CHAPITRE 14 Le terrible hiver "1947" Andreï sauta en deuxième position. Mais ça ne changeait rien pour lui. Premier ou vingt-cinquième il avait horreur de se jeter dans le vide ! Il haïssait le saut en parachute. Chacun de ses sauts était une prouesse de sa part, un petit acte d'héroïsme, au vrai sens du terme. Une victoire sur sa peur intense devant quelque chose de foncièrement anti-naturel, pour lui. D'accord il y en a qui aime ça, mais il y a aussi des pervers, des types qui aiment se faire fouetter… Ca ne veut rien dire. Sauter ne prouvait rien, si ce n'est la chance d'avoir pu surmonter une peur somme toute naturelle. Ou alors la réaction, un de ces mots de gamins "t'es pas cap' de le faire"! Il y avait longtemps qu'il ne jouait plus à ça, que les provocations le laissaient indifférent. C'est pour cette raison qu'il préférait les sauts de nuit : pour ne rien voir… Il s'était toujours demandé ce qu'un psychiatre pensait d'un saut volontaire dans le vide ? Avec tout ce que les études du comportement mettent derrière le symbole du vide ? Les moniteurs de saut qui roulaient des épaules, représentaient le summum du crétinisme, pour lui, des types qui n'avaient pas grandi. Heureusement, certains avaient gardé un sens critique assez fort pour reconnaître que sauter avec ce machin dans le dos ne prouvait effectivement rien si ce n'est l'obéissance à une nécessité absolue. Le vent sifflait si fort à ses oreilles qu'il n'entendit pas les moteurs du C 119 qui s'éloignait en remontant la vallée. Il attendait, crispé, le choc sous les aisselles qui indiquerait que la voile du parachute s'était bien ouverte. Quand il se produisit, il poussa un gémissement tant la secousse le martyrisa. Le visage penché en avant il chercha des yeux la voile, la forme en tout cas, du parachute d'Otkir Akaïev, Sergent-Chef Akaïev, qui sautait en tête puisque c'était lui qui était chargé de la sécurité du groupe. Le Sergent Adonis Berbekoulos, l'homme de la logistique, devait plonger dans le vide en dernier, derrière Andreï, juste avant les containeurs de matériels, contenant, notamment, les traîneaux démontables pour tirer le tout dans la vallée. A l'Est, une vague, très vague lueur indiquait que le jour allait se lever dans une petite demi-heure. Le pilote de l'avion avait bien maîtrisé son vol, ils étaient sur place à l'heure exacte après cet interminable voyage. Partis l'avant-veille de Moscou, ils avaient fait escale à Rocdega et Sugurt en Sibérie pour faire les pleins, contourner le front nord et arriver jusqu'ici, dans les Territoires Occupés au sud d'Abaj, à proximité des frontières du Kazakhstan au sud, et de la Mongolie, à nouveau Chinoise, à l'Est. Les sommets qui bordaient la vallée aboutissant à un plateau dominant le lit de la Koksa, lui montraient qu'il était maintenant à peu près à mi hauteur de la descente. Couvertes de neige, bien sûr, les montagnes se distinguaient dans l'obscurité, grâce à la blancheur de celle-ci. Il ne voyait pas encore le sol mais savait que ce serait, là aussi, de la neige. Dieu qu'il en avait soupé de la neige et du froid ! Ils venaient de passer cinq semaines de préparation aux missions en zone froide. Il s'était juré, un jour où ils avaient passé des heures à tirer des traîneaux dans une tempête, de s'installer dans le sud, après la guerre. Odessa ou la Roumanie… Il avait les yeux encore pleins du soleil de Millecrabe, aux vacances de Pâques, juste avant la guerre. Il tendit l'oreille sans entendre aucun bruit inquiétant. Si une patrouille chinoise les avait repérés, il ne voyait d'ailleurs pas comment, elle tirerait dès qu'ils toucheraient le sol. C'est à dire sur Otkir, le premier à y arriver. Décidément il ne "sentait" pas cette mission, sa première depuis qu'il avait été transféré, récemment, au département Action des Renseignements de l'Armée. Au début de la guerre, après les cinq mois de formation accélérée d'élève officier d'infanterie, on lui avait proposé, il n'avait jamais su pourquoi, d'intégrer le Renseignement en qualité d'analyste. Le côté intellectuel de cette tâche avait évoqué en lui les dernières années à l'université, à travailler seul sur des livres, des documents de bibliothèque, et il avait accepté. Mais pourquoi avait-il dit oui pour le passage au département Action ? D'accord on le lui avait présenté habilement : aller sur le terrain comme les millions de soldats Européens, bien qu'il ne soit jamais considéré comme planqué, son travail était important. Mais c'était aussi une suite logique à sa tâche : puisqu'il suivait cette affaire depuis le début, autant continuer jusqu'au bout… Finalement c'est cet argument là qui l'avait décidé. Mais, à ce moment là, personne ne lui avait parlé d'aller faire le pitre dans le ciel ! Il haïssait le saut en parachute, plus encore que la marche dans la neige. Tout dire ! C'était, chronologiquement, le premier dossier qu'on lui avait donné, pour qu'il s'y fasse les dents. Une histoire de train de prisonniers circulant au sud-est d'Abaj, loin en Sibérie. Ce qui l'avait intrigué c'est que cette voie de chemin de fer était, apparemment, sans issue. Il avait difficilement établi que si des trains de prisonniers, si reconnaissables, avaient jamais emprunté cette voie pour effectuer, en effet, la traversée d'un petit massif montagneux, ils n'en sortaient pas de l'autre côté ! Et pour cause : il n'y avait plus de voies ferrées, le projet de prolongement de la ligne n'avait jamais été achevé ! L'information initiale ne valait pas grand chose et, en outre, d'après la cote de classification, était assez douteuse. Mais tout ce qui parvenait au bureau de Moscou devait être vérifié, probablement. Il avait donc enquêté, compilé les archives, comparé des documents, étudié leur source, interrogé des gens connaissant cette région, épluché les rapports qui arrivaient, demandé d'autres rapports pour découvrir que, finalement, ce n'était peut être pas un train mais trois qui étaient passés par là en plusieurs mois. Si bien que le petit dossier avait pris de l'importance. Et que le Commandement, déjà susceptible pour tout ce qui concernait les prisonniers, était devenu nerveux. Toutes les sections avaient une mission commune, en dehors de celles qui se présentaient, ponctuellement, localiser tous les camps de prisonniers. Quelle qu'elle soit il devait bien y avoir une raison, toute simple, à ces disparitions de trains, une raison purement "chinoise", c'est à dire sans logique apparente, pensait-il, et il n'avait pas caché son sentiment au Commandant de son Département. Mais les grosses légumes s'étaient entêtées. Tout ce qui touchait aux prisonniers européens était ultra sensible, il ne savait pas pourquoi. Et puis le côté radin du service lui avait sauté au visage. Parce que cette mission sur place, ne correspondait pas à ses conclusions d'étude du dossier. A ce stade, il avait recommandé des reconnaissances aériennes régulières, pas l'envoi d'une mission de renseignement sur place, là bas, aux fins fonds de la Sibérie, avec si peu d'informations et sans appuis, au sol ! Seulement, les comptables avaient estimé qu'il coûtait moins cher d'envoyer trois bonshommes là-bas, au vrai cœur de la Sibérie, plutôt que d'aménager un terrain, et ses infrastructures bien entendu, quelque part en Sibérie du nord, à portée de vols aller-retour d'Abaj. Et d'y déplacer une Escadrille de Mosquitos. Pendant deux ou trois mois, évidemment. Aller voir sur place ne l'avait pas vraiment emballé, d'autant qu'il avait découvert que leur mission exigerait une longue préparation, avec des stages spécifiques ; sauts en parachute compris ; l'utilisation d'un de ces nouveaux avions de transport C 119 si précieux, et un voyages de près de 8 000 kilomètres. En revanche il avait apprécié ce gros avion à deux queues ; comme le P 38 B ; capable d'emporter jusqu'à 42 parachutistes dans une grande soute, une porte basculante à l'arrière, qui permettait de tout envoyer par dessus bord en un seul passage, hommes et matériel. Avec une autonomie de 3 670 kilomètres il était l'un des rares à pouvoir assurer la dernière partie de la mission, au-dessus des Territoires Occupés. Bien sûr il y avait des courants d'air, un air glacial, dans cette soute, mais aussi un confort que ne connaissait pas le DC 3 avec ses portes latérales. Il y avait, surtout, dans un coin une cabane-WC chauffée ! Ah, le bonheur ! Sur 8 000 kilomètres ce "détail" avait son importance… Qui n'a jamais baissé culotte dans un froid glacial ne peut pas comprendre ! Distrait, peut être, il ne vit pas le sol approcher et s'enfonça jusqu'à la taille dans une neige poudreuse, molle. Il tira les suspentes du bas pour dégonfler la voile et dégrafa son harnais de parachute, après quoi il écouta durant dix secondes. Rien. Aussitôt il entreprit de dégager les deux raquettes en aluminium qu'il portait dans le dos et se renversa sur le dos pour les fixer à ses demi-bottes. Là seulement il se redressa, péniblement. Adonis était en train de se poser à une vingtaine de mètres. Plus loin il repéra Otkir s'apprêtant à recueillir les trois containeurs. Ils s'étaient posés groupés, comparé aux sauts d'entraînements où il fallait rattraper les parachutes des containeurs, entraînés par le vent. Difficilement il se mit debout et passa sa mitraillette Sterlinch devant lui, vérifia du doigt que le préservatif, enfilé au bout, était toujours en place, empêchant le canon d'être obstrué de neige, l'enleva et enfourna un chargeur double dans le logement, à gauche de l'arme, avant de rejoindre les autres, aux containeurs. Travaillant sans dire un mot ils mirent une demi-heure à tout préparer, monter les traîneaux, les charger du contenu des containeurs et placer ceux-ci sur le dessus pour ne laisser aucune trace matérielle de leur arrivée. Les parachutes furent pliés en forme de rectangle derrière les traîneaux, sur la neige, pour la balayer en avançant et dissimuler, tant soit peu, les traces des patins. Andreï trouvait que c'était idiot puisque cette piste remonterait à leur impact au sol, sans rien au-delà ! Il ne fallait pas être un génie pour comprendre d'où ils venaient ! Si un soldat chinois ne pigeait pas tout de suite il fallait le renvoyer très vite à l'école. Mais c'était le règlement. Ils passèrent les harnais des traîneaux devant leur poitrine et se courbèrent en avant pour déhaler la charge. Une masse sombre commençait à se deviner dans les premières lueurs, montrant la forêt où ils étaient censés se diriger pour y installer leur abri. Ils y arrivèrent vers 08:00 et Otkir, en tête, choisit leur chemin. Il fallait à chaque instant calculer le passage entre les arbres, compte tenu de la largeur des traîneaux et ils n'avançaient pas vite. Vers 10:00 Otkir stoppa et montra du doigt un endroit qui lui convenait. Il s'agissait maintenant de creuser un abri dans la neige, sous les arbres de préférence, fabriquer un igloo de fortune, assez grand pour contenir matériel et hommes, faire fondre de la neige sur leur petit réchaud alimenté par des barres d'alcool solidifié pour remplir leurs réserves d'eau, avant de pouvoir souffler. Et il était 15:00 quand ils s'affalèrent à l'intérieur, crevés. - Adonis, tu peux envoyer le message d'installation, fit Otkir. Otkir était un pur Ouzbek, vivant avant-guerre en Sibérie. Petit et râblé, il y possédait une modeste entreprise de bûcheronnage. Ce qui avait motivé sa désignation. Son aïeul avait migré depuis son Ouzbékistan natal vers la Sibérie au siècle précédent et y avait installé sa famille. Adonis, lui, venait du soleil du Péloponnèse où il était mécanicien, et Andreï était mal à l'aise pour lui. Quel fardeau portait ce pauvre diable. Un nom pareil : Adonis, hors la Grèce, était une croix quand on n'était pas vraiment très beau, ou carrément laid ! Dans ce cas ça devenait un clin d'œil, une sorte de blague qui amusait un instant. Mais ce n'était pas son cas. Lui n'était pas si mal fichu, avec un visage assez allongé, une moustache virile, des traits pas très harmonieux. Et là ça ne collait plus. On le targuait, inconsciemment, de prétention et on se payait sa figure pas si gentiment que ça. Pourtant il n'était pas susceptible et Andreï l'aimait bien. Pendant qu'il sortait son installation radio et que Otkir montait le pédalier de la génératrice servant à alimenter l'émetteur-récepteur, celui-ci dit : - Andreï je suppose qu'on ne va pas bouger, aujourd'hui ? Dans l'équipe chacun avait ses prérogatives, son domaine de compétences, et prenait le commandement quand il s'agissait de cela. Pour la mission elle-même c'était Andreï le patron et il confirma de la tête en continuant à préparer le réchaud à alcool sur lequel ils feraient chauffer les rations qu'ils avaient amenées. - On récupère et on observe. Demain à l'aube, on avancera vers le plateau et, si on voit des maisons isolées, on observe encore, on prend contact avec des habitants. Ce sont les instructions. On descendra vers Abaj plus tard, au besoin. Néanmoins j'aurai besoin de toi pour les contacts. Otkir parlait plusieurs dialectes locaux, mais de Sibérie de l'ouest, vers l'Oural. Il devait les employer si nécessaire, pour inspirer confiance. De toute façon, on parlait partout le Russe, et le Français, dans cette république. Andreï avait mis les choses au clair avec ses compagnons au départ. C'était sa première mission, il connaissait beaucoup de choses, mais théoriques, donc il acceptait toutes les suggestions et critiques, même si c'était lui qui prenait la décision finale. Il était passé lieutenant depuis six mois, alors que Otkir et Adonis étaient Sous-officiers, mais il ne faisait pas étalage d'autorité, ce n'était pas son genre. Il avait suivi les cours d'officier parce qu'on l'avait désigné, qu'il avait fait des études supérieures et qu'il était probablement plus utile à ce niveau, c'est tout. Ils prirent le poste de surveillance que Otkir leur fixa, chacun avec de longues jumelles de marine, dont la carcasse était peinte en blanc, comme la majorité de leur matériel, pour surveiller le plus loin possible. A la nuit, ils regagnèrent l'igloo sans avoir remarqué un mouvement. Adonis était rentré le premier pour préparer le dîner sur le réchaud placé sous un petit conduit aboutissant dehors. Il fallait faire chauffer le repas très vite, à cause de l'odeur. Ensuite, de nuit, ils pourraient faire bouillir de l'eau pour faire du thé ou du café, la vapeur ne ferait que souder leur toit sans que rien ne les trahisse. A 21 heures précises Adonis émit le groupe de lettres signifiant qu'ils étaient maintenant installés et n'avaient rien à signaler, pendant que Otkir actionnait le pédalier. L'accusé de réception leur parvint très vite et ils choisirent leur tour de garde, puis se couchèrent. Les yeux fermés, dans le noir, Andreï, pensa longuement à la lettre d'Hanna qu'il avait reçue peu de temps avant leur départ. Elle commençait toujours ses lettres de la même façon : "Salut beau Lieutenant". Sa façon à elle de tenter de donner à leur correspondance un ton d'humour qui correspondait à leurs années de fac. Pourtant, le contenu avait évolué depuis juin 1945. Autant que son physique à lui. La longue mèche de cheveux qu'il remettait constamment en ordre avait disparu depuis son intégration dans l'armée. Ses cheveux étaient coupés courts, désormais. Et les stages qu'il avait effectués l'avaient transformé. Il avait pris six kilos de muscles, se tenait plus droit, ses yeux pouvaient montrer une dureté qu'ils n'avaient pas auparavant. Seule sa personnalité profonde n'avait pas changé. C'était toujours un jeune homme profondément gentil. Pas naïf, mais gentil. Il ne voulait jamais blesser un interlocuteur. Cependant, si les circonstances l'exigeaient, il pouvait désormais lâcher un NON définitif et sec. Et, étrangement, ceux qu'il côtoyait régulièrement et avaient pris l'habitude de le mettre à contribution, n'insistaient jamais, dans ce cas là. Il n'avait pas besoin d'asseoir son