Patrick Girard HAMILCAR Le lion des sables Le roman de Carthage Tome I EDITIONS 1 Introduction Sous sa tente de toile blanche protégée par un auvent crénelé, Hamilcar cherchait en vain le sommeil. En ce début d’après-midi, la chaleur accablante condamnait à la torpeur bêtes et hommes. Sur les murailles de Heliké[1] la cité ibérique qu’il assiégeait depuis des semaines, les guetteurs eux-mêmes, exténués par des nuits de veille, s’étaient assoupis sans craindre les conséquences de ce geste. Ils savaient d’instinct que nul ne se hasarderait à lancer une attaque à cette heure de la journée. Personne, pas même Hamilcar Barca, le légendaire général carthaginois dont le seul nom glaçait d’effroi ses adversaires. Si le chef punique cherchait désespérément le sommeil, c’est que la matinée avait été particulièrement rude et éprouvante. Dès l’aube, les assiégés avaient tenté une sortie en force, sans doute pour s’emparer de quelques têtes de bétail dans le camp carthaginois. Avec deux escadrons de cavaliers numides montant à cru leurs petits chevaux nerveux, et quelques groupes de mercenaires ligures et sardes, Hamilcar s’était précipité au-devant des assaillants parmi lesquels figuraient bon nombre d’Orisses, une tribu montagnarde venue offrir ses services aux assiégés. Il avait tout de suite repéré celui qui serait son premier adversaire : un homme de haute taille, aux cheveux roux et à la joue droite balafrée par un coup d’épée. Il l’avait choisi peut-être à cause de la couleur, inhabituelle, de sa chevelure ou parce qu’il paraissait commander les opérations. Mais, en engageant le combat avec lui, il avait vite compris que cette particularité physique n’avait pas dicté sa décision, pas plus que le haut rang de l’homme. Ce qui l’avait amené à engager le combat avec lui était l’étrange comportement de ce guerrier ibère. D’une part, il paraissait, en bon soldat, déterminé à vendre chèrement sa peau et maniait d’ailleurs sa courte épée avec une énergie incroyable. Mais, d’autre part, son regard avait quelque chose d’étrange. Il était fixe, désespérément fixe comme si l’homme, insensible et aveugle à tout ce qui l’entourait, se contentait de lutter machinalement pour la vie et de répéter les gestes tant de fois accomplis lors d’autres batailles. « Ils en sont déjà là », avait pensé Hamilcar tout en perçant sans regret ni pitié de son glaive la poitrine de son adversaire. Dans son regard, il avait reconnu le spectre de la faim, de cette faim qui tenaille l’homme et le fait dépérir de l’intérieur tout en lui laissant une apparence de force. Ce regard-là, il l’avait déjà entr’aperçu quelques années plus tôt sur le visage d’un des mercenaires pris au piège dans le défilé de la Scie et qu’il avait fait piétiner sans pitié par ses éléphants pour obéir aux ordres du Sénat de Carthage. Il se souvenait de cet homme, un Thrace, qui, comme ses compagnons, n’avait rien mangé ni bu depuis trois jours. Lui aussi avait les mêmes yeux absents et n’avait pas esquissé le moindre geste lorsque la patte du pachyderme s’était abattue sur lui. Il était déjà dans l’au-delà et un nouveau compagnon venait de l’y rejoindre. D’avoir retrouvé si loin du défilé de la Scie le même regard constituait pour Hamilcar une information précieuse. C’était le signe que le siège, qui durait déjà depuis des mois, ne tarderait pas à se terminer. Lorsque les hommes ont ces yeux-là, cela veut dire que, les dernières réserves de grain étant épuisées, ils en sont réduits à différents expédients non pas pour se nourrir mais pour se caler l’estomac : ronger le cuir des harnais ou des ceintures, faire bouillir de l’eau mêlée à de la terre. Fin calculateur, Hamilcar n’éprouvait pas de pitié pour les assiégés. Il avait pour mission de prendre la ville et il la prendrait, coûte que coûte. D’ailleurs, même si cette dernière lui avait ouvert ses portes, il n’aurait pas épargné les habitants. A seule fin de faire un exemple. Pour que les autres cités comprennent qu’on ne doit même pas manifester l’ombre d’une velléité de résistance face à Hamilcar Barca, général élu par le peuple de Carthage rassemblé sur la grand-place de la Ville des Villes. Il n’avait pas pitié mais le souvenir de l’étrange regard de son adversaire roux l’empêchait de trouver le sommeil à l’heure de la sieste. Les deux coupes de vin de Sicile qu’il avait bues ne lui avaient fait aucun effet. Pourtant, ce vin lourd et capiteux, bien meilleur que celui de Carthage, était réputé pour ses qualités soporifiques. Il le savait d’expérience pour y avoir eu souvent recours au terme d’une longue et harassante journée lorsque l’excès de fatigue empêche l’homme de s’assoupir. *** Magon, le principal capitaine du commandant en chef des troupes carthaginoises en Ibérie, venait de pénétrer sous la tente. Instinctivement, comme à chacune de leurs rencontres en tête à tête, Hamilcar avait vérifié que son glaive fabriqué dans les arsenaux de Carthage était à sa portée. Un lourd secret unissait douloureusement les deux hommes depuis des années et leur fraternité d’armes n’avait pas suffi à dissiper le malentendu entre eux. En surprenant au passage le regard d’Hamilcar, Magon n’avait pu s’empêcher de sourire. Le vieux lion avait toujours l’esprit aussi vif ! Mieux valait en venir à l’essentiel. — Hamilcar, pardon de troubler ta quiétude mais le sénateur Carthalon vient d’arriver dans notre camp. Il souhaite te rencontrer le plus rapidement possible. — Carthalon, tu es sûr de ce que tu dis ? — Oui. Je l’ai vu en personne, suant et ahanant, s’épuisant à traîner sa bedaine jusqu’à la tente que j’ai fait préparer pour lui. — Te connaissant, je suppose que celle-ci est assez éloignée de la mienne… — J’ai simplement voulu prévenir tes désirs en l’installant à plusieurs coudées de toi. Il devra marcher plusieurs centaines de pas pour parvenir jusqu’à toi. Lorsqu’il arrivera, il lui faudra reprendre son souffle et ses esprits. Cela te permettra de le jauger. — Tu as agi sagement. Fais-le venir maintenant. Il ne doit pas avoir l’occasion de se reposer. Pendant que Magon exécutait son ordre, Hamilcar ruminait de sombres pensées. Aucun officier supérieur carthaginois ne se réjouissait de la visite, sur le théâtre des opérations, d’un ou de plusieurs sénateurs. Furieux d’avoir dû jadis concéder au peuple le privilège de nommer les chefs militaires, ils se vengeaient en exerçant sur eux la plus mesquine des surveillances. Lors de leurs tournées d’inspection, gras et replets, ils examinaient la pitance des hommes de troupe et des mercenaires comme s’ils soupçonnaient qu’on leur servait les mets les plus exquis et les plus raffinés. Quant à leurs agents comptables, dépendant de l’Addir arkat, le chef des estimations, ils étudiaient soigneusement les dépenses de l’armée. À leurs yeux, cette dernière n’avait d’autre préoccupation que de dilapider la fortune de la cité. Mais lorsqu’il s’agissait de régler les arriérés de soldes, ils poussaient de hauts cris. Ils gémissaient, se tordaient les mains et juraient par Baal Hammon que leurs caisses étaient vides. Ils n’avaient que le mot non à la bouche. La venue de Carthalon n’était pas de bon augure. Hamilcar le connaissait depuis l’enfance puisque leurs familles respectives possédaient des propriétés limitrophes à quelque distance de la ville. Jeunes, ils avaient joué ensemble, se cachant derrière des buissons d’épineux, pendant que les esclaves affectés à leur garde les cherchaient en vain, ou se baignant dans les canaux d’irrigation entretenus par une main-d’œuvre docile qui courbait le dos lorsque claquait le fouet du contremaître. L’âge adulte les avait séparés. Contre la volonté de son père, Hamilcar avait choisi le métier des armes, le plus noble à ses yeux. Carthalon lui, déjà affublé d’un léger embonpoint, avait jugé préférable de demeurer à Carthage et d’exploiter ses domaines qui lui rapportaient plusieurs dizaines de talents par an. Il possédait aussi plusieurs trirèmes[2] et quinquérèmes[3] qu’on voyait rarement dans le port marchand. Elles parcouraient sans cesse la grande mer et allaient chercher les richesses de la Sicile, de la Sardaigne, d’Athènes et d’Alexandrie. Certaines d’entre elles poussaient même jusqu’à Tyr, l’antique métropole punique d’où étaient venus les fondateurs de la cité, et y apportaient le tribut annuel dû au temple du dieu Melqart[4]. Au Sénat, Carthalon n’appartenait à aucun parti. Il était bien trop prudent pour cela. Il se contentait d’observer et de flairer d’où venait le vent. Dès lors qu’une majorité paraissait se dessiner, il s’y ralliait mais l’abandonnait au moindre revers ou dès que la populace commençait à gronder. A quel camp appartenait-il aujourd’hui ? Hamilcar, dont le père était le chef du parti de la guerre, savait qu’il ne tarderait pas à l’apprendre car le sénateur n’avait pas parcouru une aussi longue distance uniquement pour le plaisir de saluer son ancien compagnon de jeux. Pour se lancer dans pareille aventure, il devait avoir un bon, un très bon motif, qu’il s’efforcerait de dissimuler plus ou moins habilement. La soudaine agitation autour de sa tente apprit à Hamilcar que Carthalon était sur le point de terminer l’épuisant parcours auquel Magon l’avait contraint. Dégoulinant de sueur, le sénateur entra chez le général et chercha de ses yeux globuleux un siège. Il ressemblait à un vieil âne épuisé par une trop longue course et qui attend impatiemment qu’on le débarrasse de son fardeau. Il refusa la coupe de vin que lui proposait Hamilcar. C’était un premier indice. Il tenait à garder la tête claire. C’est donc qu’il était chargé d’une communication importante. Après quelques instants de silence, Hamilcar se décida à parler : — Bienvenue à toi, Carthalon. Tu as fait un long voyage, ce qui n’est pas dans tes habitudes. Cela n’en donne que plus de prix à ta visite. La bienfaisante Tanit notre Mère m’en soit témoin, je me réjouis de constater que le Sénat ne m’a pas oublié. C’est à croire que les messagers que j’avais envoyés et qui étaient revenus sans instructions avaient omis de te rencontrer. — Hamilcar, comment oses-tu penser que ta ville soit à ce point ingrate avec toi ? Dans les rues, le peuple ne parle que de toi et chaque navire chargé d’argent que tu envoies excite les conversations dès lors qu’il jette l’ancre dans le port commercial. Dans les tavernes, les marins sont assaillis de questions par les familles de tes compagnons et ils racontent tes exploits. — C’est à croire que les sénateurs fréquentent les tavernes puisque, jusqu’à ta venue, ils n’avaient pas songé à s’informer auprès de moi de la situation ! — Hamilcar, j’ai trop d’estime pour toi pour avoir entendu ce que tu viens de dire. Ta fougue te nuira toujours. Crois-tu qu’il soit véritablement nécessaire d’accroître la méfiance de certains à ton égard ? — Tiens donc ! D’après tes premières paroles, je croyais que Carthage bruissait de mon nom. — Le peuple, Hamilcar, le peuple. Tu le connais aussi bien que moi. Il est versatile, capricieux et changeant, prêt à s’offrir à un maître puis à un autre. Il t’aime parce que tu es loin de ta patrie. Si tu revenais dans l’enceinte sacrée de nos pères, il en irait peut-être autrement. Souviens-toi de ce qui est arrivé à Hannon, l’amiral qui commandait la flotte en Sicile et qui a été crucifié après avoir perdu, dans une rencontre avec les Romains, la majorité de ses navires. — Tu en prends à ton aise avec la vérité ! Ce n’est pas le peuple qui l’a supplicié mais vous, les sénateurs, parce qu’il vous fallait trouver une victime expiatoire. Toutefois, ton allusion m’intéresse. Dois-je aller faire abattre des arbres pour qu’on dresse la croix que tu me destines ? — Hamilcar, Hamilcar, mon bon ami, tu déraisonnes. Les combats t’épuisent et ont affaibli ton jugement. Tu sais en quelle estime Carthage tient ta famille, les Barca. D’aucuns affirment que vous descendez d’un parent d’Elissa, la reine qui fonda notre cité et dont nous vénérons le souvenir. Pour te prouver mes bonnes dispositions, je te propose de boire une coupe de vin en son honneur. De la sorte, nous partagerons à nouveau notre vieille complicité d’antan. Le général ne prit pas la peine d’appeler un esclave pour les servir. Il remplit lui-même deux coupes de bronze finement ciselé et orné de dessins représentant les exploits de Melqart, le dieu éponyme des Barca. Hamilcar et le sénateur burent à petits traits. Chacun reprenait des forces et attendait que l’autre se découvre le premier. Inquiet de ce long silence, Magon pénétra sous la tente. — Avez-vous des ordres à me donner ? — Oui, répliqua d’un ton cinglant Carthalon. Celui de ne pas interrompre ma discussion avec le noble et généreux Hamilcar. Nous avons tant et tant de choses à nous dire. Magon interrogea du regard le général dont le sourire narquois le rassura. Visiblement, les deux hommes jouaient une partie serrée et n’en étaient qu’au début. À ce stade, il n’apprendrait rien de très intéressant et risquait de s’attirer les défaveurs du futur vainqueur de cette joute. Mieux valait donc s’esquiver. Plus tard, il saurait et agirait en conséquence. *** — Carthalon, je te remercie des paroles aimables que tu as eues pour les miens, attaqua Hamilcar. Ta famille n’est pas moins illustre et je suis le premier à le reconnaître. Mais venons-en au fait. Que me vaut l’honneur de ta visite ? — Tout d’abord l’envie de te revoir après tant d’années. — Pour cela, il suffisait de me rappeler à Carthage. Je crains moins les voyages que toi. Si tu es venu, toi, c’est que le Sénat ne souhaitait pas me voir revenir dans notre patrie. Il a préféré t’expédier au loin, sachant que je mesurerais à sa juste valeur l’effort que tu as ainsi consenti. — Mon ami, cesse de me transpercer le cœur par tes remarques ironiques. Il est vrai que j’exècre les voyages. Quitter Carthage pour me rendre dans mes propriétés du Beau Promontoire[5] m’est déjà un supplice. Autant te dire que ces longues journées passées en mer m’ont été particulièrement pénibles. Le moindre craquement du navire me faisait trembler de terreur. La nuit, je ne parvenais pas à trouver le repos, à moins de m’enivrer. Combien de fois n’ai-je pas maudit mes chers collègues qui ont trop peur de toi pour oser te rencontrer ! — T’enivrer, toi un sénateur ! Dois-je te rappeler la loi édictée par nos pères et consignée sur les tablettes par le baal sofrim, le maître des scribes : « Je n’autoriserais pas de mon suffrage la pratique de l’ivresse dans cette cité ou pour cet individu, mais plus encore qu’à l’usage crétois ou lacédémonien, je me rallierai à la loi de Carthage, d’après laquelle jamais personne ne prend en campagne de boisson enivrante, mais pendant tout ce temps on se réunit pour s’abreuver d’eau dans la ville, jamais esclave, homme ou femme, ne prend de vin, ni les magistrats l’année de leur charge, et de même les pilotes et les juges en activité ne prennent absolument de vin, ni quiconque est convoqué pour donner son avis à une délibération de quelque importance, ni personne pendant le jour, sauf pour cause d’entraînement ou de maladie, ni davantage la nuit quand un homme ou une femme a l’intention de procréer. » — Tu connais bien nos lois, Hamilcar, y compris celles qui ne sont plus appliquées depuis longtemps. Tu les connais bien puisque tu les transgresses sans cesse. Peu importe ce que tu penses de mes beuveries à bord. Je ne méritais pas que mes collègues m’infligent le supplice de ce voyage. — Tu les as couverts de flatteries, ils ont pensé te manifester leur reconnaissance en te confiant cette mission. Tu n’as que ce que tu mérites. Il y a quelques années, pour te rendre important, tu ne cessais de clamer que tu me connaissais mieux que quiconque. Ils t’ont cru. — Quand tu sauras ce qui m’amène, tu plaisanteras moins. — Bon, je sais déjà que tu n’as pas l’intention de me faire crucifier. Que puis-je redouter de pire ? — Rome s’inquiète. — La belle affaire ! — Tu ne veux pas comprendre ce que je te dis. — Comprendre quoi ? — Une délégation romaine est venue à Carthage. Appius Lutatius Junius et Flavius Marcianus Pullius en personne ! Un rictus déforma le visage sévère d’Hamilcar. Il connaissait les deux hommes pour les avoir combattus en Sicile. Des êtres fourbes, sans parole, semant autour d’eux la discorde et la corruption. Hamilcar devina ce qui s’était passé. Même le plus bête de ses esclaves aurait été capable de faire de même. À leur arrivée au port, les envoyés avaient été accueillis par un Carthalon ruisselant de bonnes paroles et de compliments, invitant les Romains à loger chez lui, dans sa luxueuse résidence de Mégara, et les assurant qu’il les mettrait en contact avec les esprits les plus sages au sein du Sénat, les partisans de la paix et de la bonne entente avec la cité de Romulus et Remus. Il avait dû tenir minutieusement ses engagements, puisqu’il était là, se tortillant sur son siège, ne sachant pas trop comment délivrer le message dont il était porteur. — En personne ! Comme c’est intéressant, rétorqua Hamilcar. Eux aussi n’aiment pas beaucoup les voyages à ce qu’on m’a dit. Mon cher Carthalon, ils t’ont fait un insigne honneur en venant te rendre visite. — Ce n’est pas moi qu’ils venaient voir. Ils étaient en ambassade officielle et ont sollicité d’être reçus par le Sénat. — Je ne doute pas que ce dernier n’ait pas déféré à leur requête. — Que pouvions-nous faire d’autre ? Nous sommes en paix avec Rome depuis notre malheureuse défaite en Sicile. — On pouvait l’éviter. Il fallait payer les mercenaires et nous aurions poursuivi la lutte jusqu’à la victoire. — La question n’est pas là, Hamilcar. Les Romains sont furieux contre toi. — Contre moi ? Cela fait des lustres que je n’ai pas rencontré l’un de ces maudits Romains et c’est tant mieux pour eux car j’ai quelques revanches à prendre. Je les ignore, qu’ils fassent de même avec moi ! — Hamilcar, cesse de jouer au plus fin. Nous savons qu’il y a quelques années de cela une ambassade romaine est venue te voir dans la résidence de Rosh Laban, le Cap blanc, à quelques journées de marche d’ici. — Vous le savez parce que je vous en ai scrupuleusement tenus informés. Ces impudents voulaient savoir ce que je faisais dans ces contrées. Je leur ai dit que je travaillais à accumuler des richesses pour Carthage afin que celle-ci puisse payer à Rome la totalité des 4400 talents qu’elle nous a imposés comme tribut après la perte de la Sicile et de la Sardaigne. Je leur ai cloué le bec de la sorte. — C’est ce que tu penses. Grâce à tes efforts, il est vrai, nous avons fini de payer les sommes dues à Rome et c’est bien cela qui les inquiète. Ils ne comprennent pas pourquoi tu t’obstines à te cramponner dans ces régions inamicales et à guerroyer sans cesse pour étendre les territoires sous ton autorité. Flavius Marcianus Pullius m’a affirmé qu’une délégation des habitants de Heliké était venue demander la protection du Sénat romain. — Les seuls assiégés à avoir pu quitter la ville depuis que je l’ai investie ont été tués par mes cavaliers numides. Il faut donc croire que les Romains sont en communication avec les puissances de l’au-delà. — Rassure-toi, nous n’avons pas cru un mot de leurs affirmations. — Donc, tout est pour le mieux ! — Hamilcar, tu ne comprends que ce que tu veux bien comprendre, c’est ton principal défaut. La situation est plus grave qu’il n’y paraît. En fait, les Romains veulent nous voir abandonner nos positions sur ces côtes. — Ils n’en ont pas le droit ! — Ils le prendront. — Et nous résisterons. Depuis des temps immémoriaux, nos ancêtres ont établi ici des comptoirs et des villes où l’on parle notre langue et où l’on adore nos dieux. Veux-tu que je te mène devant les urnes funéraires de ces hommes et de ces femmes qui ont sacrifié leur vie pour la grandeur de Carthage ? Certains de ces tombeaux sont si vieux qu’ils sont presque en ruine. Ce sont là nos arguments et la preuve de nos droits. Les Romains veulent nous chasser d’ici comme ils nous ont chassés de Sicile et de Sardaigne en violation du traité signé par eux. Bientôt, ils nous demanderont d’abandonner Carthage parce qu’elle fait de l’ombre à leur gloire. Mais que leur a répondu notre brave et sage Sénat ? — Nous les avons écoutés et avons déclaré que nous leur ferions connaître notre réponse sous peu. — Tu as bien une idée de ce qu’elle sera ? — Aucune. Les sénateurs sont partagés, hésitants. Ils doivent tenir compte de l’avis de la populace qui gronde contre les Romains et qui abreuvait d’insultes leurs envoyés lorsqu’ils circulaient en litière dans les rues de la ville. Beaucoup sont partisans de se battre. Mais, en dépit des cargaisons d’argent que tu nous envoies, le Trésor est vide et nous n’avons pas les moyens de mener une guerre sur terre et sur mer. Aussi, un certain nombre de sénateurs, dont je suis, ont pensé à une solution qui montrerait notre bonne volonté tout en nous conservant nos possessions dans ces contrées. — Laquelle, Carthalon ? — Que tu acceptes d’abandonner ton commandement et que tu reviennes à Carthage où le Sénat saura récompenser ton dévouement et ton sacrifice. — Rien que cela ! Veux-tu me dire en quoi mon départ apaiserait ces fils de chiens ? — Parce que tu es leur pire ennemi. Ils savent qu’avant de partir pour cette expédition tu as fait jurer à ton fils Hannibal, devant les autels de nos dieux, qu’il ne serait jamais l’ami des Romains. Ton fils a prêté ce serment et s’en est glorifié auprès de ses compagnons. Chez vous, les Barca, la haine des Romains est une tradition familiale et je te mets au défi de me prouver le contraire. Depuis quelques instants déjà, Hamilcar ne prêtait plus attention aux médiocres propos de Carthalon. Il avait compris que celui-ci ne parlait pas au nom du Sénat mais pour un petit groupe d’individus timorés qui confondaient les intérêts de Carthage avec le désir d’accroître leurs propres richesses. Le sénateur n’était donc porteur d’aucun ordre ni investi d’aucune mission officielle. La poursuite de leur entretien n’avait plus de raison d’être. Pourtant, il laissait Carthalon continuer à dévider ses arguments. Lui, Hamilcar Barca, fils d’Adonibaal et père d’Hannibal, était ailleurs. Il voyait se dérouler devant lui le fil de sa vie. Chapitre 1 La maison résonnait de mille bruits familiers. Dans les cuisines, les esclaves préparaient déjà le repas de la mi-journée. D’autres nettoyaient la vaste cour intérieure bordée de portiques. Au loin, l’on entendait le hennissement des chevaux dans l’écurie et le son lourd de la masse sur l’enclume de la forge. Dans un recoin, une vieille édentée filait la laine avec une infinie patience. Elle semblait presque se confondre avec le mur contre lequel elle s’appuyait comme si elle voulait échapper à la surveillance tatillonne de l’intendant, un nommé Himilk, réputé pour sa sévérité. Vêtu d’une courte tunique de lin blanc rehaussée de parements noirs, un homme d’une quarantaine d’années furetait à travers le long dédale des pièces. Épicide, précepteur d’Hamilcar Barca, recherchait son élève pour leur leçon quotidienne. Chacun s’écartait respectueusement devant lui en dépit de son statut. À l’instar des dizaines d’autres personnes employées sur la propriété, c’était un esclave. Grec de Sicile, il avait été capturé par les Carthaginois et vendu sur la place du marché aux esclaves, situé dans les entrepôts jouxtant le port commercial. Adonibaal Barca, qui connaissait le marchand, avait appris de lui que cet homme aux mains fines et au corps gracile était le précepteur d’une des meilleures familles de Panormos[6]. Cela lui avait valu de ne pas finir comme rameur sur une quinquérème ou comme ouvrier agricole derrière une charrue tirée par de lourds bœufs noirs. Il avait été acheté par la famille Barca l’année de la naissance d’Hamilcar, fils unique d’Adonibaal et de Germelqart morte en donnant le jour à son enfant. Le nourrisson avait d’abord été remis à une esclave éthiopienne puis, à partir de sa septième année, confié à Épicide plutôt qu’à l’école des fils de sénateurs installée dans l’enceinte du temple d’Eshmoun[7]. Maniant à la perfection la langue punique, le précepteur avait appris à son élève l’écriture et la lecture ainsi que sa propre langue, le grec. Il n’était pas peu fier des résultats obtenus. Vif et intelligent, le fils d’Adonibaal ne l’avait jamais déçu. Entre le maître et l’élève, au fil du temps, une véritable amitié était née bien que l’un ait été esclave et l’autre fils de sénateur. Hamilcar se confiait volontiers à Épicide qui savait prendre le temps nécessaire pour l’écouter. Ses conseils lui avaient été particulièrement précieux ces derniers temps, notamment après la violente altercation qui avait opposé Adonibaal et son fils. Issu d’une famille de l’aristocratie dont l’influence ne cessait de croître, le sénateur rêvait pour son fils d’un brillant avenir. Il voulait qu’il soit l’un des cent quatre membres du Conseil restreint qui dirigeait en fait la cité. Il avait même chargé Épicide de lire et de commenter avec son élève le célèbre passage d’Aristote où le philosophe s’extasiait sur la sagesse des institutions carthaginoises en général et du Conseil des Cent Quatre en particulier. Le précepteur s’était acquitté de cette tâche et Hamilcar avait dû déchiffrer avec lui ledit texte : Les Carthaginois passent pour être bien gouvernés : supérieure aux autres à beaucoup d’égards, leur constitution est avant tout semblable sur certains points à celle des Laconiens ; en fait, ces trois régimes, celui de Crète, celui de Laconie et le troisième, celui des Carthaginois, sont assez voisins l’un de l’autre et fort différents des autres. Nombre d’institutions à Carthage sont bonnes ; et c’est le signe d’une constitution bien organisée qu’avec l’élément populaire qu’elle a, Carthage reste attachée à son organisation constitutionnelle et qu’il n’y a jamais eu, chose digne de remarque, ni sédition ni tyran. Ce régime a des institutions analogues à celles de la constitution laconienne : les repas en commun des associations politiques semblables aux phidities, la magistrature des Cent Quatre, à celle des Éphores (mais, ce qui n’est pas plus mal, tandis que ceux-ci sont choisis parmi les premiers venus, l’autre corps de magistrats l’est d’après le mérite) : enfin les rois et le Conseil des Anciens sont analogues aux rois et aux Anciens de Sparte ; mais ici, l’avantage est que les rois n’appartiennent pas à la même famille, ni à une famille quelconque, et que, s’il y a une famille supérieure, on les choisit là par élection, plutôt que d’après leur âge, car une fois maîtres de pouvoirs considérables, s’ils sont insignifiants, ils risquent de faire beaucoup de mal et ils en ont déjà fait à la cité des Lacédémoniens. Le résultat de cette lecture studieuse n’avait pas été celui escompté par le sénateur. Depuis son enfance, son fils ne rêvait que d’une chose, devenir militaire et partir guerroyer en Sicile, en Sardaigne ou dans les vastes étendues de terre entourant Carthage et peuplées de tribus rebelles. Hamilcar avait rétorqué à Épicide : « Ton Aristote n’a qu’un seul mérite à mes yeux, celui d’avoir été le précepteur d’Alexandre de Macédoine dont tu m’as appris les glorieux exploits. Que sont, à côté de ceux-ci, les hauts faits d’un membre du Conseil des Cent Quatre ? » Avec son père, il avait été plus virulent : — Je ne veux pas de l’avenir que tu me réserves. Il est tout juste bon pour les fils de marchands qui rêvent de briguer nos plus hautes magistratures afin de rendre illustre leur patronyme. Nous, les Barca, nous n’avons pas besoin de cela. Ton grand-père et ton père ont été suffètes[8], tu sièges toi-même au Conseil des Anciens et au Sénat. Ceux-ci peuvent bien se passer de moi. — Hamilcar, tu parles comme un jeune écervelé. Les leçons d’Épicide n’ont servi à rien. Par Melqart, je regrette presque de l’avoir acheté aussi cher en pensant qu’il veillerait soigneusement à ton éducation et ferait de toi le digne héritier de notre lignée. Sache que, si notre famille a occupé les plus hautes charges de la cité, c’est parce que le pouvoir est la condition même de la réussite. Fût-il le plus riche des négociants ou le plus valeureux des guerriers, un homme n’est rien chez nous s’il ne siège pas au Sénat. Crois-tu que ton fils pourra reprendre ma succession après que tu auras satisfait tes propres désirs en t’effaçant de la scène publique ? Non. Car, à ce moment-là, plus personne ne se souviendra du nom de Barca. Tu seras responsable de son oubli et cela, je ne puis le permettre. — Père, je t’en supplie, je veux devenir soldat. — Il n’en est pas question et je ne veux plus entendre parler de ce projet stupide. D’ailleurs, j’ai pris ma décision. Tu partiras cet après-midi même pour notre propriété d’Aspis[9], près du Beau Promontoire, en compagnie de ton précepteur. Je l’ai chargé de t’apprendre à gérer un domaine et tu ne reviendras à Carthage qu’après avoir fourni la preuve que tu en es capable. J’ai dit. Voilà pourquoi, depuis quelques mois, Hamilcar et Épicide se trouvaient dans l’une des immenses propriétés de la famille Barca, en plein cœur d’une riche contrée que les Carthaginois considéraient comme le grenier de leur ville. C’est d’elle qu’ils tiraient le vin, le blé, l’huile, les fruits et les légumes nécessaires à leur subsistance. Dans les premiers temps, Hamilcar, rendu furieux par la punition paternelle, s’était muré dans le silence. Il passait ses journées enfermé dans sa chambre, ne consentant à apparaître qu’à l’heure des repas. Il n’adressait pas la parole à son précepteur qu’il soupçonnait d’être de connivence avec Adonibaal. Après tout, il n’était qu’un esclave et, tout lettré qu’il fût, il encourait le fouet et un long séjour dans l’ergastule s’il désobéissait ou déméritait. Épicide s’était beaucoup amusé de la bouderie du jeune homme. Voilà un garçon qui avait du caractère, contrairement aux autres aristocrates carthaginois de son âge, amollis par l’oisiveté et les excès de nourriture ! Le précepteur avait calculé le temps que mettrait son élève à se dérider et à finir par accepter de prendre son mal en patience : une dizaine de jours. Il avait vu juste, à quarante-huit heures près. Le matin du douzième jour, Hamilcar était entré dans la chambre d’Épicide et lui avait dit d’un ton enjoué : — Il paraît que tu dois faire de moi un paysan. Quand commences-tu tes leçons ? — Dès maintenant et de la manière la plus agréable possible, par une promenade dans tes terres. — Ce sont celles de mon père. — Elles t’appartiendront le temps venu. *** Les deux hommes avaient parcouru à cheval une partie du domaine. Il s’étendait dans une vaste plaine parsemée de vergers, de jardins et de vignobles. Épicide fit remarquer à son élève que la moindre source d’eau était utilisée pour alimenter le réseau des canalisations pavées qui serpentaient à travers les champs où s’affairaient des centaines d’esclaves. Ceux-ci étaient vêtus de lambeaux d’étoffe grossière et travaillaient sous la surveillance de contremaîtres armés de lourds fouets en cuir de bœuf qu’ils faisaient claquer à intervalles réguliers pour stimuler l’énergie de la main-d’œuvre. Les hommes avaient l’air hâve et squelettique, les femmes, dont certaines portaient des enfants sur le dos, n’avaient pas meilleure apparence. — Tu vois, Hamilcar, dit Epicide, j’aurais pu être l’un de ces malheureux. — Mais tu ne l’es pas. — J’en remercie tous les jours ton père Adonibaal. Sache toutefois que la fortune de Carthage et la tienne propre sont le fruit du labeur de ces gens. — D’où viennent-ils ? — La plupart sont des habitants de la région qui ont eu l’audace de se révolter contre Carthage. D’autres sont des prisonniers de guerre dont la marine n’a pas voulu. Le reste vient des zones situées au-delà du fossé qui marque la fin des territoires de Carthage. Hamilcar n’avait pas voulu en entendre plus. Il avait piqué son cheval et galopé à travers les vergers vers les hauteurs du Beau Promontoire. Là, dans des pâturages à l’herbe drue, paissaient des troupeaux de bœufs, de vaches, de moutons et de chèvres. Un peu plus loin, à la limite des zones marécageuses, de superbes chevaux trottaient, crinière au vent. Leur robustesse contrastait singulièrement avec l’aspect chétif des esclaves. La promenade dura toute la journée, ponctuée d’une halte dans une modeste bâtisse où le précepteur et son élève purent se restaurer en mangeant du pain, des olives et quelques figues juteuses. Le soir, fourbu mais visiblement détendu, Hamilcar s’en alla se coucher sans prendre le temps de manger. Il s’était sans doute réveillé tôt et c’est la raison pour laquelle Epicide, qui ne l’avait point trouvé dans sa chambre, le cherchait dans toutes les autres pièces de la demeure. Il finit par le dénicher près de l’ergastule qu’il avait fait ouvrir. Il avait délivré tous les esclaves enfermés dans de sombres cachots par Himilk pour de menues fautes. L’intendant était d’ailleurs là, la mine contrariée, furieux de voir son autorité être battue en brèche par le caprice d’un gamin. — Salut à toi, fils d’Adonibaal, dit Épicide. Que fais-tu donc en ce lieu ? — Je me préoccupe de la source de ma richesse, contrairement à Himilk qui traite ces malheureux comme des chiens. Regarde-le, il n’en mène pas large. Lui aussi doit regretter amèrement la décision de mon père de m’envoyer ici où il se comportait comme le véritable maître des lieux. Il est vrai qu’Adonibaal ne vient jamais dans ce domaine, je me demande bien pourquoi. — Il ne fait qu’imiter ses semblables, répondit Épicide. À tort, et c’est là l’occasion rêvée pour notre leçon, car l’un des meilleurs fils de Carthage, l’illustre Magon, a écrit un fort bon traité d’agriculture, que nous lirons si tu le veux bien, où il note : « Celui qui a acquis une terre doit vendre sa maison de peur qu’il n’aime mieux vivre en ville qu’à la campagne. Si quelqu’un préfère habiter la ville, il n’a pas besoin d’un bien rural. » — Dommage pour moi que mon père ait omis de lire ce Magon ! — Qu’en sais-tu ? Il a décidé d’agir différemment mais c’est un bon argument que tu pourras lui faire valoir lorsque tu lui reparleras – car tu le feras tôt ou tard – de tes projets. — Merci de ce conseil avisé que je te revaudrai. Et que dit d’autre ton Magon ? — As-tu vu les vignes hier ? — Oui. — Qu’as-tu remarqué ? — Que je ne manquerai jamais de vin ! — Rien d’autre ? — Non. — Si tu avais été plus attentif, tu aurais noté qu’elles étaient plantées de manière très précise, conformément au conseil de Magon : « Il faut orienter les vignobles vers le nord, pour éviter, dans la mesure du possible, la forte chaleur, planter les vignes dans des trous garnis préalablement de pierres afin de protéger les racines de l’eau l’hiver, de la chaleur l’été ; ne pas combler immédiatement ces trous, mais progressivement, d’année en année, de façon à faire pénétrer les racines en profondeur, fertiliser les arbres avec de la lie de vin et du fumier. » — J’en prends bonne note s’il me vient un jour l’envie de planter de nouveaux vignobles. Mais, vois-tu, Épicide, ce qui m’a frappé hier, c’est le nombre incroyable des troupeaux, surtout ceux de bœufs, dont on paraît prendre soin plus que des hommes. Ton Magon serait-il responsable de cet état de choses ? — Peut-être. Dans son traité, il ne parle pas des hommes mais écoute ce qu’il dit des bœufs : « Ils doivent être jeunes, trapus, avec de grands membres, de longues cornes noirâtres et solides, un front large, des oreilles poilues, des lèvres et des yeux noirs, des narines ouvertes et repliées, une nuque longue et musclée, un fanon ample et descendant jusqu’aux genoux, une poitrine bien développée, de vastes épaules, un gros ventre semblable à celui d’une bête pleine, des flancs allongés, des revers larges, un dos droit et plat ou légèrement affaissé, des cuisses rondes, des jambes épaisses et droites, plutôt courtes que longues, des genoux stables, de grands sabots, une queue très longue et poilue, le poil dru et court sur tout le corps, de couleur rousse ou brune et très doux au toucher. » — Epicide, que de leçons en une seule matinée ! Tu connais Magon aussi bien qu’Aristote ou Homère. Va-t-il falloir que j’apprenne par cœur ton traité ? — Tu rêves d’être militaire, n’est-ce pas ? — Cesse de me torturer, Épicide. Pas toi ! — Hamilcar, apprends à te discipliner et à réfléchir. Ton caractère impétueux n’est pas déplaisant mais il te nuit comme tu as eu l’occasion de t’en rendre compte lors de ta querelle avec ton père. Si je t’ai parlé de Magon, c’est pour une simple raison. Selon toi, à quoi tient la force d’une armée ? — A ses armes et au nombre de ses hommes. — C’est un élément mais, s’ils n’ont pas de ravitaillement, les soldats ne servent à rien. Comment veux-tu commander une troupe affamée parce que son chef n’a pas su évaluer les réserves nécessaires ? Et comment le savoir si l’on ignore tout du travail de la terre et des richesses du pays ? Il est donné à quiconque de pouvoir se battre. Moi-même, si tu me fournissais un glaive, je finirais bien par apprendre à le manier. Être un bon général requiert tout autre chose. Il faut savoir se préoccuper de tout, dans le moindre détail, aussi bien de l’habillement des soldats que des risques de pluie et de sécheresse, aussi bien de l’approvisionnement en fourrage que de l’emplacement des sources d’eau potable. Ce ne sont pas là des choses qui s’apprennent en ville. Voilà pourquoi tu dois mettre à profit ton séjour dans cette propriété pour mesurer l’importance de toutes ces choses. Plus tard, lorsque tu te montreras meilleur officier que d’autres, tu remercieras Adonibaal de t’avoir infligé cette punition. Tu regretteras même qu’elle n’ait pas été assez longue. — Épicide, tu me rends l’espoir. Je souhaite seulement que ce ne soient pas là de simples paroles pour atténuer mon chagrin. Je te promets de me conformer à ce que tu me diras de faire. *** Hamilcar avait respecté ses engagements. Pendant une année, il avait vécu sur la propriété sans prendre un seul jour de repos. Le matin, il était le premier levé et, le soir, il s’endormait en titubant de fatigue. Pendant un temps, il s’était occupé uniquement du cheptel, allant des écuries aux étables puis surveillant la tonte des moutons dont la laine était hissée à bord de chariots destinés aux ateliers de Carthage. Ensuite, lassé par les animaux, le fils d’Adonibaal s’était passionné pour les oliviers, à la saison même où on les plantait, au sortir des grandes chaleurs de l’été. Un vieil esclave lui avait appris qu’il fallait ménager entre chaque arbre une distance d’au moins soixante-quinze pieds et choisir pour eux un terrain maigre et bien exposé au vent. Il avait aussi participé à la récolte des olives et à toutes les phases de la transformation de ces curieux fruits en cette huile dont lui et les siens faisaient un si grand usage. Il avait admiré la gigantesque pierre ronde qui tenait lieu de pressoir et que faisaient tourner des dizaines d’esclaves auxquelles des femmes apportaient de temps en temps à boire. Durant la mauvaise saison, il s’était enfermé avec Épicide pour étudier avec lui le traité de Magon dont il appréciait la précision et le solide bon sens. Dans le même temps, il s’était plongé dans l’examen des comptes du domaine tenus jusque-là par Himilk. L’intendant n’était pas, loin s’en faut, un modèle d’honnêteté. Ce n’était pas non plus un voleur ou un escroc. Il se contentait de menus larcins, oubliant d’enregistrer deux ou trois brebis, s’appropriant quelques jarres d’huile ou des mesures de blé ou gardant pour lui le produit de la vente de certains esclaves. Lorsqu’il fut en possession de tous les chiffres, il convoqua Himilk. Ce dernier pénétra dans la pièce, obséquieux comme à son habitude : — Je suis honoré que le fils du tout-puissant Adonibaal ait demandé à me voir. — Himilk, tu te réjouiras moins dans quelques instants lorsque tu auras entendu ce que j’ai à te dire. — Je ne comprends pas. — Crois-tu que mon père serait satisfait d’apprendre que tu le voles ? Crois-tu qu’il te pardonnerait d’avoir gardé pour toi la somme que tu as reçue pour la vente de trois esclaves à un marchand d’Aspis ? — C’est un malentendu. L’acheteur n’a pas fini de payer ce qu’il me doit et je n’ai pas voulu faire figurer ces chiffres dans les comptes du domaine tant que la totalité n’aura pas été versée. — Tu mens mal. J’ai rencontré l’acheteur à Aspis et il m’a juré qu’il avait payé comptant les esclaves. Deux magistrats de la cité m’ont dit la même chose et sont prêts à témoigner. — Maître, pardonne-moi. J’ai mal agi. J’étais à la veille de marier ma fille et je ne savais pas comment faire face aux dépenses de la cérémonie. J’ai fauté. Tu es en droit de me punir sévèrement. — Je ne le ferai pas. Ton père a servi loyalement ma famille et, toi-même, tu diriges plutôt bien ce domaine. Tu n’es pas, loin de là, le pire des intendants ou le plus malhonnête. À Aspis, on m’a raconté beaucoup de choses sur tes collègues et elles étaient infiniment moins flatteuses que les propos tenus à ton égard. Je ne dirai rien à Adonibaal mais, le jour venu, quand je solliciterai ton aide, n’oublie pas ce que tu me dois. — Tu peux être assuré de ma loyauté et de ma fidélité, Hamilcar, parce que tu sais faire preuve de générosité. Tu es jeune, très jeune, mais je crois que tu porteras haut le nom des Barca. Pour le fils d’Adonibaal, le meilleur moment lors de son séjour dans le domaine paternel avait été la période des moissons. Les champs de blé aux épis chargés de lourds grains s’étendaient à perte de vue. C’était comme une mer gigantesque et qui ondulait lorsqu’en fin de journée soufflait une légère brise en provenance du Beau Promontoire. Pour la récolte, des centaines d’esclaves avaient été amenés dans la propriété et répartis en groupes de dix hommes. Le soir, on les entendait rire et chanter autour des grands feux qu’ils allumaient pour le seul plaisir de voir les flammes rougeoyer et s’élever dans la nuit, dans un crépitement d’étincelles. À plusieurs reprises, Épicide avait mis en garde Hamilcar contre les risques de la propagation du feu aux bâtiments. L’adolescent avait haussé les épaules : « Laisse-les faire. C’est la seule joie qu’ils ont. Tu ne voudrais pas les en priver ? » Un soir, après une ultime tournée d’inspection dans les champs, Himilk avait prononcé ces simples mots : « Nous commencerons demain matin. » Surpris, Hamilcar lui avait demandé pourquoi. L’intendant avait souri avant d’expliquer au jeune homme : « As-tu remarqué les lourds nuages qui encombrent le ciel au-dessus du Beau Promontoire ? Je n’aime pas cela. À cette période de l’année, les pluies peuvent être violentes même si elles durent peu. En quelques heures, tout le travail d’une saison peut être réduit à néant. Je ne veux pas que cela se produise. C’est pourquoi je préfère ne pas attendre. » Pendant huit jours, les centaines d’esclaves présents sur le domaine avaient travaillé d’arrache-pied, des premières lueurs de l’aube jusqu’à la tombée de la nuit. Au fur et à mesure, les champs perdaient leur abondante chevelure. Un matin, tout le domaine ne fut plus qu’un gigantesque crâne chauve. Pendant que la plupart des esclaves s’affairaient dans les champs, d’autres battaient les épis sur l’aire pour en faire sortir les grains. Là, la main-d’œuvre était moins nombreuse car Himilk avait introduit dans la propriété ce que les habitants de la région appelaient avec un brin d’ironie « le chariot carthaginois », une planche hérissée de pointes de fer et tirée par des bœufs. Grâce à cet ingénieux dispositif complété parfois par des traverses armées de dents avec des roulettes, il était possible de trier le grain des épis plus rapidement. Les femmes remplissaient leurs paniers de grains et les déversaient ensuite dans les immenses cuves de pierre dissimulées à l’intérieur des hangars dont le toit était capable de résister aux pires intempéries. Himilk n’avait pas eu tort de faire commencer les travaux plus tôt que prévu. Deux jours après la fin de la moisson, des pluies d’une rare violence s’abattirent sur la région, provoquant d’importants dégâts dans les canalisations et les vergers. Gorgée d’eau, la terre paraissait demander pitié. Tant que dura la pluie, hommes et bêtes se tinrent à l’abri, grelottant de froid en dépit des feux allumés à l’intérieur des bâtiments. La nuit, les plus superstitieux tremblaient en entendant gronder le tonnerre et en imaginant les éclairs transpercer les deux telles des flèches de feu. Au terme de la cinquième nuit, la pluie cessa et le soleil refit son apparition. Tous sortirent dès les premières lueurs de l’aube pour contempler les champs noyés dans les volutes de la fumée montant de la terre trop grasse. À la fin de la journée, celle-ci était déjà sèche, voire craquelée, cependant que la chaleur se faisait de plus en plus accablante. Quelque temps après, vint l’époque des vendanges. Là encore, des centaines d’esclaves parcoururent les vignobles, déposant les lourdes grappes de raisin dans des paniers d’osier cependant que des chariots effectuaient d’incessants trajets entre les vignes et le pressoir où des travailleurs spécialement choisis par Himilk foulaient à leurs pieds les grappes et en tiraient le vin qui ferait la joie des habitués des tavernes de Carthage. Pour clore ces travaux avant que ne débute la mauvaise saison, Hamilcar Barca décida, sur les conseils d’Epicide, d’organiser une fête en l’honneur de Déméter[10]. Cette divinité était jadis adorée par les seuls Grecs mais les Carthaginois avaient découvert son existence lors de la fondation de leurs colonies en Sicile. Sans doute leur avait-elle été bénéfique car, depuis une centaine d’années, le Sénat de Carthage avait officiellement autorisé son culte et lui avait même érigé un temple au cœur de la cité. Un courrier fut dépêché par Hamilcar à Adonibaal pour lui demander de faire venir à Aspis un prêtre de Déméter afin d’offrir un sacrifice à la déesse. Quelques jours plus tard, l’homme, richement vêtu, fit son entrée dans la cour principale du domaine. C’était un Grec de Sicile comme Epicide avec lequel il se lia d’amitié et échangea de nombreuses plaisanteries. Le matin suivant, en présence d’Hamilcar, d’Himilk et de tous les esclaves qui n’étaient pas requis par des travaux urgents, il offrit un sacrifice à Déméter. On fit brûler dans de lourds vases des parfums à l’odeur douceâtre, des agneaux et des pigeons furent égorgés sur la table des sacrifices pendant que le prêtre murmurait d’interminables prières dans une langue incompréhensible à la quasi-totalité des présents. Puis la fête commença. Hamilcar avait fait tuer plusieurs bœufs et des dizaines de moutons pour les esclaves qui n’en croyaient pas leurs yeux. Certains n’avaient pas mangé de viande depuis des années. Ils se tenaient par petits groupes devant les carcasses des animaux qui rôtissaient sur des broches sous lesquelles on avait allumé des tas de sarments noueux. Quand l’odeur de la chair cuite devint par trop forte, les plus impatients se précipitèrent pour arracher, en se brûlant les doigts, des lambeaux de chair. Puis, repus, ils s’endormirent sur place. Seuls quelques-uns, en particulier les Éthiopiens, vite rejoints par des femmes de leur race, se rassemblèrent et commencèrent à danser tout en chantant des airs aux sons rauques et étranges. Tard dans la nuit, un esclave vint prévenir Himilk que des couples forniquaient derrière les écuries, en violation des règles qui interdisaient aux non-libres les relations sexuelles et les boissons fermentées. Interrogé du regard, Hamilcar fit signe qu’on les laissât en paix, pour une fois, peut-être pour la seule fois de leur courte vie. Le fils d’Adonibaal s’était bien gardé de se joindre aux réjouissances des travailleurs. Il avait préféré festoyer en compagnie d’Himilk et d’Epicide, tout étonnés de se trouver ensemble. C’était sa manière à lui de leur exprimer sa reconnaissance pour tout ce qu’ils lui avaient appris. Mais il voulait aussi solliciter leur avis sur ce qui lui tenait le plus à cœur, son avenir. Ce fut pour lui l’une des soirées les plus belles et les plus importantes de sa vie. Depuis quelques mois, un changement profond s’était opéré en lui, de manière indéfinissable. Il avait cessé d’être un adolescent débordant d’une énergie mal maîtrisée. Désormais, il pesait ses paroles et ses gestes et se surprenait parfois à se moquer de l’attitude des jeunes gens de son âge qu’il lui arrivait de croiser lors de ses rares visites à Aspis. Ce soir, il n’était pas peu fier de la grandiose journée de fête dont le domaine avait été le théâtre. Aussi, à la fin du repas, il ne put s’empêcher de dire à ses convives : — Par Cid, dieu de la chasse et de la pêche, je souhaite connaître bien d’autres moments comme celui-là ! — Puissent tes vœux être exaucés, lui rétorqua Himilk. La fête restera dans le souvenir de tous ceux qui y ont assisté. Nos petits-enfants en parleront à leurs propres enfants et vanteront tes mérites, noble fils d’Adonibaal. — Hamilcar, je suis fier de toi, ajouta Épicide. Tu sais l’affection que je te porte depuis que tu es devenu mon élève. Certes, je ne suis qu’un esclave, mais je suis celui avec lequel tu as passé le plus de temps depuis ta naissance. Aujourd’hui, j’ai l’impression que ma tâche est terminée. Je n’ai plus rien à t’apprendre que tu ne saches déjà. Ce qui te reste à découvrir, c’est la vie et non un précepteur qui s’en chargera. — Merci à tous deux de vos compliments. À mon tour de vous dire que je mesure tout ce que vous avez fait pour moi. Toi, Epicide, tu m’as ouvert les yeux sur le monde et tu n’as jamais ménagé tes efforts pour m’obliger à donner le meilleur de moi-même. Tu n’as pas été un maître dur, mais tu as été exigeant. Tu ne m’as jamais réprimandé. Tu faisais pire. Tu me disais : tu me déçois. C’était la plus terrible des punitions. Mon apprentissage prend peut-être fin mais sache que tu resteras à mes côtés car j’ai besoin de ta sagesse. — Hamilcar, c’est le plus beau cadeau que tu puisses me faire. — Quant à toi, Himilk, le fils d’Adonibaal ne regrette pas de t’avoir connu. Par Melqart, j’étais plutôt furieux de la décision de mon père de m’envoyer dans ce domaine et je ne rêvais que d’une chose : me venger sur toi de cette injustice. Il m’est arrivé de te rudoyer et de prendre des décisions contraires aux tiennes dans le seul dessein de t’humilier. J’ai scruté les registres de comptes pour te prendre en faute. — Tu as su te montrer généreux en me pardonnant un acte que je n’aurais pas dû commettre. — Parce que j’ai compris peu à peu que tu étais dévoué à ma famille. Je t’ai bien observé, surtout lorsque tu as décidé d’avancer la date de la moisson. Tu ne l’as pas fait pour enrichir les Barca mais parce que tu ne voulais pas perdre le travail d’une année. Tu aimes cette terre, tu vis pour elle. Tu m’as donné une grande leçon ce jour-là. Tu es un digne fils de Carthage et c’est parce que notre cité est faite de gens comme toi qu’elle a pu prospérer. Merci, Himilk, de me l’avoir appris. À mon tour de te demander une faveur. Il est possible que mon père t’interroge sur moi. Je t’en prie, souviens-toi que je veux être soldat. Aide-moi à le convaincre que je ne suis pas fait pour gérer un domaine. — Ne t’inquiète pas, je saurai trouver les mots pour cela. *** Quelques jours plus tard, Hamilcar, en se souvenant de cette conversation, eut l’impression d’avoir eu un pressentiment à moins que les dieux n’aient voulu faire preuve de générosité envers lui. Car, un matin, un long cortège de chariots et de litières se présenta à l’entrée du domaine. Adonibaal en personne venait visiter sa propriété où il n’avait pas mis les pieds depuis une dizaine d’années. Prévenu par un esclave de l’arrivée de son père, Hamilcar donna l’ordre de préparer plusieurs chambres et une collation pour les voyageurs qui devaient être épuisés par le voyage. Lui-même se retira quelques instants pour changer de tunique, puis alla au-devant de la litière d’Adonibaal. — Bienvenue à toi, mon père. Je suis heureux de te voir après une aussi longue séparation. Une coupe de vin, du vin de cette propriété, t’attend. — Merci, je la boirai avec plaisir car j’ai la gorge desséchée par la poussière de la route et par la chaleur. Il me tarde déjà de retrouver Carthage et sa fraîcheur. Adonibaal avait toujours la même voix cassante et autoritaire qui, jadis, terrorisait son fils. Cette fois, celui-ci attendait patiemment que son père lui révèle l’objet de sa visite. Ce ne pouvait être un sentiment d’affection paternelle. Le sénateur, trop occupé par toutes ses charges officielles, ne s’était jamais véritablement soucié de son fils unique. C’était peut-être pour mettre un terme à la punition qu’il lui avait infligée en l’éloignant de Carthage. Hamilcar attendait impatiemment d’en savoir plus. Pour l’heure, son père savourait à petites gorgées la coupe de vin qu’un esclave lui avait tendue. — Eh bien, Hamilcar, dit Adonibaal, ce séjour à Aspis t’a-t-il été profitable ? — Père, j’ai regretté d’être loin de toi. — La belle affaire ! Il ne tenait qu’à toi de faire preuve de plus de sagesse et de discernement et tu n’aurais pas eu à subir ma colère. — J’ai accepté ta décision et je ne me suis pas plaint. J’ai attendu que tu me rappelles ou que tu viennes. Je me suis bien gardé de t’importuner en t’envoyant supplique sur supplique. Tu ne les aurais d’ailleurs pas lues. — Tu es moins écervelé qu’il n’y paraît. Je voulais savoir jusqu’où pourrait aller ta patience. — Tu as pu constater qu’elle est grande. — Et je m’en félicite car elle est le commencement de la sagesse, de cette sagesse qui est utile pour la conduite des affaires de la cité. C’est parce que tu n’as rien demandé que je suis venu voir ce que tu devenais. Fais appeler ton précepteur Épicide et Himilk, l’intendant du domaine. J’ai à leur parler en ta présence. — Ils sont là, n’attendant qu’un mot de ta part pour avoir l’honneur de te saluer. Les deux hommes, appelés d’un geste de la main par Hamilcar, s’inclinèrent longuement et respectueusement devant Adonibaal. Ce dernier les dévisagea, puis s’adressa tout d’abord à l’esclave : — Épicide, que dis-tu de ton élève ? — Maître, tu peux être fier de lui. Je n’ai plus rien à lui apprendre. C’est un homme maintenant et je puis t’assurer qu’il fera honneur au nom des Barca. — Et toi, Himilk, que dis-tu de notre paysan ? Hamilcar fixa des yeux l’intendant, tentant en vain de deviner ce qu’allait être sa réponse. Allait-il se souvenir de leur pacte ou bien le trahir afin de complaire à Adonibaal ? Après un long moment de silence, la voix d’Himilk, tremblante d’émotion, se fit entendre : — Maître, m’autorises-tu à te parler franchement et en toute liberté ? — C’est ce que j’attends de toi ! — Je redoute que certains de mes propos ne soient blessants et je crains ta colère. — Tu peux parler comme tu l’entends, je te promets de ne pas t’en tenir rigueur. — Je t’en remercie. Adonibaal. J’ai accueilli ton fils comme tu me l’as ordonné et je l’ai fait travailler dur sur le domaine afin qu’il apprenne à le gérer. Je lui ai confié bien des responsabilités et je le regrette. Car, si je m’étais occupé moi-même de la moisson et de la vendange, les choses se seraient sans doute mieux passées et je ne rougirais pas des comptes que je dois te présenter. Mais ton fils, par ses initiatives irréfléchies, a commis bien des erreurs. Une partie de la récolte a été détruite par la pluie car il a trop tardé à envoyer les esclaves moissonner les champs. Si je puis te parler franchement, ton fils m’est un fardeau ! — Un fardeau ? — Oui. Crois-moi, maître, il n’est pas capable de gérer un domaine. Fais-en ce que tu veux mais ne lui confie pas ta fortune, il la dilapidera. — Himilk, j’ai bien envie de ne pas tenir ma promesse et de te faire fouetter jusqu’au sang. Tu mens et tu mens mal. — Maître, ce que je dis est la pure vérité. — Tu sais bien que non. Me crois-tu assez stupide pour m’être reposé sur ton seul jugement ? J’avais chargé Hannon, l’un de tes contremaîtres, de me tenir informé de tout ce qui se passait sur le domaine et de la manière dont se comportait mon fils. Je sais que, avec l’aide d’Epicide, tu as fait de lui un digne fils de notre famille, capable de passer des journées entières dans les champs pour surveiller la bonne exécution des travaux. — Père, dit Hamilcar, n’en veux pas à Himilk. C’est moi qui l’ai obligé à mentir parce que le séjour à Aspis n’a pas suffi à m’ôter mon rêve, celui de devenir soldat. — Je le sais et c’est précisément pour cela que je suis venu te rendre visite. — Pour m’interdire tout espoir ? — Pour te dire que notre cité a besoin de ton glaive. Tu voulais servir dans les rangs de l’armée, ton vœu va être exaucé et plus tôt peut-être que tu ne le pensais. Demain, nous repartirons pour Carthage et je t’expliquerai en route les dangers mortels qui planent sur notre ville. — Père, tu m’apportes le plus beau des cadeaux. J’ose à peine y croire. Pardonne ma franchise, mais que sont devenus tes rêves de me voir être membre du Sénat et du Conseil des Cent Quatre ? À tes yeux, c’était le seul moyen pour un Barca de servir ses concitoyens. — Hamilcar, ne me fais pas regretter ma décision en jouant de nouveau à l’écervelé. Tout dépend des circonstances et ce que j’ai à t’apprendre te permettra de le comprendre. Aujourd’hui, c’est sur les champs de bataille que le nom de Barca doit s’illustrer. Nous en reparlerons. Pour l’heure, j’ai à faire. Chapitre 2 Depuis sa rencontre avec son père, Hamilcar ne tenait plus en place. Il était partagé entre la joie – son rêve le plus cher allait enfin se réaliser – et une inquiétude tenace : que cachait au juste ce revirement subit du sénateur qui n’était pas réputé pour être un personnage capricieux ? Épicide, qu’il avait consulté, n’avait pu lui fournir d’explication. Le précepteur avait pourtant longuement interrogé les esclaves de la suite d’Adonibaal mais ceux-ci l’avaient regardé d’un air stupide. Ils ne savaient rien, ne voulaient rien savoir et n’aspiraient qu’à une chose : prendre un peu de repos avant de repartir pour Carthage. Bien sûr, le plus simple pour Hamilcar aurait été de solliciter une entrevue avec son père mais ce dernier avait disparu en compagnie de Himilk. Un contremaître affirmait qu’ils étaient partis pour Aspis afin d’y rencontrer les principaux magistrats de la cité. C’est du moins ce qu’il supposait car Himilk avait revêtu une riche tunique brodée qu’il conservait pour les occasions exceptionnelles. Si l’homme disait vrai, Adonibaal ne serait pas de retour avant la nuit, voire le petit matin. Il ne faisait aucun doute que ses hôtes, honorés par la visite d’un membre de l’illustre Conseil des Cent Quatre, offriraient en son honneur un festin afin de s’attirer ses faveurs et de lui faire part de leurs doléances, notamment en ce qui concernait les lourds impôts levés chaque année par Carthage. Durant toute une partie de la nuit, Hamilcar chercha en vain le sommeil. Il s’agitait sur son lit, se couchant tantôt sur le ventre, tantôt sur le dos. À plusieurs reprises, il était sorti dans la cour que la chaleur avait transformée en une véritable fournaise. Il avait bien vite regagné l’intérieur de la maison où il faisait bon et frais, déambulant à travers les pièces avant de rejoindre son lit. Tard, très tard dans la nuit, il s’était enfin assoupi, faisant taire cette colère qui le rongeait et qui deviendrait bientôt légendaire. Au petit matin, le bruit l’avait réveillé. Adonibaal était de retour et donnait déjà des ordres pour le départ. Dans cette soudaine agitation, Hamilcar avait sauté de sa couche, s’était lavé le visage avec un peu d’eau, avait murmuré quelques prières propitiatoires et avait enfilé une tunique propre avant de retrouver son père. — Adonibaal, je te salue respectueusement. Je t’ai attendu jusque tard dans la nuit. — Et je ne suis pas venu afin d’apaiser tes appréhensions ! Ne hoche pas la tête en signe de dénégation, tu sais bien que je dis la vérité. Sois patient. Je t’ai promis une explication et je te la donnerai sur la route de Carthage. Le trajet est assez long pour que nous puissions avoir un long entretien car ce que je vais te révéler ne se dit pas en quelques phrases. Pour l’heure, contente-toi de faire tes adieux à qui tu juges bon de le faire et ne perds pas de temps avec Épicide. Bien qu’il ne soit plus ton précepteur, il nous accompagne. Hamilcar avait rejoint dans les écuries, où il choisissait les chevaux, l’intendant. — Himilk, je pars. — Je le sais, fils d’Adonibaal et je prie Eshmoun qu’il t’accorde la santé. — Je serai sans doute longtemps absent d’Aspis mais sache que je ne t’oublierai pas. Il se peut même qu’un jour je fasse appel à toi. — Si je suis en vie, j’accourrai aussitôt car, en dépit de ta jeunesse, je te sais destiné à de grandes choses. Maintenant, il est temps de nous séparer. Je connais bien ton père. Il doit déjà s’impatienter et pester parce qu’il n’est pas encore arrivé à Carthage. Je te mène jusqu’à lui. L’intendant n’avait pas tort. Adonibaal avait déjà pris place sur un riche charroi traîné par des bœufs. Protégé du soleil par de somptueuses tentures, l’intérieur était tapissé de matelas, de coussins et d’étoffes précieuses aux couleurs chatoyantes. Dans un recoin, étaient disposées quelques coupes et des cruches de vin d’une contenance d’environ un qob[11] fermées par un bouchon de paille tressée. Confortablement installé, le sénateur avait le coude gauche appuyé sur un petit coffre en cuir auquel il prêtait une particulière attention. Il fit signe à son fils de s’installer à son côté et le convoi se mit en route en soulevant un nuage de poussière. Peu à peu, Hamilcar perdit de vue les bâtiments du domaine où il avait passé tant de jours heureux. Une nouvelle vie commençait pour lui et il attendait pour connaître son futur destin que son père daigne lui adresser la parole. *** Dès qu’ils eurent quitté le domaine et atteint la grande route qui menait d’Hadrim[12] à Carthage, le sénateur rompit le silence : — Tu dois te demander ce qui m’a fait changer d’avis. — Père, je suis heureux de ta décision et je n’ai pas à en discuter les motifs. Te connaissant, je suppose qu’ils ne peuvent être qu’excellents et j’attends que tu m’éclaires sur ce point. — Rome. — Pardon, père ! — Rome, ce nom te dit quelque chose ? — Qui ne connaît la cité fondée par Romulus et Remus ? Il paraît même que leur lointain ancêtre, le prince Énée de Troie, aurait courtisé puis abandonné la reine Elissa, la fondatrice de Carthage, ce qui est un mauvais présage pour les relations entre nos deux villes. Pourtant, d’après ce que m’a appris Épicide, Rome et Carthage ont, à plusieurs reprises, signé des traités d’amitié. Enfant, je me souviens même d’avoir vu dans notre demeure de Mégara l’amiral Magon dont les bateaux revenaient précisément d’Ostie, chargés de présents envoyés par le Sénat romain. Tu l’avais invité et, caché derrière une tenture, j’avais écouté votre conversation, ne perdant pas un mot de ce qu’il disait et de la description qu’il faisait de la richesse de cette ville. Carthage peut s’honorer de cette amitié. — Ce n’est plus le cas. — Ont-ils violé les traités conclus par nos pères ? — Pas encore mais cela ne saurait tarder en dépit des marques d’amitié insignes que nous n’avons cessé de prodiguer aux Romains. Tu veux savoir ce que contient ce coffre de cuir. Je vais te le dire car le Conseil des Cent Quatre m’a chargé de toute cette affaire. C’est la copie, faite à ma demande par le chef des scribes, des traités conclus avec Rome depuis l’établissement de relations entre nos deux cités. Je te donne lecture d’un des plus récents pour que tu comprennes que nous sommes dans notre bon droit : Entre les Romains et leurs alliés, et entre les Carthaginois, les Tyriens, les gens d’Utique et leurs alliés, il y aura alliance à ces conditions : que les Romains n’exercent pas la piraterie ni le commerce et qu’ils ne fondent pas de cités au-delà du Beau Promontoire et de Maslia de Tarsis. Si les Carthaginois s’emparent d’une ville du Latium non soumise aux Romains, ils garderont le butin et les hommes mais rendront la cité. Si un Carthaginois capture un homme lié aux Romains par un traité de paix écrit, mais qui n’est pas leur sujet, il ne sera pas conduit dans un port romain. Si cela advenait et qu’un Romain s’en empare, le prisonnier devra être libéré. Les mêmes clauses sont valables pour les Romains. Si dans un territoire au pouvoir des Carthaginois un Romain fait provision de vivres et d’eau, il n’offensera personne qui soit lié aux Carthaginois par des liens de parenté et d’amitié ; il en sera de même pour les Carthaginois. Dans le cas contraire, il ne sera pas puni comme un simple particulier, mais l’outrage sera considéré comme public. En Sardaigne et en Libye aucun Romain ne fondera de ville ni ne demeurera plus que le temps nécessaire au ravitaillement et à la réparation de son navire. S’il y est poussé par la tempête, il devra en repartir au bout de cinq jours. Dans la partie de la Sicile soumise aux Carthaginois et à Carthage même, chaque Romain pourra agir et faire du commerce librement, à parité de droit avec les citoyens. Il en sera de même à Rome pour tout Carthaginois. — Ce sont là de sages dispositions. — Et fort généreuses, mon fils. Tu as rappelé la visite que nous fit jadis dans notre demeure de Mégara l’amiral Magon. Sais-tu que, lors de son séjour à Rome, il fit ajouter à ce traité la clause suivante : « À quiconque aura besoin d’aide les Carthaginois fourniront des navires pour l’aller et le retour ; quant aux vivres, chaque peuple les fournira aux siens. Sur mer aussi, les Carthaginois viendront en aide aux Romains, en cas de nécessité. Nul ne pourra cependant forcer les équipages à débarquer contre leur gré. » — Ce sont là de bonnes paroles qui n’engagent à rien. — Détrompe-toi. À l’époque, Pyrrhus, roi d’Epire[13], dévastait l’Italie et la Sicile dont les populations s’étaient soulevées contre notre autorité et avaient contraint nos forces à se replier sur la forteresse de Lilybée[14]. En Campanie, Rome se trouvait dans la même situation. Ses alliés s’étaient révoltés et les troupes de Pyrrhus dévastaient les vastes propriétés des sénateurs. Nos navires ont transporté une légion d’Ostie à Rhêgion[15] et sont restés sur place pour bloquer le passage entre l’île et la grande terre. Quant à nos troupes, elles se sont vaillamment battues pour chasser Pyrrhus de Sicile au grand soulagement des Romains. — Ils devraient nous en être éternellement reconnaissants. — C’est un sentiment que ces êtres fourbes et déloyaux ignorent. J’ai le triste pressentiment qu’une lutte à mort va s’engager entre nos deux cités et c’est pour cela que je suis venu te chercher à Aspis. Hamilcar, mon fils, moi-même et quelques sénateurs comptons sur toi pour mener une lutte impitoyable contre Rome. Tu es jeune, tu ne peux exercer pour l’instant de commandement, mais un jour viendra, j’en suis sûr, où tu seras à la tête de notre armée. Nous y veillerons. C’est à cela que tu dois tendre de toutes tes forces en acquérant auprès de tes compagnons d’armes l’expérience nécessaire. Sache que tu ne te bats pas pour le simple plaisir mais pour ta cité, Carthage, et pour ses dieux. Tu ne dois espérer ni trêve ni repos. Il se peut même que, dans les années à venir, nous n’ayons guère l’occasion de nous rencontrer car tu seras loin de l’enceinte sacrée de nos pères, guerroyant sous des cieux encore inconnus de toi. Mais je sais que tu feras honneur au nom des Barca. — Père, je jure par Melqart que je me comporterai en digne fils d’Adonibaal. Une question me brûle les lèvres : la guerre est-elle proche ? — Plus proche que tu ne le crois. Bientôt, dans les maisons de Carthage, les mères pleureront leurs fils et se déchireront la poitrine en signe de deuil. — Les Romains ont-ils violé le traité et débarqué en Sicile ? — Non mais c’est tout comme. — Je ne comprends pas. Sommes-nous en guerre, oui ou non ? — Apprends à modérer tes réactions et à analyser froidement les faits. Les affaires de l’État requièrent beaucoup de précision et de prudence. Une guerre ne se déclare pas par hasard ou par le simple caprice d’un homme. Elle est l’aboutissement naturel d’une longue période de tensions durant laquelle chaque adversaire tente d’évaluer les forces de l’autre. Elle peut être aussi provoquée par des considérations qui n’ont rien à voir avec les affaires militaires, en apparence du moins. — Lesquelles ? — Tu as pu te rendre compte lors de ton séjour dans notre