CHAPITRE 20 La fin du printemps, le début de l'été "1948" Un grand ciré jaune sur les épaules, Myko et Björn, un cousin Danois, étaient assis sur des coques renversées de dériveurs dans le chantier de Millecrabe. Une petite pluie désagréable tombait depuis le matin. Lorsque les cousins étaient désœuvrés, dans l'île, leurs pas les ramenaient toujours au chantier. C'était leur point de rendez-vous. Le cœur de l'île, pour eux. Et, depuis le début de la guerre, il y avait du spectacle. Les patrouilles navales. 24 heures sur 24, des patrouilleurs, des chasseurs de sous-marins, des vedettes rapides sillonnaient les côtes de la mer Noire et passaient plusieurs fois par jour, au ras des côtes, soit entre Millecrabe et le continent, soit au large de l'île. Binou, le chat de Myko, était là aussi, couché à l'abri de la coque. On ne voyait que son museau posé sur ses pattes de devant. La sœur, Cécile et la mère du jeune homme, l'avaient amené dans l'île avant son arrivée ! Ses parents avaient été tenus au courant de l'état de leur fils. Il leur avait fait savoir qu'il irait en convalescence à Millecrabe et le psychiatre de l'hôpital avait écrit à sa mère, et à son père toujours au front, que Myko irait passer sa convalescence dans l'île, où il aurait plus de chance de retrouver son équilibre. Il avait donné des détails médicaux à son père et celui-ci avait écrit à sa femme de ne pas lui poser de question mais d'amener Binou à leur fils, sur place ! La mère de Myko avait une confiance totale en son mari, elle ne comprenait pas pourquoi il lui demandait cela mais avait fait le voyage, avec Cécile, pour amener le chat ! La rencontre entre le jeune homme et l'animal avait été étrange. Pas de grandes effusions, comme ils en avaient l'habitude, quand le jeune homme était étudiant et que Binou passait son temps sur le bureau de son maître, son "patron" comme disait Myko par dérision, lorsque celui-ci travaillait. Myko lui tenait de vrais discours, lui expliquant combien la physique était difficile, combien un problème lui paraissait ardu… Le chat le regardait, sérieux, ou poussait, parfois, de petits roucoulements qu'il modulait différemment, d'un instant à l'autre, comme s'il apportait son commentaire ! Il était incroyablement bavard, s'exprimait véritablement ! Pour ça il rappelait à Myko un petit hamster qu'il avait eu quand il avait dix ans et qu'il avait appelé Titi. Chaque matin, à l'heure du petit déjeuner, le petit rongeur agrippait les barreaux de sa cage avec ses pattes de devant et lui lançait des petits cris aigus, une sorte de bonjour en forme de trille, que le garçonnet avait traduit par ce nom : Titi. Parfois Binou approchait sa tête du visage de son jeune maître et la tordait pour lui donner de grands coups de nez. Sur le nez, précisément ! Pour un mâle, il était étonnement tendre avec Myko. Ils se regardaient souvent, silencieux, l'un comme l'autre, les yeux dans les yeux. Longtemps. Le jeune chat le fixait droit, sans ciller, capable de continuer ainsi pendant plusieurs minutes. Ils ne disaient rien mais, l'un et l'autre, exprimait ainsi sa tendresse. Qui a dit qu'un chat ne regarde jamais en face ? Ceux qui ne les connaissent pas, avait répondu son père, ravi des relations entre son fils et l'animal. Et puis ils continuaient à se faire des clignements d'yeux. L'un après l'autre, sans se lâcher du regard. Le jeune homme appelait ça des messages de tendresse ! Myko avait beaucoup appris des animaux en regardant vivre son chat. Gustave Stoops affirmait à sa femme que le petit Binou était en train d'apprendre la traduction des non-dits, la sensibilité non formulée, à son fils. A Millecrabe quand il avait aperçu son maître, Binou avait d'abord voulu venir vers lui, puis s'était arrêté net, s'asseyant sur ses fesses et le regardant bien en face, ses grands yeux jaune doré braqués vers son visage. Depuis, il le suivait, presque partout, son regard ne le quittant jamais longtemps. Dans la journée il l'accompagnait, à la salle à manger d'été, dans le quartier des isbas, au chantier. Mais si Myko faisait une promenade il s'arrêtait sous les arbres et attendait. Le jeune homme savait que les chats n'ont pas l'endurance nécessaire pour marcher sur de longues distances. Il dormait dans l'isba, sur le lit de Myko, et le rituel de Lvov s'était réinstallé. Quand le jeune homme se mettait au lit, Binou venait jusqu'à son visage et lui refaisait ses longues caresses avec le nez. Mais, ici, c'était le seul moment de la journée où il s'y livrait. En revanche, tout au long du jour, Myko sentait toujours le regard de l'animal posé sur lui et, confusément, réalisait que la présence du chat le touchait, l'apaisait, que ces regards silencieux l'atteignaient. Mais, en même temps, il se refusait à matérialiser son affection pour l'animal, à provoquer davantage de câlins, comme autrefois. Il était incapable d'analyser, d'expliquer ses propres attitudes. Il en était encore à ressentir des sentiments sans pouvoir se les expliquer. Son cerveau, était convalescent. En arrivant dans l'île il était seulement une sorte de zombie aux yeux ouverts. Son cerveau n'avait recommencé à fonctionner, timidement, par saccade, qu'après quinze jours. Mais il avait à peine progressé depuis sa sortie de l'hôpital. Il donnait l'impression d'être une sorte de spectateur de la vie, de regarder les autres comme au travers du trou d'une serrure, de n'être pas concerné par ce qui l'entourait et refusait de participer. Même sa démarche était raide. Tout le monde savait, dans l'île, ce qui lui était arrivé, un médecin de l'hôpital militaire d'Odessa l'avait accompagné, dans une vedette de la Marine, et avait expliqué son état à la grand-tante Elise Fournier ; la plus jeune de sa génération de grands-oncles et tantes, ancienne institutrice en Roumanie ; et donné ses instructions. Il avait enfin précisé qu'une vedette de la Marine viendrait le chercher, chaque semaine, pour aller consulter un psychiatre de l'hôpital d'Odessa. Elle avait assimilé le tout et, à son tour, précisé quelle attitude devraient avoir les oncles, tantes et cousins, agrémenté de son interprétation des consignes. Ce qui était bien dans sa manière ! *** Le beau temps avait été remplacé depuis deux jours par une petite pluie fine et ils n'étaient pas sortis en voilier. Björn Gunarsson était un jeune homme de 24 ans, grand et costaud, massif comme un vrai nordique, les cheveux blonds très clairs, des traits rudes, pas spécialement beaux. Sergent d'Infanterie, il était en permission de convalescence, lui aussi, après deux blessures aux jambes qui le faisaient encore marcher avec une canne. La réunion de la famille n'aurait pas lieu, cette année encore, mais Millecrabe était occupée par des oncles, trop âgés pour être mobilisés, des jeunes cousins, encore lycéens ou en permission et des familles entières qui avaient fui les troupes chinoises, en Sibérie, en Ouzbékistan, au Kazakhstan ou au Turkménistan. Et puis des blessés, bien sûr, qui étaient venus en convalescence à Millecrabe. Ils étaient suffisamment nombreux pour que l'on ait aménagé des isbas pour eux. Des cousines et des tantes faisaient office d'infirmières, quand ils devaient encore rester couchés plusieurs heures par jour. La nouvelle était tombée le matin : l'oncle Edouard allait venir prochainement passer trois jours dans l'île ! La première fois, depuis le début de la guerre, qu'il revenait voir la famille. Myko avait un visage un peu hâlé, montrant qu'il avait récupéré physiquement, même s'il était encore assez maigre. Björn, lui, était encore pâle. Depuis près de quatre semaines c'est lui qui faisait la conversation, mais il n'avait pas l'air de se lasser. Souvent il n'attendait même pas une réponse de son cousin et poursuivait son espèce de monologue. Myko ne parlait pratiquement pas, se bornant à répondre, le plus brièvement possible, la plupart du temps par oui ou non, aux questions qu'on lui posait. Il était enfermé en lui-même, ne paraissait toujours pas s'intéresser aux autres, et le médecin qui le suivait, à l'hôpital militaire d'Odessa, repoussait sa convalescence de semaine en semaine. Björn avait pris l'habitude de ces conversations à sens unique et soliloquait, parlant de n'importe quoi. Ce n'était pas un garçon bavard naturellement, tout à fait le contraire même. Ordinairement, avant guerre, il prenait part à la vie de ses cousins mais ne s'exprimait pas. Il se sentait largué. Il se savait peu brillant, donc il écoutait les conversations mais n'y participait jamais. Cette année il s'était produit quelque chose. Ses blessures, la guerre peut être, ou le fait de se sentir bien avec Myko, tellement silencieux. Pour la première fois de sa vie Björn se sentait à l'aise avec un cousin et se laissait aller. Si bien que Myko aussi, le découvrait, était bien avec lui, même s'il ne le disait pas. La guerre avait interrompu sa formation de Technicien de Travaux Publiques. Il n'était pas doué pour les études et se sentait toujours mal à l'aise lorsque les autres les évoquaient. Alors il se taisait. Et, cette fois-ci, Myko ne se l'expliquait pas, il faisait les demandes et les réponses, et de longs commentaires qui n'en finissaient plus. Parfois Björn décrochait puis reprenait le fil, plus tard. Comme s'il n'y avait pas eu d'interruption. - … le chirurgien m'a dit ça tranquillement. Ce type, là, à côté, je le voyais depuis onze jours. Bon, on ne peut pas rester totalement indifférent, malgré ce que je raconte, tu comprends ? Et puis c'était différent du front, en plus. Je n'avais pas à me méfier, tu vois ?… Pas besoin de la fermer. Enfin le toubib avait raison, le gars est mort la semaine suivante. Infection généralisée. Et il était arrivé avec seulement une blessure tranquille. Une balle qui lui avait traversé le gras du bras… Faut dire qu'il y avait de la place, ce type avait les plus gros biceps que j'ai jamais vus, tu peux pas savoir ! Le toubib avait raison, il s'est laissé aller. Et ça m'a fait drôlement réfléchir, tu sais ?… Voilà un type qui devait s'en tirer, une blessure pas méchante, soignée à temps… Il devait en avoir marre, disaient les autres, dans la salle. Mais marre de quoi ? De la guerre ? On en a tous marre. C'est pas une vie qu'on a sur le front. Surtout l'hiver… Remarque, moi j'aime bien le froid, ça me revigore comme dit la tante Martha. Question d'origine, je pense. De gènes. Ca c'est un mot que j'ai appris à l'hôpital !… Il resta un moment silencieux, alluma une cigarette et tendit le paquet à Myko qui fit non de la tête. - Tu vois, reprit Björn, je me posais pas ces questions avant la guerre. Pour moi la vie était simple. A l'école des Travaux Publiques, j'étouffais un peu mais on avait beaucoup de stages pratiques sur des chantiers et j'aime bien la vie au grand air. Enfin ça me plaisait bien, quoi… Au début de la guerre non plus, je me posais pas de questions. Bon, il y avait un boulot à faire, je le faisais. On a reculé de plus en plus et je me demandais pourquoi ? On se battait bien, mais les Chinois étaient toujours là, juste devant nous. On était assez nombreux, en plus. Alors pourquoi ? Quand on attaquait, on aurait dit que les Chinois le savaient il y avait des mitrailleuses partout. C'est fou ce qu'ils ont comme mitrailleuses ces gars là… remarque on commence à en avoir nous aussi. Cette MG 42 ça c'est un bon engin ! Fiable, précise, robuste, un tir rapide, on est tranquille avec ça… Moi, j'aurais bien aimé commander un groupe de mitrailleurs quand ils m'ont donné mon galon de Sergent. Mais ça s'est pas fait… Ils disent que les gars me suivent quand il faut attaquer. Jamais su pourquoi ils disent ça ? Les autres Sergents aussi les gars les suivent. Je ne comprends pas… Lorsque la cloche du déjeuner retentit, la pluie fine s'était transformée en une petite bruine. Björn se leva en s'aidant de sa canne. Myko le suivit jusqu'à la salle à manger sous les pins. Des toiles avaient été tendues au-dessus de certaines tables et des jeunes femmes s'occupaient dans le bâtiment ouvert des cuisines. Myko suivit son cousin qui se dirigeait vers une table où des oncles et tantes réfugiés s'étaient installés. - Eux, je les trouve drôlement courageux, fit Björn en marchant dans leur direction. Ils ont tout perdu, ils ont vu des trucs terribles, tous ces morts sur les pistes. Après la guerre j'espère que la famille les aidera. Il faut pas que les Chinois s'en tirent comme la dernière fois, Myko. Ils ont fait trop de mal, tu comprends ? Souvent il terminait ses phrases par un "tu comprends ?" qui n'appelait pourtant pas d'acquiescement. Curieusement Mykola songea que c'était un travers commun à beaucoup de Clermont. A table, en retrouvant la famille, Björn était peu bavard, comme si la conversation générale l'embarrassait. - Il faudrait bien que les bateaux puissent sortir pour ramener du poisson, remarqua un oncle. Aux cuisines ils font des miracles avec les restes. Pourtant on n'est même pas deux cents, ici, cette année. - Tu te souviens des repas d'avant guerre pour l'anniversaire, Gilbert ? dit sa voisine enveloppée dans un long châle aux couleurs violentes. La remarque interrompit la conversation. C'était souvent ainsi. Tout le monde faisait des efforts pour parler de sujets sans importance, loin de la guerre, mais il y avait toujours une remarque pour la faire ressurgir. - Il faudrait qu'on essaie d'aller poser des filets, dit brusquement un autre oncle, plus âgé, même si notre Commodore n'est plus là pour nous guider. Otto Bracken, le Commodore, lui aussi, avait disparu, dans le torpillage de son Destroyer, dans le Pacifique Nord. Il y avait beaucoup de morts dans la famille. Pratiquement chaque mois, des cousins et des oncles venaient en permission à Millecrabe, depuis le début de la guerre. Mais la grande offensive chinoise d'avril avait changé tout cela. Désormais c'étaient les convalescents les plus nombreux. Et ils voulaient savoir ce qu'étaient devenus les autres, avoir des nouvelles. Dès le début de la guerre, la grand-tante Elise Fournier avait commencé à tenir un registre. Ce qu'elle appelait son Grand Cahier. Elle y tenait la liste des morts, des blessés, des prisonniers, bien sûr. Elle y notait les affectations de chacun, les secteurs postaux, les états de santé, les adresses des familles, à qui elle écrivait, à longueur de journée, pour donner des nouvelles des uns et des autres, faisant le lien entre toutes, s'efforçant de garder la tribu soudée. Comme pour y ajouter un cachet, le Grand Oncle Stepan les cosignait. Myko avait refusé de consulter le grand livre. Il refusait de connaître les noms de ceux qui étaient morts. C'était sa façon de refuser la réalité, de continuer à voir la famille comme avant la guerre. Des cousins n'étaient pas là mais ils étaient ailleurs, n'avaient pas pu venir… Son cerveau semblait vouloir repousser la situation réelle, se réfugiait dans l'ignorance. Cependant il recommençait, peu à peu, à fonctionner. A l'hôpital il était dans une sorte d'état second. Il regardait dans le vide durant des heures, ne ressentant, en permanence, qu'une grande souffrance morale. Il n'avait gardé, de cette époque, que ce sentiment de souffrance intense, sans en savoir plus. Cette époque était confuse dans sa tête. Son cerveau n'avait recommencé à fonctionner, timidement, par fractions de seconde ; à lui envoyer des clichés, fugitifs ; que les jours précédents. En arrivant à Millecrabe il avait encore les yeux fixes pendant de longues périodes. Puis, peu à peu, dans un décor familier, son regard s'était attardé sur ce qui l'entourait. Par à coup, des choses revenaient, mais il les ordonnait mal. Il savait seulement que la réalité, la vie, étaient souffrances et il les refusait. Pour se préserver, sans doute. Mais il ne pouvait pas empêcher son cerveau de recommencer à analyser, mesurer, comparer. Timidement, bien entendu, mais ça revenait doucement, tout doucement, par soudaines montées de conscience, comme s'il y avait un combat, en lui, entre deux Myko. L'un voulant faire remonter des choses que l'autre enfouissait profondément, pour éviter le retour de la douleur, lui avait expliqué le psychiatre. *** Après le déjeuner il s'arrêta de bruiner. Il participa à la vaisselle, comme à chaque repas. Chacun aidait, désormais. Le soleil avait l'air de vouloir revenir et il retourna au chantier, suivi de Binou, dont le poil mouillé était collé par petites mèches, comme si on lui avait passé de la gomina. Il avait une curieuse façon de marcher. Il ne suivait pas son maître, ni ne le précédait pour fureter, comme le font souvent les chats. Non il marchait à côté de lui. Et toujours à gauche. Björn faisait une sieste, chaque après-midi. Myko allait s'asseoir sur une coque quand il interrompit son geste, regarda autour de lui et parut prendre une décision. Il enleva son ciré, regarda à droite et à gauche, croisant le regard attentif de Binou, et se tourna vers la pinède avant de commencer à trotter, terriblement raide, en direction des isbas. Binou renonça à le suivre et s'assit, le suivant des yeux à travers les arbres. Le jeune homme entra doucement dans celle qu'il partageait avec Björn, pour ne pas réveiller son cousin, et se déshabilla. Il mit des sandales, un short et ne garda qu'une chemise à manches courtes, puis sortit et se dirigea vers la côte sud en courant doucement, comme s'il découvrait son corps. Quelque chose dans son crâne, lui disait qu'il n'était pas ainsi, auparavant. Pas aussi… gauche. Le mot exact avait de la peine à monter à sa mémoire. Il trottait comme s'il avait mal partout, comme s'il était courbatu. Arrivé à la mer il tourna à l'est et accéléra un peu, le long de la grève. Très vite ses cuisses le firent souffrir. Il eut envie d'arrêter et cette idée le tourmenta. A force de tourner dans sa tête, elle finit par devenir claire. Est-ce qu'il était incapable de courir, de souffrir physiquement ? A son insu, son cerveau commençait à lui demander des comptes, depuis quelques jours. A ébaucher des analyses des pensées qui lui venaient. Il refoula la douleur, refusa l'idée d'être amoindri et se força à accélérer légèrement. Avant la pointe est, il crut devoir stopper tant il avait mal aux jambes et au buste. Cette fois il se rendit compte qu'il grimaçait à chaque foulée. Il les allongea pour diminuer la souffrance, en gardant la même allure. Après la pointe de l'île, la douleur était entrée en lui, comme si elle faisait partie de son existence, et il commença à l'oublier. Il souffrait et s'en accommodait. Mais il se produisait une chose bouleversante : il voulait souffrir. Il fallait qu'il souffre parce que… parce que c'était juste, c'était sa punition ! Le mot s'imposa à lui. Alors le souvenir revint, comme si quelque chose avait craqué dans sa tête, des images claires, précises… Le combat. La chute, les uns après les autres de ses pilotes. Il voyait tout, comme une projection de cinéma. Mais, en outre, il sentait des odeurs, ressentait des sensations physiques. Sans s'en rendre compte, il avait accéléré sa course. Pour souffrir davantage… et son corps lui criait "assez"! Il retrouva le désespoir qui l'avait possédé, la rage, la peur, aussi. Sans s'en rendre compte il secouait la tête, au fur et à mesure où son cerveau retrouvait sa lucidité, lui restituait les scènes gravées dans sa mémoire et où son corps, torturé, lui disait qu'il allait craquer… Plus tard il revit les chasseurs chinois. Et, cette fois, il prit du recul, raisonnant. Il se souvenait de leurs trajectoires. Dieu que ces gars pilotaient bien. Des évolutions sans grâce mais foutrement efficaces ! C'est ça qu'il fallait atteindre, l'efficacité dans chaque mouvement sur les commandes. Sans s'en rendre compte il venait de réintégrer le passé. Sans transition il était passé du flou à une lucidité, une mémoire, parfaites. Il se revit dans son poste de pilotage, sentit le manche dans sa main, se souvint des silhouettes des appareils ennemis au travers de sa verrière, de son doigt qui commandait le feu de ses canons. Les scènes se déroulaient en continuité, comme si sa mémoire les lui restituait en séquences enchaînées. Dans leur chronologie. Enfin. Il revoyait les apparitions fugitives des Ki61, quand il levait les yeux vers son rétroviseur de verrière, au-dessus du tableau de bord, et qu'un chinois s'alignait, un bref instant, dans sa trajectoire. Il se souvint de celui qui l'avait abattu. Il n'avait pas réagi assez vite. Le coup de pied dans le palonnier, pour faire déraper sa machine, n'était pas venu assez rapidement et son Focke-Wulf avait encaissé… C'était sa faute ! Il retrouva, confusément, encore une fois, les sentiments qui l'avaient agressé à ce moment là et se demanda, un instant, s'il n'avait pas été délibérément trop lent, pour en finir, comme s'il avait voulu en finir… Son regard était différent, maintenant. Plus vivant. Sa dernière pensée lui fit stopper brusquement sa course. Il continua à marcher pendant plusieurs dizaines de mètres. Il s'interrogeait avec angoisse. Avait-il baissé les bras ? Accepté la défaite ? Voulu être abattu ? Cette idée là le mit mal à l'aise et il recommença à trotter, se forçant à oublier la douleur qui remontait déjà dans ses cuisses. Oui, en obligeant son cerveau à lui obéir, à retrouver les sentiments qui l'agitaient au moment de la rafale, il pensa qu'il y avait un peu de cela. Il avait, plus ou moins consciemment, voulu être abattu… Mais pourquoi ? Pour rester, d'une certaine manière, avec les autres ? Pour être abattu comme eux ? Pour consommer sa défaite, la carence qu'il avait montrée à les diriger au combat ? Pour partager leur souffrance, leur fin. Pour expier ?… Les pensées lui venaient par saccades, comme si son cerveau, ankylosé, se remettait à fonctionner en cahotant. C'était malsain ! L'idée surgit brusquement dans son esprit, s'imposa… Il était sûr à présent, que c'était bien ce qui s'était passé. Ils étaient ses amis, ses pilotes. Oui, il avait mal, horriblement mal raisonné dans sa carlingue, il s'en rendait compte à présent. Il n'était pas là pour avoir des états d'âme. Son boulot était de se battre, de descendre des Zéros, des Ki61, et des bombardiers, bien sûr… Seulement il y avait les autres. Ils étaient là, devant ses yeux. Il revoyait leurs sourires, leurs manies. Ils étaient ses amis, ses compagnons de combat. Il en revenait toujours à ça. On n'a pas le droit de laisser tomber les gens que l'on a emmenés au combat… Leur fin était sa responsabilité ! Plus les souvenirs revenaient, plus ils étaient précis, plus il se disait que c'était lui qui avait piégé son Escadrille. C'était lui qui l'avait amenée dans cette position indéfendable. Qui les avait posés là, comme des cibles, devant des pilotes chinois trop forts pour eux. Lui ! Enfin, c'était le Contrôle qui les avait guidés là, mais lui n'avait pas su voir qu'il fallait fuir. Les La 5 avaient bien fui, eux… Les mots lui manquaient. Quelque chose clochait dans son cerveau, il se sentait illogique dans la suite qu'il donnait aux évènements mais ne voyait pas où il se trompait. Il se rendit compte qu'il était revenu à son point de départ, sur la grève. Il avait fait le tour de l'île sans s'en rendre compte. Si ce n'est que ses jambes, elles, marquaient le coup. Elles ne voulaient plus rien savoir. A pas lents, douloureux, encore plus raide qu'auparavant, il revint à l'isba où Binou l'attendait, dormant sur le pas de la porte fermée. Il se lava tout le corps, frissonnant devant le seau d'eau où il plongeait un gant de toilette. Après s'être séché durement pour se réchauffer, il avala deux comprimés d'Aspirine. Quelque chose, en lui, le lui rappelait, il devait le faire pour éviter des courbatures, après cet effort démentiel, sur la grève. Pour que le sang amassé dans les muscles pendant l'effort circule, s'en aille, et ne provoque pas ces courbatures en y stagnant, comme après un choc, un traumatisme. Il n'avait jamais recommencé à courir depuis… depuis le drame. Il venait de trop demander à son corps. Il s'allongea sur son lit et s'endormit rapidement, inconscient de ce que son chat avait grimpé sur le lit, près de sa tête et, couché en sphinx, les pattes de devant retournés vers sa poitrine, le regardait dormir. *** Myko retrouva Andreï le surlendemain. Il avait été amené par la cousine Hanna Pietri. Sur sa poitrine, à côté de la croix de guerre, on voyait le ruban rouge d'Officier de la Légion d'Honneur, et le cordon de la Croix de Fer avec Glaives, entourait son cou ! Myko se souvint de lui, des dernières vacances, juste avant la guerre. Il était en permission pour huit jours mais ne restait que quatre jours ici avant d'aller rendre visite à sa famille à Minsk. Il portait un uniforme d'artilleur, Capitaine, et raconta aux cousins qu'il avait été recalé à la visite médicale aéro pour une histoire de sinus qui se bloquaient en altitude. Il avait alors opté pour les nouvelles armes de l'artillerie, les Orgues, qui demandaient une formation spécifique, plus courte que celle des artilleurs classiques. Les Orgues étaient placées sur des camions semi chenillés dont le long plateau arrière supportait 40 rampes de lancement de fusées ! Le soir de son arrivée, Hanna et lui invitèrent ceux qui le désiraient à boire des bouteilles de vodka au poivre qu'ils avaient amenées. Ils se retrouvèrent devant l'isba de la jeune fille. Curieusement, ce soir là, tous les hommes et les jeunes filles servant dans l'armée avaient mis leur uniforme et le groupe avait un air curieusement empoté. Ils étaient une vingtaine, tous en tenue. Et il y avait autant de femmes, tantes ou cousines, civiles. Myko était là. Lui aussi. A la demande de Björn, il avait revêtu son uniforme. Et il écoutait, écoutait vraiment, ce soir là. Il n'avait plus son air absent, mais paraissait encore plus sombre. Il ne disait rien mais, au moins, il était venu. - Alors tu n'as pas encore été engagé au combat, Andreï? fit un oncle, Capitaine du Génie. Le jeune homme eut un sourire gêné. - Non. Je sors tout juste du cours de formation et j'irai rejoindre mon unité, qui est déjà sur le front nord devant l'offensive chinoise, en rentrant de cette permission. - On ne peut pas vraiment dire qu'il n'a pas été au combat, Oncle Edouardo, intervint Hanna. Andreï était dans les Services Spéciaux du Renseignement auparavant, et il a fait plus que sa part, crois-moi. Les décorations qu'il porte en témoignent. Tous les yeux dérivèrent machinalement vers la poitrine du jeune homme. Plusieurs hommes présents portaient également la Croix de fer, mais la croix de Première ou de Deuxième Classe. Pas les glaives. La différence était énorme. Mykola n'arborait que la Croix de guerre avec les étoiles correspondant au nombre de victoires, une étoile pour cinq avions abattus, ce qui représentait plusieurs rangs sur sa poitrine, la Croix de Fer avec les Glaives qu'il avait reçue pour sa soixantième victoire et la croix de Grand Officier de la Légion d'honneur. Pas les médailles qui concernaient son dernier combat. Il avait confusément honte de les porter, comme si ces décorations reposaient sur le sang de ses camarades. Quand il allait voir le psychiatre, chaque semaine, à l'hôpital d'Odessa, il voyait, à son entrée, le regard du médecin dériver vers sa poitrine. Le gars lui avait dit un jour que lorsqu'il mettrait toutes ses médailles, cela voudrait dire qu'il aurait accepté le passé. Il en était loin ! - Je ne voulais pas mettre ton courage en cause, Andreï, reprit vite l'oncle, c'était une de ces remarques idiotes, simplement. Je ne te poserai pas de question sur ton travail, j'espère seulement qu'après la guerre tu pourras nous raconter comment tu as obtenu tout ça. - Et tu seras fichtrement fier qu'il soit un proche de la famille, oncle Edouardo, lança encore Hanna, les yeux brillants. - Tiens, et comment le sais-tu, toi ? répliqua l'oncle avec une moue amusée. Tu es au courant des opérations des Services Spéciaux ? La jeune fille fut soudain gênée et s'agita vaguement alors que quelques rires s'élevaient. - C'est que… c'est parce que… Oh tu m'agaces prodigieusement, mon oncle ! Quoi que je te réponde je suis coincée. Soit, Andreï paraît me parler trop facilement, soit, je suis une vantarde ! - Peut être es-tu seulement une amie généreuse, fit alors la voix de Mykola, dans un instant de silence. La remarque était anodine mais le jeune homme n'était jamais intervenu dans une conversation jusqu'ici et sa réflexion mit tout le monde mal à l'aise. Il y eut un silence brusque. Comme si quelqu'un avait dit une bêtise. Andreï réagit immédiatement, enchaînant : - Et peut être, toi, es-tu un homme bienveillant ? dit-il en regardant Myko avec son sourire gentil. - Ca c'est un truc qui m'aurait fichu une frousse carabinée, les Services Spéciaux, dit soudain Björn, parlant, pour une fois. Je me suis toujours demandé comment des gars pouvaient entrer là-dedans. - Par inconscience, répondit Andreï en riant pour détendre l'atmosphère… Et puis, de temps en temps, il y en a qui craquent, comme moi, et qui s'en vont. - Toi, tu as craqué ? fit Björn, incrédule. Andreï fut sérieux pour répondre. - Oui, Björn… J'avais surestimé ma résistance aux sentiments normaux d'un homme ordinaire. Je me suis trouvé dans des circonstances où… et bien j'ai craqué, quoi. Enfin pas sur le moment, mais ensuite. J'ai demandé une nouvelle affectation. C'est qu'aucun civil n'est préparé, mentalement, aux conséquences de la guerre. Aux circonstances que l'on affronte. Selon son affectation on se trouve devant des choses… qui heurtent profondément. Alors les uns trouvent assez de forces pour repartir, d'autres pas. Je suis de la seconde catégorie. - Je n'aime pas que tu dises des choses comme ça, fit Hanna en lui donnant un coup sur le bras. C'est faux, et surtout, incomplet. Tu n'as le droit de rien dire de ce qui s'est passé et ce qui va rester dans la mémoire de ceux qui t'écoutent en ce moment est incomplet et injuste. On te croira faible ou lâche et ce n'est pas ça… Bon, c'est vrai, ajouta-t-elle en se tournant vers les autres, je suis un peu au courant, de quelques détails. Pas un récit d'Andreï, mais les circonstances ont voulu que j'apprenne certains faits, à son retour. Il avait été blessé, pas gravement, mais assez pour qu'il passe quinze jours à l'hôpital de Moscou et je l'y ai vu. Et… enfin j'ai appris quelques bribes, même si ce n'est pas grand chose. Voilà. Je ne suis pas non plus autorisée à en révéler quoi que ce soit. Mais je peux au moins dire que je ne vois pas qui, dans la famille, serait sorti intact de ce qu'a vécu Andreï. - Tu sais, petite, fit alors un oncle, en uniforme gris de Capitaine des Transmissions de la Garde, il est inutile de le défendre aussi vigoureusement. Toute la famille connaît Andreï, même s'il n'a passé que peu de temps parmi nous à ces dernières belles vacances. Aucun de nous ne le blâmerait de craquer. Même chez nous, aux Transmissions, certains se sont trouvés dans des situations si traumatisantes qu'ils en ont été définitivement marqués. C'est ça la guerre. Personne n'en sort indemne. C'est pour cette raison que j'en veux tellement à la Chine. Elle porte l'immense, la seule responsabilité de cette guerre. C'est elle qui est à l'origine de tout. Et ce qui en découle, les tueries, les quantités de morts, les cas de conscience, tout ce que tu peux imaginer, est à placer dans leur plateau de la balance. Nous n'aurions jamais été amenés à faire ce qu'on nous ordonne aujourd'hui, sans la Chine de Xian Lo Chu. Aucun de nous n'aurait de sang sur les mains sans lui. Aucun homme n'aurait eu à donner un ordre d'attaque, sachant qu'une grande partie des hommes qu'il envoie au feu ne reviendra pas, sans cette Chine là. En réalité la Chine porte l'entière responsabilité de tout ce qui traumatise définitivement chaque homme et femme d'Europe, aujourd'hui. Chacune des choses, petites ou grandes, qui nous marquent, dont on se reproche de les avoir commises : les injustices, les mauvais ordres ; ou que l'on juge mauvais dans les tourments de notre conscience. Personne n'avait été préparé à cela. Même nos militaires de carrière, je le crois bien. Alors que certains craquent, comme le disent les plus honnêtes ou les plus lucides, ça ne prouve rien. Aucun homme ne peut affirmer qu'il s'est trouvé dans les mêmes circonstances qu'un autre. Simplement parce que nous sommes uniques. Chaque être humain est unique par le secret de ses pensées. Deux hommes qui montent à l'assaut d'une position, côte à côte, ne connaissent pas la même épreuve. Ils n'éprouvent même pas la même peur. Parce qu'une part de ce qui se passe en eux est inconnue de l'autre. Personne ne sait dans quelles dispositions d'esprit se trouve chacun d'eux au moment de l'assaut. Personne ne sait quels souvenirs particuliers remontent à la mémoire de chacun, venant troubler sa perception de ce qu'il vit et augmenter sa détresse ou sa peur. Il ne faut pas exactement la même dose de courage à chacun d'eux… Tout cela, la vie, n'est pas mathématique. Je sais que j'ai l'air de pontifier, en ce moment, ce que je veux dire c'est que craquer, à un moment ou un autre, est naturel. Qu'il y a une infinité de façons de craquer, dont la plus grande partie est invisible pour les autres, mais fait autant de mal dans notre cœur. En bref, que chacun doit trouver sa propre méthode pour ne pas craquer, ou se remettre ensuite, et qu'il ne faut pas jeter la pierre à celui à qui cela arrive. Il n'avait simplement pas encore trouvé son antidote à lui. Il fait seulement la preuve qu'il est un homme sensible, de conscience. Qu'il a une conscience, justement. C'est la plus belle part de l'être humain, nous le savons tous… Qu'Andreï ait fait connaître qu'il ne pouvait plus servir dans les Services Spéciaux n'est pas à mettre à son débit, petite. Il a identifié une situation qui peut se reproduire et qu'il n'est pas sûr de surmonter, cette fois là, c'est une preuve d'intelligence, et de lucidité, je te le répète. Aucun de nous n'est capable de surmonter n'importe quelle atrocité, n'importe quel cas de conscience. Si tu t'intéresses à Andreï… comme nous en avons tous l'impression je le crois bien, tu ferais mieux d'admettre cela rapidement : il est comme les autres, susceptible de craquer. C'est un risque. Pour chaque individu. Aussi fort soit-il. Sans exception. Etrangement Mykola n'avait pas un instant pensé que l'oncle le visait en disant ces mots. Son regard allait d'Hanna à Andreï seulement. Ne sachant quelle attitude adopter celle-ci ouvrit une nouvelle bouteille de vodka et lança la conversation sur les voiliers et la pêche. *** Le souvenir de ce qu'avait dit l'oncle tourna dans la tête de Myko, les jours suivants. Ses propos n'avaient fait que provoquer de nouvelles craintes, à son propre sujet. Il voulait bien croire qu'il allait se remettre, comme l'assurait le médecin, mais était-il encore en état de combattre en Escadrille ? Et même, simplement, de voler ? Ne risquait-il pas de craquer de nouveau ? De se tromper encore une fois et de faire massacrer une nouvelle Escadrille ? L'idée le hantait. Il savait qu'il devait trouver la réponse mais ne voyait pas comment y parvenir. Désormais il allait chaque matin et chaque après-midi faire, plusieurs fois, certains jours, le tour de l'île en courant, et son état physique était revenu à son meilleur niveau. Il était en train de perdre sa gaucherie, sa raideur, ce que le psychiatre remarqua en lui disant qu'il s'ouvrait, que sa raideur physique était l'écho de ce qui se passait dans son cerveau, de son refus de la vie. En réalité il était même davantage endurant qu'il ne l'avait jamais été auparavant. Mais il était toujours enfermé en lui-même. Il ne refusait plus ; de la même manière, en tout cas ; le monde extérieur, ne cherchait pas à s'isoler, mais ne communiquait pas avec les oncles et les cousins, depuis cette soirée. Le médecin militaire, à Odessa, l'interrogeait chaque jeudi et l'incitait à réfléchir sur tel ou tel sujet. Au début le jeune homme ne voyait pas le but de ce curieux traitement. En quoi le fait de se souvenir de son adolescence et des sorties à la voile avec les cousins, de vols sans histoires, de simples patrouilles, de l'atmosphère de la tente d'alerte, de la tente-mess, pouvait-il l'aider à voir clair en lui en ce moment ? Il se rendait compte de son état maintenant, mais comme s'il était étranger à tout cela, et examinait quelqu'un d'autre à la loupe. Il percevait les carences de son comportement, était capable de se dire qu'autrefois il aurait participé aux bavardages quotidiens, et même que tel ou tel sujet l'aurait intéressé. Mais rien ne l'amenait à entrer dans la conversation. Il savait que les idées qui étaient agitées l'intéressaient, mais il y avait en lui une muraille qui l'empêchait de franchir le pas, de s'adresser aux autres. Un peu comme si son cerveau était anesthésié, fonctionnait lentement et qu'il assistait aux débats sans pouvoir y participer parce que le temps de formuler, intérieurement une remarque, un commentaire, le propos agité avait continué sa route en le laissant avec plusieurs interventions de retard. Comme s'il y avait en permanence, un décalage entre ce qu'il pensait et la réalité. L'autre soir, par exemple, il aurait voulu dire à l'oncle, que l'argument de la seule responsabilité des chinois était trop facile. Que ceux-ci n'étaient, directement, pour rien dans les décisions que l'on prenait au combat. Dans les mauvais jugements, les mauvais ordres, et même dans l'issue d'un combat. Dans l'absolu, ils étaient les responsables originels, d'accord, mais pas dans la réalité. Même le Droit fait la différence entre les responsabilités pénales et morales. Quand un automobiliste renverse un gosse jailli soudain sur la route devant lui, il n'est pas responsable du geste de l'enfant, mais il était bel et bien coupable de l'avoir blessé avec son auto. Accident ou pas, involontaire ou pas, sa faute ou pas, c'est lui qui avait causé la souffrance, les blessures, personne ne pouvait dire le contraire. Et le tribunal condamnait "l'automobiliste", pas "l'homme", à indemniser les parents. Il était juste que les parents puissent faire soigner leur enfant et il fallait bien que quelqu'un paie pour cela : "l'automobiliste". L'argent n'allait pas tomber du ciel. Mais il n'était pas juste que "l'homme" ait une importante somme à débourser. En revanche, l'automobiliste était bien le vrai responsable, l'auteur des blessures de l'enfant. Ca, personne ne pouvait l'effacer ! C'est même pour cela que les législateurs avaient amené la création de la notion d'assurance ! Dans son propre cas les Chinois n'étaient pas moralement responsables de la disparition de son Escadrille, ils en étaient seulement les auteurs, dans les faits. Les pilotes chinois n'avaient fait que leur boulot. C'est lui qui était le responsable moral, direct, du drame !… Non, pas moral, c'était exactement l'inverse. Les Chinois étaient responsables moralement et lui, tout simplement par son incompétence, était le vrai responsable, dans les faits… Seulement son cerveau ne suivait pas le raisonnement jusque là, comme lorsqu'il était à l'hôpital. Quelque chose grinçait en lui. Il avait trop revu le film de la mission dans sa tête, ces derniers jours. Il avait fini par accepter les faits. Sa conscience était trop honnête, avait-il envie de dire, pour le tromper. Il avait découvert qu'il n'avait pas commis de faute tactique. Que rien ne permettait de savoir qu’à la sortie des nuages, ils allaient tomber sur un groupe aussi important de Ki61 et, surtout, composé de pilotes aussi bons… N'empêche que ses gars avaient été descendus. Il butait toujours sur le même fait, incontournable : leur disparition. Ce qu'il aurait voulu, découvrit-il peu à peu, c'eût été de trouver le moyen de les sauver. Et là il n'y avait rien à faire, il y avait bel et bien échoué. *** Un oncle s'était décidé à tenter de placer les filets en mer et trois bateaux étaient sortis avec des équipages d'oncles âgés et de jeunes cousins, lycéens pour la plupart. Les cousins mobilisés, en permission de convalescence n'étaient pas, physiquement, en état de rendre beaucoup de services et il y en avait peu à bord. Ce n'était plus la même atmosphère qu'autrefois sur les bateaux. On n'avait pas formellement demandé à Myko de venir mais il s'était présenté, en silence, au moment du départ, montant dans le dernier "canote". Pour palier le peu d'expérience de la pêche des équipages, ceux-ci étaient plus nombreux qu'auparavant. Ils avaient pris un cap ouest pour aller dans la zone qui rendait le mieux, dans leurs souvenirs. Le vent de sud, assez soutenu, faisait gîter les voiliers et Mykola était assis entre le grand mât et le platbord de tribord, au vent, écoutant la conversation qui s'était engagée entre deux oncles et un cousin Portugais de 22 ans, Lieutenant de chars, Alberto Ruiz, qui avait été blessé au flanc et qui, désormais rétabli, achevait son séjour. - … meilleurs matériels que nous. Mais la tendance s'inverse, oncle Henri. Je peux te dire que nous venons de recevoir des blindés, les T 34, autrement plus modernes, plus redoutables, que les Panthers et même les Léopards chinois. On va certainement entrer dans la bagarre bientôt, avec cette sacrée offensive chinoise dans le nord. - C'est une nouvelle unité, tu as dit ? Tu en as changé, alors ? A mon époque on ne passait jamais d'un Régiment à un autre. - C'était en temps de paix, oncle Henri, et les choses étaient différentes. Aujourd'hui on constitue de nouveaux Régiments avec des gars sans l'expérience du feu. Il faut les rendre efficaces tout de suite, alors on prélève la moitié des hommes constituant les unités expérimentées pour fabriquer l'épine dorsale du Régiment nouvellement créé. Et ils sont remplacés par des nouveaux, des jeunes, juste formés dans leur ancienne unité. De cette manière un ancien Régiment perd la moitié de ses hommes mais la qualité moyenne des deux unités est satisfaisante, immédiatement, même si elle est inférieure, pendant un temps. - Et ça ne vous fait rien de quitter les copains ? Alberto hocha la tête lentement et fit tarder sa réponse. - Si, bien sûr que si. Mais, enfin pour moi, c'est une bonne chose. Il ne faut pas s'attacher aux copains de combat, tu comprends oncle Henri ? Ca c'est la pire des choses. Au début on est content de vivre à côté de types qu'on connaît bien, que l'on trouve sympathiques, auxquels on s'habitue. Seulement le jour où il y a des dégâts, où des membres de ton équipage, ou même de ton Peloton, sont tués, alors tu dégustes. Ca c'est une des premières choses que j'ai apprises. Les copains de guerre, la camaraderie et tout ça, c'est bon pour le cinéma. Ca ne tient pas la route. Dans la réalité il ne faut pas en avoir ! Enfin pour moi. Il ne faut pas avoir de vrais copains, tu comprends, oncle Henri ? Dans mon Régiment les anciens le savent bien. Parce que tu encaisses trop mal les disparitions. Si tu veux tenir le coup, il faut blinder tes sentiments. Voir tuer un membre de ton équipage et pouvoir continuer en le chassant de ta mémoire. Un autre prendra sa place, à bord. D'accord, dis comme ça, c'est assez froid je le reconnais… je suppose qu'on peut me prendre pour un type insensible, mais je t'assure que c'est la seule façon de tenir le coup, moralement. Les gars que je connais, qui ont cette attitude, sont toujours dans le Régiment, les autres sont morts ou ont été blessés. - Est-ce que tu ne prends pas le problème à l'envers Alberto ? Si tu ne regardes que ceux qui sont toujours là, ton raisonnement est faussé… Est-ce que tu penses vraiment que les hommes plus sensibles ont disparu précisément parce qu'ils étaient sensibles, ou par malchance ? Alberto haussa les épaules. - Je n'irai pas jusque là, bien sûr. Et je me suis probablement mal exprimé. Si un nouveau faisait une observation à froid du comportement des hommes, il ne constaterait rien de ce que je viens de dire. Les gars, les anciens je veux dire, se comportent comme s'ils étaient très copains entre eux, et avec les jeunes. Ils disent des bêtises, se lancent de grandes tapes sur les épaules, toutes ces conneries… Seulement quand il y a un coup dur et que des chars sautent, tu ne remarques pas de changement dans leur comportement à eux. Ils ne parlent pas des morts. Ils mangent, ils dorment comme auparavant, comme s'il ne s'était rien passé. Ils se sont blindés, c'est tout. Henri tendit une main pour garder son assise quand le bateau heurta une lame plus haute. - C'est assez triste comme vie, non ? - Ca sert à survivre, oncle Henri, on n'en demande pas plus. De mon Escadron du début de la guerre, enfin de l'entraînement, il ne reste personne. Je n'ai pas oublié les gars mais je les chasse de ma mémoire immédiate. Pour moi c'est comme s'ils avaient été envoyés dans un autre Régiment. Les plus durs à oublier sont ceux que j'ai vu mourir… J'ai perdu un équipage, l'an dernier. On a reçu un coup par le travers, qui a perforé. J'étais tout en haut de la tourelle, ouverte, et j'ai été éjecté. Au sol, près de moi, j'ai vu mon tireur. Il n'avait plus de poitrine ! Un amas de chairs. Et pourtant il vivait toujours. Il m'a regardé… Ca, ce regard là, je ne l'ai pas oublié ! Les autres ont grillé dans le char. Eux, je les ai oubliés… Je me rends bien compte que je m'explique mal, Oncle Henri, mais je suis sûr que j'ai raison. Il ne faut pas avoir trop de copains, ne pas être trop copain avec les autres, pour éviter de souffrir. Tu sais, comme la tante Agostina qui disait qu'elle ne voulait plus de chats, à la mort de son préféré. Pour ne plus connaître cette peine. - Pourtant elle en a repris, deux ans plus tard, justement ! - Eh oui, je me souviens bien. Mais elle avait raison, au départ. A ce moment là, en tout cas. Peut être a-t-elle guéri, ensuite ? Myko écoutait, les yeux au loin. C'était la première fois qu'il entendait parler de ce comportement et il l'assimilait doucement, l'étudiait intérieurement. *** Edouard Meerxel arriva une fin d'après-midi. Une vedette d'attaque de la Marine vint devant le chantier, sur la cote nord. Elle patrouilla tranquillement le long de Millecrabe comme s'il s'agissait d'une mission de routine. Une heure plus tard un chaland déposait une section des Transmissions avec un Général de Brigade, accompagné de deux Capitaines, qui demanda à voir les officiers de la famille présents sur l'île. Tous les oncles et les cousins avaient passé leur uniforme et ils se réunirent dans la grande maison, celle que le Grand'Oncle habitait. Le Général leur déclara que les deux Capitaines et lui, étaient les seuls à savoir pourquoi le Président venait à Millecrabe et que rien ne devrait jamais filtrer de leurs liens familiaux. Les soldats du détachement des Transmissions l'ignoraient et devaient continuer. La section des Transmissions était en train de mettre en place une installation téléphonique perfectionnée. Le chaland avait déroulé derrière lui un câble sous-marin qui relierait désormais Millecrabe au continent mais les soldats allaient également disposer, dans la maison, un poste radio de grande puissance, dans une pièce qui serait désormais fermée à clé. Le Président serait accompagné des hommes chargés de sa sécurité et d'un officier d'ordonnance qualifié pour utiliser la radio selon les ordres du Chef de l'Etat. Celui-ci serait amené discrètement dans la soirée sur l'île par une autre vedette, probablement. La première continuerait à patrouiller autour pendant la durée de sa présence sur place. Le Général insista beaucoup sur la discrétion, déclarant que les personnes accompagnant le Président seraient en civil, et que lui-même et ses deux officiers d'ordonnance allaient également se mettre en civil, toujours par discrétion. Visiblement le déplacement du Président, dans ces conditions, ne lui plaisait pas. L'oncle Gustavo Stormoni, Lieutenant-Colonel dans le Train, le plus élevé en grade, l'assura que tout le monde avait bien compris et que les enfants avaient été prévenus. Aussi étrange que cela puisse lui paraître il assurait le Général que ceux-ci ne révèleraient jamais rien de cette visite. Pas même à leurs copains de classe, de retour chez eux. Le Général écouta sans pourtant être apparemment convaincu. Il avait reçu des ordres et obéissait, mais à contrecœur. La famille avait décidé de ne rien changer aux habitudes et elle terminait de dîner, dans la pinède, quand Edouard Meerxel apparut, sous les arbres, entouré d'une dizaine d'hommes en civil ; dont le regard balayait le décor en permanence ; et du Général, maintenant en civil. Depuis le début de la guerre on n'éclairait plus la salle à manger d'été comme avant, pour respecter les ordres de la Défense Passive sur l'éclairage au sol. Si bien que le repas se déroulait plus tôt, à la lumière du jour. De même les vitres des fenêtres des isbas et de la grande maison avaient été peintes en bleu, comme les phares des voitures civiles sur le continent, et des volets avaient été installés partout où il en manquait. Le groupe électrogène ne fonctionnait plus et on s'éclairait avec des bougies. Instinctivement, ils se levèrent, tous. Edouard s'arrêta et resta immobile, comme pour se laisser le temps de dissimuler ses sentiments. Ce qui était le cas. Cela faisait bientôt trois ans qu'il n'avait pas revu les membres de sa famille et il prenait le choc de ces retrouvailles en plein visage. Puis un petit garçon de neuf ans courut à lui et s'arrêta brusquement au moment où il allait visiblement lui sauter dans les bras. - Mais je te reconnais, toi ! Tu es Vlady, n'est-ce pas ? dit Meerxel en avançant lentement. Dieu que tu as grandi mon petit. Tu vas bientôt commencer à travailler au chantier, non ? Il se pencha doucement et embrassa l'enfant avant de le serrer soudainement contre lui. Puis il se redressa, paraissant gêné de son geste. - S'il vous plaît, asseyez-vous, tous… Je ne suis que l'oncle Edouard qui rend visite à Millecrabe. Il n'y a rien de changé… - Est-ce que tu as mangé, Edouard ? lança alors la voix d'une tante, depuis la cuisine ouverte. Il reste encore quelques poissons et des légumes pour toi et les gens qui t'accompagnent, si tu veux. Meerxel sourit en reconnaissant la voix et répondit : - Merci cousine Cristofina. Je n'ai pas faim, on m'a donné à manger pendant le voyage, n'aie crainte ! Un Président est bien nourri, tu sais ? On dit même que certains se portent candidat pour ça ! Mais les gens qui m'entourent prendraient peut être un repas. Berthold, voulez-vous organiser cela ? Le chef de sa protection secoua la tête. - Nous allons être occupés, Monsieur, mais je vous remercie. Vous aussi, Madame. - Edouard, lança l'oncle Roberto, nous avons tous envie de te parler, bien sûr, mais nous sommes trop nombreux, tu le vois, pour donner un temps de parole à chacun ! Et ça ressemblerait à tes conférences de presse… Alors nous avons convenu de faire comme auparavant. Chacun va aller passer la soirée avec des oncles ou des cousins, devant une isba, comme à l'ordinaire, et tu feras comme bon te semble. Ton isba habituelle est prête et tes collaborateurs seront logés autour. Voilà… sois le bienvenu dans ta famille, Edouard. Le ton avait baissé, sur la fin, comme s'il avait eu de la peine à cacher son émotion. - Merci Roberto, fit Meerxel… merci pour ce que tu as dit, et aussi ce que tu n'as pas dit ! Je vais quand même m'asseoir avec vous. Myko avait assisté à la scène en voyant bien les sentiments de chacun, mais avec une distance qu'il avait envie de qualifier de confortable. C'est le premier mot qui lui était venu à l'esprit et il avait appris, depuis peu que, dans ces cas là, il fallait considérer que cette réaction était exacte. Après la vaisselle ; dont le Président fut exclu…; les oncles, tantes et cousins s'égaillèrent et il resta un moment attablé à réfléchir. Il n'était pas des familiers de l'oncle Edouard. Il était trop jeune avant la guerre, et n'avait assisté qu'à quelques soirées où il était présent. Il gardait le souvenir d'un homme ouvert, sans prétention. Autre chose aussi, il avait grand soin d'utiliser des mots précis. Oui, il se souvenait qu'il cherchait parfois le mot juste et se reprenait pour affiner son propos. Mais Myko avait toujours eu, depuis deux ans, des difficultés à rapprocher, dans son esprit, l'oncle et le Président. C'est que son élection avait été tellement surprenante, inattendue. Pour la première fois il s'attarda sur la signification de ses fonctions. Il faisait un sacré boulot, l'oncle Edouard. Ses responsabilités devaient peser un poids phénoménal. Il songea qu'il ne serait jamais, lui Myko, capable d'en assumer de semblables. Et sa pensée dériva toute seule : l'oncle Edouard non plus n'avait pas été préparé à cela. C'était un Sénateur comme beaucoup d'autres, qui n'avait même jamais été au gouvernement. Et il avait été balancé comme ça, du jour au lendemain, à la tête du pays en guerre. Il essaya d'imaginer ce que cela représentait de décisions à prendre, sans pouvoir trouver d'exemples précis. Tout cela lui était trop étranger. Il ne pouvait que ressentir une impression d'énormité. Il se souvenait de l'Europe de 1945 et de celle d'aujourd'hui. Ce n'était pas les mêmes pays, il le sentait. Pas seulement par les nouveautés apparues dans l'armée par exemple, les chasseurs d'aujourd'hui n'avaient aucune commune mesure avec les vieux Morane des débuts, de nouveaux engins étaient apparus : des hélicoptères avaient fait leur apparition au front. Mais aussi dans les mentalités. Les Européens de 1948 étaient plus mûrs qu'auparavant. Oui, plus matures, plus ouverts sur les autres, leurs concitoyens, leurs voisins, moins égoïstes. Il se leva et décida d'aller, comme chaque soir, rejoindre ceux qui venaient écouter les informations de Radio-Kiev dans la salle à manger de la grande maison. La vieille et grosse radio avait été bricolée par un oncle des Transmissions et fonctionnait avec une dynamo ; comme les postes militaires ; qu'un jeune cousin faisait marcher avec les jambes, pédalant comme une bicyclette. La radio était posée sur une commode, sous une immense carte de l'Europe. Des punaises blanches, dont la mise en place datait d'avant la guerre montrait là où étaient installées des familles de la tribu Clermont. D'autres, de couleur différente, avaient été rajoutées, depuis, pour montrer les avances chinoises et des flèches rouges et bleues affichaient les lignes des axes d'attaque, sur le front. Tous les hommes et beaucoup de tantes se retrouvaient ici, le soir, à cette heure ci. L'offensive du nord, l'avancée des Chinois, toujours pas stoppée, était angoissante. La Fédération avait engagé toutes ses troupes pour ralentir la pression, en vain. Les divisions chinoises étaient si nombreuses, si bien menées qu'elles enfonçaient à leur manière habituelle, les fronts européens. Des coups de boutoir violents suivis de quelques jours de regroupements. Mais jamais assez longtemps pour laisser aux lignes de la Fédération le temps de s'installer sérieusement. Visiblement, personne n'avait prévu cette solution tactique au Grand Etat-Major. Moscou n'était plus très loin et subissait maintenant des bombardements quotidiens. Myko savait que ses camarades de la chasse se battaient à un contre trois, devant les Ki61, les MiJ2, les Ki84, de plus en plus nombreux. Les Chinois remplaçaient très vite les derniers Zéros dans leurs Escadres. Ca l'amena à penser une nouvelle fois aux Ki61 aux ailes barrées de deux bandes noires, ceux qui avaient détruit son Escadrille. Qu'ils étaient bons ces types là ! Sobres dans leur pilotage, pas une évolution inutile. Efficaces en permanence. C'est comme ça qu'il fallait se battre, il y songea une nouvelle fois. Eliminer les petits superflus, les reprises d'altitude propres, les virages bien cadencés, sans se préoccuper des dérapages ou des glissades, sauf s'ils étaient nécessaires pour dérouter un poursuivant. Et que ces Ki61 étaient maniables, nerveux, aussi ! Il songeait à tout cela froidement, détaché, tout en marchant vers la grande maison. Il y avait les mêmes têtes dans la salle à manger et il s'assit dans un coin, près de Björn qui lui avait fait signe à son entrée. Le son était poussé au maximum de manière à permettre à tout le monde d'entendre tout en laissant la possibilité aux petits groupes de commenter entre eux, les informations. A côté de lui Björn se pencha et dit : - La 11ème armée vient d'arriver dans Moscou et installe des défenses devant la ville. Là on arrivera peut être à les stopper. - A condition qu'ils tentent bien de prendre la ville, dit un vieil oncle réfugié du Turkménistan, qui tirait sur une pipe recourbée, si culottée qu'elle empestait le tabac rustique. Depuis le début de la guerre c'est Kiev qu'ils visent. Il avait raison ce commentateur Français, l'autre jour. Celui qui disait qu'à son avis les Chinois vont obliquer vers le sud, vers Kiev, et comme on a engagé nos dernières réserves utilisables devant Moscou on n'a plus personne pour défendre la capitale Fédérale. Moi je n'aime pas du tout ce qui se passe. - Oncle Edouard ne serait pas venu nous voir si la situation était aussi dangereuse, dit alors Björn en secouant la tête. - C'est un argument, petit, mais peux-tu imaginer que depuis deux ans il y ait eu une seule journée sans décisions graves à prendre, pour l'oncle Edouard ? - Alors pourquoi est-il venu à Millecrabe ? L'étonnement du jeune homme l'avait amené à élever les deux mains, paumes vers le haut, dans un geste qui lui était si étranger, un geste tellement propre aux gens du sud, que Mykola, curieusement, en fut intrigué. Son cerveau rapprocha ce petit fait de ce qu'il s'était dit, plus tôt, en venant, sur l'ouverture des peuples d'Europe. Les mélanges étaient si nombreux, les déplacements de population si fréquents que des gestes, des manies, déteignaient des uns sur les autres… Finalement l'Europe était en train de se souder davantage. Du grand brassage de ses peuples allait sortir une autre nation avec plus de pensées, de gestes, de réflexes communs. Les atavismes resteraient probablement, mais une culture commune allait monter à la surface, modifiant les comportements, unifiant les Européens comme jamais. L'est et l'ouest, surtout. Myko s'étonna de voir des pensées pareilles survenir en lui en ce moment, alors qu'ils étaient en train d'écouter des nouvelles qui auraient dû capter totalement son attention. Etait-il devenu si étranger à la guerre ? Pensait-il, inconsciemment, qu'il ne retournerait plus au combat ? En se posant la question il découvrit avec stupeur que non. Il savait qu'il devrait encore combattre et que… oui, c'était ça, il n'était plus effrayé à la pensée de se retrouver à nouveau sous une verrière ! Les dernières semaines, ici, il était terrorisé à l'idée de reprendre les commandes. Il revoyait ses mains crispées sur le manche et la poignée des gaz, au moment du dernier combat, il sentait l'odeur d'huile en feu qui se dégageait du moteur, retrouvait l'impression affreuse que lui transmettaient son dos et ses jambes, au contact de la structure de son avion, de sa désintégration imminente. Il était persuadé que son corps, ses membres, seraient incapables de voler de nouveau. Tout cela s'était enfui. Enfin non, pas enfui vraiment mais, d'une certaine façon… assimilé. Il avait hésité, mentalement, sur le terme. - … me trouble c'est la quantité de troupes qu'ils ont engagées sur le front nord, disait un cousin, à côté. - Ils ont d'énormes réserves, on l'a toujours su, fit l'oncle Pavel, assis avec ce groupe. Mais je suppose qu'ils ont dégarni les fronts du centre, au Kazakhstan, et au sud, aussi. Tu as bien vu qu'il ne se passe rien dans ces coins là. En revanche je me demande comment ils ont fait pour envoyer ces renforts au nord sans qu'on ne voie rien. Ils ont du s'y prendre pendant tout l'hiver. Et notre reconnaissance aérienne n'a rien vu ? Ca me dépasse. - J'imagine qu'avec le mauvais temps les avions ne doivent rien voir, en tout cas dans le nord, tu dois savoir ça, toi Myko ? Celui-ci hocha la tête pour confirmer mais ne répondit pas autrement et les regards se détournèrent de lui. *** Plus tard Myko se retrouva, comme souvent le soir, avec les cousins mobilisés devant une isba. Ils buvaient un vieil Armagnac que l'un d'eux avait amené. Il était près de 22:00 quand Edouard Meerxel vint s'asseoir avec eux. Il s'était changé et portait un vieux pantalon de toile rouille, taché d'eau de Javel et un pull de laine, vert avec des pièces de cuir aux coudes, et Myko se souvint que c'était cette image qu'il avait gardée de lui. Le regard de l'oncle fit le tour de l'assemblée, s'attarda sur les uniformes et s'arrêta sur Andreï. Il lui sourit en s'asseyant. - Je suis content de vous revoir, Andreï. Surtout ici. Depuis quelque temps la famille semble avoir un don pour s'attacher les personnages rares ! - Merci Monsieur, répondit le jeune homme, assez gêné. Je dois dire que je suis également heureux de vous saluer à Millecrabe. Meerxel remarqua son trouble et ajouta : - Si vous pensez, en ce moment, à votre changement d'affectation, n'ayez pas de scrupules. Vous avez fait plus pour la Fédération qu'aucun homme que je connais, je vous l'avais déjà dit au Palais de l'Europe, au retour de votre exceptionnelle mission, lorsque j'ai insisté pour vous décorer moi-même. Et ne vous étonnez pas non plus que je sois au courant de cette affectation, on me tient forcément au courant du destin des personnes qui se sont illustrées, au niveau que vous avez atteint. Tous les regards se croisèrent, autour d'eux, et Andreï se tortilla sur son siège. Le remarquant, le Président enchaîna, un ton plus grave : - Je suis passé voir les registres de la tante Elise. La famille paie encore un prix fort. - Comme toutes les autres, Edouard, fit l'oncle Roberto. Enfin tu le sais mieux que personne… Je suppose que ça doit être dur de savoir les choses avant les autres. Meerxel hocha la tête lentement. - Oui. C'est pour cette raison que je refuse de connaître les affectations des membres de la famille. Si je savais que tel cousin ou tel neveu combat dans une certaine division qui va être engagée sévèrement… ce serait encore plus difficile. - C'est toi qui es dans la position la plus éprouvante, Edouard, dit l'oncle des Transmission de la Garde. De toute la famille c'est toi qui souffres le plus. Et je me demande souvent comment tu peux tenir ? Meerxel sourit vaguement. - Et bien tu le vois. Cette fois, j'ai eu besoin de faire retomber un peu la tension. On ne peut pas dire que ce moment ci était le meilleur, avec l'offensive du nord, mais j'ai eu besoin de respirer un peu… de remettre ces vieux vêtements, ajouta-t-il en souriant plus largement, de voir vos bobines, termina-t-il en regardant autour de lui. Ses yeux s'accrochèrent à Myko et il laissa tomber : - Je ne pose jamais de question à propos de vous tous mais, parfois, on me tient au courant de faits précis qui ressortent du quotidien des combats, les faits exceptionnels, évidemment. Les gens qui me tiennent informé ne savent rien de nos liens, de la famille, je veux dire. J'ai été heureux de signer, personnellement, l'attribution de tes dernières médailles Mykola. Dont je vois que tu ne les portes pas encore. La modestie est une chose, l'exemplarité une autre. Quelques fois les autres y trouvent un réconfort, ou un encouragement. C'est la tradition pour des décorations d'un niveau élevé, le Président, lui-même, doit les parapher. C'est ainsi que j'ai été au courant, puisque tu n'en es pas tout à fait au stade de notoriété où la radio donne les scores des meilleurs chasseurs ! Je trouve ça un peu excessif, d'ailleurs, mais l'habitude en a été prise et ça réconforte la population… Enfin, heureux et peiné à la fois en apprenant quel prix tu les avais payées. Pourras-tu revenir au front, mon petit ? Les pilotes, et les chefs comme toi, sont rares, eux aussi. Cela fut un terrible choc, pour Myko, d'entendre ces paroles. Elles atteignirent cette partie, en ruine, de son cerveau, de sa conscience. Y explosèrent. Il croyait ce que venait de dire l'oncle Edouard sur sa souffrance à propos des hommes de la famille qui étaient au combat. Il savait qu'il n'avait pas menti, et qu'il connaissait probablement le traumatisme dont il avait été victime. Et ce même homme, souffrant de ce qui lui était arrivé, était capable de lui demander quand il repartirait ? Où trouvait-il ce courage ? Pour la première fois il admira son oncle sans réserve et les mots sortirent de sa bouche sans qu'il ne s'en rende compte. - Bientôt, j'espère, oncle Edouard. Dès que je serai apte à commander de nouveau en vol. C'est ce qu'on attend de moi, je pense. C'était la première fois qu'il exprimait quelque chose au sujet de la guerre, depuis sa sortie de l'hôpital, qu'il ne se bornait pas à répondre oui ou non et faisait plusieurs phrases complètes ! Il ne sentit pas les regards étonnés, puis chaleureux des autres. Il était encore plongé dans l'émotion qu'il venait de ressentir et dans l'idée qui s'était inscrite ensuite dans son cerveau, en s'entendant prononcer la réponse qu'il avait faite. Ces mots, qui lui étaient venus sans qu'il n'y ait réfléchi, traduisaient véritablement ce qui se passait en lui ! Le toubib avait raison sur l'authenticité des réponses instinctives, il le comprenait vraiment en cet instant. Ce n'était pas l'idée de se retrouver aux commandes d'un avion qui le terrorisait. Pas le fait d'engager le combat contre un chasseur chinois. Non ! C'était la pensée qu'il allait devoir donner des ordres à d'autres hommes, des ordres dont l'exécution pourrait amener leur mort ou leur survie. C'était lumineux, en lui. Il avait, maintenant, une peur affreuse de se tromper… - Tu sais, Myko, reprenait Meerxel, on ne délivre pas les Glaives, Lauriers et diamants, et la Légion d'Honneur pour la troisième fois, sans demander des explications. J'ai eu droit à un dossier à ton propos. Je connais les jugements que tes supérieurs portent sur toi, et leurs motivations. Cette Croix de Fer sanctionnait ton courage de soldat, tes qualités de pilote de chasse : la Légion d'Honneur, Commandeur de la Légion d'Honneur, c'était autre chose. C'était la valeur que l'on accordait à ta capacité à commander, une distinction quasi professionnelle, accordée par tes paires. Le commandement est un don. Un certain nombre de gens le reçoivent, c'est vrai, mais il n'est pas nécessaire d'en jouir pour recevoir un poste important. L'expérience dans une fonction permet d'exercer un commandement avec suffisamment d'efficacité pour que la plupart des responsables soient en réalité à ranger dans cette catégorie. En revanche je ne crois pas que ce don puisse s'évanouir. Il peut, comme les autres, être parfois masqué, passer en second plan ; comme celui d'un peintre en panne d'inspiration ; mais il demeure là. Fais-moi confiance, je parle là de choses que je connais. Je dois constamment faire des choix, désigner telle ou telle personne à un poste clé. Les Chefs se révèlent toujours. Toujours. On ne les fait pas toujours sortir du lot commun, dans la vie civile, parce qu'il y a des questions mesquines de rivalités professionnelles, de craintes pour sa propre carrière, notamment, de jalousie tout bêtement, qui se greffent. Mais ça ne change rien : on les a reconnus. Bien sûr, l'individu choisi peut se tromper en exerçant les fonctions qu'on lui donne. Celui qui me dira qu'il ne s'est jamais trompé est un menteur ou un imbécile. Le droit à l'erreur est inséparable de l'homme, et il ne faut pas avoir démesurément honte d'en commettre. Pas trop souvent, c'est tout. Malgré les conséquences, en temps de guerre, elles vont de paire avec la réussite. Il ne peut y avoir l'une sans les autres. D'un homme qui semble ne jamais faire d'erreur je me méfie terriblement. Ou bien il a été assez habile pour les cacher, ou bien il a une chance folle. Et la chance ne dure jamais toute la vie… C'est Napoléon qui disait, tout de suite, à propos d'un général qu'on lui recommandait : "A-t-il de la chance ?". Mais il a été un grand consommateur de généraux, tu le sais… Tiens, à l'Etat-Major général, des gens expérimentés se sont trompés. On n'a pas cru à cette offensive, si tôt dans la saison, avant la véritable fonte des neiges. Mais qui, chez nous, aurait pu penser à un dégel aussi rapide, aussi exceptionnel ? Est-ce que je devrais éliminer les responsables ? Certainement pas. Ils se sont trompés sur les intentions de l'ennemi, mais ce sont de bons officiers et ils ont eu affaire à un coup de génie des Chinois. Il n'y a aucun précédent. Même von Clausewitz est muet sur cette manœuvre. Il y a un génie à l'Etat-Major chinois ? Bien, nous en avons aussi. Mais imagine, Myko, les conséquences de cette erreur de jugement… imagine les dizaines de milliers de morts que va nous coûter cette erreur d'appréciation ! Simplement parce que quelques hommes n'ont pas imaginé cette stratégie. Ce sont des hommes, petit, ils sont faillibles. Et ils se sont rattrapés, depuis. Je ne veux pas dire ici ce que nous préparons, mais nous allons répondre, habilement je crois, à cette attaque. Et ce sont les mêmes hommes qui en ont imaginé notre réaction ! Tu vois que nous avons eu raison de les garder, malgré leur erreur. Myko était en pleine confusion. Il n'avait jamais pensé à la responsabilité de ceux qui auraient pu prévoir l'offensive chinoise, au nord. Des dizaines de milliers de morts, en effet ! Et ces hommes n'étaient pas différents de lui ? Il s'imagina à leur place et fut épouvanté. Il ne se rendait pas compte qu'il balançait lentement la tête de droite à gauche, il prit seulement conscience de la voix de l'oncle Edouard. - … une guerre est pleine de circonstances de ce genre, il faut l'accepter parce que nous n'y pouvons rien. La roue va tourner. Et à quel prix, cette fois encore ? Pourtant nous ne devons pas nous y attacher, à Kiev. Nous n'en avons pas le droit. Il faut voir plus loin que les pertes immédiates. Plus loin. La conversation roula ensuite sur la guerre, le quotidien de chacun des soldats présents. Meerxel voulait connaître les reproches qu'ils avaient à faire, même les petites choses, expliquant qu'à son niveau il ne pouvait se faire une idée de leur vie et que les officiers d'Etat-Major qu'il rencontrait ne pouvaient pas lui répondre non plus. Un peu timides, au début, ils comprirent et dès lors donnèrent des avis sur tout. Une chose surprit tout le monde. Lorsque Meerxel leur dit à quel point l'Europe s'était mise au travail. Il leur parla du projet de Colombiani, au début de la guerre, la création de laboratoires et des Centres de Recherches multidisciplinaires. - Aujourd'hui je commence à en voir des résultats apparaître, dit-il. L'Europe de l'après-guerre sera un autre pays, si transformée, dans les façons de penser et de vivre, dans les nouvelles choses apparues, que l'une des difficultés de nos soldats sera de s'y adapter, je le sais et j'y pense. Il faut que nous ayons déjà les moyens de les aider à trouver leur place dans ce nouveau monde. - Edouard, n'exagère tout de même pas, je continuerai à écrire à la famille avec mes vieilles plumes ! lâcha Elise avec une petite moue désapprobatrice. - Ne crois pas ça, Tante Elise, s'amusa Meerxel. Déjà les machines à écrire sont devenues électriques et sont beaucoup plus rapides. On peut même effacer les dernières lettres tracées, en tapant simplement sur des touches particulières. Un nouveau crayon-stylo vient d'être mis au point par le Baron Bic, un industriel. Il n'a plus de plume mais une minuscule bille qui en tient lieu et l'encre contenue à l'intérieur permet d'écrire pendant des semaines ! Tu aurais imaginé cela, Elise ? Mais les découvertes touchent des domaines tellement divers que ce sera là ce qui sera le plus perturbant. Imagine, par exemple que des travaux permettent déjà de conserver des légumes intacts, même de la viande ou du poisson, dans des sachets, dans des armoires frigorifiques à température très basse, pendant des mois. Des mois ! Ce qui va nous permettre, notamment, de faire parvenir bientôt, je l'espère, des aliments frais sur certains fronts. Mais il est certain que le plus surprenant sera l'usage fait de la télévision. - On en a parlé au début de la guerre, intervint Björn, je me souviens. Elle permettait de relier directement deux villes, c'est ça oncle Edouard ? Comme la radio mais avec une image ? - Les techniciens ont dépassé ce stade, mon garçon. Ce sont maintenant des appareils de la taille de trois fois une grosse radio actuelle. Avec un écran, donc, et on peut recevoir n'importe où ; dans le rayon d'émission des antennes ; des images enregistrées, ou émises directement. Je veux dire que chacun, chez soi, le peut. La télévision est, techniquement, capable de remplacer la radio chez tout le monde. On pourra même regarder un film de cinéma chez soi, ou l'interview d'un homme politique, par exemple. - Tu veux dire que… tu pourrais faire un discours et partout en Europe on te verrait sur l'écran ? fit l'oncle Wilmur, un ancien préparateur en pharmacie, réfugié de Sibérie. - Tu as tout de suite compris, cousin. Effectivement c'est un instrument fabuleux pour un gouvernement, et qui exigera de grandes qualités morales, de la part de ceux qui l'utiliseront. On pourrait ainsi faire une propagande tellement efficace que cela fait un peu peur. - Mais un instrument de riche, cousin, encore une fois. - C'est une découverte d'avant-guerre mais mise définitivement au point dans les laboratoires d'Etat. J'ai profité de cela pour faire déposer des brevets nombreux. Ils ne seront cédés ensuite que sous des conditions extrêmement sévères. Un prix de vente abordable en fera parti. Et ne vous y trompez pas tous, la télévision sera dans une bonne partie des foyers d'Europe dans moins de vingt ans ! On est en train, dans toute l'Europe de l'ouest, d'installer des antennes relais pour qu'une émission soit reçue, en même temps, aussi bien à Paris qu'à Kiev et, après la guerre, à Vladivostok. Mais les radios aussi ont de beaux jours devant elles. Nous avons désormais des postes, plus petits, qui utilisent un nouveau composant, comme disent les scientifiques, et avec des piles. De simples piles, beaucoup plus petites elles aussi, que celles que vous connaissez pour les lampes électriques. Des radios que l'on peut emporter avec soi en voyage, par exemple. En réalité le pays travaille tellement vite, et dans tant de domaines différents, que je ne suis, moi-même, pas au courant de tout ce qui est mis au point. Vous imaginez cela ? *** Myko dormit peu, cette nuit là, surveillé par Binou, qui ronronnait doucement près de sa tête. Beaucoup de pensées contradictoires venaient à son esprit. Au milieu de la nuit il décida de mettre, par écrit, un peu d'ordre dans ce fatras. Ne voulant pas réveiller Björn il s'habilla rapidement réendossant ses vêtements de la veille et se dirigea vers la grande maison avec de quoi prendre des notes. Il sortait de la pinède, traversait une étendue de sable, quand une voix claqua, derrière lui : - Halte, qui êtes-vous ? Il s'immobilisa et répondit, retrouvant sans y réfléchir sa voix de commandement : - Capitaine Stoops, 96ème Escadre de chasse. Une silhouette sortit de derrière un tronc d'arbre, sur la gauche, une Sterlinch braquée vers le sol, mais tenue à deux mains. L'homme était en civil. La lune était masquée par intermittence et il ne voyait pas son visage. - Que faites-vous ici, Capitaine ? - Je me rends dans la maison de mon Grand'Oncle. - Vous êtes un parent ? La voix de Myko fut plus sèche en répondant : - Etes-vous habilité à poser cette question, sentinelle ? Menez-moi à votre officier responsable. Le gars avança de quelques pas et le jeune homme reconnut l'un des hommes qui avait parlé avec Edouard, ce soir, à la salle à manger d'été. - Inutile, je suis l'officier responsable de la sécurité… La radio fonctionne depuis un moment c'est pourquoi je vous ai intercepté Capitaine, laissa-t-il tomber en baissant la voix. L'accès à la maison est momentanément suspendu. Même pour la famille, je suis désolé. Comprenez moi, rien ici n'a été prévu pour un séjour du Président, nous naviguons à l'aveuglette pour assurer notre travail, d'autant qu'il y a beaucoup de gens sur cette île. Nous sommes tous assez nerveux. Impossible de mémoriser chaque visage, vous comprenez, et il n'y a ni périmètre protégé, ni barrage sur lesquels nous appuyer pour avoir une certitude, en interpellant quelqu'un. Capitaine, vous avez eu une bonne idée de mettre votre uniforme ; nous avons mémorisé les tenues, elles ; j'aurais été beaucoup plus nerveux dans le cas contraire. Votre oncle n'est pas un homme facile à protéger. Myko sourit en silence, dans l'obscurité. - Je m'en doute un peu, Monsieur. - Puis-je vous aider à quelque chose, Capitaine ? - Je cherchais un endroit où je puisse faire de la lumière pour écrire. - L'isba où je suis logé est tout de suite là, il y a l'électricité. - L'électricité ? - Oui, le chaland a également tiré un câble électrique du continent pour rendre utilisable certains appareils que nous avons apportés. Ils seront camouflés demain et resteront en place, ensuite, pour le cas où votre oncle reviendrait dans l'île… Savezvous… Le gars eut un petit rire étouffé et reprit : - Savez-vous que le Président a demandé à payer personnellement les frais pour l'électricité ? Myko sourit une nouvelle fois. - Ca ne m'étonne pas, c'est bien son genre. - Je vous conduis à l'isba, Capitaine, sinon des gardes vont s'étonner de vous y voir. C'était à quelques pas en effet, et le jeune homme s'assit devant une table, sortit un carnet qui ne le quittait pas depuis des jours et se mit à écrire quand il réalisa ce qui venait de se produire. Il avait eu une véritable conversation sans en être dérangé ! Il s'était exprimé. Pendant quelques minutes il s'était intéressé à cet homme, suffisamment en tous cas pour lui parler, il le découvrait brusquement ! Tout semblait s'accélérer, en lui. Il réfléchit un moment puis se mit à écrire, notant tous les changements de comportement qu'il avait vu chez lui. A commencer par la conversation qu'il venait d'avoir avec le chef de la sécurité. Puis il oublia l'incident, notant en style télégraphique les sujets, les bribes de phrases qui l'obsédaient. Au fur et à mesure qu'il écrivait, soit il barrait d'un long trait la phrase qu'il venait d'écrire, soit il écrivait un grand NON, au bout. * J'ai craqué, mais après quoi exactement ? Le choc de voir les autres descendus ? D'être moi-même abattu ? Autre chose ? * Peur de me retrouver de nouveau aux commandes ? NON. * Peur de combattre, désormais ? * Peur de retomber sur ces pilotes chinois précis ? * La Chine est responsable de tout ce qui m'arrive. NON, TROP SUCCINCT. * "Chaque homme est unique… Il est naturel de craquer." * "Il ne faut pas la même dose de courage à chacun au combat." * Est-on plus fragile ensuite ? * "Il faut se blinder le cœur." * Comment ? * Le blessé léger qui s'est laissé mourir… Pourquoi ? "Tout le monde" en a marre. … Il tenta ensuite de dégager des idées maîtresses de chacune des lignes qu'il avait tracées. Il se sentait angoissé, tendu, aurait aimé avoir quelque chose de fort à boire. Sincèrement il pensait qu'il était capable de piloter à nouveau. Qu'il pourrait maîtriser le tremblement de ses mains. Il s'imagina sous sa verrière, aux commandes… Mais il ne put se représenter avec suffisamment de précision au combat. Il revoyait toujours les Ki61 à bandes noires et il retrouvait, fugitivement, la haine, mais aussitôt recouverte d'une impression d'impuissance. " Il est naturel de craquer". Ca ne lui paraissait pas aussi naturel que ça. Le Commandant Violet n'avait pas craqué et il volait autant que les pilotes. Ou alors… Il songea soudain que ce qui le particularisait, lui Myko, était la perte de son Escadrille. Il relia le fait à son sentiment de culpabilité, ou le sentiment de n'avoir pas su réagir, pendant le combat. Cette fois encore il retrouva, dans sa mémoire, le film de la bagarre. Il n'y avait rien à faire ! Il en fut certain. Ils étaient plus nombreux, avaient individuellement parfaitement réagi en voyant les FW 190 TA débouler des nuages. Ces types étaient très expérimentés, bien commandés, et avaient gardé leur sang froid. Continuant, notamment, à voler par paires, au minimum, contrairement à l'Escadrille qui n'était plus en formation à la sortie des nuages. Ca il faudrait y remédier, forcer une formation en plongée à garder sa trajectoire initiale jusqu'à y voir clair. Il commença à chercher une méthode pouvant anticiper ce qui s'était produit. Curieusement il "voyait" les avions de son Escadrille mais ne reconstituait pas le visage des pilotes. " Se blinder le cœur." Oui, ça c'était certainement une bonne solution, quitte à paraître froid. Il continua ainsi longtemps encore. *** Le lendemain ils firent une sortie en voile à quatre bateaux, avec l'oncle Edouard. Myko n'était pas dans le sien et, assez détaché, il ne fit que prêter la main aux manœuvres. Il était toujours dans ses réflexions. Son esprit en revenait toujours à ces officiers de l'Etat-Major qui étaient en situation de se reprocher la mort de tous ces soldats, dans le nord. A chaque instant, son cerveau le ramenait à son cas et il se demandait dans quel état il serait, lui, à leur place. C'était bien cette culpabilité qui l'avait fait craquer, il l'avait admis. Le combat lui-même avait été très dur, mais il en avait connu d'autres auparavant. D'accord, jamais devant des pilotes aussi forts. Les Chinois devaient avoir réuni dans une même Escadrille beaucoup des meilleurs chasseurs de leur armée. Et puis, soudain, tout fut clair en lui. Il savait où il s'était trompé… Tant que ses gars luttaient, sa place était auprès d'eux, mais quand il s'était retrouvé seul, il aurait dû dégager, se mettre à l'abri, s'enfuir. Mettre les gaz à fond, manœuvrer, remonter vers la couverture nuageuse, et y rester, il se souvenait qu'il l'avait fait, à un certain moment, savait qu'il aurait été capable, techniquement, de s'en tirer ! Mieux valait sauver un pilote que disparaître avec les autres. C'était ça l'efficacité, qu'il recherchait tellement ! Mourir avec ses pilotes était un luxe intellectuel. Un geste absurde au regard de la guerre. Il était là pour combattre, pas pour avoir des problèmes de conscience. Ce principe était toujours valable, dans tous les cas de figures. Même si on avait condamné sa fuite, à l'Escadron, il y aurait toujours eu un pilote récupéré pour combattre de nouveau. Bien sûr, il le voyait bien, maintenant, c'était ça la bonne attitude ! Lui, avait obéi à la vieille devise de Guynemer, pendant la Première guerre : "Faire Face". Ils avaient fait face pour quel résultat ? Son Escadrille anéantie. Ce n'était pas du tout efficace, ça. Ils avaient eu raison d'essayer de livrer combat aux Ki61, mais après l'anéantissement, il devait fuir. En quoi la disparition du dernier pilote de l'Escadrille apportait quoi que ce soit à la guerre ? Il sentit un immense regret l'envahir en regardant la mer, inconscient des conversations autour de lui. Oui, c'était ça la guerre. Une vague glacée qui vous occupait tout entier. "Se blinder le cœur". Que chaque geste, chaque décision soit efficace, utile. La sensibilité ce serait pour plus tard, s'il devait y en avoir un. On lui demandait d'abattre des avions ennemis ? C'est ce qu'il allait faire, désormais, en économisant la vie de ses pilotes, mais comme il le faisait des obus de ses canons ! Sans plus y mettre de son cœur. *** Le lendemain soir, ils écoutaient les informations à la radio dans la grande maison, quand le présentateur annonça que, le matin même, une grande offensive européenne de chars avait été déclenchée au Kazakhstan. Voilà pourquoi l'oncle Edouard avait passé un si long moment à la radio et au téléphone, pendant la nuit ! Alberto Ruiz poussait un hurlement, un poing en l'air, surexcité au moment où Edouard Meerxel entrait dans la pièce. Celui-ci sourit et beaucoup de ses cousins vinrent vers lui et lui tapèrent les bras, comme des gosses. Il fit mine d'accuser les coups et de se réfugier sur un siège. Tout le monde se tut pour écouter les infos. Les chars s'enfonçaient dans le désert Kazakh et n'avaient livré jusqu'ici qu'une seule bataille pour bousculer la ligne de front chinoise ! - Avec les 450 kilomètres d'autonomie des T 34 contre les 200 du Panther et 250 du Léopard, ils ne sont pas près de nous rattraper, pas vrai oncle Edouard ? lança Antonio, toujours debout. Meerxel hocha la tête doucement en souriant. - Tu as compris, mon petit, fit-il. - Ca, c'est de la stratégie, dit un vieil oncle à l'autre bout de la salle. Ils nous enfoncent, au nord, on les enfonce plus au sud. Seulement nous, on a du terrain libre, devant nous, pour progresser. Ce soir là ce fut le café du commerce. Les stratèges en chambre firent leurs pronostics, devant la carte murale, n'osant pas interpeller trop directement Meerxel mais brûlant d'envie de le faire. C'est ce soir-là que Myko vint frapper à la porte de Tante Elise et lui demanda à voir son Grand Cahier… *** Le jeudi suivant, le jour où Myko allait consulter le médecin à Odessa, il se présenta au petit embarcadère du chantier où venait le prendre une vedette de la marine, il était en tenue, portait toutes ses médailles sur la poitrine et sa cantine était posée près de lui. Le matin de bonne heure, il avait confié Binou à Tante Elise, qui lui avait promis de s'en occuper personnellement, avant qu'il ne soit récupéré par la famille Stoops. Il lui avait laissé la chemise qu'il venait de porter pendant plusieurs jours, en courant. Elle était imprégnée de son odeur et son père lui avait dit combien il était important pour un animal de sentir l'odeur de son maître. En fin de matinée quand il entra dans le bureau du médecin, très calme, il lui adressa directement la parole, sans attendre une question. - Je sais pourquoi j'ai craqué, je sais que j'ai anormalement culpabilisé, je sais où je me suis trompé, docteur, et pourquoi. Je suis en état de reprendre mon poste aujourd'hui. - Vous avez écouté les informations ces jours-ci, Capitaine ? fit l'autre un peu surpris. - Oui, mais ça n'a rien à voir. Je ne réagis pas par enthousiasme patriotique, à l'idée de l'offensive, si c'est cela que vous craignez. J'ai appris, je n'ai pas le droit de vous dire comment, que des officiers ont une responsabilité bien plus terrible que la mienne, mais ce n'est pas non plus cela qui m'a fait voir clair. Davantage, peut être, la théorie d'un cousin qui m'a dit que la seule façon de résister à la guerre est de blinder son cœur. Je ne le prends pas au pied de la lettre, mais je me rends compte qu'il faut commander avec plus de recul, que personne ne peut éviter totalement les pertes, aussi habile soit-il. Je sais maintenant que j'aurais peut être pu sauver un ou deux des pilotes de mon Escadrille en ordonnant de rompre le combat, de se réfugier dans les nuages, mais l'idée ne m'en est pas venue pendant le combat. Je la garde pour une autre occasion, si c'est nécessaire. - Je savais que vous me diriez un jour une phrase aussi longue mais… enfin je suis surpris, Capitaine. Je constate aussi que vous ne dites plus "mes" pilotes mais "les pilotes de mon Escadrille". Enfin je vous rappelle que l'un d'eux s'en est tiré. - Pas grâce à moi, c'est pourquoi je l'exclus de mon raisonnement. - Qu'en savez-vous, Capitaine ? Personne, pas même ce pilote, ne peut dire comment il s'est tiré d'affaire. Peut être est-ce en vous voyant combattre, en raisonnant ou par hasard ? Je ne sais pas, mais je ne me hâte pas de faire une conclusion, comprenezvous ? Personne ne peut dire qui est à la base de quoi, vous voyez ? Vous auriez aussi bien pu sauver tous vos camarades et seriez bien incapable de savoir pourquoi. Votre tâche de chef était de les mettre en position de se battre, vous l'avez fait, le reste ne vous appartient pas. Défaite ou succès, vous me suivez ? Vous ne pouvez pas tout faire vous même. Vous battre, à votre place et à la leur. Il y a une part d'une mission sur laquelle vous ne pesez pas. Vous ne pouvez pas décider qui va vivre ou qui va mourir, Capitaine. Vous n'avez ni ce pouvoir, ni ce droit, vous en convenez ? Myko hochait la tête, les yeux rivés sur son interlocuteur. - Oui et je ne voudrais pas de ce pouvoir. Je ne suis qu'un petit homme, et je ne veux pas être davantage. Je n'en ai pas les moyens. Je suis capable de mener 11 hommes au combat un point c'est tout. Le médecin le regarda longuement, parut balancer un moment puis dit : - Que désirez-vous ? - Votre autorisation de reprendre du service. - Je vais peut être vous donner ce document. Et ensuite qu'allez-vous faire ? Tout de suite après, en quittant ce bureau ? - Téléphoner à l'Etat-Major de l'Armée de l'Air, à Kiev, pour demander un stage de remise en condition et une nouvelle affectation. - Où ? - Peu importe, dans mon Escadron ou dans un autre. - Vous seriez prêt à retourner dans votre propre Escadron ? - Là ou ailleurs, ça n'a pas d'importance. - Bien… bien… Je vous donne votre autorisation Capitaine. Pour moi, médicalement, vous avez repris le dessus. Physiquement et moralement, vous êtes en état d'assumer vos responsabilités. Ce sera probablement encore douloureux pendant quelque temps mais je pense que le travail que vous avez fait sur vous même, vos réflexions, votre introspection, ont fait le plus important. Est-ce bien ce que vous ressentez, vous même ? - Je suis différent de celui qui pilotait il y a six mois, et très différent aussi de celui qui est entré dans votre bureau il y a des semaines. Mais j'imagine que tout le monde est comme ça, que nous passons tous par des phases de transformation. - Attendez de devenir père, vous verrez bien autre chose ! *** A 16:50, trois semaines plus tard, Myko était installé sous la verrière d'un FW 190 TA, guettant la fusée verte, au pied de la tour de contrôle du terrain de Blassok, 300 kilomètres à l'ouest de Kiev. Il venait de refaire à vitesse archi accélérée toute la formation opérationnelle. Il se sentait bien, détaché, froid surtout, attentif, ne prêtant aucune attention au second appareil piloté par un Capitaine instructeur, Sentinelle 1, chargé de son évaluation, là juste à gauche, un peu en arrière de son aile. Tout était revenu très vite, il avait retrouvé ses sensations comme s'il n'avait pas piloté depuis quelques jours seulement. Après le stage effectué sur FW 190, le Commandant des vols lui avait prêté un FW 190 TA, Long nez, le matin, pour qu'il se le remette en main avant de passer le test d'évaluation dans l'après-midi avec un grand Hongrois rigolard aperçu de loin. Le feu passa au vert, là-bas sur la tour de contrôle et il enfonça la manette des gaz dans la même fraction de seconde. Son moteur gronda et il sentit le manche prendre vie, dans le creux de sa main. Presque tout de suite il le poussa si légèrement en avant qu'un observateur n'aurait pas vu de déplacement. Mais la queue du FW se souleva sous la tornade déclenchée par la grande hélice contre la piste et il distança son ailier d'une dizaine de mètres dans l'accélération. Ses roues quittèrent le sol si vite que Sentinelle 1 fut largué. Il le vit, dans son rétro et se borna à afficher une pente de montée aiguë tout en entamant un virage à gauche. Il retrouvait la poussée du "Long nez" et y prenait plaisir. A 1 500 mètres il réduisit et se plaça en orbite d'attente, surveillant la montée de l'instructeur. Il savait qu'il l'avait distancé en pilotage pur. En diminuant au maximum réalisable les traînées parasites de l'effet des commandes sur la trajectoire de l'avion, avec des gestes très doux, sur le manche, Binard lui-même, au club autrefois aurait dit que c'était du bon travail. En vol à voile le pilotage doit être d'une pureté, d'une sobriété parfaite sinon le planeur ne grimpe pas aussi bien que ses concurrents, en compétition. Plus bas, Sentinelle 1 commença à s'éloigner vers le sud bien avant d'avoir rejoint son altitude. - "Sentinelle 2, venez regrouper sur moi par la droite, fit la voix dans ses écouteurs. Vous avez quarante-cinq secondes pour cela". Myko sentit un petit coup au cœur : ça démarrait. Mais ses mains se mettaient déjà au travail, il renversa sa machine par la droite et accéléra. Il s'aperçut tout de suite que son N°1 s'éloignait maintenant très vite et anticipait un prochain virage d'éloignement, plein sud est, pour lui compliquer le regroupement. Aussitôt il ouvrit les gaz en grand et plongea vers le sol sans quitter l'autre machine des yeux. Sa vitesse monta très vite. Il frôlait les 755 km/h quand il tira sur le manche. "L'altitude c'est de la vitesse, la vitesse c'est de l'altitude en puissance", il crut entendre la voix de Binard dans ses écouteurs… Le FW jaillit vers le ciel, le nez pointé vers l'autre FW, à 1 000 mètres d'altitude seulement, qui ne le vit pas venir, sous sa queue. L'instructeur commença une série de S pour découvrir ses angles morts et Mykola suivit les évolutions pour rester hors de vue. Si Myko avait pu voir son propre visage, à cet instant, il aurait été très rassuré sur son compte. Aucun sentiment ne transparaissait, ses traits étaient impassibles. Il savait qu'il était en train de réaliser une interception parfaite mais n'en montrait aucune satisfaction particulière. Il avait deviné le test quand Sentinelle 1 n'avait pas pris sa direction après avoir quitté le tour de piste. C'est ce que lui aussi aurait fait pour jauger un jeune pilote. Si ce n'est qu'un jeune n'aurait pas réussi à se trouver à 1 500 mètres aussi vite… - "Plus que huit secondes", annonça l'instructeur. - "Considérez-vous comme mort depuis six secondes", répondit Myko en apparaissant soudain à l'aile droite de l'autre FW et en immobilisant son avion en une seule action sur le manche et les gaz. Il vit distinctement le Capitaine sursauter quand il tourna la tête de son côté, puis sourire. Enfin grimacer plutôt ! - "Evolutions", lâcha-t-il à la radio. Pendant les six minutes qui suivirent Myko resta rivé à l'aile du chef de patrouille qui passa en revue toutes les formes du vol de groupe. De plus en plus vite. - "Ca va, finit-il enfin par dire. Exercice de combat. Vous volez dix secondes vers le nord et moi dix secondes ailleurs. Combat ciné-mitrailleuse en trois coups au but sûrs." - "Reçu", renvoya Myko qui bascula sur l'aile droite et passa au cap nord en piqué. Il jouait le jeu jusqu'à un certain point, sachant qu'un test vise aussi à évaluer la naïveté du candidat. Il surveillait son rétro tout en comptant mentalement. Sa mitrailleuse-caméra était sélectionnée. A dix il vira sur la tranche en redressant à l'horizontale, croisant les commandes, pieds et manche. Il fit très vite un 360°. Rien en vue. Le gars connaissait le coin et savait sûrement utiliser la lumière et la visibilité locales. Il piqua brusquement vers le ras des arbres en allant vers l'ouest. A cette heure de la journée la bonne tactique était de venir par l'ouest pour aveugler son adversaire, évidemment. Aussi près du sol Myko était moins gêné par les rayons du soleil et il voyait bien le ciel. C'est ainsi qu'il découvrit Sentinelle 1 à deux cents mètres d'altitude, pas plus, loin à droite. Il vira sèchement de ce côté et resta collé au sol, sautant les arbres à la dernière seconde. Ce fut d'une étonnante facilité. Un virage à gauche et il était sous l'autre FW qui le cherchait en faisant des changements de cap toutes les trois secondes mais en conservant un cap moyen à l'est. - "Vous vous êtes trop éloigné, Sentinelle 2", fit la radio. - "Je ne pense pas, répondit Myko en plaçant la silhouette de l'avion de l'instructeur au milieu des cercles de son collimateur, à moins de cinquante mètres devant. Vous êtes descendu." Puis il mit manche au ventre pour attirer son adversaire vers 1 500 mètres, une altitude que les pilotes n'aimaient guère, en général. Trop haute pour coincer un ennemi et pas assez haute pour pouvoir se défiler en piquant à l'aise. L'autre FW suivit. Cette fois Myko fut dans sa queue en exécutant simplement une boucle ! Mais tellement serrée qu'il encaissa 4 G. Le capitaine avait lâché avant, et le découvrit dans sa queue. - "Ca va Sentinelle 2, on laisse tomber, on rentre" se borna-t-il à envoyer en reprenant le cap du terrain. Ils se posèrent aile dans aile et roulèrent jusqu'au point de dispersion des appareils d'où l'instructeur s'éloigna, à pieds. - Le Capitaine Hordach vous rejoint au mess, Capitaine. Il a dit que c'était pas la peine de passer au bureau du Commandant des vols, dit un Sergent mécano en venant vers Myko. Myko buvait un thé frais dans le mess occupé par quelques instructeurs de la base, quand le sien arriva, tenant son casque à la main. - D'accord, dit-il en le posant près de lui sur le comptoir, vous savez piloter. Maintenant vous me dites comment vous vous appelez. - Mykola Stoops, 951ème Escadron. - … Stoops ? Le gars aux six victoires en un combat ? Le jeune homme acquiesça de la tête et le Capitaine eut un sourire. - Ah je préfère ça ! Le Commandant m'avait seulement dit que vous étiez bon. Me faire toucher comme ça deux fois en moins d'une minute ça me flanquait un complexe. J'ai une réputation à tenir moi aussi, ici, vous voyez ? - On n'a pas vu le film, rien n'est encore sûr. - Si. Je crois qu'on sait quand on a été mouché, pas votre avis ? Là, je le sais. Vous étiez trop près pour louper. Mais battu par vous, ça va. Ma réputation ne va pas en souffrir. Vous repartez en Escadron après blessure ? - Descendu. Le type ouvrit de grands yeux. - Vraiment ? - Le jour des six victoires, justement. Par une formation de Ki61 avec des bandes noires sur les ailes. Des tout bons. - Ah j'en ai entendu parler de ceux là. Il paraît que les Chinois ont rassemblé leurs meilleurs chasseurs dans un même Groupe, qu'ils appellent je ne sais plus comment. Ils font des ravages chez nous, à chaque fois qu'on les rencontre. Dans les Escadrons on les appelle les Bandes noires, justement. Pendant la Première Guerre les nôtres faisaient un peu la même chose, je crois, ils peignaient des trucs sur leur machine. Psychologiquement ils prenaient un avantage avant d'avoir commencé le combat. - Je ne me souvenais pas de ça, dit Myko qui assimilait l'information. Ainsi ils n'étaient pas tombés sur une unité courante ? Il s'en doutait bien mais l'entendre confirmé lui faisait du bien. Au fond ça ne changeait plus grand chose pour lui. Ils discutèrent un moment du combat. C'était la première fois que Myko l'évoquait avec un pilote puisqu'il n'était jamais revenu à l'Escadron. Il n'éprouva aucune émotion et en fut surpris. Même s'il l'avait assimilé, il pensait qu'en parler serait pénible. Non. C'était le passé. Mais il fallait maintenant l'enterrer sous des couches d'autres souvenirs, d'autres vols, d'autres combats surtout. Tenir. Depuis un moment, un grand type, la tête recouverte de son casque le dévisageait, à l'autre bout du bar. Le gars se décida soudain et vint vers lui. - Vous êtes Myko Stoops, non ? C'est à cet instant que le jeune homme le reconnut. Le Sergent-Major Van der Belt ! Son instructeur de Lambiri, en Grèce. - Non, Perrrcival, dit-il en retrouvant le souvenir du surnom qu’il lui avait attribué. Salut Major. - Adjudant Chef, aujourd'hui, fit l'autre avec un grand sourire. Un sourire comme il n'en avait jamais eu, autrefois… - Content de vous revoir, Major, insista Myko. Pour moi vous serez toujours "Le Major", n'y voyez rien de désobligeant, au contraire. - Tu connais le Capitaine Stoops ? intervint le Capitaine instructeur de Myko. - C'est l'Adjudant-Chef Van der Belt qui m'a tout appris, précisa Myko en souriant, en école de début. Alors ils se sont décidés à vous nommer à votre vraie place, Major ? - Seulement instructeur de formation "nouvelles machines". Je leur apprends à bien manier un FW. - Vous avez de bons élèves, ici ? Je veux dire des élèves qui vous donnent satisfaction ? Moins lents que moi ? - Vous n'étiez pas si lent que ça, mais il fallait bien que je vous dope un peu, sinon vous vous seriez laissé vivre avec l'avance que vous aviez ! Van der Belt semblait avoir plaisir à le revoir et Myko en fut content. Il avait souvent pensé au Major, depuis deux ans. - Dis donc, tu sais qui est vraiment le Capitaine Stoops ? demanda soudain l'autre instructeur. Le Major le regarda curieusement. - Pourquoi tu me dis ça ? Anton. L'autre rit doucement. - Tu ne sais rien, oui !