèrent des modules-cargos beaucoup plus petits. — Bien, dit Giselle. Nous sommes prêts. Tous les trois s’engagèrent sur l’allée qui conduisait au portail. De l’autre côté, Mellanie distinguait les machines qui réceptionnaient les composants. La plate-forme orbitale était un globe au revêtement semblable à celui des anciennes usines. Les myriades de poutrelles paraissaient onduler très légèrement, mais ce n’était qu’une illusion. Mellanie réalisa soudain que la structure complexe était parcourue par des centaines de robots affairés, tandis que, en dessous, des bras manipulateurs se pliaient et se dépliaient sans cesse. Des hologrammes rouge vif brillaient au-dessus de nombreuses poutres pour tenir les employés à l’écart des systèmes mécaniques. Les sphères et modules glissaient lentement sur des rails, puis disparaissaient dans des tunnels métalliques qui conduisaient à divers ateliers. Droit devant elle, de l’autre côté du portail, les gens s’accrochaient à des poignées, qui les entraînaient jusqu’au module de réception. — J’ai programmé le système pour qu’il nous conduise au dock de la frégate, dit Giselle. Agrippez bien les poignées. Arrivée à l’extrémité de l’allée, Mellanie imita Giselle et attrapa un des anneaux en morphoplastique ; il s’enroula autour de sa main, puis se mit en mouvement. Elle se retrouva subitement en apesanteur et serra instinctivement les dents, car tous ses sens lui criaient qu’elle était en train de tomber. Au bout d’une minute, elle réussit à reprendre le contrôle de sa respiration et commença même à apprécier l’expérience. Enfin presque, car elle avait un peu la nausée. Orion lui avait décrit cette sensation lorsqu’il lui avait fait le récit de leur chute dans le halo gazeux. Elle sourit en repensant à lui. Grand fou, va ! La poignée montée sur un rail parcourut un quart du périmètre de la vaste sphère et, là où le vacarme des robots équivalait à celui d’un stade en liesse, s’engagea dans un large tunnel. Celui-ci se scinda bientôt en cinq boyaux larges de seulement quatre mètres. Au bout, Mellanie distinguait un sas en morphométal devant lequel brillait un hologramme orange : «ACCÈS INTERDIT AUX PERSONNES NON AUTORISÉES ». Giselle s’accrocha à un carré recouvert de Velcro et posa la main sur le lecteur du sas. Les cinq segments qui composaient l’accès à ce dernier disparurent dans la paroi pour les laisser passer, puis revinrent à leur place. Mellanie fut alors victime d’une poussée de claustrophobie. Elle prit sur elle et ne hurla pas « grouillez-vous ! » comme elle en avait pourtant envie. Quelques secondes plus tard, la porte extérieure du sas s’ouvrit. Le dock était un cylindre de trois cents mètres de long et soixante-dix de diamètre, dont une des extrémités était ouverte et munie d’un rideau de pression qui émettait une lueur violette. Contrairement aux plates-formes d’assemblage vues précédemment, l’intérieur du dock était presque dépourvu de bras manipulateurs. Des nacelles chargées de munitions attendaient sur la base solide du cylindre, les membres télescopiques complètement repliés. À mi-hauteur étaient amarrées deux frégates : Charybde et Scylla. Une grille de poutrelles ceignait Scylla et donnait aux robots et aux techniciens un accès total à toutes les parties de sa coque noir mat. Plusieurs personnes s’activaient autour d’elle. Charybde était pratiquement dégagée. Seule une cabine d’accès en morphoplastique accrochée à trois bras était collée à son sas. Ozzie admira le navire avec un sourire carnassier. — Sacré nom de nom ! Elle est armée ? — Je ne sais pas, répondit Giselle à voix basse, surprise qu’elle était d’être arrivée aussi loin. D’après le planning, les deux devraient être prêtes à partir dans cinq heures. — Allons voir, dit Ozzie en se propulsant à la verticale. Après quelques secondes d’hésitation, Giselle le suivit. Mellanie avait encore la nausée, mais cela n’avait rien à voir avec l’apesanteur. Elle était tout simplement terrifiée. Les frégates dégageaient une telle impression de puissance. Il ne faisait aucun doute qu’elles étaient conçues pour faire la guerre. D’autant qu’il était fort probable que les deux engins étaient équipés de ces fameuses bombes Nova. Elle entreprit de reconfigurer ses implants pour qu’ils surveillent les environs. — C’est trop facile, grogna-t-elle, comme son excitation cédait la place au doute. Grand Dieu, je m’apprête à voler une frégate aux Sheldon ! Je vais partir pour Dyson Alpha et mettre un terme à cette guerre. Moi ! Elle s’éleva à son tour dans le cylindre caverneux. Ozzie était accroché à la paroi, tout près de Charybde. Il se servit de ses semelles et de ses manches adhésives pour avancer comme un crabe jusqu’à l’épais pilier qui constituait la base d’un bras télescopique. Un homme en combinaison verte et casque blanc sortit de la frégate et se mit à crier. Ozzie lui fit un signe amical. Giselle prit les devants pour tenter de le calmer. — Je suppose que vous reconnaissez Ozzie ? l’entendit dire Mellanie. — Euh, oui, répondit l’homme. — Salut, mec. — Bonjour, dit l’homme. C’est juste que ce n’était pas prévu dans le planning. — Voyons, Mark, reprit Giselle, vous savez bien que le planning change constamment. Mellanie atterrit sur la paroi verticale et fit de son mieux pour ne pas rebondir plus loin. Ces bandes Velcro n’étaient décidément pas faciles à utiliser. Elle examina ses pieds un instant pour s’assurer qu’elle était bien accrochée, puis releva la tête, un large sourire aux lèvres. — Bonjour, Mark. — Hein ! fit ce dernier, incrédule. Mellanie ? Giselle la regarda avec inquiétude. — Vous vous connaissez ? demanda-t-elle. — Nous sommes de très vieux amis, répondit Mellanie d’une voix traînante et rauque. Comme prévu, Mark s’empourpra. — Elle est journaliste, protesta-t-il. Et elle travaille pour l’IA. Je croyais que la Dynastie ne voulait pas d’elle sur cette planète. — Vous oubliez de dire qu’elle vous a sauvé la vie, ajouta Mellanie. Comment vont Barry et Sandy ? Un grognement embarrassé sortit de la gorge de Mark. — Ah, j’oubliais ! reprit-elle. J’ai accepté de faire partie du harem de Nigel, alors, vous feriez mieux d’être poli avec la future femme de votre patron. — Vous allez vous marier avec Nigel ? demanda Ozzie en haussant les sourcils. — Il me l’a proposé la nuit dernière. — Ah bon ? Vous ne m’avez rien… Oh, et puis, cela n’a aucune importance ! Mark, je suis venu faire une petite tournée d’inspection. J’avais vraiment hâte de voir les frégates. Ne le dites à personne – ça risquerait de ruiner ma réputation -, mais je suis un malade de technologie. C’est réellement une superbe machine. Giselle m’a parlé du vol de Prospecteur et de l’exploit que vous avez accompli. — Bah ! vous savez…, commença Mark, faussement modeste. — Nous vous devons tous une fière chandelle, dit Ozzie en se rapprochant de l’homme pour lui donner une tape virile sur l’épaule. — Le mérite revient surtout aux pilotes. — Allez, allez ! N’oubliez pas que j’ai construit le tout premier générateur de trous de ver de mes propres mains. Je suis bien placé pour savoir qu’il faut être sacrément doué pour intégrer des systèmes de ce type. À l’époque, nous avons traversé des moments de doute. Mais quand je vois cet engin, continua-t-il en désignant la coque d’un geste de la main, je me dis que nous sommes peu de chose. Mark, vous et votre équipe êtes vraiment très forts. Et je le pense sincèrement. — Merci. — Et si on allait jeter un coup d’œil au cockpit ? Mark se tourna vers Giselle, qui hocha la tête. — Bien sûr, dit-il en commençant à se tortiller en direction du sas de la frégate. Faites attention, parce que c’est assez exigu. Ozzie gratifia Mellanie et Giselle d’un sourire triomphant et suivit Mark à bord. — Cette histoire, vous l’avez inventée ? demanda Giselle. — Pardon ? Mellanie était assez proche de la frégate pour la toucher. Elle resta néanmoins à l’écart, impressionnée qu’elle était par la puissance que le vaisseau dégageait. La coque était tellement noire qu’elle ressemblait à un fragment d’espace interstellaire. On aurait presque pu voir des galaxies flotter dessus. — Je parlais de Nigel. Vous allez vraiment vous marier ? —Ah… Finalement, elle posa la paume de sa main sur le revêtement. Après tout, c’était un moment quasi historique. La surface était absolument lisse et neutre d’un point de vue thermique. Les nerfs de ses doigts lui disaient bien qu’elle touchait quelque chose, mais elle était incapable d’en dire plus. Même son regard avait du mal à se fixer dessus. — Il me l’a proposé. Je n’ai pas encore accepté. Giselle regarda le sas du coin de l’œil. — Je vous conseille grandement de dire oui. Cela vous évitera peut-être de vous retrouver en suspension de vie pendant le millénaire à venir. — Voyons, vous savez bien qu’Ozzie est dans le vrai. À votre avis, comment va-t-il se débarrasser de Mark ? Est-ce qu’il… Elle s’interrompit brusquement. Ses implants venaient de l’informer que la porte du sas était en train de s’ouvrir. Des sources d’énergie très denses et puissantes en émergeaient. — Merde ! s’exclama-t-elle. — Qu’y a-t-il ? — Quelqu’un arrive. Cela s’annonce mal. Prévenez Ozzie. D’une poussée légère, elle contourna la coque arrondie. Toutes les fréquences de communication s’emplirent soudain d’un seul et même message : «VOUS, À CÔTÉ DE CHARYBDE, DÉSACTIVEZ VOS ARMES». Mellanie finit de contourner l’engin et vit des hommes en armure jaillir du sas comme des guêpes furieuses. Des senseurs actifs la prirent pour cible. Instinctivement, elle tenta de leur échapper. Ses mains et ses joues se couvrirent de lignes argentées et ondulantes. — Non ! hurla Giselle. Un instant de déconnexion… … et Mellanie tourbillonna violemment. Elle ne savait pas pourquoi. Son corps était comme engourdi, et des gouttes de sueur froide perlaient sur son front. Elle se dit qu’elle allait sans doute vomir, mais elle ne sentait pas son estomac. Alors, elle heurta la paroi du cylindre et rebondit. Ses membres ne semblaient plus fonctionner. Étrange qu’elle n’ait senti aucune douleur, car le choc avait été violent. Des points rouges dansaient devant ses yeux et sa vision se brouillait. Ses sensations firent un retour fracassant sous la forme d’une terrifiante vague de douleur. Elle voulut gémir, mais sa gorge était obstruée par un liquide. Elle ne pouvait plus respirer. Son corps n’était plus que souffrance. En particulier le bas de son flanc gauche. Elle toussa, tenta de dégager ses poumons. Des nuages de sang jaillirent de sa bouche et virevoltèrent devant elle. Ses mains tâtèrent son flanc et n’y trouvèrent qu’une bouillie chaude. Des filets de sang l’entouraient de toutes parts. Au-delà de cette toile, une forme noire et énorme glissa devant ses yeux. Elle créa des turbulences qui projetèrent le sang dans la direction de Mellanie. Elle avait tellement besoin de respirer. Elle toussa encore, et d’autres rubans de sang se déroulèrent devant elle. Son corps tout entier fut secoué de soubresauts. La douleur disparaissait lentement sous un linceul glacé. Un visage apparut au-dessus d’elle. Nigel. Mellanie essaya de sourire. Il semblait très en colère. — Apportez un kit médical, putain ! Vite ! Elle voulut lui dire que tout irait bien, qu’elle s’en remettrait, mais elle ne parvint qu’à cracher un peu plus de sang. Un sang très rouge. Fondu au noir. — Mellanie ! cria Nigel, loin, très loin. Elle avait tant de choses à dire. Elle se demanda si Orion s’était réveillé. Les ténèbres recouvrirent tout. Ozzie était monté à bord de la cabine d’un module Apollo une fois. Le personnel du musée Smithsonian avait retiré le couvercle en plexiglas du sas pour lui permettre, non sans une certaine nervosité, de jeter un coup d’œil à l’intérieur du véhicule historique. Il ne savait plus combien de temps s’était écoulé depuis cette visite, mais il se rappelait fort bien s’être demandé comment trois personnes avaient pu survivre dans un espace aussi réduit pendant dix jours, c’est-à-dire le temps nécessaire pour aller sur la Lune et en revenir. Toutefois, en suivant Mark à l’intérieur de Charybde et en découvrant la cabine de pilotage, il se dit que les astronautes de l’ancien temps n’étaient finalement pas si mal lotis que cela. La cabine de la frégate était minuscule. Un mètre cinquante séparait les trois couchettes fixées à la paroi arrière de la véritable muraille de commandes et de moniteurs située à l’avant. — C’est tout ? demanda-t-il, stupéfait. — Eh bien, oui ! répondit Mark en grimpant sur la couchette de gauche et en lui lançant un regard malicieux. Pourquoi, vous êtes claustrophobe ? — On va bientôt pouvoir le vérifier. Ozzie se glissa sur la couchette centrale. Les commandes situées devant son nez étaient couvertes de symboles qu’il ne reconnaissait pas, mais les systèmes semblaient alimentés. Il trouva une interface tactile et posa la main dessus. — Pouvez-vous vous y connecter ? demanda-t-il au sous-programme de l’IA. — Oui. — Alors, faites-le vite. — Processus enclenché. — Hé ! fit Ozzie. La bombe est dans son silo ? Le fait que le visiteur fût au courant d’un détail aussi confidentiel rassura le technicien. — Oui. En revanche, nous attendons toujours celle de Scylla. Elle devrait arriver dans trois heures. Je ne suis pas sûr que tous les systèmes seront intégrés d’ici là, mais de toute façon la frégate sera prête demain. — Combien de missiles quantiques avons-nous à bord ? Ozzie avait pris le ton d’un écolier avide de savoir : « et elle va vite, votre frégate, monsieur ? » — Dix. — Waouh, ça fait une sacrée force de frappe, dit Ozzie avec un enthousiasme qui lui parut indécent. Il s’apprêtait à offrir un digne successeur au Grand casse du trou de ver. Cette fois-ci, il pourrait même laisser filtrer quelques rumeurs sur l’unisphère. — Je ne vous le fais pas dire, acquiesça Mark en examinant un moniteur. Euh… Il venait de voir la main d’Ozzie posée sur l’interface tactile. — Nous avons le contrôle de toutes les fonctions primaires, annonça le sous-programme. Une pléthore d’icônes mystérieuses apparut dans la vision virtuelle d’Ozzie. Des fichiers compressés contenant les instructions orbitaient autour de chaque symbole comme des anneaux autour d’une géante gazeuse. La lecture des introductions seules lui prendrait plus de deux heures. Il pensait pouvoir piloter lui-même. Ce ne doit pas être très difficile. Malheureusement, il serait un peu trop dépendant du sous-programme à son goût. Malgré tout, il n’était toujours pas sûr de lui faire confiance. — Eh, qu’est-ce que vous êtes en train de charger, là ? demanda Mark, soudainement inquiet. — Ozzie ! appela Giselle. On a… Oh, merde ! Les implants du rasta captèrent l’avertissement envoyé par la sécurité. — Fermez le sas et sortez-nous de là, dit-il au sous-programme. Il balaya les icônes qui encombraient sa vision virtuelle, comme s’il s’agissait de vulgaires miettes de pain. Du coin de l’œil, il vit la main de Mark se rapprocher d’un capteur. — Arrêtez ! aboya-t-il. J’ai assez d’armes sur moi pour massacrer une petite armée. Vous flinguer de là où je suis me serait aussi facile que de respirer. Installez-vous, fermez-la et vous aurez la vie sauve. — Ne me tuez pas ! geignit Mark en retirant sa main, comme si l’interface était branchée sur du mille volts. Écoutez, j’ai une famille, des enfants… — Ta gueule ! L’iris du sas se contracta. Juste avant sa fermeture, Ozzie entendit une détonation désagréable à l’extérieur. À tâtons, il chercha le bouton de commande des sangles, mais ne le trouva pas. C’eût été beaucoup trop simple pour un vaisseau aussi perfectionné. — Sanglez-moi, demanda-t-il au sous-programme. — Confirmé. — Et montrez-moi un peu ce qui se passe dehors. Le morphoplastique de la couchette recouvrit fermement ses épaules et ses hanches. Cinq grilles apparurent dans sa vision virtuelle. Il sélectionna un angle de vue. Un bataillon d’hommes armés arrivait par le sas du dock. Mellanie flottait devant la caméra. La moitié de son flanc gauche n’était plus qu’une gelée rougeâtre. Des lambeaux de chair pendillaient de ses côtes mises à nu. Son visage traversa l’écran, ses yeux semblaient fixer l’objectif. Bizarrement, elle paraissait sereine, zen. Alors, elle ouvrit la bouche et un flot de sang artériel jaillit de sa gorge. — Mellanie ! cria un Mark horrifié. Qu’est-ce que vous lui avez fait ? Mais regardez-la. Espèce de monstre ! Ozzie n’eut pas le courage de lui répéter de se taire. — Amarres déconnectées, annonça le sous-programme. Mise en route des unités secondaires. La paroi du cylindre se mit à défiler. Le rasta eut à peine le temps de voir Scylla, enveloppée dans son maillage de poutrelles et de plates-formes de maintenance. Des techniciens se retournèrent pour les regarder passer. Après un bref éclair violet provoqué par la traversée du rideau de pression, ce fut le noir infini de l’espace. La planète dessinait un croissant gris métal aux contours parfaits sur un fond de champ d’étoiles. Juste en dessous, une gigafleur pareille à un demi-cercle d’améthyste chiffonnée, qui disparut rapidement dans une zone d’ombre. — Disposons-nous d’assez d’énergie pour rallier Dyson Alpha ? demanda Ozzie au sous-programme. — Oui. Il débattit un instant avec lui-même pour décider s’il devait poser l’autre question évidente. — Et pour revenir ? — Oui. — Programmez un itinéraire et emmenez-nous là-bas. — Calculs en cours. — Vous allez me tuer, maintenant ? demanda Mark avec le regard d’un animal mourant. — Personne ne va vous tuer, répondit Ozzie. Il s’empressa d’ordonner au sous-programme de bloquer tout accès à l’ordinateur de bord. Mark avait dirigé l’assemblage de la frégate ; mieux que personne, il savait ce que ses systèmes abritaient. — Si, vous allez me tuer, insista celui-ci, terrorisé. Les types comme vous ne s’embarrassent pas de gens comme moi. — Eh, attendez une minute ! De quels types parlez-vous ? — Vous venez de piquer une frégate appartenant à la Dynastie Sheldon. — Je n’avais pas le choix, mec. — Espèce de salaud, vous allez me tuer. — Mais non, mais non. Ozzie agita la main pour appuyer son propos et se cogna au tableau de contrôle, ce qui lui arracha une grimace de douleur. — Je ne risque pas de vous tuer, puisque je ne dispose d’aucune arme, d’aucun implant, exception faite de mes puces bioneurales. Je vous le jure, mon vieux, vous êtes en sécurité. Alors, calmez-vous un peu. Je… Il s’interrompit, et le silence s’étira dangereusement. — Quoi ? — Euh, j’avais besoin de cette frégate. Je me suis un peu emballé en vous menaçant. C’était dans le feu de l’action. J’étais désespéré, mec. — Connard ! — Que puis-je dire de plus ? Je regrette. Mark lui lança un regard noir et croisa les bras sur sa poitrine. Ce n’était pas une position idéale en apesanteur, mais il mit un point d’honneur à ne pas bouger. — Je suppose que vous direz aussi à Mellanie que vous êtes désolé. — Nous passons en vitesse supraluminique, annonça le sous-programme. Ozzie se raidit un peu. L’accélération serait sûrement brutale. L’espace se tordrait autour de lui, les étoiles deviendraient bleues, puis traceraient des droites qui envelopperaient le navire et se croiseraient droit devant lui. — Elle sera ressuscitée, marmonna-t-il en tâchant d’ignorer sa honte. — Dans ce cas, tout va bien, dit Mark en frappant ostensiblement l’interface tactile. — Que se passe-t-il ? demanda Ozzie au sous-programme de l’IA. — Précisez. — Pourquoi n’accélérons-nous pas ? — Nous avons accéléré. Nous volons actuellement à treize virgule cinq années-lumière par heure. — Nom de Dieu, lâcha Ozzie avec un large sourire. Vraiment ? Le jour où il concevrait un vaisseau de ce type, il s’arrangerait pour que les lumières vacillent et qu’un vrombissement retentisse au moment de l’accélération. Juste pour mettre l’accent sur la puissance incroyable développée par le réacteur. — Confirmé. — Waouh ! — Vous m’empêchez d’accéder à l’ordinateur de bord, dit Mark. — Effectivement. Eh, vous savez quelle est notre vitesse actuelle ? Treize années-lumière par heure. Bordel ! Nous ne sommes qu’à trois jours de Dyson Alpha. Merde, Nigel et moi aurions dû travailler tout de suite sur des engins de ce genre au lieu de perdre notre temps avec des trous de ver. C’est la classe, mec. — Ouais, c’est classe de foncer tête baissée vers une mort assurée. — Eh, décoincez-vous un peu, vous allez entrer dans l’Histoire. — Vous voulez dire comme les passagers du Titanic ? — Nigel Sheldon vous appelle, annonça le sous-programme. Ozzie sursauta dans sa toile protectrice. Une énorme vague de culpabilité le submergea et balaya son soulagement. Puis il se ressaisit. — Comment a-t-il fait cela ? — La frégate utilise une méthode de communication appelée « canal transdimensionnel » ; il s’agit d’une sousfonction du réacteur principal. — Merde, il va vraiment falloir que je jette un œil au mode d’emploi. Il ne peut quand même pas nous suivre avec ce machin ? — Le canal TD peut être dirigé pour permettre le pistage du récepteur. — Merde ! Empêchez-le de nous prendre pour cible. — Confirmé. — Bien ! Super ! J’accepte l’appel. — Fais demi-tour, Ozzie, dit Nigel d’une voix bizarrement calme. Rends-nous cette frégate, s’il te plaît. Mark sourit, satisfait, et lança à Ozzie un regard plein de défi. — Je ne peux pas, rétorqua le rasta. Et tu le sais très bien. J’ai trouvé un moyen de réactiver la barrière. Je vais utiliser un missile quantique contre le gadget de l’Arpenteur. C’est cette saloperie qui perturbe l’état quantique du générateur. — Il y a un cheval de Troie dans le signal TD, annonça le sous-programme. Je pense qu’ils essaient de prendre le contrôle du vaisseau à distance. — Vous pouvez les contrer ? — Probablement. Toutefois, leur programme ne figure pas dans mon catalogue. — S’il y a le moindre souci, coupez la communication. — Ozzie ! dit Nigel. Nous avons besoin de Charybde pour éliminer la menace primienne. Reviens immédiatement. — J’ai levé l’ancre et je maintiens le cap. Mes voiles sont gonflées de vent. Désolé, Nige, mais j’ai une mission à accomplir. — Ozzie, nous avons d’autres frégates. Nous avons aussi des pilotes expérimentés et très compétents. Je leur donnerai l’ordre de te pourchasser et de te tuer. Ensuite, je m’assurerai que tu ne seras jamais ressuscité. J’en suis capable, tu me connais. — Tu sais quoi, Nige ? Si tu réussis, si tu élimines MatinLumièreMontagne, alors, je veux bien mourir pour de bon, car je ne pourrai plus supporter ce que tu auras fait de notre galaxie. — Mark, reprit Nigel, je suis navré, mais nous ne pouvons pas nous permettre de laisser Ozzie livrer Charybde à MatinLumièreMontagne. Je vous donne ma parole d’honneur que vous serez ressuscité sans attendre. Je vous promets que nous prendrons soin de Liz, Barry et Sandy pendant votre absence. Mark renifla et essuya ses yeux humides. — Je comprends, monsieur. Dites à Otis de viser bien droit et de ne pas manquer son coup. — Merci, Mark. Encore une fois, je suis vraiment fier que vous soyez de la famille. Ozzie grogna, incrédule, et regarda Mark d’un air étonné. — Depuis quand êtes-vous un héros sans cervelle ? — Allez vous faire foutre, cracha Mark. — Nige, tu sais très bien que je n’ai pas l’intention de donner ton jouet à l’ennemi, reprit Ozzie avec colère. Je veux juste vous empêcher de vous entre-tuer. — Tu as dérobé les deux seuls engins susceptibles de garantir la survie de l’humanité, Ozzie. Tu n’es pas en train de jouer au plus malin, ni de me ridiculiser en étant cool. Tu es en train de tuer l’espèce humaine. Tu comprends ce que je viens de te dire ? — Je vais te sauver, espèce de connard, aboya Ozzie. Aie confiance en moi, Nige. Comme avant. Je t’en prie. — Reviens. — Non. Tu n’as qu’à venir avec moi, lâcha Ozzie d’une voix enfantine qui lui déplut fortement. Coupez la communication, dit-il au sous-programme. — Confirmé. Pendant les deux minutes qui suivirent, il se contenta de regarder sans les voir les icônes qui brillaient devant lui. Histoire de se calmer un peu. Cela ne lui plaisait pas beaucoup, mais force lui était d’admettre que la menace de Nigel lui avait fait une peur bleue. Il libéra ses bras du dossier en morphoplastique et inspira profondément. — Eh, Mark, Nigel n’a pas encore de flotte sous la main, n’est-ce pas ? Les frégates sont encore en construction, il me semble. — Honnêtement ? Il a Scylla et trois autres navires, dont le montage est tout juste terminé. Évidemment, ils n’ont pas encore effectué leur vol d’essai, mais les systèmes sont parfaitement opérationnels. D’ailleurs, Charybde était encore moins préparé lorsque Otis a attaqué la Porte de l’enfer. — Bien. Merci pour l’info, mec. Je vous nomme officier chargé du moral des troupes, dit Ozzie, qui avait bien l’impression que les occasions de discuter n’allaient pas être très nombreuses durant ce vol. Où est la nourriture ? J’ai une faim de loup. Mark sourit comme un empereur malfaisant célébrant une victoire. — Quelle nourriture ? On a oublié de remplir le frigo avant de partir. 8 L’autoroute numéro un avait été le premier et le dernier grand chantier public de Far Away. À l’époque, Armstrong City n’était guère plus qu’un camp constitué de préfabriqués et de mobil-homes dispersés sur un lac de boue géant autour du portail tout juste construit. Il avait été question de déplacer ce dernier à proximité de Marie Céleste nouvellement découverte, mais, comme sur Half Way, le Conseil civil du Commonwealth avait préféré maintenir une distance de sécurité entre le trou de ver et cette zone encore inconnue. Au début de la colonisation de la planète, les espoirs étaient grands de découvrir d’autres artefacts extraterrestres aussi importants. Le portail resta donc là où il était, au bord de la mer du Nord, et le Conseil envoya sur place deux énormes constructeurs de routes JCB à micropiles. Le duo de machines mit vingt-sept mois à niveler le sol rendu stérile et à couler le béton aux enzymes de ce ruban déroulé vers le sud-est et l’équateur. La route traversait sept larges rivières et trois plaines inondables flanquées de hautes montagnes. En plus de conduire au vaisseau fossile, l’autoroute numéro un était également la porte de l’hémisphère Sud. Là où elle bifurquait vers l’ouest pour contourner le massif de Dessault avant d’atteindre le vallon où avait été découverte Marie Céleste, une route secondaire continuait vers l’est et la côte de la mer de Chêne. En théorie, elle aurait dû être prolongée vers le sud jusqu’à la mer Profonde, mais, à ce stade-là, les JCB avaient besoin d’une révision complète, qui n’aurait pas pu être effectuée sur place. Le terrain rocailleux et difficile, le manque de pièces détachées avaient eu raison des énormes machines. Ainsi, la mer Profonde ne fut jamais rejointe. Le désert Noir était bien trop inhospitalier. Sa chaleur infernale et ses tempêtes de sable finirent de dégrader des composants déjà usés. Comme il restait près de cinq cents kilomètres à parcourir, l’équipe de terrassiers préféra tourner les talons. Les JCB furent plus ou moins réparés et passèrent les quelques années suivantes à tracer des routes plus modestes dans la plaine d’Aldrin et les steppes d’Iril, où se trouvaient la plupart des exploitations agricoles. D’un âge canonique, les engins durent être abandonnés. Malheureusement, leurs remplaçants ne furent jamais importés. Cette route, qui commençait à la sortie de la capitale et s’étirait sur des milliers de kilomètres avant de s’interrompre brutalement au milieu d’un désert, possédait un attrait romantique indiscutable. Les gens la parcouraient uniquement parce qu’elle existait, en particulier les jeunes natifs de Far Away, qui partaient à moto et passaient des mois à voyager de communauté en communauté. Comme toutes les routes tracées sur des terres inconnues, elle avait attiré de nombreux pionniers qui, de là, s’en étaient allés conquérir des terres agricoles vierges. De nombreux villages étaient donc apparus le long de la voie, du moins, sur les mille cinq cents premiers kilomètres, car le climat était tempéré et propice à l’agriculture. À mesure que le sol était régénéré, les petits hameaux ainsi créés avaient grossi et colonisé toujours plus de terres. Ainsi, les fermiers avaient-ils prospéré à l’est comme à l’ouest, plantant toutes sortes de végétaux dans un sol grumeleux désormais chargé de bactéries. Les Barsoomiens, eux, avaient suivi l’autoroute numéro un jusqu’à l’équateur, où ils avaient pris la direction de l’est, pour s’installer sur la côte nord de la mer de Chêne et les régions les plus reculées des steppes d’Iril. D’aucuns disaient même que leur territoire s’étirait jusqu’à l’océan Hondu. Cette colonisation rapide contribua à la propagation d’une nouvelle végétation et accéléra considérablement le projet de revitalisation. Vu de l’espace, le continent désolé était désormais recouvert d’une tache verdoyante constituée de champs et de forêts qui suivaient les méandres de la route. Enfin, la planète recouvrait sa couleur initiale, après avoir été ravagée par les radiations de l’embrasement. Au milieu de cette patine, on discernait toujours l’autoroute, pareille à une balafre couleur émeraude. Au-delà de la zone de peuplement qui jouxtait Armstrong City, les voyageurs éparpillaient leurs déchets biologiques. Parfois, ils entreprenaient des travaux titanesques, comme Rob Lacey, un ermite venu de la Terre, qui avait passé trente années de sa vie à planter des séquoias génétiquement modifiés de part et d’autre de la voie sur plus de cent kilomètres, la transformant en route verte. Dans la vallée de Jidule, un petit malin avait reprogrammé un dirigeable de la revitalisation pour planter une forêt de chênes soyeux qui, vue du ciel, ressemblerait à un couple en train de faire l’amour. Son œuvre mesurait plus de cinq kilomètres de large. Le marais de Doyle était célèbre dans tout le Commonwealth pour ses plantes attrape-chats de Jupiter, obtenues en modifiant les attrape-mouches de Vénus. Et il ne s’agissait là que d’un exemple du talent des Barsoomiens. C’était devenu une sorte de tradition que d’emporter quelques graines de vos plantes favorites lorsque vous empruntiez cette route pour les disperser au hasard. Il en était résulté un patchwork végétal absolument aléatoire et pourtant vivace. Stig avait voyagé sur l’autoroute suffisamment de fois pour connaître la plupart de ses paysages. Deux heures après avoir quitté le point de rendez-vous numéro quatre, les véhicules des Gardiens arrivèrent aux premières zones urbanisées. À la sortie d’Armstrong City, le paysage était principalement constitué de champs et de prairies partagés en vastes propriétés qui appartenaient à quelques-unes des plus riches familles de la planète. Un peu plus loin, s’élevaient les collines de Devpile, occupées par les éleveurs de moutons et de chèvres. Mais derrière ces collines et la rivière Clowine les bâtiments commençaient à s’agglomérer. Construits de part et d’autre de la route, ils formaient une langue urbaine d’une centaine de mètres de large et de plus de soixante-dix kilomètres de long. Du début à la fin de cette section, les quatre voies de l’autoroute étaient surplombées par des arches arachnéennes, auxquelles étaient suspendus lampadaires et panneaux publicitaires. Ces derniers étaient également nombreux sur le bord de la route, enjoignant les voyageurs à s’arrêter pour acheter du matériel agricole, passer la nuit dans un motel ou bien se faire refaire les dents. Par endroits, les façades des maisons donnaient directement sur la chaussée craquelée. Camions et pick-up circulaient dans les rues transversales. De temps à autre, on voyait même des gens à cheval. — Une autre, remarqua Stig en ralentissant un peu. Droit devant eux, une voiture était sortie de la route et avait percuté la vitrine d’un magasin de vêtements. Des traces verticales noires témoignaient de l’incendie qui s’était déclaré. Deux véhicules de police étaient garés juste à côté, gyrophares rouges et ambre allumés. Une grosse dépanneuse venait d’arriver pour emporter la carcasse. Stig contourna les voitures de police. Pendant sa manœuvre, il garda une main posée sur le tableau de contrôle des armes de son véhicule. Il s’agissait certes de la police locale, mais on n’est jamais trop prudent. Le flanc de la voiture calcinée était complètement enfoncé. Un Range Rover Cruiser aurait pu causer ce genre de dégât. — Il est pressé, fit remarquer Bradley, assis sur le siège passager. Si tant est que cette créature soit capable d’avoir des sentiments, je crois bien que nous lui avons fichu la trouille. Manifestement en colère, un des officiers de police lui fit signe de ralentir. Il est vrai que Stig roulait à près de cent trente kilomètres à l’heure. Le reste du convoi des Gardiens le suivait de près. — Il a percuté les secours et même renversé quelques blessés à la sortie de la ville, expliqua Stig. Ce n’est pas une voiture un peu trop lente qui va l’arrêter. — La police tente-t-elle quelque chose ? demanda Bradley à Keely. — Il y a eu beaucoup de plaintes, répondit-elle. Les flics de l’autoroute sont partout, mais ils ne semblent pas disposés à intervenir. Ils savent que les Cruiser appartiennent à l’Institut. — Tant mieux, dit Bradley. De toute façon, ils se feraient massacrer. — Des nouvelles du groupe de Ledro ? s’enquit Stig. Ledro et son équipe étaient censés détruire le pont qui enjambait la Taran, six cents kilomètres plus loin, au sud. — Il sera prêt dans une dizaine de minutes, dit Keely. — Parfait. Stig desserra un peu ses phalanges et s’éloigna du rail de sécurité central. Après la joie éprouvée lors des retrouvailles avec Adam, il était de nouveau tendu. Le fait que Bradley Johansson fût assis à côté de lui pour conduire cette chasse l’impressionnait au plus haut point. N’étaient-ils pas en train de vivre l’aboutissement du plan que cet homme avait échafaudé plus de cent trente ans auparavant ? Alors que lui-même n’était pas capable de dire ce qu’il ferait dans trois jours. Ses ancêtres l’observaient certainement depuis les cieux songeurs où ils avaient trouvé la paix. Sa responsabilité était grande. — Vous avez bien fait, dit doucement Bradley. — Monsieur ? — Vous avez pris la bonne décision en faisant exploser cette bombe au centre de la ville. Je sais que le choix n’a pas dû être facile. — Il y a eu beaucoup plus de dégâts que prévu. Je ne m’attendais pas à cela. — Des millions d’innocents sont morts au cours des dernières semaines, sans compter les millions de victimes de la première invasion. La Marine a développé une arme assez puissante pour endommager une étoile, mais les radiations subséquentes sont tellement intenses qu’elles peuvent anéantir une biosphère à des centaines de millions de kilomètres. Sur l’unisphère, les rumeurs vont bon train. Il se dit que Nigel Sheldon posséderait une arme encore plus terrifiante. Grâce à elle, il aurait détruit la Porte de l’enfer, exploit que les meilleurs vaisseaux de la Marine n’étaient pas parvenus à accomplir. Comparée à des événements d’une telle ampleur, votre bombe, avec ses quelques centaines de victimes, est insignifiante. D’autant plus que vous avez obtenu des résultats considérables. — Je ne vois pas les choses de cette manière. J’ai marché sur les ruines de la ville. J’ai brisé la vie de tellement de personnes. Et cette odeur de chair brûlée… — Vous avez réussi à retarder l’Arpenteur. C’était crucial. Vital, même. Sans votre intervention, je serais en train de mourir sur une planète perdue à trois cents années-lumière de nulle part, l’ennemi serait encore plus proche de son vaisseau et nos rêves de vengeance ne seraient plus qu’un lointain souvenir. Il convient de considérer l’ensemble du tableau, Stig. En vous concentrant uniquement sur des événements précis, vous risquez de sombrer dans le doute et l’inquiétude. Vos pensées doivent s’inscrire dans une stratégie collective. Les Gardiens de l’individualité sont de nouveau sur les rails, et vous n’êtes pas pour rien dans cette réussite. — Vous le pensez vraiment ? — Demandez aux types du bureau parisien ou aux Griffes de Cat, si vous ne me croyez pas. Nous avions presque perdu tout espoir lorsque vous êtes intervenus pour ruiner ses plans. C’est grâce à vous que nous sommes arrivés aussi loin, Stig. Arrogant, malfaisant, l’Arpenteur a bien failli nous filer définitivement entre les doigts. Si nous avions eu quelques minutes de plus, nous l’aurions exterminé là-bas. Quoi qu’il en soit, nous sommes retombés sur nos pattes et le planning est respecté. Alors, surtout, restez fixé sur notre objectif final. — Merci, monsieur. Stig se concentra sur la route. Malgré la souffrance, il souriait. Le vieux revêtement de béton était craquelé, usé, zébré de cicatrices noires, là où ouvriers et robots avaient coulé du goudron pour cacher la misère. Les roues de la voiture blindée écrasaient résolument tous ces obstacles, tandis qu’ils filaient sous les arches lumineuses si nombreuses, qu’on se serait cru dans une sorte de tunnel psychédélique. — Adam est en ligne, annonça Keely. Il voudrait vous parler, monsieur. Il y a beaucoup d’interférences ; l’ionosphère est très agitée, ce soir. — Passez-le-moi, dit Bradley. Un bruit de friture emplit l’habitacle du véhicule. — Bradley ? — Je suis là, Adam. — J’ai un problème. — Grave ? — Le pire de tous. Ah, le signal est coupé… — Quel… Est… Votre… Problème ? — Avons trouvé quatre caisses sabotées et perdu un Volvo. Une décharge électrique parcourut la colonne vertébrale de Stig. Cela ne pouvait signifier qu’une chose. Il regarda aussitôt dans son rétroviseur. Le camion qui transportait le gros Raiel était le sixième de la file, tandis que le véhicule qui transportait les Griffes et les agents du bureau parisien roulait juste derrière le sien. Il se demanda lequel de ses soldats aurait le plus de chances de toucher ses passagers. — Vous êtes sûr ? demanda-t-il entre deux sifflements. Êtes-vous sûr ? — Absolument. Le saboteur a agi à bord de l’Oie de carbone… pas d’autre explication. — Reste-t-il assez de matériel pour terminer la mission ? — Oui. À condition d’arriver à bon port. Paula et moi sommes convaincus que c’est l’un… de la Marine. C’est logique… retourné le problème… sens. Interroger… soldats… propre opinion. Paula est sérieusement malade… suis parvenu à stabiliser son… kit médical. — Par les cieux ! marmonna Bradley. Je ne m’attendais pas à le trouver si près de nous. Au plus mauvais moment, en plus. — On ne peut pas faire demi-tour pour les aider, dit Stig. Il est trop tard, ajouta-t-il en frappant son volant. — Adam a besoin d’informations. Nous allons faire notre possible pour lui en fournir. — Et s’ils étaient plusieurs ? S’il y avait un agent de l’Arpenteur parmi nous ? — Ce serait catastrophique, répondit Olwen de l’arrière du véhicule. Ces engins sont très bien protégés. Nous serions forcés d’utiliser nos armes de gros calibre. Sans compter qu’il faudrait venir à bout de leurs armures. — Ils se viendraient sûrement mutuellement en aide, dit Stig. Une fusillade à ce stade-ci de la mission signifierait immanquablement la destruction de tous nos véhicules. — Ne nous précipitons pas, reprit Bradley. Introduire un agent parmi nous aurait été extrêmement difficile pour l’Arpenteur. Ceux qui se sont joints à nous à la station de Narrabri ont été choisis presque au hasard. Par ailleurs, il me semble très peu probable que l’Arpenteur ait réussi à infiltrer consécutivement deux de ses agents dans de telles circonstances. — Vous pensez qu’il faut chercher dans l’équipe d’Adam ? demanda Stig. Il a dit que le sabotage avait eu lieu à bord de l’Oie de carbone. — Si c’est ce que pense Adam, nous devons lui faire confiance. — Bien sûr. La question ne se posait même pas. Une icône de communication apparut dans la vision virtuelle de Bradley. Alic Hogan parlait sur la fréquence générale. Il accepta l’appel. — Nous avons tous entendu votre conversation, dit Alic. Je suppose que vous êtes en train de vous demander si vous pouvez nous faire confiance. — Nous avons confiance en Adam, confirma Bradley. Il pense que l’agent de l’Arpenteur est avec lui et non parmi nous. — C’est impossible. Je vous rappelle que vous êtes en train de parler de l’amiral et de Paula Myo. — Ex-amiral, le corrigea Bradley d’un ton égal. La Marine n’a pas réellement fait des étincelles sous son commandement. Si ce n’est pas lui, c’est forcément l’un d’entre vous. — Merde ! D’accord. Eh, mais il y a Paula, aussi. — Paula Myo a tout fait pour m’arrêter pendant cent trente ans. Cela fait d’elle une candidate très sérieuse. — Je n’y crois pas. — Tenez-vous en aux faits, rétorqua Bradley. Appliquez les méthodes de l’inspecteur principal. — Et Anna ? demanda Stig. — La femme de l’amiral ? intervint Morton. Si elle est avec l’Arpenteur, alors, l’amiral doit être dans le coup lui aussi. — Je suppose que ce n’est pas impossible, dit Bradley sur un ton pas vraiment convaincu. — C’est possible, quoique peu probable, ajouta Alic. — Oscar ? proposa Morton. — Je pense pouvoir vous aider, intervint soudain Qatux. Le capitaine Monroe et Dudley Bose se sont disputés assez violemment sous les yeux de Mlle Tiger Pansy. — Pour quelle raison ? demanda Alic. — Bose a accusé Monroe de les avoir incités – Emmanuelle Verbeke et lui – à explorer la Tour de guet, de façon qu’ils soient capturés par MatinLumièreMontagne. Allégation que Monroe a bien évidemment réfutée. Toutefois, le professeur Bose semblait très sûr de lui. — Nous savons qu’il y avait un agent de l’Arpenteur à bord de Seconde Chance, fit remarquer Stig avec enthousiasme. Il essayait désespérément de relier les événements entre eux, mais trop de détails lui échappaient. — Dudley a-t-il tiré un bénéfice quelconque de ces accusations ? demanda Rob. — Non, répondit Alic. Sa réputation, au sein de la Marine, est véritablement catastrophique depuis la fameuse cérémonie organisée en son honneur. Il n’a fait qu’aggraver son cas. Et puis, il n’a accusé Oscar d’avoir commis des erreurs qu’après avoir retrouvé ses souvenirs. — Ces derniers sont-ils réellement fiables ? pensa Bradley tout haut. — Nous avons passé des semaines avec le Mobile Bose, dit Morton. Personnellement, je suis persuadé que sa mémoire et sa personnalité étaient celles de Dudley Bose. — Vous ne pouvez pas en être certain. — Si ce n’est pas une copie de Bose, alors, qu’est-ce que c’est ? — Du calme, les garçons, chuchota Cat. S’il vous plaît. L’odeur de la testostérone commence à m’indisposer. Vos élucubrations me font l’effet d’une lecture terne et superficielle de la théorie de la complexité. Vous n’avez pas l’ombre d’une preuve ou d’un indice valable. Autrement, nous l’aurions déjà démasqué, cet agent de l’Arpenteur. Bien que le ton de la jeune femme lui déplût fortement, Stig était forcé d’admettre qu’elle avait raison. Il lui semblait avoir entendu parler de « la Chatte » lorsqu’il vivait dans le Commonwealth. Oui, ses crimes l’avaient rendue célèbre. Il s’était écoulé beaucoup de temps depuis cette époque, et ses exploits n’étaient guère plus que des légendes urbaines. Subitement, il se souvint. Par les cieux songeurs ! Dire qu’elle est censée être de notre côté ! Et qu’elle est équipée d’une armure dernier cri ! — Adam nous a demandé de l’aide, dit-il, déterminé à ne pas se laisser impressionner par la réputation de la Griffe. Nous faisons de notre mieux pour lui. Elle éclata de rire, ce qui le fit tressaillir. — Pauvre vieil Adam ! gloussa-t-elle. Je ferais mieux de le prévenir tout de suite. Cours, Adam, tire-toi ! Planque-toi dans la montagne et ne reviens jamais ! — Elle ne l’a pas fait, n’est-ce pas ? s’enquit Stig auprès de Keely. —Non. — Quelle solution nous proposez-vous, mademoiselle Stewart ? demanda Bradley, imperturbable. — Tiens, le patron ! Bon, c’est très simple. Adam a besoin d’informations. Tout ce que nous pouvons lui dire, c’est que nous suspectons Myo et Monroe. Après, il n’aura qu’à se débrouiller tout seul, comme un grand garçon. — Très bien. À moins que quelqu’un ait quelque chose à ajouter, c’est effectivement ce que je vais dire à Adam. Stig aurait préféré que quelqu’un se rappelle un détail important, mais le silence persista. — Alors, passez-le-moi, dit Bradley. Vers le milieu de la matinée, les Volvo avaient dépassé les dernières fermes. Ils roulaient à présent au milieu d’étendues d’herbe humide et de buissons, qui cédaient lentement la place à une végétation plus équatoriale. Les anguillas semées par les dirigeables dans la partie méridionale des plaines d’Aldrin avaient prospéré au point de constituer une sorte de marée vert clair ondoyante, qui progressait lentement vers le nord. Dans cette région, il n’y avait plus d’habitations, pas d’arbres ni d’arbustes, et très peu d’animaux. Avant d’entamer la dernière section de leur voyage, Adam voulait faire le plein, car leurs réservoirs étaient à moitié vides. Ils s’étaient donc arrêtés dans une bourgade, Wolfstail, constituée d’une vingtaine de bâtiments à un étage regroupés autour d’un carrefour en fourche. Les chats, par ailleurs sauvages, y étaient plus nombreux que les humains. Parce qu’elle avait été érigée en bordure de la prairie ondulante et uniforme, la bourgade avait des faux airs de village balnéaire abandonné des touristes. La route principale se ramifiait vers l’est et l’ouest, parallèlement au massif de Dessault. Celui-ci était encore à des centaines de kilomètres derrière la ligne d’horizon. Adam descendit de la cabine et s’étira consciencieusement, écoutant avec déplaisir les bruits produits par son vieux corps après sept heures passées en position assise. Le morphoplastique s’adaptait à toutes les morphologies, toutefois, cela n’empêchait pas ses jambes d’être engourdies et ses articulations de le faire souffrir. À l’extérieur, sans la climatisation du camion, la chaleur était oppressante. Il se mit aussitôt à transpirer abondamment et s’empressa de mettre son bandeau pare-soleil. Une fillette de dix ans en bleu de travail et casquette miteuse aux couleurs de Manchester United accourut pour remplir le réservoir avec l’unique pompe à gasoil. — Fais vite, s’il te plaît, lui dit-il en lui montrant un billet de vingt dollars terriens. Elle eut un joli sourire édenté et agrippa le tuyau. À part Paula, tout le monde était descendu. Les Gardiens toisaient les gens de la Marine avec méfiance. Adam soupira, mais il se sentait trop fatigué pour jouer au diplomate. — J’ai besoin de quelques trucs, dit-il en désignant du menton la boutique attenante à la station. Oscar, vous venez avec moi. Kieran, restez avec l’inspecteur principal. Vous autres…, ajouta-t-il avec un haussement d’épaules. On repart dès que les réservoirs sont pleins. — Il vous faut quelque chose en particulier ? demanda Oscar, comme ils traversaient la route poussiéreuse. — Des médicaments pour l’inspecteur. L’appareil de diagnostic me demande de lui administrer des produits et des biogènes que nous n’avons pas. Oscar examina le bâtiment vétuste constitué de panneaux de matériau composite, d’un toit fait de capteurs solaires et de feuilles vertes en forme de cœur, destinées à absorber l’humidité, qui battaient mollement dans la brise. Les fenêtres étaient crasseuses, le climatiseur rouillé et inutile. — Vous croyez pouvoir les trouver ici ? — Ils n’ont peut-être pas grand-chose, mais je vous parie que ce pas grand-chose n’a pas été saboté. — Merde, vous êtes vraiment un paranoïaque de première. Oscar ouvrit la porte. La pièce faiblement éclairée ressemblait à un salon, avec des tapis usés jusqu’à la corde sur un plancher en carbone et des étagères en métal en lieu et place des meubles habituels. La moitié des rayons étaient vides, les autres s’étaient chargés des marchandises essentielles à la survie d’une petite communauté : produits d’entretien, sachets de nourriture livrés par les sociétés d’Armstrong City. L’alcool, en revanche, ne manquait pas. Il remplissait un rayon tout entier. — Je peux vous aider ? demanda une femme d’âge mûr. Elle était assise dans un rocking-chair à l’autre bout de la pièce et tricotait à la lumière jaune d’une boule polyphoto suspendue à une poutre. — Je cherche des produits de premiers secours, répondit Adam. — Vous trouverez des bandages, de l’aspirine et deux trois autres bricoles sur la troisième gondole. Vérifiez bien les dates de péremption ; les boîtes traînent là depuis un bon bout de temps. — Merci, dit Adam en entraînant Oscar