domaine combien notre cité dépend pour son approvisionnement en blé, en vin et en huile des territoires qu’elle a conquis. Les seuls champs, vergers et jardins de Mégara ne suffiraient pas à nourrir tous ses habitants plus de trois ou quatre jours. C’est la raison pour laquelle nous avons fondé des colonies en Sicile et en Sardaigne. Ces deux îles regorgent de richesses. Je le sais pour m’y être rendu deux fois quand j’avais ton âge. Ces terres sont un présent des dieux à notre ville. Les champs de blé s’y étendent à l’infini et la vigne pousse au flanc des collines sans qu’il soit nécessaire de les entretenir. La chance nous a souri en nous permettant de nous installer dans ces contrées verdoyantes dont les habitants travaillent pour la gloire de Carthage. Nos ancêtres ont pris en ce qui les concerne de sages dispositions. Ton grand-père, Gerashtart, a même interdit aux Sardes de planter des arbres fruitiers afin que toute la surface cultivable soit réservée au blé. Il a agi de manière avisée et les sénateurs vantent encore aujourd’hui sa sagesse. — Tu ne m’as jamais parlé de lui tout comme tu n’as jamais évoqué devant moi ton grand-père, le suffête Hasdrubal. — Il est un temps pour chaque chose. Sache en tout cas que la Sicile et la Sardaigne nous sont aussi nécessaires que l’air que nous respirons. Pour les mêmes raisons, les Romains souhaitent s’en emparer. Trop de peuples sont passés sous leur domination et les champs du Latium ou de la Campanie ne suffisent plus à les nourrir. Nous avons eu tort, grand tort, de les laisser s’installer à Rhêgion d’où ils peuvent apercevoir les côtes de la Sicile. Fort heureusement, nos alliés mamertins les empêchent de traverser le bras de mer. — Qui sont ces Mamertins ? — Des mercenaires qui se proclament les « fils de Mars », du nom de leur dieu de la guerre. Ce ne sont pas des demi-dieux, crois-moi, mais des êtres sans foi ni loi, prêts à se vendre au plus offrant. Ils nous ont jadis combattus, nous et les Romains, aux côtés de Pyrrhus avant d’abandonner ce dernier dès ses premières défaites. Craignant le châtiment de Rome, ils se sont réfugiés dans leur repaire de Messine[16], face à Rhêgion, et nous ont appelés à l’aide. — Qu’a fait Carthage ? — Ce que commandait son intérêt, Hamilcar. S’il ne s’était agi que de protéger les Mamertins, le Conseil des Cent Quatre les aurait volontiers abandonnés à leur sort ou les aurait réduits en esclavage afin qu’ils servent comme rameurs sur nos navires. Mais leur cité commande l’accès à toute la Sicile et à nos possessions sur cette île. Nous ne pouvons nous permettre d’avoir les Romains comme voisins directs. Là où ils sont, les Mamertins nous sont utiles. Voilà pourquoi nous avons envoyé une flotte commandée par Hannon à Messine. Il a débarqué avec plusieurs milliers d’hommes et, en s’appuyant sur nos partisans chez les Mamertins, il a occupé la forteresse. — Quelle a été la réaction des Romains de Rhêgion ? — Elle a été plutôt vive et cela se comprend. Eux non plus n’apprécient pas d’être nos voisins. Il y a quelques années de cela, l’un de nos amiraux, agissant de sa seule initiative, avait envoyé notre flotte mouiller dans le port de Tarente. Rome s’en était émue et nous avions dû lui dépêcher une ambassade pour la rassurer. Nous avons expliqué aux consuls que nous n’avions nullement l’intention de fonder des colonies dans cette région. Cette affaire a créé un précédent fâcheux et il semble bien que les descendants d’Énée veuillent nous rendre la monnaie de la pièce car certains de leurs navires ont tenté de franchir le bras de mer qui sépare la Sicile de la terre ferme. Hannon les a capturés et les a renvoyés au tribun Gaïus Claudius. Il a même poussé la prévenance en faisant escorter les dits bateaux jusqu’à Rhêgion pour les remettre en mains propres aux Romains. Le rapport qu’il m’a fait parvenir a éveillé mes soupçons. — Pourquoi ? — Hannon m’y racontait son entrevue avec Gaïus Claudius. Pour plaisanter, il lui a dit qu’il lui rendait ses navires bien que ceux-ci lui soient inutiles puisqu’ainsi que le savent tous les peuples, les Romains ont tellement en horreur l’art de la navigation qu’ils n’osent même pas se laver les mains dans l’eau de la mer. — Qu’a dit le Romain ? — Justement, c’est sa réponse qui m’inquiète. D’après Hannon, il aurait rétorqué : « Les Romains sont des élèves qui ont toujours dépassé leurs maîtres. » Ce Gaïus Claudius a le mérite de la franchise. Sa phrase était un avertissement à notre encontre. Dès que j’ai eu connaissance de ses propos, j’ai demandé une réunion d’urgence du Conseil des Cent Quatre pour examiner la situation. Nous sommes tous convenus que le danger de guerre était bien réel et que nous ne devions pas nous laisser surprendre à l’improviste. Voilà pourquoi Carthage a besoin de ses fils les plus vaillants et les plus intelligents afin d’ôter aux Romains jusqu’à l’envie de monter sur un bateau. — Père, tu oublies que je ne sais pas moi-même naviguer. — T’ai-je dit qu’on te destinait à servir sur une quinquérème ? Dès notre arrivée à Carthage, tu partiras pour Messine porter de ma part un message à Hannon. Pour l’heure, si tu le veux bien, prenons un peu de repos. Nous avons encore une longue route à faire et tu auras besoin de toutes tes forces dans les jours à venir. Une secousse brutale réveilla en sursaut Hamilcar et son père. L’une des roues du chariot venait de heurter une grosse pierre placée, on ne sait pourquoi, sur le côté droit de la chaussée. Il y avait plus de peur que de mal et ils purent continuer leur route. Le soleil était encore haut dans le ciel. En regardant devant lui, le fils d’Adonibaal tressaillit de joie. Il apercevait au loin les hautes murailles de Carthage. Blanchies à la chaux et ornées, à leur sommet et à leur base, d’une bande de couleur ocre, elles scintillaient de mille feux se reflétant dans les eaux du lac de Tunès. On pouvait déjà distinguer les tours hautes de cent vingt coudées et séparées chacune l’une de l’autre par un intervalle de cinq cents coudées. Cette formidable enceinte fortifiée s’étendait sur près de trois cent soixante stades[17], soit à peu près la distance de la ville à la propriété d’Adonibaal à Aspis. A certains endroits, ceux d’accès le plus facile, une triple rangée de murailles, précédée par un fossé et une palissade, avait été érigée. Isolant la cité du continent, la muraille longeait aussi le bord de mer, percée de ce côté-là de la monumentale Porte de la mer, flanquée de deux tours bâties à même le rocher. Ces imposantes fortifications auraient eu de quoi décourager les plus audacieux des assaillants. Encore ignoraient-ils ce que cachaient ces murs faits de lourds blocs de pierre amenés du Beau Promontoire : les loges pour les trois cents éléphants utilisés par l’armée, les vastes écuries où l’on pouvait dénombrer jusqu’à quatre mille chevaux, les magasins de fourrage et de vivres ainsi que les casernes pour les fantassins et les cavaliers. À elle seule, la muraille était une ville dans la ville. Ceux qui y résidaient en permanence, environ vingt-cinq mille personnes, étaient plus nombreux que les habitants d’Aspis ou d’Adys. Pourtant, on les voyait peu dans les rues de Carthage. Les soldats étaient le plus souvent consignés dans leurs casernements et ne recevaient qu’exceptionnellement l’autorisation de sortir en ville, par petits groupes accompagnés d’un ou de plusieurs officiers. — Père, dit Hamilcar, je ne me souvenais pas que notre Carthage était aussi grande ! — Nous le devons à la sage prévoyance de la reine Elissa. Toi qui rêves de mourir pour notre cité, tu ne peux ignorer les circonstances de sa fondation et j’aimerais les entendre de ta bouche. — Adonibaal, puissent mes lèvres ne pas proférer de blasphèmes ni heurter ta piété sourcilleuse ! Épicide m’a longuement raconté les pérégrinations d’Elissa, fille du roi de Tyr et épouse d’Acherbas, le grand prêtre de Melqart. Après la mort de leur père, son frère, Pygmalion, monté sur le trône, fit assassiner son beau-frère pour s’emparer de ses richesses. Devenue veuve, Elissa résolut de s’enfuir au loin avec plusieurs membres des meilleures familles de la cité qui redoutaient la colère des dieux. Par la ruse – elle fit croire à son frère qu’elle entendait lui offrir sa fortune –, elle parvint à faire charger d’or plusieurs navires par les serviteurs du palais et les obligea ensuite à la suivre s’ils ne voulaient pas encourir les foudres de leur maître. Arrivée à Chypre, elle se lia d’amitié avec le grand prêtre de Junon, connue chez nous sous le nom d’Astart, qui s’offrit à l’accompagner dans son périple à condition que la dignité sacerdotale reste dans sa famille à tout jamais. Et, pour prouver à la reine qu’il liait son sort à celui des fugitifs, il fit embarquer à bord des vaisseaux de Tyr quatre-vingts jeunes vierges. Par Melqart, nos ancêtres avaient bien de la chance et bien de nos jeunes gens aimeraient tenir compagnie à l’une d’entre elles ! — Hamilcar, je n’ai pas de temps à perdre avec tes plaisanteries. Je t’interroge pour savoir si tu connais bien l’histoire de la ville que tu as juré de défendre avec ton glaive. Continue ton récit. — De Chypre, Elissa et les siens naviguèrent vers ces côtes où nos ancêtres avaient déjà fondé une cité, Utique. Arrivés dans cette baie protégée des vents par les collines qui l’entourent, ils débarquèrent et furent bien accueillis par les habitants du lieu, émus par le récit de leurs malheurs. Ces Mazices – c’est ainsi qu’on les appelait - leur offrirent de l’eau et des vivres. Comme la mauvaise saison arrivait, il n’était pas question de reprendre la mer. Leurs concitoyens d’Utique ne pouvant héberger les Tyriens dans leur ville, faute de place, Elissa demanda aux Mazices de lui vendre un terrain. Ne voulant pas les effrayer, elle leur expliqua qu’elle se contenterait de la portion de terre qu’une peau de bœuf pourrait recouvrir. Lorsqu’elle eut obtenu leur accord, elle fit découper cette peau en très fines lanières de telle sorte qu’elle put ainsi délimiter une surface infiniment plus importante que celle prévue. C’est sur cet emplacement qu’elle fonda Kart Hadasht, la Ville neuve, ainsi qu’on la nomme dans la langue de nos pères. Voilà pourquoi, Adonibaal, notre cité est aussi grande. Epicide m’a même appris que notre colline sacrée, celle où se dresse le temple d’Eshmoun, s’appelle Byrsa parce que ce nom veut dire peau en grec. — Et qu’advint-il d’Elissa ? — Hiarbas, le roi des Mazices, frappé par son intelligence et attiré par son or, voulut l’épouser. Il convoqua plusieurs de nos ancêtres pour leur faire part de son vœu impie et les prier de le transmettre à leur reine, ajoutant qu’en cas de refus il n’hésiterait pas à prendre les armes contre ses nouveaux amis. Terrifiés, nos ancêtres n’osèrent pas rapporter à Elissa les propos de Hiarbas mais lui dirent qu’il exigeait que l’un d’eux vienne vivre avec lui et son peuple. La veuve d’Acherbas leur intima l’ordre de se conformer à ce désir et de désigner parmi eux un volontaire, précisant qu’il n’était nul sacrifice auquel elle n’était pour sa part prête pour assurer la grandeur de Kart Hadasht. Aux autres de l’imiter ! C’est alors que ses compagnons lui révélèrent la vérité. Elissa ne pouvait refuser aux siens ce qu’elle avait exigé d’eux mais le souvenir de son premier époux lui était si cher qu’elle ne put se résoudre à le trahir. Sous prétexte d’offrir aux dieux un sacrifice, elle fit allumer un bûcher sur lequel elle monta et se poignarda. Avant de disparaître dans les flammes, ses derniers mots furent : « Docile à vos désirs, je vais aller auprès de mon époux. » Elle rejoignit ainsi Acherbas et non Hiarbas qui, frappé par le courage de cette femme, ne mit pas à exécution ses menaces, craignant que les dieux ne punissent sévèrement ceux qui s’en prendraient aux compagnons de la malheureuse souveraine. — Le sacrifice de notre grande reine, tu le vois, ne fut pas vain et il constitue encore de nos jours une leçon pour nous tous. Tu as justement rappelé que nos ancêtres sont venus de Tyr avec laquelle nous continuons à entretenir des relations même si cette cité vit maintenant sous le joug de l’étranger. Le pays de la pourpre est notre patrie ancestrale dont nous conservons pieusement la langue et les dieux. Ne l’oublie jamais et souviens-toi que nous sommes les descendants d’un peuple de marins, de ceux qui, les premiers, ont navigué d’un bout à l’autre de la grande mer, voire bien au-delà des colonnes de Melqart. Sans la mer, sans notre flotte, nous ne sommes rien. C’est pourquoi nous devons veiller à ce que personne ne vienne nous disputer la suprématie sur les flots. C’est la raison pour laquelle la plus belle porte de la ville est la porte de la Mer. Elle nous indique dans quelle direction nous devons concentrer nos efforts. — Mais les portes qui donnent vers l’intérieur des terres ne sont pas moins importantes. — Tu as raison, l’épisode de Hiarbas est fait pour nous rappeler que les peuples qui nous entourent, s’ils peuvent parfois être nos alliés, ne sont et ne seront jamais nos amis. Il convient de les maintenir dans un état de perpétuelle sujétion si nous ne voulons pas disparaître. De cela, tu dois aussi te souvenir. Le convoi d’Adonibaal était arrivé à proximité de la Porte neuve, édifiée il y a quelques années de cela grâce à la générosité d’Azerbaal, membre du Conseil des Cent Quatre. C’est par là que pénétraient dans la ville les voyageurs venant d’Aspis, du Beau Promontoire ou d’Hadrim. Reconnaissant l’équipage d’Adonibaal, les soldats en faction bousculèrent les promeneurs pour lui frayer un passage à travers la foule, particulièrement dense à cette heure de la journée. Le sénateur les en remercia d’un signe de tête cependant que l’un de ses esclaves, qui connaissait les habitudes de son maître, remettait au chef des gardes une bourse remplie d’agouras afin que lui et ses hommes puissent, le soir venu, se régaler de deux-trois qob de bon vin. C’est par ces menues attentions que la famille Barca avait acquis sa popularité chez les petites gens de Carthage. On les savait généreux et dépourvus de la morgue hautaine qu’affectaient les plus riches citoyens de la ville. Parce qu’il lui tardait d’arriver à sa résidence de Mégara, Adonibaal avait demandé au conducteur de sa litière d’éviter les petites rues, larges de quinze coudées, où les marchandises débordant des échoppes entravaient la circulation des passants et des convois. Il avait préféré prendre l’artère principale qui passait derrière les ports et le quartier des artisans pour accéder au maqom, à la grande place où, les jours d’assemblée, se réunissait le peuple. L’endroit était majestueux. D’un côté, celui donnant vers la mer, il y avait le Sénat, entouré d’une colonnade de marbre ; de l’autre côté, des bâtiments à la façade plus austère où travaillaient les agents du Trésor et les scribes. Ils se trouvaient dans la direction de Byrsa, la colline chère au cœur de tous les Carthaginois, sur laquelle se dressait le temple d’Eshmoun auquel on accédait par un monumental escalier de soixante marches. Des dizaines de fidèles le gravissaient chaque jour pour offrir au dieu des sacrifices. Coupant à son extrémité nord le maqom – c’était un privilège réservé aux seuls membres du Conseil des Cent Quatre que de pouvoir y faire passer leurs montures et leurs équipages –, le convoi d’Adonibaal prit la direction de la nécropole, de la cité des morts. Le « shad elohim », le champ des dieux, situé au-delà de la colline de Byrsa, s’étendait jusqu’à la mer. La route qui le contournait menait à Mégara. L’on était toujours à l’intérieur de l’enceinte fortifiée mais un voyageur étranger aurait eu du mal à s’en convaincre. Car, au détour d’une rue bordée de maisons à étages, l’on débouchait brusquement sur la campagne. C’était, à perte de vue, une succession de jardins, de vergers et de champs. Quel être normal aurait pu imaginer qu’à quelques dizaines de stades de là se trouvait l’extrémité la plus avancée de la muraille d’où l’on pouvait apercevoir, par beau temps, les remparts d’Utique ? Carthage était bien une cité à nulle autre pareille dont ses habitants pouvaient être légitimement fiers. Adonibaal, qui détestait l’agitation de la ville, avait déserté le palais de son père, à proximité du Sénat. Il avait acquis à Mégara un vaste domaine et y avait fait bâtir une luxueuse résidence dont on vantait l’élégance et le confort. Autour d’une vaste cour intérieure pavée, ornée en son centre d’un immense bassin et entourée d’un péristyle aux colonnes de marbre de couleurs différentes, se succédaient des dizaines et des dizaines de pièces, séparées tantôt par de lourdes portes en bronze, tantôt par de riches tentures, et dont le mobilier venait de Grèce, d’Egypte ou des ateliers les plus réputés de Carthage. Pour le confort du maître de maison et de ses hôtes, des piscines avaient été installées, alimentées en permanence par les citernes d’eau entourant le principal corps de bâtiment. Plusieurs dizaines d’esclaves des deux sexes veillaient à l’entretien de la demeure. Lorsque le convoi fit son apparition, la plupart d’entre eux se tenaient respectueusement de part et d’autre de l’escalier de marbre menant à la cour, prêts à obtempérer au moindre désir d’Adonibaal et ne cachant pas leur joie de revoir, après une aussi longue absence, Hamilcar. Ce dernier avait passé son enfance et son adolescence dans cette maison et connaissait chacun des serviteurs et des servantes avec lesquels il lui arrivait souvent de rire et de plaisanter. Jamais il n’avait fait battre un seul d’entre eux et pouvait donc compter sur leur dévouement le plus total. Lorsque le sénateur et son fils pénétrèrent dans la cour, un homme se leva et vint à leur rencontre, l’air grave et préoccupé : — Salut à toi, Bodeshmoun, dit Adonibaal. Quelle est la raison de ta visite ? — Paix et prospérité sur toi, Adonibaal ! Je suis venu te rendre compte de la manière dont j’ai exécuté les ordres que tu m’as donnés avant ton départ pour Aspis. Une quinquérème doit partir dans deux jours chargée de ravitaillement destiné à notre garnison de Messine. Mahrabaal, ton collègue au Conseil des Cent Quatre, te fait savoir que celui-ci se réunira demain matin pour discuter de la situation en Sicile et délibérer sur le contenu du message qui doit être envoyé à Hannon, le chef de nos troupes dans l’île. Ainsi que tu en as exprimé le vœu, c’est ton fils qui sera chargé d’apporter à notre général les instructions du Sénat. Il serait donc bon qu’il puisse, lui et sa suite, embarquer dès demain soir à bord de la quinquérème. Voilà ce que j’avais à te dire. — Merci. Tu as agi avec célérité et efficacité. Sache que je t’en suis reconnaissant. Quant à toi, Hamilcar, tu as entendu ce qu’a dit Bodeshmoun. Il est temps pour toi de prendre tes dispositions. — Père, je ne sais trop comment faire. Un départ aussi précipité… — Tu voulais être soldat ? Eh bien, c’est la vie du soldat que de devoir quitter les siens à tout moment. Commencerais-tu à mollir ? — Père, ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais je risque de faire un piètre militaire. Je n’ai ni glaive, ni casque, ni cuirasse. — Il suffit. Retire-toi dans tes appartements. Nous nous ferons nos adieux demain en fin de matinée. J’ai maintenant certaines choses à discuter en privé avec Bodeshmoun. Lorsqu’il arriva dans la partie de la demeure qui lui était affectée, Hamilcar eut la joie de retrouver Epicide qu’il n’avait pas vu depuis le matin et auquel il expliqua, en quelques phrases, la teneur de sa conversation avec son père. Le précepteur sourit. — Je remercie les dieux de m’avoir fait rencontrer les Barca. Vos soldats m’ont emmené en captivité à Carthage et c’est l’un de ces soldats, toi en l’occurrence, qui se charge de me ramener dans mon île natale. Je n’avais jamais pensé la revoir un jour et je ne suis pas sûr que cela me réjouisse véritablement. — Épicide, je ne te comprendrai jamais. À ta place, je serais fou de joie. Nul ne peut oublier sa patrie. — Sauf si l’on est un esclave. Je l’ai toujours été, depuis les premiers jours de ma vie, puisque mon père et ma mère étaient de condition servile. J’ai eu la chance d’être distingué par mon maître, l’un des plus riches citoyens de Panormos, qui m’a donné une éducation soignée afin que je devienne le précepteur de ses enfants. Après la prise de notre ville par vos troupes, j’ai tout simplement changé de maître pour un autre. Et, crois-moi, ton père Adonibaal, en dépit de sa rudesse apparente, vaut cent fois mieux que le Grec dont j’étais la propriété. Carthage s’est montrée plus généreuse envers moi que Panormos, c’est pour cela que j’éprouve quelque chagrin à l’idée de la quitter provisoirement. La seule chose qui me console est de savoir que je resterai à tes côtés pour te servir. Il m’aurait été pénible de ne plus te voir. — Puisque tu parles de me servir, peut-être vas-tu me tirer d’embarras ? Toi qui connais les ruelles de Carthage par cœur, sais-tu où je pourrais trouver un équipement complet de soldat ? Je ne puis tout de même pas me présenter devant Hannon vêtu comme n’importe quel habitant de la ville ! — Te souviens-tu de cet esclave que ton père avait envoyé à Aspis il y a de cela plusieurs mois ? Il était chargé de prendre tes mensurations afin de renouveler ta garde-robe. Tu l’avais plutôt mal accueilli car c’était l’époque des semailles et tu passais tes journées dans les champs. Il m’avait fallu user de toute ma persuasion pour t’obliger à passer un peu de temps avec lui. — Oui, je m’en souviens. La belle affaire ! Où sont-elles, ces fameuses tuniques ? — Je te conseille d’aller dans ta chambre. Tu y trouveras le fruit de son travail. En pénétrant dans la pièce dont le décor familier lui rappela ses années de jeunesse, Hamilcar eut la surprise de découvrir, disposés sur la vaste table faisant face à la terrasse, un lourd manteau de drap rouge, deux solides gilets de cuir, deux cottes de mailles à lambrequins analogues à celles réservées aux membres du Bataillon sacré où servait l’élite de la jeunesse carthaginoise, deux cuirasses, l’une d’apparat en bronze, l’autre en fer, plusieurs glaives avec leurs fourreaux de bois sculpté, des jambières, de lourds cothurnes et un casque cylindrique surmonté d’une calotte sphérique et qui protégeait le crâne, les joues, la nuque et la gorge. Deux fentes étaient ménagées pour les yeux et une bande de métal était fixée à l’emplacement du nez. Le fils d’Adonibaal contempla, stupéfait, ces merveilles puis, d’un cri joyeux, il appela Epicide : — Tu savais ! — Je savais quoi ? — Que mon père avait pensé à tout. — Contrairement à toi, je ne doute pas de lui. — Peu importe que tu aies raison ou tort, aide-moi plutôt à passer l’une de ces cuirasses, il me tarde de la porter. Ils choisirent celle d’apparat qui se fixait par des lanières de cuir aux épaules et qui se terminait, dans sa partie inférieure, par une frange du même matériau. Jusque tard dans la soirée, les deux hommes examinèrent toutes les pièces de l’équipement du futur officier, s’extasiant sur leur qualité. Visiblement, Adonibaal avait fait appel aux meilleurs artisans de Carthage, signe de l’importance qu’il attachait à la mission de son fils. Au moment de se séparer pour la nuit, qui promettait d’être courte, Epicide s’adressa à son ancien élève : — Je serai demain à tes côtés mais j’ai l’impression de te voir pour la dernière fois, Hamilcar. — Que veux-tu dire par là ? — Jusqu’à maintenant, tu étais Hamilcar, fils d’Adonibaal et élève d’Epicide. Dès les premières lueurs de l’aube, tu seras quelqu’un d’autre. — Et qui serai-je ? — Tu seras Hamilcar Barca, un nom qui retentira bientôt aux quatre coins de l’empire de Carthage et qui inspirera à tous ses ennemis la terreur. Je te laisse savourer ta dernière nuit en tant qu’Hamilcar. Goûtes-en chaque moment. Tu ne les revivras plus. Chapitre 3 Compte tenu de l’importance du sujet qui devait être traité, le Conseil des Cent Quatre avait décidé de se réunir exceptionnellement dans l’enceinte du temple d’Eshmoun. La majesté du lieu imposerait à tous de peser mûrement leurs décisions et éviterait que la discussion, qui promettait d’être chaude, ne dégénère en pugilat comme cela était arrivé trop souvent dans le passé. Des sièges avaient été disposés de part et d’autre de l’immense statue en or du dieu. Les sénateurs arrivaient par petits groupes, échangeant entre eux des propos sans importance sur un ton courtois. Lorsque tous furent là, Mahrabaal ouvrit la séance : — Illustres membres du Grand Conseil, nous avons à prendre aujourd’hui des décisions lourdes de conséquences pour l’avenir de notre cité. Je requiers donc toute votre attention. Vous savez tous que les Mamertins ont sollicité notre aide et que nous la leur avons accordée en dépêchant auprès d’eux l’amiral Hannon. Un autre de nos alliés, le roi Hiéron de Syracuse, nous a envoyé une ambassade pour sonder nos intentions. Lui aussi s’estime menacé par les Romains et craint que ceux-ci ne débarquent dans l’île et ne mettent le siège devant sa cité. Jusqu’à présent, il était en guerre avec les Mamertins qui ravageaient les territoires placés sous son autorité. Il est prêt à oublier généreusement les injures du passé et à joindre ses troupes aux nôtres pour venir en aide aux habitants de Messine. D’autres villes grecques de Sicile se rallieront à lui dès qu’elles auront eu l’assurance que Carthage est prête à tout pour obliger les Romains à respecter les traités. C’est là une occasion magnifique que nous ne pouvons pas laisser échapper. — Mahrabaal, tu parles avec talent mais ce ne sont pas des étrangers qui vont dicter sa conduite à la ville d’Elissa ! L’auteur de cette interruption, prononcée d’une voix suave et mielleuse, était Baalyathon, l’un des hommes les plus riches de la ville. Adonibaal le connaissait bien puisqu’il avait un fils de l’âge d’Hamilcar, Carthalon, qui avait été le compagnon de jeux de son rejeton. Il avait fait partie de l’ambassade envoyée à Rome après la malheureuse affaire de Tarente et, depuis cette date, ne cessait de vanter la richesse et la puissance de la cité de Romulus. — Qu’entends-tu par là, Baalyathon ? rétorqua Mahrabaal. — Les Mamertins et les Syracusains nous ont trahis à plusieurs reprises dans le passé et les seconds ont même poussé l’audace, il y a deux générations de cela, jusqu’à débarquer dans la région du Beau Promontoire où ils dévastèrent les propriétés de vos ancêtres. Voilà une belle façon d’honorer la mémoire de vos pères que de vous allier avec les artisans de leurs malheurs ! Craignons plutôt que les dieux ne cherchent à se venger sur nous d’un pareil affront. Adonibaal sentit que Baalyathon venait d’ébranler la conviction des membres du Conseil. S’il ne parlait pas maintenant, son camp, partisan de la fermeté absolue à l’égard de Rome, serait mis en minorité. Il se leva et se plaça au milieu de la nef du temple, puis martela d’un ton sec ces phrases : — Balyaathon, mon ami, ta fidélité à l’égard de nos pères est égale à l’amour que tu portes à notre patrie. Toi qui connais si bien les Romains, peux-tu nous assurer qu’ils ne débarqueront pas en Sicile et qu’ils ne tenteront pas de s’emparer de nos établissements dans cette île ? Tu nous dis qu’ils ont des intentions pacifiques. Pourquoi alors ont-ils réuni plusieurs légions à Rhêgion ? — Adonibaal, nul ne peut prévoir l’avenir hormis les prêtres qui savent lire dans les entrailles des animaux et dans la fumée de l’encens. Mon avis est qu’ils veulent prendre Messine et Syracuse pour en piller les richesses et y établir des garnisons. — Celles-ci seront autant de menaces pour nos possessions qui attireront les convoitises des Romains. Illustres membres du Grand Conseil, combien parmi vous ont des domaines en Sicile ? Une véritable forêt de bras se leva cependant qu’Adonibaal poursuivait : — Vous le voyez, ce ne sont point les Mamertins et les Syracusains qui dictent sa conduite à Carthage, mais ses fils les plus illustres dont la fortune est indispensable à la vie de notre cité. Allons-nous laisser cette dernière s’appauvrir ? — Non, non ! un cri puissant parcourut toute l’assemblée. — Voilà pourquoi nous devons prévenir tout risque de débarquement romain en Sicile. Si le Conseil le veut bien, je suggère d’envoyer à Hannon un message lui intimant l’ordre de prévenir les Romains de Rhêgion que le simple fait de traverser le détroit entre la grande terre et l’île sera considéré comme une violation des traités signés entre nos deux cités et signifiera la guerre. J’ai dit. Qui m’approuve ? Hormis Baalyathon et trois autres sénateurs, tous adoptèrent la résolution proposée par Adonibaal. Après avoir salué un par un les membres du Conseil des Cent Quatre, celui-ci regagna sa demeure de Mégara où l’attendait impatiemment Hamilcar. Mais, avant même d’échanger quelques mots avec son fils, le sénateur se retira dans ses appartements pour dicter à un scribe la lettre destinée à Hannon et sur laquelle il apposa le sceau du Conseil. Ce n’est qu’après s’être acquitté de cette tâche qu’il rejoignit l’élève d’Epicide. — Père, dit Hamilcar, comment te remercier pour tes somptueux présents que j’ai découverts hier soir ? — En te montrant digne de moi et des miens. Hamilcar frappa de son poing droit le haut de sa cuirasse. — Je le jure ! — Bien. Évitons les adieux trop longs. Il est temps pour toi de gagner le port si tu veux embarquer avant la nuit à bord de la quinquérème qui te mènera en Sicile. Avec qui pars-tu ? — Avec Épicide et Juba. A l’énoncé de ce dernier nom, la mine d’Adonibaal se renfrogna mais il se garda bien d’émettre le moindre jugement. — Eh bien, pars. Tu me rendras compte à ton retour de ta mission ! *** Hamilcar avait quitté à cheval Mégara, suivi de ses deux compagnons. Leurs bagages seraient apportés directement au port militaire et, après inspection, chargés à bord du navire. Pour le moment, les trois hommes galopaient à travers les vergers, les deux plus jeunes poussant à intervalles réguliers des hurlements de joie. Ils ralentirent l’allure en arrivant aux premières maisons de la ville. Bientôt, ils descendirent de leurs montures et finirent par les confier à un esclave gaulois de la propriété croisé dans la rue, à charge pour lui de les ramener à Mégara. En ce milieu d’après-midi, la foule se pressait dans les différentes artères de la cité. C’était une foule bruyante, joyeuse, colorée, que les marchands n’hésitaient pas à solliciter en vantant haut et fort les mérites de leurs marchandises. Après avoir traversé le maqom, les trois hommes se dirigèrent vers la ville basse, le quartier des artisans. Potiers, verriers, menuisiers, tisserands et tailleurs de pierre y vivaient côte à côte, dans un désordre pittoresque. Des femmes et des enfants s’affairaient, portant aux travailleurs la terre, l’eau et le bois dont ils avaient besoin pour les fours et les ateliers de poterie. Les autres chargeaient sur des carrioles brinquebalantes briques, vases, tuiles et poteries. Une odeur âcre se dégageait des grandes citernes dans lesquelles les teinturiers foulaient aux pieds les tissus pour leur donner leur couleur définitive. Ailleurs, les orfèvres, accroupis à même le sol de leur atelier, travaillaient l’or, l’argent et le bronze au son du cliquetis de centaines de marteaux. De part et d’autre de chaque ruelle recouverte d’une mince couche de terre battue, se dressaient des maisons à trois, quatre ou cinq étages, où s’entassaient des dizaines et des dizaines de personnes. C’était là, dans ces taudis, que vivait le petit peuple de Carthage. Des hommes et des femmes simples, frustes, farouchement attachés à leurs dieux et à leur cité. Pour s’attirer ses faveurs, les sénateurs avaient fait construire des dizaines de fontaines publiques où les humains et les animaux venaient se désaltérer et s’approvisionner en eau. Portant de lourdes jarres de terre cuite sur leur tête, les femmes, accompagnées d’une marmaille en guenilles, s’attardaient volontiers autour du point d’eau, échangeant plaisanteries et commérages. Hamilcar et ses compagnons dépassèrent le quartier des artisans. Au lieu de se diriger vers le port, ils obliquèrent dans la direction du Baal Qodesh Hammon, l’enceinte sacrée dédiée à Baal Hammon, le principal dieu de Carthage. Sur cette aire à ciel ouvert, les fidèles avaient, au fil des générations, déposé des centaines et des milliers d’urnes et de stèles ornées d’inscriptions variées. Tantôt l’on sollicitait les faveurs du dieu, tantôt on le remerciait pour ses bienfaits. C’est là aussi que se déroulaient les sacrifices solennels en l’honneur de Baal Hammon, notamment lorsque la cité était confrontée à un danger. Avant de s’embarquer, le fils d’Adonibaal avait voulu se recueillir quelques instants devant la stèle érigée par sa famille. Epicide et Juba avaient hésité à l’accompagner. Ils n’étaient pas carthaginois et ne vénéraient pas Baal Hammon. Le fils du sénateur les avait interpellés sur un ton mi-badin, mi-sérieux : — Avez-vous peur à ce point des dieux de Carthage que vous redoutez de pénétrer dans le sanctuaire du plus grand d’entre eux ? Pourtant, Epicide, regarde cette inscription à ta droite. Un nommé Adrestos, fils de Protarchos, affirme avoir offert au dieu un sacrifice. D’après son nom et celui de son père, c’est un Grec, comme toi. Tu peux l’imiter. Quant à toi, Juba, je sais que ta mère est venue à plusieurs reprises en ce lieu pour y déposer des amulettes. Cela ne l’empêchait pas de vénérer ses propres dieux. Suivez-moi donc sans crainte pour me prouver par votre présence votre amitié et implorons ensemble la bénédiction de Baal Hammon à la veille du long périple que nous allons entreprendre. Dès qu’ils pénétrèrent dans le sanctuaire, une nuée de prêtres s’abattit sur eux. Chacun d’entre eux prétendait être le meilleur desservant de la divinité. Ils se querellaient entre eux, se bousculaient et piaillaient comme des moineaux. Courroucé, Hamilcar se dégagea de leur étreinte et s’adressa à eux d’une voix autoritaire : — Je suis Hamilcar Barca, fils d’Adonibaal, membre du Conseil des Cent Quatre, petit-fils de Gerarshtart et arrière-petit-fils du suffète Hasdrubal ! Je pars pour un long voyage et je tiens à me placer sous la protection de Baal Hammon. Qui dira les prières pour moi et mes valeureux compagnons ? Le prêtre le plus âgé s’avança et salua respectueusement le jeune homme : — Dans ma lointaine jeunesse, j’ai eu l’insigne privilège de rencontrer le suffète Hasdrubal. Puisses-tu avoir sa sagesse et ses mérites ! Viens, c’est moi qui prononcerai les paroles qu’il faut dire en pareille circonstance. Arrivé devant la stèle érigée par la famille Barca, Hamilcar se recueillit longuement. Puis la voix du vieil homme monta vers le ciel, s’affermissant à chacune des phrases prononcées. Épicide et Juba, qui comprenaient le punique, ne perdaient pas un mot de ce qui se disait même s’ils peinaient parfois à saisir certaines formules archaïques. À l’issue de la cérémonie, Hamilcar remit au prêtre une bourse bien remplie. — Je te confie cette somme. Pour édifier une stèle en mon nom et en celui de mes compagnons, Épicide et Juba, sur laquelle tu feras graver ceci : « Parce qu’il a entendu leurs voix, il les a bénis. » Avec l’argent qui restera – et ce ne sera pas une mince somme – toi et tes compagnons, vous serez pour quelque temps à l’abri du besoin. Se tournant vers ses amis, le fils du sénateur leur dit sèchement : « Nous n’avons que trop tardé. Il est temps pour nous de nous présenter à l’Amirauté. » D’un pas allègre, ils prirent la direction du port marchand. C’était un endroit où ils s’étaient souvent promenés, attirés par l’atmosphère insolite qui y régnait. Les navires venant de la haute mer pénétraient dans le port marchand par un chenal d’une largeur de soixante-dix pieds, fermé chaque soir par une lourde chaîne en fer. De multiples anneaux pour les amarres étaient fixés dans la pierre des deux quais. Un peu en arrière de ceux-ci, se trouvait une galerie marchande dont le toit était soutenu par des rangées de colonnes de marbre. Du côté de la mer, la galerie était adossée à la muraille. À l'entrée du chenal, en dehors de l’enceinte, un débarcadère avait été aménagé. C’était un large terre-plein où les pêcheurs faisaient échouer leurs barques minuscules le soir. Le port marchand de Carthage était sans égal au monde, prétendaient les habitants de la cité. Sur les quais et à bord des navires, les marins s’interpellaient dans une multitude de dialectes. On entendait parler punique, grec et latin, mais aussi d’autres langues aux sonorités étranges. Les costumes des marins étaient aussi variés que la forme des navires ou la couleur de leurs voiles. Tous les peuples de la grande mer paraissaient s’être donné rendez-vous ici, déversant sur la cité d’Elissa leurs richesses et leurs marchandises. Il y avait toujours dans le port, en moyenne, de cinquante à soixante navires. À certaines périodes de l’année, au plus fort de la belle saison, il arrivait même que des bateaux fussent obligés de mouiller au large, dans la baie, pendant plusieurs jours avant d’être autorisés à pénétrer dans le chenal. C’est la raison pour laquelle la corporation des marchands avait obtenu du Sénat l’autorisation d’aménager le débarcadère situé en dehors de la muraille. Ils pouvaient y faire débarquer leurs marchandises et réapprovisionner leurs bateaux qui repartaient vers l’Espagne, la Sicile ou la Sardaigne en évitant de perdre un temps précieux. Pareil privilège n’était pas accordé aux marchands étrangers, contraints d’attendre qu’un anneau d’amarre se libère. Autant le port marchand était familier à Hamilcar et à ses compagnons, autant ils ignoraient tout du coton, le port militaire, où était installé le bâtiment de l’Amirauté. C’était l’endroit le mieux protégé de Carthage, plus sans doute que les salles où le Sénat entreposait le montant des tributs et des impôts levés dans tous les territoires placés sous son autorité. Nul ne pouvait y pénétrer s’il n’était porteur d’un laissez-passer en bonne et due forme ou inscrit sur le registre, soigneusement tenu à jour, des employés des arsenaux. Les travailleurs qui logeaient en ville devaient jurer de ne fournir à quiconque, sous aucun prétexte, le moindre renseignement sur le port militaire et ses installations. Le Sénat disposait d’informateurs à l’affût des ragots, et quelques imprudents, auxquels la boisson avait délié la langue, avaient expié cette faute sur une croix après avoir été longuement torturés pour leur faire avouer l’identité de leurs interlocuteurs. L’avertissement avait été compris et, depuis longtemps, l’on n’avait plus signalé d’entorse à la règle. Celle-ci s’appliquait à tout individu, quel que fut son rang. En tant que membre du Conseil des Cent Quatre, Adonibaal, par exemple, se rendait fréquemment pour des tournées d’inspection à l’Amirauté. Il n’en avait jamais parlé à son fils alors qu’il lui était arrivé de lui raconter par le menu certaines séances particulièrement houleuses au Sénat. Chaque fois qu’il se rendait au port marchand, Hamilcar contemplait de loin l’enceinte circulaire derrière laquelle se trouvait le coton. De temps à autre, il voyait des navires massifs, des trirèmes ou des quinquérèmes, équipés de lourds éperons placés à l’avant, s’engager dans le port marchand puis gagner la haute mer. Lorsque les convois de blé en provenance de la Sicile et de la Sardaigne étaient annoncés, c’était par dizaines que les navires de guerre de Carthage se portaient à leur rencontre. Ils semblaient sortir d’une boîte mystérieuse qui enfermait en son sein la source véritable de la puissance de la cité. Ce secret, Hamilcar, aujourd’hui, allait le percer. Avec Épicide et Juba, il se présenta au poste de garde établi au pied de l’enceinte circulaire. — Halte, fit l’officier en faction avec ses hommes. Qui êtes-vous et que voulez-vous ? — Je suis Hamilcar Barca, fils d’Adonibaal, et voici mon précepteur ainsi que mon aide de camp. Je suis chargé par le Conseil des Cent Quatre d’apporter un message à Hannon et je dois m’embarquer pour Messine. — Je vous attendais. Vos bagages sont déjà arrivés et ont été inspectés. Je vais vous faire conduire à l’Amirauté où Magon souhaite te rencontrer. Les trois hommes prirent place à bord d’une barque qui s’éloigna du quai, longea la muraille circulaire et se présenta face à l’entrée du port militaire. Le frêle esquif pénétra dans un étroit boyau. À sa sortie, Hamilcar, Juba et Epicide ne purent s’empêcher de pousser un cri d’émerveillement. Le port constituait un cercle parfait divisé en deux cent vingt loges dont chacune était ornée en son devant de deux colonnes ioniques. Dans chacun de ces emplacements, utilisés pour le radoub et l’hivernage, des magasins avaient été aménagés. On y stockait les agrès et les voiles. Un ingénieux système de cordes et de poulies permettait de maintenir les navires hors de l’eau afin de pouvoir réparer leurs parties inférieures. Au milieu du port, se trouvait une île dont les quais avaient été aussi disposés en loges bordées de colonnes supportant un toit agencé en terrasses et surmonté d’une tour d’où l’amiral pouvait observer ce qui se passait dans le port marchand et dans la baie. L’ensemble était conçu de telle manière que les arsenaux et le port militaire étaient invisibles de l’extérieur. La barque se dirigea vers l’île où Hamilcar fut seul autorisé à débarquer. Un officier le conduisit par un escalier plutôt raide en haut de la tour, dans une vaste pièce circulaire où Magon, entouré d’une foule de scribes, se tenait le plus souvent. L’amiral dictait des ordres pour ses capitaines. Il s’interrompit lorsqu’il aperçut Hamilcar : — Bienvenue à toi, fils d’Adonibaal. Ton père et moi sommes de vieux amis et j’ai tenu à te saluer avant ton départ. Je n’ai rien de précis à te dire si ce n’est que le commandant de ta quinquérème est un marin expérimenté. Tu peux avoir toute confiance en lui. Pardonne-moi de ne pouvoir te consacrer plus de temps mais j’ai beaucoup de travail depuis quelques jours. Je te souhaite un bon voyage. Hamilcar se retira et retrouva ses compagnons qui trompaient l’attente en plaisantant avec les rameurs. Ils gagnèrent la loge où était amarrée leur quinquérème et montèrent à bord par une échelle de corde lancée du pont. Un homme à la barbe drue et au teint hâlé était là pour les accueillir. — Je suis Abdmelqart, capitaine de ce navire et je vous souhaite la bienvenue. J’ai fait aménager deux pièces à l’arrière du pont à votre intention. Je crains fort, Hamilcar, qu’elles ne soient infiniment moins confortables que celles de ta résidence de Mégara où ton père m’a jadis invité à dîner. Nous autres marins sommes habitués à une vie rude et difficile. J’ai fait de mon mieux. — Je t’en remercie mais je ne demande aucun privilège pour moi ni pour mes compagnons. Je suis désormais un soldat et je dois partager les conditions de vie de mes semblables. — C’est un souci louable mais ne complique pas ma tâche par un excès de simplicité. Si j’ai décidé de t’affecter cette partie du navire, c’est parce que nous n’en avons guère besoin pour les nécessités du service. Je te laisse t’installer. Nous nous retrouverons ce soir pour dîner si tu le veux bien. Je te ferai chercher. Hamilcar, Épicide et Juba gagnèrent l’arrière du navire et les deux pièces qui leur avaient été réservées, où leurs bagages avaient déjà été déposés. Le fils d’Adonibaal décida de partager la plus grande chambre avec Juba, laissant la plus petite à son ancien précepteur. A l’extérieur, on entendait des dizaines d’hommes s’affairer. Les uns nettoyaient le pont à grande eau, les autres hissaient à bord des tas de cordages, des jarres d’huile, du grain et du fourrage. En fin de journée, alors que le soleil déclinait dans le ciel, un brouhaha se fit entendre. Intrigués, Hamilcar et ses compagnons sortirent pour voir ce qui se passait. Par l’arrière de la loge où était amarré le navire, des dizaines d’hommes, vêtus d’un simple morceau de tissu autour de la taille, s’avançaient. Ils avaient des fers aux pieds et étaient enchaînés par groupes de dix. Tous étaient jeunes et d’origines variées. Il y avait là des Numides mais aussi des Sardes, des Ligures et des Siciliotes. Devançant la question d’Hamilcar, Épicide lui expliqua : — Ce sont les rameurs. Ce sont tous des esclaves. Certains sont des prisonniers de guerre, d’autres ont été achetés par les envoyés de l’Amirauté à des villes qui n’hésitent pas à vendre leurs sujets pour des coffres remplis d’or et d’argent. — Faut-il donc tant d’hommes pour notre marine ? — Plus que tu ne le crois. Carthage a des dizaines et des dizaines de bateaux. Sur ce navire par exemple, il faut trois cents rameurs pour actionner les cinq rangées d’avirons. Les voilà. Ils vont maintenant descendre dans la cale et y séjourner jusqu’à la fin de notre voyage. — Qui les surveille ? — Des gardes-chiourme qui sont eux-mêmes d’anciens rameurs. Ils ne sont pas pour autant plus tendres à l’égard de ces malheureux. Au contraire, ils semblent même prendre parfois un malin plaisir à les fouetter et à les battre comme s’ils voulaient se venger de ce qu’ils ont eux-mêmes jadis subi. — Que se passe-t-il quand le navire coule ? — Ils coulent avec lui. Ils sont attachés à leurs bancs et n’ont aucune chance de pouvoir s’échapper. Ils le savent et c’est pourquoi, au plus fort de la bataille, ils rament avec une ardeur sans pareille afin que leur bateau soit le premier à éperonner l’adversaire et à lui porter un coup fatal. Il y va de leur vie. Rien de tel pour stimuler l’ardeur d’un homme. À la nuit tombée, un matelot vint chercher Hamilcar. Abdmelqart l’attendait pour dîner à l’avant du navire. — Merci de ton invitation. Elle me va droit au cœur car je n’aurais pas aimé passer seul ma dernière soirée à Carthage. — Je l’ai deviné, fils d’Adonibaal. Moi aussi, il y a bien longtemps de cela, je me suis trouvé dans pareille situation et je me rappelle toujours avec gratitude le geste qu’eut alors pour moi le capitaine de la trirème à bord de laquelle je m’étais embarqué. — Depuis combien de temps sers-tu dans notre marine ? — Une trentaine d’années peut-être, je ne m’en souviens pas au juste, durant lesquelles j’ai le plus souvent été loin de Carthage. — Tu as beaucoup voyagé ? — Plus que tu ne le penses et peut-être plus que je ne l’aurais moi-même souhaité ! — As-tu dépassé les colonnes de Melqart ? — Oui. Longtemps, je me suis contenté de naviguer sur la grande mer, me rendant en Sicile, en Sardaigne, à Tartessos[18] et sur les côtes de la Gaule pour y escorter des navires marchands. Puis, un jour, l’Amirauté, jugeant sans doute que j’étais un capitaine expérimenté, me confia une mission particulièrement importante : partir sur les traces d’Hannon. Mais, avant que nous en parlions, faisons honneur au repas qui nous attend. Abdmelqart claqua des doigts et plusieurs marins disposèrent sur une table basse un plateau couvert de viandes rôties et un autre de fruits cependant qu’un esclave versait du vin dans deux coupes ornées de poignées en ivoire. Hamilcar fit honneur au repas préparé par son hôte. Toutes les émotions connues depuis les derniers jours avaient aiguisé son appétit. A la veille d’un long voyage, il sentait confusément qu’il devait reprendre des forces et dévorait donc à belles dents les morceaux de bœuf et de mouton encore tout fumants. Puis il termina ces agapes par quelques grappes de raisin et plusieurs figues pulpeuses. — Abdmelqart, merci de ce véritable festin. Sache que mon père Adonibaal sera informé de la chaleur de ton accueil et de ta générosité. Mais tu dois maintenant satisfaire ma curiosité que tu as éveillée par tes propos. Tu m’as dit que l’Amirauté t’avait chargé de partir sur les traces d’Hannon. Tu veux parler du grand amiral dont les exploits sont connus même des Grecs ? — Oui, c’est bien de lui dont je parle. Tu sais que le récit de son périple a été gravé sur des tablettes déposées dans le temple d’Eshmoun. Il fut le premier à franchir les colonnes de Melqart, là où les eaux de deux mers se rejoignent, et à naviguer, loin, très loin, vers le sud, avec des navires transportant plus de trente mille personnes. Il était revenu, chargé d’or et de marchandises diverses, mais nul, depuis, n’a plus jamais entendu parler des colonies qu’il avait fondées sur son chemin. — Carthage ne s’en est donc jamais préoccupée ? — Notre ville, fils d’Adonibaal, se préoccupe de ses enfants lorsqu’ils sont près de lui ou lorsqu’ils lui font parvenir des richesses. Mais il ne faut pas compter sur elle pour dépenser en vain son argent. Puisque les cités fondées par Hannon n’avaient pas donné de leurs nouvelles, à quoi bon se soucier d’elles ? La ville d’Elissa les oublia donc. — Pourquoi t’avoir envoyé à leur recherche ? — Il ne s’agissait pas de les retrouver mais d’explorer des routes commerciales délaissées depuis longtemps. Crois-moi, ce fut un rude voyage. Entre notre départ et notre retour, il s’écoula près de trois années et, plus d’une fois, j’ai bien cru que je ne reverrais jamais les murailles de Carthage. J’ai perdu plus de la moitié de mon équipage et j’ai dû recruter des rameurs sur place, faute de quoi mes os blanchiraient quelque part dans ces contrées infernales. — Pourquoi infernales ? — Infernales comme la chaleur qui y règne. Crois-moi, Hamilcar, lorsque nos concitoyens pestent contre les trop fortes chaleurs de l’été ou contre la sécheresse qui s’abat sur notre ville et ses environs, j’ai envie parfois de les accuser d’ingratitude. Même la plus chaude des journées que tu aies connues est un véritable don du ciel comparé à ce qui attend le voyageur au sud des colonnes de Melqart. Je me souviens comme si c’était hier de ces longues semaines de navigation uniquement à la rame sous un soleil brûlant. Les voiles étaient devenues inutiles puisqu’il n’y avait pas le moindre souffle de vent. À perte de vue, la mer semblait dormir. Quant au rivage, que nous apercevions au loin, c’était une longue succession de dunes de sable. On ne voyait aucun arbre ni aucun buisson. Nous n’avons même pas cherché à accoster car il était impensable que des hommes puissent vivre là dans cette terre oubliée des dieux. — Il vous fallait pourtant trouver du ravitaillement. — Ce n’est qu’après plusieurs mois que nous sommes parvenus à l’embouchure d’un grand fleuve, celui que Hannon avait appelé le Lixos[19] et qui vient sans doute de la Libye. Contrairement à ce que je redoutais, les habitants du lieu ne se sont pas enfuis à l’approche de nos navires. Visiblement, avant le mien, d’autres navires de Carthage, appartenant probablement à des commerçants, avaient atteint cet endroit. Ces diables de marchands entourent leurs opérations de tellement de secrets qu’ils se gardent bien de révéler, même à nous les militaires, les routes qu’ils empruntent et les ports qu’ils fréquentent. Souviens-t’en, Hamilcar, les négociants, que tu es censé protéger, seront parfois tes plus farouches ennemis. Ils n’aiment pas qu’on empiète sur leur terrain et ils le font payer cher à ceux qui osent affronter leur courroux. — Parle-moi de ces Lixites. Qui sont-ils ? — Ils ont la peau très noire et vivent essentiellement de l’élevage. Ils emmènent leurs troupeaux paître le long du fleuve et ils craignent plus que tout les attaques des Ethiopiens qui vivent, paraît-il, dans des montagnes inaccessibles, au milieu des bêtes féroces. Ils n’ont ni or ni argent et s’habillent avec l’écorce des arbres. Ils sont toutefois très hospitaliers et nous avons pu, grâce à eux, faire provision d’eau et de viande avant de reprendre notre route. — Avaient-ils entendu parler des cités fondées par Hannon ? — Hamilcar, je retrouve en toi le jeune homme que j’étais. Tu as les mêmes réactions que moi. La seule raison pour laquelle je n’ai jamais rebroussé chemin tout au long de ce voyage particulièrement éprouvant, c’était l’espoir de découvrir un jour les descendants des compagnons d’Hannon. Je rêvais de voir un jour des hommes et des femmes venir à notre rencontre sur le rivage et nous saluer en parlant notre langue. Lorsque j’ai posé la question aux Lixites par l’intermédiaire d’un interprète, ils ont tendu leur bras vers le sud. J’ai donc continué ma route. — Pendant longtemps ? — Entre l’embouchure du Lixos et l’endroit où j’ai finalement décidé de rebrousser chemin, il y a plus de distance qu’entre le Lixos et Carthage. Cela peut te donner une idée de ce que fut ce périple. Petit à petit, les dunes de sable ont cédé la place à la forêt, une forêt dense et épaisse comme je n’en ai jamais vu. Celui qui deviendrait maître de ces territoires pourrait construire une flotte innombrable. Les arbres sont beaux et robustes. Certains dégagent même des odeurs agréables. — As-tu pénétré à l’intérieur des terres ? — Non. Cette forêt est comme une muraille naturelle. Il est pratiquement impossible de s’y frayer un chemin et j’avais peur qu’en mon absence notre navire ne soit attaqué par les tribus du lieu. — As-tu eu des contacts avec elles ? — Oui. J’ai procédé comme le font, partout ailleurs, les marchands carthaginois. Ils allument des feux sur le rivage pour signaler leur présence et débarquent les produits qu’ils ont amenés avec eux. Puis ils regagnent leurs navires. Les habitants viennent alors examiner les marchandises et déposent à leur tour les objets qu’ils veulent échanger. Les Carthaginois reviennent et examinent ce que les indigènes ont laissé. S’ils estiment que cela est suffisant, ils prennent les marchandises. Sinon, ils laissent les indigènes apporter d’autres produits jusqu’à ce qu’un accord soit trouvé. Je n’ai pas agi différemment. De la sorte, j’ai pu faire provision d’or, de peaux d’animaux féroces et de défenses d’éléphants en échange d’huile, de poteries, d’armes et d’étoffes. — Jusqu’où es-tu allé ? — Jusqu’à un immense golfe, celui qu’Hannon appelait la Corne d’Occident[20]. C’est un endroit extraordinaire. Un fleuve immense s’y jette par des dizaines de bras séparés par des îles à la végétation luxuriante. Les habitants n’y ont guère le sens de l’hospitalité. À plusieurs reprises, alors que nous longions le rivage, ils ont tiré des flèches dans notre direction. Un jour, nous avions mouillé sur une petite île pour faire provision d’eau et de viande. J’avais autorisé les rameurs à descendre à terre. Ils l’avaient bien mérité. Malheureusement, nous avons été attaqués par une véritable nuée d’hommes et de femmes en furie. Nous avons perdu une cinquantaine de rameurs. Fort heureusement, avec mes soldats, j’ai pu découvrir les villages où vivaient nos assaillants. Je les ai incendiés et j’ai capturé une centaine d’hommes. J’ai choisi les plus jeunes et les plus robustes pour remplacer les hommes qu’ils m’avaient tués. — Et les autres ? — Ils ont subi le sort que Carthage réserve à ses ennemis. — Cette Corne d’Occident était bien le point le plus éloigné atteint par Hannon. — Non, il était allé plus loin, jusqu’à un endroit appelé la Corne du Sud, où une haute montagne crache des torrents de feu[21]. J’ai navigué dans cette direction mais une forte tempête m’a obligé à me mettre à l’abri. Il m’a fallu attendre un mois avant de pouvoir reprendre la mer et gagner l’île qui se trouve en face de la montagne de feu. L’endroit n’était pas de ceux où l’on aime à s’attarder. Aussi, dès qu’un vent favorable s’est levé, j’ai préféré reprendre la route de Carthage. Il me fallait profiter de cette brise bienfaisante. — Tu n’as pas retrouvé de descendants des compagnons d’Hannon ? — J’en suis le premier désolé. Je n’ai vu nulle part les ruines des cités qu’ils auraient dû édifier. J’ai l’impression que cette terre inhospitalière les a dévorés. Ils n’ont pas dû survivre plus d’une année et sont sans doute morts de faim ou de maladie à moins qu’ils n’aient été massacrés par ces maudits sauvages. — Peut-être ont-ils cherché refuge à l’intérieur des terres dans des sites plus agréables ? — J’y ai pensé, vois-tu, notamment après que l’un des sauvages capturés a eu une curieuse réaction en voyant sur le bouclier d’un de mes soldats le signe de notre Mère Tank. Celui-ci ne lui semblait pas inconnu. J’ai tenté de nouer le dialogue avec lui en me servant de mes mains car mon interprète ne parlait pas sa langue. J’ai bien vite compris qu’il avait feint l’étonnement pour se faire passer pour quelqu’un d’important et pour ne pas se retrouver dans la cale avec ses compagnons d’infortune. Non, crois-moi, Hamilcar, les colonies de Carthage dans cette région ont disparu bel et bien. — Il faudra peut-être en fonder un jour de nouvelles ! — La décision ne nous appartient pas. Maintenant, pardonne-moi, mais il se fait tard et je compte partir demain matin dès les premières lueurs de l’aube. C’est la raison pour laquelle je t’ai demandé de passer la nuit à bord. J’ai encore quelques ordres à donner. Je te laisse rejoindre tes compagnons qui t’attendent après le repas que je leur ai fait servir. Lorsque nous nous reverrons, la terre ferme sera déjà loin. Hamilcar retrouva Épicide et Juba qui avaient largement fait honneur au vin d’Abdmelqart. Il n’eut pas le courage de les tancer car, après tout, rien, si ce n’est l’amitié qu’ils lui portaient, ne les obligeait à le suivre. Il plaisanta donc avec eux pendant quelques moments puis se leva, montrant par là qu’il était temps de prendre un peu de repos. Épicide gagna la pièce qui lui avait été affectée et le fils d’Adonibaal, suivi de Juba, pénétra dans un étroit réduit où deux couches avaient été installées côte à côte. Les deux jeunes gens se déshabillèrent en riant. Ils avaient l’habitude de dormir nus et se jetèrent sur les matelas disposés à même le sol. Hamilcar était heureux de se retrouver avec Juba. C’était un jeune prince numide dont le père avait été longtemps l’ennemi de Carthage. Contraint de signer un traité de paix avec la cité d’Elissa, il avait dû laisser en otage son fils aîné, Juba. Parce qu’il avait l’âge d’Hamilcar, Adonibaal avait proposé au Conseil des Cent Quatre de lui confier la garde du garçon et celui-ci avait grandi dans la propriété de Mégara, entouré du respect et des honneurs dus à son rang. Depuis dix ans, Juba était l’hôte d’Adonibaal et, élevé lui aussi par Épicide, savait parler aussi bien le grec que le punique. En dépit de son origine numide, il se sentait profondément carthaginois et rêvait de s’illustrer aux côtés d’Hamilcar. Entre les deux jeunes gens, une tendre amitié était née alors qu’ils atteignaient leur quinzième année. C’était cela qui avait provoqué la moue du sénateur lorsqu’il avait appris que son fils avait décidé d’emmener avec lui Juba. Il n’ignorait pas que ce jeune garçon, à la peau mate, aux cheveux crépus, à la musculature imposante et à la bouche sensuelle, partageait de temps à autre la couche de son fils. Cela ne le choquait pas outre mesure. Du fait de la mort de sa mère, Hamilcar avait toujours vécu dans un milieu masculin. Les jeunes filles de la bonne société carthaginoise étaient cloîtrées chez elles et nulle esclave n’aurait pris le risque de s’introduire dans les appartements du jeune homme. Hamilcar se consolait donc avec Juba. Ce qui inquiétait le sénateur, c’était que cette tendre amitié, loin d’être une passade, semblait durer. De cela, il ne pouvait être question et il avait espéré en vain que le départ de son fils pour la Sicile l’éloignerait de Juba. Blotti contre l’épaule de son ami, le jeune prince numide questionna celui-ci : — Es-tu heureux de partir ? — Mon père m’a fait le plus beau des cadeaux en me permettant d’embrasser la carrière des armes. J’aurais mauvaise grâce à m’en plaindre. — Je te comprends. Je suis heureux que tu aies décidé de faire de moi ton aide de camp. Je redoutais d’avoir à te quitter. Tu es l’être le plus cher que j’aie au monde. — Tu es mon ami, l’interrompit Hamilcar, et tant que tu le seras, tu demeureras à mes côtés, comme ce soir. Le fils d’Adonibaal éteignit la petite lampe à huile qui éclairait leur réduit. L’obscurité, propice à tant de choses, se fit. Nul n’entendit le râle étouffe de Juba. Il n’y avait plus que la nuit, c’est-à-dire la promesse du lendemain. Au petit matin, Hamilcar et Juba furent réveillés par un gigantesque craquement de la coque du navire. Ils s’habillèrent à la hâte et, suivis par Epicide, se précipitèrent sur le pont du navire. Des marins couraient dans tous les sens, obéissant aux ordres donnés du haut de la tourelle de commandement par Abdmelqart. À l’arrière, deux solides gaillards avaient pris place pour manœuvrer les deux gouvernails permettant de diriger le navire. Dans la cale, les rameurs étaient prêts et n’attendaient plus que les ordres des gardes-chiourme pour frapper de leurs avirons les flots. Du haut du bâtiment de l’Amirauté, l’on entendit distinctement une trompette sonner. C’était le signal du départ. Le navire s’ébranla petit à petit, quitta la loge et emprunta lentement, majestueusement, l’étroit chenal menant au port marchand. Il pénétra dans ce dernier, où régnait déjà une grande agitation, et se dirigea vers la passe dont la chaîne de fer avait été relevée. De là, tournant vers la gauche, il vogua vers la haute mer, laissant derrière lui les murailles de Carthage. Le fils d’Adonibaal les regarda longuement avant qu’elles ne disparaissent totalement de sa vue. En leur disant adieu, il disait adieu à sa jeunesse. Chapitre 4 Lorsque le navire eut atteint la haute mer, Hamilcar rejoignit sur la tour de commandement Abdmelqart. — Alors, fils d’Adonibaal, quelle impression cela fait-il de quitter sa cité natale ? plaisanta le capitaine. — À vrai dire, je n’y ai guère songé. J’étais tellement émerveillé par le spectacle du port militaire et par la manière dont tu as manœuvré ce lourd navire que je n’ai pas eu le temps de penser à ma pauvre personne. Tu dois être rudement fier de commander pareil bâtiment. — Un bon capitaine est toujours fier de son navire, quel qu’il soit. Depuis que nous avons évincé les Grecs de la grande mer, nous en avons la totale maîtrise et, crois-moi, Carthage ne tolérera jamais qu’une autre cité lui dispute la prééminence sur les flots. — Combien de temps va durer notre voyage ? — Je ne puis te le dire. Si les rameurs maintiennent leur cadence, j’espère que, tard dans la nuit ou, au plus tard, demain matin, nous rencontrerons des vents favorables. Je pourrai alors donner l’ordre de hisser la voile et nous cinglerons vers les côtes de la Sicile. Les dieux en décideront pour nous. Hamilcar quitta la tour de commandement pour se promener sur le pont. Les cent vingt soldats embarqués à bord de la quinquérème s’étaient installés tant bien que mal au milieu des cordages et des jarres. Les uns fourbissaient leurs armes, les autres devisaient joyeusement ou narraient leurs exploits passés. De temps à autre, ils interpellaient un matelot et se querellaient joyeusement avec lui. Qui avait le plus de mérites ? Un fantassin ou un marin ? C’était là une joute verbale qui devait se répéter à chaque expédition car les protagonistes dévidaient leurs arguments sans grande conviction. Lorsque la nuit tomba, Abdmelqart fit allumer quelques torchères et braseros. Perché sur le rebord du navire, Hamilcar tentait de distinguer ce qui l’entourait. Il n’y parvint pas et cela le remplit d’admiration pour le pilote et les deux hommes qui manœuvraient les deux gouvernails. Eux semblaient être à l’aise au plus profond de l’obscurité et n’avaient pas de mal à trouver leur route. Insensiblement, l’air se rafraîchit. Une légère brise commença de souffler et se fit bientôt plus forte. Du haut de la tour, un ordre sec tomba : hissez la voile ! Celle-ci, rouge et blanche, se déploya cependant que les avirons des rameurs se relevaient et étaient partiellement tirés à l’intérieur de la cale. Hamilcar ne put s’empêcher de penser au soulagement éprouvé par les rameurs, épuisés par l’effort qu’ils avaient dû fournir depuis le départ du port. Il les imaginait prenant un bref repas puis s’endormant la tête posée sur leurs rames, priant pour que le vent ne cesse pas. Abdmelqart ne s’était pas trompé. Il connaissait bien la grande mer, ses courants et ses vents. Il avait choisi la bonne route et maintint le cap au nord. Après une semaine de navigation, la quinquérème arriva à la hauteur des côtes siciliennes et, dépassant la cité alliée de Syracuse, se dirigea vers l’extrémité de l’île. Deux jours plus tard, elle était en vue de Messine où elle accosta. Comparée à Carthage, la ville ressemblait à un village. Sur un escarpement se dressait la citadelle où flottaient les étendards et les fanions de la cité d’Elissa. Hamilcar remarqua sur le quai un détachement de soldats conduits par un officier auquel il se présenta : — Je suis Hamilcar Barca et j’ai un message du Conseil des Cent Quatre à remettre à l’amiral Hannon. — Suis-moi. Je vais te mener jusqu’à lui. — Un seul de tes hommes suffira. Tu as peut-être à faire. — Il est préférable pour toi d’avoir une escorte. La ville n’est pas sûre. — Je croyais que les Mamertins étaient nos alliés. — Une partie d’entre eux, oui. Mais la présence des Romains à Rhêgion a fait réfléchir certains. Ils ont excité la population contre nous et quelques-unes de nos patrouilles ont été attaquées. Voilà pourquoi je préfère que tu acceptes mon escorte. La précaution n’était pas inutile et Hamilcar put le vérifier. Dans les rues qu’ils traversèrent, la présence des Carthaginois provoquait des mouvements de protestation spontanée. La foule grondait et crachait parfois au passage des soldats. Certains commerçants fermaient précipitamment leurs échoppes, d’autres tournaient le dos ostensiblement. Quelques trognons de fruits furent lancés par des gamins hilares qui, une fois leur forfait accompli, détalaient à grandes enjambées. C’est donc avec soulagement que l’officier et ses hommes pénétrèrent dans la forteresse soigneusement gardée et à laquelle on accédait par un sentier escarpé. À sa demande, Hamilcar fut immédiatement conduit auprès de Hannon qu’il trouva occupé à festoyer avec plusieurs dignitaires de la cité. — Salut à toi, Hannon. J’ai pour mission de te remettre un message du Conseil des Cent Quatre. — Bienvenue à toi, Hamilcar. On m’avait prévenu de ton arrivée. Voyons donc les instructions que m’envoie Carthage. — Hannon, je dois te les remettre en mains propres et à toi seul. — La présence de mes amis te gêne ? Tu as tort. Ce sont nos partisans les plus fidèles parmi les Mamertins, ceux-là mêmes qui ont sollicité notre venue. Nous pouvons parler sans crainte devant eux. Ils savent que leur sort est lié au triomphe de nos armées. Hamilcar remit à l’amiral le pli que lui avait confié son père. Hannon brisa le sceau et prit connaissance du document tandis que ses convives tentaient d’en deviner le contenu en scrutant son visage. — Les Cent Quatre ont agi sagement, finit par dire le commandant de la garnison de Messine. Ils me demandent de transmettre aux Romains leur message. De lourdes tâches me retiennent ici, Hamilcar. Je te confie donc le soin d’aller à Rhêgion rencontrer le consul Appius Claudius pour l’informer de notre position. — Je croyais que les troupes romaines étaient commandées par le tribun Gaïus Claudius. — Les choses ont bien changé depuis l’envoi de mon dernier messager à Carthage. Les Romains ont renforcé leurs troupes et l’un de leurs deux consuls – c’est l’équivalent de nos suffètes – est à leur tête. Tu partiras dans la journée même. Je sais que tu es fatigué par ton long voyage mais celui-ci ne te prendra pas beaucoup de temps. Du haut de cette forteresse, on peut voir la côte italienne, c’est te dire que la distance à parcourir est ridiculement faible. — Que dois-je faire ? — Je te demande de rencontrer au nom de Carthage Appius Claudius et de lui dire qu’entre nos deux cités, ce sera la guerre s’il attaque nos alliés mamertins et syracusains. Efforce-toi aussi de savoir qui est cet homme et ce qu’il prépare. Dès que tu seras de retour, viens me faire un rapport complet afin que je puisse prendre les dispositions nécessaires. Pour se rendre à Rhêgion, Hamilcar s’embarqua à bord d’une modeste trirème car la quinquérème d’Abdmelqart était en cours de déchargement. Le navire traversa rapidement le détroit séparant l’île de la grande terre. Le fils d’Adonibaal se demandait comment se passerait cette première rencontre avec un Romain. Il se surprit à sourire intérieurement. Des Romains, il en avait déjà vu. À Carthage, quelques-uns d’entre eux vivaient non loin du quartier des artisans. Ils habitaient là