autorité, elle s'exerçait quand il estimait que c'était nécessaire et il n'admettait pas de contestation. Les autres le comprenaient. Hanna s'était donc engagée dès le début de la guerre, après avoir passé son dernier Certificat de Licence, en octobre. Elle avait eu un retard dans les examens intermédiaires, en 45. Elle avait suivi une longue formation d'Officier Auxiliaire Assistante d'Etat-Major. C'était un nouveau Personnel féminin, trié soigneusement, réservé exclusivement à des jeune filles ayant fait des études universitaires. Les quelques jeunes filles acceptées devaient atteindre un niveau assez élevé de connaissances militaires. Elles étudiaient même les bases de la stratégie. Von Clausewitz, bien entendu, et bien d'autres. Sa formation avait duré quatorze mois d'un travail intense. Désormais elle était l'assistante de l'un des généraux de l'Etat-Major Blindé, de l'Armée du nord. Son bon rang de sortie lui avait permis de choisir Toula, au sud de Moscou et ce n'était pas par hasard, Andreï s'en doutait bien, lui qui était basé dans la capitale russe. Même s'ils n'en avaient jamais parlé. Ces derniers mois ils se voyaient souvent, après s'être beaucoup écrit. Dès que l'un d'eux pouvait obtenir une permission il prenait le train et venait voir l'autre, parfois seulement pour un dîner, dans un petit bistro. Il n'y avait jamais de tendresses explicites dans leurs lettres, rien d'exprimé en tout cas, mais chacun savait lire entre les lignes, derrière le ton ironique, les récits humoristiques de ce qu'ils vivaient, sans donner de précisions puisque leur travail, à chacun, était d'un niveau de classification élevé. Ils maniaient des informations codées, secrètes. Elle aussi avait changé. L'ironie avait toujours été dominante dans ses rapports avec les autres. Aujourd'hui elle pouvait avoir un air si sérieux qu'on ne la reconnaissait pas. Elle avait raccourci, elle aussi, ses cheveux, ses traits s'étaient curieusement affinés. Elle avait autrefois un visage, non pas rond, mais des joues assez pleines. Plus maintenant. Elles s'étaient légèrement creusées ce qui faisait ressortir ses pommettes. En réalité, si Andreï la trouvait plutôt jolie, avant guerre, et était subjugué par son charme, il se rendait compte qu'elle était maintenant assez belle. Plutôt belle. Enfin belle, quoi ! Il se savait peu objectif en ce qui la concernait… Et lorsqu'elle laissait reparaître son charme, parfois fugitivement, le temps d'un regard, ses yeux un peu plissés, il fondait. Oh son regard quand elle fermait légèrement les yeux ! Elle lui était totalement nécessaire, il avait fini par l'admettre. Et quand il avait un moment de creux et se demandait où elle en était, dans leur relation ; elle qui n'en disait jamais rien ; il finissait par reconnaître qu'elle n'était pas forcée de lui écrire aussi souvent, ni de se précipiter à Moscou, quand elle le pouvait, alors qu'elle aurait pu descendre à Kiev, à Minsk ou ailleurs, où elle avait plusieurs oncles et cousins. Elle en était probablement au même point que lui, ne voulant rien engager de plus personnel pendant cette foutue guerre. Mais restant disponible pour lui. Dans sa dernière lettre elle lui disait que sa position n'était pas confortable, qu'elle savait trop de choses et qu'elle suivait, sans doute avec trop d'attention, l'activité du front où opérait le 125ème Hussard, le Régiment d'Alexandre, son frère… Andreï avait été contaminé par les Clermont et, lui aussi, écrivait beaucoup aux cousins qu'on lui avait présentés à Millecrabe. Mais en priorité avec Piotr, et Alexandre, bien sûr. Alexandre lui avait longuement écrit quand il suivait le cour d'officier de blindé. Il avait une façon particulière de porter en dérision les différentes manœuvres qu'il apprenait et les erreurs qu'il commettait. Ensuite, quand il était parti en entraînement avec le 125ème auquel il avait été affecté, il faisait vivre les membres de son équipage au point qu'Andreï avait l'impression de les connaître. Des personnages tellement étonnants qu'on se demandait s'il ne les avait pas choisis lui-même ! Ce qui l'avait amené à penser, un jour, qu'après la guerre se poserait aux soldats un problème. Non, pas vraiment un problème, mais peut être une difficulté à vivre. On ne côtoie pas des gens pendant des années ; au front, surtout ; sans développer des amitiés profondes avec ceux qui combattent près de vous. Il pensait particulièrement aux équipages de chars, aux marins ou aux pilotes, comme Piotr, ou le petit Kola qu'il avait trouvé intéressant. L'absence de ceux à côté de qui on a souffert, on a eu peur en connaissant une autre vie, causerait probablement un vide, un manque, pour ces gens là. Et il se dit qu'une profession allait connaître un boum, celles des psychothérapeutes ! *** En fin de nuit Adonis prit un poste de surveillance d'où il apercevait la vallée et Otkir et Andreï partirent, longeant la forêt. Tous les trois avaient enfilé la combinaison blanche par dessus leur tenue de combat matelassée. Celle-ci était vitale car elle signifiait qu'ils étaient soldats et non "rebelles", comme disaient les Chinois pour parler de groupes de combattants civils qui avaient pris les armes après l'occupation de leur pays. Ils fusillaient les rebelles, capturés les armes à la main ou non, même simplement suspectés. Sans procès. Le plateau n'était pas très long et, en approchant d'une partie rocheuse surplombant la Koksa avec les jumelles, ils purent voir Abaj à une dizaine de kilomètres. Mais, surtout, ils avaient une vue parfaite sur le réseau ferré. Une voie double franchissait la large rivière ; prise par les glaces en ce moment ; bâtie au-dessous d'une route, à l'étage supérieur, et se séparant en deux, sur cette rive-ci, une branche obliquant vers le sud-est, la Chine, en gros, l'autre au sud-ouest, vers le Kazakhstan. Andreï ne savait pas encore comment trouver la réponse à la grande question : qui avait vu ces trains de prisonniers et y avait-il un camp par là, dans les montagnes ? Si c'était le cas on devait bien le savoir dans la région ? Il tendit le bras vers la seule habitation qui se trouva sur le plateau. Une cheminée fumait. - Si tu étais Chinois tu crois que tu ne serais pas tenté de mettre un petit poste militaire là ? dit-il. Avec cette vue. Otkir fit la moue. - Je ne sais pas, je ne suis pas Chinois. Mais, comme Sibérien, oui j'en placerais un. Il avait raison de dire, à sa façon, que le mode de raisonnement chinois était très différent et Andreï lui sut gré de le lui rappeler. - On va se rapprocher le plus possible et observer, décida-t-il. Ils purent se placer dans un éboulis rocheux, à trois cents mètres de la bâtisse, s'enfouissant dans la neige. Dans ce cadre il fallait toujours bien choisir son chemin. Se cacher était assez facile mais les traces qu'on laissait dans la neige perduraient plusieurs jours, si ce n'est plusieurs semaines. Vers cinq heures ils virent un homme chaussé de raquettes, petit point noir, venir par un sentier qu'ils n'avaient pas remarqué, au bout du plateau, à cinq cents mètres. Aussitôt Andreï suggéra qu'ils fassent un détour pour aller l'emprunter plus loin et approcher de la maison sans trop laisser de traces. Il leur fallut une heure pour cela mais ils étaient guidés par les lumières de la maison. Du coup Andreï plaça Otkir en recueil à une quarantaine de mètres, la portée utile de leurs mitraillettes où leur précision était acceptable, et approcha seul. Faisant attention à rester dans les traces multiples autour de la maison il se plaqua contre un mur pour regarder à l'intérieur. Un couple, assez âgé, et un autre d'une quarantaine d'années étaient attablés pour dîner, une adolescente de 15-16 ans entre eux. Tous avaient un type oriental prononcé, un visage rond, la peau bistre et constellée de petites rides, chez les plus vieux, des yeux très bridés. De vrais Sibériens de l'est, avec des racines mongoles, peut être ? Les hommes portaient sur la tête une sorte de petite coiffure basse, carrée, dont les flancs étaient de couleurs différentes, violentes, des roses, des violets, des mauves. Les femmes portaient des foulards très colorés et imprimés, sur leurs cheveux noirs. Personne ne parlait. Ils mastiquaient lentement, avec soin, aurait-on dit, et Andreï resta un moment partagé entre l'envie d'entrer, tout bonnement, ou d'observer encore avant de faire quoi que ce soit. A la fin du repas la jeune fille alla chercher un samovar de cuivre et l'apporta à table. A ce moment seulement ils parlèrent, en russe, buvant le thé servi par la plus jeune des femmes. D'où il était placé, près de la fenêtre Andreï pouvait entendre ce qui se disait. Le plus vieux interrogea l'autre homme, qui semblait être son gendre, sur des relations d'Abaj. Les nouvelles n'étaient pas bonnes et, à tour de rôle, ils secouaient la tête et laissaient du temps passer entre chaque phrase. Puis le plus jeune fit des commentaires à propos de bétail qu'il paraissait difficile de nourrir. Andreï se demandait quel travail ce type pouvait occuper, vivant si loin de la ville. Il fut aussi question d'abattage de bois et ils évoquèrent enfin clairement les troupes chinoises. Pourtant il était impossible de savoir ce qu'ils en pensaient. Et puis ils parlèrent plus fort, la jeune fille déclara qu'elle aimerait bien voir deux amies, un après-midi. Son père la rabroua assez sèchement en disant que c'était une longue marche et qu'il ne pouvait s'absenter de son travail pour l'accompagner car le surveillant chinois était très sévère. La petite défendit son projet, maudissant les chinois, jusqu'à ce que son père lui ordonne d'aller s'occuper des lapins. Ce fut une sonnette d'alarme dans la tête d'Andreï. Lapins = appentis = sortie = danger d'être surpris ! Il regarda autour de lui. Au bout de la maison, accolé à celle-ci était bâti un hangar de rondins. Il s'y dirigea rapidement et se dissimulait contre un mur extérieur, quand une porte s'ouvrit et la jeune fille apparut, emmitouflée dans un long manteau matelassé, aux boutonnières inclinées, un panier à la main, une lampe à pétrole dans l'autre. Elle vint jusqu'au hangar et y pénétra. D'instinct Andreï prit sa décision, entra derrière elle en jetant un coup d'œil circulaire. Des cages s'alignaient, sur la droite, où l'on voyait de grands lapins, uniformément blancs ou noirs, avec une incroyable fourrure aux poils très longs. Il la laissa d'abord les nourrir en prenant des herbes sèches dans un coin, sous de vieilles bâches puis l'appela doucement, en russe : - Mademoiselle… Elle se retourna tout de suite, effrayée. - N'ayez pas peur, je suis un soldat européen. Regardez, je porte l'uniforme. Il repoussa la Sterlinch dans son dos et ouvrit largement sa combinaison blanche pour montrer le haut de sa tenue de combat. - Qu'est-ce que vous voulez ?… dit-elle enfin, Les Chinois interdisent… Vous n'avez pas le droit d'être ici… - Je suis en mission, mademoiselle. Vous voyez bien que je ne vous veux pas de mal… rassurez-vous, reprenez votre calme, je vous en prie. Elle eut un mouvement agacée. - Je suis calme… c'est seulement qu'à cause de vous on pourrait… - Mademoiselle, répondez seulement à une question, y at-il des soldats chinois dans la maison ? - Non, sûr que non ! Elle avait l'air outrée et il poursuivit : - Pensez-vous que vos parents, votre père, peut être, accepteraient de me parler ? Seulement parler ? Elle plissa légèrement les yeux. - De quoi ? La gamine commençait à l'énerver mais il se força à sourire. - Je cherche le chemin le plus sûr pour aller à la gare d'Abaj. Décontenancée, la petite. - Qu'est-ce que vous voulez y faire ? Dieu, elle le faisait exprès ou quoi ? - Je l'expliquerai à votre père. Elle le regarda en silence puis inclina la tête. - A mon père seulement, alors. - Pourquoi seulement lui ? - Parce que les Chinois fusillent ceux qui parlent à des rebelles. Autrement dit s'il s'agissait de son père elle s'en foutait. Elle avait la rancune tenace ! - D'accord, seulement à votre père. - Restez là, je vais le chercher, dit-elle en prenant la lampe et faisant demi-tour. Il accepta de la tête mais elle ne le regardait plus. Il la suivit dès qu'elle eut pénétré dans la maison. Le visage près de le fenêtre il la vit s'affairer puis parler à l'oreille de son père qui la regarda, d'abord interloqué, puis se leva, s'habilla d'une longue pelisse de mouton, avec un haut col d'une autre fourrure, aux poils rappelant ceux des lapins. Il prit la lampe à pétrole que sa fille avait posée sur un banc sans l'éteindre. Quand il se dirigea vers la porte de la maison Andreï courut au hangar de rondins. - Qu'est-ce que vous faites chez moi ? demanda l'homme en russe, entrant dans la battisse, avant de poser sa lampe au sol. Le jeune homme avait caché sa mitraillette derrière une caisse à claire-voie, à ses pieds, et ouvert complètement sa combinaison. - Lieutenant Provost, 128ème Régiment d'assaut, je ne suis pas un rebelle, monsieur. L'autre répéta, sans changer de ton : - Qu'est-ce que vous faites là ? - Je suis en mission de reconnaissance. Monsieur…? Il se demanda fugitivement si le gars allait mordre à une histoire aussi farfelue. L'homme hésita. - Mon nom c'est Pavlo Poulsky. Une mission… officielle ? - Bien entendu, officielle ! Je vous l'ai dit, je ne suis pas un rebelle. Je ne pense pas qu'ils portent ce genre de tenue, n'est ce pas ? - Ben… enfin je suppose. J'en connais pas, moi. Prudent, il mettait les choses au point. Mais il fallait avancer. - Je cherche un renseignement. Je voudrais savoir comment aller à la gare d'Abaj, de nuit. Curieusement l'autre parut soudain rassuré. - Ca fait un sacré chemin. Vous voulez quand même pas prendre le train ? Il paraissait soudain amusé par cette idée. - Prendre le train, non, mais les regarder, oui. - Vous voulez aller à Abaj regarder les trains, c'est ça votre histoire ? - C'est un peu ça, oui. - Bon, si on s'asseyait par là, que vous me la disiez votre histoire… mais la vraie, hein ? Parce qu'on est pas plus bête qu'en Russie, par ici. Je sais bien qu'on fait pas 10 000 kilomètres simplement pour regarder passer des trains, pas vrai ? Et si c'est pour nous regarder mourir y fallait pas tant traîner… Et puis avec votre tête de Russe, vous ferez pas longtemps dans les chemins ou les rues ! Il tourna le dos, fit trois pas et s'assit sur un tas de bûches. Andreï, ennuyé de s'éloigner de sa mitraillette hésita avant de le suivre. Il se borna à s'adosser à une poutre pour être prêt à réagir rapidement. - Pourquoi dites-vous ça, Monsieur Poulsky ? Pourquoi parlez-vous de mourir ? L'homme eut un geste d'exaspération. - Où vous croyez qu'ils sont tous les habitants, hein ? Tous ceux qui venaient de Russie, ceux qui nous ressemblaient pas, à nous autres les vieux Sibériens ? Par ici il y en avait un paquet. Vous avez pas vu les grands tumulus ? Pas c'qui manque, pourtant. Andreï commençait à deviner. Son regard se fit plus étroit comme s'il se méfiait de ce qu'il allait entendre. - Je n'ai pas circulé en Sibérie, Monsieur Poulsky, alors expliquez-moi, s'il vous plait ? - Vous vous payez ma bobine ? Alors à Moscou on n'sait rien ? On n'sait pas ce qui se passe dans les Territoires Occupés, comme ils disent ? - Moi, je ne sais rien de ce qui se passe par ici, en tout cas. - Alors vous venez aux renseignements, c'est ça ? Eh ben vous en avez mis du temps, à vous occuper d'nous ! Il fallait réagir tout de suite. Andreï se sentait très loin de sa mission mais il fallait accepter ce que voulait dire ce gars. Malgré le danger pressent qu'il ressentait. Il n'y avait évidemment pas le téléphone dans la ferme et personne ne pouvait s'en échapper sans être vu d'Otkir… Il pouvait prendre le risque de rester plus longtemps que prévu. - Monsieur Poulsky, vous voyez que je suis un soldat, je ne sais pas tout, loin de là. Vous avez beaucoup de choses à m'apprendre et il faudra du temps. Votre famille ne va pas s'inquiéter de vous voir absent trop longtemps ? Le type le regarda un moment, d'abord interloqué, puis indécis. Il finit par se lever. - Restez là. Andreï le suivit de loin, bien entendu, jusqu'à la maison. Il le vit parler à sa femme puis s'activer. Le temps passait, Otkir allait se faire du souci et il faisait de plus en plus froid. Il allait geler à rester immobile dans son emplacement de recueil. Mais ce que ce type avait à dire paraissait important au jeune homme. Le gars finit par revenir avec un panier d'où il tira deux grands pots de thé fumant, chacun recouvert d'un couvercle métallique pour le garder au chaud plus longtemps. Il les posa sur un tas de bois et s'assit. - Alors vous êtes v'nu par avion, hein ? Vous avez rien vu ?