PATRICK WEBER Patrick Weber est né en 1966 à Bruxelles. Après des études d’histoire de l’art et d’archéologie, il se dirige vers une carrière de journaliste dans la presse écrite et la télévision. Il dirige plusieurs magazines, en tant que rédacteur en chef, puis devient consultant éditorial pour le groupe Sanoma Magazines Belgium. Il publie des romans historiques – parmi lesquels Le grand Cinquième, prix Jean d’Heurs du roman historique 2005 – et scénariste des films et bandes dessinées – Novikov (Humanoïdes Associés), Les fils de la louve (Lombard), Les aventures d’Alix, Lois et Lefranc en collaboration avec Jacques Martin (Casterman), Arthur et les Minimoys d’après les personnages de Luc Besson (Soleil) Vikings (Soleil). Parallèlement à son activité de chroniqueur royal en Belgique, il publie à ce titre des ouvrages, donne des conférences et des cours à l’université, et collabore à des émissions de télévision et de radio. Il partage aujourd’hui sa vie entre Bruxelles, Paris et Rome. PATRICK WEBER CATHARES Les Racines de l’Ordre Noir Tome 2 TIMÉE-EDITTONS © Timée-Editions, 2008 ISBN 978-2-266-19253-8 « Il y a deux Églises : l’une fuit et pardonne, l’autre possède et écorche. » Prédication de Pierre Authié, Bon Homme « Je croirais volontiers que ce sont les armées de Lucifer, et non point celles de Satan, qui ont assiégé Montségur pour recouvrer le Graal, tombé de la couronne de Lucifer et gardé par les Purs. » Otto Rahn, La Cour de Lucifer Table des matières Personnages principaux Avertissement Prologue 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 Du roman à l’histoire... et de l’histoire au roman À Denis, un éditeur attentif et enthousiaste avec qui je partage le goût des grandes histoires et la passion de les lire PERSONNAGES PRINCIPAUX Personnages de fiction Pierre Le Bihan : historien et archéologue Karl von Graf : officier de la SS ayant appartenu à l’Ahnenerbe Erwin Millier : membre de la SS Mireille : serveuse au bar-tabac d’Ussat-les-Bains Maurice Le Bihan : antiquaire Betty : patronne du bar-tabac d’Ussat-les-Bains Léon : ancien résistant et guide des grottes d’Ussat-les-Bains Georges Chenal : hôtelier, patron des Albigeois Michel Joyeux : professeur et ami de Pierre Le Bihan Richard Koenig : membre de la SS et ami d’Otto Rahn Personnages réels Otto Rahn : historien et écrivain allemand ayant appartenu à la SS. Antonin Gadal : responsable de l’office de tourisme et spécialiste de l’histoire cathare Avertissement Même s’il repose sur des faits réels et qu’il met en scène des personnages ayant existé, ce livre est un roman. Depuis longtemps, l’épopée cathare a enflammé les imaginations en faisant l’objet de toutes les récupérations à tel point qu’il est souvent difficile, même pour les meilleurs spécialistes, de faire la part entre la légende et l’histoire. Les lettres signées par Otto Rahn sont bien évidemment imaginaires. Ce livre n’hésite pas à recourir à un fonds légendaire pour enrichir le récit. Quant à l’Histoire avec un grand « H », elle se doit de rendre hommage à la mémoire d’un peuple qui a payé de sa vie le prix de sa liberté de conscience. Condamnés à mort, les Cathares ont réussi à échapper à l’oubli. Prologue Le Parfait rajusta les plis de son long mantel blanc. Il prit le temps d’observer son image dans le miroir puis, d’un revers rapide de la main, il fit apparaître le blason cousu à l’emplacement de son coeur. Il jeta un nouveau coup d’oeil à son reflet et constata avec satisfaction que l’écu orné de la double rune Sieg de la SS et de la croix cathare n’était plus caché par un morceau de tissu. C’était l’une de ces nuits sans nuages où l’éclat de la lune rivalise avec la lumière du jour. L’astre de l’ombre reflétait une blancheur pure et paraissait défier la terré sombre et noire, souillée par des millénaires de péchés des hommes. Inondée par cette claire lumière, la silhouette austère et sombre de la forteresse se découpait sur le fond du ciel. Les pierres portaient encore les plaies des épreuves du passé. Les murailles déchiquetées avaient-elles été entaillées par des coups d’épée vengeurs ? La rage des hommes avait-elle réussi à venir à bout d’une sentinelle juchée à mi-chemin entre la terre et le ciel ? Montségur appartenait-elle encore aux hommes ou était-elle confiée à la bienveillance d’une puissance supérieure que certains hommes, ici-bas, nomment Dieu ? Une longue silhouette blanche sortit du ventre de la forteresse. Le Parfait s’arrêta et leva les yeux vers la lune. Il contempla sa lumière bienveillante et soupira. Des images d’enfance lui revinrent à la mémoire. Il songea aux longues promenades avec ses compagnons à travers la campagne. Au même moment, les refrains des chansons qu’ils entonnaient autour du feu lui revinrent en mémoire. Il se souvint des belles histoires que leur racontaient les guides après le repas du soir. Au fil de ces récits prenait vie un monde de chevaliers intrépides, de titans invincibles, de guerriers fougueux et de troublantes créatures des forêts. Il savait que c’était souvent à l’occasion de pareilles nuits de pleine lune que la source des souvenirs recommençait à jaillir. Il fut rassuré par cette évidence, car il savait que, malgré les assauts des ennemis, seule la longue mémoire ne meurt jamais. S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi{1}. En peu de temps, cinq, dix, quinze puis vingt flambeaux avaient été accrochés aux moellons de la muraille. La forteresse sortait de son trop long sommeil pour reprendre vie. La blancheur de la lune était éclipsée par l’arrogance de ces flammes dont aucun souffle de vent ne venait perturber la danse. Un long nuage, inattendu dans un ciel aussi serein, vint alors dissimuler la lune comme si l’astre de la nuit avait préféré se retirer, contrarié d’avoir été supplanté par les feux dérisoires allumés par les hommes. Dans la grande cour de la forteresse, trois tas de bois avaient été dressés en triangle autour d’un haut mât. Le Parfait se dirigea vers le centre du triangle et un Bon Homme vint lui apporter un drapeau. Le maître de l’Ordre s’en empara et hissa haut la bannière qui portait le blason associant la double rune Sieg de la victoire et la croix cathare. La douceur de la nuit empêchait le drapeau de battre au vent, mais la chaleur que dégageaient les flambeaux commençait à lui donner vie. Sortant de la porte nord-est, deux condamnés portant une robe de bure et une cagoule noire furent conduits vers les bûchers. Les Bons Hommes les firent monter sur les amas de bois et leur lièrent les mains derrière un poteau. Les condamnés paraissaient résignés et ne cherchaient pas à se dégager de leur entrave. Bientôt, un autre personnage en robe de bure et cagoule de drap noir fut mené au centre de la cour. Deux Bons Hommes le firent à son tour monter sur le bûcher, mais cette fois, il essaya de se dégager et réussit à faire trébucher un des Bons Hommes qui le retenaient. Un homme arriva à la rescousse de ses compagnons et le frappa à la tête. Un instant étourdi, le condamné sentit qu’on lui liait les mains derrière le poteau et il fut bientôt, lui aussi, solidement attaché. Alors que le long nuage découvrait peu à peu la lune, le Parfait placé au centre du triangle des bûchers leva les bras vers le drapeau. Deux Bons Hommes revêtus du même mantel blanc orné du blason de l’Ordre et portant leur écu armorié se placèrent devant deux bûchers. Tandis que le premier poursuivait son invocation étrange, les deux ombres blanches se firent porter des flambeaux. Ils s’en saisirent et les pointèrent vers le ciel. Soudain, un sinistre hurlement se mit à résonner au sommet du donjon. Le son de la corne remplissait la nuit comme le sang du Christ se répand dans le calice. À cet instant précis, les Bons Hommes ôtèrent les cagoules des deux condamnés et l’un des bourreaux inclina doucement son flambeau vers l’enchevêtrement de bois et de paille. Le temps était particulièrement sec en cette fin de printemps et il ne fallut que quelques secondes pour que le bûcher s’embrase. Les flammes vinrent lécher les membres du condamné avant de commencer à le dévorer. À quelques mètres de là, le troisième homme au visage dissimulé par une cagoule noire et lui aussi condamné au supplice ressentit une impression de chaleur intense et bientôt une atroce odeur de viande grillée. Dans quel cauchemar était-il tombé ? Plongé dans la fournaise, le corps de son frère d’infortune se contorsionnait en une macabre et ultime danse. La longue silhouette blanche n’eut pas le moindre regard pour sa première victime. En revanche, l’individu fixait intensément le troisième condamné qui cherchait à nouveau à s’échapper de ce piège infernal. Il s’approcha de lui et le détailla comme un scientifique qui examine un sujet d’étude. Il appréciait toujours ce moment privilégié, celui où son ennemi n’était plus qu’un simple objet entre ses mains. Il suffisait de serrer le poing. Il possédait droit de vie et de mort et, à ce titre, il ne faisait qu’exercer son droit légitime et supérieur. La cause qu’il servait avec fidélité et honneur depuis de longues années justifiait de tels sacrifices. Mieux, ils la glorifiaient. Un Bon Homme apporta une lance au Parfait. Celui-ci la tendit vers le visage du condamné qui continuait à se débattre. D’un geste assuré, il ôta la cagoule de la pointe de son arme et révéla son visage. Il rendit la lance au Bon Homme et se fit apporter un flambeau. Ce bûcher-là, il tenait à l’allumer lui-même. En voyant s’approcher les flammes du monceau de bois, le condamné trouva la force de crier une dernière fois dans la nuit. — Arrêtez ! Arrêtez ! Vous êtes fous ! La mascarade est finie ! Mais s’il dépassa les murailles étroites de Montségur, son cri de désespoir s’en alla mourir sur les contreforts de la montagne. Pierre Le Bihan était seul. Seul face à la mort et à ses anges implacables. 1 Rouen, 1952 La sonnette de l’entrée fit encore entendre son petit cri de fauvette hystérique. En regardant la fine languette métallique tambouriner contre le bol de cuivre avec autant d’obstination, Le Bihan se dit qu’il était grand temps de le changer. Après la guerre, il avait choisi de déménager. Il ne reprochait rien à son appartement. Non, celui-là au moins, il continuait à l’apprécier, mais il voulait définitivement tourner une page. Avec pragmatisme et peut-être une dose de naïveté, il estimait qu’investir de nouveaux murs reviendrait à briser les cloisons qu’il avait bâties dans sa tête au fil des années. En forçant son optimisme, il avait quitté son petit appartement pour emménager dans une maison ancienne de la rue du Gros-Horloge, située en plein coeur de Rouen. Dans son élan de renouveau, il avait entrepris de refaire la tapisserie du salon qu’il jugeait vieillotte avec ses petites fleurs brunes et jaunes. Il avait rencontré de nouveaux voisins en veillant à ne pas leur raconter sa vie. Il était inutile de leur parler de « sa » guerre et des blessures qu’il y avait glanées. Pierre Le Bihan n’avait pas risqué sa peau sur les champs de bataille, mais il avait mené un combat implacable dont il n’était pas revenu indemne. Il n’oubliait pas le regard de Joséphine lors de leur dernière rencontre et encore moins la terrible certitude qui s’était emparée de lui. À cet instant précis, il savait. Il avait compris qu’il ne la reverrait jamais. Joséphine n’avait pas survécu à cette saleté de guerre, mais lui, il s’en était tiré. Et aujourd’hui, il était là à se poser des questions sur le voisinage et la tapisserie. Dring ! Dring ! Dring ! Apparemment, elle insistait. Comment s’appelait-elle encore ? Ah oui, Édith. Le Bihan s’interrogea. Ce prénom lui plaisait-il ? En fait, cela n’avait aucune importance. Non, une autre question méritait d’être posée : Édith l’intéressait-elle ? L’interrogation entraînait d’autres considérations, autrement plus ambitieuses. Il l’avait remarquée dès son premier jour au collège. Assez petite, avec ses cheveux noirs ramenés en un chignon beaucoup trop strict pour son âge. Mais il avait remarqué ses yeux et leur joli vert. Il se rappelait même que la couleur lui avait fait penser à celle de la cape du duc Guillaume dans la tapisserie de Bayeux. La comparaison était assez ridicule pour ne pas être utilisée dans une tentative de séduction. Mais Le Bihan avait l’habitude de vivre entre plusieurs époques. L’horizon du présent ne lui avait jamais suffi. Il considérait que seul le passé lui offrait suffisamment de possibilités de rêver, de s’évader et, luxe suprême, d’avoir le sentiment de maîtriser les éléments. Sa formation d’historien et d’historien de l’art l’avait profondément marqué au point de le transformer, parfois, en archéologue de ses propres passions et de ses envies enfouies au plus profond de lui-même. Quand il souriait à Édith, il observait une Vierge romane du douzième siècle. Il détaillait ses yeux qui dessinaient d’élégantes amandes sur son visage et, fort de cette observation minutieuse, il estimait qu’une jeune femme si agréable à l’oeil méritait à coup sûr une étude plus approfondie. — Pierre ! Je sais que tu es là ! Ouvre ! Cette comédie a assez duré ! Mais les Vierges romanes tambourinaient rarement aux portes. Elles se contentaient de sourire au fond des nefs des églises sombres et recueillaient en silence les prières des fidèles venus leur confier leur détresse. Il devait avoir l’honnêteté de le reconnaître : Le Bihan avait tout fait pour la séduire. Il avait commencé par lui donner de précieux conseils pour ne pas tomber dans les pièges du collège. Il l’avait mise en garde contre les humeurs changeantes de l’acariâtre Madame Rosier, la professeure de français. Il lui avait enseigné l’art subtil de prendre le proviseur dans le sens du poil pour ne pas encourir ses sempiternelles leçons sur la nécessité d’appliquer une discipline sans faille à cette bande de jeunes chiots écervelés qui préféraient Ma P’tite Folie de Line Renaud aux vers éternels de Corneille. Édith avait patiemment écouté ses bons conseils. Son application était telle qu’elle était allée jusqu’à accepter l’invitation à dîner de son collègue un soir au restaurant. Le Bihan avait prétexté son envie de partager son excellente connaissance de Rouen avec une jeune Parisienne qui ne connaissait de la Normandie que le cidre fermier et le beurre salé. Le Bihan avait passé une excellente soirée. Il avait beaucoup parlé, évoquant à la fois ce pays qu’il aimait, sa passion pour l’histoire et ses frustrations d’enseignant. Il avait réussi à ne pas esquisser l’ombre de l’absente. Jamais le doux prénom de Joséphine n’était venu éclore à la lisière de ses lèvres. De son côté, Édith l’avait écouté avec une attention qui semblait sincère. À la fin du repas, la main de Le Bihan avait été jusqu’à effleurer la joue de la jeune femme. Celle-ci ne s’était pas retirée. Sous sa peau, les doigts de l’historien avaient même cru percevoir un léger tressaillement. La preuve était faite qu’Édith n’était pas insensible. Les jours suivants, la jeune femme se fit moins farouche, plus complice. Ils se retrouvaient régulièrement dans la salle des professeurs et partageaient des clins d’oeil qui échappaient à leurs collègues. Le Bihan comprit que la partie était gagnée, il ne restait plus qu’à lui donner l’adresse de son domicile avec la tapisserie refaite du salon. Et à attendre. Mais le jeu présente-t-il encore le moindre intérêt quand la partie est sur le point d’être gagnée ? — Tu es un malade, Pierre ! Si tu te comportes comme cela avec toutes les filles, je comprends que tu ne sois pas heureux. J’en ai assez ! N’essaie plus de m’adresser la parole ! Plus jamais ! Le Bihan ne répondit pas. Il écouta les pas d’Édith qui descendaient les escaliers. Il perçut d’abord nettement le choc des talons sur les marches de bois et même le cliquetis caractéristique qui survient lorsque le bout de la chaussure heurte la lamelle de métal vissée à l’extrémité de la marche. Bientôt, les pas se firent plus lointains. Ils parvinrent à la dernière marche, dans le hall, et puis allèrent s’évanouir dans la rue du Gros-Horloge. Le jeune homme soupira. Il se dit qu’Édith était peut-être un peu excessive dans ses paroles, mais qu’elle n’avait pas tout à fait tort. Elle exagérait un peu, il n’était pas malade, mais il n’était pas heureux non plus. Sans le savoir, il avait renoncé au bonheur depuis la fin de la guerre. Combien de femmes n’avait-il pas cherché à séduire ces derniers mois ? Certaines avaient franchi le pas de cette porte, mais aucune n’avait réussi à franchir le seuil de sa vie. Le Bihan sentait de plus en plus – encore que de manière confuse – que cette existence n’était pas celle qu’il avait envie de vivre. L’appartement bourgeois au centre-ville. Les sourires polis et creux adressés aux voisins. Les élèves qui se fichaient des réformes de Colbert comme de leur premier caramel. Ces jolies jeunes femmes dont aucune n’arrivait à lui faire oublier le souvenir de Joséphine. Une fois encore, la sonnette retentit. Se pouvait-il qu’Édith soit revenue ? Était-elle plus accrochée qu’il ne le pensait ? Sa confusion fut de courte durée. Ce n’était pas la sonnette qui tintinnabulait, mais la sonnerie du téléphone. Encore un luxe qu’il s’était offert quand il avait décidé de mener une vie respectable. L’objet trônait sur une petite table en bois sombre que sa voisine, la vieille Madame Rivière, qui venait de temps en temps l’aider pour son ménage, avait d’autorité ornée d’un petit napperon en dentelle de Bruges. Une sainte horreur avec laquelle il avait appris à cohabiter au fil du temps. Le Bihan décrocha. — Allô ? Pierre Le Bihan à l’appareil. — Messire... Messire... dit une voix étranglée par la peur. — Pardon ? À qui ai-je l’honneur ? — Messire... de grâce, j’implore votre aide ! — C’est une plaisanterie ? Très cordial au début de la conversation, le ton de Le Bihan se faisait déjà un peu excédé. — Messire, par pitié ! poursuivit la voix de plus en plus angoissée. Venez-nous en aide ! — Mais Madame, qui êtes-vous ? — Mon nom ne vous dira rien. Je me nomme Philippa. Les hommes du roi sont sur le point de prendre la forteresse. La voix de la femme trahissait une angoisse profonde. Plutôt qu’une bonne comédienne, elle devait être une vraie démente en détresse. — Mais que me racontez-vous ? Où êtes-vous ? — À Montségur, répondit-elle à voix plus basse. Mourir ne me fait pas peur, mais notre foi, elle, ne peut point disparaître. — À Montségur ? Mais expliquez-vous ! — Je ne puis continuer à vous parler, cela est trop dangereux. Mais de grâce, je vous en supplie. Aidez-moi ! Aidez-nous ! La communication fut interrompue, mais Le Bihan attendit quelques minutes avant de raccrocher le combiné. Longtemps, son regard se perdit dans les petites roses ajourées du napperon de Madame Rivière. Que venait-il de se passer ? Le jeune homme s’assit pour réfléchir. Mais quelle réflexion sensée pouvait-il avoir sur ce qui ressemblait ayant tout à une hallucination ? 2 Michel Joyeux n’en croyait pas ses yeux. Il avait l’habitude d’arriver le premier au collège chaque matin. Et ce jour-là, il avait non seulement la surprise d’avoir été précédé, mais aussi de découvrir la mine contrariée de celui qui l’avait devancé. — Pierre ! s’exclama-t-il avec bonne humeur. Ne me dis pas que la petite Édith était à ce point insupportable que tu as préféré dormir au collège ! — Ne me parle pas d’Édith, répondit Le Bihan sans lever le nez du livre qu’il consultait. Je qualifierais le dossier d’affaire classée. Et je te préviens, si j’apprends que tu as lâché le morceau, tu passeras un mauvais quart d’heure ! Joyeux (c’est ainsi que Le Bihan avait l’habitude d’appeler son ami) alla s’asseoir en face de son collègue. Il émit un long sifflement avant de lui répondre. — Eh bien ! J’ai l’impression que cela ne te convient pas de te lever avec les poules. C’est d’accord, je ne parlerai à personne du dernier épisode apparemment peu convaincant de tes exploits amoureux. — Trop aimable, bougonna Le Bihan. — Ma parole ! Non seulement tu as décidé de ne plus jouer les Don Juan, mais en plus, tu viens t’instruire de bon matin. Que lis-tu de si passionnant ? Il jeta un coup d’oeil au livre dans lequel était plongé Le Bihan. Un nouveau sifflement admiratif conclut cet accès de curiosité. — Les Cathares ! Tu n’as pas froid aux yeux ! Je pensais que c’était un sujet que l’on évitait soigneusement dans le programme. — Joyeux, si tu pouvais éviter de siffler avant de commencer chacune de tes phrases, j’aurais peut-être la chance de finir cette journée sans migraine. Mais pour répondre à ta question : oui, il s’agit d’un livre sur les Cathares et, non, le sujet n’est pas au programme du cours. — Alors là, je ne comprends plus rien. Mais tu n’es pas obligé de m’expliquer. Ce n’est pas parce que nous sommes amis que nous devons tout nous dire ! — Figure-toi que j’ai bien envie de te raconter ma petite histoire, lâcha Le Bihan en refermant le livre. Mais j’ai peur que tu ne me prennes pour un fou. — Alors, tu n’as rien à craindre ! Cela fait longtemps que je suis persuadé qu’il y a quelques fils qui ont disjoncté dans cette grosse tête ! lui dit Joyeux en tapotant sur le sommet de son crâne. Pierre Le Bihan regarda son ami et, cette fois, un sourire vint illuminer son visage. Il se dit que, malgré leurs petites disputes quotidiennes, Joyeux était son collègue préféré. C’était même le seul avec lequel il partageait ses colères et ses joies. C’était avec lui qu’il avait abordé le douloureux souvenir de Joséphine et révélé le poids du remords qui l’assaillait depuis sa disparition. Sept ans après la fin de la guerre, les survivants continuaient à s’interroger sur la raison pour laquelle ils avaient réussi à en réchapper alors que d’autres, parfois plus courageux, étaient tombés. N’y avait-il pas une monstrueuse injustice dans cette loterie de la mort ? Pour Le Bihan, ces pensées étaient intolérables. Il avait vécu la fin du conflit avec une relative indifférence. Les résistants de la dernière heure, la chasse aux sorcières, l’impossible réconciliation, les nouveaux conflits exotiques, le partage de la planète entre des vainqueurs que tout opposait... Autour de lui, un monde était occupé à se reconstruire, un pays pansait ses plaies, mais Le Bihan n’était qu’un lointain témoin de ce grand chambardement. La femme qu’il aimait avait perdu la vie quelques instants avant que ne retentisse le gong final de la grande boucherie et il avait été incapable de la sauver. Joyeux connaissait dans les moindres détails cette histoire à la fois tragique et tellement banale. Il était sans aucun doute le seul à pouvoir entendre l’étrange événement qu’il venait de vivre. Il se leva et alla s’asseoir à côté de son ami. — Il m’est arrivé une histoire étrange hier, commença-t-il. — Je sais, lança Joyeux, goguenard. Tu avais rendez-vous avec la petite Édith. Allez, raconte ! — Laisse-moi continuer ! Alors que j’étais chez moi, j’ai reçu un appel téléphonique. Mais il s’agissait d’un appel étrange, il émanait d’une certaine Philippa. — Ah, tu m’as fait peur. Un moment, j’ai cru que ton récit était sérieux, mais il s’agit encore d’une histoire de femme. Mon sacré Pierre ! Quelle santé ! — Non, tu n’y es pas du tout. Cette Philippa, elle m’appelait de Montségur, en plein pays cathare. — Et alors ? Ils ont aussi le téléphone dans le Languedoc, non ? — Bien sûr, mais le plus extraordinaire – et c’est là que tu vas me prendre pour un dingue – c’est que cet appel provenait du treizième siècle ! — Par... pardon ? Cette fois, Joyeux ne savait plus s’il devait rire ou s’inquiéter. Que pouvait-il dire face à une telle absurdité ? Pour une fois, il resta quelques secondes bouche bée avant de s’exclamer : — Tu perds la raison ! Tu plaisantes, j’espère ! Ce fut tout ce qu’il trouva à répondre. Pierre Le Bihan ne fut pas étonné. Il lui posa la main sur l’épaule et sourit avec indulgence. — Merci ! C’est la réaction que j’attendais. Je ne te demandais pas de me croire. Moi-même, j’ai encore l’impression d’avoir été victime d’un canular ou d’une hallucination. — Et pourtant, tu te documentes à la bibliothèque du collège à sept heures du matin alors que tu arrives en retard un jour sur deux ? — Cette femme... cette Philippa... — Eh bien, oui, quoi ? Qu’avait-elle de spécial ? — Elle m’appelait à l’aide et quand je songe à sa voix, à ses paroles... Je ne peux m’empêcher de penser qu’elle était sincère ! Joyeux prit le livre posé sur la table et alla le replacer dans la bibliothèque. — Tu sais ce que je pense ? dit-il avec toute la diplomatie dont il pouvait faire preuve. Si tu en es réduit à chercher des femmes sept siècles en arrière, c’est que tu as besoin de passer une soirée bien arrosée en ville. Ce soir, je passe te chercher à dix-neuf heures chez toi. Et c’est moi qui régale ! — D’accord, répondit Le Bihan, prompt à se laisser convaincre. Tu as raison, je crois que cela me fera du bien. Avant de quitter la salle de lecture, Joyeux se retourna une dernière fois. — Et promets-moi de ne pas venir en armure. J’ai bonne réputation dans cette ville et je tiens à la conserver ! 3 Berlin, 1938 Cher Jacques, Depuis la parution de mes deux livres qui ont considérablement éclairé nos contemporains sur des questions trop longuement enfouies, les circonstances ont beaucoup évolué. Ceux qui avaient intérêt à taire la vérité au cours des siècles avaient un instant relâché leur garde, mais ils sont à nouveau en mesure de me museler. Les ennemis ont changé de nom, mais leur but reste le même. Aujourd’hui, il ne m’est plus possible de trouver un éditeur en Allemagne. C’est la raison pour laquelle je m’adresse à toi. Depuis notre première rencontre, j’ai toujours pu compter sur ton amitié discrète ainsi que sur ton aide précieuse. Je ne sais pas de quoi l’avenir sera fait, mais je tiens à ce que mes découvertes soient connues de tous. C’est ce qui m’a donné l’idée d’écrire mon nouveau livre par voie épistolaire. J’y consignerai à la fois mes dernières découvertes, mais aussi le long sentier, parsemé de pièges et d’embûches, qui m’a mené jusqu’à la lumière. Je me remémore souvent ce que me disait ma mère. « Il ne faut pas buter contre un problème, il faut seulement chercher sa solution. » Ma mère était une femme de caractère perdue dans un monde d’hommes. Des leçons de bravoure et de courage, elle n’avait eu besoin d’en recevoir de personne. Personnellement, j’ai toujours beaucoup douté de ma bravoure et encore plus des choix que j’ai faits. J’ai également regretté certains de mes actes, surtout ceux qui m’ont éloigné des exigences scientifiques qui ont pourtant toujours été les miennes. Pour une raison élémentaire de sécurité, j’adresserai toutes les lettres à cette adresse de poste restante. Le courrier vers la France fait l’objet d’une surveillance particulière. Je t’en prie, collecte les lettres régulièrement et conserve-les dans un endroit sûr. Crois-moi, je n’exagère pas le danger. Plus je me rapproche de la vérité, plus je sens tout ce que je risque. Je t’enverrai mes lettres à intervalles réguliers. Si tu devais être sans nouvelles de moi pendant plus d’une semaine, tu seras en droit de t’inquiéter, à moins que la poste ne subisse de sérieux retards. Je compte sur toi pour t’acquitter de la lourde mission que je te confie. Ne m’en veux pas, mais tu es la seule personne en qui je puisse encore avoir confiance. Ton dévoué, Otto Rahn 4 Depuis qu’il avait reçu l’étrange appel téléphonique, Le Bihan n’était plus tout à fait lui-même. Il devenait plus taiseux et ne passait plus de longues heures à ferrailler avec le proviseur pour remettre l’intégralité du système d’instruction français en cause. Dans un premier temps, il avait fait le choix de suivre une vie sociale normale. Après une mémorable gueule de bois qui lui avait valu un solide mal de tête un jour de contrôle, il avait décliné deux invitations de son ami Joyeux et préféré passer ses soirées chez lui. Plus grave, il n’avait même pas cherché à aborder la jolie Mademoiselle Félix qui remplaçait la professeure de musique partie depuis quelques jours en congé de maternité. Non, Le Bihan avait la tête ailleurs. Quelque part entre Montségur et Puilaurens, sur une carte de son dictionnaire encyclopédique Larousse. « Notre foi, elle, ne peut point disparaître. » Sans trop oser se l’avouer, Le Bihan attendait. Il avait hâte de rentrer chez lui, chaque soir après les cours, pour guetter un nouveau coup de téléphone. Elle ne lui avait parlé que quelques secondes, mais sa voix l’obsédait. Qui était donc la mystérieuse Philippa ? Et que cherchait-elle ? La réaction (somme toute légitime) de Joyeux l’avait dissuadé de revenir sur le sujet avec son ami. Mais celui-ci n’était pas aveugle et encore moins idiot. Il avait compris que la raison du changement de comportement de Le Bihan était liée à l’incroyable fable qu’il lui avait racontée. Pour autant, il préférait ne pas l’importuner en se disant que cette idée fixe finirait bien par lui passer, comme tant d’autres avant elle. Ce jour-là, Le Bihan avait mis un peu plus de coeur à l’ouvrage. Le moment était venu d’aborder avec ses élèves l’épisode de la conquête de l’Angleterre et de l’épopée du duc Guillaume à travers la tapisserie de Bayeux. Les événements qu’il avait vécus pendant la guerre et qui l’avaient conduit à étudier de très près le précieux document lui donnaient toujours envie de partager sa passion avec les jeunes. Bien sûr, tous n’étaient pas passionnés par le sujet, mais il se disait que s’il réussissait à en intéresser un ou deux, il n’avait pas tout à fait perdu son temps. Plus que toute autre chose, il aimait partager la connaissance de sa région et la curiosité de son histoire. Malgré les origines bretonnes de sa famille, Le Bihan était devenu plus normand qu’une bolée de cidre fermier et il était d’avis que, dans une nation aussi jacobine que la France, il était temps de se replonger dans les racines des terroirs et des régions. Le cru 1952 paraissait être une bonne année. Ce matin-là, les questions des élèves avaient fusé. Tout semblait les intéresser : la mort du roi Édouard, la trahison d’Harold, l’expédition du duc de Normandie, la bataille d’Hastings, l’établissement des Vikings en terre normande, la mort de Guillaume... Le Bihan n’en attendait pas tant. Il était tellement – et heureusement – surpris qu’il s’engagea à organiser une visite de la tapisserie avec la classe. Et tant pis pour le proviseur qui jugeait inutile de sortir des quatre murs du collège pour aller découvrir les sujets d’étude dans leur contexte. Le Bihan développait des théories aussi personnelles que modernes sur la transmission du savoir et il était convaincu de leur pertinence. Quand il rentra chez lui, il était donc d’excellente humeur. Il fit un détour par la boulangerie et s’offrit son péché mignon à déguster le lendemain matin pour le petit déjeuner. Il s’agissait d’une de ces inimitables tartes aux pommes qui, à ses yeux, participaient de l’identité normande au moins autant que l’expédition de Guillaume et la tapisserie de la reine Mathilde. Il poussa la porte de la vieille maison de la rue du Gros-Horloge et s’engagea dans l’escalier. — Monsieur Pierre ! Seule l’immuable Madame Roché l’appelait de cette manière. Toujours fidèle au poste, tapie derrière la première porte à gauche dans le couloir, rien n’échappait à son talent d’observatrice avisée de la vie de l’immeuble. Elle devait tenir une comptabilité précise des jeunes femmes qui avaient passé le pas de cette porte pour gravir les cinquante-sept marches qui les conduisaient à l’appartement du démon. Bigote et fière de l’être, Madame Roché réprouvait les moeurs modernes et estimait qu’il était de son devoir de bonne chrétienne de témoigner à la face du monde (ou à tout le moins à celle de son confesseur) des turpitudes dont elle était le témoin bien involontaire. Mais aujourd’hui, rien ne pouvait atteindre Le Bihan. Il se dit en lui-même que si les Saxons avaient pu compter sur une pareille vigie, ils auraient probablement repoussé sans le moindre problème l’invasion normande à Hastings. — Monsieur Pierre, poursuivit-elle en bondissant hors de sa loge. On m’a porté un pli pour vous. Enfin, devrais-je dire, on a déposé ce pli à votre intention devant la porte. Sans timbre et sans nom d’expéditeur. Vous me connaissez, je suis plutôt d’un naturel assez prudent alors je me suis méfiée ! On entend tellement de choses terribles de nos jours. Et puis, il y a toujours beaucoup de passage chez vous. — Merci, Madame Roché, tenta de couper Le Bihan qui sentait que le bénéfice de cette belle journée était sur le point d’être entamé. Je vais le prendre. — Bien sûr, cela ne me regarde pas ce qu’il contient, mais si vous pouviez dire à votre expéditeur que cela ne se fait pas de poser un colis devant la porte d’un immeuble, ce serait très gentil à vous ! — Je n’y manquerai pas, répondit l’historien en s’emparant du colis que tenait toujours fermement sa gardienne. Passez une bonne soirée ! Le Bihan commença à monter les marches de l’escalier. S’il s’était retourné, il aurait vu que la gardienne jetait un dernier coup d’oeil au cas où il ouvrirait le fameux colis en gravissant les marches. La curiosité de la pauvre Madame Roché devait avoir été mise à rude épreuve. Quand il poussa enfin la porte de son appartement, Le Bihan commença par aller poser sa tarte aux pommes dans la cuisine, puis il se dirigea vers le salon. Pour la première fois depuis plusieurs jours, il ne réserva pas son premier regard au combiné téléphonique. Cette fois, c’était le fameux colis qu’il observait comme un nouveau mystère. Il sourit en se disant que la gardienne avait dû le palper dans tous les sens pour déterminer de quoi il s’agissait. La question n’était d’ailleurs pas très difficile à trancher puisque la forme rectangulaire et la rigidité du paquet portaient à croire qu’il s’agissait d’un livre. D’humeur mauvaise à l’encontre de la Mère Roché, Le Bihan se dit que sa concierge toujours plongée dans ses illustrés sentimentaux à deux sous n’avait peut-être jamais tenu un livre en main. Il avait assez joué avec sa curiosité. Il déballa le papier brun avec précaution et s’aperçut que l’ouvrage était bien emballé. L’expéditeur avait même pris soin d’en faire plusieurs fois le tour avec une grosse ficelle bleue et blanche pour le protéger. Il fallut encore quelques secondes de patience pour que le titre se révélât. Quatre mots : Croisade contre le Graal et le nom d’un auteur Otto Rahn. L’un et l’autre ne lui disaient rien. De quoi pouvait-il bien s’agir ? En ouvrant le livre, Le Bihan remarqua que la première édition du livre était parue en langue allemande en 1933 sous le titre Kreuzung gegen den Graal. En feuilletant l’ouvrage, il comprit rapidement qu’il y était question de Cathares, de forteresses et probablement d’un trésor disparu. Cette fois, il porta instinctivement son regard vers le téléphone. Et s’il sonnait ? Dring ! Le Bihan bondit hors de son fauteuil et tendit le bras pour décrocher le cornet. — Allô ? Oui ? Pierre Le Bihan à l’appareil. — Quel enthousiasme ! s’exclama Joyeux. Comme tu semblais de meilleure humeur aujourd’hui, je me demandais si tu étais prêt à me rendre ma tournée de l’autre soir. Tu sais ce qu’on dit : les bons comptes font les bons... — Tu tombes très mal, répondit Le Bihan en regrettant d’avoir décroché. Là, je ne peux pas, je suis... — Tu es en galante compagnie ? — Euh oui, c’est ça, oui. Je t’expliquerai. — Alors, je comprends, veinard ! rigola Joyeux, pas rancunier. Tu vois, cela me rassure de constater que tu es redevenu fidèle à toi-même. Parce que, avec toutes ces histoires de Cathares, tu commençais à m’inquiéter. Le Bihan raccrocha et alla se rasseoir dans son fauteuil. Il commença à lire ce livre dont il n’avait jamais entendu parler. Comme la nuit promettait d’être longue, il se dit qu’il ne patienterait pas jusqu’au lendemain matin pour déguster la tarte aux pommes qui n’attendait que lui sur la table de la cuisine. 5 Il n’y avait pas foule dans le petit tortillard qui emmenait Le Bihan à Ussat-les-Bains. L’historien avait pris place en face d’une grand-mère qui gavait son petit-fils de tartines, de fruits et de gâteaux secs. Ils étaient à trois dans le compartiment et tandis que le gamin refusait d’ingurgiter autant de nourriture, la mémé persistait. Le Bihan se dit qu’il faudrait encore du temps pour que la génération de la guerre oublie le cauchemar des privations et de la faim. En sept ans, il avait, lui aussi, pris un peu de ventre, mais il l’avait accepté comme un privilège de l’âge et une preuve tangible de la paix retrouvée. Alors que la vieille dame entreprenait de faire avaler au petit garçon une autre tartine à la confiture avec la détermination froide et tranquille d’un gaveur d’oie préparant les réveillons, Le Bihan sortit la Croisade contre le Graal de son petit cartable en cuir. Il était encore loin d’imaginer à quel point la découverte de ce livre allait bouleverser sa vie. Il avait commencé par passer une longue nuit à le lire. Le lendemain, il l’avait repris du début en écrivant quelques notes. Celles-ci n’étaient pas structurées, il s’agissait plutôt d’impressions. Plusieurs thèmes développés dans le livre trouvaient écho dans son esprit. Il avait été frappé par la volonté de l’auteur d’assimiler la religion cathare à une forme de paganisme aryen, naturellement antérieur au judéo-christianisme. Dans la foulée, il avait fait quelques recherches à la bibliothèque sur Otto Rahn, mais il n’avait rien trouvé de très intéressant. Cinq ans après la fin de la guerre, il était encore des fantômes qu’il valait mieux ne pas réveiller. Et dans le cortège d’horreurs qu’avait entraîné le conflit, l’histoire d’un obscur archéologue national-socialiste ne pesait pas bien lourd. « Mourir ne me fait pas peur. » Et toujours l’écho lancinant de la voix de Philippa qui lui revenait en mémoire. En écumant les bouquinistes de la ville, Le Bihan avait déniché La Cour de Lucifer, le second livre qu’avait publié Rahn en 1937. Le libraire lui avait jeté un regard suspicieux avant de préciser qu’il ignorait d’où pouvait bien venir un tel livre dans son stock. De son côté, Le Bihan s’était cru obligé d’inventer une vague histoire de thèse qu’il rédigeait sur les historiens nazis pour ne pas passer pour un indécrottable nostalgique d’Adolf. Dans ce deuxième ouvrage, la connotation nationale-socialiste était beaucoup plus manifeste et Rahn avait encore renforcé le parti pris ésotérique. Mais au final, l’ensemble apparaissait indigeste et peu convaincant. Le Bihan avait même dû se forcer pour finir le livre. Contrairement à ses bonnes habitudes, l’historien n’avait pas pris le temps de compulser toutes les sources avant de se lancer sur le terrain. Cette fois, il préférait se fier à son instinct. Pour lui, il ne faisait aucun doute que l’appel à l’aide de Philippa et l’envoi du livre de Rahn étaient liés. Peut-être était-ce la même Philippa qui lui avait fait parvenir la Croisade contre le Graal. Mais pour quelle raison ? Et comment ? Sûrement pas en recourant au service de la poste à travers les siècles. Le Bihan voulait tirer cette histoire au clair et l’occasion lui en fut bientôt offerte. Il avait profité de la semaine de vacances scolaires qui s’annonçait pour acheter un billet de train à destination du Languedoc. Il était d’autant plus convaincu de la pertinence de son voyage qu’il avait trouvé deux notes dans le premier livre d’Otto Rahn. D’abord, il n’y avait pas prêté grande attention, mais à force de relire l’ouvrage, il avait fini par y trouver deux petits mots tracés à la pointe d’un crayon. Cinq lettres écrites dans la marge de la page 12, « Ussat », et onze autres lettres en page 44, « Marronniers ». Il ne fallait pas être Sherlock Holmes pour faire le lien entre les deux indices. Ussat-les-Bains était une petite bourgade de l’Ariège, non loin de la ville de Foix. Quant aux Marronniers, il devait s’agir du nom d’un hôtel-restaurant comme il en existait tellement en France. Le Bihan repensa à l’étonnement de Joyeux lorsqu’il lui avait annoncé sa décision de prendre quelques jours de vacances. Son ami avait bien évidemment essayé de savoir où il allait, mais il n’avait pas lâché le morceau. Ce voyage était son voyage et ce mystère était son mystère. Au fil des jours, cette histoire de Cathares et de nazis s’était même muée en idée fixe. Le Bihan jetait un regard distrait sur la campagne qui s’échappait à la cadence un brin soporifique des mouvements saccadés du train. Il songeait à ces sept années passées depuis la fin de la guerre et il n’était pas satisfait du bilan. Il se dit qu’il n’avait pas réussi à donner un nouveau sens à sa vie. La guerre lui avait apporté le pire, mais – il osait à peine se l’avouer – elle lui avait aussi fait connaître le meilleur. Il avait découvert le véritable amour en croisant la route de Joséphine, une fille comme il était certain de ne plus jamais en rencontrer. Il avait élucidé un mystère millénaire en découvrant le secret de la tapisserie de Bayeux. Il s’était découvert un courage insoupçonné en combattant les Allemands sur son propre terrain : l’histoire et l’archéologie. En même temps, il avait appris que les préoccupations de ses ennemis – même les plus implacables – pouvaient se révéler très proches des siennes. Il est toujours troublant de se découvrir des points communs avec ceux que l’on combat. Le Bihan avait été confronté à la récupération idéologique de l’histoire et, surtout, il avait été incapable d’empêcher que Joséphine ne compte parmi les victimes de cette guerre. Il en avait beaucoup souffert et il n’y avait pas un jour où il ne s’était reproché de ne pas avoir été à la hauteur. À mesure que Rouen se reconstruisait, lui avait l’impression de s’enfoncer, chaque jour un peu plus. Cette vie pour laquelle il s’était battu avait fini par perdre de son intérêt. Il évoluait dans un long tunnel dont il avait renoncé à trouver la sortie. Pour la première fois depuis sept ans, Le Bihan avait l’impression de renouer avec le passé et de fermer une parenthèse de vie sans relief. Le sentiment était encore confus, mais, sans qu’il réussisse à expliquer pourquoi, il se sentait déjà plus en paix avec lui-même. L’historien avait conscience d’avoir agi dans la précipitation, mais il était convaincu qu’il avait pris la bonne décision en se lançant au secours d’une voix de femme angoissée et de l’ombre trouble d’un historien allemand exalté. Le trajet avait été rythmé par les correspondances et les attentes sur les quais. La grand-mère avait fini par cesser de gaver son oisillon et Le Bihan avait rangé le livre de Rahn dans son cartable de cuir brun. Il était fasciné par le trajet de ce train qui épousait étroitement les méandres des rivières et l’encaissement des vallées. Au fil du trajet, le soleil printanier chauffait dans la vitre du compartiment et peu de temps après, celui-ci se retrouvait plongé dans une demi-pénombre. L’historien découvrait cette région qui ne ressemblait pas à la sienne. Il contemplait les hautes falaises rocheuses et espérait apercevoir, au détour d’une boucle, la silhouette d’une ruine. « Les hommes du roi sont sur le point de prendre la forteresse. » 6 Berlin, 1938 Cher Jacques, J’ai toujours cru que le chemin de la vie épousait étroitement les rencontres que nous sommes amenés à faire au cours de notre existence. Dans mon cas, tout a commencé il y a une dizaine d’années déjà. J’ai eu la chance de croiser de grands esprits qui ne se satisfaisaient pas des explications trop rationnelles que l’enseignement officiel essaie trop souvent de nous inculquer. En apparence, ce siècle a fait le choix de la technique et du progrès. Pourtant, je suis de ceux qui pensent qu’il n’a peut-être jamais existé de périodes plus propices à l’épanouissement d’une nouvelle spiritualité. Rares sont les hommes qui ont fait le choix du courage en refusant les réponses rassurantes que l’on nous a fabriquées depuis des siècles. Il n’existe aucune réponse simple à des questions complexes. Affirmer le contraire relève du plus pur mensonge. Même si j’ai été contesté, calomnié et menacé, je ne renie rien de mes recherches. Je suis convaincu que la vérité finira un jour par s’imposer. En quittant l’Allemagne, j’ignorais encore que je trouverais la clé du secret le mieux gardé de l’histoire dans un petit village de l’Ariège à l’apparence paisible. Mais derrière le sage ordonnancement des maisons et le quotidien des gens simples se dissimulent parfois des révélations de nature à remettre en cause l’équilibre d’une civilisation. Il n’est de pire aveugle que celui qui refuse d’ouvrir les yeux sur une vérité qu’il côtoie pourtant de près. Je ne trouve aucune excuse aux habitants de ces petits villages qui préfèrent fermer les yeux sur les mystères qui les entourent plutôt que de remettre en question des certitudes rassurantes. Heureusement, il existe encore des hommes qui ont le courage de bousculer les dogmes établis. Sans arrogance, j’ose affirmer que j’en fais partie. Au cours de mes recherches, j’ai eu l’occasion de rencontrer d’autres esprits libres. Dès lors, ma première préoccupation a toujours été de gagner leur confiance. En arrivant à Ussat-les-Bains, je dois avouer que je ne connaissais pas bien la région. Il ne suffit pas de lire quelques livres pour comprendre la réalité d’un lieu. Mais j’éprouvai très vite la certitude d’y trouver le sens de ma quête et ce fut pour moi comme la révélation d’une évidence. Dès 1931, ma vie prit un nouveau départ. Avec beaucoup d’enthousiasme et, je le reconnais, un peu d’inconscience, je me lançai dans mes recherches. J’ignorais encore qu’elles allaient me mener aussi loin ! Ton dévoué, Otto Rahn 7 Qu’était-il, diable, venu faire dans ce trou perdu ? Après un long et éprouvant voyage (il faisait déjà chaud en ce début de printemps et les changements de train avec la peur de rater une correspondance se révèlent toujours pénibles), Le Bihan foulait enfin le quai de la petite gare d’Ussat-les-Bains. Il ne s’attendait pas à bénéficier d’un comité d’accueil par les autorités du département, mais il fut surpris par le calme qui régnait. Il était le seul passager à descendre à cet arrêt. Pour un peu, il avait presque l’impression de venir perturber la quiétude des lieux. Pourquoi avait-il entrepris ce voyage ? À cause d’un coup de téléphone fantaisiste et de la lecture du livre d’un illuminé ? Il devait vraiment avoir envie de nouveauté pour se lancer dans une telle expédition sans queue ni tête. Un employé des chemins de fer coiffé d’une casquette trop grande pour lui était absorbé par le comptage des billets derrière son guichet. Il ne consentit à relever la tête que lorsque Le Bihan lui adressa la parole. — Monsieur, lui demanda-t-il, auriez-vous l’obligeance de m’indiquer où se trouve l’hôtel des Marronniers ? — Sur la route. De l’autre côté. La réponse se révéla aussi courte que vague, mais Le Bihan comprit qu’il devrait s’en contenter. C’était son premier contact avec la rudesse ariégeoise dont il apprendrait vite à ne plus se formaliser. Pour autant, le fonctionnaire compteur de billets avait omis de lui fournir un petit renseignement : l’hôtel des Marronniers avait bel et bien existé, mais il était fermé. En arrivant devant l’établissement désert, l’historien examina la façade sans charme et nota qu’elle se trouvait en contrebas d’un massif rocheux, idéalement situé pour entreprendre des promenades dans la nature sans traverser par la route. C’était étrange, mais dès le premier coup d’oeil sur cette façade délavée, Le Bihan n’avait aucune peine à imaginer le comportement d’Otto Rahn. L’homme qui avait séjourné ici cherchait en même temps à vivre parmi les habitants de la petite ville tout en restant éloigné d’eux. Le Bihan chassa Rahn de son esprit. Dans un premier temps, il devait trouver une chambre pour passer la nuit. Le jeune homme traversa la route départementale et se dirigea vers le centre du bourg. Il poussa la porte du bar-tabac au comptoir duquel une grande blonde vêtue d’une robe à petites fleurs rouges et blanches passait des coups de torchon destinés à effacer la poussière des bouteilles. Midi moins le quart paraissait être une heure acceptable pour prendre un apéritif et Le Bihan commanda un verre de Suze. Il attendit d’être servi pour demander à la patronne quelle pension elle lui conseillerait pour passer quelques nuits. La blonde lui cita plusieurs noms d’hôtels et de pensions de famille avant d’arrêter son choix sur l’hôtel de la Source qui lui semblait plus recommandable depuis qu’ils avaient renouvelé la literie. Quand Le Bihan lui demanda s’il avait une chance d’y trouver une chambre libre, elle fit une drôle de grimace qui lui souleva la lèvre supérieure comme un accent circonflexe. La blonde lui répondit qu’il y avait beaucoup de curistes en ce début de saison et qu’il n’était pas facile de trouver une chambre dans le centre, mais, ajouta-t-elle, « comme on dit, qui ne tente rien n’a rien ». Le Bihan sourit en se disant que la notion de centre dans une bourgade aussi modeste qu’Ussat devait se révéler assez relative. Mais il ne fit aucune remarque et se contenta d’observer la blonde qui, fièrement campée de son côté du comptoir, finissait d’astiquer éner-giquement une bouteille de Cynar. Était-ce l’effet de la Suze ? Toujours est-il que Le Bihan attaqua franchement : — Vous avez entendu parler d’Otto Rahn ? Cette fois, l’attitude d’indifférence affairée céda la place à une méfiance clairement affichée. — Que venez-vous faire ici ? répondit la patronne en lui décochant un regard noir. Nous n’avons pas besoin d’ennuis ni de curieux. Nous tenons à la réputation de notre station thermale. — Excusez-moi, s’étonna Le Bihan qui ne s’attendait pas à une telle réplique. C’était une simple curiosité. J’ai lu un article qui parlait de lui et... — Ne croyez pas ce que racontent les gazettes, lâcha la blonde sur un ton péremptoire en rangeant son chiffon. Les gratte-papiers sont payés pour les remplir alors qu’ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils racontent. Le Bihan ne chercha pas à approfondir la conversation et encore moins à disserter sur la conscience professionnelle des journalistes. Il régla sa consommation et sortit du bar. Le soleil, jusque-là dissimulé par de gros nuages blancs, tentait une timide percée. Le centre d’Ussat semblait dès lors plus accueillant. Il croisa deux curistes qui se rendaient dans le bâtiment des thermes. Combien pouvait-il y avoir de petites stations thermales en France ? Beaucoup avaient perdu leur lustre d’antan, mais toutes conservaient une part de leur charme suranné. Et que feraient ces nuées de curistes sans le cérémonial d’une vie réglée selon les heures des soins et des repas ? Dans ce genre d’endroit, le temps acquérait une autre dimension. Il en profitait, se payant même parfois le luxe de suspendre sa marche. Ce fut d’humeur plus joyeuse que Le Bihan parcourut les quelques mètres qui le menaient à l’hôtel de la Source. Munie de ses huit petites fenêtres en façade, d’un petit escalier en pierre et de sa porte brune, la bâtisse n’était guère impressionnante. Le jeune homme nota que le « r » de la Source était à moitié effacé. Il obéissait à un réflexe d’archéologue assez hors de propos en ce genre de circonstance, mais c’était là le genre de détail qui ne manquait jamais de lui sauter à l’oeil. Cette fois, il fut accueilli par une femme brune qui se montra beaucoup moins suspicieuse que la blonde du bar-tabac. Elle lui attribua sa plus belle chambre, celle dont la vue donne sur la rue et, quand le feuillage des arbres le permet, précisa-t-elle, sur les parois rocheuses d’en face. Le Bihan se garda bien de prononcer à nouveau le nom de Rahn avant de prendre possession de son logement. La chambre n’avait rien de bien particulier. Le lit un peu trop mou (malgré le renouvellement de la litière) était flanqué d’une table de nuit avec une lampe dotée d’un abat-jour de cretonne imprimée. En guise d’unique décoration, une gravure était accrochée au mur qui faisait face au lit. Elle représentait une jeune femme au sourire forcé, affublée d’un costume folklorique trop grand pour elle et portant un seau d’eau. Le Bihan en déduisit qu’il s’agissait d’une subtile référence à la vocation thermale de la station. Il posa sa petite valise de cuir brun sur le lit et en sortit les quelques effets qu’il avait emportés pour son court séjour. Il jeta un rapide coup d’oeil sur ses chaussures et se dit qu’elles feraient l’affaire pour les randonnées qu’il avait prévu d’accomplir dans la montagne. Et puis, tout d’un coup, une idée lui vint. Il sortit le livre d’Otto Rahn de sa valise et le posa bien en évidence sur la petite table qui était placée face à la fenêtre. 8 Le Bihan jugeait que la petite cité d’Ussat ne manquait pas de charme. Il avait rapidement apprécié son centre ombragé qui contrastait avec les petites rues adjacentes que baignait le généreux soleil occitan. En revanche, ses recherches ne progressaient guère. Si les habitants ne lui témoignaient aucune hostilité clairement affichée, ils s’arrangeaient toujours pour ne pas lui répondre. L’historien n’avait encore esquissé que quelques demandes (et encore celles-ci étaient-elles très innocentes, car il avait retenu la leçon du bar-tabac), mais il s’était chaque fois trouvé confronté à un mur de silence. Il fallait reconnaître que Le Bihan tranchait avec la clientèle habituelle de la station. Les curistes choisissaient Ussat-les-Bains pour bénéficier du bienfait des sources. Ils étaient le plus souvent âgés et se préoccupaient peu de connaître le passé de la région et encore moins les faits et gestes d’un obscur écrivain allemand de l’avant-guerre. Le Bihan n’était arrivé que depuis trois jours, mais il avait déjà mis en place toute une série de petits cérémonials auxquels il se tenait avec la rigueur d’un retraitant. Après avoir pris son petit déjeuner à l’hôtel de la Source, il entreprenait une promenade dans le village sans omettre d’emporter un ouvrage consacré aux cathares sous le bras. Ussat était un village et il ne mit pas longtemps à reconnaître chacune de ses maisons et de ses habitants. Cela devint bientôt un jeu pour lui de deviner qui habitait où et quelle pouvait être sa profession. Pour réfléchir à l’aise, il quittait le centre d’Ussat et gravissait les contreforts rocheux pour s’adonner à la lecture. En fin de matinée, il revenait en ville en opérant ce qui était devenu un pèlerinage au bar-tabac, le lieu qui avait constitué sa porte d’entrée dans la vie du village. La gérante blonde était toujours fidèle au poste et il avait même appris son prénom : Betty. Mais elle avait cessé d’astiquer ses bouteilles et, pour être honnête, elle ne faisait plus grand-chose depuis qu’elle avait embauché une serveuse, une jeune femme prénommée Mireille, âgée d’une vingtaine d’années et aussi brune que sa patronne était blonde. Malgré ses efforts, Le Bihan n’avait pas réussi à savoir d’où venait ce personnage qui ne ressemblait pas aux autres Ussatois. Elle n’avait ni l’accent ni les manières du pays, mais au village, personne ne savait d’où elle était originaire. Aucune intonation ne trahissait ses origines et elle gardait le sourire dans toutes les situations. Elle pouvait servir un sirop d’orgeat à une vieille curiste trop heureuse de lui expliquer ses problèmes de circulation avec force détails et exhibition de protocoles médicaux à l’appui, mais elle était aussi capable d’éconduire énergiquement un poivrot, cantonnier de son état, qui avait eu l’audace de vouloir joindre le geste au regard en lui posant une main indiscrète sur le derrière, après l’avoir observée pendant tout son service. Mireille était le genre de fille toujours prête à sourire, mais qui ne s’en laissait pas compter. À regret, Le Bihan se dit qu’une étrangère n’avait rien à lui apprendre sur la vie du village, ses visiteurs d’avant-guerre et ses origines cathares. À midi, l’historien avait pris l’habitude de se contenter d’un morceau de fromage, de quelques tranches de pain accompagnées d’un ballon de rouge avant d’aller se replonger dans sa lecture. En cet après-midi du troisième jour, il décida de traverser la ligne de chemin de fer pour se rendre de l’autre côté, non loin de l’endroit où se situait le fameux hôtel-restaurant des Marronniers. Tout juste avait-il pu apprendre par la propriétaire de l’hôtel de la Source que le dénommé Otto Rahn avait pris l’hôtel et ses dépendances en gérance en 1932. L’homme voyait grand et avait annoncé à qui voulait l’entendre sa volonté de développer son affaire. Il s’était engagé à installer l’eau courante – froide et chaude – ainsi que le chauffage. Une révolution dans la région ! Il avait engagé six personnes pour faire tourner son hôtel, mais malheureusement pour lui, il n’avait pas la moindre idée de la manière dont il fallait faire fructifier son investissement. Quand Le Bihan chercha à approfondir sa connaissance des employés de Rahn, la patronne lui répondit un peu sèchement qu’elle n’en savait pas plus. Elle paraissait même regretter d’avoir déjà trop parlé. Le Bihan s’en tint à sa stratégie de ne pas brusquer ses informateurs et lui débita deux ou trois banalités sur l’importance de bien connaître son métier lorsque l’on se lance dans une profession aussi exigeante que l’hôtellerie. L’historien poussa la grille de fer ornée de fleurs de lis des Marronniers qui n’était pas fermée et alla jeter un coup d’oeil à travers les fenêtres. S’il s’attendait à trouver la réponse à l’une de ses questions, il déchanta aussitôt. Une maison vide et abandonnée depuis plusieurs années n’avait rien à lui apprendre. Il continua à inspecter la façade blanche dont le revêtement était très abîmé. À la droite d’une fenêtre du rez-de-chaussée, son regard fut attiré par une inscription que dissimulait à moitié une tige de ronce. Avec précaution, il écarta la plante et découvrit une petite croix gammée tracée au charbon et accompagnée de deux petits mots : « Nazi, crève ! » Le Bihan observa le graffiti pendant quelques secondes. Il passa doucement le doigt dessus, mais il aurait été incapable de dire depuis combien de temps il s’y trouvait. Le trait paraissait un peu effacé, mais il tenait toujours bon. En contournant l’hôtel, Le Bihan jeta un rapide coup d’oeil sur le jardin hérissé d’herbes folles et de vieux débris de seaux, de meubles rongés par la pourriture et de bidons vides. Ensuite, son regard se porta tout naturellement sur la paroi rocheuse qui dominait la bâtisse. L’historien avait pris quelques notes dans un guide touristique emprunté à la bibliothèque du collège afin de préparer un peu son voyage. Il sortit de sa poche un petit papier et commença à lire : La cité d’Ussat-les-Bains est renommée pour ses grottes. La plus célèbre d’entre elles est sans conteste la grotte de Lombrives. Celle-ci s’enfonce dans un massif de calcaire blanc-grisâtre relativement solide. La roche évoque un haut rempart au pied duquel coule l’Ariège. Au fil du temps, de nombreux éboulements ont façonné le relief particulier du lieu. La grotte de Lombrives est dotée d’une large entrée parsemée de gros blocs minéraux et de petits débris rocheux. La grotte a été occupée depuis la préhistoire et certains ont même voulu y voir un lieu de culte secret des Cathares. Les derniers mots suffisaient à éveiller la curiosité de Le Bihan. Il s’imagina un court instant que la pauvre Philippa était passée par là avant de tomber entre les griffes de ses ennemis. Il n’était pas encore bien tard et l’historien se dit qu’il avait envie d’aller inspecter de ses propres yeux le fameux antre de Lombrives. Le chemin qui menait à l’entrée avait été défriché et il était parfois emprunté par le guide local qui accompagnait les touristes désireux de pénétrer dans le coeur du massif de roches. À force de n’obtenir aucune réponse aux questions qu’il se posait, Le Bihan jugea n’avoir besoin de personne pour entreprendre la visite. Fort de cette résolution, il ne lui fallut que quelques minutes pour parvenir à l’assise minérale qui débouchait sur l’entrée. Le paysage ne manquait pas de majesté et Le Bihan contempla la paroi rocheuse qui lui faisait face. Il remarqua que les grottes situées de l’autre côté de la rivière paraissaient répondre avec exactitude à Lombrives. C’était un peu comme si les millénaires avaient tranché le massif montagneux et séparé en deux entités distinctes une grotte qui n’en était qu’une à l’origine. L’historien allait s’engager dans ce grand vestibule minéral quand il s’aperçut qu’il n’avait pas prévu d’emporter une lampe torche. Il se rappela alors avoir vu une affiche qui vantait les mérites des installations électriques de la grotte. Il se dit qu’il ne lui restait plus qu’à trouver l’interrupteur pour y voir clair. Ensuite, tout alla très vite. Trop vite pour qu’il puisse comprendre ce qui lui arrivait. Il y eut d’abord le bruit d’une pierre – puissant et sourd – qui rebondissait contre la paroi de calcaire et tombait droit sur lui. Puis, il sentit un choc violent dans le dos et enfin son menton qui alla buter contre un gros caillou aux contours acérés. Sa première réaction fut de sentir le bas de son visage et de constater qu’il saignait abondamment. Ce ne fut qu’ensuite qu’il se retourna pour découvrir le visage de son sauveur. — Quand on vous dit de ne pas visiter cet endroit sans guide ! fut la première réaction de l’homme dont il ignorait encore qu’il s’appelait Léon. Le Bihan crut reconnaître le bonhomme. Il l’avait déjà vu en ville avec des touristes auxquels il faisait découvrir la région. Immanquablement muni d’un haut bâton de bois, portant un béret vissé sur le crâne, l’homme paraissait incapable de parler. Il criait tout le temps, comme s’il craignait de ne pas être entendu à l’autre bout de la vallée. C’est sur ce ton qu’il continua à faire la leçon à l’étranger. — On a beau vous expliquer que c’te roche calcaire est friable, les Parisiens n’en font qu’à leur tête ! Comme toujours ! — Rouennais ! se hasarda à rectifier Le Bihan en tenant toujours son menton sanguinolent. — Pardon ? — Je ne suis pas parisien, je viens de Rouen. — Cela n’a pas d’importance, lâcha Léon en balayant l’argument d’un revers de main ne tolérant aucune contestation. Vous, les étrangers, vous croyez tout savoir mieux que tout le monde. Il faut la connaître, c’te montagne, avant de s’y précipiter tête baissée, comme une chèvre dans la gueule du loup ! Entre-temps, Le Bihan avait eu le temps de se relever. Il avait sorti un mouchoir de sa poche pour empêcher le sang de couler sur sa chemise et poursuivit ses questions. Pour une fois qu’il tenait un bavard, il comptait bien en profiter ! — Dites-moi, cela arrive souvent ce genre d’accident ? — Non, répondit Léon avec le même aplomb. C’est même très rare. Vous avez eu de la chance que je passe par là, car ce n’était pas prévu. Je venais chercher des outils que j’avais laissés ici hier. J’ai vu c’te bloc de pierre et je me suis jeté sur vous. Sans moi, vous seriez mort à l’heure qu’il est. — Encore merci, répondit Le Bihan de manière un peu trop machinale, car il pensait déjà à autre chose. Vous seriez disposé à me faire visiter la grotte ? — Et quoi encore ? s’exclama Léon. Il n’en est pas question. J’ai de l’ouvrage qui m’attend. Je vous ramène en ville et vous allez me nettoyer c’te vilaine plaie. Allez, en route ! À son grand regret, ce n’était pas encore aujourd’hui que Le Bihan visiterait la grotte de Lombrives. Il accompagna Léon sur le dénivelé qui les ramenait à la route. — Vous devez tout connaître de la grotte, lui demanda-t-il. Vous avez beaucoup de visiteurs ? — Cela dépend de la saison, mais c’est vrai qu’ils sont nombreux, cria Léon qui marchait trois pas avant son miraculé. En réalité, le premier guide de la grotte était un dénommé Vincent au début du siècle. Un sacré bonhomme ! C’était un forgeron qui connaissait les lieux mieux que sa poche. — Il y a des peintures à l’intérieur ? — Pas la moindre ! Mais on a retrouvé des ossements. Probablement des restes d’ours et de quelques hommes. Une seule chose est sûre : Lombrives a toujours servi de refuge au cours des siècles. On a recensé des milliers d’inscriptions à l’intérieur. Pas mal de déserteurs se sont cachés ici sous Napoléon, par exemple ! — Et les Cathares ? — Nous y voilà, cria Léon encore un peu plus fort pour manifester son agacement. Je me disais bien que vous deviez être un de ces barjaques{2} qui viennent ici pour mettre la main sur le fameux trésor des Cathares. Tous les mêmes. Enfin, on m’avait prévenu. — On vous avait prévenu ? — On parle en ville, vous savez. Certains pensent que vous êtes un écrivain, d’autres un fou et d’autres un archéologue. Moi, j’ai tout de suite compris que vous étiez un chasseur de trésor. Vous savez, on en a vu défiler par ici ! — Alors, vous n’y croyez pas vous, à ces histoires de Cathares ? poursuivit Le Bihan sans se laisser démonter. — Il faut bien jeter du pain pour attirer les pigeons, soupira Léon. Moi, tout ce que je dis, c’est que c’te vieil Antonin savait y faire lorsqu’il s’agissait de trouver du pain bien frais et des pigeons de choix. — Pardon ? — C’est ce que j’en dis et d’ailleurs je n’ai rien d’autre à en dire. Bon, nous sommes arrivés en bas. Je suppose que vous connaissez la route à partir d’ici. Bonjour, Monsieur ! Antonin ? Le Bihan se tenait toujours le menton alors qu’il se répétait ce prénom dans sa tête. Ensuite, une autre pensée lui vint à l’esprit. L’accident dont il avait failli être la victime était rare. Très rare, avait même précisé Léon qui connaissait tout sur cette grotte et ses environs. 