depuis des temps immémoriaux. La plupart étaient des commerçants et avaient fait venir leurs familles. C’étaient des gens rudes, besogneux et âpres au gain. Ils ne se mêlaient pas aux autres habitants de la cité, pas même lors des grandes fêtes religieuses. Le Sénat leur avait proposé un terrain pour y édifier un temple à l’une de leurs divinités. Ils avaient décliné l’offre, prétextant qu’ils avaient à l’intérieur de leurs demeures des autels pour leurs dieux. Lors de ses visites au port marchand, Hamilcar avait parfois croisé des Romains venus à bord de navires carthaginois. Comme ils ne parlaient ni grec ni punique, il n’avait pu les interroger et satisfaire sa curiosité. Cette fois-ci, ce serait différent. Il n’aurait pas affaire à un négociant mais à l’un des principaux magistrats de Rome et celui-ci serait peut-être étonné de voir qu’on lui envoyait comme ambassadeur un tout jeune homme. Arrivé à Rhêgion, Hamilcar ne put cacher son étonnement. Le port était vide, hormis quelques navires marchands de faible tonnage et de minuscules barques de pêche. Mais la cité et ses environs grouillaient de soldats. En dehors des murailles, l’on distinguait les camps des légions, protégés par des fossés et des palissades. Dès sa descente du navire, il avait été accueilli par un officier romain de haute taille avec lequel il conversait en grec. L’homme lui avait dit s’appeler Caïus Cornélius Scipion et avait ajouté qu’il était fils de sénateur. Hamilcar lui avait répliqué qu’il s’en réjouissait. C’était là un point qu’ils avaient en commun et son interlocuteur avait souri. Peut-être avait-il dû lui aussi se battre pour arracher à son père l’autorisation de servir dans l’armée ? Après les présentations, Caïus Cornélius Scipion donna un ordre dans sa langue. Deux soldats se précipitèrent, tenant par la longe deux chevaux blancs qu’enfourchèrent Hamilcar et son compagnon. Ils galopèrent le long des quais, obliquèrent sur la gauche, suivirent pendant un temps la muraille, puis s’avancèrent à travers champs vers une hauteur surmontée d’une vaste tente. — C’est le poste de commandement d’Appius Claudius, dit Caïus Cornélius Scipion. Je vais voir s’il peut te recevoir. Hamilcar descendit de cheval, remit de l’ordre dans sa tenue et marcha de long en large jusqu’au retour de l’officier. — Le consul se réjouit d’avoir la visite d’un envoyé de Carthage. Il me prie de te demander de bien vouloir le rejoindre sous sa tente. Tu peux garder tes armes. Nos cités sont en paix et c’est en ami que tu viens. Du moins, c’est ce que nous souhaitons. Suis-moi. Hamilcar pénétra sous l’immense tente devant laquelle les licteurs[22] avaient déposé leurs faisceaux. L’intérieur était meublé richement : une grande table, plusieurs lits de repos, des sièges, des brûle-parfum, des coffres et des candélabres montés sur des trépieds. Un homme vint à leur rencontre. Petit de taille, il était vêtu d’une longue tunique blanche ornée d’une bande rouge dont un pan était rejeté sur son épaule gauche. — Bienvenue à toi, noble Carthaginois. Je suis le consul Appius Claudius. — Je te salue, noble consul. Je suis Hamilcar Barca, fils d’Adonibaal, membre du Conseil des Cent Quatre, et je suis envoyé par l’amiral Hannon pour te communiquer un message du Grand Conseil. — Je vois que Carthage choisit bien ses ambassadeurs en dépit de leur jeunesse. J’ai beaucoup entendu parler de ton père qu’on dit être l’un des hommes les plus influents de ta cité. Salue-le de ma part si tu le rencontres. Bien entendu, n’omets pas de faire de même avec Hannon bien qu’à vrai dire, je ne le tienne pas en grande estime. — Je ne puis te permettre d’insulter mon chef. — Tu agis en officier loyal et discipliné et je t’en félicite. A ta place, je ne me serais pas comporté autrement. Mais je te crois suffisamment intelligent pour avoir remarqué que ton supérieur manque de finesse. Lorsqu’il nous a rendu certains navires qui s’étaient égarés sur vos côtes du fait de la tempête, il n’a pas pu s’empêcher d’avoir des mots méprisants à notre égard. — Je suis au courant de son dialogue avec le tribun Gaïus Claudius. — Qu’en penses-tu ? — Si j’avais été à sa place, je me serais exprimé autrement. Accuser quelqu’un d’avoir peur n’est pas le meilleur moyen de mériter son amitié. — Ta jeunesse ne t’empêche pas d’être sage. Si tu le veux bien, prenons place sur ces lits de repos et buvons à la gloire de nos deux cités. Tu m’entretiendras ensuite des raisons de ta visite. Les deux hommes s’installèrent sur des couches mœlleuses cependant que des esclaves, mystérieusement surgis du fond de la tente, leur versaient à boire et disposaient sur un plateau une légère collation. Quand ils furent partis et après avoir fait honneur à la nourriture, Hamilcar se résolut à parler : — Appius Claudius, Carthage s’inquiète de la présence de tes troupes à Rhêgion. — Elles se trouvent sur un territoire qui fait partie de la Confédération italique. Quoi de plus normal ? — Nul n’a le droit de vous interdire de masser des légions là où vous le voulez sur votre territoire. Vous êtes les maîtres chez vous comme nous le sommes chez nous. La question n’est pas là. — Où est-elle alors ? — Les Mamertins et les Syracusains, nos alliés, redoutent que vous ne prépariez une offensive contre eux. — Nous avons de bons motifs de le faire. Tu es trop jeune pour avoir connu ces temps de calamités mais, quand ils étaient les alliés de Pyrrhus, les Mamertins ont ravagé la Campanie. Ils ont détruit nos propriétés, nos champs et nos vignobles et réduit en esclavage des femmes et des enfants qu’il nous a fallu racheter en payant d’énormes rançons. Rome n’oublie rien et ne pardonne rien même si elle doit parfois attendre longtemps pour exercer sa légitime vengeance contre ses ennemis. Le temps est venu pour les Mamertins d’expier leurs fautes. — Le Conseil des Cent Quatre m’a chargé de te dire qu’ils sont nos alliés et que leur ville est protégée par une garnison carthaginoise. Si tu franchis le détroit, Carthage considérera que Rome a rompu le traité et nous a déclaré la guerre. — Hamilcar, ne nous emballons pas. Sache que, bien que consul, je n’ai pas le droit de déclarer la guerre si telle était – et ce ne l’est pas – mon intention. Seul le Sénat a pouvoir de le faire et j’espère bien que nous n’arriverons pas à une telle extrémité. Les Mamertins ne valent pas que Carthage et Rome se battent pour eux. Nos deux cités ont mieux à faire que de s’occuper de ces misérables. Je transmettrai ton message à qui de droit. Pour l’heure, tu peux être rassuré. Mes troupes ont fort à faire pour pacifier cette région infestée de brigands et de rebelles à notre autorité. C’est à cela que je consacre toute mon énergie. Et, s’il te fallait une preuve supplémentaire de ma bonne foi, tu n’auras qu’à examiner soigneusement le port. Y as-tu vu une flotte qui me permettrait de traverser le détroit ? — Je n’ai rien vu de tel. — Ne manque pas d’en informer le Conseil des Cent Quatre pour dissiper ses inquiétudes. Carthage n’a rien à craindre de Rome. J’ai été heureux de te rencontrer et je te laisse maintenant continuer ta mission. Une escorte va te ramener à ton navire à moins que tu ne consentes à passer la nuit ici. Ce serait un honneur pour moi que de t’offrir mon hospitalité. Hamilcar était tenaillé entre le désir de rejoindre ses amis à Messine et celui de rester afin de pouvoir inspecter le camp romain et mieux comprendre ainsi ceux qui – il en était désormais certain – seraient prochainement ses adversaires. Il opta pour la seconde solution. — J’accepte avec reconnaissance ta proposition, Appius Claudius. — Je vais te faire conduire à tes quartiers. Nous nous retrouverons ce soir. Un officier vint chercher l’envoyé carthaginois et le mena jusqu’à une tente de taille modeste mais luxueusement aménagée. Un esclave se présenta à lui. — Mon nom est Cléarque et mon maître, Caïus Cornélius Scipion, m’envoie pour te servir. — Tu es grec ? — Lacédémonien. J’ai été capturé par des pirates alors que je me rendais à Corinthe. Ils m’ont vendu aux Romains. — Ton maître a-t-il beaucoup d’esclaves ? — Des centaines. Il appartient à l’une des plus illustres et des plus vieilles familles de Rome. Les siens prétendent même qu’ils descendent en ligne directe d’Énée, le fils du roi Priam. — Est-il un bon maître ? — On m’a dit qu’il y en avait de pires. Je me contente de le servir mais je ne puis oublier que, jadis, je fus un homme libre. — Que penses-tu des Romains ? — Rien qui vaille la peine de retenir ton attention. C’est un curieux peuple. D’un côté, il y a les sénateurs, tous plus riches les uns que les autres ; de l’autre, il y a le peuple, la plèbe ainsi qu’ils la nomment. Les uns sont soldats, tu en verras beaucoup ici, les autres vivent des distributions de blé et d’huile que le Sénat organise pour eux. Quant au reste, ils se reposent sur leurs esclaves et sur les populations des villes soumises à leur autorité. Bien, si tu n’as pas d’ordre à me donner, permets-moi de me retirer. Si tu as besoin de moi, tu n’as qu’à appeler, je viendrai. Hamilcar prit quelque repos sous la tente. En fin d’après-midi, il sortit et observa les légionnaires manœuvrer sur un vaste espace situé en dehors du camp. Impeccablement alignées, les cohortes marchaient d’un pas égal, tournaient sur la droite ou sur la gauche, se formaient en vastes unités avant de se scinder à nouveau en minces colonnes. Les hommes portaient un lourd équipement : un casque rond, une cuirasse sur une tunique de cuir, un glaive reposant dans un fourreau étroit, une lance haute de plusieurs coudées et un long bouclier rectangulaire couvrant presque tout le corps du combattant. L’ensemble était impressionnant. Un détail frappa Hamilcar : l’âge de ces hommes. Certains étaient jeunes mais la plupart avaient trente-cinq ans, voire plus. Ils avaient dû passer toute leur vie sous les armes, loin de leurs familles et de leur cité. Aucun Carthaginois ne l’aurait accepté et c’est la raison pour laquelle le Sénat avait recours à des mercenaires pour défendre la ville d’Elissa. Rome agissait différemment. Elle s’appuyait sur ses citoyens et Hamilcar ne put s’empêcher de frémir en s’en rendant compte. Oui, face à lui, se dressait l’amorce d’une puissance nouvelle et redoutable qui tenterait de renverser impitoyablement tout ce qui se trouverait sur son passage. Les bonnes paroles du consul Appius Claudius lui revinrent en mémoire. L’homme avait essayé d’endormir sa vigilance en mentant effrontément. Peut-être n’avait-il pas le pouvoir de déclarer la guerre mais il la préparait bel et bien. Des trompettes sonnèrent. Les soldats cessèrent de manœuvrer et regagnèrent leurs cantonnements où régna bientôt une fébrile agitation. Caïus Cornélius vint rejoindre Hamilcar : — Noble Hamilcar, notre consul te prie de l’excuser. Il est trop longtemps resté exposé au soleil et souffre d’un mal de tête. — Rien de grave, j’espère ? — Non. Mais Appius Claudius est un citadin. Il n’a pas l’habitude de la vie en plein air. — Je souhaite qu’il se rétablisse le plus rapidement possible. Puisse Eshmoun exaucer mon vœu ! — Il sera sensible à cette attention de ta part. Il m’a demandé de te tenir compagnie ce soir avec l’un de mes amis, Marcus Atilius Regulus, lui aussi fils de sénateur. Il nous attend sous sa tente. Conduit par Caïus Cornélius Scipion, Hamilcar fut présenté à un homme de haute taille, ayant largement dépassé la trentaine, dont le visage était empreint de fermeté. — Bienvenue à toi, Hamilcar Barca. Mon ami Caïus Cornélius Scipion a dû te dire que je suis fils de sénateur comme lui et comme toi. Voilà une bien curieuse coïncidence. Prenons place pour le repas. Les trois hommes procédèrent aux ablutions traditionnelles avant de s’installer sur des lits de repos tandis que les esclaves s’affairaient pour couvrir la table de mets raffinés et remplir les coupes d’un vin lourd et capiteux. Caïus Cornélius Scipion fut le premier à rompre le silence : — Hamilcar, puis-je te poser une question ? — Laquelle ? — Comment se fait-il que toi, fils d’un membre du Conseil des Cent Quatre, tu aies choisi de devenir militaire ? — Je pourrais te poser la même question ! — C’est vrai, mais, à Rome, un fils de sénateur, s’il désire succéder à son père, doit servir dans l’armée puis exercer différentes charges, tant civiles que militaires. Je ne crois pas que cela soit le cas à Carthage. — Tu as raison et c’est ce que mon père n’a cessé de me répéter pour me dissuader de mettre à exécution mon projet. Il rêvait pour moi d’une autre carrière, analogue à la sienne. — Celle-ci ne te tente pas ? — Je n’ai pas de goût pour la politique et pour les intrigues. Mendier les faveurs de tel ou tel personnage, flatter tel camp au détriment d’un autre, tout cela ne me passionne guère. J’ai horreur du mensonge et de l’hypocrisie. Au fond, une seule chose m’intéresse. — Laquelle ? — Défendre ma patrie contre ceux qui la menacent. Ne ferais-tu pas de même ? — Assurément. Mais une patrie peut se révéler être une marâtre indigne de l’amour qu’on lui porte. Imaginons que Carthage se comporte mal avec les tiens et les condamne à l’exil. Serais-tu toujours prêt à mourir pour elle ? — Ta question est délicate. Si les miens étaient bannis, mon premier souci serait d’obtenir leur rappel car ils n’auraient pu être victimes que d’une injustice ou d’une erreur. Cela dit, quoi qu’il en soit, mon glaive serait toujours prêt pour Carthage. Peu m’importent au fond ses dirigeants. Ce que j’aime dans cette ville, c’est son art de vivre, une douceur de l’existence à nulle autre pareille, la joie simple de ses habitants lors de nos grandes fêtes, la quiétude paisible des soirées à la belle saison, le crépitement des flammes durant la période des frimas, l’odeur du sol quand revient le printemps, le goût d’une grappe de raisin dévorée à l’ombre d’un figuier, le clapotis de l’eau sur le bord de la mer, le parfum des fleurs dans nos jardins. Oui, pour tout cela, je suis prêt à donner ma vie. — Tu es décidément un être curieux, dit d’un ton mi-ironique, mi-sérieux Marcus Atilius Regulus, jusque-là silencieux. Tu ne parles pas en soldat mais en philosophe ou en poète. — Les deux ne sont pas incompatibles. — Et que fais-tu de la crainte que ta cité doit inspirer aux autres villes ? Que fais-tu de la puissance qu’elle doit posséder ? Te soucies-tu des conquêtes qu’elle doit faire pour préserver son existence et son indépendance ? N’as-tu point envie de la voir régner sans partage sur le monde et imposer de lourds tributs aux autres peuples ? — Dans quel dessein ? — Par amour du pouvoir. — Je t’ai déjà dit que je n’ai pas de goût pour celui-ci. — Tu as tort, Hamilcar Barca. Moi, Marcus Atilius Regulus, je ne cache pas que je rêve d’être un jour élu consul pour mieux œuvrer à la gloire de Rome. Et je ferai tout alors pour parvenir à mon but, dussé-je le payer de ma vie. Je le ferai pour la cité de Romulus et de Remus, pour son Sénat et pour son peuple, mais certainement pas pour préserver la fallacieuse douceur de l’existence sur les bords du Tibre. Ce sont des balivernes. Nous sommes un peuple de rustres mal dégrossis et nous avons beau donner à nos enfants et à nos petits-enfants des précepteurs grecs, nous ne parviendrons jamais à apprécier et à savourer les belles choses comme vous savez le faire, vous les Carthaginois. Nous n’avons d’autre perspective que de mener une rude vie de paysans et de soldats, abandonnant nos familles dès que le Sénat l’exige pour partir guerroyer au loin et planter nos aigles et nos enseignes sur les terres que les dieux nous concèdent. Vois-tu, Hamilcar, j’ai de grands domaines en Campanie où vivent ma femme et mes enfants. J’aurais honte de me présenter devant eux si je ne revenais pas vainqueur d’une campagne ou si j’avais, par mes fautes, porté atteinte aux intérêts de Rome. — Marcus Atilius Regulus, tu me glaces le cœur d’effroi. Tu es un être affable et courtois mais tu semblés avoir banni toute trace d’humanité en toi. J’ose espérer que Rome n’est pas à ton image car, sinon, j’ai de sombres pressentiments pour l’avenir. — Hamilcar, intervint Caïus Cornélius Scipion, visiblement embarrassé par le discours de son ami et soucieux de créer une diversion, est-ce ton premier voyage en dehors de ta terre natale ? — Oui et celle-ci me manque déjà. Mais je n’ai pas à me plaindre. J’ai encore beaucoup à apprendre et il me tarde de me rendre dans nos colonies en Sicile. — Je te comprends. Moi aussi, c’est la première fois que je m’éloigne à plus de deux jours de marche de Rome et j’ai l’impression de découvrir des réalités dont je n’avais pas idée jusque-là. Puisque nous nous trouvons dans la même situation, je te propose de sceller entre nous un pacte d’amitié et d’y associer, bien qu’il soit déjà un homme d’expérience, Marcus Atilius Regulus. Jurons de nous porter aide et secours en toutes circonstances. Pour ma part, je le jure par Jupiter. — Et moi par Baal Hammon. Un certain temps s’écoula avant que le troisième convive daigne prendre la parole : — Vous êtes de jeunes chiens fous et vous avez agi sous le coup de l’émotion et du vin. Si j’étais fidèle à mes devoirs d’officier, je vous délierais sur l’heure de cette promesse ridicule. Toutefois, j’aime votre enthousiasme et votre générosité. Elles me rappellent mes années de jeunesse. Aussi, je le jure moi aussi, par les dieux lares de ma famille, l’illustre gens[23] Atilla. *** Les trois hommes se séparèrent sur ce serment. Au matin, Caïus Cornélius Scipion raccompagna au port Hamilcar qui s’embarqua à bord de la trirème. Arrivé à Messine, il se fit conduire chez Hannon qu’il trouva entouré des principaux chefs mamertins. — Hannon, j’ai à te parler seul à seul. — Mes amis, ne vous éloignez pas. Je vous retrouverai dès que le jeune Hamilcar m’aura fait son rapport. Les Mamertins, dont certains ne dissimulaient pas leur colère, quittèrent la pièce. — Je t’écoute, fils d’Adonibaal, dit Hannon. — Je me suis rendu à Rhêgion selon tes ordres et j’ai rencontré le consul Appius Claudius. — Quel homme est-ce ? — Un être fourbe et dissimulateur. Il m’a abreuvé de bonnes paroles et a juré par tous ses dieux qu’il ne préparait pas la guerre. Je devais le retrouver le soir même car il m’avait invité à partager son hospitalité mais, au dernier moment, il m’a fait dire qu’il était souffrant. Je n’ai pas cru un seul instant à ce mensonge éhonté. En fait, il avait peur que je ne continue à l’interroger. — Qui t’a tenu compagnie ? — Deux officiers, tous deux fils de sénateurs. L’un était chaleureux, l’autre distant et glacial. Je me demande si cela n’était pas intentionnel. Rome m’a offert deux de ses visages. Le premier est celui qu’elle réserve à ceux qui se soumettent à ses conditions, le second est celui qu’elle destine à ceux qui osent braver son autorité. — Devons-nous craindre un débarquement de leurs légions ? — C’est une question de jours ou de semaines. Une chose m’a frappé à mon arrivée à Rhêgion : le port était quasi désert : quelques navires de commerce et des barques de pêcheurs. Mais les quais étaient couverts de cordages et d’agrès comme si une flotte devait bientôt y faire escale. Je suppose que les navires romains mouillent plus au nord, à l’abri des regards indiscrets. Ils comptent nous surprendre en agissant très rapidement et, sans doute, de nuit. Je crois que tu dois mettre la garnison en état d’alerte. — Et leurs troupes ? — C’est une armée formidable. Je n’ai pas de mot pour la décrire. Elle me fait l’impression d’un char conduit par des chevaux fous qui bouscule tout sur son passage. Appius Claudius m’a affirmé que ses légions avaient pour mission de traquer les brigands et les rebelles aux environs de Rhêgion. Je n’en ai pas cru un mot car, pour mater ces insurgés, quelques centaines d’hommes suffisent largement. Non, il s’agit bien d’une invasion et elle s’apprête à fondre sur nous. — Tes propos m’inquiètent au plus haut point. J’ai deux mille soldats et mercenaires sous mes ordres. Avec eux, je peux m’enfermer dans la citadelle et y soutenir un long siège en attendant les secours. — Et les Mamertins ? — Tu as pu te rendre compte qu’il ne faut pas trop se fier à eux. Face à leurs chefs, j’use de paroles mielleuses et de compliments, mais je sais bien qu’ils sont prêts à nous trahir si les Romains leur font des offres avantageuses. Voilà pourquoi je préfère ne pas éparpiller mes troupes en ville et les regrouper dans la citadelle. — Que comptes-tu faire ? — Pour le moment, feindre l’optimisme. Les Mamertins ne doivent pas être avertis de nos craintes. Dans le plus grand secret, je vais faire entrer des provisions et du fourrage dans la forteresse. Celle-ci dispose d’un puits et nous ne manquerons pas d’eau. Puis j’aviserai en fonction des événements. — Que dois-je faire ? Rentrer à Carthage pour prévenir le Conseil des Cent Quatre de la situation ? — Une trirème partira ce soir et l’un de mes officiers se chargera de cette mission. Celle que je vais te confier est plus importante. Tu t’embarqueras aussi à bord du bateau – les Mamertins penseront que tu as regagné notre cité – mais celui-ci fera escale à Syracuse. Son maître, Hiéron, est notre principal allié en Sicile et il dispose d’une armée nombreuse et bien équipée. Qu’il fasse route à marches forcées vers Messine soit pour briser toute tentative de révolte des Mamertins, soit pour nous délivrer si nous sommes assiégés dans la citadelle. Use de toute ton influence pour qu’il agisse avec célérité. Il n’osera pas refuser son concours à Carthage surtout si celui qui le sollicite est le fils d’un membre du Conseil des Cent Quatre. En attendant le départ, prends un peu de repos. Tu l’as bien mérité et tu n’es pas au bout de tes peines, loin de là. Je te ferai chercher quand l’heure sera venue d’embarquer. Fais en sorte qu’on remarque ton départ. Les Mamertins seront persuadés que ta visite était une visite de routine. J’espère que tu seras bientôt de retour, aux côtés de Hiéron et de ses troupes. Le soir même, Hamilcar Barca s’embarquait avec ses compagnons, mis dans le secret, pour Syracuse où ils accostèrent deux jours plus tard. Puissamment fortifiée, la cité étalait insolemment au grand jour ses richesses. De larges rues pavées de pierres délimitaient des quartiers d’habitation établis selon un plan en damier. Çà et là se dressaient des temples aux colonnades majestueuses à l’intérieur desquels les statues des dieux et des déesses étaient recouvertes de feuilles d’or. Les demeures des plus riches citoyens de la ville étaient immenses. Par-delà la porte d’entrée, l’on apercevait des jardins somptueusement aménagés et des fontaines d’où l’eau s’écoulait par jets rapides et saccadés. Épicide ne pouvait s’empêcher de commenter chaque détail. Certes, il n’était pas originaire de Syracuse, mais la splendeur de la cité flattait son orgueil de Grec. Peut-être était-ce pour lui l’occasion de revivre certains moments de son enfance et de sa jeunesse qui s’étaient déroulées dans un cadre similaire. Juba l’écoutait sans l’interrompre, émerveillé lui aussi par cette débauche de luxe et de richesses. Hamilcar, lui, s’entretenait, tout en marchant, avec Magon. C’était le nom de l’officier carthaginois qui l’avait accueilli au port et qui le conduisait chez Hiéron dont le palais dominait la ville. Magon se trouvait à Syracuse depuis plusieurs mois et il avait ses entrées auprès de Hiéron : — Quel genre d’homme est-ce ? lui demanda Hamilcar. — Tu seras surpris par son attitude. C’est un militaire, fils d’un dénommé Hiéroclès, et lointain parent de Gelon, l’un des dictateurs les plus cruels qu’ait connus cette cité. Lui-même aurait pu se conduire de manière similaire quand ses soldats le portèrent au pouvoir. En fait, il a choisi de faire le contraire. Il a préféré gagner le cœur de ses concitoyens. Il s’est donc abstenu de faire assassiner ses adversaires ou de les contraindre à l’exil. Il a licencié ses mercenaires étrangers et les a remplacés par des Syracusains appartenant aux couches les plus basses de la population. Celles-ci l’en ont remercié en le proclamant roi. — Est-il un ami de Carthage ? — Hiéron est avant tout l’ami de Hiéron. Mais il craint les Romains plus que les Carthaginois. Ceux-là sont près, nous sommes loin. — Tu veux dire qu’entre deux maux il a choisi le moindre ? — Je te laisse libre de ton jugement. Il est très attaché aux traditions et il rêve sans doute de redonner leur gloire passée aux cités grecques de Sicile. En même temps, il sait que Carthage a fondé des colonies dans cette île avant même que les fils de l’Hellade ne s’y installent. Il n’entend pas remettre en cause cet état de choses et c’est là notre grande chance. Ils pénétrèrent dans le palais où un officier s’enquit des raisons de leur visite. Il ordonna à Juba et à Epicide d’attendre dans une cour le retour de Magon et d’Hamilcar auxquels il fit signe de le suivre. Leur cortège traversa plusieurs salles ornées de revêtements de stuc de différentes couleurs et fit halte devant une lourde porte de bronze dont l’un des vantaux s’ouvrit pour leur laisser le passage. D’un recoin de l’immense salle, un homme s’avança. — Qui dois-je annoncer ? — Hamilcar Barca, fils d’Adonibaal, membre du Conseil des Cent Quatre, ambassadeur de Carthage, sollicite l’honneur d’être reçu par Hiéron, roi de Syracuse. — Sois le bienvenu, fit une voix sortant du fond de la salle. Avance sans crainte, les habitants de la cité d’Elissa sont nos amis et leur visite comble mon cœur d’allégresse. Obéissant à cette invitation, Hamilcar s’avança et finit par apercevoir un homme siégeant sur un trône d’or. Il avait l’âge de son père à en croire sa barbe grisonnante. Il s’inclina respectueusement devant lui cependant que Hiéron, après s’être levé, venait à sa rencontre. — Hamilcar Barca, je connais bien ton père. J’ai eu l’occasion de le rencontrer lors de l’un de ses séjours en Sicile et j’ai apprécié sa sagesse. Parle sans crainte, je t’écoute. — Majesté, j’arrive de Messine et je suis porteur de mauvaises nouvelles. — Ces maudits Romains ont-ils franchi le détroit ? — Ils s’apprêtent à le faire. J’en suis certain depuis que j’ai visité leur camp et rencontré leur consul, Appius Claudius. Tu le sais, Hannon, notre amiral, a occupé la citadelle de Messine mais il redoute un mauvais tour de la part des Mamertins. — Il a raison car ces anciens mercenaires de Pyrrhus sont de la vile racaille, un ramassis de bandits et de brigands. Pendant des années, ils ont ravagé mes domaines. J’ai fait alliance avec eux parce que Carthage me le demandait et qu’il fallait mobiliser toutes les énergies de notre île contre les Romains. Cela ne m’empêche pas de les haïr. — C’est précisément parce que Hannon se méfie d’eux, Majesté, qu’il sollicite ton aide. Il estime que l’arrivée de tes troupes suffirait à terroriser les Mamertins et à dissuader les Romains de franchir le détroit. Mais le temps presse et, par ma bouche, Carthage demande à son plus fidèle allié d’agir sans délai. — Calme-toi, Hamilcar. Partir en guerre est une décision qu’on ne prend pas à la légère. Crois-tu qu’on puisse rassembler les troupes d’un simple claquement de doigts ? Il me faut prendre l’avis de mes conseillers et consulter mes généraux. J’ai besoin pour cela de plusieurs jours. Pendant ce temps, sois mon hôte au palais. L’homme qui t’a accueilli à la porte a déjà sans doute fait préparer tes appartements. Je te ferai chercher dès que j’estimerai être en mesure de marcher sur Messine pour secourir mon vieil ami Hannon. — Tes derniers mots me rassurent et me comblent de joie, Hiéron. J’attendrai donc que tu veuilles bien m’accorder une nouvelle audience. Pendant trois longues semaines, Hamilcar, Épicide et Juba demeurèrent enfermés dans le palais. Le fils d’Adonibaal ne voulait pas sortir, craignant d’être appelé à tout moment par le roi. Chaque jour, son humeur devenait de plus en plus exécrable et même Juba ne parvenait pas à le dérider lorsque la nuit leur fournissait quelques moments d’intimité. Un matin, Magon, qui semblait avoir disparu, se présenta dans leurs appartements, l’air soucieux. — Hiéron t’attend. Suis-moi. Durant tout le trajet à travers les jardins du palais, l’officier ne dit pas un mot mais son visage semblait indiquer qu’il était porteur d’un lourd secret. Hamilcar, à plusieurs reprises, tenta de le questionner mais se heurta à son mutisme. Lorsque la porte de la salle du trône s’ouvrit, le fils d’Adonibaal eut la surprise d’apercevoir dans le lointain, aux côtés de Hiéron revêtu d’une armure, Hannon, le commandant de la garnison carthaginoise de Messine. — Hamilcar Barca, je sais que tu attends depuis trop longtemps que je te reçoive en audience. J’aurais préféré le faire dans d’autres circonstances. Aujourd’hui est un triste jour pour Carthage et pour Syracuse. — Pourquoi ? Que s’est-il passé ? — Hannon va te l’expliquer. — Hamilcar, dit l’amiral, à la voix brisée par le chagrin, tes craintes étaient justifiées. Deux jours après ton départ, les chefs mamertins en qui j’avais placé ma confiance ont trahi. Ils ont massacré nos partisans et ont envoyé une ambassade auprès des Romains pour demander à être admis en tant qu’alliés au sein de la Confédération italique. Ces derniers ont, bien entendu, dit oui et ont donné aux Mamertins la qualité d’Italiens transmaritimes faisant d’eux leurs protégés. Ces maudits brigands les ont invités à débarquer dans la ville. Ils ont franchi le détroit de nuit et, au petit matin, je me suis retrouvé bloqué dans la citadelle. — Tu pouvais y soutenir un long siège en attendant l’arrivée des troupes de Hiéron. Ce dernier m’avait promis qu’il viendrait à votre secours. — Hamilcar dit vrai. Depuis deux jours, mes troupes étaient prêtes et je comptais partir demain. — Hannon, reprit Hamilcar, pourquoi as-tu abandonné la citadelle ? — J’ai commis une erreur impardonnable. À leur arrivée dans la ville, les Romains ont réuni le peuple et l’un de leurs officiers s’est présenté à la porte de la citadelle, porteur d’un message d’Appius Claudius. Celui-ci m’invitait à le rencontrer et à exposer le point de vue de Carthage aux Mamertins. — Et tu l’as cru ? — Nos deux cités sont, enfin étaient alliées. Il n’y a pas eu de déclaration de guerre officielle de la part de Rome. J’ai cru que je pourrais retourner la situation en notre faveur en parlant sincèrement aux Mamertins et en leur montrant le caractère exceptionnel de l’événement. Pour la première fois de leur histoire, les Romains se sont aventurés hors d’Italie et cela est de sinistre augure. — Visiblement, ton discours n’a pas fait d’effet. — Je n’ai même pas pu le prononcer. Trahissant sa parole, Appius Claudius m’a fait prisonnier et j’ai dû, sous la menace, demander à mes hommes d’évacuer la citadelle. J’ai longuement discuté avec le consul les conditions de leur reddition afin que rien ne soit contraire à leur honneur de soldats. Les Romains les ont autorisés à conserver leurs armes et nous nous sommes embarqués à bord de nos navires pour gagner Syracuse. Maintenant, avec l’aide de Hiéron, j’espère que nous reprendrons Messine sous peu. — Hiéron, tu le sais, dit Hamilcar, la voix tremblante de rage, je suis ici en tant qu’envoyé du Conseil des Cent Quatre. La conduite d’Hannon est indigne d’un officier carthaginois et il devra répondre de son forfait devant le Sénat. Je me propose de partir dès ce soir pour Carthage avec lui afin de le livrer aux autorités. Pendant ce temps, Magon prendra le commandement des troupes de Hannon et celles-ci combattront à côté de ton armée le temps que je revienne de notre patrie avec d’autres détachements. — Hamilcar, tu es un sage, fit Hiéron. Il en sera fait ainsi que tu le souhaites. Mais ne tarde pas car je crains que les Romains ne fassent venir d’autres légions. Le soir même Hamilcar, toujours suivi d’Epicide et de Juba, s’embarquait avec Hannon lequel marchait désormais les fers aux pieds. À son arrivée à Carthage, il fut déféré devant le Sénat qui le jugea coupable de haute trahison et le condamna à être crucifié. La sentence fut exécutée en présence d’une foule nombreuse et haineuse. Elle accabla le malheureux amiral de ses sarcasmes pendant que les bourreaux le clouaient sur les bois, et poussa un cri de joie lorsqu’il rendit le dernier soupir. Son corps fut ensuite abandonné aux animaux sauvages et sa famille n’eut même pas la consolation de pouvoir ériger une stèle en sa mémoire dans l’enceinte du sanctuaire de Baal Hammon. Hamilcar, qui avait longuement témoigné lors du procès de Hannon, avait préféré rester ce jour-là dans sa villa de Mégara. C’était le seul endroit où il pouvait dissimuler sa colère et son chagrin. L’amiral avait certes agi comme un écervelé mais il ne méritait pas un aussi lourd châtiment. Le bannissement et la confiscation de ses biens auraient été plus adaptés à sa véritable faute : la médiocrité. Le soir, à Mégara, il s’ouvrit à son père de ses sentiments : — Adonibaal, comment pouvons-nous nous montrer aussi cruels et injustes envers l’un des nôtres ? — Mon fils, tu m’as raconté que tu as rencontré en la personne de tes convives romains deux visages de leur cité. Il en va de même pour notre ville. D’un côté, c’est la métropole du raffinement, du luxe, de la culture et de la civilisation. D’un autre côté, nous avons hérité de nos ancêtres phéniciens et de leurs voisins le goût de la férocité. Souviens-toi aussi que notre peuple est entouré de tribus hostiles et que nous sommes infiniment moins nombreux qu’eux. Il nous faut donc inspirer à nos concitoyens une salutaire terreur pour conserver intact leur dévouement envers leur patrie. La croix est l’un des moyens que nous utilisons à cette fin. Hannon lui-même le savait et n’a pas protesté après avoir entendu le jugement le condamnant. C’est là une leçon que tu dois méditer. Chapitre 5 Rome était donc entrée en guerre contre Carthage en violant cyniquement les traités solennels jadis signés par les représentants des deux cités. Circonstance aggravante, aucune ambassade du Sénat romain ne s’était présentée devant le Conseil des Cent Quatre pour annoncer, conformément aux us, le début des hostilités. Cette violation impie du droit avait failli coûter cher aux Romains de Carthage. Sitôt la chute de Messine connue, la foule s’était rassemblée à l’entrée de leur quartier. Des individus, issus des bas-fonds de la société, brandissaient des torches et menaçaient d’incendier les demeures des étrangers, voire de les massacrer. Des mercenaires numides, dépêchés par le Sénat, avaient dispersé sans ménagement l’attroupement. Les victimes qu’ils destinaient aux flammes avaient été conduites à bord de navires grecs spécialement affrétés pour l’occasion. Moyennant un substantiel dédommagement, leurs capitaines avaient accepté de conduire leurs encombrants passagers jusqu’à Ostie, à charge pour eux d’expliquer la générosité dont avait fait preuve à leur égard Carthage et qui contrastait avec l’ingratitude de Rome. Depuis son retour dans sa cité natale, Hamilcar avait à peine entrevu son père. Le Conseil des Cent Quatre siégeait en permanence et Adonibaal en était devenu le principal personnage, en lieu et place de Mahrabaal. Ses collègues avaient voulu de la sorte le remercier pour la clarté et la sûreté de son jugement. Lui seul avait été capable de prévoir le déclenchement des hostilités et tenté mais en vain de mettre en garde Hannon en lui dépêchant son propre fils, Hamilcar. Juba l’avait rapporté à son ami avec une pointe de fierté dans la voix : dans les rues de la cité, le nom des Barca était sur toutes les lèvres et faisait l’objet des commentaires les plus flatteurs. À l’inverse, Baalyathon et ses amis, considérés comme partisans des Romains, étaient férocement critiqués et ils n’osaient plus paraître en public de peur d’être molestés. Dans la résidence de Mégara, Hamilcar bouillait d’impatience. Il lui tardait de repartir au combat mais il devait pour cela recevoir des instructions de son père, perpétuellement absent. Il l’avait fait prévenir et enrageait de rester sans nouvelles de lui. Finalement, un soir, alors qu’il revenait d’une longue promenade en compagnie de Juba, Épicide avait couru à sa rencontre : — Ton père t’a fait chercher il y a quelques instants de cela. Il t’attend dans ses appartements. Je te conseille de te rendre auprès de lui sur-le-champ. Hamilcar suivit les conseils de son ancien précepteur. Il trouva Adonibaal entouré de quatre autres sénateurs à l’air grave et soucieux. — Mon fils, je te présente mes collègues Himilkat, Abdlai, Bodtanit et Baalnawas. Comme tu le sais, au Sénat, certaines affaires sont suivies par des comités restreints de cinq membres et nous sommes chargés de tout ce qui a trait aux affaires militaires et à la guerre avec Rome. Nous avons apprécié ta conduite à Messine ainsi que la précision de tes rapports sur la situation en Sicile. Tu es jeune mais tu sais faire preuve d’une grande sûreté de jugement. Aussi nous avons décidé de te confier une lourde charge : celle d’être le représentant du Sénat et du Conseil des Cent Quatre auprès du général commandant de nos forces dans cette île. Nous avons nommé à ce poste Hannibal le prudent. C’est un homme intelligent et un soldat aguerri. Attache-toi à ses pas et observe tant ce qu’il fait que ce qu’il ne fait pas. Questionne les soldats et les officiers, prends note de tout ce qui te semble important et fais-nous parvenir régulièrement des rapports. Tu dois être l’œil et le bras du Sénat de Carthage et du Conseil des Cent Quatre. — Je vous remercie, illustres membres du Conseil, de me confier cette mission. Mais mon vœu le plus cher n’est pas d’être un scribe. Je désire pouvoir me battre et faire mordre la poussière à ces damnés Romains. — Il se peut que tu sois amené à te battre. Hannibal le prudent n’est pas réputé pour demeurer en arrière de ses soldats lorsque ceux-ci passent à l’attaque. Ton glaive ne restera pas éternellement dans son fourreau. Mais cesse de te comparer à un scribe. Ces récriminations larmoyantes sont celles d’un enfant capricieux. Elles ne sont pas de mise devant nous. Tu n’as pas à te plaindre, bien au contraire. Le Conseil te charge de lourdes responsabilités qu’envieraient bon nombre de tes compagnons. Nous pensons que c’est là que tu seras le plus utile à Carthage et c’est la seule chose qui compte. J’ajoute que, sur la proposition d’Himilkat ici présent, le Sénat a décidé de te conférer le grade de capitaine. Tu es un officier désormais et tu dois te plier aux ordres de tes supérieurs. J’ai dit. — Himilkat, dit Hamilcar, je suis sensible aux marques d’honneur que tu veux bien me prodiguer et je m’efforcerai de m’en montrer digne. Illustres membres du Conseil et toi, mon père vénéré, j’agirai comme vous le souhaitez. J’attends vos instructions. — Tu te présenteras ce soir au port militaire où Hannibal le prudent t’attend. Vous vous embarquerez pour la Sicile afin de venir en aide à notre ami Hiéron, roi de Syracuse, dont les troupes marchent sur Messine. Occupez la ville et chassez-en les Romains. *** Sur sa quinquérème, Hannibal le prudent attendait avec impatience de rencontrer l’envoyé du Grand Conseil, le fils d’Adonibaal. Il pestait intérieurement contre ces maudits sénateurs qui, plutôt que de recruter de nouveaux mercenaires, lui flanquaient dans les jambes un jeune blanc-bec dont le seul mérite était d’appartenir à la famille Barca. Il se promettait de se méfier de cet espion et de ne jamais lui révéler ses véritables intentions. De la sorte, ce gamin ne tarderait pas à être rappelé à Carthage après avoir fait preuve de son inutilité. Et lui, Hannibal le prudent, pourrait mener la guerre comme il l’entendait. Il était plongé dans ses pensées quand un officier interrompit sa méditation : — Général, Hamilcar Barca est arrivé et souhaite te rencontrer. — Est-il seul ? — Non, il est avec l’un de ses esclaves, un Grec, et avec son aide de camp, un Numide. — Ce freluquet a une suite ! Il se prend véritablement pour un grand personnage. Bon, fais-le entrer mais dis à ses séides d’attendre dehors. Il me suffit d’avoir à faire des grâces à l’espion chargé par le Sénat de me surveiller sans m’encombrer des deux autres. Le fils d’Adonibaal pénétra dans la pièce et salua le général : — Hannibal le prudent, je suis heureux de servir sous tes ordres. — Sous mes ordres vraiment ? J’avais plutôt l’impression que tu es chargé de me surveiller et que tes consignes te sont dictées par d’autres que moi. — Je comprends et je respecte tes craintes. Tu te méfies de moi et c’est bien naturel. A ta place, je n’agirais pas autrement. Mais, crois-moi, je n’ai aucune intention hostile à ton égard. — Décidément, tu es bien prévenant. Un peu plus et je vais finir par te croire. — Tu ferais bien. — Et pourquoi ? — Parce qu’il y va de l’intérêt même de Carthage et c’est celui-ci qui a toujours dicté ta conduite. On l’a bien vu lors de la guerre que tu as menée contre les Numides. Tu as refusé d’arracher leurs oliviers comme le suffète Magon te l’avait ordonné. Une année après, notre ville manquait d’huile et elle fit bon accueil à celle des Numides. Si l’on avait appliqué la sanction voulue par Magon, la disette aurait régné dans nos murs. — Comment es-tu au courant de cette histoire ? Tu n’étais même pas né quand cela s’est produit ! — Mon père me l’a racontée car il te tient en haute estime, contrairement à ce que tu peux penser. Cette anecdote, je ne l’ai pas entendue hier quand il m’annonça la mission que me confiait le Conseil. Il me l’a narrée il y a des années de cela lorsqu’il se préoccupait de mon éducation et m’instruisait des hauts faits de notre peuple. — Qu’as-tu pensé de ma décision ? — Elle m’a plu. — Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Tu n’en as pas profité, que je sache. — Enfant, j’avais constamment peur de désobéir au moindre ordre qu’on me donnait. J’étais docile comme peut l’être un esclave. Quand mon père m’a raconté ton acte, j’ai compris qu’il fallait parfois, je dis bien parfois, désobéir. Ce fait m’a ouvert les yeux et m’a permis de juger les choses autrement et de cela, je te suis reconnaissant, en dépit de la rudesse de ton accueil. — Hamilcar, tu me plais et je regrette mon comportement à ton égard. On m’avait rapporté que tu étais un blanc-bec, je m’aperçois que ceux qui le disent ne te connaissent pas. Je t’offre mon amitié et ma confiance. Ensemble, nous ferons de grandes choses. — Je suis à tes ordres, dit en rougissant le fils d’Adonibaal. — Prends possession de tes quartiers. Demain, nous voguerons vers la Sicile. Nous ne devons pas tarder car, dans quelques jours, commence la mauvaise saison. Il ne sera plus possible de naviguer sur la grande mer pendant des mois et je redoute d’être pris dans une tempête. Celles-ci peuvent survenir de manière inopinée et je n’ai pas envie de perdre mes vaisseaux. Peut-être ne le sais-tu pas mais notre flotte se compose de vingt trirèmes et de trente quinquérèmes. — C’est peu. — Je le sais, mais c’est ainsi. Maintenant, va, nous nous retrouverons sous peu. Hamilcar rejoignit ses compagnons. Durant toute la soirée, il ne cessa de leur parler d’Hannibal le prudent en termes élogieux. Ils s’endormirent tard dans la nuit. Au petit matin, la flotte quitta le port militaire. Sur les quais du port marchand, une foule nombreuse s’était massée et acclamait les marins et les soldats. Ses cris retentirent bien après que les bateaux eurent franchi le chenal conduisant à la mer. Durant tout le voyage, Hannibal le prudent et Hamilcar passèrent de longues heures ensemble, convoquant, de temps à autre, des officiers pour leur transmettre leurs instructions. Un matin, ils aperçurent au loin les murailles de Syracuse. À la fin de la journée, toute la flotte mouillait dans le port de la cité et, par centaines, les soldats descendaient des navires pour gagner leurs cantonnements, à l’intérieur et à l’extérieur de la cité. Les tentes furent dressées et des feux allumés. Une joyeuse animation régnait dans le camp. Les fantassins étaient heureux de marcher sur la terre ferme après tant de journées passées en mer. Les cavaliers, heureux de retrouver leurs chevaux, les avaient enfourché dès qu’ils avaient été descendus des quinquérèmes et s’étaient dispersés dans la riche campagne qui entourait la cité. Leurs officiers durent user de toute leur autorité pour les obliger à regagner le campement. Hannibal le prudent et Hamilcar, escortés par leurs principaux officiers, avaient, eux, gagné le palais de Hiéron. Ils avaient du mal à progresser dans les rues car les Syracusains s’étaient massés nombreux sur leur passage pour les acclamer. Hiéron ne cacha pas sa joie en apercevant Hamilcar : — Bienvenue à vous, amis carthaginois, et à toi, plus particulièrement, Hamilcar Barca. Je suis heureux de te retrouver. Tu as tenu ta promesse de revenir avec des troupes fraîches et je t’en suis reconnaissant. — Merci de ces mots qui me vont droit au cœur. Je te présente notre chef, le général Hannibal le prudent, sous les ordres duquel j’ai l’honneur de servir. — Bienvenue à toi, Hannibal le prudent. Syracuse se réjouit de ton arrivée. — Et je la remercie de son accueil. Quelle est la situation ? — Les Romains sont toujours enfermés dans la citadelle de Messine et les Mamertins se sont joints à eux pour mener des attaques contre notre territoire. Des dizaines et des dizaines de propriétés ont été incendiées et pillées et les récoltes saccagées. Certains de leurs cavaliers ont même été aperçus à deux journées de marche d’ici. C’est la raison pour laquelle mes troupes n’ont pas cherché à engager le combat avec l’ennemi. J’ai préféré attendre l’arrivée des renforts de Carthage. — Tu as agi sagement et nul ne peut t’en blâmer, approuva Hannibal. Mais cette situation n’a que trop duré. Dès demain, nous marcherons sur Messine afin de châtier l’insolence des Romains et la perfidie des Mamertins. Il faut agir rapidement, faute de quoi Appius Claudius peut être tenté de demander à son Sénat l’envoi de nouvelles légions. Nous nous trouverions alors dans une posture difficile. De combien d’hommes disposes-tu, Hiéron ? — Dix mille environ. — J’en ai cinq mille avec moi et nos garnisons siciliennes comptent plus de quinze mille hommes dont je ferai venir la moitié si nécessaire. Cela devrait nous suffire. *** Au matin, les deux armées se mirent en marche dans un vacarme épouvantable. Les Syracusains avaient pris position en tête et les colonnes de fantassins, équipés de longues lances et d’un bouclier ovale, marchaient d’un pas allègre. Ils étaient suivis par la cavalerie numide et par les hommes de troupe d’Hannibal le prudent encadrés par leurs officiers. Puis venaient, tirées par des bœufs, les machines de guerre qui faisaient la gloire de Syracuse : des catapultes capables de lancer aussi bien de lourdes pierres que des centaines de traits, des béliers et des tours de bois. À l’arrière, fermant le cortège, une mer de chariots transportant le ravitaillement et des centaines de femmes, les unes entassées dans des carrioles, les autres à pied, qui suivaient leurs maris ou leurs compagnons. Autant de bouches supplémentaires à nourrir mais c’était le lot habituel d’une armée en campagne et personne ne se serait hasardé à les chasser. Chacun savait qu’après le combat elles seraient les seules à parcourir le champ de bataille à la recherche des leurs, les soignant lorsque cela était possible, ou leur prodiguant des paroles de consolation pour mieux les aider à affronter la mort. Hamilcar chevauchait au côté d’Hannibal le prudent, s’étonnant de la richesse et de la variété des paysages qui se déroulaient devant lui. C’était une longue succession de champs et de collines boisées, un véritable lac de verdure traversé parfois par quelques espaces désertiques où seule la pierre semblait pousser. Au loin, on apercevait quelques belles demeures mais aussi les misérables cahutes où s’entassaient les esclaves. Ceux-ci s’empressaient de quitter les champs dès qu’ils voyaient le nuage de poussière soulevé par l’armée. Ils redoutaient à juste titre les exactions des soldats et des maraudeurs, prompts à piller les celliers et les étables en menaçant les malheureux de leurs épées et de leurs lances. Il fallut deux semaines à l’immense cortège pour arriver devant Messine. Il avait été immobilisé pendant deux jours par de fortes pluies qui avaient détrempé les routes et rendu impossible la progression des machines de guerre et des chariots de ravitaillement. Lorsque l’astre solaire daigna réapparaître, les hommes sortirent de leurs tentes et vérifièrent soigneusement l’état de leur équipement avant de reprendre leur marche. Dans les rangs, on les entendait pester contre le temps et le froid mais ils se taisaient dès qu’un officier s’approchait. Aucun d’entre eux n’avait envie de se retrouver attaché à un chariot pour y être fouetté jusqu’au sang. Le siège commença. Les Syracusains tardèrent à occuper les positions qui leur avaient été assignées. Ils s’étaient dispersés dans les environs de la ville pour piller les propriétés des Mamertins. Ils se vengeaient ainsi des exactions commises sur le territoire de Syracuse par les mercenaires. De leur camp, les Carthaginois pouvaient distinguer la lueur des incendies et virent leurs alliés revenir, poussant devant eux des milliers de têtes de bétail et des centaines d’esclaves hébétés qui furent affectés à des travaux de terrassement. Messine était coupée du reste de la Sicile mais la garnison romaine, stationnée dans la citadelle, était ravitaillée par des navires venant de Rhêgion. Avec l’arrivée de la mauvaise saison, les opérations se ralentirent. Les assiégés s’abstenaient prudemment de tenter la moindre sortie et les assaillants, grelottant de froid, se gardèrent bien de lancer une attaque. Un matin, Hannibal le prudent convoqua Hamilcar : — Que penses-tu de la situation ? — La grogne gronde chez nos hommes. Ils ne comprennent pas pourquoi nous restons là sans rien faire et je partage leur avis. Nous devrions demander à Carthage de nous envoyer une flotte pour bloquer le détroit. — Tu sais bien que cela est impossible avant plusieurs semaines. Tant que dure la mauvaise saison, aucun navire ne quittera le port militaire. Il est vain de vouloir braver la colère des flots, rétorqua Hannibal le prudent. — Tu as raison, mais à quoi sert d’immobiliser autant de forces alors que nos alliés syracusains sont assez nombreux pour suffire à la tâche ? — Que suggères-tu ? — Laissons ici environ un millier d’hommes et, avec le reste, rendons-nous dans nos possessions. Une démonstration de notre force n’est peut-être pas inutile pour raffermir le courage de nos alliés. — Aurais-tu eu vent de certaines rumeurs ? — Rien de précis, tout au plus un pressentiment. Ils peuvent nous garder rancune de nos relations privilégiées avec Hiéron et nous reprocher de les négliger tant que nous n’avons pas besoin d’eux. Crois-moi, il serait plus sage de nous rendre à Acragas[24] la principale ville de l’île après Syracuse, et de montrer à ses magistrats que Carthage ne ménage pas sa peine pour les protéger. — Tu as raison. Nous partirons dans trois jours après avoir informé le général syracusain de nos intentions. Quand reviendra la belle saison, nous les rejoindrons et nous prendrons Messine. Les Syracusains ne s’opposèrent pas au départ de leurs alliés et furent même surpris d’apprendre que mille soldats carthaginois continueraient à se battre à leurs côtés. Hamilcar avait vu juste. Les villes grecques alliées de la cité d’Elissa reçurent leurs troupes avec des transports d’amitié et de grandes manifestations de joie. Dans bien des endroits, leur venue provoqua un changement d’attitude chez les notables dont certains avaient noué des contacts avec Rome. Les traîtres furent dénoncés et châtiés. A Acragas, l’un des principaux magistrats de la cité, Philippe, fut ainsi accusé par ses pairs et condamné à mort. Sur l’intervention d’Hamilcar, Hannibal le prudent le gracia sur le lieu même du supplice. S’adressant à la foule et à la famille du magistrat, le généralissime prononça ces quelques mots : — Citoyens d’Acragas, je vous remercie de votre zèle et de votre loyauté. Assurément, cet homme mérite un châtiment. Mais la mort le délivrera en un seul instant de ses tourments. En le tuant, vous faites preuve de clémence à son égard. Mon ami Hamilcar m’a suggéré une punition infiniment plus cruelle. Il a voulu s’entendre avec les Romains. Qu’il aille vivre sous leur joug ! Nous verrons bien si les consuls se préoccupent du sort d’un homme dont les biens ont été confisqués et dont le nom est synonyme de traîtrise. Un immense éclat de rire secoua la foule d’où fusèrent des cris d’approbation. Chacun savait que les Romains n’étaient guère généreux envers leurs amis lorsque ceux-ci connaissaient des revers de fortune. Le malheureux, accompagné de sa nombreuse parentèle, vivrait dans des conditions difficiles et son exemple servirait d’avertissement à tous ceux qui songeaient peut-être à l’imiter. De fait, deux mois plus tard, l’un de ses esclaves, qui avait tenu à accompagner son maître dans son exil, revenait à Acragas et le tableau qu’il fit des conditions de vie misérables de l’ancien magistrat tira des larmes aux plus insensibles. Philippe en était réduit à se nourrir des restes qu’il dérobait dans le camp romain. Appius Claudius, sur le point de quitter ses fonctions, avait refusé de le recevoir et avait rétorqué à un officier qui plaidait en faveur de l’infortuné citoyen d’Acragas : « Il a trahi sa patrie, pourquoi ne trahirait-il pas Rome ? » Hannibal le prudent s’apprêtait à repartir pour Messine lorsqu’un soldat carthaginois, portant sur son corps la trace de graves blessures, se présenta à l’entrée du camp et demanda à être conduit auprès du commandant en chef : — Hasdrubal, j’ai peine à te reconnaître tant les épreuves que tu as subies t’ont défiguré. Mon loyal ami, que s’est-il passé ? — Nous avons été trahis par le perfide Hiéron. À peine aviez-vous quitté la ville qu’il s’est acoquiné avec les Romains après avoir reçu une délégation de Mamertins venus demander les conditions d’une trêve. Hiéron a longtemps tergiversé mais la venue d’un nouveau consul, Valerius Maximus, l’a décidé. Cet impudent a écrasé les troupes syracusaines, mal commandées et auxquelles nous avons tenté mais en vain de prêter main-forte. Le Romain était tellement fier, à mauvais titre, de ces victoires inattendues qu’il se fit décerner le surnom de Messala, de vainqueur de Messine. — Es-tu sûr de ce fait ? — Oui. Car c’est la première fois dans l’histoire de Rome que l’on donne à un général le nom d’une victoire. — Et c’est de mauvais augure, murmura Hamilcar. À double titre. D’une part, c’est une insulte aux soldats qui ont combattu à ses côtés et qui sont les vrais artisans de son succès. D’autre part, ses pairs, justement jaloux de cet honneur, vont tout faire pour l’imiter. — Je les imagine déjà supputant la localité dont le nom servira à composer leur patronyme complet. — Hamilcar, tu as raison, mais laisse Hasdrubal poursuivre son récit. — Constatant que Rome avait balayé ses troupes, Hiéron a ouvert des négociations secrètes avec Valerius Maximus. Les Romains se sont montrés plutôt bienveillants avec lui. Ils lui ont proposé de conclure un traité de paix moyennant la livraison de réserves de blé, des machines de guerre et le paiement d’une indemnité de cent talents. La somme n’est pas négligeable mais Hiéron peut se réjouir de s’en être tiré à moindres frais. La poursuite de la guerre lui aurait coûté plus cher. — Et nos hommes ? — Nous avons été pris au piège comme des rats. Un matin, les Syracusains, accompagnés de Romains, nous ont encerclés et désarmés. J’ai pu me dissimuler sous un tas de fourrage, serrant les poings de rage en entendant les cris de mes compagnons qu’on égorgeait. Les rares survivants ont été conduits à Rhêgion et, de là, vendus comme esclaves sur les marchés de Campanie. Moi-même, après être demeuré plusieurs jours dans ma cachette, j’ai encouru mille périls pour parvenir jusqu’à toi afin de t’annoncer ces funestes nouvelles. Agis avec moi comme bon te semble. Je ne mérite pas de vivre après pareil désastre et je ne redoute pas le châtiment suprême. Il me permettra de rejoindre mes malheureux compagnons d’infortune et d’expier ainsi la faute dont je me suis rendu coupable envers notre cité. — Hasdrubal, un mort de plus ne ressuscitera pas nos soldats. Si tu estimes devoir racheter tes fautes – et je me demande bien en quoi elles consistent –, fais-le en servant Carthage. Tout le reste n’est que bavardage et tu me fais perdre un temps précieux. Ne reviens me voir que lorsque tu auras repris tes esprits. Pour l’instant, ta conduite est indigne d’un officier. Dès qu’il put se trouver seul à seul avec Hamilcar, Hannibal le prudent lui confia qu’il regrettait son emportement envers Hasdrubal, un officier zélé et courageux. Il s’était exprimé contre lui, faute de pouvoir dire ce que provoquait chez lui la trahison de Hiéron. Celle-ci était une véritable catastrophe parce qu’elle livrait aux Romains la moitié de l’île. *** Hannibal le prudent ne tarda pas à prendre de nouvelles dispositions. Il s’enferma avec ses hommes dans Acragas et dépêcha Hamilcar à Carthage afin qu’on lui fît parvenir des secours et des troupes fraîches. Le tableau de la situation que dressa aux membres du Conseil des Cent Quatre le fils d’Adonibaal convainquit ses interlocuteurs d’agir promptement. Des agents recruteurs furent expédiés sur les côtes espagnoles, en Gaule et en Sardaigne afin de lever des milliers de mercenaires, archers, frondeurs ou fantassins. Carthage s’engageait à les payer à la fin de la guerre en bonnes pièces d’or et d’argent et prenait à sa charge leur entretien durant toute la campagne et leur transport. Les candidats affluèrent. La cité d’Elissa avait la réputation d’être généreuse envers ceux qui acceptaient de la défendre. Certes, ses généraux étaient impitoyables sur le plan de la discipline. La moindre faute était punie du fouet et les déserteurs, une fois repris, périssaient dans d’atroces supplices. Mais les officiers fermaient les yeux sur les agissements de leurs hommes lorsqu’ils s’emparaient d’une cité. L’argent que ceux-ci tiraient de la vente de leur butin dépassait de très loin le montant de leur solde, au demeurant bien confortable. Carthage était un employeur généreux et bon nombre de jeunes guerriers rêvaient de la servir pour se constituer une petite fortune et pouvoir ensuite acheter des terres et une maison. Ses agents recruteurs furent donc bien accueillis par les Ibères, les Celtes et les Sardes. Ils choisirent les hommes les plus robustes et les plus valeureux que des navires vinrent chercher. Les nouvelles recrues furent encadrées, dès leur arrivée à Carthage, par quelques vétérans des campagnes passées, d’anciens mercenaires qui, en récompense de leurs bons et loyaux services, avaient été faits citoyens de la ville et élevés au rang d’officiers. Hamilcar, pour sa part, reçut l’ordre de lever un corps de dix mille cavaliers chez les Numides. Alliés turbulents des Carthaginois, ils étaient réputés pour leur bravoure et pour leur résistance. À plusieurs reprises dans le passé, Carthage avait dû ses victoires sur le champ de bataille aux charges intrépides de ces cavaliers hors pair, capables d’enfoncer les lignes ennemies en taillant dedans à grands coups de glaive. Pour recruter les futurs mercenaires numides, Hamilcar disposait d’un atout de poids en la personne de Juba. Ce dernier s’était d’ailleurs immédiatement proposé pour l’accompagner et l’avait présenté à son père qui régnait sur les Numides. Le vieux roi avait été tout surpris de retrouver son fils après tant d’années de séparation. Juba était devenu un vrai Carthaginois et ne semblait guère pressé de mettre un terme à sa condition d’otage. Ses frères et ses sœurs le fêtèrent, se bousculant joyeusement pour l’observer et s’extasier devant la richesse de ses vêtements et de ses armes. Le souverain, convaincu qu’il ne pouvait opposer un refus à Carthage, laissa les agents recruteurs de celle-ci opérer sur son territoire. À son retour, Hamilcar fit une entrée joyeuse à Carthage avec ses cavaliers numides montant à cru leurs petits chevaux. Des milliers de mercenaires étaient présents dans la ville. Venus de Tartessos, de Gaule ou de Sardaigne, ils contemplaient avec étonnement les temples et les édifices publics ainsi que les luxueuses marchandises exposées sur les étals des commerçants. Jamais ils n’avaient vu pareil déploiement de richesses. Dans leurs rudes dialectes, ils échangeaient leurs impressions. Le soir, ils commentaient leur journée en buvant du vin dans les auberges situées près du port marchand. Les habitants de la cité les traitaient amicalement, heureux de constater que des hommes de cette vaillance acceptent de partir guerroyer au loin pour eux. Un matin, un message du Conseil des Cent Quatre informa Hamilcar que le départ de l’armée envoyée au secours d’Hannibal le prudent aurait lieu le lendemain. Le commandement de l’expédition avait été confié à l’amiral Hannon qu’il avait croisé à plusieurs reprises chez son père. Plusieurs dizaines de navires quittèrent Carthage et cinglèrent vers la Sicile. On avait même embarqué des éléphants, une cinquantaine au total, des animaux redoutables dont les vieux soldats racontaient les exploits. Bien menés par des conducteurs expérimentés, ils pouvaient, en chargeant, enfoncer les lignes ennemies et provoquer la panique chez l’adversaire. Hamilcar attendait avec impatience l’arrivée à Acragas pour les voir passer à l’action. Il espérait aussi retrouver Hannibal le prudent, assiégé depuis bientôt cinq mois. Les Romains avaient en effet profité de la défection de Hiéron pour débarquer en Sicile de nouvelles légions, conduites par les consuls Lucius Postumius Megellus et Quintus Mamilius Vitulus. À marches forcées, les deux hommes avaient, avec leur armée, gagné Acragas et encerclé la ville. Postumius avait installé son camp près du temple d’Esculape et Mamilius avait pris position de l’autre côté, près d’Hérakléia. Ils avaient fait creuser un premier fossé autour de la cité de manière à empêcher toute sortie des assiégés, et ils avaient fait creuser un autre fossé autour de leurs propres camps, empêchant ainsi les Carthaginois de Lilybée d’envoyer du ravitaillement à Hannibal le prudent. Eux, par contre, ne manquaient de rien. À Herbésios, à quelques dizaines de stades de la ville, ils avaient édifié des magasins d’approvisionnement et leur nouvel allié, Hiéron, leur faisait parvenir tout ce dont ils avaient besoin : blé, vin, huile, fruits, légumes, bétail et fourrage. Il avait même livré aux Romains ses machines de guerre et les catapultes de Syracuse portaient de rudes coups à la muraille d’Acragas. Dans la cité assiégée, ce n’était pas encore la famine mais le général carthaginois avait dû instituer un rationnement strict. Tous les vivres disponibles avaient été réquisitionnés et stockés dans la citadelle et des patrouilles perquisitionnaient au domicile des citoyens pour s’assurer qu’ils avaient bien remis leur grain. Informé de la situation, Hannon avait pris soin d’arriver de nuit et de faire débarquer ses troupes avant le lever du jour. Quand ils se réveillèrent, les Romains découvrirent avec stupeur qu’ils étaient à leur tour encerclés. Ils assiégeaient Acragas mais étaient eux-mêmes assiégés. Ils ne tardèrent pas à en éprouver les conséquences. Avec ses cavaliers numides, Hamilcar s’empara d’Herbésios et de ses magasins. Dans le camp romain privé de ravitaillement, la disette commença à sévir. L’on vit plusieurs dizaines de légionnaires profiter de l’obscurité pour déserter et se présenter aux avant-postes carthaginois où ils se jetèrent sur la nourriture qu’on leur offrait. Averti de ces désertions, Hannon estima qu’il était temps de livrer bataille. Un soir, il convoqua tous ses officiers pour mettre au point la tactique qu’il utiliserait lors de l’affrontement. Il s’adressa à eux en ces termes : — Moi, Hannon, je suis un marin. J’ai l’habitude de combattre sur mer et non sur terre. C’est la raison pour laquelle j’ai tardé à déclencher une opération d’envergure pour délivrer Hannibal le prudent. J’ai préféré observer attentivement le terrain et recueillir vos avis et vos suggestions. Maintenant, ma décision est prise. Nous attaquerons demain dès les premières lueurs de l’aube et je compte sur toi, Hamilcar, et sur tes cavaliers numides. — À tes ordres, Hannon, dit d’une voix ferme le fils d’Adonibaal. Quel est ton plan ? — Tu te porteras avec tes hommes au-devant de l’ennemi. Je suppose que la cavalerie romaine tentera une sortie. Tu te replieras alors et, comme ils te poursuivront, je ferai avancer à ce moment le gros de l’armée sur laquelle les Romains viendront s’écraser. Le plan d’Hannon fut couronné de succès. La cavalerie romaine se lança comme prévu à la poursuite des Numides et fut taillée en pièces par les mercenaires. Les fantassins envoyés du camp romain au secours des cavaliers furent dispersés et piétines par les éléphants. Les Carthaginois avaient emprunté à Pyrrhus, roi d’Épire, l’usage de ces animaux jadis utilisés par Alexandre lors de ses conquêtes. Alors que les Épiriotes utilisaient des éléphants d’Asie, de haute taille, les troupes d’Hannibal le prudent employaient des éléphants d’Afrique, plus petits, qu’on capturait dans la région de Lixus située au-delà des colonnes de Melqart. Ils étaient conduits par des hommes appelés Indiens juchés sur une tour d’osier où prenaient place parfois des archers. Cette cavalerie d’un genre particulier n’avait pas peu contribué aux victoires jadis remportées par la cité d’Elissa. De fait, le spectacle était impressionnant et Hamilcar ne put s’empêcher d’éprouver de l’admiration pour ces magnifiques animaux obéissant fidèlement aux instructions de leurs conducteurs. Solidement harnachés, les pachydermes, dès qu’ils entendaient le bruit des glaives s’entrecroisant, poussaient des cris rauques et effrayants et frappaient le sol avec l’une de leurs pattes. À lui seul, leur barrissement semait la terreur dans les rangs de l’ennemi. Lorsqu’ils s’avançaient, à pas lents puis plus rapides, tout en relevant parfois orgueilleusement leur trompe, on avait l’impression de voir une gigantesque muraille se déplacer sur le sol et écraser tout sur son passage. Surpris par l’apparition des éléphants, les Romains furent saisis de panique et abandonnèrent bon nombre de leurs positions. Les plus chanceux parvinrent à s’enfuir à temps, les autres furent piétines sans pitié par les animaux. Hamilcar vit ainsi un éléphant projeter en l’air avec sa trompe un légionnaire, puis écraser avec sa patte le corps déjà sans vie du Romain. Et la même scène se répéta à plusieurs reprises. À la fin de la journée, les Carthaginois s’installèrent sur la colline de Toros, à dix stades du camp romain, dont on apercevait la palissade faite de rondins. Curieusement, Hannon ne tenta pas d’exploiter ce premier succès. Pendant plusieurs jours, il demeura inactif, se préoccupant à peine des quelques engagements mineurs mettant aux prises patrouilles romaines et carthaginoises. À Acragas, Hannibal le prudent enrageait. Les provisions commençaient à manquer et il redoutait que les habitants de la cité ne le supplient de capituler ou n’ouvrent leurs portes aux consuls. Aussi fit-il prévenir Hannon par un émissaire qui risqua sa vie pour franchir, au prix de mille ruses, les lignes ennemies. L’homme était porteur d’un seul message : attaquez, faute de quoi je ne réponds plus de la situation dans la ville. Hannon dut s’exécuter à contrecœur. Depuis sa précédente victoire, la tête lui avait un peu tourné. Devant ses officiers, il discourait longuement de l’art militaire et, plus d’une fois, Hamilcar avait dû s’esquiver pour ne pas s’esclaffer en entendant les tirades sentencieuses de l’amiral. Pour cet engagement décisif, Hannon, contrairement à l’avis de ses subordonnés, décida de s’appuyer sur les fantassins et de ne pas utiliser la cavalerie et les éléphants. Ibères, Gaulois et Sardes partirent donc à l’attaque avec courage mais dans le plus grand désordre. Le consul Postumius jeta toutes ses troupes dans la bataille. Infligeant de lourdes pertes aux mercenaires, il les fit refluer vers le camp carthaginois où ils semèrent la confusion. La panique s’empara des fantassins qui s’enfuirent vers Hérakléia. Demeuré avec ses cavaliers numides, Hamilcar batailla ferme pour protéger la retraite d’Hannon