LE DEMON ET MADEMOISELLE PRYM Paulo Coelho Un notable demanda a Jesus : Bon maitre, que dois-je faire pour avoir en heritage la vie eternelle ? Jesus lui repondit : Pourquoi m'appelles-tu bon ? Nul n'est bon que Dieu seul. Luc, 18,18-19 Note de l'auteur La premiere histoire a propos de la Division nait dans l'ancienne Perse : le dieu du temps, apres avoir cree l'univers, prend conscience de l'harmonie qui l'entoure, mais sent qu'il manque quelque chose d'important - une compagnie avec laquelle jouir de toute cette beaute. Durant mille ans, il prie afin d'avoir un fils. L'histoire ne dit pas qui il implore, etant donne qu'il est tout-puissant, seigneur unique et supreme. Neanmoins il prie et finit par concevoir. A l'instant meme ou il percoit qu'il a obtenu ce qu'il souhaitait, le dieu du temps regrette d'avoir voulu un fils, conscient que l'equilibre des choses est tres fragile. Mais il est trop tard. A force de supplications, il obtient cependant que le fils qu'il porte dans son ventre se scinde en deux. La legende raconte que, de meme que de la priere du dieu du temps nait le Bien (Ormuzd), de son repentir nait le Mal (Ahriman) - freres jumeaux. Preoccupe, il fait en sorte qu'Ormuzd sorte le premier de son ventre, pour maitriser son frere et eviter qu'Ahriman ne provoque des degats dans l'univers. Toutefois, comme le Mal est ruse et habile, il parvient a repousser Ormuzd au moment de l'accouchement et il voit le premier la lumiere des etoiles. Depite, le dieu du temps decide de fournir des allies a Ormuzd : il fait naitre la race humaine qui luttera avec lui pour dominer Ahriman et empecher que celui-ci ne s'empare de tout. Dans la legende persane, la race humaine nait comme l'alliee du Bien et, selon la tradition, elle finira par vaincre. Une autre histoire de la Division, cependant, surgit des siecles et des siecles plus tard, cette fois avec une version opposee : l'homme comme instrument du Mal. Je pense que la majorite de mes lecteurs sait de quoi je parle : un homme et une femme vivent dans le jardin du paradis, savourant toutes les delices qu'on puisse imaginer. Une seule chose leur est interdite - le couple ne peut pas connaitre ce que signifient Bien et Mal. Le Seigneur tout-puissant dit (Genese, 2,17) : De l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas. Et un beau jour surgit le serpent qui leur garantit que cette connaissance est plus importante que le paradis et qu'ils doivent l'acquerir. La femme refuse, en disant que Dieu l'a menacee de mort, mais le serpent l'assure que rien de tel ne lui arrivera, bien au contraire : le jour ou leurs yeux s'ouvriront, ils seront comme des dieux qui connaissent le bien et le mal. Convaincue, Eve mange le fruit defendu et en donne un morceau a Adam. A partir de ce moment, l'equilibre originel du paradis est rompu et le couple est chasse et maudit. Mais Dieu alors prononce une phrase enigmatique : Voila que l'homme est devenu comme l'un de nous, pour connaitre le bien et le mal ! Dans ce cas egalement (comme dans celui du dieu du temps qui prie pour demander quelque chose alors qu'il est le seigneur absolu), la Bible n'explique pas a qui Dieu s'adresse, ni - s'il est unique - pourquoi il dit l'un de nous . Quoi qu'il en soit, depuis ses origines la race humaine est condamnee a se mouvoir dans l'eternelle Division entre les deux opposes. Et nous nous retrouvons ici et maintenant avec les memes doutes que nos ancetres. Ce livre a pour objectif d'aborder ce theme en utilisant, a certains moments de son intrigue, des legendes qui l'illustrent. Avec Le Demon et mademoiselle Prym, je conclus la trilogie Et le septieme jour... , dont font partie Sur le bord de la riviere Piedra, je me suis assise et j'ai pleure (1995) et Veronika decide de mourir (2000). Ces trois livres evoquent ce qui arrive en une semaine a des personnes ordinaires, soudain confrontees a l'amour, a la mort et au pouvoir. J'ai toujours cru que les profonds changements, tant chez l'etre humain que dans la societe, s'operent dans des laps de temps tres courts. C'est au moment ou nous nous y attendons le moins que la vie nous propose un defi destine a tester notre courage et notre volonte de changement ; alors, il est inutile de feindre que rien n'arrive ou de se defiler en disant que nous ne sommes pas encore prets. Le defi n'attend pas. La vie ne regarde pas en arriere. Une semaine, c'est une fraction de temps plus que suffisante pour savoir si nous acceptons ou non notre destin. Buenos Aires, aout 2000 1 Il y avait presque quinze ans que la vieille Berta s'asseyait tous les jours devant sa porte. Les habitants de Bescos connaissaient ce comportement habituel des personnes agees ; elles revent au passe, a la jeunesse, contemplent un monde qui ne leur appartient plus, cherchent un sujet de conversation avec les voisins. Mais Berta avait une bonne raison d'etre la. Et elle comprit que son attente avait pris fin ce matin-la, lorsqu'elle vit l'etranger gravir la pente raide, se diriger lentement vers le seul hotel du village. Vetements defraichis, cheveux plus longs que la moyenne, une barbe de trois jours : il ne presentait pas comme elle l'avait souvent imagine. Pourtant, il venait avec son ombre : le demon l'accompagnait. Mon mari avait raison, se dit-elle. Si je n'etais pas la, personne ne s'en serait apercu. Donner un age, ce n'etait pas son fort. Entre quarante et cinquante ans, selon son estimation. Un jeune , pensa-t-elle, avec cette maniere d'evaluer propre aux vieux. Elle se demanda combien de temps il resterait au village : pas tres longtemps, sans doute, il ne portait qu'un petit sac a dos. Probablement une seule nuit, avant de poursuivre son chemin vers un destin qu'elle ignorait et qui ne l'interessait guere. Tout de meme, toutes ces annees, assise sur le seuil de sa maison, n'avaient pas ete perdues, car elle avait appris a contempler la beaute des montagnes - a laquelle elle n'avait pas prete attention pendant longtemps : elle y etait nee et ce paysage lui etait familier. Il entra dans l'hotel comme prevu. Berta se dit que peut-etre elle devait aller parler au cure de cette visite indesirable ; mais il ne l'ecouterait pas, il dirait : Vous les personnes agees, vous vous faites des idees. Bon, maintenant, allons voir ce qui se passe. Un demon n'a pas besoin de beaucoup de temps pour faire des ravages - tels que tempetes, tornades et avalanches, qui detruisent en quelques heures des arbres plantes il y a deux cents ans. Soudain, elle se rendit compte que le seul fait de savoir que le mal venait d'arriver a Bescos ne changeait en rien le cours de la vie. Des demons surviennent et repartent a tout moment, sans que les choses soient necessairement perturbees par leur presence. Ils rodent en permanence a travers le monde, parfois simplement pour savoir ce qui se passe, d'autres fois pour tater telle ou telle ame, mais ils sont inconstants et changent de cible sans aucune logique, guides generalement par le seul plaisir d'un combat qui en vaille la peine. Berta trouvait que Bescos ne presentait rien d'interessant ou de particulier pour attirer plus d'une journee l'attention de qui que ce soit - encore moins celle d'un etre aussi important et occupe qu'un messager des tenebres. Elle essaya de penser a autre chose, mais l'image de l'etranger ne lui sortait pas de la tete. Le ciel, si bleu tout a l'heure, se chargeait de nuages. C'est normal, c'est toujours comme ca a cette epoque de l'annee, pensa-t-elle. Aucun rapport avec l'arrivee de l'etranger, juste une coincidence. C'est alors qu'elle entendit le roulement lointain d'un coup de tonnerre, suivi de trois autres. C'etait signe de pluie, bien sur, mais peut-etre que ce fracas, si elle se fiait aux anciennes traditions du village, transposait la voix d'un Dieu courrouce se plaignant des hommes devenus indifferents a Sa presence. Peut-etre que je dois faire quelque chose. Finalement, ce que j'attendais vient d'arriver. Pendant quelques minutes elle se concentra sur tout ce qui se passait autour d'elle. Les nuages continuaient de s'amonceler au-dessus du village, mais on n'entendait plus aucun bruit. Elle ne croyait pas aux traditions et superstitions, surtout pas celles de Bescos, qui s'enracinaient dans l'antique civilisation celte qui avait jadis regne ici. Un coup de tonnerre n'est qu'un phenomene naturel. Si Dieu avait voulu parler aux hommes, Il ne l'aurait pas fait par des voies aussi indirectes. A peine cette pensee eut-elle effleure son esprit que le craquement d'un eclair retentit, cette fois-ci tout pres. Berta se leva, prit sa chaise et rentra chez elle avant que la pluie ne tombe. Mais, tout a coup, son coeur etait oppresse par une peur qu'elle n'arrivait pas a comprendre. Que faire ? Que l'etranger parte tout de suite , souhaita-t-elle. Elle etait trop vieille pour pouvoir s'aider elle-meme, pour aider son village, ou encore - surtout - le Seigneur tout-puissant, qui aurait choisi quelqu'un de plus jeune s'il avait eu besoin d'un soutien. Tout cela n'etait qu'un delire. Faute d'occupation, son mari essayait d'inventer des choses pour l'aider a passer le temps. Mais d'avoir vu le demon, ah ! de cela elle n'avait pas le moindre doute. En chair et en os, habille comme un pelerin. 2 L'hotel etait a la fois un magasin de produits regionaux, un restaurant qui proposait une cuisine typique et un bar ou les habitants de Bescos se reunissaient pour ressasser les memes choses - comme le temps qu'il fait ou le manque d'interet des jeunes pour le village. Neuf mois d'hiver et trois mois d'enfer , disaient-ils, forces qu'ils etaient de faire en quatre-vingt-dix jours seulement tout le travail des champs : labourer, semer, attendre, recolter, engranger le foin, engraisser, tondre la laine. Tous ceux qui vivaient la connaissaient leur acharnement a vivre dans un monde revolu. Cependant, il n'etait pas facile d'accepter l'evidence : ils faisaient partie de la derniere generation d'agriculteurs et de pasteurs qui peuplaient ces montagnes depuis des siecles. Bientot, les machines arriveraient, le betail serait eleve ailleurs, avec des aliments speciaux, le village serait peut-etre vendu a une grande entreprise ayant son siege a l'etranger, qui le transformerait en station de ski. Cela s'etait deja passe dans d'autres bourgs de la region, mais Bescos resistait - parce qu'il avait une dette envers son passe, compte tenu de la forte tradition des ancetres qui y avaient habite et qui leur avaient appris combien il est important de se battre jusqu'au bout. L'etranger, apres avoir lu attentivement la fiche d'hotel, decida comment la remplir. A son accent, ils sauraient qu'il venait d'un vague pays d'Amerique du Sud. Il choisit l'Argentine car il aimait beaucoup son equipe de football. Il devait mettre son adresse, il ecrivit rue de Colombie, en deduisant que les Sud-Americains avaient coutume de se rendre mutuellement hommage en donnant a des lieux importants les noms de pays voisins. Nom : il choisit celui d'un celebre terroriste du siecle dernier... En moins de deux heures, la totalite des deux cent quatre-vingt-un habitants de Bescos etait deja au courant qu'un etranger appele Carlos, ne en Argentine, domicilie dans la paisible rue de Colombie a Buenos Aires, venait d'arriver au village. C'est l'avantage des tres petites bourgades : aucun effort n'est necessaire pour tres vite tout savoir de la vie de chacun. Ce qui etait, d'ailleurs, l'intention du nouveau venu. Il monta dans sa chambre et vida le sac a dos : quelques vetements, un rasoir electrique, une paire de chaussures de rechange, des vitamines pour eviter les refroidissements, un gros cahier pour ses notes et onze lingots d'or pesant deux kilos chacun. Epuise par la tension, la montee et le poids qu'il avait coltine, il s'endormit presque aussitot. Mais apres avoir pris soin de barricader sa porte avec une chaise, meme s'il savait qu'il pouvait faire confiance a chacun des deux cent quatre-vingt-un habitants de Bescos. Le lendemain, il prit son petit dejeuner, laissa des vetements a la reception du petit hotel pour les faire nettoyer, remit les lingots d'or dans le sac a dos et se dirigea vers la montagne situee a l'est du village. En chemin, il ne vit qu'un seul de ses habitants, une vieille dame, assise devant sa maison, qui l'observait d'un oeil curieux. Il s'enfonca dans la foret, attendit que son oreille s'habitue au bruissement des insectes, des oiseaux et du vent qui fouettait les branches defeuillees. Il savait que, dans un endroit pareil, il pouvait etre observe a son insu. Pendant pres d'une heure il ne bougea pas. Une fois assure qu'un eventuel observateur, gagne par la fatigue, serait parti sans aucune nouvelle a raconter, il creusa un trou pres d'un rocher en forme de Y, ou il cacha un lingot. Il monta un peu plus haut, s'attarda une heure comme s'il contemplait la nature, plonge dans une profonde meditation ; il apercut un autre rocher - celui-ci ressemblait a un aigle - et creusa un second trou ou il enfouit les dix autres lingots d'or. La premiere personne qu'il apercut sur le chemin du retour etait une jeune femme assise sur la rive d'une des nombreuses rivieres intermittentes de la region, formees lors de la fonte des neiges. Elle leva les yeux de son livre, remarqua sa presence, reprit sa lecture. Sa mere certainement lui avait appris a ne jamais adresser la parole a un etranger. Les etrangers, toutefois, lorsqu'ils arrivent dans une nouvelle ville, ont le droit de tenter de se lier d'amitie avec des inconnus, et il s'approcha donc. -- Bien le bonjour, dit-il. Il fait plutot chaud pour cette periode de l'annee. Elle acquiesca d'un signe de tete. L'etranger insista. -- J'aimerais que vous veniez decouvrir quelque chose. Bien elevee, elle posa son livre, lui tendit la main et se presenta : -- Je m'appelle Chantal. Le soir, je travaille au bar de l'hotel ou vous etes loge. J'ai trouve etrange que vous ne soyez pas descendu diner, l'hotel vit non seulement de la location des chambres mais de tout ce que consomment les clients. Vous etes Carlos, argentin, vous habitez rue de Colombie, tout le monde au village est deja au courant, parce qu'un homme qui debarque ici en dehors de la saison de la chasse est toujours un objet de curiosite. Un homme d'environ cinquante ans : cheveux gris, regard de quelqu'un qui a beaucoup vecu. -- Quant a votre invitation, je vous remercie, mais j'ai deja regarde le paysage de Bescos sous tous les angles possibles et imaginables. Peut-etre vaut-il mieux que je vous montre moi-meme des endroits que vous n'avez jamais vus, mais je suppose que vous devez etre tres occupe. -- J'ai cinquante-deux ans, je ne m'appelle pas Carlos, tous les renseignements que j'ai fournis sont faux. Chantal ne sut que repondre. L'etranger enchaina : -- Ce n'est pas Bescos que je veux vous montrer. C'est quelque chose que vous n'avez jamais vu. Elle avait deja lu beaucoup d'histoires de jeunes filles qui decident de suivre un homme au coeur d'une foret et qui disparaissent sans laisser de traces. La peur la saisit un instant. Mais une peur vite eclipsee par une sensation d'aventure. Finalement, cet homme n'oserait rien lui faire, car elle venait de lui dire que tous au village etaient au courant de son existence, meme si les renseignements qu'il avait donnes ne correspondaient pas a la realite. D'ailleurs, les catastrophes n'arrivent que la nuit - tout au moins dans les romans. -- Qui etes-vous ? Si ce que vous me dites maintenant est vrai, sachez que je peux vous denoncer a la police pour fausse declaration d'identite ! -- Je repondrai a toutes vos questions, mais d'abord venez avec moi. Je veux vous montrer quelque chose. C'est a cinq minutes d'ici. Chantal ramassa son livre, respira a fond et pria silencieusement, tandis que dans son coeur se melaient excitation et peur. Puis elle se leva et suivit l'etranger. Elle etait sure que ce serait encore un moment de frustration dans sa vie. Cela commencait toujours par une rencontre pleine de promesses pour finir une fois de plus par l'echo d'un reve d'amour impossible. L'homme grimpa jusqu'a la pierre en forme de Y, montra la terre fraichement remuee et lui demanda de chercher ce qui etait enterre la. -- Je vais me salir les mains, dit Chantal. Je vais salir mes vetements. L'homme prit une branche, la cassa et la lui tendit pour qu'elle fouille le sol avec. Elle fut si surprise par ce geste qu'elle decida de faire ce qu'il lui demandait. Quelques minutes plus tard apparut devant elle le lingot jaune, souille de terre. -- On dirait de l'or. -- C'est de l'or. C'est a moi. S'il vous plait, recouvrez-le. Elle obeit. L'homme la conduisit jusqu'a l'autre cachette. De nouveau elle se mit a creuser. Cette fois, elle fut surprise par la quantite d'or etale devant ses yeux. -- C'est aussi de l'or. C'est aussi a moi, dit l'etranger. Chantal allait recouvrir l'or avec la terre lorsqu'il lui demanda de n'en rien faire. Assis sur une pierre, il alluma une cigarette et regarda l'horizon. -- Pourquoi m'avez-vous montre ca ? Il ne dit mot. -- Qui etes-vous, enfin ? Qu'est-ce que vous faites ici ? Pourquoi m'avez-vous montre ca, sachant que je peux raconter a tout le monde ce qui est cache dans cette montagne ? -- Trop de questions a la fois, repondit l'etranger, les yeux rives sur les hauteurs, comme s'il ignorait sa presence. -- Vous m'avez promis que si je vous suivais, vous repondriez a mes questions. -- Tout d'abord, ne croyez pas aux promesses. Le monde en est plein : richesse, salut eternel, amour infini. Certaines personnes se croient capables de tout promettre, d'autres acceptent n'importe quoi qui leur garantisse des jours meilleurs. Ceux qui promettent et ne tiennent pas parole se sentent impuissants et frustres ; de meme ceux qui s'accrochent aux promesses. Il devenait prolixe. Il parlait de sa propre vie, de la nuit qui avait change son destin, des mensonges qu'il avait ete oblige de croire parce que la realite etait inacceptable. Il devait parler le langage de la jeune fille, un langage qu'elle puisse comprendre. Chantal, en tout cas, comprenait presque tout. Comme tous les hommes murs, il ne pensait qu'au sexe avec un etre plus jeune. Comme tout etre humain, il pensait que l'argent peut tout acheter. Comme tout etranger, il etait sur que les petites provinciales etaient assez ingenues pour accepter n'importe quelle proposition, reelle ou imaginaire, pourvu que cela signifie ne serait-ce qu'une occasion de partir a plus ou moins longue echeance. Il n'etait pas le premier et, malheureusement, ne serait pas le dernier a essayer de la seduire aussi grossierement. Ce qui la troublait, c'etait la quantite d'or qu'il lui offrait. Elle n'avait jamais pense valoir autant et cela tout a la fois lui plaisait et lui faisait peur. -- Je suis trop vieille pour croire a des promesses, repondit-elle pour essayer de gagner du temps. -- Mais vous y avez toujours cru et vous continuez a le faire. -- Vous vous trompez. Je sais que je vis au paradis, j'ai deja lu la Bible et je ne vais pas commettre la meme erreur qu'Eve, qui ne s'est pas contentee de ce qu'elle avait. Bien sur que ce n'etait pas vrai. Maintenant elle commencait a etre preoccupee : et si l'etranger se desinteressait d'elle et s'en allait ? A vrai dire, elle avait elle-meme tisse la toile et provoque leur rencontre dans la foret. Elle s'etait placee a l'endroit strategique par ou il passerait a son retour, de facon a avoir quelqu'un avec qui bavarder, peut-etre encore une promesse a entendre, quelques jours a rever d'un possible nouvel amour et d'un voyage sans retour tres loin de sa vallee natale. Son coeur avait deja ete blesse plusieurs fois, mais malgre tout elle continuait de croire qu'elle rencontrerait l'homme de sa vie. Au debut, elle avait voulu le choisir, mais maintenant elle sentait que le temps passait tres vite et elle etait prete a quitter Bescos avec le premier homme qui serait dispose a l'emmener, meme si elle n'eprouvait rien pour lui. Certainement elle apprendrait a l'aimer - l'amour aussi etait une question de temps. L'homme interrompit ses pensees : -- C'est exactement cela que je veux savoir. Si nous vivons au paradis ou en enfer. Tres bien, il tombait dans le piege. -- Au paradis. Mais celui qui vit trop longtemps dans un endroit parfait finit par s'ennuyer. Elle avait lance le premier appat. En d'autres termes, elle avait dit : Je suis libre, je suis disponible. Lui, sa prochaine question serait : Comme vous ? -- Comme vous ? demanda l'etranger. Elle devait etre prudente - qui a grand-soif ne court pas a la fontaine. Sinon, il pourrait s'effaroucher. -- Je ne sais pas. Tantot je pense que oui, tantot je me dis que mon destin est ici et que je ne saurais vivre loin de Bescos. Deuxieme etape : feindre l'indifference. -- Bon, puisque vous ne me racontez rien sur l'or que vous m'avez montre, merci pour la promenade. Je retourne a ma riviere et a mon livre. -- Attendez ! L'homme avait mordu a l'appat. -- Bien sur que je vais vous expliquer pourquoi cet or se trouve la. Sinon, pourquoi vous aurais-je amenee jusqu'ici ? Sexe, argent, pouvoir, promesses... Mais Chantal arbora la mine de quelqu'un qui attend une surprenante revelation. Les hommes eprouvent un etrange plaisir a se sentir superieurs, ils ignorent que la plupart du temps ils se comportent de facon totalement previsible. -- Vous devez avoir une grande experience de la vie, vous pouvez m'apprendre beaucoup. Parfait. Relacher un peu la tension, faire un petit compliment pour ne pas effrayer la proie, c'est une regle importante. -- Neanmoins, vous avez la tres mauvaise habitude, au lieu de repondre a une simple question, de faire de longs sermons sur les promesses ou la facon d'agir dans la vie. Je resterai avec grand plaisir si vous repondez aux questions que je vous ai deja posees : Qui etes-vous ? Qu'est-ce que vous faites ici ? L'etranger detourna son regard des montagnes et le posa sur la jeune femme en face de lui. Il avait affronte pendant des annees toutes sortes d'etres humains et il savait - presque surement - ce qu'elle pensait. Certainement elle croyait qu'il lui avait montre l'or pour l'impressionner par sa richesse. De meme, elle essayait de l'impressionner par sa jeunesse et son indifference. -- Qui suis-je ? Eh bien, disons que je suis un homme qui cherche une verite. J'ai fini par la trouver en theorie, mais jamais je ne l'ai mise en pratique. -- Quelle sorte de verite ? -- Sur la nature de l'homme. J'ai decouvert que, si nous avons le malheur d'etre tentes, nous finissons par succomber. Selon les circonstances, tous les etres humains sont disposes a faire le mal. -- Je pense... -- Il ne s'agit pas de ce que vous pensez, ni de ce que je pense, ni de ce que nous voulons croire, mais de decouvrir si ma theorie est valable. Vous voulez savoir qui je suis ? Je suis un industriel tres riche, tres celebre. J'ai ete a la tete de milliers d'employes, j'ai ete dur quand il le fallait, bon quand je le jugeais necessaire. Quelqu'un qui a vecu des situations dont les gens n'imaginent meme pas l'existence et qui a cherche, au-dela de toute limite, aussi bien le plaisir que la connaissance. Un homme qui a connu le paradis alors qu'il se considerait enchaine a l'enfer de la famille et de la routine. Et qui a connu l'enfer des qu'il a pu jouir du paradis de la liberte totale. Voila qui je suis, un homme qui a ete bon et mechant toute sa vie, peut-etre la personne la plus apte a repondre a la question que je me pose sur l'essence de l'etre humain - et voila pourquoi je suis ici. Je sais ce que vous voulez maintenant savoir. Chantal sentit qu'elle perdait du terrain. Il fallait se reprendre rapidement. -- Vous pensez que je vais vous demander : Pourquoi m'avez-vous montre l'or ? En realite, ce que je veux vraiment savoir, c'est pourquoi un industriel riche et celebre vient a Bescos chercher une reponse qu'il peut trouver dans des livres, des universites ou tout simplement en consultant un philosophe renomme. La sagacite de la jeune fille eut l'heur de plaire a l'etranger. Bien, il avait choisi la personne idoine - comme toujours. -- Je suis venu a Bescos avec un projet precis. Il y a longtemps, j'ai vu une piece de theatre d'un auteur qui s'appelle Durrenmatt, vous devez le connaitre... Ce sous-entendu etait une simple provocation. Cette jeune fille n'avait surement jamais entendu parler de Durrenmatt et maintenant elle allait afficher de nouveau un air detache comme si elle savait de qui il s'agissait. -- Continuez, dit Chantal, se comportant exactement comme l'etranger l'avait imagine. -- Je suis content que vous le connaissiez, mais permettez-moi de vous rappeler de quelle piece de theatre je parle. Et il pesa bien ses mots, son propos manifestait moins du cynisme que la fermete de celui qui savait qu'elle mentait implicitement. -- Une femme revient dans une ville, apres avoir fait fortune, uniquement pour humilier et detruire l'homme qui l'a rejetee quand elle etait jeune. Toute sa vie, son mariage, sa reussite financiere n'ont ete motives que par le desir de se venger de son premier amour. J'ai alors forge mon propre jeu : me rendre dans un endroit ecarte du monde, ou tous contemplent la vie avec amour, paix, compassion, et voir si je reussis a leur faire enfreindre certains des commandements essentiels. Chantal detourna son visage et regarda les montagnes. Elle savait que l'etranger s'etait rendu compte qu'elle ne connaissait pas cet ecrivain et maintenant elle avait peur qu'il l'interroge sur les commandements essentiels. Elle n'avait jamais ete tres devote, elle n'avait aucune idee sur ce sujet. -- Dans ce village, tous sont honnetes, a commencer par vous, poursuivit l'etranger. Je vous ai montre un lingot d'or qui vous donnerait l'independance necessaire pour vous en aller parcourir le monde, faire ce dont revent toujours les jeunes filles dans les petites bourgades isolees. Le lingot va rester la. Vous savez qu'il est a moi, mais vous pourrez le voler si vous en avez l'envie. Et alors vous enfreindrez un commandement essentiel : Tu ne voleras pas. La jeune fille cessa de regarder la montagne et fixa l'etranger. -- Quant aux dix autres lingots, ils suffiraient a ce que tous les habitants du village n'aient plus besoin de travailler le restant de leurs jours, ajouta-t-il. Je ne vous ai pas demande de les recouvrir car je vais les deplacer dans un lieu connu de moi seul. Je veux que, a votre retour au village, vous disiez que vous les avez vus et que je suis dispose a les remettre aux habitants de Bescos s'ils font ce qu'ils n'ont jamais envisage de faire. -- Par exemple ? -- Il ne s'agit pas d'un exemple, mais de quelque chose de concret. Je veux qu'ils enfreignent le commandement : Tu ne tueras pas. -- Pourquoi ? La question avait fuse comme un cri. L'etranger remarqua que le corps de la jeune femme s'etait roidi et qu'elle pouvait partir a tout moment sans entendre la suite de l'histoire. Il devait lui confier rapidement tout son plan. -- Mon delai est d'une semaine. Si, au bout de sept jours, quelqu'un dans le village est trouve mort - ce peut etre un vieillard improductif, un malade incurable ou un debile mental a charge, peu importe la victime -, cet argent reviendra aux habitants et j'en conclurai que nous sommes tous mechants. Si vous volez ce lingot d'or mais que le village resiste a la tentation, ou vice versa, je conclurai qu'il y a des bons et des mechants, ce qui me pose un serieux probleme, car cela signifie qu'il y a une lutte au plan spirituel et que l'un ou l'autre camp peut l'emporter. Croyez-vous en Dieu, au surnaturel, aux combats entre anges et demons ? La jeune femme garda le silence et, cette fois, il comprit qu'il avait pose la question au mauvais moment, courant le risque qu'elle lui tourne le dos sans le laisser finir. Treve d'ironie, il fallait aller droit au but : -- Si, finalement, je quitte la ville avec mes onze lingots d'or, ce sera la preuve que tout ce en quoi j'ai voulu croire est un mensonge. Je mourrai avec la reponse que je ne voulais pas recevoir, car la vie me sera plus legere si j'ai raison - et si le monde est voue au mal. Meme si ma souffrance sera toujours la meme , pensa-t-il. Les yeux de Chantal s'etaient emplis de larmes. Cependant, elle trouva encore la force de se controler. -- Pourquoi faites-vous cela ? Pourquoi mon village ? -- Il ne s'agit ni de vous ni de votre village. Je ne pense qu'a moi : l'histoire d'un homme est celle de tous les hommes. Je veux savoir si nous sommes bons ou mechants. Si nous sommes bons, Dieu est juste. Il me pardonnera pour tout ce que j'ai fait, pour le mal que j'ai souhaite a ceux qui ont essaye de me detruire, pour les decisions erronees que j'ai prises aux moments les plus importants, pour cette proposition que je vous fais maintenant - puisqu'il m'a pousse sur le versant de l'ombre. Si nous sommes mechants, alors tout est permis. Je n'ai jamais pris de decision erronee, nous sommes deja condamnes, et peu importe ce que nous faisons dans cette vie - car la redemption se situe au-dela des pensees ou des actes de l'etre humain. Avant que Chantal ne se decide a partir, il ajouta : -- Vous pouvez decider de ne pas collaborer. Dans ce cas, je revelerai a tous que je vous ai donne la possibilite de les aider et que vous vous y etes refusee. Alors, je leur ferai moi-meme la proposition. S'ils decident de tuer quelqu'un, il est probable que vous serez la victime. 3 Les habitants de Bescos se familiariserent tres vite avec les habitudes de l'etranger : il se reveillait tot, prenait un petit dejeuner copieux et partait marcher dans les montagnes, malgre la pluie qui n'avait pas cesse de tomber depuis le lendemain de son arrivee et qui s'etait bientot changee en tempete de neige entrecoupee de rares accalmies. Il ne dejeunait jamais : il avait l'habitude de revenir a l'hotel au debut de l'apres-midi, il s'enfermait dans sa chambre et faisait une sieste - du moins le supposait-on. Des que la nuit tombait, il repartait se promener, cette fois dans les alentours de la bourgade. Il etait toujours le premier a se mettre a table pour le diner ; il savait commander les plats les plus raffines, il ne se laissait pas abuser par les prix, choisissait toujours le meilleur vin - qui n'etait pas forcement le plus cher -, fumait une cigarette et passait au bar ou des le premier soir il se soucia de lier connaissance avec les hommes et les femmes qui le frequentaient. Il aimait entendre des histoires de la region et des generations qui avaient vecu a Bescos (quelqu'un disait que, par le passe, le village avait ete plus important, comme l'attestaient les maisons en ruine au bout des trois rues existantes), et s'informer des coutumes et superstitions qui impregnaient encore la vie des campagnards, ainsi que des nouvelles techniques d'agriculture et d'elevage. Quand arrivait son tour de parler de lui-meme, il racontait des histoires contradictoires - tantot il disait qu'il avait ete marin, tantot il evoquait de grandes usines d'armement qu'il aurait dirigees ou parlait d'une epoque ou il avait tout quitte pour sejourner dans un monastere, en quete de Dieu. A la sortie du bar, les clients discutaient, se demandant si l'etranger disait ou non la verite. Le maire pensait qu'un homme peut etre bien des choses dans la vie, meme si depuis toujours les habitants de Bescos savaient que leur destin etait trace des l'enfance. Le cure etait d'un avis different, il considerait le nouveau venu comme quelqu'un d'egare, de perturbe, qui venait la pour essayer de se trouver lui-meme. En tout cas, une seule chose etait sure : il ne resterait que sept jours dans la bourgade. En effet, la patronne de l'hotel avait raconte qu'elle l'avait entendu telephoner a l'aeroport de la capitale pour confirmer sa reservation - curieusement, a destination d'une ville d'Afrique, et non d'Amerique du Sud. Aussitot apres le coup de telephone, il avait sorti de sa poche une liasse de billets de banque pour regler d'avance sa note. -- Non, je vous fais confiance, avait-elle dit. -- Je tiens a vous regler tout de suite. -- Alors, utilisez votre carte de credit, comme les autres clients en general. Et gardez ces billets pour vos petites depenses pendant le reste de votre voyage. Elle avait failli ajouter : Peut-etre qu'en Afrique on n'accepte pas les cartes de credit , mais il aurait ete embarrassant pour elle de reveler ainsi qu'elle l'avait ecoute parler au telephone et qu'elle pensait que certains continents etaient moins developpes que d'autres. L'etranger l'avait remerciee pour son souci de faciliter son voyage, mais lui avait demande poliment d'accepter son argent. Les trois soirs suivants, il paya - toujours en especes - une tournee generale aux clients du bar. Cela n'etait jamais arrive a Bescos, si bien que tout le monde oublia les histoires contradictoires qui couraient au sujet de cet homme, desormais considere comme un personnage genereux et cordial, sans prejuges, dispose a traiter les gens de la campagne sur le meme pied que les hommes et les femmes des grandes villes. Des lors, les discussions nocturnes changerent de sujet : quand le bar fermait, les couche-tard donnaient raison au maire, disant que le nouveau venu etait un homme riche d'experiences, capable de comprendre la valeur d'une bonne amitie. Pourtant, d'autres garantissaient que le cure avait raison, n'etait-ce pas lui qui connaissait le mieux l'ame humaine ? - et donc l'etranger etait bien un homme solitaire, a la recherche de nouveaux amis ou d'une nouvelle vision de la vie. En tout cas, les habitants de Bescos s'accordaient pour dire que c'etait une personne agreable et ils etaient convaincus qu'il leur manquerait, des son depart prevu le lundi suivant. En outre, tous avaient apprecie son tact, revele par un detail important : d'ordinaire, les voyageurs, surtout quand ils arrivaient seuls, cherchaient toujours a engager la conversation avec Chantal Prym, la serveuse du bar - peut-etre dans l'espoir d'une aventure ephemere ou autre chose ; or cet homme ne s'adressait a elle que pour commander a boire et il n'avait jamais echange avec elle le moindre regard charmeur ou equivoque. 