PATRICK WEBER Patrick Weber est né en 1966 à Bruxelles. Après des études d’histoire de l’art et d’archéologie, il se dirige vers une carrière de journaliste dans la presse écrite et la télévision. Il dirige plusieurs magazines, en tant que rédacteur en chef, puis devient consultant éditorial pour le groupe Sanoma Magazines Belgium. Il publie des romans historiques – parmi lesquels Le grand Cinquième, prix Jean d’Heurs du roman historique 2005 – et scénariste des films et bandes dessinées – Novikov (Humanoïdes Associés), Les fils de la louve (Lombard), Les aventures d’Alix, Lois et Lefranc en collaboration avec Jacques Martin (Casterman), Arthur et les Minimoys d’après les personnages de Luc Besson (Soleil). Parallèlement chroniqueur royal, il publie à ce titre des ouvrages, donne des conférences et des cours à l’université et collabore à des émissions de télévision et de radio. Il partage aujourd’hui sa vie entre Bruxelles, Paris et Rome. PATRICK WEBER VIKINGS Les Racines de l’Ordre Noir Tome 1 TIMÉE-EDITTONS © Timée-Editions, 2006 ISBN 978-2-266-17416-9 « Meurent les biens, Meurent les parents, Et toi, tu mourras de même ; Mais la réputation Ne meurt jamais, Celle que bonne l’on s’est acquise. » L’Edda poétique, Hàvàmàl Les Dits du Très-Haut « Celui qui a vaincu tour à tour chacun de ses ennemis, c’est celui-là que je veux pour adversaire. » La saga de Hrafhkell Godi-de-Freyr Personnages principaux Première Partie Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4 Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7 Chapitre 8 Chapitre 9 Chapitre 10 Deuxième partie Livre Premier Livre Deuxième Livre Troisième Livre Quatrième Livre Cinquième Livre Sixième Livre Septième Livre Huitième Livre Neuvième Livre Dixième Troisième Partie Chapitre 11 Chapitre 12 Chapitre 13 Chapitre 14 Chapitre 15 Chapitre 16 Chapitre 17 Chapitre 18 Chapitre 19 Chapitre 20 Chapitre 21 Chapitre 22 Chapitre 23 Chapitre 24 Chapitre 25 Chapitre 26 Chapitre 27 Chapitre 28 Chapitre 29 Chapitre 30 Quatrième partie Livre Onzième Livre Douzième Livre Treizième Livre Quatorzième Livre Quinzième Livre Seizième Livre Dix-Septième Livre Dix-Huitième Livre Dix-Neuvième Livre Vingtième Livre Vingt et Unième Livre Vingt Deuxième Livre Vingt-Troisième Livre Vingt-Quatrième Livre Vingt-Cinquième Cinquième partie Chapitre 31 Chapitre 32 Chapitre 33 Chapitre 34 Chapitre 35 Chapitre 36 Chapitre 37 Chapitre 38 Chapitre 39 Chapitre 40 Chapitre 41 Epilogue Chapitre 42 Chapitre 43 Quelques notes sur... PERSONNAGES PRINCIPAUX En 1944 Principaux personnages de fiction : Pierre Le Bihan : étudiant en histoire Joséphine : membre d’un réseau de Résistance Maurice Charmet : bedeau de la cathédrale de Rouen Marc : membre du même réseau que Joséphine Léonie : vieille femme, guérisseuse Jeanne : fermière et amie de Léonie Ludwig Storman : lieutenant de l’Allgemeine SS Otto von Bilnitz : colonel de l’armée allemande Koenig, Schmidt et Ralfmusen : hommes de confiance de Ludwig Storman Rudolf Prinz : personnage librement inspiré de Herbert Jankhun, SS Sturmbannführer (commandant SS) et spécialiste des Vikings. Reçu au doctorat en 1931 et appartenant à l’Ahnenerbe Principaux personnages authentiques : Wolfram Sievers : SS Obersturmbannführer (lieutenant-colonel SS) et secrétaire général de l’Ahnenerbe Heinrich Himmler : Reichsführer SS, chef suprême de la SS Au dixième siècle Principaux personnages de fiction : Skirnir le Roux : cousin de Rollon Freya ou Geneviève : esclave franque enlevée par les Vikings Sverre le légiste : vieux gardien des lois du peuple viking Principaux personnages authentiques : Hròlfr le Marcheur, dit Rollon : chef viking et premier duc de Normandie Charles III : roi de France carolingien, contemporain de Rollon Robert : comte de Neustrie Reine Odgive : fille du roi Edouard Ier d’Angleterre et mère du roi Louis IV Louis IV d’Outremer : roi de France carolingien qui tient son surnom de son exil en Angleterre Raoul : roi de France issu de la famille des Robertiens Popa : épouse de Rollon Avertissement : Ce livre est un roman, une fiction dans laquelle l’auteur a pris la liberté de faire intervenir des personnages ayant existé. Il ne s’agit en aucun cas de raconter l’histoire de leur vie. PREMIÈRE PARTIE Chapitre 1 LUDWIG STORMAN s’accorda une seconde de répit, le temps de lever les yeux vers le ciel et d’espérer y trouver une trace de lumière d’étoile. Mais la chance n’était pas de son côté, la nuit était noire et profonde, aussi hostile que la forêt froide dans laquelle il s’enfonçait. Les quatre silhouettes se faufilaient entre les troncs comme des loups qui coursent un cerf blessé. Les animaux ne connaissent ni la pitié, ni la peur. Ils se laissent guider par leur instinct et bravent le danger quand la nécessité l’impose. C’est au prix de ce courage que les faibles nomment inconscience que l’ordre naturel peut être respecté. Storman avait fini par croire qu’il était lui-même devenu l’un de ces animaux féroces sans frayeur ni remords. À un âge où tant de jeunes trompent leur ennui dans des occupations stériles, il avait décidé de placer sa vie sous le signe de l’Idéal. Il ne retirait aucun mérite de ce choix. Il avait eu la chance de naître à l’une de ces époques où le monde connaissait une authentique révolution. Une de ces pages glorieuses de l’Histoire qui permettent d’envisager l’ordre des choses différemment avant et après qu’un guide visionnaire a accompli son oeuvre. Pour se hisser à la hauteur de son ambition, il avait renoncé à tout ce qui avait fait sa vie pendant l’enfance. Il s’était éloigné de ses parents, qu’il jugeait trop tièdes patriotes, et surtout, il s’était éloigné d’une longue tradition familiale qui avait toujours placé la religion au coeur de l’existence. La religion de Storman, il l’avait choisie ; elle portait le nom de nazisme. Son dieu, il avait eu le bonheur de le connaître vivant ; il portait le nom d’Adolf Hitler. Jamais il n’avait laissé le doute insidieux pervertir son esprit. De la Hitlerjugend aux rangs de la SS, il s’était conformé en tout point à ce que ses supérieurs attendaient de lui. Comme l’expliquait Himmler, sur cent candidats à l’Ordre Noir, seule une quinzaine était retenue. La hiérarchie exigeait non seulement les certificats politiques des parents, mais aussi la liste des ancêtres jusque 1750, un examen médical rigoureux et le certificat délivré par les Jeunesses Hitlériennes. L’examen physique était impitoyable et il se doublait d’une appréciation de l’attitude générale. Un garçon de plus d’un mètre quatre-vingt-cinq qui se comportait comme un domestique n’avait aucune chance d’intégrer les rangs de la SS. Storman avait franchi toutes ces épreuves au point d’être convaincu de faire partie de l’élite. L’ordre était son credo, la discipline, sa manière de concevoir la vie. Il avait été honoré quand sa hiérarchie l’avait choisi pour intégrer les rangs de la prestigieuse institution de l’Ahnenerbe. Ses brillantes études d’histoire et d’archéologie à l’université avaient fait beaucoup pour sa notoriété. Les recherches qu’il avait menées sur les racines profondes de la germanité avaient fait grand bruit jusqu’au sommet de l’État. Combien de nuits blanches n’avait-il pas passées à compulser des milliers de pages pour faire éclater la vérité et combattre les mensonges colportés depuis des siècles ? Il savait la différence fondamentale qui opposait les peuples des forêts, dont étaient issus les Allemands du XXe siècle, et les tribus du désert qui prétendaient gouverner le monde depuis des millénaires, au point d’avoir réussi à occulter les véritables origines de toute une nation. Il connaissait le rôle néfaste des Hébreux, mais il savait aussi la responsabilité que portait le christianisme dans la dévirilisation de toute une civilisation. Depuis qu’il avait été en âge de raisonner, il n’avait eu de cesse de combattre les complots des ennemis du peuple aryen. A présent, il courait avec trois camarades dans l’obscurité de la nuit norvégienne pour mener son ultime combat. L’heure n’était ni aux pensées ni aux souvenirs, et pourtant, il y avait dans cette course nocturne comme une invitation à se retourner sur le chemin parcouru. Ludwig Storman avait laissé ses compagnons prendre la tête de la course pour fermer la marche. Tous les quatre connaissaient le but à atteindre et aucun d’entre eux n’ignorait le danger qui les guettait. Là, quelque part dans la forêt profonde, des hommes les avaient pris en chasse. Les loups étaient traqués par ceux qui voulaient réduire à néant toute l’oeuvre accomplie depuis qu’un peuple avait décidé de remonter aux sources de son Histoire. La mission était périlleuse, mais aucun de ces hommes n’aurait songé à discuter les ordres. De l’objet de leur quête dépendait assurément l’issue de la guerre. Affaibli par une coalition contre nature réunissant des capitalistes et des bolcheviques, rongé par mille lâchetés, le Reich millénaire trouverait bientôt la clé de son salut. Ludwig sourit ; il était convaincu que sa mission capitale servirait la cause légitime et garantirait la victoire finale. Le Führer serait satisfait et tous ceux qui, jusqu’aux palais de Berlin, mettaient en doute ses recherches, seraient bientôt contraints de reconnaître sa clairvoyance. Il n’y a pas de futur sans Histoire et les vaincus sont toujours des aveugles qui refusent de puiser dans leurs racines la force de combattre. — Là ! Obersturmführer, je le vois ! Max Koenig était le plus jeune d’entre eux. Il courait plus vite et la nature l’avait pourvu d’yeux de loup aptes à distinguer les formes dans la nuit la plus profonde. Storman accéléra encore sa course et sentit que son coeur commençait à fatiguer. Ils n’en étaient pourtant pas encore à la fin de leurs efforts. Koenig avait vu juste. Devant eux s’élevait ce que des yeux non avertis auraient pu prendre pour une insignifiante petite butte hérissée de résineux. Un simple monticule de terre aplani par les siècles, les pluies et les rudes hivers scandinaves. Mais Storman en avait déjà observé assez pour ne pas s’y tromper ; il s’agissait d’un tumulus élevé par les anciens pour honorer leurs morts en se fondant à la perfection dans la nature qui les avait vus naître. — Sortez les pelles, vite ! ordonna Storman qui avait retrouvé son souffle. Les quatre hommes s’emparèrent de leurs outils et commencèrent à creuser. L’entreprise aurait pu paraître incongrue ou irréelle, mais l’acharnement mis par ces hommes à atteindre leur but la rendait presque épique. Storman donnait des coups de pelle rageurs, comme si sa vie en dépendait ; probablement était-ce le cas. Ils étaient bien trop occupés pour s’apercevoir qu’un harfang des neiges qui les observait perchés sur une haute branche venait de tourner la tête dans l’autre sens. Dès lors, tout alla très vite. Le jeune Koenig sentit une résistance au niveau du bout de sa pelle qui s’accompagna d’un petit bruit : « toc ». Il appela Storman et ses compagnons à venir voir ce qu’il avait trouvé. Cette pierre devait être la porte d’accès aux trésors qui dormaient depuis tant de générations sous ce linceul de terre. Mais Storman n’eut pas le temps de s’assurer par lui-même de la découverte de son camarade. — Ne bougez pas ! Mains en l’air ! La nuit noire comme leurs uniformes fut soudain inondée de lumière. Une troupe d’une quinzaine de partisans entourait les quatre SS de l’Ahnenerbe. Storman songea à broyer la capsule de cyanure qui ne le quittait jamais. Un bref instant, il pensa à l’homme qu’il avait laissé à quelques mètres de là et qui l’avait mené jusqu’à cette forêt. Jamais il ne lui offrirait la victoire. D’ailleurs, était-il possible d’échouer si près du but ? Sans savoir pourquoi, Storman finit par obéir et lever les bras. Ce n’était ni la peur ni la lâcheté qui le poussait à se conformer à ces ordres. Peut-être était-ce le fol espoir de réussir à percer le secret du tumulus et d’écrire une nouvelle page de la glorieuse saga des ancêtres vikings. Chapitre 2 Rouen, mars 1944 CLAUDE MONET avait-il songé à la contempler une fois que la nuit tombait sur la ville ? À n’en pas douter, les reflets des étoiles sur la pierre tendre auraient joliment stimulé son imagination. Pierre Le Bihan avait toujours été passionné par la peinture. Et aussi par l’architecture, par la sculpture, la gravure et par tous les arts décoratifs. Le jeune homme faisait partie de ceux qui jugeaient le passé plus passionnant que le présent et à sa décharge, il fallait reconnaître qu’en ce printemps 1944, le présent n’avait rien de bien rassurant. En contournant le vaisseau de pierre planté au coeur de la vieille cité normande, il se dit que les édifices que l’on croit bien connaître offrent un tout autre visage dès qu’on les découvre à une heure insolite. Le Bihan savait le risque qu’il courait à se promener seul en ville à l’heure du couvre-feu. Mais depuis que ce stupide conflit avait éclaté et que son avenir professionnel s’était obscurci, il avait été contraint de s’inventer de nouvelles raisons de réfléchir, de penser, de chercher et de trouver. Il avait fini par décider que cette guerre ne l’empêcherait pas de poursuivre ses travaux. Il jeta un coup d’oeil pour s’assurer qu’il n’était pas observé, puis il introduisit dans la serrure de la petite porte latérale le drôle d’instrument qu’il avait glissé dans sa poche. Certes, la famille Le Bihan n’avait jamais fait grand étalage de l’existence d’un oncle monte-en-l’air, mais il fallait bien reconnaître que ses leçons avaient fini par se révéler utiles. Il crocheta délicatement dans le trou une première fois sans succès, puis il s’y reprit une deuxième fois. A la troisième tentative, le petit « clic » révélateur se fit entendre. La porte s’ouvrit et Le Bihan se glissa rapidement dans l’édifice. Le jeune homme paraissait légèrement plus âgé que ses vingt ans. Toute son enfance, il avait dû supporter les railleries de ses camarades qui se moquaient de ses maladresses et de son manque d’aptitude au sport. Pour ne rien arranger, il lui avait fallu apprendre à vivre avec cette forte tignasse noire et ses yeux bleu clair qui lui donnaient un air de marin breton rempoté en plein bocage normand. Avec l’adolescence, Le Bihan avait poussé comme une plante attendant d’être arrosée pour achever sa croissance. Il n’en était pas devenu plus sportif pour autant, mais il avait acquis davantage de confiance en lui. La cathédrale Notre-Dame dormait du paisible sommeil de celles qui savent que le temps n’a pas de prise sur elles. La litanie des siècles s’égrenait, mais elle conservait toute sa splendeur, indifférente aux assauts du temps et à la folie des hommes. L’archéologue alluma une petite torche, mais c’était davantage pour la forme. Aurait-il été aveugle qu’il n’aurait pas éprouvé la moindre difficulté à se retrouver dans l’édifice qu’il fréquentait depuis son plus jeune âge. Avoir été engendré par une mère bigote présentait des avantages pour un jeune historien de l’art. Tandis qu’il écoutait de façon distraite les sermons du curé, son regard vagabondait de la base des colonnes au triforium, puis prenait d’assaut les croisées d’ogives et finissait par se perdre dans la généreuse rose de lumière exaltant le couronnement de la Vierge. Le Bihan se dirigea vers la chapelle du Petit-Saint-Romain et s’approcha prudemment de l’objet de sa quête. Il n’avait aucune raison de manifester un tact excessif devant ce qui n’était après tout qu’un homme mort il y a un peu plus d’un millénaire. Ses traits figés dans la pierre avaient conservé toute la grandeur et la sauvagerie contenues qu’avait voulu lui donner le sculpteur. L’archéologue passa machinalement la main sur la tête de Rollon, l’homme qui avait fondé la Normandie après l’avoir dévastée. C’était le genre de geste qu’il se refusait toujours à faire en plein jour, de peur de subir une remarque d’un bedeau trop zélé. De son petit sac à dos, il sortit un autre souvenir du tonton Pied Nickelé, une barre de fer à l’extrémité plate. Il regarda encore un instant la silhouette de pierre du premier duc de Normandie. Pour un peu, il aurait pu laisser errer son imagination et rêver que la statue allait revenir à la vie. Mais Le Bihan n’avait pas le temps, il avait une mission à accomplir. Il plaça délicatement le bout du pied-de-biche sous la lourde dalle du gisant et entreprit de la faire glisser. L’opération se révélait malaisée, d’autant qu’il tentait de la mener dans le silence le plus complet. Comme il essayait de forcer une résistance dans l’interstice de pierre, l’instrument dérapa et il ne réussit pas à réprimer un sonore : « Nom de Dieu. » — Alors comme ça, non content de t’introduire dans la maison du Seigneur, tu te permets aussi de blasphémer en son sein... L’homme qui venait de surprendre les agissements suspects de Le Bihan devant le gisant de Rollon avait un sourire au coin des lèvres. L’archéologue reconnut immédiatement Maurice Charmet, le bedeau qu’il avait déjà aperçu à de nombreuses reprises dans la cathédrale. Il ne devait guère avoir dépassé la soixantaine, mais il paraissait plus âgé. Le Bihan songea que cette satanée guerre avait la faculté de vieillir ceux qu’elle marquait. Loin de le réprimander, l’employé lui posa une main paternelle sur l’épaule. — Tu es le fils Le Bihan, je me trompe ? lâcha-t-il. Je connais bien ta mère, une fidèle entre les fidèles ! Le jeune homme ne releva pas l’appréciation ecclésiastique du degré de foi maternelle, mais il n’aurait jamais cru que la bigoterie de sa mère pût un jour lui venir en aide. — Tu es archéologue d’après ce qu’on raconte, poursuivit le bedeau. Ce n’est pas une raison pour t’introduire dans notre cathédrale et jouer aux vandales. — Je poursuis mes études d’historien de l’art, rectifia Le Bihan. Et je ne suis pas un vandale, je fais seulement quelques recherches sur les origines de la Normandie. — Tu as envie d’aller expliquer tout cela à la police ? — Non, vous n’allez quand même pas... Le petit homme fit un geste évasif pour montrer que tout cela ne le concernait pas. — Je ne te demande pas ce que tu cherches, poursuivit Charmet en baissant un peu la voix, mais sache que tu n’es pas le seul à le chercher... — Comment ? s’étonna le jeune homme. De quoi voulez-vous parler ? Vous me dites que d’autres sont venus ici avant moi ? Le bedeau posa l’index sur la bouche pour l’inviter au silence. — Tais-toi... Ici comme partout en ces temps troublés, les murs ont des oreilles ! Je ne t’en dirai pas davantage. Mais si tu es aussi passionné par les vieilles pierres que tu le prétends, tu devrais aller faire un tour du côté de l’aître de Saint-Maclou. Tu sais, il s’agit d’un lieu où les âmes les plus lourdes sont tentées de se soulager... Mais je connais parfaitement l’aître, lâcha Le Bihan avec une pointe d’agacement. Cessez de vous exprimer par énigmes. Dites-moi plutôt ce que vous savez et que vous voulez taire. Mais le bedeau s’était déjà retourné. En marchant à petits pas dans le déambulatoire, il ajouta : — Peut-être crois-tu connaître l’aître, mais il gagne à être visité à certains moments. L’après-midi, demain par exemple, vers seize heures... Et en quittant la cathédrale, n’oublie pas de fermer la porte en sortant. Dieu a horreur des courants d’air. Chapitre 3 LE COLONEL OTTO VON BILNITZ jeta un regard noir au combiné de téléphone qu’il venait de raccrocher. Il y avait décidément quelque chose qui ne lui plaisait pas dans cette guerre. Certes, l’officier était loin d’être un pacifiste. La tradition familiale exigeait qu’au moins un fils par génération accomplît une brillante carrière militaire. Le rôle aurait dû échoir à l’aîné Fritz s’il n’avait pas été emporté par une maladie de poitrine mal soignée. Dès lors, le cadet Otto avait vu tous les espoirs de ses parents se reporter sur lui. Chez les von Bilnitz, on possédait le sens du devoir prussien dans le sang. Depuis le règne du grand Frédéric, les décorations avaient succédé aux faits d’armes et accompagné l’enrichissement de la famille. La perte de la guerre des tranchées et la chute de l’Empire qui s’était ensuivie avaient porté un sérieux coup au moral de la famille. On s’y était désolé de l’évolution politique de l’Allemagne. Augusta, la stricte grand-mère, était allée jusqu’à perdre le goût de vivre en voyant à quel point son cher et vieux Berlin était devenu la ville de tous les vices. La fière capitale prussienne était prise d’assaut par des femmes travesties en garçons et des garçons qui adoptaient l’attitude de vamps fatales. Pour autant, l’arrivée des nazis n’avait pas rassuré la famille. Dans un premier temps, les von Bilnitz s’étaient persuadés que le maréchal Hinderburg constituait un ultime, mais solide rempart contre la vulgarité de ces jeunes braillards racistes en chemises brunes. Mais petit à petit, l’irrésistible ascension de Monsieur Hitler leur avait fait perdre leurs dernières illusions. Leur monde s’en était allé avec la chute de la couronne de l’Aigle. Il n’en restait pas moins que l’Allemagne était à i nouveau en guerre et qu’elle y trouverait peut-être l’opportunité de laver les affronts qu’elle avait subis en 1918. Le souvenir du calamiteux traité de Versailles avait laissé des traces profondes dans la conscience de tout un peuple, a fortiori chez de stricts Prussiens convaincus de la supériorité de leur nation. Bon sang ne sachant mentir, Otto von Bilnitz était devenu un des éléments les plus en vue de la Wehrmacht. Mais paradoxalement, sa réputation flatteuse sur le plan militaire lui valait de faire l’objet d’une sérieuse surveillance et constituait un frein à sa carrière. Les nazis se méfiaient de ces tenants de l’ancienne Allemagne auxquels ils reprochaient, pêle-mêle, leur mentalité réactionnaire et leur attachement à la religion. Ainsi le brillant Otto se retrouvait-il exilé à Rouen à l’heure où ses talents auraient probablement dû le conduire sur des fronts plus exposés et dès lors, plus vitaux pour le Reich. Après une période de révolte liée au sentiment d’injustice à laquelle avait succédé une phase d’abattement, von Bilnitz avait fini par trouver de bons côtés à son séjour normand. En militaire avisé, il savait que l’ennemi se trouvait non loin de là, de l’autre côté de la Manche et qu’il fallait se tenir prêt. Et en homme de tradition, il avait appris à goûter aux délices d’une terre qui n’en était pas avare. Il s’était donc forgé une carapace que rien n’atteignait véritablement. Rien, si ce n’était l’annonce d’une visite d’une délégation de la SS. Et c’était précisément l’objet du coup de téléphone qu’il venait de recevoir. On le sommait d’accueillir courtoisement l’Obersturmführer Ludwig Storman qui venait d’arriver à Rouen. Il devait lui fournir l’aide ainsi que tous les renseignements nécessaires au bon déroulement de sa mission. Tels étaient les termes précis utilisés par sa hiérarchie. Otto enrageait : une fois encore, la Wehrmacht devait courber l’échiné face à cet État dans l’État que constituait la SS. Totalement dévoués à leur chef suprême Heinrich Himmler, jusque dans ses délires les plus extrêmes, les membres de la SS étaient des hommes auxquels il était impossible de tenir le discours de la raison. Aussi, pour un Prussien de la trempe de von Bilnitz, un fanatique de son propre camp pouvait représenter un adversaire encore plus redoutable qu’un ennemi du camp opposé. Malgré ses réticences, l’officier pria son secrétaire d’aller chercher le visiteur annoncé. Il s’assit à son bureau et s’empara d’une liasse de documents qu’il lui fallait parapher. Il s’appliqua à ne pas relever la tête quand il entendit deux petits coups secs sur la porte et qu’il prononça le rituel « Ja ! » Lorsqu’il daigna enfin relever le nez, il vit la silhouette du dénommé Storman. Sa première réaction fut de s’étonner en découvrant l’âge de son interlocuteur. L’homme paraissait encore bien jeune pour assumer une haute responsabilité dans la hiérarchie d’Himmler. Exception faite de son jeune âge, il entrait parfaitement dans le cadre prescrit par l’Ordre Noir pour enrôler ses recrues : yeux bleus, cheveux blonds et coupe réglementaire à la mode de celle qu’arborait le Reichsführer : plus longue sur le dessus et rasée sur les côtés. Tout au plus von Bilnitz s’étonna-t-il de la taille du jeune homme, qui lui parut plus petite que celle de ses congénères. Il n’en restait pas moins que Storman incarnait à la perfection l’idéal racial cher aux maîtres du Reich. Le SS exécuta un impeccable salut au Fuhrer et adressa un franc sourire au militaire qui en fut presque désarçonné. Quelque chose dans le visage de son visiteur lui rappelait étrangement son frère Fritz. Un troublant mélange d’innocence authentique et de volonté inébranlable qui caractérise souvent ceux qui sont prêts à renverser des montagnes pour parvenir au but qu’ils se sont assigné. — Herr Colonel, s’exclama Ludwig Storman sans se départir de son sourire, c’est un honneur pour moi de vous rencontrer. — Herr Storman, répondit le militaire en le regardant avec insistance. Pardonnez cette question personnelle, mais êtes-vous originaire de Prusse ? Le SS ne parut pas le moins du monde décontenancé par cette demande. Il partit même d’un grand éclat de rire et répondit : — Impossible de le cacher, n’est-ce pas ? Je suis un vrai enfant de la Prusse, mes parents sont nés et m’ont élevé dans la région de Potsdam. Je gagerais que cela nous offre un premier point commun... Oui, lâcha von Bilnitz presque à regret. Je confesse cultiver une certaine nostalgie de mes racines. Quoique ce pays normand soit très doux, vous aurez l’occasion de le constater... D’ailleurs, un autre de vos collègues, un dénommé Prinz je crois, est venu ici en 1941. Je n’y étais pas encore, mais on m’a raconté qu’il avait minutieusement étudié la tapisserie de Bayeux avec quelques-uns de ses collègues. Je suppose que c’est le genre de mission culturelle que l’on vous a confié. Il ne fallut pas une seconde pour que s’évanouît le sourire de Storman. Comme tous les hommes de son espèce, il pouvait passer en l’espace d’une seconde de la sympathie à la froideur la plus extrême. Il était temps pour lui de revenir à l’objet de sa mission. — Il ne s’agit pas seulement d’une mission culturelle comme vous le dites, Herr Colonel. J’ai l’honneur d’appartenir à l’Ahnenerbe{1} qui est, comme vous le savez, une structure de recherche et de transmission consacrant notamment à l’étude de la cosmologie, de l’archéologie, de runes et de l’anthropologie raciale. — Je connais les penchants scientifiques du Reichsführer Himmler, lâcha pour toute réponse von Bilnitz. Mais je ne vois pas en quoi je puis vous être utile... Mes connaissances en matière archéologique sont assez limitées, je dois vous l’avouer. Les yeux de Storman brillaient soudain d’une fièvre étrange. Il n’écoutait plus von Bilnitz, il paraissait vraiment habité par la mission qu’il devait remplir. — Nous avons de bonnes raisons de croire que d’importantes découvertes nous attendent dans la région, répondit-il sur un ton rapide et assuré. Je ne vous demande rien, sinon de me laisser travailler avec mes hommes. Soyez sans crainte, vous ne serez pas associé à nos recherches. Vous devez seulement savoir que le dossier de « l’Anticroix » fait partie de nos préoccupations. Je préfère vous prévenir au cas où vous recueilleriez des réclamations émanant de l’évêché. Cette fois, von Bilnitz ne chercha plus à cacher son hostilité. Il se leva d’un bond, serra un poing qu’il tapa sur la table. Puis il regarda Storman qui n’avait pas bronché avant de se rasseoir, furieux d’avoir révélé ses sentiments en manquant de contrôle sur ses émotions. — Je n’ai ni ordre ni aide à vous donner, répondit froidement l’officier. Sachez seulement que la religion chrétienne reste une valeur importante dans la région. Ainsi que pour moi d’ailleurs, même si cela vous déplaît. — Je vous remercie pour votre conseil avisé, conclut Storman d’une voix sans émotion. Von Bilnitz ne prit pas congé de son visiteur. Même si les deux hommes partageaient une origine géographique commune, un infranchissable fossé les séparait. Le militaire ne doutait pas que l’arrivée des SS dans son secteur le forcerait à couvrir des agissements qu’il ne cautionnait pas. Chapitre 4 CELA FAISAIT DÉJÀ UNE HEURE que Pierre Le Bihan errait dans le quartier. Depuis que le bedeau lui avait fixé cet étrange rendez-vous, l’archéologue décomptait chaque minute, de peur de manquer la quatrième heure de l’après-midi. Il se revoyait avec son pied-de-biche en main, empêché d’aller jusqu’au bout de sa quête. Mais ce contretemps ne l’avait pas découragé, il était plus que jamais déterminé à percer le secret de Rollon. Après avoir emprunté la rue de Martainville, Le Bihan tourna au numéro 184 et s’engagea dans la ruelle en passant devant la devanture d’un entrepreneur de pompes funèbres qu’il avait toujours connue depuis son enfance. Le jeune homme se dit qu’on pouvait difficilement trouver un lieu plus évocateur que l’aître Saint-Maclou pour organiser un rendez-vous mystérieux. Fondé en 1348 pour gérer les dommages de la peste noire, le charnier fut entouré par des galeries dès 1526. À la manière d’un cloître macabre, quatre ossuaires entouraient un quadrilatère à ciel ouvert. Le regard de Le Bihan courait sur les panneaux de bois ornés de têtes de mort, de tibias dérisoires, de fers à cheval, de faux tranchantes et de sinistres cercueils. Un moment, il se sentit entraîné dans une danse macabre dont il aurait été l’acteur involontaire jusqu’à en sentir la tête tourner. Il reprit sa respiration et précisa sa vision. Derrière la croix plantée au centre de l’aître, il distingua une forme imprécise qu’il finit par identifier comme une silhouette féminine. L’aître était désert et il était précisément quatre heures. Le Bihan n’hésita plus une seconde. Il contourna la croix et tendit une main amicale à une femme qu’il ne connaissait pas. L’inconnue ne répondit pas à son invitation et Le Bihan resta avec sa main en suspension, l’air un peu penaud. — Ne le prenez pas mal, dit la femme sur un ton plus amical que sa poignée de main refusée ne l’avait laissé supposer. Il vaut mieux pour vous que nous ne nous connaissions pas. J’ai appris que vous vous livriez à des fouilles nocturnes, bien après l’heure de couvre-feu. Vous vivez dangereusement... — Le bedeau m’a dit que vous aviez des choses à m’apprendre, répondit le jeune homme sans se laisser impressionner. Je suis venu pour les écouter. La femme invita Le Bihan à la suivre. Ils ne firent que trois pas, mais ceux-ci leur permirent de se placer sous les tilleuls, à l’abri des regards éventuels. L’historien faisait tout pour ne pas la dévisager, mais sa curiosité était vive. Elle ne devait guère avoir plus de vingt-cinq ans et la couleur noire de ses cheveux mettait en valeur son teint clair. Il eut aussi le temps de découvrir ses yeux verts qui achevaient de rendre son visage agréable. — Je vous l’ai dit, poursuivit-elle en replaçant une mèche de cheveux rebelle derrière l’oreille. Mieux vaut pour vous ne pas savoir qui je suis ou ce que je fais. Disons seulement que je m’intéresse beaucoup à ce que chipotent les Allemands. Or, il apparaît que vous avez précisément des »intérêts communs... — Pardon ? s’étonna Le Bihan. Que voulez-vous dire ? Vous m’accusez ? Le regard de la jeune femme trahit un sentiment d’exaspération. Apparemment, les réponses de son interlocuteur n’étaient pas celles qu’elle attendait. — Pourquoi avez-vous cherché à ouvrir ce sarcophage la nuit passée ? lui demanda-t-elle avec autorité. — Et pourquoi serais-je obligé de répondre à une inconnue qui ne prétend pas me dire qui elle est, ce qu’elle fait, ni pourquoi elle me donne rendez-vous dans un ancien charnier médiéval ? riposta le jeune homme sur le même ton. Le rendez-vous prenait un tour totalement inattendu. Pour aller jusqu’au bout de son indignation, Le Bihan aurait dû quitter l’aître et s’en retourner paisiblement chez lui, mais il n’en avait aucune envie. Au contraire, le petit jeu lui plaisait et la colère qui montait au nez de l’inconnue la rendait encore plus intéressante, pour ne pas dire séduisante. — Vous êtes du genre têtu, soupira-t-elle. D’accord, je vais vous parler, mais ce sera à vos risques et périls. — Allez-y, répondit-il, je n’ai pas peur. — Le réseau pour lequel je travaille a de bonnes raisons de croire que des membres de la SS sont arrivés à Rouen pour s’y livrer à des recherches archéologiques. Il serait question de messages mystérieux, de prétendus ancêtres des aryens et de je ne sais encore quelle autre stupidité. — Stupidité ? s’insurgea Le Bihan. Ce que vous me dites est très intéressant. Je n’en avais jamais entendu parler, mais ces démarches n’ont rien pour m’étonner. Les premiers ducs de Normandie ont encore de nombreux secrets à nous révéler. La jeune femme regarda son interlocuteur avec soulagement. Il semblait enfin avoir saisi l’importance de leur rendez-vous. Elle le regarda bien droit dans les yeux, puis lui posa la question qui motivait sa présence au coeur de l’ossuaire : — Alors, êtes-vous enfin disposé à me dire ce que vous fabriquiez dans la cathédrale hier soir ? — Vous savez que je garde quelques très bonnes bouteilles de bordeaux chez moi, répondit Le Bihan sans se départir de son sérieux. Avec un petit morceau de camembert, nous y serions beaucoup plus à l’aise pour discuter, non ? — Mais vous le faites exprès ou quoi ? s’emporta la jeune femme. Il devait y avoir une détermination dans le regard de Le Bihan dont il ne se savait même pas capable. En tout cas, suffisamment pour que la jeune femme cède une fois encore. — D’accord, lâcha-t-elle en levant les yeux au ciel, donnez-moi votre adresse. Mais je ne vous dis pas quand je vous y rejoindrai. Vous n’aurez qu’à m’attendre. — Pas de problème, répondit gaiement l’archéologue. Venez quand vous le souhaitez au numéro 36 de la rue des Bons-Enfants. Je vous y attendrai avec le vin, le fromage et le sourire. Au fait, vous vous appelez comment ? La jeune fille qui s’en allait déjà se retourna et eut un moment d’hésitation. — Pour vous, répondit-elle, je serai Joséphine. — Alors, va pour Joséphine ! À tout à l’heure Chapitre 5 LE PRÉLAT était dans tous ses états. Il arpentait son bureau du palais archiépiscopal de long en large en faisant de grands gestes avec les bras. Son agitation contrastait avec le calme des trois visiteurs qui avaient souhaité le rencontrer. — Ce que vous me demandez est proprement impossible ! s’exclama l’archevêque. Je ne puis fermer une cathédrale aux fidèles, ne serait-ce qu’une heure, pour laisser trois membres de la SS la visiter à leur aise ! — Allez... Il n’y a rien d’impossible pour un homme comme vous, lâcha Storman. Cette maison de Dieu est aussi la vôtre et à ce titre, vous en disposez comme bon vous semble. Le prélat était au comble de l’indignation. Lui qui était d’ordinaire tellement maître de ses paroles et de ses émotions était sur le point de prononcer des mots qu’il aurait pu regretter. — SS ou pas, se contenta-t-il de répondre, je ne puis, Messieurs, accéder à votre demande. Croyez bien que je le regrette, mais c’est comme cela... Vous n’avez qu’à visiter notre cathédrale comme tout le monde. D’ailleurs, il y a très peu de monde à cette heure du jour et si vous le souhaitez, nous pourrons vous donner tous les renseignements utiles. L’Obersturmführer Storman tourna la tête de gauche à droite en poussant un petit soupir d’exaspération. — Que vous êtes compliqués, vous, les Français ! dit l’officier allemand. Vous commencez toujours par rechigner alors qu’il est si simple d’obéir. Prononçant ces paroles, l’officier tira un revolver de sa poche et le braqua sur l’homme d’Église. — J’aurais aimé ne pas devoir en arriver là, mais vous m’y contraignez, poursuivit-il. Faites ce que nous vous demandons : fermez cette cathédrale et ensuite, nous vous enfermerons dans votre sacristie, le temps de faire notre petite visite. Puis, si vous avez été coopératif et surtout très calme, vous n’entendrez plus parler de nous. Les ordres de Storman furent rapidement exécutés et le prélat enfermé dans son bureau et gardé par un des SS, le Scharführer Schmidt. Les trois hommes se dirigèrent ensuite vers la tour de guet puis la chapelle d’Aubigné qui communiquait avec le choeur de la cathédrale. L’officier sortit un carnet et guida ses trois hommes vers la chapelle du Petit-Saint-Romain. Quand il arriva devant le gisant du duc Rollon, l’Allemand retint son souffle. Il passa lentement la main sur la dépouille de pierre en fermant les yeux. Il y avait dans son geste une attitude presque mystique, comme s’il cherchait à s’approprier une partie de la force conservée par le mort, malgré le poids des siècles écoulés. Puis, il rouvrit les yeux et claqua les doigts. — Schnell, dit-il à ses deux hommes, ouvrez ! Les deux SS Koenig et Ralfmusen saisirent chacun un pied-de-biche et commencèrent à faire glisser le couvercle du gisant. Petit à petit, la sculpture du premier duc des Normands commença à bouger. Quoique régulier, le mouvement était très lent, et Storman ne cachait pas son impatience. Ses encouragements auxquels se mêlaient des reproches résonnaient dans la cathédrale. À mesure qu’il donnait des ordres à ses hommes pour qu’ils s’activent, la sueur commençait à perler sur son front. Soudain, dans un crissement sonore, le couvercle se décala suffisamment pour que l’on pût regarder à l’intérieur. Storman saisit une torche et écarta ses deux hommes sans ménagement. Il se pencha sur le sarcophage et s’exclama : — Grosser Gott. Chapitre 6 SUR LA PETITE TABLE DE LA CUISINE, le camembert trônait à la manière d’un souverain attendant que ses sujets viennent lui rendre hommage. D’un air satisfait, Le Bihan posa la bouteille de bordeaux à côté du fromage, à l’image de la reine rejoignant son roi dans la galerie des Glaces du château de Versailles. Il vérifia une fois encore si les deux verres étaient bien disposés par rapport au « couple royal » camembert-vin, mais cet ultime contrôle fut interrompu par un petit coup à la porte. « Déjà ? » se dit-il avec la satisfaction toute masculine de voir une femme prête à succomber au charme ravageur du mâle conquérant. Il ouvrit la porte et celle qui se faisait appeler Joséphine entra dans l’appartement. Elle était certes toujours aussi jolie, mais surtout très nerveuse et Le Bihan sentit que ses premières paroles ne seraient pas très agréables. — J’espère pour vous que vous ne serez pas inquiété, commença-t-elle sur un ton cassant. Ma parole, je n’ai jamais vu autant de voisins dans une cage d’escalier ! Les gens qui vivent ici ont-ils l’habitude de séjourner dans les communs ? Ou alors, vous leur avez envoyé un carton pour annoncer ma venue ? — C’est comme ça dans cet immeuble, répondit le jeune historien avec flegme. Depuis le début de la guerre, nous avons décidé que le conflit nous atteindrait le moins possible. Alors, même si ce n’est pas facile tous les jours, chacun essaie de mener une vie normale. Joséphine ôta son manteau qu’elle jeta distraitement sur une chaise en même temps qu’elle levait les yeux au ciel. Le Bihan se dit qu’il devait s’agir d’un tic chaque fois qu’elle voulait exprimer son agacement. — Une vie normale, soupira-t-elle, alors que le continent est à feu et à sang et que la France a été rayée de la carte ? Il faut avoir bien peu de sens civique et de patriotisme pour réagir de la sorte ! Je ne vous félicite pas. — Je le confesse, répondit l’homme sans sourciller. Même si je hante les cathédrales la nuit, je n’ai pas l’étoffe d’un héros. Mais quelque chose me dit que si j’étais à bonne école, je pourrais me transformer. Il invita la jeune femme à s’asseoir sur une chaise au dossier canné d’un fin treillis de jonc qu’il tenait de sa grand-mère et dont il avait fait le siège d’honneur pour les invités. Toujours souriant, il lui versa un verre de vin. Il lui donna ensuite un couteau pour le camembert et lui brisa un morceau de pain. Joséphine le regarda comme elle avait l’habitude de le faire avec les hommes qu’elle désirait jauger. Sa mère lui avait appris qu’il ne fallait pas compter sur les hommes. Elle était libre de les apprécier, de les fréquenter et même de les aimer, mais elle ne devait en aucun cas se considérer inférieure à eux. Dotée de ces préceptes bien arrêtés, sa mère – qui répondait au joli prénom d’Amélie – avait acquis une réputation sulfureuse dans la région. Comme nombre de jeunes filles de bonne famille, au lendemain du premier conflit mondial, elle avait été contrainte d’accepter un mariage arrangé, en l’occurrence avec l’héritier d’une riche famille d’armateurs. Mais contrairement à ses soeurs d’infortune, elle n’avait pas attendu de voir se dessiner les premières rides sur son visage pour se rebeller. Amélie avait commencé par quitter son époux autoritaire et violent. Alors que tous pensaient qu’elle se montrerait discrète pour éviter le scandale, elle avait ensuite fait reconnaître ses droits par la justice. Cerise sur le gâteau, elle avait réussi à cacher sa grossesse et décidé qu’elle élèverait seule sa fille. Dès lors, elle s’était juré de ne plus jamais lier son destin à celui d’un homme. Certes, elle avait vécu quelques années avec un médecin renommé de Rouen, un brave homme attentionné qui lui passait tout, mais elle refusa toujours de se laisser passer une nouvelle fois la bague au doigt. Puis, sa vie bourgeoise et rangée commença à la lasser et elle suivit un jeune peintre belge avec lequel elle partagea une modeste chambre de bonne au septième étage d’un immeuble cossu du centre-ville. Hélas, l’histoire d’amour bohème tourna rapidement au drame. Le jeune homme, qui venait enfin de trouver une galerie pour exposer ses oeuvres, recueillit de très mauvaises critiques. Ces attaques le heurtèrent tellement qu’il préféra mettre fin à ses jours. Amélie se retrouva à nouveau seule avec Joséphine et entra au service d’un avocat aristocrate et légèrement excentrique. L’homme toujours tiré à quatre épingles s’appelait Armand. Il ne goûtait guère la compagnie des femmes, mais il en avait besoin pour donner le change lors des dîners en ville. Amélie joua ce rôle à la perfection et effectua, en prime, quelques tâches de secrétariat. Ce fut la période la plus sereine de l’enfance de la petite Joséphine qui avait pris l’habitude de changer régulièrement d’établissement scolaire, au rythme des ruptures de sa mère et, peu à peu, des résistances qu’elle développait face à l’autorité. La jeune fille ne sut jamais pourquoi sa mère quitta le service de l’avocat, ni où elle trouva l’argent pour emménager dans une petite maison de la banlieue rouennaise mais, à vrai dire, cela la préoccupait peu. Elle était contente d’avoir enfin une maison à elle et surtout une chambre qui était devenue son royaume. Joséphine n’avait jamais brillé pour les études et il lui tardait d’entrer dans la vie active. Paradoxalement, ce fut la guerre qui lui en offrit la tragique opportunité. Les activités politiques d’Amélie et surtout sa ferme opposition au nazisme lui avaient coûté cher. Même si elle ne possédait pas de preuve, Joséphine était convaincue que certains habitants de la ville, jaloux de la liberté de sa mère, lui en avaient fait payer le prix fort en la dénonçant aux Allemands. Amélie fut arrêtée et, selon les termes de la lettre que Joséphine reçut quelques jours plus tard, elle succomba inopinément lors de sa détention alors qu’elle devait subir un interrogatoire. Cette fois totalement seule, Joséphine s’était promis de poursuivre les activités de sa mère et de rester fidèle aux leçons qu’elle lui avait données. En jeune femme libre de choisir son destin, elle ne se souciait pas du « qu’en-dira-t-on » et était bien décidée à relever la tête quand trop de Français courbaient l’échiné face à l’envahisseur. Un court instant, Joséphine observa Le Bihan qui faisait tout pour lui plaire et tenta de ne pas sourire de sa maladresse. À trop vouloir bien faire, le jeune homme en devenait presque désarmant. — Je ne vous demande pas d’être un héros, poursuivit-elle sur un ton plus avenant. La seule chose que je voudrais savoir, c’est ce que vous faisiez en pleine nuit dans cette église ! — Cathédrale, corrigea-t-il. C’est une cathédrale. Alors, pas mauvais ce petit bordeaux, hein ? Quand je vous disais qu’il fallait me faire confiance ! On sait vivre dans cette maison... Comme lorsque le temps change sur l’estuaire de la Seine, les yeux verts de Joséphine s’étaient transformés en un regard profondément noir. Le Bihan sentit qu’il n’était plus l’heure de jouer. — Voilà, se décida-t-il enfin à raconter, cela fait plusieurs années que je travaille sur l’histoire des premiers ducs de Normandie. Vous n’êtes pas sans savoir qu’ils étaient vikings et que la tradition rapporte que l’un des leurs – nous l’appellerons de son nom français, Rollon – avait accepté d’interrompre ses exactions contre la possession et la jouissance pleine et entière d’un territoire qui serait désormais celui de son peuple. Il s’agissait de la « Normannie », future Normandie. — Si c’était pour me donner une leçon d’histoire, maugréa Joséphine, j’ai passé l’âge. Je n’ai jamais aimé étudier et de toute façon, vous ne m’apprenez rien. — Chut, jeune fille ! dit Le Bihan en haussant le ton comme un professeur mécontent. Mes recherches récentes m’ont amené à croire que Rollon avait emporté dans la tombe un lourd secret, un secret de nature à bouleverser l’ordre des choses et même à inquiéter les maîtres du christianisme... J’ai même toutes les raisons de croire qu’il s’agit d’un secret lié à l’ancienne religion des Vikings... Cette fois, Joséphine ne leva pas les yeux au plafond. Elle réfléchit un instant, puis regarda l’archéologue avec curiosité. — Et alors, qu’avez-vous trouvé ? — Rien ! répondit-il sur un ton maladroitement navré. En fait, j’ai à peine eu le temps de jeter un oeil sur l’intérieur du sarcophage, mais je serais prêt à jurer qu’il ne contenait rien. J’ai seulement eu l’impression de distinguer un objet brillant, et je n’en suis même pas sûr. Car à ce moment-là, le bedeau m’a interrompu... À propos, c’est un ami à vous ? Joséphine découpa un morceau de camembert, prit un quignon de pain et dégusta son festin improvisé avec un plaisir évident. — Je vous félicite, dit-elle en prenant garde de ne pas répondre à sa question. Je parle bien sûr du camembert. Pour le reste, je regrette que vous viviez comme si la guerre ne vous concernait pas. Je crains qu’il en aille autrement pour votre ami Rollon qui suscite apparemment beaucoup de convoitises... — Vous avez raison, s’exclama Le Bihan avec enthousiasme, nous devons découvrir ce que recherchent les SS... Joséphine avala une dernière bouchée en sursautant. — « Nous » ? dit-elle en manquant de s’étrangler. — Si vous faites partie d’un réseau de résistants, vous devez vous y entendre pour faire dérailler des trains, saboter l’électricité ou faire sauter des ponts. Mais je crains que vous ne soyez pas très douée en matière de haut Moyen ge et d’invasions vikings... Joséphine laissa échapper un petit rire. — Servez-moi encore un verre de cet excellent bordeaux, répondit la jeune femme, cette fois de très bonne humeur. Je retire ce que j’ai dit et je suis même prête à suivre mes premières leçons d’histoire de l’art. — Vous savez qu’il y a d’autres matières que je maîtrise à la perfection ? À peine eut-il prononcé ces paroles que Le Bihan les regrettait déjà. Il se dit qu’il n’avait pas son pareil pour tout rater avec les filles. Il maudit sa maladresse coutumière, ses yeux trop bleus et ses cheveux trop noirs. Il perdit toute confiance. C’était plus fort que lui, il fallait toujours qu’il en fasse trop. Mais Joséphine ne parut pas lui tenir rigueur de ses allusions un peu lourdes. Elle lui donna un dernier conseil. — Qu’attendez-vous pour aller interroger votre ami le bedeau ? S’il y a vraiment un objet brillant dans cette tombe, il doit le savoir, non ? De mon côté, je vais me renseigner auprès de nos contacts pour en savoir plus sur cette fameuse Ahnenerbe... Joséphine se leva et prit congé de son hôte. Comme elle avait deviné ce qu’il allait lui dire, elle anticipa sa demande. — Et ne me demandez pas où vous pourrez me joindre... Ce sera à moi de le faire et je vous trouverai très facilement, n’ayez crainte. Enfin, si votre filon pour dénicher cet excellent camembert ne s’épuise pas. Le jeune homme n’eut pas le temps de répondre à sa visiteuse qu’elle était déjà sortie. Le Bihan ferma le verrou intérieur. Il s’étonna de ce geste qu’il n’avait pas l’habitude d’accomplir dans un immeuble où tout le monde se faisait un point d’honneur à vivre comme si la guerre n’existait pas. Il réfléchit un instant et se dit qu’il se piquait au jeu. Peut-être même venait-il d’accomplir son premier geste de résistant. Chapitre 7 STORMAN PENSAIT que son séjour normand serait plus long. Mais la découverte qu’il venait de faire ne l’inclinait pas à la patience. À peine avait-il salué von Bilnitz, et il n’était pas mécontent de s’être aussi peu frotté à son esprit prusso-réactionnaire. Il s’était même interrogé sur l’engagement du militaire qu’il soupçonnait de bienveillance et de faiblesse à l’égard des populations occupées. En bon SS, il n’aimait pas la France, qu’il comparait volontiers à une fille facile. Sous ses grands airs, elle était toujours prête à coucher avec le vainqueur du moment. En regardant la forêt de Westphalie qui défilait devant la vitre de sa voiture, Storman chassa ces mauvaises pensées de son esprit. Il était d’avis qu’il était dangereux de se laisser envahir l’esprit par des idées négatives ou corruptrices. Par rapport au voyage de l’aller, le trajet de retour sembla étonnamment court tant il désirait faire son rapport auprès de sa hiérarchie. La voiture obliqua pour emprunter une petite route droite. Fidèle à son habitude lorsqu’il revenait ici, Storman respira profondément en apercevant au loin la façade du Wewelsburg aux couleurs noire et blanche de la SS. C’était un peu comme s’il puisait en ce lieu l’énergie de la nature apte à régénérer son corps et son âme. Il n’y avait que les esprits faibles et dégénérés pour nier qu’il existait des forces supérieures dans la nature et que l’on ne pouvait y accéder qu’en quelques endroits bien précis. Les ancêtres germains l’avaient bien compris et la SS moderne en était la digne héritière. Le château du Wewelsburg – du nom du chevalier Wewel von Büren – faisait office d’académie de commandement pour la SS. L’origine de l’édifice remontait aux Huns, mais il avait été transformé au XVIIe siècle en un agréable lieu de résidence sans renoncer pour autant à la rigueur de son architecture. Dès 1934, Himmler avait commencé à le reconstruire pour en faire le centre névralgique et mystique de son Ordre Noir. Le grand escalier était pourvu d’une rampe en fer forgé ornée de motifs runiques, tandis que les murs de pierre étaient recouverts de tapisseries exaltant des scènes de la mythologie germanique. Au fil du temps et de la montée en force de la SS, plusieurs artistes de renom avaient offert au Reichsführer des statues de glorieux ancêtres allemands. Dans les couloirs du Wewelsburg, Henri Ier l’Oiseleur côtoyait Frédéric II de Hohenstaufen, Albrecht l’Ours ou le fameux Frédéric Barberousse. Le château était doté d’une très riche bibliothèque aux rayons en chêne massif et ses cellules d’essence quasi monacale étaient, elles aussi, ornées de runes. Heinrich Himmler y tenait de fréquentes conférences et avait coutume d’y recevoir autour d’une table ronde douze chefs SS parmi les plus méritants. Pour ceux qui y étaient invités, l’honneur était considérable et pouvait peser lourd dans la suite de leur carrière. Les architectes, versés dans le mysticisme de l’Ordre Noir, avaient été jusqu’à aménager au centre du château une salle de culte vouée à souder l’esprit de la SS. L’espace comptait douze piliers et son sol était décoré d’une grande roue solaire à douze rayons, le fameux Soleil Noir que vénérait Heinrich Himmler comme la lumière pure du nord, témoin du savoir supérieur de Thulé et force légitime et originelle de l’Europe blanche. Sous la salle était aménagée une crypte où se déroulaient d’authentiques cérémonies religieuses. Le Reichsführer ambitionnait de faire du Wewelsburg un gigantesque centre spirituel et historique après la victoire allemande. Dans son esprit, les bâtiments devaient se prolonger conformément aux rayons de la roue solaire pour dégager la vue vers le nord, vers la fameuse Atlantide perdue. En sa qualité d’officier de l’Ahnenerbe, Storman figurait parmi les artisans les plus zélés du projet. Il y passait le plus clair de son temps en compulsant des ouvrages savants et en épluchant des rapports secrets. Les membres de l’organisation se livraient à de secrètes expériences pour faire progresser un savoir selon lui honteusement confisqué pendant des siècles par les tenants d’une pensée dangereuse et réductrice. Storman ne doutait pas qu’il était temps de remettre l’homme supérieur à sa juste place et non à celle que lui avaient réservée les séides de Darwin qui le voyaient comme le vulgaire descendant des singes. Pour étayer leurs thèses, la SS disposait de moyens considérables, plus étendus que n’en avait jamais disposé aucun humain depuis les origines de la science. Ils pouvaient non seulement compter sur des moyens financiers, mais aussi sur des ressources humaines inépuisables. Storman avait suivi avec beaucoup d’intérêt les rapports des expériences instructives faites sur les prisonniers de guerre. Il s’agissait par exemple de mesurer leur capacité de résistance au froid en les plongeant dans des cuves glacées. Grâce à ces recherches scientifiques inédites, il serait un jour impossible de nier la suprématie de la race aryenne sur les races inférieures. En digne représentant du Nouvel Ordre, Storman estimait avoir beaucoup de chance de vivre cette grande époque de l’Histoire de l’humanité. Tandis que toutes ces pensées s’agitaient dans son esprit, il serrait fort contre lui le contenu de sa petite mallette de cuir noir frappée au sceau du double « S » runique exprimant la victoire et de la tête de mort héritée des anciens hussards royaux. La voiture s’arrêta devant le perron et il en sortit d’autant plus vite qu’une silhouette bien connue était venue l’accueillir. — Obersturmbannführer s’exclama-t-il. Ne vous donnez pas cette peine, j’allais venir vous voir dans votre bureau. — Mon cher Ludwig, répondit Wolfram Sievers en souriant, cela me fait du bien de sortir quelques minutes le nez de mes dossiers. Par ailleurs, depuis que j’ai appris votre venue, je vous