mais dut, à son tour, se replier quand la cavalerie romaine arriva sur le champ de bataille. Il ne put même pas emmener avec lui les éléphants dont les conducteurs avaient disparu. Le soir, sous la tente d’Hannon, eut lieu une réunion orageuse entre l’amiral et les officiers placés sous ses ordres. Les chefs mercenaires n’étaient pas les moins virulents. L’un d’entre eux, un Sarde, apostropha le responsable du désastre : — Nous sommes prêts à mourir pour Carthage mais nous aimerions être commandés par de vrais généraux. — Qu’insinues-tu par là ? — Que tu n’es pas un bon général, Hannon. Tu nous as laissés partir au combat sans protection. — Mon armée était prête à se mettre en mouvement mais vous avez créé la panique en vous enfuyant. — Nous n’aurions pas fui si la cavalerie s’était portée à notre secours. Or tu n’as donné aucun ordre en ce sens. Hamilcar se garda bien d’intervenir. Ce qu’il aurait pu dire aurait accablé un peu plus Hannon. Ce dernier lui avait en effet interdit de venir en aide aux mercenaires, « ces lâches qui ne méritent pas la solde que leur verse Carthage ». S’il avait pu mener ses Numides à l’assaut des Romains, l’affaire aurait peut-être pris un autre tour. Mais il était trop tard pour inverser le cours des choses. Après la réunion, le fils d’Adonibaal rejoignit Épicide et Juba. Il ne desserra pas les dents de la soirée. C’était sa première défaite et il se sentait déshonoré, humilié et sali. Au loin, il entendait les cris de joie dans le camp romain où les légionnaires fêtaient leur victoire ! Quel contraste avec le camp carthaginois où régnait un épais silence. Les hommes s’étaient regroupés autour des feux et n’osaient pas parler. Ils mangeaient tristement, songeant à leurs amis qui avaient péri et dont les corps gisaient sans sépulture. Le cœur gros, Hamilcar gagna sa tente, suivi par Juba qui entendit son ami, jusque tard dans la nuit, sangloter de rage et de désespoir. Au petit matin, ils furent réveillés en sursaut par des cris de joie et par des vivats poussés par les mercenaires. Ils sortirent précipitamment, ne comprenant pas les raisons de ce brusque changement d’humeur des hommes. Bientôt, ils joignirent leurs propres voix aux acclamations qui montaient du camp carthaginois. Hannibal le prudent avait réussi à évacuer ses troupes d’Acragas. Le général assiégé avait remarqué que les légionnaires célébraient joyeusement leur victoire. Ils avaient dégarni leurs postes de garde et rappelé leurs patrouilles. Dans le plus grand silence, Hannibal le prudent avait rassemblé ses hommes et leur avait donné l’ordre de se munir de couffins remplis de paille qui leur servirent à combler une partie du fossé encerclant la ville. Par cette brèche providentielle, des milliers d’hommes se faufilèrent à travers les lignes ennemies et rejoignirent l’armée d’Hannon. Lorsqu’ils s’aperçurent qu’Acragas avait perdu ses défenseurs, les Romains y pénétrèrent et firent des milliers de prisonniers dans la population civile. Bientôt, on vit les malheureux être exposés sur les marchés d’esclaves. Une vague d’indignation secoua les villes grecques de Sicile. C’était donc ainsi que les Romains traitaient les peuples qui avaient le malheur de passer sous leur domination ! Les citoyens les plus riches sacrifièrent une partie de leur fortune et firent racheter, pour leur rendre la liberté, la quasi-totalité des captifs. Carthage elle-même paya une partie de la rançon afin de se concilier les faveurs de ses alliés et leur prouver que la cité d’Elissa n’oubliait pas ceux qui l’avaient loyalement servie. Le fils d’Adonibaal fut l’un des premiers à saluer Hannibal le prudent : — Tu as réalisé un exploit magnifique et tu as sauvé ton armée. Cela me console de notre défaite d’hier. — Je ne comprends pas pourquoi Hannon a si mal manœuvré. C’est à croire qu’il est le complice des Romains. — C’est là une grave accusation que tu portes contre lui et qui pourrait lui coûter la vie. — Rassure-toi, je tairai mes sentiments. Je pense qu’il est surtout incompétent et que le Conseil des Cent Quatre a eu tort de lui confier le commandement de cette expédition. Mais je n’ai pas envie de le voir crucifié aux portes de la ville. De plus, je sais qu’il ne manquera pas d’exploiter mon propre succès en sa faveur. Après tout, c’est sa flotte qui va nous ramener dans notre patrie. — Nous quittons la Sicile ? — Nos garnisons sur place suffisent amplement à protéger nos colonies et nos alliés. Nous n’avons pas besoin d’immobiliser plus de cinquante mille hommes dont l’entretien coûte cher. De plus, nous avons toujours la maîtrise de la mer et c’est cela qui importe. Crois-moi, les hostilités ne reprendront pas avant plusieurs mois. Les Romains se sont emparés d’Acragas mais ils ont subi de lourdes pertes et ils doivent, eux aussi, reconstituer leurs forces. Hannibal le prudent avait vu juste. Le lendemain, la flotte d’Hannon fit voile vers Carthage après que l’armée eut incendié ses campements et détruit les équipements qu’elle ne pouvait emporter. Toute la journée, les mercenaires et les Numides avaient parcouru le champ de bataille pour ramasser les cadavres de leurs compagnons qui furent brûlés sur d’immenses bûchers dont certains rougeoyaient encore quand les navires s’éloignèrent des côtes siciliennes. Chapitre 6 Nonobstant les mauvaises nouvelles dont elles étaient porteuses, les troupes d’Hannon et d’Hannibal le prudent reçurent un accueil triomphal à Carthage. Dès que la flotte fut signalée à l’entrée de la baie, la foule se massa sur les quais du port marchand et sur les murailles de la ville pour l’accueillir. Dès qu’ils purent se disperser dans les rues, les mercenaires furent fêtés par les passants qui leur offraient à boire et les couvraient de menus cadeaux. Hamilcar, lui, gagna avec Juba et Epicide la demeure des Barca à Mégara. Épuisé par toutes les épreuves subies, il dormit deux nuits et deux jours d’affilée. Les esclaves avaient reçu pour consigne de ne le réveiller sous aucun prétexte et de ne laisser personne pénétrer dans ses appartements, pas même son père. Ses ordres furent strictement respectés et les envoyés de l’Amirauté, venus lui apporter des messages d’Hannibal le prudent, repartirent bredouilles. Quand il émergea du sommeil, Hamilcar prit un long bain comme s’il voulait se purifier de la salissure de la défaite. Juba massa ensuite son ami et oignit son corps noueux d’huile et de parfums. Un barbier vint le raser et, après tous ces préparatifs, les esclaves lui servirent une copieuse collation. Il venait à peine de finir de se restaurer quand son père, l’air soucieux, fit son entrée : — Je vois que tu as récupéré tes forces ! — Adonibaal, je ne voulais pas t’offenser mais j’étais épuisé et j’ai préféré prendre un peu de repos avant de te rencontrer. — Tu as bien fait et je ne te reproche rien. Je suis ravi de constater que tu es maintenant en bonne forme. Je vais avoir besoin de toi dans les jours et les semaines qui viennent et je préfère te savoir vaillant et débordant d’énergie. Tu en auras besoin. — Que se passe-t-il ? — Baalyathon et ses amis s’agitent au Sénat. Nos revers en Sicile ont renforcé le camp des partisans de la paix avec Rome. Ces défaitistes parlent même d’envoyer une ambassade sur les bords du Tibre. Ils ont eu l’impudence de le proposer lors de la dernière séance de notre assemblée. — Comment ont réagi tes collègues ? — Par des cris d’indignation et par des anathèmes. Votre flotte n’était pas encore de retour et nous ne savions pas combien de familles de la ville porteraient le deuil d’un des leurs. Et ces impudents nous proposaient de discuter avec leurs bourreaux ! Leur conduite impie a été sévèrement jugée mais je les suspecte d’attendre une occasion plus favorable pour reformuler leur offre. À ce moment-là, nous aurons besoin de solides arguments pour convaincre les sénateurs de la nécessité de poursuivre la guerre. — Que puis-je faire ? — J’ai parlé avec Hannibal le prudent qui t’apprécie et m’a fait le plus grand éloge de tes qualités militaires. Il sera nommé prochainement à la tête de nos troupes en Sicile et, en attendant, il s’est installé dans le bâtiment de l’Amirauté. Je souhaite vivement que tu viennes travailler à ses côtés. — Avec joie. Servir pareil chef est un honneur et un privilège. Je me présenterai dès aujourd’hui auprès de lui. Hamilcar ne s’attarda pas à Mégara. Avec Juba, il gagna à bride abattue la ville et se fit conduire au port militaire où régnait une fiévreuse agitation. Dans les loges, les ouvriers s’affairaient à réparer les navires et à changer leurs agrès ainsi que leurs voiles. Des bateaux, particulièrement endommagés, avaient été mis en cale sèche et les charpentiers remplaçaient certaines parties de la coque en s’aidant de plans soigneusement conservés dans les archives. Hannibal le prudent accueillit avec empressement le fils du sénateur : — Il me tardait de te revoir. Ton père t’a-t-il parlé ? — Oui et c’est avec reconnaissance que j’accepte ta proposition. Que dois-je faire ? Tu es pressé et je ne veux pas te faire perdre ton temps. — J’apprécie ta fougue mais le travail que je te demande est de longue haleine. — Quel est-il ? — Je veux que tu suives de près tout ce qui concerne la Sicile et Rome. Interroge les marins qui se présentent au port marchand ainsi que les commerçants de toutes origines qui le fréquentent. Questionne-les minutieusement sur leurs voyages, sur ce qu’ils ont vu et entendu. Envoie aussi des hommes dans le plus grand secret à Acragas, à Syracuse et à Rome afin qu’ils observent ce qui se passe chez nos ennemis. — Je vois. Mais j’ose espérer que tu penseras à moi quand tu repartiras en Sicile car je n’ai pas envie de passer ma vie ici. — Je te le promets. Dis-moi, ton ami Juba est-il sûr ? — Je réponds de lui sur ma tête. — Si tel est le cas, n’hésite pas à l’utiliser. J’ai peur que les Romains ne s’abouchent avec les Numides et je voudrais sonder leurs intentions. Hamilcar prit sur-le-champ ses nouvelles fonctions. Pour des raisons de commodité – l’accès au port militaire était sévèrement réglementé –, il s’installa dans un entrepôt du port marchand. Dès qu’un navire était signalé et s’amarrait le long du quai, Juba et lui montaient à bord pour l’inspecter et ils s’efforçaient de nouer des liens d’amitié avec son capitaine. Souvent, ceux-ci, flattés d’avoir affaire à un fils de sénateur ou désireux de se ménager des protections pour l’avenir, lui faisaient de longues confidences. Hamilcar les invitait parfois dans sa résidence de Mégara et, là, le vin l’aidait à délier la langue de ses interlocuteurs. Sa décision la plus difficile à prendre fut d’envoyer Juba à Rome. Un soir, alors qu’ils s’étaient retirés dans leur chambre et étaient allongés l’un contre l’autre, Hamilcar questionna son ami : — Juba, nous sommes plus que des frères. — Quelle question stupide ! Tu sais que je t’aime. — Mon père nous le reproche assez. — C’est le privilège des jeunes et beaux garçons que d’être unis par une amitié qui n’a rien de déshonorant. Je sais bien qu’un jour, tu préféreras à ma compagnie celle des femmes et que mon père lui-même doit songer à l’épouse qu’il me destine. Je m’en moque. Il me suffit pour l’heure d’être avec toi. — Tu sais que j’aime ta présence, Juba. J’ai pourtant un immense service à te demander et il me brise le cœur. Car, si tu acceptes, nous serons séparés pendant de longs mois. — Quelle est donc cette mission ? — Aimes-tu Carthage ? — Que puis-je te dire ? Mon père, lorsqu’il a été vaincu par vos troupes, a dû fournir des otages au nombre desquels je figurais. J’ai été élevé avec toi grâce à la générosité d’Adonibaal. Je ne suis pas carthaginois mais numide, cependant je suis fidèle à Carthage parce qu’elle est ta cité et parce qu’elle m’a comblé de bienfaits. — Ton peuple ne serait-il pas tenté de se révolter contre nous si les Romains leur promettaient de l’aide ? — Il aurait de bonnes raisons de le faire car vous les écrasez de lourds impôts. Pourtant, ils ne le feront pas. — Pourquoi ? — Parce que vous ne cherchez pas à vous établir sur nos terres. Vous nous contrôlez, vous nous surveillez et vous nous condamnez à vous payer d’énormes tributs. Mais vous ne désirez pas étendre votre territoire et installer des villes et des forteresses au-delà du vaste fossé que vous avez creusé pour délimiter la fin de vos possessions. Epicide m’a beaucoup parlé des Romains et j’ai appris de lui une chose : ceux-ci n’ont jamais cessé de créer des colonies et des cités, dans le Latium puis en Campanie, pour y installer leurs vétérans et leur trop-plein de population. S’ils prenaient par malheur pied sur ces rivages, ils agiraient de même et nous repousseraient vers les montagnes. Voilà pourquoi mon peuple vous préférera et vous demeurera fidèle. — Juba, mon ami, j’aime ta franchise et ton intelligence. Je sais maintenant, encore plus qu’avant, que je puis avoir confiance en toi et que tu rempliras scrupuleusement la mission que je vais te confier. — Quelle est-elle ? — Tu partiras pour la Gaule et, de là, tu gagneras Rome. Présente-toi à un fils de sénateur – peut-être est-il déjà sénateur lui-même – Marcus Atilius Regulus que j’ai jadis rencontré à Rhêgion. Dis-lui qui tu es et raconte-lui que ton père, en tant que roi des Numides, t’a chargé de savoir à quelles conditions Rome accepterait de l’aider à secouer le joug carthaginois. Puis reviens le plus rapidement possible pour me faire ton rapport. Le départ de Juba fut plus dur à supporter que prévu par le fils d’Adonibaal. Pendant des mois, Hamilcar eut du mal chaque soir à trouver le sommeil. Son compagnon lui manquait et il était taraudé par la crainte de lui avoir peut-être fait une confiance excessive. Un matin, on lui annonça l’arrivée d’un navire marchand en provenance de Panormos. Il partit l’inspecter et eut la surprise d’apercevoir Juba à l’avant du bateau qui pénétrait dans le port. Les deux hommes s’étreignirent longuement au pied de la passerelle, puis gagnèrent l’entrepôt où Hamilcar avait installé ses quartiers. — Juba, mon frère, quelle joie de te retrouver après une aussi longue absence ! — Moi aussi, j’ai attendu ce moment avec impatience. Il me tardait de revoir nos rivages. — As-tu été à Rome ? — J’ai agi selon tes instructions. J’ai débarqué en Gaule et j’ai découvert un navire en partance pour Ostie. A mon arrivée dans la cité de Romulus, j’ai cherché à entrer en contact avec ton ami. Cela n’a pas été facile. Tu avais raison, il est devenu sénateur mais il vit à la campagne où il exploite lui-même ses terres. Les uns l’admirent pour cela, les autres se moquent de lui et prétendent qu’il est trop avare pour payer un fermier. Je me suis rendu chez lui et je lui ai exposé le but de ma visite. — Quelle a été sa réaction ? — Elle va te surprendre. Elle a été négative. Quand je lui ai proposé l’aide des Numides, il m’a sèchement répliqué : « Rome devra toujours ses victoires à elle-même. » Visiblement, ces gens-là sont trop fiers pour admettre avoir besoin d’alliés à moins qu’ils ne s’estiment supérieurs à tous les autres peuples. — Voilà un renseignement intéressant. Qu’as-tu d’autre à m’apprendre ? — Rome construit une flotte. — Que dis-tu ? — Rome construit une flotte. Elle n’en avait pas jusqu’à présent et faisait appel aux navires de ses partisans. Cette fois-ci, son Sénat a levé un impôt exceptionnel et les questeurs de la marine ont mis en chantier vingt trirèmes et cent quinquérèmes. — Comment ont-ils fait pour se procurer les plans de ces navires ? — N’avez-vous pas perdu récemment une quinquérème ? — Effectivement, l’un de nos navires n’est pas rentré au port. Nous avons pensé que, pris dans une tempête, il avait fait naufrage. — Tu as tort. Le navire a échoué sur les côtes romaines. Les consuls ont fait massacrer l’équipage pour qu’il n’y ait aucun témoin de cette affaire et l’épave a été conduite dans le plus grand secret à Ostie. Elle a servi de modèle aux ouvriers de l’arsenal et, comme ceux-ci sont d’habiles charpentiers, ils ont pu, après quelques échecs, bâtir des navires aussi solides que les nôtres. Et je t’ai gardé le plus amusant pour la fin. — Qu’y a-t-il de drôle dans cette affaire ? — Les Romains sont des gens pressés. Ils ont donc acheté des centaines d’esclaves pour les transformer en rameurs et ils ont commencé leur entraînement bien avant que le premier navire ne soit sorti de leurs chantiers. Je me suis moi-même rendu à Ostie pour le voir de mes propres yeux. Sur le rivage, ils avaient installé des bancs de bois pour les rameurs et ils apprenaient à leurs esclaves à se rejeter tous ensemble en arrière puis à se redresser pour se pencher en avant et lancer les bras devant eux, toutes tâches qu’ils auront à accomplir quand ils seront enchaînés au fond de la cale. Les gardes-chiourme étaient là, certains tapant sur des tambours pour donner à leurs élèves la cadence. Le spectacle était étonnant et les paysans des environs venaient le contempler en s’esclaffant. — Ton rapport est d’une importance extrême et je dois en communiquer la teneur immédiatement à Hannibal le prudent et au Conseil des Cent Quatre. Va à Mégara. Je te retrouverai plus tard. Hamilcar se fit conduire au bâtiment de l’Amirauté où il fut reçu par Hannibal le prudent. De là les deux hommes gagnèrent le Sénat et demandèrent audience au Comité des Cinq présidé par Adonibaal. Quand Hamilcar eut terminé d’exposer les renseignements apportés par Juba, son père hocha gravement la tête : — Voici la nouvelle la plus grave qui nous soit parvenue depuis le début de la guerre. Si les Romains ont une flotte, ils ne tarderont pas à vouloir nous disputer la maîtrise de la mer, c’est-à-dire la source même de la puissance de Carthage. Cela va faire réfléchir tous les partisans de Baalyathon qui croient encore à la possibilité d’un compromis avec notre adversaire. Celui-ci a dévoilé ses véritables intentions. Entre nos deux villes, c’est désormais une lutte à mort. Si Rome devenait capable de remporter des victoires sur mer, je ne donnerais pas cher de l’avenir de Carthage. Nous devons agir immédiatement. Hannibal le prudent, tu partiras avec une partie de la flotte pour Panormos. Boodès, membre du Conseil des Cent Quatre, t’accompagnera ainsi qu’Hamilcar. Dès que vous aurez repéré la flotte romaine, attaquez-la et détruisez-la, jusqu’au dernier navire. Nous attendrons que votre messager vienne nous apporter la nouvelle de votre victoire pour offrir un sacrifice solennel à Baal Hammon. Lorsqu’il apprit que son ancien élève avait reçu l’ordre de gagner Panormos, Épicide vint le trouver : — Tu sais, Hamilcar, que je te suis dévoué et fidèle. Aussi ne prends pas mal la supplique que je vais te présenter. M’autorises-tu à rester à Carthage et à ne pas t’accompagner pour ce voyage ? — Pourquoi ? — Tu le sais, j’ai grandi à Panormos où j’ai servi comme esclave dans l’une des plus riches familles de la ville. Revoir cette dernière serait au-dessus de mes forces. — Es-tu sûr de me dire toute la vérité ? — Ce que je te dis est vrai et, si tu daignes m’accorder ta confiance, tu n’as pas besoin d’en savoir plus. — Je respecte tes scrupules. Te connaissant, ils ne peuvent être que nobles. Je te retrouverai à mon retour. La flotte carthaginoise cingla vers Panormos dont l’immense baie en forme de conque constituait un lieu de mouillage idéal. Avec Juba, Hamilcar fut logé chez Alcaïos, l’un des citoyens les influents de la cité. Veuf et sans enfants, il mit à la disposition de ses deux hôtes la plus grande partie de sa maison et leur rendit visite pour s’assurer qu’ils ne manquaient de rien : — Hamilcar, je regrette d’avoir à t’offrir l’hospitalité d’un vieil homme. Tu aurais été mieux logé chez d’autres de mes compatriotes. — Alcaïos, nous sommes heureux d’être chez toi et je tiens à te remercier de tes multiples attentions. — D’où tiens-tu ta parfaite connaissance du grec ? Tu t’exprimes dans cette langue comme l’un d’entre nous. — Je l’ai apprise de mon précepteur, un homme originaire d’ici. Il m’a dit qu’il était né à Panormos, de condition servile, et qu’il avait été éduqué dans une famille riche pour devenir le précepteur des enfants de son maître. Fait prisonnier par les Carthaginois durant une guerre, il fut vendu à mon père. C’est à lui que je dois tout ce que je sais. — Une question me brûle les lèvres : ne s’appelait-il pas Épicide ? — Comment le sais-tu ? — Parce qu’il était effectivement mon esclave. J’ignorais qu’il avait été pris par les Carthaginois. Sache en tout cas qu’il n’était pas prisonnier de guerre. Il s’est enfui de chez nous parce que j’avais donné l’ordre de le faire fouetter. — Pour quelle raison ? — Il avait emmené en promenade mon fils unique sur les collines dominant la ville. Ayant perdu leur chemin, les deux en furent quittes pour passer une nuit à la belle étoile. Mon fils s’en amusa beaucoup. C’était un jeu pour lui. Ma femme, par contre, entra dans une violente colère et exigea de moi que je fasse châtier de manière exemplaire Épicide. Il fut enfermé dans l’ergastule et, quand on vint le chercher pour la punition, il avait disparu. Son départ m’a beaucoup chagriné. C’était un excellent précepteur et je constate que tu as bien profité de ses leçons. — Je comprends mieux. — Tu comprends mieux quoi ? — Certaines choses dont je reparlerai avec lui à Carthage. Si tu le souhaites, je suis prêt à te dédommager pour sa fuite. Je ne voudrais pas avoir à te le livrer, comme tu serais en droit de l’exiger. — Ne te fais aucun souci. Ma femme et mon fils sont morts. A mon âge, je n’ai plus besoin de maître de grec. À quoi me serait-il utile ? J’ai plus d’esclaves qu’il n’en faut pour entretenir cette maison et, quand viendra l’heure de ma mort, j’entends les affranchir. — Les affranchir ? — Oui, leur accorder la liberté. Je te l’ai dit, je n’ai plus d’héritiers et je léguerai mes biens à ma cité, à l’exception de mes serviteurs. Je ne veux pas qu’ils soient envoyés dans les mines ou vendus à l’encan. Ce serait mal récompenser leur loyauté à mon égard. — Tu es un curieux personnage, Alcaïos, et je suis heureux d’avoir eu le privilège de te rencontrer. Quelques semaines après son arrivée à Panormos, Hannibal le prudent apprit qu’une flotte romaine, construite en trois mois, composée de dix-sept navires et commandée par le consul Cnœus Cornélius Scipion se dirigeait vers Lipara. C’était le port principal des îles Lipari, situées à l’extrémité nord de la Sicile. Il donna immédiatement l’ordre à Boôdès et à Hamilcar de se porter à la rencontre de l’ennemi et de le tailler en pièces. Les deux hommes décidèrent de prendre avec eux vingt quinquérèmes et, grâce à un vent favorable, purent parcourir rapidement la distance entre Panormos et Lipara. Parvenus devant le port, ils découvrirent les dix-sept navires romains mouillant tranquillement. Comme les Carthaginois étaient arrivés de nuit, ils avaient pu se disposer de manière à fermer totalement l’entrée du port. Quand ils se réveillèrent, les Romains s’aperçurent qu’ils étaient cernés et dans l’incapacité absolue de manœuvrer. La panique s’empara de leurs équipages qui abandonnèrent leurs bateaux pour se réfugier à l’intérieur des terres où la cavalerie d’Hamilcar, promptement débarquée, les massacra. Le malheureux consul, lui, fut fait prisonnier. Conduit devant Boôdès et le fils d’Adonibaal, il fit preuve de résignation : — Les dieux m’ont abandonné. — Tu veux dire tes hommes, ironisa Boôdès. — Noble Carthaginois, n’ajoute pas à ma douleur l’offense d’un blasphème. Un jour, peut-être, tu te trouveras dans la même situation que moi. Crois-moi, le sort de cette expédition était décidé bien avant son départ. Nous avons dû offenser Jupiter en ne lui offrant pas les sacrifices appropriés. Peu importe. Désormais, moi, Cnœus Cornélius Scipion, suis votre prisonnier. Faites de moi ce que vous voulez. — Pardonne ma curiosité, l’interrompit Hamilcar, mais es-tu parent d’un nommé Caïus Cornélius Scipion ? — Oui, c’est mon neveu. Comment le connais-tu ? — Je l’ai jadis rencontré à Rhêgion. — Il siège maintenant au Sénat. — Si Boôdès le permet, par amitié pour lui, je te rends ta liberté. Va à Rome et dis à tes concitoyens que Carthage met une seule condition à la paix : la stricte application des traités conclus entre nos deux cités. Quittez la Sicile et ne vous aventurez plus sur la mer. — Je te remercie de ta générosité mais je doute fort que le Sénat romain se rende à vos recommandations. Néanmoins, qu’un de tes officiers m’accompagne. Je lui garantis un sauf-conduit. Il te portera notre réponse. Après un long conciliabule avec Boôdès, Hamilcar chargea Azarbaal, un jeune capitaine à fière allure, d’escorter jusqu’à Rome le consul. Quand il revint, après plusieurs semaines d’absence, il était porteur de mauvaises nouvelles. Il se fit conduire chez Hamilcar qui le reçut en présence de Boôdès. Ce dernier fut le premier à le questionner : — Les Romains ont-ils compris la leçon que nous leur avons infligée ? — Non. Ils ont accueilli Cnœus Cornélius Scipion avec des quolibets. Ils l’ont même affublé du sobriquet d’Asina, c’est-à-dire l’ânesse, pour mieux stigmatiser la stupidité de sa conduite. Mais ils sont décidés à poursuivre la guerre. — As-tu été reçu par le Sénat ? — Je n’ai pas eu ce privilège même si nos ennemis ont scrupuleusement respecté le sauf-conduit dont j’étais porteur. Mais j’ai pu rencontrer, Hamilcar, ce Caïus Cornélius Scipion, dont tu nous avais parlé, tu sais, le neveu du consul. — Que t’a-t-il dit ? — Il te remercie de ta générosité et de ta manière de respecter votre serment. Cela étant, c’est lui aujourd’hui le principal partisan de la poursuite du conflit. Il estime que son oncle a déshonoré le nom de sa famille et qu’il appartient à un Cornélius Scipion de laver cet affront en écrasant Carthage même si cela doit prendre des générations. Rome n’est pas près de nous pardonner cette victoire de Lipara. — Je ne comprends que trop bien son attitude et j’ai de sombres pressentiments pour l’avenir. Mieux vaut pour nous, conclut Hamilcar, regagner Panormos avec les navires romains que nous avons capturés. La mauvaise saison arrive et nous devons préparer la prochaine campagne. Quand l’on put à nouveau naviguer sur la grande mer, Hamilcar fut chargé de convoyer jusqu’à Carthage les dix-sept navires pris aux Romains. La ville réserva aux marins un accueil triomphal et chacun se rappela, pour mieux s’en moquer, les paroles imprudentes du consul Appius Claudius : « Les Romains sont des élèves qui ont toujours dépassé leurs maîtres. » La belle affaire ! Boôdès s’était chargé de leur infliger un cinglant démenti. Avant de s’embarquer à nouveau sur des bateaux, ces apprentis marins y regarderaient à deux fois. Dans les tavernes du port, on se gaussait ouvertement du consul Cnœus Cornélius Scipion et de son sobriquet d’ânesse. À peine débarqué, Hamilcar fut conduit devant le Comité des Cinq pour faire son rapport sur la situation en Sicile. A la surprise de tous, il ne se montra pas d’un enthousiasme excessif. Pour lui, la défaite de Lipara était un simple épisode dans une longue guerre et les Romains chercheraient à se venger par tous les moyens de cet échec infamant. Il ne fallait pas sous-estimer leur détermination. Quand il eut terminé son exposé, son père l’interrogea : — J’ignorais que tu étais devenu un partisan de Baalyathon. — Qu’entends-tu par là ? — La victoire nous sourit et tu nous tiens des propos pessimistes comme s’il nous fallait faire la paix avec Rome. — Autrefois, Adonibaal, tu me reprochais d’être trop fougueux et tu m’exhortais à faire preuve de calme et à analyser froidement la situation. C’est ce que je fais. Je ne crois pas à une entente possible avec Rome, contrairement à Baalyathon. Mais un excès d’orgueil peut nous inciter à prendre de mauvaises décisions. — Peut-être as-tu raison. Nous en saurons plus lorsque Hannibal le prudent nous fera parvenir des informations sur ses opérations en Sicile. Dès qu’il put gagner Mégara, Hamilcar s’empressa de convoquer Épicide. Celui-ci accourut immédiatement pour le saluer : — Bienvenue à toi, fils d’Adonibaal. On m’a raconté tes exploits et je t’en félicite. — Et moi, je t’apporte le salut d’Alcaïos. En entendant ce nom, le précepteur baissa la tête : — Tu sais donc. — Oui, je sais pourquoi tu n’as pas voulu m’accompagner à Panormos. Tu avais peur d’être réclamé par ton ancien maître. C’est pour cela que le voyage était, paraît-il, au-dessus de tes forces. Tu ne m’as pas menti, mais tu ne m’as pas dit la vérité. — Ordonne et dispose de moi comme tu l’entends. — C’est bien ce que je compte faire en suivant à la lettre les instructions d’Alcaïos. — Je retournerai donc le servir à Panormos. Il a sans doute des petits-enfants qui ont besoin d’un précepteur. Dommage, j’aurais tant aimé avoir pour élèves tes fils ! — Tu les auras. Alcaïos est un sage. Son fils est mort et il n’a plus de famille. Il a décidé d’affranchir ses serviteurs à sa mort. Je n’ai pas la patience d’attendre celle-ci. Aussi, avec l’autorisation de mon père, je te rends ta liberté. À partir d’aujourd’hui, Épicide, tu n’es plus un esclave mais un homme libre. — Tu me fais le plus beau et le plus redoutable des cadeaux, Hamilcar. Je suis né esclave et l’ai toujours été, sauf pendant les quelques semaines entre ma fuite de Panormos et ma capture par vos soldats. J’errais alors dans les montagnes et, lorsque les Carthaginois m’ont fait prisonnier, j’ai été presque soulagé. Les choses reprenaient leur cours normal. Maintenant, je ne sais trop que faire. — Nul ne te chasse, Épicide. Tu peux continuer à vivre ici, à Mégara. Tu trouveras bien à quoi t’employer jusqu’à ce que naissent mes fils. — J’aurais beaucoup à leur raconter sur leur père et sur ses prouesses. Pendant plusieurs semaines, Carthage vécut dans l’euphorie. Le bruit de sa victoire s’était répandu dans tous les ports de la grande mer et les navires marchands affluaient vers elle. Un matin, la trompette de l’Amirauté retentit, déchirant le silence qui planait encore sur la cité. Une flotte de guerre était en vue. Bientôt, on la vit entrer dans la baie puis dans le chenal menant au port marchand. Sur les quais, la foule cessa bientôt de pousser des acclamations. Les trirèmes et les quinquérèmes portaient toutes les traces des coups reçus au combat. Sur certaines, les tours de commandement avaient été détruites. Sur d’autres, les rebords du bastingage avaient été à moitié arrachés. Les rangs des rameurs paraissaient clairsemés. Sur le pont, les officiers et les soldats avaient l’air épuisés et le teint grisâtre des vaincus qui redoutent d’avoir à se présenter devant les leurs. À la proue du navire de tête, se trouvait Hamilcar, le visage balafré par une cicatrice. Dans les rues de la ville, les rumeurs les plus folles commencèrent à circuler. On parlait d’une éclatante victoire remportée par Carthage en dépit de lourdes pertes. Certains prétendaient même que des ambassadeurs romains, venus demander la paix, étaient à bord de la quinquérème d’Hannibal le prudent. Quelques marchands, jouant les personnages importants, affirmaient même être au courant des dispositions du prochain traité entre les deux villes. Dans l’après-midi, le Conseil des Cent Quatre et le Sénat se réunirent pour entendre le rapport du général en chef des troupes carthaginoises en Sicile. Hamilcar, qui l’avait rejoint au port militaire, avait obtenu de lui de pouvoir l’accompagner comme aide de camp mais son vieil ami ne lui avait fait aucune confidence sur ce qui s’était passé. A son air morose, le fils d’Adonibaal avait toutefois compris qu’il n’était pas porteur de bonnes nouvelles. Une foule énorme s’était rassemblée sur le maqom et les deux hommes eurent du mal à se frayer un passage jusqu’au bâtiment du Sénat. Après une courte attente, on les fit pénétrer dans la grande salle où tous les magistrats de la cité avaient pris place, l’air grave et préoccupé. Le père d’Hamilcar présidait la séance et, sur un ton sévère, s’adressa à Hannibal le prudent : — Pourquoi ce retour précipité ? Nous te croyions en Sicile, occupé à guerroyer contre les Romains. Nous ne t’avons jamais donné l’ordre de regagner Carthage. — Tu as raison, illustre sénateur, mais j’ai voulu mettre notre flotte à l’abri. — Notre flotte ? Elle est loin d’être au complet. Où sont les autres navires ? — Coulés ou capturés par les Romains. Un énorme cri de douleur parcourut toute l’assemblée. Certains sénateurs s’étaient levés et pointaient un bras vengeur vers l’officier, l’accablant d’insultes et de reproches. Adonibaal dut user de toute son autorité et menacer de faire appeler les gardes pour rétablir un semblant d’ordre : — Hannibal le prudent, je sais que tu ne parles pas à la légère et que tu ne chercheras pas à nous dissimuler la vérité. Nous attendons tes explications. — Après notre victoire à Lipara, les Romains ont fait appel à un nouveau consul, Caïus Duilius, pour prendre le commandement de leur flotte. Cet homme est un véritable démon, l’ennemi le plus redoutable que j’ai eu à affronter. Après deux ou trois engagements avec nos bateaux, il a compris que nos victoires étaient dues à une seule raison : notre habileté à éperonner les navires ennemis et à les couler. C’est ainsi que nous avons toujours procédé et c’est pourquoi, de nos ateliers du port militaire, sortent de lourds éperons de fer capables de briser les charpentes les plus solides. — Cette tactique est la bonne, tu le sais. — Elle était la bonne car ce maudit Caïus Duilius a changé les règles du combat naval. Il a fait installer à la proue de ses bateaux un poteau rond, d’une hauteur de quatre orgyes et d’un diamètre de trois palmes, au sommet duquel se trouve fixée une poulie, à laquelle était rattachée par un câble une passerelle de bois se terminant par une masse en fer en forme de pilon. Croyez-moi, nobles sénateurs, la vue de cette installation a de quoi glacer les cœurs des plus vaillants. — Comment s’en servent-ils ? — Ils se refusent à éperonner nos navires mais ils s’arrangent pour manœuvrer de telle manière que deux ou trois de leurs bateaux encerclent l’un des nôtres. Alors, ils font glisser leurs passerelles, qu’ils nomment des « corbeaux », sur le pont de l’adversaire. Le navire de celui-ci est alors immobilisé et leurs soldats passent à l’abordage en se protégeant de leurs boucliers. C’est ainsi qu’ils ont procédé à Mylaï. On m’avait informé que leur flotte s’était rassemblée là et j’ai, conformément à vos ordres, voulu la disperser. Je n’ai négligé aucune précaution. J’avais avec moi cent trente navires dont une heptère que nous avions prise jadis au roi Pyrrhus. J’ai disposé mes navires en ordre d’attaque afin d’éperonner les bateaux romains et je me suis avancé avec mon heptère et trente quinquérèmes. C’est alors que les Romains ont manœuvré comme je vous l’ai expliqué et ont immobilisé notre avant-garde. Nous avons combattu des heures durant au corps à corps sur le pont et j’ai dû finalement abandonner mon heptère pour rejoindre le reste de la flotte. — Combien de navires as-tu perdus ? — Une cinquantaine. Il m’en reste une centaine. Si j’ai toutefois osé reparaître devant vous, car je connais le sort que vous réservez habituellement aux généraux vaincus, c’est parce que, après cette défaite, j’ai remporté une victoire. — Laquelle ? s’enquit, le ton mauvais, Baalyathon. — Les troupes romaines, après leur succès, avaient débarqué à Panormos. Des habitants de la cité sont venus me trouver pour m’expliquer qu’ils se querellaient entre eux, chacun de leurs chefs prétendant revendiquer pour lui le mérite de la victoire. J’ai fait débarquer de nuit mes troupes et j’ai pu surprendre les Romains et en tuer plus de quatre mille. Le reste, à ce que je sais, s’est replié sur Messine. — Tu peux te retirer, dit Adonibaal. Le Sénat va délibérer et te fera connaître ses décisions. Le général sortit, suivi de son aide de camp. Tard dans la soirée, le père d’Hamilcar les rejoignit. — Tu as sauvé ta tête, Hannibal le prudent. Tu ne seras pas crucifié. — Qui a osé proposer pareille infamie ? demanda le fils du sénateur. — Baalyathon. Mais je l’ai remis à sa place. Je lui ai dit : « Comment toi, partisan de la paix avec Rome, peux-tu vouloir condamner à mort celui qui a été vaincu par tes amis ? Tu risques d’avoir à leur rendre des comptes ! » Les autres sénateurs ont ri et j’ai pu leur rappeler tes exploits passés, ta loyauté et ton dévouement. Je leur ai aussi expliqué qu’avec l’invention de ces maudits corbeaux nous devions modifier notre tactique de combat sur mer. Avec les membres du Comité nous avons décidé que tu partiras, dès que tes navires seront prêts, pour la Sardaigne. Tu y recruteras des mercenaires et tu escorteras les bateaux qui doivent rapporter de cette île l’huile et le blé dont nous avons besoin. — Hamilcar m’accompagnera-t-il ? — Non. Il reste ici. La ville n’est pas sûre depuis qu’elle a appris nos revers. La populace gronde et je redoute des émeutes qui pourraient être fomentées par les amis de Baalyathon. Le Conseil des Cent Quatre a décidé de lui confier le commandement de la garde du Sénat. A la place de mon fils, tu devras te contenter de Giscon, un proche de Baalyathon, qui a imposé sa désignation. Méfie-toi de lui, c’est un être vil et sournois. Mais, si tu te bats, il ne risque guère de te gêner. Il a une peur bleue de prendre un mauvais coup. — Merci, Adonibaal. Je te sais gré de ce que tu as fait pour moi. J’espère mériter, par ma conduite en Sardaigne, la confiance dont tu m’honores. *** Durant plusieurs semaines, Hamilcar ne dormit guère. Carthage était en ébullition. Ceux qui avaient joué les importants en annonçant la conclusion prochaine d’une paix avec les Romains se répandaient maintenant en calomnies sur le Conseil des Cent Quatre et sur Hannibal le prudent. Dans les tavernes du port, les partisans de Baalyathon payaient à boire aux charpentiers, aux tisserands et aux potiers et leur vantaient la sagesse de leur maître. Ils s’esquivaient dès que les soldats de la garde faisaient leur apparition. Ils redoutaient d’avoir à subir un interrogatoire. Une seule chose inquiétait vraiment le fils d’Adonibaal. Les Numides se faisaient plus rares en ville. Pis, ils n’avaient pas encore versé leur tribut annuel et plusieurs agents du Sénat, dépêchés chez le père de Juba, étaient revenus bredouilles. Le roi, leur avait-on dit, était parti chasser l’éléphant, aux confins de son royaume, et cette expédition devait durer plusieurs mois. Juba avait tenté de rassurer son ami en lui expliquant que Carthage aurait bien besoin, un jour ou l’autre, de ces éléphants. Les caisses de son Trésor étaient suffisamment remplies pour que le versement du tribut puisse être retardé. Hamilcar savait que son ami ne lui mentait pas. Il était sincère. Mais cela ne laissait en rien présager de l’attitude de son peuple dont il était trop éloigné pour partager les sentiments, la colère et les espoirs. Questionné par son fils, Adonibaal s’était dit lui aussi préoccupé mais estimait qu’il était plus prudent d’attendre. Il ne fallait en aucun cas manifester le moindre soupçon envers les Numides ni provoquer leur colère en tentant de lever le tribut contre leur gré. Les Romains, eux, ne se manifestaient pas. Des marchands avaient raconté à Hamilcar que leur consul, Caïus Duilius, avait reçu les honneurs du triomphe. Le Sénat et le peuple l’avaient escorté jusqu’au Capitole pour rendre grâces à Jupiter dans son temple. Il avait fait édifier une colonne dans laquelle il avait fait enchâsser les éperons des navires pris à l’ennemi. Ne négligeant aucun ridicule, il avait même fait voter par le Sénat une loi lui accordant le privilège d’être reconduit chez lui après le souper à la lumière des flambeaux et au son des flûtes. De quoi irriter les Cornélius auxquels on reprochait toujours la défaite de Lipara. Alors qu’il était de garde au Sénat, Hamilcar vit un jour Giscon se présenter devant le bâtiment et demander à être reçu par Adonibaal. Il l’escorta jusqu’à son père qui lui fit signe de rester durant l’entrevue. — Je suppose que tu arrives de Sardaigne. — Oui et j’ai de mauvaises nouvelles. — Que s’est-il passé ? — Les Romains ont encerclé notre flotte et l’ont détruite. — Qu’est devenu Hannibal le prudent ? — Lorsque l’attaque s’est produite, il était à terre, avec ses hommes, en train de mater une révolte des Sardes. Quand ses soldats ont compris qu’ils étaient désormais bloqués dans l’île et qu’ils risquaient d’être faits prisonniers, ils ont décidé de le juger et ont constitué un tribunal. — Qui le présidait ? — Moi. — Quelle fut la sentence ? — La mort par crucifixion. Elle a été exécutée immédiatement. Hamilcar sortit son glaive de son fourreau dans l’intention de frapper Giscon mais son père l’en empêcha. — Et toi Giscon, comment as-tu fait pour gagner Carthage ? Je suppose que tu n’es pas venu avec nos soldats qui doivent se trouver encore en Sardaigne. — L’un de nos navires marchands a fait escale à côté de notre camp et j’ai pu monter à bord pour apporter au Conseil des Cent Quatre les informations dont tu as eu la primeur. — Je t’en remercie. Mes collègues seront prévenus. Tu peux disposer. Je crois que tu as bien mérité de prendre un peu de repos. Giscon s’éloigna, se retournant plusieurs fois à la dérobée pour vérifier que le fils du sénateur ne tentait pas de le suivre afin de le tuer. Serrant les poings de rage, Hamilcar était resté auprès de son père qu’il apostropha : — Pourquoi ne m’as-tu pas laissé tuer ce chien ? — A quoi cela aurait-il servi ? Il n’est pas coupable. Il a agi sur ordre de Baalyathon. Ce dernier voulait perdre Hannibal le prudent, il a eu gain de cause. — Par Melqart, je jure que je vengerai la mort de mon ami. Giscon devra répondre de son forfait, lui ou son fils ou son petit-fils. — Je comprends ta colère mais elle aurait pu se manifester lorsque l’amiral Hannon a subi le même sort. — Je me suis tu et je le regrette maintenant. Quelle ville sommes-nous, père, pour mettre à mort les meilleurs de nos officiers en leur infligeant un supplice barbare qui fait horreur à tous les gens de bien ? J’ai dit un jour à un Romain que je me battais pour la douceur de vivre à Carthage. En fait, nous sommes pires que des bêtes féroces. Je commence à comprendre pourquoi tu me déconseillais d’embrasser la carrière militaire et pourquoi nous devons avoir recours à des mercenaires. Nos citoyens savent trop ce qu’il en coûte de servir dans notre armée. — Hamilcar, tu blasphèmes et je te conseille de reprendre tes esprits. Tu n’as pas à juger ta cité, surtout pas dans les circonstances présentes. — Pardonne-moi, père. Je me suis emporté contre toi. Que les dieux m’en soient témoins, je jure que, si j’ai jamais un fils, celui-ci s’appellera Hannibal bien que nul n’ait porté ce nom dans notre famille. Chapitre 7 Depuis son retour à Carthage, Hamilcar enrageait de se contenter de ses tâches de basse police bien qu’elles fussent indispensables au maintien de l’ordre dans la cité. Son père, à plusieurs reprises, lui avait fait part des appréciations élogieuses portées sur son compte par le Conseil des Cent Quatre. Le sachant avare de compliments, il avait savouré cette manière indirecte de lui prouver son affection. Désireux de recruter de nouveaux cavaliers numides, Hamilcar décida d’accompagner Juba dans son futur royaume. Ils restèrent absents de Carthage pendant plus de deux mois, passant leurs journées à chasser les lions, nombreux dans la contrée. Le fils du sénateur en tua plusieurs avec de longs javelots spécialement fabriqués pour lui dans les arsenaux de l’Amirauté. Lorsqu’ils prirent le chemin du retour, avec leurs recrues, les deux compagnons décidèrent de faire halte à Sicca pour y visiter le temple édifié en l’honneur d’Ashtart, la déesse de l’amour. Le sanctuaire se trouvait au sommet d’une colline et on y accédait par un escalier monumental taillé dans le roc. De chaque côté des marches, des cahutes abritaient les prostituées sacrées affectées au service de la déesse et qui s’offraient aux passants moyennant quelques zars. Il était d’usage pour les pèlerins de les honorer après avoir offert un sacrifice à Ashtart et Hamilcar n’entendait pas déroger à la règle. Lui et Juba furent bientôt entourés par une nuée de femmes lourdement parfumées et aux cheveux luisant d’huile. Couvertes de bijoux, elles murmuraient des mots doux et d’autres plus salaces à l’oreille de leurs futurs partenaires. Hamilcar choisit une Éthiopienne cependant que Juba se laissait tenter par une Carthaginoise. En pénétrant dans la cahute de sa compagne, le fils d’Adonibaal eut comme un haut-le-cœur. L’intérieur était sombre et empestait l’encens. Une couche était disposée à même le sol et recouverte d’un tissu grossier. L’Éthiopienne ôta prestement sa robe et lui apparut totalement nue. Elle avait des seins petits et fermes qu’il malaxa de ses mains tout en cherchant sa bouche avant de la renverser et de la chevaucher. Il la pénétra d’abord lentement puis de plus en plus vite, ondulant au rythme des hanches de sa partenaire jusqu’à ce qu’il sentît le plaisir le quitter pour s’enfoncer en elle. Apaisé et heureux, il demeura longtemps immobile au côté de la prostituée. Elle ignorait qu’Hamilcar découvrait pour la première fois le corps d’une femme. Quand il sortit de la cahute, il retrouva Juba. Les deux hommes n’échangèrent pas un mot et regagnèrent leur campement où ils passèrent le reste de l’après-midi à fourbir en silence leurs armes. Le soir, alors qu’ils étaient sur le point d’aller se coucher, le jeune prince numide interpella son compagnon : — Dis-moi où je dois désormais passer mes nuits. — Pourquoi réagis-tu de la sorte ? — Parce que tu as sans doute éprouvé le même plaisir que moi dans les bras d’une femme cet après-midi. — Je suis heureux de savoir que, toi aussi, tu n’es pas insensible aux charmes d’une fille, fût-elle une prostituée. Mais cela ne change rien à nos rapports pour l’instant. J’aime les femmes et je t’aime. Ce n’est pas tel ou tel type de corps que je désire mais un être. Je ne me soucie pas de son enveloppe charnelle mais de son esprit. Il se peut qu’une femme, un jour, occupe ta place à mes côtés parce qu’elle aura su charmer mes sens et emprisonner mon intelligence. Pour l’heure, sache que ce rôle t’est dévolu. Les deux hommes regagnèrent leur tente et partirent au petit matin. Ils avaient décidé de faire halte à Utique. Hamilcar n’avait jamais visité cette ville fondée bien avant Carthage et fidèle alliée de la cité d’Elissa. Il fut déçu par cette grosse bourgade dont les habitants affectaient un air de supériorité à l’égard de leurs voisins. Le principal magistrat reçut le fils d’Adonibaal dans sa demeure au luxe tapageur. — Ainsi, tu es le fils d’un membre du Conseil des Cent Quatre. — J’ai cet honneur. — Ton père, m’a-t-on dit, est l’une des personnalités les plus importantes de Carthage. — C’est possible. — Je le plains. La guerre avec Rome dure depuis trop d’années et la populace n’aime pas cela. La levée de nouveaux impôts lui répugne. Il ne m’étonnerait pas qu’un jour ou l’autre vous n’ayez à affronter des troubles. — Nous saurons y faire face. — Sache que ma cité est prête à vous aider s’il le faut. À condition toutefois que vous respectiez scrupuleusement les termes du traité qui nous unit et que vous consentiez à nous accorder des privilèges supplémentaires. — Et si nous ne le faisions pas ? — Nous aurions la douleur de ne pas devoir vous aider ce qui nous briserait le cœur. — Nous saurons vous épargner pareille douleur. Juba et Hamilcar regagnèrent Carthage en passant par l’intérieur des terres. A leur arrivée, ils trouvèrent la ville en pleine effervescence. À chaque coin de rue, de petits groupes de citoyens discutaient gravement, la mine défaite. D’autres, en longues colonnes, convergeaient vers le maqom. Le fils d’Adonibaal interpella un passant : — Que se passe-t-il ? Pourquoi cette atmosphère de deuil ? — Tu es officier et tu n’es pas au courant du malheur qui s’abat sur nous. — J’arrive de Siccca où je me suis rendu pour offrir un sacrifice à Ashtart. — Ce seront bientôt d’autres sacrifices, plus sanglants, dont nous aurons besoin pour nous concilier les faveurs de Baal Hammon et écarter de Carthage les menaces qui pèsent sur elle. — Quelles menaces ? — Par quels chefs sommes-nous donc commandés ? Es-tu à ce point stupide pour ne pas savoir que les Romains ont débarqué dans la région du Beau Promontoire. A ces mots, Hamilcar piqua son cheval du pied et se dirigea, avec Juba, vers le Sénat. Il pénétra dans le bâtiment et se trouva nez à nez avec son père qui l’entraîna dans une petite pièce. — Tu es enfin de retour. J’ai envoyé plusieurs messagers à Sicca mais ils ont dû arriver alors que tu étais déjà en route. Tu aurais pourtant dû les croiser. — Pardonne-moi. Comme rien ne pressait, j’ai, au dernier moment, changé d’itinéraire et me suis rendu à Utique. Je ne connaissais pas cette ville et j’ai eu envie d’y faire halte. Bien qu’ils soient puniques comme nous, ses habitants nous méprisent. Ils sont bouffis d’orgueil et de suffisance, et je crois qu’un jour ou l’autre nous devrons prendre des mesures à leur encontre. — Pour l’heure, nous allons avoir besoin d’eux et de tous nos alliés. Comme tu le sais, les Romains ont débarqué. — Je viens de l’apprendre et cela me paraît incroyable. Où est notre flotte ? — Elle a été détruite presque entièrement à la bataille d’Ecnomos en Sicile. Nous avions engagé trois cent cinquante navires et cent cinquante mille hommes et les Romains trois cent trente navires et cent quarante mille hommes. — Qui était notre commandant en chef ? — Ils étaient deux. Hannon, sous les ordres duquel tu as servi à Acragas, et l’un de tes homonymes, Hamilcar. — Je les connais. Le premier est un bon marin à défaut d’être un bon soldat. Quant au second, il a bonne réputation. Ils ont dû avoir affaire à des Romains très expérimentés pour être battus. — Aux deux consuls, Marcus Atilius Regulus et Lucius Manlius Vulso. — Marcus Atilius Regulus ? Je l’ai rencontré jadis à Rhêgion. C’est un adversaire farouche et déterminé de Carthage. Je comprends dès lors mieux ce qui s’est passé. — D’après les récits que nous en ont faits les survivants, ce fut une bataille mémorable. Chacun était conscient de son enjeu. Hannon s’était adressé à ses troupes pour leur dire que, si elles étaient vaincues, non seulement la Sicile serait perdue pour nous mais qu’il leur faudrait combattre sur notre sol pour repousser l’envahisseur prêt à massacrer leurs familles. Ses propos furent bien accueillis par nos hommes, remplis d’assurance et de combativité. — Quel plan de bataille avaient choisi Hamilcar et Hannon ? — Un bon plan au dire des autres amiraux. Les Romains avaient divisé leur flotte en quatre escadres, trois formant un triangle et la quatrième l’arrière-garde. Ils ont disposé nos navires sur une seule ligne, le dos au rivage, et ont reculé de manière à attirer les bateaux ennemis et à les prendre en tenailles avant de fondre sur la quatrième escadre. Dans un premier temps, la manœuvre, impeccablement exécutée par nos rameurs, a réussi et de nombreuses trirèmes romaines ont été éperonnées et coulées. Mais, profitant de la confusion, les autres bateaux romains sont passés à l’attaque et, avec leurs maudits corbeaux, ont immobilisé la plupart des navires d’Hamilcar, contraint de prendre la fuite tout comme Hannon. Quant aux navires stationnés le long du littoral, ils n’avaient pas l’espace suffisant pour changer de cap et gagner le large, si bien que les Romains s’en sont emparés. Au total, trente de nos bateaux ont été coulés et soixante-quatre autres font partie désormais de la flotte romaine dont les pertes ont été minimes : vingt-quatre bateaux envoyés par le fond. — Quand ont-ils débarqué ? — Il y a deux jours de cela, dans la région du Beau Promontoire. Ne perds pas un instant. Pars pour Aspis avec quelques centaines de tes cavaliers numides et vois ce qui se passe dans le camp romain. Hamilcar rejoignit Juba et lui donna l’ordre de rassembler leurs hommes. Ils quittèrent la ville par la Porte neuve et galopèrent sur la route d’Hadrim à bride abattue. À quelques dizaines de stades d’Aspis, leur progression fut stoppée net par un flot de fuyards chargés de ballots que suivaient des chariots et d’innombrables têtes de bétail soulevant sur leur passage un véritable nuage de poussière. Parmi ces malheureux, le fils d’Adonibaal reconnut Himilk, l’intendant de son père. Il descendit de cheval pour le saluer : — Mon ami, j’aurais aimé te rencontrer dans d’autres circonstances. — Moi aussi, Hamilcar. Inutile de poursuivre ta route plus avant à moins que tu ne veuilles tomber sur les avant-gardes romaines. Leurs soldats ont mis à sac la propriété de ton père et les autres alentour. — Où se trouve le gros de leur armée ? — Près d’Aspis. La ville est encerclée et assiégée. Les Romains ont tiré leurs navires sur la grève et ceux qui ne se battent pas se sont dispersés dans la campagne pour voler et piller. La population a été prise de panique et se replie vers Carthage. Elle espère être à l’abri à l’intérieur de ses solides remparts. Crois-moi, nous traversons une période terrible. Je me souviens des récits de mon grand-père sur l’invasion du Beau Promontoire par Agathocle et j’ai l’impression de revivre les mêmes choses. — Que comptes-tu faire ? — Me rendre à Mégara pour informer ton père de la destruction de sa propriété et implorer son pardon puisque je n’ai pu la sauver. — Tu n’as rien à te reprocher. Les vrais coupables sont ceux qui ont laissé débarquer ces Romains en ne détruisant pas leur flotte. Je rentre avec toi à Carthage et mes cavaliers escorteront pour les protéger tes compagnons d’infortune. En ce qui te concerne, je t’attache à ma personne comme intendant. J’aurai besoin de tes services dans les mois à venir tant que nous n’aurons pas chassé ces maudits Romains de notre sol. À Carthage, l’arrivée des réfugiés suscita diverses réactions. Beaucoup éprouvaient de la pitié pour ces malheureux chassés de chez eux et dont la plus grande partie serait réduite à vivre d’aumônes. D’autres, craignant que la ville ne soit à son tour assiégée, estimaient que c’étaient autant de bouches supplémentaires à nourrir et qu’il valait mieux les contraindre à partir pour Sicca ou pour Utique. Le Conseil des Cent Quatre décida qu’ils seraient installés à Mégara, le long des murailles, là où il y avait suffisamment de place pour dresser des tentes et bâtir des huttes. Au Sénat, les séances se succédaient, toutes plus agitées les unes que les autres. Adonibaal était l’objet de vives critiques de la part des partisans de Baalyathon. Ce dernier, à la surprise générale, faisait preuve d’une étonnante modération et d’un esprit de conciliation qu’on ne lui connaissait pas jusque-là. Quand vint le moment de désigner le commandant en chef de l’armée, il prit la parole d’un ton suave : — Je propose que nous nommions plusieurs généraux de telle sorte que s’établisse entre eux une émulation bénéfique à tous. Les plus qualifiés à mon avis sont Hasdrubal, fils d’Hannon, et Bostar. Je suggère que nous rappelions de Sicile l’homonyme du fils d’Adonibaal, Hamilcar, avec cinq cents cavaliers et cinq mille fantassins. Il a été battu à Ecnomos mais il a sauvé une grande partie de la flotte et il connaît bien nos adversaires. Voici mon choix. Peut-être en avez-vous un autre ? Personne ne prit la parole pour défendre un point de vue opposé. Revenu à Mégara, Adonibaal convoqua son fils pour l’informer des décisions prises : — Père, ne crains-tu pas un piège de Baalyathon ? — Je vois que nous partageons les mêmes craintes. Je n’ai pas pu m’opposer à sa proposition car bon nombre de sénateurs auraient été trop heureux de profiter de l’occasion pour me mettre en minorité. — Mais ces généraux sont, tu ne l’ignores pas, tous plus incompétents les uns que les autres. Hasdrubal est un efféminé. — Comme Juba ! — Je ne te permets pas de dire cela. Juba est mon ami. C’est un guerrier robuste et viril auquel me lie une tendre amitié. Il n’a rien à voir avec Hasdrubal. — Je n’ai pas voulu humilier ton compagnon. À ma manière, je l’aime bien et je respecte votre attachement l’un pour l’autre. Il est vrai qu’Hasdrubal n’a rien d’un militaire. Il manque de défaillir chaque fois qu’il aperçoit un glaive et il passe ses journées en compagnie de jeunes esclaves. — Quant à Bostar et à Hamilcar, ils ont démontré, chacun à sa façon, leur incapacité de commander. Le premier a essuyé un échec cuisant devant les tribus du sud et je redoute que le premier ne conduise ses hommes comme il manœuvre ses bateaux. Servir sous leurs ordres ne me paraît pas être un privilège. Quand je pense que nous avons laissé crucifier notre meilleur officier, Hannibal le prudent, j’ai le cœur empli de tristesse et d’amertume. Nous aurions bien besoin de lui maintenant. — Hasdrubal, Bostar et Hamilcar ne seront pas tes chefs. Pour le moment, tu restes à la tête de la garde du Sénat et tu ne dépendras pas d’eux. Je ne veux pas que tu sois mêlé à cette affaire car je devine le sens de la conduite de Baalyathon. — Que veut-il ? — Depuis le premier jour de la guerre, il est partisan de la paix à tout prix avec les Romains. Il est prêt à tout pour parvenir à ses fins même s’il doit pour cela aller à l’encontre des intérêts de Carthage. Je le soupçonne de souhaiter une défaite de nos troupes devant la ville. Tous nos braves marchands prendront peur pour leurs biens et le supplieront d’aller rencontrer le consul romain. Il jouera l’important et en profitera pour nous éliminer du Conseil des Cent Quatre, moi et mes partisans. Voilà pourquoi il a nommé de si mauvais généraux ! — Que comptes-tu faire ? — Rien n’est perdu. Epicide ton précepteur, auquel nous avons rendu sa liberté, s’est embarqué cet après-midi sur une trirème. Il se rend en Grèce afin de lever des mercenaires et est parti avec des coffres remplis de pièces d’or et d’argent pour stimuler l’enthousiasme des futures recrues. — Es-tu certain qu’il reviendra ? J’ai confiance en lui mais pareille fortune peut lui faire tourner la tête. — Je n’ai aucune crainte. Il m’en a donné l’assurance en invoquant un certain Alcaïos. Il m’a dit que tu comprendrais. — Tu as raison. Nous aurons des mercenaires sous peu. *** Pendant que Carthage vivait dans la peur, les Romains, tout en dévastant les grands domaines situés dans la région du Beau Promontoire, étaient divisés sur l’attitude à adopter. Fallait-il se contenter de destructions massives avant de réembarquer ou bien fallait-il demeurer sur place et tenter de soulever les populations numides et libyques contre la cité d’Elissa ? À vrai dire, le débat entre les deux consuls était plus prosaïque. Chacun d’entre eux voulait, pour des raisons diverses, rentrer en Italie et laisser l’autre hiverner près d’Aspis. Marcus Atilius Regulus prétextait qu’il s’occupait lui-même de sa propriété et qu’il n’avait pas les moyens d’engager un fermier pour labourer la terre à sa place. Lucius Manlius Vulso, issu d’une famille plus illustre que la gens Atilia, considérait qu’il était indispensable à Rome même alors que son collègue, d’un rang inférieur au sien, ne l’était pas. Des émissaires furent dépêchés auprès du Sénat dont certains membres s’amusèrent beaucoup des arguments de Regulus, célèbre pour son austérité et sa pingrerie. Pour lui jouer un mauvais tour, ils firent voter une loi stipulant que le Sénat et le peuple romains prenaient à leur charge l’entretien de la propriété du consul tant qu’il servirait la République. Lucius Manlius Vulso s’embarqua donc pour Rome, emmenant avec lui vingt mille captifs et plusieurs milliers de têtes de bétail. Marcus Atilius Regulus resta sur place avec quarante navires, quinze mille fantassins et cinq cents cavaliers dont une partie s’installa à Aspis après la chute de la ville, privée de tout ravitaillement. Avec ses autres troupes, le général romain s’avança en direction de Carthage, semant la désolation sur son passage. Averti de sa progression, le Conseil des Cent Quatre se réunit d’urgence et ordonna à ses chefs militaires de se porter au-devant de l’envahisseur avec plusieurs milliers de mercenaires, des centaines de cavaliers et cinquante éléphants. Hasdrubal, Bostar et Hamilcar s’exécutèrent à contrecœur. Ils se détestaient cordialement et chacun songeait avant tout à neutraliser ses concurrents. Arrivés à proximité d’Adys, encerclée par Regulus, ils délibérèrent longuement pour savoir s’ils devaient chercher le combat dans la plaine ou bien demeurer sur les hauteurs qui dominaient la ville. Ce dernier choix fut retenu sous la pression d’Hasdrubal et de Bostar, convaincus que leurs assaillants, épuisés par la grimpée, pourraient être facilement taillés en pièces. Hamilcar eut beau tempêter et expliquer que les éléphants ne leur seraient alors d’aucune aide, alors qu’on pouvait les déployer facilement en terrain plat, il ne fut pas entendu. Commencé tôt le matin, l’affrontement tourna à l’avantage de Marcus Atilius Regulus. Certes, sa première légion dut subir les coups de boutoir des mercenaires et prit la fuite devant eux. Gaulois, Grecs, Numides et Sardes se battirent comme de vrais lions, massacrant sans pitié les ennemis tombés entre leurs mains. Dès leurs premiers succès, Hasdrubal, surmontant sa peur, les rejoignit en comptant de la sorte se voir attribuer les lauriers de la victoire. Sans prendre la peine d’observer le champ de bataille, il encouragea les mercenaires à poursuivre les fuyards et se trouva bien vite encerclé par les autres légions que les Romains tenaient en réserve. En peu de temps, les soldats de Marcus Atilius Regulus infligèrent de lourdes pertes aux mercenaires et les décimèrent. Hasdrubal fut rattrapé par des cavaliers et contraint de se rendre. Bloqués sur les hauteurs, la cavalerie et les éléphants n’avaient pu venir au secours des leurs et reprirent la route de Carthage en abandonnant leur campement mis à sac par les légionnaires. Bien décidé à exploiter sa victoire, le consul romain fit avancer ses troupes jusqu’à Tunès dont elles s’emparèrent sans coup férir, ses défenseurs s’étant précipitamment repliés sur la cité d’Elissa. C’est en bordure du lac de Tunès que Regulus établit son camp dont on pouvait apercevoir, du haut des murailles, les feux. Bientôt, les Romains furent rejoints par bon nombre de guerriers numides. Le père de Juba, désavoué par son peuple, s’était enfermé dans sa forteresse où il disposait de provisions suffisantes pour soutenir un long siège. Mais l’un de ses neveux, Gaia, s’était proclamé roi et avait déclaré qu’il était temps d’en finir avec l’injuste tribut prélevé chaque année par Carthage. Les insurgés poussèrent leurs incursions meurtrières jusqu’aux environs de Mégara, bloquant ainsi la ville désormais reliée à l’extérieur uniquement par son port où quelques navires continuaient à débarquer du blé en provenance de Sicile. Baalyathon ne tarda pas à profiter du mécontentement général régnant dans la cité. Les habitants stockaient vivres et grains et refusaient d’aider les réfugiés pour lesquels le Sénat dut organiser des distributions gratuites de nourriture. Personne n’avait pris la peine de remarquer que les revers de Carthage n’étaient pas dus à l’insuffisance de ses soldats mais à l’incompétence de leurs chefs. Bostar et Hamilcar continuaient à parader dans les rues comme s’ils étaient les généraux d’une armée victorieuse. Un matin, une délégation romaine se présenta devant la Porte neuve et demanda à être reçue par le Conseil des Cent Quatre. Hamilcar, qui était de faction sur la muraille, eut la surprise de reconnaître parmi les émissaires Caïus Cornélius Scipion. Il descendit à sa rencontre et le salua sobrement : — J’aurais aimé te rencontrer dans d’autres circonstances. Je vais te conduire, toi et tes compagnons, jusqu’au Sénat. Auparavant, permets-moi d’envoyer vers tes lignes un nombre équivalent de mes soldats que vous retiendrez en otages jusqu’à ton retour. — Je redoutais d’avoir à te le demander. Tu as le sens de l’honneur et tu me dispenses d’une pénible corvée. J’apprécie ton geste. Donne ce bâton de commandement à tes soldats, il leur servira de sauf-conduit. Dans les rues de la ville, la délégation romaine fut accueillie sans manifestation d’hostilité. Les passants étaient surtout curieux de voir à quoi ressemblaient les vainqueurs d’Adys. Ils furent rassurés de constater que c’étaient des hommes comme les autres. Certains s’enhardirent même à vouloir toucher de la main leurs cuirasses comme pour vérifier qu’elles n’étaient pas dotées de pouvoirs magiques. Le fils d’Adonibaal fit disperser les importuns et conduisit ses hôtes jusqu’à la salle du Conseil des Cent Quatre. Ceux-ci étaient en pleine délibération et l’annonce de l’arrivée des Romains provoqua un beau tumulte. Quand les conseillers eurent repris leurs esprits, Caïus Cornélius Scipion fut admis à se présenter devant eux. Baalyathon présidait la séance et se fit tout miel : — Bienvenue à toi. Qui es-tu et quel message apportes-tu ? — Je suis le tribun Caïus Cornélius Scipion et je sers auprès du consul Marcus Atilius Regulus. Il m’a chargé de vous dire qu’il serait heureux de recevoir une ambassade carthaginoise pour discuter des conditions de paix entre nos deux cités. Si vous êtes d’accord, demain matin, vos envoyés et les nôtres pourront se rencontrer à mi-chemin de votre ville et de notre camp. Nous ferons installer des tentes pour abriter les pourparlers. Pour le moment, je suis autorisé à vous déclarer que nous observerons à partir de maintenant une trêve jusqu’à la conclusion de l’entrevue. — Nous ferons de même. Je dois délibérer avec mes collègues sur ta proposition. Je suis persuadé qu’elle aura leur agrément. — Comment le saurai-je ? — Si un feu brûle ce soir sur la tour à droite de la Porte neuve, cela voudra dire que nous rencontrerons le consul dans les conditions que tu as fixées. Hamilcar raccompagna Caïus Cornélius Scipion et ses hommes jusqu’à leurs lignes et revint avec ses soldats, délivrés de leur brève captivité. Son premier souci, une fois à l’intérieur des murailles, fut de se précipiter au Sénat afin de parler avec son père : — Adonibaal, avez-vous accepté la proposition de Caïus Cornélius Scipion ? — Oui, à la quasi-unanimité. — As-tu voté pour ? — Oui. — Toi, mon père, le chef du parti anti-romain ! — Ne t’emballe pas. Le piège est en train de se refermer sur Baalyathon et les siens. — J’ai peine à te croire. — Selon toi, pourquoi Caïus Cornélius Scipion est-il venu avec une offre de pourparlers ? Son consul se languit de sa propriété et veut terminer la guerre au plus vite. De plus, il sait que sa charge va bientôt prendre fin et que, s’il ne parvient pas à remporter une bataille ou à signer la paix, d’autres que lui se verront décerner les honneurs du triomphe. — Certes, mais admettons que Baalyathon et lui parviennent à s’entendre. Ce misérable, qui est ton ennemi juré, apparaîtra comme le sauveur de la patrie et nous éliminera sans pitié. — Je connais les Romains et leur orgueil impudent. Parce qu’ils nous croient menacés par la famine et par la ruine, ils présenteront des conditions tellement draconiennes qu’elles feront bondir d’indignation jusqu’à leurs partisans chez nous. — Puisse Baal Hammon exaucer tes vœux ! Que dois-je faire maintenant ? — Veille à ce qu’un feu soit allumé ce soir sur la tour à droite de la Porte neuve. Demain matin, Baalyathon et moi nous rendrons auprès du consul avec une petite escorte que tu mettras à notre disposition. Sois-en persuadé, le sort de Carthage se jouera dans les heures à venir. Dès les premières lueurs de l’aube, une animation inhabituelle régna près de la Porte neuve. Les battants de celle-ci furent ouverts et les envoyés du Conseil des Cent Quatre, protégés par des cavaliers numides, sortirent de la ville et atteignirent les tentes installées par les Romains. L’entrevue dura toute la journée et le soleil était déjà bas dans le ciel quand Adonibaal et Baalyathon regagnèrent la cité pour rejoindre le bâtiment du Sénat. Leurs collègues les attendaient et prirent place dans un calme étrange. Le père d’Hamilcar fut le premier à s’adresser à eux : — Nous avons rencontré Marcus Atilius Regulus et je laisse à Baalyathon le soin de vous exposer le contenu de nos discussions. Le sénateur se leva, la mine défaite, et hésita longtemps avant de prendre la parole : — Membres de cette noble assemblée, le consul nous a reçus. Vous le savez, j’ai toujours été hostile à la