4 Les trois nuits qui suivirent leur rencontre au bord de la riviere, Chantal ne parvint pratiquement pas a dormir. La tempete soufflait par intermittence avec un bruit terrifiant et faisait claquer les volets vetustes. A peine endormie, Chantal se reveillait en sursaut, en nage, et pourtant elle avait debranche le chauffage pour economiser l'electricite. La premiere nuit, elle se trouva en presence du Bien. Entre deux cauchemars - qu'elle n'arrivait pas a se rappeler -, elle priait et demandait a Dieu de l'aider. A aucun moment elle n'envisagea de raconter ce qu'elle avait entendu, d'etre la messagere du peche et de la mort. Vint l'instant ou elle se dit que Dieu etait trop lointain pour l'ecouter et elle commenca a adresser sa priere a sa grand-mere, morte depuis peu, qui l'avait elevee car sa mere etait morte en lui donnant le jour. Elle se cramponnait de toutes ses forces a l'idee que le Mal etait deja passe une fois dans ces parages et etait parti a jamais. Meme avec tous ses problemes personnels, Chantal savait qu'elle vivait dans une communaute d'hommes et de femmes honnetes, remplissant leurs devoirs, des gens qui marchaient la tete haute, respectes dans toute la region. Mais il n'en avait pas toujours ete ainsi : durant plus de deux siecles, Bescos avait ete habite par ce qu'il y avait de pire dans le genre humain et, a l'epoque, tous acceptaient la situation avec le plus grand naturel, alleguant qu'elle etait le resultat de la malediction lancee par les Celtes lorsqu'ils avaient ete vaincus par les Romains. Jusqu'au jour ou le silence et le courage d'un seul homme - quelqu'un qui croyait non aux maledictions, mais aux benedictions - avaient rachete son peuple. Chantal ecoutait le claquement des volets et se rappelait la voix de sa grand-mere qui lui racontait ce qui s'etait passe. Il y a des annees de cela, un ermite - qui plus tard fut connu comme saint Savin - vivait dans une des cavernes de cette region. A cette epoque, Bescos n'etait qu'un poste a la frontiere, peuple par des bandits evades, des contrebandiers, des prostituees, des aventuriers venus racoler des complices, des assassins qui se reposaient la entre deux crimes. Le pire de tous, un Arabe nomme Ahab, controlait la bourgade et ses environs, faisant payer des impots exorbitants aux agriculteurs qui persistaient a vivre de facon digne. Un jour, Savin descendit de sa caverne, arriva a la maison d'Ahab et demanda d'y passer la nuit. Ahab eclata de rire : -- Tu ne sais pas que je suis un assassin, que j'ai deja egorge beaucoup de gens dans mon pays et que ta vie n'a aucune valeur a mes yeux ? -- Je sais, repondit Savin. Mais je suis las de vivre dans cette caverne. J'aimerais passer au moins une nuit ici. Ahab connaissait la renommee du saint, non moindre que la sienne, et cela l'indisposait fort, car il n'aimait pas voir sa gloire partagee avec quelqu'un d'aussi fragile. Aussi decida-t-il de le tuer le soir meme, pour montrer a tous qui etait le seul maitre incontestable des lieux. Ils echangerent quelques propos et Ahab ne laissa pas d'etre impressionne par les paroles du saint. Mais c'etait un homme mefiant et depuis longtemps il ne croyait plus au Bien. Il indiqua a Savin un endroit ou se coucher et, tranquillement mais l'air menacant, il se mit a aiguiser son poignard. Savin, apres l'avoir observe quelques instants, ferma les yeux et s'endormit. Ahab passa la nuit a aiguiser son poignard. Au petit matin, quand Savin se reveilla, il entendit Ahab se repandre en lamentations : -- Tu n'as pas eu peur de moi et tu ne m'as meme pas juge. Pour la premiere fois, quelqu'un a passe la nuit chez moi avec l'assurance que je pouvais etre un homme bon, capable de donner l'hospitalite a tous ceux qui en ont besoin. Puisque tu as estime que je pouvais faire preuve de droiture, j'ai agi en consequence. Ahab renonca sur-le-champ a sa vie criminelle et entreprit de transformer la region. C'est ainsi que Bescos cessa d'etre un poste-frontiere infeste de brigands pour devenir un centre commercial important entre deux pays. Voila ce que tu devais savoir. Chantal eclata en sanglots et remercia sa grand-mere de lui avoir rappele cette histoire. Son peuple etait bon et elle pouvait avoir confiance en lui. Cherchant de nouveau le sommeil, elle finit par caresser l'idee qu'elle allait reveler tout ce qu'elle savait de l'etranger, rien que pour voir sa mine deconfite quand les habitants de Bescos l'expulseraient de la ville. Le soir, comme a son habitude, l'etranger vint au bar et entama une conversation avec les clients presents - tel un touriste quelconque, feignant de s'interesser a des sujets futiles, par exemple la facon de tondre les brebis ou le procede employe pour fumer la viande. Les habitants de Bescos avaient l'habitude de constater que tous les etrangers etaient fascines par la vie saine et naturelle qu'ils menaient et par consequent repetaient a l'envi les memes histoires sur le theme ah ! comme il fait bon vivre a l'ecart de la civilisation moderne ! alors que chacun, de tout son coeur, aurait prefere se trouver bien loin de la, parmi les voitures qui polluent l'atmosphere, dans des quartiers ou regne l'insecurite, simplement parce que les grandes villes ont toujours ete un miroir aux alouettes pour les gens de la campagne. Mais chaque fois qu'un visiteur apparaissait, ils s'efforcaient de lui demontrer a grand renfort de discours - seulement de discours - la joie de vivre dans un paradis perdu, essayant ainsi de se convaincre eux-memes du miracle d'etre nes ici et oubliant que, jusqu'alors, aucun des clients de l'hotel n'avait decide de tout quitter pour s'installer a Bescos. La soiree fut tres animee, mais un peu gachee par une remarque que l'etranger n'aurait pas du faire : -- Ici, les enfants sont tres bien eleves. Au contraire de bien des lieux ou je me suis trouve, je ne les ai jamais entendus crier le matin. Silence soudain dans le bar - car il n'y avait pas d'enfants a Bescos -, mais au bout de quelques instants penibles, quelqu'un eut la bonne idee de demander a l'etranger s'il avait apprecie le plat typique qu'il venait de manger et la conversation reprit son cours normal, tournant toujours autour des enchantements de la campagne et des inconvenients de la grande ville. A mesure que le temps passait, Chantal sentait une inquietude la gagner car elle craignait que l'etranger ne lui demande de raconter leur rencontre dans la foret. Mais il ne lui jetait pas le moindre regard et ne lui adressa la parole que pour commander une tournee generale qu'il paya comptant comme d'habitude. Des que les clients eurent quitte le bar, l'etranger monta dans sa chambre. Chantal enleva son tablier, alluma une cigarette tiree d'un paquet oublie sur une table et dit a la patronne qu'elle nettoierait et rangerait tout le lendemain matin, car elle etait epuisee apres son insomnie de la nuit precedente. Celle-ci ne soulevant aucune objection, elle mit son manteau et sortit dans l'air froid de la nuit. Tout en marchant vers sa chambre toute proche, le visage fouette par la pluie, elle se dit que peut-etre, en lui faisant cette proposition macabre, l'etranger n'avait trouve que cette facon bizarre d'attirer son attention. Mais elle se souvint de l'or : elle l'avait vu, vu de ses propres yeux. Ce n'etait peut-etre pas de l'or. Mais elle etait trop fatiguee pour penser et, a peine entree dans sa chambre, elle se deshabilla et se glissa sous les couvertures. La deuxieme nuit, Chantal se trouva en presence du Bien et du Mal. Elle sombra dans un sommeil profond, sans reves, mais se reveilla au bout d'une heure. Tout, alentour, etait silencieux : ni claquements de volets, ni cris d'oiseaux nocturnes, rien qui indiquat qu'elle appartenait encore au monde des vivants. Elle alla a la fenetre et observa la rue deserte, la pluie fine qui tombait, le brouillard ou l'on ne distinguait que la lueur de l'enseigne de l'hotel - jamais le village ne lui avait paru aussi sinistre. Elle connaissait bien ce silence d'une bourgade reculee, qui ne signifie pas du tout paix et tranquillite, mais absence totale de choses nouvelles a dire. Elle regarda en direction des montagnes ; elle ne pouvait pas les voir car les nuages etaient tres bas, mais elle savait que, quelque part la-haut, etait cache un lingot d'or. Ou plutot : il y avait une chose jaune, en forme de brique, enterree par un etranger. Il lui avait montre l'emplacement exact et avait ete sur le point de lui demander de deterrer le metal et de le garder. Elle se recoucha et, apres s'etre tournee plusieurs fois, elle se leva de nouveau et alla a la salle de bains ; elle examina dans la glace son corps nu, un peu inquiete - n'allait-il pas bientot perdre de sa seduction ? Revenue a son lit, elle regretta de ne pas avoir emporte le paquet de cigarettes oublie sur une table, mais elle savait que son proprietaire reviendrait le chercher et elle ne voulait pas qu'on se mefie d'elle. Bescos etait regi par ce genre de codes : un reste de paquet de cigarettes avait un proprietaire, un bouton tombe d'une veste devait etre conserve jusqu'a ce que quelqu'un vienne le reclamer, chaque centime de monnaie devait etre rendu, pas question d'arrondir la somme a payer. Maudit endroit, ou tout etait previsible, organise, fiable. Ayant compris qu'elle ne pourrait pas se rendormir, elle essaya de prier de nouveau et d'evoquer sa grand-mere. Mais une image restait gravee dans sa memoire : le trou ouvert, le metal jaune souille de terre, la branche dans sa main, comme si c'etait le baton d'un pelerin pret a partir. Elle s'assoupit, rouvrit les yeux plusieurs fois, mais le silence etait toujours aussi impressionnant et la meme scene se jouait sans cesse dans sa tete. Des que filtra a la fenetre la premiere lueur de l'aube, elle se leva et sortit. Les habitants de Bescos avaient l'habitude de se reveiller au point du jour ; pourtant, cette fois, elle les avait devances. Elle marcha dans la rue deserte, regardant derriere elle a plusieurs reprises pour s'assurer que l'etranger ne la suivait pas, mais sa vue ne portait qu'a quelques metres a cause du brouillard. Elle s'arretait de temps a autre pour surprendre un bruit de pas, mais n'entendait que son coeur qui battait la chamade. Elle s'enfonca dans la foret, atteignit l'amas rocheux en forme de Y, avec de nouveau la peur de le voir s'effondrer sur elle, ramassa la branche qu'elle avait laissee la la veille, creusa exactement a l'endroit que l'etranger lui avait indique, plongea la main dans le trou pour extraire le lingot. Elle tendit l'oreille : la foret baignait dans un silence impressionnant, comme si une presence etrange la hantait, effrayant les animaux et figeant les feuillages. Elle soupesa le lingot, plus lourd qu'elle ne l'imaginait, le frotta et vit apparaitre, graves dans le metal, deux sceaux et une serie de chiffres dont la signification lui echappait. Quelle valeur avait-il ? Elle ne le savait pas avec precision, mais, comme l'etranger l'avait dit, cette somme devait suffire pour qu'elle n'ait plus a se soucier de gagner un centime le reste de son existence. Elle tenait entre ses mains son reve, quelque chose qu'elle avait toujours desire et qu'un miracle mettait a sa portee. La etait la chance de se liberer de ces jours et nuits uniformes de Bescos, de cet hotel ou elle travaillait depuis sa majorite, des visites annuelles des amis et amies partis au loin pour etudier et devenir quelqu'un dans la vie, de toutes ces absences auxquelles elle s'etait accoutumee, des hommes de passage qui lui promettaient tout et partaient le lendemain sans meme lui dire au revoir, de tous ces reves avortes qui etaient son lot. Ce moment, la, dans la foret, etait le plus important de son existence. La vie avait toujours ete injuste a son egard : pere inconnu, mere morte en couches en lui laissant un sentiment de culpabilite, grand-mere paysanne qui vivait de travaux de couture et faisait de maigres economies pour que sa petite-fille puisse au moins apprendre a lire et a ecrire. Chantal avait fait bien des reves : elle avait toujours imagine qu'elle pourrait surmonter les obstacles, trouver un mari, decrocher un emploi dans une grande ville, etre decouverte par un chercheur de talents venu se reposer dans ce bout du monde, faire carriere au theatre, ecrire un livre qui aurait un grand succes, poser pour un photographe de mode, fouler les tapis rouges de la grande vie. Chaque jour, c'etait l'attente. Chaque nuit, c'etait la fievre de rencontrer celui qui l'apprecierait a sa juste valeur. Chaque homme dans son lit, c'etait l'espoir de partir le lendemain et de ne plus jamais voir ces trois rues, ces maisons decrepies, ces toits d'ardoise, l'eglise et le petit cimetiere mal entretenu, l'hotel et ses produits naturels qui demandaient des semaines de preparation pour etre finalement vendus au meme prix qu'un article de serie. Un jour, il lui etait passe par la tete que les Celtes, anciens habitants du lieu, avaient cache un tresor fabuleux et qu'elle finirait par le trouver. Bien sur, de tous ses reves, c'etait le plus absurde, le plus chimerique. Et voila que le moment etait venu, la, elle tenait dans ses mains le lingot d'or, elle caressait le tresor auquel elle n'avait jamais vraiment cru, sa liberation definitive. Affolee tout a coup : le seul instant de chance de sa vie pouvait s'annuler sur-le-champ. Il suffisait que l'etranger change d'idee, decide de partir pour une ville ou il rencontrerait une femme plus disposee a le seconder. Alors mieux valait ne pas hesiter, mais se mettre debout, retourner a sa chambre, boucler sa valise avec le peu qu'elle possedait, partir... Deja elle se voyait descendre la rue en pente, faire du stop a la sortie du village, tandis que l'etranger sortait pour sa promenade matinale, decouvrait qu'on lui avait vole son or. Elle arrivait a la ville la plus proche - lui revenait a l'hotel pour appeler la police. Elle se presentait a un guichet de la gare routiere, prenait un billet pour la destination la plus lointaine. Au meme instant, deux policiers l'encadreraient, lui demanderaient gentiment d'ouvrir sa valise, mais des qu'ils verraient son contenu, leur gentillesse s'effacerait, elle etait la femme qu'ils cherchaient, a la suite d'une plainte deposee contre elle trois heures plus tot. Au commissariat, Chantal devrait choisir : ou bien dire la verite, a laquelle personne ne croirait, ou bien affirmer simplement qu'elle avait vu le sol retourne, avait decide de creuser et avait trouve le lingot. Naguere, un chercheur de tresors - ceux qu'auraient caches les Celtes - avait passe la nuit avec elle. Il lui avait dit que les lois du pays etaient claires : il avait le droit de garder ce qu'il trouvait, sauf certains objets archeologiques qu'il fallait declarer et remettre a l'Etat. Un lingot d'or dument estampille n'avait aucune valeur patrimoniale, celui qui l'avait decouvert pouvait donc se l'approprier. Chantal se disait que, si jamais la police l'accusait d'avoir vole le lingot a cet homme, elle montrerait les traces de terre sur le metal et prouverait ainsi son bon droit. Seulement voila, entre-temps l'histoire serait arrivee a Bescos et ses habitants auraient deja insinue - jalousie ? envie ? - que cette fille qui couchait avec des clients etait bien capable d'en voler certains. L'episode se terminerait de facon pathetique : le lingot d'or serait confisque en attendant que la justice tranche. Ne pouvant pas payer un avocat, Chantal serait depossedee de sa trouvaille. Elle reviendrait a Bescos, humiliee, detruite, et ferait l'objet de commentaires qui ne s'eteindraient qu'au bout de longues annees. Resultat : ses reves de richesse s'envoleraient et elle serait perdue de reputation. Il y avait une autre facon d'envisager les choses : l'etranger disait la verite. Si Chantal volait le lingot et partait sans esprit de retour, ne sauverait-elle pas Bescos et ses habitants d'un grand malheur ? Toutefois, avant meme de quitter sa chambre et de gagner la montagne, elle savait deja qu'elle etait incapable de franchir ce pas. Pourquoi donc, juste au moment ou elle pouvait changer de vie completement, eprouvait-elle une telle peur ? En fin de compte, ne couchait-elle pas avec qui elle voulait ? Parfois, n'abusait-elle pas de sa coquetterie pour obtenir des etrangers un bon pourboire ? Ne mentait-elle pas de temps a autre ? N'enviait-elle pas le sort de ses anciennes connaissances qui avaient quitte le village et n'y revenaient que pour les fetes de fin d'annee ? Elle serra le lingot de toutes ses forces entre ses mains, se releva, mais, soudain faible et desesperee, elle retomba a genoux, remit le lingot dans le trou et le couvrit de terre. Non, elle ne pouvait pas l'emporter. Ce n'etait pas une question d'honnetete, en fait tout a coup elle avait peur. Elle venait de se rendre compte qu'il existe deux choses qui empechent une personne de realiser ses reves : croire qu'ils sont irrealisables, ou bien, quand la roue du destin tourne a l'improviste, les voir se changer en possible au moment ou l'on s'y attend le moins. En effet, en ce cas surgit la peur de s'engager sur un chemin dont on ne connait pas l'issue, dans une vie tissee de defis inconnus, dans l'eventualite que les choses auxquelles nous sommes habitues disparaissent a jamais. Les gens veulent tout changer et, en meme temps, souhaitent que tout continue uniformement. Chantal ne comprenait pas tres bien ce dilemme, mais elle devait maintenant en sortir. Peut-etre etait-elle par trop coincee a Bescos, accoutumee a son propre echec, et toute chance de victoire etait pour elle un fardeau trop lourd. Elle eut la certitude que l'etranger deja ne comptait plus sur elle et que peut-etre, ce jour meme, il avait decide de choisir quelqu'un d'autre. Mais elle etait trop lache pour changer son destin. Ces mains qui avaient touche l'or devaient maintenant empoigner un balai, une eponge, un chiffon. Chantal tourna le dos au tresor et regagna l'hotel ou l'attendait la patronne, la mine un peu fachee, car la serveuse avait promis de faire le menage du bar avant le reveil du seul client de l'hotel. La crainte de Chantal ne se confirma pas : l'etranger n'etait pas parti, il etait au bar, plus charmeur que jamais, a raconter des histoires plus ou moins vraisemblables, a tout le moins intensement vecues dans son imagination. Cette fois encore, leurs regards ne se croiserent, de facon impersonnelle, qu'au moment ou il regla les consommations qu'il avait offertes a tous les autres clients. Chantal etait epuisee. Elle n'avait qu'une envie, que tous partent de bonne heure, mais l'etranger etait particulierement en verve et n'arretait pas de raconter des anecdotes que les autres ecoutaient avec attention, interet et ce respect odieux - cette soumission, disons plutot - que les campagnards temoignent a ceux qui viennent des grandes villes parce qu'ils les croient plus cultives, mieux formes, plus intelligents et plus modernes. Comme ils sont betes ! pensait-elle. Ils ne comprennent pas combien ils sont importants. Ils ne savent pas que, chaque fois que quelqu'un, n'importe ou dans le monde, porte une fourchette a sa bouche, il ne peut le faire que grace a des gens comme les habitants de Bescos qui travaillent du matin au soir, inlassablement, qu'ils soient artisans, agriculteurs ou eleveurs. Ils sont plus necessaires au monde que tous les habitants des grandes villes et pourtant ils se comportent - et se considerent - comme des etres inferieurs, complexes, inutiles. L'etranger, toutefois, etait dispose a montrer que sa culture valait plus que le labeur de ceux qui l'entouraient. Il pointa son index vers un tableau accroche au mur. -- Savez-vous ce que c'est ? Un des plus celebres tableaux du monde : la derniere cene de Jesus avec ses disciples, peinte par Leonard de Vinci. -- Ca m'etonnerait qu'il soit celebre, dit la patronne de l'hotel. Je l'ai paye tres bon marche. -- C'est seulement une reproduction. L'original se trouve dans une eglise tres loin d'ici. Mais il existe une legende a propos de ce tableau, je ne sais pas si vous aimeriez la connaitre. Tous les clients opinerent d'un signe de tete et, une fois de plus, Chantal eut honte d'etre la, a devoir ecouter cet homme etaler des connaissances inutiles, juste pour montrer qu'il etait plus savant que les autres. -- Quand il a eu l'idee de peindre ce tableau, Leonard de Vinci s'est heurte a une grande difficulte : il devait representer le Bien - a travers l'image de Jesus - et le Mal - personnifie par Judas, le disciple qui decide de trahir pendant le diner. Il a interrompu son travail en cours, pour partir a la recherche des modeles ideals. Un jour qu'il assistait a un concert choral, il a vu dans l'un des chanteurs l'image parfaite du Christ. Il l'a invite a poser dans son atelier et a fait de nombreuses etudes et esquisses. Trois ans passerent. La Cene etait presque prete, mais Leonard de Vinci n'avait pas encore trouve le modele idoine pour Judas. Le cardinal responsable de l'eglise ou il travaillait commenca a le presser de terminer la fresque. Apres plusieurs jours de recherches, le peintre finit par trouver un jeune homme prematurement vieilli, en haillons, ecroule ivre mort dans un caniveau. Il demanda a ses assistants de le transporter, a grand-peine, directement a l'eglise, car il n'avait plus le temps de faire des croquis. Une fois la, les assistants mirent l'homme debout. Il etait inconscient de ce qui lui arrivait, et Leonard de Vinci put reproduire les empreintes de l'impiete, du peche, de l'egoisme, si fortement marquees sur ce visage. Quand il eut termine, le clochard, une fois dissipees les vapeurs de l'ivresse, ouvrit les yeux et, frappe par l'eclat de la fresque, s'ecria, d'une voix a la fois stupefaite et attristee : -- J'ai deja vu ce tableau ! -- Quand ? demanda Leonard de Vinci, tres etonne. -- Il y a trois ans, avant de perdre tout ce que j'avais. A l'epoque, je chantais dans une chorale, je realisais tous mes reves et le peintre m'a invite a poser pour le visage de Jesus. L'etranger observa un long silence. Il avait parle sans cesser de fixer le cure qui sirotait une biere, mais Chantal savait que ses propos s'adressaient a elle. Il reprit : -- Autrement dit, le Bien et le Mal ont le meme visage. Tout depend seulement du moment ou ils croisent le chemin de chaque etre humain. Il se leva, dit qu'il etait fatigue, salua la compagnie et monta dans sa chambre. Les clients quitterent le bar a leur tour, apres avoir jete un coup d'oeil a la reproduction bon marche d'un tableau celebre, chacun se demandant a quelle epoque de sa vie il avait ete touche par un ange ou un demon. Sans s'etre concertes, tous arriverent a la conclusion que c'etait arrive a Bescos avant qu'Ahab n'eut pacifie la region. Depuis lors, rien n'etait venu rompre l'uniformite des jours. 5 A bout de forces, travaillant presque comme un automate, Chantal savait qu'elle etait la seule a penser differemment, car elle avait senti la main seductrice du Mal lui caresser le visage avec insistance. Le Bien et le Mal ont le meme visage, tout depend du moment ou ils croisent le chemin de chaque etre humain. De belles paroles, peut-etre veridiques, mais pour le moment, elle n'avait qu'une envie, aller dormir et ne plus se torturer. Elle se trompa en rendant la monnaie a un client, ce qui lui arrivait tres rarement. Elle reussit a rester digne et impassible jusqu'au depart du cure et du maire - toujours les derniers a quitter le bar. Elle ferma la caisse, prit ses affaires, mit une veste bon marche et peu seyante et regagna sa chambre, comme elle le faisait chaque soir depuis des annees. La troisieme nuit, alors elle se trouva en presence du Mal. Et le Mal se presenta sous la forme d'une extreme fatigue et d'une tres forte poussee de fievre. Elle plongea dans une semi-inconscience, sans pouvoir dormir - tandis qu'au-dehors un loup n'arretait pas de hurler. Au bout d'un moment, elle eut la certitude qu'elle delirait : il lui semblait que l'animal etait entre dans sa chambre et lui parlait dans une langue qu'elle ne comprenait pas. En un eclair de lucidite, elle essaya de se lever pour aller au presbytere demander au cure d'appeler un medecin, car elle etait malade, tres malade, mais ses jambes se deroberent sous elle et elle comprit qu'elle ne pourrait pas faire un pas. Meme si elle surmontait sa faiblesse, elle n'arriverait pas au presbytere. Meme si elle y arrivait, elle devrait attendre que le cure se reveille, s'habille, lui ouvre la porte et pendant ce temps, le froid ferait monter sa fievre, la tuerait sans pitie, la meme, a deux pas de l'eglise, de ce lieu considere comme sacre. Ce sera facile de m'enterrer, je mourrai a l'entree du cimetiere. Chantal delira toute la nuit, mais elle sentit que la fievre baissait a mesure que les premieres lueurs du jour entraient dans sa chambre. Quand ses forces furent revenues, elle put enfin dormir un long moment d'un sommeil calme. Un coup de klaxon familier la reveilla : c'etait le boulanger ambulant qui venait d'arriver a Bescos, a l'heure du petit dejeuner. Elle se dit qu'elle n'avait pas besoin de sortir pour acheter du pain, elle etait independante, elle pouvait faire la grasse matinee, elle ne travaillait que le soir. Mais quelque chose en elle avait change : elle avait besoin d'etre en contact avec le monde si elle ne voulait pas sombrer dans la folie. Elle avait envie de rencontrer les gens qui se rassemblaient autour de la fourgonnette verte, heureux d'aborder cette nouvelle journee en sachant qu'ils auraient de quoi manger et de quoi s'occuper. Elle les rejoignit, les salua, entendit quelques remarques du genre : Tu as l'air fatiguee ou Quelque chose ne va pas ? Tous aimables, solidaires, prets a donner un coup de main, innocents et simples dans leur generosite, tandis qu'elle, l'ame engagee dans un combat sans treve, se debattait dans ses reves de richesse, d'aventures et de pouvoir, en proie a la peur. Certes, elle aurait bien voulu partager son secret, mais meme si elle ne le confiait qu'a une seule personne, tout le village le connaitrait avant la fin de la matinee - il valait donc mieux se contenter de remercier ceux qui se souciaient de sa sante et attendre que ses idees se clarifient un peu. -- Ce n'est rien. Un loup a hurle toute la nuit et ne m'a pas laissee dormir. -- Un loup ? Je ne l'ai pas entendu, dit la patronne de l'hotel, egalement presente. -- Cela fait des mois qu'un loup n'a pas hurle dans cette region, precisa la femme qui fabriquait les produits vendus dans la petite boutique du bar. Les chasseurs les ont sans doute tous extermines. Malheureusement, c'est mauvais pour nos affaires. Si les loups disparaissent, les chasseurs ne viendront plus ici depenser leur argent, puisqu'ils ne pourront plus participer a une competition aussi stupide qu'inutile. -- Ne dis pas devant le boulanger que les loups vont disparaitre, il compte sur la clientele des chasseurs, souffla la patronne de l'hotel. Et moi aussi. -- Je suis sure que j'ai entendu un loup. -- C'etait surement le loup maudit, supposa la femme du maire, qui n'aimait guere Chantal mais etait assez bien elevee pour cacher ses sentiments. La patronne de l'hotel haussa le ton. -- Le loup maudit n'existe pas. C'etait un loup quelconque qui doit etre deja loin. Mais la femme du maire repliqua : -- En tout cas, personne n'a entendu de loup hurler cette nuit. Vous faites travailler cette demoiselle a des heures indues. Elle est epuisee, elle commence a avoir des hallucinations. Chantal laissa les deux femmes discuter, prit son pain et regagna sa chambre. Une competition inutile : ces mots l'avaient frappee. C'etait ainsi qu'eux autres voyaient la vie : une competition inutile. Tout a l'heure, elle avait failli reveler la proposition de l'etranger, pour voir si ces gens resignes et pauvres d'esprit pouvaient entamer une competition vraiment utile : dix lingots d'or en echange d'un simple crime qui garantirait l'avenir de leurs enfants et petits-enfants, le retour de la gloire perdue de Bescos, avec ou sans loups. Mais elle s'etait controlee. Sa decision, toutefois, etait prise : le soir meme, elle raconterait l'histoire, devant tout le monde, au bar, de facon que personne ne puisse dire qu'il n'avait pas entendu ou pas compris. Peut-etre que les clients empoigneraient l'etranger et le conduiraient directement a la police, la laissant libre de prendre son lingot en recompense pour ce service rendu a la communaute. A moins qu'ils ne refusent de la croire, et l'etranger partirait persuade que tous etaient bons - ce qui n'etait pas vrai. Tous sont ignorants, naifs, resignes. Aucun ne croit a des choses qui ne font pas partie de ce qu'il a l'habitude de croire. Tous craignent Dieu. Tous - elle comprise - sont laches au moment ou ils peuvent changer leur destin. Quant a la bonte, elle n'existe pas - ni sur la terre des hommes laches, ni dans le ciel du Dieu tout-puissant qui repand la souffrance a tort et a travers, simplement pour que nous passions toute notre vie a Lui demander de nous delivrer du mal. La temperature avait baisse. Chantal se hata de preparer son petit dejeuner pour se rechauffer. Malgre ses trois nuits d'insomnie, elle se sentait revigoree. Elle n'etait pas la seule a etre lache. En revanche, peut-etre etait-elle la seule a avoir conscience de sa lachete, vu que les autres disaient de la vie qu'elle etait une competition inutile et confondaient leur peur avec la generosite. Elle se souvint d'un habitant de Bescos qui travaillait dans une pharmacie d'une ville voisine et qui avait ete licencie vingt ans plus tot. Il n'avait reclame aucune indemnite parce que, disait-il, il avait eu des relations amicales avec son patron, ne voulait pas le blesser, en rajouter aux difficultes financieres qui avaient motive son licenciement. Du bluff : cet homme n'avait pas fait valoir ses droits devant la justice parce qu'il etait lache, il voulait etre aime a tout prix, il esperait que son patron le considererait toujours comme une personne genereuse et fraternelle. Un peu plus tard, ayant besoin d'argent, il etait alle trouver son ex-patron pour solliciter un pret. Celui-ci l'avait rembarre avec rudesse : N'avez-vous pas eu la faiblesse de signer une lettre de demission ? Vous ne pouvez plus rien exiger ! Bien fait pour lui , se dit Chantal. Jouer les ames charitables, c'etait bon uniquement pour ceux qui avaient peur d'assumer des positions dans la vie. Il est toujours plus facile de croire a sa propre bonte que d'affronter les autres et de lutter pour ses droits personnels. Il est toujours plus facile de recevoir une offense et de ne pas y repondre que d'avoir le courage d'affronter un adversaire plus fort que soi. Nous pouvons toujours dire que nous n'avons pas ete atteints par la pierre qu'on nous a lancee, c'est seulement la nuit - quand nous sommes seuls et que notre femme, ou notre mari, ou notre camarade de classe est endormi -, c'est seulement la nuit que nous pouvons deplorer en silence notre lachete. Chantal but son cafe en se disant : Pourvu que la journee passe vite ! Elle allait detruire ce village, en finir avec Bescos le soir meme. De toute facon, c'etait deja une bourgade condamnee a disparaitre en moins d'une generation puisqu'il n'y avait plus d'enfants - la jeune generation faisait souche dans d'autres villes du pays ou elle menait la belle vie dans le tourbillon de la competition inutile . Mais la journee s'ecoula lentement. A cause du ciel gris, des nuages bas, Chantal avait l'impression que les heures trainaient en longueur. Le brouillard ne permettait pas de voir les montagnes et le village semblait isole du monde, perdu en lui-meme, comme si c'etait la seule partie habitee de la Terre. De sa fenetre, Chantal vit l'etranger sortir de l'hotel et se diriger vers les montagnes, comme a l'accoutumee. Elle craignit pour son lingot d'or mais se rassura aussitot : il allait revenir, il avait paye une semaine d'hotel et les hommes riches ne gaspillent jamais un centime, seuls les pauvres en sont capables. Elle essaya de lire mais ne parvint pas a se concentrer. Elle decida de faire un tour dans le village et elle ne rencontra qu'une seule personne, Berta, la veuve qui passait ses journees assise sur le pas de sa porte, attentive a tout ce qui pouvait se produire. -- Le temps va encore se gater, dit Berta. Chantal se demanda pourquoi les personnes desoeuvrees se soucient tellement du temps qu'il fait. Elle se contenta d'acquiescer d'un signe de tete et continua son chemin. Elle avait deja epuise tous les sujets de conversation possibles avec Berta depuis tout ce temps qu'elle avait vecu a Bescos. A une epoque, elle avait trouve que c'etait une femme interessante, courageuse, qui avait ete capable