9 Le doigt tournait la page de la petite bible reliée de cuir noir quand le Parfait entendit le grincement coutumier de la porte de sa cellule. Il ne devait pas lever la tête pour deviner qui venait lui rendre visite à cette heure tardive où il appréciait de se retrouver seul avec ses livres. Souvent, il puisait ce qu’il appelait son inspiration vitale dans la lecture du Nouveau Testament. Il rejetait en revanche résolument la Genèse et son fatras d’histoires liées à la création et aux histoires de péché originel, d’Ève et d’Adam. Il déniait à ces pages toute légitimité et n’y voyait que le récit de la mauvaise création. Mais l’heure n’était pas à l’examen des questions théologiques. — Bon Homme, que me vaut le plaisir de ta visite aussi tardive ? — Pardonne-moi, Parfait, répondit-il. Je sais que tu n’apprécies pas d’être dérangé à cette heure, mais ce que j’ai à te dire revêt la plus haute importance. — Alors, vas-y, parle. — Il s’en est sorti, répondit le Bon Homme en sachant que cette courte phrase n’exigeait aucune explication supplémentaire. Le lecteur ferma sa bible et joignit ses mains en signe de réflexion. Il parut peser chacun de ses mots avant de répondre. — C’est bien ce que nous souhaitions, non ? C’est typiquement le genre d’homme qui voit dans un tel accident une bonne raison de s’accrocher. — Rien n’est plus sûr, Parfait. Il est resté à Ussat-les-Bains. — Nous n’avons donc fait qu’attiser sa curiosité. — Je le pense, Parfait. Mais je crains aussi que nous ne jouions un jeu dangereux. Le lecteur se leva et vint poser une main rassurante sur l’épaule de son visiteur. — Il ne sert à rien de craindre, Bon Homme. Il faut croire. Notre cause est juste et nos succès le prouvent. Rien ne sert de chevaucher trop vite quand on ne doute pas de connaître sa destination. Aie confiance, nous avons déjà traversé suffisamment d’épreuves pour ne pas faiblir à présent. — Mais, Parfait, s’il découvre ce que nous cherchons ? — S’il réussit ? répondit-il. Alors, il nous permettra de découvrir ce que nous cherchons jusqu’ici en vain. Je le répète, aie confiance ! Et à présent, laisse-moi seul. Le visiteur obéit et se retira non sans avoir salué respectueusement son supérieur. Il ferma doucement la porte, laissant le lecteur rouvrir sa bible. Une fois le silence revenu dans la cellule, le Parfait dut patienter de longues minutes avant de trouver la concentration nécessaire et ne plus songer au tour inattendu que prenaient les événements. 10 Cela faisait déjà quatre jours que Le Bihan avait investi les lieux. En retrouvant sa chambre de l’hôtel de la Source ce soir-là, il éprouva l’étrange sensation d’être chez lui. Comme d’habitude, il jeta un coup d’oeil sur la gravure de la jeune femme en costume folklorique portant son seau d’eau et sa seule présence le rassura comme on est content de retrouver une compagne après une journée de travail. Son regard avait, lui aussi, développé des automatismes qui lui étaient propres. Après la jeune porteuse d’eau, il se porta sur la table de bois et sur son exemplaire de Croisade contre le Graal, le premier livre d’Otto Rahn qu’il avait bien laissé en évidence. Quelque chose avait changé... Plus précisément, quelque chose avait été ajouté. Un morceau de papier dépassait du volume. Le Bihan sentit son coeur commencer à battre plus fort. Il ouvrit le livre et en sortit la feuille. Il lut les quelques mots rédigés dans une écriture régulière selon les règles de la calligraphie : Comment pourrai-je jamais vous remercier d’avoir répondu à mon appel à l’aide ? Soyez conscient que vous êtes désormais, vous aussi, en danger. Notre combat pour le Bien est légitime et il est désormais le vôtre. Philippa Le Bihan tâta la lettre comme s’il voulait mieux s’imprégner de la mystérieuse Philippa. Ce n’est qu’après quelques minutes et surtout après avoir relu une bonne dizaine de fois les trois courtes phrases qu’il se demanda comment cette lettre avait pu arriver dans sa chambre. Qui pouvait y avoir accès ? Le personnel de l’hôtel bien sûr, mais aussi des clients ou d’autres visiteurs puisqu’il avait décidé de la laisser ouverte. Les pensées s’agitaient et s’entrechoquaient dans l’esprit de Le Bihan qui se posait décidément davantage de questions qu’il ne trouvait de réponses. Il songea qu’il lui restait deux jours à passer à Ussat-les-Bains et qu’il n’avait encore rien découvert de bien tangible. Il éprouvait pourtant la sensation confuse de commencer à rassembler les pièces d’un puzzle complexe : une croix gammée tracée sur un mur, un accident trop précis pour être fortuit, une lettre venue du passé et puis surtout ce mur de silence patiemment élevé par toute une population. Il avait quarante-huit heures pour tirer tout cela au clair. Autant dire que le défi lui paraissait complètement impossible ! Il chassa ces sombres pensées de son esprit et se coucha sur son lit, la lettre de Philippa en main. « Notre combat pour le Bien est légitime. » Un mot le frappait particulièrement, au point de le prononcer à haute voix : « Bien ». Un mot apparemment simple, mais doté d’une majuscule et qui ne lui était pas étranger. Le jeune homme était convaincu d’avoir lu récemment une note à ce propos. Tout d’un coup, le souvenir d’une couverture lui revint. D’un bond, il se leva et prit le livre consacré à la religion cathare qu’il avait emprunté au collège. Quand il releva le nombre d’annotations au crayon qu’il y avait déjà faites dans les marges, il se dit qu’il devrait bientôt affronter les foudres du proviseur qui ne supportait pas, selon ses propres mots, que l’on porte atteinte au bien commun. Le Bihan souriait en se disant qu’il était encore question de « bien » lorsqu’il trouva la référence qu’il cherchait. Pour les Cathares, le mot occitan lo ben désignait l’Église cathare. Le Fils Majeur, coadjuteur de l’évêque cathare Jean de Lugio, avait précisément décrit cette notion dans son Livre des deux Principes. L’historien était satisfait. Voilà une nouvelle pièce du puzzle qui se révélait intéressante. Le Bihan se dit qu’il avait intérêt à examiner chaque mot que Philippa lui adresserait comme un archéologue brosse le moindre fragment d’un relief de marbre avec un fin pinceau pour en dévoiler tous les détails. Car il n’en doutait pas une seconde, Philippa lui transmettrait bientôt d’autres messages. 11 En se rasant devant son miroir le matin du cinquième jour, Le Bihan voulait en avoir le coeur net. Il descendit dans la salle à manger de l’hôtel de la Source pour prendre son déjeuner en ayant décidé de poser une question dérangeante à laquelle il était d’ores et déjà convaincu qu’il n’obtiendrait pas de réponse. Mais tant pis, le temps lui était compté et il devait tenter le coup. Dans la salle à manger du rez-de-chaussée, il retrouva comme de vieilles connaissances les pensionnaires de l’hôtel qui avaient déjà entamé leur journée de curistes modèles. Il y avait ce vieux couple d’Anglais dont le mari avait réussi à se faire expédier chaque jour dans ce coin reculé de l’Ariège une fraîche édition du Times et qui accomplissait quotidiennement l’exploit d’ingurgiter tout son petit déjeuner sans jeter un seul coup d’oeil à sa femme. À l’autre bout de la pièce, un homme seul demandait comme chaque matin un supplément de confiture tout en prenant garde de complimenter la patronne pour l’excellence de sa recette maison. Toujours revêtu d’une chemise blanche et d’une cravate rayée un peu trop habillée pour le standing du lieu, il avalait force tartines sans laisser couler la moindre goutte de confiture sur ses vêtements. Le Bihan remarqua enfin l’étrange duo constitué de la dame très digne accompagnée de sa fille qui s’asseyaient toujours près de la fenêtre. La jeune fille ne prenait même pas la peine de cacher son profond ennui. Mais sa mère, toujours de bonne humeur, ne semblait pas s’en rendre compte. Comme chaque matin, la jeune fille se leva pour aller passer un appel téléphonique. Avec qui pouvait-elle bien converser pendant que sa mère savourait sa tasse de café au lait ? Le Bihan se dit qu’elle n’était pas jolie, mais qu’une fois débarrassée de ce chignon trop strict et de ces lunettes de bibliothécaire d’avant-guerre, elle se révélerait probablement beaucoup plus charmante. Encore fallait-il que sa mère lui en laisse la possibilité ! Le Bihan en était donc à s’interroger sur le physique de l’aspirante vieille fille quand la patronne de l’hôtel vint lui poser la question rituelle. — Alors Monsieur Le Bihan, vous avez bien dormi ? Qu’est-ce qui vous ferait plaisir : café, thé ou chocolat ? La spécialité du lieu était le chocolat chaud, mais il fallait être doté d’un solide estomac pour supporter un pareil breuvage alors que le soleil se faisait déjà très présent à cette heure du jour. Toutefois, comme la question avait été posée dans les règles, Le Bihan se devait d’y apporter, lui aussi, une réponse conforme aux usages. Mais cette fois, il y joignit une autre question. — Un café, très volontiers, Madame Lebrun. Dites-moi, puis-je vous demander quelque chose ? Mais je vous préviens, c’est assez délicat. — Faites donc ! lui répondit-elle, non sans laisser apparaître une lueur de reproche préalable dans le regard. — Pensez-vous qu’il soit possible que quelqu’un venant de l’extérieur se soit introduit dans ma chambre hier ? — Pardon ? manqua-t-elle de s’étrangler. Que voulez-vous me dire ? On vous a volé quelque chose ? — Non, se défendit-il en essayant de calmer l’indignation de la patronne. J’ai simplement constaté que... des objets avaient bougé, voilà tout ! — Encore heureux, lâcha la patronne d’un ton plus sec que l’extrémité des croûtes de ses baguettes. Vous êtes dans une maison bien tenue et une des tâches de notre femme de chambre consiste précisément à ranger les chambres des clients. Et croyez-moi, c’est parfois bien nécessaire ! Sur ces paroles peu amènes, la patronne s’en retourna dans la cuisine pour aller chercher le café. Le Bihan regarda autour de lui pour vérifier si les pensionnaires de l’hôtel avaient suivi la conversation. Non pas qu’il en fût gêné, au contraire, il se dit que le message pouvait très bien avoir été porté par l’un d’entre eux. Et si la jeune fille à lunettes de bibliothécaire était la fameuse Philippa ? Peut-être aussi que l’amateur compulsif de confiture était son messager. Et cette Anglaise trop polie pour ne rien avoir à se reprocher ? Mon Dieu, comme toute cette histoire commençait à l’exciter. Le Bihan avait l’impression de se retrouver dans un roman policier d’Agatha Christie et s’amusa un moment à deviner qui pouvait avoir intérêt à l’éliminer dans cette assemblée trop sage pour être totalement honnête. Une fois son café avalé, il monta dans sa chambre prendre le livre sur les Cathares, son indispensable crayon et quitta l’hôtel sans que la patronne le gratifie de son coutumier « Bonne journée, Monsieur Le Bihan ». Aucun doute n’était plus permis, il l’avait vraiment vexée. L’historien parcourut les quelques mètres qui séparaient l’hôtel de la Source du bar-tabac et constata avec plaisir que Mireille finissait d’installer les tables de la terrasse. Sa patronne, toujours aussi blonde et impérieuse, surveillait les opérations comme s’il s’agissait de placer stratégiquement les troupes de l’empereur à Waterloo. Elle lui demanda d’aligner correctement les chaises et de sortir deux parasols, car la journée promettait d’être chaude. Le Bihan décida qu’il serait aujourd’hui le premier client. Le breuvage brunâtre de l’hôtel avait la fâcheuse particularité de lui rappeler la guerre tandis que le café que lui servait Mireille était le seul capable de lui faire commencer correctement une journée. La jeune femme lui apporta une tasse qu’elle posa un peu brutalement sur la table. Un peu de café jaillit hors de la tasse et vint s’échouer dans la sous-tasse. Le Bihan se dit que c’était toujours un peu du divin nectar de perdu, mais il n’en tint pas rigueur à Mireille qui portait aujourd’hui une jolie petite robe rose sous son tablier blanc décoré de petites dentelles autour du col. Le Bihan voulait lui parler. Il avait même préparé plusieurs sujets pour entamer la conversation : d’où venait-elle ? Se plaisait-elle à Ussat ? Le travail n’était-il pas trop dur avec une telle patronne ? Mais tout à sa contemplation de la serveuse, le jeune homme ne parvenait à formuler aucune de ses interrogations pourtant très légitimes. À peine Mireille s’était-elle éloignée, il venait de porter la tasse à ses lèvres quand un homme passa rapidement devant sa table. Il laissa maladroitement tomber son journal à terre, juste devant les pieds de Le Bihan. Le promeneur se baissa pour le ramasser et, en se relevant, il lui murmura à l’oreille : — Dans une demi-heure, derrière les thermes. 12 Berlin, 1938 Cher Jacques, La nature ne m’a pas doté d’un physique de sportif. Il m’a même fallu endurer de nombreuses moqueries à l’école et puis au collège, mais avec le temps, je pense avoir acquis une authentique force d’âme. Je suis né en 1904 à Michelstadt dans le Hesse et je me rappelle très bien les privations que nous avons endurées pendant la guerre. Pour m’évader des rigueurs du quotidien, je lisais des histoires de chevaliers qui partaient combattre de terribles dragons et allaient délivrer leur belle. Déjà, à cette époque, le Moyen ge me passionnait. Plus tard, lorsque je suis entré à l’université, j’ai naturellement choisi de m’orienter vers des études de lettres. J’ai toujours senti en moi une double attirance pour le monde germanique et latin. Cela se traduisit à la fois par une option en Romanistik (littérature de langue romane) et un intérêt de plus en plus affirmé pour les anciennes légendes germaniques. Je m’enflammais pour Richard Wagner et plus précisément pour son oeuvre qui allait devenir ma préférée : Parzifal. L’opéra du Maître me mena évidemment au grand Wolfram von Eschenbach et au thème de la quête du Graal. Enthousiaste, je décidai d’en faire le thème de mon doctorat. A force de recherches et de rencontres avec des spécialistes de la question, je réussis même à ouvrir de nouvelles pistes sur les relations entretenues par les troubadours du monde latin et nos Minnesängers germains. Le point de convergence entre ces deux univers que tout semblait opposer n’était autre que le glorieux peuple wisigoth qui occupait à l’époque le sud-ouest de la future France. Par la suite, j’ai fréquenté le milieu artiste de Berlin qui était alors la capitale intellectuelle de l’Europe. Je me consacrais à la littérature et au théâtre. Berlin riait, chantait et dansait à s’étourdir, mais la futile capitale ne voyait pas qu’autour d’elle l’Allemagne souffrait. Les communistes et les nazis essayaient de récolter les fruits de cette situation désespérée. Pour ma part, je me préoccupais peu de politique à l’époque. J’étais parti vivre en Suisse pour y gagner ma vie comme professeur de langue. Je me souviens y avoir été très malheureux. Ma vie était morne alors que j’étais impatient de réussir, de prouver au monde l’étendue de mon talent et de mes connaissances. Hélas, je ne recevais que des réponses négatives des journaux auxquels j’envoyais ma prose. Il fallait absolument que je bouge pour forcer le destin. Tout changea lorsque je me rendis à Paris. J’avais pris mes habitudes à la Closerie des Lilas, le bistrot où se donnaient rendez-vous à l’époque tous les intellectuels de passage à Paris. J’eus l’occasion d’y rencontrer Maurice Magre, le célèbre romancier toulousain qui me parlait avec passion des Cathares et surtout de leurs mystères qui restaient à ce jour inexpliqués. Grâce à Maurice Magre, j’eus la chance de rencontrer l’exquise comtesse de Pujol-Murat dans son château de Lalande. L’aristocrate me dit que des Wisigoths et des Cathares faisaient partie de sa propre famille. Un soir, alors que je dînais chez elle avec quelques amis, elle me confia descendre en droite ligne d’Esclarmonde de Foix qui fut une véritable héroïne du catharisme. La comtesse murmura qu’elle voyait souvent en songe son ancêtre errer sur les remparts de la forteresse de Montségur. Je nouai une authentique complicité avec la châtelaine chez qui je m’étais installé. Nous avions même aménagé une chambre noire afin de développer les clichés que je prenais pendant la journée. Un soir, elle me prit la main et me demanda de lui jurer de poursuivre l’oeuvre de sa vie en réhabilitant ses ancêtres. Je la regardai avec la droiture d’un chevalier prêtant serment et m’engageai à aller jusqu’au bout de ma quête. Ton dévoué, Otto Rahn 13 « Derrière les thermes. » Le rendez-vous que l’homme lui avait donné manquait de précision, mais il en fallait davantage pour décourager Le Bihan. Il finit rapidement son café pour ne pas être en retard. L’historien s’était fait une raison : ce matin, il ne prendrait pas le temps d’observer Mireille servant ses clients et feignant d’ignorer les injonctions de sa patronne. Pour renforcer le caractère confidentiel du rendez-vous (et peut-être aussi parce que le jeu lui plaisait), Le Bihan voulait donner l’impression de marcher sans savoir où il allait, un peu comme s’il errait nonchalamment à travers les rues de la petite cité. Cette précaution n’était certainement pas inutile. Depuis qu’une lettre avait été glissée entre les pages de son livre, l’historien avait l’impression d’être épié à tout moment. En se dirigeant vers les thermes, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il fallait déjà songer au retour. La semaine de vacances tirait à sa fin et, compte tenu des correspondances ferroviaires, il avait intérêt à partir tôt le lendemain s’il voulait être à l’heure au collège lundi. « Derrière les thermes » était décidément une indication très vague tant le bâtiment un peu pompeux s’étendait le long de la montagne. Il pouvait tout aussi bien entreprendre l’escalade de la paroi rocheuse pour aller à la rencontre de son rendez-vous. Le Bihan porta son regard vers le sommet et il se dit qu’il n’était définitivement pas fait pour la montagne. En bon Normand, il appréciait les paysages raisonnablement vallonnés et la rassurante perspective de la mer. Le Bihan jeta un coup d’oeil sur sa montre. Cela faisait très précisément vingt-six minutes que l’homme lui avait donné rendez-vous. Après une courte réflexion, il était convaincu qu’il s’agissait d’un émissaire envoyé par Philippa. La lettre glissée dans le livre de Rahn était d’ailleurs annonciatrice de cette rencontre. L’historien sourit. Il progressait dans ses recherches et pourrait bientôt clouer le bec à Joyeux qui n’avait pas voulu le croire. Il méditait cette dernière pensée plutôt jouissive lorsqu’il jeta un nouveau regard sur sa montre. Cette fois, son homme avait deux minutes de retard. Il commença à s’inquiéter. Une sourde appréhension s’insinuait en lui. Sans savoir pourquoi, il lui paraissait impensable que cet homme, qu’il ne connaissait pas, soit en retard. Il fît quelques pas dans la végétation mal défrichée qui prospérait derrière l’établissement des thermes. Le bruissement de l’eau qui coulait non loin de là masquait celui de ses pas. Comme il se sentait loin du monde dans la petite commune d’Ussat et, en même temps, comme tout lui paraissait déjà tellement familier ! À mesure que Le Bihan avançait, son oreille fut attirée par un petit son insolite. Il ne s’agissait ni du chuchotement de l’eau qui coule ni du miaulement d’un chat sur la piste d’une musaraigne. Non, il s’agissait plutôt d’un léger râle qui se précisait à mesure que Le Bihan avançait. Il pressa le pas et, cette fois, il n’y avait plus de doute possible : c’était bien un gémissement humain qui se faisait entendre là, à quelques mètres de lui. Son coeur s’emballa. Il se dirigea vers une touffe de hautes herbes qu’il écarta avec précaution. Un homme gisait, la bouche ouverte. C’était bien le promeneur qui avait laissé tomber son journal à ses pieds pour lui donner rendez-vous. Il paraissait souffrir atrocement, mais il reconnut tout de suite Le Bihan. — Ahh ! gémit-il. Prenez garde, ils veulent vous empêcher ! — Mais qui ? demanda Le Bihan qui hésitait à le bouger de peur de lui faire encore plus mal. — Les SS, murmura-t-il, le visage déformé par la douleur. Ils sont encore là ! Vous devez trouver Rahn... Otto Rahn. — Otto Rahn ? ! s’exclama Le Bihan. Mais il est mort depuis longtemps. Expliquez-moi, que voulez-vous me dire ? L’homme voulut lui répondre, mais il ne réussit qu’à émettre un long râle. Dans un dernier mouvement brusque, son cou se raidit et sa tête se rejeta en arrière. Ses yeux se révulsèrent. L’homme venait de rendre son dernier souffle. Le Bihan eut un mouvement de recul. Tout avait été si vite. Il s’en voulait. Aurait-il pu faire quelque chose pour ce malheureux ? Non, il était déjà trop tard quand il était arrivé au rendez-vous. Il voulut savoir comment il avait été tué. Derrière son dos, il remarqua qu’une courte tige de bois dépassait. Il retourna doucement le corps et découvrit une flèche. Un carreau décoché d’une arbalète comme en plein Moyen ge ! En observant le dard, l’historien remarqua un petit détail. Il s’agissait d’un blason insolite gravé dans le bois. Il sortit son petit carnet et esquissa un rapide croquis. Le Bihan rangea son carnet et commença à fouiller le malheureux. Mais il ne trouva rien dans ses poches : ni portefeuille ni papier, pas le moindre indice qui pouvait indiquer son identité. L’historien se releva. Étrangement, il n’avait pas peur. Il se trouvait pourtant précisément à l’endroit où l’homme avait reçu une flèche mortelle en plein dos. Il était peut-être lui-même, à ce moment précis, la cible facile d’un tireur embusqué dans les fourrés. Mais cette pensée ne l’inquiéta pas. Il éprouva la certitude évidente que s’il devait être tué, il l’aurait déjà été depuis de longues minutes. Il songea alors à la police. Il devait la prévenir ! Mais s’il le faisait, pourrait-il poursuivre ses recherches ? Et que penserait-elle de son histoire abracadabrante d’appel à l’aide de Philippa ? Il se dit que le corps serait de toute façon trouvé par les autorités et que l’enquête officielle suivrait son cours. À cette heure matinale, personne ne l’avait vu se rendre derrière les thermes et il y avait peu de chance qu’il soit inquiété. Instinctivement, il prit son mouchoir afin de faire disparaître ses empreintes et ne toucha plus au corps. L’historien s’étonna de la froideur et de la méthode avec lesquelles il agissait. Mais il n’était pas insensible pour autant. Alors qu’il retournait vers le centre du village, le visage déformé par la douleur de cet homme s’était gravé dans son esprit. « Les SS, ils sont encore là... » Les derniers mots du malheureux résonnaient dans son esprit. Et pourquoi lui avait-il demandé de trouver Otto Rahn, un homme mort depuis treize ans ? Après l’appel à l’aide de Philippa, tout cela lui paraissait à la fois tellement tragique et absurde. Alors qu’il arrivait en vue du bar-tabac, une autre question vint le tarauder. Quelle excuse allait-il inventer pour ne pas retourner au collège le lendemain ? 14 — Tu n’as qu’à lui dire que des circonstances familiales imprévues me retiennent ici pour quelques jours supplémentaires ! Alors qu’il n’arrivait pas à trouver le sommeil, Le Bihan avait longuement réfléchi pour inventer un bon prétexte, mais il n’avait rien trouvé de très crédible. Non sans lâcheté, il avait décidé de confier cette mission de confiance à son ami Joyeux. Mais à en juger par sa réaction, celui-ci ne semblait pas près de se laisser convaincre. — Bravo ! s’exclama Joyeux. Je t’ai connu plus imaginatif. Tu n’as rien trouvé de mieux ? Un chevalier du Moyen ge t’a enlevé ? Tu es retenu en otage dans un donjon ? Qu’est-ce que tu en dis ? Ça aurait plus de panache, non ? — Écoute, Michel, insista Le Bihan en baissant la voix. J’ai conscience d’abuser, mais tu dois me croire, c’est très important. Il faut aussi que je te dise où je suis. Si quelque chose devait m’arriver, tu pourras me retrouver ou donner l’alerte. — C’est la meilleure ! Maintenant, Monsieur me la joue dramatique. Écoute, si tu as rencontré une fille et que tu veux prolonger tes vacances, grand bien te fasse. Mais ne compte pas sur moi pour prendre ta défense auprès du proviseur ! — Joyeux, fais-moi confiance. Je te le demande comme un service que l’on rend à un ami. Je peux compter sur toi ? Le Bihan s’était montré convaincant. Le long silence qui suivit la question prit des allures de « oui ». — Combien de temps comptes-tu rester là-bas ? finit par demander Joyeux. — Je pense qu’une semaine devrait suffire pour régler mes problèmes. Je te revaudrai ça, Michel. Tu es un vrai frère pour moi. — Ouais, marmonna son ami, je suis surtout un grand naïf dont tu te sers quand cela t’arrange. Le Bihan raccrocha le téléphone qui était posé sur une petite table, à côté du comptoir de la réception. Comme tous les jours à la même heure, la patronne était plongée dans son calendrier des réservations. Elle semblait avoir attentivement écouté la conversation de son client. — Pardonnez ma curiosité, commença Madame Lebrun, mais je n’ai pu m’empêcher d’écouter la fin de votre conversation. Vous comptez prolonger votre séjour dans notre région ? — Oui, répondit Le Bihan, je voulais justement vous en parler... — Je suis désolée, l’interrompit la patronne. Mais je crains qu’il ne vous soit impossible de rester ici. Nous sommes complets à partir de demain. — Mais, s’étonna l’historien, je ne pensais pas qu’il y avait autant de monde. La chambre à côté de la mienne, la numéro 6, elle est vide, non ? — Vous savez comment ça va, poursuivit la patronne en replongeant le nez dans son calendrier. Les semaines se suivent et ne se ressemblent pas dans le tourisme. — Vous connaissez un autre hôtel où je pourrais trouver une chambre ? — Sur Ussat, ce sera impossible. Tout est complet ! De toute évidence, la gentille Madame Lebrun qui, une semaine plus tôt, lui louait la meilleure chambre de son établissement avait changé de visage. Le Bihan se dit que cette volte-face devait être liée à la discussion du matin au sujet des affaires qui avaient été dérangées dans sa chambre. Il jugea qu’il ne servait à rien de continuer à argumenter et qu’il valait mieux aller consulter un annuaire téléphonique à la poste pour trouver une chambre dans la région. De mauvaise humeur, il quitta l’hôtel de la Source et s’engagea sur la rue qui menait au bar-tabac. Mireille s’activait à frotter les tables de la terrasse quand elle le vit arriver. Elle abandonna son service et courut à sa rencontre. — Alors, lui lança-t-elle sur un ton enjoué. La mère Lebrun, elle vous a viré ? — Euh... dit Le Bihan qui ne s’attendait pas à une pareille entrée en matière. Non, elle m’a dit qu’elle n’avait plus de chambre. — La bonne blague, ricana Mireille. Tous pareils dans ce bled pourri ! Je les écoute, vous savez. Ils trouvent que vous posez trop de questions. Alors, ils préfèrent vous ficher dehors pour avoir la paix. Les lâches ! Je me demande parfois s’ils ont assez de cran pour se regarder dans le miroir. Pendant que la jeune femme lui parlait, Le Bihan l’observait et se disait que la colère lui allait bien. Elle lui donnait davantage d’intensité dans le regard et révélait ses jolies dents blanches qu’elle dévoilait rarement. — Tenez, dit-elle, en lui tendant un petit papier. C’est le numéro de téléphone d’un chic type, Georges Chenal. Il possède une pension de famille pas très loin d’ici, à Saint-Paul-de-Jarrat. En attrapant le train de 17 h 25 et puis un taxi, vous pourrez encore y aller ce soir. Et comme ça, vous ne serez pas trop loin d’Ussat ! — Pourquoi faites-vous cela pour moi ? lui demanda-t-il avec étonnement. On se connaît à peine. — Je ne le fais pas pour vous, corrigea-t-elle. Je le fais contre eux. Nuance ! Allez, je retourne travailler sinon la sorcière blonde va encore gueuler. Celle-là n’a pas dû s’embêter pendant la guerre. — Pourquoi dites-vous ça ? — Vous alors ! s’exclama-t-elle. C’est vrai que vous posez beaucoup de questions, mais vous ne trouvez pas les réponses ! Toute la ville sait qu’elle a travaillé pour le Chleu à l’hôtel des Marronniers avant-guerre. On raconte même qu’elle couchait avec le patron pour arrondir ses fins de mois. — Mireille ! cria une voix depuis la porte du bar-tabac. — Vous voyez ? Éva Braun ne peut pas se passer de moi. Allez, dépêchez-vous, sinon vous allez louper votre train. Le Bihan retourna à l’hôtel pour boucler sa valise et régler sa note. Il songea à Otto Rahn qui, au fil des jours, cessait de n’être qu’une simple photographie d’avant-guerre pour devenir un homme. Il commençait à l’envisager sous un jour nouveau, d’autant plus qu’il connaissait à présent quelqu’un qui avait travaillé pour lui. Mais il restait à la faire parler... 15 Si la patronne de l’hôtel de la Source était étonnée de la facilité avec laquelle Le Bihan quittait son établissement, elle n’en laissa rien paraître. L’historien régla sa note et prit congé, non sans la gratifier d’un franc sourire. Madame Lebrun lui rendit sa monnaie et comme il se sentait d’humeur badine, il alla jusqu’à lui laisser un modeste pourboire pour la remercier de « son accueil chaleureux ». Le Bihan jeta un coup d’oeil sur sa montre et constata qu’il lui restait encore une bonne demi-heure avant de se rendre à là gare. Une question l’obsédait : comment était-il possible que la nouvelle de la découverte d’un homme sans vie gisant derrière les thermes n’ait pas fait le tour du village ? Certes, il ne devait pas y avoir une escouade de gendarmes dissimulés derrière chaque arbre à Ussat, mais de là à ce qu’un cadavre en pleine zone touristique passe totalement inaperçu, il y avait de la marge ! Le Bihan ne résista pas à l’envie d’aller voir par lui-même. « S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi. » Il s’assura d’abord que personne ne se promenait dans les parages. Toujours en portant sa petite valise, il se dirigea derrière l’établissement quand il vit deux silhouettes marcher dans les herbes : le couple de clients anglais de l’hôtel de la Source ! Ils lui adressèrent un signe de la tête aussi cordial que discret. Le Bihan leur rendit la politesse et se dit qu’il ne pouvait y avoir que deux solutions : soit ils souffraient de sérieux problèmes de vue, soit ils confirmaient l’idée reçue selon laquelle les citoyens britanniques ne se mêlaient pas des affaires qui ne les regardaient pas. Dès qu’ils eurent quitté le sentier, Le Bihan posa sa valise et courut jusqu’à l’endroit où le pauvre homme avait rendu son dernier soupir. Les herbes étaient encore couchées, mais il n’y avait plus de trace de corps ! Il tâta le sol, mais il ne trouva pas le moindre indice lié à la présence d’un cadavre. Alors qu’il avait déjà échappé à un accident qui ressemblait davantage à un piège et qu’il avait recueilli le dernier souffle d’un homme transpercé par une flèche, c’était étrangement la première fois que Le Bihan éprouvait une telle sensation de malaise, pour ne pas dire de peur. Non seulement ceux qui avaient décoché la flèche mortelle étaient restés dans les parages, mais en plus, ils avaient fait disparaître le corps en un temps record. S’il avait d’abord pensé qu’il s’agissait d’un crime perpétré par des fous, il fallait reconnaître que ceux-ci ne manquaient pas de rapidité. Le Bihan réfléchit. Il avait été le seul témoin d’un meurtre dont il ne subsistait plus la moindre trace. Autrement dit, d’un meurtre qui n’avait jamais existé, sauf à ses yeux. Tout comme l’appel de Philippa. Quant à la lettre et au message écrit, ils ne constituaient en aucun cas la preuve d’un quelconque complot. Le Bihan réalisa à quel point il était seul. Il avait l’impression d’avancer dans un tunnel qui s’obscurcissait au fur et à mesure qu’il progressait. Serait-il à la hauteur du défi qu’il s’était lancé ? Il éprouvait une désagréable impression de peur et d’impuissance mêlées. Très vite, il n’eut plus qu’une seule envie : quitter le village. L’historien serra la poignée de sa valise et courut vers la gare. Il était dix-sept heures vingt. Dans cinq minutes, il pourrait enfin monter à bord de ce train qui allait le libérer de ce piège. 16 Berlin, 1938 Cher Jacques, L’homme qui influença en grande partie ma vie s’appelait Maurice Magre. J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer le nom de ce grand écrivain qui sut déceler et attiser la flamme qui brûlait au plus profond de mon âme. À l’époque où j’étais à Paris, Magre avait réuni autour de lui des érudits qui s’intéressaient à l’histoire des Cathares. J’éprouvai comme une révélation en réunissant le thème de mes études et les dernières recherches menées par un aussi grand savant. J’avais déjà pleinement conscience que le but ultime de ma vie serait la quête du Graal. Dès les premiers jours que je passai à Ussat-les-Bains, je compris que je n’étais pas le bienvenu. Tous mes amis m’avaient parlé du caractère particulier des habitants de la région, mais je n’imaginais pas à quel point il serait difficile de se faire accepter. Je me suis souvent demandé pourquoi des gens simples n’élevaient pas leur âme en habitant des lieux autant chargés d’histoire. Ferment-ils les yeux au point de devenir aveugles ? Malgré ma bonne connaissance de la langue française et, je l’affirme, ma volonté de m’intégrer, je restais pour tous « l’Allemand ». C’est d’ailleurs le surnom le plus sympathique que j’ai conservé dans la région. Après avoir quitté le château de la comtesse de Pujol-Murat, à la suite de divergences de vues, je me suis installé dans une petite pension de famille « Lauriers, roses et tilleuls » tenue par une dénommée Louise. J’avais déjà visité Foix, Pamiers, Lavelanet et Mirepoix et je commençais donc à bien connaître la région. J’avais aussi eu l’occasion de passer une dizaine de jours à Montségur, mais j’y reviendrai en détail plus tard. Comme je le disais, les gens de la ville me considéraient avec méfiance. Les Ussatois auraient pourtant été bien avisés de m’accueillir avec davantage de courtoisie. La station tournait encore correctement à l’époque, mais des critiques commençaient à se faire entendre. Selon certains habitués, Ussat-les-Bains était condamnée à ne plus être que le pâle reflet de ce qu’elle avait été. Il en va des cures thermales comme des artistes de variété et des chapeaux des élégantes, les modes passent et les vagues les plus fortes finissent toujours par retomber. Heureusement, ma sombre vision de la cité ariégeoise changea lorsque mon chemin croisa celui d’Antonin Gadal qui était une autorité dans la région. D’un tempérament rugueux, l’homme en imposait. Instituteur à la retraite, il dirigeait l’établissement thermal et se chargeait de la gestion touristique de la grotte de Lombrives. À Ussat-les-Bains, certains pensaient qu’il s’était considérablement enrichi, mais ils se trompaient. Gadal aimait ses grottes et il avait même manqué de se ruiner en électrifiant Lombrives à ses frais. Malgré tous ses efforts, il n‘y eut jamais assez de touristes pour lui permettre de rembourser son investissement. Gadal connaissait mieux que quiconque l’histoire de sa commune et de ses environs. Il ne ménageait pas ses efforts pour explorer les secrets de sa terre. Dès notre première rencontre, nous nous sommes tout de suite bien entendus. L’homme avait dépassé la cinquantaine, mais il m’impressionnait par sa résistance physique. La nature l’avait doté de solides jambes qui lui permettaient de traverser les rivières, d’enjamber les éboulis dans la montagne et de parcourir de grandes distances à rythme soutenu. On ne dira jamais assez l’importance d’entretenir une bonne condition physique, même pour un intellectuel. Je me souviens bien d’une de mes premières expéditions avec Gadal. Nous n’avions rien laissé au hasard. Je portais une chemise de toile, un gros pull-over et un pantalon genre golf en laine. J’avais investi dans une paire de chaussures suisses à clous, deux accessoires indispensables pour mener notre périple. Je me rappelle que mon sac pesait lourd. Il était garni de cordes, de piolets, de marteaux, de lampes à acétylène, de crayons, de papier, de couverture et de bougies. La propriétaire de la pension de famille où je logeais m’avait donné du pain, du saucisson, de la salade de haricots et même un peu de pastis. Pour finir, je n’oubliai pas ma provision de cigarettes, viatique indispensable pour le grand fumeur que j’ai toujours été. Lestés de plus de trente kilos, nous nous sommes lancés dans la montagne avec la foi des conquérants. J’étais convaincu que cette innocente randonnée prendrait un jour des airs glorieux de conquête. Les Cathares avaient possédé le Graal et ils en avaient transmis le message par un procédé que j’ignorais encore au grand poète germanique Wolfram von Eschenbach dont s’était inspiré plus tard le génial Wagner. Il ne me restait plus qu’à découvrir le lien qui unissait ces hommes d’exception au plus grand mystère de tous les temps. Comme je l’ai déjà dit, j’étais loin d’être sportif, mais je n’éprouvai pas trop de difficulté à arpenter les montagnes et à m’engouffrer dans les grottes de la région. Porté par la force de sa volonté, l’homme est capable d’accomplir de grands exploits. Mais sans Gadal, je n’aurais jamais pu découvrir toutes les merveilles et les secrets de ces grottes fabuleuses. Dans le pays, les gens disaient qu’il s’agissait du domaine d’Antonin. Il en connaissait le moindre recoin, la plus petite faille et surtout tous les dangers d’éboulis. Au début, je tâchais de rester évasif sur les motivations profondes de mon intérêt pour la région, mais par la suite, je me décidai à lui ouvrir mon coeur. Loin d’être inquiété par mes projets, il se montra encore plus coopératif. Dans sa maison, Gadal possédait aussi une bibliothèque très riche et même un petit musée personnel où il conservait ses découvertes les plus dignes d’intérêt. Il était un vrai précurseur et, à ce titre, il fut toujours un incompris. Il se heurta à des professeurs butés qui ne prêtaient foi qu’aux versions rassurantes de l’histoire officielle. Mais Gadal savait qu’il existe un souffle profond venu de la terre qui dépasse les faits tangibles. Il savait que, contrairement aux hommes, la terre ne ment jamais. Il avait compris que le Languedoc avait été le berceau d’une tragédie dont l’écho continuait à se perpétuer à travers les siècles et que seuls les hommes dotés d’une longue mémoire étaient capables de comprendre. Même si des différends nous ont quelquefois opposés, je tenais à rendre hommage à cet homme dont les illuminations m’ont grandement aidé sur la voie de la vérité. Ton dévoué, Otto Rahn 17 Profitant du trajet, Le Bihan prit quelques notes dans son petit carnet. Avec méthode, il énuméra toutes les pièces du puzzle qu’il s’acharnait à rassembler. L’historien avait beau varier les combinaisons, deux éléments revenaient invariablement au sommet de sa liste : les Cathares et les nazis. Pourquoi ces deux mots que rien ne rapprochait a priori lui paraissaient-ils associés de manière aussi évidente ? Depuis la fin de la guerre, Le Bihan avait décidé de tourner la page. Les circonstances l’avaient amené à affronter les hommes de l’Ahnenerbe, l’institut créé par Himmler pour mener des recherches sur les ancêtres de la race aryenne. L’espace de quelques mois, il était entré dans la peau d’un autre homme. Il n’avait plus été le jeune historien, futur professeur respectable d’une ville de province, mais un résistant qui se battait sur le terrain de l’archéologie et du mystère de l’Histoire. A la fin de la guerre, Le Bihan comprit que sa guerre était finie. Il avait rencontré une femme qui lui avait fait découvrir l’amour, mais elle avait eu moins de chance que lui. Avec les années, il avait le sentiment que le souvenir du visage de Joséphine s’estompait peu à peu. Il avait tourné la page et, à présent, il plongeait délibérément dans une nouvelle histoire. Ne craignait-il pas de réveiller des fantômes qu’il tentait de reléguer aux confins de sa mémoire et de son oubli ? Sept ans après la fin de la guerre, Le Bihan était prêt à se confronter une nouvelle fois à ces pseudo-scientifiques tout dévoués à la cause idéologique du Reich. Le taxi arriva au petit bourg de Saint-Paul-de-Jarrat. Encore perdu dans ses pensées, Le Bihan découvrit l’hôtel des Albigeois. Il se trouvait un peu à l’écart, à l’entrée du village. La demeure lui parut d’emblée plus sympathique que l’hôtel de la Source avec son crépi jaune et ses volets bruns vernis de fraîche date. Le Bihan monta les six marches du petit perron et tira la petite cloche. Un homme souriant, âgé d’une cinquantaine d’années, ouvrit la porte. Il devait venir de sa cuisine puisqu’il s’essuyait les mains avec un torchon rouge lorsqu’il salua son nouveau client. — Vous voici arrivé ! s’exclama-t-il en découvrant de belles dents blanches et régulières que soulignait encore sa carnation foncée. Vous avez fait bon voyage, Monsieur Le Bihan ? — Oh, le voyage fut court, répondit l’historien. Mais suffisant pour admirer votre belle région. — Déposez donc votre valise et débarrassez-vous, lui dit-il en le faisant entrer dans la réception de l’hôtel. Je vais vous servir un petit verre pour vous requinquer. Un petit verre de calva, ça vous dit ? — Avec plaisir ! Georges Chenal alla chercher la bouteille dans la salle à manger et un verre. Pendant ce temps, Le Bihan jeta un coup d’oeil sur le décor. Les murs de la réception étaient décorés de gravures liées à l’histoire du Languedoc. Figures héroïques et châteaux réputés inexpugnables n’étaient pas seuls à accueillir les clients. Il y avait aussi une ancienne roue de charrette et deux sièges en bois pourvus de coussins recouverts d’un tissu jaune un peu criard qui conférait à l’ensemble une tonalité résolument rustique. Au fond de la pièce et juste à côté de l’escalier, se trouvait le comptoir de bois avec quelques cartes postales aux bords dentelés vantant les mérites de sites de la région, le téléphone et derrière, suspendue au mur, une petite étagère de bois destinée à recueillir les clés des chambres. Georges Chenal revint avec la bouteille de calvados. Il servit généreusement Le Bihan et l’invita à s’asseoir. Il prit place à son tour dans un siège face à lui. — Votre sens de l’hospitalité contraste avec celui de vos collègues d’Ussat, dit Le Bihan. — Il ne faut pas trop leur en vouloir, répondit-il. Ussat-les-Bains est une petite ville, mais elle est souvent prise d’assaut par les curistes. Alors, vous savez, ils ont parfois tendance à oublier que ce sont les clients qui les font vivre. Vous comptez rester longtemps ? — Une semaine, répondit Le Bihan avec aplomb comme s’il cherchait surtout à se convaincre lui-même. — À la bonne heure ! Vous verrez, c’est plutôt calme pour l’instant. Je n’ai que deux chambres louées cette semaine ! Un couple d’habitués et un monsieur de passage, un adepte de la marche, très calme. Chenal était visiblement satisfait de tailler un brin de causette avec un nouveau venu. Il resservit un verre de calva à Le Bihan. — Si ce n’est pas trop indiscret, qu’est-ce qui vous amène en notre belle région ? Si ce n’est pas la vertu de nos eaux, cela ne peut être que nos fiers et tragiques Cathares. Je me trompe ? — Eh bien, répondit Le Bihan un peu troublé et qui ne s’attendait pas à pareille clairvoyance, oui, je m’intéresse aux Cathares. J’aimerais mieux comprendre ce qui leur est arrivé. Et aussi visiter les lieux qu’ils ont habités. — Vous ne pouviez pas mieux tomber que chez moi, s’exclama Chenal en levant les bras, emporté par son enthousiasme. Ce n’est pas pour rien si mon hôtel s’appelle les Albigeois. Tenez, suivez-moi ! Le Bihan finit son verre et se dit que l’ivresse qu’il sentait poindre en lui l’aiderait peut-être à poser des questions indiscrètes. L’hôtelier l’invita à le suivre dans une autre pièce, à l’arrière de la salle à manger. Elle était décorée d’une grande table de bois massif, de trois fauteuils à l’aspect confortable malgré leur assise un peu défoncée et d’une bibliothèque dont les rayonnages étaient remplis de livres classés par thèmes : histoire, architecture, religion. — Regardez, ici se trouvait le salon. Mais au fil des années, j’ai accumulé tellement de livres que j’en ai fait la bibliothèque de l’hôtel. Libre à vous de vous y installer et de consulter tous les ouvrages que vous voulez. Et Chenal ajouta sur un ton qui se voulait solennel : — Une grande partie de la mémoire cathare se trouve contenue dans ces pages. Certains volumes sont même devenus introuvables ! — Et les lieux ? demanda Le Bihan. Je voudrais aller à Montségur. — Vous avez de la chance, répondit Chenal avec enthousiasme. J’ai passé toute mon enfance à jouer dans les ruines de la forteresse ! Je vous composerai un itinéraire dont vous me direz des nouvelles. Vous savez, les touristes ont l’impression de tout visiter, mais ils passent souvent à côté des véritables trésors. A propos de trésor, parlons des choses importantes : vous voulez dîner à quelle heure ? — Euh, huit heures, c’est bon ? — C’est comme si c’était fait. Bon, j’arrête de vous embêter et je vous laisse vous installer. Je vous ai réservé une belle chambre avec vue sur le massif montagneux. Vous m’en direz des nouvelles ! En grimpant les escaliers, Le Bihan se sentit de bonne humeur. Peut-être était-ce l’effet du calva, mais il se dit qu’il ne risquait rien à poser la question qui lui brûlait les lèvres. — Vous avez connu Otto Rahn ? Chenal ralentit légèrement le pas avant de se retourner pour lui répondre. — Ce pauvre Otto ! Eh oui, il y en pas mal qui se sont brûlé le cerveau à force de vouloir percer le secret des bûchers des hérétiques. Vous avez parlé de lui à Ussat ? Je comprends mieux pourquoi ils ont voulu se débarrasser de vous ! Ne vous en faites pas, je vous raconterai ce que je sais à son propos. Tenez, voici les clés. La douche se trouve au fond du couloir, à côté des toilettes. Nous nous voyons à huit heures ! Le Bihan ne regretta pas d’avoir posé sa question gênante. Il examina la chambre. Un tableau était accroché au-dessus du lit. Cette fois, plus question de porteuse d’eau, il représentait une forteresse qui émergeait au-dessus des nuages, comme une nef de pierre accrochée entre le ciel et la terre. Sur la petite plaquette de cuivre clouée au bas du cadre étaient gravés trois mots : « Forteresse de Montségur. » 18 En cette fin de journée, la fourgonnette roulait à belle allure sur la petite route. Elle avait déjà dépassé Niaux, Capoulet, Cabre et n’était plus à présent très éloignée du célèbre site préhistorique de Vicdessos. Dans la cabine de la Renault Juva 4, les deux hommes ne s’étaient pas adressé la parole depuis leur départ. Ce fut le chauffeur qui rompit le silence. — Il s’en est fallu de peu cette fois-ci ! — Pas du tout, s’exclama l’autre qui continuait à lire son journal. Nous contrôlons parfaitement la situation. — Je veux seulement dire que si nous étions arrivés quelques minutes plus tard, il aurait eu le temps de lui parler. — Et alors ? poursuivit l’autre en pliant sa gazette. Au lieu de tirer une flèche, j’en aurais tiré deux et l’affaire aurait été réglée. Le chauffeur regretta d’avoir entamé la conversation. Il se dit qu’il valait mieux flatter son compère qui n’admettait jamais la moindre contestation. — En tout cas, bravo pour ta précision. Comme toujours, tu t’es révélé un redoutable tireur ! — Oui, maugréa-t-il. Tant qu’il nous obligera à utiliser de telles armes, je serai obligé de continuer à jouer les Robin des Bois. — Tu sais bien que cela fait partie des règles. — Ouais. La fourgonnette suivait chaque lacet que faisait la route à travers la montagne. Quand le chemin redevint plus rectiligne, le chauffeur jeta un coup d’oeil sur son compère. — Tu as l’air préoccupé. Je me trompe ? — Je ne comprends pas pourquoi il tient absolument à ce que nous le laissions en vie. — Il a ses raisons. Il veut lui donner le sentiment d’agir de son plein gré alors qu’il ne fera en définitive que suivre le plan que nous avons composé pour lui. — Eh bien, moi je dis que c’est un plan compliqué qui finira par nous amener des ennuis. Crois-moi, rien ne vaut un bon coup de fusil pour se débarrasser des parasites. — Je préfère ne rien avoir entendu. — Tu as peur ? — Non, mais je pense que tu devrais arrêter de le provoquer. Il est notre chef et si nous avons réussi à survivre jusqu’à présent, c’est parce que nous respectons la hiérarchie. Il ne tolérera pas que tu braves son autorité. — Ne crains rien pour moi, ce qui nous lie est plus fort que la fraternité. Rien ne pourra jamais entamer ce lien. Attention, on va arriver ! Après avoir dépassé le lieu-dit de Suc, la silhouette massive de la Juva 4 obliqua brusquement sur la droite et s’engagea sur une piste en terre qui mit les amortisseurs à rude épreuve. — Voilà, dit le compère. Arrête-toi ici. Le véhicule s’immobilisa et les deux hommes en sortirent. Ils jetèrent un coup d’oeil autour d’eux pour vérifier que personne ne rôdait dans les parages. Une fois assurés de ne pas être observés, ils allèrent ouvrir la porte de la fourgonnette. À l’intérieur se trouvait un gros sac de jute. — Tu l’as bien lesté ? — J’y ai mis trente kilos de caillasse, répondit le chauffeur. — Excellent ! Portons-le. — Je me demande quelle tête a fait le Normand quand il est revenu et que le corps avait disparu. — Si cela ne tenait qu’à moi, je t’assure qu’il serait dans ce sac avec l’autre traître ! En portant leur lourde charge, les deux hommes marchèrent environ deux cents mètres sur un sentier qui devenait de plus en plus rocailleux. Ils manquèrent de trébucher, mais ils réussirent à accéder à une grande plaque de bois qui obturait un puits. — Tu es sûr qu’il est abandonné ? demanda le chauffeur. — À l’exception de quelques chiens errants, personne ne vient jamais par ici. Notre cher frère jouira d’un repos éternel bien mérité. Ils posèrent le sac de jute sur le sol et puis entreprirent de faire glisser le couvercle. L’opération se révéla plus ardue que prévu tant le bois était gonflé par l’humidité et rendu glissant par la mousse qui le recouvrait. Mais à force d’efforts, ils finirent par y parvenir. Le compère sortit sa lampe torche et sonda le fond du puits. — À vue de nez, cela fait plus ou moins vingt mètres. Allez, qu’on en finisse ! Ils soulevèrent le sac contenant le corps et les pierres et le poussèrent sur la margelle du puits. Un dernier effort et ils le précipitèrent dans le grand trou noir. La chute ne dura que quelques secondes et elle se conclut par un bruit sourd semblable à celui d’un gros sac de pommes de terre que l’on jette à terre. En tombant au fond du puits, les pierres contenues dans le sac broyèrent le corps. La nuit tombait sur la montagne tandis qu’à quelques mètres de là le moteur de la fourgonnette se mettait en marche. 19 La salle à manger de l’hôtel des Albigeois comptait une dizaine de tables qui, ce soir-là, étaient presque toutes inoccupées. La principale curiosité de la pièce consistait en une grande horloge de bois clair dont le tic tac remplissait l’espace un peu vide, tout juste perturbé par les petits coups de fourchette des quatre clients présents. Georges Chenal avait tenu parole. À la fin du dîner, il avait prêté à Le Bihan une carte de la région avec des itinéraires préparés. Les forteresses de Montségur, de Quéribus, de Puilaurens et de Peyrepertuse, les grottes de Niaux et de Lombrives étaient clairement indiquées sur le plan routier. N’omettant décidément aucun détail, l’hôtelier avait veillé à préciser les curiosités naturelles, les sentiers de marche et, en prime, les adresses de quelques bons restaurants. Le Bihan terminait son dessert en poursuivant l’exploration de la carte quand Chenal vint s’installer à sa table. — Je ne vous dérange pas ? — Au contraire ! répondit Le Bihan en levant le nez. Je voulais vous remercier. On dirait que vous avez deviné les endroits que je comptais visiter. — Ce n’était pas très difficile, dit Chenal en riant. Tous ceux qui se rendent dans la région désirent voir les mêmes grands classiques. Mais cela vous fait déjà un bel itinéraire. Si cela peut vous aider, je peux vous prêter la 2CV de mon fils. Pour le moment, il travaille à Toulouse et il ne vient me rendre visite qu’une fois par mois. Entre-temps, elle prend la poussière dans le garage ! — C’est très gentil de votre part ! s’exclama Le Bihan, mais je ne peux pas accepter une telle offre. — Ne refusez pas, cela me fait plaisir. En plus, cela ne vaut rien à une voiture de rester trop longtemps sans rouler. Vous n’aurez qu’à payer l’essence et nous serons quittes. — Je peux vous offrir un digestif ? s’enquit Le Bihan. Histoire de vous remercier. — C’est d’accord, dit Chenal en lui tendant la main pour sceller leur marché. Mais vous devez être raisonnable, je suppose que votre journée d’excursion commencera tôt demain matin. Martine, tu nous apportes le calva ? — Je pense que je vais commencer par Montségur, poursuivit Le Bihan en pointant le site sur la carte. — Excellente idée ! Mais attention, ne faites pas comme la plupart des visiteurs. Ne confondez pas la forteresse actuelle avec celle du drame cathare. Elle a été rasée après la reddition des hérétiques. Par la suite, Guy II de Lévis se vit confier par le roi la mission d’ériger un nouveau château apte à défendre les marches du royaume de France. Ah, merci, Martine. L’épouse de Chenal leur apporta la bouteille de calva et deux verres et en profita pour débarrasser la table. Elle paraissait discrète, entièrement dédiée à sa tâche et en tout cas beaucoup moins loquace que son mari. Elle sourit à Le Bihan qui nota qu’elle devait être beaucoup plus jeune que le patron de l’hôtel. Chenal servit son client et poursuivit : — Prenez tous les livres dont vous avez besoin pour vous informer dans la bibliothèque, vous pouvez l’emporter demain et lire sur le site. Vous verrez, le pog est magnifique ! — Un pog ? — C’est le nom que l’on donne ici à la montagne en forme de pain de sucre que coiffe Montségur. Eh oui, si vous désirez percer les secrets des Cathares, il va falloir vous faire à notre vocabulaire ! Le Bihan avait hâte de gravir le fameux pog pour découvrir de ses propres yeux la forteresse dont la seule évocation du nom suffisait à éveiller son imagination. — Vous aviez promis que vous me diriez un mot d’Otto Rahn... — Vous n’êtes pas du genre à lâcher le morceau, vous ! s’exclama Chenal en lui resservant un verre. En fait, c’est une drôle d’histoire dont personne n’a jamais connu le fin mot. Rahn était un Allemand complètement toqué d’occultisme et d’histoire cathare. Il est arrivé dans la région au début des années trente avec la ferme intention d’y mener des recherches secrètes. — Des recherches secrètes ? — Oui, on raconte qu’il était sur la piste du Graal. Moi je ne sais pas, je ne l’ai rencontré qu’à une ou deux reprises et il ne m’a jamais parlé de ses activités, mais c’est ce qu’on dit. En tout cas, il a eu l’air de se plaire dans notre beau pays puisqu’il a même pris la gérance d’un l’hôtel. Attendez, c’était en 33, euh... non, en 32 ! — Les Marronniers ? — C’est bien ça ! Mais Rahn devait être plus doué pour les recherches ésotériques que pour l’hôtellerie. Il a rapidement fait faillite et il a dû affronter un procès qui a fait pas mal de bruit dans la région. Ah, c’est un métier l’hôtellerie, faut pas croire ! — Et après ? — Après ? répondit Chenal en faisant une grimace dubitative. Après, son histoire devient plus difficile à suivre. Il est parti et puis je crois qu’il est revenu. Certains ont dit qu’il n’avait jamais été un vrai archéologue, mais plutôt un espion au service des Allemands. — Un espion ? Ici ? Mais pourquoi ? — La ligne de chemin de fer que vous avez empruntée pour venir est une voie d’accès direct avec l’Espagne. Pour les nazis, elle devait représenter un enjeu stratégique important. Par la suite, je pense qu’il s’est engagé dans la SS. On a même affirmé qu’il était devenu un intime de Himmler. — Himmler ! Mais alors, il faisait partie de l’Ahnenerbe ! — Tiens, s’étonna Chenal. Vous connaissez aussi cette bande d’illuminés ? Je n’ai aucune preuve, mais je crois qu’il avait réussi à intéresser les Allemands à ses histoires de Cathares et d’occultisme avec un gros trésor à la clé. Il a d’ailleurs publié à cette époque son livre... Attendez, c’était quoi encore le titre ? Ah oui, La Cour de Lucifer. Un bouquin illisible, si vous voulez mon avis ! Le Bihan n’était pas loin de partager cet avis, mais il voulait en savoir plus sur la vie de Rahn. — Et qu’est-il devenu ? — Il est mort, juste avant le début de la guerre. Mais même sa mort est trouble. On a parlé de suicide ou peut-être même d’assassinat. Je vous avoue que je n’en sais rien. Allez, je dois retourner en cuisine sinon Martine va me sonner les cloches ! Le Bihan le salua et quitta la petite salle à manger. En allant chercher un livre sur Montségur dans la bibliothèque, son esprit vagabondait ailleurs. Qu’était donc venue chercher l’Ahnenerbe dans ce pays ? 20 Pour préparer sa visite du lendemain, Le Bihan avait jeté son dévolu sur un gros volume relié dont le titre avait éveillé sa curiosité : la tragédie de Montségur. Avant de se mettre au lit, il jeta un coup d’oeil au petit réveil dont il ne se séparait jamais et constata qu’il n’était que dix heures et demie. Il fut satisfait à l’idée qu’il pourrait encore lire une ou deux heures sans problème. Au moment où il ouvrit le volume, un petit coup se fit entendre à la porte de sa chambre. Toc ! Il fut suivi de la voix de l’épouse de Chenal. — Monsieur Le Bihan ? Téléphone pour vous à la réception ! L’historien quitta son lit et alla ouvrir la porte. Martine Chenal était là, devant lui, toujours aussi douce et souriante. — Je suis désolée, dit-elle, nous n’avons qu’un combiné. Il est à la réception ! — Mais c’est moi qui suis désolé, répondit Le Bihan. Je me demande qui peut m’appeler à cette heure. Je n’ai pourtant dit à personne que je logeais chez vous ! Le Bihan descendit les marches et saisit le téléphone. Pendant ce temps-là, la patronne alla continuer la mise en place du petit déjeuner dans la salle à manger. — Allô ? — Bonsoir, Messire Le Bihan ! Cette voix ! Il n’y avait aucun doute possible ! — Philippa ! C’est vous ? demanda l’historien. — Pardonnez-moi, je ne puis parler trop fort. Ils ne sont pas loin. Vous êtes un Bon Homme, j’en suis sûre. Vous devez nous venir en aide. Avez-vous décidé de vous rendre à Montségur ? — Oui ! s’exclama-t-il. J’y vais demain matin, mais... où êtes-vous ? Qui êtes-vous ? — Alors, poursuivit-elle sans répondre à sa question, soyez à midi dans la citerne, dans la partie basse du donjon. Postez-vous précisément à la fenêtre nord-ouest. — Mais répondez-moi d’abord ! insista Le Bihan. Qui êtes-vous ? Et qui était l’homme d’Ussat ? Qu’ont-ils fait de son corps ? — Notre Bon Homme n’a pu recueillir le consolament. Nous prions pour lui avec ferveur. Le Bihan commençait à être excédé. Toutes les questions qu’il posait ne recevaient jamais de réponse. D se dit qu’une menace serait peut-être de nature à la contraindre de répondre. — Philippa, dit-il sur son ton le plus menaçant. Si vous ne me dites pas qui vous êtes ni ce que vous me voulez, je ne viendrai pas au rendez-vous demain. Et je vais prévenir la gendarmerie. C’est compris ? — N’en faites rien ! Surtout pas la police ! (La voix de Philippa se fit tout d’un coup craintive.) Mais ils arrivent ! Pardonnez-moi. Ayez la foi ! De grâce ! Aidez-nous ! Clic ! Philippa avait raccroché le téléphone. Une fois encore, Le Bihan n’en saurait pas plus. Ou en tout cas, pas encore ce soir. Il tâcha de se remémorer deux mots qui l’avaient marqué pendant leur courte conversation. Il y avait d’abord l’expression « Bon Homme ». Il avait lu que c’était la manière pratiquée par les Cathares et très courante au Moyen ge de désigner les religieux. Et puis, il y avait l’autre mot : « consolament ». L’expression le laissait davantage sur sa faim. Le Bihan reprit le livre consacré aux Cathares et chercha le chapitre qui y était consacré. Il trouva facilement une définition du mot qui désignait l’unique sacrement reconnu par les Cathares. Les fidèles le recevaient par imposition des mains. Il était délivré aux novices, mais c’est surtout auprès des mourants qu’il prenait tout son sens. Le consolament leur garantissait la « bonne fin », autrement dit le salut dans une forme d’extrême-onction qui déliait les péchés et apportait le salut de l’âme. De toute évidence, le pauvre type transpercé par la flèche n’avait pas eu la chance de recevoir un pareil sacrement. Tandis qu’il commençait à lire l’ouvrage consacré à Montségur, le son de la voix de Philippa lui revint à l’esprit. Elle était douce et pure, presque cristalline. « Vous êtes un Bon Homme, j’en suis sûre. » Les mots qu’elle utilisait étaient simples, quelquefois datés, mais elle ne parlait pas la langue d’oc du temps jadis. De toute évidence, celle qui se faisait appeler Philippa jouait un personnage, comme au théâtre. Mais dans quel but ? Et surtout, pourquoi avait-elle aussi peur ? Sans s’en apercevoir, Le Bihan commençait à être séduit par cette apparition qui se manifestait aux moments où il s’y attendait le moins et qui l’intriguait tellement. 