guerre et partisan de la paix avec Rome. Je continue à penser que la poursuite de l’affrontement entre deux cités sera un jour nécessairement fatal à l’une d’entre elles. La mort dans l’âme, je dois vous dire qu’il ne saurait être question d’accepter l’offre de paix qui nous a été faite. Des cris fusèrent de toutes parts : « Pourquoi ? Que veulent-ils ? Qu’exigent-ils ? Tes amis t’ont chagriné à ce point ? » Quand le calme fut rétabli, à la demande d’Adonibaal, son adversaire poursuivit son discours : — Jamais je n’aurais cru trouver un adversaire aussi féroce et impitoyable. Ils exigent que nous leur abandonnions la Sicile, la Sardaigne et la Corse, que nous leur remettions tous nos navires de guerre et que nous leur versions une indemnité de 1200 talents. De surcroît, ils souhaitent conserver Aspis et une partie du Beau Promontoire et être autorisés à fonder des colonies de ce côté-ci de la mer. Accepter ces conditions serait signer l’arrêt de mort de Carthage et je ne puis m’y résoudre. Perdus pour perdus, autant succomber les armes à la main. Des cris d’approbation se firent entendre de tous les côtés. Quand le calme fut rétabli, l’on vit Hamilcar pénétrer dans la salle et se précipiter vers son père pour lui murmurer quelques mots à l’oreille. Adonibaal, le visage couvert de larmes de joie, dit alors : — Mon fils vient de m’informer qu’une trirème en provenance de Grèce est arrivée au port. À son bord, se trouve son ancien précepteur, Epicide, un esclave que j’ai affranchi et que je vous propose de faire citoyen de notre ville. À ma demande, il s’était rendu en Grèce pour recruter des mercenaires. Plusieurs milliers ont répondu à son appel et leurs navires sont à deux jours de navigation de Carthage. À la tête de ces hommes puissamment armés, il y a Xanthippos, un général lacédémonien, dont le nom seul sème la terreur dans l’Hellade. Dès qu’ils auront débarqué et, après avoir réorganisé notre commandement, nous reprendrons l’offensive. Les dieux nous adressent un signe en cette journée. Baal Hammon et Tank ne nous ont pas oubliés et viennent à notre secours. C’est bientôt le Romain qui nous suppliera de lui dicter nos conditions. *** Des milliers de personnes se rassemblèrent sur les quais du port marchand pour saluer l’arrivée des navires transportant les mercenaires. Lorsque ceux-ci furent autorisés à quitter l’enceinte de l’Amirauté par petits groupes, ils furent fêtés comme des héros et des sauveurs. Ceux-là mêmes qui, trois jours plus tôt, prétendaient être à court de vivres et sur le point de périr d’inanition, avaient retrouvé suffisamment de forces pour dénicher dans leurs caves une profusion d’aliments et des dizaines d’amphores de vin, qu’ils offraient aux soldats grecs. Les prêtres des sanctuaires de Baal Hammon et d’Eshmoun étaient assaillis par la foule des fidèles désireux de manifester par des sacrifices leur gratitude aux dieux de la cité. Dans les tavernes, on prenait à partie amicalement les partisans de Baalyathon en leur demandant ce qu’ils pensaient de la générosité de Rome. Les malheureux baissaient la tête sous les quolibets. Beaucoup maudissaient leur chef pour les avoir trompés et juraient qu’ils suivraient désormais le camp des Barca. Xanthippos, lui, était invisible. Il s’était enfermé dans le bâtiment de l’Amirauté et y passait ses journées et ses nuits. Son premier souci avait été de convoquer les généraux carthaginois ainsi que tous les officiers rescapés du désastre d’Adys. Il avait eu aussi un long entretien avec Hamilcar. Le fils d’Adonibaal avait été impressionné par ce guerrier à la haute stature, aux cheveux noirs et à la barbe abondante. Il avait surtout remarqué son regard froid et décidé. L’homme n’était pas du genre à supporter la contradiction et il se dispensa de tout préambule pour interroger le jeune officier : — On me dit que tu as combattu en Sicile et que tu commandes la garde du Sénat. Que penses-tu de la situation ? — J’ai bon espoir, surtout depuis l’arrivée de tes hommes. Ce qui me désole, c’est l’attitude de nos chefs. Ils sont totalement incompétents. — Comment oses-tu proférer une pareille accusation, toi qui es un jeune homme dépourvu d’expérience ? Sais-tu que tu pourrais payer cher ton audace ? J’ai bien envie de te faire arrêter par les gardes. — Tu disposeras de moi comme tu voudras mais cela ne change rien à la triste réalité. En te disant la vérité, je ne me comporte pas comme un soldat déloyal et je ne me rebelle point contre la discipline. Crois-moi, j’ai envie de me battre mais je ne veux pas que mes hommes périssent parce que leurs généraux ignorent tout de l’art militaire. Je suis désolé d’encourir ta défaveur car servir sous tes ordres est un privilège qui me remplirait de fierté. Pourtant, il est vain de se dissimuler les vraies raisons de nos échecs. — Je vais appeler la garde et je te laisse encore une chance. Je te reposerai la même question que précédemment et tu pourras modifier ta réponse. Faute de quoi, tu croupiras dans un cachot. Les soldats de la garde pénétrèrent dans la pièce. Xanthippos interrogea plus doucement le fils d’Adonibaal : — Les généraux de Carthage sont-ils de bons officiers ? — Leur incompétence est la première cause de nos désastres. — Gardes, vous pouvez disposer, dit le Lacédémonien. Pardonne-moi, Hamilcar, j’ai voulu juger de la force de tes convictions. Je sais que tu as raison. Je t’admire car tu dis tout haut ce que les autres se contentent d’insinuer avec mille précautions. Tu me plais et je fais de toi l’un de mes adjoints. — Merci de ta confiance. — Je partage ton analyse et j’ai un service à te demander. Fais en sorte que cela se sache en ville. — J’y veillerai. — Autre chose, ce qui me préoccupe c’est de pouvoir connaître l’état réel des forces et des réserves en armes et en vivres de ta ville. J’ai vainement interrogé à ce sujet Bostar. — J’ai l’homme qu’il te faut, un nommé Himilk. Il était l’intendant de notre propriété du Beau Promontoire qui a été détruite par les Romains. C’est un serviteur dans lequel j’ai toute confiance et qui pourra exécuter cette tâche rapidement. Il se présentera devant toi cet après-midi et restera à ta disposition tant qu’il le faudra. Après cette entrevue, Hamilcar Barca convoqua Épicide et le chargea de propager en ville le bruit selon lequel Xanthippos était mécontent des généraux carthaginois. Son ancien précepteur fit merveille puisque, trois jours plus tard, les tavernes du port bruissaient de discussions animées à ce sujet. Les derniers partisans de Bostar prévinrent ce dernier de ce qui se tramait et l’homme demanda et obtint une réunion du Conseil des Cent Quatre. Xanthippos s’y présenta, accompagné du fils d’Adonibaal. Marhabaal présidait la séance et s’adressa à l’officier sur un ton faussement indigné : — Toi, un Grec, tu es mécontent de nos généraux ! Est-ce seulement possible ? — Vous devriez l’être tout autant que moi puisqu’ils ont été battus à Adys. — Les Romains étaient les plus forts. — Ce n’est pas exact. Vos mercenaires se sont courageusement comportés et auraient pu remporter la victoire s’ils avaient été appuyés par la cavalerie et les éléphants. Mais il était impossible de les faire manœuvrer sur les hauteurs escarpées où ils se trouvaient. Pour vaincre, votre armée doit se battre sur un terrain plat et découvert. Souvenez-vous que Regulus a tout au plus quinze mille fantassins et cinq cents cavaliers. Si vos éléphants parviennent à semer la terreur dans ses rangs, il est perdu. Je suggère donc que nos troupes sortent de la ville et prennent position au nord, près du fleuve Bagradas. Si vous m’en confiez le commandement, je suis assuré de remporter la victoire. — Qu’en pense Bostar ? fit Mahrabaal. — Je suis d’accord, dit Bostar. Les critiques de Xanthippos ne me réjouissent pas et je les considère comme un affront personnel dont je lui demanderai, le temps venu, réparation. Ce qui prime pour l’heure, c’est le salut de Carthage et ses remarques sur l’utilisation des éléphants sont judicieuses. La mort dans l’âme, j’accepte de lui transmettre ma charge si le Conseil des Cent Quatre en est d’accord. Le lendemain, Xanthippos fit sortir par la Porte neuve plusieurs milliers d’hommes et les fit manœuvrer devant l’enceinte. La foule était massée sur les remparts et acclamait les soldats qu’on voyait marcher d’un pas martial, pivoter sur la droite ou sur la gauche, simuler un affrontement ou encercler une autre unité cependant que des cavaliers portaient sans cesse à leurs chefs les ordres du Lacédémonien. À la fin de la journée, quand Xanthippos passa les hommes en revue, ceux-ci frappèrent leurs boucliers avec leurs glaives pour manifester leur approbation. Hamilcar remarqua que les plus enthousiastes étaient les rescapés d’Adys. Ils avaient enfin un chef et ne cachaient pas leur joie. Le lendemain, sous les ordres du nouveau général, douze mille fantassins, quatre mille cavaliers et une centaine d’éléphants sortirent de la ville par la porte de Mégara et gagnèrent un vaste espace plat où ils installèrent leur camp. Les Romains, plutôt surpris, hésitèrent sur la tactique à adopter. Ils ne pouvaient pas lancer un assaut contre les remparts, faute de catapultes et d’échelles. Devaient-ils demeurer à Tunès ou bien aller à la rencontre de l’armée ennemie ? Désireux de regagner le plus vite possible sa propriété, Marcus Atilius Regulus choisit la dernière solution, convaincu que tout se passerait comme à Adys. Il mit en mouvement ses légions et établit son camp à une dizaine de stades des positions carthaginoises. Quand l’aube se leva, une agitation fébrile s’empara des troupes de Xanthippos. Scandant le nom de leur chef, elles le supplièrent d’engager la bataille. Le Lacédémonien accéda à cette requête et fit disposer les éléphants sur une seule ligne derrière laquelle il plaça, à bonne distance, les fantassins, couverts sur leur droite et sur leur gauche par la cavalerie et les mercenaires. Regulus, lui, avait mis au centre de son dispositif, ses unités légères, protégées des deux côtés par des cavaliers. En retrait, se tenaient les légions, formant un véritable mur de fer et d’acier. Les deux armées restèrent longtemps à s’observer dans un silence pesant. Finalement, Xanthippos donna l’ordre de faire avancer les éléphants dont les barrissements couvrirent le bruit que faisaient les Romains en entrechoquant leurs boucliers. Petit à petit, les animaux prirent de la vitesse et enfoncèrent les unités légères de Romulus. Ceux qui n’étaient pas écrasés périssaient sous les coups des cavaliers numides qui s’étaient déployés dans la plaine. Le consul commit alors l’erreur de faire avancer ses manipules en ménageant entre chacun d’entre eux un couloir par lequel il espérait que les éléphants passeraient. C’est ce qu’ils firent, continuant leur course folle. Mais les soldats romains se trouvèrent alors séparés en plusieurs groupes réduits. Or, aveuglé par la poussière soulevée par les pachydermes et par les chevaux, Regulus n’avait point vu que l’infanterie carthaginoise avait quitté ses positions et s’était rapprochée de la première ligne. Croyant avoir échappé aux éléphants, les légionnaires s’embrochèrent sur les lances des soldats puniques. Ils firent demi-tour mais virent leur retraite coupée par les éléphants qui avaient fait volte-face. Avec cinq hommes, Marcus Atilius Regulus réussit à quitter le champ de bataille pour tâcher de regagner Tunès. Mais il n’y parvint pas car Juba, avec plusieurs centaines de Numides, s’était posté en embuscade sur la route et fondit sur les fuyards. La quasi-totalité d’entre eux fut exterminée et le consul dut son salut aux consignes données par Xanthippos et Hamilcar de le prendre à tout prix vivant. Le dos acculé à un arbre, il jeta rageusement à ses pieds son glaive et fut emmené à Carthage. Les habitants de la cité, dans l’attente des nouvelles de la bataille, avaient envahi les remparts. Ils poussèrent une immense clameur de joie quand ils virent les troupes romaines demeurées à Tunès incendier leur campement et se replier dans la direction du Beau Promontoire pour rejoindre la garnison d’Aspis. Le lendemain matin, les soldats victorieux firent leur entrée dans la ville au milieu de l’allégresse générale. Ils poussaient devant eux des milliers de captifs destinés à servir comme rameurs sur les navires carthaginois. Deux hommes manquaient à la fête : Xanthippos et Marcus Atilius Regulus. Chapitre 8 Hamilcar Barca ne quitta pas le champ de bataille à la fin de la journée. Avec quelques cavaliers, il le parcourut à la recherche de Caïus Cornélius. Le connaissant, il était persuadé que le tribun n’avait pas pris la fuite avec le consul. Il était sans doute resté au milieu de ses hommes, les exhortant à résister et à repousser les vagues d’assaillants. S’il n’avait pas été piétiné par les éléphants, peut-être avait-il été simplement blessé et gisait-il à même le sol. Il fallait le retrouver avant que des maraudeurs ne tentent de le dépouiller, voire de l’achever, comme ils en avaient l’habitude. Certains d’entre eux étaient déjà à l’œuvre et ne prenaient même pas la peine de fuir à l’approche des soldats. Jusque tard dans la nuit, à la lumière des torches, l’adjoint de Xanthippos erra au milieu des cadavres et des râles des agonisants. Il finit par découvrir le corps sans vie du tribun qu’il fit placer sur un bûcher auquel il mit lui-même le feu. Il demeura silencieusement face aux flammes jusqu’à ce que le cadavre fût entièrement consumé. Il rendait hommage ainsi à son ancien convive de Rhêgion dont l’ultime consolation fut de laver de son sang l’honneur terni des Cornélius. À son retour, dans la matinée, à Carthage, pendant que se déroulait le défilé des troupes victorieuses, Hamilcar se précipita à l’Amirauté pour y retrouver Xanthippos. Il eut la surprise d’apprendre que le général lacédémonien avait déjà quitté la ville pour se rendre à Utique. Un peu plus tard, dans l’enceinte du Sénat, son père lui expliqua les raisons de ce départ : — Le Grec est non seulement un bon militaire mais aussi un fin politique. Sa magnifique victoire ne lui a pas tourné la tête. Il m’a confié qu’elle lui vaudrait plus d’ennuis que de trophées et qu’il était trop vieux pour passer son temps à déjouer des complots. Il a empoché son or – il a été largement payé – et il est parti discrètement pour Utique d’où il s’embarquera pour la Grèce. — Et ses hommes ? — Ils sont toujours à notre service et nous savons à quoi les utiliser. Il faut châtier les Numides qui se sont révoltés contre le père de Juba et chasser les Romains d’Aspis. — Qu’est-il advenu du consul Marcus Atilius Regulus ? Il paraît qu’il ne figurait pas parmi les captifs qui ont défilé dans nos rues. — C’est vrai. Il est sain et sauf mais nous avons jugé inutile de lui infliger l’humiliation à laquelle il s’attendait. Après tout, les propositions de paix qu’il avait formulées étaient d’une sotte impudence et nous aurions pu légitimement vouloir nous venger en l’exposant aux quolibets de la foule. Avec les autres membres du Conseil des Cent Quatre, j’ai jugé qu’il était plus sage de lui manifester le respect dû à un adversaire malheureux. — Où est-il ? — Chez nous, à Mégara, comme prisonnier sur parole. Il m’a fait le serment solennel de ne pas chercher à fuir et plusieurs officiers romains appartenant à d’illustres familles sénatoriales me répondent sur leur vie de sa loyauté. Il le sait et j’ai toute confiance en lui. Il serait bon que tu ailles lui rendre visite et que vous parliez ensemble. J’espère qu’il se montrera plus loquace avec toi qu’avec moi. Interroge-le. J’attends avec impatience le récit de votre entretien. Hamilcar quitta le Sénat et eut du mal à se frayer un chemin à travers la foule joyeuse qui célébrait la délivrance de la cité. Arrivé à Mégara, il fut accueilli par Épicide et Juba. Dans ses appartements, il partagea avec eux une coupe de vin pour célébrer leurs succès. Puis il se fit conduire chez Marcus Atilius Regulus, installé dans quelques pièces adjacentes. L’homme était prostré dans un coin, l’air vide et hagard. Il ne se leva pas pour accueillir son visiteur et fit comme s’il ne l’avait pas remarqué. Après un long moment de silence, le fils d’Adonibaal s’enhardit à parler à son interlocuteur obstinément muet : — Je te salue, Consul. Es-tu bien installé ? Manques-tu de quelque chose ? — Salut à toi, Hamilcar. Je t’ai reconnu dès que tu es entré dans cette pièce. Je n’ai pas oublié notre rencontre à Rhêgion et notre serment auquel je dois certainement d’être encore en vie. Ne t’inquiète pas pour moi, je suis bien traité, trop bien traité. — Tu l’es conformément à ton rang. Notre serment n’a rien à voir dans l’affaire. Je n’étais pas là quand le Conseil des Cent Quatre a statué sur ton sort. Je recherchais le corps de ton malheureux ami, Caïus Cornélius, afin de lui rendre les derniers honneurs. — Sa famille t’en sera reconnaissante. Tu as bien agi. Je ne suis pas sûr que je me serais conduit de cette manière si tu avais eu le malheur d’être tué ou d’être fait captif par mes troupes et ce bien que tu sois fils de sénateur. Encore une fois, merci de t’être occupé de Caïus. C’était un homme loyal et courageux. La mort lui aura épargné l’infamie de la captivité. — Marcus Atilius, je comprends ce que tu ressens. Tu as été vaincu et tu voudrais expier ce qui te paraît être une faute de ta part. J’ai connu pareille situation en Sicile, quand nous avons été battus à Acragas. Crois-moi, tu n’es pas responsable de la défaite. Nous étions supérieurs en nombre et, en terrain découvert, tes légions ne pouvaient rien contre nos éléphants et contre notre cavalerie. — Merci de tes paroles apaisantes. Elles ne changent rien à la triste réalité. Rome a échoué alors qu’elle était proche de la victoire après notre débarquement dans le Beau Promontoire et la bataille d’Adys. — C’est pour cette raison que, lorsque tu as reçu nos ambassadeurs, tu as formulé des exigences impossibles à satisfaire à moins de sombrer dans le déshonneur. Tu nous croyais perdus et tu as fait preuve d’intransigeance. Mais tu ne pouvais prévoir que la fortune allait changer de camp. — Je ne regrette pas une seule de mes propositions et je les maintiens toujours même si cela peut te sembler ridicule puisque je suis ton prisonnier. Entre nos deux villes se mène depuis bientôt dix ans une guerre à mort. L’une d’entre elles doit périr, il n’y a pas d’autre alternative. J’espère que Rome parviendra à lever de nouvelles légions et à venir au secours de notre garnison d’Aspis avant de vous écraser. Si le prix à payer pour cela est ma modeste existence, je suis prêt à l’offrir à la cité de mes ancêtres. — Tu aimes Rome et nul ne peut t’en blâmer. Mais elle peut vivre sans avoir besoin de détruire Carthage. On m’a dit que tu te languissais de ta propriété en Campanie. Il serait peut-être plus sage de renoncer à vos rêves de conquête et de vous contenter de ce que vous avez déjà et qui n’est pas négligeable. Crois-tu qu’il soit sage de proposer à nos enfants et à nos petits-enfants pour seule perspective la guerre avec son cortège d’atrocités et de douleurs ? Penses-tu pouvoir vivre sans cesse loin des tiens, sans voir ta femme et tes enfants, sans passer d’agréables soirées sur la terrasse de ta maison en savourant une coupe de bon vin et en écoutant le chant des moissonneurs rentrant des champs ? — Hamilcar, tu aimes trop la vie. Le luxe dont tu t’entoures dans cette maison a amolli tes sens. Moi, je n’aspire qu’à une chose : faire de la cité de Romulus et de Remus le centre d’un vaste empire. Elle doit régner sur le monde et soumettre les autres nations sous son joug. — Et comment comptes-tu y parvenir ? — Avec nos légions. La ville ne manque pas de citoyens oisifs. Nous les enrôlerons, ils se battront et nous les récompenserons par des lots de terre. — Tout le monde n’est pas tenté par la carrière des armes ! — On le voit bien avec vous, les Carthaginois. Vous préférez avoir recours à des mercenaires car vos marchands répugnent à se battre et vos aristocrates préfèrent contempler leurs belles statues et lire leurs précieux manuscrits. Vous avez confié à des étrangers la défense même de votre cité et c’est d’eux dont vous êtes tributaires pour conserver vos colonies en Sicile, en Sardaigne et chez les Ibères. Je ne donne pas cher de l’avenir de ces possessions si vous continuez à vivre de cette façon. — Marcus Atilius Regulus, je me bats pour une certaine idée de Carthage. C’est cette Carthage-là que j’aime et pour laquelle je suis prêt à me sacrifier. Mais je ne le ferai pas pour une Carthage qui ressemblerait à ta Rome car je n’y aurais pas ma place. — Vous représentez le passé, nous sommes l’avenir, j’en ai la profonde conviction. C’est ce qui me rend moins amère ma détention. Que votre Conseil des Cent Quatre fasse de moi ce qu’il veut. Il n’a rien à attendre de ma personne. Sans doute serait-il plus judicieux que l’on me tue. — Tu es sous la protection du Conseil et de la famille Barca. Il ne te sera fait aucun mal, quel que soit ton attitude, pourvu que tu respectes ton serment de ne pas t’évader. — Tu as ma parole sur ce point. — Je viendrai te voir sous peu. Si tu as besoin de quoi que ce soit, fais-le-moi savoir par Epicide, mon ancien précepteur. C’est un fin lettré et vous ne manquerez pas de sujets de conversation. Hamilcar rendit compte à son père de sa discussion avec le consul. Adonibaal en conclut qu’il n’était pas encore temps d’ouvrir des pourparlers avec Rome, mais qu’il fallait au contraire accentuer la pression sur l’ennemi. Avant cela, la tâche la plus urgente était de mater la révolte de Gaia, le cousin de Juba. Une partie des mercenaires amenés par Xanthippos fut chargée de réprimer le soulèvement. Hamilcar s’était offert avec Juba pour les conduire mais son père s’y était opposé : — La campagne va être rude et impitoyable. Nous punirons très sévèrement les chefs rebelles et il est inutile que toi et Juba soyez mêlés à cette affaire. Ton compagnon régnera un jour sur son peuple et certains pourraient alors lui reprocher d’avoir versé le sang des siens. Il est de son intérêt de ne pas encourir pareille accusation. Quant à toi, sache bien une chose : les Numides sont nos alliés depuis les temps lointains de la reine Elissa et Carthage disparaîtra quand elle perdra leur soutien. Il se peut qu’un jour ou l’autre, quand tu auras pris ma place ou que tu commanderas nos troupes, tu aies besoin d’eux. Ils t’offriront leur concours pour autant qu’ils n’aient nul grief à ton égard. Ne prends donc pas part à cette affaire. Les mercenaires de Xanthippos n’eurent guère de mal à réprimer l’insurrection d’autant plus que bon nombre de chefs numides, ayant appris la défaite des Romains, jugèrent plus opportun de solliciter le pardon du père de Juba. Pris avec ses derniers compagnons, Gaia fut avec eux suspendu à des fourches patibulaires, cependant que les tribus qui l’avaient soutenu jusqu’au dernier moment furent condamnées à verser une lourde amende de mille talents d’argent et à livrer vingt mille têtes de bétail. Les mercenaires furent de retour à Carthage au début de la belle saison. La navigation avait repris sur les eaux de la grande mer. Craignant un coup de main des Romains pour délivrer leur garnison d’Aspis, les Carthaginois envoyèrent donc au large de leurs côtes une flotte de deux cents navires. Ceux-ci rencontrèrent à la hauteur du cap Hermaïa les trois cent quatorze bateaux des consuls Marcus Aemilius Paulus et Servius Fulvius Paetinus. Grâce à leurs corbeaux, les Romains eurent l’avantage et s’emparèrent de cent quatorze navires puniques. A Carthage, on s’attendait déjà à un nouveau débarquement des forces ennemies dans la région du Beau Promontoire que les réfugiés venaient juste de regagner. Certains d’entre eux, d’ailleurs, préférèrent rebrousser chemin et leur retour dans la ville provoqua un début de panique. Hamilcar, qui avait repris ses fonctions de commandant de la garde du Sénat, dut multiplier les patrouilles dans les rues pour faire régner l’ordre et disperser quelques attroupements. Les craintes des Carthaginois se révélèrent sans fondement. Car les consuls, plutôt timorés, se contentèrent d’évacuer les survivants de l’expédition de Marcus Atilius Regulus, encerclés depuis des mois à Adys. Beaucoup d’entre eux ne revirent jamais Rome. En effet, le long cortège des trois cent quatorze navires romains et des cent quatorze navires pris à l’ennemi dut affronter une épouvantable tempête au large de la Sicile. Les chefs militaires avaient voulu, contre l’avis des pilotes, suivre l’itinéraire le plus rapide mais aussi le plus dangereux. Quand le vent se leva à la hauteur de Camarine, les navires furent jetés sur les récifs et les pointes rocheuses de cette partie de la côte sicilienne. Seuls quatre-vingts d’entre eux échappèrent au désastre. *** À Carthage, Hamilcar se morfondait. Il lui tardait de repartir au combat. Quand le Conseil des Cent Quatre décida d’envoyer en Sicile un général nommé Hasdrubal avec deux cents navires et cent quarante éléphants, il intrigua pour faire partie de l’expédition et parvint à ses fins. Son nouveau chef, jugeant utile de se concilier les bonnes grâces d’un fils de sénateur, avait accédé à sa requête. La flotte cingla vers Lilybée, la principale place forte punique dans l’île. À peine débarqué, Hasdrubal soumit ses troupes à un rude entraînement et effectua plusieurs incursions en territoire ennemi, ramenant chaque fois un riche butin. Plusieurs cités grecques désertèrent alors le camp romain pour faire à nouveau allégeance à Carthage. L’inquiétude gagna les consuls A. Atilius Caiatinus et Cnœus Cornélius Scipion, celui-là même auquel sa défaite avait valu le sobriquet injurieux d’Asina. Avec trois cents navires, ils vinrent mettre le siège devant la ville de Panormos insuffisamment protégée. Les assiégés réussirent à envoyer des émissaires auprès d’Hasdrubal pour réclamer des secours. Hamilcar fut chargé de conduire par voie de terre plusieurs milliers de fantassins et de cavaliers pour briser l’encerclement de la cité. Les marches forcées auxquelles il contraignit ses hommes, ne leur accordant que quelques heures de repos chaque nuit, ne lui permirent pas d’arriver à temps. Les Romains avaient débarqué plusieurs dizaines de catapultes dont les projectiles mirent à mal la muraille de Panormos. Après l’écroulement de la grande tour sise près de la porte principale, une brèche béante s’ouvrit dans la muraille et les légionnaires s’y engouffrèrent, pillant la Ville neuve et faisant prisonnières plus de quinze mille personnes. Enfermés dans la citadelle de la Vieille Ville, les autres habitants préférèrent négocier les conditions de leur reddition avec les Romains, abandonnant à leur triste sort leurs malheureux compatriotes déjà captifs. Conformément aux usages, les consuls firent savoir aux autres villes siciliennes qu’elles avaient la possibilité de racheter les prisonniers trop pauvres pour payer eux-mêmes leur propre rançon. Un soir, alors qu’il se trouvait dans son camp établi sur les hauteurs dominant Panormos, Hamilcar fut prévenu de l’arrivée d’un négociant campanien porteur d’un sauf-conduit délivré par Hasdrubal en personne. L’homme, un être répugnant, à la mine chafouine et au gros ventre, pénétra sous sa tente et reprit son souffle avant de se présenter : — Je suis Marcus Cetamulus. Je suppose que tu es Hamilcar Barca. — Effectivement. Que me veux-tu ? — Ma famille a l’honneur de servir les Cornélius depuis plusieurs générations et Cnœus Cornélius Scipion m’a demandé d’entrer en contact avec toi. Je t’ai cherché à Lilybée et ton chef m’a fait conduire jusqu’à toi après avoir pris connaissance du message dont je suis porteur. — Concerne-t-il les opérations en cours ? — Oui et non. — Tu me parais bien mystérieux et je n’apprécie guère ces cachotteries. Parle clairement. — Connais-tu un nommé Alcaïos ? — Oui. C’est l’un des citoyens les plus influents de Panormos. — C’était. Il faisait partie des habitants de la Ville neuve qui ont été faits prisonniers et pour lesquels nous exigeons une rançon. — Dis-moi ton prix, il sera le mien. Et sache que je rachète aussi sur mes propres deniers ses esclaves et tous ceux qu’il te désignera. Je te paierai en bonnes pièces d’or et d’argent et je puis te garantir que tu feras un copieux bénéfice. — Il ne s’agit pas d’argent. Ton ami, ses esclaves et ses proches seront libérés dès mon retour à Panormos et accompagnés jusqu’à vos lignes. Tu n’auras pas à verser la moindre somme. Le consul Cnœus Cornélius Scipion veut te remercier de la sorte pour avoir rendu les derniers hommages à son neveu, le tribun Caïus Cornélius, après sa mort au combat. — Comment est-il au courant de cette affaire ? — Tu le sais, Marcus Atilius Regulus est autorisé à correspondre avec sa famille à qui il a raconté en détail ton geste. La gens Cornélius a été prévenue et ne savait pas comment t’exprimer sa reconnaissance. Après la chute de Panormos, lorsqu’on a questionné les captifs pour savoir qui pourrait les racheter, Alcaïos a mentionné ton nom, ajoutant que tu étais le fils d’un membre du Conseil des Cent Quatre. Le prétorien qui l’interrogeait a jugé plus prudent de prévenir le consul et celui-ci m’a demandé de régler cette affaire. — Remercie Cnœus Cornélius Scipion pour sa générosité. C’est un homme d’honneur et j’apprécie son geste. Je regrette simplement qu’il faille une guerre pour que, de part et d’autre, l’on fasse assaut de grandeur d’âme. Que ne le faisons-nous en temps de paix ? — Je me garderai de te répondre. Ce sont là des préoccupations qui me dépassent. Avec ta permission, je vais me retirer. Dans deux jours, tes protégés seront là. Effectivement, le surlendemain, un long cortège se présenta à l’entrée des lignes carthaginoises. À sa tête se trouvait Alcaïos, vieilli et fatigué. Dès qu’il fut admis auprès d’Hamilcar, il l’étreignit en pleurant doucement : — Quel bonheur de te retrouver, fils d’Adonibaal ! Je savais que tu me viendrais en aide, à moi et aux miens, et cela m’a consolé de la perte de ma maison. Aujourd’hui, je n’ai plus de toit et je ne sais pas ce que l’avenir me réserve. Peu importe. Mes esclaves t’appartiennent désormais et tu peux en disposer comme tu l’entends. — Alcaïos, tu m’as confié que tu souhaitais les affranchir avant ta mort que je souhaite la plus tardive possible. Puisque tu m’en fais cadeau, je les affranchis. Préviens-les qu’ils sont désormais libres. Quant à toi, ne te préoccupe de rien. Demain, nous lèverons le camp pour regagner Lilybée. De là, je m’embarquerai avec toi pour Carthage où notre maison de Mégara t’attend. Tu y finiras tes jours en paix à moins que tu ne préfères rester en Sicile. — Exil pour exil, je préfère me trouver de l’autre côté de la grande mer, loin de ces maudits Romains. Tout se déroula comme l’avait prévu Hamilcar. À Lilybée, Hasdrubal le chargea d’aller rendre compte au Conseil des Cent Quatre de la prise de Panormos et il gagna Carthage avec Alcaïos. À leur arrivée à Mégara, Epicide, qui était sorti sur la terrasse pour accueillir les visiteurs, manqua défaillir en apercevant son ancien maître : — Ainsi donc, Alcaïos, tu es venu me rechercher. Je croyais pourtant qu’Hamilcar m’avait affranchi. — Il t’a affranchi et je n’ai aucune intention de remettre en cause sa sage décision. J’ai failli moi-même devenir esclave et cela m’a ouvert les yeux sur beaucoup de choses. Je ne suis plus qu’un vieil homme. Ton ancien élève m’a généreusement offert son hospitalité et j’attendrai ici la mort en parlant avec toi de nos poètes et de nos philosophes. Laissant les deux hommes échanger de vieux souvenirs, Hamilcar rejoignit Juba qu’il n’avait pas vu depuis plusieurs mois. Leurs retrouvailles furent ardentes. Plus il mûrissait et plus le jeune prince numide gagnait en beauté et en grâce. Ses cheveux bouclés, son visage mi-adolescent mi-adulte et sa puissante musculature n’étaient pas les moindres de ses attraits tout comme sa discrétion et sa loyauté à toute épreuve. Hamilcar s’acquitta de sa mission auprès du Conseil des Cent Quatre, leur expliquant les circonstances et les conséquences de la chute de Panormos, insistant sur la nécessité de renforcer les garnisons carthaginoises. Les sénateurs l’écoutèrent dans le plus profond silence, preuve de l’importance qu’ils attachaient à ses avis. Quand il eut fini, Mahrabaal prit la parole : — Nous ferons ce que tu nous suggères car nous ne pouvons pas perdre la Sicile. Cela dit, une chose nous préoccupe au plus haut point. Une flotte romaine a été aperçue doublant le Beau Promontoire en direction, semble-t-il, de l’île des Lotophages[25]. Prends quelques centaines de cavaliers numides et dirige-toi vers cette région. — A tes ordres. — Sois prudent. Tu quitteras le territoire de Carthage et tu te trouveras au milieu de populations hostiles dont certaines nous paient, contre leur gré, tribut. Interroge leurs chefs et sonde leurs intentions. Il ne faudrait pas que les Romains se mettent dans l’esprit de vouloir installer une colonie là-bas. — Si tel était le cas, ils seraient venus plus nombreux. — Tu as raison mais leurs deux consuls, Cnœus Servilius Caepio et Caïus Sempronius Blaesus, font partie de cette expédition qu’ils auraient pu confier à des subordonnés. Cela cache quelque chose et nous comptons sur toi pour éclaircir toute cette affaire. De retour à Mégara, Hamilcar convoqua Juba pour lui communiquer ses instructions et Himilk se chargea d’organiser un convoi de vivres destiné à suivre la colonne et à la ravitailler. Mille hommes participèrent à cette expédition. Tous s’étaient portés volontaires, certains parce qu’ils obéissaient aveuglément à Juba, les autres parce qu’ils étaient poussés par la curiosité. On murmurait tant de choses sur ces contrées qu’ils voulaient savoir ce que cachaient les rumeurs à leur sujet. La troupe quitta Carthage par la Porte neuve, dans la quasi-indifférence générale. Depuis le départ des Romains d’Adys, les habitants de la cité d’Elissa ne se souciaient plus de la guerre. Les opérations en Sicile étaient trop lointaines pour retenir leur intérêt et ils préféraient vaquer à leurs occupations quotidiennes. Le fils d’Adonibaal ne leur en tenait pas grief. Cette insouciance était la preuve de la farouche volonté de vie de ses compatriotes et de leur caractère léger qu’il aimait tant. Il savait que ce peuple volage et futile pouvait, le cas échéant, faire preuve de fermeté et de courage. Il l’avait d’ailleurs démontré en restant obstinément fidèle à la langue et aux traditions de Tyr, malgré l’éloignement et le temps écoulé depuis l’arrivée d’Elissa sur ces rivages. Le voyage dura plusieurs semaines. Après avoir laissé sur leur gauche le Beau Promontoire, les cavaliers prirent la route d’Hadrim, bien protégée par de solides murailles. Ils firent halte dans cette ville, citadelle avancée de la civilisation. Après, commençait l’inconnu. Un fossé profond marquait d’ailleurs la fin du territoire contrôlé par Carthage et par ses alliés. Comme l’on était en plein milieu de la belle saison, la chaleur commença à devenir rapidement insupportable. Pour ménager ses hommes et leurs montures, Hamilcar décida que, désormais, ils marcheraient de nuit. Le jour, ils se reposeraient à l’ombre des rochers ou des rares arbres qui poussaient sur ces étendues arides. Quand ils chevauchaient dans l’obscurité, les cavaliers pouvaient voir, au loin, sur la crête des montagnes, des feux s’allumer pour signaler leur progression. Mais les villages qu’ils traversaient étaient tous vides. Ils avaient été évacués à la hâte. Cette hostilité sourde, impalpable, rendit certains Numides nerveux. Ils se tenaient constamment sur leurs gardes et, plus d’une fois, Juba dut les empêcher de quitter la colonne pour s’aventurer dans les montagnes afin d’y faire quelques prisonniers. Un matin, Hamilcar entrevit au loin, se détachant sur la mer, l’île des Lotophages. Dans le creux d’un golfe calme et paisible, ils découvrirent un village de pêcheurs dont les habitants ne s’enfuirent pas à leur approche. Intrigué par leur comportement, Juba demanda à un interprète de le conduire, lui et son ami, auprès du chef local, un vieillard à la peau parcheminée et à l’œil malicieux. Hamilcar le questionna : — Tu es sans doute trop vieux pour avoir peur de la mort et je comprends que tu sois resté dans ta maison. Mais tous vos voisins s’enfuient dès qu’ils nous aperçoivent. Pourquoi n’agissez-vous pas comme eux ? — Il n’appartient pas à l’homme de décider de son sort. C’est là le privilège de l’Éternel, béni soit-Il. Je ne veux pas calomnier nos voisins qui sont de braves gens. Leurs ancêtres ont accueilli les miens amicalement et leur ont permis de trouver ici un refuge. Peut-être ont-ils de bonnes raisons d’agir comme ils le font. J’ignore tout des querelles entre vos deux peuples. Nous, nous ne nous mêlons pas de ces choses-là. Si Dieu a choisi ce jour pour qu’il soit celui de notre mort, qu’il en soit fait selon Sa volonté ! Le vieillard se détourna un instant pour parler à une petite fille qui avait grimpé sur ses genoux. En l’écoutant, Hamilcar fut frappé d’étonnement : l’homme parlait une langue étrange. Ce n’était pas du punique mais cela y ressemblait fortement. En observant les autres habitants du village, il s’aperçut que ceux-ci ne ressemblaient pas aux Numides ou aux autres tribus de la contrée. Par contre, s’il les avait rencontrés près du temple d’Eshmoun, il n’aurait pas fait attention à eux tant ils avaient le type carthaginois, en tout cas oriental. Peut-être étaient-ils les descendants de colons phéniciens naufragés sur ces côtes et demeurés oubliés de tous ? Le fils d’Adonibaal voulut en avoir le cœur net. — Vieillard, tu parles une langue proche de la mienne. Serais-tu originaire de Tyr ou de Sidon ? — Non, je viens du pays de Canaan, mais je connais le nom des deux cités que tu as mentionnées. Nos rois furent jadis alliés. — Tu n’es pas phénicien ? — Non, ne t’en déplaise ! Moi et les miens appartenons à la maison d’Israël qui craint et révère le Dieu unique, le Dieu de nos pères Abraham, Isaac et Jacob. — Je ne comprends rien à ce que tu racontes. Vous n’avez qu’un seul dieu. C’est impossible. — Nous avons un seul Dieu car il n’en existe pas d’autres. — Vous devez vous sentir bien seuls et mal protégés car il faut au moins une divinité pour chaque chose. Peu importe, c’est ton problème et je ne suis pas venu ici pour discuter de tels sujets. Sais-tu comment je puis me rendre dans l’île des Lotophages ? — Si tu le permets, mes hommes t’y conduiront avec leurs barques. En quelques voyages, tes soldats seront tous rendus à bon port. Mais il te faudra attendre une journée. De ce soir jusqu’à demain soir, nous nous abstenons de tout travail ainsi que nous l’a ordonné l’Éternel. Ne cherche pas à nous obliger à enfreindre ce commandement. Nous préférerions mourir. Mais dès que cette sainte convocation aura pris fin, nous vous ferons passer de l’autre côté des flots. Mon petit-fils en personne t’accompagnera et te mènera jusqu’aux chefs de notre peuple qui pourront satisfaire ta curiosité. En attendant, que tes hommes se reposent et fassent boire leurs chevaux à notre puits. Hamilcar jugea préférable de ne pas contrarier le vieil illuminé. Après tout, c’était le premier être humain qui ne se détournait pas de lui et de sa troupe depuis plusieurs jours. De surcroît, ses hommes étaient fatigués par leur longue randonnée et devaient reprendre des forces. L’on ne voyait pas de voiles romaines dans les parages et rien ne pressait. Après avoir consulté Juba, il choisit de prendre son mal en patience et fit signe aux cavaliers de mettre pied à terre. Il leur ordonna de se comporter amicalement avec les villageois et de ne pas les importuner quand ils célébreraient leur fête religieuse. Au petit matin du deuxième jour, le vieillard retrouva le fils d’Adonibaal. Les hommes du village avaient déjà mis à la mer leurs barques et plusieurs radeaux pour les chevaux. Il fallut la journée entière pour faire passer dans l’île les mille cavaliers et leurs montures. Ils établirent leur camp à la pointe de l’île, près d’une petite ancre rocheuse. Quelques sentinelles furent postées pour la nuit et, bientôt, le silence se fit. Au petit matin, Hamilcar et Juba partirent avec la moitié de leurs hommes pour explorer les environs. Ceux-ci paraissaient désertiques mais le fils du sénateur remarqua çà et là des rangées d’oliviers soigneusement entretenues, des champs de blé et des vergers. Abraham, le petit-fils du vieillard, galopait à leurs côtés et les conduisit jusqu’à un modeste village dont les occupants parlaient la même langue que lui. Il fit entrer Hamilcar et Juba dans une vaste maison de torchis et s’inclina respectueusement lorsqu’un vieil homme s’avança à leur rencontre. Par le truchement de l’interprète, il expliqua aux deux jeunes gens : — Voici Abraham le Cohen, l’Ancien de notre peuple. Il vous salue et vous remercie de l’honneur que vous lui faites en lui rendant visite. Il est prêt à répondre à vos questions. — Remercie-le de son hospitalité, fit Hamilcar, bien décidé à ne pas l’interroger tout de suite sur la flotte romaine. Je suis le fils d’Adonibaal et je sers ma ville, Carthage, où l’on parle une langue proche de la vôtre. On m’a dit que tes ancêtres sont venus de Canaan, un pays proche de la Phénicie d’où sont originaires les miens. Comment êtes-vous venus sur ces rivages ? — Notre peuple a commis d’innombrables fautes. Il a désobéi aux lois du Seigneur et celui-ci nous a punis en envoyant les Assyriens ravager le royaume de Judah et s’emparer de notre capitale, Jérusalem, où ils brûlèrent le temple construit jadis par Salomon, le plus grand de nos rois. D’après ce que je sais, nos ancêtres appartenaient à un petit groupe de fugitifs qui emmenaient avec eux l’une des portes du Temple que nous avons enterrée ici dans l’endroit où nous nous réunissons pour prier. Leur navire, mal dirigé, dériva jusqu’à cette île où nous avons trouvé la paix. Certains des nôtres, que tu as rencontrés, vivent sur la terre ferme mais nous rejoignent lors de nos principales fêtes. — Tu me plais. Nous aussi, nous sommes des exilés et notre ville, Tyr, a également été détruite par les Assyriens. Tu n’as rien à craindre de mes hommes. Je puis même te promettre la protection de Carthage si tu la souhaites. — Je t’en remercie mais nous remettons notre sort entre les mains de notre Dieu et de lui seul. — Il se pourrait qu’elles se révèlent un jour insuffisantes. Ces terres suscitent bien des convoitises. N’avez-vous pas vu récemment des bateaux étrangers croiser dans ces parages ? — Tu es bien informé. Il y a de cela deux semaines, soixante navires ont longé l’île avec à leur bord des soldats. Ils ignoraient tout des courants marins et se sont d’abord échoués sur un banc de sable avant d’être rattrapés par les flots. Ils n’ont dû leur salut qu’à leur fuite et, pour faciliter celle-ci, ils ont jeté par-dessus bord tous leurs équipements que les tribus de l’île ont pillés. Si tu le souhaites, je peux te conduire à l’un de leurs chefs afin que tu examines les biens de ces étranges visiteurs. Nous les avons vus repartir vers le nord et je crois bien qu’ils ne reviendront pas de sitôt. — Je te remercie de tout ce que tu viens de me dire. Je rentre à Carthage. Puisse ton peuple prospérer et vivre en paix dans cette île. Sache que tu pourras toujours faire appel à moi et aux miens si tu es dans le besoin ou si un péril te menace. *** De retour dans la cité d’Elissa, Hamilcar fit son rapport au Conseil des Cent Quatre, mentionnant l’existence de ce curieux groupe de descendants de la maison d’Israël qui l’avait aidé. Deux longues années s’écoulèrent sans que rien se passât de notable, en Sicile ou sur les rives du Beau Promontoire. Fatigués par la guerre, les adversaires, de part et d’autre, semblaient avoir renoncé à prendre l’initiative et se contentaient de maintenir leurs positions. Échaudés par leurs mésaventures navales, les Romains n’expédiaient plus de flottes au loin, se contentant de ravitailler leur garnison de Panormos. Quant à Hasdrubal, il ne sortait guère de Lilybée. Dans la cité d’Elissa, la colère grondait. Pour payer les mercenaires, de lourdes taxes avaient été imposées aux négociants et au petit peuple. Ceux-ci rechignaient à payer l’impôt puisqu’il ne servait à rien. À quoi bon entretenir autant de soldats s’ils se contentaient de vivre à l’abri de murailles solidement fortifiées ? Les Carthaginois avaient déjà oublié ce qu’ils devaient à Xanthippos et à ses hommes. Ils ne se souvenaient plus que ceux-ci les avaient délivrés d’un péril mortel lorsque l’ennemi campait à quelques stades de la ville. Baalathyon et ses amis profitèrent de la situation pour tenter de se gagner les faveurs de l’opinion. Lors d’une séance plutôt agitée au Sénat, ils firent voter l’envoi d’une délégation à Hasdrubal. Les émissaires auraient pour mission de lui ordonner de se mettre aussitôt en campagne et de reprendre par tous les moyens Panormos. Alors qu’il pensait compter au nombre des officiers accompagnant les sénateurs, Hamilcar eut la surprise de constater qu’il n’avait pas été désigné. Amer, il s’en ouvrit à son père : — Adonibaal, tu sais que j’ai souvent combattu en Sicile et que je connais bien cette île. Pourquoi cette disgrâce ? Ai-je démérité à tes yeux ou aux yeux de tes collègues ? — Nullement. Mais Baalyathon, notre vieil ennemi, a manœuvré afin de t’écarter et je n’ai rien pu faire contre ses intrigues. À vrai dire, je bénis plutôt Baal Hammon que tu ne sois pas associé à cette affaire. J’ai un mauvais pressentiment. Les sénateurs qu’on a choisis pour intimer l’ordre à Hasdrubal de se battre n’ont aucune expérience des affaires militaires. Ils voudront, c’est normal, se couvrir de gloire et ils se lanceront dans des opérations mal préparées. Tout cela, je le crains, se terminera par un désastre et il vaut mieux pour toi de te tenir à l’écart de tout cela. Les faits donnèrent raison au membre du Conseil des Cent Quatre. Sitôt arrivés à Lilybée, les membres de la délégation conduite par Baalyathon enjoignirent à Hasdrubal de se mettre en mouvement vers Panormos. L’un des deux consuls romains était reparti pour l’Italie avec la moitié des légions et l’autre, Lucius Caecilius Metellus, s’était enfermé à l’intérieur de la cité. C’était la période des moissons et il ne songea même pas à voler au secours de ses alliés dont les champs étaient ravagés par les Carthaginois. Chez ces derniers, l’optimisme régnait. Hasdrubal eut beau expliquer à Baalyathon que la passivité du consul cachait un piège, celui-ci ne voulut rien savoir. Il lui ordonna de franchir le défilé qui conduisait jusqu’à Panormos, de traverser le fleuve situé à proximité de la ville et de déployer ses troupes en ordre de bataille. Hasdrubal fut contraint de s’exécuter et plaça ses éléphants en tête de son armée. Il avait remarqué que ceux-ci inspiraient une véritable terreur aux Romains qui, lors d’engagements précédents, avaient préféré fuir plutôt que de finir écrasés par ces animaux. Cette fois-ci, ce ne fut pas le cas. Lucius Caecilius Metellus avait disposé en avant du fossé entourant Panormos quelques unités mobiles de fantassins et d’archers. Des ouvriers de l’arsenal avaient, de nuit, déposé dans le fossé plusieurs milliers de lances et de flèches. Lorsque les Carthaginois commencèrent à avancer, les Romains criblèrent les éléphants de flèches et de lances. Quand ils étaient à court de trait, ils reculaient jusqu’au fossé pour s’en procurer de nouveaux et repartaient à l’attaque. Beaucoup de ces projectiles n’atteignaient pas leur cible mais certains le faisaient, blessant cruellement les animaux. La douleur les rendit bientôt incontrôlables. Au lieu d’avancer, ils firent volte-face pour fuir les traits dirigés contre eux et se retournèrent contre les troupes carthaginoises qui les suivaient, piétinant les mercenaires et semant la panique dans leurs rangs. Voyant cela, les Romains sortirent de la ville et, profitant du désordre, firent prisonniers plus de treize généraux, cent vingt éléphants et des milliers d’hommes, parmi lesquels figurait Baalyathon. Avec les soldats qui lui restaient, Hasdrubal jugea préférable de se replier vers Lilybée d’où il envoya une trirème avertir le Conseil des Cent Quatre de la défaite qu’il venait d’essuyer pour avoir dû obéir aux ordres des sénateurs. Dès que la nouvelle fut connue à Carthage, Adonibaal convoqua une réunion du Conseil. Les débats, qu’il redoutait être particulièrement âpres, furent à sa grande surprise très modérés. Himilkon, l’un des plus farouches partisans de Baalyathon, fit preuve d’une grande habileté. Demandant à parler en premier, il s’adressa à ses collègues d’un ton contrit : — Qu’il me soit permis de rendre hommage à la sagesse et à la clairvoyance d’Adonibaal ! Il était opposé à cette expédition et nous aurions mieux fait de l’écouter. — Sache, déclara le père d’Hamilcar, que j’aurais préféré avoir tort et que j’aurais été le premier à me réjouir d’une victoire d’Hasdrubal. En attendant, trêve de compliments. Que suggères-tu de faire ? — Rome et Carthage sont en guerre depuis trop longtemps. Dans notre ville, la révolte gronde. Les négociants se plaignent de la mauvaise marche de leurs affaires et, à cause des impôts, ils ont de plus en plus de mal à réunir l’argent pour affréter des navires. Les bateaux étrangers se détournent petit à petit de notre port. Chez nos adversaires, la situation est la même. Ils ont été vainqueurs sur terre mais leur flotte n’est pas à même de battre la nôtre. Jadis, leur consul Marcus Atilius Regulus nous avait fait des propositions de paix que nous avions eu raison de refuser. Aujourd’hui, les temps ont changé. Peut-être pourrions-nous nous servir de lui. — De quelle façon ? — Il est notre prisonnier. C’est un homme loyal puisqu’il n’a jamais cherché à s’évader. — Je le sais car il est logé dans ma demeure à Mégara où il vit dignement. Je ne l’ai jamais entendu se plaindre. A la vérité, il évite de nous rencontrer, mon fils et moi, comme s’il voulait ne rien nous devoir. Je doute fort que tu puisses tirer le moindre mot de lui. — Baalyathon… — Quoi ! Aurais-tu de ses nouvelles ? Il est captif des Romains à ce que je sache. — Par des moyens dont je ne préfère pas parler, notre illustre ami a pu me faire parvenir un message. Selon lui, il serait sage d’envoyer une ambassade aux Romains et ceux-ci, en témoignage de leur bonne foi, ont décidé de le libérer pour qu’il vienne expliquer devant vous leurs propositions. — Veux-tu que je te parle franchement, Himilkon ? Ton maître, qui se targuait jadis d’être le chef du parti de la paix, n’a pas dû apprécier la compagnie de ses geôliers. Fidèle à sa nature, il a dû intriguer pour obtenir sa liberté, sans se soucier du sort réservé aux autres captifs. — Adonibaal, la colère et la jalousie te font perdre la raison. Baalyathon est l’un des membres les plus estimés de cette assemblée et il est dévoué tout autant que toi à Carthage. S’il a pris des risques pour nous faire parvenir un message, c’est que celui-ci mérite d’être étudié. Tu lui voues une telle haine que je juge préférable de demander au Conseil d’ajourner toute décision avant son arrivée. — Je soutiens ta proposition même si cela peut te surprendre. Ton chef est mon adversaire mais il est carthaginois. Avant de nous engager dans un sens ou dans un autre, il est bon de recueillir l’avis de tous et nous attendrons son retour pour nous prononcer. Quelques semaines plus tard, un navire marchand grec accosta au port marchand. Affaibli par sa captivité, Baalyathon en descendit et se rendit au Sénat où ses amis lui firent fête. Quand leurs effusions cessèrent, tous rejoignirent la grande salle des séances. Adonibaal avait préféré laisser Mahrabaal présider les débats. Celui-ci, d’un ton sévère, s’adressa à l’ancien captif : — Es-tu venu pour t’expliquer sur ta conduite à Panormos ? — À quoi bon parler de cette malheureuse affaire ? Les nouvelles dont je suis porteur sont plus importantes. — Rome aurait-elle décidé de faire la paix ? — Elle l’envisage. — Ce n’est pas très clair. — Faut-il que les choses soient toujours dites de façon limpide ? Après ma capture, j’ai été logé chez le consul Lucius Caecilius Metellus et nous avons longuement discuté. C’est un homme sage et avisé. Il est très fier de sa victoire et du triomphe qu’elle lui a valu. Treize de nos généraux et cent éléphants ont défilé dans la ville jusqu’au temple de Jupiter capitolin. Moi-même, je marchais en tête de ce cortège et je prie Baal Hammon de m’épargner pareille humiliation. — Ce sera à toi, par tes actes, de retrouver ton honneur. Si le consul est si fier de sa victoire, pourquoi cherche-t-il la paix ? — Parce qu’il veut être celui grâce auquel un accord aura été signé entre nos deux cités. Son rêve est de s’en attribuer le mérite et de ne pas laisser cet honneur à ses successeurs. Rome aussi est fatiguée de la guerre et, dans son Sénat, les partisans de la paix sont nombreux. Parce qu’il veut à tout prix conclure un traité, le consul est prêt à faire des concessions. Nous devons saisir cette occasion. — Que sais-tu de leurs propositions ? — Rien ne m’a été dit à ce sujet. Le Sénat romain est tout simplement prêt à recevoir nos envoyés. — Excuse-moi de t’interrompre, fit Adonibaal. Il y a quelque temps de cela, ton ami Himilkon nous a parlé de Marcus Atilius Regulus. Il semblait avoir en tête un plan auquel tu pourrais ne pas être étranger. — Effectivement. Je suggère d’envoyer le consul avec nos émissaires. Il est loin de sa famille depuis des années et la joie de la revoir lui fera trouver des arguments de poids en faveur de la paix. Elle seule, en effet, lui rendra la liberté. — À moins qu’il ne veuille profiter de son retour dans sa patrie pour nous fausser compagnie. Ce serait une réaction humaine de sa part et tu peux la comprendre, toi Baalyathon, qui as saisi le premier prétexte pour fuir ta prison. — Tu as raison de me faire remarquer ce détail. Je crois avoir trouvé la parade. Avant d’être autorisé à embarquer avec nos ambassadeurs, le consul devra jurer qu’en cas d’échec des pourparlers il reviendra se constituer prisonnier à Carthage. Tu l’as dit toi-même, c’est un homme d’honneur, il ne pourra pas violer un tel serment. — Baalyathon, tu me répugnes. Tu exiges des autres qu’ils se conduisent mieux que toi. Néanmoins, je parlerai à Marcus Atilius Regulus et je ferai connaître sa réponse au Conseil des Cent Quatre. Adonibaal regagna sa demeure de Mégara et convoqua Hamilcar pour lui expliquer les derniers développements de la situation. Puis les deux hommes se rendirent dans les appartements du consul qu’ils trouvèrent en train de converser avec Épicide et Alcaïos. Les deux Grecs s’esquivèrent sur un geste d’Hamilcar qui salua son hôte : — Marcus Atilius Regulus, je me réjouis de constater que tu n’as plus ton humeur morose d’antan. J’espère que mes deux amis ne t’importunent pas trop avec leurs bavardages. — Rassure-toi, je les aurais chassés si tel avait été le cas. J’avoue qu’ils me distraient en parlant avec moi d’Homère ou d’Aristote. Ils les connaissent mieux que moi et j’ai parfois honte de mon ignorance. — Mon père, ici présent, est chargé d’une mission par le Conseil des Cent Quatre et je te laisse en tête à tête avec lui. — Bienvenue à toi, Adonibaal. Notre dernière rencontre remonte à plusieurs mois. J’apprécie ton hospitalité et la prévenance dont tu fais preuve à mon égard. Mais je n’oublie pas que je suis captif et que cela m’oblige à la plus grande des réserves. Sache toutefois que je n’ai pas voulu t’offenser en demeurant confiné dans ma solitude. C’est le châtiment que je mérite pour ma défaite et cela seul explique que je n’ai pas déféré à tes multiples invitations. — C’est bien ainsi que je l’ai compris et je ne t’en veux nullement. Si tu le souhaites, parlons maintenant de choses plus sérieuses. Ta ville nous a fait savoir qu’elle n’était pas hostile à l’ouverture de pourparlers de paix. Le Conseil des Cent Quatre n’y est pas opposé et a décidé d’envoyer des émissaires, à une seule condition. — Laquelle ? — Tu devras faire partie de l’ambassade et promettre, en cas d’échec des discussions, de revenir te constituer prisonnier à Carthage. — C’est une proposition qui n’a rien de contraire à l’honneur. — Marcus Atilius, permets-moi de te parler d’homme à homme. Je te déconseille de l’accepter. Je connais trop bien les membres du Conseil des Cent Quatre. Si tu ne parvenais pas à fléchir les tiens, ils risquent fort de te faire payer très cher ce refus. Crois-moi, tu es plus en sécurité ici. Tu peux parfaitement décliner cette proposition et cela ne nous empêchera pas d’envoyer à Rome nos ambassadeurs. Ceux-ci peuvent négocier un traité qui te rendra ta liberté et, s’ils n’y parviennent pas, tu n’en subiras pas les conséquences. — Adonibaal, je te remercie de ta franchise. Elle t’honore et je te sais gré de vouloir protéger ma malheureuse existence. Celle-ci n’a plus aucune importance à mes yeux depuis ma capture. J’accepte donc ta proposition. — Il en sera fait comme tu l’entends. Mon fils Hamilcar t’accompagnera afin de veiller sur toi. — Je ne saurais avoir meilleur compagnon. C’est un être pur et loyal dans lequel j’ai entièrement confiance. Quelques jours plus tard, un petit groupe quitta à la nuit Mégara. Il se composait d’Hamilcar, de Juba, d’Epicide et du consul romain. Tous gagnèrent le port militaire où ils s’embarquèrent à bord d’une quinquérème où avaient déjà pris place Mahrabaal et deux autres sénateurs, désignés comme plénipotentiaires par le Conseil des Cent Quatre. Au petit matin, le bateau cingla vers la haute mer et prit la direction d’Ostie. Deux mois plus tard, il était de retour. Dès son arrivée, ses occupants, l’air sombre, gagnèrent le bâtiment du Sénat. Dans la ville, le bruit se répandit qu’une séance extraordinaire du Conseil des Cent Quatre était sur le point d’avoir lieu. Les partisans de Baalyathon faisaient déjà circuler la rumeur que la paix avait été signée avec Rome et qu’on devait ce succès à la sagesse de leur maître. Lorsqu’il traversa le maqom, une foule nombreuse et joyeuse l’acclama. Lui rendait ses saluts à la foule et devait sans doute songer aux mesures qu’il prendrait lorsque ses pairs lui confieraient, pour le remercier, la conduite des affaires publiques. Il pourrait enfin se débarrasser de ces Barca dont l’impudence lui insupportait. Il fut bientôt rappelé à la triste réalité lorsqu’il pénétra dans la salle du Conseil. Dans un coin, entouré de gardes, se tenait le consul Marcus Atilius Regulus. Mahrabaal était face aux autres sénateurs et interpella le nouvel arrivant : — Nous n’attendions plus que toi, Baalyathon, pour ouvrir la séance. — J’ai hâte d’entendre ton rapport car, en ville, on ne parle que de la paix signée avec Rome. Or j’aperçois là son consul. C’est à ne plus rien y comprendre. — Illustres sénateurs, voici ce que j’ai à vous dire. Conformément à vos instructions, nous nous sommes embarqués pour Ostie. Notre quinquérème a fait le voyage sans encombre. Au large de la Sicile, nous avons croisé quelques navires romains. Quand ils ont pris connaissance de notre mission, que Marcus Atilius Regulus leur confirma, ils nous ont escortés jusqu’à Ostie, nous permettant de nous ravitailler en eau et en vivres dans plusieurs ports de Campanie. — As-tu été reçu par le Sénat romain, questionna Baalyathon ? — Tu es bien trop pressé. À Ostie, le consul Lucius Caecilus Metellus était là pour nous accueillir et il est monté à bord afin de saluer son collègue. Celui-ci lui a déclaré qu’il se refusait à descendre du bateau car il ne s’estimait pas digne, lui un captif, de fouler le sol de sa patrie. — Qu’as-tu fait ? — J’ai dit au Romain que je respectais les décisions de Marcus Atilius Regulus et que je n’userais d’aucune violence à son égard. J’ai suggéré que nous nous rendions nous-mêmes à Rome et que les délégués de son Sénat soient autorisés à s’entretenir avec Marcus Atilius seul à seul, autant de fois qu’ils le désireraient. Celui-ci les a reçus. — Que leur a-t-il dit ? — Il leur a tenu le langage d’un soldat et j’espère que mes fils sauront un jour parler comme lui à leur propre père. Il leur a expliqué que la révolte grondait à Carthage et que la ville était fatiguée de la guerre. Il les a exhortés à tenir bon, à construire une nouvelle flotte, à lever de nouvelles légions et à reprendre l’offensive dès que cela serait possible. — Je ne puis te croire, dit Baalyathon. En parlant de la sorte, il savait qu’il se condamnait à revenir en captivité à Carthage puisqu’il avait donné sa parole d’honneur. — C’est bien la raison pour laquelle tu le vois ici, dans cette salle. Il n’a pas trahi son serment. Cela peut te surprendre, toi qui avais fait la même promesse aux Romains. — Comment oses-tu ? — Je ne fais que rapporter leurs propos et j’ai de bonnes raisons de croire qu’ils sont exacts. — C’est vrai mais je suis beaucoup plus utile à Carthage en siégeant dans notre assemblée qu’en croupissant dans une prison. — Je te laisse avec ta conscience si tu en as une, ce dont je commence fortement à douter. — Ton ironie ne m’amuse pas. Tu avais d’autres moyens de faire revenir ce maudit consul sur son obstination. À ta place, je lui aurais ménagé une entrevue avec sa famille. Devant les siens, en voyant sa femme et ses enfants, son courage l’aurait abandonné. — C’est ce que j’ai fait. Sa femme et ses enfants sont venus le voir à bord de notre quinquérème. Hamilcar les a autorisés à passer plusieurs jours et plusieurs nuits avec lui. De loin, car nous les avions laissés seuls, nous pouvions entendre leurs supplications, leurs cris et leurs gémissements. Il s’est montré intraitable, affirmant qu’il ne méritait pas de vivre à leurs côtés tant que Rome n’aurait pas remporté une victoire complète sur Carthage. — Les discours de cet idiot sont sans intérêt. Dis-nous plutôt ce que les sénateurs romains ont proposé comme conditions de paix. — Aucune car Marcus Atilius Regulus a emporté leur conviction. Entre nos deux cités, la guerre se poursuit pour l’instant et j’ai bien peur qu’elle ne dure encore longtemps. — Et tout cela par la faute de cet homme, fit Baalyathon en désignant Marcus Atilius Regulus. Illustres membres de cette assemblée, je suggère que nous nous réunissions prochainement pour discuter de son sort car sa conduite appelle le plus rigoureux des châtiments. Lorsqu’il retrouva la foule sur le maqom, Baalyathon fit cesser ses acclamations : — Carthaginois, mes amis, ne vous réjouissez pas. J’aurais voulu vous annoncer la paix avec Rome mais celle-ci n’a pu être signée à cause de la manœuvre déloyale de ce maudit consul que les Barca hébergent. Rassurez-vous, dans peu de temps, il recevra la punition qu’il mérite. En attendant, rentrez chez vous et suppliez les dieux de notre cité de donner la victoire à nos armées. De retour à Mégara, le premier geste d’Adonibaal et d’Hamilcar fut de rendre visite à Marcus Atilius Regulus. Ce dernier les accueillit, l’air grave et triste : — Vous pouvez disposer de ma vie comme vous l’entendez. J’ai revu les miens et j’ai pu leur faire mes adieux. Plus rien ne me rattache à ce monde. — Tu as tort, répliqua Hamilcar. J’admire ta vertu et ton courage. Ils pourraient être encore utiles à ta cité. — J’ai surtout peur pour toi, ajouta Adonibaal. Baalyathon, qui a honteusement renié son serment, va chercher à se venger de toi de la manière la plus cruelle. Je le connais bien et je le sais capable du pire. Tu es mon hôte depuis des années et je me suis porté garant de ta sécurité et de ta vie. Moi vivant, il ne te sera fait aucun mal. Je reviendrai te voir sous peu pour te dire ce que nous avons décidé. — Souviens-toi, Marcus, de notre serment, dit Hamilcar. J’ai juré de te venir en aide et j’ai la ferme intention d’être fidèle à ma promesse. Je n’ai pu le faire pour le malheureux Caïus Cornélius Scipionn, aussi ai-je un devoir sacré envers toi. — Je vous remercie tous deux. Jusqu’à ma capture, je méprisais Carthage et ses habitants. A votre contact, j’ai appris à réviser mon jugement mais je tiens à vous dire que je n’entends pas être parjure. J’ai promis de ne pas m’évader de votre demeure et, même si vous m’en offrez la possibilité, je ne regagnerai pas Rome. Violer mon serment porterait malheur à ma ville et je ne veux pas être la cause de ses revers. Les deux Barca discutèrent tard dans la nuit. Que faire de leur encombrant invité ? L’homme était entêté et aucun argument n’était de nature à l’ébranler. Hamilcar suggéra à son père de remettre leur décision à quelques jours, le temps d’étudier toutes les possibilités. Un soir, Adonibaal, l’air soucieux, revint du Sénat, où une longue séance avait eu lieu. — Hamilcar, nous devons agir très rapidement. Ce chien de Baalyathon a décidé de demander au Conseil des Cent Quatre de condamner à mort Regulus. Il lui réserve le pire des supplices : le faire mourir lentement, très lentement, en l’empêchant de dormir. J’ai déjà vu infliger cette punition à des traîtres. Crois-moi, ils avaient beau être coupables du pire des actes, leurs souffrances dépassaient de très loin leurs fautes et je ne veux pas que notre malheureux ami connaisse cela. Il doit partir, dès ce soir. — Il ne le voudra pas. — Il refusera si nous lui présentons son départ comme une évasion. Peut-être acceptera-t-il s’il a l’assurance qu’il reste notre prisonnier sur parole. — Nous ne pouvons le cacher dans l’une de nos propriétés. Elles seraient fouillées par les hommes de Baalyathon et il se trouverait toujours l’un de nos esclaves pour nous trahir en échange de sa liberté. — Je ne vois aucune solution. — Tu m’as parlé de cette curieuse tribu que tu as rencontrée sur l’île des Lotophages. Elle accepterait peut-être d’accueillir le consul. Nous lui expliquerons que nous le confions à leur garde et qu’il est toujours notre prisonnier. Ce qu’il fera ensuite ne nous concerne plus. — Ton idée est ingénieuse mais qui l’accompagnera ? Ni Juba ni moi ne pouvons quitter Carthage de peur d’éveiller les soupçons. — J’ai fait appeler Himilk, notre fidèle intendant. Il attend dans la cour et je suis sûr qu’il acceptera de faire ce long voyage. Je lui en ai déjà parlé et il m’a paru ne pas y être opposé. L’intendant pénétra dans la pièce où se trouvaient Adonibaal et Hamilcar : — Himilk, fit le sénateur, as-tu réfléchi à ma proposition ? — Oui et je l’accepte à une condition. — Laquelle ? — J’ai un fils. Il rêve d’être soldat comme ton propre fils. Dans quelques années, il sera en âge de porter les armes. Mon vœu le plus cher serait qu’Hamilcar accepte d’en faire son aide de camp. — Je te jure par Melqart qu’il en sera ainsi. — Merci. Dis-moi ce que je dois faire. — Tu partiras dès ce soir avec un interprète et quelques cavaliers numides pour l’île des Lotophages. Là, tu te présenteras à un homme nommé Abraham le Cohen et tu lui remettras Marcus Atilius Regulus. Reviens ensuite discrètement à Carthage. Si possible, essaie de trouver un navire à Hadrim de telle sorte qu’on te croie de retour d’un long voyage en mer. Tu viendras alors me faire un rapport sur ta mission. Hamilcar s’empressa d’aller trouver le consul romain auquel il expliqua la ruse mise au point par son père. Il dut lui jurer à plusieurs reprises qu’il demeurerait prisonnier des Barca et de la cité d’Elissa. Le fils d’Adonibaal apaisa ses craintes, soulignant que la mesure visait uniquement à l’éloigner temporairement de Carthage et de la fureur de Baalyathon. Le temps venu, quand les esprits seraient calmés, il reviendrait à Mégara. Et qui sait, entre-temps, la paix avec Rome aurait peut-être été signée… Himilk fut longtemps absent. Un beau jour, alors qu’il se promenait sur les quais du port marchand, Hamilcar eut la surprise de le voir débarquer d’un navire grec. Il le prit à part pour l’interroger : — Est-il arrivé à destination ? — Oui. J’ai vu ton ami, le vieil Abraham, et je lui ai transmis ton message. — Que t’a-t-il dit ? — Il a promis de veiller sur Marcus Atilius Regulus et il aurait tenu parole si… — Si quoi ? — Si ce maudit Romain, profitant d’un moment d’inattention de ma part, ne s’était emparé du glaive d’un cavalier numide pour mettre fin à ses jours. En dépit des soins qui lui ont été prodigués, il est mort au bout de quelques heures. — A-t-il reçu les honneurs funèbres ? — Ne t’inquiète pas. Abraham le Cohen l’a fait enterrer à même le sol comme il est d’usage chez