Patricia Cornwell ET IL NE RESTERA QUE POUSSIÈRE... Traduit de l'américain par Gilles Berton Éditions du Masque 1 Le dernier jour du mois d'août, un samedi, je commençai à travailler bien avant l'aube. La rosée en s'élevant parut embraser les pelouses et le ciel vira peu à peu au bleu éclatant, mais je ne vis rien de tout cela. Les cadavres se succédèrent toute la matinée sur les tables métalliques, et la morgue ne comporte aucune fenêtre. Richmond avait débuté le week-end du «Labor Day» par un redoublement d'accidents et de fusillades. Il était 14 heures quand je pus enfin regagner ma maison du West End, où je trouvai Bertha en train de passer la serpillière dans la cuisine. Bertha vient faire mon ménage tous les samedis, et il est convenu entre nous qu'elle ne doit pas répondre au téléphone. C'est pourquoi quand je rentrai, il était en train de sonner sans qu'elle décroche. - Je ne suis pas là, décrétai-je en ouvrant le réfrigérateur. Bertha interrompit sa tâche. - Il a déjà sonné il y a quelques minutes, dit-elle. Et c'était pas la première fois. Toujours la même voix d'homme. - Je n'y suis pour personne, répétai-je. - Comme vous voulez, Dr Kay. J'aurais voulu que le soleil qui inondait la cuisine dissolve la voix impersonnelle qui récitait le message du répondeur. Il ne restait plus que trois tomates. Il me faudrait surveiller ma provision, car elles allaient se faire rares durant l'automne. Et où donc avais-je fourré la salade de poulet? Le bip résonna, puis je reconnus la voix familière. - Doc? C'est Marino... Zut, me dis-je en refermant la porte du réfrigérateur d un coup de hanche. Pete Marino, détective à la section des Homicides de Richmond, était de service depuis minuit, et je venais de le voir à la morgue, où j'avais retiré plusieurs balles d'un cadavre qu'il avait accompagné. À l'heure qu'il était, il aurait dû être en route pour Lake Gaston, où il avait prévu d'aller taquiner le poisson pendant ce qu'il lui restait du week-end. Pour ma part, j'avais hâte de m'occuper de mon jardin. - Ça fait un moment que j'essaie de vous joindre. Je dois partir. Appelez-moi sur mon bip... L'urgence que je décelai dans la voix de Marino me fit décrocher le combiné. - Je suis là. - C'est vous ou c'est encore votre foutu répondeur? - À votre avis? fis-je. - Mauvaises nouvelles. Une nouvelle voiture abandonnée. À New Kent, sur l'aire de repos de la 64, direction ouest. Benton vient juste de m'appeler. - Un couple, comme les autres fois ? l'interrompis-je en traçant une croix sur mes projets pour l'après-midi. - Fred Cheney, 19 ans, blanc. Et Deborah Harvey, blanche aussi, même âge. Vus pour la dernière fois hier soir vers 20 heures, ils partaient de chez les parents de la fille, à Richmond, pour aller à Spindrift. - Et la voiture est sur l'autoroute direction ouest? m'étonnai-je. Spindrift, petite ville de Caroline du Nord, est en effet à trois heures et demie de route à l'est de Richmond. - Ouais. Comme s'ils revenaient à Richmond. Un policier a trouvé la bagnole il y a une heure. Une Jeep Cherokee. Aucune trace des mômes. - J'arrive, dis-je. Bertha n'avait pas cessé son travail, mais je savais qu'elle n'avait pas perdu une miette de la conversation. Et il ne restera que poussière.. - Je m'en irai dès que j'aurai fini ça. me dit-elle. Je fermerai et je mettrai l'alarme. Ne vous faites pas de souci, Dr Kay. Une sourde angoisse m'envahissait. J'attrapai mon sac à main et courus jusqu'à ma voiture. Quatre couples avaient déjà disparu dans des circonstances semblables. Leurs cadavres avaient été retrouvés dans un rayon de 70 kilomètres autour de Williamsburg. Baptisés The Couple Killings par là presse, ces meurtres demeuraient inexpliqués. Personne n'avait d'indice ni de théorie plausible, pas même le FBI et son Violent Criminal Appréhension Program, ou VICAP, pourtant doté d'une banque nationale de données informatiques gérée par un système d'intelligence artificielle capable d'établir un lien entre une personne disparue et un cadavre non identifié, ou de faire le rapprochement entre les différentes victimes d'un tueur en série. Lorsque plus de deux ans auparavant, les deux premiers cadavres avaient été découverts, la police locale avait demandé le renfort d'une équipe régionale du VICAP, formée de l'agent spécial du FBI Benton Wesley et du détective Pete Marino, vétéran de la section des Homicides de Richmond. Un autre couple avait disparu, puis deux autres. Chaque fois, le VICAP était informé, le National Crime Information Center, ou NCIC, câblait la description des personnes disparues aux différents services de police des États-Unis. Mais à chaque fois, malgré la célérité des recherches, les adolescents étaient déjà morts, leurs corps se décomposant au fond d'un bois. J'éteignis la radio, m'acquittai du péage puis fonçai vers l'est sur ri-64. Des images et des sons me revinrent en mémoire. Des ossements, des vêtements moisis où adhéraient encore des feuilles mortes. Les beaux visages souriants des disparus imprimés dans les journaux. Les parents, au désespoir, interviewés à la télévision ou appelant chez moi. «Je suis désolée pour votre fille. » «Je vous en prie, dites-moi comment ma petite-fille est morte! Seigneur, dites-moi si elle a souffert...» « Nous ne connaissons pas la cause de sa mort, Mrs Dennett. Je ne peux rien vous dire de plus pour l'instant. » «Comment ça, vous ne savez pas?» «Nous n'avons retrouvé que son squelette, Mr Martin. Quand il ne reste plus de chair, il est presque impossible de déceler les blessures ayant...» «Je me fous de votre baratin de toubib! Je veux savoir comment est mort mon garçon! Les flics m'ont demandé s'il se droguait, vous vous rendez compte? Lui qui ne buvait même pas une goutte d'alcool! Vous m'entendez, Docteur? Il est mort, et ils veulent le faire passer pour un voyou...» «LE MÉDECIN EXPERT GÉNÉRAL EN ÉCHEC : le Dr Kay Scarpetta avoue ignorer les causes de la mort. » Causes non déterminées. La même conversation s'était répétée huit fois. Une fois pour chacune des jeunes victimes. C'était terrifiant. Je n'avais jamais été confrontée à pareille énigme. Tout pathologiste bute sur des cas qu'il est incapable d'élucider, mais je n'avais jamais eu autant de «causes non déterminées» que ces huit cadavres dont les morts comportaient de nombreux points communs. Je fis coulisser le toit ouvrant, et la douceur du temps me remonta un peu le moral. Il faisait à peine plus de 25°, les feuilles ne tarderaient pas à jaunir. C'est seulement au printemps et en automne que Miami ne me manque pas. L'été de Virginie est aussi chaud qu'en Floride, mais Richmond n'est pas rafraîchi par la brise marine. L'humidité estivale est étouffante et, n'aimant pas le froid, je ne suis pas mieux lotie en hiver. Mais le printemps et l'automne sont proprement euphorisants. Les longues goulées d'air que j'avalai m'enivrèrent aussitôt. L'aire de repos de New Kent County était située exactement à 46 kilomètres de chez moi. Avec ses tables de pique-nique, ses grils, ses poubelles cerclées de bois, ses toilettes en brique, ses distributeurs de boissons et ses arbustes récemment plantés, elle ressemblait à n'importe quelle autre aire d'autoroute de Virginie. Mais au lieu des habituels touristes ou camionneurs, l'endroit grouillait de véhicules de police. J'arrêtai la voiture devant le petit bâtiment des toilettes pour dames. Un policier en uniforme gris-bleu, le visage sombre et luisant de sueur, s'approcha de moi. - Désolé, madame, dit-il en se penchant vers ma vitre ouverte. Cette aire est fermée aujourd'hui. Je dois vous demander de partir. - Dr Kay Scarpetta, dis-je en coupant le contact. C'est la police qui m'a demandé de venir. - Pour quelle raison, madame ? - Je suis le médecin expert général, rétorquai-je. Il m'examina d'un regard sceptique. Je ne devais pas lui paraître très «officielle». Vêtue d'une jupe en jean délavé, d'une chemise rose et de chaussures de sport en cuir noir, j'étais dépourvue du moindre élément témoignant de ma position, privée même de ma voiture de fonction, qui attendait des pneus neufs dans le garage de l'administration. À première vue, je n'étais qu'une yuppie sur le retour en train de faire ses courses dans sa Mercedes anthracite, une blonde cendrée en route pour le centre commercial. - Puis-je voir vos papiers ? Je fouillai dans mon sac, en sortis un mince portefeuille noir, l'ouvris et lui présentai ma plaque en cuivre de médecin expert, à laquelle je joignis mon permis de conduire. Pendant un long moment, le policier examina les documents d'un air embarrassé. - Laissez votre voiture ici, Dr Scarpetta, dit-il enfin. Les gens que vous cherchez sont là-bas. (Il pointa le doigt vers le parking réservé aux poids lourds et aux cars.) Bonne chance, ajouta-t-il stupidement en s'éloignant. Je suivis un mur de brique, tournai au coin du bâtiment et découvris, à l'ombre des arbres, plusieurs autres voitures de police, une dépanneuse avec ses gyrophares en action, et une bonne douzaine d'hommes en civil et en uniforme. Je ne reconnus la Jeep Cherokee que lorsque je fus presque dessus. À l'écart de la rampe de sortie, abandonnée dans un creux de terrain garni de végétation, elle était presque invisible de la chaussée. C'était une deux-portes à la carrosserie couverte de poussière. Lorsque je jetai un coup d'oeil par la vitre côté conducteur, je constatai que l'intérieur de cuir beige était très propre et que les bagages, soigneusement rangés sur la banquette arrière, comprenaient une planche de ski nautique, une corde de traction en nylon jaune et une glacière en plastique rouge et blanc. Les clés pendaient encore sur le contact. Les vitres étaient en partie descendues. Barrant l'herbe de la pente qui descendait de la rampe de sortie, on distinguait la double trace des pneus. La calandre chromée avait été stoppée par un petit bosquet de pins. Marino était en conversation avec un homme mince et blond que je ne connaissais pas, et qu'il me présenta comme étant Jay Morrell, de la police de l'État. Le policier paraissait diriger les opérations. - Kay Scarpetta, me présentai-je en constatant que Marino ne m'accueillait que par un vague «Doc». Morrell tourna ses Ray Ban vert foncé vers moi et hocha la tête. Dépourvu d'uniforme, arborant une moustache guère plus fournie qu'un duvet d'adolescent, il parlait avec cette assurance fanfaronne que j'avais souvent remarquée chez les enquêteurs débutants. - Voilà ce que nous savons pour l'instant, dit-il en jetant des coups d'œil nerveux autour de lui. La Cherokee appartient à Deborah Harvey. Elle et son ami, euh... Fred Cheney, ont quitté la résidence des Harvey hier soir vers 20 heures. Ils voulaient se rendre à Spindrift, où la famille Harvey possède un bungalow sur la plage. - La famille de Deborah Harvey était-elle présente quand le couple est parti de Richmond? demandai-je. - Non, madame. (Il tourna brièvement ses lunettes vers moi.) Les autres membres de la famille étaient partis dans la journée. Ils étaient déjà à Spindrift. Deborah et Fred ont pris leur propre voiture parce qu'ils devaient revenir à Richmond lundi pour reprendre leurs cours. Ils sont tous les deux élèves au collège Carolina. Marino sortit son paquet de cigarettes. - Juste avant de quitter la maison des Harvey hier soir, dit-il, ils ont téléphoné à Spindrift. Ils ont dit à un des frères de Deborah qu'ils étaient sur le départ et qu'ils comptaient arriver entre minuit et 1 heure. À 4 heures du matin, ne les voyant pas arriver, Pat Harvey a appelé la police. - Pat Harvey? répétai-je d'un ton incrédule. - Ouais, Pat Harvey en personne, me répondit Morrell. Elle ne devrait pas tarder à arriver. Un hélico est allé la chercher il y a... (Il consulta sa montre.) ... il y a à peu près une demi-heure. Le père, hum... Bob Harvey, est quelque part sur la route. Il était à Charlotte pour affaires et devait rejoindre la famille à Spindrift demain. On n'a pas pu le prévenir. Il ne sait pas encore ce qui est arrivé. Pat Harvey était la Directrice du Programme national de lutte contre la drogue, une fonction dont les médias ont pris l'habitude de baptiser le titulaire "Drug Czar", le «Tsar de la drogue*. Directement nommée par le président, ce qui lui avait valu récemment les honneurs de la couverture de Time, Mrs Harvey était l'une des femmes les plus puissantes et les plus admirées des États-Unis. - Et Benton? demandai-je à Marino. Est-ce qu'il a réalisé que Deborah est la fille de Pat Harvey? - En tout cas, il n'a rien dit quand il m'a appelé. Il venait juste d'atterrir à Newport News. Dans un avion du Bureau. Il était pressé de louer une voiture. On n'a pas parlé longtemps. Voilà qui répondait à ma question. Benton Wesley n'aurait pas sauté dans un avion du FBI s'il avait ignoré qui était Deborah Harvey. Je me demandai toutefois pourquoi il n'en avait rien dit à Marino, son partenaire au sein du VICAP, dont je tentai de déchiffrer le large visage impassible. Le lieutenant faisait jouer ses maxillaires, le haut de son crâne était écarlate et perlé de sueur. - Pour le moment, reprit Morrell, j'ai disposé des hommes à l'entrée de la bretelle pour empêcher les voitures de l'emprunter. On a vérifié dans les toilettes et aux abords immédiats pour s'assurer que les mômes ne sont pas par ici. Dès que les gars de la Peninsula Search and Rescue seront là, on s'enfoncera dans les sous-bois. À quelques mètres au-delà du capot de la Cherokee, le paysage propret de l'aire de repos cédait la place à une épaisse végétation d'arbres et de buissons dont les feuilles scintillaient au soleil, et que scrutait un faucon tournoyant dans le ciel. Les centres commerciaux et les lotissements grignotaient peu à peu le paysage le long de 11-64, mais entre Richmond et Tidewater, il était resté relativement vierge. Cette nature sauvage, que j'aurais auparavant trouvée apaisante, m'emplissait à présent d'une sourde appréhension. - Merde, lâcha Marino tandis que nous laissions Morrell pour aller inspecter les alentours. Désolée pour votre partie de pêche, dis-je. - Bah, on a l'habitude, pas vrai? Ça fait des mois que je préparais cette sortie, et voilà qu'elle est foutue. C'est toujours la même histoire. - J'ai remarqué que quand on quitte l'autoroute, repris-je sans relever son irritation, la rampe se divise tout de suite en deux, l'une conduisant ici à l'arrière du pavillon de l'aire, l'autre passant devant. Ce qui veut dire que comme ces deux voies sont à sens unique, on ne peut pas changer d'idée et revenir devant le pavillon une fois qu'on est passé derrière, à moins de rouler à contresens sur une assez longue distance, ce qui aurait été risqué hier soir, vu qu'il devait y avoir pas mal de circulation en raison du week-end du «Labor Day». - Exact. Et il faut pas être expert en balistique pour piger que le type qui a fait rouler la Cherokee là en bas a bien choisi son endroit. C'est parce qu'il y avait trop de monde devant le pavillon. Le type prend la rampe réservée aux poids lourds, qui devait être à peu près déserte, il pousse la Cherokee dans la pente et s'éclipse. - Il ne voulait sans doute pas qu'on retrouve la voiture tout de suite, ce qui explique pourquoi il l'a poussée loin de la chaussée, hasardai-je. Marino jeta un regard vers la forêt. - J'me fais trop vieux pour ce boulot, marmonna-t-il. Et il ne restera que poussière.. Chaque fois que Marino arrivait sur les lieux d'un crime, il ronchonnait et se comportait comme s'il avait préféré se trouver ailleurs. Pour travailler depuis longtemps avec lui, j'étais habituée à cette attitude, mais cette fois, il me sembla qu'il ne jouait pas tout à fait la comédie. Sa frustration semblait alimentée par quelque chose de plus profond que son dépit devant sa partie de pêche gâchée. Je me demandai s'il n'avait pas eu une scène avec sa femme. - Tiens, tiens, grommela-t-il en regardant du côté du pavillon en brique. Zorro est arrivé. Me retournant, j'aperçus la silhouette familière de Benton Wesley qui émergeait du bâtiment des toilettes. Il nous dit à peine bonjour en nous rejoignant, ses cheveux argentés mouillés aux tempes, les revers de son costume bleu éclaboussés de gouttes comme s'il venait de s'asperger le visage. Le regard fixé sur la Cherokee, il sortit une paire de lunettes noires de sa poche de poitrine et les chaussa. - Mrs Harvey est arrivée? s'enquit-il. - Non, répondit Marino. - Et la presse? - Personne, fit Marino. - Parfait. Le pli qui serrait ses lèvres conférait aux traits bien dessinés de Wesley un air plus dur et encore plus inaccessible que d'habitude. C'est cette expression impénétrable qui m'empêchait de le trouver tout à fait séduisant. Il était en effet impossible de déchiffrer les pensées et les émotions de Benton Wesley, qui avait acquis une telle maîtrise dans l'art de dissimuler sa personnalité que j'en arrivais parfois à me demander si je le connaissais vraiment. - La plus grande discrétion est souhaitée pour l'instant, poursuivit-il. Dès que la nouvelle sera rendue publique, ça va faire un foin du tonnerre. - Benton, que savez-vous sur les deux jeunes ? demandai-je. - Peu de chose. Après avoir signalé leur disparition ce matin, Mrs Harvey a appelé le Directeur chez lui. C'est lui qui m'a ensuite prévenu. Deborah et Fred Harvey se sont rencontrés pendant leur première année au collège, et ils sortent ensemble depuis. D'après ce qu'on sait, tous les deux sont des gosses tranquilles et sans histoires. Rien qui permette de penser qu'ils ont pu se trouver embringués dans une histoire louche - en tout cas, d'après Mrs Harvey. Il m'a toutefois semblé qu'elle n'était pas entièrement convaincue par cette relation. Elle trouve que Cheney et sa fille passent trop de temps seuls ensemble. - Alors, c'est peut-être pour ça qu'ils voulaient aller sur la côte dans leur propre voiture, suggérai-je. - Oui, acquiesça Wesley. C'est sans doute la véritable raison. D'après le Directeur, Mrs Harvey n'était pas enchantée que Deborah vienne à Spindrift avec son ami. Elle aurait préféré rester en famille. Mrs Harvey reste à Washington toute la semaine, et elle n'a pas beaucoup vu sa fille et ses deux fils au cours de l'été. À vrai dire, je crois que Deborah et sa mère ne sont pas dans les meilleurs termes depuis quelque temps, et il est possible qu'elles se soient disputées hier matin, juste avant le départ de la famille pour la Caroline du Nord. - Et si les gosses avaient tout simplement décidé de fuguer ? proposa Marino. Ils ne sont pas bêtes, ils lisent les journaux, regardent la télé, ils ont peut-être vu l'émission sur les meurtres de couples la semaine dernière. Ils sont certainement au courant de ce qui se passe par ici. Qui sait si ça ne leur a pas donné une idée? Excellent moyen de prendre la poudre d'escampette en embêtant les parents. - C'est un des scénarios que nous étudions, répliqua Wesley. Raison de plus pour tenir les journalistes dans l'ignorance le plus longtemps possible. Morrell nous rejoignit alors que nous retournions près de la Cherokee. Une camionnette bleu clair venait de se ranger le long du trottoir. Un homme et une femme vêtus de bottes et de salopettes sombres en descendirent. Ils ouvrirent les portes arrière du véhicule et firent sortir de leur caisse à claire-voie deux limiers haletants qui agitaient frénétiquement la queue. L'homme et la femme agrafèrent de longues laisses aux anneaux des harnais de cuir enserrant le poitrail des animaux. - Sally, Neptune, au pied! Je ne savais pas à qui correspondaient ces noms. Les chiens avaient tous deux le poil marron clair, la gueule plissée et les oreilles pendantes. Morrell sourit et tendit la main. - Comment ça va, toutou? Sally, à moins que ce ne fût Neptune, le récompensa d'un coup de langue et frotta son museau contre sa jambe. Jeff et Gail, les maîtres-chiens, venaient de Yorktown. Gail était aussi grande et paraissait aussi forte que son partenaire. Elle me fit penser à une fermière, le visage tanné par le soleil et le labeur, avec l'attitude flegmatique de ceux qui côtoient la nature et en acceptent indifféremment présents et violences. Gail était capitaine de l'équipe de recherches et secours, et je compris, à la façon dont elle examinait la Cherokee, qu'elle s'assurait que l'on n'avait pas brouillé les odeurs qu'elle allait faire renifler aux chiens. - On n'a touché à rien, annonça Marino en grattant un des animaux derrière l'oreille. On n'a même pas ouvert les portières. - Savez-vous si quelqu'un est monté dedans? demanda Gail. Peut-être la personne qui l'a découverte? - Le numéro d'immatriculation, commença Morrell, a été diffusé sur les téléscripteurs tôt ce matin. On a envoyé des BOLO partout et... - Qu'est-ce que c'est que ça, des BOLO? l'interrompit Wesley. - Be On the Lookout1. Wesley garda un visage de marbre pendant que Morrell poursuivait d'un ton monotone. - Comme les patrouilleurs ne pointent pas au poste, ils ne sont pas toujours au courant des messages qui tombent sur les téléscripteurs. Ils prennent leur voiture et partent en tournée. Les répartiteurs ont diffusé des BOLO dès qu'on a signalé la disparition du couple, et vers 1 heure de l'aprèsmidi, un routier a repéré la Cherokee et nous a avertis. Le policier qui s'est rendu sur les lieux a dit qu'à part pour s'assurer qu'il n'y avait personne à l'intérieur, il ne s'était même pas approché de la voiture. 1. Littéralement : « Soyez aux aguets ». Autrement dit : «Avis de recherche ». J'espérais que c'était vrai. La plupart des policiers, même expérimentés, ne peuvent s'empêcher d'ouvrir la portière d'une voiture abandonnée et, au minimum, de fouiller la boîte à gants dans l'espoir d'y trouver l'identification du propriétaire. S'emparant des deux laisses, Jeff s'éloigna pour aller faire pisser les deux chiens. - Vous avez quelque chose à leur faire sentir? demanda Gail. - On a demandé à Pat Harvey de nous apporter un habit de Deborah, dit Wesley. Si Gail fut le moins du monde surprise ou impressionnée en apprenant qui elle allait rechercher, elle ne le montra pas et attendit que Wesley poursuive. - Elle doit arriver en hélicoptère, ajouta-t-il en consultant sa montre. Elle ne devrait pas tarder. - Bon, veillez à ce que l'hélico ne se pose pas trop près, fit Gail en se dirigeant vers la voiture. Inutile de tout remuer. Examinant l'habitacle par la vitre conducteur, elle étudia tout spécialement l'intérieur des portes et le tableau de bord. Ensuite, elle se redressa et observa un bon moment la poignée extérieure en plastique noir. - Le mieux, ça sera sans doute les sièges, décréta-t-elle. On en fera sentir un à Sally, l'autre à Neptune. Mais d'abord, il va falloir ouvrir sans rien déranger. Quelqu'un aurait un stylo ou un crayon? Wesley sortit son Mont-Blanc de sa poche de chemise et le lui tendit. - Il m'en faut un autre, dit Gail. Aussi incroyable que cela paraisse, ni Marino ni Morrell ni moi n'avions de stylo. J'aurais pourtant parié que j'en avais une ribambelle dans mon sac. Et il ne restera que poussière.. - Un canif, ça vous irait? fit Marino en plongeant la main dans une poche de son jean. - Ça sera parfait. Stylo dans une main, couteau suisse dans l'autre, Gail enfonça le poussoir d'ouverture et, en même temps, glissa son pied sous la portière et l'ouvrit. Pendant qu'elle opérait, on entendit, de plus en plus proche, le vrombissement des pales d'un hélicoptère. Quelques instants plus tard, un Bell Jet Ranger rouge et blanc tournoya au-dessus de nous, s'immobilisa, puis, comme une grosse libellule, descendit jusqu'au sol en soulevant un nuage de poussière. Le vacarme devint assourdissant, les arbres ployèrent et l'herbe se coucha sous le souffle puissant du rotor. Yeux fermés, tenant fermement les laisses, Gail et Jeff s'accroupirent près de leurs chiens. Marino, Wesley et moi nous étions réfugiés près du petit pavillon en brique, d'où nous observâmes la descente de l'appareil. Tandis que l'hélico pivotait lentement sur lui-même dans le vacarme des moteurs et du souffle d'air, j'aperçus un instant Pat Harvey qui se penchait pour voir la Jeep Cherokee de sa fille, avant que le reflet du soleil sur les vitres de la cabine ne la dérobe à ma vue. Elle descendit de l'hélicoptère et, tête baissée, s'en éloigna à grandes enjambées, la jupe plaquée contre ses jambes tandis que Wesley, à bonne distance de l'appareil, la cravate flottant sur son épaule comme une écharpe d'aviateur, attendait que les pales ralentissent. Avant de devenir la responsable nationale du programme anti-drogue, Pat Harvey avait exercé au barreau de Richmond, d'abord comme avocate du Commonwealth de Virginie, puis comme avocate fédérale. Les grosses affaires de trafic de drogue qu'elle avait traitées devant les instances fédérales comportaient parfois des victimes que j'avais autopsiées. Mais je n'avais jamais eu à déposer en sa présence. Seuls mes rapports avaient été cités à l'audience. Mrs Harvey et moi ne nous étions jamais rencontrées. À la télévision et sur les photos que publiaient les journaux, elle avait toujours une allure très professionnelle. En chair et en os, elle était à la fois féminine et très séduisante, mince, les traits finement dessinés, avec de courts cheveux auburn sur lesquels le soleil posait quelques touches de roux et d'or. Wesley procéda aux présentations, et Mrs Harvey serra nos mains avec la politesse et l'assurance d'un politicien accompli. Mais elle ne souriait pas et fuyait nos regards. - Je vous ai apporté un sweat-shirt, dit-elle à Gail en lui tendant un sac en papier. Je l'ai trouvé dans la chambre de Debbie. Je ne sais pas quand elle l'a porté pour la dernière fois, mais en tout cas, il n'a pas été lavé récemment. - Quand votre fille est-elle allée pour la dernière fois dans votre maison de la côte? s'enquit Gail. - Début juillet. Elle est allée y passer un week-end avec des amis. - Et vous êtes sûre que c'est elle qui portait ce sweat-shirt ? demanda Gail comme si elle parlait de la pluie et du beau temps. Un de ses amis aurait pu le lui emprunter. La question décontenança un instant Mrs Harvey. - Je ne peux pas en être sûre, en effet, admit-elle. Je pense que c'est Debbie qui l'a mis, mais je ne pourrais pas le jurer. Je n'étais pas là. Son regard se porta au-delà de nous et, par la portière ouverte, elle observa l'intérieur de la Cherokee, s'arrêtant un instant sur les clés toujours insérées dans le contact, un «D» en argent accroché à l'anneau du trousseau. Pendant un long moment, personne ne parla, et je sentis que Pat Harvey devait faire appel à toute sa raison pour ne pas se laisser submerger par l’émotion et la panique. Elle se tourna enfin vers nous. - Debbie avait sûrement un sac avec elle. En nylon, rouge vif un de ces petits sacs de sport avec une fermeture en Valero. L'avez-vous retrouvé? - Non, madame, répondit Morrell. Pas pour l'instant, en tout cas, mais nous n'avons pas encore fouillé la voiture. Nous attendions les chiens. - Il devait être sur un des sièges avant, peut-être par terre, poursuivit-elle. Morrell secoua la tête. - Mrs Harvey, intervint Wesley, savez-vous si votre fille avait beaucoup d'argent sur elle ? - Je lui ai donné cinquante dollars pour la nourriture et l'essence. Je ne sais pas ce qu'elle avait d'autre en liquide, mais elle avait ses cartes de crédit et son carnet de chèques. - Savez-vous combien elle avait sur son compte ? demanda Wesley. - Son père lui a remis un chèque la semaine dernière, pour ses livres scolaires et ses dépenses courantes. Je suppose qu'elle doit avoir au moins mille dollars en banque. - Peut-être devriez-vous vérifier, suggéra Wesley. Vous assurer que cet argent n'a pas été retiré. - Je m'en occuperai dès que je serai rentrée. Je perçus l'espoir qui renaissait en elle. Sa fille avait de l'argent liquide, des cartes de crédit et un compte approvisionné. Son sac n'étant apparemment plus dans la Cherokee, elle l'avait sans doute avec elle. Ce qui voulait dire qu'elle était saine et sauve, avec son ami. - Votre fille a déjà menacé de partir avec Fred ? lui demanda sans ménagement Marino. - Non. (Elle regarda à nouveau la voiture et ajouta, comme pour se raccrocher à cette possibilité :) Mais ça ne veut pas dire qu'elle ne l'a pas fait. - Comment elle était quand vous lui avez parlé pour la dernière fois? reprit Marino. - Nous nous sommes querellées hier matin avant que je ne parte à la plage avec mes fils, répliqua-t-elle d'un ton détaché. Elle m'en veut. - Elle sait que plusieurs couples ont disparu par ici ? reprit Marino. - Bien sûr. Nous en avons parlé souvent. Elle était au courant. .ouais - Nous ferions mieux de nous y mettre, dit Gail à Morrell - Bonne idée. - Ah, une dernière question, fit Gail à l'adresse de Mrs Harvey. Qui conduisait la Cherokee, à votre avis? - Fred, je suppose, dit-elle. Quand ils prennent la voiture, c'est en général Fred qui conduit. Gail hocha la tête. - Je vais encore avoir besoin du stylo et du canif, dit-elle. Wesley et Marino les lui donnèrent, elle contourna le véhicule et ouvrit la portière passager. Puis elle saisit la laisse d'un des chiens, qui se releva aussitôt et vint se fourrer dans ses jambes, reniflant partout, les muscles jouant sous son souple poil lustré, les oreilles pendantes comme lestées de plomb. - Allez, Neptune, on a besoin de ton museau magique. Nous regardâmes Gail diriger la gueule de l'animal sur le siège que Deborah avait probablement occupé la veille, mais soudain, l'animal couina comme s'il était tombé nez à nez avec un serpent à sonnettes et bondit en arrière, arrachant presque la laisse des mains de Gail. Le poil hérissé, il fourra sa queue entre ses jambes, et je sentis un frisson courir le long de ma colonne vertébrale. - Calme, Neptune. Calme! Poussant des gémissements, secoué de tremblements, Neptune s'accroupit et déféqua dans l'herbe. 2 Le lendemain, je m'éveillai épuisée, et attendis avec angoisse le journal dominical. La manchette était si grosse qu'on pouvait la lire à cent mètres : DISPARITION DE LA FILLE DU TSAR DE LA DROGUE ET DE SON AMI - LA POLICE CRAINT UN NOUVEAU DRAME Et il ne restera que poussière.. Les journalistes avaient réussi à se procurer non seulement une photo de Deborah Harvey, mais aussi un cliché montrant la Jeep Cherokee remorquée hors de l'aire de repos et une autre photo sur laquelle Bob et Pat Harvey marchaient main dans la main sur la plage déserte de Spindrift. Je lus l'article en buvant mon café et ne pus m'empêcher de songer à la famille de Fred Cheney. Lui n'avait pas la chance d'appartenir à une famille célèbre. Il n'était que «l'ami de Deborah». Et pourtant, lui aussi avait disparu, lui aussi avait une famille qui l'aimait. Fred était le fils unique d'un homme d'affaires du Southside dont la femme avait succombé l'année précédente à une rupture d'anévrisme au cerveau. L'article précisait que le père de Fred se trouvait en visite chez des parents à Sarasota lorsque la police avait fini par le joindre, tard dans la soirée de la veille. Si l'on ne pouvait écarter la possibilité que Fred ait «fugué» avec Deborah, poursuivait le journal, c'était toutefois une démarche peu conforme au caractère de Fred, décrit comme « poursuivant des études sérieuses au collège Carolina, dont il est par ailleurs membre de l'équipe de natation». Deborah, quant à elle, à côté de ses excellents résultats scolaires, était une gymnaste si accomplie qu'on la considérait comme un espoir olympique. Pesant une cinquantaine de kilos, elle avait des cheveux châtains tombant sur les épaules et les traits fins de sa mère. Fred était un garçon large d'épaules, élancé, avec des cheveux bruns bouclés et des yeux noisette. Les deux jeunes gens formaient un couple charmant et inséparable. « Quand vous en voyiez un, vous pouviez être sûr que l'autre n'était pas loin, déclarait un de leurs amis dans l'article. Fred a rencontré Debbie à l'époque où sa mère est morte. Je ne pense pas qu'il aurait surmonté le choc sans elle. » Comme de bien entendu, l'article reprenait en détail la façon dont les quatre autres couples avaient disparu avant d'être retrouvés assassinés. Mon nom était cité plusieurs fois. L'auteur de l'article me disait frustrée, perplexe et fuyant les interviews. Je me demandai si un seul lecteur songerait que je continuais à autopsier tous les jours des victimes d'homicides, de suicides et d'accidents. Je parlais aux familles, je déposais devant les tribunaux, prononçais des conférences devant des auditoires d'infirmiers ou de policiers. Avec ou sans meurtres de couples, la vie continuait. Je m'étais levée de table et buvais mon café devant la fenêtre de la cuisine lorsque le téléphone sonna. M'attendant à entendre ma mère, qui m'appelle souvent à cette heure-là le dimanche pour s'enquérir de ma santé et vérifier si je suis bien allée à la messe, je rapprochai une chaise tout en décrochant. - Dr Scarpetta? - Elle-même. Je reconnaissais la voix mais ne parvenais pas à mettre un nom dessus. - Pat Harvey à l'appareil. Pardonnez-moi de vous déranger. - Vous ne me dérangez pas du tout, répondis-je avec sincérité. Que puis-je faire pour vous? - Ils ont cherché toute la nuit. Ils ont mobilisé des renforts, fait venir d'autres chiens, des hélicoptères. (Son débit s'accéléra.) Rien. Aucune trace. Bob participe aux recherches ; Je suis revenue à la maison. (Elle eut un moment d'hésitation.) Je me demandais si vous ne pourriez pas venir me rejoindre ? À moins que vous n'ayez d'autres projets pour le déjeuner? Après un long silence, je finis par accepter, à contre-coeur, son invitation. Lorsque j'eus raccroché, je me le reprochai, car je savais très bien ce qu'elle attendait de moi. Pat Harvey m'interrogerait sur ce qui était arrivé aux autres couples. Si j'avais été à sa place, c'est ce que j'aurais fait. Je montai dans ma chambre et pris un long bain brûlant pendant que mon répondeur enregistrait des messages auxquels, sauf cas d'urgence, je n'avais aucune intention de répondre. Moins d'une heure après, vêtue d'un ensemble kaki, je repassai les messages. Il y en avait cinq, émanant tous de journalistes ayant appris que j'avais été appelée sur l'aire d'autoroute, ce qui à leurs yeux ne présageait rien de bon pour le couple disparu. Je tendis la main vers le téléphone pour rappeler Pat Harvey et annuler notre déjeuner, mais je ne pouvais oublier l'expression qu'elle avait eue en sortant de l'hélicoptère avec le sweatshirt de sa fille dans le sac en papier. Jamais je n'oubliais le visage des parents dans ces moments-là. Raccrochant le combiné, je fermai la maison et montai dans ma voiture. Les Harvey habitaient près de Windsor, au bord de la James, dans une magnifique demeure de style colonial dominant le fleuve. Le domaine, qui s'étendait sur au moins deux hectares, était clos d'un haut mur de briques portant de loin en loin un panneau «Propriété privée». À l'entrée d'une longue allée ombragée, je fus arrêtée par une solide grille en fer forgé qui s'ouvrit en coulissant avant que je puisse descendre ma vitre pour appuyer sur le bouton de l'interphone. La grille se referma derrière moi dès que je l'eus franchie, et peu après, je garai ma voiture à côté d'une Jaguar noire, devant une sorte de portique romain avec colonnes, maçonnerie de vieilles briques rouges et pourtours blancs. La porte de la maison s'ouvrit alors que je descendais de voiture. S'essuyant les mains à un torchon, Pat Harvey m'adressa un sourire crâne du haut des marches. Elle avait le visage pâle, le regard terne et las. - C'est si gentil de vous être déplacée, Dr Scarpetta, dit-elle en s'effaçant. Entrez, je vous prie. Le vestibule était aussi vaste qu'un salon, et je la suivis, à travers une salle de séjour, jusqu'à la cuisine. Le mobilier était du XVIIIe, les tapis d'Orient couvraient le moindre pouce de parquet, d'authentiques tableaux impressionnistes ornaient les murs et des bûches de hêtre étaient soigneusement empilées dans la cheminée. La cuisine était la seule pièce donnant l'impression qu'on l'utilisait. Il ne semblait y avoir personne d'autre à la maison que Pat Harvey. - Jason et Michael sont avec leur père, m'expliqua-t-elle. Ils sont revenus ici ce matin. - Quel âge ont-ils? m'enquis-je tandis qu'elle ouvrait la porte du four. - Jason a 16 ans et Michael 14. C'est Debbie l'aînée. (Elle chercha des yeux les gants de cuisine, éteignit le four et posa une quiche sur un des brûleurs. C'est d une main tremblante qu'elle sortit couteau et spatule d'un tiroir.) Que voulez-vous boire ? Vin, thé, café ? J'ai préparé un repas léger et une salade de fruits. Nous pourrions nous installer sur la terrasse, si cela vous convient. - Ce sera parfait, dis-je. Je prendrai du café. L'air absent, elle sortit du réfrigérateur un paquet d'Irish Crème et en versa un peu dans le filtre d'une cafetière électrique. Je l'observai sans mot dire. Elle était désespérée. Son mari et ses fils étaient absents. Sa fille avait disparu, la maison était silencieuse et déserte. Elle ne commença à me poser des questions que lorsque nous fûmes attablées sur la véranda, dont elle ouvrit en grand les baies coulissantes qui donnaient sur le fleuve scintillant à nos pieds. - La réaction de ces chiens, dit-elle en piquant une feuille de salade avec sa fourchette. Savez-vous ce qui s'est passé? Je le savais mais ne voulais pas le lui dire. - Le premier chien, en tout cas, a eu une réaction étonnante, n'est-ce pas? L'autre chien, Sally, n'avait en effet pas réagi comme Neptune. Après lui avoir fait renifler le siège conducteur, Gail avait agrafé la laisse à son harnais et lui avait ordonné de chercher. L'animal avait regagné l'aire proprement dite, d'où il avait entraîné Gail à travers le parking, droit sur l'autoroute, où il se serait fait emporter par une voiture si Gail ne l'avait pas retenu. Ils avaient alors gagné la bande plantée d'arbustes séparant les deux voies, puis traversé la chaussée opposée. Le limier avait perdu la trace dans le parking de l'aire symétrique à celle où avait été retrouvée la Jeep Cherokee de Deborah Harvey. - Dois-je en déduire, reprit Mrs Harvey, que la dernière personne à avoir conduit la Cherokee de Debbie a laissé la voiture sur l'aire où nous étions, puis a retraversé à pied l'autoroute ? Dans ce cas, il est probable que cette personne a rejoint Et il ne restera que poussière.. Une voiture garée sur l'aire opposée et est repartie vers l'est, non? - C'est une interprétation plausible, répliquai-je en mordillant un morceau de quiche. - Quelle autre explication voyez-vous, Dr Scarpetta? - Le chien a reniflé une odeur et suivi une trace. La trace de qui ou de quoi, je n'en sais rien. Il peut s'agir de celle de Deborah, comme de celle de Fred, comme de celle d'une tierce personne... - C'est vrai. Sa voiture est restée là-bas pendant des heures, m'interrompit Mrs Harvey en contemplant le fleuve. N'importe qui aurait pu y chercher de l'argent ou des objets de valeur. Ce pourrait être un auto-stoppeur, quelqu'un qui passait par la à pied... Il a pu fouiller la voiture, traverser ensuite l'autoroute. J'omis de lui rappeler que la police avait découvert le portefeuille de Fred Cheney dans la boîte à gants, avec plusieurs cartes de crédit et 35 dollars en liquide. Par ailleurs, les bagages des jeunes gens ne semblaient pas avoir été