de stabiliser sa vie, meme apres la mort de son mari victime d'un accident de chasse : Berta avait vendu quelques-uns de ses biens, place l'argent qu'elle avait retire de cette vente ainsi que celui de l'assurance vie de son mari, et vivait de ces revenus. Mais, les annees passant, la veuve avait cesse d'interesser Chantal qui voyait desormais en elle l'image d'une destinee qu'elle voulait a tout prix s'eviter : non, pas question de finir sa vie assise sur une chaise, emmitouflee pendant l'hiver, comme a un poste d'observation, alors qu'il n'y avait la rien d'interessant ni d'important ni de beau a voir. Elle gagna la foret proche ou stagnaient des nappes de brume, sans craindre de se perdre, car elle connaissait presque par coeur tous les sentiers, arbres et rochers. Tout en marchant, elle vivait par avance la soiree, surement palpitante ; elle essayait diverses facons de raconter la proposition de l'etranger : soit elle se contentait de rapporter au pied de la lettre ce qu'elle avait vu et entendu, soit elle forgeait une histoire plus ou moins vraisemblable, en s'efforcant de lui donner le style de cet homme qui ne la laissait pas dormir depuis trois jours. Un homme tres dangereux, pire que tous les chasseurs que j'ai connus. Tout a coup, Chantal se rendit compte qu'elle avait decouvert une autre personne aussi dangereuse que l'etranger : elle-meme. Quatre jours plus tot, elle ne percevait pas qu'elle etait en train de s'accoutumer a ce qu'elle etait, a ce qu'elle pouvait esperer de l'avenir, au fait que la vie a Bescos n'etait pas tellement desagreable - elle etait meme tres gaie en ete quand le lieu etait envahi par des touristes qui trouvaient que c'etait un petit paradis . A present, les monstres sortaient de leurs tombes, hantaient ses nuits, la rendaient malheureuse, abandonnee de Dieu et de son propre destin. Pis encore : ils l'obligeaient a voir l'amertume qui la rongeait jour et nuit, qu'elle trainait dans la foret, dans son travail, dans ses rares rencontres et dans ses moments frequents de solitude. Que cet homme soit condamne. Et moi avec lui, moi qui l'ai force a croiser mon chemin. Elle decida de rentrer. Elle se repentait de chaque minute de sa vie et elle blasphemait contre sa mere morte a sa naissance, contre sa grand-mere qui lui avait enseigne qu'elle devait s'efforcer d'etre bonne et honnete, contre ses amis qui l'avaient abandonnee, contre son destin qui lui collait a la peau. Berta n'avait pas bouge de sa chaise. -- Tu marches bien vite, dit-elle. Assieds-toi a cote de moi et repose-toi un peu. Chantal accepta l'invitation. Elle aurait fait n'importe quoi pour voir le temps passer plus vite. -- On dirait que le village est en train de changer, dit Berta. Il y a quelque chose de different dans l'air. Hier soir, j'ai entendu le loup maudit hurler. La jeune femme poussa un soupir de soulagement. Maudit ou non, un loup avait hurle la nuit precedente et elle n'avait pas ete la seule a l'entendre. -- Ce village ne change jamais, repondit-elle. Seules les saisons varient, nous voici en hiver. -- Non, c'est l'arrivee de l'etranger. Chantal tressaillit. S'etait-il confie a quelqu'un d'autre ? -- Qu'est-ce que l'arrivee de l'etranger a a voir avec Bescos ? -- Je passe mes journees a regarder autour de moi. Certains pensent que c'est une perte de temps, mais c'est la seule facon d'accepter la mort de celui que j'ai tant aime. Je vois les saisons passer, les arbres perdre et retrouver leurs feuilles. Il n'empeche que, de temps en temps, un element inattendu provoque des changements definitifs. On m'a dit que les montagnes alentour sont le resultat d'un tremblement de terre survenu il y a des millenaires. La jeune femme acquiesca : elle avait appris la meme chose au college. -- Alors, rien ne redevient comme avant. J'ai peur que cela puisse arriver maintenant. Chantal eut soudain envie de raconter l'histoire du lingot, car elle pressentait que la vieille savait quelque chose a ce sujet, mais elle garda le silence. Berta enchaina : -- Je pense a Ahab, notre grand reformateur, notre heros, l'homme qui a ete beni par saint Savin. -- Pourquoi Ahab ? -- Parce qu'il etait capable de comprendre qu'un petit detail, meme anodin, peut tout detruire. On raconte qu'apres avoir pacifie la bourgade, chasse les brigands intraitables et modernise l'agriculture et le commerce de Bescos, un soir, il reunit ses amis pour diner et prepara pour eux un roti de premier choix. Tout a coup, il s'apercut qu'il n'avait plus de sel. Alors Ahab dit a son fils : -- Va chez l'epicier et achete du sel. Mais paie le prix fixe, ni plus ni moins. Le fils, un peu surpris, retorqua : -- Pere, je comprends que je ne dois pas le payer plus cher. Mais, si je peux marchander un peu, pourquoi ne pas faire une petite economie ? -- Je te le conseillerais dans une grande ville. Mais dans un village comme le notre, agir ainsi pourrait conduire a une catastrophe. Une fois le fils parti faire l'emplette, les invites, qui avaient assiste a la conversation, voulurent savoir pourquoi on ne devait pas marchander du sel et Ahab repondit : -- Celui qui accepte de baisser le prix du produit qu'il vend a surement un besoin desespere d'argent. Celui qui profite de cette situation affiche un mepris profond pour la sueur et les efforts d'un homme qui a travaille pour produire quelque chose. Mais en l'occurrence, c'est un motif trop insignifiant pour qu'un village soit aneanti. De meme, au debut du monde, l'injustice etait minime. Mais chaque generation a fini par y ajouter sa part, trouvant toujours que cela n'avait guere d'importance, et voyez ou nous en sommes aujourd'hui. -- Comme l'etranger, n'est-ce pas ? dit Chantal, dans l'espoir que Berta avoue avoir cause avec lui. Mais la vieille garda le silence. Chantal insista : -- J'aimerais bien savoir pourquoi Ahab voulait a tout prix sauver Bescos. C'etait un repaire de criminels, et maintenant c'est un village de laches. La vieille certainement savait quelque chose. Restait a decouvrir si elle le tenait de l'etranger. -- C'est vrai. Mais je ne sais pas si on peut vraiment parler de lachete. Je pense que tout le monde a peur des changements. Les habitants de Bescos veulent tous que leur village soit comme il a toujours ete : un endroit ou l'on cultive la terre et eleve du betail, qui reserve un accueil chaleureux aux touristes et aux chasseurs, mais ou chacun sait exactement ce qui va se passer le lendemain et ou les tourmentes de la nature sont les seules choses imprevisibles. C'est peut-etre une facon de trouver la paix, encore que je sois d'accord avec toi sur un point : tous sont d'avis qu'ils controlent tout, mais ils ne controlent rien. -- Ils ne controlent rien, c'est vrai, dit Chantal. -- Personne ne peut ajouter un iota a ce qui est ecrit , dit la vieille, citant un texte evangelique. Mais nous aimons vivre avec cette illusion, c'est une facon de nous rassurer. En fin de compte, c'est un choix de vie comme un autre, bien qu'il soit stupide de croire que l'on peut controler le monde, se refugiant dans une securite illusoire qui empeche de se preparer aux vicissitudes de la vie. Au moment ou l'on s'y attend le moins, un tremblement de terre fait surgir des montagnes, la foudre tue un arbre qui allait reverdir au printemps, un accident de chasse met fin a la vie d'un homme honnete. Et, pour la centieme fois, Berta raconta comment son mari etait mort. Il etait l'un des guides les plus respectes de la region, un homme qui voyait dans la chasse, non pas un sport sauvage, mais un art de respecter la tradition du lieu. Grace a lui, Bescos avait cree un parc animalier, la mairie avait mis en vigueur des arretes destines a proteger des especes en voie d'extinction, la chasse au gibier commun etait reglementee, pour toute piece abattue il fallait payer une taxe dont le montant allait aux oeuvres de bienfaisance de la communaute. Le mari de Berta essayait d'inculquer aux autres chasseurs que la cynegetique etait en quelque sorte un art de vivre. Quand un homme aise mais peu experimente faisait appel a ses services, il le conduisait dans un lieu desert. Il posait une boite vide sur une pierre, allait se mettre a cinquante metres de distance et une seule balle suffisait pour faire voler la boite. -- Je suis le meilleur tireur de la region, disait-il. Maintenant vous allez apprendre une facon d'etre aussi habile que moi. Il remettait la boite en place, revenait se poster a cinquante metres. Alors il prenait une echarpe et demandait a l'autre de lui bander les yeux. Aussitot fait, il portait son fusil a l'epaule et tirait. -- Je l'ai touchee ? demandait-il en enlevant le bandeau. -- Bien sur que non, repondait l'apprenti chasseur, tout content de voir que son mentor presomptueux s'etait ridiculise. La balle est passee tres loin. Je pense que vous n'avez rien a m'apprendre. -- Je viens de vous donner la lecon la plus importante de la vie, affirmait alors le mari de Berta. Chaque fois que vous voudrez reussir quelque chose, gardez les yeux ouverts, concentrez-vous pour savoir exactement ce que vous desirez. Personne n'atteint son objectif les yeux fermes. Un jour, alors qu'il remettait la boite en place, son client avait cru que c'etait son tour de la coucher en joue. Il avait tire avant que le mari de Berta ne revienne a ses cotes. Il avait rate la boite mais atteint celui-ci en pleine tete. Il n'avait pas eu le temps d'apprendre la splendide lecon de concentration sur l'objectif. -- Il faut que j'y aille, dit Chantal. J'ai des choses a faire avant ce soir. Berta lui souhaita une bonne journee et la suivit des yeux jusqu'a ce qu'elle ait disparu dans la ruelle qui longeait l'eglise. Regarder les montagnes et les nuages, assise devant sa porte depuis tant d'annees, bavarder mentalement avec son defunt mari lui avait appris a voir les personnes. Son vocabulaire etait limite, elle n'arrivait pas a trouver d'autre mot pour decrire les multiples sensations que les autres lui donnaient, mais c'etait ce qui se passait : elle distinguait les autres, elle connaissait leurs sentiments. Tout avait commence a l'enterrement de son grand et unique amour. Elle etait en proie a une crise de larmes quand un garconnet a cote d'elle - qui vivait maintenant a des centaines de kilometres - lui avait demande pourquoi elle etait triste. Berta n'avait pas voulu perturber l'enfant en lui parlant de la mort et des adieux definitifs. Elle s'etait contentee de dire que son mari etait parti et qu'il ne reviendrait pas de sitot a Bescos. Je pense qu'il vous a raconte des histoires, avait repondu le garconnet. Je viens de le voir cache derriere une tombe, il souriait, il avait une cuillere a soupe a la main. Sa mere l'avait entendu et l'avait reprimande severement. Les enfants n'arretent pas de voir des choses , avait-elle dit pour excuser son fils. Mais Berta avait aussitot seche ses larmes et regarde en direction de la tombe indiquee. Son mari avait la manie de manger sa soupe toujours avec la meme cuillere, manie dont il ne demordait pas malgre l'agacement de Berta. Pourtant, elle n'avait jamais raconte l'histoire a personne, de peur qu'on le prit pour un fou. Elle avait donc compris que l'enfant avait reellement vu son mari : la cuillere a soupe en etait la preuve. Les enfants voyaient certaines choses. Elle avait aussitot decide qu'elle aussi allait apprendre a voir , parce qu'elle voulait bavarder avec lui, l'avoir de retour a ses cotes - meme si c'etait comme un fantome. D'abord, elle se claquemura dans sa maison, ne sortant que rarement, dans l'attente qu'il apparaisse devant elle. Un beau jour, elle eut une sorte de pressentiment : elle devait s'asseoir sur le pas de sa porte et preter attention aux autres. Elle percut que son mari souhaitait la voir mener une vie plus plaisante, participer davantage a ce qui se passait dans le village. Elle installa une chaise devant sa maison et porta son regard vers les montagnes. Rares etaient les passants dans les rues de Bescos. Pourtant, ce meme jour, une femme arriva d'un village voisin et lui dit qu'au marche des camelots vendaient des couverts a bas prix, mais de tres bonne qualite, et elle sortit de son cabas une cuillere pour prouver ses dires. Berta etait persuadee qu'elle ne reverrait plus jamais son mari mais, s'il lui avait demande d'observer le village, elle respecterait ses volontes. Avec le temps, elle commenca a remarquer une presence a sa gauche et elle eut la certitude qu'il etait la pour lui tenir compagnie, la proteger du moindre danger et surtout lui apprendre a voir les choses que les autres ne percevaient pas, par exemple les dessins des nuages porteurs de messages. Elle etait un peu triste lorsque, essayant de le regarder de face, elle sentait sa presence se diluer. Mais tres vite elle remarqua qu'elle pouvait communiquer avec lui en se servant de son intuition et ils se mirent a avoir de longues conversations sur tous les sujets possibles. Trois ans plus tard, elle etait deja capable de voir les sentiments des gens et de recevoir par ailleurs de son mari des conseils pratiques fort utiles : ne pas accepter de transiger sur le montant de son assurance vie, changer de banque avant qu'elle ne fasse faillite, ruinant de nombreux habitants de la region. Un jour - elle avait oublie quand c'etait arrive -, il lui avait dit que Bescos pouvait etre detruit. Sur le moment, Berta imagina un tremblement de terre, de nouvelles montagnes surgissant a l'horizon, mais il l'avait rassuree, un tel evenement ne se produirait pas avant au moins mille ans. C'etait un autre type de destruction qu'il redoutait, sans savoir au juste lequel. En tout cas, elle devait rester vigilante, car c'etait son village, l'endroit qu'il aimait le plus au monde, meme s'il l'avait quitte plus tot qu'il ne l'aurait souhaite. Berta commenca a etre de plus en plus attentive aux personnes, aux formes des nuages, aux chasseurs de passage, et rien ne semblait indiquer que quelqu'un dans l'ombre preparait la destruction d'une bourgade qui n'avait jamais fait de mal a personne. Mais son mari lui demandait instamment de ne pas relacher son attention et elle suivait cette recommandation. Trois jours plus tot, elle avait vu l'etranger arriver en compagnie d'un demon. Et elle avait compris que son attente touchait a sa fin. Aujourd'hui, elle avait remarque que la jeune femme etait encadree par un demon et par un ange. Elle avait aussitot etabli le rapport entre ces deux faits et conclu que quelque chose d'etrange se passait dans son village. Elle sourit pour elle-meme, tourna son regard vers sa gauche et mima un baiser discret. Non, elle n'etait pas une vieille inutile. Elle avait quelque chose de tres important a faire : sauver l'endroit ou elle etait nee, sans savoir encore quelles mesures elle devait prendre. Chantal la laissa plongee dans ses pensees et regagna sa chambre. A en croire les racontars des habitants de Bescos, Berta etait une vieille sorciere. Ils disaient qu'elle avait passe un an enfermee chez elle, a apprendre des arts magiques. Chantal avait un jour demande qui l'avait initiee et des gens avaient insinue que le demon en personne lui apparaissait pendant la nuit ; d'autres affirme qu'elle invoquait un pretre celtique en utilisant des formules que ses parents lui avaient transmises. Mais personne ne s'en souciait : Berta etait inoffensive et elle avait toujours de bonnes histoires a raconter. Tous etaient d'accord avec cette conclusion et pourtant c'etaient toujours les memes histoires. Soudain, Chantal se figea, la main sur la poignee de la porte. Elle avait beau avoir souvent entendu Berta faire le recit de la mort de son mari, c'est seulement en cet instant qu'elle se rendit compte qu'il y avait la une lecon capitale pour elle. Elle se rappela sa recente promenade dans la foret, sa haine sourde - dans tous les sens du terme -, prete a blesser indistinctement tous ceux qui passeraient a sa portee - le village, ses habitants, leur descendance - et elle-meme s'il le fallait. Mais, a vrai dire, la seule cible, c'etait l'etranger. Se concentrer, tirer, reussir a tuer la proie. A cet effet, il fallait preparer un plan. Ce serait une sottise de reveler quelque chose ce soir-la, alors que le controle de la situation lui echappait. Elle decida de remettre a un jour ou deux le recit de sa rencontre avec l'etranger - se reservant meme de ne rien dire. 6 Ce soir-la, quand Chantal encaissa le montant des boissons que l'etranger avait offertes, comme d'habitude, elle remarqua qu'il lui glissait discretement un billet dans la main. Elle le mit dans sa poche, feignant l'indifference, mais elle avait vu que l'homme avait tente, a plusieurs reprises, d'echanger des regards avec elle. Le jeu, a present, semblait inverse : elle controlait la situation, a elle de choisir le champ de bataille et l'heure du combat. C'etait ainsi que se comportaient les bons chasseurs : ils imposaient toujours leurs conditions pour que le gibier vienne a eux. Elle attendit d'etre de retour a sa chambre - cette fois avec la sensation qu'elle allait bien dormir - pour lire le billet : l'etranger lui proposait de la rencontrer a l'endroit ou ils s'etaient connus. Il ajoutait qu'il preferait une conversation en tete a tete, mais qu'il n'excluait pas de parler devant tout le monde, si elle le souhaitait. Elle comprit la menace implicite. Loin d'en etre effrayee, elle etait contente de l'avoir recue. Cela prouvait qu'il etait en train de perdre le controle, car les hommes et les femmes dangereux ne font jamais cela. Ahab, le grand pacificateur de Bescos, avait coutume de dire : Il existe deux types d'imbeciles : ceux qui renoncent a faire une chose parce qu'ils ont recu une menace, et ceux qui croient qu'ils vont faire quelque chose parce qu'ils menacent autrui. Elle dechira le billet en petits morceaux qu'elle jeta dans la cuvette des W C, actionna la chasse d'eau. Puis, apres avoir pris un bain tres chaud, elle se glissa sous les couvertures en souriant. Elle avait reussi exactement ce qu'elle souhaitait : elle allait rencontrer de nouveau l'etranger en tete a tete. Si elle voulait savoir comment le vaincre, il fallait mieux le connaitre. Elle s'endormit presque aussitot - d'un sommeil profond, reparateur, delassant. Elle avait passe une nuit avec le Bien, une nuit avec le Bien et le Mal, et une nuit avec le Mal. Aucun des deux ne l'avait emporte, elle non plus, mais ils etaient toujours bien vivants dans son ame et maintenant ils commencaient a se battre entre eux - pour demontrer qui etait le plus fort. 7 Quand l'etranger arriva au bord de la riviere, il trouva Chantal qui l'attendait sous une pluie battante - les bourrasques avaient recommence. -- Nous n'allons pas parler du temps, dit-elle. Il pleut, rien a ajouter. Je connais un endroit ou nous serons plus a l'aise pour bavarder. Elle se leva et saisit le sac de toile, de forme allongee, qu'elle avait apporte. -- Vous avez un fusil dans ce sac, dit l'etranger. -- Oui. -- Vous voulez me tuer. -- Vous avez devine. Je ne sais pas si je vais reussir, mais j'en ai tres envie. De toute facon, j'ai pris cette arme pour une autre raison : il se peut que je rencontre le loup maudit sur mon chemin et, si je l'extermine, je serai davantage respectee a Bescos. Hier, je l'ai entendu hurler, mais personne n'a voulu me croire. -- Un loup maudit ? Elle se demanda si elle devait ou non se montrer familiere avec cet homme qui, elle ne l'oubliait pas, etait son ennemi. Mais elle se rappela un ouvrage sur les arts martiaux japonais - elle n'aimait pas depenser son argent a acheter des livres, aussi lisait-elle ceux que les clients de l'hotel laissaient en partant, quel que soit leur genre - dans lequel elle avait appris que la meilleure facon d'affaiblir son adversaire consiste a le convaincre que vous etes de son cote. Tout en cheminant, sans souci du vent et de la pluie, elle raconta l'histoire. Deux ans plus tot, un homme de Bescos, le forgeron, pour etre plus precis, etait en train de se promener dans la foret quand il s'etait trouve nez a nez avec un loup et ses petits. Malgre sa peur, l'homme avait saisi une grosse branche et avait fondu sur l'animal. Normalement, le loup aurait du fuir, mais comme il etait avec ses louveteaux, il avait contre-attaque et mordu le forgeron a la jambe. Celui-ci, dote d'une force peu commune vu sa profession, avait reussi a frapper l'animal avec une telle violence qu'il l'avait oblige a reculer, puis a disparaitre a jamais dans les fourres avec ses petits : tout ce qu'on savait de lui, c'etait qu'il avait une tache blanche a l'oreille gauche. -- Pourquoi est-il maudit ? -- Les animaux, meme les plus feroces, n'attaquent en general jamais, sauf dans des circonstances exceptionnelles, comme dans ce cas, quand ils doivent proteger leurs petits. Cependant, si par hasard ils attaquent et goutent du sang humain, ils deviennent dangereux, ils veulent y tater de nouveau, et cessent d'etre des animaux sauvages pour se changer en assassins. A Bescos, tout le monde pense que ce loup, un jour, attaquera encore. C'est mon histoire , se dit l'etranger. Chantal allongeait le pas, elle etait jeune, bien entrainee, et elle voulait voir cet homme s'essouffler, et ainsi avoir un avantage psychologique sur lui, voire l'humilier. Mais, meme soufflant un peu, il restait a sa hauteur et il ne lui demanda pas de ralentir. Ils arriverent a une petite hutte bien camouflee qui servait d'affut pour les chasseurs. Ils s'assirent en se frottant les mains pour les rechauffer. -- Que voulez-vous ? dit-elle. Pourquoi m'avez-vous passe ce billet ? -- Je vais vous proposer une enigme : de tous les jours de notre vie, quel est celui qui n'arrive jamais ? Chantal ne sut que repondre. -- Le lendemain, dit l'etranger. Selon toute apparence, vous ne croyez pas que le lendemain va arriver et vous differez ce que je vous ai demande. Nous arrivons a la fin de la semaine. Si vous ne dites rien, moi je le ferai. Chantal quitta la hutte, s'eloigna un peu, ouvrit son sac de toile et en sortit le fusil. L'etranger fit comme s'il ne voyait rien. -- Vous avez touche au lingot, reprit-il. Si vous deviez ecrire un livre sur cette experience, croyez-vous que la majorite de vos lecteurs, avec toutes les difficultes qu'ils affrontent, les injustices dont ils souffrent, leurs problemes materiels quotidiens, croyez-vous que tous ces gens souhaiteraient vous voir fuir avec le lingot ? -- Je ne sais pas, dit-elle en glissant une cartouche dans un canon du fusil. -- Moi non plus. C'est la reponse que j'attendais. Chantal introduisit la seconde cartouche. -- Vous etes prete a me tuer, ne cherchez pas a me tranquilliser avec cette histoire de loup. En fait, vous repondez ainsi a la question que je me pose : les etres humains sont essentiellement mechants, une simple serveuse vivant dans un petit village est capable de commettre un crime pour de l'argent. Je vais mourir, mais a present je connais la reponse et je meurs content. -- Tenez, dit Chantal en lui tendant le fusil. Personne ne sait que je suis au courant. Tous les renseignements de votre fiche d'hotel sont faux. Vous pouvez partir quand vous voulez et, si j'ai bien compris, vous avez les moyens d'aller n'importe ou dans le monde. Pas besoin d'etre un tireur d'elite : il suffit de pointer le fusil vers moi et d'appuyer sur la detente. Ce fusil est charge a chevrotines, du gros plomb qui sert a tirer le gros gibier et les etres humains. Il provoque d'horribles blessures, mais vous pouvez detourner le regard si vous etes impressionnable. L'homme posa l'index sur la detente et braqua l'arme sur Chantal qui constata, tout etonnee, qu'il la tenait de facon correcte, comme un professionnel. Ils resterent figes un long moment. Elle savait que le coup pouvait partir a l'improviste, il suffisait d'un faux mouvement provoque par un bruit inattendu ou un cri d'animal. Et soudain elle se rendit compte combien son comportement etait pueril : a quoi bon defier quelqu'un pour le simple plaisir de le provoquer, en disant qu'il n'etait pas capable de faire ce qu'il exigeait des autres ? L'etranger semblait petrifie, en position de tir, ses yeux ne cillaient pas, ses mains ne tremblaient pas. Maintenant il etait trop tard - meme si, dans le fond, il etait convaincu que ce ne serait pas une mauvaise chose que d'en finir avec cette demoiselle qui l'avait defie. Chantal ouvrit la bouche pour lui demander de lui pardonner, mais l'etranger abaissa l'arme avant qu'elle ne dise mot. -- C'est comme si je pouvais toucher votre peur, dit-il en lui tendant le fusil. Je sens l'odeur de la sueur qui perle par tous vos pores, malgre la pluie qui la dilue, et j'entends, malgre le bruissement des feuilles agitees par le vent, votre coeur qui cogne dans votre gorge. -- Je vais faire ce que vous m'avez demande, dit Chantal, feignant de ne pas l'avoir entendu car il semblait trop bien la connaitre. Apres tout, vous etes venu a Bescos parce que vous vouliez en savoir davantage sur votre propre nature, si vous etiez bon ou mechant. Pour le moins, je viens de vous montrer une chose : malgre tout ce que j'ai senti ou cesse de sentir tout a l'heure, vous auriez pu appuyer sur la detente et vous ne l'avez pas fait. Vous savez pourquoi ? Parce que vous etes un lache. Vous vous servez des autres pour resoudre vos propres conflits, mais vous etes incapable d'assumer certaines attitudes. -- Un jour, un philosophe allemand a dit : Meme Dieu a un enfer : c'est Son amour de l'humanite. Non, je ne suis pas lache. J'ai deja declenche des mecanismes pires que celui de ce fusil : disons plutot, j'ai fabrique des armes bien meilleures que celle-ci et je les ai disseminees dans le monde. J'ai agi en toute legalite, avec l'aval du gouvernement pour mes transactions et des licences d'exportation en bonne et due forme. Je me suis marie avec la femme que j'aimais, elle m'a donne deux filles adorables, je n'ai jamais detourne un centime de mon entreprise et j'ai toujours su exiger ce qui m'etait du. Contrairement a vous, qui vous jugez persecutee par le destin, j'ai toujours ete un homme capable d'agir, de lutter contre bien des adversites, de perdre certaines batailles, d'en gagner d'autres, mais capable aussi de comprendre que victoires et defaites font partie de la vie de chacun - sauf de celle des laches, comme vous dites, car eux ne gagnent et ne perdent jamais. J'ai beaucoup lu. J'ai frequente l'eglise. J'ai craint Dieu, j'ai respecte Ses commandements. J'etais un industriel tres bien remunere et je dirigeais une entreprise gigantesque. De plus, je recevais des commissions sur les contrats que je decrochais, si bien que j'ai gagne de quoi mettre a l'abri du besoin ma famille et tous mes descendants. Vous savez que la vente d'armes est ce qu'il y a de plus lucratif au monde. Je connaissais l'importance de chaque modele que je vendais et c'est pourquoi je controlais personnellement mes affaires. J'ai decouvert plusieurs cas de corruption, j'ai licencie les coupables, j'ai annule les contrats douteux. Mes armes etaient fabriquees pour la defense de l'ordre, primordiale si l'on veut assurer le progres et la construction du monde. Voila ce que je pensais. L'etranger s'approcha de Chantal, la prit par les epaules pour l'obliger a le regarder dans les yeux, lui faire comprendre qu'il disait la verite. -- Vous pensez peut-etre que les fabricants d'armes sont ce qu'il y a de pire au monde. Vous avez sans doute raison. Mais c'est un fait, depuis l'age des cavernes, l'homme s'en sert - au debut c'etait pour tuer les animaux, ensuite pour conquerir le pouvoir sur les autres. Le monde a pu exister sans agriculture, sans elevage, sans religion, sans musique, mais il n'a jamais existe sans armes. Il ramassa une pierre et la soupesa. -- Regardez : voici la premiere, offerte genereusement par notre Mere Nature a ceux qui avaient besoin de repondre aux attaques des animaux prehistoriques. Une pierre comme celle-ci a sans doute sauve un homme et cet homme, apres des generations et des generations, a permis que nous naissions, vous et moi. S'il n'avait pas eu cette pierre, un Carnivore assassin l'aurait devore et des centaines de millions de personnes ne seraient pas nees. Une rafale de pluie lui fouetta le visage, mais son regard ne devia pas. -- Voyez comment vont les choses : beaucoup de gens critiquent les chasseurs, mais Bescos les accueille a bras ouverts parce qu'ils font marcher le commerce. Les gens en general detestent assister a une corrida, mais cela ne les empeche pas d'acheter de la viande de taureau provenant de l'abattoir en alleguant que celui-ci a eu une mort honorable . De meme, il y a tous ceux qui reprouvent les fabricants d'armes - et pourtant ceux-ci continueront d'exister, parce que tant qu'il y aura une arme, une autre devra s'y opposer, sinon l'equilibre des forces serait dangereusement compromis. -- En quoi cela concerne-t-il mon village ? demanda Chantal. Qu'est-ce que cela a a voir avec la violation des commandements, avec le crime et le vol, avec l'essence de l'etre humain, avec le Bien et le Mal ? Le regard de l'etranger se voila, comme s'il etait soudain en proie a une profonde tristesse. -- Rappelez-vous ce que je vous ai dit au debut : j'ai toujours essaye de traiter mes affaires en accord avec les lois, je me considerais comme ce qu'on appelle un homme de bien . Un jour, au bureau, j'ai recu un coup de telephone : une voix de femme, douce mais sans la moindre emotion, m'annoncait que son groupe terroriste avait enleve ma femme et mes filles. Il voulait comme rancon une grande quantite de ce que je pouvais leur fournir : des armes. La femme m'a demande de garder le secret, m'a dit que rien de facheux n'arriverait a ma famille si je suivais les instructions qu'on me donnerait. La femme a raccroche apres m'avoir dit qu'elle rappellerait une demi-heure plus tard et m'avoir demande d'attendre dans une cabine telephonique proche de la gare. Je m'y suis rendu et la meme voix m'a repete de ne pas me faire de souci, ma femme et mes filles etaient bien traitees et seraient liberees a bref delai, il suffisait que j'envoie par fax un ordre de livraison a une de nos filiales. A vrai dire, il ne s'agissait meme pas d'un vol, mais d'une fausse vente qui pouvait passer completement a l'as, meme dans la compagnie ou je travaillais. Mais, en bon citoyen habitue a obeir aux lois et a se sentir protege par elles, avant d'aller a la cabine, la premiere chose que j'ai faite, c'a ete d'appeler la police. Dans la minute qui a suivi, je n'etais deja plus maitre de mes decisions, je m'etais change en une personne incapable de proteger sa famille, tout un reseau se mettait en batterie pour agir a ma place. Des techniciens s'etaient deja branches sur le cable souterrain de la cabine pour detecter le lieu exact d'ou viendrait l'appel. Des helicopteres s'appretaient a decoller, des voitures de police occupaient des lieux strategiques, des troupes de choc etaient pretes a intervenir. Deux gouvernements, immediatement au courant, se sont contactes et accordes pour interdire toute negociation. Tout ce que je devais faire, c'etait obeir aux ordres des autorites, donner aux ravisseurs les reponses qu'elles me dicteraient, me comporter en tous points comme me le demanderaient les specialistes de la lutte antiterroriste. Avant meme que la journee ne s'acheve, un commando a donne l'assaut au repaire ou etaient detenus les otages et crible de balles les ravisseurs - deux hommes et une jeune femme, apparemment peu experimentes, de simples comparses d'une puissante organisation politique. Mais, avant de mourir, ceux-ci avaient eu le temps d'executer ma femme et mes filles. Si meme Dieu a un enfer, qui est Son amour de l'humanite, tout homme a un enfer a portee de la main et c'est l'amour qu'il voue a sa famille. L'homme fit une pause : il craignait de perdre le controle de sa voix, revelant ainsi une emotion qu'il voulait cacher. Au bout d'un moment, s'etant ressaisi, il enchaina : -- La police, tout comme les ravisseurs, s'est servie d'armes qui sortaient d'une de mes usines. Personne ne sait comment les terroristes se les sont procurees et cela n'a aucune importance ; ce qui compte, c'est qu'ils les ont utilisees pour tuer ma famille. Oui, malgre mes precautions, ma lutte pour que tout soit fait selon les regles de production et de vente les plus rigoureuses, ma femme et mes filles ont ete tuees par quelque chose que j'avais vendu, a un moment donne, sans doute au cours d'un dejeuner d'affaires dans un restaurant de luxe, tout en parlant aussi bien du temps que de la mondialisation. Nouvelle pause. Quand il reprit la parole, il semblait etre un autre homme, qui parlait comme si ce qu'il disait n'avait aucun rapport avec lui : -- Je connais bien l'arme et le projectile qui ont tue ma famille et je sais ou les assassins ont tire : en pleine poitrine. En entrant, la balle ne fait qu'un petit trou, de la taille de votre petit doigt. Mais a peine a-t-elle touche le premier os, elle eclate en quatre fragments qui partent dans des directions differentes, detruisant les organes essentiels : coeur, reins, foie, poumons. Si un fragment touche quelque chose de resistant, une vertebre par exemple, il change de direction, paracheve la destruction interne et, comme les autres, ressort par un orifice grand comme un poing, en faisant gicler dans toute la piece des debris sanguinolents de chair et d'os. Tout cela dure moins d'une seconde, une seconde pour mourir peut paraitre insignifiante, mais le temps ne se mesure pas de cette facon. J'espere que vous comprenez. Chantal acquiesca d'un hochement de tete. -- J'ai quitte mes fonctions a la fin de cette annee-la. J'ai erre aux quatre coins du monde, en pleurant seul sur ma douleur, en me demandant comment l'etre humain peut etre capable de tant de mechancete. J'ai perdu la chose la plus importante qu'un homme possede : la foi en son prochain. J'ai ri et pleure a cette ironie de Dieu qui me montrait, d'une facon totalement absurde, que j'etais un instrument du Bien et du Mal. Toute ma compassion s'est evanouie et aujourd'hui mon coeur est sec : vivre ou mourir, aucune importance. Mais avant, au nom de ma femme et de mes filles, il me faut comprendre ce qui s'est passe dans ce repaire de terroristes. Je comprends qu'on puisse tuer par haine ou par amour, mais sans la moindre raison, simplement pour une basse question d'ideologie, comment est-ce possible ? Il se peut que toute cette histoire vous paraisse simpliste - en fin de compte, tous les jours des gens s'entre-tuent pour de l'argent -, mais ce n'est pas mon probleme : je ne pense qu'a ma femme et a mes filles. Je veux savoir ce qui s'est passe dans la tete de ces terroristes. Je veux savoir si, un seul instant, ils auraient pu avoir pitie d'elles et les laisser partir, du moment que leur guerre ne concernait pas ma famille. Je veux savoir s'il existe une fraction de seconde, quand le Bien et le Mal s'affrontent, ou le Bien peut l'emporter. -- Pourquoi Bescos ? Pourquoi mon village ? -- Pourquoi les armes de mon usine, alors qu'il y en a tant d'autres dans le monde, certaines sans aucun controle gouvernemental ? La reponse est simple : par hasard. J'avais besoin d'une petite localite, ou tous se connaissent et s'entendent bien. Au moment ou ils sauront quelle est la recompense, Bien et Mal se heurteront de nouveau et ce qui s'est passe se repetera dans votre village. Les terroristes etaient deja encercles, ils n'avaient aucune chance de s'en sortir. Cependant ils ont tue des innocentes pour accomplir un rituel inutile et aberrant. Votre village m'offre une chose que je n'avais pas eue : la possibilite d'un choix. Ses habitants sont en proie a la soif de l'argent, il leur est permis de croire qu'ils ont pour mission de proteger et de sauver Bescos - et en tout cas, de surcroit, ils ont la capacite de decider s'ils vont executer l'otage. Une seule chose m'interesse : je veux savoir si d'autres individus pourraient agir d'une facon differente de celle de ces pauvres desperados sanguinaires. Comme je vous l'ai dit lors de notre premiere rencontre, un homme est l'histoire de toute l'humanite. Si la compassion existe, je comprendrai que le destin a ete cruel a mon egard, mais que parfois il peut etre misericordieux a l'egard des autres. Cela ne changera en rien ce que je ressens, cela ne fera pas revenir ma famille, mais au moins cela va repousser le demon qui m'accompagne et me prive de toute esperance. -- Et pourquoi voulez-vous savoir si je suis capable de vous voler ? -- Pour la meme raison. Peut-etre divisez-vous le monde en crimes graves et crimes anodins : ce serait une erreur. A mon avis, les terroristes eux aussi divisaient le monde de cette facon. Ils croyaient qu'ils tuaient pour une cause, et non pas par plaisir, amour, haine, ou pour de l'argent. Si vous emportez le lingot d'or, vous devrez expliquer votre delit d'abord a vous-meme, puis a moi, et je comprendrai comment les assassins ont justifie entre eux le massacre de mes etres chers. Vous avez du remarquer que, depuis des annees, j'essaie de comprendre ce qui s'est passe. Je ne sais pas si cela m'apportera la paix, mais je ne vois pas d'autre solution. -- Si je volais le lingot, vous ne me reverriez plus jamais. Pour la premiere fois, depuis presque une demi-heure qu'ils conversaient, l'etranger ebaucha un sourire. -- J'ai travaille dans la manufacture d'armes. Cela implique des services secrets. L'homme demanda a Chantal de le ramener a la riviere - il n'etait pas sur de retrouver son chemin seul. La jeune femme reprit le fusil - qu'elle avait emprunte a un ami sous pretexte qu'elle etait tres tendue, peut-etre que chasser un peu me calmera , lui avait-elle dit - et elle le remit dans le sac de toile. Ils n'echangerent aucun mot durant la descente. A l'approche de la riviere, l'homme s'arreta. -- Au revoir, dit-il. Je comprends vos atermoiements, mais je ne peux plus attendre. J'avais compris aussi que, pour lutter contre vous-meme, vous aviez besoin de mieux me connaitre. Maintenant, vous me connaissez. Je suis un homme qui marche sur la terre avec un demon a ses cotes. Pour l'accepter ou le chasser une fois pour toutes, il me faut repondre a quelques questions. 