les siens. Je l’ai entendu marmonner dans sa langue, qui ressemble à la nôtre, des prières. Il m’a aussi questionné sur le consul. Il voulait savoir d’où il venait et à quel peuple il appartenait. Par le truchement de notre interprète, j’ai essayé de satisfaire sa curiosité. Une chose m’a frappé. — Laquelle ? — Quand je lui ai expliqué ce qu’était Rome et pourquoi ton ami avait refusé obstinément de s’évader, il m’a dit : « Je n’aime pas ces gens. Ils sont trop durs et ils ignorent tout des plaisirs de la vie. Ils veulent forcer le destin au lieu de s’en remettre à la sagesse du Tout-Puissant. J’ai peur qu’ils ne soient un jour cause de beaucoup de malheurs pour les miens comme pour les tiens. » Je te livre ce message tel qu’il m’a été confié. — J’en saisis trop bien la signification. Merci, Himilk, de t’être acquitté de cette délicate mission et sois assuré que je me souviens de la promesse qui t’a été faite. Chapitre 9 À Carthage, la mystérieuse disparition de Marcus Atilius Regulus souleva bien des interrogations et des polémiques. Soupçonnant Adonibaal et Hamilcar de ne pas y être étrangers, Baalyathon exigea la réunion d’urgence du Conseil des Cent Quatre. Devant ses pairs, il se livra à un véritable réquisitoire contre les Barca, concluant son discours par ses mots : — Le consul romain a honteusement violé la parole qu’il nous avait donnée et je propose qu’il soit déclaré hors la loi sur l’ensemble du territoire de notre ville. Quiconque le rencontrera aura le droit, que dis-je, le devoir, de le tuer. C’est ainsi qu’il convient d’agir envers les parjures de sa race. Et, si une ville étrangère lui accorde l’asile, nous pouvons exiger qu’elle nous le livre sur-le-champ. — Baalyathon a sagement parlé, fit Adonibaal. Je ne comprends pas l’attitude de Marcus Atilius Regulus. Il avait poussé la fidélité à son serment jusqu’à revenir se constituer prisonnier alors qu’il aurait pu demeurer à Rome. Je crains fort, Baalyathon, qu’il n’ait été effrayé par l’annonce faite par tes soins de son prochain châtiment pour s’être tout simplement comporté en patriote, sentiment que tu ne semblés pas comprendre. Quelle est sa faute ? D’avoir incité les siens à poursuivre la guerre ? Qui, parmi nous, n’agirait pas de même s’il se trouvait dans une situation identique ? En demandant sa condamnation, Baalyathon, tu as toi-même rompu le pacte scellé entre lui et nous. — Il doit être recherché sans trêve et tué comme un chien. C’est le sort que méritent tous les parjures sur cette terre. — En es-tu vraiment sûr ? — Oui, cela ne souffre aucune contestation. — J’admire ta vaillance et ton courage. — Que veux-tu dire par là ? — Que ferons-nous si Rome te réclame ? Tu avais donné ta parole de retourner auprès de Lucius Caecilius Metellus si les pourparlers de paix n’aboutissaient pas et tu ne l’as pas fait, prétendant avec raison que ta place était ici parmi nous. Marcus Atilius Regulus n’a fait que t’imiter et, cette fois-ci encore, l’élève a dépassé le maître. Un gigantesque éclat de rire parcourut toute l’Assemblée et Baalyathon, la mine déconfite, fit signe que la discussion était close. Quand il croisa Adonibaal à la sortie de la séance, le sénateur le prit à part : — Tu t’es moqué cruellement de moi et je ne te le pardonnerai pas. — Tu déraisonnes. J’ai sauvé ton honneur, bien malgré moi. Qui pourra jamais te reprocher ton geste puisque notre ennemi a cessé d’être irréprochable ? Si le consul n’avait pas pris la fuite, nos adversaires auraient eu beau jeu de t’accabler de leurs sarcasmes. Tu peux désormais leur répondre la tête haute, puisqu’il t’a lavé de ta faute. — Ce que je n’aime pas chez vous, les Barca, c’est votre morgue et votre manière d’avoir toujours raison. Un jour ou l’autre, elles finiront par vous perdre car elles vous rendront insupportable aux citoyens de notre cité qui préfèrent un morne repos aux aventures guerrières. Pour l’heure, nous sommes quittes l’un envers l’autre. — Suis-je donc ton débiteur ? — Ne te fais pas plus imbécile qu’un âne. Tu devines, je le sais, ce à quoi je fais allusion. Mais sache qu’à la première occasion venue je prendrai ma revanche. Adonibaal ne jugea pas utile de rapporter cette conversation à son fils. D’autres tâches, plus urgentes, l’attendaient. La guerre avait en effet repris en Sicile. Après la victoire de Lucius Caecilius Metellus, Rome avait dépêché dans l’île de nouvelles légions et une flotte qui mirent le siège devant Lilybée, la principale place forte carthaginoise de l’île. La garnison était commandée par Himilcon qui s’était enfermé dans la ville avec dix mille mercenaires grecs et gaulois. Conformément à leurs habitudes, les Romains avaient installé leur camp à l’intérieur des terres, entourant la cité d’un fossé et d’une palissade et encerclant totalement les positions puniques. Le consul Publius Claudius Pulcher avait amené avec lui plusieurs dizaines de machines de siège qui portèrent de rudes coups aux murailles de Lilybée. Il fit aussi creuser par des soldats spécialement entraînés des galeries souterraines, provoquant de la sorte l’effondrement de six tours de l’enceinte. A l’intérieur de la forteresse, le moral des troupes était au plus bas, plus particulièrement chez les mercenaires grecs. Certains de leurs officiers se réunirent en grand secret pour discuter de la possibilité de livrer la place aux assiégeants. C’était là une décision difficile à prendre. Leurs hommes n’avaient pas reçu l’intégralité de leur solde et les Romains pouvaient être tentés de leur promettre monts et merveilles avant de les abandonner, une fois la ville prise. Et si un traité de paix était conclu entre Rome et Carthage, l’une de ses clauses prévoirait immanquablement la livraison des déserteurs à la partie adverse. Il leur fallut donc beaucoup de temps pour mûrir leur choix. Finalement, deux d’entre eux, profitant de l’obscurité, gagnèrent les lignes romaines pour offrir leurs services au consul. Avec leurs complices demeurés dans la cité, ils étaient convenus de se retrouver deux soirs plus tard, au pied de la huitième tour de l’enceinte. Si une torche était allumée et agitée cinq fois, cela voudrait dire qu’un accord avait été trouvé et la poterne serait alors ouverte pour permettre l’entrée des légionnaires. Comme l’apprit par la suite Adonibaal, chargé de verser une généreuse gratification à l’homme, un officier grec, Alexon, d’origine achéenne, avait été mis au courant du complot par l’un de ses compatriotes mais dénonça les conjurés aux Carthaginois, espérant être récompensé pour cette marque insigne de loyauté envers ses maîtres, Sitôt prévenus, les généraux carthaginois firent rassembler les mercenaires grecs et gaulois et leur jurèrent qu’ils seraient récompensés de leur loyauté par le doublement de leur solde. Hannibal fut le plus éloquent. Ses soldats n’ignoraient pas qu’il avait, plus que d’autres, des motifs d’en vouloir à Carthage et à ses magistrats. Ils accueillirent d’autant mieux sa harangue enflammée et, galvanisés par son exemple, criblèrent de traits leurs compagnons lorsque ceux-ci se présentèrent comme convenu devant la poterne. Ces événements étaient inconnus à Carthage quand le Conseil des Cent Quatre décida d’envoyer à Lilybée une flotte de secours commandée par Adherbal et un nommé Hannibal, fils d’Hamilcar, l’ancien commandant de la place forte de Lilybée, accompagnés de dix mille hommes. Les amiraux avaient reçu l’ordre de forcer le blocus romain et ils le firent avec une belle hardiesse. Parvenus en vue de la citadelle, ils déployèrent leurs voiles et cinglèrent jusqu’à l’intérieur du port où les bateaux romains n’osèrent s’aventurer par crainte d’être pris au piège. Sur les remparts, les hommes de Himilcon suivaient avec angoisse la manœuvre et poussèrent des hurlements de joie quand les troupes envoyées à leur secours commencèrent à débarquer. Durant plusieurs jours et plusieurs nuits, une véritable allégresse régna à Lilybée. Après avoir conféré avec ses adjoints, Himilcon décida de passer à l’attaque avec la totalité de la garnison. Plus de vingt mille hommes sortirent de l’enceinte et se jetèrent sur les lignes romaines, incendiant les machines de siège et massacrant sans pitié leurs défenseurs. Alerté, le consul Publius Claudius Pulcher dut faire donner les légions de la réserve pour repousser les assaillants qui perdirent un quart de leurs effectifs, soit environ cinq mille hommes. À Carthage, le Conseil des Cent Quatre, inquiet de ne pas avoir de nouvelles de Lilybée, dépêcha une quinquérème commandée par Hannibal le Rhodien, fils d’un Carthaginois et d’une Grecque. Hamilcar avait obtenu l’autorisation de son père de l’accompagner car ce marin était un personnage haut en couleur dont on vantait sur les quais du port marchand les exploits passés. Il ne fut pas déçu par son nouveau chef. Celui-ci avait passé sa vie à bourlinguer sur la grande mer dont il connaissait les moindres recoins. Il s’était rendu à plusieurs reprises à Lilybée et savait que des bas-fonds obstruaient l’entrée de la baie, empêchant les navires de s’y déployer en ordre de bataille ou de manœuvrer aisément. Il était aussi le seul à connaître un mystérieux chenal permettant d’entrer ou de sortir du port à la barbe de l’ennemi. A l’aller, il trompa aisément la vigilance des navires romains. Sur place Hamilcar put glaner une foule de renseignements sur la situation militaire et il lui tardait d’en rendre compte au Conseil des Cent Quatre. Encore fallait-il pouvoir quitter Lilybée ! Or, furieux du mauvais tour que leur avait joué Hannibal le Rhodien, les Romains avaient massé dix bateaux devant la ville, bien décidés à éperonner leur adversaire dès qu’il tenterait de gagner le large. À la surprise générale, Hannibal le Rhodien commença par naviguer dans le port, obligeant ses rameurs à d’incessants allers retours entre deux points. Les Romains qui l’observaient se lassèrent vite de faire bouger leurs navires en fonction de celui de leur adversaire et, estimant qu’il ne tenterait rien, firent relever les avirons et autorisèrent les rameurs à monter sur le pont. C’est précisément à ce moment qu’une brise, de plus en plus forte, se leva. En un éclair, Hannibal le Rhodien hissa sa voile et prit le large. Il était déjà loin quand les rameurs romains furent à même de pouvoir faire avancer leurs bateaux. Lançant un clin d’œil à Hamilcar, le rusé capitaine eut même l’audace d’arrêter son navire et de remonter ses rames, comme s’il invitait ses poursuivants à se hâter de le rejoindre. Au loin, une formidable clameur s’éleva des remparts de Lilybée. Les mercenaires saluaient l’exploit du navire carthaginois qui disparut petit à petit de leur vue. Le vent qui s’était levé n’était pas une brise passagère. Elle souffla avec une force inhabituelle pendant plusieurs heures, provoquant la chute de nombreuses catapultes et de tours de siège. Himilcon en profita pour tenter une sortie avec la quasi-totalité de ses forces. Les mercenaires franchirent le fossé et mirent le feu avec des torches aux balistes et aux béliers. Leur tâche était facilitée par la direction du vent. La tempête soufflait de telle sorte que les traits décochés par les Romains se retournaient contre eux alors que les flèches des mercenaires faisaient mouche à une vitesse incroyable. Après quelques heures, les assaillants regagnèrent la ville dont ils entreprirent de rebâtir les murailles cependant que les légionnaires, bien à l’abri de leur campement, se contentaient de maintenir le blocus de la ville. De retour à Carthage, Hamilcar eut plusieurs fois l’occasion de faire l’éloge d’Hannibal le Rhodien, notamment auprès de Juba qu’il avait retrouvé avec plaisir. Insouciants, les deux jeunes gens projetèrent une partie de chasse dans la région de Sicca dès les débuts de la belle saison et ils se réjouissaient à l’avance de cette escapade. Un soir, de retour à Mégara, le fils d’Adonibaal chercha en vain son compagnon. Tard dans la nuit, il se présenta chez son père. — Juba a disparu. — Je le sais. — Qu’est-ce à dire ? — Je l’ai renvoyé chez son père après lui avoir annoncé la nouvelle de ton mariage. — De mon mariage ? — Oui. Tu épouses la fille d’Hannibal le prudent, cet amiral dont tu as juré que ton fils porterait le nom. La cérémonie sera célébrée demain. — Mais Juba ? — Il est temps que tu te comportes en adulte. Ces amourettes ne sont plus de mise à ton âge. Je l’ai expliqué à ton ami et lui ai dit que son père le réclamait pour rétablir l’autorité de leur dynastie sur son peuple. Ce n’était qu’un demi-mensonge. À plusieurs reprises, le vieux monarque m’a supplié de lui venir en aide. — Tu n’avais pas le droit d’agir ainsi. Juba va penser que je l’ai trahi. Il me vouera une haine mortelle qui pourra se retourner contre notre ville. — Peu importe. Tu épouseras demain celle que je te destine et qui me donnera les petits-enfants dont j’ai besoin pour assurer la postérité de notre lignage. — Père, le respect filial m’ordonne de t’obéir et je ne trahirai pas la confiance que tu places en moi, même si mon cœur est empli de chagrin. J’épouserai donc la fille d’Hannibal le prudent. Pour l’aimer, c’est une autre question. — Tu risques d’être agréablement surpris. Le mariage se déroula dans l’intimité car la famille de la mariée portait encore sur elle comme un fardeau l’opprobre que lui avait valu la mort ignominieuse de son chef et avait juré qu’elle s’abstiendrait de toutes réjouissances jusqu’à sa réhabilitation. En la voyant pour la première fois, Hamilcar fut étonné par le charme, la beauté et la douceur de son épouse, de dix ans sa cadette. Lorsqu’ils gagnèrent leur chambre, elle tremblait de tous ses membres, devinant ce qui allait se passer et ne sachant quelle conduite adopter. Le fils d’Adonibaal la rassura : — Sache que je suis aussi peu que toi préparé à cette union. Mon père l’a voulue et je ferai tout pour te rendre heureuse. Mais je te connais à peine et je redoute de te blesser ou de t’humilier. Je suis un soldat et je ne crains pas de recevoir des blessures au combat mais nul ne m’a appris comment me conduire avec une femme. — Je suis désormais ton humble servante et je te dois respect et obéissance. — Ce n’est pas ainsi qu’une Barca doit se comporter et parler. Tu as les mêmes droits que moi. Donnons-nous le temps de nous découvrir mutuellement. Quand l’amour s’éveillera entre nous, tu deviendras alors ma femme. Il te suffira de porter sur ta tunique cette fibule d’or dont je te fais présent. J’ai la même et, si tu me vois l’épingler alors à mon manteau, nous n’aurons pas besoin de mots pour nous comprendre. Pour le moment, jouons la comédie à nos familles respectives. Elles ne doivent rien savoir de notre pacte. Ce sera un secret entre nous. Je vois que tu souris. C’est un bon signe. Nous sommes d’ores et déjà complices. *** Hamilcar avait abandonné le commandement de la garde sénatoriale. Son beau-frère, Hannibal, l’avait appelé auprès de lui à l’Amirauté tant pour avoir un œil sur lui que pour l’associer de plus près aux opérations en cours en Sicile. L’une de leurs premières décisions fut d’ordonner à Adherbal de mouiller avec une partie de sa flotte à Drépane[26], à cent vingt stades de Lilybée. Des espions les avaient en effet informés des projets d’attaque contre cette ville ourdis par Publius Claudius Pulcher, le nouveau consul. C’était un homme bouffi d’orgueil qui se targuait volontiers d’être un génie en matière militaire. Grâce à sa famille, particulièrement influente à Rome, il avait obtenu du Sénat l’envoi de nouvelles légions. Après avoir débarqué à Messine, elles avaient gagné à pied le camp retranché de Lilybée. Dès qu’elles furent arrivées, le consul convoqua l’ensemble de ses soldats, vétérans et nouvelles recrues confondus, et leur annonça qu’il comptait passer sous peu à l’offensive. Pour les encourager, il leur fit miroiter la perspective d’un riche butin grâce auquel ils pourraient assurer la fortune de leurs familles. Les légionnaires, séduits par ce discours, furent nombreux à se porter volontaires pour servir à bord des navires. Ceux-ci levèrent l’ancre au milieu de la nuit. Au petit matin, ils étaient en vue de Drépane, prêts à fondre sur la flotte carthaginoise. Conformément à la coutume, Publius Claudius Pulcher voulut consulter les poulets sacrés embarqués à bord du navire amiral. S’ils mangeaient le grain qu’on leur offrait, c’était l’assurance de la victoire. Dans le cas contraire, c’était un mauvais présage et les plus superstitieux refusaient dans ces conditions d’engager le combat. Or, il se trouva que, gavés de nourriture, les volatiles se refusèrent à avaler la pitance qui leur était destinée. Fou de rage, le consul les fit jeter à la mer en jurant grossièrement : « S’ils ne veulent pas manger, qu’ils boivent ! » Les soldats, au lieu de prendre au sérieux cet avertissement, s’esclaffèrent et acclamèrent leur chef dont l’audace impie leur insuffla un surcroît de courage. À vrai dire, les Romains avaient l’avantage, en théorie du moins. Les équipages carthaginois étaient en effet à terre et les mercenaires s’étaient égaillés en ville pour y faire ripaille. Dès qu’il aperçut la flotte adverse, Adherbal ne perdit pas la tête. Il convoqua ses officiers et leur enjoignit de rassembler dans le plus grand silence leurs hommes. Il ne fallait pas que l’ennemi, trop loin pour apercevoir ce qui se passait dans la cité, se rendît compte que l’alerte avait été donnée. Quand tous les soldats et les marins furent rassemblés, Adherbal leur expliqua son plan : — Publius Claudius Pulcher pense que nous sommes en train de dormir. Il ne faut pas le détromper. Aussi, vous monterez à bord des navires et vous vous cacherez dans les cales. Eux, vont continuer à avancer et vont pénétrer dans le port, sur notre gauche. Nous les laisserons s’engager et, à mon signal, tous nos bateaux lèveront l’ancre et gagneront la haute mer pour se déployer en ordre de bataille. Les Romains n’auront pas le temps de faire marche arrière et ils devront continuer jusqu’aux quais avant de pouvoir manœuvrer. Croyez-moi, si vous suivez mes consignes, la victoire nous appartient. Adherbal avait vu juste. Les navires romains tombèrent dans le piège qui leur était tendu. À peine les deux premiers avaient-ils pénétré dans le port que les siens gagnèrent le large à grands coups de rames. Dans les cales, certains soldats s’étaient assis à côté des rameurs pour les aider à remuer les lourds avirons et à prendre le maximum de vitesse. Furieux, Publius Claudius Pulcher dut donner l’ordre à sa flotte de faire demi-tour. Mais l’espace était si mesuré que bon nombre de navires s’éperonnèrent et coulèrent. Leurs équipages nagèrent jusqu’au rivage où les troupes carthaginoises demeurées en ville les firent prisonniers. Les autres bateaux se retrouvèrent face à la flotte d’Adherbal et furent rejetés vers le rivage rocheux au nord de Drépane où ils se brisèrent. À la tête de trente navires, le consul put s’échapper, abandonnant à l’ennemi quatre-vingt-treize trirèmes et quinquérèmes. Publius Claudius Pulcher se replia sur Panormos afin de reconstituer ses forces et de faire appel à son collègue, Lucius Junius Pullus. Celui-ci avait réuni à Rhêgion une flotte de cent vingt bateaux et se dirigea vers Syracuse où Hiéron lui fournit tous les approvisionnements nécessaires. De là, il partit à la recherche de la flotte carthaginoise qu’il espérait trouver à la hauteur de Drépane. Peu familier des choses de la mer, il n’écouta pas les pilotes qui le mettaient en garde contre les risques de tempêtes. On approchait en effet de la mauvaise saison et celle-ci était souvent précédée de violents coups de vent que les marins expérimentés redoutaient. C’est effectivement ce qui se passa. Alors que les deux flottes s’apprêtaient à s’affronter, une violente tempête se leva. Adherbal eut tout juste le temps de se réfugier à l’abri en doublant le cap Pachynos[27]. Les navires du consul, faute de pouvoir s’abriter dans un port ami, sombrèrent ou furent jetés sur la côte, bientôt jonchée de débris et de cadavres. En quelques semaines, Rome avait perdu l’essentiel de sa flotte et ce n’était là que le début de ses revers. Ayant échappé à la colère des flots, Lucius Junius Pullus gagna le mont Eryx[28], au nord de Panormos. Sur cette hauteur, se trouvait un temple, le plus riche de l’île, érigé en l’honneur de la déesse Aphrodite, que les Romains appellent Vénus et les Carthaginois Ashtart. Pour ces derniers, la décision du consul constituait un défi et une insulte. Vénus était en effet la mère d’Énée, le prince troyen, qui, jadis, avait accosté sur les rivages de Carthage et séduit la reine Elissa avant de l’abandonner pour partir fonder une ville dans le Latium et donner naissance à une lignée d’où sortirent Romulus et Remus, les fondateurs de Rome. En occupant ce sanctuaire, le consul entendait ironiquement rappeler aux Carthaginois la supériorité de sa ville sur la leur et raviver les vieilles blessures d’antan. Adherbal ne s’y trompa pas et décida de laver cet affront dans le sang. Il rassembla à la hâte plusieurs milliers d’hommes, débarqua de nuit et s’empara du mont Eryx ainsi que du consul, surpris dans son sommeil et envoyé, les fers aux pieds, à Carthage. L’annonce de cette catastrophe supplémentaire provoqua un début de panique à Rome. Le Sénat intima l’ordre à Publius Claudius Pulcher de nommer un dictateur chargé d’exercer le commandement suprême. Le consul, auquel la défaite n’avait pas dessillé les yeux, désigna pour cette fonction l’un de ses scribes, Claudius Glycia, ce qui lui valut une sévère admonestation du Sénat, révolté par la légèreté de ce choix. Hamilcar suivit de loin tous ces événements, confiné dans de médiocres tâches administratives par son beau-frère. Il passait ses journées à l’Amirauté et, le soir, regagnait sa villa de Mégara où l’attendait son épouse, elle-même cloîtrée dans ses appartements. Peu à peu, il prit l’habitude de passer avec elle ses soirées et de lui raconter sa vie. Elle lui narra par le menu son enfance et la douleur qu’elle avait éprouvée à la mort de son père. Il lui parla longuement de Juba et, à sa grande surprise, elle le questionna passionnément sur le jeune prince numide, cherchant peut-être à connaître le secret de la séduction qu’il avait longuement exercée sur son mari. Un soir, durant la mauvaise saison, alors que la pluie ruisselait au-dehors, il eut la surprise de la voir paraître, revêtue d’une robe d’apparat et portant la fibule qu’il lui avait offerte. Lui-même venait d’agrafer la sienne à son manteau d’officier. Ils ne s’étaient pas concertés mais avaient eu tous deux la même idée au même moment. Le couple éclata de rire et congédia les esclaves qui s’apprêtaient à leur servir le repas. Le fils d’Adonibaal, en dépit de son expérience à Sicca avec une prostituée sacrée, ne savait pas trop comment s’y prendre avec les femmes. Son épouse l’avait deviné et usa de caresses expertes avant de se débarrasser de sa robe richement ornée. Celle-ci cachait un corps fin et hâlé par le soleil, des seins petits et fermes entre lesquels Hamilcar posa sa tête avant de descendre progressivement vers les hanches de sa femme. La peau qu’il embrassait avait un goût sucré. Il sentit son sexe se dresser de plaisir et se releva pour ôter sa tunique. Renversant son épouse sur le lit, il pénétra d’un coup en elle, fier du cri de douleur joyeuse qu’elle poussa alors. Les deux corps ondulèrent au même rythme longtemps et le fils d’Adonibaal s’arracha avec peine à sa bien-aimée. Il savait désormais qu’il ne trouverait plus le plaisir qu’auprès d’une femme, seul être au monde capable de le vaincre et de l’amener à merci. Au petit matin, quand il se rendit à l’Amirauté, Hamilcar se sentit un autre homme, calme, apaisé, enfin en accord avec lui-même. Neuf mois plus tard, lui naissait un fils qu’il appela Hannibal en l’honneur de l’un de ses grands-pères. Lorsqu’il se présenta chez Adonibaal pour lui apprendre la naissance de son petit-fils, le vieux sénateur l’accueillit en souriant : — Inutile de m’annoncer la nouvelle que tu m’apportes. Je suis déjà au courant par Épicide qui est ivre de joie à l’idée d’avoir, dans quelques années, à élever un jeune Barca. Tu l’as prénommé Hannibal par fidélité à ton serment et je t’en félicite. Sache qu’il n’aura pas à rougir de ce nom. Le Conseil des Cent Quatre réuni hier a décidé à ma demande de rendre justice à la mémoire de ton malheureux ami. Il a été totalement lavé des accusations portées contre lui et son bourreau, Giscon, devra répondre de son comportement devant notre tribunal. — Tu me combles de joie. — J’ai une autre bonne nouvelle pour toi. — Laquelle ? — Le Sénat a décidé de remplacer Adherbal. C’est un bon officier et il n’a pas démérité. Mais nous avons besoin d’un nouveau commandant en chef en Sicile. Tu es l’un des favoris. — Qui d’autre postule à cette fonction ? — Baalyathon en personne. Sans doute aurait-il été plus indiqué pour lui que son fils se porte volontaire. Mais tu connais Carthalon. Il déteste les voyages et les combats. Aussi est-ce son père qui revendique l’honneur de conduire nos armées. — Quelles sont ses chances ? — Tu le sais, depuis plusieurs générations, le privilège de désigner un commandant en chef revient au peuple réuni sur le maqom. C’est une concession qu’a dû faire le Conseil des Cent Quatre à la populace après plusieurs décisions malheureuses. Je suis sûr que les agents de Baalyathon sont déjà à l’œuvre dans la ville. Ils distribuent des pièces d’or et d’argent et vantent les mérites de leur maître. — Pourquoi n’agissons-nous pas ? — Je connais nos compatriotes. Ils empocheront l’argent et décideront de se fier à leur humeur. Or, crois-moi, si tu ne le sais déjà, tu es très populaire à Carthage. Les gens admirent autant ta sagesse que ton courage et je suis persuadé qu’ils te désigneront. Sois demain très tôt au maqom. C’est là que ton sort se jouera. Dès les premières lueurs de l’aube, la foule commença à affluer sur la grand-place et se massa face au bâtiment du Sénat. Les hommes se rassemblaient par corporations ou par quartiers, échangeant bruyamment leurs impressions. Les partisans de Baalyathon circulaient à grand-peine entre les groupes et distribuaient à pleines brassées les pièces d’or et d’argent. Quand le maqom fut noir de monde, le Conseil des Cent Quatre s’avança en bon ordre sur les marches du Sénat et Mahrabaal prit la parole : — Peuple de Carthage, vous devez désigner aujourd’hui l’homme qui commandera nos troupes en Sicile. La guerre dure depuis de trop longues années et trop de vos fils sont morts au loin ou croupissent dans les prisons romaines. Les mercenaires, que nous avons engagés par milliers, coûtent cher au Trésor public. — C’est surtout nous qui payons trop d’impôts, cria une voix dans la foule. — C’est vrai. Les impôts sont trop lourds et ils le demeureront tant que nous serons en guerre. Voilà pourquoi nous devons à tout prix remporter une victoire éclatante en Sicile et contraindre l’ennemi à demander la paix. Les Romains ont perdu leur flotte et leurs troupes sont démoralisées. Les nôtres, par contre, sont pleines d’allant et vont recevoir sous peu de nouveaux renforts. Il vous appartient maintenant de désigner celui qui les commandera. Deux noms vous sont proposés par notre Conseil, celui d’Hamilcar Barca et celui de Baalyathon. Nous nous inclinerons devant votre choix, quel qu’il soit. Tous deux vont s’adresser à vous, puis vous désignerez par acclamations celui qui a vos faveurs. Si Hamilcar le permet, je laisse la parole au plus ancien, à Baalyathon, membre du Conseil des Cent Quatre. Illustre collègue, nous t’écoutons. Le père de Carthalon se détacha du groupe des sénateurs, contempla la foule et dit d’une voix claire : — Peuple de Carthage, tu sais que je suis ton ami et que je t’ai comblé de cadeaux lors de chacune de nos grandes solennités. Comme toi, j’aspire à la paix. Longtemps, j’ai été hostile à la guerre et cela m’a valu d’être injurié et calomnié. On m’a traité d’ami des Romains. J’ai combattu en Sicile et j’ai été fait prisonnier. Par une ruse, j’ai réussi à recouvrer la liberté en faisant croire à nos ennemis que des négociations de paix pouvaient s’ouvrir entre nous. J’avais donné ma parole de revenir me constituer prisonnier si ces pourparlers échouaient. Je ne l’ai pas fait et Rome me tient désormais pour un parjure. Je n’ai rien à espérer d’elle si ce n’est la mort. Voilà pourquoi je suis le plus apte à commander nos troupes en Sicile. Je dois vaincre pour rester en vie. Vous ne pouvez pas faire de meilleur choix. J’ai dit. Marhabaal se tourna vers Hamilcar : — À toi, fils d’Adonibaal. — Citoyens de Carthage, ville de notre bien-aimée reine Elissa, vous savez qui je suis et ce que j’ai accompli dans le passé. Baalyathon vient de vous exposer habilement les raisons qui devraient vous pousser à le désigner comme votre général en chef. Je dois le reconnaître, elles sont excellentes. De la foule, jaillit un murmure indigné qu’Hamilcar apaisa en levant le bras : — J’ai dit qu’elles étaient excellentes. Mais elles ne sont pas suffisantes. Il veut gagner la guerre en Sicile. Moi aussi. Abattre les Romains n’est pas tout cependant. Que ferons-nous de cette victoire ? Cette guerre a bien montré notre force mais aussi nos faiblesses. Il ne sert à rien d’écraser Rome si nous ne trouvons pas en nous les ressources nécessaires pour bâtir un empire à la taille de notre cité qui puisse lui assurer sa sécurité et sa richesse. Je veux remporter la victoire en Sicile dans la seule mesure où elle sera le début d’une grande aventure à laquelle vous serez tous associés. Au risque de choquer beaucoup d’entre vous, une Carthage victorieuse ne me satisfait pas si elle s’assoupit et se repose sur sa gloire passée. J’aime Carthage et ses dieux, j’aime notre cité et son peuple parce que nous sommes un organisme vivant, en perpétuelle mutation, prenant ce qu’il y a de meilleur chez les autres peuples et leur donnant ce que nous avons de mieux. Regardez derrière vous la colline sacrée de Byrsa et, plus loin encore, le fossé qui marque la fin de notre territoire. Notre avenir ne se situe pas sur cette terre tellement vaste que nous la connaissons à peine. Il est de ce côté-ci, du côté de la mer, car nous sommes un peuple de marins, à l’image de nos ancêtres venus de Tyr ou de Sidon. Après la Sicile, d’autres pays s’offrent à nous. Sachez donc que, si vous me nommez commandant en chef, ce ne sera pas uniquement pour reprendre Panormos, Acragas, Messine ou Syracuse. Ce sera pour porter le signe de Tanit aux quatre coins de la grande mer. J’ai dit. Mahrabaal, plaçant de part et d’autre de lui les deux candidats, s’adressa au peuple : — Vous avez entendu deux hommes sages et pleins d’expérience vous exposer leurs idées. A vous de vous prononcer. — Baalyathon, Baalyathon, firent deux douzaines de voix maigrelettes qui s’interrompirent bien vite alors que le reste de la foule s’esclaffait devant cet évident manque d’enthousiasme et jetait en l’air les pièces distribuées par les partisans du sénateur. Puis, de toutes parts, fusa un cri, un seul cri, mille fois répété : — Hamilcar Barca, Hamilcar Barca. Bientôt, emportés par l’enthousiasme, les soldats de la garde sénatoriale frappèrent leurs boucliers de leurs glaives tout en criant le nom de leur ancien chef. — Hamilcar Barca prendra donc le commandement de nos troupes, fit d’une voix tremblante d’émotion Mahrabaal. C’est un choix dont le Conseil des Cent Quatre se félicite et qui honore l’une des plus illustres familles de notre cité. Je lui souhaite plein succès pour les opérations qu’il devra mener et je suis sûr qu’il remplira parfaitement ses nouvelles fonctions. Avant de nous séparer et conformément à la tradition, je lui laisse le soin de prononcer quelques mots. Les acclamations enthousiastes de la foule reprirent pendant de longs instants. Souriant, le fils d’Adonibaal finit par lever le bras pour réclamer le silence : — Carthaginois, je suis fier d’accepter le commandement que vous me confiez. Baalyathon, sache que je comprends ta déception. Tu peux être assuré que je collaborerai toujours loyalement avec toi comme avec les autres membres du Conseil des Cent Quatre. Si tu désires m’accompagner en Sicile, tu es le bienvenu. À ces mots, le sénateur, la mine défaite, se contenta de hocher la tête. Visiblement, l’idée ne lui souriait qu’à moitié. Son vainqueur poursuivit : — Sachez-le, Rome paiera cher, très cher, les blessures qu’elle nous a infligées depuis des années et dont certaines faillirent nous être mortelles. Dans quelques jours, je m’embarquerai et je reviendrai, à la fin de la belle saison, déposer à vos pieds les aigles et les emblèmes de Rome. Après quoi, quand nous aurons fini de remercier nos dieux pour leur générosité à notre égard, je partirai conquérir l’empire sans lequel notre ville ne peut pas vivre. Je place sous votre protection mon fils et ma femme. Puisse Melqart nous accorder la victoire ! La foule mit beaucoup de temps à se disperser. Les citoyens commentaient fiévreusement les événements de la journée et beaucoup dépensèrent dans les tavernes les pièces qu’ils avaient reçues des agents de Baalyathon. À Mégara, la demeure des Barca fut assaillie par un flot de visiteurs : sénateurs, officiers, marchands et prêtres venaient féliciter le nouveau général en chef et tenter de s’attirer ses faveurs. Les esclaves s’affairaient pour offrir à chacun des rafraîchissements et pour préparer des chambres à l’intention de ceux qui préféreraient passer la nuit sur place. Guidé par son père qui lui chuchotait certains noms à l’oreille, Hamilcar circulait d’un groupe à l’autre, distribuant les bonnes paroles et les sourires parfois contraints. Il se retira très tard. Au petit matin, alors que bon nombre de convives dormaient encore d’un lourd sommeil, il enfourcha son cheval pour gagner l’Amirauté afin d’étudier avec son beau-frère Hannibal la composition de la flotte à bord de laquelle il s’embarquerait. Chapitre 10 Dès qu’on lui signala que les côtes siciliennes étaient en vue, Hamilcar monta sur la tour de commandement de son navire amiral. En contemplant le littoral, il ne put s’empêcher d’éprouver une certaine émotion. Il revenait une fois de plus dans cette île où il avait déjà tant combattu. Mais cette fois-ci, il commandait en chef les troupes carthaginoises et était bien décidé à porter un coup fatal aux ambitions démesurées de Rome. Ses espions l’avaient informé de la nomination d’un nouveau consul, Fabius Buteo, dont la famille avait supplanté celle des Claudius au Sénat. Dès son arrivée à Lilybée, le fils d’Adonibaal se fit conduire auprès d’Adherbal qui n’était pas mécontent d’abandonner ses fonctions. L’homme paraissait las et usé. Il se contenta de présenter à son successeur son adjoint, Hannon, un amiral dont les mauvaises langues prétendaient qu’il répugnait à monter à bord d’un navire et que ses hommes appelaient entre eux le timoré. Hamilcar jugea plus prudent de le laisser à Lilybée et doubla avec ses bateaux le cap Pachynos. Lors de ses précédentes campagnes, il avait remarqué un site entre Panormos et le mont Eryx. C’était le mont Héircté, une superbe forteresse naturelle, accessible uniquement par des sentiers escarpés partant du port réputé pour la qualité de son mouillage. Le sommet était constitué par un vaste plateau où se trouvaient en abondance champs et pâturages qui lui fourniraient l’approvisionnement pour ses hommes et leurs montures. On trouvait aussi de nombreux points d’eau. Enfin, nul ne pouvait approcher ce site en venant de l’intérieur de l’île car une gigantesque muraille rocheuse en barrait l’accès. Le général en chef se contenta d’élever quelques fortifications du côté de la mer, ce qui occupa ses hommes pendant plusieurs semaines. Quand ils eurent terminé, il les soumit à un entraînement intensif, les habituant à se battre par petits groupes extrêmement mobiles, capables d’effectuer en un temps limité de longues marches. À Panormos, les Romains s’interrogeaient sur la conduite d’Hamilcar Barca. Dès que son arrivée avait été annoncée, ils avaient renforcé toutes leurs garnisons, s’attendant à des attaques surprises. Or rien ne s’était passé et ce alors qu’on était déjà au milieu de la belle saison. Bien entendu, Fabius Buteo ne manqua pas d’en tirer parti, prétendant que sa réputation avait paralysé de terreur le général carthaginois dont il se vantait d’obtenir promptement la capitulation. Un matin, une quinquérème arriva à Panormos et trois sénateurs romains en descendirent. Ils gagnèrent la citadelle et se firent annoncer auprès du consul qui s’empressa de les recevoir. Le plus jeune des émissaires, Caïus Lutatius Catulus, interpella son hôte d’un ton doucereux : — Comment se présente la situation ? — Tout va pour le mieux ainsi que je vous l’ai fait savoir par mes messagers. Hamilcar se terre dans son repaire comme un renard dans sa tanière. Bientôt arriveront les pluies et les frimas. Les opérations militaires seront arrêtées et, quand elles reprendront, nous chasserons ces maudits Carthaginois de Sicile. Croyez-moi, Rome n’a rien à craindre. — Es-tu sûr de cela ? — Bien entendu. Je vous répète que ce pleutre ne sort pas de sa forteresse. Je le saurais sinon. — Fabius Buteo, tu es un bien piètre soldat, fit Caïus Lutatius Catulus. — Qu’oses-tu me dire ? Si tu ne me présentes pas tes excuses sur-le-champ, je te ferai arrêter par mes licteurs. — Tu peux le faire mais mes deux collègues les obligeront à me relâcher en vertu des ordres que nous a conférés le Sénat. Nous sommes chargés de t’entendre car tu es soupçonné de graves négligences dans la conduite de la guerre. — Tu déraisonnes ! — Au même titre que les familles des victimes des opérations d’Hamilcar Barca sur les côtes de Campanie et dans le Brutium. — Des raids carthaginois sur nos côtes, c’est strictement impossible ! — Pourtant, ils ont eu lieu. Avec deux ou trois navires et quelques centaines de soldats, ce diable d’homme surgit là où on ne l’attend pas, le plus souvent à la tombée de la nuit. Profitant de l’obscurité, ses troupes pillent et incendient les propriétés et ravagent les champs ainsi que les vignobles, semant partout la terreur et la désolation. Au petit matin, il se rembarque et va frapper plus loin. — C’est absurde. Si ce que vous dites est vrai, on m’aurait signalé les mouvements de ses navires. — Il faut croire que tes informateurs ou tes espions sont mécontents des sommes que tu leur verses puisqu’ils ne t’ont pas renseigné. À propos, tu as bien une propriété en Campanie, au pied du Vésuve. — Oui. — Sache que tu devras la rebâtir car elle n’est plus que ruines. — Une seule chose m’importe : les miens sont-ils sains et saufs ? — Oui, Hamilcar les a épargnés sachant qui ils étaient. — Peut-être veut-il se concilier de la sorte mon indulgence au cas où je le ferais prisonnier. — Ton orgueil te perdra. Ce Carthaginois ne se conduit pas comme ses compatriotes. Un fait te le prouvera. Qui sont tes voisins ? — La veuve et les enfants de Marcus Atilius Regulus, notre consul mort en captivité et auquel ses geôliers ont, selon la rumeur, infligé d’horribles tourments. — Je doute fort que cela soit vrai si j’en juge d’après la conduite de notre adversaire à leur égard. Ayant appris qui ils étaient, il les a salués aimablement, leur a parlé de Marcus Atilius qu’il avait hébergé chez lui et a scrupuleusement respecté leurs biens. Il a même fait exécuter certains de ses soldats qui avaient contrevenu à ses ordres. — Effectivement, c’est un drôle d’homme ! — Tu peux le dire. Sache en tout cas qu’un véritable vent de panique s’est emparé de la Campanie. Les fuyards ont afflué par centaines à Rome où ton inaction coupable suscite beaucoup de commentaires. Le Sénat nous a chargés d’enquêter sur tes agissements. Je constate que c’est nous qui t’apportons les nouvelles que tu aurais dû nous transmettre. — Je ne mérite pas vos reproches. Rome, dites-vous, est furieuse. Mais quels moyens m’a-t-elle donnés pour remporter une victoire contre les Carthaginois ? Ai-je des éléphants ? Non. Ai-je des navires en nombre suffisant ? Non puisque nous avons perdu la quasi-totalité de notre flotte à Drépane. Avec quoi puis-je surveiller les côtes ? Si le Sénat veut m’entendre, je suis tout disposé à venir m’expliquer. Mais, sachez-le, je recenserai minutieusement toutes les fautes commises par vous et vos trop fréquents oublis d’envoi de vivres ou de troupes fraîches. Cela pourrait intéresser le peuple. — Fabius Buteo, il ne sert à rien de nous quereller. Nous avons tous plus à perdre qu’à gagner dans cette affaire et nous voulions juste connaître ta réaction. Nous sommes conscients des difficultés que tu rencontres et nous ferons en sorte de pouvoir y remédier le plus vite possible. — Il serait en effet grand temps. Pendant que les Romains ergotaient, Hamilcar préparait dans le plus grand secret sa prochaine campagne. À son grand déplaisir, il avait dû constater qu’Adherbal, après avoir chassé du mont Eryx le consul Junius Pullus, avait évacué cette position, immédiatement réoccupée par les troupes adverses qui avaient transformé le temple d’Ashtart en une véritable forteresse. Pour lui il s’agissait d’une erreur majeure, notamment en raison du prestige dont jouissait ce sanctuaire en Sicile. Aussi, dès que commença la belle saison, il lança plusieurs milliers de ses mercenaires à l’assaut de la ville d’Eryx, située à mi-chemin entre la mer et l’édifice religieux. Galvanisés par la promesse d’un riche butin, ses hommes s’emparèrent de la cité et parvinrent à s’y maintenir en dépit de multiples contre-attaques. Rarement l’on vit siège plus compliqué. Les Carthaginois d’Eryx assiégeaient les Romains réfugiés en haut de la montagne mais étaient eux-mêmes assiégés par les troupes de Fabius Buteo stationnées au pied de la hauteur. Fort heureusement, ils avaient pu construire à même la roche un escalier menant à la mer par lequel leur parvenait nuitamment le ravitaillement. À partir d’Héircté, Hamilcar lança de nombreuses opérations contre les garnisons ennemies et les villes alliées de Rome tout en continuant à dévaster la Campanie. Son objectif, largement atteint, était de couper les voies de communication des Romains et de créer un climat d’insécurité. Bientôt, l’on vit affluer dans le camp carthaginois les émissaires de plusieurs villes grecques de Sicile, venus s’enquérir des faveurs que leur vaudrait le fait de renouer les liens d’antan avec la cité d’Elissa. Les succès du fils d’Adonibaal étaient tels qu’il put, à plusieurs reprises, quitter le champ des opérations pour retrouver les siens à Mégara. Sa femme lui avait donné un second fils, Magon, âgé maintenant de neuf ans, ainsi qu’une fille, Salammbô, de deux ans sa cadette dont on vantait déjà le charme et la beauté. Épicide avait retrouvé ses fonctions de précepteur et, sous sa férule plutôt douce, le jeune Hannibal faisait des progrès rapides. Il savait déjà lire et écrire le punique et le grec et n’aimait rien tant que de jouer avec les armes de son père. Adonibaal, lui, vieillissait mais continuait à siéger au Conseil des Cent Quatre, dont il était désormais, après la mort de Mahrabaal, le membre le plus influent. Un soir, les deux hommes eurent une longue discussion : — Hamilcar, je veux que tu me répondes franchement, avons-nous une chance de remporter cette guerre ? — Père, la victoire est pour moi une certitude si nous respectons certaines conditions. — Lesquelles ? — Nous battre uniquement sur la terre ferme en utilisant nos mercenaires et nos éléphants. Nous ne pouvons plus compter sur notre flotte. — Pourquoi ? Les Romains n’en ont plus et nous contrôlons à nouveau la grande mer ! — C’est une situation provisoire, très provisoire. Mes espions m’en ont informé il y a peu, Rome se dote de nouveaux navires. — C’est impossible. Leurs caisses sont vides comme les nôtres d’ailleurs. — Les caisses du Trésor public sont effectivement vides mais les particuliers ont de l’argent. Les sénateurs ont donc eu l’idée de lancer un emprunt d’un genre spécial. Les citoyens les plus fortunés de la ville ont financé la construction de deux cents quinquérèmes, chacun à la hauteur de ses moyens. Les uns ont pu armer à eux seuls un navire, les autres, pour le faire, se sont associés à plusieurs. Aucun n’a refusé de le faire alors qu’ici, à Carthage, il serait vain d’exiger de nos marchands pareil sacrifice. — Ceux-ci n’aiment pas perdre leur argent. — Les Romains non plus. Le Sénat leur a simplement garanti qu’en cas de victoire ils pourraient se rembourser sur le butin pris ou sur l’indemnité de guerre qui sera exigée du vaincu. — Ils ont une flotte et alors ? — Père, les choses ont bien changé depuis ta jeunesse. Jadis, notre peuple était le maître de la grande mer et aucun navire n’osait s’y aventurer sans notre permission. Aujourd’hui, les choses ont changé. Les Romains ont appris à naviguer et leurs amiraux sont meilleurs que les nôtres. C’est pour cette raison que je me refuse à les affronter au large des côtes siciliennes. — Quel est ton plan ? — Je veux les contraindre à engager une grande bataille en terrain découvert, près de Panormos par exemple. Crois-moi, nos mercenaires sardes, grecs ou gaulois, sont faits pour ce type de guerre. On peut tout exiger d’eux et ils font merveille, avec l’appui des éléphants et des fantassins. Mais ils craignent de manière quasi superstitieuse la mer et ils rechignent à s’embarquer à bord de nos navires. L’un de leurs chefs me l’a dit : « Je laisse aux poissons le soin de nager. » Cet homme parlait sagement. — Tu raisonnes justement. Puissent les faits te donner raison ! À son retour en Sicile, Hamilcar eut confirmation de ses craintes. Les Romains avaient achevé la construction de leur flotte et celle-ci avait pris la direction de l’île sous la conduite de Caïus Lutatius Catulus. Après avoir fait escale à Syracuse, le consul se dirigea vers Lilybée et Drépane, mal défendues par Hannon le timoré. L’amiral carthaginois, prudent à l’excès, céda à la peur quand on lui apprit que deux cents navires se dirigeaient vers lui. Il préféra abandonner les deux ports et regagner Carthage. Quand le fils d’Adonibaal l’apprit, il s’emporta violemment contre son adjoint devant son état-major : — Cet imbécile d’Hannon nous prive de deux mouillages excellents. Désormais, par sa faute, nous ne disposons plus d’aucune base de ravitaillement sur l’île. Tout devra être acheminé à partir de Carthage et cela nécessitera d’affréter une flotte considérable qui attirera les convoitises des Romains. Je crains le pire. Himilk, toi qui es mon intendant depuis des années, avons-nous assez de fourrage et de vivres pour affronter la mauvaise saison ? — Je redoutais ce qui vient de se produire et j’avais donc pris certaines dispositions. Nous pouvons tenir sans problème jusqu’au printemps. Mais, à ce moment-là, nous aurons épuisé toutes nos provisions et, si nous ne recevons pas un convoi de ravitaillement en provenance de Carthage, le pire sera à craindre. — Je te charge d’avertir le Conseil des Cent Quatre de cette situation. Que tous fassent diligence ! Nous attendrons avec impatience ton retour avec la flotte que le Sénat nous enverra. Cette année-là, l’hiver fut exceptionnellement rude. Après des vents violents et des pluies glaciales, la neige tomba en abondance sur les hauteurs d’Héircté. Pour Hamilcar et les Carthaginois de sa suite, ce fut une véritable surprise. Au début, ils s’amusèrent comme des enfants avec les flocons blancs qui leur semblaient être des fleurs tombant du ciel. Bien vite, ils déchantèrent. Le froid les transperçait et tous n’eurent plus qu’une seule préoccupation : rester à l’abri et se réchauffer auprès de grands feux entretenus en permanence par les soldats. Même les Gaulois, pourtant habitués à de rudes conditions d’existence, grelottaient et pestaient contre les frimas. Durant toute cette période, les hostilités furent suspendues. Si une patrouille carthaginoise croisait une patrouille romaine, les hommes s’observaient de loin et s’évitaient soigneusement. Tous n’avaient qu’une hâte : retrouver leurs positions et un bon feu. L’idée de se battre ne les effleurait même pas. De part et d’autre, les officiers en avaient pris leur parti. Ils savaient qu’ils devaient ménager leurs soldats dans la perspective des batailles à venir et que des joutes dans la neige n’auraient eu aucun effet sur le déroulement de la guerre. Dès que revint la belle saison, Hamilcar posta des sentinelles tout le long de la côte afin qu’on lui signalât l’arrivée du convoi en provenance de Carthage. Chaque jour, il questionnait avidement ses officiers pour savoir si l’on avait aperçu des voiles à l’horizon. Un matin, l’un de ses aides de camp, Bostar, se présenta devant lui, la mine défaite : — Qu’as-tu ? Serais-tu souffrant ? — Fils d’Adonibaal, je dois t’annoncer une très mauvaise nouvelle. La flotte conduite par Hannon le timoré a essuyé une terrible défaite au large des îles Aegates. — Qu’entends-tu par terrible défaite ? — Hannon était à la tête de deux cents navires chargés de ravitaillement tant pour nous que pour notre garnison d’Eryx. Comme il redoutait de croiser au large la flotte de Caïus Lutatius Catulus, il a cherché refuge dans l’archipel des îles Aegates où il a mouillé pendant quelques jours. Puis il a disposé ses navires en une seule colonne, tous se suivant à la file, et s’est dirigé vers Eryx. Là, il est tombé dans un véritable traquenard car le consul, qu’il croyait être en pleine mer, l’attendait au débouché des îles, lui coupant la route sur sa droite comme sur sa gauche. Ses premiers navires n’ont eu d’autre choix que de se briser sur le rivage cependant que les autres tentaient de manœuvrer mais étaient gênés par leur poids excessif. En quelques heures, Hannon a perdu cent vingt trirèmes et quinquérèmes. Cinquante ont coulé, soixante-dix ont été capturées avec leurs équipages. Les autres devraient être prochainement à notre hauteur puisque l’un de ces bateaux, plus rapide que les autres, est venu en avant-garde, nous apporter la nouvelle de cette bataille. — Au moins allons-nous avoir un peu de ravitaillement. Nous en avons bien besoin. — Que faut-il faire d’Hannon le timoré ? — Dès qu’il sera là, tu le mettras aux arrêts. Cet idiot risque fort de me priver de ma victoire finale. Il a commis une grave erreur de commandement et il devra en répondre devant le Sénat. — Hamilcar, fit Bostar, puis-je te poser une question ? — Laquelle ? — Que penses-tu de ce désastre ? — Garde l’esprit clair. Ce n’est pas un désastre, c’est une défaite malheureuse. C’est une défaite certes, mais elle n’a rien d’irréparable. Avec le ravitaillement qui nous arrive, nous pouvons reprendre l’offensive sur terre et bousculer les Romains et leurs alliés. Il faut les surprendre. Ils vont s’imaginer que nous sommes désespérés. Nous avons tout intérêt à ne pas les détromper mais ils ravaleront bien vite leurs cris de joie. Dès son arrivée au camp, Hannon le timoré avait été mis aux arrêts et le général en chef le renvoya à Carthage, pensant que le Sénat le condamnerait à une lourde amende ou au bannissement temporaire de la cité. En fait, le malheureux, après une parodie de procès, fut crucifié aux portes de la ville. Le fils d’Adonibaal n’avait pas voulu pareil châtiment mais il fut bien obligé de constater que la majorité avait changé au sein du Conseil des Cent Quatre. À sa grande surprise, il reçut l’ordre de ne pas engager d’opérations terrestres contre Rome et d’attendre les instructions du Sénat qui lui seraient communiquées par un émissaire de haut rang. Celui-ci n’était autre qu’Hannibal, son beau-frère, dont la mine grave n’était pas de bon augure. Après lui avoir donné des nouvelles des siens, il expliqua à Hamilcar qu’une véritable révolution avait eu lieu : — Le parti des Barca, que toi et ton père symbolisez, a été mis en minorité au Sénat par les partisans de Baalyathon. Ceux-ci ont fait voter l’ouverture de pourparlers de paix avec Rome. — C’est une véritable trahison. Tu pourras le constater en passant en revue mes hommes, ils sont déterminés à se battre jusqu’au bout. Nous pouvons reprendre dès demain les hostilités et infliger à l’ennemi de lourdes pertes. — Le Sénat en a jugé autrement. — C’est stupide et mal raisonné. Admettons qu’il faille négocier. Pour l’instant, nous sommes en position d’infériorité. Un succès nous permettrait de mieux faire valoir nos exigences et de refuser de nous plier aux conditions draconiennes que Rome ne manquera pas de proposer. Nous avons déjà connu pareille situation lorsque Marcus Atilius Regulus était aux portes de la cité après le désastre d’Adys. Il s’est montré intraitable et s’est retrouvé ensuite prisonnier. Cela pourrait bien arriver à Caïus Lutatius Catulus. — Tu tiens le discours que ton père a fait devant le Conseil des Cent Quatre et qui n’a pas convaincu la majorité de ses membres. — Eh bien, je me rendrai à Carthage pour emporter leur adhésion. — Je doute fort que tu y parviennes. Le peuple est las de cette guerre qui s’éternise et dont il ne perçoit pas l’enjeu. Nos concitoyens ignorent tout de la Sicile et de la Sardaigne et ils ont l’impression qu’on utilise leurs impôts pour financer des expéditions inutiles. — Quand le blé, le vin et l’huile de ces îles leur manqueront, il sera trop tard pour regretter leur perte. — Tu as peut-être raison mais Baalyathon et ses amis ont opposé à ce fait un argument de poids : le territoire que nous occupons est ridiculement étroit. Il nous suffit de nous étendre au-delà du fossé qui en marque la fin. — Tu oublies que ces terres appartiennent aux Numides et que nous les pousserions ainsi à la révolte. — À cela, Baalyathon rétorque que toi et ton père avez toujours fait preuve, pour des raisons diverses, de trop d’indulgence envers les Numides et je partage son point de vue. Plutôt que de nous préoccuper de contrées étrangères, intéressons-nous à notre arrière-pays. — Si je comprends bien, je n’ai d’autre choix que de m’incliner. Quand notre ambassade part-elle pour Rome ? — Je dois en venir à la partie la plus délicate de ma mission. Nous n’enverrons pas d’ambassade sur les rives du Tibre. — Qui donc négociera alors la paix ? — Toi. — Moi ! — Oui. — C’est une véritable infamie. Non seulement on ne me permet pas de poursuivre la guerre mais on me désigne comme plénipotentiaire afin, le cas échéant, de me rendre responsable d’un traité inique. Je reconnais là l’habileté maléfique de Baalyathon. — Je te crois assez intelligent pour te tirer de ce piège. — J’aviserai. Le cœur lourd, Hamilcar se retira sous sa tente. On ne le revit pas de la journée et, le soir, il s’abstint de partager le repas de ses officiers comme il en avait l’habitude. Le lendemain, il s’enferma plusieurs heures avec son intendant, Himilk. Muni de tous les sauf-conduits nécessaires, celui-ci se rendit à Panormos pour y rencontrer le consul et préparer la future entrevue entre les deux commandants en chef. Après de dures tractations, il fut décidé que la première rencontre aurait lieu dans une propriété inoccupée située à quelques stades de la ville. Chaque général viendrait avec sa suite et un escadron de vingt cavaliers. Des tentes seraient dressées pour les abriter s’ils décidaient de poursuivre pendant plusieurs jours leurs conversations. Des otages seraient échangés de part et d’autre pour garantir la sécurité de tous et ils seraient traités avec tout le respect dû à leur rang. En attendant, toutes les opérations militaires, sur terre et sur mer, étaient suspendues. Au jour convenu par leurs émissaires respectifs, les deux chefs militaires se retrouvèrent dans la maison nettoyée et remise en état par une foule d’esclaves. Hamilcar Barca et Caïus Lutatius Catulus se saluèrent d’un signe de tête et demeurèrent immobiles, ne sachant quelle attitude adopter. Himilk brisa le silence en leur adressant ces quelques mots : — Une pièce a été préparée pour vous afin que vous puissiez y discuter pendant que vos officiers régleront des questions de routine. Vous parlez tous les deux le grec et vous n’avez pas besoin d’un interprète. Je vais vous conduire à cet endroit et nous attendrons votre retour pour savoir ce qu’il conviendra de faire. Après avoir rempli sa mission, l’intendant s’esquiva. Les deux hommes étaient désormais seuls en tête à tête. — Hamilcar, fit le consul, je suis heureux de te connaître. Tu es un vaillant soldat et j’ai plus d’une fois regretté que tu ne sois pas romain. Je comprends la peine que tu ressens en ce jour. La Fortune a préféré ma ville à la tienne. Les choses sont ainsi et nous n’y pouvons rien. — Tu ne m’es pas non plus inconnu. Ce n’est pas la Fortune qui t’a souri. Tu as su admirablement manœuvrer ta flotte et tu as remporté une belle victoire contre ce malheureux Hannon qui n’était pas un bon marin. Le Sénat de Carthage a décidé de conclure la paix avec vous et je m’incline devant sa décision. Quelles sont vos conditions ? — Elles t’étonneront par leur modération. — Je vais te parler franchement, j’eusse préféré qu’elles fussent impitoyables. Cette longue guerre aurait alors eu un sens. Mais s’être battu pour parvenir à un si médiocre compromis, il y a là de quoi enrager. Tant d’hommes tués pour si peu ! — À défaut de la partager, je comprends ta réaction. Moi aussi, j’applique les instructions que j’ai reçues de Rome et je n’ai pas mon mot à dire. — Cessons d’ergoter. Quelles sont vos exigences ? — Vous devrez abandonner la Sicile. — Toute la Sicile ? — Oui. Ce n’est pas une demande déraisonnable. Vous n’avez plus que deux places fortes, Eryx et Héircté. Les villes qui étaient jadis vos alliées se sont placées sous notre protection. — Si j’avais été vainqueur, elles vous auraient trahi ! — Je suis sans illusion à ce sujet. On m’a beaucoup parlé des visites que tu as reçues de la part de nos loyaux amis. Voilà pourquoi nous ne pouvons plus admettre une présence autre que la nôtre sur cette île. — Rome existait à peine que, déjà, Carthage possédait des colonies en Sicile. Elle nous a toujours fourni le vin, l’huile et le blé dont nous avons besoin. — Si la paix est signée, vous pourrez commercer avec nous et vous procurer ces produits à des tarifs très avantageux. Vous ferez même des économies puisque vous n’aurez plus à entretenir de garnisons. Nous avons tout intérêt à vous livrer les marchandises que vous réclamerez. Votre ville est riche et elle paie bien. — Qu’adviendra-t-il de nos colonies en Sardaigne et en Corse ? — Vous les conserverez. Nous n’avons aucune revendication à leur égard. — En es-tu sûr ? — Je t’en donne ma parole. — Je te crois. Nous évacuerons donc la Sicile. — Bien. Il va de soi que Carthage s’engage à ne pas faire la guerre aux cités siciliennes alliées de Rome, en particulier à Syracuse et à son roi Hiéron. — Nous vous le laissons. Il nous a trahis, il vous trahira. — Comment comptes-tu organiser le départ de tes troupes ? — Des navires viendront les chercher par petits groupes afin de nous laisser le temps de préparer leur installation à Carthage. J’ai une exigence à formuler. — Laquelle ? — Mes hommes n’ont pas été vaincus et sont toujours libres de leurs mouvements. Je demande donc qu’ils soient autorisés à conserver leurs armes. Tenter de les leur prendre serait maladroit et pourrait provoquer des incidents. — Tu as raison. Nous ne désirons pas humilier tes hommes et ils pourront conserver leurs armes. — Je t’en remercie. Reste à régler la question des déserteurs de votre armée. Je leur ai promis ma protection personnelle et je ne veux pas me déjuger. — Je suis en droit d’exiger leur livraison mais je ne le ferai pas. Ces hommes sont indignes du nom de Romains et ils mourront loin des leurs et maudits par eux. Cela vaut tous les châtiments. — Je te remercie. En échange, sache que nous vous restituerons tous les prisonniers sans exiger de rançon. Je veillerai personnellement à ce qu’ils ne manquent de rien lors de leur retour. — Tu le sais, la guerre a coûté cher à nos deux peuples. Nous avons engagé des dépenses énormes pour construire une flotte et nous exigeons donc le versement par Carthage d’une indemnité de 2.200 talents en argent. — C’est une somme gigantesque. Nous ne pouvons pas la verser en une seule fois. — Nous ne vous le demandons pas. Vous aurez vingt ans pour la payer. C’est un délai raisonnable. — Je crois que nous avons trouvé les bases d’un accord honorable et je te propose d’en avertir nos officiers. Les deux généraux retrouvèrent leurs états-majors. Hamilcar Barca laissa à Caïus Lutatius Catulus l’honneur de lire le projet de traité qu’ils avaient préparé : « Aux conditions suivantes, il y aura amitié entre Carthage et Rome, sous réserve de ratification par le peuple romain : — Que Carthage évacue la Sicile tout entière. — Que Carthage ne fasse pas la guerre à Hiéron, ne porte pas les armes contre Syracuse, ni contre les alliés de Syracuse. — Que Carthage restitue à Rome sans rançon tous les prisonniers. — Que Carthage verse à Rome, sur vingt ans, une indemnité en argent de 2.200 talents. » De retour à Héircté, Hamilcar rendit compte à son beau-frère de sa rencontre avec le consul. Hannibal réfléchit quelques instants, puis dit : — Tu as bien négocié et je suis sûr que le Conseil des Cent Quatre acceptera de ratifier cet accord. La Sicile était perdue de toute façon et nous n’aurions jamais pu nous y maintenir. Par contre, je ne suis pas sûr que tu aies bien agi en ce qui concerne tes hommes. — Que veux-tu dire par là ? — Je crois que notre Sénat aurait accepté qu’ils soient obligés de remettre leurs armes. Je parle, bien entendu, des mercenaires, pas des Carthaginois. — Mais ils n’ont pas été vaincus et ils se sont battus comme des lions pour la cité d’Elissa. Les humilier serait mal payer leur dévouement. — Tu touches là un point sensible. — C’est-à-dire ? — Tu parles de récompenser leurs services et je puis te dire que c’est là notre principale préoccupation. Tu le sais, les caisses du Trésor sont vides. — Je n’en suis pas si sûr. — Disons que des réserves ont été constituées dans l’hypothèse d’une paix avec Rome. Il nous faudra verser à celle-ci 2.200 talents en vingt annuités tout en continuant à faire vivre notre ville, à entretenir ses temples et ses bâtiments, à reconstruire une flotte et à envoyer de l’argent et des hommes à nos colonies situées au-delà des colonnes de Melqart. Si nous voulons tenir nos engagements dans tous ces domaines – et le peuple ne nous pardonnerait pas de ne pas le faire –, je vois mal comment nous pourrons verser l’intégralité de leur solde aux mercenaires. Si ceux-ci revenaient sans armes, il serait plus aisé de leur faire entendre raison. — Ainsi donc, tu oses imaginer que je pourrais trahir la confiance que ces hommes ont mise en moi pour ne pas heurter l’avarice de nos sénateurs et de nos marchands. C’est mal me juger. — Hamilcar, ce ne sont que des étrangers. — Toi et tes collègues ne disiez pas cela lorsque vous les suppliez de venir se battre pour Carthage parce que vos fils ont peur de porter les armes. Vos agents recruteurs leur ont promis monts et merveilles, bien au-delà de ce qu’il était raisonnable de faire. Aujourd’hui, vous revenez sur la parole donnée parce que le vent a tourné. Tu as raison de dire que ce sont des étrangers. Je ne me fais aucune illusion sur eux. Ils sont féroces, cupides, prêts à tout pour ramasser leur part de butin, capables du meilleur comme du pire. Ce sont des êtres frustes auxquels il faut imposer une discipline de fer si l’on veut se faire obéir. Je n’aimerais pas vivre avec eux ou les savoir installés en permanence à proximité de notre cité. C’est la raison pour laquelle nous devons nous acquitter scrupuleusement de nos engagements à leur égard. — Je te répète que nous n’avons pas les moyens de leur payer l’intégralité des sommes dues. — Si. Il suffirait pour cela que les marchands acceptent d’avancer à Carthage une minime partie de leur fortune personnelle. Les Romains l’ont fait pour construire la flotte qui est la cause de nos malheurs, et une partie des 2,200 talents que nous leur verserons sera utilisée pour rembourser ceux qui ont armé des trirèmes et des quinquérèmes. Ils nous ont montré l’exemple à suivre. — Jamais le Sénat ne le permettra. — Je le crains. Le bien public est une idée étrangère à la plupart de ses membres. Ils préféreront écraser le petit peuple d’impôts nouveaux plutôt que de prêter le moindre zar[29] au Trésor. — Hamilcar, tu ne fais pas montre de souplesse. Ce n’est pourtant pas le moment propice pour toi pour te brouiller avec le Conseil des Cent Quatre. Votre parti y est désormais en minorité. — J’apprécie ce « votre ». Je constate que tu as su t’adapter très rapidement à la nouvelle situation. Il ne m’étonnerait pas que tu sois devenu un partisan de Baalyathon. — C’est un homme de bon sens. — Tu as tout dit. Ma décision est prise. Je retourne à Carthage et je te remets ma démission de commandant en chef de l’armée. — Tu ne peux pas. — J’en ai parfaitement le droit et tu le sais. J’ai été désigné par le peuple et lui seul peut m’ôter mon commandement à moins que je n’y mette un terme de moi-même. Je n’entends pas être associé aux funestes événements qui se préparent et contre lesquels je vous aurais mis vainement en garde. — Qui va s’occuper du rapatriement de nos troupes ? — Toi. — Il n’en est pas question. Mes ordres sont de te suivre si tu décides de regagner notre ville. — Toi et Baalyathon aviez tout prévu. Vous saviez quelle serait ma réaction. — On devine toujours ce que fait un homme d’honneur. — L’inverse n’est pas vrai. — Sans doute. — Je sais en tout cas à qui tu peux confier la mission d’organiser le départ des mercenaires. Dans ta suite, j’ai remarqué, à ma grande surprise, que se trouvait Giscon. — C’est un ami de Baalyathon. — Cela, je le sais. S’il prend tant de soin à m’éviter, c’est qu’il a une très bonne raison pour cela. Elle ne devrait pas t’être inconnue. Jadis, ce misérable a été le bourreau de ton père en Sardaigne. Il l’a fait crucifier après que ce dernier eut perdu sa flotte. Sans doute rêvait-il de m’infliger le même châtiment en m’accusant d’être le responsable de notre défaite. Or le Sénat a désigné le coupable en la personne de ce malheureux Hannon et les Romains eux-mêmes ont reconnu que j’étais invaincu en laissant leurs armes à mes hommes. — Je comprends mieux pourquoi tu tenais tant à ce que tes mercenaires conservent leurs glaives et leurs lances. — J’aime Carthage mais je la sais capable du pire. J’ai pris mes précautions. Confions donc à Giscon le soin d’assumer le commandement en Sicile jusqu’au départ de nos troupes. S’il se passe quelque chose, il en sera tenu pour responsable et devra le payer. Tu as beau être l’ami de Baalyathon, le respect que tu dois à ton père doit t’incliner à chercher à le venger en mettant son assassin en posture difficile. — Hamilcar, on m’avait dit beaucoup de choses sur les Barca mais je crois qu’elles étaient en dessous de la réalité. Votre famille est redoutable. Vous défendez aussi bien vos intérêts que ceux de la cité en les mêlant les uns aux autres. Tu viens de me donner une belle leçon et je crois que j’ai eu tort de me rallier trop vite à Baalyathon même si je ne puis revenir sur mon choix. J’ai songé à l’instant présent, toi, tu penses au lendemain. Tôt ou tard, le Conseil des Cent Quatre devra faire appel à toi. Reste à savoir si, alors, tu accepteras de l’aider. — Tes amis voudraient bien en avoir l’assurance afin de pouvoir commettre leurs erreurs en toute impunité. Je préfère ne pas leur en donner la garantie. Cela les incitera peut-être à la prudence. — Tu es rusé, trop rusé. Tu me fais peur et je me demande s’il ne nous faudra pas te neutraliser. *** Arrivé à Carthage, Hamilcar s’enferma dans sa villa de Mégara, se refusant obstinément à se rendre en ville ou à rencontrer les sénateurs demeurés fidèles à son père. Il passait toutes ses journées avec sa femme et ses enfants, les regardant s’amuser et gambader dans la maison comme il l’avait fait lui-même des années auparavant. Au bout de quelques semaines, il se lassa vite de ce morne quotidien. Avec l’un de ses anciens aides de camp et deux esclaves, il décida de partir chasser au-delà de Sicca. En fait, il ne rêvait que d’une chose même s’il ne se l’avouait pas : retrouver, après tant d’années de séparation, son ami Juba. Prévenu par quelques cavaliers numides, le fils du vieux roi rendit visite au campement d’Hamilcar. Juba avait vieilli et