… Il laissa passer un temps et se lança : - Ca a commencé presque tout de suite, quand leurs soldats ont occupé la ville. "Nettoyage ethnique" y z'appellaient ça. Pas difficile y suffisait de nous regarder. Tous les hommes, les femmes, les enfants, qui avaient pas une tête orientale ont dû s'installer dans la partie est de la ville, les vieux quartiers, les plus miséreux qui ont été fermés, encerclés avec des barricades, au bout des rues. Personne avait le droit d'y entrer. Au début, nous autres, ceux qui sont là depuis toujours, avec nos têtes, quoi ; ça se voyait bien, qu'on était Sibériens de souche ; on a pas été trop inquiétés. On perdait notre travail mais il a bien fallu remettre les ateliers en marche, qu'les fermes elles produisent comme avant, abattre des arbres, hein ? Et c'est nous qu'on savait le faire. Nous les ouvriers des fabriques, les paysans… Les autres, enfin ceux qui venaient de l'ouest, ou que les parents venaient de l'ouest, ils les ont mis ensemble. C'est les Chinois qui leur donnaient à manger. Vous auriez vu ça… Même pas un cochon l'aurait mangé… Au bout d'un moment nous autres, enfin quelques uns, on a voulu savoir. Parce que les Chinois interdisaient d'approcher des vieux quartiers. Y tiraient tout de suite. Y z'ont des sentinelles. C'est vrai qu'au début on était soulagés d'voir qu'ils nous laissaient en paix, nous autres. On retrouvait du travail. Forcément avec tous ceux qui étaient enfermés dans leur… j'sais plus comment ils appellent ça. D'un nom Chinois. C'est vrai qu'on a vu des choses… Des voisins qu'on croyait bien connaître, depuis si longtemps, des gens qui habitaient Abaj depuis un siècle, qui venaient quelque fois de Mongolie, sont devenus copains avec les Chinois ! Y en a même qui travaillent pour leur Advaï, leur sorte de commandement de la ville, quoi. Y mangent bien, y s'enrichissent, mais les Chinois les méprisent aussi, on le voit bien. Mais, bon… des gens comme ça on en trouve partout, hein ? Quand même y en a qui se sont demandé comment y vivaient dans les vieilles bâtisses. Après tout y z'étaient d'ici, hein, des voisins, des amis même, des fois. Alors y en a qui ont été voir, la nuit, en se faufilant… C'était pas beau. Y crevait de faim, les Russes… Alors certains, des jeunes souvent, ont commencé à leur apporter c'qu'y pouvait voler à manger. Même du charbon, des fois, pour leur vieux poêle. Des vieux vêtements, pour faire des couches et des couches sur le corps, comprenez ? Il s'interrompit et vida son pot de thé qui ne fumait plus maintenant. Andreï décida, d'abord, de rester immobile, n'osant pas bouger de peur de rompre le récit, puis il se dit que ce n'était pas courtois et il saisit le second pot de thé qu'il commença à siroter, se réchauffant un peu. Des informations parvenaient, occasionnellement, aux Bureaux, à Moscou ou à Kiev, mais ce n'était souvent que des rumeurs, de troisième ou quatrième main, difficile d'y accoler une cote d'authenticité. - Ici comme ailleurs, on sait jamais pourquoi, les Chinois, décident tout d'un coup, d'une rafle. Tous les six mois, peut être, dans les vieux quartiers. En général y gardent les jeunes ; au printemps y les font travailler, ramasser des patates, des choses comme ça, on n'est plus assez pour l'faire, nous autres. Mais les autres ; tantôt les femmes, tantôt, les vieux, tantôt des familles complètes ; y sont emmenés en camion, en dehors de la ville, après que les jeunes ont creusé des grandes tranchées… Et les camions reviennent vides ! A Abaj une personne sur trois a disparu, maintenant… Voilà, alors on sait pas ça à Moscou, à Kiev ? Andreï secoua la tête doucement, ne sachant quoi répondre, comment répondre ? Il reposa le pot de thé vide le temps de réfléchir. - L'Europe est si grande, Monsieur Poulsky. Si grande qu'il faut beaucoup de temps pour apprendre ce qui se passe, partout où sont les Chinois. Des gens savent sûrement, mais pas moi. On a sans doute pensé que ce n'était pas nécessaire pour ma mission, ou c'est un oubli, ou je ne sais quoi. - Eh ben c'est quoi votre mission, comme vous dites ? - Je cherche certains trains, commença-t-il. Comme l'homme ne réagissait pas il se décida à foncer. - Des trains de prisonniers européens. Cette fois le type fut sincèrement surpris. - Y a pas de trains de prisonniers par ici. - Pas de camp ? - Non… Jamais eu de camp. - Pourtant on en a vu, des trains. - Qui ça ? Andreï haussa les épaules. - Je ne sais pas, on ne me dit pas tout. Je sais seulement que des trains de prisonniers sont passés par ici, dit-il avec un geste vague de la main. - Par ici ? Mais c'est pas possible. De ce côté de la rivière la ligne de l'Est est fermée. Elle allait dans la montagne, avant la guerre, mais on l'a fermée. Et l'autre elle fonctionne pas souvent dans notre sens. Il y a pas beaucoup de marchandises qui viennent du Kazakhstan, maintenant. Le gros trafic, comme y disent, c'est le bois qu'on envoie vers le sud et puis les trains depuis la Chine en direction de l'ouest, en passant par le nord d'Abaj. Andreï comprit qu'il parlait du pont qui traversait la Koksa et de la voie qu'il avait vu l'enjamber, sous la route. Et il s'agissait de sa voie ferrée ? Finalement il n'y avait rien de si exceptionnel. Les cartes révélaient que la voie en question obliquait bien au sud-est d'Abaj pour se diriger vers le petit massif montagneux. Logique qu'elle passe par ce pont, il ne devait pas y en avoir beaucoup. - Et vous… vous n'avez rien remarqué, par ici ? - Des trains avec des gens dedans y passent plus si souvent, maintenant, j'vous dis. Mais presque toujours vers les Kazaks. L'autre ligne elle sert plus. Vous vous trompez. - Vous pensez que le Haut Commandement m'aurait envoyé sans être certain de ça ? L'homme secoua lentement la tête. - Ben, je sais pas… Enfin vous savez mieux que moi, hein ? - Moi je lui fais confiance, dit Andreï. - En tout cas moi j'ai jamais entendu parler de ça . Le silence s'établit. Andreï allait dire n'importe quoi pour renouer quand le gars reprit. - Je vois qu'une solution pour vot' problème. Faut poser la question à un gars des chemins de fer. - Je ne connais personne dans la région. - Y aurait bien le vieux Léonide. L'est plus tout jeune mais les Chinois l'ont repris, avec tous les jeunes qui sont plus là, hein ? - Je peux avoir confiance en lui ? Poulsky se raidit. - Et pourquoi pas ? - Je ne sais pas justement. - Vous m'avez ben parlé à moi ! Difficile de lui dire combien il était sur ses gardes. Il allait déjà être délicat de ramasser la Sterlinch. Il décida d'éluder. - Il habite en ville ? - A la sortie. De ce côté ci. - Et lui il pourrait savoir ? - Y travaille au trafic, je vous dis. Y surveille les aiguillages. L'idée n'était pas mauvaise du tout, surtout après ce qu'il venait d'apprendre. Mais il allait falloir que le gars se mouille un peu. - Sa maison est isolée ?… Je vous demande ça pour aller le voir. - Ah non, c'est pas isolé par là-bas… C't'une grande ville Abaj ! Vous auriez peur qu'on vous voie, c'est ça ? En guise de réponse le jeune officier hocha la tête en montrant sa tenue. - Ouais, bien sûr, fit Poulsky… Alors je pourrais lui dire que vous voulez le voir, ça vous irait, ça ? - Oui, ça m'irait bien. Si votre maison n'est pas trop loin pour lui. C'est possible ? - Possible… possible. Il n'avait pas l'air très chaud et Andreï enfonça un peu le clou. - Bien sûr je devrai faire un rapport et le Haut Commandement saura que vous m'avez aidé. Après la guerre il s'en souviendra quand il s'agira de proposer les bons emplois. - Après la guerre… Vous pensez que les Chinois quitteront Abaj, vous ? Il avait l'air vraiment sceptique. Après tout c'était assez normal. Cette région avait été envahie immédiatement et il vivait à côté des occupants depuis dix huit mois sans nouvelles de la Fédération. - Monsieur Poulsky, je peux seulement vous dire que l'Armée de la Fédération les reconduira chez eux et verrouillera la frontière. Il y eut un silence. Poulsky le regardait, plissant les yeux, qui devinrent des fentes ! - Comme la dernière fois ? - Non, Monsieur Poulsky. La Fédération ne fait jamais deux fois la même erreur. - Alors vous croyez que… qu'on va gagner, vraiment gagner, cette guerre ? Il n'avait pas l'air très sûr en posant la question. Andreï s'en voulut mais bluffa. - Nous les avons arrêtés. Comme la dernière fois. Maintenant on va commencer à les repousser vers leurs frontières, puis on ira jusqu'à Pékin. - Jusqu'à Pékin ? répéta l'autre, impressionné. Andreï en remit une couche. - Cette fois on ne s'arrêtera pas avant ! Il y eut un nouveau silence, mais d'une autre qualité. Poulsky réfléchissait. Il se décida. - Je vais aller voir Léonide demain… Je lui dis quoi ? - Simplement qu'un officier envoyé par le Haut Commandement voudrait savoir combien de trains de prisonniers sont passés sur la vieille voie, et où ils allaient. - Et comment je vous préviens ? Andreï y avait pensé depuis que l'autre lui avait parlé de son copain. - Quand il sera d'accord pour me rencontrer, une nuit, plantez un bâton sur le toit de votre maison, à côté de la cheminée. Si quelque chose ne va pas mettez-en deux. Je surveillerai. Si les Chinois étaient alertés et interrogeaient ce type ils penseraient immédiatement que le groupe de soldats européens était dans la montagne, bien entendu. Cependant il y aurait du mouvement et le petit groupe pourrait fuir. - Des bâtons, hein ? - Oui. Un pour me dire si Léonide est d'accord pour ce rendez-vous, deux si vous sentez que quelque chose ne va pas. - Quelque chose qui irait pas comment ? Inquiet, bien sûr. Il n'était pas préparé à ça, le pauvre diable. - Par exemple si vous voyez des soldats Chinois autour de sa maison. - Ah oui, je comprends, répondit-il en hochant vigoureusement la tête… Alors on va faire comme ça. Un bâton quand le vieux me donne rendez-vous, deux si y a des Chinois chez lui. C'était très simplifié, mais il n'était pas temps de lui faire un cours sur les prises de contact, ni de l'embrouiller. Andreï hocha la tête. C'est alors que Poulsky lui tendit la main. Comme s'ils venaient de conclure une vente de bétail, de faire une affaire, de passer un contrat moral où chacun s'engageait ! Et Andreï se sentit très mal à l'aise. Il était en train de tromper délibérément cet homme. Il aurait voulu être dans son bureau de Kiev. Il serra une main rude et franche ce qui augmenta encore son malaise. - Bien, fit-il en évitant le regard de Poulsky, rentrez chez vous, maintenant, et dites à votre fille de ne rien raconter de tout cela. Je vais partir aussi. Quand il fut seul il récupéra la Sterlinch et quitta le hangar. Otkir le récupéra à une cinquantaine de mètres. - Alors ? Je me suis demandé ce qui se passait ? Tu as beaucoup tardé. C'est trop long pour un contact ! - Viens, partons, je te raconterai tout à l'heure. Ils ne regagnèrent l'igloo qu'à deux heures du matin, crevés. Adonis veillait dehors, et surgit brusquement devant eux, pas inquiet apparemment. Pendant qu'ils mangeaient Andreï fit un long récit de son entretien et termina en évoquant la vie à Abaj, selon les dires de Poulsky. Les deux autres membres de la mission étaient aussi abasourdis que lui. Difficile d'imaginer ces massacres de populations civiles, non orientales. Mais c'était effectivement simple de faire un tri entre les types raciaux de Sibérie. On peut mentir sur son identité, ses origines, quand elles ne s'affichent pas sur votre visage ! Ils finirent de manger et se couchèrent. Le lendemain Otkir alla reconnaître un chemin de fuite qui leur ferait quitter la vallée en profitant de l'itinéraire le plus discret, laissant le moins de traces possible. Il fallait tout envisager. Andreï et Adonis se relayèrent pour surveiller la vallée et la partie du plateau que l'on pouvait voir. Le temps était à la neige qui se mit effectivement à tomber au milieu de l'après-midi. Leurs traces de l'atterrissage allaient être recouvertes et c'était parfait, mais ils allaient en laisser de nouvelles en allant vers le plateau, chaque jour. Il faudrait trouver un itinéraire passant davantage par des rochers pour n'en laisser que peu. Ils revinrent à l'igloo à la nuit tombée et établirent un tour de garde, dehors, jusqu'à onze heures du soir. Après quoi ils se couchèrent. Ils parlaient peu. Otkir, le plus expérimenté d'eux tous, leur avait expliqué que c'était toujours ainsi au début des missions en territoire ennemi. Andreï songea que chacun restait enfermé avec ses peurs, ses angoisses mais voulait faire bonne figure et ne disait rien des siennes. C'est vrai que lui n'était pas à l'aise. Pas à cause de leur position ici, dans l'igloo, mais à propos des relations qu'il allait nouer avec des habitants. Il considérait la guerre comme une sorte de roue de la fortune qui s'arrêtait ou ne s'arrêtait pas, sans que l'on y puisse grand chose. Mais qu'il s'agissait, quand même, de faire tourner le mieux possible pour qu'elle s'éloigne de votre coin. Ce n'était pas ce qui le perturbait le plus. D'autant qu'il mesurait son inexpérience à juger de la proximité immédiate du danger. Non… non cela concernait la visite chez Poulsky. Dans les meilleures conditions ces gens allaient rester dans leur région, alors que lui rentrerait dans l'ouest, quand tout serait fini ici. Mais il allait vivre dans le mensonge, pendant cette mission. Il y avait pensé auparavant, bien entendu, mais ne s'était pas suffisamment attardé sur cet aspect là. Il se servait, utilisait la population. Comme les Chinois, finalement. Il faisait courir des dangers à cette famille, aux autres personnes qu'il rencontrerait et ça ne lui plaisait pas du tout. Il se sentait de moins en moins fait pour ce travail. Il n'était plus un gamin et savait bien que c'était inévitable. Une guerre n'est pas seulement le front, il y a aussi des choses moches, avilissantes, à accomplir ailleurs. Mais la guerre se terminerait, d'une manière ou d'une autre, et il faudrait vivre ensuite avec ces souvenirs là. Ca pouvait vous démolir un bonhomme, il le sentait. C'est long une vie avec des cauchemars, des souvenirs blessants qui remontent n'importe quand ; devant un paysage, un visage, en entendant une phrase, même à côté d'une femme qu'on aime infiniment ; qui vous renvoient au passé… Des blessures morales, mais dont les cicatrices étaient aussi douloureuses, traumatisante, que celle de la chair, évidemment. Il se souvint de son adolescence, de certains anciens de la Première Guerre, taciturnes, renfermés, qu'on évitait parce qu'ils rendaient mal à l'aise. De même qu'il avait toujours évité les récits des survivants du front ou des camps de prisonniers. Il y en avait eu énormément à cette époque là. Les premiers mois de la guerre, en 1915, s'étaient déroulés de la même manière, que cette fois ci. Les Chinois avançaient facilement, si facilement… Et faisaient des centaines de milliers de prisonniers. Plusieurs millions, en tout, sûrement. Une rancune le saisit à la pensée des responsables politiques qui n'avaient pas su protéger le pays de ça. Qui n'avaient pas su gérer le pays. C'était pourtant leur fonction véritable ! Leur seule raison de se trouver à ces postes là… Les politiciens des années 1930-1945 avaient été aussi naïfs que ceux de 1900-1915. Et ils n'en avaient pas