8 La fourchette fit tinter un verre avec insistance. Tous ceux qui se trouvaient dans le bar, bonde ce vendredi soir, se tournerent vers la source de ce bruit inattendu : c'etait Mlle Prym qui demandait le silence. Jamais, a aucun moment de l'histoire du village, une fille qui n'etait qu'une simple serveuse n'avait eu une telle audace. Tout le monde se tut immediatement. Il vaudrait mieux qu'elle ait quelque chose d'important a dire, pensa la patronne de l'hotel. Sinon, je la renvoie tout de suite, malgre la promesse que j'ai faite a sa grand-mere de ne jamais la laisser a l'abandon. -- Ecoutez-moi, dit Chantal. Je vais vous raconter une histoire que tous vous connaissez deja, sauf notre visiteur, ici present. Ensuite je vous raconterai une histoire qu'aucun de vous ne connait, sauf notre visiteur. Quand j'aurai termine ces deux histoires, alors il vous appartiendra de juger si j'ai eu tort d'interrompre cette soiree de detente meritee, apres une dure semaine de travail. Quel culot ! se dit le cure. Elle ne sait rien que nous, nous ne sachions. Elle a beau etre une pauvre orpheline, une fille sans avenir, ca va etre difficile de convaincre la patronne de l'hotel de la garder a son service. Mais enfin, il faut la comprendre, nous commettons tous nos petits peches, s'ensuivent deux ou trois jours de remords et puis tout est pardonne. Je ne connais personne dans ce village qui puisse occuper cet emploi. Il faut etre jeune et il n'y a plus de jeunes a Bescos. -- Bescos a trois rues, une petite place avec un calvaire, un certain nombre de maisons en ruine, une eglise et le cimetiere a cote, commenca Chantal. -- Un instant, intervint l'etranger. Il retira un petit magnetophone de sa poche, le mit en marche et le posa sur sa table. -- Tout ce qui concerne l'histoire de Bescos m'interesse. Je ne veux pas perdre un mot de ce que vous allez dire. J'espere ne pas vous deranger si je vous enregistre. Peu importait a Chantal d'etre enregistree, il n'y avait pas de temps a perdre, depuis des heures elle luttait contre ses craintes, mais finalement elle avait trouve le courage d'attaquer, et rien ne l'arreterait. -- Bescos a trois rues, une petite place avec un calvaire, un certain nombre de maisons en ruine, d'autres bien conservees, un hotel, une boite aux lettres, une eglise et un petit cimetiere a cote. Au moins, cette fois, elle avait donne une description plus complete, elle se sentait plus sure d'elle. -- Comme nous le savons tous, c'etait un repaire de brigands jusqu'au jour ou notre grand legislateur, Ahab, que saint Savin avait converti, a reussi a le changer en ce village qui aujourd'hui n'abrite que des hommes et des femmes de bonne volonte. Ce que notre visiteur ne sait pas et que je vais rappeler maintenant, c'est comment Ahab a procede pour mener a bien son projet. A aucun moment il n'a essaye de convaincre qui que ce soit, vu qu'il connaissait la nature des hommes : ils allaient confondre honnetete et faiblesse et, partant, son pouvoir serait remis en question. Il a fait venir des charpentiers d'un village voisin, leur a donne une epure de ce qu'il voulait qu'ils construisent a l'endroit ou se dresse aujourd'hui le calvaire. Jour et nuit, pendant dix jours, les habitants du village ont entendu scier, marteler, perforer, ils ont vu les artisans faconner des pieces de bois, chantourner des tenons et des mortaises. Au bout de dix jours, toutes les pieces ont ete ajustees pour former un enorme assemblage monte au milieu de la place, dissimule sous une bache. Ahab a invite tous les habitants de Bescos a assister a l'inauguration de l'ouvrage. D'un geste solennel, sans aucun discours, il a devoile le monument : c'etait une potence, prete a fonctionner, avec une corde et une trappe. Enduite de cire d'abeille pour qu'elle resiste longtemps aux intemperies. Profitant de la presence de toute la population, Ahab a lu les textes de lois qui protegeaient les agriculteurs, encourageaient l'elevage de bovins, recompensaient ceux qui ouvriraient de nouveaux commerces a Bescos, et il a ajoute que, dorenavant, chacun devrait trouver un travail honnete ou quitter le village. Il s'est contente de cette declaration, il n'a pas dit un mot au sujet du monument qu'il venait d'inaugurer. Ahab etait un homme qui ne croyait pas au pouvoir des menaces. La ceremonie terminee, des gens se sont attardes sur la place pour discuter : la plupart etaient d'avis qu'Ahab avait ete leurre par le saint, qu'il n'avait plus sa vaillance de naguere, bref, qu'il fallait le tuer. Les jours suivants, des conjures ont elabore plusieurs plans pour y parvenir. Mais tous etaient obliges de contempler la potence au milieu de la place et ils se demandaient : Qu'est-ce qu'elle fait la ? A-t-elle ete montee pour executer ceux qui n'acceptent pas les nouvelles lois ? Qui est ou n'est pas du cote d'Ahab ? Y a-t-il des espions parmi nous ? La potence regardait les hommes et les hommes regardaient la potence. Peu a peu, la bravoure initiale des rebelles a fait place a la peur. Tous connaissaient la renommee d'Ahab, ils savaient qu'il etait implacable quand il s'agissait d'imposer ses decisions. Certains ont quitte le village, d'autres ont decide d'experimenter les nouvelles taches qui leur avaient ete suggerees, simplement parce qu'ils ne savaient pas ou aller ou bien a cause de l'ombre de cet instrument de mort dresse sur la place. Au fil des ans, la paix s'est installee durablement a Bescos, la bourgade est devenue un grand centre commercial de la frontiere, elle a commence a exporter une laine de premier choix et du ble d'excellente qualite. La potence est restee la pendant dix ans. Le bois resistait bien, mais il a fallu changer la corde plusieurs fois. Elle n'a jamais servi. Jamais Ahab n'en a fait mention. Il a suffi de son image pour transformer la temerite en peur, la confiance en soupcon, les histoires de bravache en murmures d'acceptation. Au bout de dix ans, assure que la loi prevalait a Bescos, Ahab a donne l'ordre de la detruire et d'utiliser son bois pour elever une croix a sa place. Chantal fit une pause. Seul l'etranger osa rompre le silence en battant des mains. -- Une belle histoire, dit-il. Ahab connaissait reellement la nature humaine : ce n'est pas la volonte d'obeir aux lois qui fait que tous se comportent comme l'exige la societe, mais la peur du chatiment. Chacun de nous porte en soi cette potence. -- Aujourd'hui, puisque l'etranger me l'a demande, j'arrache cette croix et je plante une autre potence sur la place, enchaina Chantal. -- Carlos, dit quelqu'un. Il s'appelle Carlos et ce serait plus poli de le designer par son nom que de dire l'etranger . -- Je ne sais pas son nom. Tous les renseignements portes sur sa fiche d'hotel sont faux. Il n'a jamais rien paye avec sa carte de credit. Nous ne savons pas d'ou il vient ni ou il va. Meme le coup de telephone a l'aeroport est peut-etre une feinte. Tous se tournerent vers l'homme, qui gardait les yeux fixes sur Chantal. Celle-ci reprit : -- Pourtant, quand il disait la verite, vous ne l'avez pas cru. Il a reellement dirige une manufacture d'armes, il a vecu des tas d'aventures, il a ete plusieurs personnes differentes, du pere affectueux au negociateur impitoyable. Vous qui habitez ici, vous ne pouvez pas comprendre que la vie est beaucoup plus complexe que vous ne le pensez. Il vaudrait mieux que cette petite dise tout de suite ou elle veut en venir , songea la patronne de l'hotel. Et, comme si elle l'avait entendue, Chantal enchaina : -- Il y a quatre jours, il m'a montre dix lingots d'or. De quoi garantir le futur de tous les habitants de Bescos pour les trente annees a venir, executer d'importantes renovations dans le village, amenager une aire de jeux pour les enfants, dans l'espoir de les voir de nouveau egayer notre village. Ensuite, il les a caches dans la foret, je ne sais pas ou. Tous les regards des clients convergerent de nouveau vers l'etranger qui, d'un signe de tete, confirma le recit de Chantal. Elle poursuivit : -- Cet or appartiendra a Bescos si, dans les trois jours qui viennent, quelqu'un d'ici est assassine. Si personne ne meurt, l'etranger partira en remportant son tresor. Voila, j'ai dit tout ce que j'avais a dire, j'ai remis la potence sur la place. Mais cette fois elle n'est pas la pour eviter un crime, elle attend maintenant qu'on y pende un innocent et le sacrifice de cet innocent assurera la prosperite de Bescos. A l'appel muet des clients, l'etranger repondit par un nouveau signe de tete approbateur. -- Cette jeune femme sait raconter une histoire, dit-il en remettant le magnetophone dans sa poche apres l'avoir eteint. Chantal se remit a son travail, elle devait maintenant terminer son service. Le temps semblait s'etre arrete a Bescos, personne ne parlait, le silence etait a peine trouble par le tintement des verres, le clapotis de l'eau qui coulait dans l'evier, le bruissement lointain du vent. Soudain, le maire s'ecria : -- Nous allons appeler la police. -- Excellente idee ! dit l'etranger. N'oubliez pas que j'ai tout enregistre. Moi, je me suis contente de dire : Cette jeune femme sait raconter une histoire. -- Monsieur, je vous demande de monter a votre chambre, de faire vos bagages et de quitter immediatement le village, ordonna la patronne de l'hotel. -- J'ai paye une semaine, je vais rester une semaine. Inutile d'appeler la police. -- Avez-vous pense que c'est vous qu'on peut assassiner ? -- Bien sur. Et cela n'a aucune importance a mes yeux. Toutefois, si cela arrivait, vous tous commettriez un crime et vous ne toucheriez jamais la recompense promise. Un a un, tous les clients quitterent le bar, les plus jeunes d'abord. Chantal et l'etranger se retrouverent seuls. Elle prit son sac, enfila sa veste, se dirigea vers la porte. Avant de franchir le seuil, elle se retourna : -- Vous etes un homme qui a souffert et qui reclame vengeance, dit-elle. Votre coeur est mort, votre ame erre dans les tenebres. Le demon qui vous accompagne a le sourire, parce que vous etes entre dans le jeu qu'il a regle. -- Merci d'avoir fait ce que je vous ai demande. Et d'avoir raconte cette interessante et veridique histoire de la potence. -- Dans la foret, vous m'avez dit que vous vouliez repondre a certaines questions, mais vous avez elabore votre plan de telle facon que seule la mechancete est recompensee. Si personne n'est assassine, le Bien ne remportera que des louanges. Comme vous le savez, les louanges ne nourrissent pas les affames et ne raniment pas des cites decadentes. En fait, vous ne voulez pas trouver la reponse a une question, mais voir confirmer une chose a laquelle vous voulez croire : tout le monde est mechant. Le regard de l'etranger changea et Chantal s'en apercut. -- Si tout le monde est mechant, enchaina-t-elle, la tragedie par laquelle vous etes passe se justifie. Il est plus facile d'accepter la perte de votre femme et de vos filles. Mais s'il existe des etres bons, alors votre vie sera insupportable, quoique vous disiez le contraire. Car le destin vous a tendu un piege et vous savez que vous ne meritiez pas ce qu'il vous a reserve. Ce n'est pas la lumiere que vous voulez retrouver, c'est la certitude que rien n'existe au-dela des tenebres. -- Ou voulez-vous en venir ? dit-il d'une voix un peu tremblante mais controlee. -- A un pari plus juste. Si, d'ici trois jours, personne n'est assassine, vous remettrez au village les dix lingots. En recompense de l'integrite de ses habitants. L'etranger sourit. -- Et je recevrai mon lingot, pour prix de ma participation a ce jeu sordide. -- Je ne suis pas stupide. Si j'acceptais cette proposition, la premiere chose que vous feriez serait d'aller le raconter a tout le monde. -- C'est un risque. Mais je ne le ferai pas : je le jure sur la tete de ma grand-mere et sur mon salut eternel. -- Cela ne suffit pas. Personne ne sait si Dieu entend les serments ni s'il existe un salut eternel. -- Vous saurez que je ne l'ai pas fait, car j'ai plante une nouvelle potence au milieu du village. Il sera facile de deceler la moindre tricherie. En outre, meme si demain a la premiere heure je sors pour repandre dans le village ce que nous venons de dire, personne ne me croira. Ce serait comme si quelqu'un debarquait a Bescos avec ce tresor en disant : Regardez, cet or est a vous, que vous fassiez ou non ce que veut l'etranger. Ces hommes et ces femmes sont habitues a travailler dur, a gagner a la sueur de leur front le moindre centime, et ils n'admettraient jamais qu'un pactole leur tombe du ciel. L'etranger alluma une cigarette, but le reste de son verre, puis se leva de sa chaise. Chantal attendait la reponse, debout sur le seuil de la porte ouverte, frissonnant de froid. -- N'essayez pas de me berner, dit-il. Je suis un homme habitue a me mesurer aux etres humains, tout comme votre Ahab. -- Je n'en doute pas. J'ai donc votre accord. Une fois de plus ce soir-la, il se contenta d'acquiescer d'un signe de tete. -- Mais permettez-moi d'ajouter ceci : vous croyez encore que l'homme peut etre bon. Sinon, vous n'auriez pas eu besoin de machiner cette provocation stupide pour vous convaincre vous-meme. Chantal referma la porte derriere elle et s'engagea dans la rue, completement deserte, qui menait chez elle. Soudain, elle eclata en sanglots : malgre ses reticences, elle avait fini par se laisser entrainer elle aussi dans le jeu. Elle avait parie que les hommes etaient bons, en depit de toute la mechancete du monde. Jamais elle ne raconterait a quiconque son dernier entretien avec l'etranger, car maintenant elle aussi avait besoin de connaitre le resultat. Son instinct lui disait que, derriere les rideaux des maisons plongees dans l'obscurite, tous les yeux de Bescos la suivaient. Mais peu lui importait : il faisait trop sombre pour qu'ils puissent voir les larmes qui ruisselaient sur son visage. 9 L'homme rouvrit la fenetre de sa chambre pour permettre a l'air froid de la nuit d'imposer silence a son demon quelques instants. Mais rien ne pouvait calmer ce demon, plus agite que jamais, a cause de ce que la jeune femme venait de dire. Pour la premiere fois en plusieurs annees, l'homme le voyait faiblir et, a plusieurs reprises, il remarqua qu'il s'eloignait, pour revenir aussitot, ni plus fort, ni plus faible, comme a l'accoutumee. Il logeait dans l'hemisphere droit de son cerveau, a l'endroit precis qui gouverne la logique et le raisonnement, mais il ne s'etait jamais laisse voir physiquement, c'est pourquoi l'homme etait oblige d'imaginer son apparence. Il avait essaye de s'en donner toutes les representations possibles, depuis le diable conventionnel avec queue, barbiche et cornes jusqu'a la petite fille blonde aux cheveux boucles. Il avait fini par choisir l'image d'une jeune fille de vingt ans environ, vetue d'un pantalon noir, d'un chemisier bleu et d'un beret vert bien ajuste sur ses cheveux noirs. Il avait entendu sa voix pour la premiere fois sur une ile ou il etait alle chercher l'oubli apres s'etre demis de ses fonctions. Il etait sur la plage, a remacher sa souffrance, tout en essayant desesperement de se convaincre que cette douleur aurait une fin, lorsqu'il vit le plus beau coucher de soleil de sa vie. Au meme moment, le desespoir le reprit, plus fort que jamais, l'immergea au plus profond de son ame - ah ! comme il aurait voulu que sa femme et ses filles puissent contempler ce spectacle ! Il fondit en larmes, persuade que plus jamais il ne remonterait du fond de ce puits. A cet instant, une voix sympathique, cordiale, lui dit qu'il n'etait pas seul, que tout ce qui lui etait arrive avait un sens - et ce sens c'etait, justement, de montrer que le destin de chacun est trace d'avance. La tragedie surgit toujours et rien de ce que nous faisons ne peut changer une ligne du mal qui nous attend. Le Bien n'existe pas : la vertu est seulement une des faces de la terreur, avait dit la voix. Quand l'homme comprend cela, il se rend compte que ce monde est tout au plus une plaisanterie de Dieu. Aussitot, la voix, s'etant affirmee seule capable de connaitre ce qui arrive sur la Terre, commenca a lui montrer les gens qui se trouvaient sur la plage. L'excellent pere de famille en train de demonter la tente et d'aider ses enfants a mettre des lainages, qui aurait aime coucher avec sa secretaire, mais qui etait terrorise d'avance par la reaction de sa femme. La femme qui aurait souhaite travailler et avoir son independance, mais qui etait terrorisee par un epoux tyrannique. Les enfants, auraient-ils ete aussi gentils et bien eleves sans la terreur des punitions ? La jeune fille qui lisait un livre, seule sous un parasol, prenant un air blase, alors que dans le fond elle etait terrifiee a l'idee de rester vieille fille. Terrorise, aussi, le jeune homme qui s'astreignait a un entrainement intensif pour repondre a l'attente de ses parents. Le garcon qui servait des cocktails tropicaux a des clients riches, souriant malgre sa terreur d'etre congedie. La jeune fille, terrorisee par les critiques de ses voisins, qui avait renonce a son reve d'etre danseuse et suivait des cours de droit. Le vieillard qui disait se sentir en pleine forme depuis qu'il ne buvait plus et ne fumait plus, alors que la terreur de la mort sifflait comme le vent a ses oreilles. Le couple qui gambadait dans les eclaboussures des vagues et dont les rires deguisaient leur terreur de devenir vieux, invalides, ininteressants. L'homme bronze qui passait et repassait avec son hors-bord le long de la plage en souriant et en agitant la main, interieurement terrifie a l'idee que ses placements en Bourse pouvaient s'effondrer a tout moment. Le proprietaire de l'hotel qui observait de son bureau cette scene paradisiaque, soucieux du confort et du bonheur de ses clients, administrateur sourcilleux, mais mine par la terreur que les agents du fisc ne decouvrent des irregularites dans sa comptabilite. En cette fin d'apres-midi a couper le souffle, tous sur cette plage merveilleuse etaient en proie a la terreur. Terreur de se retrouver seul, terreur de l'obscurite qui peuplait de demons l'imagination, terreur de faire quelque chose de prohibe par le code des usages, terreur du jugement de Dieu, terreur des commentaires d'autrui, terreur d'une justice inflexible a la moindre faute, terreur de risquer et de perdre, terreur de gagner et d'etre jalouse, terreur d'aimer et d'etre repousse, terreur de demander une augmentation, d'accepter une invitation, de se lancer dans l'inconnu, de ne pas reussir a parler une langue etrangere, de ne pas etre capable d'impressionner les autres, de vieillir, de mourir, d'etre remarque pour ses defauts, de ne pas etre remarque pour ses qualites, de n'etre remarque ni pour ses defauts ni pour ses qualites. Terreur, terreur, terreur. La vie etait le regime de la terreur, l'ombre de la guillotine. J'espere que vous voila tranquillise, lui avait murmure le demon. Tout un chacun est terrorise, vous n'etes pas le seul. La seule difference, c'est que vous etes deja passe par le plus difficile, ce que vous craigniez le plus est devenu realite. Vous n'avez rien a perdre, alors que ceux qui se trouvent sur cette plage vivent dans l'obsession d'une terreur : certains en sont plus ou moins conscients, d'autres essaient de l'ignorer, mais tous savent que cette terreur omnipresente finira par les submerger. Si incroyable que cela put paraitre, ces propos du demon l'avaient soulage, comme si la souffrance d'autrui avait calme sa douleur personnelle. Depuis lors, la presence du demon etait devenue de plus en plus assidue. Il partageait sa vie et savoir qu'il s'etait totalement empare de son ame ne lui causait ni plaisir ni tristesse. A mesure qu'il se familiarisait avec le demon, il s'efforcait d'en savoir davantage sur l'origine du Mal, mais aucune de ses questions ne recevait de reponse precise : Il est vain d'essayer de decouvrir pourquoi j'existe. Si vous voulez une explication, vous pouvez vous dire que je suis la facon que Dieu a trouvee de Se punir pour avoir decide, dans un moment de distraction, de creer l'Univers. Puisque le demon ne parlait guere de lui-meme, l'homme se mit a chercher toutes les informations relatives a l'enfer. Il decouvrit que, dans la plupart des religions, existait un lieu de chatiment ou allait l'ame immortelle apres avoir commis certains crimes contre la societe (tout semblait etre une question de societe, non d'individu). Selon une croyance, une fois loin du corps, l'esprit franchissait une riviere, affrontait un chien, entrait par une porte qui se refermait derriere lui a jamais. L'usage etant d'ensevelir les cadavres, ce lieu de tourments etait decrit comme un antre obscur situe a l'interieur de la terre, ou brulait un feu perpetuel - les volcans en etaient la preuve - et c'est ainsi que l'imagination humaine avait invente les flammes qui torturaient les pecheurs. L'homme trouva une des plus interessantes descriptions de la damnation dans un livre arabe ou il etait ecrit que, une fois exhalee du corps, l'ame devait cheminer sur un pont effile comme la lame d'un rasoir, avec a sa droite le paradis et a sa gauche une serie de cercles qui conduisaient a l'obscurite interne de la Terre. Avant d'emprunter le pont (le livre ne disait pas ou il conduisait), chacun tenait ses vertus dans la main droite et ses peches dans la gauche - le desequilibre le faisait tomber du cote ou ses actes l'avaient entraine. Le christianisme parlait d'un lieu ou s'entendait une rumeur de gemissements et de grincements de dents. Le judaisme se referait a une caverne interieure ne pouvant recevoir qu'un nombre determine d'ames - un jour l'enfer serait comble et le monde finirait. L'islam evoquait un feu ou nous serions tous consumes, a moins que Dieu ne desire le contraire . Pour les hindous, l'enfer ne serait jamais qu'un lieu de tourments eternels, puisqu'ils croyaient que l'ame se reincarnait au bout d'un certain temps afin de racheter ses peches au meme endroit ou elle les avait commis, c'est-a-dire en ce monde. Toutefois, ils denombraient vingt et un lieux d'expiation, dans un espace qu'ils avaient l'habitude d'appeler les terres inferieures . Les bouddhistes, de leur cote, faisaient des distinctions parmi les differents types de punition que l'ame pouvait subir : huit enfers de feu et huit de glace, sans compter un royaume ou le damne ne sentait ni froid ni chaleur, mais souffrait d'une faim et d'une soif sans fin. Cependant, rien ne pouvait se comparer a la prodigieuse variete d'enfers qu'avaient concue les Chinois. A la difference de ce qui se passait dans les autres religions - qui situaient l'enfer a l'interieur de la Terre -, les ames des pecheurs allaient a une montagne appelee Petite Enceinte de Fer, elle-meme entouree par une autre, la Grande Enceinte. Entre les deux existaient huit grands enfers superposes, chacun d'eux controlant seize petits enfers qui, a leur tour, controlaient dix millions d'enfers sous-jacents. Par ailleurs, les Chinois expliquaient que les demons etaient formes par les ames de ceux qui avaient deja purge leur peine. Du reste, ils etaient les seuls a expliquer de facon convaincante l'origine des demons : ils etaient mechants parce qu'ils avaient souffert de la mechancete dans leur propre chair et qu'ils voulaient maintenant l'inoculer aux autres, selon un cycle de vengeance eternel. C'est peut-etre mon cas , se dit l'etranger, en se rappelant les paroles de Mlle Prym. Le demon aussi les avait entendues et il sentait qu'il avait perdu un peu de terrain difficilement conquis. La seule facon pour lui de se ressaisir, c'etait de balayer le moindre doute dans l'esprit de l'etranger. Bien sur, vous avez doute un instant, dit le demon. Mais la terreur persiste. J'ai bien aime l'histoire de la potence, elle est significative : les hommes sont vertueux parce que la terreur les obnubile, mais leur essence est perverse, tous sont mes descendants. L'etranger tremblait de froid, mais il decida de laisser la fenetre ouverte encore un moment. -- Mon Dieu, je ne meritais pas ce qui m'est arrive. Puisque Vous m'avez frappe, j'ai le droit d'agir de meme avec les autres. Ce n'est que justice. Le demon fremit, mais il se garda de parler - il ne pouvait pas reveler que lui aussi etait terrorise. L'homme blasphemait contre Dieu et justifiait ses actes - mais c'etait la premiere fois en deux ans que le demon l'entendait s'adresser aux cieux. C'etait mauvais signe. 