fouillés. D'après les premières constatations, rien ne manquait dans la voiture. Sauf ses occupants et le sac à main de Deborah. - La façon dont le premier chien a réagi, reprit-elle d'un ton anodin. Je suppose que c'est inhabituel. Il a été effrayé par quelque chose. Troublé, au moins. Une odeur différente, qui n'avait rien à voir avec celle qu'a reniflée l'autre animal. Le siège où était sans doute assise Deborah... Sa voix mourut alors que nos deux regards se croisaient. - Oui, il semble que les chiens aient senti deux odeurs bien différentes. - Dr Scarpetta, je vous demanderai d'être aussi directe que possible avec moi. (Sa voix tremblait.) N'ayez pas peur de me faire du mal. Je vous en prie. Je sais que le chien n'a pas eu cette réaction sans raison. Je suppose que votre travail vous a déjà mise en contact avec ce genre de recherches, où l'on utilise des chiens. En avez-vous déjà vu un réagir de cette façon? - Oui, j'avais déjà vu ça. Deux fois. La première, quand un limier avait reniflé le coffre d'une voiture qui, comme il fut prouvé par la suite, avait servi à transporter un homme assassiné dont le cadavre avait été découvert dans une benne à ordures. L'autre fois, ce fut lorsque la trace suivie par l'animal nous avait conduits à l'écart d'un sentier de randonnée, où une femme avait été violée, puis tuée par balles. Je ne tenais pas à relater ces deux exemples. - Les limiers réagissent parfois de façon excessive aux odeurs phérormonales, me contentai-je de dire. Je vous demande pardon ? fit-elle en fronçant les sourcils. - Je veux parler des sécrétions. Les animaux, les insectes sécrètent des produits chimiques. Pour déclencher le désir sexuel, par exemple. Vous n'ignorez pas que les chiens marquent leur territoire, n'est-ce pas ? Ou qu'ils attaquent lorsqu'ils décèlent la peur chez un homme ou un animal? Elle se contenta de me fixer en silence. - Lorsque quelqu'un se trouve dans une situation d'excitation sexuelle, de stress ou d'angoisse, poursuivis-je, son corps subit différentes modifications hormonales. Il est à peu près prouvé que les animaux doués d'un flair subtil, tels que les limiers, sont capables de détecter les phérormones, c'est-à-dire les produits chimiques que certaines glandes de notre corps sécrètent... - Debbie, m'interrompit-elle, s'est plainte de crampes juste avant que je parte sur la côte avec Jason et Michael. C'étaient ses règles qui commençaient. Cela pourrait-il expliquer...? Si c'est elle qui était assise côté passager, c'est peut-être ça que le chien a senti, non? Je ne répondis pas. Son hypothèse n'expliquait pas la violence de la réaction de Neptune. - Ça ne suffit pas, reprit-elle. (Pat Harvey détourna le regard et entortilla ses doigts dans sa serviette.) Ça ne suffit pas à expliquer que le chien ait gémi comme il l'a fait, avec le poil tout hérissé. Oh, Seigneur. C'est comme pour les autres couples, n'est-ce pas? - Rien ne me permet de l'affirmer pour l'instant. - Mais vous y pensez. La police y pense. Si ça n'était pas venu aussitôt à l'esprit de tout le monde, on ne vous aurait pas fait venir hier. Je veux savoir ce qui leur est arrivé. Aux autres couples, je veux dire. Je ne dis rien. - D'après ce que j'ai lu dans les journaux, insista-t-elle, la police vous a appelée à chaque fois sur les lieux. - Exact. Elle plongea la main dans une poche de son blazer et en sortit une feuille de papier qu'elle déplia et lissa sur la table. - Bruce Phillips et Judy Roberts, me rappela-t-elle comme s'il en était besoin. Un couple de lycéens disparus il y a deux ans et demi, le 1er juin. Partis de chez un ami, à Gloucester, ils n'ont jamais regagné leurs domiciles respectifs. Le lendemain matin, la Camaro de Bruce a été retrouvée abandonnée sur l'US 17, la clé sur le contact, les portières ouvertes et les vitres baissées. Deux mois et demi plus tard, on vous a fait venir dans un bois, à deux kilomètres à l'est du York River State Park, où des chasseurs venaient de découvrir deux corps dont il ne restait pratiquement que les os, allongés face contre terre, à environ 6 kilomètres de l'endroit où on avait retrouvé la voiture de Bruce dix semaines auparavant. C'est à cette époque que la police locale avait fait appel au VICAP. Mais ce que Marino, Wesley et le détective de Gloucester ignoraient alors, c'est qu'un deuxième couple avait été porté disparu au mois de juillet, soit un peu plus d'un mois après la disparition de Bruce et Judy. - Ensuite, il y a eu Jim Freeman et Bonnie Smyth. (Mrs Harvey leva les yeux vers moi.) Disparus le dernier samedi de juillet, après une soirée au domicile des Freeman, à Providence Forge. En fin de soirée, Jim a voulu raccompagner Bonnie chez elle, et le lendemain, un policier de Charles City découvrait la Blazer de Jim abandonnée à une quinzaine de kilomètres de chez les Freeman. Quatre mois plus tard, le 12 novembre, des chasseurs découvraient leurs cadavres près de West Point... Pat Harvey ignorait que malgré mes demandes répétées, je n'avais pas obtenu de copies des éléments confidentiels des rapports de police, ni des clichés pris sur place, ni des listes de scellés. J'attribuais ce manque apparent de coopération au fait que l'enquête avait été menée par différentes juridictions. Mrs Harvey poursuivit son impitoyable résumé. En mars de l'année suivante, nouvelle disparition. Ben Anderson part en voiture d'Arlington pour rejoindre sa fiancée, Carolyn Bennett, qui l'attend chez ses parents, à Stingray Point, dans la baie de Chesapeake. Ils quittent la maison des Bennett peu avant 7 heures pour retourner à l'Old Dominion University de Norfolk où ils sont étudiants. Le lendemain soir, un policier contacte les parents de Ben et leur annonce que le pick-up de leur fils a été retrouvé abandonné au bord de Pl-64, à environ 8 kilomètres à l'est de Buckroe Beach. Les clés sont sur le contact, les portières non verrouillées, le portefeuille de Carolyn gît sous le siège passager. Leurs corps, presque des squelettes, sont retrouvés dans une forêt, six mois plus tard, par des chasseurs de daim, à 5 kilomètres au sud de la Route 199 dans York County. Cette fois-là, je n'avais même pas reçu d'exemplaire du rapport de police. C'est par les journaux que j'avais appris, au mois de février dernier, que Susan Wilcox et Mike Martin avaient à leur tour disparu. Ils se rendaient chez Mike, à Virginia Beach, pour y passer quelques jours de congés lorsque, comme les autres couples, ils s'étaient volatilisés. La fourgonnette bleue de Mike avait été retrouvée, vide, le long de Colonial Parkway, près de Williamsburg, le mouchoir blanc noué sur l'antenne pour signaler une panne mécanique n'étant, comme le découvrirent les policiers, qu'une mise en scène. Le 15 mai, un père et son fils partis chasser le dindon sauvage découvrirent les deux corps décomposés dans un bois situé entre la Route 60 et 11-64, dans James City County. Je me souvenais avoir, une fois de plus, envoyé les ossements à l'anthropologue du Smithsonian Institute pour qu'il les examine. Huit jeunes gens avaient ainsi péri, et malgré les innombrables heures que j'avais passées à étudier leurs restes, j'étais toujours incapable de dire comment et pourquoi ils étaient morts. «S'il y a une prochaine fois - Dieu nous en préserve -, n'attendez pas que l'on ait découvert les corps, avais-je dit à Marino. Prévenez-moi dès qu'on retrouve la voiture. - Ouais. Feriez mieux d'autopsier les bagnoles, vu que les cadavres nous disent rien», avait-il rétorqué en croyant être drôle. - Dans tous les cas, poursuivait Mrs Harvey, les portières sont déverrouillées, les clés sur le contact, il n'y a aucune trace de lutte et pas de vol apparent. Le modus operandi est toujours le même. Elle replia ses notes et les remit dans sa poche. - Vous êtes bien informée, me contentai-je de dire. Je m'abstins de lui poser la question, mais je supposai qu'elle avait demandé à ses collaborateurs de se documenter sur ces affaires. - Ce que je veux dire, c'est que vous suivez l'enquête depuis le début, dit-elle. Vous avez examiné tous les cadavres. Et pourtant, d'après ce que je comprends, vous ignorez encore comment sont morts ces jeunes. - C'est exact. J'ignore la cause de leur mort. - Vous l'ignorez ou vous ne voulez pas le dire, Dr Scarpetta ? La carrière de procureur fédéral de Pat Harvey lui avait valu le respect, sinon la crainte, de tous. Elle savait se montrer directe et même agressive, et j'eus la brusque impression que sa charmante terrasse venait de se transformer en salle de tribunal. - Si je connaissais la cause de leur mort, je n'aurais pas clos leur dossier sur un avis de «cause indéterminée», répondis-je avec calme. - Mais vous pensez qu'ils ont été assassinés? - Je pense que des personnes jeunes et en bonne santé n'abandonnent pas leur voiture pour aller mourir de mort naturelle dans un bois, Mrs Harvey. - Et les différentes hypothèses avancées ? Que pouvez-vous m'en dire ? Je suppose que vous les connaissez. Je les connaissais. Quatre juridictions et au moins autant de détectives travaillaient sur ces meurtres, chacun avançant diverses suppositions. Selon l'une d'elles, par exemple, les jeunes gens prenaient parfois de la drogue, et ils avaient rencontré un dealer qui leur avait fourgué un nouveau produit indétectable par les examens toxicologiques traditionnels. Ou alors, on invoquait quelque phénomène occulte. Ou bien encore les couples faisaient partie d'une société secrète, et leurs morts étaient en réalité des suicides rituels. - Je ne crois pas beaucoup aux théories que j'ai entendues, fis-je. - Pourquoi? - Mes constatations les infirment. - Que confirment-elles, alors? demanda-t-elle. Et puis de quelles constatations parlez-vous ? D'après tout ce que j'ai lu et entendu, vous n'avez fait aucune foutue constatation. Le ciel s'était voilé et, juste sous le soleil, telle une aiguille argentée, un avion tirait son fil blanc. Je regardai, sans rien dire, la traînée s'élargir et disparaître au fur et à mesure. Si Deborah et Fred avaient subi le même sort que les autres, nous n'étions pas près de découvrir leurs corps. - Ma Debbie n'a jamais pris de drogue, fit Mrs Harvey en refoulant ses larmes. Elle ne fait partie d'aucune secte ni d'aucun groupe bizarre. Elle a son caractère et, comme toute adolescente, ses périodes de déprime. Mais elle ne se serait jamais... Elle se tut et, l'air égaré, tenta de se ressaisir. - Concentrez-vous sur ce qui se passe ici et maintenant, lui conseillai-je d'une voix douce. Nous ne savons pas ce qui est arrivé à votre fille. Pas plus qu'à Fred. Nous ne le saurons peut-être pas avant longtemps. Que pourriez-vous me dire à propos de Deborah, et aussi de Fred, qui puisse nous être utile? - Un policier est passé ce matin, répondit-elle en prenant une profonde inspiration. Il est allé dans sa chambre, il a pris plusieurs vêtements, sa brosse à cheveux. Il a dit qu'ils feraient renifler les vêtements aux chiens, et qu'ils avaient besoin de la brosse pour comparer les cheveux de Debbie avec ceux qu'on pourrait trouver dans la Cherokee. Voudriez-vous la voir? Voulez-vous voir sa chambre? Curieuse, j'acquiesçai d'un hochement de tête. Je la suivis jusqu'au premier par un escalier en bois. La chambre de Deborah était située dans l'aile est de la maison, d'où elle pouvait voir le soleil se lever et les nuages d'orage se rassembler au-dessus de la James River. La pièce ne ressemblait pas à la plupart des chambres d'adolescentes. Le mobilier, Scandinave, était en teck et de formes sobres. Une couverture en piqué, aux pâles nuances vertes et bleues, recouvrait le lit double dont la descente était un tapis oriental rose et prune. Des encyclopédies et romans emplissaient une étagère et, au-dessus du bureau, sur deux autres rayonnages, étaient disposés des trophées et des dizaines de médailles aux rubans colorés, ainsi qu'une grande photo de Deborah sur une poutre d'équilibre, le dos arqué, les mains posées sur la barre comme deux oiseaux délicats. Comme sa chambre, son visage dégageait à la fois de la grâce et de la discipline. Inutile d'être sa mère pour comprendre que cette fille de 19 ans avait quelque chose d'exceptionnel. - C'est Debbie qui a tout choisi, m'informa Mrs Harvey tandis que je détaillais la pièce. Les meubles, le tapis, les couleurs. Comment imaginer qu'il y a quelques jours, elle était en train de préparer ses affaires pour aller au collège? (Elle regarda les quelques valises et la malle empilées dans un coin, puis s'éclaircit la gorge.) C'est quelqu'un de très organisé. Je suppose qu'elle tient ça de moi. (Elle eut un sourire nerveux avant d'ajouter :) Même si c'est ma seule qualité, on ne peut nier que j'ai le sens de l'organisation. Je songeai à la Jeep Cherokee de Deborah. Elle était impeccable, aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur. Les bagages y avaient été soigneusement rangés. - Elle prend un soin extrême de ses affaires, reprit Mrs Harvey en s'approchant de la fenêtre. Je me suis longtemps demandé si nous ne la gâtions pas trop. Garde-robe, voiture, argent. Bob et moi avons eu de nombreuses discussions à ce sujet. Le fait que je travaille à Washington ne facilite pas les choses, bien sûr. Mais lorsque j'ai appris ma nomination, l'année dernière, nous avons décidé d'un commun accord qu'il était inutile de déraciner toute la famille. Et puis Bob a son travail ici. C'était plus facile que je prenne un appartement et que je revienne ici le week-end quand je le pouvais. J'attends de voir ce qui se passera après les prochaines élections. Elle resta silencieuse un long moment. - Ce que j'essaie de vous dire, reprit-elle enfin, c'est que je n'ai jamais su dire non à Debbie. Il est difficile d'avoir un comportement rationnel quand vous voulez que vos enfants aient ce qu'il y a de mieux. Surtout quand vous vous souvenez des désirs que vous aviez à leur âge, de vos incertitudes sur la façon de vous habiller, sur votre apparence physique. Vous saviez bien que vos parents ne pouvaient pas s'offrir de dermatologue, de spécialiste orthodontique, de chirurgien esthétique. (Elle croisa les bras.) Nous avons toujours essayé de rester dans des limites raisonnables mais je me demande parfois si nous ne nous sommes pas trompé. Pour sa Cherokee, par exemple. J'étais opposée à ce qu'elle ait une voiture, mais à l'époque, je n'avais pas l'énergie pour la lui refuser. Elle a une fois de plus montré son sens pratique : elle a choisi une voiture capable de rouler par n'importe quel temps. - Vous parlez de chirurgie esthétique, intervins-je d'un ton hésitant. Faites-vous allusion à une opération qu'aurait subie votre fille? - Les poitrines volumineuses sont une gêne pour une gymnaste, Dr Scarpetta, fit-elle sans se retourner. À seize ans, Debbie avait une poitrine bien plus forte que les filles de son âge. C'était une source d'embarras pour elle, et en plus, ça la gênait dans ses activités sportives. Le problème a été résolu l'année dernière. Alors, cette photo doit être récente? La Deborah que je voyais sur le cliché était aussi parfaite qu'une statue, avec des fesses fermes et de petits seins. Et il ne restera que poussière.. - Elle a été prise au mois d'avril dernier, en Californie. Les praticiens comme moi se basent sur des particularités anatomiques - existence ou non d'une hystérectomie, état des canaux radiculaires, cicatrice d'intervention esthétique - pour identifier un cadavre. Je les trouvais dans les formulaires de signalement des personnes disparues. Ces détails, peu glorieux mais combien humains, représentaient les meilleurs indices sur lesquels je pouvais me baser, ayant appris par expérience que les bijoux et autres effets personnels ne constituaient pas des preuves fiables. - Ce que je viens de vous dire ne doit pas sortir des quatre murs de cette pièce, dit Mrs Harvey. Debbie est une personne très discrète. Comme nous tous, d'ailleurs. - Je comprends. - Même sa relation avec Fred était très discrète, poursuivit-elle. Trop, peut-être. Comme vous pouvez le constater, rien ici n'atteste l'existence de Fred, aucune photo, rien. Je suis sûre qu'ils se sont fait des cadeaux, donné des photos, échangé des livres, écrit des lettres. Mais Debbie a toujours été muette là-dessus. Par exemple, ce n'est que quelques jours après son anniversaire, en février, que j'ai remarqué qu'elle portait une bague en or au petit doigt de la main droite. Un anneau avec un motif floral. Elle n'en a jamais parlé et je ne lui ai posé aucune question, mais je suis sûre que c'était un cadeau de Fred. - Le considérez-vous comme un garçon stable? - Fred, dit-elle en se tournant vers moi, a une forte personnalité, un tempérament presque obsessionnel, mais pas instable. Je ne peux pas me plaindre de lui. C'est juste que cette relation me paraît trop sérieuse, trop... (Elle détourna le regard en cherchant le mot exact.) Trop absorbante. C'est comme une drogue. On dirait qu'ils sont accrochés l'un à l'autre. (Elle ferma les yeux, me tourna le dos et appuya le front contre la vitre.) Mon Dieu, jamais nous n'aurions dû lui acheter cette sacrée voiture. Je gardai le silence. - Fred n'a pas de voiture, reprit-elle. Elle aurait été obligée... Sa voix mourut. - Elle aurait été obligée d'aller sur la côte avec vous, dis-je. - Et tout ça ne serait pas arrivé ! Sur ce, elle quitta brusquement la pièce. Je compris qu'elle ne supportait pas de rester une seconde de plus dans la chambre de sa fille, et je la suivis au rez-de-chaussée, puis jusqu'à la porte. Au moment où je lui tendais la main, elle détourna la tête et les larmes inondèrent son visage. - Je suis tellement désolée. Combien de fois devrais-je encore prononcer cette phrase ? La porte se referma doucement pendant que je descendais les marches du seuil. Dans ma voiture, je priai le ciel, au cas où je devrais rencontrer une nouvelle fois Pat Harvey, pour que ce ne soit pas en tant que médecin expert général. 3 Une semaine passa avant que je n'aie des nouvelles directes de l'enquête Harvey-Cheney qui, d'après le peu que je savais, n'avançait pas. Le lundi suivant, alors que je travaillais à la morgue, du sang jusqu'aux coudes, je reçus un coup de téléphone de Benton Wesley. Il voulait nous parler d'urgence, à Marino et moi, et nous invitait à dîner. - M'est avis que Pat Harvey le rend nerveux, me dit Marino alors que nous roulions sous la pluie pour nous rendre chez Wesley. Pour moi, elle peut bien aller voir toutes les voyantes qu'elle veut, téléphoner à Billy Graham ou au père Noël, je n'y vois aucun inconvénient. Hilda Ozimek n'est pas une voyante, répliquai-je. - La moitié de ces trucs de diseuses de bonne aventure sont des clandés, en réalité. Je sais, fis-je d'un ton las. Et il ne restera que poussière.. Il ouvrit le cendrier. S'il trouvait la place d'y loger son mégot, il aurait droit à une citation dans le Guinness. - Vous connaissez donc Hilda Ozimek, reprit-il. - Je ne sais pas grand-chose d'elle, à part qu'elle vit en Caroline. - Exact. En Caroline du Sud. - Est-ce qu'elle est toujours chez les Harvey? - Plus maintenant, fit Marino qui, apercevant un rayon de soleil pointant derrière un nuage, éteignit les essuie-glaces. J'aimerais bien que ce fichu temps se décide une fois pour toutes. Elle est retournée chez elle hier. Elle a fait l'aller retour à Richmond dans un avion privé, vous imaginez ça? - Comment se fait-il que vous soyez au courant? demandai-je. Déjà étonnée que Pat Harvey fasse appel à un médium, j'étais stupéfaite qu'en plus, elle le fasse savoir. - Bonne question. Je vous répète juste ce que Benton m'a dit au téléphone. D'après lui, Hilda la Sorcière a vu quelque chose dans sa boule de cristal qui a causé un gros choc à Mrs Harvey. - Qu'a-t-elle vu? - J en sais foutre rien. Benton a pas donné de détails. Je cessai de poser des questions, car évoquer les manières renfermées de Benton Wesley me rendait amère. Autrefois, nous avions travaillé ensemble et nos relations étaient à la fois chaleureuses et empreintes de respect. À présent, je le trouvais distant, et je ne pouvais m'empêcher de penser que cette attitude avait un rapport avec Mark. Lorsque Mark m'avait quittée en prenant un poste dans le Colorado, il avait aussi rompu les liens avec Quantico, où il avait en charge l'enseignement du droit au sein de la Légal Training Unit de l'Académie nationale du FBI. Avec ce départ, Wesley avait perdu un collègue et un ami, et j'en étais probablement la cause à ses yeux. Les liens d'amitié entre hommes peuvent être plus forts que ceux du mariage, et deux flics peuvent se révéler plus loyaux l'un envers l'autre qu'un couple d'amoureux. Une demi-heure plus tard, Marino quitta l'autoroute et s'enfonça dans la campagne en empruntant un itinéraire compliqué que je renonçai vite à mémoriser. Les prés et les bois, les pâturages clos de barrières blanches, les granges et les fermes auraient pu figurer sur une carte postale typique de la Virginie. De longues allées partaient de la route, menant à de confortables maisons modernes entourées de vastes terrains, avec des voitures de marques européennes garées devant des doubles ou triples garages. Jusqu'alors, mes fréquentes rencontres avec Wesley s'étaient toujours déroulées dans mon bureau ou dans le sien. Il ne m'avait jamais invitée chez lui. - J'ignorais que les gens de Washington venaient habiter si près de Richmond, remarquai-je. - Quoi ? Vous vivez ici depuis quatre ou cinq ans et vous avez jamais entendu parler de l'invasion nordiste? - Quand on est originaire de Miami comme moi, la guerre de Sécession ne signifie pas grand-chose, vous savez. - Ça ne m'étonne pas, fit Marino. Pour moi, Miami n'est même plus une ville américaine. Merde, une ville où on doit voter pour savoir si l'anglais va rester langue officielle fait pas partie des États-Unis. Marino adorait me balancer des piques sur mon lieu de naissance. Il ralentit et tourna dans une allée de gravier. - Charmant cabanon, pas vrai? Je suppose que les Feds paient mieux que la municipalité. La maison, construite à l'ombre de vieux chênes et de magnolias, était en bardeaux de bois reposant sur des fondations de pierre, avec de grandes baies vitrées. Des rosiers bordaient la façade et les murs est et ouest. Je descendis de voiture et me mis en quête de détails susceptibles de me renseigner sur la vie privée de Benton Wesley. Un panier de basket était fixé au-dessus de la porte du garage, et près d'un tas de bois recouvert d'une bâche en plastique se trouvait une tondeuse à gazon autoportée rouge constellée d'herbe coupée. Au-delà, j'entrevoyais un vaste jardin, avec des parterres impeccablement tenus, des azalées et des arbres fruitiers. Quelques chaises étaient installées non loin d'un barbecue à gaz, et je m'imaginai Wesley et sa femme buvant et faisant frire des steaks par une belle soirée d'été. Marino sonna. C'est Connie, la femme de Wesley, qui vint nous ouvrir. - Ben est monté au premier, nous dit-elle en souriant. Il en a pour une minute. Elle nous guida jusqu'à un salon aux larges fenêtres, avec cheminée et meubles rustiques. C'était la première fois que j'entendais quelqu'un appeler Wesley « Ben ». C'était également la première fois que je rencontrais sa femme. La quarantaine à peine passée, c'était une brune séduisante avec des yeux noisette si clairs qu'ils en étaient presque jaunes, et des traits aussi nets que ceux de son mari. Sa gentillesse et sa réserve dénotaient chez elle tendresse et force de caractère. Le Benton Wesley taciturne que je connaissais était probablement très différent à la maison, et je me demandai jusqu'à quel point Connie connaissait les détails de sa profession. - Prendrez-vous une bière, Pete? demanda-t-elle. Marino se laissa tomber dans un fauteuil. - C'est moi qui conduis. Je vais m'en tenir au café. - Kay, que puis-je vous offrir? - Du café aussi, si ça ne vous dérange pas, répondis-je. - Je suis si heureuse de pouvoir enfin vous rencontrer, déclara-t-elle d'un ton sincère. Ben me parle de vous depuis des années. Il vous tient en haute estime. - Je vous remercie. Le compliment me surprit, mais ce qui suivit me causa un véritable choc. - La dernière fois que nous avons vu Mark, je lui ai fait promettre de venir dîner avec vous la prochaine fois qu'il viendrait à Quantico. - C'est très gentil à vous, articulai-je en me forçant à sourire. Il était évident que Wesley ne lui disait pas tout, et l'idée que Mark ait pu venir récemment en Virginie sans même m'appeler m'était presque insupportable. - Vous avez des nouvelles de lui? me demanda Marino lorsque Connie eut disparu dans la cuisine. - Denver est une belle ville, répondis-je évasivement. - C'est dingue, si vous voulez mon avis. Ils lui font faire la taupe, ensuite, ils l'exfiltrent et le gardent un moment sous le coude à Quantico. Ensuite, ils trouvent rien de mieux que de l'expédier dans l'Ouest pour un travail dont il a même pas le droit de parler. Je vous jure que même pour un pont d'or, je rentrerais pas au FBI. Je ne répondis pas. - Rien à foutre de votre vie privée, poursuivit-il. Vous savez ce qu'ils disent : «Si Hoover veut que tu sois marié et père de famille, il te fournit la femme et les gosses en même temps que ta plaque. » - Hoover ne dirige plus le FBI depuis longtemps, dis-je en regardant les arbres qui oscillaient dans le vent. Il allait sans doute pleuvoir de nouveau, et cette fois, ça ne serait pas une simple averse. - C'est vrai. N'empêche qu'une fois au FBI, vous n'avez plus de vie à vous. - Je ne sais pas si aucun d'entre nous en a une, Marino, fis-je. C'est bien la foutue vérité, grommela-t-il. Wesley nous rejoignit, comme à son habitude en costume et cravate, avec un pantalon gris et une chemise blanche immaculée mais légèrement froissée. Il nous demanda si nous étions servis. Il avait l'air fatigué et tendu. Connie s'est occupée de nous, dis-je. Il s'assit dans un fauteuil et jeta un coup d'œil à sa montre. - Nous avons à peu près une heure avant de passer à table, dit-il en joignant les mains sur ses cuisses. Toujours aucun signe de Morrell, commença Marino. - Parce qu'il n'y a aucun élément nouveau, dit Wesley. Pas le moindre indice. J'en attendais pas tant. Je disais juste que je n'avais pas de nouvelles de Morrell. Le visage de Marino était impénétrable, mais je perçus son amertume. Bien qu'il ne m'en ait pas encore parlé, il devait se sentir comme un quart-arrière confiné sur le banc de touche pendant toute la saison. Il avait toujours eu de bons rapports avec les enquêteurs des autres juridictions, et cette bonne entente constituait une des raisons des succès du VICAP en Virginie. Et puis les couples avaient commencé à disparaître et les enquêteurs s'étaient tus. Ils ne se disaient plus rien entre eux, ne disaient rien à Marino, ne me disaient rien à moi. - On a dû stopper les recherches, expliqua Wesley. Le chien a perdu la trace sur l'aire de repos en face de celle où a été retrouvée la voiture. Depuis, rien. Le seul élément nouveau est une facture que nous avons retrouvée dans la Cherokee. Deborah et Fred se sont arrêtés dans un Seven-Eleven peu après leur départ de la maison des Harvey à Richmond. Ils ont acheté un pack de Pepsi et quelques autres articles. - Ça a été vérifié? fit Marino avec humeur. - On a retrouvé la caissière. Elle se souvient d'eux. Elle dit qu'il devait être un peu plus de 21 heures. - Ils étaient seuls? s'enquit Marino. - Selon elle, oui. Ils ont fait leurs courses tous les deux. - Où se trouve ce Seven-Eleven? demandai-je. - À sept ou huit kilomètres à l'ouest de l'aire où a été retrouvée la voiture, répondit Wesley. - Vous dites qu'ils ont acheté d'autres articles, remarquai-je. Avez-vous des précisions? - J'allais y venir, fit Wesley. Deborah Harvey a acheté une boîte de Tampax. Elle a demandé si elle pouvait utiliser les toilettes, mais la caissière lui a dit que ça n'était pas autorisé, et lui a indiqué l'aire de repos de la 64, en direction de l'est. - Celle où le chien a perdu la piste, fit Marino en fronçant les sourcils d'un air dérouté. Et non celle où on a retrouvé la voiture. - Exact, fit Wesley. - Et ce Pepsi qu'ils ont acheté? demandai-je. L'a-t-on retrouvé ? - La police a retrouvé les six boîtes dans la glacière. Il se tut en voyant arriver sa femme avec son thé et nos cafés. Elle nous servit en silence, puis se retira avec discrétion. - Vous pensez qu'ils se sont arrêtés pour que Deborah puisse faire son affaire, dit Marino, et que c'est là qu'ils ont rencontré le salopard qui les a butés. - Nous ne savons pas ce qui leur est arrivé, nous rappela Wesley. Il nous faut étudier tous les scénarios possibles. - Comme? fit Marino en plissant le front. - L'enlèvement. - Un kidnapping? fit Marino d'un air incrédule. - N'oublions pas qui est la mère de Deborah. - Ouais, je sais. Madame le Tsar de la Drogue, casée là par le président pour faire plaisir aux féministes. - Pete, dit Wesley d'un ton calme. Je crois que ce serait une erreur de considérer qu'elle a obtenu son poste en raison de sa fortune ou pour attirer les bonnes grâces des féministes. Même si elle a moins de pouvoir que ne le laisse supposer un titre aussi ronflant, pour la bonne raison que ce poste n'a toujours pas de statut officiel au sein du Cabinet, Pat Harvey est responsable devant le président. Elle coordonne l'activité de toutes les agences fédérales dans la lutte contre la drogue. - Et n'oublions pas les positions qu'elle avait quand elle était procureur fédéral, renchéris-je. Elle soutenait le projet de la Maison Blanche visant à rendre les meurtres et tentatives de meurtres liés à la drogue passibles de mort. Elle l'a répété souvent. - Ouais, comme une centaine d'autres politiciens, railla Marino. Si elle était d'accord avec les libéraux qui veulent légaliser la came, là, je dis pas. Un illuminé de la Majorité morale aurait pu se mettre dans la tête que Dieu lui ordonnait d'enlever la fille de Pat Harvey. - Elle a été très agressive, poursuivit Wesley. Elle a réussi à faire condamner de gros bonnets, elle a contribué à faire passer d'importants décrets, elle a reçu des menaces de mort et il y a quelques années une bombe a même pulvérisé sa voiture... - Tu parles ! le coupa Marino. Une Jaguar sans personne dedans, garée devant un golf désert. Et ça l'a transformée en héroïne. - Ce que je veux dire, reprit Wesley d'un ton patient, c'est qu'elle s'est fait pas mal d'ennemis, surtout depuis qu'elle enquête sur certains organismes anti-drogue. - C'est vrai, j'ai lu quelque chose là-dessus, remarquai-je en m'efforçant de me remémorer les détails. - Ce qu'on a dit au public n'est qu'une toute petite partie de la vérité, dit Wesley. Elle s'en est prise dernièrement à l'ACTMAD. L'American Coalition of Tough Mothers Against Drugs1. 1. La Coalition américaine des mères inflexibles contre la drogue. - Vous plaisantez, dit Marino. C'est comme accuser l'UNICEF de corruption. Je m'abstins de préciser que j'envoyais moi-même chaque année de l'argent à l'ACTMAD, dont j'approuvais l'action avec enthousiasme. - Mrs Harvey, poursuivit Wesley, a rassemblé des preuves montrant que l'ACTMAD sert de couverture à un cartel de la drogue et à d'autres activités illégales en Amérique centrale. - Bon sang, fit Marino en secouant la tête. Je suis bien content de pas donner un rond ailleurs qu'aux œuvres de la police. - La disparition de Fred et Deborah nous frappe parce qu'elle nous rappelle celles des quatre autres couples, dit Wesley. Mais peut-être que c'est délibéré, que quelqu'un veut nous faire croire qu'il y a un rapport, alors qu'il n'y en a pas. À moins qu'il ne s'agisse du même tueur. Comment savoir? Une chose est sûre, quel que soit le cas de figure, nous devons agir avec prudence. - Si je comprends bien, vous attendez une demande de rançon ou quelque chose comme ça ? fit Marino. Vous pensez qu'un truand colombien va rendre Deborah à sa maman en échange d'un gros paquet de fric? - Je ne pense pas que c'est ce qui se passera, Pete, répliqua Wesley. C'est peut-être bien pire. Au début de l'année prochaine, Pat Harvey doit témoigner dans une audition spéciale du Congrès consacrée à ces organismes de charité dévoyés. Je ne vois pas ce qui pourrait lui arriver de pire que de voir disparaître sa fille. Je sentis mon estomac se serrer. Professionnellement, Pat Harvey ne paraissait guère vulnérable, son parcours s'étant jusqu'ici déroulé sans fautes. Mais elle était aussi une mère. Le bien-être de ses enfants comptait sans doute plus pour elle que sa propre vie. Sa famille était son tendon d'Achille. - Nous ne pouvons écarter l'hypothèse d'un enlèvement politique, dit Wesley en regardant par la fenêtre son jardin balayé par les rafales de vent. Wesley aussi avait une famille. Un parrain du milieu, un tueur, quelqu'un que Wesley aurait contribué à faire tomber pouvait s'en prendre à sa femme ou à ses enfants. Sa maison était équipée d'une alarme sophistiquée, et la porte d'entrée, d'un interphone. Il avait choisi de vivre dans un coin retiré, de faire mettre son numéro de téléphone sur liste rouge, de ne jamais donner son adresse aux journalistes, ni même à la plupart de ses collègues et connaissances. Jusqu'alors, j'ignorais moi-même où il habitait. Je pensais qu'il vivait plus près de Quantico, peut-être à McLean ou Alexandria. - Je suppose que Marino vous a parlé de cette Hilda Ozimek, reprit Wesley. J'acquiesçai. A-t-elle vraiment des pouvoirs ? demandai-je. - Le Bureau a fait plusieurs fois appel à elle, même si nous préférons ne pas trop l'ébruiter, répondit Wesley. Son don, son pouvoir, quelle que soit la façon dont vous l'appelez, est réel. Ne me demandez pas de vous expliquer en quoi il consiste. Ce genre de phénomène n'appartient pas à mon expérience personnelle. Je peux vous dire cependant qu'un jour, elle nous a permis de localiser un avion du FBI qui s'était écrasé dans les montagnes de Virginie occidentale. Elle avait également prédit l'assassinat de Sadate, et nous aurions peut-être pu empêcher l'attentat contre Reagan si nous l'avions écoutée. - Vous allez pas nous dire qu'elle avait prévu la tentative d'assassinat contre Reagan? fit Marino. - Si, presque au jour près, rétorqua Wesley. Mais nous n'avons pas répercuté ce qu'elle nous avait dit. À vrai dire, nous ne l'avions pas prise au sérieux. Aussi bizarre que cela paraisse, ce fut une grosse erreur. Depuis, le Secret Service a demandé à être tenu au courant de ses prédictions. - Alors, comme ça, le Secret Service s'intéresse aux horoscopes? demanda Marino. - Pour Hilda Ozimek, horoscope est un terme générique, répliqua Wesley d'un air pincé. Et d'après ce que nous savons, elle ne lit pas les lignes de la main. - Comment Mrs Harvey en a-t-elle entendu parler? demandai-je. - Peut-être par quelqu'un du Justice Department, dit Wesley. En tout cas, elle a fait venir la voyante à Richmond vendredi, et celle-ci lui a apparemment dit un certain nombre de choses qui ont rendu Mrs Harvey... enfin... disons que je vois Mrs Harvey comme une bombe à retardement. J'ai peur que ses initiatives ne fassent plus de mal que de bien. - Que lui a dit exactement la voyante? voulus-je savoir. Wesley planta son regard dans le mien. - Je ne peux pas en parler. Pas pour l'instant. - Mais c'est elle qui vous en a parlé? insistai-je. C'est Pat Harvey qui vous a dit qu'elle avait fait appel à une voyante? - Je ne suis pas autorisé à discuter de ça, Kay, dit Wesley. Nous restâmes silencieux un moment. Je soupçonnai que ce n'était pas Mrs Harvey qui avait transmis l'information à Wesley. Il devait l'avoir apprise d'une autre façon. - Bah, j'en sais rien, finit par dire Marino. Ça a peut-être pas de rapport avec les autres. On ne peut pas l'exclure non plus. - On ne doit exclure aucune hypothèse, fit Wesley d'un ton ferme. - Ça fait deux ans et demi que ça dure, Benton, remarquai-je. - Ouais, fit Marino. Un sacré long moment. Mais pour moi c'est un cinglé qui fait une fixette sur les couples, un truc de jalousie parce qu'il peut pas avoir de relations et déteste les gens qui en sont capables. - C'est probable, en effet, dit Wesley. Un type qui va régulièrement à la chasse aux jeunes couples. Il doit fréquenter les lieux de rendez-vous, les aires de repos, tous les endroits où les gosses se retrouvent. Il prend tout son temps pour choisir, et une fois qu'il a frappé, plusieurs mois passent avant que l'envie de recommencer ne redevienne irrésistible et que l'occasion idéale ne se représente. Ce n'est peut-être qu'une simple coïncidence - Deborah Harvey et Fred Cheney se trouvaient peut-être au mauvais endroit, au mauvais moment. - Aucun indice ne permet de penser que les couples étaient engagés dans une activité sexuelle au moment où ils ont été agressés, fis-je remarquer. Wesley ne répondit pas. - Et à part Fred et Deborah, poursuivis-je, les autres couples ne s'étaient pas arrêtés sur une aire de repos, ni dans le genre d'endroits que vous avez mentionnés. Tous allaient quelque part quand quelque chose s'est produit qui les a obligés a se garer sur le bas-côté, puis à laisser quelqu'un monter dans leur véhicule, ou bien à monter eux-mêmes dans un autre véhicule. - La vieille hypothèse du flic tueur, marmonna Marino. C'est la première fois que je l'entends. - En effet, ça pourrait être quelqu'un qui se fait passer pour un flic, dit Wesley. Ça expliquerait que les couples arrêtent leur voiture et, peut-être, acceptent de monter dans un autre véhicule, pour vérification du permis de conduire, par exemple. N'importe qui peut acheter un gyrophare, un uniforme, une plaque, ce que vous voulez. Le problème, c'est qu'un gyrophare attire l'attention. Les autres automobilistes le remarquent, et s'il y a un vrai flic dans le secteur, il s'arrêtera certainement pour proposer un coup de main à son collègue. Jusqu'à présent, aucun témoignage ne mentionne la présence d'un véhicule de police dans le secteur au moment où les couples ont disparu. - Si cette hypothèse était la bonne, dis-je, il faudrait aussi se demander pourquoi les portefeuilles et les sacs à main sont restés dans les voitures - à l'exception du sac de Deborah Harvey, qui n'a pas été retrouvé. Si les jeunes gens sont montés dans un véhicule de police pour se voir notifier une prétendue infraction, ils n'auraient pas laissé leurs papiers dans leur voiture. Ce sont les premières choses qu'un policier demande à voir, et s'il vous fait monter dans sa voiture, vous les prenez avec vous. - Ils ne sont peut-être pas montés dans ce véhicule de leur plein gré, Kay, souligna Wesley. Ils se rangent sur le bas-côté parce qu'ils croient être arrêtés par un véritable policier, mais le type sort un pistolet et les oblige à monter dans sa voiture. - Trop risqué, fit Marino. Si j'étais dans cette situation, je passerais une vitesse et j'écraserais l'accélérateur. Et puis un automobiliste pourrait s'apercevoir de ce qui se passe. Comment voulez-vous obliger quatre fois, peut-être cinq fois de suite deux personnes à monter dans votre voiture sous la menace d'une arme sans que personne ne remarque rien? - Il vaudrait mieux se demander, dit Wesley en se tournant vers moi, comment on peut assassiner huit personnes sans laisser le moindre indice, pas même un os égratigné ou une douille vide. - En ayant recours à