dans le magasin. Vous avez entendu la réponse de Johansson, la nuit dernière. Ce n’était pas une question. — Oui, comme la moitié de la population de cette planète, qui n’a rien d’autre à faire que d’écouter ce qui se raconte sur les ondes courtes. Merci beaucoup. En tout cas, son discours a fait son petit effet sur Rosamund. Après l’avoir entendu, elle s’est mise à astiquer son arme. Avant longtemps, un de vos voyous décidera que la cause des Gardiens justifie bien qu’on nous égorge tous. — Ce ne sont pas des voyous, mais des soldats entraînés par moi-même. — Comme Grayva nous a entraînés nous ? Adam émit un grognement dédaigneux et entreprit de fouiller consciencieusement le rayon des « fournitures médicales ». Comme l’avait laissé entendre la commerçante, il n’y avait pas grand-chose. — Ne vous en faites pas pour mes hommes ; ils sont bien encadrés et disciplinés. — Si vous le dites, Adam. — Expliquez-moi pourquoi Dudley est persuadé que vous l’avez délibérément laissé s’enfoncer dans les profondeurs de la Tour de guet pour qu’il soit fait prisonnier. Un spasme de colère déforma furtivement le visage d’Oscar à la simple mention du prénom de l’astronome. — Ce petit connard ! Les deux hommes levèrent la tête vers la commerçante d’un air coupable. — Excusez-moi, mais Dudley parvient systématiquement à me faire sortir de mes gonds. — Alors ? insista Adam. — Je suppose que le coupable est l’agent de l’Arpenteur. La personne qui a piraté les communications de Seconde Chance. — C’est une évidence. — Ah oui ? — Oui. — Vous ne seriez pas en train d’essayer de me faire avouer quelque chose ? — Je sais que ce n’est pas vous. La mine incrédule d’Oscar fit sourire Adam. Des rides profondes se dessinèrent autour de sa bouche. — Qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer ? — Disons que, après notre longue et fructueuse association, je vous donne le bénéfice du doute. Oscar roula des yeux. — Si c’est le genre de règle que vous inculquez à vos jeunes recrues, alors nous sommes dans la merde jusqu’au cou. Enfin, merci quand même. — Vous n’avez pas à me remercier. Votre innocence me facilite la tâche. — Ouais, fit Oscar en se grattant l’arrière de la tête. Et ils ne furent plus que trois… — Dont deux étaient à bord de Seconde Chance et une qui a persécuté les Gardiens depuis la création de leur organisation. — Ce n’est ni Wilson ni Anna. — Vous laissez parler vos émotions ou bien votre logique ? — Mes émotions, évidemment. Ah ! Cela fait des années que je les côtoie, que nous vivons les uns sur les autres. Ce sont mes amis. Vraiment… J’aurais du mal à croire qu’ils se sont joués de moi de cette manière. — Considérez votre propre exemple : vous aussi êtes parvenu à dissimuler vos activités passées derrière un masque de respectabilité. Pour être tout à fait honnête, je n’aurais jamais imaginé que vous réussiriez aussi bien. — Merci beaucoup. Toutefois, mes crimes remontent à un passé antédiluvien, alors que l’Arpenteur agit aujourd’hui. — Oui, oui. N’y a-t-il aucun détail qui vous permette de douter de l’un d’eux ? — Je ne sais pas, répondit Oscar en attrapant sans le regarder un tube de crème dentaire destinée à traiter les abcès. — Alors ? insista Adam. Réfléchissez. Nous nous battons pour arrêter cette guerre et pour empêcher qu’elle se reproduise. — Quelqu’un a trafiqué les dossiers officiels du Pentagone II après que j’ai trouvé les preuves de l’intervention de l’Arpenteur à bord de Seconde Chance. C’est d’ailleurs ce qui nous a empêchés de révéler son existence à tout le monde. Wilson et moi étions les seuls à savoir. — Vous en êtes sûr ? Oscar ferma les yeux. — Non, dit-il dans un soupir de douleur. De nombreuses personnes savaient que nous devions nous rencontrer en privé, ce qui était très inhabituel dans ces circonstances. D’autant que rien n’était prévu à l’avance. Après quoi nous avons fait venir Paula Myo pour une rencontre tout aussi secrète. Mais je jure que le bureau était encore mieux protégé que le harem de Sheldon. — Vous cherchez une échappatoire, alors que la situation est très claire : c’est le fameux cas de la chambre close. —Ce ne peut pas être Wilson, répéta Oscar, l’air troublé. — Et sa femme ? — Anna ? Impossible. Personne n’a œuvré plus qu’elle pour contrer les deux invasions primiennes. Elle était l’intermédiaire entre les tacticiens et le commandement de la flotte. Elle aurait facilement pu s’arranger pour que nous perdions cette guerre. — Saufquel’ArpenteurvoulaitqueleCommonwealthsoit suffisamment fort pour frapper MatinLumièreMontagne. À en croire Bradley, l’Arpenteur nous considérerait comme des duellistes de l’ancien temps, qui s’épuiseraient mutuellement et combattraient jusqu’à la mort. — Grand Dieu, je ne sais pas quoi penser ! — Et s’il s’agissait de Paula Myo ? — Oui, elle est ma candidate favorite, répondit Oscar, subitement confiant. À ce propos, qu’a-t-elle au juste ? C’est grave ? — Elle dit que son corps la punit de m’avoir laissé en liberté. Elle subirait un genre de choc neurotoxique. — Ça alors ! Quelle étrange femme ! Satanée Ruche ! — Son état joue en sa faveur. Si elle a ce genre de réaction, c’est que sa personnalité est intacte. Oscar remit le tube à sa place. — Et si elle faisait semblant de trembler ? — On ne peut pas mettre en doute le diagnostic de la machine. Elle est vraiment très malade, Oscar. Je ne suis pas sûr… Il s’interrompit pour examiner les rayonnages à moitié vides et secoua tristement la tête. — À moins qu’elle ait pris quelque chose pour simuler son état ? proposa Oscar. — Et c’est moi qui suis paranoïaque ! — Il faut regarder la vérité en face. Vous n’avez pas la moindre idée de l’identité du coupable. — C’est vrai. J’ai bien peur d’être contraint de remettre Paula sur pied pour m’aider à éclaircir ce mystère. Après tout, c’est sa spécialité. Sa seule et unique compétence. Nous avons besoin d’elle… si elle est bien innocente. Il choisit rapidement quelques boîtes de sédatifs et d’antiviraux biogéniques. Ils pourraient lui être utiles. Probablement pas, en fait. — Dans l’état où elle est ? demanda Oscar en marchant vers la vendeuse. Aucune chance. Elle n’est même plus en mesure de réfléchir. — J’en suis conscient. Si son état n’est pas feint. — Qu’est-ce que vous allez faire ? Vous faire hara-kiri ? Si elle est réellement malade, c’est la seule chose qui puisse la guérir. — Serait-ce si déshonorant ? — Eh, ne rigolez pas avec ces choses-là. — Qu’est-ce que je ferai, lorsque les Gardiens auront gagné ? Où vais-je aller ? Il n’y aura plus personne pour me cacher. Personne dont j’accepterais l’aide, en tout cas. — Vous vous moquez de moi. — Non, pas du tout, répondit-il en se laissant aller à un réel désespoir, ce qui ne lui plut guère. — Ne vous en faites pas, nous allons trouver la solution. Merde, il n’y a que trois possibilités. Nous ne pouvons pas capituler. Adam réfléchit énormément durant cet après-midi interminable. Ils avaient quitté la route principale juste après Wolfstail, prenant la direction du sud par une route de campagne caillouteuse qui, rapidement, avait disparu sous une couche de végétation épaisse. Plus ils s’éloignaient de la civilisation, plus l’herbe était haute et forte, évoquant immanquablement une mer verte. Dérivée du cynodon terrien, l’anguilla possédait une tige semblable à celle du blé et poussait de façon si dense, que les brins se touchaient et constituaient une masse uniforme et ondulante aux caractéristiques très proches de celles d’une étendue d’eau. Le réseau de racines était impénétrable et rendait impossible l’apparition de toute autre espèce. L’anguilla avait été spécialement créée par le programme de revitalisation pour les zones chaudes et humides. Toutefois, la facilité avec laquelle la plante s’était adaptée en avait surpris plus d’un. Les extrémités duveteuses des épis atteignaient les vitres des Volvo. Kieran, qui avait repris le volant, était contraint d’utiliser le radar du camion pour se figurer l’état du terrain. Des décennies plus tôt, il y avait eu une route, ici, à l’époque où Wolfstail était en construction. Il s’agissait de relier le massif de Dessault aux territoires habités du Nord. Aujourd’hui, toutefois, son revêtement craquelé était invisible. Pourtant, les Gardiens l’empruntaient toujours. Les McMixon et les McKratz, principalement, qui descendaient de leurs montagnes pour commercer avec la population de la région et récupérer les armes et autres chargements illicites que leur faisaient parvenir Adam et ceux qui l’avaient précédé. Ils avaient planté des marqueurs en trisilicone le long de la voie, des bornes rigides d’un mètre de haut dissimulées par la végétation, mais qui brillaient comme des phares lorsqu’on les réveillait avec les ondes radar idoines. Ce balisage, ajouté à un système de navigation inertielle, permettait aux Volvo de rouler à près de cent kilomètres à l’heure, vitesse qu’il aurait été suicidaire de vouloir atteindre sans connaître le profil du terrain. Adam, pour sa part, avait l’impression de courir le long d’un précipice. Dieu seul pourrait leur venir en aide s’ils s’écartaient du chemin tracé par le guidage inertiel. Il aurait préféré laisser les ordinateurs de bord conduire seuls les gros véhicules, mais les programmes de sécurité les auraient alors fait se traîner sur la route difficile. Par ailleurs, les Gardiens prenaient un plaisir malsain à montrer qu’ils étaient plus courageux que le commun des mortels. Tous affirmaient avoir emprunté cette route de nombreuses fois. Adam ne les croyait pas une seconde. Pendant le trajet, il s’occupa de Paula. Son état s’était aggravé, et elle perdait régulièrement connaissance. Ses vêtements et la couverture étaient imbibés de transpiration. Lorsqu’elle était éveillée et maîtresse de ses esprits, elle souffrait énormément. Les sédatifs et antiviraux qu’il lui avait administrés firent tout de même leur effet, en diminuant quelque peu sa tension et son rythme cardiaque. Celui-ci restait néanmoins trop élevé. — On ne peut pas simuler un état pareil, marmonna Adam en rangeant l’appareil de diagnostic. Paula frissonnait sous sa couverture, respirait rapidement et superficiellement, fronçait les sourcils et bougeait frénétiquement les yeux sous ses paupières. Elle gémissait comme si elle vivait quelque chose d’horrible dans son sommeil. Le fait qu’elle fût certainement en train de rêver de lui n’aidait pas Adam à se sentir mieux. Je ne suis pas coupable, ce n’est pas ma faute. Dans l’atmosphère agréable de la cabine, tout le monde tâchait de suivre ce qui se passait sur l’autoroute numéro un. Dès qu’ils étaient sortis de la route principale, la nuit dernière, la liaison avec le réseau informatique local avait été coupée. Comme Far Away était dépourvue de satellites, les petites communautés rurales ne pouvaient communiquer que par radio. Les appareils analogiques ondes courtes qu’ils avaient emportés avaient une portée limitée, quoique suffisante pour atteindre Johansson. Toutefois, comme Adam s’en était rendu compte la nuit dernière, c’était un moyen de communication peu fiable. Il s’abstint de contacter Bradley pour lui demander où il en était, car son émission aurait permis à l’Arpenteur de le repérer. Il avait pris un risque en l’appelant pour lui demander des informations, mais il n’avait pas eu le choix. Désormais, ils se contentaient de capter les conversations des fermiers isolés qui avaient écouté la radio et colportaient ce qu’ils y avaient entendu. Restait à faire le tri entre les exagérations et la pure fiction. De fait, la poursuite était devenue une sorte d’événement sportif, qui attirait des spectateurs sur le bord de la route. Au début, il y avait même eu quelques tentatives spontanées pour arrêter les véhicules de l’Arpenteur. On tira sur les Cruiser avec des fusils de chasse. En vain, bien évidemment. Les soldats de l’Institut ripostèrent sauvagement, en rasant des immeubles entiers sur leur passage. Rapidement, les gens avaient compris qu’il valait mieux se mettre à l’abri, se cacher derrière des vitres fumées, voire des murs épais, pour observer le camion Mann à la dérobée. Quelques individus hardis prirent le risque d’attendre sur le bord de la chaussée pour voir Bradley Johansson, le héros mythique dont ils entendaient parler depuis toujours. Ainsi, les rumeurs colportées sur les ondes radio permettaient-elles aux passagers des Volvo de se tenir un tant soit peu au courant. Pour commencer, l’écart entre les deux convois se maintenait à un peu plus de cinq cents kilomètres. Les deux groupes roulaient aussi vite que possible ; toutefois, les véhicules un peu plus petits des Gardiens avaient un léger avantage et gagnaient une quinzaine de kilomètres par heure. Les ponts leur permettraient peut-être de faire la différence ; des cris de joie retentissaient dans les cabines chaque fois que l’on annonçait la destruction d’un nouvel ouvrage. L’aube venue, les cinq ponts principaux de l’autoroute numéro un avaient été détruits. Ceux qui s’étaient regroupés à proximité de celui qui enjambait la Taran – le plus au nord du parcours – leur apprirent que le convoi de l’Arpenteur était amphibie, ce qui ne surprit aucunement Adam. Ainsi, le camion Mann et son escorte de Cruiser étaient-ils sortis de la route pour traverser directement le cours d’eau. Toutefois, cela n’avait pas été facile, car il leur avait fallu rouler sur plusieurs kilomètres avant de trouver un endroit où descendre sur la berge en toute sécurité. C’est le moment que choisirent les Gardiens embusqués pour les attaquer. Si l’on en croyait les récits haletants captés sur les ondes courtes, les combats avaient été d’une violence inouïe. À chaque pont écroulé, l’histoire s’était répétée. Les Gardiens ne réussirent jamais à toucher sérieusement le camion Mann, mais infligèrent des pertes lourdes aux troupes de l’Institut. Adam commençait à faire très attention au timing. Juste après leur départ de Wolfstail, Bradley n’avait plus que cent dix minutes de retard sur l’Arpenteur. Après quoi les troupes de l’Institut avaient réagi comme il le fallait en positionnant plusieurs groupes de trois ou quatre Cruiser le long de la route. Bradley et Stig étaient bien sûr au courant, mais ils ne pouvaient rien faire pour les éviter. Il n’y avait tout simplement pas d’autre itinéraire possible. Leur tour était venu d’être pris pour cible. Dans les Volvo, on connaissait même l’endroit exact où aurait lieu la première altercation ; il s’agissait d’une petite ville, Philadelphia FA. L’attente fut difficile, car la radio ne cessait de cracher des informations contradictoires. D’épais nuages gris apparurent dans le ciel saphir et une pluie fine se mit à tomber. L’eau rendait l’anguilla dangereusement glissante. Même les plus enthousiastes des Gardiens furent contraints de ralentir, quand les roues des camions commençèrent à patiner sur les brins d’herbe écrasés. Une heure après le moment supposé de l’altercation de Philadelphia FA, ils eurent la confirmation que le convoi de voitures blindées et de Jeeps Mazda était toujours aux trousses de l’Arpenteur. Après un calcul savant, Adam estima que Bradley avait perdu une quarantaine de minutes lors de cet incident. Il apprit également que le camion qui transportait Qatux était intact, ce qui, pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, lui fit plaisir. — Ils rattraperont leur retard demain grâce à l’embuscade de l’Ancalun, affirma Rosamund. C’était là qu’était prévue l’attaque la plus importante. Si l’Arpenteur maintenait sa vitesse actuelle, il atteindrait la rivière le lendemain, vers midi. Adam aurait voulu être aussi sûr qu’elle. Malheureusement, de nombreux Cruiser avaient été vus au sud de l’équateur. Des renforts. Le temps du secret était révolu. Les soldats de l’Institut savaient que les Gardiens attendaient le convoi à chaque franchissement d’un cours d’eau. Leur objectif devait donc être de les attaquer avant le passage de leur maître pour nettoyer le terrain. De leur côté, Bradley et Stig devraient s’occuper d’au moins deux patrouilles de Cruiser supplémentaires avant d’atteindre eux aussi l’Ancalun. Adam espérait uniquement que les préparations du Raid final étaient passées inaperçues. Dans la province orientale du massif de Dessault, les clans étaient en train de rassembler tous les combattants valides pour constituer une armée qui, le moment voulu, fondrait sur l’Arpenteur, l’Institut et le vaisseau-arche. Il n’y avait pas de civils à proximité des bases fortifiées des clans, pas de fermiers à la langue trop bien pendue susceptibles de laisser filtrer des informations capitales concernant une armée en marche. Les Gardiens qu’il avait rencontrés au point de rendez-vous numéro quatre avaient également parlé avec enthousiasme des Barsoomiens qui, semblait-il, viendraient se joindre à eux pour le Raid. Ensemble, ils détruiraient l’Arpenteur avant même qu’il arrive jusqu’à Marie Céleste. Bien qu’il ne l’ait jamais dit en public, Adam souhaitait que cette grande bataille n’ait pas lieu. L’Institut défendrait sa vallée avec des armes très lourdes. Les pertes humaines seraient extrêmement nombreuses. À présent qu’il était sur Far Away, qu’il pouvait considérer la situation sur le terrain, sa confiance n’était plus aussi grande. La planète était tellement arriérée et reculée. Lui qui pensait que ses envois de matériel étaient réceptionnés par des unités de combat parfaitement organisées… En réalité, les clans étaient à peine plus avancés que les bandes armées qui combattaient les autorités terriennes avant l’avènement du Commonwealth. Pour dire les choses brutalement, Adam était très déçu. Avec un peu de chance, ils réussiraient à livrer les derniers composants en temps et en heure. Si le dispositif élaboré par Bradley fonctionnait et détruisait Marie Céleste avant l’arrivée de l’Arpenteur, ils auraient le temps de respirer et Johansson n’aurait pas à lancer le Raid final. Sheldon avait promis d’envoyer un vaisseau capable d’exterminer l’extraterrestre depuis l’espace. Une décharge d’énergie nette et précise pour éradiquer le problème une fois pour toutes. Telles étaient les pensées d’Adam Elvin, tandis que le camion Volvo traversait ces plaines verdoyantes interminables. L’ancien activiste socialiste en était réduit à espérer que le plus grand capitaliste que l’humanité avait connu tienne sa parole. Si la situation n’avait pas été aussi critique, il se serait permis d’éclater de rire devant cette monstrueuse ironie. — Il y a quelque chose devant, annonça Rosamund. Adam sortit de ses songes pour examiner l’affichage du radar. À un kilomètre de là, il y avait une rivière très large mais peu profonde. L’écho radar leur renvoyait l’image d’un cheval et d’une personne sur l’autre rive. Étant donné leurs tailles respectives, il se dit qu’il devait s’agir d’un enfant. — C’est sûrement un membre de l’équipe de Samantha, dit Kieran. Je parie que c’est Judson McKratz. — Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? demanda Adam. — Je le connais. Ils voudront vérifier que nous sommes bien qui nous prétendons être, et Judson connaît ce terrain comme sa poche. — Dans ce cas… Adam se massa les tempes. Le voyage avait été long, et il n’avait pas beaucoup dormi depuis le vol à bord de l’Oie de carbone, où il pensait avoir somnolé au moins une heure d’affilée. — Néanmoins, reprit-il, activez vos champs de force. La rivière était encore plus large qu’il ne l’avait cru. À cause de l’herbe haute, ils ne la découvrirent que lorsqu’ils furent à deux cents mètres de la berge. Après une courte descente, Adam la vit enfin. La rive opposée était à près de quatre cents mètres. Il siffla doucement. L’eau dépassait rarement cinquante centimètres de profondeur, mais cela faisait tout de même une masse de liquide impressionnante. Le profil en U de la vallée indiquait que les crues pouvaient être très importantes. Sur la carte, la rivière serpentait jusqu’au massif de Dessault, où elle était alimentée par une douzaine d’affluents dissimulés dans les contreforts ondulés. — On traverse chacun notre tour, ordonna-t-il. Ayub, restez ici et couvrez-nous ! — Oui, monsieur. Le camion conduit par Rosamund descendit lentement dans le lit rocailleux. Ses suspensions furent mises à rude épreuve, tandis que la cabine était secouée dans tous les sens. En dépit de la faible gravité, Adam fut contraint de se sangler fermement. Le cavalier qui se tenait près du cheval anthracite était un homme adulte vêtu d’un pardessus ciré marron et d’un chapeau à large bord qui le protégeait du crachin comme un champ de force. À mesure qu’ils se rapprochaient de la berge, Adam se figura la taille réelle du duo. Tous les Gardiens qu’il avait rencontrés lui avaient parlé avec fierté de leur charlemagne. À présent, il comprenait pourquoi. La bête était énorme et très intimidante. Il avisa sa corne courte terminée par une pointe en métal et souhaita ne jamais s’aventurer à moins de vingt mètres de cette brute. Le Volvo sortit tant bien que mal de l’eau. — C’est bien Judson, dit Kieran avec un large sourire. Il sauta de la cabine pour saluer son vieil ami. Les deux hommes s’embrassèrent chaleureusement et s’approchèrent du camion. Adam descendit à son tour. Il vit alors, que le charlemagne avait des défenses. Il n’était probablement pas herbivore. — Monsieur Elvin, l’accueillit Judson. Je vous souhaite la bienvenue. J’ai entendu parler de vous de très nombreuses fois. Ceux qui reviennent du Commonwealth ne tarissent pas d’éloges à votre égard. — Merci, dit Adam en faisant signe au camion suivant de traverser. Nous avons apporté l’équipement dont vous avez besoin. — Mieux vaut tard que jamais, pas vrai ? s’exclama Judson en prenant Kieran par l’épaule et en le secouant gentiment. — On est arrivés, se défendit Kieran, et c’est déjà pas mal. — Mais oui, mais oui, fit son ami en riant. Sérieusement, vous devriez pouvoir rejoindre Samantha avant la tombée de la nuit. Elle vous attend dans la vallée de Reithstone avec des véhicules supplémentaires pour livrer les composants aux stations qui en ont besoin. Et, après cela, vous avez de la chance que je connaisse les grottes les plus profondes de la région ! Je vais les informer de votre arrivée, ajouta-t-il en sortant un ordinateur de poche de sa veste. L’ordinateur d’Adam capta une chanson sur les ondes courtes, une chanson inconnue et mystérieuse pour la plupart des gens. Surtout pour ceux qui n’avaient pas d’assistant virtuel capable d’effectuer des recherches approfondies sur l’unisphère. Quelqu’un, ici, avait un bien étrange sens de l’humour. Hey Jude ! résonna donc sur ces vastes plaines herbeuses et désertes. Quelques minutes plus tard, son ordinateur capta une vieille salsa intitulée Morgan. Comme l’ionosphère ondulait très haut au-dessus de leurs têtes, les coupures étaient fréquentes. Adam se rappela avoir dansé sur ce morceau dans sa jeunesse. — C’est l’accusé de réception, expliqua Judson. — Et si ç’avait été quelqu’un d’autre ? demanda Adam, curieux. Judson eut un sourire en coin. — J’aurais passé Sympathy for the Devil. Rencontrer Judson à ce stade-ci de leur mission leur remonta considérablement le moral. Après le choc de la découverte du sabotage, ils avaient besoin de ne plus se sentir isolés, sentiment encore accentué par le paysage monotone. Les Volvo se retrouvèrent une nouvelle fois sur la route enfouie et laissèrent Judson derrière eux. En dépit de sa taille et de sa puissance, le charlemagne n’aurait jamais pu suivre le rythme frénétique des camions. En fin d’après-midi, la couche nuageuse s’affina, et des rayons de soleil puissants vinrent frapper la prairie comme des poursuites sur une scène de spectacle. Les rayons s’inclinèrent lentement à l’horizontale et le paysage changea enfin. Droit devant le convoi, les contreforts du massif de Dessault commençaient à apparaître au-dessus de l’herbe haute et luisante d’humidité. Une heure plus tard, ils étaient en train de les gravir. L’anguilla disparut rapidement, car l’air des montagnes était trop frais pour elle. En revanche, d’autres espèces étaient présentes, notamment des arbres et des épineux. La route redevint parfaitement visible, bien qu’elle se résumât à deux bandes de pierres concassées zigzaguant sur les coteaux et sur ce versant de la vallée. Bientôt, ils se retrouvèrent dans les montagnes. De tous les côtés, des pics enneigés se découpaient sur le ciel saphir et projetaient des ombres titanesques sur les vallées dans le soleil couchant. Par deux fois, Adam aperçut sur les hauteurs des cavaliers montant des charlemagnes. Ils étaient donc surveillés. L’environnement rendait de plus en plus aléatoire le fonctionnement de la radio. Les dernières nouvelles concernant l’autoroute numéro un remontaient à deux heures et concernaient un affrontement opposant des Gardiens à des Cruiser de l’Institut près du pont sur la Kantria. Les fusillades à répétitions avaient fait perdre beaucoup de temps à Bradley, qui avait maintenant près de quatre heures de retard sur l’Arpenteur. Au crépuscule, ils entrèrent dans une nouvelle vallée, que les plantes alpines n’avaient pas encore tout à fait colonisée. Quelques arbustes et buissons étaient concentrés le long du ruisseau impétueux qui serpentait en contrebas. Kieran avait remplacé Rosamund au volant du camion. Comme ils recommençaient à grimper, il alluma les phares. Les faisceaux de lumière bleutée éclairaient la saillie qui leur servait de route. Il n’y avait plus de pierres concassées, juste de la terre poussiéreuse parsemée de touffes d’herbe rase et drue et de mousse. Ils traversèrent plusieurs éboulis, dans lesquels des bulldozers avaient creusé un passage des décennies auparavant. À l’exception de ces exemples manifestes d’intervention humaine, la piste semblait naturelle. Adam se demanda si elle avait été tracée par l’équivalent local du bouquetin au cours des millénaires qui avaient précédé l’embrasement, car elle paraissait un peu trop évidente pour être le fruit du hasard. Force lui était d’admettre que l’étroitesse de la route lui donnait quelques sueurs froides. En fait, sa largeur fluctuait constamment. Il n’y avait pas de rail de sécurité, et la pente n’était pas loin d’être verticale. Heureusement, avec la tombée de la nuit, il devenait de plus en plus difficile de distinguer le fond de la vallée. Des étoiles commençaient à briller dans le ciel. Adam se tourna alors vers Paula. Le climatiseur de la cabine soufflait désormais de l’air chaud pour palier la baisse brutale de la température externe. Lorsqu’il fit glisser la porte en matériau composite, l’inspecteur grogna et se détourna instinctivement de la lumière rose du soleil couchant. — Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il. Un visage squelettique sortit de sous le nid en couverture pour le regarder. Adam renifla l’atmosphère et essaya de ne pas grimacer de dégoût. Paula avait vomi. Un fluide marron et collant maculait la couverture à laquelle elle s’accrochait fermement. Peut-être le liquide contenait-il également quelques traces de sang. — Tenez, dit-il en lui tendant une bouteille d’eau. Il faut boire. Elle examina la bouteille et eut un frisson. — Je ne peux pas. — Vous vous déshydratez, et cela ne va pas arranger votre état, insista-t-il en retirant son sweat-shirt rouge foncé. Prenez cela et donnez-moi cette couverture. Elle ne dit rien mais obéit. Il roula la couverture en boule, la fourra dans un sac en plastique, et régla la soufflerie pour recycler rapidement l’air de l’habitacle et faire disparaître l’odeur acide. Paula mit énormément de temps à passer le sweat-shirt. Il tenta bien de l’aider, mais elle le repoussa, déterminée qu’elle était à y arriver toute seule. Il n’insista pas. Elle avait encore sa fierté, et c’était peut-être bien le signe qu’elle n’avait pas perdu sa personnalité. — Il me reste quelques sédatifs, reprit-il lorsqu’elle se fut laissée tomber sur le matelas, complètement épuisée. — Non. Je vais plutôt essayer de boire, dit-elle en désignant sa bouteille du menton. — Il vous faudra tout de même plus que de l’eau pour guérir. — Je tâcherai de m’en souvenir. — Les Gardiens ont sûrement des médecins. — Nous nous contenterons de l’appareil de diagnostic, si cela ne vous dérange pas. J’aurai toujours plus confiance dans une machine que dans un médecin. — C’est un préjugé stupide. — Non, c’est l’histoire de ma vie. — Écoutez, nous savons tous les deux que… — Nous avons de la compagnie, annonça joyeusement Rosamund. Des camions droit devant ; ils viennent à notre rencontre. Adam regarda longuement Paula. — Nous en reparlerons plus tard. — De toute façon, j’aurai du mal à vous éviter. Il retourna à l’avant du véhicule et examina l’écran radar. — Alors, de quoi s’agit-il ? Kieran lui fit signe de regarder à travers le pare-brise. Plusieurs points lumineux se déplaçaient à flanc de montagne et brillaient intensément dans la nuit noire. — Essayez de les contacter, s’il vous plaît, demanda-t-il à Rosamund. Il n’était pas particulièrement inquiet. Les troupes de l’Institut se seraient montrées beaucoup plus discrètes que cela. — J’ai une réponse, annonça Rosamund. Il s’agit bien de Samantha. Elle dit qu’ils ont besoin de l’équipement tout de suite. Ils continuèrent sur un kilomètre avant de trouver un endroit suffisamment large pour se garer. Les véhicules de Samantha arrivèrent dix minutes plus tard, comme la nuit finissait de tomber et que le ciel se couvrait d’étoiles. Jamais Adam n’avait vu des astres briller avec autant d’intensité. Sept camions de taille moyenne et cinq vieilles Jeeps Vauxhall s’arrêtèrent autour des Volvo. Ils avaient tous des suspensions primitives et robustes. Leurs moteurs grondaient bruyamment dans l’atmosphère éthérée et leurs pots d’échappement crachaient une vapeur sale. Une vingtaine de Gardiens en descendirent et jetèrent des regards impressionnés aux camions infiniment plus récents. Samantha était plus jeune qu’Adam l’aurait cru. Elle avait moins de trente ans et une énorme tignasse de cheveux auburn noués en une queue-de-cheval qui lui arrivait dans le milieu du dos. Ils se rencontrèrent dans le faisceau de lumière bleue des Volvo. La jeune femme au visage constitué à quatre-vingts pour cent de tâches de rousseur le considéra en souriant. Adam produisit le cristal qui contenait les données martiennes et le lui offrit en un geste théâtral. —Adam Elvin, dit-elle en lui serrant la main. Heureuse de vous rencontrer. Ceux qui sont revenus parlent souvent de vous, ajouta-t-elle d’un ton presque accusateur. — Merci. Nous ne nous attendions pas à vous voir si vite. — Je sais. Le plan a un peu changé. Vous avez suivi les événements de l’autoroute numéro un ? — Oui. — L’Arpenteur progresse plus vite que prévu. Nous avons réellement besoin de terminer très vite les dernières stations. Je me suis dit qu’il serait plus pratique et rapide de répartir le matériel maintenant et de nous disperser à partir d’ici. — Bien sûr. C’est vous la patronne. Nous, nous ne sommes que les livreurs. — Comme livreur, en tout cas, vous êtes parfait. Encore ce ton étrange. — Il y a un problème ? — Excusez-moi, vieux, dit-elle en lui serrant fermement le bras. Ne m’en voulez pas, je suis la mère de Lennox. J’étais aussi une bonne amie de Kazimir. Une très bonne amie. Adam ne savait pas qui était Lennox. — Oh, je l’ignorais ! Je suis navré. Kazimir était quelqu’un de bien. Un excellent élément. Rosamund toussota discrètement dans son dos. — Lennox est le fils de Bruce, chuchota-t-elle. Adam se retourna vers Samantha, complètement déconcerté. — Merde ! Vous savez qu’il a été tué ? — Bruce est mort depuis bien longtemps. Son corps sans vie continuait à marcher, c’est tout, dit-elle en lui serrant de nouveau le bras. Quand tout sera terminé, si nous avons le temps et si vous le voulez bien, j’aimerais en apprendre un peu plus sur cette histoire. — Bien sûr. — Mais, pour l’instant, nous devons nous occuper de tout ce matériel. Que nous avez-vous apporté ? — À peu près tout ce qui était prévu. Chaque camion contient vingt-cinq tonnes de composants. Quelques caisses ont été endommagées en route, mais très peu. — Ouais, j’ai entendu parler de vos problèmes, dit Samantha en regardant du coin de l’œil les gens de la Marine. Où en êtes-vous à ce propos ? — Nous contrôlons la situation. Samantha rumina sa réponse pendant quelques secondes. —Nous n’avons pas de meilleur allié que vous dans tout le Commonwealth. Bradley Johansson vous fait confiance, alors moi aussi. Toutefois, au stade où nous en sommes, nous pourrions nous passer de mauvaises surprises. Les agents de l’Arpenteur, nous savons très bien comment nous en débarrasser. — Compris. Il n’y aura pas de problèmes. Samantha produisit un ordinateur de poche qui devait dater d’avant la colonisation de Far Away. — J’ai besoin de faire un inventaire, mais il y en a tellement ! Par les cieux songeurs, j’ai bien l’impression que vous nous avez trop gâtés ! Merci encore. En fin de compte, cette planète aura bien sa vengeance. Arriver jusqu’ici n’a pas dû être simple. — On a eu quelques moments difficiles. — Espérons que vos efforts n’auront pas été vains. Sacré nom de nom, le temps risque de nous manquer ! On peut commencer à décharger ? — Bien sûr. Il demanda à Rosamund et Jamas d’ouvrir les remorques, pendant qu’il donnait à Samantha un nouvel ordinateur et lui expliquait comment s’en servir. Elle siffla, impressionnée par son système de reconnaissance vocale adaptative, avant de commencer l’inventaire. Une minute plus tard, elle criait des instructions à ses troupes. Aussitôt, Gardiens et robots s’activèrent pour décharger les caisses. — Quelle est notre marge de manœuvre ? demanda Adam. Il commençait à se sentir mal à l’aise, tout comme les officiers de la Marine, qui se tenaient à l’écart, tandis que Jamas et les autres ne cessaient de sourire et de se taper sur l’épaule comme de vrais amis. Samantha se mordit la lèvre inférieure et dit à voix basse : — J’ai confiance dans mes équipes. Les chauffeurs vont prendre tous les risques et traverser ces montagnes comme s’ils avaient les démons de l’enfer au cul. Les stations auront leurs composants dans la matinée. Celle du mont Zuggenhim est plus éloignée que les autres, mais elle les aura avant midi. Comme cela risque d’être un peu juste pour le montage, je me chargerai de celle-là moi-même. Notre planète sera vengée après-demain, même si toutes les stations ne sont pas terminées. Nous n’avons pas le choix, mon vieux. Adam fit mentalement quelques calculs. — Le planning est très serré, dit-il, car l’Arpenteur devrait arriver à l’Institut peu après midi. — Trop serré, même. Toutefois, là n’est pas le problème. — Que voulez-vous dire ? — Notre équipe d’observation est, elle, très en retard. Quand nous avons appris que l’Arpenteur avait traversé le portail, nous avons tenté de les prévenir, pour qu’ils se mettent en route. Ils campaient dans la vallée de Nalosyle, et la météo était très mauvaise dans la région. À cause de cela, nous n’avons réussi à les joindre que tôt ce matin. Satanées ondes courtes ! S’ils ne rencontrent pas de pépin, il leur faudra trois jours pour atteindre le Fauteuil d’Aphrodite. — Quel est le rôle de cette équipe ? — Nous avons besoin de connaître très précisément la topologie de la météo, répondit Samantha. Il est primordial de prévoir avec exactitude le parcours du front de la tempête matinale autour du mont Herculaneum, et surtout d’observer les effets de notre dispositif pour pouvoir le diriger correctement. Ce sera déjà assez compliqué pour nos techniciens sans travailler à l’aveuglette. — Vous n’avez pas d’images satellites ? demanda Anna. — Il n’y a pas de satellites au-dessus de Far Away, répondit Wilson. J’en ai parlé avec le directeur de l’Institut, il y a bien longtemps. J’ai eu droit à un briefing personnalisé sur les infrastructures de la planète, ajouta-t-il avec un sourire distant. Samantha lui lança un regard intéressé. — Exact. D’où la nécessité d’avoir quelqu’un sur le Fauteuil d’Aphrodite. De là, la vue est dégagée jusqu’à la limite orientale du massif de Dessault. Et puis, c’est un relais idéal pour nos communications. — Ils n’y seront jamais à temps, dit Adam comme s’il énonçait une évidence. — Faites-moi confiance, nous n’arrêtons pas de leur botter le cul par radio. Enfin, dans la limite du raisonnable, car nous risquerions d’attirer l’attention de l’ennemi. S’il est possible d’y arriver, ils y arriveront. — Il y a peut-être un autre moyen de monter là-haut ? proposa Wilson. Peut-être par la voie des airs ? Il y a bien des aéronefs sur Far Away ? — Le Fauteuil d’Aphrodite se situe au-dessus de l’atmosphère. Et puis, avec les vents qui soufflent sur la Grande Triade depuis l’océan, aucun avion ne vole là-bas. — Je croyais que les touristes survolaient ces montagnes, s’étonna Oscar. — En effet. Quelques riches abrutis y pratiquent le vol à voile, concéda Samantha. Les plus chanceux arrivent de l’autre côté. En revanche, personne ne s’est jamais posé sur le Fauteuil d’Aphrodite. — Avec une parabole bien calculée, cela devrait être possible, dit Wilson, pensif. — Et vous sauriez faire ça ? demanda Samantha d’un ton plein de sarcasmes. Wilson se pencha sur elle avec un sourire menaçant qui la calma aussitôt. Il s’agissait d’un combat inégal, pensa Adam : une jeune Samantha qui dirigeait avec enthousiasme quelques combattants de la liberté, contre un amiral, pilote de guerre, capitaine du vaisseau Seconde Chance, puis commandant en chef de la Marine. — Je suis le seul homme qui a jamais volé sur Mars, dit-il d’un ton égal. J’ai posé un vaisseau spatial sur une zone large comme un court de tennis après une descente de plus de deux cents kilomètres. Et ce en utilisant uniquement mes aérofreins. Et vous, qu’avez-vous fait ? — Merde ! Vous vous foutez de ma gueule, ou quoi ? — Wilson, dit Oscar en le tirant par la manche. C’était il y a plus de trois siècles. Et puis, votre vaisseau était doté de fusées. Ici, nous parlons de planeurs. — Ces techniques-là ne s’oublient jamais. On ne peut même pas les effacer de votre mémoire, rétorqua Wilson. Sans compter que les compagnies qui louent ces engins doivent disposer d’implants d’aide au pilotage. — Ouais, bien sûr ! confirma une Samantha stupéfaite. Mais enfin, vous parlez de vous poser sur le sommet du mont Herculaneum ! Vous êtes sérieux ? — On ne peut plus sérieux, et vous ? Sans perdre de temps, Adam avait déjà commencé à réfléchir aux implications d’une telle possibilité. Même si les chances de succès étaient minimes, ils se devaient de tenter le coup. Sur l’autoroute numéro un, la situation était loin d’être idéale, et la supertempête dont ils avaient rêvé resterait un vain mot sans le concours de l’équipe d’observation. Après tout ce qu’ils avaient enduré, après les sacrifices consentis pour récupérer ces données martiennes, il serait criminel de rester passifs. — Vous aurez besoin de matériel électrique très puissant, dit Samantha. Il vous faut une vision panoramique haute résolution et des relais de communication ; je n’ai rien de cela ici. — Les systèmes que nous avons emportés avec nous, commença Wilson en tapotant le vieil ordinateur de la jeune femme, sont beaucoup plus performants que tout ce que j’ai vu sur cette planète jusqu’ici. Sauf votre respect… — Bon, procédons dans l’ordre, intervint Adam. Pourrons-nous atteindre ces fameux planeurs avant que l’Arpenteur arrive à l’Institut ? Samantha inspira profondément. — Ce sera difficile, mon vieux. L’hyperplaneur devra être arrimé dans le canyon de la Planque demain soir pour la tempête du matin suivant. Les compagnies stockent leur matériel à Stonewave, dans le désert humide, à l’ouest de la plaine d’Aldrin. Vous aurez intérêt à vous magner le train, si vous voulez arriver là-bas au plus tard demain après-midi. Adam étudia une carte dans sa vision virtuelle. Il longea le versant nord du massif en direction de l’ouest et trouva la ville en question. Samantha avait raison, c’était effectivement très loin. Plus loin encore que Wolfstail. — À votre avis, est-ce faisable ? demanda-t-il. — Ouais, peut-être ! Il y a une piste coincée entre les contreforts de la montagne et la prairie. Cela vous évitera de rouler tout le temps dans l’herbe. Elle vous permettra de contourner le mont Herculaneum et d’arriver au pied de la face nord du mont Zeus. Stonewave sera alors tout droit vers le nord. Adam se retourna vers les camions. — Nous allons détacher les remorques pour aller plus vite. — Vous en aurez bien besoin. Croyez-moi, il vaut mieux ne pas se retrouver à proximité du mont Herculaneum lorsque la tempête commencera à souffler demain au petit matin. Si vous voulez survivre – je ne parle même pas de voler -, il vous faut absolument atteindre le mont Zeus avant le lever du jour. — Merci. — Vous allez vraiment le faire ? demanda-t-elle en se tournant vers Wilson. — Nous allons le faire, la corrigea Oscar. — Hein ? fit Wilson en lui lançant un regard étonné. — Exactement, ajouta Anna. Nous savons tous voler, contrairement à la plupart des touristes qui viennent s’amuser ici. À trois, nous multiplierons nos chances de succès. À la fin, il en restera au moins un pour s’écraser au sommet de cette montagne. — Vous voulez dire pour se poser gentiment et en souplesse, dit Oscar. — Ouais, enfin, c’est à voir. Wilson la prit par l’épaule. — Tu es certaine ? — Oui, dit-elle en lui caressant doucement la joue. Tu me dois toujours une lune de miel. — Pourquoi, ce voyage ne te suffit pas ? Elle l’embrassa, les yeux brillants de larmes. — Pas tout à fait. — Par les cieux ! s’exclama Samantha. Vous êtes vraiment des gens bizarres. Enfin, merci quand même ! Wilson la gratifia d’un hochement de tête furtif. — Nous devrons connaître vos besoins exacts en matière d’observation et de communications afin de modifier notre propre équipement. Rosamund et les autres connaissent-ils le chemin pour aller à Stonewave ? — Plus ou moins. De toute façon, les agences de voyages utilisaient régulièrement la route dont je vous ai parlé pour récupérer leurs touristes perdus. Elle est donc facile à suivre. Pendant qu’on décrochait les remorques, Adam en profita pour discuter avec Oscar. Presque toutes les caisses avaient été déchargées. Le camion de Zuggenhim était déjà parti ; Samantha le suivrait en Jeep. Pour le moment, toutefois, elle briefait Wilson et Jamas sur les détails techniques de l’observation en compagnie d’un Gardien nommé Valentine. Ils profiteraient du voyage vers Stonewave pour adapter leurs ordinateurs aux systèmes utilisés par les rebelles. — Je suis heureux que vous vous soyez porté volontaire, dit Adam. — Je ne pouvais tout de même pas laisser Wilson…, commença Oscar avant de s’interrompre en fronçant les sourcils. Pourquoi ? — Parce que vous serez le seul à voler. — Quoi ? s’exclama Oscar en se retournant aussitôt pour vérifier que personne ne l’avait entendu. Qu’est-ce que vous me racontez ? demanda-t-il à voix basse. — Vous croyez que les questions que nous nous posions à propos de Wilson et Anna sont réglées uniquement parce qu’ils ont proposé d’accomplir cette mission ? — Eh bien…, fit Oscar en se frottant vigoureusement le front. Oh, merde ! — Supposez que l’un d’eux soit un traître et parvienne au sommet. Cette mission tout entière dépend de l’équipe d’observation. Ils peuvent nous baiser, dit Adam en frappant bruyamment dans ses mains. Une fois pour toutes. L’Arpenteur n’aura plus qu’à monter à bord de Marie Céleste et à se tirer. — Quand allez-vous le leur dire ? — Quand nous serons à Stonewave et que nous aurons trouvé les hyperplaneurs. Au moins, ce petit voyage nous tiendra-t-il à l’écart des stations que Samantha construit. Je n’ai pas envie qu’un accident arrive à l’une d’entre elles au dernier moment. Une fois que nous aurons préparé un planeur, je leur dirai qu’ils doivent rester à terre. Mes Gardiens s’arrangeront pour qu’ils obéissent. — Adam, je ne suis pas un pilote formidable. En fait, en dix ans, je n’ai volé qu’une fois, et c’était il y a quelques jours à bord de l’Oie de carbone. — Les implants mémoires vous aideront. Vous y arriverez, Oscar. Comme d’habitude. Quatre Land Rover Cruiser étaient arrêtés en travers de l’autoroute numéro un. Des décharges ioniques zébrèrent le ciel au-dessus d’eux, frappèrent les bâtiments d’où les soldats de l’Institut tiraient sur les véhicules des Gardiens. La mitrailleuse cinétique montée sur le capot du Cruiser qui bloquait la file commença à tirer sur le camion Loko à dix-huit roues, qui fonçait sur lui à près de cent kilomètres à l’heure. Depuis la cabine du camion, un hyperfusil riposta et transperça le champ de force du Cruiser ; celui-ci explosa violemment et s’éleva dans les airs où il effectua un tour complet sur lui-même. — Je décolle ! s’exclama la Chatte d’un ton joyeux sur la fréquence générale. Vêtue de son armure de combat, entourée d’un champ de force ambré étincelant, elle sauta de la cabine. Elle heurta le revêtement craquelé de la route, rebondit et, enveloppée d’un halo rouge, vint heurter la façade d’un magasin d’aliments pour animaux. Le mur s’écroula et le toit vacilla dangereusement. La carcasse fumante du Cruiser retomba sur le toit et s’affaissa. Une seconde plus tard, le camion la pulvérisa et en projeta les restes contre ce qui restait du barrage. Deux cents mètres derrière, accroché au volant de son blindé, Stig sursauta. Le camion Loko continua sa route. Deux Cruiser s’envolèrent dans les airs où leurs champs de force rougeoyèrent. Des débris se déversèrent en pluie sur la route, projetés avec force par une énorme boule de feu qui se découpa sur le ciel saphir. Tiger Pansy couina dans l’oreille de Stig. On aurait dit un crissement d’ongle sur un tableau noir, amplifié par un ampli de hard rock. — Putain de…, commença-t-elle dans un soupir. Vous n’allez tout de même pas… ? Il garda le pied appuyé sur le champignon, comme le châssis rougi du camion se mettait lentement en travers des deux voies menant au sud. Les bâtiments se rapprochaient dangereusement, et une multitude de couleurs défilaient derrière les vitres de la cabine. Stig agrippa le volant encore plus fort. Le camion refusait de freiner. Le réservoir du quatrième Cruiser fut transpercé. Le carburant se déversa sur le béton aux enzymes et s’embrasa aussitôt. Les flammes rampèrent à la façon d’une marée infernale. — Par les cieux songeurs ! lâcha Bradley depuis le siège passager. Ses mains serraient fortement la banquette. Un énorme voile de feu se déroula vers le ciel, recouvrant les deux files. Ils s’engouffrèrent dans l’espace situé entre le rideau de flammes et les immeubles, entraînant quelques rubans écarlates dans leur sillage. Dans le ciel, juste au-dessus d’eux, la fumée brûlante tourbillonnait comme un cyclone miniature. — Putain, ouais ! cria Tiger Pansy. Devant, la route était dégagée. Stig ramena le camion sur la voie de droite. Les Jeeps Mazda et les blindés lui emboîtèrent le pas, maintenant consciencieusement une distance de sécurité de cinquante mètres entre chaque véhicule. Puis ce fut le tour du dernier des trois camions Loko. — Cat ? appela Stig. Cat, vous allez bien ? Le visage pressé contre la vitre, Bradley examinait la route derrière eux. — Je ne vois personne. Il y a toujours beaucoup de flammes. — Cat ? appela Morton qui, une fois n’était pas coutume, semblait inquiet. — Salut, les garçons. Vous pensez à moi. Comme c’est mignon ! Des applaudissements et des cris de joie retentirent sur le canal général. Sur un écran de contrôle, Stig vit la silhouette de Cat sortir du magasin dévasté. Une Jeep Mazda freina brutalement en dessinant des bandes noires sur la chaussée. La portière s’ouvrit et la Chatte monta à bord comme si on la prenait en stop. — Il y a des survivants chez les vilains ? demanda Alic. — Je surveille le trafic sur le réseau local, répondit Keely. Les gens du coin n’ont encore vu personne. Remarquez, ils sont toujours planqués dans leurs caves, alors… — Dites-leur de ne surtout rien tenter, ordonna Bradley. — Oui, monsieur. — Je me suis bien amusée, dit la Chatte. À quand la prochaine fois ? — Dans une demi-heure, marmonna Olwen sur un ton de reproche. Comme les autres, Olwen était impatiente de livrer bataille une fois qu’ils auraient rattrapé l’Arpenteur. Malheureusement, Stig et Bradley commençaient à se dire que ces barrages à répétitions