… Le Capitaine Stoops est le gars qui a égalé le record de Marseille et Hartmann, six victoires en un seul combat. Mais lui, il a envoyé six "Bandes noires" au tapis. - De Dieu !… Cette fois il était vraiment démonté. - … C'est vous ce Stoops là ? - C'est à vous que je le dois, Major. C'est vous qui m'avez tout appris. "Plus vite le tonneau, Perrrcival, tu dors ou quoi… Doux et rapide, je t'ai dit !" Je n'ai pas oublié, vous savez ? C'est à vous que je dois d'être encore en vie. Vous me l'aviez même dit que vous étiez en train de me sauver la vie. J'y ai souvent repensé. - Bon Dieu, Capitaine, reprit Van der Belt, six "Bandes noires" au tapis. Personne n'a réussi ça ! Et c'est moi qui vous ai formé, Perrrcival ! J'en reviens pas. J'aurai au moins réussi ça. Je suis plutôt fier de moi, vous savez ? Sans avoir combattu j'aurais pas été inutile, dans cette guerre, finalement. Myko n'avait jamais pensé non plus à ses victoires sur les bandes noires. Et ça le regonfla d'un seul coup. C'était pourtant vrai qu'il avait descendu six de ces gars là… - Je peux vous poser une question, Major ? - Bien sûr. - Est-ce que vous apprenez à faire des évolutions de combats dégueulasses aux élèves en fin de formation ? - Comment ça, dégueulasses ? fit-il, se cabrant presque. - Oui. Mal faites, irrégulières, un coup de pied un peu trop appuyé par ci par là, un peu trop de manche ? - Pourquoi vous dites ça ? - Parce qu'une figure parfaite c'est un angle de tir aussi parfait pour un chasseur chinois. Il sait où vous ajuster, dans l'espace. Là où vous allez vous trouver la seconde suivante. Les deux instructeurs se regardèrent. - Personne n'a jamais pensé à nous parler de ça, dit enfin le Capitaine, en secouant la tête, écœuré. - S'il vous plait, faites-le. Ca évitera à des jeunes de se faire descendre au premier combat. Savoir piloter dans la bagarre c'est aussi être capable de donner une mauvaise impression de son pilotage au chasseur que vous avez dans la queue, de le feinter, lui faire croire que vous êtes un débutant, l'amener à ne pas se méfier assez, préparer sa chute. Et ça évite aux chefs de patrouille de l'apprendre aux bleus. Il n'est plus temps pour ça. ** CHAPITRE 21 L'été "1948" Ne nous faisons pas d'illusions, Monsieur le Président, c'est toujours une course de vitesse, fit Van Damen, dans la salle de réunion de l'Etat-Major Général… Ils étaient au deuxième sous-sol du grand bâtiment où était installé le Ministère de la guerre, sur la même avenue que le Palais de l'Europe, sur la rive ouest du Dniepr. La désignation de Van Damen à la distinction de Maréchal avait été annoncée depuis un mois déjà, mais cela ne changeait rien au comportement des membres de l'Etat-Major. Dans l'Armée européenne le titre de Maréchal était en effet une distinction, pas un grade. Une sorte de décoration supplémentaire. au point que l'ancienneté dans le titre n'avait aucune importance. Un vieux Maréchal ne prenait le pas sur aucun autre. Le "grade" le plus élevé était Général d'Armée, à cinq étoiles. Un Maréchal, en temps de guerre, était donc susceptible de se trouver sous les ordres d'un Général d'Armée. Cela s'était passé à plusieurs reprises pendant la Première Guerre. C'est la raison pour laquelle Van Damen n'avait rencontré aucun vrai problème d'autorité, à sa nomination, en avril 1945. Il y avait longtemps que, pour les Maréchaux actuels, il était le patron. Il avait été accepté par la très grande majorité d'entre eux depuis bien longtemps. Sa capacité à diriger les armées ne faisait aucun doute pour personne. En revanche les autres Maréchaux des Corps d'armée avaient été soulagés. Ils étaient nombreux à être un peu gênés de s'adresser à lui en disant "Général" et pensaient qu'il aurait dû, depuis longtemps recevoir ce titre. Meerxel le regarda et songea qu'il avait éclairci, Van Damen. Ses cheveux viraient doucement au blanc. "Moi aussi", se dit le Président en passant machinalement la main sur sa tête. - …Sur le front nord le IVème Groupe d'Armées Chinois exerce la même pression, en direction de Moscou et marche sur Kiev, au sud-ouest, aussi vite qu'avant le début de notre offensive. Ils n'ont pas même marqué le coup… alors que notre 18ème Armée Blindée et la 14ème Mécanisée avancent vers l'est, vers la Chine, à travers le Kazakhstan. Ils n'ont pas réagi à notre attaque. - Au sol, en tout cas, ne semblent-ils pas réagir, précisa le Maréchal Korsk patron de l'Armée de l'air. Aujourd'hui, après une semaine, je pense que notre estimation d'hier se confirme : ils ont retiré des Groupes de bombardement et de chasse… Ici et là. Il avait la main tendue vers une grande carte, qui recouvrait une immense table. Elle était marquée de traits aux crayons de couleur, et des figurines représentant des canons, des chars ou des soldats, dans différentes postures, comme des soldats de plomb pour "grands", étaient installées ça et là, déposées et bougées par des jeunes auxiliaires de toutes les armes ; grâce à de longues baguettes munies de crochet à l'extrémité. Le Maréchal montrait les régions de Kazan et Simbirsk. - Maréchal Frecci ? interrogea Meerxel. - Je ne peux pas en dire autant pour les blindés du IVème Groupe ennemi, Monsieur le Président. Pas de changement… D'un autre côté cela pourrait être plutôt rassurant. Toutes les unités blindées chinoises sont au contact de nos troupes, dans le grand secteur de Moscou, sur le front nord, ce qui signifie, soit que l'ennemi n'a pas pris la mesure de l'offensive de nos 14ème mécanisée et 18ème blindée, la juge sans danger pressant… - … soit qu'il compte bien arriver à Kiev avant que nous ne représentions un danger pressant pour eux, à l'est, en entrant en Chine, termina pour lui Meerxel, en passant une main sur sa joue. Oui ça ne veut rien dire. C'est ce que le Maréchal Van Damen explique en parlant de course de vitesse. Ils veulent arriver à prendre Moscou et, surtout, Kiev, avant que nous n'entrions en Chine. - Oui, reprit Frecci, leur Etat-Major a un comportement stratégiquement méprisant qui ne nous indique malheureusement pas formellement ce qu'il a compris de notre manœuvre. Il est possible que leurs généraux pensent que notre offensive, s'essoufflera, nous avons 2 300 kilomètres à parcourir pour arriver à leur frontière ! Ou même, il se dit que notre entrée en Chine de l'ouest ne serait pas grave pour la conduite de la guerre, compte tenu de leur propre menace, directe, sur Kiev. Ils estimeraient avoir largement le temps de s'emparer de Kiev avant que nous ne représentions une menace sérieuse sur leur pays. C'est pour cela qu'il s'agit bien d'une course de vitesse. A ceci près, c'est qu'ils sont en vue de la victoire finale, tandis que notre entrée en Chine ne représenterait, stratégiquement parlant, pratiquement rien. Et, apparemment, en tout cas, ils ne se posent pas de questions sur nos intentions, ne doutent pas d'avoir bien traduit nos intentions… Depuis le premier jour du conflit ils montrent que la prise de Kiev est leur clé de la guerre. Leur mouvement tournant, depuis Moscou, vers le sud, vers Kiev justement, est lancé et il n'y a que 1 400 kilomètres d'une ville à l'autre… D'un autre côté il est tout de même possible qu'ils aient envisagé le but final, la manœuvre surprenante du Maréchal Van Damen. D'un point de vue purement intellectuel, cette hypothèse est possible : ils pourraient avoir deviné. Leur comportement actuel ne nous donne aucun éclaircissement, c'est vrai, nous sommes toujours dans le doute. Savent-ils ou pas ? Ont-ils estimé le temps qu'il leur faudrait pour arriver devant Kiev, et pensent-ils que nous ne serons pas, stratégiquement, dangereux dans ce délai ? Rien ne nous le prouve. Notre gros atout, dans notre offensive blindée du Kazakhstan repose sur le nouveau char, le T 34. Les Chinois en connaissent l'existence, mais pas ses possibilités sur le terrain, où nous ne l'avons engagé que ponctuellement, dans les derniers trois mois. La puissance de son canon leur est connue mais ils ignorent tout du reste. Nous n'avons pas eu le temps de vous le présenter Monsieur, mais, vous le savez, cet engin a tactiquement ; outre son extraordinaire canon de 88 m/m ; deux points forts : son énorme autonomie, un très gros avantage pour notre plan dans un terrain semi désertique comme le Kazakhstan, et aussi, pour plus tard, son aptitude à combattre en zone froide, grâce à son moteur diesel. - Oui, quelqu'un m'a parlé de cette autonomie avec enthousiasme, il n'y a pas longtemps, fit le Président avec une esquisse de sourire, songeant à son neveu, à Millecrabe. - Laissez-moi vous expliquer, Monsieur le Président. Sur un terrain comme le vaste semi désert Kazakh, l'autonomie va être déterminante, fondamentale. Tout notre plan repose là-dessus. Nos Schermann avaient une vitesse de pointe de 41 km/H et une autonomie d'environ quatre heures et demie, disons dans les 170 kilomètres. Les Panthers chinois font 48 km/H et peuvent parcourir 200 km. Nos T 34, eux, montent à 53 km/H et, surtout, parcourent 450 km avant de devoir être ravitaillés ! Ceci grâce à la technologie des moteurs hispano-Suiza et leur moteur diesel. C'est une énorme différence, là-bas. Nous avons attaqué en masse avec les Schermann pour briser le front mais maintenant ce sont les T 34 que nous allons engager et leur consigne est de foncer, en laissant au besoin de petites poches de résistance derrière eux, qui seront réduites par les Schermann qui suivent avec l'artillerie et l'infanterie de la 14ème Mécanisée. Mais dès que les T 34 seront en tête, les choses vont changer. Des avions-citernes vont déposer des réserves sur des pistes aménagées sommairement, ce n'est pas le terrain plat qui manque là-bas. Un T 34 peut combattre une journée avant de refaire les pleins, pas les Panthers. Ce dont nos chars peuvent, éventuellement, manquer ce sont les obus. Et l'aviation nous a donné des garanties de ravitaillement, pour cela. La première conséquence de l'engagement des T 34 est donc la vitesse. Désormais, notre avance au Kazakhstan va être foudroyante, au regard des performances des anciens chars. Cela, les stratèges chinois ne peuvent pas le savoir… Ils ont forcément analysé les conséquences de notre offensive, ils ont fait des estimations sur notre vitesse de progression et s'en sont servi pour estimer le temps qu'il leur faudrait, à eux, dans les meilleures conditions, pour arriver à Kiev. Je ne parle là que d'éléments techniques, je laisse de côté l'aptitude de nos soldats à défendre le chemin de Kiev. Mais le calcul des tacticiens Chinois est faussé par la vitesse de nos T 34, qu'ils ignorent. Une vitesse, alliée à un terrain idéal pour une attaque de chars. En terrain plat les T 34 vont avancer très vite. Si une colonne est bloquée par une contreattaque de Panthers ennemis, une autre colonne débordera et poursuivra sa route, comprenez-vous ? Et la colonne bloquée livrera combat, aidée au besoin par les Schermann qui arrivent derrière. - Si nous tendons à avoir la maîtrise du ciel, oui, confirma Korsk, mais la chasse Chinoise est toujours redoutable. Malgré toutes les Escadres que nous amenons au combat. - Néanmoins tout cela est une course de vitesse, je le pense toujours, lâcha Van Damen. Bien sûr les Chinois découvriront tôt ou tard la vitesse de notre avance et, d'abord, craindront que nous n'entrions en Chine occidentale, avant de deviner notre vrai but : lorsque nous changerons de cap. Nous ne devons pas ralentir notre avance au Kazakhstan mais nous devons, en même temps, ralentir la leur, vers Kiev ! On ne peut faire l'impasse, en espérant terminer notre manœuvre avant eux, leur armée fait trop de dégâts en Russie. L'Amiral Dorstedt arrivait rapidement, traversant la salle en ôtant sa casquette blanche immaculée. Mince, les cheveux argentés c'était un bel homme à qui l'uniforme bleu foncé allait particulièrement bien. - Excusez-moi, Monsieur le Président, fit-il en saluant Meerxel et ses collègues, je faisais un dernier point de nos convois. - Précisément, Amiral, à quel niveau en sommes nous ? - Trois convois sont encore partis en début de semaine depuis le point de rassemblement de la Mer Blanche, Monsieur, le rythme de croisière de cette opération est atteint. Le second point de rassemblement des convois et de chargement, Hambourg, a commencé à être opérationnel la semaine dernière. Il va doubler le tonnage transporté. Tout va aller très vite. On peut dire que nous avons acheminé, aujourd'hui, 58% du matériel destiné à la Sibérie orientale. Ce n'est pas encore suffisant, je le sais. L'été chaud nous favorise, les conditions en mer, sont très bonnes et, dans cette partie des océans, la Chine n'a pas beaucoup de sous-marins à nous opposer. Désormais les bâtiments font l'aller et retour sans interruption. Les hommes dorment peu, la marine fait un effort immense, Monsieur ! Je peux vous assurer que la totalité du matériel sera convoyé avant le début septembre. J'ai aussi appris que les trois armées de Sibérie ont sérieusement avancé dans leur entraînement avec les premières cargaisons arrivées sur place au début de l'été. Je crois savoir que ces cargaisons ne doivent servir qu'à cela, à l'entraînement. Pour que le plus grand nombre d'unités soient aptes à utiliser leur nouvel armement à la fin de l'été. - Oui, mais 58% seulement, répéta Meerxel plus bas. Il faudrait des semaines pour que les troupes de Sibérie puissent se déplacer et venir menacer les arrières du IVème Groupe chinois, sur le front nord. Il aurait fallu que nous puissions débarquer du matériel sur la côte de la mer de Sibérie orientale… par là, au nord, dit-il en tendant un doigt vers la carte. Nous aurions gagné beaucoup de temps… Et il faudra encore plus de temps pour que ces armées de Sibérie puissent entrer en Chine, comme nous l'avons prévu… Nous devons faire face à trop de menaces à la fois, c'est usant pour l'Europe. Décourageant. Non, en réalité ces plans sont bons, je le sais, mais la guerre va s'éterniser. Les Chinois ne s'avouent vaincus qu'à la dernière extrémité, nous le savons tous. En découvrant notre manœuvre, en comprenant que nous allons les couper de leurs arrières, les priver de ravitaillement, du matériel qui leur arrive de Chine, ils vont réagir, se ruer peut être en avant vers Kiev, soyons lucides ! - Permettez-moi, Monsieur, dit alors Simont, penché sur la carte… C'était un Général d'armée, pas très grand, trapu, d'origine lorraine et considéré comme un technicien de la stratégie. -… Quelle que soit leur option, je crois que les Chinois vont passer le cap de non-retour aujourd'hui ou demain. - De quoi parlez-vous, Général ? demanda Meerxel. - Regardez la carte, Monsieur… Nos colonnes de tête de l'offensive blindée sont là, dit-il en tendant une longue baguette en travers de la carte. Pour que les Chinois puissent faire passer des renforts, du nord jusqu'à leur front Kazakh, au sud-est, il faudrait qu'ils descendent du nord ici, à cinquante kilomètres devant la position actuelle des unités de tête de notre offensive. S'ils laissent passer cette période, où ils peuvent encore venir au secours de leur front central, ou même évacuer une partie de leurs troupes du nord ; s'ils la laissent passer donc, ils ne pourront plus jamais le faire. Il ne leur restera, ensuite, qu'une alternative : la retraite générale pour éviter le pire, ou une attaque désespérée. Or aucune troupe n'est signalée en mouvement vers le sud ! Ce qui signifie, pour moi, qu'ils n'ont toujours pas compris et que la manœuvre du Maréchal Van Damen, si vous l'autorisez, va réussir. - Oui, mais réussira-t-elle à temps ? Tout est là Général… - Est-ce que vous doutez de notre stratégie, Monsieur ? interrogea Van Damen. - Non, certainement pas, fit le Président en secouant vivement la tête. Mais je pense que rien n'est gagné, que l'Europe va encore beaucoup souffrir… Ah si j'avais la possibilité d'interrompre cette guerre dans de bonnes conditions, Messieurs, je signerais tout de suite. Mais les gens qui composent actuellement le gouvernement chinois sont trop aveugles, trop ambitieux pour espérer plus de raison. Néanmoins je voudrais que nous fassions un peu preuve d'imagination. Je veux avoir une idée de ce que la nouvelle situation, le but de notre offensive, va provoquer comme réactions chez l'Etat-Major Chinois quand il aura compris qu'à terme, leurs armées seront coincées, encerclées. Je veux que vous désigniez une cellule de réflexion parmi vos officiers imaginatifs, des jeunes comme des anciens, Maréchal. Des gens qui se répèteront "je suis Chinois, je suis Chinois" qui vont se mettre dans la peau des stratèges ennemis, devant leurs cartes, et tenter de savoir comment il faudrait procéder, à la place de l'Etat-Major ennemi, pour se tirer d'affaire, quelles mesures d'urgence ils devraient adopter. Dans le détail et dans n'importe quel domaine. Je ne prendrai pas de décision définitive sur l'application de votre plan sans avoir leurs conclusions. Nous devons pouvoir anticiper les choix de l'ennemi. - Puis-je me permettre, Monsieur le Président, dit alors L'Amiral Dorstedt. Je souhaiterais vous entretenir d'un sujet différent, lorsque vous en aurez le temps. Meerxel leva le visage vers les autres participants qui n'avaient plus rien à dire et se levèrent. Van Damen allait les suivre quand le Président lui fit signe de rester. - Je vous écoute, Amiral, dit-il. - Voilà, Monsieur. Lorsque nous avons eu cette conférence, il y a deux mois, concernant les nouveaux bâtiments dont la construction a été décidée, j'ai été le premier à défendre l'avis de plusieurs Amiraux au sujet des Cuirassés et des Croiseurs lourds. - Oui ? fit Meerxel. - Je pense m'être trompé, Monsieur. Meerxel le fixa un instant. Avouer ainsi une erreur n'est pas aisé, surtout à son niveau et Dorstedt faisait preuve de courage. - Tout le monde peut se tromper, Dorstedt, l'important est de s'en rendre compte assez tôt. Poursuivez. - Après la conférence, j'ai été pris de doute. J'avais essentiellement écouté les avis des Amiraux commandant les Flottes, qui n'étaient pas tous d'accord, d'ailleurs. Pas suffisamment celui de mon Etat-Major. Qui voit les choses de plus haut. D'un point de vue plus tactique. Si bien que j'ai provoqué une conférence interne où tous les officiers de l'Etat-Major ont pu s'exprimer. Depuis les Amiraux jusqu'aux Capitaine de Frégate. Et ils m'ont convaincu. Je me trompais. Je peux même dire que j'avais une guerre de retard ! Comme beaucoup en 1945. Il n'y allait pas avec le dos de la cuillère et ne se ménageait pas. Meerxel sentit son opinion se modifier à propos de cet homme qu'il prenait pour un bon marin, ayant la confiance des chefs de la Marine, sans plus. Il hocha doucement la tête pour l'inciter à continuer. Van Damen ne disait rien, avait les yeux fixés sur son Chef d'Etat-Major de la Marine. - Pendant la Première Guerre, ce sont les grosses unités, les Cuirassés qui ont fait la différence sur mer, par leur puissance de feu. Une salve d'un cuirassé peut couler la plupart des autres bâtiments, et de beaucoup plus loin qu'aucun autre. La bataille que les Américains avaient livrée à la Marine Chinoise à la fin de la guerre d'Invasion en avait apporté la preuve. Ce n'était pas loin de ma jeunesse et je l'ai trop gardé en mémoire. Les jeunes Contre-Amiraux et Capitaines de Vaisseau, aujourd'hui, sont d'un autre avis. Ils pensent que la puissance de feu est toujours l'élément le plus important, mais qu'il n'est plus représenté par les énormes Cuirassés. Plutôt par une autre sorte de navires : les Porte-avions. Ceux-ci disposent d'une force de frappe infiniment plus importante qu'un cuirassé. Mon Etat-Major pense, en outre, qu'une flotte composée de plusieurs Porte-avions possède ainsi une artillerie d'une portée sans commune mesure. Ce qui est un argument imparable, en matière de tactique maritime. En outre ses appareils sont autant d'yeux repérant une flotte ennemie à très grande distance. C'est pourquoi je pense aujourd'hui que ce n'est pas dix cuirassés que nous devons mettre en chantier, comme je l'ai demandé, mais une grosses vingtaine de Porte-avions, de telle manières que nos flottes puissent, chacune, disposer de plusieurs de ces navires. Je crois que la Chine s'est trompée, elle aussi, en construisant tous ses Cuirassés, depuis les années 1940. Nous les coulerons avec nos Porte-avions, comme nous l'avons fait à la si rude bataille des Mariannes, il y a six mois… Je crois que les Porte-avions, les Croiseurs légers, les escorteurs : Corvettes mais surtout les Frégates, et les sous-marins, représenteront la suprématie sur mer pour la cinquantaine d'années à venir, au moins. Et c'est aussi pourquoi je vous propose ma démission. J'ai commis une erreur de jugement impardonnable. Meerxel sursauta. - Pour votre démission, je peux vous répondre tout de suite, Dorstedt, je la refuse. Elle vous fait honneur, mais que celui qui ne s'est jamais trompé se lève ! Van Damen, votre avis s'il vous plait. - Je souhaite également que l'Amiral Dorstedt conserve son poste, Monsieur. Pour le reste je ne suis pas expert. Mais s'il a été assez convaincu pour proposer cette modification de nos plans, et si l'Etat-Major de la Marine est de cet avis, je lui ferai confiance. Les Commodores des Protections de convois disent que les Porte-avions leur sont d'une grande utilité, dans l'Atlantique sud et dans le Pacifique. Et les chiffres montrent, je crois l'avoir lu, que nous avons beaucoup plus de pertes quand il n'y a pas de Porte-avions d'accompagnement. - Est-il encore possible de changer les ordres parvenus aux Chantiers ? demanda le Président. - Certes, Monsieur, répondit Dorstedt. On en est à la phase de l'étude de faisabilité, d'aménagement des plans. Les fonderies ont certainement commencé à faire des tôles de coques mais elles peuvent servir à celles de Porte-avions. - Et ces Porte-avions, justement, demanda Meerxel ? Des plans existent-ils. Si nous devons en construire, faisons en sorte qu'ils soient modernes, qu'ils perdurent en fonction des avions futurs, non ? - Nous y avons pensé aussi, Monsieur, fit l'Amiral. Il est apparu que plusieurs de mes officiers y songeaient depuis un certain temps et en avaient parlé avec des ingénieurs navals. Ils doivent être beaucoup plus longs et comporter des pistes agrandies. Mais tout cela va de pair et ne présente pas de difficultés majeures. De même, ce qui concerne la défense de ces bâtiments doit être revu pour leur donner une artillerie anti-aérienne beaucoup plus fournie, même si elle ne doit constituer que le dernier rempart. Les radars embarqués assurant une complémentarité appréciable. Par ailleurs, la vitesse des Porte-avions doit être élevée, comparable à celle d'un cuirassé. Et nous pensons qu'un Porte-avions ne doit se déplacer que sous la protection de sa Flotte personnelle, Croiseurs légers anti-aériens, Frégates anti-sous-marines et anti-aériennes et ravitailleurs… Et enfin, concernant les quinze Croiseurs lourds dont vous avez également approuvé la mise en chantier, il nous paraît plus judicieux de les remplacer par des croiseurs légers, en nombre. Des bâtiments avec une artillerie conséquente, mais anti-aérienne également, des sortes de concentrés de feu, si impressionnants qu'aucun appareil ennemi ne pourrait franchir un tel barrage. En gros, un croiseur léger est presque deux fois plus rapide à construire qu'un croiseur lourd. Il semblait en avoir terminé mais reprit, après une hésitation : - Tant que j'y suis, Monsieur, je dois vous livrer d'autres réflexions. Avec cette nouvelle façon de voir les choses, je me suis rendu compte d'un fait flagrant. Si l'Europe a été attaquée en 1945 c'est qu'elle était ostensiblement faible, militairement. Je veux dire qu'elle n'inspirait pas le respect. En revanche, la Chine, elle, paraissait redoutable, elle faisait tout pour cela, multipliait les occasions de montrer sa force. Je pense que cela a joué dans la balance. Si le Chine n'avait pas paru aussi dangereuse, des nations du Monde nous auraient accordé leur alliance. Cela m'a conduit à penser que nous ne devrons pas faire une autre fois cette erreur. Nous devrons avoir, après guerre, d'importante Flottes avec leur protection personnelle, comme je l'ai indiqué. Beaucoup de Flottes, qui pourront avoir chacune un secteur du monde bien déterminé à patrouiller, les Océans Pacifique, Atlantiques nord et sud, Indien etc. Pour montrer leur pavillon, faire voler leurs appareils. Nous avons aujourd'hui des soldats de premier ordre, il faudra en inciter un certain nombre à rester dans nos rangs. Avec l'expérience que nous avons de la guerre sur mer, que nos personnels embarqués ont acquise, aucune autre nation, ou groupe de nations, ne pourra prétendre nous égaler. Je pense la même chose en ce qui concerne l'aviation, nous devrons continuer à sortir de nouveaux appareils, plus modernes, plus rapides, volant plus haut, mieux armés, ne pas nous endormir comme après 1920. La maîtrise du ciel est devenue trop importante. Et il devrait en être de même avec l'Armée de terre. Mais je ne sais comment. - Avec des divisions parachutistes et des troupes aéroportées, je veux dire transportées par avion, lâcha Van Damen, j'y songe depuis longtemps. Mais nous abordons ici un problème qui ressort de la politique de l'Europe, du pouvoir politique. Meerxel les dévisagea l'un après l'autre avant de revenir à l'Amiral. - Et bien quand vous changez d'avis, vous, cela se voit, laissa-t-il tomber, plus ou moins amusé. Cependant… nous avons des idées très proches, vous et moi… - … Avez vous pensé à faire chiffrer le tout, Amiral ? ajouta-t-il. - Oui, Monsieur. Le budget Cuirassés prévu couvre, apparemment, la fabrication de quinze Porte-avions et les dix Croiseurs lourds, environ dix-huit Croiseurs légers. Mais la sécurité voudrait que ces chiffres soient augmentés de 25%. Le nombre de Frégates modernes paraît suffisant. - Amiral, fit Meerxel, prenant sa décision, je veux que vous vous présentiez demain après-midi au Palais de l'Europe avec un dossier conséquent, comportant les raisons qui vous ont fait changer d'avis, les derniers chiffres que vous avez annoncés : les 25% supplémentaires, et venez avec ceux de vos adjoints qui sont de cet avis. Je ferai venir le Premier Ministre, le Président du Sénat, les Chefs de partis, les Présidents des Commissions de la Défense et du budget et vous exposerez votre avis, que je soutiendrai. Vous viendrez aussi, bien sûr, Van Damen, avec le Maréchal Korsk. Je demanderai que ce projet soit prioritaire dans les chantiers navals, que les premiers navires sortent à la mer dans deux ans. Et nous parlerons ensuite, entre nous, de vos projets pour après-guerre. Je suis très intéressé, Messieurs, pour des quantités de raisons. *** - "'pitaine, je vois une espèce de truc carré, dans notre 2 heures, 2 000 mètres, sur le repli de terrain. Bien envie de lui balancer un pélot." Ca c'était Fofo tout craché. Quoi qu'il puisse dire Alexandre Piétri était pour lui le "'pitaine", trop tête de mule pour obéir. Et un obus restait un pélot, comme il disait déjà au début de la guerre. - "Oui, je vois, répondit Alexandre par l'interphone, on attend encore un peu. Arsène, où en es-tu de tes munitions ?" - "Plus de 70, j'ai pas encore entamé les rangées du bas." Désormais, dans les T 34 dont avait été équipé le 125ème Hussard Léger, léger par sa composition, le nombre de chars du Régiment, cinq Escadrons de combat seulement, 80 blindés, mais pas de Bataillons, pas légers par la qualité de ceux-ci. Et le Chef de char pouvait se concentrer totalement sur la conduite des manœuvres. Un soir, à l'entraînement, Fofo était tellement enthousiasmé par le nouveau système de visée, beaucoup plus rapide ; aidé aussi par une série de bières bues en l'honneur du nouveau matériel ; qu'il avait décidé de baptiser leur char " La tonne", en souvenir des affûts dans lesquels ses copains chasseurs landais attendent ; mi concentrés, mi beurrés ; les passages de canards ! Le lendemain il l'avait peint sur le blindage de la tourelle. Miracle Van Pluren n'avait rien dit et les noms de baptême avaient fleuri, au 125ème… Hans, le copain de Fofo était toujours pilote et ne cessait de dire son contentement du nouveau moteur diesel hispano Suiza équipant les engins. Plus sobre, jamais de problème de démarrage dans la neige, l'hiver passé, à l'entraînement. Même le canon de 88 à la culasse chromé donnait satisfaction à Fofo. Gustav, le copi avait une mitrailleuse MG 42 à servir et l'angle de tir avait été un peu plus ouvert. Le nouveau venu dans l'équipage, Arsène Vitoff, un Bulgare, avait un caractère si accommodant que même Fofo l'avait adopté, ce qui valait mieux puisqu'il était son chargeur. En revanche Arsène était un ancien radio et il était tellement imprégné de cette terminologie qu'il l'employait à tout bout de champ dans la conversation. C'était une suite de "Négatif, "l'Autorité est demandé au ravito," "Affirmatif", "Eh écoute-moi, met-toi en QAP", "Il est sympa ce mec, il a une bonne fréquence." Alexandre en avait profité pour lui donner pour mission de s'occuper aussi de la radio, le gros poste était installé à sa portée. La radio du T 34 permettait d'être en liaison avec tous les chars de l'Escadron mais aussi, et en même temps, avec le Régiment. Les ordres passaient plus vite, les manœuvres étaient plus rapides. Bref personne ne se plaignait plus du matériel. Le blindage du T 34, de 40 à 60 m/m selon les endroits de la carapace, mettait l'engin à l'abri d'un coup direct de tous les chars chinois, hormis le Panther. Evidemment les 80 m/m de blindage frontal de celui-ci rendaient la pareille au T 34 et il fallait placer son coup avec précision pour l'avoir… Mais au moins il n'y avait plus qu'un type d'adversaire à redouter. Le matin un accrochage les avait opposés à un Régiment de Pz III et IV, et Léopard, qu'ils avaient en partie détruits. Les impacts du 88 les faisaient sauter immédiatement ! Mais les batailles étaient plus âpres. Les Chinois ne reculaient plus comme les premiers jours de l'offensive. Même en position de faiblesse ils tiraient sans arrêt, jusqu'à épuiser leurs casiers de munitions. Ils devaient avoir la consigne de retarder l'avance du Groupe d'Armées. Logique. En revanche ce qui étonnait toujours Alexandre, c'était les changements de cap qu'on lui ordonnait assez souvent. Parfois carrément 50° sur la droite ou sur la gauche, comme si le terrain était devenu impraticable. Or ce n'était pas le cas, le jeune homme le voyait bien sur sa carte. Pour l'instant, son Escadron était en pointe du dispositif et éclairait la marche de la 24ème Brigade Blindée, elle-même unité de tête. Depuis que Fofo lui avait parlé Alexandre avait ouvert le volet de la tourelle et était à moitié sorti du char ; le bas du visage couvert par le foulard jaune qu'il portait en permanence autour du cou, à l'extérieur, devant le nez et la bouche pour se protéger du nuage de poussières qu'ils soulevaient. Il tentait de voir quelque chose au loin, au travers de ses jumelles qui bougeaient constamment devant ses yeux. Il n'avait jamais trouvé le truc pour regarder dans les jumelles et garder, en même temps, les lunettes de tankistes qui, au moins, étaient efficaces dans ces conditions. Il finit par déceler ce qui lui parut être un mouvement derrière le petit dénivelé. Il y avait du monde là-bas. Dans cette région, sur ce terrain assez plat, il fallait chercher les ondulations, ce qui facilitait en général, la détection des forces ennemies. Il savait que, plus loin, le sol deviendrait tout aussi aride mais beaucoup moins plat. Il eut envie de se faire plaisir. Après tout, ils étaient les héritiers des régiments de hussards de Napoléon ! Il jeta un regard autour de lui, repérant la masse de ses chars, camouflés par de la peinture ocre avec des taches foncées. - "Ordre à tous les pelotons de se mettre sur une ligne, de chaque côté de moi, gueula-t-il à la fois dans la radio et dans le circuit intérieur. Hans, ralentis un peu pour permettre aux autres de se placer, et oblique de 10° à droite… Voilà comme ça… Je te dirai de stopper quand on sera prêts. Pour tout le monde hausse 800, prêts à réduire." Dans ses écouteurs, il entendit Fofo qui râlait. - "C'est pas vrai… y va nous faire charger ! Y s'prend pour un d' ces couillons de cavaliers. Et moi comment j'fais, dans c'tas d'ferraille, pour viser avec les s'cousses. Hans, mon copain, t'as intérêt à avancer sur des œufs ou j'te fous ta raclée, t'entends ? J'ai pas d'pélots à perdre, moi !" Les Pelotons se rapprochaient. Ses Chefs de chars étaient, eux aussi, à demi sortis de leur tourelle dont les canons se relevaient. Ils avaient compris et s'excitaient à la pensée de la charge. Pas un cavalier au monde, pas un chef de char, ne voudrait manquer une charge, comme autrefois, à cheval ! Alexandre surveilla leur position puis commanda à Hans de stopper. Immédiatement les chars de son Escadron s'alignèrent, comme à l'entraînement, de part et d'autre. Le jeune homme voyait les tuyaux d'échappement des T 34 rejeter des longues colonnes de fumée noire aux coups d'accélérateur des pilotes qui avaient, eux aussi, sorti la tête, leur volet relevé. Alexandre sourit avant d'entendre la voix du Colonel Van Pluren dans son casque : -"De Dieu, Piétri, qu'est-ce que vous foutez ?" -"Je charge, Colonel, je charge… Escadron… EN AVANT !" hurla-t-il en terminant, tendant instinctivement le bras devant lui. Les 16 chars s'ébranlèrent en même temps, sur une même ligne. Les pilotes passèrent leurs vitesses aussi rapidement qu'ils le purent pour se trouver en prise directe, et faire donner la vitesse maximale aux blindés. - "Les pilotes la tête à l'intérieur," lança encore Alexandre sachant qu'il allait se faire maudire pour cela. Il regarda de chaque côté et sourit derrière son foulard. C'est vrai que ça avait une sacrée gueule ! La lumière de la fin d'après-midi, derrière eux, éclairait le sol de rocaille et de sable jaune. Un véritable nuage de poussière s'élevait au-dessus des engins et fuyait en s'élevant. Et le bruit ! Oh ce bruit qu'il maudissait si souvent, lui paraissait maintenant, enthousiasmant. Le portait. Il eut envie d'avoir un sabre à la main pour le tendre à l'horizontale, devant lui… Ah Nom de Dieu quelle gueule ! Le sable se souleva devant, en une gerbe qui fusa vers le ciel. Les Chinois étaient bien là ! Mais ça n'était pas un obus d'anti-char qui venait de tomber, devant, c'était un canon de char qui avait tiré ! Il en fut soulagé à la pensée du savon que lui aurait passé Van Pluren dans le cas contraire. Les gerbes se multiplièrent en se rapprochant. Et bien là, même, les chinois ! D'après le nombre d'impacts il y avait beaucoup plus d'un Escadron, en face. Sûrement bien dissimulés pour ne pas avoir été visibles derrière un masque si bas. Ils approchaient de la zone où les obus tombaient quand les tirs s'allongèrent et tombèrent derrière la ligne d'attaque, sinueuse maintenant. Mais les tireurs chinois allaient corriger. Il se laissa glisser, à regret, à l'intérieur de La Tonne et referma le volet. - "A l'intérieur, à l'intérieur," hurla-t-il encore, à l'intention des chefs de chars qui n'avaient pas encore fermé leur volet supérieur. La seconde suivante ils prenaient un obus qui ricocha contre le flanc gauche de la tourelle de La Tonne et celle-ci se mit à résonner avec une puissance jamais encore atteinte. C'était le premier coup direct qu'ils encaissaient dans le T 34. Le vacarme, dans le blindé, était fou. Pendant un instant Alexandre se demanda ce qu'il avait déclenché… Avec l'éclairage intérieur rouge, Arsène avait l'air d'une sorte de diable faisant de grands signes cabalistiques, passant des obus d'un casier de munitions dans l'autre. Il remplissait les vides de celui du haut. On entendit un hurlement d'excitation dans le circuit intérieur. Alexandre, surpris, comprit que c'était Fofo, qui gardait l'œil contre la protection de caoutchouc de son viseur ; comment pouvait-il réussir ça ? Sa main était posée à plat contre la culasse pour ne pas heurter la mise à feu. Le char rebondissait, secouant l'équipage au point que rien ne paraissait immobile à l'intérieur. Alexandre saisit ses points d'appui habituels pour s'efforcer de voir par l'épiscope frontal. Mais le décor était en folie, il aperçut quelques mètres de sable, devant eux, puis un morceau de ciel et, fugitivement, le repli de terrain, beaucoup plus près qu'il ne l'aurait cru. Il insista, se cramponnant furieusement, écrasant son visage contre la paroi. Cette fois il sentait, dans son crâne, les gémissements de la carcasse du blindé. Mais il voyait un peu mieux. - "A tous les tireurs, gueula-t-il dans la radio, pointez à l'horizontale." Il réfléchit, après coup, qu'il n'avait vu aucun tube, aucune volée de canons le long du repli. Les Chinois les avaient bien tirés avec des chars, ou des obusiers… Trop tard pour commander de tirer des obus perforants, antichars, impossible de recharger en ce moment avec ces secousses. Seulement quand ils allaient passer la mini ligne de crêtes, pendant une fraction de seconde, ils allaient offrir le dessous des T 34 aux tireurs ennemis qui auraient eu le cran d'attendre… Il se maudit… Au même moment " La tonne" se cabra comme si elle franchissait un tremplin et une sorte de déchirement épouvantable retentit, en même temps qu'une raie de lumière envahissait l'intérieur du char, venant du plancher avant ! Déjà le char retombait en avant et reprenait contact avec le sol et un nuage de sable vint du plancher… Alexandre enregistra la présence d'une seconde source de lumière, insolite ; comme si un volet de la tourelle était ouvert, au-dessus de lui ; en même temps que le bruit de la longue rafale venue de la mitrailleuse de Gustav. C'est ensuite que son cerveau traduisit. Un obus, venant du dessous, avait traversé leur char de part en part sans exploser ! Tiré de si près, probablement, que la fusée d'armement de la charge explosive n'avait pas encore été enclenchée… Fou ! Et Hans contrôlait toujours " La tonne" qui pivotait très vite, tandis que Gustav, arrosant à tout va, montrait qu'il était indemne ! Alexandre pivota, comme il le put, pour apercevoir le visage grimaçant de fureur de Fofo écrasé contre son viseur et la bouille étonnée d'Arsène. Le tireur râlait tout seul, disant que "c'était pas un pélot de "Pézaide" qui allait leur faire sauter le couvercle". Bon Dieu personne n'était blessé ! Un coup pareil et… Il ne pouvait détacher son regard du volet de tourelle, arraché. Puis il réagit, criant à Fofo, tandis qu'il se hissait en tanguant dans la tourelle : - "Tire, Fofo." Il sentit la tourelle se déplacer quand son buste déboucha dehors. Au moment où il agrippait les leviers de la mitrailleuse de 12,7 et, de l'autre, tirait à lui le levier d'armement en amenant le canon à l'horizontale, il entendit le départ du coup que lâchait Fofo. Ici, à l'air libre, la détonation lui parut plus rauque, plus grave qu'à l'intérieur. Tellement plus puissante aussi que celles des vieux Schermann. Il fut surpris par le départ du coup et se rattrapa au bord de la tourelle se blessant la main gauche. A cet instant seulement il regarda autour de lui. Les Chinois avaient creusé des sortes d'alvéoles, derrière la minuscule ligne de crêtes, de manière à enterrer… des chars ! Il y avait là près d'une Brigade ! Dont il ne voyait que l'arrière train, pour ainsi dire : le capot moteur… Mais il avait parfaitement vu l'obus percuter l'arrière d'un Pz IV, à une cinquantaine de mètres. Le char explosa tout de suite, une boule de feu montant dans le ciel. - "A tous, cria-t-il dans son micro de casque, écartez-vous des chars ennemis, faites demi tour pour les avoir de face et opposer votre blindage. Les mitrailleurs, tirez à la 12,7 sur les moteurs." Puis ses deux pouces écrasèrent la curieuse détente en V de la mitrailleuse lourde qu'il braqua vers les chars ennemis, en les prenant en enfilade, sur la droite. La longue rafale lui secoua les bras. Ce fut de la chance, bien entendu, mais les blindés chinois étaient si bien encastrés dans leurs alvéoles respectives, le sable et la rocaille ayant été déposés entre chacun d'eux, que leurs canons ne pouvaient plus pivoter vers l'arrière ! Tout l'Escadron se mit au travail, faisant sauter, en priorité les Pz IV qui, à force de donner de grands coups de boutoir étaient sur le point de faire passer leur long canon en arrière. Ceux de droite n'étaient pas du même type, enregistra Alexandre avant de reconnaître des Panthers. Derrière sa mitrailleuse, il tirait sans discontinuer sur les blindés encore intacts. Les coups de canon se succédaient si rapidement qu'il finit par se demander combien ils étaient à tirer ? Pourtant il n'y avait bien là que son Escadron ! Mais les gars étaient si excités qu'ils battaient leurs records de vitesse pour éjecter l'obus tiré et enfourner le suivant. Et puis du tir comme ça, à 100 mètres au maximum, leur propre blindé étant stoppé, tirant des cibles à l'arrêt, c'était inespéré. Les chars chinois survivants avaient démarré leur moteur et tentaient, à présent, de se dégager, en reculant. Alexandre aperçut un petit groupe de fantassins chinois qui fonçaient des grenades dans chaque main, vers un blindé de son 3ème Peloton, tourelle ouverte. Il fit pivoter sa mitrailleuse d'un coup de rein et commença à arroser en balayant près du sol pour ne pas toucher le Chef de char, dans la tourelle de son T 34. - "Les mitrailleurs, ils attaquent à pied, empêchez-les d'approcher de vos chars, cria-t-il en ajoutant : Arsène je suis bien branché sur le réseau Escadron ?" - "Sur tout le réseau, Capitaine." La réponse mit un certain temps à se frayer un chemin dans le cerveau du jeune homme. Tout le Régiment avait dû l'entendre ! Il eut envie de lui dire de ne garder que la fréquence Escadron mais ses yeux se portèrent sur une vague de soldats chinois qui fonçaient vers les T 34. - "Pour tout le monde, en arrière toute. Les tireurs gardez votre calme, terminez-en avec les Pz IV en roulant, vous en êtes largement capables. Il ne faut pas que leur infanterie nous approche, pas de combat de près. Couvrez-vous les uns les autres à la 12,7." Le combat fut terminé un quart d'heure plus tard. Les T 34 se déplaçaient sans arrêt, leurs tourelles toujours orientées vers les carcasses qui flambaient. A près de 100 mètres de là Alexandre sentait la chaleur des incendies sur son visage. Une rafale partait de l'un de ses Pelotons de temps à autre, autant pour obliger les fantassins Chinois à rester dans leurs trous que pour leur interdire d'approcher les chars. Il dit à Fofo de monter le remplacer à la 12,7 et se faufila à l'intérieur, tendant la main près d' Arsène, basculant l'interrupteur ne lui donnant accès qu'à son Escadron. - "Tourbe autorité aux Chefs de Pelotons, rendez-compte des dégâts." Ca c'était encore un truc qui avait fait râler Fofo. Auparavant leur indicatif radio était CHARBON. Ils étaient devenus TOURBE ! " Alors y nous prennent pour du combustible, ou quoi ?" avait gueulé le tireur, hors de lui. Et il avait ajouté une sorte de proverbe qui avait fait école, au Régiment : "Fais du bien à Bertrand, il te le rend en chiant…" Par la suite il expliqua que c'était son copain René d'Azur ; le grand René, que tout le monde connaissait, bien sûr ; qui répétait ça tout le temps. L'équipage du numéro 3, du 2ème Peloton, avait dû évacuer son char, en feu, mais l'équipage paraissait au complet, dehors. Il avait été recueilli par Houtten, le jeune Sous-Lieutenant du 2ème. Les autres véhicules avaient des dégâts matériels mais pouvaient se déplacer. Le principal, ici. Impossible, en revanche de descendre au sol pour aller regrouper les Chinois encore en vie. Ils n'étaient pas assez nombreux, dans l'Escadron, Alexandre le comprit et se résolut à appeler le Régiment. Le Colonel, lui, avait réussi à garder son nom de code, le privilège du grade… - "Caracol, de Tourbe autorité, à vous." - "Je vous écoute, Tourbe," fit la voix, furieuse de Van Pluren. - "Nous avons attaqué une position ennemie, mais nous avons besoin d'aide." - "Si je vous revois faire une charge à la con, vous vous retrouverez en slip, pilote de char, Tourbe !… Quelle est la situation ?" - "Nous avons détruit ce qui ressemble à une Brigade blindée ennemie, en 72 B 42, reprit Alexandre, pas trop fier devant la voix du patron, en rogne. Mais il reste pas mal d'infanterie, sur place. Nous lui interdisons de bouger mais nous ne pouvons pas descendre des véhicules pour les rassembler, ils sont trop nombreux." Il y eut un long silence à l'autre bout. Puis Van Pluren revint : - "Vous dites que vous avez "détruit" une Brigade"? Il avait insisté sur le mot. - "Affirmatif, Caracol. Il y avait bien deux Régiments, d'après le matériel. Pz IV et Panthers. Mais il nous faudrait l'aide de l'infanterie maintenant, et un recomplètement de munitions." - "Il y a toujours des combats ?" - "Pas vraiment des combats mais ils tirent sur nos chars épisodiquement à l'arme légère." - " Episodiquement, hein"? On aurait dit qu'il s'amusait, maintenant, le Colonel… - "Affirmatif." - "Bien, restez sur place. Un Régiment de Dragons est proche de vous il va venir vous aider en attendant que je vous envoie des troupes portées. Vous passerez ensuite en queue du dispositif où vous essaierez de vous ravitailler en obus. Débrouillez-vous pour nous rejoindre ce soir. Terminé." Ils virent défiler au loin toute la Division en ordre de bataille avant de voir arriver les chars légers des Dragons dont les mitrailleuses se mirent à crépiter, puis des camions semi-chenillés avec l'infanterie débarquèrent. Il y eut encore quelques rafales mais les soldats Chinois sortirent bientôt des trous d'hommes, les mains en l'air. Alexandre donna alors le signal du départ, après avoir pu être ravitaillé en munitions, aussi bien pour les canons que pour les mitrailleuses. Tout le monde avait beaucoup tiré. C'est le soir, en rejoignant le Régiment qu'il put inspecter ses chars et découvrit qu'ils avaient quand même dégusté. Plusieurs chenilles avaient été endommagées et ne tiendraient plus longtemps. En allant rendre compte à Van Pluren, il se dit qu'il allait prendre un savon. Effectivement le Colonel ne mâcha pas ses mots, lui disant, pour terminer, qu'ils n'étaient plus au siècle précédent et que les charges c'était très bien sur le papier mais qu'ils faisaient un autre genre de guerre, aujourd'hui. Il laissa passer un temps puis lâcha, d'une autre voix, un peu excitée, et beaucoup moins agressive, celle-ci : - Allez racontez-moi cette charge, Piétri. Il paraît que vous avez pris un obus de bas en haut ? L'officier d'entretien ne veut pas le croire. J'ai parié sur vous… - Si vous me le permettez, Colonel j'aimerais d'abord faire une demande officielle. Une reconnaissance aérienne nous ferait grand bien, sur ce terrain. Nous aurions été au courant de l'existence et de l'importance de ce point d'appui alors que nous avons failli tomber dans le piège. Si mon tireur n'avait rien remarqué… - Ah non, Piétri, ne me parlez pas encore une fois de votre Fofo… Racontez-moi cette charge… *** Depuis quelque temps le chasseur-bombardier La5, qui s'était taillé une sacrée réputation, en version attaque au sol aussi bien qu'en chasseur pur, laissait la place à son successeur, La7. Une énorme et lourde machine aux performances supérieures et encaissant presque aussi bien que le prédécesseur. Cependant il était exclusivement utilisé dans sa version chasse, si bien que le La5 continuait sa carrière dans les unités d'appui, avec des rampes de fusées sous ses ailes. L'escadre de Piotr avait ainsi reçu des La5 qui avaient donné toute satisfaction aux pilotes par sa robustesse et sa maniabilité. En revanche le jeune homme continuait à piloter un P 38 B ; dont ils avaient encore quelques exemplaires ; quand il emmenait une mission. Il y était habitué et trouvait que la visibilité et le confort de pilotage étaient supérieurs. On commençait à connaître son unité, sur ce front. Un P 38 devant des La5 se remarquait. Mais il n'était pas le seul à pratiquer ainsi. Il y avait des Commandants de la Chasse qui gardait un FW alors que leur Escadre volait sur Yak 3, par exemple. Ce fut un ailier, Jaune 4, qui donna l'alerte. - "A gauche, à 10:00, assez loin, des Stukas pilonnent une colonne de chars !" Piotr tourna les yeux dans cette direction et vit, loin au nord en effet, les petits points sombres qui montaient et plongeaient, comme des mouches autour d'un fromage. Au-dessus le ciel était vide. Pas de protection de chasse ! Ils rentraient d'une mission d'interdiction où ils avaient utilisé toutes leurs fusées. Le jeune homme se décida tout de suite : - "Pigeon à tous, on descend au ras du sol. Il nous reste toutes les munitions des canons. On fait une approche basse et on attaque les Stukas de bas en haut, en grimpant. Restez calme, prenez-les quand ils arrivent au sommet de leur ressource, ils ne vous verront pas venir. Mais soyez prêts à dégager, près du sol, si des Chinois débarquent." Il poussa fortement sur le manche sans augmenter les gaz et commença à préparer sa machine, collimateur, sélecteur des armes de bord, pompe de secours, se réservant de passer ses hélices au petit pas quand il frôlerait le sol, des champs plats par ici… Son appareil était tabassé, si près du sol, avec la chaleur qui se reflétait sur celui-ci en formant des colonnes d'air brûlant. Ils étaient tout près de la colonne de chars, maintenant. Une dizaine de fumées noires montaient de véhicules touchés… Sa main gauche poussa franchement les poignées des gaz, après avoir passé ses hélices au petit pas tandis que la droite tirait sur le manche. C'est à cet instant qu'il réalisa que les Ju ne lâchaient pas de bombes, ils étaient du dernier modèle identifié, le G1, équipé d'un seul canon, dans le moyeu de l'hélice. Mais quelle arme ! Un 69 m/m antichar, automatique, dont les obus perçaient tous les blindages connus. Un seul obus dans la cible et le char sautait ! Cela voulait dire que les dix ou douze avions qui étaient là pouvaient à eux seuls anéantir toute la colonne… Normalement ils emportaient 1 800 kilos de bombes et les utilisaient très vite en trois ou quatre piqués. Ici ils avaient, chacun, assez de munitions pour faire une vingtaine d'attaques ! Son P 38 jaillit vers le ciel et le Ju qu'il avait vu redresser après un piqué à 80° se présenta devant lui, plein collimateur. Il voyait le ventre, le train fixe, et pressa la détente. Il tirait de tellement près qu'il distingua les impacts qui hachaient l'emplanture d'une aile. Le Stuka était réputé pour encaisser phénoménalement. On disait qu'il fallait quasiment son poids de plomb pour l'envoyer au tapis. Cette fois Piotr n'eut pas à se poser de question, l'aile cédait ! Il dégagea à gauche, évitant un de ses avions qui tirait comme un possédé. Mais il ne vit pas sur quoi, et songea que ses pilotes tiraient de trop loin. Il y avait longtemps qu'ils n'avaient pas livré combat à des Stukas et manquaient totalement de ce genre d'expérience sur La5, pourtant redoutable chasseur à moyenne altitude. Quand il était arrivé en Escadron, Piotr avait participé à plusieurs combats, dix-huit mois auparavant, et avait descendu quatre Ju87, outre les trois Ju52 de la grande attaque sur Kiev, l'autre hiver. Mais depuis longtemps les 87 étaient systématiquement protégés par des Zéros, des Ki ensuite, et les P 38 ou La5 ne s'y frottaient pas trop… Aujourd'hui il devait y avoir eu un manque de coordination, chez les Chinois, ou alors les pilotes étaient impatients d'essayer leur nouveau canon ? Dans tous les cas il ne fallait pas perdre de temps. Il bascula le manche contre sa cuisse gauche, le ramenant ensuite sèchement au ventre pour virer serré. Cela paraissait stupéfiant mais les Ju continuaient à attaquer. Ou bien ils étaient trop excités par la curée et ne regardaient que leurs cibles ou ils étaient encore jeunes… - "Prenez votre temps pour tirer, lança-t-il à la radio et surveillez le ciel". Il savait qu'il perdait le sien à prévenir ses pilotes, trop excités, eux aussi, par ce combat, pour tenir compte de ses avertissements. Il fallait en finir, très vite. Un Stuka arrivait presqu'au sommet de sa ressource, deux cents mètres au-dessus de lui et il tira à fond sur le manche en redressant son virage. Une fois de plus il fut impressionné par le bruit de ses propres canons crachant tous en même temps. Pourtant il n'observa rien. Là-haut le Stukas, un moment immobilisé, au sommet de sa trajectoire, avant de plonger à nouveau, lui offrit une cible quasiment fixe et il garda le doigt appuyé sur la détente. Cette fois il dut toucher le pilote parce que l'avion parut flotter avant d'entamer un piqué, tournant lentement sur son axe. Il percuta à côté d'une épave dans un champignon de fumée blanche, qui se mêla à celle du char, noire. Déjà il plongeait derrière un Ju qui avait fini par se rendre compte de ce qui se produisait et fuyait, près du sol. Ses 400 km/h de vitesse de pointe ne faisaient pas le poids devant les 666 du P 38 B, il le rattrapa en une vingtaine de secondes et le fusilla à bout portant. Virant immédiatement il revint vers les chars assez tôt pour voir un survivant, sur la gauche, qui tentait sa chance, lui aussi près du sol. Forcément, ces types n'étaient pas idiots, ils savaient qu'en grimpant ils allaient être massacrés. Sur la tranche, ses moteurs à fond, Piotr coupa la trajectoire de sa cible qu'il alluma de trois quarts, avant de passer carrément derrière lui. Le mitrailleur de queue tirait sans discontinuer dans sa direction avec sa pétoire de 7,5 mais les coups de pieds dans le palonnier de son pilote ne lui permettaient pas d'ajuster son tir. C'est Piotr, au contraire, qui le fit taire à sa seconde rafale, puis il réduisit délibérément les gaz pour rester derrière le Ju qu'il visa soigneusement. Une longue rafale et l'avion percuta. Quatre ! Cette fois il grimpa pour avoir une vue d'ensemble. Deux La5 tournoyaient au-dessus de la colonne qui avait l'air de reprendre sa route. Plus un seul Ju en vue. Ou ils avaient été abattus ou ils avaient pu se tirer d'affaire. - "Pigeon à tous, rentrez, maintenant. Près du sol. On fera les comptes au terrain, d'ici là silence radio." *** Mykola ôta ses lunettes de soleil et regarda autour de lui. Le sable et la pierraille reflétaient la lumière et la chaleur qui semblaient monter du sol en colonnes ondulantes. Pas de vent, rien que cette chaleur, certain jours insupportable. Dès sept heures du matin, ils n'attendaient tous que la fusée verte qui annoncerait une alerte et un décollage immédiat. Dans cette région, aux ondulations de terrains si douces que le regard allait très loin vers l'horizon, les installations devaient se confondre dans le paysage. Toutes les tentes étaient colorées de grandes taches, comme les nouvelles tenues des troupes d'assaut. Seulement, ces camouflages n'arrangeaient en rien la protection contre le soleil. Certains disaient même que ces tentes camouflées étaient encore plus chaudes que les anciennes, malgré leur double toit. Il pénétra sous la tente d'alerte, à l'atmosphère déjà étouffante, si tôt le matin ; bien que les pans latéraux soient relevés ; encombrée de pilotes qui finissaient des sandwichs, vautrés dans de larges sièges de toiles, un peu du genre de ce que l'on trouvait sur les plateaux de cinéma de Split. C'était la dernière trouvaille du Matériel, qui les estimait plus faciles à déménager, leur inconfort n'était pas pris en compte. Il se dirigea vers le tableau noir des missions. Les pilotes des deux Escadrilles se partageaient la tente. La Une prenait le côté droit, y affichait ses propres photos, ses dessins caricaturaux, y avait sa propre ardoise des ordres. La Deux avait la même chose, à gauche. Quand même, en face de la porte, un tableau noir recevait les ordres destinés à l'Escadron entier et c'était le Chef d'Escadron qui le remplissait. Le 951ème Escadron venait d'être entièrement reformé. Repos, d'abord, plus refonte. Violet, désormais Colonel, commandait la 96ème Escadre, en lieu et place de son ancien chef devenu général et travaillant à l'Etat-Major de la chasse régionale. Il n'y avait plus un seul ancien au 951ème. Myko avait reçu le commandement de la Première Escadrille et avait participé aux derniers entraînements avant leur retour au front, ici au Kazakhstan. Ils étaient équipés de FW TA 152 neufs, au camouflage couleur sable, sur le dessus des ailes et la moitié supérieure du fuselage, bleu clair dessous. De telle manière que, volant près du sol, ils soient difficilement visibles d'en haut en se confondant avec l'aspect du désert et, vu du sol, la croix bleue de leurs ailes soit moins repérable, dans le ciel. C'était un détail mais, quitte à les peindre, autant ajouter une chance supplémentaire. Mykola avait été surpris de la façon dont il avait été accueilli par les pilotes. Que Violet lui ait témoigné de l'amitié, passe encore. Ils avaient combattu longtemps ensemble et l'ancien patron de l'Escadron se devait de lui donner confiance. Mais les pilotes, qui connaissaient les circonstances du dernier combat, lui avaient montré un respect qui l'avait pris au dépourvu. Certes, beaucoup étaient des tout nouveaux, mais l'attitude des autres, venant d'autres unités, après blessures ou repos forcé, avait été naturelle. Restach, un Hongrois, nouveau Chef de l'Escadron, guère plus de 26 ans, petit et nerveux, le lui avait expliqué : les hommes étaient impressionnés par son tableau de chasse. Ses 80 victoires le plaçaient dans la liste des cracks, ceux qui avaient dépassé les 50. Pourtant il était loin des vrais grands, Hartman, Barkhom, Batz, qui oscillaient maintenant autour de 150 à 186 victoires homologuées. Marseille avait disparu en mission, son appareil avait pris feu en vol, avait annoncé son N°2 et explosé presque tout de suite. Mais pour tous les jeunes, et ceux qui avaient compris qu'il n'est pas suffisant de participer à beaucoup de combats pour accumuler les victoires, malgré son score beaucoup moins important, Mykola représentait le pilote de chasse type. En tout cas, à l'entraînement il leur avait mené la vie dure. Vols en formation dans tous les cas de figures, répétitions des manœuvres d'attaque, de dérobement ; pour semer un adversaire accroché dans la queue ; de tir pour ne lâcher que de courtes rafales et économiser les munitions. Il ne les avait pas laissé souffler et ils l'avaient accepté. Mais son comportement était totalement différent de celui de son arrivée au premier 951ème. Même sa voix n'était plus la même. Quand il s'adressait à l'ensemble de l'Escadrille il avait un ton de commandement, non pas cassant mais précis, celui d'un technicien s'adressant à d'autres techniciens, excluant tout sentiment. Le Mykola amical, à l'écoute des autres, réconfortant, était maintenant un jeune homme distant. Pas froid mais ne provoquant pas les confidences, ne calmant pas les angoisses d'un sourire confiant, une main posée fugitivement sur l'épaule. Il se "reconstruisait" moralement, se disait qu'il devait ressembler à Pereira, à son arrivée à l'Escadron, dont la froideur le rebutait, en qualité de jeune pilote ! Si un pilote cherchait confusément un encouragement, une consolation personnelle, il le regardait en face, ne lâchant par ses yeux, sans froideur mais sans apitoiement. Et le gars finissait par en être gêné et coupait de lui même la conversation, avant d'en avoir trop dit. Pourtant il n'était pas vraiment distant, acceptait toutes les conversations que ses pilotes lui demandaient mais leur faisait comprendre que l'on est seul, dans son avion, pour combattre les chasseurs chinois et que l'on est seul, dans sa tête, pour combattre ses démons ou le découragement. Si bien que les gars appréciaient sa façon de commander, sobre, mais ne cherchaient pas son amitié. En réalité son attitude ressemblait terriblement à celle qu'il avait observé chez Violet, à son arrivée au 951ème en décembre 46. Violet, qu'il avait tant admiré. Mais de cela il n'en était pas encore conscient. Le niveau de son Escadrille était correct. Meilleur qu'il ne s'y serait attendu avec six débutants complets sur douze. Techniquement ils étaient assez bons et il s'était efforcé de leur faire comprendre que maintenant le beau pilotage devait être laissé derrière eux, au profit des manœuvres les plus rapides, les plus inattendues. Même aux dépens des critères classiques appris pendant la formation. Là, ils avaient eu de la peine à le suivre ; comme Van der Belt, finalement, à la fin de son vol d'évaluation ; mais il s'était acharné, détaillant, après vol, les plus petites évolutions de chacun, qu'il avait mémorisées pendant les exercices. Il les traçait au tableau noir puis les barrait d'une croix brutale. Il leur ressassait que les juges de leur pilotage étaient chinois et qu'ils se devaient de les décevoir, techniquement, pour fausser leur jugement ! De même il leur avait imposé de se reposer entre chaque vol, n'importe où, n'importe comment ; qu'ils sentent la fatigue ou non ; et il avait passé des engueulades froides, cinglantes, à ceux qui renâclaient. Même quand le surnom était arrivé. Les pilotes de la Deux les avaient baptisés "les dormeurs"! Surpris, au début, Restach l'avait laissé faire à sa guise. Il avait visiblement l'habitude de laisser une grande latitude à ses deux Chefs d'Escadrille. Et, aussi, il était assez impressionné par le tableau de chasse de Mykola. Mais le pli avait finalement été pris. Au retour de chaque vol il voyait ses gars se glisser à l'ombre, sous une aile et flemmarder ou roupiller… Mais il était vrai que le "camping", en été, au Kazakhstan, prêtait davantage à la sieste qu'à une activité physique. C'était le grand mot, cet été, dans l'Escadre. Les pilotes disaient d'eux-mêmes qu'ils étaient des Darwiniens-campeurs ! Mykola prit la craie accrochée à une ficelle et commença à écrire sur le petit tableau noir, composant des paires. Le silence se fit, derrière lui. Il termina et se retourna vers les pilotes. - Il n'y a qu'une semaine que l'on est sur ce front, dit-il de sa nouvelle voix, assez lente, presque indifférente, sans intonation, et les Chinois n'ont pas encore constitué de grosses formations pour nous accrocher. Ca va venir, soyez-en bien certains, ils adorent les grosses unités, deux à trois Escadrons. Nos blindés avancent trop vite pour que l'ennemi ne réagisse pas. Ils vont rameuter leur JU 87 et les protégeront par de la chasse. Ici aussi il va y avoir une bagarre pour la suprématie aérienne. En attendant, notre boulot est de leur faire le plus de mal possible, de descendre le plus de chasseurs que l'on peut, pour désorganiser leurs Escadrons. Les renforts qu'ils enverront ne seront pas habitués au combat dans cette lumière, pas habitués à nous repérer dans ce décor. Ca ne durera pas plus de quelques jours, ils ont de sacrés pilotes, en face, mais tout avantage est bon à prendre. C'est pourquoi on inaugure aujourd'hui des patrouilles de chasse libre. La 2 est en alerte d'Escadron, depuis l'aube. Une paire à 5 minutes, une autre à 15. Cet après-midi ce sera notre tour. Nous commençons ce matin la chasse libre par sections de deux paires. Ca entraînera les chefs de section et on devrait trouver des cibles en ratissant un territoire beaucoup plus vaste. La zone de chasse va se dérouler, du nord au sud, sur les carreaux B et C de vos cartes, numéros 45, 46, 47, et 48. Attention, ne sortez pas de ces zones. Souvenez-vous qu'un avion isolé, quel qu'il soit, est une bénédiction pour nous, mais que les Chinois ne sont pas plus idiots que nous et qu'ils savent tendre des pièges avec une protection très haute, cachée dans le soleil… Souvenezvous aussi que ceux d'entre vous qui seront abattus se feront botter le cul par moi à leur retour ici !… Les appareils H 24 et H 32 sont en révision-moteur ou radio, il y aura donc une paire seule, la mienne. Pour le reste tout est au tableau, notez les fréquences radio. Si vous n'avez pas de questions, c'est terminé, aux avions. Il y eut les contestations habituelles sur la composition des paires. Mykola avait très vite jugé ses pilotes et désigné les pilotes qui voleraient ensemble. Mais, de temps à autre, il changeait les compositions de façon à ce que les habitudes des uns et des autres ne débouchent pas sur une surconfiance en soi. Son numéro 2, l'Officier navigant Josip Bartehus attendait à la porte de la tente, son casque et ses gants de vol à la main, silencieux. C'était un grand type de 22 ans, débutant, excellent pilote, sérieux, ayant un bagage technique de haut niveau, mais sans imagination. Il appliquait à la perfection ce qu'on lui avait appris, pas plus. Beaucoup de sang froid, presque calme jusqu'à l'excès ! Pas démonstratif, une caricature d'un certain type d'Allemand, renfermé, discipliné, solide, gros mangeur, et ne cherchant pas spécialement le contact des autres. Au début Mykola l'avait choisi pour le dégrossir un peu, le secouer. Les progrès en évolution étaient venus lentement. Bartehus apparaissait lent de nature. A chaque fois que Mykola l'avait placé en N°2 de quelqu'un d'autre cela avait été une catastrophe. Il se laissait distancer, n'anticipait pas les manœuvres de son N°1, visiblement il ne serait jamais bon pour protéger les arrières d'un copain. D'ailleurs les autres évitaient de l'avoir derrière eux. Alors il s'était résolu à le prendre avec lui. Et là il s'était produit un phénomène étonnant. Peu à peu Bartehus s'était mis à le coller… Il paraissait rivé à sa queue. Mykola y avait beaucoup réfléchi, faisant un nouvel essai, catastrophique, en le changeant de N°1, pour comprendre que c'était le côté surdiscipliné de Josip qui dictait son comportement. Chargé de protéger le Chef d'Escadrille il obéissait à la lettre. En rigolant les autres disaient maintenant que Bartehus ne laissait pas même une hirondelle se glisser entre son leader et lui ! Désormais Mykola ne se posait plus de question et prenait pour principe qu'il volait seul. Il savait que son N°2 était perpétuellement là. Ce qui, d'un autre côté, ne lui plaisait pas, parce qu'il s'habituait à lui. Lorsque Josip serait abattu ; les N°2 qui restent trop longtemps à ce poste le sont forcément ; lui-même serait affectivement atteint. Et il ne voulait plus souffrir de cette manière… Ils marchèrent sans un mot, cote à cote, jusqu'aux appareils disséminés. L'avantage du désert Kazakh par ici, était le sol. On trouvait tant de zones absolument plates que l'on se disait qu'il serait possible de se poser en catastrophe n'importe où. Ce n'était pas exact parce que la rocaille abondait. Néanmoins, faire une nouvelle piste était rapide et simple, il suffisait de ratisser une bande, enlever toutes les caillasses avec un engin muni d'une lame devant, et ça faisait l'affaire. Il y avait peu de vent par ici, et les bandes étaient systématiquement tracées nord-sud pour éviter l'aveuglement par le soleil, le matin et le soir, au décollage ou à l'atterrissage. Les grosses installations : ateliers de réparation, stockage de carburant et de munitions, posaient seulement un problème de camouflage. Les tentes ; en tissu peinturluré, donc ; étaient disséminées un peu à l'écart, hormis les tentes d'alerte, près des pistes, les tentes-mess et les tentes-salles-pilotes. Seuls les Chefs d'Escadrons et Chefs mécaniciens, et les Chefs du détachement de protection, bénéficiaient d'un gros camion dont la plate-forme avait été transformée en chambre-bureau. Mais il y faisait encore plus chaud que sous les tentes où dormaient les pilotes et le personnel. On disait que des constructeurs d'automobiles avaient imaginé un système de climatisation dans l'ouest mais, avant que des camions en soient équipés… Pour la première fois toute la 96ème Escadre était rassemblée sur cinq kilomètres carrés, chaque Escadron à part, avec sa propre piste et son contrôle de piste. Les 392ème et 835ème Escadron, sur FW comme le 951ème, au-delà d'une très légère hauteur et le 1014ème, sur La5, version chasse à l'ouest. Si bien que Violet convoquait assez souvent les Chefs d'Escadron, et parfois d'Escadrille, pour les missions regroupant la 96ème au complet, au lieu de transmettre ses ordres par téléphone. Il aimait les contacts personnels, pour se faire une idée de l'état de ses officiers responsables. Il était presque 07:00 et le jour était largement levé. Comme chaque matin, ici, le ciel était totalement dégagé, d'un bleu comme on n'en trouve que dans les régions désertiques : profond, sans humidité dans l'air. On ne voyait qu'une traînée, très haute, au sud, comme les restes d'un banc de cirrus barrant le ciel. On ne se posait guère de question sur la météo, au Kazakhstan. Même au sujet de la température. On savait qu'elle allait être écrasante. Les mécanos étaient déjà autour des avions dont les bâches de camouflage, replacées immédiatement à chaque atterrissage, avaient été ôtées. - Tu ouvres les yeux et tu me suis, fit Mykola à Bartehus en arrivant à son appareil. Si on est séparés, tu rentres en volant près du sol. Tu ne tentes pas d'attaquer, seul, un élément de plus de deux cibles. J'ai besoin de pilotes, pas de héros morts. Bartehus, comme à chaque fois, hocha la tête en silence et se dirigea vers son avion. Tout en s'installant dans son siège pilote le jeune homme s'interrogea vaguement à propos de son N°2. Que ferait-il dans un combat tournoyant ? Ca ne s'était pas encore produit. Josip ne connaissait pas encore la vraie bagarre. Mykola se répéta, mentalement, qu'il n'était pas chargé de sauver tous les hommes de cette terre, eut un peu honte de cette pensée, et la chassa délibérément de son esprit. Ses mains s'activèrent sur les différents boutons et interrupteurs de son tableau de bord, fit les injections et le moteur démarra sourdement, avec ce bruit désagréable qu'il avait, lui aussi, à faible régime, cognant et donnant l'impression qu'il allait tomber en rade. Jamais il n'avait pu s'habituer à ça et commençait à se dire que son oreille et son cerveau avaient peut être un branchement pervers ! L'idée le fit sourire un instant. Il brancha sa radio et écouta ses deux chefs de section prendre contact avec la tour, installée dans un camion hérissé d'antennes, à la hauteur du milieu de piste. Puis, suivi des trois autres appareils de leur section, ils remontèrent la bande de roulement, un mécano assis sur un bout d'aile, guidant le pilote, qui ne voyait toujours rien vers l'avant avec le long capot moteur, cabré, masquant complètement la vue, et la poussière. Arrivés au bout de la bande, les mécanos sautèrent au sol avant de rentrer à pied vers les installations, et les avions pénétrèrent sur la piste, dégageant d'énormes nuages de poussières. Ca ce n'était guère discret. Un avion reco chinois devait les percevoir de très loin et pouvait prévenir ses copains. Sur les terrains de Russie les bandes de roulement pour rejoindre la piste de décollage étaient plus discrètes, mais parfois si étroites qu'on ne pouvait y circuler qu'avec, non pas un, mais deux mécanos assis chacun au bout d'une aile pour guider le pilote ! A son tour, manche au ventre, Myko poussa légèrement la manette de gaz pour faire pivoter l'appareil ; qu'un mécano aida à virer en retenant le bout de l'aile gauche, avant d'y grimper en passant par l'emplanture, près du fuselage où le bord de fuite était plus bas, et la longer à quatre pattes, pour aller se mettre en place à l'extrémité, les jambes ballantes dans le vide, et le guider. Puis il commença à slalomer le long de la piste en suivant les indications du gars qui évitait les nids de poule, ou les rochers trop gros, pendant que la première section décollait, par paire, traçant un sillage de poussières derrière elle. La deuxième paire suivait trop près et Mykola nota de passer un savon à son N°1 qui ne devait rien voir et risquait de quitter la piste, avec son équipier, seulement pour faire de l'épate devant le Chef d'Escadrille ! La deuxième section fit de même, bien sûr… Le jeune homme attendit, en bout de piste que la poussière retombe un peu puis appela le contrôle, dont il reçut le feu vert, et mit les gaz. A 07:35 ils quittaient le sol. Les carreaux 45 à 48 s'étalaient du nord au sud de leurs installations et Mykola décida de commencer par le sud, virant de 180° après le décollage, avant d'avoir atteint l'axe de décollage des pistes des autres Escadrons. En réalité cette dispersion de pistes était une source potentielle de collisions en approche, pour l'Escadre, avec des avions en difficulté revenant à leur terrain et coupant la trajectoire d'autres appareils au décollage. Et Mykola s'en était plaint auprès de Restach qui en convenait et avait à son tour protesté auprès de Violet. Il leva les yeux pour jeter un œil dans son rétro. Bartehus était là, se balançant doucement à 30 mètres dans sa queue, légèrement à gauche. Maintenant il prenait sa place dès le décollage, alors qu'ils auraient pu voler cote à cote ! Mykola renonça à le lui dire. Ce type faisait en permanence de son mieux, inutile de lui faire des reproches pour ça. Le jeune homme décida de rester à deux cents mètres-sol. A cette heure, ils y étaient bien dissimulés par leur camouflage. Il décrivait de très larges S, au cap sud, à la limite est du secteur à patrouiller. Depuis une semaine, l'Escadron avait rencontré à quatre reprises des détachements chinois. La première fois ils n'étaient pas encore arrivés à portée de tir que l'un des nouveaux avait ouvert le feu, suivi par la plupart des autres, trahissant ainsi leur présence. Les Ki84 avaient plongé si vite, en s'égaillant, qu'ils ne les avaient plus revus. Restach avait poussé une gueulante énorme, à l'atterrissage. Les trois autres fois, ils volaient haut et avaient repéré les premiers des formations ennemies de MiJ2 qui les avaient découverts à leur tour. Et ça avait été une suite de manœuvres tactiques s'annulant les unes les autres sans arriver au contact, à la bagarre. Mykola n'aurait pas agi de manière aussi académique que Restach, mais celui-ci connaissait son affaire. Ce n'était pas un Violet, mais celui-ci était un sacré stratège. Inlassablement, la tête de Mykola tournait de gauche à droite, ses yeux fouillant le ciel. Il avait considérablement musclé son cou qui lui permettait maintenant de tourner la tête davantage qu'autrefois et de voir loin en arrière, même en accélération, quand la tête donne l'impression de peser une tonne. Tous les pilotes de chasse savaient que 50% du succès ; du retour à sa base, aussi ; reposaient sur la souplesse du cou et la qualité de vision d'un pilote. Tout allait si vite, en l'air. Le ciel était vide et la fraction de seconde suivante deux chinois vous tiraient par derrière ! La qualité de sa vision, justement, était pour beaucoup dans sa réputation pendant la première partie de sa présence au 951ème. Les gars se sentaient en sécurité lorsqu'il était parmi eux. Mais c'était la même chose dans l'Escadron de Hartman, disait-on. Beaucoup des grands chasseurs avaient une vue supérieure à la moyenne. Tous, en tout cas, avaient plus de 10/10ème à chaque œil. Le ciel était désespérément vide, ce matin. Mykola volait à 310 km/h pour éviter de trop consommer et pilotait pointu, comme aurait dit Binard autrefois, pour diminuer les traînées, effleurant le manche et ne touchant presque pas au palonnier. A ces vitesses on peut se contenter d'agir seulement sur le manche. De temps à autre, le jeune homme consultait sa carte et sa montre puis appliquait sa ficelle sur le papier pour estimer la distance qui les séparait de leur base. Quand ils arrivèrent à l'extrémité sud de leur secteur il décida de monter à 5 000 m. pour venir longer la limite est en remontant vers le nord. La radio n'avait rien révélé non plus. Les deux autres sections n'avaient pas trouvé d'adversaires. Il se dit qu'il aurait dû leur donner la permission de tir sur des objectifs au sol, sur le chemin de retour, pour calmer leur impatience. Et puis, il crut voir une légère vibration, sur la droite, au sol, vers l'est. Il concentra son regard et, cette fois, distingua, vraiment très loin, deux formes qui défilaient vite sur le fond clair du désert. Beaucoup trop vite pour être des camions ou des chars. Il sut que c'était des avions ennemis avant de distinguer leurs formes, il obliqua d'instinct après avoir battu fugitivement des ailes pour prévenir Josip. Les cibles suivaient un cap nord-ouest sud-est, venant vers eux, et il estimait leur altitude à 1 000 mètres environ. Et cela déclencha un raisonnement en lui. Où allaient ces gars là ? Ils volaient trop haut ou trop bas pour une patrouille et suivaient un cap direct… Il renonça à y réfléchir et jeta un coup d'œil à son Badin, 320 km/h. Piège ou pas ? Il inspecta longuement le ciel, au-dessus d'eux… Rien. Il calcula une procédure d'attaque : à leur verticale passer sur le dos et piquer pour décrire une demi-boucle vers le bas. L'attaque la plus élémentaire, la première qu'on étudie, en école de chasse. Mais la plus efficace aussi, parce que l'on a de son côté, tous les avantages : l'altitude qui représente une vitesse importante quand on commencera son piqué, la surprise, c'est à dire des cibles comme sur un rail, qui ne changent pas de trajectoire, ne manœuvrent pas. Et la possibilité de tirer de près, la clé d'une victoire sûre. Evidemment ce n'est pas aussi glorieux qu'un long combat tournoyant au bout duquel l'autre encaisse une rafale et tombe. Mais Mykola savait bien, qu'il n'y a aucune gloire à retirer de la mort d'un homme. Fut-il Chinois. Le mieux que l'on puisse faire était de le tuer très vite, de lui éviter de souffrir ou d'être envahi de terreur avant de mourir. Très tôt, il identifia les deux cibles à coup sûr, des Ki84 volant en formation souple, relativement près l'un de l'autre, légèrement décalés. - "Sentier 2, de Sentier Autorité, tu les as vus ?" Il se reprocha aussitôt sa phrase. Bartehus ne le quittait pas des yeux, à une distance aussi proche, et ne pouvait inspecter le ciel aussi minutieusement que lui. - "Vu quoi, Sentier 1 ?" - "Deux cibles, en dessous à 11:00, assez loin, en rapprochement. On va basculer à la verticale, quand ils passeront dessous, prépare ta machine : plein petit pas, enlève les sécurités et allume le collimateur. Avant d'attaquer, je balancerai les ailes, ce sera le signal. Tu me suis, comme d'ordinaire. S'il y a combat et que tu en vois un dans ta queue tu me préviens, c'est tout. Mais je ne pense pas que ce sera le cas. Ca ira très vite. Tout se passera bien. Regarde seulement comment ça se passe, cette fois." Pourquoi diable avait-il éprouvé le besoin de le rassurer, Bartehus n'avait pas besoin de ça… - "Reçu Autorité." C'était son premier combat mais sa voix était aussi calme que lorsqu'il demandait du rab de purée, au mess. Lui aussi était amateur de purée ! Un nid. Il y avait un nid de bouffeur de purée dans l'Armée de l'Air ! Mykola agita légèrement ses ailes et renversa à gauche, ramenant très vite le manche au neutre en laissant l'avion poursuivre, dynamiquement, la trajectoire qu'il lui avait imposée. Au fil du piqué il vit fugitivement le sol d'abord au-dessus de sa tête, quand il piquait sur le dos, puis en haut du pare-brise, devant ses yeux et, enfin, au milieu, comme s'il fonçait