confesse que mon impatience était extrême. Votre message était, comment dirais-je..., tellement sibyllin. Les deux hommes se serrèrent fraternellement la main et s’engouffrèrent dans le château. Deux gardes noirs les saluèrent et le ton sec de leurs bottes heurtant le sol de marbre apporta un sentiment de réconfort à Storman. Il se sentait revenu chez lui, parmi les siens. Sievers poursuivait sa conversation : — Mais vous avez fait un long voyage, peut-être préférez-vous vous reposer avant ? J’ai fait préparer votre cellule et je pense que vous trouverez de quoi vous rassasier à la cuisine. — Je ne vous ferai pas attendre davantage, répondit Storman sur un ton mystérieux. Ce que je vous ramène de Normandie ne souffre aucun retard. La curiosité du secrétaire général de l’Ahnenerbe était piquée à vif. Il précéda son visiteur dans le couloir qui menait à son bureau. Il donna au garde devant sa porte l’ordre de n’être dérangé sous aucun prétexte et invita Storman à entrer. Chaque fois que ce dernier pénétrait dans cette pièce, il commençait par lever les yeux pour contempler au mur la grande gravure représentant le site de Stonehenge. Quel dommage que ce joyau universel fut en Angleterre ! Après la victoire militaire, la SS en ferait sans nul doute un haut lieu de la mémoire européenne. Storman avait étudié les travaux remarquables d’Hermann Wirth qui avait prouvé que le site de Stonehenge célébrant la renaissance du soleil était le témoin intact d’une civilisation plus ancienne encore que celle des pharaons. Pour les tenants de l’ordre SS, il s’agissait d’une nouvelle démonstration de la supériorité des peuples des forêts sur ceux du désert. — Alors mon cher Storman, commença Sievers. Ne me faites plus languir davantage et dites-moi : quel secret formidable cache votre mallette ? Storman, qui n’avait pas pris la peine de s’asseoir, ouvrit les deux petits fermoirs et en extrait un paquet de papier brun. Il le déposa avec délicatesse sur la table et entreprit de le déballer avec un grand luxe de précautions. Au fur et à mesure que le papier se défaisait, l’éclat de l’or et des pierres précieuses commençait à se révéler. Mais ce ne fut que lorsque Storman eut entièrement terminé son patient déballage que la forme de l’objet prit tout son sens. Les yeux écarquillés, Sievers s’exclama : — Un crucifix ! Vous avez trouvé un crucifix ? Mais où cela ? Dans le sarcophage de Rollon ? — Je dirais même, répondit Storman d’un air sombre, que je n’ai découvert qu’un crucifix. Le sarcophage était totalement vide, pas l’ombre d’un os ni d’une épée. Pas la moindre pièce de monnaie ni de trace de fibule viking. Rien, sinon ce crucifix d’or et de pierres précieuses... — Et pas d’anticroix ? demanda Sievers. — Si elle existe, dit Storman à voix basse, elle ne se trouvait pas dans le tombeau. Wolfram Sievers saisit l’objet avec précaution et l’examina d’un air de connaisseur. — Remarquez, il faut reconnaître que la pièce est d’excellente facture. Par-delà son symbolisme, elle constitue même un véritable trésor de l’histoire de l’art européen. — Le constat est indéniable, soupira Storman, mais il ne nous fait pas beaucoup progresser. Or, je reste plus que jamais convaincu que nous ne faisons pas fausse route. Les deux hommes demeurèrent quelques longues minutes à contempler le crucifix posé sur le bureau en chêne. L’ambiance dans la pièce était pesante et ce n’était pas la photo de la famille de Sievers, entouré de sa femme et de ses fils en culotte de peau figés dans une expression martiale, qui la rendait plus gaie. — Il ne faudrait pas que nous nous égarions à la manière d’Otto Rahn{2} murmura Storman avec gravité. Il avait fait de la quête du Graal et l’exploration du château de Montségur la raison même de son existence. Et voyez comment il a terminé. À moitié fou, dévoré par les insectes et les rats au bord d’une rivière. — Il n’y a aucune comparaison possible, trancha Sievers avec sévérité. Le pauvre Rahn était un esprit faible, un inverti de la pire espèce qui a souillé la SS qui lui avait pourtant témoigné toute sa confiance. Sa regrettable histoire constitue une preuve supplémentaire que nous ne pouvons pas admettre la moindre trace de faiblesse au sein de nos rangs. Sievers se releva. D’un geste nerveux de la main, il pria Storman de remballer le crucifix. Il fit quelques pas vers le mur opposé et contempla le portrait du Führer dont la tête se détachait sur une carte du Reich. Il commença à répéter à basse voix «nein, nein, nein... », puis il haussa le ton. — Nein, cria-t-il. Nous ne poursuivons pas une chimère. Notre Führer nous a confié la mission glorieuse d’ouvrir les yeux du monde sur la vérité et de tordre le cou une fois pour toutes à ces légendes dont on nous abreuve depuis des siècles. Appelez-la l’Anticroix ou l’Arme de Dieux, nous sommes convaincus que les Vikings possédaient le secret de l’arme absolue pour abattre le christianisme. Aujourd’hui, notre devoir est de la retrouver et de nous en servir. Nous ne faillirons pas dans notre quête. Est-ce clair ? — C’est parfaitement clair, Herr Sievers ! répondit Storman en saluant son supérieur. L’officier saisit une bouteille de schnaps et deux verres qu’il remplit généreusement. Il en tendit un à son visiteur. — Voilà, mon ami, lui dit-il en souriant, cela devrait vous consoler de toutes ces choses abjectes qu’on vous aura fait avaler là-bas. Je pense surtout à leurs affreux alcools de pomme et à leurs fromages fétides. Et pourtant, il va falloir y retourner mon cher... Vous devez poursuivre votre mission et surtout réussir. Ce crucifix est une première étape vers l’arme que nous cherchons. — Oui, Herr Secrétaire Général ! s’exclama Storman avec enthousiasme. Je ne baisserai pas les bras, bien sûr ! — Encore une chose, ajouta l’officier. Avant de partir, je vous demande de vous entretenir avec le docteur Haraldsen. Il s’agit d’un professeur norvégien qui vient de publier un remarquable ouvrage sur les Vikings. Je pense qu’il pourra vous éclairer dans vos recherches. Mais je vous préviens, il est loin de partager nos idées. Toutefois, je l’ai invité au Wewelsburg en pensant que son savoir pourrait nous être utile. Storman but d’un trait son verre de schnaps et acquiesça d’un signe de la tête. Il lui tardait à présent de gagner sa cellule pour profiter d’un repos bien mérité. Demain, il écouterait le récit de l’historien et puis, du pays du schnaps à celui du calvados, une longue route l’attendait à nouveau. Chapitre 8 RÉUSSIR À RETROUVER LE BEDEAU n’avait pas été une mince affaire pour Pierre Le Bihan qui était encore trop novice pour connaître toutes les techniques habituellement utilisées en pareil cas. Depuis leur rencontre nocturne, Maurice Charmet semblait s’être transformé en courant d’air. À trois reprises, Le Bihan s’était rendu à la cathédrale et par trois fois, il s’était entendu répondre que le bedeau avait dû s’absenter pour raisons familiales. Il avait fini par se poster à la terrasse du café de la Cathédrale et s’armer de patience en faisant semblant de lire un livre d’archéologie narrant les exploits de Schliemann, l’homme qui avait découvert Troie ; voilà bien un des seuls Allemands qui, en ces temps troublés, trouvait grâce à ses yeux. Sa patience finit toutefois par être récompensée, lorsqu’il vit la modeste silhouette du bedeau sortir du vaste édifice. L’homme marchait rapidement en longeant les murs, comme s’il cherchait à n’être plus qu’une ombre parmi les autres en cette fin d’après-midi. L’archéologue finit de boire son verre, régla le garçon et quitta la terrasse. Il suivit quelques instants Charmet à distance respectable, mais il s’aperçut rapidement que celui-ci pressait le pas. Le Bihan accéléra à son tour et un court moment d’inattention suffit à ce que l’objet de sa filature échappe à sa vue. L’historien pesta : pourquoi avait-il jeté un coup d’oeil furtif au portail des libraires qu’il connaissait pourtant par coeur ? Et comment allait-il remettre la main sur l’homme qu’il recherchait ? — Que me veux-tu encore, Le Bihan ? Le petit homme qui se tenait devant lui ressemblait davantage à un instituteur réprimandant un élève dissipé qu’à un serviteur de Dieu prêt à profiter d’une soirée de repos méritée après une longue journée de labeur. — Je... je ne vous épiais pas, bredouilla le jeune homme en songeant qu’il avait encore de nombreuses leçons à suivre s’il voulait un jour réussir à prendre en filature quelqu’un sans être vu. Je voulais seulement vous demander si vous savez ce que contient le sarcophage de Rollon. C’est très important pour mes recherches... Et puis, comment vous dire... en déplaçant légèrement le couvercle, j’ai eu l’impression d’avoir vu un objet brillant dedans. Le bedeau ne lui répondit pas. Il le saisit par la manche et l’entraîna dans un couloir qui menait à la cour d’une petite maison à colombages. S’il avait été mieux entretenu, l’endroit n’aurait pas manqué de charme, mais pour l’heure, il servait surtout de débarras et de dépotoir pour les habitants de la maison à front de rue. — L’avantage d’avoir quelques paroissiennes totalement sourdes, c’est que l’on est sûr de ne pas être entendu, plaisanta Charmet. Il s’assit sur une marche qui menait à la remise arrière où étaient entreposés des cageots de bois et invita Le Bihan à faire de même. — Pour être tout à fait honnête, commença-t-il avec une moue de contrariété, je ne comprends pas ce qui se passe autour de cette statue ces derniers jours. Il y a d’abord eu ta visite nocturne et puis surtout, le lendemain, celle de ces officiers SS qui nous a beaucoup choqués. — Des SS ? s’exclama Le Bihan. Mais de qui parlez-vous ? — Tu comprendras, jeune homme, poursuivit le bedeau, que nous n’avons pas fait beaucoup de publicité autour de cette affaire. Ce que je sais, c’est ce que l’archevêque a bien voulu m’en dire. Ils sont arrivés et l’ont séquestré dans son bureau du palais archiépiscopal, le temps d’aller faire des observations dans la cathédrale. — Des observations ? Mais lesquelles ? Maurice Charmet paraissait gêné de devoir donner de plus amples détails. Probablement se demandait-il jusqu’où il pouvait dévoiler ce qu’il savait. — Nous avons constaté qu’ils étaient, eux aussi, intéressés par le tombeau de Rollon... D’où notre étonnement, quelques heures à peine après ta visite ! — De grâce, implora le jeune homme, dites-moi ce qu’abrite le sarcophage, Monsieur Charmet. La conversation prenait un tour qui ne plaisait pas au bedeau. Il aurait voulu trouver une pirouette pour s’en sortir, mais il comprit que la résolution de son interlocuteur ne lui permettrait pas de s’en sortir aussi facilement. Et probablement avait-il envie de se soulager des secrets qu’il avait sur le coeur. — Toute cette histoire n’est peut-être qu’une légende, murmura-t-il, mais on raconte depuis longtemps que le sarcophage est vide, que le corps de Rollon ne s’y trouve plus. En soi, cela n’est peut-être pas très grave, mais tu comprends, cela ferait mauvais genre pour la réputation de la cathédrale et même pour toute la ville de Rouen si l’on venait à apprendre que le tombeau du premier duc de Normandie était vide. — Que le corps ne s’y trouve plus ou alors qu’il ne s’y est jamais trouvé, réfléchit Le Bihan à haute voix. Et l’objet brillant, alors ? — Je n’en sais rien, répondit le bedeau. Nous n’avons jamais vérifié ce que renfermait le sarcophage et nous avons repoussé le gisant aussitôt après ton départ. Il est des secrets qu’il vaut mieux ne pas réveiller si l’on veut conserver la paix des âmes. Le Bihan réfléchit un instant et dit au petit homme sans le regarder, un peu comme s’il se parlait à lui-même. — J’ai lu par hasard un ancien volume de récit de voyage d’un Suédois en Normandie. Il y faisait notamment référence à Rollon et à la légende selon laquelle il aurait quitté la Normandie sentant la mort approcher pour renier le dieu chrétien qu’il avait adoré... Depuis que j’ai lu ce passage, ces mots me trottent en tête au point de ne plus penser qu’à cela. En tout cas, suffisamment pour profaner sa tombe dans votre cathédrale. Le bedeau se releva et lui mit la main sur son épaule. Une grande bonté illuminait son visage. Avec douceur, il lui dit : — Un péché de jeune archéologue emporté par sa fougue est facilement pardonnable par l’Église. Mais à partir du moment où la SS s’en mêle, le jeu devient beaucoup plus dangereux. Prends garde, Le Bihan, tu n’es pas un héros. Il y en aura probablement bien assez d’ici à la fin de cette guerre pour remplir les pages des livres d’histoire et les cimetières de nos villages. Chapitre 9 QUAND IL RENTRA CHEZ LUI, il se répétait toujours cette petite phrase – a priori – stupide : « Tu n’es pas un héros. » Depuis quand naît-on héros ? Un héros, on le devient, voilà tout ! Et qui avait dit qu’il voulait être un héros ? Décidément de très mauvaise humeur, il envoya balader le chat éternellement affamé de son voisin du dessus qui venait réclamer son petit rabiot du soir. Il saisit un traité de fouilles des églises romanes de la région et s’assit dans son vieux canapé, un autre souvenir de sa grand-mère, mais en beaucoup moins bon état que la chaise de la cuisine. Un ressort retors se rappela à son bon souvenir en lui piquant le dos quand trois petits coups frappèrent à la porte. Le coeur de Le Bihan s’emballa. Cela pouvait-il être elle ? Cela ne pouvait être qu’elle... Et heureusement, c’était elle ! Joséphine entra comme un courant d’air bienfaisant à la fin d’une trop chaude journée d’été. Elle était toujours aussi belle que la veille et, à y bien réfléchir, il n’y avait aucune raison qu’elle changeât en aussi peu de temps. — J’ai appris des choses sur la SS, commença-t-il, trop heureux de pouvoir raconter le fruit de ses recherches. — Oui, répondit-elle un peu trop rapidement. De notre côté, nous savons tout au sujet de la mission de Ludwig Storman dans la cathédrale et des recherches de son institut. Nous savons aussi que vous avez passé votre après-midi à guetter la sortie du bedeau sur la terrasse du café de la cathédrale. Dans le genre discrétion, vous avouerez qu’on a déjà vu mieux... Le Bihan avait l’impression d’avoir reçu un double coup de poing dans l’estomac. Non seulement elle savait tout (en tout cas plus que lui) au sujet de la visite des SS, mais en plus, elle lui reprochait son interrogatoire maladroit. Même si la nature ne l’avait pas doté d’un orgueil surdimensionné, il y avait de quoi être vexé ! Joséphine dut percevoir sa déception, puisqu’elle s’approcha de lui et changea de ton : — Au fait, il ne vous resterait pas un morceau de cet excellent camembert ? J’ai une faim de loup aujourd’hui. De mauvaise grâce, Le Bihan ouvrit son armoire et prit la boîte où il conservait le précieux fromage qui s’avéra plus coulant que lui ne voulait l’être après une telle entrée en matière. Il posa l’objet du désir de Joséphine sur la table et se fendit d’un lapidaire : — Désolé, je n’ai pas de pain aujourd’hui. — Hahaha ! éclata de rire la jeune fille. Voyons, Pierre, ne faites pas la tête. D’accord, je n’ai pas été très gentille, mais j’étais venue pour vous donner de bonnes nouvelles. J’ai parlé de vous avec des membres de notre réseau. Cette histoire d’archéologie nous dépasse totalement ! Moi c’est bien simple, entre les Gaulois, les Égyptiens et le dieu Socrate, je n’y pige rien ! Le Bihan s’assit et se découpa un morceau de fromage. Tout en mâchant, il précisa : — Socrate n’est pas un dieu, c’est un philosophe. — Vous voyez que je n’y connais rien. C’est la raison pour laquelle nous allons avoir besoin de vous. Si cette histoire intéresse autant les Boches, c’est qu’elle est importante. Et pour savoir pourquoi, vous entrez en scène ! — Et je fais quoi ? demanda le jeune homme. Joséphine étendit les jambes sous la table comme on le fait quand on est chez soi après un bon repas, et répondit avec gaieté : — Pas besoin de jouer aux héros ni aux experts en filature, nous nous contenterons de faire appel à votre savoir. Le Bihan songea que cela faisait déjà deux fois aujourd’hui qu’on lui disait de ne pas jouer aux héros. Il y avait décidément quelque chose de vexant dans cette manie de le rabaisser. Il tenta de ne rien laisser paraître de sa contrariété et commença par interroger Joséphine. — Alors, pourquoi les SS s’intéressent-ils à nos vieux ducs, selon vous ? — D’après nos informations, Ludwig Storman fait partie de l’Ahnenerbe, une officine SS qui a pour objet de prouver le bien-fondé des théories raciales des nazis. On m’a parlé de choses étranges, de cérémonies secrètes, de cultes des ancêtres... Mais je vous ai prévenu, je ne suis pas douée ! Le Bihan se releva et ouvrit le placard. L’atmosphère s’était enfin détendue et un petit verre de vin serait assurément le bienvenu. Il servit Joséphine, se servit à son tour et plissa les yeux en fouillant dans ses souvenirs. — Je me souviens avant la guerre avoir rencontré un historien allemand lors d’un colloque d’épigraphie. Comme il sentait que chaque terme technique risquait de perturber son auditrice, il entreprit de le traduire tout de suite. — L’épigraphie, c’est l’étude des inscriptions gravées... précisa-t-il. Je ne me souviens plus de son nom et il était, au demeurant, aussi cultivé que sympathique. Mais le soir, après un ou deux verres, il a commencé à me parler de recherches secrètes concernant les racines du peuple germanique. Il m’a cité les travaux de l’Autrichien Adolf Lanz qui avait réussi à faire adhérer quelques riches industriels à ses théories proches des Templiers. Attendez un instant... Le Bihan alla dans sa chambre. Il commença par lancer un ou deux jurons et revint, quelques instants plus tard, la mine triomphante. — Voilà, j’ai trouvé ! s’exclama-t-il. J’étais certain d’avoir consigné tout cela dans mon petit carnet bleu. Il ne me quitte jamais quand je pars en séminaire. Mais je ne l’ai pas beaucoup utilisé depuis le début de la guerre. Il en tourna fébrilement les pages et une nouvelle expression de victoire illumina son visage. — C’est ici ! Il m’a aussi parlé de Rudolf von Sebottendorff et de ses théories sur le royaume de Thulé, la fameuse Atlantide du Nord. Cet illuminé fonda la Thulé Gesellschaft qui joua même un rôle politique dans la lutte contre la république des Conseils à Munich. Pour eux, Thulé était la fameuse Atlantide du Nord, ce continent perdu. Et il y en avait un autre, très important. Attends, je l’ai trouvé : Guido von List. Voilà, c’est cela ! Encore un Autrichien qui avait rejeté la religion chrétienne ; il croyait en la magie des signes runiques et estimait que les géants de l’Atlantide avaient élevé les mégalithes que nous connaissons encore aujourd’hui. Intéressant, non ? — Passionnant, répondit sans conviction Joséphine. Mais il faut que je vous avoue que je ne suis pas une très bonne élève, Monsieur le professeur. Ce que je retiens surtout, c’est que cette association de dingues de la SS fait des recherches sur les origines des Allemands. Le Bihan soulagea sa gorge sèche d’avoir autant parlé et opina du chef. — Oui ! répondit-il avec satisfaction. Ils essaient d’accumuler un maximum de connaissances afin de prouver les origines supérieures de la race aryenne. — Mais alors, demanda Joséphine sans dissimuler un bâillement, tout cela, ce n’est que du vent ? Il n’y a pas de quoi s’inquiéter ! Le jeune homme prit le dernier morceau de camembert et fit une grimace. — Hélas, je crois qu’il y a, en tout cas, matière à prudence... Ils ont ouvert la tombe de Rollon, précisément cette tombe autour de laquelle tourne un mystère. Et ils ont pris des risques pour cela... Je ne les connais que de réputation, mais je crois que ces messieurs de la SS n’ont pas l’habitude de perdre leur temps, non ? — De quel mystère parles-tu ? demanda Joséphine qui paraissait avoir repris du poil de la bête et passa au tutoiement sans même s’en apercevoir. — Il est encore trop tôt pour savoir, mais je jurerais que ton ami Storman – c’est comme cela qu’il s’appelait, non ? –, eh bien que ton ami Storman n’est pas sorti de l’église les mains vides. L’air de rien, Le Bihan en avait profité pour faire de même et jeter le « vous » aux orties. Joséphine se leva pour prendre congé. — Ben non qu’il n’avait pas les mains vides, s’exclama-t-elle. On nous a dit qu’il était parti avec un trésor, un crucifix plein d’or et de pierres précieuses... Il paraît qu’il va en tirer un gros paquet de fric. — Un crucifix ? répéta Le Bihan. Cette nuit-là, un jeune archéologue normand résidant à la rue des Bons-Enfants à Rouen eut beaucoup de peine à trouver le sommeil. Chapitre 10 STORMAN FINISSAIT par perdre patience, même s’il devait reconnaître que cette vertu n’était pas sa principale qualité. Il l’avait cherché partout dans le château, mais sans succès. Des combles à la crypte, pas l’ombre de la trace du fameux docteur Haraldsen. De guerre lasse, il avait résolu de fouiller le parc pour le retrouver. L’après-midi était belle et le soleil chauffait généreusement les frondaisons. Storman se mit à goûter cette promenade bucolique au point de presque en oublier le but de sa quête. Tout d’un coup, il distingua une silhouette à l’ombre d’un gros chêne. L’homme était en chemise, assis sur sa veste et annotait un gros tas de feuilles. L’âge avait teinté ses cheveux de gris, mais il avait dû être blond dans sa jeunesse. Quant à ses petites lunettes cerclées de fer, elles suffisaient presque à prouver qu’il était un professeur reconnu. Storman ne l’avait jamais vu, mais il estima qu’il ne pouvait s’agir que du fameux oiseau qu’il traquait depuis près d’une heure. — Herr Haraldsen, je suppose, fît-il de manière un peu trop martiale. Laissez-moi me présenter, je suis l’Obersturmführer Ludwig Storman. On m’a beaucoup parlé de vos travaux passionnants sur les Vikings. — Vous me semblez bien présomptueux jeune homme, répondit avec ironie le vieil homme. Demeurer debout sous Yggdrasil, le plus vénérable des arbres. Savez-vous que ce chêne soutient toute la cosmogonie de nos ancêtres vikings ? C’est autour de lui que cohabitaient les trois mondes : Asgard, la résidence des dieux, Midgard, vouée aux hommes et Utgard pour tous les autres... Storman sourit, amusé par cette entrée en matière à la fois anticonformiste et savante. Il s’assit à son tour. — C’est bien ce que je disais, répondit-il, vous êtes passionnant ! — Laissez-moi tout d’abord vous dire que je sais ce que vous recherchez en m’invitant ici. Je ne suis qu’un vieil homme un peu vaniteux, qui apprécie que l’on prête attention à ses travaux. Probablement devrais-je être dans mon pays, à travailler dans mon petit bureau de l’université d’Oslo et ne pas fréquenter le diable... L’officier SS comprit le sens des paroles du professeur. Il tenta de se départir de son attitude martiale coutumière pour le réconforter. — Même si nos motivations sont différentes, nos objectifs convergent, Herr professeur. Nous voulons tous révéler la vérité sur nos ancêtres, percer les secrets de ces peuples que l’archéologie a trop longtemps cantonnés aux oubliettes de l’Histoire. — Wolfram Sievers m’a dit que vous reveniez de Rouen, le coupa Haraldsen qui semblait ne pas écouter ce que son interlocuteur lui racontait. Que nous ramenez-vous donc de neuf concernant ce bon vieux Rollon ? Storman avait beau essayer de se départir de sa rigueur habituelle, la franchise du professeur scandinave le déstabilisait quelque peu. Jusqu’où Sievers lui avait-il dévoilé le but de son voyage ? Il décida de jouer franc-jeu, du moins partiellement. — J’ai trouvé un sarcophage vide, lâcha-t-il en examinant le vieil homme pour saisir la moindre de ses réactions. Contrairement à ce que tout le monde raconte, le premier duc des Normands ne repose pas dans sa cathédrale... Haraldsen soupira profondément. Il leva la tête pour contempler les branches du chêne qui lui avait offert sa fraîcheur. — Je dois vraiment être un vieil homme pour devenir aussi faible, répondit-il. J’ai envie de vous donner quelque chose... Mais s’agit-il encore une fois de vanité ou de simple curiosité ? Le professeur parut hésiter un instant. Il regarda encore son arbre, puis son interlocuteur avant de poursuivre : — Puisque je suis ici et que vous me semblez vouloir jouer franc-jeu, je ferai donc de même. Je suis occupé à annoter un récit sur lequel je travaille depuis plusieurs années. Vous verrez, je lui ai donné l’apparence d’une saga nordique, mais il s’agit en réalité d’un ouvrage sérieux qui repose sur les recherches que je mène depuis longtemps sur les Vikings. Il comporte assez de mystères pour laisser quelques portes entrouvertes. — Je verrai ? Cela signifie que vous me le donnez ? s’étonna Storman. Haraldsen eut un petit rire étrange. À la fois gêné et légèrement méprisant. — Vous le donner ? Vous perdez la raison, jeune homme. Non, je vous le prête. Lisez-le cette nuit. Vous comprenez le norvégien, je suppose ? Rendez-le-moi demain, vous me direz ce qu’il vous a enseigné. Ou les portes qu’il vous aura donné envie de pousser. Le vieil homme tendit la liasse de feuilles à Storman. L’officier s’en empara avec précaution et remercia le professeur d’un geste de la tête qui avait retrouvé toute sa rigueur martiale. Le manuscrit était lourd. Une nuit ne serait assurément pas trop longue pour en venir à bout. DEUXIÈME PARTIE Hròlfr{3} le Marcheur, une Saga Normande Manuscrit du docteur Olav Haraldsen, professeur d’histoire à l’Université d’Oslo Livre Premier EN CETTE BELLE MATINÉE DE JUIN 911, les barons du Roi s’étaient réunis dans la salle du Conseil. Charles III, celui dont la postérité allait se souvenir sous le surnom du « Simple », avait le front barré d’une large ride qui, chez lui, trahissait une profonde préoccupation. Fidèle à son habitude, le souverain prenait le temps d’écouter chacun de ses conseillers avant de s’exprimer. La salle octogonale était couronnée d’une voûte de pierre supportée par huit robustes colonnes recouvertes de tapisseries de scènes de chasse au cerf et au lièvre. Un siège de bois incrusté de pièces de métal et de cabochons de pierres rouges faisait office de trône. La main de Charles allait et venait nerveusement sur l’accotoir pendant que le marquis de Neustrie prenait la parole. — De nombreuses rumeurs courent le pays, commença-t-il. Nos redoutables ennemis, les hommes du Nord, sont prêts à nous attaquer. Ils veulent piller nos abbayes dont la réputation de grande richesse a franchi les mers. — Tu ne m’apprends rien, Robert, répondit le Roi en accompagnant ses paroles d’un revers de main exprimant sa mauvaise humeur. Il y a longtemps que Hròlfr et ses hommes sont à nos portes. Si je vous ai réunis aujourd’hui, c’est parce que je souhaite recueillir vos avis avant de riposter. Il ne sera pas dit que le Roi de France attend l’invasion des Vikings sans préparer sa défense. Je ne veux point agir comme mon prédécesseur Charles le Chauve qui, il y a plus de soixante ans d’ici, paya sept mille livres d’argent pour sauver Paris de l’assaut de Ragnar le sauvage. Cependant, le roi Charles m n’avait pas la réputation d’être un dangereux guerrier. D’aucuns lui prêtaient plutôt le goût de la négociation et de la diplomatie qu’il préférait au fracas des épées et aux flots de sang répandus sur les champs de bataille. — Charles, s’exclama un vieux seigneur. Tes barons lutteront jusqu’à la mort pour défendre le royaume. Mais ces hommes du Nord sont pires que des démons. On raconte qu’ils peuvent se relever trois fois après être tombés au combat. Ils sont hauts de sept pieds, possèdent des mains aussi larges que des pattes d’ours et ils ne craignent ni la douleur des lames, ni celle du feu. La description du comte Amoul avait fait frissonner toute l’assistance. Se pouvait-il que de tels démons existassent ? Ce fut Robert de Neustrie qui rompit une nouvelle fois le silence. — Certes, admit-il gravement, ces hommes sont dangereux et nous avons toutes les raisons de les craindre... — Nos ancêtres l’ont payé de leur vie, surenchérit le vieil Arnoul. Sans l’aide de Dieu, ils nous feront mordre la poussière, ensuite ils incendieront nos châteaux, pilleront nos abbayes et violeront nos femmes. — Calmez-vous, l’interrompit sèchement Robert de Neustrie. Ne nous fourvoyons pas. Si ces Vikings sont terribles, ils n’en sont pas moins des hommes. À ce titre, nous devons les combattre avec nos armes d’hommes. Seuls notre courage et notre ruse nous permettront de les vaincre. Le roi Charles crispa le poing et acquiesça en opinant du chef. De toute évidence, les paroles de Robert trouvaient écho auprès du monarque. — Sire, poursuivit le marquis de Neustrie, je souhaite vous présenter un visiteur qui nous apportera une aide précieuse dans notre lutte. — Mais, balbutia le comte Arnoul, l’accès au conseil privé est réservé aux conseillers du Roi. — Fais silence, vieillard, lui intima le Roi. Nous allons recevoir le visiteur du marquis de Neustrie. Que ceux qui en sont contrariés quittent céans le conseil ! Un lourd silence s’abattit sur la salle aux huit piliers et nul ne se hasarda à se lever. Pour sa part, Robert s’inclina respectueusement afin de satisfaire la décision royale qu’il avait si adroitement préparée. Il se dirigea jusqu’à la lourde porte de chêne et en poussa le vantail. Il ne fallut attendre qu’un court instant pour le voir apparaître avec une frêle silhouette vêtue d’une longue tunique de drap écru munie d’une ample capuche. L’air grave, le seigneur guida le visiteur inconnu jusque devant le trône de Charles m de telle sorte qu’il se retrouva bientôt au centre de l’attention, à l’instar d’un montreur de prodiges entouré de ses spectateurs un jour de foire en ville. — Sire, laissez-moi vous présenter la bonne Geneviève... ou plutôt, devrais-je dire, la nordique Freya. Avec délicatesse, le marquis de Neustrie ôta la tunique de la silhouette et révéla une jolie jeune femme aux longues nattes blondes. La visiteuse portait une robe à la mode des femmes du Nord. Le drap épais et le col rehaussé de peau de renard étaient de nature à affronter le froid. L’austérité de l’ensemble était atténuée par la finesse de la longue fibule d’argent ciselée en forme de tête d’oiseau qui retenait les deux pans de l’habit. — Je vous présente mes hommages, Sire, dit la jeune femme à voix basse. Charles III n’en croyait pas ses yeux. Il se leva de son trône, rajusta sa cape et caressa machinalement sa lourde broche d’or cloisonnée d’émaux avant de s’avancer vers la jeune fille. Il la regarda avec curiosité et la détailla sous tous les angles en tournant autour d’elle. Le monarque n’aurait pas agi autrement s’il avait été question pour lui de choisir un nouveau cheval pour la chasse. Il se figea devant elle, lui prit le menton entre le pouce et l’index et révéla enfin le fond de sa pensée. — Quel extraordinaire trésor nous apportes-tu là, Robert ! Cette femme semble appartenir aux peuplades du Nord et pourtant, elle parle notre langue. J’étais convaincu que ces barbares étaient incapables de nous comprendre... — Oui, Sire, répondit le marquis de Neustrie avec empressement. Mais cette jeune fille n’est pas comme les autres. Elle va vous raconter elle-même la raison de ce surprenant prodige. La jeune fille baissa timidement la tête. Le Roi la regarda avec un étonnement d’où le désir n’était pas absent. — Parle, lui dit-il, c’est le Roi qui te l’ordonne. — Mon vrai nom est Geneviève et je suis originaire des côtes de la Manche. Alors que je n’étais encore qu’une enfant, mon village, qui jouxtait une grande et riche abbaye, a fait l’objet d’un raid viking sanglant. Les hommes et les vieillards ont tous été massacrés jusqu’au dernier. La plupart des femmes ont été violées et égorgées après avoir terriblement souffert. Ensuite, quelques rescapées et de nombreux enfants ont été embarqués avec les agresseurs pour devenir esclaves dans leurs lointains royaumes du Nord. Le Roi parut très intéressé par l’histoire de Geneviève. Il la pressa de poursuivre, comme s’il ne pouvait souffrir aucun retard dans la relation de son récit. — Je suis donc devenue une simple esclave, poursuivit-elle. Au fil du temps, la petite fille que j’étais a fait la place à une jeune femme. J’ai constaté que les hommes posaient de plus en plus souvent les yeux sur moi. Je ne comprenais pas encore pourquoi, mais peu à peu, mon quotidien était devenu moins pénible. Un jour, mon maître me présenta à un seigneur très respecté par son peuple, un dénommé Björn. Il me racheta et puis il... Sentant la gêne de la jeune femme, le marquis de Neustrie vint à son aide. — Il la prit pour femme, précisa-t-il. — Oui, continua Geneviève. Je m’appelai dès lors Freya et je devins l’épouse d’un des chefs les plus craints des peuples du Nord. Björn se révéla être un très bon époux pour moi, mais cette période de bonheur fut malheureusement de courte durée. Un jour, alors qu’il menait une rude expédition en pays d’Irlande, il mourut au combat. Au pays, certains voulurent me faire porter le poids de cette mort. En qualité d’étrangère, ils m’accusèrent de lui avoir porté malchance... Mais il n’en était rien. Björn était tombé dans une de ces embuscades que préparent les moines irlandais qui ont pour coutume de poster de redoutables vigiles au sommet de leurs hautes tours de pierre lorsqu’ils se sentent menacés par les Vikings. Geneviève semblait revivre chacun de ces moments en les racontant. En l’espace d’un battement de cils, sa voix passait de la gaieté à la gravité, du bonheur au désespoir. Et chaque fois qu’elle se taisait, le silence le plus profond régnait dans la salle du Conseil. — Les hommes du peuple de mon époux voulurent me sacrifier, mais je réussis à m’enfuir, murmura-t-elle. Heureusement, une vieille servante de Björn m’avait prise en amitié. Malgré les risques, cette femme me permit de quitter sa maison, la veille de mon châtiment. J’étais perdue et désemparée. J’ai alors décidé de me placer sous la protection d’un autre chef, celui que l’on appelait Hròlfr le Marcheur. Björn m’avait toujours parlé de lui comme du plus digne des hommes. Il ne se trompait pas, car Hròlfr a été bon pour moi. Il m’a protégée et m’a offert de l’accompagner en France... — Il a été bon avec toi et tu es venue ici pour le trahir ? questionna le roi Charles avec une voix teintée de reproche. Comme si la honte l’envahissait, Geneviève baissa les yeux devant le souverain. — Je ne lui veux point de mal, sanglota-t-elle. Mais j’aspire à revenir sur la terre de mes ancêtres, à retrouver la voie de Dieu et surtout à honorer la mémoire de mes parents. — Tu comptes les venger ? coupa le Roi. — Pour pouvoir parler de vengeance, il faut être en position de force, ce qui n’est point son cas. Le marquis de Neustrie avait prononcé ces dernières paroles sur un ton sombre, presque menaçant. Charles aurait pu en prendre ombrage, mais il savait que son vassal avait raison. Si Hròlfr était en France, c’est qu’il projetait de piller les terres royales. Et ce n’était pas la présence de la frêle Geneviève qui pourrait inverser le cours des choses. Livre Deuxième LA TROUPE AVAIT PRIS la route dès l’aube pour ne pas avoir à souffrir de la chaleur. En effet, si l’on avait coutume de dire que les hommes du Nord ne nourrissaient aucune crainte pour les dangers terrestres, ils fuyaient le soleil dont ils pensaient qu’il avait pour effet d’amollir les âmes et de diminuer la force du guerrier. Deux hommes chevauchaient en avant. Le premier portait un casque orné d’entrelacs, une tunique rouge visible à cent lieues et portait le nom de Hròlfr. Ce Norvégien était le fils de Rögnvaldr de More, qui avait été jadis banni par le roi Harald aux beaux cheveux. La troupe qu’il commandait était largement composée de guerriers danois, mais parmi ses hommes se comptaient aussi quelques Anglo-Saxons, car Hròlfr avait séjourné à plusieurs reprises en Angleterre. En guidant son cheval, le chef se souvenait des faits d’armes de ses frères de sang. Combien de fois n’avaient-ils pas pris la mer pour aller combattre leurs ennemis ? Ceux-ci pensaient que les Vikings étaient seulement guidés par leur soif de violence et leur désir de richesse. C’était mal connaître la réalité d’un peuple qui menait là-bas, dans les brumes du Nord, une vie des plus difficiles. Un peuple qui souffrait de la faim, du froid et de la pauvreté. Mais aussi un peuple guerrier qui n’avait qu’à prendre la mer et dégainer l’épée pour cueillir des richesses qui lui étaient interdites. Hròlfr songeait au fier Ragnar qui, un demi-siècle plus tôt, avait accepté l’offre de ce couard roi des Francs en empochant quelques milliers de livres pour préserver sa bonne ville de Paris. Quelle naïveté ! Un jour ou l’autre, un autre fils du Nord finirait bien par mettre à genoux l’orgueilleuse cité. Même s’il venait d’y subir, lui aussi, un échec, Hròlfr se promettait de conquérir la ville à la force de son épée. Le chef se souvint aussi de son arrivée en France, de ses premiers combats et de l’installation de ses hommes dans la région de la basse Seine. Lui qui avait toujours fait parler la langue des armes avait été contraint d’apprendre celle, beaucoup plus subtile, de la politique. Il avait conclu un accord avec l’archevêque de Rouen qui avait accepté le principe de la cohabitation avec les hommes du Nord en échange d’une garantie de paix. Toutefois, la cohabitation relativement harmonieuse n’avait pas éteint la soif de combats d’un peuple qui voyait dans les rapines son principal moyen de subsistance. L’autre homme qui cheminait au-devant des troupes portait le nom de Skirnir le Roux. Cousin de Hròlfr, cette véritable force de la nature avait l’habitude de suivre son parent sur la route des batailles, même si son caractère s’accommodait difficilement de celui du chef. Hròlfr avait beau être un redoutable guerrier, il n’en était pas moins rompu à l’art de la négociation. Pour sa part, Skirnir estimait que toutes ces discussions n’étaient que vaines paroles et temps perdu. Aux babillages, il préférait le son viril des lames heurtant les boucliers. Il était un digne fils des dieux d’Asgard et de Midgard et à ce titre, il se sentait prêt à mourir pour eux. Skirnir vouait le mépris le plus profond envers ses ennemis et principalement les moines chrétiens assis sur leurs richesses. Jamais il ne réussirait à comprendre comment des hommes s’étaient mis en tête d’adorer un dieu frêle et supplicié sur une croix. C’était l’image d’un vaincu que ces fous voulaient leur donner en exemple ! Les dieux vikings, eux, montraient l’exemple aux hommes. Ils n’hésitaient pas à combattre, à ripailler et à faire l’amour. Là où Skirnir ne voyait que faiblesse et couardise chez les chrétiens, il trouvait force et honneur chez les dieux nordiques. Il suffisait de songer à Odin le borgne à la longue barbe grise. Selon son humeur, le père des dieux pouvait terrifier les hommes ou leur venir en aide. Rusé, il n’hésitait pas à user de magie ou même de travestissement pour parvenir à ses fins. Ce n’était assurément pas le genre de divinité à se laisser crucifier pour racheter de prétendus péchés. Skirnir invoquait aussi Balder le sage, Heimdall le veilleur du monde ou encore Frey, le dieu bienfaiteur de la fécondité. Néanmoins, sa préférence allait au puissant Thor le guerrier. Il se sentait proche de ce dieu de la guerre et de la force qui n’hésitait pas à prendre le parti du peuple et des paysans, pourvu qu’ils fussent braves et méritants au combat. Quand la nuit tombait, Skirnir s’endormait souvent en pensant à la divinité héroïque qui brandissait son marteau pour venir à bout de ses ennemis dans un grand craquement de tonnerre. Les deux hommes étaient issus du même peuple et de la même tradition, mais ils ne partageaient pas la même conception du combat. Hròlfr jugeait inutiles et risqués les assauts qui se terminaient en grands bains de sang. Il était avare de la vie de ses guerriers. Skirnir, au contraire, était enivré par l’odeur âcre du sang versé sur la terre de l’ennemi. Quand il parvenait à la fin d’une bataille, il lui arrivait même souvent de regretter de ne pas faire partie des victimes du jour. Le sacrifice de sa vie constituerait à ses yeux la plus belle preuve de son courage. Certes, les dieux finiraient bien par le rappeler, mais il se demandait quand arriverait enfin ce jour de gloire. — Nous n’avons que trop tardé, lâcha Skirnir avec agacement. Mon épée me démange depuis que nos drakkars ont débarqué dans la vallée de la Seine. — Tu sais ce que je pense de ton impatience, Skirnir le Roux, répondit calmement Hròlfr. Tu as eu ce que tu désirais : nous sommes en route pour Chartres et prêts à piller les richesses de la ville. De cette manière, nous montrerons aux troupes du roi de France que nous n’avons pas peur de lui. Skirnir saisit sa gourde d’hydromel dont il but une généreuse rasade. Il se passa la manche sur la bouche pour s’essuyer et fit une grimace dubitative. — Il était temps ! grogna-t-il. J’ai parfois l’impression d’être un chien tenu en laisse devant un gros gigot. — Je te fais confiance, plaisanta Hròlfr. En pareil cas, tu aurais trouvé un moyen pour rompre la chaîne qui te retenait. Skirnir partit d’un grand éclat de rire. C’était là un autre trait de caractère du guerrier qui, d’un moment à l’autre, pouvait passer de la rage la plus profonde à la joie la plus communicative. Ragaillardis, les deux hommes poursuivirent leur route à la tête de leurs troupes. Derrière eux marchaient plusieurs centaines d’hommes du Nord, bien armés de leurs longues épées aux lames gravées de runes et protégés par leurs skjôldr, les boucliers de tilleul circulaire qu’ils avaient coutume d’accrocher sur le plat-bord de leurs bateaux. Ces guerriers, également équipés de lances et de spjot, les redoutables épieux ferrés, étaient résolus à suivre leur chef jusqu’au Valhalla{4}. Livre Troisième Quatre semaines plus tard LES DIX CAVALIERS s’étaient engagés dans le sous-bois à vive allure. La joie de la troupe était manifeste, tant sa course folle promettait d’être fructueuse. Le flair des meilleurs chiens de chasse de la cour les mettait à l’abri de toute déconvenue et il y avait fort à gager qu’il devait y avoir un bien joli gibier à traquer sous ces frondaisons. La troupe royale pressa les chevaux et les hommes sortirent arcs et épées pour donner l’estocade. La vision qui s’offrit à eux ne les déçut pas. Il y avait là, pris au piège dans un dense taillis, un grand cerf, de la plus belle espèce, un dix-huit cors. Le roi Charles prit la tête des opérations et décocha une flèche qui alla se planter dans le poitrail de l’animal. Accablé par les chiens qui aboyaient et montraient les crocs, le seigneur des forêts tenta une dernière ruade avant de plier une patte et de commencer à chanceler. Le Roi sauta de cheval et dégaina son épée. Il s’approcha de l’animal, déjà assommé par la douleur et lui planta la lame dans le flanc. Il leva ensuite son épée ensanglantée vers le ciel et poussa un grand cri de victoire. — Par le Christ Roi, s’écria-t-il, cette belle chasse est un signe annonciateur de nombreuses victoires. Qu’on me ramène le fier trophée au château, j’exige qu’il orne la grande salle de banquet. Le souverain contempla encore un instant la dépouille de l’animal qui, il y a peu encore, régnait en pleine majesté sur la forêt profonde. Ensuite, il enfourcha son cheval tandis que le marquis de Neustrie qui faisait partie de l’équipée arriva à sa hauteur, un large sourire aux lèvres. — Félicitations, Sire, s’exclama le gentilhomme, la chance vous sourit et sert votre gloire. Face à un pareil coup de lame, nos ennemis n’ont qu’à bien se tenir ! — Avez-vous recueilli des nouvelles du siège de Chartres ? s’enquit le monarque de fort bonne humeur. — Certes oui, de bonnes nouvelles. Elles sont même excellentes, Majesté ! répondit Robert de Neustrie avec le même sourire. La ville résiste vaillamment et les Vikings présentent des signes d’épuisement. Je pense que l’orgueilleux Hròlfr va être contraint de jeter le gant s’il ne veut point périr devant ses murs. Charles ne pouvait entendre une meilleure nouvelle pour finir cette matinée. Entamé depuis quatre semaines, le siège de Chartres s’avérait catastrophique pour les hommes du Nord. Ils avaient sous-estimé l’importance des forces françaises et surtout leurs facultés de résistance. La ville avait prévu l’attaque de longue date et ses habitants avaient eu le temps de remplir ses greniers de provisions. Chartres était donc tout à fait en mesure de subir une guerre d’usure et peut-être même de la gagner. La nouvelle de la résistance héroïque de la cité avait fait le tour du pays et sensiblement modifié l’image des redoutables Vikings. Non seulement ceux-ci n’étaient pas les monstres supérieurs que l’on décrivait, mais ils pouvaient aussi se révéler vulnérables. L’évêque de Chartres, Jousseaume, avait lancé un appel aux grands du royaume pour venir en aide à sa ville. Parmi ceux qui avaient répondu présents, on comptait Richard le Justicier, duc de Bourgogne, Manassès, comte de Dijon et Robert, le marquis de Neustrie. De son côté, le roi Charles s’était prudemment abstenu de participer au combat. Comme toujours, le monarque cherchait à se concilier les deux camps. D’un côté, il favorisait la solution de la négociation et de l’autre, il laissait parler les armes, au cas où celles-ci finiraient par avoir le dernier mot. Dans ce subtil jeu politique et militaire, le marquis de Neustrie jouait un rôle d’intermédiaire tout en participant activement au combat. Pour des hommes que l’on pensait ne craindre aucun adversaire – si ce n’étaient leurs dieux – le coup était particulièrement rude à encaisser. Les hommes de Hròlfr n’étaient pas habitués à mener de pareilles batailles inscrites dans la durée. Les Vikings préféraient l’ivresse des incursions rapides et des fructueuses rapines servies par l’effet de surprise. Leur premier atout était la rapidité obtenue grâce à l’adresse de leurs chevaux et à leurs redoutables drakkars taillés pour fendre les flots. Ils s’avéraient aussi rapides dans l’attaque que pour les replis et privilégiaient les assauts répétés pour faire céder l’adversaire. Les fils d’Odin et de Thor avaient élevé l’effet de surprise au rang d’art majeur en choisissant des cibles mal gardées comme les églises ou les abbayes, et en allant jusqu’à choisir les jours les plus propices pour livrer le combat. Jadis, une attaque de Paris avait été de la sorte planifiée pour le jour de Pâques en sachant très bien que la ville serait plus vulnérable qu’un jour normal. Généralement, les hommes du Nord, bien conscients de leur infériorité numérique, se refusaient à mener une confrontation directe. Chaque drakkar comptait environ cinquante hommes et une flotte dépassait rarement une bonne dizaine de bateaux. Forte de quelque cinq cents hommes, la troupe viking pouvait difficilement se mesurer à des armées numériquement supérieures. Aucune de ces règles traditionnelles du combat viking n’avait été appliquée pour le siège de Chartres, et les hommes de Hròlfr le Marcheur en payaient le prix fort. Ils étaient découragés et les provisions menaçaient de manquer. Ils avaient pillé toutes les fermes des alentours et devaient rapiner toujours plus loin pour reconstituer les réserves. Hròlfr avait été le premier à douter de la pertinence de ce siège, mais en sa qualité de chef, il devait en assumer toute la responsabilité. Loin de se sentir affaibli par l’échec qui s’annonçait, Skirnir le Roux avait encore accentué le poids des reproches à l’égard de son cousin. Il le tenait pour responsable de tous les atermoiements qui les avaient menés jusqu’à cette déroute. Ce soir-là, la nouvelle qu’il venait d’apprendre l’avait mis dans une colère noire. Il se rendit sans attendre auprès du chef. — Comment oses-tu ? cria-t-il en entrant dans sa tente après avoir jeté à terre le guerrier qui montait la garde et tentait de lui barrer le passage. Tu nous as conduits à la déroute et à présent, tu veux lever le siège. Aurais-tu oublié qu’un Viking ne se rend jamais ? — Respecte ton chef, lui ordonna Hròlfr. Et obéis à mes décisions, car il n’y a pas d’autre issue pour nous dans cette mauvaise guerre. Le combat de Chartres n’est pas le nôtre. Opérons un repli et nous reviendrons plus forts. D’ailleurs peut-être est-il temps de convenir d’une trêve. De rage, Skirnir jeta son bouclier à terre. Ce qu’il venait d’entendre dépassait tout ce qu’il avait pu imaginer. En serrant les poings, il s’approcha de son cousin qui ne broncha pas. Hròlfr eut beau soutenir son regard haineux, il ne réussit pas à lui faire baisser les yeux. — Une trêve ? cria Skirnir. À l’exception des dieux, nous ne craignons aucun adversaire. Nul Viking ne connaît la peur ! Si les Francs paraissent plus forts aujourd’hui, c’est parce que les dieux nous font payer le prix de nos trop nombreuses faiblesses vis-à-vis de nos adversaires. Il faut retrouver notre ancienne vigueur : brûler les églises, piller les monastères et exterminer sans pitié tous ceux qui se mettront en travers de notre route. Si nous décevons encore Odin et Thor, ils nous puniront pour nos lâchetés. Hròlfr ne quitta pas son siège. Il attendit que Skirnir finisse de parler puis il lui répondit avec un calme qui tranchait avec les éructations de son cousin. — Skirnir, lui répondit-il sagement, je comprends ta colère et sache que je la partage. Je désire plus que n’importe qui la victoire de notre peuple. Mais j’ai eu le temps de réfléchir, ces dernières semaines. Il est peut-être temps d’interrompre notre voyage pour ouvrir une ère nouvelle. Nous sommes en position de force pour négocier avec nos ennemis et faire valoir nos droits sur les terres franques que nous occupons déjà. — Négocier avec le petit roi Charles ? Ce lâche ? manqua de s’étrangler Skirnir. Mais pourquoi ne pas aller lui manger dans la main, tant que tu y es ? Tu as oublié le message de nos dieux ? Il est pourtant clair : « Le jour où les hommes du Nord trahiront la foi de leurs ancêtres, le temps du Rangarök sera venu, le terrible temps du Crépuscule des Dieux. » Bien sûr, Hròlfr n’ignorait pas la sombre prédiction. Mille fois, il avait entendu le récit de ces catastrophes naturelles jamais vues qui annonceraient trois hivers redoutables sans été. Il connaissait dans les moindres détails le récit du monstre géant qui engloutirait le soleil brûlant d’un seul coup de gueule. Alors qu’il n’était encore qu’un enfant, il avait tremblé de nombreuses fois à l’évocation de la bataille des dieux et des géants qui causerait la disparition du monde dans un grand incendie. Certes, Hròlfr connaissait la terrible menace, mais il était convaincu qu’il ne faisait pas courir un pareil risque à son peuple. Il en était intimement persuadé, mais il savait qu’il ne servait à rien de tenter de rallier son volcanique cousin à son opinion. — Prends garde, Hròlfr le Marcheur, poursuivit Skirnir le Roux sur un ton de plus en plus menaçant. Ton rôle de chef ne te place pas au-dessus de nos lois. Je vais saisir le conseil. Nous te contraindrons à recourir à l’Arme de Dieu pour nous apporter la victoire. — Jamais ! répliqua Hròlfr à la vitesse d’une flèche qui se fiche dans sa cible. Se pouvait-il que Skirnir fût aussi furieux pour brandir une telle exigence ? Hròlfr se leva enfin de son siège et ce fut pour exiger que son cousin quittât la tente. Même s’il n’en laissa rien paraître, Skirnir était satisfait. Il avait réussi à déstabiliser son cousin. Cette fois, le rapport de force lui était enfin favorable. Débarrassé de la vue de son adversaire, Hròlfr se dit qu’il lui faudrait jouer plus serré qu’il ne le pensait pour réussir. Il aurait bien besoin de l’aide de Thor et d’Odin pour y parvenir. Machinalement, il tâta le lourd pendentif de bronze qu’il portait sous sa chemise. À l’extrémité d’une chaîne, pendait Mjöllnir, le marteau de Thor, le dieu de la foudre et des combats. Le marteau sacré était l’arme absolue de Thor, celle qui ne se brisait jamais et qui revenait toujours dans la main de son dieu. Ce fut au moment où Hròlfr se sentait le plus anxieux que deux lèvres vinrent se poser sur son cou. Elles lui firent l’effet d’un souffle de brise bienfaiteur par une trop chaude journée d’été. Le chef ferma les yeux pour profiter de ce moment inattendu et passa sa main dans la longue chevelure qui tombait en cascade sur son épaule. Une tendre caresse lui répondit aussitôt. Celle-ci partit de son cou pour descendre dans lé creux du torse et frôler son ventre. Rollon sentait monter en lui le désir à mesure que son corps se tendait comme la corde de l’arc avant de lancer la flèche. En fermant les yeux, il murmura : — Oui, Freya, oui... Livre Quatrième CHARLES NE PRÊTAIT aucune attention au document que Robert de Neustrie avait déroulé sur sa table de travail. Le Roi était trop absorbé dans la contemplation de la carte de la forêt domaniale qui venait de lui être dressée. Posant le doigt sur la rivière, il en remonta le cours avec la même avidité que lorsqu’il menait son cheval à bonne allure à travers les bosquets d’arbres et de buissons. — Tu vois, Robert, s’exclama-t-il avec satisfaction, munis d’une pareille carte, nos chasses n’en seront que meilleures. Désormais, je demanderai que l’on en dresse d’identiques de toutes les forêts qui jouxtent nos châteaux et demeures. Cela nous promet de bien belles cavalcades, mon compagnon. — Sire, hasarda le comte, avez-vous eu le temps d’observer le document que je vous ai remis ? Le Roi regarda son vassal avec étonnement. Il avait même oublié d’y jeter un simple coup d’oeil. Combien toutes ces ennuyeuses affaires de l’État pouvaient lui peser ! À présent que les Vikings s’embourbaient dans leur siège de Chartres, il n’était plus besoin de s’en préoccuper outre mesure. Il ne restait qu’à souhaiter que le calme fût revenu pour longtemps au royaume de France. Néanmoins, Charles sentit l’insistance de son vassal. — Bon, fit le monarque d’un ton qui révéla son agacement, explique-moi ce que tu as à me dire. — Ce parchemin contient tous les enseignements que nous a transmis la jeune dame Geneviève. Nous y apprenons beaucoup de détails sur les armes, les coutumes des hommes du Nord ainsi que sur leurs croyances. — Nous n’avons que faire des croyances païennes, lâcha Charles. Nous sommes de bons chrétiens. Il est toujours dangereux de s’intéresser à ces diableries ! Robert saisit le parchemin pour le montrer au Roi. Il savait qu’il ne servait à rien de le contredire et il se résolut à lui donner raison. L’essentiel était d’arriver là où il désirait aller. — Vous avez raison, Sire, lui répondit-il avec calme. Mais ne dit-on pas qu’il est nécessaire de bien connaître son ennemi pour