risquaient de les empêcher d’y parvenir. Bradley avait pris la décision d’adopter la tactique de la collision. Seules les armures dernier cri des agents du bureau parisien et des Griffes de Cat étaient capables d’accomplir ce travail, ce qui faisait des jaloux chez les Gardiens. Un autre camion Loko dépassa la voiture de Stig en grondant. Jim Nwan conduisait le gros engin volé un peu plus tôt dans un dépôt. Il agita sa main gantée par la fenêtre et se positionna à l’avant du cortège. La drogue que Stig avait prise pour pouvoir conduire plusieurs jours d’affilée l’empêchait de desserrer son étreinte sur le volant. Son cerveau était concentré sur une seule et même tâche, et ses neurones fonctionnaient avec la précision d’un processeur. On avait vu des gens accomplir les mêmes gestes répétitifs pendant plus d’une semaine. Le sommeil devenait superflu, mais l’esprit se retrouvait coincé dans une sorte de boucle de pensées qui l’obnubilait et monopolisait toute son attention. — Il y a quelqu’un entre nous et le fleuve ? demanda-t-il. — Il semblerait que non, répondit Keely. Toutefois, je ne capte aucune communication en provenance de la zone du pont. Le réseau de la route s’interrompt à cent cinquante kilomètres du fleuve. Nos systèmes secondaires ne sont pas plus efficaces. On ne capte rien non plus au sud. Pour l’instant, je ne reçois qu’un signal automatique émis depuis Rock Dee sur les ondes courtes. — Bien. S’ils continuaient à cette vitesse, sans accrochages avec les troupes ennemies, ils atteindraient le pont sur l’Ancalun dans deux heures et demie. L’Arpenteur, quant à lui, devait y être arrivé depuis plus d’une heure. Ils ne pouvaient être sûrs de rien, car les communications avaient été interrompues alors que le convoi de l’Arpenteur n’était plus qu’à cent cinquante kilomètres du fleuve. Parmi les Gardiens, on essayait de comprendre ce que l’Institut avait bien pu faire pour détruire ainsi le réseau d’information de la route. Stig aurait tellement voulu avoir des nouvelles fraîches. C’était à la hauteur du pont sur l’Ancalun que les Gardiens avaient concentré tous leurs efforts pour intercepter l’Arpenteur. Si cette embuscade ne le ralentissait pas, la poursuite serait vouée à l’échec. Il leur faudrait alors tout miser sur le Raid final et le dispositif imaginé par Johansson. Il ne lui viendrait pas à l’idée de critiquer ce dernier. Mais, tout de même, un siècle de préparation pour qu’à la fin le timing soit si serré… À cause du bombardement de la place du Premier Pas, Stig avait fait de cette mission une affaire personnelle. Il voulait attraper lui-même l’Arpenteur. Bien que complètement drogué, il était en mesure de formuler cette pensée. Bradley se pencha sur son ordinateur de poche réglé pour recevoir les ondes courtes. — On dirait que c’est Samantha. Stig ne lâcha pas la route des yeux. Il avait isolé ses implants de l’extérieur pour ne pas risquer d’être déconcentré. Droit devant, le camion de Jim Nwan crachait sa fumée abondante. Le bleu agressif du ciel dessinait des vagues mouvantes sur sa carrosserie chromée. Stig se demanda s’il y avait quelque chose de répétitif dans les motifs ainsi obtenus, un genre d’algorithme. — Qu’est-ce qu’elle dit ? — Ils sont arrivés à la dernière station. Je suppose que cela signifie qu’Adam leur a livré l’équipement dont ils avaient besoin. — Bravo ! Aucun traître ne parviendra jamais à l’empêcher d’accomplir son devoir. — Attendez… Elle dit qu’elle est prête à surfer sur la prochaine vague, reprit-il avec un large sourire, avant d’émettre à son tour : Message reçu. Amusez-vous bien à la plage. Sa réponse fut automatiquement répétée dix fois. Olwen agrippa l’arrière du siège de Bradley et posa la tête sur ses mains, la mine satisfaite. — Demain ! Par les cieux songeurs, vous y croyez, vous ? Plus qu’un jour à attendre ! — À moins que je le rattrape avant, grogna Stig. Olwen et Bradley échangèrent un regard. — Alors, Bradley, qu’est-ce que vous en pensez ? demanda Tiger Pansy sans se soucier d’Olwen qui désapprouvait son intervention. Ça fait tellement longtemps que vous attendez ce moment. — Je ne sais pas trop quoi dire, répondit Johansson. Je me contente de rester concentré sur les événements qui se déroulent autour de nous. Je sais que c’est moi qui ai mis en branle cette énorme machine, mais je n’avais encore jamais essayé de la visualiser. C’est impressionnant. Un peu comme regarder une avalanche glisser sur le flanc d’une montagne et se dire que c’est vous qui l’avez déclenchée. — Cette avalanche ensevelira cet enfoiré d’Arpenteur, ajouta Olwen. Nous y veillerons. — Merci, ma chère. C’est grâce à vos clans que nous avons pu continuer à nous battre, année après année. J’étais l’objet d’un mépris et d’une haine absolus, mais je savais que vous croyiez en moi. — Le Commonwealth va nous devoir une fière chandelle. — Il nous doit déjà beaucoup, et ce depuis longtemps. Sauf qu’il ne le sait pas. Alors, chère Olwen, vous avez réfléchi à ce que vous allez faire ensuite ? — Non, pas vraiment. J’ai encore un peu de mal à accepter que ces événements se déroulent réellement. Je m’étais toujours dit que la bataille finale serait pour la prochaine génération, voire celle d’après. Pas pour la mienne, en tout cas. — Après-demain, nous prendrons tous le temps de nous asseoir pour discuter de ce que sera notre avenir. Les clans devront se transformer. Mais qui peut dire en quoi ? — Si je suis toujours de ce monde après-demain, j’irai à la plus grosse fête jamais organisée sur Far Away. — D’accord. Dans ce cas, nous attendrons que vous n’ayez plus la gueule de bois pour prendre toute décision importante. Ils virent la fumée à trois kilomètres. Les volutes fines et grises d’un feu en train de s’éteindre s’élevaient paresseusement dans le ciel équatorial un peu flou. Haville était une bourgade sans prétention qui s’étirait sur deux kilomètres le long de la route, avant de céder la place à des orangeraies. Le convoi de l’Arpenteur avait ouvert le feu dès son entrée dans l’agglomération et n’avait cessé de tirer jusqu’à la sortie. Les maisons modestes en panneaux de matériau composite n’étaient plus que des tas de scories sur des fondations de béton. Des traînées noires laissées par des lasers et des masers étaient visibles sur les murs encore debout. Toutefois, la plupart des immeubles avaient été éventrés. Les gens erraient parmi les décombres, accablés, hébétés. Leurs regards choqués et éteints se posèrent mollement sur le convoi des Gardiens trop pressés pour s’arrêter. Dans une grande cour, des cadavres étaient alignés, enveloppés dans des draps. — Ils ont détruit tous les nœuds de communications, annonça Keely. Le réseau n’était absolument pas protégé. — Ils n’ont pas cherché à être précis, dit Bradley comme le convoi sortait de la ville, où les arbres qui bordaient la route étaient dévorés par les flammes. M’est avis que l’Arpenteur est un adepte de la politique de la terre brûlée. L’objectif de ses troupes est d’empêcher toute communication longue distance le long de l’autoroute. — Vous croyez qu’ils ont recommencé plus loin ? demanda Olwen. — Le contraire m’étonnerait. Rien ne bougeait plus sur l’autoroute numéro un. Au sud de l’avenue Rob Lacey bordée de séquoias, le terrain s’élevait pour former des collines basses, séparées par des vallées qui se croisaient en dessinant des courbes alanguies. Bradley se rappelait être passé par ici, alors que la route était à peine terminée et que cette région était absolument déserte. Aujourd’hui, presque deux siècles plus tard, le paysage vallonné était couvert d’un riche tapis de végétation émeraude, d’herbe touffue et d’arbustes verdoyants. Le soleil de midi était aveuglant et l’empêchait d’admirer le ciel. La visibilité était parfaite. Il regardait par-dessus l’épaule de Stig et voyait le ruban gris-brun de la route qui serpentait entre les collines sur des kilomètres et des kilomètres. Nulle part où une patrouille de Cruiser pourrait rester embusquée. Stig et les autres conducteurs en profitaient pour rouler à tombeau ouvert. Depuis Haville, ils avaient traversé quatre petites villes rasées par l’Arpenteur, dont la dernière s’appelait Zeefield. Après, il n’y avait plus rien. Heureusement, la population semblait avoir été prévenue à temps. Les habitants des trois dernières bourgades avaient eu le temps de fuir avant l’arrivée du convoi. De fait, les Gardiens n’avaient vu aucun alignement de cadavres dans les ruines fumantes. Impossible de dire où tous ces gens s’étaient cachés. En tout cas, ils étaient bien silencieux. Keely n’avait pas réussi à contacter quelqu’un sur les fréquences locales. Le long de ce plateau ondulé, le câble constitué de fibres optiques qui reliait l’Institut à Armstrong City possédait des nœuds censés permettre à ceux qui vivaient le long de la route de communiquer les uns avec les autres. On en trouvait tous les cinq kilomètres, protégés par des dômes d’un mètre de haut, pareils à des champignons en matériau composite. Ils avaient tous été détruits au maser, leur carbone haute densité réduit à l’état de bouillie gris ardoise, qui s’était répandue sur l’herbe noircie. — C’est ici que j’ai accompli ma première mission contre l’Arpenteur, expliqua Stig, tandis que l’autoroute s’enfonçait dans un vallon profond avant de descendre définitivement du plateau. Nous venions toujours couper le câble dans le coin. C’était facile. — À présent, ils utilisent cet isolement contre nous, dit Bradley. Toutefois, le fait qu’ils aient détruit les nœuds jusqu’au dernier en dit long sur leur sentiment d’insécurité. Une ou deux coupures ordinaires auraient suffi. — C’est complètement absurde, intervint Olwen. Il sait que nous communiquons sur les ondes courtes et qu’il ne peut pas empêcher nos messages les plus importants de passer. — L’Arpenteur manque cruellement d’imagination, dit Bradley. Il sait que la destruction des nœuds nous a posé des problèmes dans le passé, alors, il continue. — Vous décrivez un programme informatique et non un être intelligent. — D’un certain point de vue, ses fonctions neurologiques sont similaires à celles d’un processeur. Les tactiques qu’il a faites siennes ont été testées d’une manière systématique, ou empruntées à des sources plus intuitives. Une situation aussi changeante que cette course-poursuite est difficile à appréhender pour lui. Elle ne lui laisse pas le temps d’essayer différentes solutions pour choisir la plus efficace. — Vous voulez dire qu’il tire ses idées des humains ? — Oui, très souvent. Toutefois, plus ils sont restés longtemps sous son emprise, moins ils sont capables de réfléchir d’une manière originale et inventive. — Pas étonnant qu’il veuille se débarrasser de nous. Nous ne jouons pas dans la même division. — Il ne peut certes pas nous battre sur notre propre terrain. Ce qui ne l’a pas empêché de nous conduire au bord du gouffre. Ne le sous-estimez surtout pas. — Oui, monsieur. Bradley fut touché par la détermination manifeste de la jeune femme. Après une si longue absence, la confiance sans bornes et absolue que lui manifestaient les clans était presque dérangeante. C’était un peu comme si le Commonwealth avait eu raison de le considérer comme le chef d’une secte. L’autoroute numéro un commença sa longue descente en contournant les gorges les plus abruptes ; elle décrivait une succession de virages serrés pour déboucher dans le veld étouffant. C’était ici que poussait la première véritable forêt pluviale de Far Away, entre le mont StOmer, au nordouest du massif de Dessault, et la mer de Chêne au sud. L’herbe était apparue en premier, semée par les dirigeables, afin de régénérer le sol avant l’introduction progressive des arbres et des plantes grimpantes. Le noyau central de la forêt pluviale n’avait plus besoin d’aide pour pousser et se propager dans toutes les directions. Bradley apercevait la vallée de l’Ancalun au loin, sillon profond qui balafrait le veld d’est en ouest avant de se jeter dans la mer. Sa végétation était sensiblement plus sombre que la luxuriance jade de la forêt pluviale ; elle se rapprochait davantage du vert olive, comme si elle était perpétuellement à l’ombre. Le fleuve était alimenté par des dizaines d’affluents qui dévalaient le massif et lui donnaient son caractère impétueux. Son fort courant avait taillé dans la roche un lit de deux cents mètres de large et trente de profondeur. Sur chaque rive, des buissons denses s’accrochaient à la pierre, et leurs racines à moitié exposées s’enfonçaient loin dans la boue collante. Les citrouilles d’eau avaient colonisé les zones peu profondes. Les fruits couleur de soufre flottaient comme des bouchons. Il y en avait de minuscules, de petites semblables à des oranges, et d’énormes, grosses comme des ballons de football à la peau spongieuse et plissée. Leur couronne de vrilles fines froufroutait autour d’elles dans le courant, comme des anguilles nichant autour de leur tige. Si près des montagnes, l’eau de la rivière était chargée de tellement de sédiments, qu’elle ressemblait à du café au lait. Étant donné la difficulté que représentait l’importation de poutres d’acier sur Far Away, la solution la moins chère pour construire un pont au-dessus d’un pareil gouffre consistait à le couvrir d’une arche de béton surplombée d’un tablier. Deux voies de circulation au lieu de quatre étaient également amplement suffisantes. L’équipe de démolition des Gardiens avait fait du bon travail. Ne restaient plus de l’arche que des chicots de béton accrochés de part et d’autre du fleuve. Cent mètres de chaussée avaient disparu au milieu. Les débris accumulés en contrebas créaient un bouillonnement furieux d’eau blanche. Alic et Morton se tenaient à la limite de la route écroulée et scannaient la forêt pluviale située de l’autre côté avec leurs senseurs actifs. Il n’y avait aucun signe d’activité hostile au cœur de la végétation. — On dirait que c’est dégagé, dit Alic. Stig et les autres se tenaient au bord de la gorge, près de la route, et regardaient l’eau couler vingt mètres plus bas. Les corps étaient entassés sur les morceaux de tablier. Trois d’entre eux portaient l’armure sombre de l’Institut, deux autres un treillis de camouflage. Tous arboraient des blessures terribles. Un charlemagne était accroché à des buissons, juste au-dessus de l’eau. Son corps sans vie était tout gonflé. Stig scanna une zone située plus en amont et découvrit d’autres cadavres, jetés dans la boue et la végétation. — Leur piste ne sera pas difficile à suivre, dit Bradley. Une étendue dégagée bordait le sommet de la gorge, où plantes grimpantes et buissons formaient un tampon entre la forêt et le précipice. Son sol humide avait été labouré par les roues du convoi de l’Arpenteur. — Commandant Hogan, Morton, vos hommes pourraient-ils rejoindre la pointe ? demanda Bradley. Nous avons besoin de savoir où ils ont traversé à gué. — Bien sûr, répondit Alic. Morton et lui rejoignirent leur groupe. Les Griffes et les hommes d’Alic trottinèrent sur la piste, ouvrant la voie aux véhicules blindés et aux Jeeps. Ils longèrent ainsi le bord de la gorge sur deux kilomètres. Par endroits, la paroi verticale dépassait quarante mètres de hauteur. En dessous, des cadavres gisaient dans la boue. L’eau peu profonde contournait les corps comme des rochers. Après les trente premiers, ils cessèrent de les compter. Le convoi de l’Arpenteur avait traversé la rivière à deux kilomètres deux cent cinquante du pont. À cet endroit, la gorge ne mesurait qu’une dizaine de mètres de profondeur. Avec des explosifs, on avait taillé la roche et créé une rampe artificielle pour permettre aux véhicules de descendre sans risques. Une rampe similaire était visible de l’autre côté. Trois Cruiser détruits se trouvaient au milieu de l’eau. L’eau bouillonnait autour d’eux. Les carcasses calcinées de deux autres engins encombraient la rampe nord. Sur l’autre rive, un 4 x 4 semblait avoir été atteint par des décharges ioniques et des projectiles cinétiques, puis dégagé violemment par un véhicule plus lourd. De vastes carrés de végétation avaient été noircis. Vingt cadavres de charlemagnes gisaient dans les buissons humides. Parfois avec leur cavalier. Il y avait davantage de cadavres en bordure de la forêt. Bradley examina le champ de bataille et, accablé, baissa la tête. — Par les cieux, pourvu que tout ceci se termine rapidement ! — J’en vois un bouger ! cria Morton. Couvrez-moi. Il se précipita sur la pente abrupte, ses bottes glissant et dérapant dans l’argile boueuse. Rob et Cat lui emboîtèrent le pas plus lentement. — Commandant, pourriez-vous vous rendre sur l’autre rive et vous assurer qu’aucune surprise ne nous y attend ? demanda Bradley. — Bien sûr, acquiesça Alic. Ses équipiers et lui empruntèrent la rampe nouvellement créée. — Stig, nous y allons dès qu’il nous donne le signal. — Oui, monsieur. Euh, les Jeeps traverseront sans problèmes, ajouta-t-il en fixant le cours d’eau turbulent, mais j’ai un doute pour certains camions. Nous pourrions peut-être les treuiller ? — Non. Il faut avancer. À partir de maintenant, nous abandonnerons tout ce qui ne pourra pas suivre. — Bradley ! appela Morton. C’est un des vôtres. Il n’arrête pas de vous demander. Bradley descendit le long de la rampe en marchant dans une ornière où, pensait-il, le sol serait plus stable ; toutefois, cela ne l’empêcha pas de glisser à plusieurs reprises. Stig suivait à quelques mètres derrière, leur plus gros kit médical à l’épaule. Les Griffes se tenaient au pied de la rampe, au milieu des buissons. Un charlemagne était tombé tout près. Sa carcasse massive avait glissé sur plusieurs mètres avant de s’immobiliser dans les broussailles. Juste derrière lui, dans son sillage de boue et de végétation écrasée, son cavalier gisait dans une cavité qui se remplissait lentement d’eau. Son foulard à damier cuivre et émeraude imbibé de sang indiquait qu’il appartenait au clan des McFoster. Sa combinaison à champ de force de fabrication très ancienne, portée par-dessus son treillis sombre, était brûlée en plusieurs endroits. Il présentait plusieurs blessures, dont la plus grave sur le torse. Ses vêtements étaient maculés de boue rougeâtre. Bradley plissa les yeux et examina son visage à la peau épaisse et rosée, couverte d’un écheveau de capillaires éclatés. — Harvey ? C’est bien vous ? — Par les cieux songeurs, vous êtes venu ! croassa faiblement Harvey. Ils me l’avaient dit. Dire que je ne les ai pas crus. Enfin, pas vraiment. Je suis navré. Je savais, au fond de mon cœur, que vous ne nous laisseriez pas seuls pour affronter ce monstre. Bradley se laissa tomber à genoux dans une mare de sang à côté du vieux guerrier. — Que faites-vous ici ? Vous n’êtes plus censé vous battre. — Je voulais participer à une dernière action, Bradley. À l’ultime bataille. J’étais fatigué d’entraîner les jeunes et de rester à la maison pour attendre leur retour. J’avais besoin d’un dernier combat glorieux. Je remercie les cieux songeurs de m’avoir donné cette occasion. Aujourd’hui, nos ancêtres doivent être fiers de nous. — Moi aussi, je suis fier de vous, Harvey. Je l’ai toujours été. Ne bougez pas. Stig a un kit médical. Il va s’occuper de vous. — Bradley, fit le vieil homme en s’accrochant à la chemise de Johansson. — Oui ? — Bradley… On les a sacrément amochés, parvint-il à articuler en partant d’un rire qui se changea rapidement en quinte de toux. — Arrêtez de parler, lui dit Bradley en lui prenant la main. Stig faillit s’écrouler en reconnaissant son vieil instructeur. — Tout ira bien, voulut-il le rassurer. J’ai un kit médical qui arrive directement du Commonwealth. On a de la peau cicatrisante, des médicaments biogéniques, la panoplie complète, quoi. — Ne la gaspille pas pour moi, petit, chuchota Harvey. Tu en auras besoin pour de vrai quand la planète aura eu sa vengeance. Stig baissa la tête. Des larmes coulaient en abondance sur ses joues. — Harvey, reprit Johansson, depuis combien de temps l’Arpenteur est-il passé ? Vous vous rappelez ? — Oui, j’ai regardé l’heure au moment où le camion du monstre disparaissait sur l’autre berge. Je savais que vous auriez besoin de savoir. Les autres – tous des gosses - ne veulent jamais m’écouter quand je leur fais la leçon, continua-t-il en regardant difficilement son antique montrebracelet en chrome noir. Quatre-vingt-sept minutes, Bradley. C’est l’avance qu’il a sur vous. Je vous avais bien dit que nous nous étions battus comme des lions. — Oui, c’est vrai. Et nous allons bientôt terminer le travail, je vous le promets. Les paupières de Harvey se fermèrent. Un sifflement s’échappa de sa bouche. — Donnez-lui quelque chose contre la douleur, dit Bradley à Stig. Ensuite, vous le monterez à l’arrière d’une Jeep. Il décrocha doucement la main du vieillard de sa chemise et regarda longuement la tache de boue et de sang mêlés qu’elle y avait laissée. — Monsieur, commença Stig d’une voix incertaine. On ne peut pas le déplacer. Ses blessures… — Harvey est sur le point de rejoindre les cieux songeurs, et rien de ce que vous transportez dans votre sac ne le sauvera. Nous ne pouvons pas attendre ici, mais nous ne pouvons pas non plus le laisser mourir tout seul. Même s’il ne survit que cinq minutes, il sera avec nous, ses camarades, et il prendra part à notre chasse. Vous ne voulez pas le priver de cela ? Harvey rit de nouveau ; un gargouillis faible sortit d’entre ses lèvres. Il avait toujours les yeux fermés. — Expliquez-lui, Bradley, dit-il. Ah, les gosses d’aujourd’hui ! Puissent les cieux songeurs nous protéger d’eux ! Stig hocha la tête et ouvrit son kit médical. Bradley se releva. — Quatre-vingt-sept minutes, lança-t-il aux Griffes de la Chatte. Nous pouvons encore le rattraper. Adam avait toujours considéré l’expression « désert humide » comme un oxymore dénué de sens. Jusqu’à ce qu’ils en entament véritablement la traversée. Tous les jours, la tempête qui arrivait à l’aube de l’océan Hondu déversait entre quatre et cinq centimètres d’eau sur la région, avant de se calmer en fin de matinée. Le désert humide était un vaste plateau, dont la pente légère et longue de plusieurs centaines de kilomètres conduisait de la plaine d’Aldrin à l’océan. Sur toute sa surface, il était couvert de sable et de galets. On pouvait dire qu’il s’agissait de la plus grande plage de la galaxie, même si la dernière marée s’était retirée un quart de million d’années plus tôt. En effet, les géologues de la première équipe d’exploration estimaient que le désert humide avait été sous les eaux dans un lointain passé. À cette époque-là, la Grande Triade se trouvait au bord de l’océan et y déversait régulièrement d’énormes quantités de lave. La pluie qui tombait ici s’écoulait sur la surface saturée en de larges rubans peu épais et se déversait directement dans l’océan. Une heure environ après le bannissement des nuages vers l’est, le drainage était déjà terminé. Le soleil équatorial brillait durement dans le ciel absolument dégagé, cuisait la surface chargée d’eau et produisait une épaisse couche de brume visqueuse qui s’accrochait au sol pendant la majeure partie de la journée. Dans les premiers temps de la colonisation humaine, les équipes de revitalisation avaient dispersé des spores de lichen dans ce désert, avant de s’en aller en se grattant la tête, tant elles ignoraient ce qui allait advenir. Un siècle et demi s’était écoulé depuis, mais personne n’était revenu pour évaluer le résultat de cette opération. Aucun signe de lichen n’était visible depuis la cabine du Volvo. Aucun signe de vie, en fait. Nul organisme évolué ne pouvait survivre à cet étrange cocktail d’inondations, de chaleur étouffante, de vapeur et de vent violent. Adam avait pris le volant. Le voyage avait été épuisant, en particulier pour les Gardiens, qui avaient conduit à tour de rôle pour permettre aux gens de la Marine de se reposer un peu avant de voler. Ils n’avaient dépassé le mont Herculaneum qu’aux petites heures de la matinée. Ils avaient à peine parcouru la moitié du tour de la base rocheuse du mont Zeus lorsque le vent s’était levé, les obligeant à se garer derrière un affleurement de roche et à attacher les camions avec des cordes en carbone tressé. Malgré ces précautions, Adam avait sérieusement craint que les véhicules ne soient emportés. Samantha n’avait pas menti. S’ils avaient été surpris par le vent au pied du mont Herculaneum au moment où la tempête contournait les flancs de la montagne géante, ils n’auraient pas survécu. Dès que les rafales s’étaient suffisamment calmées pour pouvoir marcher sans être renversés, ils avaient détaché les cordes et repris la route. Deux heures plus tard, ils avaient découvert le désert humide. Presque immédiatement, la brume les avait enveloppés. Le radar sondait constamment le terrain à la recherche d’obstacles. Jusque-là, ils n’en avaient rencontré aucun. Adam n’avait pas pris la peine d’allumer ses phares, car c’était inutile. Le soleil donnait un éclat blanc fluorescent à la brume qui les entourait de toutes parts. La visibilité dépassait rarement une quinzaine de mètres. Malgré cela, il roulait à plus de cent trente kilomètres à l’heure. Il n’y avait pas de problème d’érosion dans le désert humide. En effet, le sable était tellement saturé qu’il possédait une cohésion remarquable. Le moindre grain, la moindre particule était comme collé avec de l’époxy. La surface était idéalement plane et facilitait le pilotage des véhicules. En revanche, les chauffeurs ignoraient comment elle réagirait en cas de freinage brutal. Les canaux de drainage ne dépassaient jamais quinze centimètres de profondeur et ne représentaient aucune difficulté pour les pneus larges du Volvo, qui soulevait dans son sillage des gerbes d’eau semblables à des ailes. — Je crois bien que nous arrivons en vue de la ville, annonça Adam. Le radar montrait une sorte de protubérance à environ sept kilomètres de là. C’était le premier accident de terrain dans ce paysage monotone. Rosamund s’approcha pour regarder l’écran par-dessus l’épaule du chauffeur. — Oui, vous avez raison, les coordonnées sont bonnes. Adam plissa les yeux. Ses implants rétiniens étaient réglés sur leur résolution maximum. Derrière le balai soporifique des essuie-glaces, la brume lumineuse restait complètement impénétrable. Il vérifia une nouvelle fois le radar. — La taille correspond ? demanda-t-il. — Il me semble, répondit Rosamund sur un ton incertain. Le fait d’avoir affublé cette région du nom de « désert humide » aurait dû alerter Adam. Les habitants de Far Away aimaient les descriptions littérales. Ainsi, Stonewave - la vague de pierre – était-elle une véritable vague de deux kilomètres de long et trois cents mètres de haut. L’érosion avait évidé un de ses flancs qui, sur les deux tiers de sa longueur, était constitué d’une cavité profonde de trois cents mètres. Comme ils l’approchaient par son extrémité sud, Adam constata qu’elle avait le profil d’une vague titanesque, figée au milieu de sa courbe. D’après les quelques informations dont il disposait, les géologues ne savaient pas avec certitude si l’érosion datait d’avant ou d’après le retrait de l’océan. Les bâtiments de Stonewave se dressaient au centre de la cavité, là où le toit rocheux s’élevait à plus de cent cinquante mètres du sol. Bien que de tailles variées, ils étaient tous construits sur le même modèle oblong et surélevés par de courts pilotis qui les mettaient hors d’atteinte des inondations. Les murs, planchers et toits étaient constitués des mêmes carrés de carbone blanc fixés à des cadres robustes. Blottis dans le creux de la vague, ils étaient à l’abri des éléments. La pluie ne les atteignait jamais, contrairement au vent violent, qui s’engouffrait dans la cavité en tourbillonnant. La petite ville n’existait que pour et par les hyperplaneurs. Deux hôtels de luxe de quinze chambres chacun accueillaient les riches touristes désireux de tenter leur chance et de tester leurs nerfs dans les tempêtes matinales. Les employés des agences qui accueillaient les visiteurs étaient logés dans trois immeubles-dortoirs. On trouvait également une génératrice fonctionnant au gasoil, une usine de recyclage des déchets, des garages et hangars. Adam engagea le camion sous le toit naturel et se gara devant la grande porte coulissante d’un hangar appartenant à la société Grande Triade Aventures. Son assistant virtuel avait essayé sans succès de se connecter à l’ordinateur qui gérait le bâtiment. Il scanna les alentours avec les capteurs infrarouges de ses implants rétiniens, mais les bâtisses géométriques lui apparurent toutes de la même couleur. — On dirait qu’il n’y a plus personne, dit-il. — Les compagnies sont sans doute parties avec les derniers touristes, suggéra Rosamund. — Merde, j’espère qu’elles ont laissé les hyperplaneurs. — Elles n’avaient aucune raison de ne pas le faire. Adam retourna voir Paula. L’inspecteur principal dormait sur son étroite couchette, les genoux repliés sur la poitrine. Son front était trempé de sueur et sa respiration superficielle. De temps à autre, elle déglutissait bruyamment, comme si elle était en train de se noyer. Adam la considéra longuement, incrédule. Il ne savait vraiment pas quoi faire pour elle. Les sédatifs avaient leurs limites, et les médicaments biogéniques qu’il lui avait administrés à fortes doses n’avaient nullement amélioré son état général. Désormais, il craignait de mettre en route l’appareil de diagnostic. — Restez ici et gardez un œil sur elle, dit-il à Rosamund. Celle-ci commença à protester mais il lui fit signe de se taire. — Nous ne savons pas si sa maladie est authentique, expliqua-t-il, hypocrite. Si elle se réveille, faites-la boire. Forcez-la, si c’est nécessaire. Adam se demandait également depuis quand Paula n’avait pas mangé. Le kit médical contenait de quoi la nourrir par intraveineuse, mais il préférait garder cette option pour la fin. Il sortit rapidement du camion, honteux d’avoir abandonné ce problème derrière lui. L’autre Volvo était garé juste derrière le sien. Kieran coupa le contact et Wilson entreprit d’en descendre. L’atmosphère était étrange, car les bruits étaient comme aspirés. La pierre et la brume avaient des propriétés acoustiques singulières. Adam leva les yeux vers la voûte ; un sentiment de malaise l’envahit pour une raison inexpliquée. — Comment va Paula ? demanda Wilson. — Pas de changements, répondit-il, laconique. Vous avez modifié vos ordinateurs selon les spécifications des relais de Samantha ? — Oui, mais la portée reste un problème. Nous avons récupéré dans le Volvo un module que nous sommes parvenus à réaligner. Notre bricolage devrait tenir, mais rien n’est moins sûr. J’aimerais démonter aussi le module de votre camion, et j’espère que ceux qu’on trouvera ici seront compatibles avec les nôtres. — Ils devraient l’être, dit Jamas, qui venait de sortir de la cabine en compagnie d’Anna et Oscar. Les véhicules des compagnies sont certainement équipés d’émetteurs plus performants que ceux des Volvo, car ils doivent pouvoir rester en contact malgré les distances importantes qui les séparent parfois. — D’accord. Kieran et vous, vous chargerez de les dégotter. De toute façon, nous aurons besoin de ces véhicules pour tirer les hyperplaneurs. Et faites attention ; nous ne savons pas si cet endroit est vraiment désert. Nous quatre, nous allons fouiller les bâtiments. Il y avait une petite porte sur le côté du hangar de Grande Triade Aventures. Comme la serrure résistait, Adam la fit sauter avec une décharge ionique de faible puissance. L’intérieur était si sombre que même ses implants rétiniens eurent du mal à produire une image. Il tâtonna un peu, trouva l’interrupteur et alluma la lumière. Les réserves d’énergie n’étaient donc pas épuisées. Les longues bandes polyphotos se réveillèrent et brillèrent d’une lueur bizarrement jaune, après le paysage monochrome de l’extérieur. Huit hyperplaneurs étaient posés sur leur remorque dans leur configuration primaire ; ils ressemblaient à des cigares épais avec des ailes et ailerons rétractés et repliés le long de leur fuselage. Oscar siffla, admiratif. — Beaux engins. — À vous de jouer, maintenant. Il est temps de procéder aux vérifications d’usage. — Absolument, dit Wilson. Voyez si vous trouvez les ordinateurs du hangar, s’il vous plaît. Nous aurons besoin du journal de maintenance. — Et du détail de leurs performances, ajouta Anna, dont les très nombreux tatouages brillaient d’un éclat doré. Nous allons devoir décrire une trajectoire particulière, difficile. L’arc devra aboutir à un endroit précis. — Pour commencer, dit Wilson, il faut effectuer un survol standard. Quand la tornade sera derrière nous, il sera facile d’adapter le profil du vol, de ralentir et de modifier l’angle d’approche pour atterrir derrière le Fauteuil d’Aphrodite. Perdre de la vitesse n’est jamais un problème. Ce sera compliqué, mais l’un d’entre nous devrait pouvoir y arriver. Furtivement, Oscar lança un regard accusateur à Adam. — Les appareils ont certainement été conçus pour se poser en toute sécurité sur le versant d’une montagne, réfléchit Anna tout haut. Ce genre d’accident a déjà dû arriver. — Quand on manque de vitesse pour survoler un sommet, on est supposé le contourner, reprit Wilson. Il trouva la poignée d’ouverture manuelle de la verrière du premier hyperplaneur et la tourna. La bulle transparente se souleva avec fluidité. Il se pencha à l’intérieur. — Voyons voir… L’assistant virtuel d’Adam l’informa que l’ordinateur de bord de l’appareil venait de se réveiller. Il soutint longuement le regard d’Oscar, sans ciller, puis gagna le bureau situé dans le fond du hangar. À l’intérieur, l’atmosphère confinée sentait le moisi ; les murs et le sol étaient glacés et humides. Quelques objets métalliques étaient même couverts d’une fine pellicule de condensation. Il effleura un senseur tactile, et le moniteur du bureau s’alluma. Mieux encore, ses programmes et dossiers n’étaient protégés par aucun codage. Il commença à compulser des informations générales. — Adam, l’appela Kieran sur une fréquence sécurisée. Nous avons trouvé les Jeeps qu’ils utilisent pour remorquer les hyperplaneurs jusqu’au canyon. Elles sont parfaitement adaptées à ce paysage venteux ; on dirait des bulles. Je crois même qu’elles sont équipées d’ancres. — Parfait. Voyez si vous dégottez des dossiers d’entretien. Nous prendrons les deux meilleures. — Entendu. Euh, nous ne sommes pas censés partir avec trois hyperplaneurs ? — Je vous parle de tout cela dans une minute. — Bien. En attendant, nous allons faire le plein. Jamas est en train de chercher la cuve de gasoil. Adam trouva un dossier contenant une présentation exhaustive des hyperplaneurs et demanda à son assistant virtuel d’en extraire quelques informations spécifiques. — Et l’équipement dont ils se servent pour ancrer les planeurs ? demanda-t-il à Kieran. — Il n’est pas ici. Je pars à sa recherche dès que j’en aurai terminé avec les Jeeps. — Merci. Un itinéraire standard s’ouvrit dans sa vision virtuelle. — Merde ! lâcha-t-il en l’examinant. Il faudra faire très vite. Normalement, ils partent pour le canyon vers midi. Cela laisse le temps aux techniciens d’arrimer les appareils et de rentrer avant la nuit. — Nous y arriverons. Son assistant virtuel avait extrait plusieurs passages intéressants. Il les lut en diagonale et trouva enfin le chapitre sur les mémoires artificielles de compétences. Leur chargement s’effectuait dans une pièce attenante. Il ouvrit une porte et découvrit ce qui ressemblait à la salle d’attente d’un cabinet juridique de seconde zone. On y trouvait cependant cinq fauteuils en cuir à l’aspect confortable, dotés chacun d’un terminal sophistiqué. Une moisissure sombre était en train de coloniser le cuir humide ; c’était la première forme de vie qu’ils rencontraient dans ce désert. Adam vérifia les réserves d’énergie sur un moniteur. — J’ai trouvé la salle où les capacités de pilotage sont implantées, annonça-t-il aux autres en revenant dans le hangar. Cinq hyperplaneurs avaient été ouverts. Wilson était déjà installé dans un cockpit, les mains posées sur les capteurs du tableau de bord. Sous et derrière lui, les bourgeons des ailes et ailerons se tortillaient comme s’ils s’apprêtaient à mettre bas. — Bien joué, dit Wilson. — Pas tout à fait. Il y a un léger problème. L’humidité y est encore plus importante qu’ici, et les ordinateurs ont été endommagés. Un seul poste est véritablement opérationnel et fiable. Vous serez donc équipés un par un. Nous allons commencer par Oscar. — D’accord, acquiesça Wilson. Oscar arborait une expression figée et impénétrable. — Où en êtes-vous avec les planeurs ? reprit Adam. — Nous procédons aux vérifications d’usage, dit calmement Oscar. Jusque-là, les cinq appareils semblent utilisables. Anna arriva avec un épais câble supraconducteur, qu’elle connecta au second planeur. — Il faut les recharger, dit-elle. Les réserves auxiliaires sont bonnes, mais cela ne suffit pas pour voler. Les batteries principales doivent être pleines. Les électromuscles et le morphoplastique consomment beaucoup d’énergie. — Je crois que la génératrice de la ville se trouve dans le premier bâtiment que nous avons dépassé, dit Adam. Ah, oui, j’oubliais : nous sommes très pressés ! Normalement, il faut six heures pour rallier la zone de décollage. Après, il y a l’ancrage. Wilson se leva dans son cockpit. — Alors, mettons-nous tout de suite au travail. — Nous n’avons pas encore trouvé les câbles d’arrimage, expliqua Anna. Ils doivent pourtant être dans les parages. — Je vous laisse vous débrouiller avec cela, dit Adam. Je vais initier Oscar aux joies du vol à voile. — Il y a assez d’appareils pour tout le monde, ajouta Anna avec un sourire, en faisant le tour du hangar avec un grand geste du bras. Vous ne voulez pas vous joindre à nous ? — Vu mon âge et mon poids, non. Wilson descendit précautionneusement de son hyperplaneur et remonta la fermeture à glissière de sa veste en peau de mouton. — Jetez un coup d’œil à l’inventaire pour moi, s’il vous plaît. D’accord ? demanda-t-il. — Comptez sur moi, dit Adam. Oscar examina la rangée de fauteuils au fond de la salle. L’ordinateur de l’un d’eux était allumé ; des voyants verts clignotaient devant l’unité. Il renifla d’un air dégoûté. — Humidité mon cul ! — Nous avons encore besoin de leur aide pour préparer votre appareil. — Nous sommes dans l’erreur. J’ai vraiment très peu de chances d’arriver là-haut en un seul morceau. — Certes, mais êtes-vous capable de me dire lequel des deux est un agent de l’Arpenteur ? — Et merde ! — Je ne vous le fais pas dire. Installez-vous dans ce fauteuil. Oscar fit ce qu’on lui dit. Il appliqua ses poignets sur les capteurs. — Connexion établie, dit-il. Ce que confirma l’assistant virtuel d’Adam. Le programme fut lancé. Des coussinets en morphoplastique enveloppèrent les poignets d’Oscar. — La phase de préparation de l’induction dure environ une minute, expliqua Adam en consultant le menu. L’implantation elle-même devrait prendre huit minutes. — Plus une minute de vérification. Merci, je suis au courant. J’ai subi ce genre d’intervention de très nombreuses fois à l’époque où je travaillais pour CST. Les conneries que l’on doit savoir pour… —Relaxez-vous, je vous prie, le coupa sèchement Adam. Il déplaça ses mains virtuelles au-dessus d’une série d’icônes et initialisa la phase de préparation de l’induction. Les yeux d’Oscar étaient déjà fermés. Sur son visage, des mouvements de muscles furtifs accompagnaient ceux de ses globes oculaires. Adam retourna dans le hangar. On vérifiait encore les points sensibles de deux hyperplaneurs. Jusque-là, aucun problème majeur n’avait été détecté. Il regardait à l’intérieur du cockpit d’un des appareils lorsqu’il entendit un bruit derrière lui. Il releva la tête pour voir de qui il s’agissait. — Oh, vous auriez pu… La fine lame harmonique pénétra la base de son crâne et lui transperça le cerveau. 9 Le missile quantique ne voulait pas entrer dans son tube de lancement. Ni Ozzie ni le sous-programme de l’IA n’y pouvaient quoi que ce soit. Le projectile refusait tout simplement de bouger. Ozzie avait réellement tout essayé. Il avait envoyé de l’électricité dans les électromuscles qui l’entouraient, mais n’avait obtenu qu’un spasme inutile et une surcharge dangereuse. Le sous-programme avait consciencieusement examiné le logiciel qui contrôlait le magasin pour finalement s’avouer vaincu. Tout paraissait normal. Même les examens physiques des composants mécaniques n’avaient rien donné. Rien ne fonctionnait. Ozzie lâcha un grognement furieux. Une sombre pression lui enserrait le cerveau et s’aggravait d’heure en heure. Jamais il n’avait connu aussi grande frustration. Être arrivé aussi loin pour se retrouver coincé à cause d’une simple panne… C’en était trop ! Seul un dieu emmerdeur était capable de vous réserver un destin pareil. Il y a une raison logique pour que cette machine ne fonctionne pas. Je vais la chercher et je vais la trouver. Lorsqu’il regardait dans sa vision numérique le plan labyrinthique du mécanisme de lancement, il n’avait qu’une envie : donner des coups de poing virtuels. L’absence de nourriture ne l’aidait pas à se concentrer. Déjà deux jours. Il n’avait pas beaucoup dormi non plus. Un bruissement inattendu quoique familier attira son attention et le tira de ses réflexions. À sa droite, Mark lui tournait le dos et flottait quelques centimètres au-dessus de son fauteuil. De nouveau, un bruissement. — Yo, Mark, qu’est-ce que vous… Eh ! attendez une minute ! C’est du CHOCOLAT ? Mark tourna paresseusement sur lui-même. Les joues pleines, il mâchouillait avec un air satisfait. Dans sa main, l’emballage d’une barre chocolatée Cadbury’s. Il finit de déchirer le papier et fourra les quatre derniers carrés dans sa bouche. — Espèce de fumier ! cria Ozzie, outré. Je suis en train de crever de faim et, vous, vous vous empiffrez en cachette depuis le début. — C’était MA gamelle, expliqua Mark, la bouche pleine. — Oui, mais on est sur le même bateau ! Salaud, et vous vous dites humain ! Je n’ai rien avalé d’autre que de l’eau ces deux derniers jours. Et nous savons tous les deux d’où elle provient. Mark déglutit une dernière fois. — Oh, je suis désolé ! Vous avez oublié de piquer des sandwichs au jardin d’enfants avant de me faire prisonnier et de m’emmener de force à bord d’un vaisseau volé ? — Ce vaisseau m’appartient ! J’ai payé la moitié de sa construction. — Parfait, alors, appelez Nigel Sheldon et dites-lui tout cela. Ozzie aurait voulu frapper sa console. — Qu’est-ce que vous étiez dans votre vie précédente ? Une saloperie d’avocat ? — Vous m’avez tué ! hurla Mark. Vous croyez peut-être que je vais me mettre à genoux et vous remercier ? Vous êtes complètement malade, ma parole ! Qu’est-ce que vous espérez de ma part ? Allez, dites-le. Cela m’intéresse. — Si vous la fermiez un peu pour m’écouter, peut-être que votre cervelle sous-développée au QI ridicule comprendrait ce que je me tue à vous dire. — Au moins mon QI est-il plus grand que la pointure de mes chaussures. — Connard ! — Branleur ! lâcha Mark en lui lançant l’emballage du chocolat. Ah, oui ! Traître, aussi ! — Je ne suis pas un putain d’agent de l’Arpenteur. Merde, pourquoi est-ce que personne ne veut m’écouter ? — Encore une question rhétorique formulée par votre intellect supérieur ? — Je ne suis pas un type violent, mais je jure que si vous n’arrêtez pas immédiatement de m’emmerder, je vous tasse contre cette paroi à coups de botte dans le cul. — Qu’est-ce qui vous gêne au juste, les insultes ou bien les cris ? Ozzie serra les poings, prêt à… — Nom de Dieu ! s’exclama-t-il. Comment avez-vous donc fait pour vous faire embaucher ? Personne, dans toute cette galaxie, ne pourrait supporter de travailler à vos côtés. Vous êtes le type le plus énervant que j’aie jamais rencontré. — Je me demande si vous avez séduit Giselle avec vos belles paroles ou bien si elle a tout simplement eu pitié de votre coupe de cheveux. Instinctivement, Ozzie porta la main à sa tignasse, qui flottait à la façon d’une méduse épileptique dans cet environnement dépourvu de pesanteur. — Ma coupe est très à la mode, mec, rétorqua-t-il d’un ton glacial. — Ah, oui ? Où ça ? Mark paraissait si authentiquement étonné, qu’Ozzie en resta sans voix, incapable qu’il était de formuler la moindre pensée cohérente. Par ailleurs… — Écoutez, finit-il par dire, je crois que nous nous égarons. Je me suis excusé des milliards de fois pour ce qui s’est produit dans les docks. Je n’avais aucunement l’intention de vous embringuer dans tout cela. — Comment croyez-vous que mes gosses vont grandir sans moi ? Merde, ils n’ont même pas dix ans. Non seulement je vais crever dans l’espace interstellaire à cause de vous, mais en plus, le Commonwealth va perdre cette guerre parce que vous l’aurez trahi. Mes gamins seront forcés de fuir à bord d’une arche. Toute leur vie, ils regarderont par-dessus leur épaule par peur d’être rattrapés par un ennemi impitoyable, qui aura massacré le reste de leur espèce. N’avez-vous pas d’enfants ? Essayez de vous rappeler ce que vous ressentiez pour eux avant qu’il s’empare de votre esprit. — Je ne suis pas un putain d’agent de l’Arpenteur ! cria Ozzie. Il prit quelques secondes pour se calmer. Quand il finit par lever les yeux vers Mark, celui-ci arborait un sourire satisfait. — D’accord. Mettez votre QI supérieur à profit et dites-moi pour quelle raison j’aurais volé Charybde ? — C’est de l’humour extraterrestre ? — Je suis très sérieux. Nous allons arriver dans le système de Dyson Alpha – quoi ? – six heures avant que Nigel se pointe avec sa bombe. À votre avis, qu’est-ce que l’agent de l’Arpenteur que je suis supposé être pourra accomplir dans ce laps de temps ? Ces six heures suffiront-elles à MatinLumièreMontagne pour construire une flotte de frégates ? Dites-moi, allez-y, vous qui êtes un expert. Que peut-on faire en six heures ? — Je ne jouerai pas à ce jeu avec vous. — Vous avez peur ? — Vous n’êtes qu’un gamin. Une volonté forte de trois cent soixante ans d’expérience permit à Ozzie de parler d’une voix calme et claire : — Je suis Ozzie Fernandez Isaacs. J’ai fabriqué de mes mains le tout premier générateur de trous de ver et j’ai participé à la création de ce Commonwealth, que vos enfants et vous adorez tant. Même si vous croyez qu’une partie de ma personnalité a été conditionnée par l’Arpenteur, je pense que vous me respectez un peu. Vous respectez Ozzie Fernandez Isaacs, et Ozzie Fernandez Isaacs est persuadé qu’il est parfaitement impossible de dupliquer un engin pareil en six heures. Mark soupira à contrecœur. — En effet, c’est impossible. — Merci. Il est donc également impossible de construire une bombe Nova. — Oui, mais on peut en saisir le principe. — Peut-être bien. Vous avez raison. Les principes physiques sur lesquels elle est fondée sont dérivés de théories existantes. De la même manière, si vous comprenez ce que signifie E = mc2, vous savez comment fonctionne une bombe atomique. Pour autant, cela ne suffit pas pour en construire une. Mais, admettons. Donc, vous comprenez comment fonctionne cette bombe, et, une demi-heure plus tard, vous la voyez même en action, parce que ce bon vieux Nigel Sheldon se pointe et transforme votre étoile en une sphère de plasma et de radiations dures. Alors – je me répète –, quel intérêt aurais-je à voler ce vaisseau pour le compte de l’Arpenteur ? — MatinLumièreMontagne est installé sur d’autres mondes. — Qui sont en ce moment même pris pour cible par les autres frégates dans une opération de destruction systématique. Nigel s’apprête à commettre un génocide au nom de notre espèce, reprit Ozzie avant de soupirer profondément, fatigué par l’obstination de Mark. Le pire dans tout cela, c’est que la plupart de nos congénères s’en réjouissent. Nous serons toujours en vie, ce qui est génial. En revanche, l’espèce humaine aura définitivement perdu son âme, morte en même temps que MatinLumièreMontagne. Mark, ce vol est notre unique chance de garder notre humanité. Il est extrêmement risqué, voire complètement fou – j’en conviens. Je joue ma vie sur ce coup-là, ce qui est mon droit le plus strict, et, je le répète, je suis désolé de vous avoir embringué dans cette histoire. Le problème, c’est que Nigel refuse de me laisser tenter ce pari, ce qui est également une position