directement vers la terre. La vitesse monta très vite. Quand il tira, doucement, sur le manche elle atteignait 735 km/h. Il sut que même si les Ki84 les repéraient maintenant, son excédent de vitesse lui permettrait de les rattraper, quoi qu'ils fassent. S'il tirait correctement les dès étaient joués. Pendant le piqué il les avait perdus de vue mais les retrouva en visuel, à deux kilomètres devant, quand sa trajectoire s'arrondit, revenant à l'horizontal. Il avait calculé la courbe pour rétablir en dessous de 1 000 mètres, sous eux donc, dans l'angle mort de leur queue, afin qu'ils ne les voient pas approcher. L'exécution, pure et simple, de la manœuvre du manuel. Il mit plein gaz pour entretenir la vitesse. Tout alla très vite. La différence de Badin était telle que les Ki84 grossissaient à vue d'œil. Mykola se plaça exactement dans la trajectoire du leader, de manière à n'avoir aucune correction latérale à faire et tira lentement sur le manche pour remonter vers les cibles, en réduisant sérieusement les gaz. Ils émergèrent derrière les Ki à une cinquantaine de mètres seulement à peine sous leurs queues. Une petite pression sur le manche pour ajuster… Le croisillon du collimateur centré sur le cockpit et le moteur, Mykola pouvait voir les raccords de peinture de camouflage du plan fixe arrière, tant ils étaient près. Immédiatement le doigt du jeune homme écrasa la détente, sur son manche, et ses quatre canons secouèrent la cellule. Il n'attendit pas l'explosion pour, d'une pression sur le palonnier droit, faire dériver son collimateur vers le second Ki et enregistra, avec sa vision périphérique, la multitude de débris qui remplissaient l'espace où se trouvait le premier chasseur chinois, l'instant d'avant. Il vit sa seconde rafale pénétrer dans le fuselage du deuxième Ki 84 et le déchiqueter allant jusqu'au moteur qui lâcha une épaisse fumée blanche avant d'exploser. Des débris volèrent et quelque chose frappa le plan gauche de l'appareil de Myko. Sans gravité, apparemment. Un œil dans son rétro. Bartehus était là. Un autre coup d'œil, général, vers le ciel audessus, toujours vide et il tira sur le manche pour remonter en une ressource elliptique afin de surveiller que le ciel restait vide. Il rétablit à 5 000 et appela : - "Où en es-tu de ton carburant, Sentier 2?" Les N°2, souvent obligés de toucher à la manette des gaz pour ajuster leur vitesse à celle de leur leader, consomment toujours plus que celui-ci. On doit donc fixer la durée d'un vol en fonction de la consommation de l'ailier. Josip ne répondit pas aussi vite qu'à l'ordinaire. Il devait digérer ce qu'il venait de voir. D'ailleurs sa voix était un peu moins grave, moins paisible, quand elle se fit entendre : - "Il me reste douze minutes de vol, Autorité." Temps de rentrer. - "Contrôle de Sentier 1, deux Ki84 détruits dans le carré 47, limite est. Nous rentrons, terminé." Le contrôleur régional ne répondit que par deux courtes interruptions de la porteuse. Il limitait toujours au maximum ses interventions pour éviter de se faire localiser par radiogoniométrie. Ca se produirait, bien sûr, et il faudrait mettre en place une protection anti aérienne en permanence mais autant en retarder le moment. Dans cette région et dans ces circonstances, difficile de bâtir une construction en dur pour les contrôles régionaux. D'autant qu'ils bougeaient assez fréquemment. Sur le chemin du retour Mykola songea à ce qui venait de se produire. C'était son premier combat depuis le drame. Enfin un combat, disons plutôt la première fois qu'il se retrouvait, de près, avec des chasseurs ennemis. En faisant un retour en arrière il lui sembla qu'il avait été une sorte de machine pendant l'attaque, rien de plus. Une machine qui tourne bien et fait son boulot. C'est tout. Auparavant, avant le drame du dernier combat ; dans les mêmes circonstances ; il aurait ressenti quelque chose, n'importe quoi, de l'excitation maîtrisée, mais quelque chose. Là rien. Peut être était-il sur la bonne voie, celle où il ne souffrirait plus ? Il avait conscience de perdre quelque chose d'essentiel, de vital pour son âme, pour sa sensibilité, dans cette attitude. Mais une guerre n'est pas le lieu pour cela. Il faut être un Céline pour enrichir une part de soi-même dans une guerre, même si cette part est bien noire. Il avait mis longtemps à le découvrir, il avait payé le prix. Céline aussi, probablement. Ils se posèrent comme à l'ordinaire, sans tonneaux de victoires comme on le pratiquait souvent. Après avoir rejoint son emplacement, le jeune homme laissa son avion aux mécanos qui allaient refaire les pleins, remplacer les obus tirés et placer la bâche de camouflage, et demanda un véhicule pour aller directement rendre compte à Restach qui devait être dans une tente-alerte de la 96ème, à cette heure. Une idée commençait à poindre dans son crâne. Il fit un signe de la main à Bartehus qui se dirigeait vers la tente d'alerte. Josip allait raconter ce qui s'était passé aux autres. Quelque chose dans sa démarche, montrait qu'il était encore agité par ce qu'il venait de vivre. Myko avait vu que ses deux autres sections étaient rentrées elles aussi, mais il n'y avait aucune traînée noirâtre le long de leurs ailes. Leurs armes n'avaient pas été utilisées. Restach et Violet étaient dans la tente de commandement de l'Escadre, avec les cartes déployées et des téléphones de campagne posés sur deux tables. Un chef d'Escadre devait être en liaison directe avec chacun de ses quatre Escadrons, avec le Groupe de Chasse et l'Etat-Major régional. Violet le vit le premier et sourit : - Un bon vol, Mykola… Il était le seul, désormais, à l'appeler par son prénom. Gérard, son vieux copain de la formation, en Grèce, avait été muté après blessure, bien avant son retour. Et il ne restait plus de Darwiniens… -… et deux victoires bienvenues pour l'Escadre. Le Groupe me disait justement qu'on se la coulait douce, ici. - Deux victoires sans gloire, répondit le jeune homme sans sourire en retour. Du tir à la cible. Le visage de Violet devint grave. - Mais avec une approche maîtrisée, Capitaine. Il ne faut rien oublier, jamais rien en vol. Restach je vous le renvoie très vite, je dois parler au Capitaine Stoops. Restach acquiesça de la tête et sortit. Violet alluma une cigarette et s'appuya au dossier d'une chaise de toile. - Racontez, Mykola. Il fit le récit du combat, à partir du moment où il avait repéré un mouvement insolite, en direction du sol. Avant de gagner la base de tests et de remise à niveau, et après avoir reçu ses ordres, à Odessa, Myko avait obtenu de rencontrer Violet sur la base arrière où il entraînait l'Escadre reformée. Il voulait lui demander conseil et lui dire ce qui s'était passé, le jour où il avait perdu son Escadrille. Violet l'avait laissé parler puis, lui avait conseillé de revenir à son Escadron, plutôt que de demander une autre affectation, qu'il lui gardait sa confiance. Myko avait alors raconté par le menu au Commandant d'Escadre par où il était passé. Violet avait hoché la tête, disant qu'il savait tout cela, qu'il s'était tenu au courant auprès des médecins de l'armée, pendant l'absence de son Chef d'Escadrille. Il avait terminé, le regardant fixement, en répétant qu'il voulait que Mykola revienne au 951ème, s'il était déclaré apte au combat, mais que le jeune homme était libre de son choix. Il avait accepté, évidemment. - Apparemment c'était un combat facile, dit-il quand Myko eut terminé le récit de la mission. Mais combien de vos pilotes auraient réussi l'approche, excités comme ils l'auraient été ? C'est pour ça que j'ai voulu que vous reveniez à l'Escadron. Votre expérience, si elle ne vous paraît pas suffisante, est inestimable, Mykola. Parce que la maîtrise de soi fait tache d'huile. Si certains de vos pilotes se trouvent dans les mêmes circonstances, dans quelques jours, ils se souviendront de la façon dont vous avez procédé. Je crois que je vous l'avais dit quand vous nous avez rejoint pour la première fois, il y a presque dix-huit mois, on en apprend autant de la bouche des autres que personnellement, en vol. Ce combat va être raconté dans toute l'Escadre. Ce sont nos premières victoires ici, depuis notre retour au front, elles vont prendre un relief plus important, de ce fait. Cela veut dire que cent pilotes seront impressionnés par le récit que vous aurez fait du déroulement des manœuvres. Des pilotes qui, un jour ou l'autre le raconteront à d'autres. Ne prenez pas ces victoires à la légère, Mykola. Ne pensez pas non plus aux pilotes chinois, ils venaient de faire leur boulot, vous avez fait le vôtre. Personne ne peut rien y changer… Il n'y avait qu'une chose que je craignais, quand vous êtes revenu. Que vous vouliez venger les pilotes disparus. Que vous deveniez une machine à abattre des avions en ne vous préoccupant plus de vos gars. Qu'ils se débrouillent pour vous suivre. J'ai fait confiance à votre nature. Vous avez changé de style de commandement, c'est vrai. J'ai noté votre froideur apparente… et je l'approuve. J'avais remarqué votre sensibilité, auparavant, j'appréhendais un peu ce qui vous est arrivé. Peut être est-ce votre jeunesse, vous n'aviez pas compris qu'il faut du recul pour commander. Et j'avoue que je n'ai pas eu le temps, ou simplement pas su vous le dire. L'Armée de l'Air connaît ces situations. Pourquoi croyez-vous que souvent on mute un officier qui franchit un grade ? Pour éviter qu'il connaisse trop bien les hommes qu'il doit emmener au combat et redoute de les perdre. Cette guerre ne nous permet pas souvent de respecter les amitiés de chacun et nous sommes beaucoup à le regretter. Mais il faut agir efficacement avant tout, sans se soucier de la sensibilité de chacun. Pensez-vous que j'ai bien pris de perdre les 8/10ème de l'Escadron dans les quatre mois qui ont suivi ma prise de commandement du 951ème ? Je ne me suis attaché qu'à une chose, ne rien montrer sinon de la colère devant nos mauvaises manœuvres. On ne dira jamais assez combien la colère est une aide pour ceux qui ont des responsabilités… Comment ça va avec Restach ? Mykola fut surpris du changement brutal de sujet, et de la question elle même. Ce n'était pas le genre de Violet d'interroger un gars sur son patron. - Bien Colonel. - Répondez-moi, Capitaine fit Violet, sa voix plus sèche, soudain. - Il… il n'a pas votre sens tactique, Colonel. Pour le reste ça va. - Mais vous ne commanderiez pas l'Escadron de la même manière, n'est-ce pas ? - Je n'y ai jamais pensé. - Tôt ou tard il le faudra. Quel âge avez-vous maintenant, je m'y perds avec votre visage d'étudiant. - Vingt ans, Colonel. J'avance vers les 21. Violet sourit. - Vous êtes en retard sur Walter Nowotny, il vient de passer général ! Mais légèrement en avance sur Guynemer et Fonck. Les guerres ne se ressemblent pas… Bon vous aviez quelque chose à me dire ? Mykola fut stupéfait. Comment ce type avait-il fait pour deviner… - Ces deux Chinois, Colonel… Il y avait quelque chose d'anormal dans leur vol. Après coup, je me suis dit qu'ils avaient l'air de rentrer de mission. Qu'ils étaient sur une route utilisée chaque jour. Que c'était la raison pour laquelle ils ne surveillaient plus le ciel. - Et alors ? - Alors je me demande s'il n'y a pas un terrain chinois par là, dans cet axe. - Et vous voudriez y faire un saut, de temps en temps ? - C'est ça, Colonel. - D'accord. Mais vous prenez une paire, en protection. - C'est à dire… si j'ai une paire, au-dessus, elle sera repérée et c'est elle qui sera en danger. - Parce que vous voulez voler près du sol ? - Oui. C'est, paradoxalement, le plus sûr. - Les cibles seront beaucoup plus difficiles à repérer depuis la basse altitude. Mais c'est vrai que vous avez une sacrée vue, je m'en souviens bien. D'accord, vous avez raison ce serait trop dangereux pour l'autre paire. Alors je veux votre parole que vous ne vous éternisez pas dans le coin. Soit vous rencontrez des cibles tout de suite ; y compris si vous découvrez le terrain ; soit vous rentrez. Vous ne vous exposez pas aux tirs de leur DCA. Nous sommes d'accord ? - Oui, Colonel. Dès le soir Mykola y retourna, découvrit un terrain, qui ressemblait terriblement aux pistes Européennes, et abattit un vieux Zéro dans les mêmes conditions. Désormais il prit l'habitude d'y aller chaque fois que son Escadrille n'était pas en mission et qu'il n'était pas trop fatigué. Dix jours plus tard il obtenait ses 97 et 98ème victoires. *** Encore en tenue de vol, Piotr entra dans la tente d'Etat-Major divisionnaire, près de Tambov, à l'est de Lipeck, dont il revenait précisément. Des codes à mettre au point. Il y avait là-bas de gros engins de travaux bloquant la voie de circulation qu'il devait remonter, perpendiculaire aux deux grandes pistes, et la tour lui avait demandé d'attendre sur place. Il était resté là un quart d'heure à fulminer. Il était encore en rogne quand, un peu plus tard, dans les bureaux de la Base il avait vu des plans de travaux étalés sur une table, des bleus. Des années qu'il n'en avait plus vus. Il se pencha, intéressé et vit qu'il s'agissait d'un réaménagement des installations. Du coup il attira un siège pour les examiner à l'aise. - Ca vous intéresse ? fit bientôt une voix. Il se retourna découvrant un Capitaine du génie d'une quarantaine d'années, plutôt bedonnant, accompagné d'un type assez âgé, en civil, petit sec, une moustache blanche. De dos ils n'avaient pas vu ses galons, placés sur la poitrine. - Oui, dit-il, toujours assis, mais en se retournant… Je me demandais pourquoi on ne rallonge pas la voie ouest, ici, pour longer les abris ? - Vous savez lire les plans à l'envers ? demanda le civil, vaguement intrigué. - Oui… De même que je trouve les abris anti-aériens un peu étroits, on ne pourrait pas y loger deux bombardiers lourds. Dommage de gâcher une bonne occasion. Le Capitaine avait légèrement rectifié la position en le voyant de face. - Les ordres, Colonel. Abris standards. - Bon Dieu qui les pond ces ordres ? - L'Etat-Major. - Et ils ne peuvent pas se faire conseiller, là-bas ? grognat-il. - Vous connaissez un peu la construction, Colonel ? fit le civil. - Un peu. Ecole des Travaux Publics de Minsk. Le civil avança d'un pas et tendit la main. - Je m'appelle Emmanuel Calogirou, je dirige la Compagnie des Grands Travaux de Larissa, en Thessalie, Grèce. C'est nous qui avons le contrat de l'Armée de l'Air en Russie. Votre avis m'intéresse, Colonel. Ces abris ? - Trop petits pour des bombardiers de passage, trop grands pour des chasseurs. En ricochant, une seule bombe en pulvériserait dix. Et sans une voie renforcée, des bombardiers seraient trop lourds et ne pourraient même pas avoir accès aux abris. - Les bombardiers ne viennent jamais par ici, fit le type du génie, nous ne sommes pas terrain de dégagement. - Je le comprends bien, Capitaine, mais vous ne pouvez pas préjuger de l'avenir. Et après-guerre ? "Commander c'est prévoir", on nous le ressasse assez. Quitte à construire quelque chose, autant voir plus loin. On ne fait pas des travaux pareils pour l'immédiat seulement. Il faut laisser une chance de pouvoir seulement modifier, ensuite, et pas tout reconstruire. Il n'est guère plus long de couler davantage de béton sur les voies. - Vous avez dit que vous travailliez où, avant la guerre, Colonel ? demanda le civil. - Je ne l'ai pas dit, Monsieur. Je sortais de l'école quand la guerre a éclaté. Après toutes ces années je ne serai plus capable de dessiner un pont quand elle s'achèvera. - J'aime bien votre façon de concevoir des travaux, Colonel, de voir loin. Si vous ne vous souvenez plus comment on calcule un pont, ce dont je doute quand même, vous sauriez parfaitement concevoir des Bases, non ? Surpris Piotr hocha la tête. - Pour ce qui est au sol, et tout ce qui touche à l'aviation, il n'y a pas de problèmes, oui. - Savez-vous que vous m'intéressez, Colonel ? dit Calogirou. Ma société a beaucoup grandi, l'Armée de l'Air paraît satisfaite de nos réalisations et nous nous spécialisons dans ce domaine. Bref, après la guerre, l'aviation va prendre une importance énorme, je le sens bien. J'aurai besoin de gens qui connaissent à la fois le métier et les contraintes de l'aviation, qu'elles soient militaires ou de commerce. Ingénieur et Colonel navigant, oui, vous m'intéressez, Colonel. Je vais vous laisser mes coordonnées. Après la guerre, faites-moi signe. Ce n'est pas une parole en l'air, j'aurai besoin d'hommes ayant votre expérience. Au retour Piotr était encore sous le coup de cette conversation. C'est vrai que c'était les immenses ponts qui l'avaient toujours fait rêver ; rêve de gosse, probablement ; mais concevoir des aérodromes civils, des grandes Bases… Tout se passa bien, pendant le vol, mais il n'était pas assez attentif, il le sentait bien. Il se souvint in extremis de sa convocation chez son patron. Le Général Asteanos était en train de discuter avec deux Colonels penchés sur une carte et il resta près de l'entrée pour attendre. Asteanos se releva, grimaça un peu en se tenant les reins et le vit. Aussitôt Piotr avança d'un pas et salua. - Vous m'avez demandé, Général, commença-t-il très vite, et justement je souhaitais vous voir pour… - Ah oui, hein ?… Lieutenant-Colonel Kalemnov vous m'emmerdez ! dit l'officier en laissant monter sa voix. Vous comprenez ça, vous m'emmerdez ! Vous avez encore ramené une épave, avant-hier, m'a-t-on dit. Bravo, tout le monde sait que vous êtes un très bon pilote, vous n'avez plus à le prouver. Les Ju87 de l'autre fois montrent même que vous savez tout faire. Vous feriez voler un fer à cheval, je le sais, mais ce n'est pas ce qu'on vous demande, Bon Dieu ! Vous avez été abattu une fois, vous venez de ramener votre sixième appareil hors d'usage, vous êtes un danger pour nos appareils, Kalemnov ! Vous êtes encore plus dangereux pour nos avions que Monsieur de Saint-Exupéry qui écrit si bien et pilote si mal ! Vous êtes adjoint opérationnel du Commandant d'Escadre, votre boulot est de diriger sur place les attaques au sol, pas de plonger vous même dans la bagarre. Vous avez un score remarquable de chars détruits mais nous avons beaucoup de jeunes pilotes qui peuvent prendre la suite, alors que nous avons peu d'officiers supérieurs capables de coordonner des attaques générales sur un front, je vous ai déjà dit ça, Bon Dieu ! Qu'est-ce que vous cherchez, que je vous interdise de vol ? C'est ça, Colonel ? Piotr savait combien Asteanos était coléreux et ne pipait pas, raide, le regard sur un mât de la tente. - Et qu'est-ce que vous vouliez me demander encore ? Un appareil neuf ? C'était l'ouverture, Piotr fonça, quittant le garde-à-vous sans y être autorisé. - Non, Général, c'est tout autre chose. Il s'agit du front central, au Kazakhstan où nos blindés font une percée. J'ai un cousin qui se bat là-bas, dans les blindés et qui suggère, dans une lettre, quelque chose d'intelligent, il me semble. - Qu'est-ce que vous me dites ? Vous voulez être muté sur le front central ? Mais bravo Kalemnov. Vous voulez dire que nous serions débarrassés d'un tueur de P 38? Que vous iriez casser des machines ailleurs, parfait, mon vieux, parfait… Le numéro d'Asteanos était très apprécié à l'Etat-Major et ses officiers en étaient ravis, du moins quand ils étaient témoins et pas pris à partie ! On disait que, quelque fois, il pouvait tenir dix minutes à engueuler un pauvre diable d'officier. On ne l'avait jamais vu passer un savon à un soldat ou un gradé. Il gardait sa rogne pour les officiers, supérieurs de préférence ! Il y avait sûrement une explication à cela mais personne ne l'avait découverte. D'un autre côté c'était un remarquable tacticien et par ailleurs, il défendait ses hommes avec la même outrance. Piotr eut une idée de génie : - Je suis à vos ordres, Général, mais j'aurais besoin de votre aide. Ne pas se défendre était tellement insolite pour Asteanos qu'il dévisagea Piotr en fermant les yeux à demi, comme s'il cherchait le piège. - Qu'est-ce que vous voulez Kalemnov ? - Voilà, Général. Nos blindés avancent bien, dans le désert, et pourtant ils y trouvent des surprises. Récemment… Il fit le récit du combat d'Alexandre et de son idée de faire reconnaître, en permanence, le terrain par des missions aériennes pour déjouer des pièges. - Oui, finit par dire Asteanos, c'est une affaire de reco, pas d'attaque au sol. - Si vous me le permettez, Général. Nos pilotes de P 38 sont les meilleurs experts en matière de chars. Ils sont capables de deviner où se cache un Panther simplement en fonction de la végétation ou du relief. Ils peuvent identifier la découpe du flanc d'un Pz IV avec moins de deux mètres de tôle. Ils sont les meilleurs tacticiens des chars. - Et alors ? - Alors je pensais à un certains nombre de P 38 spécialisés dans la fouille du terrain, à moyenne ou basse altitude, devant nos colonnes, non pour attaquer les chars chinois, mais pour décrypter les mouvements ennemis, déceler les formations et renseigner nos troupes. Ils pourraient utiliser des appareils allégés au maximum, de manière à emporter beaucoup d'essence, affinés aussi par le retrait des rampes de lancement de fusées, et rester longtemps en l'air, mais en gardant leurs canons pour se défendre contre la chasse ennemie. Allégés ils auraient également une marge de vitesse suffisante pour se mettre à l'abri, dans ce cas. On pourrait imaginer des patrouilles de deux, l'un surveillant le sol, l'autre le ciel, se complétant, en somme. Et capables de rester en vol pendant une grande partie de la journée avec leur autonomie. Les yeux d'Asteanos étaient devenus des fentes. Il ne quittait pas Piotr du regard, assimilait tout ce qui venait d'être dit. - Pas de rampes de fusées donc pas d'attaque de chars dites-vous ?… Ca c'est un boulot pour vous, Kalemnov. Bon Dieu je serai enfin débarrassé du plus grand danger qui menace nos P 38 !… Il s'interrompit et fit quelques pas sur le côté, le visage baissé. - Par ailleurs votre idée n'est pas si idiote… Il faut que je réfléchisse à ça. Affinez la, de votre côté, mettez-la par écrit et je vous ferai venir. En attendant plus de mission… C'est normal pour un homme qui a en tête un plan tactique, n'est-ce pas ? En sortant de la tente Piotr se dit qu'il avait échappé au pire. Cette fois il avait bien pensé être cloué au sol. C'était vrai qu'il avait encore eu un coup de sang en voyant des P 38 et La5 se faire descendre les uns après les autres, l'avant veille au matin. Il réagissait mal, il le savait. De plus en plus mal, en réalité. Il avait déjà craqué une fois, après avoir été abattu, et ses quatre victoires, faciles, sur les Stukas ne l'avaient pas sauvé de sa fureur de détruire des chars. La veille il avait encore ramené une épave… Il avait de la chance qu'on ait besoin à ce point de types expérimentés pour l'attaque au sol. Cette fois c'était pire. Il s'en rendait compte à chaque fois qu'il était touché mais ça ne faisait que renforcer sa rage, comme si l'état de son appareil n'entrait pas en ligne de compte et il continuait d'attaquer, de plonger, de slalomer au ras du sol. Seul, parfois, incapable de se maîtriser. En venant voir le Général il n'avait pas eu l'idée de plaider la cause d'Alexandre mais, en y réfléchissant à froid, maintenant, il se dit que c'était peut être la seule chance qui lui restait de continuer à voler. Quand Asteanos prenait un gars dans le nez celui-ci était fichu. Le lendemain il ne vola pas. D'une part il n'y avait plus d'appareil de réserve mais il voulait aussi montrer sa bonne volonté en obéissant au Général. Alors il commença à tout mettre toutes ses idées sur le papier. Une idée en entraînant une autre, s'efforçant de tout prévoir tactiquement, mais aussi au niveau de l'organisation, du matériel, du personnel, il rédigea un rapport de dix pages, illustré de dessins. C'est le jour suivant qu'il fut convoqué, le soir tard. Il vint avec son rapport, qu'il fit remettre une heure avant celle de la convocation. - Vous prenez des risques inconsidérés, Kalemnov, attaqua immédiatement Asteanos, quand il le reçut enfin. Je sais que vous aimez ça en vol, mais là, dit-il en agitant le rapport que Piotr reconnut, c'est nouveau. Un aspect de vous que je ne connaissais pas. Vous êtes un homme bien surprenant, Colonel et cette fois je vais me débarrasser de vous définitivement. Je n'aime pas trop non plus les hommes imprévisibles ! Cette idée de reco en avant de nos chars sera la bienvenue à l'Etat-Major interarmes de la 14ème Armée. Les propositions que vous faites dans ce rapport tiennent la route, je le reconnais et m'en félicite, vous m'ôtez tous scrupules à garder un casseur de matériels ! En tout cas, l'Etat-Major Général fonce. On vous le confirmera à Kiev, où vous allez vous présenter dès que possible, il semble que l'on va vous confier la mise sur pied d'une Escadre chargée de faire ces recos sur le champ de bataille et d'établir la technique à employer, les liaisons avec le sol etc. Cela veut dire des galons pleins de Colonel, et ça, c'est plutôt mérité, je dois le reconnaître. Mais vous n'allez pas avoir le temps de profiter de Kiev, je vous préviens, là-bas ils veulent des résultats, tout de suite. Ils vous renverront sur le terrain, au Kazakhstan probablement. Vous n'avez pas intérêt à leur casser du matériel, ils n'ont pas ma patience. Et vous me laissez votre appareil de remplacement ici, vous gagnez Kiev par une liaison ! Filez, maintenant. *** Mykola avait envie de dire que c'était un cas classique. Une vingtaine de Ki61 au-dessus, et autant de Ki84 en dessous. Les deux formations ondulaient, flairaient la proie mais hésitaient à lancer l'attaque. Le jeune homme savait ce que Violet aurait fait. Un simulacre d'attaque des chinois du dessous, qui y aurait mis la pagaille, et une remontée plein gaz vers ceux qui verrouillaient le plafond. De toute façon le heurt à un contre deux était inévitable, autant prendre l'initiative. Mais Restach ne réagissait pas, n'intervenait même pas à la radio. Pourtant les pilotes avaient besoin d'entendre quelque chose, un mot d'encouragement au besoin. D'instinct, il pressa le bouton d'émission, sur son manche : - "Sentier 1, vérifiez vos collimateurs et que vos moteurs sont bien au petit pas", dit-il de sa voix habituelle, assourdie derrière le masque à oxygène avec le micro incorporé. On aurait dit que les mots venaient de servir de déclencheur, la formation du dessus plongeait. - "On fait face", lança Restach. Tout le monde tira sur le manche en mettant les gaz, mais pas forcément dans la même seconde. La belle ordonnance de l'Escadron, qui n'avait pas été préparée à cette manœuvre précédemment, s'effrita. Dans son rétro Mykola vit que dans l'ensemble la 1ère l'avait bien suivi, mais il y avait un trou avec la 2. Les premières rafales tombèrent de la verticale et ce fut du chacun pour soi. Il avait poursuivi sa ressource tirant au passage sur une silhouette qui le croisa à une vitesse relative de 1 100 km/h… A cette allure là, toucher tenait du miracle. Il rétablit d'un demi tonneau et, suivi de son N°2, plongea immédiatement dans la bagarre. Ce ne fut qu'une succession de virages, si serrés que des filets de condensation se formaient au bout des ailes, de coups de manches brutaux, de dérobements hasardeux ; piloter efficacement dans cette mêlée était impossible et il était de mauvaise humeur. La radio était encombrée de hurlements excités, d'avertissements incompréhensibles. Josip le suivait sans être distancé et cela, au moins, était positif. Au maximum de correction il tira machinalement une courte rafale sur un Ki, dont un obus toucha l'extrémité de l'aile. Laquelle fut raccourcie d'un bon mètre ! Pas le temps de vérifier si l'avion tombait ; ce qui était néanmoins probable ; il enchaînait sur un virage à gauche en montant, donnant de grands coups de pieds dans le palonnier pour casser sa trajectoire. Bartehus lui avait dit un jour où il devait être spécialement bavard, qu'il prenait des virages octogonaux… Sans savoir comment, il se retrouva hors de l'essaim et aperçut, à l'écart, un FW et un Ki qui convergeaient l'un vers l'autre, en vol horizontal, au-dessus de la mêlée principale. Le Ki commença à tirer le premier, de trop loin, et le FW l'imita aussitôt. Les deux avions volaient à la puissance maximale et se rapprochaient à une vitesse folle l'un de l'autre. Mykola eut un pressentiment en distinguant soudain l'immatriculation du chasseur européen : H 10, Restach. Le Commandant n'était peut être pas un stratège de premier ordre mais il était sacrément courageux. Il ne cèderait pas… Ils furent vite si proches qu'ils ne pouvaient plus rompre l'engagement. Sous le feu de l'adversaire celui qui tirerait sur le manche ou le pousserait, pour se dérober offrirait, pendant une fraction de seconde, toute la surface de son appareil aux obus de l'autre ! Il serait forcément touché ! Restach ne céda pas… Les deux avions se percutèrent dans un formidable nuage brillant, au cœur teinté de noir. Dans son habitacle, Mykola fut plus choqué par cette collision silencieuse que par la disparition de son supérieur. Cette mort était tellement absurde qu'il fut en colère contre Restach ! De cette colère qui lui venait parfois, maintenant. Froide, lucide, presque argumentée… Un geste fou, de courage, oui, mais qui servait à quoi ? Personne n'avait jamais douté du courage du Commandant, il n'avait rien à prouver. Mais sa mort était un cadeau aux Chinois. Il valait infiniment plus que le pilote qu'il avait emmené avec lui dans la mort. Une mort pour une mort ce n'était pas suffisant, on le savait bien. Les Chinois étaient si nombreux que ce calcul simpliste les laissait vainqueurs de l'Europe ! Vainqueurs dans une partie du monde dépeuplée mais vainqueurs. Eux qui voulaient de l'espace, ils en auraient. Il ne sentit pas son regard durcir, ne fut pas conscient de la façon dont sa main serra le manche. Il tourna les yeux vers le bas et respira fortement, puis son avion bascula sur la droite et il chercha des yeux le Ki qu'il allait détruire. Pour faire son boulot, rétablir la balance que Restach avait fait pencher du côté Chinois. Ce fut un piqué à la verticale, le moteur hurlant et il localisa une cible en voyant un Ki84 suivre un FW qui virait tantôt à droite tantôt à gauche, en restant à la même altitude. Le gars était perdu, avait tout oublié des manœuvres d'évasion et son poursuivant anticipait les évolutions. Pour une fois Mykola, très concentré, tira de loin, près de 400 mètres. La cellule de son appareil, les ailes surtout, terriblement secouées par le départ des coups. Pourtant ses obus frappèrent exactement là où il le voulait, à l'emplanture de l'aile droite. Il eut le temps de voir la courte aile se replier vers le haut. Déjà son regard était attiré par un Ki qui poursuivait un FW TA dont le vol désordonné, mais maîtrisé, épuisait les munitions de son poursuivant. Le jeune homme corrigea du pied gauche et, en fort dérapage à droite, lâcha une rafale soulignée par la gerbe de traçantes de sa mitrailleuse de calage de tir. Les premiers obus passèrent devant le nez du chasseur ennemi qui pénétra, de lui-même, dans la gerbe, venant y chercher sa fin. Le moteur explosa dans une boule de feu au moment où l'appareil de Mykola, déséquilibré par le dérapage trop accentué, décrochait sur la gauche ; l'aile déventée ; partant dans une vrille brutale, qu'il stoppa avant la fin du premier tour en pensant à Bartehus. Inutile de lui compliquer encore le pilotage. Levant les yeux vers le rétroviseur Mykola aperçut un ciel vide… - "Josip, ça va ?" lança-t-il immédiatement. - "Ca va, Sentier 1, un peu secoué. Je vous ai perdu … Je suis accroché par deux Ki84." Mykola regarda autour de lui. Impossible de reconnaître quelque chose dans cette confusion d'avions, de traçantes venant de partout. Il connaissait si bien son ailier qu'il eut une idée. Il allait le guider sans le voir. - "Met plein gaz et grimpe sec" Il se rendait compte que sa propre manœuvre était imprudente mais il en prit le risque, stabilisant son appareil pour faire un tour d'horizon. Il ne put voir son N°2, parmi les appareils qui tournoyaient et entama une série de zigzags secs en tournant la tête pour surveiller également ses arrières. Un Ki84 avait l'air de s'intéresser à lui mais il était loin. - "Manche à gauche tout réduit, lança-t-il alors. Plonge et remets plein gaz." Des yeux il cherchait toujours en se disant qu'il n'avait aucune chance de le distinguer. - "Tes pieds, fais marcher tes pieds", dit-il encore, à l'inspiration. Et puis la voix de Bartehus revint. - "Ca y est ils m'ont perdu. Où êtes-vous Sentier 1, je ne vous vois pas" - "Grimpe, je t'attends" répondit-il en mettant à son tour le manche au ventre et en repoussant les gaz au tableau. Personne ne l'avait suivi quand il parvint au-dessus de la bagarre qui paraissait prendre du volume. Il reconnut alors un La5 en virage serré, plus bas. Ils avaient reçu du renfort… - "Sentier 1 à tous, dégagez-vous par le bas et rentrez en vol rasant sans ralentir." Il répétait son ordre quand un FW apparut sur la droite, Bartehus. Il manquait trois pilotes, au terrain. Restach, un gars de la Deux et un de la Une. Paradoxalement ils se tiraient plutôt bien de ce combat, le plus sévère dans lequel l'Escadron avait été engagé depuis son arrivée. Les avions venaient d'être ravitaillés et les pilotes, assis dans la tente d'alerte, silencieux, démoralisés, buvaient des boissons rafraîchies tant bien que mal plutôt que fraîches, quand Violet appela pour convoquer Mykola à l'Escadre. Il avait emmené les deux autres Escadrons dans une longue mission, cette après-midi et devait à peine rentrer. - Comment ça s'est passé ? demanda-t-il dès que Mykola l'eut rejoint dans la tente de commandement, vide de visiteurs. - Une passe frontale, répondit Mykola qui avait compris. Aucun n'a dégagé. - Vous l'avez vu ? - Oui. Le Colonel se retourna pour allumer une cigarette et souffla longuement la première bouffée. A son tour il s'était mis à fumer… - J'aurais souhaité vous laisser plus de temps, Capitaine, dit-il, assez officiel. Bien entendu vous prenez le 951ème… Ne changez rien à votre comportement et ne vous posez pas de question à ce sujet. Vos pilotes s'adapteront à votre façon de commander. Croyez moi ça ne les perturbera pas. Ils savent que vous êtes l'un des plus jeunes d'entre eux, mais c'est le pilote qu'ils côtoient depuis l'entraînement, qui va prendre le commandement, pas le garçon de vingt ans. D'ailleurs, vous n'avez plus le visage d'un garçon de vingt ans… Je vous confirmerai votre nomination par écrit, une nomination par interim, et pas provisoire, en attendant la confirmation de la Division. Votre quatrième galon arrivera bientôt. Tôt, à mon avis, en raison de votre score de chasseur, qui s'élève chaque jour en ce moment avec vos patrouilles de fin de journée près du terrain chinois de… Zarkham, c'est ça ?… A ce propos vous avez remporté des victoires, aujourd'hui ? - Deux sûres. Un endommagé. - Vous en êtes à 100… ou 101, c'est ça ? - Oui, Colonel. - De très loin le meilleur score du Groupe d'Escadre… J'espère que nous vous garderons assez longtemps à la 96ème, l'Etat-Major a l'air de vouloir regrouper les meilleurs chasseurs dans des Escadres d'élite. Comme le font les Chinois. - Je suis très loin des palmarès des meilleurs, Colonel. Herman Graf a obtenu 47 victoires homologuées en 17 jours, entre mai et juin, Joahannes Wiese a remporté l'an dernier 12 victoires en une seule journée, Marseille a eu un palmarès fantastique. Et eux mêmes sont loin de "Bubi" Hartmann, Barkhom, Rall ou Batz. Mais, de toute façon, je ne suis pas absorbé par cette notion de palmarès. Je trouve que ça ressemble trop à une guerre personnelle. L'idée est, pour moi, malsaine. - C'est peut être le cas de certains des cracks mais ne généralisez pas. On dit que Rall ne sait jamais où il en est et que ce sont ses pilotes qui font le total. Mais je vous approuve, on pourrait être tenté de prendre des risques injustifiés pour avancer rapidement vers le cap des cent cinquante, par exemple. Mykola reçut le message sans répondre. Par ailleurs c'était vrai qu'il n'était pas obsédé par son tableau de chasse et Bartehus en était plus fier que lui. - Une dernière chose, fit Violet. Vous accédez à un commandement total, vous êtes le patron d'une unité. Vous allez vous retrouver seul. C'est à vous de prendre les décisions, au sol comme en vol. Habituez-vous à cette situation le plus vite possible, ménagez-vous délibérément des moments de réflexion même si, au contraire, vous avez envie de la compagnie de vos camarades. Le mess c'est très bien, mais votre camion-bureau vous permet mieux de réfléchir aux faiblesses de tels ou tels de vos hommes et à leurs tendances. Vous ne garderez l'efficacité de votre Escadron qu'en sachant exploiter leurs forces aussi bien que leurs faiblesses. C'est un tout indissociable… Pas de chasse libre demain, je vous enverrai en mission, à plusieurs reprises, afin que l'ensemble de votre Escadron s'habitue à votre voix, à vos commandements. Après-demain reprenez vos petites missions personnelles de fins d'après-midi si vous les jugez acceptables. Et, pendant que j'y pense, sachez que l'on va bientôt déménager de nouveau. - Toute l'Escadre ? - Oui, des remarques ? - Un souhait, Colonel, que l'Escadre ne soit pas aussi dispersée. Je ne crois pas qu'il soit bon pour les pilotes de vivre en vase clos, au sein de leur seul Escadron. Les places vides se remarquent plus encore. Par ailleurs, ça permettrait à la défense anti-aérienne d'être plus rassemblée et plus puissante. Violet resta un instant les yeux dans le vague avant de poser une question qui n'avait aucun rapport. - Qu'avez-vous l'intention de faire après la guerre, Mykola ? Je me le suis parfois demandé. Mykola fut surpris par la question qui le perturba. - Je n'y songe jamais, Colonel. Avant guerre j'envisageais de faire Dentaire pour avoir du temps de libre et voler en planeur. Il y a un an je vous aurais répondu : reprendre des études. De lettres. J'ai fait un an de physique pour être plus apte à voler mais ce sont les lettres qui me tentaient. Mais aujourd'hui je n'ai aucune idée… Ca me paraît un autre monde où je n'ai pas encore ma place. - Nous devrons tous chercher la nôtre. Allez, assez bavardé, nous avons du travail, vous comme moi. Ah… la dernière chose, quand même. Je vais vous remplacer. Un chef de section qui viendra du 322ème, je vais le nommer immédiatement Chef d'Escadrille. Pas un chasseur émérite, je crois qu'il tire comme un pied, mais un bon pilote et, surtout, un type qui réfléchit bien et vite. Et encore une chose : trouvez-vous un Sergent assez dégourdi, peu importe d'où il vient, et mettez-le au travail pour vous aider dans les travaux administratifs. Ne vous préoccupez pas de ses protestations éventuelles. Vous verrez, il y a énormément de documents à remplir, à votre niveau, et ils prennent trop de temps sur votre sommeil et votre disponibilité pour réfléchir. Je suis tombé dans ce piège lorsque j'en étais à votre stade, je veux vous l'éviter. Nous devons impérativement garder un esprit lucide. Trouvez-lui un petit camion, près du votre, guidez-le, au début, pour qu'il s'y reconnaisse au milieu des rapports à établir, des états du matériel à remplir et des dossiers et consignes de l'Etat-Major. S'il fait l'affaire ; vous le verrez vite ; je vous l'affecterai définitivement, comme administratif. Je n'en ai pas le droit, mais je le ferai. L'Armée de l'Air devra accepter ce principe tôt ou tard. A plus tard Mykola. En regagnant le cantonnement de son Escadron, au volant de la Delahaye, le jeune homme songea à tout ce que lui avait dit Violet, se demandant si cette nouvelle vie allait lui convenir. Il se rendait compte combien il avait mûri. Depuis le drame, surtout, mais pas seulement. Il se demandait comment il pouvait n'avoir que vingt ans, tant de choses s'étaient passées depuis le début de la guerre, depuis les dernières vacances à Millecrabe où il n'avait que dix sept ans et allait obtenir son bac complet. Aujourd'hui il ne savait pas quelles préoccupations normales étaient celles d'un garçon de vingt ans mais il sentait que ça ne correspondait pas du tout à sa façon de vivre. Est-ce qu'elles étaient davantage celle d'un individu de 25-26 ans, comme les autres chefs d'Escadrilles ou d'Escadrons ? Il était incapable de répondre. En réalité il se sentait entre deux chaises. Il n'avait pas la vie d'un garçon de son âge, dans un monde normal, mais ne savait pas non plus ce qu'elle devrait être. Il se rendit compte qu'il n'avait pas écrit depuis assez longtemps à la famille. Piotr lui manquait. Il résolut d'envoyer une lettre à la tante Elise Fournier pour lui demander à la fois des nouvelles et les adresses de certains cousins et cousines. Même s'il ne serait à l'aise qu'en écrivant à Alexandre, Piotr, François ou les Litri, et ceux qui se battaient. Quoi dire aux autres ? Ils n'avaient plus de souvenirs communs récents. Alors ? Prendre de leurs nouvelles, bien, et après… Etrange cette question sur l'après-guerre, qu'avait posée Violet. Il ne s'imaginait pas, après guerre. Sa propre réponse n'avait pas été tout à fait franche. Il se rendit tout de suite au camion-bureau de Restach et commença à emballer ses affaires personnelles, assez peu nombreuses. Elles seraient envoyées à sa famille. Puis il s'attaqua aux tiroirs du petit bureau, découvrant des demandes d'état du matériel, venant de l'Etat-Major de la Brigade aérienne, que le Commandant n'avait pas encore remplies. Il s'assit et entreprit de commencer à le faire. Cela prenait tant de temps, il s'en rendit compte, qu'il y était encore à 20:00 quand un des nouveaux pilotes, un peu mal à l'aise, vint lui dire qu'on servait le dîner à la tente-mess. *** Meerxel regarda le grand calendrier mural, dans la salle des opérations de l'Etat-Major Général, près des pendules qui donnaient la date et l'heure dans les différentes parties de la Fédération par rapport à celle de Kiev. 28 août, 01:42. - Nous en sommes au point où la décision définitive doit être prise, Monsieur, nos blindés approchent de la frontière chinoise, dit Van Damen qui s'interrompit un instant pour le cas ou le Président aurait voulu dire quelque chose… - … ou bien nous continuons tout droit vers l'est, insistait le militaire ; et nous entrons le plus loin possible, en Chine, en pensant que notre menace fera faire demi tour au IVème Groupe Chinois qui nous menace directement… Ou bien, nous appliquons le plan que je vous ai soumis quand les Chinois ont lancé leur grande offensive vers Moscou puis Kiev, au printemps. Nous virons au nord, maintenant, pour couper la retraite du IVème Groupe, engagé depuis la Sibérie jusque devant Moscou, dans le but de le couper de ses lignes de ravitaillement, de l'encercler et, à terme, de le faire prisonnier… - Je n'ai jamais eu les conclusions de la commission que je vous avais demandé de former il y a des semaines, Maréchal, fit Meerxel. Van Damen parut surpris. - J'avais demandé qu'elles vous soient communiquées, Monsieur. Je… je ne comprends pas. C'est un gros document et il exige une longue lecture. - Ne perdons pas de temps, Maréchal, faites venir le chef de cette commission, je vais l'interroger, ici. Van Damen donna des ordres et les officiers, gênés, attendirent en buvant des gobelets de café. Un Colonel de trente cinq-trente huit ans arriva, boutonnant sa vareuse, mal à l'aise. Meerxel lui sourit. - Colonel, à la suite d'un contretemps je n'ai pas lu votre rapport sur le sujet que l'on vous a demandé d'étudier en commission. Asseyez-vous à cette table. Je voudrais que vous me fassiez un résumé de vos conclusions, au fil de votre mémoire, ne vous inquiétez pas de la forme, je vous poserai des questions si c'est nécessaire. Le gars toussota, regarda les cartes, devant lui, puis se lança. - Nous sommes partis de l'hypothèse des troupes chinoises prises au piège, Monsieur. Nous sommes tombés d'accord sur le fait que dans un premier temps l'ennemi va réagir avec rage, comme les Chinois le font souvent. Une rage désordonnée qui les poussera à attaquer avec une extrême violence sur le front ouest, devant Moscou et en direction de Kiev. Une violence telle que les risques de les voir bousculer nos lignes sont très importants… certains d'entre nous estimaient probable qu'ils enfonceraient le front. Mais c'est ensuite, lorsque l'Etat-Major chinois aura appréhendé la globalité de la situation et ses conséquences, que tout va se compliquer. Nous nous sommes appliqués à raisonner comme eux. Et la première chose que nous avons notée est que l'espace dans lequel ils seront pris au piège est beaucoup trop grand pour que la nouvelle situation soit immédiatement effrayante aux yeux de leurs troupes. Regardez la carte, Monsieur le Président, regardez cette distance énorme…. Son doigt parcourut la carte de droite à gauche, depuis la frontière chinoise jusqu'à Moscou, en suivant exclusivement la Sibérie. - Il y a des milliers de kilomètres entre la fermeture de la souricière, derrière leurs troupes, en Sibérie, et la ligne de front ouest. Même s'ils savent qu'ils sont encerclés le territoire occupé est si vaste qu'ils n'en auront pas l'impression physique. Bien entendu ils comprendront tout de suite qu'à terme ce sont leurs lignes de ravitaillement en matériels, armements et vivres qui seront coupées, mais nous pensons que l'échéance sera si lointaine qu'ils en seront plus vexés que préoccupés. D'autant que les Chinois ont l'habitude de ne pas lésiner avec le ravitaillement, le matériel, ils en ont toujours des stocks près de leurs lignes d'opérations. On ne peut évaluer les réserves qu'ils ont accumulées en Territoires Occupés, entre les montagnes d'Oural et la forêt sibérienne. Peut être ; connaissant les Chinois c'est même probable ; ont-ils d'énormes quantités de munitions, de carburant, quelque part en Sibérie, certaines photos de missions de reconnaissance aérienne en font envisager la possibilité, il y a tant de place ! Certes ils ne pourront remplacer que pendant un temps les chars, les canons, les avions détruits, mais ils en ont certainement en réserve près du front… Selon nous, au début, nos troupes ne verront pas de différences, en face d'eux. Visiblement ce qui sera le moins inquiétant pour l'ennemi sera ce qui concerne les vivres. Ils occupent une immense portion du sol européen, il y a là des populations civiles qui cultivent, élèvent du bétail, ont des réserves, cachées, l'armée chinoise vivra sur le pays, sans état d'âme. Les soldats Chinois ne souffriront pas de la faim avant très longtemps, des années, pensons-nous. Nos compatriotes, en revanche, devront s'attendre à vivre de plus en plus difficilement… Le Colonel avait baissé les yeux vers la table, comme s'il s'efforçait de se souvenir de son rapport, de ne rien oublier. - … On peut également craindre davantage d'exactions. La colère des soldats devra s'exprimer et leurs chefs ne le leur interdisent guère quand il s'agit d'européens… Une majorité n'a pas pu s'établir formellement parmi nous, mais nous sommes un certain nombre à penser que l'Etat-Major chinois regroupera très vite ses forces en abandonnant la partie est de la Sibérie, plutôt que de tenter de briser notre ligne de front derrière eux. Pour ne pas avoir à tenir, inutilement, un trop vaste périmètre. Ce repli, paradoxalement, renforcera leurs effectifs disponibles sur le front pour disposer d'un maximum de troupes à conduire vers Kiev et Moscou. Nous pensons que l'effort sur Moscou ne va pas cesser, dans un premier temps, leur orgueil sera trop froissé. Mais c'est incontestablement en direction de Kiev que leur poussée principale s'exercera, les soldats chinois du IVème Groupe ayant en tête que c'est tout ou rien, pour eux. Ou ils atteignent notre capitale ou ils sont prisonniers, à terme. Dans cette position, dos au mur, il faut s'attendre à des combats de plus en plus violents. Le Président avait les yeux rivés sur la carte. - Selon vous quelles mesures prendront-ils d'abord ? - Rapatrier leurs troupes de Sibérie, donc, abandonner un terrain inutile d'un point de vue stratégique. Puis des consignes d'économie de munitions seront transmises au front, mais rien sur les vivres. - Pour rapatrier ces troupes ils vont être obligés d'utiliser les rares routes, non ? Ils seront vulnérables ? demanda Meerxel à l'intention de Van Damen. - En effet, Monsieur, notre aviation aura une grande importance. Au début en tout cas. Parce ce que très vite l'ennemi se rabattra sur les pistes secondaires, souvent invisibles du ciel, sous les arbres, en cette saison. Elles n'ont pas un débit important mais leur nombre permettra, c'est vrai, une évacuation de la Sibérie, disons en un mois. Du moins pour tout ce qui roule, une certaine quantité des troupes au sol faisant une partie du chemin à pied. Vous savez que les soldats Chinois sont de bons marcheurs. Et, ils seront indécelables, vu du ciel. - En somme nous avons envisagé une installation de notre piège trop loin à l'est, fit Meerxel en se mordant la lèvre inférieure. - Nous ne pouvions pas lancer l'encerclement moins loin, Monsieur, fit le Maréchal Frecci, patron des blindés. Nous aurions eu à combattre sur deux flancs. Face à l'est, des troupes venues de Chine et à l'ouest, l'arrière-garde de celles qui occupent la Sibérie. - Il faut pourtant trouver une solution devant le mouvement probable de l'arrière-garde chinoise vers l'ouest, dit Meerxel… si nous nous décidons définitivement pour la stratégie du Maréchal Van Damen. Mais quelle autre stratégie pourrions-nous appliquer, Messieurs ? Si nos blindés entrent en Chine c'est une très longue campagne qui les attend. Il faudra très vite les renforcer et la menace sur Kiev sera toujours là, d'autant que les armées qui menacent la capitale seront encore susceptibles de faire demi tour pour venir défendre leur pays. Et, en faisant demi tour ce sont elles qui risquent de couper notre Armée du Kazakhstan, menaceront nos arrières, notre ravitaillement ! Quoi que l'on fasse, tout est lié à l'énorme importance des troupes qui sont sur notre territoire. Je ne suis pas sûr que nous ayons les moyens, en hommes surtout, de faire face à cette situation. L'issue de la guerre se déroule ici ! A partir du moment où nous n'avons pas pu empêcher l'ennemi d'envahir l'Europe et d'y amener autant d'hommes, la solution ne peut venir qu'après la résorption de cette masse de troupes du front nord, en Russie, sur notre sol. Que l'on prenne le problème par un bout ou un autre c'est là que se situe le danger, fit le Président en tapant de la main sur la carte. Il faut anéantir cette fantastique armée chinoise, ce IV ème Groupe. En sommes-nous capables, Messieurs ? Meerxel tourna son regard vers la dizaine de Maréchaux et Généraux assis en demi-cercle autour de la grande table. Les uns avaient les yeux rivés sur l'immense carte, sur la table, devant eux, les autres évitaient apparemment de le regarder. Van Damen répondit, d'une voix sourde. - C'est à moi de vous répondre, Monsieur le Président. Nous ne sommes pas en mesure de détruire une armée de 5 à 6 millions d'hommes aguerris, Monsieur. Il faut le reconnaître ! Pas avant un très long moment… dans le meilleur des cas. Les isoler, oui, pas les anéantir. Il faut être réaliste. En ce moment nous avons de la peine à les contenir ! Courageux, Van Damen… C'est à cet instant que Meerxel prit sa décision. Celle qui permettrait, peut être, à l'Europe de se délivrer. Mais à quel prix ? Et comment le monde le jugerait-il ? Pour cela il fallait encore gagner du temps et le plan Van Damen lui paraissait le plus capable d'y réussir, malgré les incertitudes. Le Président ne doutait plus, intérieurement, que l'Europe sortirait de cette situation, d'une manière ou d'une autre. Mais dans quelles conditions ? Tout était là. S'ils pouvaient signer un armistice, après la manœuvre Van Damen, alors que la Chine était encore puissante, gardait son potentiel militaire, ce serait, une nouvelle fois, reculer pour mieux sauter. Elle lancerait une autre guerre dans quelques années, dès que le gouvernement chinois serait capable de remotiver la population. Et, dans cette attente, l'Europe devrait poursuivre son effort de guerre au lieu de panser ses blessures. La solution la plus favorable à une paix durable était la reddition sans condition, de l'ennemi, comme en 1920. Mais en prenant des mesures, politiques cette fois, pour que ce pays ne puisse plus devenir menaçant. En lui retirant le droit d'avoir de l'armement. Mais les politiques avaient besoin que les militaires leur préparent le terrain, sans cela, rien de durable ne pourrait être fait. La Chine était toujours, aujourd'hui, une puissance militaire redoutable, une terrible machine de guerre. Elle avait les hommes, et du matériel en quantité. Poursuivre la guerre jusqu'à écraser l'ennemi ; si jamais c'était possible… pour l'instant c'était du rêve ; allait coûter cher à l'Europe. Il y avait déjà eu tant de millions de morts au combat, dans les armées européennes, en trois ans de guerre, sans compter les morts civils ; on ne savait pas grand chose de ce qui se passait dans les Territoires Occupés ; avait-il le droit d'en ajouter peut être autant ? … Néanmoins c'était à lui de prendre la décision… Ses yeux revinrent vers la carte où des flèches rouges horizontales, montraient la progression des armées chinoises, en Sibérie, en direction de Moscou, qui résistait toujours. Les flèches rouges, en pointillé, cette fois, qui viraient au sud en direction de Kiev, illustrant leur mouvement tournant. Et puis, plus bas, les grosses flèches bleues qui traversaient le Kazakhstan, d'ouest en est, montrant l'avance des blindés de la 14ème armée européenne jusque devant la frontière chinoise, avant de continuer, en pointillé, elles aussi, vers le nord, derrière les Chinois, pour les couper, encercler une armée de plus de cinq millions d'hommes ! - Sommes-nous certains de stopper les Chinois avant Kiev, Van Damen ? demanda-t-il. - Certains non Monsieur… Nos réserves sont prêtes, bien équipées de matériels modernes, meilleurs que ceux des Chinois, cela, au moins, est certain. Mais il s'agit de troupes qui n'ont pas encore été au feu. Certes, les rapports montrent que leur moral est bon, qu'elles sont motivées, mais leur inexpérience est incontestable. Au même titre, d'ailleurs, que celles que l'ennemi amène sans interruption en Sibérie pour combler les vides. A ceci près que les jeunes Chinois combattent aux côtés de camarades engagés depuis longtemps et qui les aident, moralement. C'était bien du Van Damen, ça. Il insistait presque davantage sur les forces ennemies. - Il faut aussi tenir compte de nos armées de Sibérie de l'est poursuivit un autre Maréchal, patron du Groupe d'Armées de réserve. Les Chinois n'ont aucune possibilité d'en connaître le nombre, ni la puissance. Nos convois maritimes ont amené là-bas d'immenses réserves d'armement moderne et les Sibériens deviennent de plus en plus difficiles à tenir. Ils ont vu leur pays occupé et ne sont pas encore entrés dans le conflit. Ils ont hâte d'en découdre, cela aussi est certain. Ces divisions seront-elles assez disciplinées pour obéir aux ordres, pour manœuvrer, et non attaquer aveuglément ? Nos généraux, là-bas, le pensent mais souvenez-vous de 1919. Les Sibériens, enragés, ont tout emporté sur leur passage ; sans que leurs officiers ne puissent les retenir, les contrôler. Ils ont eu la chance que les troupes chinoises se débandent, sinon tout ce désordre nous aurait coûté cher. Pourtant j'aurais tendance à leur faire confiance. Leur condition physique est exceptionnelle, ces troupes seront les seules à pouvoir se battre en hiver, dans la taïga au besoin, ou en Mongolie. Et si nous leur faisons délivrer la Sibérie, derrière les troupes chinoises, elles avanceront à une vitesse que nous aurons de la peine à moduler, pour être plus vite au contact des lignes arrières ennemies. Et elles interdiront le passage à un éventuel renfort venu de Chine. Personne ne sait combattre, dans les forêts ou dans la steppe, dans la neige, par les températures les plus basses, comme nos Sibériens. - Revoyons encore, résumons, tous ensemble, les choses du point de vue chinois, Messieurs, dit Meerxel en faisant un tour de table… Ils se trouvent en Sibérie occidentale et au cœur de la Russie, et sont brusquement coupés de leurs arrières. Ils ont des réserves de munitions, de vivres, pour un temps non évaluable mais plus rien ne leur parvient de leur pays. Comment vont-ils réagir ? Je pense, comme vous, que leur Etat-Major va être hors de lui. Car les Généraux comprendront ce que signifie un encerclement total. Bientôt, un jour en tout cas, plus d'essence pour les chars, pour les camions qui tirent les canons, pour les avions, bien entendu. Leurs premières lignes seront trop loin de la Chine pour espérer un soutien, une protection aérienne, à partir de leur pays… Mais peut être envisageront-ils une sorte de pont aérien qui leur apporterait le carburant, les munitions qui leur manquent ? Je ne sais pas si cela serait possible, je l'envisage, simplement. Ce serait à nous de l'interdire… Mais que feront-ils dans un premier temps ? Reculer, essayer de forcer l'encerclement pour rétablir la voie libre en direction de leur pays et retrouver leur ravitaillement ou, au contraire, foncer de toutes leurs forces en avant pour s'emparer de Kiev ? En faisant l'impasse, espérant arriver plus vite à Kiev que nous ne prendrons de temps pour achever l'encerclement ? D'après la commission qui a réfléchi à cette question, ils vont foncer plus vite encore sur Kiev et leurs réserves sont peut être plus importantes que nous ne le pensons. Je dois dire que je penche pour cette analyse. Alors que devonsnous faire ? Entrer en Chine ou piéger leur Armée du nord ? Le silence. Meerxel ne leur en voulait pas de ne pas se prononcer, ils en étaient incapables. Tout comme lui. Si ce n'est que lui savait, maintenant, ce qu'il ferait pour en terminer avec cette guerre. Mais il y avait le présent immédiat. Ce fut un argument psychologique qui le fit trancher. Il l'exposa au fur et à mesure où l'idée vint à son esprit. - Et nos hommes à nous, ici, en Russie, sur la route de Kiev ? Interrogeons-nous à leur propos. Ils défendent leur pays, leur sol. Ils savent comment se conduisent les Chinois en pays occupé, ils connaissent les massacres de populations… Je pense, Messieurs, qu'ils vont se battre avec un acharnement décuplé. Les jeunes comme les anciens… Oui, aussi grande que soit la colère des unités chinoises, je pense que la hargne, la volonté de ne pas reculer, le refus d'une nouvelle défaite, seront plus forts encore chez nos hommes qu'en face, Messieurs. Qu'en dites-vous ? Cette fois il trouva le regard des hommes qui l'entouraient. Le Maréchal Korsk hochait lentement la tête. - Je parle pour moi, Monsieur, pour l'aviation… nous avons un grand nombre de personnels navigant en formation. Ils vont arriver en unités dans les deux mois au grand maximum. Nos usines fournissent un effort important pour nous approvisionner en appareils. Bien avant que les armées chinoises soient sur le point d'entrer dans Kiev nous pourrons exécuter des bombardements de masse, sur le front même. D'autant que nos avions n'auront pas un long chemin à parcourir pour être sur place et pourront privilégier la charge de bombes à celle du carburant. Cela obligera, en outre, l'ennemi à consommer ses réserves de carburant pour faire face. Par ailleurs, les Chinois devront bien constituer des dépôts avec ce qui leur reste et ce qu'ils vont rapatrier de l'arrière, des dépôts que nous devrions être capables de pilonner avec nos bombardiers tactiques d'attaque au sol. Et la destruction d'un dépôt aura, pour eux, une beaucoup plus sinistre importance que pour nous… Je serais assez optimiste, Monsieur. D'autres Maréchaux hochèrent la tête. Pas toujours vigoureusement mais ils le firent. Meerxel se tourna du côté de Van Damen qui dit : - Vous connaissez ma position, Monsieur. Depuis le début, je pense qu'ils n'ont jamais envisagé cette option, humiliante pour eux, celle d'être encerclés, je veux dire. Qu'une aussi importante armée chinoise se retrouve d'une certaine façon sur la défensive. Ca ne correspond pas à la mentalité de leurs Chefs, à leur conception du combat. Ils sont à l'aise dans l'attaque, efficaces, parfois, dans la retraite prévue, organisée. L'encerclement, l'immobilisme, ce n'est pas pour eux. Ils seront d'abord furieux puis, je le pense, dans une situation qui leur est étrangère, commettront des erreurs tactiques. Mais je reconnais que l'issue de la guerre est lointaine. Meerxel secoua la tête, les yeux tournés vers la carte. Quand il se redressa sa décision était prise. Il se borna à laisser tomber : - L'encerclement… mais avec des aménagements au plan initial. Nous ne devons pas nous borner à boucler la nasse. Il va falloir lancer une partie de nos troupes de Sibérie orientale qui sont déjà prêtes. Outre leur hargne, dans ce terrain familier elles seront beaucoup plus fortes, je crois, que les Chinois. Et dès les premières neiges la différence sera plus grande encore. En réalité je pense que l'on peut espérer qu'elles continueront à avancer, à repousser l'ennemi toujours plus loin à l'ouest, à détruire un certain potentiel Chinois, durant l'hiver. Ceci dans la continuité de notre mouvement tournant. Pendant qu'une autre partie des armées sibériennes entrera en Chine, par la Mongolie. Bousculera l'ennemi, pour éviter qu'il ait tout le temps de rapatrier ses réserves sibériennes. Nous allons aussi renforcer autant que nous le pourrons le front ouest, sur la route de Kiev avec beaucoup d'artillerie pour briser les attaques d'infanterie. Il est temps, je crois, d'engager en masse notre nouvelle arme d'artillerie, ces Orgues dont on m'a tant parlées. Je sais que nous entamons, de cette manière, des réserves que nous destinions à autre chose, à la campagne de Chine, mais nous avons ici une occasion à ne pas laisser passer. Et, surtout, nous n'avons pas d'autre plan stratégique. Je suis d'avis de lancer cet encerclement. Dites-moi franchement ce que vous en pensez. Pendant près d'une minute les officiers furent silencieux, regardant la carte, y traçant des yeux des lignes imaginaires. Puis Van Damen prit la parole, s'exprimant doucement, pesant ses mots. - Y a t-il, Monsieur, des choses que nous n'avons pas à connaître. Des plans ou des tractations ? Bien sûr. Ce type était trop intelligent, trop fin, pour ne pas avoir deviné que Meerxel avait un atout inconnu. - Rien qui n'ait pas pour seul but la défaite totale, militaire, de la Chine, Maréchal. Van Damen hocha lentement sa tête grise, imité par tous les hommes présents. - Je vous ai toujours fait confiance, Monsieur le Président… J'approuve donc officiellement votre décision, je vais lancer l'ordre de faire avancer les réserves sur tous les fronts. L'encerclement va commencer. Il se leva et regarda la série de pendules, au mur, 02:00 heures à Kiev, 05:00 à la frontière Kazakho-chinoise. Il rejoignit un Général de Division devant une carte des fronts dessinée sur une haute plaque de verre, le long d'un mur, et dit simplement : - Plan "Cap au nord". Réunion de tout l'Etat-Major à 06:00, prévoyez des jeux de cartes pour tous les présents. Le Général sourit et appela d'un geste plusieurs officiers d'Etat-Major qui l'entourèrent. *** A 06:00 heure locale, les Généraux de Division de la 14ème Armée blindée, dans le désert Kazak, reçurent le même ordre, dans leur PC : "Faire immédiatement route plein nord, en direction de la Sibérie". Arsène réveilla brutalement, en braillant, Alexandre qui dormait le long de la chenille gauche de son char. - Capitaine, Capitaine, ordre de mettre en route. Direction la Sibérie, cap au nord. - Arsène, tu vas pas bien, mon copain, gronda Fofo, couché à proximité, en frottant furieusement sa petite moustache, comme il le faisait à chaque réveil. Ca fait deux jours qu'on parle du bain qu'on va prendre en arrivant au lac Zaysan … Il est juste là devant, à un jour, pas plus. Tu sais pas où c'est la Sibérie. Rien qu'des bois et d'la neige… *** A la même heure Mykola se tenait debout devant les pilotes du 951ème, dans la tente d'alerte, les uns buvant un gobelet de café, les autres de thé, pour essayer de se réveiller. - Ca va être une longue journée… Toute la 14ème Armée change de cap. Elle se dirige plein nord, vers la Sibérie. Une mission exceptionnelle de bombardement est en route pour le secteur est du front, celui qui était devant la 14ème hier encore. Plus de 1 500 bombardiers lourds vont lâcher leur charge sur les unités chinoises qui reculaient devant nos chars, le but est de les écraser sur place. Il ne doit rien en rester, ce qui veut dire que beaucoup d'autres raids vont avoir lieu dans les jours, les semaines à venir. Le haut Commandement veut faire disparaître les troupes Chinoises entre nous et la frontière de Chine. Notre boulot, et celui de toute l'Escadre, est de protéger les bombardiers à l'aller et au retour… Quand la mission d'aujourd'hui sera terminée, une autre lui succédera, probablement dans l'après-midi. On va être utilisés pour sécuriser l'itinéraire tout au long de la journée. Entre les missions, je ne veux voir personne se balader, tout le monde se repose. Laissez les mécanos déplacer vos avions, au besoin, ils le font aussi bien que vous… L'Escadron est en alerte à dix minutes à partir de la demi, alors finissez ce que vous buvez, harnachez-vous, filez aux avions… et pissez avant de décoller. Il y eut des sourires en face de lui et une voix, anonyme, lança doucement : - Oui, Papa Stoops. Curieusement le surnom lui resta. *** Cent kilomètres plus au nord Andreï était réveillé. Il avait appris tard dans la soirée que de nouveaux ordres risquaient d'arriver et, dans ces cas là, son horloge interne le sortait du sommeil. Juste à temps, il avait reçu un peu plus tôt, au petit jour, un message du Colonel chef de son régiment d'Orgues disant qu'ils allaient obliquer vers le nord, à 07:15. Il était déjà 07:00 et, du côté de l'Etat-Major du Régiment, ça avait l'air de s'agiter. Bien éveillé il décida de relire la dernière lettre d'Hanna, dont l'arrivée remontait à une dizaine de jours. Mon Andreï Mais comment font les épouses de soldats ? Ta dernière permission me paraît remonter à une époque quasi indéterminée… Suis-je anormale ? Je pense qu'en réalité j'ai eu une chance exceptionnelle, au début de la guerre, quand tu étais à ton précédent poste, et que j'ai pris de mauvaises habitudes. On se voyait souvent. A l'époque je trouvais déjà ça long, alors maintenant… Bien sûr je suis perturbée par la proximité du front, de ton unité. Je dois être terriblement égoïste. J'ai bien aimé ta description de Charbit. Il paraît avoir de l'humour, ton chauffeur. Mais c'est comme ça avec tous les personnages que tu décris dans tes lettres. Comme si tu ne voyais en eux que leur bon côté. C'est tout à fait toi, ça ! Même l'abruti de l'Etat-Major de ton Régiment, celui qui se prend pour Dieu le père à qui on demande audience, est seulement ridicule sous ta plume. Il doit pourtant être difficile à supporter. J'ai quelques spécimens de ce genre ici aussi. Pas toujours des gens de carrière, d'ailleurs. Des réservistes qui étaient déjà officiers supérieurs, avant guerre. Leur position actuelle leur monte à la tête, j'imagine. Ils sont odieux. J'ai envie de leur dire combien ceux qui sont au front sont plus humains ! A part cela je reçois beaucoup de courrier des cousines et même des cousins ! La guerre a eu cela de bon, dans la famille, de modifier la façon qu'avaient les garçons de nous considérer, nous les filles. Surtout celles qui se sont engagées. Une sorte de fraternité d'armes, je suppose ? Encore que nous, les étudiantes, étions mieux loties que les cousines qui terminaient rapidement leurs études. Même dans la famille le sexisme était bien ancré, je suppose… Le petit Mykola ; je crois que nous l'appellerons toujours ainsi, bien qu'il soit Commandant, je viens de l'apprendre et c'est très injuste, je m'en rends compte ; me dit qu'il a surmonté son mal d'être et qu'il tient son rôle, désormais. Vraiment il a passé de sales moments, lui aussi. Il a manifestement beaucoup changé. Est-ce que tu te souviens de son attitude réservée, presque distante ? Il me paraît s'imposer beaucoup plus, désormais. Il est vrai qu'il est maintenant l'un des grands pilotes de chasse de notre armée de l'Air. J'ai aussi reçu des nouvelles d'Alexandre. Tu aimerais lire ses lettres. Apparemment la guerre n'a pas changé sa façon de regarder la vie. Il a de curieuses relations avec ses hommes et aussi avec son Colonel. Il me le décrit physiquement, au point que j'ai l'impression de le voir le mimer, comme il le faisait de l'ancêtre Pierre Clermont. Ses sketches vont s'enrichir, à Millecrabe, après la guerre ! Si Piotr fait la même chose nous aurons de bonnes soirées. Allons bon, une série de message vient d'arriver sur mon bureau. Je dois te quitter. Ton Hanna. Andreï replia la lettre, la remit dans sa poche de poitrine et regarda l'heure. Il était maintenant temps de se préparer. Il se mit debout sur le capot de sa Delahaye tout terrain et fit des ronds de la main, le bras tendu en l'air. Les moteurs des camions de sa batterie d'Orgues démarrèrent. Il se tourna vers le nord, regardant le sable et la pierraille du désert en songeant au hasard. Il y avait un peu plus d'un an il était là-bas, dans cette direction exactement ; il crevait de froid et cherchait à aller au sud. Et maintenant il crevait de chaud, au sud, et se mettait en route vers le nord, vers là d'où il avait voulu s'échapper. - Il y a du rab de café, Capitaine, vous en voulez ? Charbit, un long type à lunettes à qui il volait le volant la plupart du temps, lui tendait un quart. - Tu me diras ton truc, un jour, soldat, je te jure que tu me diras comment tu fais pour avoir du café chaud quand tous les feux sont éteints… Je te ferai parler ! C'était leur blague traditionnelle, qui n'avait plus rien de drôle, mais à laquelle ils semblaient tenir, l'un comme l'autre. Le soldat avait appris, par l'un de ces mystères de l'armée, qu'Andreï venait du Service Action des Renseignements. Sans plus, mais c'était un peu ennuyeux, on risquait de le questionner. Le jeune homme lui avait alors expliqué que les artilleurs de la batterie ne seraient pas forcément heureux d'être commandés par un type venant de ces horizons, et avait demandé le silence à Charbit qui, apparemment, l'aimait bien et ne l'avait jamais trahi. - Chacun a ses petits secrets, Capitaine. Vous ne me ferez pas parler ! répliqua-t-il, comme à l'ordinaire. Ils allaient se mettre en route, la Delahaye en tête de colonne juste derrière des camions semi blindés supportant des affûts anti-aériens de 27, quand un motard surgit près de lui, tendant un message. Il le lut, secoua longuement la tête et se pencha vers Charbit : - Sors de la colonne et tourne à droite, cap au sud. Fais signe à tout le monde de suivre. - La Sibérie c'est au nord, Capitaine ! - Oui mais maintenant on va vers la voie ferrée, on rentre en Ukraine, d'urgence. Le Régiment mit trois jours à embarquer sur des wagons plates-formes pour retourner vers l'ouest. Les trains se succédaient, on retirait à l'Armée d'encerclement toutes les unités d'Artillerie dont le front nord avait un besoin crucial pour le stabiliser, le renforcer, dans l'attente d'une réaction Chinoise. De là on le dirigea vers Penza, encore plus au nord. Il fallait anticiper sur l'attitude probable des troupes chinoises apprenant qu'elles étaient encerclées. ** CHAPITRE 22 L'automne "1948" Piotr ne jetait pas un œil sur ses trois ailiers. Il savait qu'ils étaient là, décalés sur sa droite. Sa main gauche ramena très légèrement les manettes de gaz en arrière en insistant un peu plus sur la gauche. Il s'apprêtait à basculer de ce côté là pour aller reconnaître une convergence de vallons, traversée par une petite piste. Claire, vue de 900 mètres d'altitude. La taïga Sibérienne s'étendait jusqu'à l'horizon, les arbres moutonnant comme un tapis feutré, accueillant, jusqu'à ce qu'on soit obligé d'y faire un atterrissage de fortune ! Là on se rendait compte que chaque tronc était un pieu dressé pour transpercer un avion et son pilote… Au dernier moment il se ravisa et pressa l'interrupteur de la radio, sur la poignée de son manche. - "Jaune 3, descends faire un tour près du sol, les autres, surveillez les crêtes. S'il y a de la DCA c'est là qu'ils l'ont mise." - "Reçu, Pépère Autorité, répondit le Lieutenant Kipos." Ah ça ils avaient rigolé, ses pilotes, quand il avait choisi cet indicatif sur la liste proposée par le commandement régional ! Sauf les Darwiniens, dont Kipos bien sûr, l'un des plus expérimenté de son Escadre. Lui avait compris que c'était un indicatif que les gars n'oublieraient jamais, dans la bagarre. Aucune crainte qu'un pilote, dans le feu de l'action, reste sec, cherchant comment alerter le chef d'élément. Mais c'était un vieux pilote, Kipos. Un vieux de 25 ans, survivant des premiers combats de la guerre, une référence. Un tireur de chars rapide, calme en vol, qui aurait dû être Capitaine ou Chef d'Escadron depuis longtemps s'il n'avait pas eu horreur de commander ! Même une section de quatre appareils ! Il était peut être aujourd'hui le plus ancien Officier-Pilote ; Lieutenant ; de la Brigade d'Aviation Tactique. Le plus ancien, en tout cas de la 105ème Escadre de recoappui que Piotr venait de former très vite étant donné qu'on lui avait donné des Escadrons prélevés au front. Le plus ancien N°1, chef de Patrouille, à coup sûr, de loin le plus décoré. Kipos estimait que c'était la fonction, la responsabilité, la plus importante qu'il avait envie d'assumer. Il s'était bagarré avec tous ses Chefs d'Escadron auparavant, pour refuser toute promotion. Au point que certains l'avaient pris en grippe et s'en étaient débarrassé en demandant sa mutation. C'est pourquoi il avait ainsi combattu sur tous les fronts, avait accumulé une expérience étonnante de tous les pièges que les Chinois avaient imaginés. Piotr, lui, avait compris que le gars voulait seulement voler, faire sauter des chars, et s'était, au contraire, très bien accommodé du grec dont il choisissait toujours la paire pour l'accompagner en mission. Il préférait les petites missions à quatre, comme aujourd'hui, volant avec des équipiers qu'il connaissait, des types sûrs, pas forcément très anciens, mais sans problèmes. Les échanges radio étaient ultra réduits avec ces gars là. L'activité du front avait changé depuis qu'il avait eu à former cette Escadre de reco-appui, devant les chars, au Kazakhstan. Avec le changement de direction vers le nord, les blindés du front Kazak n'avaient plus besoin de ce type d'action ! Si bien que le Groupe aérien l'utilisait pour de la reco-attaque au sol ; des sortes de chasses libres au-dessus de la taïga Sibérienne ; que Piotr et ses pilotes adoraient, et où eux et leurs vieux P 38 étaient efficaces, en outre. Il entama un virage par l'ouest pour revenir au-dessus du vallon avec le soleil du milieu d'après-midi trois-quarts dos, surveillant Jaune 3 qui avait réduit sa vitesse et suivait les vallons presque au niveau du sol, venant de loin. - "Il me semble avoir vu bouger quelque chose sur la ligne de crêtes sud, à 500 mètres de la piste", fit la voix de Jaune 4, l'ailier de Jaune 3, qui avait rallié la patrouille de Piotr, pour se placer en bout d'élément. Celui-là aussi serait un bon, un jour, quand il aurait un peu plus de bouteille. Piotr réfléchit très vite. Les Chinois avaient d'importants dépôts de matériel, munitions ou carburant, dans les forêts, bien protégés, qu'ils déménageaient. Si c'était le cas, ici, il y avait là-dessous une concentration de canons anti-aériens et les artilleurs allaient attendre le dernier moment pour ouvrir le feu. Un feu croisé d'où Jaune 3 aurait toutes les peines à s'extraire en volant si bas, au milieu d'un relief qui lui interdirait aucune autre fuite que celle de suivre les ondulations du terrain. Et les tirs étaient forcément "repérés", c'est à dire préparés, calculés à l'avance, testés, chaque canonnier sachant sous quel angle il devait placer ses canons à tir rapide, ses mitrailleuses, attendant que la cible débouche dans son champ de tir. Le gars avait des petits bâtons de couleur, sur les sacs de sable entourant son affût, pour les lui rappeler. Simple mais rudement efficace, là aussi… Il fallait désorganiser les plans des artilleurs, s'il y en avait, avant qu'ils n'ouvrent le feu. - "Jaune 4 tu as toujours les yeux sur le coin suspect ? ‘ - "Affirmatif." Le gars savait que les secondes pressaient et avait raccourci la procédure. - "Fonce, plonge, ne quitte pas l'endroit des yeux et lâche deux fusées. Si ça pète tu évacues par les vallons que tu coupes à angle droit." Avec le changement de missions de l'Escadre, on les avait rééquipés de fusées. Déjà le P 38 de Jaune 4 basculait sur l'aile droite, les moteurs crachant une petite fumée indiquant qu'il les avait poussés à fond. Kipos avait dû entendre l'échange parce que son avion dévia soudain et remonta légèrement pour venir raser une ligne de crêtes qu'il entreprit de longer au ras des arbres. Intelligent ça. Il était trop bas pour les artilleurs éventuels, sur cette partie du sol, et ceux qui étaient éventuellement postés ailleurs, sur les autres lignes de crêtes, ne pouvaient pas tirer sans atteindre leurs copains ! Les mains de Piotr s'étaient agitées, passant ses hélices au plein petit pas pour obtenir des réactions plus vives, plus nerveuses des moteurs. D'un seul coup il n'était plus à l'aise, le Colonel Kalemnov. Et puis on aurait dit que des pans de la forêt venaient de disparaître, laissant des trous géométriques, dans la verdure. Des affûts apparaissaient, partout, et un lacis de traçantes monta vers les deux P 38 restés en altitude ! Piotr avait réagi dans la seconde et plongeait vers le sol quasiment à la verticale, un doigt venant armer fusées et canons de son appareil sans qu'il en soit conscient. Dans un cas de ce genre, chaque fraction de seconde comptait. Il ne fallait pas longtemps pour que les artilleurs ajustent les cibles. Son propre N°2 avait été largué dans la manœuvre, pas le temps de s'en occuper. Il enregistra l'impact des fusées de Jaune 4 provoquant une large explosion d'un ocre sale, et les sillages incandescents d'autres fusées venant de la direction de Kipos. Toutes les lignes de crêtes étaient illuminées maintenant, par les pointillés d'armes à tir rapide qui les allumaient. Jamais Piotr n'avait vu une concentration aussi dense ! Le manche, dans sa main, lui transmit plusieurs secousses indiquant qu'il venait d'être touché, mais les moteurs continuaient à hurler et le sol était juste là. Il tira de toutes ses forces pour redresser, se disant qu'il avait trop tardé… Ca passa mais il aurait juré qu'il avait accroché des branches hautes ! Déjà il poussait, cette fois, aussi fort qu'il le pouvait, s'aidant du compensateur de profondeur braqué plein piqué, pour empêcher le P 38 de remonter et rester, au contraire, près du sol, malgré la vitesse vertigineuse, ici, qui ne lui laissait que peu de temps pour éviter les obstacles, crêtes ou arbres ! C'était, étrangement, l'endroit le plus sûr, par là. Son pouce écrasa la détente de ses canons qui se mirent à brutaliser la cellule de l'avion à chaque départ d'un obus. Il s'efforçait de garder la ligne de crêtes au centre de son collimateur, jouant des pieds pour suivre les ondulations. - "Je suis touché. Moteur droit en feu." Piotr reconnut la voix de Jaune 4. - "Vers le nord… fonce vers le nord", lança-t-il d'instinct sans quitter le sol des yeux. Un P 38 coupa sa route si près, devant lui, qu'il ferma les yeux un instant sûr de la collision ! Il le revit la seconde suivante, volant sur le dos, ses canons crachant en continu. Qu'est-ce… L'appareil se mit sur la tranche et lâcha deux, non quatre fusées ! Quel était l'acrobate qui faisait son numéro ici ? Kipos, sûrement. Et puis ce fut le calme… Il avait traversé la zone. Il attendit trois secondes avant de mettre le manche au ventre, remontant sous 45°, cap à l'est. Sa main droite sélectionna une fréquence sur la radio du bord et il appela. - " Vengeur Contrôle de Pépère Autorité, Vengeur Contrôle de Pépère Autorité…" La réponse arriva, très claire. - "Parlez Pépère." - "Concentration de DCA extrême en Alpha 59, carré BX 17, H 152, convergence de vallons. Je pense qu'il y a là un dépôt important, jamais vu autant de canons. Si vous disposez de bombardiers en vol je peux les guider." - "Une mission est sur le retour et possède encore une partie de la charge destinée à l'objectif secondaire. Je la détourne vers vous. Il faudra au moins 45 minutes, avez-vous l'autonomie ? A vous." - "Il y aura quelqu'un pour marquer la cible. Terminé." Il venait de se souvenir de Jaune 4. Pourquoi diable lui avait-il dit de prendre un cap nord ? Les lignes amies étaient au sud, au contraire… C'est vrai que le rideau défensif était encore plus dense au sud mais… Puis il se souvint avoir regardé sa carte, peu avant d'avoir eu l'idée de reconnaître cette convergence de vallons. Il y avait repéré, au nord, une longue étendue plate, étroite, au milieu des arbres, orientée sensiblement nord-sud. C'était suffisamment insolite, dans cette région, pour que ses yeux le notent. Il repassa sur la fréquence de son élément. - "Jaune 4 tu m'entends ?" La voix, assez faible lui parvint tout de suite. - "Oui, Pépère Autorité." - "Passe sur le canal B et dis-moi comment ça se passe." Il bascula l'interrupteur, au tableau de bord et entendit Jaune 4 lui répondre : - "J'ai pu éteindre le moteur droit. Il ne crame plus. Mais le gauche a été touché aussi et perd des tours. Je ne tiens presque plus l'altitude." - "Position ?" - "Cap au nord depuis l'objectif. Une vingtaine de kilomètres environ. Altitude 650 mètres." Piotr avait les yeux rivés sur sa carte, cherchant la mince bande claire dans le vert profond symbolisant la forêt. Mentalement il traça une ligne partant de l'objectif et montant au nord. 4 était trop à l'ouest. - "Ecoute moi, Jaune 4, tu as une bande de terrain dégagé quelque part sur ta droite. Garde ton calme et assure ta navigation. Je veux que tu me repères exactement ta position. Il y a une petite rivière qui coupe ta route, est-ce que tu l'as déjà franchie ?" - "Je ne… je ne sais pas Pépère." - "Bordel, 4 reprends ton sang froid, je m'efforce de te sortir de là, alors fais un effort !" - "Je ne crois pas l'avoir vue, Autorité." Pourtant d'après son estimation de 20 kilomètres parcourus il aurait dû la survoler. Il fallait prendre les choses dans l'ordre. Il repassa sur la fréquence opérationnelle pour donner ses ordres aux autres appareils. Les deux avions répondirent. - "Jaune 3 tu formes une nouvelle paire avec jaune 2. Tu restes dans le coin, des bombardiers sont déroutés vers l'objectif. Ce sera à toi de les guider, préviens le Contrôle. Tu marqueras la cible quand ils seront en approche, avec des fusées tirées de loin. Economise le carburant mais reste hors de portée de la DCA. N'essaie pas de localiser le dépôt, les bombardiers vont arroser. Passe sur la fréquence C, je m'occupe de Jaune 4 sur la B." Puis Piotr bascula à nouveau la radio et demanda : - "Jaune 4 quelle est ta vitesse actuelle ?" - "Partez Autorité, je vais aller au tas, le régime moteur faiblit. Il n'y a pas de solution. Partez." - "4 c'est moi qui commande ici, tu réponds à ma question !" Il avait forcé le ton donnant à sa voix une tonalité désagréable. Ca fonctionna. - "Vitesse 240, altitude moins de 600 mètres, en diminution lente." - "Observe le sol, que vois-tu ?" - "De la forêt… ah si, il y a quelque chose par là, on dirait une piste qui monte au nord." Piotr, le visage tourné vers ses genoux scrutait la carte cherchant un signe quelconque. Pas de piste… - "Je ne la vois pas sur la carte, émit-il." - "Mais si, je crois qu'elle se confond avec une ligne de niveau. Disons dans le 05 de l'objectif." Bon Dieu ce type avait des yeux de chat, ou alors le désespoir stimulait sa perception visuelle. - "Alors tu es trop loin. Regarde à l'est, en arrière de la piste, tu vas trouver la bande dont je t'ai parlée". Le silence puis, un moment après : - "Je l'ai sur la carte. Vous pensez que c'est une bande de terrain dégagée, ça ?" A sa voix il était soudain désemparé, incrédule. Piotr savait ce qui se passait dans son crâne. Sauter en parachute audessus de ce coin équivalait à espérer toucher une cible les yeux fermés. Et les arbres étaient si nombreux, autour, qu'autant valait sauter n'importe où au-dessus de la forêt, au sud, dans la direction des troupes amies. C'était un coup à s'empaler sur une branche, à la vitesse à laquelle on descendait avec ces nouveaux parachutes de secours à la voile réduite. Plus au sud au moins, les secours auraient été plus proches… C'est lui, Piotr, qui l'avait amené ici, c'était à lui de l'en sortir. De lui faire gagner le sol sans encombre et donner sa position exacte. - "Oblique dans cette direction en notant ton nouveau cap et le temps de vol. Je te rejoins en volant à 1 000 mètres. Tâche de me repérer." Il était passé en vitesse de croisière pour économiser son carburant. Il aurait peut être à guider les secours. Penché en avant vers le pare-brise, il scrutait à la fois le sol et tout mouvement qui aurait indiqué un avion en vol. Il pensa soudain à quelque chose. - "4 est-ce que ton moteur éteint fume un peu ? Est-ce que tu lâche un sillage ?" - "Apparemment non." Il ne se donna pas la peine d'annoncer la fin de son émission. Ce type était en train de craquer. Sa voix revint presque aussitôt. - "Je la vois votre bande… Si elle fait cinquante mètres de large c'est bien tout ! Vous me voyez sauter là-dessus ?" - "Reçu Jaune 4. Placez-vous en spirale pour que je vous repère, en vous méfiant de votre moteur mort pour choisir le sens de rotation. A vous." Piotr s'était appliqué à reprendre la terminologie réglementaire, impliquant le vouvoiement, pour secouer son pilote qui dut comprendre le message. - "J'orbite, Autorité. 