mieux le combattre ? Charles opina du chef. Un court instant, il demeura sans voix devant l’argument imparable qui venait de lui être opposé. Puis il invita le marquis de Neustrie à s’asseoir sur un petit banc de chêne. Le conseiller royal commença alors son explication. — Dame Geneviève nous a expliqué le rôle de Thor qui est, selon les Vikings, le seul dieu capable de combattre le Christ. Non seulement Thor s’affirme comme le plus craint de tous leurs dieux, mais il est aussi le plus admiré. Il apparaît comme le garant de l’ordre face au chaos. Selon les croyances des hommes du Nord, il porte une longue barbe rouge et pousse de fréquentes et épouvantables colères. Toujours selon les dires de dame Geneviève, Hròlfr possède en sa qualité de chef un trésor unique, un marteau magique que les Vikings nomment l’Arme de Dieu. S’il décidait de s’en servir, la victoire lui serait acquise, mais ce serait au prix d’un terrible massacre dans les deux camps. Charles, qui écoutait au début le récit d’une oreille distraite, s’y était peu à peu intéressé. Comme tous ceux qui les rejetaient avec violence, il était très sensible aux superstitions et aux prédictions. Robert avait senti le changement d’attitude du souverain, mais il prenait garde de ne pas laisser apparaître sa satisfaction. Le monarque qui s’était assis en face de son baron se leva et commença à marcher dans la pièce en décrivant un large cercle. C’était toujours chez lui signe d’intense réflexion et même d’hésitation. Après un long moment, il finit par dire : — Je n’apprécie guère cette histoire de Thor opposé au Christ. Nous savons que toutes ces fadaises ne sont que superstitions et diableries, mais notre conviction ne nous dispense pas de la plus élémentaire prudence. Nous devons dès lors mettre la main sur ce que ces sauvages appellent « l’Arme de Dieu ». Et peu importent les moyens. — Une pareille entreprise se révélera très difficile, répondit le marquis en fronçant les sourcils. Certes, les Vikings sont affaiblis, mais de là à pénétrer leur camp et à voler leur chef, le pari me paraît audacieux. — Qu’on leur envoie donc cette dame Geneviève ! s’écria le Roi, très content d’avoir trouvé une solution facile à un problème à première vue complexe. — La jeune fille a déjà fait beaucoup pour nous, lâcha Robert afin de tempérer l’enthousiasme royal. À mes yeux, elle ne possède pas l’étoffe nécessaire pour mener à bien ce genre de mission délicate. Le monarque parut contrarié, au point d’interrompre sa ronde dans la pièce. Il serra les poings et dévisagea son baron. — Alors, fit-il avec ironie, toi qui as toujours réponse à tout, quelle solution me conseilles-tu ? — Sire, répondit alors le marquis qui sentait que le moment était venu de dévoiler son plan, la victoire de Chartres n’est qu’un répit. Nous savons que les hommes du Nord reviendront, cette fois plus forts, plus nombreux et probablement mieux armés. Il est peut-être temps de composer véritablement avec notre ennemi, de le calmer définitivement. — En achetant la paix comme le fit mon ancêtre ? demanda le Roi dans une moue dubitative. Cela ne les a pas empêchés de revenir. Et puis, les caisses du royaume sont vides et je doute que de nouveaux impôts soient les bienvenus. Robert plia le parchemin et répondit avec une désarmante simplicité. — Non, il suffit de faire d’une partie de la terre de France une terre viking. Et au passage, vous ferez de Hròlfr un de vos fidèles vassaux. Cette fois, Charles ne songeait même plus à arpenter la pièce. Il se demanda un long moment s’il n’avait pas mal entendu la proposition saugrenue qui venait de lui être faite. Livre Cinquième UN LARGE CERCLE s’était créé devant la tente du chef. Les membres les plus éminents de la communauté s’étaient pressés dans l’assemblée depuis le crépuscule. Les hommes avaient allumé de hautes torches et commencé à remplir les cornes de bière et d’hydromel. Des jeunes femmes aux longues tresses blondes apportaient du pain d’orge et du poisson grillé. Skirnir le Roux fit une apparition qu’il voulut discrète, mais il avait du mal à dissimuler sa satisfaction. Il avait tellement oeuvré pour convoquer cette réunion du Thing et voilà que le grand conseil allait enfin avoir lieu. C’était donc bien à sa propre victoire qu’il se préparait à assister. Skirnir ne souhaitait pas la chute de Hròlfr le Marcheur, en tout cas, pas encore. Il voulait seulement lui rappeler ses obligations et les antiques coutumes auxquelles il devait se conformer. Sans aucun doute, le Thing offrirait au peuple viking une nouvelle fierté et contraindrait leur chef à rester fidèle à ses valeurs séculaires. La bière aidant, les esprits étaient déjà bien échauffés lorsque Hròlfr sortit de sa tente. Sans jeter un regard sur l’assistance, le chef alla s’asseoir sur son siège de bois décoré de bois de renne et tendit sa corne pour se faire servir de la bière. Skirnir était mécontent de cette entrée en matière qui manquait de solennité. Dès lors, il s’approcha du chef avec une emphase qui ne lui était pas coutumier et répéta les paroles rituelles. — Chef, les hommes libres de ton peuple se sont réunis en Thing afin de juger de la conduite à tenir dans la poursuite de notre combat. Écoute leur jugement et avec l’aide de nos dieux, tu prendras la juste décision qui nous mènera à la victoire. Pendant le discours de son cousin, Hròlfr avait bu une corne de bière et s’en était déjà fait resservir une autre. Sans regarder Skirnir, il s’adressa à lui : — Parle, Skirnir. Je pensais que tu étais le premier à avoir un conseil à me donner. Fais-le donc devant nos frères. Qu’attends-tu ? — Soit... si tel est ton désir, répondit sèchement Skirnir très contrarié par l’attitude de son chef. L’affront que nous avons subi devant Chartres doit être lavé, sous peine de compromettre notre réputation qui fait trembler les peuples francs depuis des décennies. Pour vaincre avec éclat, tu dois utiliser l’Arme de Dieu. Celle que seuls nos chefs possèdent. Celle que t’ont confiée Odin, Thor et Freya. Hròlfr finit sa deuxième corne de bière. Pendant qu’on lui en servait une autre, il regarda cette fois longuement les membres de l’assemblée. Son regard était tellement acéré qu’on aurait dit qu’il prenait le temps de percer le secret des âmes de chacun d’entre eux. Hròlfr avait toujours usé de la force de ses yeux pour obtenir le respect de ceux qui le défiaient. Il savait que les hommes les plus solides éprouvaient quelquefois beaucoup de peine à soutenir un regard plein d’assurance. Il prit donc le temps de fixer sans ciller chacun de ses hommes dont beaucoup lui devaient une grande partie de leurs richesses et de leurs honneurs. Mais le chef était assez lucide pour savoir que la gratitude n’avait qu’un temps, même pour des guerriers norrois qui cultivaient les vertus de l’honneur et de la loyauté comme le paysan entretient son champ. Il attendit encore un instant et puis se leva en portant machinalement la main sur le marteau de Thor qui pendait à son cou, mais qui était soigneusement caché sous sa lourde tunique. — Vikings ! commença-t-il. Selon les lois de notre peuple, Skirnir a parfaitement le droit de me demander de recourir à l’Arme de Dieu. Mais il est de mon devoir de chef de refuser d’user de ce moyen extrême. Le message de nos dieux est clair. La victoire sera acquise au peuple du Nord s’il est prêt à sacrifier ses ennemis. Ce sera une guerre victorieuse, mais sanguinaire, autant pour nos ennemis que pour nous-mêmes. Je ne puis me résoudre à voir mes frères mourir pour une victoire dont beaucoup d’entre nous ne pourront profiter. Hròlfr marqua un premier silence. Il fallait laisser le temps à ses arguments de faire leur chemin dans les esprits. Pour un Viking, la vie n’avait pas la même valeur que pour les autres hommes. Le trépas ne représentait jamais qu’un passage vers le monde glorieux des dieux, un monde céleste où les plus braves seraient reçus avec tous les honneurs. Certains parmi les plus valeureux seraient même choisis pour combattre à leurs côtés. Néanmoins, le chef en était convaincu, une victoire ne valait pas la peine d’être acquise si elle devait l’être à un tel prix. — Mes frères, poursuivit Hròlfr le Marcheur en posant sa main sur son épée, cela fait déjà longtemps que nous connaissons ces terres. Certains d’entre nous s’y sont même installés en y trouvant la prospérité. Comme l’indique mon nom, j’ai beaucoup marché dans ma vie. J’ai appris qu’il fallait aussi savoir s’arrêter. Le temps est venu de tourner une page de notre glorieuse Histoire. Nous devons négocier avec le roi des Francs et nous faire attribuer les terres auxquelles nous avons droit. Dès lors, nous serons ici pleinement chez nous. Nous pourrons profiter d’un climat clément et des grandes ressources de ces régions qui sont bien plus riches que celles de nos terres du Nord. Vikings, établissons-nous sur ces terres et bâtissons-y notre nouveau pays ! L’étonnement était tel parmi les membres de l’assistance que beaucoup en oubliaient de demander de remplir leur corne de bière. L’expression qui dominait sur les visages n’était pas tellement de la réprobation, mais plutôt de la surprise. Hròlfr n’avait pas tort : cela faisait longtemps déjà que certains parmi les Norrois s’étaient établis ici, mais leur situation demeurait précaire, toujours à la merci d’une défaite des troupes vikings ou même de l’arrivée d’autres hommes du Nord avec lesquels leur peuple était en guerre. Skirnir le Roux ne s’attendait pas à un pareil discours. Comme il sentait que le doute s’insinuait dans les esprits, il tenta de retourner l’assistance à son avantage. — Mes frères, s’écria-t-il, vous avez entendu votre chef ? Il se trompe : les Vikings n’ont pas besoin de s’arrêter, ils doivent poursuivre leur route ! Vous connaissez ma demande. N’est-il pas temps de faire appel à l’Arme de Dieu pour combattre nos ennemis, leur faire rendre gorge et piller leurs richesses ? Un vieil homme se leva dans l’assistance. On l’appelait Holmfrid le Faible, bien qu’il fût un véritable colosse dans sa jeunesse. Sa réputation de sagesse était grande et nombreux étaient ceux qui réservaient leur jugement tant qu’ils ne l’avaient pas entendu. — Hròlfr, fit-il de sa voix éraillée, ta décision nous paraît bonne pour notre peuple, mais comment peux-tu être sûr que le roi Charles acceptera de négocier avec nous ? Surtout après notre défaite devant Chartres... Hròlfr le Marcheur fut soulagé. La question de Holmfrid prouvait que son discours avait été entendu par son peuple. Il conserva son expression solennelle pour lui répondre. — Au moment où je te parle, des émissaires travaillent pour nous à la cour de France, répondit-il. D’après eux, le roi Charles aurait déjà accepté le marché que nous lui proposons. Skirnir sentait que chaque minute qui passait représentait un appui perdu à sa cause. Il tenta dès lors le tout pour le tout et demanda au Thing de voter à main levée pour le recours à l’Arme de Dieu. Sur toute l’assemblée, ils ne furent que sept hommes à répondre favorablement à son souhait. Fou de rage, Skirnir jeta sa corne à terre. Il regarda l’assemblée avec mépris et leur cria : — Vous venez de trahir vos dieux ! Sachez que leur vengeance sera terrible. Vous subirez un jour le châtiment que vous méritez. Hròlfr regarda son cousin s’éloigner. Il se fit servir une autre corne de bière et se dit qu’il ne restait plus à présent qu’à conclure le traité. Et ce serait en vainqueur qu’il négocierait avec son pire ennemi. Livre Sixième IL EST DES SPECTACLES dont l’oeil ne se lasse pas. Il avait suffi de quelques minutes de patience pour que le rayon de soleil traversât la fenêtre latérale et s’introduisît dans le choeur de l’église. Porté par la douceur matinale de ce beau mois de mai, le rai lumineux s’en vint caresser la figure du Christ en croix suspendu à la poutre de la gloire de la croisée du transept. Chaque fois que l’occasion lui en était offerte, l’archevêque de Reims se plaisait à venir dans son église à cette heure matinale. Hervé éprouvait le sentiment unique et presque jubilatoire d’assister à la renaissance du Seigneur, chaque jour répétée et néanmoins chaque jour différente. Dès que le petit miracle quotidien eut lieu, il se retira dans la sacristie où son cuisinier lui avait préparé un solide viatique pour entamer la journée. L’archevêque n’était point homme à se contenter des nourritures spirituelles, il succombait volontiers au péché de gourmandise et sa formidable gloutonnerie était, disait-on, célèbre jusqu’aux palais et aux églises de Rome. La satisfaction se lut sur son visage lorsqu’il découvrit le festin qu’on lui avait préparé : cuisses de poulet mijotées aux pommes rouges, gruau d’avoine, pain de seigle, miel du rucher de l’abbaye, fromage à pâte dure, vin de la vigne de l’évêché ; rien ne manquait pour le mettre de bonne humeur. Il était d’autant plus satisfait qu’il avait réussi à ne point songer à l’entrevue qu’il devait avoir avec le Roi. Entre les deux hommes, il n’y avait certes jamais eu beaucoup de sympathie, mais au fil des années, ce sentiment de froide indifférence s’était mué en méfiance. L’autorité de Charles était de plus en plus contestée par ses barons. Nombreux étaient ceux qui lui reprochaient son manque de poigne ainsi que sa trop grande propension à se laisser gouverner par ses désirs, plutôt que de mener convenablement les affaires de l’État. L’archevêque Hervé mordit à pleines dents dans une deuxième cuisse de poulet tandis qu’il nourrissait ces pensées accusatrices à l’égard de son souverain. Après tout, il y avait un temps pour tout dans la vie : un pour le plaisir et un autre pour le devoir. Et si le Roi lui-même n’en était pas conscient, il fallait vraiment que sa famille ne fût plus que l’ombre de ce qu’elle avait été. En soupirant, l’archevêque trempa un morceau de pain de seigle dans le miel et songea au règne du grand roi Charles, celui qui avait été se faire couronner à Rome et qui avait rendu sa fierté et sa grandeur à une terre trop longtemps en proie à l’anarchie, à la disette et aux fausses idoles. Pourquoi fallait-il qu’un sang aussi noble et pur que celui de Charlemagne se pervertît aussi vite à travers ses descendants ? Le faible Charles III n’était que le pâle reflet de son aïeul et l’ecclésiastique était convaincu que l’entretien singulier qu’il lui avait demandé lui apporterait une nouvelle preuve de ses limites. L’archevêque reconnut son serviteur Martin à sa manière très personnelle et assez nonchalante de courir tout en laissant traîner ses sandales de cuir sur le pavement de l’église. Il ne fut donc pas étonné de le voir surgir dans la sacristie, la mine défaite, comme si le plus grand des drames venait de toucher le royaume. C’était là un autre trait de caractère du jeune homme qui était toujours en proie à la panique, même pour le plus futile des prétextes. — Monseigneur, articula Martin avec difficulté, le... le Roi est arrivé. Hervé se garda bien de faire le moindre commentaire devant son serviteur, mais sa moue en dit long sur son exaspération. L’entretien commençait très mal puisque le Roi n’avait même pas eu la délicatesse de le laisser finir de manger en paix. L’homme de Dieu se frotta la bouche et se leva pour aller accueillir son visiteur, comme l’exigeait la coutume. Accompagné de deux hommes d’armes, le souverain leur demanda de rester dans la cour devant l’église. Il leur confia sa monture et alla à la rencontre du prélat. Ce dernier, qui l’attendait au sommet des dix marches de pierre, estima que son sourire en disait long sur ce qu’il désirait obtenir. Afin de conférer à l’entretien toute la discrétion qui lui convenait, l’archevêque avait choisi la salle d’étude et de conservation des grimoires. La pièce n’était pas bien grande, mais elle bénéficiait d’une grande fenêtre qui la baignait d’une lumière apaisante aux premières heures du jour. Un large chevalet de chêne en occupait le centre et était dévolu au moine copiste qui y travaillait quotidiennement avec application. Charles prit place sur un banc tandis que le prélat choisit de rester debout. En fin observateur, il avait déjà pu constater qu’il valait toujours mieux s’assurer d’une quelconque supériorité, si vaine fût-elle, lorsqu’on commençait une discussion qui pouvait s’avérer âpre. — Messire archevêque, commença le Roi sans se départir de son sourire, je suis venu pour vous annoncer une grande et bonne nouvelle. En parfait accord avec nos barons et l’ensemble de notre conseil, nous avons décidé de conclure une trêve avec les Vikings. — Une trêve ? s’étonna Hervé. Et de quelle manière ? En leur payant chèrement le prix de leur départ, comme le fit jadis votre aïeul ? — Non, répondit Charles sans perdre son calme, cette fois, nous allons agir dans la durée en leur proposant un traité qu’ils ne pourront en aucun cas refuser. L’archevêque avait eu vent des tractations, mais il ne connaissait pas les modalités exactes du fameux traité. Il nourrissait donc le plus grand scepticisme quant à ses chances de réussite. — Éclairez-moi, Sire, demanda-t-il. Nous venons de remporter une belle victoire dans notre bonne ville de Chartres. Notre brave évêque Jousseaume a tenu en respect les hordes de ces païens assoiffés de sang. Ce n’est point le moment de mettre un genou à terre, me semble-t-il. — Cette victoire n’est qu’un répit, répondit Charles avec un air sombre pour appuyer la gravité de ses dires. Par ailleurs, nous savons tous que nombre d’hommes du Nord sont déjà installés dans le royaume. Nous avons donc décidé de les autoriser à demeurer dans une terre qui deviendra la leur. La Normannie, la terre des hommes du Nord. En échange, ils s’engageront à repousser leurs frères qui attaqueraient la terre de France. L’archevêque de Reims alla s’asseoir sur son siège de bois au dossier ouvragé et taillé en pinacle. Il joignit les deux mains en position de prière et regarda le Roi avec incrédulité et scepticisme. — Sire, articula doucement Hervé comme s’il voulait à nouveau se faire bien expliquer ce qu’il venait d’entendre. Si j’ai bien saisi le sens de vos paroles, vous comptez offrir une partie du royaume à des barbares. Des païens qui ne se reconnaissent même pas dans l’amour de notre Seigneur Jésus-Christ. Je suppose que vous ne pensez pas sérieusement ce que vous dites... Charles s’attendait à cette réaction, mais il ne s’en trouvait pas moins mal à l’aise. Que pouvait-il répondre, lui qui se donnait tant de mal pour donner l’illusion qu’il menait la négociation avec les Vikings alors qu’en fait, c’était Hròlfr le Marcheur qui imposait sa volonté ? Quel compromis pouvait-il réussir à faire accepter à ces barbares d’une part et à une église inflexible de l’autre ? Comme il avait coutume de le faire à la chasse quand il se sentait pisté par quelque loup téméraire, le monarque choisit la fuite en avant. — Monseigneur, répondit-il sur le faux ton de l’évidence, pour demeurer en terre franque, les hommes du Nord seront contraints de se convertir au christianisme et de combattre le paganisme ainsi que toute forme d’idolâtrie. L’archevêque était satisfait : sa manoeuvre d’intimidation portait ses fruits. Une fois de plus, il ne pouvait que constater la faiblesse de l’homme. Et pour la peine, il ne regrettait même plus son repas écourté par la visite précoce du souverain. — J’aime mieux cela, lâcha-t-il soulagé. Il va sans dire que nos hommes de Dieu guideront ces brebis égarées pour rejoindre le troupeau du Seigneur. Par le passé, à l’instar de mon prédécesseur le regretté Foulques, nous avons maintes fois refusé de convertir les barbares, mais aujourd’hui, nous sommes prêts à ouvrir les bras et à les accueillir avec bienveillance. Charles se leva et s’inclina devant le prélat. Il quitta l’église de mauvaise humeur. Pourquoi avait-il accepté la proposition du marquis de Neustrie ? Comment allait-il se sortir de cette méchante situation où l’avait mis le prélat ? Il remonta la nef de l’église et sortit sur le parvis où ses deux hommes d’armes l’attendaient. Sans dire un mot, ils partirent au grand galop sur la route qui les menait à la forêt jouxtant la maison de Dieu. Le Roi prit la tête de la petite troupe jusqu’à une petite mare partiellement protégée par des arbustes en fleurs. L’arrivée du monarque eut pour effet de faire fuir un héron apeuré qui y avait élu domicile. Un soldat de l’escorte royale sortit son oliphant et souffla trois coups brefs. Il ne fallut qu’un petit instant pour que les feuillages touffus face à lui se missent à bruire d’un léger mouvement. Dame Geneviève en jaillit, non sans grâce, mais le Roi n’était pas d’humeur à s’émouvoir de ce genre de détail. La jeune femme exécuta une révérence impeccable, sans se préoccuper de ce que ce geste pouvait avoir d’incongru dans un décor aussi bucolique. — Dame Geneviève, lâcha sèchement le Roi. Si je vous ai fait mander en ce lieu, c’est pour vous dire que nous avons résolu d’accepter les conditions du traité. Cette terre de basse Seine sera désormais attribuée aux hommes du Nord. Néanmoins, ceux-ci devront nous garantir deux serments. Ils devront tout d’abord s’engager à nous défendre contre de nouvelles incursions vikings et ensuite, ils seront contraints d’abjurer leurs anciennes croyances païennes pour embrasser la seule vraie foi, celle du Christ. Geneviève n’était pas là pour juger de la parole du souverain. Elle n’était que la messagère qui, à son humble manière, écrivait l’Histoire. Toutefois, en recueillant les propos du roi Charles, elle ne put s’empêcher de frémir en se disant que Hròlfr ne les apprécierait pas. Livre Septième APRÈS AVOIR PILLÉ BAYEUX quelques années auparavant, Hròlfr avait capturé nombre de prisonniers. Parmi ceux-ci se trouvait une belle jeune fille répondant au doux nom de Popa. Lorsqu’il avait appris qu’elle n’était autre que la fille du seigneur Béranger, comte du Bessin, qui dominait la région de Bayeux, le chef nordique lui porta encore davantage d’intérêt. De toute évidence, son appartenance à la plus haute aristocratie franque avait pesé sur la décision du Viking de la prendre pour épouse, mais pour autant, l’amour n’était pas étranger à cette union. Au fil du temps, Popa avait appris à surmonter les mauvais coups du sort et à imposer sa volonté, même lorsque soufflaient des vents contraires. Une fois unie à Hròlfr, elle avait choisi son nouveau camp et était résolue de lui demeurer fidèle jusqu’à la mort. Dès lors, lorsque son époux quitta le pays franc pour rejoindre l’Angleterre, Popa le suivit tout naturellement. C’est sur cette terre lointaine, « outremer », qu’elle donna naissance à celui qui allait devenir l’objet de sa plus grande fierté, un fier et solide garçon nommé Guillaume. Cette naissance n’avait fait que consolider les liens entre les deux époux. Néanmoins, Popa n’avait pas le pouvoir d’arrêter la course du temps et encore moins de capturer les sentiments de son époux dans la cage de son coeur. En bonne épouse de chef, Popa avait alors dû apprendre à fermer les yeux sur les infidélités de Hròlfr. Après tout, qu’avait-elle à craindre ? Aucune des femmes qui étaient passées dans la couche de son époux ne pouvait rivaliser avec elle et surtout aucune n’aurait eu l’audace de remettre en cause sa position. L’arrivée de la frêle Freya avait bouleversé cet accord tacite entre les époux. Dès leur première rencontre, Popa sentit que la jeune femme que Hròlfr avait choisi de prendre sous son aile n’était pas l’un de ces objets de plaisir facile qu’apprécient les hommes sans songer au lendemain. La belle Freya dissimulait au plus profond d’elle-même une histoire intime et des fêlures qui la rendaient à la fois faible et, paradoxalement, très forte. Autant de blessures et de victoires qui en faisaient une femme, tour à tour, attachante et fascinante. Alors qu’il ne l’avait jamais fait avec une autre maîtresse de passage, Hròlfr lui faisait partager ses soucis de chef, au point d’en faire sa plus proche conseillère. Popa en concevait une amère jalousie et même un sentiment de crainte de se voir définitivement supplantée par sa rivale dans le coeur de son mari. Au fil du temps, elle avait songé aux diverses façons de l’éloigner de l’entourage du chef sans jamais oser passer à l’acte. Freya avait gagné une place importante dans la vie de Rollon à tel point que, même pour l’épouse du chef, il était devenu dangereux de s’opposer à elle. Dès lors, il ne lui restait plus qu’à patienter comme le chat qui guette la moindre imprudence de la souris pour la croquer. L’aristocratique Popa avait toujours méprisé Skirnir le Roux. Elle détestait ses manières frustes et la brutalité dont il faisait preuve à l’égard des femmes qui passaient dans sa vie. Ne racontait-on pas qu’il avait été jusqu’à massacrer une malheureuse à la hache, car elle s’était refusée à lui ? Popa ignorait si la terrible histoire était exacte, mais en tout cas, jamais Skirnir n’avait cherché à faire taire la rumeur. C’est donc qu’il devait en tirer quelque fierté. Ce jour-là pourtant, Popa n’avait pas fermé la porte à celui qu’elle tenait jusque-là pour son pire ennemi. Hròlfr ne l’avait jamais initiée aux arcanes de la politique, mais elle possédait assez d’instinct pour savoir qu’il fallait de temps à autre conclure des alliances contre nature quand la nécessité l’exigeait. Skirnir entra dans la tente de Popa et la salua avec un respect auquel il ne l’avait guère habituée. La femme le regarda avec une froideur extrême ; elle n’avait pas l’intention de se forcer. D’ailleurs, elle n’avait jamais été de celles qui réussissent à dissimuler leurs émotions. — Parle, Skirnir, lui lança-t-elle avec aplomb. Si tu es venu me parler, c’est que tu as besoin de moi. — Popa, tu dois empêcher Hròlfr de commettre l’irréparable, répondit Skirnir sans détour. Notre chef se prépare à conclure un traité de paix avec les Francs. — Je sais, répondit-elle. Il s’agit d’une excellente nouvelle pour notre peuple, tu ne crois pas ? Skirnir jeta un regard autour de lui afin de s’assurer de ne pas être entendu, puis continua sur le même ton de comploteur : — Ouvre les yeux, Popa... L’ambitieuse Freya lui tourne la tête, il est prêt à accepter deux conditions inacceptables du roi des Francs. Nos ennemis exigent de nous la promesse de nous retourner contre nos frères qui attaqueraient le royaume et surtout, l’obligation de nous convertir au christianisme. Popa regarda le rude Skirnir avec un étonnement presque amusé. — Nos frères, comme tu dis, répondit-elle, ne se sont jamais gênés pour nous attaquer. Je ne vois dans ton histoire rien de très nouveau. Quant au christianisme, nombreux sont ceux qui le pratiquent déjà de manière plus ou moins dissimulée. Tu n’es pas sans savoir que je suis moi-même fidèle au seigneur Jésus-Christ. Tu connais le Dieu que j’honore et c’est pourtant à une femme que tu méprises que tu t’adresses pour t’aider... Tu dois te sentir bien faible pour en être réduit à une pareille extrémité ! — Peu importe les différends qui nous ont opposés par le passé, Popa, lui répondit-il d’un ton péremptoire qui correspondait mieux à sa manière habituelle de lui parler. Moi, je me préoccupe de notre peuple et au respect de nos dieux. Toi, tu songes avec rage à cette intrigante de Freya. Notre intérêt est donc commun. De grâce, pousse Rollon à refuser ce traité. — Rollon ne m’écoute pas et tu le sais aussi bien que moi... lâcha-t-elle avec lassitude. Skirnir ne s’avouait pas vaincu. En bon chasseur d’hommes, il savait qu’il n’y avait de meilleur combattant que le guerrier blessé. Freya avait été meurtrie dans sa chair, elle ne pouvait donc réagir autrement qu’en se défendant. Le Viking rajusta sa cape pour sortir de la tente. Il fit deux pas et lui dit d’une voix sourde : — Convaincs-le de la traîtrise de cette intrigante de Freya. Donne-lui ce document, il est la preuve que le roi Charles ne poursuit d’autre ambition que de nous dérober l’Arme de Dieu. — Une preuve fabriquée par toi, je suppose... — Une preuve irréfutable qui n’en aura que davantage de force si c’est toi qui la lui soumets. Quand Skirnir quitta la tente, Popa demeura un moment, indécise, avec le document en main. Elle détestait tout en cet homme et ce court entretien n’avait fait que confirmer ses sentiments. Mais elle ressentait un malaise au plus profond de son être, car il avait su réveiller son orgueil de femme bafouée et trahie. En l’espace de quelques secondes, ses pensées s’étaient mises à bouillonner dans son esprit. Elle songea à l’attaque des hommes du Nord contre la ville de Bayeux, elle se souvint de la peur de sa mère et du désarroi de son père incapable de contenir leur avance. Elle entendit les cris de ses frères succombant aux blessures. Elle sentit la douleur de ses poignets entravés par les chaînes. Lentement, une larme coula sur sa joue. Résignée, elle inclina la tête et regarda le document qu’elle tenait en main. Elle commença à le lire. Livre Huitième DEPUIS QUE LE CAMP VIKING s’était établi dans la région, la vaste clairière hérissée de hautes herbes était devenue le centre de la vie du peuple de Hròlfr le Marcheur. Festins, combats et assemblées s’y succédaient sans relâche, le jour comme la nuit. L’endroit était vaste et présentait aussi l’avantage d’apercevoir les ennemis potentiels qui auraient pu attaquer les hommes du Nord. En véritables fils de la Mer, les Vikings étaient habitués à porter leur regard loin au large. Ils redoutaient plus que tout les embuscades dans des souricières où ils seraient pris au piège. À cette heure tardive de l’après-midi, le soleil venait de plonger derrière les frondaisons des arbres. Les trois hommes qui patientaient à côté du grand tas de bois se levèrent aussitôt. L’un deux s’empara d’une torche et bouta le feu au bûcher. Deux autres Vikings arrivèrent en traînant une jeune biche apeurée. Le délicat animal était retenu par une corde qui lui serrait le cou. Il tentait de donner des ruades pour se dégager de l’entrave, mais sans succès. La vue du feu eut pour effet de décupler l’inquiétude de la biche qui se débattait avec la force du désespoir. Mais toute résistance était inutile et dérisoire, son sort était scellé. Ce fut à ce moment que Hròlfr arriva. Vêtu d’une cape bleue, le chef était suivi par ses plus fidèles guerriers dont les rires rompaient l’ambiance solennelle qui régnait jusque-là dans la clairière illuminée par les flammes du bûcher. Rollon s’avança avec eux, puis il leva le bras pour leur demander de se taire. Le chef sortit l’épée de son fourreau et s’approcha de la biche. Il toucha un bref instant le marteau de Thor suspendu à son cou et leva l’épée vers la lune qui avait commencé à baigner la scène de son apaisante lumière. — Que Thor, Odin et tous les dieux d’Asgard nous viennent en aide dans les combats qui nous attendent. Qu’ils nous apportent force et courage, richesse et longue vie. Après ces paroles galvanisantes de leur chef, les guerriers de Hròlfr le Marcheur sortirent à leur tour leurs épées et les pointèrent vers le ciel. De cent poitrines jaillirent alors trois cris puissants : « Raaa ! Raaa ! Raaa ! » Ensuite, tout alla très vite. Hròlfr tint fermement son épée, jeta un coup d’oeil à la biche qui, éreintée, avait cessé de se débattre. L’épée du chef viking s’abattit sur le cou de l’animal et le trancha net. Le coup avait été franc, tellement rapide qu’une grande partie de l’assistance avait à peine eu le temps de le voir. Hròlfr fit un pas en avant et s’empara de la tête de l’animal qui avait roulé à terre dans une flaque de sang tiède. Il s’en empara par l’oreille et la ramassa. Il la saisit et la jeta dans le feu qui crépitait dans la nuit devenue noire. Une nouvelle fois, les hommes de Hròlfr poussèrent les trois cris rituels avant de se précipiter vers la carcasse de l’animal. Certains y trempèrent la lame de leur épée pendant que d’autres en découpaient des pièces de viande qu’ils commencèrent à mastiquer avec appétit. Hròlfr ne voulait pas être en reste et commença, lui aussi, à découper une tranche de viande dans le flanc de l’animal. Il fut interrompu par son serviteur qui était accompagné d’un homme portant une longue robe rouge. — Chef, cet homme souhaite te parler, fit le serviteur sur un ton méfiant. Il prétend être un émissaire du roi Charles des Francs. Hròlfr sourit. Il ne s’attendait pas à pareille visite un jour de sacrifice. Il se dit que les dieux étaient décidément bien facétieux pour s’amuser de la sorte. D’un bref mouvement de tête, il fit comprendre à son serviteur qu’il acceptait l’entrevue. L’homme à la longue cape prit les devants pour se présenter. Et quand son visage s’approcha des flammes du bûcher, le chef viking le reconnut aisément. — Nous nous connaissons déjà, Hròlfr, dit-il sur un ton amical. Je suis Francon, évêque de Rouen. Je te remercie de m’accueillir en pareille, euh, circonstance. — Certes, éclata de rire le Viking, je ne m’attendais pas à te rencontrer en pleine célébration de sacrifice. Mais je pense que tu connais bien les coutumes de mon peuple et que tu n’es point homme à t’en offusquer. L’évêque porta un regard inquiet sur le bûcher où se consumait la tête de la biche. Il regarda aussi le haut pilier de bois orné d’un noeud d’Odin qui avait été planté à côté. — C’est précisément un des sujets que je souhaite aborder avec toi, répondit-il. Le roi des Francs m’a confié la mission de te soumettre ses conditions à l’établissement d’une paix durable entre nos deux peuples. — Alors, parle ! le pressa Hròlfr avec intérêt. Francon ne s’attendait pas à être reçu dans un château, mais il avait espéré un autre endroit qu’une clairière plongée dans l’obscurité au coeur d’une forêt pour accomplir sa mission. Toutefois, il savait qu’il ne servait à rien de discuter les ordres de Hròlfr et il s’exécuta dès lors de bonne grâce. Le chef viking l’entraîna un peu à l’écart du bûcher et de ses hommes qui avaient commencé un festin improvisé en se faisant servir des cornes d’hydromel. Hròlfr s’assit sur un billot de bois et invita Francon à faire de même. L’homme de Dieu déclina l’offre avec politesse et préféra délivrer sans plus attendre le message qu’on lui avait confié. — Le roi Charles est disposé à te céder une vaste terre comprise entre l’Andelle et la mer. Toi et ton peuple, vous pourrez vous y établir et l’administrer avec sagesse. En échange, vous serez vassaux du roi Charles et vous vous engagerez à protéger ce territoire de nouvelles incursions des Norrois. Par ailleurs, sur les conseils avisés de l’archevêque Hervé de Reims, le Roi exige une conversion totale de ton peuple à la vraie Foi, la religion du Christ et de ses apôtres. Hròlfr se frotta le menton sans que son visage trahisse la moindre émotion, positive ou négative. — Ton offre est conforme à ce nous savions déjà, répondit-il. Nous avons cependant d’autres souhaits à formuler. Nous voulons la terre qui s’étend de l’Epte à la mer. Mais tu sais aussi bien que moi qu’à force d’incursions et de combats, ce territoire est désolé et sans richesse. Nous exigeons aussi une terre à piller pour garantir la subsistance de notre peuple. Ces conditions sont irrévocables et non négociables. — Comment... balbutia l’émissaire royal, comment oses-tu poser d’autres conditions au roi des Francs ? Le glorieux héritier du grand roi Charles ! Hròlfr claqua dans les mains pour réclamer une corne d’hydromel, car cette conversation animée lui avait donné soif. — Comment j’ose discuter ? répondit-il goguenard. Eh bien, justement parce que ton petit Roi n’est que le lointain héritier d’un grand Roi. Son royaume prend l’eau de toutes parts comme le drakkar mal affrété pour le combat. Charles a besoin de nous, il est donc légitime que nous lui imposions nos conditions. Francon fut parcouru d’un frisson causé par le froid, car la nuit était fraîche malgré la saison. Il rajusta sa longue cape et répondit de mauvaise grâce à son inflexible interlocuteur. — Soit, concéda-t-il froidement, je répéterai tes paroles à mon Roi ainsi qu’à l’archevêque. L’évêque salua Hròlfr et se retira. Puis il se retourna. — À ce propos, ajouta-t-il, la condition de la conversion n’est point du tout négociable. Que Dieu soit avec toi, Hròlfr. Le seul Dieu, le nôtre... Hròlfr regarda l’homme d’Église s’éloigner et quitter la clairière. Les flammes du bûcher montaient haut dans le ciel. Un peu plus loin, ses hommes ripaillaient en se faisant remplir leurs cornes d’hydromel. Un guerrier s’était emparé d’une servante qui se débattait comme une biche prise au piège. La jeune femme le griffait au visage, mais l’homme n’entendait pas laisser échapper sa proie. En découvrant les traces sanglantes sur son visage, ses compagnons éclatèrent de rire et commencèrent à imiter le cri du chat qui miaule. Livre Neuvième APRÈS UNE LONGUE NUIT D’INSOMNIE et de questions sans réponse, Popa avait résolu de parler à Rollon dès le lever du soleil. À en juger par l’expression gênée du garde devant sa tente, elle comprit que sa visite dérangeait. Pour autant, il était hors de question de renoncer à la décision qu’elle venait de prendre. Comme le garde tentait tant bien que mal de l’empêcher de pénétrer dans la tente, elle lança sur un ton autoritaire : — Laisse-moi passer ! As-tu oublié qui je suis ? Je suis la femme de ton chef ! — C’est que, bredouilla le guerrier visiblement peu accoutumé à ce genre de situation, j’ai reçu l’ordre de ne laisser entrer personne, sous aucun prétexte. À ce moment précis, la toile de la tente frémit et Freya en sortit. Loin de baisser les yeux lorsqu’elle passa devant Popa, elle inclina la tête avec respect avant de lui lancer un regard. Il n’y avait pas de lueur de défi dans ses yeux, ni même la moindre trace d’arrogance. Freya connaissait la place qu’elle occupait dans la vie de Hròlfr au sang bouillant, elle n’en ignorait ni les bons ni les mauvais côtés. La nuit qu’elle venait de passer avec l’homme qu’elle aimait avait été belle et chaude, mais elle n’était pas la femme du chef. Popa n’adressa pas la parole à sa rivale, mais il était impossible de déterminer si c’était par antipathie ou parce qu’elle n’avait tout simplement rien à lui dire. Hròlfr était plongé dans la lecture d’un document quand il vit entrer son épouse. Il leva la tête et sourit comme il avait coutume de le faire chaque fois qu’il la voyait dans l’intimité. Popa remit sa tresse en place sans que ce geste féminin eût pour ambition de le séduire, il y avait même beaucoup de dureté dans son regard lorsqu’elle se décida à parler à son époux. — Hròlfr, commença-t-elle avec gravité. Il y a autour de toi des hommes qui te veulent du mal. Quelques hommes et surtout... une femme. Hròlfr enroula le document qu’il consultait et regarda son épouse au fond des yeux. Il se dit qu’elle n’avait rien perdu de son charme malgré le poids des ans. Elle était la femme qui lui avait donné le plus beau des fils, celui qui lui succéderait un jour sous le nom de Guillaume. Aujourd’hui, le chef viking était déterminé à lui céder cette belle terre franque qu’il était sur le point de conquérir. — Une femme, me disais-tu ? répondit-il. Réfléchis avant de continuer à me parler ; il est des mots que l’on regrette et qui, une fois prononcés, ne peuvent plus être effacés. Popa sentit ses forces l’abandonner. Une douloureuse sensation de froid s’empara d’elle et elle tomba à genoux en fondant en larmes. Hròlfr la releva avec douceur et la serra contre lui. Dans sa détresse, Popa voulait profiter du moindre instant de cette étreinte dont elle aurait voulu qu’elle ne s’interrompît jamais. Le souffle de son mari irradiait la naissance de son cou d’une chaleur bienfaisante. — Ne pleure pas, murmura Hròlfr. Ne te trompe pas de camp. Quand on est femme de chef, il faut choisir ses alliés comme si on partait en campagne de guerre. La moindre erreur peut être fatale. Les derniers mots du Viking pouvaient être compris comme une menace à peine déguisée. Néanmoins, Popa ne les ressentit pas comme tels. Elle s’approcha encore de lui pour que chaque partie de son corps épousât parfaitement la moindre parcelle de corps de son époux. Sa décision était prise, elle ne trahirait point. — Méfie-toi, Hròlfr, se décida-t-elle enfin à dire. Ils sont nombreux à te vouloir du mal. Ils n’acceptent pas que tu puisses renier nos dieux pour quelques arpents de terre. Hròlfr soupira d’aise. Il s’éloigna en même temps de Popa qui ressentit à nouveau la même impression de froid. Le Viking la regarda avec la bienveillance d’un père fier de son enfant qui a choisi de demeurer dans le droit chemin. — J’apprécie ton geste, répondit Hròlfr. Je craignais d’autant plus tes paroles que je sais ce que l’on dit sur mon compte. Je sais ce que Skirnir le fourbe a essayé d’obtenir de toi et je sais ce qu’il te coûte de défendre Freya. Dans quelques jours, nous signerons le traité avec le roi Charles. Il s’agira d’une grande victoire pour ceux de notre sang. Mais avant, je vais réunir les hommes les plus influents de notre peuple afin de leur signifier ma décision. Hròlfr le Marcheur tint parole. Il réunit en fin d’après-midi la vingtaine d’hommes les plus influents parmi ses guerriers. S’il pouvait compter sur la fidélité de certains d’entre eux, il savait qu’il devait se méfier d’autres. Il devait notamment compter avec Skirnir le Roux qui avait été bien évidemment invité à la réunion. Pour lui faire comprendre que ses manoeuvres ne lui avaient pas échappé, Hròlfr le prit à part quand il entra dans sa tente. Le chef lui murmura à l’oreille une phrase qui laissa son cousin sans voix. — Je tenais à te remercier, Skirnir, dit-il sans sourire. Grâce à toi, j’ai pu constater la loyauté de mon épouse. Crois-moi, je saurai m’en souvenir. Skirnir comprit toute l’ironie des propos de son cousin puisqu’il n’ouvrit plus la bouche pendant toute la réunion. — Mes compagnons, commença Hròlfr, je vous ai réunis pour vous annoncer ma décision. Je signerai avec le roi Charles un traité solennel selon lequel la France nous cédera les évêchés de Rouen, d’Évreux et Lisieux. Cette terre comprise entre l’Epte et la mer portera le nom de Normannie, la terre des hommes du Nord. Hròlfr s’interrompit un court instant avant de reprendre son discours. De larges sourires illuminaient la plupart des visages. Le chef savait que la deuxième partie risquait d’être moins bien reçue. — En échange, poursuivit-il, nous nous engageons à ne pas attaquer les troupes françaises et à défendre nos terres de l’irruption d’autres peuples du Nord. Nous obtiendrons aussi une terre à piller, à savoir la Bretagne. Hròlfr fit une nouvelle pause au moment précis où tous attendaient qu’il parle du sujet qui cristallisait toutes les appréhensions. Une fois encore, il pointa son regard sur les membres de l’assistance et poursuivit son discours. — Nous nous engagerons aussi à nous convertir à la foi de cette terre qui est la religion du Christ. Cette promesse constitue une condition non négociable à la cession de la terre de Normannie. Cette fois, il perçut un frémissement parmi les grands de son peuple. Ce mouvement n’avait rien d’un signe d’adhésion à ses paroles. Le chef connaissait bien ses guerriers et conclut en baissant imperceptiblement la voix. — Néanmoins, nul ne peut exiger d’un homme qu’il renie ses croyances. Nous vénérons de nombreux dieux. Peut-être cohabiteront-ils bien avec le nouveau qu’on nous impose. Chacun jugera comment il pourra rester fidèle à ses divinités ancestrales tout en se conformant aux coutumes de sa nouvelle terre. Un renard... Un renard terriblement futé, ce fut l’image qui vint instantanément à l’esprit de Skirnir de la part de son peuple. Comme le disait le vieux proverbe norrois, ce diable d’homme avait réussi à contenter en même temps le pêcheur et le saumon. Il ne restait plus qu’à s’incliner face à autant d’adresse. Du moins pour l’instant. Livre Dixième LA PETITE VILLE DE SAINT-CLAIR-SUR-EPTE n’avait jamais connu une pareille effervescence. La cour du roi des Francs était arrivée quelques jours auparavant et avait investi tout ce que la région comptait de manoirs, de fermes et de demeures habitables. Une aile du petit castel de la région avait été aménagée pour recevoir le souverain. Quant aux troupes royales, elles avaient veillé à nettoyer la région de tous les vagabonds et les brigands qui écumaient les campagnes. Certains villageois avaient pris peur en apprenant l’arrivée des hommes du Nord et avaient préféré fuir en abandonnant leur demeure et leurs prairies généreuses et gorgées d’eau en cette période de l’année. Peuplée de hauts personnages mécontents d’être obligés de loger dans de mauvaises conditions, de soldats méfiants et d’hommes d’Église venus des régions voisines, la petite cité était méconnaissable. Les Vikings parvinrent devant Saint-Clair-sur-Epte la veille de la signature du traité. Rollon avait veillé à donner à sa troupe les apparences de l’équipage d’un grand seigneur franc comme les autres. Ceux qui craignaient de voir débarquer une horde effrayante d’hommes armés de haches et coiffés de casques à cornes furent soulagés. De toute évidence, les Norrois avaient endossé les habits de leur nouvelle vie. Le jour tant attendu arriva et les hommes du Nord virent comme un présage les corbeaux qui croassaient et volaient au-dessus des toits des maisons et du clocher de l’église. Mais les oiseaux d’Odin étaient-ils venus pour célébrer ou au contraire, pour contester l’alliance qui allait se conclure ? Chacun possédait sa propre interprétation du signe des dieux. La cérémonie d’investiture devait frapper les imaginations. Charles III avait pris place sur une estrade de bois dotée d’un dais de velours frappé aux armes du royaume. Il était flanqué des membres les plus éminents de sa cour et du clergé. Robert de Neustrie, qui avait été à l’origine de la négociation, avait du mal à dissimuler sa satisfaction tandis qu’Hervé, l’archevêque de Reims, demeurait impassible. Le roi Charles ne semblait pas à l’aise. Comme à son habitude, il n’était pas sûr de ses décisions et redoutait que ses ennemis n’y saisissent un nouveau prétexte pour le combattre. Un serviteur annonça au souverain l’arrivée de Hròlfr. Le Viking s’avança seul devant lui. Il portait la tenue d’un noble, une longue tunique de drap rouge accompagnée d’une ceinture de cuir qui marquait sa taille et à laquelle pendait son couteau au manche de dragon. Le chef s’approcha de Charles qui prit ses mains dans les siennes en signe d’amitié et de soumission. Par ce geste symbolique, Hròlfr le Marcheur devenait, de facto, le vassal du monarque. En échange de la promesse de fidélité de l’homme du Nord, Charles déclara qu’il lui concédait toutes les terres comprises entre l’Epte et la mer. Il ajouta ensuite la Bretagne afin que Hròlfr pût assurer la subsistance de son peuple. Il lui donna enfin le nom de Rollon par lequel il entrait dans la grande famille des Francs et des chrétiens. Une fois le double engagement officialisé, Robert de Neustrie prit la parole. L’usage voulait que le nouveau vassal du roi de France baisât le pied de son souverain. Dans le camp viking où nul ne s’attendait à une pareille demande, l’émoi fut considérable. Comment un chef du Nord pourrait-il s’abaisser devant son ennemi ? Cela paraissait impossible ! Hròlfr le Marcheur ne laissa rien percer de sa contrariété ; il se retourna et lança à ses hommes : — Skirnir le Roux ! Je te délègue l’honneur de me représenter pour accomplir ce geste symbolique. Le géant blêmit. Il lui était déjà insupportable de participer à cette cérémonie et voilà que son cousin exigeait qu’il baisât les pieds de son ennemi. Le fier Viking fit semblant de n’avoir rien entendu. Hròlfr le fixa avec toute l’autorité de sa charge, mais l’homme ne paraissait toujours pas décidé à céder. — Qu’attends-tu pour m’obéir, Skirnir ? cria Rollon. N’oublie pas que c’est ton maître, le duc de Normandie, qui te l’ordonne ! Skirnir devint cramoisi de rage et cracha à terre. Il marcha vers l’estrade royale et parvint à la hauteur de Charles III. Même si ce dernier tentait de se donner une contenance, il devait pourtant être le moins rassuré des deux. Comme le Viking refusait de se courber pour accomplir le geste rituel, il se saisit du pied royal et le porta à la bouche. Surpris par la manoeuvre, Charles III perdit l’équilibre et tomba violemment à la renverse. Le spectacle du roi des Francs, gisant à terre, était ridicule et nul ne savait comment réagir. Le souverain fut immédiatement relevé par Robert de Neustrie qui, face à la gêne de l’assemblée, loua avec humour la fougue de leurs nouveaux alliés. Dès lors, le malaise se mua en amusement et toute l’assistance éclata de rire. Charles, qui ne savait trop comment réagir, suivit les autres et tint à montrer qu’il ne se formalisait pas de l’incident et participait à la bonne humeur générale. Il fut convenu que l’évêque Francon baptiserait Hròlfr et que Robert de Neustrie serait son parrain. Le nouveau duc de Normandie, que le roi avait déjà nominé Rollon, recevrait le nom chrétien de Robert et en même temps que lui, ce serait tout son peuple qui serait baptisé. Le chef viking devenu seigneur franc demanda alors quelles étaient les principales églises sur sa terre. L’évêque lui cita les cathédrales de Rouen, Bayeux et Évreux. Il poursuivit en énumérant les abbayes du Mont-Saint-Michel, Jumièges, Saint-Ouen de Rouen, Saint-Denis. Hròlfr s’engagea à faire des donations à ces églises en leur rétrocédant une partie des terres qu’il venait de recevoir. Les Vikings s’étonnèrent de cette nouvelle promesse tandis que Robert de Neustrie ne put contenir un sourire. Pour un guerrier brutal, ce diable d’homme était décidément doué pour la politique. Cachée dans l’assistance, Freya souriait également, mais pour d’autres raisons. Elle avait le sentiment qu’elle arrivait enfin à rassembler les deux coeurs qui battaient en sa poitrine. Elle pourrait désormais être fidèle à la France et respecter les Norrois, sans craindre de trahir l’un ou l’autre camp. De son côté, Popa s’était fièrement avancée aux côtés de son époux. En ce jour, elle voulait, elle aussi, cueillir les fruits de ses sacrifices. Elle avait fait le choix de demeurer fidèle et son fils serait un jour le nouveau maître de cette terre. Le Roi se leva enfin et tendit le bras vers l’archevêque de Reims. Il lui confia une lourde croix d’or constellée de joyaux. Charles III la tendit à Rollon avec solennité. — Puisse cette croix guider ton coeur et ton peuple sur la voie du Christ. Porte-la en terre normande et vénère-la par-delà tout. Oublie tes anciennes idoles, car il n’y a qu’un seul Dieu qui a envoyé son Fils sur terre pour racheter nos fautes. Hròlfr s’empara de la croix, se retourna devant son peuple et la brandit comme il l’avait fait quelques semaines plus tôt avec son épée devant le bûcher. Les Vikings, qui avaient observé une retenue manifeste jusque-là, laissèrent exploser leur joie : — Raaa ! Raaa ! Raaa ! Hròlfr embrassa la croix. Il devenait le premier prince de cette terre baptisée Normannie. Selon les termes du traité, il était désormais un fidèle vassal du roi de France, mais il était résolu à marquer son nouveau domaine de son empreinte pour en assurer l’indépendance et la prospérité. Au nom de ce Dieu qu’il avait fait sien et de ses dieux qu’il n’avait pas reniés en son coeur. TROISIÈME PARTIE Chapitre 11 DE TOUTE ÉVIDENCE, la conclusion du manuscrit ne correspondait pas à la fin de l’histoire. Qu’était-il advenu de Rollon une fois qu’il avait coiffé la couronne ducale de la Normandie ? Absorbé par le récit, Storman n’avait aucune idée de l’heure qu’il pouvait être. La discipline de fer qui régentait la vie du Wewelsburg plongeait chaque soir le château dans le plus profond silence. Plus qu’ailleurs, la nuit ressemblait entre ces murs à une parenthèse à l’écart du temps. L’officier tournait les pages du manuscrit avec l’avidité d’un lecteur de romans policiers, pressé d’arriver à la résolution de l’enquête pour connaître le nom du coupable. Où Haraldsen voulait-il en venir ? Quels obscurs secrets de Rollon avait-il réussi à percer ? Et surtout, où se trouvait la fin de cette saga, pour autant qu’elle avait déjà été écrite ? Un bruit feutré et inhabituel venu du couloir le tira subitement de sa lecture. Storman se leva et prit son revolver. En silence, il se dirigea vers la porte de sa chambre qui, conformément au règlement, n’était pas fermée à clé. Il fixa la poignée comme s’il s’agissait d’un ennemi à tenir en respect. Il se préparait à y poser la main quand celle-ci commença à bouger doucement. Storman serra d’une main la crosse de son revolver et de l’autre, ouvrit la porte d’un geste brusque. Il pointa son arme vers le visage de son visiteur nocturne avant de la rabaisser aussi vite. — Herr Sievers, s’exclama-t-il, embarrassé. Je... Je ne savais pas... — Lâchez cela et taisez-vous, répondit son supérieur en le poussant à l’intérieur. Vous tenez absolument à réveiller tout le Wewelsburg ? Particulièrement contrarié d’avoir été tenu en joue par un de ses hommes, l’officier entra dans la chambre et se dirigea vers la chaise qui faisait face à la petite table où avait coutume de travailler Storman. Il y prit place puis se passa la main sur le visage avec lassitude. Il resta comme cela quelques secondes, sans bouger. — Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous, Herr Secrétaire Général ? interrogea Storman, visiblement de plus en plus mal à l’aise. — Commencez par vous asseoir, lâcha l’officier. Et puis vous m’écouterez. Storman s’exécuta, heureux d’avoir enfin reçu un ordre. Il faisait partie de ces hommes qui estimaient, conformément à la loi de la nature, que l’obéissance primait sur tout autre comportement. En bon membre de la SS, il savait que le rôle de l’inférieur était d’obéir à son chef en ne cherchant jamais à comprendre ni à expliquer ses ordres et encore moins à les contester. — Storman, commença Sievers. Le temps presse... Bientôt tout ce que nous avons construit risque de s’écrouler. Pendant qu’il parlait, l’officier renversa un presse-papiers orné d’une croix gammée qui décorait la table de Storman. L’objet en cuivre et en marbre n’avait aucune valeur, mais il pesait assez lourd pour provoquer un petit bruit sourd en tombant sur le bois de la table : « ploc ». Storman fut étonné de ce comportement étrange ; il n’était guère habituel de voir un officier de la SS manipuler avec autant de désinvolture un symbole du parti et du Reich, mais il se garda bien de faire le moindre commentaire. — Voyez-vous, poursuivit-il en redressant la croix gammée sur sa liasse de documents, nous sommes plusieurs à estimer que le Reich court de terribles