10 C'est bon signe , telle fut la premiere pensee de Chantal, reveillee par le klaxon de la fourgonnette du boulanger. Signe que la vie a Bescos continuait, uniforme, avec son pain quotidien, les gens allaient sortir, ils auraient tout le samedi et le dimanche pour commenter la proposition insensee qui leur avait ete faite, et le lundi ils assisteraient - avec un certain remords - au depart de l'etranger. Alors, le soir meme, elle leur parlerait du pari qu'elle avait fait en leur annoncant qu'ils avaient gagne la bataille et qu'ils etaient riches. Jamais elle ne parviendrait a se changer en sainte, comme saint Savin, mais toutes les generations a venir l'evoqueraient comme la femme qui avait sauve le village de la seconde visite du Mal. Peut-etre inventeraient-elles des legendes a son sujet et, pourquoi pas ? les futurs habitants de la bourgade la decriraient sous les traits d'une femme tres belle, la seule qui n'avait jamais abandonne Bescos quand elle etait jeune parce qu'elle savait qu'elle avait une mission a accomplir. Des dames pieuses allumeraient des bougies en son honneur, des jeunes hommes soupireraient pour l'heroine qu'ils n'avaient pas pu connaitre. Elle ne put s'empecher d'etre fiere d'elle-meme, mais elle se rappela qu'elle devait tenir sa langue et ne pas mentionner le lingot qui lui appartenait, sinon les gens finiraient par la convaincre de partager son lot si elle voulait etre reconnue comme une sainte. A sa facon, elle aidait l'etranger a sauver son ame et Dieu prendrait cela en consideration quand elle aurait a rendre compte de ses actes. Le destin de cet homme, toutefois, lui importait peu : pour l'instant, elle n'avait qu'une chose a faire, esperer que les deux jours a venir passent le plus vite possible, sans qu'elle se laisse aller a reveler le secret qui l'etouffait. Les habitants de Bescos n'etaient ni meilleurs ni pires que ceux des localites voisines, mais, certainement, ils etaient incapables de commettre un crime pour de l'argent, oui, elle en etait sure. Maintenant que l'histoire etait de notoriete publique, nul ne pouvait prendre une initiative isolee : d'abord parce que la recompense serait divisee en parts egales et elle ne connaissait personne qui put prendre le risque d'essayer de s'approprier le profit des autres ; ensuite parce que, au cas ou ils envisageraient de faire ce qu'elle jugeait impensable, ils devraient compter sur une complicite generale sans faille - a l'exception, peut-etre, de la victime choisie. Si une seule personne s'exprimait contre le projet - et, a defaut d'une autre, elle serait cette personne -, les hommes et les femmes de Bescos risqueraient tous d'etre denonces et arretes. Mieux vaut etre pauvre et honore que riche en prison. Tout en descendant son escalier, Chantal se rappela que la simple election du maire d'un petit village comme Bescos, avec ses trois rues et sa placette, suscitait deja des discussions enflammees et des divisions internes. Lorsqu'on avait voulu faire un parc pour enfants, de telles dissensions avaient surgi que le chantier n'avait jamais ete ouvert - les uns rappelant qu'il n'y avait plus d'enfants a Bescos, les autres soutenant bien haut qu'un parc les ferait revenir, a partir du moment ou leurs parents, en sejour de vacances, remarqueraient les progres realises. A Bescos, on debattait tout : la qualite du pain, les reglements de la chasse, l'existence ou non du loup maudit, le bizarre comportement de Berta et, sans doute, les rendez-vous secrets de la demoiselle Prym avec certains clients de l'hotel, encore que jamais personne n'eut ose aborder le sujet devant elle. Chantal se dirigea vers la fourgonnette avec l'air de celle qui, pour la premiere fois de sa vie, joue le role principal dans l'histoire du village. Jusqu'a present, elle avait ete l'orpheline desemparee, la fille qui n'avait pas reussi a se marier, la pauvre serveuse, la malheureuse en quete de compagnie. Mais ils ne perdaient rien pour attendre : encore deux jours et tous viendraient lui baiser les pieds, la remercier pour l'abondance et la prodigalite, peut-etre la solliciter pour qu'elle accepte de se presenter aux prochaines elections municipales (et pourquoi ne pas rester encore quelque temps a Bescos afin de jouir de cette gloire fraichement conquise ?). Pres de la fourgonnette s'etait forme un groupe de clients silencieux. Tous se tournerent vers Chantal, mais aucun ne lui adressa la parole. -- Qu'est-ce qui se passe ce matin ? demanda le commis boulanger. Quelqu'un est mort ? -- Non, repondit le forgeron. (Que faisait-il la de si bonne heure ?) Quelqu'un est malade et nous sommes inquiets. Chantal ne comprenait pas ce qui se passait. -- Depechez-vous d'acheter votre pain, lanca une voix. Ce garcon n'a pas de temps a perdre. D'un geste machinal, elle tendit une piece et prit son pain. Le commis lui rendit la monnaie, haussa les epaules comme si lui aussi renoncait a comprendre ce qui arrivait, se remit au volant et demarra. -- Maintenant c'est moi qui demande : qu'est-ce qui se passe dans ce village ? dit-elle, prise de peur, si bien qu'elle haussa le ton plus que la bienseance ne le permettait. -- Vous le savez bien, dit le forgeron. Vous voulez que nous commettions un crime en echange d'une grosse somme. -- Je ne veux rien ! J'ai fait seulement ce que cet homme m'a demande ! Vous etes tous devenus fous ? -- C'est vous qui etes folle. Jamais vous n'auriez du servir de messagere a ce detraque ! Qu'est-ce que vous voulez ? Vous avez quelque chose a gagner avec cette histoire ? Vous voulez transformer ce village en un enfer, comme dans l'histoire que racontait Ahab ? Avez-vous oublie l'honneur et la dignite ? Chantal frissonna. -- Oui, vous etes devenus fous ! Est-il possible que l'un d'entre vous ait pris au serieux la proposition ? -- Fichez-lui la paix, dit la patronne de l'hotel. Allons plutot prendre le petit dejeuner. Peu a peu le groupe se dispersa. Chantal, une main crispee sur son pain, continuait de frissonner, incapable de faire un pas. Tous ces gens qui passaient leur temps a discuter entre eux etaient pour la premiere fois d'accord : elle etait la coupable. Non pas l'etranger, ni la proposition, mais elle, Chantal Prym, l'instigatrice du crime. Le monde avait-il perdu la tete ? Elle laissa le pain a sa porte et dirigea ses pas vers la montagne. Elle n'avait pas faim, ni soif, ni aucune envie. Elle avait compris quelque chose de tres important, quelque chose qui la remplissait de peur, d'epouvante, de terreur absolue. Personne n'avait rien dit au commis boulanger. Normalement, un evenement comme celui de la veille aurait ete commente, ne fut-ce que sur le ton de l'indignation ou de la derision, mais le commis, qui propageait les racontars dans tous les villages ou il livrait le pain, etait reparti sans savoir ce qui se passait a Bescos. Certes, ses clients venaient de se retrouver pour la premiere fois ce matin-la et personne n'avait eu le temps d'echanger et de commenter les nouvelles. Pourtant, ils etaient certainement tous au courant des peripeties de la soiree au bar. Donc ils avaient scelle, inconsciemment, une sorte de pacte de silence. Ou bien cela pouvait signifier que chacune de ces personnes, dans son for interieur, considerait l'inconsiderable, imaginait l'inimaginable. Berta appela Chantal. Elle etait deja sur le seuil de sa porte, a surveiller le village - en vain puisque le peril etait deja entre, pire que ce qu'on pouvait imaginer. -- Je n'ai pas envie de bavarder, dit Chantal. Ce matin, je n'arrive pas a penser, a reagir, a dire quelque chose. -- Eh bien, contente-toi de m'ecouter. Assieds-toi. De tous ceux qu'elle avait rencontres depuis son reveil, Berta etait la seule a la traiter gentiment. Chantal se jeta dans ses bras et elles resterent enlacees un moment. Berta reprit la parole : -- Va a la foret, rafraichis-toi les idees. Tu sais que le probleme ne te concerne pas. Eux aussi le savent, mais ils ont besoin d'un coupable. -- C'est l'etranger ! -- Toi et moi savons que c'est lui. Personne d'autre. Tous veulent croire qu'ils ont ete trahis, que tu aurais du raconter toute cette histoire plus tot, que tu n'as pas eu confiance en eux. -- Trahis ? -- Oui. -- Pourquoi veulent-ils croire une chose pareille ? -- Reflechis. Chantal reflechit : parce qu'ils avaient besoin d'un ou d'une coupable. D'une victime. -- Je ne sais pas comment va finir cette histoire, dit Berta. Les habitants de Bescos sont des gens de bien, quoique, toi-meme l'as dit, un peu laches. Pourtant, il serait peut-etre preferable pour toi de passer un certain temps loin d'ici. -- Berta, vous voulez plaisanter ? Personne ne va prendre au serieux la proposition de l'etranger. Personne. Et d'abord, je n'ai pas d'argent, ni d'endroit ou aller. Ce n'etait pas vrai : un lingot d'or l'attendait et elle pouvait l'emporter n'importe ou dans le monde. Mais a aucun prix elle ne voulait y penser. A ce moment-la, comme par une ironie du destin, l'homme passa devant elle, les salua d'un signe de tete et prit le chemin de la montagne comme il le faisait chaque matin. Berta le suivit du regard, tandis que Chantal essayait de verifier si quelqu'un l'avait vu les saluer. Ce serait un pretexte pour dire qu'elle etait sa complice. Dire qu'ils echangeaient des signes codes. -- Il a l'air preoccupe, dit Berta. C'est bizarre. -- Il s'est peut-etre rendu compte que sa petite plaisanterie s'est changee en realite. -- Non, c'est quelque chose qui va plus loin. Je ne sais pas ce que c'est, mais c'est comme si... non, je ne sais pas ce que c'est. Mon mari doit savoir , pensa Berta, agacee par la sensation d'une presence a son cote gauche, mais ce n'etait pas le moment de bavarder avec lui. -- Je me souviens d'Ahab, dit-elle. D'une histoire qu'il racontait. -- Je ne veux plus entendre parler d'Ahab, j'en ai assez de toutes ces histoires ! Je veux seulement que le monde redevienne ce qu'il etait, que Bescos - avec tous ses defauts - ne soit pas detruit par la folie d'un homme ! -- On dirait que tu aimes ce village plus qu'on ne le croit. Chantal tremblait. Berta se contenta de la reprendre dans ses bras, la tete posee contre son epaule, comme si c'etait la fille qu'elle n'avait jamais eue. -- Ecoute-moi. C'est une histoire au sujet du ciel et de l'enfer, que les parents autrefois transmettaient a leurs enfants mais qui aujourd'hui est tombee dans l'oubli. Un homme, son cheval et son chien cheminaient sur une route. Surpris par un orage, ils s'abriterent sous un arbre gigantesque, mais un eclair frappa celui-ci et ils moururent foudroyes. Or l'homme ne percut pas qu'il avait quitte ce monde et il reprit la route avec ses deux compagnons : il arrive que les morts mettent du temps a se rendre compte de leur nouvelle condition... Berta pensa a son mari, qui insistait pour qu'elle incite la jeune femme a partir, car il avait quelque chose d'important a lui dire. Peut-etre le moment etait-il venu de lui expliquer qu'il etait mort et qu'il ne devait pas interrompre l'histoire qu'elle racontait. -- L'homme, le cheval et le chien avancaient peniblement au flanc d'une colline, sous un soleil de plomb, ils etaient en nage et mouraient de soif. A un detour du chemin, ils apercurent un portail magnifique, tout en marbre, qui donnait acces a une place pavee de blocs d'or, avec une fontaine au milieu d'ou jaillissait une eau cristalline. L'homme s'adressa au garde poste devant l'entree : -- Bonjour. -- Bonjour, repondit le garde. -- Dites-moi, quel est ce bel endroit ? -- C'est le ciel. -- Quelle chance nous avons d'etre arrives au ciel ! Nous mourons de soif. -- Monsieur, vous pouvez entrer et boire de l'eau a volonte, dit le garde en montrant la fontaine. -- Mon cheval et mon chien aussi ont soif. -- Je regrette, mais l'entree est interdite aux animaux. L'homme avait grand-soif mais il ne boirait pas seul. Cachant son desappointement, il salua le garde et poursuivit son chemin avec ses compagnons. Apres avoir beaucoup marche dans la montee de la colline, a bout de forces, ils arriverent a un endroit ou un portillon delabre s'ouvrait sur un chemin de terre borde d'arbres. A l'ombre d'un de ces arbres, un homme etait couche, son chapeau sur le visage. -- Bonjour, dit le voyageur. L'homme n'etait qu'assoupi et il repondit par un signe de tete. -- Nous mourons de soif, moi, mon cheval et mon chien. -- Vous voyez ces rochers, il y a une source au milieu, vous pouvez y boire a volonte. Lorsqu'il se fut desaltere, avec son cheval et son chien, le voyageur s'empressa de remercier l'homme. -- Revenez quand vous voulez, dit celui-ci. -- Mais dites-moi, comment s'appelle ce lieu ? -- Ciel. -- Ciel ? Mais le garde du portail de marbre m'a dit que le ciel, c'etait la-bas ! -- Non, la-bas ce n'est pas le ciel, c'est l'enfer. -- Je ne comprends pas. Comment peut-on usurper le nom du ciel ! Cela doit provoquer une confusion dans les esprits et vous faire du tort ? -- Pas du tout. A vrai dire, c'est nous rendre un grand service : la-bas restent tous ceux qui sont capables d'abandonner leurs meilleurs amis... Berta caressa la tete de la jeune femme et elle sentit que la le Bien et le Mal se livraient un combat sans treve. -- Va dans la foret et demande a la nature de t'indiquer la ville ou tu devrais aller. Car j'ai le pressentiment que tu es prete a quitter tes amis et notre petit paradis enclave dans les montagnes. -- Vous vous trompez, Berta. Vous appartenez a une autre generation. Le sang des criminels qui jadis peuplaient Bescos etait plus epais dans leurs veines que dans les miennes. Les hommes et les femmes d'ici ont de la dignite. S'ils n'en ont pas, ils se mefient les uns des autres. Sinon, ils ont peur. -- D'accord, je me trompe. N'empeche, fais ce que je te dis, va ecouter la nature. Chantal partie, Berta se tourna vers le fantome de son mari pour le prier de rester tranquille - elle savait ce qu'elle faisait, elle avait acquis de l'experience avec l'age, il ne fallait pas l'interrompre quand elle essayait de donner un conseil a une jeune personne. Elle avait appris a s'occuper d'elle-meme et maintenant elle veillait sur le village. Le mari lui demanda d'etre prudente. De ne pas donner tous ces conseils a Chantal, vu que personne ne savait a quoi cette histoire allait mener. Berta trouva bizarre cette remarque, car elle etait persuadee que les morts savaient tout - c'etait bien lui, n'est-ce pas, qui l'avait avertie du peril qui menacait le village ? Il se faisait vieux, sans doute, avec de nouvelles manies en plus de celle de toujours manger sa soupe avec la meme cuillere. Le mari lui retorqua que c'etait elle la vieille, elle oubliait que les morts gardent toujours le meme age. Et que, meme s'ils savaient certaines choses que les vivants ne connaissaient pas, il leur fallait un certain temps pour etre admis dans le sejour des anges superieurs. Lui etait encore un mort de fraiche date (cela faisait moins de quinze ans), il avait encore beaucoup a apprendre, tout en sachant qu'il pouvait deja donner d'utiles conseils. Berta lui demanda si le sejour des anges superieurs etait agreable et confortable. Son mari repondit qu'il y etait a l'aise, bien sur ; au lieu de poser ce genre de question futile, elle ferait mieux de consacrer son energie au salut de Bescos. Pour sa part, sauver Bescos ne l'interessait pas specialement - de fait, il etait mort, personne n'avait encore aborde avec lui la question de la reincarnation, il avait simplement entendu dire qu'elle etait possible, auquel cas il souhaitait renaitre dans un lieu qu'il ne connaissait pas. Son voeu le plus cher etait que sa femme vive dans le calme et le confort le reste de ses jours en ce monde. Alors, ne viens pas fourrer ton nez dans cette histoire , pensa Berta. Le mari n'accepta pas ce conseil. Il voulait, coute que coute, qu'elle fasse quelque chose. Si le Mal l'emportait, fut-ce dans une petite bourgade oubliee, il pouvait contaminer la vallee, la region, le pays, le continent, les oceans, le monde entier. 11 Non seulement Bescos ne comptait que deux cent quatre-vingt-un habitants, Chantal etant la benjamine et Berta la doyenne, mais seules six personnes pouvaient pretendre y jouer un role important : la patronne de l'hotel, responsable du bien-etre des touristes ; le cure, en charge des ames ; le maire, garant du respect des lois ; la femme du maire, qui repondait pour son mari et ses decisions ; le forgeron, qui avait ete mordu par le loup maudit et avait reussi a survivre ; le proprietaire de la plupart des terres a l'entour du village. D'ailleurs, c'etait ce dernier qui s'etait oppose a la construction du parc pour enfants, persuade que - a long terme - Bescos prendrait un grand essor, car c'etait un lieu ideal pour la construction de residences de luxe. Tous les autres habitants du village ne se souciaient guere de ce qui arrivait ou cessait d'arriver dans la commune, parce qu'ils avaient des brebis, du ble, de quoi nourrir leurs familles. Ils frequentaient le bar de l'hotel, allaient a la messe, obeissaient aux lois, beneficiaient des services de quelques artisans et, parfois, pouvaient acheter un lopin de terre. Le proprietaire terrien ne frequentait jamais le bar. C'est l'une de ses employees, qui s'y trouvait la veille au soir, qui lui avait rapporte l'histoire de cet etranger loge a l'hotel. Il s'agissait d'un homme riche, et elle aurait ete prete a se laisser seduire, a avoir un enfant de lui pour l'obliger a lui donner une partie de sa fortune. Le proprietaire terrien, inquiet pour l'avenir et craignant que les propos de Mlle Prym se repandent en dehors du village, eloignant les chasseurs et les touristes, avait aussitot convoque les personnalites de Bescos. Au moment meme ou Chantal se dirigeait vers la foret, ou l'etranger se perdait dans une de ses promenades mysterieuses, ou Berta bavardait, les notables se reunirent dans la sacristie de la petite eglise. Le proprietaire prit la parole : -- La seule chose a faire, c'est d'appeler la police. Il est clair que cet or n'existe pas. A mon avis, cet homme tente de seduire mon employee. -- Vous ne savez pas ce que vous dites, parce que vous n'etiez pas la, repliqua le maire. L'or existe, la demoiselle Prym ne risquerait pas sa reputation sans une preuve concrete. Quoi qu'il en soit, nous devons appeler la police. Cet etranger est surement un bandit, quelqu'un dont la tete est mise a prix, qui essaie de cacher ici le produit de ses vols. -- Ne dites pas de sottises ! s'exclama la femme du maire. Si c'etait le cas, il se montrerait plus discret. -- La question n'est pas la. Nous devons appeler la police immediatement. Tous finirent par tomber d'accord. Le cure servit du vin pour apaiser les esprits echauffes par la discussion. Mais, nouveau probleme : que dire a la police, alors qu'ils n'avaient pas la moindre preuve contre l'etranger ? Toute l'affaire risquait de finir par l'arrestation de la demoiselle Prym pour incitation a un crime. -- La seule preuve, c'est l'or. Sans l'or, rien a faire. C'etait evident. Mais ou etait l'or ? Seule une personne l'avait vu mais ne savait pas ou il etait cache. Le cure suggera de mettre sur pied des equipes de recherche. La patronne de l'hotel ouvrit le rideau de la fenetre qui donnait sur le petit cimetiere et montra le vaste panorama des montagnes de chaque cote de la vallee. -- Il faudrait cent hommes pendant cent ans. Le riche proprietaire regretta en son for interieur qu'on ait etabli le cimetiere a cet endroit : la vue etait magnifique et les morts n'en tiraient aucun profit. -- A une autre occasion, j'aimerais parler avec vous du cimetiere, dit-il au cure. Je peux offrir un emplacement bien meilleur pour les morts, en echange de ce terrain pres de l'eglise. -- Qui voudrait l'acheter, y construire une maison et habiter la ou gisaient les morts ? -- Personne du village, bien sur. Mais il y a des citadins qui revent d'une residence de vacances avec une large vue sur les montagnes. Il suffit de demander aux habitants de Bescos de ne pas parler de ce projet. Ce sera plus d'argent pour tout le village, plus d'impots percus par la mairie. -- Vous avez raison. Il suffira d'imposer silence a tous. Ce ne sera pas difficile. Et soudain la discussion s'arreta, comme si, de fait, chacun etait reduit au silence. Un silence que personne n'osait rompre. Les deux femmes firent mine de contempler le panorama, le cure passa machinalement un chiffon sur une statuette de bronze, le proprietaire se servit un autre verre de vin, le forgeron relaca ses chaussures, le maire consulta sa montre a plusieurs reprises, comme si une autre reunion l'attendait. Mais chacun semblait fige sur place : tous savaient que pas un seul des habitants de Bescos n'eleverait la voix pour s'opposer a la vente du terrain occupe par le cimetiere. Tous trop contents de faire venir par ce moyen de nouveaux residents dans leur village menace de disparaitre. Et sans gagner un centime personnellement. Imaginez s'ils gagnaient... Imaginez s'ils gagnaient l'argent suffisant pour le reste de leurs vies et de celles de leurs enfants... Soudain, ils eurent l'impression qu'une bouffee d'air chaud se repandait dans la sacristie. Le cure se decida a rompre le silence qui pesait depuis cinq minutes : -- Qu'est-ce que vous proposez ? Les cinq autres personnes presentes se tournerent vers lui. -- Si nous sommes assures que les habitants ne diront rien, je pense que nous pouvons poursuivre les negociations, repondit le riche proprietaire, en veillant a employer des mots qui pouvaient etre bien ou mal interpretes, selon le point de vue. -- Ce sont de braves gens, travailleurs, discrets, enchaina la patronne de l'hotel, usant de la meme rouerie. Ce matin meme, par exemple, quand le commis boulanger a voulu savoir ce qui se passait, personne n'a rien dit. Je crois que nous pouvons leur faire confiance. Nouveau silence. Mais, cette fois, c'etait un silence oppressant, impossible a eluder. Il fallait continuer le jeu. Le forgeron se jeta a l'eau : -- Le probleme, ce n'est pas la discretion de nos concitoyens, mais le fait de savoir que faire cela est immoral, inacceptable. -- Faire quoi ? -- Vendre une terre sacree. Un soupir de soulagement general souligna ces mots : maintenant ils pouvaient engager une discussion morale, puisque le terrain etait deblaye du point de vue pratique. -- Ce qui est immoral, c'est de voir notre Bescos en pleine decadence, dit la femme du maire. C'est d'avoir conscience que nous sommes les derniers a vivre ici et que le reve de nos grands-parents et de nos ancetres, d'Ahab et des Celtes, va s'achever dans quelques annees. Bientot, nous aussi nous quitterons le village, soit pour aller a l'hospice, soit pour supplier nos enfants de s'occuper de vieillards malades, deboussoles, incapables de s'adapter a la grande ville, regrettant ce qu'ils auront delaisse, chagrines parce qu'ils n'auront pas su transmettre a la generation suivante l'heritage precieux que nous avons recu de nos parents. -- Vous avez raison, ajouta le forgeron. Ce qui est immoral, c'est la vie que nous menons. Reflechissez : quand Bescos sera en ruine, ces terres seront abandonnees ou vendues pour une bouchee de pain. Des bulldozers arriveront pour ouvrir de grands axes routiers. Les dernieres maisons seront demolies, des entrepots en acier remplaceront ce que nos ancetres avaient construit a la sueur de leur front. L'agriculture sera mecanisee, les exploitants habiteront ailleurs, loin d'ici, et se contenteront de venir passer la journee dans leurs domaines. Quelle honte pour notre generation ! Nous avons laisse partir nos enfants, nous avons ete incapables de les garder a nos cotes. -- Nous devons sauver ce village coute que coute, dit le riche proprietaire, qui etait sans doute le seul a tirer profit de la decadence de Bescos puisqu'il pouvait tout acheter pour le revendre a une grande entreprise en realisant un gros benefice - mais, meme dans ces conditions, il n'avait pas interet a ceder des terres ou un tresor fabuleux etait peut-etre enfoui. -- Qu'en pensez-vous, monsieur le cure ? demanda la patronne de l'hotel. -- La seule chose que je connaisse bien, c'est ma religion : elle enseigne que le sacrifice d'une seule personne a sauve l'humanite. Il fit une pause pour constater l'effet de ses paroles et, les autres n'ayant apparemment plus rien a dire, il enchaina : -- Je dois me preparer pour la messe. Pourquoi ne pas nous retrouver en fin d'apres-midi ? L'air soulage, soudain febriles comme s'ils avaient quelque chose d'important a faire, tous se mirent d'accord pour fixer l'heure d'une nouvelle reunion. Seul le maire semblait avoir garde son calme et, sur le seuil de la sacristie, il conclut d'un ton tranchant : -- Ce que vous venez de dire, monsieur le cure, est tres interessant. Un excellent theme pour votre sermon. Je crois que nous devons tous aller a la messe aujourd'hui. 12 Chantal marchait d'un pas decide vers le rocher en forme de Y, pensant a ce qu'elle allait faire des qu'elle aurait pris le lingot. Retourner a sa chambre, se changer, prendre ses papiers et son argent, descendre jusqu'a la route faire du stop. Le sort en etait jete : ces gens ne meritaient pas la fortune qu'ils avaient pourtant eue a leur portee. Pas de bagages : elle ne voulait pas qu'on sache qu'elle quittait Bescos pour toujours -- Bescos et ses belles mais inutiles legendes, ses habitants bien braves mais poltrons, son bar bonde tous les soirs ou les clients ressassaient les memes histoires, son eglise qu'elle ne frequentait pas. Elle ecarta l'idee que l'etranger pouvait l'avoir denoncee, que la police l'attendait peut-etre sur la route. Desormais, elle etait disposee a courir tous les risques. La haine qu'elle avait eprouvee une demi-heure plus tot avait fait place a une pulsion plus agreable : l'envie de se venger. Elle etait contente d'etre celle qui, pour la premiere fois, montrait a tous ces gens la mechancete dissimulee au fond de leurs ames ingenues et faussement bienveillantes. Tous revaient de la possibilite de commettre un crime - en fait, ils se contentaient de rever, car jamais ils ne passeraient a l'acte. Ils dormiraient le reste de leurs pauvres existences en se repetant qu'ils etaient nobles, incapables d'une injustice, disposes a defendre a tout prix la dignite du village, mais en sachant que seule la terreur les avait empeches de tuer un innocent. Ils se glorifieraient tous les matins d'avoir preserve leur integrite et s'accuseraient tous les soirs d'avoir manque la chance de leur vie. Au cours des trois prochains mois, les conversations du bar ne rouleraient que sur un seul sujet : l'honnetete des genereux habitants de Bescos. Ensuite, la saison de la chasse arrivee, ils passeraient un certain temps sans en parler - car les etrangers avaient une autre facon de voir les choses, ils aimaient avoir l'impression d'etre dans un lieu isole, ou regnaient l'amitie et le bien, ou la nature etait prodigue, ou les produits locaux proposes sur un petit eventaire - que la patronne de l'hotel appelait boutique - avaient la saveur de la cordialite ambiante. Mais une fois la saison de la chasse terminee, les habitants du village reviendraient a leur sujet de conversation favori. Toutefois, ronges par l'idee qu'ils avaient rate l'occasion de faire fortune, ils ne cesseraient plus d'imaginer ce qui aurait pu se passer : Pourquoi personne n'avait-il eu le courage, a la faveur de la nuit, de tuer Berta, cette vieille inutile, en echange de dix lingots d'or ? Pourquoi le berger Santiago, qui chaque matin faisait paitre son troupeau dans la montagne, n'avait-il pas ete victime d'un accident de chasse ? Ils envisageraient, d'abord calmement, puis avec rage, tous les moyens qu'ils avaient eus a leur disposition. Dans un an, pleins de haine, ils s'accuseraient mutuellement de ne pas avoir pris l'initiative qui aurait assure la richesse generale. Ils se demanderaient ou etait passee la demoiselle Prym, qui avait disparu sans laisser de traces, peut-etre en emportant l'or que lui avait montre l'etranger. Ils ne la menageraient pas, elle savait comment ils parleraient d'elle : l'orpheline, l'ingrate, la pauvre fille que tous s'etaient efforces d'aider apres la mort de sa grand-mere, qui avait eu la chance d'etre engagee au bar alors qu'elle n'avait pas ete fichue de decrocher un mari et de demenager, qui couchait avec des clients de l'hotel, en general des hommes bien plus ages qu'elle, qui clignait de l'oeil a tous les touristes pour mendier un gros pourboire. Ils passeraient le reste de leur vie entre l'auto-compassion et la haine. Chantal exultait, elle tenait sa vengeance. Jamais elle n'oublierait les regards de ces gens autour de la fourgonnette, implorant son silence pour un crime que, en aucun cas, ils n'oseraient commettre, et ensuite se retournant contre elle, comme si c'etait elle qui avait perce a jour leur lachete et qu'il faille lui imputer cette faute. Elle etait arrivee : devant elle se dressait le Y rocheux. A cote, la branche dont elle s'etait servie pour creuser deux jours plus tot. Elle savoura le moment : d'un geste, elle allait changer une personne honnete en voleuse. Elle, une voleuse ? Pas du tout. L'etranger l'avait provoquee, elle ne faisait que lui rendre la monnaie de sa piece. Elle ne volait pas, elle touchait ce qui lui etait du pour avoir joue le role de porte-parole dans cette comedie de mauvais gout. Elle meritait l'or - et bien davantage - pour avoir vu les regards des assassins en puissance autour de la fourgonnette, pour avoir passe toute sa vie ici, pour les trois nuits d'insomnie qu'elle venait d'endurer, pour son ame desormais perdue - si tant est que l'ame existe, et la perdition. Elle creusa la ou la terre etait ameublie et degagea le lingot. Au meme moment, un bruit la fit sursauter. Quelqu'un l'avait suivie. Instinctivement, elle jeta quelques poignees de terre dans le trou, tout en sachant que ce geste ne servait a rien. Puis elle se retourna, prete a expliquer qu'elle cherchait le tresor, qu'elle savait que l'etranger se promenait en empruntant ce sentier et qu'aujourd'hui elle avait remarque que la terre avait ete remuee a cet endroit. Mais ce qu'elle apercut la laissa sans voix : une apparition qui n'avait rien a voir avec les tresors caches, les discussions de village a propos de la justice. Un monstre avide de sang. La tache blanche sur l'oreille gauche. Le loup maudit. Il se tenait plante entre elle et l'arbre le plus proche : impossible de prendre ce chemin. Chantal se figea, hypnotisee par les yeux de l'animal ; sa tete etait en ebullition, ses idees se bousculaient, que faire ? Se servir de la branche ? Non, elle etait trop fragile pour repousser l'attaque de la bete. Monter sur l'amas rocheux ? Non, elle n'y serait pas a l'abri. Ne pas croire a la legende et affronter le monstre comme si c'etait un loup quelconque isole de sa bande ? Trop risque, mieux valait admettre que les legendes recelent toujours une verite. Punition. Une punition injuste, comme tout ce qui lui etait arrive au cours de sa vie : Dieu semblait ne l'avoir choisie que pour assouvir Sa haine pour le monde. D'un geste instinctif, elle laissa tomber la branche sur le sol et, avec l'impression de se mouvoir au ralenti, elle croisa les bras sur son cou pour le proteger. Elle regretta de ne pas avoir mis son pantalon de cuir, elle savait qu'une morsure a la cuisse pouvait la vider de son sang en dix minutes - c'est ce que lui avaient raconte les chasseurs. Le loup ouvrit la gueule et grogna. Un grognement sourd, inquietant ; ce n'etait pas une simple menace, il allait attaquer. Chantal ne detourna pas les yeux, elle sentit son coeur battre plus vite : l'animal montrait ses crocs. C'etait une question de temps : ou bien il se jetait sur elle, ou bien il s'eloignait. Elle decida de foncer vers l'arbre pour y grimper, au risque d'etre mordue au passage, elle saurait resister a la douleur. Elle pensa a l'or. Se dit qu'elle reviendrait le chercher des que possible. Pour cet or, elle etait prete a souffrir dans sa chair, a voir son sang couler. Elle devait tenter de se refugier dans l'arbre. Tout a coup, comme dans un film, elle vit une ombre se profiler derriere le loup, a une certaine distance. L'animal flaira cette presence mais ne bougea pas, comme cloue sur place par le regard de Chantal. L'ombre se rapprocha, c'etait l'etranger qui se faufilait dans les taillis, penche vers le sol, en direction d'un arbre. Avant d'y grimper, il lanca une pierre qui frola la tete du loup. Celui-ci se retourna instantanement et bondit. Mais l'homme etait deja juche sur une branche, hors de portee des crocs de l'animal. -- Vite, faites comme moi ! cria l'etranger. Chantal courut au seul refuge qui s'offrait, reussit, au prix de violents efforts, a se hisser elle aussi sur une branche. Elle poussa un soupir de soulagement, tant pis si elle perdait le lingot, l'important c'etait d'echapper a la mort. Au pied de l'autre arbre, le loup grognait rageusement, il bondissait, essayait vainement d'agripper le tronc. -- Cassez des branches, cria Chantal d'une voix desesperee. Non ! Pas pour les lancer, pour faire une torche ! L'etranger comprit ce qu'elle voulait. Il fit un faisceau de branches mais dut s'y reprendre a plusieurs reprises pour l'enflammer avec son briquet car le bois etait vert et humide. Chantal suivait attentivement ses gestes. Le sort de cet homme lui etait indifferent, il pouvait rester la, en proie a cette peur qu'il voulait imposer au monde, mais elle, pour echapper a la mort et reussir a s'enfuir, elle etait bien obligee de l'aider. -- Maintenant, montrez que vous etes un homme ! cria-t-elle. Descendez et tenez le loup a distance avec la torche ! L'homme semblait paralyse. -- Descendez ! Vite ! Cette fois, l'etranger reagit et se plia a l'autorite de cette voix - une autorite qui venait de la terreur, de la capacite de reagir rapidement, de remettre la peur et la souffrance a plus tard. Il sauta a terre en brandissant la torche, sans se soucier des flammeches qui atteignaient son visage. -- Ne le quittez pas des yeux ! L'homme braqua la torche sur le loup qui grondait et montrait ses crocs. -- Attaquez-le ! L'homme fit un pas en avant, un autre, et le loup commenca a reculer. Il agita la torche totalement embrasee et soudain l'animal cessa de grogner, virevolta et s'enfuit a toute allure. En un clin d'oeil il disparut dans les taillis. Aussitot, Chantal descendit a son tour de son arbre. -- Partons, dit l'etranger. Vite ! -- Pour aller ou ? Retourner au village, ou tous les habitants les verraient arriver ensemble ? Tomber dans un piege, auquel cette fois le feu ne permettrait pas d'echapper ? Sous l'effet soudain d'une violente douleur dans le dos, elle s'ecroula sur le sol, le coeur battant la chamade. -- Allumez un feu. Laissez-moi me reprendre. Elle essaya de bouger, poussa un cri - comme si on lui avait plante un poignard dans l'epaule. L'etranger alluma en hate un petit feu. Chantal se tordait de douleur et gemissait, sans doute s'etait-elle blessee en grimpant a l'arbre. -- Laissez-moi vous masser, dit l'etranger. A mon avis, vous n'avez rien de casse. Juste un muscle froisse, vous etiez tres tendue et vous avez du faire un faux mouvement. -- Ne me touchez pas ! Restez ou vous etes ! Ne m'adressez pas la parole ! Douleur, peur, honte. Elle etait sure qu'il l'avait vue deterrer l'or. Il savait - parce que le demon etait son compagnon, et les demons sondent les ames - que cette fois Chantal allait le voler. Tout comme il savait qu'au meme moment tous les habitants du village envisageaient de commettre le crime. Savait aussi qu'ils ne feraient rien, parce qu'ils avaient peur, mais leur vague intention suffisait pour repondre affirmativement a sa question : oui, l'homme est foncierement mechant. Comme il etait sur que Chantal allait s'enfuir, le pacte qu'ils avaient conclu la veille ne signifiait plus rien et il pourrait reprendre son errance dans le monde, avec son tresor intact, conforte dans ses convictions. Chantal essaya de trouver la position la plus commode pour s'asseoir : peine perdue, elle etait reduite a l'incapacite de faire le moindre geste. Le feu allait maintenir le loup a distance, mais il risquait d'attirer l'attention des bergers qui faisaient paitre leurs troupeaux dans le secteur. Ils la verraient en compagnie de l'etranger. Elle se rappela que c'etait samedi, elle sourit en pensant aux habitants de Bescos a cette heure-la, replies dans leurs logis etriques pleins de bibelots horribles et de statuettes en platre, decores de chromos ; d'ordinaire, ils s'ennuyaient, mais en cette fin de semaine ils devaient croire que leur etait enfin offerte la meilleure occasion de se distraire depuis longtemps. -- Taisez-vous ! -- Je n'ai rien dit. Chantal avait envie de pleurer mais, ne voulant ceder a aucune faiblesse devant l'etranger, elle contint ses larmes. -- Je vous ai sauve la vie. Je merite ce lingot. -- Je vous ai sauve la vie. Le loup allait se jeter sur vous. C'etait vrai. -- D'un autre cote, enchaina l'etranger, je reconnais que vous avez sauve quelque chose en moi. Un stratageme. Il allait feindre qu'il n'avait pas compris et ainsi se donner le droit de repartir avec sa fortune. Point final. Mais l'etranger ajouta : -- La proposition d'hier. Je souffrais tellement que j'avais besoin de voir les autres souffrir comme moi : ma seule consolation. Vous avez raison. Le demon de l'etranger n'appreciait guere les propos qu'il entendait. Il demanda au demon de Chantal de l'aider, mais celui-ci n'accompagnait la jeune femme que depuis peu et n'exercait pas encore sur elle un controle total. -- Est-ce que cela change quelque chose ? dit'elle. -- Rien. Le pari est toujours valide et je sais que je vais gagner. Mais