l'étranglement, au garrottage ou à regorgement, dis-je. (Ça n'était pas la première fois qu'il me posait la question.) Tous les corps étaient en état de décomposition avancée, Benton. Et je vous rappelle que l'hypothèse du flic tueur implique que les victimes sont montées dans le véhicule de l'assassin. Si l'on s'en tient à la trace qu'a suivie le limier le week-end dernier, il semble que le type ait ramené la Cherokee de Deborah sur l'aire opposée à celle où a eu lieu la rencontre, puis ait retraversé l'autoroute à pied pour récupérer sa propre voiture. Wesley avait le visage fatigué. À plusieurs reprises, il s'était massé les tempes, comme s'il avait mal à la tête. - Si je vous ai fait venir pour en parler, c'est que cette affaire comporte des aspects qui nous obligent à procéder avec un maximum de prudence, dit-il. J'aimerais qu'il y ait un échange d'informations total et continu entre nous. Et que nous gardions une discrétion absolue. Pas de confidences aux journalistes, aucune divulgation d'informations à quiconque, pas même aux amis intimes, aux parents, aux autres médecins experts ni aux autres flics. Et aucune communication radio. (Il nous considéra tour à tour.) Si les corps de Fred et Deborah sont retrouvés, je veux en être informé aussitôt. Et si Mrs Harvey essaie de joindre l'un ou l'autre d'entre vous, renvoyez-la-moi. Elle a déjà repris contact avec moi, dis-je. Je sais, Kay, répliqua Wesley sans me regarder. Je ne lui demandai pas comment il le savait, mais j'en ressentis de l'agacement et il s'en aperçut. - Vu les circonstances, je comprends que vous soyez allée la voir, ajouta-t-il. Mais il serait préférable que cela ne se reproduise pas, que vous ne discutiez plus de ces affaires avec elle. Cela ne pourrait que susciter des problèmes. Pas seulement parce qu'elle pourrait gêner nos investigations, mais parce qu'elle risquerait de se mettre en danger. - Comment ça? Vous pensez qu'elle peut se faire descendre? fit Marino. - Je pense plutôt qu'elle pourrait finir par échapper à tout contrôle et adopter une attitude irrationnelle. Les inquiétudes de Wesley quant à l'équilibre psychologique de Pat Harvey étaient peut-être honorables, mais elles me paraissaient bien peu justifiées. Et, alors que Marino et moi revenions à Richmond, je ne pus m'empêcher de songer que la raison pour laquelle Wesley nous avait fait venir n'avait rien à voir avec la disparition du jeune couple. - J'ai l'impression d'être manipulée, finis-je par avouer alors que Richmond apparaissait au loin. - Bienvenue au club, dit Marino d'un ton amer. - Avez-vous une idée de ce qui se passe? - Ma foi..., fit-il en enfonçant l'allume-cigare, j'ai ma p'tite - Idée. Je crois que le FBI est tombé sur un truc qui risque de causer des ennuis à quelqu'un d'important. J'ai l'impression que quelqu'un essaie de se mettre le cul à l'abri et que notre cher Benton est pris entre deux feux. - Si c'est le cas, alors, nous aussi. - Exact, Doc. Cela faisait trois ans qu'Abby Turnbull avait franchi la porte de mon bureau, les bras chargés d'un bouquet d'iris et d'une bouteille d'excellent vin. C'était le jour où elle était venue me dire au revoir après avoir démissionné du Richmond Times. Elle allait à Washington pour travailler comme chroniqueur judiciaire au Post. Comme toujours dans ces cas-là, nous nous étions promis de rester en contact, et aujourd'hui, j'avais honte de ne plus être capable de me souvenir de la dernière fois que je lui avais téléphoné ou envoyé un mot. - Vous voulez que je vous la passe? demanda Rose, ma secrétaire. Ou que je prenne un message? - Je la prends, dis-je. Scarpetta à l'appareil, ajoutai-je par habitude avant de pouvoir me raviser. - Toujours ce ton officiel! commenta la voix familière. - Abby, je suis désolée! dis-je en riant. Rose m'a dit que c'était toi, mais comme je suis comme toujours sur trente-six choses à la fois, j'en oublie d'être sympathique au téléphone! Comment vas-tu? - Très bien. Mis à part que le taux des homicides a triplé depuis je suis arrivée à Washington. - Simple coïncidence, j'espère. - C'est à cause de la drogue, dit-elle d'un ton nerveux. La cocaïne, le crack et les semi-automatiques. Moi qui croyais que l'enfer, c'était Miami ou New York, eh bien, notre chère capitale est bien pire ! Je levai les yeux vers la pendule murale et notai l'heure sur une fiche d'appel. Encore l'habitude. Remplir une fiche à chaque appel était devenu si automatique chez moi que je prenais mon bloc même si c'était mon coiffeur qui appelait. - Je voulais savoir si tu serais libre pour dîner ce soir? dit-elle. - À Washington? fis-je d'un ton surpris. - Je suis à Richmond. Je lui proposai de venir manger chez moi, rassemblai mes affaires et partis faire des courses. Je réfléchis en poussant mon chariot entre les rayons et, après de longues délibérations, choisis deux filets et de quoi faire une salade. L'après-midi était ensoleillée et la perspective de revoir Abby m'emplissait d'allégresse. À peine rentrée chez moi, je hachai de l'ail et le mis à macérer dans un bol de vin rouge et d'huile d'olive. Bien que ma mère me reprochât souvent de « gâcher un bon steak », je dois avouer que je n'étais pas dépourvue de talents culinaires. Je faisais même la meilleure marinade de la ville, qui rendait succulente n'importe quelle viande. Après avoir lavé la laitue, je la mis à sécher sur du papier absorbant, puis coupai les champignons, les oignons et ma dernière tomate tout en me préparant mentalement à mettre en route le gril. Incapable de patienter plus longtemps, je sortis sur le patio en brique. Pendant quelques instants, regardant les fleurs et, les arbustes de mon jardin, je me sentis comme une prisonnière en fuite. Je pris une éponge et une bouteille de 409 et me mis à astiquer vigoureusement les meubles de jardin. Ensuite, à l'aide d'un tampon de Brillo, j'entrepris de récurer le gril, que je n'avais plus utilisé depuis cette soirée du mois de mai où j'avais vu Mark pour la dernière fois. Je frottai la graisse brûlée jusqu'à ce que mes coudes me fassent mal. Des images, des voix envahirent mon esprit. Nous avions discuté. Nous nous étions querellés. Puis chacun s'était réfugié dans un silence tendu qui s'était terminé par une étreinte frénétique. Je faillis ne pas reconnaître Abby lorsqu'elle se présenta à ma porte peu avant 18 h 30. Lorsqu'elle suivait les affaires criminelles à Richmond, elle portait ses cheveux grisonnants jusqu'aux épaules, ce qui lui donnait un air sévère la faisant paraître plus âgée que ses quarante et quelques années. À présent, le gris avait disparu. Elle avait les cheveux courts, d'une coupe élégante qui soulignait la finesse de ses traits et faisait ressortir ses yeux, lesquels étaient de deux teintes différentes de vert, singularité qui m'avait toujours intriguée. Elle était vêtue d'un ensemble de soie bleu marine et d'un chemisier de soie ivoire, et portait une élégante serviette de cuir noir. - Une vraie Washingtonienne, remarquai-je en l'étreignant. - Comme ça fait plaisir de te revoir, Kay. S'étant souvenue que j'aimais le scotch, elle avait apporté une bouteille de Glenfiddich que nous ouvrîmes sans plus tarder. Nous nous installâmes sur le patio, où j'allumai le barbecue dans le crépuscule de fin d'été. - Richmond me manque parfois, me confia-t-elle. Washington est excitante, mais trop folle. Par exemple, je me suis offert une Saab récemment. On a déjà forcé les serrures, volé les enjoliveurs, défoncé les portières. Je débourse 150 dollars par mois pour la garer, et je ne trouve jamais de place à moins de quatre blocs de chez moi. Comme c'est impossible de se garer autour du Post, je vais au travail à pied et je prends une voiture du journal. Non, Washington n'a rien à voir avec Richmond. (Et elle ajouta, peut-être un peu trop résolument :) Mais je ne regrette pas d'être partie. - Tu travailles toujours le soir? demandai-je. Les steaks que je venais de poser sur le gril se mirent à grésiller. - Non. Je laisse les débutants courir aux nouvelles pendant la nuit, moi je prends le relais pendant la journée. On ne me dérange en dehors des heures de travail qu'en cas d'urgence. - Je lis tes articles, dis-je. Ils vendent le Post à la cafétéria, alors je l'achète quand j'y mange. - Je ne sais pas toujours sur quoi tu travailles. Mais je suis au courant de certaines choses. - Ce qui explique ta présence à Richmond? hasardai-je tout en étalant la marinade sur la viande. - Oui. L'affaire Harvey. Je restai silencieuse. - Marino n'a pas changé. Tu lui as parlé? demandai-je en levant les yeux. - J'ai essayé, répliqua-t-elle en grimaçant un sourire. À lui et à plusieurs autres. Dont Benton Wesley. J'ai fait chou blanc. - Eh bien, si ça peut te rassurer, Abby, sache que personne n'est très bavard avec moi non plus. Mais j'aimerais que ceci reste entre nous. - Toute cette conversation restera officieuse, Kay, dit-elle d'un air grave. Je ne suis pas venue te tirer les vers du nez pour mon article. (Elle se tut un instant.) Je suis depuis le début ce qui se passe en Virginie, et jusqu'ici, cela me préoccupait beaucoup plus que mon rédacteur en chef. Mais depuis que Deborah Harvey et son ami ont disparu, l'affaire a droit aux gros titres. - Ça ne m'étonne pas. - Je ne sais pas très bien par où commencer, dit-elle avec nervosité. Il y a des choses que je n'ai racontées à personne, Kay. Mais j'ai l'impression que je me suis engagée sur un terrain où certains ne tiennent pas à me voir. - Je ne suis pas sûre de bien comprendre, fis-je en tendant la main vers mon verre. - Moi non plus, dit-elle. Je me demande si je n'ai pas trop d'imagination. - Abby, tu deviens énigmatique. Explique-toi. - Je m'intéresse depuis longtemps à la mort de ces couples, dit-elle. Je me suis livrée à certaines recherches, et les réactions que je constate depuis le début sont étranges. Ça va au-delà de l'habituelle réticence de la police à l'égard des journalistes. On dirait que dès que j'aborde le sujet, on me raccroche au nez. Et puis, au mois de juin dernier, le FBI est venu me voir. Abandonnant les steaks, je la fixai d'un regard dur. - Je te demande pardon? fis-je. - Tu te souviens de ce triple meurtre à Williamsburg? La mère, le père et le fils tués au cours d'un cambriolage? - Oui. - Je devais faire un papier dessus et je suis donc partie en voiture à Williamsburg. Comme tu le sais, à la sortie de la 64, si tu tournes à droite, tu vas vers Colonial Williamsburg, mais si tu tournes à gauche, tu te retrouves au bout de 200 mètres à l'entrée de Camp Peary. J'étais distraite et j'ai pris la mauvaise direction. - J'ai fait la même erreur une ou deux fois, dis-je. - Je me suis arrêtée devant la sentinelle et je lui ai expliqué que je m'étais trompée de direction. Bon sang, tu parles d'un endroit sinistre. Je voyais des tas de grandes pancartes disant : * Entraînement Expérimental des Forces Armées », ou : « Entrer ici implique que vous Admettez la Fouille de votre Personne et de vos Effets Personnels ». Je m'attendais à voir une bande de soudards surgir des buissons en tenue de camouflage et m'emmener. - Les flics sont rarement amicaux, fis-je d'un air amusé. - Bref, je suis repartie de là en quatrième vitesse, poursuivit Abby, et j'ai oublié toute cette histoire jusqu'à ce que, quatre jours plus tard, deux agents du FBI me demandent à la réception du Post. Ils voulaient savoir ce que j'étais allée faire à Williamsburg et pourquoi je m'étais rendue à Camp Peary. Il était clair qu'on avait filmé ou photographié ma plaque d'immatriculation, et qu'ils étaient remontés jusqu'à moi. C'était très bizarre. - Mais pourquoi le FBI? demandai-je. Camp Peary appartient à la CIA. - Et la CIA n'a pas le droit d'intervenir sur le territoire des États-Unis. C'est peut-être pour ça. Peut-être que ces deux clowns étaient en fait des types de la CIA se faisant passer pour des hommes du FBI. Qui peut savoir ce qui se passe quand on a affaire à ces types-là? En plus, la CIA n'a jamais admis que Camp Peary est son principal centre d'entraînement, et les agents n'ont pas fait allusion à la CIA lorsqu'ils m'ont interrogée. Mais je savais où ils voulaient en venir, et ils savaient que je savais. - Qu'ont-ils demandé d'autre? - En fait, ils voulaient savoir si j'écrivais quelque chose sur Camp Peary. Ils me soupçonnaient d'avoir tenté de m'y introduire. Je leur ai dit que si j'avais eu l'intention d'y pénétrer sans autorisation, j'aurais choisi un moyen plus discret que de me présenter devant la sentinelle. J'ai ajouté que pour le moment, je n'écrivais rien sur, je cite, «la CIA», mais que j'allais y réfléchir. - Je suis sûre qu'ils ont apprécié, dis-je. - Les deux gars n'ont pas cillé. Tu les connais. - Abby, la CIA est paranoïaque sur tout, mais en particulier sur Camp Peary. Les hélicoptères de la police d'État et des urgences médicales n'ont pas le droit de le survoler. Personne n'est autorisé à violer leur espace aérien ou à franchir le poste de garde sans avoir un papier signé de Jésus-Christ en personne. - Pourtant, toi aussi tu es arrivée à l'entrée du camp par erreur, comme sans doute des centaines de touristes, me rappela-t-elle. Et aucun type du FBI n'est venu t'interroger, n'est-ce pas? - Non. Mais je ne travaille pas au Washington Post. Je retirai les steaks du gril et Abby me suivit à la cuisine. Elle continua son récit pendant que je servais la salade et emplissais nos verres de vin. - Depuis que ces agents sont venus me voir, il se passe de drôles de choses. - Par exemple? - Eh bien, je pense que mes téléphones sont sur écoute. - Qu'est-ce qui te fait dire ça ? - Ça a commencé par le téléphone de mon domicile. Je parlais avec quelqu'un et tout d'un coup, j'entendais des drôles de bruits. Ça s'est passé aussi au travail, surtout ces derniers temps. On me passe une communication et j'ai la nette impression qu'une tierce personne écoute. C'est difficile à expliquer. (Elle joua nerveusement avec ses couverts.) Un grésillement, un silence plein de bruits, je ne sais comment le décrire, mais je le perçois très bien. - Que t'est-il arrivé d'autre? - Il y a quelques semaines, j'attendais devant le People's Drug Store, près de Dupont Circle, où j'avais rendez-vous avec un informateur à 20 heures. Nous avions prévu d'aller dîner dans un endroit tranquille où nous pourrions parler. C'est alors que j'ai aperçu un type, cheveux courts, en blouson et jean, plutôt mignon. Il est passé deux fois au cours des quinze minutes où je suis restée à poireauter sur ce trottoir, et je l'ai de nouveau aperçu un peu plus tard, lorsque mon informateur et moi sommes entrés au restaurant. Je sais que ça peut paraître insensé, mais je pense qu'il nous suivait. - Avais-tu déjà vu cet homme? Elle secoua la tête. - L'as-tu revu depuis? - Non, dit-elle. Mais il y a aussi l'histoire de mon courrier. J'habite dans un immeuble, avec les boîtes aux lettres en bas dans l'entrée. Eh bien, il m'arrive de recevoir du courrier avec des tampons incohérents. - Si la CIA lisait ton courrier, je peux t'assurer que tu ne t'en apercevrais pas. - Je ne dis pas que les enveloppes sont déchirées ou quoi que ce soit, mais il est arrivé à plusieurs reprises que quelqu'un - ma mère, mon agent littéraire ou autre - me jure avoir posté telle lettre tel jour à mon intention, et quand je finis par la recevoir, la date du tampon ne coïncide pas avec ce qu'ils m'ont dit. Il y a plusieurs jours, parfois une semaine d'écart. (Elle se tut.) En temps normal, j'aurais mis ça sur le compte du service postal, mais avec ce qui se passe, je me pose des questions. - Abby, me décidai-je à lui demander, pourquoi voudrait-on mettre ton téléphone sur écoute, te suivre ou lire ton courrier? - Si je le savais, je pourrais peut-être faire quelque chose. (Elle se mit enfin à manger.) C'est délicieux! Malgré ce compliment, elle ne semblait avoir aucun appétit. - Et si ta rencontre avec ces agents du FBI, après ce qui s'est passé à Camp Peary, t'avait rendue paranoïaque? lui demandai-je. - Bien sûr que ça m'a rendue paranoïaque. Mais écoute-moi, Kay, je ne suis pas en train de révéler un nouveau Watergate. Washington, c'est toujours la même merde, un règlement de comptes chasse l'autre. En ce moment, la seule hose importante, c'est ce qui se passe ici. Ces meurtres de couples. Or, je commence à fouiner là-dedans et je m'attire des ennuis. Que dois-je en penser? - Je ne sais pas, répondis-je en me remémorant avec un certain embarras les mises en garde formulées la veille par Benton Wesley. - Je suis au courant de l'histoire des chaussures manquantes. Je ne répondis ni ne manifestai ma surprise. Ce détail n'avait été communiqué jusque-là à aucun journaliste. - Ce n'est pas normal, poursuivit-elle, que huit personnes meurent en pleine forêt sans que l'on retrouve une seule chaussure ni chaussette à leur côté, ni dans leurs voitures. Elle me considéra d'un air interrogateur. - Abby, fis-je d'un ton calme en remplissant nos verres de vin. Tu sais que je ne peux divulguer aucun détail concernant ces meurtres. Pas même à toi. - Tu ne vois aucun élément susceptible de m'indiquer à quoi je me frotte? - Pour te dire la vérité, j'en sais sans doute moins que toi. - Voilà une information intéressante. Les meurtres, ont commencé il y a deux ans et demi, et tu en sais peut-être moins que moi. Je me souvins de Marino parlant de quelqu'un qui « cherchait à couvrir son cul ». Je songeai à Pat Harvey et à son audition devant le Congrès. La peur m'envahissait peu à peu. - Pat Harvey est l'étoile montante de Washington, dit Abby. - Oui, je sais. - Ça va au-delà de ce qu'en disent les journaux, Kay. À Washington, les réceptions auxquelles on vous invite importent autant que le nombre de voix que vous récoltez aux élections. Peut-être même plus. Or, Pat Harvey est présente aux côtés de la First Lady sur les listes d'invités les plus prestigieuses. Un bruit a même couru que lors de la prochaine élection présidentielle, Pat Harvey pourrait réussir ce que Géraldine Ferraro a esquissé. - Accéder à la vice-présidence ? fis-je d'un ton dubitatif. - C'est le bruit qui court. Je suis sceptique, mais si c'est encore un président républicain, je pense qu'elle a une chance de faire partie de son cabinet, peut-être même de devenir le prochain Attorney General. À condition qu'elle tienne le coup. - Il va falloir qu'elle fasse un énorme effort sur elle-même pour tenir le coup dans ces circonstances. - Les problèmes personnels peuvent parfois démolir une carrière, acquiesça Abby. - Si vous les laissez faire, oui. Mais si vous les surmontez, Ils peuvent vous rendre plus fort, plus efficace. - Je sais, fit-elle à mi-voix en fixant son verre de vin. Je suis à peu près sûre que je n'aurais jamais quitté Richmond sans ce qui est arrivé à Henna. Peu de temps après que j'avais été nommée à Richmond, ta sœur d'Abby, Henna, avait été assassinée. Cette tragédie nous avait rapprochées, Abby et moi, d'abord sur le plan professionnel, puis personnel. Nous étions devenues amies. Quelques mois plus tard, elle avait accepté une proposition du Post. - Ça m'est toujours aussi difficile de revenir à Richmond, dit Abby. En fait, c'est la première fois que j'y reviens depuis que j'ai déménagé. Je suis passée devant mon ancienne maison, ce matin. J'ai presque eu envie de sonner et de demander aux occupants de me laisser jeter un coup d'œil. J avais envie de traverser une nouvelle fois les pièces, voir si j'aurais le courage de monter dans la chambre d'Henna, de remplacer cette atroce image que je conserve d'elle par quelque chose d'innocent. Mais il n'y avait personne dans la maison. C'est sans doute aussi bien. Je ne pense pas que j'aurais pu tenir le choc. - Quand tu seras vraiment prête, tu y arriveras, dis-je. J'aurais voulu lui dire pourquoi j'avais tenu à utiliser le patio ce soir, et pourquoi j'en avais été incapable depuis des mois. Mais c'était un exploit tellement dérisoire, en définitive, et puis Abby ne connaissait pas les détails de mon histoire avec Mark. - J'ai parlé avec le père de Fred Cheney en fin de matinée, reprit Abby. Et ensuite, je suis passée voir les Harvey. - Quand paraîtra ton article? - Sans doute pas avant le week-end. J'ai encore pas mal de recherches à faire. Le journal veut un portrait de Fred et Deborah, ainsi que tous les détails possibles sur l'enquête en cours - surtout les similitudes avec les meurtres des quatre autres couples. - Comment t'ont paru les Harvey quand tu les as vus ce matin? - À vrai dire, je n'ai presque pas parlé à Bob. Dès que je suis arrivée, il est parti avec ses fils. Les journalistes ne sont pas sa tasse de thé et j'ai l'impression qu'être «le mari de Pat Harvey» commence à l'agacer prodigieusement. Il ne donne jamais d'interview. (Elle repoussa son steak à moitié mangé et tendit le bras vers ses cigarettes. Elle fumait encore plus que dans mon souvenir.) Je suis inquiète pour Pat. On dirait qu'elle a vieilli de dix ans en une semaine. Et puis c'est bizarre. Je n'ai pas pu me débarrasser de l'impression qu'elle savait quelque chose, qu'elle a déjà élaboré sa propre théorie sur ce qui est arrivé à sa fille. Je crois que c'est ça qui a le plus piqué ma curiosité. Je me demande si elle n'a pas reçu une menace, une lettre, un message de celui qui a enlevé sa fille. Et qu'elle refuse de le dire à quiconque, y compris à la police. - Je ne peux pas penser qu'elle soit si imprudente. - Moi, ça ne m'étonnerait pas, fit Abby. Si elle pense qu'il y a la moindre chance que Deborah rentre saine et sauve à la maison, Pat Harvey ne dirait même pas à Dieu le Père ce qui se passe. Je me levai pour débarrasser la table. - Je crois que tu ferais mieux de faire du café, dit Abby. Je ne veux pas m'endormir au volant. - Quand dois-tu repartir? demandai-je en chargeant la machine à laver la vaisselle. - Bientôt. Je dois passer à différents endroits avant de retourner à Washington. Je lui jetai un coup d'œil en versant de l'eau dans la cafetière. - Entre autres, expliqua-t-elle, dans un Seven-Eleven où Fred et Deborah se sont arrêtés peu après avoir quitté Richmond... - Comment l'as-tu appris? la coupai-je. - J'ai tiré les vers du nez du conducteur de la dépanneuse qui attendait de pouvoir remorquer la Jeep Cherokee hors de l'aire de repos. Il avait entendu des policiers discuter d'une facture qu'ils avaient trouvée dans un sac en papier. Ça n'a pas été facile, mais j'ai réussi à déduire quel Seven-Eleven c'était et quelle caissière était là le soir où Fred et Deborah s'y sont arrêtés. C'est une certaine Ellen Jordan, et elle travaille de 16 à 24 heures du lundi au vendredi. - Qu'espères-tu apprendre de cette caissière? - Kay, je ne connais jamais les réponses, et souvent même pas les questions avant d'être devant mon interlocuteur! - Il n'est pas prudent de te balader là-bas toute seule si tard le soir, Abby. - Si tu veux jouer les gardes du corps, répliqua-t-elle d'un ton amusé, je ne vois aucun inconvénient à ce que tu m'accompagnes. - Je ne pense pas que ce soit une très bonne idée. - Tu as sans doute raison, dit-elle. Je décidai pourtant de l'accompagner. 4 Trouant l'obscurité, l'enseigne au néon rouge et vert du Seven-Eleven était visible près d'un kilomètre avant la sortie. J'entendis une fois de plus la voix de mon père. «Dire que ton grand-père a quitté Vérone pour ça\» C'était sa sempiternelle réflexion lorsque, secouant la tête d'un air désapprobateur, il lisait le journal du matin. C'était ce qu'il disait quand quelqu'un doté d'un accent de Géorgie nous traitait comme si nous n'étions pas de «vrais Américains». C'était la phrase qu'il marmonnait quand il entendait parler de malhonnêteté, de drogue ou de divorce. Pendant mon enfance à Miami, il était propriétaire d'une petite épicerie et, chaque soir au dîner, il nous racontait sa journée et nous posait des questions sur la nôtre. Mais cela n'avait pas duré. Il était mort alors que je n'avais que 12 ans. J'étais pourtant certaine que s'il était en vie aujourd'hui, il n'aimerait pas ces boutiques ouvertes jour et nuit. Il ne convenait pas de passer ses soirées, ses dimanches et ses vacances à travailler derrière un comptoir ou à avaler un burrito au bord de la route. Ces moments devaient être consacrés à la famille. Abby emprunta la sortie et, moins de 30 mètres après, s'arrêta sur le parking du Seven-Eleven. À part une Volkswagen garée devant la double porte vitrée, nous étions les seuls clients. - On ne peut pas dire que le coin grouille de flics, dit-elle en coupant le contact. On n'a croisé aucune voiture de patrouille, banalisée ou non, depuis au moins 30 kilomètres. - Peut-être qu'on ne les a pas vues, dis-je. La soirée était brumeuse, on ne voyait pas d'étoiles et l'air était chaud et humide. Un jeune homme portant un pack de douze canettes de bière sortit de la boutique. Nous pénétrâmes dans la fraîcheur de l'air conditionné. Dans un coin, les jeux vidéo jetaient leurs lumières vives et derrière le comptoir, une jeune fille garnissait un présentoir à cigarettes. Mince, elle paraissait à peine 18 ans, ses cheveux teints lui faisaient une aura blonde autour du visage, elle était vêtue d'une blouse à carreaux orange et blancs et d'un jean moulant noir. Elle portait les ongles longs et vernis en rouge vif, et lorsqu'elle se retourna pour nous demander ce que nous voulions, je fus frappée par la dureté de son visage. - Ellen Jordan? s'enquit Abby. La fille parut d'abord surprise, puis méfiante. - Ouais? À qui ai-je l'honneur? - Abby Turnbull. (Ellen Jordan serra mollement la main qu'Abby lui tendit d une façon toute professionnelle.) De Washington, ajouta Abby. Je travaille au Post. - Quel Post? - Le Washington Post, répondit Abby. - Ah, fit-elle aussitôt d'un air ennuyé. On le reçoit déjà. Il est là-bas. Elle désigna une petite pile d'invendus près de la porte. - Je suis journaliste au Post, expliqua Abby. Les yeux d'Ellen se mirent à briller. - Sans blague? - Sans blague. Et j'aimerais vous poser une ou deux questions. - Pour un article, vous voulez dire ? - Oui, Ellen, j'écris un article et j'ai besoin de votre aide. - Qu'est-ce que vous voulez savoir? La fille s'appuya contre le comptoir, son expression grave reflétant la subite importance qu'on lui accordait. - C'est à propos du couple qui est venu ici le vendredi soir de la semaine passée. Deux jeunes, un garçon et une fille. À peu près de votre âge. Ils sont venus vers 21 heures, ils ont acheté un pack de six Pepsi et quelques autres articles. - Oh! Ceux qui ont disparu, dit la fille soudain intéressée. Vous savez, j'aurais jamais dû leur indiquer l'aire de l'autoroute, mais c'est une des premières choses qu'on vous dit quand vous travaillez ici : personne dans les toilettes. Moi, ça me ferait rien, surtout avec des gens comme eux. Enfin, je veux dire, je la plaignais, la fille. Je comprenais bien son problème. - Bien sûr, dit Abby d'un ton encourageant. - J'étais embarrassée, vous comprenez, poursuivit Ellen. Elle achète les Tampax et elle me demande la permission d'utiliser les toilettes, avec son petit ami qui l'attendait là-bas. Mon Dieu, si j'avais su... - Comment saviez-vous que c'était son petit ami ? demanda Abby. Pendant un court instant, Ellen sembla déroutée. - Eh bien, je... hum... c'est ce que j'ai pensé, voilà tout. Ils se sont promenés dans les rayons ensemble, ils avaient l'air de s'aimer. Vous savez, ça se voit tout de suite quand deux personnes s'aiment. Et à force de rester ici toute seule pendant des heures, j'ai appris à connaître les gens. Prenez les couples mariés, par exemple. On en a tout le temps qui s'arrêtent, avec les gosses dans la voiture. Presque tous ceux que je vois entrer ici, ils sont fatigués et ont pas l'air de s'entendre. Alors que ces deux-là dont je vous parle, ils étaient vraiment tendres l'un envers l'autre. - Est-ce qu'ils vous ont dit autre chose, à part de vous demander d'utiliser vos toilettes ? - On a bavardé un peu pendant que je tapais leur addition, répondit Ellen. Rien de spécial. Je leur ai dit que c'était une soirée agréable pour rouler, je leur ai demandé où ils allaient. - Et que vous ont-ils répondu ? demanda Abby en prenant des notes. - Hé? Abby leva les yeux vers elle. - Vous ont-ils dit où ils allaient? - Oui, à la plage. Je m'en rappelle parce que je leur ai dit qu'ils avaient de la chance, parce que moi j'étais coincée ici. Et en plus, moi et mon fiancé on vient juste de casser, alors vous comprenez, j'avais pas le moral. - Oui, je comprends, fit Abby avec un sourire chaleureux. Ellen, parlez-moi encore de la façon dont ils se comportaient. Est-ce que quelque chose vous a frappée? La fille réfléchit un instant. - Non, pas vraiment. Ils étaient sympas, mais ils avaient l'air pressé. À cause d'elle qui voulait trouver des toilettes, je suppose. Mais je me souviens surtout qu'ils étaient très polis. Vous savez, il y a constamment des gens qui demandent les toilettes et qui deviennent grossiers quand je leur dis qu'elles sont fermées au public. - Vous avez dit que vous leur aviez indiqué l'aire de repos de l'autoroute, reprit Abby. Vous souvenez-vous exactement de ce que vous leur avez dit? - Bien sûr. Je leur ai dit qu'il y avait une aire pas très loin d'ici, qu'ils avaient qu'à reprendre la 64 vers Test... (Elle tendit le bras dans la direction indiquée.)... et qu'ils y arriveraient en cinq minutes. -Y avait-il d'autres personnes dans la boutique à ce moment-là? - Des gens entraient et sortaient. Il y a toujours plein de monde sur la route. (Elle se tut une minute.) Je sais qu'il y avait un gamin qui jouait au Pac Man. Un gosse qui est toujours fourré ici. - Y avait-il quelqu'un d'autre près de la caisse pendant que le jeune couple payait? demanda Abby. - Oui. Un homme. Il est entré juste après eux. Il a feuilleté des magazines et commandé une tasse de café. - Pendant que vous parliez au couple ? voulut savoir Abby. - Ouais. Il était très sympa avec eux, il a complimenté le garçon sur la Jeep Cherokee, il a dit que c'était une belle voiture. Oui, le couple était arrivé dans une Cherokee rouge. Elle était garée devant la porte. - Que s'est-il passé ensuite? Ellen se jucha sur le tabouret, devant sa caisse. - Ben, c'est à peu près tout. D'autres clients sont entrés. Le type au café est sorti, et cinq minutes après, le couple est parti aussi. - Mais cet homme au café, était-il près du comptoir quand vous avez indiqué l'aire de repos au couple ? demanda Abby. La fille fronça les sourcils. - Je sais plus très bien. Je crois qu'il feuilletait des magazines quand je leur ai indiqué l'aire. Ensuite, je crois que la fille est allée dans les rayons chercher ce qu'elle voulait, et qu'elle est revenue au comptoir juste au moment où le type payait son café. - Vous dites que les deux jeunes gens sont partis cinq minutes après le client au café, dit Abby. Qu'ont-ils fait pendant ces cinq minutes? - Eh bien, il leur a fallu deux ou trois minutes pour payer, expliqua Ellen. La fille a posé un pack de Coors sur le comptoir, alors je lui ai demandé sa carte d'identité, mais vu qu'elle avait pas 21 ans, je pouvais pas lui vendre de bière. Elle Ta pas mal pris, au contraire, ça nous a fait rigoler tous les trois. Mince, moi aussi ça m'est arrivé de tenter le coup. Bref, elle a fini par prendre un pack de Pepsi, et puis ils sont partis. - Pouvez-vous décrire l'homme qui a commandé un café? - Pas très bien. - Était-il blanc ou noir? - Blanc. Mais le teint sombre, il me semble. Les cheveux noirs ou bruns. Dans les 30 ans. - Grand, petit, gros, maigre? Ellen tourna les yeux vers le fond de la boutique. - Taille moyenne, je dirais. Costaud, mais pas gros. - Une barbe ou une moustache? - Je ne pense pas... Attendez! (Son visage s'illumina.) Il avait les cheveux courts. Ouais, c'est ça ! Je me souviens. Je me suis dit qu'il ressemblait à un militaire. Vous savez, on a des tas de militaires qui passent par ici, puisque c'est la route de Tidewater. - À part sa coupe de cheveux, pourquoi vous faisait-il penser à un militaire? demanda Abby. - Je sais pas. Son comportement, peut-être. C'est difficile à expliquer, mais quand vous voyez pas mal de militaires, vous arrivez à les reconnaître du premier coup d'oeil. Ils ont quelque chose. Beaucoup d'entre eux ont des tatouages. - Celui-ci en portait-il un? Son froncement de sourcils se mua en moue de déception. - Je n'ai pas remarqué. - Comment était-il habillé? - Euh... - Costume et cravate? demanda Abby. - Non, je ne crois pas, c'était plus banal, un jean ou un pantalon sombre, peut-être un blouson, mais je ne pourrais pas le jurer... Non, vraiment, je ne m'en souviens pas très bien. - Vous souvenez-vous, par hasard, de la voiture qu'il conduisait? - Non, répondit-elle aussitôt. Je n'ai pas vu sa voiture. Et il ne restera que poussière.. - Avez-vous dit tout ça à la police quand on est venu vous interroger, Ellen? - Ouais, fit-elle en regardant le parking où une fourgonnette venait de s'arrêter. Je leur ai dit à peu près les mêmes choses qu'à vous. Sauf deux ou trois trucs dont je me souvenais pas à ce moment. Deux adolescents firent leur entrée et se dirigèrent droit vers les jeux vidéo. Ellen reporta son attention sur nous. Je sentis qu'elle n'avait plus rien à dire et qu'elle commençait à se demander si elle n'en avait pas déjà trop dit. Abby sembla ressentir la même chose. - Je vous remercie, Ellen, fit-elle en s'éloignant du comptoir. L'article paraîtra samedi ou dimanche. Ne le ratez pas! Nous sortîmes. - Il était temps de sortir de là, sinon elle n'allait pas tarder à hurler que toute cette conversation devait rester officieuse. - Je doute qu'elle connaisse le sens de ce terme, dis-je. - Ce qui me surprend, c'est que les flics ne lui aient pas dit de la fermer. - Ils l'ont peut-être fait, mais elle n'a pas pu résister à l'envie de voir son nom dans le journal. L'aire de repos de 11-64 East que la vendeuse avait indiquée à Fred et Deborah était déserte lorsque nous y arrivâmes. Abby se gara devant le petit bâtiment des toilettes, près d'une rangée de distributeurs de journaux. Nous gardâmes le silence pendant quelques minutes. La silhouette d'un petit houx, argenté par la lumière des phares, se découpait devant nous, tandis que les globes blanchâtres des réverbères alentour s'efforçaient de percer le brouillard. Si j'avais été seule, je ne serais descendue de voiture pour rien au monde, même en cas de besoin pressant. - C'est sinistre, fit Abby à mi-voix. Seigneur! Je me demande si c'est toujours aussi désert le mardi soir, ou si ce sont les articles de journaux qui font fuir les gens. - Il y a sans doute un peu des deux, dis-je. Mais en tout Cas ça n'était pas aussi désert le vendredi soir où Fred et Deborah se sont arrêtés. - Ils se sont peut-être garés là où nous sommes, fit-elle d'un ton songeur. Il y avait sans doute des tas de gens partout, à cause du week-end du Labor Day. Si c'est là qu'ils ont rencontré leur assassin, ce fils de pute est drôlement culotté. - S'il y avait plein de monde, fis-je, alors il devait y avoir des voitures partout. - Où veux-tu en venir? demanda Abby en allumant une cigarette. - En supposant que c'est ici que Fred et Deborah l'ont rencontré, et que pour une raison ou pour une autre ils l'ont fait monter dans la Cherokee, alors qu'a-t-il fait de sa voiture ? Tu penses qu'il est arrivé ici à pied? - Improbable, répliqua-t-elle. - S'il est arrivé en voiture, repris-je, et qu'il l'a laissée ici, mieux valait qu'il y ait du monde. - Exact. Parce que si sa voiture était restée seule sur le parking jusque tard dans la nuit, un policier en patrouille pouvait la remarquer et vérifier son numéro par radio. - Plutôt dangereux quand vous êtes en train de commettre un crime, ajoutai-je. Abby réfléchit un moment. - Tu sais, ce qui me frappe, c'est que ce scénario me paraît un mélange de hasard et de logique. L'arrêt de Fred et Deborah sur l'aire de repos est le fait du hasard. S'ils ont eu le malheur de rencontrer ce sale type ici - ou au Seven-Eleven, si c'est lui qui buvait un café -, c'est par hasard. Mais il y a aussi une part évidente de préméditation de sa part. Il est clair qu'il savait ce qu'il faisait. Je ne répondis pas. Je songeai à ce qu'avait dit Wesley. Un mobile politique. Ou un agresseur qui venait de connaître plusieurs échecs successifs. En supposant que le couple n'ait pas disparu volontairement, alors je ne voyais pas d'autre issue que tragique. Abby redémarra. Elle ne rouvrit la bouche qu'une fois sur l'Inter-state. - Tu penses qu'ils sont morts, n'est-ce pas? - Tu veux une citation pour ton article? Et il ne restera que poussière.. - Non, Kay, je ne cherche pas de citation. Et même, si tu veux savoir, je me fiche pas mal de cet article. Ce que je voudrais, c'est comprendre ce qui se passe. - Parce que tu te fais du souci pour toi. - Tu ne t'en ferais pas? - Si, sans doute. Si je pensais que mon téléphone est sur écoute, ou que je suis suivie, je me ferais du souci. Et à propos de souci, il est tard, tu es épuisée et il serait ridicule que tu rentres à Washington ce soir. Elle me jeta un coup d'œil. - Il y a plein de place à la maison. Tu n'auras qu'à partir lot demain matin. - À condition que tu aies une brosse à dents de réserve et quelques couvertures. Et que tu ne voies pas d'objection à ce que je pille ton bar. Renversant la tête sur mon dossier, je fermai les yeux et marmonnai : - Tu pourras te saouler tant que tu veux. En fait, je crois que je te tiendrai compagnie. Juste au moment où nous arrivâmes chez moi, aux alentours u altérer en quoi que ce soit l'état d'un cadavre avant l'arrivée du médecin expert est une faute grave, et tous les policiers présents le savaient pertinemment. - Dr Scarpetta? (Morrell était penché au-dessus de moi, exhalant des nuages de vapeur.) Je viens de parler à Phillips, là-bas. (Du menton, il désigna un groupe d'officiers fouillant un épais sous-bois à une vingtaine de mètres à l'est.) Il a trouvé une montre, une boucle d'oreille et de la monnaie à proximité des corps. Mais le plus curieux, c'est que le détecteur de métal n'arrêtait pas de se déclencher quand il le plaçait au-dessus des cadavres. C'est peut-être à cause d'une fermeture Éclair, j'en sais rien, mais j'ai pensé que ça vous Intéresserait. Je levai les yeux vers son mince visage sérieux. Il grelottait sous sa parka. - Dites-moi ce que vous avez fait au corps, Morrell, à part y passer le détecteur. Ils ont été déplacés. Il faut que je sois sûre qu'ils sont dans la position exacte où ils ont été découverts ce matin. - Je ne sais pas ce qu'ont fait les chasseurs, en tout cas, ils disent qu'ils se sont pas approchés, rétorqua-t-il en fouillant les sous-bois du regard. Mais je peux vous assurer qu'ils étaient comme ça quand on est arrivés, Doc. Tout ce qu'on a fait, c'est de chercher des effets personnels, c'est pourquoi on a fouillé leurs poches et le sac de la fille. - Je suppose que vous aviez pris des photos avant de toucher à quoi que ce soit, fis-je d'un ton détaché. - On a commencé à prendre des photos dès qu'on est arrivés. Je pris une petite torche et me mis en quête de minuscules indices matériels. Lorsque des cadavres ont été ainsi exposés durant des mois aux intempéries, les chances de retrouver des cheveux, des