respectable. Nous vivons une époque terrifiante, Mark. Toutefois, je n’ai pas le droit de laisser passer cette chance. Je me dois d’essayer de remettre la barrière en route. — Je comprends bien, mais… — Je suis peut-être un traître, mais cela n’a aucune importance, car l’espèce humaine survivra grâce à Nigel et aux vaisseaux qui nous suivent. Cependant, imaginez une seconde que je ne sois pas un traître. Si je réussissais à activer la barrière, nous gagnerions cette guerre de la bonne manière, avec noblesse. Mais vous vous en fichez, non ? La réponse tarda à venir. Quand Mark finit par parler, les mots sortirent péniblement et douloureusement de sa gorge : — Je ne sais pas. Votre plan me parait un pari extrêmement risqué. — C’est même le pari le plus risqué de toute l’histoire de l’humanité. C’est pour cela que je suis le seul à pouvoir le mettre en pratique. Personne d’autre que moi n’est assez stupide pour se casser le cul de cette manière, n’est-ce pas ? — Sans doute, concéda Mark avec un léger sourire en coin. — Ah, enfin ! s’exclama Ozzie en faisant mine de lui taper dans la main. Bien, reprit-il, comme Mark le regardait avec des yeux ronds. Voudriez-vous m’expliquer comment on fait fonctionner ce lance-missiles ? Cela fait des heures que j’essaie de comprendre. — Vous voulez dire que vous ne sauriez pas tirer un missile quantique ? — En effet, admit Ozzie. Après une nouvelle pause, Mark gloussa d’un air moqueur. — Alors, c’est moi le capitaine, dit-il. — Pardon ? — Bon, disons que nous nous partageons le poste suprême. Vous, vous vous chargez des machines, et moi, des missiles. — Pardon ? — Eh bien, oui ! Je peux réparer le lance-missiles. Toutefois, je ne le ferai que si vous me confiez la responsabilité du poste de tir. — Pourquoi ferais-je une chose pareille ? — Si nous atteignons la Forteresse des ténèbres et que vous me désignez une cible, je la détruirai. En revanche, si vous tentez de livrer ce vaisseau et sa technologie à MatinLumièreMontagne, je nous fais sauter. Qu’en pensez-vous ? Vous me faites confiance, n’est-ce pas ? — Le fils de pute ! Ma parole, vous êtes un clone de Nigel. — Vous voulez une chance de remettre la barrière en route, oui ou non ? Ozzie ne voyait aucun moyen de s’en sortir autrement. — Toujours pas résolu le problème du mécanisme du silo ? demanda-t-il à son assistant virtuel. — Non. D’après mes programmes d’analyse, le système devrait fonctionner. Pourtant, ce n’est pas le cas. Il y a là un paradoxe que mes capacités de traitement réduites ne sont pas capables de résoudre. — Très bien, Mark, vous aurez accès aux systèmes offensifs. — Cela signifie que j’aurai le contrôle de notre armement ? — Oui, répondit Ozzie, tandis que ses mains virtuelles voletaient dans son champ de vision et déplaçaient des icônes pour permettre à Mark de se connecter à l’armement du vaisseau. Il regarda l’ingénieur entrer dans le réseau et recoder toute la section relative aux armes. — Que fait-il ? demanda-t-il à son assistant virtuel. — Capacités de traitement insuffisantes. Il m’est impossible de répondre à cette question. — Évidemment, marmonna Ozzie, tandis que des données migraient de l’ordinateur chargé de gérer les silos vers les implants de Mark. — Qu’y a-t-il ? demanda ce dernier. — Je me demandais simplement comment vous comptiez vous y prendre. — Le mécanisme n’était pas de niveau. — C’est-à-dire ? Dans sa vision virtuelle, Ozzie suivait le parcours des fichiers que Mark était en train de charger dans le système des électromuscles. — Tout le monde pense que deux segments d’électromuscles seront toujours identiques, expliqua Mark, mais c’est faux. Deux longueurs rigoureusement exactes ont presque toujours des forces de traction différentes. C’est dû à des instabilités mineures dans le processus de fabrication. Certaines fournées sont plus fortes que la moyenne, d’autres plus faibles. C’est pour cette raison que les fabricants prévoient une marge de cinq pour cent. Ce qui signifie qu’il est nécessaire de les équilibrer. C’est encore plus vrai dans le cas qui nous intéresse, car le missile est maintenu en place par sept bras. Voilà ! Vous comprenez ? Les bras poussaient le missile avec des forces différentes, si bien que le cylindre n’était pas aligné avec le silo. — Ouais, fit faiblement Ozzie. — Il était même sacrément tordu. Une dernière petite modification, et les tractions devraient être recalibrées. J’ai écrit ce programme il y a des années pour la dépanneuse d’un ami. Dans la vision virtuelle d’Ozzie, le missile glissa dans son tube de lancement au milieu d’une marée de symboles verts. Un programme écrit pour une dépanneuse ! — Et en plus, ça marche, marmonna-t-il. — C’est mon boulot, rétorqua Mark avec un sourire modeste. Quarante-deux secondes s’étaient écoulées depuis que l’ingénieur avait pris le contrôle de l’armement du vaisseau. Deux jours à me taper la tête contre les murs pour rien du tout… On dit que je suis un putain de génie, en plus. — Euh… merci, Mark. Vous comprenez que nous devons continuer notre voyage vers la Forteresse des ténèbres, maintenant ? — Oui, je comprends. De toute façon, mes chances de survie ne sont pas bien grandes, alors, je ne suis pas à cela près. — Certes. Euh, il ne vous reste rien dans votre gamelle ? — Non, mais il y a des repas complets dans l’armoire de survie. Ils ne sont pas mauvais, d’ailleurs. Ozzie sourit. C’était un bon moyen d’empêcher le gémissement animal produit par sa gorge de passer la barrière de ses lèvres. Oscar sortit de sa séance d’implantation de mémoire comme s’il s’échappait d’un mauvais rêve. Il balançait la tête de tous les côtés, tentait de se lever sans trop savoir s’il était éveillé ou non. Il était pourtant certain que sa main agrippait un manche à balai, tandis que de longues ailes blanches et flexibles s’incurvaient vers le haut de part et d’autre de son fauteuil, et que la tempête faisait rage à l’extérieur. La lumière puissante le fit cligner des yeux. Des silhouettes floues se tenaient devant lui. Les visages gagnèrent petit à petit en netteté. Quelque chose ne tourne pas rond. Jamas et Kieran semblaient à la fois en colère et effrayés, ce qui n’était jamais bon signe. D’autant plus qu’ils tenaient Wilson et Anna en joue. L’homme avait un contrôle total sur ses émotions et toisait le duo armé avec un mélange de tolérance et de mépris. Anna était furieuse, quoique calme ; ses tatouages apparaissaient et disparaissaient régulièrement, tels des crocs avant une attaque mortelle. Si Kieran commettait l’erreur de décoller le canon du fusil des côtes de la femme, cela en serait terminé de sa belle jeunesse. À voir son visage, le Gardien savait à quoi s’en tenir. — Que se passe-t-il ? demanda Oscar. La sensation de voler s’estompait lentement, cédait la place à une affreuse migraine. — Adam est mort, répondit Wilson d’un ton neutre. — Et c’est un enfoiré d’agent de l’Arpenteur qui l’a tué ! cria Kieran en enfonçant davantage le canon de son fusil dans le flanc d’Anna. L’impression de tomber revint brusquement dans les membres d’Oscar, qui lança un regard sidéré et interrogateur à Wilson. — Non, se contenta de dire celui-ci. — Vous étiez tous ici dans le hangar avec lui, rétorqua Jamas. Tire lentement le joystick vers toi, laisse aux ailes le temps de réagir, tandis que la microrafale t’emporte. L’écoulement de l’air se modifie autour du fuselage en morphoplastique, dont la forme varie constamment pour s’adapter aux conditions. — Où est-il ? demanda Oscar d’une voix enrouée. Jamas désigna d’un mouvement de tête la porte ouverte sur le hangar. — Parce que vous n’avez rien entendu, peut-être ? — Il a été tué avec un couteau, dit Wilson. Il n’y avait rien à entendre. — Je ne risquais pas d’entendre quoi que ce soit, expliqua Oscar. On m’implantait une mémoire. — Ben voyons ! lâcha Kieran avec mépris. Oscar choisit de l’ignorer et posa ses pieds par terre. Il avait du mal à tenir debout. — Où est-ce que vous croyez aller ? demanda Jamas. — Je vais le voir. — Non, vous n’irez nulle part. Oscar se redressa et posa la main sur le fauteuil. Les lumières de la salle clignotaient en rythme avec sa migraine. — Attention, intervint Anna. L’implantation de mémoire affecte le fonctionnement des neurones pendant plusieurs minutes. — Je dois le voir. Parce que je ne vous crois pas. Pas Adam ! Ce n’est pas possible. Jamas et Kieran échangèrent un regard. Le second hocha la tête. — D’accord. Rosamund sera là dans une minute. Oscar prit la tête du petit groupe et se dirigea vers le hangar. Ses mouvements étaient incertains, mais pas uniquement à cause de l’intervention qu’il venait de subir. Une paire de jambes dépassait de derrière un hyperplaneur. Il ralentit, peu certain d’avoir envie de voir à qui elle appartenait. Adam était étendu à plat ventre sur le sol en matériau composite sombre, les bras le long du corps, le manche d’une lame harmonique plantée dans la nuque. Une petite flaque de sang s’était formée autour de sa tête. Les jambes d’Oscar flageolèrent. Il s’accrocha au fuselage pour ne pas tomber. Il ne pouvait pas s’empêcher de revoir en esprit le visage d’Adam le jour de l’attentat d’Abadan. Ce soir, les fantômes de ses victimes vont faire la fête. — Vous vous sentez bien ? demanda Anna en s’appro-chant de lui. — Ce n’est pas possible, croassa-t-il d’une voix étouffée. Pas ici. Pas comme cela. Ce n’est pas juste. Pas de cette manière. — Eh bien, si, justement ! cracha Jamas. Et c’est un de vous trois qui est le coupable. — Tuons-les tous, proposa Kieran en s’éloignant d’Anna pour pouvoir également menacer Oscar de son arme. C’est le seul moyen de ne pas se tromper. — Et vous, où étiez-vous quand c’est arrivé ? demanda Anna. — Ta gueule, salope ! — Je ne plaisante pas, insista-t-elle, le regard brûlant d’une fureur contrôlée. Il était avec vous ? demanda-t-elle à Jamas. Celui-ci bascula son poids d’un pied à l’autre, mal à l’aise. — Non, répondit-il. — Jamas ! protesta Kieran. — Cela signifie que vous ne pouvez pas vous porter garant l’un pour l’autre, ajouta Wilson en allant se placer à côté d’Anna et Oscar. — Nous n’avons été séparés que quelques petites minutes, c’est tout, dit Jamas. Wilson baissa ostensiblement la tête vers le cadavre d’Adam. — Combien de temps croyez-vous qu’il a fallu pour obtenir ce résultat ? demanda-t-il. — Vous nous accusez ? s’indigna Kieran. — Pouvez-vous prouver que vous n’y êtes pour rien ? Kieran gronda et pointa le canon de son fusil sur lui. Jamas lui fit baisser son arme. — Il a raison. — Quoi ? C’est une plaisanterie ? Rosamund déboula par l’entrée principale en traînant Paula Myo. L’inspecteur portait toujours le sweat-shirt en laine rouge d’Adam. Son visage était couvert de sueur et ses lèvres presque noires. Oscar et Wilson se précipitèrent pour l’aider. Paula gémit en se sentant soulevée. Elle était à peine consciente. Ils l’assirent sur le sol, le dos contre la remorque d’un hyperplaneur. Elle frissonnait violemment et avait du mal à supporter le poids de sa tête. Soudain, elle avisa le cadavre d’Adam et se figea. Elle se frotta vigoureusement les yeux et cligna plusieurs fois des paupières. — Il est mort ? s’enquit-elle. — Putain, ouais, ça m’en a tout l’air ! cria Kieran. — Fermez-la ! aboya Wilson en s’agenouillant à côté de Paula pour lui toucher le front. Paula, vous m’entendez ? Vous savez où nous sommes ? Elle cligna très lentement des yeux et tourna la tête vers lui. — Far Away. Nous sommes sur Far Away. — Vous vous souvenez des composants sabotés ? — Oui. — Nous avons besoin de votre aide. Celui qui a fait cela a aussi tué Adam. — Et si c’était elle ? proposa Kieran. — Qu’en pensez-vous ? demanda Wilson à Rosamund, qui ne pouvait lâcher des yeux le cadavre d’Adam. — Nous étions toutes les deux dans le camion, répondit cette dernière en sortant de ses pensées. — C’est ce que vous dites, murmura Oscar. Il savait qu’il n’aurait pas dû dire cela ; l’ambiance était déjà suffisamment tendue. Pourtant, il devait s’agir de l’un des Gardiens, et l’alibi de Rosamund était trop beau pour être vrai. La main de cette dernière se porta aussitôt à son holster. Elle posa un regard noir sur Oscar. Paula toussa faiblement en se tenant la gorge. — Je ne peux pas confirmer que Rosamund est restée tout le temps avec moi, dit-elle. — Salope ! — Elle, en revanche, sait où j’étais, reprit Paula en lui faisant signe de la laisser parler. Rosamund la considéra avec méfiance. — Qu’est-ce que vous voulez dire ? — La cabine du camion n’est pourvue que d’une porte. Si j’étais un agent de l’Arpenteur, je n’aurais pas pu m’éclipser sans que Rosamund me voie. Elle dit que je n’ai pas bougé, donc cela doit être vrai. Cela fait également d’elle une coupable peu plausible quoique possible. — Bon, alors qui a tué Adam ? demanda Jamas. — Jenesaispas.Pasencore,entoutcas.Wilson,commença-t-elle en penchant la tête en arrière, où étiez-vous au moment du meurtre ? — Je me suis rendu dans le bâtiment de la génératrice. J’ai réussi à la mettre en route, comme vous pouvez le constater. L’électricité est revenue dans toute la ville et les batteries des hyperplaneurs sont en cours de chargement. — Ce bâtiment n’est pas loin des autres. La génératrice est difficile à mettre en route ? — Non. Elle était déjà amorcée. Je n’ai eu qu’à appuyer sur trois boutons, et elle a démarré immédiatement. — Vous y êtes allé seul ? — Oui. — Nous sommes sortis du hangar ensemble, intervint Anna. Après, je suis partie à la recherche des câbles d’ancrage des hyperplaneurs. — Vous les avez trouvés ? — Oui. Il y a une réserve au bout de la rangée de hangars. Tout est stocké là-bas. — Oscar ? — Implantation de mémoire. Les systèmes d’induction sont à l’arrière de ce hangar. Je n’étais pas du tout conscient de ce qui se passait à l’extérieur. En fait, l’assassin aurait très bien pu me rendre visite pendant le processus sans que je m’en aperçoive. Une vague glacée lui parcourut le dos. — Je vois. Jamas ? — Kieran et moi sommes allés chercher les Jeeps avec lesquelles nous allons tracter les hyperplaneurs. — J’ai appelé Adam pour lui dire que nous les avions trouvées, ajouta Kieran. Comme les réservoirs étaient quasiment vides, Jamas est parti chercher la cuve principale. Moi, je suis resté avec les Jeeps pour jeter un coup d’œil aux modules radio ; nous en aurons besoin pour l’observation. Ensuite, j’aurais dû chercher la perceuse d’ancrage, mais comme je n’avais plus de nouvelles d’Adam, j’ai attendu Jamas et, ensemble, nous sommes allés voir ce qu’il en était. — C’est à ce moment-là que sont arrivés les autres, dit Paula. — Ouais, ils sont arrivés ensemble, répondit-il en pointant son arme sur Wilson et Anna. — Il n’y a personne d’autre dans les parages ? demanda Paula. — Non, répondit Kieran. Nous n’avons vu personne. — Nous non plus, ajouta Wilson. — Vous avez discuté avec Adam dans le camion après la découverte du sabotage, dit Rosamund à Paula. Vous aviez une idée de l’identité du traître ? — Non, répondit l’inspecteur principal d’un ton détaché, comme si cette histoire ne l’intéressait plus. — Adam ne souhaitait prendre que deux hyperplaneurs, reprit Kieran en lançant à Oscar un regard interrogateur. En tout cas, c’est ce qu’il m’a dit. — Quand ? demanda Paula. — Je crois bien que c’est la toute dernière chose qu’il m’a dite. Je l’ai appelé pour le prévenir que nous avions trouvé les Jeeps, et il m’a dit de n’en préparer que deux. Jamas eut un sourire carnassier. — Il savait que c’était l’un d’entre vous. Oscar se retint de faire un commentaire. Les trois Gardiens étaient tellement énervés et crispés sur leurs gâchettes qu’ils seraient capables de tuer quelqu’un au moindre prétexte. Adam savait simplement qu’Oscar n’était pas le coupable. Il prenait ses précautions. Une Jeep pour tracter un hyperplaneur, l’autre pour transporter cette bande de joyeux lurons. Il avait l’intention de les avoir à l’œil. Cela ne signifiait pas pour autant que Wilson et Anna étaient les suspects numéro un. Pour le moment, toutefois, ces considérations n’avaient que peu d’importance. — Je n’étais pas au courant, reprit Paula. Nous en étions toujours à essayer de comprendre. — Nous ne pouvons rien faire de plus pour le moment, intervint Wilson. Il faut absolument préparer les hyperplaneurs. Le temps passe vite. — Vous êtes complètement malade ! cria Jamas en pointant le canon de son arme sur Wilson. Son doigt menaçait d’appuyer sur la gâchette. — Rien n’a changé, rétorqua l’ancien amiral. Après la découverte des caisses sabotées, nous avons continué à avancer, et c’est ce que nous allons faire aujourd’hui. Cette fois-ci, en revanche, il n’est pas question de nous séparer. À partir de maintenant, on fera tout par groupes de trois au minimum. Et quand je dis tout, c’est tout. — Vous ne vous poserez pas sur cette montagne, grogna Kieran. Vous mettriez en péril la vengeance de la planète. — Sans une mission d’observation digne de ce nom, vous pourrez effectivement faire une croix sur cette vengeance. Nous allons voler tous les trois pour augmenter nos chances. — Par les cieux songeurs ! lâcha Kieran en regardant Jamas et Rosamund d’un air suppliant. Qu’est-ce qu’on fait ? — Il a raison, répondit Rosamund, amère. Ils doivent y aller. Le centre de contrôle dévolu à la vengeance de Far Away était dissimulé dans le fond d’une grotte, sur le flanc du mont Idle, un sommet beaucoup plus modeste que les montagnes environnantes. De fait, il s’était affaissé depuis la formation du massif de Dessault, et son pic rocheux s’était écroulé. Désormais, son profil était arrondi et ses versants striés de longues bandes d’éboulis. La grotte elle-même n’avait pas été jugée digne de devenir une forteresse des Gardiens, car trop petite et trop visible, avec sa gueule béante. La Jeep Vauxhall de Samantha atteignit son entrée bien après la tombée de la nuit. Ses phares firent scintiller le champ de force que les Gardiens avaient activé quelques mètres à l’intérieur du tunnel. Trois sentinelles la saluèrent et éteignirent la barrière pour lui permettre de passer. À l’intérieur, il y avait plusieurs charlemagnes ainsi que quelques 4×4 cabossés qu’elle ne connaissait que trop bien. Deux gros chevaux gris et tachetés étaient attachés à côté des charlemagnes. Leurs selles, posées sur des poteaux, étaient en cuir noir magnifiquement ouvragé, orné de doubles hélices d’ADN dorées. — Les Barsoomiens, dit Valentine d’un ton respectueux. Le centre de contrôle se trouvait dans le fond de la grotte, baignée dans une douce lumière verte. Dix grandes tables en bois formaient un carré autour d’un énorme calculateur. Elles étaient couvertes de moniteurs, de consoles et de divers modules électroniques. Trois ou quatre Gardiens étaient installés à chacune d’elles, examinant avec attention les schémas et autres données qui défilaient sur les écrans. L’ordinateur était un cylindre noir de deux mètres de haut, surmonté par deux voyants rouges. Samantha le considéra d’un œil inquiet. Elle avait participé à l’assemblage de ce joujou. Cela n’avait pas été facile. L’installation des bioprocesseurs et des programmes avait pris presque un an, après quoi ils avaient pu procéder à de multiples simulations. Elle se dirigea vers Andria McNowak, qui était la responsable du centre. Enceinte jusqu’aux yeux, elle était assise à la table principale et dirigeait les techniciens, qui activaient et mettaient progressivement en réseau les stations. La salle était emplie d’un murmure constant, car les opérateurs parlaient à la machine. Pour la énième fois, Samantha regretta que les tatouages interfaces et les implants ne soient pas aussi communs ici que dans le Commonwealth. À l’écart des autres, les Barsoomiens surveillaient le fonctionnement de leurs biopuces. Dans la lumière tamisée de la grotte, leurs robes en tissu semi-organique gris leur conféraient une présence spectrale, accentuée encore par l’ombre qui emplissait leur bonnet. Samantha s’inclina légèrement. — Salut à vous, Samantha McFoster, dit l’un. Elle reconnut la voix profonde et mumurante à la façon qu’elle avait de se répercuter. — Docteur Friland, merci d’être venu. — Quelle époque fascinante que celle que nous vivons. Nous sommes heureux de pouvoir vous aider à chasser ce parasite de notre planète. — On m’a soufflé à l’oreille que les vôtres aideraient Bradley Johansson sur l’autoroute numéro un. Cette rumeur est-elle fondée ? Pendant un instant, Samantha se demanda si elle n’avait pas posé la question un peu trop brutalement. On avait toujours tendance à prendre des gants avec les Barsoomiens de peur de les offenser. Toutefois, les circonstances étaient trop graves pour perdre du temps avec de la diplomatie mal placée. À côté d’elle, Valentine retenait sa respiration. — Nous surveillons les événements qui se déroulent le long de cette route, répondit le Dr Friland. Nous interviendrons lorsque cela sera nécessaire. — Je suis certaine que Johansson vous en sera très reconnaissant, dit-elle en gratifiant d’un sourire l’ombre fluide dissimulée par le bonnet. Vous avez chargé les données martiennes ? demanda-t-elle à Andria, qui la regardait avec inquiétude. — Ouais. Andria se retourna et fit un grand geste en direction du projecteur qui affichait une carte topographique du massif de Dessault, depuis la Grande Triade à l’ouest, jusqu’à la vallée de l’Institut à l’est. On aurait dit une géante gazeuse secouée de tempêtes, qui tourbillonnaient autour des pics des montagnes les plus élevées. — Nous en sommes à la cinquième simulation. Les comportements météorologiques authentiques sur Mars nous ont permis d’améliorer nos algorithmes. L’ancienne version du logiciel n’aurait jamais pu s’accommoder de la réalité. Toutefois, ce ne sera pas du gâteau. C’est beaucoup plus complexe que ce que nous avions imaginé. — Nous ferons de notre mieux et croiserons les doigts. Les stations sont-elles toutes en réseau ? — Oui, répondit Andria en désignant un des moniteurs de sa table de travail. On y voyait les stations éparpillées dans le massif de Dessault, reliées par de minces lignes rouges. Les principaux relais de communications fonctionnaient grâce à des masers installés à très haute altitude et protégés par des champs de force. Samantha s’était toujours montrée sceptique concernant leur éventuelle efficacité lors d’une supertempête, cependant, il faudrait faire avec, puisqu’il n’existait pas de réseau de câbles blindés au sol. C’était une des raisons pour lesquelles les Gardiens avaient installé le centre de contrôle ici, d’où la vue était dégagée sur le mont Herculaneum. Par ailleurs, ils étaient également suffisamment au sud pour échapper au souffle direct lorsque la tempête surviendrait. — Où en est celle du mont Zuggenhim ? demanda Samantha. Andria eut un sourire confiant et afficha la télémétrie de la station en question. — Tout marche comme sur des roulettes. Vous avez accompli un excellent travail. — Merci. Et l’équipe d’observation ? — La nôtre ? Ils n’y seront jamais à temps. Ils sont encore à deux heures de l’anneau de glaciers. Tout dépend des types de la Marine. Vous croyez qu’il est possible d’atterrir là-haut ? — Je ne sais pas. Eux sont persuadés de pouvoir y arriver. Il ne nous reste plus qu’à attendre. — Sans observation en temps réel, on ne pourra rien faire. — Il convient néanmoins de se préparer au pire. — Mouais, fit Andria, peu convaincue. — Dommage que Qatux soit resté avec Bradley. Son intelligence supérieure nous aurait été bien utile. — Je ne crois pas qu’un Raiel aurait suffi à nous sortir du pétrin, dit Andria. Les deux Barsoomiens se tournèrent dans leur direction. Sous le bonnet du Dr Friland, l’ombre s’éclaircit un peu, et un regard vert se posa sur Samantha. — Avez-vous dit qu’un Raiel était sur Far Away ? Samantha fit face au grand Barsoomien. Pour une raison mystérieuse, elle se sentait coupable, comme si elle avait caché quelque chose. — Oui, il voyage avec Bradley Johansson. Je n’en sais pas beaucoup plus. C’est ce que m’ont dit les agents d’Adam. — Il ne doit surtout rien lui arriver. Samantha désigna la salle de contrôle d’un geste vague et impatient. — Nous faisons notre possible. — Un signal sur les ondes courtes, annonça Andria. Un signal très puissant. Il vient de l’ouest. — L’équipe d’Adam, dit Samantha. C’est pour nous ? — Attendez une seconde… Andria toucha plusieurs icônes sur son écran. Ils arrivèrent au canyon de la Planque juste après minuit. La route depuis Stonewave avait été longue, quoique facile. Ils avaient pris la direction du sud, traversé le désert humide, puis contourné le flanc ouest du mont Zeus. Le volcan massif leur était apparu en fin d’après-midi, lorsque la brume s’était enfin dissipée. Le soleil avait commencé à descendre derrière la ligne d’horizon lorsque les Jeeps avaient laissé derrière elles le désert luisant pour s’engager sur les champs de lave refroidie. Ils étaient trop près du géant pour voir son sommet, situé dix-sept kilomètres plus haut. En revanche, des scintillements occasionnels leur rappelaient la présence des glaciers en contre-haut. Rapidement, toutefois, le ciel saphir s’était fait violet, puis noir, et toute lumière s’était éteinte. Rosamund alluma les phares de la Jeep, dessinant de longues bandes de lumière crue sur la roche nue. Le véhicule avait été modifié à Armstrong City ; il était constitué d’un ovale en matériau composite posé sur le châssis d’un pick-up Toyota. L’air circulait librement autour de sa carrosserie à la peinture antifriction, si bien qu’il glissait littéralement dans le vent. Grâce à quatre grosses vis capables de s’enfoncer profondément dans le sable durci du désert humide, il était en mesure de s’ancrer au sol s’il se retrouvait à découvert le matin venu. Paula était assise à l’arrière. En se penchant vers l’avant, elle pouvait regarder à travers le mince pare-brise entre Rosamund et Oscar. Elle avait dormi presque tout l’après-midi, ne se réveillant qu’occasionnellement pour voir défiler un paysage inchangé. Progressivement, le flanc du mont Zeus avait grossi dans leur champ de vision, jusqu’à à former une barrière infranchissable. Dans l’obscurité, il était devenu complètement invisible. Seules les étoiles qui brillaient juste au-dessus de leurs têtes transperçaient encore les ténèbres. Le bourdonnement régulier du moteur diesel, ainsi que les bruits métalliques produits par la remorque emplissaient l’habitacle et rendaient les conversations difficiles. Oscar et Rosamund n’avaient sans doute pas grand-chose à se dire, pensa l’inspecteur. Les deux autres Jeeps les suivaient de près ; venaient d’abord Wilson et Jamas, puis Anna et Kieran. Elle se tortilla pour attraper sa bouteille et but un peu d’eau minérale. Pour une fois, elle n’eut pas de hautle-cœur. Au contraire, elle se rendit compte à quel point elle avait soif. Elle termina la bouteille et se redressa. Le moindre de ses muscles la faisait souffrir et était engourdi. Le fait de ne pas être affalée était déjà un supplice. À cause de son mal de tête, la plus petite des secousses devenait un éclair de lumière rouge, quelque part derrière ses yeux. Elle frissonnait, même si elle n’avait plus aussi froid qu’avant. — Où sommes-nous ? demanda-t-elle d’une voix qui la surprit, faible et proche d’un croassement. — Eh ! fit Oscar en se retournant, un grand sourire aux lèvres. Comment vous sentez-vous ? — Pas très bien. — Ah ! Nous venons d’entrer dans le canyon, répondit-il sur un ton plus sérieux. — Bien. Paula se réveilla lorsque la Jeep s’immobilisa. Elle s’était endormie sans s’en rendre compte. — Nous y voilà, annonça Rosamund. À mi-chemin entre le mont Zeus et le mont Titan. C’est ici que nous allons ancrer les hyperplaneurs, dit-elle en se tournant vers Paula et en la regardant d’un air suppliant. Je sais que vous n’êtes pas sortie du camion pour tuer Adam. Avez-vous une idée de l’identité du coupable ? Paula se rappelait à peine leurs noms. — Non, je suis navrée. Pas encore. Rosamund laissa échapper un soupir mécontent et ouvrit la portière. — Allons-y. Oscar la regarda longuement puis, la mine défaite, sortit dans la nuit calme. Paula resta un certain temps à l’arrière de la Jeep. Le véhicule fut secoué lorsqu’ils décrochèrent la remorque. À l’extérieur, tout le monde parlait fort et travaillait en jurant. La perceuse était prête. Elle but encore un peu d’eau et fut satisfaite de constater qu’elle n’avait plus froid ; un air chaud et humide s’engouffrait par la portière ouverte, mais cela n’expliquait pas tout. Les griffes glacées qui lui enserraient les os avaient quelque peu relâché leur étreinte. Elle toussait encore de temps en temps, mais n’avait plus la sensation d’être mourante. Mieux encore, son mal de tête s’arrangeait aussi. Un kit médical était posé sur la banquette, à côté d’elle. Elle reconnut celui qu’Adam avait utilisé dans le camion. Il contenait plein de pilules et autres capsules susceptibles de vaincre ses douleurs, mais elle choisit plutôt un sachet de sels hydratants, qu’elle vida dans une bouteille d’eau. Elle mélangea longuement le tout avant de boire. Le goût était atroce, mais elle se força à terminer. À la fin, elle était presque épuisée. En entendant le grondement de la perceuse, elle s’installa tant bien que mal sur le siège du conducteur pour jeter un coup d’œil au canyon de la Planque. Le sable et les gravillons du désert humide n’avaient plus leur place ici. Les tempêtes à répétition les avaient balayés pour ne laisser qu’un sol de roche volcanique nue. Leurs trois Jeeps adaptées à ces conditions extrêmes étaient garées en triangle et éclairaient de leurs phares l’hyperplaneur retiré de sa remorque. La verrière du cockpit était levée ; une lumière douce permettait de distinguer vaguement le tableau de bord. Oscar se tenait à côté de l’engin et procédait aux dernières vérifications. Wilson, Jamas et Rosamund étaient agglutinés autour de la perceuse à lame harmonique, qui enfonçait dans le sol un piquet de carbone renforcé au titane long de près de cinq mètres. Une fois qu’il fut fiché dans la roche, des crochets en morphométal jailliraient du piquet. Ensuite, tous les segments seraient reliés entre eux pour augmenter leur résistance. C’était le deuxième des trois pieux qui empêcheraient l’engin d’être emporté prématurément par la tempête. En théorie, ils étaient supposés maintenir l’hyperplaneur au sol au cas où le pilote resterait paralysé par la peur, chose qui, semblait-il, se produisait assez régulièrement. En voyant les trois hommes faire de leur mieux pour se parler poliment pendant que la perceuse travaillait, Paula se dit qu’elle n’aurait pas aimé être obligée de voler le lendemain matin. Anna et Rosamund, pour leur part, étaient en train de fixer les câbles à l’avant de l’hyperplaneur. Ils se surveillaient mutuellement. Paula trouvait presque risible la manière qu’ils avaient tous de regarder furtivement par-dessus leur épaule pour voir ce que faisaient les autres. On aurait dit une série policière humoristique. Elle appuya tout son poids contre l’encadrement de la portière et demanda à son assistant virtuel de se connecter à l’ordinateur de bord. Dans un de ses dossiers, elle trouva un plan de Stonewave. Elle entreprit ensuite de tracer différents itinéraires, dont le point de départ était le hangar de Grande Triade Aventures : Jamas et Kieran étaient allés au garage, Anna à la réserve et Wilson à la génératrice. La durée approximative des parcours était facile à estimer. Elle se demanda alors lequel d’entre eux aurait eu le temps de revenir en courant pour tuer Adam et d’accomplir sa tâche. Cela aurait été extrêmement difficile, surtout pour Jamas et Kieran, puisqu’ils n’avaient été séparés que pendant quelques petites minutes. Si l’on ne considérait que cet aspect-là de la situation, Oscar devenait le suspect numéro un. — On a terminé, annonça Rosamund. Paula réduisit la fenêtre qui contenait le plan et leva les yeux vers la femme. Oscar se tenait derrière elle ; il avait revêtu une combinaison de vol bleu électrique, qui pouvait également servir de combinaison de pression en cas d’urgence. Son casque calé sous le bras, il paraissait plutôt inquiet, ce qui était parfaitement compréhensible. — Bonne chance ! lui dit Paula en lui tendant la main. L’idée de se retrouver à proximité du vide de l’espace dans une tenue aussi légère lui donna la chair de poule. Les armures de combat avec lesquelles ils étaient arrivés auraient mieux fait l’affaire, si elles n’avaient pas été si massives et si lourdes. — Merci, répondit Oscar en lui serrant la main. Sa poigne était ferme et chaude, ce qui rappela brutalement à Paula combien elle était faible. — Ce n’est pas lui, alors ? demanda Rosamund en refermant la portière. — Je ne sais toujours pas. Paula s’installa à la place passager. Devant elle, la silhouette d’Oscar, baignée dans la lumière de leurs phares, se dirigeait vers le fuselage blanc et fantomatique de l’hyperplaneur. — Vous avez l’air d’aller mieux, vous savez. Ce n’est pas encore la grande forme, mais je vois bien que vous avez repris du poil de la bête. Un genre de virus, sans doute. — Oui, sans doute. Ils roulèrent vers le sud sur cinq kilomètres, puis ancrèrent le planeur d’Anna. Paula assista une nouvelle fois aux préparatifs depuis le siège du conducteur, la portière ouverte, de façon à être vue. Il restait encore trois heures avant l’aube. Wilson et Jamas descendirent l’engin de sa remorque, tandis que Kieran commençait à installer la perceuse. Ils se rendirent bientôt compte que le hasard leur avait fait choisir un carré de lave contenant une forte proportion de métaux. Le foret progressait avec difficulté. Paula lança deux fois le modèle numérique de Stonewave et fit quelques calculs de probabilités. Malheureusement, il y avait beaucoup trop de variables pour que le résultat fût probant, surtout si l’on considérait que Wilson et Anna avaient couru tout le temps. Lorsque le troisième piquet fut enfin enfoncé, Wilson et Anna s’embrassèrent devant l’hyperplaneur. L’ex-amiral vérifia une dernière fois la combinaison bleue de sa femme. Un dernier baiser, et elle monta dans le cockpit. — Je me demande quelles chances ils ont d’arriver là-haut ? dit Rosamund, comme ils roulaient vers le sud. — Ce sera très difficile, répondit Paula. Elle but encore un peu de mélange hydratant et fit le point sur ce qu’elle savait. Elle s’en tenait toujours à ce qu’Adam et elle avaient décidé dans le camion. Le fait même de repenser au temps passé en sa présence lui provoqua un vertige. Depuis qu’elle était montée à bord de ce train, à la station de Narrabri, elle n’avait eu qu’une idée en tête : lui mettre les menottes. C’était un réflexe chez elle, comme de respirer. Elle supposait que d’autres personnes se seraient senties coupables après sa mort. Ce n’était pas du tout son cas. La seule chose qu’elle regrettait, c’était qu’il ne fût plus là pour l’aider à résoudre leur problème. Après tout, il était son unique source d’informations concernant les trois Gardiens. Non, se dit-elle. Je fais fausse route. Nous avons une autre priorité. Le plus important, pour le moment, était de tout faire pour que les hyperplaneurs atteignent le sommet du mont Herculaneum. Elle devait se concentrer sur Wilson, Oscar et Anna. Rosamund freina de nouveau. — Espérons que cette roche-ci sera plus facile à percer, dit-elle en sautant de la Jeep pour aider les autres à ancrer le planeur. Paula ne bougea pas du siège passager. Elle trouva une barre de chocolat au caramel et entreprit de la mâcher lentement, afin de réhabituer son estomac à la nourriture solide. Inutile de perdre de l’énergie à se demander lequel des trois avait pu saboter les composants à bord de l’Oie de carbone ; ce serait encore plus complexe que d’étudier les événements de Stonewave. La seule solution valable consistait à se concentrer sur les indices plus anciens, sur leur comportement avant qu’ils arrivent sur Far Away, en espérant que cela resserre son champ d’investigation. À première vue, l’unique élément intéressant qui lui venait à l’esprit était l’échec relatif de la Marine à l’époque où elle était dirigée par Wilson. S’il s’était montré un peu plus dur… Mais il était peut-être contraint par la politique. Rien de très probant dans tout cela. Elle repensa à l’entretien qu’elle avait eu avec lui et Oscar au Pentagone II. Tous les deux avaient paru réellement surpris et énervés par la disparition des preuves de la présence d’un agent de l’Arpenteur à bord de Seconde Chance. Rien de plus normal. Il y avait eu autre chose, toutefois, une phrase passée presque inaperçue à l’époque. Oscar avait dit avoir été contacté par les Gardiens, ou plutôt – comme il s’était corrigé lui-même – par quelqu’un qui avait prétendu être un Gardien. Mais pourquoi Oscar ? Ce dernier avait-il déjà de la sympathie pour la cause des Gardiens ? — Inspecteur, dit Wilson. Paula se retourna lentement. Ses muscles endoloris l’empêchaient de bouger à sa guise. Il se tenait dans l’encadrement de la portière, vêtu de la même combinaison bleu métallisé que les autres. Les trois Gardiens l’entouraient. Leur colère semblait avoir cédé la place à une certaine gêne. C’était sans doute le résultat de ces longues heures passées à travailler en équipe. Paula, heureusement, était immunisée contre ce genre de réaction émotionnelle. — J’ai bien peur de ne pas avoir encore trouvé la solution, dit-elle. — Bon. Nous resterons en contact radio. Du moins jusqu’à ce que la tempête commence. — Très bien. — J’espère… Parfait. Ses lèvres se pincèrent. Il paraissait déçu. — Bon voyage 3, amiral. Wilson tourna les talons et se dirigea vers l’hyperplaneur. — Nous avons une heure avant l’arrivée de la tempête, dit Rosamund, nerveuse, en prenant place derrière le volant de la Jeep. Les types des agences touristiques auraient déjà fichu le camp depuis longtemps, à notre place. D’après la procédure d’urgence décrite dans l’ordinateur de bord, il existe un abri au pied du mont Zeus. Nous devrions pouvoir y arriver à temps. Elle démarra sur les chapeaux de roue et fit rapidement le tour du planeur cloué au sol. La verrière du cockpit était en train de s’abaisser. Les Jeeps grondèrent sur la lave du canyon. Paula se pencha sur le côté pour regarder le planeur et les trois remorques abandonnées, qui rapetissaient à vue d’œil. — On a réussi, reprit Rosamund avec soulagement. — Que voulez-vous dire ? — J’en ai discuté avec Kieran et Jamas, et nous pensons que les choses sont en train de tourner en notre faveur. Si deux planeurs se posent sur le fauteuil d’Aphrodite et que l’un des deux pilotes est l’agent de l’Arpenteur, ma foi, il ne peut pas se passer grand-chose, puisqu’ils ne sont pas armés. Si tous les trois réussissent à se poser, le problème est résolu. — Dites cela à Adam, la coupa sèchement Paula. Rosamund lui lança un regard noir mais se tut. Paula essaya de reconstituer le passé des trois officiers de la Marine. Elle l’avait déjà fait avec Adam. Elle se rappelait d’ailleurs avoir failli découvrir quelque chose d’intéressant, avoir eu la sensation qu’Adam essayait de lui cacher quelque chose. Comme si c’était possible. Oui, elle l’avait lu sur son visage. Il savait que l’un d’eux était innocent. Mais, dans ce cas, pourquoi ne m’avoir rien dit ? Peut-être parce qu’ ils étaient impliqués tous les deux dans un autre forfait ? Mais lequel ? Qu’est-ce qui méritait d’ être dissimulé aussi consciencieusement en ces temps si incertains ? — Nous avons tous les émetteurs ondes courtes ? demanda-t-elle. — Oui. — Les hyperplaneurs ne peuvent donc rien capter ? — Effectivement. — J’ai besoin de parler à Johansson. Rosamund garda une main sur le volant et sortit de sa poche l’ordinateur modifié pour servir d’émetteur-récepteur ondes courtes. — Allez-y ! Toutefois, n’espérez pas un miracle ; nous sommes réellement très loin d’eux. — Il fait encore nuit, c’est un avantage, dit-elle en allumant l’appareil et en le réglant pour qu’il émette son message en boucle. Johansson, ici Paula Myo. Adam a été assassiné à Stonewave. J’ai besoin de savoir qui a contacté Oscar pour lui demander de vérifier les enregistrements de Seconde Chance et pourquoi vous l’avez choisi parmi tout le personnel de la Marine. Répondez le plus vite possible, je vous prie. Alic Hogan devra confirmer votre identité. Elle écouta le début du premier cycle. — En quoi cela nous aidera-t-il à démasquer le traître ? demanda Rosamund. — Je vous le dirai lorsque nous aurons une réponse. Paula se tourna vers la ligne d’horizon. Commençait-t-elle à s’illuminer ou n’était-ce qu’une illusion ? À l’est, au-dessus du veld, l’aube peignait le ciel en gris. Lorsqu’il regardait à travers l’étroite fenêtre latérale de la voiture blindée, Bradley apercevait les sommets du massif de Dessault au loin, à l’ouest – des pics acérés et froids qui se découpaient sur un champ d’étoiles de plus en plus faibles. La supertempête y gonflerait à loisir, avant de s’engouffrer dans les canyons et de déferler sur le veld avec une force apocalyptique, qui balaierait toute trace de vie. Toutefois, cela n’arriverait pas avant plusieurs heures si jamais cela se produisait. Ils n’avaient eu aucune nouvelle de Samantha depuis la veille. Ils étaient prêts à surfer, avait-elle dit. Si elle respectait le planning, la tempête serait à l’heure. Ils étaient à plusieurs centaines de kilomètres de l’Institut, mais avançaient plus rapidement que prévu. Tout comme le convoi de l’Arpenteur, d’ailleurs. Ils avaient tous passé une nuit longue et difficile sur la route. Une fois qu’ils furent sortis des abords de la forêt pluviale, le paysage était subitement devenu désertique. Seuls quelques arbres et buissons isolés survivaient çà et là. Ils avaient l’impression d’être enfermés dans une simulation IST, qui rejouerait encore et toujours les mêmes passages ennuyeux. De nuit, c’était encore pire, car le fait de n’avoir rien à éclairer avec leurs phares leur donnait le sentiment de ne pas progresser du tout. Après minuit, ils étaient enfin entrés en contact avec les Gardiens qui se préparaient pour le Raid final. Des sentinelles avaient été disposées le long des dernières centaines de kilomètres de l’autoroute numéro un pour surveiller les mouvements de l’Arpenteur. Leurs émetteurs et liaisons masers sécurisées leur avaient permis de se passer des nœuds de communications détruits par l’ennemi pour entrer en contact avec les troupes des Gardiens. Cela leur avait remonté le moral et leur avait permis d’avoir une meilleure vision de la situation. Ils n’avaient plus que quarante minutes de retard sur l’Arpenteur, ce qui équivalait à environ quatre-vingt-dix kilomètres ; malheureusement, il n’y avait plus de pont important à détruire sur sa route. La langue de béton rectiligne de l’autoroute numéro un traversait le veld à la façon d’une voie romaine. Au rythme où ils avançaient, ils rattraperaient l’extraterrestre juste avant qu’il arrive à l’Institut. Juste avant la tempête, également. Le planning était trop serré, et Johansson le savait. Ils seraient contraints d’attaquer l’Arpenteur de front. Les guerriers du Raid final connaîtraient donc leur moment de gloire, lorsqu’ils déferleraient sur la route pour barrer le chemin à l’ennemi. Énormément de sang serait versé, et c’était difficile à accepter. Le dispositif climatique qu’il avait conçu aurait été tellement plus efficace. L’ennemi se serait retrouvé isolé, exposé, aurait fini par être tué. Hélas, le plan si soigneusement préparé était tombé à l’eau. C’était d’autant plus bête et ironique, que c’était lui, Johansson, qui avait sous-estimé l’Arpenteur. Sa dernière planche de salut viendrait peut-être de l’équipe parisienne et des Griffes de la Chatte, dont les armures pouvaient faire la différence. — Je capte un signal sur les ondes courtes, annonça Keely qui était installée à l’arrière du véhicule. On dirait Paula Myo, ajouta-t-elle d’une voix incertaine. Bradley se retourna et vit que la jeune femme avait le teint blême. — Passez-le-moi, lui demanda-t-il doucement. Les interférences produites par le lever du soleil étaient tellement importantes, qu’ils durent laisser le message se répéter pendant presque quatre minutes avant d’en avoir une version complète. Un silence absolu s’était installé dans la voiture, comme la voix de Paula répétait encore et encore la funeste nouvelle. — Éteignez-moi cette saloperie ! aboya Stig Il était assis à l’arrière, près de Keely, où il était supposé se reposer depuis qu’il avait laissé le volant à Olwen un peu avant minuit. — Il n’est pas mort, reprit-il. Elle ment. J’ai su que cette salope nous causerait des ennuis dès la première fois que je l’ai vue. Bradley était toujours sous le choc, autrement, il aurait demandé à Stig de se calmer et de se taire. Le fait qu’Adam puisse ne pas survivre à cette aventure ne lui avait jamais effleuré l’esprit. Pas même dans le pire des scénarios. — Quand on aura réglé son compte à l’Arpenteur, je la retrouverai et je lui fermerai sa petite gueule une fois pour toutes. — Stig, ce n’est pas le moment, dit Olwen, sans lâcher la route des yeux. Elle aussi avait avalé plusieurs cachets pour rester éveillée ; néanmoins, elle s’était montrée plus raisonnable que Stig. — Nous nous devons d’agir avec calme et professionnalisme, ajouta-t-elle. Une icône de communication apparut dans la vision virtuelle de Bradley. Il la sélectionna sans même y penser. — C’est une mauvaise nouvelle, dit Alic Hogan. L’agent de l’Arpenteur s’enhardit. — Où est le problème ? intervint Morton. Je suis désolé, je sais qu’Adam a beaucoup fait pour les Gardiens, mais justement, leur rôle est terminé. Vous l’avez dit vous-même : l’équipe qui se charge de la vengeance de la planète a fini d’installer son matériel. Bradley fronça les sourcils. Morton avait raison, et Paula le savait bien. Elle savait également que n’importe qui pouvait capter les ondes courtes. Son message se répétait encore et encore. Ce devait donc être extrêmement important pour elle. Mais pourquoi ? — Ils doivent être en train de faire autre chose, décida-t-il. Paula a beaucoup de défauts, mais elle n’est certainement pas stupide. Son message nous dit sûrement pourquoi ce détail est si important pour elle. Qu’y a-t-il à Stonewave ? — En ce moment, rien, répondit Olwen. Les agences de voyages ont plié bagage quand les touristes ont cessé de venir. — Que faisait-on dans cette ville ? Je n’en ai jamais entendu parler. — Elle se trouve dans le désert humide et servait de base aux hyperplaneurs. Il n’y a rien d’autre là-bas. — Par les cieux…, murmura Bradley, consterné et proche de la panique. — Qu’y a-t-il ? demanda Alic. — Ils ont rencontré Samantha et ils sont partis chercher des planeurs, dit Bradley. Vous comprenez ? — Non, admit le commandant de la Marine. — L’observation, intervint Olwen. Samantha leur a demandé d’aller sur le Fauteuil d’Aphrodite. — Les officiers de la Marine savent tous voler, reprit Bradley en regardant sa montre. La tempête va bientôt souffler sur la Grande Triade. L’un d’entre eux est un agent de l’Arpenteur, et pourtant, ils vont effectuer cette observation. Commandant Hogan ! — Oui ? — Donnez-moi la garantie qu’elle exige, une anecdote, un détail que l’Arpenteur ne peut pas connaître. — Dans le hall de l’hôtel Almada, elle a révélé à Renne qu’elle avait envisagé sérieusement la possibilité que celle-ci soit une traîtresse, tout comme Tarlo. John King et moi étions présents, et comme John et Renne sont morts… — Parfait. Keely, nous avons absolument besoin que ce message arrive à sa destinataire. Reliez tous nos émetteurs ondes courtes et poussez-les dans leurs derniers retranchements. Je veux que le message passe en boucle à l’infini. — Oui, monsieur. Bradley eut un sourire contrit. Le fait de révéler à l’inspecteur principal la raison qui les avait poussés à contacter Oscar reviendrait à condamner ce dernier, mais il ne pouvait plus se permettre de taire la vérité. — Les émetteurs sont prêts, annonça Keely. — Paula, ici Bradley. Vous avez révélé à Renne que vous la suspectiez dans le hall de l’hôtel Almada. Adam a contacté Oscar parce qu’ils étaient ensemble à Abadan. Je me demande ce que l’Arpenteur pourra faire de cette information ? Il s’adossa à son siège et ferma les yeux, soudain extrêmement las. — Vous êtes sûr de ce que vous dites ? demanda Alic. — J’en ai peur. — Mais… Oscar Monroe était un cadre supérieur de CST, il est