21 Berlin, 1938 Cher Jacques, Tu le sais, j’ai toujours exécré les archéologues pédants et rationalistes butés qui refusent d’envisager les choses autrement qu’à travers le prisme de leurs arrogantes certitudes. Dieu merci, celui que j’appelais affectueusement le Maître du Graal n‘était pas de ceux-là. Antonin Gadal n’avait pas ménagé ses efforts pour venir à bout de certains secrets qui avaient réussi à demeurer irrésolus au fil des siècles. Il m’avait fait découvrir l’extraordinaire grotte de Lombrives dont l’entrée dominait majestueusement la petite ville d’Ussat-les-Bains. Celle-ci n’était pas parée de peintures préhistoriques, mais elle comptait d’autres trésors. Mon guide y avait découvert de nombreux ossements humains. Il possédait aussi la preuve que, jadis, des messes noires y avaient été célébrées et il avait recensé les multiples inscriptions laissées par les pauvres fugitifs qui s’y étaient cachés au fil des siècles. Il faut pénétrer dans ce couloir de roches et être confronté à la cascade pétrifiée pour comprendre le miracle de la nature qui fascine les hommes depuis les temps les plus primitifs. Il me fit aussi découvrir la salle aux mille colonnes, l’impressionnante cathédrale minérale et me confia avoir trouvé de nombreux objets dans la grotte qu’il avait ramenés dans son musée personnel. Selon mes propres conclusions, il ne faisait aucun doute que la grotte de Lombrives avait accueilli jadis les Cathares en fuite qui tentaient d’échapper à leurs bourreaux. Ces hommes épris de paix et de justice abhorraient la violence et ne possédaient que l’ardeur de leur foi pour lutter contre leurs ennemis. Gadal aimait partager sa passion, mais il lui arrivait aussi de savoir rester secret quand il jugeait que cela était nécessaire. Il ne me donna que peu de renseignements concernant les objets qu’il avait découverts dans la grotte et il éclata de rire lorsque je prononçai le mot fatidique de « trésor ». Il me répondit qu’un trésor existait bel et bien, mais que tout dépendait de la signification que nous voulions accorder au mot trésor. Le jour où nous eûmes cette discussion, en sortant de la grotte, j’étais à la fois excité et frustré. J’avais la nette impression que, malgré notre complicité, il ne me disait pas tout ce qu’il savait. Je ne pourrais dès lors compter que sur moi-même pour révéler la vérité profonde de l’héritage cathare. Alors que nous redescendions vers la route, mon regard fut attiré par une vaste bâtisse blanche donnant sur la nationale. Je lui demandai qui y habitait. Il me répondit qu’il s’agissait d’un hôtel, mais qu’il était pour l’instant inoccupé. J’avais remarqué que l’accès aux grottes était garanti de manière discrète depuis le jardin situé à l’arrière de l’hôtel. Je décidai alors de me renseigner sur cette affaire. Ton dévoué, Otto Rahn 22 Le premier miracle de la journée consista à faire démarrer la voiture du fils de Chenal. Une fois que le moteur de la bicylindre commença à ronronner, Le Bihan s’élança sur les petites routes ariégeoises pour prendre d’assaut la forteresse millénaire. Ce fut en tout cas l’image un brin grandiloquente qui traversa son esprit quand il quitta Saint-Paul-de-Jarrat. Il espérait enfin réussir à joindre un visage à la voix de Philippa, l’étrange apparition dont il avait rêvé une grande partie de la nuit. Le Bihan l’avait imaginée de toutes les manières : en gente dame du Moyen ge, en religieuse traquée, en comtesse parée de ses plus riches atours... Elle avait pris tous les visages : celui de sa chère Joséphine bien sûr, mais aussi ceux d’Édith et des autres femmes qui avaient traversé sa vie au cours des dernières années. Il avait fini par décider que cette Philippa était parée de toutes les qualités. Elle était à la fois courageuse, douce, intelligente et assurément aussi pure que les Cathares qui luttaient jadis contre l’oppression. Alors que son esprit vagabondait du côté de la troublante Philippa, les paysages du Languedoc se déroulaient devant ses yeux. Il passa les bourgades de Celles et de Freychenet et admira le paysage du col de la Lauze. Il suffisait d’observer ces montagnes pour comprendre ce qui avait pu faire rêver les hommes dans ce coin reculé du royaume de France en leur donnant envie d’élever leur esprit. Le Languedoc n’est pas une de ces régions faciles qui se laissent apprivoiser dès le premier regard. Les géants de roches qui règnent ici accueillent les visiteurs et semblent leur lancer des défis. Dans ce rude pays ariégeois, il faut toujours se hisser à la hauteur nécessaire pour ne pas se contenter des apparences. Étrangement, Le Bihan se sentit intimidé. Après avoir dépassé Montferrier, à l’approche de Montségur, il se sentit dans la peau d’un jeune homme qui tremble en se rendant à un rendez-vous. Et s’il n’était pas à la hauteur ? Comment Philippa réagirait-elle s’il était incapable de répondre à ses attentes ? « Notre foi, elle, ne peut disparaître. » Ce matin, le ciel était bleu. Tout juste perturbé par quelques nuages qui venaient jeter des voiles de coton blanc sur une robe trop azurée. Le Bihan n’aurait pu choisir un meilleur jour pour entreprendre son expédition. À présent qu’il était arrivé au pied du pog, les voiles immaculés s’étaient faits plus sombres et surtout plus menaçants. Mais il en fallait plus pour abattre la foi de l’historien. Il sourit en se disant qu’il était prêt à mériter Montségur, quel qu’en soit le prix. Il aurait même regretté que ce moment longtemps attendu soit trop facile. Il gara sa voiture en contrebas du pic rocheux dominant le pays d’Olmes et regarda autour de lui. Il n’y avait pas âme qui vive, à part peut-être dans le petit village de Montségur qui somnolait en contrebas du pog, comme un chien blotti au pied de la statue d’un gisant de pierre. À sa grande satisfaction, Le Bihan constata que le site était loin d’être aménagé pour les touristes. Un écriteau à moitié dissimulé par la végétation signalait le petit sentier escarpé qui menait au château. Le Bihan commença son ascension et trébucha plus d’une fois sur les cailloux qui roulaient sous ses semelles. Au fur et à mesure qu’il s’approchait de la forteresse, celle-ci paressait vouloir jouer une partie de cache-cache avec lui. Elle apparaissait et puis disparaissait, au gré des caprices de l’étroit chemin de terre qui serpentait à travers les branchages. Chaque fois qu’il voyait un pan d’un mur de pierres, son coeur se mettait à battre plus vite. Et dès que les pierres disparaissaient, il éprouvait l’agréable sentiment de disposer d’encore un peu de répit avant d’affronter la rencontre décisive avec son adversaire. Mais bientôt, il fut impossible de tergiverser et de poursuivre cette partie de chat et de souris. Après trois quarts d’heure de marche éprouvante, l’historien parvint au sommet, juste à l’entrée de la forteresse. À ce moment précis, un de ces voiles de nuages qu’il observait depuis son arrivée sur le site, s’en vint envelopper les murailles de pierre. C’était un peu comme si la jeune femme avec laquelle il avait rendez-vous s’offrait une ultime coquetterie pour ne pas lui dévoiler d’emblée tous ses charmes. Le Bihan se ressaisit. Il convint que sa métaphore était particulièrement mal choisie. Montségur n’avait rien d’une jeune fille mutine. Il suffisait de deviner les murailles enveloppées dans les nuages pour comprendre qu’elles étaient taillées dans la pierre dont on fait les héros, les guerriers sans peur et sans reproche. Il pensa à Otto Rahn qui avait accompli cette visite pour la première fois, il y avait une vingtaine d’années de cela. Il se demanda dans quel état d’esprit il était. L’historien devina qu’il devait être excité, tout convaincu qu’il était de fouler de ses pieds le trésor qu’il cherchait. Mais savait-il au juste quel trésor il convoitait ? Le Bihan pénétra dans la cour intérieure de la forteresse. À défaut d’être beau, l’endroit impressionnait par sa forme étranglée et la sobriété de son architecture. Vu d’en bas, le château promettait d’être immense. Mais dans la cour, l’impression de gigantisme s’effaçait au profit d’un sentiment d’exiguïté. Les murailles étaient larges et le blocage de la maçonnerie prouvait l’importance stratégique que lui accordaient leurs bâtisseurs. Alors qu’il découvrait la cour, Le Bihan eut la surprise de voir s’en aller rapidement les nuages. En l’espace de quelques secondes, ce fut toute l’ambiance du lieu qui changea. La forteresse imaginaire nichée dans ses rêves redevenait un géant de pierre, ancré dans ses certitudes. S’il en jugeait par les traces de pas et deux vestiges de feu de bois au milieu de la cour, il se dit que quelques visiteurs devaient passer par ici. Le Bihan avait beau savoir que cette forteresse n’était pas celle qui avait servi de décor à la tragédie cathare, il n’en pensa pas moins qu’elle devait renvoyer une image assez précise de ce qui s’y était passé. L’historien promena son regard sur les murailles qui l’entouraient. Il sentait une présence ou, plus précisément, il entendait de lointains échos venus du fond des siècles. Ici, les murs avaient la mémoire tenace. Passant outre cette présence aussi confuse que troublante, il entreprit d’inspecter les lieux comme devait le faire le bon archéologue qu’il était. Il nota les trous barriers où venaient coulisser les poutres pour bien fermer la porte d’accès principale. Dans la cour, trois escaliers permettaient d’accéder au chemin de ronde étroit qui courait tout autour des remparts. Même s’ils avaient disparu depuis longtemps, l’endroit devait être équipé de bâtiments tels des abris pour la garnison ou encore une écurie. Il examina ensuite l’extrémité est de la cour et son étrange ouvrage en U qu’il ne réussit pas à expliquer. Plus évidente lui semblait la destination de la salle basse du donjon à laquelle il accéda par l’extérieur des remparts, en contournant le corps de logis vers la face nord-ouest. À en juger par les traces d’enduit d’étanchéité, le rez-de-chaussée avait dû être une citerne d’eau. Le premier étage, quant à lui, faisait assurément office de pièce de repli lorsque la forteresse était attaquée par des ennemis. Montségur était aussi dotée d’un mur bouclier aux dimensions impressionnantes. Le Bihan en déduisit que les attaques devaient venir de l’est et que l’ouvrage devait jadis être doté d’un redoutable hourd, une de ces bâtisses en bois qui permettaient de surplomber le fossé et de riposter aux attaques des assaillants. Les nuages avaient à présent totalement disparu. Rien ne venait troubler la limpidité du ciel. Il n’y avait toujours pas l’ombre d’un visiteur et encore moins le murmure de la voix de Philippa. Le Bihan s’était rendu, comme convenu, à midi dans la citerne située dans la partie basse du donjon. Il s’était posté à la fenêtre nord-ouest, mais rien ne s’était passé. Déçu, il était alors retourné dans la cour intérieure et avait pris le temps de choisir un endroit au soleil. Il s’y assit confortablement en utilisant le mur de pierres comme dossier. Il sortit le volume consacré à la Tragédie de Montségur pour approfondir ses connaissances et s’imprégner du lieu. Mais jusqu’à présent, il devait bien avouer que sa visite l’avait un peu frustré. Il était satisfait de réussir à décoder aussi facilement cette forteresse qui ressemblait beaucoup à d’autres ouvrages du même type qu’il avait pu étudier, mais il éprouvait le sentiment désagréable que celle-ci lui cachait son véritable visage. Pourquoi son envie de découverte s’était-elle peu à peu muée en malaise ? Alors qu’il se plongeait dans la lecture de son livre, un visage recouvert d’une capuche de drap clair apparut furtivement derrière une fenêtre du donjon. 23 Combien d’heures avait-il lu ? Seul, juché au sommet du pog, Le Bihan avait perdu tout contact avec la réalité des hommes et oublié leurs problèmes quotidiens. Par un étrange phénomène, son esprit s’était faufilé à travers les siècles pour remonter aux racines de la geste cathare. La seule magie des pages qu’il tournait suffisait à l’entraîner dans un extraordinaire voyage dans le temps. Il avait croisé le seigneur Raymond de Péreille, un noble complètement acquis à la cause cathare. Au début du treizième siècle, deux Parfaits nommés Raymond Blascou et Raymond Mercier lui avaient demandé de reconstruire un village afin d’y accueillir la population cathare. Dès lors, Montségur – le Mont Sûr en occitan – était devenu un centre important de la vie cathare jusqu’au siège de 1243. Le site connut deux périodes bien distinctes au cours de son ère cathare. Dans un premier temps, un relatif apaisement permit aux fidèles de quitter ce lieu de défense pour aller habiter dans le fond de la vallée. Mais lorsque la chasse aux hérétiques reprit de plus belle en 1229, Montségur redevint un refuge de choix pour les hommes et les femmes traqués par les inquisiteurs. C’est à ce moment-là que Le Bihan fit la connaissance du fier seigneur Pierre-Roger de Mirepoix, le gendre de Raymond de Péreille, qui était devenu le chef héroïque de la résistance. Face à la puissance de leurs ennemis, les Cathares n’avaient d’autre issue que de s’unir pour organiser leur défense. Montségur accéda alors au rang de « capitale » officieuse de l’hérésie. Ce fut une période à la fois faste et terrible pour le castrum qui vit affluer nombre de nouveaux habitants. Le Bihan tenta d’imaginer à quoi pouvait bien ressembler la vie dans un pareil lieu. Il se dit qu’on devait y croiser des forgerons, des boulangers ou des tailleurs de pierre. S’il était devenu difficile de s’en faire une idée précise après des siècles d’abandon, le pog devait être parcouru de ruelles étroites où une population dense et affairée se croisait du matin au soir. En fermant les yeux, Le Bihan entendit les cris des enfants et les harangues des marchands de légumes. C’était tout un monde qui reprenait vie. Mais par-dessus tout, le pog était un lieu d’intense spiritualité. Les Parfaits prêchaient dans la région et s’en allaient donner aux fidèles le consolament, le seul sacrement qui avait vraiment de l’importance aux yeux des Cathares. Unis dans l’idéal de la pureté de leur Église, tous ces hommes et toutes ces femmes ne connaissaient ni violence, ni envie, ni trahison. Et pourtant, ils commençaient à comprendre qu’ils s’étaient réfugiés dans une forteresse qui ressemblait à un piège. Un piège terrible qui pourrait un jour se refermer sur eux. L’historien se replongea alors dans la ténébreuse affaire d’Avignonet. Raymond VII, le comte de Toulouse, avait été sommé par le roi de France Louis IX de débarrasser la région de ce nid d’hérétiques qu’était devenu Montségur. Or, le seigneur n’en fit rien et prouva aux yeux de tous, son engagement auprès des Cathares. Dans la nuit profonde du 27 au 28 mai 1242, des hommes en armes qui avaient quitté Montségur s’étaient dirigés vers Avignonet. Là, ils assassinèrent les redoutables inquisiteurs Guillaume-Arnaud et Étienne de Saint-Thibéry. Les Cathares imaginèrent naïvement que cette action d’éclat marquerait le début de leur marche victorieuse. Mais ce fut tout le contraire qui arriva. Le comte de Toulouse déchanta rapidement. Quelques mois plus tard, il se retrouvait seul face au puissant roi de France et fut contraint de rendre les armes pour se défendre. Montségur apparaissait plus que jamais comme une proie toute désignée pour les chasseurs d’hérétiques. Dès le printemps 1243 commença la terrible période du siège. Le Bihan commençait à se sentir bien dans cette forteresse qui lui racontait son histoire quand un frisson le parcourut. Un long nuage masquant quelques minutes le soleil ajouta encore à son trouble. Le sénéchal du roi Hugues des Arcis avait pris la tête d’une armée catholique qui était venue prendre position au pied du pog. Cette fois, le pouvoir était bien décidé à en découdre avec les hérétiques qui défiaient depuis trop longtemps l’autorité royale. La guerre qui s’annonçait n’était pas seulement un conflit militaire, il s’agissait avant tout d’un affrontement spirituel. L’archevêque de Narbonne et l’évêque d’Albi en prirent l’autorité spirituelle et galvanisèrent leurs troupes en les encourageant à pourfendre les hérétiques. Les assiégeants étaient supérieurs en nombre, mais pas assez nombreux pour encercler la forteresse de Montségur. Cette faiblesse relative des assaillants permit aux habitants du pog de continuer à entretenir des contacts avec l’extérieur. L’armée catholique était loin d’imaginer que le siège allait durer aussi longtemps. Le Bihan fut étonné d’apprendre que l’on avait découvert de très nombreux traits d’arbalètes sur la pente sud-ouest de la montagne. Leur nombre suffisait à révéler la violence du combat qui avait opposé les deux camps. Les assiégés tinrent bon jusqu’à l’hiver en priant chaque jour pour que la rigueur du climat décourage les assaillants. Ces derniers ne comptaient pourtant pas abandonner. Ils avaient certes échoué dans leur tentative d’attaque frontale, mais il leur restait à utiliser l’arme la plus redoutable : la ruse. Ils avaient passé des journées entières à examiner le relief de la montagne jusqu’à en inventorier chaque défaut, chaque faiblesse. Ils finirent par trouver le point faible du castel. À l’est, le sommet accessible de la montagne s’inclinait sur environ six cents mètres jusqu’à un gros rocher plat. Celui-ci apparaissait comme le point le plus bas du pog, mais il surplombait une falaise de quatre-vingts mètres de hauteur. Autant dire que l’accès n’en était pas aisé, d’autant plus que les Cathares avaient élevé sur cet à-plat rocheux une tour tenue par des hommes en armes. Quelques jours avant Noël, Hugues des Arcis décida de passer à l’action. Il confia à une bande de solides gaillards la mission d’escalader la falaise rocheuse de nuit. L’entreprise était périlleuse, mais ceux-ci réussirent à accéder à la tour tant convoitée. La suite des opérations se révéla beaucoup plus facile. En jouant sur l’effet de surprise, ils passèrent les défenseurs par le fil de leur épée et établirent une nouvelle position pour les troupes royales. Le Bihan interrompit un instant sa lecture. L’image de cette centaine d’hommes assiégés par des soldats très bien équipés et déterminés à en découdre lui donna froid dans le dos. Un nouveau chapitre racontait les événements qui suivirent du côté des Cathares. Bertrand Marty, qui était devenu la plus haute autorité, réussit à faire sortir les richesses de l’église afin qu’elles échappent aux soldats catholiques. Au mois de février, il était devenu impossible pour les Cathares de maintenir le moindre contact avec l’extérieur de Montségur. La situation du castrum était bel et bien devenue désespérée. Le 2 mars 1244, Pierre-Roger de Mirepoix décida de négocier afin d’obtenir la vie sauve pour la population laïque. La nuit précédant la reddition de la forteresse, quatre Parfaits parvinrent néanmoins à s’échapper sans avoir été repérés par les assiégeants. Dix mois s’étaient écoulés depuis le début du siège. Les Cathares n’avaient rien abdiqué de leur volonté et encore moins de leur foi, mais ils étaient à bout de souffle. Le 16 mars 1244, les Catholiques étaient devenus maîtres de la forteresse hérétique. L’heure de la revanche avait sonné. Ils étaient d’autant moins disposés à faire preuve de pitié que les hérétiques refusaient obstinément d’abjurer leur foi jugée scélérate. Les croisés dressèrent des bûchers dans la cour de la forteresse et y jetèrent des dizaines de condamnés. Au total, plus de deux cents Parfaits et Parfaites périrent sur le bûcher. « Notre foi, elle, ne peut disparaître. » Le Bihan regarda autour de lui en se demandant comment un lieu serein en apparence avait pu être le théâtre d’une aussi terrible tragédie. Il songea à ces hommes qui étaient allés au bout de leur foi en accueillant leur mort comme une libération. Il se demanda si, par-delà les siècles, les pierres conservaient l’écho des folies humaines. Il réfléchit aux conséquences d’une pareille épopée jusqu’à son époque. Les hommes qui habitaient la région avaient été marqués par ce drame, comme une blessure qui ne pourrait jamais se refermer. Quelques détails lui revinrent en mémoire : les trésors évacués de Montségur, les évadés de la forteresse et, toujours présents, les cris de douleur assourdissants des assiégés. Et puis, lentement, apparut l’image d’une jeune femme. Elle était blonde et portait de longues tresses ramenées sous un voile de lin. La délicate élégance de sa robe jaune offrait un contraste insoutenable avec la furie qui se déchaînait autour d’elle. Les ordres des soldats, les rires des bourreaux, le crépitement des flammes, les cris des suppliciés... Au milieu de cette fureur insoutenable apparaissait l’inconnue avec son regard inquiet et son expression résignée. En continuant à l’imaginer, Le Bihan éprouva un sentiment de satisfaction. Oui, Philippa paraissait apaisée, convaincue d’avoir lutté avec vaillance et, une fois que l’heure était venue, profondément heureuse d’être demeurée fidèle à sa foi. 24 Le Bon Homme sortit le cliché d’une chemise en carton. — Tout s’est déroulé comme prévu. Il était bien présent au rendez-vous. J’ai pu prendre d’excellents clichés. Regardez ! Le Parfait prit la photo tandis que le Bon Homme poursuivait ses explications. — Je dirais qu’il s’agit d’un représentant de la race falique, plus précisément lié au sous-groupe de type atlantique. Mais ses traits manquent de pureté, son type n’est pas clairement authentifiable. C’est le genre d’homme enclin à la faiblesse et à l’indécision. Pour autant, je dirais qu’il ne manque pas d’intelligence. Conformément à notre classification, il ne devrait donc pas trop nous inquiéter. — Je vous trouve bien optimiste, répliqua le Parfait qui se tenait légèrement en retrait. Si nos théories raciales étaient aussi infaillibles, nous n’en serions pas là où nous en sommes aujourd’hui ! — Pardon ? s’étonna le Bon Homme. J’espère que vous ne remettez pas en cause tout ce qui a fait la grandeur de notre Reich et qui annonce dès aujourd’hui sa quatrième renaissance. Le Parfait sentit qu’il venait de faire ce que son visiteur détestait le plus : mettre en doute ses convictions. Le Bon Homme préféra revenir au sujet de leur conversation : — Voici d’autres clichés pris à Ussat-les-Bains. Nous avons répertorié tous les habitants avec lesquels il a été en contact. Voici la liste. — Vous avez trouvé des détails intéressants ? — Peut-être. Le Bihan est descendu à l’hôtel de la Source. Il a pris ses habitudes au bar-tabac de la place et il a sympathisé avec la nouvelle serveuse. Il progresse conformément à notre plan, mais plus lentement que prévu. — Je connais votre avis sur la question, coupa le Parfait. Je suis de ceux qui pensent que nous aurions gagné cette satanée guerre si nous avions fait preuve d’un peu plus de souplesse dans la résolution de certains problèmes. Aujourd’hui, nous sommes face à une porte et peu m’importe qui trouvera la clé pour pénétrer. L’homme se leva et alla au fond de la pièce. Tout en réfléchissant, il regarda un instant l’étendard qui pendait au mur : la double rune Sieg de SS assortie de la croix cathare. Puis il revint vers la table où étaient posés les clichés de Le Bihan. Il en prit un et le regarda avec intensité. — Bon Homme, je suis d’accord avec vous. Je ne miserais pas un pfennig sur cet homme si je devais me référer à ses origines raciales. Pourtant, malgré son type commun, je suis convaincu qu’il ne manque pas de ressources. D’après ce que nous savons, il l’a déjà prouvé par le passé. Je vous le répète, armez-vous d’un peu de patience. Laissons-le chercher comme un chien qui remonte la piste de sa proie. Et quand le moment sera venu, nous frapperons. 25 Berlin, 1938 Cher Jacques, Ma décision était prise. Je signai un bail annuel de quinze mille francs payable en trois fois et je m’engageai à équiper l’immeuble d’eau courante – chaude et froide – dans un délai de deux ans. Après quoi, je pris la gestion de l’hôtel-restaurant des Marronniers situé à Ussat-les-Bains. Mes amis proches s’étonnèrent de ma décision et pensèrent que j’avais décidé de changer de vie. Plutôt que de les détromper, je choisis de ne rien révéler de mes motivations profondes. Je n’avais aucune envie de me transformer en hôtelier au service d’une clientèle exigeante. Ce qui m’intéressait, c’était la situation de l’établissement. Elle se révélait idéale si je voulais poursuivre mes recherches dans la grotte de Lombrives sans devoir nécessairement passer par l’intermédiaire de mon cher ami Antonin Gadal. Notre entente était encore bonne, mais, à plusieurs reprises, je sentis que nous étions sur le point de devenir concurrents. Il ne pouvait pas y avoir deux découvreurs du trésor des Cathares et j’étais bien décidé à remporter la partie. En attendant, il fallait bien que j’apprenne un métier auquel je ne connaissais rien. J’ai commencé par engager mon équipe. Il y avait mon chef Paul aidé par une jeune fille de Cazenave, prénommée Jeanne. Malgré ses manières provinciales un peu brusques, j’avais confié à l’énergique Louise le soin de servir à table et de s’occuper des chambres. J’avais aussi recruté Betty, une Parisienne blonde et ambitieuse qui donnait un coup de main au service et à l’accueil. Enfin, j’avais embauché un serveur nègre que j’avais affecté au bar. À cette époque, la région bénéficiait d’une excellente réputation dans le milieu des curistes et j’en avais déduit qu’il serait facile de remplir l’hôtel pour rembourser mon emprunt. Je compris rapidement que mon ambition était parfaitement démesurée. Non seulement les clients manquaient, mais je découvris à quel point il était difficile de diriger une équipe qui connaissait le métier aussi peu que moi. Pour autant, je résolus de ne rien changer au fonctionnement de mon établissement. Le but de ma quête était ailleurs et il m’accaparait chaque jour davantage. Parmi tous les membres de mon personnel, j’ai surtout eu à me plaindre de Betty. La Parisienne n’était guère aimable avec les clients. De plus, je la soupçonnais d’être malhonnête. Un temps, je me suis même demandé si elle ne cherchait pas à connaître les véritables motivations de ma présence à Ussat-les-Bains. Je dois à l’honnêteté de préciser que la suite allait me montrer que j’avais eu tort de me méfier d’elle. À mesure que mes affaires périclitaient, il devenait de plus en plus évident pour les habitants de la région que je courais à la faillite. Je fis de mon mieux pour garder la tête haute, mais la chose était d’autant moins aisée que je travaillais sans relâche. Il fallait non seulement faire tourner l’hôtel, mais surtout poursuivre mes recherches qui constituaient la véritable raison de ma présence à Ussat. De ce côté-là, heureusement, je progressais à grands pas. Armé d’une lampe torche, j’organisais chaque nuit des expéditions secrètes au coeur de la grotte sans que personne en sache rien. Et j’y trouvai bientôt la confirmation de mes pressentiments : la grotte de Lombrives avait bel et bien abrité le repli des Cathares échappés de Montségur. Le grand tournant de l’histoire se situe le 15 mars 1244, la nuit où quatre Parfaits réussirent à quitter le château de Montségur assiégé par les troupes du roi de France en emportant le Graal sur lequel veillaient les Cathares. Il ne fait aucun doute qu’après s’être échappés, ils ont d’abord cherché refuge dans la région. Heureusement pour eux, ils bénéficiaient de nombreux appuis et ne tombèrent pas entre les mains de leurs ennemis. Je suis convaincu qu’ils gagnèrent la grotte de Lombrives et qu’ils s’y cachèrent le temps que les troupes royales quittent les environs du castel. Je possède la preuve que ces hommes ont quitté Montségur en emportant le trésor inestimable, celui que des générations d’hommes recherchent depuis sept siècles. Beaucoup d’hypothèses ont été écrites à son propos. La plupart des historiens ont assimilé le Graal au calice taillé dans la pierre d’émeraude de la couronne de Lucifer tombée sur la terre quand il fut chassé du paradis. Les Cathares étaient les dépositaires de ce trésor et défiaient ouvertement la puissance de l’Église de Rome. Les croisés qui pensaient avoir vaincu l’hérésie échouèrent dans leur tentative de le récupérer. Au vingtième siècle, moi, Otto Rahn, je sentais que j’aurais bientôt à portée de main le Graal tellement convoité que je m’étais juré de découvrir. J’étais décidé à poursuivre mes recherches jusqu’au bout, quoi qu’il pût m’en coûter. Mais il fallait que je veille à ne pas trop éveiller la curiosité de mes ennemis. Ceux-ci étaient déterminés à combattre ma quête par tous les moyens. Ton dévoué, Otto Rahn 26 Isolé au sommet de la forteresse, Le Bihan n’avait pas fait attention à l’heure qui avançait. Il avait passé la journée à lire et à imaginer quelle avait pu être la destinée de ces hommes qui avaient choisi de mourir plutôt que de se soumettre. Il avait parcouru le pog en tous sens pour tâcher de mieux comprendre le plan du castrum et de la forteresse. La journée était belle et les sentiers relativement praticables. L’historien songeait à Otto Rahn qui avait effectué les mêmes recherches avant lui. Il se demandait ce qu’il avait pu trouver dans cet enchevêtrement, à première vue inextricable, d’épais fourrés, de branchages et de ruines de pierres. Vers dix-neuf heures, alors que le jour se couchait, il décida de redescendre pour rejoindre sa voiture. Arrivé à la fin de la journée, il se sentait un peu frustré, mais il tentait de se raisonner. Qu’espérait-il donc ? Trouver une sépulture ? Mettre au jour les restes d’un bûcher ? Et pourquoi pas le trésor des Cathares ? « Allez, Le Bihan, redescends sur terre ! » Il se dit qu’il était un historien sérieux et pas un chercheur d’or. Il devait encore se plonger dans de nombreuses lectures avant de comprendre tout ce qui s’était passé sur ces terres. Armé de ces sages résolutions, Le Bihan parvint sur la route. Il monta à bord de sa 2CV, la fit démarrer et reprit la route pour rentrer à l’hôtel de Chenal. Il avait envie de lui raconter sa journée. L’automobile étonna Le Bihan en se révélant capable de filer à belle allure sur la route départementale. L’historien regrettait de ne pouvoir s’offrir une voiture avec son salaire de professeur. Le loyer lui coûtait déjà les yeux de la tête et ce genre de luxe lui paraissait à tout jamais inaccessible ! Alors que l’obscurité tombait lentement sur le pays cathare, il essaya d’allumer les phares, sans succès. Il inspecta les commandes sous le volant et quitta un bref instant la route des yeux. Il réussit à tirer le commodo, mais seul le phare de droite s’alluma. Il redressa rapidement la tête et regarda devant lui. À l’instant précis où il fixait à nouveau la route, une silhouette blanche traversa la départementale. Une autre jaillit du bas-côté en poursuivant la première. Elles s’enfoncèrent ensuite dans la végétation, enjambant un grand tronc couché à cet endroit sur le sol. Le Bihan freina de toutes ses forces pour ne pas les heurter. La 2CV fit un tête-à-queue et alla finir dans le bas-côté. Le Bihan bondit hors du véhicule et regarda autour de lui. Il repéra le grand tronc gisant à terre et entra dans la masse végétale. Par chance, sa voiture borgne lui offrait suffisamment de luminosité pour voir où il mettait les pieds. Il s’élança dans le bois, mais dès que les premiers branchages se furent refermés derrière lui, il se retrouva aussitôt dans l’obscurité la plus profonde. En maintenant son allure pour ne pas perdre la trace des fugitifs, il fit encore une dizaine de pas avant que son pied ne s’enfonce dans un trou. Il trébucha et tomba en heurtant la tête contre un chêne. Cette fois, Le Bihan était sonné. Son front avait été entaillé et du sang lui coulait sur le visage. Quelques secondes furent nécessaires pour préciser sa vision et surtout pour remarquer qu’un petit pan d’étoffe pendait à une branche de l’arbre qu’il venait de heurter. Il se releva et s’en empara. La lumière pâle de la lune lui permit de voir qu’il s’agissait d’un morceau de lin blanc portant une tache noire. Le Bihan jeta encore un coup d’oeil dans la végétation. Il s’épongea le front qui continuait à saigner et se dit qu’il ne pourrait plus les retrouver. Il décida alors de retourner vers sa voiture dont le phare borgne dirigeait toujours son faisceau lumineux sur la route. Quand il arriva en vue de la 2CV, il observa à nouveau le morceau de tissu, mais cette fois, à la lueur du phare. Il s’aperçut que ce qu’il avait pris pour une tache noire était en réalité une tache de sang, mais que ce n’était pas de son sang qu’il s’agissait. Heureusement, il ne fut pas obligé d’accomplir trop de manoeuvres pour remettre la voiture sur la route. En cette saison, le terrain était sec et la 2CV ne s’était égarée que de quelques mètres dans la végétation. Elle en serait quitte pour deux griffes sur la portière, un léger préjudice pour lequel il dédommagerait Chenal. Le Bihan se remit en route en tentant de se concentrer sur la départementale plongée dans la plus complète obscurité depuis qu’un nuage épais était venu voiler la lune. Mais il ne pouvait s’empêcher de regarder le morceau d’étoffe qu’il avait posé sur le siège voyageur et de repasser dans son esprit les images de ces deux silhouettes qui avaient jailli comme par enchantement devant le phare de sa voiture. Il ne s’agissait bien sûr que d’une volonté de son esprit, mais il aurait aimé qu’une des deux ombres fantomatiques fût celle de Philippa. L’historien frissonna aussitôt. Et si le sang de l’étoffe était celui de sa mystérieuse messagère ? Alors qu’il arrivait en vue de Celles, il plissa à nouveau les yeux. La forme qu’il distinguait dans le lointain à gauche de la route... Elle avançait. Se pouvait-il qu’il s’agît encore d’une silhouette ? Il ralentit et identifia cette fois plus précisément une jeune femme qui marchait le long de la route. La promeneuse nocturne faisait de grands gestes pour l’arrêter. Le Bihan cacha instinctivement le morceau de tissu dans sa poche et ralentit à sa hauteur. — Vous allez dans la direction d’Ussat ? demanda-t-elle sans avoir reconnu le conducteur. — Mireille ? s’écria Le Bihan en reconnaissant la serveuse du bar-tabac d’Ussat. Mais qu’est-ce que vous faites là ? À cette heure ! — Le Normand ! s’exclama-t-elle en ouvrant la portière de la 2CV sans attendre d’y être invitée. Si je m’attendais ! Eh bien, on peut dire que vous tombez à pic. Tant mieux, ma journée n’est pas complètement fichue ! — Seule dans la nature ? En pleine nuit ! Je veux bien vous conduire, mais je crois que vous me devez bien un mot d’explication. — Vous avez besoin d’un mot d’explication pour comprendre que les hommes sont des salauds ? ricana-t-elle tout en se recoiffant dans le rétroviseur. Une fois de plus, j’ai tiré le mauvais numéro, voilà tout. On ne va pas en faire une affaire d’État quand même ! D’ailleurs, je n’ai pas l’intention de vous raconter l’histoire depuis le début. — Bon ! répondit Le Bihan en renonçant provisoirement à en savoir plus. Mais où désirez-vous aller ? — J’en sais rien. Faudra bien que j’aille travailler chez la sorcière demain, mais en attendant, je crève de faim. — Un repas à l’hôtel des Albigeois, ça vous tente ? — C’est pas de refus ! s’exclama-t-elle avant de marquer un instant de réflexion. Après tout, vous me devez bien ça, non ? C’est moi qui vous ai sorti de ce pays de fou. Et puis, ça me fera plaisir de revoir ce bon vieux Chenal. Le Bihan se retint de lui demander si Chenal faisait partie des salauds. Il était trop content d’avoir trouvé quelqu’un avec qui partager son repas ce soir-là. 27 À deux reprises, Mireille avait déjà repris des pommes de terre sautées. De toute évidence, elle n’était pas le genre de fille à bouder le plaisir lorsqu’il se présente. De son côté, Le Bihan mangeait plus lentement que d’habitude. Il prenait plaisir à la regarder jeter en bouche de petits morceaux de côte de boeuf. À peine en avait-elle avalé un qu’elle s’emparait déjà du suivant avec l’agilité du fauve qui bondit sur sa proie. Mireille mangeait. Le Bihan observait. Il détaillait chaque étape de la mastication de la carnassière comme un zoologiste étudie une espèce sauvage dans son milieu naturel. Mireille profitait. Le Bihan s’étonnait. Combien de fois l’avait-il vue au bar-tabac d’Ussat-les-Bains ? Peut-être seulement à quatre ou cinq reprises. Et pourtant, il avait l’impression qu’ils partageaient déjà une longue histoire et que celle-ci leur avait procuré une grande complicité. Mireille se resservait. Le Bihan espérait. Il souhaitait que son regard quitte enfin cette satanée trinité de boeuf, de pommes de terre et d’oignons pour se porter sur lui. Mais l’instinct de survie lié au plaisir de la nourriture était bel et bien le plus fort. — Vous pensez que ce serait abuser que de demander encore un peu de vin ? demanda-t-elle sans douter de la réponse. Le Bihan sourit. Il s’était trompé. Il n’y avait pas que la nourriture qui comptait pour Mireille. Les grands fauves doivent aussi venir se désaltérer au point d’eau avant de repartir pour de nouvelles chasses. Mais il n’eut même pas le temps de répondre. Déjà, Chenal surgissait avec une nouvelle bouteille de Gaillac. — Allez, celle-là est pour la maison, s’exclama l’hôtelier en souriant. Ce n’est pas tous les jours que nous avons une cliente qui fait à ce point honneur à notre cuisine ! — Vous savez, répondit Mireille en continuant à mâcher son morceau de viande, je suis incapable de cuire un oeuf sans le brûler, mais je sais apprécier les bonnes choses. Et votre bidoche passe plutôt bien ! — Mireille n’a pas sa pareille pour trousser un compliment, sourit Le Bihan. Chenal partit d’un grand éclat de rire et retourna vers la cuisine. Pendant que Mireille buvait son verre de vin, Le Bihan se dit que le moment était bien choisi pour essayer d’en savoir un peu plus sur son compte. — Mais dites-moi, que faites-vous ici ? J’ai cru comprendre que vous n’étiez pas de la région. — Disons que je me promène, répondit-elle. En fait, je m’arrête quand je trouve du boulot et un patron potables. Et par les temps qui courent, ça n’est pas toujours facile ! — La patronne du bar-tabac, elle n’est pas potable ? demanda Le Bihan. — La vieille chouette ? ricana Mireille en continuant à manger. Elle a manqué de peu d’être tondue à la fin de la guerre. Depuis, elle veut le faire payer à tout le pays ! — Parce qu’elle a travaillé chez l’Allemand ? — Ouais. Mais si vous voulez mon avis, c’est une drôle d’histoire ! On raconte qu’elle s’y connaissait autant en hôtellerie que moi en littérature ! Pour ce qui est du Chleu, il n’avait pas l’air d’être très connaisseur en matière de petites pépés, si vous voyez ce que je veux dire. — Euh, non, répondit Le Bihan. Expliquez-moi ce que vous voulez me faire comprendre. — Oh, moi, ce que j’en sais, c’est ce qu’on raconte dans le pays ! Disons qu’il courait plutôt l’étalon que la jument. Mais bon, j’étais pas là pour voir ! — Ah, réfléchit Le Bihan. Mais quel est le rapport avec votre patronne ? — C’est bien ça le problème ! On raconte qu’elle a eu une relation avec Rahn ; sinon, je ne vois pas pourquoi il l’aurait gardée ! Elle n’en touchait pas une et elle faisait même fuir les clients avec son sale caractère et ses manières vulgaires. Le Bihan se dit un instant que cette affirmation prenait un sel particulier dans la bouche de Mireille qui était loin d’être un modèle de raffinement. Mais il ne releva pas et la laissa continuer. — Alors, elle devait bien lui faire des petites choses agréables pour qu’il la garde, non ? — Oui, assurément, répondit Le Bihan qui ne pouvait opposer aucun argument à cette logique implacable. Mais alors, pourquoi est-elle restée dans la région ? — Il paraît qu’elle est partie après la faillite du Boche. Elle a trouvé du boulot sur la côte et puis on sait pas trop ce qu’elle a fait pendant la guerre. Vous savez, ils sont nombreux ceux dont on ne sait pas très bien ce qu’ils ont trafiqué à cette époque. — Vous lui en avez déjà parlé ? — Vous êtes un comique, vous ! Parler avec elle ? Elle me donne des ordres, j’exécute et puis elle m’enguirlande quand même. C’est comme ça que ça se passe ! Mais je ne vais pas faire de vieux os dans ce bled pourri, ça, je vous le promets ! — Mireille... Le ton qu’avait utilisé Le Bihan pour prononcer son prénom était différent. Il y avait mis de la douceur et même une certaine forme de chaleur. — Pourquoi m’avez-vous aidé à trouver cet hôtel ? poursuivit-il. Pas seulement pour faire la nique à votre patronne ? Mireille le regarda un instant avant de se resservir un verre de vin. Pour une fois, elle ne réussit pas à lui répondre. La preuve était faite : la jeune femme n’avait pas réponse à tout, il lui arrivait aussi de ne pas trouver les mots justes. Pour Le Bihan, la tentation était grande de voir en ce silence un émoi partagé. Peut-être même une esquisse de sentiment révélé. — Il faudra revenir faire un tour à Ussat un de ces jours ! Ça me change un peu de ces vieux curistes qui m’assomment avec leurs histoires de rhumatismes et leurs propositions graveleuses dès que mémère tourne la tête. Le Bihan acquiesça. Mireille ne venait pas de lui faire une grande déclaration d’amour, mais dans sa bouche, ces quelques mots en prenaient presque la dimension. 28 Machinalement, il vérifia s’il avait bien dans sa poche le petit carnet qu’il n’abandonnait jamais. Son carnet d’appartenance à la SS représentait pour Erwin son bien le plus précieux. Il ne faisait pas partie de ces convertis de la dernière heure qui avaient embrassé la foi nationale-socialiste quand il avait senti que la victoire était acquise au Fuhrer. Lui, il avait été un compagnon des mauvais jours, un combattant de toutes les luttes et son numéro d’inscription au parti le prouvait : 346. Il avait participé au coup de force de Munich et il n’avait dû la liberté qu’à sa jeunesse et surtout à sa capacité à courir vite pour échapper à la police. Il avait participé aux actions de la SA dont il aimait la violence et la simplicité des convictions. Mais il avait rapidement senti les limites d’un mouvement qui manquait d’ancrage idéologique. Pour bâtir le Reich millénaire et façonner l’homme nouveau, il fallait plus que quelques bagarres de rue et des vitrines de magasins juifs, défoncées à coups de pierres. Erwin était convaincu que le NSDAP avait pour vocation de réveiller les racines profondes et authentiques de l’âme germanique trop longtemps pervertie par le poison judéo-maçonnique. Sans le savoir, il attendait l’élan puissant qui correspondrait à ses aspirations et il finit par le trouver au sein de la SS. Le corps constitué par Himmler était non seulement le seul qui affichait l’ambition de ressusciter les anciens ordres chevaliers Teutoniques, mais en plus, il était déterminé à user des moyens les plus modernes pour parvenir à ses fins. Erwin se lança avec passion dans cette nouvelle croisade qui allait – il en était certain – changer la face de l’Allemagne, puis de l’Europe et enfin, du monde tout entier. Passionné par le sujet, il n’avait pas attendu la création de l’Ahnenerbe pour étudier les origines de la civilisation germanique. Erwin marchait dans les herbes hautes et dirigeait le faisceau de sa lampe devant lui. Il était certain que sa proie n’avait pas pu aller bien loin. Mais en pleine nuit, sa traque qu’il menait d’ordinaire de manière systématique s’apparentait à une quête hasardeuse. Il s’arrêta un instant et regarda la forêt qui l’entourait. Il aimait ces moments où il se sentait appartenir à la longue lignée des hommes des bois. Les anciens dieux des Germains étaient nés des sources, des futaies et des chênes ancestraux. Les hommes avaient commencé à s’égarer lorsqu’ils avaient perdu contact avec leurs racines profondes. Ils devaient réapprendre à observer le cours des saisons et les signes que nous envoie la forêt. Ils devaient retrouver les techniques de chasse ancestrales pour se mesurer aux cerfs ou aux sangliers. Erwin avait exploré de nombreuses forêts pour retrouver les traces des hommes qui les avaient habitées. Il avait retrouvé des pierres dressées, des postes d’observation à flanc de colline, des tumulus pour enterrer les morts et des clairières pour honorer les dieux. Aujourd’hui, il était dans la peau du chasseur et il était déterminé à ne laisser aucun répit à la proie qu’il traquait. Venant de sa droite, il sentit un léger frémissement dans le feuillage. Plus que le bruit, c’est l’odeur qui attira son attention. Il ne s’agissait pas d’une odeur quelconque, il avait reconnu l’odeur de la peur. Ce parfum unique qu’exhale un animal traqué n’ayant plus d’autre issue que de se terrer pour échapper à son prédateur. Lentement, il plongea sa main dans la poche de sa veste. Il en sortit son Luger en éprouvant, comme chaque fois, ce délicieux sentiment de puissance que lui communiquait la froideur de la crosse sur le bout des doigts. Il n’y avait plus de frémissement, plus le moindre bruit sur sa droite, mais il savait qu’il ne se trompait pas. Avec la rapidité d’un aigle qui fond sur sa proie, il plongea la main dans le buisson et attrapa un bras qu’il tira vers lui. Le jeune homme ne se défendit pas. Le vaincu sent lorsque la partie est perdue. Erwin sourit. Il prit son revolver et posa doucement le canon sur la tempe de la victime. Le geste était naturel au point de paraître complice. Sans cesser de sourire, Erwin appuya sur la gâchette. Dans la nuit froide et solitaire, la détonation retentit encore longtemps après que l’homme se fut effondré, mort, à terre. Le chasseur regarda un instant le corps et puis porta sa main à la taille. Il en sortit une autre de ses grandes fiertés, un poignard orné de la double rune de la SS. Il s’accroupit et d’un geste net et précis, il le planta dans le coeur du cadavre. Il se souvint du conseil de son père qui avait été un des plus grands chasseurs qu’aient jamais connu les forêts de Westphalie : un prédateur de la forêt doit toujours donner le coup de grâce en perçant le coeur de sa victime. Le coeur d’Erwin battait plus vite. Il ressentait toujours cette impression enivrante lorsqu’il avait accompli son devoir. Le corps qui gisait à ses pieds était celui d’un traître. Et les traîtres ne méritent aucun autre sort que l’exécution. Il savait qu’il y aurait encore beaucoup de sacrifices nécessaires avant que l’Ordre naturel ne fût rétabli. Il prit l’émetteur qui était dans son sac. — Allô ! Ici Wherwolf. Fugitif retrouvé. Tout est en ordre. Vous pouvez venir le chercher. Kilomètre 21. Faites vite. 29 Berlin, 1938 Cher Jacques, Jour après jour, les gens d’Ussat ont tout fait pour m’abattre. Ils ont même pensé qu’ils y étaient finalement parvenus. Personne n’a jamais cru à ma volonté de m’établir en qualité d’hôtelier respectable dans la région. Ils ont refusé de me croire lorsque je leur ai appris que des artistes aussi célèbres que Joséphine Baker et la grande Marlène Dietrich étaient descendues aux Marronniers. Ils me reprochaient de n’avoir rien dit lors de leur séjour dans mon hôtel. Ne pouvaient-ils pas comprendre que de telles vedettes souhaitaient avant tout être assurées de leur tranquillité et que je voulais éviter de me faire de la publicité à leurs dépens ? D’autres se sont étonnés qu’un Allemand puisse accueillir dans son établissement Joséphine Baker, une négresse. Ils avaient oublié que j’employais moi-même un nègre au bar de mon établissement. Mais rien n’y faisait. Quoi que je dise ou que je fasse, pour toute la région, j’étais devenu un menteur, un escroc ou, pire encore, un espion. Dans le seul but de me nuire, on a mis en cause la qualité du service, la fraîcheur de notre cuisine et surtout mon honnêteté. Confronté aux attaques et aux mesquineries, je pris le parti de ne pas leur répondre. Mais parfois, il était difficile de rester debout dans la tempête. À la même époque, les calomnies les plus odieuses commencèrent à courir sur mon compte. Des villageois m’accusaient de mener une relation avec Betty. D’autres poussaient l’audace jusqu’à voir en moi un espion à la solde de l’Allemagne, mais le comble de l’ignominie fut atteint lorsque le président du syndicat d’initiative de Tarascon-sur-Ariège propagea une rumeur qui me fit beaucoup de tort. Il cria sur tous les toits qu’il m’avait surpris, plongé dans l’obscurité de la caverne de Lombrives, occupé à dessiner des figures sur les parois. Selon lui, je traçais des motifs d’inspiration cathare dans le seul but d’étayer mes thèses et de prouver que les supposés hérétiques s’étaient réfugiés dans les grottes au treizième siècle. Autant de malhonnêteté intellectuelle ne peut que faire honte à celui qui s’en nourrit. Mais cette nouvelle attaque était une preuve supplémentaire que mes recherches gênaient de plus en plus de monde dans la région. Je résistai aussi longtemps que je le pus, mais la faillite des Marronniers fut prononcée au début du mois d’octobre 1932 par le tribunal de Foix. Mes ennemis se réjouissaient de me voir à terre, criblé de dettes et menacé d’incarcération. Mais il en fallait plus pour m’achever, moi qui avais placé toute ma vie sous le signe d’une quête universelle. J’étais optimiste parce que je savais que ma revanche était à portée de main. En 1933 parut mon ouvrage Kreuzung gegen den Graal. Le succès fut immédiat, tant sur le plan critique que pour l’accueil du public. J’avais conscience que ma quête était de nature à révolutionner l’Histoire officielle, non seulement des Cathares, mais de toute la religion chrétienne. J’étais pourtant loin dans mon premier livre d’avoir révélé tout ce que j’avais découvert. De la même manière, je m’étais gardé de dévoiler à mon ami Gadal – avec lequel je poursuivais une relation régulière et amicale – les derniers résultats de mes recherches. Alors que tous s’imaginaient que je me battais pour sauver l’hôtel, mon esprit était occupé par d’autres priorités. Mes expéditions nocturnes dans les grottes m’avaient permis de retrouver, non sans émotion, la trace des quatre Bons Hommes qui avaient réussi à échapper à l’effroyable massacre de Montségur. Mais il restait à découvrir où ils s’étaient rendus après s’être fait oublier par leurs poursuivants. Tu seras le seul à connaître la terrible vérité à laquelle m’ont mené mes recherches. Mais sois prudent, car à partir du moment où tu posséderas ce secret et que tu le porteras à la connaissance des lecteurs, tu seras, toi aussi, en danger. Ton dévoué, Otto Rahn 30 Mireille avait passé la nuit à l’hôtel des Albigeois. Après ce qu’elle avait bu, elle n’était de toute façon pas en état de prendre la route pour retourner à Ussat. Contrairement à ce que Le Bihan avait espéré, elle n’avait pas dormi avec lui. L’historien médita un long moment sur son erreur d’appréciation avant de trouver le sommeil. Le matin, alors qu’il descendait dans la salle de restaurant pour prendre le petit déjeuner, Chenal lui apprit que Mireille avait déjà déserté les lieux. L’historien fit semblant de ne pas s’en préoccuper, mais il ne devait pas être crédible dans le rôle de l’homme éconduit, mais indifférent. En tout cas, dès qu’il le vit, le patron jugea utile de l’informer qu’elle avait pris le bus de sept heures trente pour arriver à l’heure au travail à Ussat. Le Bihan se contenta d’opiner d’un air distrait en commençant à étaler la confiture de fraises sur son morceau de pain. Une heure plus tard, la 2CV arrivait déjà en vue d’Ussat. L’image d’Otto Rahn ne l’avait pas quitté durant tout le trajet. Quels secrets pouvait bien cacher un homme qui avait aussi bien réussi à dissimuler à l’aide d’un écran de fumée les véritables raisons de sa présence dans la région ? Le Bihan était convaincu de l’importance cruciale de la localisation de l’hôtel des Marronniers. La grotte de Lombrives devait renfermer une clé de l’énigme et, cette fois, il était bien déterminé à retourner la visiter seul. Il décida de ne pas rentrer dans le village et préféra garer sa voiture de manière discrète, en contrebas de la route qui longeait les falaises de pierre. À cette heure, il n’y avait de toute façon pas grand monde dans le coin et il parvint sans encombre jusque dans l’entrée de la grotte. Il sortit de sa poche le petit papier qui avait été glissé sous son essuie-glace. Il l’avait déjà lu, mais il recommença encore une fois pour s’assurer qu’il n’avait pas rêvé. « Lombrives. Galerie de la Carène. Philippa. » Le jeu de piste continuait et Le Bihan ne trouvait aucune réponse satisfaisante à une nouvelle question. Qui avait déposé ce message sur le pare-brise ? Et surtout quand cela avait-il été fait ? Hier soir, pendant la poursuite dans les bois ? Cette nuit, quand la voiture était devant l’hôtel ? Ce matin, quand Mireille était partie prendre son bus ? Il réfléchit un instant et se dit que cette dernière éventualité lui paraissait la plus probable. Et si cette, étrange Mireille jouait le rôle de Philippa. Mais pourquoi agirait-elle de la sorte ? Et à quoi rimaient tous ces indices alors qu’il suffisait de lui parler directement ? Le Bihan pénétra dans la grotte. La galerie devait son nom à sa forme de carène de bateau inversée. Parmi les milliers d’inscriptions qui ornaient ses parois, aucune ne remontait à la préhistoire. Selon la version officielle, la plus ancienne remontait à l’époque d’Henri de Navarre et depuis, la tradition des graffitis ne s’était pas démentie. Mais Rahn était convaincu que, trois siècles plus tôt, les Cathares avaient, eux aussi, laissé leur trace dans cette cathédrale minérale. Pourquoi Philippa (à moins que cela ne soit Mireille) lui avait-elle donné rendez-vous dans cet endroit ? Par où devait-il commencer à chercher ? Ne s’agissait-il pas d’un nouveau guet-apens à l’endroit même où il avait failli perdre la vie quelques jours plus tôt ? Tandis que ces pensées lui traversaient l’esprit, son regard fut attiré par un empilement de pierres qui formait un petit monticule avec un bloc plus carré qui surplombait le tout. Le Bihan se dit que ce modèle réduit évoquait irrésistiblement le pog de Montségur surmonté de sa forteresse. Il entreprit d’enlever les pierres les unes après les autres. En démontant le petit édifice, il s’aperçut que le coeur était creux, comme si on avait voulu y cacher quelque chose. Il dirigea le faisceau de sa torche et remarqua une lueur. Il plongea sa main et en retira un petit objet de bronze. Il s’agissait d’une petite colombe attachée à un ruban de cuir. La colombe représentait un des rares symboles qui pouvait être assimilé aux Cathares. Le Bihan l’observa avec attention. Depuis combien de temps pouvait-elle se trouver là ? Et si Philippa (ou Mireille) l’avait cachée sous ces pierres, quel but poursuivait-elle ? Le Bihan se releva et inclina un bref instant sa torche vers le sol. Ce fut à ce moment-là qu’un coup violent dans le dos le projeta sur le sol. Profitant de l’effet de surprise, l’agresseur lui arracha la colombe, mais l’historien n’était pas prêt à se laisser faire. Il se releva d’un bond et allongea un violent coup de poing dans le ventre du voleur. L’homme était robuste et il ne tomba pas pour autant. Il commença à courir vers l’entrée de la grotte. Le Bihan le prit en chasse et attrapa une manche de sa chemise. L’homme tenta de se dégager et l’historien fut tellement stupéfait par le tatouage qu’il venait de découvrir qu’il en oublia de se défendre. Une fleur de lis sur l’avant-bras. L’homme lui décocha alors un nouveau coup de poing qui le fit tituber. Une fois le bref instant de surprise passé, Le Bihan se releva et se saisit d’un bloc de pierre qu’il jeta à la tête de l’agresseur. Le geste était sûr et l’homme s’effondra sur le sol alors qu’il était sur le point de réussir à quitter la grotte. Le Bihan courut vers la silhouette assommée et commença par lui reprendre la colombe avant de tourner son visage qui se trouvait face contre le sol. N’en croyant pas ses yeux, il s’exclama : — Papa ! 31 Le Bihan arrêta la voiture à l’entrée du village de Tarascon-sur-Ariège. Il tendit les bras sur son volant, inspira un moment et regarda l’homme qui était à côté de lui. Il tenait un mouchoir sur sa tempe et fermait les yeux. — Qu’est-ce que tu fiches ici ? commença Pierre Le Bihan sur un ton où transparaissait surtout l’exaspération. — Ce n’est pas ce que tu crois, répondit son père d’une voix posée qui contrastait avec son attitude. — Ce n’est jamais ce que je crois ? le coupa Pierre Le Bihan. Quand tu nous as abandonnés, ce n’était pas ce que nous croyions, je suppose ! Et quand Maman est morte et que tu n’es même pas venu à l’enterrement, ce n’était pas non plus ce que je croyais ! Et quand il a fallu traverser cette saloperie de guerre et que tu m’as laissé croire que tu étais mort, que devais-je croire ? — Écoute, je reconnais mes erreurs. Et je ne te demande pas de m’excuser. Mais il faut que tu saches des choses. Furieux, Pierre Le Bihan frappa des deux mains un grand coup sur le volant. — Je ne veux rien savoir ! cria-t-il. Tu nous abandonnes, tu fais le mort et je te retrouve dans un trou perdu, au fond d’une grotte. Tu ne manques pas de culot ! Pour moi, tu es mort. Tu as compris ? Crevé ! Disparu ! Mais je veux savoir ce qu’un type comme toi trafiquait dans cette fichue grotte ! Et pourquoi tu as voulu me voler la colombe ! — Pierre, j’aimais beaucoup ta mère. Mon père était un petit pêcheur breton. Nous vivions à Brignogan et quand il était en mer, ma mère ne réussissait pas à nous donner tous les jours à manger. Malgré tout, mes parents se sont saignés pour que je puisse suivre mes études de droit. Ils savaient que leur vie était toute tracée, mais ils voulaient que, moi, je m’en sorte. Tu comprends, ils refusaient l’idée que je sois pauvre ! — Tu veux me faire pleurer ? lâcha Pierre avec mépris. — La vie m’a donné la chance de rencontrer Clémence qui était en vacances avec ses parents en Bretagne. Grâce à elle, mon existence a changé. Nous nous sommes trouvés et son père qui était avocat m’a engagé dans son étude. Et j’ai commencé ma nouvelle vie à Rouen. Tu sais, ce fut un très beau mariage ! — Tu ne t’es pas beaucoup soucié d’elle... Ni de son chagrin. — Je comprends ta colère, mais comment voulais-tu que je m’en sorte ? Dans cette ville, tout le monde me faisait sentir que je n’étais que le fils d’un petit pêcheur breton qui avait réussi à mettre le grappin sur la fille d’un notable. Partout où j’allais en ville, je sentais que je faisais l’objet de commentaires, de railleries, de calomnies. Clémence faisait tout pour que je me sente bien, mais je savais que je n’étais pas à ma place. — Tu n’avais rien à reprocher à ma mère ! — Non, mais elle faisait partie de son monde. Je ne pouvais pas lui demander de choisir. C’était à moi de le faire ! Et je n’avais pas le courage de le faire seul. — Et tu as commencé à la tromper ! Tu es formidable ! Tu l’as trahie et tu arrives encore à te donner le bon rôle. — Oui, j’ai collectionné les aventures, poursuivit-il baissant un peu la tête. Mais elles ne comptaient pas pour moi, je cherchais seulement à me défouler. Et surtout, j’avais été à bonne école, celle de la bourgeoisie de la ville. Personne n’était au courant de mes escapades, car mes conquêtes fréquentaient plus les marchés et les cafés des quartiers populaires que les soirées des notables. Puis, il y eut Eugénie. — La putain ? — Libre à toi de la voir comme cela. En tout cas, elle a changé ma vie. Elle m’a donné l’impression d’être plus libre et même un peu moins minable. Mais cette fois, je jouais un jeu beaucoup plus dangereux. Il ne s’agissait plus de passades, mais d’une véritable liaison. Eugénie n’était pas le genre de femme à accepter de vivre dans l’ombre. — Et sans le sou, je me trompe ? — Non, répondit-il à voix basse. Je lui ai fait pas mal de cadeaux. C’était plus fort qu’elle, Eugénie avait des goûts de luxe. Au début, je réussissais à la contenter, mais très vite, je n’ai plus réussi à suivre. Je croyais pouvoir la raisonner, mais elle était devenue intraitable et parfois même menaçante. Et elle a commencé ensuite à me faire chanter. — Pauvre homme, pris à son propre piège ! — Tu vois, il y a une justice, non ? J’ai essayé de lutter et elle s’est vengée en racontant tout à Clémence. Tout cela lui a fait beaucoup de mal. J’étais tellement malheureux pour elle ! Pierre Le Bihan était dégoûté. Il haussa à nouveau le ton : — Malheureux ? Mais comment oses-tu ? — C’était le cas. Ton grand-père a tout appris et il m’a proprement éjecté de la maison. J’ai été congédié comme un domestique qui aurait piqué l’argenterie. D’une certaine manière, je ne m’étais pas trompé. Je n’avais jamais réussi à quitter ma condition. — Maman m’a dit qu’elle t’avait défendu ! s’exclama Pierre. — C’est vrai, répondit-il avec assurance. J’aurais pu rester dans la famille, mais comme un pestiféré et devant un beau-père déterminé à me faire payer au prix fort ma trahison. Alors, j’ai préféré partir. — Tu veux dire t’enfuir ? — Peut-être. Je m’étais dit que j’avais fait assez de mal comme cela. — Tu racontes bien, Maurice ! Pour un peu, tu réussirais presque à décrocher le rôle du héros dans cette histoire. Mais tu inventes ! La vérité, c’est que tu nous as laissé tomber comme si nous avions été deux inconnus ! Tu t’es comporté comme un lâche ! Tu pouvais leur prouver à tous que tu avais un peu de cran. Non, tu as préféré quitter la maison en pleine nuit, comme un voleur qui détale en prenant soin de prendre du fric dans le coffre de grand-père ! — Cet argent m’appartenait ! — Boucle-la ! Je m’en fiche de tes lamentations ! Que faisais-tu dans cette grotte ? Tu vas me répondre, hein ? Tu vas me répondre ? Pierre Le Bihan avait saisi son père au cou et commencé à le secouer. Emporté par sa colère, il n’avait pas vu qu’un gendarme était arrivé à la hauteur de sa voiture. L’homme de loi tapa fermement sur le pare-brise. Le Bihan relâcha son étreinte et descendit la vitre. — Alors Monsieur, l’apostropha le gendarme. Vous êtes nerveux ? Faut vous calmer, hein ! Vos papiers ! — C’est que... balbutia Le Bihan en donnant sa carte d’identité. — Pas de problème, l’interrompit Maurice. Il s’agit d’une stupide dispute familiale. Je vous assure que je l’avais bien cherché ! Il commença ensuite à rire. Loin d’être convaincu, le gendarme regarda Maurice Le Bihan avec attention. — Mais, remarqua-t-il, vous êtes blessé ! — Oh ! s’exclama Maurice, voilà justement le problème. Je me suis blessé alors que nous faisions une promenade en forêt ! Et comme je refuse d’aller à l’hôpital, mon fils s’est énervé. Mais je vais être raisonnable et je vais lui obéir. Le gendarme fit une moue dubitative. Il jeta un regard suspicieux à Pierre, puis il lui rendit ses papiers. — C’est bon pour cette fois, maugréa le gendarme, mais que le jeune homme retrouve son calme ou il viendra faire un tour à la gendarmerie. — Oui, Monsieur, répondit humblement Pierre Le Bihan. Merci — Et bonne journée ! lança Maurice d’une voix enjouée. Le Bihan mit le moteur de la voiture en route et ils reprirent la route. À mesure que la silhouette du gendarme s’éloignait dans le rétroviseur, Pierre Le Bihan sentait que son rythme cardiaque reprenait une cadence plus proche de la normale. — Je suppose que tu attends des remerciements ? lâcha-t-il encore énervé. N’y compte pas. Je te repose ma question : que faisais-tu dans cette grotte ? — J’effectuais des recherches pour le compte de collectionneurs d’art médiéval et on m’a d’ailleurs prévenu qu’un jeune homme faisait des fouilles dans la région. — Des fouilles ? s’exclama Pierre. — Oui. Et je t’assure que j’ignorais qu’il s’agissait de toi ! Quand tu es entré dans la grotte, je cherchais déjà de mon côté. Je ne savais pas que c’était toi ! Enfin... je ne t’ai pas reconnu tout de suite et quand ce fut le cas, j’ai essayé de fuir. — En me volant la colombe ! — Je connais des gens qui sont prêts à payer cher pour ce genre d’objet. La voiture roulait à belle allure sur la route départementale. En ce début d’après-midi, le soleil baignait les versants de la vallée. — Tu trafiques des oeuvres d’art ? demanda Pierre. — Trafiquer ? répondit Maurice. Je préfère dire que je propose des pièces intéressantes aux collectionneurs. Tu sais, il faut bien vivre. — Oui. Je suppose que tu n’as pas mis beaucoup de temps à dépenser l’argent que tu as fauché à grand-père. Tu habites où ? — Pour le moment, je loge à Mirepoix. Si tu as faim, je peux te préparer un petit aligot dont tu me diras des nouvelles. Pierre Le Bihan réfléchit. — Je me rends compte que je ne sais même pas si tu cuisines bien. — Tu acceptes ? — Disons que je ne refuse pas parce que tu as encore beaucoup de choses à me raconter. Pierre appuya un peu sur l’accélérateur. Il essayait de réaliser qu’il se préparait à vivre un événement encore inimaginable quelques heures auparavant. Il allait manger avec son père ! 