fibres ou d'autres débris significatifs allaient de minces à inexistantes. Morrell me regarda faire en silence, se dandinant d'un pied sur l'autre d'un air embarrassé. - L'enquête a-t-elle débouché sur des éléments nouveaux? lui demandai-je. En effet, je n'avais pas revu Morrell et ne lui avais pas reparlé depuis le jour où la Jeep Cherokee de Deborah avait été retrouvée. - À part une possible histoire de drogue, rien, dit-il. On a appris que le type qui habitait avec Cheney au collège était amateur de cocaïne. Peut-être que Cheney en prenait de temps en temps. C'est une des pistes que nous explorons pour l'instant, déterminer si lui et la fille Harvey ont rencontré un vendeur qui les aurait entraînés ici. - C'était absurde. - Pourquoi Cheney aurait-il laissé la Cherokee sur une aire de repos pour suivre un dealer dans les bois, en emmenant Deborah avec lui? fis-je. Pourquoi ne pas acheter la drogue sur l'aire et repartir aussitôt? Ils ont peut-être voulu s'envoyer en l'air ici. - Quel individu sensé voudrait faire la fête dans un endroit pareil à la nuit tombée? Et où sont leurs chaussures, Morrell? À votre idée, ils sont venus ici pieds nus ? - Nous ne savons pas ce que sont devenues leurs chaussures, fit-il. - Voilà qui est intéressant. Jusqu'à présent, on a retrouvé cinq couples de cadavres sans chaussures. Pas la moindre trace de chaussure ni de chaussette. Vous ne trouvez pas ça curieux, Morrell? - Bien sûr que si, Doc, fit-il en croisant les bras pour se réchauffer. Bien sûr que je trouve ça bizarre. Mais pour l'instant je dois m'occuper de ces deux cadavres sans penser aux quatre autres couples. Je dois procéder avec ce que j'ai sous la main. Et tout ce que j'ai pour l'instant, c'est une possible histoire de drogue. Je ne peux pas me laisser dérouter par Cette histoire de meurtrier en série ni par l'identité de la mère de la victime, sinon je risquerais de passer à côté de l'essentiel. - J'espère bien que vous ne passerez pas à côté, dis-je. Il resta silencieux. - Avez-vous trouvé du matériel de drogué dans la Cherokee ? - Non, ni dans la voiture ni ici, rien qui puisse suggérer une prise de drogue. Mais nous avons une grande quantité de feuilles et de terre à analyser... - Je ne pense pas que ce soit une bonne idée de creuser le sol par un temps pareil, objectai-je. Je me sentais impatiente et irritée. Morrell m'agaçait. La police tout entière m'agaçait. L'eau commençait à s'infiltrer sous mon imperméable. Mes genoux me faisaient mal. Mes doigts et mes pieds perdaient peu à peu leur perception tactile. La puanteur était insupportable et le martèlement incessant de la pluie me portait sur les nerfs. - Nous n'avons pas encore creusé ni tamisé, précisa Morrell. On s'est dit qu'on avait le temps. Pour l'instant, nous n'avons utilisé que le détecteur de métal. Et nos yeux. - En attendant, fis-je avec humeur, plus il y a de gens qui marchent là autour, plus on risque de détruire des indices. Les petits os, les dents, ce genre de choses, on les enfonce dans la boue en marchant dessus. Cela faisait des heures qu'on faisait précisément cela. C'était sans doute déjà trop tard pour préserver l'état des lieux. - Bon, vous voulez les emporter aujourd'hui, ou attendre que le temps se lève ? demanda-t-il. Dans des circonstances normales, j'aurais attendu que la pluie s'arrête et que la luminosité s'améliore. Quand des cadavres sont restés dehors pendant des mois, ça ne change pas grand-chose de les recouvrir de plastique et d'attendre un ou deux jours de plus. Mais lorsque Marino et moi nous étions arrêtés sur le chemin forestier, plusieurs camions de la télévision étaient déjà là. Certains journalistes restaient à l'abri dans leurs voitures, d'autres bravaient la pluie pour tenter d'extorquer des bribes d'information aux policiers qui gardaient le périmètre. Les circonstances n'avaient rien de normal. Je n'avais certainement aucun droit de dire à Morrell ce qu'il devait faire, mais selon le Code, j'avais autorité concernant les cadavres. - J'ai des brancards et des body bags dans le coffre, dis-je en sortant mes clés de voiture. Si vous pouviez les faire apporter, j'évacuerais tout de suite les corps à la morgue. - Entendu. Je m'en occupe. - Merci, dis-je. Peu après, Benton Wesley s'accroupit à côté de moi. - Comment avez-vous appris la nouvelle? lui demandai-je. - Morrell m'a contacté à Quantico. Je suis venu tout de suite. (Il examinait les corps, son visage angulaire presque hagard dans l'ombre de son capuchon dégouttant de pluie.) Vos premières constatations, Kay? - Tout ce que je peux dire pour l'instant, c'est qu'on ne leur a pas fracassé le crâne et qu'on ne leur a pas tiré une balle dans la tête. Il ne répondit pas et son silence accentua ma propre tension. Je déroulais des draps quand Marino nous rejoignit, les mains enfouies dans les poches de son manteau, les épaules rentrées pour se protéger du froid et de la pluie. - Vous allez attraper une pneumonie, fit Wesley en se relevant. La police de Richmond est-elle à ce point fauchée qu'elle ne peut pas vous payer des chapeaux? - Merde, fit Marino, on s'estime heureux quand ils nous fournissent de l'essence et un flingue. Croyez-moi, les locataires de Spring Street sont mieux lotis que nous autres. Spring Street était le pénitencier de l'État, et il est exact qu'il en coûtait plus chaque année aux contribuables pour héberger ses détenus que pour rémunérer les officiers de police qui les avaient mis hors d état de nuire. C'était un des sujets de récrimination favoris de Marino. - J'vois qu'ils ont réussi à vous faire bouger de Quantico, dit Marino. C'est un jour à marquer d'une croix blanche. - Dès que j'ai été au courant, j'ai demandé si on vous avait prévenu, rétorqua Wesley. - Ouais, ils ont fini par se souvenir de moi. - C'est ce que je vois. Morrell m'a dit qu'il n'avait jamais rempli de formulaire pour le VICAP. Peut-être pourriez-vous lui donner un coup de main. Marino roulait des maxillaires en contemplant les cadavres. - Il va falloir entrer tout ça dans l'ordinateur, reprit Wesley dans le roulement monotone des gouttes de pluie. Me détournant d'eux, j'étendis un des draps près des restes de la femme et la retournai sur le dos. Elle resta entière, ligaments et jointures encore intacts. Dans un climat comme celui de la Virginie, il faut au moins un an avant qu'un corps exposé ne devienne tout à fait un squelette, c'est-à-dire un ensemble d'os désarticulés. Les tissus musculaires, le cartilage et les ligaments sont très résistants. La femme était de petite taille, et je me souvins de la photo d'une jolie athlète blonde sur une poutre d'équilibre. Je notai qu'elle portait une sorte de pull-over, peut-être un sweat-shirt, et que la fermeture Éclair de son jean était remontée, bouton agrafé. Ensuite, je déroulai l'autre drap et procédai de la même façon avec son compagnon. Retourner des corps décomposés, c'est comme soulever de grosses pierres. Vous pouvez être à peu près sûr de déloger des insectes. J'eus la chair de poule en voyant plusieurs araignées s'enfuir sous les feuilles. Alors que je changeais de position dans le vain espoir de trouver un peu plus de confort, je m'aperçus que Wesley et Marino étaient partis. Agenouillée toute seule sous la pluie, je me mis à fouiller dans les feuilles et la boue, en quête d'ongles, de petits os et de dents. J'avais remarqué qu'au moins deux dents manquaient à l'une des mâchoires. Elles étaient probablement quelque part près des crânes. Après une vingtaine de minutes de recherches, j'avais retrouvé une dent, un petit bouton transparent, provenant peut-être de la chemise de l'homme, et deux mégots de cigarettes. On avait retrouvé plusieurs mégots sur chacun des lieux de découverte des corps, alors qu'aucune des victimes ne fumait. Ce qui était curieux, c'était qu'aucun des mégots ne portait de marque de fabricant. Lorsque Morrell me rejoignit, je lui fis remarquer le fait. - Jamais été sur les lieux d'un crime où il n'y avait pas de mégots, décréta-t-il. J'étais prête à parier qu'il ne s'était pas rendu bien souvent sur les lieux d'un crime. - On dirait qu'on a décollé une partie du papier ou arraché l'extrémité du filtre, lui fis-je remarquer. Vu l'absence de réaction de la part du policier, je me remis à fouiller la boue. La nuit tombait quand nous regagnâmes nos voitures, lugubre procession de policiers transportant sur des brancards deux cadavres enfermés dans des sacs en plastique orange vif. Lorsque nous atteignîmes le chemin forestier, le vent du nord se mit à souffler et les gouttes de pluie devinrent glacées. Mon break de fonction bleu marine était équipé comme un corbillard. Le contre-plaqué qui recouvrait le sol à l'arrière était pourvu de fixations empêchant les brancards de bouger pendant le transport. Je m'installai au volant et bouclai ma ceinture, Marino monta à côté de moi et Morrell referma le hayon arrière, le tout sous l'œil des caméras de télévision et des appareils-photo. Comme un journaliste particulièrement insistant frappait contre ma vitre, je verrouillai les portières. - Bon sang de bon sang! s'exclama Marino en mettant le chauffage à fond. J'espère que c'est la dernière fois. Je zigzaguai entre les nids de poules. - Quelle bande de vautours. (Il regarda dans le rétroviseur extérieur les journalistes s'entasser dans leurs voitures.) Un connard a dû jacter sur sa radio. Sans doute Morrell. Quel abruti, celui-là. S'il était sous mes ordres, je balancerais aussi sec à la circulation ou dans les bureaux. - Vous vous souvenez comment on fait pour rejoindre la 64? lui demandai-je. - Vous prendrez à gauche à la prochaine fourche. Merde. (Il entrouvrit sa fenêtre et sortit ses cigarettes.) Y'a rien de plus agréable que de rouler en bagnole avec des macchabées en décomposition. Cinquante kilomètres plus tard, je déverrouillai la porte à l'arrière du BCM E et appuyai sur un bouton rouge dans le hall d'entrée. Le lourd panneau s'ouvrit en cliquetant et la lumière en provenance de l'intérieur illumina peu à peu l'asphalte mouillé. Je mis le break à cul et ouvris le hayon. Nous sortîmes les brancards et les transportâmes sur des chariots roulants jusque dans la morgue tandis qu'un groupe de pathologistes sortant de l'ascenseur nous saluaient d'un sourire sans accorder à notre chargement plus qu'un vague coup d'œil. Les formes humaines étendues sur des chariots étaient aussi banales ici que les moellons des murs. Vous appreniez vite à contourner les traînées de sang par terre et à ne plus sentir les odeurs nauséabondes qui flottaient çà et là. Produisant une autre clé, j'ouvris le verrou fermant la porte en acier inoxydable de la chambre froide où, après les avoir enregistrés, leur avoir passé une étiquette aux orteils, les avoir transférés sur un double chariot superposé, nous laissâmes les cadavres pour la nuit. - Ça vous fait rien si je passe demain voir si vous avez trouvé quelque chose? demanda Marino. - Aucun problème. - C'est eux, dit-il. C'est obligé. - J'en ai bien peur, Marino. Au fait, où est passé Wesley? - Il est retourné attendre les résultats à Quantico, ses jolies pompes Florsheim posées sur son burlingue. - Je croyais que vous étiez amis, fis-je. - Ouais, eh ben, la vie est imprévisible, Doc. C'est comme quand j'veux aller à la pêche. Tous les bulletins météo promettent un soleil du tonnerre, et juste au moment où je mets le bateau à l'eau, il se met à tomber des cordes. - Vous êtes de l'équipe de nuit ce week-end? m'enquis-je. - Non. - Dimanche soir, ça vous dirait de venir dîner à la maison ? Vers 6 heures, 6 heures et demie? Ouais, j'devrais pouvoir, dit-il. Il détourna aussitôt le regard mais j'eus le temps de voir une ombre douloureuse le voiler. J'avais entendu dire que sa femme était retournée dans le New Jersey depuis Thanksgiving pour s'occuper de sa mère mourante. Depuis lors, j'avais dîné plusieurs fois avec Marino, mais il avait toujours évité d'évoquer ses ennuis. Je traversai la salle d'autopsie et me dirigeai vers le vestiaire, où je gardais toujours quelques objets de première nécessité ainsi que des vêtements de rechange pour ce que je considérais comme des urgences hygiéniques. J'étais sale et l'odeur de la mort collait à ma peau, à mes cheveux, à mes vêtements. Je fourrai les vêtements que je portais dans un sac poubelle et y scotchai un mot demandant au surveillant de la morgue de les faire laver dès que possible. Ensuite, j'entrai dans la cabine de douche, où je restai un très long moment. L'un des nombreux conseils que m'avait prodigués Anna après que Mark fut parti à Denver était de contrebalancer les mauvais traitements que j'infligeais en permanence à mon corps. - Il faut faire de la gymnastique, avait-elle dit en insistant sur cet horrible mot. L'endorphine combat la dépression. Vous mangerez mieux, vous dormirez mieux, vous vous sentirez mieux pour tout. Vous devriez reprendre le tennis. J'avais suivi sa suggestion, ce qui m'avait valu une leçon d'humilité. Je n'avais pas touché à une raquette depuis mon adolescence, et mon revers, qui n'avait jamais été excellent, avait même fini par sombrer dans l'oubli. Je m'étais donc remise à l'entraînement un soir par semaine, le plus tard possible afin d'éviter les regards des curieux attablés sur la terrasse surplombant les courts couverts du Westwood Racquet Club. En sortant du bureau, j'eus juste le temps de me rendre au club, de me précipiter au vestiaire dames et de me mettre en tenue. Je récupérai ma raquette dans mon casier et me retrouvai sur le court avec tout juste deux minutes d'avance, me torturant les muscles à essayer de toucher mes doigts de pied du bout des doigts sans plier les jambes. Mon sang se mit paresseusement à circuler. Ted, mon moniteur, émergea de derrière le rideau vert, deux paniers de balles sur les épaules. - Quand j'ai entendu la nouvelle, je me suis dit que je ne vous verrais pas ce soir, dit-il en posant les paniers avant de quitter sa veste de survêtement. Ted, l'image même du sportif dynamique, éternellement bronzé, m'accueillait en général avec un sourire et une plaisanterie. Mais ce soir, il n'était pas d'humeur. - Mon petit frère connaissait bien Fred Cheney, m'annonçai-t-il - Moi aussi, mais moins que lui. (Il tourna les yeux vers des joueurs qui s'affrontaient plusieurs courts plus loin.) Fred était un des types les plus sympathiques que je connaissais. Et je ne dis pas ça parce qu'il est... enfin... mon frère est vraiment choqué, vous savez. (Il se pencha pour prendre une poignée de balles.) Mais ce qui me gêne, c'est que les journaux ne parlent que de la fille. On dirait que la seule personne à avoir disparu, c'est la fille de Pat Harvey. C'est injuste. Enfin, vous voyez ce que je veux dire, n'est-ce pas? - Je vois très bien, dis-je. Mais l'autre aspect, c'est que la famille de Deborah Harvey est placée sous les projecteurs, et qu'il leur est interdit de vivre leur chagrin entre eux du fait de la position de Mrs Harvey. C'est injuste et tragique d'un côté comme de l'autre. - C'est vrai, admit Ted. Je n'avais pas réfléchi à la question sous cet angle-là, mais vous avez raison. Je ne pense pas qu'être célèbre soit toujours drôle. Et je ne pense pas non plus que vous me payiez pour rester debout à bavarder. Que voudriez-vous travailler ce soir? - Les coups droits. Je veux que vous me fassiez courir sur toute la largeur du court pour me rappeler à quel point je déteste fumer. J'ai promis de ne plus vous faire la morale à ce sujet, rétorqua-t-il avant d'aller se placer au niveau du filet. Je reculai jusqu'à la ligne de fond. Mes reprises n'auraient pas été mauvaises si j'avais joué en double. La douleur physique est une excellente diversion, et j'oubliai les éprouvantes réalités de la journée jusqu'à ce que, rentrée chez moi, le téléphone se mette à sonner alors que je me débarrassais de mes vêtements humides. Pat Harvey était dans tous ses états. - Les corps qu'on a trouvés aujourd'hui... Il faut que je sache. - Ils n'ont pas été identifiés et je ne les ai pas encore examinés, dis-je en m'asseyant sur le bord du lit pour ôter mes tennis. - Un homme et une femme. C'est ce que j'ai entendu dire. - C'est ce qu'il semble, en effet. Oui. - Je vous en prie, dites-moi s'il y a la moindre possibilité qu'il ne s'agisse pas de... J'hésitai. - Oh, mon Dieu, chuchota-t-elle. - Mrs Harvey, je ne peux pas confirmer... Elle m'interrompit d'une voix à la limite de l'hystérie. - La police m'a dit qu'ils avaient retrouvé le sac de Debbie, son permis de conduire. Morrell, pensai-je. Le petit con. - Nous ne pouvons procéder à une identification uniquement à partir d'effets personnels, dis-je. - C'est ma fille! Suivraient les menaces et les insultes. J'avais vécu ça avec d'autres parents qui, en des circonstances normales, étaient aussi policés qu'un manuel de catéchisme. Je décidai de donner à Pat Harvey une occupation constructive. - Les corps n'ont pas été identifiés, répétai-je. - Je veux la voir. Tout à fait hors de question, répondis-je en moi-même. - Les corps ne sont pas identifiables visuellement, dis-je. Ce ne sont pratiquement plus que des squelettes. Elle eut un haut-le-cœur. - Il dépend de vous, repris-je, que nous les identifiions dès demain, ou que cela prenne plusieurs jours. - Que voulez-vous que je fasse ? demanda-t-elle d'une voix mal assurée. - Il me faudrait des radiographies, des diagrammes dentaires, tout ce que vous pouvez retrouver concernant l'histoire médicale de Deborah. Silence. - Pensez-vous que vous pourriez me fournir ça ? repris-je. - Bien sûr, dit-elle. Je m'en occupe tout de suite. J'étais à peu près sûre qu'elle aurait reconstitué tout le dossier médical de Deborah avant demain matin, dût-elle pour cela tirer du lit la moitié des médecins de Richmond. L'après-midi suivant, j'étais en train de retirer la protection plastique du squelette anatomique du BCM E lorsque j'entendis Marino dans le couloir. - Je suis là ! criai-je. Il me rejoignit dans la salle de conférences, alors que je m'affairais autour du squelette aux os attachés par des fils de fer, et qu'un crochet fixé sur le haut du crâne maintenait suspendu à une barre en L. Il était un peu plus grand que moi et ses pieds pendouillaient au-dessus d'un socle en bois à roulettes. Je rassemblai quelques papiers éparpillés sur une table. - Ça ne vous ferait rien de me le sortir? - Vous emmenez «Slim» faire un tour? - Au rez-de-chaussée, répondis-je. Et il s'appelle Haresh. Je me dirigeai vers l'ascenseur, Marino et son souriant compagnon me suivant dans un grincement de roulettes et un cliquetis d'ossements qui nous valurent les hochements de tête amusés de plusieurs membres de mon personnel. Haresh ne sortait pas souvent, et lorsqu'il le faisait, ça n'était pas en règle générale pour des motifs très sérieux. Au mois de juin précédent, en arrivant dans mon bureau le jour de mon anniversaire, j'avais trouvé Haresh assis dans mon fauteuil, affublé de lunettes et vêtu d'une blouse de labo, une cigarette coincée entre les dents. L'un des experts légistes les plus distraits de l'étage supérieur était passé devant mon bureau en lançant un joyeux «< Bonjour ! » sans rien remarquer - c'est du moins ce qu'on m'avait rapporté. - Pourquoi vous l'avez baptisé comme ça? - On m'a dit que quand on l'avait acheté, il y a de ça des années, un scientifique nommé Haresh travaillait ici. Le squelette est aussi d'origine indienne. C'est celui d'un homme, la quarantaine, peut-être plus. - Indien, comme Sitting Bull ou comme ceux qui se peignent un point rouge sur le front? - Indien d'Inde, dis-je en sortant de la cabine au rez-de-chaussée. Les Hindous confient leurs morts aux flots du Gange en espérant qu'ils iront droit au paradis. - J'espère que le paradis ressemble pas à cette boîte, fit Marino. Ossements et roulettes cliquetèrent à nouveau tandis que Marino poussait Haresh vers la salle d'autopsie. Sur un drap blanc couvrant une table en acier inoxydable étaient disposés les restes de Deborah Harvey, os gris sale, touffes de cheveux enduits de boue et ligaments de la couleur et de la résistance du cuir. La puanteur était forte mais supportable car j'avais débarrassé le corps des vêtements. L'état de ces restes était d'autant plus pitoyable qu'Haresh, par contraste, présentait des os blancs brillants dépourvus de la moindre éraflure. - J'ai plusieurs choses à vous dire, dis-je à Marino. Mais d'abord je veux votre promesse que tout ceci restera entre nous. Il me regarda d'un air intrigué. - OK, fit-il en allumant une cigarette. - Tout d'abord, leur identité ne fait aucun doute, C( )inmençai-je tout en disposant les clavicules de part et d'autre du crâne. Pat Harvey nous a apporté des radios et diagrammes dentaires ce matin... - Elle-même? m'interrompit-il d'un air surpris. - Malheureusement oui, répondis-je. Je n'avais en effet pas prévu que Pat Harvey apporterait elle-même le dossier médical de sa fille. C'avait été une erreur de ma part, erreur que je n'étais pas près d'oublier. - Ça a dû faire un sacré raffut, dit Marino. Il ne se trompait pas. Mrs Harvey avait laissé sa Jaguar en stationnement interdit devant la porte, puis était accourue, larmes aux yeux et mille questions aux lèvres. Intimidé par la présence de cette personnalité, le réceptionniste l'avait laissée entrer, et Mrs Harvey s était aussitôt lancée à ma recherche. Je pense qu'elle serait arrivée jusque dans la morgue si mon administrateur ne l'avait interceptée devant l'ascenseur et guidée jusqu'à mon bureau, où je l'avais retrouvée quelques instants plus tard. Elle était assise sur une chaise, le dos rigide, le visage blanc comme un linge. Sur mon bureau s'étalaient certificats de décès, dossiers en cours et clichés d'autopsie, ainsi qu'un flacon où flottait, dans du formol rosi par le sang, un bloc de chair transpercé d'un coup de couteau, que j'avais excisé pour le conserver. Pendus derrière ma porte, des vêtements sanguinolents que j'avais l'intention d'emporter un peu plus tard à l'étage supérieur, lorsque je ferais ma tournée des labos pour rassembler les premiers résultats. Deux reconstitutions faciales de victimes féminines non identifiées étaient posées en haut d'une armoire à dossiers, telles deux têtes en cire décapitées. Pat Harvey avait trouvé ce qu'elle cherchait, et même au-delà. Elle avait foncé tête baissée dans les dures réalités de ma profession. - Morrell m'a apporté aussi le dossier dentaire de Fred Cheney, dis-je à Marino. - C'est donc bien Fred Cheney et Deborah Harvey? - Oui, dis-je avant d'attirer son attention sur des radiographies disposées contre un caisson lumineux fixé au mur. - Pas possible..., fit-il d'un air stupéfait en repérant le point radio opaque qui se détachait sur la silhouette des vertèbres lombaires. - Deborah Harvey a reçu une balle. (Je désignai la lombaire atteinte.) En plein milieu du dos. La balle a dû perforer la moelle épinière et les pédicules avant de se loger dans le corps vertébral. Ici, ajoutai-je en désignant un point sur la radiographie. - Je ne vois pas, dit-il en approchant le visage. - Non, vous ne verrez pas la balle, mais vous voyez le trou, n'est-ce pas? - Je vois des tas de trous, ouais. - Celui-ci est le trou causé par la balle. Les autres sont les orifices vasculaires qui permettent aux vaisseaux d'amener le sang à la moelle et aux os. - Où sont les pellicules dont vous avez parlé? - Pédicules, rectifiai-je d'un ton patient. Je ne les ai pas trouvés. Ils ont sans doute été réduits en miettes. Nous avons un orifice d'entrée, mais pas de sortie. À mon avis, il est plus que vraisemblable qu'on lui a tiré dans le dos, non de face. - Vous avez retrouvé le passage de la balle dans les vêtements ? - Non. Sur une table voisine se trouvait un plateau de plastique blanc dans lequel j'avais regroupé les effets personnels de Deborah, dont ses vêtements, ses bijoux et son sac à main en nylon rouge. Je soulevai délicatement le sweat-shirt en loques, noirci et pourri. - Comme vous pouvez le constater, il est en très mauvais état, surtout le dos. Presque tout le tissu a disparu, soit sous l'effet de la putréfaction, soit rongé par les prédateurs. Même chose pour l'arrière de son jean à hauteur de la taille, ce qui est logique puisque cette partie aussi était imprégnée de sang. En d'autres termes, les parties du vêtement où j'aurais eu le plus de chances de retrouver la trace du passage d'une balle ont disparu. - La distance du coup de feu. Vous avez une idée? - Comme je vous l'ai dit, la balle n'est pas ressortie. Ce qui pie fait conclure qu'il ne s'agit sans doute pas d'un tir à bout portant. Mais je n'ai aucune certitude. Quant au calibre, je dirai que c'est du 38 ou plus, mais encore une fois, c'est une simple supposition, basée sur la taille de l'orifice d'entrée. Nous le saurons avec certitude lorsque j'aurai ouvert la vertèbre et confié la balle au labo de balistique. - Bizarre, fit Marino. Vous avez pas encore autopsié Cheney? - On l'a passé aux rayons X. Pas de trace de balle, mais je ne l'ai pas encore examiné. - Bizarre, répéta-t-il. Ça colle pas. Qu'elle se soit fait tirer dans le dos, ça colle pas avec les autres meurtres. - Non, admis-je, c'est vrai. - En tout cas, c'est ça qui l'a tuée? - Je ne sais pas. - Comment ça, vous savez pas? s'étonna-t-il. - Cette blessure n'est pas mortelle tout de suite, Marino. comme la balle n'a pas tout traversé, elle n'a pas sectionné l'aorte. Si c'avait été le cas, l'hémorragie dans cette région lombaire aurait provoqué la mort en quelques minutes. Ce qui s'est passé, c'est que la balle, en traversant la moelle épinière, l'a instantanément paralysée en dessous de la taille. Et comme des vaisseaux ont été touchés, elle a beaucoup saigné. - Combien de temps elle a pu survivre? - Plusieurs heures. - Est-ce qu'il y a eu agression sexuelle? - Elle portait encore sa culotte et son soutien-gorge, répondis-je. Ça ne veut pas dire qu'on n'ait pas abusé d'elle. L'agresseur a pu lui permettre de se rhabiller après, dans I hypothèse où il l'a violée avant de la tuer. - Alors pourquoi la faire rhabiller? - Si vous êtes violée, expliquai-je, et que votre agresseur vous dit de remettre vos vêtements, vous en déduisez qu'il va vous laisser la vie sauve. Cet espoir lui permet de mieux vous contrôler, de vous rendre plus docile aux ordres, parce que vous avez peur qu'en lui désobéissant, il change d'avis. - J'suis pas convaincu, Doc, fit Marino en fronçant les sourcils. Je pense pas que ça s'est passé comme ça. - C'est un scénario possible. Moi non plus je ne sais pas ce qui s'est passé. Tout ce que je peux vous dire avec certitude, c'est qu'aucun de ses vêtements ou sous-vêtements n'était déchiré, coupé, à l'envers ou déboutonné. Quant aux traces de sperme, inutile d'y penser après plusieurs mois dans la forêt. (Je lui tendis alors un porte-bloc et un crayon.) Tenez, si vous tenez à rester, vous pourriez aussi bien m'aider à prendre mes notes. - Avez-vous l'intention de mettre Benton au courant? demanda-t-il. - Pas pour le moment. - Et Morrell? - Oui, je lui dirai qu'elle a été tuée par balle, dis-je. S'il s'agit d'un automatique ou d'un semi-automatique, la douille devrait encore se trouver sur les lieux. Si les flics veulent parler, qu'ils le fassent, moi, je ne dirai rien. - Et Mrs Harvey? - Elle et son mari savent qu'on a identifié de façon formelle leur fille et Fred. J'ai appelé les Harvey et Mr Cheney dès que j'en ai eu la certitude. Je ne ferai aucune autre déclaration tant que je n'aurai pas terminé les examens. Les côtes s'entrechoquèrent avec un bruit de cubes en bois lorsque je séparai les gauches des droites. - Douze de chaque côté, commençai-je à dicter. Contrairement à la légende, les femmes n'ont pas une côte de plus que les hommes. - Hé? fit Marino en levant les yeux du porte-bloc. - Vous n'avez jamais lu la Genèse? Il contempla les côtes d'un air perplexe tandis que je les disposais de chaque côté des vertèbres thoraciques. - Ce n'est pas grave, dis-je. Je me mis ensuite à chercher les os carpiens, ces os du poignet qui ressemblent à de petits galets de rivière. Il est difficile de distinguer ceux appartenant à la main droite et Ceux appartenant à la main gauche, et c'est là que le squelette anatomique se révèle utile. Je le rapprochai et, posant ses mains sur la table, j'entrepris de procéder par comparaison. I agis de même pour les phalanges distales et proximales, c'est-adire les os des doigts. - Il manque onze os à la main droite, et dix-sept à la main gauche, annonçai-je. - Sur combien ? demanda Marino en notant ces renseignements. - La main est composée de vingt-sept os, répondis-je en poursuivant mon travail. C'est ce qui lui donne son extraordinaire flexibilité. C'est ce qui nous permet de peindre, de jouer du violon, d'exprimer notre amour par des caresses. - Et de nous défendre. Ce n'est qu'au cours de l'après-midi suivant que je compris que Deborah Harvey avait tenté de repousser un agresseur brandissant autre chose que son arme à feu. Le temps s'étant amélioré et beaucoup radouci, la police avait pu procéder toute la journée à une fouille minutieuse du lieu de découverte des corps. Peu avant 16 heures, Morrell passa me voir au bureau pour me remettre plusieurs petits os retrouvés sur place. Cinq d'entre eux appartenaient à Deborah, et sur la lace dorsale de sa phalange proximale gauche - c'est-à-dire sur le dessus du plus long os de l'index -, je découvris une entaille d'un peu plus d'un centimètre. La première question que je me pose lorsque je découvre une lésion sur un os ou dans un tissu musculaire, c'est de savoir si elle a été provoquée avant ou après la mort. Car si Ton ne connaît pas les altérations pouvant intervenir après la mort, on risque de graves erreurs. Les gens carbonisés dans des incendies présentent souvent des os éclatés ou des traces d'hémorragies épidurales, ce qui peut donner l'impression que quelqu'un les a torturés avant de mettre le feu à la maison pour maquiller le meurtre, alors que ces blessures sont intervenues après la mort en raison de la chaleur intense. L'aspect des cadavres échoués sur les plages ou repêchés dans des rivières ou des lacs peut souvent faire croire qu'un malade mental a mutilé visages, organes génitaux, pieds et mains, alors que c'est là l'œuvre des poissons, des crabes et des tortues. Les restes osseux sont mordus, rongés, déchiquetés par les rats, les chiens, les rapaces et les ratons laveurs. Les prédateurs à quatre pattes, à écailles ou ailés infligent des dommages spectaculaires, certes, mais heureusement postérieurs au décès de la victime. La nature entreprend alors son grand recyclage. La cendre redevient cendre, la poussière retourne à la poussière. Or, l'entaille que je constatai sur la phalange proximale de Deborah Harvey était trop nette et trop linéaire pour avoir été causée par une dent ou une griffe. C'était en tout cas mon opinion, laquelle laissait la porte ouverte aux spéculations les plus diverses, y compris celle inévitable suivant laquelle c'était moi qui l'avais causée d'un coup de scalpel malheureux. Le mercredi soir, la police avait confirmé à la presse l'identité des deux cadavres, et durant les quarante-huit heures suivantes, le BCME fut assailli d'une telle quantité de coups de téléphone que les secrétaires furent contraintes de négliger leurs autres tâches afin de pouvoir répondre à tous les appels. Je restai enfermée dans la morgue et donnai pour instruction à Rose de dire à tout le monde, y compris Benton Wesley et Pat Harvey, que la cause de la mort n'était pas encore déterminée. Lorsqu'arriva le dimanche soir, j'avais fait tout ce qu'il était possible de faire. Les restes de Deborah et de Fred, nettoyés de toute chair et graisse restantes, avaient été photographiés sous tous les angles, l'inventaire des ossements était terminé. J'étais en train de les ranger dans une boîte en carton lorsque la sonnette de la porte de derrière retentit. J'entendis le bruit des pas du gardien de nuit résonner dans le couloir, le panneau de la porte s'ouvrir. Puis Marino fit son apparition. - Vous avez l'intention de dormir ici? fit-il. Levant les yeux vers lui, je constatai avec surprise que son pardessus et ses cheveux étaient mouillés. - Il neige, ajouta-t-il. Il retira ses gants et posa sa radio portative sur le bord de la table d'autopsie où je travaillais. - Il ne manquait plus que ça, soupirai-je. - Ça n'arrête pas, Doc. Je passais par là et j'ai vu votre bagnole dans le parking. Je me suis dit que vous étiez dans (vite cave depuis l'aube et que vous aviez pas vu le temps passer. Je déroulai un long morceau de papier adhésif et scellai la boîte. - Je croyais que vous n'étiez pas de service de nuit ce week-end, dis-je. - Ouais, et je croyais que vous m'aviez invité à dîner. J'interrompis mon travail et le regardai d'un air interrogateur. Puis je me souvins. Oh non..., marmonnai-je en levant les yeux vers la pendule murale qui indiquait 20 heures passées. Marino, je suis vraiment navrée. - Ça ne fait rien. De toute façon j'avais deux ou trois choses .1 vérifier. Je devinai toujours quand Marino mentait. Il fuyait mon regard et son visage s'empourprait. Ça n'était certainement pas par hasard s'il avait vu ma voiture dans le parking. Il me I herchait, et pas simplement pour le dîner. Il avait une idée derrière la tête. Je m'appuyai à la table et lui accordai toute mon attention. - Je pensais que ça vous intéresserait de savoir que Pat Harvey est restée à Washington tout le week-end et qu'elle a due voir le Directeur, dit-il. - Vous l'avez su par Benton? - Ouais. Il m'a dit qu'il essayait de vous joindre mais que vous le rappeliez pas. Le Tsar de la Drogue s'est plainte que vous la rappeliez pas non plus. - Je ne rappelle personne en ce moment, dis-je d'une voix lasse. J'ai été très occupée, c'est le moins qu'on puisse dire, et je n'ai rien à déclarer pour l'instant. Marino baissa la tête vers la boîte posée sur la table. - Vous savez que Deborah a été tuée par balle. Qu'il s'agit d'un meurtre. Qu'est-ce que vous attendez? - Je ne sais toujours pas de quoi est mort Fred Cheney, ni s'ils ont pris de la drogue. J'attends les résultats des tests toxicologiques. Je ne ferai aucune déclaration avant de les avoir reçus et d'avoir parlé avec Vessey. - Le type du Smithsonian? - Je dois le voir demain matin. - J'espère que vous avez un 4 X 4. - Vous ne m'avez pas dit pourquoi Pat Harvey était allée voir le Directeur. - Elle accuse votre bureau d'obstruction, et aussi le FBI. Elle est furieuse. Elle veut voir les rapports d'autopsie de s fille, les rapports de police, tout le tralala, et elle menace d'avoir recours aux tribunaux, de remuer ciel et terre si on ne lui donne pas satisfaction. - C'est insensé. - Exact. Mais si vous voulez mon avis, Doc, je, vous conseille d'appeler Benton avant demain matin. - Pourquoi? - Je veux pas que vous ayez des ennuis, c'est tout. - Que voulez-vous dire, Marino? fis-je en dénouant ma blouse. - Plus vous restez discrète, plus vous versez de l'huile sur le feu. D'après Benton, Mrs Harvey est convaincue qu'on veut étouffer quelque chose et qu'on fait tous partie d'un complot. Comme je ne répondais pas, il ajouta : - Vous m'avez entendu? - Oui, j'ai entendu. Il souleva la boîte en carton. - Incroyable de penser qu'il y a deux personnes là-dedans, fit-il d'un ton admiratif. Incroyable, en effet. La boîte était à peu près de la taille d'un four à micro-ondes, et ne pesait que dix ou douze kilos. Et il ne restera que poussière.. Tandis que Marino la posait dans le coffre de ma voiture de (onction, je lui dis à mi-voix : - Merci pour tout. - Hé? Je savais qu'il avait entendu, mais il voulait me l'entendre répéter. - J'apprécie que vous vous fassiez du souci pour moi, Marino. J'apprécie sincèrement. Et encore une fois toutes mes excuses pour le dîner. Je perds les pédales, parfois... La neige tombait dru, et comme d'habitude, il ne portait pas de chapeau. Je démarrai, enclenchai le chauffage et, levant la tête vers lui, je me dis qu'il était décidément étrange que la présence me procure un tel réconfort. Marino me tapait plus sur les nerfs que n'importe quelle autre personne de ma connaissance, et pourtant je ne m'imaginais plus vivre sans le côtoyer presque chaque jour. - Vous me devez un dîner, fit-il en claquant ma portière. - Un pasticcio di scorzonera. - J'adore quand vous me dites des cochonneries. - Idiot, c'est une de mes spécialités. Un gratin de scorsonères. - Un gratin de quoi? - De scorsonères. Ce sont des salsifis blancs. Ma mère les appelle les doigts de la mort. - Les doigts de la mort? ! s'exclama-t-il en coulant un regard faussement horrifié vers la morgue. Le trajet de retour chez moi me parut durer une éternité. I avançai à l'allure d'un escargot sur des routes couvertes d'une mince couche de neige, si concentrée sur ma conduite que mo n crâne était sur le point d'exploser lorsqu'enfin je me retrouvai dans ma cuisine en train de me préparer un verre. |e m'assis devant la table, allumai une cigarette et appelai Benton Wesley. - Vous avez du nouveau ? demanda-t-il aussitôt. - Deborah Harvey est morte d'une balle dans le dos. - C'est ce que Morrell m'a dit. Et aussi que la balle était inhabituelle. Une Hydra-Shok 9 mm. - Exact. - Et le garçon? - Je ne sais toujours pas ce qui l'a tué. J'attends les résultats des tests toxicos, et je dois discuter avec Vessey au Smithsonian. Les deux dossiers sont en suspens pour l'instant. - Le plus longtemps ils resteront en suspens, le mieux ce sera. - Je vous demande pardon ? - Je dis que je préférerais que vous les gardiez le plus longtemps possible en suspens, Kay. Je veux qu'on ne communique aucun rapport à personne, pas même aux parents, et surtout pas à Pat Harvey. Je veux que personne n'apprenne que Deborah a été tuée par balle... - Voulez-vous dire que les Harvey l'ignorent? - Dès que Morrell m'a appris la nouvelle, je lui ai fait promettre de ne pas l'ébruiter. C'est pour ça qu'on n'a rien dit aux Harvey. Enfin, que la police ne leur a rien dit. Ils savent seulement que leur fille et Fred sont morts. (Il se tut un instant avant d'ajouter :) À moins que vous ayez publié un communiqué ? - Mrs Harvey a essayé de me joindre plusieurs fois, mais je ne lui ai pas parlé, pas plus qu'à n'importe qui d'autre ces jours-ci. - Continuez comme ça, Kay, dit Wesley d'une voix ferme. Ne communiquez vos informations qu'à moi. - Il viendra bien un moment, Benton, rétorquai-je d'une voix tout aussi ferme, où il faudra que je fasse état de la cause et des circonstances de la mort. Vous savez très bien que la famille de Fred et celle de Deborah y ont légalement droit. - Retardez ce moment le plus longtemps possible. - Auriez-vous l'extrême amabilité de m'expliquer pourquoi? Silence. - Benton? Je crus un instant qu'il n'était plus en ligne. - Ne faites rien sans m'en référer au préalable, dit-il enfin. (Il hésita un instant.) Je suppose que vous êtes au courant du contrat qu'a signé Abby Turnbull pour la publication de son livre? - J'ai lu quelque chose là-dessus dans les journaux, répondis-je en sentant la moutarde me monter au nez. - Vous a-t-elle à nouveau contactée... hum... récemment? À nouveau ? Comment Benton Wesley savait-il qu'Abby était