le droit, justement ! Leur fonction elle même leur interdisait de se tromper. Ils étaient les seuls, en fait, dans la société des hommes, dont l'activité interdisait l'erreur ! Leur seule justification d'exister, d'être autorisé à apaiser leur soif maladive de pouvoir ; tant celle-ci atteignait des sommets, médicalement parlant ; était de gérer au mieux le pays. Et ils s'étaient bel et bien trompés. Bien sûr tout le monde pense qu'un homme est faillible, que c'est dans la nature. Mais pas à ces postes là. C'est pour cela qu'ils étaient nombreux, organisés en assemblées, structurés, pour que, à eux tous, ils ne se trompent pas. Jamais. Personne ne les forçait à accepter ces postes si difficiles à tenir. S'ils se portaient volontaires, qu'ils en assument toutes les difficultés ! En réalité, Andreï y songea soudain, un système de gouvernement avait pour effet d'amener au pouvoir des gens qui étaient des anormaux ! L'ambition forcenée, l'envie de commander, d'être important, était un point commun à tous les hommes politiques. Le seul point commun à vrai dire. Le paradoxe étant que ce niveau d'ambition là était nécessaire pour amener un homme à ces fonctions ! Un homme politique de premier plan devait être un ambitieux forcené, un véritable malade d'ambition, sinon il n'était pas capable de mener le long combat pour arriver au sommet. Cette ambition ; tellement excessive qu'elle faisait d'eux des anormaux ; était indispensable pour désirer occuper ces postes… Ce qui impliquait que plus ils étaient montés haut, plus leur ambition, leur maladie était grave ! Au point que ceux d'en haut étaient les plus atteints ! Xian Lo Chu aurait probablement mérité un internement… Un cercle vicieux. Tout le monde est plus ou moins atteint d'ambition et c'est souhaitable pour progresser dans sa voie. Mais jusqu'à un certain point seulement. Au-delà, cela devient une maladie qui perturbe le jugement, le comportement, et relève de la psychiatrie ! Andreï se demanda, fugitivement, ce qui lui arrivait pour réfléchir à des choses pareilles, ici, dans ces conditions ? Chez ces gens-là, les politiciens de métier, les ministres, les chefs de partis, les limites étaient pulvérisées, ils basculaient du côté où, de moteur pour avancer dans la vie, l'ambition devenait une source de perturbations du jugement et du comportement. Et ces anormaux, ces malades, n'étaient pas soignés, pas clients des psychiatres, comme l'étaient tous ceux dont un travers de la personnalité excessif, montraient un trouble relevant de la médecine. Non seulement ils n'étaient pas soignés, mais ils devenaient les hommes les plus puissants de leur pays ! On leur confiait tout, la gestion de la nation, des finances, des relations avec les pays voisins, la désignation des objectifs à atteindre, tout. Ils étaient censés agir au nom de la population, dans le seul et unique but de lui permettre de mieux vivre. D'agir pour son bien et ses intérêts. De la défendre si elle était menacée, d'organiser sa défense : ceci était même leur premier devoir, celui qui passait avant toute chose. C'était pour cela qu'ils étaient mis en place, élus, payés. Ils n'étaient rien sans la population, de petits individus qu'il aurait fallu tout de suite envoyer à l'hôpital, comme on le fait de quelqu'un dont la santé est perturbée, des sortes de schizophrènes. Et, pire encore, c'étaient les plus atteints, les plus malades d'ambition, à qui on confiait le plus de pouvoirs, le plus haut poste ! Il y avait quelque chose de perverti dans le principe du système politique. Même quand il était démocratique, comme en Europe. Platon n'avait pas pensé aux perversions des hommes en écrivant : "La République", en inventant un système de gouvernement qui perdurait toujours, des millénaires plus tard et était encore considéré comme le meilleur, le plus juste, le plus humain ! Enfin le moins mauvais… Bon, d'accord, certains d'entre eux, certains politiciens étaient d'essence supérieure, d'une qualité morale et d'une intelligence au-dessus du commun. En tout cas il y en avait eu, dans l'Histoire. On trouve ce genre d'hommes partout, dans tous les domaines de l'activité humaine, mais ils étaient exceptionnels, il ne fallait pas en faire une règle ; voilà ce qu'il ne fallait pas oublier, pour éviter de faire l'amalgame : homme politique = homme d'exception. Ces politiciens d'exception étaient simplement des sortes de génies dans leur secteur d'activité, c'est tout. Comme Pasteur, Beethoven, Racine, Mozart, de Vinci, l'avaient été dans les leurs et n'étaient pas non plus représentatifs de la valeur moyenne de l'ensemble des scientifiques ou des artistes de leur époque. Un politicien ne devrait pas être autre chose qu'un gestionnaire de talent. C'est cela que lui demandait le peuple, rien d'autre. En réalité la population n'était pas assez consultée, dans le système républicain. Bien entendu chaque homme n'était pas compétent pour décider de ce qui était le mieux pour le pays, mais mis ensemble, leurs avis donnaient une tendance moyenne qui, elle, était l'expression de la volonté du peuple. Aujourd'hui on ne lui demandait pas quelles grandes orientations il souhaitait. C'était pourtant lui le vrai patron. Moralement, lui. Le peuple, lui, avait le droit de se tromper puisque c'était lui qui, dans tous les cas de figures, payait les pots cassés ! Lui dont l'argent, le travail, permettait de réaliser ce qui était mis en chantier. Sans son accord, sans son adhésion, sans cet argent, ce moyen qu'il mettait à la disposition de ses gestionnaires, les politiciens n'étaient rien. Un mécanicien, un potier, un cultivateur n'avaient besoin de personne pour exercer son métier, mettre en œuvre son savoir. Tout était en lui, dans son cerveau, dans ses mains. Un politicien, lui, n'avait rien entre les mains, ne pouvait rien sans la volonté exprès du peuple, qui accordait des fonctions ou non. Mais tout ça avait été oublié, sous des couches de plus en plus épaisses d'habitudes, de respect et d'obéissance aux élus. D'obéissance, surtout. Les hommes étaient devenus de plus en plus obéissants ! Même le processus des délégations de ce pouvoir de diriger, était entre les mains des politiques. C'était eux qui organisaient les élections, disaient comment elles devraient se dérouler. Ils étaient juge et parti ! Tout était entre leurs mains. Il n'y avait peut être pas d'autres solutions, dans l'état actuel des choses, mais on avait perdu de vue que le grand principe du régime démocratique était que le pouvoir reposait sur la volonté du peuple. Par opposition aux régimes de droit divin des familles ou des groupes régnants, financiers, ethniques ou autres, se transmettant ce pouvoir de génération en génération. Finalement ce qui manquait au régime républicain était un pouvoir supérieur pouvant, à tout instant, révoquer les élus après des erreurs impardonnables, délivrer des sanctions, comme pour tout autre être humain commettant une faute gravissime. Quelle sanction encourait un politicien coupable d'une erreur ayant coûté un prix exorbitant, en argent ou en vies ? Aucune véritable, selon les critères des citoyens. Dans le pire des cas il perdait son poste, la belle affaire ! Quel politicien avait jamais été vraiment condamné ? La non-élection était la pire des sanctions… Sur le papier, en théorie, le juge de paix, l'arbitrage suprême résidait dans les élections, mais celles-ci, aussi, étaient entre les mains des élus, précisément, puisqu'ils décidaient de leur forme et de leur action ! Alors ce seul moyen de pression là ne pouvait plus agir convenablement. Dans toute activité humaine il fallait qu'il existât un stade où le plus fort puisse être défait, démis de ses fonctions, puni. Pour que jamais ce puissant ne pense qu'il n'avait pas de compte à rendre. Même dans les jeux, le jeune homme y pensa soudain, cet aspect là existait. Au poker, par exemple où il était prévu que la plus forte combinaison, la plus exceptionnelle, la quinte flush : cinq cartes qui se suivent, toutes de la même couleur, trèfle, cœur, n'importe laquelle, et se terminant par l'as, cette combinaison là, donc, pouvait être battue par un modeste carré de la plus petite carte du jeu. Un carré de 7 ou de 2, selon que l'on jouait à 32 ou 52 cartes ! Ainsi le plus puissant ne pouvait jamais avoir la certitude absolue de gagner en n'importe quelle circonstance, de rester le plus fort… Il se souvint de ce qu'Hanna lui avait raconté, confidentiellement ; au cours d'une permission où ils s'étaient vus ; de l'élection présidentielle ridicule, scandaleuse, où son oncle Edouard avait été élu par hasard, sans l'avoir sollicité, sans avoir tout fait pour devenir l'homme le plus puissant de la Fédération. Finalement, s'il en avait l'étoffe, il était peut être le mieux armé, dans la position de devenir un vrai gestionnaire, un grand président. Apparemment, lui qui ne visait pas de hautes positions, n'était peut être pas trop atteint par l'ambition, pas déformé ? Pas démesurément en tout cas. Peut être était-il encore assez près du citoyen anonyme pour raisonner sainement, exclusivement dans l'intérêt des individus ? Du pays ? Cela faisait beaucoup de peut être… Il s'endormit sur cette dernière pensée cohérente, se disant qu'il était en train de devenir un révolté. *** Dès le lendemain ils organisèrent la surveillance de la maison de Poulsky. Avec les jumelles ils pouvaient se tenir assez loin, dans un amas rocheux proposant pas mal d'abris où les traces qu'ils laissaient étaient minimes. Deux autres jours passèrent ainsi. Ils étaient sur place avant le lever du soleil, toujours à deux, Andreï et l'un de ses compagnons. L'un dormant pendant que l'autre surveillait. C'est le troisième jour qu'Adonis aperçut le bâton. Le contact était accepté ! Il fallait attendre le soir pour se rendre au hangar et rencontrer Poulsky pour en savoir plus. Andreï s'efforça de penser aux questions qu'il poserait au vieux Léonide quand il le verrait. *** Caché dans le fond du hangar, sa combinaison largement ouverte, il attendit. Adonis, qui était de surveillance aujourd'hui avec lui, était installé sur le chemin, comme Otkir l'autre jour. La fille de Poulsky vint s'occuper des lapins mais ne le vit pas. Il devait être 21 heures passées quand des voix lui parvinrent. Bientôt Poulsky suivi d'un homme âgé, le corps sec sous son long manteau matelassé brun, ouvert maintenant et laissant voir un pantalon épais, noir, bouffant sur les mollets et recouvrant le haut de grosses bottes usées. Léonide, probablement. Poulsky avait sacrément résumé les instructions. Aujourd'hui il ne devait s'agir que de connaître le jour du rendez-vous ! Il avait les cheveux blancs, la moustache blanche sous un nez cassé et remis de travers ce qui lui faisait une bobine marrante, le crâne couvert de cette curieuse coiffure carrée et plate. - … va pas tarder à venir, disait Poulsky. - On aurait aussi bien pu l'attendre dehors, répondit d'une voix lente son copain. On l'aurait vu venir. - Aie crainte, Léonide, il m'a fait l'impression d'un officier convenable. C'est pas n'importe qui, qui devient officier, pas vrai ? - Je suis point craintif, petit, c'est seulement par courtoisie. Il vient de loin cet homme. Et il est courageux de venir jusqu'à nous. - Ses chefs l'ont envoyé. - Oui, mais c'est lui qu'est là, pas ses chefs. Andreï ne se sentait pas bien d'espionner ainsi les deux hommes. Ils s'installèrent sur le tas de bûches et gardèrent le silence un moment. Puis Poulsky se redressa. - Il va faire froid ici, je vais chercher du thé. Il sortit et Andreï en profita pour se montrer. Le vieil homme sursauta. - Ne soyez pas fâché, j'étais venu en avance. - Je ne t'en veux pas, petit, tu as raison de te méfier. C'est ce que j'aurais fait à ta place. Il devait avoir l'habitude d'appeler "petit" tous les hommes plus jeunes que lui, Andreï n'y vit aucune intention particulière. - Préférez-vous que l'on attende Monsieur Poulsky ? demanda-t-il. - Oui, c'est plus convenable. Le jeune officier inclina la tête et posa la Sterlinch à sa gauche en s'asseyant à l'autre extrémité du tas de bois. Léonide louchait dessus et finit par lâcher : - On aurait bien eu besoin de ça, pendant l'autre guerre. - Vous avez eu les fusils-mitrailleurs Bar ils étaient aussi remarquables. - Mais drôlement plus lourds, il me semble. Dans un assaut, quand il faut courir, ça fait une différence. - Vous paraissez bien savoir de quoi vous parlez. - J’étais tireur au Bar, un régiment de mitrailleurs, fit le vieil homme. On peut dire que j'en ai vidé des chargeurs… Celui-ci est aussi long à remplir ? Andreï sourit. - Les chargeurs sont déjà remplis quand on les reçoit. Au front il faut les remplir de nouveau bien sûr, mais ça se fait assez vite, on a un petit instrument pour ça, qui appuie sur la lame chargeur. - Et pourquoi tu en as deux tête-bêche comme ça, petit, dit le vieil homme en tendant la main. - Ca donne une plus grande autonomie à l'arme, au combat. Pas besoin d'aller en chercher un autre à la ceinture ou dans un sac. Il suffit de le dégager de son logement, de tourner la main et on enfourne l'autre. Le vieux eut une moue admirative. - Ils sont forts ces ingénieurs. - Oh ça c'est un soldat, au front, qui en a eu l'idée, en les reliant avec du tissu adhésif, enfin c'est ce qu'on raconte. - Et ça te donne plus de cartouches à tirer que les Chinois ? - Ah ça oui, dit Andreï en souriant intérieurement. L'autre hocha la tête, comme s'il en éprouvait une satisfaction personnelle. - Alors on commence à avoir du meilleur matériel que les Chinois, hein ? - Oui. Nos avions sont meilleurs, maintenant. Nos chars sont plus rapides, plus puissants, mieux armés et davantage blindés. On a des quantités de camions pour transporter la troupe aussi, et davantage de Divisions, les femmes travaillent dans les usines et les vieux pas encore trop âgés remplacent, à plusieurs, les jeunes ouvriers. L'Armée devient plus importante qu'en 1920. Léonide hocha la tête à plusieurs reprises, comme s'il recevait de bonnes nouvelles. Et puis Andreï comprit. Ils n'avaient évidemment aucune information ici. Seulement celles que les Chinois leur donnaient. Et ils parlaient exclusivement de leurs succès, évidemment. En réalité la population était totalement manipulée par l'ennemi et cela lui donna l'idée de le faire savoir au Haut Commandement. Peut être est-ce que ça vaudrait la peine de renseigner les populations des Territoires Occupés, avec des tracts, par exemple, pour leur donner un autre son de cloche, les encourager à tenir le coup. Ou même une radio puissante, émettant à leur intention, pourquoi pas ? Le vieil homme étira les lèvres en une sorte de sourire qui laissa voir trois dents esseulées devant, regardant Andreï: - Dis-donc, toi aussi y te l'ont bien cassé ton nez, les Chinois, petit. Remarque, toi il est resté droit, un peu le dos d'un chameau mais pas de travers, pas comme le mien ! Andreï leva instinctivement une main à son visage et sourit. - Oh ça ? Non ce n'est pas les Chinois. C'était pendant une partie de rugby, avant guerre. Mais vous auriez vu les autres… On était presque autant recouverts de sang que de boue ! Et pourtant on n'était pas méchants, mais on glissait tellement qu'on balançait les bras dans tous les sens. Forcément on s'accrochait là où on pouvait. Poulsky arrivait avec le samovar à la main et trois gobelets dans un petit panier. En apercevant Andreï il stoppa un instant puis approcha. - On vous a vu sortir, Poulsky ? interrogea Andreï. - Comment ça ?