mûri. Il étreignit son ami et les deux hommes passèrent la nuit à discuter autour d’un feu : — On m’a dit que tu avais été nommé commandant en chef en Sicile. — N’en parlons plus. C’est du passé. Nous avons été défaits et Baalyathon est désormais la personnalité la plus influente de Carthage. — Nous le savons et nous le redoutons. — Pourquoi ? — Parce qu’il veut s’emparer de nos terres. Nous ne le laisserons jamais faire. — Te battrais-tu contre ma ville ? — La mort dans l’âme, je le ferai s’il le fallait. — Ton père pense-t-il comme toi ? — Il n’a plus la force de gouverner. J’essaie de le remplacer du mieux que je peux avec l’aide de mon frère Narhavas. — T’es-tu marié ? — Oui, même si les femmes me laissent assez indifférent. — Juba, je ne renie rien de notre passé et tu restes mon ami. Simplement, les formes de cette amitié ont changé. As-tu des enfants ? — Deux filles et un garçon. — Comment s’appelle ton héritier ? — Hamilcar. — Tu le prénommes Hamilcar et tu ne prends pas la peine de me prévenir. — Tu étais loin et je pensais que tu ne voulais plus me revoir. Mon départ de Mégara a été si précipité qu’il ressemblait à une fuite ou à une expulsion. — Je n’étais pas responsable de cela. — L’ai-je dit ? — Viendras-tu à Carthage ? — J’en doute. J’ai beaucoup à faire et je me suis échappé à grand-peine du palais où l’on doit déjà attendre mon retour. L’aube point. Il est temps pour nous de nous dire adieu. Sache que, si tu as besoin de moi, je serai toujours là. Pour toi, pas pour Carthage. Quand le fils d’Adonibaal revint à Mégara, un lourd silence planait sur la maison. En entrant dans ses appartements, il trouva Himilk qui l’attendait, le visage décomposé : — Hamilcar, ta femme… — Quoi, qu’y a-t-il ? Est-elle malade ? Où sont mes enfants ? — Ton épouse est morte. Il y a dix jours, après le repas, elle a été prise de violents vomissements et, en dépit de tous nos soins, elle a rendu l’âme. — Qui avait mangé avec elle ? — Son frère Hannibal et tes enfants. Aucun n’a été malade. — Il a empoisonné sa propre sœur ! Je vais le tuer. Donne-moi mon glaive. — Hamilcar, je comprends ta douleur mais ne t’emporte pas. J’ai fait battre et torturer les esclaves qui les ont servis pour m’assurer que la nourriture n’avait pas été empoisonnée. Ils sont morts en murmurant ton nom, en gage de loyauté. Si les mets avaient été empoisonnés, les enfants, qui s’amusaient à manger les aliments de leur mère, auraient aussi péri. Non, la malheureuse a été emportée par un mal étrange contre lequel Eshmoun ne pouvait rien. — Où sont mes enfants ? — Adonibaal est parti avec eux pour Aspis où votre propriété, qu’ils ne connaissent pas encore, vient d’être reconstruite. Crois-moi, c’est le meilleur endroit pour eux. Au contact de la nature, ils oublieront leur chagrin. Hamilcar n’ajouta pas crédit aux explications de Himilk mais, faute de preuves, ne put accuser son beau-frère de meurtre. Il était condamné à attendre le jour où il pourrait enfin le confondre et lui faire payer cher son forfait. Ce drame et la solitude dans laquelle il se cloîtra encore plus lui firent négliger les affaires publiques durant de longs mois. Il ne s’intéressa pratiquement pas aux nouvelles en provenance de Rome. Les Comices avaient refusé le projet de traité qu’il avait rédigé avec Caïus Lutatius Catulus. Rome exigeait que l’indemnité portée de 2,200 à 3,200 talents soit versée en dix et non plus vingt ans et que les Carthaginois s’engagent à ne pas fonder de colonies dans les îles entre la Sicile et l’Italie. Le Conseil des Cent Quatre accepta ces nouvelles exigences et la paix fut conclue. Pourtant, ce que tous ignoraient, c’est qu’une nouvelle guerre allait commencer, opposant Carthage à ses anciens mercenaires. Chapitre 11 Dans les rues de Carthage, régnait une agitation fébrile. Depuis la conclusion de la paix avec Rome, chaque jour arrivaient au port des navires chargés de mercenaires. Au début, il fut possible de les loger dans les casernes édifiées le long de l’enceinte. Bientôt, il n’y eut plus de place pour les abriter et les nouveaux arrivants durent planter leurs tentes à Mégara où ils furent rejoints, pour certains d’entre eux, d’origine libyenne, par leurs compagnes et leurs enfants. Condamnés à l’oisiveté, ils passaient leurs journées à se promener dans la cité et à boire dans les tavernes en se racontant mutuellement leurs exploits passés. Gaulois, Grecs, Sardes, Baléares, Numides et Libyens ne se mélangeaient pas entre eux comme si une sourde rivalité les opposait les uns aux autres. Tous cependant furent unanimes à approuver le châtiment infligé par Carthage aux trois mille déserteurs de l’armée d’Hamilcar livrés par les Romains, moins respectueux que l’ancien général en chef de la parole donnée à ces hommes. Les plus chanceux furent condamnés à servir comme rameurs ou furent vendus comme esclaves. Quelques-uns furent crucifiés, pour l’exemple. Leurs anciens compagnons de combat estimèrent qu’il s’agissait là d’une juste punition. Eux, par contre, attendaient avec impatience que le Conseil des Cent Quatre récompense leurs bons et loyaux services en tenant scrupuleusement tous ses engagements. Arrivé par le dernier bateau en provenance de Sicile, Giscon fut convoqué par le Sénat. Accompagné de ses officiers, il se présenta devant les membres de l’Assemblée, exceptionnellement nombreux ce jour-là. Baalyathon présidait la séance et interrogea son ami : — Giscon, tous les mercenaires sont-ils revenus ? — Oui. — Combien sont-ils au juste ? — Près de quinze mille et certains servent dans notre armée depuis le début de la guerre avec Rome. — Tu le sais, les caisses du Trésor sont vides et nous ne pouvons pas leur verser leurs soldes pour l’instant. Nous devons absolument gagner du temps et les faire patienter. — Nous pouvons expliquer aux mercenaires que le calcul de leurs salaires est plus difficile que prévu. En effet, il y a leur solde d’une part et, d’autre part, l’indemnité que nous devons leur verser afin de les rembourser des sommes qu’ils ont avancées pour l’achat de leurs rations de vivres et de leurs montures. Cela nécessite beaucoup de travail et je suis sûr qu’ils se rendront à cet argument. — Ton conseil est judicieux et nous le suivrons, à une condition. — Laquelle ? — Qu’ils quittent tous la ville pour aller établir leur camp à Sicca. L’espace n’y manque pas et nous ne serons plus obligés de les supporter dans les rues de notre ville. Chaque jour, je redoute les conséquences d’une rixe entre nos concitoyens et des mercenaires avinés. Tant qu’ils seront dans notre cité, ils constitueront un danger permanent. — J’avais prévu ton souhait et j’ai déjà interrogé mes officiers à ce sujet. Leurs hommes accepteraient volontiers d’évacuer la ville où ils sont mal logés. Mais ils souhaitent que leurs familles restent au milieu de nous pour surveiller leurs intérêts et pour s’assurer que nous ne préparons pas un mauvais coup contre eux. — Les familles devront partir aussi. Toutes ces femmes et tous ces enfants dépenaillés et chapardeurs, je n’en veux plus dans nos rues. — Ils n’ont pas les moyens de les nourrir. Ici, à Carthage, ils partagent avec eux le brouet que nous leur donnons. À Sicca, ce ne sera plus le cas. — L’affaire peut s’arranger. Annonce aux mercenaires que leur solde leur sera versée à Sicca. C’est là que les scribes et les comptables rencontreront chacun d’entre eux pour déterminer les sommes dues. Afin de les inciter à partir, souligne qu’à leur arrivée dans cette ville une avance d’un statère d’or leur sera consentie. Elle sera de deux statères pour ceux venus avec leurs familles. Je te le dis, ils vont s’empresser de faire leurs bagages et de lever le camp. Effectivement, quelques jours plus tard, les mercenaires, avec leurs femmes et leurs enfants, se dirigèrent vers Sicca, suivis de loin par quelques cavaliers numides chargés de s’assurer qu’ils ne pillaient pas les fermes et les propriétés situées sur leur chemin. Arrivés à destination, ils installèrent leurs tentes en dehors de la ville où les plus délurés se rendaient parfois pour sacrifier aux plaisirs de la chair dans les bras des prostituées sacrées du temple d’Ashtart. Très vite, ces soldats désœuvrés, abandonnés par leurs officiers carthaginois, se dotèrent de chefs en la personne de Spendios, Matho et Autaritos. Le premier était un Grec de Campanie, déserteur de l’armée romaine, connu pour sa perpétuelle bonne humeur et pour ses remarques acérées. Le deuxième, un guerrier à la musculature puissante, était originaire de Libye, parlait parfaitement punique et jouissait d’un grand prestige auprès de ses compatriotes. Quant au troisième, c’était un Gaulois aux longs cheveux blonds, réputé pour sa bravoure au combat. Les mercenaires trompèrent leur attente en calculant les sommes qui leur étaient dues. Très vite, les plus âpres au gain se persuadèrent qu’il fallait demander plus au Trésor carthaginois, invoquant, pour ce faire, de fallacieuses promesses qui leur auraient été faites par leurs supérieurs en Sicile. Bien entendu, les chefs concernés avaient tous péri et ne pouvaient pas démentir ces affirmations. Quand Hannon, commandant en chef des troupes carthaginoises, se rendit à Sicca, il fut littéralement assailli par une foule de quémandeurs et de solliciteurs, réclamant des sommes faramineuses. Or il était venu pour demander aux mercenaires de rabattre à la baisse leurs prétentions. Craignant pour sa vie s’il leur dévoilait ce fait, Hannon se contenta de bonnes paroles. Spendios, avant de le raccompagner hors du camp, le mit en garde : — Nous ne sommes pas dupes de vos manœuvres. Pour s’occuper de nous, Carthage envoie des généraux et des officiers qui n’ont pas combattu à nos côtés en Sicile et qui ne savent donc rien de notre dévouement et de nos exploits. Tu prétextes qu’ils sont retenus par leurs occupations à Carthage. Qu’à cela ne tienne ! Nous partirons demain pour Tunès et nous établirons notre camp à cent vingt stades de votre ville. Nos officiers pourront donc venir nous voir et confirmer nos dires. Quand ils virent les mercenaires dresser leurs tentes aux abords de Tunès, les habitants de la cité d’Elissa furent pris de panique. La ville n’était pas assiégée, du moins pas encore, mais se trouvait à la merci de ces hordes de brutes. Ils tentèrent de se concilier leurs faveurs en organisant, à leur intention, des marchés où ils pouvaient se procurer à bas prix aussi bien des vivres que des tissus ou des bijoux. Des envoyés du Conseil des Cent Quatre vinrent voir leurs chefs pour leur jurer que le Sénat paierait jusqu’au dernier zar les sommes réclamées. Voyant qu’ils avaient obtenu satisfaction sur ce point, Spendios, Matho et Autaritos présentèrent alors de nouvelles exigences. Ils demandèrent qu’on payât à leurs hommes le blé qu’ils avaient acheté en se fixant sur le cours le plus élevé. De même, ils réclamèrent le remboursement des chevaux tués au combat. Les agents de Baalyathon prirent note de ces demandes et jouèrent un rôle trouble. Ils se répandaient en flatteries auprès des mercenaires et, l’air apitoyé, feignaient de les plaindre et de s’intéresser à leurs doléances. Ils en profitaient pour insinuer que la cause de leurs malheurs était Hamilcar Barca. Au lieu de s’occuper de ses hommes, n’avait-il pas préféré abandonner son commandement pour se retirer dans sa luxueuse maison de Mégara ? Quand le Conseil des Cent Quatre proposa aux mercenaires comme médiateur le fils d’Adonibaal, ils refusèrent bruyamment, affirmant ne vouloir traiter qu’avec Giscon. Ce dernier, accompagné de chariots chargés de lourds coffres de bois, se présenta un matin à l’entrée du camp. Des milliers d’hommes soulevant un formidable nuage de poussière se rassemblèrent, attendant avec impatience le commencement de la distribution. Bientôt, rangés par groupes d’origine, les mercenaires furent appelés par les fonctionnaires du Trésor et payés en bonnes pièces sonnantes et trébuchantes. La joie se lisait dans leurs yeux et certains réclamaient déjà à leurs compagnons les petites sommes qu’ils leur avaient prêtées. À la mi-journée, Giscon prit la parole : — Carthage a tenu sa parole ainsi que vous pouvez le constater. — Tout n’a pas été payé, cria Spendios. — Votre chef a raison. Il nous reste à vous payer les rations de blé et les chevaux tués au combat. Nous le ferons dans quelques mois. Ceux d’entre vous qui vivent en Libye seront prévenus par les suffètes de nos villes dans cette région. Pour les autres, rentrez en paix chez vous, en Sardaigne, en Grèce ou en Gaule. Des navires apporteront à nos agents recruteurs dans ces pays les sommes dues, à charge pour eux de les distribuer. À plusieurs reprises dans le passé, nous avons agi de la sorte et vos pères n’ont jamais eu à s’en plaindre. — Giscon, fit le Campanien, nous avons écouté ta proposition. Retire-toi maintenant avec tes hommes à la lisière du camp. Nous te ferons appeler quand notre assemblée aura délibéré. Le général carthaginois, plutôt confiant dans le bon déroulement des choses, s’éloigna. Quand il eut disparu, Spendios expliqua aux hommes – ses paroles étaient traduites par différents interprètes - que lui, Matho et Autaritos prendraient successivement la parole pour exposer leur point de vue sur la proposition de Giscon. Le premier à parler fut le chef gaulois : — Nous avons obtenu satisfaction sauf en ce qui concerne le blé et les chevaux. Pour l’heure, nous ne pouvons pas faire grand-chose. Nous sommes dépendants de Carthage. Nous avons besoin de ses navires pour rentrer chez nous et nous ne pourrons les utiliser que si nous acceptons leurs conditions. Or nous avons hâte de retrouver nos foyers et de nous occuper de nos terres et de nos maisons. Aussi, mes frères, la sagesse nous invite à dire oui à Giscon. — Autaritos, mon ami, fit Matho, je comprends tes sentiments et je les respecte. Sache cependant qu’en partant toi et tes hommes servez les intérêts de Carthage à notre détriment. Les sénateurs n’ont qu’une envie : voir les Gaulois, les Ibères, les Sardes et les Grecs quitter ces rivages. Quand cela sera fait, ils se retourneront alors contre nous qui avons le malheur de vivre à leurs côtés et ils nous écraseront sans pitié. Vous, vous serez loin, et il leur sera alors facile d’oublier de vous faire parvenir les sommes qu’ils vous doivent. Croyez-moi, les offres de Giscon sont un piège. — Matho a raison, approuva Spendios. Moi et beaucoup de mes hommes sommes des déserteurs de l’armée romaine. Nous ne pouvons pas retourner chez nous et nous subirons sans nul doute le sort des compatriotes de Matho. Il nous reste donc une seule solution : obtenir le paiement immédiat de ce qui est dû et demeurer unis. Pour se débarrasser de nous, Carthage devra faire des efforts supplémentaires et, les ayant faits, sera dans l’impossibilité de mener une guerre contre nous. Peut-être obtiendrons-nous des terres ? En tous les cas, nous serons à l’abri de sa vengeance. À vous de parler. Plusieurs hommes se présentèrent pour s’adresser à leurs camarades. Ils ignoraient que Spendios avait mis au point une tactique avec les autres déserteurs. Ils étaient convenus que ceux qui se prononceraient en faveur de Giscon seraient lapidés à coups de pierres dès que retentirait le cri « tire dessus ». Le premier orateur, un Gaulois, n’eut pas le temps de développer ses arguments et quelques Grecs et Sardes connurent le même sort : atteints par différents projectiles, ils agonisèrent à même le sol. Saisie de terreur, l’Assemblée décida de se conformer aux recommandations de Spendios et de Matho. Quand Giscon et ses hommes furent appelés, ils s’avancèrent, confiants. Les cadavres des soldats lapidés ne les inquiétèrent pas. Ils s’imaginaient qu’ils s’agissaient de rebelles hostiles à un accord. Ils ne tardèrent pas à déchanter quand la foule les entoura et les fit prisonniers. Entre Carthage et ses anciens soldats, c’était désormais la guerre. La nouvelle se répandit dans toutes les régions placées sous la domination de Carthage et bien au-delà. Les populations numides et libyennes, fatiguées par les impôts écrasants qui pesaient sur elles, se soulevèrent cependant que des milliers d’esclaves s’enfuyaient des propriétés où ils étaient astreints au travail pour gagner le camp des mercenaires. Des dizaines de milliers d’hommes vinrent de Libye se placer sous les ordres de Matho. Pour subvenir à leurs besoins, celui-ci dut demander aux femmes de son peuple d’offrir leurs bijoux et leurs parures. Loin de se plaindre, elles rivalisèrent de générosité, montrant par là combien leur haine de Carthage était profonde. Spendios, Autaritos et Matho séparèrent l’armée en trois groupes. Le premier mit le siège devant Utique, le deuxième devant Hippou Accra et le troisième, demeuré à Tunès, organisa le blocus terrestre de la cité d’Elissa, effectuant même quelques incursions dans les vergers de Mégara. Réuni à la hâte, le Conseil des Cent Quatre décida de confier le commandement des opérations à Hannon. Avec plusieurs dizaines d’éléphants, il se dirigea vers Utique dont les habitants l’accueillirent avec des transports d’allégresse. Il leur demanda de lui fournir toutes les machines de siège dont ils disposaient : béliers, balistes, catapultes, et lança immédiatement une attaque contre les retranchements ennemis. Ses éléphants, bien dirigés, semèrent la panique dans les rangs des mercenaires qui furent piétines par centaines cependant que les autres s’enfuyaient dans les montagnes voisines. La bataille s’était déroulée tôt le matin et, après sa victoire, Hannon, grisé par le succès, décida de rentrer à Utique pour y prendre un bain et pour s’y restaurer. Laissés à eux-mêmes, ses hommes se dispersèrent dans la campagne pour marauder. Averti de cette négligence, Spendios rassembla ses soldats et attaqua les positions carthaginoises, s’emparant sans mal de tout le matériel de siège confié par Utique à Hannon. Quelques jours plus tard, ce dernier essuya une nouvelle défaite et dut regagner Carthage avec le reste de son armée. Au Conseil des Cent Quatre, se déroula une séance plutôt agitée. Objet jusque-là de la faveur des autres sénateurs, Baalyathon, violemment critiqué, dut faire amende honorable : — Mes chers collègues, j’avoue avoir sous-estimé l’audace de ces misérables. Le malheureux Giscon est entre leurs mains et nous ne devons rien faire qui puisse causer sa perte. — Tu te préoccupes de ton ami, tonna Adonibaal, et non pas de Carthage. Crois-tu que ceux que nous avons abusés et trompés vont demeurer à Utique ? À leur place, j’aurais déjà levé le camp et il ne m’étonnerait pas que, demain, nous nous trouvions une fois de plus encerclés de toutes parts, avec la mer comme seule voie de communication vers l’extérieur. Ton incompétence nous a coûté cher, très cher. — Que suggères-tu ? — Est-ce véritablement à moi de le faire ? Par tes intrigues et tes complots, tu as écarté mon fils de la conduite des affaires. — Ce n’est pas vrai ! Des rangs des sénateurs montèrent des huées désapprobatrices qu’Adonibaal fit taire d’un geste de la main : — Plusieurs de mes collègues et de nos officiers peuvent en témoigner, tes agents ont excité contre lui les mercenaires en leur faisant croire qu’il était le seul responsable de leurs maux. S’il s’était agi de tout autre que mon fils, j’aurais demandé ta mise en accusation par le Conseil des Cent Quatre. Je ne le ferai pas et interdis à quiconque de le faire pour bien marquer que notre querelle n’a pas de motifs personnels. — Voilà donc les Barca à nouveau maîtres de Carthage, soupira Baalyathon. Puisse Baal Hammon ne pas nous reprocher ce choix ! Illustres collègues, avec beaucoup de tristesse, je reconnais mes erreurs et vous demande d’envoyer à Mégara le noble Adonibaal supplier son fils de prendre la tête de nos armées. — Je n’aurais pas à le supplier. Il me suffira de lui dire que sa ville est réellement en danger pour qu’il fasse table rase de tous ses griefs. Dès demain, il sera à pied d’œuvre. Hamilcar accéda à la requête de son père et s’entoura d’officiers ayant servi avec lui en Sicile. Ce qui le préoccupait au plus haut point, ce n’étaient pas les mercenaires mais les Numides qui s’étaient tous soulevés contre le Sénat avec, si ce n’est l’accord, du moins l’approbation tacite de Juba. Les quelques messagers qu’il avait dépêchés à la cour n’avaient pu rencontrer le vieux souverain et ses fils avaient, sous différents prétextes, refusé de les recevoir. En désespoir de cause, le fils d’Adonibaal finit par convoquer son intendant, Himilk : — Ton fils est-il prêt à porter les armes ? Quel âge a-t-il ? Cela fait bien longtemps que je ne l’ai vu. — Il est plus vieux que tu ne le penses. Il s’est marié il y a de cela deux ans et a un fils qui porte mon nom. Il vit avec sa femme à Aspis. — Fais-le venir, lui et les siens. À son arrivée, le fils d’Himilk fut conduit auprès de Hamilcar : — Es-tu prêt à servir sous mes ordres ? — J’en serais très honoré. — Je te charge d’une mission : retrouver à tout prix Juba et son frère Nahrawas. Tu leur diras ceci : le fils d’Adonibaal comprend vos griefs et ceux de votre peuple. Ce n’est pas Carthage qui sollicite votre aide mais Hamilcar Barca, votre ami et votre frère. Il vous supplie de ne plus prêter main-forte aux mercenaires mais de placer vos cavaliers sous ses ordres. — Dois-je leur promettre une récompense ? — Surtout pas, ce serait une insulte mortelle ! Obtiens leur concours et reste avec eux tout le temps qu’il faudra pour les conseiller. Pendant ce temps, ta femme et ton fils seront mes invités à Mégara. Quelques jours plus tard, Hamilcar quitta Carthage avec plusieurs milliers d’hommes et une centaine d’éléphants. Tous les citoyens ayant jadis servi dans l’armée avaient été mobilisés. Les autres soldats étaient les déserteurs condamnés aux rames ou vendus comme esclaves. Le Sénat avait accepté de les libérer à condition qu’ils reprennent les armes et leur avait promis une part du butin pris à l’ennemi. Se souvenant que leurs anciens compagnons avaient applaudi à leur châtiment, les déserteurs ne se firent pas prier pour s’engager à nouveau sous les bannières de la cité d’Elissa. Hommes et bêtes sortirent par la porte de Mégara et prirent la direction d’Utique. La ville était toujours assiégée et commençait à manquer de vivres. Les rebelles l’avaient totalement encerclée et bloquaient toutes les routes d’accès, en particulier le pont de pierre traversant le fleuve Macaras, infranchissable partout ailleurs. Pendant quelques jours, le fils d’Adonibaal chercha en vain un gué. La chance finit par lui sourire. Une patrouille envoyée près de l’embouchure du fleuve remarqua que le soir, lorsqu’un certain vent se levait, les eaux baissaient, permettant de gagner à pied l’autre rive. Dans le plus grand secret, l’armée se dirigea vers la mer et, la nuit venue, traversa le Macaras avant de gagner, au prix d’une longue marche, une vaste plaine située devant Utique. Au petit matin, les Carthaginois furent en vue du camp de Spendios. Les éléphants marchaient les premiers, suivis par la cavalerie et l’infanterie. Convaincus de leur supériorité, les mercenaires se déployèrent dans la plaine et passèrent à l’attaque. C’était ce qu’attendait Hamilcar qui ordonna à son avant-garde de faire demi-tour. Le nuage de poussière soulevé par les éléphants et par les chevaux empêcha les hommes de Spendios de voir ce qui se passait sur le terrain. Ils crurent que leurs adversaires battaient précipitamment en retraite. Poussant des hurlements de joie, ils rompirent l’alignement et se divisèrent en petits groupes, au gré de leurs affinités. Ceux-ci vinrent se briser sur les lances de l’infanterie carthaginoise. Soudain, cette dernière pivota sur sa droite et sur sa gauche afin de laisser le passage aux éléphants et aux cavaliers qui avaient fait à nouveau demi-tour. Rabattus par les chevaux, les mercenaires furent par centaines piétines par les éléphants. Quand le soleil commença à décliner, six mille hommes de Spendios avaient trouvé la mort et deux mille avaient été faits prisonniers. Hamilcar leur proposa soit de combattre à ses côtés, soit de retrouver leur liberté à la condition de jurer de ne plus jamais porter les armes contre Carthage. La plupart optèrent pour la seconde solution. Hamilcar profita de cette victoire pour faire prendre du repos à ses hommes. Il savait que la campagne serait longue et ne voulait pas les fatiguer inutilement. Un matin, alors qu’il inspectait les abords du camp, il aperçut un groupe de deux cents cavaliers numides s’approchant à distance raisonnable. Ne sachant pas trop quelles étaient leurs intentions exactes, le général se replia avec ses officiers derrière la palissade. À la surprise générale, un cavalier numide se détacha de ses compagnons après avoir jeté à terre sa lance et son glaive. Juché sur son cheval, il galopa allègrement et entra fièrement dans le camp sous l’œil médusé des sentinelles. Hamilcar ne put alors retenir un cri de joie. Ce soldat audacieux n’était autre que Nahrawas, le frère de Juba, qu’il salua chaleureusement : — Merci d’être venu à ma rencontre. Je suppose que tu as parlé avec le fils d’Himilk. — Le fils de ton intendant est chez nous et nous aurons besoin de lui pour quelques mois encore. C’est un bon organisateur et il a toute la confiance de Juba. Celui-ci me dépêche auprès de toi pour te confirmer que son amitié t’est toujours acquise. Tu nous as appelés à ton secours et nous ne manquerons pas à la parole donnée jadis. Sous peu, deux mille cavaliers viendront me rejoindre. Indique-moi l’endroit où je puis les installer dans ton camp. — Mes officiers te le diront. Sache que je n’oublierai jamais votre geste. Les Numides sont les alliés les plus loyaux et les plus fidèles de Carthage. Le ralliement de Juba constitua la seule bonne nouvelle qu’Hamilcar put faire parvenir au Conseil des Cent Quatre. Celui-ci, par contre, l’informa d’événements catastrophiques. Ainsi, en Sardaigne, les mercenaires s’étaient révoltés contre leurs officiers carthaginois et les avaient massacrés sans pitié. Une armée de secours commandée par Hannon avait été décimée dans un guet-apens et son chef crucifié après avoir été cruellement torturé. Pour Carthage, c’était là un véritable drame. Après la Sicile, la ville perdait la Sardaigne, l’une de ses plus riches possessions, sans espoir de pouvoir la reconquérir rapidement. *** Spendios, Autaritos et Matho apprirent également l’insurrection des mercenaires en Sardaigne par des messagers que leur envoyèrent les rebelles. Après avoir vaincu l’armée carthaginoise, ils avaient pillé sans vergogne le pays et s’étaient rendus tellement insupportables aux habitants que ces derniers les avaient chassés. Obligés de trouver refuge sur les côtes italiennes, ils étaient à la recherche d’une terre d’asile et proposaient à leurs compagnons de s’engager à leurs côtés pour combattre Carthage. Les chefs rebelles y consentirent et les émissaires repartirent pour apporter la bonne nouvelle à leurs frères d’armes. Leur présence n’était pas passée inaperçue dans le camp et Spendios crut habile de l’utiliser. Un matin, les trompettes retentirent, appelant les hommes à se rassembler. Le Campanien s’adressa à eux sur un ton dur et autoritaire : — Vos officiers me rapportent que certains d’entre vous ont été favorablement impressionnés par la générosité dont Hamilcar a fait preuve envers nos prisonniers en les recrutant dans son armée ou en leur rendant la liberté. Ce maudit général a atteint le but qu’il s’était fixé : nous diviser et nous démoraliser. Mercenaires, mes frères, vous connaissez mieux que moi ceux qui, le soir, autour du feu, tiennent des paroles conciliatrices et apaisantes. Vous pensez qu’ils défendent leurs intérêts et les vôtres. N’en croyez rien. Une lettre de nos frères de Sardaigne nous a appris que ces hommes agissaient sur ordre de Giscon. Ce dernier leur a promis la vie sauve et une grosse quantité d’argent s’ils parvenaient à vous convaincre de le libérer. — Oui, c’est vrai, fit une voix isolée. On nous dit que Giscon, libéré, pourrait plaider notre cause auprès des sénateurs. Il est même question de soumettre à notre vote cette proposition. — Vous le voyez, fit Autaritos, la trahison rôde autour de nous. Admettons que nous libérions Giscon. Que ferait-il selon vous ? Il expliquerait à ses pairs que la discorde règne chez nous et qu’il faut en profiter pour lancer contre notre camp une attaque à laquelle nous ne serions pas en mesure de résister. À ce moment-là, les Carthaginois oublieront leurs belles promesses et nous massacreront tous sans pitié. Pour prévenir ce danger, je ne vois qu’une solution : créer entre la cité d’Elissa et ses anciens mercenaires un fossé infranchissable. Nous devons nous résoudre à l’irréparable. Pour cela, nous n’avons qu’un seul choix : torturer et tuer Giscon et ses hommes. Une immense acclamation salua ces paroles. Seuls quelques hommes protestèrent. L’un d’entre eux, un Gaulois, s’adressa à ses compagnons : — Mes frères, j’ai versé mon sang pour Carthage comme le prouvent les cicatrices qui me couvrent le corps. Elle me doit beaucoup d’argent et je n’entends pas lui en faire cadeau. Mais je suis un homme d’honneur. Giscon s’est toujours comporté généreusement envers nous et c’est grâce à ses efforts que nous avons pu quitter la Sicile avec nos armes et nos montures. Il a fait ce qu’il pouvait pour nous aider. Puisque vous avez décidé sa mort, épargnez-lui au moins la torture. Il ne la mérite pas. L’homme avait à peine fini de parler qu’Autaritos le frappa de son glaive : — Voilà le sort que je réserve à tous les alliés et à tous les complices de Carthage. Sus à Giscon et aux siens ! Assoiffés de sang, les mercenaires se dirigèrent vers l’enclos où étaient parqués les prisonniers. Les malheureux furent conduits, sous les insultes et les coups, en dehors du camp où on leur coupa les mains et les pieds avant de les jeter dans une vaste fosse où ils agonisèrent de longs jours durant. A la fin, ne supportant plus les cris et les plaintes de leurs victimes, les mercenaires les recouvrirent de terre si bien que ceux qui avaient encore un souffle de vie périrent étouffés. Du haut des murailles de Carthage, les familles des captifs avaient pu observer leur supplice. Quand tout fut fini, le Conseil des Cent Quatre envoya des émissaires auprès des mercenaires, leur proposant de racheter, moyennant une forte somme, les cadavres afin de rendre à ceux-ci les derniers honneurs. Faisant fi de toutes les lois de la guerre, Spendios refusa de rendre les corps et menaça les envoyés de leur faire connaître le même sort. Il accepta finalement de les laisser repartir mais les prévint que, désormais, tout ambassadeur carthaginois serait immédiatement mis à mort. La cruauté de Spendios provoqua chez Hamilcar une violente colère. Certes, il n’avait jamais aimé Giscon, responsable de la mort de l’un de ses amis, mais il ne pouvait accepter cet acte d’inhumanité des mercenaires. Pour les châtier, il fit piétiner par ses éléphants tous les captifs en sa possession. Puis, désireux de passer le plus rapidement possible à l’action, il demanda à Hannon de le rejoindre avec ses troupes. Les deux ; armées pourraient ainsi conjuguer leurs opérations et tenter de délivrer Utique toujours assiégée. L’idée n’était pas des plus heureuses. Mauvais soldat, Hannon était d’une susceptibilité maladive et jugeait contraire à sa dignité d’obéir à Hamilcar, plus jeune que lui et donc, à ses yeux, moins expérimenté. Il refusa systématiquement d’exécuter les consignes reçues et mit ainsi, à plusieurs reprises, ses hommes en difficulté. Excédé, Hamilcar sollicita l’arbitrage du Conseil des Cent Quatre qui décida de rappeler à Carthage Hannon et de laisser à Hamilcar le soin de mener seul la campagne. À l’approche de la mauvaise saison, le fils d’Adonibaal décida de suspendre momentanément les opérations militaires et de s’enfermer à l’abri de la muraille. Un soir, à Mégara, son père insista pour le voir. — Hamilcar, tu le sais, la ville bruit de rumeurs diverses. On te reproche ton inaction et ton attentisme. Toi, qui étais jadis si prompt à agir, je ne te reconnais plus. — Je comprends ton étonnement mais ne sois pas inquiet. Je fais la guerre, même loin du champ de bataille. La partie est de taille et je veux mettre tous les atouts de mon côté en m’assurant de la neutralité de nos pires ennemis, les Romains. — As-tu eu des contacts avec eux ? — Par la force des choses. Nos navires ont arraisonné des bateaux marchands romains chargés de vivres destinés aux mercenaires. Les équipages ont été conduits au port militaire et j’ai veillé à ce qu’ils soient bien traités. — Nous aurions dû être avertis de cette affaire ! — J’ai omis volontairement de le faire parce que je redoutais la réaction de notre peuple. Certains auraient été tentés de s’en prendre aux prisonniers et de les molester. Caïus Caecilius Catulus, le consul qui fut mon adversaire en Sicile, m’a discrètement envoyé deux émissaires avec lesquels j’ai eu de longues conversations. Nous sommes parvenus il y a peu à un accord. Moyennant la libération des captifs, Rome s’engage à nous fournir toutes les marchandises dont nous avons besoin et à s’abstenir de commercer avec nos ennemis. Dès les premiers beaux jours, une flotte arrivera d’Ostie, nous mettant à l’abri de la disette. — Tu as sagement agi. — Ce n’est pas tout. J’ai aussi renoué nos relations avec Hiéron, ce fieffé coquin, responsable de la cause de tous nos malheurs par sa trahison au début de la guerre. L’amitié des Romains lui pèse beaucoup depuis que nous avons quitté la Sicile. Il craint pour l’indépendance de son royaume. Il a donc besoin d’une Carthage forte et il ne s’est pas fait prier pour accepter de nous livrer en grandes quantités du blé et de l’huile. Quand vint la belle saison, Hamilcar quitta Carthage avec son armée. Il s’apprêtait à franchir le Macaras lorsqu’un messager du Conseil des Cent Quatre le rejoignit : — Fils d’Adonibaal, j’ai deux mauvaises nouvelles à t’annoncer. — Parle. — L’un de nos navires a pu quitter Utique avant que la ville ne soit prise par les mercenaires. — C’est impossible. — Si. Nous avons été trahis de la manière la plus odieuse par des gens qui sont de notre race, qui parlent notre langue et qui révèrent les mêmes dieux que nous. Ils ont d’abord proposé aux Romains leur alliance mais ceux-ci ont refusé. — Ce sont des ennemis mais ils sont fidèles à la parole qu’ils m’ont donnée. — Les habitants d’Utique ont alors rencontré Matho et celui-ci leur a promis d’épargner leurs vies et leurs biens s’ils lui livraient la ville. Ils ont mis à exécution ce sinistre projet et massacré sans pitié nos hommes, commandés par ton beau-frère Hannibal, leurs corps ont été jetés par-dessus la muraille. — Hannibal a-t-il été épargné ? — D’après ce que je sais, il s’est conduit en lâche, suppliant les habitants d’Utique de lui laisser la vie et leur indiquant les cachettes où certains de ses hommes s’étaient réfugiés. Voyant cela, l’un de ses officiers, avant d’être tué, l’a frappé mortellement avec son glaive pour le punir de sa fourberie. — Il a bien fait. Hannibal est mort comme il a vécu, en traître et en peureux. Sa fin me console de bien des choses. — Que veux-tu dire par là ? — Cela ne regarde que moi. Quelle est la seconde mauvaise nouvelle ? — Ton père. — Que s’est-il passé ? — Il était en séance au Sénat lorsqu’on a annoncé la chute d’Utique. Il s’est levé, a porté la main à sa poitrine et s’est écroulé, face contre terre. Il est mort sans avoir repris connaissance. Sache que la ville lui a fait des funérailles grandioses. — Laisse-moi. Hamilcar resta longtemps prostré, pensant à son père dont les précieux conseils lui manqueraient cruellement. Adonibaal l’avait parfois traité sévèrement, lui interdisant pendant des années de s’engager dans la carrière militaire. Il l’avait expédié, pour le dégoûter, dans leur propriété d’Aspis où il avait eu le sentiment d’être abandonné. Maintenant, il comprenait que son père avait voulu surtout éprouver la force de son désir et lui apprendre les vertus de la patience et de la réflexion. Autant de qualités qui lui avaient permis, par la suite, de devenir un bon général et un excellent stratège. En songeant à ces marques discrètes d’affection, il pleura longuement et regretta ses emportements passés. Puis, il reprit ses esprits, se jurant d’honorer la mémoire du défunt par d’insignes victoires. La fortune ne tarda pas à lui sourire. Un matin, des éclaireurs numides l’avertirent qu’ils avaient repéré une forte troupe de rebelles, environ cinquante mille hommes, conduite par Spendios et Autaritos. Cette troupe progressait à l’abri des montagnes, n’envoyant aucune patrouille en plaine. Le général carthaginois décida de ne pas engager immédiatement la bataille. Depuis le désastre d’Adys, les Carthaginois savaient que leurs éléphants et leur cavalerie n’étaient pas utilisables dans des reliefs escarpés. Par contre, en plaine, ils étaient invincibles et c’est la raison pour laquelle les mercenaires préféraient demeurer sur les hauteurs. Alors qu’il chevauchait en tête de ses hommes, Hamilcar fut rejoint par Nahrawas. — Juba m’a envoyé un messager. Il me charge de te dire qu’il a pleuré en apprenant la mort d’Adonibaal. Il le considérait comme son père et lui était redevable du peu qu’il a appris. — Ton frère est aussi le mien. Il est normal que nous partagions les mêmes peines. Parlons, si tu veux bien, de la situation. J’enrage de devoir suivre nos ennemis sans pouvoir les attaquer. S’ils le veulent, ils peuvent nous emmener de la sorte jusqu’aux colonnes de Melqart. — Rassure-toi, ton attente va bientôt prendre fin. — J’en doute. — Ne sois pas trop pressé. Je connais bien cette région pour y avoir souvent chassé. Ces imbéciles ont pris la mauvaise route. Dans deux jours, ils arriveront à un endroit que nous appelons le défilé de la Scie. Il est composé de différentes gorges dissimulées les unes aux autres et qui ressemblent aux dents d’une scie. Celui qui s’y aventure ne sait pas qu’il se termine par une gigantesque muraille rocheuse, totalement infranchissable. — Tu veux dire que ce défilé est en fait un cul-de-sac et qu’on ne s’en aperçoit qu’au dernier moment ? — Absolument. C’est pourquoi il faut laisser les mercenaires poursuivre leur chemin. Quand ils pénétreront dans le défilé, nous ferons rapidement mouvement dans leur direction. Avec ma cavalerie, je bloquerai l’entrée. Toi et tes hommes, vous occuperez les hauteurs. Nous n’aurons plus qu’à attendre que ces maudits insurgés nous supplient d’accepter leur reddition. — Merci de ce renseignement dont je mesure bien l’importance. C’est un nouveau gage de ta fidélité envers Carthage. — Envers Hamilcar Barca parce qu’il est l’ami de mon frère. De ta cité, je préfère ne rien dire si j’en juge par l’ingratitude dont elle fit jadis preuve à ton égard. Nahrawas avait vu juste. Mal renseignés par leurs guides, les mercenaires s’engouffrèrent dans le défilé de la Scie, marchant d’un pas allègre. Leur longue colonne serpenta à travers les gorges puis s’arrêta, muette de surprise et d’indignation, devant la falaise gigantesque qui leur barrait le passage. Les trompettes retentirent pour ordonner aux hommes de faire demi-tour mais bien peu les entendirent. En effet, leurs notes furent couvertes par un fracas épouvantable. C’était le bruit des blocs de rochers auxquels les soldats d’Hamilcar faisaient dévaler la pente pour obstruer l’entrée du défilé. En bons militaires, Spendios et Autaritos évaluèrent assez précisément la situation. Celle-ci était quasiment désespérée mais ils jugèrent préférable de ne pas alarmer leurs hommes auxquels ils ordonnèrent d’installer leurs tentes comme si de rien n’était. Bientôt, alors que la nuit tombait, les premiers feux furent allumés et alimentés par les nombreux buissons couvrant les pentes. Jusque tard dans la nuit, on entendit les chants des Gaulois et des Sardes, des mélopées graves et plaintives, parlant du pays natal et de ses splendeurs. Au petit matin, les hommes se réveillèrent, attendant les ordres de départ qu’auraient dû leur donner leurs chefs. De longues heures s’écoulèrent avant que Spendios et Autaritos daignent paraître, accompagnés de Zarzas, un adjoint de Matho. Spendios fut le seul à parler : — Mes frères, nous sommes tombés dans un traquenard de par la faute de nos guides que j’ai fait exécuter cette nuit. J’ai envoyé plusieurs messagers à nos hommes installés à Tunès. Dix sont partis et l’un d’entre eux au moins aura réussi à franchir les lignes ennemies. Dans quelques jours, Matho sera là, avec ses soldats et des provisions. Il nous délivrera et nous pourrons reprendre la lutte contre Hamilcar Barca. En attendant, ne gaspillons pas nos provisions. L’eau et la nourriture vous seront distribuées deux fois par jour par vos officiers. Soyez forts et courageux, ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Dans quelques jours, vous ferez ripaille dans les ruines du camp carthaginois. Les mercenaires se séparèrent, plutôt optimistes. Ils faisaient une confiance aveugle à Spendios. Ce qu’il disait ne pouvait être que la vérité et nul ne se hasarda à la contester. Durant dix jours, ils prirent leur mal en patience, espérant chaque soir qu’au petit matin ils seraient réveillés par les trompettes annonçant l’arrivée de Matho et des siens. S’il n’était pas encore là, c’est, se disaient-ils, qu’il avait dû retarder son départ afin de ne pas dégarnir dangereusement ses propres positions. Les Carthaginois ne se montraient guère. Certes, on voyait leurs sentinelles en faction sur les hauteurs mais ils n’avaient pas cherché à attaquer les rebelles, voire à envoyer des patrouilles la nuit, à proximité des tentes. Ils se contentaient d’être là, comme une menace invisible planant au-dessus des hommes de Spendios. Au bout du quinzième jour, une sourde colère s’empara des mercenaires dont les rations avaient été rigoureusement diminuées. Ils se rassemblèrent et réclamèrent à grands cris leurs chefs. Ceux-ci parurent, la mine déconfite. — Où sont Matho et ses hommes ? hurlèrent plusieurs voix courroucées. — Nous les attendons d’un jour à l’autre, rétorqua Spendios. Ils ne peuvent pas ne pas venir. — C’est ce que tu prétends. — Je ne vous ai jamais menti, vous le savez. Je vous supplie de me faire confiance. — Trois jours, nous te donnons trois jours, pas un de plus. À la fin du délai fixé, les mercenaires se rassemblèrent à nouveau et accablèrent de sarcasmes Spendios dont Autaritos prit la défense avec éloquence et conviction. Zarzas, lui, fut plus prudent, comme s’il estimait que son heure n’était pas encore venue. Les hommes se séparèrent sans avoir rien décidé. Furieux, certains, torturés par la faim, abattirent leurs montures et les dévorèrent après avoir bu avidement leur sang. Une véritable frénésie de ripaille s’empara de tout le camp et les mercenaires banquetèrent durant plusieurs jours et plusieurs nuits, puisant dans leurs réserves tout ce qu’il était possible de boire et de manger. Ivres, quelques-uns dansèrent pendant des heures avant de s’écrouler dans la poussière. Les autres se contentaient de manger, se faisant parfois vomir pour pouvoir continuer à ingurgiter des aliments. Au vingt et unième jour, la fête cessa. Il n’y avait plus rien à manger et à boire. Trop faibles pour faire le moindre effort, les hommes demeuraient couchés, parlant à peine, attendant avec impatience la rosée du matin pour humecter leurs lèvres desséchées d’un peu d’eau. Au bout du trentième jour, l’on assista à des scènes d’horreur. Quelques mercenaires, tenaillés par la fin, tuèrent leurs esclaves et entreprirent de les dévorer en dépit des reproches de leurs officiers. C’est le moment que choisit Zarzas pour se mettre en avant. Ayant convoqué tous les hommes capables de se tenir debout, il leur tint le discours suivant : — Il ne faut pas se bercer d’illusions, Matho ne viendra pas à notre secours. Je le déplore d’autant plus qu’il est l’un de mes compatriotes. Il a sans doute été lui-même encerclé. C’est la seule raison que je vois à son absence. — Que suggères-tu ? firent plusieurs Gaulois dont il avait gagné l’amitié. — Envoyons des émissaires à Hamilcar Barca. Après tout, il a été notre chef en Sicile et ne peut être insensible au sort de ses anciennes recrues. Peut-être acceptera-t-il de nous pardonner nos fautes et de nous rendre la liberté si nous jurons de ne plus porter les armes contre Carthage. — Spendios, tonna un mercenaire grec, tu disais jadis que ceux qui formulaient de tels propos étaient des traîtres qu’il fallait châtier. Or tu n’as rien dit durant le discours de Zarzas. Es-tu d’accord avec lui ? — La mort dans l’âme, répliqua le Campanien, je ne puis contredire notre valeureux ami. Mes propos d’hier ne sont plus valables aujourd’hui. Nous sommes comme un poisson pris dans une nasse et nous n’avons aucune chance de pouvoir nous échapper. Il n’est peut-être pas inutile de savoir quel sort nous réserve Hamilcar. Envoyons-lui une ambassade. Les émissaires désignés par les mercenaires se présentèrent à l’entrée du défilé et furent conduits, sous bonne garde, jusqu’au camp carthaginois. Là, un aide de camp les informa que le général en chef était prêt à recevoir leurs dix principaux chefs, dont il énuméra les noms, à condition qu’ils vinssent sans armes. Le lendemain, Spendios, Autaritos, Zarzas et leurs compagnons arrivèrent devant la tente d’Hamilcar. Celui-ci les accueillit de manière affable et leur proposa d’emblée des fruits et des rafraîchissements. Les émissaires se regardèrent les uns les autres, tentant de deviner qui serait le premier à dévorer à belles dents un fruit ou à boire une coupe de vin de Sicile. Bientôt, ils ne firent plus attention aux réactions de leurs voisins, trop heureux de pouvoir enfin s’alimenter après tant de dures privations. Le fils d’Adonibaal les laissa faire. Si les chefs se conduisaient de la sorte, que devait-il en être de leurs hommes ? Grâce à sa petite ruse, il savait, avant de commencer la discussion, que ses interlocuteurs n’étaient pas en mesure de s’opposer à ses exigences. Cela valait bien une petite mise en scène. Il s’adressa à eux dès qu’il les vit rassasiés : — Que souhaitez-vous ? — Savoir si la paix est possible entre nos peuples, fit Spendios. — Ce n’est pas nous qui avons déclaré cette guerre. — C’est vrai. Reste qu’elle peut se poursuivre. Tu n’ignores pas que Matho vient à notre secours. — Cela m’étonnerait beaucoup. — Nous lui avons envoyé des messagers. — Tu parles de ces dix hommes que j’ai fait crucifier. Matho ignore tout de votre situation. Ne comptez pas sur lui. — Quelles sont tes conditions si nous te proposons de nous rendre ? — Pourquoi le feriez-vous ? — Tu nous nargues. Tu sais très bien que nous n’avons plus d’eau ni de vivres et que nous sommes condamnés à périr d’inanition si nous restons dans ce maudit défilé. — Ce pourrait être le juste châtiment de vos fautes et de vos actes de cruauté envers Giscon et ses compagnons. Néanmoins, je n’oublie pas que vous avez jadis servi sous mes ordres en Sicile et que vous fûtes de bons soldats. Voici donc mes exigences qui ne souffrent aucune discussion : vous déposerez vos armes au fond du défilé, puis vous vous présenterez à son entrée. J’accorde la liberté à tous vos hommes à condition qu’ils promettent de ne plus combattre ma cité et qu’ils abandonnent tous leurs biens hormis leur tunique. Dix hommes pris au hasard parmi vous répondront sur leur vie de la bonne exécution de cet engagement et je déciderai seul de leur sort. — Ta proposition est généreuse, dit Spendios. Je ne doute pas qu’elle soit acceptée par les mercenaires. En fait, elle l’est déjà puisque nous avons pouvoir de parler en leur nom. Nous avons conclu un pacte. Fassent les dieux qu’il soit scrupuleusement respecté. — Il le sera. Donc, vous me confirmez que votre parole suffit pour que notre pacte soit valable et puisse entrer en application. Si tel est le cas, vous êtes et je suis en droit de prendre les premières mesures qu’exige la situation. — Tu as parfaitement raison. Nous ne demandons pas mieux. Il est temps d’abréger les souffrances de nos troupes. — Fort bien. Je vous ai dit que dix de vos hommes répondraient sur leur vie de l’exécution de notre traité. Eh bien, ces dix soldats, je les ai devant moi. — Hamilcar, tu déraisonnes, protesta Spendios. Nous pensions que tu choisirais ces dix otages au hasard parmi nos mercenaires. — Justement, ceux que m’avait judicieusement désignés le hasard sont venus en tant qu’ambassadeurs. Vous m’avez demandé d’appliquer notre convention, je le fais. Gardes, emmenez les prisonniers. Dans le camp des mercenaires, on était sans nouvelles des émissaires. Quand la nuit tomba, ils n’étaient pas de retour. Les hommes ne s’inquiétèrent pas : les discussions étaient sans doute plus longues que prévu. Au bout de deux jours, ils s’assemblèrent, persuadés qu’Hamilcar avait fait exécuter les ambassadeurs. Désespérés, ils se précipitèrent vers l’entrée du défilé et, mus par un instinct élémentaire de survie, parvinrent à escalader les rochers barrant le passage. Bientôt, ils se retrouvèrent dans un vaste espace plat où ils s’allongèrent pour souffler un peu. Ils furent brusquement réveillés par un bruit terrifiant, celui des éléphants d’Hamilcar. Quand il avait observé la fuite des mercenaires, le général avait ordonné à ses officiers de rassembler les éléphants dans la plaine et de les conduire vers l’entrée du défilé. Dès qu’ils virent la masse des mercenaires, les animaux chargèrent. Rendus furieux par les cris des soldats et le choc des armes, ils les piétinèrent. Affaiblis par les privations, les hommes de Spendios n’avaient plus la force de fuir. Les plus résignés attendaient, les yeux emplis d’horreur, d’être écrasés par les pachydermes, les autres se jetaient sous leurs pieds en poussant des cris farouches. À la fin de la journée, près de quarante mille cadavres jonchaient le sol. *** Après cette victoire, Hamilcar décida de retourner à Carthage afin de livrer bataille à Matho, solidement retranché dans son camp de Tunès. Pour l’impressionner et tenter de l’amener à capituler, il fit crucifier Spendios et ses neuf compagnons à quelques stades de la palissade des rebelles. Laissant là ses hommes, il gagna sa propriété de Mégara où ses enfants l’accueillirent avec une joie teintée d’inquiétude. Hamilcar questionna son jeune fils : — Hannibal, ton air soucieux ne convient pas à un garçon de ton âge. Tu devrais jouer avec le fils de Juba plutôt que de ruminer de sombres pensées. — Père, j’ai peur. — Peur de quoi ? Un Barca ne connaît pas ce sentiment. — Des bruits courent dans la ville. On murmure que la guerre dure depuis trop longtemps et que seule une intervention des dieux pourra y mettre fin. Sans blasphémer, je n’ai pas attendu ceux-ci pour écraser nos ennemis au défilé de la Scie. — Les prêtres de Baal Hammon ont convaincu le peuple qu’il fallait, pour obtenir la victoire, offrir à leur dieu un sacrifice molk. — Es-tu sûr de cela ? — C’est une rumeur mais toute la ville en parle. — Je comprends mieux tes inquiétudes. Notre cité est prise de folie et elle veut renouer avec certaines traditions de nos pères auxquelles nous avions renoncé. Jeter dans le brasier des enfants ne nous servira à rien. Un dieu qui aime le sang est trop mauvais pour être capable de prêter assistance à ses fidèles. Voilà pourquoi notre clan, les Barca, a choisi d’honorer Melqart plutôt que Baal Hammon. — Père, sache que je n’ai pas peur de mourir pour ma ville. Comme toi, j’aspire à lui offrir ma vie à condition que cela soit sur un champ de bataille. Mais je ne veux pas être brûlé vif et je me défendrai jusqu’au bout, dussé-je tuer ou blesser un prêtre. — Tu n’auras pas à le faire. Après cet entretien, Hamilcar convoqua Himilk, son intendant. — Ton fils Magon est-il toujours chez notre ami Juba ? — Oui. Sa femme et son fils sont ici et te remercient pour ta généreuse hospitalité. — Toi aussi, tu as l’air soucieux. — Magon me manque et nous n’avons plus de ses nouvelles depuis plusieurs mois. Je me méfie des Numides. — Tu as tort. — Je sais mais mes parents ont été jadis tués par des pillards de cette race et je leur voue depuis haine et exécration. J’ai peur que mon fils ne soit retenu prisonnier contre son gré. Je n’ai pas les moyens de le racheter et je tremble à l’idée qu’il puisse être la victime d’une traîtrise. — Je comprends tes sentiments. Tu es un serviteur dévoué de notre famille et j’entends te manifester ma reconnaissance de la manière la plus éclatante. Dès ce soir, mes enfants partiront avec Épicide chez Juba. Ils seront porteurs d’une lettre dans laquelle je proposerai à mon ami de les prendre en otages et de libérer Magon si ce dernier est captif. N’aie aucune crainte, ils reviendront tous sains et saufs et nous fêterons joyeusement cet événement. — Et s’ils ne revenaient pas ? — Juba serait alors châtié. Pour apaiser tes dernières inquiétudes, je vais faire plus. J’adopte aujourd’hui le fils de Magon. Il est dès maintenant mon fils et héritera de mes biens si mes autres enfants ne peuvent le faire. — Maître, tu es la générosité même et je m’honore que mon petit-fils soit désormais ton fils. Ton père et moi n’avez jamais cessé de me combler de bienfaits. Sache que, le moment venu, tu pourras tout exiger de moi. — C’est déjà fait. Le soir même, une petite troupe quitta Mégara au galop, accompagnée de quelques gardes. Le lendemain, Hamilcar fut réveillé par Bostar, son aide de camp préféré. — Fils d’Adonibaal, ta présence est requise à la Porte neuve. — Que se passe-t-il ? — Nos soldats refluent vers la ville dans le plus grand désordre. — Pourquoi fuient-ils ? — Ils ont commis une grave erreur. Après avoir crucifié Spendios et les siens, ils se sont débandés. Les uns sont partis piller des domaines, les autres se sont enivrés et ont abandonné leurs postes. Quand Matho s’en est aperçu, il en a profité pour lancer une attaque surprise contre notre camp. La chance lui a souri. Il a massacré tous les soldats tombés entre ses mains. Sa vengeance ne s’est pas arrêtée là. Il a fait crucifier à la place de Spendios Hannibal le prudent, l’un de nos généraux, et trente sénateurs venus célébrer avec lui ta victoire. Maintenant, il a encerclé Carthage avec ses troupes et ses machines de guerre battent de leurs pierres nos murailles. — Merci de tes informations. Je n’ai décidément pas de chance avec mes généraux. Il semble que, la plupart du temps, ils n’ont qu’une idée en tête : me priver des fruits de nos triomphes. Je te suis. Il me tarde d’examiner la situation. Arrivé à la Porte neuve, Hamilcar put prendre la mesure du désastre. La plaine grouillait de mercenaires qui insultaient les Carthaginois regroupés sur la muraille et leur promettaient les pires châtiments. À calculer le nombre de ses hommes, il semblait que Matho avait reçu de nouveaux renforts envoyés par les Libyens. Après avoir consulté ses officiers, Hamilcar Barca entreprit de renforcer certaines positions et d’en dégarnir d’autres. Il était convaincu que les mercenaires n’oseraient pas attaquer la triple enceinte mais qu’ils tenteraient de percer les défenses du côté de Mégara. En ville, un véritable vent de panique soufflait. Ce nouveau revers des troupes carthaginoises n’augurait rien de bon et les plus pessimistes, convaincus de la chute imminente de leur cité, avaient déjà commencé à creuser des caches pour y enfouir leurs richesses et leur or. Au Conseil des Cent Quatre, les discussions allaient bon train. Baalyathon était de nouveau l’objet de sollicitations flatteuses et se répandait en propos acrimonieux sur Hamilcar. Les délibérations des sénateurs furent interrompues par un vacarme assourdissant. La foule avait pénétré dans le bâtiment, conduite par le Kohen Hakohanim, le grand prêtre de Baal Hammon. Coiffé de sa tiare et revêtu d’une longue tunique de lin blanc, celui-ci interpella les magistrats : — Baal Hammon nous inflige un cruel châtiment mais nous le méritons. Dans votre orgueil et dans votre impiété criminelle, vous avez négligé de lui offrir les sacrifices molk qu’il réclame car tel est son droit et son bon plaisir. Longtemps, notre dieu a fait preuve de clémence envers vous, espérant que vous vous amenderiez et rétabliriez les traditions de nos pères. Vous n’avez pas écouté mes avertissements et votre cœur s’est endurci. Au lieu de vous rendre au sanctuaire de Baal Hammon, vous avez préféré honorer Eshmoun ou Ashtart. Aujourd’hui, votre ingratitude est sévèrement punie. — Prêtre, que devons-nous faire ? murmura d’une voix faussement craintive et suppliante Baalyathon. — Offrir à Baal Hammon ce qui lui est dû, vos enfants. J’ai ici la liste des premiers-nés des plus illustres familles de la ville. Qu’ils soient conduits sur l’heure au sanctuaire pour y retrouver les autres enfants que nos courageux et pieux concitoyens ont spontanément offerts pour être sacrifiés. La foule, ivre de colère et de piété, poussa des cris d’approbation. Dans les quartiers riches de la cité, l’on ne tarda pas à entendre les cris déchirants des mères tentant d’arracher aux soldats venus les chercher leurs enfants. A Mégara, Hamilcar reçut lui-même l’officier venu lui réclamer son fils. Il feignit la plus grande douleur avant de se ressaisir : — Attends-moi ici. Tu repartiras avec lui. Le fils d’Adonibaal s’enquit de la présence d’Himilk dans la maison. Un esclave lui apprit qu’il était absent. Il lui ordonna d’aller chercher le petit-fils de l’intendant, un gamin de trois ans, à l’air rieur et enjoué. Il le cajola et lui dit que son grand-père l’attendait en ville où l’on allait le conduire. Il se tourna ensuite vers l’officier : — Prends l’enfant des Barca. — Ce n’est pas ton fils. — Si. — Non. Hannibal, que tout le monde connaît, est plus âgé. — C’est vrai mais il se trouve actuellement chez les Numides. Tu peux fouiller toute la maison, tu ne le trouveras pas. J’ai adopté cet enfant. Il est donc mon fils et je l’offre à ma ville. À propos, quel est ton nom ? — Bomilcar. — Sache que je vais te permettre ce que je n’ai jamais toléré chez quiconque. Fais-moi violence en me menaçant de ton épée alors que je suis désarmé pour m’arracher cet enfant afin que tous soient témoins que je n’ai pas voulu sa mort et que tu l’as pris en application des ordres du Conseil des Cent Quatre. Je t’en récompenserai plus tard. L’officier acquiesça et se conduisit comme l’avait exigé Hamilcar. À Carthage, les citoyens s’étaient rassemblés dans le sanctuaire de Baal Hammon, devant la gigantesque statue du dieu. Au pied de celle-ci, une porte de bronze donnait sur une fosse où brûlait déjà un bûcher. Les flammes semblaient former une véritable mer de feu. Sur le côté droit, se tenaient les parents des enfants promis au sacrifice. Conformément à la tradition, ils faisaient mine d’être joyeux, jouaient avec leurs enfants, les caressaient et les couvraient de baisers tout en leur promettant mille douceurs s’ils étaient bien sages. Le Kohen Hakohanim leva la main : — Peuple de Carthage, il est temps de solliciter le pardon de Baal Hammon. Puissent ces offrandes nous valoir à nouveau ses faveurs ! Il prit dans ses bras un bébé hurlant de terreur et le jeta dans la fosse, imité par les autres prêtres et les fidèles. En proie à une véritable folie, ceux-ci ne se contentèrent pas de sacrifier leurs premiers-nés mais aussi leurs frères et leurs sœurs, insensibles à leurs supplications et à leurs cris déchirants. Quand la cérémonie se termina, près de mille enfants avaient péri et la cité put enfin s’abandonner à sa douleur. Pendant plusieurs semaines, Carthaginois et mercenaires s’observèrent. Les machines de siège des rebelles n’avaient pu venir à bout des solides murailles de la ville et ses défenseurs se tenaient à l’abri derrière, ne tentant que de rares sorties en groupes compacts et rompus à fuir dès que l’ennemi s’approchait. Enfermé chez lui à Mégara, Hamilcar travaillait d’arrache-pied avec ses officiers au plan de la prochaine bataille. Un matin, il fut convoqué devant le Conseil des Cent Quatre. Baalyathon l’interrogea d’un ton sec et haineux : — Que fait notre général en chef ? — Il prépare sa campagne. — Voilà une occupation digne de ses talents. En attendant, la ville est assiégée et nous en sommes réduits à contempler du haut de nos murailles les incendies qui détruisent nos propriétés. Est-ce pour cela que nous t’avons rappelé pour que tu prennes la tête de nos troupes ? — Vous m’avez nommé à ce poste parce que vos autres généraux ont fait preuve de leur incompétence. — Tu as raison mais cela ne justifie en rien ton inaction. — Baalyathon, tu ne feras jamais un bon stratège. Tu es impatient comme une femmelette et tu enrages parce que nous ne nous battons pas. Pourtant, tu n’es qu’un civil. Imagine en conséquence ce que Matho et ses hommes doivent ressentir. Ce sont des soldats, de bons soldats, et l’oisiveté leur pèse. De plus, ils n’aiment pas les sièges. Ils préfèrent se battre sur un champ de bataille et eux aussi se morfondent derrière les palissades de leur camp. Je compte les y laisser moisir encore quelques semaines. Quand ils seront à bout, je quitterai la ville par la porte de Mégara en direction du fleuve Macaras. C’est là qu’aura lieu l’affrontement décisif dont je compte bien sortir vainqueur. — Ton plan est habile mais les mercenaires accepteront-ils de se plier à tes desseins ? — Ils n’ont pas d’autre solution. Ils savent qu’ils ne peuvent pas prendre nos murailles. — Que tout soit terminé avant la mauvaise saison ! Voici le vœu du Conseil des Cent Quatre. — Vous serez obéis. Hamilcar se retira avec ses aides de camp au nombre desquels figurait désormais Bomilcar. Baalyathon l’avait remarqué et convoqua un soir l’officier dont il connaissait le père : — Bomilcar, te voilà au fait des honneurs puisque Hamilcar t’a appelé auprès de lui. Tu as dû l’impressionner par tes prouesses au combat encore qu’à bien y réfléchir, cela soit impossible. Tu appartenais à la garde sénatoriale et tu n’as jamais quitté la ville. Je m’explique donc mal cette soudaine marque de confiance d’un Barca envers toi. — Je ne sais s’il m’est permis de t’en révéler la cause. — Ce n’est pas moi mais le Conseil des Cent Quatre qui te le demande. Bomilcar raconta à Baalyathon les circonstances de sa rencontre avec Hamilcar. Il quitta le Sénat, apaisé, sans prendre garde aux deux hommes qui le suivaient et qui l’assaillirent au coin d’une ruelle sombre. Leur forfait accompli, ils jetèrent le cadavre de l’officier dans les eaux du port marchand et avertirent Baalyathon qu’il était le seul désormais à détenir un lourd secret. Un mois après la disparition de Bomilcar, les trompettes retentirent dans Carthage. Accompagnée par une foule innombrable, l’armée quitta la ville par la porte de Mégara. Hamilcar chevauchait en tête avec, à ses côtés, Nahrawas et Hannon. Ce dernier l’avait supplié de lui permettre de trouver une mort glorieuse au combat afin d’effacer ses erreurs d’antan et le fils d’Adonibaal n’avait pas voulu lui refuser cette revanche sur le sort. Comme Hamilcar l’avait prévu, les mercenaires ne tardèrent pas à lever leur camp et à le poursuivre. Plusieurs fois, il fit mine d’engager le combat avant de s’esquiver. Quand il eut le sentiment que ses adversaires commençaient à ressentir les premiers effets de la fatigue due à leurs longues marches forcées, il rangea son armée en ordre de bataille, près de l’embouchure du fleuve Macaras. Au large, des navires l’attendaient et à son signal s’approchèrent du rivage pour débarquer des troupes fraîches et plus de deux cents éléphants. Matho et les siens comprirent que l’heure de leur fin était venue. Ils se battirent courageusement pendant deux jours et deux nuits. Au matin du troisième jour, seule une poignée d’hommes résistait encore aux côtés du chef numide mais tombèrent sous les lances des Carthaginois, à l’exception de Matho, pour la prise duquel Hamilcar avait offert une forte récompense. Quand on conduisit le chef rebelle devant le fils d’Adonibaal, les deux hommes se toisèrent longuement. Chargé de chaînes, Matho n’avait rien perdu de sa fierté et ne baissa pas les yeux comme le lui ordonnaient ses gardes. Il se préparait déjà à subir le cruel châtiment que Carthage ne manquerait pas de lui infliger, la mort ! Hamilcar, lui, n’eut guère le temps de savourer sa victoire. Car de nouvelles menaces planaient sur sa cité. Les Romains, qui s’étaient montrés de fidèles alliés durant la guerre contre les mercenaires, ne tardèrent pas à rappeler aux Carthaginois qu’ils étaient les seuls maîtres de la grande mer. Leurs ambassadeurs vinrent à Carthage signifier que le traité signé jadis et qui avait ôté à la cité d’Elissa la Sicile devait être modifié. Le Conseil des Cent Quatre devait renoncer à rétablir ses garnisons en Sardaigne et en Corse, deux îles désormais alliées des Romains. De surcroît, la cité d’Elissa devrait payer une indemnité supplémentaire de 1200 talents, faute de quoi les légions débarqueraient dans la région du Beau Promontoire. N’ayant pas les moyens de s’opposer à de telles exigences, le Sénat signa un nouveau traité, se gardant bien d’en informer immédiatement Hamilcar. Celui-ci en apprit l’existence lorsqu’une délégation du Conseil des Cent Quatre vint lui décerner le titre, jusque-là inconnu, de « stratège » pour le récompenser de ses bons et loyaux services. Fou de rage en raison de leur lâcheté face aux Romains, il leur annonça qu’il se démettait de toutes ses fonctions, entendant se consacrer désormais à l’éducation de ses fils. À vrai dire, les sénateurs ne cherchèrent pas à le faire revenir sur sa décision. Ils étaient repartis, emmenant avec eux Matho qui, quelques jours plus tard, fut livré à la foule. Frappé de toutes parts, ruisselant de sang, le chef des mercenaires expira au milieu du maqom et son cadavre fut jeté aux bêtes sauvages. Chapitre 12 Après la cruelle mise à mort de Matho, Carthage avait célébré fastueusement sa victoire sur les mercenaires plusieurs jours et plusieurs nuits d’affilée. Les marchands et les sénateurs, pourtant avares de leur argent, avaient offert aux citoyens des vivres et du vin à profusion comme s’ils entendaient de la sorte s’approprier le bénéfice de la paix enfin revenue. A les en croire, c’était à eux et non à Hamilcar que revenait le mérite de la victoire. Le petit peuple terriblement éprouvé par les privations n’avait cure de ces considérations. Ce qui comptait pour lui, c’était que la guerre inexpiable avait pris fin et, avec elle, tous les lourds impôts qu’ils avaient dû acquitter. Bientôt, les navires marchands reviendraient, plus nombreux qu’avant, déverser leurs flots de richesses sur la cité d’Elissa et ses habitants ne manqueraient plus de rien. Par milliers, les fidèles s’étaient rendus dans les temples pour offrir des sacrifices aux dieux et déesses protecteurs de la ville. Les familles, qui avaient offert en holocauste leurs enfants, se consolaient en songeant que leur mort n’avait pas été inutile et certaines toisaient même de haut leurs voisins, estimant que ceux-ci devaient leur manifester de la gratitude pour leur abnégation. Hamilcar Barca ne s’était pas mêlé aux réjouissances publiques. Point par bouderie mais par calcul politique. Il savait mieux que quiconque que tous les drames provoqués par la guerre des mercenaires auraient pu facilement être évités si les sénateurs avaient consenti à honorer leurs engagements en versant les soldes dues. Leur sordide avarice leur avait coûté cher, très cher. Pour réprimer le soulèvement, la cité d’Elissa avait dû dépenser des sommes énormes et les Romains avaient profité de sa faiblesse pour s’emparer de la Sardaigne et de la Corse. Nul n’avait voulu entendre les appels à la sagesse du fils d’Adonibaal jusqu’à ce que la situation devienne réellement désespérée. Alors et alors seulement, les membres du Conseil des Cent Quatre étaient venus le chercher dans sa retraite de Mégara pour le supplier de sauver, une fois de plus, sa ville de la destruction. Sur les conseils de son père, presque mourant, il avait fait taire ses ressentiments et accepté le commandement en chef des troupes carthaginoises. Maintenant qu’il avait remporté la victoire, il savait que le Sénat ne lui en serait pas reconnaissant, tout au contraire. Carthage n’aimait pas ses généraux vaincus qu’elle condamnait à la crucifixion. Si elle l’avait pu, elle aurait infligé la même peine à ses généraux