capitaine dans la Marine. Il ne peut pas être impliqué dans l’attentat d’Abadan. — Les hommes changent. Qu’avez-vous fait durant vos vies précédentes, commandant ? — C’est ma deuxième vie seulement ; toutefois, j’ai toujours travaillé pour la justice. Écoutez, je peux éventuellement faire semblant de ne pas avoir entendu ce que vous venez de dire, mais Paula Myo certainement pas. — Je sais. C’est d’ailleurs pour cela qu’Adam avait choisi de se taire. Il voulait protéger Oscar. Il regarda de nouveau par la vitre étroite. Le massif de Dessault était plus clair à présent, car une lumière lavande foncé emplissait lentement le ciel. Le mont StOmer, le plus élevé du massif, dominait tous les autres, son sommet conique enneigé se dressant à l’extrémité nord-est. Bradley reconnaissait sa silhouette, bien qu’il ne l’ait pas vue depuis des décennies. Il prit alors douloureusement conscience de la gravité de la situation et du fait qu’il ne pouvait plus temporiser. Sa main virtuelle sélectionna l’icône de Scott McFoster, qui commanderait le Raid final. — Oui, monsieur ? répondit aussitôt Scott. Ils jaillirent de la forêt – plus de mille charlemagnes et autant de guerriers des clans. Ils n’essayaient pas de se cacher, car ils voulaient que l’Arpenteur entende parler d’eux. Donc ils chantaient en trottant dans le veld, ils reprenaient en chœur un air lent et pesant qui résonnait dans le désert et se propageait, comme le nuage de poussière soulevé par les sabots des bêtes. Les espions positionnés le long de la route bafouillèrent frénétiquement dans leurs émetteurs avant de s’enfuir vers la sécurité relative de la vallée de l’Institut, poursuivis par les éclaireurs des Gardiens. Six cents cavaliers formaient un croissant qui se déployait autour de la chaussée de l’autoroute numéro un, tracée au fond d’une vallée peu encaissée. Ils firent sauter un petit pont et envoyèrent des membres du clan McSobel poser des bombes et des mines le long de la route, sur le béton et de part et d’autre de la voie. Des mortiers et des lance-missiles furent dissimulés sur les hauteurs. Le reste des troupes se divisa en deux groupes de deux cents cavaliers, qui patienteraient à trois kilomètres de là, vers le nord. Ils attendirent tous que le soleil se lève et donne au ciel son éclat saphir. La température monta rapidement et un silence total s’installa. C’est dans cette atmosphère calme que le convoi de l’Arpenteur apparut en milieu de matinée. Il y avait trente Land Rover Cruiser entre lesquels étaient intercalés de gros camions, trois bus et deux camions-citernes plus petits. Une formation d’une dizaine d’énormes motos BMW chevauchées par des silhouettes en armures leur ouvrait la route. Le camion Mann se situait dans le dernier tiers du convoi. De loin, on voyait l’atmosphère onduler autour de la capsule d’aluminium isotherme. Les motos ralentirent au sommet d’une côte et avisèrent les Gardiens qui bloquaient le passage. Leurs moteurs grondèrent comme des animaux, comme elles poursuivaient leur route en roulant au pas. Le reste du convoi suivit avec la même circonspection. À sept cents mètres du pont détruit, il s’arrêta complètement. Dans le veld luxuriant, les autres cavaliers se mirent en marche et se déployèrent, jusqu’à encercler complètement l’Arpenteur. La première voiture blindée fit alors son apparition, puis rejoignit bientôt les charlemagnes positionnés derrière le convoi, à environ sept cents mètres. Olwen arrêta sa voiture. — Enfin ! s’exclama-t-elle. La portière épaisse du véhicule se leva, et Bradley descendit. À dix mètres de là, les équipiers de Hogan et les Griffes de la Chatte étaient déjà sortis de leur voiture et s’étiraient consciencieusement. Scott McFoster confia les rênes de son charlemagne à un de ses lieutenants et vint les accueillir. Il prit Bradley dans ses bras. — Ah, comme je suis heureux de vous voir, monsieur ! — Vous êtes la fierté de nos clans, Scott. Vous êtes plus nombreux que je ne l’aurais cru. — Oui, et encore, j’ai dû intervenir fermement pour empêcher les gamins et les vieillards de nous suivre. Bradley hocha lentement la tête en pensant au cadavre de Harvey qui reposait dans une des Jeeps. Il regarda le long de la route qui descendait jusqu’au convoi. Le grondement des moteurs s’entendait parfaitement dans l’atmosphère humide et calme. En laissant son regard se perdre plus loin, vers le sud, il vit la saignée qui marquait l’entrée de la vallée de l’Institut. — Nous ferions mieux de nous dépêcher. Il ne tardera pas à tenter de forcer le passage. Pensez-vous qu’ils attendent des renforts ? — Aucun mouvement à signaler aux alentours de l’Institut. Nous avons perdu deux éclaireurs, mais c’était à craindre. Néanmoins, les autres sont tous en place. Nous repérerions de loin quiconque essaierait de nous surprendre. — Combien de soldats lui reste-t-il là-bas ? — Ces derniers mois, nous avons eu quelques difficultés à surveiller correctement la route, mais je suis à peu près certain qu’il n’y a pas plus de deux cents hommes dans l’enceinte de l’Institut. — Très bien. Nous avons quelques tueurs de zone et les véhicules blindés. Cela devrait nous permettre d’entamer leurs forces avant de débuter le combat au corps à corps. — Vous pensez pouvoir traverser le champ de force du camion ? — Probablement pas, mais nous allons vérifier cela très bientôt. Nous avons également apporté des filets de surtension très puissants. — Dans ce cas, nous sommes prêts. — Bien. J’enfile mon armure et je me joins immédiatement à vous. Pendant quelques secondes, Scott parut hésiter. — Bien sûr, finit-il par dire. — Ne vous en faites pas, le rassura Bradley. Je ne vous gênerai pas. Par ailleurs, mes amis ici présents, ajouta-t-il en désignant d’un geste du bras les Griffes et les agents du bureau parisien, ont accepté de m’escorter jusqu’à a l’Arpenteur. Scott examina rapidement les armures avec un regard aiguisé, professionnel. — Je suppose que personne n’est volontaire pour me prêter son armure pour les deux heures qui viennent ? demanda-t-il. Quelques gloussements retentirent derrière les casques à la visière impénétrable. Bradley se retourna vers les montagnes qui dominaient l’horizon à l’ouest. Les pics effilés et blancs se découpaient très nettement sur le ciel dégagé. Pas le moindre nuage en vue, pas le plus petit souffle de vent. — Nous n’avons eu aucune nouvelle de Samantha, dit Scott en suivant son regard. Cela pourrait signifier que l’opération suit son cours. — Oui. Bien sûr. Y a-t-il des abris dans les parages ? — Nous avons sélectionné quelques grottes, que les McSobel sont en train d’équiper de champs de force. — Espérons qu’elles suffiront. Personne ne peut prévoir la puissance de… — Hé ! appela Cat. On a de la visite. D’un genre très particulier, si vous voulez mon avis, ajouta-t-elle en désignant de sa main gantée le ciel, à l’ouest. Jamais on n’était parvenu à récupérer de l’ADN de dinosaure, et ce en dépit de très nombreuses et ingénieuses tentatives. Toutefois, cela n’avait aucunement découragé les Barsoomiens de poursuivre leurs expérimentations génétiques. Bouche bée et muet, Bradley avisa les formes ailées qui évoluaient dans le ciel pur et saphir de Far Away. Les créatures ressemblaient énormément à des ptéranodons avec leurs ailes membraneuses tendues sur des os solides. La lumière du soleil couvrait de reflets irisés le tissu semblable à du cuir, tandis que les ailes battaient lentement et régulièrement. Le lézard comptait évidemment parmi les aïeux de ces bêtes qui – Bradley en était persuadé – avaient également quelque chose de crocodilien. Quoi qu’il en soit, leur tête triangulaire arborait un air féroce, et leurs quatre pattes étaient dotées de serres noires terrifiantes. Comme elles descendaient sur le veld, Bradley reconnut les silhouettes drapées de noir des Barsoomiens qui les montaient à l’encolure. Ils étaient installés sur des genres de selles, dont les sangles entouraient le cuir gris cendre des lézards géants. Il devait y avoir une trentaine de créatures, qui volaient à une distance respectueuse les unes des autres. La première descendit vers eux, battit rapidement des ailes vers le bas pour se poser de façon souple et rapide, en fléchissant les pattes pour amortir le choc. La tête longue de près de trois mètres, toute en mâchoires et en dents, se tourna vers Bradley et fixa sur lui ses yeux protubérants. Les ailes, qui devaient avoir une envergure de quinze mètres, battirent une dernière fois avant de se replier lentement et mécaniquement le long de ses flancs. Elle lâcha un ululement haut perché, qui força Johansson à se plaquer les mains sur les oreilles. Le reste de la volée entendit le signal et fondit sur le veld comme sur une proie. — Cool ! déclara Cat. Hé, Scott ! J’échangerais bien mon armure contre un de ces bestiaux. Leur arrivée ne dérangea aucunement les charlemagnes, qui campèrent stoïquement sur leurs positions. Leurs cavaliers, en revanche, échangeaient des regards stupéfaits. Des cris de joie se levèrent un peu partout pour accueillir les Barsoomiens. Bradley regarda leur chef descendre de sa monture comme s’il se tenait sur un escalier roulant. — Bienvenue. Je me demandais si vous alliez vous joindre à nous pour cette occasion un peu spéciale. En tout cas, je n’ai jamais cessé d’espérer. — Bradley Johansson, dit le Barsoomien d’une voix suave et féminine. Nous avions prédit votre retour sur ce monde et nous sommes satisfaits de vous voir. Je m’appelle Rebecca Gillespie, et ceci est ma congrégation. Nous serons heureux de vous apporter notre aide, mais vous devez savoir que nous sommes également venus pour protéger le Raiel. Comme Rebecca Gillespie se tournait vers Qatux, l’ombre que dissimulait son bonnet s’éclaircit quelque peu. Deux autres Barsoomiens avaient mis pied à terre ; ils flottaient en direction de l’extraterrestre massif, qui était descendu de son camion. Tiger Pansy se tenait près de lui et, à la façon d’une mère, considérait avec méfiance les nouveaux venus. Ceux-ci s’inclinèrent très bas, tandis que Qatux étirait ses tentacules les plus courts avec la tendresse d’un prêtre donnant sa bénédiction. — Qatux est quoi, pour vous ? demanda Morton d’une voix grasse et moqueuse. Une vieille divinité enfin retrouvée ? Rebecca Gillespie pivota légèrement pour faire face au soldat. — La structure neurale des Raiels surpasse celle de toutes les autres créatures intelligentes de la galaxie, dit-elle. Pour cela, Qatux mérite le plus grand respect. Un jour, notre ADN atteindra peut-être ce degré de perfection. Mais, en attendant, nous nous contenterons de la sagesse qu’il voudra bien partager avec nous. — Vous devriez sortir plus souvent… — Nous sommes heureux de vous voir, quelle que soit la raison de votre présence, se hâta d’ajouter Bradley. Euh, que sont ces créatures, au juste ? demanda-t-il en désignant l’énorme monture aviaire de Rebecca Gillespie. — Pour nous, ce sont des aigles rois. Dans les villes des steppes d’Iril, en revanche, on parle déjà de dragons. — En tout cas, ils sont très impressionnants. Allez-vous vous joindre à nous et participer à la bataille avec ces bêtes ? — Grand Dieu, non, ce serait pure folie, répondit-elle en sortant de son dos un fusil à très long canon qui était dissimulé dans un repli de sa robe. Nous ferions des cibles trop faciles pour les armes de l’Institut. Toutefois, nous serons vos tireurs d’élite. À mille mètres, ces fusils peuvent transpercer une combinaison à champ de force ordinaire. — Nous vous en sommes très reconnaissants. — Monsieur ! appela Scott. Il y a du nouveau du côté de l’Institut. Quelque chose arrive dans notre direction. Nous avons les images. Bradley repéra l’icône dans sa vision virtuelle et la sélectionna. L’image prise par un éclaireur apparut devant lui. La qualité en était médiocre, mais il distingua clairement des véhicules qui jaillissaient hors de la vallée. — Toutes leurs voitures sont sorties, commenta Stig. Je me demande bien qui est au volant. — Tâchons d’obtenir des images plus nettes et utilisables, reprit Bradley, déconcerté par le nombre de véhicules qu’il avait aperçus. L’Arpenteur devait être désespéré, ce qui, après tout, était parfaitement logique. L’image se brouilla, comme la caméra zoomait sur un camion pick-up. Plusieurs silhouettes noires étaient installées à l’arrière. Au début, Bradley n’arriva pas à interpréter ce qu’il voyait, car son esprit refusait de comprendre. C’est impossible. Bien sûr, Dudley Bose avait découvert la véritable origine de l’Arpenteur. — Par les cieux songeurs ! dit-il, effrayé. — Des Mobiles ! s’exclama la Chatte d’une voix douce et joyeusement malsaine. — Il y en a des centaines, ajouta Morton. — Des Mobiles soldats, dit Rob. Enfin, il me semble. Ils sont différents de ceux que nous combattions sur Elan. — Ils en sont sûrement une version améliorée, reprit Bradley d’un ton neutre. Le vol ne s’était pas réellement déroulé sans encombre. Les systèmes de l’hyperréacteur de Scylla avaient subi plusieurs défaillances, qu’il avait fallu pallier immédiatement. Pour couronner le tout, les appareils auxiliaires avaient également connu des ratés. Fréquents. Nigel avait passé le plus clair de son temps à bricoler, à écrire des programmes à la va-vite et à installer des composants de secours. De leur côté, Otis et Thame avaient improvisé de nombreuses procédures. Leur expérience, ajoutée à une connaissance très profonde de la frégate, leur avait permis de laisser parler leur instinct et de gagner du temps. Laborieusement, le vaisseau rétif avait été amené à atteindre les performances promises par ceux qui l’avaient conçu. Plier ce monstre de technologie à sa volonté avait procuré une grande satisfaction à Nigel. Le plus efficace des managers est celui qui ne rechigne pas à mettre les mains dans le cambouis. Il est vrai que la moindre erreur aurait pu être fatale, les transformer en vulgaire traînée radioactive sur un champ d’étoiles ; cela constituait une motivation importante. À présent qu’ils se rapprochaient rapidement de Dyson Alpha, il sélectionna le monitoring des senseurs dans sa vision virtuelle et entreprit d’étudier attentivement les données recueillies. Celles-ci se matérialisèrent sous la forme d’un cube gris constellé de points lumineux. Dyson Alpha se situait droit devant eux, torsion étrange dans le tissu de l’espace. Plus loin, Dyson Bêta se dessinait en creux à cause de l’effet produit par sa barrière sur la résonance transdimensionnelle. On reconnaissait également un sillage conique pointé en direction de Dyson Alpha. Suivre Charybde n’était pas chose aisée. Le mécanisme détecteur s’était révélé le moins performant des systèmes embarqués. Pendant vingt-huit heures complètes, ils avaient même complètement perdu la trace de la frégate. Nigel avait travaillé durement à l’adaptation du logiciel incriminé qui, désormais, fonctionnait presque à la perfection. Durant les dernières heures, en tout cas, tout avait marché comme sur des roulettes et l’ambiance était au beau fixe. Ils gagnaient lentement mais sûrement du terrain sur leur proie, ce qui était excellent pour le moral. Ils n’avaient plus qu’une quinzaine d’années-lumière de retard. — Tu as décidé ce que tu feras, une fois sur place ? demanda Otis. La main virtuelle de Nigel repoussa l’affichage sur le côté, le compressa et le réduisit pour le ranger dans sa grille. — Pas encore, répondit-il d’une voix quelque peu enrouée. Merde, il s’agit tout de même d’Ozzie. — Plus que quatre-vingt-dix minutes. — Oui, je sais. — La résolution devrait être suffisamment bonne pour que nous voyions s’il prend la direction de la Forteresse ou celle de la planète natale de l’ennemi. Nigel changea de position sur les coussins de sa couchette. D’un point de vue strictement physique, le voyage n’avait pas été très agréable. Nourriture en tube, sinus bouchés, estomac nauséeux. Sans compter cette claustrophobie, qui menaçait de lui faire perdre la raison à tout instant. — Tu crois qu’on sera toujours capables de le détecter une fois qu’il sera sorti de l’hyperespace ? — En théorie, oui, répondit Otis avec un sourire sans joie. — Notre vaisseau et la théorie… — S’il prend la direction de la Forteresse des ténèbres, c’est qu’il a vraiment l’intention de réactiver la barrière. — Peut-être bien. — Cela signifierait qu’il n’est pas un agent de l’Arpenteur. Nigel lança un regard noir à son fils. — Je le sais très bien ! C’est pour cela que je suis venu avec toi. — Désolé, papa. C’est juste que… Enfin, c’est Ozzie, quoi ! Nigel se sentit quelque peu froissé par ce respect et cette vénération. — L’as-tu déjà rencontré ? — Non. Mais tu nous as beaucoup parlé de lui quand nous étions plus jeunes. — Oui, oui, bien sûr. C’est pour cette raison que j’appuierai sur le bouton moi-même s’il nous force à aller jusqu’au bout, dit-il avant de bâiller d’épuisement. Préparons-nous. Chacun doit être parfaitement concentré pour l’approche finale. Thame, chargez la bombe dans son silo. J’autoriserai son activation. — Oui, monsieur. Nigel suivit la procédure sur une reproduction en trois dimensions du vaisseau. Le missile eut quelques difficultés à sortir de son magasin, mais tout s’arrangea après qu’Otis eut modifié les paramètres des bras manipulateurs. Des symboles verts apparurent lorsque l’engin fut en place et amorcé. — C’est Mark qui m’a appris ce truc, expliqua Otis. Il s’agit d’équilibrer les électromuscles. Nigel choisit d’ignorer le ton de reproche. Il y avait quelque chose de foncièrement bon chez ce Mark, qui le rendait automatiquement sympathique, comme un chiot. — Initialisez les lasers à neutrons, dit-il. Thame, vous vous occuperez de notre défense rapprochée. Il jeta un coup d’œil à son horloge. Dyson Alpha n’était plus qu’à soixante-dix minutes. Les Jeeps venaient de sortir du canyon de la Planque quand elles commencèrent à capter des fragments de la réponse de Johansson. Paula programma son ordinateur de manière qu’il reconstitue ce puzzle vocal, qui se répétait en boucle. Les haut-parleurs crachotèrent et diffusèrent le message. Chaque fois, le résultat était un peu plus audible et compréhensible. Au bout de cinq fois, plus aucun doute n’était permis. — C’est bien lui ? demanda Rosamund. Vous avez vraiment dit cela à Renne ? — Oui, répondit Paula en fixant le pare-brise incurvé de la Jeep. Tandis que le véhicule fonçait, les faisceaux de ses phares se découpaient sur la surface lisse et brillante de sable et d’argile. À l’est, l’horizon commençait peut-être à s’éclaircir. Ses membres ne la faisaient presque plus souffrir, mais elle se sentait incroyablement lasse, comme si elle n’avait pas dormi pendant des mois. — Donc, Adam a contacté Oscar, répéta Rosamund. Cela vous aide-t-il ? — Cela pourrait expliquer beaucoup de choses. — Je ne comprends pas. — Adam savait qu’Oscar n’était pas un agent de l’Arpenteur. S’il en avait été un, il se serait empressé de capturer Adam pour l’interroger dès leur première rencontre. Adam ne se serait douté de rien. — Dans ce cas, pourquoi ne nous a-t-il rien dit ? — Pour protéger Oscar. — De quoi ? — De moi. Faites demi-tour. Rosamund la regarda sans comprendre. — Pardon ? — Faites demi-tour, répéta Paula en manipulant des icônes dans sa vision virtuelle pour contacter Oscar, ce qui était impossible avec la faible puissance de son ordinateur de poche en raison de la barrière naturelle que constituait le canyon. Il faut que je retourne là-bas. — Il est trop tard ! — Arrêtez cette Jeep. Montez avec Jamas et Kieran ; j’irai toute seule. — Oh, par les cieux ! Rosamund tourna violemment le volant. La Jeep dérapa et bringuebala dans tous les sens. Paula s’accrocha à son siège, persuadée que le véhicule allait se retourner. — Que se passe-t-il ? demanda Kieran. — Oscar est blanchi, annonça Rosamund. On y retourne. — Pour quoi faire ? La tempête y sera dans vingt minutes. La Jeep finit sa volte-face. Rosamund appuya sur l’accélérateur et fonça en direction du canyon. — Je ne sais pas, répondit-elle. — Hein ? lâcha Kieran, incrédule. — J’ai quelques questions à poser à Oscar, expliqua Paula. Je pense pouvoir découvrir lequel des deux autres est le coupable. — Et après ? — Nous pourrons peut-être atteindre l’agent de l’Arpenteur à temps pour l’empêcher de voler. Cela devrait être facile. Vos fusils ioniques sont largement capables de venir à bout d’un hyperplaneur. — Sauf que nous n’aurions pas le temps de rebrousser chemin, protesta Rosamund. Dans le canyon, la tempête atteint des sommets de violence. La Jeep n’y résistera jamais. — J’ai dit que j’irai toute seule. — Pas question ; vous êtes à peine consciente. — Merci, dit Paula en s’affaissant sur son dossier et en commençant à réfléchir aux questions qu’elle allait poser. — Même si nous n’allons pas au bout, les deux autres devront être prévenus, reprit Rosamund. C’est impératif. — Oui, cela pourrait suffire, acquiesça Paula, car elle sentait que la jeune femme avait besoin de se donner du courage. J’ignore ce que l’agent a l’intention de faire. Peut-être se transformer en kamikaze, ou bien chasser les deux autres du Fauteuil d’Aphrodite. — C’est grâce à Adam, vous savez ? C’est lui qui nous aide. — Comment ? — Il nous regarde depuis les cieux songeurs et nous pousse à continuer. Paula ne répondit pas. C’était une idée pour le moins déconcertante. Son univers à elle était fondé sur des faits, rien que des faits. C’était beaucoup plus facile à accepter. — N’êtes-vous pas croyante ? — Je ne pense pas avoir été conçue pour l’être, répondit Paula. Contrairement à vous. — Je ne crois pas aux anciennes religions. Bradley Johansson a visité les cieux songeurs et il a raconté son voyage aux clans. Nous savons à quoi nous attendre. — Je vois. — Je ne vous demande pas de me croire sur parole, dit Rosamund en riant. Vous lui poserez la question quand vous le reverrez. — Pourquoi pas ? Elles continuèrent leur route en silence. Au bout de quelques minutes, le volant se mit à trembler dans les mains de Rosamund. Le sol paraissait pourtant plat et la route rectiligne. — Le vent commence à souffler, expliqua Rosamund, comme Paula examinait le paysage en fronçant les sourcils. — Je comprends. Paula ordonna à l’émetteur de la Jeep de se rallumer. Oscar serait bientôt en mesure de capter son message. D’après la navigation inertielle, la Jeep roulait tout droit vers l’entrée du canyon et ne tarderait pas à s’y engouffrer. — Vous avez dit qu’Adam voulait protéger Oscar ; je ne suis pas certaine de saisir… — Oscar était à Abadan avec lui. Il a pris part à un acte terroriste atroce. Adam savait que je n’aurais d’autre issue que d’arrêter son ancien camarade si je venais à l’apprendre. — C’était il y a tellement longtemps. — Le temps n’a rien à voir là-dedans. Les personnes qu’ils ont tuées sont toujours mortes. Justice doit être faite. Sans cela, notre civilisation s’écroulerait. — Vous êtes sérieuse, on dirait. — On ne peut plus sérieuse. — Vous auriez donc réellement essayé d’arrêter Adam une fois cette guerre terminée ? — Oui. — Nous vous en aurions empêchée. — Cette fois-ci seulement, rétorqua Paula tandis que son assistant virtuel l’informait que le contact était établi avec les hyperplaneurs. Oscar, vous allez bien ? — Oui, nous sommes tous prêts. Il y a un problème ? Je vous croyais déjà loin. Vous devez absolument sortir de ce canyon le plus vite possible. — Oscar, j’ai contacté Bradley Johansson. Il m’a dit que c’est Adam qui vous a demandé d’examiner les enregistrements de Seconde Chance. Est-ce que vous confirmez ? — Oui. — Inspecteur, de quoi s’agit-il ? demanda Wilson. Nous allons bientôt voler. Vous devez vous mettre à l’abri. — Oscar, cela vous disculpe définitivement, continua Paula. Si vous aviez été un agent de l’Arpenteur, vous en auriez profité pour capturer Adam. — Oui, sans doute. — Qu’est-ce que vous racontez ? insista Wilson. Une rafale de vent secoua violemment la Jeep. Paula resserra sa ceinture de sécurité. — C’est soit vous, soit Anna, répondit-elle à Wilson. — Arrêtez un peu. Nous sommes tous officiers dans la Marine, nous nous connaissons depuis des années. D’ailleurs, nous avons réfléchi à la question ; le coupable, c’est vous ou l’un des Gardiens. Nous allons nous poser sur le sommet de cette montagne, quoi que vous disiez. — Vous étiez tous à bord de Seconde Chance, dit Paula. Oscar, qu’avez-vous dit à Wilson lorsque vous êtes allé le voir avec votre preuve sous le bras ? Lui avez-vous révélé que vous aviez été contacté par les Gardiens ? — Oui. — Bien. Wilson, vous saviez donc qu’Oscar était lié aux Gardiens. L’avez-vous dit à Anna ? — C’est ridicule. — Le lui avez-vous dit ? La Jeep était secouée dans tous les sens. Le vent accélérait continuellement et le sable s’écoulait comme un torrent sur le sol. — Je… Je ne crois pas. Anna, tu t’en souviens ? — Que lui avez-vous dit ? Avez-vous évoqué en sa présence les données rapportées par Seconde Chance ? — Anna ? appela de nouveau Wilson. — Elle était chargée des senseurs de Seconde Chance. Elle était donc idéalement placée pour accéder aux satellites et à la parabole. Ils étaient sous sa responsabilité. Elle aurait pu les détourner de leur usage très facilement. — Anna ! Dis-lui qu’elle raconte des conneries ! — Lui avez-vous parlé de la découverte d’Oscar, des images de la parabole déployée ? demanda Paula. — Anna, pour l’amour du Ciel ! — Répondez, je vous prie. — Oui, marmonna Wilson. — Anna, reprit Paula, je sais que votre récepteur est allumé, alors parlez. — C’est ma femme… La Jeep zigzagua dangereusement. Rosamund agrippa fermement le volant. — On ne pourra pas résister longtemps. Jamais nous n’arriverons jusqu’à Anna. — Ah ! lâcha Paula. Elle ne doit plus être très loin. — Inspecteur, si nous continuons, nous allons mourir, insista Rosamund d’une voix dépourvue d’émotion. Inutilement, qui plus est. — D’accord, faites demi-tour ! aboya Paula, vaincue. Au milieu de leur manœuvre, une rafale plus violente que les autres frappa le véhicule, et Paula crut bien que la Jeep allait réellement se retourner. Rosamund tourna rapidement le volant pour contrer les effets du vent. À l’extérieur, la lumière de l’aube révélait d’énormes nuages gris, qui bouillonnaient et progressaient vers le mont Herculaneum à une vitesse ahurissante. La Jeep se stabilisa. Rosamund se dirigeait tout droit vers la base de la paroi du canyon. — Anna ! appela Paula. Répondez, s’il vous plaît. — Wilson, dit Oscar. Merde, je suis désolé. — Ce n’est pas possible ! gronda Wilson. Pas elle. Elle est parfaitement et complètement humaine. — J’ai travaillé avec Tarlo des années sans me douter de rien, intervint Paula. — Travaillé ? cracha Wilson avec mépris. Je me suis marié avec elle, je l’ai aimée. — Wilson, Oscar, le moment est venu de décider ce que vous allez faire. Je sais que c’est difficile, Wilson, mais je suppose qu’elle va tenter de percuter l’un d’entre vous. — Nous allons décaler nos décrochages d’amarres respectifs, dit Oscar. De cette façon, elle ne pourra voler que derrière un seul d’entre nous. — C’est une bonne idée, commenta Paula, qui aurait désespérément voulu trouver mieux à leur proposer, mais qui se sentait incapable de réfléchir plus vite. La paroi du canyon s’approchait à grande vitesse. Il y avait de nouveau du sable sous les roues, ainsi que des affleurements de roche polie. Rosamund contourna une large saillie de lave et freina brusquement. Elle détendit les suspensions pour abaisser le châssis le plus possible. — J’espère que ces rochers seront assez hauts, cria-t-elle en activant le système d’ancrage d’urgence. Les vis s’enfoncèrent dans le sable compact avec un bruit métallique strident. — Bonne chance à vous deux ! dit Paula. Rosamund éteignit le micro et se tourna vers l’Inspecteur principal. —Vous ne lui avez pas dit que vous saviez pour Abadan. — Oscar a suffisamment de soucis pour l’instant. Je n’ai pas envie qu’il rate sa mission. Nous verrons cela s’il survit. — Je n’ai encore jamais vu l’Arpenteur, mais, dans votre genre, vous êtes déjà sacrément effrayante. Elle ne savait pas, se répétait sans cesse Oscar, comme s’il s’agissait d’un mantra. Le vide induit par sa solitude était oppressant et démoralisant dans la fureur qui se déchaînait autour de l’hyperplaneur. Un sentiment d’isolement s’emparait lentement de lui, l’enveloppait comme le vide interstellaire caressant. Anna : irrémédiablement perdue, et ce depuis Dieu seul savait combien d’années. Wilson, pour sa part, s’était retiré dans un enfer intérieur. Détresse, tristesse. — Ce qu’il y avait d’humain en elle vous aimait. Et cet amour vivra toujours. — Cela n’a plus d’importance, répondit sèchement Wilson. Et puis, j’ai eu d’autres femmes avant elle. — Ce n’est pas la même chose, mon vieux. Nous avons entrevu la véritable Anna. Elle est toujours là, quelque part. Fourvoyée. Elle pourra être ressuscitée et sa mémoire reformatée. — Car nous allons la tuer, n’est-ce pas ? Oscar se crispa. La conversation était d’autant plus surréaliste que la petite icône vert émeraude qui brillait dans un coin de sa vision virtuelle attestait qu’Anna était connectée, elle aussi, qu’elle entendait tout ce qu’ils disaient. Peut-être vaudrait-il mieux garder le silence. — Que comptez-vous faire ? demanda-t-il avec lassitude. Le vent charriait du sable arraché au désert humide, qui s’enroulait en volutes autour du cockpit. — Me poser sur le Fauteuil d’Aphrodite. C’est la raison de notre présence ici, l’objectif que nous devons atteindre. Oscar se retint de laisser échapper un long soupir de soulagement. Enfin, son ami commençait à reprendre le dessus. Wilson avait une qualité majeure : il était capable de mettre de côté ce qu’il y avait d’humain en lui le temps de prendre une décision. C’était sans doute ce qui faisait de lui un excellent officier. Il ne put s’empêcher de comparer cette aptitude à la soumission des agents de l’Arpenteur, et cela le mit mal à l’aise. — Nous y arriverons, dit Oscar. Après tout, elle ne pourra pas grand-chose contre nous. — Vous croyez ? Oscar n’était pas très loin d’éteindre la radio et de laisser l’hyperplaneur arrimé au sol en attendant que la tempête se calme. L’Univers peut bien se passer de moi, non ? Pour une fois. Si seulement il savait, comme Wilson, laisser ses émotions de côté. Le vent se renforçait et le planeur tremblait de plus en plus. Au-dessus de sa tête, les nuages gris formaient désormais un toit bouillonnant uniforme et infini. — Quoi que vous fassiez, je serai avec vous, finit-il par dire à Wilson. C’était une façon de fuir, et il le savait. Il transférait sa part de responsabilité dans les mains d’un autre. Après tout, c’était ce qu’il faisait depuis les événements d’Abadan. Il jeta un coup d’œil au radar météo, avec son ballet de masses d’air artificiellement colorées, semblables à des méduses en train de s’accoupler. Le cockpit était violemment secoué, et l’image tremblotait. Une marée rose saumon s’engouffrait dans le canyon de la Planque à plus de cent cinquante kilomètres à l’heure. Quelque part, au loin, le front de la tempête avait déjà atteint le pied du mont Herculaneum. — Prêt à décoller, dit Wilson d’une voix neutre, dénuée de toute passion. Ce professionnalisme absolu arracha un sourire à Oscar. À sa manière bien particulière, Wilson lui donnait l’exemple. Bon, si c’est la seule manière d’agir, je m’y mets aussi. — Compris. Je débute la phase d’ascension. Il posa les mains sur les senseurs tactiles du tableau de bord et serra les poignées concaves. Le morphoplastique lui enveloppa les poignets, sécurisant le contact pour la durée du vol. Son assistant virtuel l’informa qu’une liaison parfaite était établie avec le système du planeur. Oscar oublia Anna et laissa sa mémoire de pilote venir au premier plan. Non pas ses souvenirs personnels, mais ceux qu’il avait accueillis dans son cerveau à Stonewave et qui permettraient à son esprit de ne faire qu’un avec l’hyperplaneur. Une main virtuelle rouge et violette attrapa le joystick qui venait de se matérialiser en face de lui. Son autre main voleta au-dessus des icônes rougeoyantes. Les bourgeons d’aile en morphoplastique s’étirèrent jusqu’à donner à l’appareil une forme de delta classique. La prise au vent étant ainsi beaucoup plus importante, Oscar fut secoué dans tous les sens. Il décrocha le câble avant, et le nez de l’appareil se releva brusquement. Ses rudiments de pilotage ajoutés à la mémoire qu’on venait de lui implanter l’aidèrent à palier cette tendance et à maintenir l’engin à l’horizontale. Il déroula les câbles et prit un peu d’altitude. L’hyperplaneur s’éloigna du fond du canyon en tirant violemment sur ses amarres, tandis que le vent tentait de l’emporter. Lorsqu’il fut à cinquante mètres d’altitude, Oscar donna à la queue la forme d’un long stabilisateur vertical. Les tremblements se calmèrent quelque peu, bien que le vent fût de plus en plus fort. Oscar étira davantage les ailes, accentua leur cambrure pour générer plus de portance directe. Comme la tension exercée sur les câbles augmentait, il les déroula encore en respectant scrupuleusement le rythme conseillé. Ce n’était vraiment pas le moment de prendre des risques inconsidérés. Des lambeaux de brume volaient tout autour de lui, formaient une sorte de fourreau dans lequel sa visibilité était réduite – à peine plus d’une vingtaine de mètres. La pluie martelait le fuselage avec agressivité, et un roulement de tambour résonnait à l’intérieur du cockpit. Tandis que l’hyperplaneur continuait à s’élever, les câbles se mirent à vibrer en produisant des harmoniques improbables. Oscar devait constamment ajuster le profil des ailes pour stabiliser son engin. — Si Samantha n’arrive à rien avec une tempête pareille, alors notre cause est perdue d’avance, dit Wilson. En dépit de la mauvaise liaison radio, de la friture et des coupures, sa détermination farouche était évidente. Oscar s’accrocha désespérément à la voix de son ami ; cette présence humaine, quoique lointaine, était soudain devenue primordiale. Il examina le radar météo et vit les ondes écarlates et cerise de la tempête, qui s’engouffraient dans le canyon, se recouvraient et s’enroulaient les unes autour des autres à une vitesse étourdissante. Autour du fuselage, le vent dépassait à présent les cent soixante kilomètres à l’heure. Des étoiles indigo figuraient les deux autres hyperplaneurs. Tous les deux étaient dans les airs, à peu près à la même altitude que lui. Elle est donc vivante et en pleine possession de ses moyens. Bêtement, il en était venu à espérer que son silence signifiait… qu’elle était désactivée. — Ouais, dit-il en dépassant les mille mètres d’altitude. Je me passerais bien d’être là-dedans. En tout cas, je n’aimerais sûrement pas me la prendre sur le coin de la figure. — Adam voulait que vous partiez seul, n’est-ce pas ? C’est pour cela qu’il vous a implanté cette mémoire. Il n’y a jamais eu de dégâts causés par l’humidité. Il avait simplement décidé qu’Anna et moi ne volerions pas. — Effectivement. Il s’apprêtait à en parler aux Gardiens, qui se seraient chargés de vous maintenir au sol. Quel idiot ! Comme si j’étais certain d’arriver à bon port. — Pourquoi ne nous a-t-il pas dit que vous étiez disculpé d’office ? — Cela l’aurait forcé à donner des explications à Paula Myo, à révéler le fait que nous nous connaissions depuis longtemps, qu’il avait pris contact avec moi pour cette raison. L’hyperplaneur se pencha de façon alarmante à tribord. Oscar le redressa en exerçant une pression constance sur le joystick et en changeant le profil des ailes. L’engin reprit sa position initiale. Le pilote se concentra sur le radar météo, qui avait bien du mal à détecter toutes les turbulences qui se croisaient dans le courant. — Était-ce si important ? demanda Wilson. Oscar serra les dents. Pendant des décennies, il avait craint ce moment, tout en rêvant de son éventuel effet cathartique. Il se détestait d’avoir à se confesser. Il détestait ce qu’il avait à confesser. — J’en ai peur. — D’où vous connaissait-il ? — Nous étions tous les deux des étudiants très engagés à l’université. C’était stupide. Nous étions jeunes, et les radicaux savaient comment tirer profit de notre naïveté. — Que s’est-il passé ? — À la fin ? La station d’Abadan. — Mon Dieu, Oscar, c’est une plaisanterie ! Abadan, c’était vous ? — J’avais dix-neuf ans. Adam et moi faisions partie du groupe qui a posé la bombe. Nous ne voulions pas toucher un train de passagers. Nous souhaitions protester contre le dumping des céréales. Mais il y a eu un problème à StLincoln. Comme l’express avait pris du retard, la régulation du trafic a choisi de lui donner la priorité et de faire attendre notre train sur une autre voie. — Nom de Dieu ! — Ouais. Oscar regarda l’altimètre et constata qu’il venait de dépasser la ligne des mille quatre cents mètres. Il ne voyait pas très clair. Des larmes dégoulinaient sur ses joues. Il modifia encore une fois la configuration des ailes et se prépara à voler. — Le parti socialiste intersolaire a eu pitié de moi ; il a payé pour que je change d’identité sur Illuminatus, expliqua-t-il. Depuis… Je ne sais pas, je crois que j’ai fait amende honorable. — Incroyable. C’est la journée des révélations, ma parole. En fin de compte, nous restons toujours étrangers les uns aux autres. — Wilson… Peu importe… Enfin, même si vous me haïssez, je suis heureux de vous avoir connu. — Je ne vous hais pas. Mais alors, vous ne vous appelez pas vraiment Oscar ? — Effectivement. Oscar regarda par la verrière et vit ses ailes se courber. Dans sa vision virtuelle, sa queue devenait un large stabilisateur triangulaire. Au fond de ses entrailles, il se préparait à couper les amarres. — J’étais un grand amateur de cinéma, reprit-il. J’adorais particulièrement les comédies musicales, les westerns et les comédies romantiques du milieu du XXe siècle. Les « Oscars », vous voyez ? Et comme la plus grande vedette de cette époque s’appelait Marilyn Monroe… — Très bien, monsieur l’Oscar du meilleur second rôle, appliquons votre stratégie : deux contre un. Le planeur de Wilson se décrocha. Oscar vit l’étoile indigo de son appareil jaillir comme une fusée, emportée par la rivière carmin qui coulait dans le canyon de la Planque. Oscar pouvait presque entendre Anna faire ses calculs. Des trois pilotes, Wilson était celui qui avait le plus de chances d’arriver à bon port. Plus elle lui laisserait d’avance, moins il serait aisé de le rattraper et, éventuellement, d’entrer en collision avec lui. Toutefois, en partant avant Oscar, elle lui laisserait la voie libre. En réalité, tout dépendait de la foi qu’avait chacun en ses propres aptitudes. Qui décrirait cette parabole avec le plus d’efficacité ? Anna largua les amarres. Vingt-cinq secondes après Wilson. La main virtuelle d’Oscar s’abattit sur l’icône de décrochage. La poussée le plaqua violemment contre son siège. L’hyperplaneur bondit à plus de cent quatre-vingts kilomètres à l’heure. L’atmosphère bouillonnante mettait ses ailes à rude épreuve. Il avait prévu de stabiliser son appareil et d’attendre, tout en observant les deux autres, que la bonne occasion se présente. Au lieu de quoi il allait devoir lutter pour sa survie. Tout ce qui lui importait pour le moment, c’était de ne pas perdre d’altitude. Sur son radar, les parois terrifiantes du canyon se jetaient sur lui à tour de rôle, tandis que le vent le secouait de gauche à droite. Il contrait chacun de ces mouvements en poussant son joystick, en contenant sa peur et en s’efforçant de rester calme. Les ailes lui obéissaient au doigt et à l’œil, leurs extrémités se tordaient, se pliaient à sa volonté. Elles réagissaient tellement vite, qu’il avait parfois du mal à ne pas surcompenser les effets du vent. Pendant une fraction de seconde, il chercha du coin de l’œil les deux étoiles indigo. Son assistant virtuel extrapola leurs trajectoires respectives. Deux fines lignes topaze se croisaient avant de sortir du canyon de la Planque. Les parois de pierre continuaient à se rapprocher de façon menaçante, et les rafales avaient de plus en plus de prise sur le fuselage de son engin. À l’extérieur, il faisait incroyablement sombre. Des lambeaux de nuage arrachés par le vent dessinaient une rivière cotonneuse qui coulait très haut au-dessus du fond du canyon. Une vague soudaine de grosses gouttes de pluie martela son cockpit, le força à décrire un lacet. Oscar eut un peu plus de mal à stabiliser son appareil. Il fut contraint de réduire la taille de ses ailes, ce qui brisa sa dynamique d’accélération mais rendit le planeur plus maniable. Heureusement, il ne décéléra pas et regagna sa position au centre du canyon, juste au-dessus de la rivière de nuages. Le radar détecta le bout du couloir, vingt kilomètres plus loin. La paroi verticale, véritable falaise, s’élevait si haut qu’elle sortait de l’écran. Oscar vérifia une nouvelle fois la position des deux autres planeurs. Anna volait avec une précision toute mécanique. Bien qu’elle n’ait pas réduit la longueur de ses ailes, elle ne sortait jamais de son vecteur et gagnait rapidement du terrain sur Wilson. Le fond du canyon se rapprochait inexorablement, mais cela ne semblait pas la tracasser. Ce genre d’inquiétude typiquement humaine lui était étranger. Son planeur fonçait comme un missile. Wilson, de son côté, ne pouvait pas l’esquiver. S’il voulait remonter l’incroyable chute d’eau qui terminait le canyon, il lui fallait suivre scrupuleusement cette trajectoire. Les aptitudes d’un pilote depuis longtemps disparu finirent de s’installer dans l’esprit d’Oscar. Il était à présent capable de manipuler son joystick en synergie cinétique avec l’hyperplaneur. Il exerçait un contrôle parfait et quasi animal sur l’aérodynamisme de l’engin. Sur la toile de fond du ciel anthracite secoué par la tempête, il revit l’express de StLincoln. Le train soulevé par une gigantesque boule de feu huileuse. Les wagons qui déraillent et se disloquent, les corps calcinés étendus le long de la voie. Il les connaissait tous. Chaque nuit, depuis quarante ans, il revoyait leurs visages en rêve. C’était même le seul et unique rêve qu’il faisait. Dans son champ de vision, au milieu des icônes générées par l’ordinateur de bord, sa main virtuelle manipula la configuration des ailes, les allongea vers l’arrière. Sa vitesse augmenta, le nez du planeur s’abaissa et pointa vers le torrent d’écume blanche qui courait à deux mille mètres d’altitude. — Wilson, cria-t-il pour se faire entendre. Des ruisseaux sauvages coulaient sur son fuselage avant d’être tranchés par les ailes aiguisées comme des rapières. Très haut au-dessus de sa tête, le soleil se levait sur le mont Herculaneum. — Je vous entends. La lumière de l’astre du jour se brisa sur l’eau, s’éparpilla en des arcs-en-ciel éphémères et bouillonnants. Oscar sourit, ravi par la beauté de cette nature étrange. Droit devant lui, en contrebas, une croix blanche aveuglante surfait sur l’écume étincelante. — Je m’appelle Gene Yaohui. Sa phrase terminée, il plongea dans le vortex glorieux d’eau et de lumière et frappa l’hyperplaneur d’Anna de plein fouet. C’était arrivé à de nombreuses reprises à l’époque où il volait avec l’escadron Wild Fox. C’était une institution tellement fermée, qu’ils vivaient tous une même existence, dans les airs comme au sol. Ils s’entraînaient ensemble, s’amusaient ensemble, risquaient leur peau ensemble, accomplissaient leurs missions ensemble, servaient à l’étranger ensemble. À la base, il connaissait la femme et les enfants de tous les pilotes, était au courant de leurs problèmes d’argent, de leurs engueulades, il les aidait même à écrire leurs listes de courses. Dans le ciel, il connaissait les aptitudes et les limites de tous ses collègues. Ils étaient comme des frères. Lorsqu’ils partaient au combat, certains ne revenaient pas. On assistait à leur mort sur l’écran radar. Un symbole vert brillant s’affichait devant vos yeux pour signifier que le contact était rompu, qu’un missile avait atteint l’un des vôtres qui, à ce moment-là, tombait déjà comme un météore vers le sol. Chaque fois, il perdait un bout de lui-même. Chaque camarade mort laissait en lui un vide qui ne pourrait jamais être comblé. Néanmoins, il fallait bien continuer. Ne serait-ce que parce que c’était ce qu’ils auraient voulu – oui, de cela, on pouvait être sûr. Et puis, il fallait aller de l’avant. Trois siècles et demi après avoir perdu son dernier copain d’escadron, Wilson Kime venait de voir sa femme et son meilleur ami s’écraser sur les rochers implacables, loin en dessous de son hyperplaneur. — Au revoir, Gene Yaohui, murmura-t-il. Deux kilomètres plus loin, la rivière qui fendait les airs décrivait sa courbe magnifique et paradoxale et s’élevait parallèlement à la falaise immense. Des vecteurs de positionnement orange s’imprimèrent dans sa vision virtuelle. Wilson tordit son joystick avec douceur et calme, plaça son appareil sur la trajectoire d’approche idéale. Il rétracta ses ailes et les allongea vers l’arrière, tandis que les parois du canyon se resserraient sur lui. Il apercevait la chute d’eau devant lui, ruban ondulé qui s’écoulait à près de trois cents kilomètres à l’heure. Il retint son souffle et se prépara. L’hyperplaneur fut brusquement propulsé vers le haut, et Wilson fut plaqué contre son siège. Il serra fort son joystick et agit sur le profil de ses ailes pour stabiliser sa trajectoire et garder le ciel saphir droit devant lui. Il recommença à respirer normalement et laissa échapper un rire soudain, ou plutôt un ricanement de défi destiné à l’Arpenteur, un gloussement qui ne manquerait pas de lui parvenir. À cinq mille mètres d’altitude, la cascade inversée se disloquait, tandis que retombait la pression produite par le canyon au profil d’entonnoir. L’eau se divisait en deux cataractes écumantes, qui retombaient sur les versants nord et sud du volcan. Wilson se laissa emporter par un souffle d’air résiduel, qui maintint sa vitesse et lui fit prendre davantage d’altitude. Comme il planait au-dessus des herbages des pentes tempérées, les bandeaux de nuages boursouflés continuaient leur course, contournaient le volcan. Là-bas, de l’autre côté, ils aideraient la planète à avoir sa vengeance. Le radar détecta les tornades qui, non loin de là, naissaient dans les couches supérieures de la tempête. Il les regarda se tortiller dans tous les sens, colonnes d’air transparentes qui balaieraient le sol avec des mouvements aléatoires, aspireraient poussières et cailloux. L’ordinateur de bord entreprit de les suivre, préparant différentes possibilités d’approche. Trois d’entre elles se situaient dans la bonne zone et paraissaient assez puissantes. Il en élimina une d’office, car ses oscillations étaient trop erratiques. Il jeta son dévolu sur la plus proche des deux autres. Il poussa le joystick vers l’avant, pointa le nez de son hyperplaneur vers la base tourbillonnante, puis assimila le rythme auquel elle se balançait et ondulait comme un serpent. Tandis qu’il plongeait vers sa cible, les ailes et le stabilisateur de son appareil se rétractèrent pour ressembler à de simples ailerons de requin. Wilson ne trembla pas et fonça là où son instinct lui commandait d’aller. Si Gene Yaohui est capable de viser juste, alors moi aussi. Notre cause finira par triompher. Wilson tira sur son joystick, levant le nez de l’appareil vers le ciel au moment où il s’enfonçait dans le vortex. La verrière fut instantanément bombardée par une pluie de sable et de gravillons. Il y avait également quelques pierres plus grosses qui, lorsqu’elles frappaient le cockpit, lui arrachaient systématiquement une grimace. Le fuselage avait de plus en plus de mal à supporter les forces qui se déchaînaient contre lui. Des moteurs couinaient sous le siège du pilote ; ils tordaient l’avant du planeur dans le sens contraire à la rotation de la tornade afin de stabiliser son ascension. Les ailes avaient de nouveau changé de profil, se transformant en hélices pour tirer profit de la puissance phénoménale du vortex. Quelques secondes plus tard, l’hyperplaneur jaillissait du tourbillon du tourbillon. Wilson entreprit aussitôt de vérifier sa trajectoire. Il avait gagné suffisamment de vitesse pour décrire un arc au-dessus du tourbillon. C’était bien, mais ce n’était pas ce qu’il voulait. Les ailes altérèrent leur cambrure, le nez de l’appareil se redressa très légèrement. Il