je comprends le miserable que je suis, tout comme je comprends pourquoi je suis devenu miserable : parce que je suis persuade que je ne meritais pas ce qui m'est arrive. Chantal n'avait plus qu'un souci. Partir le plus vite possible. -- Eh bien moi, je pense que je merite mon or et je vais le prendre, a moins que vous ne m'en empechiez, dit-elle. Je vous conseille de faire la meme chose. Pour ma part, je n'ai pas besoin de retourner a Bescos, je rejoins directement la grand-route. C'est ici et maintenant que nos destinees se separent. -- Partez si vous voulez. Mais en ce moment les habitants du village deliberent du choix de la victime. -- C'est possible. Mais ils vont discuter jusqu'a ce que le delai s'acheve. Ensuite, ils passeront deux ans a se chamailler pour savoir qui aurait du mourir. Ils sont indecis a l'heure d'agir et implacables a l'heure d'incriminer les autres - je connais mon village. Si vous n'y retournez pas, ils ne se donneront meme pas la peine de discuter : ils diront que j'ai tout invente. -- Bescos est une localite comme les autres. Ce qui s'y passe arrive partout dans le monde ou des humains vivent ensemble, petites ou grandes villes, campements et meme couvents. Mais c'est une chose que vous ne comprenez pas, de meme que vous ne comprenez pas que cette fois le destin a oeuvre en ma faveur : j'ai choisi la personne ideale pour m'aider. Quelqu'un qui, derriere son apparence de femme travailleuse et honnete, veut comme moi se venger. A partir du moment ou nous ne pouvons pas voir l'ennemi - car si nous allons jusqu'au fond de cette histoire, c'est Dieu, le veritable ennemi, Lui qui nous a impose nos tribulations -, nous rejetons nos frustrations sur tout ce qui nous entoure. Un appetit de vengeance qui n'est jamais rassasie parce qu'il attente a la vie meme. -- Epargnez-moi vos discours, dit Chantal, irritee de voir que cet homme, l'etre qu'elle haissait le plus au monde, lisait jusqu'au fond de son ame. Allons, prenez vos lingots, moi le mien et partons ! -- En effet, hier je me suis rendu compte qu'en vous proposant ce qui me repugne - un assassinat sans mobile, comme c'est arrive pour ma femme et mes filles -, a vrai dire je voulais me sauver. Vous vous rappelez le philosophe que j'ai cite lors de notre deuxieme conversation ? Celui qui disait que l'enfer de Dieu reside precisement dans Son amour de l'humanite, parce que l'attitude humaine Le tourmente a chaque seconde de Sa vie eternelle ? Eh bien, ce meme philosophe a dit egalement : L'homme a besoin de ce qu'il y a de pire en lui pour atteindre ce qu'il y a de meilleur en lui. -- Je ne comprends pas. -- Avant, je ne pensais qu'a me venger. Comme les habitants de votre village, je revais, je tirais des plans sur la comete jour et nuit - et je ne faisais rien. Pendant un certain temps, grace a la presse, j'ai suivi l'histoire de personnes qui avaient perdu des etres chers dans des circonstances analogues et qui avaient fini par agir d'une facon exactement opposee a la mienne : ils avaient mis sur pied des comites de soutien aux victimes, cree des associations pour denoncer les injustices, lance des campagnes pour prouver que la douleur d'un deuil ne peut jamais etre abolie par la vengeance. J'ai essaye, moi aussi, de regarder les choses avec des yeux plus genereux : je n'y suis pas parvenu. Mais maintenant que j'ai pris mon courage a deux mains, que je suis arrive a cette extremite, j'ai decouvert, la tout au fond, une lumiere. -- Continuez, dit Chantal, qui de son cote entrevoyait une lueur. -- Je ne veux pas prouver que l'humanite est perverse. Je veux prouver, de fait, que, inconsciemment, j'ai demande les choses qui me sont arrivees - parce que je suis mechant, un homme totalement degenere, et j'ai merite le chatiment que la vie m'a inflige. -- Vous voulez prouver que Dieu est juste. L'etranger reflechit quelques instants. -- C'est possible. -- Moi, je ne sais pas si Dieu est juste. En tout cas Il n'a pas ete tres correct avec moi et ce qui a mine mon ame, c'est cette sensation d'impuissance. Je n'arrive pas a etre bonne comme je le voudrais, ni mechante comme a mon avis je le devrais. Il y a quelques minutes, je pensais que Dieu m'avait choisie pour Se venger de toute la tristesse que les hommes Lui causent. Je suppose que vous avez les memes doutes, certes a une echelle bien plus grande : votre bonte n'a pas ete recompensee. Chantal s'ecoutait parler, un peu etonnee de se devoiler ainsi. Le demon de l'etranger remarqua que l'ange de la jeune femme commencait a briller plus intensement et que la situation etait en train de s'inverser du tout au tout. Reagis , souffla-t-il a l'autre demon. Je reagis, mais la bataille est rude. -- Votre probleme n'est pas exactement la justice de Dieu, dit l'etranger. Mais le fait que vous avez toujours choisi d'etre une victime des circonstances. -- Comme vous, par exemple. -- Non. Je me suis revolte contre quelque chose qui m'est arrive et peu m'importe que les gens aiment ou n'aiment pas mon comportement. Vous, au contraire, vous avez cru en ce role de l'orpheline, desemparee, qui desire etre acceptee coute que coute. Comme ce n'est pas toujours possible, votre besoin d'etre aimee se change en une soif sourde de vengeance. Dans le fond, vous souhaitez etre comme les autres habitants de Bescos - d'ailleurs, dans le fond, nous voudrions tous etre pareils aux autres. Mais le destin vous a donne une histoire differente. Chantal hocha la tete en signe de denegation. Fais quelque chose, dit le demon de Chantal a son compagnon. Elle a beau dire non, son ame comprend, et elle dit oui. Le demon de l'etranger se sentait humilie, parce que l'autre avait remarque qu'il n'etait pas assez fort pour imposer silence a l'homme. Les mots ne menent nulle part, repondit-il. Laissons-les parler, car la vie se chargera de les faire agir de facon differente. -- Je ne voulais pas vous interrompre, enchaina l'etranger. Je vous en prie, parlez-moi encore de la justice de Dieu selon vous. Satisfaite de ne plus avoir a ecouter des propos qui la desobligeaient, Chantal reprit la parole : -- Je ne sais pas si je vais me faire comprendre. Mais vous avez du remarquer que Bescos n'est pas un village tres religieux, meme s'il y a une eglise, comme dans toutes les bourgades de la region. Peut-etre parce que Abab, quoique converti par saint Savin, mettait en cause l'influence des pretres : comme la plupart des premiers habitants etaient des scelerats, il estimait que le role des cures se reduirait a les inciter de nouveau au crime par des menaces de tourment. Des hommes qui n'ont rien a perdre ne pensent jamais a la vie eternelle. Des que le premier cure s'installa, Ahab comprit qu'il y avait ce risque. Pour y parer, il institua ce que les Juifs lui avaient enseigne : le jour du pardon. Mais il decida de lui donner un rituel a sa facon. Une fois par an, les habitants s'enfermaient chez eux, etablissaient deux listes, puis se dirigeaient vers la montagne la plus haute ou ils lisaient la premiere liste a l'adresse des deux : Seigneur, voici les peches que j'ai commis contre Ta loi. Vols, adulteres, injustices et autres peches capitaux. J'ai beaucoup peche et je Te demande pardon de T'avoir tant offense. Ensuite - et c'etait la trouvaille d'Ahab - les habitants tiraient de leur poche la seconde liste et la Usaient de meme a l'adresse des cieux : Toutefois, Seigneur, voici les peches que Tu as commis a mon encontre : Tu m'as fait travailler plus que le necessaire, ma fille est tombee malade malgre mes prieres, j'ai ete vole alors que je voulais etre honnete, j'ai souffert sans raison. Apres avoir lu la seconde liste, ils completaient le rituel : J'ai ete injuste envers Toi et Tu as ete injuste envers moi. Cependant, comme c'est aujourd'hui le jour du pardon, Tu vas oublier mes fautes comme j'oublierai les Tiennes et nous pourrons continuer ensemble un an de plus. -- Pardonner a Dieu, dit l'etranger. Pardonner a un Dieu implacable qui ne cesse de construire pour mieux detruire. -- Notre conversation prend un tour qui ne me plait guere, dit Chantal en regardant au loin. Je n'ai pas assez appris de la vie pour pretendre vous enseigner quelque chose. L'etranger garda le silence. Je n'aime pas ca du tout , pensa le demon de l'etranger en voyant poindre une lumiere a ses cotes, une presence qu'en aucun cas il ne pouvait admettre. Il avait deja ecarte cette lumiere deux ans plus tot, sur l'une des plus belles plages de la planete. 13 Au cours des siecles, divers facteurs avaient marque la vie de Bescos : legendes a profusion, influences celtes et protestantes, mesures prises par Ahab, presence de bandits dans les environs, et c'est pourquoi le cure estimait que sa paroisse n'etait pas vraiment religieuse. Certes, les habitants assistaient a certaines ceremonies, surtout les enterrements - il n'y avait plus de baptemes et les mariages etaient de plus en plus rares - et la messe de Noel. Mais seules quelques bigotes entendaient les deux messes hebdomadaires, le samedi et le dimanche a onze heures du matin. Si cela n'avait tenu qu'a lui, le cure aurait supprime celle du samedi, mais il fallait justifier sa presence et montrer qu'il exercait son ministere avec zele et devotion. A sa grande surprise, ce matin-la, l'eglise etait archicomble et le cure percut qu'une certaine tension regnait dans la nef. Tout le village se pressait sur les bancs et meme dans le choeur, sauf la demoiselle Prym - sans doute honteuse de ce qu'elle avait dit la veille au soir - et la vieille Berta que tous soupconnaient d'etre une sorciere allergique a la religion. -- Au nom du Pere, du Fils et du Saint-Esprit. -- Amen, repondirent en choeur les fideles. Le cure entama la celebration de la messe. Apres le Kyrie et le Gloria, la devote habituelle lut une epitre, puis le cure lut l'evangile du jour. Enfin, le moment du sermon arriva. -- Dans l'Evangile de saint Luc, il y a un moment ou un homme important s'approche de Jesus et lui demande : Bon maitre, que dois-je faire pour avoir en heritage la vie eternelle ? Et Jesus donne cette reponse surprenante : Pourquoi m'appelles-tu bon ? Nul n'est bon que Dieu seul. Pendant des annees, je me suis penche sur ce petit fragment de texte pour essayer de comprendre ce qu'avait dit Notre-Seigneur : Qu'il n'etait pas bon ? Que le christianisme, avec son ideal de charite, est fonde sur les enseignements de quelqu'un qui se considerait comme mechant ? Jusqu'au jour ou j'ai enfin compris : le Christ, a ce moment-la, se refere a sa nature humaine. En tant qu'homme, il est mechant ; en tant que Dieu, il est bon. Le cure fit une pause pour laisser les fideles mediter le message. Il se mentait a lui-meme : il n'avait toujours pas compris ce que le Christ avait dit car si, dans sa nature humaine, il etait mechant, ses paroles et ses actes devaient l'etre aussi. Mais c'etait la une discussion theologique qu'il ne devait pas soulever pour l'instant ; l'important etait d'etre convaincant. -- Aujourd'hui, je ne vais pas m'etendre sur ce sujet. Je veux que vous tous compreniez qu'en tant qu'etres humains nous devons accepter d'avoir une nature inferieure, perverse ; et si nous avons echappe a la damnation eternelle, c'est seulement parce que Jesus s'est laisse sacrifier pour sauver l'humanite. Je repete : le sacrifice du fils de Dieu nous a sauves. Le sacrifice d'une seule personne. Je veux conclure ce sermon en vous rappelant le debut d'un des livres de l'Ancien Testament, le livre de Job. Un jour ou les Fils de Dieu venaient se presenter devant l'Eternel, Satan aussi s'avancait parmi eux et l'Eternel lui dit : -- D'ou viens-tu ? -- De parcourir la Terre et de m'y promener, repondit Satan. Et Dieu reprit : As-tu remarque mon serviteur Job ? Il n'a point son pareil sur la terre : c'est un homme integre et droit qui craint Dieu et s'ecarte du mal ! Et Satan de repliquer : Est-ce pour rien que Job craint Dieu ? Tu as beni toutes ses entreprises. Mais etends la main et touche a tout ce qu'il possede : je gage qu'il Te maudira en face. Dieu accepta la proposition. Annee apres annee, Il chatia celui qui l'aimait le plus. Job subissait un pouvoir qu'il ne comprenait pas, qu'il croyait etre la justice supreme, mais qui lui prenait ses troupeaux, tuait ses enfants, couvrait son corps d'ulceres. Jusqu'au jour ou, a bout de souffrances, Job se revolta et blasphema contre Dieu. Alors seulement Dieu lui rendit tout ce qu'il lui avait retire. Depuis des annees nous assistons a la decadence de ce village. A present, je pense que ce n'est pas la consequence d'un chatiment divin, pour la simple raison que nous acceptons toujours ce qui nous est donne sans reclamer, comme si nous meritions de perdre le heu que nous habitons, les champs que nous cultivons, les maisons qui ont ete construites avec les reves de nos ancetres. Dites-moi, mes freres, le moment n'est-il pas venu de nous rebeller ? Dieu n'est-il pas en train de nous soumettre a la meme epreuve que Job a subie ? Pourquoi Dieu a-t-Il traite Job de cette facon ? Pour lui prouver que sa nature, au fond, etait mauvaise et que, meme s'il avait un bon comportement, il ne devait tout ce qu'il possedait qu'a Sa grace. Nous avons peche par orgueil en nous jugeant trop bons - voila pourquoi nous sommes punis. Dieu a accepte la proposition de Satan et - apparemment - Il a commis une injustice. Ne l'oubliez pas : Dieu a accepte la proposition du demon. Et Job a compris la lecon, parce que, comme nous, il pechait par orgueil en croyant qu'il etait un homme bon. Or, personne n'est bon , dit le Seigneur. Personne. Cessons donc de feindre une bonte qui offense Dieu et acceptons nos fautes. Si un jour nous devons accepter une proposition du demon, nous nous rappellerons que le Seigneur, qui est dans les cieux, l'a fait pour sauver l'ame de Job, Son serviteur. Le sermon etait termine. Avant de continuer de celebrer la messe, le cure demanda a tous les fideles de rester debout, il etait sur d'avoir reussi a faire passer le message. 14 -- Allons-nous-en. Chacun de son cote, moi avec mon lingot d'or, vous... -- Mon lingot d'or, trancha l'etranger. -- Vous, il vous suffit de prendre votre sac a dos et de disparaitre. Si je ne garde pas cet or, je devrai retourner a Bescos. Je serai congediee, ou couverte d'infamie par toute la population. Tout le monde croira que j'ai menti. Vous n'avez pas le droit, simplement vous ne pouvez pas me faire une chose pareille. J'ai fait ma part, je merite d'etre recompensee. L'etranger se mit debout, ramassa quelques branches, en fit une torche qu'il enflamma. -- Le loup aura toujours peur du feu, n'est-ce pas ? Moi, je retourne a l'hotel. Faites ce que vous jugez bon, volez, prenez la fuite, cela ne me regarde plus. J'ai autre chose d'important a faire. -- Un instant, ne me laissez pas seule ici ! -- Alors venez avec moi. Chantal regarda le feu, le rocher en forme de Y, l'etranger qui s'eloignait avec sa torche. -- Attendez-moi ! cria-t-elle. Prise de panique, elle deterra le lingot, le contempla un instant, le remit en place, a son tour ramassa quelques branches pour en faire une torche et courut dans la direction qu'avait prise l'etranger. Elle se sentait deborder de haine. Elle avait rencontre deux loups le meme jour, l'un qui avait peur du feu, l'autre qui n'avait plus peur de rien parce qu'il avait perdu tout ce qui etait important a ses yeux et qui desormais avancait a l'aveuglette pour detruire tout ce qui se presenterait devant lui. Chantal courut a perdre haleine, mais ne reussit pas a rattraper l'etranger. Peut-etre s'etait-il enfonce au coeur de la foret, laissant sa torche s'eteindre, pour defier le loup a mains nues. Son desir de mourir etait aussi fort que celui de tuer. Elle arriva au village, feignit de ne pas entendre l'appel de Berta, croisa la foule qui sortait de la messe, etonnee de voir que pratiquement tous les habitants y avaient assiste. L'etranger voulait un crime ; resultat, il avait ramene sous la houlette du cure des paroissiens qui allaient se repentir et se confesser comme s'ils pouvaient leurrer Dieu. Tous lui jeterent un bref coup d'oeil, mais personne ne lui adressa la parole. Elle soutint sans ciller tous les regards parce qu'elle savait qu'elle n'avait aucune faute a se reprocher, elle n'avait pas besoin de se confesser, elle n'etait qu'un instrument dans un jeu pervers qu'elle decouvrait peu a peu - et qui lui deplaisait de plus en plus. Elle s'enferma dans sa chambre et regarda par la fenetre. La foule s'etait deja dispersee. C'etait bizarre, d'habitude des groupes se formaient pour discuter sur cette place ou un calvaire avait remplace une potence. Pourquoi le village etait-il desert alors que le temps s'etait radouci, qu'un rayon de soleil percait les nuages ? Justement, fideles a leur habitude, ils auraient pu parler du temps. De la temperature. Des saisons. Mais ils s'etaient depeches de rentrer chez eux et Chantal ne savait pas pourquoi. Pensive, elle resta un long moment a la fenetre. Elle finit par se dire que, dans ce village, elle se sentait comme les autres, alors que, en fait, elle se jugeait differente, aventureuse, pleine de projets qui n'etaient jamais passes par la tete de ces pequenauds. Quelle honte ! Et en meme temps, quel soulagement ! Elle se trouvait a Bescos, non a cause d'une injustice du destin, mais parce qu'elle le meritait, parce que maintenant elle acceptait de se fondre dans la masse. Elle avait deterre trois fois le lingot, mais elle avait ete incapable de l'emporter. Elle avait commis le crime dans son ame, mais elle n'arrivait pas a le materialiser dans le monde reel. Tout en sachant qu'elle ne devait pas le commettre de quelque facon que ce soit, car ce n'etait pas une tentation, c'etait un piege. Pourquoi un piege ? pensa-t-elle. Quelque chose lui disait qu'elle avait vu dans le lingot la solution du probleme que l'etranger avait pose. Mais elle avait beau tourner et retourner ce probleme, elle ne parvenait pas a decouvrir en quoi consistait cette solution. Le demon fraichement debarque regarda de cote et vit que Mlle Prym, qui tout a l'heure menacait de briller de plus en plus, maintenant etait en train de vaciller, elle allait s'eteindre : dommage que son compagnon ne soit pas la pour voir sa victoire. Ce qu'il ne savait pas, c'etait que les anges eux aussi ont leur strategie : a ce moment, la lumiere de Mlle Prym s'etait voilee juste pour ne pas susciter la reaction de son ennemi. Son ange ne lui demandait qu'une chose : qu'elle dorme un peu pour pouvoir converser avec son ame, sans l'interference des peurs et des fautes dont les etres humains adorent porter le faix tous les jours. Chantal s'endormit. Et elle ecouta ce qu'elle devait ecouter, elle entendit ce qu'il fallait entendre. 15 -- Nous n'avons pas besoin de parler de terrains ou de cimetieres, dit la femme du maire. Nous allons etre clairs. De nouveau reunis dans la sacristie, les cinq autres notables abonderent dans le meme sens. -- Monsieur le cure m'a convaincu, dit le proprietaire terrien. Dieu justifie certains actes. -- Ne soyez pas cynique, retorqua le cure. Quand nous regardons par cette fenetre, nous comprenons tout. Si un vent chaud s'est mis a souffler, c'est que le demon est venu nous tenir compagnie. -- C'est evident, opina le maire, qui pourtant ne croyait pas aux demons. Nous etions tous deja convaincus. Mieux vaut parler clairement, sinon nous risquons de perdre un temps precieux. -- Pour moi, c'est tout vu, dit la patronne de l'hotel. Nous envisageons d'accepter la proposition de l'etranger. De commettre un crime. -- D'offrir un sacrifice, repliqua le cure, plus accoutume aux rites religieux. Le silence qui suivit marqua que tous etaient d'accord. -- Seuls les laches se cachent derriere le silence. Nous allons prier a voix haute afin que Dieu nous entende et sache que nous oeuvrons pour le bien de Bescos. Agenouillons-nous. Les autres s'executerent, mais de mauvaise grace, car ils savaient qu'il etait inutile de demander pardon a Dieu pour un peche qu'ils commettaient, pleinement conscients du mal qu'ils causaient. Neanmoins, ils s'etaient souvenus du jour du pardon institue par Ahab : bientot, quand ce jour arriverait, ils accuseraient Dieu de les avoir exposes a une tentation irresistible. Le cure leur demanda de s'associer a sa priere : -- Seigneur, Tu as dit que personne n'est bon. Aussi, accepte-nous avec nos imperfections et pardonne-nous au nom de Ta generosite infinie et de Ton amour infini. De meme que Tu as pardonne aux croises qui ont tue des musulmans pour reconquerir la Terre sainte de Jerusalem, de meme que Tu as pardonne aux inquisiteurs qui voulaient preserver la purete de Ton Eglise, de meme que Tu as pardonne a ceux qui T'ont couvert d'opprobre et cloue sur la croix, pardonne-nous pour le sacrifice que nous allons T'offrir afin de sauver notre village. -- Maintenant, voyons le cote pratique, dit la femme du maire en se relevant. Qui sera offert en holocauste. Et qui sera l'executeur. -- Une jeune personne, que nous avons beaucoup aidee, soutenue, a attire ici le demon, dit le proprietaire terrien qui, il n'y avait pas si longtemps, avait couche avec ladite jeune personne et depuis lors se rongeait d'inquietude a l'idee qu'elle pourrait un jour tout raconter a sa femme. Il faut combattre le mal par le mal, cette fille doit etre punie. Deux voix appuyerent cette proposition en alleguant que, de surcroit, la demoiselle Prym etait la seule personne du village en qui on ne pouvait avoir aucune confiance. La preuve : elle se considerait comme differente des autres et n'arretait pas de dire qu'elle partirait un jour. -- Sa mere est morte. Sa grand-mere est morte. Personne ne remarquera sa disparition, dit le maire, a l'appui des voix precedentes. Sa femme, toutefois, exprima un avis different : -- Supposons qu'elle sache ou est cache le tresor et qu'elle soit en tout cas la seule a l'avoir vu. Du reste, comme nous l'avons dit, nous pouvons avoir confiance en elle : n'est-ce pas elle qui a apporte le mal, incite toute une population a envisager un crime ? Quoi qu'on dise, ce sera la parole d'une fille bourree de problemes contre celle de nous tous qui n'avons rien a nous reprocher et jouissons d'une bonne situation. Le maire prit un air embarrasse, comme chaque fois que sa femme emettait un avis : -- Pourquoi vouloir la sauver, alors que tu ne l'aimes pas ? -- Je comprends, dit le cure. C'est pour que la faute retombe sur la tete de celle qui aura provoque la tragedie. Elle portera ce fardeau le restant de ses jours. Peut-etre finira-t-elle comme Judas, qui a trahi Jesus-Christ et ensuite s'est suicide - geste desespere et inutile qui ne rachetait pas le crime du disciple. Le raisonnement du cure surprit la femme du maire, car c'etait exactement ce qu'elle avait pense. La fille etait belle, elle enjolait les hommes, elle n'acceptait pas de vivre comme les autres, elle n'arretait pas de se plaindre d'habiter dans un village ou, pourtant, malgre ses defauts, chacun etait honnete et travailleur et ou bien des gens aimeraient sejourner, quitte a decouvrir combien il est ennuyeux de vivre constamment en paix. -- Je ne vois personne d'autre, dit la patronne de l'hotel, un peu a contrecoeur car elle savait qu'elle aurait du mal a trouver une autre serveuse. J'avais pense a un journalier ou a un berger, mais beaucoup sont maries et, meme si leurs enfants vivent loin d'ici, un fils pourrait faire ouvrir une enquete sur la mort de son pere. La demoiselle Prym est la seule qui peut disparaitre sans laisser de traces. Pour des motifs religieux - Jesus n'avait-il pas maudit ceux qui accusaient un innocent ? -, le cure refusa de s'exprimer. Mais il savait qui serait la victime et il devait inciter les autres a le decouvrir. -- Les habitants de Bescos travaillent de l'aube au soir par tous les temps. Tous ont une tache a remplir, y compris cette malheureuse dont le demon a decide de se servir a des fins malignes. Deja que nous sommes peu nombreux, nous ne pouvons pas nous payer le luxe de perdre une paire de bras de plus. -- En ce cas, monsieur le cure, nous n'avons pas de victime. Notre seul recours, c'est qu'un autre etranger apparaisse ici avant ce soir, mais ce serait tres risque de le faire disparaitre sans savoir s'il a de la famille, des relations qui s'inquieteraient de son sort. Bescos est une communaute ou chacun a sa place, travaille d'arrache-pied. -- Vous avez raison, dit le cure. Peut-etre que tout ce que nous avons vecu depuis hier n'est qu'une illusion. Chacun de vous est estime, aime, a des amis, des proches qui n'accepteraient pas qu'on touche a un etre cher. Je ne vois que trois personnes qui n'ont pas de veritable foyer : la vieille Berta, la demoiselle Prym... et moi. -- Vous vous offrez en sacrifice ? -- Le bien du village passe avant tout. Les cinq interlocuteurs du cure pousserent un soupir de soulagement. La situation, comme le ciel, semblait s'etre eclaircie : ce ne serait pas un crime, mais un martyre. La tension qui regnait dans la sacristie tomba tout a coup et la patronne de l'hotel se sentit une envie de baiser les pieds de ce saint. -- Il reste un probleme a regler, reprit le cure. Vous devez convaincre tout le monde que tuer un ministre de Dieu n'est pas un peche mortel. -- Vous l'expliquerez a vos fideles ! s'exclama le maire, soudain remonte a l'idee de tout ce qu'il pourrait faire avec l'argent : travaux de renovation dans la commune, campagne publicitaire pour inciter a de gros investissements et attirer davantage de touristes, installation d'une nouvelle ligne telephonique. -- Je ne peux pas faire cela, dit le cure. Les martyrs s'offraient quand le peuple voulait les tuer. Mais ils ne provoquaient jamais leur propre mort, car l'Eglise a toujours dit que la vie est un don de Dieu. C'est a vous de l'expliquer. -- Personne ne va le croire. Tout le monde pensera que nous sommes des assassins de la pire espece, que nous tuons un saint homme pour de l'argent, comme Judas l'a fait avec le Christ. Le cure haussa les epaules. Chacun eut l'impression que le soleil se voilait et sentit de nouveau la tension monter dans la sacristie. -- Alors, il ne reste que la vieille Berta, lacha le proprietaire terrien. Apres un long moment de silence, le cure reprit la parole : -- Cette femme doit beaucoup souffrir depuis la mort de son mari. Depuis des annees elle passe sa vie assise devant sa porte, exposee aux intemperies, rongee par l'ennui. Elle ne vit que de regrets et je pense que cette malheureuse n'a plus toute sa raison. Je passe souvent devant sa maison et je l'entends presque toujours parler toute seule. De nouveau, les presents eurent l'impression qu'une bouffee d'air chaud traversait la sacristie, et pourtant les fenetres etaient fermees. -- Sa vie a ete tres triste, enchaina la patronne de l'hotel. Je suis sure qu'elle donnerait tout pour rejoindre au plus vite son bien-aime. Ils ont ete maries quarante ans, vous le saviez ? Tous le savaient, mais ce n'etait pas l'important. -- Une femme tres agee, arrivee au terme de sa vie, ajouta le proprietaire terrien. La seule, dans ce village, qui ne fasse rien d'important. Une fois, je lui ai demande pourquoi elle passait son temps en plein air, meme pendant l'hiver. Vous savez ce qu'elle m'a repondu ? Qu'elle veillait sur le village, qu'elle donnerait l'alarme le jour ou elle percevrait que le mal arrivait jusqu'ici. -- Eh bien, on dirait qu'elle n'a pas tres bien fait son travail. -- Au contraire, dit le cure. Si je comprends bien vos propos : qui a laisse le mal entrer doit le faire partir. Le silence qui suivit n'avait plus rien d'oppressant cette fois : tous avaient compris que le choix de la victime etait fait. -- Maintenant, il reste a regler un detail, dit la femme du maire. Nous savons deja quand sera offert le sacrifice pour le bien de la population. Nous savons qui sera la victime expiatoire : ainsi, une bonne ame montera au ciel et y retrouvera le bonheur, au lieu de continuer a souffrir ici-bas. Reste a savoir comment nous procederons. -- Tachez de parler a tous les hommes du village, dit le cure au maire. Et convoquez-les a une reunion sur la place a neuf heures du soir. Je pense que je sais comment proceder. Passez me voir un peu avant neuf heures, je vous l'expliquerai en tete a tete. Pour conclure, il demanda aux deux dames presentes d'aller tenir compagnie a Berta le temps que durerait la reunion sur la place. Meme si l'on savait que la vieille ne sortait jamais le soir, il valait mieux prendre toutes les precautions. 16 Chantal prit son service a l'heure habituelle. Comme elle s'etonnait de ne voir aucun client dans le bar, la patronne lui expliqua : -- Il y a une reunion ce soir sur la place. Reservee aux hommes. Chantal comprit instantanement ce qui se passait. -- Tu as vraiment vu ce lingot d'or ? demanda la patronne. -- Oui. Mais vous auriez du demander a l'etranger de l'apporter au village. S'il obtient ce qu'il veut, il est bien capable de decider de disparaitre. -- Il n'est pas fou. -- Il est fou. Soudain inquiete, la patronne monta en hate a la chambre de l'etranger. Elle en redescendit quelques minutes plus tard. -- Il est d'accord. Il dit que l'or est cache dans la foret et qu'il ira le chercher demain matin. -- Je pense que je ne dois pas travailler ce soir. -- Si. Tu dois respecter ton contrat. La patronne aurait bien aime evoquer la discussion a la sacristie pour voir la reaction de la jeune femme, mais elle ne savait comment aborder le sujet. -- Je suis choquee par tout ce qui arrive, dit-elle. En meme temps, je comprends que, le cas echeant, les gens aient besoin de reflechir deux, trois fois a ce qu'ils doivent faire. -- Ils auront beau reflechir vingt, cent fois, ils n'auront pas le courage de mettre leur idee a execution. -- C'est possible. Mais s'ils decidaient d'agir, qu'est-ce que tu ferais ? Chantal comprit que l'etranger etait bien plus proche de la verite qu'elle-meme, qui pourtant vivait depuis longtemps a Bescos. Une reunion sur la place ! Dommage que la potence ait ete demontee. -- Qu'est-ce que tu ferais ? insista la patronne. -- Je ne vais pas repondre a cette question, meme si je sais exactement ce que je ferais. Je dirais simplement que le mal n'apporte jamais le bien. J'en ai fait l'experience cet apres-midi meme. La patronne de l'hotel n'avait aucune envie de voir son autorite contestee, mais elle jugea prudent de ne pas discuter avec sa serveuse - susciter un climat d'animosite risquait de poser des problemes a l'avenir. -- Occupe-toi comme tu peux. Il y a toujours quelque chose a faire, dit-elle, et elle laissa Chantal seule dans le bar. Elle etait tranquille : la demoiselle Prym ne montrait aucun signe de revolte, meme apres avoir ete informee de la reunion sur la place, indice d'un bouleversement du cours des evenements a Bescos. Cette fille elle aussi avait grand besoin d'argent, elle avait surement envie de vivre une autre vie, envie de rejoindre ses amis d'enfance partis realiser leurs reves ailleurs. Et, si elle n'etait pas disposee a cooperer, au moins semblait-elle ne pas vouloir intervenir. 