32 Les six hommes pénétrèrent dans la cour de la forteresse. Celle-ci était vide, comme souvent à cette heure, mais ils prirent néanmoins la précaution de jeter un coup d’oeil aux alentours pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls. Le plus grand des hommes posa un grand sac sur le sol avec un soupir de soulagement. — Bon Homme ! lui intima son compère qui ouvrait la marche. Je ne t’ai pas autorisé à le déposer à terre. Depuis quand agis-tu sans attendre mes ordres ? — Pardonne-moi, répondit l’homme en reprenant le sac sur son épaule. Il était très lourd et comme nous sommes parvenus au sommet, je me suis dit que... — Contente-toi d’agir, coupa l’autre. À moi de réfléchir. Tu sais parfaitement que nous ne devons laisser aucune trace suspecte sur le sol. Va le poser sur le muret de pierres, là-bas. Ensuite, nous commencerons le travail. Un autre homme, doté d’une silhouette plus replète, se mêla à la conversation. De toute évidence, il cherchait ses mots pour ne pas indisposer le chef de la bande. — Parfait. Vous pensez que nous devrons continuer longtemps à agir seuls ? Pourquoi ne faisons-nous plus appel aux frères ? — Nous ne pouvons pas leur faire confiance pour le moment, lui répondit-il avec agacement. Nous venons de faire face à une défection. Un tel accident doit nous inspirer d’agir avec davantage de prudence à l’avenir. — Mais ils ne peuvent pas nous trahir, poursuivit le Bon Homme. Il en va de leur propre intérêt. — En théorie, répondit son compère, tu as raison. Mais les hommes agissent souvent sans réfléchir. Plus que jamais, il nous revient de faire peser le poids des menaces pour être sûrs de notre pouvoir. — Et les fuites ? — Tant que nous les maîtrisons, il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Et si les choses allaient trop loin, nous y mettrions facilement bon ordre. En d’autres temps, nous avons eu l’occasion de prouver notre efficacité. Sentant que le Parfait était en veine de confidences, le Bon Homme se hasarda à poser une question délicate. — Et le Normand ? Que comptez-vous en faire ? — Il me déçoit, répondit-il avec froideur. Je pensais qu’il aurait été plus perspicace. J’ai l’impression qu’il s’est égaré dans ses recherches comme un chien de chasse dont le flair aurait été perturbé par des odeurs parasites. — Mais vous lui demandez de percer un secret qui nous échappe depuis treize ans ! insista le Bon Homme. Pourquoi se montrerait-il plus intelligent que nous ? — Pas plus intelligent, corrigea le Parfait. Le Bihan possède certains atouts qui lui sont propres et qui peuvent nous être utiles. Il est historien, il a été confronté à notre organisation par le passé, il est susceptible de recueillir de précieuses informations et surtout, il est animé par une forte volonté de revanche. Je suis intimement convaincu que ce sentiment est le meilleur moteur d’un homme pour lui permettre de dépasser ses limites. Soudain, un Bon Homme tourna la tête, croyant que quelqu’un avait pénétré dans la cour du château. Il fut soulagé de constater que l’intrus n’était qu’un gros corbeau occupé à se battre avec un trognon de pomme séché. Le Parfait estima que le moment était opportun pour motiver ses troupes. Il ouvrit le sac et en sortit deux pelles et une pioche qu’il distribua à ses compagnons. — Tenez ! dit-il avec conviction. À présent, mettons-nous au travail. Nous nous relaierons pour savoir si quelqu’un arrive. Toi, tu prends le premier tour de garde. Vous trois, vous creusez la galerie d’accès et, toi, tu continues à ramener du bois mort. Bon travail et n’oubliez jamais que c’est la foi des Bons Hommes qui leur a permis de gravir les montagnes et de supporter l’épreuve du feu ! 33 Berlin, 1938 Cher Jacques, Beaucoup se sont demandé pourquoi j’avais franchi le pas qui allait me mener à rejoindre les rangs de la SS. Quand j’y réfléchis aujourd’hui, je constate que ceux qui ont condamné mon engagement dans l’Ordre Noir étaient les mêmes que ceux qui se moquaient de mes travaux. La victoire de Hitler avait peu à peu contraint tous les Allemands qui voulaient réaliser leurs ambitions professionnelles à s’engager dans la voie du national-socialisme. Il en allait des historiens comme des médecins ou des fonctionnaires. Je décidai donc de participer à l’élan de la nouvelle Allemagne. J’ai commencé par être admis à la Ligue des écrivains allemands, et ce grâce à quelques appuis dont je disposais dans les rangs de la SA. C’était déjà un bon début, mais cela ne constituait pas, loin de là, un Ausweis pour faire mon chemin au sein de la SS ! Comme souvent dans la vie, c’est le destin qui décida de la suite des événements. Une lectrice de la Croisade contre le Graal fut enthousiasmée par mon livre au point d’en parler à Karl Maria Wiligut. J’avais déjà entendu parler de ce personnage, mais j’étais loin d’imaginer que j’allais bientôt le rencontrer. Wiligut était entré à la SS sous le pseudonyme de Weisthor et portait le grade de Standartenführer. Armé d’une grande culture et animé d’une force de travail hors du commun, il devint rapidement une des têtes pensantes de l’Ahnenerbe, l’institut créé par Himmler afin d’étudier l’héritage des ancêtres à travers des travaux aussi variés que révolutionnaires. En même temps, Wiligut apparaissait comme l’un des membres les plus excentriques de l’institut. Plus jeune, il avait créé une religion qu’il avait baptisée l’aryosophie, entièrement centrée autour d’un prophète germanique né de sa propre tradition familiale. Dix années avant de rejoindre la SS, il avait été interné dans un asile à la suite d’un collapsus mental. Ses ennemis utilisaient ce prétexte pour voir en lui un dément tandis que ses adeptes étaient convaincus que cet acharnement contre leur maître constituait la preuve éclatante du bien-fondé de ses théories. Au fil du temps, Wiligut devint le prophète d’un nouveau paganisme plongeant profondément ses racines dans les croyances germaniques les plus anciennes et le paganisme le plus pur. J’étais arrivé à un stade dans mes recherches où je devais absolument trouver des soutiens solides pour continuer à progresser et surtout pour contrer les attaques de mes ennemis. Par ailleurs, j’étais convaincu que l’Ahnenerbe jouerait un rôle crucial dans l’évolution de la recherche historique et raciale. Après de nombreuses démarches, un poste de subordonné me fut confié dans le département « Race et colonisation » placé sous l’autorité directe du puissant Wiligut. Quelques mois plus tard, j’entrai officiellement dans la SS. C’était la première fois que je portais l’uniforme noir à tête de mort et je dois reconnaître que j’en tirai une grande fierté. Je marchais dans les rues de Berlin et j’avais la certitude de ne plus être un anonyme condamné à « tirer le diable par la queue »{3} comme le disent les Français. J’étais conscient que ma vie prenait un nouveau départ. Jamais plus je n’aurais à me cacher derrière des histoires d’hôtel ou à travestir mes recherches sous la forme d’innocentes promenades dans la nature à la manière d’un jeune Wandervogel{4}. J’allais bientôt être en mesure de disposer du pouvoir nécessaire pour faire éclater la vérité aux yeux du monde. Et cette perspective, je la devais en grande part à mon uniforme assorti de la tête de mort. Je savais que Herr Himmler en personne avait beaucoup apprécié mon premier livre. Le Reichführer avait été sensible aux arguments que je développais selon lesquels les Cathares étaient moins des Chrétiens que des druides convertis. Dès lors, leur lutte valeureuse et tragique renvoyait aux heures les plus lointaines du peuple germanique. Il fallait voir en Rome l’héritière de Jérusalem et prendre conscience que l’éternelle opposition des peuples de la forêt et du désert conditionne définitivement le partage du monde et des races qui le peuplent. J’étais le seul homme au monde à connaître la suite de l’aventure des Cathares après la terrible persécution dont ils avaient fait l’objet. L’unique historien à être sur le point de retracer la piste des évadés de Montségur. Mais il me manquait encore quelques détails et surtout l’autorisation de voyager discrètement afin de poursuivre mes recherches. Le Reichführer Himmler me confia une mission des plus délicates. Je fus chargé de me rendre en Suisse pour retrouver ses ancêtres afin d’établir son arbre généalogique au-delà de 1750. Les lois généalogiques imposées par la SS étaient très strictes. Elles constituaient même une clé de voûte du programme de purification raciale qu’avait entamé le Reich. Certains des ennemis de notre chef étaient prêts à tout pour mettre en doute son aryanité, allant même jusqu’à l’accuser de posséder du sang juif dans les veines. Il s’agissait de combattre ces odieuses calomnies. Je menai dès lors une mission discrète en Suisse d’où les ancêtres du Reichführer étaient originaires et j’obtins sans trop de problèmes les renseignements recherchés. Himmler était particulièrement satisfait de mon succès et il s’en montra reconnaissant. Ma réputation au sein de l’Ahnenerbe était excellente à cette période. J’étais convaincu que notre chef était prêt à entendre le détail de mes découvertes, mais je craignais qu’il ne fût trop bouleversant pour le reste de la hiérarchie nazie. Je m’étais même laissé dire que Hitler lui-même n’osait pas attaquer de front le pouvoir et les vérités établies de l’Église. Je devais être prudent pour ne pas courir le risque d’être condamné au silence et de voir réduits à néant tous mes efforts. Au fil des semaines, je sentais que Wiligut avait tendance à mettre en doute mes découvertes et parfois même à contester le bien-fondé de mes travaux. En quelques mois, j’avais compris que celui que je tenais pour un allié pouvait se muer en mon plus implacable ennemi. Je devais m’armer de patience et avancer mes pions sur un échiquier truffé de pièges. Sans arrogance, je puis te dire que je savais dès ce moment-là que je posséderais bientôt l’arme absolue qui me permettrait de supplanter Wiligut et tous les autres. Mais je n’imaginais pas encore à quel point l’accomplissement de mon projet allait être semé d’embûches. Ton dévoué, Otto Rahn 34 Les longs filaments de fromage et de purée de pommes de terre s’enroulaient autour d’une fourchette qui, au cours du repas, avait fini par prendre de l’assurance. Pierre Le Bihan la porta ensuite à sa bouche. — Eh bien, s’amusa Maurice, j’ai l’impression que tu as été convaincu par les vertus de l’aligot ! Ton appétit fait plaisir à voir ! — Je dois reconnaître que c’est une véritable découverte, répondit Pierre. Bravo, c’est vraiment très réussi ! — Tu vois que je suis aussi capable de réussir des choses, répondit-il en souriant. L’appartement de son père se trouvait dans un immeuble situé à l’angle d’une petite rue qui donnait sur la grande place de Mirepoix. Le logement se constituait d’un salon qui faisait aussi office de salle à manger, d’une chambre ainsi que d’une minuscule cuisine où un étrange décrochage du plafond obligeait à se tenir courbé. Malgré l’exiguïté des lieux, Maurice avait réussi à entasser dans tout l’appartement un nombre incroyable d’objets les plus divers. Il y avait dans cet inventaire à la Prévert avant la lettre : des tableaux d’ancêtres, une sculpture en plâtre polychrome de la Vierge, des poignées de porte, des fossiles, des pièces de tissu, des armes anciennes, une paire de chandeliers et même une chouette empaillée. Maurice laissa à son fils le temps de détailler son indescriptible fouillis avant de réagir et puis dit : — Tout mon bazar t’étonne, non ? Si tu as des questions, n’hésite pas. Je suis prêt à te répondre. — C’est quoi exactement ton boulot ? demanda-t-il en portant à la bouche une nouvelle fourchette d’aligot. — Disons que je cherche des objets, je les marchande âprement, je les achète et puis je les revends au meilleur prix. Tu peux appeler mon petit commerce comme tu veux : brocanteur, marchand d’art, antiquaire... — Mais pourquoi ici, dans la région ? — Oh, répondit-il en faisant un grand geste du bras. Je suis ici pour le moment parce que j’ai quelques clients fidèles dans le coin et que j’ai flairé de belles opportunités. Mais je ne compte pas rester dans la région très longtemps. Tu vois, ma triste expérience de notable normand m’a fait découvrir les vertus de la vie de nomade. — Et cette histoire de colombe ? poursuivit Pierre. Tu étais prêt à me voler pour t’en emparer. Pourquoi ? Maurice baissa les yeux. Il pouvait difficilement nier qu’il avait cherché à voler son propre fils. — À ma décharge, je te rappelle que je ne t’avais pas reconnu ! Pour ce qui est de la colombe, disons qu’il y a très peu d’objets qui évoquent la période cathare sur le marché et que certaines personnes sont prêtes à payer très cher pour les obtenir. Comme on m’avait dit qu’un jeune historien était sur les traces du trésor de ce cinglé de Rahn, je me suis dit qu’en te suivant je trouverais peut-être quelque chose d’intéressant. — Rahn ? s’exclama Pierre. Tu connais Otto Rahn ? Et de quel trésor veux-tu parler ? — Pour être honnête, répondit Maurice en relevant la tête, je crois qu’il s’agit surtout de rumeurs. On raconte qu’Otto Rahn a laissé un trésor ici quelque part en Ariège avant de mourir. — De mourir ? Mais je croyais qu’il était reparti en Allemagne après la faillite de son hôtel à Ussat ? — Oui, confirma Maurice, mais d’après ce qu’on m’a dit, il serait revenu dans la région de manière beaucoup plus discrète pour poursuivre ses recherches. Pierre réfléchit un moment. En même temps que sa fourchette nettoyait le fond de son assiette, il repassait dans son esprit le fil des événements tels qu’il les avait découverts quand une idée lui traversa l’esprit. — Tu connais la région depuis longtemps ? demanda-t-il. — Je suis venu à Carcassonne pour la première fois après la guerre, en 47 je pense. Il y avait pas mal d’opportunités pour un marchand dans mon genre. Maintenant, c’est beaucoup plus calme. — Tu peux préciser ? insista Pierre. De quelles opportunités s’agissait-il ? — Oh tu sais, après la guerre, il y avait eu pas mal de bouleversements. Des pièces avaient changé de propriétaire. Certains les ont retrouvées et d’autres pas. Le Bihan fourra sa main dans sa poche et sortit la colombe qu’il avait découverte dans la grotte de Lombrives. — Et que penses-tu de cet objet ? — Je te l’ai dit. C’est une pièce très rare. Enfin, s’il s’agit d’un original. La mode cathare a suscité pas mal de vocations du côté des faussaires. Je peux regarder ? Pierre acquiesça et son père prit la colombe. Il observa la pièce avec l’oeil d’un connaisseur. Il détailla la sculpture et la qualité du matériau. L’oiseau était bien conforme aux rares représentations laissées par les Cathares, mais quelque chose clochait. — J’ai bien peur qu’il ne s’agisse d’un faux, conclut Maurice en faisant une grimace dubitative. De toute évidence, le polissage a été effectué avec un outil moderne comme une meule électrique ou autre chose du même genre. Tu vois, la patine, là, elle est trop mécanique. Jamais les Cathares n’ont eu accès à ce genre d’outil ! — Ah, répondit Pierre qui ne paraissait pas vraiment étonné par cette révélation. Mais dis-moi, qui t’a mis sur ma trace ? Tu as été en contact avec une certaine Philippa ? — Philippa ? Non, je ne connais pas de Philippa. J’ai entendu parler de toi à Ussat-les-Bains, mais personne n’avait cité ton nom, on m’a seulement parlé de ta 2CV. Quand j’ai vu ta voiture arriver au village, je n’ai eu qu’à te suivre. Si tu me disais ce qui t’amène ici, je pourrais peut-être t’aider. — Tu ne penses pas qu’il est un peu tard pour me proposer ton aide ? répondit Pierre en durcissant le ton. — Le choix t’appartient, répondit Maurice en se levant pour débarrasser la table. J’ai été honnête avec toi, mais je reconnais qu’il est tard et que les torts sont de mon côté. Mais si tu as besoin de quelqu’un, tu sais que je suis là. Si tu veux me joindre, tu n’as qu’à laisser un message au bar de la place. Je serai dans la région pour un bon mois, je pense... Avant d’aller dans la minuscule cuisine, il ajouta : — Un petit verre de fine, ça te dirait ? Pierre le regarda. Tout d’un coup, il avait à nouveau envie de crier. Cette fois, il ne réussissait pas à calmer la colère qui montait en lui. — Non, merci. Je crois que je vais rentrer. Merci pour le repas ! Pierre se leva et évita de croiser le regard de son père en se dirigeant vers la porte. Il pensait à sa mère et il ressentait l’horrible impression de l’avoir trahie en acceptant l’invitation de l’homme qui l’avait tellement fait souffrir. Une fois dehors, sur la place de Mirepoix, il croisa un groupe d’élèves qu’accompagnait leur instituteur. Les enfants paraissaient très dissipés et le pauvre enseignant avait fort à faire pour maintenir la cohésion de son petit rang. Le Bihan voulait chasser de son esprit le souvenir de ce repas. Il songea que le temps passait et qu’il lui faudrait bientôt rappeler Joyeux pour lui annoncer qu’il ne pouvait pas encore rentrer. Il ne savait pas encore quelle excuse il allait inventer, mais cela ne le gênait pas. Il était convaincu que dans l’immédiat, c’était dans cette région que son avenir se jouait. Il n’avait pas le choix : il devait aller au bout de sa quête. L’historien était déjà trop loin pour remarquer qu’un homme était entré dans l’immeuble où vivait son père. Quand il lui ouvrit la porte de son appartement, Maurice Le Bihan ne cacha pas sa contrariété. — Maurice ! s’exclama le visiteur inattendu. Comment vas-tu ? Sans y être invité, l’homme pénétra dans la pièce. — Tu croyais nous échapper ? Tu pensais peut-être qu’on allait t’oublier ? Tsss. Il jeta un coup d’oeil sur le plat qui était resté sur la table. — Un repas familial ? Comme c’est touchant ! — Je vous en prie, laissez-moi. — Mes amis pensaient que l’hameçon était trop grossier pour que tu y mordes. Une colombe cathare ! Avoue qu’on pouvait difficilement faire plus alléchant ! Tu me déçois, Maurice. Mais bon, si cela t’a permis de faire de grandes retrouvailles, nous sommes heureux pour toi ! — Laissez-moi, j’ai payé mes dettes. — Payé ? À qui ? À nous, peut-être, mais pas à la société. J’en connais qui seraient heureux de connaître tes petits trafics pendant la guerre. Je me suis laissé dire que certains collectionneurs au profil sémite ont regretté de t’avoir fait confiance. Mais nous ne te voulons pas de mal, tu le sais. — Qu’attendez-vous de moi ? L’homme se servit un verre de fine que Maurice avait posée sur une petite armoire de chêne. — Pas grand-chose, en fait. On s’intéresse beaucoup plus à ton fiston. Il effectue même une mission pour nous, mais sans le savoir, rassure-toi. Pour être précis, nous avons besoin de quelqu’un pour le suivre, l’observer et parfois l’aider. Un père, quoi ! — Vous me demandez d’espionner mon propre fils ? — Tu l’as déjà abandonné, avoues qu’on ne t’en demande pas trop ! — Je refuse. Son visiteur secoua la tête en faisant un soupir. Il sortit un Luger de sa poche et s’approcha de Maurice. Il colla le canon froid contre la tempe et lui murmura : — Décidément, Maurice, tu as beau vieillir, tu n’as pas plus de plomb dans la cervelle. Tu n’as pas bien compris : tu n’as pas le choix ! Tu vas nous obéir, c’est tout. Il serait dommage qu’il arrive quelque chose à ton cher fils, à peine retrouvé... Le canon du Luger se décolla lentement de sa peau sur laquelle commençaient à perler des gouttes de sueur. L’homme le remit dans sa poche et il se dirigea vers la porte. — Allez, Maurice, à bientôt ! J’allais oublier : merci pour la fine ! Maurice ferma la porte en tirant le cadenas. Le passé venait de se rappeler à son bon souvenir. 35 Le Bihan était remonté machinalement dans sa chambre, sans même remarquer l’épouse de Chenal qui était, comme de coutume, plongée dans ses comptes. Les images de ces quelques heures auprès de son père repassaient sans cesse dans son esprit. Jamais encore, il ne s’était senti en proie à des sentiments aussi contrastés. Le plaisir d’avoir retrouvé son père se mélangeait à la volonté de revanche qui continuait de brûler en lui. Plus que tout, il espérait ne pas avoir donné à ce lâche l’impression que tout avait été trop facile. Il craignait même de lui avoir souri par mégarde ou d’avoir manifesté trop d’enthousiasme concernant ses talents culinaires. Il était convaincu que son père ne méritait aucune excuse. Qu’il lui avait menti, une fois encore. Parvenu à la fin de ses cogitations, il se dit qu’il était, somme toute, très mécontent de lui. Il déboutonna sa chemise quand trois petits coups résonnèrent à la porte. Toc ! Toc ! Toc ! — Monsieur Le Bihan ? Téléphone pour vous, à la réception. Pierre reconnut la voix de Martine Chenal. Il reboutonna rapidement sa chemise et sortit. À cette heure, l’hôtel était calme et à l’exception de l’immuable patronne qui alignait ses colonnes de chiffres, il n’y avait pas l’ombre d’un client dans les parages. Le cornet du téléphone était posé sur un petit napperon brodé vaguement inspiré de la tapisserie de La Dame à la licorne que Le Bihan avait remarqué depuis son arrivée à l’hôtel. Il s’en saisit. — Allô ? — Oui, fit une voix féminine. Vous êtes bien Pierre Le Bihan ? — Philippa ? répondit Le Bihan après un court silence. Que me voulez-vous encore ? — Vous devez nous aider, poursuivit-elle d’une voix implorante. Nous ne pouvons compter que sur vous ! — Ça suffit ! répondit-il en élevant la voix au point de distraire un court instant Madame Chenal de son addition. Cela fait des jours que vous jouez avec mes pieds ! J’étais prêt à vous croire et même à vous aider. Mais vous n’étiez pas au rendez-vous l’autre jour. Je ne sais pas ce que vous cherchez, mais je peux vous dire que j’en ai assez de cette petite comédie ! — Je vous en conjure ! Jusqu’ici, ils m’ont obligée. J’ai agi sous la contrainte, mais cette fois, je vous appelle seule ! Aidez-nous ! — Arrêtez ! s’exclama Le Bihan en faisant un pas en arrière et en baissant sa voix. Vous ne me ferez pas avaler que vous téléphonez de la nuit des temps pour m’appeler à l’aide. Vous m’utilisez et je veux savoir pourquoi ! — Ce... balbutia Philippa, ce sont les règles. Peu importe d’où et de quand je vous appelle. Sauvez-nous ! Retrouvez-les ! Arrêtez-les ! Il y avait de la sincérité dans sa voix. — Mais de grâce ! De qui parlez-vous ? — De ceux qui nous enchaînent. Ils savent que le passé nous empêche de nous montrer à visage découvert. Arrêtez-les et vous nous sauverez ! — Comment voulez-vous que je les trouve si je ne sais pas de qui vous parlez ni où ils sont ? — L’Ordre Noir ! dit-elle. La SS ! Ils se cachent ! Ils ne sont jamais partis ! Aaahhh ! — Philippa ? cria Le Bihan. Philippa ? Répondez-moi ! Que se passe-t-il ? Le Bihan attendit une réponse, mais il n’y avait plus personne à l’autre bout du fil. Il lui avait semblé entendre que le téléphone était tombé. Entre-temps, l’épouse de Chenal avait quitté la pièce, consciente que sa présence gênait son client. L’historien était sur le point de raccrocher quand il entendit une voix, masculine cette fois. — Le Bihan ? — Oui ! Qui êtes-vous ? — Peu importe, poursuivit une voix masculine qui paraissait déformée. Vous ne devez savoir qu’une chose : la femme à qui vous venez de parler ainsi que ses compagnons seront exécutés si vous ne réussissez pas. — Exécutés ? murmura Le Bihan pour ne pas être entendu. Mais vous êtes complètement cinglé ! Et d’abord, que suis-je censé réussir ? — Nous ne sommes pas cinglés, comme vous dites, Monsieur Le Bihan. Au contraire, nous sommes très conscients et parfaitement déterminés. Percez le secret d’Otto Rahn et vos amis seront sauvés. — Ce ne sont pas mes amis ! répondit-il en élevant à nouveau la voix. Et comment voulez-vous que... Allô ? Allô ? Cette fois, la communication était bien interrompue. Le Bihan était en nage. Son coeur battait à lui faire exploser la poitrine. Il jeta machinalement un regard autour de lui pour voir s’il n’était pas observé. Mais il n’y avait personne dans la pièce et pendant ce temps, la voix de Philippa continuait à retentir dans sa tête. Pour se rassurer, il composa le numéro de Joyeux. Il laissa sonner cinq fois avant que son ami ne prenne la communication. — Allô ? Michel Joyeux à l’appareil. — ... — Allô ? À qui ai-je l’honneur ? — ... — Allô ? C’est une mauvaise blague ? Allô ? Pierre, c’est toi ? Le Bihan avait raccroché. Que pouvait-il bien lui dire ? Qu’il devait sauver une femme qui appelait du Moyen ge pour échapper aux griffes d’une bande de nazis ? Il n’avait rien à raconter à son ami, son silence parlait de lui-même. D’ailleurs, l’historien ne pensait déjà plus à Joyeux. Une terrible pensée venait de lui traverser l’esprit. Il se demandait s’il était arrivé quelque chose à Mireille. 36 La 2CV devait avoir ressenti toute l’inquiétude de son conducteur pour rouler à aussi vive allure sur la route. Tout avait été très vite depuis qu’il avait quitté Saint-Paul-de-Jarrat et voilà que Le Bihan arrivait déjà au centre d’Ussat-les-Bains. Il laissa le véhicule juste en face du bar-tabac et bondit au-dehors. Toujours aussi blonde et théâtrale, la patronne venait de rentrer la dernière chaise et fermait la porte de son établissement. — Attendez ! s’écria Le Bihan. Ne fermez pas ! — L’heure, c’est l’heure, lui répondit-elle avec l’aplomb d’un fonctionnaire prêt à fermer son guichet à seize heures quarante-cinq. Si vous avez soif, vous n’avez qu’à aller chez le gros Louis. — Je voudrais parler à Mireille ! insista Le Bihan. — Cela tombe bien, répondit-elle dans un rictus. Moi aussi ! — Vous aussi ? balbutia le jeune homme. Vous ne savez pas où elle est ? — Non ! Et pour être honnête, je m’en fiche. Mais si vous la retrouvez, dites-lui qu’elle n’a qu’à se chercher un autre boulot. C’est une maison sérieuse ici, pas le genre d’endroit où l’on vient uniquement quand on n’a rien de mieux à faire ! La patronne tenta de mettre un terme à la conversation en fermant la porte, mais Le Bihan la retenait fermement. — Mais vous allez me laisser fermer ? dit-elle en haussant la voix. Vous êtes aussi fou qu’elle ! — Vous n’avez aucune idée de l’endroit où elle a pu aller ? — Si j’en crois les rumeurs, je me dis que vous devez être mieux informé que moi, non ? En prononçant ces paroles lourdes de sous-entendus, Betty avait esquissé une moue de mépris. — Pardon ? s’exclama l’historien. De quoi voulez-vous parler ? Cette fois, Le Bihan était furieux. Il donna un grand coup dans la porte et entra dans le bar-tabac en poussant la patronne à l’intérieur. Il referma la porte derrière lui, tourna la clé dans la serrure et jeta le trousseau dans sa poche. Betty en avait vu d’autres, elle ne paraissait pas le moins du monde impressionnée. Elle demeurait immobile au milieu de la pièce et jetait un regard de défi à l’homme qui venait de la séquestrer dans son propre établissement. — Maintenant, lui dit-il avec colère, vous allez me répondre. Je sais que vous avez pas mal de choses à me raconter. — Cela m’étonnerait ! — On parie ? Parlez-moi d’Otto Rahn. — Connais pas. — Tout le monde sait que vous avez travaillé chez lui avant la guerre. — Ah, le Boche ? Fallait bien bouffer, non ? — Oui, mais personne ne vous demandait de séduire le patron de l’hôtel qui vous avait embauchée ! Un petit rictus s’inscrit sur son visage. — Aucun risque, lâcha-t-elle après une seconde de réflexion. — Pourquoi ? Il n’était pas sensible à votre charme ? Ce serait étonnant, non ? Ou peut-être n’aimait-il pas les femmes d’une façon générale. — J’en sais rien. Rendez-moi les clés ou j’appelle la police ! — Pas si vite, répondit-il sèchement. Nous n’avons pas encore fini notre aimable conversation. On vous a accusée d’avoir piqué dans la caisse. — Calomnies ! riposta-t-elle, sans se laisser démonter. — Et vos petits penchants pour les Allemands ? Je me suis laissé dire que vous n’avez pas hésité à remonter le moral de l’occupant. On raconte même que vous faisiez partie de ces femmes très occupées, même en zone libre ! Pour la première fois depuis le début de leur joute verbale, la patronne ne répondit pas du tac au tac. Le Bihan se dit qu’il venait de tenter un coup de bluff et qu’il avait remporté un coup décisif. Il décida de profiter de son avantage. — Bien sûr, poursuivit-il, vous allez me dire que c’est une vieille histoire, mais vous connaissez les gens. Tant que ce sont des rumeurs, ça passe, mais il suffit que vous donniez des preuves pour qu’ils vous rejettent. Une tondue à Ussat, ça ferait mauvais genre, non ? — Que voulez-vous savoir ? répondit-elle en retrouvant un peu de son assurance. — Rahn, qu’est-il devenu après la faillite ? — Le Boche n’aimait pas les filles, mais il ne voulait pas que cela se sache. Il m’a utilisée comme couverture et disons qu’il a su se montrer généreux. Mais je n’ai jamais rien piqué dans la caisse, je vous l’assure. Quand il a quitté Ussat, tout le monde se méfiait de lui. Après la faillite, je suis restée dans la région. Je me suis fait oublier en travaillant quelque temps comme bonne à tout faire dans une abbaye, mais j’ai gardé contact avec Otto. — Il a fait appel à vous ? — Oui, d’autant plus que les affaires avaient l’air de mieux rouler pour lui. Il travaillait pour les SS et il a même publié des bouquins. Pour ça, c’était une tête ! Moi, je ne me suis jamais occupée de politique, c’est un principe ! Il m’a dit qu’il avait fait des découvertes importantes, mais il ne m’a jamais expliqué ce qu’il cherchait. Il se contentait de me demander parfois de faire de petits boulots. — Quels genres de boulots ? — Il m’a envoyée à Montségur. — Et où encore ? — Dans la grotte de Lombrives. — Pour chercher quoi ? La blonde le regarda avec méfiance. — Qui m’assure que vous ne me balancerez pas si je parle ? — Vous avez ma parole ! — Je suppose que je vais devoir m’en contenter, répondit-elle avec ironie. — Vous avez le choix ? — De toute façon, je ne peux pas vous en dire beaucoup plus. Il s’agissait de dessins sur la paroi de la grotte de Lombrives, plus précisément dans l’endroit qu’ils appellent la cathédrale. Je les ai recopiés, ensuite j’ai effacé les inscriptions comme il me l’avait demandé et puis je lui ai envoyé les croquis. — De quels dessins s’agissait-il ? — Alors là, répondit-elle en faisant de gros yeux étonnés dans une expression qu’il ne lui connaissait pas encore, c’étaient comme quatre blasons avec des dessins dedans, mais j’ai tout oublié. — Faites un effort ! insista Le Bihan. Vous n’en avez pas gardé une copie ? — Non ! Je lui ai envoyé le document, il avait une adresse à Berlin. Tout ce que je sais, c’est qu’il y avait quatre blasons, comme dans les films de cape et d’épée : Le Bihan réfléchit. Quelle pouvait être la signification de ces quatre blasons ? Et surtout pourquoi étaient-ils tracés sur la paroi de la grotte ? — À présent, sortez d’ici, dit la patronne. Je vous promets que je n’en sais pas plus sur Mireille. Mais si vous la trouvez, dites-lui bien de ne plus pointer ici son petit nez d’hypocrite. Le Bihan était sûr d’avoir oublié plein de détails importants, de poser cent autres questions. Ce qu’il venait d’entendre était important et méritait réflexion, mais il fallait avant tout qu’il retrouve Mireille. Il tourna la clé dans la porte et jeta le trousseau sur la table. Il gratifia Betty d’un rapide coup d’oeil : — N’ayez crainte, je ne dirai rien. Et pour votre gouverne et même si cela ne vous regarde pas, sachez qu’il ne s’est rien passé entre Mireille et moi. Alors qu’il avait déjà tourné la tête, il eut l’impression qu’elle lui avait adressé un petit sourire, presque amical. 37 Berlin, 1938 Cher Jacques, Le moment est venu de te révéler à quelle incroyable conclusion m’ont mené mes recherches. Depuis des générations, la plupart des historiens se sont concentrés sur la date fatidique du 16 mars 1244 lorsque les croisés de l’Inquisition catholique prirent possession de Montségur. Quelle bande d’aveugles que tous ces professeurs gonflés de vanité ! Incapables de dépasser le royaume des apparences pour pénétrer les véritables secrets de l’incroyable épopée d’un peuple qui luttait pour préserver sa foi, quel qu’en soit le prix. Ils ont eu tort de ne pas s’intéresser davantage à la journée du 15 mars. La veille, au moment où tout a basculé. Sentant que la situation était totalement désespérée, Pierre-Roger de Mirepoix ordonna à quatre Parfaits de fuir Montségur pour aller mettre à l’abri le Graal dont les Cathares avaient hérité. Arrivé à ce stade de mes investigations, je suis à présent en mesure de citer les noms de ces quatre hommes qui ont réussi à échapper à la fureur des croisés, ces fils de Jahvé qui avaient juré leur perte. Amiel Aicard Peytavi Laurent Hugues Domergue Pierre Sabatier Ces quatre Parfaits figuraient parmi les plus déterminés des Cathares assiégés. Ils réussirent à s’échapper grâce à une corde et surtout grâce aux avens qu’offrait l’âpre montagne de Montségur. Il faut tâcher de se représenter un instant cette scène incroyable ! Tandis que les bourreaux préparaient leurs bûchers, quatre hommes s’enfuyaient dans la nuit en emportant avec eux le secret primordial de leur peuple. J’ai souvent pensé à eux en me disant qu’il n’y avait pas eu beaucoup d’hommes dans l’Histoire de l’humanité qui s’étaient vu confier une pareille mission. Mais encore restait-il à déterminer ce qu’ils étaient devenus par la suite. Bravant tous les dangers, ils ont échappé à la vigilance des croisés et ils ont fini par atteindre la grande grotte de Lombrives. Le lieu était réputé pour sa situation imprenable, mais aussi pour les démons qui étaient censés y résider. Mais les quatre Parfaits avaient déjà défié assez de dangers pour craindre quelques démons nés de l’imagination des hommes. Ils bénéficièrent de l’aide de plusieurs villageois restés fidèles à la foi des Purs et reçurent de quoi manger. Une fois réunis dans le ventre de la montagne, les fugitifs s’attelèrent à une nouvelle tâche. Ils devaient décider du sort qu’ils allaient réserver au Graal pour que celui-ci ne tombe pas entre des mains ennemies. Un jour, ils en étaient convaincus, le Graal leur permettrait de vaincre leurs adversaires et d’imposer la véritable foi. Je suppose qu’ils discutèrent longtemps avant de décider ce qu’ils allaient faire. Et finalement, ils entreprirent de tracer sur les parois de la roche les clés de leur secret. J’ignore comment ils réussirent à reproduire avec autant de précision ces quatre blasons accompagnés des symboles, destinés à franchir les siècles, mais ce prodige me pousse à croire qu’ils avaient réalisé des progrès considérables que la civilisation européenne ne connaîtra pas avant la Renaissance. Quand le tracé fut achevé, ils le recouvrirent d’une couche de poussière calcaire qu’ils fixèrent à l’aide d’un liant. De cette manière, ils étaient assurés que leur plan resterait secret et qu’il ne serait susceptible d’être dévoilé qu’à leurs frères de religion. Mais avec les siècles, nul n’est jamais venu percer le secret des quatre fugitifs. La peur était trop grande de voir les persécutions reprendre. Les Cathares préféraient se faire oublier, quitte à vivre leur foi dans la plus grande discrétion et même dans la honte des réprouvés. Lors de mes explorations, j’avais constaté qu’un petit pan de paroi d’une partie de la grotte nommée « la Cathédrale » présentait une teinte légèrement plus foncée. Je me suis bien gardé d’en parler à quiconque et surtout à Antonin Gadal. Je suis sûr qu’il aurait tiré toute la gloire d’une pareille découverte ! C’est la raison pour laquelle je suis revenu à plusieurs reprises dans la grotte et que certains m’ont accusé de m’y livrer à des déprédations pour corroborer mes théories. Certains ont même été jusqu’à affirmer que je dessinais des motifs sur les parois pour accréditer mes thèses. Qu’ils pensent ce qu’ils veulent, cela ne me touche pas. Je savais ce que j’avais à faire, je m’étais attelé à la mise à jour de la fresque des Parfaits. Mais il fallait agir avec précaution, très doucement pour ne pas l’abîmer après sept siècles de recouvrement par la fine couche de calcaire. Hélas, la faillite de l’hôtel et les attaques mesquines des habitants de la région ont fini par contrarier mes plans. J’ai été contraint de quitter Ussat-les-Bains dans la précipitation avant d’avoir terminé mon travail. Heureusement, personne n’était au courant de cette découverte et je me suis armé de patience. Quand la SS m’a fourni les moyens nécessaires pour poursuivre mes travaux, j’ai fait appel à la seule personne qui pourrait m’assister dans ma quête. Betty avait été la moins fiable de mes employées, mais elle était aussi la plus maligne et surtout la plus intéressée. Je ne me suis pas trompé. Elle a accompli des merveilles et dans la plus grande discrétion. Un jour, j’ai reçu les quatre fameux blasons qu’avaient tracés les Parfaits au fond de leur grotte. Le Graal était enfin à portée de main ! À la portée de ma main ! Ton dévoué, Otto Rahn 38 Le Bihan avait longtemps erré dans les rues d’Ussat sans trouver la moindre trace de Mireille. Les questions qu’il avait posées aux habitants ne l’avaient pas plus avancé. Non seulement personne ne l’avait vue, mais surtout, nul ne semblait se préoccuper de ce qui avait pu lui arriver. Un moment, il songea même à retourner à l’hôtel de la Source, mais l’idée d’affronter l’inflexible Madame Lebrun le découragea. Il en revenait toujours au même constat : Mireille avait disparu et Philippa était en danger. Il avait beau retourner le problème dans tous les sens, il ne doutait pas que les deux femmes ne faisaient qu’une personne et que c’était bien Mireille qui était en danger. Il pensa à Otto Rahn et la manière dont il avait été accueilli dans la commune. L’historien ne nourrissait aucune sympathie pour le nazi chasseur de Cathares, mais il comprenait mieux pourquoi il était si difficile de mener une pareille quête dans la région. C’était un peu comme si les habitants avaient peur de réveiller les vieux esprits qui dormaient ici depuis la nuit des siècles. Tous les témoins qui l’ont bien connu ou seulement approché ont présenté Rahn comme un homme extraverti, ayant une haute idée de lui-même et de sa mission. Les historiens l’ont décrit comme un illuminé poursuivant des chimères sur la base d’anciennes légendes germaniques et de traditions ésotériques. Le Bihan était convaincu qu’il avait dû souvent se sentir seul. Étrangement, il se demandait de plus en plus si l’homme de l’Ahnenerbe était aussi illuminé qu’on avait bien voulu le dire. « L’Ordre Noir, la SS, ils se cachent. Ils ne sont jamais partis. » L’historien finit par s’avouer bredouille et alla reprendre sa voiture en pensant à ce que Betty lui avait appris. Il devait absolument mettre la main sur le document pour savoir ce que Rahn avait découvert. Il se dit aussi qu’il devait retourner à Montségur, la forteresse vers laquelle paraissaient converger tous les éléments de cette étrange histoire. Il gara la 2CV dans le petit parking de l’hôtel des Albigeois et gagna la réception qui était déserte à cette heure déjà tardive. Il était vingt-deux heures trente et c’était le moment où Chenal et son équipe terminaient d’ordinaire le service en salle. Il n’y avait pas grand monde à l’hôtel, mais le restaurant bénéficiait de sa bonne réputation dans le département et il lui arrivait souvent d’afficher complet. Le Bihan prit sa clé dans le petit casier de bois et constata que deux morceaux de papier y avaient été glissés. Son coeur s’emballa. Il espérait que Mireille ou Philippa avaient réussi à rétablir le contact. Mais il déchanta rapidement. Le premier papier portait le nom de Joyeux. Il n’avait laissé aucun message, mais le simple fait qu’il ait appelé l’hôtel prouvait qu’il s’inquiétait. Demain, cela ferait deux semaines qu’il n’était pas retourné au collège. Les cours d’histoire, Rouen, la belle Édith, les conflits avec le proviseur... Comme tout cela lui paraissait loin ! C’est étrange, il ne savait toujours pas ce qu’il faisait dans cette région, mais chaque jour qu’il y passait l’ancrait un petit peu plus dans cette terre. En l’espace de quelques jours, il s’était non seulement trouvé une quête, mais aussi, une famille qu’il croyait perdue, une romance qu’il pensait impossible et un sentiment de danger qui ne lui déplaisait pas. À propos de famille, le deuxième message était signé Maurice. Pierre était satisfait. Il était bien déterminé à ne pas être le premier à rétablir le contact entre eux. Tant pis si son comportement pouvait apparaître puéril, il avait en cela de bonnes excuses ! Profitant du fait qu’il était seul, Le Bihan saisit le combiné. Pour une fois, ses conversations ne constitueraient pas la principale attraction de l’hôtel. Entre les clients de passage et la femme du patron, il n’était pas simple de garantir un minimum de confidentialité à ses échanges ! — Allô ? Joyeux ? — Pierre ! s’exclama son ami. Enfin ! Je commençais à m’inquiéter. Tu vas bien ? Tu rentres quand ? — Excuse-moi de ne pas t’avoir donné de nouvelles, poursuivit Le Bihan sans lui répondre. Il se passe de drôles de choses ici. Mais je ne peux pas te raconter tout cela par téléphone. — Quoi ? s’écria Michel. Tu es toujours là-bas ? Au cas où tu l’aurais oublié, tu te rappelles que tu as un boulot ici ? Le proviseur est à deux doigts de saisir l’inspection d’académie. J’ai réussi à le calmer, mais je ne pourrai pas continuer longtemps à contenir le fauve ! — Tant pis. — Tant pis ! Mais je rêve ! Écoute-moi, tu vas rentrer ici et si tu refuses, c’est moi qui viendrai te chercher. Et par la peau du cou s’il le faut ! — Calme-toi, répondit Le Bihan. Tu n’as qu’à dire que j’ai un problème de santé et que le médecin m’a conseillé l’air du Sud-Ouest. — La belle affaire ! s’étrangla son collègue. Le chef a menacé de faire appel à un remplaçant dès la semaine prochaine. Dans ton intérêt, il serait grand temps que tu rentres ! — Je rentrerai, mais c’est encore trop tôt. Je dois finir un travail. — Si tu fais tout cela pour une fille, laisse-moi te dire que tu as perdu la tête ! Aucune pépé ne vaut la peine qu’on se fiche dans le pétrin ! Allez, sans blague, tu remontes quand ? — Je te le ferai savoir, répondit-il, très bientôt, tu verras. Il y a quelqu’un ! Je dois raccrocher ! À bientôt ! La voix de Joyeux eut juste le temps de s’étrangler dans le cornet du téléphone tandis que Pierre interrompait la communication. Il n’y avait toujours personne dans la réception, mais, une fois de plus, il ne savait pas comment justifier son comportement qu’il était le premier à trouver étrange. Il composa rapidement le numéro de son père. Trois sonneries retentirent avant qu’il ne décroche. — Allô ? — Allô... Pierre hésita un moment. Il avait failli dire papa, mais il se contenta de répondre par un « c’est moi » beaucoup plus neutre. — Ah ! Pierre ! poursuivit son père. Merci de me rappeler. Je voulais te parler. J’ai des choses euh... importantes à te dire. — Je t’écoute. — Je voulais te mettre en garde. Je n’ai pas que des amis dans la région et, comment dire... je ne voudrais pas que tu te méprennes à mon sujet. — Explique-toi. — Voyons-nous demain et je t’expliquerai, répondit-il sur un ton que Pierre assimila à de la sincérité. Je pourrai peut-être t’aider dans tes recherches. — Je comptais retourner sur le pog de Montségur demain. — Parfait. Voyons-nous là, à l’abri des regards. Je serai à la forteresse vers dix heures. C’est bon pour toi ? — D’accord ! Le Bihan raccrocha et monta dans sa chambre. Il enleva sa veste et la jeta sur la chaise en faisant tomber une petite pièce de métal. Intrigué, il regarda l’objet qui, baigné par un rayon de lune passant à travers la fenêtre, brillait à terre. Le Bihan comprit tout de suite de quoi il s’agissait : une tête de mort ! L’emblème de la SS qui jonchait le sol lui jetait un sourire narquois. Pire, il riait. Pierre se ramassa et l’examina. Il s’interrogea : qui avait pu le glisser dans sa poche ? S’agissait-il d’un défi ? Ou d’un avertissement ? Comment le savoir ? Cette journée l’avait fatigué. Il était décidé à jouer franc-jeu avec son père le lendemain. Fuir et réapparaître, quinze ans plus tard, c’était trop simple et définitivement inacceptable. On n’efface pas ses erreurs d’un simple revers de manche. Le Bihan se planta devant le miroir au-dessus du lavabo pour regarder de quoi il avait l’air et trouva qu’il avait mauvaise mine. Il allait commencer à se brosser les dents quand trois petits coups résonnèrent sur la porte : — Oui ? demanda Le Bihan. — C’est Chenal, répondit la voix. Je vous dérange ? Le Bihan remit sa brosse à dents dans le verre à eau et alla lui ouvrir. — Non, pas du tout ! répondit-il. Je suis un peu fatigué et je me préparais à aller dormir ! — Vous faites bien ! C’est fatigant de se promener comme ça du matin au soir dans la région ! Mais alors, peut-être devrais-je vous laisser reprendre des forces ; je suis désolé de vous avoir dérangé. — Pas du tout ! s’exclama Le Bihan finalement trop content de se changer un peu les idées. Que me vaut le plaisir de votre visite ? — C’est que... hésita Chenal. Je ne sais pas trop par quel bout commencer. Vous savez, c’est un petit pays et les gens se parlent. Mais vous m’êtes sympathique et... — Mais de quoi diable voulez-vous parler ? Allez-y, dites clairement ce que vous avez à me dire ! — J’ai un ami qui est hôtelier à Mirepoix, le père Cavaillac. Peut-être l’avez-vous déjà vu ici, un petit chauve, toujours souriant ! Bref, il m’a dit que vous aviez été à Mirepoix récemment et que... — Et que quoi ? trancha Le Bihan subitement méfiant. Il existe une loi qui interdit d’aller à Mirepoix ? — Non ! Bien évidemment que non ! Mais il m’a dit que vous étiez avec le beau Maurice. — Le beau Maurice ? — Oh, je ne sais pas sous quel nom vous le connaissez, mais nous, on l’appelle comme ça. Voilà, ce que je voulais vous dire, c’était de vous méfier si c’était bien de lui qu’il s’agissait. — Mais, pour quelle raison ? — Maurice n’a pas bonne réputation dans la région. On pensait d’ailleurs qu’il n’oserait plus pointer à nouveau le bout de son nez ! Il a trempé dans pas mal d’affaires louches pendant la guerre, du trafic d’oeuvres d’art et des combines pas très nettes pour voler leurs biens aux juifs en l’échange de faux sauf-conduits. — Qu... Quoi ? répondit Le Bihan qui n’en croyait pas ses oreilles. — Vous savez, ils sont nombreux à avoir profité de cette période pour se faire de l’argent facile. Pierre se sentit pris d’une sensation de vertige. Ce père qu’il croyait perdu à jamais et auquel il était prêt à donner une nouvelle chance. Quel genre d’homme pouvait-il être ? Il savait qu’il était lâche et menteur. Mais de là à en faire un monstre profitant de la détresse des autres pour s’enrichir... Un flot de dégoût s’emparait de lui. Chenal vit à quel point son client se sentait mal. — Monsieur Le Bihan. Je suis désolé de vous avoir raconté tout cela ! Je ne savais pas que vous étiez aussi proche. Je... Je peux vous servir quelque chose ? Un petit armagnac ? Une fine ? — Non, répondit Le Bihan d’une voix sourde. C’est gentil. Je crois que j’ai surtout besoin de sommeil. Chenal était encore embarrassé lorsqu’il quitta la chambre de Le Bihan. Le jeune homme était assis sur son lit. Il se tenait la tête entre les mains. 39 Erwin Müller finissait d’astiquer son Luger. Il passa un dernier coup du revers de sa manche sur la crosse et observa à la lueur de sa petite lampe de chevet si celle-ci brillait bien. Il estimait que son revolver était son meilleur compagnon, le seul ami qui ne l’ait jamais déçu ni trahi. La crosse brillait comme il l’espérait et il fut content de lui. Il tâta la gâchette et il se dit qu’il lui tardait de la presser à nouveau et cette fois pour de bon. Il en avait assez de toute cette comédie et il détestait les demi-mesures. Cela faisait sept ans qu’il obéissait parce qu’il n’avait jamais songé à contester les ordres. Mais depuis la chute du Reich, était-il encore tenu d’obtempérer face à ses anciens supérieurs ? Il en était de moins en moins sûr. À force de laisser courir dans la nature des éléments peu fiables, il était convaincu que leur propre sécurité se révélait de moins en moins garantie. Il rangea le Luger dans sa housse de cuir noir et le glissa dans le tiroir, à côté d’un insigne Totenkopf de la SS. Erwin le prit en main et contempla la tête de mort aux mâchoires carnassières. Il songea à une autre tête, celle que ferait Le Bihan quand il en découvrirait une pareille dans la poche de son manteau. Cela avait été un jeu d’enfant de la lui glisser alors qu’il lui parlait à Ussat. Il avait apprécié le petit jeu risqué quand l’historien l’avait interrogé à propos de Mireille et qu’il lui avait répondu qu’il était désolé de ne pas pouvoir l’aider. Sept longues années en France semblaient avoir eu définitivement raison de son accent westphalien. Un moment d’inattention de Le Bihan et le tour était joué. Joli coup ! Mais pourquoi l’avait-il fait ? Pour faire peur au Normand, lui faire sentir qu’il était épié. S’il l’apprenait, Karl lui reprocherait encore de jouer avec le feu sans raison. Qu’il lui fasse la moindre remarque et la prochaine fois il ne manquerait pas de lui dire ce qu’il en pensait, lui, des oriflammes et des blasons. Erwin ne reconnaissait qu’un seul emblème, celui qu’il servait fidèlement depuis une vingtaine d’années. Un visage lui revint en mémoire, celui de Karl, le 27 juillet 1942 dans le ghetto de Varsovie. Les deux hommes faisaient partie des cinquante membres de la SS qui orchestraient les opérations d’évacuation du ghetto et la déportation des Juifs vers le camp de Treblinka. À l’époque, Karl ne faisait pas la fine bouche en découvrant les méthodes expéditives de son compagnon d’armes. Il était conscient de l’utilité des hommes de sa trempe dans ce genre de circonstances exceptionnelles. Face à l’ampleur de la tâche, il s’agissait de ne pas faiblir, sous peine de faillir aux ordres et de subir un juste châtiment. Erwin avait révélé toute sa valeur en commandant d’une main de fer les Ukrainiens et les Lituaniens qui participaient aux opérations. Ces derniers appartenaient au bataillon des Schutzmannschaften constitué à Vilnius et lui donnaient entière satisfaction. Il se souvint de ce jour du 14 août où un rebelle s’était jeté contre Karl, armé d’un couteau de boucherie. Malgré la distance, Erwin l’avait visé à la tête et le juif s’était écroulé avant d’atteindre sa cible. Karl lui en avait été reconnaissant et avait télégraphié un rapport très élogieux au quartier général de la SS à Berlin. Depuis ce jour-là, les deux hommes ne s’étaient plus quittés. Ils avaient vécu les heures les plus intenses de la conquête et, ensuite, les jours sombres de la défaite. Ils partageaient une même vision mystique de la lutte. Ils avaient réussi à réchapper de l’enfer soviétique et à ses démons bolchéviques. Ils avaient eu le flair de quitter Berlin quand il était clairement apparu que tout était perdu. Ils avaient souvent changé d’identité et convaincu quelques hommes de confiance de les accompagner dans leur fuite qui, après de longs mois d’errance, s’était provisoirement interrompue dans ce lointain coin de France. Erwin Müller n’avait pas fait que suivre Karl von Graf sur les routes et, au fil des cachettes, il l’avait aussi accompagné dans sa quête spirituelle. Il lui faisait confiance parce qu’il était son supérieur et qu’il marchait sur les traces de Himmler, l’homme qui avait ouvert la voie du renouveau païen. Le recrutement forcé des adeptes et le contrôle auquel ils étaient soumis l’avaient occupé, au point de l’empêcher de réfléchir. Mais au fil des années, il avait commencé à douter du bien-fondé des théories de son chef. Toute cette mise en scène allait trop loin sur le plan symbolique et en même temps il reprochait à von Graf de ne pas agir de manière suffisamment concrète. À quoi servait de collecter des armes pour ne pas les utiliser ? Et pourquoi rassembler une armée si ce n’était pas pour la faire combattre ? Erwin soupira. Il rangea l’insigne à tête de mort dans le tiroir qu’il referma brusquement. Rien ni personne ne pourrait l’empêcher d’agir. Et comme à Varsovie, son chef lui en serait finalement reconnaissant. 40 Le Bihan se plaça contre le rempart, au coeur du pentacle de pierre. Il porta son regard vers le donjon et plus précisément vers l’ouverture qui donnait sur la fenêtre du mur du fond de la muraille coiffant la citerne. Telle était une partie de la théorie de Rahn. Montségur puisait ses racines dans des croyances bien antérieures aux dogmes de l’Église chrétienne. La meilleure preuve de ses origines païennes était la liaison directe qui s’établissait entre l’architecture et le solstice, le seul jour de l’année où les rayons du soleil pénétraient exactement à travers les deux ouvertures aménagées dans les murs de pierre. Dès lors, la forteresse incarnait le lien tangible qui réunissait à travers les siècles les Cathares aux anciennes religions païennes. De telles conclusions expliquaient aussi pourquoi l’Allemand voyait dans les Cathares des druides convertis. Son raisonnement paraissait bien se tenir, à un petit détail près. La forteresse actuelle n’était que le troisième castrum de Montségur. Les deux autres châteaux avaient été entièrement détruits et ensuite reconstruits. Le Bihan sortit son petit carnet de notes. Il commença à y tracer quelques lignes : — Avant treizième siècle : Montségur I. — 1204 : Raymond de Péreille rebâtit une forteresse sur les ruines d’un ancien édifice. Elle devient le siège de l’Église cathare du Limousin. — 1204-1244 : édification de Montségur II. — 1244 : persécution et grand bûcher. — Après 1244 : construction de Montségur III. — 1931 : Otto Rahn à Montségur... Théorie des païens ? ? ? Il réfléchit avant d’ajouter une dernière ligne : Et si la nouvelle forteresse avait respecté les plans antérieurs ? Le Bihan observa à nouveau la meurtrière. Il se refusait à jeter aux orties aussi facilement la théorie de Rahn. Les bâtisseurs de ces forteresses avaient très bien pu conserver le souvenir des anciennes constructions et voulu les imiter. Pendant qu’il continuait à réfléchir, il jeta un coup d’oeil sur sa montre. Il vit qu’il était déjà dix heures cinq. Son père était en retard. Oh, ce n’était encore qu’un léger retard. Et il ne savait même pas si Maurice était du genre ponctuel. Il ne connaissait rien de cet homme si ce n’était de lointains et mauvais souvenirs, des histoires mille fois ressassées à la maison et une brève rencontre avec lui après vingt ans d’absence. Mais il venait d’apprendre autre chose de bien plus terrible encore, une rumeur atroce colportée par un hôtelier. Voilà tout ce qu’il savait de cet homme qui lui avait donné rendez-vous et qui était légèrement en retard. Le jeune homme referma son carnet et sortit par la porte nord, celle qui ménageait au loin une vue sur la petite ville de Mirepoix où logeait son père. Le Bihan ferma un instant les yeux et inspira profondément. Le souvenir des hommes qui s’étaient battus pour conserver cette place forte et le lointain écho des cris des suppliciés résonnaient à nouveau dans son crâne. Quand cette terre souillée finirait-elle par retrouver la quiétude ? Même le vent léger avait, ici, au sommet de ce pog, des accents de drame. Et le soleil ? Il n’était pas de ceux qui réchauffent le corps des hommes endolori par le froid de l’hiver. Ses rayons se confondaient avec les flammes qui embrasaient les bûchers des condamnés. Bing ! Le bruit était discret, mais loin de tout et à cette altitude, le moindre son acquérait un relief particulier. Le Bihan tourna la tête vers la gauche. Il en était convaincu : c’était de ce côté que provenait le petit « bing » qu’il venait d’entendre. — Maurice ? lança d’abord timidement Le Bihan. Il n’y eut pas de réponse. — Papa ! recommença-t-il cette fois en criant franchement. Mais il n’obtint toujours pas de réponse. Il longea lentement la paroi extérieure de la forteresse pour comprendre d’où venait le bruit. Mais le silence avait repris ses droits. Il était dix heures dix et il n’y avait toujours pas la moindre trace de son père dans les parages. Le Bihan se dit qu’il lui avait joué un mauvais tour et qu’il ne viendrait pas. D’une certaine manière, cette idée l’arrangeait plutôt. Cela lui épargnait une nouvelle discussion pénible avec un homme à qui il n’avait pas envie de pardonner et dont le retard ne faisait aujourd’hui que confirmer tout le mal qu’il avait toujours pensé de lui. Il n’avait plus de père et, d’une certaine manière, il n’en avait jamais eu. Le Bihan poussa jusqu’au petit promontoire rocheux au nord-ouest de la forteresse quand la détonation retentit. L’espace d’une seconde, l’idée de la balle perdue d’un chasseur lui traversa l’esprit. Mais l’illusion fut de courte durée. Bientôt, un nouveau coup de feu se fit entendre. Cette fois, l’impact de la balle se logea dans le mur, à quelques centimètres seulement du visage de Le Bihan. Le jeune homme se jeta à terre avant de basculer vers la pente de la montagne. Pan ! Un nouveau coup de feu fut tiré quand il se laissait rouler le long de la pente. Il ne fallut que quelques secondes pour que son corps prenne de la vitesse et pas beaucoup plus longtemps pour qu’un gros arbre interrompe sa fuite. — Ouch ! lâcha l’historien. Le Bihan aurait voulu être plus discret, mais le choc avait été trop violent et lui avait arraché un cri de douleur. Il était repéré et les détonations reprirent. Il était incapable de dire si les coups de feu avaient été tirés dans la bonne direction et encore moins s’il avait été menacé. Il jeta un rapide coup d’oeil vers le haut et aperçut une silhouette blanchâtre. Étrange vision d’un fantôme surgissant en pleine journée ! S’agissait-il de son père costumé de manière ridicule ? Personne d’autre ne savait qu’il avait rendez-vous ce matin avec lui à Montségur. Cela ne pouvait donc être que lui ! Soudain, tout s’éclairait : son père avait appris qu’il savait à son sujet et à présent, il avait décidé de se débarrasser une fois pour toutes de son fils redevenu encombrant. Mais Le Bihan n’allait pas lui donner ce plaisir. Il bondit hors de son fourré pour reprendre sa course folle à flanc de montagne. — Aaahh ! Une balle l’atteignit à l’épaule, mais ce n’était pas le moment de flancher. Il reprit sa fuite en jouant le tout pour le tout. Il savait que plus il prenait de la distance par rapport au sommet du pog, plus il s’éloignait de l’homme qui voulait le tuer. Avec la volonté farouche d’échapper à son bourreau, Le Bihan poursuivait son chemin en courant, sautant, glissant, roulant et en se rattrapant chaque fois aux branches et aux racines. Il n’y eut plus de coups de feu. Son père ne s’était pas risqué à le suivre dans sa course. Peut-être se disait-il que la blessure qu’il lui avait infligée serait fatale. « S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi. » Le jeune homme posa sa main sur son épaule et ressentit une forte douleur. Ce n’était pas le moment d’observer la gravité de la plaie. Il fallait continuer. En reprenant sa descente, il frissonna en se disant que son père avait peut-être cessé de tirer parce qu’il l’attendait en bas pour l’achever comme un gibier blessé qui tente la course de la dernière chance pour échapper à son chasseur. Il n’avait pas le choix, il devait encore aller plus vite. Il poursuivit sa descente en posant ses pieds tantôt dans les hautes herbes, tantôt dans la terre, tantôt sur la roche. Tout d’un coup, il sentit que plus rien n’assurait le pied qu’il venait de poser sur le sol. Il tenta de se retenir en agrippant une branche, mais celle-ci craqua d’un coup sec. Le Bihan tomba. Combien de temps dura la chute ? Il aurait été incapable de le dire, mais il avait l’impression qu’elle avait été très longue. Une seule chose était sûre, elle avait été interrompue par un terrible choc et puis par un grand trou noir. La première sensation dont il eut conscience fut le chant d’un oiseau et puis la présence réconfortante de la lumière qui s’insinuait peu à peu entre ses paupières, à mesure que celles-ci s’ouvraient. Le Bihan regarda autour de lui. Il était au beau milieu d’un gros buisson de buis. Il avait mal partout, mais ses membres paraissaient répondre à ses injonctions. Mains, bras, jambes, cou... C’était un miracle, rien ne paraissait cassé. Il regarda un instant derrière lui et puis se ravisa. Il préférait ne pas savoir d’où il était tombé. Une forte douleur à l’épaule vint lui rappeler sa blessure. Son pull était déchiré et le sang avait déjà séché. La lésion ressemblait plus à une grosse éraflure qu’à une plaie profonde. Il avait eu de la chance. Il se releva et fit quelques pas hésitants en se tenant aux branches pour ne pas tomber. Il n’était plus très loin de la route. Il apercevait même sa chère 2CV. Rejoindre au plus vite son véhicule devint son idée fixe, son unique chance de salut. Il recommença à hâter le pas et buta contre un objet dur. Il manqua à nouveau de tomber, mais réussit à retrouver son équilibre. Machinalement, il se retourna pour jeter un coup d’oeil à ce tronc d’arbre qui avait manqué de le faire trébucher et ce qu’il vit alors lui arracha un cri d’effroi. — Nooon ! Il fit un pas en arrière pour observer le fameux objet. Il s’agissait d’un homme d’une cinquantaine d’années dont la tête avait été coupée. Le Bihan sentit une irrépressible nausée l’envahir et commença à vomir. Ce qu’il avait vu était insoutenable et pourtant il savait qu’il lui fallait absolument se retourner encore une fois. Le corps était décapité, mais il portait des vêtements qui lui semblaient familiers. Il avait vu récemment cette chemise à petits carreaux. Dépassant son dégoût, il leva lentement la manche de son bras gauche et découvrit le dessin d’une fleur de lis. — Papa ! Le jeune homme eut un mouvement de recul et sentit que son estomac se soulevait à nouveau. Cette fois, il tomba à genoux avant de recommencer à vomir. 