dangers. Des périls de nature à mettre fin au rêve que nous poursuivons et pour lequel nous avons juré honneur et fidélité. En déclarant la guerre à tous nos voisins et en ouvrant deux fronts, notre Führer a peut-être, comment dirais-je... préjugé de nos forces. Mais je laisse ces considérations stratégiques aux militaires qui sont mieux placés que moi pour les juger. En revanche, l’Allemagne souffre d’autres maux, beaucoup plus sournois et insidieux. Malheureusement, peu nombreux sont ceux qui s’en aperçoivent. Nous traquons sans relâche nos ennemis et je dois reconnaître que notre efficacité va sans cesse croissante dans la mise au pas des races inférieures. Mais nous oublions de combattre le pire ennemi qui se dresse face à nous pour nous écarter de notre destinée. Sievers s’interrompit net et Storman ressentit la même impression de malaise qui était la sienne lorsqu’il s’était assis dans la pièce, quelques minutes auparavant. C’était plus fort que lui, il devait à tout prix briser le silence qui s’installait entre les deux hommes. — De quel ennemi voulez-vous parler, Herr Sievers ? — Nous-mêmes ! répondit d’une voix sourde l’officier. Notre plus implacable ennemi, le seul de nature à nous faire trébucher sur le glorieux sentier où nous nous sommes engagés. Le secrétaire général de l’Ahnenerbe se leva comme s’il voulait reprendre des forces. Il détailla le portrait d’Hitler encadré d’une stricte baguette de bois brun. Il regardait l’image de son chef suprême et ses yeux ne trahissaient aucun sentiment envers lui. De la peur ? Du respect ? De l’animosité ? De l’admiration ? Il était impossible de le déterminer. — Les hommes ne sont pas éternels, Storman, continua-t-il. Mais leurs idées, oui. Aujourd’hui, nous devons agir, avec précision et sans attendre. À l’Ahnenerbe, nous sommes bien placés pour savoir que la raison n’apporte pas toutes les explications. Cela fait trop longtemps que notre cher Occident souffre d’avoir été pris en tenailles par le discours rationnel de quelques philosophes français dégénérés et le mysticisme masochiste des tenants de la religion sémite. Nous savons que les racines de notre peuple sont ailleurs, très profondément enfouies dans cette terre qui nous a vus naître. Nous devons creuser, toujours plus loin jusqu’à les redécouvrir afin de pouvoir mieux les servir. Pour la première fois depuis qu’il était entré dans la pièce, Wolfram Sievers regarda Storman. Il s’aperçut que sous sa carapace de SS conditionné à obéir, l’homme était désemparé. Il ne comprenait pas ce que son supérieur attendait de lui. Il était temps de lui expliquer. — Nous les SS, nous savons comment gagner cette guerre et faire triompher le Reich pour mille ans, murmura l’officier. Ce n’est pas en inventant de nouvelles fusées ni en expérimentant d’audacieuses stratégies dans les cabinets du ministère de la Guerre. Nous savons que nos ancêtres possédaient d’autres moyens, beaucoup plus radicaux, pour vaincre leurs ennemis. Aujourd’hui, c’est à nous de retrouver l’Anticroix afin d’exterminer ceux qui nous combattent. Toutefois, à Berlin, dans les plus hautes sphères du pouvoir, il y a des hommes qui ne pensent pas comme nous. Même si nous portons les mêmes uniformes, si nous parlons la même langue et si nous saluons de la même façon, ce sont pourtant nos ennemis. Vous comprenez Storman ? Grâce aux dieux, il y a d’autres hommes – et même de plus en plus – qui possèdent notre foi et qui sont résolus à l’imposer. Pour le bien de notre patrie. Nous devons travailler ensemble et puiser dans les secrets du passé notre force de demain. Vous êtes d’accord, Storman ? — Euh... oui, Herr Sievers, répondit-il de plus en plus troublé. Mais qu’attendez-vous de moi, précisément ? L’officier vint lui poser la main sur l’épaule. À ce moment précis, un sourire éclaira son visage. — Ce que j’attends de vous ? Trouver l’arme absolue... celle que certaines sources nomment comme l’Anticroix. Vous êtes sur la piste des Vikings et j’ai confiance en vos capacités qui sont considérables, je le sais. Si les SS découvrent le secret de l’invincibilité des Vikings, plus rien ne pourra nous arrêter. Révélez-nous l’Arme de Dieu et découvrez le véritable rôle de Rollon dans la saga des fils de Thulé. Mais vous devez aller très vite, Storman, et ne laisser aucun répit à ceux qui veulent vous mettre des bâtons dans les roues. Je vous donne pleins pouvoirs, n’ayez aucun scrupule, seul le résultat compte. Nous n’avons plus beaucoup de temps. Le Reich est aux abois et nous ne laisserons pas nos adversaires sonner l’hallali. C’est quand il est blessé que le cerf se révèle le plus dangereux. Nous sommes des hommes des forêts, Storman, ne l’oubliez pas ! De nos ancêtres, nous avons conservé l’art de combattre au coeur des futaies de chênes millénaires. Nous n’avons que faire des déserts et de la mort. Nous incarnons la vie, mais pour faire triompher la vie, nous allons d’abord donner la mort. Storman se sentit obligé de réagir à cette dernière phrase en saluant son supérieur bras tendu et en lançant un trop sonore « Heil Hitler » pour cette heure avancée de la nuit. — « Heil Hitler », sourit Sievers, si vous voulez... J’attends des résultats de votre part, sans la moindre faiblesse, ne l’oubliez pas. À ce propos, j’ai été contraint de faire enfermer Haraldsen dans un cachot. Ce n’est pas un homme sûr. Conservez son manuscrit et disposez de lui comme bon vous semble, pour l’interroger par exemple. — Mais, balbutia Storman, il est venu ici en ami... — J’ai dit aucun sentimentalisme, Storman... J’ai confiance en vous, ne me décevez pas. Nous sommes plusieurs SS déterminés et profondément engagés dans ce nouveau combat. Nous sommes résolus et nous n’aurons aucune pitié pour ceux qui ne se révéleront pas à la hauteur de la mission que nous leur avons confiée. Bonne nuit ! Sievers quitta la chambre de Storman sans lui jeter le moindre regard. Le jeune homme regarda le presse-papiers dérisoire sur la liasse de documents. Pour la première fois, il se dit que cette croix gammée était peut-être moins solide qu’elle ne paraissait. Puis il regarda le manuscrit d’Haraldsen. Une atroce sensation de vertige s’empara de lui : serait-il à la hauteur de sa mission ? Chapitre 12 POUR LA TROISIÈME FOIS, il passa devant le gros chêne et la petite chapelle qu’il protégeait de son feuillage. Une femme, qui passait devant lui en portant un fétu de paille, le regarda avec méfiance. Il faut dire que Pierre Le Bihan avait tout l’air de préparer un mauvais coup dans le voisinage, à force de passer et de repasser sur sa bicyclette en empruntant la même route, dans un sens puis dans l’autre. Il n’y avait pourtant rien de bien précieux à convoiter dans la région. Les arbres des vergers paraissaient plutôt modestes et les quelques fermes qui étaient plantées au fond de la vallée trahissaient la pauvreté de leurs habitants. Même les vaches qui paissaient dans les bocages semblaient avoir perdu de leur superbe d’avant-guerre. À l’image de tout un pays meurtri par les privations, ce petit coin de Normandie n’avait pas échappé à la folie des hommes. À bout de patience, Le Bihan jeta un regard derrière lui pour s’assurer de ne pas avoir manqué le petit sentier qui longeait la rivière. Où pouvait donc se cacher ce satané lieu-dit de la « Vache à Bosse » ? Ses souvenirs lui paraissaient pourtant tellement précis et voilà qu’il n’arrivait pas à refaire le chemin qu’il avait accompli naguère avec sa mère. Comme il n’accordait plus suffisamment d’attention à la route, la roue de son vélo n’évita pas le gros trou au beau milieu de la voie. Le nid-de-poule était tellement profond que la roue s’immobilisa ; cela ne dura qu’un court instant, mais ce fut suffisant pour que le jeune homme perdît le contrôle de son engin. La roue arrière se déporta d’un seul coup sur la gauche et Le Bihan dévala une pente pour aboutir quelques mètres plus loin, en contrebas, dans les herbes hautes. — Merde ! cria-t-il en se relevant et en constatant les conséquences de sa sortie de route. Il avait éraflé la peau de ses coudes et cogné son menton à terre. Mais plus que le sang qu’il perdait, c’était surtout l’état de son vélo qui le préoccupait. L’engin n’avait pas trop souffert. Il le poussa sur quelques mètres afin de s’assurer de son bon fonctionnement et constata que la roue voilait. — Si c’est pas malheureux, une si belle machine ! s’exclama une voix derrière lui. Le Bihan tourna la tête et vit la femme qui l’avait observé avec suspicion quand il repassait devant le chêne. Le jeune homme s’était promis d’agir dans la plus grande discrétion, mais au point où il en était, il se dit qu’il valait mieux abattre ses cartes avec franchise. — Oh, ce n’est pas grave, répondit-il dans un sourire. Ma bicyclette en a vu d’autres ! Mais peut-être pourriez-vous m’aider. Je voudrais rendre visite à la vieille Léonie, mais je ne me souviens plus quel sentier il faut emprunter pour atteindre sa ferme. La femme changea instantanément d’expression et parut à nouveau sur ses gardes. — Vous lui voulez quoi à la Léonie ? lâcha-t-elle d’une voix suspicieuse. — Ne craignez rien, répondit Le Bihan en tentant d’être le plus convaincant possible. Je ne lui veux aucun mal, je souhaite seulement lui poser des questions sur la région. Vous voyez, je suis historien et... — Vous êtes pas de mèche avec les Fritz au moins ? coupa-t-elle en fronçant les sourcils. Avec un luxe de précautions, Le Bihan sortit un petit paquet de papier de sa poche. Il défit lentement l’emballage et le tendit à la jeune femme. Il s’agissait du présent qu’il comptait faire à Léonie, mais il se dit qu’il pouvait bien en partager la moitié avec la femme qui le mènerait à la vieille. — Tenez, lui dit-il en tendant le trésor, il s’agit d’une barre d’un excellent chocolat. Une de ces merveilles officiellement disparues que seul le marché noir peut vous procurer. Vous pensez bien que si les Allemands venaient à apprendre mon petit trafic, je passerais un mauvais quart d’heure. L’explication n’était pas de nature à convaincre la femme, mais elle s’empara néanmoins d’un gros morceau qu’elle plongea sans attendre dans sa bouche. — Je me souviens que lorsque j’étais enfant, expliqua Le Bihan, ma mère m’avait conduit auprès de Léonie. J’avais souvent mal aux oreilles et le médecin de famille avait fini par avouer son impuissance. La réputation de guérisseuse de la vieille dame en avait fait notre dernier recours. Et le plus extraordinaire dans cette histoire, c’est qu’elle m’a soigné ! Je n’ai plus jamais eu mal. — Pour sûr qu’elle est forte, la Léonie, répondit la femme avec la même fierté que si elle parlait d’elle-même. Mais tout le monde ne l’aime pas dans la région. Certains continuent même à dire que c’est une sorcière, comme si nous étions encore au Moyen ge... Mais moi je sais que c’est une bonne vieille. Aujourd’hui, elle a perdu la vue, mais elle continue à voir beaucoup mieux que pas mal de fanfarons qui courent les vallées. Le Bihan soupira avec satisfaction. Le chocolat et ses confidences d’enfant avaient achevé d’amadouer le cerbère. La femme ne semblait même plus vouloir s’arrêter et poursuivit : — Dans ma famille, on lui est toujours venu en aide. On lui apporte régulièrement du bois pour se chauffer, des fruits, des légumes et même de la viande quand c’est possible. Et on ne regarde pas ce qu’elle trafique, ce ne sont pas nos affaires ! Le jeune homme se demanda ce que voulait dire la dernière phrase. La vieille Léonie aurait-elle d’autres secrets ? Il fit semblant de ne pas se préoccuper des révélations de la femme et reprit fermement en main le guidon de sa bicyclette. — Alors, lui dit-il gaiement, êtes-vous prête à me conduire chez notre amie ? — Mmmh, grimaça la femme dans une expression à première vue intraduisible, mais qui devait signifier l’acquiescement. Elle l’invita à le suivre vers un petit fourré feuillu où elle écarta les branches. Le Bihan éprouva quelque difficulté à pousser sa bicyclette endommagée dans cet enchevêtrement végétal, mais il finit par y arriver. Au passage, il dérangea un bouvreuil qui avait élu domicile sur une branche non loin de l’eau. La petite rivière de son enfance se dévoila devant ses yeux. La femme marchait d’un bon pas sur le sentier de terre que l’humidité rendait glissant. — Ainsi, vous êtes historien ? lui demanda-t-elle. Ça sert à quoi un historien ? À raconter des histoires ? — En quelque sorte, sourit Le Bihan, on peut dire cela. Mettons que je raconte de véritables histoires. J’essaie de retracer le cours des choses, telles qu’elles se sont vraiment passées. Tout en poursuivant son chemin, la femme prit le temps de la réflexion. Le Bihan l’observa alors qu’il ne l’avait pas encore fait depuis leur rencontre. Il était difficile de lui donner un âge précis, comme à toutes ces femmes de la campagne qui ne se préoccupaient pas de la dernière mode de Paris ou des artifices du maquillage. Mais probablement était-elle plus jeune qu’elle ne paraissait. Il se prit à songer à Joséphine et se dit que les deux femmes ne devaient pas avoir grand-chose en commun. Il alla même jusqu’à se demander ce que Joséphine pourrait se dire en le voyant comme ça, marcher derrière une inconnue le long d’une rivière à l’abri des regards. Il aurait aimé qu’elle soit jalouse. Mais rien ne lui permettait de l’affirmer. — Ils disent tous ça, reprit la femme qui tira Le Bihan de ses rêveries. Raconter la vérité. La belle affaire ! Mais tout le monde possède sa propre vérité et l’une n’est pas nécessairement plus belle ou plus vraie que l’autre. Pas vrai ? — Oui, probablement. Vous vous appelez comment ? demanda Le Bihan. Moi, c’est Pierre. — Moi, c’est Jeanne, répondit-elle tout en continuant à marcher et à réfléchir à l’utilité d’un historien. Bientôt, les branches se firent moins nombreuses et le chemin plus facile. Jeanne avait ramassé un bâton avec lequel elle s’amusait à fouetter des animaux imaginaires. Pour sa part, Pierre continuait vaillamment à pousser son engin. — En fait, reprit-elle, un historien, c’est comme un métayer. Ça ne sert à rien, mais ça fait semblant d’être important. Ce n’est pas d’historien dont nous avons besoin aujourd’hui en France. Ce qu’il nous faut, ce sont de bons soldats, des types courageux. Comme mon frère, tiens... Jeanne se tut quelques instants. Le sentiment de gêne fut fugace, mais assez appuyé pour que Le Bihan le perçoive. Il se garda bien de poser la moindre question à ce sujet, sentant que son statut d’historien « inutile » ne lui permettrait pas d’obtenir une réponse. — Je me demande ce que vous lui voulez à la pauvre Léonie, dit Jeanne en changeant de sujet. En tout cas, si vous l’embêtez, vous aurez affaire à moi. — Soyez assurée que je l’importunerai pas, dit Le Bihan avec douceur. Je voudrais seulement faire appel à ses connaissances. Il restait une petite bosse à gravir – ce qui ne fut pas chose aisée pour la bicyclette handicapée – et voilà qu’apparut la petite chaumière à quelques mètres. Le Bihan se sentit revenir vingt ans en arrière. Cette maison qu’il avait vue à l’époque comme une habitation de poupée n’avait pas changé. Ses murs bas et blancs se détachaient sur le vert de l’herbe tandis que son toit de chaume la coiffait comme un élégant chapeau de paille. Un grand chien veillait sur un petit potager entretenu avec soin. Des étranges silhouettes de pierre parsemaient ce décor, somme toute très classique : des croix de granit, une statue du Christ en plâtre, une tête de la Vierge aux couleurs criardes et des nains pétrifiés qui portaient des oreilles d’elfes. Seule présence humaine au milieu de ce peuple minéral, une frêle silhouette vêtue de noir se tenait sur le pas de la porte. Chapitre 13 LA VOITURE DÉBOUCHA SUR LE PARVIS de la cathédrale à une heure très matinale où les passants étaient plutôt rares dans le quartier. Elle s’arrêta un court instant, le temps de laisser sortir deux hommes en habit ecclésiastique. Le véhicule redémarra instantanément et la frêle silhouette du bedeau sortit du vaste édifice. Il s’assura de ne pas être observé et fit rentrer les deux hommes à l’intérieur. Monseigneur Battisti était fatigué du long voyage qu’il venait d’accomplir, mais l’appel de l’évêque l’avait convaincu de venir à Rouen sans perdre une seconde. À soixante-cinq ans, il avait acquis assez d’expérience dans son domaine très particulier pour être appelé dans toute l’Europe. Certes, il ne donnait pas toujours suite aux demandes qu’on lui adressait, loin de là ! Mais il s’agissait cette fois d’un cas bien particulier. Le genre de problème délicat qui pouvait avoir de terribles répercussions sur l’ensemble de la chrétienté. Dès lors, il ne cacha pas son impatience d’en savoir plus lorsqu’il vit arriver l’archevêque au fond de la nef. Le prélat leva les bras avec enthousiasme pour accueillir son visiteur. Un large sourire éclairait son visage. — Monseigneur Battisti, c’est un honneur, mais aussi une joie de vous accueillir en cette maison, s’exclama-t-il. — Je partage le même sentiment de joie, répondit le prélat romain. Et il me faut vous transmettre le meilleur souvenir ainsi que la bénédiction de notre Très Saint-Père. Le pape a personnellement insisté pour que j’accomplisse ce voyage sans attendre. — Sa Sainteté est trop bonne de se préoccuper de nos affaires, poursuivit l’archevêque. Je sais à quel point la gestion des affaires l’accapare. Mais nous n’ignorons pas que le cas qui nous préoccupe est suffisamment important pour agir sans attendre. Tout en continuant à parler, l’archevêque l’invita à le suivre dans la sacristie et lui proposa un café. — Pour cause de restrictions, il ne nous en reste pas beaucoup, ajouta-t-il dans un sourire, mais nous en gardons une réserve de qualité réservée aux grandes occasions et aux invités de marque. Le cardinal jeta un coup d’oeil alentour pour observer la pièce et répondit à son interlocuteur d’une voix qui trahissait l’impatience. — J’accepte avec joie votre café, mais je vous confesse mon impatience. Ne pourrait-on pas le boire dans le lieu qui nous occupe ? Je pense que le Seigneur nous pardonnera volontiers ce petit sacrilège. Monsignore Battisti et son secrétaire suivirent l’archevêque et Maurice Charmet dans la nef. — Les origines de la cathédrale remontent à l’époque romaine, commenta le prélat. Charlemagne y fut fastueusement reçu en 769 et dès le IXe siècle, les Vikings causèrent de grands dégâts aux bâtiments. Après le traité de Saint-Clair-sur-Epte, notre premier duc de Normandie y reçut le baptême et les membres les plus éminents de sa dynastie y furent ensevelis par la suite. La cathédrale fut consacrée par l’archevêque Maurille, en présence du célèbre duc Guillaume et peu avant la conquête de l’Angleterre. Tandis que l’envoyé du Vatican écoutait attentivement les explications de son hôte, ils se dirigeaient en une étrange procession matinale vers la chapelle du Petit-Saint-Romain. Ils s’arrêtèrent devant le gisant de Rollon et les quatre hommes se signèrent en même temps. — Voici la tombe de Rollon, le premier duc de Normandie. L’homme qui a abjuré les croyances païennes de ses ancêtres pour embrasser la vraie foi. Le chef guerrier venu de Norvège qui a signé un traité de paix avec le roi de France pour s’établir en terre normande avec son peuple. Monsignore Battisti s’approcha du gisant comme s’il voulait en estimer chaque détail, le moindre pli de la tunique ducale, tous les ornements de l’épée. — Le voici donc, ce Rollon qui suscite autant de convoitises, murmura le Romain. Au point de provoquer la visite de ces nouveaux païens que sont les SS... — Ils ont refermé la tombe, dit le bedeau avec empressement. Mais nous savons qu’ils ne sont pas partis les mains vides. — Oui, poursuivit l’archevêque avec empressement, ils ont emporté une remarquable croix en or décorée de pierres précieuses dont nous ignorions jusqu’ici l’existence. — Et rien d’autre ? demanda le cardinal. Pas le moindre ossement destiné à devenir une relique pour servir leurs rites sataniques ? Le prélat normand frissonna avant de se signer. Le mot tant redouté avait été lancé. Son église était-elle le théâtre d’une lutte sur fond de gloire rendue à Satan ? Cette fois, Maurice Charmet n’était pas avare en confidence. Il poursuivit ses explications. — Non, répondit-il d’une voix assurée. Ils n’ont emporté que cette croix. Puis, ils ont repoussé la pierre, mais de manière maladroite. C’est moi qui l’ai remise correctement à sa place. Monsignore Battisti se baissa et observa la partie du tombeau où le couvercle reposait sur le sarcophage. — Eh bien, mon cher, ajouta-t-il en plissant les yeux, il va falloir à nouveau bouger ce couvercle. Si nous voulons en avoir le coeur net. — Mais... balbutia le bedeau, nul n’a jamais ouvert ce tombeau, il s’agirait d’une profanation ! Le cardinal se releva et balaya la remarque d’un coup de manche. — Personne jusqu’à ce que les SS s’en mêlent. Si vous avez fait appel à l’exorciste le plus expérimenté du Vatican, je suppose que vous êtes disposés à obéir à ses ordres. L’archevêque roula de gros yeux de reproche à l’égard de son bedeau. Se pouvait-il qu’il fût aussi maladroit ? Ce n’était pas tous les jours qu’on avait l’honneur d’accueillir à Rouen une personnalité comme Monsignore Battisti. — Bien sûr que nous allons vous obéir, dit-il avec aplomb. Notre fidèle et dévoué bedeau va d’ailleurs se charger lui-même de cette lourde tâche. Ce dernier inclina la tête en signe d’acceptation et alla chercher un pied-de-biche. Pendant ce temps, l’envoyé du Vatican sortit de sa mallette un bocal de sable. Chapitre 14 LE GARDE CLAQUA LES TALONS en voyant arriver Storman devant lui. Il ouvrit la porte du couloir qui menait aux cellules aménagées dans les souterrains du château. Le SS n’était encore jamais venu dans cette partie du Wewelsburg. Il fut étonné de constater la parfaite propreté des lieux. On était très loin de l’image que l’on pouvait se faire d’une prison traditionnelle. L’Ordre Noir avait poussé le goût de la discipline et des références tirées du passé jusqu’à donner à ses geôles l’apparence de donjons médiévaux parfaitement entretenus. Les portes des cellules étaient coiffées d’un arc en accolade et ornées de ferronneries à têtes d’animaux fabuleux. Storman se laissa distraire quelques instants par ses observations architecturales jusqu’à ce que le soldat de garde lui désigne la cellule portant le numéro « 5 » — Conformément aux ordres, nous lui avons procuré une table, une chaise, des feuilles et du papier, dit le garde avant d’ajouter, avec une moue de réprobation, même si ce n’est pas réglementaire... — Vous n’avez rien à craindre de lui, répondit Storman. Monsieur Haraldsen reste notre invité. Un petit rire ironique répondit à l’officier. Dans le fond de la cellule se dessinait la silhouette assise du Norvégien face à sa table. Même s’il avait écouté attentivement le bref échange de conversation, il n’en arrêta pas de travailler pour autant. Sa main courait sur le papier et les lignes de son écriture régulière au crayon noir s’enchaînaient les unes aux autres. D’ordinaire plutôt sûr de lui, Storman n’était pas très fier. Il se demandait comment il allait entamer la conversation et paraissait chercher ses mots. Haraldsen le tira de ce mauvais pas en commençant à parler. — Ne vous sentez pas obligé de vous excuser, dit-il en continuant à écrire et à tourner le dos à son visiteur. S’il faut blâmer quelqu’un dans cette lamentable affaire, c’est bien moi. — Pas du tout, s’exclama Storman. La mesure exceptionnelle qu’ont prise mes supérieurs ne vise qu’à garantir votre sécurité. — Je suis le seul coupable, poursuivit le Scandinave. Je me porte coupable d’avoir cru que des criminels de votre espèce pouvaient avoir une parole. Ma sotte vanité de scientifique a été flattée de voir que l’on s’intéressait à ces travaux jusqu’aux plus hautes sphères du puissant Reich. J’ai cru que vous vouliez faire progresser la connaissance alors que votre seule ambition reste toujours la même : prouver votre prétendue supériorité en pillant les autres sans la moindre honte... Storman s’approcha d’Haraldsen et constata en observant les lignes sur le papier que le scientifique appuyait de plus en plus sur son crayon, à mesure qu’il sentait sa présence se rapprocher. — Je comprends votre trouble et même votre colère, continua-t-il avec calme. Mais nous sommes en guerre et certaines décisions ne peuvent pas toujours être expliquées. Ici votre sécurité est assurée et nous pourrons continuer à travailler. — Je ne travaillerai jamais avec vous, coupa Haraldsen. Si vous voulez m’interroger, ne vous gênez pas. Vous serez dans votre rôle de geôlier. Je verrai jusqu’où je pourrai résister et me taire. Au fait, vous avez fini mon manuscrit ? — Non, j’ai été interrompu... — Alors, rendez-le-moi ! s’exclama le professeur en jetant son crayon sur la table. Il se leva et affronta enfin le regard de son visiteur. Ses traits étaient tendus et son front barré par trois grandes rides qui traduisaient son énervement. S’il avait tenté de conserver son calme jusque-là, il avait à présent envie de se rebeller. Pour la première fois de sa vie, il aurait même voulu frapper, mais il était loin de faire le poids face à son adversaire. — Vous allez me rendre ce manuscrit, poursuivit-il. Il ne vous appartient aucunement. Il s’agit du résultat de mes recherches. Et d’ailleurs, beaucoup des détails que j’y ai consignés sont totalement inventés. Je vous l’ai dit, j’ai voulu faire oeuvre de saga à la manière de nos anciens écrivains. Il s’agit là encore d’une sotte vanité de scientifique, désireux de plaire au plus large public. — Parlez-moi plutôt de Rollon, demanda Storman. Et dites-moi où se trouve la suite de votre livre. Haraldsen le fixa quelques secondes avec un regard où la colère avait cédé le pas à l’étonnement. Puis, il éclata de rire. — Ha ha ha ha... Décidément, je vais de découverte en découverte. On m’avait décrit les interrogatoires allemands traditionnels comme des séances de violence extrême. Quand je vous vois à l’oeuvre, dans votre bel uniforme noir comme la mort, j’ai plutôt l’impression d’être face à une gentille institutrice qui interroge un élève pour un examen. — Arrêtez de rire, lui intima Storman, vexé par la remarque du professeur. Je peux très bien utiliser d’autres méthodes plus radicales qui vous feront passer l’envie de vous moquer de l’uniforme de la SS. Je vous laisse encore une chance : parlez-moi de Rollon et de son Arme de Dieu que vous citez à plusieurs reprises. Ce marteau de Thor, quel est son pouvoir ? Et où se trouve-t-il ? Le Norvégien ne répondit pas. Il se rassit sur sa chaise, saisit son crayon et recommença à écrire. Une nouvelle fois, il tournait le dos à son visiteur. Storman était piqué à vif. Il fît trois pas jusqu’à la porte et frappa sur le vantail pour appeler le garde. Quand ce dernier arriva, il se retourna et lança une dernière phrase à la silhouette du fond de la cellule. — N’oubliez pas que cet uniforme qui vous fait tellement sourire est le signe de mon pouvoir. Que vous le vouliez ou non, vous allez devoir me répondre. Et je n’aurai aucun scrupule à user de méthodes moins cordiales. La porte se referma dans un bruit sec. Haraldsen lâcha instantanément son crayon. Il se prit la tête entre les mains et soupira. Dans quel guêpier avait-il été se fourrer ? Et surtout, comment réussirait-il à taire ce qu’il ne devait pas dire et qu’il n’avait pas eu le temps de finir d’écrire ? Chapitre 15 ELLE FINIT DE REMPLIR le troisième verre et puis alla poser la bouteille sur le buffet où elle rangeait tous les bocaux de conserves de fruits et de légumes. Elle revint au centre de la pièce et prit place à table, à côté de ses invités. Elle saisit son verre et le leva comme on porte un toast. — Tenez, goûtez-moi donc ce fin nectar, c’est mon excellent calvados de trente ans d’âge. Il est réputé jusqu’aux marches de Bretagne, dit Léonie avec gaieté. Les Boches peuvent envahir la terre entière jusqu’à la Haute-Volta et les bagnes de Cayenne, ils ne trouveront jamais rien d’aussi bon. — Merci Léonie, répondit Le Bihan. Moi qui craignais vous déranger... Je suis très content de vous revoir. Quand je pense que la dernière fois que je suis venu ici, je n’étais encore qu’un petit garçon pleurnichard. La vieille femme but son verre et parut réfléchir quelques instants. Puis son visage s’éclaira d’un sourire qui n’avait rien perdu de sa fraîcheur. — Il me semble me souvenir de toi. Ce sont les intonations de la voix qui me guident. Je me suis toujours fiée davantage à mes oreilles qu’à mes yeux... Quand j’y pense, rien n’a changé depuis que je suis devenue aveugle. Et puis, il faut avouer qu’une fois que mes patients avaient obtenu ce qu’ils désiraient, ils revenaient rarement me voir. Ce n’est jamais très bien vu par ses voisins de venir visiter une sorcière... À l’écoute de ce grief, Le Bihan se sentit mal, d’autant plus que Jeanne affichait à son tour un large sourire. L’air de rien, Léonie venait de lui clouer le bec à ce petit malin de la ville. — Vous avez raison Léonie, répondit timidement Le Bihan. Et nous sommes d’autant plus impardonnables que j’ai été guéri. — Je ne t’en veux pas, lui répondit-elle avec amusement. Cela fait de nombreuses générations que les femmes de ma famille se transmettent d’étranges secrets et de vieilles recettes. Au fil du temps, nous avons sûrement soigné la moitié des habitants de Rouen et de son arrière-pays. Certains nous appellent des sorcières, d’autres des guérisseuses, des rebouteuses, des filles de là forêt et il y en a même qui voient en nous des envoyées du diable... Mais il n’y a aucune diablerie à ne pas être sourde aux messages de la nature. Hélas, le Bon Dieu ne m’a pas donné de fille pour transmettre tout le savoir que je possède. C’est probablement ce qui me rend bavarde en vieillissant. Tout en écoutant attentivement les paroles de Léonie, Le Bihan ne pouvait s’empêcher de détailler l’incroyable décor de la grande pièce de la maison. Cette grandeur était d’ailleurs toute relative compte tenu de l’exiguïté de la demeure. Les branches séchées de la forêt qui pendaient du plafond voisinaient avec des pattes de chevreuil, des plumes de faisan et des crânes de rongeur. Dans un coin, Léonie rangeait les outils pour le jardin ainsi qu’une vieille paire de sabots qui avait dû faire la Grande Guerre. Une bassine, posée sur une haute table de bois, faisait office d’évier et les quelques plats qu’elle utilisait pour cuisiner étaient rangés à côté. Un autre objet retint son attention au point de l’étonner. Son expression devait traduire sa surprise puisque Jeanne crut nécessaire d’intervenir. — Léonie accueille quelquefois des visiteurs de passage dans la région, fit-elle avec empressement. Elle n’est pas riche, mais elle a le coeur sur la main ; nous sommes comme ça, à la campagne. — Que se passe-t-il, Jeanne ? s’étonna la vieille dame. Pourquoi dis-tu cela ? — Ton visiteur a vu le bol à raser et le blaireau ; je lui explique la raison de leur présence. Léonie eut un long moment de silence qui plongea ses deux visiteurs dans l’embarras. Puis elle se remit à parler, mais à voix très basse, comme si elle voulait les forcer à l’écouter avec beaucoup d’attention. — J’arrive à percevoir beaucoup de choses dans la voix, et surtout la sincérité. Tu sais Jeanne, ce n’est pas parce que Monsieur Le Bihan est de la ville qu’il est forcément mauvais. De par nos campagnes, j’en ai aussi connu pas mal de beaux salopards ! Par ailleurs, je ne pense pas qu’il soit complètement naïf. — Mais tu ne vas quand même pas lui dire... l’interrompit la jeune fille avec inquiétude. — Oui ! trancha Léonie avec autorité. Cette maison est toujours ouverte à tous ceux qui ont décidé de ficher les Boches hors de ce pays. D’ailleurs, ils sont en sécurité ici ! Qui oserait pénétrer dans l’antre d’une sorcière ? Même leur grand dadais d’Adolf ne s’y risquerait pas... Le Bihan ne s’attendait pas à trouver en Léonie l’étoffe d’une résistante. Il songea qu’il aurait des choses à raconter à Joséphine et puis il se ravisa en se disant que tout ce qu’il était en train de vivre devait rester secret. — Soyez sans crainte, répondit-il d’un ton joyeux. Je saurai garder votre secret. Laissez-moi vous exposer la raison de ma visite... — Vous avez mal au ventre ? Je suppose que c’est surtout le soir, interrogea-t-elle. — Au ventre ? s’inquiéta Le Bihan qui craignait toujours que les petits bobos à première vue innocents ne se muent en grands problèmes. Mais pas du tout. Non, je vous assure que je vais bien. Quoi, vous avez senti un problème chez moi ? Léonie se leva pour aller chercher la fameuse bouteille de calvados et sourit en répondant : — Tu n’auras qu’à venir me consulter ; aujourd’hui je ne travaille pas. Allez, raconte-moi ton histoire, je ne t’interromprai plus. — Euh, poursuivit le jeune homme un peu troublé, vous qui êtes depuis si longtemps dans la région, avez-vous entendu parler du tombeau de Rollon ? Existe-t-il des mystères le concernant ? Et que savez-vous au sujet de la croix d’or et constellée de pierres précieuses qui se trouvait dans son sarcophage ? La vieille femme écouta la question en remplissant les trois verres. Elle prit le temps de boire le sien avant de répondre. Le bruit du tic-tac de la vieille horloge de bois clair que Le Bihan n’avait pas encore remarquée dans l’amoncellement d’objets qui peuplaient la pièce en devenait presque assourdissant. — C’est une très vieille histoire, se décida-t-elle enfin à dire en portant une serviette à la bouche pour essuyer ses vieilles lèvres ridées. Pour être franche, je ne me souviens même plus à combien de générations elle remonte dans la famille. Elle doit dater d’une époque où nous étions encore les bienvenues à la cathédrale. Autant dire que cela fait très longtemps. Malheureusement, mes souvenirs sont confus et l’âge n’arrange rien... — C’est au sujet de Rollon ? se hasarda à demander Le Bihan. — Oui, attends... C’est cela, je me souviens. On me racontait que le premier duc de Normandie n’avait pas sa place dans la maison de Dieu. Parce qu’il n’avait pas encore payé le prix de ses péchés, mais que le Bon Dieu était patient et que ce serait un jour chose faite. — Et vous compreniez la signification de ces paroles ? demanda Le Bihan. — J’étais très jeune, répondit la vieille femme. Trop jeune pour comprendre ces vieilles histoires et après, j’ai eu bien d’autres choses pour occuper mon esprit. En y songeant aujourd’hui, je me dis que notre premier duc a dû être un joyeux drille, mais c’est plutôt une bonne nouvelle pour lui, non ? Je me suis toujours méfiée de ceux qui jouent aux saints ; ils ont souvent de lourds secrets à cacher. En prononçant ces derniers mots, Léonie contint un bâillement. Le Bihan se dit qu’il était temps de la laisser se reposer. Mais avant, il tenait à lui poser une dernière question. — Et la croix d’or constellée de pierres précieuses ? — Oh, sourit-elle, tu dois faire référence au fameux trésor dont parlaient les brigands de passage dans la région. Tu sais, chaque château, chaque église, chaque gentilhommière de Normandie possède son histoire de trésor. Si tu trouves celui de notre bon duc Rollon, tu n’auras qu’à m’inviter dans un bon restaurant de la place du Vieux-Marché. Cela a toujours été mon rêve. Le Bihan se leva. Il posa la main sur l’épaule de Léonie et la serra dans un mouvement de tendresse. — Eh bien, répondit le jeune homme, je vous le promets. Je le ferai avec grand plaisir, avec ou sans trésor. Dès que les Boches auront débarrassé le plancher ! Chapitre 16 LA CATHÉDRALE AVAIT FERMÉ SES PORTES à l’heure habituelle afin de ne pas éveiller les soupçons. Mais une fois qu’ils s’étaient retrouvés seuls dans le vaste vaisseau de pierres, les quatre hommes accomplirent sans attendre les tâches qu’ils avaient définies. L’opération avait été minutieusement préparée et il n’y avait pas une minute à perdre pour la mener à bien. Le cardinal Battisti avait reçu un appel du Vatican qui lui ordonnait de ne pas s’attarder en France. Comme il n’était pas d’usage de contester un ordre pontifical, il résolut d’utiliser chaque minute de la soirée et même de la nuit pour percer le mystère du tombeau de Rollon. Flanqué de son secrétaire particulier, le Monsignore joignit ses mains devant le sarcophage. Il fut bientôt imité par l’archevêque qui s’abîma dans sa prière. Ce fut ensuite au tour du bedeau d’arriver, armé de son pied-de-biche. Pendant que le murmure des prières commençait à emplir la chapelle du Petit-Saint-Romain, Maurice Charmet posa la tige de fer entre le couvercle et le tombeau. Il poussa avec délicatesse afin de ne pas briser la pierre sculptée et réussit à la faire glisser lentement. Les trois hommes s’agenouillèrent en maintenant leurs mains jointes pendant que le bedeau accomplissait sa tâche. Bientôt, le crissement régulier de la pierre glissant lentement sur la pierre ne se fit plus entendre. Les trois hommes de Dieu interrompirent leurs prières et relevèrent la tête, mais seul Battisti se redressa. Il saisit une lampe et la braqua vers l’intérieur du tombeau. Le bedeau sentait qu’il n’avait pas le droit de regarder en même temps, mais il ne put s’empêcher de le faire et même de laisser échapper un petit cri de surprise. — Oh ! N’y tenant plus, l’archevêque se leva à son tour et eut la même surprise. — Mais, balbutia-t-il, le tombeau... il est vide ! — Tu es poussière et tu retourneras en poussière, chuchota Monsignore Battisti d’un air pensif. — Qu’est-ce que cela signifie ? s’exclama Charmet qui n’en revenait toujours pas. Un squelette ne peut quand même pas s’envoler ! Le cardinal Battisti regarda encore le tombeau et prit le temps de quelques minutes de réflexion. — Il ne s’est pas envolé, mais la croix qui a été ôtée de ce tombeau doit avoir libéré des forces dont nous n’avons même pas idée. Les anciens ont assuré à cette sépulture la sainte garde de Dieu. Par leur profanation, les Allemands ont réveillé les plus anciens démons païens... — Monsignore, demanda l’archevêque qui n’était pas sûr de bien comprendre le sens de ses paroles, vous voulez dire que l’esprit de Rollon est libre... Qu’il erre peut-être ici, en ce moment, dans cette cathédrale ? — Maintenant, hier ou demain, répondit le cardinal romain, soucieux. Ce que je puis vous assurer, c’est que les plus vieilles luttes peuvent à tout moment être réveillées lorsqu’on bafoue les actes posés par les anciens. N’oubliez pas que cette terre ne fut pas toujours placée sous la bénédiction de la Vraie Foi. Monsignore Battisti s’interrompit. Il éloigna les trois hommes de la tombe et sortit de sa poche des feuilles de buis séchées. Il les répandit en dessinant avec précision un arc de cercle sur le sol. Puis, il sortit une fiole d’eau bénite prélevée dans les eaux saintes du Jourdain dont il commença à arroser toute la zone comprise dans le cercle. L’archevêque s’agenouilla ensuite devant la frontière qui avait été tracée et recommença à prier, toujours en silence. L’exorciste se saisit alors de son crucifix et le tendit vers le caveau. Il ferma les yeux, inspira profondément et puis commença la récitation de ses incantations en marquant un moment de silence entre chacune d’entre elles : — Par Dieu ! — Satan et tous tes noirs compères... jamais vous ne pourrez abattre la Vraie Foi. — Arrière, Malin ! — Reculez, démons ! Entre chaque formule, il tendait fixement son crucifix en direction du sarcophage au couvercle ouvert. Au fur et à mesure qu’il parlait, le ton de sa voix se faisait de plus en plus sonore au point que ses incantations finirent par résonner jusqu’aux croisées d’ogives de la nef et à l’abside du choeur. À l’extérieur, un orage venait d’éclater. Après un coup de tonnerre assourdissant, des trombes d’eau s’abattirent sur le parvis de la cathédrale. Chapitre 17 JOSÉPHINE ARRIVA, essoufflée, au Bar des Amis. Elle fit un petit signe de la main au grand Charles, le cafetier qui astiquait consciencieusement son zinc, et se dirigea vers le fond de la salle. Elle poussa une porte et pénétra dans une petite salle qui comptait seulement quatre tables. Un homme coiffé d’une casquette bleue tirait sur son mégot comme s’il ne voulait pas en perdre la moindre bouffée. La salle arrière du Bar des Amis était d’ordinaire réservée aux anniversaires ou aux parties de cartes discrètes. De manière plus confidentielle encore, elle faisait office de lieu de ralliement pour le réseau auquel appartenait Joséphine. La jeune fille ôta son chapeau et déposa son manteau sur une chaise. Elle s’assit devant l’homme en se disant qu’elle allait avoir droit à son sermon. — D’accord, Marc, laisse-moi parler avant que tu ne commences. Je sais que je suis en retard et que je ne dois pas te faire attendre. Mais je sais aussi que si tu appliquais les consignes à la lettre, tu aurais déjà dû quitter ce café depuis un quart d’heure en ne me voyant pas arriver. — Ce n’est pas drôle, Joséphine, répondit Marc en tirant la tête. Parfois, je me dis que tu ne mesures pas le danger que nous courons. Tu crois qu’il s’agit d’un jeu ? Joséphine passa la main sur la tête de son vis-à-vis, bien décidée à ne pas perdre son bel enthousiasme. — Quand tu sauras pourquoi je suis en retard, tu ne m’en voudras plus, s’exclama-t-elle. — Mouais, maugréa le jeune homme. Je suis impatient d’entendre les bonnes nouvelles que tu m’apportes. Attends, laisse-moi deviner : la chienne d’Hitler a eu des petits ? — Non, répondit-elle sans se démonter. D’après mes informations, les hommes de von Bilnitz se sont livrés à des opérations pour la SS depuis ce matin. — Pour la SS ? manqua de s’étrangler Marc. Je croyais qu’ils ne pouvaient pas se sentir entre eux, ceux-là... — Eh oui ! répondit Joséphine, fière de ses informations. Ils ont procédé à des perquisitions dans différents lieux culturels et religieux de la ville : la cathédrale, les archives, la bibliothèque, les musées, les domiciles de collectionneurs... Il paraît qu’ils ont saisi pas mal de choses. Marc était de plus en plus incrédule. Il jeta son mégot à terre et l’écrasa de son talon. — Mais qu’est-ce qui leur prend aux Boches ? lâcha-t-il d’un air excédé. Après la croix de l’église, voilà qu’ils pillent les musées de la région. Ils veulent organiser une exposition sur la Normandie à Berlin ? Cette fois, Joséphine éclata de rire. — Eh bien, s’il cherche une guide, j’irai montrer à Monsieur Hitler de quoi une bonne Normande de caractère est capable ! Comme elle sentait que Marc n’avait pas envie de rire, elle poursuivit plus sérieusement : — Franchement, je suis bien incapable de te dire ce qu’ils cherchent, mais je sais qu’ils n’ont qu’un nom à la bouche... — Mais enfin, s’énerva Marc, tu vas te décider à cracher ? Tu attends quoi ? Le débarquement des Alliés ou quoi ? — Rollon ! répondit la jeune femme. — Rollon ? Un court silence s’installa autour de la table. Joséphine était moins assurée qu’en arrivant, car si elle possédait un mince indice, elle ne pouvait pas en dire beaucoup plus sur le but de cette quête dont elle ne saisissait toujours pas le sens profond. — Oui, Rollon, répondit-elle sur un ton excédé. Je ne sais pas ce qu’ils lui veulent, à notre premier duc, mais une chose est sûre, ils font des tas de recherches à son sujet. Nous qui nous moquons toujours des Allemands, nous sous-estimions peut-être leur appétit culturel. — Moi, je trouve ça louche, marmonna le jeune homme. Je serais moins confiant que toi, car je n’ai jamais vu les Boches agir sans motivation. Tu ne m’ôteras pas de l’idée que tout cela sent mauvais. À ce moment précis, la porte s’ouvrit. Le cafetier introduisit Le Bihan dans la pièce. Le jeune homme manqua de faire tomber une chaise ; il paraissait gêné et maladroit comme chaque fois qu’il ne maîtrisait pas la situation. — Joséphine, dit le grand Charles sur un ton dubitatif, ce monsieur prétend que tu as rendez-vous avec lui ! — Oui, Fernand, répondit la jeune fille, laisse-le entrer. — Mais, Joséphine ! s’exclama Marc en se levant. Tu deviens complètement folle, ma parole, d’inviter n’importe qui à nos réunions ! Tu comptes bientôt convier la Kommandantur aussi ? Ces mots eurent au moins la vertu de chasser toute timidité chez Le Bihan et même de l’énerver. — Mais qui est ce grossier personnage ? s’emporta-t-il à son tour en s’avançant, menaçant. Tu sais ce qu’elle te dit la Kommandantur ? — Arrêtez ! leur intima Joséphine. J’ai pris l’initiative de faire venir mon ami Pierre afin de nous éclairer sur cette étrange affaire. Il est historien et archéologue. Si quelqu’un peut nous renseigner, c’est en tout cas plus lui que toi qui as toujours confondu Vercingétorix avec une marque de bière... Cette fois, Marc ne répondit même pas. Vexé par la remarque, il s’assit et prit une nouvelle cigarette de son paquet. Il l’alluma et jeta un regard noir sur l’intrus. Joséphine ne lui prêta pas attention. Elle invita Le Bihan à prendre place et commanda une cruche de cidre à Joseph. — Allez Fernand, lança-t-elle gaiement au tenancier, apporte-nous une cruche de bon cidre et trois verres afin que nous puissions boire une bonne bolée à la santé de notre premier duc. Chapitre 18 LA PLUME DU STYLO parapha le dernier document contenu dans le signataire de cuir noir frappé de son nom. Fidèle à son habitude, von Bilnitz remit la liasse de feuilles en ordre en tapotant cinq fois leur base sur le plateau de sa table de travail. Cette petite manie faisait partie des multiples gestes qu’il accomplissait depuis sa plus tendre enfance et qui avait pour effet de le rassurer. Né dans une famille où l’application stricte de la discipline remplaçait l’expression des sentiments, il ne s’était jamais posé la question de dissocier le devoir de l’envie. Il veillait à ce qu’aucune tête ne dépassât lors des parades et au même titre, il n’aurait pas supporté qu’une feuille rebelle vienne rompre le bel ordonnancement de la pile de documents qui allait revenir à sa secrétaire. Cette dernière frappa trois petits coups à la porte avant d’entrer. Quand elle fut à sa portée, le Prussien lui tendit le signataire sans la regarder. — Vous leur avez laissé la grande salle à disposition ? lui dit-il sur une voix qui ne cherchait pas à dissimuler un sentiment d’exaspération. — Oui, Herr Colonel. Ils s’y sont enfermés depuis ce matin à huit heures et je ne les ai plus entendus depuis. Ils ont fait porter des assiettes de charcuterie et de fromage ainsi que des boissons pour le déjeuner. — Si ces messieurs de la SS ont reçu leur cochonnaille, vous me voyez pleinement rassuré, murmura ironiquement von Bilnitz. La secrétaire ne releva pas la remarque et sortit de la pièce. L’officier saisit un crayon et commença à prendre quelques notes dans un petit carnet. Il rédigea une, deux et puis trois lignes. Il s’interrompit ensuite et prit le temps de réfléchir. Il tourna son crayon dans sa main, puis le posa entre l’index et l’auriculaire et commença à le tendre comme s’il avait voulu le tordre. À la troisième pression, le crayon se rompit sous ses doigts et un éclat de bois pénétra dans sa paume. Quelques gouttes de sang se mirent à couler sur la page blanche du petit carnet. Du bout de l’index, le militaire traça sur le papier les contours hésitants de deux runes rouges. Un double SS rouge et tremblant. Chapitre 19 POUR LA TROISIÈME FOIS, Storman ouvrit la vieille Bible. Il ne paraissait pas s’intéresser à son contenu, mais en revanche, il en détaillait les moindres détails de la reliure. Celle-ci pouvait-elle faire office de cache destinée à y dissimuler quelque document secret ? Les lettres imprimées sur la tranche faisaient-elles partie d’un code qui restait à déchiffrer ? Agacé de ne rien trouver, il la reposa et regarda les trois hommes qui étaient tous plongés dans la consultation de leurs documents. Sur la table était réuni le fruit de leurs perquisitions de la veille. Storman n’était pas mécontent du butin : des bibles, des anciens registres de la ville, des gravures, des petites sculptures, des images en couleurs, un projet de monument censé célébrer la gloire des hommes du Nord, des livres d’histoire et même la recette d’un gâteau « à la mode viking ». Tout ce qui pouvait concerner de près ou de loin le souvenir de Rollon avait été perquisitionné. Il avait là certes de quoi être satisfait, mais Storman n’était pas un naïf. Il savait que cet amoncellement qui ressemblait à un déballage de brocante n’avait rien de très scientifique. Pour une fois, on ne lui demandait pas de légitimer les théories racistes de ses supérieurs. Sa mission était beaucoup plus ardue : il lui fallait découvrir le secret de la force des anciens Vikings et il n’était pas convaincu que cette pêche miraculeuse serait suffisante. Wolfram Sievers lui avait laissé entendre qu’il n’avait pas de temps à perdre et qu’il lui fallait rapidement trouver la réponse aux questions qu’il se posait. Dès lors, il avait décidé de quitter au plus vite le Wewelsburg et de revenir à Rouen, accompagné de ses trois assistants qui avaient la particularité d’être autant versés dans l’examen de textes anciens que performants dans l’exercice des interrogatoires modernes. Érudition et efficacité : voilà exactement ce que le SS attendait de ses hommes qui devaient également être dépourvus de tout scrupule quand il s’agissait d’atteindre le but fixé. L’interrogatoire d’Haraldsen avait commencé par le mettre mal à l’aise, mais il s’était vite rendu compte que ce lâche n’avait que le sort qu’il méritait en se faisant enfermer. Il ne voulait pas parler pour l’instant, mais il finirait bien par céder un jour et dans l’immédiat, il lui restait son manuscrit à achever. — Alors, lâcha Storman de mauvaise humeur, vous avez trouvé quelque chose d’intéressant ? — Nein, mein Obersturmführer, répondit Koenig. Tous les textes ressassent sans cesse la même histoire. Le preux Rollon venu du Nord qui a conclu avec le roi Charles la paix de Saint-Clair-sur-Epte en 911. Il était le père de Guillaume Longue Épée et fut inhumé dans la cathédrale de Rouen où il repose encore. Il est unanimement reconnu comme le fondateur de la Normandie et il est respecté comme tel dans toute la région. — Voilà pour l’histoire communément admise, précisa Ralfmusen. En dehors de cela, toutes les variantes existent. Nul ne sait avec précision où il est né, au Danemark ou en Norvège, ni avec qui il a été marié ? Dudon, Popa ou Gisèle, la fille du roi Charles ? — Oui, intervint Schmidt, mais tous s’accordent à dire qu’il a renié le paganisme pour embrasser la foi chrétienne. Ses hommes se sont dès lors rangés sous la bannière du Christ et ont accepté de défendre les marches du royaume de France contre les invasions d’autres troupes vikings. Storman avait écouté avec attention le résultat des recherches de ses hommes, mais il n’avait rien appris de nouveau pour autant. Il jeta un coup d’oeil sur un vieux registre paroissial où quelques noms évoquaient le patronyme de Rollon, puis jugea que cette piste était sans intérêt. Il jeta le précieux document sur la table et haussa le ton. — Il y a quelque chose qui ne colle pas ! Comment expliquer la présence de la croix dans le tombeau et surtout, comment expliquer que le sarcophage soit vide ? — Il y a peut-être quelque chose, Obersturmführer, se hasarda à dire Schmidt. — Quoi ? répondit l’officier. — L’homme chez qui nous avons trouvé la collection d’images en couleurs des Vikings... Il s’agissait d’un vieil homme, un peu étrange. Au début, je pensais qu’il se moquait de nous et puis j’ai compris qu’il n’avait plus toute sa tête. Eh bien, il nous a parlé d’une femme. On l’appelle Léonie dans le pays, elle connaît pas mal de choses sur la région et on murmure même qu’elle serait un peu sorcière... Storman soupira. La piste semblait pour le moins farfelue, mais à ce stade, toutes les idées lui semblaient bienvenues. — D’accord, conclut l’officier SS, nous allons immédiatement rendre visite à cette femme. Les sorcières ont toujours des secrets à révéler... Chapitre 20 EN CETTE FIN D’APRÈS-MIDI, il flottait dans la rue Martainville un tel parfum de printemps qu’on en arrivait presque à faire oublier que la seule saison qui semblait ne pas connaître de fin était la saison de la guerre. Le Bihan et Joséphine n’avaient aucun scrupule à profiter de ces petits moments d’insouciance. La jeune fille regarda la vitrine d’une boutique où trônait en bonne place un petit chapeau bleu à voilette. Elle prit le temps de l’admirer alors que Le Bihan avait déjà fait quelques mètres en avant. Il revint vers elle et l’observa, toujours en pleine contemplation. — Il te plaît à ce point ? demanda-t-il sur un ton incrédule. Je ne comprendrai jamais pourquoi les femmes attachent autant d’importance à ce genre de détail ; ce sont tout au plus quelques morceaux de tissu. — C’est justement là que se situe votre problème à vous, les hommes, répondit Joséphine en faisant une drôle de grimace qui lui fit plisser le bout du nez. Vous vous intéressez tellement peu aux détails que vous finissez par passer à côté de l’essentiel. Le Bihan repassa deux fois cette phrase dans sa tête afin d’être sûr de l’avoir bien comprise. — S’agit-il encore d’une pique ? lui demanda-t-il. Depuis qu’on a quitté le bar, j’ai l’impression que tu me fais la tête. — Non, répondit-elle sur le même ton, disons seulement que tu m’as déçue... — Vas-y, explique-toi fit Le Bihan en s’arrêtant. J’avais bien senti qu’il y avait un problème. J’ai toujours pensé qu’il fallait dire ce qu’on avait sur le coeur plutôt que de le garder pour soi. Joséphine comprit qu’il ne servait à rien de discuter et qu’elle devait aller au bout de ce qu’elle n’avait pourtant aucune envie de dire. Elle l’attira sur un banc et le regarda bien droit dans les yeux. — Pourquoi n’as-tu rien dit à Marc ? Tu es jaloux ? — Pardon ? répondit Le Bihan estomaqué. — Tu m’as bien comprise, poursuivit-elle sans perdre son aplomb. Je t’ai demandé de nous rejoindre au bar pour nous éclairer sur les affaires des Vikings, de ton vieux copain Rollon et toutes ces choses auxquelles on ne comprend rien. Et tu t’es contenté de nous donner un cours d’histoire. Pour un peu, j’aurais eu l’impression d’être au collège. Le Bihan sourit. Si elle réagissait de la sorte, c’était qu’il ne la laissait pas indifférente. Il s’enhardit et voulut en avoir le coeur net. — Il y a quelque chose entre Marc et toi ? — Et pourquoi devrais-je te répondre, s’exclama Joséphine, choquée. Y a-t-il quelque chose entre toi et moi ? Vexé, Le Bihan ne répondit pas. Il se contenta de s’enfoncer bien au fond du banc en calant son dos contre le dossier de bois. — Oui, admit