s’agissait de freiner délicatement. Il devait se dépêcher, car l’air commençait à se raréfier tandis qu’il quittait la stratosphère. Il étira encore les ailes et les fit pivoter de manière à offrir le plus de résistance possible dans cet environnement où les molécules se faisaient rares. Dans sa vision virtuelle, la parabole se raccourcit. Son point de chute estimé ne se trouvait plus qu’à un kilomètre et demi du Fauteuil d’Aphrodite. L’hyperplaneur sortit de l’atmosphère, et les ténèbres l’enveloppèrent. Les étoiles étaient plus lumineuses que jamais. Les gouttelettes accrochées au fuselage se changèrent en glace. Sous son aile droite, dans le cratère du mont Titan, un bouillonnement rouge de lave, des projections de fumée et de roche fondue, qui décrivaient des paraboles et dessinaient des ondes de chocs écarlates dans l’atmosphère. Droit devant lui, tandis que le planeur atteignait le point culminant de sa trajectoire, apparut le sommet plat du mont Herculaneum, avec sa plaine couleur terre de Sienne tout juste déformée par les caldeiras jumelles. Wilson repéra froidement son point de chute. Cette vue grandiose ne l’émerveilla nullement. Il s’était montré digne de ceux qu’il avait perdus à jamais ; pour eux, il avait accompli un vol parfait. En soi, c’était une victoire. Il n’avait plus rien à faire, plus aucun réglage ou ajustement à effectuer. Des microfusées crachant du gaz froid se chargeraient de corriger sa trajectoire en cas de besoin. La gravité le ferait redescendre là où ils avaient choisi de se poser. C’était le dernier souvenir qu’il avait d’eux trois : réunis autour de la projection d’une carte, dans le hangar, ils avaient discuté avec enthousiasme de la trajectoire idéale, sans prêter la moindre attention aux Gardiens qui les regardaient de travers et comprenaient mal leur jovialité. Oscar et Anna, les deux personnes en qui il avait eu le plus confiance. Des personnes qui, en réalité, n’avaient jamais existé. L’hyperplaneur plongea rapidement vers le sommet craquelé. Trop rapidement pour que la descente fût agréable. Je n’ai plus à intervenir. La gravité fait tout le boulot. Déjà, le reste de la planète disparaissait derrière le faux horizon du Fauteuil d’Aphrodite, où la lave formait des falaises hautes de huit mille mètres. Wilson était seul au-dessus de ce cercle de roche volcanique qui, de près, se révélait beaucoup plus irrégulier qu’il ne l’avait cru. Des piques de pierre vitrifiée jonchaient le sol. Il vérifia une nouvelle fois la fixation de son casque, puis s’assura du bon fonctionnement des systèmes environnementaux de sa combinaison. L’envergure des ailes n’était plus que d’une dizaine de mètres ; leur extrémité était tordue vers le bas, pour le cas où les trains d’atterrissage ne résisteraient pas à l’impact. Cinquante mètres du sol et plus que huit cents mètres avant le précipice. Finalement, cette parabole n’avait pas été si parfaite que cela. Wilson alluma toutes les microfusées situées sur la partie supérieure du fuselage afin d’accélérer sa descente. Le silence était absolu et devenait énervant. Même dans un planeur, il s’attendait à entendre du bruit, ne serait-ce que celui de l’air caressant les ailes. Ici, il n’y avait rien à part le fantôme du cratère Schiaparelli sur Mars. Il sortit ses trains d’atterrissage. Sa vitesse, toutefois, était encore beaucoup trop grande. L’hyperplaneur heurta le sol et rebondit. Wilson vit des fragments de roche voleter à bâbord et à tribord, projetés par les roues. Plus que sept cents mètres avant le vide. Les roues touchèrent de nouveau le sol, et il entendit clairement le son produit par les pneus sur la pierre. Le cockpit bringuebala. L’engin souleva des nuages de poussière encore plus fine que de la vapeur d’eau. Le train avant se brisa et un véritable vacarme retentit tandis que le fuselage râpait le sol. Wilson savait que l’appareil allait se retourner. Il sentait la force s’accumuler. Je ne peux rien y faire. Je suis à la merci de la gravité. Le stabilisateur arrière se releva, le planeur pencha à tribord et la pointe de l’aile se ficha dans une petite crevasse. Du fait de la faible gravité, le tonneau fut presque gracieux. L’engin tourna paresseusement sur lui-même et s’arrêta sur le toit. Un horizon inversé glissa alors dans la direction de Wilson, tandis que les fissures se multipliaient sur la verrière. Celle-ci finit par céder et fut littéralement soufflée par le gaz contenu dans le cockpit. La surface irrégulière du sommet défilait à quelques centimètres seulement du casque du pilote. À travers le voile blanc de l’air qui s’échappait de l’habitacle, celui-ci distingua une grosse pointe de roche droit devant lui. L’hyperplaneur la heurta de plein fouet, et une marée de douleur rouge inonda l’univers de Wilson. — Waouh ! Comme radar de merde, on fait difficilement mieux, se plaignit Ozzie, tandis que Charybde approchait du système de Dyson Alpha. Il avait ouvert le module de détection TD, et un cube gris transparent avait aussitôt envahi son champ de vision. L’image qui l’entourait était granuleuse et constellée de défauts photoniques, véritable smog numérique. Des grappes de ces pointillés s’amalgamaient pour former des nœuds dans le tissu structural, simulation du champ d’étoiles de l’espace véritable. À présent qu’ils n’étaient plus qu’à une vingtaine de minutes de Dyson Alpha, il changea la résolution du scanner de façon à se concentrer uniquement sur le système cible. Une volée de particules afflua au centre de la projection pour constituer une étoile. Des amas plus petits se formèrent autour de cette dernière : trois planètes solides et deux géantes gazeuses. Ozzie chercha la position de la Forteresse des ténèbres, mais rien n’était disponible à cette échelle. Étrange ! Ce truc devrait être aussi gros qu’une planète. Il sortit des données astronomiques de sa grille de visualisation et les superposa à l’image. Un maillage orange se dessina par-dessus la simulation, qui cala ses mouvements sur ceux du système planétaire, tel qu’il était perçu par les senseurs. Une simple croix violette marqua l’emplacement supposé de la Forteresse. Ozzie braqua les senseurs dans cette direction et augmenta leur sensibilité au maximum. Les petites particules grises eurent quelques difficultés à trouver leur position dans le volume d’espace en question. — Apparemment, il y a toujours quelque chose dans le coin, fit remarquer Mark sans trop de conviction. — Allons voir cela de plus près, dit Ozzie en altérant leur trajectoire de façon à croiser autour de la Forteresse. Le radar est-il capable de détecter des vaisseaux ? — Aucune idée ! Sa résolution n’est pas terrible. De près, sans doute que oui. — Vous ne savez pas avec certitude ? — Je ne connais rien aux principes physiques qui gouvernent tous ces systèmes. Peut-on d’ailleurs encore parler de physique ? Moi, je ne suis que mécano, je fais de l’assemblage et rien d’autre. — Bien. Préparons-nous à sortir de l’hyperespace à cinq mille kilomètres de la sphère simulée dans notre vision virtuelle. Activez nos champs de force. J’examinerai les environs avec les scanners ordinaires. Ah oui, si jamais des vaisseaux nous attendent sur place, préparez-vous au pire ! Ils penseront sans doute que nous venons détruire leur étoile. —Je sais, merci. J’étais sur Elan quand ils ont débarqué. — Vous devrez donc prendre les choses en main. — C’est-à-dire ? demanda Mark en fronçant les sourcils, irrité. — Vous avez codé le système d’activation des armes. Il vous incombera donc d’appuyer sur la gâchette. — Ah ! D’accord. Je vais mettre en route le système tactique. — Bonne idée, mon vieux. Ozzie réduisit progressivement leur vitesse durant la phase d’approche. Apparemment, seize vaisseaux ou satellites orbitaient autour de la superstructure. Leur détecteur TD était incapable de fournir plus de détails. — À mon avis, ces trucs doivent être gros pour que nous soyons en mesure de les voir, supposa Ozzie. — Pour être détecté depuis l’hyperespace, un objet doit peser au moins mille tonnes, intervint le sous-programme de l’IA. En dessous, les déformations gravitoniques de l’espace-temps sont trop faibles. — Alors, ce sont forcément des vaisseaux. — C’est effectivement très probable. Ozzie effleura l’icône qui activait le filet protecteur en morphoplastique de sa couchette. — Vous êtes prêt ? demanda-t-il en se tournant vers Mark. Mark lui lança un long regard calculateur. — Ouais ! Bien sûr ! Allons-y ! Ozzie fit sortir Charybde dans l’espace véritable. De minuscules segments de revêtement furtif se soulevèrent comme des paupières pour permettre aux senseurs d’observer les alentours. À cinq mille kilomètres de l’ellipse noire et lisse de la frégate, la Forteresse des ténèbres se tordait, victime d’une agonie électromagnétique. Sous le maillage sphérique externe, un typhon de plasma de couleur améthyste était déformé par des éruptions et des vagues cuivrées et azurées. De la surface instable jaillissaient des fontaines tumescentes. En frappant le maillage de la Forteresse, elles y déversaient d’énormes quantités d’énergie qui traversaient sa structure et provoquaient l’embrasement de son treillage. — Waouh ! lâcha Mark. On dirait que ça chauffe sérieusement en bas. — Ouais. Ozzie examinait les données des senseurs non visuels. Autour de la sphère géante, l’environnement énergétique était véritablement infernal ; des émissions électriques, magnétiques et gravitoniques traversaient la paroi externe pour créer un maelström de particules et de radiations au-dessus de la structure. — Quelque chose d’aussi gros ne peut pas mourir rapidement, pensa-t-il tout haut. Peu importe la violence de l’agression. — Et la signature de la bombe à embrasement ? — Elle est perceptible, répondit Ozzie avec un grand sourire, car il avait eu raison, et Nigel tort. Rien n’a bougé depuis la toute première fois qu’elle a été détectée, juste après l’effondrement de la barrière. — Vous pouvez trouver son point d’origine ? — Impossible. La tempête de plasma produit beaucoup trop d’interférences, et Dieu seul sait ce que dissimulent les entrailles de cette chose. Nous n’avons pas d’autre solution qu’utiliser nos senseurs actifs et entrer à l’intérieur pour jeter un coup d’œil. — Ils nous repéreront. Ozzie regarda l’image infrarouge. Les objets pointés par leur détecteur TD étaient des vaisseaux primiens qui brillaient d’un éclat cerise sur la toile de fond noire. D’après son détecteur, ils scannaient la coquille externe de la Forteresse avec tous les senseurs dont ils disposaient ; des éventails de rayons de toutes sortes la balayaient dans tous les sens. Le taux d’émission constant correspondait aux signaux analogiques dont se servait MatinLumièreMontagne pour relier ses Mobiles et ses Immobiles sur les planètes envahies. — Un trou de ver est ouvert à dix mille kilomètres, dit-il. Je capte également des ondes radio puissantes à l’intérieur du treillage. Il y a donc d’autres vaisseaux là-dedans. — Ils nous attendent. — Je ne crois pas. Ne paniquez pas. Ces vaisseaux sont en mission scientifique. Merde, c’est quand même très impressionnant ! Il faut vraiment être tout à côté pour s’en rendre compte. C’est un sacré succès, même pour une espèce qui a traversé son horizon de singularité. Moi qui croyais que rien ne pourrait jamais surpasser le halo gazeux. Cette Forteresse est incroyable. — Le halo gazeux ? — C’est une longue histoire. Nous devons absolument entrer à l’intérieur. Vous croyez que nos systèmes embarqués seront assez performants ? — Pourquoi ne le seraient-ils pas ? — Le premier treillage est constitué d’un matériau aux propriétés électrorépulsives. C’est écrit dans le compte-rendu de mission de Seconde Chance. Si on s’en approche de trop près, les réacteurs risquent de s’éteindre. Les réacteurs et d’autres trucs plus embêtants. — Qu’entendez-vous par « trop près » ? — Moins de dix kilomètres, il me semble. Aucun relevé n’a pu être fait en dessous de cette distance. — Ozzie, il y a parfois mille kilomètres entre deux poutrelles, et les vaisseaux primiens sont cinq fois plus gros que Charybde. Il n’y aura pas de problème. — Oui, sauf que nous allons être forcés d’allumer nos senseurs actifs. Le visuel ne suffira pas. Les doigts de Mark tambourinèrent nerveusement sur les coussins de sa couchette d’accélération. — S’il le faut, dit-il. — Le missile quantique est-il prêt ? — Ouais, ouais… — Et les champs de force ? — Occupe-toi plutôt de ton côté ! Ozzie alluma les senseurs actifs. La quantité de données reçues quadrupla, améliorant considérablement la qualité de l’image. — L’environnement à l’intérieur est beaucoup plus hostile qu’auparavant, commenta-t-il, l’air grave. Heureusement la signature quantique est plus aisée à repérer. Les déformations viennent de la quatrième sphère. L’agent de l’Arpenteur a caché son engin quelque part dans la structure en anneau. — Pourrions-nous en finir avec le baratin, s’il vous plaît ? — Pas de problème, mec. Ozzie envoya de l’énergie dans les réacteurs secondaires. Charybde se dirigea vers la sphère externe sans jamais dépasser un G. Il visait le centre d’un pentagone qui faisait près de six cents kilomètres de diamètre. Les échos radar étaient brouillés par les poutrelles, produisant une image floue. Toutefois, la structure était tellement imposante qu’il était somme toute facile de l’éviter. Les senseurs infrarouges indiquaient que l’espace qui les entourait était zébré de longs et fins jets de plasma surchauffé. La frégate était quadrillée par des lasers, masers et autres impulsions radar, que son revêtement furtif réfléchissait systématiquement. — J’ai de mauvaises nouvelles, vieux : ils nous ont vus. Enfin, pas tout à fait, mais presque. Ils ont repéré nos senseurs. Des vaisseaux arrivent dans notre direction. Merde, neuf G ! Ce MatinLumièreMachin est parano, ma parole. — Je propose que nous accélérions la cadence, dit Mark, dont la voix était montée d’un ton. — Très bien. Cinq G. La frégate gagna rapidement de la vitesse, et Ozzie fut plaqué contre le dossier capitonné de sa couchette. L’écheveau de la sphère externe grossissait rapidement dans sa vision virtuelle. — Oh, merde ! lâcha-t-il. — Quoi ? aboya Mark. — Il ne se contente pas d’attendre que ses vaisseaux nous rattrapent. Huit trous de ver sont en train de s’ouvrir. À cinq cents kilomètres. Encore quatre autres. Saloperie, ils éclosent partout. Accrochez-vous ! Ozzie accéléra jusqu’à dix G. Il sentait sa chair se tendre vers l’arrière. Respirer normalement devenait très difficile. Ce n’est pas un jour à porter un pantalon moulant. Les trous de ver commencèrent à cracher de gros vaisseaux déjà lancés à pleine vitesse. Des missiles fusèrent. Les jets de plasma des réacteurs étaient si nombreux et intenses que le jour semblait s’être levé sur l’artefact gros comme une planète. Les minuscules sources d’émissions qui trahissaient la présence de Charybde furent prises pour cible par des engins nucléaires. Les icônes des champs de force devinrent rouges et se mirent à clignoter. Ozzie accéléra jusqu’à douze G. Ses gémissements angoissés faisaient écho à ceux de Mark. MatinLumièreMontagne ne s’était jamais véritablement intéressé à cette mégastructure d’origine inconnue. Il était pourtant parfaitement conscient de sa présence. Il l’avait même remarquée dès l’effondrement de la barrière. Ses vaisseaux avaient exploré la machine titanesque aux propriétés incompréhensibles. Étant donné sa taille, MatinLumièreMontagne avait conclu qu’elle devait être liée d’une manière ou d’une autre à la muraille disparue. À vrai dire, il se doutait qu’il s’agissait du générateur, ou bien d’une partie de ce dernier. À en croire la mémoire de Bose, les humains partageaient son opinion. En revanche, il ne comprenait pas bien pourquoi ceux-ci l’avaient baptisée la « Forteresse des ténèbres ». Sans doute une meilleure compréhension des notions de « fiction » et d’« humour » lui aurait-elle permis de percer ce mystère. S’en était suivie une période d’exploration – systématique, comme tout ce que MatinLumièreMontagne entreprenait. Toutefois, à ce moment-là, son objectif principal restait d’éliminer ses rivaux Immobiles afin de conquérir tranquillement le Commonwealth. Il consacra néanmoins une petite partie de ses moyens à l’étude de cette énigme physique. De nouveaux senseurs furent conçus, fabriqués, puis envoyés autour de la machine géante. Des vaisseaux s’aventurèrent à l’intérieur de la carapace ajourée et cartographièrent ses propriétés, ses profils énergétiques et géométriques. Les mois passant, le travail devenait de plus en plus difficile à cause des sécrétions erratiques d’énergie interne. Plus il y pensait, plus il trouvait que l’artefact ressemblait à une étoile en cage. Les données recueillies sur plusieurs mondes du Commonwealth lui révélèrent que les physiciens humains étaient tout aussi perplexes. Eux non plus ne savaient pas à quoi cette chose pouvait bien servir, ni qui l’avait construite. MatinLumièreMontagne suspectait l’IA des humains. Les Silfens aussi possédaient certainement la technologie nécessaire, cependant, d’après les scientifiques du Commonwealth, il leur manquait la « tournure d’esprit ». Ce type d’analyse ne satisfaisait pas MatinLumièreMontagne. La galaxie était pleine de formes de vie non primiennes – pleine d’ennemis, donc, et de suspects potentiels. Un jour, il débusquerait le plus puissant d’entre eux, et il l’exterminerait. Comme son enquête progressait, il détecta une signature quantique provenant des entrailles de l’artefact. C’était là le plus grand des mystères, car cette signature était très proche de celle de son arme secrète capable de pénétrer la couronne d’une étoile. Logiquement, il en conclut que les humains du vaisseau Seconde Chance s’étaient attaqués à la Forteresse. Cependant, leurs scientifiques semblaient aussi surpris que lui par l’effondrement de la barrière – à moins bien sûr qu’il ne fût victime de leur « désinformation ». Ces interrogations perdirent subitement de leur importance lorsque les humains anéantirent son avant-poste et transformèrent son étoile en nova. MatinLumièreMontagne comprit alors qu’il avait sérieusement sous-estimé les ressources scientifiques de son ennemi. Il était désormais menacé d’extinction, alors que le but de sa campagne avait justement été d’assurer définitivement sa suprématie. Après ce succès initial, les humains ne tarderaient pas à revenir. Un seul vaisseau équipé d’une seule bombe avait attaqué son avant-poste. Des prototypes, sans aucun doute. Autrement, ils auraient fait l’étalage de toute leur puissance. Depuis, leur industrie avait certainement tourné à plein régime. Dès qu’ils auraient suffisamment de navires et de munitions pour attaquer son système natal ainsi que tous ses avant-postes, ils repartiraient à l’assaut. Comme il en allait de sa survie, MatinLumièreMontagne envoya davantage de vaisseaux et de matériel vers les systèmes inhabités qu’il avait commencé à coloniser. Il avait plus de quarante projets en cours, dont il espérait vivement qu’ils ne seraient pas tous repérés et détruits par les humains. Il commença également à installer des générateurs de trous de ver dans ses navires les plus gros, afin d’expérimenter le vol supraluminique. Ces engins étaient loin d’être aussi efficaces et rapides que ceux de l’ennemi, mais au moins fonctionnaient-ils. Il leur fit donc emprunter le trou de ver géant originellement conçu pour relier son système au Commonwealth, et les éparpilla dans l’espace interstellaire à des centaines d’années-lumière de là. Huit de ses vaisseaux étaient déjà partis lorsque les groupements d’Immobiles chargés d’étudier la Forteresse des ténèbres détectèrent des radiations générées par des senseurs dans un carré d’espace apparemment vide. Un navire humain non détectable, comprit aussitôt MatinLumièreMontagne. Les hommes soldats étaient venus pour anéantir son étoile. Tous les vaisseaux présents sur place tirèrent des missiles sur l’intrus, dont la présence n’était trahie que par des émissions ténues. Il se demandait bien pourquoi le vaisseau avait choisi d’apparaître à cet endroit précis. Il étudia différentes hypothèses. Puisqu’ils étaient là, pourquoi n’avaient-ils pas déjà tiré sur son étoile ? Il ne se serait rendu compte de rien jusqu’au moment fatidique. Les humains étaient faibles ; ils feraient tout pour éviter une confrontation directe. Ce vaisseau était là pour tenter de redémarrer le générateur. MatinLumièreMontagne craignait cette menace autant que l’extinction. Isolé du reste de la galaxie, il finirait par s’éteindre avec son étoile. La prison de son système deviendrait son tombeau. MatinLumièreMontagne ouvrit immédiatement vingt-quatre trous de ver autour de l’intrus et dépêcha ses vaisseaux de guerre les plus puissants. — À l’heure qu’il est, ils doivent être là-haut, dit Andria. À moins bien sûr qu’ils soient tous morts. Samantha jeta un nouveau coup d’œil aux cinq moniteurs noirs qui trônaient sur le bureau d’Andria. Secrètement, elle avait espéré que les hyperplaneurs réussiraient à se poser sur le Fauteuil d’Aphrodite avec un peu d’avance. Elle refusait d’envisager la possibilité qu’ils aient échoué tous les trois. Elle ne savait plus quoi penser. Dans la grotte, tout le monde avait entendu les messages que Paula Myo et Bradley Johansson avaient échangés sur les ondes courtes. La Gardienne ne comprenait pas pourquoi l’Inspecteur principal semblait si pressée d’apprendre ces choses sur Oscar. Était-ce pour le disculper ou le condamner ? Plusieurs de ses camarades présents avaient connu Adam. Tous étaient choqués par sa mort. Pour sa part, Samantha trouvait très déstabilisante l’idée que l’Arpenteur soit parvenu à les menacer de si près, qu’il soit peut-être capable de ruiner leurs plans. — Elle arrive, annonça quelqu’un. Samantha se tourna automatiquement vers les moniteurs toujours vierges. Elle fronça les sourcils. — La tempête, précisa calmement Andria. Sur la grande projection topographique, la tempête bouillonnante contournait le mont Herculaneum. Des nuages en forme de marteau se répandaient sur le massif de Dessault et avançaient très rapidement, poussés par des courants-jets. Plus bas, ils s’accrochaient à des pics, se déchiraient et se faufilaient dans les vallées, où ils déversaient d’incroyables quantités d’eau. Au-dessus des nuages, une couche d’atmosphère parfaitement claire, épaisse de plusieurs kilomètres, se créait sous l’effet de la pression élevée. L’image comportait des trous. La couverture des stations qu’Andria avait mises en place était sporadique. L’ordinateur massif comblait ces lacunes du mieux qu’il pouvait. — On y va, dit Andria. Séquence un, s’il vous plaît. Préparez-vous à mettre vos sections en réseau. Autour des tables, les Gardiens s’étaient subitement tus pour étudier les données qui défilaient sur leurs écrans. Samantha vit que la première série de stations manipulatrices était en cours d’activation. Leurs pales d’énergie géantes se déployaient, grandes comme des montagnes. Elles attiraient les nuages qu’elles faisaient tourbillonner, en créant des tornades. — On peut y arriver ? demanda Samantha. — Bien sûr ! répondit Andria. Samantha maudissait l’Arpenteur, les officiers de la Marine incompétents, Adam, qui s’était laissé tuer, les Gardiens qu’il avait emmenés avec lui, les concepteurs des hyperplaneurs, le… — Eh ! s’écria Andria. Je capte un signal porteur. Il nous arrive directement du Fauteuil d’Aphrodite. Par les cieux songeurs, ils ont réussi ! L’image de la tempête devint soudain plus nette, tandis que le calculateur traitait les données qui affluaient en masse. Des tourbillons et minicyclones se formaient autour des sommets, le vent soufflait de plus en plus fort dans les vallées. La vélocité des courants-jets, leur direction, la pression – toutes ces informations étaient transmises à l’ordinateur, qui les mettait en images. Dès lors, il devint possible de régler les stations manipulatrices de façon à amplifier et diriger les phénomènes météorologiques. Des applaudissements et des cris de joie retentirent dans la grotte. — Ici Wilson Kime, qui vous parle depuis le Fauteuil d’Aphrodite. J’espère que vous recevez bien tout ce que je vous envoie. Mon ordinateur m’indique que la transmission se déroule normalement. Samantha agrippa le dossier du siège d’Andria, tandis que la voix résonnait dans les haut-parleurs. — Répondez-lui, dit Andria en lui passant un micro sans lâcher la projection des yeux. Samantha saisit le micro avec ses doigts tremblants. — Ici Samantha, nous vous recevons parfaitement, amiral. L’image est superbe. Merci. — Heureux de l’entendre, Samantha. D’ici, la vue est hallucinante. Le monde tout entier s’étire à mes pieds. Il y a tellement de détails ! Je vois l’orage qui contourne le mont Herculaneum. Il se déplace si vite ! — Amiral, qui d’autre est là-haut avec vous ? — Jamais je n’ai vu plus beau panorama. Pourtant, je peux vous dire que j’ai passé pas mal de temps en orbite et que j’ai visité beaucoup de planètes. Elle regarda le micro avec inquiétude. — Amiral ? — C’était ma femme. L’agent de l’Arpenteur était ma femme. — Je suis navrée. Où est-elle ? — Anna et Oscar ne sont pas arrivés jusqu’au Fauteuil d’Aphrodite. — Par les cieux… — J’espère que votre plan fonctionnera. J’espère que cela en vaudra la peine. — Nous allons tout faire pour que ça marche ! Bradley enfila rapidement son armure, tandis que tout le monde courait se mettre en position. L’atmosphère était agitée autour de lui, comme les aigles rois se lançaient dans les airs, sans cavaliers cette fois, et s’envolaient au-dessus du veld, vers l’est. Sur la route, les Jeeps et les camions cédèrent la place aux trois véhicules blindés. Les agents du bureau parisien et les Griffes formaient un groupe compact autour de la voiture de tête. Des canons sortaient de diverses parties de leurs combinaisons, prêts à faire feu. Ils communiquaient sur un canal sécurisé. Un des soldats se mit à danser une sorte de gigue. — Des nouvelles des forts ? demanda Bradley à Scott, qui se tenait près de lui. — Non, monsieur. — Tant pis. Nous ne pouvons plus nous permettre d’attendre. — Ils nous préviendront seulement quelques minutes avant l’arrivée de la tempête. Quand elle sera là. Quand et non pas si, pensa Bradley. Leur foi est inébranlable. — Je sais. C’est juste que j’ai énormément travaillé pour ne pas en arriver là. Je croyais vraiment que la planète se vengerait. Mais nous ne savons même pas si les gens de la Marine se sont posés sur le Fauteuil d’Aphrodite. Scott ouvrit la bouche pour répondre, mais Stig arriva et les interrompit. — Je veux être votre chauffeur, dit-il. — Stig… — Mon squelette me protégera si quelque chose traverse le champ de force de la voiture. Bradley examina le visage austère du jeune homme. Sa détermination était sans faille. Il ne pouvait pas lui dire non. Le moment que les Gardiens attendaient depuis si longtemps était enfin arrivé. — Je pense que je mérite d’être avec vous pour la bataille finale, reprit-il, entêté. Bradley sourit et posa la main sur l’épaule de Stig. Celui-ci était tellement semblable à son arrière-grand-père qui, malheureusement, avait péri au combat. — Bien sûr, Stig. Je serai ravi et soulagé que vous preniez le volant à ma place. Stig sursauta presque. Manifestement, il s’attendait à devoir insister davantage. Un sourire triomphant lui fendit le visage. — Merci beaucoup, monsieur. — Mais je ne veux plus que vous preniez de comprimés. Je crois que vous avez eu votre dose. — Je n’en aurai pas besoin, monsieur. — Faites tourner le moteur. Nous partons d’une minute à l’autre. Stig traversa la chaussée en béton aux enzymes et se précipita dans le véhicule blindé. — Je pense que nous sommes prêts, dit Bradley à Scott sans lâcher Stig du regard. Demandez à vos hommes de s’éloigner de la route ; les tueurs de zone ne font pas de quartier. — Oui, monsieur. J’envoie trois pelotons intercepter les Mobiles soldats. — Parfait. Toutefois, ce ne sera sans doute pas un jeu d’enfants. Expliquez-le bien à vos combattants. — Oui, monsieur. Je… Scott s’interrompit et se tourna vers les Barsoomiens. Dix d’entre eux entouraient Qatux derrière le camion dont il venait de descendre. Les autres se dispersaient au sommet de la côte, où ils flottaient paresseusement comme des aéroglisseurs. — Est-ce qu’ils ont des jambes, en fait, ou autre chose ? finit par demander Scott. — Qui sait ? Peut-être que demain nous aurons gagné le droit de le leur demander. — Oui, demain, répéta Scott, un peu déçu. Bradley n’eut pas besoin de se retourner ; il savait très bien qui était en train d’approcher. Les talons aiguilles résonnaient d’une façon particulière sur le béton. — Excusez-moi, m’sieur Johansson, dit Tiger Pansy. Vous voulez que je me mette où, pendant l’attaque ? — Je pense, chère madame, que vous serez en sécurité auprès de Qatux. — Eh, sûrement pas ! Ce n’est pas ce que Qatux veut. Il a envie que ça bouge un peu. — Je vois. — Elle n’a qu’à monter avec moi, proposa Olwen. Je conduis le deuxième véhicule blindé. Vu la journée qui nous attend, c’est un endroit aussi sûr qu’un autre. — C’est vraiment très gentil à vous, la remercia Tiger Pansy. — Très bien, reprit Bradley. Alors, allons-y ! Puissent les cieux songeurs nous accueillir tous ! Il sortit son pendentif – une petite pierre transparente ornée d’un éclat turquoise en son centre –, l’embrassa et le cacha sous son armure. Derrière lui, Qatux ulula doucement. Tiger Pansy le considéra d’un l’air étonné. — Cool ! dit-elle d’une voix rauque. Bradley mit son casque et demanda à son assistant virtuel d’en sceller le col. Le moteur de la voiture blindée tournait déjà lorsqu’il s’installa à la place du passager. Il se connecta aux senseurs visuels des trois véhicules, puis ouvrit les canaux de communication des Griffes de Cat et de l’équipe d’Alic. Dans sa vision virtuelle s’afficha une vue du convoi de l’Arpenteur, qui n’avait toujours pas bougé. Tout autour, les combattants des clans qui se retiraient formaient un cercle lâche. — Tout le monde est prêt ? demanda-t-il. Comme on lui répondait par l’affirmative, il vérifia où en étaient les Mobiles. Les voitures n’étaient plus qu’à une dizaine de kilomètres. Quatre-vingts cavaliers se préparaient à les intercepter. — Stig, Olwen, Ayub, lancez les tueurs de zone, je vous prie. Les projectiles en forme de delta décollèrent en secouant quelque peu les véhicules blindés. Les senseurs les montrèrent brièvement en train de décrire un arc rapide au-dessus de l’autoroute. Dans leur sillage, l’air surchauffé bouillonnait littéralement. Les canons cinétiques montés sur les Land Rover Cruiser se braquèrent vers le ciel et ouvrirent le feu. Immédiatement, les Gardiens qui entouraient le convoi ripostèrent massivement avec des fusils ioniques. Un déluge de flèches blanc-bleu aveuglantes s’abattit sur la cuvette où s’était immobilisé le convoi. Depuis leur position dominante, les soldats du Commonwealth firent tonner leurs hyperfusils. Alic, pour sa part, utilisa ses lances à particules. — Concentrez-vous sur l’Arpenteur, beugla Bradley. Les projectiles prirent principalement pour cible le camion Mann et sa capsule brillante. Cent mètres au-dessus d’elle, les tueurs de zone explosèrent. Trois couronnes de points scintillants vert émeraude tombèrent avec grâce et lenteur et englobèrent l’ensemble du convoi. Pendant une fraction de seconde, les véhicules ressemblèrent à des insectes préhistoriques emprisonnés dans de l’ambre. Alors, le sol explosa. D’énormes mottes de terre et des rochers furent projetés vers le ciel, dissimulant complètement le paysage. Tandis que les réservoirs des véhicules s’embrasaient, des boules de feu naissaient dans le nuage de poussière, avant d’être rapidement étouffées. Bradley vit arriver l’onde de choc, qui secoua légèrement la voiture. Des dizaines de charlemagnes s’emballèrent. Plusieurs cavaliers tombèrent à terre. Le nuage de fragments de roche pulvérisée et de poussière se dissipa. Trois cents mètres d’autoroute avaient disparu. À la place, un disque concave de terre fumante, au centre duquel trônait le camion Mann, intact. Les mottes de poussière comprimée glissaient sur son champ de force, tandis que les rayons du soleil se reflétaient sur la capsule en aluminium. Dix-sept Cruiser avaient également résisté, protégés par des champs de force semblables à des bulles radioactives. Des débris et des carcasses déchiquetées étaient éparpillés sur la terre stérilisée. Des flammes voraces finissaient de dévorer les éléments en plastique. Il n’y avait pas un cadavre en vue. — Par les cieux, est-il invulnérable ? demanda Stig. — Foncez ! lui dit Bradley. La voiture blindée s’ébranla sur ce qui restait de la route et accéléra brutalement. Morton n’en croyait pas ses yeux. Il ne s’attendait vraiment pas à découvrir le camion Mann intact. Son hyperfusil avait tiré sans discontinuer sur son champ de force, le recouvrant complètement d’un déluge de feu avant l’explosion des tueurs de zone. Dans la mêlée, il avait même tiré deux missiles HVvixen. Tout près de lui, les lances à particules d’Alic avaient tonné et déchiré l’atmosphère de leurs pointes d’énergie incandescente. — Putain, on ne l’a même pas égratigné, lâcha Rob, incrédule. — Eh bien, non ! dit Cat, toute guillerette. Tu t’attendais à quoi ? Les mastodontes ont la peau dure. — L’Arpenteur a donné au Commonwealth la technologie des champs de force, expliqua Alic, mais on dirait qu’il s’est arrangé pour garder une longueur d’avance sur nous. Les ordres hurlés par Bradley résonnaient sur la fréquence générale. Les voitures blindées se lancèrent à toute vitesse sur la pente douce. Morton s’élança à son tour, avançant par bonds rapides, le corps penché en avant, profitant de la faible gravité pour effectuer des pas de géant. Durant sa course, son hyperfusil se replia dans le compartiment de son avant-bras. Des accélérants se déversèrent dans son sang, qui aiguisèrent ses pensées et améliorèrent encore la liaison avec son armure. Ses fibres nerveuses perdirent leur mollesse, se contractèrent, constituèrent un réseau de conduits tendus dans lesquels les messages étaient transmis instantanément. La mécanique de son corps fonctionnait tellement bien qu’il lui semblait entendre son système nerveux ronronner comme un moteur bien huilé. L’affichage tactique de sa vision virtuelle gagna en précision et en vitesse. Les senseurs de sa combinaison lui montrèrent les Gardiens en train de calmer leurs chevaux apeurés, avant de se ruer sur ce qui restait du convoi. Les Cruiser firent également parler leurs armes cinétiques. Des sillons furent creusés dans le sol tandis que les canons réglaient leur portée. Alors, le barrage de projectiles atteignit sa cible et mordit dans la chair et les os. Le premier rang de charlemagnes s’écroula, les pattes antérieures puis le corps taillés en pièces. Leurs hennissements d’agonie emplirent un instant le système nerveux électrifié de Morton, puis les bêtes disparurent littéralement dans une explosion de sang et de chair. Au cœur du nuage écarlate, les champs de force des combattants jetés au sol s’embrasèrent. La deuxième rangée de chevaux s’avança en piétinant des morceaux de viande fumante. Les senseurs de Morton captèrent furtivement des images de visages déformés par la rage, de Gardiens serrant leurs rênes d’une main et tirant de l’autre avec des carabines et des pistolets laser. Ceux-là aussi s’écroulèrent bientôt sur la route, comme les Cruiser continuaient à tirer. — Rappelez-les ! cria Morton sur la fréquence générale. Faites-les sortir de là ! Il déploya ses deux fusils à plasma et entreprit de bombarder un des véhicules ennemis. Malheureusement, ses décharges d’énergie se brisèrent, inutiles, contre le champ de force rendu visible par le déluge qui s’abattait sur lui. Des obus de mortier tirés par les McSobel commencèrent à pleuvoir sur les Cruiser, les empêchant momentanément de tirer. Des missiles tournoyaient dans le ciel et attendaient que les armes cinétiques aient terminé leur travail pour fondre sur leurs cibles. Les Barsoomiens ouvrirent le feu. Des rais de lumière violette presque invisible sur le ciel saphir frappèrent le convoi. Les logiciels tactiques de Morton ne reconnaissaient aucune de leurs armes. Les champs de force prirent une couleur rose doré, inquiétante. Des lasers à rayons X courte portée répliquèrent contre les voitures blindées. Stig et les autres conducteurs coordonnèrent leur attaque et se concentrèrent sur un Cruiser. Aussitôt, Morton se joignit à eux avec une célérité et une précision improbables, rendues possibles par les accélérants qui lubrifiaient son sang. Ils étaient au milieu de la descente, et les implants de Morton l’informèrent qu’il se trouvait à quatre cent dix-sept mètres du camion Mann. Soudain, d’épais nuages de gasoil jaillirent des pots d’échappement situés derrière la cabine. Le véhicule s’ébranlait. — Arrête-toi, ou je risque de me fâcher ! hurla Cat. Le Cruiser sur lequel ils avaient concentré leurs tirs finit par exploser. Sous le regard incrédule de Morton, les Gardiens continuaient à se précipiter en avant sans se soucier des tirs cinétiques. — Ils se font massacrer, dit-il d’un ton accusateur. — Nous sommes là où nous devons être, rétorqua Scott d’une voix neutre. — Foutaise, répondit Morton en faisant partir deux missiles HVvixen par-dessus ses épaules. Les deux engins accélérèrent brutalement et transpercèrent le Cruiser, le transformant instantanément en colonne de flammes blanches. — Mauvaise décision, dit Rob. Nous aurions pu en faire meilleur usage plus tard. Morton choisit de ne pas réagir. Les Cruiser restants continuaient à tirer. — Cat, Rob, on synchronise nos armes. Il arrêta de courir et s’accroupit ; son hyperfusil se déplia avec fluidité de son avant-bras. Le camion Mann commençait à s’éloigner. Cat et Rob venaient d’arriver à sa hauteur. Des charlemagnes les dépassèrent, lancés à la suite des voitures blindées. Les masers des véhicules de l’Institut les prirent pour cibles. Les filets protecteurs des chevaux rougeoyèrent sous les assauts, et l’énergie se déchargea par les pompons élaborés qui pendillaient de leurs selles. Les énormes bêtes continuèrent à charger en produisant des traînes d’étincelles. Morton rassembla des données dans sa vision virtuelle et les envoya aux agents du bureau parisien. — En voilà un. Trois hyperfusils tirèrent à l’unisson, bientôt suivis par une lance à particules. Le champ de force du Cruiser devint rouge foncé. Les Barsoomiens se joignirent à la fête. Cette fois-ci, ils transpercèrent le bouclier. — On change de cible, dit Morton, alors que la première n’avait pas fini d’exploser. Avec force cahots dus à la route défoncée, les Cruiser entreprirent de changer de position, de former un cercle protecteur autour du camion Mann. Les accélérants permettaient à Morton d’examiner du coin de l’œil et en toute tranquillité les données recueillies par les Gardiens éclaireurs. Les Mobiles soldats n’étaient plus qu’à trois kilomètres. Une fusillade avait déjà éclaté entre les extraterrestres et les cavaliers envoyés pour les intercepter. Apparemment, l’ennemi était équipé de fusils à plasma extrêmement puissants, ainsi que de minimissiles à énergie amplifiée. Une fois de plus, les chevaux étaient décimés. L’esprit surchauffé de Morton attira son attention sur une image produite par un de ses propres senseurs. Un des Cruiser qui entouraient le camion Mann tirait des missiles. Un escadron de traits violets fendit l’atmosphère et frappa la voiture de Bradley avec une violence telle que le véhicule recula de plusieurs mètres. L’onde de choc faillit plaquer Morton au sol. Il tituba, tandis que le grondement de l’explosion se répercutait à l’intérieur de son casque. — Stratégiquement parlant, c’est du n’importe quoi, déclara Rob. Ils sont complètement paumés. — Est-ce qu’on a quelque chose qui puisse trouer le champ de force de cet enculé ? demanda Morton. — Je ne pense pas, répondit Matthew. Si les tueurs de zone n’y sont pas parvenus, je ne vois pas ce que nous pourrions faire. — Bradley ! appela Alic. Quel est votre plan ? — On fonce sur le camion ; c’est la seule façon de l’empêcher d’atteindre Marie Céleste. Et puis, prions pour que la planète ait sa vengeance. — Il est malade, se plaignit Rob. Ce n’est pas une bataille, c’est une blague. Morton examina tour à tour diverses vues de la scène. Le camion Mann avait presque atteint la limite de la portion de route anéantie et s’apprêtait à retrouver la chaussée bétonnée. Deux kilomètres plus loin, les Mobiles soldats venaient à bout des Gardiens qui les avaient chargés. Les deux groupes se rejoindraient avant longtemps. Une autre volée de missiles s’abattit sur les véhicules blindés. — Pour entrer dans son vaisseau, il sera bien forcé de descendre de ce camion, dit Morton. À ce moment-là, il sera vulnérable. Pour le moment, contentons-nous de ne pas le laisser filer. — Qu’est-ce qu’il est intelligent, mon Morty ! commenta Cat d’un ton approbateur. — Vous me suivez ? — Je ne raterais cela pour rien au monde, mon amour. — Montrons à ces trous du cul comment on gagne une guerre, ajouta Rob. — D’accord, dit Alic. On vous le laisse. Morton se mit à courir, le visage fendu d’un sourire féroce. Au centre du sommet désolé du mont Herculaneum, composé uniquement de lave solidifiée, l’hyperplaneur ne faisait pas tache. La poussière soulevée lors de l’atterrissage – camouflage adaptatif naturel – était retombée sur le fuselage blanc, s’était collée aux langues de glace, conférant un aspect terne au morphoplastique brillant. Sa silhouette aiguë et aérodynamique avait souffert lorsqu’il avait heurté le pic rocheux. Le choc l’avait chiffonné, tordu, lui avait donné des airs de coulée de lave polie et soumise aux rigueurs du vide. Sous l’appareil devenu une partie intégrante du paysage, le cockpit était méconnaissable. Quelques LED clignotaient encore, quoique de moins en moins vigoureusement, car les batteries endommagées étaient en train de se décharger. Autour de l’épave, les régolites avaient été déplacés quand Wilson s’était extirpé de son siège retourné. Une sorte de crevasse serpentait jusqu’au bord du Fauteuil d’Aphrodite ; elle illustrait la façon dont il avait parcouru les derniers deux cent trente mètres en traînant sa jambe inerte. De temps à autre, la trace s’élargissait, là où il s’était tortillé pour examiner les environs. La lave nue était alors constellée de gouttelettes de sang séché, mais aussi de mousse époxy, signe que sa combinaison était percée et que la fuite, colmatée tant bien que mal, s’était rouverte. À présent, Wilson avait décidé de ne plus se retourner. Il avait dégotté, en haut du précipice, un creux lisse presque aussi confortable qu’un vieux sofa. Ses pieds ne pendaient pas directement au-dessus des huit kilomètres de vide, car il s’était laissé une marge de quelques centimètres. Le tissu bleu argenté de sa combinaison était recouvert d’une couche uniforme de poussière de régolite accumulée durant son court mais pénible trajet. Des couches d’époxy se croisaient sur ses jambes blessées. Deux des zébrures étaient imbibées de sang frais. De minuscules bulles se formaient à la surface du tissu avant de s’en aller dériver dans le vide. Toutefois, ce genre de détail ne l’inquiétait plus. Des analgésiques lui permettraient de vivre ses ultimes instants dans un confort relatif. Le dernier représentant de l’escadron Wild Fox avait accompli sa mission. À sa droite, les ordinateurs et leurs modules électroniques supplémentaires étaient soigneusement disposés sur la roche, tandis que les bandeaux senseurs étaient fixés à de petits trépieds, leurs capteurs à facettes noir mat et multiabsorbantes tournés vers l’est. La vue sur le massif de Dessault – jusqu’à la pointe effilée du mont StOmer – était parfaite. Loin, très loin en dessous, l’anneau de glaciers était une tresse de diamants scintillants ornée de fins cirrus. Plus loin encore, les épais nuages d’orage continuaient à contourner le titanesque volcan. Après des heures passées à étudier le phénomène attentivement, Wilson était certain que les vents qui soufflaient de l’océan perdaient peu à peu de leur force. Cependant, cela ne changerait rien, car la tempête avait pourvu les Gardiens d’une puissance largement suffisante à la réalisation de leur plan. Étendu dans le vide calme et paisible, il avait assisté à la propagation des nuages vers l’est. Depuis sa position dominante, c’était comme voir un torrent reprendre possession de son lit asséché. Les vallées vertes disparaissaient lentement sous les cumulus. Seuls restaient visibles les sommets accidentés gris et blancs. À l’arrière-plan, Samantha et les autres gazouillaient ; dans son casque, leurs voix évoquaient des crissements d’insectes. Il ne leur parlait plus beaucoup ; il se contentait de confirmer certains aspects de l’observation. Au début, il n’y avait pas eu grand-chose à voir. La tempête, en dépit de sa vitesse et de sa taille, était parfaitement naturelle. Il l’avait observée longuement, tandis que le soleil lui chauffait lentement la poitrine et que la lave aspirait, par sa colonne vertébrale, la chaleur de son dos. Au bout d’un certain temps, il remarqua que les vents accéléraient progressivement, que les nuages restaient étrangement agglutinés autour des montagnes. D’ordinaire, ils se déversaient au-dessus des plaines d’Aldrin et s’éparpillaient dans le ciel de la pampa australe, de l’autre côté du massif de Dessault. Aujourd’hui, toutefois, ils étaient comme canalisés, bloqués. Dans le courant de la matinée, il commença à comprendre la chorégraphie orchestrée par les Gardiens. Entre les pics, les stations de Samantha emprisonnaient les nuages dans des volutes géantes, aspiraient ceux qui croisaient normalement à très haute altitude, les accumulaient dans les limites du massif. Par voie de conséquence, la couche nuageuse s’épaississait, emplissait la moindre vallée, devenait de plus en plus dense. Elle atteignait désormais plusieurs kilomètres d’épaisseur. La masse ainsi constituée ne pouvait que se déverser vers l’est. Un sourire à peine perceptible apparut sur le visage de Wilson, alors que la tempête s’enfilait à toute allure dans le Gouffre de Trevathan, alimentée sur sa route par les vents générés par les stations situées dans les vallées principales. Appuyer sur un gros bouton rouge. Le missile est lancé, qui déchire les cieux. Ramener le chasseur à bon port avec le reste de l’escadron. Les yeux rivés sur l’écran radar, suivre le parcours du missile qui fonce sur sa cible. Une mort lointaine, invisible. Lorsque les vents atteignirent la sortie du Gouffre et commencèrent à balayer le désert, ils soufflaient à près de quatre cent cinquante kilomètres à l’heure. Là-bas, il n’y avait pas de station. La tempête était devenue tellement puissante qu’elle s’autoalimentait. En d’autres termes, elle était incontrôlable. La marée de nuages blancs s’étira et oblitéra complètement le désert. Wilson la vit changer de couleur ; les cumulus s’assombrirent. Ils ne devinrent pas gris comme des nuages de pluie, mais ocre, car chargés de particules volées au désert par une armée de tornades aussi imposantes que les montagnes qui les avaient engendrées. La couverture se déroulait en direction des sommets qui marquaient la frontière orientale du désert. La masse enragée continua à grossir, à s’élever, jusqu’à dépasser en hauteur les pics enneigés, jusqu’à masquer complètement les terres sur lesquelles elle allait bientôt s’abattre. Le Mobile soldat arriva sur Morton avec une démarche agile d’arachnide, changeant constamment de direction avec des mouvements précis et contrôlés. Il était différent des Mobiles de Randtown, car ses quatre jambes étaient terminées par des fourches munies de sabots. Deux de ses bras étaient également fourchus. Cette saloperie était indiscutablement insectoïde, ce qui réveilla des phobies profondément enfouies chez Morton. Même avec des facultés neurales améliorées, il était difficile de prévoir les mouvements en apparence aléatoires de la chose. La viser correctement était pour ainsi dire impossible. Au bout d’un de ses bras doubles, le Mobile tenait deux lourdes armes au canon long, que Morton tentait désespérément d’éviter. Pour se faire, il courait en