41 Deux moines s’affairaient dans le jardin aux herbes aromatiques de l’abbaye. Ils soignaient les plans de menthe, de sauge, de mélisse et de thym avec la minutie de l’horloger qui entretient une mécanique ancienne. Quand ils virent passer le laïc à leur hauteur, ils le saluèrent silencieusement, d’une simple inclinaison de la tête, qu’il leur rendit respectueusement. L’homme se dirigea d’abord dans le conversorum, puis dans le refectorum mais sans trouver ce qu’il cherchait. Il jeta encore un coup d’oeil au scriptorium et finit par gagner le cloître. Cette partie de l’abbaye datait du douzième siècle et révélait la richesse passée de cette vénérable institution dont la fondation remontait à la fin du onzième siècle. À la grande époque, plus de trois cents frères convers vivaient et travaillaient dans ces murs. Aujourd’hui, l’abbaye n’était plus que le reflet de ce qu’elle avait été. Mais les délicates colonnettes de marbre coiffées de leurs chapiteaux sculptés en feuilles de lierre et de chêne rappelaient les fastes de jadis. L’homme jeta un coup d’oeil autour de lui et s’assura qu’aucun moine ne le voyait. Il courut au milieu du jardin planté de quelques cyprès et souleva une plaque de fonte brunâtre que l’on devinait à peine dans le sol. Il s’engouffra dans le trou et descendit les quelques marches en refermant vite la plaque. — Bon Homme ? murmura-t-il en allumant sa torche. — Oui, Parfait, je suis là ! L’homme était à genoux au fond de cette pièce basse de plafonds qui avait dû jadis faire office de citerne souterraine. Contre le mur étaient entreposés des caisses et de grands sacs de toile. Il se releva d’un coup, comme un enfant pris en flagrant délit de vol de confiture dans l’armoire familiale. — Que fais-tu ici ? — C’est que... répondit l’homme sans réussir à dissimuler son trouble. Je voulais prendre des étendards et... — Pas de mensonge ! le coupa l’autre homme. Tu sais que nous devons éviter de venir dans cet endroit et surtout ne jamais y venir en journée. Aurais-tu oublié nos usages les plus élémentaires ? — Non, Parfait. C’est que je voulais aller les porter sur le pog et... Mais l’homme ne l’écoutait pas. Il dirigea son faisceau lumineux vers l’endroit où était agenouillé son compagnon, quelques instants plus tôt. — Laisse-moi voir ! dit-il en s’approchant. — Non ! s’exclama l’autre. Non, soyez un bon Parfait et ayez confiance. J’ai agi pour le bien de la communauté. Déjà le Parfait avait commencé à remuer la terre encore fraîche à cet endroit de la citerne. L’autre ne savait comment réagir. — Je vous en supplie ! Vous savez que j’agis toujours pour le bien de notre Ordre ! Comme il essayait de le convaincre, il l’avait saisi par l’épaule pour l’empêcher de continuer à creuser. L’autre se retourna, le poussa violemment en arrière au point de le faire trébucher, puis il sortit un revolver de sa poche intérieure. — Ne bouge plus ! Sinon, je n’hésiterai pas à tirer. Et tant pis pour le bruit. Tu as compris ? — Oui. — Oui, qui ? — Oui, Parfait, répondit-il en baissant la tête. Il ne fallut pas longtemps pour que l’homme sente une forme sous ses doigts. Il continua à creuser et ses ongles vinrent s’immiscer dans de minces filaments dont certains étaient noués et collés sous l’effet de la terre encore humide. D’abord surpris, il tira sa découverte d’un coup franc hors de la terre. Le regard qui le fixait appartenait à une tête coupée. — Tu es devenu fou ? s’exclama le Parfait. Ne s’agit-il pas du trafiquant d’art, ce sale fouineur de Maurice Le Bihan ? — J’ai été obligé, se défendit-il avec conviction. C’était lui ou moi ! Ka..., je vous jure ! — Tais-toi, malheureux ! Tu es déterminé à bafouer toutes nos règles ? — Excusez-moi, Parfait. Je me trouvais au pog et il s’était caché. Il devait m’espionner, j’en suis sûr ! Depuis que son fils est là, il fourre son nez partout. Il a dû flairer l’odeur de l’argent. À mesure qu’il se défendait, le Bon Homme gagnait en assurance. Mais le Parfait n’en avait pas encore fini. — Le corps ? demanda-t-il en rangeant son Luger dans sa poche. — Je m’en suis débarrassé dans la forêt. — Pourquoi lui as-tu coupé la tête ? — Au cas où on pourrait l’identifier, j’ai pensé que cela serait préférable. — Il n’y avait personne d’autre ? — Non ! répondit-il peut-être un peu trop vite, mais le Parfait, absorbé dans ses réflexions, ne sembla pas s’en apercevoir. — Tu sais qu’il y a déjà eu assez de morts sans compter ceux que nous devrons encore sacrifier. Peu m’importe le sort de ce curieux, mais je veux que son fils aille au bout de ce qu’il a entrepris. C’est pour cette raison que nous devons l’aider sans nous faire remarquer ! Compris ? — Oui, Parfait. J’ai compris. Le Parfait qui tenait toujours la tête de la main gauche la jeta à terre et puis se frotta les deux paumes l’une contre l’autre pour en éliminer le sang et la terre séchés. — Vas-y, enterre-la. Les vers n’ont qu’à faire leur office ! — Oui, je vais le faire tout de suite. — Et attention ! ajouta-t-il en le prenant par le col. N’oublie pas que tu ne peux rien me cacher. Si j’apprends que l’un d’entre vous oublie le bien de l’Ordre, je n’hésiterai pas à m’en séparer comme on le fait d’une tumeur infectant un corps sain. Compris ? — Oui. Je vous le promets. Pardonnez-moi. Le Bon Homme recommença alors à creuser son trou avec application. Quand il eut atteint une profondeur suffisante, il y déposa délicatement la tête en veillant à orienter les yeux vers la terre, conformément à une vieille superstition que lui avait transmise son père chasseur. Erwin se dit à ce moment précis qu’il avait bien joué. Entre Pierre Le Bihan et lui, c’était désormais une histoire personnelle et il pourrait bientôt finir ce qu’il avait commencé. 42 Berlin, 1938 Cher Jacques, Malgré tous mes efforts, je sentais qu’il serait difficile de trouver ma place au sein de la SS. Derrière l’idéal de pureté que les membres de l’Ordre Noir ambitionnaient d’atteindre, ceux-ci n’étaient que des hommes. À ce titre, ils ne pouvaient se détourner de leur nature profonde. Ils sacrifiaient à leurs penchants coupables. Combien de fois ne suis-je pas entré en conflit avec mes collègues et mes supérieurs qui ne faisaient pas honneur à leur uniforme ? Quand je les voyais marcher dans la rue, tenant le bras de femmes à l’allure vulgaire et habillées de manière tapageuse, je ne pouvais pas m’empêcher de leur dire ce que j’avais sur le coeur. Endosser l’uniforme noir à la double rune Sieg entraînait des responsabilités dont ils ne semblaient pas avoir conscience. Leur comportement me semblait d’autant plus inacceptable qu’ils connaissaient les exigences de Himmler en matière de bonnes moeurs. C’est à cette période que je fis la connaissance de Richard. Après de brillantes études de biologie, il avait rejoint l’Ahnenerbe pour y poursuivre ses recherches liées aux coutumes des anciens Scandinaves. Richard Koenig présentait un pedigree impeccable au regard de nos supérieurs. Dès la fin de la guerre, il avait adhéré à la Thulegesellschaft comme on entrait en religion. Il se passionnait pour les racines profondes du peuple aryen et était convaincu que l’Histoire du monde se définissait par des oppositions éternelles de race et l’affirmation de supériorités légitimes. Il conservait d’ailleurs dans son bureau un petit fanion frappé de l’emblème de la société, un poignard dont la lame était entourée de feuilles de chêne et le manche orné d’un svastika d’où jaillissaient des rayons de lumière. Ce fanion fut le prétexte de notre première discussion. Un jour où je venais lui remettre un dossier, il me complimenta à propos de mon ouvrage sur le Graal. Nous évoquâmes ensuite le symbolisme de la croix gammée et son inspiration orientale. Je fus rapidement impressionné par la clarté de son discours et la pertinence de ses jugements. Il ne ressemblait pas du tout à ces officiers sans élégance qui n’hésitaient pas à s’afficher avec des femmes de mauvaise vie. Je pense que mes remarques avaient fini par attirer l’attention sur moi. S’agissait-il de simple jalousie ou, pire, d’une véritable volonté de me nuire ? Je n’en ai jamais rien su. En revanche, je fus appelé auprès de mon supérieur pour répondre de mes actes selon lui incompatibles avec l’exercice de mes fonctions au sein de l’institut. Mes collègues m’avaient dénoncé en mettant en cause mon penchant pour l’alcool. Le SS Sturmbannführer me regarda dans les yeux en attendant de me voir défaillir ou peut-être même implorer un pardon, mais je pris sur moi et je réussis à demeurer droit et impassible. J’admis apprécier boire de temps en temps un petit verre, mais j’ajoutai immédiatement que je savais toujours conserver la mesure des choses. Probablement l’officier fut-il contrarié de me voir lui tenir tête. Il me regarda avec une expression de dureté que je n’oublierai jamais. Il me mit en garde en me disant que je ferais désormais l’objet d’une surveillance particulière et que tous mes travaux seraient placés sous le contrôle constant de mes supérieurs. Il poursuivit en me disant qu’il me retirait mon Ausweis et que je ne pouvais dès lors plus quitter l’Allemagne. Cette fois, je perdis toute contenance ; je lui dis que je devais absolument voyager afin de poursuivre mes recherches. Comme il ne me répondait pas, j’ajoutai un autre argument en lui disant que je remplissais cette mission sur l’ordre particulier de Himmler. Quand je prononçai le nom du Reichsführer, il se leva et me répondit sur le ton d’un père qui réprimande son enfant. Il me dit que je devais mon maintien dans l’institut à la relative protection que m’accordait Himmler et que sans lui, il y a déjà longtemps que j’en aurais été chassé. Et il ajouta que l’aveuglement n’avait qu’un temps. Il me pria ensuite de quitter son bureau. Lorsque je me retrouvai dans le couloir, Richard Koenig n’était pas loin. En voyant mon expression, il comprit que je venais de vivre un moment très difficile. Il m’invita à le suivre dans son bureau où je pus lui raconter tout ce qui venait de m’arriver. La peine qui se dessinait sur son visage n’avait rien d’un sentiment feint ou convenu. Il compatissait réellement à la punition injuste dont je faisais l’objet. Poussé par l’amitié qu’il me portait, il proposa de m’aider et de poursuivre les recherches que j’avais entamées. Mais il fallait avant tout que je lui explique précisément l’objet de ma quête et les résultats que j’avais obtenus jusque-là. Ce fut alors que je lui parlai pour la première fois du siège de Montségur et de la fuite des quatre Parfaits. Grâce à Richard, j’avais retrouvé foi en mon combat. Ton dévoué, Otto Rahn 43 Le Bihan avait hésité avant de retourner au pied du pog de Montségur, mais il avait repris sa voiture dès l’après-midi pour en avoir le coeur net. Cette fois, il était bien décidé à révéler tout ce qu’il savait à la police. Mais pour parler de meurtre, il fallait un cadavre et une fois de plus, le corps avait disparu quand il était revenu à l’endroit où il l’avait découvert. Il chercha les balles qui avaient été tirées contre lui, mais il n’eut pas plus de chance. Il n’était pas étonné de ne rien retrouver. Ceux qui tiraient les fils de ce grand jeu de massacre n’avaient pas l’habitude de laisser de trace derrière eux. Et si tout cela était faux en définitive ? Comme une espèce de mise en scène atroce. Le jeune homme se passa la main sur le visage et ressentit une terrible impression de lassitude. Non, il n’avait pas rêvé. Il avait vu les corps, il avait senti l’odeur caractéristique de la mort. Mais s’il était si facile de tuer, pourquoi, lui, restait-il vivant ? Si les tueurs se révélaient aussi efficaces, pourquoi n’avaient-ils pas encore décidé de se débarrasser de lui ? Ou, plus précisément, pourquoi l’avaient-ils raté quand ils le pistaient au sommet du pog ? Alors qu’il retournait vers sa voiture, il revit le visage de son père. Une terrible pensée lui traversa l’esprit. Où pouvait bien être ce visage à l’heure qu’il était ? Et le corps avait-il été réuni à la tête ? Il ouvrit la portière de la 2CV et se laissa tomber sur le siège en faisant geindre des amortisseurs déjà en petite forme. — Roule ! En entendant cette voix féminine, le premier réflexe de Le Bihan fut de se retourner. Mais déjà la voix remettait cela, en criant cette fois. — Roule, je te dis ! Vite ! Le Bihan n’en croyait pas ses oreilles. Cette voix, il avait cru ne plus jamais l’entendre. — Mireille ? Mais comment m’as-tu retrouvé ? Ils t’ont laissée partir ? — Ils ne m’ont jamais attrapée ! Mais tu vas te décider à rouler, oui ou non ? Je connais un lieu tranquille où nous pourrons discuter. J’ai beaucoup de choses à te dire. Le jeune homme était tellement heureux d’entendre Mireille qu’il avait instantanément oublié toutes ses idées noires. Il jeta un coup d’oeil dans le rétroviseur et revit avec bonheur les longs cheveux noirs de la disparue à peine retrouvée. Il la trouvait belle. Depuis le premier jour, il l’avait toujours trouvée belle. Cette fois, il avait envie de lui dire, tout simplement. — Prends la première à droite ! commandait Mireille. Attention, c’est une petite route. Oui, c’est ici ! Au cours du trajet, la voiture changea encore souvent de direction, en fonction des injonctions de Mireille auxquelles Le Bihan obéissait sans discuter. Finalement, la 2CV entra dans une propriété qui semblait abandonnée. — C’est ici ! Arrête-toi ! Le Bihan obéit et il alla garer la voiture le long d’un bâtiment en ruine qui avait dû être jadis une bergerie. Puis il sortit de la voiture et, en parfait gentleman, alla ouvrir la portière de Mireille. Elle sortit de la voiture avec une précipitation qui n’entamait en rien ni son charme ni sa beauté. Quand il la vit devant lui, Pierre ne réfléchit qu’un seul instant au geste qu’il brûlait d’accomplir. Cela faisait trop longtemps qu’il en avait envie. Il la prit contre lui, la serra fort et rapprocha son visage. Ses lèvres entreprirent alors de chercher les siennes. Mais elles n’y parvinrent pas. Au contraire, Mireille repoussa brusquement Le Bihan avec une expression de dégoût qui lui déplut. Il réagit de son côté avec la même violence. — Et alors ? s’exclama-t-il. Ça ne va pas ? Je te dégoûte ? Je pensais que tu étais moins sauvage. En tout cas, si j’en crois ta réputation dans la région. — Je t’en prie, lui répondit-elle en essayant de se montrer plus douce. Ne rends pas les choses plus compliquées. Laisse-moi d’abord t’expliquer. L’historien la regarda avec colère. Il ne répondit rien et préféra la laisser continuer. Ce qu’elle avait à dire semblait lui coûter beaucoup d’efforts. Elle inspira profondément avant de se lancer comme un enfant qui craint de se jeter dans la grande profondeur d’un bassin de natation. — Pierre, je t’aime beaucoup. Pour être franche, c’est même davantage que cela. Je crois que je t’ai aimé tout court, même si je ne m’en étais pas aperçue. Mais ce n’est plus possible... — Ah, ne put-il pas s’empêcher de répondre. J’aimerais bien savoir pourquoi ! — Maurice n’était pas seulement ton père. — Là, je suis d’accord avec toi. C’était aussi un voleur, un menteur et un lâche. Mireille ne releva pas. Elle poursuivit : — Il était aussi mon père. — Pardon ? dit Le Bihan qui pensa ne pas avoir bien entendu. — Je suis la fille que lui a donnée Eugénie. Tu sais, le grand amour de sa vie. — Euh, oui... Enfin, non. Mais je... Mireille regarda un instant Pierre. Elle savait que toute cette histoire allait être difficile à accepter. — Je sais qu’il vous a fait souffrir, toi et ta mère, poursuivit-elle. Mais si cela peut te rassurer, il n’a pas mieux agi avec nous. Il a fini par abandonner ma mère qui n’avait pas assez d’argent pour s’occuper de moi. Il est parti, comme ça, du jour au lendemain, sans rien nous dire. Ma pauvre mère en était toujours aussi folle. C’est bien simple, elle n’arrivait même pas à lui en vouloir ! Alors, elle s’est laissée aller. Mireille baissa les yeux un instant. Il lui était pénible de réveiller ces souvenirs. — Elle ne s’est jamais vraiment occupée de moi : Elle a commencé à boire, elle en voulait à la terre entière. À la fin, j’étais obligée de mendier de la nourriture chez les voisins de l’immeuble. Elle ne quittait plus son lit et, un jour, elle a été dénoncée à la police. Quand elle a appris qu’ils arrivaient, elle a préféré se jeter par la fenêtre plutôt que d’affronter la réalité en face. — Mais, c’est horrible ! Et toi ? demanda Le Bihan. Qu’es-tu devenue ? — Maurice est revenu de manière aussi inattendue qu’il était parti. Il m’a emmenée avec lui et je l’ai accompagné pendant les années qui ont suivi. J’ai tout connu : les combines, les petits boulots pas glorieux, les escroqueries, les cavales minables. Mais c’était mon père. Il s’occupait de moi. Mireille avait prononcé ces paroles sans s’apercevoir du mal qu’elles pouvaient provoquer chez Pierre. Lui n’avait jamais pu compter sur son père. Et il l’avait retrouvé pour le perdre aussi vite qu’il était parti la première fois. En guise de souvenir, il n’avait qu’un seul déjeuner avec lui et un océan de reproches. — Voilà, poursuivit-elle, un peu gênée. Alors, j’ai fini par m’en aller. Je voulais me débrouiller par moi-même et surtout ne plus rien lui devoir. De temps en temps, ma route croisait la sienne, mais je ne cherchais jamais à le revoir. Ce sont les hasards de la vie. Tiens, j’ignorais par exemple qu’il était revenu dans la région. — Et pour moi, tu savais ? — Non. Je ne savais même pas qu’il avait un fils. Maurice utilisait tellement d’identités que je ne me souvenais pas du nom de Le Bihan. Ce n’est qu’il y a trois jours qu’il m’a tout raconté et que j’ai appris que j’étais ta soeur. Mireille avait lancé le mot comme s’il avait été naturel. Pourtant, elle ne l’avait encore jamais prononcé. Pierre le répéta dans son esprit. « Soeur », il avait une soeur. Il y avait quelques minutes de cela, il espérait avoir trouvé l’amour et voilà qu’il se retrouvait avec une soeur. — Mais où t’es-tu cachée ? lui demanda-t-il. — Ici. C’est plutôt tranquille, tu ne trouves pas ? Le Bihan réfléchit avant de s’exclamer : — Mais tu n’es pas Philippa ? — Philippa ? Je ne connais pas de Philippa, s’exclama-t-elle. Je me suis cachée ! — Cachée de qui ? Et pourquoi ? — Pierre, il se passe de drôles de choses dans la région. Bien plus terribles que ce que tu peux imaginer ! En fait, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai la certitude qu’ils se taisent. — Ils se taisent ? Mais qui ? — Plein de gens, répondit Mireille sur un ton mystérieux. Ils possèdent des secrets qu’ils ne veulent pas réveiller. Et la tondue n’est pas la seule à la boucler ! De toute évidence, Mireille avait encore un oeuf à peler avec son ex-patronne. Le Bihan ne releva pas, il avait encore d’autres choses à apprendre. — Maurice, que t’a-t-il dit ? Tu as une idée de ceux qui l’ont tué ? — Maurice m’a conseillé de ne pas me mêler de tout cela. Il m’a seulement révélé qu’il savait certaines choses que d’autres préféraient oublier, mais que cela pouvait l’aider dans ses affaires. C’est tout. — Il savait des choses, réfléchit Le Bihan. Tu étais au courant des biens des Juifs qu’il aurait revendus ? Mireille ne parut pas étonnée. — Je te l’ai dit : il n’expliquait jamais clairement ses affaires, mais je savais qu’elles n’étaient pas toujours très propres. Alors, pour faire simple, disons que cela ne m’étonnerait pas ! La jeune femme se tut. Elle semblait fatiguée de lui avoir raconté tout cela. Le jeune homme regarda avec des yeux nouveaux la soeur qu’il venait de découvrir. — Et maintenant, qu’allons-nous faire ? — Nous ? s’étonna Mireille. Toi, je n’en sais rien, mais moi, oui. Je vais me tailler ! Ici, le fond de l’air devient trop dangereux pour moi. Et si je pouvais te donner un conseil, ce serait de faire comme moi. — Non. — Pourquoi ? Toi aussi, tu es sur la piste d’un trésor ? — Non, je suis sur les tracés d’un homme qui poursuivait son Graal. Tout le monde pense qu’il ne l’a jamais trouvé, mais moi j’ai la preuve qu’il l’a atteint. Ou en tout cas, qu’il était tout près du but. — Tu parles de ton Boche ? Rahn le fêlé ? Le Bihan regarda Mireille. Soeur ou pas soeur, il se sentait bien avec elle. Il devait la convaincre de ne pas quitter la région. 44 Pour la troisième fois depuis le début de la journée, Chenal frappa à la porte de Le Bihan. Et pour la troisième fois, il ne reçut aucune réponse. — Monsieur Le Bihan ? tenta encore l’hôtelier. Je vous ai préparé quelque chose à manger. Je suis sûr que cela vous plaira. Vous verrez, c’est très simple. Il s’agit d’un petit morceau de pain grillé avec du confit d’oie que m’envoie mon cousin de Mirande. Vous m’en direz des nouvelles ! Personne ne semblait bouger dans la chambre, mais Chenal refusa de s’avouer vaincu. Il se mit à tambouriner sur la porte. — Je sais que cela ne me regarde pas, mais vous devriez sortir ! poursuivit-il. Cela fait déjà deux jours que vous restez enfermé dans cette chambre ! Si je peux faire quelque chose, dites-le-moi ! On commence à s’inquiéter, ma femme et moi ! Le bruit caractéristique de la clé tournant dans la serrure accompagné du choc du porte-clés en bois sculpté d’une croix albigeoise heurtant contre la porte, rassura l’hôtelier. Le Bihan apparut devant lui, les traits tirés et le bas du visage mangé par une barbe de deux jours. Chenal n’attendit pas d’y être invité pour rentrer dans la chambre et poser le plateau sur la table. La pièce était plongée dans la pénombre et il ouvrit les tentures en laissant entrer un franc soleil dans la pièce. Le Bihan, qui ne s’attendait pas à une telle intrusion de lumière, ferma les yeux et s’assit sur son lit. — Vous savez que vous avez inquiété notre brave femme de ménage ? poursuivit l’hôtelier sur un ton de faux reproche. Elle m’a dit que vous l’empêchiez de faire la chambre et elle a même ajouté qu’elle craignait de vous retrouver mort. Vous pouvez vous vanter de nous en avoir donné des émotions ! — Pardon, répondit sans conviction l’historien. Chenal prit la chaise de bois placée devant la petite table qui faisait office de bureau. Il remarqua la pile de documents qui recouvrait le modeste meuble. Il y avait non seulement de nombreuses notes, des schémas représentant le plan de Montségur, mais aussi des livres qu’il avait empruntés à la bibliothèque et des articles de journaux. L’hôtelier plaça la chaise face au lit où s’était assis son client et s’assit en posant ses bras sur le dossier. — Pierre, je sais que ce que je vais vous demander ne me regarde pas, lui dit-il d’une voix amicale. Mais voilà, je ne vous considère pas comme un client normal. Vous vous intéressez à notre région et vous aurez compris que, moi, j’ai toujours été amoureux de notre beau pays. Je sens que vous allez mal et j’aimerais vous aider, mais vous ne me rendez pas la tâche facile en vous enfermant jour et nuit dans votre chambre et en refusant de nous parler. Pierre, vous n’êtes pas seul ! Ce dernier mot rencontra une résonance particulière dans l’esprit de Le Bihan. Car c’était bien là que résidait le fond de son problème. Il se sentait seul, terriblement seul. — C’est une longue histoire, répondit Le Bihan. Mais le plus étrange, c’est que cette histoire, qui m’est a priori complètement étrangère, me renvoie sans cesse à mon passé. — Les Cathares ? demanda Chenal. — Oui. Au début, il y avait les Cathares, mais après, il y a eu d’autres découvertes. J’ai retrouvé mon père et puis ma soeur... enfin, ma demi-soeur. Chenal se leva et versa un verre de vin pour son client. Il revint vers lui de bonne humeur en lui tendant le verre. — Mais ce sont deux excellentes nouvelles ! s’exclama-t-il. Je ne vois pas pourquoi elles vous mettent dans un état pareil ! — Disons que mon père a eu un grave accident et que ma soeur a décidé de partir. Pendant que Le Bihan buvait son verre de vin, Chenal cherchait les mots justes. Il avait manqué de tact et se demandait comment il pourrait se rattraper. — Excusez-moi, répondit-il sur un ton complice. Mais tout d’un coup, une idée me traverse l’esprit. Elle est peut-être saugrenue, mais je... — Allez-y, l’encouragea Le Bihan. Il y a longtemps que j’ai renoncé à juger ce qui était saugrenu et ce qui ne l’était pas ! — Le beau Maurice, poursuivit Chenal en rassemblant son courage, c’est lui, votre père ? Le Bihan le regarda sans trahir la moindre émotion. — Oui. Et vous m’en avez parlé l’autre jour de manière peu flatteuse. — C’est que, balbutia Chenal de plus en plus gêné, je ne savais pas. Vous auriez pu me le dire. Après tout, je n’ai fait que colporter des bruits qui courent dans la région. Vous n’ignorez pas comment sont les gens ! — Ne vous excusez pas, le rassura Le Bihan. Mon père était un sale type. Chenal tiqua en écoutant son client. — Était ? s’étonna-t-il. Vous avez dit qu’il avait été blessé. Il n’est quand même pas... Le Bihan s’accorda une seconde de réflexion. Chenal faisait clairement son possible pour lui venir en aide. Il avait envie de tout lui raconter, mais comment justifier son silence face à la police ? Depuis le début de cette histoire, il avait eu l’arrogance de vouloir tout régler seul et il devenait de fait le complice des malfaiteurs. — Non, décida-t-il de répondre. Il n’est pas mort. Il a eu un accident de voiture, mais il en a réchappé. Il se trouve actuellement à l’hôpital de Périgueux. — Je suis désolé, répondit Chenal en lui tendant le fameux morceau de pain accompagné de son confit. — Ne le soyez pas. C’est un sale type, je vous l’ai dit. Il ne mérite pas qu’on s’apitoie sur son sort. Chenal regarda une nouvelle fois les documents étalés sur la table. Il prit le volume de Rahn, Croisade contre le Graal, et dit d’un air goguenard : — Ce cher Rahn ! Encore un fêlé qui y a laissé des plumes, lâcha-t-il en souriant. Au fait, où en sont vos recherches ? — Je patine, avoua Le Bihan. J’ai chaque fois l’impression d’avancer et puis je recule. À première vue, les choses paraissent simples. Enfin, je dirais qu’elles s’enchaînent de manière logique et puis surgit toujours une invraisemblance. — C’est ce qui fait toute la fascination des Cathares, vous ne pensez pas ? Le Bihan se leva et prit une photo. Elle représentait un homme jeune, mince et apparemment sûr de lui. Il la fixa un instant avant de poser une question. — Alors, vous aussi, vous pensez que Rahn était fou ? — Tous les nazis étaient fous, non ? répondit Chenal. — On est d’accord, poursuivit Le Bihan, mais je ne parlais pas de son passage dans la SS. Je pensais plutôt à ses recherches. Je suis sûr qu’il a découvert quelque chose ! Quelque chose d’important. — Et personne ne le saurait ? — Là réside justement le problème. C’est comme si le fil avait été brisé à un moment donné et que nul n’avait jusqu’à présent réussi à le rétablir. Chenal était étonné de voir que son client avait subitement repris du poil de la bête. En continuant à parler, il avait même commencé à dévorer son confit à belles dents. — Et vous comptez le faire ? — Pour être honnête, j’ai déjà pensé à plusieurs reprises être sur le point d’y arriver. Mais chaque fois, j’ai échoué. Il me manque encore quelques éléments. Mais il n’est pas facile de percer les secrets dans la région ! — Eh bien ! Je peux au moins servir à cela ! Je la connais comme ma poche, moi, cette région ! Si cela vous dit, je peux vous guider ! Le Bihan ne s’attendait pas à une telle proposition. — Ah ? ! Bon, bien sûr, cela me dépannerait. Chenal se leva d’un bond et il reprit le plateau avec l’assiette qui avait recueilli la pitance de Le Bihan. Il se dirigea vers la porte d’un pas alerte. — Alors, c’est dit ! Rendez-vous demain matin. On partira vers huit heures, cela vous va ? — Parfait ! s’exclama Le Bihan. Chenal ferma la porte tandis que l’historien se levait et allait observer la tête qu’il avait dans le miroir au-dessus du lavabo. Il prit sa trousse et sortit le savon, le blaireau et son rasoir. Il se prit à espérer : peut-être que Mireille allait revenir. Et peut-être même n’était-elle pas en danger. « Je crois que je t’ai aimé tout court, même si je ne m’en étais pas aperçue. Mais ce n ‘est plus possible. » Comme il avait envie que cette histoire de fraternité révélée ne soit qu’une erreur, un stupide malentendu ! Après avoir rasé la barbe qui lui donnait un sérieux coup de vieux, il se dirigea vers la table où étaient étalés tous ses documents. Il en extrait une petite enveloppe blanche qui contenait une courte lettre. Pour la centième fois, il la relut. Cher Pierre, Ne m’en veux pas, mais cette histoire n’est pas la mienne. Je suis sûre que nos chemins finiront par se croiser à nouveau. Tu me plais, mais depuis que j’ai appris que tu étais mon frère, je sais que nous n’avons rien à attendre de cette histoire. J’ai réfléchi et je crois que tu dois aller au bout de ce que tu as entrepris. J’ai oublié de te donner un dernier filon concernant cette chère Betty. A l’occasion, parle-lui du bon Richard Fritz. Tu verras qu’elle a toujours aimé taquiner du Teuton. À bientôt, Mireille 45 Les coups de pioche n’avaient connu aucune trêve depuis des heures. L’étroit passage qui avait été dégagé quelques jours auparavant s’était progressivement transformé en galerie d’accès dans laquelle un homme pouvait facilement progresser à condition d’avancer courbé. Depuis la tombée du jour, une vingtaine d’hommes et de femmes s’affairaient pour mener à bien leur ouvrage. À cette heure déjà tardive, c’était à la lueur des torches qu’ils poursuivaient leur travail. Le Parfait revêtu d’un mantel blanc rehaussé d’un surcot armorié se tenait à l’entrée du couloir. Un Bon Homme s’était posté à l’accès de la cour principale. Un autre faisait un tour de ronde autour de la forteresse. Alors que ce dernier repassait devant l’entrée de la galerie, il s’arrêta un instant. — Je continue à me méfier, dit-il à son compère qui montait la garde. Nous n’aurions jamais dû faire appel à eux ! — Cela fait des semaines que nous creusons et la tâche nous semblait sans fin. À présent, nous sommes enfin prêts de toucher au but. Nous avons besoin d’eux pour le moment. Après, nous verrons. Une jeune femme sortit du couloir. Elle portait un panier rempli de terre et de gravillons et passa entre les deux hommes sans leur adresser le moindre regard. Elle tenait la tête baissée en signe de respect ou de soumission. Après avoir fait quelques pas, elle alla jeter le contenu de son panier sur la pente du pog et puis elle revint avec son panier vide pour retourner dans le long conduit. — Tu vois, dit le Parfait qui montait la garde devant l’entrée. Même Philippa l’indomptable est rentrée dans le rang. Cela fait longtemps que j’ai appris à mater les fortes têtes. Crois-moi, il n’est pas toujours nécessaire de recourir à la force. À condition d’être bien appliquée, la pression psychologique peut aussi faire des merveilles. — Et vous pensez qu’ils s’en retourneront chez eux, par la suite, comme si de rien n’était ? Le Parfait plongea sa main dans sa tunique et en sortit un revolver. Il fit mine de viser l’entrée de la galerie et puis le rangea à nouveau dans son habit. — Nous les tenons par une arme bien meilleure que celle-ci : la peur ! Aucun d’entre eux ne peut nous échapper et s’il devait commettre une telle folie : Pang ! Il suffirait de faire appel aux moyens modernes pour s’en débarrasser. — Vous savez que les Cathares ont toujours considéré leur corps comme une simple tunique de peau. En d’autres mots, un vêtement que l’âme endosse le temps d’une vie, mais qui ne fait pas partie d’eux. Ils peuvent ne pas se préoccuper de cette enveloppe charnelle que vous menacez. — Crois-moi. Tous les Cathares ne se sont pas jetés de gaieté de coeur dans le bûcher. Les historiens ont tendance à glorifier le courage des hommes pour en faire d’honorables martyrs. Alors qu’il venait d’achever sa phrase, un étrange bruit se fit entendre au fond de la galerie. C’était comme un son sourd accompagné d’une résonance creuse. Quelques secondes plus tard, un homme sortit du couloir. — Nous y sommes ! s’exclama-t-il. Bon Homme, nous y sommes arrivés ! — Fais sortir tes compères ! ordonna-t-il. Vite ! Le Parfait sortit un sifflet et émit un petit son strident. Il répéta cette courte opération trois fois et le troisième compère qui montait la garde à l’entrée principale arriva à son tour. La vingtaine d’hommes qui oeuvraient dans le conduit étaient sortis à l’air libre ; ils s’étirèrent et redressèrent leurs dos qui avaient été mis à rude épreuve dans ce passage étroit où ils travaillaient depuis des heures. Entre-temps, l’autre Bon Homme était arrivé. — Tu les surveilleras pendant que nous allons juger par nous-mêmes ! Mais il n’y eut pas le moindre mouvement de révolte de la part des ouvriers. Ils s’alignèrent avec discipline le long du mur du rempart en mettant les mains sur la tête. Leur garde n’eut même pas à sortir son arme pour leur imposer l’obéissance. Pendant ce temps, les deux hommes étaient déjà entrés dans le couloir de pierre. Ils accomplirent rapidement la trentaine de mètres qui les conduisaient dans le coeur du pog. La descente se révéla de plus en plus raide au moment où ils parvinrent au fond du couloir. Une mince ouverture avait été creusée par les ouvriers. Le Parfait eut fort à faire pour s’y glisser, mais Ses efforts furent bientôt récompensés. Il pénétra dans une pièce aux allures de crypte médiévale dont les murs étaient ornés de colonnes. Face à la paroi du fond, se dressait un autel de pierre. L’ensemble se distinguait par son extrême sobriété, mais le regard était immédiatement attiré par une fresque aux teintes passées représentant une colombe volante et placée juste au-dessus de l’autel. L’autre Bon Homme qui avait rejoint son compère l’interrogea. — Où sommes-nous ? — Nous sommes dans un lieu que plus personne n’a visité depuis la chute de Montségur. (Tandis qu’il continuait à observer la pièce, il ajouta :) Nous sommes dans le repaire secret de Pierre-Roger de Mirepoix. Il parlait à voix basse, mais la configuration des lieux gonflait sa voix d’un profond écho qui amplifiait la moindre de ses paroles, parfois même jusqu’à la démesure. Comme un guide désireux d’éclairer son client, il poursuivit ses explications. — Regardez ! Là, derrière l’autel, cette représentation de la colombe volante. C’est la seule illustration matérielle ou symbolique de la religion que vous trouverez dans ce lieu. Les Cathares condamnaient toute représentation matérielle qu’ils jugeaient satanique et l’assimilaient à l’incarnation du Malin. — Mais alors, répondit l’autre, pourquoi cette colombe ? — On trouve quelques rares témoins et ils sont issus des origines du christianisme comme la colombe qui représente la pureté, l’espoir et l’incarnation du Saint-Esprit. Vous voyez, c’est un peu comme si l’âme quittait sa tunique de chair pour rejoindre la divinité. Le Parfait se jeta à genoux devant l’autel et commença à tâter le sol de ses deux mains. Il se mit à gratter avec de plus en plus de nervosité jusqu’à s’érafler le bout des doigts. Comme il ne trouvait rien, il engagea son compère à faire de même. À présent, c’était les deux hommes qui s’affairaient à sonder le sol, mais sans succès. — Il n’y a rien ici ! Je suis pourtant sûr que Mirepoix a laissé une preuve dans cette pièce. — À quelle preuve pensez-vous ? Le Parfait se releva. Il porta sa main au menton, le temps de rassembler ses idées. Puis il se lança dans une explication qui tenait autant du théâtre que de l’exposé scientifique. — Imaginez-vous ! Nous sommes en 1244. Montségur est sur le point de tomber entre les mains des croisés. Le temps presse ! Il faut à tout prix sauver ce qui peut encore l’être. Mirepoix se retire dans son antre secret. Nul ne connaît ce lieu. C’est ici qu’il renferme les secrets de son église. Mais Mirepoix sait qu’il n’abandonnera pas les siens. Il se prépare à la mort tout en veillant à assurer la survie de la foi des siens. Il doit sauver le Graal ! Alors, il n’a d’autre choix que de le cacher ici. Il erre, il tourne en rond dans cette salle, il va s’agenouiller devant l’autel. Ayant prononcé ces mots, le Parfait se dirigea une nouvelle fois devant l’autel de pierre. Il se mit à genoux et passant sous la tablette de pierre, entreprit à nouveau de sonder le sol. Cette fois, à force de tâter, il finit par sentir une rainure dans la pierre. Il essaya de la soulever, mais sans y parvenir. Il essaya alors de la pousser et réussit à la faire coulisser. Il accomplit son geste avec autant de douceur que de précaution jusqu’à faire apparaître une plaque de métal. Il plongea les mains dans la petite cache et en sortit un coffre d’argent qu’il posa sur l’autel. Derrière lui, le Bon Homme n’en croyait pas ses yeux. — Vous avez réussi ! Parfait, vous avez trouvé le Graal ! — Oui, je crois que nous allons pouvoir nous passer du Normand fouineur et dicter notre loi à tous ceux qui nous obligent à nous terrer comme des rats depuis trop longtemps. Le Parfait examina attentivement le petit coffre. À son grand étonnement, il n’était muni d’aucune serrure. Il suffisait de soulever son couvercle pour l’ouvrir. — Sheisse ! s’écria-t-il. — Qu’y a-t-il ? lui demanda l’autre en venant juger lui-même le contenu du coffre. — Il est vide ! Le Parfait passait sa main avec nervosité au fond du coffre comme si la moindre trace, le plus petit message venu de la nuit des temps pouvaient lui donner une piste. Comme il ne trouvait rien, il recommença à réfléchir. Ses déductions le menèrent rapidement à deux pistes guère réjouissantes. Mais l’une lui plaisait encore moins que l’autre. — Peut-être que Mirepoix a confié le trésor à d’autres membres de sa communauté ou alors... — Ou alors quelqu’un d’autre serait passé avant nous ? — Ou Rahn avait-il vraiment réussi à percer le secret de Montségur. — Il se serait emparé du trésor ? Le Parfait se prit la tête entre les mains. Au plus profond de lui-même, la rage le disputait à la lassitude. — Oui, répondit-il d’une voix sourde, son fameux Graal. Mais qu’a-t-il bien pu en faire ? 46 Berlin, 1938 Cher Jacques, Dans les semaines qui suivirent, l’appui de mon cher ami Richard se révéla plus que précieux. J’étais à la fois tributaire du bon vouloir de mes supérieurs et condamné à ne pas pouvoir quitter les frontières du pays. Or, grâce aux dernières informations que j’avais obtenues d’Ussat-les-Bains, je savais que l’objet de ma quête nécessitait d’entreprendre plusieurs voyages à l’étranger. Je décidai donc de mettre totalement mon ami dans la confidence même si j’étais conscient des risques que j’encourrais. Il faut me comprendre ; jamais encore il ne m’avait été donné de rencontrer un être comme Richard. J’éprouvais la troublante sensation d’être confronté à un homme qui pensait en tout point comme moi jusqu’à pouvoir deviner l’idée qui me traversait l’esprit. Je pensais sincèrement que ce genre d’opportunité n’apparaissait qu’une seule fois dans une vie et qu’il fallait absolument la saisir pour ne pas courir le risque de ne plus jamais y être confronté. Je lui confiai donc l’objet de la première étape de mon périple. Heureusement pour moi, il s’agissait d’un voyage en Allemagne. J’étais assuré de pouvoir me rendre à Cologne sans encombre malgré les soupçons que nourrissaient envers moi mes supérieurs. Parvenu à ce moment de mon récit, je pense qu’il est temps de te révéler, cher Jacques, l’autre aspect de ma grande découverte. Contrairement à ce que les spécialistes de la question ont toujours affirmé, le catharisme ne s’est pas limité à une aire géographique bien déterminée. Au contraire, l’hérésie a essaimé bien au-delà des frontières du royaume de France. En Allemagne, Cologne en fut le foyer principal. Dès 1153, des Bons Hommes y prêchèrent la bonne parole. Par la suite, leur croyance se répandit vers d’autres villes comme Bonn et Mayence. Rapidement, le clergé officiel se résolut à lutter contre les déviances de la « vraie Foi ». Hildegard von Bingen prononça même un vibrant discours afin de lutter contre l’hérésie qui dévorait les coeurs purs. Un siècle après la propagation de l’hérésie en Allemagne, des bûchers furent allumés. En Allemagne, comme dans le Languedoc, les hérétiques qui refusaient d’abjurer étaient condamnés à périr par les flammes. Mais ce que beaucoup ignoraient, c’était que les hérétiques bénéficiaient de nombreux appuis dans la population. Et il leur fallait compter sur eux pour mettre leur incroyable projet à exécution ! Tu comprends mieux à présent l’obligation que j’avais d’entreprendre différents voyages à travers l’Europe. Tant que le catharisme était considéré comme un phénomène local, il paraissait simple à extirper comme on le ferait d’une mauvaise herbe dans un massif de fleurs. Mais à partir du moment où je faisais la preuve de son extension géographique en Europe, il redevenait un dangereux ennemi de l’Église officielle. J’avais compris que la menace était toujours bien présente, plusieurs siècles après les persécutions. Les Cathares avaient confié aux générations futures une arme pour reprendre le combat. Un matin de décembre, je me rendis de bonne heure à la gare afin de prendre le train en direction de Cologne. J’aurais aimé que mon ami Richard puisse m’accompagner, mais son travail à l’Ahnenerbe l’empêchait de quitter Berlin en cette saison. Je lui promis de le tenir au courant de mes recherches et surtout de l’informer de ma découverte. J’étais convaincu que, cette fois, je touchais enfin au but. Alors que je montais à bord de la voiture, deux silhouettes qui marchaient à vive allure sur le quai attirèrent mon attention. Deux hommes en uniforme de la SS arrivèrent bientôt à ma hauteur. Je fis semblant de ne pas les remarquer et j’allais m’engager dans le couloir de la voiture quand l’un d’entre eux posa sa main sur mon épaule... Ils me prièrent de redescendre et de les suivre. J’eus beau leur dire que je faisais partie de la SS et que je partais en mission pour l’Ahnenerbe, ils ne voulurent rien entendre. Je fus d’abord conduit dans une cellule d’un bâtiment de la SS. Nul ne me donna la moindre explication. Deux jours plus tard, je fus envoyé à Buchenwald. Je me retrouvai affecté à la surveillance du Lager. L’enfer commençait. Ton dévoué, Otto Rahn 47 La voiture sillonnait les routes de l’Ariège et de l’Aude depuis le matin. Chenal avait tenu sa parole et il avait servi de guide à Le Bihan pour lui faire découvrir les sites les plus remarquables de la région. Ils étaient passés par Tarascon, Peyrepertuse, Quéribus, les grottes de Niaux, Pamiers... À chaque étape, l’hôtelier avait démontré à son client l’étendue de ses connaissances. Rien ne lui échappait : les dates de construction des châteaux, les conditions de leur siège, les légendes qui s’y rattachaient. C’était comme si l’Histoire reprenait vie à travers ses explications. Arrivé à la fin de la journée, Le Bihan réalisa qu’il n’avait jamais interrompu son guide. Pour un professeur aussi bavard, c’était pourtant loin d’être gagné d’avance ! Alors qu’ils roulaient à bonne allure vers l’hôtel, ils passèrent à côté d’une vaste allée précédée d’un petit panneau annonçant l’abbaye de Fontchaude. — Et ici ? demanda Le Bihan. Chenal sourit et ralentit. À présent, les deux hommes se connaissaient suffisamment pour se tutoyer. — Décidément, je vois que tu veux tout connaître ! Mais tu sais qu’il ne te suffira pas d’un après-midi pour percer tous les secrets de notre région. Parfois même une vie entière ne suffit pas. — Je ne te demande pas de visiter, précisa l’historien. C’était juste une dernière curiosité de ma part. Chenal arrêta la voiture un peu plus loin, à la lisière d’un champ qui offrait une belle vue sur les bâtiments de l’abbaye. Il sortit du véhicule et commença ses explications. — Ici, nous avons un beau point de vue, estima-t-il. À cette heure, je doute que les moines apprécieraient d’être dérangés. — Il y a encore beaucoup de moines qui vivent ici ? demanda Le Bihan. — Oh non ! répondit Chenal en souriant. Une dizaine tout au plus. Mais ils sont fiers du passé prestigieux de leur abbaye et ils veulent perpétuer sa tradition. À l’origine, il n’y avait ici qu’une petite communauté de bénédictins. Mais vers la moitié du douzième siècle, elle adopta la règle cistercienne. Comme tu le sais, les moines de cet Ordre font voeu de pauvreté et chaque moment de leur vie est réglé selon un rituel immuable. — Cela ne les a pas empêchés de devenir très riches, objecta Le Bihan. Chenal posa amicalement sa main sur l’épaule de l’historien. — Voilà bien une remarque de laïcard de l’Éducation nationale, lança-t-il. Un pur produit de notre bonne vieille Troisième République ! Tu sais, ici, l’Église est restée très importante à travers les siècles. Seule la Révolution lui a taillé des croupières, mais l’Empire a réparé les dégâts et c’est pour cette raison que l’abbaye de Fontchaude est parvenue jusqu’à nous dans cet état ! — Eh bien, le laïcard te félicite, répondit Le Bihan en souriant. Pour une fois, ce soir, je n’aurai pas envie de bouffer du curé. Au fait, que me proposes-tu pour assouvir mon péché de gourmandise ? — Je connais un petit hôtel sympathique, répondit Chenal sur le même ton. Il ne paie pas de mine, mais tu m’en diras des nouvelles. Il paraît même qu’il y a de la volaille aux truffes au menu ce soir ! — Alors, que Dieu me pardonne, mais je vais céder à la tentation, s’exclama joyeusement Le Bihan. Les deux hommes avaient repris place à bord de l’automobile qui les menait vers l’hôtel des Albigeois. Le Bihan regardait le paysage qui défilait à belle allure par la fenêtre et était très satisfait de sa journée. Non seulement, il avait appris beaucoup de choses, mais en plus, il était heureux d’avoir passé ces moments avec Chenal. Il avait appris à mieux connaître un homme dont la chaleur dépassait de loin la simple attitude d’un commerçant attentif au bien-être de sa clientèle. L’hôtelier possédait une fibre humaine qui réchauffait le coeur et il avait même réussi, le temps de leur promenade, à chasser les idées noires de l’esprit de Le Bihan. Comme s’il était capable de lire dans ses pensées, il l’interrogea à ce moment précis. — Alors, elle t’a plu, notre promenade ? — C’était passionnant ! répondit Le Bihan avec entrain. Si tu en as assez de l’hôtellerie, tu peux sans problème envisager une carrière de guide touristique ! Chenal tapota sur son volant avec satisfaction. — Tu sais que tu n’es pas le premier à me le dire. Il faudrait que je songe sérieusement à organiser des visites guidées de la région pour les clients qui le souhaitent. Le tourisme doit évoluer. Nous aussi, nous devons nous mettre au goût du jour ! — Comme Rahn à son époque ? demanda Le Bihan. Chenal était surpris par la question de son passager. Mais il prit le temps de réfléchir un instant avant de lui répondre. — Pour être honnête, je pense que la région n’a jamais connu pire hôtelier qu’Otto Rahn. Il n’est venu ici que dans l’espoir de prouver ses théories fumeuses. Les Marronniers n’étaient qu’un prétexte qui lui a d’ailleurs coûté très cher ! — Que penses-tu des quatre Parfaits qui se seraient échappés avant la prise de Montségur ? dit alors Le Bihan. Une fois de plus, l’hôtelier réfléchit avant de répondre. L’opinion qu’il allait délivrer n’était pas improvisée, elle reposait sur de longues années de lecture et d’expériences vécues dans la région. Il finit par lui confier son intime conviction. — J’ai toujours eu envie de croire à cette histoire ! Tu vois, cette région est réputée pour ses nombreuses caches, idéales pour abriter les fugitifs. Alors, pourquoi cela n’aurait pas été le cas des Cathares ? Ils n’étaient pas plus bêtes que les autres, non ? Certains ont bien dû en réchapper ! Et toi, tu en penses quoi ? — Moi, je continue à me demander si Rahn avait découvert quelque chose à propos de ces quatre fugitifs. Si son secret n’était pas étroitement lié à cette fameuse nuit du 15 au 16 mars 1244 où des hommes ont peut-être soustrait le trésor à leurs assaillants. — Tu veux parler du Graal ? — Oui ou quelque chose d’assez important pour ne tomber à aucun prix entre les mains de leurs ennemis. Quitte à échapper à une mort qui ne leur faisait pas peur et qu’ils auraient voulu partager avec leurs frères. La discussion se poursuivait encore quand la voiture atteignit sa destination. Chenal la gara dans la cour de son hôtel, mais il n’en sortit pas tout de suite. Il voulait ajouter quelque chose. — Je ne sais pas si Rahn a réussi à percer ce mystère. En fait, il a disparu aussi mystérieusement qu’il est apparu. Je pense que c’était surtout un affabulateur ! Il en a raconté des histoires dans le coin et je peux t’assurer qu’il n’a pas laissé un bon souvenir à ceux qui l’ont croisé. D’ailleurs, tu as dû t’en rendre compte. Même ceux qui l’ont côtoyé de près hésitent aujourd’hui à parler de lui. — Quatre hommes, répondit Le Bihan, comme s’il était perdu dans ses pensées. Quatre Bons Hommes s’échappent. Quatre écus, quatre blasons. Et si c’était quatre lieux ? Oui, c’est cela, quatre lieux... — Pardon ? le coupa Chenal. Là, tu vois, je ne te suis plus. Si tu veux que je t’aide, tu devras être plus clair. Le Bihan le regarda avec un franc sourire. — Tu m’as déjà beaucoup aidé, lui dit-il. Je ne t’en demanderai pas plus. En tout cas, pas aujourd’hui. Je peux prendre la voiture de ton fils demain ? — Bien sûr, pas de problème ! — Je crois que ce grand cachottier de Rahn va devoir me dévoiler ses secrets. 48 Le Bihan ne put réprimer un bâillement. Cela faisait déjà deux heures qu’il patientait devant le bar-tabac d’Ussat en guettant attentivement les allées et venues de la patronne. Mais depuis qu’il était arrivé, la flamboyante Betty n’avait jamais été seule et il restait encore à ce moment-là quelques clients dans l’établissement. L’historien se dit qu’il n’avait d’autre choix que celui de prendre son mal en patience et qu’il finirait bien par trouver le moment opportun. Un peu plus tard, son attention fut attirée par deux curistes qui rentraient au centre du village après une randonnée dans la nature. À leur habillement, il en déduisit qu’ils devaient être anglais. L’homme marchait en s’aidant d’une de ces grandes cannes de marche sculptées dans un long morceau de bois. Il l’avait recouverte de petits écussons métalliques qui rappelaient les différents périples qu’il avait déjà accomplis. Le Bihan avait toujours trouvé étrange cette manie qu’ont les voyageurs de conserver des traces matérielles des pays qu’ils avaient visités. Écussons sur les vêtements, étiquettes sur les valises, savonnettes et cendriers dérobés dans les hôtels... Si seulement il pouvait retrouver la valise ou la canne de marche d’Otto Rahn, tout serait tellement plus simple ! Ces pensées l’avaient distrait un court instant de sa surveillance. Le temps pour Betty de mettre à la porte son dernier client qui, de toute évidence, n’était pas venu à Ussat profiter des bienfaits de l’eau. Quelques instants plus tard, la blonde fermait son établissement et s’engageait sur la rue qui menait à la nationale, de l’autre côté de la rivière. Elle passa devant la bâtisse qui avait jadis porté le nom d’hôtel des Marronniers sans lui jeter le moindre regard et poursuivit sa balade d’un bon pas. Le Bihan se souvint d’un détail que lui avait confié Mireille. Betty était très soucieuse de son physique. Elle prétendait que de grandes promenades quotidiennes la maintenaient en forme et surtout raffermissaient son corps. Le Bihan roulait loin derrière elle et assez doucement pour ne pas se faire remarquer. Il garda la même allure, le temps que Betty se soit éloignée de la zone habitée, et puis il accéléra. Betty ne remarqua pas la 2CV jusqu’à ce que celle-ci ralentisse et que son chauffeur baisse la vitre du côté passager. — Betty ? lui lança Le Bihan. — Encore vous ! s’exclama-t-elle en lui lançant un regard noir. Vous n’en avez pas assez de me harceler ? — J’aurais encore aimé vous poser une question, montez ! La blonde s’arrêta et toisa la voiture et son conducteur avec le même dédain qu’une dame de la haute qui aborde un larbin. — Je n’ai plus rien à vous dire ! lâcha-t-elle. Fichez-moi la paix ou j’appelle les gendarmes ! — À la bonne heure ! Je crois qu’ils seront heureux d’apprendre les petits secrets de vos diverses activités pendant la guerre. Cette fois, Betty ne se contenta plus de lui décocher un regard noir. Elle frappa du poing un grand coup dans la portière qui fit craindre à Le Bihan de devoir s’en expliquer auprès de son propriétaire. — Écoute, sale fouineur, lui lança-t-elle sur un ton menaçant. Tu n’as aucune preuve de ce que tu avances et tes méthodes d’intimidation ne marchent pas avec moi. Je ne suis pas le genre de femme qui s’en laisse conter par des minus dans ton genre ! — C’est dommage, répondit Le Bihan sans se laisser démonter. Je suis certain que les gendarmes aimeront écouter l’histoire du pauvre Richard Fritz. À l’évocation de ce nom, Betty se raidit. Elle parut hésiter un instant et puis entra dans la voiture. Pour ne pas regarder son chauffeur, elle fixait un point imaginaire, au loin sur la route. — C’est encore cette peste de Mireille, hein ? Il fallait toujours qu’elle fouille dans mes affaires. Je suis bien contente qu’elle ait dégagé le plancher ! — Avouez que cela n’est pas très prudent de garder des photos des hommes de votre vie, non ? Surtout quand ils ne sont pas très fréquentables ? Mais vous êtes comme ça, comme un voyageur qui collectionne » sur sa valise les étiquettes des hôtels où il est descendu. C’est votre tableau de chasse en somme ! Vous ne pensez pas qu’on serait mieux chez vous pour discuter ? Pour la première fois, Le Bihan eut les honneurs du petit appartement de Betty. Situé juste au-dessus du bar-tabac, le lieu semblait pourtant en être bien éloigné. L’aménagement du petit salon donnait l’impression d’être transporté dans le décor d’une cocotte parisienne ou, mieux encore, dans l’antre d’une meneuse de revues. Les fauteuils étaient recouverts d’un tissu rose vif et au plafond pendait un petit lustre dont les gouttelettes de faux cristal vibraient lorsque l’on foulait le plancher recouvert d’une copie de tapis d’Orient. Au mur, c’était tout l’âge d’or du music-hall qui reprenait vie. Mistinguett en spectacle au Casino de Paris. Les danses endiablées de Joséphine Baker avec sa ceinture en bananes. La Veuve Joyeuse avec Maurice Chevalier... Le Bihan observait la galerie de photos tandis que Betty lui servait un verre de Suze. — J’ai toujours rêvé de travailler dans une revue, lui dit-elle en posant les verres sur la petite table ronde qu’elle avait recouverte d’une nappe en dentelle. J’ai tout fait pour y arriver, mais je n’ai pas eu de chance. D’abord, mon père m’a empêchée de suivre mes cours de danse puis, quand j’ai quitté la maison pour voler de mes propres ailes, je suis rapidement tombée entre les pattes d’un salaud. Il prétendait être un agent réputé sur la place de Paris. Un agent ? Foutaises ! Un maquereau, oui ! — Vous n’avez jamais dansé ? — Pas même une audition, répondit-elle avec nostalgie. J’étais même trop fauchée pour aller voir les spectacles. Ce salaud me prenait tout. Alors, un jour, j’ai décidé de quitter Paname et de tenter ma chance en province. Avec la ferme intention de ne plus me laisser berner par les mecs. C’était bien fini ! L’évocation de ces souvenirs semblait pénible pour Betty, mais à présent qu’elle était lancée, elle tenait à raconter son histoire. Elle but d’un trait son verre de Suze. — Mais vous n’êtes pas venu pour écouter mes malheurs ! reprit-elle. Que voulez-vous savoir ? Pour la première fois, Le Bihan se surprit à ne pas la trouver antipathique. Il avait même presque envie de la plaindre, mais il était décidé à aller jusqu’au bout de sa démarche. — Je vais être direct. Quand vous affirmez ne pas avoir conservé de traces des quatre écus que vous avez recopiés dans la grotte, je ne vous crois pas. Comme vous l’avez dit vous-même, vous ne voulez plus être bernée ! Je vous crois plus maligne que cela. — Merci ! — De rien, ce n’est pas nécessairement un compliment. En plus, il y a l’histoire de ce Richard Fritz. Un homme qui apparaît dans la région pendant la guerre et puis qui disparaît tout aussi rapidement. Et étrangement, vous possédez des objets qui lui ont appartenu. Betty se leva et quitta la pièce. Quelques instants s’écoulèrent avant qu’elle ne revienne avec une valise en vieux cuir brun qu’elle posa sur le canapé recouvert de tissu rose. Elle l’ouvrit et commença à en sortir des photos, un insigne de la SS, un cahier et un revolver qu’elle disposa méthodiquement sur un coussin de velours jaune. — Voilà tout ce qu’il reste de ce cher Fritz ! lança-t-elle sur un ton qui trahissait une certaine satisfaction. Encore un qui croyait me berner ! Eh bien, je ne lui ai pas laissé ce plaisir. L’historien réfléchit vite. — Vous l’avez... ? Le Bihan n’osa pas prononcer le dernier mot. — Tué ? s’exclama-t-elle. Oui, pardi ! Mais attention, en tout bien tout honneur. Il était plutôt beau gosse et j’avoue que je n’étais pas insensible à son charme. Au début, en fait les deux premiers jours, tout s’est bien passé. Par la suite, il a commencé à se montrer violent. Il m’accusait de lui cacher des secrets que m’aurait laissés Otto Rahn. Tiens, celui-là aussi il l’a bien berné ! — Pourquoi ? — Je vous l’ai dit, répondit la blonde sur le même ton exaspéré que tient une institutrice à son élève qui ne suit pas attentivement ses explications. Le pauvre Rahn n’aimait pas beaucoup les femmes. En revanche, il en pinçait pour le beau Fritz. Mais lui, il s’en fichait. Tout ce qu’il voulait, c’était mettre la main sur le trésor de son copain. Vous pigez maintenant ? Plus rien ne semblait pouvoir arrêter le flot de confidences de la patronne du bar-tabac. Pour une fois qu’elle tenait son public en haleine, elle n’était pas prête à interrompre la représentation. — Fritz n’était pas du genre farouche. Vous allez dire que ça valait mieux avec une fille comme moi. Mais apparemment, je ne devais pas lui suffire. Il a commencé par me faire entrevoir de la passion et après deux jours il commençait déjà à s’absenter. Il avait même réussi à se trouver une maîtresse à Albi ! Pour ça, il n’avait pas peur de faire des kilomètres ! Comme au théâtre, Betty marqua un temps de respiration et puis reprit : — Un soir, le Boche est devenu violent. Il avait un peu bu, mais il n’y avait pas que la bibine ! Il avait vraiment envie de cogner. À Paris, j’ai appris que pas mal de types ont besoin de cela pour se sentir en pleine possession de leurs moyens, mais lui, le Fritz, il cognait fort ! J’ai essayé de m’en sortir et la bagarre a dégénéré. Le Bihan s’abstint de poser la question que son interlocutrice attendait, mais son expression était suffisamment claire. — Platement dit, reprit-elle avec la même assurance, il a essayé de m’étrangler dans la cuisine et je lui ai balancé le rouleau à pâtisserie dans la tronche. C’est classique, non ? Mais je ne m’attendais pas à cogner aussi fort ! Il était refroidi, le schnitzel ! Il a fallu que je me débarrasse du corps. Heureusement que la région est grande et que ce brave Rahn m’avait laissé sa fourgonnette qui avait échappé à la faillite de l’hôtel. Après la révélation finale, la blonde laissa son spectateur apprécier l’histoire qui venait de lui être racontée. Elle resservit deux verres de Suze et guetta une réaction qui se fit attendre. Le Bihan se leva et alla observer les objets qu’elle avait conservés de son amant aussi violent qu’éphémère. Il regarda les photos de ce jeune officier en tenue de la SS. Il observa un briquet, un revolver ainsi qu’un petit dossier noir fermé par une cordelette et portant une étiquette avec les initiales « O.R. ». Il commença à la détacher. — Ça, c’est ce qui m’a ôté mon dernier remords de l’avoir refroidi, lâcha Betty avec une pointe de mépris dans la voix. Un dossier à charge contre son cher copain Otto et pas mal de bavardages sur les cathares. Le Bihan le referma et le prit sous son bras. — Hé ! s’exclama Betty. Faut surtout pas vous gêner ! — Je suppose que vous préférez cela à une dénonciation chez les gendarmes, répondit Le Bihan en regrettant aussitôt ses paroles. Ne venait-il pas de briser l’amorce de complicité qui naissait entre eux ? — Tout le monde se fiche du Fritz ! — Et la carte... — Quelle carte ? — Ne faites pas celle qui ne comprend pas, insista Le Bihan. Je sais que vous ne vous êtes pas contentée d’envoyer à Rahn la reproduction des écus que vous avez trouvés dans la grotte. Vous êtes bien trop intelligente pour cela ! Une fois encore, Le Bihan n’avait pas cherché à la flatter. Il pensait sérieusement ce qu’il venait de lui dire et apparemment ces mots eurent pour effet de la radoucir. Elle partit une fois encore dans la pièce d’où elle avait ramené la valise de Fritz. Mais cette fois, elle revint avec un petit morceau de papier jauni. — Franchement, lui dit-elle en lui tendant le papier. Je n’ai jamais rien compris à tout ce charabia. Regardez, il y avait quatre blasons. Sur chacun d’entre eux, il y avait un grand dessin, une croix et puis un drôle de petit dessin dans la dernière tranche du blason. — Quels dessins ? demanda Le Bihan en se rapprochant du document. — Ne vous moquez pas de moi, je n’ai jamais été très douée en dessin. C’est tout ce que j’ai vu et j’ai essayé de le reproduire au mieux. L’historien se sentit dans la peau de Champollion alors qu’il tentait de déchiffrer les hiéroglyphes. Mais il se dit qu’il lui faudrait du temps pour arriver à identifier ces gribouillis qui évoquaient tantôt un damier tantôt une barque. Le Bihan mit cette fois ce document dans sa poche. — Cela ne vous gêne pas, au moins ? demanda-t-il en souriant. — Faites comme chez vous, répondit Betty. Ensuite, elle alla vers le mur pour contempler la photo de Joséphine Baker qu’elle connaissait pourtant par coeur. La ceinture en bananes, les grandes boucles d’oreilles des colonies, la coiffure à la garçonne avec son accroche-coeur sur le front et surtout ce petit sourire coquin qui faisait chavirer le coeur des hommes. Elle soupira. — Joséphine ! Elle était une grande... Elle dansait, elle chantait et elle était capable de faire rire le public. Mais même quand elle louchait, elle restait élégante et séduisante. Rahn n’a jamais compris cela. Il ne voyait en elle qu’une négresse attardée. C’est dommage, je crois qu’il s’est trompé de vie. En fait, il était gentil, mais il s’est laissé monter la tête par tous ces bobards de race, de trésor des Cathares et de supériorité à la noix. Voyez où cela l’a mené ! — On dirait que vous l’aimiez bien, je me trompe ? — Ouais, répondit-elle dans un sourire qui sembla pour la première fois mélancolique. Comme une grande soeur qui ne veut pas laisser tomber son petit frère. Mais c’est loin tout cela. Aujourd’hui, plus personne ne pense à lui à part vous. Dites donc, vous me faites toujours parler, mais vous, qu’est-ce qui vous pousse à remuer tout ce passé ? Le Bihan était au volant de sa voiture. Tout en faisant attention à la route, il jetait de temps en temps un coup d’oeil sur les parois rocheuses qui s’élevaient de part et d’autre de la voie sinueuse. Il songea encore à la question que lui avait posée Betty. Qu’est-ce qui le poussait à remuer le passé ? Il avait été incapable de lui répondre. 