venue me voir l'automne dernier? Ce petit salaud de Mark! le soir où il m'avait téléphoné, je lui avais dit qu'Abby était chez moi. - Je n'ai aucune nouvelle, répliquai-je d'un ton sec. 6 Le lundi matin, la rue devant chez moi était couverte d'une épaisse couche de neige et le ciel gris sombre promettait encore du mauvais temps. Je me préparai une tasse de café tout en débattant intérieurement pour savoir s'il était sage que je me rende à Washington. J'appelai la police de l'État qui m'annonça que la 1-95 North était dégagée, avec une couche de neige n'atteignant que deux ou trois centimètres aux pires endroits. Soupçonnant ma voiture de fonction de ne même pas être capable de s'extirper de mon allée d'accès, je mis la boîte en carton dans ma Mercedes. Tout en empruntant la bretelle d'accès à l'Interstate, je me dis qu'en cas d'accident ou de contrôle, il ne me serait pas facile d'expliquer la présence de deux squelettes humains dans mon coffre. Présenter ma plaque de médecin expert n'était parfois pas suffisant. Je n'oublierai jamais la fois où j'avais pris I avion pour la Californie avec une serviette pleine d'accessoires sado-masochistes. La serviette passa sous le portique des rayons X et quelques minutes après le personnel de sécurité de l'aéroport m'entraînait dans un bureau pour un interrogatoire en règle. Pendant un long moment, ces têtes de mules refusèrent de croire que je me rendais à la Convention annuelle des médecins experts, où je devais prononcer une intervention sur l'asphyxie autoérotique. Loin de constituer ma collection personnelle, ces menottes, colliers à pointes et autres ceintures de cuir n'étaient que des pièces à conviction saisies lors de différentes enquêtes. J'arrivai à Washington à 10 h 30 et réussis à trouver une place à moins d'un bloc du croisement entre Constitution Avenue et Twelfth. Je n'étais pas retournée au Smithsonian's National Muséum of Natural History depuis que j'y avais suivi un cours d'anthropologie légale plusieurs années auparavant. Pénétrant, ma boîte sous le bras, dans le hall d'entrée où se mêlaient l'odeur des orchidées en pot et le brouhaha des conversations des visiteurs, je me fis la réflexion que j'aurais de loin préféré admirer les dinosaures et les diamants, les momies et les mastodontes du musée que d'être confrontée aux trésors plus macabres que renfermaient ses murs. Tapissant du sol au plafond le moindre recoin dissimulé à la vue des visiteurs, des colonnes de tiroirs en bois vert contenaient, entre autres, plus de trente mille squelettes humains. Des os de toutes sortes arrivaient chaque semaine par la poste à l'intention du Dr Alex Vessey. Certains de ces ossements provenaient de fouilles archéologiques, d'autres se révélaient être des griffes d'ours ou de castor, ou des crânes de veaux hydrocéphales, ou encore des os d'apparence humaine trouvés dans un fossé ou mis au jour par une charrue et dont on craignait qu'ils ne fussent ceux des victimes de mort suspecte. Certains paquets recelaient malheureusement les restes d'une personne assassinée. En plus de son activité de scientifique et de conservateur, le Dr Vessey travaillait pour le FBI et prêtait son assistance aux gens de ma partie. Je retirai un badge de visiteur auprès d'un gardien, l'agrafai au revers de ma veste et pris l'ascenseur en cuivre jusqu'au deuxième étage. Là, je m'enfonçai dans un long couloir plongé dans la pénombre et encombré de hautes piles de tiroirs. Le brouhaha des touristes admirant l'éléphant empaillé deux étages plus bas s'estompa peu à peu et je commençai à ressentir des bouffées de claustrophobie. Je me souvenais avoir tellement souffert de l'absence de tout stimulus sensoriel en I es lieux qu'à la fin de nos huit heures de cours la foule des trottoirs et le vacarme de la circulation étaient de véritables bols d'air. Je trouvai le Dr Vessey dans son laboratoire, là où je l'avais laissé la dernière fois, parmi les chariots métalliques où s'entassaient squelettes d'oiseaux et de mammifères, dents, fémurs, mandibules. Les rayonnages disparaissaient sous des piles d'ossements et d'autres restes humains tels que crânes reconstitués et têtes réduites. Le Dr Vessey, un homme aux cheveux blancs portant d'épaisses lunettes, était assis à son bureau et parlait au téléphone. Tandis qu'il terminait sa conversation, j'ouvris la boîte en carton et en sortis le sac plastique contenant l'os de la main gauche de Deborah Harvey. - La fille de la Drug Czar? fit-il en s'emparant de l'enveloppe. Je fus un instant décontenancée par sa réaction, qui me fit comprendre que Deborah était désormais réduite à une curiosité scientifique, un indice matériel comme un autre. - Oui, soupirai-je tandis qu'il sortait la phalange du sachet CM l'exposait à la lumière. - Je peux vous dire tout de suite, Kay, qu'il s'agit d'une coupure antérieure à la mort. Si certaines coupures anciennes peuvent avoir l'air récentes, aucune coupure récente ne peut paraître ancienne. L'intérieur de l'entaille a subi la même décoloration que le reste de l'os. De plus, la manière dont est M-courbée la lèvre de la coupure indique que celle-ci n'a pas été infligée sur un os mort. L'os vivant peut se déformer; pas l'os mort. - C'est la conclusion à laquelle j étais parvenue, répliquai-je en approchant une chaise. Mais vous savez qu'on posera inévitablement la question, Alex. - Ça se comprend, dit-il en m'observant par-dessus ses lunettes. Vous n'imaginez pas ce que nous recevons ici. Le Dr Vessey me rappelait que le degré de compétence en matière de médecine légale variait considérablement d'un Étal à l'autre. - Je m'en doute, répondis-je. - Un coroner m'a envoyé un colis il y a deux ou trois mois, un gros morceau de chair et d'os. Il prétendait qu'il apparie nait à un bébé retrouvé dans un égout et me demandait de déterminer l'âge et la race. Réponse : beagle mâle de deux semaines. Peu de temps avant, un autre coroner qui ne devait pas connaître la différence entre pathologie et herboristerie m'envoie un squelette en m'avouant qu'il ne parvient pas a déterminer la cause de la mort. J'ai relevé sur les os plus d'une quarantaine d'entailles à lèvres recourbées, un exemple éclatant de la flexibilité de l'os vivant. Ce qui excluait la mon naturelle. (Il nettoya ses lunettes avec le bord de sa blouse.) Mais il m'arrive parfois de tomber sur des entailles faites en cours d'autopsie. - Y a-t-il la moindre possibilité que cette entaille ait été faite par un prédateur? demandai-je tout en sachant que ça ne pouvait être le cas. - Il est vrai que les coupures sont parfois difficiles à distinguer des morsures de carnivores. Mais je suis à peu près certain que celle-ci a été causée par une lame. (Il se leva et ajouta avec entrain :) Allons voir ça de plus près. Ragaillardi par cette nouvelle énigme anthropologique, le Dr Vcssey se dirigea vers un gros microscope et positionna l'os sur la platine. Sans mot dire, il l'examina un long moment sous différents angles. - Tiens, tiens, voilà qui est intéressant, dit-il enfin. J'attendis en silence. - C'est la seule coupure que vous ayez trouvée? - Oui, répondis-je. Peut-être en découvrirez-vous d'autres, mais c'est la seule altération osseuse que j'aie constatée en dehors de la blessure par balle au niveau de la dixième dorsale. - Oui. Vous m'avez dit que la balle avait traversé la moelle épinière. - Exact. On lui a tiré dans le dos. J'ai retrouvé la balle dans la vertèbre. - Savez-vous où a été tiré le coup de feu? I - Non. Nous ne savons pas à quel endroit de la forêt elle m trouvait - ni même si elle était dans la forêt - quand elle | rte tuée. - Et elle a cette coupure à la main, fit le Dr Vessey d'un lit songeur en se repenchant au-dessus des oculaires. Imposable de savoir ce qui est arrivé en premier. Après le coup de (en, elle a dû être paralysée à partir de la taille, mais elle pouvait quand même se servir de ses mains. - Une blessure de défense? demandai-je pour entendre n infirmer mon opinion. - Si c'est le cas, c'est très inhabituel, Kay, car la blessure m dorsale, et non palmaire. (Il s'appuya contre son dossier ri leva les yeux vers moi.) La plupart des blessures de défense observées sur les mains le sont sur la face palmaire. (Il leva lis mains, paumes en avant.) Alors qu'elle a reçu cette blessure sur le dos de la main. (Il retourna ses mains.) Les blessures « l< >i sales surviennent souvent chez des personnes qui se défendent de manière agressive. - En donnant des coups de poing, dis-je. - Exact. Si je vous attaque avec un couteau et que vous tentiez de me repousser à coups de poing, vous serez sans Honte blessée au dos de la main. Vous ne risquerez pas d'être entaillée sur la paume, à moins de desserrer vos poings. Mais le plus significatif, c'est que la plupart des blessures de défense .ont des coupures glissées. L'agresseur brandit sa lame de droite à gauche, ou pousse la lame vers la victime, qui tente de l'éviter le coup avec ses mains. Si la coupure atteint l'os, je MUS souvent dans l'incapacité de déterminer le type de lame employé. - Parce que si la lame est dentelée, extrapolai-je, elle efface en quelque sorte ses propres traces en glissant. - C'est une des raisons pour lesquelles cette coupure est |j intéressante, dit-il. Car il est certain qu'elle a été infligée par une lame dentelée. - Donc ça ne serait pas une coupure glissée, mais un coup frappé, assené par une lame en dents de scie ? fis-je d'un air dérouté. - Oui, acquiesça-t-il en remettant l'os dans son sachet. La découpe des dents indique qu'au moins un à deux centimètres de lame se sont abattus sur le dos de sa main. (Il retourna à son bureau et ajouta :) Je crains que ce ne soit les seules informations que je puisse vous donner pour l'instant sur 1 type d'arme et la manière dont la blessure a été occasionné comme vous le savez, il y a un nombre infini de paramètres Je ne peux pas vous indiquer la taille de la lame, par exemple ni si la victime a été blessée avant ou après avoir reçu la bail dans le dos, ni dans quelle position elle était quand elle a et entaillée. Deborah aurait pu être couchée sur le dos, agenouillée debout. Je tentai d'imaginer la scène tandis que je regagna' ma voiture. La blessure à la main était profonde, elle avait d saigner abondamment, donc elle avait dû être blessée après être descendue de voiture, sur le sentier forestier ou dans 1 clairière, puisqu'on n'avait retrouvé aucune trace de sang da la Jeep. Cette gymnaste de cinquante kilos s'était-elle battue avec son agresseur? Avait-elle essayé de le frapper à coups de poing? Était-elle terrorisée et luttait-elle pour sa vie parce que Fred venait d'être assassiné devant elle ? À quel moment intervenait le coup de feu? Pourquoi le tueur avait-il eu besoin de deux armes différentes, puisqu'il ne s'était apparemment pas servi de son arme à feu pour tuer Fred? J'étais prête à parier que Fred avait eu la gorge tranchée, Il était très probable qu'après avoir reçu le coup de feu, Deborah avait été égorgée ou étranglée. On ne l'avait pas laissée agoniser après le coup de feu. Elle ne s'était pas traînée, à demi paralysée, au côté de Fred pour passer son bras sous le sien. On avait délibérément disposé leurs corps dans la position où nous les avions retrouvés. Je quittai Constitution et rejoignis bientôt Connecticut, qui me conduisit, au nord-ouest de la ville, dans un quartier qui n'aurait été guère plus qu'un bidonville sans le Washington Et il ne restera que poussière.. Hilton qui le dominait. En effet, dressé sur une pente herbue sur la surface d’un vaste pâté de maisons, l'hôtel dominait, tel un paquebot blanc, un océan de magasins de vins et liqueurs poussiéreux, de lavomatiques, de night-clubs vantant leurs danseuses nues» et de pavillons décrépits aux vitres brisées remplacées par des planches. Je laissai ma voiture dans le parking souterrain de l'hôtel, traversai Florida Avenue et escaladai le seuil d’un immeuble en brique crasseux doté d'une marquise bleue défraîchie. J'appuyai sur le bouton de l'appartement 28, où vivait Abby Turnbull. - Qui est-ce? Je reconnus à peine la voix impersonnelle qui jaillit de l'interphone. Je m'annonçai et la serrure électronique s'ouvrit avec un cliquètement. Je pénétrai dans un hall faiblement éclairé, avec au sol une hoquette brune constellée de taches et sur un côté une batterie de boîtes aux lettres en cuivre terni. Je me souvins des doutes d'Abby concernant l'intégrité de son courrier. Il parait aussi difficile de pénétrer dans l'immeuble que d'ouvrir une des boîtes aux lettres sans en posséder la clé. Tout ce ijuVIle m'avait dit l'automne précédent à Richmond me parut soudain suspect. Lorsque j'eus gravi les cinq étages à pied, j'étais hors d'haleine et hors de moi. A??? m'attendait sur le seuil. - Que fais-tu ici? chuchota-t-elle, le visage tendu. - Tu es la seule personne que je connais dans cet Immeuble, alors devine ce que je viens faire, répliquai-je. Tu n'es pas venue à Washington seulement pour me voir. Elle avait le regard effrayé. - J'avais à faire. Par sa porte entrouverte j'apercevais des meubles blancs, les coussins pastel et une série de gravures abstraites de Carbo, toutes choses que j'avais connues dans sa maison de Richmond. L'espace d'un instant, je fus envahie par images terribles de ce jour-là. Je me remémorai le cadavre de sa sœur, allongé sur le lit de la chambre du haut, les policiers et les ambulanciers allant et venant autour d'Abby qui restait assise sur le divan, les mains tremblant si fort qu'elle parvenait à peine à tenir sa cigarette. À cette époque, je ne la connaissais que de réputation, et je ne l'appréciais pas du tout. Lorsque sa sœur avait été assassinée, elle avait su gagner ma sympathie, mais ce n'est que plus tard qu'elle avait conquis ma confiance. - Je sais que tu ne vas pas me croire, me confia-t-elle toujours à mi-voix, mais j'avais l'intention d'aller te voir la semaine prochaine. - Tu aurais pu me téléphoner. - Impossible, m'assura-t-elle alors que nous étions toujours debout devant sa porte. - Abby, vas-tu te décider à me faire entrer? Elle fit non de la tête. Un frisson d'appréhension me parcourut. Je scrutai l'appartement par-dessus son épaule. - Tu es avec quelqu'un? demandai-je d'une voix calme. - Allons faire un tour, souffla-t-elle. - Mais enfin Abby, vas-tu me dire ce qui...? Elle me foudroya du regard en plaçant un doigt devant ses lèvres. Songeant qu'elle avait perdu l'esprit, j'attendis dans le couloir pendant qu'elle rentrait chercher son manteau. Nous sortîmes de son immeuble et arpentâmes Connecticut Avenue pendant près d'une demi-heure sans prononcer un mot. Elle me conduisit jusqu'au Mayflower Hôtel où elle choisit une table dans le coin le plus sombre du bar. Je commandai un expresso et, assise dans mon fauteuil, observai Abby pardessus la table de bois verni. - Je sais que tu ne comprends pas ce qui se passe, commença-t-elle. Elle jetait de fréquents coups d'œil autour d'elle, mais si tôt dans la journée, le bar était presque désert. - Abby, est-ce que tu te sens bien? Sa lèvre inférieure se mit à trembler. - Je n'ai pas pu t'appeler. Je ne peux même pas te parler dans mon foutu appartement! Ça se passe exactement comme |c te l'ai raconté à Richmond, mais en mille fois pire. - Tu devrais voir quelqu'un, fis-je d'un ton calme. - Je ne suis pas folle. - Tu es à deux doigts de perdre les pédales. Elle respira un grand coup et planta son regard dans le mien. - Kay, je suis suivie. Je suis certaine que mon téléphone est sur écoute, et je les soupçonne d'avoir installé des micros dans mon appartement - raison pour laquelle je n'ai pas voulu le faire entrer. Tires-en les conclusions que tu voudras. Dis Que je suis paranoïaque, névrosée, ce que tu veux. Mais je Sais ce que je vis, je sais ce que je dois supporter. Je sais ce que je sais sur ces meurtres et je sais ce qui m'est arrivé depuis que j'ai commencé à m'y intéresser. - Qu'est-ce qui s'est passé, au juste? La serveuse nous apporta notre commande. - Moins d'une semaine après mon retour de Richmond la lois où je t'ai vue, reprit Abby lorsqu'elle se fut éloignée, la porte de mon appartement a été forcée. - On t'a cambriolée? - Oh non ! fit-elle avec un rire sans joie. Pas du tout. Celui ou ceux qui ont fait ça étaient bien trop malins pour ça. Rien n'a été volé. Je la considérai d'un œil interrogateur. - J'ai un ordinateur pour écrire mes articles, et sur le disque dur j'ai un dossier regroupant toutes mes informations concernant les meurtres de couples. Le traitement de texte que j'utilise comporte une option de sauvegarde automatique du texte, et je l'ai réglée pour qu'elle s'active toutes les dix minutes. Ça empêche de perdre plus de dix minutes de travail en cas de panne de courant ou d'incident quelconque. Surtout dans mon immeuble... - Abby, l'interrompis-je. Vas-tu en arriver au fait? - Ce que je voulais dire, c'est que si tu ouvres un fichier et que tu y travailles plus de dix minutes, non seulement il le crée une sauvegarde automatique, mais quand on referme le dossier, il enregistre la date et l'heure de fermeture. Est-ce que tu me suis? - Pas très bien, dis-je en tendant la main vers mon expresso. - Tu te souviens du jour où j'ai été te voir? J'acquiesçai d'un hochement de tête. - J'ai pris des notes pendant que je parlais avec la caissière du Seven-Eleven. - Oui, je m'en souviens. - J'avais parlé à des tas d'autres gens, y compris Pat Harvey, et je voulais entrer ces notes dans mon ordinateur une fois rentrée chez moi. Je suis passée te voir un mardi soir et je suis revenue à Washington le lendemain matin. Eh bien, quand j'ai revu mon rédacteur en chef, on aurait dit qu'il avait perdu tout intérêt pour l'affaire Harvey-Cheney. Il voulait la garder sous le coude mais préférait passer une série d'articles sur le sida pendant le week-end. «J'ai trouvé ça bizarre, poursuivit-elle. Quelques jours avant, on ne parlait que de l'affaire Harvey-Cheney, le Post prévoyait un grand article dessus, et puis je reviens de Richmond et on me balance sur un autre sujet ! (Elle se tut le temps d'allumer une cigarette.) Je n'ai pas eu une minute de libre avant samedi, où je me suis finalement assise devant mon ordinateur pour taper mes notes. J'ouvre mon dossier, et là je m'aperçois que la date de la dernière modification du dossier - à savoir vendredi 20 septembre à 14 h 13 - correspond à un moment où je n'étais même pas chez moi! Le dossier a été ouvert, Kay. Quelqu'un l'a consulté. - Peut-être que l'horloge de l'ordinateur s'est arrêtée... Elle secoua la tête avant que je finisse d'émettre ma suggestion. - Non, j'ai vérifié. - Comment est-ce possible? demandai-je. Comment pourrait-on entrer par effraction dans ton appartement sans que personne ne voie ni n'entende rien? - Le FBI en est capable. - Abby! m'exclamai-je d'un ton exaspéré. - Ce n'est pas tout. Et il ne restera que poussière.. 107 - Alors raconte-moi, s'il te plaît. - Pour quelle raison penses-tu que je me suis mise en disponibilité du Post? - D'après le New York Times, c'est pour pouvoir écrire un livre. - Et tu as l'impression que je savais déjà que j'allais écrire Ce livre quand j'ai été te voir à Richmond? - C'est plus qu'une impression, rétorquai-je en sentant la Éolère me gagner de nouveau. - Eh bien, c'est faux. Je te le jure. (Elle se pencha vers moi Il ajouta d'une voix que l'émotion faisait trembler :) On m'a changée de service. Est-ce que tu comprends ce que ça veut dire? Je restai silencieuse. - La seule chose qui aurait pu m'arriver de pire, c'est d'être virée, mais ils ne peuvent pas. Ils n'ont aucun motif. Bonté divine, j'ai remporté un prix d'investigation journalistique l'année dernière, et tout d'un coup ils me mettent aux dîners mondains. Tu m'entends? Je me retrouve à faire le portrait de personnalités! Allons, dis-moi si tu y comprends quelque chose ? - Pas vraiment, Abby. - Moi non plus, figure-toi. (Elle refoula ses larmes.) Mais j'ai mon amour-propre. Je sais qu'il y a une matière sensationnelle à exploiter dans cette affaire, et c'est pour ça que je l'ai vendue. Tu peux en penser ce que tu veux, mais je dois survivre. C'est pour ça que j'ai pris mes distances avec le journal pendant quelque temps. Des portraits de personnalités! Mon Dieu... Tu sais, Kay, j'ai très peur. - Parle-moi du FBI, dis-je d'un ton ferme. - Je t'en ai déjà beaucoup dit. Je t'ai raconté que je m'étais trompée de route, que j'étais arrivée à Camp Peary, et qu'ensuite, des agents du FBI étaient venus m'interroger. - C'est insuffisant. - Le valet de cœur, Kay, dit-elle comme si elle me répétait quelque chose que je connaissais depuis longtemps. Lorsqu'elle comprit que je n'avais aucune idée de ce dont elle parlait, la stupéfaction se peignit sur son visage. - Tu n'es pas au courant? - Quel valet de cœur? - Chaque fois qu'il y a eu un meurtre, on a retrouvé une carte, articula-t-elle avec des yeux incrédules plantés dans les miens. Je me souvins vaguement d'une allusion à ce fait dans une des transcriptions d'interrogatoire de police que j'avais lues. Le détective de Gloucester interrogeait un ami de Bruce Phillips et Judy Roberts, le premier couple. Quelle question avait posée le détective? Elle m'avait paru étrange. Ah, oui! Il voulait savoir si Judy et Bruce jouaient aux cartes, et si l'ami en question avait déjà vu des cartes dans la Camaro de Bruce. - Parle-moi de ces cartes, Abby, dis-je. - Connais-tu la signification de l'as de pique? La façon dont il était utilisé au Vietnam? Je lui avouai mon ignorance. - Une certaine unité de soldats américains, après avoir tu un ennemi, aimait marquer le coup en laissant un as de piqu sur le cadavre. Ils avaient trouvé un fabricant qui leur fournissait des paquets de cartes composés uniquement d'as de pique. - Qu'est-ce que cette pratique a à voir avec ce qui se passe aujourd'hui en Virginie ? demandai-je d'un air ahuri. - Le tueur fait la même chose. Sauf qu'il ne laisse pas un as de pique, mais un valet de cœur. On a retrouvé un valet1 de cœur dans la voiture des quatre premiers couples. - Où as-tu dégoté cette information? - Tu sais que je ne peux pas te le dire, Kay. Mais elle esfl confirmée par plusieurs sources. C'est pourquoi j'en suis sûre - Est-ce qu'une de tes sources t'a dit qu'on avait aussi retrouvé un valet de cœur dans la Cherokee de Deborah Harvey? - Pourquoi, c'est le cas? fit-elle en remuant son café. - N'essaie pas ce petit jeu avec moi, avertis-je. - Je n'essaie rien du tout. (Elle croisa mon regard.) Si on a retrouvé un valet de cœur cette fois-ci, je ne suis pas au courant. C'est pourtant un détail essentiel, car il permettrait de lier avec certitude les meurtres de Deborah Harvey et Fred Cheney à ceux des quatre couples. Et crois-moi, je travaille dur à établir ce lien. Mais je ne suis pas sûre qu'il existe. Et .s'il existe, je ne sais pas ce qu'il veut dire. - Quel rapport entre tout ça et le FBI? demandai-je sans être sûre de vouloir connaître la réponse. - Ces meurtres les préoccupent depuis le début, Kay. Et ça va bien au-delà de la participation habituelle du VICAP. Le PBI est au courant depuis longtemps de l'existence de ces Cartes. Quand on a retrouvé un valet de cœur sur le tableau de bord de la Camaro du premier couple, personne n'y a prêté attention. Et puis le deuxième couple a disparu, et on a retrouvé une autre carte, sur le siège passager cette fois. I )ès que Benton Wesley l'a appris, il a entrepris de verrouiller les choses. Il est allé voir le détective de Gloucester et lui a I >i donné de ne pas dire un mot sur le valet de cœur à l'enquêteur chargé du deuxième meurtre. Chaque fois qu'on a retrouvé une voiture abandonnée, Wesley a appelé l'enquêteur pour lui transmettre ses consignes. Elle se tut quelques instants, étudiant mon visage comme pour y lire mes pensées. - Après tout, ça n'est pas si étonnant que tu ne sois pas au courant, ajouta-t-elle. Ça ne doit pas être difficile pour la police de te cacher certains indices. - Non, en effet, dis-je. Sauf si les cartes étaient placées sur 1rs cadavres. Dans ce cas, ça aurait été beaucoup plus difficile de me les cacher. À peine avais-je prononcé ces mots que le doute s'instaura dans mon esprit. La police avait attendu plusieurs heures avant de m'appeler sur les lieux. Quand j'étais arrivée, Wesley était déjà là, les corps de Deborah et Fred avaient été déplacés et fouillés. - Après tout, il est normal que le FBI veuille rester discret, repris-je en m'efforçant de me raisonner. Ce détail pourrait se révéler crucial pour la suite de l'enquête. - J'en ai ras-le-bol d'entendre ce genre de baratin ! fit Abby avec colère. Le fait que le tueur laisse sa carte de visite, si on peut dire, n'est crucial que s'il se rend et passe aux aveux. Comme personne ne connaît ce détail en dehors des enquêteurs, ça serait, en effet, une preuve déterminante de sa culpabilité. Or, je ne pense pas que c'est ce qui va se passer. Et je ne crois pas non plus que le FBI dissimule ce point dans l'unique but de protéger l'enquête. - Alors pourquoi? demandai-je avec un certain malaise. - Parce qu'il ne s'agit pas simplement de meurtres en série. Il ne s'agit pas d'un dingue qui a un compte à régler avec les couples. C'est un truc politique. Forcément. Elle se tut et chercha la serveuse du regard. Elle ne reprit la parole que lorsque celle-ci nous eut resservies. - Kay, reprit-elle d'une voix plus calme, est-ce que ça t'a surprise que Pat Harvey accepte de me parler lorsque je suis allée à Richmond? - Oui, franchement oui. - As-tu réfléchi à la raison pour laquelle elle avait accepté - Je suppose qu'elle aurait tenté n'importe quoi pour récu pérer sa fille, dis-je. Et faire du bruit dans les journaux peut parfois aider. Abby secoua la tête. - Quand je l'ai rencontrée, Pat Harvey m'a dit des tas de choses que je n'aurais pas mises dans mon article. Et ce n'était pas la première entrevue que j'avais avec elle, loin de là. - Je ne comprends pas, fis-je. Je me sentais fébrile, et ce n'était pas dû au seul effet de l'expresso. - Tu as entendu parler de sa croisade contre les organismes de charité illégaux. - Vaguement. - La première information qui lui a mis la puce à l'oreille, c'est moi qui la lui ai fournie. -Toi F - L'année dernière, j'ai fait une grande enquête sur le trafic de drogue. Au fur et à mesure que j'avançais, je découvrais beaucoup de choses que je ne pouvais pas vérifier. C'est là Que les organisations caritatives frauduleuses entrèrent en scène. Pat Harvey a un appartement ici à Washington, au Watergate, et un soir je suis allée l'interviewer pour mon article. On s'est mises à parler. J'ai fini par lui faire part des allégations qu'on m'avait rapportées pour voir si elle pouvait en corroborer certaines. C'est comme ça que tout a commencé. - Quelles allégations? - À propos de l'ACTMAD, par exemple, répondit Abby. Des allégations selon lesquelles certaines associations de lutte contre la drogue ne sont que des paravents pour les cartels de la drogue d'Amérique centrale. Je lui ai dit que des sources que je considérais comme fiables m'avaient déclaré que des millions de dollars de dons finissaient dans les poches de gens comme Manuel Noriega. Ceci, bien sûr, avant son arrestation. On dit que les fonds de l'ACTMAD et d'autres pseudo-associations charitables servent à acheter des renseignements à des agents américains et à faciliter le transit de l'héroïne par les douanes et les aéroports du Panama, d'Extrême-Orient et d'Amérique. - Et Pat Harvey, avant que tu ailles la voir, n'avait jamais rien entendu à ce sujet? - Non, Kay. Cette histoire l'a mise hors d'elle. Elle a enquêté et a présenté un rapport au Congrès. Une sous-commission a été créée pour mener les investigations, commission auprès de qui, comme tu le sais sans doute, elle a été invitée à jouer le rôle de consultant. Elle semble avoir découvert pas mal de choses, et une audition est prévue pour avril prochain. Certaines personnes, tu t'en doutes, ne voient pas ça d'un bon ail, y compris au sein du Justice Department. Je commençais à comprendre où cette histoire nous menait. - Un certain nombre d'informateurs sont impliqués, poursuivit Abby, des gens que la DEA, la Drug Enforcement Administration, le FBI et la CIA cherchent à identifier depuis des années. Or tu sais que le Congrès peut proposer l'immunité à un inculpé en échange d'informations. Donc une fois que ces informateurs auront fait leur déposition devant le Congrès, ce sera terminé. Le Justice Department ne pourra plus les poursuivre ! - Ce qui expliquerait pourquoi le Justice Department n'apprécie qu'a moitié le travail de Pat Harvey. - Et qu'il se réjouirait secrètement si toute l'enquête de Pat Harvey tombait à l'eau. - Le Drug Czar, dis-je, dépend de l'Attorney General, qui dirige le FBI et la DEA. Si Mrs Harvey a un conflit d'intérêts avec le Justice Department, pourquoi TAG ne lui met-il pas des bâtons dans les roues? - Parce que ce n'est pas avec l'AG qu'elle a un problème. Son action va au contraire le faire mousser, et la Maison Blanche aussi. Ça voudra dire que leur Drug Czar marque des points contre les trafiquants. Mais ce que le citoyen ordinaire ne saura pas, c'est que cette audition ne fait pas l'affaire du FBI et de la DEA. On va se contenter de dévoiler le nom et les activités réelles des associations frauduleuses. Des groupes comme l'ACTMAD disparaîtront peut-être, mais les crapules qui sont derrière s'en sortiront sans une égratignure. Les agents devront clore les enquêtes en cours, personne ne sera arrêté. Les gros bonnets continueront leurs activités. C'est comme de fermer un bar clandestin. Quinze jours après, il rouvrira dans la rue d'à côté. - Je ne vois toujours pas en quoi tout ceci a un rapport avec ce qui est arrivé à la fille de Mrs Harvey, répétai-je. - Réfléchis un peu, rétorqua-t-elle. Si tu avais des problèmes avec le FBI, voire si tu étais en conflit ouvert avec lui, que ressentirais-tu si ta fille disparaissait et que le FBI soit chargé de l'enquête? L'idée était en effet déplaisante. -À tort ou à raison, je me sentirais vulnérable et paranoïaque. Je pense que j'aurais du mal à leur faire confiance. - C'est exactement le sentiment de Pat Harvey. Je crois qu'elle est convaincue qu'on a voulu l'atteindre à travers sa fille, que Deborah n'a pas été tuée par hasard mais qu'elle constituait un objectif précis. Et Pat Harvey n'est pas convaincue que le FBI ne soit pas impliqué... Et il ne restera que poussière.. 113 - Attends une minute, l’interrompis-je. Tu veux dire que Pat Harvey soupçonne le FBI d'être derrière la mort de sa fille et de son ami? - Oui, elle y pense. - Est-ce que par hasard tu étudies toi aussi cette hypothèse ? - Au point où j'en suis, je n'écarte aucune possibilité. - Seigneur..., lâchai-je à mi-voix. - Je sais que ça te paraît dingue. Mais je pense que le FBI sait ce qui se passe, qu'il sait peut-être qui est derrière les meurtres, et que c'est pour ça que je les gêne. Les Feds ne tiennent pas à me voir fouiner partout. Ils ont peur que je retourne la pierre et que je découvre ce qui grouille dessous. - Si c'est le cas, lui rappelai-je, il me semble que le Post aurait dû te proposer une augmentation, au lieu de te mettre au rancart. Je n'ai pas l'impression que le Post soit un journal qui se laisse facilement intimider. - Je ne suis pas Bob Woodward, répliqua-t-elle avec amertume. Je suis au journal depuis peu, et la chronique judiciaire n'est pas très prestigieuse, c'est là où les bleus font leurs premières armes. Si le Directeur du FBI ou quelqu'un de la Maison Blanche agite la menace d'un procès à l'encontre du Post, on ne me demandera pas mon avis et je ne serai sans doute même pas au courant. Elle avait raison sur ce point, pensai-je. Si Abby se comportait au sein de sa rédaction de la manière dont elle se comportait avec moi, il est probable que peu de gens veuillent avoir affaire à elle. À vrai dire, je n'étais guère étonnée qu'elle ait été écartée. - Désolée, Abby, dis-je, mais en admettant que la politique a joué un rôle dans l'assassinat de Deborah Harvey, qu'en est-il des autres meurtres ? Je te rappelle que le premier couple a disparu deux ans et demi avant la mort de Fred et Deborah. - Kay, répliqua-t-elle avec animation. Je ne connais pas la réponse. Mais je t'assure qu'on essaie d'étouffer quelque chose. Quelque chose que le FBI et le gouvernement veulent à tout prix éviter d'étaler au grand jour. Écoute-moi bien : même si les meurtres cessent, ces assassinats ne seront jamais élucidés si on laisse faire le FBI. C'est contre ça que je me bats. Et c'est à ça que tu es confrontée. - Pourquoi me racontes-tu tout ça? lui demandai-je. - Parce qu'il s'agit de la mort de jeunes gens innocents. Et puis parce que j'ai confiance en toi. Et que j'ai peut-être besoin d'une amie. - Vas-tu poursuivre la rédaction de ton livre? - Oui. J'espère simplement que je pourrai en écrire le dénouement. - Sois prudente, Abby. - Je le suis, crois-moi, fit-elle. Lorsque nous sortîmes du bar il faisait nuit et très froid. De noires pensées tournoyaient dans mon esprit tandis que je raccompagnais Abby jusqu'à son immeuble au milieu de la foule de l'heure du déjeuner. Mon moral ne s'améliora pas durant le trajet de retour à Richmond. J'aurais voulu parler à Pat Harvey, mais n'osais pas l'appeler. J'aurais voulu parler à Wesley, mais je savais qu'il ne me communiquerait pas ses secrets, si secrets il y avait, et j'étais moins sûre que jamais de son amitié. - À peine rentrée, j'appelai Marino. - Connaissez-vous l'adresse d'Hilda Ozimek en Caroline du Sud? lui demandai-je. - Pourquoi? Qu'est-ce que vous avez trouvé au Smithsonian? - Répondez-moi, je vous en prie. - Un petit bled appelé Six Mile. - Merci. - Hé! Avant de raccrocher, ça vous ferait rien de me dire ce qui s'est passé à Washington? - Pas ce soir, Marino. Si je n'arrive pas à vous joindre demain, vous n'aurez qu'à me rappeler. 