Joséphine en soupirant. Il y a eu quelque chose. Mais à présent, c’est de l’histoire ancienne. Nous sommes amis et surtout frères d’armes dans notre réseau. Rien de plus. Voilà, tu es content ? — Et avec moi ? se hasarda encore à demander le jeune homme. Il y a quelque chose ? — Et Rollon ? répliqua la jeune fille du tac au tac. Le Bihan comprit qu’il ne devrait pas attendre d’autres confidences aujourd’hui. Il consentit enfin à lui dire ce qu’il avait appris lors de son escapade champêtre. — J’ai été dans la campagne pour rencontrer une vieille femme. Quand j’étais enfant, ma mère avait fait appel à elle pour me soigner. On raconte qu’elle est un peu guérisseuse, un peu sorcière... Une chose est sûre, elle connaît beaucoup de choses que la plupart des Normands ignorent sur leur région et l’histoire de ses habitants. — Même sur Rollon ? s’exclama vivement Joséphine qui essayait pourtant de contenir sa curiosité. — Elle m’a dit une phrase bizarre... Que le premier duc de Normandie n’avait pas sa place dans la maison de Dieu, qu’il n’avait pas encore payé le prix de ses péchés, mais que Dieu était patient et que ce serait un jour chose faite... Joséphine leva les yeux au ciel. — Quel charabia ! lâcha-t-elle avec agacement. J’ai vraiment l’impression que cette histoire n’est qu’une succession d’énigmes. J’en viens presque à préférer nos plans de dynamitage des voies de chemin de fer. — J’ai beaucoup réfléchi... poursuivit Le Bihan. J’ai songé au poids des péchés de Rollon. Généralement, on le présente comme un homme parfait, converti au christianisme, un excellent duc de Normandie. Quels pouvaient donc être ses péchés ? Et pourquoi n’a-t-il pas sa place dans l’église ? — Et alors ? — Et alors, dit Le Bihan en baissant un peu la voix, j’ai été interroger le bedeau, tu sais, ton ami Maurice Charmet. Il paraissait inquiet, il n’avait aucune envie de me parler, mais j’ai senti que le poids du secret qu’il avait sur le coeur était tel qu’il l’empêchait de le garder trop longtemps pour lui... Le Bihan s’approcha de Joséphine pour lui murmurer ce qu’il venait d’apprendre, n’était particulièrement satisfait de sa trouvaille d’autant plus qu’il sentait le souffle de la jeune fille sur sa joue. Il aurait souhaité prolonger encore ce moment, mais il fallait parler. — Le sarcophage est vide, dit-il. Les Allemands ont pris une croix d’or et de pierres précieuses, mais ils n’ont pas trouvé de corps à l’intérieur. — Quoi ? Rollon n’était plus dans le sarcophage ? dit Joséphine qui n’en croyait pas ses oreilles. — Ou il n’y a jamais été, précisa Le Bihan. C’était peut-être le sens des paroles de la vieille Léonie : Rollon n’avait pas sa place dans une église. Joséphine s’éloigna un peu du jeune homme au grand regret de celui-ci. Il se gratta le nez et une pensée noire traversa son esprit. — Mais ta Léonie, dit-elle, si elle sait autant de choses sur Rollon, elle a vraiment beaucoup de chance de ne pas être tombée entre les mains des Fritz. Les SS ont perquisitionné à travers tout le pays pour trouver des renseignements sur Rollon et ses copains. Trop heureux de sa découverte, Le Bihan n’avait pas songé à une possible menace envers la vieille femme... Les SS étaient lancés dans une course à la découverte de Rollon. Il fallait donc protéger la sorcière de la « Vache à Bosse ». — Nous devons aller chez elle, s’exclama-t-il. — À cette heure ? répondit Joséphine. Ma parole, tu es fou ! Nous n’aurons jamais le temps de revenir en ville avant le couvre-feu. Je passe chez toi demain matin et nous irons ensemble. Chapitre 21 LA VOITURE NOIRE avait longuement sillonné la vallée avant de trouver le lieu-dit de la « Vache à Bosse ». Après avoir garé leur véhicule sur le bord de la route, les quatre hommes s’étaient engagés le long de la rivière. À l’exception de Storman, ils tenaient leur revolver en main, prêts à tirer en cas d’embuscade. Il n’avait pas été facile de trouver les renseignements pour dénicher l’antre de Léonie et ils n’excluaient pas de tomber dans un piège. Toutefois, l’annonce de leur venue avait eu plutôt pour effet de faire fuir les éventuels promeneurs qui se seraient égarés dans la région. — Là, Obersturmführer, voici la maison ! Au détour d’un buisson, les Allemands découvrirent la demeure, entourée de son jardinet. Il semblait n’y avoir personne à l’extérieur et Storman prit à son tour son arme avant de pénétrer dans la chaumière. Avec précaution, ils franchirent le seuil en tendant le canon de leur revolver droit devant eux. Tout ce luxe de précautions parut soudain ridicule quand ils se trouvèrent nez à nez avec la vieille Léonie, assise sur sa chaise, au centre de la pièce. — On m’avait dit que vous alliez venir à la Vache à Bosse, les apostropha-t-elle. Je vous ai reconnus à votre manière de marcher. Même sur la terre, on entend le bruit de vos talons que vous faites claquer comme un canasson nerveux. Sachez qu’on ne vous aime pas ici et que je n’ai rien à vous dire ! Storman fut amusé par ce petit brin de femme de caractère qui leur tenait tête avant même qu’il n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche. — C’est nous qui allons décider quand vous nous parlerez, Madame, fit-il avec autorité et sans rien laisser transparaître de son amusement. — Vous pouvez toujours rêver, riposta la femme sans se démonter. Et puis, je ne suis qu’une vieille aveugle qui ne vous apportera rien. Storman s’empara d’une chaise et s’assit face à elle. — Madame, reprit-il, j’aimerais que vous nous racontiez des histoires, de vieilles histoires. — Je ne vous ai pas permis de vous asseoir, lâcha-t-elle, cassante. — Vous devez connaître le seigneur Rollon, premier duc de Normandie. — Pas personnellement. En d’autres circonstances, le dialogue entre la vieille dame inflexible et le raide SS aurait pu prêter à sourire, mais l’heure n’était pas au divertissement. Et si Storman ressentait une véritable bienveillance pour les vieilles dames, sa mission passait avant tout. — Madame, poursuivit-il en durcissant le ton, dites-nous ce que vous savez de Rollon et de son histoire. — On raconte qu’il a été duc de Normandie, mais bon, je n’ai pas été assez à l’école pour en être sûre... Storman fit un rapide signe de la main et un de ses hommes vint poser le canon de son revolver sur la tempe de Léonie. — Vous savez, poursuivit-elle avec calme, à mon âge, la vie n’est pas une chose que l’on a peur de perdre. Ce n’est plus qu’une question de temps. Alors, quelques mois avant ou après... cela ne changera pas grand-chose. Je connais déjà la fin de l’histoire. Conscient qu’il n’obtiendrait pas grand-chose d’elle, même en la brutalisant, Storman donna un ordre à ses hommes : — Fouillez tout ! Rien ne doit vous échapper ! Les hommes commencèrent à retourner la pièce dans tous les sens. Ils ouvrirent les bocaux, déchirèrent les pages des livres, crevèrent les coussins, renversèrent les provisions et cassèrent les petites statues de plâtre. Ils s’emparèrent des ossements qui pendaient au plafond. — Ma parole, cria Koenig, nous sommes chez une sorcière ! Au Moyen ge, on les brûlait pour moins que cela ! Elle doit en avoir des choses à nous dire sur l’Anticroix... — Mais nous, nous sommes des gens civilisés, répondit calmement Storman. Et Madame Léonie est une femme raisonnable qui va accepter bien gentiment de nous répondre... — Je n’ai rien à vous dire, s’entêta la vieille femme. Armé d’un bâton, un SS commença à sonder le sol de la pièce. Il tapa méticuleusement sur chacune des pierres jusqu’à entendre un son creux sous l’une d’entre elles : « poc ». Léonie tourna un court instant la tête. Le mouvement fut bref, presque imperceptible, mais suffisant pour que Storman s’en aperçût. — Enlève cette dalle, Schmidt, ordonna-t-il. La vieille se leva d’un bond et malgré ses yeux morts, elle se précipita sur l’Allemand. La lutte était dérisoire, mais Léonie se mit à le frapper de toutes ses forces avec ses poings ridés. Le SS la repoussa sans ménagement. Un moment déstabilisée, elle s’empara de son couteau de cuisine avant de revenir vers lui. Un coup de feu résonna alors et Léonie tomba doucement à terre. Elle était aussi légère qu’une feuille morte tombée sur le sol de la forêt, tuée pour avoir voulu être jusqu’au bout le dérisoire rempart de son secret. Koenig ne jeta pas un oeil sur sa victime. Sans perdre un instant, il souleva la pierre et en sortit un petit carnet de cuir qu’il tendit à Storman. La couverture était ornée d’un noeud d’Odin. Chapitre 22 LORSQU’ELLE DÉCOUVRIT l’enchevêtrement des toits hérissés de cheminées, Jeanne sentit son ventre se nouer. Sans savoir pourquoi, elle avait toujours éprouvé la même sensation de malaise, chaque fois qu’elle allait en ville. Avant la guerre, elle avait pourtant l’habitude de s’y rendre chaque semaine pour le grand marché de la place du Vieux-Marché où elle vendait les fruits du verger avec son père. Mais depuis le conflit, la famille préférait éviter de se rendre à Rouen. Les clients étaient prêts à se déplacer pour faire leurs provisions et les prix avaient grimpé en flèche. Le père de Jeanne faisait bien sûr de bonnes affaires, mais il avait à coeur de ne pas exagérer. Ceux qui n’avaient pas les moyens savaient qu’il était toujours prêt à leur faire crédit et parfois même, à leur consentir de petits cadeaux. Jeanne s’était juré de ne pas remettre un pied en ville tant que la guerre n’était pas finie, mais cette fois, il s’agissait d’une affaire urgente. Son ardeur redoubla lorsqu’elle arriva dans le coeur de la cité. Elle donna quelques coups de pédales volontaires et le tintement de la chaîne contre le garde-boue se fit entendre un peu plus. Par ce beau début de matinée de printemps, la jeune fille tourna à l’angle de la rue de Fontenelle et s’engagea dans la rue des Bons-Enfants. Elle réfléchissait : pourquoi avait-elle demandé à Léonie de lui donner l’adresse de Le Bihan ? Elle n’avait vu le jeune homme qu’une seule fois, et elle ne s’était même pas montrée particulièrement chaleureuse avec lui. Pourtant, depuis ce jour, elle n’arrivait pas à chasser son image de ses pensées. Qu’elle soit occupée à la traite des vaches ou à la cueillette des fruits, elle revoyait toujours son sourire et son expression de grand gamin satisfait lorsqu’ils étaient arrivés ensemble à la petite maison de Léonie. Pour une fois qu’elle rencontrait un gars de la ville qui ne la prenait pas de haut ! Même s’il l’ignorait, le diable d’homme poussait l’audace jusqu’à la poursuivre dans ses rêves. Jeanne posa sa bicyclette contre le mur et prit garde de l’attacher solidement avec une corde à la gouttière. Par ces temps incertains, il ne faisait pas bon laisser traîner ses affaires dans la rue. En sonnant à la porte de bois blanc du numéro 36, elle se demanda si elle ne devait pas lui en vouloir d’avoir fait irruption dans leur vie plutôt que de se laisser tourner la tête comme une idiote. Depuis sa visite, les Allemands avaient débarqué et descendu la pauvre Léonie. Et voilà qu’elle était obligée de revenir dans cette ville qu’elle détestait pour respecter sa parole. Elle poussa la porte de la maison qui était ouverte et s’engagea dans le couloir recouvert de carreaux hexagonaux noirs et rouges. Elle regarda sur les boîtes aux lettres à quel étage vivait Pierre Le Bihan. Machinalement, elle passa sa main dans les cheveux pour se recoiffer en passant devant le miroir qui se trouvait juste devant les escaliers. Elle allait commencer à monter quand elle entendit le bruit d’une porte qui claquait et des pas descendre rapidement les marches. Elle eut tout juste le temps de se coller contre le mur pour laisser passer Le Bihan qui ne lui adressa même pas un regard. L’homme s’était déjà engagé dans le couloir quand elle l’interpella : — Monsieur Le Bihan ! Surpris, le jeune homme se retourna et dévisagea la visiteuse. — Jeanne ! Pardonnez-moi, je ne vous avais pas vue. Que faites-vous ici ? — Rien de particulier, mentit-elle avec autant de maladresse que de naïveté, puis elle se ravisa. En fait, non ! Je suis venue à Rouen parce qu’il fallait absolument que je vous parle. Elle marqua un petit silence comme si elle devait prendre son courage à deux mains avant de poursuivre. — Il s’est passé des choses graves... Des choses importantes dont je dois vous entretenir. Le Bihan sentit tout le désarroi de Jeanne. Il revint sur ses pas et lui proposa de monter chez lui. Il posa sa main sur le bas de son dos pour l’inviter à le suivre et le coeur de la jeune femme s’emballa. Le Bihan sortit une clé de sa poche et ouvrit la porte de son appartement. Jeanne tentait de ne pas laisser deviner son trouble, mais elle sentit ses jambes flageller quand son hôte lui proposa de s’asseoir dans la cuisine et sortit une bouteille de cidre de l’armoire. — Je suppose que vous en avez du bien meilleur à la ferme, plaisanta-t-il, mais c’est tout ce que je peux vous offrir, du cidre de ville ! — Oh, mais c’est très gentil à vous, répondit Jeanne d’une manière un petit peu niaise, ce qu’elle se reprocha aussitôt. Ce Le Bihan était un savant, habitué à fréquenter des filles intelligentes qui avaient fait des études. Elle se sentait bien insignifiante par rapport à elles, même si elle ne les avait jamais rencontrées. Comme un étrange silence s’installait entre eux, le jeune homme prit l’initiative de l’interroger. — Alors Jeanne, que vouliez-vous me dire au juste ? — Ils ont tué Léonie, répondit-elle de manière monocorde sans marquer de différence entre les quatre mots de sa courte phrase. — Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? s’exclama Le Bihan avec horreur. Je savais que je devais y aller hier, je ne me le pardonnerai jamais... On a vu qui a fait le coup ? — Des Allemands, répondit Jeanne subitement soulagée d’avoir parlé. Ils sont venus l’interroger. Ils ont fouillé la maison en cassant tout et ensuite ils ont tiré dessus. Elle était raide morte. Ils ont jeté le corps dans l’étang, mais le chien l’a retrouvé... Le Bihan ne savait pas comment réagir. Devait-il se sentir coupable ? Ou rien de tout ceci n’était de sa faute ? Il se passa la main sur le front en se disant que cette histoire commençait vraiment à le dépasser. — Mais ce n’est pas tout, continua Jeanne qui contrairement à son interlocuteur avait repris du poil de la bête. Il fallait que je vous dise... Depuis votre visite, la vieille avait peur, elle me l’avait dit. — Pour quelle raison ? demanda Le Bihan. Léonie ne m’avait pas tout dit ? — Loin de là ! lâcha Jeanne non sans satisfaction d’en savoir plus que ce jeune homme qui la troublait tellement. La pauvre Léonie craignait que l’on vînt chez elle retrouver les traces de vieux secrets. Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais elle m’a donné ça pour vous. Je ne l’ai pas ouvert. Jeanne plongea sa main dans les plis de son tablier et ensuite, dans la poche de celui-ci. Elle craignit un instant de l’avoir perdue pendant sa course à vélo et puis elle en sortit une enveloppe blanche sur laquelle était écrit le nom de Le Bihan d’une manière hésitante. — Elle m’a demandé de vous la remettre s’il devait lui arriver malheur. Alors, comme elle est morte, vous comprenez... Voilà pourquoi j’ai quitté mon pays pour venir vous trouver en ville. Je lui devais bien ça à notre bonne Léonie. — Merci Jeanne, répondit Le Bihan en s’emparant de l’enveloppe. Vous avez été bien courageuse. Jeanne se demanda s’il s’agissait du compliment qu’elle avait vraiment envie d’entendre de la part du jeune homme qui faisait battre son coeur aussi vite. Toutefois, elle fut obligée de s’en contenter, car Le Bihan était déjà occupé à lire la lettre contenue dans l’enveloppe. « Cher Monsieur Le Bihan, Pardonnez tout d’abord l’écriture hésitante d’une vieille femme dont les yeux l’ont trahie depuis longtemps. Votre visite m’a troublée. Elle m’a renvoyée à de lointains souvenirs et à des rencontres plus récentes. Si vous lisez ces lignes, c’est que je ne suis plus là pour vous en parler ou que les Boches ont mis la main sur un trésor que j’avais promis de conserver. Il y a quelques mois de cela, un monsieur très bien de l’université de Norvège est venu me voir. Il faisait des recherches sur Rollon, son histoire et la religion. Il était très poli et parlait le français avec un drôle d’accent. Je crois l’avoir un peu aidé en lui parlant du pays. Un jour, j’ai reçu un avis me demandant d’aller chercher un colis à la poste. Il provenait de Norvège et avait été expédié par ce professeur qui s’appelait Haraldsen. Je suis allée chercher le colis qui consistait en un gros paquet de feuilles, je crois que c’est ce que les savants appellent un manuscrit. Le professeur avait terminé ses recherches et semblait effrayé par les découvertes qu’il avait faites... Une amie (la vieille Hortense qui est morte à la fin de cet hiver) m’a aidée en lisant la lettre qui accompagnait le paquet. Il y expliquait qu’il avait choisi de rédiger une saga pour que les esprits sérieux ne prennent pas au pied de la lettre ses découvertes. Monsieur Haraldsen me demandait de cacher ses écrits dans un endroit où ils seraient en sécurité. C’est ce que j’ai fait, puis j’ai dissimulé le lieu de la cachette sous une dalle de la cuisine au cas où il m’arriverait malheur. À présent, c’est à vous de retrouver le colis. Je l’ai dissimulé dans l’aître de Saint-Maclou. Derrière les crânes de la danse macabre. Puissiez-vous arriver le premier pour vous emparer du secret. La mort m’a déliée de mon obligation de silence. Et je vous ai choisi pour porter ce secret. Même si je ne vous ai pas parlé longtemps, j’ai senti votre honnêteté dans votre voix et mon intuition ne m’a jamais trompée... Bonne chance, Léonie. » Le Bihan plia rapidement la feuille et la remit dans l’enveloppe. Il se leva d’un bond et se mit à ouvrir les portes des armoires de la pièce. Il prit une boîte en fer-blanc où il rangeait la chicorée et cacha la lettre dedans. — Jeanne, dit-il pendant qu’il refermait la boîte, je dois y aller tout de suite. Rentrez chez vous, cela peut devenir dangereux ! — Mais, balbutia Jeanne, je veux venir avec vous. Le jeune homme posa ses mains sur les épaules de Jeanne et lui parla avec douceur. — Ils sont prêts à tout, Jeanne ; je ne veux pas vous faire courir de risque. Regardez ce qu’ils ont fait à Léonie... Je vous promets que je vous tiendrai au courant. À ce moment-là, la porte d’entrée de l’appartement s’ouvrit et se referma brutalement. Joséphine arriva dans la cuisine comme si elle avait été chez elle. — Et alors, Pierre, dit-elle sur un ton nerveux. Tu comptais me faire attendre longtemps comme ça ? Nous devons y aller... — Joséphine, dit Pierre. Je te présente Jeanne, une amie de Léonie. Nous devons changer nos plans. Je t’expliquerai en route, mais nous devons absolument partir maintenant. Il n’y a pas une seconde à perdre. Il se retourna un instant pour s’adresser à sa visiteuse : — Je suis désolé, Jeanne. Encore merci pour tout ce que vous avez fait. Léonie avait de la chance de pouvoir compter sur vous ! La scène ne dura que quelques secondes, mais Jeanne eut tout le temps de détailler l’intruse. Une femme de la ville, coiffée à la dernière mode. Une de ces femmes qui parle à voix haute et qui se sent toujours à l’aise dans n’importe quelle situation. De toute la force de son coeur, elle la détestait sans la connaître. Quand elle les vit s’éloigner d’un pas rapide sur le trottoir pendant qu’elle tentait de démêler le noeud de corde qui retenait sa bicyclette à la gouttière, elle sentait que ses yeux s’étaient embrumés. Des larmes coulaient le long de ses joues. Le Bihan se retourna encore une fois pour la saluer, mais il ne vit pas qu’elle pleurait. Chapitre 23 SANGLÉ DANS SON UNIFORME FRAYÉ, le garde suisse effectua un salut impeccable au passage du secrétaire papal et de Monsignore Battisti. Les deux lourdes portes s’ouvrirent sur le bureau du souverain pontife. Pie XII était au fond de la pièce, assis à son bureau. Sa fine silhouette à l’allure aristocratique produisait toujours la même réaction auprès de ses visiteurs. Le pape inspirait un mélange de respect et de crainte. Ses petites lunettes rondes ne faisaient que souligner l’acuité et l’intelligence d’un regard qui témoignait peu d’indulgence pour ceux qui, par paresse ou par négligence, n’accomplissaient pas la mission qui leur avait été assignée. Le pape avait l’habitude de mener deux tâches de front, mais il devait juger l’arrivée du cardinal Battisti suffisamment importante pour poser sa plume sur son bureau. — Alors, Monsignore Battisti, commença-t-il, quelles nouvelles nous rapportez-vous de France ? — Je crains qu’elles ne soient pas excellentes, Votre Sainteté. L’hypothèse que je redoutais s’est révélée exacte. Le pape invita son visiteur à s’asseoir pour lui exposer son rapport. Monsignore Battisti prit place et entra dans le vif du sujet. — Le corps de Rollon ainsi que la croix qui le protégeait dans son sarcophage de la cathédrale de Rouen ont disparu. Et il y a plus grave encore... — Poursuivez donc, le pressa le souverain pontife. — C’est que, hésita le cardinal, je crains que l’esprit du duc de Normandie n’ait été libéré. Pie XII joignit les mains et plissa le front. Voilà bien le genre d’affaires auquel il n’aimait pas être confronté. — Monsignore, répondit-il d’un ton très préoccupé. Vous savez que je suis peu amateur de ces histoires troubles où se mêlent la magie et la superstition. La religion n’a pas besoin de tels artifices pour toucher les coeurs. Néanmoins, je connais votre rigueur et je sais votre honnêteté. Avez-vous procédé à un exorcisme ? — Certes oui, Votre Sainteté, s’exclama Battisti. Mais je dois avouer que je n’ai pas ressenti son efficacité. C’était un peu comme si l’ombre de Rollon était restée en suspension autour de nous, comme si on avait privé un mort de son réconfort. À vrai dire, je peux difficilement expliquer la nature du trouble qui a envahi mon coeur, mais je perçois le danger d’autant plus que... Le cardinal Battisti s’interrompit un instant. Visiblement, les paroles qu’il lui fallait prononcer à présent lui coûtaient un effort particulier. — D’autant plus que, quoi ? poursuivit le pape visiblement mécontent de cette hésitation. — Que ce sont des membres de la SS qui se sont emparés de la fameuse croix d’or et de pierres précieuses. Et que nul ne sait où elle se trouve à présent. Le souverain pontife serra le poing sur la table et c’était comme si tous les noeuds de ce corps sec se serraient et se tendaient. Il se leva et se dirigea vers la fenêtre. Homme réfléchi, Pie XII ne parlait jamais sans avoir mûrement pesé le poids de chacune de ses paroles. Il jeta un coup d’oeil sur la place Saint-Pierre qui était plutôt clairsemée en ce jeudi. Son regard se perdit sur la Via della Concilazione, voulue par Mussolini et qui scellait la paix retrouvée entre l’Italie fasciste et les États pontificaux. L’Église n’avait-elle pas pactisé avec le diable ce jour-là ? Ou était-ce le prix à payer pour ne pas subir les hordes de bolcheviques laïques qui n’attendaient qu’un signe de faiblesse pour déferler sur l’Europe ? Il se retourna vers son visiteur. — Ce que vous me dites est grave, Monsignore Battisti, reprit-il sur un ton empreint de sérénité qui contrastait avec la solennité de ses paroles. Si les SS s’intéressent à Rollon, c’est qu’il y a une sombre manoeuvre derrière tout cela. Peut-être même un blasphème païen... En ces temps troublés, nous sommes malheureusement bien démunis pour lutter contre l’Ordre Noir. — Votre Sainteté, répondit Battisti, je ne suis qu’un simple homme de Dieu rompu à quelques techniques d’exorcisme. Je ne me sens pas capable de combattre des SS, mais l’archevêque de Rouen m’a appris quelque chose qui pourra peut-être nous intéresser... Cette fois, Pie XII ne chercha plus à masquer son impatience. — De grâce, coupa-t-il. Cessez de vous exprimer par bribes d’explication. Parlez clairement. Si vous ne m’expliquez pas tout ce que vous savez, je ne pourrai pas vous livrer mon opinion. — Pardonnez-moi, s’excusa Monsignore Battisti. L’évêque m’a parlé d’un jeune homme, un historien qui mène des recherches sur la vie de Rollon. Il paraît être digne de confiance et uniquement guidé par des motivations scientifiques. — Scientifiques ? s’exclama Pie XII. Les SS usent des mêmes paroles pour justifier leurs recherches impies. Nous n’avons que faire de la science lorsqu’elle ne poursuit d’autre but que de combattre la Foi. La dernière phrase du pape ressemblait à une conclusion. Battisti pensa que l’audience était arrivée à son terme. Il se leva et se retira en faisant quelques pas vers la sortie. — Monsignore Battisti ! s’exclama le pape en se levant pour l’arrêter. Le visiteur se retourna et revint à la hauteur du bureau de travail de Pie XII. — Je ne pense pas vous avoir signifié votre congé, poursuivit le pontife. Vous me paraissez accorder de la confiance aux paroles de notre frère de Rouen... Alors, si je lis bien entre les lignes de votre pensée, vous me suggérez de laisser à ce jeune scientifique libre accès à l’un de nos livres cachés... — Votre Sainteté, répondit le cardinal Battisti avec ferveur, je suis désolé de n’avoir à vous offrir que des impressions et des sentiments. Je sais que vous n’êtes pas homme à vous laisser guider par vos émotions, mais je possède la conviction intime que nous courons tous un très grand danger. Je suis sûr qu’il nous faut lutter avec tous les moyens dont nous disposons. Après avoir entendu ces paroles, Pie XII se sentit subitement las. Il s’assit sur son siège et prit son stylo-plume. Sur une page blanche, il commença à écrire quelques lignes de son écriture régulière et penchée. Il passa ensuite le buvard sur la feuille avant de la plier et de la mettre dans une enveloppe. Il tira sur un cordon et la porte s’ouvrit, laissant entrer son secrétaire. Celui-ci s’avança vers le pape qui lui tendit le document. — Nous ne devinons pas à quel point les hommes d’Himmler sont prêts à tout pour faire triompher leurs hérésies. Je ne veux courir aucun risque. Tenez, confiez cette lettre au grand administrateur de la bibliothèque et demandez-lui d’agir sans délai. Précisez-lui bien qu’il s’agit d’une demande à caractère spécial. Ensuite, vous ferez porter le livre à Monsignore Battisti. Une fois l’ordre donné, le regard du pape se tourna vers Battisti. — Dès que vous serez en possession du livre, vous retournerez en France pour rencontrer cet homme et le lui remettre. Au fait, quel est son nom ? — Pierre Le Bihan, Votre Sainteté, répondit Battisti heureux de voir le pape accéder à son souhait. Le souverain pontife lui signifia son congé en faisant un bref signe de tête. Tandis que Battisti quittait la pièce, il inscrivit le nom de Le Bihan sur une autre feuille de papier blanc. Chapitre 24 EN CHEMIN, LE BIHAN raconta à Joséphine la lettre de Léonie et l’étrange histoire du manuscrit norvégien. Ils pressaient le pas, mais Le Bihan craignait qu’il ne fût déjà trop tard. Lorsqu’ils s’engagèrent dans la rue Martainville, ils comprirent qu’ils avaient été précédés. Une grande voiture noire bloquait l’entrée du passage qui menait à l’aître Saint-Maclou. Furieux d’avoir été doublé, Le Bihan lâcha un juron. — Merde ! — Attends, rien n’est perdu, dit Joséphine qui ne voulait pas s’avouer vaincue. Si nous ne pouvons arriver avant eux, nous pourrons au moins les observer. Une de nos bonnes amies possède une vue imprenable sur l’aître. Le Bihan ne comprenait pas un mot de ce que lui disait Joséphine, mais il avait pris l’habitude de la suivre sans trop poser de questions. Ils s’engouffrèrent dans une maison de pierres blanches à colombages bruns et s’engagèrent dans l’escalier. — À propos, ajouta Joséphine, on dirait qu’elle en pince pour toi la petite paysanne ! — Mais, fit Le Bihan d’une voix étonnée, pourquoi tu dis ça ? Elle a seulement voulu nous aider. La pauvre petite a été choquée par la mort de Léonie, voilà tout. Et puis, est-ce que je t’ai encore parlé de ton Marc, moi ? — Ah ! les hommes, dit Joséphine en souriant. Si vous n’êtes pas tous aveugles, vous faites en tout cas bien semblant de l’être. Et puis, c’est plutôt flatteur pour toi de lui avoir tapé dans l’oeil, non ? Enfin, nous en parlerons plus tard. Bon, je te préviens, Germaine Hérisson est la plus grande commère du quartier, mais au moins, rien ne lui échappe. Joséphine frappa deux petits coups et puis un coup plus fort sur la porte à la peinture écaillée par le temps. Une vieille dame habillée d’une élégante robe bleu pervenche les fit rapidement entrer. — Bonjour Madame Hérisson ! dit Joséphine non sans précipitation. Il faut que vous nous laissiez regarder par votre fenêtre, celle qui donne sur l’aître Saint-Maclou. — Sur l’aître ? s’étonna la vieille femme en réajustant sa coiffure. J’ignorais que tu t’intéressais à notre héritage culturel. Moi qui ai toujours pensé que tu préférais faire la sortie des classes des garçons plutôt que de suivre les cours d’histoire à l’école. Enfin, c’est ce que ta pauvre mère me disait toujours ! Joséphine lui tira la langue et puis l’embrassa. — Vous êtes une horrible commère doublée d’une redoutable langue de vipère, lui dit-elle, mais je vous adore. — Je sais, répondit Germaine. De toute façon, je suppose que vous venez espionner les quatre Boches qui s’affairent dans la cour. Pour être honnête, je n’ai pas encore réussi à comprendre ce qu’ils chipotent... Ils font le tour des boiseries de la cour et ils essaient de les arracher. Si ce n’est pas malheureux ! Ah, si j’avais un fusil, je ferais un carton plein ! Les deux jeunes gens se mirent à la fenêtre en prenant garde de ne pas être vus. Storman et deux hommes s’affairaient en différents endroits de l’aître tandis qu’un SS montait la garde à l’entrée. Méthodiquement, les hommes en noir sondaient chacun des panneaux ornés d’une tête de mort. Leurs doigts couraient sur ces reliefs macabres avec l’agilité de ceux d’un malfaiteur occupé à percer le secret de la combinaison d’un coffre. — C’est trop frustrant ! pesta Le Bihan. Si seulement nous avions été avertis un peu plus tôt ! — Je dois reconnaître que pour une fois, tu as raison, répondit Joséphine. Nous ne pourrons rien faire d’autre que constater s’ils vont trouver ce qu’ils cherchent. Après, il nous faudra accepter notre défaite. — Regarde, s’exclama Le Bihan en tendant le doigt. Joséphine et Germaine Hérisson plissèrent ensemble les yeux pour ne rien manquer de la scène. Un panneau situé à l’angle nord-ouest de l’aître s’était détaché sous la pression de Storman. L’Allemand plongea la main dans la petite niche qui avait été dégagée et en sortit une grosse enveloppe brune. À son air réjoui, le SS avait atteint le but de sa quête. — Le voilà, lâcha Le Bihan sur un ton désabusé. — Le voilà quoi ? fit Joséphine sans comprendre de quoi son compagnon voulait parler. — Le manuscrit qu’Haraldsen avait confié à Léonie. La clé du secret de Rollon. Dès lors, tout alla très vite. Storman remit la plaque de bois et la danse macabre déroula à nouveau sa séquence infernale tout autour de l’aître. Les SS quittèrent la cour et s’engagèrent dans le couloir qui menait à la rue. Leur voiture démarra en trombe, emportant avec eux les pages tellement convoitées. Chez la vieille Hérisson, en revanche, l’ambiance était morose. Le Bihan regarda Joséphine avec désappointement et lui dit : — À présent, il nous reste à espérer un miracle pour nous éclairer sur ce mystère. Chapitre 25 LA VOITURE NOIRE pénétra dans la cour de la Kommandantur et les deux gardes de faction se mirent au garde-à-vous. Storman gardait précieusement l’enveloppe brune contre lui. À plusieurs reprises déjà, il avait feuilleté la liasse, mais il s’était interdit de prendre connaissance des documents. Pour lui, la lecture était un engagement intellectuel qui devait s’accomplir dans les meilleures conditions afin d’en retirer tout le bénéfice. Plus que tout, il lui tardait de prévenir le Wewelsburg de sa grande réussite. Haraldsen avait donc tenté de cacher aux Allemands le fruit ultime de ses recherches, mais il n’en avait pas été capable. Une fois de plus, la supériorité des méthodes de la SS était prouvée. Comme il en avait pris l’habitude, Storman monta dans le bureau qui lui avait été alloué sans prendre la peine d’aller saluer son hôte. Entre von Bilnitz et Storman, la méfiance s’était peu à peu muée en haine, au point qu’ils en étaient arrivés à communiquer par secrétaires interposés. L’arrivée des SS à Rouen avait beaucoup fait parler et leur visite de la cathédrale avait achevé d’en faire les figures les plus détestées de la ville. Von Bilnitz, qui s’employait à faire respecter l’ordre, redoutait ces rumeurs qui n’avaient pour effet que d’attiser encore un peu plus la détermination des ennemis de l’Allemagne qu’il tenait pour de vulgaires terroristes. Storman entra dans la pièce et ferma la porte après avoir demandé qu’on ne le dérange sous aucun prétexte. Il posa l’enveloppe brune sur son bureau et décrocha le cornet du téléphone. Il demanda à l’opératrice de composer un numéro en Allemagne et puis raccrocha d’un air soucieux. Il songea un instant à la croix d’or et de pierres qu’il avait laissée au Wewelsburg. Sans qu’il réussisse à expliquer pourquoi, il se dit qu’il ressentait une étrange sensation depuis qu’il ne l’avait plus en sa possession. En y réfléchissant, c’était un peu comme s’il éprouvait un véritable manque. La même sensation qui ravage le coeur et l’esprit quand une personne à laquelle on tient se trouve au loin et que l’on espère ardemment la retrouver. Storman chassa vite ces mauvaises pensées de son esprit. Il se reprit, car elles étaient un signe de faiblesse impardonnable pour un homme dans sa position. La sonnerie du téléphone le tira bientôt de ses pensées. — Herr Storman, lui dit l’opératrice, je vous passe le Secrétaire Général Wolfram Sievers. — Ja, répondit-il sur un ton subitement presque étonné d’être de la sorte ramené à la réalité. Il fallut quelques secondes pour que la voix de Sievers se fasse entendre de l’autre côté de la ligne. — Commandant Sievers, dit la voix lointaine. — Ja, Commandant, répondit l’officier, Storman à l’appareil. Comme convenu, je vous appelle pour vous faire rapport de nos activités. Nous avons mis la main sur la seconde partie du manuscrit du professeur Haraldsen. Je vais en prendre connaissance avec attention et puis nous pourrons procéder à l’interrogatoire au Wewelsburg. — Ce sera difficile, répondit sèchement Sievers. Le professeur Haraldsen s’est donné la mort cette nuit. Les incapables qui étaient responsables de sa garde seront punis à la mesure de leur négligence. Storman sentit sa gorge se nouer. — Mais, Herr Secrétaire Général, comment est-ce possible ? — Comme c’est possible avec un prisonnier auquel on oublie de confisquer ses lacets après la promenade dans la cour du château, répliqua sèchement l’officier SS. Comme c’est possible lorsque des gardes négligent les règlements les plus élémentaires de notre Ordre. Il vous reste à trouver le fin mot de toute cette histoire à travers les pages qu’il nous a laissées. Vous n’avez pas le choix. — Il y a autre chose, Herr Secrétaire Général, ajouta Storman. D’après nos informations, les autorités ecclésiastiques sont décidées à intervenir. Un exorciste a fait le voyage de Rome jusqu’à la cathédrale de Rouen. Les hommes en robe savent que nous sommes sur les traces de Rollon, mais je pense qu’ils ignorent encore pourquoi. — Si Rome a dépêché un exorciste, répondit Sievers, c’est que les autorités vaticanes prennent nos recherches très au sérieux. Et probablement au plus haut niveau. Je ne serais pas étonné d’apprendre que le pape lui-même se trouve derrière tout cela. Storman ne répondit pas, il se contenta d’attendre les ordres de son supérieur. Ceux-ci ne se firent pas attendre. — Prenez connaissance du document d’Haraldsen et percez le secret de Rollon le païen. J’ai la plus entière confiance en vous, du moins, pour le moment. Je vous ai dit que le cours de la guerre risquait de s’en trouver modifié. — Ja, Herr Secrétaire Général, il en sera fait selon votre volonté. Je tâcherai de me montrer à la hauteur de vos espérances. — Encore un détail, ajouta Sievers avant de raccrocher, n’accordez aucune confiance à von Bilnitz. C’est typiquement le genre de vieil aristocrate dégénéré et dangereusement réactionnaire qui redoute la victoire de nos idées. J’ai demandé à Berlin d’ouvrir une enquête sur son compte, ce serait bien le diable si nous ne trouvions pas quelques cadavres dans un de ses placards moisis. Sieg ! Storman raccrocha après que son supérieur eut mis fin à la conversation. Il regarda l’enveloppe brune mais cette fois, le sentiment qui dominait n’était plus la curiosité ; il y avait de la crainte dans son regard Et s’il n’était pas à la hauteur ? Et si, à la manière de celui qui flotte sur les fjords, le brouillard qui entourait ce secret était trop épais pour être dissipé ? Il espéra ardemment qu Haraldsen était allé au bout de ses recherches. Chapitre 26 LE BIHAN arriva à la cathédrale dès l’ouverture de l’édifice au public. Il se dirigea vers un confessionnal et s’assit sur le petit banc de bois à l’intérieur. L’obscurité était presque complète et il n’y avait pas le moindre bruit pour rompre le silence qui régnait dans la maison de Dieu. Puis, de manière imperceptible, le jeune homme se mit à entendre l’écho, à la fois proche et lointain, d’un souffle venant de l’autre côté de la paroi. Malgré ses efforts, il ne réussit pas à déterminer s’il le percevait à présent que ses oreilles étaient habituées à l’ambiance confinée du confessionnal et que la personne s’y trouvait déjà, ou si quelqu’un venait d’y entrer. Le glissement sec du volet de bois qui séparait les deux hommes ramena Le Bihan à son affaire. — Monsieur Le Bihan, fit la voix de l’autre partie du confessionnal qui se distinguait par un fort accent italien. Pardonnez mon français approximatif, je n’ai pas la chance de le parler comme je voudrais le faire, mais sachez que j’aime beaucoup votre pays. Excusez aussi ce rendez-vous incongru, mais il est important pour moi de conserver la plus entière discrétion sur ma démarche. — Votre français me paraît excellent ! Mais que puis-je pour vous ? répondit le jeune homme visiblement troublé par ces préalables. — Laissez-moi vous expliquer. Je suis venu d’Italie pour vous confier un document de la plus grande importance. À l’exception de quelques privilégiés, vous serez le premier à le compulser depuis de très nombreux siècles. Sachez qu’il s’agit d’un recueil de grande valeur et qu’il n’a jamais quitté la bibliothèque où il repose depuis cinq siècles. Nous savons que vous êtes sur la trace des origines du duc Rollon des Normands. Nous savons aussi que ces messieurs de la SS poursuivent le même but que vous. Peut-être même ont-ils déjà pris de l’avance. Il faut dire qu’ils disposent de moyens auxquels vous ne pouvez prétendre. À moins que l’on vous aide... Même si nos motivations sont différentes, je pense que nous poursuivons un même but. Nous voulons tous les deux empêcher que les Allemands n’utilisent les découvertes qu’ils feront à des fins destructrices. Et qu’ils ne bouleversent davantage encore l’ordre des choses en ce bas monde. — En quoi puis-je vous être utile ? répéta Le Bihan. Je crains que tout ceci me dépasse. — Ne soyez pas modeste, poursuivit la voix. Je vous répète qu’il n’est pas nécessaire de savoir pourquoi nous vous confions aujourd’hui ce trésor. Seules nous importent la paix et la vérité de la Foi. Utilisez au mieux l’outil précieux que nous mettons à votre disposition, retrouvez Rollon dépouillé de sa croix et puis, vous nous rendrez le livre. Il retournera pour de nombreux siècles sur le rayonnage qu’il n’aurait jamais dû quitter si la folie des hommes n’avait pas plongé ce pauvre monde dans le chaos. Le bruit de la porte de la cathédrale s’ouvrant et se fermant interrompit quelques minutes la conversation. Il ne devait s’agir que d’un fidèle qui venait se recueillir quelques minutes avant d’aller travailler. Quand il comprit qu’ils ne risquaient pas d’être écoutés, l’homme à l’accent italien finit ce qu’il avait à dire. — Je vais bientôt quitter ce confessionnal, murmura-t-il. Bien que vous ne me connaissiez pas, je vous demanderai de ne pas chercher à m’apercevoir ; cela ne servirait à rien, sinon à nous mettre en danger si d’aventure les choses tournaient mal. Je vais déposer le livre sur mon siège, attendez quelques instants et vous n’aurez qu’à venir le prendre. Bonne chance et que la bénédiction de Dieu vous accompagne. Le Bihan n’eut pas le temps de répondre. Le petit volet de bois se referma aussi sèchement qu’il s’était ouvert et le laissa seul, à nouveau dans l’obscurité. Il entendit son interlocuteur quitter le confessionnal et le son feutré des talons de ses chaussures sur le pavement de la cathédrale. Quand le silence se fit, Le Bihan sortit du confessionnal et plissa les yeux. Il devait laisser quelques secondes à ses yeux, le temps de s’habituer à nouveau à la lumière qui commençait à inonder l’édifice aux murs percés de vitraux. Il tira ensuite le petit rideau noir du compartiment central et découvrit une sacoche de cuir sur le siège. Il en sortit un volume relié et en ouvrit la première page. Le coeur battant, il découvrit un titre calligraphié en lettres gothiques : L’Évangéliaire des Runes Chapitre 27 PIE XII serra chaleureusement les mains du cardinal puis l’invita à s’asseoir. L’ecclésiastique salua le souverain pontife et prit place sur le siège. L’inévitable secrétaire personnel du pape servit ensuite aux deux hommes un verre d’eau avant de quitter la pièce. — Racontez-moi. Comment s’est passé l’entrevue ? interrogea Pie XII. — Votre Sainteté, répondit le cardinal avec préoccupation, l’envoyé du Reich tenait surtout à nous mettre en garde pour que nous ne fassions pas le jeu des ennemis de l’Axe. Il a ajouté que la moindre ingérence vaticane dans les affaires de SS serait de nature à provoquer un grave incident diplomatique duquel nul n’aurait rien à gagner. — Avaient-ils des accusations précises à formuler à notre encontre ? poursuivit le pape. — Leurs services de renseignements sont bien organisés, soupira le cardinal. Il m’a parlé d’un jeune homme dangereux qui serait, selon lui, en contact avec un réseau de terroristes en Normandie. D’après ce que j’ai compris, ils l’ont bien à l’oeil, mais ils attendent de voir le sort qu’ils lui réservent. Il m’a également parlé de recherches archéologiques de première importance menées par l’institut scientifique et historique de la SS. — Tout ce que vous me racontez me fait penser au chien qui montre ses crocs avant de mordre, dit Pie XII d’une voix sourde. Jusqu’ici, nous avons eu droit à un avertissement, mais, tôt ou tard, viendra le moment de la morsure. Le cardinal perçut l’angoisse du pape comme il ne l’avait encore jamais ressentie. Il chercha les mots pour le réconforter. — Votre Sainteté, je l’ai assuré de notre bonne foi et de notre parfaite volonté de ne point nous ingérer dans les affaires allemandes. La diplomatie vaticane est réputée pour son sens de la mesure... — Vous êtes un homme adroit, répondit le souverain pontife. Vous savez que je vous accorde mon entière confiance, mais en ces temps chaotiques, la voix de Dieu n’est malheureusement plus toujours celle que les hommes écoutent le mieux. Nombreux sont ceux en Allemagne et jusqu’au plus haut niveau de l’État à vouloir ressusciter le culte néfaste des anciennes idoles. Ces fous hérétiques n’hésiteraient pas à nous faire retourner vingt-cinq siècles en arrière afin de prouver leur soi-disant authenticité germanique. Ils n’ont que le mot d’aryanité à la bouche et ils courent le monde pour prouver leurs dangereuses théories... Vous n’êtes pas sans savoir qu’Himmler en personne a abandonné la religion chrétienne en 1937. Mais il y a pire : nos services ont même eu vent de projets d’occupation du Vatican. Même s’ils ont abandonné cette chimère, ils ne reculeront devant rien ! Le cardinal n’en revenait pas de la violence que le pape exprimait à travers ses paroles. D’ordinaire, Pie XII était un homme mesuré qui n’élevait jamais la voix. Pour la première fois, son visage sec avait rougi et s’était couvert de sueur. Toutefois, il était difficile de définir le sentiment qui lui causait cette réaction extrême. S’agissait-il seulement de colère ou aussi de peur ? — Dans leur entreprise de destruction des valeurs, poursuivit le pontife sans reprendre son calme, l’Église apostolique et romaine représente le prochain ennemi à abattre. Dieu seul sait quels anciens démons ils sont encore prêts à réveiller pour parvenir à leurs fins... Mais Rome ne se laissera pas faire. Le trône de Pierre sera défendu comme nous luttâmes jadis contre tous les païens qui combattaient la vraie Foi en jetant nos frères aux lions dans l’arène. Nous avons le droit et la vérité pour nous ! Pie XII paraissait épuisé, marqué jusque dans sa chair par les mots qu’il venait de prononcer. Il se tut et regarda droit devant lui, comme si son regard se perdait dans le vide, bien au-delà des murs de son bureau. Un peu gêné, le cardinal prit congé et laissa le pape seul avec ses questions. Le secrétaire entra pour lui servir un autre verre d’eau. Chapitre 28 GUSTAVE MOUCHEROT arriva en courant devant la vitrine du Bar des Amis. Il reprit son souffle et puis entra dans l’établissement. Il s’adressa au grand Charles, la voix encore essoufflée par une course qu’il n’avait plus l’habitude de faire depuis bien longtemps. — Bonjour, Charles, haleta-t-il. T’aurais pas vu Le Bihan ? — Eh bien, Gustave, rigola le cafetier, tu me parais à bout de souffle. Tu as un mari jaloux aux trousses, ma parole ! — Arrête, c’est sérieux ! Tu sais pas où il est ? — Calme-toi, je l’attends, le petit. Il m’a dit qu’il passerait au bar avant de rentrer chez lui. Allez, installe-toi. Je vais te servir une bonne bolée de pommeau, histoire de te remettre. Gustave parut rassuré. Il s’assit sur une chaise et inspira profondément pour reprendre son souffle. Son répit fut de courte durée, car c’est à ce moment-là qu’arriva Le Bihan, une sacoche de cuir sous le bras. Il parut très étonné de voir son concierge au bar du grand Charles. — Monsieur Moucherot, s’exclama-t-il. Mais que faites-vous là ? — Te sauver, petit inconscient, répondit-il avec excitation. Tu ne dois plus rentrer à la maison. Les Boches sont venus et pas n’importe lesquels, des noirs de noir, des vrais SS. Ils ont voulu savoir où tu étais. Je leur ai dit que je n’en savais rien, qu’il t’arrivait de t’absenter plusieurs jours pour partir travailler. Le Bihan blêmit. De toute évidence, il n’était pas encore prêt à jouer aux héros. Il pensa à son appartement, aux choses qu’il y avait dissimulées. Tout de suite, l’image de la boîte en fer-blanc où il avait caché la lettre de Léonie lui revint à la mémoire. Il s’en voulut de ne pas l’avoir emportée avec lui. — Ils ont enfoncé ta porte et fouillé partout dans l’appartement, poursuivit le concierge comme s’il avait deviné les pensées du jeune homme. Mais ne me demande pas s’ils ont trouvé quelque chose, je n’en sais rien. — Et maintenant ? lâcha Le Bihan qui n’arrivait toujours pas à se reprendre. Le grand Charles se dit que les circonstances valaient bien une tournée générale. Il entraîna les deux hommes dans l’arrière-salle du bar. — Maintenant, répondit-il, on va être prudent et vous allez commencer par vous montrer beaucoup plus discret. Et puis nous allons trouver un endroit calme où notre ami Pierre pourra se faire oublier. — Je dois rester en ville ! s’écria Le Bihan qui reprenait soudain du poil de la bête. — Qui t’a parlé de quitter Rouen ? s’étonna le cafetier. Tu vas rester dans notre belle cité. Ce ne sont pas les caves et les souterrains qui manquent dans les rues de la vieille ville, non ? Le Bihan but son verre d’une seule traite et profita de ce court moment pour réfléchir. — Il me faut un endroit discret, mais pourvu d’électricité et d’une bonne table pour y poser mes documents. Je dois étudier un vieux grimoire... — C’est cela ? s’exclama Gustave. Et tu ne veux pas une baignoire, un parasol et une gazinière dernier cri tant que tu y es ? — Sacré Pierre, plaisanta Charles. Il a les Boches aux fesses et il ne pense qu’à ses vieux bouquins. On nous en refera pas un pareil, ça je peux vous l’assurer ! Étrangement, le jeune homme était d’excellente humeur. Il venait d’apprendre qu’il était poursuivi par les Allemands, qu’il ne pouvait plus rentrer chez lui et il ne s’était plus senti aussi bien depuis longtemps. Non seulement il possédait une clé de l’énigme, mais en plus, il gagnait ses galons de résistant. Quand Joséphine allait apprendre cela ! Chapitre 29 LA VOITURE DE LA SS entra dans la cour de la Kommandantur. Elle s’arrêta devant le penon et les quatre hommes en jaillirent avant de gravir rapidement les marches du perron. Von Bilnitz se tenait devant l’entrée. Il s’adressa à Storman qui passait à côté de lui sans le regarder. — À en juger par votre air maussade, Herr Storman, j’en déduis que votre traque n’a pas été fructueuse. Allez-vous enfin abandonner toutes ces chimères de l’Anticroix ? — Je trouve particulièrement suspect votre comportement, répondit sèchement le SS. J’ai presque l’impression que vous vous réjouissez de savoir qu’un ennemi de l’Allemagne court en toute liberté dans cette ville... — Vous vous trompez, répondit l’officier. Je suis un soldat loyal et à ce titre, j’aspire au moins autant que vous à la victoire de mon pays. J’obéis dès lors à mes supérieurs, même si je ne partage pas l’ensemble de leurs convictions. Storman sentait qu’il se crispait de plus en plus. Il devait accomplir un grand effort sur lui-même pour ne pas lui dire tout ce qu’il avait sur le coeur. Finalement, il se retourna et regarda le Prussien à l’oeil fier. — Von Bilnitz, poursuivit-il, prenez garde. Certaines personnes vous ont à l’oeil, en très haut lieu. Si j’étais vous, je ne jouerais pas avec le feu. Vous appartenez à un monde rassis qui se complaît dans le passé. Que vous le vouliez ou non, nous représentons l’avenir glorieux de la nouvelle Allemagne. — En remuant les vieilles superstitions du passé ? coupa von Bilnitz. Votre quête est malsaine. Je dirais même qu’elle est pitoyable et dangereuse. — Tout compte fait, répliqua Storman, vous me faites de la peine. Vous faites partie de ces hommes qui placent leur fidélité dans certaines valeurs dépassées comme la religion des sémites. Je suis certain que vous seriez prêt à accorder davantage votre confiance à un archevêque dégénéré qu’à un compatriote de l’Ordre Noir. Je vous le répète, mon cher, prenez garde ! Le conflit entre dans une phase décisive et nous ne nous encombrerons pas de traître. Mais il n’est pas trop tard pour accomplir votre examen de conscience. Von Bilnitz prit Storman par le cou. Il serra son col jusqu’à le faire suffoquer, puis il finit par relâcher son étreinte. — Ne me répétez plus jamais que je suis un traître, lui assena von Bilnitz, ivre de colère. À une autre époque, je vous aurais fait rendre gorge pour un pareil affront. Tenez-vous-le pour dit ! Storman se dégagea et remit son col en place. Il regarda l’officier dans le fond des yeux. — Sachez que nous mettrons la main sur tous les terroristes qui nous mettent des bâtons dans les roues. Qu’ils soient laïques ou religieux, peu nous importe. Ils paieront le prix de leurs exactions. Rappelez-vous les paroles du Reichsfïihrer aux généraux SS rassemblés à Posen le 4 octobre 1943. « La loi de la nature est ainsi : ce qui est dur est bon, ce qui est fort est bon, ce qui procède de la lutte pour l’existence, au plan du corps, du caractère et de l’esprit, est bon du point de vue de la durée. Nos principes sont sang, élite et durée. » Méditez ces paroles, von Bilnitz, elles sont riches d’enseignements. À présent, je souhaiterais ne plus être dérangé. Le travail m’attend. Storman laissa derrière lui von Bilnitz qui s’en voulait d’avoir ainsi exposé aux yeux de tous le poids de leur opposition. D’une façon ou d’une autre, il savait qu’il faudrait continuer à cohabiter et il craignait que ce ne fût à lui de mettre de l’eau dans son vin. Chapitre 30 COMME CHAQUE FOIS que la porte du couloir du rez-de-chaussée s’ouvrait, le coeur de Le Bihan se serra. Il jeta un regard inquiet sur les escaliers, mais se rassura bien vite. Il aurait reconnu ces jambes entre toutes. Les longues jambes de Joséphine qui descendaient l’escalier avec grâce. La jeune fille était tellement souriante que Le Bihan se dit qu’elle devait trouver des côtés positifs à cette étrange situation. Lui, enfermé jour et nuit dans la cave d’un compagnon, et elle, à courir à la ville, libre comme l’air. Sise rue du Beffroy, l’antre du jeune homme avait des dimensions raisonnables et on aurait même pu s’y trouver à l’aise s’il ne servait pas à entreposer un nombre hallucinant d’objets qui ne présentaient plus le moindre intérêt. Vieilles roues de bicyclette dépourvues de la moitié de leurs rayons, amoncellement de cageots servant au stockage de pommes, bouteilles vides mais recouvertes de poussière en guise de souvenir des heures d’abondance d’avant-guerre constituaient le décor de la cachette souterraine. Heureusement, Le Bihan avait pu aménager un petit espace pour dormir coincé entre deux empilements de casiers et surtout, il avait obtenu une table, une chaise et une lampe pour poursuivre ses recherches. Avec un peu d’imagination, son terrier serait devenu une annexe de la Bibliothèque nationale... — Bonjour, Pierre, dit-elle avec bonne humeur. Je t’ai apporté une part de gâteau au beurre. Attention, profites-en, car au rythme où vont les choses, nous devrons bientôt les préparer aux topinambours et à la graisse de chat. — Tu as trouvé l’ouvrage de von List que je t’avais demandé ? lui répondit-il sans regarder la pâtisserie. — Tu es sacrément culotté, lâcha-t-elle en perdant son sourire. Je me crève à courir cette ville dans tous les sens pour trouver ce que Monsieur désire. Je nourris Monsieur. Je subis les mauvaises humeurs de Monsieur. Je ne contrarie jamais Monsieur... Tu as déjà pensé que je pourrais finir par en avoir assez ? — Non, lâcha-t-il avec ironie. Parce que tu as besoin de moi, toi et ton prétendu réseau... Cette fois, Joséphine était vraiment piquée à vif. Elle jeta le gâteau sur la table et haussa la voix. — Moi et mon « prétendu » réseau ? Quel culot, Le Bihan ! Si tu n’avais pas eu mon « prétendu » réseau avec toi, tu n’aurais pas trouvé un endroit sûr pour te protéger des Boches qui sont à tes fesses. — Oui, mais si je ne vous avais pas rencontrés, je n’aurais pas eu de problème, répliqua-t-il du tac au tac. — Bien sûr, répondit Joséphine avec une pointe de mépris. Nul ne peut t’obliger à aimer ton pays. Dans toutes les guerres, il y a les héros d’un côté et les lâches de l’autre. Le Bihan se leva et s’approcha de Joséphine. Il lui caressa les cheveux avec douceur et elle ne l’empêcha pas de le faire. — Pardonne-moi, murmura le jeune homme. Je suis nerveux, car je n’arrive pas à percer le secret de ce satané bouquin. Et pourtant, j’ai l’impression que la clé de toute cette histoire s’y trouve contenue. Joséphine tira une chaise et s’assit à la table. Elle ouvrit le paquet et s’empara d’un morceau de gâteau qu’elle porta à la bouche avec une délicieuse expression de gourmandise. — D’accord, Monsieur le Professeur, dit-elle la bouche pleine de pâtisserie au beurre. Alors, expliquez-moi tout. Il me semble que j’ai quelques cours à rattraper. Le Bihan retrouva le sourire. Il s’assit à son tour et tira le grimoire vers lui pour éviter que Joséphine n’y fît des taches de graisse avec son gâteau normand. — Tu as devant toi une pièce unique, commença-t-il comme s’il était devant une classe d’étudiants attentifs. Il s’agit d’un évangéliaire, a priori traditionnel, mais qui se distingue pourtant de tous les évangéliaires connus. Celui-ci est rédigé en runes, c’est-à-dire l’ancienne écriture des Vikings. Je n’en connais pas d’autres exemples et pourtant, Dieu sait combien j’en ai étudié pendant mes études. En fait, l’ouvrage est un incunable enluminé par des lettres, probablement recopiées par des moines. Il est vraisemblablement antérieur à l’invention de l’imprimerie. Selon mes observations et mes connaissances, j’inclinerais pour une datation autour du Xe siècle, à l’époque où les Vikings de Rollon se sont établis dans la région et qu’une bonne partie d’entre eux ne possédait pas encore l’alphabet latin. Probablement ont-ils voulu réaliser une édition destinée aux hommes du Nord pour faciliter leur conversion. Mais tu vas sûrement me demander comment je sais que l’évangéliaire est normand... — Euh... non, enfin oui, balbutia Joséphine qui ne s’attendait pas à être interrogée en cours d’exposé. — Eh bien, c’est simple, poursuivit Le Bihan. Enfin, c’est à la fois simple et compliqué. Je t’explique. Il y quelques passages écrits en latin dans le livre. C’est difficile à voir à l’oeil nu, mais si j’en juge par l’examen que j’ai fait à la loupe, les encres ne sont pas identiques. Et je ne serais pas étonné que ces écritures latines soient postérieures aux runes. Une note en page d’ouverture stipule qu’il s’agit de l’« Evangeliaris Rouensis », l’évangéliaire de Rouen. Mais il y a plus étrange encore et c’est là que je ne comprends pas... — Tu ne comprends pas quoi ? interrompit cette fois de son propre chef Joséphine qui paraissait de plus en plus intéressée. — À la fin du recueil, sur une page qui devait être vierge à l’origine, il y a un étrange tableau qui ressemble à un tableau de correspondance. Il établit des rapports entre cinq lettres latines et cinq runes, mais il n’obéit à aucune logique apparente parce qu’une pareille conversion n’existe pas. Regarde : Je me creuse la tête depuis des heures sur cette page et je n’arrive pas à y voir clair. Joséphine prit le livre et se plongea à son tour dans cette page. Elle passa en revue toutes ces lettres et ces signes qui, pour elle, n’avaient pas plus de signification que le chinois. — Et puis, il y a cette petite inscription rédigée en bas de la page de titre... Regarde : Cela pourrait ressembler à un code mais pas avec ces runes... Cela ne rime à rien. À mon avis, il s’agit de caractères issus du premier alphabet runique, le futhark, qui remonte environ au IVe siècle. Plus tard, il connut une version simplifiée et passa de vingt-quatre à seize signes. La jeune fille s’approcha de la page et plissa les yeux. — Regarde, dit-elle d’une voix basse qui traduisait sa réflexion. Ce qui est bizarre, ce sont ces lignes. Le petit chapeau, là, et peut-être aussi ce trait, là. — Mais oui, ce sont des runes, répondit sèchement Le Bihan. Je m’échine à t’expliquer qu’il s’agit d’une écriture. — Je ne suis pas stupide, répondit Joséphine vexée. Je te dis seulement que ces traits ont été ajoutés après, pour je ne sais quelle raison. On voit bien que tu n’as jamais modifié tes carnets de notes. Moi, j’étais passée experte dans l’art de transformer un zéro en 6 ou un 4 en 7... C’est une simple question de pratique. — Attends, dit le jeune homme subitement intéressé. Tu me parles donc de la barre de la rune d’Odal et de la pointe de flèche de la rune de Tyr. Ce qui reviendrait à avoir un X et un L... Mais alors, la rune de Mann pourrait être un M et la rune de Is, serait un simple I. Quant à la rune de Ken , elle ressemblerait à un V penché. Attends, tout cela donnerait ces cinq lettres : M-L-X-V-I... Donc MLXVI comme 1066. Bon sang ! Joséphine s’octroya une nouvelle part de gâteau pour célébrer la victoire archéologique qu’elle venait de remporter. Arrivée à ce stade, elle ne pouvait plus aider son compagnon. — 1066 ! s’exclama Le Bihan. Tu te rends compte ? C’est l’année du passage de la comète de Halley ! — La comète ? répondit Joséphine. Et pourquoi pas un voyage sur la Lune tant que tu y es ? — Tu ne comprends pas, poursuivit l’historien avec enthousiasme. 