49 Le Bihan avait jeté son dévolu sur un petit bar de Tarascon pour entreprendre la lecture des documents qu’il avait empruntés à Betty. Plus que tout, c’était le dossier « O.R. » pour Otto Rahn qui avait éveillé sa curiosité. Sous une couverture noire, une soixantaine de pages retraçaient l’itinéraire d’un homme éternellement suspect aux yeux de ses contemporains. Aucun détail ne semblait avoir été oublié. Avec une précision à la fois militaire et germanique, chaque étape, importante ou insignifiante, de sa vie était consignée. Son enfance avec une mère à la personnalité très affirmée. Ses études honorables, son premier voyage à Paris et ses rencontres avec les auteurs ésotériques à la Closerie des Lilas. Le rapport répertoriait ses bonnes et ses mauvaises fréquentations et expliquait les circonstances de son premier voyage dans le Languedoc. L’épisode de l’hôtel des Marronniers faisait l’objet de trois feuillets serrés et chaque membre du personnel avait droit à sa fiche signalétique. À côté du nom de Betty étaient précisés ses spécificités physiques ainsi que trois qualificatifs : « peu farouche », « avide » et « manoeuvrable ». Le rapport décrivait de la même manière quelques habitants d’Ussat-les-Bains et au premier rang d’entre eux l’incontournable Antonin Gadal. Après les ennuis économiques de Rahn liés à la gestion de l’hôtel, c’est son adhésion à la SS et à l’Ahnenerbe qui faisait l’objet d’une description détaillée. Il avait droit à un long portrait psychologique sans fioriture. Il était décrit comme un homme doué d’un point de vue intellectuel, mais en même temps faible et instable. Il éprouvait parfois des difficultés à faire la part des choses entre ses fantasmes et la réalité. Il se distinguait par une grande capacité de persuasion et une impressionnante force de travail. Son manque de réalisme économique et ses talents d’écrivain faisaient l’objet d’un autre rapport. Mais ce fut surtout l’examen de sa vie privée qui retint l’intérêt de Le Bihan. Otto Rahn était décrit comme un homme souffrant « d’une manifeste confusion des valeurs pouvant le mener à adopter des comportements invertis ». Pour étayer sa démonstration, Richard Fritz citait de nombreux exemples de conversations privées entre les deux hommes. Otto Rahn y faisait état de son manque d’intérêt pour les femmes et de son admiration pour l’incarnation du héros aryen. Prenant tour à tour les références de Wilfried et de Tannhauser, il paraissait vibrer à la seule évocation de ces personnages masculins qui peuplaient son imaginaire. Fritz allait jusqu’à préconiser un internement de type thérapeutique qui pourrait le soustraire à ses mauvais penchants. Toujours avec le même sens de la précision, il précisait qu’il n’y avait jamais eu de passage à l’acte ni même de tentative « déplacée » de la part de Rahn. Le dossier se faisait en revanche beaucoup plus discret lorsqu’il s’agissait d’évoquer l’affectation de Rahn dans un camp de prisonniers en qualité de gardien. Tout juste se bornait-il à affirmer que l’individu faisait manifestement preuve « d’une grande faiblesse morale et psychologique ». Dès lors, selon Fritz, son appartenance à la SS devait clairement être remise en cause et discutée au plus haut niveau. Tout en buvant son sirop d’orgeat à la terrasse du Bar des Amis, Le Bihan arriva à la dernière page du rapport « O.R. ». Une seule et petite page pour l’éclairer sur ce qui l’intéressait le plus : les recherches de Rahn. Sous l’intitulé « confidentiel », Fritz affirmait que les recherches de Rahn devaient être prises avec le plus grand sérieux et qu’elles étaient de nature à appuyer la lutte légitime du RF (probablement Reichsführer) contre les religions sémites. L’auteur du rapport poursuivait en affirmant que, contrairement aux dispositions prises par la hiérarchie de manière récente, il fallait donner l’illusion à Rahn qu’il pouvait poursuivre ses recherches sans contrainte ni embûche de quelque nature que ce soit. Fritz ajoutait une phrase qu’il avait pris soin de souligner : « Ce n’est que de cette manière qu’il pourra nous mener au secret faisant l’objet de notre mission. » Le Bihan fut étonné de voir que le nom de Fritz avait été plusieurs fois corrigé dans le rapport, comme s’il avait été retapé sur une fine bande de papier collée sur le document. Il prit la pointe de son Opinel et commença à gratter doucement. L’opération était délicate, mais à force de patience, il réussit à révéler un autre nom sous celui de Fritz : Koenig. Pourquoi l’homme avait-il dissimulé son identité à Betty ? Probablement craignait-il que Rahn ait parlé de lui à la Française et que celle-ci ne se méfie de lui. Le rapport se conclut en février 1939. Quelques semaines avant la mort de Rahn, songea Le Bihan. L’historien referma le volume et s’interrogea sur les motivations profondes de Fritz alias Koenig. Avait-il été honnête dans ses explications ou n’en avait-il livré qu’une partie ? Était-il sincère avec Rahn, au moins dans les premiers temps de leur amitié, ou n’avait-il jamais cherché qu’à le trahir ? Et puis surtout, quel était ce « secret » qui était de nature à combattre les religions sémites ? Le Bihan saisit le deuxième document, les quatre écus maladroitement dessinés par Betty. Il le détailla en se disant qu’il tenait en main la clé du secret qui avait coûté cher à Rahn. 50 Berlin, 1939 Cher Jacques, Le camp de Buchenwald où j’avais été affecté avait été construit en 1937 au nord de Weimar pour y détenir les prisonniers politiques. À mon arrivée, j’estimai qu’environ dix mille personnes devaient y être détenues. Il y avait ce que l’on appelait des éléments sociaux, c’est à dire surtout les opposants politiques et les Juifs. Bien sûr, je connaissais les méthodes prônées par le national-socialisme avant d’assurer ma mission de gardien, mais tout cela était resté très théorique dans mon esprit. Je devine tes reproches, mais essaie de me comprendre avant de me juger trop sévèrement. Je pense que mon attitude résultait d’une réaction de scientifique qui ne cherche pas à appréhender les événements de manière humaine, mais seulement factuelle. Aujourd’hui encore, le courage me manque pour te décrire les scènes auxquelles j’ai été confronté. On a coutume de dire que l’homme est un loup pour l’homme, mais j’étais loin de me douter dans quelle mesure cette affirmation correspondait à la réalité. Il n’y avait pas un jour où je n’étais témoin de violence et de scènes d’humiliation. Sans cesse, les mêmes questions revenaient à mon esprit. Ne pouvait-on pas construire un monde nouveau sans faire autant souffrir nos adversaires ? Je songeais à ces Cathares qui avaient payé de leur vie le refus de renier leur foi. Mes supérieurs se moquaient de moi et dénonçaient mon manque de courage. Ils m’accusaient de ne pas être un bon national-socialiste, de trahir notre idéal et de ne pas mériter ma place au sein de la SS. J’en étais arrivé à un point où je me considérais, malgré mon uniforme, dans le camp des victimes. Je mesure à présent ce que ces paroles peuvent avoir de choquant, mais je te les livre comme je les ai ressenties à l’époque. C’est à cette période que j’ai commencé à me changer les idées en marchant. Seul l’exercice physique m’apportait un peu de réconfort. J’effectuais de longues promenades dans la neige dans la campagne autour du camp. Je me disais qu’une saine fatigue physique serait de nature à atténuer ma douleur. Étrangement, je conservais au plus profond de moi-même la conviction que la SS incarnait un Ordre renaissant des Templiers. Je me disais que les erreurs (dont j’étais moi-même une victime) étaient dues à des hésitations, des faux pas qui devaient être imputés à des hommes qui trahissaient la pureté du message. Je me disais qu’il en allait souvent ainsi avec les religions et qu’un jour notre mission retrouverait sa pureté originelle. Tu dois te demander où j’en étais de mes recherches concernant les Cathares. Très honnêtement, j’y ai assez peu pensé pendant ces moments pénibles. J’avais perdu tout contact avec mon ami Richard qui ne m’envoyait plus le moindre courrier. À moins qu’on ne me remît pas ses lettres. La quête qui faisait jusque-là le sens de ma vie me paraissait accessoire en regard de l’épreuve à laquelle j’étais confronté. J’écrivis plusieurs requêtes dans l’espoir d’être libéré de ce martyre. Et finalement, j’ai été entendu. La SS ne voulait plus de moi et me laissa même croire qu’elle s’était désintéressée de mon sort. En quittant l’enfer de Buchenwald, je me dis qu’il serait peut-être possible de commencer une nouvelle vie. Je dois confesser que, même arrivé à l’âge adulte, il m’est resté de mes années d’enfance une grande part de naïveté. Mon attrait pour les histoires de chevaliers et de Graal allait probablement de pair avec ma tendance à croire un peu trop facilement aux jours meilleurs. Alors que Himmler en personne examinait les conditions de mon éloignement de la SS, je compris que mes jours étaient comptés. J’avais perdu le peu de crédit qui me restait en ne répondant pas aux attentes de mes supérieurs dans le camp. Ils exigeaient que je montre de quoi j’étais capable en endossant les habits d’un tortionnaire. Mais je n’étais resté qu’un simple scientifique qui s’était encore trompé de voie. Pour autant, une fois que je fus libéré de cet enfer, l’envie de poursuivre mes recherches me revint très vite. Ils ne m’empêcheraient pas d’atteindre le but que je m’étais fixé. Je décidai de me rendre malgré tout à Cologne, mais cette fois-ci, sans me faire remarquer. Ton dévoué, Otto Rahn 51 Philippa ouvrit le premier tiroir de la commode de sa chambre. Elle en sortit du linge de corps, parut hésiter un instant en regardant une chemise de nuit qu’elle finit par plier et ranger dans la valise qu’elle avait posée sur son lit. Elle passa ensuite au salon où elle ramassa quelques papiers qu’elle alla jeter dans la cheminée. Elle prit une allumette et la craqua. Sur la petite table du salon était posé un cadre avec une photo d’un couple et d’une petite fille. Philippa songea d’abord à la jeter dans les flammes avant d’aller la mettre dans une poche intérieure de la valise. Elle réfléchit un instant afin de s’assurer qu’elle n’avait rien oublié. Bien sûr, il y avait mille autres choses qu’elle aurait aimé emporter avec elle, mais elle savait qu’elle ne pouvait pas s’encombrer. Il fallait surtout qu’elle fasse vite. Elle était sur le point de fermer sa valise lorsqu’elle vit une petite carte de visite posée sur la tablette de la cheminée : l’hôtel des Albigeois. Elle en aurait peut-être besoin. Elle la mit dans la poche de son chemisier. Puis elle prit son sac à main qui était déjà plein à craquer avec ses papiers, ses économies et une carte routière de la France. À présent qu’elle avait trouvé le courage nécessaire, elle était sûre qu’elle pourrait réussir. Elle songea à Bertrand qui avait refusé de la suivre. Serait-elle donc la seule à oser quitter cet enfer ? Elle ne voulait pas y penser. En tout cas, pas pour le moment. Elle ferma sa valise non sans difficulté, car elle avait voulu emporter trop de choses. Elle jeta un dernier regard sur sa chambre comme on salue un vieil ami que l’on ne reverra plus, et puis s’engagea rapidement dans le couloir. Elle entendit alors une clé qui tournait dans la serrure. Philippa n’eut pas le temps de réfléchir à ce qui se passait. Elle voulut faire demi-tour, aller se cacher dans la chambre, mais il était déjà trop tard. La porte s’ouvrit et elle se trouva face au Bon Homme. Il était habillé en civil, mais portait l’insigne de l’Ordre au revers de son veston. — Alors Bonne Femme, lui dit-il sur un ton de reproche. On veut nous quitter ? Quelle ingratitude après tout ce que nous avons fait pour toi ! — Laissez-moi, répondit-elle d’une voix étranglée par la peur. Je ne dirai rien. Je vous laisserai tranquille. Je le jure ! Je veux seulement partir, m’éloigner de la région. Le Bon Homme fit une moue réprobatrice en la regardant comme un père qui surprend son enfant en flagrant délit de mensonge. — Tsss... Tsss... Philippa, tu sais aussi bien que moi qu’il ne suffit pas de fuir pour échapper à son passé. Remarque, ton attitude ne nous surprend pas ; tu as toujours été la plus indisciplinée parmi nos frères et nos soeurs. Nous t’avons chaque fois repêchée parce que nous avions foi en ton âme. Cela me coûte de devoir te le dire, mais aujourd’hui, j’en suis venu à douter de ta volonté à vouloir élever ton âme et honorer l’Ordre. À mesure qu’il parlait, le Bon Homme se rapprochait de Philippa. Celle-ci avait laissé sa valise tomber à terre et reculait, pas après pas, dans le couloir. Mais elle se savait prise au piège, elle finirait bientôt dos au mur. Le Parfait poursuivait son sermon, toujours sur le même ton réprobateur. — Je suis heureux qu’un Bon Homme sensé nous ait éclairés sur tes mauvaises pensées. Philippa ressentit cette affirmation comme un coup porté à l’estomac. Bertrand l’avait trahie. Elle avait voulu le sauver et il l’avait donnée ! — Tu connais pourtant notre règle, poursuivit le Bon Homme. Nous l’avons héritée de la guerre. Pour toute défection d’un de nos frères, nous en sacrifions cinq. Tu as raison, il est cruel de faire payer cinq innocents pour un mouton noir, mais de cette manière, nous lui faisons porter le poids de la culpabilité. Et nous évitons tout acte d’insubordination. Philippa commença à trembler. De désespoir et de peur mêlés. Elle sentait les larmes lui venir aux yeux, mais elle luttait pour les refouler. Elle ne voulait pas lui donner ce plaisir et surtout elle refusait encore de s’avouer vaincue. — Mais dame Philippa se soucie peu des autres, ajouta le Bon Homme sur le même ton de reproche. Dame Philippa ne pense qu’à elle et peu importe si ses anciens compères doivent payer de leur vie le prix de son égoïsme. — Non ! s’écria-t-elle. Je ne leur voulais pas de mal. Laissez-les ! Le Bon Homme regarda alors la valise en hochant la tête de droite à gauche pour constater le gâchis. — Et où espérais-tu aller, ma pauvre Philippa ? lui demanda-t-il. Quelque part dans cette France qui n’est plus la tienne ? Pauvre naïve que tu es ! J’avoue que parfois ta candeur me surprend. Cette fois, Philippa ne réussit pas à contenir ses larmes. Elle était à présent contre le mur et se laissa lentement glisser sur le sol, à côté de sa valise en sanglotant. — De grâce ! lui dit-elle d’une voix mêlée de larmes. Laissez-moi partir ! Je veux seulement être libre ! — Pauvre idiote ! haussa-t-il la voix. Et tu penses pouvoir être libre dans cette France qui te traque ! Tu as oublié que ton père a été fusillé après la Libération pour intelligence avec l’ennemi ? Tu as oublié que ta chère mère a préféré se suicider plutôt que de connaître la honte d’être tondue ? Forcément, elle était plus fière lorsqu’il s’agissait d’aller danser avec les officiers allemands à l’ambassade du Reich. Et toi, ma pauvre Philippa, et toi... — Arrêtez ! sanglotait-elle. Taisez-vous ! — Et toi ? Tu ne t’es pas contentée de faire de brillantes études scientifiques. Non, tu as poussé le souci de fidélité aux valeurs du national-socialisme jusqu’à rédiger une thèse sur les facteurs raciaux objectifs déterminant le caractère nuisible de la race juive. On raconte que ton travail a été lu et apprécié jusque dans les plus hautes sphères à Berlin. Tu te rends compte, si la guerre n’avait pas mal tourné, peut-être même aurais-tu été reçue par le Führer en personne. Cela aurait constitué une véritable consécration, je me trompe, dame Philippa ? La jeune femme tenait sa tête entre les mains. Elle chercha à se boucher les oreilles, mais rien n’y faisait ; les paroles du Parfait résonnaient dans sa tête comme un prêche dans le choeur d’une cathédrale. — Je me suis trompée, murmura-t-elle. Je l’ai déjà expliqué. J’ai voulu éblouir mon père que j’admirais. Je n’ai fait que suivre le mouvement. Le Bon Homme se rapprocha d’elle, il posa la main sur son épaule dans un geste compatissant. — Pauvre Philippa, lui dit-il, comme je te comprends. Mais les maîtres d’aujourd’hui sont sans pitié pour ceux d’hier. Et c’est pour cette raison que tu n’as pas le choix : tu dois nous suivre. Tu as trouvé dans l’Ordre non seulement une raison de vivre et d’espérer, mais aussi l’espoir d’une purification. Ensuite, tout alla très vite. Philippa décocha un coup violent dans les parties génitales du Bon Homme. Elle s’empara de sa valise et lui flanqua un grand coup sur la tête qui le laissa complètement sonné. Elle courut dans le couloir, ouvrit la porte avant de la refermer derrière elle à double tour. Elle s’engagea ensuite dans les escaliers qu’elle dévala et se retrouva dans la rue. 52 Le Bihan n’en finissait pas de retourner les dessins de Betty dans tous les sens. Il s’agissait bien d’écus de forme ordinaire aussi appelés « français anciens ». Ils étaient tiercés en fasce, c’est-à-dire découpés en trois tranches égales de manière horizontale. Le sommet de l’écu était rehaussé d’une croix cathare qui parlait d’elle-même. La partie centrale du blason était occupée par un lion, un pelage d’hermine, un avant-bras tendu et un ours. Selon toute vraisemblance, les illustrations renvoyaient à des armoiries de cités. Par chance, Le Bihan s’était intéressé à l’héraldique depuis longtemps et il réussit assez facilement à identifier les quatre villes dont il était question. Le lion évoquait la cité de Leon aujourd’hui en Espagne. Le pelage d’hermine appartenait à la ville allemande de Cologne. L’avant-bras tendu était depuis toujours le symbole de Crémone dans le nord de l’Italie. Quant à l’ours, il représentait selon lui la riche cité médiévale de Bruges, aujourd’hui en Belgique. Si les références géographiques liées à la partie centrale du blason lui semblaient évidentes, Le Bihan était loin de pouvoir en dire autant des fameux symboles abscons qu’elle avait tracés dans la partie inférieure. À en croire les dessins approximatifs de Betty, il y avait une épée dans son fourreau, une croix renversée, une barque à la coque en damier et une sorte de grille. Il avait entrepris de lister toutes les interprétations possibles, mais aucune ne lui donnait entièrement satisfaction. Toc ! Toc ! L’épouse de Chenal apparut à la porte. — Monsieur Le Bihan, vite ! lui dit-elle. Il y a quelqu’un pour vous au téléphone. Et cela semble urgent. Le jeune homme descendit les escaliers et alla se saisir du combiné dans la réception de l’hôtel. — Monsieur Le Bihan, c’est moi, c’est Philippa ! La voix avait beau être basse, l’historien l’avait reconnue sans l’ombre d’un doute. — Je suis dans un café, poursuivit-elle. Il s’appelle le... (Elle chercha le nom pendant quelques instants.) Oui, le bar de l’Amitié, sur la place de Foix. Il faut que vous veniez m’aider. Ils sont sur mes traces. Ils vont me tuer ! — Mais qui ? Dites-moi qui ! répondit Le Bihan. — Les Bons Hommes ! De Grâce, venez vite. Je vais raccrocher. Ici, je suis près de la vitrine du café. Ils vont me voir. Philippa raccrocha et alla s’asseoir dans le fond du café. Le tenancier qui trônait derrière son bar la regardait avec méfiance. Il se dit qu’il devait encore s’agir d’une de ces histoires d’amour qui tournaient mal comme on en lisait plein dans les rubriques de faits divers des journaux. L’air désapprobateur, il chuchota à l’un de ses clients qui sirotait son ballon de rouge au zinc qu’il espérait que cela ne viendrait pas mettre du grabuge dans son établissement. La jeune femme sentait les regards se porter sur elle. Son coeur continuait à battre fort et elle se dit qu’un deuxième café l’aiderait à tenir le choc. Elle n’avait pas d’argent (elle avait tout laissé chez elle), mais elle ne s’inquiéta pas pour cela. Elle en était sûre, Le Bihan allait l’aider. Depuis qu’elle en avait entendu parler alors qu’elle poursuivait ses recherches à Rouen, elle était convaincue qu’il était le genre d’homme qu’elle aurait dû connaître pour avoir le courage de changer de vie. À l’époque, il travaillait sur la tapisserie de Bayeux et avait été confronté aux membres de l’Ahnenerbe. Philippa – qui s’appelait en fait Madeleine – était dans l’autre camp. Elle avait eu l’occasion de dîner avec Ludwig Storman et de l’entretenir de ses travaux sur l’antagonisme naturel du peuple juif et de l’homme aryen. Celui-ci s’était montré très intéressé et avait été jusqu’à lui parler de ses recherches sur les anciens peuples venus du Nord. Il évoqua aussi sa lutte contre les résistants et surtout contre un jeune historien qui lui menait la vie dure. À l’époque, sans savoir pourquoi, Madeleine avait éprouvé de la sympathie pour ce mystérieux Le Bihan. Peut-être même avait-elle été, pour la première fois, ébranlée dans ses certitudes politiques et familiales. La jeune femme but d’un trait sa deuxième tasse de café et apprécia l’effet bienfaisant du liquide chaud qui se répandait en elle. Philippa regardait distraitement une affiche publicitaire sur une plaque émaillée sur laquelle un personnage vêtu d’une large cape noire vantait les mérites d’un porto quand la porte du bar s’ouvrit. L’espace d’une seconde, elle crut que l’homme qui entrait se confondait avec l’affiche publicitaire. Il portait lui aussi une cape noire et un masque noir, comme une cagoule. Philippa n’eut pas le temps de détailler cette vision étrange, car tout alla trop vite. L’homme ordonna au patron et aux clients du bar de quitter l’établissement. Ceux-ci détalèrent comme des lapins en quelques secondes, puis il s’approcha d’elle en tendant un pistolet dans sa direction. Philippa n’eut même pas le temps de crier qu’une balle tirée à bout portant vint lui traverser la boîte crânienne. Il avait suffi d’une détonation, nette et précise. De manière incongrue, le cadavre demeura tel que se trouvait assis le corps lors des dernières minutes de vie de la jeune femme. Assis dans l’angle de la banquette, devant une tasse de café vide. L’homme sortit un morceau de tissu de sa cape. Il le disposa soigneusement sur la morte. Ensuite, il quitta le bar, entra dans une voiture, mit le contact et remonta la rue principale. Le patron du bar de l’Amitié aurait bien voulu faire une description détaillée de l’homme à la police, mais il n’y avait pas grand-chose à en dire d’autant plus qu’il n’y avait pas de plaque sur son véhicule. Le Bihan comprit qu’il arrivait trop tard quand il vit l’attroupement devant le bar. Profitant de la cohue, l’historien entra dans l’établissement et devina une masse inerte sous un grand morceau de tissu noir. Sur celui-ci était cousu un blason qui ne lui était pas étranger : un écu associant la double rune de la SS et la croix cathare. Le jeune homme préféra ne pas s’attarder afin de ne pas croiser la gendarmerie qui était sur le point d’arriver. Philippa n’avait cessé de l’appeler à l’aide, mais il était arrivé trop tard. Une fois dehors, il questionna un badaud. — Qui était-ce ? — Une certaine Philippa Damiens, répondit-il sur le ton de celui qui n’en sait pas très long, mais qui a envie de faire des confidences. Un drôle de nom, vous ne trouvez pas ? Ah, y a pas à dire, elle était discrète, mais vous savez, on parle dans le pays. Il paraît que ses parents n’étaient pas tout propres pendant l’Occupation. Enfin, moi, je ne fais que vous répéter ce que j’ai entendu. — Où habitait-elle ? L’homme était apparemment très content de pouvoir répondre à cette nouvelle question. — Oh ! lança-t-il en levant un bras vers le ciel. Pas loin d’ici ! La rue Maréchal-Joffre, c’est facile, juste au-dessus de la boulangerie. L’homme aurait bien voulu poursuivre ses explications en lui exposant son point de vue sur les jeunes femmes qui vivent seules alors qu’elles feraient mieux d’être mariées, mais quand il se retourna, Le Bihan avait déjà disparu. La personne qui était venue rendre visite à Philippa n’avait même pas pris la peine de fermer la porte. À en juger par l’état de l’appartement, elle devait chercher quelque chose de précis tant la pièce avait été plongée dans le plus grand désordre. Les tiroirs avaient été jetés à terre et toutes les armoires avaient été ouvertes. Il n’y avait pas à proprement parler de trace de lutte, mais plutôt le signe que la personne avait été obligée de faire vite. Était-elle pour autant arrivée à un résultat ? Le Bihan avait remarqué qu’aucun sac à main ne se trouvait au bar à côté du corps de Philippa. Il n’en trouva pas plus dans son appartement. Peut-être s’agissait-il d’un indice. Le Bihan se raisonna en se disant qu’il n’était pas un détective et qu’il ne tirait peut-être pas les bonnes conclusions. « Il faut que vous veniez m’aider. Ils sont sur mes traces. Ils vont me tuer ! » La présence d’une valise ouverte dans le couloir semblait prouver que Philippa préparait un voyage ou une fuite. Le jeune homme commença à fouiller le bagage. Il contenait des affaires de première nécessité destinées à un long voyage : une trousse de toilette, des vêtements, quelques médicaments... Rien de bien éclairant, soupira Le Bihan. En enlevant deux chemisiers de la valise, il sentit un petit cadre pourvu d’une glace protectrice dans une poche. La photo représentait trois personnes, un couple et une jeune fille qui devait être Philippa. Sur le mur du fond de la pièce où se trouvaient les trois personnes, était accrochée une photo du Maréchal Pétain. Elle en disait plus long sur la période où avait été pris le cliché. Le Bihan voulut glisser le petit cadre dans sa poche, mais celui-ci tomba à terre et se brisa. En observant la photo, il s’aperçut qu’un numéro de téléphone était écrit au verso. Fort de cette nouvelle découverte, Le Bihan décida de renoncer à d’autres investigations. Il ne trouverait pas grand-chose de plus dans cette valise. Alors qu’il se préparait à quitter l’appartement, il trouva au fond du couloir une pile de journaux. Au-dessus se trouvait un exemplaire de Sud-Ouest avec un article qui avait été mis en évidence par un grand cercle tracé au crayon rouge. Le Bihan décida de le prendre aussi. Il avait atteint la dernière marche de la dernière portion de l’escalier lorsque la porte de l’immeuble s’ouvrit. Le Bihan eut juste le temps de se réfugier derrière la porte qui donnait accès à la cave pour échapper aux gendarmes qui venaient de pénétrer dans l’immeuble. Il attendit quelques minutes pour s’assurer que le chemin était libre. Par chance, aucun homme n’était resté à l’extérieur. Le coeur battant, Le Bihan s’engagea dans la rue en prenant garde de marcher le plus normalement possible. Quand il se fut un peu éloigné, il déplia la une du journal et lut le titre de l’article. « Léon Michaux décoré par le préfet pour son comportement héroïque dans la Résistance ». 53 — Tiens ! s’exclama Léon, le fada est de retour ! Le Bihan ne s’attendait pas à un accueil protocolaire, mais les paroles de Léon réussirent à lui couper le sifflet pendant quelques secondes. Léon venait de guider un groupe de touristes sur les hauteurs d’Ussat et redescendait vers le village. Il conservait son éternel béret vissé sur la tête. — Vous n’avez toujours pas renoncé à vos idées farfelues ? En tout cas, vous pouvez vous vanter de ne pas être passé inaperçu au village. Tout le monde a parlé de vous ! — En mal, je suppose ? répondit Le Bihan qui avait retrouvé l’usage de la parole. Léon le fixa un instant et esquissa une grimace qui pouvait passer chez lui pour un sourire. — Bien sûr ! Se faire renvoyer de l’hôtel de la Source, il faut le faire ! D’habitude, la patronne n’est pas trop regardante sur la clientèle à laquelle elle réussit à louer ses chambres. — Il faut croire que ma tête ne lui revenait pas. J’aurais aimé vous parler. — Et si je vous réponds que je n’ai rien à vous dire ? répondit Léon, toujours du tac au tac. Le Bihan se dit qu’il n’avait qu’une chance de viser juste et qu’il ne voulait pas la laisser passer. — Je voudrais vous parler de la Résistance. Léon le regardait encore, mais son expression changea. Il serait plus juste de dire qu’il le dévisageait. Il se remit en marche et puis il se ravisa. Il fit demi-tour et se dirigea d’où il venait, vers le flanc escarpé de la montagne surplombant la vallée. — Ça vous dit de m’accompagner dans la montagne ? D’un signe de tête, Le Bihan acquiesça. Les deux hommes marchèrent un bon moment sans que l’un ou l’autre prononce le moindre mot. Mais s’il se taisait, Le Bihan n’en réfléchissait pas moins. Il se souvenait des résistants qu’il avait rencontrés à Rouen et surtout il pensait à Joséphine. Alors qu’il suivait ce drôle de personnage, il réalisa que c’était pour elle qu’il s’était lancé dans cette nouvelle aventure. C’était en souvenir de son sourire et de ses rires qu’il avait tourné le dos à une vie trop rassurante, à des élèves pas spécialement doués, mais pas méchants non plus et à la présence rassurante des amis. Il se dit que, là où elle était, elle le regardait peut-être. Elle l’avait poussé à sortir de son train-train quotidien, il avait accompli des actes dont il ne se savait pas capable. Mais depuis sa mort, la vie simple avait repris son cours. À présent qu’il s’était engagé dans un nouveau combat, il espérait qu’il ne la décevrait pas. « Notre foi, elle, ne peut disparaître. » Après une bonne demi-heure de marche au soleil, les deux hommes arrivèrent dans un petit bosquet ombragé où deux blocs de pierre avaient été disposés de part et d’autre d’un foyer dont il ne restait que quelques cendres et du bois brûlé. Léon s’assit sur un des morceaux de pierre et lui dit : — Ne vous imaginez pas qu’il s’agit de bancs cathares ! Pierre-Roger de Mirepoix n’a jamais posé ses fesses ici. C’est moi qui me suis aménagé mon petit coin de paradis. C’est ici que je me retire quand j’en ai assez de répondre toujours aux mêmes questions. Le Bihan jeta un rapide coup d’oeil autour de lui et se dit que le terme de paradis était tout à fait adéquat pour désigner ce petit coin de montagne. Outre les deux bancs et le foyer, Léon avait aménagé un réservoir d’eau et même une sorte de hamac en cordes pour se reposer. Léon regardait Le Bihan observer avec intérêt chaque détail de son petit royaume et il en tirait un plaisir certain. — Nul ne connaît ces montagnes aussi bien que moi, poursuivit-il. C’est pour cela que les Boches et les collabos ne m’ont jamais attrapé ! Quant à c’te médaille, ils me l’ont donnée parce que j’ai réussi à zigouiller ce salopard de Karl von Graf que la SS nous avait envoyé pour mettre la région au pas. Une bonne petite charge et boum ! On était débarrassé du Chleu ! Sans le savoir, Léon venait de tendre une sérieuse perche à Le Bihan pour qu’il pose enfin sa question. — Connaissez-vous cette femme ? lui dit-il en sortant la photo de Philippa et de ses parents. Léon n’hésita pas une seconde : — Pour sûr que je la connais, elle et ses chers parents. Je ne souhaite jamais le malheur des autres, mais je reconnais que je n’ai pas pleuré pour eux. Ils ont eu le sort qu’ils méritaient à la fin de la guerre. Vous voyez, je n’aime déjà pas les Boches, mais je supporte encore moins les Français qui leur mangent dans la main. — Elle vient d’être tuée. Léon ne répondit pas, mais son expression trahissait son trouble. — J’ai trouvé cet extrait de presse chez elle, ajouta Le Bihan en sortant cette fois le journal de sa poche. Avait-elle cherché à rentrer en contact avec vous ? Léon commença à faire craquer ses doigts. Jamais Le Bihan n’aurait pensé qu’un tel homme puisse être nerveux. Il chercha ses mots avant de lui répondre. — Vous voyez, répondit-il d’une voix beaucoup moins assurée qu’au début de la conversation, moi je pense que la revanche n’est pas un bon sentiment. Ce n’est pas une question de religion, mais je crois qu’elle fait encore plus de mal à celui qui l’exerce qu’à celui qui en est la victime. Vous me suivez ? — Oui, mais cette jeune femme ? — Oui, elle m’a contacté et j’ai refusé de l’aider. Je sais qu’ils sont nombreux dans la région à se cacher ou à vivre dans la honte. Qu’ils se débrouillent avec leur conscience, moi j’ai fait ma guerre. Et elle est finie aujourd’hui ! Le ton de Léon avait retrouvé de l’assurance. Son bref accès de trouble était passé et Le Bihan se dit qu’il n’en fallait pas beaucoup pour qu’il l’envoie à nouveau balader. — Moi aussi elle m’a appelé à l’aide. Mais de qui pouvait-elle avoir peur ? Qui lui en voulait à ce point ? — Tous ceux qui ont souffert des saloperies commises par les hauts fonctionnaires de Vichy comme son père, pardi ! Tous ceux qui ont perdu des proches, seulement coupables d’avoir lutté pour le pays. Tous ceux qui n’étaient pas nés dans la bonne religion. La réponse était exacte, mais elle constituait surtout une excellente manière de détourner la question posée par Le Bihan. L’historien insista : — Vous m’avez compris, Léon. Qui lui en voulait au point de la tuer ? Léon prit un bâton qui jonchait le sol en main et frappa un grand coup sur la terre. — Vous commencez à me fatiguer, jeune homme ! Mais en même temps, vous me paraissez honnête et c’est pour ça que je ne vous mets pas un coup de bâton au derrière. On raconte que certains moines ne sont pas tout blancs dans ces affaires. Allez voir du côté de Fontchaude, ajouta-t-il alors qu’il s’était déjà levé. Maintenant, rentrons ! J’ai à faire ! Le retour à Ussat fut encore plus silencieux que l’ascension. Mais cela ne perturba pas Le Bihan. Il songeait à la rapide halte et aux explications, tout aussi rapides, que lui avait données Chenal devant l’abbaye. 54 Cette fois, il avait préféré utiliser un autre téléphone que l’éternel combiné de la réception de l’hôtel des Albigeois. Le Bihan n’avait aucun reproche à faire sur le chapitre de l’accueil, mais l’absence d’intimité commençait à lui peser. Il s’arrêta au petit bureau de poste de Saint-Paul-de-Jarrat et se prépara à recevoir un long sermon en composant le numéro de son ami Joyeux. — Allô ? Joyeux, c’est Pierre. — Voyez-vous ça ! s’écria Michel Joyeux sur un ton qui se voulait ironique. Monsieur Le Bihan me fait l’honneur d’un coup de téléphone. Attends un moment que je m’assoie. Je suis sous le coup de l’émotion ! — Michel, sois gentil, répondit l’historien dont le ton sérieux tranchait avec celui de son ami. J’ai vraiment besoin de toi. — Le contraire m’aurait étonné puisque tu m’appelles ! Mais tu vois, là, je pense que je ne vais pas pouvoir faire grand-chose pour te sortir du merdier dans lequel tu t’es fourré. Le proviseur a dégoté une petite rousse un peu coincée pour donner ton cours et il ne tarit pas d’éloges à son sujet. Et comme une bonne nouvelle n’arrive jamais seule, il a engagé une procédure à ton encontre. — Grand bien lui fasse ! On verra tout cela plus tard. J’aimerais que tu me rendes un service. Écoute, je vais avoir bientôt besoin d’argent. J’ai gardé une réserve à la maison et je voudrais que tu me la fasses parvenir ici par mandat postal. — Attends, répondit Joyeux après avoir émis un long sifflement. Je n’en crois pas mes oreilles ! Tu ne travailles plus, t’as besoin de fric, tu te fiches de savoir si tu vas retrouver ton boulot. Mon pauvre Pierre, tu files vraiment un mauvais coton. — Bon, tu m’aides ou pas ? — Il est où, ton pognon ? — Dans une boîte de biscuits en fer-blanc, dans la cuisine. — De mieux en mieux ! Même ma grand-mère n’aurait pas osé. Tu es au courant qu’on a inventé les banques ? — S’il te plaît, Michel. Bientôt, je pourrai t’expliquer. Je te demande seulement d’envoyer tout ce qu’il y a dans la boîte. Je peux te faire confiance ? Un court silence succéda d’abord à la question. Puis Joyeux consentit à le rassurer. — Tu sais très bien que je ne te laisserai jamais tomber, mais tu ne m’empêcheras pas d’être inquiet. Donne-moi l’adresse de ton bureau de poste. — Merci, mon pote, je te revaudrai cela. Envoie-le au bureau de poste de Saint-Paul-de-Jarrat. Et ne traîne pas, cela devient très urgent ! — Pierre, ajouta Joyeux avec sérieux. Tu es vraiment sûr que je ne peux rien faire pour toi ? — Je te remercie, ajouta-t-il. Tu en fais déjà beaucoup ! Le Bihan raccrocha et décrocha à nouveau le combiné. Il sortit de sa poche la photo de Philippa et composa le numéro qui se trouvait au verso. Il patienta pendant trois sonneries et puis entendit une voix masculine. — Allô, librairie des Chevaliers, Bertrand à l’appareil. — Pardonnez-moi, répondit Le Bihan qui en savait déjà assez. C’est une erreur ! Le Bihan raccrocha à nouveau et prit le vieil annuaire téléphonique qui était posé sur la tablette. De nombreuses pages avaient été déchirées, mais fort heureusement, la lettre L n’avait pas souffert. Il existait une librairie des Chevaliers et c’était sur la grande place de Mirepoix qu’elle se situait. En reprenant la 2CV, Le Bihan se dit qu’il était encore tôt pour rentrer à l’hôtel. Il en avait assez de passer ses soirées à tenter de décrypter les gribouillis de Betty la blonde et il se dit qu’une autre visite s’imposait. Il ne l’avait peut-être pas préparée, mais il décida de se fier à son sens de l’improvisation. Après douze kilomètres de route, la petite automobile parvint en vue de l’imposante façade de l’abbaye de Fontchaude. En bon historien de l’art, Le Bihan ne put s’empêcher de noter la symétrie de l’architecture qui révélait la facture classique de cette partie du bâtiment. Les moines ne devaient pas s’attendre à recevoir de la visite, car dès son arrivée, un frère à l’expression affolée accourut à sa rencontre. L’homme était long et sec. Sa démarche étonnait tant il donnait l’impression de courir en effectuant de très petits pas. — Monsieur ! Vous êtes perdu ? L’abbaye ne se visite pas. Mais si nous pouvons vous aider, nous le ferons très volontiers ! Veuillez seulement garer votre voiture sur le bas-côté. Il faut laisser l’accès à la grille. Le père-abbé n’apprécierait pas que vous bloquiez le passage. Submergé par le flot de paroles, Le Bihan sourit en se disant que pour des moines qui faisaient voeu de silence, il était tombé sur un cistercien à la langue bien pendue. Et dès lors, il se demanda pourquoi il s’imposait une privation qui devait être aussi douloureuse. Mais il n’eut pas le temps de philosopher longtemps sur la question. Un autre homme arriva à sa rencontre. Il était tout aussi grand, mais nettement plus fort que le premier. D’un simple geste, il renvoya le moine bavard dans le monastère et s’adressa à Le Bihan sans détour : — Mon frère, ce lieu est un lieu de retraite et de prière. Nous n’accueillons pas les étrangers et nous n’organisons pas de visite. — Mon nom est... Lorel, François Lorel. Je suis historien de l’art et j’ai beaucoup entendu parler de votre abbaye. Comme j’étais sur la route, je me suis permis de venir jeter un petit coup d’oeil. Le Bihan était fier de son talent d’improvisation. Tout lui était venu d’un seul coup, mais la partie n’était pas gagnée pour autant. — Et moi je suis le frère Christian, père-abbé de l’abbaye de Fontchaude. Je suis désolé, mais je ne puis accéder à votre requête. Il faudrait de toute manière que je consulte ma hiérarchie. — Quel dommage ! s’exclama Le Bihan. Je fais partie d’une mission départementale pour la préservation et la mise en valeur du patrimoine religieux. Nous souhaitons accorder des subventions aux monuments les plus remarquables de la région. — Des subventions ? L’intérêt du père-abbé renforça encore la satisfaction de Le Bihan. Plus rien ne devrait s’opposer à sa petite visite, mais il avait parfaitement conscience qu’il lui faudrait jouer serré. — Soit. Suivez-moi, dit le père-abbé de mauvaise grâce. Mais je ne pourrai pas vous accorder beaucoup de temps. — J’apprécie beaucoup votre collaboration, répondit Le Bihan en se demandant si le mot était bien choisi. Il ne fît en tout cas pas tiquer le père-abbé dont le visage demeurait impassible alors qu’ils franchissaient la grille du complexe abbatial. Ils se dirigèrent d’abord vers le vaste refectorum où les moines prenaient depuis des siècles leurs repas, ensuite vers le chauffoir particulièrement prisé à l’époque où le reste du bâtiment était dépourvu de chauffage et le scriptorium destiné à l’écriture et à l’enluminure. Quand ils parvinrent dans la cour centrale, le père-abbé s’arrêta. — Jadis, trois cents hommes travaillaient pour faire vivre cette abbaye. Il y avait les moines bien sûr, mais aussi nos frères convers qui travaillaient pour les moines et bénéficiaient en échange de leur bienveillante protection. Les deux groupes vivaient ensemble, mais séparément. — Et aujourd’hui, comment faites-vous ? Cela doit représenter un travail gigantesque d’entretenir un pareil bâtiment ! — Disons que nous sommes une des rares abbayes qui maintiennent cette tradition encore vivante. Certains frères nous aident et, en échange, ils ont le privilège de vivre dans ces pierres millénaires. Le père-abbé reprit sa marche à bonne allure pour arriver dans la salle capitulaire. — Contrairement à ce que l’attitude du frère Armand a pu vous laisser supposer, notre Ordre a fait voeu de silence. Nous le respectons dans le cloître, le réfectoire et le dortoir. Seule la salle capitulaire permet l’échange de paroles. — Et comment communiquez-vous ? — Il n’est pas toujours nécessaire de parler pour se faire comprendre. Dans la bouche du religieux, cette affirmation prenait des allures d’avertissement. Il ajouta : — Mais certains frères maîtrisent la langue des signes quand le besoin l’exige. Quand ils arrivèrent au cloître, ils croisèrent trois frères qui remontaient l’allée bordée de colonnettes en marbre ornées de chapiteaux sculptés de motifs végétaux. Le Bihan eut le regard attiré à la fois par les passants et par l’architecture. Le père-abbé s’en rendit compte. — Rien ne vous échappe, dit le père-abbé. Voici justement trois frères convers qui nous assistent dans les travaux de jardinage. Pour ce qui est des chapiteaux du cloître, ils datent du douzième siècle et caractérisent notre Ordre. Chez les cisterciens, il n’est pas question de têtes humaines ou de gueules de monstres qui seraient de nature à troubler la concentration des moines. Il en va de même pour les visites impromptues. Le Bihan se dit que le père-abbé ne désarmait pas. Il était bien décidé à lui faire payer jusqu’au bout son intrusion mal venue. Par une petite porte, les deux hommes pénétrèrent dans l’église dont l’ampleur des dimensions stupéfia Le Bihan. — Quelle grandeur ! s’exclama-t-il. — Oui, et tout cela pour moins de cent moines, répondit sobrement le père-abbé. Vanité des seigneurs qui tenaient à ce que les abbayes reflètent aussi leur propre richesse. Mais aujourd’hui, c’est nous qui en avons la charge. Puisque nous avons évoqué la question des subventions, nous avons ici de sérieux problèmes de toiture. Et vous ne serez pas étonné d’apprendre que nous manquons de moyens. Si vous êtes connaisseur, il ne vous aura pas échappé que cette église représente un rare chef-d’oeuvre du style gothique dans la région. Ce serait criminel de la laisser dans cet état. Le Bihan sortit son petit calepin et un crayon. Il prit consciencieusement des notes pour crédibiliser son personnage de fonctionnaire du patrimoine. Mais il en fallait davantage pour que disparaisse la moue suspicieuse du père-abbé. Alors que celui-ci le raccompagnait à la sortie, il osa enfin aborder le sujet qui justifiait sa présence ici. — Je vous remercie pour cette visite très intéressante. Je suis convaincu que le département sera sensible à votre demande. — Nous prierons en ce sens. — À propos, vous ne semblez pas avoir beaucoup souffert de la guerre. Vous avez été préservés des dommages ? — Nous sommes ici pour servir Dieu pas pour nous occuper des affaires des hommes. — Bien sûr, insista Le Bihan. Mais je suppose que vous avez eu des demandes, des pécheurs qui cherchaient un asile. — Nous sommes de bons chrétiens et toute brebis égarée a pu trouver chez nous un havre de paix le temps de retrouver la sérénité. — Toute brebis égarée ? — Monsieur Lorel, je me vois malheureusement contraint de vous laisser. La prière m’attend. Vous connaissez la route, je pense. Le père-abbé s’en retourna en fermant la lourde grille. Il ne porta pas le moindre regard sur Le Bihan. Le vent soufflait dans les branches des cyprès qui bordaient la longue allée conduisant à la route départementale. 55 Quelqu’un avait fouillé dans ses affaires. Le Bihan en était convaincu parce qu’il connaissait parfaitement son désordre au point de se souvenir de la position d’une feuille ou de la page où il avait laissé un livre ouvert. Ces détails le perturbaient beaucoup parce que si l’idée, louable au demeurant, avait été de ranger son bazar, la femme de chambre aurait probablement constitué de belles piles qu’elle aurait ensuite disposées de manière symétrique de part et d’autre du centre de la table. Mais le visiteur curieux n’avait pas agi de la sorte ; il s’était contenté de fouiller et de ne pas remettre les documents dans l’ordre où il les avait trouvés. Il avait commis l’erreur d’ajouter son désordre au sien. Ce soir-là, Le Bihan ne descendit pas dîner. Il n’avait pas envie de voir Chenal. Dans son esprit, il apparaissait de plus en plus évident que l’hôtelier était, à certains moments, trop loquace et, à d’autres, trop taiseux pour ne pas avoir quelque chose à cacher. Pour un homme qui connaissait aussi bien la région, son silence au sujet de l’abbaye de Fontchaude lui semblait de plus en plus suspect. Le lendemain, alors qu’il descendait l’escalier qui menait à la réception, Le Bihan croisa Chenal. Comme toujours, la patronne était plongée dans ses comptes. C’était à se demander quels chiffres elle pouvait bien trouver à aligner de la sorte, du matin au soir, et si elle ne continuait pas à calculer pendant son sommeil. Malgré l’heure matinale, Chenal était déjà sorti pour aller faire son marché. Il venait d’entrer dans l’hôtel, les bras chargés de légumes et de pain. — Alors le travailleur, s’exclama-t-il sur un ton badin. On a boudé ma fricassée hier soir ? Tu ne sais pas ce que tu as manqué. — J’étais plongé dans mon travail, répondit Le Bihan sur un ton qui se voulait neutre. Je n’ai pas vu l’heure passer. — Eh là, tu t’en vas sans prendre ton petit déjeuner ? poursuivit Chenal en déposant ses courses à terre. Viens au moins profiter de la confiture de pêches de ma femme et du bon pain du père Albert. Tu m’en diras des nouvelles, il est encore chaud, il sort du four ! L’insistance amicale de Chenal devenait suspecte aux yeux de Le Bihan. Il répondit de manière un peu sèche : — Non. J’ai à faire, il faut que j’y aille tout de suite. Chenal sentit qu’il ne servait à rien d’insister. Il ne se départit pour autant pas de sa bonne humeur. — Alors je te laisse. Mais attention, je compte sur toi pour la ratatouille de ce soir. C’est une expérience qu’il faut vivre au moins une fois dans sa vie si l’on ne veut pas mourir idiot ! Le Bihan se força à sourire et fut soulagé de quitter l’hôtel des Albigeois. Décidément, Chenal lui apparaissait désormais beaucoup trop sympathique pour être honnête. Il était encore tôt quand sa voiture arriva sur la place principale de Mirepoix. Le manque d’animation ne faisait que renforcer l’allure médiévale du coeur de la petite cité. En détaillant les têtes de bois sculptées en façade de la Maison des Consuls, Le Bihan eut l’impression de faire un bond dans le temps. La librairie des Chevaliers se trouvait à côté de la célèbre maison. Un homme aux cheveux noirs sortait un panneau en fer forgé vantant le choix du magasin en romans, livres scolaires, guides du voyageur et revues illustrées. Le Bihan profita de l’opportunité pour l’aborder. — Bertrand ? — Oui, répondit le garçon en fronçant les sourcils avec étonnement. On se connaît ? Le Bihan sourit pour le détendre et poursuivit : — Non. En fait, je suis un ami de Philippa. Elle m’a dit que je pourrais vous poser quelques questions. Le dénommé Bertrand aurait fait un piètre comédien. Il blêmit littéralement à la seule évocation du nom de Philippa. — Je... bredouilla-t-il, je ne connais pas de Philippa. Vous devez faire erreur. — Bertrand, je sais que vous la connaissez bien, insista Le Bihan. Je ne veux pas vous importuner, juste vous poser une ou deux questions. Derrière la vitrine, apparut alors une tête à la moue inquisitrice. Cette tête prolongeait le corps imposant d’une femme qui devait être la patronne de la librairie. — Bertrand, cria-t-elle, ne traîne pas ! Tu dois finir le rangement du stock avant que les clients n’arrivent. Bertrand était trop content de saisir cette occasion pour se libérer. Il voulut rentrer, mais Le Bihan le retint en lui agrippant le bras. — Bertrand, ajouta-t-il à voix basse, mais déterminée. Il y a eu un crime et la police serait très intéressée d’apprendre que la victime était en contact régulier avec un dénommé Bertrand qui travaille dans une librairie de Mirepoix. Le jeune homme lui jeta un regard apeuré. Il dit rapidement : — Je prends ma pause à une heure. Je possède les clés de la cathédrale Saint-Maurice, de l’autre côté de la place. Vous n’avez qu’à m’y rejoindre. Je vous dirai ce que je pourrai vous dire. — Bertrand ! vociféra la libraire cerbère. Tu as fini de jacasser ? Viens ranger ! Le Bihan laissa l’infortuné Bertrand se précipiter entre les griffes de sa tortionnaire. Il regarda la place de la petite cité, bordée de couverts et se dit qu’il prendrait bien son petit déjeuner sur une terrasse, histoire de changer les habitudes. Ce serait l’occasion de méditer sur cette ville où s’étaient établis jadis de nombreux Cathares et parmi eux le seigneur des lieux, Pierre-Roger de Mirepoix. Une fois encore, l’historien voulut se mettre dans la peau de Rahn. Quand était-il venu ici ? Qui avait-il rencontré ? Que venait-il y chercher ? L’homme était extraverti au point de passer quelquefois pour un fanfaron. En même temps, il pouvait se montrer très méfiant et cacher à ses meilleurs amis le sens profond de ses recherches. À force de penser à lui et de marcher sur ses traces, Le Bihan finissait par le comprendre sans l’absoudre pour autant. Il anticipait ses réactions et les confrontait aux siennes. Dans ce cas précis, il se demanda comment il se serait comporté. Quand la cloche de la cathédrale construite en grès du pays sonna la première heure de l’après-midi, Le Bihan poussait la vieille porte de bois. Comme convenu, celle-ci était ouverte. L’historien pénétra dans l’édifice qui paraissait totalement désert. La nef était flanquée de chapelles engagées dans les contreforts fidèles à la tradition du gothique du Midi. L’édifice étonnait surtout par sa largeur, étonnante pour une petite cité de moins de cinq mille habitants. Le Bihan s’avança vers le choeur polygonal flanqué de ses chapelles rayonnantes qui multipliaient les possibilités de cachettes pour un tel rendez-vous. Mais l’historien avait beau chercher Bertrand, il ne voyait personne. L’église semblait totalement vide. — Bertrand ? dit Le Bihan d’une petite voix qui se prolongea par un léger écho. Comme il n’obtenait pas de réponse, il lança cette fois un nouveau « Bertrand », plus sonore, mais celui-ci ne reçut pas davantage de réponses, hormis la résonance de sa voix qui se perdait sous les voûtes de l’édifice. Soudain, il entendit un craquement. Ce n’était qu’un petit bruit, mais dans le silence de l’édifice, il en acquérait une dimension spectaculaire. Il provenait du confessionnal placé contre le mur de la nef. Le Bihan se dit que Bertrand devait être légèrement dérangé à moins de posséder un sacré sens de la mise en scène pour songer à livrer ses confessions dans les règles de l’art. Il s’approcha du petit isoloir de bois et distingua deux pieds qui dépassaient du tissu noir destiné à préserver le secret de la confession. À cet instant, une voix s’échappa du confessionnal. Elle ne parlait pas, elle chantait : On y brûle maint hérétique félon de sale race, Et mainte folle hérétique, qui braille dans le feu... Puis on jette leurs corps, on les met dans la fange Pour que toute cette ordure ne fasse puanteur À notre gent étrangère — Vous entendez, Bon Homme, poursuivit la voix quand elle eut fini de chanter, ce que chantaient les croisés lorsqu’ils exterminaient les Cathares ? La question de Le Bihan manqua cruellement d’originalité. — Qui êtes-vous ? — Un Cathare revenu sur cette terre pour venger ses frères. L’homme vêtu d’une cape blanche bondit du confessionnal comme un diable de sa boîte. Son visage était recouvert d’une cagoule. Le Bihan remarqua tout de suite qu’il portait le fameux blason brodé de la double rune et de la croix cathare. — Aujourd’hui, poursuivit l’étrange personnage, le temps de la revanche est venu. Ce sont les Bons Hommes qui vont exterminer leurs ennemis ! L’étrange personnage brandit un revolver qu’il braqua sur Le Bihan. L’historien se dit qu’il avait été bien bête pour se jeter de la sorte dans la gueule du loup. L’homme déguisé ajouta sur un ton qui trahissait sa satisfaction : — Il ne te reste plus qu’à t’en remettre à Dieu ou au Diable avant l’exécution de ton châtiment. L’homme pointa son arme sur Le Bihan qui n’avait plus d’autre choix que d’attendre la mort dans cette église qu’il ne connaissait pas il y a quelques minutes encore. Le doigt commença à exercer une légère pression sur la gâchette, puis le coup partit. Le Bihan se jeta à terre. Se pouvait-il que... ? Il n’était pas touché ! Il porta alors un regard sur son bourreau. Il était aux prises avec un homme qui tenait son cou fermement bloqué avec son bras. Le Bihan n’en crut pas ses yeux : c’était Chenal ! L’historien se leva pour venir à son aide, mais le tireur avait déjà réussi à se dégager de l’étreinte de l’hôtelier. Il pointa à nouveau son revolver vers Le Bihan et puis courut vers la sortie de la nef. Au moment où Chenal bondit vers lui, un nouveau coup de feu retentit. Chenal fit une grimace de douleur et porta sa main à son bras. Le Cathare costumé en profita pour s’éclipser et quitter la cathédrale. Le Bihan le suivit et courut au-dehors, mais il n’y avait déjà plus la moindre trace du tireur, ni devant l’édifice, ni sur la place de la cité. Le Bihan retourna dans la nef. Chenal était assis à terre, il tenait son bras. — Ça va aller ? demanda Le Bihan. Montre-moi ta blessure ! — Ce n’est rien, répondit Chenal en faisant une grimace de douleur. Cela saigne pas mal, mais il ne s’agit que d’une éraflure. Je suis solide, taillé dans le roc du Languedoc, il en faut plus pour m’abattre ! Le Bihan ôta sa chemise et la déchira pour lui faire un pansement. Tandis qu’il compressait la plaie pour contenir le sang, il voulut en savoir plus. — Mais... que faisais-tu ici ? Tu me suivais ? — Non... enfin, un peu quand même. En fait, je me rends à Mirepoix toutes les semaines pour m’approvisionner en fromage. Ce matin, ton comportement m’a paru étrange. J’ai vu dans ta chambre que tu avais laissé la carte du département et que tu avais entouré Mirepoix. Je me suis dit que je t’y trouverais peut-être et que je pourrais te demander ce qui clochait. — Tu fouilles dans mes affaires ? — Fouiller ? s’étonna-t-il en comprenant subitement la raison de la méfiance de Le Bihan. Pas du tout ! Je suis bien venu dans ta chambre, mais je voulais seulement récupérer un livre sur Montségur que tu avais pris dans la bibliothèque. Un client me le réclamait pour organiser une randonnée. Mais je n’ai pas réussi à mettre la main dessus. Je dois reconnaître qu’avec ton fourbi, ce n’est pas facile. Pardonne-moi, j’aurais dû te demander avant ! Le Bihan ressentait une terrible impression de gêne. Il regarda l’hôtelier droit dans les yeux et s’excusa à son tour. — C’est moi qui ai honte d’avoir douté de toi ! Toute cette histoire est tellement compliquée. Parfois, je me demande où j’en suis ! L’historien regarda la porte et continua à parler sans que Chenal sache très bien s’il lui parlait encore ou s’il s’adressait à lui-même. — Ce Cathare de carnaval et puis Bertrand... Bertrand ? Il faut que j’aille à la librairie ! — Bertrand ? demanda Chenal. Tu veux parler du Bertrand de la librairie des Chevaliers ? Tu le connais ? — C’est lui qui m’avait donné rendez-vous ici. Chenal se releva et grimaça à nouveau. Sa blessure lui provoquait de terribles élancements dans le bras jusqu’à l’épaule. — Il n’a pas bonne réputation dans le pays, ajouta Chenal. On lui reproche un faux pas. Une grosse erreur. — Précise. — Vers la fin de la guerre, alors qu’il était encore très jeune, il a fait un passage dans la Milice. On raconte qu’il a balancé quelques résistants du coin, mais rien n’a jamais pu être prouvé. Une fois encore, le souvenir de la guerre lui revenait en pleine figure. Le Bihan continua à réfléchir. Il interrogea alors Chenal. — Et tu crois qu’il a joué les faux Cathares pour se débarrasser de moi ? — Bah, pour être honnête, je ne le connais pas bien. Je suis allé acheter un jour un livre pour l’anniversaire de ma femme dans cette librairie et j’ai trouvé la propriétaire tellement effrayante que je n’y suis jamais retourné. — Bon. Allons à la voiture, je crois qu’une visite chez le médecin s’impose. — Inutile ! J’ai tout ce qu’il faut à l’hôtel, s’exclama Chenal. Ce n’est pas la première fois que je me blesse en découpant un gigot. Avant de partir, Le Bihan se dit qu’il ne risquait rien en allant interroger la fameuse libraire. Cela ne fut même pas nécessaire. Quand il entra dans la boutique, celle-ci vitupérait avec un client cet incapable de Bertrand qui n’était toujours pas rentré de son heure de déjeuner. Elle jugea qu’elle était trop bonne et que désormais, il mangerait tous les midis à la boutique. Et d’ailleurs, ce fainéant n’avait qu’à bien se tenir, car un sérieux savon l’attendait à son retour ! Le Bihan sortit discrètement du magasin en se disant que Bertrand n’était pas prêt de revenir pointer le bout du nez dans le coin ! 56 Berlin, 1939 Cher Jacques, Les pages que je commence me sont les plus douloureuses à écrire. En même temps, je devine qu’elles sont celles que tu attends le plus. J’ai conscience d’entrer dans la dernière ligne droite, celle qui me mènera aux résultats des recherches que j’ai entamées il y a aujourd’hui une dizaine d’années. Mon premier livre Croisade contre le Graal a eu un grand retentissement et mon deuxième La Cour de Lucifer est passé injustement inaperçu. Celui-ci constituera à n’en pas douter un grand succès. Mais il bousculera tellement de certitudes imposées depuis vingt siècles qu’il fera l’objet d’une vraie chasse aux sorcières ou, pire encore, d’une traque à l’hérétique telle que les Cathares l’ont connue. Contrairement à un avis trop répandu, l’hérésie cathare ne s’est pas limitée à la région française du Sud-Ouest. Le phénomène spirituel directement hérité du bogomilisme se répandit dans différents pays du continent. Mais il ne portait pas le même nom et il connut différentes variantes locales. L’hérésie voyagea à travers le continent en suivant les routes et les grandes voies navigables. À l’époque de la chute de Montségur, les Bons Hommes étaient conscients de cette répartition géographique. Face au désastre annoncé, ils se résolurent à cacher leur plus extraordinaire trésor et confièrent cette délicate mission à quatre d’entre eux chargés d’entrer en contact avec d’autres « hérétiques » en Europe. Voilà pourquoi il me fallait à tout prix entreprendre mon périple pour vérifier mes théories. Mon voyage vers Cologne se déroula sans encombre. Pour la première fois depuis longtemps, j’avais l’impression d’avoir repris le cours d’une existence normale. Dans le compartiment où j’avais pris place, un exemplaire du Volkischer Beobachter à la main pour ne pas éveiller les soupçons, un jeune homme s’appliquait à faire rire une jolie brune coiffée d’un petit chapeau surmonté d’une aigrette assez osée pour la stricte morale nationale-socialiste. À côté d’eux, une vieille dame à l’air pincé faisait mine de ne rien voir, mais elle ne manquait pas une miette du spectacle du paon se pavanant devant sa femelle. En arrivant à Cologne, je ressentis encore davantage ce sentiment de liberté. Tout me semblait nouveau, frais, intéressant. Des enfants rentraient de l’école en riant, un livreur de pain discutait avec un client, deux élégantes admiraient la vitrine d’une modiste... La ville vivait et j’étais heureux de faire partie de ce mouvement. Le Lager était si loin. Je détournais en revanche le regard chaque fois que je croisais un soldat ou le moindre uniforme. J’en étais presque venu à redouter les facteurs ! Je passai la première nuit dans une agréable pension de famille dont les propriétaires, Herr Gunther et son épouse, la docile Frau Gunther – des Munichois exilés sur le Rhin comme ils se présentaient – cuisinaient eux-mêmes le dîner. Je conserve le souvenir d’un excellent jambonneau aux pommes de terre et aux choux qui réussit à me faire oublier, le temps d’un repas, l’atroce potée qui nous était servie au camp. Ce soir-là, j’allai me coucher de bonne heure parce que je voulais me lever tôt pour me rendre à la cathédrale. Quand je sortis de l’hôtel, j’empruntai la Richardstrasse qui ne s’était pas encore éveillée à cette heure matinale. En tournant dans la première à gauche, une étrange impression s’empara de moi. C’était comme si je venais de croiser un regard et surtout comme si je ne l’avais pas croisé par hasard. Je m’engageai dans la petite ruelle dont j’ai oublié le nom et, dès ce moment-là, je sentis que cette présence ne me quittait pas. Je me retournai une première fois et je ne vis rien. Je recommençai quelques pas plus tard et, là, je distinguai une silhouette noire qui entrait dans un immeuble. Le quartier qui était encore vide quelques minutes auparavant sembla se remplir comme une scène où se mettent en place les comédiens au début d’un opéra. Je cherchais à éviter chaque regard et, tout en pressant le pas, je regardais mes pieds pour ne pas me sentir dévisagé. Probablement vas-tu penser que je divaguais, mais je t’assure de me croire, j’étais suivi. Ils savaient que j’étais là. Ils m’avaient libéré pour mieux me prendre en chasse, cette fois, j’en étais convaincu. Dès lors, que me restait-il à faire ? Poursuivre ma mission coûte que coûte ? Renoncer ? Les entraîner sur une fausse piste ? La troisième solution paraissait la plus séduisante, mais j’avais conscience qu’elle ne me mènerait pas loin. Où que j’aille, ils finiraient toujours par me retrouver. Toute l’Allemagne marchait au pas et suivait son guide. Qui étais-je pour prétendre imposer ma propre loi dans cette machine implacable qui avait détruit toute volonté individuelle ? Renoncer me paraissait tout aussi impensable. Je décidai donc de continuer en essayant de ne pas tomber dans les pièges qui m’étaient tendus. Après tout, s’ils prenaient la peine de me suivre, c’est qu’ils attachaient autant d’importance que moi à mes recherches. Ton dévoué, Otto Rahn 57 À quelle raison devait-il imputer ce succès ? Au lapin aux olives mijoté par Chenal ? À ce petit Corbières qu’il n’avait pas eu la volonté de refuser malgré le travail qui l’attendait ? À cette longue nuit partagée entre la contemplation des étoiles et l’examen du document de Betty ? Toujours est-il qu’à quatre heures cinquante-sept minutes du matin très précises, Le Bihan fut convaincu qu’il venait de percer le mystère contre lequel il se cassait les dents depuis plusieurs jours. Pour être précis, ce fut le dessin du damier associé aux armes de la ville de León qui lui ouvrit la voie de la résolution du problème. Et si cette grille n’était pas le damier auquel il songeait ? Il pouvait tout aussi bien s’agir d’un gril ! L’historien fit alors appel à ses souvenirs de catéchisme ainsi qu’à son cours d’iconographie chrétienne à la faculté. Le gril désignait le martyre de Saint-Laurent et ce saint renommé pour sa générosité possédait une église importante dans la capitale de la province de León. Or, le gril et le lion étaient justement associés sur l’écu. Son raisonnement se tenait plutôt bien, mais il restait à voir si c’était le cas pour les autres dessins. Il entreprit d’identifier les trois autres symboles et de les associer à une église des trois villes correspondantes. L’épée était liée au martyre de Sainte-Lucie, la croix renversée renvoyait à la crucifixion de Saint-Pierre tandis que la barque à la coque quadrillée lui donna plus de fil à retordre. Elle faisait référence au martyre de Saint-Jacques qui fut décapité et dont le corps fut placé dans une barque de pierre sans gouvernail et poussée par un ange. L’esquif miraculeux traversa la Méditerranée et accosta sur les rivages du Finistère. Le Bihan avait non seulement confirmé les blasons des quatre villes découvertes par Otto Rahn, mais il avait aussi trouvé les lieux dans lesquels il lui faudrait chercher. Très content de lui, il résuma ses recherches en écrivant quatre lignes, en apparence courtes et simples, mais qui lui ouvraient un nouvel horizon : — Italie/Crémone/épée/Sainte-Lucie — Belgique/Bruges/barque de pierre/Saint-Jacques — Allemagne/Cologne/croix renversée/Saint-Pierre — Espagne/León/gril/Saint-Laurent Le Bihan était allé au bureau de poste le matin. Son fidèle ami Joyeux avait tenu parole et le mandat était bien arrivé. Il possédait assez d’argent pour entamer les voyages qu’il avait projetés. Malgré l’heure tardive ou matinale – c’est selon –, Le Bihan n’avait pas encore sommeil. Il se dit qu’il ne lui restait plus qu’à faire sa valise. Il se baissait pour la ramasser quand un carreau de la vitre se brisa. Le Bihan sursauta et crut d’abord au tir d’une arme à feu. Il se précipita à la fenêtre et ne vit rien d’anormal devant l’hôtel. Il chercha alors le projectile qui avait pu briser la fenêtre de la sorte. Il trouva un gros caillou enveloppé d’une feuille de papier qui avait roulé sous le lit. Le Bihan le déplia et découvrit un message rédigé d’une écriture régulière : « Vous n’êtes pas mort. Karl von Graf non plus. Sous le donjon de Montségur, il prépare le retour des Cathares. Surtout, ne parlez de ce message à personne. » Karl von Graf ? Ce nom ne lui était pas inconnu. Ne s’agissait-il pas de cet officier de la SS que Léon affirmait avoir tué dans un attentat ? Le Bihan relut ces lignes. Elles devaient être écrites par quelqu’un qui avait été au courant de l’épisode de l’église de Mirepoix. Il pensa ensuite au donjon de Montségur. La tentation était grande d’y aller dès la première heure du jour, mais il avait réservé son train pour demain. Il décida de ne pas tenir compte de ce message tout de suite et même de ne pas en parler à Chenal. Pour la fenêtre, il n’aurait qu’à inventer une maladresse. C’était d’autant plus plausible qu’elle s’ouvrait de l’intérieur et que les débris de verre se trouvaient dans sa chambre. 