7 À 5 h 45, le Richmond International Airport était désert. Les instaurants étaient fermés, les paquets de journaux empilés par terre devant les grilles descendues des boutiques, et un homme du personnel d'entretien poussait devant lui sa poubelle, ramassant tel un somnambule mégots et emballages de Chewing-gum. Je trouvai Marino au terminal d'USAir, la tête reposant sur son imperméable roulé en boule, en train de piquer un somme dans une pièce mal éclairée, suffocante et pleine de chaises vides. Pendant un bref instant, je le vis comme un inconnu et mon cœur fut pincé par une tendre tristesse. Marino avait vieilli. J'avais rejoint mon poste depuis quelques jours à peine quand je l'avais rencontré pour la première fois. J'étais à la morgue, en train d'effectuer une autopsie, lorsqu'un homme massif au visage impassible était entré et s'était planté de l'autre côté de la table où je travaillais. J'avais senti son regard attentif posé sur moi, et éprouvé la désagréable impression qu'il me disséquait de la même façon que je disséquais mon patient. - Z êtes notre nouvel expert, avait-il dit. Il avait prononcé cette constatation sur un ton mordant, comme s'il me mettait au défi de pouvoir occuper un poste lui n'avait jusque-là jamais été tenu par une femme. - Je suis le Dr Scarpetta, avais-je répliqué. Vous êtes de la police de Richmond, je suppose? Il avait marmonné son nom, puis avait attendu en silence <|ue je lui remette les balles retirées du cadavre qu'il m'avait apporté. Il était reparti sans me dire au revoir ni qu'il était enchanté de faire ma connaissance, et c'est ainsi que nos relations professionnelles avaient débuté. Je compris peu à peu qu'il m'en voulait pour l'unique raison que j'étais une femme, et je lui retournai la politesse en le taxant de gros balourd à la cervelle gâtée par la testostérone. À la vérité, il m'avait énormément intimidée. Ce jour-là à l'aéroport, je pus difficilement croire que Marino ait pu m'impressionner à ce point. Il paraissait vieux et vaincu, la chemise tendue sur son gros ventre, les cheveux gris ébouriffés en mèches rebelles, le front sillonné de rides creusées par la tension et une permanente contrariété. - Bonjour, fis-je en lui touchant légèrement l'épaule. - Qu'est-ce que vous trimbalez dans votre sac ? marmonna-t-il sans ouvrir les yeux. - Je croyais que vous dormiez, fis-je avec surprise. Il se redressa et bâilla. M'installant à côté de lui, j'ouvris le sac en papier, en sortis deux gobelets de café et des bagels au fromage que j'avais confectionnés à la maison et réchauffés au micro-ondes avant de partir. - Je suppose que vous n'avez pas mangé ? fis-je en lui tendant une serviette en papier. - On dirait des vrais bagels, dit-il. - Ce sont des vrais, dis-je en déballant le mien. - Je croyais que l'avion décollait à 6 heures. - Non. Je vous ai bien dit 6 heures et demie. J'espère que vous n'attendez pas depuis trop longtemps. - Ça fait un moment. - Je suis désolée. - Vous avez les billets? - Dans mon sac, dis-je. Parfois, Marino et moi ressemblions à un vieux couple. Des passagers commencèrent à arriver, et je constatai une fois de plus la capacité du lieutenant à modifier l'ordre des choses. Il s'était installé dans une zone non-fumeurs, puis avait rapporté un cendrier sur pied de la zone fumeurs pour le poser près de sa chaise. Cette initiative parut agir comme une invitation subliminale à l'égard d'autres fumeurs à demi éveillés, qui s'agglutinèrent autour de nous, certains apportant des cendriers supplémentaires. Lorsqu'arriva le moment d'embarquer, il ne restait pratiquement plus de cendrier dans la section fumeurs, et personne ne savait plus très bien où s'installer. Quelque peu embarrassée, et résolue à ne prendre aucune part à cette annexion intempestive, je laissai mon paquet de cigarettes dans mon sac. Marino, qui aimait encore moins que moi prendre l'avion, dormit jusqu'à Charlotte, où nous montâmes à bord d'un petit avion à hélices, qui me rappela cruellement qu'il y a parfois bien peu de chose entre notre pauvre chair et le vide. J'étais intervenue sur plusieurs sites de catastrophes, et je savais quel spectacle présentaient un avion écrasé et ses passagers éparpillés sur plusieurs kilomètres carrés. Lorsque les moteurs se mirent en marche, l'appareil fut pris de soubresauts dignes d'une crise d'épilepsie. Pendant la première partie du vol, j'eus le privilège de voir les pilotes bavarder, s'étirer et bâiller à s'en décrocher la mâchoire jusqu'à ce qu'une hôtesse tire le rideau séparant le poste de pilotage de la cabine. Les turbulences se firent plus fréquentes, les montagnes émergeaient et replongeaient dans le brouillard. Lorsque, pour la deuxième fois, l'avion perdit brusquement de l'altitude, mon estomac me remonta dans la gorge et Marino serra si fort les accoudoirs que les jointures de ses phalanges blanchirent. - Bon sang de bon sang, marmonna-t-il. (Le voyant sur le point d'être malade, je commençai à regretter de lui avoir proposé un petit déjeuner.) Si ce fer à repasser atterrit en un seul morceau, je me fous de savoir quelle heure il est et je m'en envoie un bien tassé. - Je vous accompagne, dit un homme devant nous en se retournant. Marino observait un étrange phénomène qui se déroulait dans l'allée centrale juste devant nous. Il se formait en effet, sortant de sous une plaque de métal au ras du tapis, une curieuse condensation que je n'avais jamais vue dans un avion. On avait l'impression que les nuages s'infiltraient dans l'appareil, et lorsque Marino désigna la chose à l'hôtesse en l'appuyant d'un sonore : «Qu'est-ce que c'est que ce bordel?», elle l'ignora superbement. - La prochaine fois je vous mets du phénobarbital dans votre café, le prévins-je les dents serrées. - Et la prochaine fois que vous allez voir une cinglée de gitane dans un trou perdu, comptez pas sur moi pour vous accompagner. Pendant une demi-heure, nous tournâmes au-dessus de Spartanburg, notre appareil chahuté et bousculé, des rafales de pluie glacée tambourinant aux hublots. Le brouillard nous empêchait d'atterrir, et j'avoue qu'il me vint à l'idée que nous allions mourir. Je pensai à ma mère, Je pensai à Lucy, ma nièce. J'aurais dû aller passer Noël en famille, mais j'étais écrasée de soucis, et je ne voulais pas qu'on me pose des questions sur Mark. J'ai trop de travail Maman. Je ne peux pas descendre en ce moment. «Mais c'est Noël, Kay. » Je ne me souvenais pas de la dernière fois où ma mère avait pleuré, mais je percevais quand elle en avait envie, Elle prenait une drôle de voix, espaçait ses mots. «Lucy va être tellement déçue », avait-elle dit. J'avais envoyé à Lucy un* chèque généreux et l'avais appelée le matin de Noël. Elle m'avait dit que je lui manquais, mais je crois qu'elle me manquait encore plus. Soudain, les nuages se dispersèrent et le soleil frappa lei hublots. Tous les passagers, dont moi, applaudirent Dieu m les pilotes. Nous célébrâmes notre résurrection en nouant conversation avec nos voisins comme si nous nous connaissions des années. - Peut-être bien qu’Hilda la sorcière veille sur nous, commenta Marino d’un air jovial. - Peut-être bien, en effet, dis-je en exhalant un gros soupir alors que l'appareil touchait le sol. - Alors, n'oubliez pas de la remercier pour moi. - Vous pouvez lui dire merci vous-même, Marino. - On verra, dit-il. Il bâilla un grand coup, l'air tout à fait remis de ses émotions. - Elle a l'air sympathique, dis-je. Pourquoi ne pas montrer un peu d'ouverture d'esprit, pour une fois? Et il ne restera que poussière.. - On verra, répéta-t-il. J'avais obtenu le numéro d'Hilda Ozimek par les renseignements et l'avais aussitôt appelée. Je m'attendais à une femme rusée, méfiante et flairant les dollars derrière chaque question. Au lieu de quoi j'avais découvert une femme modeste et étonnamment confiante. Elle ne posa aucune question ni ne demanda aucune preuve de qui j'étais. Sa voix n'avait exprimé qu'une seule fois de l'inquiétude quand elle avait regretté de ne pouvoir nous accueillir à l'aéroport. Je laissai Marino choisir notre voiture de location. Tel un gamin de seize ans qui achète son premier véhicule, il opta pour une Thunderbird flambant neuve, noire, avec toit ouvrant, lecteur de cassettes, vitres électriques et sièges en Cuir. Nous partîmes en direction de l'ouest, toit ouvert et chauffage en marche, tandis que j'achevais de lui raconter ce que m'avait dit Abby à Washington. - J'avais constaté que les corps de Fred et Deborah avaient déplacés, dis-je. Maintenant, je commence à comprendre pourquoi. - Pas moi, dit-il. Pourquoi vous reprendriez pas tout ça [dans l'ordre? Vous et moi sommes arrivés sur l'aire de repos avant que quiconque ait fouillé la Cherokee, dis-je. Et nous n'avons pas Vu de valet de cœur sur le tableau de bord, ni sur les sièges, ni nulle part, n'est-ce pas? - Ça veut pas dire que la carte était pas dans la boîte à gants ou autre part. Les flics l'ont peut-être trouvée. Si cette histoire de carte est pas bidon. Parce que je vous répète que J'en ai jamais entendu parler. - Admettons que ce soit vrai. - J'écoute. - Wesley est arrivé sur l'aire après nous, donc il n'a pas pu voir de carte non plus. Plus tard, la voiture a été fouillée par la police, et vous pouvez être sûr que Wesley était sur place ou qu'il a demandé à Morrell ce qu'on y avait trouvé. S'il n'y avait pas de valet de cœur, et je suis prête à parier « |ue c'était le cas, Wesley a dû se poser de drôles de questions. Il a dû se dire, soit que la mort de Fred et Deborah n'avait aucun lien avec celle des autres couples, soit que cette fois-ci, le tueur avait laissé sa carte non dans la voiture mais sur les cadavres eux-mêmes. - Et vous pensez que c'est pour ça que les corps ont été bougés avant qu'on arrive? Parce que les flics cherchaient la carte? - Les flics ou Benton seul. Oui, c'est ce que je suppose. Sinon je ne comprends pas. Benton sait bien qu'on ne doit jamais toucher un cadavre avant l'arrivée du médecin expert. Mais il n'a pas voulu courir le risque qu'un valet de cœur arrive à la morgue avec les deux corps. Il ne voulait pas que moi, ou quelqu'un d'autre, trouve la carte et apprenne ainsi l'habitude du tueur. - Dans ce cas il aurait mieux valu qu'il nous en parle et qu'il nous dise de la fermer plutôt que de foutre le bordel sur le lieu de découverte, objecta Marino. Et puis il était pas tout seul dans les bois. Y'avait plein de flics avec lui. S'il avait trouvé une carte, quelqu'un l'aurait vu. - Sans doute, dis-je. Mais il limitait au moins le nombre de gens au courant. Si j'avais trouvé une carte parmi les effets personnels de Fred ou Deborah, j'aurais dû le mentionner dans mon rapport. Les avoués du Commonwealth, les membres de mon personnel, les familles, les compagnies d'assurances - autant de gens qui auraient pris connaissance des rapports d'autopsie, et donc de la présence de la carte. - D'accord, d'accord, fit Marino avec impatience. Et puis après? Qu'est-ce que ça pouvait bien faire? - Je ne sais pas. Mais si ce que suggère Abby est vrai, l'existence de ces cartes doit signifier gros aux yeux d'une ou plusieurs personnes. - Sans vous vexer, Doc, j'ai jamais pu encadrer Abby Turnbull. Je l'appréciais pas quand elle était à Richmond, et je ne vois pas pourquoi je l'apprécierais plus maintenant qu'elle est au Post. À mon avis elle vous a tourneboulé la tête. - Je ne l'ai jamais entendue mentir, dis-je. - Vous l'avez jamais entendue, mais ça veut pas dire qu'elle le fasse pas. - Le détective de Gloucester mentionnait des cartes à jouer dans la transcription d'interrogatoire que j'ai lue. - C'est peut-être là qu'Abby a trouvé son idée. Et maintenant qu'elle a un os à ronger, elle veut en profiter jusqu'au bout. Et que je t'échafaude des hypothèses en espérant qu’elles seront confirmées. En fait, tout ce qui l'intéresse, c'est d'écrire son foutu bouquin. - Elle n'est plus elle-même, en ce moment. Elle a peur, elle est en colère, mais je ne partage pas votre opinion sur son caractère. - Écoutez, dit-il. Elle débarque à Richmond, elle vous fait le coup de l'amie perdue de vue. Vous assure qu'elle veut rien de vous. Et ensuite, c'est par le New York Times que vous apprenez qu'elle écrit un bouquin sur ces meurtres. Hé, hé, une super amie, hein, Doc? Je fermai les yeux et me laissai bercer par le morceau de country qui passait en sourdine à la radio. Le soleil frappant le pare-brise me chauffait les cuisses, et, telle une boisson forte, le sommeil me monta d'un coup à la tête et je m'y laissai sombrer. Lorsque je me réveillai, la voiture cahotait sur un Chemin de campagne. - Bienvenue dans la bonne ville de Six Mile, annonça Marino. - Vous voyez une ville, vous? Il n'y avait autour de nous aucun immeuble, aucune boutique, aucune station-service. Les routes étaient bordées (I arbres, on apercevait au loin les contreforts de la Blue Ridge et les maisons, vétustés, étaient si éloignées les unes des autres que votre voisin pouvait tirer un coup de canon sans vous réveiller. Hilda Ozimek, médium auprès du FBI et voyante attitrée «le la CIA, habitait une petite maison de bois blanc avec un jardin jonché de pneus, peints en blanc et emplis de terre, dans lesquels fleuriraient au printemps pensées et tulipes. Des tiges de maïs sèches étaient appuyées contre le porche, et une Chevrolet Impala, les pneus à plat, achevait de rouiller dans l'allée d'accès. Un chien galeux, laid comme tous les péchés de l'enfer, se mit à aboyer. J'allais descendre de voiture, mais me ravisai et attendis. La moustiquaire s'ouvrit en grinçant et le chien, trottinant sur trois pattes, rejoignit sa maîtresse. Celle-ci nous observa en clignant des yeux dans la lumière crue de cette matinée glaciale. - Du calme, Tootie, fit-elle en caressant le cou de l'animal. Va derrière, maintenant. Le chien baissa la tête et, agitant la queue, disparut en clopinant derrière la maison. - Bonjour, fit Marino planté sur les marches de bois du seuil. Je fus rassurée de percevoir dans sa voix une note de politesse. - Belle matinée, n'est-ce pas? rétorqua Hilda Ozimek. Elle paraissait avoir une soixantaine d'années et, avec son pantalon de polyester noir enserrant avec peine ses larges hanches, son gilet de laine boutonné jusque sous le menton et ses grosses chaussettes, elle faisait aussi campagnarde qu'une meule de foin. Elle avait les yeux bleu pâle et des cheveux dissimulés sous un fichu rouge. Il lui manquait plusieurs dents. Hilda Ozimek ne se regardait sans doute jamais dans un miroir et ne devait prêter attention à son apparence physique que lorsque l'inconfort ou la douleur l'y obligeait. Elle nous fit entrer dans un salon encombré de vieux meubles et d'étagères emplies de livres aussi inattendus qu'hétéroclites, rangés sans classement logique. On y trouvait des ouvrages sur la religion et la psychologie, des biographies et des travaux historiques, ainsi que quelques romans de certains de mes auteurs préférés : Alice Walker, Pat Conroy et Keri Hulme. Le seul indice des activités spirituelles de notre hôte était constitué par plusieurs livres d'Edgar Cayce, ainsi qu'une demi-douzaine de boules de cristal dispersées sur les tables et les rayons. Marino et moi nous installâmes sur le divan, à côté d'un poêle à kérosène, tandis qu'Hilda s'asseyait dans un fauteuil en face de nous, le visage strié par les rayons du soleil filtrant à travers les stores. - J'espère que vous avez fait bon voyage. Je suis désolée de n'avoir pas pu vous attendre à l'aéroport, mais je ne conduis plus. - Vos indications étaient très précises, la rassurai-je. Nous n'avons eu aucun problème pour vous trouver. - Est-ce que je peux vous demander comment vous vous débrouillez pour vos courses ? intervint Marino. J'ai pas vu un seul magasin dans le coin. - Beaucoup de gens viennent me consulter ou simplement bavarder, ce qui fait que j'ai toujours quelqu'un sous la main pour me conduire quelque part. Un téléphone sonna dans une pièce voisine, mais le répondeur le réduisit aussitôt au silence. - En quoi puis-je vous être utile? demanda Hilda. - J'ai apporté des photos, répondit Marino. Le Doc m'a dit que vous vouliez les voir. Mais il y a d'abord une ou deux choses que je voudrais éclaircir. Sans vouloir vous offenser, Miss Ozimek, je dois dire que j'ai jamais beaucoup cru à ces histoires de diseuses de bonne aventure. Peut-être que vous m'aiderez à mieux comprendre. Il était tout à fait inhabituel d'entendre Marino avouer aussi directement son ignorance, surtout sans la moindre trace d'agressivité dans la voix, et, surprise, je tournai la tête pour l'observer. Il regardait Hilda avec la franchise d'un enfant, un curieux mélange de curiosité et de tristesse sur le visage. - D'abord, sachez que je ne suis pas diseuse de bonne aventure, répondit Hilda d'un ton patient. Je n'aime guère le mot médium, mais en l'absence de meilleur terme, c'est comme ça que l'on me qualifie et c'est comme ça que je me présente moi-même. Tout le monde est doué de cette capacité de sixième sens, mais elle est située dans une partie du cerveau que la plupart des gens préfèrent ne pas utiliser. Moi je l'explique comme une sorte de super intuition. Je capte l'énergie émise par les gens et je fais part des impressions qui me viennent à l'esprit. C'est ce que vous avez fait chez Pat Harvey, dit Marino. Hilda hocha la tête. - Elle m'a emmenée dans la chambre de Debbie et m'a montré des photos d'elle, puis nous sommes allées sur l'aire où la Cherokee a été retrouvée. Quelles impressions avez-vous ressenties? demandai-je. Elle détourna le regard et réfléchit un moment. - Je ne me souviens pas de tout. C'est toujours comme ça, même quand je donne des consultations. Les gens reviennent me voir ensuite et me rappellent quelque chose que je leur ai prédit, et qui s'est confirmé depuis. Il arrive souvent que je ne m'en souvienne pas. - Vous vous rappelez ce que vous avez dit à Mrs Harvey? demanda Marino d'un air déçu. - Dès qu'elle m'a montré la photo de Debbie, j'ai su qu'elle était morte. Et son ami? demanda Marino. - J'ai vu une photo de lui parue dans le journal. J'ai compris qu'il était mort. Je savais qu'ils étaient morts tous les deux. Donc vous suivez l'affaire dans les journaux, fit Marino. - Non, répondit Hilda. Je ne lis pas les journaux. J'ai vu la photo du garçon parce que Mrs Harvey l'avait découpée pour me la montrer. Elle n'avait pas d'autre photo de lui, vous comprenez. - Vous pouvez nous expliquer comment vous saviez qu'ils étaient morts? Je l'ai senti. C'est une impression que j'ai eue en touchant leurs photos. Marino sortit son portefeuille de sa poche. - Vous pouvez faire la même chose avec cette photo ? Vous pouvez me donner vos impressions ? - Je vais essayer, dit-elle en prenant le cliché qu'il lui tendait. Elle ferma les yeux et, du bout des doigts, dessina lentement des cercles sur le portrait. Cela dura une bonne minute avant qu'elle ne reprenne la parole. - Je sens de la culpabilité. Je ne sais pas si c'est parce que cette femme se sentait coupable au moment où la photo a été prise, ou si elle se sent coupable en ce moment. Mais je le sens très fort. Conflit, culpabilité. Ça va de l'un à l'autre. Elle prend une décision, et la minute d'après elle se met à douter. Ça va et ça vient. - Est-elle vivante? demanda Marino en s'éclaircissant la gorge. - Oui, j'ai l'impression qu'elle est vivante, répliqua Hilda sans cesser de frotter la photo. J'ai aussi l'impression d'un hôpital. Un lieu médical. Je ne sais pas si c'est elle qui est malade, ou quelqu'un de proche. Mais il y a quelque chose de médical, des soucis liés à la maladie, maintenant ou dans le futur. - Autre chose? fit Marino. Elle ferma à nouveau les yeux et se remit à frotter le papier. - Un gros conflit, répéta-t-elle. Comme si quelque chose Était terminé mais qu'elle n'arrive pas à en prendre son parti, (est douloureux pour elle. Et pourtant, elle sait qu'elle n'a pas le choix. C'est tout ce que je perçois. Mlle ouvrit les yeux et regarda Marino. Lorsqu'il récupéra la photo, son visage était rouge. Après avoir, sans un mot, remis le portefeuille dans sa poche, il ouvrit sa serviette et en sortit un enregistreur à microcassette ainsi qu'une enveloppe bulle contenant une série de photos allant du chemin forestier de New Kent County à la clairière Où avaient été découverts les corps de Fred et Deborah. Hilda les étala sur la table basse et entreprit de les frotter l'une après l'autre du bout des doigts. Pendant un très long moment elle ne prononça pas un mot, les yeux fermés, sourde au téléphone qui ne cessait de sonner dans l'autre pièce. À chaque appel, le répondeur interrompait la sonnerie, mais Hilda ne semblait pas l'entendre. Il me parut que ses talents étaient plus recherchés que ceux d'un médecin. - Je sens de l'angoisse, commença-t-elle sur un débit lapide. Je ne sais pas si c'est parce que quelqu'un ressentait de l'angoisse au moment où ces photos ont été prises, ou si quelqu'un a éprouvé de l'angoisse dans ces différents endroits avant que l'on prenne les photos. Mais c'est bien de l'angoisse. (Elle hocha la tête, les yeux toujours clos.) Je la ressens dans chaque photo. Sans exception. Une très grande angoisse. Telle une aveugle, Hilda déplaçait ses doigts dune photo ! à l'autre, y lisant des choses aussi tangibles pour elle que les traits d'un visage. - Je sens la mort sur celles-ci, poursuivit-elle en touchant trois photos. Je la sens très fort. (Il s'agissait des photos de la clairière elle-même.) Mais pas sur celle-ci. Ses doigts étaient revenus sur le cliché montrant le chemin forestier. Je jetai un coup d'oeil à Marino. Penché en avant sur le divan, les coudes sur les genoux, il fixait le visage d'Hilda. Jusqu'à présent, elle ne nous avait rien révélé d'extraordinaire. Marino ni moi n'avions jamais pensé que Deborah et Fred avaient été tués sur le chemin forestier, mais bien dans la clairière où on les avait retrouvés. - Je vois un homme, poursuivait Hilda. Le teint clair, pas très grand, sans être petit. De taille moyenne, mince mais pas maigre. Je ne sais pas qui c'est, mais il est en contact avec le couple. Je perçois de l'amitié, des rires. Comme s'il s'entendait bien avec eux. J'ai l'impression qu'ils plaisantent avec lui. Qu'ils ont confiance en lui. - Quoi d'autre? la pressa Marino. Cet homme. À quoi il ressemble ? Hilda continua de frotter la photo. - Je vois de l'obscurité. Il est possible qu'il ait une barbe noire, ou quelque chose de sombre sur le visage. Peut-être est-il habillé de noir. En tout cas, je le sens en association avec le couple et en association avec l'endroit où ont été prises ces photos. Elle ouvrit les yeux et contempla le plafond. - Je sens que le premier contact a été amical. Rien d'inquiétant. Mais ensuite, il y a eu l'angoisse. Très forte à cet endroit, dans les bois. - Et ensuite? fit Marino. Il était si tendu que les veines de son cou saillaient. S'il se penchait encore de deux centimètres, il allait tomber du divan. Je perçois deux autres choses, dit-elle. Elles ne veulent peut-être rien dire, mais je les sens. Je sens un autre endroit, qui ne figure pas sur ces photos, et qui est en rapport avec la fille. Elle est peut-être allée quelque part, ou on l'a emmenée quelque part. À un endroit qui pourrait être proche. Peut-être pas. Je ne sais pas, mais j'ai une impression de foisonnement, de choses qui agrippent. Je sens de la panique, beaucoup de bruit, de mouvement. Toutes ces impressions sont désagréables. Et puis il y a quelque chose de perdu. Quelque chose de métallique, qui a rapport à la guerre. Je ne sens rien d'autre, & part que cet objet n'est pas agressif - l'objet lui-même n'est pas dangereux. - Qui a perdu cet objet en métal? demanda Marino. - Une personne encore vivante. Je ne la vois pas, mais j'ai l'impression que c'est un homme. Il n'est pas vraiment inquiet, mais ça l'ennuie quand même. Cet objet perdu lui revient de temps à autre à l'esprit. Elle se tut. Le téléphone sonna une fois de plus. - Avez-vous dit tout ceci à Pat Harvey l'automne dernier? lui demandai-je. - Au moment où je l'ai vue, répondit Hilda, les corps l'avaient pas été retrouvés. Je n'avais pas ces photos à ma disposition. - Vous n'aviez donc pas ressenti tout ça. Hilda réfléchit un moment. - Nous sommes allées sur l'aire de repos et elle m'a Conduite à l'endroit où la Cherokee avait été retrouvée. Je suis restée un moment. Je me souviens qu'il y avait un couteau. - Un couteau ? fit Marino. - J'ai vu un couteau. - Quel genre de couteau? insista-t-il. |e me souvins que Gail, le maître-chien, avait emprunté le couteau suisse de Marino pour ouvrir les portières de la voiture Un long couteau, dit Hilda. Comme un couteau de chasse, ou une sorte de couteau militaire. Je me souviens que la poignée avait quelque chose de particulier. Elle était noire, peut-être en caoutchouc, avec une de ces lames qu'on utilise pour couper des choses dures, du bois par exemple. - Je ne vois pas très bien, dis-je. Je comprenais très bien ce qu'elle voulait dire mais je voulais qu'elle donne elle-même les précisions, sans que nous l'influencions. Avec des dents. Comme une scie. Une lame dentelée. - Vous avez vu ça quand vous êtes allée sur l'aire de repos ? fit Marino en la regardant d'un air stupéfait. - Je n'ai rien senti d'effrayant, dit-elle. Mais j'ai vu le couteau, et j'ai compris que le couple n'était pas dans la Cherokee au moment où on l'avait placée là où elle était. Je n'ai pas ressenti leur présence sur cette aire. Ils n'y sont jamais allés. (Elle se tut, ferma à nouveau les yeux, le front plissé par la concentration.) Je me souviens que j'avais senti de l'anxiété. J'ai eu l'impression de quelqu'un d'anxieux et de pressé. J'ai vu de l'obscurité. Comme si c'était la nuit. Et puis quelqu'un qui marchait rapidement. Je n'ai pas vu qui c'était. - Vous le voyez, aujourd'hui? demandai-je. - Non, toujours pas. - Mais vous en parlez comme d'un homme. Elle réfléchit un instant. - Oui, mon impression est qu'il s'agit d'un homme. - Vous avez raconté tout ça à Pat Harvey, sur l'aire de repos? demanda Marino. - En partie, oui, répondit-elle. Mais je ne me souviens pas de tout ce que je lui ai dit. - Je vais faire un tour, marmonna Marino en se levant du divan. Hilda ne manifesta aucune surprise à le voir sortir. La moustiquaire claqua en se refermant derrière lui. - Hilda, quand vous étiez avec Pat Harvey, dis-je, avez-vous ressenti quelque chose à son sujet? Avez-vous eu, par exemple, l'impression qu'elle savait quelque chose sur ce qui était arrivé à sa fille? - J'ai perçu une grande culpabilité, comme si elle se sentait responsable. Mais ça n'a rien d'étonnant. Quand je rencontre les proches de quelqu'un qui a disparu ou qui s'est fait tuer, je perçois toujours de la culpabilité. Ce qui était un peu plus inhabituel, c'était son aura. - Son aura Je savais ce qu'on entendait par aura en médecine, cette sensation de vapeur qui précède parfois une attaque d'apoplexie, mais je doutais que ce fût dans ce sens qu'Hilda l'entendait. - L'aura est invisible à la plupart des gens, expliqua-t-elle. le la vois comme une couleur, une couleur qui baigne et entoure la personne. L'aura de Pat Harvey était grise. - Cela signifie-t-il quelque chose? - Le gris n'est ni la vie ni la mort, dit-elle. Je l'associe avec la maladie. Une maladie du corps, de l'esprit ou de l'âme. comme si quelque chose retirait la couleur de sa vie. - Je suppose que ça s'expliquait par son état psychologique à ce moment-là, remarquai-je. - C'est possible. Mais j'avais ressenti quelque chose de mauvais, d'inquiétant. Comme si elle était en danger. Son énergie n'était pas bonne. Elle n'était ni positive ni saine. J'ai senti Qu'elle risquait de s'exposer au danger, ou d'attirer le malheur MU elle par ses propres actes. - Aviez-vous déjà vu une aura grise auparavant? - Rarement. Je ne pus résister à l'envie de poser la question. - Percevez-vous une couleur chez moi? - Du jaune mêlé de brun. - Intéressant, dis-je surprise. Deux couleurs que je ne porte |a mais. En fait, je crois ne posséder aucun objet jaune ou brun chez moi. Mais j'adore la lumière du soleil et le chocolat... - L'aura n'a rien à voir avec les couleurs ou les aliments que vous préférez, répliqua-t-elle en souriant. Le jaune peut indiquer la spiritualité, alors que j'associe le brun avec le sens piaiique. Quelqu'un dégageant du brun est quelqu'un d'ancré dans la réalité. Je perçois chez vous une aura à la fois spirituelle et pratique. Remarquez bien que c'est mon interprétation. Les couleurs ont une signification qui varie d'une personne à l'autre. - Et Marino? - Une mince bande rouge, voilà ce que je vois autour de lui, dit-elle. Le rouge signifie souvent la colère. Je pense qu'il lui en faudrait un peu plus. Vous plaisantez? Marino était bien assez colérique à mon goût. - Quand quelqu'un est faible du point de vue énergétique, je lui dis qu'il a besoin d'un peu plus de rouge dans sa vie. Le rouge donne de l'énergie. C'est ce qui vous fait accomplir des choses, prendre vos soucis à bras-le-corps. Le rouge peut être bénéfique s'il est bien canalisé. J'ai l'impression que le lieutenant a peur de ce qu'il ressent, et c'est cela qui l'affaiblit. - Hilda, avez-vous vu les photos des autres couples disparus? - Mrs Harvey les avait découpées dans le journal, acquiesça-t-elle. - Les avez-vous touchées? Les avez-vous étudiées? - Oui. - Qu'avez-vous ressenti? - La mort, dit-elle. Tous ces jeunes sont morts. - Et cet homme au teint clair qui porte une barbe noire ou quelque chose de sombre sur le visage? Elle se tut quelques instants. - Je ne sais pas. Mais je me souviens avoir perçu cette amitié dont je vous ai parlé. Leur première rencontre n'a pas été angoissante. J'ai eu l'impression qu'aucun des jeunes gens n'avait eu peur, du moins au début. - Maintenant, je voudrais vous interroger à propos d'une carte, dis-je. Vous m'avez bien dit que vous lisiez dans les cartes, n'est-ce pas? - On peut utiliser à peu près n'importe quoi. Des cartes de tarot, une boule de cristal, aucune importance. Ce sont de simples outils. Ils ne sont là que pour vous aider à vous concentrer. Mais c'est vrai qu'il m'arrive d'utiliser un jeu de cartes. - Comment procédez-vous? - Je demande à la personne de couper, puis je tire une Carte à la fois et j'annonce les impressions qu'elle me suggère. - Quelle signification particulière accordez-vous au valet de coeur? demandai-je. Tout dépend de la personne qui me consulte, de l'énergie que je perçois chez cet individu. Mais le valet de cœur est l'équivalent du cavalier de coupes dans le jeu de tarot. - Une bonne ou une mauvaise carte? - Ça dépend quelle personne elle symbolise par rapport lu consultant, dit-elle. Dans le tarot, les coupes sont des cartes d'amour et d'émotion, tout comme les épées et les deniers sont des cartes d'argent et d'affaires. Le valet de cœur serait donc une carte d'amour et d'émotion. Ce qui peut être très bien, mais aussi très mal si l'amour est mort ou qu'il s'est transformé en haine ou en désir de vengeance. - En quoi un valet de cœur est-il différent d'un dix de cœur (©u d'une dame de cœur, par exemple? - Le valet de cœur est une figure, dit-elle. Le roi de cœur est aussi une figure, mais j'associerais le roi à la puissance, à quelqu'un qui se perçoit et qui est perçu comme doté de pouvoir, un peu comme un père ou un patron. Le valet peut représenter, comme le cavalier, quelqu'un qui se voit ou qui lut perçu comme un soldat, un défenseur, le champion d'une mise. Ça pourrait être quelqu'un qui se bat sur le terrain des llïaires. Peut-être que c'est un sportif qui fait de la compétition. Il pourrait être des tas de personnages, mais comme le cœur représente l'émotion, l'amour, je dirais que quelle que soit la personne que représente cette carte, elle recèle un élément émotionnel beaucoup plus fort qu'un élément financer ou professionnel. Le téléphone sonna une nouvelle fois. - Ne croyez pas toujours ce qu'on vous dit, Dr Scarpetta, se déclara alors Hilda. - À quel propos? demandai-je, déroutée. - Quelque chose qui importe énormément pour vous est en train de vous causer du tort, du chagrin. Il s'agit d'une personne. Un ami, une relation romantique. Peut-être un membre de votre famille. Je ne sais pas. En tout cas, quelqu'un qui a une grande importance dans votre vie. Or on vous dit, ou vous imaginez beaucoup de choses. Prenez garde à ne pas tout croire. Mark, pensai-je, ou peut-être Benton Wesley. - S'agit-il de quelqu'un avec qui je suis en relation en moment? Que je rencontre ces temps-ci? - Comme je ressens beaucoup de confusion et d'incertitude, dit-elle après un moment de réflexion, je dirais que ce n'est pas quelqu'un qui vous est actuellement proche. Je sens une distance, voyez-vous, une distance moins géographique qu'affective. Et cette distance vous empêche d'avoir vraiment confiance. Vous devriez laisser aller les choses, ne rien faire pour l'instant. Vous prendrez une décision en temps utile, mais il faut d'abord vous détendre, dissiper cette confusion, ne pas agir de façon impulsive. Ah, autre chose... Essayez de voir au-delà de ce qui est sous votre nez. Je ne sais pas de quoi il s'agit, mais il y a quelque chose que vous ne voyez pas pour l'instant, quelque chose qui a rapport à votre passé, une chose importante qui vous est arrivée autrefois. Vous en prendrez conscience et cette chose vous mènera à la vérité, mais vous ne comprendrez pas sa signification si vous ne vous ouvrez pas au préalable. Laissez-vous guider par votre foi. Me demandant ce qui était arrivé à Marino, je me levai el regardai par la fenêtre. Marino avala deux bourbons à l'aéroport de Charlotte et un troisième dans l'avion. Il ne desserra pratiquement pas les dents pendant le vol de retour à Richmond. Ce n'est qu'une! fois dans le parking, alors que nous regagnions nos voitures, que je rompis ce long silence. - Il faut que nous parlions, dis-je en sortant mes clés. - Je suis crevé. - Il est presque 5 heures. Pourquoi ne viendriez-vous pas 1er chez moi? Le regard dans le vague, il cligna plusieurs fois des yeux dans la lumière du soleil. Je ne savais pas s'il était en colère ou au bord des larmes, et je crois bien que je ne l'avais jamais vu dans cet état. - Est-ce que vous m'en voulez, Marino? - Pas du tout, Doc. C'est juste que j'ai envie d'être seul. - À mon avis ça n'est pas une bonne idée. Il boutonna son pardessus jusqu'au cou. - À plus tard, marmonna-t-il en s'éloignant. Je rentrai chez moi, épuisée, et, l'esprit vide, je m'agitais dans la cuisine quand la sonnette de la porte d'entrée résonna. |e jetai un coup d'œil par le judas et eus la surprise d'y découvrir Marino. - J'ai retrouvé ça dans ma poche, fit-il la porte à peine ouverte. (Il me tendit son billet d'avion composté ainsi que les papiers de location de la voiture.) J'me suis dit que vous en auriez peut-être besoin pour vos impôts. - Merci, dis-je. (Je savais bien que ça n'était pas la vraie raison de sa visite : ayant déjà les facturettes de ma carte de Crédit, les papiers qu'il venait de me remettre étaient inutiles.) J'étais en train de préparer à manger. Restez donc, puisque vous êtes là. - Rien qu'un petit moment, alors, dit-il en évitant mon regard. J'ai des choses à faire. Il me suivit à la cuisine et s'assit à la table. Je me remis à découper des rondelles de poivrons et les ajoutai aux oignons que je faisais sauter dans l'huile d'olive. - Vous savez où se trouve le bourbon, dis-je en remuant le mélange. Il se leva et se dirigea vers le bar. - Pendant que vous y êtes, ajoutai-je, pourriez-vous me préparer un scotch et soda ? Il ne répondit pas mais lorsqu'il revint, il posa mon verre lur le plan de travail et s'appuya contre le mur. Je versai oignons et poivrons dans une autre poêle où mijotaient les tomates, puis entrepris de faire revenir des saucisses. - Je n'ai rien prévu d'autre, m'excusai-je. - Ça suffira largement. - De l'agneau au vin blanc, de la poitrine de veau ou du porc rôti aurait été parfait. Je remplis une carafe d'eau et la posai sur la gazinière.) Je suis championne pour préparer l'agneau, mais il faudra que vous reveniez un autre jour. - Vous devriez arrêter de découper des cadavres et ouvrir un restaurant. - J'espère que ce n'est pas ironique. - Pas du tout, fit-il d'un air impassible en allumant une cigarette. Comment vous appelez ça? ajouta-t-il en hochant la tête vers la poêle. - J'appelle ça des nouilles vertes et jaunes aux poivrons et saucisses, répondis-je en versant les saucisses dans la sauce. Mais si je voulais vous impressionner, j'appellerais ça papardelle del Cantunzein. - C'est vrai, c'est impressionnant. - Marino, fis-je en lui jetant un coup d'œil. Que s'est-il passé ce matin? Il répondit à ma question par une autre question. - Est-ce que vous avez parlé à quelqu'un de la coupure sur l'os de Deborah? - Jusqu'à maintenant, vous êtes le seul à qui j'en ai parlé. - Dans ce cas, comment ça se fait qu'Hilda Ozimek ait vu dans sa tête un couteau de chasse avec une lame dentelée quand Pat Harvey l'a emmenée sur l'aire de l'autoroute? - C'est difficile à imaginer, en effet, dis-je en versant les pâtes dans l'eau bouillante. Il y a comme ça des choses dans la vie qu'on ne peut pas expliquer, Marino. Il ne fallut que quelques secondes aux pâtes fraîches pour être cuites. Je les égouttai et les transférai dans un plat que j'avais chauffé au four. Puis j'y versai la sauce, ajoutai du beurre ainsi que le parmesan frais que je venais de râper, et annonçai à Marino que nous pouvions passer à table. - J'ai des cœurs d artichauts au frigo, dis-je en nous servant. Mais pas de salade. Ah... et puis j'ai du pain au congélateur. - Je ne veux rien d'autre, fit Marino la bouche pleine. Ça Ira très bien. C'est parfait. J'avais à peine touché à mon assiette qu'il était prêt à se resservir. On aurait dit que Marino n'avait rien mangé de la semaine. Il ne prenait aucun soin de lui, et ça commençait à se voir. Sa cravate avait sérieusement besoin de passer au pressing, un ourlet de son pantalon était décousu et sa chemise avait des auréoles jaunâtres aux aisselles. Tout en lui damait qu'il se négligeait, et j'en étais aussi touchée que révulsée. Mais je savais qu'il avait de gros ennuis dans sa vie privée, qui l'empêchaient de se reprendre en main. Quelque chose de grave était en train de se passer. Je me levai et tirai un Mondavi rouge du casier à bouteilles. - Marino, dis-je en emplissant nos verres, qui était sur la photo que vous avez montrée à Hilda? Votre femme? Il s'appuya contre son dossier sans me regarder. - Je ne vous oblige pas à en parler si vous ne voulez pas, dis-je. Mais je ne vous reconnais plus depuis quelque temps. Vous n'êtes plus le même, ça saute aux yeux. - Ce qu'elle m'a dit m'a causé un choc, répondit-il. - Ce qu'a dit Hilda ? - Ouais. - J'aimerais que vous m'en parliez. - J'en ai encore parlé à personne. (Il se tut, prit son verre de vin. Il avait le visage dur, le regard humilié.) Elle est repartie à Jersey City depuis novembre. - Je crois que vous ne m'avez jamais dit comment elle s'appelait. - Eh ben dites donc, marmonna-t-il. Parlez d'un commentaire. - Plus révélateur que vous ne croyez, rétorquai-je. C'est vrai que vous gardez tout pour vous. - J'ai toujours été comme ça. Mais ça a empiré depuis que jfe suis flic. Y'a constamment des collègues qui viennent pleurer sur votre épaule en vous parlant de leur petite amie, de leur femme ou de leurs gamins. Ils vous racontent tout, comme si vous étiez des frères. Et puis quand c'est votre tour d'avoir un problème et que vous faites l'erreur de vous confier à l'un d'eux, le lendemain, toute la police de la ville est au courant. Croyez-moi, j'ai appris depuis un sacré bout de temps à fermer ma gueule. Il se tut et sortit son portefeuille. - Elle s'appelle Doris, dit-il en me tendant la photo qu'il avait montrée à Hilda Ozimek. Doris était une femme au visage avenant et à la silhouette rondouillarde. Elle se tenait debout, en habits du dimanche, l'air embarrassé face à l'objectif. Je l'avais vue des centaines de fois, car le monde regorge de Doris. Ce sont ces femmes qui rêvent d'amour sous la véranda, par les belles nuits d'été resplendissantes d'étoiles. Des femmes dont l'importance se mesure aux services qu'elles rendent, et qui ne parviennent à survivre qu'en étouffant peu à peu en elles tout espoir. Jusqu'à ce qu'un beau matin elles se réveillent folles à lier. - Ça aurait fait trente ans en juin qu'on est mariés, dit Marino lorsque je lui rendis la photo. Et puis tout d'un coup elle a craqué. Elle dit que je travaille trop, que je suis jamais à la maison. Qu'elle me connaît même pas. Des choses comme ça. Mais j'suis pas tombé de la dernière pluie. Je sais bien que c'est pas ça qui va pas. - Qu'est-ce que c'est, alors? - Ça a commencé l'été dernier, quand sa mère a eu une attaque. Doris est allée s'occuper d'elle. Elle est restée dans le Nord pendant presque un mois, elle a sorti sa mère de l'hôpital et l'a mise dans une maison de retraite, elle s'est occupée de tout. Et quand elle est revenue, Doris avait changé. On aurait dit quelqu'un d'autre. - Que s'est-il passé? - Elle a rencontré un homme là-haut, un type qui bosse dans l'immobilier et qui a perdu sa femme il y a deux ou trois ans. C'est lui qui s'est occupé de vendre la maison de la mère de Doris. Doris m'en a parlé une ou deux fois, en passant. Mais je me suis vite aperçu qu'il y avait quelque chose. Quelquefois, quand le téléphone sonnait tard le soir et que je raccrochais, on coupait tout de suite la communication. Doris a pris l'habitude d'aller ramasser le courrier avant moi. Et puis en novembre, elle a fait ses bagages et elle est partie. Elle a prétendu que sa mère avait besoin d'elle. - Est-ce qu'elle revient vous voir? Il secoua la tête. - Non. Elle appelle de temps en temps. Elle veut divorcer. - Marino, je suis désolée. - Sa mère est dans cette maison, vous comprenez. Doris s'occupe d'elle, et en même temps elle voit ce type. Un jour elle est heureuse, un jour elle craque. Elle voudrait revenir, et en même temps elle veut pas. Un jour elle a des remords, le lendemain elle s'en fout. Exactement ce qu'Hilda a dit en regardant sa photo. Elle arrête pas de changer d'avis. - Ça doit être pénible pour vous. - Pfft, fit-il en lançant sa serviette sur la table. Elle peut bien faire ce qu'elle veut. J'en ai rien à foutre. Je savais qu'il ne le pensait pas. Il souffrait et j'avais mal pour lui. Et en même temps, je comprenais sa femme. Marino ne devait pas être facile à aimer. - Voudriez-vous qu'elle revienne? - J'ai passé la plus grande partie de ma vie avec elle. Mais faut voir les choses en face, Doc. (Il me regarda, les yeux pleins d'appréhension.) Ma vie ressemble à rien. J'arrive à peine à joindre les deux bouts, on me réveille au milieu de la nuit. On fait des projets pour les vacances et puis boum, on m'appelle, Doris défait les bagages et se ronge les ongles à la maison - comme pour le week-end du «Labor Day», quand la fille Harvey et son copain ont disparu. Ça a été la goutte d'eau en trop. - Aimez-vous Doris? - Elle pense que non. - Peut-être que vous devriez lui expliquer ce que vous ressentez, la rassurer sur vos sentiments, dis-je. Lui montrer que vous avez envie d'elle et pas seulement besoin d'elle. - Je pige pas, fit-il d'un air étonné. Il ne pigerait jamais, pensai-je avec découragement. - Prenez soin de vous, lui dis-je. N'attendez pas qu'elle s'en occupe. Peut-être que ça arrangera les choses. Je gagne pas assez de fric, voilà tout. - Je suis sûre que ce n'est pas ça qui gêne votre femme. Ce qu'elle veut, c'est se sentir aimée, savoir qu'elle a de l'importance pour vous. - Son type, il a une grande baraque et une Chrysler New Yorker. Toute neuve, avec sièges en cuir et tout le tremblement. Je restai silencieuse. - L'année dernière, il s'est payé des vacances à Hawaï, poursuivit Marino qui se laissait gagner par la colère. - Doris a passé presque toute sa vie avec vous. C'était ça son choix, avec ou sans Hawaï... - Hawaï est un piège à touristes, m'interrompit-il en allumant une cigarette. Moi je préférerais aller pêcher sur Buggs Island. - Avez-vous jamais songé que Doris en a peut-être pardessus la tête de jouer le rôle de la maman avec vous? - Elle est pas ma mère, fit-il. - Alors comment se fait-il que depuis qu'elle est partie, on a l'impression que vous avez besoin d'une maman pour s'occuper de vous, Marino? - Parce que j'ai pas le temps de recoudre mes boutons, de préparer à bouffer, de faire le ménage et tous ces trucs-là, voilà pourquoi. - Moi aussi j'ai un métier, dis-je. Et pourtant je trouve le temps de faire ces trucs-là. - Ouais, mais vous avez une bonniche. Et vous vous faites probablement dans les cent mille dollars par an. - Même si je ne gagnais que dix mille dollars, je m'occuperais de moi, Marino. Je le ferais parce que j'ai de l'amour propre et que je ne veux pas laisser quelqu'un s'occuper de moi à ma place. Je veux simplement qu'on ait des attentions pour moi, ce qui n'est pas la même chose. - Si vous êtes si maligne, Doc, alors comment ça se fait que vous êtes divorcée? Comment ça se fait que votre copain Mark est dans le Colorado et vous ici? J'ai pas l'impression que vous soyez tellement au point sur les relations de couple, ? Je sentis une rougeur m'envahir la nuque. - Tony ne m'aimait pas vraiment, et dès que je m'en suis «perçue, je suis partie. Quant à Mark, il a peur de s'engager. - Et vous, vous êtes prête à vous engager? demanda Marino avec agressivité. Je ne répondis pas. - Comment ça se fait que vous êtes pas partie dans l'Ouest avec lui? Peut-être bien que tout ce qui vous intéresse, c'est votre boulot. - Nous avions des problèmes, et certains provenaient sans doute de moi. Mark était fâché, il est parti dans l'Ouest... peut-être pour me donner une leçon, peut-être simplement pour s'éloigner de moi, expliquai-je. (J'étais stupéfaite de ne pouvoir maîtriser 1 émotion qui faisait trembler ma voix.) Du point de vue professionnel, il m'était impossible de partir avec lui, et de toute façon il n'en a jamais été question. Marino parut soudain honteux. - Je suis désolé. Je ne savais pas. Je restai silencieuse. - On dirait qu'on est dans la même galère, dit-il. - Par certains aspects, oui, fis-je sans vouloir m'avouer quels étaient ces aspects. Mais je m'occupe de moi. Si Mark revient dans ma vie, il ne trouvera pas quelqu'un de négligé, au bout du rouleau. J'ai envie de lui, mais je n'ai pas besoin de lui. Peut-être que vous devriez essayer ça avec Doris? - Ouais, fit-il avec une certaine conviction. Je vais essayer. En attendant, si on buvait un café? - Vous savez le préparer? - Vous voulez rire? fit-il d’un air surpris. - Leçon numéro un, Marino. Préparation du café. Venez ici. Après que je lui eus dévoilé les mystères de la cafetière électrique, il reparla des péripéties de la journée. - Une partie de moi refuse de prendre au sérieux ce qu'a raconté Hilda, dit-il. Mais une autre partie de moi s'y sent obligée. Je dois avouer que ça m'a tracassé. - Quoi, par exemple? - On a tiré sur Deborah Harvey avec un 9 mm. On n'a jamais retrouvé la douille. Difficile de croire que le type a pu la récupérer dans l'obscurité. Ce qui me fait dire que Morrell et les autres ont pas cherché au bon endroit. Souvenez-vous, Hilda se demandait s'ils n'avaient pas été dans un autre endroit. Elle a parlé de quelque chose que le type avait perdu. D'un objet en rapport avec la guerre. Ça pourrait être une douille. - Elle a dit aussi que l'objet était inoffensif, lui rappelai-je. - Une douille vide ne ferait pas de mal à une mouche. C'est la balle qui est dangereuse, et encore, seulement quand on tire. - Les photos qu'elle a étudiées ont été prises l'automne dernier, dis-je. Même s'il y était à l'époque, l'objet ne s'y trouve peut-être plus à l'heure qu'il est. - Vous croyez que le tueur est revenu le chercher le lendemain, quand il faisait jour? - Hilda a dit que la personne qui l'avait perdu s'en était inquiétée. - Je pense pas qu'il y soit retourné, dit Marino. Il est trop prudent pour ça. Y'avait trop de risque. Le coin s'est mis à grouiller de flics avec des chiens dès qu'on a signalé la disparition des gosses. Vous pensez bien que le tueur s'est pas montré. - Peut-être, dis-je alors que le café commençait à passer. - Je pense qu'on devrait retourner là-bas et fouiller un peu la clairière. Vous êtes partante? - Pour tout vous dire, j'y pense depuis un moment. 