500 mètres. Le vent a l'air faible." Ils avaient touché les nouveaux P 38 qui sortaient, comme les Mosquitos, maintenant, avec des hélices contrarotatives : chacune tournant dans le sens opposé de l'autre. De cette manière un virage assez incliné, sur un seul moteur, n'était plus le passage sur le dos assuré ! Néanmoins Piotr préférait lui dire d'être prudent. Quelques minutes plus tard il aperçut le P 38 en difficulté ; l'hélice droite en drapeau, moulinant légèrement ; et s'annonça à lui. Il fit une verticale de la bande. Elle mesurait bien un kilomètre de long mais était sacrément étroite, ça c'était vrai ! On aurait dit une bande d'atterrissage de campagne, et ça fit tilt dans son crâne. Il réduisit la vitesse et commença à descendre. De plus bas on aurait pensé à une trouée pare-feu. De chaque côté, et à chaque extrémité, les arbres se dressaient, pas si hauts que ça, une vingtaine de mètres seulement, mais ils formaient une muraille. Il fit un passage bas, à peine plus d'une trentaine de mètres. Des fougères avaient envahi le sol mais il n'y avait pas encore d'arbustes. L'idée commençait à le titiller sérieusement. En lui, le pilote militaire la repoussait et le pilote de planeur disait qu'il fallait en savoir plus. Il remonta un peu, Jaune 4 orbitait comme il le lui avait ordonné. Piotr refit huit passages, tous plus bas, scrutant le sol avec attention. La première partie de la bande, la plus au sud, laissait voir la terre, par endroit, mais pas au-delà, où les fougères l'isolaient des vues. Il balançait encore quand il vit l'avion en difficulté. Il était nettement plus bas qu'auparavant. - "Autorité, de Jaune 4, mon moteur est en train de me lâcher. Si je dois sauter c'est maintenant, je ne serai plus assez haut si j'attends. C'est déjà limite, il me semble." Cela décida son Colonel. D'autant que le jeune pilote avait l'air plus calme, maintenant. Il reprit un ton plus familier, pour lui donner confiance. - "Pas question de sauter, tu vas te poser en direction du nord. Fais une approche moteur, au ras du sol, et fais toucher les roues le plus vite possible. Reçu ?" - "Reçu, oui… Vous croyez que ça peut marcher ? Comment est le sol ? Je devrais peut être me poser sur le ventre, non ?" - "Négatif, fais ce que je te dis. Je vais voler parallèlement à toi du côté de ton moteur vivant. N'oublie pas de cabrer la machine pour la poser et refuse le sol le plus longtemps possible pour toucher lentement. Tu vas aussi choisir le côté droit de la bande, en venant du sud." - "Reçu… Et ensuite ?" - "Je t'expliquerai au fur et à mesure." Jaune 4 fit un long détour pour se présenter dans l'axe. Piotr volait à moins de dix mètres à sa gauche et ne le quittait pas des yeux, lui donnant des conseils et accomplissant les mêmes manœuvres pour rester à sa hauteur. - "Sors tes roues… parfait. Tu es un peu vite, réduis un peu et cabre-le… comme ça, pas trop… Regarde le sol, devant, vise le premier quart de la bande. Elle mesure près d'un kilomètre, tu as le temps. Tu sortiras tes volets à mon signal …" Le cri jaillit des écouteurs. - "Plus de volets… l'hydraulique est morte. Les roues ont tout pompé ! Je vais me crasher." - "Du calme, Bon Dieu, je suis là, répondit curieusement Piotr, comme si sa présence était un gage de sécurité. Fais exactement ce que je te dis. On peut très bien poser une machine sans volets. Il y en a pas toujours eu, quoi ! Tu te calmes ?" - "Oui Colonel, je veux dire Autorité." - "Maintenant n'essaie plus de me parler sauf s'il y a du nouveau… Tu es bien, tu visualises ton point d'impact des roues… c'est bon… serre-toi un peu sur la droite, vers la lisière, je veux que tu touches sur la partie droite… voilà on passe verticale des arbres, c'est bon, avec ton hélice en drapeau tu vas courir plus qu'à l'ordinaire, c'est normal elle ne te freine plus, mets un peu de pied à gauche, léger, je veux alimenter ton aile droite… tu voles un peu en biais mais c'est ce que je veux… réduis un peu les gaz sans toucher au manche, ton piège va s'enfoncer un peu… refuse l'atterrissage, cabre… encore… remets des gaz, je veux que tu touches plus loin… encore… attention à tes ailes, garde les horizontales… au moment de toucher remets l'avion dans l'axe, mais à ce moment seulement… c'est bon…" Le P 38 de Piotr, train et volets sortis, un peu instable, nez en l'air, soutenu par ses moteurs au second régime, se balançait sur la gauche de Jaune 4, un poil plus haut et le jeune homme était partagé entre le désir de scruter le sol et de ne pas quitter son pilote en difficulté. Son visage bougeait comme celui des spectateurs d'un match de tennis, la piste, l'avion, la piste, l'avion, la piste. L'extrémité de la bande approchait, encore cinq cents mètres, ça irait. - "Tes roues sont juste au-dessus des fougères… il est possible qu'elles te freinent un peu quand elles y pénétreront, garde ton manche au ventre et pose les pieds sur les freins… attention, mon gars, soit prêt à couper les contacts et les arrivées d'essence… maintenant ! Le P 38 s'enfonça d'un seul coup quand son poids fut supérieur à la sustentation que lui procuraient les ailes sans les volets. Mais il avait toujours le nez en l'air et le pilote enfonça sérieusement les freins, sur chaque palonnier. Le nez bascula en avant et un nuage de poussières s'éleva, fait de morceaux de fougères hachées par l'hélice du moteur survivant qui moulinait toujours. L'avion était terriblement agité, il sembla perdre quelques tôles, et s'immobilisa très vite. - "Jaune 4 comment es-tu ?" - "Secoué mais ça va, Autorité." Piotr vit qu'il avait repoussé la verrière et se débrelait. - "Reste à bord, Jaune 4 et garde ton casque sur la tête, ne garde l'alimentation que sur la radio, coupe tout le reste pour économiser ta batterie. J'arrive." Il entendit la réaction avec un temps de retard. - "Quoi ? Vous n'allez pas vous poser… le terrain est dégueulasse, Colonel. Il y a des pierres sous les fougères, j'ai bousillé le train." - "Je vais me poser plus court que toi. Terminé." Piotr fit, lui aussi, une approche très plate, soutenant l'avion au moteur, tous volets sortis, vitesse minimale, redressé au maximum sur son siège pour voir le plus bas possible devant. Il coupa les gaz avant même de passer la lisière des arbres et descendit plein volet. Le P 38 parut s'écrouler juste après avoir franchi les arbres bordant l'espace dégagé et se rétablit au ras de la terre qu'il toucha. Très secoué, sur ce sol inégal, Piotr avait les yeux rivés sur la limite des fougères qu'il voyait arriver si vite… Le train tenait le coup. Il se mit presque debout sur les palonniers tant il appuyait sur leur extrémité : les freins. L'avion vibrait, les tôles semblaient vouloir se détacher tellement les secousses étaient violentes mais la vitesse baissait rapidement. Quand il s'immobilisa le P 38 n'avait pénétré que de vingt mètres à peine dans les fougères. Il coupa ses moteurs, dégrafa son harnais, se redressa et se retourna. Quand il vit la limite des arbres, derrière, il siffla doucement. Jamais il ne pourrait redécoller sur une distance aussi courte. Il faudrait partir des fougères, en direction du sud, pour bénéficier du sol découvert, sur la fin du roulage. C'est là qu'il pourrait prendre le plus de vitesse. Il coupa l'alimentation électrique, décidant de laisser l'avion ici, puis il sauta au sol et se dirigea doucement vers l'autre appareil. Les fougères montaient à hauteur de ses genoux. Pas très bon, ça. Et puis il buta contre quelque chose. Se rétablissant il écarta les plantes du pied pour découvrir une grosse pierre ! Il se releva et regarda plus attentivement autour de lui. D'ici, il comprenait que les pierres abondaient et son projet s'effondra. Cette fois il se résolut à appeler le Contrôle et il revint vers son appareil, branchant les contacts et la radio. Pendant près de cinq minutes il appela le Contrôle, en vain. Trop bas. Le niveau du sol était trop bas, ici, et des masques, la forêt, des hauteurs, devaient empêcher la propagation des ondes… Il se dit qu'il avait fait une ânerie. En altitude son message serait passé, on lui aurait envoyé l'un de ces petits pièges triplaces qui se posent sur cent mètres et Jaune 4 serait sur le point d'être évacué. Il se maudit, s'efforçant de calmer sa colère pour réfléchir plus lucidement. Quand Jaune 4, Officier-navigant Sasa Vilic, arriva près de lui, après avoir traversé toute la bande, il était en train de prendre les fougères à pleine brassée et de les couper à la base avec son poignard d'équipement de survie ! Il entendit une sorte de gloussement. - Vous n'allez pas tondre le terrain, Colonel ? - Tu as une meilleure idée pour repérer les caillasses, mon copain ? L'expression lui était revenue toute seule. Comme lorsqu'il était à Millecrabe, avant guerre. Mais il ne devait pas avoir l'air aimable parce que le gars secoua la tête vigoureusement, en guise de réponse. - On déblaie deux bandes parallèles de 50 centimètres de large, avant et après mon appareil, pour les roues principales et une autre, plus étroite, pour la roue avant. Il faut dégager une plus longue portion de fougères pour avoir la place de prendre de la vitesse, au décollage. On enlève les caillasses et on part dans mon appareil. - On décolle comment, Colonel ? - On démonte tout ce qui n'est pas nécessaire, le blindage de siège, les lances fusées, tout ce qu'on peut enlever, qui pèse, ou qui empêche d'accélérer ; il faut gagner 60 kilos, ton poids, et du rab si possible. Tu t'assieds sur mes genoux ; ça te fera un souvenir à raconter à tes copains ; et on décolle, comme je te l'ai dit. Vilic regarda tout autour. - Mais on va en avoir pour combien de temps, Colonel, vous vous rendez compte de ce qu'il y a à dégager ? Et il y a des pierres énormes… - Lieutenant on n'a rien sans rien. Si on reste sur nos fesses, soit il va falloir apprendre à faire des pièges, pour se nourrir, soit des Chinois passeront par là et tu connais la suite. Tu penses peut être que tu as le choix, mais je suis toujours ton supérieur alors tu m'obéis, tu sors ton poignard, et tu entames la deuxième bande pour le train. Et si tu es bien sage je t'emmènerai faire un tour en avion, petit ! Allez, tonds. A la nuit tombée ils travaillaient toujours. Piotr décida de faire une pause et d'attaquer le petit paquet de rations contenu dans leurs nécessaires de survie. Il était toujours aussi en colère contre lui et ils ne parlèrent pas. Vilic alla chercher tout ce à quoi il tenait, dans son avion, et revint s'asseoir pour manger près de lui. Ils avaient peu d'eau, juste une petite flasque métallique qu'il fallait faire durer. Vers 22:30 la lune apparut. Il ne faisait pas bien clair mais Piotr jugea qu'on y voyait assez pour poursuivre le travail. Quand le jour se leva ils étaient exténués. Parfois ils avaient dû s'y mettre à deux pour déplacer des pierres. Ils les rejetaient toujours à l'extérieur de la trajectoire de décollage. Piotr alla se placer au bout de la surface qu'ils avaient dégagée. Malgré leurs efforts les deux bandes n'étaient pas exactement droites… Mais ils avaient tracé une vague piste de trois cents mètres de long, dans les fougères. Piotr s'assit dans les fougères. - Allez, on termine les rations et on attaque la petite bande pour la roulette de nez. Il faudra aussi dégager une petite surface, en demi cercle pour le demi tour, au bout, j'y amènerai l'avion, je t'expliquerai. - Vous n'êtes pas fatigué, Colonel ? fit Vilic. - Bien sûr que si, qu'est-ce que tu crois, Lieutenant ? Je suis vanné. Mais je pense à Guillaumet, quand il est tombé dans la Cordillère des Andes, en 1930, avec l'Aéropostale. Tu vois ce que je veux dire ? - Pour Guillaumet, oui, Colonel, mais les Andes 1930 je suis sec. C'était pas au programme, de mon temps. - Tu vas apprendre quelque chose, petit malin. Ecoute ça et inspire-t'en. A cette époque là, les pilotes ne se décourageaient pas pour une bricole, écoute ça, je te dis ! Lui aussi savait qu'on ne le retrouverait jamais. Imagine ça : une tempête terrible le surprend, en vol, pendant la traversée des Andes, il décide de poser son Potez 25 dans un cirque enneigé, à 3 000 mètres. Ses roues accrochent la neige molle et il passe sur le dos. Il attend deux jours. Rien. Alors avec le petit brin de nourriture qui lui reste, il se met en marche vers l'est, l'Argentine. Il avait pris une assurance-vie au bénéfice de sa femme, tu comprends ? Mais il était stipulé dans le contrat qu'on devait retrouver son corps pour qu'elle touche quelque chose. Alors il a marché dans la montagne. Pour être sûr qu'on retrouverait son corps, tu vois ? Pendant cinq jours et quatre nuits il a avancé. Sans s'arrêter, parce qu'il savait qu'il ne pourrait pas repartir. Il se fixait un objectif : le gros rocher pointu là-bas à quinze mètres… le passage à gauche, à dix mètres, le rocher plat à cinq mètres… Tour ça pour qu'on retrouve son corps, p'tit gars ! Pour sa femme, tu me suis ? Les pieds gelés il est tombé sur un paysan, le cinquième jour. Quand Saint-Exupéry est venu le récupérer dans son coin il lui a seulement dit "Ce que j'ai fait aucune bête au monde ne l'aurait fait". A l'époque on ne faisait pas de discours, on agissait ! - Vous vous dites vraiment ça, Colonel, ou c'est pour me charrier ? - Je ne sais pas moi-même, petit. Mais ce que je sais c'est que je vais tirer cette sacrée mécanique de là. Et nous à son bord ! - Alors il faut être comme ça pour devenir Colonel ? - Comme quoi ? - Aussi… enfin, volontaire. - Si tu n'étais pas là je le serais peut être moins. - Là je ne comprends pas. - Peut être est-ce cette histoire de responsabilités ? Je suis responsable de toi, c'est moi qui t'ai mis dans ce merdier, je dois te ramener, ça décuple mes forces. Tu verras, tu comprendras un jour. - Quand je serai grand ? Piotr lui jeta un regard rapide, il ne se démontait pas le jeune gars, alors il sourit. - Pas une question d'âge mais de circonstances. Tu vois j'ai un cousin que j'aime beaucoup. On faisait du vol à voile ensemble, avant la guerre. Il est dans la chasse, maintenant, le plus jeune de son Escadre et pourtant il commande un Escadron. Ses gars lui ont donné un surnom. Ils l'appellent "Papa". - Vous parlez pas de "Papa Stoops", là ? fit Vilic les yeux dilatés. - Tu en as entendu parler ? Oui, c'est lui. Si ses pilotes l'appellent "Papa" c'est que, même par ironie, c'est son comportement qui le leur a inspiré, il est responsable d'eux. Et je te le répète il est tout jeune. Alors tu vois que ce n'est pas une question d'âge. - Bon Dieu, Colonel, vous êtes le cousin de "Papa Stoops", le gars aux plus de cent victoires… le gars qui a descendu six "Bandes noires"! - Ouais, mais moi je suis simplement le Colonel Kalemnov, planté sur une foutue bande dans la forêt, alors ne t'excite pas… Et puisque tu as l'air reposé on se remet au travail, en essayant de tracer une ligne vraiment droite. Ensuite tu iras ouvrir les purges de carburant de tes réservoirs. On fera brûler ton zinc quand on sera en l'air. Pas question de le laisser intact même ici. Il y a nos trucs radio stratégiques, à bord. Fais attention à ne pas te faire éclabousser d'essence. En vol, dans l'habitacle, au soleil, on ne supporterait pas l'odeur. - Oui, Colonel, fit Vilic, pas trop enthousiaste, j'aurais préféré armer la charge de destruction. - Tant qu'on n'est pas en l'air on ne sait pas si on n'aura pas besoin de quelque chose sur ton piège, alors l'essence, au dernier moment, c'est mieux. Allez va. Et n'oublie pas de ramener ton parachute. Cette fois ils eurent moins de difficultés. Et comme ils faisaient la moitié du travail chacun, en avançant l'un vers l'autre, ils allèrent beaucoup plus vite. A 10:00 ils avaient terminé. Ils se séparèrent pour aller à chaque avion. Piotr commença à dévisser la plaque de blindage dorsale derrière son siège. Elle pesait un sacré poids et il décida que, compte tenu du carburant dépensé et de tout ce qu'ils allaient encore enlever ils avaient une chance sérieuse de quitter le sol, les moteurs devaient être assez costauds pour ça. - A la réflexion, dit Piotr quand Vilic l'eut rejoint pour l'aider à descendre le blindage, et qu'ils eurent terminé de démonter les lances fusées, sous les ailes, pour le poids et améliorer la finesse, c'est moi qui vais m'asseoir sur tes genoux. Je préfère piloter et comme c'est moi qui ai le plus de galons tu es bien obligé de t'incliner, hein ? D'ailleurs je ne pèse pas tant que ça. - Justement, tout bien "pesé" Colonel… je ne le sens pas tellement, ce décollage. Un peu trop acrobatique pour moi, je préfère une bonne grande piste bitumée, ou même en herbe, vous savez ? Alors je vous le laisse volontiers. Sur les P 38 comme sur la plupart des chasseurs on utilisait des parachutes-sièges, accrochés par le harnais, dans le dos, mais qui ballottaient, inconfortables, sous les cuisses, en marchant. C'était pour ça que les pilotes le laissaient à bord en descendant de machine, dans la journée. En vol ils prenaient place sous les fesses du pilote, dans un large creux ménagé dans l'assise du siège. Pour Vilic dans le fauteuil il n'y aurait pas de problème, il s'assiérait dessus normalement. Mais Piotr, il s'en doutait bien, ne pourrait pas enfiler le sien, il n'y aurait pas la place de son propre parachute, sur les genoux de Vilic, la verrière n'était pas loin, au-dessus de la tête du pilote… Il devrait déposer le sien derrière le dossier du fauteuil. S'il fallait sauter, pour une raison quelconque, ne serait-ce qu'une panne de moteur, lui devrait sauter comme ça, sans rien ! Pour laisser la possibilité au jeune Officier-pilote de s'éjecter normalement ensuite et d'avoir une chance de s'en tirer. Cette pensée lui laissait une sale impression, mais il n'y avait pas de solution et il ne voulait pas évoquer la question. Ni s'expliquer, ni jouer les héros. La réflexion de Vilic, sur le décollage, ne le convainquait pas. Un authentique pilote, et ce gars en était incontestablement un, n'aime pas que quelqu'un d'autre tienne le manche, en vol. Il avait simplement trouvé cette réponse pour se composer une attitude et masquer son propre malaise, et son Colonel apprécia. C'était vrai qu'il était amusant, le gamin, et Piotr souriait intérieurement en allant conduire son appareil au bout de la bande qu'ils avaient aménagé, dans les fougères, les yeux rivés sur les trois sillons dégagés. Guidé par Vilic pour rester dans les traces aménagées il fit faire demi-tour sur place à la machine, à grands coups de gaz, sur la petite aire qu'ils avaient tondue, en pivotant sur une roue, freins bloqués à droite, et l'aligna soigneusement. Les moteurs avaient largement eu le temps d'atteindre la température réglementaire. Freins de parking serrés, il se mit debout sur un tronçon d'aile, ôta son parachute, et le glissa derrière le dossier du siège-pilote avant que Vilic ne grimpe et ne s'installe dans le siège, serrant le harnais. Après quoi Piotr se glissa comme il le put dans l'habitacle. Si celui-ci était particulièrement vaste pour un monoplace, à deux c'était vraiment serré ! Il était trop haut pour piloter à l'aise. Vilic écarta les jambes au maximum, se mettant à cheval sur le siège en grommelant que c'était une pose immorale et que même avec des galons on ne devrait pas imposer ça à quelqu'un d'honnête ! C'était même non règlementaire… Même comme ça, c'était toujours passablement acrobatique. En revanche dans cette position Piotr voyait infiniment mieux le sol, devant l'avion, qu'à l'atterrissage. Ce serait probablement le contraire en vol… Il essaya les commandes, vérifiant qu'il avait accès à chacune d'entre elles, et que leur débattement était "libre et dans le bon sens", comme le stipule le manuel ! Certains leviers étaient un peu loin. Il se pencha sur le côté, hurlant pour passer au-dessus du bruit des moteurs. - Quand je te ferai signe de la main gauche, la première fois, tu relâcheras le frein de parking, la deuxième fois tu descendras tous les volets, d'un seul coup, la troisième ce sera pour rentrer le train, reçu ? cria-t-il à Vilic qui secoua la tête en guise d'acquiescement. Puis Piotr tira la poignée de la verrière pour la fermer. Son casque touchait et il eut envie de l'enlever, mais il faudrait appeler le Contrôle, il aurait besoin du micro et des écouteurs, alors il se résigna et tordit un peu plus le cou sur le côté pour fermer complètement la verrière au-dessus de sa tête. Il vaudrait mieux ne pas rencontrer de chasseurs chinois aujourd'hui ! Il fixa longuement la triple trace dans les fougères, de l'autre côté du pare-brise, se concentra, régla le trim légèrement à piquer. Lui aussi aimait bien sentir le manche tirer un peu dans la main, les commandes molles, au neutre, lui enlevait ses sensations, puis il passa les hélices au petit pas. Il se pencha un peu plus, ses bouts de pieds appuyant de toutes ses forces sur les freins d'atterrissage, tout en repoussant d'un geste continu, souple, les manettes de gaz en butée avant. Il garda la main gauche appuyée dessus pour éviter qu'elles ne bougent avec les vibrations. Il avait besoin de toute la puissance, en continu, tout de suite. Les moteurs hurlèrent et la cellule se mit à vibrer. Puis il baissa rapidement la main gauche vers Vilic le pouce dressé, celui-ci se pencha et débloqua le frein de parking. Le jeune gars avait passé la tête à gauche et regardait vers l'avant, surveillant la main de son patron. L'avion accéléra si lentement que Piotr se demanda si quelque chose ne les freinait pas… Attentif il avait les yeux rivés aux traces, s'efforçant de ne pas laisser l'avion s'en écarter d'un centimètre, enfin un centimètre…. Ils étaient rudement secoués. Au moment où le P 38 sortait de la zone de fougères il leva fugitivement la main gauche, deux doigts dressés et il sentit, dans sa main qui tenait le manche, que les volets descendus par Vilic allégeaient la machine, mais le Badin était encore désespérément faible. Moins de 75 km/h… Sur la terre la vitesse monta plus vite et les amortisseurs des roues cognaient moins lorsque celles ci rebondissaient. Mais les arbres approchaient… Il sentit les muscles de Vilic se raidir. Dieu, avec deux cents mètres de terre en plus il n'y aurait eu aucun problème ! Ils allaient percuter parce que des saloperies de fougères avaient poussé au mauvais endroit… Il refusait d'interrompre le décollage, pour faire une nouvelle tentative… Ces sacrés moteurs étaient bien assez puissants pour arracher cette ferraille du sol sur une bande en herbe, alors pourquoi ne voulait-elle pas s'alléger ici ! Ils n'étaient même pas aussi lourds que pour un vol longue distance, avec le plein de carburant et tout ! De rage il tira sur le manche pour forcer le P 38 à prendre un angle de montée, lui faisant quitter la terre ferme. Et, miracle, les roues se calmèrent, ne touchant plus le sol. Sa main lâcha les gaz pour mimer frénétiquement la rentrée du train, risquant le tout pour le tout. Ils étaient à moins d'un mètre de la bande de terre… Si le piège retombait ils se crashaient, sans les roues pour amortir le choc… Les voyants vacillèrent, au tableau de bord, indiquant que les roues étaient en train de remonter dans leurs logements. La traînée extérieure diminua. Le poignet droit de Piotr lui faisait mal dans cette position anormale mais il ne bougeait pas la main d'un millimètre pour éviter de modifier d'un degré la pente de montée. Il fallait que ça passe comme ça, cette foutue carcasse en était capable… Ils touchèrent le sommet des branches les plus hautes mais les hélices s'en accommodèrent ! Le cou tordu, Piotr entama un virage par la droite, à faible inclinaison, pour venir à un cap sud-ouest. La vitesse montait bien, maintenant. Ils allaient atteindre 100 mètres d'altitude. Il jugea que c'était suffisant et rendit un peu la main, manche légèrement secteur avant, réduisit les gaz pour passer les hélices au grand pas et augmenter la vitesse. Le bruit des moteurs devint plus grave et l'aiguille du Badin monta plus régulièrement. C'était le moment de terminer le travail proprement. Il tira et inclina légèrement le manche pour grimper en spirale. A 300 mètres il reprit le cap de la trouée, au loin, et arma les mitrailleuses. Impossible de viser dans ces conditions, il faudrait se fier aux traçantes… Voilà, ils étaient assez proches. Il poussa un peu sur le manche pour placer son appareil en position de tir vers le sol, et éprouva un curieux sentiment à tirer sur la silhouette d'un P 38. Mal positionné pour utiliser le collimateur il se concentra sur la tache sombre que l'on distinguait vaguement, entourant maintenant l'avion immobilisé et tira une courte rafale. Au juger, pour se situer, retrouvant le tremblement de la cellule quand toutes les armes crachèrent. La gerbe alla se perdre loin dans la forêt. Il poussa légèrement le manche en avant, tira à nouveau et, cette fois, il vit les traçantes se rapprocher du P 38 de Vilic. Une petite correction encore et une flamme apparut, au sol, qui s'enfla brusquement jusqu'à atteindre les moteurs. Là, une bulle de flammes jaillit et une première explosion secoua l'avion crashé. Maintenant ils pouvaient s'éloigner. Il poussa sur le palonnier gauche pour virer à plat, prudemment. Dès qu'ils atteignirent 500 mètres Piotr enfonça la fiche de son casque-radio dans le trou du tableau de bord et pressa le bouton de la radio. - "Vengeur de Pépère Autorité, en vol, répondez." Au troisième essai il eut une réponse. - "Où êtes-vous Pépère ? Que s'est-il passé, d'où venezvous ?" - "Pas le temps de faire un rapport complet. J'étais posé en forêt. Nous sommes deux à bord, Jaune 4 est avec moi. Ma position est approximativement celle de l'objectif d'hier que je vais contourner d'ici à une minute, venant du nord. Je suis au cap 190. Je vais tenter de rallier mon terrain d'origine. A vous." - "Ici Vengeur, vous avez bien dit que vous étiez deux à bord ? A vous." - "Affirmatif. Et c'est pas confortable." Un silence puis Vengeur revint : - "Evitez de survoler l'objectif un raid de bombardement va finir le travail, c'était un très gros dépôt de munitions semble-til. Vous devriez voir les fumées au sol, si vous êtes bien dans cette région." Ils ne le croyaient pas ou quoi ? Et puis il aperçut les hautes fumées, mais loin à gauche. Ils avaient dérivé à l'ouest. La position tordue de son cou perturbait ses repères visuels. En vol il avait l'habitude de vérifier son cap au compas toutes les cinq minutes, puis de prendre un repère au sol, ou un nuage loin à l'horizon pour garder la bonne direction tout en regardant dehors. Dans les conditions actuelles le système n'avait pas marché. Secouant les fesses, pour attirer l'attention de Vilic, il lui fit comprendre de saisir la carte et désigna, du doigt, la zone où ils devaient se trouver. Il vit apparaître la main de l'autre, un pouce dressé. Il avait compris. Il leur fallut une heure pour arriver à Tivenko, le terrain aménagé où l'Escadre était basée. Il faisait une verticale pour contrôler l'état des pistes quand Vengeur le rappela. - "La piste 124, Pépère Autorité. Vous êtes seul en tour de piste. Avez-vous besoin d'aide ?" - "Affirmatif, il faudra un chausse-pied pour nous aider à sortir de cet engin", répondit-il, la voix traduisant sa mauvaise humeur. La descente du train s'effectua sans problème. C'était le dernier danger potentiel et Piotr soupira de soulagement. Il avait hâte, maintenant, d'être au sol. Ce ne fut pas son meilleur atterrissage, ils rebondirent trois fois, mais il s'en moquait. Dès que la vitesse de roulage fut assez basse il vira pour se diriger directement vers la caravane de Contrôle provisoire et stoppa les moteurs. Des Delahayes le suivaient, surchargés de monde, il reconnut deux de ses Chefs d'Escadron et plusieurs pilotes de son Escadre, excités au possible. Il vit même un gars qui faisait des photos ! Les freins à peine serrés il débloqua et ouvrit la verrière avant de couper les moteurs et se prit le cou à deux mains, tant il souffrait. Tout le monde leur souriait, au sol, les mains s'agitaient, le pouce en l'air, mais ça ne lui fit aucun plaisir, il ne souhaitait qu'une chose, qu'on les aide à sortir… Au sol quelqu'un lui agrippa la main et se mit à la secouer. - Bon Dieu vous l'avez ramené le gamin, vous l'avez ramené, Bon Dieu Colonel vous… - Ouais, je l'ai ramené et je me suis ramené aussi, au cas où ça aurait de l'importance, fit-il d'une voix râleuse, avant de reconnaître Kipos, excité comme une puce, qui tressautait sur place… Un peu plus tard il s'expliquait par téléphone avec le Général commandant le Groupe, qui lui donna l'ordre de venir lui rendre compte de vive voix le jour même, mal au cou ou pas. Ca lui rappela de mauvais souvenirs… Il n'était pas très doué dans les rapports avec ses supérieurs hiérarchiques ! *** Ils étaient tous les quatre debout, raides, le regard fixe, dans un état second. Le visage d'Igor était crispé de souffrance, celui de Tchi semblait recouvert d'un voile, comme s'il refusait d'extérioriser ses sentiments. Labelle n'avait plus sa tête d'ancien gamin, ses yeux étaient brillants de larmes qui ne voulaient pas couler. Et Antoine, hébété, luttait en vain pour retrouver son sang froid. Allongé sur le dos, devant eux, au fond de la tranchée, un vague sourire sur le visage, Vassi portait le camouflage fait avec les "bâtons de cirage", comme ils appelaient la pommade noire dont ils s'enduisaient le visage, avant d'attaquer. La seule note de couleur était cette tache rouge, au milieu du front, là où la balle l'avait frappé. Sven Fanssen ; Sous-Lieutenant Fanssen, maintenant, commandant le 2ème peloton, celui avec lequel Antoine progressait, en opération et combattait, au front, autrefois ; se tenait derrière eux, immobile lui aussi. Le front était calme. Le barrage d'artillerie venait d'être levé, avant l'attaque. Il n'y avait eu qu'un seul coup de feu, que tout le monde avait entendu dans le silence brusquement revenu. Un tireur d'élite chinois qui avait tiré, de très loin d'après le bruit assez étouffé de la détonation. A la lunette, bien entendu. Les Chinois avaient une bonne lunette de tir, on le savait depuis 1945. Vassi, avait passé la tête dans l'étroite meurtrière entre des sacs de sable, peu avant ; pour prendre ses repères une dernière fois, avant le signal de sortie des abris ; et s'était trouvé dans la lunette du soldat chinois, dont l'arme était braquée dans sa direction. Par hasard, probablement. Pendant moins de deux secondes, peut être ? Et ça avait suffi. Personne n'y pouvait rien, c'était ça la guerre : l'illogisme, l'absurdité. On faisait des assauts à découvert pendant des mois, devant des tirs croisés d'armes automatiques, sans être jamais touché sévèrement, et pour pas même deux petites secondes, un jour, sans être conscient que l'on est visible, à peine visible, on se trouvait sur la trajectoire d'une balle… Dans le crâne d'Antoine dont les yeux ne quittaient pas Vassi, les flashes se succédaient. Au travers du visage du soldat ; où le vague sourire qu'il avait affiché perdurait sur ses traits, après que la mort l'eut figé ; il revoyait les années de guerre pendant lesquelles ils ne s'étaient pas quittés. Vassi était le lien avec l'avant-guerre. Il symbolisait, à lui seul, tout ce qui était survenu dans la vie d'Antoine, la mobilisation, la grande cour de la caserne, les sentiments confus qui l'agitaient, alors, le DAIR, son premier commandement. L'alignement des déserteurs, dans l'obscurité, leurs visages angoissés… Et puis la réalité des conséquences des ordres qu'il donnait. La mort de Woniew. Cela faisait des années qu'il n'avait plus pensé au jeune officier. D'autres combats, d'autres morts, tant de morts, étaient venus recouvrir ce souvenir là… La façon dont il voyait se dérouler les premiers combats, aussi, sur le front, presque avec recul, à l'époque. L'espèce d'admiration rageuse qu'il éprouvait devant la puissance des troupes d'assaut chinoises, et ses efforts, à lui, sa frustration, sa colère, devant sa propre inexpérience et celle de ses hommes ; si tendres dans ces combats, si naïfs ; quand il les comparait aux fantassins chinois, réalistes et efficaces. La détermination qu'il avait mise à apprendre de ceux-ci, pour pouvoir leur répondre d'égal à égal. Le camp de prisonniers et leur petit groupe, tellement soudé. Leur fuite, folle et insensée. Les Corps Francs, l'entraînement. Finalement il avait passé davantage d'heures auprès de Vassi que quiconque d'autre, dans tout le reste de sa vie. L'attachement que lui portait le grand gars n'avait jamais faibli… Antoine voyait aussi les changements qu'il avait perçus en lui même. L'ancien étudiant passionné par le Droit, et le lent bouleversement qu'avait amené la guerre, la perte de ses espoirs dans l'homme, l'effacement de ses rêves devant la réalité d'une attaque, des corps qui tombent, des gémissements des blessés. Chinois ou européens, qu'importe ? La conviction qui s'était peu à peu imposée à lui qu'il ne faut rien attendre, rien espérer de la vie, mais être assez lucide pour raccommoder ; quand on en trouve le temps et la volonté ; ravauder ce que l'on peut, de sa conscience, de sa personnalité, pour ne pas devenir une machine sans pensées, un automate qui répète les gestes qu'il sait faire le mieux : tuer. Vassi incarnait tout cela. Il voyait le visage de Vera éclairé par les bougies, dans ce petit resto de Kiev, le soir où Charles Bodescu la lui avait présentée, l'extraordinaire paix que le regard de la jeune fille avait soudain installée en lui, comme si tout reprenait sa place, s'harmonisait, au moins l'espace d'un moment, celui de leur présence, cote à cote. Il ressentit un sentiment de perte, vitale et irrémédiable, en lui, de ce qui représentait sa plus grande richesse : sa capacité d'enthousiasme. Il avait l'impression de n'être plus qu'une écorce, vidée de sa substance, de ce pourquoi il avait été créé, de tout ce qu'il y avait là de bon. Le remord de ne plus jamais être capable de donner à la jeune fille ce qui avait été en lui, avant la guerre. Elle y avait droit. Il avait été un jeune homme riche de sentiments, prêt à les exposer, à les donner, capable d'ajouter son grain de sable, si microscopique fut-il, à la construction de ce qui s'élaborait depuis des millénaires de civilisation humaine. Elle avait droit à l'amour d'un homme au cœur plein, riche, montrant des sentiments estimables, un homme susceptible de belles émotions ; l'aspect le plus digne d'admiration, dans la personnalité humaine ; elle avait le droit de réclamer de lui ce qui faisait de l'Homme un être particulier, exceptionnel, unique. Pas ce qui était apparu en lui. Pas ce que la guerre avait fait de lui. Pas la sorte d 'ombre d'homme, de mauvaise image, revenue de tout, sans espoir véritable, sans but. Il revoyait le sourire crispé de tante Sosso lui disant, à son départ d'Omsk, en avril 45, "reste toujours toi-même, mon petit Antoine, ne te laisse pas dévorer, là-bas." Il n'avait jamais oublié cette phrase. Il n'avait pas oublié mais il n'avait pas été capable, à temps, de comprendre ce qu'elle voulait dire, et d'obéir ! Il prit conscience de la main de Léyon, posée sur son bras et se demanda depuis combien de temps ils étaient là tous les quatre, devant le corps de Vassi. Il enregistra, fugitivement, ce qui venait de se passer en lui, dans cette fraction de seconde où la main de Labelle l'avait tiré de ce flash back, le jugement qu'une partie de lui même avait porté sur l'autre lui-même, et la façon avec laquelle l'"appris", le résultat d'années de guerre, d'entraînements, avaient repris les choses en mains. Une fraction de seconde seulement pour revenir dans la réalité, dans cette ombre de lui-même, qu'il était justement en train d'évoquer ! Fallait-il que cet Antoine-là, le soldat, prenne facilement le dessus sur l'autre, l'ancien. Le bon, lui !… Mais c'est de cette ombre dont on avait besoin, en ce moment, aujourd'hui. Labelle lui tendait le combiné d'un téléphone de campagne. - Le Colonel. Après avoir été promu Lieutenant-Colonel, Bodescu avait été désigné comme adjoint opérationnel du Général commandant la nouvelle 11ème Brigade de Corps Franc, à laquelle ils appartenaient déjà. Sa première réflexion, en l'apprenant, avait été de dire "on n'échappe pas à son destin, je suis poursuivi par les Etats-Majors, Petit Lieutenant." Sur le moment son seul réconfort avait été d'apprendre qu'Antoine recevait bien le commandement du 291ème CF. Il prit l'appareil et se racla la gorge. - Oui, Colonel ? - Attaque dans quatre minutes, Antoine, à 08:06 les deux fusées rouges. Il y aura un tir, allongé, par des batteries d'Orgues sur les arrières des lignes chinoises quand on sera dehors. Surtout garde tes gars dans l'axe d'attaque, qu'ils ne débordent pas comme la fois dernière. Je coordonnerai l'attaque de la Brigade comme prévu, mais entre les deux vagues d'assaut, je ne veux pas attendre la seconde dans les tranchées. - Oui, Colonel. Un silence puis Bodescu demanda : - Ca va Petit Lieutenant ? Il eut envie de répondre oui, mais ses lèvres prononcèrent : - Vassi. En laissant échapper son nom, malgré lui, presque à son corps défendant, à son cœur défendant, il eut l'impression que c'était une manière de dire adieu au grand gars. Comme si c'était la dernière fois qu'il prononçait ce nom. Comme si quelque chose allait disparaître, aujourd'hui. Une part de lui, Antoine, d'une certaine façon. Bodescu avait compris… Il laissa passer un temps puis ne voulant rien laisser passer de son émotion, lâcha, contrôlant tellement sa voix qu'elle en devint impersonnelle : - Cette contre-attaque est d'une extrême importance, Commandant. On doit stopper l'avance ennemie. Rien d'autre ne doit te venir à l'esprit. Mais notre devoir est aussi de minimiser les pertes au maximum, nous avons besoin de tous nos hommes, tous nos Officiers. Nous n'avons pas le choix, Commandant… Ca c'était du Bodescu du début de la guerre, du pur Officier de carrière, l'officier d'Etat-Major, dur, inflexible. Antoine savait qu'il prononçait ces mots autant pour lui répondre que pour lui même, pour masquer ce qu'il ressentait inévitablement. Lui aussi était attaché au grand gars. La voix revint, sur un autre ton, avec de la colère, maintenant. -… C'est la troisième fois qu'ils percent nos lignes, Bon Dieu, ils ont progressé de 40 kilomètres en une semaine, ils se rapprochent de Kiev ! Et on n'est pas foutu de les arrêter, merde ! On ne pourra stabiliser sérieusement le front qu'avec des hommes expérimentés, Commandant, tu peux comprendre ça, non ? Les réserves sont trop neuves, trop fragiles, encore. Garde-moi mon vieux Corps Francs en état. Attaque, mais sois lucide, Petit Lieutenant ! Ca c'était l'autre Bodescu, le combattant, le compagnon des camps, l'homme des Corps Francs. - Oui, Colonel, répondit-il simplement, plus calme. Puis il rendit le combiné à Labelle, laissant tomber : - Les fusées rouges dans trois minutes, maintenant. Il se baissa vers l'épaule de Vassi, et saisit la plaque matricule pendue à son épaule gauche, accrochée sous la patte. Les Corps Francs, depuis un certains temps portaient leur plaque matricule accrochée à l'épaule et non autour du cou, histoire de se distinguer. Elle se brisa sèchement en deux quand il la tordit en suivant le pointillé, fait pour cela, et il garda la seconde moitié, destinée aux autorités militaires. Il l'avait souvent fait, mais jamais dans cet état de choc. Il mit le morceau de métal dans une poche de poitrine qu'il referma lentement, pour prolonger cet instant, comme s'il était définitif. Puis il se pencha, sortit de l'étui sur la cuisse droite de Vassi le petit poignard-baïonnette, qu'il fixa au canon de sa propre Sterlinch. - Plus le temps de s'occuper de lui, dit-il, le visage fermé, face aux autres… On le fera pour nous. Ca ne changera rien, ni pour lui, ni pour nous. Il allait se tourner quand il vit les traits rouges qui s'élevaient dans le ciel. Il fit l'effort le plus douloureux de toute sa vie pour chasser Vassi de son esprit. Maintenant ! Il grimpa sur une caisse de munitions en repoussant sa Sterlinch dans le dos et fit un rétablissement pour se hisser à l'extérieur. Du coin de l'œil il vit la vague d'assaut qui sortait des abris. Des milliers, des dizaines de milliers d'hommes, aussi loin qu'il put voir, à l'horizon. Le secteur du Corps Franc était petit, sur ce front, mais il semblait qu'il y avait des troupes d'assaut chinoises, en face, à cet endroit, alors le commandement les leur réservait. Cette région de Chotynec, entre Brjansk et Orël, était une terre à maïs. Les autorités civiles régionales, soucieuses des récoltes et de la part importante qu'elles représentaient pour la population de réfugiés des pays de l'est massée entre Moscou et Kiev, avaient fait commencer les récoltes dès que possible. Si bien que les champs, immenses, avaient laissé un billard long de dizaines de kilomètres, où une attaque flanquait une sacrée frousse. Ici les mitrailleuses allaient faire une grosse récolte, elles aussi… D'autant qu'une nouvelle fois ils attaquaient avec le soleil en face, qui les aveuglait à cette heure. Le "hasard", le "destin", allaient marquer cette journée. Ces mots tournaient dans le crâne d'Antoine quand il s'élança, sans faire son geste habituel du bras. Il entendit, alors seulement, la clameur qui montaient des positions européennes et en fut surpris. Il n'y a pas d'assaut sans clameur. Depuis l'époque tribale c'est une habitude, une règle. Pour impressionner l'ennemi, d'abord. Evacuer le stress, la peur, vérifier qu'on est toujours vivant, plus loin, au bout de quelques pas seulement… Cette fois, pourtant il y avait du nouveau, ce n'était pas les hurlements de convenance. Non, ce n'était pas le mot, "de commande", ça… Ce cri qu'on apprenait maintenant à pousser aux soldats, pour qu'ils y enfouissent leur trouille, qu'ils éliminent ainsi toutes les images hantant leur cerveau avant l'attaque, et qu'ils ne pensent plus qu'à lever les jambes bien haut, à plier les genoux, comme on le leur avait fait répéter des centaines de fois. Parce que c'est ainsi qu'on attaque, en levant bien haut les jambes en les dégageant du sol, des obstacles qui pourraient faire tomber et laisser à penser, à ceux qui suivent, que la mitraille est encore plus intense qu'il n'y paraît. Ou qu'un ordre de se coucher vient d'être donné, et qu'ils n'ont pas entendu, rien n'est innocent, dans un combat. Il fallait être efficace, éliminer tout ce qui pouvait déranger, entraver la course et le bon déroulement d'un assaut, qu'il se développe jusqu'au bout, comme prévu. C'était ça la science de la guerre et Dieu sait qu'il y avait des scientifiques, désormais. Voilà ce à quoi on devait exclusivement penser en montant à l'assaut. A lever les jambes et à hurler… Et le plus stupéfiant, après des dizaines d'assauts de toutes sortes, c'est que ceux qui y avaient survécu finissaient par en convenir : mieux valait ne pas penser à autre chose, en effet, et lever les genoux comme un pantin ! Mais ce cri, aujourd'hui, ne ressemblait pas à ce qu'Antoine avait entendu si souvent. Non il y avait autre chose… de la colère, peut être. Oui, c'était cela, de la colère ! Des milliers de gorges hurlaient une colère étonnante, démesurée, presque effrayante. Et ses propres hommes, autour de lui, produisaient le même grondement. Et non le hurlement dont ils étaient si fiers, qu'on leur avait enseigné. Fabriqué, imaginé spécifiquement pour les CF, sauvage. "Scientifique", encore une fois, censé terroriser, surprendre l'ennemi, en lui disant, "attention ce sont les Corps Francs qui attaquent, pas n'importe qui"! Comme à l'ordinaire les mêmes gars étaient déjà en tête. C'était l'habitude, aux Corps Francs, on voulait montrer qu'on était des durs, qu'on courait plus vite que les autres et, surtout, qu'on n'avait pas peur. Même si on tremblait tout autant que les petits copains, bien entendu. A part quelques fondus. Il y en a toujours. Un peu plus, peut être, sous le béret noir des Corps Francs ? Mais on a besoin de ces gens là, pendant une guerre. C'est à eux qu'il s'était adressé quand il leur avait fait, pour la nième fois, son topo sur l'allure à adopter dans un assaut sur un billard, comme aujourd'hui. Partir à fond était ridicule. Pour un assaut rapide de cinquante, soixante mètres, d'accord. Au contraire même, c'était la bonne solution pour ne s'exposer que le moins de temps possible. Mais pas sur une distance plus longue, pas ici. Ils ne pouvaient pas tenir un rythme élevé pendant plusieurs centaines de mètres ; ou beaucoup plus encore ; avec tout ce qu'ils trimballaient sur eux. D'un autre côté commencer à trotter dès le départ, quand la peur était la plus intense, exigerait un contrôle de soi surhumain. Alors il avait transigé avec les excités. Il autorisait une course rapide pendant une cinquantaine de mètres, puis le passage au trot. Et les Sergents avaient fait la guerre aux acharnés de la course en avant. En regardant autour de lui il vit que ses hommes obéissaient et ralentissaient, dépassés, sur les côtés, par les types des autres unités de fantassins, moins préparés, moins disciplinés, plus effrayés encore. Des russes qu'il identifia à leurs "davaï" habituels, mais aussi des Italiens qui juraient en courant. Une main serrant sa Sterlinch contre son flanc droit, pour qu'elle ne ballote pas, Antoine jeta un regard de chaque côté, aperçut la compagnie de Léyon, la N°1; qui avait gardé sa dénomination propre ; en bon ordre, avec Fanssen qui cavalait devant son peloton. Les autres compagnies avaient l'air de garder leur direction aussi. Le 291ème était bien dispersé, comme il l'exigeait à l'entraînement. Le réflexe leur était si bien entré dans le crâne qu'ils l'exécutaient sans y penser. "Pas de paquets, pas de courses au coude à coude, laissez de la place pour que les rafales ennemies passent soigneusement entre vous…" Dieu qu'il l'avait hurlé cet ordre idiot, mais que les gars avaient trouvé marrant ! Et les Sergents l'avaient immédiatement relayé, se l'étaient approprié. Il avait fait le tour de la 11ème Brigade. Des sifflements stridents se firent entendre, au-dessus de leur tête, malgré les hurlements. Il aperçut aussitôt les sillages blancs des fusées que lançaient les Orgues, derrière leurs lignes. Chaque camion plate-forme en balançait une quarantaine, guidées, au départ, par des mini rampes de lancement, qui ressemblaient presque à celles que l'on utilisait pour les feux d'artifices ! Dix rangées de quatre, lancées en quelques secondes seulement. La première rangée, près de la cabine du camion où se trouvait le Chef de tir, d'abord puis, automatiquement, celles qui suivaient, sur la plate-forme, toujours par quatre. Des fusées à grosses têtes provoquant des explosions comparable, chacune, à celle d'un obus de marine de 210m/m. D'accord, la portée n'était pas bien longue, à peine quatre kilomètres pour une précision et une dispersion acceptables, et il fallait parfois cinq bonnes minutes pour recharger une plate-forme et brancher les allumages électriques. Mais l'effet, au sol, à l'arrivée des salves, était terrifiant ; avec des explosions qui couvraient tout un périmètre, plusieurs centaines de mètres carrés, en moins de dix secondes, sans laisser ne serait-ce que le temps de se mettre à l'abri ; donnaient l'impression que la terre entière sautait. Sacrément efficace pour soutenir une attaque. Les premières tombèrent très loin devant, bien en arrière des positions chinoises, et ça ce n'était pas idiot. Les salves allaient désorganiser leur front, empêcher les renforts de monter. Leurs lignes n'étaient pas encore bien protégées, ils n'y étaient pas installés depuis plus de trois jours, étant donné l'allure de leur avance. Plusieurs impacts déclenchaient des explosions noires, puis rouges quand une fusée tombait sur un char ennemi. Ils ne résistaient pas à la chute d'une fusée sur leur blindage, même frontal, même ceux des derniers Panthers. En tout cas ces explosions là constituaient une information importante, les chars chinois, encore une fois, n'étaient pas loin de leurs avant postes, ce qui voulait dire qu'ils allaient soutenir leurs troupes de ligne dans une "contre contre-attaque"! Ce ne serait pas seulement des corps à corps, il allait falloir vaincre la peur épouvantable, viscérale, à la vue de ces machines qui avançaient inexorablement vers vous en tirant à la mitrailleuse… Et la malchance voulait qu'ils se trouvent apparemment dans ce secteur d'attaque, d'après les quelques explosions visibles ! Des chars européens étaient également prévus pour intervenir en même temps que l'attaque au sol se développait. Mais ils étaient en retard, la coordination n'était pas parfaite, une fois de plus. Les équipages des blindés amis allaient devoir accélérer sec pour rattraper l'infanterie, ne pas lui tirer dans le dos, et entamer une nième bataille de chars. Antoine avait pris l'habitude de regarder autour pour surveiller la progression du 291ème et de réfléchir ainsi, pendant une attaque, c'était sa méthode à lui de ne pas céder à la panique, de rester vigilant. Si une balle lui était destinée, il ne pourrait pas lui échapper, autant ne pas en être follement angoissé à l'avance, au point de vivre ses derniers instants de cette manière. Ne pas laisser sur son visage, dernière image de lui pour ceux qui le trouveraient, ce masque rendu ignoble par la terreur, qu'il avait vu sur tant de cadavres. Il revit le vague sourire que la mort avait laissé sur le visage de Vassi… Le chassa immédiatement. Surtout ne pas penser à lui en ce moment ! D'autres explosions, toujours devant, mais un peu plus proches, soulevèrent le sol. Dans des gerbes noires de cette terre grasse, d'abord, avant que des nuages épais de fumée blanche ne commencent à couvrir le sol, comme s'ils étaient vivants, bougeaient, lançaient des tentacules de tous côtés, occupaient, dévoraient la surface, puis s'élevaient lentement. Les fumigènes, enfin. Des fumigènes dont le seul but est de réduire la visibilité, de masquer des mouvements. Eux arrivaient au bon moment. Et les obusiers qui les crachaient mettaient le paquet. Au point qu'en quelques secondes la première vague d'assaut ne vit plus rien, au delà de ce mur blanc qui montait à hauteur d'arbres, à trois cents mètres devant. La chance, aujourd'hui, était du côté européen. Un petit vent léger soufflait du sud-est et poussait la fumée vers les positions chinoises, une fumée lourde qui se couchait au sol, le long de la terre. A cet instant seulement Antoine prit conscience des dizaines de milliers de balles ; des centaines de milliers, plutôt ; qui sifflaient. Mais… une balle qui siffle… oui, une balle qui siffle passe bien au-dessus des têtes, bien entendu ! Il tourna son visage de chaque côté, en arrière. Le sol était déjà constellé de formes sombres. Beaucoup de victimes, si tôt le matin. Mais on aurait dit qu'il n'en tombait plus, comme si… Oui il en fut convaincu, les fumigènes provoquaient un effet d'optique, il lui avait déjà semblé le remarquer, dans d'autres attaques. Habituellement, lorsqu'ils voyaient leurs cibles, à plusieurs centaines de mètres devant, les mitrailleurs chinois les tenaient dans leur ligne de mire et ne faisaient pas attention au fait que leurs gerbes de balles frôlaient le sol, juste devant eux, au départ des coups. Aujourd'hui c'était différent. En ne distinguant plus les hommes qui accouraient, mais ce mur blanc, les mitrailleurs réalisaient, que leurs rafales frôlaient de si près la terre qu'instinctivement, ils redressaient le canon de leurs armes dont les tirs partaient alors trop haut ! Et là, aujourd'hui, les rafales, toujours aussi nombreuses, qui faisaient un crépitement strident ininterrompu, passaient au-dessus des attaquants ! Et ça durerait jusqu'à ce que la vague d'assaut émerge de la fumée… Antoine se mit à espérer que les artilleurs allongent encore leur tir au fur et à mesure où la ligne d'attaque progressait. Puis il songea à autre chose. En approchant des points de résistance, eux non plus ne verraient plus rien. Ils n'auraient pour évaluer la proximité de l'ennemi que le bruit des armes tirant en face d'eux, plus ou moins déformé, acoustiquement, par les fumigènes qui altéraient la propagation des sons. Dans ces conditions il y avait un moyen de prendre tout de suite un avantage certain, c'était d'assommer les Chinois à coups de grenades, lancées en direction des mitrailleuses, juste avant d'arriver au contact. Les lancer au son ! Il arracha une grenade à sa poche gauche de poitrine, la tendit en l'air dans sa main dressée et agita les bras pour attirer l'attention de ceux qui couraient près de lui, pour qu'ils transmettent l'ordre à tout le 291ème. Inutile de tenter de crier un ordre, dans ce fracas, personne ne l'entendrait et il perdrait son souffle. Il vit Léyon transmettre son ordre au reste du 291ème, et plusieurs visages de gars d'autres CF se tourner vers lui. Il fit le signe habituel de faire passer l'ordre, de chaque côté. Une centaine de foulées plus loin toute la Brigade Corps Franc, enfin les hommes qu'il pouvait distinguer, tenait une grenade dans la main. Bien sûr il y aurait des dégâts. Ceux des autres unités, qui les avaient dépassés, risquaient de se trouver devant quand ils lanceraient. C'était inévitable. C'était aussi ça, une grande attaque, l'impossibilité de se faire comprendre tout le temps, de contrôler une action de bout en bout. Il y aurait des blessés à cause de son ordre. Tout de même, aujourd'hui, l'énorme distance à parcourir avant d'être sur l'ennemi, leur donnait une chance. Les fantassins ne tiendraient plus longtemps à cette allure, ils allaient ralentir et le Corps Franc allait reprendre la tête… Dieu, tant de morts en si peu de temps. Le sang cognait aux tempes d'Antoine et ses cuisses lui faisaient mal. Comme toujours il eut peur que son corps ne le trahisse, qu'il doive s'arrêter, à bout de souffle, alors que ses gars couraient toujours. Qu'il ne soit plus parmi eux quand ils allaient avoir besoin qu'on les guide, et il s'accrocha, grimaçant sans s'en rendre compte, luttant davantage contre lui même, contre la fatigue arrivant, que contre la peur. Quand il pénétra dans le nuage ce fut comme un brouillard épais, l'impression d'humidité soudaine avec une visibilité réduite à trois ou quatre mètres, pas plus, et une lumière totalement diffuse, sans source, comme si la nature elle même de la fumée répandait cette lueur. Puis il entra dans le cœur des fumigènes et là, c'était comme si ses yeux étaient contre une vitre badigeonnée de blanc. Au point qu'il freina sérieusement sa course. L'air avait une drôle d'odeur, à la fois un goût de mouillé, de moisissure et de produits chimiques âcres. C'est à ce moment qu'il entendit les premières grenades exploser, assez loin à droite et plus près à gauche. Son cerveau lui restitua l'analyse qu'il faisait des informations captées par ses sens. Il réalisa qu'il était vraiment tout près des mitrailleuses chinoises et choisit le côté gauche. Lâchant la Sterlinch sa main droite vint arracher la goupille de la grenade tenue dans la gauche, ce bras là se rabattit en arrière et il projeta les 300 grammes de tôles et d'explosif aussi loin qu'il le put, en avant, hurlant "grenade"! Son mouvement l'avait déséquilibré et il dut se pencher en avant. Rapidement il s'efforça de saisir l'autre grenade qu'il portait sur la poitrine et de la lancer puis il ramena la Sterlinch contre sa hanche et ses doigts vinrent saisir et faire coulisser le levier d'armement pour introduire dans la culasse mobile la première cartouche du chargeur engagé dans le logement. Il y avait eu trop d'accidents, au début, dans des assauts où des types crispaient nerveusement un doigt sur la détente de leur mitraillette, armée trop tôt, et fauchaient des rangs entiers de copains, devant. Désormais on ne se préparait à tirer qu'au moment du contact avec l'ennemi. Tout le monde l'avait plus ou moins admis et obéissait. Il suffisait d'avoir vu s'écrouler des gars abattus par derrière pour s'en souvenir. Il saisit la double épaisseur des deux chargeurs horizontaux dans la main gauche pour tenir fermement l'arme pointée en avant, la courte baïonnette dépassant de trente centimètres seulement. L'inconvénient d'utiliser des chargeurs doubles était qu'on était tenté de lâcher des rafales à tout va. Chez les CF tous les chargeurs étaient doubles, pas seulement celui qui était engagé dans l'arme, au début du combat. Ils emportaient une double dotation en munitions ! Et pourtant, malgré ça, on épuisait très vite sa dotation de munitions, et on se retrouvait à court. De toute façon, les armes automatiques avaient toutes ce même défaut, on n'emportait jamais assez de munitions… Il arrivait un moment où il fallait en demander à un copain ou en prendre sur un mort ! Mais les chargeurs étaient lourds et encombrants. Donc la solution était de se discipliner et tirer de courtes rafales seulement. Sauf imprévu. C'est ce qui se produisit pour Antoine. Le nuage de fumigène se déchira brutalement et il se retrouva en ciel clair. Un espace clair d'une trentaine de mètres de profondeur, un peu plus en largeur. Une sorte d'oasis dans la masse opaque qui renaissait devant. Sur la gauche, un amas de sacs de sable rangés en piles égales, et formant un muret, révélaient une sorte de fortin rectangulaire, d'un mètre de hauteur, où des sacs manquants traçaient des meurtrières par où sortaient des canons de mitrailleuses. Il eut de temps de comprendre pourquoi le feu des mitrailleurs chinois était si intense, ils avaient installé là, dans ce seul point d'appui, au moins six mitrailleuses, avec les servants dont il ne voyait, de part et d'autre, que le dessus du casque rond dépasser au-dessus de la ligne des sacs. Et des soldats ennemis, en noir, se dressaient déjà, juste derrière les mitrailleurs, épaulant des fusils, ou pointant des mitraillettes… Quelque part en lui il nota que c'était des Troupes d'Assaut, celles qui les avaient écrasés au Kazakhstan, au début de la guerre ! La chance ; cette putain de chance ; fit que le jeune homme était en position d'attaque, les jambes fléchies, largement écartée, lui donnant une bonne assise, un équilibre convenable, l'arme pointée, la main droite sur l'ensemble mini crosse-pontetdétente, la gauche serrée, crispée, sur le guide-chargeur. Son indexe écrasa la détente et il balaya devant lui en une longue rafale de droite à gauche, puis revenant. Ses mains étaient verrouillées sur la Sterlinch pour l'empêcher de dévier vers le haut et à droite, comme c'était sa tendance en éjectant de ce côté là les étuis vides des cartouches brûlées. Il vit vaguement des silhouettes basculer, d'autres, surprises, esquisser un mouvement pour se mettre à l'abri derrière les murets. Déjà un claquement lui indiquait que son chargeur était vide et ses mains s'agitaient pour le sortir, le basculer pour engager l'autre, le second. Un mouvement rapide en arrière pour réarmer la culasse et il pointait à nouveau quand d'autres têtes apparurent. Son cerveau avait enregistré le bruit des autres rafales, pas loin. Ses hommes aussi tiraient à tout va. Cette fois il se mit à hurler en lâchant une rafale d'une demi-douzaine de cartouches et se lança en avant. Ne jamais laisser de répit, avancer, avancer sans cesse, rester en mouvement. Il prit son élan en courant quelques pas et plongea au sol, au pied des sacs, tandis que sa main gauche agrippait une grenade dans l'étui de cuisse. Un geste sec pour arracher la goupille, compter trois secondes et la projeter par dessus le muret. Il cru entendre un cri d'avertissement et ce fut l'explosion, sourde. Déjà il se redressait, droit sur ses jambes, appuyé contre la barrière de sacs, Sterlinch braquée, pour regarder derrière, à l'intérieur, et lâchait des rafales ininterrompues jusqu'au bruit métallique indiquant que la dernière cartouche avait été tirée. Fini. Dans le fortin plus rien ne bougeait. Certains corps étaient agités de mouvements convulsifs mais aucune arme n'était plus pointée sur lui. Ses yeux remarquèrent des caisses ouvertes de grenades chinoises, les longues saloperies à manche, lourdes, mais faciles à lancer et au pouvoir détonnant si élevé. Prenant appui de la main gauche sur les sacs il sauta dans le fortin. Les européens faisaient la différence entre les grenades offensives, les OF, aux minces parois de tôle, mais chargées d'un explosif qui vous assommaient par l'onde de choc. Surtout dans un local fermé. Et les défensives, DF, méchantes, avec leur enveloppe de métal qui éclatait en terribles morceaux de ferraille, provoquant des blessures impressionnantes. Aussi bien à celui qui lançait sans protection qu’à celui qui recevait ! C'était des DF qu'il rangeait dans son étui de cuisse. Dans l'enceinte, dont la paroi arrière n'était pas complètement fermée, il fit quelques pas vers une caisse et saisit des grenades Chinoises qu'il coinça par le manche dans son ceinturon. C'était la faiblesse, l'immense bêtise des armes. Elles tuaient n'importe qui, des ennemis aussi bien que des amis… Celles-ci feraient autant de mal aux Chinois qu'elles en faisaient aux Européens ! Quand il se redressa une ombre sautait par dessus le parapet, derrière lui, il fit demi-tour, braquant sa baïonnette, se disant qu'il avait fait une connerie épouvantable de ne pas recharger d'abord sa Sterlinch, quand il reconnut Tchi . Le hasard, toujours ce hasard. Qui fait de vous un vivant ou un mort, un anonyme ou un héros. Rien que le hasard … Tchi ne dit pas un mot, enregistrant d'un coup d'œil la position des corps sur le sol, évaluant le danger potentiel. Une autre silhouette arrivait dans le fortin et s'accroupissait à moitié, Sterlinch braquée. Igor. Forcément, quelle que soit la bagarre Igor, Tchi et Vassi n'étaient jamais loin de leur Commandant ! Vassi… Il ne pouvait y avoir qu'une balle pour expliquer son absence. - Putain, Commandant, vous cavalez trop vite, on vous a paumé dans le brouillard, brailla Igor d'une voix hachée. On a déjà de la peine à garder l'axe de marche… Ce coup-ci on l'a sûrement perdu ! Antoine avait réalisé depuis longtemps que l'envers de la médaille, l'inconvénient des fumigènes, qui les protégeaient si bien, était que la cohésion de son Corps Franc avait disparu. Sans s'en rendre compte les hommes avaient probablement dévié de leur axe d'attaque. Poussé à cela peut être par la nature du sol, où l'on choisissait, inconsciemment son passage, évitant les trous, les obstacles, même petits, là où c'est plus facile pour courir, influencé aussi par le comportement des autres unités d'Infanterie, moins disciplinées, moins expérimentées. Mais surtout par la nécessité d'attaquer des fortins, pas forcément sur l'axe de progression. C'était le bordel, désormais. C'est vrai que le vacarme était toujours aussi intense. Plus, peut être. Les Chinois avaient lancé un tir de contre batterie pour tenter de briser la charge et leur artillerie donnait tout ce qu'elle pouvait, hachant de ses détonations le crépitement des armes automatiques. - Grenades, cria le jeune homme, un bras tendu vers les caisses, sans répondre au reproche, qu'il savait justifié, d'ailleurs, il avait couru trop vite, sur la fin. D'instinct, par habitude, il avait eu envie de demander où était Vassi… Il s'accroupit à son tour, à l'abri des sacs et, levant un bras en arrière, attrapa un chargeur double, accroché sur le dessus de son petit sac dorsal, sa réserve d'urgence, comme il l'appelait. Il l'engageait dans son arme quand les deux hommes se redressèrent après avoir puisé dans la caisse de grenades, le ceinturon bardé des armes chinoises. Les hurlements n'avaient pas cessé, venant de la vague d'attaque. Mais on les entendait maintenant aussi bien devant que derrière. L'assaut continuait à se développer, enfonçant la première ligne chinoise. Antoine allait sauter à l'extérieur du fortin quand il aperçut les lances fusées anti-char chinois, posés dans un coin. Des armes destinées à un seul tir, contrairement à l'équivalent européen, rechargeable. Il ne fallait pas se faire d'illusion, fumigènes ou pas, les blindés ennemis n'allaient pas tarder à arriver. Et ils étaient terriblement nombreux, d'après le Commandement. Surtout si le haut-commandement chinois comprenait que ses unités de l'avant étaient en train de se faire enfoncer, malgré la présence des Troupes d'Assaut. - Servez-vous, hurla-t-il en désignant les armes anti-chars. On continue. - Moins vite, Commandant ! gueula encore Igor en se baissant vers les tubes. Antoine était inquiet de cette visibilité, maintenant. Où était le 291ème ? Devant, derrière ? Avait-il beaucoup dévié en cavalant ? Vraiment beaucoup ? Sa place était avec l'ensemble du CF pas seulement deux bonshommes. Il n'était pas à son poste, ici ! Il savait bien que c'était souvent ainsi dans une attaque de grande envergure. Même en y voyant clair, alors qu'on cavalait au milieu d'eux, on perdait le contact avec ses propres hommes. Tout devenait un bordel inouï où les unités se mélangeaient, où les ordres ne parvenaient pas aux unités concernées où, là aussi, la part du hasard était prodigieuse. Pourquoi une attaque réussissait-elle et une autre pas ? En vérité on ne le savait pas toujours. Il y avait souvent des stratèges en uniformes bien propre qui vous expliquaient, ensuite, que c'était pour telles ou telles raisons. Mais ces arguments là, sur le tas, dans la bagarre, les hommes ne les avaient pas remarqués, eux ! En s'enfonçant à nouveau dans le nuage il fit signe à Igor et à Tchi, qui avaient pris position de chaque côté, de reculer un peu. Au fil de l'heure suivante ils tombèrent successivement sur cinq autres fortins plus ou moins sur leur axe de marche. Le premier, déjà liquidé, était entouré d'une telle quantité de cadavres européens qu'Antoine songea qu'une unité avait été décimée, ici. Il avait atteint cet état second où les atrocités que ses yeux lui révélaient ne le touchaient plus. Plus tard, dans quelques jours, s'il vivait jusque là, ces flashes reviendraient, la nuit surtout. Mais, pour l'instant, il passait à côté de corps cisaillés à la hauteur de la ceinture ; des jambes, des pieds, loin de tout corps ; sans sourciller, notant essentiellement la couleur des uniformes, les insignes des unités, qui le renseignaient sur sa position dans la ligne d’attaque. Le nuage était toujours aussi abondant. Malgré la pagaille dont il devait inévitablement être au courant, l'Etat-Major avait compris l'avantage qu'ils en tiraient, aujourd'hui, avec ce vent qui le poussait vers l'ennemi et avait fait allonger le tir. Avancer les canons aussi, probablement. Evidemment le nuage avait aussi son inconvénient, la progression était plus lente, mais du moment que la première vague continuait à progresser… En fait la seconde vague avait peut être déjà été lancée, comment deviner dans ce désordre ? Le problème serait de savoir quand l'artillerie cesserait de tirer. Elle se trouvait devant la même situation que les Chinois, elle ne voyait plus rien avec cette fumée. Un obus fumigène est d'abord un obus, il tue tout aussi bien qu'un autre. Un soldat ami aussi bien qu'un ennemi. D'un autre côté entretenir le nuage était vital pour l'attaque. Quand les troupes européennes en sortiraient elles se feraient canarder par les gars d'en face. Il fallait moduler son avance en fonction du nuage, afin de rester dedans le plus longtemps possible. Ils participèrent à la prise du troisième et du quatrième fortin, y trouvant quelques hommes de la compagnie Alpha du 291ème, à qui Antoine ordonna de rester avec eux. Ils lui apprirent la mort de leur Capitaine, commandant de compagnie. Apparemment il avait perdu déjà des Officiers ! Pas de nouvelle de Labelle. Les gars avaient les traits creusés, les yeux brillants d'une lumière malsaine, mais ils étaient là, vivants. A eux aussi le jeune homme fit prendre des lance-fusées. Il y en avait toujours autant dans chaque point d'appui. Visiblement les Chinois s'étaient attendus à un gros soutien de blindés européens. Seulement ils n'étaient pas là ! Et maintenant, avec cette visibilité, il n'était plus question que les T 34 arrivent, en écrasant les blessés européens. Ce serait peut être pour plus tard, à un autre moment de la journée ? Le plus important, Antoine s'en rendait bien compte, était qu'ils avançaient, qu'ils avançaient beaucoup. Peu importait, maintenant, que la belle ordonnance, le bel ordre des unités, soient respectés, que chacun garde son axe d'attaque. Celle-ci se déroulait bien, au-delà des meilleures hypothèses. Ils gagnaient un terrain considérable ! Quand l'infanterie, à bout de force d'avoir tant couru, tant combattu, s'effondrerait au sol, s'installerait pour défendre leur position, alors le barrage de fumigène pourrait être levé et les blindés pourraient attaquer pour interdire toute contre-attaque. Mais cette fois encore le hasard aurait sa part. Qui attaquerait en premier, les chars chinois ou les européens ? Quel camp repousserait l'autre, gagnerait définitivement un terrain considérable, ou perdrait ce qu'il avait acquis ? Se rapprocherait de son but ou repousserait l'échéance ? Ferait de cette journée une victoire ou une défaite ? Inscrirait une date qui, dans le futur, serait célébrée dans un camp ou dans l'autre ? Le fortin suivant fut une pure application du règlement de "La manœuvre en campagne". Antoine comprit à temps, au son des armes chinoises qui crachaient, juste là, qu'ils en étaient très près et, par gestes, immédiatement compris ; il n'était plus nécessaire de parler, dans ce contexte où les hommes paraissaient reliés entre eux par un fil invisible, celui de leur expérience ; il mit tout le monde au sol et distribua ses ordres. En rampant ils approchèrent, séparés en deux groupes exécutant un mouvement tournant, sans révéler leur présence en tirant. La masse nuageuse était animée de légers tourbillons qui en modifiaient la densité, les contours. Il se déchira soudain et le jeune homme frappa légèrement le casque de Tchi, allongé près de lui, un lance-fusée ennemi épaulé. Le petit Sibérien modifia légèrement sa visée et lâcha la fusée qui partit en chuintant et percuta le muret sur le flanc. Tout de suite les Corps Francs se relevèrent et partirent à l'assaut, balançant des grenades chinoises et lâchant des rafales. En moins de trente secondes, il n'y avait plus de réponse. Ils finirent, là, de s'équiper tous de lance-fusées. Ils portaient au moins deux L.F. chacun, la plupart du temps accrochés au-dessus et en travers de leur sac dorsal. Eux aussi pensaient aux chars, et au traumatisme que ceux-ci provoquent chez un fantassin. Les gars se ravitaillaient également en grenades à manche chinoises. Certains s'en étaient bardés. De plus, quelques types avaient carrément ramassé des mitrailleuses chinoises et passé des bandes autour des épaules, un copain marchant à côté chargé d'autant de mètres de bandes qu'il pouvait en porter ! D'autant qu'il ne fallait pas compter sur un recomplètement en munitions pendant l'avance et qu'ils tiraient beaucoup, à chaque fortin attaqué. Et ce serait encore pire une fois sortis du nuage ! Les hommes des autres unités qui les voyaient faire ; il en arrivait parfois de petits groupes ; commencèrent à imiter les Corps Francs et à ramasser des mitraillettes chinoises avec des musettes de chargeurs, s'alourdissant encore. Combien de temps pourraient-ils fournir ces efforts démesurés ? Par moment, le nuage s'effilochait et la visibilité devenait bonne sur quelques dizaines de mètres, le soleil apparaissait, fugitivement, au-dessus. L'artillerie tonnait, toujours aussi fort, mais ils ne sentaient pas le sol vibrer aussi longuement, sous les pieds, que lorsqu'on est directement visé. En réalité ils se trouvaient dans une sorte de no man's land d'artillerie, sous les courses des obus ; venant d'un camp ou de l'autre ; qui se croisaient dans le ciel, au-dessus d'eux. A l'abri. Par moment l'air se déchirait au passage d'une salve d'Orgues et le bruit ; qui se prolongeait plus longtemps ; leur donnait la direction à suivre pour continuer à aller vers l'ennemi. Antoine s'était fait une raison, comprenant que s'il n'avait pas été capable de garder son Corps Franc groupé, c'était certainement vrai pour le reste de la Brigade. Comme ça l'était pour les unités d'Infanterie dont il récupérait, peu à peu, ces petits groupes. Il y a toujours quelque chose qui foire dans une attaque. Mais le seul but important était de gagner du terrain. Le reste passait après, quoi qu'en pensent les Officiers d'Etat-Major. Plus tard encore ; ils étaient une bonne soixantaine maintenant, avec des fantassins d'autres unités qui étaient restés avec eux en voyant un officier supérieur dans le groupe ; Igor approcha, suivi de Pécheux, le radio de son groupe de commandement, arrivé à un moment quelconque. Antoine en profita immédiatement pour appeler Bodescu. Il devait crier pour se faire entendre du Colonel qui était censé progresser loin derrière la première vague d'assaut. Il était peut être encore en ciel clair ? Où qu'il se trouvât, en tout cas, ça tirait beaucoup, près de lui. Ils s'exprimèrent par phrases courtes, denses, juste l'essentiel. - "Ta position ?" demanda Bo. - "Sais pas, répondit Antoine. Sûrement beaucoup plus avancé qu'on ne le croit. Perdu contact avec le 291ème et les unités voisines dans les fumigènes. Aucun point de repères dans ce brouillard. Aucune idée des pertes. Appris qu'on a vu tomber Vaclaj, le patron de mon Alpha, et un chef de Peloton, sais pas lequel, au début de l'assaut, en ciel clair. Pense que les Chefs de section ont pris la suite, pas de nouvelles. Si je quitte mon groupe actuel je ne le retrouverai plus dans ce merdier, et pas sûr de retrouver le reste non plus. Sais même pas si je suis toujours sur l'axe d'attaque. Pagaille habituelle." - "La résistance ?" - "M'ont l'air dépassé, par ici. Points d'appuis très étagés en profondeur, très bien armés et défendus, beaucoup de mitrailleuses, mais ne nous voient pas arriver et on les liquide. L'impression qu'on avance beaucoup plus que prévu, mais pas de repère, sans visibilité, me goure peut être ? Ils ont des quantités fantastiques de munitions. N'ont pas arrêté de tirer depuis ce matin, même sans rien voir. Faibles réserves : foutu blague ! Si le nuage de fumigène peut être entretenu, et allongé, on a des chances d'avancer encore plus, par ici en tout cas." - "Ton groupe est assez puissant ?" - "Une bonne soixante, en tout, mais on en récolte d'autres en avançant." - "J'ai confié ta compagnie Alpha à Léyon, en plus de la sienne, il a l'air de se débrouiller. Le 126 et le 364ème CF devraient être près de toi. Si tu fais la jonction, préviens-moi, tu coordonneras des attaques jointes s'il y a des chars. Reste assez de munitions et de vivres ?" Pourquoi de vivres, se demanda vaguement le jeune homme ? - "Il y a longtemps qu'on utilise des armes chinoises, répondit-il. Impossible de retourner en arrière pour se servir sur nos morts. Des nouvelles des chars ?" - "Rien. Suis coupé aussi. Impossible de coordonner la Brigade efficacement, mais tout le monde continue à avancer. Semble bien que les blindés ennemis soient massés dans ton secteur. C'est eux qui feront la différence. Gaffe." Par moment, sans que l'on sache pourquoi, les rafales de mitrailleuses se rapprochaient du sol et tous plongeaient. Sinon les mitrailleurs Chinois continuaient à arroser un peu trop haut. Moins qu'au début de l'attaque mais au-dessus des crânes. Les gars avaient compris et avançaient, la tête dans les épaules, courbés en avant. Il n'était plus question de trotter mais seulement d'avancer d'un bon pas. Les armes, étaient de plus en plus pesantes. Celui qui a longtemps marché en tenant un objet de six ou sept kilos dans les bras, devant lui, sait combien les crampes arrivent vite. Les tireurs d'élite, les seuls à ne pas avoir encore utilisé leur arme, avaient réglé les courroies de leurs fusils pour les tenir comme leurs copains, à la hanche. Mais même comme cela les épaules étaient meurtries. Ils pénétrèrent encore dans deux autres fortins détruits par des coups directs d'artillerie et, cette fois, les gars s'effondrèrent à l'intérieur. En les regardant Antoine découvrit qu'ils étaient encore plus nombreux, nettement plus d'une centaine, maintenant. Il distingua quelques Corps Francs qui ne lui appartenaient pas et, surtout, beaucoup de fantassins. Appartenant à un Régiment Polonais d'après les bouts de phrases qu'ils se lançaient. Mais pas un Officier. Les types étaient allongés sur le sol, au milieu des cadavres chinois, dont ils ne semblaient pas même voir la proximité. Le jeune homme avait une soif intense et porta la main à son bidon, sur la fesse droite, interrompant son geste soudain pour regarder l'heure. Il fut stupéfait de lire 14:37. L'attaque avait commencé… des heures auparavant ? De bonne foi il aurait pensé qu'ils avançaient depuis moins de deux heures. Ca expliquait leur fatigue ! Mais cela voulait dire aussi qu'ils avaient progressé d'un bon nombre de kilomètres… Et imposait une décision. Il songea à donner des ordres et réalisa que la bataille faisait toujours autant de bruit. Dans son état d'abrutissement il n'y faisait plus attention, avait l'impression d'être sourd. Par moment le vacarme semblait s'éloigner, d'un côté ou de l'autre, puis revenait par vagues et on avait envie de se coucher, pensant qu'on était personnellement visé. Impossible de se faire entendre. Du regard il chercha un gradé. Quelques Caporaux, dans les siens, mais pas de sous-officiers, aucun officier. Ou bien le hasard ou bien des pertes terribles. En revanche il repéra deux sous-offs chez les fantassins Polonais affalés les uns à côté des autres, le sac à dos, plus gros que celui des Corps Francs, reposant contre une paroi intérieure du muret. Ils étaient installés assez loin l'un de l'autre, soufflaient à petits coups courts, cherchant leur respiration. S'efforçant de réfléchir Antoine les observa un instant. L'un, de taille moyenne, pas mal bâti, les joues creuses, n'avait pas plus de 21-22 ans, mais on aurait dit que l'autre, un type pas grand non plus mais costaud, qui ressemblait à un homme habitué à la dure, avait passé la trentaine. Un vieux, ici ! Tous deux mobilisés, d'après leurs galons sans le liseré des engagés. Les numéros de leur régiment n'étaient pas les mêmes. Ils ne se connaissaient probablement pas. Difficile de les évaluer comme ça, en quelques secondes. Le plus âgé se leva péniblement et marcha vers l'arrière du fortin en direction des lignes chinoises, comme s'il allait reprendre la marche. Il passa près d’Antoine qui, sans bouger, leva la main et l'agrippa, le forçant à s'arrêter. Puis il tira sur la manche et le type tomba sur les genoux, à côté, plus qu'il ne s'accroupît, son regard allant vers les quatre galons d'Antoine, au milieu de sa poitrine, comme ça se faisait maintenant. Des obus, de 155 aurait-on dit, tombaient, pas loin. Les Chinois faisaient-ils l'impasse sur les troupes de leurs premières lignes ? Pensaient-ils qu'elles avaient été anéanties et lançaient-ils un barrage écrasant les survivants en même temps que la vague d'assaut Européenne, au beau milieu du nuage, pour interdire la progression ? Un Etat-Major est capable d'une décision pareille… Enfin certains Etats-Majors. Pas exclusivement chinois, d'ailleurs. Franchir un barrage maintenant, dans leur état de fatigue, serait irréalisable. Après l'avoir béni pendant des heures, en marchant dans son invisibilité, on en venait à haïr le nuage, désormais. Une irrépressible envie de voir clair, de distinguer où l'on mettait les pieds, de se rendre compte de ce qui se passait ailleurs, d'élargir son champs de vision… La claustrophobie arrivait. Les Sibériens connaissaient ça, en hiver, avec un brouillard épais pendant des jours, parfois. A gestes lents, suintant la fatigue, trop fatigué pour tenter de hurler et se faire comprendre dans le bruit de la bataille, Antoine fit signe au Sergent de le regarder puis, comme un animal, fit mine de mâcher, montra les hommes, autour d'eux, et leurs sacs. Le regard de l'autre finit pas s'éclaircir et dériva. On aurait dit qu'il découvrait brutalement sa propre faim ! Le jeune homme reprit le bras de l'autre pour capter à nouveau son attention et entama, par gestes, un discours plus sophistiqué. Il lui montra ses chevrons de sous-officier, engloba d'un geste vague les soldats autour d'eux et s'efforça de lui faire comprendre que les Chinois morts devaient également avoir des vivres. Que c'étaient elles qu'il fallait consommer en premier, leur eau, aussi. Et cela tout de suite. Ils devaient tous s'alimenter ! Il fallait distribuer cette nourriture aux hommes en premier. Le regard du gars ne le quittait plus, davantage lucide, maintenant. Il désigna son insigne des Corps Francs. Alors Antoine désigna le décor, ses mains esquissant des explosions bouleversant tout, avant d'ébaucher un bras d'honneur rapide. Les yeux du gars roulèrent de stupéfaction et il éclata d'un rire ; silencieux dans le vacarme ; qui ne sembla plus s'arrêter. Puis il hocha la tête à plusieurs reprises, histoire de bien montrer qu'il avait compris. Antoine désigna encore l'autre Sergent et le plus âgé fit une moue pour signifier qu'il ne le connaissait pas. Le jeune homme lui désigna alors ses chevrons et lui fit comprendre qu'ils devaient se mettre au boulot ensemble, les deux Sergents, pour faire s'alimenter tout le groupe. Le type se releva en hochant la tête. Pécheux, le radio n'était pas loin et Antoine alla le voir sentant le regard de Tchi et d'Igor, qui avaient suivi son explication avec le "vieux" Sergent. Le jeune homme s'arrêta et tendit le doigt vers Igor avant de lui montrer le Sergent et lui fit comprendre d'accompagner celui-ci avant de montrer son insigne de CF. Les Corps Francs étaient de grands susceptibles et ils n'accepteraient pas forcément des conseils ou des ordres d'un sous-off de la biff ! Igor sourit vaguement et se leva. Tchi n'avait pas bronché, le visage immobile, mais ses yeux ne quittaient pas son Commandant. Alors qu'il était trapu, râblé, sans grâce, il avait quelque chose d'un chat ce jeune gars. Par moment, seuls ses yeux paraissaient vivre, dans son visage aux traits asiatiques, figés, surveillaient tout, allant de droite à gauche, sans que sa tête ne bougeât. Fatigué ou pas, rien ne lui échappait. Et il était capable de s'animer d'un seul coup sans l'avoir laissé prévoir. Antoine ramassa une sorte de poncho chinois qui traînait sur le sol et s'en couvrit la tête en plusieurs couches avant de saisir le combiné téléphonique du poste radio de Pécheux. Bodescu répondit assez vite, hurlant dans le micro, comme la fois précédente. Antoine se demanda confusément quelle quantité d'obus, de cartouches, avaient pu être brûlés depuis le matin ? Le vacarme n'avait jamais cessé. Pendant une préparation d'artillerie, qui pouvait durer plusieurs jours, on était abruti de bruits, mais les pièces étaient un peu à l'écart et les hommes se tenaient dans des tranchées, ou des abris, qui brisaient la propagation des ondes sonores, hormis celles qui étaient transmises par le sol. Celles là semblaient remonter vers le ventre et y déclenchaient des spasmes douloureux. Ici, ils se trouvaient également à proximité des explosions, aux sons différents, avec pour seule protection sonore le petit muret, et ils en avaient assez. Ce vacarme contribuait à leur épuisement à tous. Il savait qu'il leur faudrait plusieurs heures, après la bataille, pour retrouver une audition normale. On avait l'habitude des soldats qui criaient, en parlant, pendant plusieurs jours, après un combat. Il se préparait là une génération de sourds ou de malentendants… Enfin, ceux qui survivraient. - "J'allais t'appeler, cria le Commandant. Compte-rendu." - "On avance. Confirme sûrement pas mal de chemin parcouru. Points d'appuis Chinois ne peuvent se couvrir l'un l'autre, dans nuage. On les prend assez facilement. Séparément. Mais toujours loin de mes gars. Récupéré quelques types d'autres CF." - "Contacts amis ?" - "Négatif, seulement des gars égarés, comme nous. Mais nombreux, peut être 120-130, maintenant. C'est du chacun pour soi, ici." - "Attention. Fumigène sera levé dans une heure. Possibilité barrage artillerie chinoise raccourci… Pas de chars ?" - "Négatif. Effectif des isolés augmente, mais hétéroclite, Polonais, Italiens, Hollandais." Pour le Lieutenant-Colonel c'était une indication. Lui connaissait les unités qui avaient attaqué aux côtés de la Brigade de Corps Franc. Leurs phrases étaient encore plus brèves que plus tôt. Bo, lui aussi, avait l'air crevé. - "Seconde vague partie, derrière blindés." Allons bon, c'étaient les suivants qui allaient profiter de leur protection ? On laissait tomber la première vague ? Ecœuré, Antoine secoua la tête. - "Reçu. Beaucoup de tubes lance-fusées anti-chars dans les fortins. Récupérés. Et toi ?" Pas la peine de faire de commentaires, Bodescu savait exactement ce qu'il pensait. - "Le pot. Une trouée, après première ligne fortins. Pu récupérer équivalent une bonne demi Brigade CF. Léyon toujours en contact avec moi, idem peloton Fanssen. Ils m'aident canaliser l'attaque. On avance sérieusement. Enormes pertes pratiquement plus d'officiers commandants de Compagnie ou Peloton, encore moins de CF. Ecoute bien… quand tu seras trop crevé… installetoi et laisse venir la seconde vague. Compris ?" Si quelqu'un avait surpris cet ordre Bodescu pourrait bien y perdre ses galons ! Les consignes étaient de ne s'arrêter sous aucun prétexte. Mais il était toujours aussi lucide le LieutenantColonel… - "Compris. Ca ira." Antoine se dit qu'il venait de mentir bêtement, quand ses yeux tombèrent sur les hommes qui l'entouraient. Ils dévoraient le riz chinois, présenté dans de longs boudins, enveloppés dans des feuilles d'on ne savait quoi que l'ennemi portait enroulés dans leurs sacs. Et Dieu sait que ce riz était dégueulasse ! Jamais il n'aurait pensé que son ordre au Sergent serait suivi de cette façon. On aurait dit que les hommes, y compris les fantassins, voulaient vite reprendre des forces. Mais pour… pour quoi…? Et puis il réalisa et en fut stupéfait… Ces types voulaient se battre, ils voulaient repartir ! Ils étaient crevés, pour beaucoup d'entre eux ce devait être leur première attaque, et ils attendaient de reprendre le combat, la marche en avant ! Antoine comprit qu'il se passait quelque chose, aujourd'hui. Que là, sous ses yeux, une stupéfiante volonté s'exprimait. En dépit des circonstances, en dépit de leur fatigue, de leur trouille. Ces soldats en avaient assez de reculer, de lâcher du terrain. On aurait dit… qu'ils avaient hâte d'en être au corps à corps, de se décharger d'une colère non assouvie depuis des années ! Igor lui tendait un boudin de riz. Il mordit dedans machinalement et mâcha la première, énorme, bouchée. Puis il éloigna le boudin de sa bouche, étonné. Il détestait le riz gluant chinois, en avait assez mangé pour sa vie entière aux camps, pensait-il. Mais là… ce n'était pas du riz gluant, mais… oui c'était un riz blanc, européen, aux grains bien détachés, très amélioré. Avec des herbes odorantes et des minuscules morceaux de viande… C'était presque bon ! Alors voilà comment ils nourrissaient leurs hommes, désormais ? Voilà à quoi avait abouti l'encerclement ? Les soldats Chinois n'avaient peut être jamais aussi bien mangé. Cette fois ce fut lui qui fut envahi de colère. Toutes ces souffrances pour en arriver là ? Tous ces efforts, cette ingéniosité des Etats-Majors, ces cadences de fabrications démentielles, à l'arrière, pour que les petits soldats Chinois mangent mieux que jamais ? Ils étaient si forts, si sûrs d'eux que ça ? Il termina le boudin en mâchant comme un furieux, but longuement à une gourde chinoise à long bec, la suspendit à son ceinturon, derrière, empoigna sa Sterlinch et se releva. Ce fut comme un signal, un peu plus de cent vingt types fourbus, se dressèrent. Pas comme un seul homme, pas le regard brillant, pas comme ceux des images d'Epinal, non. Fatigués, péniblement parfois, presque tous lentement, mais ils se dressèrent sans qu'Antoine n'eût fait un geste pour le leur intimer. Et les Corps Francs les regardèrent curieusement, presque respectueusement. Eux savaient ce qu'aller au bout de ses forces veut dire, eux connaissaient les muscles qui ne veulent plus obéir, qu'il faut presque "convaincre" de repartir, en se concentrant sur chacun ! Eux étaient habitués à cela, ils avaient payé, à l'entraînement, le prix de cette expérience là, ils l'avaient assez endurée pour en connaître le niveau de souffrance. Pas les biffins, pas les petits jeunes. Et pourtant ils étaient debout ! A cet instant, dans l'enceinte du petit fortin, il n'y eut plus de Corps Francs, surentraînés, et de fantassins, mais cent vingt soldats qui repartaient au combat. Pour vaincre. Quand ils se mirent en marche ils étaient tous mélangés, Corps Francs et fantassins. Pour ne pas se perdre. Ils marchaient trop serrés les uns contre les autres, mais Antoine ne dit rien. C'est peu après, alors qu'ils dépassaient un fortin détruit, qu'Antoine entendit les grincements. A cet endroit le nuage paraissait un peu moins épais, comme s'il commençait à se dissiper. Les explosions des obus, un peu derrière, étaient toujours aussi violentes, aussi nombreuses, et pourtant il entendit le bruit qu'il appréhendait par dessus tout. Chacun a ses phantasmes, le sien concernait les blindés… Les sons étaient toujours aussi perturbés, le bruit des chenilles paraissait venir de partout, par vagues sonores. Impossible de le localiser. Il réagit comme s'il avait marché sur un objet brûlant, se tournant vers Igor qui portait un lance-fusée chinois à l'épaule gauche, un autre au-dessus du sac. Il montra l'arme du doigt et tendit le bras en avant, se touchant aussitôt l'oreille. Tout de suite le Corps Franc passa sa Sterlinch derrière le dos et ramena devant lui le lance-fusée. Tchi était déjà là, lui aussi, un tube prêt dans les mains, et les fantassins s'étaient arrêtés. Ils avaient dû se rendre compte de quelque chose parce qu'ils se tournèrent de son côté. Antoine prit sa décision sans bien se rendre compte qu'il y pensait depuis plusieurs heures. Il fit demi tour et fit signe du bras aux autres de l'imiter, courant vers les sacs de sable du fortin, derrière. Par gestes il ordonna aux hommes de s'embusquer à l'abri des pans de murets et de se préparer, le lance-fusée braqué. Comme s'ils avaient participé à tous les entraînements les fantassins les imitèrent. Ils ne paraissaient pas spécialement effrayés, se bornaient à copier chaque geste d'Igor et Tchi et des Corps Francs proches d'eux. Avant de se mettre lui-même à l'abri Antoine fit quelques pas devant eux pour être vu de tous et mima le tir, montrant bien qu'il fallait impérativement atteindre les chars sur le côté, sous la tourelle, ou derrière, dans le moteur. Puis il revint s'allonger. Les grincements étaient de plus en plus forts et il scrutait la muraille blanche, essayant, au son, de deviner où allait apparaître le premier. Tantôt le son semblait venir de droite, tantôt de gauche. Le premier surgit, si près que le jeune homme en fut tétanisé. Il venait droit sur lui ! Directement sur le fortin que le pilote ne vit probablement pas assez tôt au travers de son petit épiscope, compte tenu de la vitesse à laquelle il avançait. Antoine eut l'impression que le temps se déroulait soudain sur un autre rythme, comme dans un cauchemar, que ses propres mouvements étaient ralentis, alors que les déplacements du char étaient si rapides… Il eut le temps de voir, pendant ce qui lui parut des minutes entières les grosses chenilles du blindé qui entraînaient avec elles des morceaux d'herbes, des petites mottes de terre. Il fut fasciné par le canon, si court, d'une mitrailleuse qui sortait du blindage, devant, aurait juré sentir l'odeur des longs sillages des échappements. Puis il émergea de sa paralysie et roula sur lui-même, frôlé par la chenille gauche, vaguement conscient que les autres faisaient la même chose pour éviter la masse métallique. Tchi et Igor n'avaient pas tiré. Trop près, trop surpris, aussi, ou ne voulant pas risquer de toucher leur Commandant. Sans se rendre compte de ce qu'il faisait, Antoine saisit une grenade à manche, à son ceinturon, se redressa sur les genoux et l'arma. Presque au ralenti, il se redressa et se mit à courir de toutes ses forces derrière le char, qui franchissait et démolissait déjà l'autre parapet, le rattrapant en quelques pas avant de déposer la grenade sur la plage arrière, au-dessus du moteur. Puis il plongea au sol. Le temps qu'il avait mis à galoper avait usé le système retard de la grenade qui explosa tout de suite. Le blindé parut stoppé net, puis une explosion secondaire retentit, sous la carapace arrière et une épaisse fumée noire s'en échappa. La tourelle ébaucha un mouvement tournant, très vite interrompu alors que le volet supérieur se soulevait et qu'un buste apparaissait, s'agitant frénétiquement. La main d'Antoine chercha la Sterlinch, dans son dos. Quand il réussit à s'en saisir deux hommes de l'équipage, coiffés du casque de cuir chinois, étaient en train de s'éjecter, immédiatement cueillis par deux courtes rafales de trois cartouches. Comme à l'entraînement. Igor et Tchi, debout, jambes écartées, le lance-fusée intact à leurs pieds, tenaient leur arme à la hanche, quand il se retourna. Tchi lui fit signe du bras tendu. Un deuxième char émergeait du nuage, sur la droite. Ils chargeaient en formation terriblement serrée. Antoine se rejeta au sol pendant qu'Igor ramassait son lance-fusée, épaulait et lâchait son coup. Un trait griffa le nuage de fumigène, d'un blanc encore plus pur, et percuta le blindé entre deux galets du train de roulement de la chenille gauche, pénétrant dans le véhicule qui explosa. Cette fois Antoine fut projeté au sol par le souffle. Il récupérait quand le déchirement d'une mitrailleuse chinoise se fit entendre, tout près. Un nouveau blindé approchait et avait vu les explosions qui provoquaient des élévations de température dissipant momentanément les fumigènes. Le chef de char avait compris qu'il venait d'entrer en contact avec les troupes d'assaut européennes. Le char tirait de toutes les mitrailleuses de bord. Calme, allongé sur le sol, Tchi braqua son lance-fusée pendant qu'Igor se battait avec la lanière du second, accrochée à son sac. Ce ne fut pas nécessaire. Atteint de flanc, lui aussi, le blindé chinois sauta. L'heure qui suivit représenta une hécatombe de blindés, dans leur coin. Le nuage de fumigène rendait l'attaque de ceux ci inefficace. Le groupe resta dans les ruines du fortin, s'en servant pour se dissimuler et attendant les blindés sur place. Quand les lance-fusées eurent tous été utilisés, les hommes se servirent de grenades à manche chinoises déposées, comme Antoine l'avait fait, sur la plage arrière. Dans le nuage il était tellement facile de se dissimuler, se laisser dépasser et d'approcher les chars par l'arrière que même les biffins s'y lancèrent sans paraître les redouter. Dans ce secteur, les engins chinois qui échappèrent au massacre se firent tirer à bout portant par les blindés européens, au sortir du nuage. Mais il n'y eut pas vraiment une bataille de chars. *** Il s'avéra très vite, que l'Etat-Major Chinois n'avait engagé qu'une seule division de chars, sur cette partie du front, dans un coup de bluff qui avait marché. Personne ne savait où se trouvait le gros des divisions blindées ennemies. En revanche l'attaque européenne était un immense succès. La seconde vague d'assaut avait rattrapé la première, épuisée, et avait continué pendant des kilomètres. Pour une fois les pertes n'étaient pas à la mesure de cette progression. Sauf chez les Corps Francs qui avaient été à la pointe de l'attaque et avaient subi l'assaut des chars. Comme souvent, dans ces immenses attaques, ils avaient perdu la plupart de leurs Officiers. Il fallait très vite réorganiser les Corps Francs. Les promotions tombèrent chez les survivants. Léyon devint le plus jeune Commandant de Corps-Francs et reçut le 291ème. Et, cette fois, ce fut à Antoine de passer dans l'Etat-Major de la Demi-Brigade, Lieutenant-Colonel et adjoint opérationnel de Charles, devenu son chef. *** En blouson et bottes de vol, debout sur une caisse de munitions vide, sous le tableau noir où les prévisions météo du jour étaient inscrites, à la craie, sous la date, 04 octobre 1948, Mykola était en train de passer un savon à ses pilotes, debout en demi cercle devant lui, dans la tente d'alerte. - … le combat tournoyant c'est du cinéma que vous vous faites, dans votre tête. Pas autre chose. Vous vous imaginez en "Superpilote, roi de la chasse"… Il s'agissait d'un personnage caricatural dont le dessin, les aventures, paraissaient dans un journal de l'Armée de l'Air parvenant à peu près tous les mois dans les Escadrons, œuvre des frères Simon-Steiner, deux jeunes dessinateurs de talent qui avaient été retirés de leur unité pour produire cette bande dessinée ! Dans l'Armée de l'air les gars en raffolaient et en parlaient beaucoup. Cette fois, à leurs réactions, il vit qu'il avait touché, vexé ses pilotes, que leurs regards était plus mordants. -… Chacun pense qu'il est plus fort que son adversaire, meilleur pilote, meilleur tireur, et qu'il va le descendre. Le chevalier surdoué. Ce n'est pas notre boulot, Bon Dieu ! Le combat tournoyant c'est, avant tout, une perte de temps… tenez, presque un échec ! Celui de n'avoir pas su assez bien manœuvrer, auparavant, pour se mettre directement en position de tir. On s'y résout quand on n'a pas pu liquider l'ennemi avant et qu'il faut défendre sa peau. Mais on ne provoque pas délibérément un combat tournoyant. On ne cherche pas le duel. Votre raison d'être, c'est de détruire le plus possible d'avions ennemis, le plus vite possible, pour être disponible à une autre mission. Pas de vous faire plaisir, Bon Dieu ! Mieux vaut abattre, en quatre secondes, deux Ki84 qui se promènent tranquillement, sous un nuage, qu'endommager un chasseur en combat tournoyant, en y vidant ses casiers à munitions et en y passant cinq minutes… En faisant ça vous êtes plus utile à la Fédération qu'en prenant votre pied et en admirant votre nombril que vous trouvez si beau… Comment ça se passe, en dessous de nous ? Vous vous l'êtes demandé ? Vous pensez que les fantassins se dressent, leur mitraillette à la main, et attendent qu'un Chinois se lève aussi, pour jouer à celui-qui-tire-le-plus-vite-le-plus-juste ? Ils sont réalistes, eux. Le duel c'est un luxe qu'ils ne se permettent jamais sans une bonne raison ! Rappelez-vous les combats, vous voyez souvent un chinois qui se sépare de son groupe pour provoquer l'un des nôtres ? Jamais. Ils s'y mettent à trois ou quatre, parce que ça, c'est réaliste ! Vous n'êtes pas là pour réussir un beau palmarès mais pour gagner une guerre. Une guerre ! Une victoire, en vol, n'a jamais prouvé qu'une chose : qu'on a eu plus de pot, qu'on a mieux manœuvré, MANŒUVRE, qu'on s'est mis en position de tir plus vite que le gars d'en face. Rien d'autre ! Parce qu'un meilleur pilote, un meilleur tireur, il y en aura toujours un autre. C'est sans fin. Celui qui avait tout pour être le plus grand chasseur de cette guerre, le plus grand chasseur de tous les temps ; Chinois ou Européen, on ne saura jamais ; le plus formidable pilote, le tireur le plus exceptionnellement doué… ; a peut être été abattu pendant son premier combat, en 45. Simplement parce qu'il n'a pas eu de pot, parce que les mitrailleuses de son Morane ou de son Zéro se sont enrayées au mauvais moment, ou que son moteur a cafouillé !