58 León Le premier voyage se révéla beaucoup plus simple que Le Bihan ne l’aurait imaginé. Il faut dire qu’il avait pris le soin de bien le préparer en ne laissant rien au hasard. Son train arriva en gare de León en début d’après-midi, ce qui lui laissait le temps de déposer sa petite valise à l’hôtel qu’il avait choisi non loin de l’Iglesia San Lorenzo. Quand il sortit à nouveau dans la rue pour se rendre dans l’édifice religieux, il eut une pensée pour Amiel Aicard, le Bon Homme qui avait quitté Montségur, le coeur battant, pour effectuer un long voyage semé d’embûches qui l’avait mené dans ce coin reculé d’Espagne. Il songea aussi à la peine qui avait été la sienne d’avoir été contraint d’abandonner ses amis et ses frères promis à une mort atroce. Peut-être que le dénommé Aicard aurait préféré mourir avec eux plutôt que de poursuivre sa vie loin de ceux qu’il avait aimés et de la foi intense qu’il avait nourrie. Le Bihan n’eut pas besoin de pousser la porte, car l’église était ouverte. À cette heure de l’après-midi où la chaleur commençait à faiblir dans les rues, il n’y avait qu’une petite dame dans la nef. Elle était maigre, presque rabougrie et vêtue de noir. Agenouillée sur son prie-Dieu, elle égrainait son chapelet en psalmodiant ses prières. Elle ne porta pas la moindre attention au jeune homme qui venait d’entrer. Le Bihan sortit son petit papier sur lequel il avait consigné les informations nécessaires. Le tableau du martyre de Saint-Laurent se trouvait dans la troisième chapelle latérale du bas-côté droit. Il fut soulagé en découvrant la figure du saint et s’agenouilla à son tour. Mais sa prière concernait plutôt un signe, celui que Betty avait retranscrit dans la grotte. Un petit dessin de gril. Il scruta chaque pierre autour de lui pour le retrouver. Il ne cherchait que depuis quelques minutes, mais il commençait déjà à perdre espoir. La chapelle était petite et il lui semblait avoir déjà détaillé chaque élément du carrelage vernissé ou du parement de mur. Son regard descendit une nouvelle fois vers le sol, juste au pied de l’autel de marbre qu’il trouvait excessivement orné selon le goût en vogue dans l’Europe de la Contre-Réforme. La sobriété du pavement contrastait avec le flamboiement baroque de la chapelle. Le Bihan se dit que c’était un bon signe puisque cela tendait à prouver que le sol d’origine avait bel et bien été préservé. Son regard s’arrêta sur quelques traits incisés dans la pierre. A priori, ils ne figuraient rien, mais avec l’épreuve du temps, ils avaient très bien pu être le dessin de gril qu’il cherchait. Il entendit un grincement derrière lui. Il se retourna, craignant qu’un nouveau fidèle ne soit entré dans l’église. Non, la vieille femme s’était levée et elle trottinait à présent vers la sortie tout en continuant à triturer son chapelet. Elle prit soin de fermer la porte comme une maîtresse de maison qui craint les courants d’air. Le Bihan en profita pour aller coincer la porte avec une chaise. Cela lui laissait quelque temps de répit pour fouiller. Il sortit un petit pic de son sac et entreprit de desceller la pierre. Depuis sept siècles, celle-ci s’était solidement arrimée à ses semblables et l’opération se révéla loin d’être simple. Le Bihan était d’autant plus nerveux qu’il savait que le temps lui était compté. Il avait vu à l’entrée que les vêpres étaient célébrées à dix-sept heures. À force de triturer le pic entre les deux dalles, celle qui portait le dessin venait de céder. En deux morceaux nettement découpés. L’historien de l’art qu’il était ne pouvait s’empêcher de s’en vouloir alors qu’il dégageait doucement le carreau de pierre. Il sortit ensuite une petite pelle de son sac et, tout de suite après, un pinceau. À dix centimètres sous terre, l’extrémité de sa pelle buta sur une petite boîte en fer. En quelques rapides coups de pinceau, il balaya la fine couche de terre et puis sortit la boîte de sa cachette. Il replaça ensuite la terre et enfin les deux morceaux de pierre brisés. Il rangea les outils et la boîte dans son sac et se dirigea vers la sortie. La porte cognait contre la chaise. Quelqu’un essayait d’entrer. L’historien se dit qu’il ne servait à rien d’inventer des excuses alambiquées, il valait mieux se faire discret. Il dégagea la porte et se dissimula vite dans le fond de la nef, juste à droite de l’entrée. Il vit alors la même petite vieille qui revenait dans l’église, tout en continuant à égrainer son chapelet. Le Bihan soupira et quand elle eut pris place sur son prie-Dieu favori, il sortit de l’église. Bruges Le voyage à Bruges fut plus riche en émotions. Le Bihan avait déjà eu beaucoup de peine à trouver un hôtel avec une chambre disponible. En cette saison, la Venise du Nord était prise d’assaut par les touristes. Il avait ensuite repéré la Sint-Jacobskerk dans laquelle il voulait mener ses recherches. Par manque de chance, l’église était fermée pour d’importants travaux et son accès était provisoirement interdit. Dès lors, l’historien jeta son dévolu sur la table d’un café situé juste en face de l’édifice. Tout en découvrant les charmes des bières d’abbaye, il ne perdait pas une miette du manège des ouvriers et des livreurs qui se relayaient dans l’église. Le Bihan remarqua que de nombreux sacs de sable avaient été portés à l’intérieur de l’édifice. Il se dit alors qu’il tenait son plan. Il n’avait qu’à trouver un bleu de travail pour tenter le coup. La quête de l’uniforme adéquat se révéla ardue, mais il finit par le trouver dans une petite boutique située en périphérie de la vieille ville et tenue par un Flamand bougon. Le Bihan qui ne connaissait pas un traître mot de la langue eut fort à faire pour expliquer ce qu’il voulait. À force de gestes et de descriptions imagées, il finit par y réussir, mais il se demanda s’il n’avait pas payé son bleu de travail le prix d’un costume trois-pièces. Il ne lui restait plus ensuite qu’à prendre un sac de sable et à entrer dans l’édifice. La suite des opérations se révéla beaucoup plus simple puisque l’église était en chantier. Le Bihan avait découvert dans un guide touristique qu’il existait une petite sculpture de saint Jacques dans la crypte et que celle-ci était considérée comme l’oeuvre la plus ancienne de l’édifice. Il en déduisit donc que Pierre Sabatier l’avait choisie pour dissimuler son trésor. Toujours chargé de son sac de sable qui lui évita des questions curieuses des autres ouvriers qui s’activaient dans la nef, Le Bihan descendit les marches situées sous le choeur et qui donnaient accès à la fameuse crypte. La petite statue de facture romane tranchait avec le style de l’église, fidèle à l’élan gothique propre à la Belgique et aux pays d’Europe du Nord. La suite se révéla tout aussi simple. Le mur était pavé de carreaux hexagonaux. L’un d’entre eux portait clairement le dessin d’une petite barque. Le Bihan sortit la petite pioche de son sac, mais cette fois, il réussit à desceller la pierre sans la briser. Juste derrière le carreau se trouvait la petite boîte de métal qui avait été dissimulée dans le mur. Il replaça le carrelage et sortit de l’église sans que personne se soit intéressé à son manège. Une fois dans la rue, il poussa un grand soupir de soulagement. Il ne lui restait plus qu’à préparer sa prochaine étape. Crémone C’est à Crémone que les choses se compliquèrent. Dans le train qui le menait à la petite ville, Le Bihan avait eu le temps de relire toute la littérature consacrée à l’histoire de la région. Après le Languedoc, l’Italie avait été le centre le plus important de la diffusion de l’hérésie cathare. Milan était d’ailleurs considérée comme le coeur du catharisme transalpin. Les Bons Hommes réussirent à prendre le contrôle de diverses cités telles Viterbe, Mantoue, Bologne ou Forli. Dans ces régions comme ailleurs, la réponse de l’Église officielle ne se fit pas attendre et de nombreux bûchers furent érigés au centre des cités. Toutefois, certains seigneurs temporels rechignaient à faire appliquer les représailles papales de telle manière que l’Italie apparaissait comme un refuge pour de nombreux Cathares languedociens. Hugues Domergue prit donc tout naturellement la route de la cité de Crémone comme Le Bihan le faisait, sept siècles plus tard. L’historien découvrit la ville à midi alors qu’une chaleur étouffante s’était abattue sur le centre. À en juger par l’aspect désertique des rues, les habitants devaient chercher le réconfort d’un peu d’ombre chez eux. Le Bihan estima qu’il devait saisir cette chance pour effectuer sans attendre sa visite à la Chiesa Santa Lucia. L’édifice était à l’image de la cité, totalement vide. Selon la tradition, l’église aurait été fondée en 621, mais les historiens modernes estimaient que sa création remontait à 1120. Si la structure conservait son caractère roman, la façade avait été reconstruite à la fin du seizième siècle dans le style à la mode de l’époque, mêlant petits pignons et pinacles. Domergue avait donc parfaitement pu pénétrer dans l’édifice même si celui-ci était alors doté d’un autre portail. Comme toujours équipé de son matériel que contenait son petit sac noir, Le Bihan descendit dans la crypte de l’église qui était plongée dans l’obscurité. Il sortit une torche et commença à balayer de manière méthodique le sol et les parois de cet espace qui ne faisait qu’une dizaine de mètres sur six environ. Malgré toutes ses recherches, l’historien n’avait pas trouvé la moindre trace de statue, de peinture ni d’autre représentation de sainte Lucie. Il espérait qu’il suffirait de chercher sur place pour avoir une solution à son problème. Cela faisait une bonne heure qu’il promenait le faisceau de sa lampe dans le sous-sol de l’église lorsqu’il entendit un bruit régulier dans la nef. Il s’agissait sans aucun doute de pas avançant à bonne allure sur le dallage de marbre. Le Bihan rangea rapidement ses affaires et se dit qu’il valait mieux jouer les touristes dans l’église plutôt que les chasseurs de trésor dans sa partie souterraine. Il monta les marches silencieusement et tomba nez à nez avec un curé qui lui jeta un regard désapprobateur. Le Bihan – qui maîtrisait quelques mots d’italien – le salua et expliqua tant bien que mal qu’il voulait profiter de la fraîcheur de l’église pour la visiter. Le curé lui répondit sèchement que la maison de Dieu était un lieu de prière et non de rafraîchissement pour les voyageurs curieux. Il jeta un coup d’oeil suspicieux sur son sac et lui dit qu’il porterait plainte sans la moindre hésitation si une des pièces d’art de l’église venait à disparaître. Afin de le rassurer, Le Bihan lui dit qu’il était descendu dans l’hôtel Regina et que l’homme d’Église pourrait facilement le retrouver s’il constatait quelque chose de louche. Le Bihan passa une première soirée à Crémone de fort mauvaise humeur. Non seulement il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où se trouvait l’objet qu’il cherchait, mais en plus, il avait lamentablement échoué dans sa volonté de rester discret et de ne pas éveiller les soupçons des habitants. Le lendemain, il passa à trois reprises devant l’église et, par trois fois, le curé qui était sorti sur le perron le dévisagea avec la même moue réprobatrice que la veille. L’historien mit son temps libre à profit pour tenter d’en apprendre plus sur la cité et son patrimoine religieux. Hélas, il ne trouva pas la moindre référence complémentaire à Santa Lucia. Le soir, Le Bihan passa une nouvelle fois devant l’église et cette fois fut la bonne : l’ombre noire du curé n’apparut pas. Il saisit l’occasion pour tenter le coup. Comme la veille, la crypte était plongée dans l’obscurité et la lampe torche se révéla indispensable pour poursuivre ses recherches. Le Bihan comptait surtout investiguer dans l’angle nord-ouest de la salle où se trouvait une jolie colonne dont l’ornementation évoquait l’époque romane. Elle lui parut étrange : trop basse pour être une colonne de soutien ou même d’ornement ; trop haute pour avoir servi de base à un autel ou à un autre mobilier liturgique. Il en déduisit qu’elle avait très bien pu constituer un socle de statue. Mais même en balayant de près le faisceau de sa torche, Le Bihan ne trouva pas la moindre trace d’épée gravée ou de signature liée au martyre de la sainte. L’historien allait se relever lorsqu’il sentit un violent coup de bâton dans les côtes. Le curé l’avait suivi depuis son entrée dans l’église. Et cette fois, il était bien décidé à ne pas le laisser filer sans explication. Sous la force du choc, Le Bihan avait laissé tomber sa torche à terre et celle-ci s’était brisée si bien que la crypte se trouvait plongée dans l’obscurité. Il s’engagea dès lors une bagarre dont il était difficile de déterminer qui prenait l’avantage et où se portaient les coups. Après avoir encaissé un poing dans sa mâchoire, Le Bihan fit un grand moulinet avec son sac qui contenait notamment la petite pioche et la pelle. Il ne rencontra pas sa cible à la première tentative, mais la seconde fut la bonne. Le curé lâcha un cri de douleur et tomba à la renverse. Le Bihan bondit dans les escaliers et courut dans la nef. Une fois dehors, il reprit une allure normale et se rendit à l’hôtel pour régler sa note et s’éclipser au plus vite. Tandis qu’il redescendait les marches du vieil escalier de bois après avoir été chercher sa valise dans sa chambre, il surprit une bribe de conversation entre l’hôtelier et un de ses amis dans la réception. Le premier parlait très clairement de « l’étranger qui fouinait dans l’église » en ajoutant que Monsieur le Curé lui avait demandé de l’observer attentivement. L’autre ajouta que, depuis le vol de la statue, le curé avait toutes les raisons de se méfier des inconnus ! Le Bihan se racla la gorge afin de signaler sa présence et se retrouva face aux deux hommes qui parlaient de lui quelques secondes auparavant. L’hôtelier feignit de regretter son départ et prit le temps de faire son compte. Celui-ci ne portait que sur une nuit et une seconde journée entamée, mais le calcul paraissait sans fin. Pendant ce temps, l’autre homme l’observait avec le regard du détective proche de la résolution d’une énigme. De toute évidence, il éprouvait une vive antipathie pour le « fouineur » et comptait bien la lui faire sentir. Sans le savoir, il allait apporter in extremis à Le Bihan la solution à son problème qui paraissait pourtant inextricable. Il confia à son ami qu’à présent le trésor de Santa Lucia était en sécurité puisque la police avait bien fait son travail en coffrant le voleur et que la statue était désormais protégée au musée d’Art sacré de Pavie. L’historien ne pouvait pas espérer meilleur coup de main. Il tenta de réprimer un sourire, régla enfin sa note et se dirigea rapidement vers la gare. Le curé devait avoir mis du temps à encaisser le coup, car il n’avait pas encore donné l’alerte alors que Le Bihan dut patienter près d’une heure pour sauter dans le premier train qui l’emmenait à Pavie. La suite se révéla beaucoup plus facile. Le Bihan se rendit au musée d’Art sacré de Pavie en se faisant passer pour un inspecteur du Louvre qui préparait une grande exposition consacrée à l’iconographie des saints. Il obtint de pouvoir examiner à l’aise la statue de sainte Lucie qui avait été subtilisée dans l’église et puis retrouvée par la police et confiée au musée. Cette fois, le signe était très petit et tracé à la base de l’oeuvre, mais il n’y avait aucun doute : c’était bien une épée ! Le Bihan ôta ce qui ressemblait à un petit bouchon d’argile et en sortit le document qui avait été plié et glissé dans la statue. Il remit soigneusement le bouchon en place et s’accorda quelques instants de contemplation. Malgré la souffrance qu’elle avait endurée pour avoir refusé de renoncer à la chasteté, la sainte offrait un visage baigné d’un sourire qui exprimait une profonde sérénité. 59 De longues draperies blanches avaient été suspendues sur les quatre murs de la pièce. Le grand blason de la confrérie unissant la croix cathare et la double rune de la SS recouvrait l’autel sur lequel avait été posé un calice d’argent gravé d’une colombe. Le Parfait comptait les hampes de drapeaux qu’on venait de lui apporter. Visiblement satisfait, il examina les armes que contenaient quatre longues caisses de bois empilées les unes sur les autres. Il s’y reprit à plusieurs fois pour être sûr de ne pas en avoir oublié une. — C’est de l’excellent matériel, lança une voix familière. Nous sommes prêts à l’attaque ! Qu’en pensez-vous ? Absorbé par ses contrôles, le Parfait n’avait pas entendu venir le Bon Homme. Il lui répondit sur un ton beaucoup moins enjoué. — J’en pense que si tu ne prends plus d’initiative inconsidérée, notre plan fonctionnera à merveille. N’oublie pas que la surprise doit être totale. — Je pensais que vous ne m’en vouliez plus pour cette absurde histoire. Le Parfait lâcha de manière laconique : — Ne pas punir ne signifie pas pardonner. Il se retourna ensuite pour fermer la dernière caisse de fusils. — Nous touchons au but. Nous avons trouvé notre abri. Nous possédons de quoi attaquer. Nos frères nous obéissent aveuglément et ceux qui nous ont défiés l’ont payé de leur vie ou ils sont en passe de le faire. Mais il nous manque encore l’essentiel. Où en est notre éclaireur dans sa quête ? Même s’il n’en montrait rien, le Bon Homme était satisfait de la question qui lui avait été posée. Elle prouvait que le supérieur lui avait conservé sa confiance. — En excellente voie ! Il a mis la main sur les objets à León et à Bruges. Les choses ont failli mal tourner à Crémone, mais il a fini par s’en sortir. Il se révèle plus coriace que nous ne le pensions. — Il faudra s’en méfier, répondit le Parfait en tempérant l’enthousiasme de son compère. Le fait qu’il ait tout abandonné pour se lancer dans cette quête qui n’était pas la sienne prouve à quel point il est imprévisible. Son aptitude à détourner certains de nos frères de leur mission démontre son charisme et son pouvoir de séduction. — Mais il ignore encore la véritable raison de sa quête, précisa le Bon Homme, comme s’il voulait se rassurer. Le Parfait s’arrêta devant le blason et noya son regard dans le motif héraldique pendant quelques instants. — Oh ! Il n’est pas loin de la découvrir ! Il possède déjà trois pièces importantes du puzzle... Il s’interrompit lui-même, comme pour jauger de la pertinence de ce qu’il comptait dire et puis il reprit le cours de sa pensée. — En fait, il me fait penser à Rahn. Très observateur et remarquablement perspicace, mais heureusement dépourvu du côté fantasque qui a perdu notre camarade. Si je comprends bien, il lui reste un voyage à effectuer. — Oui, Cologne. — Celui qui fut fatal à notre pauvre Rahn. Le Bon Homme paraissait hésiter à dire ce qu’il avait sur le coeur. L’autre avait parfaitement perçu le malaise. — Parle ! exigea le Parfait. Je n’ai pas toute la journée devant moi pour t’écouter. — C’est que... hésita l’autre. On dirait qu’il s’intéresse à... Karl von Graf. J’ignore comment il a eu vent de cette identité, mais je pense qu’il ne lâchera pas l’affaire. La réponse fut immédiate. — Excellent ! C’est précisément ce que je lui demande : surtout ne pas lâcher l’affaire jusqu’à la fin de sa mission. Après, il sera notre invité, disons, privilégié ! Le Parfait se retourna à nouveau devant le blason posé sur l’autel. Il tendit le bras droit dans un salut impeccable qui s’accompagna d’un claquement de talons. 60 Berlin 1939 Cher Jacques, J’en étais arrivé au point où je me sentais dans la peau d’un animal traqué. Depuis ma plus tendre enfance, j’ai toujours éprouvé de la compassion pour le gibier derrière lequel les chasseurs lancent leurs chiens. Je n’avais plus confiance en personne. Même mon reflet dans le miroir me portait à douter de moi-même. J’avais placé tellement d’espoir en Richard et à présent j’avais acquis la certitude qu’il m’avait trahi. Un de plus, me diras-tu. Peut-être, mais cette fois, il s’agissait d’un compagnon auquel j’avais accordé ma confiance. J’avais décidé d’aller jusqu’au bout et j’étais convaincu que Himmler en personne finirait par reconnaître l’importance de ma découverte. Le Reichsführer n’attendait que le document qui lui permettrait de justifier ses théories et les travaux qu’il avait exigés. Hélas, il n’était pas le seul à décider du futur de notre mère patrie. Au contraire, il y avait autour de lui nombre d’adversaires qui n’attendaient qu’une occasion pour obtenir sa disgrâce. Ces traîtres mettaient en doute ses théories raciales et raillaient son goût pour les anciennes légendes germaniques. Ils considéraient l’Ahnenerbe comme une officine ésotérique, inutile et coûteuse. On chuchotait même que le Führer lui avait, plus d’une fois, reproché ses travaux onéreux. Si seulement Himmler avait su à quel point j’étais près d’aboutir. Moi qui avais eu l’occasion de l’approcher à plusieurs occasions pour lui exposer mes recherches quand tout allait bien, à présent, je ne pouvais même plus espérer lui parler. La calomnie avait accompli son oeuvre destructrice. J’avais perdu tout crédit à ses yeux et mon comportement à Buchenwald avait achevé de me déconsidérer. Je n’avais plus d’autre solution que de réussir même si je mesurais bien le danger que comportait ma décision de ne pas baisser les bras. J’ai eu de nombreuses raisons de me plaindre de Betty (surtout lorsque je l’employais aux Marronniers), mais je dois reconnaître qu’elle s’est remarquablement bien acquittée de la dernière mission que je lui ai confiée. En pénétrant dans la cathédrale de Cologne, j’ai eu une pensée pour elle, pour tous ces gens que j’avais côtoyés dans le Languedoc. L’esprit humain est étrange ; avec le temps, il a tendance à gommer les mauvais moments pour ne conserver que les bons souvenirs. Avec le recul, j’avais même l’impression que mes années françaises avaient été les plus belles de ma vie. La solution du problème résidait dans les quatre Bons Hommes qui avaient réussi à fuir peu avant la chute de Montségur, dans la nuit du 15 au 16 mars. Grâce aux avens sous Montségur et à une solide corde attachée sous le castrum, l’entreprise se révéla possible. Qui étaient Amiel Aicard, Pierre Sabatier, Hugues Domergue et Peytavi Laurent ? Probablement des hommes simples, habités d’une foi profonde et déterminés à braver tous les dangers pour que jamais celle-ci ne s’éteigne. Les Cathares avaient tellement souffert des persécutions qu’ils savaient que leurs ennemis ne négligeraient aucun moyen pour leur nuire davantage encore. Ce fut Pierre-Roger de Mirepoix qui eut l’idée de diviser leur trésor en quatre parts égales pour qu’il ne tombe pas trop facilement entre des mains ennemies. Longtemps, les historiens ont cru que les Bons Hommes s’étaient rendus à Crémone afin d’y rencontrer l’évêque de la ville qui se trouvait être leur allié. Grâce à la peinture que j’avais trouvée dans la grotte de Lombrives, je savais que la vérité était plus complexe. Avant de se lancer sur les routes, les quatre hommes s’étaient donné rendez-vous dans la grotte qui avait, de tout temps, servi de refuge aux fugitifs. Ils avaient tracé leur itinéraire sur une paroi et puis, une fois que la peinture avait séché, ils l’avaient recouverte d’un enduit pour que des ennemis ne la découvrent pas. Sept siècles plus tard, avec l’aide de Betty, j’avais été le premier à retrouver leur message venu de la nuit des temps. La référence concernant Cologne était celle du martyre de saint Pierre. En marchant dans la grande nef de la haute église Saint-Pierre et Sainte-Marie, je fus surpris par la foule qui s’y trouvait. Je me dis qu’il serait difficile de me lancer dans des recherches sans éveiller l’attention des fidèles. Néanmoins, je me dirigeai vers la statue du premier évêque de Rome en me demandant comment je réussirais à la faire parler. Je me baissai une première fois pour voir si je trouvais quelque part une représentation de croix quand une paroissienne me demanda de m’écarter pour allumer un cierge en témoignage de dévotion au saint. Elle s’éloigna et je m’approchai à nouveau pour continuer à l’observer. Je détaillais le socle de la statue quand une étrange impression s’insinua en moi. Soudain, une main se posa sur mon épaule. Je connaissais ce type de poigne – froide et volontaire – pour les avoir souvent vues à l’oeuvre lors de mon séjour à Buchenwald. Cette main hostile constituait la meilleure preuve que j’avais définitivement basculé du mauvais côté. Ou plus précisément, que je me retrouvais dans le camp des ennemis, des adversaires et, pire, des vaincus. J’eus à peine le temps d’apercevoir le visage très commun d’un homme blond aux yeux bleus. En fait, je sentis surtout le canon de son revolver qu’il avait discrètement, mais fermement pointé dans le creux de mon dos. Sans prononcer un mot, il me conduisit à travers la nef centrale hors de la cathédrale. Sur le parvis, une voiture noire nous attendait. Ton dévoué, Otto Rahn 61 Cologne Le Bihan connaissait la ville de Cologne. Il avait eu l’occasion de s’y rendre avant la guerre dans le cadre de ses études sur les sites gallo-romains. Il y était retourné une fois après le conflit, car il avait conservé de très bonnes relations avec un professeur d’université spécialisé dans les questions de religion et de syncrétisme des croyances païennes et chrétiennes. Manifestement heureux de cette visite, le professeur von Basel – puisque c’était de lui qu’il s’agissait – offrit de venir l’accueillir à la gare. Le Bihan ne lui avait pas parlé du véritable motif de son voyage, mais il avait évoqué des recherches sur l’iconographie des saints et de leur martyre. Ce pieux mensonge n’en était pas vraiment un et lui permettait de rester proche de la vérité sans totalement la dévoiler. À peine le Français venait-il de poser le pied sur le quai de la gare que son confrère courut vers lui. Il paraissait fébrile et bredouilla quelques mots de bienvenue avant de lui dire qu’il tombait à pic. Une femme avait été surprise alors qu’elle cherchait à dérober la statue d’un saint martyre dans la cathédrale ! L’événement remontait à trois jours. Alors qu’il venait ranger les cierges, le bedeau s’était aperçu du comportement suspect d’une visiteuse. Il l’avait empêchée de commettre son forfait, mais la voleuse prise la main dans le sac avait réussi à s’enfuir. Profitant de l’heure matinale, elle avait creusé un trou dans le sol et brisé une dalle datant du Moyen ge. Le Bihan était abasourdi. Il blêmit et implora son ami de lui faire une description plus précise de la voleuse. Von Basel fut surpris de cette réaction qu’il jugea un peu disproportionnée. Il lui proposa d’aller directement chez lui pour jeter un coup d’oeil dans le journal qui relatait l’événement. Le professeur sourit en ajoutant que même s’il se méfiait des journalistes, il avait l’habitude de conserver leur prose pour amorcer l’allumage de son poêle. À la lecture de l’article qui établissait une description précise du malfaiteur, Le Bihan n’eut plus le moindre doute : Betty l’avait devancé. La blonde cachottière s’était bien gardée de lui dire toute la vérité. Enragé d’avoir été berné comme un débutant, il songea qu’elle avait vraiment tout le talent nécessaire pour réussir dans ce métier de comédienne dont elle avait toujours rêvé. Mirepoix Bertrand était devenu la proie de l’angoisse. Et quand celle-ci lui laissait quelques instants de répit, c’était au tour des remords de prendre le dessus. Il n’avait pas su comment réagir après la visite de Le Bihan à la librairie. Alors, il avait décidé de se conformer aux règles de l’Ordre et de prévenir un Bon Homme. Mais une fois encore, il avait constaté l’extrême efficacité de ses gardiens qui étaient déjà sur place. Tout d’un coup, sa situation lui parut invivable. Pris entre deux feux, il serait éternellement condamné à combattre l’un en obéissant aux ordres de l’autre. Il eut alors la naïveté de songer que la fuite constituait sa dernière chance. Une seconde fut suffisante pour tirer un trait sur tout ce qui faisait son quotidien : la librairie, les éternelles remontrances de la patronne, les travaux forcés pour l’Ordre... Il quittait tout cela sans savoir où aller. Les jours avaient passé et il était toujours à Mirepoix, à quelques mètres de son appartement et au coeur de ce monde qu’il voulait oublier, pris au piège comme un rat dans sa cage. Il avait pu compter sur l’aide de Georgette, une vieille amie de sa mère qui lui avait proposé de loger dans les combles d’une de ses maisons sans trop poser de questions. Elle était comme cela, Georgette, elle avait toujours refusé de condamner. Pendant et après la guerre, elle s’était fait autant d’amis que d’ennemis dans les deux camps. Pour elle, seule comptait l’amitié et c’est à ce titre qu’elle avait accepté de courir le risque de cacher le fugitif. Régulièrement, Georgette lui apportait de quoi manger et boire pour qu’il ne coure pas le risque de quitter son abri. Elle avait l’habitude de passer vers la fin de l’après-midi et aujourd’hui, elle était arrivée un peu plus tôt que de coutume. Le code était respecté. Trois petits coups sur la porte, suivis d’un quatrième, plus sonore. Bertrand quitta le matelas sur lequel il passait le plus clair de son temps. Il ouvrit la porte et trouva la boîte en fer-blanc dans laquelle la vieille dame déposait toujours le pain, le fromage, la charcuterie et un fruit. Le jeune homme jeta un coup d’oeil dans le couloir, mais Georgette s’en était déjà allée. Bertrand se dit qu’elle devait avoir à faire et ne s’en étonna pas davantage. Il ouvrit rapidement la boîte, car la faim le tenaillait déjà depuis quelques heures. Il s’y prit à trois reprises pour desceller le couvercle, qui se montrait toujours un peu retors. Encore un dernier effort et la boîte s’ouvrit. — Ahhhh ! Ce que Bertrand venait de voir lui avait arraché un cri d’effroi, immédiatement suivi par une atroce sensation de chaleur. À terre, était tombée la boîte en fer-blanc et dans cette boîte se trouvait une main coupée, ensanglantée. Il s’agissait de la main d’une vieille femme. Un petit détail donna à Bertrand l’envie de crier à nouveau : une bague à l’annulaire avec une figure de la Sainte Vierge. C’était la bague de Georgette ! Le jeune homme sortit de sa mansarde, il s’engagea dans le couloir. Les idées s’entrechoquaient dans sa tête qui menaçait d’exploser sous l’effet de l’émotion. Ils l’avaient retrouvé et ils avaient puni Georgette de l’avoir hébergé ! Il avait encore le temps de fuir, mais il n’y avait pas un instant à perdre. Vite, les escaliers. Il dévala la première volée et il abordait la deuxième lorsqu’une barre de fer s’insinua entre deux marches. Lancé à vive allure, Bertrand sentit qu’il perdait l’équilibre. — Noooon ! Il tenta de se retenir à la rampe, mais son élan rendit tout rétablissement impossible. Il fut projeté, la tête la première, sur les marches et roula jusqu’au deuxième palier où il vint terminer sa course en se fracassant la tête contre le mur. Il était encore sonné quand il entendit une voix familière. — Tsss... Bertrand... J’espère que tu ne t’es pas fait trop mal. Le Bon Homme était debout, il tenait une barre de fer qu’il frappait dans la paume de sa main. — Un accident est si vite arrivé, continua-t-il d’une voix compatissante. La pauvre Georgette en sait quelque chose. Il est toujours risqué de découper du gigot avec un couteau de cuisine trop tranchant. À ce propos, la viande était délicieuse. Oh, mais quel égoïste je fais, j’aurais dû t’en laisser ! — Pitié ! implora Bertrand. L’homme brandit la barre de fer et lui asséna un grand coup dans les côtes. Bertrand crut qu’il allait s’évanouir sous l’effet de la douleur. — Pitié ? Tu oses me demander pitié alors que tu n’as pas hésité à aller prévenir le Normand de je ne sais quel danger imaginaire. Un caillou dans la vitre, un vrai gosse ! Je dirais même un sale gosse ! Mon pauvre Bertrand, tu n’as pas oublié les bonnes vieilles habitudes de la guerre. Tu as toujours témoigné d’un goût prononcé pour la délation, non ? Le jeune homme se tordait encore de douleur quand l’autre continuait son récit : — Je me suis laissé dire que tu avais dénoncé un rival pour une amourette dérisoire. Le pauvre, à cette époque, il était risqué de s’engager dans la Résistance. C’est bien, Bertrand, tu as fait ton devoir de citoyen en dénonçant ton ami et la Milice t’en a été reconnaissante. Je me trompe ? — Pitié, gémit-il. Le Bon Homme s’empara de la barre de fer à deux mains et la lui planta profondément dans la cuisse en le plaquant au sol comme un insecte pris au piège par un entomologiste. — Tu vas arrêter de demander pitié ? cria-t-il. Par ta faute, Georgette a interrompu brutalement une retraite bien méritée. Crois-moi, si cela ne tenait qu’à moi, tu ne bénéficierais pas de la moindre mansuétude, mais notre maître a d’autres projets pour toi. La pression de la barre qui pénétrait encore dans la chair se fit plus forte avant qu’il ne la retire d’un geste brusque. Bertrand manqua de s’étrangler tant la douleur était insoutenable. Il sanglotait bruyamment et il n’entendit pas que la porte venait de s’ouvrir au rez-de-chaussée. Le détail n’avait pas échappé au Bon Homme. Il se baissa et cria dans l’escalier : — Monte ! Nous t’attendions avec impatience. 62 Le Bihan avait pris place dans le compartiment du rapide à destination de Nice. Un voyage supplémentaire pour celui qui se sentait de plus en plus dans la peau d’un chasseur de trésor. Treize ans après Rahn, il suivait les mêmes routes que lui et se trouvait confronté aux mêmes embûches. De retour de Cologne, il avait pris la route d’Ussat-les-Bains pour avoir une franche discussion avec une blonde qui cachait bien son jeu. Il avait eu la surprise de trouver porte close au bar-tabac. Renseignements pris auprès de la boulangère, il avait appris que « la Betty », ainsi qu’elle l’appelait, s’était offert des vacances. La commerçante ne savait pas où elle était allée, mais elle avait ajouté, perfide, qu’elle se demandait comment elle pouvait partir en voyage alors que ses affaires étaient loin d’être brillantes. Comme l’historien jetait un nouveau coup d’oeil derrière la vitrine afin de s’assurer qu’il n’avait pas négligé un indice, un passant lui avait demandé s’il cherchait quelque chose. L’homme s’était présenté comme un habitué de l’établissement et lui avait révélé que Betty était descendue à Nice dans un hôtel pour profiter de quelques jours de vacances. Sur le coup, Le Bihan ne s’était pas étonné de recueillir aussi facilement de précieux renseignements. Il avait préféré se rendre sans attendre à la gare pour réserver un billet pour la Côte d’Azur. Après l’avoir remercié, il n’avait plus guère prêté attention au passant qui venait de le croiser sur le trottoir. Celui-ci était allé téléphoner à ses supérieurs qui l’avaient félicité pour son efficacité. Désormais, le temps était compté et il fallait éviter que Le Bihan n’échoue alors qu’il était si près du but. Les paroles d’un traité cathare lui revinrent en mémoire : « Nous disons, nous, qu’il existe un autre monde et d’autres créatures incorruptibles et éternelles dans lesquelles consistent notre joie et notre espérance. » L’historien avait étudié les trois documents trouvés à Crémone, à León et à Bruges, mais il lui manquait le quatrième. Et sans ce dernier, il ne pouvait comprendre la teneur du message légué par les Cathares. Le Graal, qui avait représenté la quête d’une vie pour Otto Rahn et sur lequel il n’avait jamais pu mettre la main, n’était pas une coupe sacrée tombée de la couronne de Lucifer ni une caisse de pierres précieuses ou une épée d’or. Non, il s’agissait d’un manuscrit sur parchemin qui avait été découpé en quatre bandes étroites et verticales. Pour en comprendre la signification, il suffisait de rassembler les quatre pièces et de les placer en synoptique. Le Bihan observait le paysage changer à mesure qu’il se rapprochait de la cité varoise. Il se dit qu’à trois pièces du puzzle contre une, il avait de bonnes chances de négocier avec Betty. Il se jura que cette fois la comédienne ne lui ferait pas avaler une nouvelle couleuvre. Le corps de la blonde pouvait aisément rivaliser avec celui des femmes, quinze ans plus jeunes qu’elle, qui se prélassaient autour de la piscine. Quand Le Bihan arriva à l’hôtel, Betty était étendue sur un transat et plongée dans la lecture d’un magazine illustré de cinéma. Elle portait un maillot rouge et ses cheveux n’avaient jamais paru plus longs ou plus blonds. Betty ne prêta pas attention à l’ombre qui venait lui masquer quelques rayons de soleil. Elle se dit qu’il devait encore s’agir de ce serveur aux cheveux noirs et aux yeux verts qui venait à intervalles réguliers lui demander si elle désirait boire quelque chose. Betty sourit : quel bonheur de se faire servir en passant de l’autre côté du comptoir ! Elle avait toujours rêvé de ce genre de vie. Pendant qu’elle continuait à penser aux beaux yeux verts, elle s’étonna de l’ombre qui restait fixée sur elle. Quand on se prélasse en plein soleil, il suffit de peu de chose pour qu’un léger frisson vous traverse. Elle finit par relever la tête et réajuster ses lunettes solaires. Si elle était surprise de voir Le Bihan, planté devant elle comme un large parasol, elle n’en laissa rien paraître. — Tiens, c’est vous ? fut sa seule réaction. Le Bihan se dit que cette femme était décidément très étonnante. En fait, le terme « déroutant » lui sembla plus approprié. Il décida de jouer sur la même partition qu’elle. — Vous voulez boire quelque chose ? Elle lui demanda un pastis, ce qui lui fit penser que, malgré le décor rutilant, elle n’avait pas perdu ses bonnes vieilles habitudes du bar-tabac d’Ussat-les-Bains. Quand le serveur aux yeux verts vint leur apporter leurs deux pastis, Le Bihan lui avait déjà posé la question qui l’avait mené jusqu’à elle. — Bredouille ! s’exclama-t-elle en mélangeant un peu d’eau à sa liqueur anisée. Ou chou blanc ! Comme vous préférez... Encore si le voyage valait le coup, mais franchement, passer deux jours dans une ville bombardée, j’ai déjà connu plus agréable. — Il n’y avait rien sous la statue ? demanda Le Bihan. J’ai pourtant lu dans le journal que vous aviez brisé une dalle. Betty éclata de rire en jetant la tête en arrière puis en faisant ondoyer sa chevelure. Le geste était surjoué, mais il ne détonait pas dans le décor que l’actrice s’était choisi. — Je ne suis pas archéologue, s’exclamait-elle. J’ai voulu faire vite et j’ai brisé ce petit morceau de dalle pour rien. Je vous l’ai dit : il n’y avait rien sous terre ! Et vous, vous avez été plus chanceux ? — Je possède trois documents. — Bien joué, monsieur le professeur ! dit-elle en tendant son verre. Cela mérite un toast. Allez, à nos amis terribles, le pauvre Otto et le beau Richard ! Le Bihan la détailla comme si elle avait été un document rare qu’il lui fallait déchiffrer. L’étonnant mélange de bravade et de fausse décontraction ne lassait pas de l’étonner. — Que m’avez-vous caché à propos de Richard ? lui demanda-t-il en essayant de ramener la conversation à un registre plus sérieux. — Je vais vous montrer quelque chose. Suivez-moi ! Elle se leva, adressa un sourire complice aux yeux verts du serveur et invita Le Bihan à la suivre dans le lobby de l’hôtel. Dès qu’ils furent dans l’ascenseur, il sentit que la jambe de Betty se rapprochait de la sienne. Il se demanda comment un simple petit pastis pouvait provoquer une pareille euphorie. La blonde tourna la clé dans la serrure, ils entrèrent dans la chambre, mais Le Bihan n’eut pas vraiment le temps de détailler les lieux. Plus précisément, ce fut le lit dont il entreprit aussitôt l’exploration en compagnie de son hôte. Attendait-elle ce moment depuis leur première rencontre ? Ou cherchait-elle seulement à satisfaire une pulsion immédiate due aux effluves d’anis et au décor suggestif d’une piscine d’hôtel sur la Riviera ? Pendant que leurs deux corps se dénudaient en se rapprochant puis en se distanciant pour mieux se retrouver, Le Bihan songea qu’il allait être le spectateur privilégié d’une scène passionnée jouée par Miss Betty. Et cette perspective inattendue était loin d’être désagréable. Ses doigts coururent sur son dos. Son souffle réchauffa sa nuque de la naissance de son cou jusqu’à l’arrière de ses oreilles. Son sexe durcit en frôlant sa cuisse. Leurs lèvres se rapprochèrent avant de se mêler. Bientôt, leurs corps entrèrent en fusion. Après l’amour, l’historien ne se sentait pas l’envie d’engager la conversation, préférant se repasser dans son esprit quelques extraits de l’excellent moment qu’il venait de vivre avec elle. Betty le regarda afin de jauger sa satisfaction qui devait équivaloir pour elle aux applaudissements d’une salle après une représentation. Ce fut elle qui aborda à nouveau le sujet qui les avait amenés à se retrouver nus dans un lit dans un hôtel chic de Nice. — Ce Richard, c’était vraiment un sale type. Ayant lancé ce jugement définitif, elle patienta quelques instants avant d’étayer l’accusation qu’elle venait de lancer. — Il a commencé par jouer avec les sentiments et la confiance de Rahn. Longtemps j’ai cru qu’il avait été honnête avec lui, au moins dans un premier temps, mais aujourd’hui, je ne me fais plus aucune illusion. Il continuait à se faire passer pour un ami proche et fidèle, mais il avait déjà commencé à le trahir. Il a joué sur les deux tableaux. Ça, y a pas à dire, c’était sa grande spécialité ! Le Bihan se demanda de quels tableaux elle parlait et elle lui apporta sa réponse sans qu’il doive poser la question. — Une partie de la hiérarchie des Boches ne voulait pas que Rahn parvienne à des résultats. Ils préféraient le voir mort plutôt que d’atteindre son but. D’autres, ceux qui lui avaient fait confiance, auraient bien aimé qu’il réussisse, mais ils avaient perdu foi en lui. Ce malin de Richard a fait semblant de travailler pour les seconds alors qu’il était au service des premiers. — Il a empêché Rahn de réussir ? Betty s’était levée pour aller allumer une cigarette. Nue, à la fenêtre de la chambre, elle jeta son regard habilement mélancolique sur cette Méditerranée qui l’avait tellement fait rêver alors qu’elle n’était encore qu’une petite fille. — Oui et de la manière la plus radicale qui soit ! Il l’a supprimé, mais il a veillé à récupérer tout ce qu’il pouvait, histoire de poursuivre ses recherches. — Rahn avait laissé des écrits ? Betty caressa ses longs cheveux blonds d’un air songeur. À ce moment précis, elle semblait vraiment avoir retrouvé le souvenir du Rahn qu’elle avait connu jadis. — Otto n’était pas toujours lucide, mais il était loin d’être un imbécile. Il a senti la trahison de son ami. Il était occupé à écrire un nouveau livre sous la forme d’une sorte de correspondance. Il l’avait adressé à un certain... Comment s’appelait-il encore ? Ah oui, à un certain Jacques Breton, un éditeur à Paris qu’il avait rencontré lors de son premier voyage en France. Rahn avait consigné toutes ses recherches et espérait faire publier le livre afin de révéler au monde ses découvertes. — Il a réussi à lui envoyer ? — Oui, répondit Betty en venant se rasseoir sur le lit. Mais Richard avait connaissance du projet. Dès qu’il le put, il le menaça de révéler les origines juives de l’éditeur ainsi que la portée subversive de ses écrits. Le pauvre Breton accepta de confier le manuscrit de Rahn à son maître chanteur. Mais Richard tenait à sa tranquillité et il mit sa menace à exécution. L’éditeur prit le chemin d’un camp de la mort et il ne revint plus jamais boire son petit café serré aux Deux Magots. Le Bihan réfléchit un instant. — Mais alors, ce manuscrit... Betty se leva et ouvrit le tiroir de la commode où elle avait rangé ses effets personnels. Elle en sortit une liasse de feuilles. — Il est ici ! Quand j’ai refroidi le beau Richard, je me suis permis de faire ses poches. J’ai trouvé non seulement le rapport de la SS, mais aussi le fameux manuscrit de Rahn. Elle tendit les feuilles contenues dans une chemise de carton bleu à Le Bihan qui commença à tourner les pages. Tout en lisant en diagonale les confessions de Rahn, il continuait à réfléchir à l’itinéraire de Richard. — Mais ce Richard... S’il est parti sur les traces de Rahn. Il a dû fouiller lui aussi pour trouver les documents ? — Il était très discret sur le sujet, mais je suppose qu’il est allé à Cologne puisque Rahn n’a pas eu le temps d’aller au bout de sa recherche et que, moi, je n’ai rien trouvé. Et si tu as réussi à dénicher les trois autres, c’est qu’il n’a pas eu le temps de le faire ! — Mais alors, le document de Cologne, où se trouve-t-il ? demanda Le Bihan. Betty, toujours nue, revint s’asseoir à côté de lui. Elle lui passa l’index sur la joue et lui murmura : — Figure-toi que je n’en ai pas la moindre idée ! Il ne le possédait pas dans ses affaires. Il ne m’en a pas parlé. — Tu es sûre de ne plus mentir ? — Tu penses que je me serais tapé Cologne dans un train tape-cul avec une brochette de militaires de retour de permission dans mon compartiment si j’avais eu le document ? Le Bihan sourit. Une nouvelle fois, il avait envie de croire Betty. Celle-ci le regarda et adopta au bon moment le ton de la confession. — Tu vois, j’avais enfoui toutes ces histoires au plus profond de ma mémoire. Quand tu es arrivé au village, je me suis dit qu’il y avait peut-être quelque chose à en tirer. Je ne compte pas rincer les gosiers de tous ces ploucs jusqu’à la fin de mes jours ! Alors, je me suis dit que je pouvais très bien reprendre le boulot que le Boche avait laissé en plan. — Et tu t’es plantée ! Betty partit d’un grand éclat de rire. — C’est le drame de ma vie ! J’ai toujours mal choisi mes rôles. À force, on s’y fait, mais c’est plus fort que moi, parfois j’ai encore envie d’y croire. 63 Kustein, 1939 Cher Jacques, Je crains de ne pouvoir finir ce livre. Les hommes qui sont venus me chercher à Cologne me parlent peu, mais il est clair qu’ils ont reçu des instructions précises. Ils m’ont d’abord conduit à Munich où j’ai fait l’objet d’un interrogatoire classique. Étrangement, j’ai eu le sentiment qu’ils me posaient des questions volontairement banales pour que je ne leur donne pas de réponse intéressante. Ils ne faisaient que suivre la procédure et j’avais le sentiment que ce séjour munichois ne constituait qu’une étape dans la marche vers la mort qui avait commencé. Le lendemain, ils m’ont demandé si j’aimais la montagne et si je connaissais Kustein, la petite cité qui s’était décerné le titre convoité de « perle du Tyrol ». Je compris dès lors qu’il s’agirait de ma prochaine destination. Un officier que je ne connaissais pas prit place à mes côtés dans la voiture qui nous menait sur les routes escarpées de la région. À en juger par son éducation parfaite, l’homme devait appartenir à une vieille famille prussienne. Il me tint un discours accusateur sur le ton qu’il aurait employé pour me vanter les curiosités touristiques de la région. Il m’expliqua que la hiérarchie avait placé de grands espoirs en moi, mais que je les avais profondément déçus. Il me reprochait d’avoir déshonoré un uniforme que je n’avais jamais mérité de porter. Il m’informa de la décision de mes supérieurs : ceux-ci ne souhaitaient finalement pas accepter ma démission de la SS. Ils avaient statué sur mon sort et décidé de m’envoyer dans un nouveau camp d’internement où je pourrais méditer sur mon ingratitude et mes errances passées. Après tout, peut-être finirai-je un jour par rentrer dans le rang, faire amende honorable et occuper une place dans cette Allemagne nouvelle que le Führer façonnait sans relâche. Quand il prononça le mot « camp », je sentis mon coeur s’emballer. Des gouttes commencèrent à perler sur mon front. L’officier me demanda si je me sentais bien. J’éprouvai la plus grande peine à lui répondre tant je sentais mes tempes battre à tout rompre et ma gorge se nouer. Je n’arrivais plus à avaler ma salive et l’officier prit un air faussement compatissant. Il sourit et me dit que l’air de la montagne me ferait le plus grand bien pour réfléchir à mon avenir. Ce n’est qu’en arrivant à Kustein que je compris ce que j’étais venu y faire. Ils me conduisirent dans le chalet d’une fervente nationale-socialiste, Frau Gehrard, qui me servit une tasse de tisane aux plantes. Ils me laissèrent ensuite un long moment seul, dans une petite pièce, avec ma tasse fumante. Je ne sais plus combien de temps après, la porte s’ouvrit. Richard Koenig entra. Je ne l’avais plus vu depuis mon premier départ avorté pour Munich. Bien sûr, il n’avait pas changé sur le plan physique, mais son expression n’était plus la même. Je me concentrai sur sa mâchoire et je me dis qu’une telle arme de carnassier ne pouvait appartenir qu’à un tueur. Je ne m’étendrai pas sur ce que nous nous sommes dit. Ce sont des choses qui m’appartiennent et n’ajoutent rien à mon récit. Tout au long de ces pages, j’ai tenu à ne pas trop me dévoiler. Ceux qui savent lire entre les lignes sauront aisément tirer leurs conclusions. À l’issue de cette discussion que je qualifierais de froide et étrangement impersonnelle, Richard me tendit une petite fiole brune que coiffait un bouchon noir. Il ne me donna aucune explication à son sujet. Il ajouta seulement que la vie dans les camps était assurément trop rude pour un homme comme moi. Richard quitta la pièce et je baissai les yeux pour voir s’il me jetait un dernier regard. Après quelques instants, je me levai et j’ouvris la porte à mon tour. Il n’y avait plus personne dans la maison. Même Frau Gehrard semblait avoir disparu. Je quittai le chalet et je me mis en quête d’un bureau de poste. Je n’ai pas le temps de t’en dire beaucoup plus. D’ailleurs, tu en sais autant à présent que moi. J’ai échoué très près du but, mais j’espère que d’autres pourront mener cette quête à son terme parce que le Graal est désormais à portée de main. J’ai commis de nombreuses erreurs, mais je ne demande pardon à personne. Je suis de ceux qui croient que nos vies sont régies de façon supérieure par des mystères qui nous échappent. Sept siècles après les Purs, c’est à présent à mon tour de monter sur le bûcher. Ton dévoué, Otto Rahn 64 Dans le train qui le ramenait à Ussat, Le Bihan avait lu la lettre. Il se souvint avoir lu dans une coupure de journal que le corps d’Otto Rahn avait été retrouvé dans un bois du Wilde Kaiser. À proximité gisait une petite fiole brune et vide. Le corps était assis, près du ruisseau. Rahn avait appuyé son dos contre un arbre, comme s’il n’avait pas voulu mourir couché. Officiellement, le corps fut découvert par les fils de Josef Maier, domiciliés dans la circonscription d’Eiberg. Selon le rapport de police, la mort devait remonter à la nuit du 13 au 14 mars 1939. « Ce Richard, c’était vraiment un sale type. » Le Bihan avait tellement retourné les trois documents dans tous les sens qu’il finissait par les connaître par coeur. Le texte tronqué de sa quatrième partie était écrit en latin. À deux reprises apparaissait « Constantinus » le nom latin de l’empereur Constantin. Alors qu’il reprenait le volant de la voiture qu’il avait garée devant l’entrée de la gare, il se demanda ce que Richard Koenig avait bien pu faire du document qu’il avait découvert à Cologne. Le simple fait qu’il ne se trouve pas dans ses affaires prouvait qu’il se méfiait de Betty et qu’il avait préféré le cacher. Probablement l’avait-il fait dans la région. Mais Le Bihan avait beau retourner le problème dans tous les sens, il ne trouvait pas le moindre indice qui lui permette d’avancer. En arrivant à l’hôtel des Albigeois, il fut heureux de retrouver Chenal. Comme d’habitude, l’hôtelier se montra accueillant et il avait mitonné un bon petit plat pour son client préféré. L’hôtelier ne se montra pas curieux et laissa à Le Bihan le temps de retrouver ses marques. Même si cet épisode ne regardait que lui, l’historien avait peur que son ami ne devine ce qu’il avait vécu avec Betty. Il redoutait qu’un effluve de parfum, une trace de rouge à lèvres ou un long cheveu blond sur l’épaule ne le trahisse. Bien sûr, Chenal ne s’aperçut de rien et à aucun moment la conversation ne dévia ni sur le petit monde d’Ussat, ni sur les Cathares. Ce soir-là, Chenal était plutôt d’humeur oenophile et il voulait lui faire découvrir quelques bouteilles qu’il venait de rentrer pour sa cave. En portant à ses lèvres un verre de Gaillac, une illumination vint à l’esprit de Le Bihan. Il posa la main sur l’épaule de Chenal et lui demanda s’il pouvait passer un coup de fil. À la réception, il sortit la carte de l’hôtel Royal Blue et composa le numéro. L’historien demanda à la réceptionniste la chambre 42 en s’étonnant de se souvenir aussi bien du numéro de la chambre de Betty. — Allô, Betty ? C’est Pierre. — Voyez-vous ça ? répondit-elle d’une voix qui trahissait une soirée aussi bien arrosée que celle de Le Bihan. Alors beau gosse, je te manque déjà à ce point ? — Non, enfin, oui, s’emmêla un peu l’historien, ce n’est pas cela que je voulais dire. En fait, je voulais te poser une question. Je me trompe ou tu m’as parlé d’Albi ? Tu m’as bien dit que Fritz y avait une maîtresse. — Quand notre chien tient un os, il ne le lâche pas. Oui, enfin, l’histoire de la maîtresse, c’est moi qui l’ai trouvée. Lui, il m’a seulement parlé de ses voyages à Albi. Mais à moi, on ne me la fait pas comme ça ! — Merci, Betty ! — C’est tout ? — Bonne nuit, Betty. — Tous les mêmes ! Elle raccrocha. Le Bihan retourna dans la salle de restaurant pour demander à Chenal s’il possédait toujours dans sa bibliothèque le gros ouvrage sur l’architecture sacrée dans le Sud-Ouest. Chenal blagua en lui disant que si même un bon cru de Gaillac n’arrivait pas à lui chasser ses obsessions de l’esprit, il pourrait finir par se montrer vexé. Le Bihan sourit et s’excusa pour la forme. Une fois dans sa chambre, il se coucha sur son lit et ouvrit le gros volume dont la couverture rouge était rehaussée d’une représentation de la cathédrale d’Albi. À sa grande satisfaction, le premier coup lui sembla être le bon. Dans le choeur de la cathédrale, deux personnages étaient représentés de part et d’autre, comme s’ils se faisaient face. D’un côté Charlemagne et de l’autre le fameux Constantin. D’après l’illustration, l’empereur romain tenait une épée et un globe et il se tenait dressé sur un fût de colonne. En poursuivant sa lecture, Le Bihan apprit que les bâtisseurs de la cathédrale avaient à coeur de prouver l’importance de l’Église de Rome après l’hérésie cathare. Bien sûr, l’intuition de Le Bihan ne reposait sur rien de très scientifique, mais il avait envie d’écouter cette petite voix intérieure qui lui disait d’aller tenter sa chance. En refermant le livre, il se dit qu’à la place de Fritz-Koenig, lui aussi aurait choisi la cathédrale d’Albi pour dissimuler son trésor. 65 Le Bon Homme entra dans la cellule du Parfait. Il le trouva occupé à classer les fiches d’identification des membres de l’Ordre. — En clôturant le dossier de Philippa, nous arrivons à quatre-vingt-deux membres. Il rangea la fiche qu’il venait de compléter en la glissant dans le casier. — Pour chacun d’entre eux, ajouta-t-il, nous possédons tous les renseignements nécessaires : date de naissance, état civil, description physique, tares, maladies, profil mental, origines raciales et surtout liste des activités pendant la guerre. Il contempla le fichier comme s’il s’agissait de son oeuvre maîtresse. Il se tourna vers son compère et ajouta : — Voici la clé de voûte de notre Ordre, Bon Homme, les troupes qui vont bientôt nous permettre de remporter une grande victoire. Nous allons les porter à Montségur. Je pense qu’il vaut mieux ne rien laisser ici. Le Bon Homme crispa les poings. — Il faut agir et ne plus attendre, s’exclama-t-il. Nous avons les armes et les hommes. Reprenons les méthodes des partisans et appliquons-les à nos ennemis. Il faut semer la peur en s’attaquant à des cibles symboliques. — Ne sois pas impatient ! lui dit le Parfait. — Je ne suis pas impatient, je suis réaliste. Ils ont voulu tirer un trait sur toute l’oeuvre que nous avons accomplie, mais ils n’ont pas réussi à éteindre la flamme qui brûle en nous ! Cette fois, le Parfait éleva la voix : — Tais-toi ! N’oublie pas que tu me dois obéissance et que tu as prêté serment d’allégeance à l’Ordre. Notre plan se déroule conformément à nos prévisions. La guerre de reconquête pourra être lancée lorsque nous serons en possession du Graal de Rahn. — À ce propos, j’ai eu des nouvelles du dernier voyage du Normand. — Ah ! Mais que ne me le disais-tu plus tôt ? Comment cela s’est-il passé ? Le Bon Homme parut gêné de lui répondre. — En vérité, pas très bien. Il a bien retrouvé Betty et ils ont même... euh... célébré leurs retrouvailles de manière charnelle. Enfin, c’est ce que m’a rapporté un de nos frères niçois. — Tiens, tiens, réfléchit le Parfait. Je ne l’aurais pas cru attiré par ce genre de femme. Je l’ai toujours trouvée trop vulgaire, trop commune. Mais bon, un moment d’égarement est toujours possible. Quant au quatrième document, où en sommes-nous ? — Betty ne l’avait pas. Il est rentré bredouille. — Tu penses qu’il est sur une piste ? Le connaissant, je serais très étonné du contraire. Cinq tintements de cloche annoncèrent l’heure de la messe. — Tu as vu ? s’exclama-t-il de bonne humeur. Même Dieu est avec nous. Il nous rappelle que nous sommes ici pour le servir. Ne perds pas Le Bihan de vue, ne serait-ce qu’une minute. Et surtout, ne prends pas d’initiative inconsidérée. Tu n’es plus à Varsovie, ici ! Le Bon Homme s’inclina pour témoigner de son obéissance. — Une dernière chose, ajouta le Parfait. Ces malheureux contretemps ne doivent pas retarder les préparatifs. Je veux que la renaissance de Montségur soit à la hauteur de sa glorieuse histoire. Et rien ne nous empêchera de réaliser notre rêve. 66 Arrimée au coeur de la ville comme un gigantesque vaisseau de pierres, la cathédrale Sainte-Cécile d’Albi impressionnait ses visiteurs. La teinte flamboyante des pierres de cette forteresse de la foi la rendait encore plus singulière. Le Bihan pénétra par le côté sud, sous le porche à quatre arcades couronné par des groupes sculptés au quinzième siècle. Il décida alors de jouer une carte qui avait déjà fait ses preuves en se faisant passer pour un historien de l’art mandaté par un grand musée afin d’examiner les sculptures religieuses de l’édifice. Une fois dans la nef, il demanda à voir la statue de Constantin et fut guidé par un jeune curé dont l’histoire de l’art n’était visiblement pas la première préoccupation. L’ecclésiastique commença par le mener à la statue de Charlemagne. Très fier d’avoir joué les guides improvisés, le jeune homme déchanta lorsque Le Bihan lui expliqua que Constantin se trouvait bien dans le choeur, mais juste en face. Juchée sur une colonne hexagonale entre un blason et une fleur de lis, la sculpture tenait les promesses de la représentation qu’il en avait vue dans l’ouvrage de l’hôtel. L’empereur était représenté en armure, à la mode médiévale, rehaussée d’une cape d’hermine ornée de l’aigle impériale à deux têtes. Dans la main droite, il portait l’épée en signe de puissance tandis que, de la gauche, il tenait délicatement un globe rappelant son autorité spirituelle. Le souverain généreusement barbu était coiffé d’une lourde couronne. Le Bihan était impatient. Il demanda à ce qu’on lui apporte une échelle et son souhait fut aussitôt exaucé. Tout cela était si simple que le jeu en perdait presque un peu de saveur. Trop heureux de pouvoir retourner vaquer à ses occupations, le curé laissa Le Bihan examiner seul la statue et personne ne remarqua qu’il avait entrepris de la dégager de la colonne où elle était fixée. La manoeuvre se révéla moins facile que prévu, mais un petit « clac » bienvenu lui annonça la libération de ce bon Constantin de son socle séculaire. Dans le pilier se trouvait bien le document que Koenig y avait glissé pendant la guerre. Le Bihan aurait volontiers poussé un cri de joie, mais ce n’était ni l’endroit ni le moment. Une fois le document soigneusement rangé dans son sac avec les trois autres (il ne s’en séparait jamais), il remit la statue à sa place et alla saluer le jeune ecclésiastique en lui promettant qu’il le tiendrait informé de ses recherches. Le Bihan sortit de la cathédrale et fit quelques pas sur le parvis. La journée était belle et, en ce samedi matin, les premiers promeneurs avaient investi le coeur de la ville. L’historien décida de profiter un peu de la vue sur cette superbe cathédrale et alla s’attabler à une terrasse. Il commanda une tartine et un café. Il avait très envie de sortir les quatre documents des Cathares pour commencer à les déchiffrer, mais il s’abstint et se dit qu’il valait mieux être prudent. De fil en aiguille, ses pensées le menèrent au message qui avait été lancé dans sa chambre : « Karl von Graf n’est pas mort. » Devait-il en déduire qu’un dangereux ex-officier de la SS courait dans la nature ? Poursuivait-il le même but que lui ? Il chassa ces idées sombres de son esprit et respira profondément. De toute façon, il avait déjà gagné. Là où Rahn, Koenig et Betty avaient échoué, il avait remporté la partie. Il était le premier homme à être en possession du trésor oublié des Cathares de Montségur, perdu pour les hommes depuis sept siècles ! La serveuse lui apportait son café quand une silhouette passait un peu plus loin dans la rue. Une jeune femme brune qui marchait d’un bon pas. Le Bihan sourit en se disant qu’il devait commencer à se sentir mieux pour retrouver le goût d’observer les jolies filles aux terrasses des cafés. Tel aurait en tout cas été le diagnostic de Joyeux. Mireille... En un instant, il en fut convaincu. C’est Mireille qu’il venait d’apercevoir. Et celle-ci marchait avec un homme qui lui tenait la main. Le Bihan jeta deux pièces sur la table et s’élança dans la rue Saint-Clair. Il courut, mais il n’y avait pas de Mireille dans les parages. Il revint sur ses pas, observa les entrées des maisons et l’intérieur des boutiques sans succès. D’une certaine manière, il était rassuré. Mireille allait bien puisqu’elle se promenait un samedi matin dans les rues d’Albi. Mais qui était cet homme avec elle ? Et pouvait-il jurer qu’elle ne l’avait pas vu ? Une terrible question succéda immédiatement aux autres. Et si elle l’avait volontairement évité ? Tandis qu’il retournait à Saint-Paul-de-Jarrat, Le Bihan décida de faire un crochet dans le seul endroit où il pensait pouvoir obtenir des renseignements sur une brebis égarée qui hantait la région. Il engagea sa voiture dans la longue allée qui menait à l’abbaye de Fontchaude et la gara au même endroit que l’autre jour. Cette fois, ce fut l’inflexible père Christian en personne qui assura le comité d’accueil. À en juger par sa démarche et son air peu amène, il n’appréciait que modérément la nouvelle visite de celui qu’il prenait pour un inspecteur départemental. Le Bihan n’avait pas encore ouvert sa portière qu’il commença à lui adresser ses reproches. — Je croyais vous avoir dit que ce lieu était un lieu de prière et que toute visite était interdite. N’ai-je pas été assez clair ? Le Bihan sortit de sa voiture et tenta d’amadouer le cerbère en soutane. — Pardonnez-moi, mon père, mais j’avais de bonnes nouvelles à vous annoncer ! Concernant le toit de l’église, je pense que vous obtiendrez satisfaction. Le père-abbé ne se départit pas de son air suspicieux. Pour toute réponse, il lâcha un cinglant : — Eh bien ! On réagit vite de nos jours dans l’Administration ! Cela fait longtemps que vous accomplissez des miracles ? La réplique de l’ecclésiastique ne manquait pas d’humour, mais Le Bihan ne releva pas. Il en avait assez de tourner autour du pot. Il abandonna son personnage d’inspecteur coopératif pour revêtir l’uniforme de l’accusateur public. — Bon ! Assez plaisanté maintenant ! Dites-moi où se cache Karl von Graf ! Vous savez aussi bien que moi qu’il s’agit d’un criminel recherché et que si vous l’hébergez, cela peut vous coûter très cher. Les lois de la République s’appliquent aussi à votre communauté. Lorsque l’historien eut achevé sa tirade, il observa attentivement la réaction du père Christian. L’homme n’avait pas cillé. Au contraire, il planta son regard acéré dans les yeux de l’intrus. — Vous divaguez, Monsieur ! Même si je n’ai pas de compte à vous rendre, je peux vous dire que vous vous trompez ! Et sachez que les lois de la République m’autorisent aussi à vous poursuivre pour diffamation et fausse accusation ! — Alors, répondit Le Bihan sans se départir de son assurance, faisons un tour de l’abbaye et je ne vous ennuierai plus. Il y eut un court instant d’hésitation et puis le père Christian tourna les talons, ce qui devait correspondre à un acquiescement de sa part. Au moment précis où Le Bihan passa la grille de l’abbaye, un petit coup de cloche retentit dans la tour de l’église, mais l’historien n’y prêta pas attention. Les deux hommes firent le tour complet des bâtiments jusqu’à visiter les cellules des moines et celles où résidaient les convers. Le Bihan ne vit rien qui lui semblât insolite ou suspect. Ils croisèrent plusieurs moines qui paraissaient étonnés de la visite et se contentèrent d’une brève inclinaison de la tête pour saluer l’intrus. Quand ils revinrent dans la cour principale, le père Christian avait marqué un point. — Voilà, lui dit-il avec une satisfaction à peine contenue. Vous êtes content ? Cette abbaye n’a rien à cacher, je vous l’ai dit. Même si nous tenons à notre tradition d’hospitalité, nous n’enfreignons aucune loi. Le Bihan était déçu et il se contenta d’un dernier avertissement : — Père-abbé, j’ai de bonnes raisons de croire qu’un groupe d’anciens SS tente de ressusciter une confrérie cathare. J’ose espérer que vous ne cautionneriez pas un tel projet. L’Église a trop longtemps combattu l’hérésie pour qu’elle ferme les yeux aujourd’hui sur une pareille déviance. — Les Cathares ? interrogea le père-abbé. Il ne manquait plus qu’eux ! Mon cher ami, je ne sais quels ouvrages vous lisez avant de vous endormir, mais je ne saurais trop vous conseiller de changer de livre de chevet. Ou peut-être pourriez-vous embrasser une carrière de romancier. Je vous souhaite bien le bonjour. L’historien ne sourit pas plus à ce dernier trait d’ironie qu’aux précédents et prit sa voiture. La manière dont il mit les gaz en démarrant révéla l’étendue de sa contrariété. Le père Christian attendit que la voiture ne devienne plus qu’un point dérisoire à l’horizon pour retourner dans l’abbaye. D’un pas décidé, il remonta les couloirs et déboucha dans le cloître. Il s’empara d’un bâton et alla taper trois coups au milieu du jardin. Quelques instants plus tard, une trappe se souleva et un homme en sortit. — C’était toujours le même trouble-fête ? demanda-t-il. — J’en ai assez, von Graf ! s’exclama le père Christian. — Chut, répondit von Graf. Je pensais que vous ne vouliez pas évoquer mon nom en public ! — Nous ne sommes pas en public ! l’interrompit le père-abbé. Tous les moines sont à l’église pour préparer l’ordination de notre nouveau frère. Je veux que vous quittiez cette abbaye. Tout de suite ! Von Graf referma la trappe et puis dévisagea l’ecclésiastique. — Mais pour qui vous prenez-vous pour oser me donner des ordres ? Le père Christian sembla perdre un peu de son assurance. — J’en ai déjà assez fait pour vous ! À présent, laissez-nous tranquilles ! Von Graf lui répondit à voix basse, mais sur un ton qui, à mesure qu’il parlait, se faisait de plus en plus menaçant. — Je vais vous le dire moi, qui vous êtes. Vous êtes un collaborateur qui n’a pas hésité à bénir les volontaires français qui s’engageaient dans la LVF. Oh, vous avez réussi à être discret et les pauvres ploucs qui ont été se faire tuer sur le front de l’Est ne sont pas revenus pour vous accuser. Mais il existe une photo où l’on vous voit. Vous aviez fière allure d’ailleurs, avec une dizaine d’années de moins, au milieu de tous ces uniformes noirs ornés de la tête de mort. Depuis, il me semble que les épreuves de la vie vous ont marqué. Vous n’avez pas bonne mine, mon père. Cette fois, l’ecclésiastique blêmit, mais son interlocuteur poursuivait sa diatribe : — Vous avez toujours combattu le communisme et méprisé les Juifs. C’est vrai, vous avez eu le nez assez fin pour héberger quelques résistants et c’est ce qui vous a sauvé, mais au fond de vous-même, vous n’avez pas changé. Vous avez recueilli beaucoup plus d’âmes égarées de la région qui avaient fricoté avec l’occupant et avaient profité de cette époque troublée pour s’enrichir. Ils ne restaient pas longtemps, mais vous preniez garde de prélever votre obole au passage. — Taisez-vous, trouva-t-il enfin la force de dire. — Non, je n’ai pas fini ! Et puis nous sommes arrivés. Vous pensiez avoir trouvé quelques pigeons de plus, mais ce que vous ignoriez, c’est que nous avions décidé de récupérer votre petit trafic. Cela ne vous plaisait pas de perdre votre monopole, mais nous savions ce que vous aviez fait. Nous étions donc faits pour nous entendre ! Le père Christian manquait de souffle. Il était tellement suffoqué par ce qu’il entendait qu’il ouvrait la bouche comme un poisson échoué sur la terre ferme cherchant à reprendre son souffle. — Et puis, lorsque nous avons décidé de ressusciter la confrérie... — Mais taisez-vous, coupa le père-abbé. Je ne suis au courant de rien ! — Pas de ça entre nous, sourit von Graf. Vous savez très bien ce que nous sommes occupés à faire. Je dirais même que c’est la grande différence entre nous : nous avons conservé un idéal. Contrairement à vous, nous n’agissons pas pour le simple appât du gain. Le père Christian se redressa. Comme chaque fois qu’il savait avoir perdu une partie, il retrouvait la dignité un peu raide qui lui convenait bien. — Oublions tout cela. — D’ailleurs, ajouta l’Allemand, nous avons de la chance. Nous avons juste eu le temps de déménager tout le matériel compromettant avant que ce sale rat ne revienne fouiner dans votre belle abbaye. Et je vous rassure, nous n’aurons bientôt plus besoin de lui. Le temps de l’hérésie est de retour ! — Grâce à Dieu, taisez-vous ! cria le père Christian qui ne voulait pas en entendre davantage. — Le Languedoc va retrouver sa foi authentique... grâce à un papiste. N’est-ce pas paradoxal ? — Vous êtes fou ! — Le paganisme de notre belle Europe va écraser la foi des Sémites ! — Taisez-vous ! Taisez-vous ! hurla-t-il en mettant les mains sur ses oreilles pour ne plus entendre. Le père-abbé tourna les talons et se mit à courir, à bout de souffle, dans la longue galerie bordée de colonnes. 