8 Dans la pleine lumière de l'après-midi, la forêt ne nous parut d'abord pas aussi sinistre que la fois précédente, mais à mesure que Marino et moi approchions de la clairière, les relents de chair décomposée nous reprirent à la gorge. Çà et la, de petits monticules de pommes de pin et de feuilles témoignaient du raclement des pelles et du vidage des tamis. Il faudrait du temps pour que l'endroit retrouve son aspect originel. Marino avait apporté un détecteur de métal, et je m'étais équipée d'un râteau. Le lieutenant sortit ses cigarettes en jetant un coup d'œil alentour. - Inutile de chercher par ici, décréta-t-il. Ça a déjà été tourné et retourné une demi-douzaine de fois. - Je suppose que le sentier aussi a été passé au peigne fin, dis-je en me retournant vers la piste que nous avions suivie depuis le chemin forestier. - Pas sûr, parce qu'il n'existait pas l'automne dernier, quand le couple a été amené ici. Je n'avais pas réalisé qu'en effet, ce sentier avait été tracé par le piétinement des policiers et autres participants à l'enquête allant et venant du chemin forestier à la clairière. Marino fouillait du regard les sous-bois environnants. - On sait même pas où ils étaient garés, Doc. On va partir de l'hypothèse qu'ils ont laissé la voiture à peu près où on s'est arrêtés, et qu'ils ont suivi à peu près le chemin qu'on a suivi jusqu'ici. Mais tout dépend si le tueur savait où il allait. - C'est mon sentiment, dis-je. Ça n'est pas logique de penser qu'il a quitté le chemin forestier et qu'il est arrivé ici par hasard en marchant dans le noir. Marino mit en marche le détecteur de métal. - Ça coûte rien d'essayer, dit-il en haussant les épaules. Partant de la limite du périmètre déjà examiné par la police, nous commençâmes à explorer les sous-bois de part et d'autre du sentier venant du chemin forestier. Pendant près de deux heures, nous examinâmes la moindre ouverture dans les buissons susceptible de laisser passage à un homme. Par deux fois, le sifflement du détecteur nous fit espérer une découverte : le premier n'était dû qu'à une canette de bière Old Milwaukee, le deuxième à un décapsuleur rouillé. Le troisièm sifflement retentit bien plus tard, alors que nous étions à l'or' du bois, en vue de la voiture. Nous exhumâmes une vieil! cartouche de chasse au plastique décoloré par les années. Appuyée sur mon râteau, je contemplai avec découragement le sentier, réfléchissant à ce qu'avait dit Hilda au sujet d'un autre endroit où le tueur aurait peut-être emmené Deborah. J'avais d'abord pensé que si Deborah avait voulu s'échapper, elle aurait sans doute profité de l'obscurité pendant que le tueur les conduisait, elle et Fred, du chemin forestier à la clairière. Mais en examinant les bois environnants, je me rendis compte que cette théorie ne tenait pas debout. - Admettons que nous avons affaire à un seul tueur, dis-je à Marino. - D'accord, je vous écoute, fit-il en s'essuyant le front d'un revers de manche. - Si vous étiez le tueur, que vous ayez enlevé deux personnes et que vous les ameniez ici, qui tueriez-vous en premier? - Le type, parce que c'est lui qui risque de me poser le plus de problèmes, répondit-il sans hésitation. Je l'éliminerais d'abord et je me garderais la petite pour la fin. Je n'arrivais toujours pas à imaginer la scène. Comment le tueur avait-il pu forcer deux personnes à marcher ainsi dans les bois à la nuit tombée? Avait-il une lampe torche? Connais sait-il assez bien l'endroit pour retrouver la clairière les yeux fermés ? Je demandai son avis à Marino. - Je me suis posé les mêmes questions, dit-il. D'abord, si c'était moi, je les aurais entravés en leur liant les mains dans le dos. Ensuite j'aurais collé mon flingue dans les reins de la fille pendant qu'on marchait dans la forêt, pour rendre le gars docile. Parce qu'au premier faux pas, je descends sa copine vu? Est-ce qu'il avait une torche? En tout cas il avait quelque chose qui lui permettait de voir. - Comment pourriez-vous tenir en même temps une arme, une torche et le bras de la fille? demandai-je. - Facile. Vous voulez que je vous montre? - C'est inutile, dis-je en reculant d'un pas alors qu'il tendait déjà la main. - Alors avec le râteau. Bon sang, Doc, soyez pas si nerveuse. Il me confia le détecteur et je lui tendis le râteau. - Imaginons que c'est Deborah, d'accord? Je lui enserre le cou du bras gauche en même temps que je tiens la torche clans la main, comme ça. (Il mima la prise.) Et j'ai mon flingue dans la main droite, collé dans les reins de la fille. Pas de problème. Fred marche à quelques pas devant nous, suivant le rayon de la torche, et je le quitte pas des yeux. (Marino l'interrompit et tourna la tête vers le sentier.) En tout cas, ils devaient pas marcher vite. - Surtout s'ils étaient pieds nus, ajoutai-je. - Et à mon avis ils l’étaient, dit-il. Il ne peut pas leur attacher les pieds s'il veut les faire marcher. Mais il leur fait enlever leurs chaussures, pour leur ôter l'envie de s'enfuir. Peut-être il l’a fait après les avoir butés, il garde leurs chaussures en souvenir. - Peut-être, fis-je en écho. (Je repensai alors au sac de sport de Deborah.) Si Deborah avait les mains attachées dans le dos comment se fait-il qu'on ait retrouvé son sac ici? Imposable de le mettre en bandoulière, puisqu'il n'a pas de cour-foie. Et puis si quelqu'un vous faisait entrer dans un bois sous li menace d'une arme, pourquoi emmèneriez-vous votre sac de sport? - Aucune idée. Ça me turlupine depuis le début. - Essayons encore, dis-je. - Oh, merde. Lorsque nous regagnâmes la clairière, les nuages avaient Voilé le soleil et le vent s'était levé, de sorte que la tempérant! e paraissait être descendue d'un coup de plusieurs degrés, j’avais froid et les muscle s de mes bras tremblaient de fatigue à force de ratisser. C'est alors que je remarquai, du côté opposé au sentier, une étendue de terrain d'apparence si hostile que je doutai que les chasseurs eux-mêmes s'y aventurent, La police avait creusé et tamisé le sol sur deux ou trois mètres dans cette direction avant de buter sur une prolifération de ku-dzu s'étendant sur près d'un demi-hectare. Les arbres pris dans les mailles du lierre ressemblaient à des dinosaures lut| tant pour surnager dans cet océan vert. Tous les buissons, arbres et plantes alentour étaient peu à peu étouffés et étranglés par le ku-dzu. - Oh non, par pitié, se plaignit Marino en me voyant m'aventurer dans ce fouillis. - Nous n'irons pas loin, promis-je. Nous n'eûmes pas à aller très loin. Le détecteur siffla presque aussitôt. Le sifflement augmenta de puissance et se fit plus aigu lorsque Marino plaça l'appareil au-dessus d'une touffe de ku-dzu distante de moins d cinq mètres de l'endroit de découverte des corps. Ratisser du ku-dzu s'avérant une tâche désespérée, j'abandonnai le râteau et me mis à genoux, arrachant les feuilles à la main et fouillant le sol de mes doigts protégés par des gants chirurgicaux, jusqu'à ce que je sente un objet rond et plat qui n'était pas, je le compris aussitôt, ce que nous cherchions. - Gardez-le pour le péage, dis-je d'un air découragé I Marino en lui lançant un quarter plein de terre. Quelques pas plus loin, pourtant, le détecteur fit à nouveau entendre son signal, et cette fois, je ne me mis pas à quatre pattes pour rien. Je sentis sous mes doigts une forme cylindrique que j'aurais reconnue entre mille, écartai les pousses de ku-dzu et aperçus un éclat de métal inoxydable, une douille brillante comme de l'argent poli. Je la déterrai avec précaution, m'efforçant de la toucher le moins possible, pendant que Marino, penché au-dessus de moi, me présentait un sachet plastique ouvert. - Du Fédéral neuf millimètres, fit-il en déchiffrant 1 poinçon à travers le plastique transparent. Je veux bien être pendu. - Il se tenait donc par ici quand il a tiré sur Deborah, dis-je II mi-voix. Une étrange sensation me parcourut tandis que me revenaient à l'esprit les paroles d'Hilda : elle avait dit que Deborah l'était trouvée dans un lieu «foisonnant» de choses qui «agrippent». Le ku-dzu. - S'il a tiré de près, dit Marino, elle a dû s'écrouler par ici. Le détecteur toujours en main, il me suivit un peu plus loin dans les mauvaises herbes. - Bon sang, comment a-t-il pu la viser dans le noir, Marino? Vous vous imaginez ici en pleine nuit? - Il y avait de la lune. - Elle n'était pas pleine, dis-je. - Ça suffisait pour y voir. Les conditions météorologiques de cette nuit-là avaient été déterminées depuis des mois. Le vendredi 31 août, jour de la disparition du couple, il faisait une température d'environ 20°, avec une lune du premier quartier et un ciel dégagé. Même s'il était équipé d'une puissante lampe torche, je ne voyais toujours pas comment le tueur avait pu contraindre ses deux otages à s'enfoncer dans les bois sans être aussi désorienté et vulnérable qu'eux. Je ne pouvais imaginer que confusion, hésitations et trébuchements. Pourquoi ne les avait-il pas tués sur le chemin forestier et dissimulés dans les buissons avant de repartir en voiture? Pourquoi avait-il tenu à les amener ici? Il est vrai qu'il s'était passé la même chose avec les autres couples, tous retrouvés dans des endroits retirés et boisés. Marino explorait du regard l'étendue de ku-dzu, une expression de révulsion sur le visage. - Encore heureux que ça soit pas la saison des serpents, maugréa-t-il. - Je vous en prie, Marino, fis-je avec un frisson. - Vous voulez continuer? s'enquit-il sur un ton indiquant qu'il n'avait pas la moindre envie de s'aventurer d'un pas de plus dans cette jungle. - Je pense que c'est assez pour aujourd'hui, fis-je en m'extirpant le plus vite possible du ku-dzu. Entendre Marino parler de serpents m'avait flanqué la chair de poule et fait frôler la panique. Il était presque 17 heures et l'obscurité commençait à l’envahir la forêt lorsque nous regagnâmes la voiture. Chaque fois qu'une brindille craquait sous les pieds de Marino, mon cœur bondissait dans ma poitrine. - Je déposerai ça au labo demain matin à la première heure, dit Marino. Ensuite, faut que j'aille au tribunal. Ça va être1 encore une journée formidable. - Vous allez au tribunal pour quelle affaire? - Le meurtre d'un certain Bubba par son ami Bubba, avec un certain Bubba pour seul témoin. - Vous plaisantez? - Pas du tout, fit-il. Je suis tout ce qu'il y a de plus sérieux, (Mettant le contact, il ajouta entre ses dents :) Je commence à détester ce boulot, Doc, je vous jure. - Ces temps-ci, vous détestez le monde entier, Marino. - Non, c'est pas vrai, fit-il. (Chose rarissime, Marino rit.) Je vous aime bien. Le dernier jour de janvier, je reçus un courrier officiel de Pat Harvey m'avertissant que si je ne lui envoyais pas un exemplaire des rapports d'autopsie et de toxicologie de sa fille avant la fin de la semaine suivante, elle aurait recours à une injonction judiciaire. Elle avait fait parvenir une copie de sa lettre à mon supérieur, le commissaire aux Services de santé, dont la secrétaire me convoqua dans l'heure. Abandonnant mes patients à autopsier, je quittai l'immeuble du BCME et parcourus à pied la courte distance qui me séparait de l'ancienne gare de Main Street, qui accueillait certains services administratifs pendant la rénovation de Madison Building. Deux ans auparavant, le Gouverneur avait nommé comme commissaire à la Santé le Dr Paul Sessions, et bien que mes entrevues avec lui fussent rares, elles étaient toujours agréables. J'avais toutefois l'impression qu'aujourd'hui, l'ambiance risquait d'être tendue. Sa secrétaire m'avait transmis la Convocation d'un ton penaud, comme si elle savait que je me préparais à passer un mauvais quart d'heure. Le commissaire était installé dans une suite de bureaux situés au premier étage, auquel menait un escalier en marbre que les allées et venues des voyageurs avaient poli au cours les années. Pivotant sur son fauteuil pour décrocher le téléphone, la secrétaire m'accueillit avec un sourire sympathique qui ne fit bue renforcer mes appréhensions. À peine m'eut-elle annoncée que la lourde porte de chêne l'ouvrit, et le Dr Sessions m'invita à entrer. C'était un homme énergique, avec des cheveux bruns qui commençaient à se raréfier et des lunettes à grosse monture qui lui mangeaient le visage. Il s'assit derrière son bureau, la lettre de Pat Harvey posée au milieu de son sous-main, le visage inhabituellement nombre. - Je suppose que vous avez eu connaissance de ceci ? fit-il en tapotant la lettre du bout de l'index. - Oui. dis-je. Il est compréhensible que Pat Harvey veuille connaître les conclusions de l'autopsie de sa fille. - Le corps de Deborah Harvey a été retrouvé il y a onze jours. Dois-je conclure que vous ne savez toujours pas ce qui les a tués, elle et son ami? - Je sais ce qui a tué Deborah, mais j'ignore encore les causes de la mort de Fred. Le Dr Sessions prit l'air surpris. - Dans ce cas, Dr Scarpetta, pouvez-vous m'expliquer pourquoi cette information n'a pas été communiquée à la famille Harvey ni au père de Fred Cheney? - C'est très simple, répondis-je. Leurs dossiers ne sont pas bouclés car nous attendons le résultat de nouvelles investi galions. Par ailleurs, le FBI m'a demandé de ne communiquer aucune information à quiconque. - Je vois, fit-il. Il contempla le mur comme s'il comportait une fenêtre, qui n'était pas le cas. Si vous me demandiez de publier mes rapports, je 1 ferais, Dr Sessions. À vrai dire, je serais même soulagée d satisfaire la demande de Pat Harvey. Pourquoi? Il connaissait la réponse, mais voulait connaître mon avis Parce que Mrs Harvey et son mari ont le droit de savoi ce qui est arrivé à leur fille, dis-je. De même Bruce Cheney a le droit de connaître ce que nous savons et ce que nous ignorons encore sur la mort de son fils. Cette attente ne peut que prolonger leur angoisse. - Avez-vous parlé à Mrs Harvey? - Pas récemment. - Lui avez-vous parlé depuis que les corps ont été retrouvés, Dr Scarpetta ? demanda-t-il. - Je l'ai appelée pour lui confirmer l'identification des corps, mais je ne lui ai pas parlé depuis. - A-t-elle essayé de vous joindre? - Oui. - Et vous avez refusé de lui parler? - Je viens de vous expliquer pourquoi je ne peux pas lui parler, dis-je. Et je ne pense pas que ce serait très malin de ma part de lui téléphoner pour lui dire que le FBI ne veut pas que je lui parle. - Ainsi, vous n'avez parlé à personne des instructions du FBI? - Sauf à vous, à l'instant. Il croisa les jambes. - Et je vous en suis reconnaissant. Mais il vaut mieux n'en parler à personne d'autre. Surtout aux journalistes. - Je fais de mon mieux pour les éviter. - Le Washington Post a appelé ce matin. - Qui était-ce? Mal à l'aise, je le regardai chercher parmi un petit tas de notifications d'appel. Je me refusais à croire qu'Abby Turnbull ait tenté de me doubler. - Un certain Clifford Ring, dit-il en levant les yeux. Ce n'est pis la première fois qu'il appelle, et je ne suis pas la seule personne à qui il voudrait tirer les vers du nez. Il a essayé auprès de ma secrétaire et d'autres membres de mon personnel. Je suppose qu'il vous a aussi appelée. - Beaucoup de journalistes m'ont appelée. Je ne me souviens pas de tous les noms. - Bref, Mr Ring a l'air de penser qu'on essaie d'étouffer quelque chose, qu'il y a une sorte de conspiration. D'après les questions qu'il pose, on dirait qu'il a en sa possession des éléments tendant à confirmer cette hypothèse. Bizarre, pensai-je. Contrairement à ce qu'Abby avait affirmé, le Post ne semblait pas avoir renoncé à enquêter. - Il a l'impression, poursuivit le commissaire, que votre bureau retient les informations, et participe donc à cette conspiration. - Difficile de dire le contraire, admis-je en m'efforçant de ne pas laisser paraître mon dépit. Et du coup je me retrouve prise entre deux feux. Je m'oppose soit à Pat Harvey, soit au Justice Department, et franchement, si j'avais le choix, je préférerais donner satisfaction à Mrs Harvey. Il faudra bien que je lui réponde. Après tout, elle est la mère de Deborah. Je n'ai aucune obligation envers le FBI. - Je préférerais ne pas me mettre le Justice Department à dos, dit le Dr Sessions. Inutile de me faire un dessin. Une partie substantielle du budget alloué aux services du commissaire provenait de subventions fédérales, dont une partie était attribuée à mon bureau pour financer la collecte d'un certain nombre de données destinées à diverses agences chargées de la prévention des accidents domestiques ou de la circulation. En contrariant les services fédéraux, nous ne verrions peut-être pas nos crédits supprimés, mais nous avions de bonnes chances de nous rendre la vie impossible. Le commissaire ne tenait pas à être obligé de remplir un justificatif pour chaque crayon ou feuille de papier acheté avec de l'argent fédéral. Je savais comment fonctionnaient ces choses-là. On nous demanderait des comptes sur chaque cent dépensé, on nous noierait sous la paperasserie. Le commissaire saisit la lettre et l'étudia quelques instants, - On dirait que la seule solution, c est que Mrs Harvey fasse ce qu'elle menace de faire. - Si elle obtient une injonction du tribunal, je serai bien obligée de lui communiquer ce qu'elle réclame. - Je comprends bien. Et l'avantage de cette solution, c'es que le FBI ne pourra rien nous reprocher. L'inconvénient c'est la mauvaise publicité dont nous ferons l'objet. Les Services de santé ne sortiront pas grandis de cette affaire si le public apprend que nous avons été obligés par injonction judiciaire de fournir à Mrs Harvey les renseignements auxquels elle a légalement droit. Sans compter que cela ne fera que renforcer les soupçons de Mr Ring. Le citoyen lambda ignorant que le Bureau du médecin expert dépendait des Services de santé, c'est moi qui serais livrée à la vindicte publique. En bon stratège bureaucratique, le commissaire préférait m'exposer en première ligne plutôt que de risquer le courroux du Justice Department. - Il faut s'attendre, reprit-il, à ce que Pat Harvey mette tout son poids dans la balance, qu'elle se serve de l'influence de ses services pour faire un maximum de bruit. D'un autre côté, peut-être qu'elle bluffe. - J'en doute, dis-je. - Nous verrons bien. (Sur ce, il se leva et me raccompagna à la porte.) Je vais écrire à Mrs Harvey pour lui dire que vous et moi avons eu une petite conversation. Tu parles, pensai-je. - Faites-moi savoir si vous avez besoin d'aide, ajouta-t-il en fuyant mon regard. Je venais précisément de lui faire comprendre que j'avais besoin d'aide, mais il aurait aussi bien pu avoir les deux bras cassés : il ne lèverait pas le petit doigt pour moi. De retour à mon bureau, je demandai aux standardistes et à Rose si un journaliste du Post avait appelé, mais aucune ne se souvenait d'un Clifford Ring. Je me dis qu'il ne pouvait pas l'accuser de bloquer les informations s'il n'avait même pas layé de me joindre. Pourtant, je restais perplexe. - Au fait, ajouta Rose tandis que je sortais dans le couloir. Linda vous cherche, elle dit que c'est urgent. Linda était la spécialiste des armes à feu. Marino avait dû lui remettre la douille. Parfait. Le laboratoire d'analyse des armes à feu. au deuxième étage, m ait pu passer pour une armurerie d'occasion. Revolvers, ara bines, fusils et pistolets encombraient le moindre centimètre carré d'espace libre, et les pièces à conviction emballées dans du papier bulle s'empilaient contre un mur jusqu'à hauteur de poitrine. Je crus que tout le monde était parti déjeuner lorsque j'entendis le son étouffé de plusieurs détonations derrière des portes closes. Une petite pièce contiguë au laboratoire. Pourvue d'une citerne en acier galvanisé remplie d'eau, servait à tester les armes. Deux chargeurs plus tard, Linda sortit de la pièce, un 38 Spécial dans une main, des douilles vides et une boîte à munitions dans l'autre. Mince, féminine, elle avait de longs cheveux bruns, des traits bien découpés et des yeux noisette. Sous sa blouse elle portait une ample jupe noire et un chemisier de soie jaune. Si je m'étais trouvée à côté d'elle en avion et que j'aie dû deviner sa profession, j'aurais dit qu'elle enseignait la poésie ou tenait une galerie d'art. - Mauvaise nouvelle, Kay. dit-elle en posant le revolver et les douilles vides sur son bureau. - J'espère que ça n'a pas de rapport avec la douille que Marino vous a remise, dis-je. - Je crains que si. J'allais y graver mes initiales et un numéro de labo quand j'ai eu une petite surprise. (Elle se dirigea vers le microscope comparatif.) Installez-vous, dit-elle en montrant le siège. Un dessin vaut mieux qu'un long discours. Je m'assis et collai mes yeux aux oculaires. Dans le cercle de lumière brillait la douille en acier inoxydable. - Je ne comprends pas, murmurai-je en réglant la netteté. À l'intérieur de l'extrémité ouverte de la douille, je distinguai les initiales «J.M. ». - Je croyais que c'était Marino qui vous avait remis la douille, dis-je en levant les yeux vers Linda. - C'est bien lui. Il est passé il y a environ une heure, rétorqua-t-elle. Il m'a dit que ça n'était pas lui qui avait gravé ces initiales. D'abord ce ne sont pas les siennes, et ensuite, je ne pense pas qu'il se serait amusé à entailler une telle pièce à conviction. Bien que certains détectives marquent encore de leurs initiales les douilles vides qu'ils trouvent sur les lieux d'un crime, de même que les médecins experts marquent les leurs sur les balles retirées des corps qu'ils examinent, les analystes en balistique essaient de faire cesser cette pratique. Utiliser un stylet sur le métal de la douille était hasardeux car on risquait de brouiller des marques de bloc de culasse, de percuteur, d'éjecteur ainsi que les rainures du canon, c'est-à-dire tous les éléments permettant d'identifier une arme. Marino ne prenait jamais ce risque. Comme moi, il inscrivait ses initiales sur le sachet plastique et laissait intacte la pièce à conviction qui y était enfermée. - Dois-je en conclure que ces initiales figuraient sur la douille avant que Marino ne vous la remette? demandai-je. - Apparemment, oui. J.M. Jay Morrell, songeai-je avec stupéfaction. Pourquoi une douille retrouvée sur les lieux d'un meurtre porterait-elle ses initiales ? - Peut-être qu'un policier participant aux recherches avait cette douille dans la poche et qu'il l'a perdue, suggéra Linda. Peut-être sa poche était-elle trouée? - Difficile à croire, dis-je. - J'ai une autre explication possible. Mais elle ne va pas vous plaire, pas plus qu'à moi, d'ailleurs. La douille a pu être rechargée. - Dans ce cas, pourquoi porterait-elle les initiales d'un enquêteur? Qui irait s'amuser à recharger une douille servant de pièce à conviction? - C'est déjà arrivé, Kay, mais ce n'est pas moi qui vais vous dire ce qui suit, d'accord? J'ouvris les oreilles et m'abstins de tout commentaire. - Le nombre d'armes, de cartouches et de douilles saisies par la police et présentées aux tribunaux est astronomique. Tout ce matériel vaut une fortune et excite la convoitise de Certains, y compris des juges. Ils gardent certaines pièces pour eux ou les revendent à des armuriers. Je suppose donc qu'il est possible que cette douille ait été trouvée par un officier de police et soumise à l'examen d'un tribunal avant d'être invendue et rechargée. Il est possible que celui qui l'a tirée n'ait pas su qu'elle portait des initiales. - Il m'est impossible de prouver que cette douille contenait la balle que j'ai extraite de la colonne vertébrale de Deborah llarvey, lui rappelai-je, et je ne pourrai pas le prouver tant que nous n'aurons pas retrouvé le pistolet qui l'a tirée. Nous ne pouvons même pas affirmer qu'elle provient d'une cartouche Hydra-Shok. Tout ce qu'on sait, c'est qu'il s'agit de 9 mm Fédéral. - Exact. Mais depuis la fin des années 80 c'est Fédéral qui possède la licence de fabrication des Hydra-Shok. - Est-ce que Fédéral vend des balles Hydra-Shok à recharger? demandai-je. - Non, et c'est ça le hic. On ne trouve que les cartouches sur le marché. Ce qui ne veut pas dire qu'un particulier n'ait pas réussi à se procurer des balles. Soit en les volant lui-même à l'usine, soit en les faisant voler par un complice qui y travaille. Je pourrais en obtenir, par exemple, si je prétendais travailler sur un projet spécial. Qui sait? (Elle sortit une canette de Diet Coke de son bureau avant d'ajouter :) Rien ne me surprend plus, vous savez. - Est-ce que Marino est au courant? - Je l'ai appelé. - Merci, Linda, dis-je en me levant. Je m'étais fait ma petite hypothèse. Elle était très différente de la sienne et, malheureusement, beaucoup plus vraisemblable. Le simple fait d'y penser me rendait furieuse. Dans mon bureau, je décrochai le téléphone et composai le numéro du bip de Marino. Il me rappela presque aussitôt. La salope, siffla-t-il d'emblée. Qui ? Linda ? fis-je sur mes gardes. - Non, Morrell. Le salopard de petit menteur. Je viens d l'avoir au téléphone. Il m'a juré qu'il savait pas de quoi j parlais jusqu'à ce que je l'accuse de voler des douilles vide pour les recharger. Je lui ai demandé s'il piquait des flingue et des cartouches entières, pendant qu'il y était. jTai menacé de lui foutre les Affaires internes au cul. Il a fini par tout me balancer. - Il a gravé ses initiales sur la douille et l'a laissée exprès sur les lieux, n'est-ce pas, Marino? - Exact. Bon dieu, ça fait une semaine qu'ils ont retrouvé l'autre douille, la vraie. Ce petit trou du cul m'a dit qu'il avait laissé celle-ci exprès, et qu'il faisait qu'obéir au FBI. - Dans ce cas où est la vraie douille? demandai-je tandis que le sang battait à mes tempes. - Au labo du FBI. Et vous savez quoi ? Pendant tout l'après-midi qu'on a passée dans les bois, Doc, on était observés. Tout le secteur est placé sous surveillance. Heureusement qu'on a pas eu envie de pisser, pas vrai? - Avez-vous parlé à Benton? - Que dalle. Pour moi, il peut aller se faire foutre, fit iMarino en raccrochant avec violence. 9 Situé dans le nord de la Virginie, près de Triangle, à côté de la base du US Marine Corps, le restaurant Globe and Laurel était un bâtiment de brique aux lignes simples, dépourvu de tout tape-à-l'œil. La petite pelouse qui s'étendait devant la façade était toujours impeccable, les buis bien taillés, le parking propret, chaque voiture bien rangée à l'intérieur des lignes blanches délimitant les emplacements. La devise Semper Fidelis figurait au-dessus de la porte, et en pénétrant à l'intérieur, je fus accueillie par le gratin des -toujours fidèles - : chefs de la police, généraux quatres étoiles, le secrétaires à la Défense, directeurs du FBI et de la CIA. Les photos m'étaient si familières que les visages qui y souriaient d'un air pincé me semblaient ceux d'une bande de regrettés amis. Le major Jim Yancey, dont les bottes de combat qu'il portait au Vietnam, coulées en bronze, trônaient sur le piano en face du bar, traversa le tapis de tartan rouge pour me rejoindre. - Dr Scarpetta, dit-il avec un sourire tout en me serrant la main. J'avais peur que la cuisine vous ait déçue la dernière fois, et que ce soit pour ça que vous ne reveniez pas. Le banal pull à col roulé et le pantalon de velours du major ne parvenaient pas à camoufler son ancienne profession. Il était militaire jusqu'au bout des ongles, le dos raide, sans un gramme de graisse, les cheveux blancs coupés court. Bien qu'il ait passé l'âge de la retraite, il paraissait encore parfaitement apte au combat, et je l'imaginais sans peine filant en Jeep sur un terrain défoncé ou avalant ses rations en pleine jungle sous le déluge de la mousson. - Je me suis toujours régalée ici, rétorquai-je avec chaleur, et vous le savez très bien. - Vous cherchez Benton. Notre ami vous attend dans son trou d'homme habituel, dit-il en pointant le doigt vers le fond de la salle. - Merci. Jim. Je connais le chemin. Ça fait plaisir de vous revoir. Il m'adressa un clin d'œil et repassa derrière son bar. C'est Mark qui. lorsque j'allais le voir à Quantico deux weed-ends par mois, m'avait fait connaître le restaurant du major Yancey. Dans cette salle au plafond et aux murs décorés d'insignes de police et d'objets évoquant le corps des Marines, les souvenirs me mordillèrent le cœur. Je reconnaissais les tables où Mark et moi nous étions assis, et il me sembla bizarre d'y voir des inconnus plongés dans des conversations intimes. Cela faisait près d'un an que je n'étais pas venue au Globe. Je quittai la grande salle à manger et passai dans un salon aux dimensions plus modestes où Wesley m'attendait dans son «trou d'homme», une table en coin devant une fenêtre aux voilages rouges. Il avait un verre devant lui et n'ébaucha même pas un sourire en me saluant. Un garçon en smoking noir vint prendre ma commande. Wesley me dévisagea d'un air aussi impénétrable qu'un coffre de banque, et je lui retournai la pareille. Il avait donné le signal du premier round, et à présent nous nous jaugions du regard. - J'ai peur que nous ayons un problème de communication, Kay, commença-t-il. - J'ai la même impression, rétorquai-je avec le calme olympien que j'avais appris à maîtriser à la barre des témoins. Je trouve que les communications entre nous laissent à désirer. Est-ce que le FBI a mis mon téléphone sur écoute, à moi aussi? Est-ce qu'on me file? J'espère que celui qui était en planque dans les bois a fait de bonnes photos de Marino et moi. - N'allez pas croire que vous êtes surveillée, répliqua-t-il avec le même calme. C'est la portion de forêt dans laquelle Marino et vous avez été repérés hier après-midi qui est sous surveillance. - Si vous m'en aviez informée, dis-je en maîtrisant m colère, j'aurais pu vous prévenir que Marino et moi avion l'intention de nous y rendre. - L'idée que vous puissiez retourner là-bas ne m'a pas effleuré un seul instant. - Il m'arrive souvent de retourner sur les lieux d'un meurtre. Vous me voyez travailler depuis assez longtemps pour le savoir. Autant pour moi. En attendant, vous savez que le coin est surveillé. J'aimerais autant que vous n'y retourniez pas. Je n'en ai pas l'intention pour l'instant, rétorquai-je avec irritation. Mais si le besoin s'en faisait sentir, je ne manquerais pas de vous avertir. De toute façon, vous l'apprendriez tôt ou tard. Et j'ai vraiment autre chose à faire qu'à ramasser des indices qui ont été placés là exprès par vos agents ou par la police. - Kay, fit-il d'un ton radouci. Je n'ai aucune intention de gêner votre travail. - On me raconte des histoires, Benton. On me dit qu'on n'a retrouvé aucune douille sur les lieux, alors que le labo du FBI en examine une depuis plus d'une semaine. - Quand nous avons décidé de mettre le coin sous surveillance, dit-il, nous ne voulions pas qu'il y ait des fuites. Moins il y avait de gens au courant, mieux c'était. - De toute évidence, vous vous attendez à ce que le tueur revienne sur les lieux. - C'est une possibilité. - L'aviez-vous envisagée pour les quatre premiers meurtres? - Cette fois, c'est différent. - Pourquoi? - Parce qu'il a laissé un indice et qu'il le sait. - S'il s'inquiétait à ce point de sa douille, dis-je, il avait tout le temps d'aller la récupérer l'automne dernier. - Il n'avait peut-être pas prévu que nous établirions qu'il avait tiré sur Deborah Harvey et qu'une balle Hydra-Shok serait retirée du corps. - Je ne pense pas que ce type soit un imbécile, dis-je. Le garçon m'apporta mon scotch et soda. - La douille que vous avez trouvée a été placée là par nos soins, reprit Wesley. Je ne vais pas le nier. Il est exact aussi que Marino et vous êtes entrés dans une zone placée sous surveillance active. Deux de nos hommes vous ont observés. Ils ont noté chacun de vos gestes, y compris que vous récupériez la douille. Si vous ne m'aviez pas appelé, je l'aurais fait. - J'aimerais vous croire. - Je vous aurais tout expliqué. Je n'avais pas d'autre choix, parce que vous avez par inadvertance bousculé tous nos plans. Mais vous avez raison. (Il tendit le bras vers son verre.) J'aurais dû vous prévenir. Rien de tout ça ne serait arrivé, et nous n'aurions pas été contraints d'annuler notre opération, ou plutôt de la reporter. - Qu'avez-vous reporté, au juste? - Si Marino et vous n'aviez pas déboulé au milieu, les journaux de demain matin auraient publié certaine information destinée au tueur. (Il se tut un instant.) De la désinformation destinée à le faire sortir de sa cachette, à le déstabiliser. L'article paraîtra, mais seulement lundi prochain. - Quelle information contiendra-t-il ? demandai-je. - Nous voulons lui faire croire que nous avons découvert quelque chose lors de l'examen des cadavres. Quelque chose qui nous laisse penser qu'il a laissé un indice important sur place. On suggérera ceci et cela, assorti de démentis formels et de refus de commentaires de la part de la police. Tout ceci destiné à faire croire que nous n'avons pas encore trouvé l'indice. Le tueur sait qu'il a laissé une douille sur les lieux. Si ça le rend suffisamment paranoïaque pour s'aventuer là-bas, nous le filmerons en train de ramasser la douille que nous avons déposée, et nous n'aurons plus qu'à le cueillir. - La douille ne sert à rien sans le tireur et l'arme, fis-je remarquer. Pourquoi se risquerait-il à retourner là-bas, surtout en sachant que la police est en train d'y chercher la douille ? - Il doit être inquiet, parce que cette fois il a perdu le contrôle de la situation, c'est certain. Sinon il n'aurait pas été obligé de tirer sur Deborah. Il aurait pu la tuer sans tirer. Il semble qu'il ait tué Cheney sans se servir de son arme. Comment peut-il savoir exactement ce que nous cherchons Kay? Peut-être que c'est une douille, peut-être que c'est autre chose. Il ignore dans quel état se trouvaient les corps quand ils ont été découverts. Nous ne savons pas ce qu'il leur a fait, et il ne peut pas savoir ce que vous avez découvert au cours de l'autopsie. Il n'essaiera peut-être pas de retourner sur place le lendemain du jour où paraîtra l'article, mais il peut décider d'y aller une semaine ou deux après, si tout lui semble calme, - Je doute de l'efficacité de cette tactique de désinformation, fis-je. - Qui ne tente rien n'a rien. Le tueur a laissé un indice. Nous serions stupides de ne pas nous en servir. L'ouverture était trop belle pour que je ne l'exploite pas. - Avez-vous pris de telles mesures à partir d'indices retrouvés lors des quatre premiers meurtres, Benton? J'ai cru comprendre qu'on avait découvert un valet de cœur dans chacune des voitures abandonnées. Vous avez apparemment pris grand soin de dissimuler ce détail. Il n'eut même pas l'air surpris. - Qui vous a dit ça? demanda-t-il sans ciller. - Est-ce vrai? - Oui. - Avez-vous trouvé une carte dans l'affaire Harvey-Cheney? Son regard passa par-dessus mon épaule et il fit signe au garçon. - Je vous recommande le filet mignon, me dit-il en ouvrant son menu. Ou les côtelettes d'agneau. Le cœur battant, l'esprit fébrile, je passai ma commande. Incapable de me détendre, j'allumai une cigarette en tentant de trouver un moyen de tourner ses défenses. - Vous ne m'avez pas répondu. - Je ne vois pas en quoi cette question a un rapport avec votre rôle dans l'enquête, rétorqua-t-il. - La police a attendu plusieurs heures avant de m'appeler sur les lieux, et quand je suis arrivée, j'ai constaté que les corps