… Ma femme et ma belle mère étaient là, pourquoi ? Andreï tendit la main. - Vous tenez trois gobelets, ça veut dire que vous avez un invité dont elles n'ont pas entendu parler… Poulsky et Léonide se regardèrent, ébahis. Puis le vieux laissa tomber : - On n’a pas l'habitude, nous autres. Faut pas nous en vouloir, petit. - Je ne vous en veux pas, Léonide, en réalité je vous admire. - Admire ? reprit l'autre, je vois pas pourquoi. - Pour votre courage, à tous les deux, ici, devant moi. - Vous êtes pas rebelle, intervint Poulsky, vous êtes un officier de l'Armée. Andreï eut l'impression que le vieux allait dire que rebelle ou pas ça ne ferait guère de différence pour des soldats Chinois, mais il se tut. Poulsky servait le thé qui fuma, dans les récipients. Ils prirent chacun une tasse, Andreï veillant à ne pas tendre la main avant qu'on ne lui fasse signe. Léonide puis Poulsky se servirent avant que le vieil homme ne lui montra la dernière avec un signe de tête approbateur devant son respect des anciens. Puis il laissa tomber, comme s'il y avait un rapport : - J'étais Sergent. Andreï salua légèrement de la tête. - Alors, si vous le voulez bien c'est ainsi que je vous appellerai, désormais, dit-il. C'est mieux pour la confidentialité. La phrase passa au-dessus de la tête de Poulsky et il allait parler quand Léonide lui prit la main, comme pour dire, "moi je sais ce qu'il veut dire, je t'expliquerai." - Puisque vous étiez Sergent vous devez me comprendre, nous avons besoin de renseignements. - Mais pourquoi les trains de prisonniers ? questionna Léonide. - Les chefs ne donnent pas toujours beaucoup d'explications, vous le savez bien. Le vieux hocha la tête d'un air entendu et commença : - J'ai parlé mine de rien, avec un ou deux gars aux aiguillages, des jeunes gars sans histoire, dans la conversation, comme ça… C'est vrai, je le savais pas moi-même, des trains de prisonniers sont passés, il y a quelque temps de ça… Andreï sentit un frisson le parcourir. Enfin du concret. - … Même si c'est curieux il y avait pas de quoi en faire une histoire, poursuivait Léonide. Ils pouvaient venir du front de Sibérie, hein ? Ils sont passés de nuit, bon c'est pas courant mais… c'était peut être pour la population. Il s'interrompit et prit un air plus intrigué. - Ce que je comprends pas c'est pourquoi on les a envoyés sur la vieille voie. Et ça c'est sûr parce que les Chinois savaient pas comment faire fonctionner le vieil aiguillage et qu'il a fallu le décoincer à la masse pour enlever la rouille. - Mais qu'y a-t-il au bout de cette voie ? demanda Andreï. - Rien, justement. Rien du tout. - Les Chinois n'ont pas pu y installer un camp ? - Qui serait ravitaillé comment ? De l'autre côté il y a rien, je te dis. Juste la vieille mine, c'est tout. - Et elle n'aurait pas pu être transformée en camp, précisément ? Il y a déjà des installations. Le vieux secoua la tête. - Pas bien grandes. Le minerai était en tas dehors. Pas assez rentable il paraît. Coûtait trop cher. - C'était une mine de quoi ? - Charbon. Du bon, ils disaient. Mais pas assez à la tonne. - Et les trains ne sont pas revenus ? - Les trains, si, mais vides. C'est c' que j'ai eu le plus d' mal à trouver. Mais ça figurait dans les mainlevées de l'année dernière. J'ai pu y jeter un œil au déjeuner, hier. On les garde juste dans une armoire du poste d'aiguillage. - Donc des trains de prisonniers ont pris la vieille voie et sont revenus vides, murmura Andreï comme pour lui-même. - C'est ça, confirma Léonide. - Alors il y a pas de question à poser, fit Poulsky en prenant la parole pour la première fois, ils ont continué leur route à pieds. Cela Andreï n'y croyait pas. Pas dans l'état dans lequel sont les prisonniers la plupart du temps. Et pourquoi ne pas avoir fait faire le tour du massif au train ? Non, ça ne tenait pas debout. Ils étaient passés, c'était maintenant sûr, mais pour aller où ? Andreï se dit qu'il n'y avait pas d'alternative, il fallait y aller voir. Ils trouveraient peut être quelque chose, sur la voie, qui leur donnerait un début d'explication. Néanmoins il commençait à se sentir mal. Il croisa le regard de Léonide et y lut la même interrogation. - Pas la peine de chercher avant la montée, fit celui-ci. Si c'était dans la vallée quelqu'un aurait trouvé et en aurait parlé. Passe par la montagne, petit. Ce massif là n'est pas bien haut, c'est de la montagne à vaches. - Sergent, merci d'avoir pris ces risques. Maintenant n'y pensez plus, vivez normalement. Si j'ai encore besoin de vous, Monsieur Poulsky vous le fera savoir. Pendant une semaine ou deux, évitez de vous voir tous les deux, sauf si c'est en présence d'autres personnes. - Petit, il y a une chose. Fais-moi savoir ce que c'est que cette histoire. Je l'ai bien mérité. C'était vrai qu'il l'avait mérité et Andreï hocha la tête en signe d'accord, sachant que, dans tous les cas, il ne tiendrait pas parole. C'était trop dangereux. Y compris pour les deux hommes. *** Dès la nuit ils se mirent en marche, préférant arriver dans le massif au petit jour. Ils avaient emporté un matériel succinct, essentiellement des vivres. Ils avaient laissé la radio et les traîneaux sur place, dans l'igloo, dont l'entrée fut murée avec de la neige. Adonis avait envoyé un bref message expliquant qu'ils quittaient le campement pendant plusieurs jours. Au lever du soleil ils arrivèrent au-dessus de la petite vallée au fond de laquelle courait la voie, les rails invisibles sous la neige mais dont le tracé restait reconnaissable. Ils s'arrêtèrent pour se reposer et observer. Ils ne virent aucune trace d'aucune sorte et reprirent la progression, sous la ligne de crêtes. La neige était assez profonde mais tassée par le vent, tôlée, et les raquettes ne s'enfonçaient pratiquement pas, glissaient même parfois. Ils ne forçaient pas l'allure et faisaient une halte toutes les heures, se serrant les uns contre les autres dans un creux, sous un surplomb, pour que la trace du trou ne se voit pas du haut. Peut-être y avait-il des reconnaissances aériennes de temps à autre ? Le niveau des crêtes ne montait pas, c'était le sol de la vallée qui s'élevait. Toute la journée ils marchèrent d'un pas prudent et passèrent la nuit à l'abri du vent qui soufflait fort. Ce soir là, le repas se composa essentiellement des barres de pâtes de fruits et de lentilles, pour lutter contre la fatigue et le froid. Curieusement Andreï était assez en forme. Ses cuisses ne le faisaient pas souffrir comme à l'entraînement, et il pensa que c'était parce qu'ils avaient un but autre que de se faire des muscles, justement… Pendant une journée encore ils marchèrent du même pas, finalement assez lent, dans une région qu'ils ne connaissaient pas et où ils risquaient de tomber sur une patrouille chinoise si un camp se trouvait par là. Sans voir une silhouette ou même des traces, cependant. Le jour suivant ils arrivèrent aux mines vers midi. Elles se situaient sur un replat de la vallée, assez étroite à cet endroit, où la voie s'interrompait brusquement. Ils comprirent pourquoi elle n'avait pas été poursuivie, la vallée était fermée par une barrière rocheuse de vingt mètres de haut. Elle aurait certainement pu être dynamitée mais ce n'était pas le cas. Dans ces conditions, en dehors de la mine elle ne pouvait servir à personne. Ils restèrent sur les hauteurs à observer aux jumelles. Rien. - On dirait bien qu'on s'est tapé une trotte pour rien, fit Adonis. - Quand même, murmura Andreï, je ne comprends toujours pas le pourquoi de cette histoire. - Les Chinois ont peut être fait descendre tous les prisonniers avant la vallée pour les faire marcher dans la forêt dans une autre direction, suggéra Otkir. Ce n'est pas la première fois qu’ils feraient faire des centaines de kilomètres à des pauvres types pour bien les fatiguer et éviter d'avoir à les surveiller de trop près. Si ça se trouve il y a un camp de prisonniers en Mandchourie, juste de l'autre côté de la frontière, elle n'est pas loin. - Oui, possible, fit Andreï. Tout est possible. - Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda Otkir. - Que tout est possible, répéta simplement Andreï. Bon je vais descendre jeter un œil. - D'accord je t'accompagne, lâcha Otkir. Adonis tu gardes les sacs des fois qu'un prisonnier évadé aurait envie de sucreries. Le grec fut tellement pris au dépourvu qu'il ne sut quoi répondre. C'est que Otkir, tellement économe de mots, tellement terre à terre, ne les avait pas habitués à l'humour ! Andreï le prit comme une pierre dans son jardin mais n'y accorda pas d'importance. Ils descendirent le long d'une ligne rocheuse ; sans les raquettes ; où ils ne laissèrent pas de traces. En bas Andreï regarda longuement autour de lui, scrutant le sol, après avoir remis les raquettes. - Qu'est-ce que tu cherches ? finit par demander Otkir immobile à dix mètres. - Des objets, n'importe quoi qui montrerait que des prisonniers sont passés par là. - Merde, Andreï tu t'obstines ! Tu vois bien qu'il y a rien, par ici. Le désert. - C'est vrai, je m'obstine. Fouille sur la droite, je vais à gauche. Cette fois ils laissèrent des traces. Pas très profondes, avec les raquettes, mais des traces quand même. Une heure plus tard ils se retrouvaient devant les installations. - Rien, fit Otkir, et toi ? - Des traces de feu, dans le bâtiment derrière, mais rien de probant. - De probant, hein ? A sa voix il commençait à s'énerver. Il n'aimait pas qu'ils soient ainsi à découvert, en terrain inconnu. Andreï sentit qu'un clash approchait. Seulement, s'il avait décidé, au départ, de toujours l'éviter, cette fois il ne se posa pas la question. Sa voix se fit sèche, celle qu'il avait appris à prendre aux cours d'élève officier et il appela Otkir par son grade. Pour la première fois. - Oui, Sergent, de probant. Il leva les yeux vers les puits de mine qui se trouvaient tous à une vingtaine de mètres au-dessus du niveau du sol. Puis il leva ses jumelles et commença à les examiner. Quelque chose l'intriguait. - Regarde les entrées… Quand on abandonne une mine tu connais les consignes ? S'il y en a d'ailleurs ? Cette fois Otkir perdit son ton agressif. Il était à nouveau l'expert en sécurité, que l'on consultait. - Je ne sais rien là-dessus… là on dirait qu'elles ont été dynamitées, non ? - C'est ce que je me disais aussi. Mais pourquoi ? - Pour éviter un accident, suggéra Otkir. Oui, un accident. Sauf qu'ici les promeneurs ne devaient pas être nombreux. - Je vais y jeter un œil. Met-toi en recueil, dans le coin, si tu veux bien. Cette fois Otkir ne dit rien et son demi tour n'eut rien d'une désapprobation. Une piste sinuait pour aboutir à la première entrée et continuait vers les autres. La glissière directe par où passaient les wagonnets, du temps de l'exploitation, avait disparu sous la neige. Andreï grimpa en zig-zag et s'arrêta pour souffler, une fois sur la piste plus large qu'il ne l'avait pensé, du bas. Il regarda en dessous et ne vit pas Otkir. Il avait dû se planquer dans les constructions. Vue de près, la roche montrait des traces noirâtres d'explosion, près de l'entrée d'une galerie dont les poutres de bois avaient été pulvérisées. Il vint tout près. Le sol était inégal. En grattant de sa raquette, Andreï fit apparaître des débris de minerais. Il avança encore. A l'intérieur le passage était impossible. La voûte s'était effondrée dans le début de la galerie. Il y avait là des tonnes de pierrailles. Il recula et se dirigea vers l'entrée suivante. Il regarda longuement. L'état était identique. Impossible de pénétrer un tant soit peu. Pourtant il se sentait de plus en plus mal à l'aise sans savoir pourquoi. Une idée, quelque part dans son cerveau. Informulée, imprécise. La dernière entrée, à deux cents mètres, paraissait moins abîmée, comme si la charge avait été disposée plus profondément. Cette fois une partie des poutres avait tenu le choc et il pénétra de trois ou quatre mètres. Il faisait terriblement sombre et il sortit la torche qui faisait partie de l'équipement réglementaire. En fait, c'était exactement la même chose si ce n'est qu'il restait un minuscule bout de galerie. Sur le sol on voyait des morceaux d'équipements de mineur, en métal, gourde ou autres récipients, déformés par le souffle. Il toucha les parois sans y trouver le moindre détail qui le mette sur une piste. Il s'accroupit et réfléchit en regardant autour de lui. Au bout d'un long moment il se redressa. S'il y avait un indice de quoi que ce soit il était incapable de le voir. Il sortit, s'immobilisa pour laisser à ses yeux le temps de s'habituer à la lumière extérieure. Puis fit demi-tour. Il alla d'instinct vers le bâtiment le plus proche de la vallée et Otkir apparut sur le seuil, la Sterlinch à la main. Andreï ne dit rien mais s'accroupit, près de lui, adossé à un mur, dégrafant sa gourde pour boire quelques gorgées. Il la leva et but longuement, puis son regard se perdit vers la barrière rocheuse. Il se sentait vidé. Plus que la veille au soir après deux jours de marche. Il secoua la tête. - Curieux qu'ils aient même démoli les systèmes de prise d'air, fit Otkir machinalement. Andreï tourna la tête de son côté. - Pardon ? Tu disais ? - Je me demandais, enfin je ne connais rien aux mines alors je me disais que c'était marrant qu'ils aient été jusqu'à bousiller les prises d'air. - Les prises d'air ? - Oui, tu sais ces souffleries qui aspirent l'air extérieur pour l'envoyer partout dans les galeries. - Comment tu sais ça ? Otkir tendit le bras. - J'observais aux jumelles. Regarde, juste au dessus du petit éperon rocheux de droite on voit une installation démolie. Rapidement d'ailleurs il y a encore des morceaux debout. Andreï voulut prendre ses jumelles mais sa gourde le gênait, il chercha où la poser, près de lui, en tâtonnant. Il la lâchait quand elle vacilla et sa main la rattrapa au vol. Et puis son regard devint fixe. - Otkir, fit-il d'une voix changée, tu sais à quoi ressemblent les gourdes chinoises ? Il sentit le regard du Sergent se poser sur lui. Puis la réponse vint. - En métal, comme les nôtres, avec un long bec… Plus foncé et le métal est brut, pas poli, comme celles-ci. Pourquoi ? - Est-ce que tu sais si nos gourdes, à nous, comportent toujours un insigne ? - Ca oui, je le sais. Il y a soit l'insigne du Régiment, dans les unités d'élite, la Garde, La Légion…, soit celui de l'Armée de terre. Gravé dans le métal, pas en relief. C'est pour faire la différence avec les gourdes vendues dans le civil. Pourquoi ? - Oh non… murmura Andreï, non ! Oh pas ça… il ne faut pas que ce soit çà ! - Andreï… Andreï qu'est-ce qu'il y a ? Otkir lui avait pris le bras et le secouait. Mais le jeune officier, le regard fixe, avait maintenant un visage inexpressif, comme s'il venait d'entrer dans un lieu terrorisant et qu'il avait besoin de toutes ses forces pour résister à l'angoisse, à la peur panique. - Andreï, réponds-moi ! Celui-ci commença à se redresser et dit, sans regarder Otkir : - Viens avec moi, on retourne là-haut. *** Il les mena directement à la dernière entrée et y pénétra en éclairant le sol. Il retrouva les objets défoncés, au sol, éclaira ce qui restait de la gourde aperçue plus tôt. - Ca, dit-il d'une voix sans expression, c'est Chinois ? Otkir se pencha, ramassa l'objet, le retourna. - Non, je ne pense pas. Tiens, on devine le sigle du 57ème d'Infanterie… Andreï lui saisit le bras et l'entraîna vers la sortie. - Amène nous au système de ventilation démoli que tu as vu d'en bas, dit-il d'une voix rauque. Otkir ne protesta pas et, sans un mot, se mit en marche sur la piste. A son extrémité, près de l'endroit par lequel ils étaient montés il commença à grimper. Il leur fallut une demi-heure. Il fallut aussi ce temps à Andreï pour retrouver son sang froid. Mais il se sentait, intérieurement, dur comme un muscle en plein effort. - Essayons de dégager ce qu'on peut, ordonna-t-il. Ils arrachèrent les montants de bois pour mettre à jour un énorme ventilateur dont les pales étaient solidifiées par le gel. Les gars qui avaient abandonné la mine avaient posé un vague plancher au-dessus et entassé trente centimètres de neige qui, en solidifiant, avait interdit tout passage d'air. Ils avaient donc fait ça en hiver. Mais quand ? Andreï prit une planche et commença à cogner comme un sourd, pour casser la glace, d'abord, puis sur une pale pour la faire bouger, ensuite. Otkir eut envie de lui dire qu'il faisait trop de bruit mais renonça et se mit à l'aider. Pour la glace ce fut facile. La pale, elle, se tordit mais ne céda pas. La glace qui l'enrobait, en revanche, se brisa et tomba dans le vide, derrière. - On n'y arrivera pas, dit enfin Otkir en s'asseyant. Il nous faudrait du matériel. Andreï s'assit à son tour, soufflant bruyamment. Ils restèrent un moment immobiles. Puis Otkir leva la tête. - Tu ne sens pas une drôle d'odeur ? dit-il sans regarder son compagnon. - Oui, je sais. - Tu sais ce que c'est ?