vainqueurs dont elle redoutait la popularité et l’emprise qu’ils étaient susceptibles d’exercer sur la plèbe. Bien entendu, tout cela n’était pas dit clairement, simplement chuchoté ou sous-entendu au Sénat. À son retour, Hamilcar avait été accueilli avec des paroles flatteuses par ses amis et par ses ennemis. Tous avaient vanté son courage et son dévouement, attendant avec impatience, ce qui ne manqua pas, qu’il mît un terme à ces effusions factices. À nouveau cloîtré à Mégara, le père d’Hannibal passait ses journées à ruminer de sombres pensées. Un matin, Épicide le prévint qu’un sénateur du nom de Bomilcar demandait à être reçu. À la surprise de son ancien précepteur, il accepta de le rencontrer. — Salut à toi, Bomilcar. Tu as été un fidèle partisan de mon père et c’est pour honorer son souvenir que je déroge à la règle que je me suis faite de n’accepter aucune visite. — Je t’en sais gré. J’aurais été peiné de ne pas avoir la faculté de te rencontrer, car tu m’es cher. Crois-moi, nous sommes nombreux au Sénat à regretter ton absence alors que nous avons besoin de ton expérience et de tes conseils avisés. — Je ne suis pas sûr que la majorité de tes collègues partagent ce point de vue. — Tu te trompes et ton père, Adonibaal, ne se serait pas comporté comme toi. Aux pires moments de l’histoire de notre ville, y compris quand il était l’objet d’attaques injustifiées, il n’a jamais manqué une séance du Conseil des Cent Quatre. Faute de sa présence, la sagesse des Barca nous manque cruellement aujourd’hui. — Je te remercie de tes bonnes paroles. Je sais, parce qu’elles viennent de toi, qu’elles sont sincères. Mais ma place n’est pas au Sénat. Je déteste les intrigues et les complots ainsi que les interminables discussions dont vous semblez vous repaître à satiété. Je ne suis qu’un soldat et je n’ai d’autre ambition que de me battre. Or nous sommes en paix avec Rome et avec nos voisins. Mon glaive est donc inutile et je me contente de veiller à l’éducation de mes fils, ce qui n’est pas une mince affaire. — Hamilcar, tu sais qu’il y a plusieurs façons de se battre. La guerre n’est que l’une d’entre elles. — Qu’entends-tu par là ? — Nous sommes en paix avec les Romains et les Numides et les mercenaires ont été punis comme ils le méritaient. Mais Carthage est toujours en lutte. — Contre qui ? — Point n’est besoin d’avoir un ennemi pour être en lutte. Elle se bat non pas contre quelqu’un mais pour elle-même et pour son avenir. — Continue car tes propos m’ont l’air fort sages et éveillent mon attention. — Notre ville se bat pour redevenir la grande cité qu’elle fut jadis, avant cette calamiteuse succession de malheurs dont nous ne sommes pas responsables. Notre premier défi est de devoir payer à ces maudits Romains l’énorme indemnité qui leur est due. Je n’ai pas besoin de te décrire l’état de nos finances. Nous avons à peine les moyens d’honorer l’annuité en cours mais nous ne serons pas en mesure de faire plus et Rome n’hésitera pas à reprendre les armes contre nous. J’ose à peine imaginer ce qui pourrait alors advenir. Ils débarqueront à nouveau sur nos côtes. — Je peux te le dire : dans ce cas, nous serions bel et bien vaincus et ce sera le cas tant que nous n’aurons pas reconstitué notre flotte et notre armée. Mais, pour cela, il nous faut beaucoup d’or et d’argent. Or nous avons perdu la Sicile, la Corse et la Sardaigne qui contribuaient grandement à notre richesse. Nous sommes pris dans un piège dont nous ne pouvons pas nous échapper. Par quoi remplacer ces possessions perdues ? — Il y a un moyen. — Lequel ? — Je me souviens du discours que tu prononças d’une voix mâle sur le maqom quand le peuple te désigna comme commandant en chef. Tu y parlais de la nécessité pour notre ville de défendre et d’accroître ses possessions à l’extérieur. — Effectivement mais nous les avons perdues. — Tu oublies qu’il nous en reste. — Lesquelles ? — Nos colonies chez les Ibères. Comme nombre de nos concitoyens, tu en as oublié l’existence de même que nos ancêtres ont abandonné les comptoirs jadis fondés par Hannon dans la région de la Corne d’Orient. Je ne t’en blâme pas mais permets-moi de te rappeler que l’une d’entre elles, Gadès[30] a été fondée par nos ancêtres phéniciens bien avant Utique et Carthage. Par la suite, nous avons créé d’autres comptoirs, en particulier Sexi, Malaga, Mastia et Abdère ainsi qu’Ebezos[31]. C’est dans cette dernière ville que nous recrutions les frondeurs baléares dont tu as pu apprécier l’efficacité au combat. — Tu as raison. Ce sont d’excellents soldats. — Rien n’égale cependant, parmi toutes nos possessions, la cité de Tartessos, située dans une île à l’embouchure du fleuve Bètis[32] qui prend sa source dans les « montagnes d’argent » ainsi nommées parce qu’elles sont riches en mines d’or et d’argent. La rivière elle-même charrie en grandes quantités ces métaux précieux et aussi de l’étain. Les Grecs de Massalia[33] ont jadis voulu s’en emparer et ils ont été vaincus par nos généraux. — Tu me parles du passé. Que savons-nous aujourd’hui de ces colonies ? — Peu de chose et cela est notre faute. Voilà bien longtemps qu’aucune flotte n’a quitté Carthage pour leur rendre visite alors qu’elles demeurent fidèles à notre langue et à nos aïeux. Tu le sais mieux que quiconque, le Sénat sait admirablement faire preuve d’ingratitude envers ses amis. Aussi serait-il judicieux que tu prennes la tête d’une expédition pour renouer les liens d’antan avec nos colonies, à commencer par celles de Gadès et de Tartessos. — Ton idée me tente beaucoup mais j’aimerais avoir quelques précisions supplémentaires. S’agit-il d’une proposition faite à l’individu Hamilcar Barca ou d’une mission officielle que le Sénat me confierait ? — Je suis heureux que tu ne m’opposes pas d’emblée un refus de principe. Mes collègues avaient tellement peur de ta réaction qu’ils ont préféré m’envoyer pour tâter le terrain. En fait, le Conseil des Cent Quatre serait honoré que tu acceptes le commandement de toutes nos possessions de l’autre côté de la grande mer. Tu partiras avec cinq mille hommes et tu auras tout pouvoir pour recruter sur place des mercenaires. — Aurai-je tous les pouvoirs civils et politiques ? — Oui. — Que devrai-je faire exactement ? — D’une part, t’assurer que nos comptoirs sont bien protégés et, dans le cas contraire, prendre toutes les dispositions requises pour assurer leur sécurité ; d’autre part, fonder avec tes hommes de nouvelles colonies. — J’espère que ce n’est pas tout. — Non. L’essentiel de ta mission consistera à relancer l’activité des mines d’or et d’argent dont tu nous feras parvenir la production. Sache-le, alors que tu seras à des centaines de stades de notre ville, le sort de celle-ci sera entre tes mains. C’est dire la confiance et les espérances que nous plaçons en toi. — Autant je crois à la sincérité de tes propos, autant je me demande si cette offre n’est pas un moyen pour certains de m’éloigner de notre ville et d’affaiblir ainsi le parti des Barca ? — Je comprends tes inquiétudes. Elles sont louables et légitimes. Cela dit, les véritables ennemis des Barca ne sont pas forcément les membres du parti adverse, mais Hamilcar Barca lui-même ! — Qu’entends-tu par là ? — Crois-tu qu’il soit facile pour tes partisans de prendre ta défense alors que tu t’abstiens de paraître au Sénat et de participer à nos débats ? Tu veux être suivi mais tu repousses tes fidèles et tu les décourages. D’une certaine manière, ton départ de Carthage nous facilitera la tâche puisque tu deviendras indispensable à notre cité sans être présent. De la sorte, tu rendras un immense service à tes amis et ton influence en sera accrue d’autant. — Serai-je autorisé à choisir moi-même les officiers qui m’accompagneront ? — Tu auras toute latitude pour le faire. — Transmets à tes collègues que j’accepte leur proposition par amour pour ma ville mais que je n’ignore rien de leurs calculs. Qu’ils ne croient pas que je puisse être dupe de leurs médiocres intrigues. Je te ferai savoir quand je jugerai bon de partir. Sitôt que Bomilcar eut quitté Mégara, Hamilcar convoqua son intendant : — Himilk, te souviens-tu de la promesse que je t’ai faite il y a longtemps de cela ? — Laquelle, seigneur ? — Celle de prendre comme aide de camp ton fils Magon. — Comptes-tu partir ? — Oui et j’ai besoin de lui. — Après les épreuves qu’il a subies, un long séjour loin de Carthage apaisera peut-être sa douleur et son ressentiment. Je vais le prévenir et il viendra prendre ses ordres auprès de toi. Sache que je te suis profondément reconnaissant d’avoir pensé à lui. Pendant plusieurs semaines, Hamilcar travailla d’arrache-pied pour organiser son expédition sur laquelle les bruits les plus divers coururent dans la cité. Cette agitation provoqua tout naturellement l’entrée en scène de personnages louches, d’aventuriers peu scrupuleux ou de négociants véreux que le fils d’Adonibaal écarta impitoyablement. Après mûre réflexion, il décida de gagner Gadès non par la voie maritime mais par la terre. Ses troupes traverseraient à pied l’immense étendue séparant Carthage des colonnes de Melqart où une flotte viendrait les chercher pour traverser le détroit. De la sorte, il pourrait montrer aux tribus numides que sa ville n’avait rien perdu de sa puissance en dépit de ses revers et qu’elle entendait se tailler un nouvel empire dans les régions habitées par les Ibères. Au passage, il comptait recruter dans les tribus quelques centaines de cavaliers numides dont il appréciait la hardiesse et l’habileté. Quand tout fut prêt, Hamilcar convoqua Epicide : — Demain, tu mèneras mes enfants au sanctuaire de Baal Hammon et je vous y rejoindrai en fin de matinée. — Nous serons là, moi, Hannibal et Magon. — Tu oublies Salammbô. — Souhaites-tu sa présence ? — Je l’ai toujours traitée sur un pied d’égalité avec ses frères et je ne vois pas la raison de changer d’attitude. — Fort bien. Elle sera avec nous. Le lendemain, tous se retrouvèrent au sanctuaire. Reconnaissant Hamilcar, les prêtres s’écartèrent respectueusement et laissèrent le groupe se recueillir longuement devant la stèle votive jadis édifiée par les Barca. Contemplant les siens avec un mélange de tendresse et d’autoritarisme, le fils d’Adonibaal les fit s’approcher tout près de lui : — Je n’ai pas toujours été un bon père pour vous car j’ai passé plus de temps sur les champs de bataille que chez moi à Mégara. Vous devez pourtant savoir que je vous aime profondément et que ce sentiment n’a fait que croître depuis la mort de votre mère. Aujourd’hui, pour sauver notre ville de la ruine et de la désolation, je dois à nouveau vous quitter pour une très longue période. Vous, Hannibal et Magon, je vous promets que vous me rejoindrez dès que vous serez en âge de porter les armes. Quant à toi, Salammbô, j’espère que tu trouveras un époux digne de toi et de ta beauté. Ce n’est toutefois pas pour cela que je vous ai réunis ici en cet endroit cher à tous nos compatriotes. Vous le savez, je n’ai qu’un seul but dans ma vie : contribuer à la gloire de Carthage et la défendre contre ses ennemis. Le principal, pour ne pas dire, le seul d’entre eux, c’est Rome. Elle veut notre perte et tentera de l’obtenir par tous les moyens, y compris en faisant miroiter aux plus lâches de nos concitoyens le mirage de la paix. Je vous en adjure, n’accordez jamais la moindre confiance aux Romains. Afin que vous vous en souveniez jusqu’à votre dernier souffle, j’ai décidé que tous ensemble nous nous lierions par un serment, celui de vouer à Rome et aux Romains une haine indéfectible et de ne jamais connaître le repos tant que ceux-ci n’auront pas été mis hors d’état de nuire. Maintenant, répétez après moi : « Par Baal Hammon, je jure de haïr Rome et les Romains jusqu’à mon dernier souffle et de tout faire pour que cette race et cette ville maudites disparaissent de la face de la terre. » D’une même voix, les trois enfants d’Hamilcar répétèrent la phrase. Quand ils eurent terminé, leur père leur sourit. — L’essentiel a été dit. Retournez maintenant à Mégara avec Epicide, le plus fidèle de mes serviteurs, que dis-je, de mes amis. Je pars demain et je préfère vous faire mes adieux ici afin d’éviter les larmes et les gémissements. Soyez sans crainte, des messagers vous porteront de mes nouvelles très régulièrement. Allez, partez, avant que je ne sois trop ému. Magon, Hannibal et Salammbô s’éloignèrent en compagnie de leur précepteur. Leur père resta longtemps devant la stèle des Barca avant de demander à un prêtre de réciter les prières d’usage. L’officiant, un homme jeune, vêtu d’une robe de lin blanc et les pieds nus, s’acquitta de sa tâche. Lorsque le fils d’Adonibaal voulut lui remettre une somme d’argent, il la refusa : — Je ne veux pas de tes zar, Hamilcar Barca. C’est un honneur pour moi que d’avoir invoqué en ta faveur Baal Hammon. — Que veux-tu alors ? — J’ai une faveur à te demander. — Laquelle ? — Tu te rends au pays des Ibères. Un vieux prêtre m’a parlé, jadis, d’un sanctuaire édifié en l’honneur de Baal à Gadès et où officie un oracle. Les autres desservants de notre sanctuaire, ici, m’ont affirmé que nos dieux m’ont gratifié du don de deviner l’avenir. J’aimerais en avoir l’assurance et, pour cela, je rêve de pouvoir me rendre à Gadès. Je t’en prie, emmène-moi avec tes soldats. — Tu fais un bien curieux devin. Tu prétends pouvoir savoir ce qui se passera. Donc, tu devrais être à même de dire si j’accéderai ou non à ta requête. À ton avis, quelle sera ma réponse ? — Hamilcar, le pouvoir d’un oracle n’est pas ce que tu crois. Je puis ainsi te dire comment tu mourras mais je ne pourrai jamais expliquer l’essentiel, à savoir les raisons qui causeront ton trépas et que tu es seul à connaître. De même, j’ai le sentiment que tu accéderas à ma requête mais j’ignorerai toujours pourquoi. — Tu me plais. Quel est ton nom ? — Azarbaal. — Tu seras des nôtres pour cette expédition et je vais te dire pourquoi. — Parce que tu veux apprendre de ma bouche la manière dont tu passeras de vie à trépas. — Je n’ai ni envie ni besoin de le savoir. — C’est pourtant ce qu’un homme normal souhaiterait. Certains paieraient même cher cette information afin de tenter de forcer la main à leur destin. — Je n’ai pas de destin mais une destinée et celle-ci s’accomplira sans que je puisse rien y faire car elle obéit à une force et à des lois qui me dépassent. Non, j’ai résolu de te prendre avec moi parce que, plus que les réponses, tu aimes les questions. Ce que je te demanderai s’il m’arrive de te consulter, ce n’est point de me dire ce qui se passera mais plutôt de m’aider à interroger et mettre en question chacun de mes gestes. Venons-en à l’essentiel. Je suppose que tu préfères t’esquiver de ce sanctuaire sans avoir à demander au Kohen Hakohanim, au grand prêtre de Baal Hammon, l’autorisation, qu’il te refusera, de partir pour Gadès. — Pourquoi me la refuserait-il ? — Parce qu’un oracle est indispensable à la prospérité et à la renommée d’un sanctuaire. Il a sans doute entendu parler de tes dons et il doit nourrir quelques projets à ton sujet pour remplir d’or les caisses de son temple. Je suis sûr que tu l’as déjà remarqué et que cela n’est pas étranger à ton désir de quitter Carthage. Car tu n’entends pas être l’instrument de ses ambitions. Suis-je dans l’erreur ? — Toi aussi, tu es capable de lire dans le cœur des hommes. — À ma manière. J’enverrai tout à l’heure quelques-uns de mes hommes offrir des sacrifices à Baal Hammon. Les prêtres se précipiteront sur eux pour leur offrir leurs services moyennant quelques pièces sonnantes et trébuchantes. Profite alors du désordre pour t’esquiver. L’un de mes soldats t’attendra en dehors de l’enceinte du sanctuaire avec une tenue d’homme de troupe que tu revêtiras. Je te dirai quand tu pourras porter à nouveau ta robe de lin blanc. Ah, un détail, tu devras aussi chausser des sandales de cuir car tes pieds nus révéleraient ton identité. Essaie de faire bonne contenance et de ne pas trébucher en marchant car nous avons une longue route à parcourir jusqu’à Gadès. — On m’avait dit beaucoup de choses des Barca mais, désormais, je sais que la principale vertu de ton illustre famille est la générosité. Quand je songe à l’esprit étriqué de bon nombre de nos plus illustres concitoyens, je me dis que vous êtes, plus que nous les prêtres, les meilleurs gardiens du véritable esprit de Carthage. — Prends garde à toi, Azarbaal, tu ne prédis plus, tu flattes et je n’aime guère cela. Il est temps maintenant de nous séparer. Nous nous retrouverons prochainement. Pour l’heure, je dois aller voir le grand prêtre. — Pour me dénoncer ? — Décidément, tu es bien piètre oracle et tu auras besoin des leçons de celui de Gadès. Non, j’irai le voir pour me plaindre de toi. De la sorte, personne ne pourra imaginer que tu es parti avec moi. *** Hamilcar rejoignit dans la soirée ses troupes stationnées en dehors de la ville. Par petites étapes, lui et ses hommes, après avoir dépassé Sicca, s’enfoncèrent en plein cœur du pays numide. Les éclaireurs envoyés en avant-garde rencontrèrent bientôt une troupe de cavaliers commandés par Nahrawas. Un officier carthaginois, avec lequel il avait combattu durant la guerre inexpiable, le reconnut et le salua chaleureusement : — Je suis heureux de te revoir et Hamilcar ne manquera pas d’être sensible à l’honneur que tu lui fais en te présentant à nous. — Je te demande de l’avertir que mon frère Juba souhaite le recevoir, lui et sa suite, dans son palais. Vos hommes pourront planter leurs tentes dans la campagne voisine. L’un de mes soldats vous indiquera un endroit où l’eau coule en abondance. Des vivres vous seront apportés en quantités suffisantes. — Je te remercie de ton hospitalité digne d’un véritable allié de Carthage. Qui nous guidera jusqu’à votre cité ? — Installez en toute quiétude votre campement. L’un de mes cavaliers viendra chercher, le temps venu, le fils d’Adonibaal et ses compagnons. Épuisés par une longue marche sous un soleil brûlant, les soldats savourèrent la possibilité de prendre un peu de repos. Bientôt, l’on vit, derrière un océan de toiles dressées, les cuisiniers attiser de grands feux cependant que des chariots chargés de vivres arrivaient en provenance du palais royal. Quand le soleil commença à décliner, un Numide se présenta à l’entrée du camp. Hamilcar, suivi d’une dizaine d’officiers, chevaucha derrière lui. Au sortir d’un défilé, il eut le souffle coupé d’admiration : un piton rocheux protégé par des gorges profondes se dressait devant lui et était relié au plateau par un pont dont l’édification avait dû coûter la vie à des centaines d’hommes. La cité bâtie au flanc de la montagne n’était pas aussi luxueuse que Carthage mais les maisons, faites d’énormes blocs de pierre, paraissaient être confortables. Dans les rues, les rares passants regardaient à peine les soldats étrangers, des êtres trop curieux pour qu’on puisse y prêter attention. La troupe déboucha sur une vaste place à l’extrémité de laquelle se trouvait le palais royal, un bâtiment imposant entouré d’un élégant portique de marbre. Ayant mis pied à terre, les visiteurs furent conduits à travers une enfilade de salles éclairées par des torchères jusqu’à un patio verdoyant où des lits de repos et des tables avaient été dressés. Nahrawas leur souhaita la bienvenue et ordonna qu’ils soient servis. Puis, prenant Hamilcar par le bras, il le conduisit jusqu’aux appartements royaux où Juba désirait s’entretenir en tête à tête avec lui. En se retrouvant, les deux hommes ne purent masquer leur émotion : — Dois-je t’appeler Juba ou Votre Majesté ? Depuis notre dernière rencontre, tu es monté sur le trône de ton père et l’on te doit respect. — Et quel titre te donnerai-je à toi ? Tu es l’homme le plus puissant de ta cité sans être pour autant suffète, sénateur ou membre du Conseil des Cent Quatre. Trêve de plaisanterie, je suis Juba et tu es Hamilcar, deux amis que rien ne peut séparer. — Voilà qui me rassure pour autant que le doute ait pu m’effleurer. Que deviens-tu ? — Je règne et, crois-moi, c’est une lourde charge qui me prive de bien des plaisirs. J’en ai pris mon parti. Quant à toi, je vois que tu repars en guerre et j’espère que ce n’est point contre mon peuple. — Tu sais très bien que j’ai toujours été l’ami des Numides et que j’apprécie la fidélité dont vous avez fait preuve à notre égard. Non, je n’entends pas livrer combat aux tiens, loin de là. Je me dirige vers les colonnes de Melqart d’où je m’embarquerai pour Gadès. — J’en conclus que tu resteras longtemps absent. — Oui et c’est la raison pour laquelle j’aurais été peiné de pas te revoir. — Je te souhaite plein succès pour ton expédition. Te connaissant, je suppose que tu obéis à de nobles motifs. — Ma ville connaît actuellement des moments difficiles et nous devons trouver l’argent nécessaire pour verser aux Romains l’indemnité qui nous a été imposée. — Sache, et je parle là en tant que roi, que le tribut que nous vous versons ne saurait être augmenté. — Je ne l’ai jamais proposé et je me garderai bien de le faire, autant par amitié pour toi que par désir de ne pas envenimer nos rapports avec ton peuple. — Tu parles le langage de la sagesse. Est-ce aussi celui du Conseil des Cent Quatre ? — Il a reçu des instructions en ce sens. — Je te crois. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour toi ? — Oui. M’autoriser à recruter parmi les tiens mille cavaliers. Tu le sais, je ne me fie qu’aux Numides pour le combat à cheval. — Deux mille hommes te rejoindront dans quelques jours et se placeront sous ton commandement. Dispose d’eux comme tu l’entends. Ne t’inquiète pas pour leur solde. Je m’en charge. De la sorte, je serai associé en tant qu’allié à ton expédition. Cela dit, parlons d’autre chose. J’ai une surprise pour toi. — Laquelle ? Juba frappa dans ses mains et un jeune garçon sortit d’une pièce attenante, l’air rieur et enjoué. — Hamilcar, voici Hamilcar. Le fils d’Adonibaal resta silencieux. Le gamin était le véritable sosie de son père au même âge et sa vue ramenait le général carthaginois des années en arrière quand, avec son compagnon de jeux, il gambadait dans les jardins de Mégara. Profondément ému, il attira vers lui le fils de son ami et passa ses mains dans sa chevelure bouclée avant de demander à Juba : — Parle-t-il punique ? — Penses-tu qu’avec un pareil prénom je pourrais ignorer ta langue ? fit le garçonnet. Je la parle comme je parle celle de mes ancêtres et, si tu le permets, j’ai une faveur à te demander. — Hamilcar, comment oses-tu te comporter de la sorte ? protesta le souverain. — Laisse-le parler. Il me rappelle un jeune garçon que j’ai connu et dont tu devines l’identité. — Merci d’avoir pris ma défense. Le roi m’a beaucoup parlé de toi ainsi que de son séjour dans la demeure de ton père à Mégara. Ton fils, paraît-il, a le même âge que moi. Je m’ennuie ici et je voudrais avoir une éducation aussi soignée que celle que vous avez tous les deux reçue. Aussi, je t’en supplie, permets-moi d’habiter chez toi. Hannibal sera un frère pour moi. — Je te l’accorde volontiers et c’est d’ailleurs ce que j’entendais demander à ton père. Je ne veux pas que mon fils vive uniquement au milieu des Carthaginois sans connaître les autres peuples et leurs traditions. Juba, mon ami, fais-tu obstacle à ce projet ? — Non et je te remercie de ta générosité. Épicide saura parfaitement s’occuper de nos enfants. Hamilcar se mettra en route pour Carthage dans quelques jours. Maintenant, il est tard et je dois te laisser regagner ton camp à moins que… — Oui. — À moins que tu ne veuilles passer la nuit ici. Des appartements ont été préparés pour tes officiers et ils ne manqueront pas d’agréable compagnie. Quant à nous, nous avons encore beaucoup de choses à nous dire. Le jeune garçon, dès les premiers mots de son père, s’était retiré, empli de joie à l’idée que son rêve se réalisait. Il n’entendit donc pas le reste de la conversation tant il était pressé d’annoncer la nouvelle à ses serviteurs. Le fils d’Adonibaal, lui, avait écouté Juba et regarda son ami aux traits encore juvéniles et au corps souple. — Je doute fort, Juba, que tu aies envie d’être particulièrement bavard ce soir. Tu as senti s’éveiller en toi d’anciens désirs et je ne puis t’en vouloir puisque j’en ai parfois la nostalgie. Mes hommes te sauront gré de ton invitation. Nous les retrouverons demain matin. Pour l’heure, je te suis. Quand l’aube se leva, Hamilcar, dont le visage rayonnait d’une étrange lueur de paix, eut quelque mal à rassembler ses officiers dont la nuit avait été aussi agitée que la sienne. Il avait déjà pris congé de Juba et gagna donc directement son camp où les hommes s’affairaient, en prévision d’une nouvelle journée de marche. L’expédition continua sa route par étapes plus ou moins longues. Parfois, le long de la côte, elle s’arrêtait dans un comptoir punique dont les habitants accueillaient avec joie les envoyés de Carthage. Finalement, l’armée, qui avait été rejointe par les cavaliers numides, arriva en vue des colonnes de Melqart après avoir contourné une imposante montagne. Dans la baie, la flotte était déjà rassemblée et les bateaux, par navettes successives, firent passer les hommes et les montures de l’autre côté du détroit d’où ils gagnèrent Gadès. La ville leur fit un accueil triomphal. Par centaines, ses habitants se précipitèrent au-devant des soldats, les saluant joyeusement et leur offrant du vin et des fruits. Quand il fut installé dans la citadelle, Hamilcar n’eut guère le temps de prendre du repos. Magon, son aide de camp, vint le trouver : — Fils d’Adonibaal, un vieil homme demande à te voir et je suis sûr que tu tireras profit de cette visite. — Fais-le entrer. Le visiteur était un vieillard au visage strié de rides profondes. D’une voix chevrotante, cherchant parfois ses mots, il prit à partie le général : — Mon nom est Abdarish et je suis le suffète de cette cité où sont nés mes parents et les parents de leurs parents. Si tu le souhaites, je t’emmènerai voir leurs tombes dans notre nécropole. — Que veux-tu ? — Carthage doit être véritablement dans le besoin pour qu’elle daigne se souvenir de nous. — Tu as des reproches à notre encontre et je ne puis t’en vouloir. Nous sommes coupables, moi le premier, de vous avoir négligés. Déverse ta fureur sur nous, tu en as le droit et le devoir. — Ta franchise me plaît. Qui es-tu au juste ? — Hamilcar Barca, fils d’Adonibaal, autrefois membre de Conseil des Cent Quatre. — J’ai connu ton père il y a bien longtemps de cela. Il est venu avec la dernière flottille que Carthage a jugé bon de nous envoyer. Nous avions beaucoup parlé et c’est peut-être grâce à lui que je n’ai jamais désespéré de notre ingrate mère patrie. — C’est le plus bel hommage que tu puisses lui rendre et il me va droit au cœur. J’essaierai de me montrer digne de lui. Quelle est la situation ici ? — Tu as pu le constater en entrant dans la ville, nos murailles n’existent pratiquement plus et nous n’avons pas les moyens de les rebâtir. Notre population a été décimée par les maladies et par les épidémies à tel point que nous aurions péri si nombre de nos concitoyens n’avaient pris femme dans les tribus voisines. Grâce à leurs chefs, nous n’avons pas manqué de vivres et le pire a été évité. — Qu’en est-il de nos mines d’or et d’argent ? Sais-tu ce qui se passe à Tartessos ? — Nous avons dû cesser d’exploiter les mines, faute d’esclaves pour y travailler. À Tartessos, la situation est pire que chez nous. La ville est en ruine et désertée par la quasi-totalité de ses habitants. Ceux qui sont restés ont rompu toutes relations avec nous et ne viennent même plus offrir des sacrifices à notre temple érigé en l’honneur de Baal Hammon. — Je te remercie de ces informations. La tâche qui m’attend est immense mais dis à tes compatriotes que j’entends la mener à bien et que je souhaite obtenir leur concours. Ce n’est pas le sort de Carthage seule qui est en jeu mais aussi le leur. Pendant de longs mois, Hamilcar demeura avec ses troupes à Gadès. Ses hommes troquèrent le glaive contre des outils et firent surgir de terre une nouvelle enceinte fortifiée. Les deux mille cavaliers numides, commandés par Magon, menèrent, eux, plusieurs expéditions chez les tribus insoumises de l’arrière-pays, ramenant des centaines de captifs. Terrorisés, d’autres chefs montagnards, redoutant d’être la cible des prochaines attaques carthaginoises, préférèrent se placer sous la protection d’Hamilcar. Le fils d’Adonibaal n’exigea pas d’eux le paiement d’un tribut en argent mais la livraison d’énormes quantités de vivres et de fourrages afin de pouvoir affronter la mauvaise saison qui s’annonçait et qui fut particulièrement rude. Au retour des beaux jours, Hamilcar consacra son temps à la réouverture des mines d’or et d’argent. Les captifs furent conduits vers leur lieu de travail dans un concert assourdissant de plaintes et de gémissements. Les malheureux condamnés au travail dans les mines savaient qu’ils ne reverraient plus jamais la lumière du jour. Descendus par des échelles de cordes au fond des puits, ils travaillaient dans d’immenses galeries à la lueur des lampes à huile et des torchères. Les hommes creusaient le roc, les femmes et les enfants remplissaient avec les morceaux de minerai des paniers hissés ensuite à la surface. Hommes, femmes et enfants vivaient ainsi dans les entrailles de la terre, attendant avec impatience que la trompette du contremaître donne le signal de la fin de la journée de travail. Tous les deux jours, on faisait descendre par les paniers du pain et des jarres d’eau. Quelquefois, ils avaient droit à de la viande et à des fruits sur lesquels ils se jetaient avec avidité. Les plus robustes pouvaient espérer survivre cinq à six ans dans ces conditions. La plupart mouraient au bout d’un ou deux ans. Les corps étaient entassés dans une galerie désaffectée et pourrissaient en dégageant une odeur intolérable. Les compagnons des morts ne prenaient pas la peine d’avertir les contremaîtres de leur décès. Ils préféraient s’emparer de leurs maigres rations. Quand la production faiblissait considérablement, les responsables de la mine savaient qu’il leur fallait faire descendre de nouveaux esclaves. Les cavaliers numides de Magon partaient alors dans les montagnes arracher à leurs villages des centaines d’êtres humains promis à une fin misérable. *** Quand Gadès eut retrouvé sa splendeur, Hamilcar partit pour Tartessos et reconstruisit la cité. Par milliers, les montagnards vinrent s’installer aux alentours des rives du fleuve dans les immenses domaines laissés à l’abandon par leurs propriétaires puniques. Plutôt que de rechercher leurs héritiers, le fils d’Adonibaal jugea plus avisé de redistribuer les terres aux nouveaux occupants, à l’exception d’un vaste territoire attribué à ses soldats et aux Numides, assurés ainsi d’un complément non négligeable à leur solde. Dans les montagnes d’argent, les mines furent rouvertes et des centaines d’esclaves, plus chanceux que ceux condamnés à disparaître dans les entrailles de la terre, travaillèrent sur les berges du Bétis pour ramasser les pépites d’or. Bientôt, tous les comptoirs carthaginois firent appel à Hamilcar, sollicitant sa protection qu’il leur accorda moyennant le versement d’un tribut. Dès la troisième année de son séjour au-delà des colonnes de Melqart, il fut capable d’envoyer à Carthage plusieurs milliers de pièces d’or et d’argent. Ses navires revinrent chargés de marchandises diverses. Toutefois, aucun représentant du Conseil des Cent Quatre ne fit le déplacement. Le général en chef était laissé à lui-même, ce qui ne parut pas le gêner. Chaque année, l’arrivée de la flotte en provenance de la mère patrie était attendue avec impatience par les soldats et les Numides. Une année, d’une trirème descendirent Hannibal, Hamilcar, Magon, Epicide et un homme d’une haute stature. Le fils d’Adonibaal tressaillit d’émotion en retrouvant ses fils et son ancien précepteur ainsi que l’enfant de Juba, devenu un bel adolescent. Leur compagnon se présenta : — Je suis Hasdrubal et j’ai épousé ta fille Salammbô. — Je le sais puisque j’ai donné mon accord à cette union. Je suis heureux de te rencontrer. Que viens-tu faire ici alors que tout devrait t’inciter à rester à Mégara ? — Me battre à tes côtés. Ta fille nous rejoindra après avoir donné naissance à notre enfant. — Cette nouvelle me comble de joie. Sois le bienvenu. Je t’associerai sous peu à mes différentes entreprises. Quant à mes fils et à leur ami, ils sont désormais en âge de combattre et j’attends avec impatience de voir comment ils se comporteront sur un champ de bataille. Puis ils repartiront par le prochain convoi pour Carthage car je veux que mon fils ne reste pas trop longtemps éloigné de sa cité natale. Quelques jours plus tard, Hamilcar convoqua Magon : — Je te charge d’une mission, retrouver parmi nos fantassins un nommé Azarbaal. Dis-lui que j’ai besoin de lui. L’aide de camp obéit, intrigué toutefois par cette requête. Il ne comprenait pas pourquoi son supérieur tenait tant à rencontrer un simple homme de troupe. Il ne tarda pas à réaliser qu’il lui faudrait désormais manifester quelque déférence envers cet inconnu : — Hamilcar, voici Azarbaal. — Salut à toi, fils d’Adonibaal. Je désespérais de jamais te revoir. — Ma parole est sacrée. Le temps est venu pour moi de tenir la promesse que je t’ai faite. Dès demain, tu quitteras cette tenue et tu revêtiras ta robe de lin blanc. Pieds nus, nous irons au temple de Baal Hammon dont l’oracle est mort. C’est toi qui le remplaceras. De tes paroles dépendront bien des choses, aussi fais preuve de sagesse, de perspicacité mais aussi de franchise dans tes nouvelles fonctions. Au petit matin, Hamilcar, ses fils, Épicide, Hasdrubal, Magon et Azarbaal prirent le chemin du sanctuaire considérablement embelli depuis le retour de la prospérité à Gadès. Le général présenta le prêtre à ses collègues puis, d’un ton qui ne souffrait aucune réplique, lui enjoignit de dire ce que le sort réservait à Hannibal. L’oracle se plaça le dos tourné vers la statue du dieu et, après quelques instants de méditation, prononça les mots suivants : — Ton fils te surpassera en vaillance et sagesse. Il remportera de nombreuses victoires sur ses ennemis mais ne viendra pas à bout des siens dont l’ingratitude n’aura d’égale que la jalousie. Sa vie se déroulera loin de Carthage et il n’y finira pas ses jours. Son nom restera éternellement associé à l’histoire de notre cité. Voilà ce que je puis te dire. — Terrassera-t-il les Romains, cette engeance maudite ? — Je t’ai dit qu’il remportera de nombreuses batailles sur ses ennemis sans pouvoir triompher des siens. Les raisons m’en échappent et je ne puis solliciter plus avant le dieu. Ce serait un blasphème dont la punition pourrait être terrible. De retour à Gadès, Hamilcar fut informé de l’arrivée d’une ambassade romaine dont il reçut les membres dans sa maison : — Êtes-vous porteurs de mauvaises nouvelles ou d’exigences supplémentaires ? — Nous venons simplement te présenter nos respects. — Un bien long voyage pour si peu de chose. — Qui ne serait pas joyeux de rencontrer un chef de guerre de ta trempe ? — Certains de vos généraux en furent fort marris. — Ne rouvrons pas les plaies du passé. On nous dit que tu guerroies beaucoup. — Ne suis-je pas un militaire ? Je protège nos cités et nos comptoirs. De plus, je dois me procurer des esclaves par centaines afin de les envoyer travailler dans les mines. — Au risque de provoquer une guerre avec tes voisins. — C’est le risque à prendre pour sauvegarder vos intérêts. — Qu’entends-tu par là ? — Vous avez porté l’indemnité de guerre due par Carthage de 2,200 à 4,200 talents. Chaque annuité, je le sais, vous est scrupuleusement payée par notre Sénat. Où croyez-vous que ces pièces, qui vous enrichissent, soient fondues et battues ? Ici même, à Gadès et à Tartessos comme l’attestent les inscriptions gravées sur ces talents. Je suis en quelque sorte, à mon corps défendant, votre trésorier. Aussi laissez-moi agir comme je le juge bon puisque vous en êtes les principaux bénéficiaires. Dès le départ de l’ambassade romaine, Hamilcar convoqua son gendre Hasdrubal et ses principaux officiers. Il leur annonça la création d’une nouvelle ville, Rosh Laban, le Cap blanc, au nord de Tartessos. A la nouvelle bonne saison, les murailles de la cité étaient toujours debout et plusieurs milliers d’hommes furent recrutés comme mercenaires. Avec leur concours, le père d’Hannibal soumit, durant trois campagnes successives, les régions voisines. Une seule ville refusa obstinément d’accepter une garnison carthaginoise, Heliké. Furieux de cette rébellion, Hamilcar mit le siège devant la cité défendue par les montagnards Orisses. C’est alors qu’après un combat contre les assiégés, Magon l’avait contraint à recevoir ce stupide pleutre de Carthalon. Chapitre 13 Sous la tente du général en chef, le sénateur Carthalon commençait à bouillir d’impatience. Tout d’abord, le long silence d’Hamilcar lui avait paru être de bon augure. Si l’homme ne répliquait pas et ne cherchait pas à l’interrompre, cela voulait dire qu’il portait une attention soutenue à ses propos et qu’il les pesait à leur juste valeur. Cela l’avait flatté. Le fils d’Adonibaal s’était assagi avec l’âge et l’éloignement de sa patrie avait eu des effets bénéfiques sur lui. Il avait perdu de sa morgue et condescendait enfin à écouter les autres tout en affectant à leur égard un ton bourru. Carthalon avait dû rapidement déchanter en observant son interlocuteur. Celui-ci était en fait plongé dans une sorte de rêve et ne prêtait aucune attention à ce que le fils de Baalyathon tentait de lui expliquer. Furieux, celui qui s’était présenté comme l’envoyé du Sénat de Carthage quitta à petits pas la tente. À l’extérieur, Magon l’attendait et s’offrit à le raccompagner car l’aide de camp brûlait d’impatience de savoir ce qui s’était dit durant l’entretien. La soudaine amabilité de l’officier, contrastant avec la froideur de son accueil initial, éveilla l’intérêt du sénateur. Ce militaire devait avoir de bonnes raisons de se comporter de la sorte et il suffirait peut-être de lui faire miroiter quelques promesses d’avancement pour obtenir des informations de première main sur les agissements de son chef. Carthalon invita donc Magon à partager une coupe de vin avec lui pour le remercier de son affabilité. Il le pria de prendre place sur un lit de repos et lui demanda à brûle-pourpoint : — Depuis quand te trouves-tu en Espagne ? — Depuis environ neuf ans. Mon père était l’intendant d’Adonibaal et, en servant sous les ordres de son fils, j’ai l’impression de continuer une tradition familiale. — Cette fidélité t’honore et ne me surprend pas. Les Barca ont toujours su bien se comporter avec leurs partisans. Mais tu n’es pas un simple pion. Je suis même intimement persuadé que tu as ton franc-parler et que tu ne refuseras pas de faire bénéficier le Sénat de Carthage de tes avis. D’où ma question : es-tu réellement satisfait d’obéir à Hamilcar Barca ? — Il avait juré à mon père de me prendre comme aide de camp quand j’aurais l’âge de porter les armes. Il a tenu parole et j’ai combattu à ses côtés durant la guerre des mercenaires. Le suivre jusqu’à Gadès puis à Heliké n’est pas illogique. — Je vois que tu es prudent. Tu me récites tes états de service, dont je ne doute pas qu’ils soient glorieux, mais tu t’abstiens de formuler le moindre jugement sur ton chef. — Est-ce le rôle d’un subordonné que de le faire ? Vous autres, membres du Sénat, êtes plus à même d’étudier le comportement de nos généraux et vous êtes seuls à pouvoir en tirer les conclusions qui s’imposent. — Voilà qui n’est pas inintéressant : serait-ce à dire que, selon toi, des conclusions s’imposent ? — Oui, sans vouloir manquer de respect envers mon supérieur hiérarchique. — Tes propos me laissent deviner que tu n’es pas toujours d’accord avec ses décisions et ses agissements. — Tu as vu juste. — Que lui reproches-tu ? — Carthalon, permets-moi de te poser une question. — Oui, laquelle ? — Puis-je avoir confiance en toi ? — Oui, tant que tu seras utile à ma personne et à mes intérêts. — Tu as le mérite de la franchise et je préfère cette réponse aux paroles mielleuses que je redoutais d’entendre sortir de ta bouche. Si tu avais cherché à me flatter, je me serais méfié. Là, je sais que tu raisonnes en fin politique et il n’est pas impossible que nous puissions trouver un terrain d’entente. — Magon, j’aime les gens de ta trempe. Nous sommes du même acabit, toi et moi. Crois-moi, tu perds ton temps dans ces montagnes alors qu’un avenir brillant t’attend à Carthage. — J’ai toujours refusé de remettre les pieds dans cette ville depuis des années car son nom est associé pour moi à de trop cruels souvenirs. L’idée de revoir certains lieux m’est encore intolérable, bien plus intolérable que l’exil auquel je me suis de moi-même condamné. — Je sens dans tes propos de l’amertume, de la douleur mais aussi de la nostalgie. Ta cité natale te manque même si tu répugnes à l’admettre. — Un fils de Carthage ne peut oublier sa ville mais il peut lui être impossible de lui pardonner l’ingratitude dont elle a fait preuve à son égard. — Je ne sais pas si c’est le terme exact qu’il faut employer en la circonstance. Avant de venir ici, je me suis renseigné sur toi. Ne proteste pas. J’ai des informateurs un peu partout et je crois connaître les raisons de ta colère. Veux-tu que je te rafraîchisse la mémoire même si cela peut t’être pénible ? — Parle et je jugerai de la sincérité de tes propos. — Tu as quitté notre cité parce qu’elle a sacrifié ton plus jeune fils à Baal Hammon. Carthalon observa furtivement Magon. Celui-ci s’était brusquement affaissé sur le lit de repos et sanglotait doucement. Le sénateur se garda bien d’esquisser le moindre geste et demeura obstinément silencieux, montrant par là qu’il respectait la douleur de son interlocuteur. Finalement, l’aide de camp se redressa et, la voix brisée par le chagrin, murmura : — Ainsi, tu es au courant du malheur qui s’est abattu sur notre famille. Tu le vois par ce seul exemple, Carthage est une grande cité mais elle sait se montrer impitoyable envers les meilleurs de ses serviteurs. — Je comprends ta colère. À ta place, je n’agirais pas autrement. Mais t’es-tu demandé si notre cité était la seule responsable de tes malheurs ? — Qu’entends-tu par là ? — Il est vrai que les prêtres de Baal Hammon, pour conjurer la menace planant sur leur ville quand les mercenaires révoltés l’assiégeaient, avaient décidé d’offrir en sacrifice des dizaines d’enfants, certains issus des plus nobles familles. Au Sénat, il nous avait paru normal que les Barca, partisans de la guerre à outrance, soient les premiers à être mis à contribution. — Quoi ! Hamilcar devait sacrifier l’un de ses enfants ? — Oui, en l’occurrence le petit Hannibal, son fils aîné. — Je ne comprends pas. Il était ici jusqu’à une date récente, bien en vie, et servait sous les ordres de son père. C’est un bon officier et je l’aime beaucoup. — Il est ici uniquement parce que lorsque les soldats sont venus à Mégara le chercher, Hamilcar leur a expliqué que ses fils étaient partis avec Épicide chez leur ami Juba. — C’est vrai, mon père, Himilk, m’avait parlé de ce voyage. — Mais tu ignores sans doute que, pour apaiser la colère des soldats et la fureur des dieux, Hamilcar leur a confié ton propre fils, qu’il avait pris la précaution d’adopter, pour être offert en holocauste sur l’autel de Baal Hammon. — Que dis-tu ? Je ne puis le croire. Mon père, qui se trouvait alors à Mégara, m’a toujours affirmé que les prêtres de Baal Hammon avaient nommément désigné mon enfant comme figurant sur la liste des victimes. Il avait donc été obligé de le leur remettre. Il me l’a encore juré peu avant de mourir. — Ton père était un homme d’honneur. Je l’ai bien connu et tu dois savoir que, s’il a dû obéir au fils d’Adonibaal, c’est parce que celui-ci exerçait un abominable chantage sur lui. S’il refusait de s’exécuter, il risquait de perdre la vie et de mourir dans d’atroces souffrances. Mais il n’a jamais voulu me révéler son secret, en dépit de tous mes efforts. — Es-tu sûr de ce que tu affirmes à propos d’Hamilcar et notamment de ce qu’il ait adopté mon fils à des fins que je n’ose qualifier ? Carthalon se leva et sortit d’un coffre un rouleau de papyrus qu’il tendit à Magon : — Tu reconnais l’écriture de ton père. Il m’a confié ce document pour que je te le remette un jour quand je le jugerais bon. Ce moment est venu. Il contient toute l’histoire de cet épisode funeste. J’ai longtemps hésité avant de te révéler son existence. Mais, en le faisant, je crois agir pour le bien de Carthage et cela me console des fatigues de cet épouvantable voyage. Magon lut attentivement le document et le reposa. — Carthalon, je vais te livrer sous le sceau du secret une information qui peut t’être utile. Jusqu’à aujourd’hui, je n’avais pas fait le rapprochement entre cet événement et un autre que tu ignores et dont Himilk ne parle pas dans son texte. Maintenant, je comprends qu’ils sont liés l’un à l’autre. — Je t’écoute avec attention et impatience. — Te souviens-tu de Marcus Atilius Regulus ? — C’est ce consul romain qui avait été fait prisonnier, qui partit plaider à Rome pour la poursuite de la guerre, puis revint, conformément à la parole donnée à Carthage, avant de disparaître mystérieusement. L’affaire, en son temps, avait fait beaucoup de bruit. Mon père avait accusé les Barca d’être à l’origine de sa fuite mais Adonibaal le ridiculisa devant le Sénat et il fut mis dans l’impossibilité de prouver ses affirmations. — Je puis maintenant te révéler l’exacte vérité. Marcus Atilius Regulus a effectivement fui Carthage grâce aux Barca. Himilk fut chargé de le conduire jusqu’à l’île des Lotophages où il fut hébergé par une tribu amie. Bien entendu, Adonibaal avait dû s’arranger pour que des témoins assistent, en secret, au départ de mon père et de son compagnon et puissent, le cas échéant, jurer par tous les dieux que l’intendant, soudoyé grassement par le consul, avait agi de sa propre initiative. Voilà pourquoi, lorsque les prêtres sont venus chercher mon fils, son grand-père a dû se plier aux volontés des Barca et offrir en sacrifice la chair de ma chair, le sang de mon sang. — Tu as percé le secret de cette ténébreuse affaire. Tu vois combien il est injuste de faire porter à Carthage le poids d’une faute qu’elle n’a pas commise. — Cela ne me console pas de la perte de mon fils mais je sais désormais qu’il m’incombe le devoir de le venger. — Je partage tes sentiments et même plus. Ce que tu viens de me raconter est d’une importance politique capitale. Ainsi, les Barca, qui osent se prétendre les chefs du parti anti-romain, ont sauvé le plus farouche des adversaires de Carthage, Marcus Atilius Regulus. Il y aurait là de quoi surprendre plus d’un de leurs partisans qui ne cessent de vanter leurs mérites et leur inlassable dévouement à leur cité. — Carthalon, je suis sûr que tu ne manqueras pas d’exploiter cette information dès que tu seras de retour dans notre ville. — Je risque fort de te décevoir. Faute de preuves tangibles, nul ne voudra nous croire et attribuera mes accusations à une volonté de vengeance suspecte. Je sais que Hamilcar a brûlé tous les documents écrits par ton père, hormis celui qu’il m’avait confié, et je suppose que tu n’en as conservé aucun. — Tu raisonnes justement. — On nous accusera donc d’avoir tout inventé si je produis cette pièce dont tu es le seul à pouvoir garantir l’authenticité mais que des dizaines de témoins affirmeront être un faux. — Je ne pourrai donc jamais venger mon fils. — Tu as tort de penser ainsi. Tu as des amis et ils sont prêts à t’aider. — J’aimerais les connaître. — Tu en as un devant toi et il représente tous ceux qui, au Sénat de Carthage, s’inquiètent des menées aventureuses d’Hamilcar et de sa clique. Sa soif de conquêtes risque de provoquer à nouveau la guerre avec Rome et nous ne sommes pas en mesure de nous permettre un nouveau conflit. Il faut donc le mettre hors d’état de nuire définitivement le plus rapidement possible. — À part le poison, qui éveillera les soupçons des siens, je ne vois pas d’autre moyen. Hamilcar est prudent, très prudent et je comprends maintenant pourquoi, lorsqu’il se trouve en tête à tête avec moi, il prend soin d’avoir toujours son glaive à portée de main. Je l’ai encore constaté tout à l’heure. Inutile de circonvenir certains de ses proches. Ses gardes et ses esclaves lui sont entièrement dévoués et veillent sur lui le jour et la nuit. Crois-moi, il est quasiment impossible de tenter quelque chose contre lui dans l’enceinte du camp. — Je le sais et, de plus, nul Carthaginois digne de ce nom ne doit être soupçonné d’avoir porté la main sur le plus illustre de nos généraux. Le peuple, qui l’idolâtre, ne nous le pardonnerait pas et serait capable de se venger sur nous de sa mort. — J’en reviens à ce que je disais : nous sommes donc totalement réduits à l’impuissance. — Non. Hamilcar peut périr glorieusement face à l’ennemi si nous parvenons à le faire tomber dans une embuscade tendue par nos ennemis supposés avec lesquels nous aurions passé un accord secret. Vous assiégez depuis plusieurs mois cette ville. Il serait fort étonnant que toi et tes hommes n’ayez jamais eu de contact avec l’adversaire ni fait de prisonniers. — Ceux-ci ont été envoyés comme esclaves dans les mines. Quelques déserteurs se sont présentés à nos postes. Hamilcar en a fait tuer certains mais j’ai pu en sauver une dizaine qui m’en sont très reconnaissants. — Peux-tu répondre d’eux ? — Tu sais que les déserteurs sont des gens de peu de foi. Ils trahissent leur patrie, pourquoi ne trahiraient-ils pas leurs nouveaux maîtres ? Néanmoins, je peux te faire rencontrer l’un d’entre eux, un jeune guerrier ambitieux qui a rejoint nos lignes parce qu’il estimait que l’un de ses chefs lui avait infligé une punition injuste. Il est vif et intelligent et je pense que, moyennant une solide récompense, il ne refusera pas de nous aider. Quel est ton plan ? — Nous lui rendrons sa liberté et tu te chargeras de le raccompagner jusqu’aux avant-postes ennemis. Il sera porteur d’un message pour les magistrats de la cité dans lequel je leur proposerai une rencontre. Tu viendras avec moi et tu jugeras toi-même de l’intérêt que je porte à ta cause. — Donne-moi quelques heures pour organiser ce stratagème. Quand tout sera prêt, je te préviendrai. Deux jours plus tard, Magon vint chercher, à la nuit tombée, Carthalon. — Suis-moi, nos adversaires t’attendent en dehors de l’enceinte du camp. N’aie aucune crainte. Ils sont venus sans armes et, d’après ce que m’a dit mon déserteur, semblent fonder de grands espoirs sur cette rencontre. L’un d’entre eux parle le punique et tu pourras t’entretenir avec lui sans le truchement d’un interprète. Les deux hommes se faufilèrent dans l’obscurité, évitèrent quelques sentinelles, franchirent la palissade et gagnèrent un bosquet d’arbres les dissimulant aux regards des sentinelles. — Je suis Carthalon, sénateur de Carthage, et je me réjouis de pouvoir parler avec les représentants des habitants d’Heliké. Sachez que je compatis à vos souffrances. Leur seul responsable est ce fou d’Hamilcar Barca qui veut s’emparer de toutes les villes de votre région, ce que nous ne lui avons jamais demandé. À vrai dire, il est notre ennemi comme il est le vôtre. Nous ne voulons pas conquérir votre cité. Nous préférons vivre en paix et commercer tranquillement avec elle comme cela fut le cas dans le passé, pour le profit de tous. Il est le seul obstacle à la levée du siège. Croyez-moi, si vous nous aidez à nous débarrasser de lui, ses troupes désemparées par la perte de leur chef regagneront bientôt le Cap blanc. Je veillerai à ce que l’on leur en donne l’ordre et Heliké connaîtra à nouveau des jours heureux. — Que nous proposes-tu ? fit un vieillard s’exprimant parfaitement en punique. — Vos soldats manquent de tout et sont épuisés. Mais qu’ils rassemblent leurs forces et se préparent à opérer une sortie. Hamilcar se portera à leur rencontre. Il doit bien exister un défilé à l’entrée de votre ville où il pourrait être coupé du gros de ses troupes et succomber lors d’une embuscade. — Vois-tu la hauteur rocailleuse derrière moi ? Il y a là une gorge escarpée où coule un torrent puissant. Le pont de bois qui le traversait a été détruit par nos soins et le sentier qui y mène est particulièrement étroit. Si vous parvenez à y conduire votre général, mes guetteurs feront tomber de lourds blocs de rochers sur lui et son escorte. Ils n’auront d’autre solution que de se jeter à l’eau et ils périront noyés. Les courants sont très forts à cet endroit et ont emporté dans le passé des nageurs réputés. Je te donne ma parole que nous agirons comme je viens de le dire. Mais qui me garantit que tu respecteras tes engagements et que tu lèveras le siège ? Les Carthaginois ne sont jamais avares de promesses qu’ils oublient de tenir. Les mercenaires l’ont appris à leurs dépens. — Je comprends ta méfiance et suis prêt à beaucoup pour la dissiper. Prends cette bague gravée à mon nom. Le simple fait que tu l’aies en ta possession signifie que nous nous sommes rencontrés. Si je manquais à ma parole, tu pourrais t’en servir contre moi et je suis sûr que tu n’hésiterais pas à le faire. Tu vois que tu n’as rien à craindre. — Je n’aimerais pas appartenir à un peuple capable de faire passer de vie à trépas le meilleur de ses fils. Mais le salut de ma cité prime avant tout. Demain soir, une torche agitée par trois fois sur nos murailles te préviendra que nous tenterons au petit matin une sortie. A toi d’agir en conséquence. De retour au camp, Magon et Carthalon se séparèrent rapidement et regagnèrent leurs tentes respectives. Vers le milieu de la matinée, Hamilcar convoqua tous les officiers de son état-major et convia également à la réunion le sénateur : — Quoi de neuf ? fit le général en chef, d’un ton las et désabusé. Magon, je t’ai cherché cette nuit mais tu étais introuvable. L’un de tes gardes m’a dit que tu devais être en galante compagnie quelque part dans le camp. — Je n’ai pas eu cette bonne fortune. Avec quelques éclaireurs, j’ai patrouillé hors de nos lignes car j’avais observé des mouvements suspects près de Heliké. Je ne sais trop ce que cela signifie. Il est possible que de nouvelles tribus montagnardes aient décidé d’aller porter secours à leurs frères et que les assiégés tentent prochainement une nouvelle sortie. — J’en doute. Mon gendre Hasdrubal surveille toute la région. Je l’ai envoyé en expédition il y a plus de quinze jours de cela et, s’il avait remarqué la moindre chose, il m’aurait fait prévenir par un messager. — Ce dernier a pu être tué par nos ennemis. — Effectivement. Dans ce cas, cela veut peut-être dire que les assiégés préparent une attaque. — Hamilcar, tu raisonnes maintenant justement. C’est pour eux la seule chance de salut. S’ils parviennent à nous surprendre et à détruire notre camp, nous nous trouverons en mauvaise posture et nous devrons nous replier vers le Cap blanc. — Magon exagère, fit Carthalon. Ces misérables doivent être à bout de forces et tentent de nous abuser en faisant croire à l’arrivée de secours. Il suffit pour cela de faire un peu de bruit et de soulever de la poussière. Les culbuter est une tâche que nous pourrions confier à nos esclaves et dont ceux-ci s’acquitteraient à merveille. — Que suggères-tu ? fit Hamilcar. — Dans l’hypothèse où ces insensés quitteraient l’enceinte fortifiée derrière laquelle ils se terrent comme des lâches, je dégarnirais ton camp et je lancerais toutes mes forces à l’assaut de la ville. Tu es sûr de réussir. — Fils de Baalyathon, tu es peut-être un fin politique mais tu ignores tout de l’art de la guerre. Un général qui laisse sans défense son camp est condamné à voir celui-ci détruit. Je le sais d’expérience car, jadis en Sicile, les consuls romains ont souvent commis cette erreur dont nous avons largement profité. Il n’est pas de mon intention de tomber dans un piège aussi grossier. Si la garnison d’Heliké tente une sortie, je me porterai à sa rencontre avec Magon et mes seuls cavaliers numides. Les autres hommes ne quitteront pas le camp. — Qui les commandera ? — Mais toi, mon cher Carthalon. Voilà pour toi l’occasion inespérée, que tu ne retrouveras plus jamais, de faire ton apprentissage de soldat. — Tu plaisantes ! Je n’ai aucune expérience de la guerre comme tu l’as dit et j’ai de la peine à marcher. Tu te laisses égarer par Magon qui veut me jouer un mauvais tour. Je ne l’aime pas et il me le rend bien. Je l’ai vu à la manière dont il m’a accueilli froidement et n’a cessé de me manquer d’égards. — Vos misérables querelles ne m’intéressent pas. Vous réglerez vos comptes après la bataille. Rassure-toi, tu ne seras pas seul. Mes autres officiers resteront avec toi et sauront t’aider par leurs conseils avisés. Moi, il me suffit d’avoir mon aide de camp à mes côtés. Maintenant, que chacun vaque à ses activités ! Le soir, une torche fut agitée par trois fois sur l’une des tours de l’enceinte. Au petit matin, les trompettes sonnèrent tôt dans le camp carthaginois. Les sentinelles avaient aperçu, malgré la brume, plusieurs centaines de combattants quitter la ville et s’égailler dans toutes les directions, comme pour donner le change sur l’objectif qu’ils visaient. Hamilcar en conclut qu’ils tentaient de la sorte une opération de division et que le gros de leurs troupes s’apprêtait à attaquer le retranchement carthaginois. Il se comporta donc exactement comme il l’avait dit. Il confia le commandement du camp à Carthalon et se contenta d’emmener avec lui trois cents cavaliers numides qu’il divisa en trois groupes. L’un devait contourner la cité et s’assurer que nulle troupe ne venait de l’intérieur des terres, l’autre était censé rester en arrière pour protéger une éventuelle retraite. Avec Magon, le général prit la tête du troisième groupe pour explorer les différents défilés donnant accès à Heliké. Ils eurent beau effectuer de nombreuses allées et venues, l’ennemi demeurait invisible. Il semblait s’être évanoui dans la nature à moins qu’il n’ait été englouti par les entrailles de la terre. Lorsqu’ils arrivèrent à l’entrée de la gorge, Magon ordonna aux hommes de faire halte et se tourna vers son chef : — Hamilcar, mieux vaut ne pas s’engager dans ce défilé. — Pourquoi ? Il n’est pas plus dangereux que ceux que nous avons déjà explorés. Regarde d’ailleurs nos chevaux. Ils sont calmes. Si l’ennemi se trouvait dans les environs, ils l’auraient senti et gratteraient la terre de leurs sabots. — Hamilcar, je te le répète, tout cela ne me dit rien de bon. Je juge même ce silence suspect. Imagine qu’au contraire, l’ennemi soit de l’autre côté de la gorge, là où se trouve le pont détruit. — Décidément, je ne te reconnais plus. Ce matin, tu prenais mon parti contre celui de Carthalon. Maintenant, tu abondes dans son sens alors que la concorde ne semble pas régner entre vous. Tu es nerveux et je le comprends après tant d’années de guerre. Ton père, lui, ne perdait jamais son calme et c’est pourquoi je lui faisais une confiance aveugle. Ressaisis-toi. Pour l’heure, tu n’es pas en état de combattre. Aussi, reste ici avec dix hommes de ton choix. Les autres me suivront et nous ne tarderons pas à revenir bredouilles de cette chasse à des guerriers ibères fantômes. L’aide de camp sélectionna dix vétérans qu’il connaissait de longue date et qui lui vouaient une fidélité sans faille. Il vit le général en chef s’engouffrer dans le défilé au grand galop, suivi par ses hommes qui poussaient des cris joyeux et se moquaient de la couardise de Magon. Soudain, au loin, un étrange bruit se fit entendre. Le ciel était haut et dégagé mais on aurait cru qu’un orage ponctué de formidables coups de tonnerre venait d’éclater. Magon se porta en avant pour observer la scène. En fait, des flancs de la montagne d’immenses blocs de pierre se détachèrent, emportant tout sur leur passage. L’un de ces blocs, plus gros que les autres, coupa la retraite aux cavaliers d’Hamilcar dont les chevaux, affolés, se cabrèrent en hennissant de peur. Les Numides qui n’étaient pas écrasés par les pierres dévalant la montagne étaient précipités par elles dans le torrent et emportés par les flots. Hamilcar demeura bientôt seul, cherchant désespérément une issue pour sortir de ce piège. Il invectiva d’une voix forte et puissante l’ennemi qui se terrait sur les hauteurs et n’osait toujours pas se montrer. Finalement, l’un d’entre eux, dont il ne parvenait pas à distinguer les traits, se dressa et apostropha le général carthaginois : — Hamilcar, tu as moins belle prestance aujourd’hui qu’avant-hier lorsque tu as tué au combat mon fils. — C’était un guerrier valeureux et je rends hommage à son courage. Mais il était si affaibli par les privations qu’il n’avait aucune chance de remporter notre joute. C’est le sort qui vous attend tous sous peu. Crois-moi, le plus raisonnable pour vous serait de vous rendre et je te promets de me montrer exceptionnellement généreux envers les habitants de ta cité. Ils ne seront pas réduits en esclavage et mes troupes recevront l’ordre de ne pas piller vos demeures et de ne pas violenter vos femmes. — C’est pourtant ce que tu comptais faire. — Comment le sais-tu ? — Tu n’es pas le seul à avoir des informateurs à ton service. — Ils t’ont bien renseigné mais, entre-temps, j’ai changé d’avis. — Le lion pris au piège tente d’amadouer la gazelle et devient doux comme un agneau. Ne compte pas sur ma pitié. Tu resteras bloqué ici et tu périras sous peu de faim et de soif dans d’atroces souffrances. J’observerai avec joie ton agonie. Un bruit au loin se fit entendre. Magon avait réussi à escalader le bloc énorme qui coupait la retraite de son chef et, feignant alors la plus profonde détresse, il s’adressa à Hamilcar : — Ne perds pas espoir. Tu n’as qu’une seule solution pour te tirer de ce mauvais pas dont je porte la responsabilité. De ce côté, tu ne peux gravir la roche. Plonge donc dans le torrent avec ton cheval. Le courant te portera vers nous. Avec nos harnais, nos baudriers et nos ceintures, je vais confectionner une corde solide que tu saisiras au passage afin que nous puissions te tirer vers la rive. Laisse-moi le temps de la préparer et je te donnerai le signal. Après quelques minutes, Magon cria à Hamilcar : — À toi de jouer ! Nous t’attendons. Courage, tu seras bientôt sain et sauf. Dès que tu seras dans l’eau, tente de nager de manière à te retrouver du côté de la rive gauche. — Magon, je n’oublierai jamais ce que tu fais pour moi et je te promets de te couvrir de récompenses dès que nous serons de retour au camp. — Hamilcar, je ne te demande rien. Ce que je fais maintenant est la récompense de bien des années passées à ton service et de ton comportement à mon égard. Courage, ami, et à bientôt ! Le fils d’Adonibaal fit quelques pas en avant puis volte-face et lança son cheval au galop. L’animal se jeta dans l’eau, les naseaux frémissants, et nagea courageusement, les flancs battus par les remous glacés du torrent, encouragé d’une voix forte par son maître. En quelques secondes, la monture et son cavalier parvinrent à la hauteur de Magon, seul sur la rive escarpée, une corde à la main. L’aide de camp regarda fixement le général et son bras n’exécuta aucun mouvement. — Magon, supplia Hamilcar, lance la corde. — Non. Tu as fait périr mon fils unique par le feu, je le ferai par l’eau pour toi. — Tes hommes sont postés plus bas. Crois-tu qu’ils agiront de la sorte envers moi ? — J’en doute mais ils n’ont pas de corde en leur possession. À peine avait-il prononcé ces mots que le cheval d’Hamilcar heurta un rocher. Assommé par le choc, le général fut ballotté par les flots turbulents tel un pantin disloqué avant de couler sous le poids de son armure. Quand Magon et ses hommes, qu’il avait rejoints, retrouvèrent, tard dans l’après-midi, son corps à plusieurs stades de l’endroit où il s’était jeté dans l’eau, il avait cessé de vivre. Sans un mot, ils le chargèrent sur un cheval et prirent le chemin de retour, ignorant qu’ils étaient suivis. Au camp des Carthaginois, les deux premiers escadrons revinrent à la tombée de la nuit. L’on attendit longtemps le retour d’Hamilcar, de Magon et de leurs hommes. Finalement, les officiers supputèrent qu’ils avaient peut-être préféré passer la nuit à l’abri et qu’on les verrait arriver dès les premières lueurs de l’aube. Pour la forme, quelques sentinelles supplémentaires furent placées aux avant-postes mais ne signalèrent rien de suspect. Pourtant, au petit matin, on distingua au loin une troupe d’Ibères qui ne tarda pas à rebrousser chemin. Une escouade de cavaliers fut dépêchée sur les lieux et fit une découverte macabre. Sur un lit de branchages, les assiégés avaient déposé le corps d’Hamilcar, auquel, contrairement aux habitudes, ils avaient laissé ses armes et sa cuirasse. À côté, posée par terre, la tête décapitée de Magon avec dans sa bouche une bague que le sénateur Carthalon s’empressa de faire disparaître. Hamilcar Barca, le lion du désert, n’était plus. Prévenu par un messager, son gendre Hasdrubal regagna Heliké et fit à son beau-père de splendides funérailles avant de s’emparer de la ville et de passer au fil de l’épée tous ses habitants, hommes, femmes, enfants et vieillards. Il promit toutefois la vie sauve au principal magistrat de la cité si ce dernier lui révélait pourquoi il avait respecté la dépouille du fils d’Adonibaal mais fait subir les pires outrages à celle de Magon. L’homme regarda Hasdrubal dans les yeux et, avant de périr d’un coup de glaive, se contenta de lui dire : « Carthaginois, ce n’est pas moi mais vous qui êtes responsables et de cette mort et de cette décision. » Paris-Le Kram, 1999. REMERCIEMENTS Ce livre n’aurait jamais été écrit sans le soutien de Martine Haddad, Olivia et Anna Girard-Haddad, lointaines descendantes présumées d’Abraham le Cohen, tout comme le sont Jeanine, Yasmina et Johanna Haddad. Mon beau-père, malheureusement décédé, Ammar Haddad, aurait été heureux de lire ces lignes consacrées à sa terre natale. À divers titres, Jacqueline Guyesard, Marie-Claire Mendès France, Stéphane et Olivia Benhamou, Isabelle Ansos, Georges-Marc Benamou, Benoît Rayski, Pierre Berge, Michel Sarazin, Philippe Chatenet, Monique Trégaro et Danielle Houssaye ainsi que ma mère, Madame E.Hamel, m’ont apporté réconfort et amitié, ce dont je leur suis profondément reconnaissant. Ce serait faire preuve d’une noire ingratitude que de ne pas rendre homage au travail effectué par l’équipe d’Éditions 1, en particulier René Guitton, Anne Roparts, Johanna Rodrigue, Sébastien Deleau et Stéphanie Chevrier. * * * [1]L'actuelle Elché, près d'Alicante, où l'on a retrouvé en 1897 l'une des plus belles pièces de la statuaire punique, « La Dame d'Elché ». [2]Navire à trois équipes de rameurs. [3]Navire à cinq équipes de rameurs. [4]Équivalent carthaginois d'Hercule. [5]Région du cap Bon dans l'actuelle Tunisie. [6]L'actuelle Palerme, en Sicile. [7]Dieu carthaginois de la guérison. [8]Magistrats suprêmes de la cité, élus au nombre de deux pour un mandat d'un an. [9]Ville carthaginoise située dans la région du Cap Bon. [10]Déméter, déesse grecque de la fécondité. Correspond à la Cérès des Romains. Les Carthaginois l'avaient introduite dans leur panthéon. [11]Mesure carthaginoise. [12]Actuelle Sousse en Tunisie. [13]Région des Balkans correspondant au nord-ouest de la Grèce et au sud de l'Albanie. [14]Actuelle Marsala en Sicile. [15]Actuelle Reggio de Calabre. [16]Actuelle Messine, connue sous le nom de Zancle jusqu'au Ve siècle avant J.-C. [17]Mesure de longueur grecque : 177,60 m. [18]Comptoir carthaginois situé dans l'embouchure du Guadalquivir. Ce pourrait être la légendaire Tarsis de la Bible. [19]Sans doute le fleuve Sénégal. [20]Actuel golfe de Guinée. [21]Probablement le mont Cameroun dont une récente éruption a eu lieu au printemps 1999. [22]Officiers marchant devant les principaux magistrats romains, notamment les consuls, et portant des faisceaux de verge enserrant une hache. [23]Lignée aristocratique. [24]Actuelle Agrigente. [25]Actuellement île de Djerba. [26]Actuelle Trapani. [27]Cap situé à proximité de Trapani. [28]C'est le site aujourd'hui de la ville d'Erice. [29]Unité de monnaie carthaginoise. [30]Actuelle Cadix. [31]Actuelle Ibiza. Hormis Malaga, la localisation des autres villes est sujette à débat. [32]Le Gualdalquivir. [33]Marseille.