avaient été déplacés. Les enquêteurs ne me communiquent aucune information, vous m'avez ordonné de retarder la publication des causes et circonstances de la mort de Fred et Deborah. Pendant ce temps, Pat Harvey me menace d'une injonction judiciaire si je ne lui communique pas mes conclusions. Je me tus quelques instants. Il resta silencieux et impassible. - Enfin, repris-je d'un ton qui se faisait mordant, je suis retournée sur les lieux de découverte des corps sans savoir que le secteur était sous surveillance, ni que la douille que j'y ai trouvée avait été placée là par vos soins. Et vous ne pensez pas que toutes les circonstances de ces meurtres ont un rapport avec mon rôle dans l'enquête? À vrai dire, je ne sais même pas si j'ai encore un rôle dans cette enquête. Ou tout au moins vous me donnez l'impression de tout faire pour que je n'en aie plus. - Je ne fais rien de tel. - Alors c'est quelqu'un d'autre. Il ne répondit pas. - Il est très important que je sache si un valet de cœur a été trouvé dans la Cherokee de Deborah ou à proximité des corps, dis-je. Cela me permettrait de lier sans doute possible ce meurtre aux premiers. Je n'aime pas savoir qu'un tueur en série se promène librement en Virginie. C'est alors qu'il me prit au dépourvu. - Qu'avez-vous raconté à Abby Turnbull? - Je ne lui ai rien dit, répondis-je le cœur battant. - Vous l'avez rencontrée, Kay. Vous ne pouvez pas dire le contraire. - C'est Mark qui vous l'a dit. Vous ne pouvez pas dire le contraire. - Si Mark sait que vous avez vu Abby à Richmond ou à Washington, c'est que vous le lui avez dit. Mais ce n'est pas lui qui me Ta appris parce qu'il n'avait aucune raison de me le répéter. Je le regardai sans mot dire. Comment Wesley aurait-il pu apprendre que j'avais vu Abby à Washington, sinon parce qu'elle était en effet sous surveillance? - Le jour où Abby est venue me voir à Richmond, dis-je, Mark m'a appelée et je lui ai dit qu'elle était chez moi. Et vous dites que ce n'est pas lui qui vous l'a appris? - Non. - Alors, comment l'avez-vous su? - Il y a certaines choses que je ne peux vous dévoiler, Kay. Il faut me faire confiance, voilà tout. Le garçon nous apporta nos salades, que nous mangeâmes en silence. Wesley ne reprit la parole qu'une fois nos plats principaux servis. - Je suis soumis à de grosses pressions, déclara-t-il d'une voix calme. - C'est ce que je vois. Vous avez l'air épuisé, abattu. - Merci, Docteur, fit-il d'un ton ironique. - Vous avez changé aussi sur d'autres plans, dis-je en poussant mes pions. - Je comprends que vous ayez cette impression. - Vous me tenez à l'écart, Benton. - Si je garde mes distances, c'est sans doute que vous posez des questions auxquelles je ne peux pas répondre. Comme Marino. Ça ne fait qu'aggraver la pression sur moi. Est-ce que vous me comprenez? - J'essaie, dis-je. - Je ne peux pas tout vous dire. Pouvez-vous l'admettre ? - Pas tout à fait. Parce que c'est là que nos intérêts divergent. Je possède des informations dont vous avez besoin, et vous disposez d'informations dont j'ai besoin. Je ne vous livrerai pas les miennes si vous ne me donnez pas les vôtres. À ma surprise, il éclata de rire. - Pourrons-nous parvenir à un accord ? insistai-je. - J'ai l'impression que je n'ai pas le choix. - C'est vrai, dis-je. - Oui, nous avons trouvé un valet de cœur lors du meurtre Harvey-Cheney. Oui, j'ai déplacé les corps avant votre arrivée, le sais que ce n'est pas une chose à faire, mais vous ne pouvez pas savoir à quel point la présence de ces cartes est cruciale. Nous aurions à affronter d'énormes problèmes si leur existence était rendue publique. C'est tout ce que je peux vous dire pour l'instant. - Où était la carte? - Dans le sac de Deborah. J'ai retourné son corps avec l'aide d'un autre policier, et nous avons découvert le sac sous elle. - Pensez-vous que le tueur a emporté le sac dans les bois ? - Oui. Il serait absurde de penser que Deborah l'a pris avec elle. - Dans les autres cas, fis-je remarquer, les cartes ont été laissées dans les voitures. - Exact. Le fait qu'elle ait été cette fois-ci dissimulée dans le sac est une incohérence de plus. Pourquoi ne Pa-t-il pas laissée dans la Cherokee? Une autre incohérente réside dans le fait que dans les autres cas, la carte était de marque Bicycle. Pas cette fois-ci. Et enfin il y a la question des fibres. - Quelles fibres? J'avais récolté des fibres sur toutes les victimes, mais elles provenaient de leurs propres vêtements ou de la garniture des sièges de leur voiture. Les quelques fibres d'origine non déterminée n'avaient jusqu'à présent pas suffi à établir un lien quelconque entre les meurtres. - Dans les quatre meurtres précédant ceux de Fred et Deborah, expliqua Wesley, on a retrouvé des fibres de coton blanc sur le siège conducteur de chacun des véhicules. - Encore un point que j'ignorais, dis-je en sentant remonter ma colère. - L'analyse des fibres a été conduite dans nos labos, expliqua-t-il. - Et qu'en avez-vous déduit? - Comme aucune des victimes ne portait de vêtement en coton blanc au moment de sa mort, nous en avons déduit que les fibres avaient été déposées par le tueur, ce qui indiquerait qu'il a conduit les voitures des victimes après leur mort. C'est en tout cas ce que nous supposons depuis le début. Ce qui voudrait dire qu'il porte un pantalon ou un uniforme en coton blanc au moment où il rencontre les couples. Or nous n'avons trouvé aucune fibre de coton blanc dans la Jeep Cherokee de Deborah. - Qu'y avez-vous trouvé? demandai-je. Rien de significatif. L'intérieur de la voiture était impeccable. (Il se tut et coupa un morceau de son steak.) Ce qu je veux dire, c'est que le modus operandi est si différent cette fois-ci que je me fais du souci, vu le contexte. - Parce que l'une des victimes est la fille de la Drug Czar, et que vous pensez que ce qui est arrivé à Deborah est peut-être d'origine politique, en raison des activités de sa mère. Il acquiesça. - On ne peut exclure que le meurtre de Deborah et de son ami ait été maquillé pour le faire ressembler aux quatre autres. - Mais, objectai-je, s'ils ont été exécutés par contrat et que leur mort n'a aucun rapport avec les autres, alors comment expliquez-vous que le tueur soit au courant des cartes ? Même moi je n'ai appris l'existence de ces valets de cœur que tout récemment. Personne n'a pu apprendre ce détail dans les journaux. - Pat Harvey est au courant, rétorqua-t-il à ma grande surprise. Abby, pensai-je. J'étais prête à parier qu'Abby avait divulgué cet élément à Mrs Harvey, et que Wesley le savait. - Depuis combien de temps est-elle au courant? - Le jour où on a localisé la voiture de sa fille, elle m'a demandé si nous avions trouvé une carte dedans. Et elle m'a reposé la question au moment de la découverte des corps. - Je ne comprends pas, avouai-je. Comment a-t-elle pu être au courant dès l'automne dernier? J'ai l'impression qu'elle connaissait tous les détails des autres meurtres avant que Fred et Deborah ne disparaissent. - Elle en connaissait certains détails, c'est exact. Pat Harvey s'est penchée sur ces meurtres bien avant d'avoir des raisons personnelles de s'y intéresser. - Pourquoi? - Vous connaissez les diverses hypothèses liées à la drogue, dit-il. Une surdose d'un nouveau produit, les deux gosses qui meurent en voulant faire la fête dans les bois. Ou bien un dealer qui vend à des couples de la drogue coupée avec un produit dangereux et qui prend son pied à les regarder mourir. - Je connais ces hypothèses. Rien ne permet de les étayer. Les tests toxicologiques n'on rien donné chez les huit premières victimes. - J'ai étudié les rapports, dit-il d'un air songeur. Mais à mon avis, ça n'élimine pas totalement la possibilité que les gosses aient pris de la drogue. Leurs corps ont été retrouvés décharnés, il ne restait presque plus rien pour effectuer les tests. - Il restait des muscles. C'est suffisant pour détecter des traces d'héroïne ou de cocaïne, ou du moins leurs métabolites. Nous avons également essayé de détecter des traces de drogues de synthèse comme le PCP ou les amphétamines. - Et la China White? demanda-t-il en faisant allusion à un puissant analgésique synthétique très prisé en Californie. D'après ce que je sais, il n'en faut pas beaucoup pour provoquer une surdose, et c'est un produit très difficile à détecter. - C'est exact. Moins d'un milligramme suffit à tuer un homme, ce qui constitue une concentration impossible à déceler sans avoir recours à des analyses spéciales telle que le RIA. (Voyant son air d'incompréhension, j'ajoutai :) C'est-à-dire le Radio immunoassay, une procédure basée sur les réactions d'anticorps à une drogue spécifique. Contrairement aux procédés habituels, le RIA est capable de déceler de très faibles quantités de drogue, c'est pourquoi nous l'utilisons pour établir la présence de China White, de LSD ou de THC. - Que vous n'avez pas trouvé. - Exact. Et l'alcool? - Déceler la présence d'alcool dans des corps très décomposés est problématique. Certains tests ont été négatifs, d'autres ont indiqué un taux inférieur à 0,05, qui pourrait provenir de la décomposition elle-même. En d'autres termes, les tests n'ont pas été concluants. Et pour Harvey et Cheney? - Pas de traces de drogue pour l'instant, lui dis-je. Qu'est-ce qui intéressait Pat Harvey dans les premiers meurtres ? - Attention, qu'il n'y ait pas de malentendu, rétorqua-t-il. Je ne dis pas qu'elle était obnubilée. Elle a dû apprendre certains détails à l'époque où elle était avocate fédérale, des éléments connus des seuls enquêteurs. Elle a posé quelques questions. Elle voyait ça sous un angle politique, Kay. Je suppose que s'il s'était avéré que la mort de ces couples avait un rapport avec la drogue - que ce soit par surdose ou par homicide lié au trafic - elle aurait utilisé ces informations pour appuyer sa campagne antidrogue. Ce qui expliquait, pensai-je, pourquoi Pat Harvey m'avait paru si bien renseignée lorsque j'avais déjeuné chez elle à l'automne. Elle possédait sans doute des dossiers constitués à l’époque des premiers meurtres. - Voyant qu'elle ne pouvait tirer aucun bénéfice politique de ces meurtres, poursuivait Wesley, elle s'en est désintéressée. Jusqu'au jour où Fred et Deborah ont disparu. À ce moment-là, comme vous l'imaginez, tout a dû lui revenir d'un coup. - Oui, j'imagine. Et j'imagine aussi l'effet qu'aurait la nouvelle s'il s'avérait que la fille de la Drug Czar a succombé à une surdose. - Vous pensez bien que Mrs Harvey y a pensé, fit-il d'un air sombre. Cette réflexion me remit la démarche de Pat Harvey en mémoire. - Elle a le droit de savoir, Benton, dis-je avec vivacité. Je ne peux pas repousser indéfiniment la publication de mes conclusions. D'un signe de tête, il demanda au garçon de nous apporter le café. - J'ai besoin d'encore un peu de temps, Kay. - À cause de votre opération de désinformation? - Nous devons tenter le coup. Il est important que rien ne gêne la publication de l'article. Sitôt que Mrs Harvey va prendre connaissance de vos rapports, elle va monter sur ses grands chevaux. Croyez-moi, je sais mieux que vous comment elle va réagir. Elle dévoilera tout aux journalistes, ce qui réduira à néant nos efforts pour tromper le tueur. - Que va-t-il se passer une fois qu'elle aura obtenu l'injonction du tribunal? - Ça prendra du temps. Au moins plusieurs jours. Vous voulez bien attendre encore un peu, Kay? - Vous n'avez pas fini vos explications à propos du valet de cœur, lui rappelai-je. Comment un tueur à gages aurait-il été au courant de ces cartes? Wesley manifesta quelque réticence avant de répondre. - Pat Harvey n'obtient pas ses informations seule. Elle a des assistants, un personnel qui s'en occupe. Elle a des contacts avec des politiciens, des notables. Il faudrait savoir à qui elle a livré ses informations, et surtout qui veut la détruire, si c'est le cas, ce dont je ne suis pas convaincu. - Un meurtre sous contrat maquillé pour ressembler aux autres meurtres, résumai-je d'un ton songeur. Sauf que le tueur a commis une erreur. Il n'a pas laissé le valet de cœur dans la voiture, mais à côté du cadavre de Deborah, dans son sac. Vous pensez qu'il pourrait s'agir d'un individu lié aux organismes de charité bidons contre lesquels doit déposer Pat Harvey? - Ce sont des criminels. Des trafiquants. Le crime organisé. (Il remua son café.) Mrs Harvey n'est pas en état d'affronter tout ça pour le moment. Elle a l'esprit ailleurs. Cette audition devant le Congrès est loin d'être sa préoccupation prioritaire. - Je comprends. Et je suppose qu'elle n'est pas en très bons termes avec le Justice Department à cause de cette audition. Wesley posa délicatement sa cuillère sur le bord de sa soucoupe. - C'est un fait, dit-il en levant les yeux vers moi. Son initiative risque de nous desservir. Éliminer l'ACTMAD et d'autres escrocs du même genre est sans doute une excellente chose mais ça ne suffit pas. Nous voulons traîner les responsables en justice. Il y a déjà eu dans le passé des frictions entre Mrs Harvey et la DEA, le FBI, et même la CIA. Et aujourd'hui? demandai-je. - C'est pire, parce qu'elle est impliquée d'un point de vue affectif, qu'elle doit compter sur le FBI pour résoudre le meurtre de sa fille. Elle est paranoïaque et refuse de coopérer. Elle essaie de nous doubler, de prendre les choses en main elle-même. (Il soupira avant de conclure :) Elle nous pose un gros problème, Kay. Elle dit sans doute la même chose du FBI. - J'en suis sûr, fit Wesley avec un sourire. Désireuse de poursuivre ce jeu de poker mental pour découvrir si Wesley me cachait autre chose, je décidai de lui lâcher une nouvelle bribe d'information. - Il semble que Deborah ait été blessée à l'index gauche. Une blessure de défense. Pas une coupure, mais un coup porté avec un couteau à lame dentelée. - À quel endroit de son index ? demanda-t-il en se penchant légèrement vers moi. - Sur la face dorsale, dis-je en lui montrant le dessus de mes doigts. À hauteur de la première phalange. - Intéressant. Atypique, ça aussi. - Oui. Et difficile à comprendre. - Nous savons donc qu'il avait un couteau, dit-il comme s'il réfléchissait tout haut. Ce qui me confirme dans mon idée selon laquelle quelque chose a dérapé, là-bas dans les bois. 11 s'est passé quelque chose d'inattendu. Il s'est peut-être servi d'un pistolet pour neutraliser le couple, mais il avait l'intention de les tuer au couteau. Peut-être en les égorgeant. C'est alors que quelque chose s'est passé. Deborah a réussi à lui échapper, et il lui a tiré dans le dos. Ensuite, il lui a peut-être tranché la gorge pour l'achever. - Et il a disposé les corps côte à côte pour qu'ils soient dans la même position que les autres? ajoutai-je. Se tenant par le bras, à plat ventre et habillés? Il fixa le mur au-dessus de ma tête. Je songeai aux mégots abandonnés sur les lieux de chacun des meurtres. Je songeai aux ressemblances. Le fait que, cette fois-ci, la carte ait été d'une marque différente et laissée à un endroit inhabituel ne prouvait rien. Les assassins ne sont pas des robots. Leurs rituels et habitudes ne sont pas immuables. Rien de ce que m'avait appris Wesley, y compris l'absence de fibres de coton blanc dans la Cherokee de Deborah, ne suffisait à valider la théorie selon laquelle l'assassinat de Fred et Deborah n'était pas lié aux autres meurtres. Je ressentais la même confusion que j'éprouvais à chaque fois que je me rendais à Quantico, lorsque je ne savais jamais si les armes tiraient à balles réelles ou à blanc, si les hélicoptères transportaient de vrais Marines ou des agents du FBI en manœuvres, ou si les bâtiments de Hogan's Alley, la ville fictive aménagée dans l'enceinte de l'Académie, étaient de vrais immeubles ou de simples façades. Impossible de pousser Wesley plus avant. Il ne me dirait plus rien. - Il se fait tard, dit-il. Vous avez un long chemin à faire. J avais un dernier point à souligner. - Je ne veux pas que l'amitié vienne interférer dans cette affaire, Benton. - Cela va sans dire. - Ce qui s'est passé entre Mark et moi... - ...n'a rien à voir avec tout ça, me coupa-t-il d'une voix ferme mais amicale. - C'était votre meilleur ami. - J'espère qu'il l'est toujours. - M'en voulez-vous d'être une des raisons de son départ pour le Colorado? - Je sais pourquoi il est parti, dit-il. Et je le regrette. C'était un excellent élément pour l'Académie. Le lundi suivant, le projet du FBI de débusquer le tueuij grâce à une entreprise de désinformation fut court-circuité par Pat Harvey, qui annonça une conférence de presse pour ce jour-là. À midi, elle se présenta devant les caméras dans son bureau de Washington, le pathos de la scène renforcé par la présence à son côté de Bruce Cheney, le père de Fred. Pat était dans un état pathétique. Ni la faculté des caméras à grossir la silhouette, ni son maquillage sévère ne parvenaient à dissimuler sa maigreur et ses cernes. - Quand ces menaces ont-elles commencé, Mrs Harvey, et quelle en était la nature? demanda un journaliste. - La première m'a été adressée peu de temps après que j'ai commencé à enquêter sur ces pseudo-organismes de charité. Je pense que cela doit remonter à un peu plus d'un an, du elle sans émotion apparente. C'était une lettre adressée à mon domicile de Richmond. Je ne révélerai pas son contenu exact, mais c'était une menace précise à rencontre de ma famille. - Et vous pensez que cette menace était liée à vos investigations concernant les activités frauduleuses d'organismes tomme PACTMAD ? - Cela ne fait aucun doute. Il y a eu d'autres menaces, la dernière deux mois avant que Fred Cheney et ma fille ne disparaissent. Le visage de Bruce Cheney apparut à l'écran. Il était pâle et clignait des yeux sous les projecteurs. - S'il vous plaît, Mrs Harvey... - Mrs Harvey... Les journalistes se bousculaient pour poser leurs questions, mais Pat Harvey demanda le silence et les caméras cadrèrent son visage. - Le FBI était au courant de la situation, déclara-t-elle. Il pensait que ces menaces avaient une origine précise. - Mrs Harvey... - Mrs Harvey... (Une des journalistes parvint à couvrir la voix de ses confrères.) ... ça n'est un secret pour personne que le Justice Department et vous-même avez des perspectives divergentes, et qu'un conflit d'intérêts vous oppose à propos de vos investigations sur ces fameux organismes de charité. Est-ce que par hasard vous seriez en train de suggérer que le FBI savait que la sécurité de votre famille était menacée, et qu'il n'a rien fait? - C'est plus qu'une suggestion de ma part. - Accuseriez-vous le Justice Department d'incompétence ? - Non, je l'accuse de complot, rétorqua Pat Harvey. Je grognai et sortis une cigarette tandis que le vacarme et les exclamations ne cessaient d'augmenter. C'est perdu, me dis-je en regardant d'un air incrédule le petit téléviseur installé dans la bibliothèque du BCME. Ça ne fit qu'empirer. Mon cœur s'emplit d'effroi lorsque Mrs Harvey, braquant son regard inflexible vers la caméra, commença à impliquer l'une après l'autre toutes les personnes, dont moi, participant à l'enquête. Elle n'épargna personne el rien ne résista à ce sacrilège dévastateur, pas même les détails concernant le valet de cœur. Wesley avait été bien en dessous de la vérité en disant que Pat Harvey posait problème. Sous sa carapace de rationalité écumait une femme que le chagrin avait rendue folle de rage, À demi sonnée, je l'entendis accuser froidement la police, le FBI et le Bureau du médecin expert de complicité de mensonge et dissimulation de preuves. - Ces gens-là, conclut-elle, refusent d'établir la vérité sur ces meurtres. Ils ne pensent qu'à servir leurs propres intérêts, même si cela doit se faire au prix de la vie d'innocents. - Quel tissu de conneries, marmonna mon adjoint Fielding assis non loin de moi. - De quels meurtres parlez-vous ? demanda un journaliste, De ceux de votre fille et de son ami, ou des quatre premiers ? - De tous, rétorqua Mrs Harvey. Je parle de tous ces jeunes gens traqués et massacrés comme du gibier. - Que cherche-t-on à dissimuler? - L'identité du ou des responsables, dit-elle comme si elle les connaissait. Le Justice Département n'a pris aucune mesure-pour faire cesser ces assassinats. Les raisons sont politiques, Une certaine agence fédérale cherche à se couvrir. - Pouvez-vous être plus précise? fit une voix. - Lorsque j'aurai terminé mon enquête, je ferai des révélations complètes. - Au cours de votre déposition? lui demanda-t-on. Suggérez-vous que le meurtre de Deborah et de son ami... - Il s'appelle Fred. C'était Bruce Cheney qui venait d'intervenir, et soudain, son visage livide occupa l'écran. - Fred. Il s'appelle Frederick Wilson Cheney, récita le père d'une voix tremblante d'émotion. Il n'était pas simplement l'ami de Debbie. Il est mort, assassiné lui aussi. C'était mon fils! Et il ne restera que poussière.. 171 Sa voix se brisa et il détourna la tête pour dissimuler ses larmes. (éteignis le téléviseur et, incapable de rester plus longtemps assise, me mis à arpenter la pièce. Rose avait regardé la conférence depuis le seuil. Elle me regarda et secoua lentement la tête. Fielding se leva, s'étira, resserra les bretelles de son pantalon de chirurgien. - Elle vient de se griller devant tout le pays, déclara-t-il en sortant de la pièce. J’étais en train de me servir une tasse de thé quand je commençai à réaliser ce qu'avait dit Pat Harvey. C'est en les repassant dans ma tête que je saisis le sens de ses paroles. « Traqués et massacrés comme du gibier... » Ses phrases paraissaient avoir été rédigées à l'avance. Elles (l'étaient pas spontanées, ni improvisées dans le feu du discours. Une agence fédérale cherche à se couvrir? - La chasse. Un valet de cœur qui est l'équivalent d'un cavalier de coupes. Quelqu'un qui est perçu ou se perçoit comme un champion, un défenseur. Un homme qui livre un combat, m'avait dit Hilda Ozimek. - Un chevalier. Un soldat. - La chasse. Les meurtres avaient été soigneusement calculés, méthodiquement exécutés. Bruce Phillips et Judy Roberts avaient disparu en juin. Leurs corps avaient été retrouvés à la mi-août, .à l'époque de l'ouverture de la chasse. Jim Freeman et Bonnie Smyth avaient disparu en juillet, leurs corps avaient été retrouvés le jour de l'ouverture de la chasse à la caille et au faisan. Les corps de Ben Anderson et de Carolyn Bennett, disparus en mars, avaient été découverts en novembre pendant la saison du daim. Quant à Susan Wilcox et Mark Martin, disparus fin février, leurs corps avaient été découverts à la mi-mai, pendant la période de la chasse au dindon. Enfin, Deborah Harvey et Fred Cheney, disparus à la veille du week-end du Labor Day, n'avaient été retrouvés que plusieurs mois plus tard, dans une forêt écumée par les chasseurs de lapins, écureuils, renards, faisans et ratons laveurs. Je n'avais pas prêté attention à cette répétition de circonstances, car la plupart des corps décomposés ou décharnés qui arrivent à mon bureau sont découverts par des chasseurs. Lorsque quelqu'un meurt accidentellement dans un bois, ou que le corps d'une victime de meurtre y est abandonné, il est logique que ce soit un chasseur qui ait le plus de chances de découvrir ses restes. Mais je ne pouvais exclure la possibilité que le lieu et l'époque de la découverte des corps des cinq couples aient pu être prévus. Le tueur voulait que l'on retrouve ses victimes, mais pas trop tôt. C'est pourquoi il les tuait en dehors des périodes d'ouverture de la chasse, comptant que les cadavres ne seraient découverts que lorsque les chasseurs recommenceraient à sillonner les bois. Les corps seraient alors décomposés. La trace des blessures qu'il leur avait infligées aurait disparu avec la chair. S'il y avait eu viol, toute trace de sperme aurait disparu. La plupart des micro-indices tels que poils et fibres auraient été emportés par le vent ou la pluie. Il se pouvait même qu'il préfère que les cadavres soient découverts p des chasseurs, car lui-même se considérait peut-être dans s fantasmes comme un chasseur. Le plus grand chasseur d tous. Les chasseurs traquent un gibier animal, me dis-je le lendemain après-midi en m'asseyant à mon bureau du BCME Les guérilleros, les militaires des forces spéciales et les mercenaires pratiquent la chasse à l'homme. Dans un rayon de 75 kilomètres autour du secteur où le corps des couples disparus avaient été retrouvés se trouvaient Fort Eustis, Langley Field et un certain nombre d'autres installations militaires, y compris le West Point de la CIA, fonctionnant sous l'aspect anodin d'une simple base militaire baptisée Camp Peary. C'est à «la Ferme», comme on surnomme Pamp Peary dans les romans d'espionnage, qu'on entraîne les officiers aux techniques paramilitaires d'infiltration, d'exfiltration, de sabotage, de parachutages nocturnes et autres opérations clandestines. C'est quelques jours après qu'Abby Turnbull eut abouti par erreur à l'entrée de Camp Peary que des agents du FBI étaient venus se renseigner sur elle. Les Feds étaient paranoïaques, et je commençais à avoir ma petite idée sur l'origine de cette paranoïa. Mon intuition fut renforcée par la lecture des comptes rendus de la conférence de presse de Pat Harvey dans les journaux. Un certain nombre de journaux, dont le Post, étaient empilés sur mon bureau, et j'avais lu plusieurs fois chaque article concernant la conférence. Celui du Post était signé Clifford King, le journaliste qui harcelait le commissaire et le personnel des Services de santé. Mr Ring ne mentionnait mon nom qu'en passant, lorsqu'il suggérait que Pat Harvey abusait de sa position officielle pour intimider et menacer les personnes mêlées à l'enquête afin d'obtenir des détails sur les circonstances de la mort de sa fille. Je me demandai si Mr Ring n'était pas en réalité l'homme de Benton Wesley au sein des médias, l'instrument par lequel le FBI faisait passer de fausses informations, ce qui, à vrai dire, aurait été un moindre mal. Mais c'étaient les sous-entendus des articles qui me turlupinaient. Au lieu de présenter les déclarations de Pat Harvey comme les révélations les plus fracassantes de l'année, les journaux n'en parlaient que comme l'incroyable autodestruction de celle qui, quelques semaines auparavant, passait pour une possible vice-présidente des États-Unis. J'étais la première à estimer que les diatribes de Pat Harvey étaient, au mieux, imprudentes et prématurées, mais je trouvais curieux qu'aucun journaliste n'ait cherché à vérifier ses accusations. Ils semblaient, avec une unanimité suspecte, avoir renoncé à contraindre les bureaucrates gouvernementaux aux « pas de commentaires » et autres diversions oratoires dont ils sont si friands en pareil cas La seule à faire les frais de cette curée médiatique était Mrs Harvey, et l'on ne manifestait aucune pitié à son égard, WATUEURGATE? titrait l'un des éditoriaux. On la ridiculisait non seulement dans les articles, mais aussi dans les caricatures, L'une des personnalités les plus respectées du pays était traitée de femelle hystérique influencée par une voyante de Caroline du Sud. Même ses plus fidèles alliés prenaient leurs distances, secouant la tête d'un air fataliste, tandis que ses ennemis, faisant mine de compatir, lui portaient des coups aussi mortels qu'insidieux. « Sa réaction est compréhensible au regard de lai perte terrible qu'elle a subie, déclarait ainsi un de ses adversaires démocrates avant d'ajouter : Je pense qu'il vaut mieux oublier son éclat et considérer les accusations qu'elle a portées comme les excès compréhensibles d'un esprit profondément affecté. » Un autre renchérissait : « Ce qui arrive à Pat Harvey est un tragique exemple d'autodestruction causée par des problèmes personnels écrasants. » Insérant le rapport d'autopsie de Deborah Harvey dans le rouleau de ma machine à écrire, j'effaçai les mots « non déterminées* figurant à la suite de «causes et circonstances de la mort». Ensuite je tapai «homicide» et « exsanguination par coupures et blessure par arme à feu ». Après avoir modifié et complété le certificat de décès et le rapport du Médecin Expert, je passai au secrétariat et en fis des photocopies. Je mis un exemplaire de chaque imprimé dans une enveloppe, accompagné d'une lettre où je commentais mes conclusions et m'excusais de ce retard, que je mettais sur le compte de l'attente des résultats des tests toxicologiques, résultats d'ailleurs provisoires. C'était la seule concession que j'accordais à Benton Wesley : ce n'est pas moi qui dirais à Pat Harvey qu'il m'avait contrainte à retarder la communication des résultats de l'examen médico-légal de Deborah. Ainsi les Harvey seraient au courant de tout - mes constatations de visu, mes observations microscopiques, le fait que les résultats de la première série de tests toxicologiques étaient négatifs, la balle extraite de la vertèbre de Deborah, la blessure de défense à son index et enfin, la description de ses vêtements, ou plus exactement de ce qu'il en restait. La police avait retrouvé ses boucles d oreilles, sa montre et l'anneau que lui avait offert Fred pour son anniversaire. J'envoyai également à son père un exemplaire des rapports d'autopsie de Fred Cheney, me contentant toutefois d'indiquer Bue son fils était mort par «homicide» dû à des «violences non déterminées». Je décrochai le téléphone et composai le numéro du bureau De Benton Wesley. On m'informa qu'il n'était pas là. Je l’appelai chez lui. - Je lui ai tout envoyé, lui dis-je quand il fut en ligne. Je voulais vous le dire. Silence. - Kay. avez-vous regardé sa conférence de presse9 demanda-t-il d'un ton très calme. - Oui. - Et vous avez lu les journaux d'aujourd'hui? - J'ai regardé sa conférence de presse et j'ai lu les journaux | ai parfaitement conscience qu'elle s'est mise dans le pétrin - Je dirais même que c'est un suicide. - On l'y a aidée, dis-je Il y eut un instant de silence. - Que voulez-vous dire? demanda-t-il enfin. - Je me ferai un plaisir de vous l'expliquer. Ce soir. En tête à tête. - Ici? fit-il d'un ton inquiet. - Oui. - Hum, je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Pas ce soir, en tout cas. - Je suis désolée, mais ça ne peut pas attendre. - Kay, vous ne comprenez pas. Faites-moi confiance - Non, Benton, le coupai-je. Pas cette fois-ci. 10 Un vent glacial chahutait les silhouettes sombres des arbres et, à la chiche lueur de la lune, le paysage que je traversais pour aller chez Benton Wesley m'apparut inconnu et menaçant. Les réverbères étaient rares et les routes transversales à peine indiquées. Je finis par m'arrêter en pleine campagne devant une station-service fermée. J'allumai le plafonnier et relus les indications que j'avais griffonnées sur un papier. En vain : j'étais perdue. Je vis une cabine téléphonique près de la porte de la boutique. J'approchai la voiture et en descendis, laissant les phares allumés et le moteur en marche. Je composai le numéro de Wesley. C'est Connie qui décrocha. - Vous êtes complètement égarée, dit-elle après que je lui eus expliqué du mieux que je pus l'endroit où je me trouvais. Seigneur, grognai-je. - Ne vous inquiétez pas, vous n'êtes pas très loin. Le problème, c'est que vous ne retrouverez jamais la route pour venir jusqu'ici. (Elle réfléchit un instant puis reprit :) Je crois que le mieux serait que vous restiez où vous êtes, Kay. Verrouillez vos portières et attendez-nous. Un quart d'heure, ça ira? J'allumai la radio et attendis. Chaque minute me parut une heure. Pas une seule voiture ne passa. Mes phares découpaient, de l'autre côté de la route, une barrière de bois blanc délimitant un pré à l'herbe blanchie par le givre. La lune était une rondelle blanchâtre flottant dans l'obscurité brumeuse. Je fumai plusieurs cigarettes en jetant des regards nerveux aux alentours. Je songeai aux couples disparus et me demandai ce qu'ils avaient ressenti lorsque leur assassin les avait forcés à s'enfoncer pieds nus dans les bois. Ils savaient qu'ils allaient mourir. Ils devaient être terrifiés à l'idée de ce qu'il leur ferait avant. Je pensai à ma nièce, Lucy. Je pensai à ma mère, à ma sœur, à mes amis. Imaginer la douleur et la mort d'un être Cher était pire que d'imaginer sa propre mort. Je vis au loin grossir une paire de phares. Une voiture que je ne reconnus pas s'arrêta non loin de la mienne. Lorsque j'identifiai le profil du conducteur, une décharge d'adrénaline me secoua. Mark James descendit de ce que je déduisis être une voiture de location. Je baissai ma vitre et le regardai en silence, trop bouleversée pour prononcer un mot. - Salut, Kay. Wesley m'avait prévenue que ce n'était pas le jour, il avait tenté de me faire renoncer, à présent je comprenais pourquoi. Mark était chez lui. Était-ce Connie qui avait demandé à Mark de venir me rejoindre, ou était-ce une idée à lui? J'ignore quelle aurait été ma réaction si, arrivant chez Wesley, j'avais découvert Mark assis dans le salon. - C'est un vrai labyrinthe pour retourner chez Wesley, dit Mark. Je suggère que tu laisses ta voiture. Ça ne craint rien, le te raccompagnerai tout à l'heure, comme ça tu ne te perdras pas. Toujours sans dire un mot, je verrouillai ma voiture et m'insi a liai à côté de Mark. - Comment vas-tu? demanda-t-il comme si de rien n'était. - Ça va. - Et ta famille? Comment va Lucy? Lucy me demandait toujours de ses nouvelles ; je ne savais jamais quoi dire. - Ça va, répétai-je. J'observai son visage, ses mains musclées sur le volant, reconnus chaque contour, chaque trait, chaque veine, et mon cœur se serra d'émotion. Je l'aimais et le haïssais tout à la fois. - Le travail, ça va? - Mark, arrête les politesses, veux-tu? - Tu préférerais que je sois aussi grossier que toi? - Je ne suis pas grossière. - Alors, qu'est-ce que tu veux que je te dise, bon dieu ! Je restai silencieuse. Il alluma la radio et nous nous enfonçâmes dans la nuit. - Je sais que la situation est bizarre, Kay, dit-il les yeux fixés droit devant lui. C'est Wesley qui a suggéré que j'aille te chercher. - Quelle délicate attention, fis-je d'un ton mordant. - Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. J'aurais insisté pour venir même s'il n'avait rien dit. Tu ne pouvais pas savoir que je serais là. Au bout d'un moment, Mark ralentit et tourna dans la rue de Wesley. - Je dois te prévenir que Benton n'est pas de très bonne humeur, me dit Mark alors que nous nous arrêtions devant la maison. - Moi non plus, répliquai-je d'un ton glacial. Wesley était assis près du feu qui brûlait dans la cheminée, une serviette appuyée au pied du fauteuil, un verre à portée de la main. Il ne se leva pas à mon entrée, se contentant de hocher la tête lorsque Connie m'invita à prendre place sur le divan. Je m'installai à une extrémité, Mark à l'autre. Connie alla chercher le café à la cuisine. - Mark, j'aimerais que tu expliques ta présence ici, commençai-je. - Il n'y a pas grand-chose à expliquer. Je suis à Quantico depuis quelques jours et j'ai eu envie de passer la soirée ave Connie et Benton avant de repartir pour Denver demain. J ne participe pas à l'enquête et ne m'occupe pas de ces meurtres. - Je sais, mais tu es quand même au courant. Je me demandais ce dont Wesley et Mark avaient discut avant mon arrivée, et ce qu'avait dit Wesley à Mark me concernant. - Oui, il est au courant, confirma Wesley. - Alors je vous pose la question à tous les deux, dis-je. L FBI a-t-il tendu un piège à Pat Harvey? Ou était-ce la CIA? Wesley ne cilla pas. - Qu'est-ce qui vous fait croire qu'on lui a tendu un piège ? demanda-t-il. - Il est clair que l'opération de désinformation du FBI ne visait pas seulement à faire sortir le tueur de son trou. Quelqu'un avait aussi pour objectif, à travers les médias, de déstabiliser Pat Harvey. - Même le président n'a pas un tel pouvoir sur la presse. C'est impossible dans ce pays. - Ne me prenez pas pour une imbécile, Benton, dis-je. - Disons que nous avions anticipé ce qu'elle a fait, dit Wesley en croisant les jambes et en prenant son verre. - Et vous lui avez tendu un piège, dis-je. - C'est elle qui a parlé pendant sa conférence. - Peu importe. En tout cas ses accusations ont été largement répercutées et taxées de semi-délires. Qui a renseigné journalistes et politiciens, Benton? Qui a crié sur les toits qu'elle avait eu recours à une voyante? Est-ce vous? - Non. - Pat Harvey a vu Hilda Ozimek en septembre dernier, poursuivis-je. Les journaux l'ignoraient jusqu'à aujourd'hui. C'est un coup bas, Benton. Vous m'avez avoué vous-même que le FBI et le Secret Service avaient souvent consulté Hilda Ozimek. C'est même sans doute comme ça que Mrs Harvey Ta rencontrée! Connie apporta mon café avant de disparaître aussi vite qu'elle était apparue. Je sentais le regard de Mark posé sur moi, la tension régnant dans la pièce. Wesley ne quittait pas le feu des yeux. - Je pense connaître la vérité, dis-je sans chercher à dissimuler mon indignation. J'ai l'intention de la rendre publique. Vous trouverez peut-être que je vais trop loin, mais j'en ai par-dessus la tête de vos combines. - Qu'insinuez-vous, Kay? fit Wesley en tournant la tête vers moi. - Si un autre couple est massacré, je ne peux garantir que les journalistes ne découvriront pas ce qui se passe... - Kay. (C'est Mark qui venait d'intervenir. Je refusai de le regarder. Depuis le début de l'entretien, je m'efforçais de l'ignorer.) Tu ne vas pas te mettre à délirer comme Mrs Harvey. - Je ne pense pas qu'elle délire, dis-je. Je pense même qu'elle y voit juste. Il est clair qu'on tente d'étouffer quelque chose. - Je suppose que vous lui avez envoyé vos rapports, fit Wesley. - Oui. Je refuse de participer plus longtemps à cette manipulation. - Vous avez commis une erreur. - Ma seule erreur a été de ne pas les lui envoyer plus tôt, - Les rapports contiennent-ils des précisions sur la balle que vous avez extraite du corps de Deborah? Mentionnez-vous en particulier qu'il s'agit d'une Hydra-Shok 9 mm? - Le calibre et la marque figurent dans le rapport balistique, répondis-je. Or les rapports balistiques ne sont pas du ressort de mon bureau. Mais j'aimerais savoir pourquoi ce détail vous intéresse tant. Voyant que Wesley ne répondait pas, Mark intervint. Benton, il vaudrait mieux mettre les choses à plat. Wesley resta silencieux. - Il faut qu'elle sache, insista Mark. - Je crois savoir, dis-je. Je crois que le FBI a quelque raisons de penser que le tueur est un agent fédéral qui perdu les pédales. Sans doute quelqu'un de Camp Peary. Le vent ululait autour de la maison. Wesley se leva pour s'occuper du feu. Prenant tout son temps, il tisonna les braises, ajouta une bûche, balaya les cendres devant l'âtre. Enfin il se rassit et prit son verre. - Comment en êtes-vous arrivée à cette conclusion? me demanda-t-il. - Peu importe. - Quelqu'un vous a-t-il suggéré cette explication? - Non, pas directement. 0e sortis mes cigarettes.) Depuis combien de temps y pensez-vous, Benton? - Je pense qu'il vaut mieux que vous ne connaissiez pas tous les détails, répondit-il avec quelque hésitation. Dans votre intérêt. Ça serait un fardeau pour vous. Un très lourd fardeau. - Je porte déjà un lourd fardeau, répliquai-je. Et j'en ai assez de votre satanée désinformation. - Vous devez me promettre que rien de ce que nous dirons