1066, c’est aussi l’année de la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant, le descendant direct de Rollon, le premier duc de Normandie. — Ah, s’exclama-t-elle, cela je le sais. On est allé ficher une dérouillée aux rosbifs en tuant leur roi George ou Édouard, je ne sais plus. Ce jour-là, je devais être au cours pour m’en souvenir aussi bien ! — Pas George ni Édouard, c’était Harold, rectifia Le Bihan. Si je reprends le raisonnement, l’Évangéliaire date du règne de Rollon, disons de 911 pour faire court. Quant aux écritures postérieures, elles doivent dater de cent cinquante ans plus tard, en 1066. Mais tout cela reste dans la même famille, celle des ducs de Normandie. Joséphine se frotta les mains à une serviette et fit une moue dubitative. — Très bien, dit-elle, et tout cela nous avance à quoi ? Le Bihan se leva et prit la jeune fille par les bras comme s’il allait lui demander quelque chose de très important. — Joséphine, tu dois m’aider, dit-il avec gravité. Je dois absolument examiner la tapisserie de Bayeux. Mais pas une copie quelconque, l’originale. Je dois l’examiner avec la plus grande précision. Au même moment, à la Kommandantur de Rouen, Storman enleva son manteau et se dirigea vers la grande table de bois. Il ouvrit l’enveloppe brune et en sortit une liasse de papier. Il s’installa confortablement sur une chaise et porta à ses lèvres la tasse de thé qu’un de ses hommes venait de lui porter. Il mit ses petites lunettes rondes et regarda quelques instants la première page. À voix basse, il dit alors : — Alors, vieux cachottier d’Haraldsen, où que tu sois à présent, il est grandement temps de te mettre à table... QUATRIÈME PARTIE Hròlfr le Marcheur, une Saga Normande Manuscrit du docteur Olav Haraldsen, professeur d’histoire à l’Université d’Oslo Livre Onzième Londres, 923 DEUX CORBEAUX se disputaient un morceau de couenne avec âpreté. Le plus gros était sur le point d’avoir gain de cause quand un chat noir s’invita au festin et imposa sa loi aux oiseaux qui s’envolèrent sans demander leur reste. Une grande femme à l’expression un peu triste et un jeune garçon marchaient le long de la Tamise. Ils s’étaient arrêtés un instant pour observer la scène en silence, puis avaient repris leur promenade. — Vous voyez mon fils, dit la femme, la nature nous donne de précieuses leçons. Ces deux corbeaux sont les usurpateurs. Le premier a pour nom Robert et son règne n’aura duré que le temps d’un battement d’ailes. Le second se nomme Raoul le Fourbe, le brigand qui prétend aujourd’hui régner sur le royaume de votre père... — Et le chat ? demanda le jeune homme qui portait le nom de Louis. Qui serait-il selon vous ? Une expression de dureté passa dans le regard de dame Odgive pendant qu’elle répondait à son fils. — Ce chat, c’est vous, mon bon Louis. Vous reviendrez un jour en terre de France et vous ferez rendre gorge à ceux qui nous ont exilés dans le royaume de mon père. Ils ont cru en avoir fini de la dynastie des Carolingiens, mais ils ignorent que notre race ne s’avoue jamais vaincue. Dieu ne laissera point commettre pareille injustice. — Mais si Dieu est avec nous, se hasarda à répondre Louis, comment expliquez-vous que mon père Charles croupisse dans un sombre et humide cachot de la forteresse de Péronne ? Dame Odgive arrêta de marcher. Elle regarda cette fois son fils avec colère. — Votre père a commis de nombreux péchés, trancha-t-elle avec dureté. Il a composé avec nos ennemis, les païens du Nord, et il a manqué de poigne face à ses barons. Son temps est fini, le vôtre arrive. Foi d’Odgive, fille du roi Édouard Ier d’Angleterre, je vous rendrai votre trône et vous rétablirez notre famille dans ses droits légitimes. Les Robertiens peuvent trembler dans les châteaux et les domaines qu’ils nous ont pris, leur heure est venue. Louis entendit un petit grognement derrière lui. Sur la berge du fleuve, confortablement lové dans les hautes herbes, le chat dévorait son festin sous l’oeil envieux des deux corbeaux. Le jeune homme se dit qu’il lui faudrait acquérir suffisamment de courage, de force, mais surtout d’alliés bien armés pour renverser le roi Raoul. Nombreux étaient ceux en terre de France qui pensaient que l’heure des Carolingiens était passée et que celle des Robertiens était venue. La nouvelle dynastie avait montré à plusieurs reprises son courage en luttant avec efficacité contre les Vikings, ces sauvages qui n’entendaient que le langage de la force. Robert y avait perdu la vie et la présence de Hròlfr le Marcheur et de ses hommes n’y avait rien changé. Louis soupira, résolu à se battre de toutes ses forces contre ces hommes qui prétendaient servir Dieu, mais qui n’avaient aucunement renié leurs idoles. Livre Douzième COMME DE COUTUME, Knut le Jeune fut le premier à se plaindre. — Quelle idée de convenir de notre rencontre dans un pareil endroit ! Même les taupes hésiteraient à s’aventurer dans ces galeries souterraines. Non seulement il y fait humide et froid, mais en plus, on n’y voit goutte. — Silence ! Skirnir le Roux avait interrompu le jeune homme avec une telle autorité que nul n’aurait songé à contester son injonction. Les dix hommes qui avaient pénétré dans le souterrain suivirent le géant aux cheveux rouges jusqu’au fond du boyau de terre et de pierre. Skirnir avait certes vieilli, mais il n’avait rien perdu de sa fougue. L’homme se tenait droit et fier, les bras croisés, en attendant que la petite assemblée prît place devant lui. Les hommes du Nord avaient beau s’être installés en terre de France depuis quelques décennies pour certains, ils n’avaient pas pour autant modifié leurs habitudes vestimentaires. Ils arboraient toujours leurs tuniques de gros draps retenues par de larges fibules et, pour se protéger du froid qui était particulièrement vif en cette saison, ils portaient en outre des peaux de bêtes sur les épaules. — Compagnons, commença Skirnir en levant les bras. Plus de dix hivers et dix printemps se sont écoulés depuis que notre chef nous a forcés à courber l’échiné face au petit roi des Francs. Aujourd’hui, Charles III n’a que le sort qu’il mérite. Il crève à petit feu dans un château lointain et Raoul s’est emparé de son trône. Pour nous, hommes du Nord, la situation devient chaque jour plus intenable. Les hommes de Raoul renient les traités anciens, contestent les décisions du Roi déchu et pourchassent sans répit nos frères de sang... — Tu parles juste, répondit Olav. Hròlfr nous a obligés à lutter contre les Vikings, qui sont nos frères, et nos propres dieux. Aujourd’hui, mon sang bout de ne pouvoir porter assistance aux drakkars qui assaillent les troupes du vil roi Raoul. On a fait de nous des traîtres ! — Comment osez-vous ? s’insurgea Knut le Jeune. Vous avez la mémoire courte. Nos frères n’ont jamais hésité à nous combattre par le passé, chacun essayant d’abattre l’autre pour acquérir davantage de richesses. Aujourd’hui, nous disposons de terre en suffisance pour garantir la subsistance de nos femmes et nos enfants. De telles paroles ne pouvaient que provoquer la rage de Skirnir le Roux. Il s’avança devant Knut et le saisit à la gorge avant de commencer à le secouer. — Tu vas te taire, traître ! hurla-t-il. — Ose dire que je me trompe, poursuivit le jeune homme, convaincu de son bon droit. À bout de nerfs, il lui envoya un coup de poing dans la figure qui projeta Knut à terre. — Si je vous ai demandé de venir ici, poursuivit-il, c’est parce que j’ai confiance en vous. Je sais que vous êtes restés fidèles à votre sang et à vos dieux. Rien ne vous détournera de votre résolution : abattre Hròlfr le parjure pour honorer la mémoire de nos ancêtres et restaurer la puissance viking. La France est faible, son roi est à notre merci. Le moment n’a jamais été plus propice pour agir. Odin nous accompagne et surtout, nous pouvons compter sur Thor au marteau de foudre, le seul dieu qui aura raison de Jésus. Pour combattre avec force et remporter la victoire légitime, je ne tolérerai aucune faiblesse. Certains d’entre nous se sont laissé corrompre par la couardise des peuples de ces régions. Nous, Vikings, nous ne sommes pas faits pour cultiver des champs ou nourrir du bétail. Nous sommes des hommes de la mer et du combat, les dieux nous ont taillé pour la lutte en nous conférant leur courage. Ceux qui s’écartent de ce chemin, il faut qu’ils s’amendent ou qu’ils paient le prix de leur traîtrise. Skirnir s’empara de son épée et la sortit de son fourreau de peau tannée. Il la brandit et l’abattit sur le cou de Knut le Jeune qui ne s’était pas encore relevé. Un jet de sang fut projeté contre la paroi rocheuse et la tête alla rouler aux pieds des membres de l’assemblée qui n’eurent pas le moindre mouvement de recul. — De cette manière, conclut Skirnir, ils paieront tous le prix de leur faiblesse. Notre groupe n’a nul besoin de lâche. Pour l’heure, je compte sur votre loyauté et sur votre discrétion. Soyez confiants, je vous révélerai bientôt comment nous vaincrons. Le géant roux leva son épée et tous les autres l’imitèrent. Ils poussèrent plusieurs « Hurrah » de joie pour galvaniser leurs coeurs. Les sourires étaient sur tous les visages des hommes du Nord parce qu’ils savaient que l’heure de la bataille était revenue. Livre Treizième LA CORDE DE L’ARC se tendit à mesure que l’oeil fixait le poteau de bois recouvert d’une toile rouge. Hròlfr le Marcheur s’accorda encore quelques secondes, le temps d’ajuster la pointe de sa flèche, puis il relâcha la tension. La flèche alla se ficher au centre du poteau pendant que l’archer exprimait un grand cri de joie et de forces mêlées. — Aaaah ! — Bravo père, fit le jeune homme qui se tenait quelques pas en arrière. Les troupes du roi Raoul n’ont qu’à bien se tenir. Hròlfr alla arracher la flèche plantée dans le poteau. — Nous ne sommes pas en guerre, Guillaume, lui cria-t-il. Ne l’oublie pas ! — Certes non, répondit le jeune homme, mais beaucoup affirment que le roi Raoul est déterminé à combattre tous les Vikings, où qu’ils soient. — Le Roi a promis de garantir les traités, interrompit Hròlfr en remettant la flèche dans son carquois. Tu es mon fils et surtout, tu es l’héritier du duché. À ce titre, tu dois garder la tête froide lorsque certains cherchent à te l’échauffer dans le seul but de servir leurs intérêts. Guillaume prit à son tour son arc et une flèche dans son carquois. Sa contrariété était visible à sa manière de tendre la corde de l’arc avec davantage de rage que de force. — C’est que les gens parlent, marmonna-t-il. — Et que disent-ils au juste ? demanda Hròlfr. Que j’ai refusé d’utiliser l’Arme de Dieu par lâcheté ? Que je leur ai imposé un nouveau dieu couard en bafouant les nôtres ? Que notre peuple a renié ses coutumes et ses lois ? L’arc lança la flèche qui manqua sa cible et alla se ficher à quelques pas de là, dans l’herbe. Guillaume lâcha un juron et reprit tout de suite une deuxième flèche. — La précipitation est souvent mauvaise conseillère, constata Hròlfr le Marcheur. Ne confonds pas la force et la colère, mon fils. Ils n’ont pas entièrement tort quand ils parlent de moi de la sorte. Mais ils oublient que depuis que nous nous sommes établis ici, notre peuple mange à sa faim et qu’il a fait reconnaître ses droits. Telle est aussi ma fierté. Nos dieux n’ont pas été oubliés et Jésus-Christ n’est pas leur ennemi. — Nous sommes taillés pour combattre, père, répondit sèchement Guillaume. Pas pour parlementer ni quémander la pitié de nos adversaires inférieurs. Hròlfr s’approcha de son fils. Il lui redressa légèrement le bras gauche et fixa la cible. — N’oublie pas d’utiliser le bon oeil, lui dit-il avec gravité. De cette manière, tu ne pourras manquer ta cible. La flèche jaillit et alla se planter au beau milieu du pilier de bois. Guillaume ne laissa pas entrevoir le moindre sourire. Son tir avait fait mouche, mais réussit-on vraiment son tir lorsque l’on a besoin de l’aide de son père pour l’accomplir ? — Je sais ce que tu penses, dit Hròlfr, mais un jour, tu comprendras. Tu seras duc de Normandie et tous respecteront ton pouvoir. Il en ira de même pour ton fils et pour le fils de ton fils. Vous n’oublierez pas la terre dont vous êtes originaire, mais ce pays est désormais le vôtre, comme il est le mien depuis que je l’ai choisi. Ne cherche aucune faiblesse dans toute cette histoire alors qu’il n’y est question que de conquête et de gloire. — Et Raoul ? On raconte qu’il nous déteste au point de projeter de nous anéantir. — Le trône de Raoul n’est guère stable, répondit Rollon en esquissant un sourire. Je crois qu’il aurait tort de trop se fier à sa bonne fortune. Ses ennemis sont prêts à tout pour le chasser. Et ce jour-là, nous saurons monnayer notre appui... Le père posa sa main sur l’épaule du fils et ils s’en retournèrent vers le castel ducal. Une nouvelle et belle journée s’était levée sur la campagne normande. Livre Quatorzième LE DOIGT NOUÉ courait sur le serpent gravé sur la stèle de pierre. Il lui arrivait de ralentir, mais c’était pour mieux accélérer ensuite. Parfois, il revenait en arrière pour insister sur les mots ou des signes. — Tu vois, Skirnir ? fit le vieil homme avec satisfaction. Nos ancêtres ont eu la sagesse de graver pour l’éternité certaines des lois de notre peuple. Et plus précisément sur ces pierres sacrées qui jaillissent du ventre de la terre. Le grand serpent se déroulait sur toute la surface de la stèle et son corps reptilien était recouvert d’une longue suite de runes. Le vieux Sverre ne se lassait jamais de contempler cette trace du savoir et de la sagesse de ses ancêtres. Il avait beau connaître par coeur chacun des signes inscrits sur la stèle, il n’omettait pas pour autant de les lire et de les déchiffrer comme s’il venait de les découvrir. Conformément aux antiques croyances, Sverre savait que l’on régénérait la force magique de l’écriture en lui rendant vie par la lecture. Les runes étaient plus fortes que toutes les haches, plus destructrices que le plus grand brasier et plus tranchantes que la plus fine des lames pour celui qui en possédait le secret. Au fil des années, les hommes du Nord avaient peu à peu perdu les clés de leur signification, mais tant qu’il serait là, ce savoir ne serait pas perdu. — Que signifient-elles, ces runes ? questionna Skirnir non sans impatience. S’agit-il de la fameuse loi dont tu m’as parlé ? — Hihihi, rit Sverre de sa petite voix éraillée. Ce que j’aime chez toi, Skirnir le Roux, c’est que tu n’as rien perdu des travers que l’on reproche à notre peuple. Tu es entêté comme une bourrique, violent comme un chien enragé et plus impatient qu’un étalon en rut ! Ce sont des hommes comme toi qui rendront aux nôtres la conscience de ce qu’ils sont. Même les dieux devront t’être reconnaissants de ce que tu vas accomplir pour eux. Mais bon, je m’égare. Sverre se rapprocha à nouveau du serpent gravé dans la pierre. Il plissa légèrement les yeux puis, de plus en plus, jusqu’à les fermer complètement. Puis il commença à murmurer... — Pour restaurer l’ordre des choses, tu consentiras au sacrifice suprême. Le Chef sera porté devant l’autel de Thor et il y versera son sang. De cette manière, l’ordre sera enfin rétabli sur la terre et dans les enfers. Skirnir avait écouté les paroles de Sverre avec attention. Il réfléchit un court instant, mais cela n’était pas nécessaire. Il avait bien compris le sens de cette loi venue du fond des âges et du coeur des forêts norroises. — Le sacrifice suprême ? demanda-t-il. Il s’agit donc de celui du Chef. Il sera justement châtié pour sa traîtrise en offrant son sang au dieu au Marteau, à Thor l’invincible. — C’est bien ce que je disais, ajouta Sverre avec malice. Tu es un vrai Viking. Certes entêté, brutal et impatient, mais tu sais prendre le temps de tendre l’oreille quand ce sont tes ancêtres qui te parlent. Cette loi est celle qui nous permet d’inverser une situation terrible pour notre peuple. Elle nous offre la clé de l’ordre face au chaos. Le géant roux se caressa la barbe d’un air songeur. Sa résolution était prise. — Je sais à quoi tu penses, Skirnir, conclut le vieux sage. Mais sois prudent. Il n’est dit nulle part dans cette loi que les dieux te protégeront. Personne ne connaît la raison de leurs actes et ils n’ont de comptes à rendre à personne. — N’aie crainte, répondit-il en quittant la petite chaumière de torchis de Sverre le Sage, tu ne seras point inquiété. Tu as fait ton travail de légiste et nul ne sera jamais au courant de notre rencontre. Le serpent de pierre sera l’instrument éclatant de ma vengeance et du triomphe de nos dieux Skirnir prit congé du vieil homme qui le rappela. — Skirnir, attends ! — Oui ? répondit-il. — Désires-tu jeter un oeil sur le livre ? J’ai presque achevé la tâche que tu m’as confiée. Skirnir referma la porte et parut étonné de ce qu’il venait d’entendre. — Presque fini ? s’exclama-t-il d’un ton joyeux. Mais comment serait-ce possible ? Il s’agit pourtant là d’une bien longue et ardue entreprise. — C’est qu’à mon âge, on dort peu, répondit Sverre avec une fausse modestie. Il se dirigea vers un pupitre de bois sur lequel était posé un grimoire relié de cuir. Il le souleva avec peine et le montra à son visiteur. — Voici un livre unique en son genre, dit-il avec fierté. Bientôt tu posséderas le seul évangile de cette terre rédigé en runes... — Formidable ! dit Skirnir en tournant avec précaution chacune des pages de l’évangéliaire. De cette manière, tous les évangélistes qui ont colporté les mensonges du fils du charpentier seront enfin en notre pouvoir. La magie des runes anéantira à jamais le message des Évangiles... — Pas si vite, Viking ! s’écria le vieil homme d’une voix toujours éraillée. Notre affaire n’est pas si simple. Certes, nous pouvons compter sur la force magique des runes, mais il nous faut prendre garde de manier la magie avec précaution et intelligence. Sans quoi, elle pourrait se retourner contre nous. N’oublie pas que le pouvoir des runes est infini. Il nous permet de dévoiler les secrets enfouis, de contrôler leur puissance et même de les détruire. Mais nous devons avancer avec prudence. Skirnir écoutait le légiste, mais il ne pouvait s’empêcher de poursuivre la lecture de ces pages recouvertes d’écritures vikings. Il se surprit à admirer ces phrases honnies à partir du moment où elles étaient rédigées à la manière d’un long serpent de pierre qui courait de page en page en racontant l’histoire d’un dieu à moitié nu cloué sur une croix qui avait eu la faiblesse de croire qu’il serait de taille à combattre les maîtres de Midgard et d’Asgard. — Prends ton temps, Sverre, lui dit-il en refermant doucement le livre. Ton travail est important. Nous allons enfin pouvoir combattre leurs idoles et honorer nos dieux comme ils le méritent. Je suis fier de toi. Sverre émit encore un petit rire aigu pendant qu’il refermait la porte derrière le géant roux. Il regarda avec fierté l’évangéliaire posé sur le pupitre et se dit que si ses yeux lui permettaient, il poursuivrait encore aujourd’hui son travail d’écriture. Livre Quinzième QUE N’AVAIT-IL MAUDIT LA MER pendant la traversée ! Seigneur Harold avait toujours détesté les rouleaux déchaînés, les remous violents, l’eau salée qui baigne le visage et surtout cette terrible sensation de voir remonter son ventre près de la bouche lorsque le navire commençait à tanguer. Il faisait partie de ces hommes qui pensaient que certains étaient faits pour la terre ferme et d’autres pour l’eau. Et entre les deux camps, il avait résolument choisi le sien. Grâce à Dieu, l’accostage en terre normande avait été plus calme. Une fois à terre, il n’avait pas eu non plus à faire face à des bandits de grand chemin tandis qu’il galopait en direction du château du duc Hròlfr que certains nommaient ici Rollon. Ses consignes étaient strictes. À aucun moment il ne devait être vu, il lui fallait agir dans la plus grande discrétion. Heureusement, il pouvait compter sur l’aide des deux envoyés du duc qui le menaient à travers la campagne afin d’éviter les routes trop fréquentées. Lorsque la petite troupe arriva en vue de la demeure de Hròlfr, Harold ne cacha pas son étonnement. Le castel du duc de Normandie n’en avait que le nom. Il s’agissait certes d’une forteresse de nature à résister aux assauts des ennemis, mais il n’y avait rien qui la différenciait d’une grosse ferme fortifiée. Seul signe de l’importance du seigneur qui habitait les lieux, les étendards qui flottaient au vent et quelques entrelacs sur les piliers de bois qui trahissaient l’origine viking du peuple qui résidait ici. Pendant tout le voyage, les écuyers n’avaient pas ouvert la bouche, même pas pour parler du chemin qu’ils empruntaient. Harold fut donc étonné de voir l’un d’entre eux s’adresser à lui quand ils s’approchèrent de l’entrée de la modeste forteresse. — Si quelqu’un te parle, tu diras que tu es un marchand, dit-il avec autorité. Notre seigneur ne tient pas à ce que ta présence soit connue dans l’enceinte du castel. — Ne craignez rien, répondit le Saxon, j’ai l’habitude de me taire lorsque c’est nécessaire. Les trois hommes pénétrèrent dans le fort où régnait, comme de coutume, une forte agitation. Des marchands apportaient les réserves de nourriture, des étoffes et des armes. Les soldats entretenaient la lame de leur épée ou s’entraînaient au maniement de l’arc. Çà et là, des femmes passaient en portant des paniers de victuailles ou de lourdes nasses de linge en osier. Tout cela évoquait plus la place d’un petit village que le fort du glorieux duc Hròlfr le Marcheur, fils du Nord qui tint tête au roi de France, mais Harold prit garde de ne plus rien laisser transparaître de sa surprise. Il se laissa guider jusque dans la bâtisse principale sans que nul ne cherchât à savoir qui il était ou ce qu’il faisait là. Un des écuyers le conduisit dans une grande pièce où étaient exhibés des trophées de chasse et de bataille. Il se dit qu’il devait s’agir d’une vaste antichambre puisqu’on lui demanda d’attendre là qu’on vienne le chercher. Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvrit et un garde l’invita à entrer. Quoique déjà âgé, Hròlfr conservait une apparence robuste. Il faisait partie de ces hommes que le temps paraît renforcer plutôt que détruire. Si ce n’était son visage et ses longs cheveux blonds, rien ne laissait deviner que le duc de Normandie eut été un Viking. Il était habillé à la mode franque et portait une très belle tunique de tissu bleu, rehaussée de fils d’or. Son oeil aiguisé scruta son visiteur un moment, puis il l’invita à prendre place sur un banc. — J’espère que le voyage ne fut pas trop pénible, commença-t-il. J’ai souvenir que la mer ne fait point de cadeau en cette saison. — Certes, Monseigneur, répondit Harold avec empressement, je dois avouer que je ne suis point marin dans l’âme. Mais le voyage justifiait tous les désagréments. Hròlfr le Marcheur prit une cruche de bière et remplit un gobelet qu’il offrit à son visiteur avant de se servir lui-même. — Vous savez que les Vikings ont la réputation d’être de bons vivants, plaisanta-t-il. Vous ne me parlerez donc point tant que votre gosier sera sec ! Harold fut un peu étonné par cette entrée en matière, mais il s’acquitta sans déplaisir de la politesse qu’il devait rendre à son hôte. — Voilà qui est mieux, conclut joyeusement le duc. À présent, dites-moi ce qui vous amène sur mes terres ! — Ma maîtresse, la reine Odgive, m’a prié de vous transmettre un message. — Odgive ? s’étonna Hròlfr. Je pensais qu’elle détestait les Normands ainsi que tous ceux de la race nordique. Le retour chez son père le roi Édouard d’Angleterre lui aurait-il changé les idées au point de vouloir pactiser avec son ancien ennemi ? Harold avait beau être de bonne composition, il ne trouva aucune trace de diplomatie dans les propos du duc de Normandie. La Reine l’avait prévenu, mais il ne put s’empêcher d’en être étonné et surtout, de le montrer. — Ma maîtresse, poursuivit-il un peu gêné, était aux côtés du roi Charles lorsqu’il conclut avec Votre Seigneurie le glorieux traité de Saint-Clair-sur-Epte. — Lorsqu’il fut contraint de signer le traité pour garantir la paix, précisa Hròlfr. Dame Odgive n’a jamais caché son hostilité à celui-ci. Mais n’ayez crainte, nous, Vikings, nous savons oublier le passé pour bâtir le futur lorsque les circonstances l’exigent. — Alors j’en viendrai au fait : ma maîtresse souhaite reconquérir le trône de France pour son fils. L’usurpateur Raoul le vil doit être chassé... Et elle souhaite compter sur votre appui dans cette glorieuse entreprise. — Mais le roi Charles, son époux, n’est point encore mort à ce que je sache, objecta le duc de Normandie. Odgive ne va-t-elle pas un peu vite en besogne ? Seigneur Harold n’était pas habitué à autant de franchise. Il était aguerri aux subtilités du langage de cour et apparemment, celui dont on usait en terre normande n’avait rien à voir avec celui de la cour d’Angleterre. — Le roi Charles est retenu prisonnier à Péronne et par ailleurs, sa santé est défaillante, ajouta-t-il. Il est temps de songer à l’avenir, comme vous le disiez vous-même. Et l’avenir n’est autre que Louis IV, le légitime roi de France. — Je ne suis point en guerre avec Raoul, répondit Hròlfr avec prudence. Que me demande Odgive ? Laisser passer ses troupes ou offrir les miennes ? — La guerre n’est pas toujours la solution de tous les problèmes, glissa Harold à voix basse, vous êtes bien placé pour le savoir... Cette fois, c’était l’émissaire d’Angleterre qui avait l’avantage. Malgré son adresse, Hròlfr ne pouvait nier qu’il venait d’atteindre sa cible. Dès ce moment, il comprit qu’il devrait choisir son camp dans le combat qui se préparait. Livre Seizième EMMA N’AVAIT POINT L’INTENTION de se laisser dicter sa conduite par un petit baron. Fille du roi Robert Ier et de son épouse Béatrice, née de la puissante famille de Vermandois, elle était consciente de l’importance de sa race et ne tolérait pas qu’on lui donnât des ordres. — Majesté, supplia le baron Aymeric, le Roi a demandé à ne point être dérangé. Laissez-moi le prévenir ! — Le jour où je devrai passer par un petit baron pour parler à mon époux n’est point arrivé, lâcha sèchement Emma. N’oubliez pas que je suis reine de France. Raoul doit son élection à la charge royale, à mon dévouement et surtout à l’appui de ma famille. L’infortuné Aymeric était défait. Rien n’entamait la résolution de la souveraine qui s’avançait dans le couloir jusqu’à la chambre du Roi. En désespoir de cause, le baron posa la main sur le bras de l’épouse royale pour l’implorer de ne pas entrer dans la chambre. Emma s’arrêta net et le foudroya du regard. — Messire Aymeric, lui intima-t-elle sur un ton glacial. Ôtez votre main du bras de votre Reine ou il vous en cuira, croyez-moi. J’ai à parler à mon époux d’affaires importantes et sans délai. Le baron exécuta l’ordre d’Emma et soupira profondément. La Reine ouvrit la porte et entra dans la chambre de son mari. Raoul fut dès lors surpris en une posture bien peu royale. Une jeune créature blonde qui ne s’attendait pas à voir surgir la souveraine bondit hors du lit et courut se réfugier dans le fond de la pièce en criant puis en sanglotant. — Très chère femme, s’exclama Raoul. Cela n’est point une manière de vous introduire dans la chambre de votre bon époux. — Je conçois que vous ayez des affaires urgentes à traiter, répondit Emma avec ironie. Ne m’en veuillez point, il se fait que je dois aussi vous entretenir des dernières nouvelles du royaume. De fort méchante humeur, Raoul tendit un doigt impérieux à la jeune fille pour qu’elle quitte la pièce. Vêtue d’un léger drap et dévorée de honte, l’infortunée concubine obéit à son maître et fut contrainte de passer, tête baissée, devant la reine Emma qui la toisa de tout son mépris. Sur ces entrefaites, le Roi était sorti de son lit sans se préoccuper de sa nudité. Il tapa dans les mains et un serviteur lui apporta une tunique qu’il endossa rapidement. — Alors Emma, lâcha-t-il exaspéré, vous aviez à me parler me semble-t-il, qu’attendez-vous à présent ? — Raoul, répondit la Reine sans se laisser démonter, vous n’ignorez pas à quel point vous m’êtes redevable de votre trône. J’exige donc que vous m’écoutiez. Le serviteur et le baron Aymeric comprirent qu’ils n’étaient pas les bienvenus dans la discussion. Ils quittèrent la pièce sans s’attarder. Raoul, lassé des sautes d’humeur de sa mie, s’assit sur le bord du lit de bois sculpté. — Sachez, ma chère, que je dois aussi mon trône à la précision et à la force de mon coup d’épée, répondit-il avec fierté. Il m’a fallu combattre votre frère, l’intrigant Robert de Vermandois ainsi que les Hongrois et les Normands pour me hisser dans la position où je suis. Un roi est avant tout un guerrier et les femmes n’y entendent goutte dans toutes ces affaires militaires. — Il m’arrive parfois de penser que vous ne comprenez pas la gravité de la situation, soupira Emma. Le roi Charles est emprisonné à Péronne, mais ses fidèles n’ont pas désarmé, les ennemis sont à nos portes, votre légitimité est contestée... — Et votre ventre demeure désespérément stérile, coupa sèchement Raoul. L’attaque était franche et un éclair de haine traversa le regard d’Emma. Elle regarda son époux en tentant, sans y réussir, de transformer sa colère en mépris. — Votre assaut est digne de la pire des lâchetés, répondit-elle d’une voix sourde. Je dois reconnaître que les traînées qui se succèdent à belle cadence dans votre couche ne rechignent point à vous combler en bâtards. Réfléchissez, Raoul, au lieu de vous en prendre à votre plus chère alliée ; vous feriez mieux de songer à vos adversaires, de l’autre côté de la mer et aux marches de votre propre royaume. Raoul se leva et regarda son épouse avec curiosité. Il s’approcha d’elle comme lorsque le vent se fait plus doux après la tempête. — Parlez ma bonne, lui dit-il calmement, je vous écoute. — Il est question d’Odgive, fit Emma qui n’attendait que de pouvoir dire ce qu’elle avait sur le coeur. La perfide épouse du couard roi Charles s’est réfugiée à la cour anglaise de son père, mais elle n’a point perdu l’espoir de reconquérir le trône de France pour son cher fils Louis. D’après mes fidèles serviteurs, il m’est revenu que la Reine cherche des alliés. Et tout naturellement, son regard se porte vers la côte normande. Le Roi qui écoutait jusque-là attentivement eut un mouvement de mauvaise humeur. Il leva les yeux et haussa le ton en lui répondant : — Vous voici encore avec Rollon et ses prétendus méchants desseins... Vous ne vous lassez donc jamais de revenir sur vos idées fixes ? — Quand mon interlocuteur est aveugle, répondit-elle avec assurance, je suis contrainte de revenir sans cesse sur le même argument. Ne faut-il point être aveugle pour ne pas voir à quel point tout rapproche Odgive et Rollon ? Le Viking lui doit sa terre, sa position et sa richesse. N’est-ce point Charles qui a signé le traité de Saint-Clair-sur-Epte ? Un traité inique que vous n’avez point eu le courage de briser. — Pourquoi briser la paix alors que la guerre menace tant d’autres parties du royaume ? demanda Raoul. Charles est vivant et abandonné de tous. Dame Odgive est bien loin et rares sont ceux qui se préoccupent de cet insignifiant Louis d’Outremer. Il ne nous manque qu’un fils pour établir notre lignée, voilà tout. Emma enrageait de ne pas réussir à faire entendre sa voix. Sa colère était telle que ses yeux s’étaient embrumés de larmes. Mais il s’agissait bien de larmes de rage, car elle n’était point femme à pleurer par faiblesse. — Raoul, supplia-t-elle, de grâce, écoutez-moi. Les barons vous ont élu parce qu’ils reconnaissent votre ardeur au combat, mais ils craignent de voir une nouvelle race s’emparer du trône de France. Vous ne pourrez point compter sur eux lorsque l’intrigante Odgive et son allié Rollon décideront de vous combattre. — Très chère Emma, répondit le Roi, vous n’êtes décidément point une femme comme les autres. Vous êtes forte et volontaire. À ce titre, je vous respecte et je vous sais gré de tout ce que je vous dois. Mais ne vous mêlez plus des affaires du royaume. Aujourd’hui, nos ennemis nous craignent et il en sera ainsi tant que je pourrai tenir fermement une épée et charger à cheval sur le champ de bataille avec mes compagnons. Quoi qu’il en soit, je prendrai, comme de coutume, vos conseils en compte. Je peux d’ailleurs compter sur quelques hommes qui possèdent leurs entrées auprès de la cour du duc de Normandie. Emma sut qu’elle devait se contenter de cette vague promesse. Pourtant, quand elle quitta la chambre de son époux, elle se dit que sa démarche n’avait point été vaine. Elle savait que Raoul allait réagir. Et de toute façon, elle saurait le lui rappeler en temps opportun... Livre Dix-Septième LE PÈRE CLÉMENT fut tiré de sa lecture par le bruit des sabots des chevaux qui foulaient le sol. L’ecclésiastique s’étonna d’une pareille agitation à une heure où les habitants du hameau avaient l’habitude de rentrer dans leurs chaumières pour y prendre le repas du soir. Les récoltes avaient été bonnes cette année et l’on ne manquait de rien dans la vallée. Le curé supposa qu’il s’agissait d’étrangers voyageurs qui demandaient l’hospitalité pour la nuit. Il remonta rapidement la courte nef de son église et poussa la lourde porte de bois qui séparait la maison de Dieu du monde des humains. Une fois dehors, il jeta un oeil alentour, mais il ne vit rien, si ce n’était deux chevaux qui broutaient un peu plus loin quelques herbes hautes. Le père Clément fronça les sourcils et regarda encore une fois autour de lui. Il n’était pas possible que ces chevaux soient arrivés seuls devant son église. Où étaient passés leurs cavaliers ? Peut-être étaient-ils descendus à la rivière pour se désaltérer après une longue route. Davantage intrigué que réellement inquiet, le prêtre tourna le dos pour rentrer dans sa petite église de bois et de torchis. À ce moment précis, il sentit le contact d’une lame froide dans le creux de son dos. Le curé frémit tandis qu’un gros rire retentit derrière lui. — Alors, mon père, fit une voix d’homme, tu t’imaginais peut-être que ces chevaux étaient guidés par des anges envoyés du ciel ? — Mais, balbutia le père Clément dont le corps était saisi d’un fort tremblement, qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Brusquement, l’ecclésiastique fut projeté à l’intérieur de l’église. Il trébucha sur le pied d’un banc de bois et alla rouler à terre. Lorsqu’il interrompit sa course dérisoire sur le sol, il vit pour la première fois ses agresseurs. Face à lui, se tenaient deux guerriers. Un grand homme aux longs cheveux et à la barbe rousse qui tenait une épée en main et à ses côtés, un autre, plus petit, mais très robuste, qui portait aussi de longs cheveux blonds à la mode viking. Le géant roux s’approcha de lui, l’air menaçant. — Alors, curé, dit-il d’une voix forte, tu as peur ? Tu trembles ? Tu crains que ton dieu pourtant tellement adoré ne vienne pas à ton secours ? Ce serait bien ingrat de sa part, non ? — Mais... répondit le père Clément en tremblant, vous êtes entrés dans la famille de Dieu. Vous vénérez, vous aussi, le Christ notre Seigneur. Ne souillez point sa maison, elle est sacrée. Le guerrier roux recommença à rire de plus belle. En quatre enjambées, il parvint à la hauteur de l’autel sur lequel était placée une sculpture en bois de la crucifixion. Il la regarda un instant avec ironie avant de tendre son épée et de l’abattre sur la sculpture. Le coup était net et violent au point de trancher la tête du Christ qui tomba sur le sol dans un petit bruit sourd et dérisoire. Le Viking revint à la hauteur du curé qui s’était relevé entre-temps. Tandis que Clément s’était réfugié contre le mur en pleurant, le géant roux s’approcha. — Tu vois, curé, dit-il sur un ton faussement désolé, je crois que je viens de souiller ton église. J’ai péché... J’ai peur, vais-je rôtir dans les flammes de l’enfer. Brrrhhh... Je tremble ! Le Viking se remit à rire tandis que son compagnon, comme un enragé, entreprit de tout casser dans l’église. Il commença par arracher les deux tapisseries qui ornaient les murs avant de renverser les bancs. Il brisa ensuite les croix et une statue de la Sainte Vierge en pierre qu’il jeta à terre. Impuissant, le père Clément assistait à la destruction de ce qui faisait jusqu’à ce jour sa plus grande fierté. Il avait beau implorer la miséricorde divine au plus profond de lui-même, il n’y avait personne pour lui venir en aide. Tout d’un coup, Skirnir le Roux cessa de rire. Son expression se fit subitement menaçante et il se dirigea vers le curé. — Bon, j’ai assez perdu de temps, cria-t-il. Tu vas me dire où tu caches ton trésor... On m’a dit que tu avais de l’argent ici, alors n’essaie pas de me mentir, car cela risquerait de te coûter cher. — Mais Seigneur, supplia l’ecclésiastique, il n’y a pas de trésor ici... Je ne suis que l’humble curé de cette petite église. Vous savez, les gens sont très pauvres dans la région. — Je connais bien les menteurs de ton espèce, cria de plus en plus fort Skirnir en le prenant à la gorge. Ils profitent des deniers que leur donnent sottement les habitants des villages pour s’enrichir et engraisser leurs évêques. Alors, si tu refuses de m’écouter, tu risques de regretter ton entêtement. Le père Clément finit par incliner la tête et courut vers le choeur de l’église. Il poussa une petite porte noire qui communiquait avec la sacristie où étaient entreposés tous les objets du culte. Il en ressortit bien vite en portant un coffret recouvert de cuir et orné de ferronneries. Il le porta au Viking qui, entre-temps, avait été rejoint par son compagnon. — Voilà qui est plus raisonnable, dit Skirnir en souriant. Pourquoi faut-il toujours que les serviteurs de ce prétendu dieu soient aussi menteurs et lâches ? Peut-être parce que leur dieu est le plus grand des couards... — De grâce... Ayez pitié, mon seigneur, implora le père Clément. Le duc Rollon est notre maître, il s’est placé sous la protection de notre Sainte Mère l’Église. Songez à lui. — Hròlfr le Marcheur est un traître et il est temps que tout le monde le sache, lâcha Skirnir d’un ton méprisant. Olav ! Il fait froid dans cette église. Je crois qu’il serait temps de la livrer aux flammes. Aux flammes de nos dieux et aux flammes de leur diable. L’autre Viking sourit et saisit un candélabre avec lequel il enflamma une tapisserie qu’il avait jetée au sol. L’angoisse se lut dans le regard du curé. — Non ! cria-t-il, vous n’avez pas le droit de détruire cette maison. Je vous empêcherai de commettre pareil péché. — Silence ! lui intima Skirnir. Décidément curé, tu geins beaucoup trop... Tu as même réussi à me fatiguer, moi qui étais de si bonne humeur aujourd’hui... Il sortit son épée et la plongea dans le coeur du curé qui n’avait pas vu venir le coup. L’homme s’affaissa dans son sang qui avait commencé à se répandre sur le plancher de l’église. Mais déjà, Skirnir ne regardait plus sa victime. Il avait fait sauter les fragiles ferrures du coffre et observait son contenu en faisant la moue. — Par Thor, lâcha-t-il, contrarié, le butin ne valait pas toute la peine que nous nous sommes donnée. — Allons-y, Skirnir, s’écria Olav. Le feu a bien pris, il ne restera bientôt plus rien de l’église. Skirnir serra le coffre contre lui et courut à l’extérieur. Sa bonne humeur semblait être revenue. — Enfin, cela nous offre toujours un avant-goût des réjouissances qui seront les nôtres le jour où Hròlfr aura mordu la poussière. Le pays regorge d’églises à piller et de curés à saigner. Les chrétiens n’ont pas fini de trembler, crois-moi ! Il ne fallut qu’un instant aux deux hommes pour sauter sur leur monture et repartir au galop. Au moment où leurs silhouettes disparaissaient dans le lointain, les habitants du hameau avaient commencé à se presser devant leur église. Mais ils n’eurent que le temps de voir le petit clocher de bois s’effondrer. Les flammes avaient déjà eu raison de la maison de Dieu. Livre Dix-Huitième L’ARCHEVÊQUE FAISAIT PARTIE des rares privilégiés qui étaient toujours assurés d’être reçus par Rollon. Depuis son établissement en Normandie, le duc avait veillé à entretenir d’excellentes relations avec l’Église qui constituait un de ses plus solides appuis. Malgré cette bonne volonté, l’évêque aurait été incapable de dire si la conversion de son ouaille la plus prestigieuse était complètement sincère. L’ecclésiastique faisait partie de ces hommes qui pensaient, non sans raison, que les coeurs pouvaient difficilement renier ce en quoi ils avaient cru avec autant d’ardeur. Comme l’affirmait le proverbe, il était plus facile de changer de tunique que de Foi et l’évêque estimait qu’il lui fallait surtout accompagner le long cheminement spirituel qui finirait, à n’en point douter, par mener le duc sur le sentier de la lumière de Dieu. Malgré ses doutes et sa prudence naturelle, l’évêque reconnaissait que le chef des Normands agissait dans le plus grand respect de Jésus-Christ et de son Église. Rollon ne s’attendait donc pas à une pareille entrée en matière. — Bonjour, Seigneur Évêque, dit le duc en l’accueillant dans la salle d’armes. Que me vaut le plaisir de vous rencontrer de si tôt matin en mon castel ? — Il n’est guère question de plaisir dans cette affaire, répliqua sèchement l’homme d’Église. Monseigneur, sachez que ma patience est à bout. Si vous ne mettez point bon ordre au sein de vos rangs, je serai contraint de requérir l’aide des troupes du roi de France. Aujourd’hui, je ne puis plus permettre de pareils excès... — Mais calmez-vous ! répondit Rollon avec grand étonnement. De quoi voulez-vous donc parler ? Je ne suis point au courant des excès dont vous me parlez. Précisez vos griefs. L’évêque faisait les cent pas dans la grande salle au plafond soutenu de larges poutres de bois décorées d’entrelacs. Une fois de plus, il se demandait si le duc disait la vérité ou s’il cherchait à endormir sa méfiance par d’innocentes paroles. — Monseigneur, répondit l’évêque en tentant de reprendre son calme. Comprenez mon indignation. Hier dans la soirée, deux hommes se sont introduits dans l’église Saint-Jacques du hameau de Méan. Ils se sont emparés du pauvre tronc à offrande de la maison de Dieu après avoir occis le curé. Puis, ils se sont enfuis, non sans avoir bouté le feu à l’édifice. Toute la population du village a assisté, impuissante, à la destruction de sa chère église. Ces braves gens sont arrivés trop tard, mais à temps pour voir les deux assassins quitter au galop le lieu de leur forfait. — Et alors ? demanda le duc non sans appréhension. Qui étaient-ils ? — Il s’agissait de deux Vikings, Monseigneur... dit l’évêque en soutenant le regard du duc. Apparemment un grand homme roux et un autre guerrier blond, plus petit. La description manque de précision, mais les hommes étaient déjà loin quand les villageois les ont vus. Rollon comprenait mieux, à présent la raison de la mauvaise humeur de l’ecclésiastique. À vrai dire, il n’était pas réellement étonné par ce qu’il venait d’apprendre. Depuis la signature du traité de Saint-Clair-sur-Epte, ce n’était pas les exactions qui avaient manqué. Ne dit-on pas qu’il y a toujours quelques mauvais poissons dans une belle nasse ? Sans hésitation ni faiblesse, il avait puni avec sévérité tous ceux qui avaient été pris la main dans le sac. Mais il ne pouvait pas soupçonner tous ses frères sans prendre le risque de voir contesté jusqu’à son propre pouvoir. Le duc n’était certes pas surpris par de tels agissements, mais il conservait l’espoir de voir ses hommes changer avec le temps et accepter leur nouvelle condition. En l’occurrence, il y avait surtout ce mot « roux » qui avait retenu son attention. Se pouvait-il que son propre cousin fût mêlé à un pareil forfait ? Le duc sentit que le sang de la colère commençait à bouillir dans ses veines. Il prit dès lors sa résolution en ayant la ferme intention de s’y tenir : il faudrait que Skirnir s’explique avec franchise et, le cas échéant, qu’il paie. — Je conçois votre désarroi, dit-il à l’évêque. Sachez que j’agirai avec sévérité et célérité pour rendre justice dans cette affaire. Les coupables seront retrouvés et châtiés de manière exemplaire. Chaque serviteur de Dieu doit se sentir en sécurité sur nos terres et nous ferons reconstruire, sur notre cassette personnelle, une nouvelle église dans le hameau de Méan. — Soyez béni, répondit l’évêque en signe de gratitude. Par votre geste, vous soulagerez déjà ces pauvres gens qui ont été blessés jusque dans leur chair par le drame qu’ils ont vécu. L’ecclésiastique se retira et le duc s’empara d’une cruche d’argile qui était posée sur la table centrale. Il la brandit et la jeta violemment à terre en proférant un vieux juron viking qu’il tenait de son père. Par Thor, ce gros porc de Skirnir allait enfin payer le prix de ses traîtrises. Livre Dix-Neuvième UN LONG LACET DE CUIR brun tenait le volume fermé. Les petits doigts noués défirent le lien avec un calme remarquable qui contrastait avec l’impatience de Skirnir. — Ne sois pas pressé, Skirnir, plaisanta Sverre le légiste. Depuis que tu es enfant, je te répète que les victoires sont acquises à ceux qui savent prendre le temps d’attendre. Un jour, ton empressement finira par te perdre ! — Nos affaires avancent, vieux filou, répondit Skirnir en souriant. Un envoyé du roi Raoul est venu ce matin. Le Roi franc craint que Hròlfr pactise avec Odgive pour restaurer la dynastie carolingienne. Raoul est prêt à nous aider pour combattre le duc de Normandie et ses alliés... Les jours de Hròlfr le traître sont comptés, tu peux me croire ! Sverre posa le livre sur la table de sa chaumière. Il l’ouvrit avec précaution et commença à en tourner les pages. Malgré le poids des ans, ses petits yeux pétillaient. Il était fier de l’oeuvre considérable qu’il venait d’accomplir. — Le voilà enfin, dit-il à voix basse. L’évangéliaire des quatre compagnons de leur dieu Jésus-Christ. Pour la première fois, il a été traduit dans la langue sacrée des runes. Avec la force magique de l’écriture de nos ancêtres, nous vaincrons le dieu des lâches et des faibles. — Tu as fait du très beau travail, s’exclama Skirnir avec admiration. Ce livre ne me quittera plus. Dès que nous nous serons occupés de Hròlfr, il deviendra notre meilleure arme pour combattre le Christ. Thor, Odin et tous ceux d’Asgard seront à nos côtés pour l’anéantir. Les Vikings donneront le signal de cette glorieuse reconquête. Et tu en auras été un des plus dignes artisans. — Souhaitons que je sois encore parmi vous, soupira Sverre en se rendant à la hauteur de la porte qui était restée entrouverte. Je sens chaque jour les assauts que livre la vieillesse contre ma fragile forteresse. Je ne pourrai plus résister longtemps à ces sombres coups de boutoir... Mes jours sont comptés... — Silence ! lui intima Skirnir, tu nous enterreras tous, d’ailleurs, je... Soudain, Sverre leva le bras pour lui demander de se taire. Le vieux légiste alla jeter un coup d’oeil au-dehors quand la porte s’ouvrit violemment. Quatre hommes armés s’introduisirent dans la maison et firent tomber à terre le vieux Sverre. Ils se précipitèrent vers Skirnir le roux qui sortit instinctivement son épée de son fourreau. — Mais, s’écria-t-il en voyant les quatre guerriers normands qui couraient vers lui, que me voulez-vous ? Attention, mes frères, vous allez tâter de la lame de mon épée ! — Ordre du duc Rollon, cria l’un des gardes. Nous devons te mener à lui sans délai. — Vous allez le regretter, menaça encore Skirnir. Il était trop tard. Il était déjà ceinturé par les gardes. Avec peine, Sverre avait réussi à se relever. Obéissant à un réflexe de sauvegarde, il alla prendre l’évangéliaire et le posa précautionneusement sur le pupitre. Il jeta un regard complice à Skirnir qui lui répondit par un petit sourire. La situation n’était guère favorable au géant roux, mais pour l’heure, l’arme propre à combattre le dieu des chrétiens était sauvée. Livre Vingtième HRÒLFR DESCENDIT LES MARCHES qui menaient à la prison du château. De dimension modeste, elle ne comptait que deux cellules où demeuraient généralement peu de temps les prisonniers qui attendaient d’être exécutés. Les gardes saluèrent le duc et le menèrent à la cellule où avait été enfermé Skirnir le Roux. Hròlfr donna l’ordre qu’on le laissât seul. Bientôt, il se retrouva face à la cellule de son cousin. — Skirnir, commença-t-il d’une voix sévère, cette fois, tu as poussé ma patience à bout. Il me manquait encore des preuves de tes exactions, mais à présent, je les possède. — Je ne te dois rien, Hròlfr, répondit Skirnir sans se lever. Je suis né du même sang que toi. Mais contrairement à toi, moi, je n’ai pas trahi mon sang. Tu sais ce que je pense des traités que tu nous as fait signer, du dieu que tu nous as fait embrasser, de la paix des lâches que tu nous fais subir... Je ne suis point homme à cacher ce que je pense. Toutefois, je ne comprends pas de quelles exactions tu parles. Hròlfr le Marcheur regarda son cousin avec férocité comme le chasseur examine un animal sauvage pris au piège. — Skirnir, poursuivit-il, tu ne vas pas oser me dire que tu ne connais pas le village de Méan ? Ni son église ? Tu n’as probablement rien à voir avec l’incendie de la maison de Dieu, la