zigzag, tête baissée, s’arrangeant pour avoir constamment un pied en contact avec le sol de manière à être capable de changer de direction à tout moment. S’il se risquait à courir comme il en avait l’habitude, c’est-à-dire en profitant de la gravité réduite, il se ferait tirer comme un lapin. Un jet de plasma tiré par la créature toucha le sol à côté de ses pieds. Le champ de force de son armure tint bon, mais ses jambes cédèrent sous son poids. Sa chute fut terriblement lente, tout comme son rétablissement. Terriblement et presque mortellement. Dans son temps accéléré, ce moment sembla s’étirer à l’infini. Un nouveau jet de plasma le frappa à la poitrine. Le champ de force vira au violet, et Morton se retrouva dans les airs. Les jambes écartées, les bras en croix, il essayait de toucher quelque chose pour briser son élan. Sa main virtuelle voleta tranquillement au-dessus des icônes de son arsenal, choisissant l’arme la plus appropriée. Un jet d’énergie passa tout près de son casque. Les lanceurs de grenades de son avant-bras passèrent à l’action. Autour du Mobile, l’air s’embrasa, fut secoué par un orage d’électrons. Morton heurta le sol et s’aplatit aussitôt. Le monde se remit à défiler en temps réel. Il s’accroupit et bondit. Ses électromuscles le propulsèrent comme un aérobot kamikaze. Les électrons s’épuisèrent, révélant un Mobile debout sur ses huit sabots. Il était vêtu d’une sorte de robe ample taillée dans un tissu couvert d’écailles grises, qui servaient de conducteurs au champ de force. Les pédoncules senseurs étaient terminés par des bouquets de lentilles électroniques dorées. Certains de ses bras étaient munis de pinces mécaniques triples, et son torse recouvert de boîtiers métalliques plats reliés les uns aux autres par un réseau de câbles flexibles. Le bras numéro deux brandit une arme massive vers Morton, tandis que l’autre partie de la fourche agrippait un genre de grenade. Le bras numéro un serrait une longue lame bourdonnante. Le bras trois lui tirait dessus avec un pistolet ionique. Le bras quatre, muni d’un lanceur rotatif, envoya une volée de micromissiles en direction d’une autre cible sur la route. La décharge ionique brouilla les senseurs de l’armure de Morton. Pendant une seconde, il devint aveugle. Les capteurs tactiles lui confirmaient la présence tout près de lui de l’extraterrestre dont le deuxième bras était sur le point de s’enrouler autour de ses hanches. La lame glissa le long de son cou, à la recherche d’un point faible. Dans sa vision virtuelle, une icône d’alerte se mit à clignoter. Quelque chose était en train de vider son champ de force de son énergie. Ces Mobiles soldats étaient beaucoup plus rapides que ceux d’Elan. Morton recouvra la vue juste à temps. Un montage incompréhensible de tissu métallisé, de lumière violette et d’herbe piétinée. Ses sens biologiques lui criaient qu’ils tombaient tous les deux. Il alluma son circuit d’électrification, déversant quarante mille volts dans son armure. La créature se mit à rougeoyer. Elle tenta de lui rouler dessus, de le maintenir à terre avec ses jambes un et trois, de lui agripper les chevilles et les genoux avec des sabots pinces innombrables. Morton tira partie de leur élan, amplifia leur rotation d’une brutale torsion de buste. Il finit par se retrouver sur son adversaire, dont il serra un des bras avant de le tordre avec toute la force de ses électromuscles. Sous la chair de la créature, quelque chose se brisa, et le bras forma un angle improbable. La pince du bras numéro trois se referma sur le cou de la Griffe. L’alarme de son champ de force clignota de plus belle. — Putain de merde ! grogna Morton. Des serres de cinq centimètres jaillirent des doigts de sa main droite. Il frappa de toutes ses forces. Un éclair rouge zébra le point d’impact. Il continua à appuyer, tandis que ses griffes aspiraient l’énergie du champ de force du Mobile. Un couinement angoissé lui parvint en dépit de l’isolation de son armure. Autour de ses lames, la protection de la créature faiblit. La main de Morton transperça les vêtements de l’extraterrestre puis sa chair. Il l’enfonça loin, la tourna dans tous les sens, arracha organes et vaisseaux sanguins avant de la retirer. Son poing sortit comme à contrecœur, avec un bruit de succion, bientôt suivi par une gelée ambrée. Le Mobile soldat se ramollit d’un seul coup. — Morty, on n’a pas le temps de s’amuser, mon amour, se moqua Cat. Un micromissile explosa tout près de lui. Un nuage d’hyperfilaments gonfla et déchira le sol comme la pierre. Le champ de force de la Griffe rougeoya, tandis que la détonation l’atteignait au flanc. — J’avais bien dit qu’il ne fallait pas gâcher les missiles HVvixen, dit Rob. Morton se releva difficilement. Cat avait raison. Les Mobiles se déversaient sur eux en nombre apparemment infini. Des centaines d’entre eux avaient sauté des véhicules pour couvrir la fuite du camion Mann. À présent, les extraterrestres les empêchaient d’avancer. Ils étaient sortis de la route pour les prendre à revers, ce qui était une grossière erreur. À cent cinquante mètres, sur la gauche, les véhicules blindés fonçaient sur la chaussée et arrosaient l’ennemi d’un flot ininterrompu de lasers à rayons X, qui taillaient dans les rangs des Mobiles comme une épée géante. De fait, en dessous de cinquante mètres, ils transperçaient sans aucun problème les champs de force, ce qui leur laissait une marge de manœuvre appréciable. Des micromissiles atteignirent la route juste devant l’engin conduit par Bradley. Les hyperfilaments réduisirent le béton en gravillons. La voiture arriva sur la zone dévastée et se mit à chasser en soulevant des nuages de poussière. Les lances à particules d’Alic tonnèrent, envoyant des décharges vers le groupe de Mobiles responsable de cette attaque. Les créatures se jetèrent à terre, avant de se relever avec prudence. Morton scanna les environs afin d’élaborer un modèle tactique virtuel. La situation n’était pas très bonne. Ils n’avaient parcouru que trois kilomètres depuis le début de l’affrontement, et ils étaient entourés par au moins cent cinquante Mobiles. Les Gardiens sur leurs charlemagnes avaient un kilomètre et demi de retard – de toute façon, ils ne pourraient pas grand-chose pour eux. Les batteries de son armure étaient à moitié vides. À plusieurs reprises, il avait échappé à la mort de justesse. Et dire qu’il ne leur restait plus un seul missile HVvixen. Son radar scanna la route et repéra le camion Mann et son escorte à plus de sept kilomètres de là. Il roulait vite sur la voie dégagée. Bradley ne le rattraperait jamais et n’aurait aucune chance de mettre son plan à exécution. — On vous rejoint, cria-t-il. Stig, éteignez un peu vos lasers, on arrive. — Morton, nous devons absolument le rattraper, dit Bradley avec une pointe de panique dans la voix. — En additionnant nos forces de frappe, nous pourrons transpercer ses défenses. Morton courait déjà. Les autres étaient à ses côtés, qui tiraient sur les Mobiles insaisissables. Droit devant lui, les blindés subissaient de nouveaux tirs de micromissiles. La chaussée était complètement détruite, réduite à l’état de bourbier dans lesquels ils s’enfonçaient. — Merde ! cria Rob. Les senseurs de Morton lui montrèrent deux Mobiles, qui s’étaient cachés dans une dépression, tous systèmes électroniques éteints pour ne pas être détectés. Les membres tendus, ils sautèrent sur Rob et entreprirent de s’attaquer à son armure. Tous les trois s’écroulèrent et roulèrent sur le sol. Leurs champs de force respectifs viraient du mauve au cerise, tandis que les armes les frappaient à bout portant. — Ne t’arrête pas, insista Cat. C’était difficile. Morton aurait voulu se retourner pour séparer les protagonistes avec son hyperfusil. Des images défilèrent en accéléré dans son cerveau, lui montrant la marée de Mobiles qui chargeaient dans leur direction. Ils étaient presque sur Rob. — Rob ! — Ne te retourne pas ! grogna ce dernier. Je vais leur montrer la botte secrète de Doc Roberts. Décidément, ces enfoirés refusent de comprendre. La main virtuelle de Morton traversa son champ de vision et sélectionna la télémétrie de Rob. Son camarade était en train de basculer en mode manuel toutes les fonctions de son armure. Sous ses pieds, le gravier se changeait en poudre. Le blindé était à dix mètres. Morton bondit, sauta par-dessus le véhicule en forme de coin. Il était presque de l’autre côté lorsque Rob fit sauter toutes les batteries qu’il portait sur lui. L’explosion brilla comme un soleil blanc dans le ciel saphir. — Superbe façon de partir, mon petit Rob, dit Cat. Les bras tendus, Morton heurta la chaussée défoncée, se mit en boule et roula sur lui-même pour absorber son élan. L’éclat mortel disparut. Derrière lui, le blindé dérapait sur le côté. Stig faisait de son mieux pour reprendre le contrôle du véhicule, pour le remettre sur la bonne trajectoire. Morton sauta sur le capot et s’accrocha à un des canons laser. Cat apparut à côté de lui, comme si elle s’était téléportée. Un senseur lui montra l’image du cratère créé par Rob. Alic atterrit sur le toit et agrippa la tôle assez fort pour la déformer. L’hyperfusil de Morton jaillit de son avant-bras. Un graphique de visée s’afficha dans sa vision virtuelle. Tous les trois mitraillèrent les Mobiles qui se trouvaient à leur portée. —Servez-vous de tout ce que vous avez à votre disposition, cria Alic. Nettoyez-moi cette route. Les lance-grenades de Morton émirent un bruit sourd en éjectant leurs projectiles. Son fusil à plasma cracha un jet continu d’énergie. Son hyperfusil tournait dans toutes les directions, éliminant cible après cible. Malheureusement, ses réserves d’énergie baissaient à un rythme inquiétant. Jim et Matthew se trouvaient juste derrière eux, accrochés à la voiture conduite par Ayub et tiraient avec leurs fusils ioniques. Des micromissiles tombaient en pluie ; leurs hyperfilaments s’abattaient sur les armures. Un feu ionique se déversait sur les silhouettes massives des blindés. Ils roulaient dans un véritable enfer, un déluge de mort qui aveuglait tous les senseurs et produisait un blizzard numérique dans les visions virtuelles. La combinaison de Morton couinait sous les coups de fouet des armes à énergie. Soudain, la route fut dégagée ; ils roulaient à présent sur le ruban anthracite, entourés de vrilles d’électricité qui se tordaient dans tous les sens. Stig poussa la voiture jusqu’à cent soixante kilomètres à l’heure. Un ruban de fumée jaillissait de sous le véhicule. Morton se retourna et avisa les Mobiles qui se lançaient à leur poursuite. Ils concentraient leur puissance de feu sur le blindé de queue. Jim et Matthew faisaient de leur mieux pour répliquer, mais ils étaient submergés par le tir de barrage colossal. Des hyperfilaments tailladèrent la chaussée juste devant leur véhicule, qui explosa. — Non ! cria Alic. Allez tous vous faire foutre ! Nom de Dieu, nous n’arriverons donc jamais à rattraper ce monstre ! Morton aurait voulu lui répondre, mais il ne parvenait pas à parler. En esprit, il revoyait les derniers instants de Doc Roberts et le cratère vitrifié de Randtown. — Combien d’énergie te reste-t-il ? lui demanda Cat. — Vingt pour cent, peut-être, répondit-il en vérifiant son affichage. Un poil moins. Il examina le flanc de leur voiture. Quelque part à l’intérieur, le métal mordait dans le métal avec un bruit d’une violence terrible. La fumée était de plus en plus épaisse. — Il suffira d’un pour cent pour le tuer, dit Cat. — Stig ! appela Morton. Est-ce qu’on va y arriver ? Le bruit qui parvenait du moteur était réellement très inquiétant. — Pas de problème. Tout est en double, dans cette bagnole. Plus que quinze kilomètres à parcourir. Leur vitesse n’avait pas diminué. Devant eux, la route traçait un virage pour s’approcher des collines. La vallée de l’Institut était un col large qui conduisait aux premières montagnes du massif de Dessault. Celles-ci n’étaient pas suffisamment élevées pour être enneigées, contrairement aux pics qui se perdaient dans les brumes de l’horizon. Il scanna le ciel dans l’espoir de détecter les signes annonciateurs d’une tempête. Malheureusement, le ciel saphir de Far Away était plus calme que jamais. Merde, moi qui pensais pouvoir me fier à l’amiral ! Le blindé fut violemment secoué, puis se stabilisa. Morton scanna la route avec son radar. Son moniteur resta vierge jusqu’à ce que ses senseurs soient en mesure de sonder l’intérieur de la vallée. Le camion Mann était bien là. — Bradley, commença-t-il d’un ton plein de regret, nous ne le rattraperons jamais à temps. Connaîtriez-vous un moyen d’endommager le vaisseau ? — Non. Nous n’aurons qu’à retarder son décollage jusqu’à ce que la tempête arrive. — Comment ? — Il existe une solution. Si vous acceptez de m’aider… Les choses ne s’annonçaient pas très bien. Désemparé, Morton ressentit un besoin soudain de voir le visage de Cat ; en dépit de sa carapace épaisse, il la connaissait suffisamment bien maintenant pour lire dans ses pensées. Mais de toute évidence, la Chatte lisait encore mieux dans son esprit à lui et dit : — Nous ne sommes pas arrivés jusqu’ici pour rien. À l’intérieur de la Forteresse des ténèbres, le plasma améthyste bouillonnait, subissait les radiations de cinquante mégatonnes de bombes à fusion. Telles des protubérances solaires, des vrilles longues de mille kilomètres se déroulaient à travers les orifices de la structure externe, où elles se tortillaient comme des oriflammes en lambeaux. Charybde plongea parmi elles et heurta le plasma à quatorze G. Ozzie s’était préparé à un impact extrêmement violent, même s’il savait que la densité du plasma était très faible. Il y eut bien une secousse légère, très difficilement perceptible, toutefois, tant l’accélération était en elle-même brutale. Il coupa les moteurs et se retrouva si sèchement en apesanteur, que son corps maltraité eut l’impression d’avoir été projeté vers l’avant. — Qu’est-ce que vous faites ? marmonna Mark. Ozzie éteignit leurs senseurs actifs. — On va voler dans le noir. Les senseurs passifs leur montraient un plasma zébré de réacteurs à fusion. Ceux des missiles des Primiens. — Ils tirent dans le vide, reprit-il. — On peut naviguer de cette façon ? — Bien sûr ! Regardez nos moniteurs. Le plasma illumine les sphères sur vingt spectres différents. Nous pouvons voler ainsi, à condition d’y aller doucement, évidemment. Leur élan les propulsait déjà vers la seconde structure à vingt kilomètres par seconde. Derrière eux, trois cent vingt vaisseaux primiens traversaient l’écheveau externe et plongeaient dans le plasma. Ils tirèrent une nouvelle salve de missiles. —Mouais… — Ne vous inquiétez pas, nous allons entrer dans la deuxième sphère sans aucun problème. Sa structure est caractérisée par une masse négative ; impossible de la percuter. Si vous vous en approchez de trop près, elle vous repousse comme un aimant. — Ozzie… Nom de Dieu ! Ils voient notre sillage. — Hein ? Derrière Charybde s’étirait une queue de plasma de cinq cents kilomètres de long, entortillée comme une tornade infernale. Une armada de missiles se dirigeait vers l’extrémité du tourbillon à près de dix-sept G. Les projectiles commencèrent à exploser. La coque de la frégate s’illumina de rose et d’or en repoussant les radiations et fit jaillir une immense toile d’éclairs dans tous les sens. — Merde ! lâcha Ozzie en rallumant le réacteur secondaire pour changer de trajectoire. On les distance ? demanda-t-il, tandis que l’accélération le plaquait contre sa couchette. — Non ! — Mark, vous contrôlez notre armement, faites quelque chose. — Mais quoi ? Je peux tirer un missile quantique, une bombe Nova ou encore utiliser un laser à neutrons. Derrière eux, une nouvelle vague de missiles détona. Les radiations donnèrent au plasma une teinte violette, opalescente. — Essayez un missile quantique. — Il nous faudrait une distance de sécurité d’au moins un million de kilomètres, autrement on peut dire adieu à notre frégate. — Putain, on ne va pas s’en sortir ! — Vous avez un appel, annonça soudain le sous-programme de l’IA. Il s’agit d’une liaison maser provenant de l’extérieur de la structure. —C’est une plaisanterie ? grogna Ozzie. — Souhaitez-vous établir une connexion ? Le certificat d’identité est confirmé : Nigel Sheldon. — Oui, nous acceptons le PCV, répondit Ozzie en riant et en pleurant à la fois. — Salut, Ozzie, ça roule ? demanda Nigel. Vous avez peut-être besoin d’un coup de main ? Les deux blindés s’engagèrent sur la courbe finale ; la vallée de l’Institut s’étalait droit devant eux. Le village ressemblait à un campus huppé, avec des villas et des résidences construites sur le versant sud, parfaitement alignées, aux fenêtres argentées ouvertes sur les longs laboratoires blancs et autres ateliers disséminés dans le fond de la vallée. Toutefois, ces constructions semblaient ridiculement petites à côté du gigantesque vaisseau cylindrique protégé par un champ de force. Les échafaudages qui l’entouraient depuis plus de vingt ans avaient disparu, dévoilant un fuselage gris clair qui chatoyait comme du satin sous le soleil du matin. Huit réacteurs à fusion sombres dominaient sa partie arrière. Leur enveloppe externe était sertie de bandeaux concentriques qui émettaient une lueur marron clair et maintenaient au frais les rouleaux de supraconducteurs. Plusieurs ailerons longs et émoussés dépassaient du fuselage et brillaient d’un éclat fuchsia fluorescent en aidant à stabiliser la température des réservoirs internes et des générateurs. À la hauteur de la proue, la grappe de générateurs de champs de force avait été complétée par un cône allongé rouge, large d’une cinquantaine de mètres à la base. Du givre s’accrochait au fuselage en longs segments, révélant l’emplacement des cuves de deutérium. Une seule grue subsistait juste derrière la proue, au pied de laquelle était garé le camion Mann. — Le fils de pute a réussi, dit Alic, amer. — De toute façon, on se serait fait royalement baiser, ajouta Cat. Je ne crois pas que ses potes comptent nous laisser passer. À un demi-kilomètre de Marie Céleste, les Mobiles soldats formaient un barrage sur l’autoroute et les terrains environnants. — Oh, merde ! murmura Morton en avisant le bon millier d’extraterrestres. — Prêt ! dit Stig. — Feu ! Morton envoya ses trois drones de guerre électronique. Cat se sépara des deux qui lui restaient. Stig et Olwen firent parler les lasers à rayons X, dont ils avaient modifié les lentilles de manière à arroser un maximum d’ennemis à la fois. Pendant quelques secondes, les Mobiles soldats furent bombardés par de faux signaux et des programmes insidieusement subversifs. Les lasers saturèrent leurs senseurs électromagnétiques. Ils s’y adaptèrent, mirent en place des filtres, mais durent se contenter d’une vision limitée durant quelque temps. Apparemment, cela n’entraîna aucune conséquence. Lorsque leurs senseurs eurent récupéré toutes leurs fonctionnalités, les blindés étaient toujours sur la route. Trois silhouettes en armure étaient assises sur l’un d’eux, qui crachait une fumée noire et chaude. Les deux véhicules freinèrent brutalement ; leurs pneus hurlèrent. Soudain, ils firent en même temps un tête-à-queue, comme si la route était couverte de glace, puis rebroussèrent chemin. Comme un seul homme, les Mobiles se lancèrent à leur poursuite. La voiture qui crachait de la fumée cahota et ralentit, tandis que des étincelles jaillissaient de sous son châssis. Quelque chose, sous le capot, tintait comme une cloche brisée. Les Mobiles ouvrirent le feu. —MEEEEEEERDE ! hurla Morton en bondissant du blindé. Autour de lui, le ciel entra en éruption, s’emplit de décharges ioniques. Il heurta le béton, roula sur lui-même, se releva en faisant demi-tour. Ses électromuscles le lancèrent immédiatement dans un sprint frénétique, le buste penché en avant à quarante-cinq degrés. Son champ de force changea de profil, forma un champignon autour de sa tête et de ses épaules afin d’agir à la manière d’un aileron et de produire un effet d’aspiration. Ses bras se balançaient juste au-dessus du sol, dans une parodie de démarche néanderthalienne. Ses senseurs lui montrèrent Stig qui sortait par l’écoutille d’urgence située à l’avant du blindé, dont le champ de force écarlate menaçait de céder. Le Gardien accéléra, se déplaça avec fluidité dans la gravité réduite. Derrière lui, les Mobiles concentrèrent leurs tirs. Le blindé endommagé explosa. Un peu plus loin, le véhicule d’Olwen freina. — Tirez-vous de là ! beugla frénétiquement Morton. Allez, roulez ! Des micromissiles hurlèrent au-dessus de sa tête et s’abattirent sur la voiture trop lente. — Allez ! insista Morton. Nous pouvons leur échapper. —Mais… — Barrez-vous ! Le blindé accéléra et distança rapidement ses poursuivants. — Leur échapper, tu parles, lâcha Cat d’une voix rauque. Tu crois que tu vas pouvoir échapper au décollage, Morty chéri ? Il serra les dents à l’intérieur de son casque. Depuis qu’il avait aperçu cet engin, il n’avait cessé de se demander combien il pouvait peser. Une grande partie de sa masse était constituée de carburant, s’il se rappelait bien le peu qu’il avait lu à ce sujet. Néanmoins, un quart de million de tonnes était un minimum. Même avec la légère poussée produite par son champ de force, l’allumage de réacteurs capables de soulever un pareil monstre aurait des conséquences plus graves que l’explosion d’une bombe atomique. Il vit la marée noire de Mobiles soldats se déverser sur la carcasse du blindé. Ils étaient rapides, mais ils n’avaient pas d’électromuscles. Ils ne seraient pas en mesure de le rattraper. Pas vrai ? Cat se maintenait à sa hauteur. Elle était encore plus penchée en avant que lui. Alic était plus loin, de l’autre côté de la route. — Il n’y aura pas de décollage, grogna Morton. — Oh, Morty, il n’y en a pas deux comme toi ! Ces bouffons de Gardiens ont fichu en l’air toutes leurs chances, alors, cela ne fera aucune différence. — Non, Cat. Bradley doit vaincre. L’Arpenteur ne peut pas s’en tirer comme ça. — Peut-être que si nous avions des missiles nucléaires ou un navire de guerre de classe Moscou… Sauf que ce n’est pas le cas. Morty, cet enfoiré s’est juste montré plus malin que nous. — Parle pour toi. — Morton a raison, intervint Alic. Il n’a pas encore décollé. Bradley a juste besoin de le maintenir au sol. — Ah, les hommes ! Toujours en train de rêver. — Va te faire foutre ! Ils mirent trois minutes à parcourir un kilomètre et demi. Ils restèrent loin de la route pour ne pas être vus. Le terrain était accidenté, mais l’herbe haute et les eucalyptus les dissimulaient en partie. Ils continuèrent ainsi pendant un quart d’heure, jusqu’à ce que les capteurs laser de Morton leur confirment que l’écart avec leurs poursuivants s’était creusé. — Nous ferions mieux de nous éloigner encore de la route, dit-il. Les autres Mobiles sont toujours quelque part devant nous, et je n’ai pas envie d’être pris entre deux feux. — Bonne idée, répondit Alic. Morton bifurqua légèrement pour s’éloigner de l’auto-route numéro un. — Jusqu’où pensez-vous qu’ils vont nous suivre ainsi ? — La question est surtout de savoir combien il vous reste d’énergie. — Onze pour cent. Le champ de force consomme énormément. — Écoutez, les garçons, nous ne sommes pas obligés de… Le soleil disparut soudain. Malgré les accélérants qui inondaient son cerveau, Morton mit une seconde complète à noter l’anomalie monstrueuse. La lumière du veld était comme aspirée par un trou noir. — Hein ? Il se retourna vers l’ouest et leva les yeux vers le massif de Dessault. Ses genoux manquèrent céder sous son poids. —C’est impossible, lâcha-t-il, bouche bée. Charybde couina sous les effets de l’accélération violente – quinze G – que lui imposait Ozzie. La frégate décrivit une parabole peu marquée pour ressortir de la seconde sphère. Derrière elle, le feu nucléaire avait transformé le plasma en un fond blanc incandescent et uniforme. Les senseurs montraient à ses occupants l’hyperstructure de la sphère externe comme des barreaux de prison sur un champ d’étoiles un peu flou. Une armada de vaisseaux primiens virait de bord pour les suivre à travers le plasma turbulent, tirant salve de missiles après salve de missiles. D’autres explosions retentirent, qui produisirent une tache indigo dans le plasma saturé en énergie. Masers et lasers traçaient des lignes couleur cerise dans les ions diaphanes et prenaient la frégate pour cible. Ozzie opérait des changements de trajectoire furtifs pour tenter d’échapper aux têtes chercheuses des missiles. Une brume rouge rognait petit à petit les contours de sa vision virtuelle. Il essaya de se concentrer uniquement sur les lignes colorées qui représentaient les données importantes, telles que celles relatives à la vitesse des projectiles et à la distance qui les séparait d’eux. Les caméras externes lui montrèrent un quartier énorme de la structure externe juste devant le nez de l’appareil. Il faisait cent quatre-vingts kilomètres de large et était fixé à cinq autres poutrelles situées cent kilomètres plus loin. —Nigel ? — Contact perdu, annonça le sous-programme. — Je suppose que c’est une bonne nouvelle, dit Mark. Cela prouve que le matériau est toujours électrorépulsif. Cette chose n’est pas encore morte. —Exact. Ozzie changea une nouvelle fois de direction, en fonçant toujours vers la poutrelle. Elle n’était plus qu’à une cinquantaine de kilomètres lorsqu’il redressa sa trajectoire pour la longer. Il n’osa pas se rapprocher davantage. De larges rivières luminescentes apparaissaient puis disparaissaient dans les profondeurs du matériau noir. — Allez, Nigel, dit-il en réduisant leur vitesse à deux G. — Vous pensez qu’ils… À l’extérieur de la Forteresse des ténèbres, Scylla tira un missile quantique avant de disparaître dans l’hyperespace. Le missile intercepta un vaisseau primien et transforma un faible pourcentage de sa masse en énergie. Pendant un bref instant, la puissance d’une étoile de taille moyenne illumina l’espace autour de la superstructure. Les radiations transpercèrent les quarante-huit trous de ver que MatinLumièreMontagne avait ouverts depuis une de ses géantes gazeuses, anéantissant les générateurs et tout ce qui se trouvait à proximité. Autour de la Forteresse, les vaisseaux ennemis s’embrasèrent comme des comètes ; ils se vaporisèrent en déroulant des traînes de molécules mourantes dans le vide blanc et brillant. Des radiations dures se déversèrent à travers les mailles de la structure externe et décimèrent les vaisseaux et les missiles restés à l’intérieur. Protégée par la matière électrorépulsive du treillage, la frégate ne souffrit aucunement du déluge. — Ça, c’est ce que j’appelle un feu d’artifice, marmonna Ozzie. Sous Charybde, le plasma était maintenant d’un violet transparent. Les senseurs visuels distinguaient chacune des trois sphères restantes. Le cœur de la structure, en revanche, demeurait impénétrable. — Vous croyez que les sphères internes pourront résister à une autre explosion de ce genre ? demanda Mark. — Qui sait ? En tout cas, Nigel avait raison. De toute façon, nous en serions arrivés là pour neutraliser les effets de l’embrasement. Une bombe ou deux, c’est du pareil au même. — Nigel Sheldon est malin, dit Mark, admiratif. — Ouais, lâcha Ozzie avec un sourire pincé. On ne peut pas lui enlever cela. Il envoya de l’énergie dans le réacteur secondaire et plongea tout droit vers la structure arachnéenne de la deuxième sphère, à près de huit G. La quatrième sphère semblait taillée dans un matériau complètement neutre, dépourvu de propriétés détectables. À en croire les senseurs humains, quoique occupant un espace délimité, elle n’avait même pas de masse. Tout comme les trois sphères supérieures, elle ne semblait pas avoir été affectée par l’énergie du missile quantique. Ozzie la pénétra sans aucun problème. Il décéléra et resta à une distance constante du cœur de façon à pouvoir l’étudier à loisir. Les anneaux étaient perturbés. Ils oscillaient, s’étiraient, n’étaient plus alignés sur l’ellipse. Les câbles qui fixaient entre eux les anneaux externes – la chaîne-marguerite – se tordaient comme des élastiques pour pallier les fluctuations des disques lenticulaires. À l’intérieur, l’anneau vert que Seconde Chance avait trouvé si stable et uniforme était soumis à des distensions spectaculaires ; des protubérances semblables à des vaguelettes déformaient sa surface. Les nattes argentées étaient près de se disloquer, tandis que l’anneau de lumière rouge arborait des fissures noires. Toutefois, l’anneau le plus affecté était celui que la première expédition avait baptisé « Étincelles ». Les rivières de lumière émeraude et ambrée, avec leurs longues queues cométaires, étaient repoussées de leur orbite simple par une contorsion sombre, comme des ions dansant autour d’une anomalie magnétique. Il fallut à Charybde presque une révolution complète pour se retrouver sur le plan, avant d’en être aussitôt éjectée. — Voilà notre vilain garçon, murmura Ozzie. Le scan quantique révéla des champs de distorsion allongée qui émanaient d’un seul et même point et tournoyaient en traversant l’anneau scintillant. —C’est ce qui s’appelle : « un bâton dans la roue». — Cible verrouillée, dit Mark. Géométrie de l’effet programmée. Il se tiendra à une distance de cinq mille kilomètres et il enfoncera une épine dans le cœur de cet enfoiré. — À vous de jouer ! —Lancement. Le missile jaillit de son tube. Une très légère secousse ébranla la frégate. Ozzie fit demi-tour et accéléra au maximum pour sortir du dispositif géant. Bradley atterrit dans un canal de drainage peu profond, au bord de l’autoroute numéro un. Le sol humide et spongieux amortit sa chute. Il s’enfonça dans un creux et s’immobilisa. La couche chromomimétique de sa combinaison se couvrit de taches grises et vertes pour se fondre dans les touffes d’herbe et la boue. Tous ses autres systèmes s’éteignirent. Les batteries thermiques absorbèrent la chaleur de son corps, permettant à son armure d’afficher la même température que le reste du canal. Un minuscule rai de lumière entra par son viseur et l’éblouit. Au-dessus, les blindés rebroussaient chemin. L’un d’entre eux faisait un bruit peu encourageant. Le vrombissement des moteurs s’éloigna. Sa respiration résonnait dans ses oreilles, tout comme les battements de son cœur. La lumière clignota. Les Mobiles soldats le dépassèrent en courant. Plusieurs d’entre eux piétinèrent le canal qui l’accueillait. Ils le manquèrent de quelques centimètres seulement. Notre destin – le mien, celui de l’Arpenteur, celui de l’humanité et des Primiens – dépend de cette distance ridicule. Le sort m’a déjà joué des tours de ce genre. Peut-être les cieux songeurs vont-ils me sourire aujourd’hui ? À l’extérieur, les mouvements cessèrent. Bradley alluma un seul senseur et scanna les environs. Aucun signe de Mobiles soldats à proximité. Il se releva avec précaution et vit l’armée extraterrestre qui continuait à charger au loin. Un peu plus loin encore, sur la chaussée, un blindé explosa. Sans se départir de son camouflage, Bradley se précipita vers le vaisseau géant. Il enclencha ses détecteurs passifs en connaissant par avance la nature du signal qu’il allait capter. « Pas une image, ni un son. Plutôt un mélange de sentiments – pour qui savait les interpréter. Un chant électronique complexe saturait les ondes hertziennes, émis semblait-il depuis toutes les directions, pour englober la vallée. Les harmoniques qui enveloppaient Bradley étaient d’une complexité remarquable. Les voix montaient, descendaient, s’entremêlaient en un esprit cohérent. Des corps, humains ou non, qui partageaient la moindre partie de leur être, leurs souvenirs, leurs pensées, leurs sensations. Il se déplaçait parmi eux, profitait de leurs connaissances étendues, s’en abreuvait. Regarder les trois guerriers humains s’éloigner le long de la route, pourchassés par les nôtres. En aucun cas ils ne doivent empêcher le décollage. Observer la technologie complexe du vaisseau réparé, ajuster ses nombreux systèmes. L’exil interminable touche à sa fin. Maintenir un champ de force puissant autour du vaisseau, afin qu’il ne lui soit causé aucun dommage. Surveiller constamment les senseurs qui couvrent la vallée, pour ne laisser aucun intrus approcher. Chaque corps se déplace et agit individuellement, pourtant, tous forment une pensée homogène, copie de la pensée originelle. Les décisions et les objectifs viennent tous de la même source : l’Arpenteur. Celui-ci sortit de l’ascenseur de la grue et s’apprêta à entrer dans le vaisseau. La machine géante revenait à la vie. Bientôt, il partirait, disparaîtrait parmi les étoiles. Sauf. Libre. » Bradley dit au champ de force qui protégeait le navire d’admettre sa présence. Étant donné l’origine de l’Arpenteur, il pouvait s’attendre à une certaine conformité. L’Immobile dirigeait tout ; rien ne sortait jamais du carcan qu’il avait créé. Toutefois, comme l’Arpenteur était plus sophistiqué que l’Immobile primien standard, il acceptait de déléguer le contrôle de certaines machines à des systèmes électroniques. Ceux-ci lui obéissaient de la même façon que ses Mobiles –, il les programmait, définissait leurs paramètres. C’était son point faible, comme pour tout Primien, et Bradley le savait. Les principes de rébellion et d’indépendance lui étaient étrangers. Ses Mobiles – qu’ils aient été engendrés dans ses bassins d’amalgamation à partir de ses nucléoplasmes génétiquement modifiés, ou qu’il s’agisse d’humains dont le cerveau avait été modelé grâce à la chirurgie et à l’électronique pour accueillir ses modes de pensée – faisaient partie de lui-même. Leurs pensées étaient ses pensées, copiées, implantées depuis son propre cerveau. Aucun d’entre eux ne déviait jamais. Ainsi, pour eux comme pour lui, rébellion et trahison étaient inconcevables. La sécurité était un concept à une dimension pour l’Arpenteur. Il prenait des précautions pour se préserver physiquement et politiquement des hommes, qu’il fréquentait régulièrement par l’intermédiaire de ses Mobiles humains infiltrés dans la société du Commonwealth. Sa survie était à ce prix ; jusque-là, sa stratégie avait parfaitement fonctionné. Aucun humain n’aurait pu pirater le réseau électronique de la vallée de l’Institut. Comme les processeurs étaient une extension de l’esprit de l’Arpenteur, ils ne reconnaissaient que les ordres dotés d’un certain héritage interne. Pour les mêmes raisons, ses systèmes étaient incapables de faire la différence entre un Mobile véritable et un humain qui connaissait la langue de l’Arpenteur. Le champ de force qui protégeait Marie Céleste modifia sa structure pour laisser passer Bradley. Celui-ci trottina dans le fond de la cicatrice herbeuse creusée par le vaisseau lorsqu’il s’était écrasé. Plusieurs Mobiles patrouillaient au pied du navire. Leurs esprits lui dirent où ils étaient, ce qu’ils faisaient là et où ils iraient ensuite. Leurs yeux et leurs senseurs ne remarquèrent pas son armure camouflée, lorsqu’il courut se réfugier dans l’ombre d’un énorme réacteur à fusion. Les alarmes restèrent passives, car il leur avait déclaré que sa présence était légitime. Lentement, grâce aux Mobiles et aux engins de chantier des humains, on avait sorti le vaisseau du sillon produit lors de son atterrissage en catastrophe. Un large carré de béton aux enzymes avait été coulé sous lui pour supporter son poids. Le fuselage était posé sur d’énormes supports. Une écoutille de l’atelier d’entretien des réacteurs s’ouvrit pour Bradley, qui se glissa à l’intérieur. Les articles originellement publiés à propos de Marie Céleste étaient assez complets. Le vaisseau comportait un mode de propulsion à fusion, des réservoirs de carburant, des cuves à l’environnement protégé peuplées d’un type d’amibe extraterrestre, ainsi que des générateurs de champs de force. Le commun des citoyens du Commonwealth était donc persuadé qu’il n’y avait rien d’autre à l’intérieur – en tout cas, pas de secteurs habitables, ni de mess des officiers. Cependant, un examen plus poussé révéla la présence de passages et de vides sanitaires non pressurisés très similaires à ce que l’on trouve dans les engins de fabrication humaine. En revanche, pas le moindre robot de maintenance. On en conclut donc que les passages en question n’avaient servi que durant la construction du vaisseau. Au milieu des cuves se trouvait une salle dotée d’un module habitable. L’Arpenteur y vivait, s’y nourrissait de cellules de base et d’eau purifiée. Comme il n’avait pas besoin de davantage de place, le navire était dépourvu des installations de détente que n’aurait pas manqué de comporter un engin humain destiné à voyager pendant des siècles. L’Arpenteur se contentait de recevoir des informations et de superviser les systèmes de son vaisseau. En cas de nécessité, il ovulait des nucléoplasmes dans une cuve, afin de produire des Mobiles adaptés à l’espace et donc capables d’effectuer des réparations. Une fois leur tâche accomplie, il les recyclait, les transformait en nutriments qui alimentaient les cellules de base cultivées dans les cuves. Chaque siècle, un nouvel Immobile était produit pour accueillir l’esprit de l’Arpenteur. Tout ceci se déroulait dans une salle de trente mètres cubes. Une salle à côté de laquelle il avait été facile de passer dans un engin qui dépassait les vingt-cinq millions de mètres cubes, d’autant plus qu’elle avait été endommagée lors de l’atterrissage forcé. Il n’y avait pas de lumière dans la salle de maintenance – ce détail aussi avait contribué à forger le mythe du vaisseau inhabité. Bradley alluma ses senseurs infrarouges en résolution maximum et se faufila dans l’espace étroit. Le couloir comportait plusieurs fourches. Certaines cheminées semblaient même s’enfoncer jusqu’au cœur du vaisseau. Toutefois, les escalader aurait pris trop de temps. Il trouva donc et emprunta un passage qui conduisait à la proue. Les parois du couloir étaient constituées de poutrelles nues et ajourées. Au-delà, les segments principaux du navire étaient maintenus ensemble par un simple squelette. Les poutres vibraient, tandis que les réacteurs à fusion étaient progressivement mis en service. Dans deux minutes, le vaisseau quitterait ce monde pour le vide pur de l’espace. Bradley sortit de ce couloir et se tortilla entre un réservoir de deutérium et un genre de pompe de la taille d’une voiture. Bien qu’il fût coincé dans un espace minuscule et dépourvu de toute lumière, la chanson de l’Arpenteur continua à résonner clairement dans son esprit. — Tu te souviens de moi ? demanda-t-il. Tous les Mobiles de la vallée de l’Institut se figèrent. — Oh, oui, tu te souviens ! Je me suis arrangé pour que tu ne m’oublies pas. La chanson s’altéra, s’insinua dans le cerveau des Mobiles humains qui appartenaient à l’empire mental de l’Arpenteur. Des questions. Des processeurs entamèrent des vérifications, des tests pour voir d’où provenaient ces harmoniques aberrantes. — Oh, mais je suis ici, avec toi ! En dehors du vaisseau, la chanson vacilla, se tut. — Tu ne t’imaginais pas que j’allais manquer ce moment exceptionnel ? Je veux être avec toi au moment où tu décolleras. Je veux être certain. Je veux que nous mourions ensemble. Un doute intense s’insinua dans la chanson, qui se mit à résonner bruyamment, jusqu’à exercer une pression fantôme mais douloureuse sur les oreilles de Bradley. — Des bombes, des logiciels subversifs, des agents biologiques. Je ne sais plus trop. Ils sont cachés quelque part à bord. Je ne sais plus depuis combien de temps je suis ici, ni où je me trouve exactement. Peut-être ne t’ai-je jamais quitté. Par-dessus la chanson chaotique, Bradley entendait les Mobiles qui se précipitaient dans les couloirs. Des milliers d’entre eux furent lâchés, comme des rats, à la recherche du moindre indice. Bradley attendit dans le noir absolu, tandis que les pensées de l’Arpenteur se perdaient dans le doute et la colère. Les minutes s’écoulèrent. Les réacteurs à fusion suspendirent leur séquence de démarrage. — Vas-tu décoller ? Vas-tu t’envoler dans l’espace où – tu le sais – je ne survivrai pas longtemps ? En espérant que tes mesures de sécurité suffiront à pallier le sabotage… Ou préféreras-tu rester ? Les dégâts pourront être réparés au sol. Bien sûr, l’élite du Commonwealth sait que tu existes, à présent. Leurs vaisseaux vont bientôt arriver. Ils auront raison de toi. La chanson devint un hurlement de frustration. Bradley baissa les yeux. Sous ses pieds se tenait un Mobile, ses senseurs visuels braqués dans la direction de l’humain. Soudain, il se mit en mouvement, entreprit d’escalader la poutre. — J’ai peur qu’il soit trop tard. À l’extérieur, un voile de ténèbres recouvrit tout. Bradley sourit, et la chaleur de son sourire agit comme un baume sur la chanson discordante. — Tu ne nous connaîtras jamais vraiment. Seul un humain peut comprendre un autre humain. Le reste de la galaxie est condamné à nous sous-estimer. Comme tu nous as sous-estimés. Les senseurs externes de la coque virent la tempête géante émerger du désert. Elle apparut au-dessus des pics, avant de les avaler complètement et de s’engouffrer dans la vallée de l’Institut. Pendant quelques secondes, le champ de force de Marie Céleste résista à ses assauts sauvages, virant au rubis intense, tandis que son générateur surchauffait. Une vague de sable et de pierres haute de quinze kilomètres et déferlant à quatre cent cinquante kilomètres à l’heure s’abattit sur le vaisseau sans défense. — Adieu, mon ennemi, dit Bradley Johansson, d’un ton satisfait. Les deux frégates étaient suspendues dans l’espace, côte à côte, totalement invisibles. À un demi-million de kilomètres de là, la Forteresse des ténèbres luisait comme une lanterne de Halloween blême. Subitement, elle devint blanc-bleu, rivalisant avec la magnitude de Dyson Alpha, toute proche. Toutefois, la lumière intense s’éteignit presque aussitôt. — Il y avait donc un peu de matière à convertir au cœur de la bombe à embrasement, dit Mark. — On dirait bien, acquiesça Ozzie. — Je ne vois pas de barrière. — Mark, laissez-lui une minute, d’accord ? Ou plutôt un mois. Tout le monde s’est acharné sur cette pauvre Forteresse. — Les sphères sont toujours là, dit Nigel avec calme et admiration. Cette chose a résisté à deux explosions quantiques. Les Anomines fabriquaient du solide. — Il n’y a plus aucune trace du sabotage, annonça Otis. Il semblerait que vous ayez réussi, Ozzie. Ils attendirent pendant cinq heures que le plasma, à l’intérieur de la superstructure, se refroidisse et cesse de briller. Effectivement, sans prévenir, il disparut complètement. — Eh, un genre de coque vient de se former autour de la sphère externe, dit Otis. — Tu vas nous dire que tu le savais ? demanda Nigel à Ozzie. — Nan ! Je me tairai face à celui qui nous a sauvé la vie. — Quelque chose de très étrange se trame à l’extérieur, annonça Mark. Je ne comprends rien à ces données. — Moi non plus, confessa Ozzie. Et toi, Nigel ? —Mystère ! La lumière de Dyson Alpha diminua lentement, puis disparut. Tout comme la cacophonie des communications radio de MatinLumièreMontagne. — Mission accomplie, dit Nigel. Rentrons à la maison. — Tu plaisantes, mon vieux. Ce n’est pas la fin, loin de là. MatinLumièreMontagne est toujours d’attaque. Il va redémarrer de zéro dans une bonne centaine de systèmes solaires. — Ozzie, je t’en prie, tu gâches ce bon moment. — Mais… — Bon, allez, on rentre ! Enfin, on fait juste un petit détour avant… 10 La vision virtuelle de Morton lui donnait l’illusion de la lumière et de l’espace. Sans cela, il le savait, il aurait succombé au chant des sirènes qui résonnait de façon entêtante au centre exact de son esprit. Néanmoins, rester immobile pendant des heures à l’intérieur de son armure de combat éteinte, complètement isolé, le poussait de plus en plus dangereusement vers la folie. Un stimulus externe continuait à lui parvenir : le bruit de la tempête, réduit à l’état de vibration par les mètres de terre qui le recouvraient. Un bruit qu’il ressentait, donc, à travers la mousse protectrice de sa combinaison. La tempête dura trois heures et demi, à en croire l’horloge de sa vision virtuelle. — Il faut sortir d’ici, dit-il à Alic. — Plutôt deux fois qu’une ! acquiesça le commandant. Les deux hommes étaient restés couchés dans l’obscurité, main dans la main, comme des enfants terrorisés. Ce contact leur avait permis de communiquer. Sans cette présence humaine, Morton n’aurait peut-être pas tenu le choc. Il ne se rappelait pas grand-chose de leurs conversations. Ils s’étaient raconté des histoires d’ivrognes, de femmes, des souvenirs d’endroits qu’ils avaient visités. Il s’agissait de rompre l’isolement et l’angoisse engendrée par le fait d’être enterrés vivants. Ils n’avaient guère eu le choix. Lorsque la tempête avait avalé les montagnes, ils n’avaient eu que quatre ou cinq secondes pour agir. Alic avait tiré ses lances à particules dans le sol, creusant un énorme cratère de terre fumante. — Au fond ! avait-il crié. Morton avait plongé tête baissée, collant son armure contre celle d’Alic. Cat, elle, n’avait pas bougé. — Cat ! avait-il imploré. — Je refuse de mourir comme cela, Morty, avait-elle répondu. Morton n’avait pas eu le loisir d’insister. Alic avait tiré une seconde fois, les recouvrant de plusieurs tonnes de terre. Cat avait semblé désolée pour lui. De toutes les semaines passées en sa compagnie, c’était ce qui lui resterait. Il commença à apprécier son raisonnement lorsqu’ils commencèrent de creuser pour se sortir de là. Les réserves d’énergie de son armure étaient tombées à cinq pour cent, et la terre tassée était presque aussi dure que de la pierre. Il se rappelait vaguement avoir entendu dire que, sous une avalanche, il convient de se mettre en boule pour se créer un petit espace vital. En fait, il n’avait guère eu le temps de réfléchir. Ce trou, creusé dans le sol, avait été son unique chance de survie. Être enseveli vivant ou mourir : tel avait été le dilemme. Il tortilla son poignet pendant plusieurs minutes pour compacter la terre qui l’entourait. Ses électromuscles étaient mis à rude épreuve. Après la main, il bougea l’avant-bras, puis l’épaule. Son ascension débuta. Elle dura des heures. — Ce n’est pas possible, il ne peut pas y avoir autant de terre sur nous, disait-il. —La navigation inertielle fonctionne parfaitement, lui répondait systématiquement Alic. Nous montons tout droit. Tandis qu’ils gigotaient péniblement et avançaient au ralenti, leurs batteries se vidaient à un rythme inquiétant. La chaleur était également un gros problème. Leurs systèmes de survie rejetaient la chaleur qu’ils émettaient à la surface de leurs combinaisons, mais le sol n’était pas un très bon conducteur. Il faisait donc de plus en plus chaud, et Morton ne pouvait rien y faire. Sept heures après l’arrivée de la tempête, la main de Morton creva la surface. Il eut un sanglot de soulagement et se mit à creuser comme un fou, à ramper comme un animal, sans plus se soucier de sa technique. Sa claustrophobie s’accrochait à lui, refusait de l’abandonner. Le sol s’effondrait autour de lui, mais il réussit à se hisser hors du trou dans la lumière déclinante de cette fin de journée. Il pleura, appuya sur ses boutons de déverrouillage d’urgence et ouvrit son armure comme si un incendie faisait rage à l’intérieur. Alic le rejoignit à quatre pattes. Morton l’aida à sortir ses épaules et ses jambes du trou. Ils s’étreignirent, se tapèrent longuement dans le dos, comme des frères qui ne se seraient pas vus pendant des siècles. — On a réussi, dit Morton. Nous sommes invincibles. Alic fit un pas en arrière et prit le temps d’examiner le paysage. Son visage se rembrunit. — Putain, mais où sommes-nous ? Morton regarda lui aussi. Il pensa tout d’abord qu’ils avaient creusé sur des kilomètres et émergé loin, très loin, peut-être sur une autre planète. Ils se tenaient au milieu d’un désert. Il n’y avait ni sable, ni roche cuite par le soleil ; la vaste étendue de terre et de pierre noire était dépourvue du moindre buisson, du plus petit brin d’herbe. Aucune forme de vie n’y était visible. Il leva les yeux vers les montagnes qui bouchaient l’horizon à l’ouest et consulta une carte, qu’il coupla avec la fonction de navigation inertielle de ses implants. Les pics correspondaient à la limite