17 Apres un diner frugal, le cure s'assit, seul, sur un banc de l'eglise pour attendre le maire qui devait arriver dans quelques minutes. Il promena son regard sur les murs nus et chaules de la nef, l'autel modestement decore de statuettes de saints qui, dans un passe lointain, avaient vecu dans la region. Une fois de plus, il deplora que les habitants de Bescos n'aient jamais ete tres religieux, en depit du fait que saint Savin avait ete le grand promoteur de la resurrection du village. Mais les gens l'avaient oublie et preferaient evoquer Ahab et les Celtes, perpetuer des superstitions millenaires, sans comprendre qu'un geste suffit, un simple geste, pour la redemption - accepter Jesus comme le seul sauveur de l'Humanite. Quelques heures auparavant, il s'etait offert lui-meme en holocauste. Un jeu risque, mais il aurait ete dispose a aller jusqu'au bout, accepter le martyre, oui, si les gens n'etaient pas aussi frivoles, si facilement manipulables. Ce n'est pas vrai. Ils sont frivoles, mais ils ne sont pas manipulables aussi facilement. A telle enseigne que, par le biais du silence et des artifices du langage, ils lui avaient fait dire ce qu'ils voulaient entendre : le sacrifice qui rachete, la victime qui sauve, la decadence qui se change de nouveau en gloire. Il avait feint de se laisser manoeuvrer par les gens, mais il n'avait dit que ce qu'il croyait. Il avait ete eduque tres tot pour le sacerdoce, sa veritable vocation. Ordonne pretre a l'age de vingt et un ans, tres vite il avait impressionne ses ouailles par son don de la parole et sa competence dans l'administration de sa paroisse. Il priait tous les soirs, assistait les malades, visitait les prisons, donnait a manger a tous ceux qui avaient faim - exactement comme le prescrivaient les textes sacres. Peu a peu, sa reputation s'etait repandue dans la region et etait venue aux oreilles de l'eveque, un homme connu pour sa sagesse et son equite. Cet eveque l'invita a diner en compagnie d'autres jeunes pretres. A la fin du repas, le prelat se leva et, malgre son age avance et sa difficulte a marcher, offrit de l'eau a chacun des convives. Tous refuserent, sauf lui, qui demanda a l'eveque de remplir son verre a ras bord. Un des cures chuchota, de facon que l'eveque puisse saisir ce qu'il disait : Nous refusons tous cette eau, car nous savons que nous sommes indignes de la recevoir des mains de ce saint homme. Un seul parmi nous ne comprend pas que notre superieur fait un grand sacrifice en portant cette lourde carafe. Revenu a sa chaise, l'eveque dit : -- Vous vous prenez pour des saints, mais vous n'avez pas eu l'humilite de recevoir et moi je n'ai pas eu la joie de donner. Lui, il a simplement permis que le bien se manifeste. Et sur l'heure, il le nomma a une paroisse tres importante. Devenus amis, les deux hommes eurent de frequentes occasions de se revoir. Chaque fois qu'il avait un doute, le cure recourait a celui qu'il appelait son pere spirituel et reglait sa conduite selon les reponses de l'eveque. Ainsi, un jour qu'il etait angoisse, ne sachant pas si ses actes plaisaient a Dieu, il alla trouver l'eveque pour lui demander ce qu'il devait faire. -- Abraham acceptait les etrangers, et Dieu etait content, repondit l'eveque. Elie n'aimait pas les etrangers, et Dieu etait content. David s'enorgueillissait de ce qu'il faisait, et Dieu etait content. Le publicain devant l'autel avait honte de ce qu'il faisait, et Dieu etait content. Jean Baptiste est alle au desert, et Dieu etait content. Paul s'est rendu dans les grandes villes de l'Empire romain, et Dieu etait content. Comment saurais-je ce qui peut rejouir le Tout-Puissant ? Faites ce que votre coeur vous commandera, et Dieu sera content. Le lendemain de cet entretien, l'eveque mourut d'un infarctus foudroyant. Le cure interpreta cette mort comme un signe et, des lors, observa strictement cette recommandation : suivre l'elan du coeur. Tantot il donnait l'aumone, tantot il envoyait le mendiant travailler. Tantot il prononcait un sermon tres austere, tantot il chantait en choeur avec ses fideles. Son comportement attira de nouveau l'attention, cette fois du nouvel eveque, qui le convoqua. A sa grande surprise, il reconnut celui qui, au diner de l'eveque defunt, avait glisse une remarque perfide contre lui. -- Je sais que vous etes maintenant a la tete d'une paroisse importante, dit le nouvel eveque, une lueur d'ironie dans les yeux. Et que, ces dernieres annees, vous avez ete un grand ami de mon predecesseur. Peut-etre aspirez-vous a l'obtention de ma charge ? -- Non, j'aspire depuis longtemps a la sagesse. -- Alors, vous devez etre aujourd'hui un homme riche d'experience. Mais j'ai entendu des histoires singulieres a votre sujet : tantot vous faites la charite, tantot vous refusez l'aumone que notre Eglise prescrit de donner. -- Mon pantalon a deux poches, expliqua le cure. Dans chacune, il y a un billet ou j'ai ecrit une maxime, mais je ne mets de l'argent que dans la poche gauche. Intrigue, le nouvel eveque lui demanda quelles etaient ces maximes. -- Sur le billet de la poche droite, j'ai ecrit : Je ne suis rien, sinon cendre et poussiere. Sur celui de la poche gauche : Je suis la manifestation de Dieu sur la terre. Quand je vois la misere et l'injustice, je mets la main a la poche gauche et j'aide mon prochain. Quand je vois la paresse et l'indolence, je mets la main a la poche droite et je constate que je n'ai rien a donner. De cette facon, j'arrive a mettre en equilibre le monde materiel et le monde spirituel. Le nouvel eveque le remercia de lui avoir donne cette belle image de la charite, l'invita a rejoindre sa paroisse, mais ajouta qu'il avait decide de restructurer le diocese. Peu de temps apres, le cure apprit qu'il etait mute a Bescos. Il comprit immediatement le message : l'envie. Mais il avait promis de servir Dieu ou que ce fut et il prit le chemin de Bescos, plein d'humilite et de ferveur : c'etait un nouveau defi a relever. Les annees passerent. Au bout de cinq ans, il n'avait pas reussi a ramener a l'eglise les brebis egarees, malgre tous ses efforts. C'etait un village gouverne par un fantome du passe, nomme Ahab, et rien de ce qu'il prechait ne faisait oublier les legendes qui circulaient. Au bout de dix ans, il comprit son erreur : il avait change en arrogance sa recherche de la sagesse. Il etait tellement convaincu de la justice divine qu'il n'avait pas su la mettre en balance avec l'art de la diplomatie. Il avait cru vivre dans un monde ou Dieu etait partout et il se retrouvait parmi des etres humains qui souvent ne Le laissaient pas entrer. Au bout de quinze ans, il se rendit compte qu'il ne sortirait jamais de Bescos : l'eveque etait devenu un cardinal important qui faisait entendre sa voix au Vatican et qui ne pouvait en aucun cas permettre qu'un petit cure de campagne divulgue qu'il avait ete exile a cause de l'envie et de la jalousie de son superieur. A ce moment-la, il s'etait deja laisse abattre par le manque total d'encouragements : personne ne saurait resister a tant d'annees d'indifference. Il pensa que, s'il avait abandonne le sacerdoce au moment voulu, il aurait pu etre beaucoup plus utile a Dieu ; mais il avait indefiniment repousse sa decision, croyant toujours que la situation allait changer. A present, il etait trop tard, il n'avait plus aucun contact avec le monde. Au bout de vingt ans, une nuit, il se reveilla desespere : sa vie avait ete completement inutile. Il savait tres bien ce dont il etait capable et le peu qu'il avait realise. Il se rappela les deux papiers qu'il avait l'habitude de glisser dans ses poches, il decouvrit qu'il avait pris l'habitude de toujours mettre la main a la poche droite. Il avait voulu etre sage, mais il n'avait pas ete politique. Il avait voulu etre juste et il n'avait pas ete sage. Il avait voulu etre politique et il avait ete timore. Ou est Ta generosite, Seigneur ? Pourquoi m'as-Tu traite comme Tu as traite Job ? N'aurai-je jamais une autre chance dans la vie ? Donne-moi une autre chance ! Il se leva, ouvrit la Bible au hasard, comme il avait l'habitude de le faire quand il avait besoin d'une reponse. Il tomba sur le passage ou, lors de la Cene, le Christ demande que le traitre le livre aux soldats qui le recherchent. Le cure passa des heures a mediter sur ce qu'il venait de lire : pourquoi Jesus avait-il demande que le delateur commette un peche ? Pour que s'accomplissent les Ecritures , diraient les docteurs de l'Eglise. En tout etat de cause, pourquoi Jesus avait-il induit un homme au peche et a la damnation eternelle ? Jesus ne ferait jamais cela. A vrai dire, le traitre n'etait qu'une victime, comme lui-meme. Le mal devait se manifester et jouer son role afin que le bien puisse finalement l'emporter. S'il n'y avait pas de trahison, il n'y aurait pas le calvaire, les Ecritures ne s'accompliraient pas, le sacrifice ne servirait pas d'exemple. Le lendemain, un etranger etait arrive au village. Il n'etait pas le premier a y sejourner et le cure n'attacha aucune importance a cet evenement. Il n'etablit pas non plus le moindre rapport avec la demande qu'il avait adressee a Jesus ou avec le passage qu'il avait lu. Le jour ou il avait entendu l'histoire du modele qui avait pose pour La Cene de Leonard de Vinci, il s'etait rappele avoir lu le meme texte dans le Nouveau Testament, mais avoir pense que c'etait une simple coincidence. C'est seulement quand la demoiselle Prym avait fait part de la proposition de l'etranger qu'il avait compris que sa priere avait ete entendue. Le mal devait se manifester afin que le bien puisse enfin toucher le coeur des habitants de ce village. Pour la premiere fois depuis qu'il avait pris en charge cette paroisse, il avait vu son eglise comble. Pour la premiere fois, les notabilites s'etaient reunies dans la sacristie. Le mal devait se manifester afin qu'ils comprennent la valeur du bien. Comme le traitre de l'Evangile qui, aussitot apres avoir commis son forfait, le regretta, ses paroissiens allaient se repentir et leur seul havre serait l'Eglise. Bescos redeviendrait, apres tant et tant d'annees d'impiete, une communaute de fideles. Le cure conclut sa meditation : C'est a moi qu'il a incombe d'etre l'instrument du Mal et c'etait la l'acte d'humilite le plus profond que je pouvais offrir a Dieu. Le maire arriva a l'heure dite. -- Monsieur le cure, je dois savoir ce que je vais proposer. -- Laissez-moi conduire la reunion a ma guise. Le maire hesita a repondre : n'etait-il pas la plus haute autorite de Bescos ? Devait-il laisser un etranger traiter publiquement d'un sujet aussi important ? Le cure habitait le village depuis vingt ans, mais il n'y etait pas ne, il n'en connaissait pas toutes les histoires, dans ses veines ne coulait pas le sang d'Ahab. -- Je pense, vu l'extreme gravite de cette affaire, que je dois moi-meme en debattre avec la population. -- A votre gre. C'est preferable, les choses peuvent mal tourner et je ne voudrais pas que l'Eglise soit impliquee. Je vais vous dire ce que j'avais prevu et vous vous chargerez d'en faire part a vos administres. -- En definitive, du moment que vous avez un plan d'action, j'estime qu'il est plus juste et plus honnete de vous laisser l'exposer a nos concitoyens. Toujours la peur, pensa le cure. Pour dominer un homme, faites en sorte qu'il ait peur. 18 Les deux dames du village arriverent chez Berta peu avant neuf heures et la trouverent en train de tricoter dans son petit sejour. -- Ce soir, le village est different, dit la vieille. Je n'arrete pas d'entendre des gens marcher dans la rue alors que d'habitude il n'y a personne. -- Ce sont les hommes qui se rendent sur la place, repondit la patronne de l'hotel. Ils vont discuter de ce qu'il faut faire avec l'etranger. -- Je comprends. A mon avis, il n'y a pas grand-chose a discuter : il faut accepter sa proposition ou bien le laisser s'en aller dans deux jours. -- Jamais nous n'envisagerons d'accepter cette proposition, s'indigna la femme du maire. -- Pourquoi ? On m'a raconte que le cure aujourd'hui a fait un magnifique sermon : il a dit que le sacrifice d'un homme a sauve l'humanite et que Dieu a accepte une insinuation de Satan qui L'a conduit a punir son serviteur le plus fidele. Quel mal y aurait-il si les habitants de Bescos decidaient d'examiner la proposition de l'etranger comme... disons une affaire ? -- Vous ne parlez pas serieusement. -- Je parle serieusement. Vous voulez me faire marcher. Les deux femmes faillirent se lever et s'en aller, mais c'etait risque. -- Et d'abord, que me vaut l'honneur de votre visite ? C'est la premiere fois. -- La demoiselle Prym, il y a deux jours, a dit qu'elle avait entendu hurler le loup maudit. -- Nous savons tous que le loup maudit est une mauvaise excuse du forgeron, dit la patronne de l'hotel. Il a du rencontrer dans la foret une femme du village voisin, essayer de la mettre a mal, quelqu'un l'a corrige et il est revenu avec cette histoire. Mais, par precaution, nous avons decide de passer vous voir pour savoir si vous n'aviez pas de probleme. -- Ici, tout va tres bien. Regardez : je tricote un dessus-de-lit, meme si je ne peux pas garantir que je vais le terminer. Qui sait si je ne vais pas mourir demain ? C'est possible. Interloquees et soudain mal a l'aise, les deux visiteuses echangerent un bref regard. -- Comme vous le savez, les vieilles personnes peuvent mourir subitement, enchaina Berta. C'est comme ca. Les deux femmes pousserent un soupir de soulagement. -- Il est trop tot pour que vous y pensiez. -- C'est possible, dit Berta. A chaque jour suffit sa peine, et demain est un autre jour. En tout cas, sachez que j'ai passe une grande partie de ma journee a penser a la mort. -- Vous aviez une raison particuliere ? -- Non, a mon age, c'est devenu une habitude. La patronne de l'hotel voulait changer de sujet, mais elle devait agir avec tact. En ce moment, la reunion sur la place avait surement deja commence, il etait possible qu'elle ne dure pas tres longtemps. Aussi se hata-t-elle de dire : -- On finit par comprendre que la mort est inevitable. Et nous avons besoin d'apprendre a l'envisager avec serenite, sagesse et resignation : souvent, elle nous soulage de souffrances inutiles. -- Vous avez bien raison, dit Berta. C'est ce que je me suis rabache tout l'apres-midi. Et vous savez ma conclusion ? J'ai peur, vraiment grand-peur de mourir. Je pense que mon heure n'est pas encore arrivee. Sentant la tension monter, la femme du maire se rappela la discussion dans la sacristie a propos du terrain du cimetiere : chacun s'exprimait sur le sujet tout en se referant a autre chose. Elle aurait bien voulu savoir comment se deroulait la reunion sur la place, quel etait le plan du cure et comment allaient reagir les hommes de Bescos. A quoi bon parler plus franchement a Berta, du reste, parce que personne n'accepte d'etre mis a mort sans reagir desesperement. La residait la difficulte : s'ils voulaient tuer cette femme, ils devraient decouvrir une facon de le faire sans etre obliges de recourir a des violences qui laisseraient des traces utilisables lors d'une enquete ulterieure. Disparaitre. Cette vieille devait tout simplement disparaitre. Pas question d'enterrer son corps au cimetiere ou de l'abandonner dans la foret : des que l'etranger aurait la preuve du crime qu'il avait propose, ils devraient le bruler et disperser ses cendres dans la montagne. -- A quoi pensez-vous ? demanda Berta. -- A un bucher, repondit la femme du maire. A un bucher grandiose qui rechauffe nos corps et nos coeurs. -- Heureusement que nous ne sommes plus au Moyen Age : vous savez que certaines personnes pensent que je suis une sorciere ? Impossible de mentir, sinon la vieille allait se mefier. Les deux acquiescerent donc d'un signe de tete. -- Si nous etions au Moyen Age, on pourrait me bruler sans autre forme de proces : il suffirait que quelqu'un decide que je suis coupable de quelque chose. Que se passe-t-il ? pensa la patronne de l'hotel. Est-ce que quelqu'un nous a trahis ? La femme du maire a-t-elle deja rendu visite a Berta pour tout lui raconter ? Le cure s'est-il repenti et est-il venu se confesser a une pecheresse ? -- Voila, merci beaucoup pour la visite. Vous etes rassurees : je vais bien, je suis en parfaite sante, disposee a faire tous les sacrifices possibles, y compris suivre ces regimes alimentaires stupides qui m'obligent a diminuer mon cholesterol. Autrement dit, j'ai envie de vivre encore tres longtemps. Berta se leva, ouvrit la porte et donna le bonsoir a ses visiteuses : -- Oui, je suis tres contente que vous soyez venues. Maintenant je vais arreter mon tricot et me mettre au lit. Mais je tiens a vous dire que je crois au loup maudit. Alors soyez vigilantes ! A la prochaine ! Et elle referma la porte. -- Elle est au courant, murmura la patronne de l'hotel. Quelqu'un lui a raconte, vous avez remarque comme sa voix etait pleine d'ironie ? C'est clair : elle a compris que nous etions ici pour la surveiller. -- Elle ne peut pas savoir, dit la femme du maire, bien embarrassee. Personne ne serait assez fou pour tout lui raconter. A moins que... -- A moins que ? -- Qu'elle ne soit vraiment une sorciere. Vous vous rappelez, dans la sacristie, la bouffee d'air chaud qui s'est repandue ? -- Les fenetres etaient fermees. Un frisson d'inquietude secoua les deux femmes - et des siecles de superstition refirent surface. Si Berta etait vraiment une sorciere, sa mort, au lieu de sauver le village, serait le prelude de sa totale destruction. C'est ce que disaient les legendes. Berta eteignit la lumiere et observa les deux femmes dans la rue par une fente de ses volets. Elle ne savait pas si elle devait rire, pleurer ou simplement accepter son destin. Elle n'avait qu'une certitude : elle avait ete marquee pour mourir. Son mari lui etait apparu a la fin de l'apres-midi et, a sa grande surprise, il etait arrive en compagnie de la grand-mere de la demoiselle Prym. Berta faillit ceder a un petit acces de jalousie : que faisait-il avec cette femme ? Mais elle s'alarma en voyant une lueur d'inquietude dans leur regard et sombra dans le desespoir quand, apres lui avoir raconte ce qu'ils avaient entendu dans la sacristie, ils la presserent de fuir immediatement. -- Vous plaisantez, j'espere ? retorqua Berta. Fuir comment ? Mes pauvres jambes deja ont bien du mal a me porter jusqu'a l'eglise, vous me voyez courir pour aller me refugier je ne sais ou ? Je vous en prie, redressez cette situation de la-haut dans les cieux, protegez-moi ! Quand meme, pourquoi est-ce que je passe ma vie a prier tous les saints ? C'etait une situation bien plus compliquee qu'elle ne l'imaginait, lui expliquerent-ils : le Bien et le Mal s'affrontaient sans fin et personne ne pouvait intervenir. Anges et demons, une fois de plus, etaient aux prises dans un de ces combats qui sauvent ou condamnent des regions entieres pendant des periodes plus ou moins longues. -- Ca ne m'interesse pas. Je n'ai rien pour me defendre. Ce combat ne me concerne pas. Je n'ai pas demande a y participer. Personne n'avait demande. Tout avait commence par une erreur de jugement d'un ange gardien, deux ans plus tot. Deux femmes et une petite fille avaient ete sequestrees, les deux femmes ne pouvaient echapper a la mort, mais la fillette devait etre sauvee : elle serait la consolation de son pere, lui redonnerait confiance dans la vie et lui permettrait de surmonter la terrible epreuve qu'il aurait subie. C'etait un homme de bien et, quoiqu'il ait vecu des moments tragiques (personne ne savait pourquoi, les desseins de Dieu sont impenetrables), il finirait par se remettre de cette epreuve. La fillette grandirait avec le stigmate de la tragedie et, devenue adulte, elle userait de sa propre souffrance pour soulager celle d'autrui. Elle accomplirait une oeuvre qui se refleterait partout dans le monde. Telle etait la perspective de prime abord. Au debut, tout se passa comme prevu : la police envahit la cache des ravisseurs et ouvrit le feu, tuant les personnes marquees pour mourir ce jour-la. Soudain, l'ange gardien de la fillette lui fit un signe - comme Berta le savait, tous les enfants de trois ans voient leur ange gardien et causent avec lui a tout moment - pour lui demander d'aller s'adosser au mur. Mais la fillette ne comprit pas et s'approcha de l'ange pour ecouter ce qu'il disait. Les deux pas qu'elle fit lui furent fatals : elle tomba morte, touchee par une balle qui ne lui etait pas destinee. A partir de la, les evenements prirent un autre cours : ce qui devait se changer en une belle histoire de redemption, comme c'etait ecrit, devint une lutte sans repit. Le demon entra en scene, exigea l'ame de cet homme - pleine de haine, de faiblesse, de desir de vengeance. Les anges firent front : c'etait un homme bon, il avait ete choisi pour aider sa fille a changer bien des choses en ce monde, meme si sa profession n'etait pas des plus recommandables. Mais les arguments des anges resterent sans echo. Peu a peu le demon prit possession de son ame jusqu'a la controler presque completement. -- Presque completement, dit Berta. Vous avez dit presque ... Ainsi donc il restait une lueur d'espoir, du moment qu'un des anges avait refuse de cesser le combat. Mais sa voix n'avait jamais ete entendue avant la veille au soir, quand enfin, grace a la demoiselle, on avait pu en recueillir un faible echo. La grand-mere de Chantal expliqua que c'etait pour cette raison qu'elle etait la : s'il existait quelqu'un qui pouvait changer la situation, c'etait bien sa petite-fille. Toutefois, le combat etait plus feroce que jamais et une nouvelle fois l'ange de l'etranger avait ete suffoque par la presence du demon. Berta essaya de calmer les deux fantomes dont elle percevait la febrilite : -- Dites donc, vous, vous etes morts, c'est moi qui devrais me faire du souci ! Vous ne pourriez pas aider Chantal a tout changer ? Le demon de Chantal lui aussi etait en train de gagner la bataille, repondirent-ils. Au moment ou elle etait dans la foret, la grand-mere avait envoye le loup maudit a sa recherche - oui, il existait vraiment, le forgeron disait la verite. Chantal avait voulu eveiller la bonte de cet homme et elle y etait parvenue. Mais, apparemment, leur conversation n'avait pu passer certaines limites, car c'etaient des personnalites trop fortes. Des lors ne subsistait qu'un seul espoir : que Chantal ait vu ce qu'ils souhaitaient qu'elle voie. Ou plutot, ils savaient qu'elle avait vu, et ce qu'ils voulaient, c'etait qu'elle entende. -- Quoi ? demanda Berta. Ils ne pouvaient pas donner d'explication : le contact avec les vivants avait des limites, certains demons etaient a l'affut de ce qu'ils disaient et ils pouvaient tout detraquer s'ils decouvraient le plan avant la lettre. Mais ils garantissaient que c'etait un cas tres simple et, si Chantal etait astucieuse - comme sa grand-mere le certifiait -, elle saurait controler la situation. Berta se contenta de cette reponse : loin d'elle de demander une indiscretion qui pouvait lui couter la vie, meme si elle aimait qu'on lui confie des secrets. Toutefois, un detail lui echappait et elle se tourna vers son mari : -- Tu m'as dit de rester ici, assise sur cette chaise, tout au long de ces annees, a surveiller le village, car le mal pouvait y entrer. Tu m'as fait cette demande bien avant que l'ange ne commette une erreur et que la petite fille ne soit tuee. Pourquoi ? Le mari repondit que, de toute facon, le mal passerait par Bescos, vu qu'il n'arrete jamais de roder partout sur terre et qu'il aime prendre les hommes au depourvu. -- Je ne suis pas convaincue. Son mari non plus n'etait pas convaincu, mais c'etait la verite. Il se peut que le duel entre le Bien et le Mal ne cesse pas une seule seconde dans le coeur de chaque homme, ce champ de bataille de tous les anges et demons qui lutteraient pied a pied pour gagner du terrain, durant des millenaires et des millenaires, jusqu'a ce que l'une des deux forces finisse par aneantir l'autre. Cependant, meme s'il se trouvait deja sur le plan spirituel, il y avait encore beaucoup de choses qu'il ignorait - du reste, beaucoup plus que sur la Terre. -- Bon, je suis un peu plus convaincue. Ne vous faites pas de souci : si je dois mourir, c'est que mon heure est venue. Le mari et la grand-mere s'en allerent, pretextant qu'ils devaient faire mieux comprendre a Chantal ce qu'elle avait vu. C'est a regret que Berta laissa partir son epoux, un peu jalouse de cette vieille qui, en sa jeunesse, avait ete l'une des femmes les plus courtisees de Bescos. Mais elle savait qu'il veillait sur elle et que son plus cher desir etait de la voir vivre encore longtemps. Continuant d'observer ce qui se passait au-dehors, elle pensa qu'il ne lui deplairait pas de continuer un certain temps a contempler les montagnes, observer les eternels conflits entre les hommes et les femmes, les arbres et le vent, les anges et les demons. Elle decida d'aller se coucher, certaine que la demoiselle Pryin finirait par comprendre le message, meme si elle n'avait pas le don de converser avec des esprits. Demain, je vais prendre une laine d'une autre couleur pour mon tricot , se dit-elle avant de s'endormir. 19 -- A l'eglise, sur un sol sacre, j'ai parle de la necessite du sacrifice, dit le cure. Ici, sur un sol profane, je vous demande d'etre disposes au martyre. La petite place, mal eclairee car il n'y avait qu'un seul reverbere - ceux que le maire avait promis pendant sa campagne electorale n'avaient pas ete installes -, etait bondee. Paysans et bergers, un peu somnolents (d'habitude ils se couchaient de bonne heure), gardaient un silence respectueux et craintif. Le cure avait apporte une chaise ou il s'etait juche pour que tous puissent le voir. -- Durant des siecles, l'Eglise a ete accusee de se livrer a des luttes injustes, mais en realite, nous avons seulement tente de survivre a des menaces. -- Monsieur le cure, nous ne sommes pas venus ici pour entendre parler de l'Eglise, s'eleva une voix. Mais de Bescos. -- Je n'ai pas besoin de vous expliquer que Bescos risque d'etre raye de la carte. En ce cas, vous disparaitrez avec lui, ainsi que vos terres et vos troupeaux. Je ne suis pas ici pour parler de l'Eglise, mais je dois vous dire une chose importante : seuls le sacrifice et la penitence peuvent nous conduire au salut. Et avant que vous ne m'interrompiez, je dois vous parler du sacrifice de quelqu'un, de la penitence de tous et du salut du village. -- C'est peut-etre des mensonges, lanca une autre voix. -- Demain, l'etranger va nous montrer l'or, dit le maire, tout content de donner une information dont le cure lui-meme n'avait pas eu connaissance. La demoiselle Prym ne veut pas assumer seule la responsabilite et la patronne de l'hotel a demande a cet homme d'apporter ici les lingots. Il a accepte. Nous n'agirons que moyennant cette garantie. Le maire prit la parole pour evoquer tous les bienfaits dont le village allait etre comble : les ameliorations du cadre de vie, le parc pour enfants, la reduction des impots et la distribution de la richesse devolue a la commune. -- En parts egales, dit quelqu'un. C'etait le moment de proposer un compromis, malgre qu'il en eut. Mais tous les regards etaient braques sur lui, l'assistance semblait maintenant bien reveillee. -- En parts egales, confirma le cure, avant que le maire ne reagit. Il n'y a pas le choix : ou bien vous partagez tous aussi bien la responsabilite que la recompense, ou bien a breve echeance quelqu'un finira par reveler qu'un crime a ete commis - mu par l'envie ou la vengeance. Deux mots que le cure connaissait bien. -- Qui va mourir ? Le maire entreprit d'expliquer que c'etait en toute impartialite que le choix s'etait porte sur Berta : elle souffrait beaucoup d'avoir perdu son mari, elle etait vieille, elle n'avait pas d'amis, elle avait trop l'air d'une folle, assise de l'aube au crepuscule devant sa maison, et elle ne participait en rien au developpement du village. Tout son argent, qu'elle aurait du investir dans l'agriculture et l'elevage, etait place dans une banque d'une ville lointaine et les seuls qui en profitaient etaient des marchands ambulants. Aucune voix dans la foule ne s'eleva contre ce choix - a la grande satisfaction du maire qui voyait ainsi conforter son autorite. Le cure, toutefois, savait que cette unanimite pouvait etre bon ou mauvais signe, car le silence n'equivaut pas toujours a un assentiment : en general, il revele simplement l'incapacite des gens a reagir sur le coup. Il n'etait pas exclu que quelqu'un ne soit pas d'accord et se repente tres vite d'avoir accepte tacitement une proposition a laquelle il etait hostile - alors les consequences pourraient etre graves. -- J'ai besoin que vous soyez tous d'accord, dit le cure. J'ai besoin que vous disiez a voix haute que vous approuvez ou non le choix qui a ete fait afin que Dieu entende et sache qu'il a des hommes valeureux dans Son armee. Si vous ne croyez pas en Dieu, je vous demande de meme d'exprimer votre accord ou votre desaccord a voix haute, afin que tous sachent ce que pense chacun. Cette facon de dire j'ai besoin et non pas nous avons besoin ou le maire a besoin choqua le maire, mais il n'en laissa rien paraitre pour l'instant, il aurait d'autres occasions d'affirmer son autorite et mieux valait laisser le cure s'exposer. -- Je veux votre accord verbal. Le premier oui partit du forgeron. Le maire s'empressa de lancer le sien pour prouver son courage, puis chacun tour a tour donna son accord : les uns pour en finir au plus vite avec cette reunion et pouvoir rentrer chez eux ; d'autres, en pensant a l'or qui leur permettrait de quitter immediatement le village ; certains parce qu'ils avaient prevu d'envoyer de l'argent a leurs enfants, partis pour une grande ville, afin qu'ils le fassent fructifier. En fait, personne ne croyait que l'or pouvait permettre de rendre a Bescos son lustre passe, chacun convoitait une richesse qu'il pensait meriter. Personne n'eut le courage de dire non . Le cure reprit la parole : -- Le village compte cent huit femmes et cent soixante-treize hommes. Chaque foyer detient au moins une arme, puisque la tradition locale veut que chacun apprenne a chasser. Eh bien, demain matin, vous allez deposer ces armes, avec une cartouche chacune, dans la sacristie de l'eglise. Je demande au maire, qui en a plusieurs, d'en apporter une pour moi. -- Nous ne laissons jamais nos armes dans les mains d'autrui, cria un garde-chasse. Elles sont sacrees, capricieuses, personnelles. -- Laissez-moi terminer. Je vais vous expliquer comment fonctionne un peloton d'execution : sept soldats sont designes, ils doivent tirer sur le condamne a mort, mais sur les sept fusils, il y en a un qui est charge avec une balle a blanc dont la detonation est identique a celle des autres. Ainsi, aucun des soldats ne sait s'il tire a blanc et chacun peut croire que ce sont ses camarades qui sont responsables de la mort d'un condamne sur lequel il est de leur devoir de faire feu. -- Tous se jugent innocents, dit le proprietaire terrien, qui ne s'etait pas encore exprime. -- Exact. Demain je preparerai les fusils : un sur deux sera charge a blanc. Quand vous tirerez, chacun de vous pourra croire qu'il est innocent de la mort de la victime. Tous les hommes presents, la plupart recrus de fatigue, accueillirent la proposition du cure avec un profond soupir de soulagement, comme animes d'une energie nouvelle qui se propageait sur la place. A croire que, en un clin d'oeil, toute cette histoire s'etait videe de son tragique et se resumait a la recherche d'un tresor cache. Chacun se sentait d'avance libere de toute responsabilite et en meme temps solidaire de ses concitoyens, egalement desireux de changer de vie et de milieu, anime de nouveau par un certain esprit de clocher : Bescos etait un endroit ou, finalement, se passaient des evenements inattendus et importants. -- Quant a moi, reprit le cure, je n'ai pas le droit de m'en remettre au hasard. Je vous garantis donc que je ne tirerai pas a blanc et que par ailleurs je n'entrerai pas dans le partage de l'or : d'autres raisons dictent ma conduite. Ces propos, une fois de plus, deplurent au maire : lui, il etait la pour que les habitants de Bescos comprennent qu'il etait un homme courageux, genereux, un leader pret a tous les sacrifices. Si sa femme avait ete presente, elle aurait dit qu'il se preparait a lancer sa candidature aux prochaines elections. Ce cure ne perd rien pour attendre, se dit-il. Je saurai prendre toutes les mesures necessaires pour l'obliger a abandonner sa paroisse. -- Et la victime ? demanda le forgeron. -- Elle comparaitra, repondit le cure. Je m'en charge, mais j'ai besoin du concours de trois hommes. Qui se propose ? Faute de volontaires, le cure designa trois costauds dans la foule. L'un d'eux voulut refuser mais le regard de ses voisins lui cloua le bec. -- Ou offrirons-nous le sacrifice ? demanda le proprietaire terrien en s'adressant directement au cure. Depite de voir bafouee son autorite, le maire s'interposa en lancant un regard furieux au proprietaire : -- C'est moi qui decide. Je ne veux pas que le sol de Bescos soit souille de sang. Ce sera demain, a cette meme heure, devant le monolithe celte. Apportez des lampes, des lanternes, des torches : chacun devra voir la victime en pleine lumiere afin de tirer a coup sur. Le cure descendit de sa chaise - la reunion etait terminee - et chacun rentra chez soi, presse d'aller se coucher, apres cette soiree eprouvante. Le maire retrouva sa femme, qui lui raconta comment s'etait passee la rencontre avec Berta. Elle ajouta que, apres en avoir discute avec la patronne de l'hotel, elle etait sure que la vieille ne savait rien. Leurs craintes n'etaient pas fondees, de meme elles n'avaient pas besoin d'avoir peur d'un loup maudit qui n'existait pas. Le cure retourna a l'eglise ou il passa une partie de la nuit en priere. 20 Pour son petit dejeuner, Chantal mangea du pain de la veille, car le dimanche le boulanger ambulant ne passait pas. Elle regarda par la fenetre et vit des habitants de Bescos traverser la place, un fusil a la main. Elle se prepara a mourir, comment savoir si ce n'etait pas elle qui avait ete designee ? Mais personne ne frappa a sa porte : les hommes se dirigeaient vers la sacristie, y entraient et, au bout de quelques instants, en ressortaient les mains vides. Impatiente d'avoir des nouvelles, elle alla voir la patronne de l'hotel, qui lui raconta ce qui s'etait passe la veille au soir : le choix de la victime, la proposition du cure, les preparatifs pour le sacrifice. De ce fait, l'hostilite envers Chantal s'etait dissipee et elle pouvait se rassurer. -- Je veux te dire une chose : un jour, Bescos se rendra compte de tout ce que tu as fait pour ses habitants. -- Mais est-on sur que l'etranger remettra l'or ? -- Moi, je n'en doute pas. Il vient de sortir avec son havresac vide. Chantal decida de ne pas aller se promener dans la foret, ne voulant pas passer devant la maison de Berta et affronter son regard. Elle retourna dans sa chambre et evoqua le reve etrange qu'elle avait fait la nuit precedente : un ange lui etait apparu et lui avait remis les onze lingots d'or en lui demandant de les garder. Chantal avait repondu a l'ange que, a cet effet, il fallait tuer quelqu'un. L'ange lui avait garanti qu'il n'en etait rien, bien au contraire : les lingots prouvaient que l'or en soi n'existait pas. C'est pourquoi elle avait demande a la patronne de l'hotel de parler a l'etranger : elle avait un plan mais, comme elle avait deja perdu toutes les batailles de sa vie, elle doutait de pouvoir l'executer. 