… Les pilotes avaient le masque grave, mécontents maintenant, parce que l'engueulade durait. Plus qu'à l'ordinaire. L'un d'eux, Belkov, un petit Tchèque vif et susceptible, lança : - C'est facile pour vous de dire ça, Commandant, vous avez 147 victoires à votre palmarès et six Bandes noires descendus en combat tournoyant, justement… - Nom de Dieu, Belkov, le coupa Mykola, je te jure que je donnerai bien toutes ces victoires pour que la guerre s'arrête seulement une semaine plus tôt, renvoya-t-il sèchement… Et ces six bandes-noires pour pouvoir sauver un seul pilote de mon Escadron ! Avant de reprendre plus calmement : - En vérité, les Chinois ne sont pas meilleurs pilotes que vous, ni meilleurs tireurs. Aujourd'hui, je penserais même plutôt l'inverse, que vous êtes passés devant ! Mais il y a un domaine où ils vous surclassent à tous les coups… totalement, insista-t-il en laissant passer un temps : et, malheureusement, au combat c'est primordial : c'est en vol de groupe. Ils sont capables de manœuvrer, ensemble, comme s'il n'y avait qu'un seul avion, ils le font même mieux que vous ne saurez probablement jamais le faire ! Parce que vous n'avez pas compris ça, parce que je ne sais même pas si vous êtes capables de le comprendre, avec votre mentalité ! Leur discipline de vol est incomparablement supérieure à la vôtre. C'est pour ça qu'ils nous tiennent tête depuis si longtemps, pour ça qu'on ne leur a pas descendu davantage d'appareils. Or c'est à ça qu'on mesure la puissance d'une aviation de chasse, à ça ! Bon, ça suffit maintenant, je vous ai déjà dit ça bien des fois et vous ne voulez rien savoir. Je ne peux pas le répéter à chacun, en vol, hein ? Je ne suis pas votre maman, chacun fait sa vie, ou sauve sa vie… Je vous rappelle qu'aujourd'hui on va essayer de faire décoller et d'accrocher leurs plus grosses formations du front de Kursk et qu'on volera avec deux autres Escadres de chasse entières. Il y aura la nôtre, la 67ème, et la 148ème. Douze Escadrons. Ca va faire dans les 200 avions en vol. Y compris deux Escadrons de La7 dont la silhouette ressemble pas mal, en plus gros vous le savez, à celle des Ki. A un détail près, la découpe de l'empennage, vous vous en souvenez ? Mais on la distingue surtout de profil, moins bien de face et de loin. Et pas du tout de dos. Alors attention à ne pas tirer sur les petits copains. Le Contrôle dirigera le tout pour faire converger toutes les unités. C'est le Colonel Violet qui commandera l'ensemble, alors chacun pourra prendre une leçon de tactique. L'Etat-Major cherche une grande confrontation pour inciter l'ennemi à consommer du carburant avec les chasseurs et en priver leurs bombardiers qui écrasent un peu plus Kursk chaque jour. Kursk qui ne ressemble déjà plus à une ville, vous l'avez vu. Leur faire dépenser des munitions, aussi. Qu'ils tapent dans leurs réserves, qui n'ont toujours pas l'air de leur manquer… On décolle à 13:20, mangez, allez aux avions … et pissez avant de partir ! Il y eut quelques sourires vagues. Ils étaient habitués à cette dernière phrase, ça n'amusait plus personne. Mais ils obéissaient, ce qui était le but visé. Mykola avait admis qu'il ne pouvait pas combattre à la place de ses pilotes, les forcer à suivre ses conseils, et il acceptait d'en perdre en mission. C'était le fait principal des derniers mois. Il n'était pas indifférent mais savait jusqu'où pouvait aller son influence. C'était un classique ciel de traîne de début octobre, dans un flux de sud de 38 km/h. Les nuages venaient de la mer Noire, mais avaient eu le temps de se décharger d'une partie de leur humidité en traversant presque 1 000 kilomètres de terre. Un voile de cirrus, soudé, à 9 000, 3/5ème de stratus entre 5 000 et 6 000 mètres, des nuages à fonds plats, plus bas, sombres, qui paraissaient pourtant calmes. La 148ème était chargée de l'altitude supérieure, au-dessus de la couche de traîne, et volait une vingtaine de kilomètres en arrière. La 96ème était en dessous, en formations larges, nettement visibles en se découpant sur les nuages, pour constituer l'appât, se faire repérer, et attirer les Ki84 ou 61, et la 67ème volait plus en arrière, encore, en réserve. Comme à l'ordinaire, pour ces grosses missions, les Escadrons formaient des blocs assez compacts. Les Commandants d’Escadres ne voulaient pas qu'ils se séparent en Escadrilles afin que les manœuvres qu'ils ordonnaient soient claires et provoquent une réaction des formations ennemies. Un peu les généraux d'autrefois qui faisaient bouger les Régiments d'infanterie et de cavalerie afin d'amener l'adversaire dans la position qui convenait à leurs plans. Von Clausewitz ne recommandait pas autre chose, à son époque. C'était une application à la guerre aérienne. Et Napoléon pensait exclusivement à la succession de manœuvres, quand il disait " La guerre est un art simple, tout d'exécution". Au départ, dans une mission comme celle-ci, les Commandants d’Escadrons étaient de simples transmetteurs d’ordres, veillant surtout à la cohésion de leur unité. C’est pourquoi Mykola avait mis les points sur les I. Les formations volaient à la vitesse de croisière économique, 310 km/h. D'abord parce qu'il n'était pas utile d'aller plus vite ; il fallait laisser le temps aux Chinois de localiser le raid et de réagir ; et aussi pour entamer le combat avec le plus de carburant possible. D'autant que les prémices de ces batailles aériennes ressemblaient aux évolutions des danses de séduction des poissons, dans un aquarium. Et je fais mine de venir vers toi mais je m'éloigne, et je viens te flairer, mais pas de trop près, pour prendre tout de suite mes distances, je viens te surplomber et tu entames des cercles sans fin et terriblement lassants. Ca c'était un truc qui remontait à la Première guerre continentale. "LA" position défensive, qui consistait à décrire un grand cercle à la queue leu leu, pendant que l'agresseur cherchait la faille, un trop grand espace entre deux appareils. Le principe étant que quiconque voulait attaquer un avion du cercle se trouvait dans l'axe des armes d'un autre chasseur, suivant le premier. Les Européens l'avaient encore appliqué, au début de la guerre. Une guerre de retard ! Mais les choses avaient bien changé. Aujourd'hui ça n'avait plus court. Dès 1946 la vitesse d'accélération des chasseurs leur permettait ; s'ils préparaient bien leur coup ; de se tirer d'affaire en plongeant très rapidement, pour les Spits ; en grimpant pour les Zéros. La génération suivante, FW 190, TA 152 D et KI61 ou 84 ayant assez de puissance et de poids ; autrement dit de la vitesse en réserve ; pour essayer, indifféremment, l'une ou l'autre manœuvre. Finalement l'engueulade de tout à l'heure avait peut être servi, Mykola remarqua que son Escadron serrait davantage les rangs qu'à l'ordinaire. C'était le moment, avant l'action, où le silence radio était bien respecté, si bien que seules celles qui étaient sélectionnées sur la fréquence du commandement produisaient des crachotements. Violet était en contact avec le Colonel Thoeni, patron de la 148ème, un volontaire étranger ; il y en avait quelques uns dans l'Armée de l'Air, souvent des Québécois, d'ailleurs ou des Norvégiens. Thoeni était un volontaire d'origine scandinave, Suédois, des débuts de la guerre, bavard au sol et toujours peu loquace en l'air. Apparemment l'autre Escadre, la 67ème, sur La7 depuis peu, était légèrement en retard. Machinalement Mykola faisait un tour d'horizon comme il en avait l'habitude ; il savait qu'il avait la meilleure vue de l'Escadre et était capable d'identifier des silhouettes bien avant tout le monde ; quand il distingua une sorte de reflet, dans la masse nuageuse, devant. Ses yeux se plissèrent pour diaphragmer davantage et il fouilla les masses cotonneuses. Il ne vit pas, précisément, des chasseurs chinois mais des modifications de teintes, des détails lui firent penser que les nuages fourmillaient d'appareils ! Enfin pas le cœur des nuages proprement dit mais probablement la couche supérieure de ceux-ci, plus claire, entre les sommets. D'abord il ne comprit pas. Ils ne voyaient rien, clairement, depuis cette position. Certes les pilotes chinois étaient capables de voler sans visibilité, en rond, tout en gardant des formations assez propres, mais quel intérêt s'ils ne voyaient pas en dehors des nuages ? Et puis il comprit d'un seul coup. On les guidait ! Soit les radars chinois faisaient du bon boulot, soit un ou plusieurs appareils volaient furtivement dans le coin et les renseignaient… Son doigt pressa le bouton d'émission, sur le côté du manche. - "Scorpion Autorité, de Palace Autorité", dit-il dans son masque à oxygène dont la bride, mal réglée, lui faisait mal au cou aujourd'hui. - "Je vous écoute, Palace," répondit tout de suite Violet. - "L'ennemi se cache dans les nuages, devant nous." - "Beaucoup ?" - "Pas vu distinctement." Il y eut un silence puis Violet demanda : - "Impression ?" Ca c'était nouveau. En général Violet voulait des informations précises. Myko hésita à dire ce qu'il pensait, ce n'était que son avis. Il se décida : - "Il me semble que les nuages en sont pleins, à deux minutes devant." Violet réagit à la seconde. - "Scorpion à Busard Autorité, forcez l'allure on est attendu et ils sont au-dessus de nous. Vous franchirez la couche en attaquant dès que vous le pourrez". Puis il s'adressa à ses trois Escadrons, ordonnant au 392, sur FW 190 TA 152 D, comme le 951ème de Mykola, et au 1012ème, sur La7, de virer de 90° par la droite, en gardant la même altitude. Le jeune homme transmit l'ordre à son Escadron, sur un autre réseau et inclina de 30°, surveillant ses avions. Toutes les ailes droites penchèrent, presque ensemble. Mieux, finalement, que les deux autres formations… Il se retrouva un peu trop sous le 1012 et corrigea du palonnier pour s'en écarter, suivi par les 20 appareils qu'il avait emmenés. Les trois Escadrons se couvraient les uns les autres, étagés de 100 mètres. C'était peu, mais ils jouaient les proies. Dans la minute qui suivit Violet dit au 1012ème de plonger brusquement vers le sol, pour provoquer les Escadres Chinoises, puis de remonter prendre position sur la gauche de la formation s'il n'y avait pas de réaction. Au lieu de se mettre en piqué tous ensemble et profiter de leurs trois tonnes cinq qui leur feraient prendre de la vitesse très vite, les gros La7 basculèrent les uns derrière les autres et le jeune homme comprit que c'était une bêtise. On ne part en piqué de cette manière que pour attaquer un objectif reconnu. Or il n'y en avait pas et la manœuvre, sans objet, allait faire comprendre aux Chinois qu'ils étaient découverts ! Ce fut le cas, au moment où Mykola, anticipant d'instinct pour qu'ils soient prêts au combat, lançait dans son micro à ses pilotes de passer leurs hélices au petit pas, et d'ouvrir en grand le débit d'oxygène. Dans les secondes suivantes des nuées de Ki84 et de Ki61 jaillirent des nuages, en vols de groupe, un peu lâches mais encore constitués, descendant sur l'arrière des deux Escadrons restants, par groupes d'une soixantaine ! Mykola n'avait jamais vu autant de chasseurs ennemis… Il se rendit compte qu'ils allaient se faire hacher dès la première passe. Violet le comprit aussi, qui commanda de faire face, abandonnant ainsi leur position stratégique, pour offrir une surface réduite aux obus chinois. Il y avait peu d'espace, entre la base des nuages et les Escadrons européens, et les Chinois lancèrent leur attaque dans un piqué peu prononcé. Mykola avait rapidement amorcé un 180° pour mettre son Escadron en position. - "Gardez la formation, lança-t-il, déverrouillez les armes. On tire à mon commandement, pas avant ! Je répète pas avant. Deux rafales courtes. AU COMMANDEMENT." Il n'avait jamais pensé qu'on pouvait tirer un feu de salve à partir d'un groupe de chasseurs et avait lancé cet ordre pour tenter de surprendre les pilotes Chinois, perturber leurs visées. Tout se joua en quelques fractions de secondes, juste avant que la radio ne transmette les hurlements habituels, pendant un combat. Il cria - "Feu !" Et vit. Quasiment en même temps, plusieurs Ki explosèrent dans le groupe qui dégringolait vers eux, projetant des débris vers leurs voisins qui tombèrent à leur tour ! Les chasseurs se croisèrent à une vitesse folle, sans se percuter, plus par hasard que par la volonté des pilotes qui, à cette allure, étaient bien incapables de réagir délibérément. Myko n'aurait su dire combien de chasseurs ennemis étaient hors de combat, les caméras embarquées le révèleraient et attribueraient son bien à chacun. Il pensait en avoir atteint un mais ne s'y attarda pas. En tout cas la belle ordonnance chinoise était rompue, pour une fois. Il fallait sauter sur l'occasion. Il profita d'un instant de répit dans le réseau radio, intervenant une nouvelle fois, après avoir rapidement tourné la tête à droite puis à gauche. - "A tous, on fait un demi tonneau dans l'axe, par la gauche, et on tire sur le manche pour les poursuivre, EN GARDANT LA FORMATION !… Allez…" Même en rêve il n'avait jamais imaginé voir ça un jour. Les vingt FW 190 TA 152 D de son Escadron pivotèrent ; bon, pas tous parfaitement synchro et plus ou moins sèchement, mais dans la même seconde ; puis passèrent sur le dos et plongèrent, ventre en l'air, moteurs hurlant. Les pilotes tiraient comme des sourds sur leur manche pour forcer les machines à venir sous un angle de 45°, par rapport au sol, encaissant des G négatifs douloureux avec le sang qui refluait vers le haut du corps. Pourvu qu'aucun d'entre eux n'ait de voile noir, l'aveuglement total… La formation était évidemment un peu lâche, mais elle existait toujours ! Ils avaient gardé la position… Maintenant ils avaient une chance de gagner sur les Ki84 en piqué. Mais il fallait quitter cette position inconfortable, attendre qu'ils aient dépassé la verticale du sol pour se trouver enfin en vol ventre. A ce moment ils se retrouveraient en position classique d'attaque en piqué, derrière les chasseurs chinois, relativement groupés, et avec un Badin joufflu ; comme on disait sur les terrains de vol à voile, autrefois ; suffisant pour tirer les cibles à loisir. là-bas, devant, les pilotes Chinois, inconscients de ce qui se préparait, retrouvaient leurs habitudes de discipline et, tout en poursuivant leur descente rapide, serraient les rangs. Ils étaient encore une bonne cinquantaine. Mais ils avaient, aux fesses, un Escadron européen, bien groupé, en bonne position ! Ils avaient perdu l'avantage et ne le savaient pas encore. - "Visez soigneusement, vous avez le temps, dit encore Mykola, qui pensa qu'ils n'avaient jamais été dans une position aussi favorable. Et ne tirez que des courtes rafales. Ils vont tomber." Et ils tombèrent. Huit explosions silencieuses, blanches, aveuglantes. Plus trois Ki84 qui perdirent une aile et partirent en vrille accélérée. - "Attention, derrière !" Mykola ne reconnut pas la voix mais retourna la tête, le temps de voir une meute de Ki84 qui déboulait de la droite, légèrement en dessus, en virage. Mais d'où venaient-ils ceux là ? Il n'eut pas le temps d'approfondir, son Escadron s'évanouissait… Les gars avaient dégagé dans tous les sens, ce qu'il s'était efforcé d'éviter depuis le début ! Il n'y avait plus rien à faire, c'était du chacun pour soi. Et, cette fois, devant un adversaire aussi nombreux, qui restait bien groupé, lui, ils allaient déguster ! Il pressa le bouton d'émission pour tenter de se faire entendre dans la cacophonie de la radio : - "Restez par groupe, jamais moins de deux paires, évoluez sans cesse, économisez vos munitions". Machinalement il avait regardé dans son rétro. Josip, était à sa place habituelle. Il enrageait que les gars aient perdu leur sang froid et rompu la formation. Combien allait-il en perdre aujourd'hui ? Où qu'il regardât, il ne voyait que des groupes de Ki84 et de Ki61, comme s'ils avaient été seuls dans le ciel. Ils se battaient à un contre 7 ou 8… Mais d'où les Chinois tiraient-ils tous ces avions, Bon Dieu ? Tout au long de la guerre les Européens avaient été dominés en nombre, malgré la quantité de chasseurs Chinois qu'ils avaient abattus ! Il n'y avait qu'une chose de changée, la qualité des pilotes ennemis avait baissé. Ils étaient toujours aussi disciplinés, ça devait être une part importante de leur entraînement mais, individuellement, ils étaient moins forts qu'au début, moins bons manœuvriers. Séparément, comme au combat, ils évoluaient moins bien, étaient plus lents, en prise de trajectoires, avaient moins d'initiatives, étaient plus prévisibles. C'est pour ça que les dernières victoires du jeune homme n'avaient duré que quelques secondes et qu'il enchaînait pratiquement à chaque fois deux victoires coup sur coup, le leader et son équipier. Il ne pouvait plus rien pour ses pilotes, il s'y résolut sans en être meurtri. A eux de défendre leur vie. Il n'était pas leur mère, se dit-il avec colère ! Et celle-ci monta encore d'un cran. Il savait qu'il les surprotégeait, c'était son boulot, de même que le leur était d'écouter ce qu'il avait à leur dire et d'en tenir compte. Il savait que bien d'autres Chefs d'Escadron se bornaient à sauver leur vie en combat comme ça. Il n'avait pourtant pas mâché ses mots, tout à l'heure et il avait bien vu qu'ils n'aimaient pas ça, il ne pouvait pas piloter à leur place, réfléchir à leur place ! Il ne pouvait pas assumer tous les malheurs de la terre. En voyant son Escadron s'égayer dans tous les sens, malgré ses avertissements il avait ressentit un sentiment qu'il n'avait pas su identifier. De la libération ?… Non, ça y ressemblait un peu mais ce n'était pas ça. Ses responsabilités ne lui pesaient pas. Il n'était pas "satisfait" de ne plus avoir la charge de leur vie. Non… il venait d' accepter de ne pouvoir en faire plus pour eux. En réalité il venait de se produire beaucoup plus que cela, en lui. Il venait "d'accepter la Vie". Telle qu'elle est, mal faite, injuste, mais inchangeable. Jamais il ne changerait les hommes. Il n'était qu'un petit pilote de chasse pris dans un tourbillon qui le dépassait. Il devait accepter tous les hommes comme ils étaient, Européens, Chinois. Tous leurs actes. Et la vie aussi. Il se sentit devenir très froid, intérieurement, et il lui sembla qu'une acuité nouvelle apparaissait dans son cerveau. Que, brusquement, il percevait tout, absolument tout, différemment… Dans les circonstances présentes il devait d'abord penser à lui, Mykola, et survivre. C'était même son devoir que de rester en vie. Il savait désormais qu'il avait le "droit" d'accorder toute son attention au combat, de tout faire pour sauver sa peau. Et abattre des chasseurs ennemis. C'était pour ça qu'on le payait, à cela qu'il avait été préparé. Jusqu'ici quand il engageait des combats solitaires, contre un ou deux appareils isolés, il était tourmenté plus ou moins consciemment, par la volonté de bien faire. Ses pilotes lui parlaient trop souvent de son palmarès, comme si c'était quelque chose qui devait lui tenir à cœur. Cependant il avait été honnête dans sa réponse, tout à l'heure. Il n'y pensait vraiment pas, c'était d'ailleurs souvent Josip qui en tenait le compte. Mais il craignait toujours que son entourage le vît comme un acharné du score. Il se dit brusquement qu'il n'allait tout de même pas en être gêné ! Ce fut une libération. C'est vrai que son premier boulot était de combattre, de descendre le plus de chasseurs ennemis qu'il le pouvait. Il allait s'y attacher, aujourd'hui, sans état d'âme ! Il n'éprouvait plus de sentiment perturbant, ne se sentait même pas agressif à l'égard des pilotes Chinois. Il était froid, attentif, concentré, lucide. L'explication s'était imposée, avait surgi dans son cerveau, brusquement mais calmement. Il avait un travail à faire et il s'y mit. Il pilotait machinalement, en montée plein gaz sous 30°. Sa tête pivotant sans cesse à droite et à gauche, revenait en arrière où la silhouette de Josip était toujours accrochée à sa queue, fidèle. C'est le moment que choisit son équipier pour l'appeler, la voix calme perçant le vacarme radio : -"Palace Autorité de Vert 2, on a quatre Ki84 aux fesses." Un coup d'œil dans le rétro pour apercevoir en effet les chasseurs, assez loin encore, qui devaient avoir emmagasiné une vitesse conséquente parce qu'ils avaient l'air de les rattraper en grimpant sec. Le Ki avait un taux de montée de 1 100 mètres/minute, pour peu qu'il soit lancé c'était une vraie fusée, et une fusée fichtrement maniable. Il se sentit très calme et répondit d'une voix lente, le seul moyen, s'il y en avait un, d'être entendu. - "Vu, Vert 2. On les laisse approcher encore un peu et, à mon signal, tu dégages à gauche et moi à droite. On serre le virage à mort et tu gardes un œil sur moi. On regroupera derrière eux, je pense qu'ils ne rompront pas la formation, pas leur genre." Il devait y avoir eu un creux dans le vacarme radio, Josip accusa réception : - "Reçu, Palace." Toujours aussi peu bavard. L'essentiel, pas plus. Mykola gardait un œil sur son rétro tout en poursuivant la montée vers les nuages en donnant des coups dans le palonnier pour déraper et ne pas présenter une cible trop facile. Il savait que le FW 190 TA 152, son appareil, avait des ailerons fabuleux, très rapides, lui permettant de virer beaucoup plus vite encore que le Ki et il comptait là dessus pour pouvoir se remettre dans la queue de leurs adversaires, avec la manœuvre la plus élémentaire qui soit. - "Maintenant Vert 2". Il ramena la manette de gaz en arrière, balança sèchement son manche qui vint cogner sa cuisse droite, pendant que son pied poussait à fond sur le palonnier droit, puis il mit le manche au ventre pour accélérer la cadence du virage. Le FW réagit immédiatement. Presque sur la tranche il vira sec et Mykola sentit l'accumulation des G alors qu'il poussait sur le palonnier gauche pour garder son assiette puisque l'avion était maintenant aux grands angles et que les commandes étaient inversées. Il conservait le manche au ventre. A cette inclinaison la profondeur tenait lieu de gouvernail et l'avion tournait incroyablement vite. Il crut apercevoir les Ki84 défiler comme des éclairs. Puis leur leader fit une erreur. Au lieu de dégager, en descendant ou en faisant une boucle verticale, il entama un virage à gauche, sur la même pente de montée et ça aida le jeune homme à s'aligner sur leur cap en remettant plein gaz. Le moteur parut hésiter un instant puis donna toute sa puissance. Déjà il plaçait l'ailier gauche dans son collimateur. Sa cible dansait au travers des cercles du collimateur. Son doigt pressa la mise à feu, sur le manche, moins d'une seconde, le temps d'expédier deux obus par canon, sans qu'il n'ait eu conscience que son cerveau lui en avait donné l'ordre. L'alchimie habituelle avait fonctionné. Sans s'attarder davantage, d'une légère pression sur le palonnier il fit glisser le croisillon central sur le Ki voisin et il tira à nouveau une seconde. Il passait au troisième, qui se décidait, trop tard, à basculer, quand il enregistra les deux boules de feu de ses premières victimes. Il pressait la détente au moment où une gerbe le dépassa par la droite, venant s'engouffrer dans une aile du dernier Ki84, qui craqua tout de suite, alors que sa troisième cible disparaissait à son tour dans un nuage blanc et noir. Josip avait eu son premier Chinois en combat ! - "Vert 2, on grimpe, lança-t-il. Palace Autorité à tous les Palace, grimpez au-dessus de la couche et reformez-vous." Il ne se faisait guère d'illusion sur l'effet de son ordre se doutant même que peu de ses pilotes l'auraient perçu. Le combat ressemblait à tous ceux auxquels il avait participé, rien ne ressemble plus à un combat qu'un autre, mais celui-ci était multiplié par dix ! Autant d'avions dans un espace pareil allaient forcément provoquer des collisions. Encore que la bataille occupa un volume quand même plus important, aujourd'hui. Non, ce qui était affolant c'était le nombre d'avions ennemis ! Où qu'il regardât, il voyait les idéogrammes chinois sur les ailes des appareils, les nouilles comme on disait dans les tentes d'alerte. Les cocardes Noir-blanc-bleu-rouge de la Fédération, peintes sur et dessous les ailes, sur les flancs du fuselage et sur le gouvernail, étaient ridiculement rares. C'était là que le Commandement devait intervenir. Sur le nombre. Une idée lui vint. Il secoua les ailes, à droite et à gauche, pour attirer l'attention de Josip et tenta de se faire entendre à la radio. - "On va marsouiner à la base du nuage. Reçu, Vert 2 ?" Le silence. Il répéta : - "Vert 2. Marsouiner." Aucune réponse. Ils approchaient de la base des nuages, apparemment personne ne les suivait, alors il secoua encore les ailes en venant frôler les barbules, faisant attention à ne pas s'y enfoncer et devenir invisible. Puis, successivement, il tira sur le manche et poussa, faisant des montagnes russes, enchaînant rapidement les hauts et les bas ; au point de quitter le contact de son siège puis de s'y enfoncer ; avant de secouer les ailes, à droite et à gauche, de nouveau. Dans son rétro il vit Josip qui les secouait à son tour. Il avait compris. Alors Mykola vint frôler encore une fois les barbules, venant coller son visage contre la verrière pour regarder vers le bas et choisir des cibles à proximité. Il aperçut deux Ki84 en virage, derrière deux La7 affolés qui remuaient désespérément pour tenter d'échapper aux rafales qui serraient de près le dernier. Le jeune homme bascula brutalement son Focke Wulf et plongea, gaz à fond, coupant la trajectoire des chasseurs chinois. A la correction maximale, lui même incliné à plus de 45° à gauche, il tira le dernier, puis se tourna vers l'autre en serrant le virage, avant que le leader ne réagisse. Ils basculèrent tous les deux en traînant une épaisse fumée noire. Deux taches noires apparurent, les pilotes s'étaient éjectés. Mykola remonta, plein gaz, vers la base des nuages, Josip accroché à sa queue. Alors qu'il repoussait le manche pour frôler seulement la base des nuages le jeune homme aperçut six MiJ2 M3 qui grimpaient vers eux. D'où venaient-ils ceux là ? Sans se poser de question il laissa son avion entrer dans le nuage, espérant que Josip le serrerait d'assez près pour le distinguer, dans la masse blanche. Il compta dix secondes, volant en ligne droite, puis redescendit. Personne derrière. Il fallait laisser une chance à son N°2, il continua en ciel clair pendant quatre secondes. Rien. Il tenta de faire un essai radio, dans le bruit incessant. - "Vert 2, ressort, hurla-t-il." Josip jaillit de la couche sur la droite au même instant. Il inclina le manche pour s'en rapprocher et, lâchant les commandes, il mima avec les mains, un vol de patrouille rapproché, l'un derrière l'autre et montra les nuages avant de désigner ses yeux. Il vit Josip hocher la tête à plusieurs reprises. Cette fois Mykola entama un virage par le nord pour venir au-dessus de la mêlée la plus furieuse. Il choisit un groupe de huit chasseurs chinois et entreprit de les suivre, depuis la base des nuages, mais ils plongèrent. Le temps d'en repérer d'autres, le combat se déplaça vers l'est et parut se dissoudre. Deux Ki61 étaient pourtant à la traîne, assez bas. Il plongea laissant la vitesse grimper jusqu'à près de 720 km/h, passa sous leur trajectoire, loin derrière, puis tira légèrement sur le manche sans se préoccuper des rafales qui passèrent à deux reprises près de lui. A cette vitesse personne ne pouvait les rattraper. Ce fut très vite fini. Les avions volaient l'un derrière l'autre, le second légèrement décalé. Une seule rafale suffit, les obus passant de l'un à l'autre. Mykola n'attendit pas une seconde de trop et tira sur le manche pour regagner l'abri des nuages. Plus rien, le ciel était vide. Comme à chaque fois tout disparaissait en quelques instants. Quelques instants auparavant il y avait quatre ou cinq cents avions simplement dans ce coin et, brusquement, plus rien… Et la radio était redevenue audible aussi ! - "Putain, Palace, sept, vous en avez eu sept, au moins." Josip avait l'air excité au possible. Mykola, lui, se demandait surtout où était son Escadron. Il se décida à appeler Violet, passant sur la fréquence de l'Escadre. - "Scorpion de Palace, répondez." Il appela quatre fois sans recevoir de réponse. Il revint à la fréquence-chasse pour appeler ses pilotes. Pas de réponse. Inutile de rester ici. Il prévint, par geste, son N° 2 qu'ils allaient passer au-dessus de la couche et afficha une pente de montée, jetant un coup d'œil à ses jauges. Il lui restait une demi-heure de carburant. De quoi rentrer mais s'ils devaient combattre ce serait juste, mieux valait voler invisibles du sol et prêts à se réfugier dans les nuages. Les moteurs buvaient beaucoup, au petit pas, quand on passait de pleine puissance à moteur réduit et inversement, à tout bout de champ. A un quart d'heure du terrain, d'après son estimation il contacta le contrôle qui lui donna un cap retour précis, le prévenant qu'il y avait du monde en tour de piste. Des éclopés rentraient lentement, le moteur agonisant. Ils durent attendre plus de cinq minutes et se posèrent les réservoirs vides, laissant leurs appareils, à sec, au milieu d'un désordre d'avions en panne de carburant, comme les leurs, et dont des mécanos s'occupaient, versant à la main des bidons d'essence pour ajouter juste ce qu'il fallait afin de les ramener ensuite au moteur vers les alvéoles de stationnement. En se dirigeant à pied vers la roulotte-contrôle Mykola vit venir à lui un Tout-Terrain Delahaye conduit par son Sergent-Chef administratif, Félone, qui lui apprit que la Première et la Deuxième avaient chacune perdu un pilote. Il hocha la tête sans faire de commentaires et lui demanda de le conduire à la tente de l'Escadre. Il devait rendre compte à Violet. Les résultats des développements des films de bord révélèrent, le soir, qu'il avait abattu neuf Ki. Son score passait à 156 victoires. Neuf, ce n'était pas mal mais pas le record, non plus. Le Capitaine Marseille en avait eu 11 dans une terrible journée de combats qui s'étaient déroulés un an plus tôt, plus à l'ouest. Les Chinois avaient engagé plus de six cents appareils, ce jour là. Pas loin de 1 000, aujourd'hui, d'après le Contrôle divisionnaire ! A partir du lendemain Mykola emmena des patrouilles doubles, quatre avions, en chasse libre, chaque jour. Une terrible bataille se déroulait en dessous. Le destin de Kiev s'y jouait. Les Chinois mettaient toutes leurs réserves dans la balance, au sol comme dans le ciel. En un mois il descendit pratiquement deux ennemis par jour volable. Il en était à 192 victoires fin octobre. *** Il pleuvait. Ce genre de pluie pas vraiment violente mais qui paraît ne jamais finir. Il était encore assez tôt, Andreï, assis en tailleur sous sa toile de tente, qu'il avait tant bien que mal fixée au rocher auquel il était adossé, regardait dans le vague, se laissant bercer par le bruit léger. Régulier, tellement régulier… Il avait toujours aimé la pluie dans ces conditions là : plus ou moins bien installé, mais au sec, les gouttes tombant juste devant son nez. Quand il était gamin, chez sa grand-mère, il passait de longs moments, le nez collé à la vitre entrouverte de sa chambre pour sentir l'odeur de la pluie dans le jardin et voir les gouttes. Il jouissait d'un sentiment de confort extraordinaire à être au chaud dans ses vêtements, bien dans sa peau comme s'il s'agissait d'une protection, comme un crabe couvert d'embruns sur son rocher. Il avait plu toute la journée de la veille et toute la nuit. Un régal de bien-être, une jouissance physique. Il laissait son imagination dériver, entremêlant des souvenirs d'Hanna à sa dernière permission, des hommes composant sa batterie d'Orgues, de cours à la fac de Minsk, de petites joies d'avant guerre. La toile était largement ouverte et la buée qui sortait de sa bouche montait doucement à la hauteur de ses yeux où elle s'évanouissait. Charbit, le chauffeur de son tout-terrain, et lui, étaient là depuis la fin d'après-midi de la veille. Charbit avait toujours des tas de rations dans le véhicule et avait même fait mijoter, sur un petit réchaud à barres d'alcool solidifié, un ragoût fait de plusieurs rations mélangées, au dîner. Andreï en avait eu marre d'attendre depuis cinq jours sur l'emplacement que le Commandant du Bataillon lui avait fixé sur le front nord-est. Ils avaient pris position devant une longue, immense plaine déserte, une sorte de prairie sans fin aboutissant à une ligne de collines surmontées d'une barrière rocheuse d'une dizaine de mètres de hauteur, qui allait d'un bout de l'horizon à l'autre, du nord au sud. Il n'y avait qu'une seule brèche, qui faisait bien 500 à 600 mètres de large, devant laquelle sa batterie était installée. A lui seul, le Bataillon était censé tenir un secteur de cinq kilomètres de long, avec un Régiment d'infanterie, si bien que les batteries étaient assez éloignées les unes des autres. Le gros des troupes du Corps d'Armée se trouvait bien en arrière. D'après la carte, de l'autre côté de cette barrière naturelle s'étendait une forêt, un changement complet de végétation. Les Chinois, s'ils étaient par là, se trouvaient quelque part, au nord. L'effort de leur armée portait davantage à l'ouest d'ici sur l'axe Moscou-Kiev. Plusieurs bruits couraient, à la Brigade, tantôt qu'on allait de nouveau faire mouvement vers le sud-est pour ne pas être tourné, tantôt qu'on attendait une grosse unité de blindés ennemis. En tout cas, au bout de cinq jours Andreï en avait eu assez d'attendre comme ça. Les cinq camions plate-formes de sa batterie étaient solidement installés, les niveaux contrôlés toutes les quatre heures pour que les lances-fusées soient parfaitement horizontaux et les tirs repérés et identifiés sur la carte. Il n'y avait plus rien à faire. C'est pourquoi le jeune homme avait décidé de prendre une radio, un simple SCR 300 suffisait dans ce billard, et d'aller voir, avec Charbit, à quoi ressemblait l'autre côté de la barrière. Et puis la pluie avait commencé à tomber sérieusement et le crabot de la Delahaye avait rendu l'âme en retraversant la faille dans la barrière rocheuse. Dans l'obscurité qui tombait et sans les quatre roues motrices ils s'embourbèrent profondément. Andreï avait décidé de rester sur place, avec le Tout-Terrain ; il demanderait de l'aide le lendemain ; et de passer la nuit sur un petit amas rocheux, qui se trouvait au milieu de la brèche, où un mini-surplomb lui permit d'installer sa toile de tente. Charbit était cinq mètres plus loin. Il avait préféré s'installer dans une faille où il pouvait s'allonger, recouvert de sa toile à lui. Andreï tendit mollement la main pour baisser le bruit de fond du 300 qui l'agaçait mais ses doigts ne purent tourner le bouton davantage. Il fit un effort plus important qui le tira de sa rêverie et regarda sa montre. Il était 07:25 et le jour était gris de nuages bas et de brouillard. On ne voyait pas à plus de vingttrente mètres. La brèche s'étendait devant lui et ils n'avaient rien vu de cette foutue forêt, la veille. Dans une heure il appellerait la batterie et dirait qu'on vienne les chercher. Il repensa à la lettre qu'il venait de recevoir de Charles Bodescu. Depuis le retour des prisonniers à Odessa il s'était lié d'amitié avec le cousin d'Hanna et ils s'écrivaient. C'est lui qui lui avait raconté le détail de la grande attaque du début de l'automne où les 12 Brigades de Corps Francs avaient fait un trou si gigantesque dans les lignes Chinoises, que ceux ci avaient dû stopper leur avance. Il y avait eu tant de tués parmi les officiers que lui-même, assez récemment promu Lieutenant-Colonel, l'avait donc été à nouveau, à titre exceptionnel, afin de faire face à une réorganisation des Corps Francs. Les Brigades avaient finalement éclaté en demi-Brigade. C'était le cas de la sienne, la 11ème et il commandait désormais la 11/2. Il lui avait appris qu'Antoine était devenu son adjoint opérationnel, en qualité de Lieutenant-Colonel. On disait que certains Capitaines de carrière du début de la guerre étaient maintenant Généraux ! C'est alors qu'un bruit le frappa… Ce n'était pas le bruit de fond de la radio qui l'agaçait depuis un moment, c'était… plus métallique et on entendait des moteurs. Des moteurs puissants, même. Intrigué il se pencha en avant et reçut le contenu d'une rigole de la toile dans le cou. Il se mit à jurer. Et se glissa, à quatre pattes, hors de l'abri. Il replaça son casque sur sa tête et avança prudemment de quelques pas, sur le rocher glissant et très en pente. C'est ainsi qu'il vit passer un char, en dessous, à une vingtaine de mètres, dont les chenilles grinçaient à chaque tour de galets. Il fut à la fois surpris et pas content. Il avait gardé la radio allumée toute la nuit, on aurait bien pu le prévenir qu'une reconnaissance était prévue… Le chef de char était à demi sorti de sa tourelle ouverte, le casque sur les oreilles, et se retenait aux volets. Et Andreï se figea. Il n'allait pas dans le bon sens, cet engin ! Il venait de réfléchir et s'était orienté. Le front, enfin les unités amies, plutôt ; il n'y avait pas vraiment de front par ici ; étaient derrière lui et ce char venait de l'autre côté de la barrière ! A ce moment seulement, juste avant de le perdre de vue dans le brouillard, il repéra les idéogrammes chinois, sur l'arrière de la tourelle… Un autre approchait, dont les chenilles faisaient un bruit différent. Il comprit que les Blindés avançaient sur plusieurs colonnes ! Le jeune homme était tétanisé. Des chars chinois… une attaque de blindés ennemis qui utilisaient la large brèche pour envahir la plaine. Maintenant il entendait une multitude de bruits, même feutrés par le brouillard. Il y avait une énorme quantité de blindés qui défilaient. De chaque côté de l'amas rocheux, probablement. Depuis quand ? Il se maudit d'avoir rêvassé ainsi et fit demi tour frénétiquement, glissant, tombant sur le sol détrempé et se cognant douloureusement au genou droit. Il gronda une nouvelle fois et vint à la faille où Charbit dormait comme un bienheureux. Il donna un coup de pied dans les chaussures de son chauffeur. - Charbit, réveille-toi. - Hein ? - Les chinois… Une attaque de blindés. Je ne sais pas depuis combien de temps ils passent. Je préviens le Bataillon par radio. Toi, essaie d'aller voir si on peut accéder à la Delahaye. Si on peut partir sans le crabot, tant pis pour la mécanique. Ils l'avaient laissée tout bêtement du côté sud-ouest de l'amas, la veille au soir, là où elle s'était immobilisée dans la boue. Glissant, dérapant Andreï revint à son abri et s'accroupit devant le SCR 300. Il déplia sa carte où étaient reportés les tirs repérés, et il afficha sur la radio la fréquence du Bataillon, puis il empoigna le combiné, enfonçant du doigt le bouton d'émission. - "Bison, d'Escadron Bleu… Bison, d'Escadron bleu, répondez." Il appela six fois sans obtenir de réponse. Trop loin ? Il changea la fréquence pour s'adresser à son propre Escadron. Au troisième appel il reconnut la voix d'un caporal radio, un Estonien qui n'avait pas découvert la poudre mais qui était un type consciencieux. La communication n'était pas très bonne ce matin, le brouillard peut être, suffisamment quand même pour se comprendre. - "Paar, ici Bleu Autorité, y a-t-il un officier près de vous ? A vous." - "Négatif, Autorité, tout le monde est à la bouffe, je veux dire à la distribution de…" Il ne termina pas, s'emmêlant dans sa réponse. Andreï, tremblait d'agacement. - "Paar, appelez immédiatement le Bataillon et dites que des blindés chinois attaquent en force par la brèche. Si vous ne les joignez pas tout de suite, appelez la Division et passez le même message. Dites-leur de m'appeler sur cette fréquence, d'urgence. Je reste à l'écoute. Terminé." Andreï commença à défaire rapidement sa toile de tente, à ranger la gamelle et suspendre son bidon au ceinturon, attendant l'appel. Il avait haussé le son pour entendre. Les chars faisaient bien trop de vacarme pour que le bruit de fond de son poste soit surpris. Presque dix minutes plus tard il n'avait rien reçu. Cette fois il fut en colère. Il rappela et entendit la réponse de Paar. - "Le Bataillon répond pas, Autorité, et la Division non plus, c'est l'heure du café." Il l'aurait bouffé ! - "Paar si vous ne me trouvez pas un sous-officier dans les cinq secondes je vous fais passer en Conseil de Guerre est-ce que vous avez compris, cette fois ? Je compte un…" C'était injuste de balancer ça au pauvre type, là-bas, mais il fallait le remuer. Les minutes comptaient. Quand on l'appela c'était le chef du groupe de commandement de sa batterie. Sergent-Chef Orvan, un Hongrois. - "Orvan, dit Andreï en laissant tomber la procédure radio. Les Chinois sont en train d'attaquer avec des chars, énormément de chars qui traversent la brèche. Est-ce que vous comprenez ce que ça veut dire ? Lancez l'alerte, les hommes aux plate-formes, tubes armés. Vous me rappelez dès que vous aurez transmis l'ordre. Dans trente secondes au plus tard. Exécution." Le sous-officier revint moins de vingt secondes après. - "La batterie est en alerte, on fait les branchements électriques des tubes. Prêts à tirer dans deux minutes, Autorité." - "Bien. Maintenant, démerdez-vous pour prévenir le Bataillon, si vous ne pouvez pas le joindre appelez directement la Division, par n'importe quel moyen, radio ou téléphone de campagne, je m'en fous. Dites-leur que je ne sais pas combien de chars sont déjà passés, que je me trouve sur l'amas rocheux au milieu de la brèche, qu'avec le brouillard je ne vois que les blindés qui passent en dessous de moi. Mais je me rends compte qu'ils sont en très grand nombre, que c'est une attaque de très grande envergure. Donnez-leur ma fréquence et dites-leur qu'ils m'appellent directement. Et laissez un type de garde à la radio avec un gars pour aller porter mes ordres aux plate-formes." Orban accusa réception brièvement. Charbit arrivait, son Herstal à la main. Il avait ôté l'étui de bois de son ceinturon et l'avait fixé à la base de son pistolet pour servir de crosse et disposer ainsi d'une arme relativement précise jusqu'à trente bons mètres. Il avait suspendu en travers de son torse une sorte de musette contenant quelques chargeurs vide et des boites de cartouches qu'il était en train de vider directement dans le sac. - Combien de fois je t'ai dit que les chargeurs c'est fait pour être remplis ? gueula Andreï, tu ne te sens pas un peu couillon, là, maintenant ? Les officiers sont des imbéciles, hein ? La Delahaye ? - Pas été facile de la retrouver, Capitaine, fit le chauffeur sans lever la tête, dans le brouillard on ne la voit pas trop. Mais un char peut passer dessus sans mal. Si on voulait partir je pense que le moteur démarrerait. Mais le sol est toujours drôlement détrempé, par ici. Même si on a la veine de la sortir de la boue, je crois pas qu'on ira loin, sans crabot pour enclencher les quatre roues motrices. Sans aide on ne s'en sortira pas, c'est sûr. - On va demander aux Chinois de nous donner un coup de main, lança Andreï, sarcastique. Tout ça prenait une sale tournure. - Vous en prenez pas à moi, Capitaine, dit Charbit en relevant la tête. Son regard montrait de la surprise, de l'indignation, peut être, et une expression que le jeune homme traduisit immédiatement, un sentiment d'injustice. Il s'en voulut. - Paar m'a fichu en rogne, dit-il en guise d'explication, interrompu par la radio. - "Bleu de Quartier, êtes-vous Bleu Autorité ? Répondez". La voix, hautaine, acide, était déplaisante et Andreï sut immédiatement qu'il allait avoir des soucis. Il ne se sentait pas diplomate pour un rond. - "Affirmatif". - "Que faites-vous à cet endroit, Bleu ? A vous." Et voilà ça commençait… Il ouvrait la bouche pour dire qu'il cueillait des cerises et se ravisa au dernier moment. - "Contrôle de trajectoire…" Une réponse bidon mais il était sûr que le gars de la Division qui lui parlait n'avait aucune connaissance des Orgues. Et il enchaîna : - "Des chars ennemis franchissent la brèche depuis un moment déjà." - "D'où viennent-ils ? A vous." Un acharné de la procédure radio. - "De l'autre côté de la barrière, évidemment je ne sais rien de plus. Beaucoup de brouillard, ici." - "Etes-vous sûr que ces blindés sont en nombre ? A vous." - "Quartier de Bison Bleu, êtes-vous sûr qu'il n'y a pas quelque chose à faire, immédiatement. Tirer, par exemple ?" Il n'avait pas pu s'en empêcher et le regretta tout de suite. - "Surveillez vos paroles, Bleu. Répondez aux questions. Savez-vous comment on évalue le nombre des blindés ? A vous." Andreï eut l'impression qu'un voile rouge se déployait devant se yeux. Il tendit le bras gauche devant lui et serra le poing. - "Dans les circonstances météo présentes la réponse est non, Quartier." - "Gardez l'écoute, Bleu." Ses yeux tombèrent sur la carte devant lui quand il abaissa le combiné. Pendant qu'ils parlaient des chars chinois traversaient la plaine ! Il revit soudain la mine, là-bas en Sibérie, les visages défigurés par la peur, la souffrance, des prisonniers… Il sut ce qu'il devait faire ! Il n'y avait pas d'autres solutions, maintenant. Si le Delahaye avait été en ordre de marche ils auraient pu tenter de regagner la batterie mais c'était fichu. A chaque minute qui passait des Panthers défilaient. Andreï sut, intuitivement, que c'était la grande attaque de chars dont on parlait depuis deux mois. Les Chinois avaient bien engagé des chars sur l'axe principal d'attaque vers Kiev mais on disait qu'il en manquait une énorme quantité, par rapport aux estimations. Au Bataillon ; où certains officiers étaient au combat depuis le début de la guerre, avaient assisté aux percées au Kazakhstan, et en avaient gardé une terrible frayeur ; on se demandait où les Divisions blindées chinoises allaient bien pouvoir attaquer ? Andreï avait la réponse, c'était ici, à coup sûr. Comment ils avaient pu amener leurs engins sur place, avec cette immense forêt, c'était un mystère mais, plus il y réfléchissait plus il en était convaincu. D'autant que les arbres de cette forêt prétendue infranchissable avaient permis de masquer les mouvements et de provoquer une surprise totale. Il était certain qu'il y avait là des milliers de blindés, qui allaient déferler sur le flanc européen et tout enfoncer jusqu'à Kiev, cette fois. Il n'hésita pas. Il était devenu officier mais ne voulait pas faire carrière dans l'armée. Il tenait à ses galons mais les perdre en désobéissant pour ralentir une attaque pareille ne le dérangerait pas. Il regarda à nouveau sa carte et prit sa décision, appelant sa batterie. Ses officiers chefs de tirs étaient près des plate-formes. - "Orvan, notez ces ordres, A vous." - "Prêt." - "Feu, sur les tirs repérés de la brèche, les cinq plateformes ensemble. Rechargez tout de suite après, je vous donnerai les nouveaux objectifs. Il énonça les codes de quatre tirs repérés les jours précédents, choisissant de dresser une barrière d'explosions sur cinq kilomètres de large, en travers de la plaine, de part et d'autre de la brèche, au maximum de portée des fusées. Il essaya de compter combien de chars pouvaient passer à l'heure par une brèche pareille ? - Capitaine, fit la voix de Charbit, derrière. On disait qu'ils n'avaient plus d'essence mais je viens de voir passer cinq citernes, tirées par des chenillés. Andreï hocha la tête. Bien sûr qu'ils avaient des réserves. Plus qu'on ne l'avait estimé. Ils avaient gardé ce qu'il fallait pour alimenter la dernière offensive. Placés au-delà des trajectoires, ils n'entendirent pas arriver les fusées de la première salve mais le bruit des explosions se succédant, en rafale. Quelques secondes seulement entre les premières et les dernières. là-bas, les hommes de la batterie devaient déjà être en train de recharger les rampes. C'est pour ça qu'il y avait beaucoup de monde dans une batterie d'Orgues. Le rechargement exigeait l'aller chercher de nouvelles fusées aux camions d'accompagnement, de les apporter aux plate-formes où des artilleurs spécialisés les plaçaient sur les rampes. Le branchement des fils électriques commandant la mise à feu venant en dernier. Une simple fiche mâle venant de chaque fusée à enfoncer dans la prise femelle sur le plancher de la plate-forme. Dès leur arrivée sur le front, Andreï avait compris que le grand problème des Orgues était l'approvisionnement en munitions. Chaque plate-forme était réglementairement accompagnée d'un camion de fusées. De quoi tirer quatre salves. D'accord ça représentait 160 impacts par engin, 640 fusées par batterie, mais après ? Il y avait, théoriquement, un convoi de réserve de munitions à moins de trois kilomètres des plateformes. Mais théoriquement seulement… Alors il avait récupéré des camions endommagés à chaque fois que l'occasion s'était présentée, pendant la retraite. Le Colonel commandant le 367ème Bataillon ; Bataillon faisant Corps, donc indépendant ; n'avait pas protesté. Il y avait maintenant deux camions par plate-forme, dans sa batterie. De quoi tirer huit salves. Quand on les prenait sur la tête c'était un peu la fin du monde mais les blindés, qui n'étaient pas touchés directement, échappaient aux éclats, leur blindage était assez épais pour ça. Avec l'élévation de température due aux explosions, le brouillard se déchira brusquement. Andreï eut soudain, pendant quelques secondes, une vue presque dégagée de la plaine. Elle semblait presque couverte de chars ! La décision s'imposa à lui. Il comprit qu'il n'avait pas le choix. La brèche commandait tout. Un robinet qui allait alimenter une percée foudroyante, dévastatrice. On n'arrête pas comme ça des milliers de blindés. Il fallait les empêcher de passer la brèche ! Fermer le robinet… Lui seul pouvait le faire. Il baissa les yeux sur sa carte, lisant le code qu'il avait attribué au tir calculé sur la brèche. - Désolé, Charbit, on n'a pas le choix, dit-il sans se retourner. Puis il reprit le petit combiné, appelant sa batterie. Cette fois, il reconnut la voix, assez tendue, du Lieutenant Fatar, qui commandait la Première plate-forme. - "J'écoute Bleu Autorité." - "Fatar, est-ce que vous voyez la plaine ?". - "Je viens de la voir, un instant, il y a des centaines de chars, devant nous. Je n'en ai jamais vu autant. J'ai rendu compte au Bataillon. On attend des ordres. Si on ne décroche pas dans les dix minutes on sera face aux chars. Allez-vous pouvoir revenir, Autorité ?" - "Négatif, mon véhicule est HS. Les chinois continuent de passer devant moi. Ils sont des milliers. Lieutenant ce que je vais vous dire maintenant est un ordre formel… Que toute la batterie tire sur le même objectif. Jusqu'au bout des munitions. L'objectif est Alpha 12. Après la première salve j'essaierai de vous rappeler s'il faut modifier les éléments de tir pour élargir la zone d'impacts. Répétez." - "Toute la batterie sur Alpha 12… Dieu, c'est votre position, Capitaine, c'est le milieu de la brèche. Vous m'ordonnez de tirer sur vous !" - "Pas le choix, mon vieux. Il faut démolir des chars, pour en faire des obstacles naturels pour ceux qui arrivent derrière. Ca ne les empêchera pas de passer mais le débit va se ralentir considérablement. Il faut gagner du temps. Avec ce brouillard l'aviation ne peut pas intervenir. Il n'y a que nos blindés qui pourront s'interposer et il faut leur laisser le temps d'arriver jusqu'ici. J'ai eu un crétin de la Division. Ils ne se rendent pas compte de ce qui se passe, mais ils préviendront quand même les lignes arrières, l'information va passer. Quand vous aurez tiré toutes nos munitions partez, Fatar, préparez un départ d'urgence et prévenez le Bataillon. Terminé, Lieutenant, exécutez mon ordre." Il reposa le combiné et resta silencieux. - Nos fusées vont nous tomber sur la gueule, Capitaine, c'est ça ? dit Charbit, à côté. - Oui, c'est ça. Mets-toi dans la faille où tu as dormi et bouche-toi les oreilles, mon gars. - Et vous, Capitaine ? - Il faut que j'observe les impacts, si j'en vois, pour modifier la seconde salve. - Vous ne pourrez surveiller qu'un côté, Capitaine, je prendrai l'autre. Andreï se tourna vers le soldat qui le regardait fixement. - Mets-toi à l'abri, Charbit, crois-moi. - Bien trop la trouille, Capitaine. Il faut que je m'occupe. Et puis j'aime pas trop l'idée que ça pète et que je reste là à rien faire. Si on doit prendre une fusée sur la gueule j'aime mieux me dire que c'est moi qui l'ai voulu plutôt que laisser faire le hasard. Ce type était sacrément courageux et le jeune homme ne sut quoi dire. C'est Charbit qui lança en faisant demi-tour avec précaution sur la roche glissante : - Tout de même on vous apprend de drôles de trucs, dans les Services Secrets ! Cette fois ils entendirent les fusées approcher. Un déchirement dont le bruit allait croissant. Andreï eut le temps de se dire qu'il avait bien calculé le tir, l'avant-veille. Et puis le monde parut exploser. Les cinq plate-formes n'avaient pas tiré en même temps si bien que les fusées dégringolèrent pendant ce qui parut une éternité. Le brouillard s'était reformé mais des lueurs rouges étaient apparues. La chaleur des explosions provoquait de telles élévations de température que le brouillard se dissolvait assez vite, par endroits. Comme une grande pièce de tissu mité. - Trop serré, Capitaine, fit la voix, suraiguë, de Charbit, pas loin. Elles tombent toutes au même endroit, j'ai l'impression. Andreï appela sa batterie, il avait observé la même chose. - "Fatar, les tirs sont trop groupés, cria-t-il dans le micro. Faites modifier les angles de tir des tubes, sur chaque plate-forme, pour diverger très légèrement. Il faut couvrir toute la largeur de la brèche ou ça n'aura servi à rien." - "Vous n'avez rien, Capitaine ? Ca va ?" - "Ca va, ça va. Continuez le tir. N'attendez pas que toutes les plate-formes soient prêtes et poursuivez le tir jusqu'à épuisement des munitions puis taillez-vous ! Terminé." Il regretta le mot aussitôt après l'avoir dit. Une brutale superstition lui fit appréhender sa propre fin… Que c'en soit terminé pour eux aussi ! Comme si l'avoir dit allait provoquer… Le réglage prit du temps, là-bas. La seconde salve mit cinq bonnes minutes à survenir. Mais ce fut l'enfer. Le sol semblait se soulever, partout alentour, à droite et à gauche du promontoire où ils se trouvaient. Les ondes de chocs faisaient trembler les pieds. -"Comme ça, comme ça, continuez hurla-t-il dans le micro." Et puis il eut l'impression étrange que tout devenait silencieux, sur l'amas, qu'une gigantesque vague le soulevait de terre et le projetait dans l'espace… *** Entre les tirs de barrage, les contre-attaques de blindés, et la ruée de l'Infanterie on ne découvrit les deux hommes que deux jours plus tard. Charbit et Andreï avaient la poitrine ouverte par des plaies multiples causées par des éclats de pierre et étaient exsangues. Ils s'étaient presque vidés de leur sang. La pluie qui n'avait pas cessé de tomber depuis le début de la bataille avait eu pour effet de diluer le sang, qui coagulait mal. Et il leur en restait si peu… Au Quartier Général de la Division, on savait ce qu'on leur devait. Ils furent évacués par un hélicoptère qui vint se poser derrière les épaves des chars Chinois… Les unités ennemies qui avaient réussi à passer quand même étaient devant, loin devant, déjà. *** La Tonne résonna comme une cloche gigantesque. Ils venaient d'encaisser un obus de plein fouet, au sommet de la tourelle. Alexandre, sonné, porta une main à sa tête, qui lui faisait un mal de chien, se demandant confusément où était son casque. Il ne se souvenait pas de l'avoir enlevé… Et puis son cerveau se remit à fonctionner. Il nota le sang qui couvrait sa main, et coulait de sa tête, la douleur au front. Il avait été tapé, tête baissée, dans le blindage quand le PzIV les avait tirés. Une expérience rare, songea-t-il bizarrement, en général on ne voit pas le blindé qui vous allume ainsi, droit dans les yeux. En tout cas on ne peut le raconter à personne : un coup pareil vous transforme en lumière… Sauf si tout le monde se retrouve au paradis. Si les équipages chinois et européens s'y rencontraient ça devait faire de sacrées engueulades ! La dégringolade d'une douille éjectée du canon et venant heurter les autres, sur le plancher, le ramena à la réalité. - "Tu l'as eu, Fofo ? cria-t-il en se souvenant qu'ils avaient tiré en même temps que le char chinois. Il avait la voix cassée d'avoir tant hurlé, depuis trois jours que la grande bataille avait commencé. Les joues couvertes d'une mauvaise barbe, les traits tirés, ils avaient tous l'air plus fatigués encore qu'ils ne l'étaient. Et pourtant ils étaient usés. Alexandre avait entendu le Colonel Van Pluren dire, le premier soir, que leur 17ème Armée Blindée arrivait en renfort du front sud où la VIème Armée Chinoise était totalement bloquée, pour arrêter cette dernière offensive chinoise du IVème Groupe Chinois. Mais elle tardait bien trop. - "Allons bon le 'pitaine est miro, maintenant, commenta le tireur. Un coup au but que j'y ai filé au Pézaide !… Bon, Hans, tu t'casses d'là oui ou non ! Tu crois qu'on fait pas une assez bonne cible comme ça, qu'tu nous gardes immobiles, dans c'bordel ?" Plusieurs années de compagnonnage avaient un peu lassé Alexandre de l'humour de Fofo, pourtant cette fois il entendit la réponse avec un soulagement tel qu'il eut envie de le lui dire. Mais le petit Landais aurait pensé qu'il le provoquait. Une main agrippa son mollet. Il baissa les yeux et vit, en dessous de lui, qu'Arsène avait ramassé son casque, sur le plancher, et le lui tendait. - "Faut toujours attacher la mentonnière, Capitaine, enfin je veux dire Commandant. Vous inquiétez pas pour votre front. Je vous arrangerai ça quand on sera plus tranquille. La tête ça saigne beaucoup mais c'est pas souvent grave. Ou alors on y reste." Allons bon celui-là s'y mettait aussi ? La mentonnière c'était son leitmotiv à lui, pour rappeler à l'équipage que le casque ne devait pas être posé sur la tête mais attaché ! Pourtant le regard du Bulgare ne trahissait rien d'autre que sa gentillesse habituelle. Alexandre ne répondit pas, coiffa et fixa le truc, grimaçant quand le rembourrage vint appuyer sur sa blessure. Il passa rapidement une main sur ses sourcils pour enlever le sang qui l'aveuglait et colla son visage devant l'épiscope frontal. Dehors c'était le même spectacle depuis plusieurs heures. Une bataille de chars peut durer des jours et ressemble en général à un duel d'artillerie. Des éléments se tirent dessus à plusieurs centaines ou milliers de mètres de distance. Cette fois les Chinois avaient donné la charge et c'était presque du tir à bout portant. Une bataille navale du XVIIIème siècle, faite de quantités de combats individuels, entre deux ou trois navires qui se détruisent face à face, à celui qui tirera le plus vite, qui aura le moins de dégâts dans son armement, même si les mâts sont arrachés. Ici on pouvait recevoir un obus de n'importe où, il y avait des chars chinois devant, derrière, sur les flancs, partout. - "J'ai presque plus de perforants, cria Arsène dans les écouteurs". - "Charge avec ce qui te tombe sous la main, répondit Alexandre, les autres sont comme nous… Hans appuie à droite." Dès le début de la journée il avait ordonné à ses Escadrons de rester groupés. Au soir du premier jour le Deuxième Escadron avait perdu son Capitaine et Van Pluren, en qualité d'officier commandant en chef son unité avait, sur le champ, nommé Alexandre "Commandant Prov" et lui avait confié également l'unité décapitée. Il commandait donc les Deuxième et Troisième Escadrons. Encore pas rôdé à ce travail le jeune homme avait voulu garder sous les yeux les chars dont il assurait le commandement, pour constituer un noyau de manœuvres et avait dit à tous les Pelotons de rester ensemble. Il avait vu sauter un bon nombre de ses blindés, depuis deux jours, mais les autres suivaient son ordre. Il se tourna pour regarder par l'épiscope arrière et aperçut plusieurs chars chinois au beau milieu des T 34 de la Division, à trois cents mètres. Et il comprit ce qui se passait. Les Panthers et les PzIV Chinois, se bornaient à les bousculer, enfoncer leurs lignes, pour continuer leur progression, sans chercher à les exterminer, à remporter une victoire définitive. Ils avaient des chars lourds, derrière, ces nouveaux Tigre de 70 tonnes, avec un canon de 128m/m, qui se chargeaient de liquider ce qui traînait. Il n'y avait que des canons anti-chars, des 37, et ces engins bizarres, les Destructeurs, comme on les appelait, qui pouvaient s'attaquer à un Tigre, les autres, T34 ou Schermann ne pouvaient, au mieux, que faire sauter une chenille ! Ces Destructeurs n'étaient pas vraiment des chars, simplement des canons de 155, maintenant, montés sur chenilles. Pas de blindage, juste une carrosserie pour le pilote. Un canon mobile, en réalité. On les fabriquait très vite sur les chaînes, disait-on. Le tireur et les trois chargeurs étaient à l'air libre, sans rien d'autre devant eux que la plaque classique, à cheval sur la volée du canon. On annonçait l'arrivée de Régiments de Cuirassiers avec les derniers chars lourds européens, des T 54, avec un énorme canon, mais le jeune Commandant n'en avait pas encore vu la queue d'un. Alexandre en revint à ce qu'il distinguait, on avait donné l'ordre aux Divisions Chinoises de chars moyens de foncer sur Kiev et ils ne s'arrêtaient plus. A bout d'essence ils devaient se transformer en pièces d'artillerie fixes et tirer à la cible sur tous les blindés européens pour permettre à leurs copains de continuer. Ils étaient si nombreux ! Ou alors ils trouvaient un coin abrité, se planquaient et attendaient d'être ravitaillés. Voilà pourquoi, depuis trois jours que la bataille durait, La 5ème Armée Blindée Européenne reculait, reculait sans cesse. A chercher le contact comme ils le faisaient, chaque jour, les Régiments Européens jouaient le jeu des divisions chinoises qui forçaient le passage, et se retrouvaient plus loin chaque soir. Il saisit le micro et commanda, sans en référer à Van Pluren : - "Escadrons demi tour ! On tire les blindés ennemis qui sont passés. On nettoie derrière nous maintenant. Il ne faut pas qu'ils continuent, il faut détruire en priorité ceux qui ont traversé nos lignes. Tirez à l'explosif sur leurs moteurs, gardez les perforants pour les tirs latéraux ou de face… Hans, fais demi tour." Passant d'un épiscope latéral à l'autre il vit que son ordre avait été entendu, ses deux Escadrons manœuvraient pour faire demi-tour. - "A c'compte là on va déguster par l'arrière, nous aussi," râla Fofo, dans le circuit radio interne. Il n'avait pas tort, Alexandre le savait bien. Il était un peu plus de 17:00, ils avaient été ravitaillés une heure plus tôt, en carburant et en munitions, quand les restes des deux Escadrons ; ils avaient beaucoup souffert, ce jour là ; se trouvèrent dans une série de grands champs plats, bordés de haies épaisses et hautes, parsemées d'arbres par ci par là. Le combat devenait une sorte de partie de cache-cache avec les haies. Elles étaient assez hautes pour qu'un Panther soit masqué. Si bien que s'aventurer sur un billard pareil devenait un coup de dé. Il suffisait qu'un ou deux blindés chinois soient planqués au bout d'un champ pour anéantir un Peloton entier. Une demi-heure seulement après qu'Alexandre eût donné l'ordre de faire demi-tour, celui-ci fut confirmé pour tout le régiment par Van Pluren. Ca voulait dire que ses Deuxième et Troisième Escadrons se trouvaient loin de l'appui des autres engins du Régiment. Et par ici il y avait beaucoup moins de monde pour recevoir du soutien, les vagues d'assaut européennes étaient loin derrière ! Même s'il semblait, à la radio, que tout le monde effectuait la même manœuvre. Ils étaient tous lancés à la poursuite des Divisions chinoises qui avaient percé… - "Premier Peloton, essayez de longer la haie qui se trouve à votre gauche. Quand vous serez au bout on vous rejoindra et le Quatrième fera la même chose de l'autre côté." La porteuse fut coupée deux fois en guise d'accusé de réception. Puis deux fois encore, les chefs des deux autres Pelotons répondaient à tour de rôle. - "Hans, avance un peu, demanda Fofo, on est penché en arrière et j'pourrai pas tirer assez bas." Le moteur gronda et le char avança d'un petit mètre, écrasant les broussailles. Ils ne rendirent compte de rien. L'obus traversa le char de part en part, sur le côté droit, sans ricocher, juste derrière la tourelle. L'intérieur de La Tonne devint un univers de chaos. Hans eut un dernier réflexe et enclencha la marche arrière. Le moteur gronda encore quelques secondes avant de stopper, hors d'état. C'est le grésillement des flammes qui ramena Alexandre à la réalité. Bon Dieu ils brûlaient, La Tonne allait sauter ! Il eut devant les yeux le spectacle qu'il connaissait si bien d'un char s'éventrant sur une tempête de flammes, volant en morceaux de moins de quarante centimètres de long, parfois, dans les secondes suivant un coup direct. - Evacuez, évacuez ! hurla-t-il en voulant lever les bras vers les volets de la tourelle. Il réalisa, que la paroi inférieure droite du char présentait un énorme trou par lequel il voyait un reste de galet suspendu à il ne savait quoi. La chenille avait disparu et, à sa place, on distinguait la prairie à travers un rideau de flammes. Il se rendit compte également qu'il ne pouvait pas bouger. Une douleur, si forte qu'elle le paralysait, à la hauteur de la poitrine. Dieu, il fallait sortir d'ici… sortir ! Des mains agrippèrent ses jambes, tirèrent, et il hurla. Quelqu'un criait mais il était incapable de se concentrer pour comprendre un mot. Une secousse plus violente le fit glisser de son siège et il s'effondra sur le plancher, glissant le long du corps de Fofo effondré en avant, contre le blindage de la tourelle. Une impression de brûlure aux jambes… On le traînait au sol… La douleur s'engourdissait, dans sa poitrine, et il ouvrit les yeux découvrant les visages de Hans et Gustav, noirs et sanglants. Arsène était couché sur le côté, à proximité, et vomissait. Sa combinaison de tankiste était rouge de sang, à l'épaule droite. Bien sûr, à l'avant, les pilotes avaient échappé au plus gros de l'explosion, et s'étaient éjectés par leurs volets, mais Arsène était du côté du trou béant. - Fofo, dit-il soudain. - On peut plus entrer, Capitaine, fit Gustav, la voix bizarre. - On peut pas le laisser là, tout va sauter… les obus sont dans les flammes. Il essaya de se soulever en appuyant sur sa poitrine de la main droite. Il ressentit comme un coup de poignard mais ça marchait. Il se mit à genoux et regarda le char. Les flammes entouraient le moteur. Le carburant ! Le kérosène pouvait-il sauter ? Une histoire de degré de température, il croyait se souvenir. Mais les obus, oui ! Il se mit debout et commençait à marcher, en chancelant, vers l'épave quand plusieurs mitrailleuses se mirent à tirer. Il vit le sol se piqueter aux endroits où les balles s'enfonçaient. Mais il était entièrement obsédé par la douleur de sa poitrine. Son cerveau n'était pas capable de penser à deux choses à la fois. Tant pis pour les balles ! Il n'eut que le réflexe de crier : - Planquez-vous. - Commandant… Commandant, vous ne pourrez pas entrer. - Par la tourelle, si, cria-t-il sans se retourner. Marchant péniblement, courbé en deux, il contourna La Tonne par l'avant et tenta de se hisser en grimpant sur la chenille encore en place. La douleur revint et il ne put s'empêcher de gémir. Il serra les dents, jurant violemment, cette fois, et se hissa sur la plage avant. De là il gagna la tourelle qui paraissait inclinée sur le côté. Un coup de canon, pas très loin, ne lui fit pas tourner la tête. Mais une mitrailleuse orienta son tir vers l'épave et il vit des éclats sauter, près de lui. Bon Dieu, les autres n'allaient pas la faire sauter cette saloperie de Pz ? Il était furieux que tout l'empêche de gagner le sommet de la tourelle. Comme si le monde entier se liguait contre lui… Pourtant, en accrochant les poignées métalliques il parvint au sommet, ne faisant plus attention aux bruits, aux impacts proches. Fofo d'abord. Il verrait ensuite. Il se sentait faible, sans forces et dut faire un effort pour que sa main gauche saisisse la poignée d'ouverture extérieure. Il ne se souvenait plus s'il l'avait verrouillée de l'intérieur, avant l'impact ? Si, certainement. Mais il y avait un jour. Si la tourelle avait bougé, les verrous avaient peut être lâché ? Il tira aussi fort qu'il le put et le volet grinça, mais se souleva. Il fallait ouvrir l'autre. En se penchant il glissa une main hésitante et fit sauter le blocage. L'intérieur de La Tonne était éclairé par le jour venant de l'ouverture dans le flanc et les flammes. Fofo n'avait pas bougé. Sa main droite était passée par dessus la culasse du canon, comme s'il avait voulu s'y retenir. Jamais Alexandre ne pourrait le hisser par la tourelle. Il se rendait compte qu'il perdait ses forces très vite. L'ouverture, il n'y avait que l'ouverture faite par l'obus chinois… Il faudrait s'arranger des flammes. Péniblement il fit passer ses jambes dans le trou de la tourelle et ses pieds tâtonnèrent à la recherche des appuis habituels. Il s'effondra plus qu'il ne descendit sur son siège. De là il se laissa glisser jusqu'au plancher. Le corps de Fofo lui tournait le dos, il le saisit par les épaules et tira. Sous le poids il perdit l'équilibre et ils tombèrent sur le plancher, parmi les douilles des obus tirés. L'air sentait le brûlé, il y avait beaucoup de fumée dans la carcasse, et des grésillements venaient de partout. L'ouverture… Il saisit une jambe du soldat et le tira vers la lumière, vers l'extérieur. Il songea qu'il n'avait même pas regardé si le tireur était toujours vivant. Un peu tard. Les flammes dressaient un véritable rideau maintenant mais avaient tendance à entrer à l'intérieur du char. Il pensa que la tourelle, ouverte, faisait cheminée et provoquait un appel d'air… Et puis ses yeux tombèrent sur les toiles huilées, sur le côté, sous le poste radio. Les toiles dont ils faisaient un auvent pour s'abriter, à l'extérieur, la nuit, pour dormir, quant il pleuvait. Il tendit un bras, jurant à nouveau mais réussit à les faire tomber. On aurait dit qu'il n'y avait plus qu'une mitrailleuse en train de tirer par à coup, dehors. La douleur de sa blessure était sourde, maintenant, comme si le côté de sa poitrine s'endormait peu à peu. Il prit la première toile et la développa tant bien que mal sur le corps du tireur, toujours inerte, avant de couvrir ses épaules à lui, avec la suivante. Il faudrait qu'elles résistent à la chaleur, le temps de passer, et il lui en faudrait, du temps, pour tirer le corps ! L'engourdissement de son côté disparaissait par moment pour laisser passer une onde de douleur telle qu'il en criait. On disait qu'une sale blessure déclenchait un engourdissement, au début, avant que la vraie douleur n'apparaisse. Il fallait battre cette douleur-là de vitesse, sinon il ne serait plus en état de sortir lui même de l'épave en flamme. Et il avait l'impression d'être de plus en plus faible. Son visage se crispa quand il empoigna la cheville droite de Fofo et tira. Il était incapable de pousser le corps à l'extérieur, il fallait le tirer, derrière lui. Non, ça n'allait pas, la jambe gauche allait s'accrocher. Cette fois il prit un poignet et fit faire demi-tour au corps en tirant sans ménagement. C'est à ce moment que ses yeux tombèrent sur l'autre jambe du tireur, la gauche. La cheville avait disparu… Il eut un haut-lecœur au moment où Fofo poussait un gémissement. Au moins il était encore vivant ! Alexandre fit un effort pour ne pas regarder la blessure, se mit à genoux, dos aux flammes, s'immobilisa un instant pour mobiliser ses forces, puis commença à reculer. Il s'attendait à sentir des violentes brûlures sur les tibias quand il passerait à la hauteur du rideau de flammes, il n'avait pas eu le temps de les entortiller dans la toile, celle-ci ne le protégeait que de ce qui venait du dessus… Il réalisa, au contraire que c'était son dos qui chauffait terriblement. Il tira comme un damné sur le poignet droit de Fofo, essayant de donner des coups de reins qui lui faisaient souffrir le martyr. La lumière… Il était dehors, les flammes étaient juste devant ses yeux. Il se mit à genoux et tira plus commodément, plus vite. Et puis il y eut un nouveau coup de canon couvrant le tir de la mitrailleuse qui avait remis ça. Un 76,2 reconnut-il machinalement en penchant son corps en arrière pour tirer plus efficacement. Il reçut probablement l'une des dernières balles de la rafale. Elle le cueillit dans le dos, sous l'omoplate, alors qu'il tombait en arrière, au moment où Hans arrivait en galopant et était, lui aussi, touché. A la cuisse. Ils ne virent, ni l'un ni l'autre, les chars du Quatrième Peloton jaillir de la haie, comme des diables et foncer à travers la prairie en tirant sans discontinuer. Le seul blindé survivant du Septième arrivait derrière et s'arrêtait près d'eux… Quelqu'un lui fit une piqûre, de morphine sans doute, parce qu'il perdit conscience de ce qui l'entourait. *** L'attaque Chinoise était tellement dévastatrice que le Haut Commandement lança ses ultimes réserves : les Brigades de Cuirassiers sur le monstrueux T 54, encore pas vraiment engagées dans des batailles importantes, destinées, plus tard, à se mesurer au monstre Chinois, le Tigre. Le canon de 122 des T 54, son blindage de 110 m/m, en faisaient un véritable fortin sur chenilles. En dépit de sa vitesse max de 43 km/h et de sa faible autonomie, 240 kilomètres, les T 54 réussirent ce qui paraissait impossible aux unités de Hussards et de Chasseurs sur T 34: stopper la percée ennemie et anéantir les divisions blindés ennemies. Alexandre ne les vit pas à l'œuvre, mais en entendit longuement parler, à l'hôpital. ** CHAPITRE 23 Du début du printemps au début de l'été "1949" Meerxel avait demandé à l'Etat-Major une projection de ce que coûterait encore la guerre, en vies humaines, dans le camp européen. Dans l'hypothèse où celle-ci se déroulerait tant bien que mal, pas forcément très bien. Tous domaines confondus. Il regardait le chiffre qui s'étalait là, devant lui, à la fin du dossier, se demandant s'il lisait bien ? Des… des millions de soldats Européens allaient mourir ! Simplement pour ACHEVER la guerre. Non, il ne fallait pas raisonner ainsi : des millions d'hommes, Européens ET Chinois. Pour l'achever. Parce que le IVème Groupe d'Armées Chinoises, celui du triangle Moscou-Kiev-Celjabinsk, depuis l'autre côté de l'Oural, jusqu'à la Russie et l'Ukraine, était perdu. Ses chefs ne le reconnaissaient probablement pas encore mais tous les signes étaient là. Et leur front sud, toujours entre la mer d'Azov, Rostov sur le Don et Astrachan, matraqué par l'artillerie Européenne, était bloqué, incapable de bouger. Ils allaient encore faire beaucoup de mal, dans le nord. L'Armée de la Fédération devrait laisser sur place, sur les flancs du IVème Groupe et devant eux, un sacré nombre d'unités pour l'écraser, essentiellement de l'artillerie, des Orgues, dont l'efficacité était sans rivale pour stopper une offensive, anéantir une ligne de front, on le savait maintenant. Dévoreuse de munition mais soulevant des murs de feu infranchissables, bouleversant le sol. Des blindés aussi, pour liquider les survivants d'une attaque désespérée. Et puis il faudrait, à force de pilonnages de fusées, rétrécir, toujours plus, l'immense territoire sur lequel l'ennemi s'accrochait, avant qu'il ne se rende totalement. On le savait désormais, après des interrogatoires de prisonniers. Faisable, malgré tout. Restait le problème des populations civiles. Les experts de l'Etat-Major estimaient que les deux tiers des civils bloqués à l'intérieur de l'immense périmètre encore tenu par les Chinois ne survivraient pas ! Les deux tiers… Impossible d'en estimer le nombre exact à l'heure actuelle, dans ces conditions. Des millions et des millions, là encore. Décimés par les privations, la maladie, le froid, par les soldats Chinois, bien sûr, dont on savait qu'ils s'étaient déjà livrés à des massacres pour mieux s'installer dans un village, par exemple, trouver des isbas à brûler pour se chauffer, cet hiver. Mais ce n'était qu'une partie du problème. Une partie seulement ! L'Europe avait soulevé l'Armée la plus puissante, la plus colossale qui soit possible, dans l'Histoire des hommes, après celle de la Chine ; seulement en nombre d'hommes, toutefois, pas en puissance de feu. A 18 ans, un jeune européen, un gosse, servait dans l'Armée, à un titre ou un autre. Le nombre de jeunes filles et de jeunes femmes avait presque atteint la moitié de celui des hommes pendant la Première Guerre, en 1915! Maintenant elles occupaient pratiquement tous les postes non-combattants. Enfin pas tout à fait encore mais elles étaient souvent près du front… Les usines fonctionnaient avec des ouvrières et des ouvriers de plus en plus âgés. Pourtant, les cadences étaient régulières, le système marchait bien. Le matériel sortait, parfaitement au point, très supérieur, désormais, à celui qu'utilisaient les Chinois, même celui, moderne, qui leur était arrivé directement de Chine, avant l'encerclement. En Europe, les navires, les avions, les chars, les canons, les munitions étaient fabriqués en nombre suffisant, tout correspondait au Plan prévu. Colombiani avait fait un travail magnifique en organisant tout cela. Un nouveau front, mouvant, était en train de s'établir, loin en Sibérie, d'où la moitié de la grande Armée des Territoires de l'Est dévalait à travers la Mandchourie. L'autre moitié avait délivré les Territoires Occupés de l'est de la Sibérie, jusqu'à l'Oural. Les Européens venaient donc d'entrer en Chine et tout basculait pour les Chinois. Ils découvraient la guerre, sur leur sol. Mais ça ne se passait pas du tout comme les psycho-sinologues l'avaient imaginé. Tablant sur des modèles établis à la fin de la Première Guerre continentale, ils avaient prévu un effondrement du peuple Chinois à l'invasion de leurs terres. Ce n'était pas le cas ! Quelles qu'en soient les raisons : une poigne exceptionnelle de leur Chancelier Xian Lo Chu ; ce type avait d'incontestables qualités de rassembleur, un grand charisme, des dons de Chef, c'était évident ; la mainmise du PURP, un patriotisme exacerbé, ou autre chose encore, ils résistaient durement aux brutales poussées européennes. Chaque village devenait un camp retranché. Les soldats Russes, Français, Allemands, Bulgares, Espagnols, commençaient à être écœurés de massacres. Leur colère, leur vieille colère de la découverte du sort des prisonniers et de la population civile des Territoires Occupés, ne suffisait plus, parfois, à les faire attaquer pour se retrouver devant un village où chaque maison était minée, truffée d'explosifs, rudimentaires souvent, où la population, vieillards, adolescents surtout, participait aux combats avec un niveau de violence tel qu'il fallait écraser l'agglomération. Des Escadres de bombardiers B 24 avaient été envoyées sur place et pulvérisaient tout ! Certains disaient, à l'Etat-Major, que le PURP devait avoir trouvé un levier pour soulever ces gens, une haine ou une peur des Européens qui les mobilisaient désespérément ! Peut être. Cela expliquerait toutes ces débauches d'un courage insensé. On avait même vu, disait-on des vieux avions de chasse Chinois, des Zéros, à bout de munitions, percuter délibérément des groupes de bombardiers B 24, devant l'impossibilité de les abattre tous. Qu'avait-on raconté au peuple Chinois ? De toute façon, si celui-ci y croyait, si la population acceptait les raisons qu'on invoquait pour la pousser à mourir plutôt que de laisser passer les troupes européennes, comment la convaincre qu'il s'agissait de mensonges ? On peut prouver que quelque chose existe, comment prouver que quelque chose n'existe pas ? C'est la terrible efficacité du mensonge. Le nombre était là, sous les yeux de Meerxel. La Première Guerre avait coûté la vie à 4 590 000 soldats Européens, plus les civils. Pour en terminer, maintenant, simplement en terminer, aller jusqu'à Pékin, l'Etat-Major estimait qu'il fallait escompter encore 4 000 000 de morts dans les seuls rangs de l'Europe ! Et, cependant, le gouvernement Chinois n'accepterait jamais un armistice sans condition ; les sinologues étaient tous d'accord sur ce point ; même en ce moment, même sachant que la chance avait tourné pour leur pays. Ils voulaient gagner du temps. Meerxel se doutait pourquoi. Mais jamais l'Europe ne se remettrait de ces massacres… Ce serait un peuple décimé qui vaincrait. Inexistant, incapable de simplement se redresser ? De reprendre le travail, de relever les ruines, de repartir, économiquement, dans le monde moderne, avant des dizaines d'années. Il n'y aurait plus assez de bras pour cela. On avait découvert des charniers, en Sibérie, au Kazakhstan, en Ouzbékistan, dans des villages, de petites villes dont les habitants avaient disparu. Il resterait un peuple économiquement et industriellement soumis, totalement soumis à l'étranger, aux USA, ne serait-ce qu'eux. Qui, sous le couvert de l'aider, le coloniserait, volerait son niveau technologique, acquis à quel prix ? Un instant Meerxel songea que c'était peut être là le calcul des hommes d'affaires Américains, de Fellow ? Puis il pensa qu'il se laissait aller à son anti-américanisme. Non, même si ces gens n'avaient aucun sens moral, aucun sentiment, aucune notion de la responsabilité, du Devoir des hommes devant l'Histoire, ils ne pouvaient quand même pas être allés jusque là. Laisser faire un génocide pour ramasser les miettes, ensuite ! Le gouvernement américain en était, peut être, capable, pas le peuple, enfin il ne le pensait pas !... Sauf si son gouvernement le manipulait bien, peut être ? Il repoussa le dossier devant lui, sur la table, accablé, et se leva avec effort, se dirigeant vers une haute fenêtre, ouverte du Bureau Français. C'était une fin d'après-midi et le jour baissait. Il respira longuement, sentant les odeurs des plantes du grand jardin qui descendait jusqu'au fleuve. Le soleil venait de disparaître et la nuit était presque là. Mais il n'alluma pas, restant longtemps ainsi, dans l'ombre. Réfléchissant, tournant, retournant la décision qu'il avait déjà prise dans son for intérieur mais qu'il tardait à mettre en application… Madame Stavrou pénétra dans le Bureau Français vers 19:30 le trouvant toujours immobile, à la fenêtre et elle eut peur, un instant. Basculant un bouton électrique, à l'entrée du Bureau Français, elle illumina soudain la pièce et les yeux de Meerxel clignèrent plusieurs fois, quand il se retourna. - Monsieur… commença-t-elle, inquiète. Il leva une main. - Ca va, Madame Stavrou, ça va… je… Pouvez faire fermer tous les volets, s'il vous plaît ? Je réfléchissais. Il se reprit, se raclant la gorge pour lâcher d'une voix plus forte, je vais vous demander un dernier effort, aujourd'hui. Je voudrais que vous organisiez une réunion ; le plus vite possible ; avec les professeurs Perrin, Pendsdorff, von Braun et Berkman, le VicePrésident, le Premier Ministre, les Maréchaux Van Damen, Korsk et l'Amiral Dorstedt et le Directeur de mon Cabinet. C'est une réunion de toute première importance, dites à ces personnes qu'elles doivent revenir d'urgence de là où elles se trouvent, par avion. Vous préciserez aux scientifiques qu'ils apportent leur dossier Alpha. Simplement ça, le dossier Alpha. Ne cherchez pas une journée libre, sur mon agenda ou celui des participants, c'est la date de leur arrivée qui aura force de convocation. Toute affaire cessante. Lorsque vous aurez arrangé tout cela, vous ferez préparer la salle de conférence de l'étage du dessous, vous préviendrez Monsieur Berthold de la faire fouiller avec le plus grand soin et vous direz à Monsieur Lagorski de la faire garder jour et nuit par une double unité de Chasseurs… Je vais monter maintenant chez moi. Annulez, s'il vous plait, les rendez-vous que j'aurais encore pu avoir ce soir. Meerxel aurait eu envie de demander à Conrad Adenauer de venir, lui aussi à cette réunion. Il l'avait bien mérité et son avis était important. Mais pourquoi lui et pas les autres Présidents ? Il y eut un très long silence, puis madame Stavrou esquissa un pas vers le bureau du Président avant de se reprendre et de faire lentement demi-tour vers le sien. Elle ne savait pas ce qui venait de se passer mais comprenait qu'il s'était produit quelque chose de grave, dans cette pièce, là, juste à l'instant… *** Il était huit heures du matin, le 30 mars, cinq jours plus tard ; c'était un dimanche ; quand neuf hommes, suivis du Capitaine Biznork pénétrèrent en silence dans la salle de réunion. Ils ne s'étaient pas encore vus. Chacun avait été reçu par un Officier du palais et avait patienté dans une pièce à part. Puis un Officier supérieur de Chasseurs était venu les chercher. En voyant un officier de ce grade se présenter, chacun d'eux avait immédiatement compris que cette réunion était exceptionnelle. Meerxel les attendait dans la salle et les avait accueillis un par un, personnellement, et leur avait serré la main, voulant ainsi leur montrer probablement quelque chose. Ils n'avaient pas compris quoi. Certains avaient le visage fatigué. Quand ils furent tous là, il se servit un pot de thé ; devant un grand plateau sur roues supportant un assortiment de théières, de cafetières et de corbeilles contenant des croissants et des petits gâteaux ronds dont on attribue la paternité à la Bretagne ; et les invita, d'un geste, à faire de même, avant de se diriger lentement vers un tableau noir installé à un bout de la grande table ovale, derrière son siège. Il se tint immobile, pendant quelques secondes, devant le panneau qu'il avait lui-même rempli, une demi-heure auparavant et recouvert d'un grand drap blanc. Le ton des conversations baissa peu à peu, au fur et à mesure où certains d'entre eux se servaient au petit buffet et gagnaient la longue table, jetant de rapides coups d'œil en direction de Meerxel, muet. Ses invités se posaient des questions. Il était temps de commencer. Quand il se retourna il rencontra leurs regards, les soutint un instant puis s'assit. Cette fois il n'y avait plus un murmure. - Messieurs nous ne sortirons pas de cette pièce tant que nous n'aurons pas pris une décision concernant l'issue de la guerre, une décision à l'unanimité. Autant d'heures ou de jours que cela prenne ! Nous mangerons, nous dormirons ici, s'il le faut, mais tout le monde se ralliera, de son plein gré, j'insiste là-dessus, à la même position. Il faudra donc que chacun soit convaincant. Je veux l'unanimité, c'est absolument nécessaire. Vos services ou bureaux respectifs sont prévenus que vous n'êtes pas joignables… Je vais vous exposer la situation. Quelques uns seulement d'entre vous savent, ou ont deviné, de quoi nous allons débattre, d'autres en connaissent quelques bribes. C'était une étude totalement couverte par le niveau le plus élevé de la cotation "secret Etat". Il prit le temps de réfléchir, le visage baissé, même si ce qu'il allait dire était clair depuis des jours dans son esprit. - Lorsque les Chinois ont rasé Niznij Novgorod ils ont utilisé environ 8 700 tonnes de bombes, déversées pendant des heures sur la ville. Il y a eu, souvenez-vous en, 181 000 morts et blessés. Vous savez ce qu'il est resté de la ville ! Rien, absolument rien. D'une grande ville, d'installations industrielles immenses, des quartiers d'habitations rien !