est du massif de Dessault. Ils étaient donc à l’entrée de la vallée de l’Institut, au bon endroit, donc. Les sommets, cependant, avaient changé de contours. Les dents et autres saillies avaient été abrasées, réduites à l’état de monticules coniques. Elles étaient également moins élevées. Quant à la neige, elle avait complètement disparu. — Pour une tempête, c’était une tempête ! marmonna Morton. Moi qui ne prenais pas réellement Bradley au sérieux ! Il se tourna vers l’est, s’attendant à découvrir quelques traces de ce qui s’était produit. L’horizon était une ligne parfaitement droite entre le désert brun-rouge nouvellement créé et le glorieux ciel saphir de Far Away. — Les nuages vont sans doute faire le tour de la planète et revenir nous rendre visite, reprit-il. Alic examinait la vallée peu profonde qui avait accueilli l’Institut. — Aucun signe de Marie Céleste. Je suppose que la planète a eu sa vengeance. — Ouais, fit Morton en se grattant l’avant-bras. D’ailleurs, son corps tout entier le démangeait. Son sweat-shirt en coton et son pantalon ne sentaient pas très bon. — Et maintenant ? reprit-il. — Nous avons survécu. Nous ne sommes peut-être pas les seuls. Wilson vit la queue de la tempête disparaître à l’est. Il était devenu difficile de distinguer les montagnes qui entouraient le désert, car elles avaient la même couleur que le paysage environnant. La vue était magnifique. Dans le sillage de la tempête, l’air était parfaitement clair et pur. Il n’y avait pas un nuage dans le ciel. Un calme équatorial régnait sur le massif de Dessault. Dommage que la tempête ait également emporté toute la neige des sommets. De vraies montagnes majestueuses méritent un manteau neigeux. —C’est terminé, amiral, annonça Samantha. — Vous êtes sûre ? Vous vous avancez peut-être un peu, non ? — Vous n’avez pas vu le vaisseau décoller, n’est-ce pas ? — Non, répondit-il en souriant. Vous avez raison. Je n’aurais pas manqué de voir les réacteurs à fusion s’il y avait eu une mise à feu. Votre planète a eu sa vengeance. — Merci, amiral. C’est grâce à vous que nous avons réussi. — J’espère simplement que cette tempête finira par se calmer. — Nous croyons qu’elle se dissipera au-dessus de la mer de Chêne. Elle générera quelques cyclones secondaires, mais elle ne devrait pas tarder à mourir définitivement. — Jolie théorie. Les données martiennes vous ont-elles été d’une quelconque utilité dans son élaboration ? — Oh oui ! — C’est très réconfortant pour l’ancien de la NASA que je suis. Merci, Samantha. Toutes mes félicitations, à vous et à vos collègues. — Amiral, notre équipe d’observation devrait vous rejoindre d’ici dix à quinze minutes. Elle vous escortera jusqu’en bas. Si vous voulez bien l’attendre à l’extrémité sud du Fauteuil d’Aphrodite… —C’est très gentil à vous, Samantha, mais je crois que je vais rester ici. Je m’attends à un coucher de soleil pour le moins spectaculaire. — Amiral, euh…, je ne voudrais pas… Vous vous sentez bien ? Il examina ses jambes. Son sang avait cessé de couler au travers de la mousse époxy. Elles ne le faisaient plus souffrir, puisqu’il ne les sentait presque plus. De temps à autre, un frisson intense parcourait son torse. La lave sur laquelle il était étendu commençait à être réellement glaciale. — Je vais bien. Dites à vos amis de faire demi-tour. Ils ne feraient que perdre leur temps. J’ai bien peur de ne plus être le pilote que j’ai été. —Amiral. —Vous avez un monde étrange et magnifique, Samantha. À présent que l’Arpenteur n’est plus, promettez-moi de le rendre encore plus beau. — Amiral ! Il coupa la communication. Elle voulait bien faire, mais Wilson n’avait plus besoin qu’on lui tînt compagnie. C’était une véritable révélation. Il devait bien admettre qu’il ne craignait plus la mort. Oscar et Anna lui avaient montré le chemin. Ils trouveraient son corps, récupéreraient son implant mémoire et le ressusciteraient. Il en était certain. Cependant, cette autre personne ne serait pas lui. Il n’accepterait jamais cette forme de continuité, contrairement aux générations qui n’avaient connu que le Commonwealth. Décidément, il avait du mal à se débarrasser de sa façon de penser très XXIe siècle. Ce n’est pas un mauvais endroit pour tout arrêter, surtout après trois cent quatre-vingts ans. J’ai survolé la montagne la plus haute de toute la galaxie et j’ai contribué à la défaite du monstre. Dommage que je n’aie aucune femme à mes pieds. Je suppose qu’elle sera ressuscitée et que sa mémoire sera purifiée. Peut-être nos clones connaîtront-ils un bel avenir ensemble. Le froid se referma lentement sur lui. Wilson continua à admirer cette planète. Les ombres s’allongeaient et l’atmosphère se teintait d’or. Une grande forme noire qui oblitère les étoiles. Ce doit être la fin. La douleur – alors qu’il la croyait définitivement disparue. Secoué de gauche à droite. Des combinaisons spatiales. Une pesanteur limitée. Un véhicule ellipsoïde noir posé sur les régolites brun-gris. Un sas qui s’ouvre. Un escalier qui se déplie. Je me suis écrasé. Sur Mars. Une équipe de secouristes dépêchée par Ulysse ? — Amiral, restez avec nous. Tenez bon. Prospecteur est en orbite. Vous serez bientôt dans son infirmerie. Ne nous lâchez pas. C’est Nigel qui vous parle. Vous ne m’avez pas oublié ? Accrochez-vous ! Vous m’entendez ? Et le drapeau ? Il n’y avait pas de drapeau planté dans le sol. Je pensais que nous l’avions fait. On devrait toujours planter un drapeau quand on débarque sur une nouvelle planète. En plus, c’est écrit noir sur blanc dans le manuel. Mellanie ne voulait pas ouvrir les yeux. Elle craignait que la surprise soit mauvaise. Elle n’avait plus vraiment mal, mais son corps ne se rappelait que trop bien la souffrance. Elle flottait autour d’elle, fantomatique, menaçait de revenir. Son absence ne pouvait être qu’une illusion. Elle voyait toujours le visage horrifié de Giselle. Le sang qui l’entourait comme une brume fine, tandis qu’elle tournoyait dans le vide. Tandis que les armes cinétiques réduisaient son corps en bouillie. —Suis-je morte ? Personne ne le lui confirma. De la lumière. Le rouge foncé de paupières fermées. Des draps sur sa peau. Des points de pression sur ses bras. Son torse était en grande partie insensible. Elle entendait son cœur battre. C’est une bonne nouvelle. Elle retint sa respiration et risqua un regard rapide. La chambre était étrangement familière. Lentement, la mémoire lui revint. La suite Bermudes, le manoir sur Illanum. Il y avait un gros appareil médical à côté de son lit, avec des tuyaux et des câbles qui couraient sous ses draps. Il y a pire, comme prison. Quelqu’un était allongé sur le canapé, sous la grande fenêtre, et ronflait doucement. Les rais de lumière qui transperçaient les rideaux blancs embrasaient ses cheveux roux. Mellanie sourit, heureuse. Gamin fou ! La raison de sa présence ici lui échappait toutefois. À moins que Nigel l’ait confiné avec elle dans cette pièce. La grille de sa vision virtuelle était en mode périphérique. Elle demanda à son assistant virtuel de la rafraîchir et de la basculer en mode opérationnel. Un grand nombre de carrés étaient noirs – ceux qui correspondaient à ses implants. —Que leur est-il arrivé ? demanda-t-elle à son assistant. — Vous avez bénéficié de nombreuses greffes, expliqua-t-il. Les implants et tatouages interfaces endommagés n’ont pas encore été remplacés. Certains systèmes fonctionnels ont été retirés. Ceux de l’IA, comprit-elle. Elle jeta un coup d’œil à la date. — Trois semaines ? J’ai été absente trois semaines ? —C’est exact. —Pourquoi ? — Afin de subir diverses interventions médicales. — Oh ! Mellanie n’était pas certaine de vouloir soulever ses draps. Orion s’étira, vit qu’elle était réveillée et se redressa comme un ressort. —Tu te sens bien ? —Je crois. Mais je n’ai pas encore essayé de bouger. —Les infirmières disent que tu pourras te lever dans quelques jours, expliqua-t-il en s’approchant du lit et en l’examinant avec crainte. Tu es sûre que tu vas bien ? J’étais vraiment très inquiet. Ils ont passé tellement de temps à te soigner. Le médecin chef a dit qu’ils ont dû cultiver certains morceaux. J’ignorais que c’était possible. — Oui, c’est possible. Euh, Orion, qu’est-ce que tu fiches ici ? — Je voulais être là quand tu te réveillerais. Pourquoi ? s’enquit-il, subitement inquiet. Tu ne veux pas me voir ? — Non, non… Je suis contente que tu sois là. Elle n’avait pas envie de voir grand monde pour l’instant. La présence du garçon, en revanche, ne l’ennuyait pas. Il souriait de toutes ses dents, euphorique. —C’est vrai ? —Ouais. Il eut un mouvement en direction de sa main, posée sur le drap, mais se ravisa. — Nous sommes en état d’arrestation ? demanda-t-elle. — Hein ? Non. Les gens de la sécurité n’ont pas été très gentils quand l’ambulance t’a ramenée ici. Ils disaient que Nigel était très en colère contre toi. Mais tout s’est arrangé depuis qu’il est rentré avec Ozzie. — Rentré d’où ? — Ils sont allés sur Dyson Alpha pour redémarrer la barrière. L’unisphère n’a parlé que de cela. — Oh ! Dire que j’ai tout raté. — Les vaisseaux de guerre de la Dynastie partent en mission dans toute la galaxie, et on arrête des agents de l’Arpenteur dans tout le Commonwealth, et il y a eu une énorme tempête sur Far Away qui a tué l’Arpenteur et plein d’autres choses. Tochee et moi, nous avons du mal à nous tenir au courant. — Nigel est revenu ? — Ouais. Il m’a demandé de te dire que son offre n’était plus valable. Pour le moment. Qu’est-ce que cela veut dire ? — Il m’avait promis une interview, c’est tout. — D’accord. Un certain Morton est venu te voir. Il a dit que tu saurais où le trouver si tu le souhaitais. —Bien. Il aurait pu m’attendre, non ? —Mellanie, tu voudras aller où, quand tu seras mieux ? —C’est un peu tôt pour… Comment tu m’as appelée ? Orion baissa timidement la tête et sortit un morceau de papier de sa poche. Il était chiffonné, comme s’il avait été lu et relu un nombre incalculable de fois. Mellanie reconnut son écriture. Elle avait écrit ce mot dans cette même pièce. « Cher Orion, Je suis désolée d’avoir à te quitter de cette façon. Je n’en ai pas envie mais, tu sais, je ne suis pas celle que tu crois. Mon véritable nom est Mellanie. Un jour, je t’expliquerai si tu le veux.» — J’ai presque tout découvert tout seul, dit-il. Qui tu es et tout ça. Je sais que c’est l’IA qui t’a demandé de venir ici. Ozzie m’a expliqué. Elle avait la gorge horriblement serrée. — Tu es resté quand même ? — Oui, je voulais être avec toi. — Mais, si tu sais que… Il tendit la main, sans hésiter cette fois, et repoussa une mèche de cheveux de son visage. — Cela ne change rien à ce que je ressens pour toi. Mellanie fondit en larmes. Il était le seul dans cet Univers à se soucier réellement de son sort, et ce n’était pas juste. Pourquoi ne l’ai-je pas rencontré avant tous les autres ? — Je ne peux pas, dit-elle. Je ne suis pas faite pour toi. — Ne dis pas de bêtises. — Je ne suis pas une fille bien, Orion, crois-moi. Orion eut un sourire en coin furtivement carnassier. — Ouais. Je me rappelle. J’espérais un peu que tu continuerais à être la même, mais avec moi. Elle le prit par le cou, l’attira à elle et l’embrassa. Le concierge se tenait devant l’entrée principale du vieil immeuble de cinq étages, d’où il supervisait le travail du robot de maintenance occupé à changer l’enseigne de la façade. Sous les yeux de Paula, le tentacule en électromuscles plongea dans un chariot motorisé, duquel il sortit des lettres anciennes et familières, que le robot entreprit immédiatement de visser à la pierre. Paula sourit. — Madame ! s’exclama le concierge, ravi, avant de s’incliner bien bas. Vous êtes de retour parmi nous ! Le monde n’est donc pas devenu complètement fou. — Merci, Maurice, répondit-elle, sincère. Je ne mérite pas cet accueil, mais cela me fait néanmoins très plaisir. Il l’embrassa sur les deux joues. — Tout le monde vous attend à l’intérieur. Puis-je vous aider à porter ceci ? demanda-t-il en désignant le sac en plastique qu’elle tenait de la main gauche. — Non, merci, j’y arriverai toute seule. Paula inspira profondément et emprunta l’escalier. Tandis que les portes s’ouvraient pour elle, le robot commençait à polir les lettres ternies. Elle s’arrêta un instant pour les voir briller dans le soleil parisien. « COMMONWEALTH INTERSOLAIRE CONSEIL INTERSOLAIRE DES CRIMES GRAVES » La première personne qu’elle croisa en entrant dans le bureau du cinquième étage fut Gwyneth Russell. — Patronne ! Je vous souhaite la bienvenue. Toutes mes félicitations. Directrice adjointe, enfin ! Mieux vaut tard que jamais, comme on dit. — Euh, oui, merci. Je commençais effectivement à m’encroûter un peu. Gwyneth lui lança un regard étonné, avant de déclarer : — Je suis absolument d’accord avec vous. Moi-même, je suis libre comme l’air pendant les quinze prochaines années, jusqu’à ce que Vic revienne enfin de Boongate ; cela vous dirait de venir boire un verre avec moi, ce soir ? Je connais plein de clubs sympas fréquentés par des jeunes hommes mignons tout plein et naïfs. — Pas ce soir, merci, mais une autre fois peut-être. — Pas de problème. Derrière Gwyneth, les enquêteurs s’étaient levés pour applaudir leur patronne avec enthousiasme. Paula s’empourpra. Elle regarda tour à tour tous ces visages familiers et hocha la tête pour signifier sa joie d’être de retour. — Merci, dit-elle, et le silence se fit aussitôt. Quand un nouveau chef débarque, il explique souvent qu’il a l’intention de bouleverser un peu les méthodes de travail. Personnellement, je pense que nous avons eu notre comptant de changements. Nous allons travailler comme nous en avions l’habitude, en commençant par une réunion des officiers supérieurs dans mon bureau, dans une heure. Il s’agira de définir ensemble nos priorités. Je vais également passer pas mal de temps à étudier vos dossiers individuels afin de recomposer des équipes. Nous avons subi des pertes lourdes dans un passé récent. J’aimerais d’ailleurs souhaiter la bienvenue à Hoshe Finn dans ce bureau. Je suis sûre que son intégration se fera sans aucun problème. Hoshe lui sourit et souleva son mug de tisane pour la saluer. Alic Hogan était dans son bureau, où il rangeait ses effets personnels dans une boîte. Paula entra, et il la regarda d’un air presque coupable. — Désolé, chef, je ne vous attendais pas avant une bonne heure. Comment s’est passée votre entrevue avec le directeur ? — Bien. Ces réunions sont des pertes de temps. Il n’y est question que de politique et de budget. Autant de détails inutiles et peu pertinents. — Tout se passera pour le mieux maintenant que les Burnelli sont de votre côté. Encore cinq ans, et vous serez directrice. — Hum, fit Paula en penchant la tête sur le côté et en regardant par la fenêtre. Adoptée, de nouveau… — Excusez-moi ? — Non, rien. Je n’avais jamais réalisé qu’on ne voyait pas la tour Eiffel, d’ici. On la voyait de mon ancien bureau. Alic poussa une dernière pile de feuilles dans sa boîte. — Oui, c’est vrai. C’est le bureau qui m’a été attribué récemment par l’intendance. —C’est très symbolique. Paula s’assit derrière la table de travail et sortit son rabbakas de son sac. La fleur avait fané, mais un bourgeon rose était en train de percer le bulbe noir. À côté, elle posa un hologramme de la famille Redhound. Puis elle produisit un cube en plexiglas de la taille d’un poing, avec un cristal mémoire serti en son centre. — Je suis heureuse que vous restiez, Alic, dit-elle. — Je ne m’imaginais pas un avenir très glorieux sous le commandement de l’amiral Columbia. Euh, j’ai été surpris que vous ayez accepté de me garder ici. — D’après ce que j’ai compris, vous lui avez tenu tête pour des raisons honorables. Cela signifie que vous avez votre place ici. —Merci. — De toute façon, après Far Away, vous auriez pu choisir n’importe quel poste de fonctionnaire. — J’ai aimé travailler ici, en dépit de la politique. — Cet aspect ne sera plus aussi important, désormais. Columbia a d’autres chats à fouetter. Il fait pression sur le Sénat pour que la Marine prenne part aux explorations de CST. Alic émit un long sifflement. — Qu’en pense Sheldon ? — Disons qu’il n’est pas très emballé. Les deux hommes sont également en conflit pour obtenir des crédits. L’opération « Mur de feu » est très coûteuse. Personnellement, je vois bien Columbia briguer la présidence avant longtemps. Une réunion est prévue avec les juristes du CICG et le procureur à onze heures. J’aimerais que vous soyez présent. — Bien sûr. De quoi s’agira-t-il ? Paula souleva son cube en plexiglas. — Un cas intéressant. Gene Yaohui, alias le capitaine Oscar Monroe. Doit-on le ressusciter, le remettre entre les mains de la justice et le condamner à une peine de suspension ? Ou bien le laisser pendant les mille ans à venir dans ce petit cube ? Alic fixa l’objet d’un air ahuri. —C’est lui ? — Oui. Je les ai récupérés, Anna Kime et lui, dans le canyon de la Planque. Anna est en train d’être ressuscitée. Sa mémoire sera nettoyée de toute trace de l’Arpenteur, comme le prévoit la loi d’amnistie Doi. Mes contacts m’ont appris que les avocats de Wilson Kime allaient bientôt demander officiellement que la mémoire d’Oscar soit gardée sur York5. Wilson a certainement l’intention de le ressusciter. Nombreux seront ceux à exiger du département de la Justice qu’il classe l’affaire Abadan. On mettra en avant la personnalité de Monroe, on arguera qu’il a payé sa dette à la société, qu’il doit être réhabilité, on mettra en avant le précédent des soldats envoyés se battre sur les vingt-trois planètes perdues… Et caetera. Les débats seront intéressants, dit-elle en regardant le cube du coin de l’œil. En plus, il se pourrait même que je perde. — Vous ? J’en doute. — La mer est juste là ! cria Barry en se précipitant dans la maison et en se jetant dans les bras de Mark. Juste là, papa ! Mark ébouriffa les cheveux de son fils. — Je te l’avais bien dit. — Je peux aller me baigner ? S’il te plaît, s’il te plaît ! —Non. Mark désigna d’un geste du bras les piles de boîtes et de caisses que les robots avaient déchargées du gros camion. Le ballet des déménageurs n’était d’ailleurs pas terminé. Comment avons-nous pu accumuler autant de choses en si peu de temps ? Dire que nous avions quitté la vallée d’Ulon les mains dans les poches… — Tu ne peux pas te baigner parce que je ne sais pas où sont les maillots de bain. En plus, il y a peut-être des courants. C’était un minuscule mensonge. La brochure de la compagnie de développement précisait bien que la météo et les marées de Mulako étaient peu virulentes. — Elle est où, la mer ? demanda Sandy en arrivant avec son sac à dos dans les mains. —Là-bas, viens voir ! Barry prit sa petite sœur par la main et l’entraîna vers la véranda. Panda aboya bruyamment et courut les rejoindre. La pelouse avait tout juste été tondue, et les robots jardiniers s’occupaient de tailler des bordures nouvellement plantées. Le jardin se terminait par une haute dune qui donnait accès à une plage de sable blanc privée et à la mer azurée. Une rangée de palmiers avait été plantée le long d’un côté de la propriété, afin d’isoler ses habitants du reste de la résidence. Mark n’avait jamais vu autant de chantiers au même endroit, pas même sur Cressat. Ce matin-là, ils étaient arrivés à la station de Tanyata – elle-même en phase d’agrandissement –, puis avaient emprunté la route de la côte. En dehors de la capitale bourgeonnante, le littoral était un chantier géant. Les sociétés immobilières y proposaient des maisons individuelles sur des terrains de six hectares. Mark avait acheté le lot le plus éloigné, situé à la limite du parc national. Ils n’avaient pas eu besoin de contracter un crédit, car la Dynastie Sheldon avait tout payé rubis sur l’ongle. Nigel lui avait même proposé quelque chose de plus imposant sur Cressat même. En fait, les termes de sa proposition avaient été : « Ce que vous voulez, où vous voulez.» Mark avait refusé, car il ne se voyait pas habiter dans un manoir. Par ailleurs, il n’avait pas non plus envie de vivre grâce à un fonds de pension. Il avait vu des enfants de Dynasties intersolaires mal tourner, et il n’avait pas l’intention de laisser Barry et Sandy prendre ce chemin. Il avait donc accepté un poste de direction dans les bureaux d’Alatonics, à Tanyata. Il s’agissait de la principale usine de robots de la Dynastie, et son salaire était mirobolant. Mais il allait trimer dur pour le gagner, au vu du développement exponentiel de la ville. Les immigrants – en majeure partie des réfugiés des vingt-trois planètes perdues – arrivaient au rythme d’un quart de million par semaine. Une fois réglées les questions administratives, Liz et un architecte avaient travaillé une semaine entière sur les plans d’une maison grande et aérée qui, pour être tout à fait honnête, ressemblait à un petit manoir. Maintenant qu’elle était terminée, elle lui semblait un peu irréelle. — N’allez pas dans l’eau, cria-t-il aux enfants. Et je ne plaisante pas ! Il examina la vaste entrée et se demanda ce qu’il y avait derrière chaque porte. Il remarqua les traces laissées par les baskets de Barry sur le parquet brillant de l’immense salon et grimaça. — Vois s’il y a un robot nettoyeur quelque part, demanda-t-il à son assistant virtuel. Liz entra avec, dans les bras, une caisse pleine de vaisselle. — Devine quoi ? —Euh… — Le magasin de meubles vient d’appeler et nous ne serons pas livrés avant jeudi. — Dans deux jours ! Qu’est-on censés faire en attendant ? On ne croule pas sous les meubles. Il avait du mal à s’habituer à la taille des pièces. Sa maison lui semblait constituée d’un assemblage de hangars. Toutes leurs affaires auraient pu tenir dans son bureau, alors, comment imaginer remplir la salle de réception ! — Effectivement, c’est un problème. La gare de triage est plongée dans le chaos, reprit Liz. Le container est là-bas, quelque part. Enfin, c’est ce qu’ils m’ont dit. Eh, s’exclamat-elle en examinant l’éclairage de l’entrée. Ce n’est pas ce que j’avais commandé. — Ah, bon ? demanda Mark, à qui les lustres perle et or plaisaient beaucoup. — Non. Où est donc passée la représentante de la société de développement ? Elle était supposée nous accueillir. — Oui, mon amour. — Et ça, qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en avisant le van de livraison Moz Express qui venait de se garer à côté du camion de déménagement. Bon, je vais aller voir. — Tu veux que je t’aide à déballer quelques cartons ? — Non. Regarde plutôt ton émission ; elle va commencer. Les projecteurs sont installés – en tout cas, j’espère pour eux. Mark se dépêcha de sortir un pouf d’une caisse et se rendit dans le grand salon. Il posa le coussin sur les traces laissées par les baskets. Liz tuerait Barry si elle les voyait. Il s’installa confortablement et demanda à l’ordinateur de la maison de diffuser l’émission de Michelangelo. L’image emplit la moitié de la pièce vide. La résolution et la définition des couleurs étaient superbes malgré la lumière du soleil qui se déversait par les portes ouvertes de la véranda. Michelangelo était vêtu d’un costume en soie violette et se tenait, seul, au centre de son studio. — Salut à vous tous ! Voici enfin l’émission que vous attendez depuis des semaines. Aujourd’hui, nous allons vous révéler les dessous de la guerre. Croyez-moi, vous n’allez pas être déçus, car nous avons parmi nous Nigel Sheldon… Le réalisateur montra une rangée de chaises, dont la dernière accueillait un Nigel souriant, occupé à saluer le public. — Ozzie lui-même, reprit Michelangelo avec une incrédulité non feinte. L’ex-amiral Wilson Kime, la sénatrice Justine Burnelli, l’inspecteur principal Paula Myo et deux invités très particuliers, j’ai nommé Stig McSobel, porte-parole des Gardiens de l’individualité, et un Mobile de MatinLumièreMontagne contenant la mémoire de Dudley Bose. Michelangelo applaudit ce parterre prestigieux et sourit d’un air engageant aux téléspectateurs pour leur montrer combien il était heureux de pouvoir faire sa prochaine annonce. — Bien que cette émission soit techniquement la mienne, continua-t-il, les interviews seront menées par la seule et unique… Mellanie Rescorai ! La jeune femme était assise derrière le grand bureau du maître de cérémonies. Mark gloussa de plaisir. — Tu aurais dû y aller, lui dit Liz. —Sûrement pas, rétorqua-t-il en levant vers elle des yeux amusés. Je suppose que tu n’as pas oublié ma première fois ? — Aucun risque, répondit-elle d’une voix traînante. Au fait, le livreur est là pour toi. — Ah, oui ? Qu’est-ce que c’est ? Liz désigna la desserte automatique. Une dizaine de boîtes à casse-croûte d’enfant étaient entassées dans un grand panier. — Il y a un mot, aussi. Mark fronça les sourcils et ouvrit la petite enveloppe. « De la part du jardin d’enfants » lut-il. « Profitez bien de votre nouvelle maison. Ozzie. » — Eh ! s’exclama-t-il en ouvrant une première boîte. C’est du champagne ! — De la salade de crabe Millextow ! s’enthousiasma Liz en ouvrant une deuxième boîte. Et des chocolats Thornton. Nous devrions avoir plus d’amis riches. Quelqu’un frappa à la porte. Ils se précipitèrent dans le hall ombragé, où se découpaient les silhouettes de trois personnes. Mark fit de son mieux pour ne pas fixer la plus grande d’entre elles, à savoir un homme mince vêtu d’un kilt et d’un tee-shirt blanc. La moindre partie visible de sa peau arborait un tatouage interface. Des galaxies dorées brillaient sur son crâne chauve. — Bonjour à vous, je me présente : Lionwalker Eyre. Et voici mes deux partenaires : Scott et Chi. Comme nous sommes voisins, je me suis dit que nous pourrions faire connaissance. — Entrez, je vous en prie, les invita Mark, qui avait maintenant le plus grand mal à ne pas regarder Chi, dont la beauté était enchanteresse. J’ignorais que nous avions des voisins. — En fait, nous vivons ici depuis un bon moment, expliqua Lionwalker avec un accent écossais à couper au couteau. Normalement, nous aurions dû changer de planète ; vous comprenez, je n’aime pas trop la foule. Sauf votre respect. Mais les planètes vides d’habitants ne sont plus légion. Alors, autant profiter au maximum de celle-ci, pas vrai ? — Nous nous apprêtions à ouvrir une bouteille. — En plein milieu de l’après-midi ? Vous, vous êtes mon genre de voisins. — Je vous connais, dit soudain Chi. Vous êtes Mark Vernon, non ? Le Mark Vernon dont on parle sur l’unisphère. —Ah ! fit Mark en rentrant imperceptiblement le ventre. Je plaide coupable. — Oui, confirma Liz en passant un bras autour de ses épaules. C’est mon Mark Vernon. Alors qu’il croyait avoir fermé les yeux à jamais, Bradley Johansson souleva les paupières. — Je suis vivant, s’exclama-t-il. Sa gorge avait du mal à former des mots intelligibles. Ses cordes vocales évoluées étaient destinées à produire des sons plus sophistiqués, des chants. — Pourquoi, vous en doutiez ? demanda le Danseur. Vous êtes pourtant notre ami. —Ah ! fit Bradley. Il essaya de se lever. Lorsqu’il bougea les bras, les membranes de ses ailes se déplièrent et froufroutèrent bruyamment. Il examina, étonné, son corps de Silfen. —Est-ce la réalité ? Le Danseur éclata de rire. —Hé ! mon vieux, si vous découvrez un jour ce qui est réel et ce qui ne l’est pas, faites-le nous savoir, d’accord ? Trois semaines interminables dans le nouveau désert. Tom était fatigué de scanner le sol sablonneux et de creuser des trous innombrables. Par ailleurs, il en avait assez d’entendre Andy geindre constamment. Et puis, il y avait la cuisine infecte de Hagen. Une petite dizaine d’années sans voir ces deux-là lui aurait fait le plus grand bien. Ils étaient peut-être frères, mais ce n’était pas une raison pour vivre les uns sur les autres. Au début, l’idée lui avait paru excellente. D’autant plus que leur maison d’Armstrong City avait brûlé à cause de ces Gardiens psychopathes. Le Commonwealth voulait récupérer des morceaux du vaisseau extraterrestre détruit et la Marine payait bien. Tout ce que vous aviez à faire, c’était vous rendre dans le désert qui recouvrait désormais le veld entre le massif de Dessault et la mer de Chêne, sortir un détecteur de métaux et creuser dès que vous entendiez « bip». Pas mal de types faisaient la même chose. Ils se vantaient d’être devenus très riches. Contrairement à ce que pouvaient laisser croire leurs vêtements ou leurs voitures. Tom et ses frères n’avaient jamais rien trouvé de significatif. Quelques débris ridicules, des morceaux de métal tordu qui, en toute honnêteté, auraient pu provenir de n’importe quoi. Les revendeurs ne s’étaient d’ailleurs pas laissés duper. Les chasseurs de trésor disaient que les prix ne manqueraient pas d’augmenter lorsque quelqu’un tomberait sur une découverte vraiment importante, que la concurrence ferait alors fleurir le business. Tom détestait ces revendeurs. L’unique façon de vivre décemment de ce travail aurait été de se rendre directement à Armstrong City, où la Marine passait tous les deux mois pour récupérer ce qui avait été déterré. Malheureusement, ils n’avaient ni le temps ni les moyens d’entreprendre un tel voyage. Chaque fois qu’ils sortaient, Tom réussissait à se convaincre que c’était le grand jour. Le vaisseau était énorme, plein à craquer de machines en tout genre – du moins était-ce le bruit qui courait. Cela signifiait que des morceaux gros comme des maisons étaient enfouis sous ce désert. Impossible de les rater ! Cette dernière virée n’avait rien donné non plus. Ils avaient fixé des senseurs à des câbles de part et d’autre de leur vieille Mazda, et balayaient constamment un ruban de désert large de cinquante mètres. Les extrémités des câbles étaient attachées à de petits quads pilotés par Hagen et Andy. C’était une manière de prospecter plutôt efficace. Le type qui leur avait vendu ce matériel avait juré que ses capteurs étaient capables de détecter du métal enfoui sous vingt mètres de terre. Vu le prix qu’il leur avait demandé, c’était la moindre des choses. Jusque-là, ils n’avaient mis la main que sur deux vieilles pompes fabriquées avec un composite ultraléger – qui leur rapporteraient sans doute dans les deux cents dollars –, et trois morceaux de métal tordu qui, selon Tom, ressemblaient à s’y méprendre à des jantes de voiture. Sauf qu’ils étaient dotés de câblages et de modules électroniques mystérieux. Avec un peu de chance… Ils avaient mis presque cinq jours à les excaver. Ce nouveau désert n’en était pas vraiment un, et c’était bien là le problème. Une année entière s’était écoulée depuis la vengeance de la planète. Au départ, il s’agissait d’une étendue de terre sablonneuse. Alors, la pluie était tombée, et les graines enfouies en profondeur avaient fini par germer. Le désert était donc verdâtre et le sol collant, donc difficile à creuser, surtout après une averse. Des ruisseaux et des rivières avaient fait leur apparition. Certaines zones moins élevées que les autres s’étaient transformées en marais impossibles à traverser. D’ailleurs, les frangins ne manquaient jamais une occasion de s’embourber. Tom trouva l’autoroute numéro un en début d’après-midi et fila vers le nord. Plus au sud, là où la route longeait le massif de Dessault, la chaussée avait complètement disparu. Ici, on pouvait l’emprunter par intermittence, car les dunes ne l’avaient pas complètement recouverte. En somme, la route était plutôt facile à suivre, et ce presque jusqu’au mont StOmer. Chaque véhicule qui passait la mettait un peu plus à jour. Même dans l’obscurité, il aurait été difficile de se perdre. Alors qu’il se trouvait au sommet d’une dune, Tom aperçut une silhouette sombre sur le côté de la piste, à quelques centaines de mètres. —Qu’est-ce que c’est que ce truc ? —Qu’est-ce qui se passe ? cria Hagen. — Tu voudrais pas éteindre ta putain de musique deux secondes ? rétorqua Tom. Une plaie supplémentaire : Hagen passait son rock jazzy à longueur de journée, et à fond les manettes. —C’est une fille ! s’enthousiasma Andy. Ouais ! Tom plissa les yeux, mais ne fut pas plus avancé. — Allons voir. C’est peut-être quelqu’un qui s’est fait piquer son camion. Peu probable. Ils n’avaient rien vu, nulle part. Néanmoins, à part pour effectuer des fouilles, il n’y avait aucune bonne raison de s’aventurer dans ce trou. — Je vous dis que c’est une fille. — Hagen, éteins-moi cette putain de musique ou je balance ton ordinateur de merde aux ordures. — Va te faire mettre, connard ! Toutefois, il obtempéra. Tom engagea la Mazda vers le pied de la dune. Il ne croyait pas vraiment Andy, mais… — On prend combien pour faire le taxi, hein ? demanda ce dernier dans un éclat de rire. — Putain, c’est plutôt elle qui va prendre ! ajouta Hagen en se serrant l’entrejambe. Tom pensa alors à leur apparence. Salopettes et tee-shirts crasseux, casquettes usées, lunettes de soleil à l’ancienne mode. Trois semaines sans se raser. La Mazda non plus n’était pas belle à voir. —Ça alors ! murmura-t-il, comme ils approchaient de la silhouette, qui n’avait pas esquissé le moindre geste. Il ralentit. —Je vous l’avais bien dit ! fanfaronna Andy. Hagen partit d’un rire bruyant de gorille attardé mental. —La ferme, Hagen ! cria Andy. Il s’agissait réellement d’une fille. Elle avait les cheveux bruns et courts sous une casquette blanche fatiguée, et portait un débardeur orange, ainsi qu’un pantalon moulant noir coupé au-dessus des genoux. Elle était assise dans une position étrange, les jambes croisées, les pieds repliés vers l’arrière. Comme elle est souple ! ne put s’empêcher de penser Tom. Un sourire éclaira lentement son visage. Il stoppa la Jeep à côté d’elle. —Bonjour. —Salut, cria Andy. Mes frères et moi, on rentre en ville. Tom lui donna un coup de coude dans les côtes. — Oui, madame, reprit Hagen. On va faire la fête, ce soir. Vous voulez faire la fête avec nous ? Au grand effarement de Tom, elle se leva et leur sourit. — Je ne raterai cela pour rien au monde, dit la Chatte. Le manque de sommeil avait tendance à rendre Ozzie irritable. Le rasta tira la glissière de sa tente, en sortit, se frappa sur les bras dans l’air frais et se dirigea lentement vers le feu qu’ils avaient allumé la veille. Le Mobile Bose était là, occupé à raviver les braises avec des copeaux de bois. Les flammes repartirent rapidement. — Bonjour, Ozzie. Le feu sera prêt dans une petite minute. Vous voulez un chocolat chaud ? Il parlait grâce à un système bioneural fixé à l’extrémité d’un de ses pédoncules. L’appareil avait été fabriqué sur mesure et était facilement remplaçable par un module primien standard. — Café, marmonna Ozzie. J’ai besoin de me réveiller un peu. Il jeta un coup d’œil à la tente située de l’autre côté de la petite clairière et occupée par Orion et Mellanie. — Je suis heureux que mon corps n’ait pas besoin de sommeil. Une simple séance de repos suffit à me remettre d’aplomb. Ozzie s’assit sur un tronc à moitié pourri et entreprit de lacer ses chaussures de marche. Derrière eux, les chevaux piaffaient d’impatience et de faim. — Certains humains arrivent aussi très bien à se passer de sommeil, dit-il. Non mais, vous les avez entendus, cette nuit ? Des heures et des heures, que ça a duré, mec. — Ils sont jeunes. — Jeunes et silencieux, ce serait possible ? — Ozzie, vous êtes en train de devenir un vieux bougon. N’avez-vous jamais eu une lune de miel ? — Ouais, ouais. Cassez plutôt quelques œufs dans cette poêle ; moi, je me charge des chevaux. Il alla s’occuper des mangeoires. Tochee se réveilla à son tour et ouvrit la glissière de la tente hémisphérique qu’il avait lui-même conçue. — Bonjour, ami Ozzie. —Bonjour. L’ordinateur fixé au poignet d’Ozzie traduisit son grognement en un flash ultraviolet. L’appareil ressemblait à un bracelet serti d’une grosse pierre noire. Bien entendu, il s’agissait d’un système bioneural totalement inédit et fabriqué spécialement pour lui. Les électroniciens de CST avaient adoré relever ce défi. Ils avaient mis près de six mois à fabriquer cet émetteur ultraviolet bioluminescent. L’engin fonctionnait parfaitement sur les chemins silfens. La première tasse de café améliora quelque peu l’humeur d’Ozzie. Jusqu’à ce que le bruit d’une partie de jambes en l’air ne résonne de nouveau dans la clairière. La tente d’Orion et Mellanie bougeait dans tous les sens. — Pourquoi invoquez-vous si souvent votre dieu lorsque vous vous accouplez ? demanda Tochee tout en mâchant un peu de chou réhydraté. Pour demander une bénédiction, peut-être ? Ozzie jeta un regard en coin au Mobile Bose, dont le langage corporel demeurait parfaitement incompréhensible. —C’est un réflexe incontrôlé, mon vieux. Votre encyclopédie vous en apprendra sûrement davantage. — Merci, je comptais justement la consulter. Ozzie attaqua ses œufs et son pain réhydraté, et tâcha dede se concentrer sur son assiette. Orion et Mellanie firent leur apparition un peu plus tard. Souriants, béats, ils avancèrent jusqu’au feu en se tenant par la main. — Je vous ai fait chauffer un peu d’eau, dit le Mobile Bose. — Depuis, elle a eu le temps de refroidir, marmonna Ozzie. — Un cube de thé ? — Oui, merci, répondit Mellanie. Ils s’assirent sur le tronc. Elle appuya sa tête contre l’épaule d’Orion. Leurs doigts étaient toujours entremêlés, et ils se souriaient sans arrêt. — Vous devez vraiment partir ? demanda-t-elle. Ozzie fit un effort pour chasser sa mauvaise humeur. Elle avait mis le doigt là où cela faisait mal. — Ouais, j’en ai peur. Le chemin se ramifie juste après la clairière. — Il a raison, confirma Orion. Je le sens. Mellanie considéra les grands arbres d’un air pensif. — J’aimerais bien le sentir, moi aussi. — Tu apprendras, la rassura Orion d’une voix sucrée. Ozzie vit que les quatre pédoncules du Mobile Bose se balançaient à l’unisson ; il décida de prendre ce geste pour un rire. Ils mirent tous beaucoup de temps à empaqueter leurs bagages, reculant le plus possible le moment de la séparation. À la fin, ils chargèrent les sacs sur les chevaux, remplirent leurs gourdes et préparèrent des sandwichs pour le trajet de la journée. Ozzie se tint face à Tochee et Orion. Il se sentait véritablement triste. — Tochee. — Ami Ozzie, je craignais ce moment depuis bien longtemps. — Moi aussi, mec. Vous finirez par retrouver le chemin de votre planète. Tout comme nous. — Voyager le cœur plein d’espoir est plus important que d’arriver à bon port. — Ha ! Ne croyez pas tout ce que disent les humains, d’accord ? —D’accord. Tochee étira un membre manipulateur et lui donna la forme d’une main humaine. Ozzie la lui serra avec sérieux. Mellanie enroula ses bras autour de lui, ce à quoi il n’était pas vraiment préparé. Il n’était toujours pas certain de faire confiance à cette fille. — Vous allez vraiment le faire ? lui demanda-t-il. Mellanie le gratifia d’un regard innocent et choqué, qui ne mit pas bien longtemps à se dissoudre dans un sourire magnifique et diabolique à la fois. — Oh oui, j’en ai la ferme intention ! Mes implants enregistreront des témoignages de tous les mondes que nous visiterons. Vous avez peur que je batte votre record du nombre de planètes visitées par un seul être humain ? — Non, mais vous êtes au sommet de l’unisphère. Grâce à cette interview, vous auriez pu prendre la place de Michelangelo. Vous le savez, n’est-ce pas ? Il vous aurait apporté votre café tous les matins. Elle eut un sourire affecté, curieux et distant. — Noir, un sucre. — Pardon ? —Si quelqu’un peut me comprendre, c’est bien vous. Il est beaucoup plus agréable de voyager que d’arriver. C’est vrai, je me suis hissée jusqu’au sommet. Et après ? Vous voudriez que je m’encroûte pendant les cinq siècles à venir ? Comme j’ai pu m’en rendre compte, arriver au sommet de la pyramide est difficile, mais y rester est encore plus compliqué. Pourtant, j’y ai cru, je vous assure. J’ai cru que je pourrais me montrer encore plus dure et abjecte que les autres. En fait, j’en suis capable, et cela m’effraie. Toutefois, le prix à payer est trop élevé. Ce n’était pas vraiment moi, Ozzie. Croyez-moi. J’ai besoin de faire une pause, de méditer un peu. — Trop de choses vous sont arrivées en trop peu de temps. — Vous avez changé le monde en inventant la technologie des trous de ver, Ozzie. Pourtant, c’est Sheldon qui a créé le Commonwealth. Pourquoi ? — Le contraire ne m’aurait pas beaucoup amusé. — Ouais. Je crois que je vais visiter un peu cette galaxie. À mon retour, j’aurai suffisamment d’enregistrements pour reprendre directement la première place si je le souhaite. — J’espère que, d’ici là, vous aurez découvert ce que vous désirez être, dit-il, sincère. — Merci, Ozzie. — En attendant, soyez gentille avec Orion. C’est un bon garçon. — Oh non, plus maintenant ! répliqua-t-elle en battant ostensiblement des paupières. Comme elle s’éloignait, Ozzie sourit et essaya de ne pas se laisser hypnotiser par ses fesses. Son jean était tellement serré… — Je crois bien qu’on y est, dit Orion d’une voix enrouée. — Tu vas tenir le coup ? demanda Ozzie. Je suis sérieux… — Bien sûr. Vous m’avez appris à me débrouiller tout seul. En revanche, laissez-moi vous dire que vos méthodes de drague sont vraiment nulles. Ozzie prit le garçon dans ses bras et se demanda s’il n’allait pas craquer et se mettre à pleurer, ce qui aurait été très mauvais pour son image. — Ils sont là, petit, quelque part. — Je le sais. Parfois, j’ai l’impression de les voir. Mais ils sont loin, très loin. — Prends soin de toi et n’oublie pas que tu peux rentrer à n’importe quel moment. — Je n’oublierai pas. — Amuse-toi bien sur le monde de Tochee. Un jour, tu me feras un rapport détaillé sur ce que tu auras vu. —Promis. — Occupe-toi bien de Mellanie, aussi. Elle n’est pas aussi solide qu’elle veut bien le faire croire. — Ozzie, tout se passera bien, le rassura Orion en lui donnant une dernière accolade. Au revoir. — Ouais, petit, au revoir. Ozzie mit son sac sur ses épaules et regarda Orion, Mellanie et Tochee s’éloigner en tirant leurs chevaux lourdement chargés. Il fut presque tenté de courir pour les rattraper. — Dire au revoir est toujours difficile. — Hein ? fit Ozzie en se retournant vers le Mobile Bose. — Je crois qu’Orion est parfaitement capable de survivre dans la forêt. Après tout, c’est un ami des Silfens. — Ouais, sauf que Mellanie et lui n’ont pas beaucoup de neurones à mettre en commun. — Je pense qu’ils ont envie de mettre d’autres organes que leurs cerveaux en commun. Ozzie éclata de rire. — Oui, c’est exact. Je crains que Tochee ne retrouve pas sa planète de sitôt, dit-il dans un soupir. Bon, allons-y ! Au début, ils prirent la même direction que les autres. Pendant un certain temps, Ozzie les suivit du regard à travers les branchages. Occasionnellement, Mellanie et Orion se retournaient pour leur faire un signe de la main. Alors, il leur répondait. Jusqu’à ce que la végétation devienne trop dense. — Vous êtes sûr que c’est un chemin silfen ? demanda le Mobile Bose. Ils progressaient difficilement dans les herbes hautes, entre des troncs denses et des buissons touffus. Sous leurs pieds, le sol était humide. — Oui, répondit Ozzie, qui sentait, savait – comme au bon vieux temps –, qu’ils étaient sur la bonne voie. C’est juste qu’il n’a pas été utilisé depuis longtemps. Ils marchèrent dans la forêt pendant trois jours, passèrent progressivement de la pinède à une flore tropicale vraiment très épaisse. Le matin du troisième jour, les arbres commencèrent à rapetisser. Ils semblaient mal formés, victimes d’un genre de maladie. Des troncs dépourvus de feuilles firent leur apparition et, rapidement, devinrent plus nombreux que les arbres sains. La broussaille céda la place à une piste boueuse. Avant longtemps, la jungle mourante disparut au profit d’un champ de cailloux. Les rochers grossirent de part et d’autre du chemin, et formèrent bientôt un véritable canyon. Le bruit du tonnerre, de plus en plus violent, se répercutait autour d’eux. Ils marchaient dans l’obscurité, se contentant d’un éclair occasionnel pour voir le paysage dans lequel ils évoluaient. — Je l’entends, dit soudain le Mobile Bose. Ozzie acquiesça de la tête. Ils arrivèrent à l’extrémité du couloir naturel et découvrirent une vallée en contrebas. Au-dessus de leurs têtes, un champ de force maintenait les nuages noirs à distance. Les éclairs grattaient la barrière énergétique transparente. Les terres de MatinLumièreMontagne s’étiraient aux pieds d’Ozzie : une demeure conique géante creusée dans une montagne au centre de la vallée ; de vastes bassins rectangulaires où grouillaient des corps qui, un à un, se hissaient sur des rampes pour former de nouveaux régiments de Mobiles ; des bâtiments industriels partout, tels des champignons. — Je ne vois aucun être vivant qui ne soit pas lui, fit remarquer Ozzie. Rien. — Effectivement. Il n’y a rien, ici. Il y a bien des fermes, mais elles sont ailleurs. La majeure partie des terres continentales est cultivée. Par contre, il n’y a plus de vie sauvage. — Que fait-il ? — Il broie du noir. Il pense qu’il va mourir. Pas avant quelques millions d’années, quand le soleil grossira et remplira tout l’intérieur de la barrière. Mais cette idée l’obsède. Il ne croit pas que ses colonies interstellaires viendront le sauver, même si elles survivent aux bombes des Sheldon. Il sait qu’elles deviendront indépendantes, c’est-à-dire ses ennemies, comme les autres Immobiles avant elles. — Dans le genre morbide, on a affaire au champion du monde. Vous êtes certain de vouloir continuer ? — Bien sûr. Ainsi, la boucle sera bouclée. Je suis le dernier à m’être enfui de Dyson Alpha ; il est juste que je revienne insuffler un peu d’espoir à cette société. MatinLumièreMontagne ne peut pas changer. L’évolution est terminée depuis longtemps, sur ce monde. Il est incapable de penser différemment. À moins qu’on lui vienne en aide. Il a besoin de changements, de révolutions venues de l’extérieur. — Vous pensez pouvoir accomplir ce prodige ? — Je peux essayer, en tout cas. Je peux introduire des questions dans ses pensées. Des questions qu’il serait incapable de concevoir par lui-même. — Cela ne reviendrait-il pas à le modeler à notre image ? — Ne vous en faites pas. MatinLumièreMontagne ne pensera jamais comme un humain. Tout juste puis-je espérer le rendre un peu plus rationnel. Et tolérant, surtout. MatinLumièreMontagne a besoin de faire l’apprentissage de la tolérance. — Alors, bonne chance ! L’homme lui-même n’est pas très fort dans ce domaine. Après tout, nous avons failli exterminer MatinLumièreMontagne par pur réflexe, machinalement. — Mais nous nous sommes arrêtés à temps, grâce à vous. — Et à quelques autres. — Cela prendra du temps, sans doute des siècles. D’ailleurs, le succès n’est pas garanti. — Je repasserai dans quelques centaines d’années pour voir où vous en êtes. — J’y compte bien. Vous-mêmes aurez considérablement évolué, à ce moment-là. Quelle perspective excitante… Né en 1960 en Angleterre, Peter Hamilton a débuté sa carrière d’écrivain en 1987. Il s’est très vite imposé comme l’un des piliers du renouveau de la SF britannique. Mais là où ses amis auteurs exploraient de nouveaux courants, Hamilton a préféré faire revivre l’émerveillement des grandes aventures spatiales chères à Robert Heinlein. Du même auteur, aux éditions Bragelonne : Dragon déchu L’Étoile de Pandore : L’Étoile de Pandore – 1 L’Étoile de Pandore – 2 L’Étoile de Pandore – 3 : Judas déchaîné L’Étoile de Pandore – 4 : Judas démasqué La Trilogie du Vide : 1. Vide qui songe 2. Vide temporel Chez Milady, en poche : L’Étoile de Pandore : 1. Pandore abusée 2. Pandore menacée 3. Judas déchaîné 4. Judas démasqué Greg Mandel : 1. Mindstar Aux éditions Robert Laffont, collection « Ailleurs & Demain » : Rupture dans le réel – 1 : Émergence Rupture dans le réel – 2 : Expansion L’Alchimiste du neutronium – 1 : Consolidation L’Alchimiste du neutronium – 2 : Conflit Le Dieu nu – 1 : Résistance Le Dieu nu – 2 : Révélation www.milady.fr Milady est un label des éditions Bragelonne Cet ouvrage a été originellement publié en France par Bragelonne. Titre original : Judas Unchained Copyright © Peter F. Hamilton, 2005 © Bragelonne 2007, pour la présente traduction Illustration de couverture : Manchu eISBN 9782820500939 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr 1 « Interdit », en allemand. (NdT) 2 Extrait de « La Charge de la brigade légère » de lord Alfred Tennyson (1809-1892). (NdT ) 3 En français dans le texte. (NdT )