… On dirait… Le jeune homme lui prit le bras, serrant très fort. - Ne le dis pas ! Je t'ai dit que je SAVAIS. Il s'interrompit et reprit, d'une voix faussement calme. Artificielle : - … Ils sont là… dessous. Il y eut un long silence. Otkir ne quittait plus des yeux le visage d'Andreï. L'idée faisait son chemin dans son crâne. - Tu veux dire que nos… - Oui. - Nos hommes… nos cam… ils ont été… Sa voix craquait. Andreï le fit lever et accrocha son regard, verrouilla ses yeux sur les siens. - Respire, Otkir… calme toi… ne pense pas à l'odeur, respire seulement… encore… Il le mena à quelques pas et le fit asseoir, se mettant en face. Otkir finit par le regarder à son tour. Il s'était repris. - On dirait, commença-t-il lentement, que tu n'es pas le même… Tu ne te ressembles pas… C'est idiot ce que je… - Non, jeta brutalement Andreï, je ne suis plus le même, Otkir. Je viens brusquement de passer du côté de ceux qui font la guerre… Il faut que je réfléchisse à ce qu'on va faire. Il me faut un moment au calme, tu comprends ? - Que veux-tu qu'on fasse ? Il n'y a plus rien à faire. C'est trop tard. - Oui, je sais, c'est trop tard pour eux. Mais pas pour les autres. - Quels autres ? - Tous les gars qui sont en camps de prisonniers, tu comprends… C'est ça qu'on nous a envoyé chercher, tu ne comprends pas ? D'une manière ou d'une autre ils se doutaient de ça, à Moscou. Il faut que le Haut Commandement sache, que le Gouvernement sache, dit-il, laissant sa voix monter sans s'en rendre compte. Il faut que le Monde sache… il faut des preuves, il faut qu'on ramène des preuves ! Personne ne nous croira sans preuves. Tous ces gens bien installés dans leur maison, quelque part en Amérique, dans les pays scandinaves, en Australie, en Afrique, dans leur fauteuil, pour lire leur journal, il faut qu'on leur mette des preuves sous le nez pour qu'ils comprennent dans quelle guerre on est engagés. Ce qui se passe vraiment, ici. Quels genres de cinglés on combat ! Parce qu'après nous c'est au monde qu'ils s'en prendront, tu comprends ça, Otkir ? Le racisme c'est un virus, ça se propage partout, ça contamine les gens. Un homme, son voisin. Toute la rue, le quartier, le monde. Il n'y a pas de limites pour ces gens-là. Pour l'instant c'est : "Pour Une Race Pure". Pas la race asiatique dans sa totalité, non, LEUR race, c'est tout. Les autres peuvent, doivent disparaître. Ils ont commencé le nettoyage. Le PURP est ce que la race humaine a produit de plus nuisible, d'ignoble, de monstrueux depuis cinquante mille ans que l'homme est sur cette terre ! Il faut les faire disparaître, que pas un seul PURP ne survive. Ce sont des bêtes malfaisantes. Une femelle tue elle-même un de ses petits s'il devient nuisible… C'est aux autres hommes d'anéantir ceux là, ces racistes. Pour la conservation, la sauvegarde de l'espèce humaine. Oh je les hais tellement !… Et il faudra que leur pays courbe la tête sous la honte pour avoir permis à ces… ces monstres d'appliquer leur théorie d'une race supérieure. Ils sont coupables, Otkir, TOUS coupables, toute la nation chinoise, coupable d'avoir laissé faire, d'avoir permis ça par leur silence. Je la méprise, Otkir, je la méprise pour sa lâcheté ! Le peuple chinois n'a pas pu ne pas se rendre compte de ce qui se produisait. On lui a dit qu'il était le plus grand, le plus digne et il a ronronné de plaisir. Il s'est bouché les yeux, il s'est borné à ouvrir les poches et à bénéficier de l'ambition de ses dirigeants. Il se tut, à bout de souffle. Mais il se rendit compte aussitôt que tout était clair en lui. Il savait ce qu'il allait faire. - Otkir, dit-il d'une voix qui revenait à la normal… Mais pas sa voix d'avant… avant l'arrivée dans la vallée. Celle-là semblait disparue. La nouvelle était sèche, sans douceur, sans humanité, sans inflexion, mécanique. - Otkir, il faut qu'on pénètre dans cette mine. Je vais envoyer Adonis au campement pour qu'il passe un message, que je vais rédiger. Et toi et moi on va commencer, ici, à chercher une entrée. On va avoir besoin d'un nouveau largage de matériel. Crois-tu qu'on puisse l'organiser dans cette vallée ? Ici même, pour éviter d'avoir à tout transporter et pour gagner du temps. - Une charge lourde ? répondit le grand Sergent, qui redevenait le spécialiste, froid et compétent. - Ce qu'il te faut, à toi, pour nous faire entrer là-dedans. Des masques aussi, pour pénétrer dans ce charnier. Et pour moi un matériel de photo et de cinéma, projecteurs, batteries, pour filmer ce qu'on verra là-dessous. Il faudra ramasser des papiers d'identité, si on leur en a laissé, il faudra pouvoir en identifier par la suite, tu comprends ? Et puis des vivres, riches en calories, parce qu'il faut que l'on tienne, physiquement, nous. Et il faudra qu'ils étudient un moyen de nous sortir d'ici, en avion, avec tout ce qu'on rapportera. A eux de trouver. Quand ils sauront, ils mettront toute l'Armée à notre disposition ! Parce que, ce que l'on ramènera c'est la fin des PURP, la fin de ce racisme, la fin de ce cauchemar… à plus ou moins brève échéance… Pour nous, en revanche, ça va être ignoble, Otkir, mais il faudra le faire sans hésiter, sans état d'âme. Le Sergent le fixait sans dire un mot et il fit une chose étrange. Il amena deux doigts à sa tempe, mimant un salut. Même si c'était à sa façon, il saluait son officier, lui rendait hommage. Peut être, aussi, était-ce une manière de retrouver ses repères, un monde connu, moins sauvage que celui qu'ils venaient de découvrir. De reprendre pied. - Je pense, répondit-il, qu'il faudra un pilote drôlement adroit, pour descendre assez bas et sauter cette barrière rocheuse juste après le largage, et un avion qui s'y prête. Je proposerai un Mosquito équipé Longue Distance, allégé de tout le superflu, et le chargement en soute. Ils se débrouilleront pour lui donner l'autonomie nécessaire. A mon avis ça devrait coller. *** Quand ils s'arrêtaient, quand ils remontaient à la surface, leurs yeux étaient encore pleins d'images de visages décharnés, crispés, aux bouches démesurément ouvertes pour tenter de happer une ultime goulée d'air. Les doigts des victimes làdessous, déchirant la peau de leur cou. Otkir avait rouvert tous les conduits de ventilation, mais sans vouloir, ni pouvoir d'ailleurs, remettre en marche les machineries, évidemment. Il se bornait à tenter d'établir un courant d'air entre les différents conduits. Et ils travaillaient dessous, le temps que l'air parvienne à nouveau dans la mine, dans les premiers niveaux, au moins. Pour l'instant, tout le premier recevait à nouveau de l'air extérieur. Pourtant l'odeur était encore insupportable et le projecteur qu'Andreï utilisait dégageait une chaleur qui la rendait pire encore, malgré les masques qui ne filtraient plus rien. Dans les étages inférieurs, la température devait être à un niveau tel que certains cadavres continuaient à se décomposer ! Ici, ceux qu'ils avaient dû fouiller étaient rigidifiés, conservés par le froid. Ils avaient trouvé de nouvelles traces d'explosions, de dynamitages. La mine avait "servi" plusieurs fois… A chaque train, probablement. Ils cherchaient des papiers, n'importe quel objet capable de rattacher ces victimes à un camp, à une unité de l'Armée Fédérale. Bien sûr les morts portaient encore des morceaux de leur uniforme, des galons, qui montraient bien leur origine européenne, mais Andreï voulait des preuves indiscutables, l'identité formelle d'un soldat à ajouter aux photos et au film qu'il tournait du corps, au milieu des autres. Il posait le document près du visage de la victime et faisait un gros plan, puis un second cliché sur le document lui-même, afin qu'il soit lisible. Il tournait de longues séquences de cinéma au milieu des corps, avant de remonter le ressort de la caméra. Afin de bien montrer, sur un seul plan, qu'il ne pouvait pas y avoir de montage, après coup, de tricherie. Et Dieu sait qu'ils en avaient trouvé, des corps entassés. Les galeries en étaient pleines. Des dizaines de milliers. Otkir avait installé un système de cordes pour descendre plus bas. C'est ainsi qu'ils avaient trouvé des types qui avaient tenu plus longtemps, au fond de galeries sinueuses où l'air s'était trouvé pris au piège. Dans le noir certains prisonniers avaient trouvé des recoins où il en restait quelques molécules et ils avaient essayé de survivre. Leur fin n'avait dû en être que plus atroce ! *** Adonis avait fait, seul, l'aller et retour vers le camp, et envoyé le premier message préparé par Andreï. Puis il s'était chargé comme une bête, avec la lourde radio, notamment, et repris le chemin de la mine en un temps record. Il y était arrivé quatre jours plus tard, épuisé, tirant un traîneau. La liaison radio s'était effectuée le soir même. Moscou demandait des précisions sur les unités, les dates des massacres. Andreï avait pris le coup de sang et rédigé un message précisant qu'il ne répondrait à aucune question supplémentaire. Qu'un trafic radio pouvait leur être fatal et qu'il exigeait des réponses brèves et précises sur le largage du matériel demandé et le voyage de retour, sinon ils laissaient tout sur place et rentreraient les mains vides ! A partir de ce moment là Moscou fut totalement coopérative. Un Mosquito arriva deux nuits plus tard, plongeant de très haut, moteurs réduits et remontant la courte vallée sur la vitesse emmagasinée pendant le piqué. Le largage, guidé par les lampes torches des hommes au sol, s'effectua un peu trop court et ils durent aller chercher les containeurs à un kilomètre en aval, maudissant les traces qu'ils laissaient. Mais, somme toute, ils trouvèrent ce qu'il leur fallait dans les tubes d'aluminium, y compris des lampes à acétylène de beaucoup plus longue durée que des torches. Avec les ouvertures qu'ils avaient pratiquées dans la mine, il y avait suffisamment d'air pour que les flammes brûlent. Comme Otkir avait fini par trouver une vieille cheminée de ventilation, plus en amont, dont l'installation, démolie, leur avait laissé le passage, ils purent commencer très vite une exploration plus profonde. Ce fut Adonis qui découvrit les quatre hommes qui avaient gravé un message sur une poutre, en s'éclairant brièvement avec des morceaux de vêtements tressés en torches. Quel courage, quelle confiance avait-il fallu à ces hommes qui savaient que leur bout de chandelle consommait leur air ! Mais ils ne doutaient pas que leurs corps seraient retrouvés et voulaient témoigner ! Il fallut raviver un peu certaines lettres avec la pointe d'une lame pour les rendre plus visibles, mais Andreï filma longuement les corps et les inscriptions gravées en lettres majuscules : "SERGENT-CHEF OLIVIER BRUNSWIG, MATRICULE D325891-S, 348ème REG. LIG. PRIS. BATAILLE PENZA 17-10-45" "SOLDAT YVAN PLETSKI MATRICULE Y-549234-T 187me REG. ARTIL. BAT. PENZA 17-10-45", "LIEUTE. VITTORIO LECCI, 210ème REG. INF. BATAILLE. SAMARA 06-11-45" "CAPOR. JEAN BERGEAUT 38ème REG CHAR BAT SAMARA 06-11-45" Dessous l'un d'eux avait commencé à écrire "PAS PITIE VENG… " Il n'avait pas eu la force de tracer le reste. L'Officier tenait dans sa main leurs quatre plaques matricules. Ils avaient donc été capturés dans des batailles du premier automne. Et tués combien de temps plus tard ? Les trois hommes du groupe ne se parlaient plus souvent. Ils étaient prisonniers de leur souffrance dans ces galeries de mort. Et quand ils sortaient, le visage livide, à bout de force, dans ces souterrains où ils respiraient si mal un air empuanti, ils n'avaient pas la force de manger. Ce fut Otkir qui réagit le premier en les menaçant, physiquement, pour les forcer à avaler des barres de chocolat et du thé très chaud et très sucré, d'abord, puis des boites de rations vaguement réchauffées ensuite. Andreï était assez lucide pour savoir qu'ils ne devaient émettre que le plus rarement possible sinon ils seraient repérés par radiogoniométrie. Et dès que leur secteur aurait été reconnu, identifié, par les autorités Chinoises ils arriveraient directement à la mine et très vite. Cependant leur état physique déclinait. S'ils tardaient trop ils n'auraient plus la force nécessaire d'aller au point de rendez-vous avec l'avion en tirant les containeurs de documents qu'ils rapportaient. Andreï prenait grand soin de suivre les instructions pour utiliser le matériel de cinéma. Il ne connaissait pas grand chose à cela et était angoissé à la pensée que les films soient noirs, qu'il ait oublié une manœuvre ! C'est pourquoi il doublait chaque scène avec des photos dont il maniait l'appareil avec un peu plus d'habileté. Quand il allait dormir, il était hanté par les scènes qu'ils avaient vues. Il se rendit compte qu'il était en train de craquer lentement. Il aurait voulu voir Alexandre. Hanna, surtout. Pouvoir pleurer… dans ses bras ! Elle avait un tel bon sens, un tel sens des réalités. Il avait toujours eu l'impression que rien ne pouvait atteindre vraiment la jeune fille, sa joie de vivre. Que sa vitalité, son sens de la vie, de l'humour, reprenaient toujours le dessus. A sa dernière permission ils avaient pu se voir. Elle parlait peu de son activité, Andreï savait seulement qu'elle avait encore le grade de Sous-lieutenant mais était, depuis peu, assistante d'un général coordinateur des analyses dans des installations immenses, une véritable petite ville. Bombardées souvent d'ailleurs, leurs grandes antennes les ayant trahies depuis longtemps. Ils étaient depuis onze jours sur le site de la mine quand Andreï se décida brutalement, un soir, alors qu’ils profitaient du reste de jour pour manger. Soudain plus lucide, il posa sa gamelle et lâcha : - On part maintenant. Les deux autres levèrent des yeux vides dans sa direction alors il précisa. - On a rangé les documents, les preuves, au fur et à mesure, dans le containeur. Tout ça ne vaudra plus rien si les Chinois savent qu'on est venu là. Ils joueront les innocents. C'est possible, je le sais. Ils feront tout sauter ils raseront le site et tout notre travail ne convaincra personne. En outre, seuls les trois premiers niveaux ont été utilisés par les Chinois, un par train ! Tôt ou tard ils peuvent vouloir se servir des niveaux inférieurs en creusant de nouveaux accès. Ils ont tant de prisonniers… Il vaut mieux revenir avec moins de choses mais que personne ne sache jamais qu'on a découvert ce charnier. Alors on part cette nuit. - Il faut tout démonter ce campement, pourquoi pas demain, plutôt ? rétorqua Adonis d'une voix fatiguée. - Non, il faut partir ce soir… je le sais, je le sens. Otkir le regarda longuement puis se leva en silence et commença à ranger son propre sac. Adonis se leva avec peine et l'imita lentement. Andreï descendit vers la mine et parcourut la piste, devant les entrées qu'ils n'avaient pas pu forcer, avant de monter vers les cheminées d'aération. Il remit tant bien que mal les planchers de bois et versa dessus presque un mètre de neige. Si les Chinois se livraient à une inspection précise ils découvriraient qu'elles avaient été ouvertes mais pour un coup d'œil sommaire ça pouvait coller. D'ici à quelques jours il allait certainement neiger et tout redeviendrait anonyme. Il fallait fuir très vite, pendant qu'ils le pouvaient toujours, qu'ils en avaient encore la force. Jusqu'ici Moscou n'avait donné aucun détail sur leur récupération, mais n'avait pas non plus dit qu'ils ne reviendraient pas en avion. Andreï avait insisté sur leur mauvais état physique et la charge de matériel à traîner. La