21 Berta regardait le soleil se coucher derriere les montagnes quand elle apercut le cure, suivi de trois hommes, se diriger vers elle. Une grande tristesse la submergea, pour trois raisons : savoir que son heure etait arrivee, voir que son mari n'avait pas daigne se montrer pour la consoler (peut-etre dans la crainte d'entendre ce qu'elle lui dirait, peut-etre honteux de l'impuissance ou il etait de la sauver) et, se rendant compte que l'argent qu'elle avait economise tomberait dans les mains des banquiers, regretter de ne pas l'avoir dilapide. Mais il lui restait une petite joie : le dernier jour de sa vie etait frisquet mais ensoleille - ce n'est pas tout le monde qui a le privilege de partir avec un aussi beau souvenir. Le cure fit signe aux trois hommes de rester a distance et s'approcha seul de Berta. -- Bon apres-midi, dit-elle. Voyez comme Dieu est grand et quelle belle nature Il nous a faite. Ils vont m'emmener, mais je laisserai ici toute la faute du monde. -- Vous n'imaginez pas le paradis, repondit le cure, en s'efforcant de garder un ton distant. -- Je ne sais pas s'il est aussi beau, je ne suis meme pas sure qu'il existe. Vous y etes deja alle ? -- Pas encore. Mais j'ai connu l'enfer et je sais qu'il est terrible, quoique tres attrayant vu de loin. Berta comprit qu'il faisait allusion a Bescos. -- Vous vous trompez, monsieur le cure. Vous avez ete au paradis et vous ne l'avez pas reconnu. Comme cela arrive, d'ailleurs, a la plupart des gens en ce monde : ils recherchent la souffrance la ou ils trouveraient les joies les plus grandes, parce qu'ils croient qu'ils ne meritent pas le bonheur. -- On dirait que ces dernieres annees vous ont dotee d'une grande sagesse. -- Il y avait longtemps que personne ne venait plus causer avec moi et, bizarrement, voila que tout le monde decouvre que j'existe. Figurez-vous qu'hier soir la femme du maire et la patronne de l'hotel m'ont fait l'honneur de me rendre visite. Aujourd'hui, c'est le cure qui fait de meme. Est-ce que par hasard je serais devenue une personne importante ? -- Tout a fait, dit le cure. La plus importante du village. -- Je vais faire un heritage ? -- Dix lingots d'or. Hommes, femmes et enfants vous remercieront de generation en generation. Il est meme possible qu'on vous eleve une statue. -- Je prefere une fontaine. En plus d'embellir une place, elle etanche la soif et chasse les papillons noirs. -- Nous construirons une fontaine. Vous avez ma parole. Berta jugea que la plaisanterie avait assez dure et qu'il fallait maintenant en venir au fait. -- Monsieur le cure, je sais tout. Vous condamnez une femme innocente qui ne peut lutter pour sa vie. Soyez maudits, vous, cette terre et tous ses habitants ! -- Que je sois maudit, acquiesca le cure. Pendant plus de vingt ans, je me suis efforce de benir cette terre, mais personne n'a entendu mes appels. Pendant tout ce temps, j'ai tente d'inculquer le bien dans le coeur des hommes, jusqu'au jour ou j'ai compris que Dieu m'avait choisi comme Son bras gauche pour designer le mal dont ils sont capables - en sorte que, peut-etre, ils prennent peur et se convertissent. Berta avait envie de pleurer, mais elle se retint. -- De belles paroles, sans aucun contenu. Tout au plus une facon d'expliquer la cruaute et l'injustice. -- Au contraire de tous les autres, je n'agis pas pour de l'argent. Je sais que c'est un or maudit, comme cette terre, et qu'il ne fera le bonheur de personne : j'agis parce que Dieu me l'a demande. Ou plus precisement : m'en a donne l'ordre, pour repondre a mes prieres. Inutile de discuter , pensa Berta en voyant le cure tirer de sa poche un flacon de comprimes. -- Vous ne sentirez rien, dit-il. Entrons chez vous. -- Ni vous, ni personne de ce village ne mettra les pieds dans cette maison tant que je serai vivante. Elle s'ouvrira peut-etre a la fin de cette nuit, mais pas question pour le moment. Le cure fit signe a l'un des deux hommes, qui s'approcha, une bouteille en plastique a la main. -- Prenez ces comprimes. Vous ne tarderez pas a vous endormir. Quand vous vous reveillerez, vous serez au ciel, aux cotes de votre mari. -- J'ai toujours ete avec lui. Et je n'ai jamais pris de somniferes, meme quand j'avais des insomnies. -- Dans ces conditions, l'effet sera plus rapide. Le soleil allait disparaitre, la nuit avait deja pris possession de la vallee et du village. -- Et si je refuse de les prendre ? -- Vous les prendrez de toute facon. Elle jeta un regard aux hommes qui accompagnaient le cure et comprit que toute resistance serait vaine. Elle avala les comprimes en buvant de grandes gorgees d'eau de la bouteille en plastique. L'eau, insipide et incolore, et pourtant la chose la plus importante du monde. Comme elle, en ce moment. Elle contempla une derniere fois les montagnes, maintenant plongees dans l'obscurite. Elle vit scintiller la premiere etoile dans le ciel et se dit qu'elle avait eu une belle vie : elle etait nee et allait mourir dans un lieu qu'elle aimait, meme s'il ne le lui avait pas toujours rendu - mais quelle importance ? Celui qui aime en esperant etre paye de retour perd son temps. Elle avait ete benie. Elle n'avait jamais connu un autre pays, mais elle savait qu'a Bescos se passaient les memes choses que partout ailleurs. Elle avait perdu le mari qu'elle aimait, mais Dieu lui avait concede la joie de le garder a ses cotes apres sa mort. Elle avait vu le village a l'apogee de sa grandeur, avait suivi les etapes de sa decadence et elle allait partir avant d'assister a sa destruction totale. Elle avait connu les hommes avec leurs defauts et leurs vertus et elle etait persuadee que, malgre tout ce qui lui arrivait maintenant et malgre toutes les luttes qui, selon son mari, se deroulaient dans le monde invisible, la bonte humaine finirait par l'emporter. Elle eut pitie du cure, du maire, de la demoiselle Prym, de l'etranger, de chacun des habitants de Bescos ; jamais le mal n'apporterait le bien, meme si tous s'efforcaient de croire le contraire. Quand ils decouvriraient la realite, il serait trop tard. Elle ne regrettait qu'une chose : n'avoir jamais vu la mer. Elle savait qu'elle existait, qu'elle etait immense, a la fois calme et dechainee, mais elle n'avait jamais pu aller se promener sur une plage, fouler pieds nus le sable, gouter un peu d'eau salee, plonger dans l'eau froide comme qui retourne au ventre de la Grande Mere (elle se rappela que les Celtes aimaient employer ce terme). Hormis cela, elle n'avait guere a se plaindre. Certes, elle etait triste, tres triste de devoir partir ainsi, mais elle ne voulait pas jouer les victimes : Dieu l'avait certainement choisie pour ce role, bien preferable au choix qu'il avait fait pour le cure. Un engourdissement s'empara de ses mains et de ses pieds, alors que le cure insistait : -- Je veux vous parler du bien et du mal. -- C'est inutile. Vous ne connaissez pas le bien. Vous avez ete empoisonne par le mal qu'on vous a fait et maintenant vous repandez cette peste sur notre terre. Vous n'etes pas different de cet etranger venu pour nous detruire. Ses derniers mots se perdirent dans un balbutiement. L'etoile la-haut dans le ciel semblait lui faire signe. Berta ferma les yeux. 22 L'etranger alla a la salle de bains de sa chambre, lava soigneusement les lingots, puis les remit dans son vieux havresac elime. Depuis deux jours il etait reste dans la coulisse et maintenant il se preparait a revenir en scene pour le denouement. Il avait vraiment parfaitement mis au point et execute son plan : depuis le choix de la bourgade isolee, avec un petit nombre d'habitants, jusqu'au fait d'avoir choisi une complice afin que - si les choses tournaient mal - jamais personne ne puisse l'accuser d'etre l'instigateur d'un crime. D'abord se concilier les habitants, ensuite semer la terreur et la confusion. Comme Dieu avait agi a son encontre, il agirait de meme avec les autres. Comme Dieu lui avait octroye le bien avant de le precipiter dans un abime, il jouerait le meme jeu. Il avait tout fignole, sauf une chose : il n'avait jamais cru que son plan reussirait. Il avait la certitude qu'a l'heure de la decision, un simple non changerait le cours de l'histoire, une seule personne allait refuser de commettre le crime et il suffisait de cette personne pour montrer que tout n'etait pas perdu. Qu'une personne sauve le village et le monde serait sauve, l'esperance etait encore possible, la bonte l'emportait, les terroristes ne savaient pas le mal qu'ils faisaient, le pardon finirait par s'imposer, les jours de souffrance feraient place a un souvenir melancolique qui hanterait ses jours et il pourrait de nouveau partir en quete du bonheur. Pour ce non qu'il aurait aime entendre, le village recevrait ses dix lingots d'or, independamment de l'accord que lui-meme avait conclu avec Mlle Prym. Mais son plan avait rate. Et maintenant il etait trop tard, il ne pouvait plus changer d'idee. On frappa a sa porte. C'etait la patronne de l'hotel. -- Vous etes pret ? C'est l'heure de partir. -- Je descends. Je vous rejoins au bar. Il mit sa veste, prit son sac et quitta la chambre. -- J'ai l'or, dit-il. Mais pour eviter tout malentendu, j'espere que vous savez que quelques personnes sont informees que je sejourne dans votre hotel. Si les habitants du village changeaient de victime, vous pouvez etre sure que la police viendrait me chercher ici : vous avez controle mes coups de telephone, n'est-ce pas ? La patronne de l'hotel se contenta de hocher la tete en signe d'assentiment. 23 Le monolithe celte se trouvait a une demi-heure de marche de Bescos. Durant des siecles, les hommes avaient cru que c'etait seulement un rocher different, imposant, poli par les pluies, autrefois dresse et un jour abattu par la foudre. Ahab avait l'habitude de s'en servir comme d'une table naturelle, en plein air, pour les reunions du conseil du village. Jusqu'au jour ou le gouvernement envoya un groupe de chercheurs faire un releve des vestiges des Celtes dans la region. L'un d'eux decouvrit le monument et fut bientot suivi par des archeologues qui mesurerent, calculerent, discuterent, fouillerent, avant d'arriver a la conclusion qu'une communaute celte avait choisi ce site pour en faire une sorte de lieu sacre - mais sans determiner quels rites elle y pratiquait. Les uns disaient que c'etait une sorte d'observatoire astronomique, d'autres assuraient que c'etait le theatre de ceremonies dediees a la fertilite - vierges possedees par des pretres. Apres une semaine de controverses, les savants partirent poursuivre ailleurs leurs recherches, sans etre arrives a une explication satisfaisante. Le maire avait mis l'action touristique a son programme electoral et, une fois elu, il avait reussi a faire passer dans un journal de la region un reportage sur l'heritage celte des habitants de Bescos, mais il n'avait pas les moyens d'amenager le site et quelques touristes aventureux n'avaient trouve qu'une stele renversee dans les broussailles, alors que d'autres villages voisins avaient des sculptures, des inscriptions bien mises en valeur, des vestiges beaucoup plus interessants. Le projet touristique avait donc capote et, tres vite, le monolithe celte avait retrouve sa fonction habituelle : servir, en fin de semaine, de table de pique-nique. Cet apres-midi-la, des discussions, voire des disputes violentes, eclaterent dans plusieurs maisons de Bescos, toutes pour le meme motif : les maris voulaient y aller seuls, les femmes exigeaient de prendre part au rituel du sacrifice , ainsi que les habitants appelaient deja le crime qu'ils allaient commettre. Les hommes disaient que c'etait dangereux, un coup de feu pouvait partir par inadvertance ; les femmes demandaient aux hommes de respecter leurs droits, le monde avait change. Les hommes finirent par ceder. C'est donc une procession de deux cent quatre-vingt-une personnes - en comptant l'etranger, mais pas Berta, couchee endormie sur une civiere improvisee - qui venait de s'ebranler en direction de la foret, une chaine de deux cent quatre-vingt-un points lumineux, lanternes et lampes de poche. Chaque homme tenait son fusil a la main, culasse ouverte pour eviter tout accident. Deux bucherons portaient a grand-peine la civiere. Heureusement qu'il ne faudra pas la redescendre, se dit l'un d'eux. Avec les centaines de plombs qu'elle va prendre dans le corps, elle pesera encore plus lourd. Son estomac se souleva - non, il ne fallait penser a rien, seulement au lundi. Personne ne parla durant le trajet. Personne n'echangea un regard, comme si tous etaient plonges dans un cauchemar qu'ils devraient oublier le plus vite possible. Enfin ils arriverent, hors d'haleine, epuises par la tension plus que par la fatigue, et formerent un demi-cercle dans la clairiere ou se trouvait le monument celte. Le maire fit signe aux bucherons de detacher Berta du hamac et de la coucher sur le monolithe. -- Non, cria le forgeron, se rappelant les films de guerre qu'il avait vus ou les soldats rampaient pour echapper aux balles de l'ennemi. C'est difficile de faire mouche sur une personne couchee. Les bucherons empoignerent le corps de Berta et l'assirent sur le sol, le dos appuye contre le rocher. Apparemment, c'etait la position ideale, mais soudain on entendit la voix d'une femme, entrecoupee de sanglots : -- Elle nous regarde. Elle voit ce que nous faisons. Bien sur, Berta ne voyait rien, mais comment ne pas etre emu devant cette vieille dame dont le visage disait la bonte, sur les levres un leger sourire qui allait etre ravage par un feu de salve nourri. -- Tournez-la, ordonna le maire, lui aussi mal a l'aise devant cette victime sans defense. Les bucherons obeirent en maugreant, retournerent au rocher, tournerent le corps en le mettant a genoux, le visage et la poitrine appuyes sur le monolithe. Comme il etait impossible de le maintenir dans cette position, ils durent lui lier les poignets avec une corde qu'ils firent passer par-dessus le rocher et fixerent de l'autre cote. Pauvre Berta, cette fois dans une posture vraiment grotesque : agenouillee, de dos, les bras tendus sur le rocher, comme si elle priait et implorait quelque chose. Quelqu'un voulut protester, mais le maire lui coupa la parole en disant que le moment etait venu d'en terminer. Vite fait, mieux fait. Sans discours ni justifications : on pouvait les remettre au lendemain - au bar, dans les rues, aux champs. Chacun savait qu'il n'aurait plus le courage de passer devant le seuil ou la vieille s'asseyait pour regarder les montagnes en parlant toute seule, mais le village avait deux autres voies, plus un petit sentier en escalier donnant directement sur la grand-route. -- Finissons-en, vite ! cria le maire, content de ne plus entendre le cure et donc de voir son autorite retablie. Quelqu'un dans la vallee pourrait apercevoir cette clarte dans la foret et vouloir verifier ce qui se passe. Preparez vos fusils, tirez et partons aussitot ! Sans solennites. Pour accomplir leur devoir, comme de bons soldats qui defendaient leur village. Sans etats d'ame. C'etait un ordre auquel tous allaient obeir. Mais soudain le maire comprit le mutisme du cure et il eut la certitude qu'il etait tombe dans un piege. Desormais, si un jour cette histoire transpirait, tous pourraient dire ce que disaient les assassins pendant les guerres : qu'ils executaient des ordres. Que se passait-il, en ce moment, dans le coeur de tous ces gens ? A leurs yeux, etait-il une canaille ou un sauveur ? Il ne pouvait pas mollir, a cet instant ou eclatait le crepitement des culasses refermees. En un eclair, il imagina le fracas de la decharge simultanee de cent soixante-quatorze fusils et, aussitot apres, la retraite precipitee, tous feux eteints comme il en avait donne l'ordre pour le retour. Ils connaissaient le chemin par coeur et mieux valait ne pas risquer plus longtemps d'attirer l'attention. Instinctivement, les femmes reculerent tandis que les hommes mettaient en joue le corps inerte, a courte distance. Ils ne pouvaient pas rater la cible, des l'enfance ils avaient ete entraines a tirer sur des animaux en mouvement et des oiseaux en plein vol. Le maire se prepara a donner l'ordre de faire feu. -- Un moment ! cria une voix feminine. C'etait la demoiselle Prym. -- Et l'or ? Vous avez vu l'or ? Les hommes baisserent leurs fusils, tout en gardant un doigt sur la detente : non, personne n'avait vu l'or. Tous se tournerent vers l'etranger. Celui-ci, d'un pas lent, vint se placer au centre du demi-cercle. Arrive la, il deposa son sac a dos sur le sol et en retira, un a un, les lingots d'or. -- Voila, dit-il simplement, et il regagna sa place. La demoiselle Prym s'approcha du tas de lingots, en saisit un et le montra a la foule. -- A mon avis, c'est bien l'or que l'etranger vous a promis. Mais je veux qu'on le verifie. Je demande que dix femmes viennent ici et examinent tous ces lingots. Le maire, voyant qu'elles devraient passer devant la ligne de tir, craignant une nouvelle fois un accident, voulut s'interposer, mais dix femmes, y compris la sienne, obeirent a l'injonction de la demoiselle Prym et chacune examina avec soin un lingot. -- Oui, c'est bien de l'or, dit la femme du maire. Je vois sur chacun une estampille du gouvernement, un numero qui doit indiquer la serie, la date de la fonte et le poids : il n'y a pas tromperie sur la recompense. -- Avant d'aller plus loin, ecoutez ce que j'ai a vous dire. -- Mademoiselle Prym, l'heure n'est pas aux discours. Et vous, mesdames, posez ces lingots et rejoignez vos places. Les hommes doivent accomplir leur devoir. -- Taisez-vous, imbecile ! Le cri de Chantal provoqua une stupeur generale. Personne n'imaginait qu'un habitant de Beseos put s'adresser au maire en ces termes. -- Vous etes folle ? -- Taisez-vous ! repeta Chantal a tue-tete, tremblant de tout son corps, les yeux injectes de haine. C'est vous qui etes fou, vous etes tombe dans ce piege qui nous mene a la condamnation et a la mort ! Vous etes un irresponsable ! Le maire voulut se jeter sur elle, mais deux hommes le maitriserent. -- Ecoutons ce que cette demoiselle veut nous dire, lanca une voix dans la foule. On n'en est pas a dix minutes pres ! Cinq, dix minutes, en fait le temps comptait a ce moment ou la situation semblait evoluer. Chacun sentait que la peur et la honte s'infiltraient, qu'un sentiment de culpabilite se repandait dans les esprits, chacun aurait voulu trouver une bonne excuse pour changer d'avis. Chaque homme etait maintenant persuade que son fusil tirerait une cartouche mortelle et craignait d'avance que le fantome de cette vieille - qui avait une reputation de sorciere - ne vienne le hanter la nuit. Et si quelqu'un parlait ? Et si le cure n'avait pas fait ce qu'il avait promis ? Et si toute la population de Bescos etait mise en accusation ? -- Cinq minutes, trancha le maire, affectant un air autoritaire, alors qu'en fait c'etait Chantal qui avait reussi a imposer les regles de son jeu. -- Je parlerai le temps que je voudrai, dit-elle. Elle semblait avoir retrouve son calme, decidee a ne pas ceder un pouce de terrain, et elle s'exprima avec une assurance qu'on ne lui avait jamais connue : -- Mais rassurez-vous, je serai breve. Quand on voit ce qui se passe, il y a de quoi etre tres etonne, et tout d'abord parce que nous savons tous que, a l'epoque d'Ahab, Bescos recevait regulierement la visite d'hommes qui se vantaient d'avoir une poudre speciale, capable de changer le plomb en or. Ils se donnaient le nom d'alchimistes et l'un d'eux en tout cas a prouve qu'il disait la verite, quand Ahab l'a menace de mort. Aujourd'hui, vous avez decide de faire la meme chose : melanger le plomb et le sang, persuades que c'est de cet alliage que s'est forme l'or que vous avez devant vous. D'un cote, vous avez raison. De l'autre, soyez surs d'une chose : a peine l'or tombera-t-il dans les mains de chacun qu'il s'en echappera. L'etranger ne comprenait pas ou Chantal voulait en venir, mais il etait impatient d'entendre la suite : tout a coup, dans un recoin obscur de son ame, la lumiere oubliee brillait de nouveau. -- A l'ecole, nous avons tous appris cette legende celebre du roi Midas, un homme qui a rencontre un dieu, et ce dieu lui a offert tout ce qu'il voulait. Midas etait deja tres riche, mais il voulait accroitre encore sa fortune et il a demande au dieu de pouvoir changer en or tout ce qu'il toucherait. Son voeu a ete exauce. Laissez-moi me rappeler ce qui s'est passe : d'abord, Midas a change en or ses meubles, puis son palais et tout ce qui l'entourait. Il a travaille toute une matinee et il s'est retrouve avec un jardin en or, des arbres en or, des escaliers en or. A midi, il a eu faim et il a voulu manger. Mais quand il a touche le succulent gigot d'agneau que ses cuisiniers lui avaient prepare, celui-ci s'est change en or. Desespere, il a couru voir sa femme pour lui demander de l'aider, car il venait de comprendre l'erreur qu'il avait commise. Il a juste effleure le bras de sa femme et elle s'est changee en statue doree. Affoles, tous les domestiques se sont enfuis, de crainte qu'il ne leur arrive la meme chose. En moins d'une semaine, Midas est mort de faim et de soif, entoure d'or de toutes parts. -- Pourquoi nous raconter cette histoire ? demanda la femme du maire apres avoir repris place au cote de son mari. Vous laissez supposer qu'un dieu serait venu a Bescos et nous aurait donne ce pouvoir ? -- Je vous ai raconte cette histoire pour une simple raison : l'or, en soi, ne vaut rien. Absolument rien. Nous ne pouvons ni le manger, ni le boire, ni l'utiliser pour acheter des animaux ou des terres. Ce qui a de la valeur, c'est l'argent qui a cours. Dites-moi : comment allons-nous changer cet or en especes ? Nous pouvons faire deux choses : demander au forgeron de fondre ces lingots pour en faire deux cent quatre-vingts morceaux egaux, et chacun ira changer le sien a la banque de la ville. Soyez surs que les autorites seront immediatement alertees, car il n'y a pas de gisement d'or dans cette vallee. Comment expliquer alors que chaque habitant de Bescos ait en sa possession un petit lingot ? Nous pourrons dire que nous avons trouve un ancien tresor celte. Mais une expertise rapide revelera que l'or a ete extrait et fondu recemment. Les autorites rappelleront que le sol de cette region a deja ete prospecte, que les Celtes, s'ils avaient eu de l'or en quantite, auraient construit une ville magnifique. -- Vous etes une petite ignorante, dit le proprietaire terrien. Nous porterons a la banque les lingots en leur etat, avec estampille et marque. Nous les echangerons contre des especes que nous nous partagerons. -- C'est la seconde possibilite : le maire prend les dix lingots et les porte a la banque pour les echanger. Le caissier ne posera pas les questions qu'il poserait si nous nous presentions chacun avec son petit lingot. Comme le maire est une autorite, il ne lui demandera que les certificats d'achat. Faute de pouvoir les presenter, le maire montrera que les lingots sont dument estampilles. A ce moment-la, l'homme qui nous a donne cet or sera deja loin. Le caissier exigera un delai car, meme s'il connait le maire et lui fait confiance, il lui faudra demander une autorisation pour decaisser une aussi grande quantite de numeraire. Le directeur de la banque voudra connaitre la provenance de cet or. Le maire, qui est intelligent et a reponse a tout, n'est-ce pas, dira la verite : c'est un etranger qui nous en a fait cadeau. Mais le directeur, meme s'il se fie personnellement a cette assertion, a un pouvoir de decision limite et il devra, pour eviter tout risque inutile, en referer au siege central de la banque. La, personne ne connait le maire, la regle est de considerer comme suspect tout mouvement de fonds important : le siege a son tour exigera un delai, pas de transaction avant de connaitre la provenance des lingots. Imaginez : et si l'on decouvrait que cet or avait ete vole ? ou bien etait passe par les mains de trafiquants de drogue ? Chantal fit une pause. La peur qu'elle avait eprouvee, la premiere fois qu'elle avait essaye de s'emparer de son lingot, etait maintenant une peur que tous partageaient. L'histoire d'un homme est l'histoire de toute l'humanite. -- Cet or a une histoire, se l'approprier peut avoir des consequences graves, conclut Mlle Prym. Tous les regards convergerent sur l'etranger qui, durant tout ce temps, etait reste totalement impassible. -- Inutile de lui demander des explications. Ce serait se fier a sa parole et un homme qui demande que l'on commette un crime est indigne de toute confiance. -- On pourrait le retenir ici en attendant que le metal soit change en argent, proposa le forgeron. L'etranger, d'un simple signe de tete, en appela a la patronne de l'hotel. -- Il est intouchable. Il doit avoir des amis tres influents. Je l'ai entendu telephoner plusieurs fois, il a reserve une place dans un avion. S'il disparait, ces amis s'inquieteront et, craignant le pire, ils exigeront une enquete qui touchera les habitants de Bescos. -- Vous pouvez decider d'executer cette vieille femme innocente, ajouta Chantal. Mais comme je sais que c'est un piege que vous a tendu cet etranger, moi je refuse de m'associer a ce crime. -- Vous n'etes pas en mesure de comprendre ! lanca le proprietaire terrien. -- Si, comme j'en suis sure, je ne me trompe pas, le maire ne va pas tarder a se retrouver derriere les barreaux d'une prison et vous serez tous inculpes d'avoir vole cet or. Moi, je suis a l'abri des soupcons. Mais je vous promets de ne rien reveler : je dirai simplement que je ne sais pas ce qui s'est passe. Par ailleurs, le maire est un homme que nous connaissons bien - ce qui n'est pas le cas de cet etranger qui doit quitter Bescos demain. Il est possible qu'il assume seul la faute, il suffirait qu'il dise qu'il a devalise un homme de passage a Bescos. Nous serons unanimes a le considerer comme un heros, le crime ne sera jamais decouvert, et chacun continuera de vivre sa vie, d'une facon ou d'une autre - mais sans l'or. -- Je m'y engage ! cria le maire, persuade que personne n'allait souscrire aux divagations de cette folle. A cet instant, on entendit un petit declic : un homme venait d'ouvrir la culasse de son fusil. -- Comptez sur moi ! J'accepte le risque ! vocifera le maire. D'autres declics lui repondirent en chaine, signe que les hommes avaient decide de ne pas tirer : depuis quand pouvait-on avoir confiance dans les promesses des hommes politiques ? Seuls deux fusils resterent armes : celui du maire sur Mlle Prym, celui du cure sur Berta. Le bucheron qui, tout a l'heure, s'etait apitoye sur la vieille femme se precipita sur les deux hommes et leur arracha leurs armes. La demoiselle Prym avait raison : croire les autres etait tres risque. Soudain, il semblait que tous s'en etaient rendu compte, car la foule commencait a se disperser. En silence, les vieux d'abord, puis les plus jeunes reprirent le chemin du village, chacun essayant de retrouver ses preoccupations habituelles : le temps qu'il fait, les moutons qu'il faut tondre, le champ a labourer, la saison de la chasse qui va commencer. Rien ne s'etait passe, car Bescos etait un village perdu dans le temps, ou les jours se ressemblaient tous. Chacun se disait que cette fin de semaine n'avait ete qu'un reve. Ou un cauchemar. 24 Dans la clairiere n'etaient restes que Berta, toujours endormie et amarree au monolithe, Chantal et l'etranger. -- Voici l'or de votre village, dit celui-ci. Je dois me rendre a l'evidence : il ne m'appartient plus et je n'ai pas recu la reponse que j'attendais. -- De mon village ? Non, il est a moi. Et egalement le lingot qui est enterre pres du rocher en forme de Y. Et vous m'accompagnerez a la banque pour changer ces lingots contre de l'argent. Je n'ai aucune confiance dans vos belles paroles. -- Vous savez que je n'allais pas faire ce que vous aviez dit. Et quant au mepris que vous me temoignez, en fait c'est le mepris que vous avez envers vous-meme. Vous devriez m'etre reconnaissante de tout ce qui s'est passe, puisque, en vous montrant l'or, je vous ai donne plus que la possibilite de devenir riche. Je vous ai obligee a agir, a cesser de vous plaindre de tout et a assumer une responsabilite. -- C'etait tres genereux de votre part, repliqua Chantal sur un ton ironique. Des le premier moment, j'aurais pu m'exprimer sur la nature humaine. Meme si Bescos est aujourd'hui un village decadent, il a connu un passe de gloire et de sagesse. J'aurais pu vous donner la reponse que vous cherchiez, si je m'en etais souvenue. Chantal alla delivrer Berta de ses liens et remarqua qu'elle avait le front ecorche, sans doute a cause de la position incommode de sa tete sur la pierre, mais ce n'etait pas grave. Le probleme, a present, c'etait de devoir rester la jusqu'au matin, a attendre que Berta se reveille. -- Pouvez-vous me donner maintenant cette reponse ? demanda l'homme. -- Quelqu'un a du vous raconter la rencontre de saint Savin et d'Ahab ? -- Bien sur. Le saint est arrive, il s'est entretenu un moment avec l'Arabe et celui-ci a fini par se convertir quand il a compris que le courage du saint etait superieur au sien. -- Exact. Mais il faut preciser que, des l'arrivee du saint et pendant toute leur conversation, Ahab n'a pas cesse d'aiguiser son poignard, ce qui n'a pas empeche Savin de s'endormir tranquillement. Certain que le monde etait un reflet de lui-meme, Ahab a decide de defier son hote et il lui a demande : -- Si tout a coup entrait ici la plus belle courtisane de la ville, est-ce que vous reussiriez a penser qu'elle n'est pas belle et seduisante ? -- Non. Mais je reussirais a me controler, repondit le saint. -- Et si je vous offrais une grande quantite de pieces d'or pour vous decider a quitter la montagne et a vous joindre a nous, est-ce que vous reussiriez a regarder ces pieces comme si c'etaient des cailloux ? -- Non, mais je reussirais a me controler. -- Et si deux freres venaient vous voir, l'un qui vous detesterait, l'autre qui verrait en vous un saint, est-ce que vous reussiriez a les traiter sur le meme pied ? -- Meme si je devais en souffrir, je reussirais a me controler et je les traiterais de la meme facon. Chantal fit une pause. -- On dit que ce dialogue a ete tres important : il a determine Ahab a accepter de se convertir. L'etranger n'avait pas besoin que Chantal lui explique l'histoire : Savin et Ahab avaient les memes instincts - le Bien et le Mal luttaient pour les conquerir, de meme qu'ils luttaient pour conquerir toutes les ames sur terre. Quand Ahab comprit que Savin etait son egal, il comprit egalement qu'il etait l'egal de Savin. Tout etait une question de controle. Et de choix. Rien d'autre. 25 Chantal contempla pour la derniere fois la vallee, les montagnes, les bosquets ou elle avait l'habitude de se promener quand elle etait petite, et elle sentit dans sa bouche le gout de l'eau cristalline, des legumes frais recoltes, du vin maison, fait avec le meilleur raisin de la region, jalousement garde par ses habitants - ce n'etait pas un produit destine aux touristes ou a l'exportation. Elle n'etait revenue au village que pour dire adieu a Berta. Elle portait les memes vetements que d'habitude afin d'eviter que quelqu'un ne decouvre que, le temps de son court voyage a la ville, elle etait devenue une femme riche : l'etranger s'etait occupe de tout, avait signe les papiers requis pour le transfert du metal, sa conversion en fonds places sur le compte bancaire de Mlle Prym ouvert a cet effet. Le caissier, deferent et discret comme l'exigeait le reglement de la banque, n'avait pu s'empecher de lui adresser a la derobee des regards equivoques mais qui l'avaient ravie ; Cette jeune personne est la maitresse d'un homme mur, elle doit etre bien complaisante au lit pour lui avoir soutire autant d'argent. Elle croisa quelques habitants. Personne ne savait qu'elle allait partir et ils la saluerent comme si rien ne s'etait passe, comme si Bescos n'avait jamais recu la visite du demon. Elle repondit elle aussi a chaque bonjour comme si ce jour etait pareil a tous les autres jours de sa vie. Elle ne savait pas a quel point elle avait change en raison de tout ce qu'elle avait decouvert sur elle-meme, mais elle avait du temps devant elle pour apprendre. Berta etait assise devant sa maison. Elle n'avait plus a guetter la venue du Mal et ne savait a quoi s'occuper desormais. -- Ils vont faire une fontaine en mon honneur. C'est le prix de mon silence. Je suis contente, meme si je sais qu'elle ne va pas durer tres longtemps ni apaiser la soif de beaucoup de monde, puisque Bescos est condamne de toute facon : pas parce qu'un demon est passe par ici, mais a cause de l'epoque ou nous vivons. Chantal demanda comment serait la fontaine : Berta avait demande qu'on l'orne d'un soleil, avec un crapaud au milieu qui cracherait l'eau - le soleil, c'etait elle, et le crapaud, c'etait le cure. -- Je veux etancher votre soif de lumiere et ainsi je resterai parmi vous tant que la fontaine sera la. Le maire s'etait plaint du cout des travaux, mais Berta n'avait pas voulu transiger et maintenant il fallait qu'il s'execute : le chantier devait debuter la semaine suivante. -- Et toi, ma fille, finalement tu vas faire ce que je t'ai suggere. Je peux te dire une chose sans craindre de me tromper : la vie peut etre courte ou longue, tout depend de la facon dont nous la vivons. Chantal sourit, embrassa tendrement sa vieille amie et tourna le dos a Bescos sans esprit de retour. Berta avait raison : il n'y avait pas de temps a perdre, meme si elle esperait que sa vie serait longue. 22 janvier 2000, 23 h 58.