… Nous disposons, ou sommes sur le point de disposer, de bombes ; enfin de quelques exemplaires seulement ; d'un pouvoir équivalent, chacune, à 20000 tonnes d'explosifs classique, de TNT… 8 700 tonnes aux Chinois contre, chacune de nos bombes : 20 000 tonnes, je le répète. Mais ne gardez en tête que ce nombre, car il n'est pas pour l'instant question de lâcher deux bombes ensemble. Tout cela est si nouveau que nous ne savons même pas quel en serait l'effet ! Le Capitaine Biznork va distribuer aux non scientifiques des dossiers qui contiennent le minimum d'informations nécessaires afin que la discussion puisse commencer. Je vais vous demander de lire le dossier, s'il vous plaît. Il n'est pas long. Nous débattrons ensuite. Il se leva et alla se planter devant le buffet, grignotant encore, sans faim, quelques biscuits, le regard posé sur un pot de thé qu'il ne voyait pas vraiment. Quelques bruits de gorges le firent se retourner, au bout d'un moment. Tout le monde le regardait. Il prit son pot de thé à deux mains, comme pour se les réchauffer, et marcha vers sa place où il se tint debout. - Si quelqu'un se pose une question sur la présence du Capitaine, parmi nous, souvenez-vous qu'il a le niveau d'accréditation supérieur, qu'il faudra bien que quelqu'un prenne des notes, à propos de cette réunion… historique, et que nous avons besoin d'avoir ici un homme de son âge. Nous allons parler de son monde, celui que nous laisserons derrière nous, celui dans lequel il vivra, lui, alors que nous aurons tous disparu de cette terre. Il s'interrompit une nouvelle fois et s'assit doucement, comme s'il craignait un geste brusque ; sans les regarder ; reprenant d'une voix lente. - Le talent bien sûr, mais aussi le hasard, la vie, la carrière, l'ambition, ont amené tel et tel d'entre vous dans cette pièce, aujourd'hui, pour prendre une décision qui va faire basculer le monde. Nous avons un devoir, devant nos concitoyens… mais pas seulement eux. Devant les Hommes de notre époque. Tous les Hommes, y compris le peuple de Chine. Tous les peuples de la terre. Nous avons le devoir de trouver la moins mauvaise solution pour sortir de cette guerre dans les meilleures conditions… Pas la meilleure solution, la moins mauvaise. J'ai demandé, il y a déjà un certain temps, à un haut scientifique, au cours d'une visite dans la base où s'est déroulée cette étude : "Que se passera-t-il ensuite ? Que se passera-t-il, au sol, à la surface de notre planète, si nous utilisons cette bombe, si nous nous sommes trompés ?" Je n'ai jamais oublié sa réponse, son regard. Il m'a répondu : "Nous ne savons pas, Monsieur. Nous faisons des hypothèses, mais nous ne SAVONS pas. Seule la première véritable explosion, en grandeur nature, nous mettra sur la route. Tout le reste est supputations. En revanche je peux vous dire que, selon nos informations, les savants Chinois qui travaillent sur la même chose que nous, ont un grave problème, à l'heure actuelle. Peut être l'eau lourde ? Mais ils sont, eux aussi sur le chemin de trouver, de fabriquer une bombe identique. Nous n'avons peut être que deux ou trois ans d'avance…" Ce que je sais des Chinois, Messieurs, c'est qu'ils ne se poseront pas de question, ils l'utiliseront ! Pas parce que nous sommes bons et eux mauvais, simplement parce que leur mentalité les y pousse. S'ils ont une arme nouvelle ils s'en servent, c'est leur logique. Comme ils l'ont fait des gaz, pendant la Première Guerre continentale, alors que nous nous interrogions. Alors, vous pensez peut être : pourquoi se poser la question ? Nous ne sommes peut être pas assez bien préparés, ne serait-ce que moralement, à utiliser une arme que nous connaissons mal ? Voilà, Messieurs, la raison pour laquelle nous ne pouvons pas faire autrement que d'évoquer cette solution, cette raison vous allez en lire l'explication sur le tableau derrière moi. Il se retourna et tira, d'un geste un peu théâtral, sur le drap qui recouvrait le tableau noir et tous purent lire, en grandes lettres capitales : " DEPUIS LE DEBUT DE LA GUERRE. EUROPE : Pertes recensées : 8 590 000 SOLDATS CHINE : Pertes estimées : 4 500 000 SOLDATS POPULATIONS CIVILES : CALCULS IMPOSSIBLES PRECISEMENT DE 8 A 12 MILLIONS EN EUROPE ACTUELLEMENT PERTES PROBABLES ESTIMEES ENCORE SI LA GUERRE SE POURSUIT EUROPE : 6 000 000 NOUVEAUX SOLDATS MORTS CHINE : 5 à 6 000 000 NOUVEAUX SOLDATS MORTS PERTES DANS LA POPULATION : Inestimable DELAI POUR LA VICTOIRE : PLUSIEURS ANNEES Il releva la tête rencontrant d'abord les regards des trois scientifiques. Pendsdorff était carrément affolé, Perrin stupéfait mais gardant son sang froid. Berkman paraissait presque soulagé et Meerxel en ressentit immédiatement une impression de malaise. Hormis Biznork, il était le plus jeune, le plus brillant, probablement, de l'assemblée, et c'est lui qui avait le moins de doutes ! Ce type ne voyait dans ce qui allait suivre que la consécration de ses travaux, une certaine gloire… Il y avait certainement du génie en lui. Mais cet homme était dangereux, potentiellement dangereux ! Entre ses découvertes et leurs prolongements, inconnus, il choisissait ses travaux ! Le Président reconnut, en lui-même, qu'il s'en était toujours un peu douté. Mais la participation de Berkman à Alpha avait été primordiale, il n'était pas question de le laisser sur la touche. Au-delà d'une simple injustice, c'était infiniment périlleux avec un homme aussi orgueilleux. Mais qu'il était étonnant de s'apercevoir que c'était le plus jeune d'entre les scientifiques qui n'avait aucun doute sur l'utilité d'employer cette arme nouvelle, ne faisait aucune réserve ! Finalement celui-ci était heureux que l'étude aille jusqu'à son terme… Cet homme devrait être surveillé, dans l'avenir. Il nota d'en parler au Général commandant le Renseignement, qui deviendrait, après la guerre le patron de la Sécurité d'Etat. Au-delà de tout clivage politique, certaines choses, certaines gens, représentent un terrible danger qu'un politicien, au sommet des responsabilités, sait identifier au-delà des manœuvres politiques. Ou, du moins, fallait-il espérer qu'il en était ainsi. Van Damen fixait Meerxel d'un regard tendu et attentif. On sentait qu'il refusait de juger, attendait autre chose, des arguments développés. Il savait, somme toute, encore assez peu de choses, mais cet homme là avait de l'imagination à revendre. C'est ce qui lui avait fait prendre une dimension supérieure, depuis le début de la guerre. Quoi que l'on fasse, à niveau d'intelligence identique, ce sera toujours l'imagination qui fera la différence entre les hommes. Qui ferait progresser l'espèce humaine. Meerxel voyait bien que Nyrup était profondément choqué, qu'il se débattait entre la notion qu'il avait de la morale, sa fidélité, sa confiance en Edouard, et son sens du bien, du juste, de la mesure, du convenable, son refus de l'extravagant, de l'inconnu. Pour Colombiani c'était différent. Il avait le regard lointain, comme s'il n'était plus là, dans cette pièce. Il ne connaissait que le principe d'Alpha, il avait une idée, seulement une idée de la puissance de cette bombe. Mais était néanmoins capable d'entrevoir les prolongements de son utilisation… Et c'est à cet instant que le Président se rendit compte que son Premier Ministre avait l'étoffe d'un grand politique. Il était déjà au-delà. Plus loin que la guerre, plus loin que la victoire possible, dans le monde politique international "d'après". Dans les combats, les rivalités, la concurrence de l'arène économique et sociale du monde. Oui, il pourrait compter sur Colombiani. Celui-ci voyait loin. Il résolut, plus ou moins consciemment, de suivre sa carrière, de l'aider, un jour, à accéder au Palais de l'Europe. Il y avait sa place. Le Chef de l'Armée de l'Air et le patron de la Marine ne savaient pas très bien où ils mettaient les pieds et ni leur visage, ni leur regard ne révélaient rien, hormis l'attente de la suite. Quand au Capitaine Biznork, après avoir lu le mince dossier, il ne savait presque rien, mais avait compris l'essentiel. Il ne connaissait rien sur Alpha, avant d'entrer dans cette pièce, en ignorait jusqu'à l'existence, mais le dossier et les quelques mots prononcés par Meerxel avaient placé la barre si haut qu'il pressentait quelque chose de gravissime et il observait, écoutait, confusément conscient de ce que les propos qui allaient se tenir dépassaient le cadre de la guerre. Quand à Iakhio Lagorski on ne lisait dans ses yeux qu'un étonnement total. Pourtant lui savait, lui était au courant. Autant que les scientifiques. Davantage que Nyrup, ménagé par Meerxel dès le début des études, près de cinq ans auparavant. Mais les prolongements, les ravages de ces bombes. Il n'était pas nécessaire que Iakhio dise : "alors tu as trouvé ce courage là ? Tu es prêt à en parler avec eux, à l'envisager, réellement, tu en es là ?" On le lisait dans ses yeux. Et puis il y passa quelque chose d'autre, fugitivement. De l'admiration, peut être ? Et cela gêna le Président. - Lisez bien ces mots, Messieurs, reprit Meerxel, la situation du tiers de la terre, en tout cas des régions habitées par l'homme, y est résumée en quelques chiffres. A partir de cet instant, chacun est libre de s'exprimer comme il le souhaite. Aucune parole prononcée par l'un d'entre nous ne lui sera jamais reprochée, n'aura de répercussion sur sa carrière. Faites parler votre intelligence, votre bon sens, surtout. Le silence s'éternisa. Berkman s'agita puis n'y tint plus : - Ces chiffres parlent d'eux mêmes, je pense ! C'est Perrin qui laissa tomber, d'une voix sourde : - Auxquels il faut ajouter les dégâts secondaires de notre bombe atomique. On n'en connaît rien, en vérité. Les radiations… - Oh assez avec cette histoire de radiations ! Il y en a, nous le savons tous, ici. Mais nous savons seulement qu'il y en a dans une déflagration de ce type. Nous ne pouvons pas les quantifier. Autant se faire une raison tout de suite. - Berkman, vous avez vu des irradiés, depuis que nous travaillons sur l'atome. Certains n'avaient reçu qu'une faible charge, vous avez vu ce qu'ils sont devenus… - On ne fait pas d'omelette sans… Meerxel leva le ton immédiatement pour le couper. - NON ! dit-il. Je ne veux pas de ce genre d'argument ici, Messieurs. Nous sommes réunis pour trouver la moins mauvaise solution, pas pour nous bander les yeux. - Mais enfin, Monsieur, reprit le scientifique, on estime à 6 millions le nombre de soldats européens qui vont mourir ! - Avez-vous fait l'addition, Monsieur Berkman ? demanda Meerxel d'un ton plus bas. Cette guerre aura coûté, au bas mot, presque dix millions de morts au combat dans les rangs européens, presque autant de soldats Chinois. 20 millions de soldats morts, pour une estimation approximative. APPROXIMATIVE ! Et des dizaines de millions de civils ! DES DIZAINES. On ne peut pas même en calculer le nombre. Et nous ne savons PAS combien de morts provoquerait, directement ou indirectement, cette bombe ! Nous n'allons pas prendre une décision pareille en une demie-heure, après avoir parlé… d'omelette ! N'est-ce pas ? Nous devons tout prévoir, tout ce que nous pouvons prévoir. Qui, ici, peut dire, ce qui se passera autour d'une ville sur laquelle nous jetterions une bombe. Qui peut affirmer sérieusement : les radiations s'arrêteront à tel endroit, il y aura tant de morts ? - Alors baissons les bras, tout de suite ! On ne l'emploie pas, un point c'est tout, gronda Berkman. Laissons les Européens se faire massacrer. Et laissons le premier lancer aux Chinois ! Meerxel ne répondit pas, il était terriblement en colère et voulait d'abord se calmer. Ce fut Iakhio qui parla, d'un ton tranquille. - Professeur, faites-nous l'honneur de penser que chacun, ici, connaît son domaine respectif aussi parfaitement que vous le vôtre. Vous connaissez bien l'atome, du moins aussi bien qu'il est, à l'heure actuelle, possible de le connaître. Dans nos domaines nous connaissons des choses dont vous n'avez pas même une simple "idée". Vous devriez être capable d'imaginer cela. Respectez ces connaissances qui vous sont totalement inconnues. Faites-nous confiance, ne voyez pas que votre seul point de vue. Une bonne solution n'est pas unique. Elle tient compte de beaucoup d'éléments. Qui doivent concourir. Sinon elle devient mauvaise. Paraît convenir, un temps seulement, et puis des conséquences non prévues se dressent… Après la guerre nous devrons vivre en bonne harmonie, avec les autres peuples de la terre. Nous ne pouvons, nous n'avons pas le droit, de léser, délibérément, un peuple plutôt qu'un autre. Ce que le Président n'a pas dit mais que nous sommes plusieurs, ici, à comprendre, c'est qu'au delà de ce dont est responsable la Chine, nous n'avons pas le droit de la sacrifier. Même s'il s'agit d'un ennemi impardonnable, pour l'instant. C'est l'idéologie qui est impardonnable, les hommes qui la font régner, pas le peuple, même s'il porte de grandes responsabilités. Lui aussi fait partie de l'humanité. Rien ne justifierait de sacrifier les Chinois et, surtout pas, leurs générations futures ! Les survivants seraient en droit de nous haïr pendant des siècles. Eux aussi ont participé à la construction, l'élaboration de la civilisation, à leur mesure, en leur temps, rien ne permet de privilégier une époque plutôt qu'une autre. Qui serions-nous pour trancher ainsi ? Qui, Monsieur Berkman ? Parce que nous avons découvert en premier une utilisation de l'atome ? Aux yeux de l'histoire des hommes, Monsieur Berkman, c'est risible ! Songez à la découverte chinoise de la roue, puis de l'engrenage, ses multiples, ses fantastiques applications dans l'industrie. Songez que votre montre, votre simple montre, en est issue. Sans cette invention, vous ne seriez peut être pas un physicien de haut niveau ! La physique serait-elle une science, d'ailleurs ? Vous pensez que la roue chinoise a eu moins de conséquences dans les progrès techniques que le théorème de Pythagore ? Le jeune scientifique le regardait fixement, apparemment sans comprendre ce dont il était question. - Monsieur Lagorski, dit-il enfin, comme si tout était dans sa phrase, nous sommes au XXème siècle. Meerxel avait repris son sang froid. - Berkman, fit-il, sans employer son titre, délibérément. Personne n'imposera son point de vue, au cours de cette conférence, personne n'est autorisé, non plus, à quitter cette pièce pour montrer son désaccord. On pourra convaincre les autres participants, pas leur imposer sa position. Je l'interdis. Vous pensez peut être qu'il s'agit là d'un abus d'autorité, mais c'est comme ça ! C'est le propre d'une démocratie et depuis plusieurs millénaires d'intelligences, d'erreurs et de réflexions de génie, personne n'a trouvé mieux que la démocratie. Le système n'est pas parfait, mais votre bombe n'est pas parfaite non plus, très loin de là, il me semble ? Il est temps de trouver le sens de la mesure. Dans les sciences comme dans l'art militaire, ou dans la politique. La voix de Biznork s'éleva soudain. - Monsieur Berkman, dit-il, vous connaissez peut être la physique nucléaire, je dis peut être, mais vous êtes d'une ignorance totale dans tout autre domaine. Vous avez un niveau zéro en politique, l'art de diriger les peuples. Des hommes vous ont précédé, sur ce sol. Ils s'appelaient Alexandre, Gengis Kahn, ou Attila. Ils n'ont laissé qu'un souvenir de cendres et de ruines. Les hommes qui sont ici s'efforcent de garder un monde encore debout quand vous voulez risquer de l'anéantir. Votre position est estimable quand vous essayez de trouver une solution à un effroyable conflit, pas lorsque vous en faites une condition sine qua non. Toute autre issue qu'un consensus est méprisable, une injure à la grande intelligence qui est la vôtre. Toutes les personnes présentes étaient tournées vers le Capitaine, stupéfaites. Jamais, personne, ne l'avait entendu prononcer autant de mots à la suite, ni s'adresser ainsi à une personnalité ! Et, curieusement, ce fut son intervention qui parut déclencher une réflexion, chez Berkman. L'allusion à son intelligence, se dit Meerxel. Ils mirent plusieurs secondes à s'en remettre. Puis le Président toussota. - Revenons-en à ces chiffres, Messieurs, l'estimation des pertes. Tout y est. Nous devons trouver le moyen de les réduire le plus possible. Laissons de côté, pour l'instant le fait que les scientifiques chinois travaillent sur le même problème que nous et qu'ils trouveront la solution un jour ou l'autre. Il ne faut pas accepter l'idée de plusieurs années de guerre comme un fait inéluctable. L'utilisation de la bombe, ou pas, n'est qu'un moyen, je le répète : un moyen, rien d'autre, pour en hâter, éventuellement, la fin. Et d'abord, voyons les choses de plus près. D'ici à combien de temps une bombe serait-elle opérationnelle, si nous décidions de l'employer ? *** Vers quatorze heures, plusieurs Chasseurs pénétrèrent dans la salle, poussant devant eux des chariots à roulette supportant un buffet froid qu'ils posèrent en plusieurs endroits alors que personne ne parlait, dans la salle. Van Damen se leva et alla se servir distraitement, sans bien laisser deviner s'il effectuait un choix dans ce que ses yeux voyaient. Puis il apporta machinalement une assiette à sa place, sur la table ovale, et commença à mastiquer plutôt que manger, les yeux fixes. Le tableau noir avait été à nouveau recouvert de son drap et deux autres, immenses, avaient été installés, dans la matinée, et ils étaient couverts de dessins, de symboles, tantôt mathématiques simples, tantôt militaires. Certains, à moitié effacés ou en recouvrant d'autres, montraient qu'il y avait eu plusieurs strates. Les trois quarts des participants fumaient et l'air était surchargé, les cendriers débordaient. Il n'y avait aucune fenêtre, ici, et un système de ventilation se mettait en marche quand quelqu'un pensait à le brancher, périodiquement. Pilnussen s'arrêta près de Meerxel qui se servait de harengs avec des petits bouts de thym flottant dans l'huile. - On n'y arrivera pas, Edouard, fit-il, presque à voix basse. Il ne regardait pas son ami et pinochait dans une assiette qu'il tenait devant lui. - Ne te décourage pas, Nyrup. Aie confiance. - En eux ? répondit le Vice-Président, montrant les scientifiques, au bout de la table, les uns à côté des autres, penchés sur des feuilles de papier qu'ils noircissaient l'une après l'autre. - Berkman a mis de l'eau dans son vin, non ? Pilnussen secoua lentement la tête, pas vraiment convaincu. - Comment peut-on être aussi intelligent et absolument borné ? se contenta-t-il de répondre. - Les membres de l'Etat-Major ne sont pas encore entrés dans le débat. Attends de les voir à l'œuvre, tu vas vraiment souffrir ! - Oh ?… Van Damen ? - Non, pas lui, c'est vrai. Mais Korsk… Il y a une quinzaine de jours il a prétendu que même si nous avions des fusées assez précises pour bombarder à plusieurs centaines de kilomètres il envisagerait de placer des équipages à bord pour tout contrôler, en vol. - Et ils s'en tireraient comment ? - Ils sauteraient en parachute ou quelque chose comme ça, j'imagine. - Dieu !… Pourquoi le gardes-tu, Edouard ? - Parce qu'à part ces outrances, que je caricature, bien entendu, il sait mobiliser les énergies de l'Armée de l'Air, c'est un Chef. Il est assez lucide, connaît bien son boulot, Nyrup, même si, techniquement, il est un peu largué. Je crois que les avions à réaction que nous préparons sont sa dernière concession à la technologie. Pendant la Première Guerre il a été un sacré pilote, un sacré bonhomme, à la pointe de la technologie de l'époque. Il connaît la part de courage qu'il demande des équipages pour assurer les missions qu'il leur impose, et eux savent qu'il a tenu son rôle, en son temps. Il a connu la trouille, il a fait dans son pantalon, comme disent mes neveux. Et nos hommes savent cela aussi, et le respectent. Tout comme Berkman, c'est un bon, ne t'y trompe pas. - Je le sais bien, va. Mais celui là est aussi un con fini. C'était la première fois que Meerxel entendait son ami prononcer ce mot depuis plus de dix ans qu'il le connaissait et il en fut désagréablement impressionné. - A propos de fusées, fit le Vice-Président soudain, pourquoi n'as-tu pas invité von Braun, l'homme des fusées de Kolgujev, je pense qu'on va y venir, non ? - Une campagne d'essais de première importance, vient de commencer et il devait y assister. Mais Pendsdorff est au courant de ce qu'il est nécessaire de savoir. Il nous en parlera probablement. Et je suis sans avis, à ce sujet. Une conversation était en train de reprendre, dans le coin où se tenaient Iakhio et Perrin. - … possible d'affirmer que seul le vent, le sens du vent, représente un risque de contamination ? demandait Lagorski. - Un certain type de contamination directe, oui. Mais pas tout, loin de là. Des hommes vont fuir, ils auront été irradiés. Une dose d'irradiation individuelle, à elle seule, peut devenir contagieuse pour d'autres personnes, on ne sait pas situer à quel niveau, à l'heure actuelle. Et les objets que les survivants emporteront, les véhicules qu'ils utiliseront ? Ils seront porteurs d'une dose, représentant également un risque… Et pas seulement cela, d'ailleurs. Les animaux… Les oiseaux vont en transporter, eux aussi, avant de mourir, à la distance que leurs forces leur permettront d'atteindre, leur état de fatigue… différente pour chaque animal. Imaginez des pigeons voyageurs, capables de voler pendant des centaines de kilomètres, puis se posant dans une ville… Le Maréchal Korsk approchait suivi de Pendsdorff. - Est-ce que nous ne nous focalisons pas trop sur ces conséquences, pour prendre une décision, demanda le marin ? Le risque zéro n'existe pas. Nous le regrettons mais des civils pâtissent de chaque opération militaire. C'est ainsi, nous ne le choisissons pas. Nous avons beau essayer, nous ne pouvons pas l'éviter. Mais voilà où je voudrais en venir : après tout, l'objectif principal d'une arme est bien la destruction directe d'un objectif. Un objectif militaire. D'après ce que vos amis disent, Monsieur Perrin, on peut espérer un cercle d'une trentaine de kilomètres de diamètre où tout sera détruit. Toute construction, toute vie, humaine et animale ? - "Espérer", ce mot est terrifiant, mais oui, un cercle de trente kilomètres de diamètre représente, grosso modo, en l'état actuel de nos connaissances, l'épicentre de l'explosion et des dégâts maxima. - Alors le problème est résolu, enfin le problème militaire est résolu. Il n'existe aucun objectif militaire majeur, en Chine ou ailleurs, qui ait cette taille ! - Ce qui veut dire ? demanda Iakhio, interloqué. - Qu'il s'agit d'une décision du pouvoir civil, pas militaire ! Le Maréchal avait l'air satisfait de son raisonnement, un demi sourire aux lèvres. Pendsdorff le contempla, ahuri. - Et ça change quoi à notre problème, Maréchal ? Sous votre uniforme, il y en a un autre dessiné sur votre peau ? Lorsque vous enlevez vos vêtements ce n'est pas un civil qui apparaît ? Vous pensez qu'il n'y a que des militaires, en Chine ? - Non… je veux dire que c'est au pouvoir civil de prendre une décision. Pas à nous. La marine obéit et… Il s'était tourné vers les autres qui s'étaient peu à peu approchés. - Maréchal, le coupa doucement Colombiani. Ici nous ne sommes pas : d'un côté des militaires, d'un autre des scientifiques et ailleurs des politiciens… Nous sommes des hommes qui cherchent à tuer le moins de gens possible tout en décourageant l'ennemi de poursuivre un conflit qui en massacre à chaque minute. A la fin, comprenez-vous pourquoi vous êtes ici ? Nyrup rencontra le regard de Meerxel et secoua tristement la tête. - Maréchal, dit celui-ci. Rien n'appartient entièrement, exclusivement, au monde militaire ou au monde politique. Nous sommes tous responsables, à un titre ou un autre, d'une nation que nous tentons de protéger. Tout en permettant à nos concitoyens de vivre dans la société humaine, demain. C'est pour cela que nous cherchons une solution. La "moins mauvaise possible", ai-je dit tout à l'heure. Tout tient dans ces mots là : la moins mauvaise possible. Venez, allons tous nous rasseoir et tentons une autre approche. Les travaux de la base de Kolgujev font espérer que von Braun est sur le point de mettre au point une fusée qui aura une autonomie de plusieurs centaines de kilomètres ou même… Korsk se cabra, littéralement, oubliant un instant à qui il s'adressait : - …Nom de Dieu, Monsieur le Président, ne croyez pas que seuls les plus couillons deviennent Maréchaux dans l'Armée de l'Air ! J'ai très bien compris ce que vous disiez, tous. Je voulais seulement vous faire toucher du doigt qu'il ne faut pas s'aveugler. Il y aura beaucoup de victimes civiles, si nous lâchons cette bombe, beaucoup. Alors que cherchons-nous ? 10 000 victimes seraient plus acceptables que 11 000, ou même que 10 500? Estce que c'est pour cette raison, cette petite épicerie, que nous discutons depuis tant de temps ? Assez de ces faux bons sentiments. Regardons les choses en face : il y aura une hécatombe ! Et alors ? Y pouvons-nous quelque chose ? C'est à cette question qu'il faut répondre ! - Nous pouvons ne pas la lâcher, fit remarquer Iakhio. - Maréchal vous venez de faire avancer les choses, avec votre éclat, dit soudain Meerxel. Je n'avais pas osé, je m'en aperçois, aller jusque là. Mais vous avez certainement raison c'était une fameuse hypocrisie. Hormis le front ; et encore ; il y a toujours, il y a forcément, des morts civils. Venez, venez tous, asseyons-nous. Quand ils furent tous autour de la table le Président commença d'une voix lente montrant qu'il réfléchissait au fur et à mesure où il développait sa pensée. - Le Maréchal Korsk vient de mettre sur la table une nouvelle façon de voir les choses. Un principe que les Chinois, eux, ont accepté. Il n'y a qu'à se souvenir de Niznij-Novgorod… Imaginons que l'objectif ne soit pas militaire mais civil ! Donc, pour frapper les esprits, une grande agglomération ! Pékin, peut être ? Etudions ce cas de figure et imaginons les conséquences, militaires et politiques, voulez-vous… *** A 21 heures survint un nouveau coup de fatigue, accablant. Ils ne disaient plus rien, ni les uns ni les autres. Auparavant ils s'étaient mutuellement aidés, à ne pas s'effondrer, à rester simplement éveillés. Maintenant trois d'entre eux avaient la tête dans une main, les yeux fermés, un coude reposant sur l'accoudoir de leur fauteuil. Perrin ronflait, dans un coin, et le bruit n'agaçait personne. * Berkman leva le poignet pour consulter sa montre, 23:25. Il soupira longuement, à bout de nerfs. Physiquement il était en meilleur état que les autres ; hormis Biznork, qui n'avait pas dit grand chose depuis sa sortie du matin ; mais il en avait assez. - Si mes étudiants avaient de tels comportements, d'aussi mauvais raisonnements je les aurais renvoyés de mon cours, dit soudain le scientifique, en colère, virés de la faculté. - Quels raisonnements ? dit la voix lasse de l'Amiral Dorstedt, depuis le fond de la salle. - Quel que soit l'angle par lequel nous prenions le problème nous nous heurtons aux mêmes obstacles. Seuls les obstacles ne changent pas, ne varient pas. Scientifiquement, quand on tombe toujours sur une impasse, c'est que le problème est mal posé… On fait tomber la bombe, ici, puis là, puis encore là, et nous aboutissons toujours à la même chose : inacceptable. S'il suffisait de trouver un objectif, de décider si nous lâchons la bombe sur la Chine ou pas, nous aurions trouvé. La solution n'est pas là, elle ne peut pas être là, elle est… - Ailleurs… tout doit être" ailleurs", fit machinalement la voix de Biznork, comme s'il voulait finir la phrase. Lentement la tête de Meerxel se releva. Son regard trouva celui de Colombiani, puis celui de Van Damen, à son tour, qui se redressa sur les coudes. Il n'y avait plus un son, les têtes de plusieurs d'entre eux se tournaient les unes vers les autres. On aurait dit qu'une même idée venait de les atteindre, de percer les couches de fatigue, les repousser pour trouver une nouvelle lucidité. - Ailleurs, dit Meerxel d'une voix beaucoup plus forte qui, réveilla ceux qui somnolaient… ailleurs. De Dieu ! C'est la seule hypothèse que nous n'avons pas étudiée, Messieurs. Faire péter cette sacrée bombe ailleurs. Ailleurs… mais où ? - Là où il n'y a aucune victime potentielle, là où elle ne sera plus une bombe, mais deviendrait autre chose : un avertissement ! fit Lagorski en se redressant brusquement. - En pleine mer ? demanda Dorstedt. - Non, mais presque… Van Damen était tout à fait réveillé. - … sur une île ! Ils se turent tous, conscients qu'ils venaient de mettre la main sur une nouvelle conception, une nouvelle vision de la pression qu'il voulait faire peser sur la Chine. - Un bluff, un gigantesque bluff, une bombe-bluff, reprit Biznork. - Oh non, riposta Meerxel, pas un bluff. Bien au-delà. Il n'y a plus de bluff quand on a montré ses cartes. Cela devient un fait. Si l'adversaire ne rend pas la main, tant pis pour lui, il a été prévenu, il perd tout. Cette approche change complètement les conséquences. - On se sert du monde entier comme levier, observa Lagorski. - Pas seulement du monde extérieur, ajouta Pilnussen, tout autant de la Chine, c'est une question de mise en scène. - Peut-on savoir de quoi vous parlez ? intervint Pendsdorff qui paraissait se réveiller. Meerxel sourit largement. - D'une idée issue, initialement, d'un génie politique inconnu jusqu'ici, celui du Professeur Berkman ! - Hein ? Toujours plongé dans sa mauvaise humeur, Berkman n'avait pas suivi les remarques précédentes. Pilnussen secoua la tête. - Nous voulons dire que nous vous sommes reconnaissants, Monsieur Berkman. Vous venez peut être de sauver la vie de centaines de milliers de personnes. - Moi ? Il était trop ahuri pour suivre et Meerxel lui dit que ses collègues lui raconteraient plus tard ! Puis il se rassit normalement à table, le regard lucide, soudain. - Nous ne sommes pas prêts d'aller nous coucher, Messieurs, mais je crois que nous tenons, cette fois, à la fois le consensus et la solution, pour peu que nous sachions prévoir le détail de l'opération… Voyons, pour que nous parlions bien de la même chose, je vais résumer ce que j'ai compris de nos réflexions respectives et quasi simultanées, après la suggestion du Capitaine Bisnork. Nous partons du principe que nous allons bien lancer la bombe. Mais sur personne. Nous allons la lancer en pleine mer, quelque part sur une île… pour en montrer, seulement en MONTRER la terrible efficacité. - Sur un chapelet d'îles, Monsieur, suggéra Perrin. Des îlots, au besoin, aménagés pour faire des enregistrements scientifiques. Des îlots à distances croissantes pour déterminer, de façon précise le rayon de danger et le point de sécurité absolu, hors vent, avec vent etc. Au besoin nous imaginerons des îlots. - Des navires à l'ancre, intervint Pendsdorff, des vieux navires, avec des équipements sur le pont, sans protection, et sous le pont avec des degrés décroissants de protection, des matériaux différents pour en éprouver l'efficacité. Etudier comment ils sont atteints, modifiés éventuellement, comment ils transmettent, conservent les radiations. Des navires vides, ancrés à des distances régulières, exactement mesurées, pour tabler définitivement sur les résultats observés. De telle manière que ces résultats nous fassent connaître scientifiquement, de manière absolue, les effets d'une explosion, ce que nous n'avons jamais pu faire jusqu'ici en grandeur naturelle mais aussi les matériaux ou les construction protégeant des radiations etc. Dans tous les domaines, y compris les effets secondaires etc. Avec des animaux cobayes, de loin en loin, pour évaluer les risques… - Mais la Chine ? demanda Van Damen. - Des témoins internationaux impartiaux, proposa Colombiani, sans tenir compte de l'interruption, des délégations de militaires, de scientifiques et de témoins professionnels : des journalistes. J'y pense, la Chine, mais les USA aussi sont bien placés dans la course à l'atome, même si les Américains, moins poussés par les évènements que nos adversaires et nous, sont en arrière, nous devrons veiller à une chose primordiale, au cessez-le-feu. Interdire absolument aux Etats-Unis d'envoyer des représentants en Chine, sous couvert de missions humanitaires ; comme ils l'ont fait en 1920; pour convaincre, faire chanter, ou carrément enlever des scientifiques Chinois du nucléaire, afin qu'ils aillent travailler en Amérique et l'amènent au niveau supérieur. - Messieurs, Messieurs, nous avons une guerre à finir, souvenez-vous-en ! Parce que j'ai bien noté la remarque du Président, gronda Van Damen. Si la Chine n'accepte pas le bluff, ne se laisse pas impressionner, nous devrons bel et bien lancer la bombe ! Avec les mêmes conséquences que nous avons imaginées et refusées toute la journée. Il y eut un soudain silence. - A une différence près, c'est exact, Monsieur le Maréchal, remarqua Colombiani. Mais une différence colossale. Le monde ne pourra plus, ensuite, nous tenir, moralement, responsables d'un massacre. Avec cette explosion en mer, nous transmettons la responsabilité aux dirigeants de Chine, élus par leur peuple. Nous nous heurterons ensuite, c'est vrai, à la haine du peuple Chinois, mais il faudra bien, un jour ou l'autre, qu'il accepte la vérité. C'est à dire que c'est lui, en élisant son chancelier, qui a tout permis. Tout homme, tout peuple doit assumer entièrement ses erreurs, ses responsabilités. Meerxel sourit intérieurement. Colombiani était avant tout un politique et raisonnait toujours dans cette optique. Le Premier Ministre se voyait déjà devant une conférence mondiale, répondant à ses détracteurs. Mais le Maréchal revenait au combat : - Monsieur le Premier Ministre, j'ai bien entendu, maintenant écoutez-moi, à votre tour ! Les Chinois sont un peuple imprévisible. Ils peuvent s'effondrer aussi bien que résister jusqu'à la destruction totale. Il y a des précédents dans l'Histoire. En ce moment la population de Chine du Nord résiste férocement à nos troupes sibériennes. Même si nous préparons minutieusement cette opération, que nous mettons psychologiquement le gouvernement Chinois en condition, que le monde entier est terrorisé à l'idée que nous employions la bombe atomique, même dans ce cas, le risque, ou plutôt la chance, de gagner est, à mon avis, d'une sur deux… Dans ce cas, si la Chine refuse le bluff, nous lancerons ? Très bien, et après ? Car il y aura un après, n'est-ce pas ? Le jour suivant. La Chine peut très bien se révolter, refuser ce qu'elle jugera comme une injustice, reprendre le combat encore plus férocement. Que ferons-nous ? Nous n'aurons pas le choix, il faudra lancer une autre bombe, et puis une autre… Mais nous savons que nous ne disposerons que de quelques bombes, fiables, quatre à six, d'après Monsieur Pendsdorff, dans un délai de plusieurs mois. Plusieurs mois pendant lesquels les combats n'auront jamais été aussi meurtriers ; et nos hommes moins motivés ; pendant lesquels l'aviation de bombardement chinoise nous rendra la monnaie de notre pièce, sans se préoccuper des pertes, écrasant, anéantissant nos villes… Et une fois que nous aurons lancé toutes nos bombes atomiques, pour simplifier disons toutes les six ; en espérant qu'elles fonctionneront car si ce n'est pas le cas toute cette histoire n'aura servi à rien et l'Armée Chinoise sera plus puissante, plus gonflée que jamais ; après, donc, que se passera-t-il ? Nous saurons que notre bombe n'est finalement qu'un pétard, aux yeux du peuple chinois dans son entier. Oui, un pétard, Messieurs. Aussi effrayante soit elle. Deux cent mille morts par bombes ? Un million deux cents mille en tout ? Qu'est-ce que c'est pour la Chine ? Sur un territoire aussi immense, aussi peuplé, surtout ? Même Pékin rasé ; si cela est possible ; ne représente rien, militairement, pour eux. Vous pensez bien que notre raid serait annoncé, que le gouvernement de Chine aurait le temps de fuir. Pour la Chine, qui n'avait perdu que peu de civils du fait de cette guerre, jusqu'à ces dernières semaines, quel serait l'impact matériel ? Elle ne serait même pas totalement atteinte dans son potentiel industriel par nos super-bombes. Même si nous visions des centres industriels de première importance. Ils les reconstruiraient ailleurs ! Notre seul espoir est de toucher le moral du peuple Chinois ! Nous ne pouvons espérer qu'entamer le moral de la population. Voilà ce que doit être notre objectif. Et il n'y a rien, à la fois, de plus fragile et de moins facile à manœuvrer que le moral. Néanmoins, nous pouvons espérer, au mieux, jouer sur son moral, son imagination. Pas ses forces vives ! Pas sur ce qui lui permet de soutenir cette guerre, c'est à dire l'importance de son Armée. Même si toutes les victimes de ces bombes, un million deux cent mille, étaient des soldats, la Chine serait toujours capable de lutter des années ! Les regards ne quittaient plus le visage du Maréchal qui s'en rendit soudain compte et s'interrompit un instant. - Messieurs, cette opération Alpha n'est qu'une possibilité d'en finir avec la guerre. Une possibilité qu'il faut saisir, croyez bien que je suis favorable à la solution qui vient d'apparaître, mais je vous mets en garde, ne vous leurrez pas, c'est seulement une possibilité ! Que les scientifiques, ici, soient impressionnés par ces chiffres, je le conçois, ils sont incapables d'en mesurer la portée sur le conflit, ce n'est pas leur domaine habituel. Ils ne sont que scientifiques. Mais, je vous en prie, soyez lucides. Pas autre chose qu'une "possibilité". Même si cette arme fonctionne parfaitement et que ses dégâts sont colossaux ; à la mesure de ce que nous devinons ; ils sont dérisoires, matériellement, pour un pays aussi gigantesque. La Chine ne s'est pas encore rendue ! Et c'est pour cela que le coup de bluff que nous sommes en train de monter me paraît, de très loin, notre meilleur atout. En qualité d'arme pure, votre bombe, Messieurs les scientifique, est une pétoire dans ce conflit, avec des gens fanatisés ! Mais si nous ne nous en servons pas contre l'ennemi, si nous lui suggérons d'imaginer ce qu'elle peut provoquer comme dégâts, si nous nous adressons à l'imagination du peuple Chinois, seulement son imagination… alors là, nous détenons, en effet, un moyen de pression énorme. Mais nous n'aurons pas le droit à l'erreur. Nous pourrons lancer les dès une fois, une seule fois… Les hommes, y compris Meerxel, mirent plusieurs minutes à se remettre de ce discours. Et c'est Perrin qui montra qu'il avait parfaitement assimilé l'argument. Il commença d'une voix lente : - Cette pression que nous voulons exercer sur le peuple chinois peut utiliser un autre moyen. Je dois vous tenir au courant de l'avancée du professeur von Braun, Messieurs. Excusez-moi, c'est un peu long mais l'importance est telle que je dois aller jusqu'au bout… Depuis que son équipe a quitté l'île de Peenemunde, pour Kolgujev, au début des années 40 pour des raisons de sécurité, ses travaux et les essais qui les accompagnent ont prodigieusement progressé. Aujourd'hui il en est à la fusée A4 qui utilise ce que nous appelons un comburant, le Visol, mélange 50/50 de benzol et de pétrole avec de l'acide nitrique comme oxydant. Dès 1941 il avait obtenu des vitesses d'éjection des gaz de l'ordre de 2 081 km/h ! Il cherchait alors à améliorer la portée de ses engins. Pour cela il a été amené à étudier deux versions, l'une avec des ailes permettant une trajectoire aérodynamique avec des ondulations, adaptée au vol supersonique, l'autre avec un fuselage porteur, c'est à dire large et peu épais. Une sorte de delta ; celui des flèches en papier des écoliers ; qui diminue la traînée et augmente la portée. Ce qui l'a amené à les dénommer A4b et A9. Un essai, réalisé il y a trois ans a donné les résultats suivants : la fusée est monté à 88 000 mètres d'altitude et a atteint une vitesse de 4 281 km/h ! Aujourd'hui il avance dans plusieurs directions. Il étudie un véhicule, une fusée à deux étages. Le premier étage, appelé A10 fonctionnant pendant 50 secondes, puis se séparant du corps principal. Le second, un A4, s'allumant ensuite. Il en escompte une vitesse, moteur coupé, de 12 210 km/h à une altitude de 388 kilomètres ! Avec un deuxième étage muni d'ailes il arrivera, dit-il, à 5 500 kilomètres de portée. Il travaille sur des évolutions comportant six moteurs Visol/acide nitrique, avec une tuyère commune, puis un moteur à chambre de combustion unique développant 200 tonnes de poussée. Dans la pièce tout le monde le regardait avec des yeux où on lisait tantôt de l'incrédulité, tantôt de l'effarement, tantôt de l'incompréhension. - Aujourd'hui nous pouvons pratiquement compter sur des fusées A4 contenant une charge de 910 kilos d'amatol, un explosif résistant aux hautes températures, reprit-il. Les fusées A1 des débuts nécessitaient une grande rampe de lancement de 40 mètres de long. Désormais les A4 se lancent à la verticale et cela change tout. Car elles peuvent être tirées à partir d'un gros sous-marin ! Il y en a dans notre Marine… Ce n'est pas du rêve, Messieurs. Si Walter von Braun n'est pas ici aujourd'hui c'est qu'il procède à un tir de première importance. Les essais, depuis 1940 l'ont prouvé, des tirs depuis des sous-marins ; en surface, bien entendu ; ne seraient pas des miracles de la technologie. Cela veut dire que Pékin, par exemple, est à portée de tir d'un bâtiment opérant en mer Jaune. En revanche, von Braun n'a toujours pas réglé le problème de la précision. Le guidage est délicat. Il faut être réaliste et la précision n'excède pas 8 km ! C'est pourquoi je vous parlais d'un objectif comme Pékin, très étendu. Néanmoins ces fusées sont utilisables. Il serait probablement encore un peu tôt pour placer une bombe atomique dans l'ogive mais ce sera chose possible d'ici à quelques mois, un à deux ans au plus. - Monsieur Perrin, quelle est l'utilisation précise de ces fusées ? demanda Pilnussen. - Aujourd'hui, envoyer des sortes d'énormes bombes à longue distance, des bombes que l'on n'entend pas venir tant leur vitesse est élevée ; donc pas d'alerte possible ; et qui ont de quoi effrayer la population, créer la panique, car elles peuvent tomber n'importe quand, n'importe où, dans un rayon de 300 kilomètres à l'intérieur des terres. Les dégâts devraient être spectaculaires, je pense. Loin de ce que les Chinois ont fait à Niznij-Novgorod mais assez "parlants", si j'ose dire, pour faire peur, si elles tombent en pleine journée, quand il y a de nombreux témoins, en quelque sorte. Mettons nous à la place du peuple chinois qui réalise qu'il peut être bombardé à tout moment… enfin j'exagère un peu, c'est vrai. Mais imaginons le contexte. D'abord ces fusées et ensuite notre bombe… Et dans quelques mois, von Braun est formel, ce sera l'espace. - L'espace ? Quel intérêt ? fit le Maréchal Korsk. - Aujourd'hui un intérêt scientifique répondit Perrin qui paraissait un peu gêné de s'être emballé. Dans quelques années, quelques décennies, plutôt, on pourra envisager de gagner la Lune, peut être ? - La Lune ? La Lune mais pour quoi faire ? répéta le militaire, dérouté. - Ceci appartient à l'avenir, Maréchal, intervint Meerxel. Ce qui est important c'est de frapper les esprits, en Chine. Si, en effet, des sous-marins de grande taille peuvent lancer les fusées A4 cela vaut la peine d'essayer. D'autant que si nous lançons ces fusées AVANT de faire usage de la bombe, les Chinois pourront faire eux même le transfert et craindre de recevoir une bombe par une fusée, indécelable, imprévisible, non annoncée. Cela pourrait provoquer un exode des villes. Stratégiquement c'est très fort, avec des conséquences importantes sur les industries Chinoises très regroupées. Les onze hommes discutèrent encore quatre heures avant de se séparer. Mais quand ils se quittèrent, les bases de l'opération, qu'ils avaient eux mêmes appelée "Bluff", étaient figées. *** On était le 2 juin 1949. Les salons du paquebot étaient bondés au deux niveaux supérieurs, dont de grandes baies donnaient vers l'avant et les flancs. C'est là que s'étaient groupés les membres des Missions Internationales d'observation. De même que les hommes d'équipage circulant devant les vitres, ils portaient tous de grosses lunettes de pilote de char, dont les verres étaient si foncés qu'on ne voyait pas les yeux. De même ils portaient dans leurs bras une combinaison blanche à reflets métalliques qu'ils étaient sensés enfiler quand on le leur demanderait. Quelques officiers de la Marine de Guerre, assez insolites sur ce bâtiment civil, circulaient parmi eux, équipés de la même manière ; mais les lunettes pendant autour de leur cou, pas encore en place ; et répondaient aux questions, rares maintenant, si près du début de l'opération. Le ciel était couvert. Des nuages d'altitude culminaient à 8 ou 9 000 mètres et quelques masses cotonneuses le traversaient ici ou là. La mer, sans être vraiment dure, était très agitée comme c'est souvent le cas dans les parages de l'île Bouvet, dans l'hémisphère sud qui entamait son automne. C'était une île, autrefois Norvégienne, que l'Europe avait racheté au gouvernement d'Oslo, en 1856, à une époque où Kiev avait voulu y installer une mission scientifique de prestige. Mart Meri, Estonien, cousin éloigné du Président en poste, était navigateur, spécialiste des mers froides. Après avoir sillonné plus ou moins heureusement l'Arctique il s'était entiché de l'Antarctique où la concurrence des Scandinaves était moins rude ! Son vieux cousin Président européen avait fait d'une pierre deux coups. L'Europe avait une dette, morale, à l'égard de la Norvège ; qui avait accueilli beaucoup de familles d'émigrés Français, Espagnols, Allemands, Hongrois ; et avait acheté l'île Bouvet un bon prix à la Norvège, pour y établir une base arrière aux expéditions de Meri. Un petit village y avait survécu. Par la suite l'île était longtemps restée presque déserte. Trois assez grandes familles y vivant encore, tant bien que mal en 1949, avaient sauté sur l'occasion d'être transplantées dans une île au large de Kem, en mer Blanche, tout au nord de l'Europe moyennant des installations très confortables, une bonne indemnité et de solides bateaux de pèche, neufs. Bouvet avait subi des transformations très importantes, à peine terminées d'ailleurs, pour l'expérimentation de la bombe. Depuis maintenant deux heures, le navire était au cap 270°, plein ouest, à vitesse très soutenue, juste pour s'éloigner des abords de Bouvet, par sécurité. Alentour on voyait, sur l'arrière, la silhouette du porte-avion qui l'escortait depuis l'île Maurice, dans l'Océan Indien. Toutes les délégations et les huit journalistes invités y avaient embarqué. Autour, on devinait les silhouettes des bâtiments de protection, un croiseur d'escorte, quelques Destroyers et des Frégates de lutte anti-sous-marine et anti-aérienne, qui faisaient d'amples ondulations, tous sonars en action. Et deux Ravitailleurs au milieu du dispositif. Ce lieu, au large de l'Afrique du sud était trop éloigné pour que l'on craigne l'arrivée d'une flotte chinoise ou un raid aérien. L'éventuel danger concernait des sous-marins ennemis. Mais si la Chine connaissait forcément l'existence de la Mission internationale, elle ignorait où les membres seraient emmenés. Le paquebot, pour cette raison, ne courait que peu de risques de torpillage. L'atmosphère à bord était pénible. Depuis près de neuf jours sur zone, l'Amiral commandant l'opération attendait le vent de nord-ouest, annoncé par les météorologistes, et nécessaire pour que l'expérience se déroulât sans conséquences pour des terres habitées. Les membres des délégations en avaient profité pour visiter les installations, sur l'île. Le vent soufflait là depuis la veille au soir, assez fort en altitude disait-on et se renforçait au niveau de la mer. Quelques minutes auparavant, le bâtiment venait de faire demi-tour pour venir au 90 et diriger la proue vers Bouvet, au delà de l'horizon, maintenant. Une voix sortit des hauts parleurs accrochés aux piliers du salon des premières classes : - "Contrôle des appareils de mesures terminé… Contrôle de l'appareillage électrique terminé… Contrôle de la télémétrie terminé… Contrôle des enregistreurs terminé… Mise en place des lunettes de protection devant le visage, pour tout le monde et des combinaisons. L'avion lanceur est en phase d'attaque, face à l'est. Largage dans quatre minutes et trente secondes, à 09:04 …" Nerveux, plusieurs passagers se hâtaient d'enfiler leur combinaison, facile à mettre, d'ailleurs. Une autre voix, un peu rauque, se fit entendre, dans le circuit, un peu plus tard : - "09:04 : Lancement !" Personne n'entendit rien. Le navire était à 50 nautiques à l'ouest de Bouvet ; très loin des îles Sandwich du sud, les plus proches terres, inhabitées, du côté au vent. Un peu plus de 55 kilomètres. A l'abri des retombées avaient jugé les scientifiques. La mer se brisait en énormes paquets d'écume sur l'étrave et il y avait des bruits dans le salon, derrière. Quelques observateurs levèrent des jumelles, placées devant les lunettes de protection, pour tenter vainement, bien entendu, à cette distance, d'apercevoir l'avion en piqué. Ils ne virent pas davantage celui-ci, s'éloignant à vitesse maximale, près de la mer, après son piqué puis remontant pour faire des mesures, en altitude. Ensuite seulement, l'appareil reviendrait se poser sur le porte-avions, en arrière, sur le pont duquel des lances à incendie projetant un liquide particulier, le décontamineraient. Il y eut un éclair, droit devant, d'une intensité comme personne n'en avait jamais vue. Des cris s'élevèrent, dans le salon et certains passagers s'écartèrent instinctivement des baies. Les autres, fascinés avaient porté des jumelles devant les grosses lunettes de char. Ce n'était pas nécessaire pour voir se former l'énorme, le gigantesque nuage, parcouru un instant de fugaces stries verticales, lumineuses, comme des éclairs monstrueux venant frapper la mer. Quasi immédiatement apparut la forme d'enclume d'un cumulo-nimbus ; les nuages d'orage renfermant des quantités d'énergie électrique phénoménales ; qui s'épanouissait, comme un champignon et montait en altitude. Elle perdura pendant que le nuage s'élevait, se développait, précisait sa forme de champignon, très haut dans le ciel. Beaucoup d'appareils photo fonctionnaient, bien qu'on eût prévenu tout le monde qu'il serait distribué une abondante documentation. Puis ce fut un brouhaha infernal. Tout le monde parlait, les uns ne cachant pas leur frayeur, les autres tremblant d'une excitation traduisant le choc émotionnel qu'ils venaient de subir. Dix minutes passèrent dans la même confusion. - Messieurs, si vous le voulez bien, dit une voix dans les hauts parleurs… L'Amiral Bizay, debout sur l'estrade qui devait servir à l'orchestre, pendant les croisières, avant guerre, les appelait montrant la centaine de sièges disposés devant lui, en arc de cercle. Il avait ôté les lunettes protectrices et la combinaison de même que le Vice-Président Pilnussen, assis à côté. - Les personnes qui s'étaient installées à l'étage inférieur, devant les baies du salon des secondes classes sont en train de nous rejoindre et nous allons vous donner toutes les explications d'ordre matériel que vous désirerez entendre, hormis certains détails scientifiques, bien entendu. Plusieurs hommes posaient déjà des questions mais Bizay sourit poliment sans répondre. Tout le monde s'assit dans le même vacarme de conversations avec les nouveaux arrivants et un officier apparut à la porte principale faisant signe que tout le monde était bien rassemblé là. Pilnussen se leva alors et laissa son regard parcourir la salle. Son allure grave, son costume sombre, sa chemise blanche dont les poignets mousquetaires sortaient largement de ses manches ; il était toujours très élégant ; et ses cheveux blancs, firent leur effet et le silence s'établit lentement. Il commença, ralentissant encore son débit de voix pour donner plus de poids à ses paroles : - Messieurs les Ambassadeurs, Messieurs les délégués, Messieurs les envoyés spéciaux, Messieurs les journalistes… Vous venez d'assister à l'explosion d'une arme atomique d'une puissance de vingt kilotonnes, c'est à dire l'équivalent, au moment de la déflagration, de 20 000 tonnes de TNT ! L'avion qui a largué cette arme est tout à fait standard, dans l'Aéronavale européenne, et ne dispose d'aucun dispositif spécial, hormis une protection étanche compte tenu de ce qu'il devait rester à proximité du nuage radioactif pour faire des mesures, après l'explosion. Comme il s'agit d'une arme atomique, reposant sur la fission d'une matière radioactive, dont le gouvernement Européen ne dira rien de plus, bien sûr, l'effet destructeur repose à la fois sur l'effet direct : l'impact, l'effet de chaleur, l'effet de souffle, et l'irradiation atomique, la radioactivité… Ces radiations sont mortelles, beaucoup d'entre vous le savent, si bien qu'il s'agit, en réalité, d'un engin, d'une arme jusqu'ici inconnue. Vous aller le mesurer quand je vous aurai confirmé qu'un seul projectile, une bombe "standard", a été lancée… Tout le monde se leva et ce fut à nouveau le vacarme. Plusieurs minutes plus tard Pilnussen put reprendre. - Bien entendu en arrivant à bord vous saviez que nous allions vous montrer l'expérimentation d'une nouvelle arme, après les fusées qui ont frappé Pékin, Shanghaï, Wenzhou et Canton, il y a un mois. C'était le but de l'invitation lancée aux principales nations de la terre, dont les plus en avance, technologiquement, à venir observer cette démonstration, grandeur nature. Ce n'est pas une habitude que de faire ce genre de révélations. Mais cette arme-ci, atomique, est si terrifiante, si totale… Il insista sur le mot. - …que nous avons voulu montrer ses effets au Monde, aux habitants de notre planète, avant de l'employer. Les tenir au courant, qu'ils sachent que nous venons, aujourd'hui, d'entrer dans une ère nouvelle, où les armes ont un pouvoir de destruction que l'on ne pouvait imaginer, il y a une heure, encore. Si, ces derniers jours, nous avons fait visiter à ceux qui le désiraient les installations de l'île et inspecter les 172 navires ancrés tantôt de face tantôt de travers au large des côtes ; à des distances extrêmement précises, soyez-en convaincus, pour mesurer les effets de cette arme, à l'abri de l'impact lui même ; c'est pour que vous soyez à même de vous faire une idée personnelle de cette puissance de destruction, après l'explosion. Les militaires, parmi vous, ont compris que la colossale quantité de mesures que nous avons faites est d'une richesse sans égale, pour savoir avec précision quelle superficie sera anéantie par l'explosion d'une bombe, quand nous allons l'employer, quels effets auront été produits sur des êtres vivants, sur des matières simples, des organismes vivants, ou des objets manufacturées. Les effets sur les matériaux sont aussi d'un grand enseignement pour l'utilisation stratégique, opérationnelle, pour mesurer, véritablement mesurer, l'efficacité de cette arme. Si nous avons racheté aux nations du monde, ces derniers mois, autant de vieux navires, à bout de souffle, c'était dans ce but, placer des cercles concentriques de laboratoires flottants où faire nos tests, installer nos instruments de mesures, triplés par sécurité. Etudier comment se transmet l'explosion en fonction du vent, par exemple, qui va emmener le nuage radio actif et ferait d'autres victimes, plus loin, beaucoup plus loin, dans la réalité, sur le territoire chinois, avant de se dissoudre dans l'atmosphère. Je dois préciser, au passage, que tous les navires ayant servi à cette expérimentation seront ensuite coulés, à l'est d'ici, par 5 700 mètres de fond… Vous avez vu le très grand nombre de mannequins, bourrés de systèmes permettant d'estimer les dégâts causés au corps humain… Nous n'emmènerons pas les membres de vos délégations, volontaires, protégés de combinaisons spéciales, contrôler tout ceci, sur place, par eux mêmes, avant plusieurs jours, pour la raison que je vous ai dite plus tôt. Souvenez-vous des drames qui ont eu lieu dans plusieurs laboratoires dans le monde lorsque les travaux sur l'uranium ont été révélés, au début du siècle, par Pierre et Marie Curie. Il y avait donc certains animaux, sur l'île et sur les navires, des échantillons d'insectes aussi, et beaucoup d'autres moyens de contrôler ce qui s'est passé, vous l'avez vu. Surtout des porcs et des fourmis, en ce qui concerne les êtres vivants, vos scientifiques vous expliqueront pourquoi. La raison est médicale. Certains spécimens étaient à l'extérieur, sur l'île, d'autres protégés dans des constructions ; de ciment, de pierres, de briques ou de différents métaux, afin d'en mesurer le degré de protection réel ; et aussi sur le pont des navires servant à l'expérimentation. D'ici à quelques dizaines d'heures, lorsque le taux de la radio activité aura baissé, en surface, des équipes de scientifiques européens, protégés eux aussi par des combinaisons spéciales retourneront sur l'île et sur les navires à l'ancre, pour relever les instruments de mesures et constater les dégâts directs et indirects. Des caméras, vous l'avez constaté ; avec des systèmes complexes de filtres optiques et de renvoi de la lumière ; très protégées de plaques de plomb, avaient été installées en plusieurs endroits. Nous ne savons pas ce que les films auront pu enregistrer mais, tous les documents visuels convenables seront communiqués à vos gouvernements. Beaucoup d'entre vous sont des scientifiques de haut niveau et imaginent mieux que je ne saurais le décrire ce qui s'est passé là-bas, sur l'île. Quelques laboratoires de pointe, dans le monde, font des études sur l'atome. Les représentants, ici, notamment des Etats-Unis, savent que ces recherches sont ardues et coûteuses. L'Amérique du nord a fait savoir, depuis longtemps qu'elle effectue des travaux sur l'atome et assure que ses savants sont parvenus assez loin. La Chine est également du nombre, bien entendu. L'Europe, elle, pressée par le calvaire que sa population subit depuis des années, du fait de la guerre et de la barbarie de notre adversaire, a réussi à mener à bien la fabrication "opérationnelle" d'une bombe. Tous les problèmes sont résolus, vous l'avez constaté, l'Europe est maintenant capable de l'utiliser… Il laissa passer un temps pour montrer qu'il abordait désormais un autre sujet. - A notre demande, vos missions d'observation sont composées à la fois de scientifiques, de diplomates et de militaires. Les uns pour constater que nous avons mis au point une arme sans commune mesure avec tout ce qui a été réalisé jusqu'ici, les autres pour évaluer les conséquences de son utilisation… Il abordait maintenant le fond de cette déclaration et marqua un temps d'arrêt. -… Ceci est important dans le contexte de l'Europe, aujourd'hui. La guerre qu'elle mène depuis quatre ans, sur son sol, a coûté la vie à des millions d'hommes, de soldats… A nouveau il s'arrêta pour insister sur ce qu'il allait dire, maintenant. - …mais aussi à des millions de civils, pensons-nous. Je vais vous donner quelques chiffres, effrayants, ajouta-t-il en prenant une feuille sur la table, devant lui. Depuis mai 1945 l'Allemagne a perdu 1 800 000 soldats. Je ne fais état ici que des morts, pas des prisonniers, dont nous n'avons aucune nouvelle, comme vous le savez, et à propos desquels nous avons, à juste raison, beaucoup de craintes. La Russie a perdu 1 700 000 soldats, la France 1 300 000, l'Autriche et la Hongrie ensemble 1300 000 également, l'Espagne et le Portugal 1 600 000, l'Italie 950 000, les Républiques du centre de l'Europe : Tchéquie-Bulgarie-Slovaquie 900 000. Je vous épargnerai la suite de cette énumération. Sachez, Messieurs, qu'en tout nous déplorons la disparition de près de… 6 millions de soldats. Vous avez bien entendu six millions ! Auxquels il faut ajouter les victimes des bombardements de nos villes ; dont certaines, en Russie et en Ukraine, en Sibérie de l'ouest ; ont été rasées totalement en une nuit, et les exactions des troupes spéciales du PURP, dans les Territoires Occupés. Je vous rappelle au passage, que les Chinois ont occupé la Sibérie, le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, la Turkménie, le Kirghizstan, et le Tadjikistan, soit un territoire plus grand que celui des Etat-Unis d'Amérique ; avant, bien entendu, la vente à ceux-ci, au siècle dernier, par l'Angleterre, de tous ses territoires canadiens et d'Alaska, à l'exception du grand Québec. Je parle ici du territoire initial des USA, celui dont la France a garanti l'indépendance, à la fin du XVIIIème siècle, permettant sa véritable naissance, à une époque où l'Angleterre était son ennemi juré. Pardonnez-moi ce petit rappel historique qui a son importance, puisque le monde d'aujourd'hui en est directement issu. Les mitraillages des routes parcourues par les réfugiés, les villes détruites "pour l'exemple" ont fait de telles quantités de morts parmi les femmes, les vieillards, les enfants, que nous ne pouvons pas même en estimer le nombre ! Il dépasse, nous le pensons, plusieurs millions. Jusqu'à ces tous derniers mois, l'Armée Européenne avait peu porté la guerre sur le sol de Chine. La Chine ne savait pas ce que représentent des bombardements massifs. Certes nos appareils, partis de porte-avions, ont ponctuellement effectué des raids contre des villes côtières chinoises, mais cela n'avait rien de comparable avec l'écrasement, volontaire, systématique, de régions, de villes entières, rasées en une nuit ! Aujourd'hui elle va commencer à le découvrir. Lorsque R'azan, après Niznij-Novgorad, a été écrasée, il y a deux ans ; R'azan qui n'était un site ni stratégique ni industriel, mais une simple grande ville ; la Chine montrait ainsi qu'un objectif tactique n'était pas forcément une zone industrielle mais pouvait être une région banale, habitée, en tout cas. Ils ont inventé la notion de destruction pour l'exemple ! Donc lorsque cette ville a disparu sous les 9 000 tonnes de bombe, qu'ont déversées les bombardiers chinois, quarante heures durant, 85 000 victimes ont été dénombrées. Une ville rayée du monde en un bombardement ! Aujourd'hui, nous avons une bombe qui, à elle seule, peut détruire, directement ou indirectement, certainement plus de 150 000 vies ! Vous avez bien entendu 150 000 victimes, avec UNE seule bombe ! Je dois préciser que ce nombre est ce que les experts appellent une limite basse… Le vrai résultat peut être supérieur, en fonction du type de région atteinte, ou de conditions particulières, météo par exemple. Une grande ville et sa banlieue, une vallée entière contenant un grand site industriel à l'heure où les ateliers sont pleins d'ouvriers, un centre de production agricole. Ou même une ville sans importance stratégique, comme Canton, par exemple, en application de la notion que nous ont enseignée les chinois : pour l'exemple. Dans un pays moderne comme la Chine les choix sont multiples, selon ce que l'on vise, industrie ou population. Imaginez donc que nous lancions une bombe à l'est d'un objectif et une autre à l'ouest. Imaginez une surface rasée, où la vie ne pourra reprendre, selon les calculs des scientifiques, qu'après des années ; sans récolte possible pendant vingt ans au minimum, pensons-nous ; où il sera impossible, sous peine de radiations gravissimes, de revenir afin de récupérer du matériel, industriel par exemple. Un matériel qui porterait la mort en lui, et qu'il serait impossible d'utiliser de nouveau… Il avait peu à peu durci le ton. - Si quelqu'un avait l'idée de se poser la question : "pourquoi ?" que cette personne se souvienne de ce que je viens d'énoncer : 6 millions de soldats tués, 4 millions de prisonniers dont nous sommes sans nouvelles, probablement beaucoup plus, infiniment plus d'un million de femmes, de vieillards et d'enfants tués. Et qu'elle se demande ce que représentera la facilité d'un seul bombardement sur Shanghai ou Pékin, au prix de quelques équipages de bombardiers ; si nous choisissons ce mode d'attaque ; en face de ces chiffres ? Or nous avons plus de dix bombes terminées ! Et nous en fabriquons une par mois. Nous avons assez de matière fissile pour cela. Toutes de la même puissance, 20 kilotonnes, 20 000 tonnes… Un bombardier lourd, puissant, peut emporter une bombe d'UNE tonne ! Il laissa traîner le mot dans les têtes avant de lancer en promenant son regard de droite à gauche : - Maintenant, si vous le voulez bien, Messieurs, les scientifiques vont descendre au salon inférieur où leurs collègues européens répondront à certaines de leurs questions, les diplomates et les militaires resteront ici, avec les représentants de la Presse internationale et je répondrai aux leurs. Nous nous sommes engagés à vous faire parvenir les documents illustrant cette… expérimentation. Ils vous parviendront dès que possible. Pilnussen les regarda se lever, très excités, s'interpeller entre eux, faisant de grands gestes, songeant que malgré tout ce qui venait d'être dit, les massacres que subissait le peuple européen, la vraie réflexion était probablement : si l'Europe attendait trop, si elle n'était pas capable d'en terminer, sur le terrain, laissant le temps à la Chine d'achever sa bombe, elle aussi, la guerre finirait en apocalypse, sur le continent le plus vaste de la planète. Les deux camps lançant leurs bombes respectives. Parce que, la leur mise au point, les Chinois n'hésiteraient évidemment pas. La question ne se poserait même pas, ce n'était pas dans leur mentalité, on fabrique une arme POUR l'utiliser. Ils étaient trop réalistes pour se poser des questions de ce genre. Et que l'Europe DEVRAIT, cette fois encore l'imiter, comme avec le gaz moutarde de la Première Guerre. Que resterait-il du continent ? Fallait-il attendre d'avoir des dizaines de millions de morts, des étendues ravagées pour des décennies ; aussi bien à l'est qu'à l'ouest. Attendre qu'une flotte se présente devant les côtes de l'Atlantique, pour prendre une décision ? Non, Meerxel avait raison d'envisager son utilisation. De même, il comprenait mieux, depuis quelque temps, le sens que celui-ci donnait à leur responsabilité aux yeux du monde. Leur responsabilité morale à l'égard du peuple Chinois lui même. A ce niveau de destruction, la réflexion s'imposait. Les membres des missions d'observation ne se séparèrent pas tout de suite. Ils paraissaient assommés par les chiffres qui avaient été énoncés et la menace qui venait d'être lancée, ils réalisaient que le Monde venait, effectivement, de changer. Pilnussen laissa le temps aux diplomates, aux militaires et aux quelques journalistes, de se remettre et fit servir des pots de thé et de café. On entendit les moteurs de plusieurs avions qui avaient décollé du porte-avion et les survolaient avant d'aller surveiller le nuage et faire de nouveaux relevés scientifiques. Il y en aurait ainsi chaque heure. Ils suivraient la dérive du champignon atomique. On lui avait remis, à l'île Maurice où ils avaient embarqués sur ce paquebot, une fiche sur chaque participant, incluant une photo, afin qu'il puisse répondre à ses interlocuteurs en sachant de qui il s'agissait, et de pouvoir l'appeler par son nom, par courtoisie. Le gouvernement européen savait que la Chine trouverait le moyen d'introduire au moins un espion dans une délégation et c'était parfait ainsi. Meerxel le souhaitait. Découvrir qui était l'espion eut été préférable mais Meerxel voulait, avant tout, qu'il y en eût un, ou plusieurs, à bord, afin que le chancelier Xian Lo Chu connaisse la puissance de la bombe européenne, d'un témoin qu'il ne soupçonnerait pas d'exagération. Néanmoins ; et c'était une nouvelle façon d'agir dans une réunion internationale ; certaines cabines des collaborateurs des missions, avait été "préparées", avec des microphones ! Cela faisait partie de son plan. De même qu'il voulait savoir aussi comment réagissaient les délégations étrangères, après la conférence. C'était une mesure contraire aux coutumes de la diplomatie mondiale, qui aurait fait hurler son propre Ministre des Affaires Etrangères, mais il avait bien changé, le Président Meerxel ! Il n'avait plus la naïveté de l'époque précédant la Conférence de Djakarta. Il avait perdu beaucoup d'illusions là-bas. Un diplomate Indien, Kocheril Bihari, fut le premier à intervenir. - Monsieur le Vice-Président, jamais l'Europe ne fera une chose pareille. Tuer 150 000 civils Chinois. Ce n'était pas vraiment une question, plutôt un avis. - L'Europe a eu beaucoup plus de morts civils que cela, tellement plus que nous en ignorons le nombre exact, je vous l'ai dit, et la Chine nous a montré le chemin, laissa tomber Pilnussen, en guise de réponse. - Envisager de tuer 150 000 victimes innocentes est monstrueux, lança Nguyen Tran, le chef de la délégation Vietnamienne, qui semblait très excité. - Parce que les victimes Chinoises sont plus innocentes que les victimes Européennes ? riposta le Vice-Président. Que je sache les Chinois ne se sont jamais posé la question en massacrant les populations européennes. - Je ne suis pas au courant de ce dont vous parlez. Il n'y a aucune preuve à ce sujet… Peut être les troupes chinoises ont-elles été provoquées ? - Vous voulez dire, Monsieur Tran, que des vieillards, des femmes, des enfants, pouvaient représenter une menace pour les célèbres soldats Chinois, qu’ils ont pu les effrayer ? Il y eut quelques hochements de têtes écœurés, dans la délégation Australienne. - Vous ne savez pas qui a commencé. Les civils européens ont peut être tiré sur la troupe chinoise ? - Si, Monsieur Tran, nous savons qui a commencé. Nous le savons tous, qui a commencé ! Ce sont les troupes chinoises qui ont envahi l'Europe ! fit Pilnussen, calmement. Je ne pense pas que quiconque puisse le contester, n'est-ce pas ? Le chef de la mission américaine, Prescot Fuch prit la parole pour la première fois, reprenant le même thème : - L'usage des gaz de combat a causé beaucoup de remous, dans le monde et dans le continent européen, pendant la Première Guerre continentale. Est-ce que l'Europe est capable de recommencer, à assumer une pareille responsabilité, est-elle capable de provoquer la mort de 150 000 civils en un seul acte de guerre, en un bombardement ? Pilnussen se tourna de son côté et le regarda fixement, soufflé de son culot. Il savait qu'il allait jouer gros en répondant, parce qu'il ne devait surtout pas exprimer la colère qui le secouait soudain. Il devait être crédible, tant de choses en dépendaient. Son rôle, ici, était, dans une certaine mesure de donner une impression, Meerxel l'avait choisi pour cela, pour la dignité, le respect qu'il inspirait. En fait c'était, déjà, le point culminant de tout cela, de cet essai, la présence d'autant de gens dans cette partie du monde. Il était prévisible, au départ, que quelqu'un, d'une manière ou d'une autre, aborderait le principe de l'utilisation de la bombe. Ils en avaient longuement débattu, à Kiev, en préparant cette Conférence, en imaginant tous les détails de la présence de Missions d'observation. Mais personne n'avait pensé qu'il s'agirait d'un Américain, ça non ! Même si c'étaient eux qui étaient visés par la réponse à apporter. Eux et les Vietnamiens, qu'il fallait convaincre avant tout, en raison de leurs relations privilégiées ; de partenaires commerciaux ou d'alliés ; avec la Chine. - Voyons, je vous en prie, Monsieur Fuch, vous devez vous souvenir que c'est la Chine qui a employé la première le gaz moutarde en 1918, deux ans avant la fin du conflit ? La décision de répondre de la même manière nous a été imposée. Elle a peut être tourmenté des consciences… ailleurs, mais pas en Europe, vous êtes mal informé ! Voyez-vous, quand on est confronté à un danger de ce genre on n'accorde pas la même importance à ces choses là que ceux qui en discutent, dans un fauteuil… En voyant le visage de l'Américain se crisper de colère, le Vice-Président regretta aussitôt cette répartie trop vive, pas du tout aussi maîtrisée qu'il l'aurait voulu, mais c'était parti et il enchaîna : - Néanmoins, à propos de la bombe atomique, si vous me parliez de l'Europe d'avant-guerre j'aurais des doutes, poursuivit-il d'une voix lente, comme s'il réfléchissait, alors qu'il restituait, maintenant, le texte appris et souvent répété, à Kiev. Son rôle, en somme. En 1945 nous vivions tranquillement. Insouciants. Plus aujourd'hui. L'Europe a changé. Elle a terriblement changé, après ces quatre années de massacres. Vous ne la reconnaîtriez pas, Monsieur Fuch ! Elle avait changé après la Première Guerre continentale, mais cette fois-ci ce n'est même plus le même pays ! Je vais peut être vous stupéfier : une grande partie de la population accueillera la nouvelle avec des cris de joie ! Oui, je le répète, de joie ! Elle n'attend que l'occasion de faire découvrir la souffrance au peuple chinois qui a soutenu cette guerre, qui l'a autorisée, qui a mené le chancelier Xian Lo Chu et son PURP au pouvoir et le soutient depuis quatre ans ! L'occasion de lui montrer ce qu'est la guerre sur son propre sol, les ruines, les souffrances, morales et physiques, ce qu'est un véritable bombardement. Le peuple chinois n'a rien connu de ceci, à cette échelle. Nos raids, à partir de la mer, ne comportaient forcément que quelques dizaines d'appareils de bombardement, ceux qui pouvaient être emportés par les bâtiments de notre Marine. Et le nombre des victimes était évidemment limité. Pas des dizaines de milliers comme l'ont fait les avions chinois sur nos villes. Depuis quatre années, l'Europe endure les tueries, les massacres, les bombardements, les fuites, les routes mitraillées. Alors, que maintenant le peuple de Chine s'effondre sous les décombres, que les hôpitaux soient incapables d'accueillir tous les blessés, oui, Monsieur Fuch, aussi étonnant que cela paraisse à un observateur civilisé, les peuples d'Europe le souhaitent… Du moins une partie le souhaite ardemment, l'autre partie est tout à fait indifférente. In-di-ffé-ren-te, à ce qui peut survenir au peuple de Chine ! Tout comme une immense partie du peuple chinois a été indifférent à ce que signifiaient, pour nous, les intentions de Monsieur Xian Lo Chu, indifférent aux massacres de nos prisonniers ; dont nous avons donné au Monde, en son temps, la preuve du traitement qu'ils subissaient… Personne, dans le monde, n'a de référence pour juger de ce que ressent le peuple d'Europe. Personne ne peut se mettre à notre place ! L'Europe est la seule nation à avoir eu deux fois cette expérience : devoir livrer une guerre moderne contre un adversaire aussi inhumain. Aucune nation, aucun continent n'a jamais vu autant de morts. Votre guerre de Sécession, par exemple, est si loin, et nous paraît si… "mièvre", Monsieur Fuch ! Avec des armes tellement vieilles, primaires, d'un passé si ancien ! D'un autre siècle, d'une autre époque. Vous ne pouvez pas vous rendre compte ! La question de savoir si nous allons l'utiliser ne se pose même pas, en Europe !… Une partie de l'Europe voudrait écraser la Chine, l'écraser, Monsieur Fuch, comprenez-vous ce que je dis là ? L'écraser ! - Il faut déduire de vos propres paroles que les peuples d'Europe éprouvent une immense haine pour la Chine et cela est inquiétant pour l'après-guerre, pour l'équilibre du monde, commenta le chef de la délégation américaine, avec une petite grimace désapprobatrice. On peut tout craindre. Vous devez bien penser que l'usage de votre bombe posera des problèmes aux nations, une fois cette guerre finie. Vous devrez reconquérir leur confiance, par exemple. Le Vice-Président ne put s'empêcher de réagir immédiatement tant il fut choqué : - Parce que l'occupation de l'Europe selon le découpage qu'avait fixé le chancelier Chinois, le génocide de sa population, n'auraient posé aucun problème au Monde ? La disparition de l'Europe, en qualité de grande nation, se serait faite dans l'indifférence ? Sans problème de conscience, pour aucune nation ? L'extermination des Européens, en tant que race ? Non c'est l'inverse, monsieur Fuch. La confiance à reconquérir, à retrouver, c'est celle que l'Europe aura envers le reste du monde qui vit si bien, depuis cinq ans, Monsieur l'Ambassadeur ! - Monsieur Pilnussen, nous sommes des diplomates, nous raisonnons en qualité de diplomates, riposta Fuch, cela paraît parfois sévère, manquer de sentiments, mais nous traitons la réalité du Monde. En nous efforçant de ne pas y mêler de sentiments, vous devriez vous en souvenir. Non, c'est cette haine qui est préoccupante, pour nous, diplomates. Sur le fond il n'avait pas tort et Pilnussen avait réagi viscéralement parce que Fuch était tellement pontifiant ; à donner une leçon de diplomatie à un gamin ; il en revint donc, mentalement, à cette affaire de haine. Ce sujet n'avait pas été prévu, à Kiev, et il partait à l'aveuglette, pour répondre. Il décida, malgré ce qui venait d'être dit, de le faire en laissant transparaître ce qu'il ressentait, c'était ce qui serait le plus plausible, venant de lui. - Monsieur Fuch… je crois que vous n'avez pas saisi ce dont nous débattons. Nous évoquons en effet la réalité, j'en conviens parfaitement. Vous rendez-vous compte que vous êtes en train de parler de deux pays qui se livrent une guerre féroce depuis quatre ans ? Vous n'allez tout de même pas vous étonner de ce sentiment ? Vous pensez que la guerre va sans haine ? Bien sûr les Européens éprouvent de la haine pour les Chinois ! De même que les Chinois nous haïssent, j'en suis sûr. On le leur a très bien appris, avant guerre. Nous, Européens, avons appris cette haine par nous mêmes, en souffrant. De même que la haine était au cœur de bien des américains, après la guerre civile de Sécession, n'est-ce pas ? Reprenez-moi si je me trompe, les Américains du nord et du sud sont-ils tombés dans les bras les uns des autres lorsqu'elle a pris fin ? Ou bien a-t-elle perduré, dans les consciences, aux USA ? L'abolition de l'esclavage a-t-il contribué à l'oubli de cette haine pour les américains du nord ?… N'y avait-il pas de haine entre les nations indiennes et américaines pendant la période des batailles, dans l'ouest américain, lorsque les peuples indiens ont été massacrés puis parqués dans des réserves ? Heureusement que nous ressentons de la haine, heureusement, Monsieur Fuch ! Sans elle, les Européens n'auraient pas pu lutter. Cette haine a été le moteur de notre résistance. Intellectuellement on peut le regretter, mais l'intellect n'est pas sur le champ de bataille, Monsieur Fuch ! La réalité d'une guerre, de TOUTES les guerres, c'est cela : la haine. Elle existe, elle est là. Et il faut l'introduire dans nos raisonnements, nos discussions, comme un fait, précisément ! Et j'ajouterai encore une chose, Monsieur l'Ambassadeur, il est bien temps de nous parler de haine ! Qui s'en est préoccupé depuis quatre ans ? Qui aurait, dans le monde, une leçon de morale à nous donner ? Qui aurait une assez belle âme pour nous reprocher cette haine ? - Je songeais aux problèmes qui surgiront après guerre, observa Fuch, mécontent de l'orientation du débat… Les Américains détestent qu'on leur fasse observer leur attitude de donneurs de leçons, Pilnussen le savait bien. - … Si la Chine est vaincue comment vivront les Chinois, face à cette haine ? ajouta-t-il. - Certainement mieux que les Européens ne l'auraient pu à leur place, compte tenu de tout ce que le Chancelier Xian Lo Chu et le PURP avaient prédit du démantèlement de l'Europe, vous ne croyez pas ? Les citoyens Chinois vivront en paix, ce qui aurait été un luxe pour l'Europe. Ils auront finalement peu de ruines à redresser immédiatement ; puisque celles causées par nos bombes ne pourront pas l'être avant vingt ans. Vingt ans au mieux ! Et ils n'auront à reconstruire, économiquement, leur pays qu'en partie seulement. Les régions touchées par les bombes devront être abandonnées jusqu'à 1970. Donc, il s'agira de reconstruire ailleurs, ce qui est plus rapide, plus efficace et moins traumatisant. Ils auront le temps de songer que ce sont eux qui ont élu leur Chancelier, pas l'Europe ! Que l'Europe n'y est pour rien ! Que chacun assume ses responsabilités, Monsieur Fuch. Chaque homme, chaque nation ! Le temps est venu, pour le peuple de Chine, d'assumer ses actes. Il y eut un long flottement avant l'intervention suivante. Pilnussen eut le sentiment que les délégations, notamment celles d'Australie, de Scandinavie et d'Amériques du Sud, n'étaient pas choquées de ses paroles à double sens. En revanche les délégations britanniques et d'Afrique du Sud, silencieuses jusqu'ici, se renfrognaient. Est-ce que le Vice-président européen parlait des Chinois seuls ou de ceux qui les avaient aidés indirectement ? Est-ce que la notion de responsabilité des nations faisait son apparition dans le monde ? Est-ce que certains pays n'étaient pas mécontents de voir les Etats-Unis sur la sellette ? Ou le Monde commençait-il à se lasser de l'attitude hautaine, méprisante, de la Chine ? - L'Europe a-t-elle les moyens pratiques d'utiliser cette bombe ? demanda d'une voix calme, presque détachée, un membre de la délégation Suédoise, confirmant ainsi la réflexion de Pilnussen. - Je suppose que vous ne vous attendez pas à ce que je vous donne des précisions d'ordre militaire, Monsieur Jenssen. Je peux vous dire, néanmoins, que nous avons plusieurs solutions comme disent les militaires, que la bombe est très stable, qu'en réalité tout repose sur son type de détonateur et que celui-ci est maintenant parfaitement au point. Il ne s'agit pas de craquer une allumette pour provoquer une réaction en chaîne, vous vous en doutez ! Ce genre de détonateur est extrêmement complexe et sa mise au point longue et difficile. Le maniement de la bombe, au sol, son largage, ne posent, paradoxalement, aucun problème, aucun danger. Moins qu'une bombe classique, plus sensible aux chocs, par exemple. Même son poids, son encombrement, sont très acceptables si bien qu'elle peut être chargée sur plusieurs modèles… de vecteurs européens. L'usage de cette bombe est assez facile .Cela peut être un avion tout seul, comme vous l'avez vu tout à l'heure, mais beaucoup plus rapide, ou un groupe, au cours d'un raid, ou n'importe quoi d'autre… nous avons le choix. Il avait réussi à le caser ! A Kiev il n'avait pas trouvé comment glisser un doute dans les esprits des membres des missions, faire croire qu'ils pouvaient lancer la bombe avec une fusée. Von Braun en était incapable, à l'heure actuelle, mais que les Chinois le pensent serait une pression supplémentaire. - Sous quels délais comptez-vous l'utiliser ? demanda alors un Norvégien, premier journaliste à s'exprimer. Enfin ! C'était maintenant qu'il allait falloir jouer serré. Pilnussen avait longuement répété cette partie de sa déclaration. Il commença, comme un acteur qui connaît bien son texte, passant de son geste habituel la main gauche dans ses cheveux, pour se concentrer, faisant onduler sa crinière blanche. - Les Etats Unis semblent effrayés de ce qu'implique une explosion atomique sur le territoire Chinois. Du nombre de victimes, de l'étendue des destructions. Nous y avons pensé également. Nous pourrions lancer l'opération ; le premier raid ; demain. Les vecteurs sont prêts, les équipages aussi, de même que le détail de chaque type de raid envisagé. C'est une question de direction du vent ! Nous allons savoir, très précisément, ce qui se passera au sol, grâce à l'explosion de tantôt. L'effet sur le territoire Chinois sera exactement le même, à la différence près qu'il n'y aura pas de mannequins, au sol et que le vent emportera la radio activité à une grande distance ! Au dixième raid, en moins d'un mois, la Chine sera exsangue, sans direction, sans gouvernement, en pleine anarchie, son économie, son agriculture, son marché intérieur, en ruine. Imaginez une bombe sur un bassin industriel comme celui de Yin-Chuan, par exemple… Il n'en restera… je veux dire qu'il n'en resterait rien ! Ca, c'était une petite astuce, naïve, qu'avait suggérée un psychologue d'Heidelberg, à tout hasard. Tout aussi grossier, enfantin que ce soit, l'ennemi serait obligé d'en tenir compte. Un faux lapsus, qui avait pour but de laisser entendre que le YinChuan allait bel et bien être visé. C'était, en effet, une région vitale pour la Chine. Le gouvernement Chinois allait avoir une trouille immense et, peut être, commencer à déménager une partie des installations, déséquilibrant sa production. En tout cas, la population, elle, allait peut être quitter cette région dare dare, en perturbant sérieusement les chaînes de fabrication… Pilnussen reprit : - Economiquement, il faudra tout réorganiser, en Chine. Il est probable que des régions entières devront être interdites pendant des années… Car les régions industrielles sont forcément très peuplées d'ouvriers, et elles seront des cibles prioritaires, évidemment. Pas seulement elles, d'ailleurs, de grandes régions agricoles, plates par essence même, représentent un objectif tactique à plus longue échéance puisque la terre y sera brûlée pour des décennies et que, sans obstacle naturel pour la protéger, une seule bombe brûlera tout sur une très grande superficie… Mais il faudra commencer par soigner les victimes des radiations, et là nous avons eu un cas de conscience, Messieurs. Nous n'avions aucune envie d'aider les Chinois !