mort de son curé ou le vol de son coffre ? — Je ne vois pas de quoi tu parles, répondit son cousin avec aplomb. Tu ne penses quand même pas que Skirnir le Norrois s’abaisserait à ce genre de larcin ? — Tu n’es point à un mensonge près, Skirnir, lâcha Hròlfr d’une voix sourde. Depuis des années, tu n’attends que le moment opportun pour me faire trébucher. Ma regrettée Freya m’avait prévenu à maintes reprises, mais j’ai préféré fermer les yeux. Tu rêves de prendre ma place et de revenir en arrière. Mais notre peuple vit libre et heureux sur cette terre. Et après moi, ce sera à mon fils Guillaume de les gouverner. Skirnir se décida enfin à se lever. Il s’approcha des barreaux de sa geôle et parla à son cousin à voix basse. — Nous sommes issus du même sang, continua-t-il. Tu le sais, nous sommes les deux faces de ce peuple qui est le nôtre. Allez, Hròlfr le Marcheur, ne donne pas raison à nos ennemis en t’attaquant à ta famille. Tu sais très bien que nos meilleurs soldats me font confiance. Si je reste trop longtemps dans cette prison ou pire, si tu décides de me châtier pour un crime que je n’ai pas commis, tu feras face à la révolte de nos guerriers. Ce n’est que parce que nous sommes tous les deux à la tête de ce peuple qu’il a accepté de te suivre dans cette vie nouvelle. Ne l’oublie pas. Le duc se retira de deux pas. Les paroles de Skirnir avaient semé le trouble dans son esprit. Il pensait qu’il avait été le premier à jouer un double jeu depuis son arrivée sur cette terre, mais son pragmatisme avait des limites. Il fallait à la fois donner le change aux nouveaux alliés tout en ne trahissant pas son peuple. Il devait vénérer son nouveau Dieu sans oublier les anciens. Jusqu’à présent, il avait parfaitement réussi, mais les choses semblaient subitement plus difficiles. — Skirnir, lui dit-il, je n’ai jamais trahi les liens du sang ni la confiance de mon peuple. Aujourd’hui, je vais faire semblant de te croire, mais sache que je ne suis pas dupe... Je ne te pardonne pas, je te donne une dernière chance. En souvenir de nos vaillantes luttes et de la parole de nos ancêtres, tu es libre. Mais prends garde, Skirnir, je t’aurai à l’oeil. Hròlfr se retourna et quitta la pièce pour s’engager dans l’escalier. Il appela les gardes et leur donna l’ordre d’ouvrir la cellule où était détenu Skirnir. Rollon gravit les marches. À ce moment précis, une désagréable impression envahit tout son être. Il éprouva comme la sensation inquiétante de tourner le dos à l’homme qui voulait précisément lui planter un poignard entre les omoplates. Livre Vingt et Unième LES SERVANTES DU PALAIS s’inclinèrent respectueusement en voyant Odgive faire son entrée dans la grande salle d’apparat. Sans leur jeter un coup d’oeil, la Reine passa devant elles et apostropha son fils qui était assis sur un siège à côté du trône. — Louis, s’exclama-t-elle, combien de fois vous ai-je dit de vous tenir bien droit sur votre siège ? N’oubliez pas que celui-ci sera un jour un trône et que vous devrez inspirer le respect et la crainte à vos sujets. Quand je vous vois, avachi de la sorte, j’ai parfois l’impression de retrouver votre père. Pauvre Charles, s’il avait pu le faire, il aurait reçu les ambassadeurs, couché dans sa litière comme les anciens rois fainéants, fils de Mérovée. L’impérieuse Odgive n’hésitait jamais à réprimander son fils en public, comme s’il n’avait été qu’un gamin pris en flagrant délit de maladresse. Louis avait beau être habitué au traitement que lui faisait subir sa mère, il n’en éprouvait pas moins une terrible honte. Le prince prenait un air renfrogné tandis qu’il se redressait pour obéir à sa mère. Déjà Odgive ne le regardait plus, elle lança un ordre au garde qui était posté à la porte de la salle. — Fais entrer Harold ! Odgive prit place sur le trône du Roi son père comme elle avait coutume de le faire pour recevoir ses visiteurs. Elle jeta un dernier coup d’oeil sur son fils afin de s’assurer que celui-ci se tenait correctement. Harold fit ensuite son entrée et se dirigea vers les trônes des souverains. Il effectua deux révérences devant la mère d’abord, et le fils ensuite. — Trêve de convenances Seigneur Harold, lâcha sèchement la Reine. Vous avez des nouvelles de Normandie. Quelle fut la réaction de notre bon compère, le duc Hròlfr dit Rollon ou Robert ? — Excellente Madame, répondit Harold avec empressement. Je dois à la vérité de dire qu’il a commencé par douter. — Ces sauvages ne sont point réputés pour la vivacité de leur esprit, dit-elle avec mépris. — Certes, poursuivit Harold, mais à force d’explications, il a fini par se rendre à nos arguments. Sous le sceau du secret, il a même accepté de nous céder ses hommes pour combattre les troupes de l’usurpateur Raoul. — Es-tu convaincu de sa sincérité ? demanda Odgive avec incrédulité. — Il n’attend qu’une parole de la part de Votre Majesté, répondit Harold avec assurance. Je me porte garant de la parole de Hròlfr le Marcheur. Odgive se frotta le menton avant qu’un sourire ne vienne illuminer son visage. Elle jeta un coup d’oeil sur son fils qui attendait la réaction de sa mère pour adapter son comportement en conséquence. — Au nom de mon fils, Louis, quatrième du nom, finit par déclarer Odgive, je te suis très reconnaissante de la mission que tu viens d’accomplir. L’appui du duc de Normandie garantit un avantage décisif dans la lutte qui nous oppose à nos ennemis. Tu seras récompensé à la hauteur du service rendu, crois-le bien. Elle jeta ensuite un bref regard à son fils qui comprit ce qu’elle attendait de lui. — Vous avez toute ma gratitude, Messire Harold, fit le jeune homme. Harold s’inclina devant le jeune prince, puis devant la Reine. Il se retira ensuite, comprenant que l’audience était achevée. Le garde le reconduit à l’extérieur de la salle du trône et les dames de compagnie sortirent à leur tour, laissant Odgive et son fils seuls. — Nos affaires progressent bien, Louis, dit alors Odgive sur un ton satisfait. Si nous pouvons compter sur l’appui du sauvage Hròlfr, ce chien de Raoul ne tiendra pas bien longtemps. Le Viking s’acquittera de la dette qu’il nous doit et une fois que tu seras fermement établi sur ton trône, nous ferons comprendre à ces hérétiques qui est le véritable maître au royaume de France. Odgive se leva et alla chercher deux bâtons de cérémonie qui étaient posés contre le mur de la salle. Elle les donna à son fils qui ne comprenait pas où sa mère voulait en venir. — Tiens, Louis, dit-elle avec autorité, imagine-toi que tu tiens fermement en main les sceptres du royaume de France. Entraîne-toi à les porter correctement et surtout, dignement. Avec toute la majesté dont le roi de France doit savoir faire preuve. Pendant que le jeune homme se conformait aux ordres de sa mère, Odgive sentait que ses pensées l’emmenaient déjà très loin de ce palais, de l’autre côté de la mer. Elle brûlait de voir son fils ceindre la couronne de ses ancêtres et d’oublier le calamiteux règne de son trop faible époux. Louis IV serait l’instrument de la restauration de la grandeur carolingienne, et ce, grâce à la force de la volonté de sa mère. Livre Vingt Deuxième LES DEUX CHEVAUX galopaient à belle allure dans la campagne normande où le soleil commençait à réchauffer la tête des arbres. À cette heure du jour, le terrain était encore humide et les sabots des chevaux s’enfonçaient dans la terre sans remuer de poussière. Hròlfr ralentit quelque peu la course de sa monture pour revenir à la hauteur de son compagnon Olav. — Quelle idée saugrenue a eue l’évêque de me convier de si bonne heure à l’église Saint-Jacques pour recueillir ma confession ! D’ordinaire, nous nous rencontrons à la chapelle du palais... — Oui, Seigneur, répondit Olav, la voix saccadée par le galop de son cheval, l’évêque m’a baillé que l’attaque de l’église de Méan justifiait un pareil changement. Le sanctuaire Saint-Jacques est réputé pour l’excellence de ses reliques... — Tout s’éclaire ! s’exclama Hròlfr en riant. Je constate que ce diable d’évêque s’attend à nouveau à ce que je fasse pénitence. S’il n’est besoin que de cela pour apaiser ses craintes, je ne le décevrai pas ! Hròlfr partit d’un grand éclat de rire et donna un coup de talon dans les flancs de son cheval quand il aperçut la silhouette compacte de la petite église de Saint-Jacques. L’accès en était gardé par un muret de pierres hautes qui courait tout autour de l’édifice. Des attaques qu’elle avait subies par le passé, l’église avait conservé une apparence de vaste demeure fortifiée qui devait plus à l’architecture militaire que religieuse. Malgré son âge, Hròlfr sauta avec agilité de son cheval et le fit pénétrer dans la cour. Quelques instants plus tard, Olav fit de même. De fort bonne humeur, le duc de Normandie gravit les quatre marches du perron de l’église et cria : — Ohé, l’Évêque ! Vous ne venez donc point accueillir votre duc ? Sans attendre la réponse, il poussa la porte et pénétra dans le sanctuaire. Il fut surpris par l’obscurité qui y régnait. C’était un peu comme si, en l’espace d’un battement de paupières, la nuit avait cédé sa place au jour. Hròlfr fit quelques pas dans l’église, le temps pour ses yeux de s’accoutumer à l’obscurité ambiante. Puis, il marqua un bref arrêt et parla à nouveau. — Messire Évêque ? Où puis-je vous rejoindre ? — Dirige-toi vers l’autel, Hròlfr le Marcheur, fît une voix grave venue du fond de l’édifice. Intrigué, le duc obéit à l’injonction. Tout en tenant le pommeau de son épée, il se dirigea vers le maître-autel et puis s’immobilisa à nouveau, comme s’il attendait un nouvel ordre. Celui-ci ne tarda pas. — Signe-toi devant Dieu et ensuite soulève la tapisserie posée sur la table de pierre. Hròlfr se signa en regardant le Christ en croix qui pendait dans le choeur. Ensuite, il souleva la riche tapisserie qui était ornée de croix à entrelacs ornées de fils d’or. L’obscurité demeurait profonde et il lui fallut quelques secondes pour reconnaître le motif qui ornait la pierre. Il ne s’agissait pas d’un autel, mais d’une stèle gravée sur toute sa hauteur. Le Normand reconnut instantanément la figure du serpent de la loi dont le corps était orné de runes sacrées. — Mais, s’exclama le duc en portant sa main sur son épée, que signifie cette mascarade ? À ce moment précis, plusieurs torches s’allumèrent au fond du choeur. Une dizaine de compagnons de Hròlfr apparurent comme autant de créatures issues des profondeurs de la nuit. Au centre, Skirnir le Roux fit un pas en avant. Il portait la tenue de cérémonie des anciens Vikings norrois. À sa droite, Olav avait rejoint le groupe. — Salut à toi, Hròlfr le Marcheur, ou devrais-je dire, duc Rollon des Normands, commença Skirnir. Nous sommes heureux de constater que tu n’as point oublié la figure sacrée du serpent de la loi. Apprends que c’est lui qui t’a donné rendez-vous dans cette église. Il est accompagné de tous nos dieux ainsi que des forces célestes qui font souffler le vent, tomber la pluie, tonner les éclairs et engraisser la terre. — Que me voulez-vous ? cria Hròlfr en dégainant son épée. Si vous avez décidé de me tuer, croyez que je me battrai pour vous envoyer aux enfers ! Réjouissez-vous, il n’existe point de plus belle mort que celle qui vous fait tomber au combat ! Le vieux Sverre le légiste fit à son tour un pas en avant et apparut dans la lumière. Il désigna le serpent de pierre avant de lever les bras vers le ciel en signe d’invocation. — Hròlfr le Marcheur, dit-il avec solennité. Le conseil des sages du peuple du Nord s’est réuni pour te signifier la loi de Thor. Jadis, tu as refusé d’user de l’Arme de Dieu pour emporter la victoire. Depuis lors, tu as bafoué nos dieux, piétiné nos croyances, affaibli nos coeurs et corrompu notre courage. Nous sommes tous des fils d’Odin, de Freya et de Thor et nous leur resterons fidèles. Nous sommes résolus à retrouver l’ordre ancien et nous nous fions à la loi du serpent. — Vous n’avez point le droit de me juger, tonna Hròlfr avec rage. Si tu es légiste Sverre, tu le sais mieux que quiconque. — Tu connais aussi bien que nous la loi du serpent, poursuivit, impassible, le vieil homme. Lorsque les hommes veulent restaurer l’ordre des dieux, il leur faut accomplir le sacrifice suprême. Nous devons te tuer et répandre le sang de notre chef félon sur l’autel du serpent. De cette manière, nous apaiserons le courroux des dieux et nous restaurerons l’ordre naturel. Le duc se précipita sur Sverre avec son épée et lui trancha la gorge d’un coup puissant. — Crève ! hurla Hròlfr. Les autres membres du conseil se jetèrent alors sur lui. L’homme se débattait comme un beau diable, mais il avait le nombre contre lui. Il ne réussit qu’à blesser Olav avant d’être capturé comme un animal sauvage et ceinturé jusqu’à ne plus pouvoir bouger. Skirnir s’avança devant lui. Il portait un poignard au manche d’os. L’arme rituelle était ornée de runes qui couraient jusque sur la lame. — Tu connais la loi de notre peuple, dit le géant roux en levant le poignard, tu en as longtemps été le maître. À présent, tu vas payer le prix de tes trahisons pour sauver ton peuple. L’acte que nous devons accomplir nous remplit de chagrin, mais il ne s’agit pas seulement d’un sacrifice pour aujourd’hui, il s’inscrira dans la nuit des siècles et des siècles. — Tu te trompes, Skirnir ! cria Hròlfr sans chercher à implorer sa pitié. Nous avons réussi à faire vivre nos dieux en bonne intelligence avec leur Christ sur cette terre. En répandant à nouveau le sang, tu ouvriras une nouvelle ère d’errance et de violence pour notre peuple qui se poursuivra à travers les siècles. Déjà, Skirnir n’écoutait plus les paroles de son cousin. Pendant que ses compères tenaient fermement Hròlfr le Marcheur, il plongea le couteau dans le coeur de son cousin en poussant un grand cri de victoire. — Thor ! Odin ! Acceptez ce sacrifice et rendez à notre peuple la foi en son destin, en sa force et en sa supériorité. Et surtout, offrez-nous la victoire sur le petit dieu des couards. Le corps inanimé du duc de Normandie tomba à terre pendant qu’Olav recueillait le sang qui coulait dans un calice. Alors qu’il était encore chaud, il le versa ensuite sur la stèle au serpent et tous reprirent le cri de victoire de Skirnir. — Hurrah ! Hurrah ! Hurrah ! Puis, ils reprirent en brandissant leurs épées • — Thor ! Odin ! Thor ! Odin ! À l’extérieur de la petite église Saint-Jacques, le soleil brillait. Une belle journée de printemps commençait sur la riche terre normande qui venait de perdre son premier duc. Livre Vingt-Troisième LA NOUVELLE S’ÉTAIT RÉPANDUE à la vitesse du feu qui ravage une forêt de pins. La mort accidentelle du duc de Normandie avait plongé non seulement l’entourage de Hròlfr le Marcheur, mais aussi le peuple tout entier dans la plus grande affliction. Ceux qui étaient informés de la conjuration n’osaient pas en parler, de peur d’être démasqués alors que les autres se reprochaient de ne pas avoir pu empêcher le drame. Il fallait reconnaître que la mort du seigneur se révélait particulièrement horrible. À la fin du jour, on avait retrouvé le corps du duc embroché dans un piège à sangliers. Le fier Norrois, tué comme un vulgaire animal sauvage entièrement vidé de son sang, il y avait de quoi se lamenter. Skirnir avait été le premier à s’étonner de l’émotion causée par la mort de son cousin. Le plan qu’il avait si patiemment composé paraissait s’évanouir comme un fétu de paille emporté par le grand vent du nord. Le géant roux comptait sur la fidélité de ses hommes pour l’élire duc à la place du fils du défunt, mais rien ne se passait comme il l’avait escompté. Dès l’annonce de la mort de Hròlfr, tous les barons s’étaient réunis dans la cour du castel et avaient acclamé le nouveau duc Guillaume Longue Épée. Visiblement ému, le jeune homme avait été hissé sur un pavois et reçu les armes de son père disparu. Même ceux qui avaient étroitement participé au complot avaient été troublés par l’adhésion autour de la personne du fils de Hròlfr. Skirnir avait senti la rage le submerger au moment précis où il avait vu Olav mettre un genou à terre devant le fils de l’homme dont il avait été un des assassins. Un messager de l’intrigante reine Odgive avait porté une missive de Londres. La souveraine y témoignait tout son attachement pour le duc défunt et assurait son fils Guillaume de son plus indéfectible soutien. Un ambassadeur venu de la cour du roi Raoul avait porté le même message où il était question d’amitié et de fidélité à la Couronne. Raoul insistait sur le traité signé par leurs prédécesseurs qui restait toujours en vigueur parmi les successeurs. Skirnir le Roux vécut comme une nouvelle trahison cette missive de l’homme qui, il y a peu encore, était prêt à s’associer à lui pour combattre Hròlfr le Marcheur. Quelques jours après la mort du duc de Normandie, Skirnir avait réuni, à grand-peine, les membres de la conjuration dans le souterrain où ils s’étaient retrouvés la première fois. Le géant roux qui paraissait victorieux, il y a peu encore, était à présent à terre. Il lui restait cependant une dernière flèche à tirer. — Compagnons, commença-t-il en scrutant les regards comme l’aurait fait Hròlfr, nous avons rendu un fier service à notre peuple. Cependant aujourd’hui des vents contraires nous font dériver. Mais nous devons poursuivre notre combat jusqu’à son terme. Vous n’avez pas manqué de courage jusqu’ici et nous avons vaincu. Tenez bon ! — Nous avons vaincu ? demanda Olav. Le fils de notre ennemi est aujourd’hui sur le trône de son père et les bruits les plus fous commencent à courir sur la mort de Hròlfr le traître. Certains vont jusqu’à affirmer que des barons sont associés à sa disparition. La situation devient dangereuse pour nous. Skirnir s’attendait à cette réaction. Il ne se laissa donc pas impressionner et poursuivit. — Je vous l’ai dit, nous avons vaincu. Je reconnais que les événements n’évoluent pas exactement comme je l’aurais espéré. J’ai vu aussi comment certains parmi vous ont trop facilement juré fidélité au fils du Marcheur. Toutefois, je serai magnanime : l’heure n’est plus à la vengeance, notre combat est légitime et il s’inscrit dans la longue traversée des siècles. Voici la décision que j’ai prise... Le géant roux attendit quelques instants, le temps de jauger les réactions de ses compagnons. Il venait de parler comme un chef et c’était en qualité de chef qu’il mènerait ses hommes à une nouvelle bataille. — Je me suis trompé quand je pensais que notre principal ennemi était Hròlfr le faible... J’avais sous-estimé la force d’un autre ennemi qu’il nous faut à tout prix combattre sans répit. Cet ennemi n’est autre que la terre de Normandie où nous nous sommes établis. Elle nous a fait oublier nos dieux et renier nos traditions ancestrales. Pour combattre cet ennemi et honorer à nouveau nos dieux comme ils le méritent, nous devons quitter cette terre pour mieux y retourner plus tard. Mais cette fois, nous ne reviendrons pas dans la position des lâches quémandeurs. Nous reviendrons en fiers conquérants et nous ferons trembler tous ceux qui aujourd’hui prétendent nous narguer. L’incrédulité se lisait sur tous les visages. Skirnir parlait-il sérieusement ? Comment pourraient-ils quitter une terre qui leur avait apporté l’abondance, le bonheur de leur famille et la chaleur ? Le géant roux comprit les réticences de l’assistance et assena son dernier argument. — Regardez, dit-il en désignant un lourd coffre de bois. Nous ne partirons pas les mains vides. Nous embarquerons avec le trésor du duc de Normandie. Nous aurons de quoi nous équiper, acheter les meilleurs bateaux et nous nourrir sans compter. Par Odin ! Par Thor ! Pour la victoire ! Les hommes présents se concertèrent. En bons Vikings, ils n’obéissaient pas aveuglément à un ordre qui ne leur semblait pas légitime. Ils menèrent leur étrange conciliabule, là, dans le souterrain, sous l’oeil de celui qui prétendait devenir leur nouveau chef. Après une dernière hésitation, ils tapèrent dans leurs mains et se retournèrent. Ils avaient décidé de suivre une fois encore Skirnir et lancèrent leurs traditionnels « Hurrah », cris de joie et de victoire. Dans ce souterrain à l’abri de tous les regards, le destin de quelques Normands irréductibles venait de basculer. Livre Vingt-Quatrième Aux PREMIÈRES HEURES du jour, une vingtaine d’hommes se rendit sur la côte normande. Un drakkar prêt à appareiller les attendait. Le drekiskip – bateau dragon – qu’ils avaient choisi était un langskip, un bateau long pourvu d’une trentaine de bancs de nage. Son fond plat associé à sa forme taillée comme la lame d’une épée en faisaient un véritable coursier des mers qui volait sur les flots plus qu’il ne les fendait. La figure de proue en forme de dragon n’avait point été taillée dans le seul but d’effrayer les ennemis. Elle possédait aussi une vocation religieuse et magique. Pour accomplir un aussi long voyage, il s’agissait de se placer sous la protection des anciens dieux qui avaient toujours accompagné les épisodes glorieux des sagas vikings. Nul ne doutait que le dragon serait un précieux intercesseur auprès d’Odin le Borgne. Skirnir le Roux était déjà monté à bord. Il compta non sans appréhension le nombre de ceux qui avaient accepté de le suivre. À sa grande satisfaction, il constata que tous l’avaient rejoint, même l’inconstant Olav. Dès que l’embarquement fut achevé, Skirnir donna l’ordre de prendre la mer d’assaut. La voile se gonfla rapidement et le drakkar à la proue taillée en tête de dragon naviguait déjà à belle allure sur les flots. Skirnir se mit à l’avant du bateau et ferma longuement les yeux. Il y avait bien longtemps qu’il attendait de revivre un pareil moment. Le vent giflait son visage et les embruns qui lui baignaient sa longue chevelure rousse lui donnaient le sentiment de renaître. La mer était le véritable et unique royaume des Vikings. Elle lui avait tellement manqué et à présent qu’il abandonnait la lascive Normannie, il saurait à nouveau la faire sienne. Peu lui importait d’abandonner tout ce qui avait fait sa richesse et celle de ses frères au cours des armées passées sur ce sol généreux. Un homme vint à sa rencontre sur le pont. Son nom était Sorg le chauve et il le tira de ses rêveries. — Alors, Skirnir le Roux, lui dit-il. Tu penses sincèrement que la victoire est encore possible ? — Quand je vous ai dit que je possédais un trésor unique, je ne vous mentais pas. Vous comprendrez bientôt quand vous le verrez à votre tour. À ce stade de leur périple vers les froides terres du Nord, Skirnir le Roux était encore le seul à savoir que le lourd coffre de bois embarqué à bord du drakkar contenait le plus précieux des trésors : le corps de Hròlfr le Marcheur rigidifié par la mort et autour de son cou, le précieux Marteau de Thor. La redoutable Arme de Dieu. Livre Vingt-Cinquième Développer l’arrivée du drakkar en Norvège Inhumation de Hròlfr le Marcheur Skirnir s’empare de l’Arme de Dieu{5}... CINQUIÈME PARTIE Chapitre 31 STORMAN ENLEVA SES LUNETTES et se passa lentement les doigts sur les yeux. Il les garda encore quelques instants fermés en s’accordant un court instant de repos avant de remettre ses lunettes. Il referma alors le manuscrit inachevé d’Haraldsen et regarda le portrait d’Heinrich Himmler qu’il avait fait accrocher au mur de son bureau. Il soupira en se disant qu’il n’était décidément pas à la hauteur de la mission qui lui avait été confiée. Il avait été convaincu de trouver la clé du mystère dans la tombe de Rollon puis dans le manuscrit du Norvégien et chaque fois, il avait échoué. Certes, il savait à présent comment avait été tué Rollon et pourquoi le corps ne se trouvait pas dans sa sépulture de la cathédrale de Rouen. Il pouvait déduire, en toute logique, que le corps avait été ramené en Scandinavie. Mais cela ne l’éclaira pas beaucoup plus sur l’Arme de Dieu. Quel était le pouvoir secret du fameux Marteau de Thor ? D’après les gardiens de l’Ahnenerbe qui avaient veillé sur le professeur norvégien, ce grand fumeur de pipe avait réussi à brûler un paquet de documents avant de mettre fin à ses jours. Il avait emporté son secret dans la tombe même si rien n’affirmait qu’il avait trouvé la clé du mystère... L’officier fixa encore un instant les yeux froids d’Himmler derrière ses petites lunettes cerclées de métal. Le maître de la SS n’admettait aucune faiblesse. Avec le temps, Storman avait compris que, contrairement à ce qu’affirmaient ses adversaires, il n’était aucunement question de cruauté dans son comportement. Il s’agissait seulement de faire triompher leurs idées et pour y arriver, peu importaient les sacrifices auxquels il fallait consentir. Le jeune homme s’en voulait. Il ne devait s’en prendre qu’à lui-même s’il n’avait pas encore réussi à élucider le mystère de Rollon. Il se passa la main sur la tête ; cela faisait plusieurs jours qu’il était sujet à de fortes nausées. Même s’il ne voulait pas se l’avouer, elles trahissaient l’angoisse de l’échec qui le tenaillait chaque jour davantage. C’est à ce moment précis que trois coups résonnèrent sur la porte. Storman lâcha un « Ja » martial et son second Koenig fit alors son entrée dans la pièce. — Herr Storman, dit-il en se mettant au garde-à-vous, vous avez reçu un appel important du Wewelsburg ! Comme je ne savais pas si vous vous reposiez... — Ja, répondit Storman sans rien laisser paraître de son trouble. Je travaillais, je ne me reposais pas. Storman quitta la pièce pour se rendre dans le bureau à côté. Il prit le téléphone et son second quitta la pièce. — Storman à l’appareil ! — Ja, ici Sievers, répondit une voix encore plus rigide qu’à l’accoutumée. Je dois vous passer quelqu’un... Une seconde plus tard, la voix changea. — Storman ? Ici Himmler. — À vos ordres, Mein Reichsführer ! prononça machinalement Storman tandis qu’il sentait ses jambes se dérober sous lui. — Ma patience a des limites, mon cher. Cela fait longtemps que vous êtes sur cette affaire et je n’en vois toujours pas les progrès. Or, vous savez à quel point le dossier est important pour nous. La situation est grave, Storman, nos ennemis sont sur le point de réduire à néant l’oeuvre extraordinaire que nous avons accomplie. Je ne les laisserai pas faire, vous m’entendez ? — Très bien, Mein Reichsführer. — Vous devez user de tous les moyens. Ne vous encombrez pas de légalité. N’oubliez pas que nous sommes en guerre et surtout, ne fléchissez pas face aux réactionnaires. Je sais que von Bilnitz en est un de leurs pires représentants... — Ja, Mein Reichsführer. Himmler laissa quelques instants le silence s’installer. La main de Storman qui tenait le cornet tremblait. — Les naïfs ! Pour le moment, ils préparent de nouvelles armes aériennes dont ils pensent qu’elles pourront changer le cours de la guerre, poursuivit avec exaltation Himmler. Or, nous savons que l’arme qui nous rendra victorieux de tous nos ennemis n’a rien à voir avec les progrès de la technologie, elle sera purement spirituelle. L’Anticroix réduira à néant toutes les velléités de résistance de nos adversaires et nous établirons le Reich millénaire en parfaite harmonie avec les esprits et les divinités de nos ancêtres. Quant à vous, Storman, si vous échouez, vous le paierez de votre vie. Compris ? — Compris, Mein Reichsführer. À vos ordres. La main toujours tremblante, Storman reposa le combiné. Il resta un instant interdit devant le téléphone, comme au garde-à-vous devant un supérieur hiérarchique. Puis il se ravisa. Il poussa la porte et appela : — Koenig ! Son second entra dans la pièce. Il se mit à son tour au garde-à-vous. — Écoutez-moi bien, Koenig, commença-t-il sur un ton de reproche. J’exige que vous mettiez la main sur cet archéologue, le dénommé Le Bihan que vous avez maladroitement laissé échapper. Cette ville de Rouen n’est quand même pas grande et je doute qu’il ait réussi à la quitter. Si les circonstances l’exigent, vous viderez chaque maison, chaque grenier et chaque cave pour le retrouver. Il me le faut, mais attention, je le veux vivant ! Des questions ? — Nein, c’est très clair, Mein Obersturmführer. À vos ordres ! Koenig quitta la pièce tandis que Storman commençait à retrouver son calme. Faire peser sur les autres le poids de ses propres angoisses constituait à coup sûr la meilleure manière de s’en débarrasser. Même s’il s’était fait sermonner, il était fier d’avoir été appelé par Himmler en personne. Le jour n’était plus si lointain où, grâce à sa découverte, il deviendrait un héros du Reich Millénaire. Chapitre 32 LA PETITE FLAMME de la chandelle avait fort à faire pour ne pas s’éteindre. Elle chancelait, faiblissait, puis reprenait et ondoyait avec langueur, mais son combat était perdu d’avance. Il n’y avait rien à faire contre la loi inexorable du temps qui emporte les êtres et éteint les bougies. Pour la troisième fois, Le Bihan relisait la même phrase du livre et chaque fois, son attention était à nouveau attirée par le combat désespéré de la petite flamme. Pendant qu’il fixait son regard sur la chandelle, il songeait à la situation actuelle. Il pensait à cette guerre qui semblait être entrée dans sa ligne finale. Le Reich commençait à se fissurer et la nervosité toujours plus perceptible des Allemands en constituait la preuve. À mesure qu’il réfléchissait, il se surprenait à souhaiter que le conflit ne finisse pas trop vite. Sans savoir pourquoi, il était persuadé qu’il lui fallait percer le secret de Rollon avant la fin du conflit. La victoire inéluctable des Alliés – dont il ne doutait pas une seconde – ferait passer au second plan les recherches ésotériques de la SS et le premier duc de Normandie avait toutes les chances de retomber dans les limbes de l’oubli pour longtemps. Ces pensées eurent pour effet de ramener l’historien à l’ordre. Il reprit son ouvrage sur la conquête de l’Angleterre par Guillaume, duc de Normandie. Une quatrième fois, il relut le passage consacré au serment d’Harold au duc Guillaume, fait sur les reliques et à son grand plaisir, il réussit à aller jusqu’au bout de la phrase « Ubi Harold sacram entum fecit Willelmo duci ». Cette fois, ce fut un autre élément qui vint le perturber. Un bruit feutré dans la cage d’escalier du rez-de-chaussée qui parvint doucement jusqu’à ses oreilles. Il n’avait pas grand mérite à avoir les sens en éveil, car à cette heure tardive du couvre-feu, il y avait généralement peu de passage dans la maison. Au fil des jours, il avait appris à reconnaître par l’oreille chacun de ses habitants, même s’il ne les avait jamais vus. Il songea qu’il pouvait s’agir du vieux Gaspard, qui avait tendance à trop arroser ses soirées au calvados, mais celui-ci faisait beaucoup plus de bruit en rentrant et ratait généralement les marches quand il ne tombait pas dans l’escalier. Le Bihan se leva et monta les marches à pas de loup jusqu’à la porte. Son ouïe ne l’avait pas trompé. Il y avait bien quelqu’un de l’autre côté, quelqu’un qui ne devait pas se sentir observé puisqu’il entendait distinctement son souffle. La respiration était saccadée, comme lorsqu’on vient d’accomplir un effort physique important. À moins qu’il ne s’agisse d’un souffle de peur, provoqué par l’angoisse. Contrairement à toutes les instructions qu’on lui avait données depuis qu’il se cachait dans cette cave, Le Bihan n’avait pas pris l’arme que Joséphine lui avait procurée. Il se dit que l’effet de surprise serait suffisant pour avoir l’avantage sur son adversaire. Il n’y avait plus un instant à perdre... Il poussa la porte d’un coup vif et se trouva projeté vers l’arrière avec une force à laquelle il ne s’attendait pas. Un instant, il avait failli trébucher dans les escaliers, comme le vieux Gustave l’aurait fait, mais il avait réussi à tomber sur le petit palier de bois. Comme par magie, la porte s’était refermée et il se trouvait à présent avec Joséphine, allongée sur lui, qui le regardait avec étonnement. — Qu’est-ce qui t’a pris, Pierre ? lui dit-elle sur un ton de reproche. — Qu’est-ce qui m’a pris ? s’étonna le jeune homme. Tu m’as fait peur et tu as failli nous faire dégringoler dans l’escalier. Le Bihan paraissait apprécier cette proximité physique involontaire et sa visiteuse ne faisait rien pour s’en dégager. Dans cette demi-pénombre, il en profita même pour détailler le visage de Joséphine. Jamais il ne l’avait trouvée aussi belle que cette nuit, dans cette cave des vieux quartiers de la ville où il se tenait comme un rat traqué. Les cheveux de la jeune femme étaient dérangés, mais ce désordre ajoutait encore à la fraîcheur de ses traits. Ses yeux brillaient d’une intensité rare. Jamais encore il n’avait ressenti autant d’attraction pour quelqu’un. — J’ai quelque chose à te dire, poursuivit-elle à voix basse, quelque chose de très important et qui n’a que trop tardé... — Oui, répondit Le Bihan sur le ton faussement étonné de celui qui se prépare à écouter de douces paroles. — Voilà, se lança-t-elle avec timidité. Je n’ai que trop attendu pour te le dire. Pierre, je... Enfin, Pierre, je t... — Oui ? fit-il encore pour l’encourager. Joséphine prit sa respiration et se passa une main dans les cheveux pour dompter une mèche rebelle. — Pierre, se décida-t-elle enfin, j’ai trouvé un moyen pour étudier la tapisserie de Bayeux. L’historien fit deux gros yeux ronds et Joséphine parut très heureuse du coup qu’elle venait de lui jouer. Devant le tour que prenait la conversation, Pierre se releva. Le romantisme de la scène était rompu. — Ah ? répondit-il d’un ton faussement détaché. Et comment as-tu réussi cela ? Je croyais qu’elle était conservée dans la Sarthe, dans une réserve des Musées nationaux après avoir été longtemps dissimulée dans une des caves voûtées de l’hôtel du doyen à Bayeux... — Tu sais que moins tu en sais... répondit-elle. — ... mieux je me porterai, continua-t-il. — Tu dois être prêt demain matin à la première heure. C’est Marc qui nous conduira à Bayeux. Il a emprunté le fourgon de livraison de lait de son beau-frère. Avec ça, nous passerons inaperçus. À la seule prononciation du nom de Marc, Le Bihan fit une grimace qui n’échappa pas à Joséphine. Celle-ci prit les devants en se rapprochant à nouveau de lui. Elle posa la tête sur son épaule et continua : — Et ne t’inquiète pas pour notre ami Marc. Il fallait encore que je te dise une autre chose importante. Je t’aime, Pierre. Cette fois, les yeux du jeune homme se firent encore plus gros. Combien de fois n’avait-il pas espéré entendre cette phrase qu’il n’osait pas prononcer lui-même ? Et voilà qu’elle arrivait au moment le plus inattendu. Et qu’il ne trouvait rien d’intelligent à répondre. Même pas le moindre « moi aussi » tout simple et tout bête qui lui brûlait les lèvres. Il lui donna un, baiser affectueux sur le front et finit par dire : — J’avais une petite question à te poser... La première fois que nous nous sommes vus, tu m’as dit que tu serais Joséphine pour moi. C’est quoi ton vrai prénom ? — Joséphine, sourit-elle. Je n’ai pas été prudente ce jour-là, mais c’était étrange, je n’avais aucune envie de te mentir. Et depuis lors, cela n’a pas changé. — Je te remercie pour tout ce que tu fais pour moi, murmura Le Bihan, trop heureux d’entendre de pareilles paroles. Tu as changé ma vie. Au fait, cela te gênerait de passer la nuit ici ? Si nous devons partir tôt, ce sera plus simple. Et puis, cela me... cela me ferait plaisir. Et ce fut de cette manière que Joséphine fut assurée que Le Bihan l’aimait aussi. Chapitre 33 COMME À SON HABITUDE, Joséphine n’avait rien laissé au hasard. À six heures, le fourgon de livraison s’était arrêté devant la maison de la rue du Beffroy. Le Bihan était sorti en portant une cruche de lait qu’il rangea soigneusement, mais sans perdre de temps dans le véhicule. Une fois à l’intérieur, le jeune homme se glissa dans un espace aménagé dans le double fond du plancher de bois. Une fois que le jeune historien fut bien caché, Marc disposa sur la cachette quelques cruches remplies de lait. Pendant la brève opération, le rival de Le Bihan n’avait pas eu le moindre regard pour lui et le jeune homme le soupçonnait d’avoir fait exprès de jeter sans ménagement les récipients de fer sur sa cachette pour l’effrayer. La tension entre les deux hommes était palpable, mais Joséphine était là pour éviter que la moindre étincelle ne mît le feu aux poudres. Pour une fois, le moteur de l’engin ne se fit pas prier et le fourgon s’engagea facilement dans la rue Beau-voisine avant de prendre le boulevard de l’Yser. Les Allemands étaient de plus en plus nerveux et Joséphine crut à plusieurs reprises qu’ils aliment se faire contrôler avant de quitter la ville. Alors qu’ils arrivaient à la hauteur de la sortie de Rouen, un officier leva le bras pour les arrêter. Sans prononcer un mot, il fit le tour du fourgon et ordonna à ses hommes de vérifier que rien de louche ne se trouvait sous le véhicule. Marc ouvrit les portes arrière et laissa entrer l’officier dans le fourgon. Il ouvrit deux ou trois cruches de lait et passa à quelques centimètres de Le Bihan qui n’osait plus respirer. L’inspection ne dura que quelques minutes, mais l’historien eut l’impression qu’une éternité séparait l’ouverture de la fermeture de la porte. Joséphine lança un sourire avenant au policier qui se sentit dès lors en devoir de s’excuser. — Pardonnez cette simple mesure de contrôle, Mademoiselle, on nous a signalé des terroristes dans la région. Nous agissons pour garantir votre sécurité. — Je n’en doute pas, Monsieur le gendarme, répondit-elle avec entrain. Mais rassurez-vous, nos bonnes vaches ne font pas de politique ! Le gendarme sourit à son tour et Joséphine inclina encore doucement la tête afin de le saluer. Ensuite, Marc relança le moteur. Ils n’avaient pas encore parcouru cinquante mètres que Joséphine était passée du sourire à la colère : — Sales collabos ! Ils sentent qu’ils n’en ont plus pour longtemps avec leurs copains frisés, mais ils sont déterminés à nous emmerder jusqu’à la fin ! — Moi, répondit Marc, je pense que nous courons beaucoup trop de risques pour pas grand-chose... — Trop de risques ? s’exclama Joséphine. Trop de risques pour un gars qui ne me laisse pas indifférente, c’est cela que tu veux dire ? Tu ne crois pas qu’on a déjà assez de problèmes pour en ajouter, non ? Marc respira profondément, bien décidé à ne pas se laisser envahir par la colère. — Mademoiselle Joséphine, dit-il posément, sache que je me fiche éperdument de ce que tu peux ressentir pour ce type. Je te dis seulement que tu nous fais courir beaucoup de risques pour des histoires de fou. Si tu veux faire du tourisme archéologique, tu n’as qu’à attendre la fin de la guerre... — Quel culot ! cria Joséphine. Qui es-tu pour juger ce qui est bien ou mal pour notre réseau ? Je te rappelle que les Allemands accordent la plus grande importance à ces recherches et je ne pense pas que le petit moustachu soit occupé à préparer des vacances culturelles dans le bocage ! Mais j’oubliais que Monsieur Marc sait toujours tout mieux que tout le monde. Monsieur Marc possède d’office son avis sur la question. Monsieur Marc a été amoureux de Joséphine et depuis lors, il la considère comme sa propriété privée, je me trompe ? Entre-temps, le fourgon avait quitté la ville. Marc donna un coup de klaxon vengeur pour faire déguerpir une poule qui picorait au milieu de la route. Ce fut sa seule réponse aux reproches de Joséphine. En lui-même, il se dit que décidément, une poule ne rattrapait pas l’autre. Recroquevillé dans sa cachette sous les pots remplis de lait, Le Bihan avait vaguement perçu les éclats de voix dans l’habitacle. Il en avait déduit que les deux anciens amants s’étaient disputés à son propos. Malgré les courbatures qui ankylosaient son corps et une irrépressible envie de se gratter l’intérieur du mollet, il en ressentit une extrême satisfaction. Le fourgon longea la Seine et parvint en vue de Canteleu. Joséphine plissa les yeux et scruta l’horizon. Comme si elle se parlait à elle-même, elle murmura : — Voilà, il nous reste à trouver la chapelle Sainte-Thérèse. Notre contact nous y a donné rendez-vous. Pourvu qu’il ait réussi... Il faut reconnaître que ce que nous lui avons demandé est loin d’être facile... Marc ne répondit pas. Il se contenta de mâchonner son mégot en poussant un profond soupir. Chapitre 34 Au MÊME MOMENT, à la Kommandantur allemande à Rouen, Storman s’était réveillé en retard ce matin. Son comportement assimilé à un laisser-aller était contraire à tous les usages de la SS, mais il venait de passer une nouvelle nuit hantée de cauchemars et il se sentait mal. Il se levait de plus en plus souvent avec des nausées qui l’envahissaient dès le réveil et qui lui coupaient les jambes. Rassemblant ses forces, il alla se passer la tête sous l’eau froide du lavabo dans l’espoir de se rafraîchir les idées. Il se demanda une fois encore quelle pouvait bien être l’origine de ce mal qui le tenaillait ? Était-ce la peur de ne pas réussir à accomplir la mission qu’on lui demandait ? Ou alors était-il victime d’un sombre empoisonnement ? Il en était venu à soupçonner tous ceux qu’il croisait et, au premier plan d’entre eux, cet indécrottable réactionnaire de von Bilnitz qui était déterminé depuis le début à faire échouer sa mission. Il n’eut pas le temps de prolonger ses cogitations, car la porte de sa chambre s’ouvrit à cet instant. Storman n’avait pas fière allure, la tête encore pleine de sueur et son pantalon de nuit. Il n’avait rien de l’officier SS irréprochable qu’il avait toujours voulu être et l’homme qui se présentait devant lui était la dernière personne qu’il avait envie de voir. Il exécuta néanmoins un salut impeccable. — Sturmbannführer Prinz ? s’étonna-t-il. Heil Hitler ! Que faites-vous ici ? — Heil, Storman. Pardonnez mon intrusion, mais la gravité et l’urgence de la situation m’ont poussé à prendre quelque liberté sur les règles les plus élémentaires de politesse. Par ailleurs, je ne m’attendais pas à vous trouver en pareille tenue à cette heure. Mais peut-être êtes-vous malade ? — Nein, Herr Prinz, répondit-il, gêné. J’ai travaillé tard cette nuit et je me suis réveillé il y a peu. Que me vaut l’honneur de votre visite ? — Vous connaissez la nature de mes recherches. En ma qualité d’historien et d’officier de la SS, j’ai eu l’occasion d’étudier en profondeur la civilisation viking. Mes recherches m’ont déjà mené en Normandie, notamment en 1941 à Bayeux. Compte tenu de l’excellence unanimement reconnue de mes travaux, j’ai été très étonné d’apprendre que nos supérieurs vous avaient choisi pour accomplir cette mission très délicate. Le SS accorda un instant à Storman pour encaisser le coup. Il tenait sa revanche et entendait la déguster jusqu’à la dernière goutte. — Bien sûr, je comprends que la jeunesse et l’enthousiasme soient récompensés. À maintes reprises, Himmler lui-même a insisté sur l’importance de la jeunesse qui incarne l’avenir de notre idéal. Néanmoins, je crois que pour ce type d’affaire, rien ne remplace la valeur de l’expérience. — Je pense que mon expérience n’est pas du tout remise en cause, répliqua Storman qui avait oublié le ridicule de son accoutrement. Comme vous le dites, cette affaire est très délicate et il faut toute notre prudence pour la mener à bien. — La prudence n’est pas synonyme de maladresse, répondit Prinz. Vous êtes prié de me donner tous les résultats de vos recherches. Je vais reprendre cette quête et apporter à nos supérieurs la réponse qu’ils attendent. — Je suis sur le point d’aboutir, je ne vous laisserai pas recueillir les lauriers de mes recherches. Le visiteur impromptu sourit de manière condescendante. Il regarda Storman dans les yeux et lui dit : — Mon cher Storman, soyez raisonnable. Vous avez échoué, reconnaissez-le. Le Reich menace de sombrer et si c’est le cas, nous coulerons tous ensemble. L’heure n’est plus à la gloire personnelle, mais au bien commun. J’assure désormais cette mission et vous allez travailler pour moi. Je n’ai publié qu’une partie de mes recherches sur la tapisserie de Bayeux et de nombreuses questions restent en suspens. Et parmi celles-ci, notamment un mystère qui me poursuit depuis plusieurs mois... Storman inspira. Il savait qu’il n’avait d’autre choix que d’accepter les ordres de ses supérieurs, mais le coup était rude à encaisser. Au moins était-il plus résolu que jamais à faire payer à ceux qui lui avaient mis des bâtons dans les roues au fil de ses recherches. Il avait été trop laxiste, trop humain, et il payait à présent chèrement le prix de sa faiblesse. Chapitre 35 LA CHAPELLE SAINTE-THÉRÈSE n’avait pas de quoi frapper les esprits. Une impression de fragilité se dégageait de sa silhouette blanche qui se découpait sur le vert généreux des prairies. Le fourgon se dirigea vers un bosquet où il alla se garer à l’abri des regards indiscrets. Marc et Joséphine ne perdirent pas une seconde. La jeune femme se dirigea directement vers la petite chapelle tandis que le conducteur ouvrait la porte arrière du véhicule. Il déplaça rapidement les cruches de lait et ouvrit le double-fond où Le Bihan commençait à manquer d’air. L’historien sortit de sa cachette et put enfin se gratter l’intérieur du mollet qui le démangeait depuis le début du voyage. Il s’aperçut alors que Marc avait déjà quitté le fourgon. Le Bihan sourit en songeant que la dispute qui avait éclaté pendant le trajet ne devait pas être finie. Mais l’heure n’était pas aux règlements de comptes sentimentaux. Sans attendre, il sortit à son tour du fourgon. Quand il entra dans la chapelle, il eut juste le temps de voir la tête de Marc qui disparaissait dans le sol. L’édifice était de proportion modeste et consistait en une seule pièce dotée d’un autel en pierre surmonté d’un crucifix en laiton et d’une statue de la sainte. L’ensemble n’était pas de nature à combler un archéologue et de toute façon, Pierre n’avait pas le temps de se livrer à une description exhaustive des lieux. Il contourna l’autel et découvrit à son tour le mince escalier de pierre qui s’enfonçait dans le sol. Des sons de voix étouffées provenaient d’en bas et Le Bihan n’hésita pas une seconde. Il descendit à son tour et découvrit Joséphine et Marc face à un petit homme habillé de noir. Tous les trois étaient autour d’une table de bois où était posé un gros paquet de tissus. — Voici l’historien dont nous vous avons parlé, dit Joséphine à l’homme en noir en voyant arriver Le Bihan. — Alors, procédons sans attendre, répondit le porteur du colis. Nous n’avons pas une minute à perdre. Le Bihan n’eut pas le temps de faire les présentations. L’homme avait déjà ouvert le gros paquet de tissu et révélé la première scène de ce témoin historique unique en Europe. — Compte tenu des circonstances, poursuivit l’homme en noir, nous avons mis ce chef-d’oeuvre à l’abri depuis le début de la guerre. Vous savez, cette tapisserie est un véritable trésor de l’histoire de l’art... — Broderie, objecta Le Bihan. Il ne s’agit pas d’une tapisserie, mais d’une broderie de laine sur toile de lin. — Vous ne m’apprenez rien, coupa l’homme, vexé par la remarque. Elle fut commandée au XIe siècle par Odon, le demi-frère de Guillaume le Conquérant, lui-même descendant de Rollon. L’oeuvre raconte la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant et ses troupes. Le duc de Normandie voulait combattre le traître Harold qui lui avait juré fidélité avant de le tromper. En fait, toute l’oeuvre tourne autour du parjure et légitime châtiment du parjure... — Outre ses activités au sein de notre réseau, ce Monsieur travaille pour les Musées nationaux, précisa Joséphine pour apaiser les susceptibilités. Je crois que vous connaissez aussi bien l’un que l’autre l’histoire de l’oeuvre. Le Bihan ne prit pas la peine de s’excuser. Il continua à observer l’oeuvre en détaillant chaque scène avec autant d’attention que d’émotion. Il s’empêchait néanmoins de passer trop de temps à son étude, car il n’ignorait pas qu’il devait agir vite. — Regarde, Joséphine, s’exclama-t-il, la voilà la fameuse comète de Halley. Rappelle-toi, celle qui est passée dans le ciel normand en 1066... — Et alors, répondit la jeune femme avec impatience. Tu as trouvé la clé de l’énigme ? Le Bihan ne répondit pas. Il observa attentivement la scène, mais son expression trahissait son trouble. — Non, finit-il par avouer en faisant la moue... J’ai dû me tromper. Je ne vois rien qui puisse nous aider dans cette scène. — Alors là, lâcha Marc sur un ton méprisant, là, c’est le bouquet ! Nous réussissons à lui apporter un trésor archéologique sur un plateau, à lui faire quitter Rouen infesté par les Allemands, à lui organiser un rendez-vous en toute sécurité avec un expert et Monsieur ne trouve rien qui puisse nous aider. Il est culotté ton petit ami, non ? — Marc, tais-toi ! lui intima Joséphine qui était pourtant tout aussi contrariée que lui. — Toi bien sûr, répondit Marc, quand il s’agit de le défendre, tu es toujours prête... Tu ne te rends pas compte du risque que nous courons en cédant à tous les caprices de ton mignon ? Énervé, Marc se retira dans le fond de la crypte. Il lâcha un mot qui devait être un juron, mais à voix trop basse pour être compris par les autres. — Non, continua l’archéologue apparemment peu préoccupé par les états d’âme de Marc. La comète doit être un repère, un signe pour nous renvoyer à une date. En fait, il s’agit d’un pont entre l’évangéliaire des runes et la broderie de Bayeux. Un lien destiné aux seuls initiés. Mieux encore, je crois que c’est un indice... C’est cela, nous sommes face à une enquête et nous devons en démêler les fils pour parvenir à sa résolution. — Ne démêle pas les fils de la tapisserie, plaisanta Joséphine, je crois que cela risquerait de ne pas plaire à Monsieur le conservateur. Le fonctionnaire n’avait pas le coeur à sourire du bon mot. Il regardait nerveusement sa montre et commençait à transpirer. — De grâce, finit-il par dire, faites vite. Si l’on devait s’apercevoir de la disparition de la tapisserie, ce serait terrible ! — Ce sont des indices... continuait Le Bihan qui ne quittait pas son univers. Comme si quelqu’un avait quelque chose à nous dire. Mais qui pourrait bien avoir quelque chose à nous dire ? Cela ne peut pas être Rollon, il n’apparaît pas dans cette histoire. S’agirait-il du duc Guillaume ou alors d’Odon, le demi-frère du Conquérant, l’homme qui a commandé la broderie ? Odon et Guillaume ont été en conflit après la conquête de l’Angleterre. La brouille fut telle que Guillaume finit par faire emprisonner Odon. Les mêmes histoires reviennent toujours : trahison, parjure... Le Bihan poursuivit son examen et déroulant lentement la bande de tissu. — Regardez, sur la broderie : le personnage d’Odon est nommé deux fois et il apparaît physiquement à deux autres reprises... Ici par exemple, « ET HIC EPISCOPUS CIBU ET POTU BENEDICIT. ODO EPS WILLELM ROTBERT »... « POTU » est écrit pour le mot « POTUM » et l’abréviation « EPS » pour le mot « EPISCOPUS », l’évêque en français. La scène a trait à la bénédiction de la nourriture. Joséphine reprit espoir tandis que Marc et le conservateur s’approchèrent de la tapisserie. — Tu as trouvé quelque chose ? s’enquit Joséphine dont la voix tremblait un peu sous l’effet de l’anxiété. — Regarde ici... Sur cette deuxième scène apparaissent Odon et ces mots : « HIC ODO EPS BACULU TENENS CONFORTAT PUEROS ». À nouveau le « EPS » signifie « EPISCOPUS » et cette fois « BACULU » signifie « BACULUM », autrement dit le bâton. Voilà qui est très intéressant... — Pourquoi ? demanda Joséphine de plus en plus impatiente. — Observe bien Odon... poursuivit Le Bihan. Il tient un bâton en main. Il n’y a rien de plus normal à cela. En sa qualité d’ecclésiastique, il ne peut porter d’épée, car il lui est interdit de faire couler le sang. Or, il combat Harold, le parjure, l’homme qui a trahi Guillaume. Tout comme Rollon a trahi ses anciens dieux pour embrasser la foi chrétienne. Et par-delà les siècles, il nous envoie un message. Le Bihan sortit la feuille sur laquelle il avait recopié les cinq lettres de l’abécédaire de l’évangéliaire des runes : L-A-U-C-B. Il aligna soigneusement les lettres dans l’ordre qu’il avait vu sur la tapisserie : « BACUL » et dessina à côté les cinq runes correspondant. Petit à petit, un nouveau et étrange mot apparut comme par enchantement : Ur, la rune de la maturité ? Ken, la rune de la création ? Thorn, la rune de protection ? Ing, la rune de la fertilité et enfin Tyr, la rune du pouvoir. — C’est formidable, s’exclama Le Bihan dont les yeux pétillaient de joie. Regarde, c’est Odon qui nous parle et près d’un millénaire plus tard, son message nous arrive enfin. — D’accord, trancha Marc toujours aussi agacé, mais il nous raconte quoi, ton Godon ? — Odon ! coupa Le Bihan comme si l’on venait de manquer de respect à une vieille connaissance. Notre ami Odon nous donne la clé de l’énigme, pour reprendre l’expression de Joséphine. Il nous guide sur la bonne voie. Il ne nous reste qu’à suivre sa route pour retrouver Rollon ou peut-être devrais-je dire Hròlfr le Marcheur. Regardez, si nous procédons comme pour la date, ces runes reproduisent également de façon schématique des lettres latines. Il s’agit de voir à quoi elles ressemblent et de les remettre dans la bonne position ; certaines sont penchées ou même renversées. Merci Joséphine pour ton coup de main, car c’est notre apprentie épigraphiste qui a trouvé ça ! La jeune femme n’était pas peu fière du compliment. Elle répondit par un petit sourire faussement gêné. — Odon a bien fait les choses, poursuivit Le Bihan. Il a créé une double équivalence. Pour comprendre son message, il fallait passer des lettres de notre alphabet pour aller vers les runes et revenir vers l’alphabet latin par le jeu des ressemblances. Un procédé somme toute normal pour un descendant des Vikings habitué à dominer son double héritage. Et pour nous livrer la réponse, Odon a eu recours au fameux « baculum », le bâton qui fut son arme et qui nous renvoie à un autre mot. Regardez, il s’agit de « UVDAL »... Le lieu où doit se trouver l’Arme de Dieu de Rollon. — Je n’ai rien compris, lâcha Joséphine, un peu vexée de ne plus suivre le raisonnement de son mentor. — Cela te plairait de découvrir la Norvège ? sourit Le Bihan. Un long voyage nous attend. Chapitre 36 VON BILNITZ n’en croyait pas ses yeux. Il lui avait déjà fallu supporter un représentant de l’Ordre Noir, et voilà qu’on lui en envoyait un deuxième. Tout cela alors que la situation militaire était préoccupante et qu’il fallait observer sans relâche les mouvements des troupes alliées. Il pesta en se disant que l’heure n’était plus aux fouilles archéologiques ni à la chasse aux chimères. Ce