balle était maintenant dans le camp du service, là-bas. En réalité, le jeune homme savait qu'ils avaient désormais, tous les trois, une valeur inestimable, pour l'Etat-major, et qu'on ferait tout pour les ramener. Eux et leurs documents. Un jour ou l'autre ils deviendraient les témoins d'un immense procès. Enfin si la Fédération survivait à cette extermination ! Ils achevèrent de vider ce campement provisoire et de le détruire alors qu'il était onze heures passées. Ils chargèrent le traîneau qu'Adonis avait apporté et se mirent en route, éclairés par une lune brillante. Au début, l'un d'eux marchait en dessous de la ligne de crête pour empêcher le chargement du traîneau de basculer quand il penchait trop, et les deux autres tiraient, côte à côte. S'ils allaient plus vite ainsi, ce n'était pas pratique de marcher, ils se fatiguaient, et ils essayèrent plutôt de se relayer toutes les demi-heures. Mais ils n'avançaient plus assez rapidement. Et, maintenant Andreï se sentait fébrile. Ils devaient s'éloigner le plus vite possible. C'était une idée fixe, chez lui ! Il était incapable d'en dire davantage aux autres, n'était pas sûr que sa décision était bonne, militairement parlant, et qu'il ne craquait pas… Même si, au fond de lui, il savait pertinemment qu'il était bel et bien en train de craquer ! Mais les deux autres étaient si fatigués qu'ils lui faisaient confiance, ne posaient pas de questions non plus, serraient les dents et avançaient. Penchés en avant, ne regardant rien d'autre que la neige, à leurs pieds, ils tiraient, contrôlaient leur respiration, tiraient toujours plus dur, le cerveau vide de toute autre chose. Quand le jour se leva ils furent stupéfaits de s'apercevoir qu'ils avaient déjà quitté la petite vallée et approchaient du sud-est du plateau s'étendant sous leur igloo, en direction d'Abaj. Ils avaient avancé à un rythme d'enfer ! Andreï comprit qu'ils ne pouvaient faire halte ici, il n'y avait rien pour se cacher. Un abri se verrait comme le nez au milieu du visage dans cette étendue lisse. Il n'y avait pas d'autre solution que de rentrer d'une seule traite à l'igloo en espérant ne pas être repérés. Ce fut un calvaire. Andreï avait l'impression en permanence d'entendre un avion les survoler, de voir soudain une patrouille Chinoise… Ils faillirent ne pas retrouver l'igloo. Il avait neigé et tout semblait différent. Finalement Otkir repéra les deux conifères serrés l'un contre l'autre, aux pieds desquels ils avaient creusé leur abri. Il laissa ici les deux autres et retourna sur leurs pas pour aller effacer les traces au moment où ils avaient pénétré dans la forêt, et en tracer de nouvelles longeant la lisière en remontant vers les crêtes, loin au-dessus. Quand il revint Adonis et Andreï avaient déchargé le traîneau, tout rentré à l'intérieur et tendu une toile blanche en travers du trou ; au niveau supérieur de la neige ; par lequel ils entraient dans l'igloo. L'igloo et son entrée étaient invisibles. Adonis était en train de réchauffer des rations de cassoulet, qui était, avec le borj, le plat le plus "cuisiné", parmi les rations de l'Armée, et que les soldats gardaient toujours pour une bonne occasion, quelque chose à fêter. D'autant qu'en hiver, la graisse apportait un plus à leurs corps épuisés. Sur le second réchaud, qu'ils avaient reçu avec le deuxième parachutage, fondait de la neige pour faire du thé. Il lui sembla que les deux feux avaient fait monter la température dans l'igloo. Il se laissa glisser en arrière, repoussa la capuche de sa combinaison, posa la nuque contre la cloison de glace et ferma les yeux. En attendant que la gamelle contenant les rations soit chaude, Adonis monta son poste et émit un groupe de lettres pendant qu'Andreï faisait tourner la génératrice à manivelle. - Tu émets quoi ? demanda enfin Otkir. Ce fut Andreï qui répondit à sa place. - Le message qu'on a envoyé à notre arrivée sur place, juste les cinq lettres. Tu sais, celui du jour du parachutage. Ils finiront bien par comprendre. L'arrivée, ça semblait si loin… Ils étaient d'autres hommes, alors. Otkir et Adonis avaient combattu en unité, au début de la guerre. Ils connaissaient les combats, les balles qui sifflent, les camarades qui tombent, les corps torturés par des blessures, mais ce qu'ils avaient vu ne les avait pas préparés pour autant au spectacle des dizaines de milliers de corps incarnant la souffrance, le désespoir, dans la mine. Mais rien n'y prépare et ils n'étaient pas moins atteints qu'Andreï. - Pourquoi le message d'arrivée ? demanda Otkir avec un temps de retard. - Il signifiait qu'on était sur place, dans cette vallée précise. Il a l'avantage de comporter cinq lettres seulement. Ils devront faire marcher un peu leur cerveau là-bas et comprendre dans quelle condition on vit. Depuis seize jours ici, on commence à frôler la découverte par les Chinois alors il faut trouver des trucs pour limiter au maximum nos propres émissions. Celles du Service n'ont évidemment pas d'importance, ils sont très loin et ne s'adressent pas à quelqu'un en particulier. Elles ne révèlent rien tant que les Chinois n'ont pas traduit le code. Il y aura bien quelqu'un, à l'Etat-major, pour se mettre à notre place. Je ne répondrai à aucun message demandant une longue réponse. Adonis enverra seulement le signe de refus. Systématiquement. Ils finiront par comprendre ! Curieusement, ils dormirent comme des souches cette nuit là. Probablement une impression de tranquillité provoquée par le retour dans leur ancien campement, une sorte de garantie inconsciente de sécurité, songea Andreï plus tard. En tout cas, ce sommeil sans cauchemar pour une fois, leur redonna des forces, même si tous leurs muscles leur faisaient mal. Au matin ils établirent une surveillance de la vallée et entreprirent de sélectionner les documents qu'ils rapportaient. Certains étaient plus importants que d'autres, et il fallait, aussi, bien protéger ce qui était fragile. Un containeur était un bon rangement, facile à transporter pour peu qu'ils aient le temps et le moyen de le manier. Mais il fallait envisager que tout se précipitât et qu'ils dussent choisir. Andreï plaça les films dans un sac qu'il donna à Adonis. Il garda pour lui les pellicules photo et les plaques d'identité militaires. Otkir reçut quelques effets, des galons, un calot portant les insignes d'un régiment et un nom à moitié effacé, deux lettres dans des enveloppes aux noms de leurs destinataires. C'était ce qu'ils avaient de plus précieux, de plus révélateur. Le reste serait rangé dans le containeur avec le matériel parachuté, avec les vivres qui restaient, les emballages vides, qu'il ne fallait pas laisser ici, les traîneaux démontés etc. *** Dans le grand bâtiment anonyme, de la banlieue nord de Moscou où le département Renseignement-Action était installé, le saint des saints était l'ensemble de salles-radio, toutes insonorisées et vitrées, semblables à des alvéoles-filles autour de l'alvéole mère d'une ruche. Celle ci était beaucoup plus grande, avec une table ovale où quinze personnes pouvaient prendre place. Des jeunes femmes, en uniforme d'auxiliaires, aussi bien de l'Armée de terre, que de l'Air ou de la Marine ; les trois grands corps avaient créé leurs unités féminines depuis longtemps ; se déplaçaient en silence, des plis à la main, ou positionnaient des plots aimantés, de couleurs et de formes différentes sur des cartes de la Fédération. Les unes sur un grand mur, une autre sur une table, dans un angle. Un peu à la manière des Centres de Contrôle aériens près des fronts, ou à l'Etat-major de la Marine d'où l'on dirigeait la guerre navale. Au même étage, dans une salle de conférence, à l'écart, aux murs épais, plusieurs hommes discutaient devant une carte étalée sur une table rectangulaire devant eux. Un seul était en uniforme. Il portait le béret noir des Corps-Francs, pour l'instant glissé sous la patte d'épaule gauche, comme c'était la mode chez eux. Mais on était très tolérant avec les Corps-Francs. On leur demandait beaucoup alors, on leur pardonnait beaucoup. Les autres, plus jeunes ; à part l'un d'eux ; étaient en civil. - … réaction me choque un peu, je dois le dire. Après tout ils sont militaires, n'est-ce pas ? finissait de préciser un petit homme sec aux cheveux blancs fournis et soigneusement coiffés. Son voisin hochait la tête doucement et pourtant ce n'était pas un acquiescement mais l'inverse. Il leva le visage vers le Corps-Franc. - Vous avez une explication à fournir au directeur du Renseignement, Commandant Harmeens ? - Ils en ont marre, Monsieur, dit celui-ci, un grand costaud châtain au visage dur. - Comment ça ils en ont marre ? Ils ne sont pas en mission depuis plus de trois semaines, c'est un délai tout à fait courant. Expliquez-vous ? fit le directeur. - Je ne suis ici qu'en qualité de consultant Monsieur, mais on m'a expliqué la situation de ces hommes et le but de leur mission. Depuis le premier jour ils sont en danger permanent, Monsieur. Et seuls, sans contacts. Ils ne peuvent compter que sur eux, dans des conditions matérielles éprouvantes qui usent plus qu'on ne le croit. Cette vie, plus l'exposition permanente au froid, a des conséquences insidieuses qui usent les forces. - Allons, allons, nos hommes du front nord se battent pendant des mois dans un froid pire ! - Ils ne sont pas dans les mêmes conditions, Monsieur. Ils n'ont pas, à chaque instant, à prendre des décisions qui conditionnent leur survie et la réussite de leur mission. Ils sont entourés d'amis, reçoivent des ordres précis, mangent correctement, toujours chaud. Ils ne subissent pas de stress à chaque instant, provoqués par les conditions de vie et par leur mission. Ils peuvent, parfois, se déshabiller, se laver. Pas ce groupe, là. Et, enfin, ils n'ont pas reçu ce choc dont nous n'avons pas d'éléments pour mesurer l'impact sur le moral, Monsieur. Si je peux donner mon avis, Monsieur, ils sont au bout du rouleau, après ce qu'ils ont vécu. Si nous voulons récupérer le matériel qu'ils ont amassé nous devons aller les chercher rapidement, les tenir au courant des préparatifs, les réconforter. Le civil fronça les sourcils. - Bon Dieu ce sont des soldats, Commandant, pas des gamins ! - Des soldats de fortune, Monsieur. Et depuis deux ans seulement. Ils ont dû apprendre dans ce laps de temps ce que nous, de carrière, apprenons lentement, avec les années. J'ai beaucoup d'admiration pour ce que font vos hommes, Monsieur. La couche de pommade parut faire de l'effet au directeur général du renseignement, et les deux autres personnes ; qui dirigeaient le service Action ; dissimulèrent leur amusement. - Bon, admettons qu'ils soient plus fragiles que nos hommes de carrière, il n'empêche que le ton de leurs messages, leur silence aussi, est très déplaisant. - A mon avis, ils considèrent qu'ils vous ont donné toutes les informations nécessaires et attendent vos instructions, reprit l'officier des Corps-Francs. Je pense qu'ils craignent d'être repérés, ce qui serait impardonnable pour la mission dont ils sont chargés. - En somme vous êtes d'accord avec eux ? Vous acceptez leur attitude ? - Je la comprends, Monsieur. Elle me paraît naturelle, compte tenu des circonstances et de ce qu'ils ont vécu. Le directeur se tourna vers ses collègues et soupira. - Moi je ne vous comprendrai jamais vraiment, vous autres de l'Action. - Est-ce que nous avons le feu vert pour les rapatrier, d'urgence, Monsieur le Directeur général ? fit l'un d'eux, un homme de trente-cinq à quarante ans au physique anonyme. - Vous avez une idée ? - Un projet. Nous allons faire poser des Mosquitos de nuit, sur la route qui va d'Abaj à Zyrgan, au sud. - De nuit ? Et vous trouvez des pilotes assez cinglés pour ce genre de choses ? - Il y en a, Monsieur, pas beaucoup mais il y en a. Nous enverrons trois avions. Le premier parachutera deux spécialistes de ce genre d'opération, avec du matériel pour permettre l'atterrissage, assez délicat, c'est vrai. Les deux autres ramasseront notre groupe, le premier se posant pour reprendre les deux parachutistes. - Tout de même, sur une route cela manque singulièrement de discrétion… Et si quelque chose se passe mal ? Si un avion rate son atterrissage nous allons nous trouver avec une épave embarrassante, un groupe toujours au sol en territoire occupé et des Chinois sur leur garde ! - Ce risque est permanent, dans chaque opération, Monsieur, intervint pour la première fois le dernier civil. Dans ce cas l'épave sera détruite à l'explosif et le groupe fuira vers un nouveau point de recueil. S'il y a un blessé, soit il recevra une pilule de cyanure, soit les survivants l'emmèneront. Peu d'opérations de récupération se déroulent exactement comme prévu, il y a souvent de la casse, mais nos hommes savent comment la limiter. Il avait lâché cela avec une froideur qui impressionna le directeur du renseignement. Celui-ci se tourna vers celui qui s'était exprimé en premier. - Vous cautionnez cela, Boris ? - C'est un premier jet… après d'éventuelles modifications, oui, Monsieur. C'est en quelque sorte notre travail habituel. Le directeur pencha le visage en avant un instant et, prenant appui sur la table, se leva. - Feu vert, Messieurs. Mais qu'il soit bien entendu que la priorité absolue est donnée aux preuves que l'on nous ramène et à la discrétion. Que les Chinois sachent que nous avons eu un groupe dans cette région et ils nettoieront le site… Néanmoins l'officier responsable me paraît moralement bien faible pour ces missions… enfin nous en reparlerons, je le verrai à son retour. ** CHAPITRE 15 La fin, enfin, de l'hiver "1947" De l’air… Un type, épuisé, geignait à l'autre bout du wagon. Il réclamait de l'air, mais il y en avait. En tout cas autant que possible, dans ces conditions. Désormais les prisonniers savaient aérer les wagons en brisant des lattes, sous le toit, à l'avant et à l'arrière, après que les lucarnes eussent été systématiquement clouées par les Chinois. Sa plainte traduisait davantage son degré d'épuisement qu'un réel besoin d'air. Sans avoir à regarder, Antoine savait de qui il s'agissait. Un commandant d'artillerie, corpulent quand ils étaient arrivés dans leur premier camp, vraiment maigre aujourd'hui. *** Un an plus tôt, en février 1946, trois semaines après le départ du train contenant les soldats et les sous-officiers, les officiers de leur camp, au Kazakhstan, avaient appris qu'ils allaient finalement, eux aussi, déménager vers la Sibérie du nord. Dans un camp constitué exclusivement d'officiers et de sous-officiers, cette fois. Comme ils en avaient été avertis officiellement, par le Colonel Tsaï Tsu, Antoine et Bodescu n'avaient pas craint, a priori, de subir le sort des hommes évacués vers une mine. Il s'agissait de Surun, un immense camp dans la taïga où ils avaient beaucoup souffert du froid. Il y avait des morts chaque semaine. Ils y avaient rejoint des officiers faits prisonniers sur le front nord, des gars de toutes les armes, blindés, infanterie, même des aviateurs, encore revêtus des restes de leurs combinaisons de vol. Dans le laps de temps précédant le départ, ils avaient installé le Première classe Tchi, arborant désormais un galon d'Aspirant, dans leur baraquement. Il fallait trouver une explication pour leurs autres compagnons de chambrée et ils avaient dit que le jeune "officier" était logé, précédemment, avec des sous-officiers, qu'il faisait une dépression nerveuse depuis sa capture, et qu'Antoine et les autres s'occupaient de lui. Ca avait marché. Le silence, le comportement du jeune soldat y avait contribué. Il était plus Sibérien que nature, Tchi. De taille moyenne, râblé, un corps dense, des yeux vifs et mobiles dans un visage impassible. Il avait beaucoup vécu dans la taïga, ces dernières années, partagé entre des boulots de bûcheronnage et de chasseur. Solitaire en tout cas. Son visage était très marqué par une ascendance asiatique, mongole certainement. Sans s'en rendre compte