68 Pour étudier les quatre documents, Le Bihan avait choisi la bibliothèque de Foix. Un vieux réflexe de prof, se dit-il. Il plane dans les temples des livres un parfum subtil qui stimule la réflexion et oriente favorablement l’esprit. L’historien a toujours estimé qu’il existait un petit ange qui veillait là, quelques centimètres au-dessus de la tête des étudiants, lorsqu’ils travaillaient dans les travées des bibliothèques. Autrement, comment expliquer qu’ils finissent toujours par dénicher le bouquin qui répond à leurs questions ? Le Bihan souhaita que l’ange qui le suivait depuis le collège ne se soit pas fait la malle. Il s’assit à une table isolée dans le fond de la salle de lecture et sortit de son calepin les quatre morceaux de parchemin. Il les accola les uns aux autres en prenant soin de faire précisément coïncider les lettres. Il s’était muni d’un précis d’histoire romaine afin de se rafraîchir la mémoire sur l’empereur Constantin dont l’ombre semblait planer sur le document. Le souverain ne s’était pas converti tout de suite au christianisme, préférant se réclamer d’Apollon « Sol Invictus », le soleil invaincu. L’empereur proclama un édit de Tolérance en 313 et en 318 où il reconnut les tribunaux. En 320, il imposa le dimanche comme jour férié et, en 325, il convoqua le concile de Nicée pour réconcilier les Chrétiens sur la douloureuse question de la Trinité. Toujours plus favorable aux adeptes du Christ, il favorisa l’installation des papes au Latran et l’édification d’une basilique sur la voie Tibérine à Saint-Laurent-hors-les-Murs. Dans les années 310, les historiens estiment qu’un tiers des Romains étaient convertis au christianisme. Constantin se heurta alors au Sénat qui estimait que de trop nombreux privilèges avaient été concédés aux Chrétiens. Pour marquer sa désapprobation, l’empereur quitta la ville et s’en alla fonder Byzance sur le Bosphore. Par la suite, les Chrétiens qui avaient été si longtemps persécutés prirent leur revanche en commençant à harceler les païens. En 346, le culte public des dieux païens fut interdit. Dix ans plus tard, leurs temples furent fermés. En 395, les dernières familles encore fidèles à l’ancienne religion romaine furent obligées de se convertir. Le Bihan médita cet étrange retournement de l’Histoire. Que les victimes se retournent contre leurs anciens bourreaux, l’histoire n’était pas neuve. Mais que tout cela se fasse au nom de Dieu lui avait toujours semblé étrange. Laissant là ces considérations philosophiques, il se replongea dans l’ouvrage. Celui-ci faisait encore mention de la fameuse « Donation de Constantin » selon laquelle l’empereur avait abandonné sa puissance temporelle au pape. Par la suite, il apparut que le document découvert sous le règne de Charlemagne était un faux, mais il n’en eut pas moins un grand retentissement pendant une bonne partie du Moyen ge. L’historien referma le livre et se concentra sur le document. Celui-ci comptait une centaine de lignes, mais se divisait nettement en trois parties. Il y avait tout d’abord un texte, qui devait faire office de préambule, puis une longue liste et enfin une conclusion qui pouvait apparaître comme une sorte de postface. Quoique le latin utilisé lui semblât assez simple, il se munit d’un dictionnaire pour l’éclairer en cas de trou de mémoire. Mais la précaution se révéla inutile. Mot après mot, la traduction paraissait évidente. Constantin empereur des Romains proclame Pour combattre les ennemis de la Vraie Foi, il faut lutter contre ceux qui prêchent les croyances païennes. Mais il faut d’abord affronter les Dieux qu’ils vénèrent depuis la nuit des temps. Les fidèles de la Vraie Foi ont pour mission de détruire les anciens temples et lieux de vénération afin d’y construire de nouvelles églises qui honoreront le Dieu unique. Au cours de notre histoire, les lieux de culte ont garanti la puissance de leur clergé. En s’emparant de ces lieux, les adeptes de la Vraie Foi serviront la gloire de Dieu et bâtiront leur église pour les siècles et les siècles. Suit alors une liste de plusieurs centaines de lieux de culte païens censés être récupérés par l’Église chrétienne. Cette liste est destinée à demeurer confidentielle et ne sera transmise qu’aux membres du clergé qui parcourront l’empire afin d’y bâtir les nouvelles églises. Fait à CONSTANTINOPLE en 332 Constantin Imperator Le Bihan n’en croyait pas ses yeux. Il tenait entre les mains un des documents les plus extraordinaires de l’Histoire de l’humanité. La preuve que les Chrétiens s’étaient emparés des anciens lieux de cultes pour les détourner à leur avantage. Certes, il savait que d’anciens temples païens avaient été transformés en églises chrétiennes. Mais qui aurait pu imaginer que ces récupérations, a priori ponctuelles, découlaient d’un vaste plan préétabli, d’une stratégie de conquête spirituelle du monde ? Et comment les Cathares s’étaient-ils emparés d’un pareil brûlot ? « Notre foi, elle, ne peut disparaître. » Le Bihan comprenait à présent pourquoi les Chrétiens avaient fait l’impossible pour les récupérer. Si un tel secret avait été révélé, c’est tout le pouvoir de l’Église qui aurait été contesté. Il constituait la preuve indiscutable que les religions actuelles puisaient profondément leurs racines dans des croyances païennes qui, d’une certaine manière, ont survécu en changeant de nom. Décidément, tout s’éclairait sous un jour nouveau. La notion de « trésor » cathare bien sûr, mais aussi les ambitions d’Otto Rahn et le « service » qu’il aurait pu rendre à son maître Himmler. Nombre de nazis n’attendaient qu’une occasion pour mettre à terre la religion chrétienne et revenir aux anciennes croyances germaniques. Hitler avait préféré demeurer prudent sur cette question hautement sensible. Les dirigeants de l’Ahnenerbe n’avaient pas ce genre de scrupule. Le Bihan parcourut rapidement la liste des lieux dans laquelle devaient se trouver les anciens sites de Cologne, de León, de Bruges ou de Crémone. L’historien soupira. Il se dit qu’il en aurait pour des années d’étude à étudier en profondeur ce document. Il commençait à éprouver une forme de malaise à mesure que ses yeux passaient d’une ligne à l’autre. Son regard se troublait. Le sentiment qui s’emparait de lui n’était que de la peur. Comment pourrait-il assumer la possession d’une pareille bombe ? Il ne donnerait pas cher de sa peau à partir du moment où certains l’apprendraient. Il tenta de chasser ces idées sombres de son esprit, mais son état d’euphorie propre au chercheur qui vient de faire une incroyable découverte avait bien disparu. Il se dit qu’il était bien seul. Il se heurterait autant aux croyants qu’aux impies. Il savait que certaines vérités étaient impossibles à révéler. Par curiosité, il entreprit de trouver dans la liste l’ancien nom de Montségur. Se pouvait-il que le pog tenu par les hérétiques fût lui aussi un ancien lieu de culte païen ? Mais il ne parvenait pas à se souvenir de son nom antique... Il se rappela qu’il figurait dans un ouvrage de la bibliothèque de Chenal. Tout d’un coup, l’ambiance qui régnait dans la bibliothèque était devenue étouffante. Son petit ange ne l’avait pas déçu et peut-être même, ce jour-là, en avait-il trop fait ! Le Bihan quitta l’édifice en prenant soin de ranger précautionneusement ce qu’il appelait désormais « sa bombe » entre les pages de son calepin. 69 La silhouette massive du castel de Montségur se découpait dans la nuit. À force de vivre à l’ombre d’un pareil géant, les habitants du village lové en contrebas du pog avaient fini par ne plus y prêter attention. Pour eux, ce soir-là augurait d’une nuit comme les autres. Nul n’aurait pu imaginer l’intense activité qui régnait dans la forteresse. Une vingtaine de frères se relayaient pour porter des rondins de bois le long de la muraille nord-est de la forteresse. Un Bon Homme supervisait la bonne marche des opérations. Cinq autres portaient des hampes et des oriflammes pour les entreposer dans l’étroit couloir qui menait au sanctuaire. Dans celui-ci, le Parfait réglait les derniers détails en s’assurant que tout était prêt. Aucun élément lié au hasard ne pouvait venir s’immiscer dans la renaissance de Montségur. Il fallait frapper les imaginations, marquer une étape décisive dans l’histoire de l’Ordre et se préparer à envisager de nouvelles batailles. — Voilà, dit un Bon Homme en entrant dans le sanctuaire. C’est terminé ! — Excellente nouvelle, répondit le Parfait. Je t’avoue qu’il s’agissait de mon dernier motif d’inquiétude. — Nous vous l’avions promis, nous l’avons fait ! Les deux hommes s’engagèrent dans le couloir principal et puis obliquèrent à droite. Une deuxième galerie – plus étroite – s’enfonçait dans la terre. Après quelques pas, il fallait se baisser pour pénétrer dans une grotte naturelle de forme circulaire. Ses dimensions étaient relativement modestes, mais une dizaine d’adultes pouvaient s’y tenir sans problème. — La roche est très friable et l’humidité très présente, précisa le Bon Homme. Mais l’idée n’était pas d’aménager une chambre de palace. Le Parfait ne releva pas le bon mot qui lui paraissait davantage relever de l’humour de corps de garde que de l’ironie, mais il ne bouda pas son plaisir pour autant. Tout autour de la grotte avaient été creusées quatre niches, à la manière de quatre alcôves articulées autour d’un axe central. Chacune d’entre elles était fermée par une grille de fer munie d’un imposant cadenas. — Dans les deux premières, expliqua le Bon Homme, il est parfaitement possible de se tenir debout. Les deux autres sont plus exiguës. Ils n’auront qu’à s’asseoir ou à se coucher comme des chiens dans leur cage. — Les frères ne se sont aperçus de rien ? s’enquit le Parfait. — D’absolument rien. Nous avons travaillé en leur absence et dissimulé l’accès au couloir secondaire lorsqu’ils étaient là. Le Parfait sourit. Il était très satisfait. — Tant mieux, l’effet de surprise n’en sera que plus total ! Je veux frapper leurs imaginations. Jusqu’ici, nous les tenons par la peur. Après la cérémonie, nous aurons gagné leur respect. Ils deviendront les nouveaux croisés de Montségur ! 70 Le Bihan était encore sonné par sa découverte lorsqu’il poussa la porte de l’hôtel. Chenal avait dû s’en apercevoir, car il lui lança en plaisantant : — Ma parole ! Quelle tête tu fais ! On dirait que tu as vu le grand inquisiteur. Le Bihan ne pouvait partager son secret avec personne. Pas même avec l’homme qui lui avait sauvé la vie. Il tenta de se recomposer un visage et ironisa à son tour. — Je vais finir par croire que la cuisine du coin ne me convient pas. À propos, on mange à quelle heure aujourd’hui ? — De dix-neuf à vingt et une heures, comme d’habitude ! C’te question ! — Je risque d’arriver un peu plus tard. Je voudrais vérifier quelques détails. Je peux aller consulter les livres dans la bibliothèque ? Elle est ouverte ? Chenal s’en retourna vers sa cuisine en levant les bras au ciel. Il interpella sa femme. — Chérie, il y a notre Normand qui a dû forcer sur le calva. Il pose de drôles de questions. Bien sûr que c’est ouvert. On n’est pas à la Bibliothèque nationale ici ! Le Bihan monta d’abord dans sa chambre pour ranger ses affaires et cacher les documents dans le double fond de sa valise. Il sourit en se disant que cette précaution évoquait furieusement un film de série B, mais dans l’immédiat, il ne trouva rien de plus original. Il s’arrêta devant le miroir et entreprit de détailler sa mine. C’est vrai qu’il n’avait pas l’air en forme. Il eut une pensée pour les quatre Cathares qui s’étaient partagé un aussi lourd secret. Et il songea que lui était tout seul pour le faire. Le Bihan descendit l’escalier de bois qui semblait toujours grincer davantage à cette heure de la journée. La porte de la bibliothèque était bien ouverte et Chenal avait remis de l’ordre dans les volumes qui s’étageaient sur les planches en acajou de ce qui devait être un vieux meuble de famille dont l’aspect démodé ajoutait à sa fonction de gardien de la mémoire de la région. L’index de Le Bihan courut sur les tranches des livres dont certaines étaient en tissu et d’autres en carton. Il attendait que son regard soit arrêté par une tranche noire en tissu frappée de lettres d’or. Après deux échecs, la troisième tentative s’avéra la bonne. Son doigt vint se poser sur le volume Histoire lointaine de Montségur. Le Bihan s’assit dans le fauteuil de lecture en ne prenant pas garde à l’imprimé fleuri qui avait déjà été le sujet de nombres de plaisanteries avec le maître des lieux. Après tout, il était confortable et on ne lui demandait rien de plus ! L’historien se souvenait que le chapitre sur les origines païennes de Montségur se trouvait au début de l’ouvrage. En feuilletant les pages, il se dit qu’il dénicherait peut-être une trace de ce qui se trouvait « sous le donjon de Montségur », conformément au message qu’il avait reçu l’autre jour. Il semblait décidément avoir moins de chance dans ses recherches à la fin de la journée qu’au début, quand il était à la bibliothèque de Foix. Pour la troisième reprise, il allait recommencer à feuilleter l’ouvrage quand son regard fut attiré par trois fines lettres écrites sur la page de garde. La première et la dernière étaient en capitales. Celle au milieu était en minuscule. Le tracé à l’encre noire était conforme aux cours de calligraphie gothique que les Allemands dispensaient pendant la guerre en zone occupée. « K v G » Le Bihan eut la sensation de recevoir un coup de poing dans l’estomac. Le choc qu’il ressentit fut suivi d’un accès de vertige et il y a fort à parier que s’il n’avait pas été assis dans le fauteuil à fleurs, il serait tombé à terre. Le Bihan regarda la pièce autour de lui. Le moindre tableau, le vase le plus insignifiant, la dérisoire collection de fers à cheval, tout lui était devenu hostile. « K v G », Karl von Graf, était venu dans cet hôtel ! Il s’était probablement assis dans ce fauteuil. Cette seule pensée était insupportable. Et si c’était une coïncidence ? Non, il jugea l’éventualité impossible. « On dirait que tu as vu le grand inquisiteur. » Cette histoire était devenue trop dangereuse. Le Bihan sortit de la pièce et ferma doucement la porte. Il s’engagea sur ces satanés escaliers qui semblèrent compatir en grinçant moins fort que lors de leur descente. Il n’avait plus qu’une seule idée en tête : quitter l’hôtel des Albigeois ! Au plus vite ! Arrivé sur le palier qui menait à sa chambre, Le Bihan sentit son coeur s’emballer. Sa tête était proche d’exploser. Le tambour lui battait les tempes. Les chocs se faisaient sentir jusque dans ses dents. Ses yeux étaient en proie à une terrible chaleur. Il posa sa main sur la poignée de la porte. Tranquillement assis à sa table de travail se trouvait Chenal, plongé dans la lecture des parchemins. Il se tourna vers son client et lui dit en souriant : — Toutes mes félicitations Le Bihan, tu as réussi à résoudre une énigme vieille de sept siècles. Chapeau, mon vieux ! 71 Une petite dépendance en pierres du pays se trouvait au fond du jardin de l’hôtel. Chenal avait coutume d’y ranger les chaises de la terrasse, les outils de jardinage et le bois pour la cheminée. Il y avait installé Le Bihan, solidement attaché à une chaise par les bras et les jambes. Même si l’abri se trouvait à distance respectable de l’hôtel et de la route, il avait jugé plus prudent de le bâillonner. L’historien était resté seul pendant une bonne heure à méditer sur son erreur. Il avait d’abord sous-estimé l’importance de la découverte de Rahn. Et une fois qu’il en avait pris conscience, il avait voulu continuer à jouer cavalier seul. Depuis le début de l’histoire, il avait persisté à ne pas avertir la police. À présent, il regrettait son comportement puéril. Voilà où cela l’avait mené de jouer au héros. Il se retrouvait attaché dans un abri de jardin en pleine nuit. Il n’y avait pas de quoi pavoiser. Les pensées se bousculaient dans sa tête, mais elles étaient toutes négatives. Le Bihan essaya d’en arrêter le flot. Il devait bien y avoir un moyen de sortir du piège dans lequel il s’était lui-même fourré. Alors qu’il tentait de réfléchir posément, la porte s’ouvrit et Chenal entra. L’hôtelier avait perdu la bonne humeur qui le caractérisait. Même son visage avait changé. Son éternel sourire s’était transformé en une expression dure que soulignait encore davantage une petite bouche aux lèvres pincées que Le Bihan n’avait jamais remarquée jusque-là. Il prit une chaise et s’assit face à son client. L’hôtelier le regarda ; il n’y avait pas la moindre trace de regret dans son regard. Il entama alors un monologue sur le ton posé qu’emprunterait un médecin parlant à son patient. — Tu vas bientôt quitter l’hôtel pour un endroit qui devrait te plaire. À présent que nous sommes en possession de ce que nous recherchions, nous n’avons plus besoin de toi, mais sois tranquille, nous t’avons préparé une sortie en beauté. Chenal fronça les yeux comme un chasseur qui examine sa proie tombée dans son piège. — Tu vas me demander pourquoi ? C’est idiot, j’ai toujours trouvé que les personnages de roman n’étaient pas crédibles lorsqu’ils racontaient leur histoire et exposaient leurs motivations à la fin. Et à présent, j’ai envie de le faire. La région n’est pas riche. Les gens d’ici ont toujours réussi à joindre les deux bouts en organisant de petits trafics avec l’Espagne ou l’Andorre, mais les hivers sont rudes et il faut aimer ce pays pour ne pas avoir envie d’aller tenter sa chance ailleurs. Rassure-toi, je ne cherche pas à m’excuser, j’assume tout ce que j’ai fait. Je dirais même que j’en suis fier. Pendant qu’il parlait, Chenal sortit une seringue de sa poche. — Lorsque Rahn est arrivé dans la région, nous avons été quelques-uns à nous dire que toutes ces histoires de trésor étaient peut-être bien réelles. D’autres le prenaient pour un fada, mais nous, nous étions bien décidés à ne pas laisser un étranger profiter de ce qui nous revenait. Nous l’avons épié, suivi, parfois même aidé, mais il était fou. En fait, nous avons fini par ne plus comprendre ce qu’il recherchait. Puis il a quitté la région et nous avons renoncé pour un temps à nos projets. L’hôtelier se tut un instant et prit une petite fiole qu’il agita comme s’il avait été un habitué des cabinets médicaux. — Quand la guerre a commencé, beaucoup se sont dit qu’il était temps de prendre notre revanche. Pas mal d’Allemands ont défilé dans le coin pour percer le secret des Templiers ou négocier des affaires de manière discrète avec l’Espagne franquiste. Officiellement, l’État français n’était au courant de rien, mais il favorisait notre petit commerce. Nous sommes quelques-uns à nous être bien enrichis à cette époque. Moi, je m’étais fait une spécialité du passage d’armes à la frontière. Les opérations n’étaient pas sans risques, mais nettement plus lucratives que le trafic de pommes de terre. Chenal planta la seringue dans la fiole. — À la fin de la guerre, nous avions joué assez finement pour que notre réputation ne soit pas trop atteinte. Certains prirent le parti de quitter le coin pour aller refaire leur vie ailleurs, mais beaucoup décidèrent de rester. Ce fut mon cas. Il suffisait de ne pas exhiber ses petites économies de manière trop criante. Cela tombait bien, j’ai toujours été du genre économe ! Il aspira le liquide jaunâtre qui passa lentement de la fiole dans la seringue. — Par ailleurs, les affaires étaient loin d’être finies ! Adolf s’était suicidé en Allemagne, mais son vieux copain Franco restait au pouvoir en Espagne. Dès lors, nous avons pu aider pas mal de Boches à passer discrètement de l’autre côté des Pyrénées. C’était un tel bordel à la fin de la guerre que notre entreprise a prospéré sans éveiller les soupçons. Bien joué, non ? Chenal se rapprocha de Le Bihan et expulsa trois gouttes de la seringue pour s’assurer qu’elle fonctionnait bien. — Tout cela a parfaitement fonctionné jusqu’à ce que cinq Allemands débarquent. Avec le temps, l’État avait eu le temps de réorganiser sa police et les passages devenaient de plus en plus difficiles. Il nous a fallu un peu de temps pour préparer le passage des cinq Boches et ceux-ci en ont profité pour découvrir notre petit trafic. L’hôtelier remonta la manche de Le Bihan et approcha l’aiguille de son bras. — Ne t’inquiète pas, cela ne fait pas mal. Moins mal que le coup de revolver que je me suis pris l’autre jour pour te prouver ma bonne foi. Je dois reconnaître que tu m’as fichu la trouille. Un moment, j’ai bien cru que tu n’avais plus confiance en moi ! L’aiguille pénétra sous la peau de l’historien. — Quand arriva le moment de faire passer les Allemands, ils décidèrent de rester ici. De se cacher et de poursuivre les recherches qu’avait autrefois entamées Otto Rahn. C’est à ce moment-là qu’ils ont lancé leur histoire de confrérie et de résurrection des Cathares. Au début, on les a pris pour des fadas, mais von Graf est un malin. Pendant la guerre, on l’appelait l’ingénieur pour l’extrême précision avec laquelle il traquait et puis se débarrassait de ses ennemis. Là, on a compris qu’il avait tout prévu depuis longtemps. L’histoire de la fuite en Espagne n’était qu’un prétexte. Le Bihan sentit qu’il perdait peu à peu connaissance, mais Chenal continuait à parler. — Il possédait un dossier complet sur tous les faits de collaboration et de trafic des habitants de la région pendant la guerre. Tous ceux qui étaient passés entre les mailles des filets de l’épuration avaient pas mal de mouron à se faire ! C’est de cette manière qu’il a réussi à se composer une armée secrète, entièrement dévouée à sa personne. Je n’en suis qu’un humble soldat – ou plutôt un Bon Homme, comme il exige que nous nous appelions entre nous. Moi, mon rôle était de t’aider dans tes recherches et puis de les lui communiquer. Ma mission est à présent terminée et je vais... Pierre ? Chenal secoua le visage de Le Bihan qui était profondément endormi. Il se leva, quitta la petite maison pour aller chercher la voiture. Dans la salle à manger de l’hôtel, Martine servait le second service. 72 Profitant de l’agitation générale, il avait quitté la forteresse et s’était engagé sur le sentier qui serpentait à travers la nature et menait jusqu’à la route. Pour tout autre homme que lui, l’obscurité aurait rendu le chemin difficile, mais il avait l’habitude de faire cette route et il ne craignait pas de se frayer un chemin à travers la végétation. En marchant vite, le Bon Homme savait qu’il pourrait y accéder en moins de quarante minutes. Il avait décidé qu’il s’arrêterait un peu avant la route dans un endroit où il avait repéré un arbuste suffisamment fourni pour se cacher et assez dégagé pour viser correctement. Il jeta un coup d’oeil sur sa montre dont les aiguilles réfléchissaient la clarté de la lune. Il était proche du but. Au lieu de continuer sur le sentier, il tourna à droite et écarta le feuillage. La cachette qu’il avait repérée la veille lui paraissait décidément parfaite. Chenal garerait la voiture en contrebas et il serait obligé de passer devant ce fourré pour mener Le Bihan au sommet du pog. À présent, ce n’était plus qu’une question de patience. Il n’avait aucune idée du temps que prendraient l’arrestation du Normand et le trajet de la voiture depuis l’hôtel des Albigeois jusqu’à Montségur. Le Bon Homme s’accroupit et commença son attente. Il avait pris sa décision seul, mais il ne la regrettait pas. Il y avait un temps pour la mise en scène et un autre pour l’action. À présent que la mission de Le Bihan était achevée, il fallait s’en débarrasser au plus vite. Il n’avait aucune confiance en tous ces adeptes qui n’obéissaient que par peur et attendaient la moindre occasion pour les trahir. Qui sait comment ils allaient réagir face à la cérémonie ? Mieux valait se débarrasser au plus vite des prisonniers et ne courir aucun risque. Un bruissement se fit entendre, trop léger pour annoncer l’arrivée de Chenal et de Le Bihan. De toute façon, il n’y avait pas eu de bruit de moteur ni de lueur de phares dans la nuit. Il se dit qu’il devait s’agir d’un petit animal effrayé par une présence humaine. Un instant, son instinct de chasseur reprit le dessus. Il était intrigué. S’agissait-il d’un rat ou d’une belette ? Il se retourna en brandissant sa lampe torche quand un choc violent lui percuta le visage. Du plus profond de la nuit, il n’avait pas vu venir le poing qui l’avait projeté vers l’arrière. Un talon s’abattit ensuite sur son poignet droit et sa main lâcha le revolver qu’elle tenait pourtant encore fermement. — Quel dommage ! dit l’homme qui avait bondi derrière lui. — Karl ? — Je t’avais prévenu que je ne tolérerais plus aucun acte d’insubordination à mon égard. Tu as non seulement bafoué mes ordres, mais tu as aussi trahi notre Ordre. Erwin, tu me déçois beaucoup ! — Je vais agir pour le bien de l’Ordre. Tu as ce que tu veux, rien ne sert de s’encombrer d’un otage qui risque de nous causer de gros problèmes. Karl von Graf ramassa le Luger de son camarade et le plongea dans sa poche. Puis il sortit le sien et braqua doucement le canon vers Erwin. — Je préfère viser avec mon arme. Tu vas peut-être me trouver ridicule, mais je me sens plus à l’aise, cela me rassure. La sueur perlait sur le front d’Erwin. Il ne parvenait pas à imaginer que la scène qu’il jouait était bien réelle. — Karl... Tu ne vas pas ? Tu ne peux pas... — Tu ne m’en laisses malheureusement pas le choix. Je te le répète, tu me déçois profondément, Erwin. Je t’ai laissé jouer au chasseur, mais tu as outrepassé mes ordres pour satisfaire ton instinct primaire de tueur. — Mais, souviens-toi de Varsovie ! Je t’ai sauvé la vie ! — Oui et je t’en ai assez remercié. Tu vois, Erwin, pour un SS, le problème n’est pas de tuer, c’est de tuer sans en avoir reçu l’ordre. Tu appartiens à la race des exécutants. Ta mission a toujours été d’obéir sans discuter. Il ne fallait pas t’en écarter. Alors qu’il finissait sa phrase, son doigt imprimait une pression sur la gâchette. Il se dit qu’il ne fermerait pas les yeux. — Au revoir, Erwin. Sieg heil Wherwolf ! La détonation retentit dans la nuit. Erwin venait d’être abattu comme un animal couché à terre. Loin de ses terres de Westphalie, le chasseur s’était transformé en gibier. Karl ne tarda pas pour remonter au sommet du pog. Il devait ordonner aux frères de venir récupérer le corps. 73 Il y eut d’abord cette sensation de froid et d’humidité. Ce fut le premier souvenir de Le Bihan lorsqu’il retrouva ses esprits. Et puis le choc, quand le sommet de son crâne heurta la paroi rocheuse au-dessus de lui. Paradoxalement, le coup qui aurait pu l’assommer eut pour effet de le sortir de sa torpeur. La situation lui apparut soudain dans toute son invraisemblance. Il était menotté et recroquevillé dans une cellule taillée dans la roche et fermée par une lourde grille. Comme un animal jeté dans sa cage. Son crâne lui faisait mal, non seulement à cause du choc, mais aussi comme un lendemain de fête trop arrosée quand on se réveille avec une sérieuse gueule de bois. Il rassembla ses esprits et la scène avec Chenal lui revint. Il se souvint des documents, des initiales de von Graf, de la seringue, des explications de Chenal. — Le Bihan ? D’où venait cette voix qui l’appelait ? Elle était proche de lui, elle venait de la gauche et il la reconnaissait. Mais là, dans cette grotte, elle lui semblait tellement incongrue. De la manière dont il était plié dans sa cage, il ne pouvait découvrir qui lui parlait. Il répondit quand même : — Betty ? — Oui, mon beau. Alors, ils t’ont eu, toi aussi ? Cette fois, je crois qu’on est cuits ! On a voulu jouer aux plus malins et on a encore trouvé plus malins que nous ! — Mais qu’est-ce que tu fais ici ? — Disons que j’en ai eu assez de jouer les divas sur la Riviera et que je me suis décidée à revenir à Ussat pour relancer mon affaire. Il faut bien que je gagne ma croûte. Mais j’étais loin de m’attendre au comité d’accueil. — Ils t’ont endormie ? Betty tenta un petit rire, mais celui-ci était nerveux. — Non, moi j’ai eu droit au flingue dans le dos jusqu’à leur voiture et puis ils m’ont bandé les yeux et jetée ici. Cela fait déjà deux jours que je pourris dans cette cage humide. Le Bihan plissa les yeux. Il y avait une autre grille, juste en face de lui. C’était comme si Betty avait pu lire dans ses pensées. — Tu regardes en face ? lui demanda-t-elle. Il y en a un autre. Un gars, plutôt jeune, mais celui-là, il a l’air mal en point. Il était déjà là quand je suis arrivée, mais il n’a pas encore ouvert la bouche, sauf pour gémir de douleur. Je pense qu’ils lui ont fait passer un mauvais quart d’heure. Au fait, tu as trouvé le trésor du dingue ? — Oui, mais ils le possèdent à présent. — Dommage, c’était quoi, un plan de trésor ? Des pierres précieuses ? Une épée en or ? — Non, un document spirituel très... important. — Foutaises ! s’exclama Betty. Quand je pense que je me retrouve dans un trou à rat à causer d’un bout de papier sans importance. Le Bihan ne répondit pas. Après tout, c’était peut-être Betty qui avait raison. Deux hommes revêtus d’une longue tunique blanche marquée du blason de l’Ordre entrèrent dans la grotte. Ils poussèrent une personne qui tomba à terre. Sa tête était recouverte d’une cagoule. — On vous amène de la compagnie ! s’exclama l’un d’entre eux avec un fort accent allemand. Puis il enleva d’un geste brusque la cagoule en arrachant quelques cheveux à la jeune fille. Le Bihan ouvrit grands les yeux : — Mi... Mireille ? 74 Karl von Graf réajusta son mantel rehaussé du surcot armorié et vérifia que son épée pendait correctement dans son baudrier, à l’image de ce qu’il avait pu voir dans les ouvrages de chevalerie qu’il lisait depuis sa plus tendre enfance et qu’il étudiait lorsqu’il travaillait dans les locaux de l’Ahnenerbe. Il se dit qu’il avait fière allure et jugea qu’il pouvait faire son entrée dans la pièce. Ses quatre compères, tous habillés de la même tunique blanche rehaussée du blason de l’Ordre, l’attendaient. Von Graf alla prendre place devant l’hôtel et leur parla de manière solennelle. — Bons Hommes ! Aujourd’hui est arrivé le jour de la renaissance. Nous marchons sur les traces de ceux qui ont refusé d’abjurer leur foi en préférant les flammes du sacrifice à la honte du reniement. Vous n’avez pas renié votre foi et, aujourd’hui, vous allez en être récompensés. Il se tourna et leva son épée vers le blason qui pendait au-dessus de l’autel avant de poursuivre : — Notre blason est à l’image de notre Ordre. Il associe la double rune glorieuse de l’Ordre SS et la Croix de l’Ordre cathare. Nous avons réuni la détermination implacable des uns et la foi inébranlable des autres pour bâtir un monde nouveau. Von Graf observa soigneusement chacun des membres de la garde qui se trouvait autour de lui. Ils avaient tous le menton levé et la main posée sur le pommeau de leur épée. Il fut satisfait de voir qu’ils n’avaient rien perdu de l’élégance et de la discipline qui étaient les leurs lorsqu’ils défilaient devant le Reichsführer. — L’Ordre vient de remporter une grande victoire. Nous possédons le document que notre camarade Rahn a cherché en vain tout au long de sa vie. Rendons hommage à son intuition et à sa grande culture. Les quatre hommes baissèrent un instant la tête en signe de respect. — Ce document, poursuivit von Graf, sera la pierre angulaire de la construction de notre nouvel Ordre. Nous le diffuserons à l’échelle du monde et il jettera à terre les fausses valeurs qui régissent depuis trop longtemps notre civilisation. Notre terre sera pure, à nouveau ! Il tendit alors son épée vers la voûte de la pièce, immédiatement imité par ses quatre compères. — Pour l’Ordre ! Sieg Heil ! Sieg Heil ! Sieg Heil ! Von Graf attendit que l’écho se perde dans les méandres minéraux du ventre du pog. — Je compte sur vous pour faire de cette cérémonie un succès éclatant. Tous nos frères ont été réunis. Nous savons que leur fidélité a été mise à rude épreuve et que certains ont même failli à leur devoir. Notre honneur s’appelle fidélité et nous allons leur rappeler en recourant à la méthode de l’exemple. Les quatre Bons Hommes savaient parfaitement à quoi von Graf faisait allusion, mais leur chef tenait à aller au bout de son discours. — Dès lors, ils sauront que nous ne reculerons devant rien pour imposer notre loi. J’ai de bonnes nouvelles, mes compères. Je reçois chaque jour de nouveaux fichiers d’anciens collaborateurs qui ont espéré se fondre dans l’anonymat d’une vie civile normale dans un climat de paix retrouvée. Mais leur passé va les rattraper. Et nous allons grossir les rangs de notre armée. Certains de nos frères préparent dès aujourd’hui des actions qui vont déstabiliser les démocraties arrogantes qui ont prospéré sur les cendres de notre Reich. Les principaux responsables judéo-communistes font l’objet d’une surveillance attentive. La guerre est en marche ! Von Graf porta son poing sur le coeur et lança : — Ceci est plus qu’une renaissance. Le temps de la reconquête est venu ! 75 Au coeur de cette nuit baignée par la clarté lunaire, la cour centrale de Montségur prenait un autre visage. Le plus étonnant était cette impression de retour dans le temps, comme si tous les participants à cette étrange cérémonie avaient remonté le cours des siècles. Les étendards portant le blason de l’Ordre étaient déployés aux angles de la cour intérieure et la lueur des torches faisait danser les pierres selon l’inclinaison que le vent leur donnait. Pour la première fois, les quatre-vingt-deux frères de l’Ordre avaient été réunis. Ils s’étaient répartis en cercle autour des quatre bûchers. Le Bihan avait été poussé hors du souterrain par un homme portant la même tunique que les autres, mais coiffé d’une haute cagoule blanche qui évoquait celle des pénitents des confréries espagnoles. Le gardien le mena sans ménagement dans la cour où les flammes s’étaient déjà emparées d’un premier bûcher où avait été attaché Bertrand. Chaque condamné était étroitement surveillé par un bourreau chargé d’exécuter la sentence. Les mains de Le Bihan étaient liées par un gros morceau de corde, mais il n’était pas bâillonné. Il se mit à crier dans l’espoir d’émouvoir les frères qui assistaient au supplice. — Aidez-moi ! Ils sont fous ! Ils vont vous entraîner dans leur perte... Il ne put pas en dire plus. Le bourreau banda sa bouche et le fit monter sur le bûcher. Le Bihan observa un instant les spectateurs et il fut convaincu que certains avaient été ébranlés par les quelques mots qu’il avait prononcés. Mais il était trop tard. Cette vie était finie. Alors que le feu commençait à prendre à la base du bûcher, l’esprit de Le Bihan fut traversé par mille pensées incongrues. Des moments d’enfance, un sourire de Joséphine, une salle de classe qui chahute... Son cerveau lui faisait penser à un cheval indompté qu’il ne parvenait pas à raisonner. Une dernière fois, le bourreau vint vérifier qu’il était bien attaché au poteau. Il lui glissa quelque chose dans la main et lui murmura à l’oreille. — Faites vite ! Tandis que Betty était à son tour conduite au bûcher, Le Bihan comprit que son bourreau lui avait donné un couteau à la longue lame tranchante. L’historien qui sentait les flammes commencer à monter vers lui jusqu’à lui lécher les pieds commença à couper, animé par la rage du désespoir. Toute cette scène infernale vrillait, tourbillonnait autour de lui. Le corps de Bertrand disparaissait, dévoré par les flammes. Le bourreau s’activait pour faire prendre le feu du bûcher de Betty. Le quatrième encagoulé amenait Mireille devant le lieu de son supplice. Les quatre Bons Hommes se tenaient au centre de la cour et Karl von Graf prononçait un sermon à la gloire de l’Ordre. Les mots du maître. Le claquement des étendards dans le vent qui se levait. Le regard des frères dans lequel transperçaient, tour à tour, l’angoisse, mais aussi la détermination. Le reflet de la lune sur les murailles ancestrales de la forteresse. Et enfin, le couteau vint à bout de la corde. Le gardien de Le Bihan courut au milieu de la cour et sortit un revolver qu’il pointa sur Karl von Graf. Au même moment, le bourreau de Mireille venait de l’attacher à son poteau de souffrance. Un autre Bon Homme sortit à son tour son revolver de sous son mantel. Le bourreau se retourna rapidement et lui tira une balle dans la tête. L’homme s’écroula instantanément, mais ces quelques secondes avaient suffi pour que le maître s’échappe. Une peur panique s’empara de l’assistance. Les frères commencèrent à courir en tout sens. L’un décocha un direct au menton qui assomma le bourreau qui se préparait à allumer le bûcher de Mireille. Pendant ce temps, Le Bihan sautait sur le bûcher pour libérer Betty. Il lui coupa la corde qui retenait ses bras derrière le poteau quand une flamme vint lui brûler le bras gauche. Intoxiquée par la fumée, Betty perdit connaissance quand Le Bihan la déposa à terre. Le bourreau qui lui avait sauvé la vie vint à sa rencontre. Il enleva sa cagoule. — Léon ! s’exclama Le Bihan. — C’te guigne, leur chef s’est enfui, répondit-il. « Sous le donjon de Montségur, il prépare la résurrection des Cathares. » — Je crois savoir où il est. Dans la cour, la situation était des plus confuses. Les frères s’étaient révoltés contre leurs anciens maîtres et avaient capturé les trois survivants. D’autres réconfortaient les suppliciés. Certains tentaient de calmer le feu du premier bûcher, mais pour Bertrand, il était déjà trop tard. Son corps achevait de se consumer. Le Bihan sortit de la cour du château par la porte nord, celle par laquelle il avait été mené au supplice quelques minutes auparavant. Il passa la porte et fut stoppé net par un coup de feu qui manqua de le toucher. Ce diable de von Graf lui avait-il tendu un piège ? Le Bihan n’était pas armé. Instinctivement, il ramassa une épée qui avait été abandonnée par un frère quand une voix l’interpella : — Tu ne t’en sortiras pas vivant, lui dit Chenal qui le visait avec son revolver. — La partie est finie, non ? — Pour toi, oui, mais pour moi, elle ne fait que commencer. Un nouveau coup partit et blessa cette fois Le Bihan à l’avant-bras. La douleur était intense, mais étrangement, il ne la ressentit pas immédiatement. Les deux hommes étaient proches du promontoire rocheux situé à l’extrémité du donjon. Ils dominaient la vallée et à cet endroit du château, loin des torches, l’obscurité était complète. Le Bihan décida de jouer le tout pour le tout. Il donna un grand coup d’épée dans le mur qui provoqua surtout un assourdissant bruit de métal dans la nuit. Chenal eut un mouvement de recul. Ce fut suffisant pour le faire basculer en arrière. — Chenal ! cria Le Bihan avant de s’approcher du promontoire. L’hôtelier n’était pas tombé bien bas. Il n’avait fait une chute que de deux mètres, mais sa tête s’était fracassée sur une pierre. L’homme était mort sur le coup. Le Bihan saisit son arme et remonta jusqu’à l’entrée du couloir. Son bras commençait à le faire souffrir de plus en plus. Avec toujours autant de prudence, il remonta le couloir jusqu’à son extrémité. Il reconnut le passage étroit vers les cellules qu’il avait vu avant qu’on ne lui bande les yeux et il continua jusqu’au fond du couloir. Il écarta la draperie blanche qui occultait la porte et découvrit une scène digne d’un film de cape et d’épée. Revêtu de sa tunique blanche, von Graf priait devant l’autel où avait été posé un petit brasero. — Je t’attendais, lui dit-il. Le Bihan s’avança en le tenant en joue avec son revolver. — Rends-toi, c’est fini ! — Ce n’est pas la peine de me menacer. Je sais reconnaître la défaite quand elle se présente. Je suis déçu. Je dirais même que je suis triste. Oh, pas pour moi, car je ne suis qu’un maillon d’une longue chaîne à travers les siècles. Je suis triste parce que c’est notre Idéal qui meurt à nouveau. Le monde perd une chance de connaître un nouvel Ordre. Sain et fidèle aux racines de nos terres et de nos peuples. Tout en continuant à parler, il plongea doucement sa main dans un pli de sa tunique. — Attention, menaça Le Bihan, je n’hésiterai pas à tirer ! Malgré le mal qui commençait à l’étourdir, l’historien trouva la force de braquer une nouvelle fois le revolver. — Calme-toi, répondit von Graf. Tu as gagné. Enfin, pas tout à fait. Son visage s’illumina d’un étrange sourire et ce fut à ce moment-là que Le Bihan comprit. Il se jeta sur le maître de l’Ordre, mais il était trop tard. Il avait jeté les quatre bandes de parchemins dans le brasero. L’édit secret de Constantin était devenu la proie des flammes. Le secret fondateur brûlait devant ses yeux. — Ce n’était qu’une pièce destinée à prouver une évidence, poursuivit von Graf avec sérénité. Un jour verra le triomphe des dieux ancestraux et la renaissance de l’Ordre ancien. Il tendit la main vers le mur et s’empara d’une trompe. Il souffla dedans et le son se propagea des entrailles du pog jusqu’au coeur de la forteresse. Il sourit une dernière fois à Le Bihan et puis un petit bruit se fit entendre. Comme un craquement. Von Graf s’agenouilla. Une bave blanchâtre apparut sur ses lèvres. — Le cyanure ! s’exclama Le Bihan. Au même moment dans la cour du château, les trois compères s’écroulèrent en crachant un même filet de bave blanche. Ils avaient écouté le signal et obéi au dernier ordre de leur maître. Entendant le son du cor, Léon avait fini par retrouver Le Bihan. Il pénétra dans l’antre de l’Ordre et découvrit le cadavre de von Graf. À côté de lui, l’historien tenait son bras de la main droite. — Cette fois, je crois que je la mérite vraiment c’te médaille, non ? 76 Joyeux était un vrai professeur. Pas un de ces enseignants qui entraient dans la peau de Monsieur tout le monde une fois qu’ils avaient quitté leur classe. Michel Joyeux était professeur jusqu’au fond de son être et, à ce titre, il considérait que la vie était simple à appréhender puisqu’il suffisait de l’écrire à grands coups de craie blanche sur un tableau noir. Quand il poussa la porte de la chambre d’hôpital où était soigné Le Bihan, celui-ci savait qu’il devait s’attendre à une distribution de bons et de mauvais points. — Pierre ! Tu peux te vanter de nous avoir fait peur. Quelle histoire ! En tout cas, ne recommence plus jamais ça. Tes amis ont le coeur fragile, tu sais ? On a tout lu dans le journal. Tu verrais la tête du proviseur. Tu passes pour un véritable héros dans toute la ville. Regarde. Il sortit un numéro de Paris-Normandie au titre évocateur. — Un professeur du collège Saint-Remacle de Rouen déjoue un vaste complot d’anciens nazis avec l’aide d’un résistant du Languedoc. Comme il semblait attendre une réponse, Le Bihan ne voulut pas le décevoir. — C’est ce qu’on appelle un titre factuel. — Pardon ? — Oui, enfin, je veux dire que toute l’information est contenue dans le titre ! — Et le fameux soir, personne ne s’est rendu compte de rien ? Même dans le village sous le château ? — Von Graf n’avait rien laissé au hasard. Il avait prévenu le maire que son association folklorique travaillait sur une reconstitution historique. — Pas bête, conclut Joyeux. Après les bons points arriva la distribution des prix. Son visiteur lui sortit une bouteille de calva, mais il comprit au regard noir de l’infirmière qui apportait ses médicaments à Le Bihan que l’initiative n’était pas la bienvenue. Un peu calmé, il s’assit sur un siège destiné aux visiteurs et interrogea son ami. — Comment tu vas ? — Ben, tu le vois. Pas trop mal ! La brûlure était superficielle. Quant à la blessure, elle n’a touché aucun organe vital, mais j’ai perdu beaucoup de sang. D’après le docteur, c’est ce qui explique ma longue convalescence. Mais je devrais sortir d’ici quelques jours. — Et la police ? Le Bihan attendit que l’infirmière qui s’en allait ait fermé la porte pour lui répondre. — Pour te parler franchement, je dois dire que je m’en tire bien. L’affaire a fait tellement de bruit qu’ils ne m’ont pas trop reproché d’avoir joué cavalier seul. — Pourquoi tu ne leur as pas tout dit depuis le début ? — J’enquêtais. Mais j’enquêtais sur une histoire vieille de sept siècles et sur un type mort depuis quinze ans. J’étais plongé dans le passé et le présent m’a rattrapé en cours de route. Et puis, ils avaient assez de pain sur la planche : les membres de l’Ordre et tous ceux qui leur avaient apporté leur soutien. — Tu parles ! s’exclama Joyeux. L’arrestation de l’abbé a fait du grabuge au collège. Pour une fois, le proviseur s’est abstenu de tout commentaire ! Le Bihan parut soudain songeur. — Oui, je crois que certains s’en tireront mieux que d'autres. Comme toujours dans ce genre d’histoire, il y a les vrais teigneux et puis ceux qui suivent, le plus souvent par peur ou par lâcheté. Cette fois, c’était au tour de Joyeux de réfléchir. — Si tu le permets, il y a une chose que je ne comprends pas. C’était quoi cette histoire de trésor qu’ils cherchaient tous ? Tu l’as trouvé ou pas ? Si tu es riche et que tu ne veux pas que cela se sache, je peux comprendre. Mais tu peux quand même faire confiance à ton vieux copain, non ? — Il n’y a jamais eu de trésor, répondit Le Bihan sans marquer de temps d’hésitation. Les hommes ont toujours eu besoin de s’inventer des trésors pour donner un sens à leur vie. Je crois que s’ils les trouvaient vraiment, leur existence perdrait beaucoup de son sel. Joyeux ne s’attendait pas à une réponse aussi philosophique. Il regarda sa montre et s’écria : — Bon, c’est pas tout ça... Il faut que j’y aille ! Je donne cours, moi, demain. Tiens, à propos, j’ai oublié de te dire. Ils nous ont dégoté une nouvelle prof de mathématiques. Tu ne seras pas déçu, c’est le genre de pépé qui t’en professe une bonne paire ! À te donner envie de te remettre aux tables de multiplication avec gourmandise. Le Bihan sourit. La vie normale semblait déjà reprendre ses droits. 77 Tout avait disparu. La cérémonie s’était déroulée il y avait à peine un mois et c’était comme si rien ne s’était passé. Les traces des bûchers avaient été effacées et l’entrée du couloir menant à l’antre de von Graf avait été condamnée. Tout semblait dire que Montségur était retombé dans sa longue léthargie et cherchait à oublier le nouveau drame dont sa forteresse avait été le théâtre. Le Bihan songea à Philippa qui avait d’abord été le jouet docile de ses maîtres avant de trouver le courage de se rebeller. Il revit l’homme dont il ignorait le nom et qui avait péri, d’une flèche d’arbalète, pour avoir voulu lui parler. Le souvenir encore vif du visage de Bertrand se consumant dans les flammes lui revint en mémoire. Von Graf avait voulu voir dans les Cathares d’anciens païens dont les nazis auraient été les lointains successeurs. Sur la base de ses théories fumeuses, il avait imposé son pouvoir sur sa communauté par la menace et la peur. Tous ceux qui avaient cru pouvoir tirer un trait sur leur passé s’étaient retrouvés rattrapés par leurs anciens démons. Le soleil baignait d’une lumière généreuse les murailles de pierre de la forteresse. Combien d’usurpateurs n’avaient-ils pas tenté de s’accaparer l’héritage des hommes qui s’étaient réfugiés ici jadis ? Pour tous ces nostalgiques, peu importaient les découvertes archéologiques ou la rigueur de l’histoire. Leur vérité se situait ailleurs, dans l’incarnation de leurs fantasmes et de leurs croyances les plus intimes. Mireille arriva dans la cour, essoufflée. La jeune fille portait une petite robe jaune et un petit foulard en vichy rouge et blanc. — Alors soeurette, lui demanda Le Bihan en souriant. On fatigue ? — Pfff ! dit-elle. Quelle idée de se donner rendez-vous ici ! Par cette chaleur, je n’ai plus de souffle ! — Viens t’asseoir sur le muret, là, à l’ombre. Ils sortirent de la forteresse et prirent place sur un petit pan de mur bas aux pierres disjointes. Mireille enleva son foulard, elle passa sa main dans les cheveux et réajusta sa robe. — Tu vois, nous sommes assis sur un vestige des fortifications anciennes, précisa Le Bihan. Tu dois t’imaginer ce pog hérissé de murailles et recouvert d’habitations. Il y avait une vie foisonnante ici et d’ailleurs... — Pierre ! l’interrompit Mireille sur un ton de reproche. Je ne suis pas ton élève et, franchement, j’en ai mon compte des histoires de Cathares. Dis-moi plutôt, pourquoi voulais-tu me voir ? — Pourquoi ? Décidément, la jeune femme se montrait toujours aussi imprévisible. — Parce qu’on ne s’est plus vus depuis... depuis cette fameuse nuit. Mireille baissa les yeux. — Oui, je sais, j’aurais dû venir te rendre visite à l’hôpital, mais comme tu l’auras compris, j’ai tendance à prendre la tangente quand je me sens mal à l’aise. C’est d’ailleurs ce que j’ai déjà fait une fois avant que cette bande de cinglés ne me retrouve ! — Oui, je t’ai vue à ce moment-là, à Albi. J’ai tout de suite compris que quelque chose clochait. J’ai essayé de te rattraper, mais tu avais disparu. — Un de leurs « frères », comme ils disaient, possédait une maison dans le centre-ville. J’ai passé quelques jours dans sa cave avant d’être transférée à Montségur. Un souvenir inoubliable ! Le Bihan regarda le paysage qui se déroulait devant lui et inspira profondément. Il était heureux. Heureux d’être en vie et surtout heureux d’avoir retrouvé Mireille. — A mon tour de te poser une question, lança-t-elle. — Vas-y. — Ça t’a plu quand tu as culbuté la blonde ? Il ne s’attendait pas à cette question, mais il décida de ne pas se défiler. — Je ne sais pas comment tu as appris ça, mais... — Tu penses bien qu’elle s’en vante ! — Honnêtement, je dois dire que cela n’était pas désagréable. Mais de là à recommencer... — Bof, si le coeur t’en dit, ce sera facile. Elle claironne dans toute la région qu’elle va reprendre l’hôtel des Albigeois. Elle va enfin réaliser son rêve : devenir une vraie patronne ! Le Bihan ne la reprit pas. Mais il était persuadé que son rêve aurait plutôt été d’incarner la victime expiatoire sur le bûcher dans un grand spectacle et, pourquoi pas, dans un film en technicolor. Mais il fallait apprendre à accepter de se contenter des opportunités que la vie nous offre. En contrebas, une petite voiture serpentait sur la route. Elle s’arrêta au pied du pog et un jeune couple en sortit. Ils regardèrent un instant la forteresse, comme pour estimer le temps de l’ascension. Ils semblèrent hésiter et puis se mirent en route d’un bon pas. Le Bihan emplit encore ses poumons du bon air du pays d’Olmes. Montségur avait peut-être englouti un de ses secrets, mais il n’avait pas fini de fasciner ceux qui espéraient y trouver une réponse à leur soif de mystère. Bruxelles-Paris-Mirepoix-Montségur 2008 Du roman à l’histoire... et de l’histoire au roman L’Ahnenerbe Sous le nom de « Deutsches Ahnenerbe Studiengesellschaft für Grestesurgeschichte », l’institut fut créé en 1935 à l’initiative de Heinrich Himmler. Deux ans plus tard, il devint plus simplement « Der Ahnenerbe » (héritage des ancêtres). Son objectif était d’étudier les racines du peuple allemand à travers des recherches archéologiques et historiques. Plusieurs expéditions effectuèrent des missions en Scandinavie, en France, en Allemagne et même jusqu’au Tibet. L’Ahnenerbe se livrait également à des expériences pseudo-scientifiques particulièrement cruelles sur des prisonniers pour étayer les théories raciales des nazis. L’institut était établi au château du Wewelsburg dont Himmler voulait faire le centre mystique et intellectuel de son Ordre Noir. En 1944, l’Ahnenerbe, qui souffrait de manque de personnel et de moyens, fut transféré en Bavière. Les origines des Cathares Les Cathares ont laissé une somme de traces inversement proportionnelle à la renommée qu’ils ont acquise au fil du temps. En fait, c’est la violence de la réaction contre l’hérésie qui a renforcé la curiosité dont ils ont toujours fait l’objet. Le catharisme fut avant tout un christianisme, même s’il était déviant (et par conséquent hérétique) par rapport au dogme officiel. Une grande partie de l’approche cathare reposait dans la question du dualisme. Selon les Purs, Dieu ne pouvait être la source de la manifestation du mal en ce bas monde. Il fallait dès lors reconnaître qu’il existait un autre principe créateur, celui-là par essence mauvais. Les maîtres de l’Église avaient violemment combattu ces gnoses depuis les premiers temps du christianisme. Ils poussèrent leur antagonisme jusqu’à voir dans les Cathares des néomanichéens, autrement dit des ennemis du christianisme, ce qui était parfaitement inexact. Le consolament Ce mot occitan désigne l’unique sacrement reconnu par les Cathares. Il consistait en un baptême par les mains et était accordé aux novices qui entraient dans la vie religieuse ainsi qu’aux mourants. Le consolament leur garantissait le salut de l’âme. Le rituel révélait une proximité avec les rites des bogomiles, un mouvement hérétique qui se répandit dans le royaume bulgare et dans l’Empire byzantin. Bons Hommes et Parfaits Au Moyen ge, le terme de « Bon Homme » ou de « Bonne Femme » était assez courant. Chez les Cathares, il désignait les religieux et les religieuses. Le nom de « Parfait » a été adopté par certains catholiques pour désigner les religieux fidèles à l’hérésie cathare. Étrangement, c’est ce terme de Parfait qui a joui de la plus grande postérité, notamment à partir du dix-neuvième siècle. Le destin tragique de Montségur Surmontant un piton de calcaire qui domine le pays d’Olmes, Montségur a connu un destin mouvementé où la légende se mêle à l’Histoire. Le pog était fréquenté depuis les temps préhistoriques et est toujours apparu comme un excellent site de défense. Il se révèle pourtant difficile de retracer son histoire du haut Moyen ge jusqu’au début du treizième siècle. C’est à cette époque que Raymond de Péreille, seigneur de Péreille et de Montségur, entreprit de reconstruire une nouvelle forteresse sur les ruines d’un ancien castrum dont nous ne savons rien. Sis au sommet du pog, Montségur entra dans l’Histoire comme le haut lieu de la résistance des Cathares à la croisade qui entendait éradiquer l’hérésie dans le Languedoc. Le 16 mars 1244, après dix longs mois de siège, les croisés s’emparèrent du castrum. Après l’exécution des hérétiques, le castrum a probablement été rasé. Mais Montségur, très proche des frontières du royaume d’Aragon, demeurait un site stratégique important. Le roi confia donc au seigneur Guy II de Lévis le soin de reconstruire une nouvelle forteresse. Celle-ci fut élevée vers la fin du treizième siècle et joua longtemps un rôle militaire important. La signature du traité des Pyrénées en 1659 lui ôta toute raison d’être. Dès cette époque, Montségur entra à nouveau dans un très long sommeil d’où il sera tiré par le souvenir des Cathares et la légende d’un trésor caché dans leur dernier refuge. Le mystère Otto Rahn Né en 1904, Otto Rahn s’orienta vers des études de Romanistik (histoire et littérature des pays de langue romane) avant de voyager à Paris. Il y croisa des intellectuels et se passionna pour l’histoire ésotérique, très en vogue à son époque. Il séjourna à Ussat-les-Bains entre 1930 et 1932 pour y poursuivre ses recherches. Il fit la connaissance d’Antonin Gadal avec lequel il visita la région et confronta le fruit de ses réflexions. Rahn décida ensuite de reprendre un hôtel, « Les Marronniers », mais l’affaire se révéla rapidement être un fiasco. Avec une lourde faillite sur le dos, il ne pouvait plus compter que sur ses ouvrages pour se refaire une santé financière. En 1933, il publia Croisade contre le Graal et quatre ans plus tard, La Cour de Lucifer. Entre-temps, Rahn était rentré en Allemagne et il avait intégré la SS. Ses travaux intéressèrent Himmler, toujours féru d’ésotérisme, au point que le ReichsfIIhrer paraissait même le protéger. Otto Rahn voyait dans le catharisme une manifestation du paganisme aryen antérieur au christianisme, une interprétation qui ne pouvait que trouver grâce aux yeux du maître de la SS. Mais la grâce fut de courte durée et Rahn fut affecté à la garnison du camp de Buchenwald. La fin de Rahn, nimbée de mystère, a encore ajouté à la fascination qu’a pu exercer le personnage dans certains cercles. Son corps a été retrouvé dans une forêt du Tyrol, non loin d’une rivière. Nul n’a jamais pu affirmer avec certitude s’il s’agissait d’un suicide ou d’un assassinat. Quelques mois avant le début de la guerre, Rahn avait emporté ses secrets dans la tombe. La fausse donation de Constantin L’empereur Constantin (274-337) favorisa largement la religion chrétienne. Il proclama un édit de Tolérance, reconnut les tribunaux épiscopaux, imposa le dimanche comme jour férié et convoqua le concile de Nicée. Ce fut sous son règne que les papes s’installèrent au Latran et que furent édifiées Saint-Laurent-hors-les-Murs, Saint-Pierre et Saint-Paul-hors-les-Murs. En opposition avec le Sénat, Constantin quitta Rome en 326 et s’en alla fonder une nouvelle capitale en Orient, la ville qui deviendra Constantinople. Cinq siècles plus tard, sous le règne de Charlemagne, le souvenir de Constantin fut utilisé pour affirmer que l’empereur aurait abandonné la ville à la puissance temporelle du pape. Il apparut ensuite que cette fameuse « Donation de Constantin » était un faux. {1} Jean, chapitre 15, 20. {2} Barjaque : fou. {3} En français dans le texte. {4} Mouvement de jeunesse d’essence nationaliste qui prônait la camaraderie et une grande communion avec la nature.