n’était pas le Reich qu’il voulait à tout prix défendre en se battant, c’était l’Allemagne charnelle, sa patrie dont le sang coulait dans ses veines. — Messieurs, commença-t-il en laissant d’emblée transparaître l’exaspération dans le ton de sa voix, je vous ai convoqués pour vous informer que je ne pourrai plus laisser un aussi grand espace à votre disposition. La situation militaire m’impose des choix qui, au risque de heurter la sensibilité de la SS toute-puissante, me conduisent à donner la priorité à notre armée. Loin de se démonter, le Sturmbannführer Rudolf Prinz lui répondit avec un grand sourire. — Heureux de faire votre connaissance Standartenführer, répondit Prinz avec sympathie. En ma qualité de scientifique, j’ai déjà eu l’occasion de sillonner la région. Je me souviens surtout du sous-sol de l’hôtel du doyen où était conservée la tapisserie dans un coffre-fort. C’était un véritable bunker ! Et savez-vous pourquoi nos amis français attachent autant d’importance à ce long morceau de tissu ? — Non, répondit von Bilnitz, qui n’avait pas envie de recevoir un cours d’histoire de l’art, mais ne pouvait faire autrement que constater la cordialité de son nouvel « invité ». — Il y a certes sa grande valeur artistique, historique et économique, poursuivit le SS avec le même enthousiasme. Mais elle renferme d’autres secrets que certains ont tout intérêt à ne pas révéler. Nous avons passé deux mois dans cette ville et nous avons eu tout le loisir de nous en rendre compte... — Vous pardonnerez mon insistance, interrompit le colonel, mais que me vaut le... plaisir de votre visite ? — Pardonnez-moi, répondit Prinz, je me laisse parfois emporter par mon lyrisme. Vous êtes issu de cette vieille terre de Prusse très attachée à ses racines, vous devez avoir quelque indulgence pour ce type de travers... Dans le cadre de l’Ahnenerbe, nous avons mené des recherches très avancées sur la tapisserie de Bayeux, les plus avancées à ce jour. Nous l’avons entièrement photographiée, dessinée et décrite avec minutie. Il s’agissait d’un véritable travail de fourmi. Je ne vous cacherai pas que notre premier objectif était de nous en emparer, mais nous avons finalement cédé aux insistances de nos amis Français et nous l’avons laissée ici. En tout cas pour le moment... Ensuite, mes supérieurs m’ont envoyé sur le front de l’Est pour que je me charge des collections conservées en Russie. Mais je viens de faire l’objet d’une mission spéciale et très secrète. C’est pour cette raison que j’abuse de votre hospitalité. Nous devons réussir, car l’avenir de la guerre en dépend. Von Bilnitz sentait qu’il arrivait au bout de sa patience. Dans un premier temps, il avait été touché par la politesse du nouveau venu, mais il ne supportait pas qu’il revînt, lui aussi, sur toutes ces fadaises mystiques. Il se retourna quelques instants, alla prendre une cigarette qu’il introduisit d’un geste machinal dans son fume-cigarette. Sans demander à ses invités s’il pouvait leur en offrir, il l’alluma et se retourna. Il aspira deux bouffées de fumée et puis planta son regard froid dans celui de son visiteur. — Je doute que l’avenir de la guerre dépende des trésors artistiques de la Normandie, si exceptionnels soient-ils, répondit-il sur un ton plus martial. Mais ce que je sais, c’est que vous devez me restituer l’aile du bâtiment que j’avais volontiers mis à votre disposition. Et ce, dès aujourd’hui ! — Mais, s’écria Storman qui était resté muet jusque-là, où allons-nous nous installer ? Et que faire de nos documents, de nos livres, de nos collections de photographies ? — Nous avons renvoyé le concierge, répliqua von Bilnitz. Nous n’avons plus besoin d’étrangers ici, même ceux qui témoignent d’un zèle authentique pour la collaboration. Je vous cède donc avec plaisir ce que les Français appellent sa « loge ». Vous verrez, il s’agit d’un lieu très confortable et d’ailleurs, je me suis laissé dire que la SS était aguerrie aux conditions d’existence Spartiate. Von Bilnitz raccompagna ses visiteurs hors de son bureau sans leur laisser le temps de répondre et encore moins de contester sa décision. L’opposition du militaire, malgré les tentatives d’approche de Prinz, avait quelque peu resserré les liens entre les deux membres de l’Ordre Noir. — Au moins, commença Prinz, celui-ci ne prend même pas la peine de dissimuler son hostilité à notre égard. — Vous avez vu ? répondit Storman content de trouver enfin un allié. Il se comporte de la sorte depuis mon arrivée en Normandie. Plus d’une fois, je me suis plaint de son comportement auprès du commandement, mais personne ne semble s’en préoccuper. Tous me répètent qu’il est un excellent militaire et que dans le contexte actuel, l’Allemagne a besoin d’hommes tels que lui. — Storman, répondit l’autre avec une lueur de défi dans le regard. Nous sommes convaincus que l’issue de la guerre ne dépend pas de leurs armes. Nous sommes en train de changer le cours de l’Histoire car nous savons que c’est l’Histoire qui a fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui. Tout en parlant, les deux hommes s’étaient dirigés vers la loge du concierge. Ils poussèrent la porte vitrée et découvrirent une petite pièce à la décoration chargée. Il devait s’agir de l’unique lieu d’habitation puisque tout se trouvait concentré ici : petite cuisine, canapé, lit, table... Storman sourit en découvrant la photo du maréchal Pétain exposée quelques centimètres au-dessous de celle de la Vierge. Il songea que ce concierge devait avoir un sens aiguisé de la hiérarchie. Mais son sourire fut aussi bref qu’un rayon de soleil perçant subrepticement entre les nuages. Prinz qui avait remarqué son air maussade lui dit : — Storman, je vous répète que je ne suis pas votre ennemi. Vous êtes jeune et vous avez déjà accompli un excellent travail dans cette difficile mission. Mais nous n’avons plus le temps de composer avec les sceptiques. Il faut agir et au plus vite... — Je suis à votre disposition, répondit Storman, en sortant de sa mélancolie. Je regrette ma réaction imbécile en vous accueillant. — N’en parlons plus, répondit Prinz avec entrain. Donnez-moi plutôt tous les noms et toutes les adresses des suspects d’appartenance à des réseaux terroristes. Nous avons du travail ! Ce petit malin de Le Bihan doit finir de nous narguer... Soulagé, Storman salua le Sturmbannführer et alla chercher ce qu’il lui demandait. Chapitre 37 IL AVAIT FALLU FAIRE VITE. Commencer par convaincre Joséphine, ce qui, il faut l’avouer, n’avait pas été le plus difficile. Ensuite, s’était posée la question de Marc et là, ce fut une autre affaire. Dans le réseau, il avait la lourde responsabilité de la fourniture des faux documents et il ne témoignait évidemment d’aucun enthousiasme à l’idée d’aider l’amant de son ex-fiancée à exaucer tous ses caprices. Joséphine avait finalement imposé sa volonté face aux exigences à première vue complètement folles de Le Bihan. Et aussi incroyable que cela pouvait paraître, ils avaient trouvé une filière sûre pour les conduire à destination. Il s’agirait d’abord de prendre un bateau de pêche à Fécamp qui les mènerait jusqu’aux eaux territoriales belges. De là des compagnons belges et hollandais les mèneraient jusqu’au Danemark. Il ne leur resterait plus alors qu’à emprunter la voie maritime pour arriver en Norvège. L’expédition était hasardeuse, mais la décision fut rapidement prise. Et le grand soir arriva. Après une route sans encombre jusqu’à Fécamp, il restait à rejoindre le bateau. — Je suis sûre que je ne me suis pas assez chaudement habillée, regretta Joséphine en descendant vers le port. On raconte que les Lapons vivent dans des maisons de glace et qu’ils chassent la baleine sur des traîneaux tirés par de grands chiens blancs. — Tu devais encore être absente à l’école ce jour-là, répondit Le Bihan en souriant. Les Lapons vivent en Finlande et les igloos sont au pôle Nord. Pour ce qui est de la pêche à la baleine en traîneau, je demande à voir... — Pfff, soupira la jeune femme. Quand tu en auras assez de jouer au « Monsieur Je-Sais-Tout », tu me feras signe. En attendant, si tu ne pouvais pas compter sur nous, tu n’aurais pas eu notre brave Gaston pour nous accueillir à bord. Le Bihan tendit la main et saisit le bras de Joséphine qui en laissa presque tomber la petite valise dans laquelle elle avait rassemblé quelques effets. Surprise, elle ne lui opposa aucune résistance. Il faut dire que l’assaut était d’autant plus agréable qu’il consistait en un baiser inattendu au bord de l’eau. — Voilà pour les remerciements, dit Le Bihan en relâchant son étreinte. — Je dirais volontiers que ce n’est pas cher payé et que je mérite un petit supplément, répondit Joséphine les yeux mi-clos, mais je crois que nous n’avons pas beaucoup le temps. Tant pis, nous profiterons du voyage. — Psst... Une voix puis un visage sorti du noir interrompit la scène romantique. Gaston venait mettre un terme aux effusions. — Alors les amoureux ? dit le vieil homme d’une petite voix. On embarque ? — Oui, mon Capitaine, répondit Joséphine en embrassant Gaston. À vos ordres ! Vous pourrez compter sur un équipage irréprochable. Ils se dirigeaient ensuite tous les trois vers le bateau d’un pas rapide et le coeur joyeux. Soudain, un faisceau lumineux les immobilisa. Il se concentra d’abord sur leurs pieds avant de remonter rapidement vers leurs visages. Ils n’avaient pas encore eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait qu’une grosse voix surgit de l’obscurité de cette fin de nuit. — Alors, on part en voyage ? Gaston, Joséphine et Le Bihan se trouvèrent face à une troupe de SS en armes. Deux hommes se tenaient devant les autres. — Je me présente, Obersturmführer Storman. Depuis le temps que je cherche à vous rencontrer... Heureusement que les gens se parlent encore à notre époque moderne. Nous avons eu l’occasion de rencontrer un de vos voisins, un dénommé Gustave. Un homme très sympathique. Dommage pour vous qu’il supporte aussi mal l’alcool... — Ce n’est pas ce que vous croyez, se défendit Joséphine. — Ne vous fatiguez pas, Mademoiselle, reprit Storman. Nous nous sommes laissé dire que vous comptiez entreprendre un petit voyage archéologique en Scandinavie. Plus précisément en Norvège. Quelle bonne idée ! Pour vous prouver que nous ne sommes pas des ennemis, nous avons décidé de vous faciliter la tâche. Nous disposons de meilleurs moyens pour y arriver que cette coquille de noix ! — Pas question, nous ne... s’indigna Le Bihan. — Je crains, Monsieur le futur professeur, poursuivit Storman, que vous n’ayez pas vraiment le choix. Nous sommes dans l’obligation de retenir vos amis ici. Et surtout votre chère Mademoiselle Joséphine. Si vous refusez de nous mener à bon port, elle fera les frais de votre stupide entêtement. — Ne les écoute pas, s’exclama Joséphine en colère. De toute façon, ils ne me laisseront aucune chance ! Le Bihan regardait la jeune femme fermement tenue par deux SS. Il ne s’était jamais senti aussi impuissant. — Nous ne sommes pas des monstres, ajouta Storman. Certes, nous ne sommes pas du même côté de la barrière, mais nous faisons tous les deux le même métier dans le civil. Nous nourrissons la même passion. Je crois qu’il est temps de mettre nos découvertes en commun pour percer le secret de Hròlfr le Marcheur. — Si notre but est identique, murmura Le Bihan, nos motivations sont totalement opposées. — Il sera toujours temps de philosopher lors du voyage, intervint Prinz. Allons-y ! Le Bihan se retourna vers Joséphine. Obéissant à un élan irrépressible, il alla lui donner un baiser. — Fais-moi confiance, Joséphine, lui dit-il en s’efforçant de sourire. Je te dois beaucoup et bientôt nous nous retrouverons. Joséphine lui sourit à son tour, mais elle ne trouva ni le courage ni les mots pour lui répondre. Elle sentit couler une larme sur ses joues en voyant les Allemands entraîner Le Bihan vers une voiture noire. À cet instant précis, elle eut le sentiment terrible qu’elle ne le reverrait plus jamais. Chapitre 38 RIEN NE S’ÉTAIT PASSÉ comme prévu. En ce beau mois de juin 1944, la guerre prenait un virage décisif. Les troupes alliées débarquaient le matin du 6 juin sur les plages de Normandie. Mais rien n’était encore joué. Ce n’était que le premier coup de boutoir qui allait finir par mettre le Reich à genoux quelques mois plus tard. Storman, Prinz, leurs hommes et Le Bihan avaient déjà quitté la Normandie et traversé la Belgique. La nervosité était palpable dans la troupe, comme s’il fallait à tout prix parvenir au but sans se faire rattraper par l’ennemi. Le conflit atteignit son paroxysme quand Prinz reçut des ordres de l’Ahnenerbe. Sievers avait été catégorique au téléphone. Il fallait rentrer et le plus vite possible. Face à la situation, l’ordre des priorités avait changé. Le chef s’était montré très clair. Même s’ils arrivaient par miracle à remplir leur mission, ils ne pourraient, faute de temps, faire usage de leur découverte pour infléchir le cours des événements. Pire, Himmler lui-même ne croyait plus au miracle. Prinz s’était tout de suite rangé aux ordres de la hiérarchie. En revanche, Storman était demeuré muet, comme si le ciel venait de lui tomber sur la tête. Pour lui, il semblait impossible de renoncer si près du but. Le secret était à portée de main et sa révélation avait de quoi bouleverser le cours du conflit. Le soir où Prinz avait reçu l’appel de Sievers, toute la troupe se trouvait à Usquert, un petit village du nord des Pays-Bas, non loin de Groningue. Prinz était monté se coucher assez agacé, laissant Storman à ses questions et ses éternelles hésitations. Il s’était borné à lui dire qu’il s’agissait d’ordres et qu’un bon membre de la SS ne contestait jamais les injonctions de ses supérieurs, même s’il ressentait des frustrations. Il lui avait conseillé de dormir, car les jours à venir promettaient d’être rudes. Toutefois, il avait ajouté qu’il ne doutait pas de la victoire, car leur cause était juste. À ce moment, ils reprendraient leurs recherches dans de meilleures conditions. Tandis que Storman méditait ces paroles, il se dirigea vers la chambre de Le Bihan. Comme de coutume, le Français était gardé par deux SS, l’un devant la porte et l’autre dans la pièce. L’historien était fermement attaché au lit et tentait de trouver le sommeil. Il vit Storman entrer et s’étonna d’une pareille visite. Depuis le début de leur périple et les adieux déchirants avec Joséphine, le jeune homme s’était bien gardé d’adresser la parole à son geôlier. Tout juste se contentait-il de répondre aux questions liées à l’intendance, la nourriture ou l’hygiène. Mais ce soir-là, il avait bien senti l’étendue de son désarroi. — Alors, commença le Français sur le ton le plus neutre dont il pouvait faire preuve, vous aussi, vous allez renoncer ? Storman le regarda fixement. Il n’était pas étonné par la question. Et c’était précisément pour avoir ce type de discussion qu’il avait poussé la porte de son rival. — Je voulais vous dire que vous avez fait du beau travail, Le Bihan, répondit l’Allemand en faisant preuve d’une modestie inédite. J’ai été aveugle, j’aurais dû commencer par songer à la tapisserie, moi aussi. Avec l’évangéliaire des runes, tout devenait limpide. La route d’Uvdal et de Rollon s’ouvrait. — Le manuscrit d’Haraldsen n’était donc pas complet ? Storman réfléchit un instant, comme s’il voulait peser chacune des paroles qu’il allait prononcer. — Mes confrères manquent parfois de patience, dit-il à voix basse. Haraldsen avait encore beaucoup de choses à nous apprendre ; il aurait fallu le traiter autrement. Grâce à lui, j’ai fait un bout de chemin depuis l’examen du prétendu tombeau de Rollon, mais cela n’était pas suffisant. D’autant plus qu’il n’avait pas fini son ouvrage. Il manquait une pièce maîtresse pour achever le puzzle. Et cette pièce, vous nous l’avez apportée. Je vous l’ai déjà dit, vous êtes un homme brillant, Monsieur Le Bihan. — Je ne suis pas sûr qu’un compliment venant de vous puisse me toucher. Le jeune homme détourna le regard. Il pensait à Joséphine dont il n’avait plus aucune nouvelle. Et il parlait précisément à l’homme qui l’avait mise en danger en la transformant en vulgaire monnaie d’échange. — Réfléchissez, Le Bihan, poursuivit Storman. Si nous nous étions rencontrés en d’autres circonstances, nous serions probablement devenus d’excellents collègues. Peut-être même des amis, qui sait ? — Je suis un historien, coupa Le Bihan, pas un propagandiste. Il existe une grande différence entre vous et moi. Vous cherchez des éléments dans l’Histoire pour étayer vos thèses effrayantes. Avant même de trouver, vous savez déjà ce que vous voulez prouver. Moi je me contente d’étudier les sources et de tirer des conclusions objectives de mes recherches. — Selon vous, poursuivit Storman qui ne chercha pas à polémiquer, pourquoi Odon a-t-il voulu laisser ce message ? Que cherchait-il ? — Odon était en conflit avec Guillaume, répondit Le Bihan, qui avait beaucoup réfléchi à la question. Probablement ce conflit couvait-il bien avant qu’il ne soit emprisonné, dès la réalisation de la broderie. Je ne sais pas comment, mais Odon était au courant du sort que l’on avait fait subir au corps de Rollon ainsi qu’à son Arme de Dieu. Peut-être espérait-il que quelqu’un s’en serve un jour pour le venger. — Son Arme de Dieu, l’Anticroix... murmura Storman qui avait écouté le Français avec attention. Le SS était convaincu de la justesse de ses convictions comme il avait foi en la légitimité de ses valeurs. Quoi qu’en pensaient les ennemis du Reich, il n’y avait pas de volonté de propagande dans les recherches scientifiques et historiques de l’Ahnenerbe. Un jour viendrait où tous les aveugles sauraient reconnaître la pertinence des idéaux nationaux-socialistes. Et il serait l’un des artisans essentiels de cette reconnaissance. Mais plutôt que de se lancer dans une vaine discussion en tentant de le convaincre, il regarda Le Bihan de façon étrange. L’historien crut y percevoir une trace de peur. — Le Bihan, lui dit-il d’une voix cassée. Nous allons partir. Immédiatement. — Partir ? ! s’exclama le Français. — Faites silence, lui demanda Storman. Vous avez bien entendu, je vous demande de partir avec nous. — Mais où ? Et avec qui ? questionna le Français, médusé. Je croyais que votre collège Prinz avait reçu des ordres précis. — J’ai moi aussi reçu des ordres, répondit Storman en élevant un peu la voix. Et à mes yeux, ils n’ont pas changé parce quelques Yankees ont débarqué sur une plage de Normandie. Prinz dort paisiblement. Nous partons maintenant avec mes hommes. La route de la Norvège est encore longue. Le Bihan n’en croyait pas ses oreilles. Le SS irréprochable, entièrement soumis à sa hiérarchie, était sur le point de désobéir. Il s’enhardit et lui demanda : — Mais vous risquez gros en jouant ce jeu-là, vous en avez conscience ? — L’enjeu est à la mesure du risque, répondit l’Allemand sans ciller. Et vous le savez aussi bien que moi. Storman se redressa prestement. Il inclina brièvement la tête et ses hommes comprirent qu’il était temps de lever le camp. Le Bihan savait qu’il ne servait à rien de contester l’ordre et même s’il ne voulait pas se l’avouer, sa curiosité prenait le dessus. Pour se rassurer, il se dit qu’il était de toute façon trop près du but pour renoncer. Chapitre 39 COMME DE COUTUME, le pape travaillait tard. Il appréciait cette heure du jour où il pouvait travailler sur ses dossiers sans être dérangé par la ronde incessante des solliciteurs. Assis à sa grande table, il étudiait les documents et profitait de ces moments privilégiés où le silence était palpable dans le Vatican. Les trois petits coups sur la porte avaient été discrets, mais ils lui avaient fait l’effet d’un grondement de tonnerre dans un ciel serein. Le pape lâcha un petit « si » qui trahit sa contrariété. Monsignore Battisti entra dans la pièce. Il avait sa mine des mauvais jours, lorsqu’il lui fallait annoncer de pénibles nouvelles. — Votre Sainteté, commença-t-il quand il se fut avancé jusqu’à son bureau, les SS de Storman ont mis la main sur l’archéologue. Il est sous leur contrôle. — Je croyais que les Allemands perdaient peu à peu le contrôle sur tout, répondit Pie XII sans chercher à être ironique. — D’après mes dernières informations, ils se sont même séparés pour mener à bien leur mission. Prinz ne fait plus partie du voyage. Le jeune SS Storman est déterminé à aller jusqu’au bout, même s’il doit s’opposer à sa hiérarchie pour y parvenir. — Pour qu’un SS désobéisse, répondit le pape, il faut vraiment que l’enjeu soit à la hauteur de ses espérances. Or, nous connaissons encore mieux que lui l’importance de cette découverte. Pie XII se leva et ôta ses lunettes pour se passer la main sur les yeux. Son geste lent révélait une grande fatigue. En quelques instants, il venait de perdre tout l’allant qui était le sien quand il avait commencé à travailler. Il se leva et alla contempler une descente de croix qui ornait le mur de son bureau. Comme son regard errait sur la toile, il murmura : — Fasse Dieu que ce diable d’Allemand ne parvienne pas au but. Et prions pour que le jeune Français ne paie pas de sa vie le prix de sa curiosité... Le souverain pontife se retourna et regarda son visiteur avec une bienveillance teintée de fatalisme. — Merci de m’avoir informé, Monsignore. Hélas, pour l’heure, nous ne pouvons plus rien faire sinon solliciter la bienveillance de la Providence. Nous avons agi comme nous avons pu. Les Allemands me font penser à un fauve blessé. Ils savent que la partie est perdue, mais ils sont déterminés à la jouer jusqu’au bout de leurs forces. Et vous n’ignorez pas que c’est toujours dans ces moments-là qu’ils sont les plus dangereux. Battisti inclina la tête. Il frissonna en pensant à ce que pourrait devenir ce monde si Storman parvenait à ses fins. Chapitre 40 COMBIEN DE TEMPS avait duré la scène ? À vrai dire, Storman aurait bien été incapable de le dire. Il n’avait pourtant rien laissé au hasard. La fuite des Pays-Bas, le voyage à travers le Danemark, la traversée de la mer du Nord et finalement l’arrivée en Norvège dans la vallée de l’Uvdal, au pied des monts de Hardangervidda. La discrétion dont il avait preuve pour échapper aux partisans jusqu’à cette course haletante à travers la forêt plongée dans la nuit nordique. Exalté, l’Allemand songeait aux récits épiques et glorieux que l’on avait coutume de raconter à l’Ahnenerbe. Il était convaincu qu’il était le digne héritier de ces guerriers germaniques qui couraient les forêts et les vallées pour mener leur combat. Il était l’un de ces chasseurs infatigables qui n’avaient pas encore été corrompus par les mirages faciles de la vie moderne et du confort. Storman sentait le danger comme le chien flaire l’adversaire. Il avait pris la précaution de laisser Le Bihan à l’intérieur de la voiture, solidement entravé. Il craignait qu’il ne fît tout échouer à la dernière minute. De toute façon, il n’avait plus besoin de lui et il n’avait aucune envie de partager avec son rival la découverte extraordinaire qu’il allait faire. Accompagné par ses hommes, il avait couru jusqu’à perdre son souffle pour atteindre son Graal. Et arrivé au terme de sa course, il avait fini par le trouver. Le fameux tumulus était là, devant lui. Un oeil non averti n’aurait pas pu discerner cette masse de terre d’une autre, mais pour Storman, aucun doute n’était permis. Il pouvait enfin le contempler de ses yeux. Et ni Le Bihan, ni Prinz, ni Haraldsen n’avaient accompli cet exploit. C’était lui le vainqueur. Il sentit un tremblement de joie le parcourir : il était bel et bien le plus fort ! Il représentait la meilleure preuve de la supériorité de la jeunesse SS. Les hommes avaient sorti leurs pelles et commencé à creuser. Il n’y avait pas un instant à perdre. Il y avait eu ce bruit, ce « toc » qui lui laissait entrevoir une découverte extraordinaire. Le rythme de son coeur s’était emballé. Il ne savait pas combien de temps au juste toute cette effervescence avait duré, mais c’était bien fini. Il y eut d’abord les phares dans les yeux. Puis, tout ce monde autour de lui. Et enfin les ordres criés en norvégien. Le loup des forêts était parvenu à son but, mais il venait de trébucher. C’était la fin de sa course. Storman n’eut pas le temps de réfléchir, mais il prit plusieurs décisions. Il n’écrasa pas la capsule de cyanure dont il ne se séparait jamais. Le SS était toujours aussi résolu à aller jusqu’au bout de sa quête. Il ne serait pas dit qu’il avait abandonné si près du but. Faisant abstraction de tous les hommes qui se trouvaient autour de lui, il courut avec sa pelle vers le tumulus en hurlant. Les partisans ne comprirent pas cet accès de folie et plusieurs coups de fusil résonnèrent dans la nuit. Une expression d’étonnement puis de douleur se lurent sur le visage de Storman. Il s’écroula au pied du tumulus. Sa main eut encore la force de saisir une poignée de terre. La vie le quittait tandis qu’un sourire de victoire se dessinait sur son visage. Chapitre 41 LA PREMIÈRE RÉACTION de Le Bihan avait été la peur. Les lueurs dans les yeux l’avaient aveuglé et il n’avait pas réussi à identifier les hommes qui le tiraient de la voiture. Dès qu’ils se mirent à parler, le jeune homme comprit qu’il ne s’agissait pas des SS avec lesquels il avait voyagé, mais de Norvégiens. Il fut tiré sans ménagement de la voiture et conduit jusqu’au tumulus qu’il n’avait pas encore vu. Soudain, un faisceau lumineux balaya le sol et plus précisément les quatre corps d’Allemands qui avaient été exécutés d’une balle dans la tête. Un des Norvégiens vint lui poser une question dans un français impeccable. — Que faites-vous avec ces Allemands ? Vous êtes un collaborateur ? — Pas du tout ! s’exclama Le Bihan. Face à ces partisans, il était éberlué de se retrouver dans la position de l’ennemi. Il les regarda et entreprit de prouver son innocence. — Ils m’ont forcé à les accompagner pour fouiller le tumulus de Rollon. — Quand nous avons tué le plus jeune, poursuivit le Norvégien, il était occupé à creuser ce gros tas de terre. Dis-nous ce qu’il y cherchait. — C’est un tumulus, expliqua Le Bihan. Il s’agit selon toute vraisemblance de la tombe d’un ancien chef viking. Nous devons être ici dans un lieu sacré. À en juger par l’expression du partisan, il ne devait pas être convaincu par l’explication que le Français lui avait donnée. Il se tourna vers ses compagnons et leur répéta ce qu’il venait de dire en norvégien. Ils discutèrent quelques instants, puis le premier homme revint à hauteur de Le Bihan. — Nous avons entamé la reconquête de notre pays, dit-il avec solennité. Les Allemands sont encore très nombreux en Norvège et aujourd’hui, ils sont déterminés à nous combattre jusqu’au dernier. Dès lors, je pense qu’ils ont d’autres priorités que de se livrer à des fouilles archéologiques. — Croyez-moi, répondit Le Bihan avec conviction, il ne s’agit pas d’armes ni de réserves d’or. Laissez-moi seulement vous montrer, je vais vous prouver que j’ai raison. Le Norvégien paraissait troublé par la conviction du Français. Il donna un ordre bref à ses camarades et puis répondit à Le Bihan. — La zone n’est pas des plus sûres, mais compte tenu de la nuit, nous sommes prêts à te faire confiance. Tu as deux heures pour nous prouver que tu dis vrai. Le Bihan ne se fit pas prier. Il saisit une pelle et mit les autres dans les mains des Norvégiens. Ils commencèrent tous à creuser. Le jeune homme se dit que cette fouille n’avait rien de scientifique, mais que la guerre justifiait quelquefois ce genre d’opération commando. Armé d’une énergie dont il ne se savait pas capable, il parvint rapidement au centre du tumulus et buta contre un muret de pierres. Il entreprit de le démonter avec prudence afin de ne pas abîmer ce qu’il renfermait. Le Français tint les Norvégiens à l’écart pour achever l’opération. Il enleva les pierres les unes après les autres et révéla enfin, derrière les fragments de bois du bateau, la sépulture. Le Bihan en déduit que le chef qui avait été enterré ici avait fait l’objet d’un rite funéraire propre aux Vikings. Afin de permettre au mort de naviguer vers l’au-delà, ses compagnons enfouissaient sous un tumulus une barque avec son mât couché et sa voile roulée. Généralement, on y déposait des objets usuels et funéraires. Grâce à l’argile bleue, abondante dans la région, le bois était relativement bien conservé. L’historien poursuivit l’excavation et découvrit les ossements de la dépouille. Il demanda aux Norvégiens d’éclairer ce qu’il venait de découvrir et un squelette très abîmé apparut au plus profond de la nuit. Le Bihan se mit à toucher les os, mais sans parvenir au résultat qu’il escomptait. Les restes devaient bien être ceux de Hròlfr le Marcheur dit Rollon, mais le premier duc de Normandie était entièrement nu. Il n’était pas accompagné du moindre ornement. C’était un peu comme si on l’avait dépouillé de tous les signes qui témoignaient de sa puissance. — Le roi est nu, murmura Le Bihan, désespéré. — Pardon ? s’enquit le Norvégien. Je ne comprends rien à ce que vous faites, mais je sais que nous ne devons pas tarder. Nous sommes en danger ici. Vous avez trouvé ce que vous vouliez ? Daignerez-vous enfin nous expliquer où vous voulez en venir ? Le Bihan ne put s’empêcher de jeter un coup d’oeil sur Storman qui gisait à terre. Il répondit comme s’il s’adressait d’abord au cadavre. Après tout, lui seul pouvait le comprendre. — Ils sont décidément plus forts que nous, lui dit-il avec fatalisme. Skirnir le Roux a réussi à vaincre son rival, même par-delà les siècles. Puis, il jeta sa pelle à terre et s’adressa au Norvégien. — Nous pouvons y aller, nous avons tous fait fausse route. Les hommes rassemblèrent leurs effets et s’enfoncèrent dans la nuit. Une fois encore, Rollon demeura là, seul, au coeur de la forêt d’Uvdal. Il reprenait son repos, pour la nuit des siècles, avec le poids de ses secrets. EPILOGUE Chapitre 42 Rouen 1950 CINQ ANNÉES avaient passé. C’était le temps nécessaire pour reprendre une vie normale, mais c’était bien trop court pour guérir les blessures causées par la guerre. Quand Le Bihan était rentré de Norvège, il avait retrouvé sa ville meurtrie. La cathédrale avait été une des victimes des combats acharnés. Le 19 avril 1944, sept bombes avaient éventré l’édifice. Tout le bas-côté sud avait été réduit en ruine, à l’exception d’une chapelle. Le choeur avait également été touché. Le 1er juin, ce fut au tour de la tour Saint-Romain d’être la proie des flammes ; les cloches fondirent dans le brasier et il s’en fallut de peu que le feu ne s’emparât de toute la cathédrale. Le fameux gisant de Rollon avait lui aussi été pulvérisé au cours de ces jours de tourmente. Il ne restait plus rien du tombeau qui avait tellement attisé la curiosité de tous ceux qui avaient voulu en percer le secret. Le Bihan n’était pas superstitieux, mais il fut tenté d’y voir un ultime signe du destin, un peu comme s’il fallait à tout prix effacer jusqu’au souvenir de Rollon pour éviter que son mystère ne soit révélé. Malgré le débarquement, les Alliés avaient eu beaucoup de peine à chasser l’occupant. Il avait fallu attendre le 30 août pour que les Allemands quittent Rouen non sans avoir mis le feu au port de la ville. Le 1er septembre, Georges Lanfry hissait un grand drapeau tricolore au sommet de la flèche de la cathédrale. La ville finissait certes la guerre exsangue et profondément meurtrie, mais elle était enfin libre. Outre les milliers de victimes, la cité normande avait perdu une dizaine de milliers de ses maisons dont certaines appartenaient aux trésors de l’histoire de l’art. Le Bihan était désolé de ces dégâts irréparables pour l’archéologie, mais il savait qu’il lui faudrait beaucoup plus de temps pour effacer le souvenir d’une autre perte. Les témoignages qu’il avait recueillis concernant Joséphine étaient contradictoires, mais il semblait que la jeune femme avait été exécutée par les Allemands, juste avant qu’ils ne quittassent la ville. D’après Marc, un petit commando SS avait été spécialement chargé de la supprimer afin qu’elle ne parlât pas après la guerre. Il fallait à tout prix éviter que l’ennemi pût poursuivre les recherches sur le fameux secret. D’ailleurs, on racontait que les archives de la SS et plus précisément une grande partie des travaux de l’Ahnenerbe avait été détruite lors de la débâcle. Aucune trace de ces recherches ne devait survivre au Reich Millénaire. Le 24 mai 1945, Heinrich Himmler mettait fin à ses jours en emportant avec lui ses rêves de surhomme et de race de l’élite héritée des anciens Germains et de leurs cousins Vikings. Malgré la liesse générale, Le Bihan n’avait donc pas réussi à se réjouir de la fin de la guerre. Pour lui, l’issue du conflit avait le goût amer des défaites personnelles. Malgré tous ses efforts, il n’avait pas découvert le secret de Rollon et puis surtout, il avait perdu la femme qui avait changé sa vie, la seule à laquelle il avait osé avouer son amour. Le fantôme de Joséphine le poursuivait à tout moment du jour ou de la nuit. Mille fois, il avait eu l’impression de la croiser dans la rue, mais l’illusion s’était rapidement évanouie comme le mirage d’une espérance impossible. Un jour, dans un restaurant, il avait même eu le sentiment se retrouver l’odeur de son parfum. Il avait longuement fixé la jeune dame blonde qui était assise sur la banquette à côté de lui sans rien trouver à lui dire avant de quitter précipitamment l’établissement. Il fallait apprendre à vivre sans Joséphine qui lui avait appris à changer sa vie. C’était un homme brisé qui avait repris le cours normal de l’existence. Après avoir terminé ses études avec mention, il était devenu professeur. Le Bihan enseignait l’histoire du Moyen ge, mais chaque fois qu’arrivait le moment d’aborder la saga de la tapisserie de Bayeux dans le programme de l’année, un sentiment de malaise l’envahissait. Il se disait alors qu’il ferait mieux de quitter cette ville et d’oublier son histoire. Il voulait changer de métier et recommencer une nouvelle vie. Et puis, sa crise de doute finissait par passer et la vie reprenait son cours. Jusqu’à l’année suivante. Étrangement, lui qui ne possédait plus d’attaches ne pouvait se résoudre à écrire une nouvelle page de son existence. Un soir, alors qu’il était chez lui à corriger des copies d’examen de ses élèves, la sonnette l’arracha à son travail. Il ouvrit la porte et tomba nez à nez avec le bedeau de la cathédrale. Maurice Charmet avait vieilli, mais il conservait le même regard vif que le jour où il l’avait surpris en pleine nuit devant le tombeau de Rollon. — Maurice, dit-il, quelle surprise ! s’exclama Le Bihan avec étonnement. Cela fait bien longtemps que nous ne nous sommes vus. — Je sais que tu n’es toujours pas très assidu, répondit-il sur un faux ton de reproche. De toute façon, aujourd’hui, j’ai pris ma retraite et je pense que tu préfères visiter la cathédrale la nuit, non ? Le Bihan sourit et invita son visiteur à passer à la cuisine. Il prit deux verres dans le placard ainsi qu’une bouteille de muscadet. Maurice enleva son manteau et s’assit à table. Avec politesse, il trempa ses lèvres dans le vin – il avait toujours été sobre – parce qu’il était sensible à l’hospitalité de Le Bihan. — Mais dites-moi, enchaîna l’historien. Que me vaut le plaisir de votre visite ? L’ancien bedeau reprit son manteau et plongea sa main dans sa poche. Il en sortit un petit paquet de papier brun qu’il lui tendit. — Voici, Pierre, lui dit-il d’un ton résolu. Pour être honnête, je ne savais pas trop bien quoi en faire et je me suis dit que tu serais le plus à même de juger. De toute façon, notre pauvre cathédrale a beaucoup souffert et je pense que nous avons d’autres priorités que conserver les quelques vieilles pierres qui ont volé en éclats... Pendant que Charmet parlait, Le Bihan avait ouvert le paquet. Il en sortit un morceau de pierre brisé. Il l’observa avec attention et constata qu’il était recouvert d’une inscription. La pierre était très abîmée, mais en plissant les yeux, on pouvait reconnaître quatre lettres : N ? O ? R ? E. — Le fragment devait faire partie du sarcophage de Rollon, continuait à expliquer Maurice. Tu sais que tout a été détruit lors du bombardement, mais j’ai récupéré ce que je pouvais. En tout cas, je peux t’assurer que c’était le seul morceau de pierre gravé de la sorte parmi les monceaux de gravats qui ont été dégagés. Déjà, Le Bihan s’était levé. Il alla chercher dans le salon une encyclopédie. Il la feuilleta pendant quelques instants et finit par s’arrêter sur une page. Le Bihan se gratta le menton, il était profondément absorbé par sa réflexion. — Et alors, tu y comprends quelque chose ? s’enquit l’ancien bedeau. Nore... Tu sais ce que cela veut dire ? L’historien s’était levé et était retourné dans le salon. Il en revint avec son grand atlas dont il se mit à tourner rapidement les pages. Son doigt courut sur le papier et puis s’arrêta. Il regarda son visiteur et exprima un sourire énigmatique. — Je pense qu’il va me falloir retourner en Norvège... Chapitre 43 SOUS LE SOLEIL de cette matinée de juillet, le long ruban vert que déroulait la forêt de part et d’autre de la route semblait ne pas connaître de limite. Le taxi roulait à douce allure et seul le bruit du moteur rappelait que l’homme avait marqué cette terre de son empreinte. Des images de Joséphine se mêlaient aux feuillages qui déroulaient leur couleur tendre au fil du chemin. Ce voyage, il le faisait d’abord pour elle. Depuis leur rencontre, il avait promis d’aller au bout de sa quête et aujourd’hui, plus que jamais, il était déterminé à tenir sa promesse. Le Bihan soupira. Il contemplait cette immensité verte comme s’il la découvrait pour la première fois. Étrangement, il ne se souvenait pas de son premier voyage en Norvège. C’était un peu comme s’il s’agissait de deux pays différents ou qu’une éternité séparait ces deux séjours. Le taxi tourna à gauche et s’engagea sur une petite route de gravier. Au bout de quelques centaines de mètres, la voiture s’arrêta devant la stavkirke de Nore, une jolie petite église de bois debout. Son pignon était orné de têtes de dragons à la manière de ceux qui décoraient jadis la proue des drakkars. Ses toits posés avec élégance les uns sur les autres et pourvus d’extrémités pointues évoquaient quant à eux davantage une pagode asiatique qu’un édifice nordique. Le Bihan régla la course, salua le chauffeur et sortit du véhicule. Il contempla l’édifice et songea à tous ceux qui avaient payé de leur vie la volonté de découvrir le secret. Il poussa prudemment la porte et s’engagea dans la travée centrale de la petite église. Les croisillons de bois aux fenêtres laissaient pénétrer une belle clarté qui contrastait avec l’obscurité qui baignait la plupart des églises en France. Tout en observant le mobilier sculpté, l’historien se dirigea vers le maître-autel qui était surmonté d’un coffre évoquant les châsses de cuivre du Moyen ge occidental. Délicatement, Le Bihan ouvrit le petit coffre, puis il soupira. — Vous avez donc fini par accomplir votre quête, dit une voix derrière lui. Vous sentez-vous mieux à présent ? Le Bihan se retourna et découvrit une longue silhouette chauve, a priori le pasteur de la paroisse. L’historien devait avoir une expression de frayeur puisque son hôte tint à le rassurer. — Rassurez-vous, jeune homme. Nous sommes ici, certes loin de tout, mais nous sommes proches de Dieu. Je suis certain que vous vous demandez comment un tel trésor est laissé en évidence dans cette église, simplement posé sur l’autel. Sachez d’abord qu’il y a très peu de visiteurs ici, grâce à Dieu, nous sommes loin des circuits touristiques. D’autre part, ma hiérarchie est parfaitement consciente de ce que nous conservons entre nos murs. Toutefois, elle me laisse tranquille, car elle sait bien qu’il est des secrets qu’il ne fait pas bon ébruiter. Mais je sens que vous en brûlez d’envie... Allez-y, sortez-les, regardez-les bien. Le Bihan ne se fit pas prier. Il sortit les deux bijoux du coffret. La Croix du Christ et un somptueux Marteau de Thor gravé de runes. « L’Arme de Dieu », songea Le Bihan qui n’avait toujours rien dit. — Le christianisme a bel et bien gagné la bataille contre les dieux païens, continua le pasteur, mais la guerre n’est pas finie pour autant. À vrai dire, ce genre de combat ne connaît jamais de fin. Nombreux sont ceux qui, au fil du temps, ont voulu ranimer les braises de la lutte, mais il s’est toujours trouvé des sages pour les en empêcher. Dans la vie, l’équilibre est un élément primordial, il ne faut jamais y toucher, sous peine de réveiller d’anciens et redoutables démons. Nous risquerions de voir le Crépuscule des Dieux déferler sur terre. — Parmi ces sages, il y eut Rollon ? demanda Le Bihan qui sortit enfin de son mutisme. — Oui, sourit le prêtre, le sage Hròlfr le Marcheur... Même l’ambitieux Skirnir le Roux n’a pas réussi à ruiner son oeuvre. — Pas plus que les SS... ajouta Le Bihan. — Dans leur détestation du christianisme, les SS étaient convaincus du pouvoir destructeur de l’Arme de Dieu qu’ils appelaient l’Anticroix. Il s’en est fallu de peu qu’elle tombât entre les mains des sbires de Himmler et qu’elle accomplît la sombre prophétie, soupira le pasteur. Néanmoins, nous nous réjouissons de sa réunion avec la Croix qui nous a rejoints à la fin de la guerre. J’espère que vous ne nous en voulez pas trop d’en avoir privé votre belle cathédrale de Rouen. J’ai eu l’occasion de la visiter en 1937 et je dois reconnaître que l’envie était forte pour moi d’ouvrir le sarcophage pour récupérer celle-ci... Mais je me suis abstenu, rassurez-vous. — Mais comment le Marteau est-il arrivé dans cette église ? — En débarquant en Norvège, Skirnir a procédé à des obsèques dans la plus pure tradition viking pour son cousin. Mais il ne lui a pas laissé le Marteau de Thor ; il s’était arrogé le droit de posséder l’Arme de Dieu. L’ambitieux a essayé d’en faire usage, mais sans succès puisqu’il n’était pas le chef reconnu par son peuple et qu’il ne pouvait donc pas faire appel à Thor pour accomplir ses desseins. — Que lui est-il arrivé ? demanda le Français. Le grand pasteur fit alors un geste auquel il ne s’attendait pas en passant son pouce le long de son cou. — La tradition raconte qu’il a été égorgé par ses fidèles, expliqua-t-il. Ces derniers se sont ensuite entretués pour détenir l’arme. En l’espace de quelques jours, tous les membres de l’équipage perdirent la vie. Tous, sauf un qui possédait le fameux Marteau. L’unique survivant du carnage se mit en tête de rentrer en Normandie pour le remettre au fils de Rollon, le duc Guillaume Longue Épée, car lui seul aurait pu en faire usage et restaurer les Normands dans leurs anciennes croyances. Toutefois, le drakkar qui l’emportait sombra au large des côtes norvégiennes et l’on n’entendit plus parler du Marteau de Thor pendant des siècles. — Un accident qu’Odon devait ignorer, déduit Le Bihan, puisqu’il situait toujours l’Arme de Dieu à Uvdal. En tout cas, la prophétie ne pouvait donc plus s’accomplir. — Pour quelques siècles en tout cas, sourit le pasteur. Bien plus tard, en 1780, des marins intrépides péchèrent la plus grosse des baleines jamais vues dans les mers du Nord. La prise était tellement fabuleuse que l’exploit fut rapporté dans tout le pays. L’animal fut dépecé au port et l’on trouva en son ventre un objet de métal recouvert d’algues, de couches de sédiments et de coquillages. Comme les pêcheurs ne savaient pas de quoi il s’agissait, ils le confièrent au pasteur du village qui le présenta à sa hiérarchie. Dans leur grande sagesse, les ecclésiastiques qui n’ignoraient pas les légendes décidèrent de le dissimuler des yeux des hommes. Pour être tout à fait franc, je crois que les chrétiens ont toujours craint le retour des anciennes croyances sur ces terres où chaque arbre et chaque fjord rappellent la saga des maîtres des mers... Le souvenir des anciens dieux n’est pas près d’être effacé ! — Un de ces ecclésiastiques fit probablement le voyage de Rouen, ajouta le Français, puisqu’il réussit à faire graver dans le sarcophage de Rollon le mot « Nore » afin de maintenir le lien entre la Croix et le Marteau. — Je vous l’ai dit, acquiesça le pasteur, nos vieilles légendes ont la vie dure et nombreux sont ceux qui, au fil des siècles, ont été fascinés par le pouvoir du Marteau de Thor face à la Croix du Christ. Ils ont toujours éprouvé un mélange d’appréhension et d’attirance pour l’Arme de Dieu. Le Français inclina la tête. Il les contempla encore un instant puis il remit la Croix et le Marteau dans le coffre. Il referma le couvercle. Une question lui brûlait les lèvres. — Mais, demanda-t-il, pourquoi avoir réuni les deux symboles ? Ils avaient toujours été séparés depuis la mort de Rollon. — Lors de l’ensevelissement de Hròlfr dans la cathédrale, expliqua le pasteur, les témoins s’aperçurent que le corps du duc ne se trouvait pas dans le sarcophage. Ils furent bien sûr choqués par la disparition de la dépouille, mais ce fut surtout celle de l’Arme de Dieu qui les préoccupait. Ils n’étaient donc pas à l’abri du Crépuscule des Dieux. Ils songèrent que cette disparition avait une origine surnaturelle. Pour conjurer le sortilège, la décision fut prise d’inhumer une croix en lieu et place de la dépouille de Hròlfr le Marcheur. Des sages de la cour ducale qui connaissaient les deux traditions se réunirent et affirmèrent que l’ère de la paix reviendrait le jour où la Croix rejoindrait le Marteau. Il a fallu attendre 1945 pour que leurs voeux s’accomplissent... Le Bihan remercia le pasteur. Il lui assura que son secret serait bien gardé. Il y aurait encore des milliers de visiteurs qui découvriraient la tapisserie de Bayeux, mais il y avait fort à parier que personne ne remonterait son fil jusqu’à cette petite église de bois où cohabitaient l’ancienne et la nouvelle religion des Vikings. Le Français avait appris à connaître la nature humaine ; il savait qu’il y aurait toujours ici-bas des Rollon et des Skirnir, des Guillaume et des Odon, des Joséphine et des Storman... Tant que des hommes de bonne volonté veilleraient sur les armes des dieux et combattraient ceux qui voulaient s’en emparer, la paix serait assurée. Le jeune homme sortit de l’église. La clarté intense du soleil nordique lui fit plisser les yeux. Il inspira profondément et regarda la forêt qui s’étendait à perte de vue devant lui. Pierre Le Bihan était arrivé au terme de sa quête, mais Joséphine n’était pas là pour le voir. Étrangement, il se sentait serein. Le monde venait de vivre une des plus épouvantables tragédies depuis que les hommes se font la guerre, mais le glas du Crépuscule des Dieux qui signerait sa fin inéluctable n’avait pas encore sonné. — Monsieur, cria le pasteur qui était sorti devant son église. Vous voulez que je vous appelle une voiture pour rentrer en ville ? — Volontiers, répondit Le Bihan avant de se reprendre : et puis, non, ne vous donnez pas cette peine... je préfère me promener un peu et profiter de votre belle région. À la manière de Hròlfr le Marcheur, Pierre Le Bihan avait choisi de partir à pied et de s’enfoncer dans la forêt. Il leva les yeux et chercha à trouver dans un long nuage qui s’étirait paresseusement dans le ciel l’image de Joséphine allongée à ses côtés. Il pensa à Yggdrasil, le frêne géant de la mythologie norvégienne qui reliait et abritait tous les mondes. La longue saga à travers la fureur des siècles et la folie des hommes que le jeune homme venait de vivre lui avaient donné une nouvelle dimension de l’éternité. Il avait désormais tout le temps de marcher et de contempler les prodiges de la nature. 2005-2006 Rouen ? Paris ? Dublin ? Bruxelles ? Barfleur QUELQUES NOTES SUR... Hròlfr le Marcheur Né vers 860 et mort vers 933, Rollon est l’exemple même de ces personnages dont les traces se perdent au confluent de l’Histoire et de la légende. Nul ne peut s’assurer de ses origines, norvégiennes ou danoises. En revanche, il paraît établi qu’il a beaucoup voyagé, notamment en Angleterre et en Frise, avant de s’établir en terre de France, dans la région de Rouen vers 890. Après avoir guerroyé avec le roi Charles III, il a négocié avec lui jusqu’à obtenir l’établissement de son peuple dans une terre de l’Ouest qui portera le nom de Normannie. Le traité de Saint-Clair-sur-Epte Conclu en 911, un des traités les plus célèbres de l’Histoire de France n’en fut peut-être jamais un. En tout cas, pas dans le sens premier du terme, à savoir un document écrit stipulant les termes de l’accord conclu entre les différentes parties. L’Histoire a toutefois retenu que c’est à Saint-Clair-sur-Epte que fut conclue une paix entre le chef des Vikings, Hròlfr et le roi de France. L’accord stipulait que les territoires actuels de la Seine inférieure, de l’Eure, du Calvados, de la Manche et d’une partie de l’Orne revenaient aux Vikings. Plus tard, le Bessin, le Maine, le Cotentin et l’Avranchin s’ajouteront à ces terres. Charles III Fils posthume de Louis le Bègue, Charles III dit le Simple naquit en 879 et mourut en 929. Le souverain carolingien eut fort à faire pour contenir l’avance des Vikings et son meilleur fait d’armes reste d’avoir réussi à établir Rollon et son peuple dans une terre qui deviendra la Normandie. Rejeté par certains de ses barons, le souverain finit sa vie en captivité à Péronne, retenu par Herbert de Vermandois. Sa femme Odgive et son fils Louis avaient trouvé refuge en Angleterre. Thor Parmi tous les dieux des Vikings, Thor occupe une place particulière. Dieu du tonnerre, de la foudre et de l’éclair, il était renommé pour sa force et surtout pour l’efficacité de son marteau-hache qu’il lançait contre ses ennemis et finissait toujours par revenir entre ses mains. Le motif du Marteau de Thor fut très populaire chez les Vikings et abondamment représenté, notamment sous forme de bijou. Un des plus célèbres exemples porte le nom de marteau de Mjöllnir. Il date du Xe siècle et fut découvert en Scanie. Les runes L’ancien système d’écriture des Vikings connut deux grandes époques. Le premier futhark naquit plus ou moins au début de notre ère et servit jusqu’au VIIIe siècle environ. Il comptait vingt-quatre caractères. Le futhark récent fut utilisé entre l’an 800 et le XIe siècle. Il comptait seize caractères. Les runes ne sont pas seulement un système d’écriture, elles étaient également dotées d’une force magique. Leur utilisation permettait notamment d’entrer en contact avec les dieux et d’influer sur des phénomènes naturels comme la foudre. Les runes furent redécouvertes par la suite et firent l’objet de multiples réinterprétations d’ordre plus ou moins ésotérique. Ce fut notamment le cas des mouvements païens préfigurant les nazis et plus tard par les SS qui leur attribuèrent une force magique et les utilisèrent abondamment dans leur symbolique. Himmler voyait en eux la première trace d’écriture germanique. La tapisserie de Bayeux Qu’on y voie l’ancêtre de la bande dessinée, du reportage ou de l’oeuvre de propagande, la tapisserie de Bayeux figure parmi les chefs-d’oeuvre de l’histoire de l’art mondial. Il s’agit en fait d’une broderie qui raconte tout au long de ses 70,34 mètres (pour 0,50 mètre de hauteur) l’histoire de la conquête de l’Angleterre par Guillaume, duc de Normandie en 1066. Descendant de Rollon, il était accompagné par son demi-frère Odon, évêque de Bayeux, avec lequel il entrera plus tard en conflit. Elle a longtemps été attribuée à tort à la reine Mathilde, épouse de Guillaume. Selon toute vraisemblance, c’est Odon qui fit réaliser la tapisserie qui était exposée dans la cathédrale de Bayeux et sortie chaque année... Pendant la guerre, elle fut mise à l’abri et connut un destin mouvementé. Elle fut d’abord conservée dans la cave de l’hôtel du doyen à Bayeux dans un abri blindé spécialement conçu à son attention. Elle fut ensuite transférée dans un dépôt des oeuvres d’art des Musées nationaux, au château de Sourches sur la commune de Saint-Symphorien dans la Sarthe, avant d’être conduite à Paris à la fin du conflit pour être conservée à l’abri dans les réserves du Louvre. Depuis, elle a réintégré sa ville de Bayeux où elle est désormais exposée dans un musée remarquable où l’on peut suivre toute son histoire au fil d’un parcours qui nous ramène près d’un millénaire en arrière. Herbert Jankhun Membre de la SS portant le grade de commandant et de l’Ahnenerbe, Herbert Jankhun avait été reçu au doctorat en 1931 et fut nommé au Musée des antiquités préhistoriques de Kiel. En 1941, il partit à Bayeux pour y étudier la tapisserie avec une équipe de trois hommes. Il dirigea l’étude la plus sérieuse et la plus minutieuse de l’oeuvre en établissant un relevé photographique, une description détaillée et une retranscription graphique complète. Herbert Jankhun qui revint en Normandie bien plus tard mourut plusieurs décennies après la fin de la guerre. L’Ahnenerbe Sous le nom de « Deutsches Ahnenerbe Studiengesellschaft für Grestesurgeschichte », l’institut fut créé en 1935 à l’initiative d’Himmler. Deux ans plus tard, il devint plus simplement « Der Ahnenerbe » (héritage des ancêtres). Son objectif était d’étudier les racines du peuple allemand à travers des recherches archéologiques et historiques. Il se livrait également à des expériences « scientifiques » sur des prisonniers. L’institut qui compta parmi ses responsables Wolfram Sievers était établi au château du Wewelsburg (...) dont Himmler voulait faire le centre mystique et intellectuel de son Ordre Noir. En 1944, l’Ahnenerbe qui souffrait de manque de personnel sera transféré en Bavière. Wolfram Sievers fut condamné à mort et pendu par le tribunal de Nuremberg. {1} Ahnenerbe : la signification littérale du mot est « héritage des ancêtres ». {2} Obsédé par la recherche du Saint-Graal et intéressé par le secret de l’abbé Saunières de Rennes-le-Château, Otto Rahn avait intégré la SS avant d’être rétrogradé pour son homosexualité puis envoyé comme surveillant aux camps de Dachau et de Buchenwald. Il finit par quitter la SS et mourir en 1939. Des enfants découvrirent son cadavre près d’un cours d’eau dans le Tyrol. Selon toute vraisemblance, il s’était suicidé. {3} Nom Scandinave de Rollon. {4} Valhalla : domaine d’Odin, un palais où ressuscitent les guerriers morts héroïquement au combat. Il ne s’agit pas d’un paradis, mais d’un lieu où se rassemblent temporairement les guerriers jusqu’au jour du grand combat, du Crépuscule des Dieux. {5} Le manuscrit est inachevé. À ce stade du récit, il s’agit de notes manuscrites préparatoires du professeur Haraldsen.