… C'est une conséquence de la situation, de la haine que M. Fuch évoquait… Cependant nous le ferons, nous nous y engageons. D'abord, par compétence, parce que nous sommes ceux qui ont la plus grande expérience de ce genre, dans le Monde, et puis pour autre chose. La nouvelle politique étrangère de l'Europe impose que nous ne tolérerions la présence d'aucune délégation étrangère sur le sol Chinois, après le conflit ! Pas de Croix Rouge, par exemple, quelle que soit la raison invoquée. Aucune ! Nous considérerions une présence, humanitaire ou pseudo humanitaire, comme une agression directe envers l'Europe… Cette guerre est, comment dire… intestine. Propre à l'Europe et au continent asiatique, comme notre solitude l'a bien montré, depuis quatre ans ! Nous avons dû la gérer seuls, la mener seuls, quand elle nous coûtait tant. Nous assumerons les suites, seuls. Le Monde nous a laissé seuls dans cette tragédie, nous serons seuls après ! Que tout ceci soit clair pour le Monde entier ! Nous donnerons la chance au peuple de Chine de se sauver lui même, et de repartir. Cette chance qu'il nous a refusée, lui ! Dans un premier temps, c'est le peuple de Chine qui va décider, dans les prochaines semaines, combien de temps il veut poursuivre cette guerre. Combien de bombes atomiques il accepte de recevoir avant de dire assez. S'il veut que son pays soit économiquement anéanti ; ses villes détruites, sa population en partie exterminée, directement ou indirectement par les radiations, n'importe où dans le pays ; qu'il nous le montre. Car nous pouvons frapper n'importe où. Des équipages sont prêts, entraînés. Nous pouvons frapper vraiment n'importe où, au-delà du rayon d'action de nos appareils, depuis la côte, depuis une frontière, n'importe où ! Tout le monde le sait désormais… Aucune région ne sera à l'abri ! Poussés par la Chine, nous avons fait un si gigantesque bond technologique, Messieurs ; dans de nombreux domaines ; nous l'avons bien montré récemment ; que nous ne partagerons pas, cette fois. Chacun, dans le Monde, doit le savoir ! Inutile de vouloir voler la dépouille, nous veillerons à ce qu'elle reste aux Chinois. Ceci ne sera pas négociable non plus. Tout groupe d'individus s'efforçant de récupérer quoi que ce soit, en Chine, après la guerre, serait passé par les armes ! Il avait martelé ses derniers mots et personne ne bougea, devant lui. Il avait longuement répété cette déclaration à laquelle Meerxel tenait tant. Tout le monde avait compris l'avertissement. Le chef de la délégation Américaine était blême. Comme au jeu de Jacques a dit, personne ne voulait ne serait-ce que ciller. L'assemblée semblait attendre quelque chose qui la sorte de cette paralysie. - Mais vous aiderez la Chine à se rebâtir ? demanda un journaliste Québécois. - Une certaine Chine, oui, absolument. Une Chine à qui nous rognerons les ongles, mais une Chine qui vivra en paix qui pourra se reconstruire. Qui devra réorienter son économie, son industrie légère, mais où il y aura du travail et à manger pour tout le monde. Je le répète, c'est le peuple Chinois, reprit Pilnussen, d'une voix neutre, qui a entre les mains les clés de la paix, de la façon dont il veut sortir de cette guerre. Exsangue ou avec encore assez de forces pour se reconstruire, sous certaines conditions. Car nous ne ferons pas deux fois la même erreur. Nous aiderons la Chine à se rebâtir, économiquement ; je le précise encore, NOUS le ferons, nous l'Europe. A se rebâtir politiquement avec des élections générales interdites aux membres du PURP. Mais l'économie chinoise sera très différente de ce qu'elle était en 1945. Plus d'industries lourdes qui débouchent sur des fabrications d'armement, plus d'industries que nous appelons stratégiques, c'est à dire pouvant trouver des applications guerrières, mais des industries de temps de paix, et une économie agricole. Il y a là de quoi retrouver la prospérité, même si des pans entiers de son économie seront abandonnés. Nos exigences sont très précises. La Chine a déjà montré une fois qu'elle méprisait un traité de paix. Cette fois nous la surveillerons donc de très près. De l'intérieur évidemment, pendant des décennies, pour vérifier qu'elle ne réarme pas. Elle n'aura jamais plus l'occasion de nous tromper. - Cela veut-il dire que vous l'occuperez, et seuls ? demanda un diplomate Pakistanais. - Bien entendu, riposta immédiatement Pilnussen. Nous ne sommes plus naïfs, Monsieur Mouchraf. - C'est une manœuvre impérialiste, capitaliste. L'Europe veut mettre la main sur la Chine et le peuple du Pakistan ne peut que s'élever contre cette mesure ! Nous exigeons d'être associés à cette occupation. Pilnussen comprit que la conférence venait soudain de dérailler. Il n'avait jamais été question, à Kiev, d'entamer le débat communiste. Le Pakistan avait connu une révolution idéologique, en 1937: le communisme. Une dangereuse dérive de la Révolution Française. Les doctrinaires communistes Pakistanais avaient poussé le principe du partage des terres à une règle formelle, infranchissable : les terres appartenaient au peuple. C'est à dire à l'Etat, l'Etat ETANT le peuple. De même que les usines, les mines etc. L'Etat, en échange s'engageait à veiller sur chaque individu, à lui procurer du travail, des soins etc, pour peu qu'il se conduise en bon communiste, approuvant le gouvernement en toutes circonstances, travaillant sans relâche pour l'enrichissement du pays. Les économistes du monde entier s'étaient penchés sur ce principe de gouvernement. Ils n'étaient pas tous d'accord, mais la majorité affirmait que le principe économique n'était pas viable, à long terme, car il réduisait la part d'innovation de l'individu, son originalité, ses aspirations personnelles, à zéro. C'était l'anéantissement de l'individu au profit de l'Etat alors que les progrès de la société humaine, depuis plusieurs millénaires, reposaient sur l'initiative individuelle. L'Etat n'étant qu'une émanation du peuple. La Chine avait vu la naissance de cet Etat voisin d'un très mauvais œil et l'essor du Pakistan communiste en avait été très affecté. Aujourd'hui la disparition de cette Chine là laissait le champ libre aux dirigeants communistes Pakistanais, qui s'efforçaient d'exporter leur idéologie dans l'Asie du Sud-Est. D'autant que le Monde avait toujours eu une attitude ambiguë envers le communisme pakistanais. Aucun pays ne l'avait condamné formellement. Pilnussen comprit qu'il fallait abandonner, momentanément, le plan établi à Kiev. Un danger extrême venait de naître, ici. Il n'était pas habilité pour prendre position dans ce domaine, ne connaissait pas les intentions de Meerxel mais il réagit en homme de conscience. Si Meerxel l'avait dèsigné pour venir à bord de ce bateau c'est qu'il lui faisait confiance. - Monsieur Mouchraf, commença-t-il en gardant le regard sur le diplomate Pakistanais. L'Europe condamne avec la plus grande sévérité ce qui se passe dans votre pays. Je veux parler des camps de détention des opposants au régime que vous avez installé. Ils ne sont guère différents de ceux qui existent en Chine ! Mais on dit qu'il y meurt encore plus de prisonniers. L'Europe n'a aucune confiance dans un gouvernement qui interne ses opposants, qui établit une censure, qui interdit la critique sous peine d'arrestation, qui embrigade ses jeunes générations, et le considère comme un régime dictatorial dangereux. Il est hors de question qu'une délégation communiste pénètre sur le territoire Chinois. J'ajouterai qu'après le conflit, les ambassades et consulats Pakistanais en Chine devront quitter le pays dans les deux mois. Ai-je été assez clair, Monsieur l'Ambassadeur ? Le diplomate sembla blêmir. Il se leva. - Mon gouvernement considèrera ces paroles comme une déclaration de guerre, Monsieur le Vice-Président. L'Europe a-telle les moyens d'affronter un second ennemi ? - Si cela était réellement nécessaire, je pense que oui, Monsieur Mouchraf. Nous avons une certaine expérience de la guerre ; y compris dans des pays montagneux comme le vôtre ; vous le savez, et pas seulement de manifestations à réprimer, comme c'est le cas de votre gouvernement. Si vous maintenez ces paroles, si vous avez reçu l'accord de votre gouvernement pour les prononcer, et voulez vous retirer de cette conférence je le regretterai mais ne vous retiendrai pas. Il y eut un silence tendu puis Mouchraf se rassit en lançant ce qui parut bien être une sorte de pirouette, voyant que son adversaire ne faiblissait pas : - Il sera intéressant pour mon pays de connaître les positions de chacun ici. - Dans ce cas je vais être plus précis, en ce qui concerne l'Europe, répondit Pilnussen, qui sentait une certaine colère l'envahir. L'Europe de 1789, l'Europe de la Révolution Républicaine Française, considère qu'un certain capitalisme est, dans l'état actuel de la pensée, dans l'attente d'une nouvelle forme, démocratique, de gouvernement, le système le plus juste et le plus convenable pour les hommes, ou le moins injuste, humainement, si vous voulez. Chaque individu aspire à deux choses : vivre en liberté ; liberté de pensées, liberté d'action, ceci dans la mesure où il ne cause de dommage à personne ; et aspire à la propriété légitime. Posséder sa maison, l'entreprise qu'il a lui-même montée, gagner suffisamment d'argent pour mieux vivre, cultiver ses champs à sa convenance et léguer le fruit de son travail à ses enfants. Et ne pas être écrasé par un employeur l'exploitant. Je ne dis pas que nous avons totalement réussi mais nous tendons à l'installer. Ceci est ce que j'appelle un capitalisme convenable, par opposition à un capitalisme qui favorise excessivement les grands possédants ou les groupes économiques, et brime ou écrase, financièrement ou autrement, les moins favorisés. Ceci est la position de l'Europe telle que je la connais. Si un participant a quelque chose à ajouter sur ce sujet qu'il s'exprime maintenant. Il n'y eut aucune réaction dans l'assemblée qui paraissait vouloir en finir très vite avec ce sujet délicat. Une main finit par se lever. - Pour en revenir à la guerre en Europe, que désirez-vous, désormais ? demanda le chef de la délégation Sud-africaine. - L'Armistice, la reddition sans condition. Il n'y aura aucune négociation, seulement une signature. Nous avons les moyens de l'exiger. - Vous voulez humilier le peuple Chinois sans aucune raison valable ! lança Nguyen Tran. Pilnussen le regarda longuement, très longuement et très durement, le visage figé, sans prononcer un mot. Curieusement ce fut presque, ce regard-là ; cette non-réponse ; l'incident le plus impitoyable de l'allocution de Pilnussen, dont se souvinrent les membres des délégations. Il n'avait pas été question des Procès pour crimes contre l'humanité, auxquels le Président tenait tant. Il n'était pas temps, encore. Une chose étonna Pilnussen, le silence des journalistes. Le représentant de l'Associated Press, l'agence américaine, notamment, n'avait pas posé une question. Il ne savait comment l'interpréter. Peut être cet homme estimait-il que tout avait été dit ? Ou demanderait-il un entretien particulier un jour prochain ? *** Meerxel reçut le second message envoyé par la radio du paquebot alors qu'il était en conférence avec ce qu'il appelait "le Cercle", les dix qui avaient participé à monter Feux du ciel, la première explosion atomique, et quelques autres, désormais. Des savants, quelques uns étant d'ailleurs militaires de haut niveau, des stratèges, plusieurs psychologues. Il le lut à plusieurs reprises ; s'attardant sur la mention d'un long message confidentiel, codé, adressé à part ; avant de redresser la tête pour s'adresser aux hommes autour de la table. - Voilà, tout est joué là-bas, Messieurs, dit-il d'une voix sourde, après l'avoir lu. La bombe a explosé normalement, selon les prévisions. Nous sommes entrés dans une nouvelle époque, je le crains bien, et je ne suis pas très fier que cela se soit produit sous mon mandat… Quelques membres des délégations sont allés sur place, dans l'île et sur les navires ancrés, et ont été bouleversés par l'étendue des dégâts. Beaucoup plus importants que ce que nos scientifiques n'avaient prédits. Il semble que l'onde de chaleur soit si intense qu'elle a laissé des traces noires sur tous les sols de l'île, et que ce soit insupportable, comme si des ombres avait été imprimées par terre… comme si le sol lui même, les rochers, avaient été brûlés. Les vieux navires, vides, ancrés tous les cinq kilomètres ont pu nous donner, pour la première fois, une idée exacte de l'étendue, de l'importance de l'onde de choc et de celle des radiations. Les tôles de leurs coques sont brûlées me dit-on. Je ne sais pas très bien comment il faut le comprendre ? Il semble que nous avions bien fait de prévoir une sorte de blindage pour les navires de la Mission car un certain taux de radiations a été relevé sur le bateau témoin ancré 100 kilomètres à l'est de l'île ! Les journalistes sur place ont pris des milliers de photos, paraît-il. Vos collègues, là-bas, étudient ces résultats que vous recevrez bientôt, dans vos laboratoires respectifs. De même, il apparaît que les radiations résiduelles sont très puissantes, ce qui laisse penser qu'il y aurait beaucoup plus de victimes que prévu, avec ces saloperies. Comme avec le gaz moutarde, finalement, mais à une beaucoup plus grande échelle. Je suppose que nous devrions nous en féliciter… Passons tout de suite à la phase 2 de notre plan. Van Damen, vous êtes prêt ? - Oui, Monsieur le Président. Dès que nous aurons reçu les documents, nos hommes se mettront au travail. Mais, à propos du dernier tir de fusée, nous le programmons toujours pour dans cinq jours ? - Oui, pourquoi poser la question, Maréchal ? Van Damen haussa les épaules. - Les Chinois multiplient la surveillance maritime, le long de leurs côtes. Ils ont dû comprendre que les fusées venaient de la mer et nos sous-marins sont traqués. S'ils réussissent à en couler un, ou pire encore à en capturer un, ce sera une victoire morale importante, en Chine. Meerxel réfléchit. - Une capture serait dramatique. Donnez l'ordre à tous ces bâtiments de rentrer. Van Damen hocha la tête. Meerxel reprit, revenant au sujet précédent. - Donc, nous attendons que les Délégations reviennent dans leurs pays respectifs pour voir comment les gouvernements réagissent. Cependant nos ambassades locales peuvent déjà demander s'il y aura une réaction officielle… De toute façon, les quelques journalistes, sur place, représentent les principales agences mondiales et nous devons attendre de voir ce que publieront les grands journaux, pour en utiliser des extraits. C'est à partir de leurs Unes, des photos qu'ils diffuseront que nous pourrons rédiger nos tracts, avec les traductions au dos. Compte tenu du nombre de clichés qu'ils ont pris, je suppose que nous allons avoir des articles durant plusieurs jours, abondamment illustrés. Il y aura là de quoi piocher. Peut être faudra-t-il attendre un peu plus que prévu, mais cela en vaut la peine. Le gouvernement Chinois, lui, va être au courant tout de suite et comprendre qu'en réalité c'est à lui qu'est adressée la proposition d'Armistice sans condition. Il va lui falloir un peu de temps pour assimiler la situation. On peut toujours espérer qu'il va être lucide et prendre contact avec nous. Encore que je crois toujours que c'est la pression du peuple qui le fera abandonner. Si celui-ci s'y résout. Il nous faut combien de temps pour fabriquer tout notre matériel ? - Après que tout aura été réuni, sélectionné, choisi, il faudra au moins dix jours, Monsieur, répondit un Colonel du Matériel, imprimeur dans le civil, chargé de coordonner la fabrication des dizaines de millions de tracts qui allaient être déversés sur le territoire chinois. Malgré le travail préparatoire, les matériels d'impression, notamment, il y a une énorme besogne de mise en page, de composition, puis d'imprimerie, avant que les documents ne puissent être acheminés. Ce qui sera long aussi, nécessitera beaucoup de camions, par exemple, le papier est lourd. Tout cela avant que les avions ne puissent décoller. Tout doit être simultané sinon nous n'aurons pas le choc psychologique recherché. Il reste une décision à prendre, Monsieur, est-ce que nous étendons l'opération au IVème Groupe d'Armée chinois, sur notre territoire, devant Kiev ? Meerxel, en bras de chemise, comme tout le monde dans la pièce, même les militaires, passa une main fatiguée sur son visage. - Je suis toujours partagé. Eux risquent de réagir avec colère. L'Armée chinoise est un élément à part. On ne sait pas comment elle va se comporter. Elle a une puissance, un impact énorme sur la population de son pays. Elle peut flanquer en l'air notre opération. Vraiment je ne sais que faire. J'aimerais connaître vos avis, Messieurs. - Puis-je me permettre, Monsieur, intervint un Commandant du Génie, un homme assez jeune qui portait la Légion d'Honneur, la Croix de fer et une brochette de barrettes montrant qu'il avait longtemps été au feu. Et si nous ne faisions rien pour l'instant ? Au fond nous ne sommes pas obligés de tenir les soldats encerclés au courant de ce qui se passe dans leur pays ? Bien sûr, les Etats-Majors du IVème Groupe l'apprendront par radio mais que feront-ils de l'information ? Soit, ils la communiquent à la troupe, avec le risque de voir son moral atteint, soit, ils l'interprètent pour mobiliser les hommes. Mais dans les deux cas nous n'avons aucune influence sur le cours des choses. En revanche nous pouvons toujours effectuer un largage au-dessus d'eux après que nous aurons appris comment réagit le peuple chinois. Un largage de documents choisis précisément pour la situation du moment. Un langage dur, du genre : "Soldats, on vous ment. Voici ce qui se prépare, voici comment réagit votre peuple, chez vous, etc." - S'ils ont été bien intoxiqués auparavant par leurs chefs ça ne marchera pas, remarqua un civil, professeur de psychologie des peuples à la faculté de Varsovie. - Ca ne marchera pas si nous mettons beaucoup de textes, reprit le Commandant. Mais si nous insistons sur les photos ou sur les Unes des grands journaux mondiaux ? Sur la liste de leurs centres industriels, sur la liste des grandes villes chinoises, en précisant le nombre d'habitants à chaque fois et la probabilité des morts ? En nous efforçant de ne pas être précis… N'oubliez pas que les soldats de ce IVème Groupe d'Armée Chinois sont coupés de chez eux depuis des mois, ils n'ont plus de courrier de leurs familles. Ce sera leur imagination qui fera le travail, non ? En tout cas ils douteront et, surtout, ils n'auront pas d'interlocuteurs pour répondre à leurs questions ou contre qui exercer leur colère. Ce sont leurs chefs qui devront encaisser ou gérer cette violence, ou leur abattement. Notre population civile également, c'est vrai, mais nous ne pouvons pas la protéger davantage qu'auparavant. Et faisons suivre le largage de tracts de raids de bombardement massifs sur leurs positions. Même s'ils ne sont pas sous les tapis de bombes, ils se diront qu'ils auraient pu s'y trouver, faire le transfert avec ce qui menace leur pays… Meerxel réfléchissait. - Ce n'est pas sot, cette idée là… Van Damen nous aurions le temps d'organiser des raids assez nombreux et assez massifs sur le IVème Groupe encerclé ? - A priori oui, Monsieur, sous réserve de confirmation par le Commandement du Bombardement. Il va hurler que nous consommons trop de bombes, mais je vais poser la question. *** C'est après la réunion, en revenant dans le Bureau Français que Meerxel prit connaissance du second message de Nyrup. Celui-ci lui adressait d'abord un rapport bref et avait fait coder tout l'enregistrement de la conférence. Et de son accrochage avec Mouchraf, insistant sur la surprise que lui avait causée le diplomate Pakistanais et son angoisse à trouver une réponse adéquate. Puis sa soudaine colère et sa réponse, quasi instinctive. Il lui proposait aussi de donner sa démission, dès son retour, afin qu'Edouard puisse avoir les mains libres pour apporter un rectificatif sur une question de politique étrangère de première importance. C'était la première fois que Nyrup avait eu à prendre ainsi position dans un domaine ressortant de la seule responsabilité du Président. Le Président lut attentivement, tendu, la traduction de l'enregistrement. Cette question du communisme n'avait jamais été débattue officiellement entre les grandes nations. Pourtant il s'agissait là d'un problème de première importance. Une question qui risquait de diviser le monde ! Il marcha longtemps dans son bureau, sa décision se forgeant de plus en plus fermement au fil de ses réflexions. Le problème philosophique du communisme avait trop longtemps été négligé. Personne ne voulait se lancer le premier dans ce débat. Et cependant, plus il y pensait plus il sentait que le communisme serait la grande question internationale de l'après guerre. Il savait qu'il n'y aurait aucun problème si la Chine gagnait la guerre. Elle envahirait le Pakistan, écraserait le communisme. Mais ce n'était pas une solution, il le savait bien. Pas civilisée, en tout cas. Et cela ne tuerait pas le communisme, au contraire, les partis fleuriraient partout. Il faudrait bien que quelqu'un se décide à mettre le problème sur la table et qu'on en discute. Savoir ce qu'en pensait, véritablement le peuple Pakistanais, c'était lui le premier intéressé. Il avait lu des rapports à ce sujet, depuis trois ans. Des partis communistes naissaient en beaucoup d'endroits, dans le monde. Même en Angleterre ! Meerxel sentait qu'il s'agissait d'un miroir aux alouettes, une idée qui contenait une sorte de fascination en elle-même. Plus de riches, plus de pauvres, chacun recevant le même salaire, l'idée avait de quoi séduire les populations des pays comportant le plus de pauvres, précisément ! A juste raison. Mais il pressentait aussi l'injustice du principe lui-même. Pourquoi travailler dur à faire des études, pendant sa jeunesse, son adolescence ; quand les autres jeunes passaient du bon temps ; si tout le monde devait vivre ensuite, toute sa vie durant, dans une semi pauvreté, en tout cas avec le même genre de salaire ? C'était nier l'effort personnel. Le nivellement par le bas d'une société. C'était accepter d'être assisté en tout. Pas question d'intervenir militairement au Pakistan, en tout cas. C'était au peuple Pakistanais à prendre sa décision. Peut être fallait-il laisser l'idée aller au bout d'elle même, se consumer de l'intérieur, comme les économistes pensaient que cela se passerait. Mais peut être, aussi, fallait-il dire à ce peuple que les autres pays du Monde condamnaient moralement ce régime ? Plus il y pensait plus il se disait que Nyrup avait eu la bonne réaction en prenant une position sans équivoque. Et sa suggestion d'interdire la Chine aux Ambassades Pakistanaises ; qui lui avait paru excessive, d'abord ; lui semblait de plus en plus réaliste. Un parti communiste Chinois, après-guerre, correspondrait à laisser un nouveau PURP s'y installer. Or ces gens étaient belliqueux. Ils voulaient imposer leurs idées ailleurs. Tard le soir, il rédigea un message adressé à Nyrup, sur le bateau. "Entièrement d'accord avec la position que tu as défendue, au nom de l'Europe, devant Mouchraf. T'approuve en tout point. Nous en reparlerons à ton retour, je pense qu'il faudra préciser encore ce que tu as dit. Je t'avais dit que tu serais un bon Vice-Président…" Edouard. *** Les journaux du monde entier furent emplis des photos du champignon atomique et du récit de l'explosion. Des photos aussi des constructions effondrées, des murs dont "l'ombre" était imprimée sur le sol. Dans les pays du sud-est asiatique, on montrait même les cadavres des animaux, expliquant que les porcs avaient été choisis parce qu'ils ont des réactions, physiologiques, proches de celles des humains, aux traumatismes, aux agressions thermiques et aux radiations ! Les spécialistes de la Chine dirent au Cercle que ces photos ne choquaient pas les asiatiques et qu'il serait utile de les placer dans les tracts en préparation, alors que les psychologues européens se cabraient. Ce fut une discussion âpre que Meerxel trancha en acceptant, à contrecœur, de faire confiance aux sinologues. Le gouvernement de Xian Lo Chu ne réagit pas aux récits parus dans la presse internationale. Il avait forcément, en outre, ses propres sources d'informations. La nuit du 12 juin 1949 arriva. Six cents millions de tracts avaient été tirés, dans toute l'Europe, reproduisant les journaux du monde entier. Tous comportaient une photo du champignon atomique et des clichés des ruines, sur l'île. Il y en avait de plusieurs sortes, mais tous reproduisaient des articles relatant l'explosion, parus dans des journaux Vietnamiens, Malaisiens, Indiens, Birmans, Laotiens, Japonais, Américains aussi, avec leur traduction en dessous. Des traductions qui avaient été soigneusement choisies pour leur précision. Les tracts ne devaient pas être suspectés d'exagération. Et tous étaient barrés de la mention en grosses lettres rouges : "Voulez-vous cela ? Votre gouvernement, oui !" Des bombardiers B 17 et B 24 se formèrent en ordre de mission et partirent, depuis le Kazakhstan et la région de Vladivostok vers la Chine qu'ils survolaient pour la première fois, avec des tonnes de tracts au lieu de bombes ! Ils les lâchèrent, de nuit, sur les villes les plus lointaines, allant se poser, au retour, en Sibérie orientale et en Inde. Des Mosquitos au long rayon d'action, des P 38 qui avaient une autonomie de 12 heures, avec des bidons sous les ailes, se dirigèrent vers les Centres industriels, les nœuds routiers, les gares et larguèrent des paquets de tracts chargés dans des containeurs spéciaux qui s'ouvraient au largage, pour une large dispersion, avant de rentrer se poser sur des terrains de fortune installés aux frontières. Un nouveau pilote prenait les commandes, une fois les pleins et les contrôles refaits. La côte est de la Chine, très peuplée, fut recouverte de tracts par des appareils partis de porte-avions. L'immense zone du Tibet fut abordée depuis des terrains d'Inde, dont le gouvernement avait accepté leur présence, à condition que les avions européens ne transportent pas de bombes. La chasse d'escorte alla aussi loin qu'elle le pouvait pour protéger les bombardiers, au retour, à l'aube. Cette nuit là tout ce qui pouvait voler décolla. Les pertes furent très importantes. Mais un système, automatique, permettait aux containeurs de s'ouvrir si l'avion porteur était touché gravement afin que ce ne soit pas une perte pour rien… Le lendemain, l'opération se poursuivit, de jour, avec une grosse protection de chasse, sur les territoires moins éloignés, qui n'avaient pas été arrosés dans la nuit. Puis le gouvernement, l'Etat-Major, commencèrent à attendre. Meerxel savait qu'il jouait sa dernière carte. Que si les Chinois ne comprenaient pas la menace, n'acceptaient pas de s'avouer vaincus, la guerre allait s'éterniser, jusqu'au jour où ils auraient, eux aussi, la Bombe… A moins de la lancer, avant ? Le 14 juin, le IVème groupe d'Armée chinois lança des attaques forcenées presque partout, sur les territoires russes et ukrainiens. En quelques endroits, les attaquants s'emparèrent des positions européennes mais, la plupart du temps ils furent écrasés par des barrages d'artillerie. La nuit suivante 3 000 bombardiers larguèrent des tapis de bombes sur les enclaves chinoises de Russie et d'Ukraine, avant que des Mosquito ne viennent larguer des tracts conçus expressément pour les soldats encerclés. Plusieurs formules furent utilisées, là aussi, les mêmes que celles qui avaient inondé la Chine, mais avec une seconde inscription en travers : "Le bombardement de la nuit du 15 aurait pu comporter une bombe atomique. Où seriez-vous aujourd'hui, dans quel hôpital ?" C'était simpliste, bien sûr, mais l'essentiel était dit. Il fallait tout essayer. *** Le 19 au petit matin, alors que des petits groupes de soldats Chinois, sans arme, commençaient à arriver devant les lignes européennes, dans le secteur de Moscou, le gouvernement Finlandais prévenait Kiev que son consulat de Sian, au cœur de la Chine, lui signalait des manifestations de rue. Les gouvernements Egyptien, Australien, Chilien, Birman, prirent également contact avec Kiev, dans les heures suivantes, pour dire que leurs ambassades, en Chine, étaient longées par des cortèges composés d'hommes et de femmes en colère hurlant "Armistice, Armistice." Avec le décalage horaire c'est le 20 à 03:00 que Meerxel apprit que des coups de feu avaient été tirés dans l'après midi à Pékin et à Shanghai. Les choses se précipitaient. Les stations radio qui, depuis le printemps 1947, avaient émis en direction de la Chine, depuis le territoire européen ; pour révéler aux Chinois que tout se paierait un jour après les exactions de telle ou telle unité, de tel ou tel corps du PURP ; donnaient ces informations en boucle. Pour annoncer, aussi, les chiffres des pertes chinoises sur les fronts. Toutes ces stations là terminaient leur message en avertissant que la seule issue pour la Chine était de signer un Armistice sans conditions. Que les peuples étaient maîtres de leur destin et que Xian Lo Chu ne pouvait poursuivre la guerre qu'avec l'accord du peuple Chinois. Mais qu'il avait beau jeu puisque c'était le peuple Chinois qui paierait les fautes, les erreurs, de son gouvernement ! Le 22 juin, à Pékin, dans l'ancienne cité interdite, encerclée de dizaines de milliers de manifestants souvent armés, le palais du gouvernement sauta. Xian Lo Chu et quelques uns de ses plus proches ministres avaient choisi la seule issue qui leur restait. Le Chancelier avait mis des années à construire son gouvernement, celui-ci s'effondrait en quelques heures. La charge avait explosé dans la pièce où ils se tenaient. On ne retrouva aucun corps. La chasse aux membres du gouvernement commença. Plus tard seulement, les Troupes d'Occupation Européenne entameraient la traque des anciens Hauts Fonctionnaires, membres du PURP. *** En Europe ce fut, d'abord, un cri de colère. Tant d'Européens avaient rêvé de voir les responsables de la guerre devant un Tribunal International que leur suicide les laissait frustrés… Dans la journée, huit Maréchaux et Généraux Chinois formaient un gouvernement provisoire et informaient Kiev que : "le gouvernement de la Vieille Chine Traditionnelle était prêt à signer la reddition des armées Chinoises et acceptait un Armistice avec la Fédération des Républiques Européennes." L'acte était prêt depuis longtemps. C'était l'une des premières choses que Meerxel avait commencé à rédiger, l'été 1945, s'efforçant de prévoir tous les cas de figures. Au fil des années des juristes d'université avaient peaufiné le texte, justifiant chaque article, voulant éviter toutes contestations ou protestations des autres nations, notamment au sujet des indemnisations aux victimes de la guerre, des dédommagements à la Fédération. Au fur et à mesure que la guerre avançait et que l'on apprenait de nouvelles exactions du PURP chinois, Meerxel rendait les clauses de plus en plus sévères, complexes. *** Le jour de la signature, dans le petit PC de compagnie d'une simple tranchée du front du centre, celui que les Chinois avaient enfoncé à plusieurs reprises mais n'avaient jamais totalement dépassé, Meerxel prononça un discours à la radio, qui fut intégralement retransmis, en direct, dans toute la Fédération et dans le monde. Jamais aucune émission n'avait eu autant d'auditeurs, des centaines de millions d'êtres humains, en Europe, en Scandinavie et en Asie. La presse écrite européenne, mais aussi celle du Monde, reproduisit ses derniers mots en énormes titres couvrant les 4/5èmes de leur UNE : "… je vous avais promis, il y a quatre ans, "du sang, de la sueur et des larmes". L'Europe a beaucoup saigné, l'Europe a beaucoup travaillé, l'Europe a beaucoup pleuré. Après avoir tant craint, je suis heureux qu'aujourd'hui nos larmes soient de joie." ** CHAPITRE 24 Fin Août "1949" Il fit un temps magnifique, cet été là. Pas de chaleur accablante et pourtant un ciel sans nuage. La guerre était finie depuis moins de deux mois et beaucoup de gens avaient de la peine à le croire. Après la vague de folie qui avait parcouru la Fédération des Républiques d'Europe, les populations s'étaient retrouvées un peu hébétées, comme devant quelque chose qu'on a espéré désespérément et qui, contre toute logique, est là ! A commencer par les soldats eux-mêmes, encore pas démobilisés. Sauf les troupes d'occupation pour qui, d'une certaine manière, la guerre n'était pas terminée. Ils étaient perpétuellement sur leurs gardes. A juste raison, d'ailleurs, dans certaines régions éloignées, montagneuses, souvent, des groupes armés Chinois poursuivaient une sorte de guérilla sporadique. Et dans les villes souvent, de petits commandos attaquaient un camion européen… Les Régiments parachutistes et les Corps Francs étaient chargés de les réduire, quand ils avaient été localisés, et ils ne leur faisaient pas de cadeaux. Tout avait été très vite, presque trop vite, les derniers temps. Les troupes n'avaient pas lancé une immense attaque qui, inconsciemment, aurait fait comprendre aux soldats et à la population l'imminence de la victoire. En quelque sorte ils n'y avaient pas été préparés ! La première tâche fut de découvrir ce qui était survenu aux prisonniers, délivrer les survivants, retrouver les camps, les mines… Pour les camps ce fut assez rapide, des troupes furent parachutées à proximité. Les mines… Les chiffres des disparus furent impossibles à déterminer, les premières semaines. Il semblait bien que la consigne de supprimer les prisonniers avait été appliquée anarchiquement. Certains chefs de camp avaient obéi sans hésiter, d'autres avaient lanterné, surtout les ultimes semaines. Un grand nombre d'unités Européennes étaient donc envoyées en Chine, comme troupes d'occupation. Mais, surtout, il fallait rassembler et désarmer toutes les troupes chinoises du IVème Groupe d'Armées, encerclées sur le front Européen du centre, depuis l'Ukraine et la Russie jusqu'à l'Oural, aux abords de la Sibérie. Et cela posait d'énormes problèmes de logistique. Il fallait construire des camps provisoires, les garder, assurer leur ravitaillement. Or ils étaient près de quatre millions de prisonniers Chinois, dans cette seule zone ! Il avait été prévu, depuis longtemps, que la Chine devrait assurer la majeure partie de ce ravitaillement, ne serait-ce que pour donner de la nourriture qui convienne aux prisonniers ennemis. Mais il fallait l'acheminer sur des milliers de kilomètres, sur des voies très endommagées. Et il fallait, très vite, mettre les prisonniers chinois au travail. L'un des articles de l'Armistice prévoyait que les prisonniers devraient deux ans de travail à l'Europe, pour relever les ruines et reconstruire le pays ! La reconstruction commençant par une remise en état des réseaux ferroviaires et des routes. Mais Meerxel voulait en profiter pour lancer la construction de deux autoroutes modernes, grâce au matériel militaire de terrassement qui existait et était manœuvré par des conducteurs expérimentés. L'une allait, du nord au sud, de Saint-Petersbourg à Odessa, en passant par Moscou et Kiev, avec deux embranchements prioritaires vers Minsk et Varsovie, l'autre reliant Bordeaux, en France, à l'extrême nord-est du Kazakhstan, en passant par Munich, Vienne, Budapest et Kiev. Les deux années ne seraient pas suffisantes, mais des ouvriers Européens termineraient le travail. Meerxel savait que les lignes de communication étaient primordiales au développement du pays, dans l'avenir. L'exemple américain était révélateur. Une partie de leur croissance reposait sur les autoroutes qu'ils multipliaient. Aussi déplaisants qu'ils puissent être, ils n'étaient pas idiots. Et puis, que les habitants des régions d'Europe de l'ouest ; qui n'avaient pas directement souffert de la guerre ; voient des prisonniers Chinois au travail mettraient bien des choses en place. Le Haut commandement avait commencé par baser immédiatement en Chine la plupart des unités d'aviation tactique, Mosquito, LA5, 7 et P38 B, dont la présence, les vols à basse altitude, quotidiens, imposaient au peuple Chinois l'idée que l'Europe était victorieuse. Une organisation militaro-administrative européenne se mettait en place à Pékin. Mais il fallait tout faire d'urgence, prévoir le stationnement et l'alimentation des unités d'occupation, établir des règlements destinés à la population civile, rechercher les criminels de guerre du PURP, entamer les instructions préliminaires et les enquêtes, sauvegarder les preuves, les archives, retrouver des témoins. Il y avait tant de choses à faire… Dublin avait donné son accord de principe pour que les procès se déroulent sur son territoire, devant la Haute Cour Internationale. Mais fallait-il encore que les différentes nations veuillent bien désigner des juges. Que le monde entier blâme ainsi la conduite de la Chine, prenne enfin parti ! Et accepte ces nouveaux chefs d'accusation contre les meneurs du PURP, les responsables des camps, des déplacements de populations civiles, de leurs massacres, souvent, des assassinats de prisonniers : "crimes contre l'humanité" et "crimes de guerre"… L'Europe, comme hébétée, ne réalisait pas que la tuerie était finie. Il n'y avait pas de scènes délirantes de joie, comme en 1920. Les circuits ferroviaires en état de marche avaient de nouveau été totalement ouverts aux populations civiles ; hormis les longs trains militaires qui partaient pour la Chine, grâce à des réparations de fortune. Les voyages, à petite vitesse, sur ces voies, étaient terriblement longs. Dans cette partie de la Fédération pour descendre de Moscou à Odessa il fallait passer par Minsk, bien à l'ouest ! *** Dès la mi-août, pendant une semaine, le grand canot, comme ils l'appelaient, n'avait quasiment pas cessé de faire la navette entre Millecrabe et le continent. La famille avait donné son accord, elle se retrouverait, pour la première fois en plein été, dans l'île, à partir du 15 août, venant tant bien que mal, de toute l'Europe, pour fêter la fin du massacre, la fin des deuils. Il serait temps, ensuite, de relever les ruines. A leur arrivée ils apprirent que c'était aussi le bout de la vie du Grand' Oncle Stepan. Depuis la signature de l'Armistice, en juin, il baissait. Il n'était pas vraiment malade, il s'éteignait, usé. Il avait connu les deux guerres ! Il avait voulu tenir jusqu'à la fin du conflit, y voyant comme un symbole pour la famille Clermont. Il voulait la voir de nouveau réunie, être sûr qu'elle existait toujours. Meurtrie, avec beaucoup d'absents, mais toujours là. Il avait dit à Elise Fournier ; qu'il considérait un peu comme l'âme des Clermont ; qu'il ne voulait pas de tristesse, à Millecrabe, à son départ. Il était peut être le plus slave, sûrement le plus excessif de la famille, et cela l'avait poussé à demander, au contraire, à ce que l'on fasse une fête, pour sa mort ! Elise était une femme de caractère ; autrement dit le sien était redoutable ; et elle avait refusé en l'engueulant carrément. "Il y a un temps pour la mort, un temps pour la fête. On ne mêle pas les émotions," avait-elle dit brutalement. Elise était une femme de tête qui menait les hommes comme elle avait mené ses jeunes élèves, autrefois. Mais sa générosité faisait accepter ses façons carrées. Elle ne mâchait jamais ses mots, disait ce qu'elle avait à dire sans hésiter, sans temporiser, quelquefois sans grande précaution. Mais, avec elle les choses étaient claires. Les enfants, les tout jeunes cousins, l'adoraient. Alors Stepan avait fait une chose surprenante, il avait demandé à voir les Grands Oncles déjà arrivés dans l'île. Quand ils avaient été réunis autour de son lit il leur avait dit, d'une voix faible mais distincte : - Nous sommes une famille de traditions. Je voudrais vous demander quelque chose. Pour une fois ne me donnez pas un successeur. Pour une fois seulement, je vous le demande, désignez une femme, Elise Fournier. Personne n'a autant pleuré nos disparus qu'elle, toutes ces années. Nous avons tous eu beaucoup de peine pour nos familles respectives, elle, a enduré toutes les peines de chacun de nous, de toutes les familles. Elle a été le lien entre nous tous, avec son Grand Cahier. Elle représente, elle incarne, plus que je n'ai jamais su le faire, la famille Clermont… Ensuite, les autres générations de Clermont pourront reprendre la vieille tradition, si celle-ci résiste au temps. Réfléchissez à cela, et ne me dites pas ce que vous en décidez. Vous en parlerez entre vous quand le moment sera venu, je préfère m'en aller en espérant que ce sera ainsi. Et dites à Edouard que j'espère qu'il sera un bon Grand'Oncle, lorsque le temps viendra, comme il a été un bon Président, enfin je pense. Il était mort au petit matin de l'une des nuits suivantes, dans son sommeil. Les derniers arrivants avaient débarqué ce jour là. Les Grands Oncles s'étaient réunis et avaient décidé de demander l'autorisation de l'enterrer dans l'île. Les autorités de la région avaient toujours refusé des sépultures familiales dans l'île. Edouard Meerxel, prévenu le matin même du décès, avait dû estimer que, pour une fois, il avait le droit de faire bénéficier les siens d'une faveur, un représentant du Préfet d'Odessa avait débarqué l'après-midi, en disant que l'enterrement aurait lieu sur place et que le Président y assisterait ! La cérémonie eut lieu cinq jours plus tard. C'est le temps qu'il fallait pour que les hommes, toujours mobilisés, reçoivent de leurs chefs de corps un ordre de mission spéciale, des titres de passages prioritaires pour des avions et dix jours de permission sur place. Meerxel était passé par là et Van Damen, tenu au courant avait tenu à signer lui-même les ordres destinés aux chefs de Corps ! Si bien qu'ils étaient tous là. Tous en uniforme. Certains dans des fauteuils de blessés, d'autres appuyés sur une canne, raides d'une convalescence encore pas terminée, mais là. Edouard Meerxel arriva en hélicoptère, un Sikorsky S 55, le nouveau modèle qui bénéficiait de la réputation que s'était acquise le Sikorsky H 5 du service de santé, durant les deux dernières années de guerre. Le S 55 était sur le point d'entrer en unités à sa place. Mais pas seulement pour ces missions. On commençait à entrevoir toutes les utilisations de l'hélicoptère, y compris dans les Corps Francs. L'ingénieur Igor Sikorsky, l'un des pères des voilures tournantes, l'avait présenté au Président plusieurs semaines plus tôt en insistant sur le fait qu'il était parfaitement au point. Le gros appareil avait beaucoup impressionné Meerxel qui avait pensé que c'était là un moyen extrêmement discret et pratique de faire ses déplacements. La machine, haute sur patte, comportait un poste de pilotage au sommet de la carlingue pour les deux membres de l'équipage, et la cabine, en contrebas, derrière, pouvait contenir jusqu'à huit passagers, selon la distance à parcourir. Il volait, en croisière, à 146 km/h et son autonomie max, toujours selon le nombre de passagers emmenés, pouvait atteindre 579 km. En prévoyant des ravitaillements en carburant pour d'assez longues distances et un à deux appareils d'accompagnement, pour la sécurité, c'était en effet le moyen le plus discret qu'il avait trouvé pour faire des voyages et, pour une fois, le service de sécurité, justement, avait approuvé, puisqu'il pouvait placer un homme à bord, directement à coté du Président. Ce trajet jusqu'à l'île fut la première occasion de l'utiliser. Certes le vacarme était abominable, dans la cabine, il y avait beaucoup de vibrations et il fallait porter un casque équipé de radio pour se protéger du bruit mais, décollant des jardins, le long du Dniepr, il partait, paradoxalement, en toute discrétion. Et puis cela confortait l'image de modernité de l'Europe. Deux autres hélicoptères suivaient, avec les collaborateurs immédiats du Président, qui se posèrent tous sur la grève, près de la grande maison, sur la rive opposée au continent. Tous les mobilisés étaient en tenue de sortie d'été, qu'ils venaient, pour la plupart, de toucher, quand ils se réunirent autour de la tombe qui avait été creusée au sud de l'île. Il avait été plus ou moins décidé qu'un petit monument serait érigé ensuite, ici. Ce fut une cérémonie hors des usages. Pas un discours, pas de fleurs, pas de bruit, pas de religieux. Une foule de plusieurs centaines de personnes, tellement silencieuses, entourant la tombe dans laquelle on descendit le cercueil. Il se produisit toutefois une chose étonnante, prenant les adultes de court, même Tante Elise. Les plus jeunes cousins, les collégiens et lycéens, traversèrent les rangs et lancèrent un coquillage dans la tombe, à coté du cercueil ! Pendant tout le temps qu'il fut nécessaire pour le recouvrir de terre, presque à chaque pelletée de terre, Elise Fournier ouvrit son Grand Cahier et égrena les noms des disparus de la famille. Simplement les noms. Une terrible suite de noms, pour associer la famille entière à ce dernier décès. Personne ne pleurait ostensiblement ; parfois seulement quelqu'un écrasait une larme d'un doigt rapide ; et pourtant il y avait là une tristesse immense. Chacun des Clermont enterrait quelque chose, quelqu'un, sinon une part de son passé, de son enfance, de sa vie. Ils regardaient en eux mêmes, le visage figé, mais évitant surtout les larmes. Il y avait trop à pleurer. Trop pour le faire en une fois. Stepan, là devant, représentait à lui seul tous les oncles, les cousins morts, les amis. Mais aussi les camarades de combat, ceux qui avaient disparu sur des routes encombrées de réfugiés… Edouard Meerxel se tenait au milieu de sa famille, comme n'importe lequel de ses membres. Quand tout le monde s'était assemblé, en cercle, autour de la tombe, sans ordre de parenté, les générations mêlées, un homme du service de sécurité avait fait mine de venir se placer à coté du Président. Berthold eut un tel regard que le gars sortit des rangs immédiatement. Il avait cru bien faire, oubliant que Meerxel ne serait jamais plus en sûreté qu'au milieu de sa propre famille. La tombe fut ensuite refermée par des jeunes oncles sans que personne ne s'éloignât. Et, ensuite, ils restèrent encore. Toujours aussi silencieux, impressionnants. Puis les blessés, qui souffraient de rester immobiles, s'étaient écartés, un à un, revenant vers la salle à manger d'été. Il avait été convenu qu'il n'y aurait qu'un déjeuner-buffet froid pour que tout le monde soit libre. Ils arrivèrent les uns après les autres, n'allèrent pas se changer, venant directement à table ainsi. Une façon d'honorer Stepan et, à travers lui, ceux qui étaient là. La famille. Il n'y eut aucun regroupement, aucune rencontre. Les Clermont se remettaient, seuls, de leurs peines. Il n'y eut guère de conversations. Même à la table d'Edouard Meerxel, qu'ils auraient tous voulu interroger. *** Le soir, sans qu'ils ne sachent comment cela s'était produit, tous les cousins se retrouvèrent entre trois isbas centrales construites en très large triangle. Ils étaient tous là, les soldats, garçons et filles encore en tenue, les plus jeunes, étudiants de 18 à 20-22 ans, et même les lycéens et les collégiens les plus âgés. Une génération entière, du moins ce qu'il en restait, à part les vraiment jeunes qui avaient regagné leurs dortoirs. Il y avait à boire, sur une grande table et cela même aurait dû les alerter. Il y avait des pots de jus de fruit, des pots de thé frais parfumé, et une ribambelle de bouteilles d'alcool. Les soldats avaient pris l'habitude de boire. Le cognac, la vodka, le schnaps, l'Armagnac défilaient dans les cantonnements, pendant la guerre. Sauf avant les vols et à bord des navires. Mais les équipages se rattrapaient à terre. Ils étaient près de cent cinquante cousins, assis n'importe comment, souvent sur un coussin, adossés à un siège occupé ou au pied d'une table, par petits groupes assez silencieux. C'était ça qui choquait tout de suite, le bruit des conversations. Il était trop faible pour une assemblée de jeunes gens. Et il venait des mêmes personnes. A quelques exceptions près, c'étaient les étudiants qui parlaient le plus et le plus fort. Il était beaucoup question de la dernière année de fac, de la musique Fado-rythme ; qui avait explosé, ces dernières années, au Portugal, évinçant le jazz américain ; des potins qui couraient, d'un film, raté pour les uns, exceptionnel pour les autres. Et puis de ce nouvel engouement pour une mode excentrique qui gagnait les jeunes, affichée par des garçons et filles que l'on appelait des "zazous"… Mykola écoutait et se demanda, un instant, ce qu'il faisait là ! Il ne se sentait plus aucun point commun avec ses jeunes cousins. L'idée lui fit peur et il se mit à observer plus attentivement autour de lui. Finalement les mobilisés parlaient aussi, mais à voix sourde. Et ce que le jeune homme pouvait surprendre de leurs conversations concernait leurs unités, des combats, des disparitions. Leur parcours dans la guerre. Mykola se rendit compte qu'il y avait un fossé entre ceux qui avaient fait la guerre, d'une manière ou d'une autre, et les plus jeunes ; mais qui avaient cependant son âge à lui ; toujours étudiants. Alors même dans la famille cette séparation existait ? Cela lui fit mal. Il s'efforça de suivre ce que disaient un petit groupe de jeunes, à coté. Il trouva qu'ils riaient trop, et trop fort, excités, apparemment. Il se dit qu'ils buvaient trop… Auparavant ils ne se seraient pas comportés ainsi. Il se dit qu'il était trop sévère qu'il devait bien y avoir d'autres groupes. Il se leva et fit mine d'aller se chercher à boire, passant d'une bande à l'autre. Parfois, un clan de "civils" avait inclus un soldat mais c'était assez rare. Il avait tant rêvé de ce soir là, du retour à Millecrabe, des retrouvailles avec les cousins, des conversations débridées d'avant-guerre… Puis il rencontra, de loin, le regard de Piotr. Il ne faisait pas du tout Colonel Chef d'Escadre, ce soir. Plutôt débraillé, avec la bouteille qu'il tenait par le goulot. Quoi que… en regardant mieux, Mykola s'aperçut que le blouson était ouvert, d'accord, la chemise et la cravate desserrées mais c'était tout. Et il se tenait très droit, assis par terre, adossé à un pin. C'est sa façon de tenir la bouteille qui suggérait cette impression de relâchement. Il ne la posait pas mais ne la portait pas non plus à ses lèvres à tout bout de champ. Et son regard… était si triste. Mykola se retrouva en train de se diriger vers lui. Il se laissa glisser au sol sans dire un mot et appuya une épaule contre le tronc d'arbre. Piotr releva les yeux, eut l'ébauche d'un sourire et leva la bouteille à demi pleine vers le jeune homme qui refusa de la tête. - Tu ne t'y es pas mis ? demanda son cousin. - La chance, répondit Mykola. Le moment ne devait pas être encore venu. Moins longtemps dans le coup que les anciens. Mais je commençais à fumer un peu. - Ouais, ça commence comme ça. La chance, moi aussi, je m'en suis rendu compte et j'ai assez levé le pied pour pouvoir limiter l'alcool. Je sais que je vais pouvoir m'en passer, maintenant. Mais j'ai des gars qui sont mal partis. Il y eut un silence. Puis Piotr reprit, la voix plus sourde : - Je voulais la boire pour dire adieu à mon frère Vadia ! Jamais pu le faire là-bas. Je savais que si je laissais la douleur remonter je ne serais pas en état de piloter le lendemain. Je ne l'ai jamais pleuré, Mykola… mon propre frère ! Je ne me le suis jamais permis… pour tenir le coup, tu comprends ? Pas même le droit de pleurer son frère !… Et maintenant je ne peux plus, Myko ! La douleur est à l'intérieur, elle ne veut plus sortir. C'est horrible, ça… Un peu plus loin, le petit Björn, discourait devant un petit groupe d'étudiants. Mais, à bien y regarder, c'était plutôt un monologue. On lui répondait mais il n'y faisait pas attention. Et les autres semblaient de plus en plus gênés, agacés. Mykola se leva et approcha par derrière. - … se résume à une seule chose, tuer. Seulement tuer. Mais comment ça a pu m'arriver, dites ? Je n'avais jamais voulu ça, moi… Et maintenant il va falloir vivre avec ça toute ma vie. - Mais au moins tu es vivant, Björn, dit une fille, d'une voix exaspérée. - Non, Amalia, non. Je ne suis plus vivant. Vivant c'est la façon de vivre d'avant guerre. Venir ici, retrouver tout le monde, rire, faire du bateau tous ensemble. Et puis l'école. Mais il n'y a plus rien de ça. Plus rien. Le monde a changé autour de moi, de nous, et on n'a rien vu. - Enfin Björn tu vas retourner à ton école, terminer ta dernière année et tout recommencera, tu oublieras. Le jeune garçon secouait la tête, parlant plus fort. - Vous ne comprenez pas, vous ne comprenez pas ! Pourquoi est-ce que personne ne comprend ? Tout le monde s'en fout que j'ai tué… que je revoie des visages, des scènes. Que je sente la baïonnette qui… Dieu, pourquoi est-ce que je suis seul ? - Ce n'est pas tout à fait vrai, Björn, intervint alors Mykola, toujours debout, d'une voix qui porta. Je ne veux pas dire que tu n'es pas seul, mais seulement que nous sommes tous seuls. Tous ! Seuls devant nos souvenirs, seuls devant nos peines, seuls devant notre tristesse, nos échecs, nos frustrations. C'est le cas de tous les hommes et femmes. Qu'ils aient fait une guerre ou pas, d'ailleurs. C'est ça la vie. Tous les êtres humains sont seuls devant leur monde intérieur, leur conscience. Personne ne sait ce qui se passe dans une conscience, personne ne voit au travers d'une mémoire la quantité de déceptions, de chagrins qu'il faut surmonter. Il faut tout garder pour soi, vivre avec ce que l'on a connu, vivre avec ses erreurs, ses souffrances. C'est le propre de l'homme, Björn. De tous les hommes, pas seulement toi. Souviens-toi :"On naît seul, on vit seul, on meurt seul". Pour nous ces souvenirs sont traumatisants, parce qu'ils ont été stockés sur un petit laps de temps, parce qu'ils sont ce qui peut arriver de pire à l'homme. Tuer. Tuer simplement parce qu'on te l'a dit, tuer pour tuer… C'est contraire à tout ce qu'on a appris, contraire à la morale d'un être civilisé, c'est le summum de ce que l'on doit exécrer. Pendant toutes ces années, il a fallu faire tout ce qui était condamné auparavant, les actes les plus répréhensibles. Notre univers a basculé, il fallait oublier nos repères pour accomplir ce qu'on nous disait, auparavant, de détester ! Mais on est des millions comme ça, Björn. Des millions de solitudes. Et ceux qui n'ont pas nos souvenirs particuliers ne sont pas heureux pour autant, dans leur conscience. Eux aussi ont de sales souvenirs, des images qui font mal, à la mesure de ce qu'ils ont vécu. Il faut savoir que ce ne sont pas les graduations qui importent, "moi j'ai plus mal que toi". Souviens-toi de l'hôpital, il y avait tous les niveaux de souffrance. Mais ce qui était important c'était d'arriver enfin au stade où le plus gros de la souffrance était parti. C'est le but de tous les hommes, Björn, de chasser la douleur peu à peu, de lui faire quitter notre corps, notre tête. Pour notre tête ça prendra beaucoup de temps. Mais à partir du moment où tu as compris que les autres souffrent aussi, de leurs fantasmes à eux, de leurs souvenirs à eux, alors il reste le fait de partager cet état avec les autres, tous les autres. Et tu n'es plus seul. Amalia a ses souffrances à elle. Qu'elle n'identifie peut être pas encore, parce qu'elle est très jeune, qu'elle n'a peut être pas beaucoup réfléchi à ces trucs là, et que nous, nous avons vieilli à toute vitesse. Mais ne te fais pas d'illusions, elle aussi va enfoncer des souvenirs dans sa mémoire en espérant leur tordre le cou… Si tu regardes autour de toi, je veux dire dans la vie, pas spécialement en ce moment, tu verras des visages sombres, ou graves, et d'autres souriants. C'est simplement que la souffrance ne vient pas au même moment pour chacun de nous. Ca ne veut pas dire que le type souriant est en paix, en lui même. Il y a un remède pour arriver à chasser tout ça de notre tête, c'est l'espoir. Simplement ça, garder l'espoir qu'un jour ces souvenirs là seront tellement enfouis qu'ils ne pourront pas remonter à la surface aussi cruellement. - Dis-donc Mykola ce n'est pas très réjouissant ce que tu dis aux jeunes, fit la voix de Piotr qui s'était rapproché. - Il faut apprendre, un jour ou l'autre, à se servir de son cerveau, à réfléchir, hors des questions de cours, des sujets de dissertations, riposta le jeune homme sans se retourner. Au-delà des exercices, au lycée ou en fac, qui ont pour but de donner une culture à l'étudiant, celui-ci est sensé avoir appris un processus de réflexion et devrait l'appliquer à tout. Il est sensé avoir développé sa capacité de réflexion dans n'importe quel domaine ! S'il ne s'avère pas très emballé à manier ce genre d'idées, un solide coup de pied au cul aide le processus. Personne n'a jamais dit que devenir un adulte est confortable. - C'est pour moi que tu dis ça ? fit Amalia une petite brune, aux yeux savamment allongés par un maquillage. Mykola la regarda, se disant qu'elle n'était pas la seule à attendre sa réponse. - A ton avis ? Que je sache tu as un cerveau, tu dois même être assez sensible. Mais tu n'es pas capable de comprendre ce qui se passe autour de toi, ce soir ? Que des gens, les tiens, souffrent beaucoup, que parler de la mode à la fac de cette nouvelle musique, avec les mots à la mode ; et apparemment il y en a beaucoup, au point que l'on se demande ce qu'est devenu le Français ; est d'une futilité qui frôle la sottise quand tu t'adresses à un ancien soldat. Tous les soldats que tu vois autour de toi, tous les soldats du monde sont des convalescents du coeur. Que les conversations sur le dernier film sorti des studios des Frères Lumière, que les potins sur le cinéma de Ninj-sur-Adriatique, sur la vie amoureuse de Michèle Morgan ou d'Arletty, ou un roman récent, tout ça est ressenti, autour de toi comme des gifles, par des gens qui ont l'impression de ne rien savoir, rien connaître, qui se sentent exclus. Parce que ce genre de potins n'est jamais parvenu, sur les fronts, figure-toi. Cette musique d'excités, ils ne l'ont jamais entendue, ils ne connaissent pas les noms des musiciens que vous citez à tout bout de champs. Si tu étais vraiment idiote, incapable de raisonner, on te pardonnerait en sachant qu'il n'y a rien à tirer de toi, mais ce n'est pas le cas. Nous formons tous la génération des cousins. Nous avons un passé commun. Il s'est produit un drame effrayant que certains d'entre nous ont approché d'assez près pour en être marqués, traumatisés, probablement définitivement. Cela peut nous scinder en deux, nous les cousins. Si les étudiants, les lycéens, ne comprennent pas qu'il s'est passé quelque chose qu'on ne peut pas ignorer et veulent se comporter comme si tout reprenait comme avant, il n'y aura plus de contact possible entre nous, au sein de notre propre famille, Bon Dieu ! Peut être sommes-nous un peu intolérants en vous reprochant de parler de choses sans aucune portée, mais nous sommes tous convalescents, dans notre corps ou dans notre tête ! Faites marcher votre imagination, même si c'est la chose du monde la plus mal partagée, vous devez bien en avoir un peu, bon sang ! Imaginez-vous que nous ne savons rien du monde dans lequel vous n'avez jamais cessé de vivre. Vous avez suivi ses évolutions. Pas nous. Tout est étranger pour nous. Votre langage, vos mots, vos habitudes, ça ne fait pas de nous des minus, ni de vous de grosses têtes ! Il se rendit compte qu'il avait haussé le ton et qu'on devait l'entendre de loin mais il se dit que ça n'avait plus d'importance, il avait quelque chose à dire et voulait aller jusqu'au bout. - Vous aviez des modes de communications pour comprendre comment le monde évoluait, vous aviez des journaux, la radio, les conversations, autour de vous. Nous c'est comme si nous sortions de prison, comme si nous avions passé ces années sur une île au loin. Alors Bon Dieu laissez-nous du temps ! Le temps d'apprendre. De vous rejoindre ! Ne vous faites pas plus bêtes, plus insensibles, que vous ne l'êtes, comprenez que nous sommes perdus dans ce monde que nous n'avons pas vu changer. Et que si nous ne sommes pas accueillis avec un peu d'affection, dans notre propre famille, si elle ne nous montre pas de compréhension, si elle ne nous prend pas la main pour nous guider, où allons-nous trouver de l'aide ?… C'est ce que Björn vous disait en lançant : "je suis seul". Et tout ce que vous trouvez à répondre c'est : "ça passera"! Mais est-ce qu'il n'y a plus d'humains, sur cette terre, est-ce que nous sommes tous morts ? Bon Dieu, où est votre cœur, les Clermont ? Il se sentit brusquement entouré, serré. Il y avait une muraille d'uniformes autour de lui, soudés à lui. Personne ne disait rien mais tout le monde voulait le toucher, mettre la main sur ses bras, ses épaules. Piotr et Alexandre le tenaient par les mains et le regardaient sans prononcer une parole, le regard brillant d'une émotion qu'ils refusaient de laisser s'exprimer par des mots. Leur regard suffisait, en vérité. Et puis il y eut une sorte de crépitement, tout autour. Mykola découvrit, stupéfait, que les jeunes cousins, les étudiants, les lycéens, s'étaient levés, les avaient entourés et applaudissaient ! Leur rendaient hommage. Enfin, quelqu'un les "voyait"! *** Il faisait un peu chaud le lendemain après-midi, mais un vent de nord-ouest, de force 2-3 s'était levé et traversait l'île. La mer commençait à se former avec des vagues proches les unes des autres. Ils ne s'étaient pas donnés le mot mais les cousins ; pas seulement eux, des oncles aussi ; se retrouvèrent là, aux chantiers, où il faisait meilleur. Même si elle leur apparaissait appartenir à un autre monde, maintenant, leur adolescence n'était pas si lointaine que ça et ils retrouvaient des habitudes, des gestes d'autrefois. Ils venaient voir les coques renversées, les rances. Les jeunes cousins lycéens et étudiants avaient remis en état la plupart des dériveurs, les semaines précédentes et commencé à accastiller tous les grands voiliers encore en état, qui étaient amarrés à des coffres, un peu au large. Machinalement ils s'assemblèrent, par petits groupes. Le premier se forma autour d'un grand type tout en hauteur, qui portait, grande ouverte, une chemise de la marine. Il était Capitaine de Corvette, avait remarqué Andreï à l'enterrement, et ne devait pas avoir dépassé vingt cinq ans. Il avait autour de lui plusieurs garçons et filles issus de la Marine également, d'après leur attitude raide. C'était toujours étonnant de voir combien les officiers, même de réserve, étaient physiquement imprégnés de leur formation, dans la Marine. Parmi les oncles il y avait un Capitaine de Frégate et un Capitaine de Vaisseau, tous deux ex-Capitaines au long cours de la Marine Marchande, avant guerre. La Marine était beaucoup représentée à Millecrabe. - Tu ne le connais pas, c'est Franck Delanot-Clermont, dit Hanna, assise sur le plat-bord d'un dériveur, pantalon de toile décoloré et marinière légère, en montrant le grand officier. Tu sais, on t'avait raconté l'histoire du canote qu'il avait voulu transformer en hors-bord avec un moteur de Peugeot, un été… Le jour de ton arrivée, je crois bien, en 45. - Ah oui, je me souviens… Dieu que c'est loin, lâcha Andreï doucement, assis à coté d'elle, comme si la scène lui revenait en mémoire. Alors il est bel et bien devenu Officier de Marine ? Mais par aucune des voies tordues qu'il envisageait. Le jeune homme portait un short et était torse nu, la poitrine zébrée de cicatrices rouges et boursouflées. Il était sorti de l'hôpital depuis un mois seulement et était en convalescence. C'était lui qui y avait fait le plus long séjour. Il avait rejoint Hanna à Millecrabe lorsque celle-ci lui avait téléphoné la nouvelle de la mort de Stepan, et avait ajouté qu'elle souhaitait qu'il soit là, à ses cotés, pour ses funérailles. Il lui avait juste répondu "j'arrive". - Il commande en second une des nouvelles Frégates, anti-sous-marin et anti-aérienne modernes. Il faisait les protections de convois, précisa la jeune fille, torpillé deux fois. Plus question de la Marchande, pour lui, je pense qu'il va rester dans la Marine, on le lui a proposé. Avec le nombre de bâtiments qui vont continuer à naviguer, puisque la Marine augmente son potentiel de temps de paix, elle va avoir besoin de personnels. Et il paraît qu'il va prochainement être promu Capitaine de Frégate et recevoir un commandement ! Compte tenu de son âge il devrait faire une belle carrière. On aura peut être un Amiral dans la famille, une grande première ! Tu ne peux pas savoir à quel point il a changé. Lui le farfelu, il fait sérieux, maintenant, hein ? Andreï changea d'assise, sur la coque, grimaçant légèrement. - Toujours mal ? demanda Hanna. - Un peu. Les cotes flottantes, paraît-il. Elles ont été découvertes pendant longtemps et de la moisissure a dû se déposer dessus, avec la pluie ! - Mais qu'il est bête ce type là, gronda Hanna en lui jetant un œil mécontent. Comment peut-on s'amuser à faire peur aux autres comme ça ? Andreï fit la grimace et enfila un petit tricot léger. - Je fais seulement le malin, murmura-t-il, et pas si bien que ça. - De qui parlez-vous, les duettistes ? interrogea Alexandre en approchant, une jolie canne au bois foncé, travaillé, à la main. Il ne s'appuyait pas vraiment dessus et sa soeur le soupçonnait de la garder par habitude, ou par coquetterie. Il avait même participé aux derniers combats avec elle, en revenant dans son unité, au sortir de l'hôpital ! Et, depuis son arrivée à Millecrabe, il disait que ça, plus ses galons, étaient le meilleur truc qu'il ait connu pour draguer les filles, en permission ! Ce à quoi Hanna lui demandait quand il les appellerait des femmes ? Qu'il avait passé l'âge de ce langage d'étudiant. Et il répondait qu'on lui avait volé sa jeunesse et qu'il se rattrapait ! "Qu'il n'avait pas changyé, qu'il était toujyours lé garçon qu'elle avé connou", pastichant un chanteur populaire, d'origine sud-américaine, qui faisait un tabac, à la radio. Il faisait aussi courir le bruit qu'il allait faire un procès à l'armée, pour avoir détruit ses oreilles ! Il disait avec beaucoup d'aplomb qu'avant guerre elles étaient "majestueuses. Grandes, certes, mais admirablement proportionnées, et que le port du casque les avaient décollées de son crâne. Qu'il devrait ainsi finir sa vie, avec deux grands appendices". Et qu'il ne pourrait pas expliquer à tout le monde, à tout bout de champs, que c'était le casque de char qui leur avait donné cette forme. Lina Servanti-Clermont, une jeune étudiante lui avait alors précisé, aussi sérieuse que lui, que désormais la mode était aux cheveux longs, qu'il devrait faire pousser les siens et qu'on ne verrait plus rien, alors que lui aurait une ouïe tellement fine qu'il entendrait le moindre murmure ! Depuis ils faisaient un numéro farfelu à chaque repas… - On parlait de Franck, répondit Hanna, avec un mouvement du menton en direction du petit groupe. - Ah, dis donc, ce qu'il a changé, lui alors, ajouta Alexandre en écarquillant les yeux de manière exagérée. - Oui, on l'a déjà dit, fit Andreï, amusé. - Je sais, fit Alexandre en grimaçant drôlement, c'est mon drame : on a déjà tout dit, je ne peux que reprendre les mots des autres. Je suis arrivé trop tard. C'est pour ça que je dois faire mon trou dans l'édition, pour répéter les mots des autres. C'était la première fois qu'Hanna voyait son frère recommencer son petit numéro. - Alors tu vas aussi reprendre ton récit des aventures de Pierre Clermont, avec le cousin Piotr ? demanda Hanna avec un sourire. Puis le sourire se figea. Le frère et la sœur venaient de penser à la même chose. - Je me trompe ou vous venez de changer de génération ? fit Andreï en les regardant alternativement. Auparavant vous auriez juste dit "Piotr" et pas "le cousin Piotr", non ? Hanna regarda Alexandre en faisant la grimace. - Ce qu'il peut m'agacer ton ami. Non seulement il comprend les Clermont comme s'il était né ici, mais maintenant il devine ce à quoi on pense ! Andreï ne réagit pas, laissant son regard dériver vers un autre groupe. - Les aviateurs ont l'air de vouloir rester ensemble, eux aussi. Il regardait Piotr Kalemnov-Clermont qui bavardait avec Mykola Stoops-Clermont, Juan et Miguel Litri-Clermont et quelques autres. C'est parmi les pilotes qu'il y avait eu, proportionnellement, le plus de disparus, dans la famille. - Normal, fit Alexandre, d'une voix plus sérieuse, ils parlent le même langage. Comme les marins, là-bas… Mykola a bien fait de parler comme il l'a fait, hier soir ; et joliment bien, d'ailleurs, on en avait tous besoin. Je veux dire qu'il a exprimé ce que nous ressentions tous, mais ses mots étaient parfaits, il a su tout dire. Je l'ai beaucoup admiré pour cela, pour avoir su les trouver, les dire… Je sais que Björn a pleuré comme une vache, dans un coin, et que ça lui a fait un bien fou. J'ai aussi failli verser ma petite larme ! Enfin, peut être l'ai-je versée effectivement. Il m'a pris aux tripes, Myko ! Mais tout va se tasser, nos expériences à tous vont se dissiper doucement ; en partie, au moins ; laisser la place à nos nouvelles activités. Il paraît que c'était déjà comme ça après la Première, m'a dit l'oncle Friteens. - J'ai l'impression que c'est moins le cas pour nous autres de l'Armée de Terre, dit Andreï. Regarde, votre cousin Bodescu, le petit jeune, comment s'appelle-t-il déjà… Erich, et les autres dont je ne me souviens plus des noms… Ah Bon Dieu il va falloir que je me fasse un aide-mémoire avec cette famille ! D'autant qu'il y a les nouveaux venus dans votre tribu : Antoine, ce Lieutenant-Colonel, l'ami de Charles, et le Commandant "Léyon" Labelle, les héros des Corps Francs… - Tu as dû remarquer, hier, que le petit Björn est SergentMajor, nommé au feu, et Charles Colonel, Chef de la Seconde Demi-Brigade de la "11ème Corps-Francs", et ils ont tout juste dix ans d'écart, dit Hanna. Mais que ça ne fait pas de différence, pour eux, maintenant. Il y a tous les grades dans ce groupe, davantage que dans les autres, mais ils sont en train de retisser les liens de la famille. Ils ajoutent de nouveaux visages dans la tribu. La famille s'ouvre et c'est très bien. Je te parie qu'ils ne parlent pas de la guerre. La génération des cousins se ressoude, malgré les trous. Probablement grâce à Myko, d'ailleurs, je suis tout à fait d'accord. Lui il m'a estomaquée, hier. Ce discours était improvisé et, en quelques mots, il a remis les choses en ordre. Il parlait de son ton calme, mais il les a pourtant sacrément engueulés. Et ils ont compris qu'il avait raison ! Il a réuni tous les cousins, les combattants et les autres. Jamais je n'aurais pensé l'entendre prendre un jour la parole comme ça. C'était un garçon tellement réservé, auparavant. - Il a dû avoir à parler de la même manière à ses pilotes, je suppose, remarqua Andreï, sérieux soudain. C'est qu'il est Commandant, Hanna. - Toi aussi. Et je ne te vois pas dans la même circonstance. Il répondit d'une voix douce, la fixant droit dans les yeux, avec un regard qu'elle ne lui avait jamais vu. - La guerre et Millecrabe sont des mondes tellement différents. Même si tu es proche de nous, seul quelqu'un qui a été au combat peut comprendre comment nous étions, Hanna, ce que nous disions, ce que nous faisions, comment nous nous comportions avec les hommes, quels mots nous employions. Pas plus Alexandre, Piotr, Myko, Franck, moi, ou les autres… Et c'est très bien comme ça. - C'est vrai, dit-elle en rougissant légèrement. Pardon Andreï et à toi aussi Alexandre. Il y eut un petit silence. - Tout de même quel trou, dit enfin Alexandre avec tristesse. C'était parmi eux, les jeunes gens de dix-huit à trente ans, qu'il y avait eu le plus de morts, bien sûr. Aujourd'hui on remarquait beaucoup plus de filles que de garçons. Et beaucoup d'entre elles portaient l'uniforme, la veille. Certaines infirmières, d'autres chauffeurs, assistantes ou comme Hanna, Capitaine, maintenant, dans un Centre de Coordination, ou Léa, Enseigne-signalisateur dans la Marine, ou Vera, elle aussi Capitaine, radariste. Celle-ci, grave, se tenait à l'écart, avec Antoine. Ils se tenaient l'un à coté de l'autre, évitant, presque soigneusement de se toucher, ne disaient pas grand chose, se regardaient, tellement sérieux qu'ils en étaient émouvants. Comme s'ils communiquaient par leur regard. - Si j'ai bien compris, reprit Andreï, changeant délibérément de sujet, tu as choisi l'édition ? Alexandre ne répondit pas immédiatement, s'asseyant directement sur les graviers et poussant des fesses pour s'y faire un creux, sans se soucier de sa canne. - Je pense… Je vais probablement profiter de cette loi, dont on parle beaucoup, tu sais, les bourses universitaires pour les soldats. De une à quatre années d'études payées par l'Etat. Si je veux faire mon trou, avec le nombre de filles qui ont pris les postes vacants, partout, il me faudra un doctorat ! Ca me servira de transition pour apprendre à vivre "civil". Andreï sourit. - Pas facile de redevenir étudiant après quatre ans de guerre, non ? - Sûrement pas. Mais, d'une manière ou d'une autre, il faut plonger. La fac aura l'avantage de laisser la possibilité d'envoyer sur les roses les gens qui m'emmerderont. Il paraît qu'on devra assister aux cours en uniforme, pour préciser notre position, ça nous attirera l'indulgence des profs. Ce ne serait pas aussi simple avec un patron, dans une maison d'éditions. Je ne dois rien à personne. Personne à ménager, pour l'instant. Tu ne comptes pas profiter de ce truc ? - Non, je ne pense pas, fit Andreï conscient qu'Hanna le regardait avec insistance. Je dois apprendre à vivre, tout de suite. Je sens une sorte d'urgence. En vérité réapprendre à vivre. Apprendre à, non pas oublier ma haine des Chinois, de la Chine, ça je crains bien que ce soit impossible, mais à la garder très profond en moi, la bâillonner. Ne plus voir un Chinois de vingt-cinq à quarante ans et vouloir le tuer, là, tout de suite. Ne pas penser à la Chine, à son gouvernement, à quoi que ce soit qui rappelle la Chine… Guérir. Je vais me contenter de ma maîtrise de Lettres et plonger dans le journalisme. Mais dans un Hebdomadaire, ou un Mensuel, pas un quotidien. - Tiens, pourquoi ? - L'actualité est dangereuse pour moi, pour l'instant encore. Je dois me forcer à réfléchir posément pour vaincre mes premières réactions. Je veux presque choisir un sujet, me laisser le temps de voir des gens, de m'informer beaucoup, et d'écrire à mon rythme, sans être bousculé. J'ai un besoin de sérieux, tu comprends, pas d'à-peu-près, ou de vite fait, comme en Quotidien. Et besoin aussi de rencontrer des gens. Je me suis aperçu que j'aime les autres, parler avec eux, découvrir qui ils sont, comment ils vivent. Ce sont eux, les autres, qui me guériront, aussi, de ma haine. Il y a, en Sibérie, une famille à qui j'ai menti, un jour, je veux aller la voir et leur dire pourquoi, leur demander pardon, en quelque sorte… Et puis le monde change tellement, même le monde qui nous entoure. Physiquement, je veux dire. D'immenses travaux vont commencer, mais pas seulement. Les habitudes de vie ont changé mais vont encore énormément évoluer. Nous sommes à un fabuleux tournant dans la société. Pas seulement Européenne mais, comment dire, "terrienne". Les mœurs ont évolué, les femmes ne parlent plus le même langage qu'avant la guerre, ne s'habillent plus de la même façon. Elles n'ont pas le même rôle, dans la société. La technologie va modifier considérablement notre façon de vivre. Je veux être témoin de tout cela, témoin de mon époque, raconter, sans juger. Un constat. Peut être aider des gens à l'accepter. Il n'y a pas de retour en arrière possible. - Comme Hanna, alors ? fit Alexandre. Celle-ci secoua la tête. - Je ne suis pas du tout déterminée, encore. Peut être le journalisme, peut être autre chose, je ne sais vraiment pas. Et moi je vais profiter de la fac pour les militaires, le Personnel Féminin y a droit aussi. Il faut que je passe la Maîtrise de Lettres, un an encore, ne serait-ce que pour me donner le temps de calmer tout ça et me décider. A moi aussi c'est dur de revenir sur les bancs de la fac quand on a connu tant de choses, ça paraît presque… futile. Et ça doit être bien plus dur pour les garçons qui ont été au combat. Mais il me faut, une transition, la fac me paraît, à moi aussi, la bonne solution. Suffisamment de liberté pour reprendre des habitudes. Alexandre hocha la tête. - Une fois de plus, de nous tous c'est Piotr qui a le plus les pieds sur terre. Il m'avait écrit qu'il avait rencontré le patron d'une grosse boite de travaux publics, pendant la guerre. Le gars vient de l'engager comme directeur de chantier pour construire un aérodrome militaire au Kirghizistan. Il paraît qu'il a même un pont à construire, il est ravi ! Le patron a des tas de projets de construction d'aérodromes civils et Piotr dit qu'il va se faire qualifier sur quadrimoteurs, avant de quitter l'armée pour avoir l'expérience des grosses machines. Il continue dans la suite logique de ses études. - Il commence à un niveau inespéré, remarqua Hanna. - Normal, il finit comme Colonel, il a l'habitude des responsabilités, lâcha Andreï. Mais, si lui y échappe, les autres n'auront pas la vie facile. Devant la mine interrogative de la jeune fille il poursuivit : - Ne te fais pas d'illusions, Hanna, il y aura des moments presque invivables. Les étudiants qui ont suivi le cycle normal, et qui seront plus jeunes que toi, auront des sujets d'intérêts qui te paraîtront totalement vains. En revanche, avec la continuité de leur cursus ils te paraîtront très forts, très calés, en littérature. Tu ne retrouveras probablement ton niveau que dans les travaux écrits. Là, ta maturité fera le trou. Mais si tu fais bande à part, si tu ne remets pas dans le coup, tu louperas ta réinsertion dans la vie quotidienne. Parce que plus le temps va passer, plus les gens voudront oublier la guerre. Alors que chez nous, qui avons porté l'uniforme, ça restera gravé dans nos consciences. - Alors il n'y a pas de solution ? - Si, intervint Alexandre, sérieux. Je pense que tous les Européens ont "un devoir de mémoire" comme l'a écrit récemment Alain Finkielkraut. Ne jamais oublier ce qu'une situation particulière a provoqué, les extrémités où quelques hommes ont pu conduire un peuple, approbateur c'est vrai, les abominations qu'il a commises, c'est notre devoir de ne jamais oublier, de ne pas permettre qu'une chose pareille se reproduise. Pas pour nous, Européens, mais pour que d'autres hommes, de n'importe quelle nation, ne subissent jamais le racisme. Mais, en même temps, il faut laisser du temps à la mémoire. Séparer l'abomination de ce que nous avons connu, nous nation européenne, du rôle personnel de chacun de nous. Etre patient, laisser les choses se décanter en nous, ne pas vivre dans notre passé et accepter que les autres l'oublient aussi vite qu'ils le pourront. Ne pas attendre une reconnaissance de ce qu'on nous a forcés à connaître. - Comment ça ? dit Hanna, élevant le ton. Tu vas peut être dire aussi qu'on devrait avoir honte de quelque chose ? Se taire. NOUS ? Alexandre secoua la tête doucement. - Pas ça, non mais… un peu quand même. Je veux dire ne pas nous faire trop remarquer. Nous ne devons pas prendre trop de place. Andreï a raison, le monde va changer, il en a besoin pour oublier les détails. Pas le principal, pas le racisme, les atrocités Chinoises, mais notre guerre quotidienne, nos anecdotes, oui. Comprends, Hanna, qu'il y a deux choses. Notre haine ; là aussi Andreï a raison, il faut la ranger dans un coin ; la guerre, et ce que nous avons chacun connu, est finie. Les gens sont comme nous, des convalescents à un titre ou à un autre. J'ai bien aimé la formule de Myko, hier soir, convalescents du cœur. L'immense majorité de la population a travaillé à l'arrière, soit en raison de l'âge, soit pour autre chose, et ces gens ne sont pas à l'aise devant nous. On prend trop de place, on leur vole celle que leurs mérites devraient leur donner, dans un autre contexte. Ils sont les plus nombreux, de très, très loin. Mets-toi à leur place, on est encombrants, on fait du bruit. Ils verront partout d'anciens soldats, certains, les survivants du début, couverts de médailles, on parlera beaucoup d'eux, et la population civile en aura vite marre. Parce que c'est nier son existence à elle, c'est nier qu'elle aussi peut, doit, recommencer à exister normalement. Elle en a besoin, elle aussi, pour revivre. Et comme elle est la plus nombreuse c'est nous qui devrons la fermer. Je ne dis pas que c'est juste, mais c'est réaliste, et peut être la Fédération a-t-elle besoin de cet oubli partiel, ou momentané. Souvenez-vous combien les anciens combattants de la Première Guerre ont été assommants avec leurs commémorations, et combien on les a moqués ! Leur réputation a complètement changé au fil des années. De héros ils sont devenus emmerdeurs. C'était excessif, injuste, bien entendu, mais il faut continuer à vivre, je veux dire que la population a besoin de vivre, d'oublier. Personnellement j'aurais envie d'éditer des récits d'anciens combattants, bien sûr, des essais des analyses, ces écrits éveilleraient des échos en moi, des émotions, mais je voudrais aussi publier des œuvres de poésie, des romans de littérature générale. Les deux ont leur place, aujourd'hui, j'en suis certain. Je le sais ! Et la population européenne a besoin des deux. Elle doit se reconstruire, autour d'une nouvelle morale. Beaucoup de tabous sont tombés, pendant cette guerre, de nouvelles mœurs apparaissent, qui nous semblent relâchées, mais elles ont peut être leur raison d'être ? En ce moment, je veux dire. Il faut en tenir compte mais fixer un cadre à la société, qui englobe cette nouvelle échelle de valeur. Qu'on la conteste ou pas, elle est là, et il faut lui donner des limites à ne pas dépasser pour éviter des excès. Ils n'avaient pas fait attention au fait que les autres groupes s'étaient rapprochés d'eux et les entouraient en silence. Une voix s'éleva, chaude, chaleureuse, aussi. - Je comprends pourquoi on t'a donné autant de galons, mon petit… Tout le monde se retourna. C'était Edouard Meerxel qui était arrivé, avec Tante Elise, sans que personne ne les remarquât. Il était suivi d'un grand Officier, brun, l'air sombre. Les hommes de la sécurité se tenaient un peu plus loin, hors du cercle. - … tu te sers bien de ta tête, Alexandre. C'est vrai que vous allez connaître tout cela. C'est vrai que la Fédération a besoin, à la fois, d'honorer ses soldats, de dire combien ont été grandes leurs souffrances, combien nous leur devons, mais aussi de laisser vivre la population, de reconnaître ses mérites à elle aussi. D'une autre manière, elle a droit à être reconnue. Elle aussi sort de la guerre. Elle aussi a eu sa part de souffrance, vitale souvent mais, elle, n'y a pas été préparée, entraînée, comme vous… Et elle a le droit d'oublier ses rêves. Un peu ridicules souvent. Imagine combien d'hommes, trop jeunes ou juste un peu trop âgés, ou déficients physiquement, ont rêvé d'être des héros ? Combien de jeunes filles regretteront de n'avoir pas été dans ces Groupes de Convoyeuses d'avions pour les premières lignes, ou ambulancières de premières lignes. Et ils ne le seront jamais, ni les unes ni les autres. L'occasion est passée. Tu sais, vous savez tous, combien c'est enfantin, et combien une guerre est haïssable. Vous avez payé le prix pour le découvrir. Mais on ne peut pas nier la part de fascination qu'elle, ou que ces circonstances, exercent sur beaucoup d'êtres humains qui brûlent d'être admirés, de faire ce qu'ils croient être de grandes choses ! Surtout lorsque tout est fini, que l'on ne voit que la gloire et pas la peur, la souffrance quotidienne, qu'il a fallu surmonter. Et l'aigreur de cette frustration fera naître, chez certains, une sorte de rejet ; relayé par des milieux… allez, disons pseudo-intellectuel. Il va bientôt être de bon ton de moquer les soldats, tu as raison, Alexandre, de t'y préparer. Il faudra veiller à ce que ça ne déborde pas, à ne pas aller trop loin, parce que ce serait une scission dans la population, qui s'ajouterait au classique conflit des générations. Il y a eu, pourtant, une chose positive dans cette guerre, c'est que la Fédération, au travers des malheurs, de la souffrance qu'elle a connue, s'est forgé une âme qu'elle n'avait pas auparavant. L'Europe existe maintenant réellement… Oh, Mykola, j'ai été très fier de toi, hier soir, mon petit ! J'étais là, pas loin. Tu as trouvé les mots justes pour dire à la fois ce que vous ressentez, et pour ressouder les cousins. C'était nécessaire, surtout venant de l'un des plus jeunes d'entre vous… Pour en revenir à ce dont Alexandre parlait, les vieux tabous tombés laisseront la place à des débordements, c'est sûr ; contestables, eux, il faut s'y attendre. Il y a toujours des périodes de violences, après une guerre. Ce sera l'un des rôles du monde politique dans les mois, les années à venir, que de veiller à ce que la Fédération guérisse bien de cette guerre. Ils s'étaient tous tournés vers lui, graves. - Je n'ai pas confiance dans ce monde là, Oncle Edouard, lâcha alors Miguel Litri-Clermont d'une voix forte. Le Sénat d'aujourd'hui est celui qui nous a plongés dans cette guerre. Ce sont les mêmes Sénateurs, les mêmes leaders de partis. Je n'ai que du mépris pour eux. Pardonne-moi de te dire ça à toi qui a vécu près d'eux et qui le sais mieux que moi. Meerxel sourit en regardant le jeune homme. - Tu vois qu'Alexandre a raison, Miguel, le monde a déjà changé. Jamais, avant la guerre, tu n'aurais été aussi sévère. Tu ne te serais pas adressé à moi de cette façon. Qui ne me choque pas, je te le dis tout de suite. - Mais tu n'as pas répondu à mon observation, Oncle Edouard, reprit Miguel. - C'est vrai… mais je crois que le monde politique va changer, lui aussi. Tu sais que le Sénat va être entièrement renouvelé, de nouveaux hommes vont se présenter aux élections, d'anciens combattants, peut être… probablement… en tout cas je le souhaite parce que des leaders se sont révélés pendant cette guerre. Des hommes plus jeunes en tout cas. Quand aux anciens leaders politiques, ils ont beaucoup vieilli dans la tête des électeurs, certains d'entre eux l'ont compris. Et les autres… j'espère les convaincre de se retirer de la vie politique. - Es-tu assez fort pour le leur imposer, aujourd'hui ? Il y avait du scepticisme dans la voix de la jeune fille qui venait de parler, portant curieusement l'insigne des ambulancières du front sur une chemise d'homme. Meerxel se tourna de son coté. - Sais-tu quelque chose de précis, Krista ou est-ce une déduction ? fit-il en cachant son étonnement. - Ces gens doivent être écartés, oncle Edouard, pour le bien de la Fédération, répondit-elle, et pour nous, on l'a bien mérité ! Afin que l'on ne puisse pas penser qu'on s'est battu, qu'on a souffert, pour des gens comme ça… Qu'ils n'incarnent pas le gouvernement que nous avons respecté, pour qui nous avons tout donné, tu comprends ? Seul un Président comme toi pourra le faire. Tu nous le dois. Tu as montré assez de poigne pendant ces années, d'après ce que disaient les journaux. Mais es-tu toujours aussi fort, aujourd'hui, as-tu encore assez de courage ? Il parut surpris de la question. Il commença : - Eh bien… il avait toujours été entendu… Puis il se reprit : - … enfin j'avais décidé de tenir cette fonction pendant la guerre… - Ne pensez-vous pas que la Constitution devrait être profondément remaniée, Monsieur ? fit une voix. Les visages se tournèrent vers Antoine. - Je connais ton visage, mon petit, mais je n'y mets pas de nom, pardonne-moi. - Lieutenant-Colonel Antoine Kouline, oncle Edouard, répondit Charles Bodescu à sa place et montrant, d'entrée, qu'il parrainait son ami dans la tribu. Nous nous sommes évadés du camp de prisonniers ensemble, avec Léon Labelle, cet officier Québécois, volontaire étranger. Tu nous as décorés, au Palais de l'Europe, à notre retour. - Ah oui, Antoine Kouline… content que vous soyez là, Colonel. Que les Clermont vous paraissent assez accueillants. - Antoine avait obtenu une Maîtrise de Droit juste avant la guerre, poursuivait Charles, et il voulait se spécialiser dans le Droit Constitutionnel, précisa-t-il. C'est lui le vrai Vieux Gaulois de Kiev Matin, au début de la guerre, je te l'ai écrit, après notre évasion. - Oui… J'ai souvent voulu rencontrer le Vieux Gaulois, Colonel, nous lui devons beaucoup ! Je vous raconterai un jour pourquoi. Mais je comprends mieux votre question, maintenant. J'ai fait voter quelques modifications très importantes, dont l'élection Présidentielle au suffrage universel, comme vous le savez forcément, mais il est vrai que la Constitution pourrait être encore dépoussiérée. - Il y a beaucoup à faire, Monsieur, si je puis me permettre. - Vous pensez à des détails particuliers ? dit Meerxel, vaguement intéressé. - Des choses comme la notion de référendum, par exemple. Mais pas seulement. C'est à cet instant précis, en entendant cette réponse, que le Président prit la décision de rester quelques jours de plus à Millecrabe. Il sentait que ces jeunes gens ; qui ne l'étaient plus vraiment ; tellement plus mûrs, après les dernières années de guerre, réfléchissant au monde dans lequel ils allaient vivre, représentaient une sorte de viviers d'idées, un échantillon de la société. En réalité ce n'était plus des jeunes gens mais des personnes, sans âge, des citoyens, que l'on devait écouter, parce qu'ils avaient obtenu ce droit, et que leurs dires n'étaient pas à rapprocher de leur âge apparent. - J'aimerais que nous en parlions, Colonel, dit-il, ce n'est pas une parole en l'air, venez me voir, ici, nous serons plus à l'aise que nulle part ailleurs. - Tu ne vas pas nous laisser tomber, hein, oncle Edouard ? insista Krista. C'est le "nous" qui troubla Meerxel. Il comprenait ; c'était l'une de ses qualités que de percevoir des choses non exprimées, de voir plus loin ; que ce n'était pas seulement Krista qui parlait. Mais que, dans une certaine mesure, elle se faisait la voix de ceux qui avaient combattu, pas non plus seulement sa famille, ses cousins, elle parlait au nom d'une foule anonyme, de vivants et de morts. Et il en fut perturbé. - Si tu parles d'un nouveau mandat, mon intention a toujours été de laisser à d'autres le soin de prendre le pays en main. - Tu n'en as pas le droit, oncle Edouard laissa tomber Piotr, d'un ton tranquille. Pas devant nous, je veux dire. Nous te l'interdisons ! Ceux qui t'ont suivi, t'ont fait confiance, qui ont combattu, à un titre ou un autre, au front ou dans des usines, d'ailleurs, te le disent par ma bouche. Ou même simplement ceux qui sont en face de toi en ce moment, ici. Tu n'as pas le droit de nous enlever l'espoir ! - Piotr ! gronda soudain la voix d'Elise, tu te rends compte de la façon dont tu parles à ton oncle ? - Il en a bel et bien le droit, Elise, fit Meerxel, en se retournant vers elle. Il a conquis ce droit… De quel espoir parles-tu, précisément, Piotr ? - De l'espoir de voir une nouvelle Europe naître. Pas la vieille Europe avançant à reculons, se laissant cocufier par le reste du monde, cédant son savoir, ses richesses au plus effronté, trop bien élevée pour hausser le ton. Pas assez audacieuse pour entrer dans une autre Epoque, pour taper sur la table. Une Europe plus propre, aussi. Pour moucher les petits profiteurs, les combinards, les hâbleurs, qui ont fait beaucoup d'argent, qui se sont multipliés, avant et pendant la guerre, évidemment, pour aider ceux qui voient plus loin, qui veulent bâtir, qui veulent des changements dans notre société. Cette Europe là ! Edouard Meerxel ne répondit pas tout de suite. Son regard avait dérivé vers la mer, comme s'il réfléchissait. Il reprit d'une voix plus basse : - Tu me prends à la gorge, Piotr… j'ai besoin de temps pour répondre à ces arguments là, que l'on ne m'a jamais présentés de cette façon… Pardonnez-moi, tous… Je dois réfléchir longuement… Ah, pendant que j'y pense, c'est ce que je venais vous dire : nos Grands Oncles ont élu la tante Elise Fournier en qualité de Grand' Tante de la famille… La surprise, n'est-ce pas ? C'est Stepan qui l'a demandé, disent-ils. Tu parlais de changement, Piotr ? Il s'en alla, laissant les cousins stupéfaits. *** Les plus jeunes cousins arrivèrent peu après pour embarquer près de l'endroit où se trouvaient les "marins". Franck Delanot, les yeux vers les bateaux à l'ancre dit soudain, sans s'adresser à quelqu'un en particulier, regardant partir le premier canote : - Il va falloir profiter de l'occasion. La Marine va sûrement vendre du matériel de surplus, dans les mois à venir. Elle n'a plus besoin de certaines vedettes, par exemple. Il y a un modèle qu'on a beaucoup utilisé pour les liaisons entre les ports et les convois en partance. Pas rapide, moteur diesel costaud et peu gourmand, et tenant bien le mauvais temps. Une coque en bois qu'on serait capable d'entretenir ici. Notre vieux grand canot est en âge de prendre sa retraite… Des groupes électriques aussi, pour distribuer le courant qu'on reçoit du continent, désormais. Un nouveau groupe électrogène de secours. Ce serait l'occasion de changer nos vieilles brassières contre des modèles plus modernes et plus petits, les lampes de bord, aussi, beaucoup de choses, finalement. La famille devrait bien investir à cette occasion. Elle ne se reproduira pas. Il ne se rendait pas compte que tout le monde le regardait en songeant à Otto Bracken, l'ancien Commodore, disparu. Les plus jeunes poussèrent les dériveurs à l'eau et les soldats embarquèrent sur les grands voiliers, curieusement : par armes, pour beaucoup d'entre eux. Les marins derrière Franck, les fantassins et les "blindés" avec Charles Bodescu, les aviateurs suivant Piotr. Ceux-ci se retrouvèrent sous la direction d'un "patron", un garçon de 16-17 ans, qui aurait bien aimé rester avec ses cousins marins d'après les coups d'œil qu'il jeta au groupe de ceux ci. *** Au dernier moment Mykola fit signe au dernier canote qu'il voulait monter à bord. Quand il fut sur le pont, enlevant ses chaussures, il s'aperçut que Miguel, le plus jeune des frères Litri-Clermont et François Clermont étaient à l'avant et les rejoignit. Ils avaient enlevé chaussures et chaussettes, eux aussi, et leur blouson, mais gardé les pantalons d'uniforme dont ils avaient remonté le bas et ils retroussaient maintenant les manches de chemise. Sur celle de Miguel on voyait l'insigne stylisé des Mosquitos, sous ses galons de Capitaine, Chef d'Escadrille. En silence ils donnèrent un coup de main pour hisser la grand'voile avant sur la drisse de laquelle des garçons et des filles de 12-13 ans s'arc-boutaient et puis participèrent à approcher le corps mort, pour dénouer le bout d'amarrage. Ils vinrent ensuite s'asseoir près du grand mât. Ils ne dirent rien jusqu'à ce que le voilier ; dont les mâts chantaient bien, avec ce vent, aujourd'hui ; soit en pleine mer. A peine les voiles hissées ils avaient été rejoints par un dériveur dont l'étrave prenait les vagues de face, dans d'immenses gerbes d'écumes, se frayait un passage en force. La coque était, par moments, hors de l'eau jusqu'à la dérive quand elle franchissait le sommet d'une vague servant de tremplin, avant de tomber dans le creux suivant avec un bruit sourd qui résonnait. A bord on voyait l'équipage à la contre gîte, le corps sorti à l'extérieur du plat-bord, presque à l'horizontal ; les épaules éclaboussées, au passage, par le sommet des vagues ; pour maintenir le mât le plus près possible de la verticale. L'équipière, Léa, poussait de vrais hurlements de plaisir, à chaque fois que la coque jaillissait en l'air, encourageant le barreur, que tout le monde reconnut : Léyon. Il avait conquis toute la famille, à Millecrabe, par sa bonne humeur, les histoires de chez lui, son accent qu'il appuyait et ses expressions, insolites pour eux. Dès le premier soir de son arrivée, devant une isba, avec Charles et Antoine, il avait soudain commencé à brailler de sa voix grave, tellement puissante : "Moi mes souliers ont beaucoup voyagé…" la chanson de Félix Leclerc, un canadien, qui faisait fureur à la radio, depuis l'armistice ! Les jeunes cousins, pris de court, avaient été conquis ! Sa connaissance des dériveurs avait fait le reste. Tous les jeunes cousins voulaient embarquer avec lui. Mais Léa veillait, elle était son équipière attitrée ! Miguel se tourna du coté de Myko. - Tu crois que Léyon va vivre en Europe ou que "Léya" va devenir Québécoise ? demanda-t-il, amusé. - Ils ont le temps, répondit celui-ci en riant. D'après ce que j'ai compris Léyon a encore une année à faire à Sup'Elec' pour obtenir son diplôme d'ingénieur. Et Léa a peut être des projets d'études, je ne sais pas. En tout cas la tribu a l'air de lui plaire ! Un sourire traîna sur leur visage pendant que le dériveur les quittait en fonçant vers le large. - Mykola, tu vas reprendre le vol à voile ? demanda Miguel au bout d'un moment. Celui-ci ne répondit pas tout de suite. Les stages de vol de pente, aux Mures, lui était revenus en mémoire. De leur petit groupe de cousins vélivoles, Francisco Litri avait été abattu, sur Spit, Vadia Kalemnov sur son FW et Ivan Boukine avait disparu pendant un vol de reconnaissance dans son La5, en Sibérie, probablement mort. - Je n'y avais jamais réfléchi. Peut être, je ne sais pas. C'est si loin… Tu crois que Binard a été mobilisé ? dit-il enfin. - Comme instructeur, j'imagine, il n'était pas si vieux que ça, tu sais ? On le voyait avec nos yeux de gamins mais il n'avait pas plus de 35-38 ans, l'âge des instructeurs de début que j'ai eus. La phrase renvoya le jeune homme au Major dont il chercha un instant le nom… Van Der Belt. - Perrrcival, dit-il avec amusement, en se souvenant de rouler les "r". - Quoi ? - Mon instructeur, en Grèce, au début. Il m'avait surnommé comme ça, une idée à lui, jamais su pourquoi ! Un personnage, ce type. Ce qu'il a pu m'en faire voir ! Mais je lui dois incontestablement la vie… Je l'ai retrouvé sur une base de fin de formation il faisait passer des qualifs' sur Focke-Wulf. Miguel et François, à ses cotés, se calèrent, sur le platbord pour compenser la gîte. Avec ce vent, même un gros bâtiment gîtait. - Tu vas rester dans l'Armée de l'air ? demanda alors François ? Mykola fut surpris de la question. - Non, pourquoi ? - Apparemment, l'Armée de l'Air va considérablement s'étoffer, par rapport à avant-guerre, comme les autres Armes, je crois. On propose à pas mal de gars de les faire passer dans l'active en conservant leur grade. On me l'a bien demandé à moi sous prétexte que j'ai fait deux tours d'opérations ! Alors toi, Commandant à 21 ans, célèbre, tu terminerais Général d'Armée, patron de l'Armée de l'Air, peut être ? Depuis la mort de Walter Nowotny tu n'as plus de rivaux de ton âge. - Tu sais je ne suis que dans les dix meilleurs, loin d'un gars comme Bubi Hartmann. Ce n'est pas ma place, fit Mykola en secouant la tête. Je la volerais à un type qui s'y destinait, qui s'y prépare, qui en rêve. - Tu penses vraiment ça, fit Miguel, curieux ? - Oui. Je sais que c'est idiot mais c'est ma première réaction, l'impression de prendre ça à quelqu'un. Non, je vais certainement m'inscrire dans la Réserve Volontaire ; qui va maintenant s'appeler la Milice Civile, j'ai appris ; pour continuer à voler, ça oui. Et en aéro-club aussi, bien entendu. On devrait recevoir une équivalence d'instructeur avec nos heures de vol au combat. J'ai la nostalgie des vols, c'est sûr, mais pas des combats… Il y avait un sous-officier mécanicien d'active d'origine Française, quand je suis arrivé pour la première fois dans mon Escadron, Delemontez. Un type étonnant. Très solide, techniquement. Il dessinait des petits bouts d'avion, quand il nous attendait, sur la piste, qu'il griffonnait sur n'importe quoi. Plus tard il faisait des calculs auxquels je ne comprenais rien. J'étais complètement largué ! Peu à peu il a conçu un petit avion de club, monoplace, en bois et toile, avec un tout petit moteur de voiture à refroidissement à air, un Wolkswagen, je crois bien ! Il était sûr de son coup. Il disait que son truc devait bien voler. Tout l'Escadron n'a parlé que de son "Bébé Jodel" pendant des mois. Il assurait que n'importe quel amateur sachant se servir de ses mains pouvait le fabriquer chez lui, dans son garage ! On lui a tous plus ou moins promis de venir voir le premier vol, après la guerre. Il rêvait de vols en Escadrille avec son "Bébé"… Avec le nombre de gars qui sont devenus pilotes pendant la guerre, il va y avoir un boum dans les aéro-clubs, c'est naturel. L'aviation de tourisme va faire un bond en avant. Il m'a même demandé si je voudrais diriger un vol d'Angoulême, où il vivait, vers Astrachan, sur la Caspienne ! Il faisait une fixation sur ce trajet. Tu imagines ? Remarque, ça me tenterait ce vol là, dans un minuscule poste de pilotage, à l'air libre, comme sur nos planeurs de début, en volant à la vitesse des oiseaux… L'aller et retour prendrait au moins trois semaines ou un mois. Ca, c'est voler !… - Tu le feras ? fit Miguel. Mykola se retourna de son coté, vaguement étonné. - Je crois que oui. Tu vois, je viens de m'en rendre compte juste à l'instant. Je pense que j'accepterai, si sa proposition tient toujours et s'il existe assez de ces appareils pour constituer un groupe. Il faudra quand même du temps. Des vols d'Aéro-club comme ça, oui, ça me tente terriblement… Pour l'Armée, si je le peux, je me ferai verser dans la reconnaissance de la Milice Civile pour ne pas avoir d'entraînement au combat. Il me restera le vol pur. Dans les unités combattantes, il faudrait en permanence penser au combat, toujours simuler des combats. C'est dans l'Escadre de Clostermann, je crois, qu'un type a dit que "le premier gars qui a dessiné un sigle national sur un avion était un salaud"… Fini, ces trucs là, pour moi… En janvier dernier on m'a proposé de suivre une formation sur les "lampes à souder". Ca, c'est vrai, ça m'intéressait. - Les avions à réaction ? - Oui le SE 535 Mistral qui entrait en unité. Beaucoup plus rapide, plus de 0,8 en pallier ; il y a un nouvel étalon de mesure pour ces engins, le Mach, une histoire de vitesse du son ; grimpant à 13 400 mètres, je crois. Enfin une machine tentante, c'est vrai. Mais c'était l'époque où les Chinois lançaient toutes leurs réserves dans la bagarre. Je n'ai pas voulu abandonner mon Escadron. Récemment, on m'a proposé à nouveau un poste au Centre d'Evaluation Opérationnel de Sébastopol, il s'agirait de pousser des nouveaux modèles en vue du combat, de fixer les limites d'utilisation opérationnelle. - Et ça ne t'intéresse pas ? - Si, fit Myloka en hochant la tête. Les nouveaux avions, ces pièges à réaction oui, c'est excitant, mais le combat est en filigrane, là encore. C'est ça qui me rebute, tu comprends ? Je n'ai jamais pris de plaisir au combat, sauf aux mouvements tactiques. J'étais bon tireur, c'est ce qui explique mon score mais c'est le pilotage qui me motivait avant tout, pas les victoires. Je n'ai pas vocation de tueur. Mais le vol, oui. - Et tu ne pourrais pas devenir pilote d'essai pour un constructeur ? - On ne m'a pas attendu, pour ça. Ils en ont à la pelle des bons pilotes, maintenant. Je ne suis pas assez fort, techniquement. Ils ont besoin d'ingénieurs-pilotes, pas de types qui manient seulement le manche, comme moi… Mais c'est vrai que je n'envisage pas de vivre sans voler. Alors, j'ai accepté un stage à Sébastopol pour être transformé sur Mistral, c'est ce qui me motive, en ce moment. J'ai encore six mois à faire dans l'Armée de l'air, paraît-il, compte tenu de mon grade, j'irai à Sébastopol en quittant Millecrabe. J'ai déjà fait mes adieux à mon Escadron. Et toi ? - La même chose. Je veux dire que je veux continuer à voler. J'imagine qu'un grand nombre de gars qui ont survécu et accumulé une expérience considérable vont effectivement passer dans l'armée d'active, mais ça ne me dit rien non plus. Je me verrais toujours en train de plonger à travers les gerbes d'obus et ça me flanquait trop la trouille… Quelque fois j'étais malade, au point de vomir dans l'herbe, en me posant, au retour. J'ai été malade comme ça pendant des années. Quelques fois, plusieurs fois par jour ! Non je crois que je vais tenter ma chance dans l'aviation commerciale qui se crée, cette compagnie nationalisée, Air-Europe, pilote de ligne. Comme mon frère, Juan, mais lui a plus de chances que moi en venant des Groupes Lourds, les quadrimoteurs de bombardement. Il a l'expérience des quatre moteurs et des longs vols, ça compte pour le recrutement. Si Cisco n'avait pas été descendu c'est ce qu'il aurait choisi, lui aussi, j'en suis sûr. Les trois frères pilotes de ligne, tu te rends compte ? On aurait peut être volé ensemble, un jour ? On en aurait eu des trucs à se raconter… Ils se turent un instant regardant vers le soleil, au sud, momentanément voilé par un petit nuage qu'il éclairait à contre jour, ses rayons en irisant les bordures. - Beau, hein ? fit Mykola. Dieu que j'en ai décrit des spectacles de ce genre… - Décrit ? dit François prenant la parole pour la première fois. Mykola sourit, un peu gêné. - J'ai tenu des cahiers pendant toute la guerre. - Tu écrivais quoi ? - Tout. Ce que je voyais, pendant un vol de routine, une mission sans incident, mais aussi les combats, les manœuvres dont je me souvenais, les mouvements sur les commandes. J'ai une assez bonne mémoire. Je ne sais pas pourquoi ça me semblait important. Souvent, au début, je les relisais et je comprenais après coup pourquoi j'avais fait une erreur d'appréciation sur un truc ou un autre, une phase de vol, pourquoi j'étais parti en vrille en dérapant, des trucs comme ça. - Tu te souviens de tes combats, demanda Miguel ? - Oui. Mais je te dis, je notais tout, au fur et à mesure, c'est normal. Quelques fois, à plusieurs reprises dans la journée, entre les missions. Ca m'occupait, aussi. Au début les gars me surnommaient le "gratte papier". - Ah bon ? Je croyais que c'était "Papa Stoops"? Myko se retourna vivement pendant que François se redressait et éclatait de son grand rire d'autrefois. - Comment tu sais ça, toi ? Miguel se mit à rire à son tour. - Tu es quand même un mec célèbre, tu sais ? Et puis l'autre jour il y a eu un appel téléphonique. Quelqu'un demandait "Papa Stoops". - Et alors ? - Alors un gamin est allé chercher ton père ! C'est lui qui nous l'a raconté. Il était fier de toi… si tu avais vu ça ! Oh, je croyais qu'on t'avait fait le message. Ils n'avaient pas fait attention, pas remarqué que plusieurs jeunes cousins étaient venus s'installer près d'eux et les écoutaient. - Mykola, tu me feras voler ? dit un garçon grand et bien bâti mais qui ne devait pas avoir plus de 14 ans. Le jeune homme se tourna de son coté et sourit. - Tes parents sont d'accord, Fabrizzio ? - Je m'en fiche bien, dit le garçon d'un ton provoquant. - Eh bien pas moi. - Tu as peur de te faire engueuler ? Cette fois il y avait toujours de la provocation mais aussi un peu de mépris ou de déception. Miguel et François rirent, mais pas Mykola qui regarda son jeune cousin. Ils avaient moins de dix ans d'écart ! Dix ans, seulement. Tant de choses les séparaient. Il se demanda s'il avait jamais ressemblé à son cousin ? Il en fut stupéfait, comme à chaque fois qu'il avait l'occasion de mettre le doigt sur ce qui était survenu depuis plus de quatre ans. Parfois il se trouvait terriblement vieux et d'autres fois, très jeune, ce qui le mettait mal à l'aise, comme entre deux chaises. - Non, ce n'est pas ça. Tiens, on va voir si tu trouves. Je te préviens que ce n'est peut être pas facile. Le gosse fronça les sourcils, acceptant le défi, réfléchissant. - Je suis trop jeune ? - Non, ça n'a rien à voir avec mon refus. - C'est dangereux ? - Toujours loin du sujet. La réponse appartient à un autre domaine, cherche. Cette fois Fabrizzio resta silencieux plus longtemps, puis hasarda, presque à contrecœur : - Parce que mes parents seraient pas d'accord ?… Ca leur ferait de la peine ? - Tu te rapproches, creuse dans cette direction. Il y a encore du boulot. Quand tu auras trouvé reviens. Mais ne te dégonfle pas, hein, cherche. Les gosses s'éloignèrent vers l'avant. - Tu te souviens du jour où Piotr voulait absolument remonter seul les filets, en pêche, pour montrer combien il était costaud, un peu Fabrizzio, d'ailleurs, demanda soudain Miguel ? On était tout gamin. Que tout le monde lui disait d'assurer ses pieds, de les caler. - Ah oui, quand tout le monde le regardait faire parce qu'on n'avait jamais vu un filet aussi rempli. - Un banc de poissons magnifiques, énormes, mais je ne me souviens plus de ce que c'était… - Moi non plus… Et puis il a glissé et a été entraîné à l'eau. Et quand il est remonté à la surface il était à l'intérieur du filet, avec les poissons qui s'enfuyaient. - Oui ! Je revois sa tête à travers les mailles. Miguel ne pouvait plus s'arrêter de rire. - Et on n'arrivait pas à le remonter, confirma Mykola qui riait aussi fort, maintenant. - Et comme il râlait, tu te souviens ? Il était bleu de colère. - Je n'ai jamais su si c'était de colère ou parce qu'il commençait à étouffer ! - C'est vrai qu'on n'arrivait pas à le hisser, il était lourd, le salopard. - Et le Commodore lui a passé un sacré savon, le soir. Il… il a perdu la face. - Si je me souviens bien, c'est ensuite qu'il a commencé à voler, d'ailleurs. A quoi tiennent les choses, hein ? Ils se turent un moment, pris par les souvenirs. Une petite gamine d'une douzaine d'années remontait du roof avec un énorme broc métallique de thé rafraîchi et servit tout le monde en faisant des grimaces. Etait-ce le poids ou la crainte qu'il ne reste plus rien pour elle ? Mykola ne savait pas et s'en amusa. En fin d'après-midi Fabrizzio revint vers lui, sans sa bande, et dit : - C'est à cause de mes parents, je le comprends bien mais je ne peux pas aller plus loin. Aide-moi Mykola, c'est facile pour toi. - Rien n'est facile pour personne, mon gars, rien. D'accord quand même. Mais il faudra que tu apprennes à réfléchir tout seul. A ton avis qui a le plus d'informations pour te dire : tu peux y aller ou non ? - Je dirais toi, mais… mes parents aussi. - Quelle différence entre les deux possibilités ? - Et ben… toi tu sais ce que c'est que voler et pas mes parents. - Et pourtant tu sais que l'explication que j'attends de toi concerne tes parents. - Oui… ça veut dire que c'est pas le vol ? - Tu veux dire : ce n'est pas dans la connaissance du vol qu'il faut chercher ? - Oui. - Exact. Tu avances, confirma Mykola. Donc ce sont tes parents ? Pourquoi se poseraient-ils des questions ? - Ils auraient peur que j'aime ça ? - Pas mal, pas mal, et ensuite ? Fabrizzio réfléchit un peu en silence, le visage contracté. - Parce qu'ils savent des choses et pas moi ? - Tu te rapproches. - Ils savent des choses… sur moi ? - Bravo, mon gars, continue. - Je suis bloqué. - Voyons, ça a un rapport avec toi, on a dit qu'ils auraient peut être peur que tu aimes ça. - Peut être que ce serait mauvais pour moi ? - Tu avances toujours. - Et moi je ne saurais pas pourquoi ce serait mauvais ? - Tu y es quasiment. Personne au monde ne te connaît mieux que tes parents, Fabrizzio. Ils ont beaucoup d'expériences, t'ont observé depuis ton enfance. Ils savent sur toi des choses que tu ignores toi-même, qu'ils ne t'ont pas encore dites parce que ce n'était pas le moment. Eux seuls savent, à l'heure actuelle, ce qui est une bonne expérience pour toi, parce qu'ils ont les armes pour l'évaluer, d'après ton caractère, tes façons de réagir, deviner les prolongements qu'un vol pourrait avoir, dans ta vie, par exemple. - C'est bien ce que j'ai dit, ils ont peur que j'aime ça. - Pas vraiment. Tu m'as l'air d'un garçon volontaire, au caractère entier. Tes parents sont les seuls à savoir ce qu'un penchant très fort représenterait pour ta vie, au stade où tu en es, à connaître tes possibilités à assumer une activité accaparante, à coté de tes études. A savoir ce qu'une déception, si ça ne marchait pas, provoquerait en toi, quels dégâts pourraient survenir. La part de tristesse, d'amertume, d'aigreur, de perturbations qui pourrait naître en toi, te transformer, diminuer ton potentiel d'espoirs, d'équilibre. Nous sommes un certain nombre de pilotes, dans la famille, il est naturel que ça te tente. Mais nous sommes passés par des épreuves, morales, psychologiques ; et je ne parle pas là d'examens ; que tu n'imagines même pas. Tes parents, si. C'est pourquoi ils sont les seuls vrais bons juges en ce qui te concerne et c'est pourquoi tu devrais leur faire confiance. Personne au monde ne s'intéresse autant à toi, personne ne désire autant que tu sois heureux et bien dans ta peau. Le gamin le regardait, sérieux. Il n'y avait plus de provocation dans son regard. - Ils sont tellement vieux jeu ! - Peut être. Tu as peut être raison, je ne sais pas, on aborde là un autre problème. Mais ça ne modifie en rien la connaissance qu'ils ont de toi… Tu es à l'âge où on se révolte, où on veut affirmer qu'on est untel, avec ses idées propres qui sont aussi valables que d'autres. L'âge où tu as besoin d'exister par toimême, d'être libre. Et tu as raison, Fabrizzio. Sache bien que tu as raison, que cette révolte est saine, normale… On appelle même ça l'époque Œdipienne. Ca va durer jusqu'à ce que tu te rendes compte qu'ils te respectent, que tu as conquis ; sans savoir comment, d'ailleurs ; ton identité, ta liberté. Que tu es reconnu. Liberté à laquelle tu n'accorderas plus la même importance. Ils auront estimé que tu as fait tes preuves, que tu réfléchis juste, que tu es capable de t'occuper seul de toi-même, prendre tes décisions, de mener ta vie, et qu'ils peuvent te faire confiance. Alors tu ne seras plus en conflit avec eux. Il n'y aura plus de raison, tu comprends ? Peut être, même, est-ce que tu les trouveras moins vieux jeu que tu ne l'avais pensé. Mais il faut en passer par ce stade, que tu prouves que tu es capable de raisonner et d'éviter les bêtises ! Même si tu en fais encore ; disons de petites ; on en fait toute sa vie ! Il faut être modeste sur son propre jugement… On est tous passé par ce que tu connais. Plus ou moins brutalement, mais tous. Le gamin secouait lentement la tête. - Dis donc, tu voudrais pas expliquer ça à mes parents, Mykola ? - Mais ils le savent, mon gars, ils le savent parfaitement, répondit le jeune homme en riant doucement. Tu te figures que j'ai inventé quelque chose ? Eux aussi sont passés par là. - Ben c'est que… enfin on me l'avait jamais dit. - Peut être est-ce que tu n'avais pas posé la question, non plus ? Pour avoir une réponse claire il faut mettre de l'ordre dans son propre cerveau et poser une question claire. Parle-leur. - Ah merde… - Et tu n'es pas forcé de jurer non plus, tu sais ? Depuis des millions d'années que l'être humain existe, jurer n'a jamais rien prouvé. Surtout pas qu'on est un homme ! Miguel et François n'avaient pas dit un mot pendant la conversation. Quand Fabrizzio se fut éloigné, François laissa tomber. - Tu as un bon contact avec les gamins, dis donc. - Tu crois ?… Je ne m'en rends pas compte. Comme tout le monde, j'imagine, non ? - Fabrizzio est drôlement difficile. Chez les plus jeunes il fait figure de leader, il a sa bande, comme nous autrefois, quoi. Mais lui mène la contestation contre les aînés. Impertinent, je ne sais pas combien d'entre nous ont eu envie de lui flanquer un bon coup de pied aux fesses. Il cherche l'affrontement à chaque occasion. - Oh le coup de pied aux fesses est très utile, mais pas seul. Pas sans une conversation en tête à tête. - T'es toujours un drôle de gars Mykola ! fit François. - Vraiment ? Moi, je me trouve bien banal. - En tout cas quand j'aurai des gosses n'hésite pas à faire la même chose avec eux, et parle-moi, aussi, que je m'en inspire. - Et bien justement, dit soudain Miguel, tu ne parles pas beaucoup de tes projets, François… Son cousin eut l'air un peu gêné et Miguel fonça. - Ne nous dis pas que la pêche à la ligne ne te tente plus ? François Clermont eut un geste vague. - Ce n'est pas ça… Miguel insista en ayant l'air de se régaler à l'avance. Il avait toujours aimé titiller son cousin : - Mais un peu quand même ! Alors la chasse non plus ? François se dandinait curieusement sur le plat bord, sur ses grosses fesses de grand costaud, comme s'il cherchait un meilleur équilibre. Mal à l'aise, en réalité. - Allez, raconte, fit Mykola, entrant dans le jeu. - Vous savez que vous êtes chiants, les p'tits gars, éclatat-il ! - Oui, on sait, mais raconte quand même, lâcha Miguel, un grand sourire sur le visage. - Je… je me suis fait piéger, finit par commencer leur cousin… Un soir, pendant un convoi sur une longue distance. Quand il n'y avait pas d'urgence, on s'arrêtait la nuit et on allumait des feux pour réchauffer la bouffe et dormir un peu. Et, quelques fois, on buvait un coup… Enfin bon, un soir ; en mars dernier ; j'étais un peu gai… - Beurré, tu veux dire, fit Miguel en se marrant. - Pas beurré… un peu gai, j'ai dit ! Avec les bahuts on n'était jamais beurrés, en mission. Et ne me coupe pas tout le temps ou tu ne sauras rien ! Enfin la conversation tournait sur après la guerre. On était une vingtaine autour de ce feu là. C'était en Hongrie, je m'en souviens… Enfin bref, un gars ; un brigadier, je crois, bon conducteur, d'ailleurs ; a dit qu'après la guerre il aimerait bien faire la même chose, conduire un bahut sur de longues distances. Que ça lui plaisait bien, des trucs comme ça, qu'on se sentait libre et qu'on voyait du pays. Là-dessus un autre a déclaré qu'il avait entendu dire par un copain du Premier Escadron que l'Armée vendrait ses bahuts en trop, plus tard, après la guerre, à des prix très bas et en priorité aux anciens combattants. Il comptait bien s'en acheter un… Et quelqu'un a proposé, connement, d'en acheter plusieurs. Un autre a lancé, comme ça, qu'on pourrait en acheter un bon nombre et lancer une entreprise de camionnage… - Et tu t'es fait complètement piéger, lança Miguel qui éclata d'un long rire. - Pas du tout ! fit François, pas content. C'est… c'était pas idiot, leur truc. Il va y avoir un boum sur le transport, c'est sûr. La circulation des marchandises va se multiplier, d'ouest en est, mais pas seulement. Même l'Armée va faire appel à des sociétés civiles pour approvisionner les Troupes d'occupation, en Chine, pendant des années ! Les effectifs du Train vont dégonfler sérieusement, avec la démobilisation, il faudra bien trouver une solution, passer des contrats avec des entreprises civiles. Enfin j'ai dit ce que je pensais. Et on s'est mis à en discuter. Parce que tout l'Escadron avait débarqué près de nous. Les gars, enfin un certain nombre, étaient excités. Pas tous, évidemment. Mais ça paraissait intéresser beaucoup de bons, justement. - Alors ? fit Mykola en souriant. - Alors… on a commencé à en parler plus ou moins sérieusement. Ca partait dans tous les sens et je les voyais fantasmer, avec des trucs irréalistes. Alors je leur ai expliqué comment fonctionnait une société commerciale, ses règles juridiques et comment il fallait voir les choses. Organisé un peu leurs idées, quoi. Le type qui avait lancé l'histoire disait que les prix d'achat les plus bas imposaient qu'un ancien combattant n'achète qu'un seul camion. Ce serait la règle. Alors j'ai imaginé que les types intéressés achètent chacun un camion et fondent une société dont ils seraient tous actionnaires, en y apportant leur camion en guise de capital. De cette façon les bénéfices seraient plus importants, pour chacun et, à deux par équipage, il y aurait des véhicules à cannibaliser pour les réparations. Et quand il s'agirait d'acheter de nouveaux bahuts, la société pourrait obtenir plus facilement des prêts des banques que chaque individu séparément. Miguel et Mykola devinaient la suite. - Et ils t'ont demandé de prendre la direction de la boite ! - J'étais leur Capitaine, ils avaient l'habitude de moi… et je m'entendais bien avec tout le monde… et puis vous m'emmerdez ! - Et le notariat, tes projets d'une vie tranquille, François ? demanda Mykola, d'une vois plus calme. - Ca n'empêche rien. Les ventes de matériels ne commenceront pas avant un an, au moins, on me l'a confirmé à la Division. Je vais terminer ma dernière année de notariat tout en organisant la société. C'est long, ces histoires là. Et il faut démarrer avec des contrats, pas en chercher quand elle sera constituée. Ensuite j'ai bien prévenu tout le monde que je voulais installer le siège social chez moi, que je prendrais du temps, pour aller chasser et tout ça. Mes conditions, quoi. - Bref, tu as plongé ? fit Myko. - J'ai accepté de les aider à démarrer, voilà : les aider ! En fait, j'ai l'intention de faire ce boulot pendant quelques années, le temps de me faire une petite pelote pour acheter une charge pépère, dans mon coin. Autrement, il aurait fallu que j'emprunte beaucoup et je ne veux pas mettre mon père à contribution. - Et vous êtes combien dans cette future société ? interrogea Miguel, qui était plus attentif, maintenant. - Un bon nombre. Il y a pas loin de quarante conducteurs et une demi douzaine de gradés, plus un Lieutenant, mon adjoint, d'ailleurs, et deux ou trois Sergents. - Ca veut dire que tu as un encadrement complet ? remarqua Mykola. - Oui, bien sûr. Des conducteurs mais aussi des gars habitués à la mécanique, la logistique, le matériel, et tous ces trucs. Cette fois Miguel et Mykola ne riaient plus. Le projet en question n'était pas un bricolage de fin de soirée mais quelque chose de solide, de cogité. François était un bon déconneur mais un type sérieux, aussi. Sur le papier, il avait mis au point une grosse société, en fait, qui allait débarquer soudainement sur le marché fédéral, structurée avec des professionnels de la route en nombre. Une société composée d'anciens soldats qui aurait probablement une certaine cote d'amour auprès des autorités militaires chargées de négocier les contrats avec les entreprises civiles. Miguel regardait son cousin avec plus d'attention, impressionné. - Et tu penses que personne ne va se dégonfler en attendant encore un an ? fit-il. François eut une petite moue. - Peut être deux ou trois vont perdre le projet de vue en replongeant dans la vie civile, mais la plupart veulent s'engager dans des sociétés existantes pour faire leurs classes de chauffeurs civils, voir de l'intérieur, comment ça se passe. Il y a aussi des gars qui sont intéressés sans s'engager immédiatement. En fait, il y a trop de monde, potentiellement, pour débuter. J'ai les noms et les adresses civiles des gars et on a convenu de se tenir au courant. - Ce qui est marrant, dit soudain Mykola c'est que quand Pierre Clermont a fondé sa société de transport avec des mulets, sous Napoléon, il n'avait pas plus de garanties que toi. Moins, même. - J'y pensais, moi aussi, dit Miguel, songeur, maintenant. Tu es gonflé, tu sais, François. C'est pas con, ton idée et ça me fait réfléchir. - A quoi ? intervint François. - Ton raisonnement… il est applicable à l'aviation. Une petite compagnie avec des pièges de moyenne capacité. Un transport de marchandises urgentes, consommables, par exemple. Tu charges à Rome et tu livres à Vienne, ou Madrid et Toulouse, ou Sofia et Bucarest. En volant assez haut, vers les basses températures, la marchandise ne se détériore pas. - Pourquoi pas une compagnie de passagers ? demanda François. - Parce que des passagers impliquent des avions beaucoup plus sophistiqués, plus confortables, du personnel de cabine, une réglementation sévère, une infrastructure au sol, des frais beaucoup plus élevés. Rien à voir avec des caisses qu'on cale dans la soute… Néanmoins il faudrait examiner l'affaire de plus près, quand même. - Un ancien avion militaire, surtout transformable en transport, ne sera pas vendu au même prix que les camions, même compte tenu d'un rabais important fais aux anciens combattants, fit remarquer Mykola. - Oui, mais les bénéfices ne seraient pas non plus au même niveau, pour les remboursements aux banques ! Il faut étudier ça avec un gestionnaire, un banquier. Parce que, comme ça, l'idée est assez tentante. Surtout le transport de fret, d'ailleurs. Pas de lignes fixes, une certaine liberté et des équipages à la pelle, sur le marché. Et les banques vont prêter à tout va, dit-on. Ca ne t'intéresserait pas, Myko ? - A priori non. J'ai besoin d'un long temps de repos, de réflexions. Mais plus tard, je ne sais pas… Ils ne dirent plus rien jusqu'au moment où le voilier commença à manœuvrer pour attraper un corps mort et ils se levèrent pour aller donner la main. *** Ce n'était pas, en effet, une parole de politicien. Deux jours plus tard, en fin d'après-midi, Meerxel vint en personne, à l'isba de Charles et Léyon, avec qui Antoine s'était installé, suivi de Biznork, plus que jamais ombre ambulante, ici au soleil ; Commandant désormais, il avait été, à juste raison, promu officier supérieur. Antoine venait de se changer, son ami lui avait prêté des vieux pantalons de pèche et des chemises. Le Président appela, de l'extérieur, et le jeune homme sortit découvrant Meerxel dans sa tenue de Millecrabe, le pantalon rouille, coupé à la hauteur des mollets, un peu comme un pirate, et un tricot de marin rayé. - Etes-vous disponible un moment, Colonel ? - S'il vous plaît, Monsieur, dit Antoine en faisant un pas dehors, faites moi l'honneur de me considérer comme un ami de votre famille, et de m'appeler par mon prénom. Meerxel leva la main en guise d'acquiescement, sourit et lui dit : - Voulez-vous que nous fassions quelques pas ? Ne vous froissez pas de la présence du Commandant Biznork. Il est mon aide de camp et note ce dont j'ai besoin de me souvenir sans même que j'ai besoin de le lui indiquer. Il est ma mémoire ambulante. Quant à mes gardes, derrière, ils ont l'habitude de suivre tous mes déplacements. Ils prendront des distances lorsqu'ils jugeront qu'il n'y a pas de danger potentiel. - Vous avez dû avoir de la peine à vous y habituer, Monsieur, laissa tomber tranquillement Antoine en se mettant en marche à coté du Président. Curieusement, il ne se sentait pas intimidé, ici, et dans ce décor, en suivant Meerxel qui se dirigeait vers la grève est que l'on distinguait au travers des arbres. Celui-ci se borna à hocher la tête puis commença à l'interroger sur la guerre et le camp de prisonniers, évoquant Charles. Le jeune homme comprenait qu'il voulait le mettre à l'aise. En réalité la tenue de Meerxel avait eut beaucoup d'effet sur Antoine qui n'avait jamais imaginé, auparavant, un Président en pantalon de pécheur ! Si bien qu'il était naturel en lui répondant. A un moment il se retourna et vit les deux hommes de la sécurité à une trentaine de mètres. Meerxel le vit faire et commenta. - Oui. Il faut dire que c'est très agaçant. Mais je crois que tous les Chefs d'Etat, désormais, doivent s'y soumettre. Nous habitons un monde de violences. Cette époque est enthousiasmante par bien des aspects, mais inquiétante aussi. Et ça ne va pas s'atténuer, je le crains. Cette guerre a laissé un certain nombre d'hommes dans un état mental perturbé. Elle a aussi habitué le monde ; pas seulement l'Europe ; à la violence, et il y a eu d'énormes quantités d'armes fabriquées. Tôt ou tard, elles remonteront à la surface, et seront vendues. C'est un sujet de préoccupation auquel les nations devront s'attacher… Mais vous parliez, l'autre jour, de référendum. Cela retient particulièrement mon intérêt. Antoine ne répondit pas tout de suite, se donnant le temps de formuler soigneusement son commentaire. Il se sentait un peu entre deux chaises. Il parlait au Président de la Fédération ; et cela ne devait pas survenir à beaucoup de gens, dans la population ; et en même temps le contexte était banal, non officiel, ils marchaient le long de la mer, seuls, et le Président lui parlait simplement, sur le mode de la conversation. Il se lança, évoquant tout ce que cette guerre lui avait inspiré, tout ce que la Constitution avait révélé de dépassé, de dangereux. Au bout d'un moment Antoine jeta un œil à Meerxel, craignant d'être lassant. Le Président regardait les graviers en marchant, concentré. Alors il poursuivit, conscient de ce que c'était certainement la première et la dernière fois de sa vie qu'il pourrait parler de ces choses avec un Président. - Au camp de prisonniers, reprit-il, j'ai eu largement le temps de penser à toutes les choses améliorables, de mon point de vue dans notre régime républicain, poursuivit-il. Les évènements de la déclaration de guerre étaient tout frais dans mon esprit et j'avais beaucoup de temps de libre, c'était un peu un cours de travaux pratiques que je me faisais… Il ne s'agit bien entendu que de quelques idées d'un jeune juriste, j'enfonce peut être des portes désormais ouvertes, pardonnez-moi, je ne vous livre tout ceci que parce que l'occasion se présente pour moi de parler avec le Chef de l'Etat, le premier magistrat du pays. Ils étaient parvenus à la grève et avaient tourné vers la pointe nord de l'île, longeant la limite de l'eau. Biznork continuait à remplir des pages. Antoine entama un autre sujet, plus personnel, demandant conseil à Meerxel. - … J'ai récemment été promu, et cela me trouble. Il m'a semblé voir, dans ma promotion, un signe que l'Armée comptait sur moi, d'une manière ou d'une autre. Et cela perturbe ma conscience. Je sais que l'Armée de terre veut conserver un certain nombre de mobilisés, le départ des spécialistes l'affaiblira et ma conscience me tourmente. Je suis à une croisée de chemin. J'envisageais, au camp de prisonniers, de passer un doctorat et une agrégation, pour enseigner et faire de la recherche fondamentale sur le Droit Constitutionnel et les libertés des hommes, les régimes politiques… Je sais que je suis maintenant un peu vieux, j'approcherai bientôt de la trentaine, comme beaucoup de soldats au combat depuis le début de la guerre et devrais peut être me contenter d'une agrégation, pour recevoir un salaire en enseignant. J'hésite beaucoup sur le chemin à emprunter. Et je… je crois, Monsieur, que je vais garder des liens avec votre famille. Je l'espère, du moins. Même si je ne sais comment Véra prendrait mes tourments de conscience, si elle les connaissait. Meerxel sourit largement pour la première fois de l'entretien. - Pensez-vous vraiment qu'elle ne l'a pas compris, Antoine ? Vous connaissez bien l'art de la guerre, je le savais déjà ; Charles a fait un très long rapport, qui m'est parvenu, bien entendu, après votre fuite du camp de prisonniers ; et j'ai eu en main le texte de votre dernière citation qui commence par "Officier d'exception…" si je me souviens bien ! C'est pour cela que votre conscience intervient. Mais au sujet des femmes, je crois que vous êtes assez ignorant… J'ai entendu dire que Vera compte reprendre ses études de psychologie des peuples. Cela implique des connaissances sérieuses de psychologie tout court. Je penserais plutôt qu'elle vous respecte et ne veut pas être un lien, peser sur votre conscience, justement. Vous laisser libre de votre choix. Elle connaît forcément la qualité de la vôtre. Quoi qu'il en soit, j'en suis heureux, Antoine. Les Clermont aiment les gens comme vous et sont fiers d'en approcher… Il y a néanmoins une chose que vous devez savoir. L'Armée sait, aujourd'hui, utiliser ses membres au mieux de leurs connaissances. Charles est officier d'active et a probablement un bel avenir, avec sa double expérience du terrain et des Etats-Majors. Il y a été préparé. Votre cas est différent, malgré votre haut grade, compte tenu de votre âge. Tôt ou tard on sortira votre dossier, on s'apercevra que vous êtes juriste de formation et soldat de fortune. L'Armée vous demandera de poursuivre dans votre voie précédente et d'intégrer son corps spécialisé. Vous y serez bien juriste, mais pas l'homme de droit Constitutionnel que vous envisagiez de devenir. Ce n'est pas son domaine. Vous deviendrez avocat ou procureur mais, en tout cas, un "constitutionnaliste" frustré. Réfléchissez à cela, Antoine, pour prendre votre décision. Notre conversation me montre à quel point vous êtes à l'aise dans la branche, précise, que vous aviez choisie… Vous devez mener votre vie, Antoine. Nous nous trouvons tous, un jour ou l'autre, devant un embranchement. C'est parfois un choix de conscience, en effet. Mais celle-ci doit avoir ses limites, que les hasards de la vie ne doivent pas influencer excessivement. Vous avez été un bon soldat, l'un des meilleurs, je crois savoir, et vos citations le montrent bien. Mais un soldat de fortune, c'est vrai. L'Armée veut conserver ses bons éléments, je suis très au courant de cela, j'y suis pour quelque chose. Mais il y va de votre vie. Et il ne s'agit là que de hasards, précisément. Les hasards d'une guerre. Antoine le regarda longuement, songeant que le Président aussi s'était trouvé devant un embranchement, en quittant l'Armée, entre les deux guerres. Il avait choisi. C'est à cet instant qu'il prit définitivement sa décision. Tout fut clair en lui, et il fut soudain conscient que les années futures seraient difficiles. Il avait quitté le monde universitaire depuis si longtemps. Vera le soutiendrait, dans ce retour, il le savait, et sa famille avait les moyens de lui permettre de poursuivre ses études, la fabrique de l'oncle Igor était devenue une usine prospère, pendant la guerre. *** Le lendemain Meerxel eut une conversation avec Lagorski, au téléphone. Finalement il lui demanda de venir à Millecrabe, avec le Vice-Président Pilnussen. Il voulait leur avis. *** A Millecrabe, auparavant, deux types d'atmosphères régnaient, le soir, devant les isbas. Les oncles passaient deux ou trois heures à bavarder, assez tranquillement ; hormis quelques soirées très animées ; ou à jouer aux cartes. De grands tournois étaient traditionnellement organisés. Les cousins, eux, avaient des soirées beaucoup plus bruyantes. Et se déplaçaient d'une isba à l'autre. Seul le quartier des dortoirs des jeunes était plus tranquille. Même s'il y avait souvent des chuchotements, et conciliabules, et des allers et venues, dans l'obscurité. Cela faisait partie de la joie des vacances dans l'île. Cet été là, les soirées furent différentes. Quatre-vingt sept Clermont, oncles ou neveux et nièces, avaient été tués. Cela faisait une brèche énorme dans la famille. A la fois dans la population de l'île et dans les conversations, qui tournaient court au détour d'un prénom lâché avant un grand silence. Quatre familles avaient disparu entièrement, en Ouzbékistan et en Sibérie occidentale. Tante Elise avait pris l'habitude, le soir, d'aller de groupe en groupe. Mais elle n'était plus toute jeune et se retirait assez tôt. Après le soir où Mykola avait explosé, à sa manière, les cousins soldats tentèrent de reprendre le rite de passer les soirées ensemble mais, souvent, ils participèrent à celles des oncles. Les générations des combattants, oncles et cousins, avaient tant de points communs. La famille Clermont, elle-même, était convalescente. La guerre avait fait des cousins des sortes de vieux adultes, avec plus d'expérience que leurs parents, parfois. Mais qu'y avait-il de commun entre un Piotr, Colonel de 28 ans et Pelagia Bozzi-Clermont étudiante en biologie de 21 ans ? Entre Mykola ; dont la vie avait été centrée sur le quotidien de 24 pilotes, tous plus âgés que lui, qu'il devait garder en vie ; et cette même cousine Pelagia, née la même année que lui ? En revanche tous les ex-soldats avaient, pour l'instant, des préoccupations du même genre, les difficultés à orienter leur vie. Ils sentaient confusément qu'ils devraient se rapprocher les uns des autres plutôt que de se regrouper avec les oncles, comme ils en étaient tentés. Ils avaient tous envie, à la fois, d'oublier la guerre et ne pouvaient s'empêcher d'en parler. Ils n'étaient plus étudiants, plus soldats, et pas encore engagés dans une vie professionnelle. Ils sortaient d'un monde qui les avait coupés de tout et n'avaient pas encore abordé l'étape suivante, qu'ils appréhendaient au point de se demander s'ils y trouveraient leur place ? Les oncles, les plus âgés, les comprenaient, en se souvenant de ce qu'ils avaient vécu après la Première Guerre continentale, mais se sentaient impuissants à les aider. Au-delà de la tristesse il y avait un mal d'être, à Millecrabe. Depuis son intervention, Mykola avait acquis une autre dimension, dans l'île. Des cousins venaient spontanément le voir et ils parlaient, des après midis ou des soirées entières. Ils avaient pour ainsi dire le besoin de se raconter. Il entendit des dizaines d'histoires jusqu'au soir où il dit brusquement à Heinrich, un cousin un peu plus âgé que lui, ancien mitrailleur : - Est-ce que tu m'autoriserais à écrire ce que tu m'as raconté, là, Heinrich ? - Comment ça écrire ? - Le raconter, un peu des souvenirs de guerre mais pas complètement. - Et bien… je n'avais jamais pensé à ça… je te fais confiance, Myko. C'est toi qui juges. A partir de ce jour le jeune homme entreprit de faire le tour de ses cousins. Il leur demandait de raconter leurs frayeurs, leurs joies, leur quotidien. Et il prenait des notes, il noircissait des pages et des pages de cahier. Puis il eut l'idée de leur demander s'ils accepteraient de lui prêter leurs lettres. Celles qu'ils avaient reçues des uns et des autres. Un projet s'installait en lui. *** Pilnussen et Lagorski arrivèrent, par hélicoptère, quelques jours après la conversation qu'avait eue Meerxel avec Antoine. Le Président ; toujours en tenue de vacances, vieux pantalon de toile délavée et chemise légère ; les amena dans la grande maison où une pièce avait été préparée avec un plateau de boissons, des fauteuils de rotin, une longue carte de la Fédération étalée sur une grande table, et entra tout de suite dans le vif du sujet pendant que Biznork lui même leur servait un verre de jus de fruits frais. - Est-ce que vous auriez le courage de remettre ça ? Les deux arrivants se regardèrent, surpris. Ce fut le Directeur de cabinet qui comprit le premier. - Ne me dis pas que tu envisages de te présenter aux élections présidentielles du printemps prochain ? - J'y réfléchis. J'ai besoin de votre avis, en parler avec vous. Les deux hommes surpris, prirent le temps de se remettre. - Les règles vont changer, Edouard, fit Pilnussen, le visage grave. Ton élection me paraît acquise, au sortir de la guerre, c'est évident, mais ensuite il faudra que tu gouvernes… Tu n'auras plus les Pouvoirs Spéciaux, les coups bas vont recommencer. Enfin certains, parce que la population du Sénat va changer, c'est vrai, les Sénateurs ont vieilli. Des ennemis vont venir aux créneaux. Certains n'attendent que ça. Le Sénat va voir refleurir les débats douteux. Les habitudes politiques perdurent, au-delà des générations, malheureusement. - Je sais tout cela. Ce sera un autre monde, d'accord. Mais pas non plus celui que nous avons connu avant la guerre, Nyrup, parce que je vais favoriser l'arrivée de sang frais au Sénat, de jeunes hommes. Je vais encourager les candidatures d'anciens combattants, avant les élections… Les méthodes, au moins, vont changer. De nouvelles habitudes vont apparaître, un nouveau climat, aussi, une nouvelle façon de diriger. La population de l'Assemblée va changer considérablement. Et si, comme je l'espère, je l'ai dit, il y a beaucoup d'anciens combattants parmi eux, j'y bénéficierai d'un a priori favorable, je pense. - Prenons les choses autrement, intervint Lagorski. Pourquoi ? Qu'est-ce qui te motive ? - Oui, je crois que c'est la bonne question, approuva Nyrup. - Disons… que j'ai parlé avec mes neveux, la jeune génération, actuelle, de la famille, celle qui a fait cette guerre, avec les jeunes oncles. Elle est nombreuse, vous le savez, même encore aujourd'hui. Ils ont employé des mots qui m'ont fait réfléchir. En fait, je les ai pris en plein visage ! D'avant-guerre ils ont le souvenir d'un monde politique incompétent et plutôt malhonnête. Et je suis assez près de croire qu'ils ne font qu'exprimer une opinion très répandue. Ils ont aussi parlé d'espoir et ça, cela m'a troublé. Ils parlaient de la vie, du pays, qui nous attendent maintenant. Sans espoir d'autre chose, désormais, il y a tout lieu de craindre une période de violences, de troubles. Parce que les repères des citoyens ont changé, les mœurs ont changé, la façon de vivre a changé, les buts ont changé, les désirs ont changé. Je ne dis pas que nous nous rapprochons des Américains mais les jeunes Européens ont envie de vivre mieux, plus confortablement, pas comme leurs parents, patients et parfois trop humbles ! Ils veulent un nouveau cadre de vie, total, tenant compte de tout ce qui a évolué, justement, mais avec des limites, bien marquées, à ne pas franchir, pour éviter des débordements qu'ils refusent, inconsciemment. Ils ne veulent plus pressentir, deviner, que tel ou tel politicien s'est enrichi démesurément ou a fait profiter ses amis de ses fonctions. Envie d'un nouveau monde, le leur, finalement, celui de l'Europe dans laquelle ils vivront. Et leurs enfants après eux. C'est au monde politique à le comprendre, à le mettre sur les rails, l'installer ! Je savais confusément tout cela mais on ne me l'avait jamais lancé à la figure de cette façon, aussi nettement, sans circonlocutions. Et ça m'a bousculé. Depuis plusieurs mois je réfléchissais à l'après-guerre, à la situation, intérieure et internationale, que nous allions trouver. Ils se moquent bien de la place de l'Europe dans le monde, Iakhio ! Ils ont envie de calme, envie de vivre, de profiter de la vie, tout simplement et l'ont bien mérité. Les conversations que j'ai eues avec certains de mes neveux et des cousins ont fini par m'éclairer. En établissant tout bêtement une sorte de liste de priorités j'ai trouvé, je crois, comment préserver l'Europe de tous les dangers économiques et de suprématie. Lignes après lignes la solution m'apparaissait. Je vais vous livrer mes réflexions, délibérément sans ordre. A vous de voir s'il y a bien le fil rouge que j'ai cru discerner. Si je ne me suis pas trompé. Vingt cinq minutes plus tard il terminait la première partie de son exposé. - En aucun cas nous ne devons entamer un véritable conflit économique avec les USA. Or ce danger là est à notre porte ! Deux puissants blocs, en lutte économique, seraient dramatiques pour la paix dans le Monde. C'est vrai que les Américains ne feront plus le poids, à terme, d'ici à un siècle, devant l'énormité de notre puissance. Leurs Territoires du Canada et de l'Alaska compris. Mais aujourd'hui ils sont beaucoup plus forts que nous en matière d'économie internationale... Les hommes rêvent tous de posséder des biens, tous ! Et ils doivent y avoir accès. Les contrarier n'apporte que des troubles. C'est le partage des revenus et la façon d'acquérir ces biens qu'il faut organiser, réglementer. Pour que chacun y trouve son content. Il s'interrompit et sourit, vaguement gêné en se versant à boire lentement, avec le pichet de grès contenant du jus de fruits. Un peu plus loin Biznork achevait de prendre des notes à toute vitesse et changeait la bande d'un magnétophone qu'il avait démarré, au début. Meerxel les regarda. Lagorski secouait la tête, un demi sourire traînant sur son visage, maintenant. - Le malade m'a l'air bien atteint ! - Ca veut dire que j'ai tort ? interrogea Meerxel. - Non, non, je n'ai pas dit ça commença son ami d'une voix lente. Mais, Dieu que tu as changé, Edouard, depuis quatre ans… Ne le prends pas mal, mais tu es devenu un politicien expérimenté ! Lucide, honnête, mais un politicien. Voyant loin et provoquant les circonstances qui permettront de réaliser ses projets. Le naïf aux grosses colères a disparu, en revanche tu as un but et les moyens d'y conduire le pays. Clemenceau était comme ça, quelques hommes d'Etat l'ont été… Il y eut un silence que Meerxel ne voulut pas rompre. Lagorski jeta un œil à Nyrup qui se taisait et hocha lentement la tête, acceptant de se lancer. - Je sais que, financièrement, nous avons pris nos précautions au départ avec nos brevets industriels, chimiques etc, et nous allons continuer, je suppose. Ces laboratoires vont perdurer, la recherche de pointe continuera, encouragée par l'Etat. Donc celui-ci possède un droit de regard sur l'utilisation de ces brevets. Cela devrait donner au gouvernement une richesse et un outil pour contrôler ce qui est mis sur le marché. Veiller à ce que les prix ne flambent pas démesurément, par exemple. Comme après l'autre guerre. Tu as des armes. Ne serait-ce que le projet de cette Banque Internationale de ton neveu. Il y eut un silence. Nyrup et Iakhio réfléchissaient. - Pour résumer, fit le second, tu veux lancer l'Europe dans un modernisme généralisé d'ouest en est ; industrialiser les Républiques de l'est, notamment. En réalité tu estimes qu'il va nous falloir, disons une cinquantaine d'années pour faire vivre le citoyen Européen ; le Sibérien ou l'Espagnol, le Turkmène ou le Hongrois ; comme un homme moderne. Tu sais que c'est un bon plan, ça ? Et un discours, un programme, purement Radical, qui plus est ! Une grande idée progressiste pour tout ce qui concerne l'Europe… Bien montée, avec des discours de ce genre, à la radio, pour décrire quelle Fédération tu veux lancer sur les rails, en t'appuyant sur la popularité que t'a valu la fin de la guerre, ta campagne aurait toutes les chances de faire un raz de marée dans ces premières élections au suffrage universel en Europe. Tu places la barre très haut avec des idées pareilles, parce qu'un programme de ce genre, aucun de tes adversaires ne pourra le combattre ! Pratiquement, tu as un avantage certain sur tes rivaux, tu as l'habitude de cet extraordinaire outil qu'est la radio, tu sais le manier et tu sais quel ton employer pour toucher les Européens, tu connais leur langage, celui qui les touche. Personne ne sera aussi crédible que toi. - Je veux mettre tout de suite les choses au point Iakhio. Ma réélection est facile, en ce moment, et ne m'inquièterait pas dans un cadre habituel. Mais mon but est plus ambitieux. Je veux être élu non pas sur mon passé, la guerre, mais sur mon programme, seulement mon programme. Sans équivoque, afin de le lancer immédiatement. C'est à dire annoncer tout ce que je viens de dire. Dépoussiérer, moderniser le Parti Radical, mon parti, pour commencer. Lui aussi a des comptes à rendre ! Je ne veux pas le ménager et même je soutiendrai la création d'un "Nouveau Parti Radical." A ce propos, je vais peut-être reprendre mon nom complet : Meerxel-Clermont, maintenant qu'il n'y a plus de danger pour ma famille. Ca fera quelque chose à raconter aux journalistes, au début ! Pilnussen grimaça légèrement. - Tu me fais peur, Edouard. Il y eut un silence, puis Nyrup s'agita un peu dans son fauteuil. - Je suis usé, Edouard, fit-il, après un temps. Je t'avais dit, au début de la guerre, que j'avais peur de ne pas tenir le coup physiquement. Tu as une vision de l'avenir, j'en conviens, et c'est maintenant qu'il faut pousser à la roue, je suis de ton avis aussi. Mais je ne peux plus te suivre. Pardonne-moi. Il y eut un silence, gêné. Puis le Président détourna son regard vers son Directeur de cabinet : - Iakhio… Vice-Président ça t'irait ? demanda-t-il. Lagorski le regarda longuement. - Tu as vraiment l'intention de ne pas faire de cadeau ? De lancer tout ce chantier, cette réorganisation du pays ? - Je n'ai pas le choix, c'est LE moment à ne pas laisser passer. Et ce n'est pas dans mon caractère, tu le sais bien, de faire les choses à moitié. - Et Colombiani ? - Je suis très satisfait de ce qu'il a fait, pendant ces années. Il a été un très bon organisateur, coordinateur, mais il a encore à apprendre, il peut faire beaucoup plus, encore. Surtout : c'est un politicien honnête. Lagorski se frottait machinalement le crâne. Il sourit légèrement en levant la tête vers Edouard. - C'est plutôt ton style que tu viens de décrire là. Mais je suis d'accord avec toi, il l'applique aussi, et très bien… Je suis tenté de te dire oui, tout de suite, Edouard. J'ai pris goût à ce que tu nous as fait connaître depuis toutes ces années, et à ta façon de ne pas diriger seul, de déléguer, contrairement à ce que disent tes adversaires et qu'il faudra faire savoir, d'ailleurs ! Et ton programme pour l'avenir est tentant. Beaucoup plus que cela même, il m'enthousiasme. Mais, donne-moi quelques jours, que je réfléchisse à tout ce que tu as dit. Notamment pour Colombiani. Ca te va ? - Ca me va. Pilnussen leva une main pour attirer l'attention des deux hommes qui se regardaient en riant, maintenant. - En revanche, si je ne participe pas à la seconde manche sachez bien, tous les deux, que je viderai mes dernières forces pour participer à votre campagne. Je ferai ce que vous voudrez… Ecrire mes Mémoires pour révéler tels ou tels faits, ce qui pourrait être habile pour contrer un personnage ou un autre ! Même sonder Colombiani, en privé, lui faire créer un Nouveau Parti Radical n'est pas sot du tout. Le Président hocha la tête, satisfait. Puis reprit la parole. - Mais il y a une dernière chose que je ne vous ai pas dite… reprit Meerxel. Cela concerne la Chine. Il faut, je ne sais comment, faire prendre conscience aux Chinois que le racisme est le pire des maux, que toutes les races ont le droit de vivre. Qu'ils fassent leur mea culpa. Et ça je ne sais pas encore comment m'y prendre. - Tu veux en déduire quoi ? demanda Iakhio ? Que le peuple Chinois est innocent ? - Non, bien sûr que non, fit Meerxel en secouant énergiquement la tête. Ils sont responsables, en qualité de peuple qui a amené à sa tête des racistes forcenés. Ils les ont bel et bien élus, librement, à une énorme majorité. Cela reste indéniable, historique. Mais que la manipulation dont ils ont été victimes, le matraquage, pendant des années, les avaient influencés gravement. Je veux faire comprendre, admettre, au peuple Chinois combien il a été manipulé ! Mettre en évidence les mécanismes qui ont été employés. Notamment le principe d'unir dans une même haine, fixer un ennemi commun pour mieux unir. Mettre le phénomène en pleine lumière. Tout ceci afin que ce qui s'est déroulé en Chine ne puisse pas exister à nouveau ailleurs sans être identifié immédiatement et dénoncé… Que les populations du monde soient prévenues d'avoir à garder leur libre arbitre devant des campagnes d'intoxication. - La je crois bien que tu fais du Don Quichottisme, mon vieux, lâcha Lagorski. Tu ne peux pas réformer le monde entier. - Je ne veux pas le réformer, seulement le mettre en face d'un danger de la vie moderne. Eveiller son attention. - Tu n'empêcheras jamais un brillant orateur d'enflammer des foules, Edouard, la manipulation commence là ! Toi, simplement toi, pour faire accepter ton programme, tu donneras le meilleur de toi-même. Tu te feras encore meilleur orateur que tu ne l'as jamais été ! - Bien sûr, mais ça ne doit pas empêcher les gens, quels qu'ils soient, de garder leur lucidité, de juger à froid les arguments que je lancerai. - Edouard, Edouard, intervint Nyrup, je crains bien que Iakhio n'ait raison, tu verses dans l'utopie, là. - Je me rends compte de ce que mon propos peut avoir de prétentieux, d'utopiste oui, mais il s'agirait d'un précédent, vous comprenez ? C'est tout ce que je demande, tout ce que je vise. D'ailleurs Napoléon, lui-même, pensait la même chose quand il a crée les Pouvoirs Spéciaux que j'utilise ! Il se méfiait de l'influence que pourrait avoir un chef militaire prestigieux sur le pays !… Ils parlèrent encore durant trois heures avant de sortir de la pièce. *** Il y avait du monde devant l'isba des Stoops-Clermont. Une vingtaine d'oncles et de tantes d'Europe Centrale avec qui les soirées étaient très gaies, avant-guerre. Le père de Mykola était un homme mince, assez petit, les cheveux d'un blond filasse, assez clairsemés déjà. Il répondait à l'oncle Aleksander BuzokClermont, un médecin Polonais grand comme un échassier, et maigre comme à vingt ans, disait-on dans la famille - … types d'opérations, ça devait être assez frustrant, pour toi ? - Oui. Enfin au début surtout, répondit le père de Mykola. On me considérait, en gros, comme un bon infirmier de bloc. Alors j'ai bien sagement attendu. Je passais les instruments au chirurgien. Quelque fois avec un temps d'avance, forcément, j'avais tellement opéré même s'il s'agissait de chats ou de chiens ! De porcs aussi, quoi que moins fréquemment, enfin bon. Et puis un jour où le médecin chef d'antenne était en train d'opérer ; on avait des blessés sur toutes les tables et il y en avait une file, dehors ; il m'a demandé si je saurais fermer des plaies ! J'ai piqué une crise en lui répondant que les vétérinaires ne referment bien sûr jamais les plaies des animaux, après opération, qu'ils mettent simplement une ficelle bien serrée autour du corps ! Je n'ai jamais oublié son regard, au-dessus du masque, comme s'il réalisait seulement quelle était ma profession, avant guerre ! Il m'a dit de refermer le gars qu'il était en train d'opérer : une balle dans la poitrine à coté du poumon droit. Et il est passé au suivant, commençant à ouvrir directement sur le brancard ! Ensuite, j'ai assisté directement les chirurgiens. Tu sais, j'ai beaucoup amélioré ma technique opératoire pendant toutes ces années. Notamment le travail sans anesthésie…! Mykola venait d'arriver et s'asseyait sur le coté. Sa mère lui sourit et lui proposa un verre d'alcool. Il refusa de la tête et montra un grand pot de jus de fruits qu'il tenait à la main. C'était une femme assez grande, au visage régulier, avec cette mâchoire volontaire des Clermont, dont elle était directement issue. Curieusement la descendance des Clermont continuait à comporter une énorme proportion de filles. - Alors il paraît que tu as eu une conversation avec Fabrizzio, l'autre jour ? lui demanda-t-elle. Il hocha la tête machinalement. - Oui. Il voulait que je le fasse voler et je lui ai demandé si ses parents étaient d'accord. C'est parti de là. - Miguel Litri est très peu bavard à ce sujet, mais on a tous remarqué que le petit est tout songeur, depuis votre conversation, continua sa mère. Il reste à l'écart, lui qui est tout le temps en train de s'agiter. Ses parents se posent des questions, tu devrais peut être leur raconter ? - Pas question, trancha Mykola. Qu'ils interrogent eux mêmes leur fils, s'ils le veulent. Je n'ai pas à me mêler de cela. Mais ils n'ont pas à s'inquiéter, ils devraient lui faire confiance. On a juste parlé de la période Œdipienne. - A ce gamin ! Sa mère semblait inquiète, vaguement réprobatrice. Aleksander intervint : - Il n'y a rien de mal à ça, Maria, ne va pas penser au mythe, c'est beaucoup plus simple. Juste le cordon de la dépendance, c'était ça, non, Mykola ? Le jeune homme approuva de la tête. - Tout de même s'il est tout songeur… s'entêta sa mère. - Il réfléchit, c'est tout, dit Mykola, un peu agacé. - Je me disais que tu l'as bien passé cette période là, toi Mykola, remarqua son père. Je n'ai pas souvenir de grande crise d'indépendance. - Oh les grandes scènes, ce n'était pas mon genre, tu sais bien ? Et je n'ai pas le souvenir non plus de crises existentielles ! - Tu étais un garçon fichtrement bien équilibré, intervint Aleksander. Peut être pour ça que tu as si bien réussi. - Ca ne m'a pas empêché de craquer, répliqua Myko, gêné. - Oui, mais qui n'a pas craqué, d'une manière ou d'une autre ? fit son père d'une voix plus basse. Mykola pensa que celui ci avait probablement passé de sales moments, lui aussi. La vie dans les antennes chirurgicales du front, à quelques kilomètres seulement des lignes, devait avoir son lot de chocs psychologiques. - Toujours pas l'aviation, pour ton avenir, interrogea la tante Olivia Buzok ? Tu as été l'un des meilleurs pilotes de chasse, n'est-ce pas ? - Loin des vrais meilleurs, Tante Olivia. Erich, "Bubbi" Hartmann termine avec 352 victoires, tu te rends compte, Tante Olivia ? Près de 150 de plus que moi ! Gerhard Barkhom 301, Günther Rall 275, Willi Batz 237. Moi je n'ai pas dépassé de beaucoup les 200… Non, l'armée, non… Pilote de ligne ne me tente pas non plus, a priori. C'est une forme de vol sans liberté et, pour moi, le vol signifie liberté. Je vais continuer à voler, bien sûr, mais pour le plaisir. Et dans la Réserve Volontaire, enfin la Milice Civile, si elle veut bien de moi. Pour le reste je vais retourner en fac. - En fac ? Ses deux parents avaient réagi en même temps. - Tu t'es décidé, tu as trouvé ta voie ? fit son père, avec ce que Mykola prit pour un soulagement. - Ma voie, je ne sais pas, mais je vais entamer une licence de Lettres au second semestre de l'an prochain puisque je dois encore rester six mois dans l'Armée. Je dois faire une transformation sur réacteur, sur Mistral ; et le Colonel Violet, mon ancien patron ; qui va d'ailleurs passer Général, je crois ; voudrait mettre sur pied avec moi une stratégie propre à ces appareils et aux nouveaux armements. C'est vrai que le côté tactique, m'intéressait bien. Je retournerai en fac ensuite. Et j'essaierai, plus tard, de faire une Maîtrise, en même temps que je passerai le professorat, pour enseigner en collèges et lycées. Tout le monde le regarda et il se rendit compte que beaucoup étaient surpris. - Pas l'agrégation ou l'enseignement en faculté ? finit par demander un oncle. - Je ne suis pas sûr d'en avoir l'étoffe, Oncle Constant, mais je verrai… et le lycée m'ira très bien. Tu as vu que l'on construit des lycées et mêmes des facultés dans des petites villes historiques, sur le modèle d'Heidelberg, Oxford ou Cambridge. De vieilles villes avec un vrai passé, où la Culture se trouve partout, même dans des cafés ! C'est la seule chose que j'admire chez les anglo saxons. Travailler dans ces endroits devrait être passionnant. Enseigner en fac dans des lieux pareils, surtout, si on en a les capacités, tu te rends compte ? Préparer des gamins au bac, leur faire prendre conscience qu'ils ont un cerveau et leur apprendre à s'en servir, développer leur sensibilité, leur personnalité, surtout, remplira très bien ma vie, au besoin. C'est à cet âge là que tout se décide. En outre, tu as vu, le gouvernement revalorise la fonction d'enseignant. - Ca représente combien d'années, Mykola, fit sa mère. - Trois ans de licence, plus le diplôme pour enseigner en même temps que la Maîtrise. Quatre, si tout va bien. Le reste, une agrégation, un doctorat c'est du luxe. Ne t'inquiète pas, Maman, je vais bénéficier de cette bourse des anciens combattants. Vous pourrez aider Cécile à devenir véto. - Oh je ne pensais pas à ça, mon petit, mais à toutes ces années d'études difficiles. Tu as déjà tant fait. - Comme les autres, Maman, comme les autres. Et j'ai la chance de ne pas être encore assez âgé pour ne pas être trop ridicule, en fac, pour que ça ne me pèse trop. Son père ne disait rien. Il avait les yeux brillants, l'air de goûter cet instant. - Alors tu vas enseigner… dit-il enfin. Oui, tu y trouveras ta place, Mykola, je le sais. - Gustave ! s'étonna Olivia Bouzok. Avec sa guerre, sa célébrité… Il est un héros de la guerre, il aurait pu trouver une meilleure voie, tout de même. - Tante Olivia, répondit Myko calmement, cette célébrité peut signifier que j'ai pris plaisir à tuer plus de deux cents hommes !... Tu imagines ce que cela veut dire ? Il faut vivre avec ces souvenirs là. Je suis comme Björn pour cela ! Je suis un type banal. J'étais un garçon ordinaire, un lycéen ordinaire, un étudiant ordinaire. D'un point de vue aéronautique, je n'ai rien fait de vraiment exceptionnel, je ne suis pas au niveau des premiers chasseurs, des tout premiers, je viens de le dire. Ecoute… j'ai seulement eu de la chance, tante Olivia, tu comprends ? De la chance. Regarde le cousin Charles Bodescu et Antoine, son ami, ou Andreï, eux sont des hommes d'exception. Eux sont allés au delà de leurs limites, eux sont admirables. Moi je serai un prof parmi les autres, comme je le serais probablement devenu sans cette guerre. Dentaire ne m'intéressait pas vraiment. Je serai à ma place véritable, devant une classe. Cependant j'aurai peut être plus d'importance, au bout du compte, d'un point humain, que si je restais dans l'Armée, à traîner, à entretenir une ancienne gloire, comme un vieux manteau qui a eu une certaine élégance, longtemps auparavant. Qui sait, j'aurai peut être, parmi mes élèves, un futur homme politique, un avocat de grand talent, un penseur ! L'importance d'un prof n'est pas écrite sur son visage. Il n'a pas d'uniforme, pas de galons, pas de décorations pour montrer sa valeur. Personne, à part ses élèves, ne sait combien il est important. Sans mes profs, qui ont façonné mon cerveau, sans la façon dont ils s'y sont pris, je ne serais pas, aujourd'hui, celui que tu voudrais voir au sommet de l'échelle sociale. Et l'échelle sociale, pour moi, n'a pas d'intérêts, Tante Olivia. - Tout de même il y a une chose qui m'étonne un peu, fit son père. J'avais cru comprendre que tu interrogeais tes oncles et tes cousins, que tu prenais des notes, et j'avais imaginé que tu préparais un livre. Que tu utiliserais tes cahiers de guerre ? Mykola fut gêné. Il secoua la tête. - C'est assez difficile à expliquer, Papa… Je suis partagé. C'est vrai qu'au début j'ai eu envie d'écrire un livre destiné à ceux que le vol fascine, ou a fasciné, leur dire combien voler est merveilleux, éblouissant, même dans la tourmente que nous avons traversée. Je pensais évidemment à l'adolescent passionné par le vol que j'étais, avant. Et puis mon but a dérivé. J'ai pensé à un bouquin de souvenirs, toujours, mais reposant sur les souvenirs des cousins et des oncles, leurs propres expériences de la guerre, de NOS guerres. Sur mes expériences personnelles aussi, à l'aide des cahiers que j'ai tenus pendant toutes ces années et les lettres que nous nous sommes tous écrites, les récits, aussi… Une sorte d'histoire de la famille, ou de cette guerre, au travers de ceux qui ont combattu. Mais… enfin pas seulement ça, tu vois ? Ce projet, seul, ne me donne pas entièrement satisfaction. A dire vrai, il ne me donne pas du tout satisfaction, tel que je l'imagine en ce moment, tel qu'il se présente à mon esprit. En réalité, j'essaie de trouver un sens à tout ce qui s'est passé, tu comprends ? Cette guerre, ce malheur. Certaines choses m'ont frappé, ici. Nous avons tous connu une guerre différente, selon ce que nous avons eu à faire. Le cousin Charles, Franck, Alexandre, Björn, Heinrich, Miguel, François, Piotr ou moi, avons connu des circonstances tellement opposées. Au point que je me demande parfois si nous avons bien fait la même guerre ! Même l'ennemi avait une signification particulière pour chacun de nous, comme si nous y mettions nos propres fantasmes, nos craintes. Je veux démêler ça, tenter de comprendre, écrire une sorte de récit-essai, peut être ? Je ne veux pas seulement raconter une énième version de souvenirs de guerre. Des souvenirs mis bout à bout, tu vois ? Cette guerre était-elle une épreuve, comme disent les religieux ? Je ne suis pas croyant, cette explication là, des "bons" et des "méchants", me paraît trop simpliste. Il y a forcément une véritable interprétation "humaine" à cette barbarie, aux erreurs qui l'ont amenée, à l'enthousiasme des Chinois, au début, et à la désolation des Européens. Je veux m'efforcer de découvrir cela, sinon… Sinon tous ces morts n'auront servi à rien, tu comprends ? On pourra recommencer, d'autres hommes pourront recommencer. Je sais bien que ceux de la Première ont déjà dit "plus jamais ça" et que nous l'avons connu à nouveau, vingt-cinq plus tard… Il faut bien se mettre au travail, identifier la signification de cette guerre, les circonstances, les faiblesses qui sont derrière. Il y a tant de questions. Est-ce un hasard ? La présence, l'existence d'un seul homme politique ambitieux débouche-t-elle forcément sur une guerre ? Y a-t-il des garde-fous que nous n'avons pas vus ? Faut-il, périodiquement, que les hommes se détruisent ? Comme les hamsters ou je ne sais quelle espèce d'Arabie, dit-on, dont une génération entière se suicide en se jetant dans la mer Rouge pour laisser de la place à la suivante, un espace géographique ? Les hommes prétendent détester la guerre, mais est-ce vrai, ou y a-t-il une part de fascination perverse à l'idée de transgresser le principe de ne pas tuer, de le faire impunément, une excitation morbide à vivre des moments dramatiques, aux "montées d'adrénaline", comme on le dit si vulgairement, maintenant ? Je ne suis pas sûr d'avoir l'étoffe pour arriver à la fin d'un projet si ambitieux. Si je ne me trompe pas, aujourd'hui, dans ce que je ressens, si même une analyse est POSSIBLE ? Si je trouverai la réponse, en cours de route. Si j'en ai les moyens, surtout… C'est pour cela que j'ai besoin de ces années d'études et certainement beaucoup d'autres, ensuite. Pour prendre le temps, donner à mon cerveau le temps de s'y retrouver. Quoi que je découvre, au bout. Si je ne suis pas capable de cet effort ; que je réussisse au pas, d'ailleurs ; que pourrai-je enseigner à des élèves ? Comment justifier que je leur apprenne à se servir de leur cerveau. Qu'il y a autre chose que le commerce, dans la vie. Autre chose que l'argent, comme le pensent les américains. Prétendre qu'un élève est capable de bien d'autres efforts que de calculer le prix de vente le plus avantageux d'un savon, d'un pantalon, d'un kilo de carottes, ou d'organiser un réseau de ventes d'assurances auto ? - Tout de même, professeur… insista Olivia. - Tu sais, Olivia, dit soudain son père, en choisissant une cigarette dans le paquet qu'il avait sur les genoux ; avec un soin bizarre étant donné qu'elles étaient évidemment toutes semblables ; si nous ne somme pas en train d'apprendre le Chinois, en ce moment, c'est grâce à la mentalité, au cerveau, comme dit Mykola, que des générations de professeurs ont donné aux générations de jeunes Européens. Il n'y a pas d'activité plus vitale, plus noble, pour une société. Et plus mésestimée, je crois, aujourd'hui ! Mais ça n'a pas toujours été le cas. Souviens-toi, au siècle dernier, dans les villages, la communauté était, moralement, dirigée par le maire, le médecin ou le pharmacien, le notaire, le curé ou le pope ou l'imam, et l'instituteur. L'instituteur, pas le "professeur", si cela te console. Ils représentaient la Connaissance, la moralité, le sens de ce que l'on doit faire pour être une femme ou un homme droit, estimable. Sans ces gens là, Olivia, ni ton mari, ni moi ne serions médecin ou véto… Tu as du courage, Mykola, ta mère a raison. Tu as de dures années devant toi, alors que tu aurais pu profiter de ce que la guerre t'a appris pour prendre tout de suite une place assez enviable, dans la société… Mais nous savons tous, depuis longtemps, que la célébrité t'indiffère ! Mykola sourit. - Entre être célèbre et voler, c'est voler que je choisis, mais pas pour faire l'admiration des foules en extase ! dit-il en se moquant de lui-même. - Néanmoins, je me suis toujours demandé comment tu prenais cette célébrité, que tu as acquise dans l'Armée, demanda Aleksander ? Parce que tu faisais quand même tout ce qu'il fallait pour ça. Tu ne la dois à personne, cette célébrité. C'est toi qui l'as conquise ! Le jeune homme haussa les épaules. - C'était une conséquence des combats, à laquelle je ne pouvais rien. Pas un but. J'étais davantage préoccupé à survivre. Et, en combat aérien, tu ne peux pas survivre en te bornant à diriger, à conseiller les autres, ça je l'ai compris, tard, mais encore à temps. Il faut entrer dans la bagarre. Tu ne peux pas seulement éviter les rafales, il faut en tirer ! J'étais assez bon pilote et bon tireur, c'est un hasard. C'est probablement grâce à cette volonté de survie que je suis toujours là. Tu sais, ces classements des meilleurs chasseurs dont on parlait tout le temps à la radio, ça ne tient compte que des avions qui tombent. Il faut être modeste, le plus grand chasseur de la guerre est celui qui y a survécu. *** - Alors, tu te punis toujours, Myko ? fit la voix, mal aimable de Piotr. C'est pour ça que tu veux enseigner ? Tu sais très bien qu'il y a une place pour toi, dans le monde de l'aviation ! Tu es le meilleur d'entre nous. Mykola revenait, vers son isba, plus tard, quand son cousin apparemment pas content, le visage renfrogné, l'avait rattrapé, dans la pinède. A la lumière d'une de ces lampes qui brillaient désormais, le soir, sous les arbres, il le regarda en souriant légèrement. - Voyons, Piotr, tu vas bientôt avoir dans les vingt-huit ans. Dans, disons trois-quatre ans, tu te voies marié, attendant ton premier enfant, non ? Cueilli à froid Piotr hocha la tête. - Peut être même avant, j'espère. J'ai connu une infirmière, quand je suis sorti du cirage. Je ne l'ai pas oubliée. Le truc classique… Un boulot intéressant c'est bien mais pas tout. Pour moi une famille passe avant. Je n'ai plus de temps à perdre. - D'accord. Donc mettons dans deux ans. Ca veut dire que l'aîné de tes enfants entrera au collège dans… treize ans. - Et bien… peut être… je suppose, oui. - Donc qu'en… disons 1967 mon neveu ou ma nièce entrera en seconde. Largué, Piotr se borna à hocher encore la tête. Mykola sourit largement. - Et qui voudras-tu comme prof pour lui enseigner la littérature, pour lui faire découvrir Montaigne, Cervantès, Voltaire, Goethe, Dostoïevski, Alexandre Grine, Descartes, Tolstoï ? Qui voudras-tu pour lui apprendre à se servir de son cerveau, à bâtir sa conscience, à construire ses raisonnements lui même, à ne pas suivre, comme un mouton, les pensées des autres. Aussi séduisantes soient-elles ? L'un des meilleurs profs, non ?… Et bien il, ou elle, l'aura. Ce sera moi ! Mon neveu ou ma nièce sera devant moi, dans ma salle de cours. Et j'espère que lui, ou elle, aura meilleur caractère que son père ! Parce que je ne lui ferai pas de cadeaux, moi. Piotr, bouche bée, ne savait quoi répondre, trop stupéfait. Puis il éclata de son rire d'autrefois, tonitruant ! Pour la première fois de leur vie, il prit son cousin dans ses bras. Et les mots sortirent, une nouvelle fois : - Ah, mon petit prétentiard ! Mai 2002 Blason Européen Blason Chinois Au beau milieu de Ljubliana, en Slovénie, ce monument, représentant Napoléon, trône sur une petite place. Clin d’œil du destin… La Grande Europe de Napoléon est peut-être beaucoup moins imaginaire que ça ! Venez visiter notre site www.interkeltia.com pour voir nos nouveautés, préfaces, articles de presse, extraits, etc. Vous pouvez y acheter en ligne, dans notre boutique : -des livres reliés -des PDF ou epub Conditions de vente imbattables PARUS AUX EDITIONS INTERKELTIA Collection SF Utopia Embarquement pour Citerre Thomas, un homme d’aujourd’hui, qui a su tirer parti du système économique et financier pour vivre à son aise, se retrouve projeté dans un futur de 50 ans qu’il peine à comprendre. Toutes les bases économiques et sociétales ont été radicalement transformées. Ni communisme, ni capitalisme, le modèle est tout autre et une jeune professeure d’économie va être son guide dans ce nouveau monde bien plus attrayant… Lecteurs, si vous croyez qu’il n’existe que deux formes de modèle économique viable, ce qu’on nous rabâche depuis toujours, jetez-vous sur cette fiction qui s’appuie sur des travaux bien réels de spécialistes avertis. Il y a quelque chose de « pourri » au royaume du libre-échange, chacun d’entre nous le pressent sans pouvoir forcément mettre les mots justes sur ses faiblesses ni pouvoir formuler d’alternatives crédibles. Tout cela n’est que de la poudre aux yeux, réveillez-vous ! En ce moment de crise financière mondiale, ce livre est une source d'inspiration pour fonder un système sain... L’auteure : fondatrice du Mouvement Citerrien (Citoyens de la planète Terre), Marie MARTIN-PECHEUX a également participé au développement de théories économiques alternatives, telles que l’écosociétalisme. Fortement engagée pour un autre monde, créatrice de la Bioéconomie Organique, elle anime plusieurs sites internet. Préface d'André-Jacques Holbecq sur http://www.interkeltia.com/ Collection SF Science L’Arène des Géants On découvre dans les entrailles de la Terre une structure à l’échelle de la planète et qui semble artificielle. Puis la Terre sort de son orbite, et l’on s’aperçoit que sa trajectoire va percuter de plein fouet celle d’un autre corps céleste, habité lui aussi… Ce techno-polar, à la hauteur des meilleurs américains, introduit plusieurs domaines de réflexions : quelle sera notre attitude lors de notre première rencontre avec une race développée ; saurons-nous juguler nos peurs et refuser la stratégie de « l’attaque préventive » ? L’auteur : Jean-Michel Calvez est une valeur solide de la SF française, Grand Prix de l’Imaginaire 2007 pour sa nouvelle « Dernier souffle ». Ingénieur spécialisé dans les technologies avancées, il réussit à mêler le suspens et l’intérêt technologique dans une langue vive et mature. Collection SF Utopia Adae Des fouilles archéologiques au Soudan révèlent une salle aux mystérieux symboles. De l'autre côté de la terre, de puissants intérêts obscurs s'entendent pour donner l'assaut final à l'humanité. Et entre les deux : Paul, le sceptique, Lucie, l'altermondialiste militante, Suzanne, l'archéologue, Ahmad, le dirigeant résistant d'une coopérative indonésienne, Georges et Luis, les journalistes écolos engagés décidés à faire pression sur l'OMC, Berryl, une artiste aborigène australienne à la tête d'un coup d'éclat… Epoustouflant de rythme et de suspens, ce Da Vinci Code de l'altermondialisme met brillamment en scène les ingrédients planétaires d'une chasse au trésor doublée d'aventures humaines aux dimensions sociétales. Le sort de la planète est en Jeu. ADAE vous propose une vision globale de ces enjeux et des alternatives qui donneront jour au monde de demain. Les auteurs : nouvelliste de SF, scénariste de BD, Bertrand Bouton vit en Dordogne. Xavier Daniel, scientifique de formation, est peintre, plasticien, photographe, sur l’île de la Réunion. Collection SF Today Backdoor Stephen Tardieu est un jeune professeur en littérature, un homme normal, a priori. En réalité, il est un Kaa, une espèce extraterrestre implantée sur Terre. Par ailleurs, le nouveau service européen, le GEEPANI, est chargé d’investiguer les Phénomènes Aériens Non identifiés, et les intrusions aliénigènes. Cette fiction plonge ses racines dans des dossiers ufologiques bien réels, comme UMMO ; et met en scène des personnages et des institutions qui ne sont guères éloignés de la réalité. L’auteur : Christel SEVAL est ingénieur en informatique au ministère de la défense. Ufologue réputé, il a écrit de nombreux livres sur les OVNIs et a publié un livre de géopolitique en 2007. Il est passé à l’émission de télé du 22 mai 2009 sur la chaîne Direct8 qui a mentionné ce livre. Collection SF Today Le rayon bleu En étant le témoin privilégié d’un phénomène lumineux extraterrestre, Patrick Smaghe, chauffeur de taxi, va développer une supra intelligence. Pris dans un maelström événementiel, il va parcourir la planète sous l’identité d’un pianiste russe virtuose. Maîtrisant peu à peu ses pouvoirs, il est persuadé qu’il a une mission à accomplir : celle de sauver l’humanité. L'auteur : Marc D'Evausy, nouvelliste, scénariste, il obtient un César pour l'écriture d'un court-métrage, Première Classe, avec André Dussollier et Francis Huster. Touche à tout, il est consultant en communication où il transmet les techniques de l'acteur à ses stagiaires. Collection RayonX JOURNAL D’UN ÉVEIL DU 3e ŒIL 90 expériences d’un autodidacte du spirituel Au cours de yoga, j’apprends à méditer. Moi, je suis incapable de m'endormir sur le dos : je ne dors que sur le ventre. Tous les soirs, je médite jusqu'a minuit. Cela dure six mois, jusqu'à ce qu'un événement étonnant survienne. C’est une explosion, j'ai l'impression d'avoir été branché sur une centrale nucléaire. Avant, mon corps était bien défini : je percevais uniquement de la chair. Après la chair il y avait les poils et, après, il n'y avait plus rien. Brusquement, mon corps n'est plus mon repère : je me retrouve comme un flot d'énergie habillé d'un corps. Et le monde s'est complètement transformé pendant la nuit. Les arbres qui n'avaient jamais attiré mon attention jusque là semblent comme des diamants multicolores qui brillent au soleil. Je ne me rappelle pas avoir vu ces couleurs avant, ni une lumière aussi intense dans le ciel. Je dois être fou. Je cours voir un psychologue et je lui raconte tout en me disant qu'il me donnera des cachets. Mais après plus de vingt séances, il conclut en disant que je n’ai aucune maladie mentale connue. Alors je laisse tomber la théorie, les idées reçues de la société, et je décide que ma voi désormais sera d'expérimenter l'univers pour trouver le divin qui nous crève les yeux et pourtant que nous ne voyons pas ! L'auteur : Il y a plus de dix ans, Christophe ALLAIN décide d'initier un travail personnel et expérimente diverses méthodes dont la méditation, la psychanalyse, le zen, le tai chi, le neurotraining, le magnétisme, et bien d'autres techniques afin de trouver des réponses à ses questions sur le fonctionnement de l'univers. Il relate dans ce premier ouvrage des expériences concrètes permettant au lecteur d'améliorer sa vie au quotidien et de générer un monde meilleur. Collection RayonX LE CHRIST REVIENT – IL DIT SA VÉRITÉ Le Christ dit : « Je viens pour rectifier les mauvaises interprétations qui ont été faites des enseignements que j’ai donnés alors que j’étais connu sous le nom de « JÉSUS » en Palestine, il y a 2000 ans. » Il dit aussi : « Du fait que les peuples abordent une crise mondiale de proportions gigantesques, il est vital, pour leur survie, que moi, le Christ, je puisse m’adresser à tous ceux qui écoutent. Vous savez peu de choses des véritables processus de création dans lesquels vous jouez vous-mêmes un rôle majeur. Il est impératif que vous les compreniez suffisamment pour pouvoir vous engager dans la mise en pratique d’une vision plus élevée, pour le bénéfice de toute l’humanité. Il est impossible à ma conscience spirituelle de prendre une forme humaine ; afin de pouvoir vous parler directement, j’ai déprogrammé et préparé un esprit réceptif et obéissant à recevoir ma Vérité et la transcrire en mots. C’est ma ‘porte-parole’. » L’auteure : la Porte-Parole (the Recorder) est et restera anonyme, selon le souhait du Christ. Pendant presque 50 ans de purification graduelle, elle le reçut en pensée et communiqua avec Lui. Puis, à 80 ans, cette femme accéda au désir du Christ de retranscrire ses Lettres sous Sa dictée. Elle vit en Afrique du sud. Traduit en 7 langues ! Conférences permanentes sur le livre organisée par l’éditeur avec l’éditrice américaine. PARUS AUX EDITIONS INTERKELTIA Collection SF Millecrabe tome 1 et 2 et 3: PJ Hérault Katharsis : Gil Prou & Oksana L’apocalypse selon Neptune : Natarajan Aral : Alex Darnel Sphères : Jean-Michel Calvez Le rayon bleu : Marc D’Evausy Backdoor : Christel Seval Le Rare : Didier Talmone Embarquement pour Citerre : Marie Martin-Pécheux Adae : Betrand Bouton, Xavier Prime Time : Claude Bolduc, Serena Gentilhomme L’Arène des géants : Jean-Michel Calvez Collection spiritualité [RayonX] L’après-vie confirmée par la science : Georges Osorio L’Ascension : Jean-Michel Coulomb Le Christ revient – Il révèle Sa surprenante Vérité : la porte-parole Journal d’un éveil du troisième œil : Christophe Allain Kildine est vivante : Aimée Accepter de s’éveiller : Francis Bourcher Le vrai Tao : Natarajan Collection ovnis [X File] Le « miracle » de Fatima : amiral Gilles Pinon Collection [Changer la vie] La méthode Pense-Actions : Pascal Parant Collection Montagne[TrekkingPiX] Mera Peak, Nepal : Christel Seval Collection [ContrEnquêtes] Bioéconomie et solidarisme : Marie Martin-Pécheux