il adoptait des comportements asiatiques, comme sa façon de s'accroupir sur les talons, pour se reposer, ou de se figer brusquement. Dans ces cas là on réalisait que son cerveau venait de brancher tous ses sens. Son visage ne bougeait plus. Il donnait même l'impression qu'outre la vue, l'ouïe et l'odorat, il développait d'autres perceptions étranges, confuses pour l'observateur. Des années passées dans la forêt il avait gardé un sens très aiguisé de l'observation, l'art de se déplacer naturellement sans bruit et un goût du silence. Pour l'entendre parler il fallait vraiment qu'il ait quelque chose à dire d'urgent, ou qu'Antoine lui eut posé une question. Peut être influencé par Vassi et Igor, il montrait un dévouement total, touchant, à sa manière, pour Antoine. Il avait été partagé entre plusieurs sentiments, au début, quand Vassi lui avait transmis l'ordre d'Antoine de se fabriquer des galons, afin de rester dans le camp, avec le groupe d'officiers. Le soulagement, égoïste, d'échapper au départ du train. Mais la fureur, aussi, de ce qui leur arrivait. Et la trouille enfin, de porter des galons d'officier sur l'épaule ! Tous l'avaient aidé, réconforté, porté à bout de bras, pendant deux mois. Et le jeune Sibérien, naturellement peu communicatif, s'était tant bien que mal accoutumé à sa nouvelle position. Dans d'autres circonstances, son personnage d'officier n'aurait pas tenu une heure mais ici où la vie était si dure il faisait seulement figure d'original et les officiers du baraquement avaient d'autres sujets de préoccupation. En outre Antoine et Bodescu l'avaient véritablement imposé à leurs compagnons de baraquement et leur groupe, ils étaient neuf ; désormais, ils étaient assez respectés pour que personne ne posât de questions désagréables. Vis à vis des autorités du camp le problème avait été résolu par le jeune Sergent que les Chinois avaient depuis longtemps désigné pour se charger avec eux des travaux d'écritures administratives et qui était resté au camp, précisément pour cette raison. Leurs comptables avaient les pires difficultés à s'y reconnaître dans les alphabets, romain ou cyrillique, le jeune Sergent était chargé de transcrire les noms des prisonniers sur les registres selon l'écriture romaine, de gauche à droite, horizontalement, et non verticalement comme en chinois. C'est lui qui avait intercalé le nom de Tchi à la liste des officiers demeurant au camp. Juste une ligne à ajouter ! Tellement simple qu'Antoine avait craint le piège pendant des jours… Le groupe vivait en permanence dans la préparation de leur évasion. Joao avait donné son accord, définitif. A Surun dans la taïga, ils avaient discrètement recommencé à stocker des vivres plus adaptées à leurs conditions de vie, capables de se conserver ; pas les mêmes sous ce climat ; et un minimum de matériel, une cuillère aiguisée sur le côté, une petite tige de métal que Tchi s'évertuait à limer tant bien que mal en la frottant contre des barreaux dans l'espoir d'en faire un jour une lame. En fait Léyon, comme ils l'appelaient couramment, maintenant, était le seul à posséder une arme véritable. Un petit couteau à cran d'arrêt, à la lame et au manche étroits, un couteau de poche de bûcheron avait-il expliqué, qu'il avait glissé dans sa chaussure quand ils avaient été fait prisonniers. Ils avaient confectionné des lanières tressées dans des bandes de tissus de coton, et mis bout à bout des morceaux de ceintures sans savoir, à l'avance, à quoi cela pourrait leur servir. De même ils avaient entrepris de réparer leurs vêtements les plus chauds, récupérant, quand ils le pouvaient ; souvent sur des camarades décédés ; des morceaux de tenues, pour les rendre plus épais encore. C'est leur apparence physique et leurs relations qui avaient le plus changé. Leur petit groupe avait compris qu'il fallait d'abord faire face à la réalité de leur vie en camp, le respect de l'uniforme était une notion dépassée. Même Bodescu en convenait, désormais. Pour le quotidien ils avaient appliqué le conseil de Joachim de se tutoyer. Mais ça donnait des pratiques étranges, selon le caractère de chacun. Les cinq soldats continuaient à leur donner leur grade, suivi du prénom, ce qui était un peu étonnant mais relativement plausible. Antoine était resté le "Petit Lieutenant" de Bodescu, que son ami appelait Charles avec naturel. Pour Labelle c'était plus compliqué. En s'adressant, en public, à Bodescu il murmurait, bafouillait, plutôt, "Charles" et parfois, encore plus timidement, "Charles". Mais en particulier il ne disait pas autre chose que Capitaine. Et en s'adressant à Antoine il avait trouvé un juste milieu et lui disait, comme les hommes "Lieutenant Antoine"…! Les trois hommes étaient désormais soudés par une estime réciproque. Antoine avait depuis longtemps, raconté à son ami comment il avait vu Labelle repousser les troupes d'assaut Chinoises en faisant tournoyer un fusil, pendant l'attaque, pour protéger ses hommes blessés. Un certain nombre d'autres officiers, souvent des Lieutenants et Capitaines, avaient fait le même raisonnement au sujet de leur apparence. Si bien que très vite les rassemblements montraient des hommes dans des tenues hétéroclites, des pantalons et des blousons dépareillés, de deux armes différentes, des capotes d'une autre encore. Chaque jour il y avait des corvées de bois, dirigées par des gardiens chinois. Bodescu avait suggéré à Labelle de ne donner des conseils qu'aux prisonniers sur la façon la moins pénible d'abattre un arbre, surtout pas aux Chinois. Et leur groupe avait aussitôt bénéficié de la considération de l'ensemble du camp, Car le travail ne prenait pas autant de temps que ne le prévoyaient les gardiens et permettait aux prisonniers d'économiser leurs forces. Pourtant, au début, leur groupe se donnait une petite activité physique quotidienne pour garder une forme passable, sous la direction de Labelle, encore, le meilleur athlète d'eux tous. Des mouvements pendant une heure dans les baraquements, le matin, sur un rythme aussi dur que leur état le leur permettait, pour entretenir les muscles mais aussi le souffle. Et dès qu'ils le pouvaient, ils couraient dehors, dans la neige. Ca faisait hocher la tête aux autres jeunes officiers qui, au bout d'un certain temps s'étaient quand même posé des questions. Bodescu avait répondu, d'un ton entendu, qu'ils étaient des adeptes de la gymnastique suédoise… Quand le nombre des corvées de bois et autres s'étaient multipliées ils avaient cessé. Evidemment, avec les rations de plus en plus légères qu'ils recevaient, ils avaient commencé à beaucoup maigrir, mais leur corps avait trouvé un juste milieu entre les dépenses physiques et les apports en calories. Même si, lorsqu'ils se dévêtaient on voyait leurs côtes ! Ils s'étaient endurcis, avaient équilibré leur métabolisme et avaient ainsi ralenti la perte de poids ! Etrangement, les prisonniers se ressemblaient de plus en plus. Leurs joues, à tous, s'étaient creusées, leurs yeux paraissaient plus grands et leurs pommettes saillaient. La blessure de Labelle avait bien cicatrisé et ne montrait maintenant qu'une petite balafre sur la pommette. Il disait qu'il ressemblait maintenant à un Iroquois, de chez lui ! Avec sa tignasse rouge ça faisait tout de même un drôle d'indien. Beaucoup d'officiers d'une quarantaine d'années étaient en mauvais état. Les plus âgés pire encore. Moralement depuis quelque temps, Antoine était hanté par le souvenir du DAIR. Est-ce que ses hommes s'en étaient tirés ou est-ce qu'ils avaient été dans LE train ? Il n'avait jamais su ce qu'étaient devenus les hommes de la Brigade. Tous n'étaient pas dans le premier camp, loin s'en fallait. Il y avait tant de prisonniers qu'il y avait dû y avoir d'autres trains… Est-ce que tous les camps étaient évacués ainsi ? Avaient-ils tous été exterminés ? Est-ce qu'il y avait encore, quelque part des rescapés du DAIR, de la Brigade elle-même ? Est-ce qu'ils étaient tous morts ? Brucke ? Leur petit groupe était certainement le plus soudé du camp. Les soldats-officiers avaient une confiance totale en Antoine et Bodescu. Ils avaient l'absolue certitude que leurs officiers les sortiraient de là, un jour ou l'autre. Et Labelle était là pour leur remonter le moral avec ses histoires du Canada, dont on ne savait quelle était la part de vérité et d'invention. En tout cas ils étaient les seuls du camp à pouvoir éclater de rire, parfois ! La vie dans le camp avait révélé aussi d'insoupçonnables réflexes. Personne ne savait qui en avait eu l'idée, au départ. Il y avait souvent des conversations entre groupes. Certains officiers érudits avaient pris l'habitude de se réciter des textes, des poèmes souvent, mais pas seulement. Parfois des pages entières de romans célèbres, au fil de la mémoire de chacun. Et, curieusement ces gens là étaient ceux qui résistaient le mieux à leur condition de prisonniers, à la pression morale, aux humiliations qu'exerçaient les gardiens pour faire d'eux des épaves. L'initiative la plus étonnante concernait des officiers mélomanes. Pour lutter, peut être, contre la musique chinoise, lancinante, que diffusaient plusieurs heures par jour les hauts-parleurs du camp, plusieurs prisonniers avaient eu l'idée de former un orchestre symphonique sans instrument ! Pour que la Musique ne meure pas devant la barbarie, disaient-ils. Ils avaient commencé à six, se réunissant dans un bâtiment. L'un d'eux qui avait des connaissances techniques d'harmonie avait recomposé une version d'une sonate de Bach que ses camarades interprétaient en entonnant chacun la partition d'un instrument… Très vite le groupe s'était étoffé pour atteindre le chiffre de 53 ! Et cette fois ils s'étaient attaqué à des symphonies. Ils avaient à leur programme la Cinquième et la Septième, de Beethoven et le Requiem de Mozart, sans les paroles latines. La première fois qu'ils avaient donné cet étrange concert quelques hommes présents dans le public avaient le visage sillonné de larmes. *** Comme à l'ordinaire ils étaient groupés, tout les neuf ensemble, Bodescu, Antoine, Joao et Labelle, et les cinq faux-officiers, Vassi, Igor, Parkimski, Kovacs, et Tchi. Ils occupaient un coin du wagon, vers l'arrière, comme l'avait suggéré Igor, où ils bénéficiaient d'un léger courant d'air supplémentaire venant des fentes du plancher de lattes de bois. Leurs ballots contenant les vivres amassées étaient placés au milieu d'eux. Ils avaient pour règle de ne jamais y toucher, de se contenter de ce qu'on leur distribuait. Chaque jour Antoine désignait celui qui en avait la garde, quoiqu'il se produise. Aujourd'hui c'était Kovaks. Le train se dirigeait vers le sud-est, la Mongolie du sud. Du moins c'est ce qu'ils pensaient, depuis l'avant-veille. Le regard d'Antoine rencontra celui de Bodescu qui finit par s'approcher un peu avant de chuchoter : - On avance toujours au sud-est, non ? Pas trop bon signe… Antoine haussa les épaules. Pas besoin d'en dire plus, ils étaient tous obsédés par la conversation entendue par Tchi, un an auparavant. Que rien, pourtant, n'était venu confirmer de façon certaine. Antoine secoua la tête en silence. Lui aussi pensait depuis un moment que ce second déménagement était probablement le dernier ! On ne leur avait rien dit, cette fois ! Même les allusions à un nouveau camp avaient été succinctes… Soit les gardiens Chinois étaient embarrassés, soit le fait était devenu routinier et ils ne se donnaient plus la peine de trouver des explications ! Avec la lame de Tchi, Vassi avait arraché quelques lamelles d'une paroi de bois pour regarder à l'extérieur et Antoine le toucha légèrement du coude, pour lui faire comprendre qu'il voulait regarder et se glissa à sa place. C'était peut être les limites sud de la steppe ? Ou beaucoup plus loin encore ? Installés sur le côté gauche du train, sans repère sur le soleil, rare au début du voyage, il n'avait pas été possible de déterminer avec certitude dans quelle direction ils se dirigeaient, depuis le départ du camp. C'était par déduction qu'ils avaient pensé que le train descendait vers le sud-est. Il faisait vraiment beaucoup moins froid, en tout cas. En cinq jours de voyage combien de kilomètres avaient-ils pu parcourir ? Antoine ne reconnaissait pas le type de végétations et le temps était gris, dehors. En réalité il était complètement perdu. La captivité avait engourdi certains sens. Il ne se sentait plus capable d'évaluer l'importance des déplacements. La nuit ne tarderait pas, en tout cas, il était déjà sept heures du soir. Léyon avait pu garder sa montre. Il revint au Capitaine, que Joao avait rejoint, le regard interrogateur. - Je sais bien ce que j'avais dit sur la nécessité de bien préparer un plan plutôt que de guetter une occasion, mais il semble bien qu'il y ait urgence, maintenant, dit finalement le jeune homme en s'efforçant de garder un visage impassible. Je pense qu'on devrait établir une veille permanente à la fente, là, pour saisir la moindre occasion. A force d'attendre il sera trop tard. Je ne suis plus sûr de toutes nos estimations. Bodescu hocha la tête en signe d'approbation et Joao, après une longue hésitation, fit de même. Il ne s'y résolvait qu'à contre cœur. Normal, c'était un homme de plans longuement préparés, pas de décisions immédiates. Néanmoins ils n'eurent rien à décider, le train ralentissait sérieusement. Au trou, Parkimski, posa brusquement les mains sur la paroi. - Regardez ça, Lieutenant, dit-il d'une voix rauque. Antoine approcha et sentit son ventre se crisper. Son regard venait de tomber directement sur une suite de terrils, le long de la voie ferrée… Bon Dieu, ça y était ! Il connut quelques secondes d'accablement avant que la révolte ne survienne, effaçant en lui toutes pensées construites. Il dut se redresser et respirer longuement à plusieurs reprises pour retrouver son contrôle. Pour que son cerveau lui fasse signe qu'il était à nouveau en état de fonctionner. Il se tourna vers ses camarades, inconscient de son allure, de la fixité de ses yeux, de son visage plus dur qu'il n'avait jamais été. - On arrive, dit-il d'une voix sèche, prenant le commandement, sans s'en rendre compte et sans que personne ne proteste. A partir de maintenant restez contre moi, j'ai dit CONTRE. Epaule contre épaule ! On forme un bloc. Où que l'on aille, faites comme moi, si je bouge faites la même chose, dans la même fraction de seconde. Ces fumiers ne nous feront pas crever comme des moutons… Quand ils ouvriront les portes on descendra au milieu des autres. J'ai dit au milieu, ni en tête, ni en queue. Vassi notre wagon se situe où dans le train ? Le grand gars eut l'air éberlué et répondit : - Je sais pas bien, Lieutenant. Pas en tête, en tout cas… et pas en queue non plus, je crois bien. - Fixez nos paquets dans votre dos ou sur votre ventre, solidement. Plutôt le dos. Les bras et les mains libres. S'il y a de la bousculade tapez autour de vous pour rester ensemble. Souvenez-vous que lorsque les portes vont s'ouvrir l'afflux d'air frais va nous provoquer un malaise, après avoir été confinés là-dedans. Respirez à fond, lentement, et ne vous hâtez pas de sortir. Ils avaient appris, au camp, que c'était un phénomène fréquent chez des hommes enfermés, respirant pendant des heures un air vicié. Joao le fixait d'un air furieux et Antoine lui jeta en face : - Je ne force personne à me suivre. Je ne veux pas mourir sans me défendre ! Je ne donne aucune garantie à personne. J'ai appris que c'est comme ça, la guerre. Si je peux tuer un seul Chinois j'aurai fait ma part. Chacun se décide. Labelle inclina brusquement la tête. Immédiatement suivi par Igor, Vassi, Tchi, Kovacs et Parkimski. Leur visage rappela fugitivement celui qu'ils avaient, au front, avant les deux attaques auxquelles le DAIR avait participé. Fermé, brutal Bodescu se borna à dire : - Je te suis. Antoine ne tourna pas la tête vers Joao, persuadé qu'il allait refuser. Ce n'était pas son truc, cette violence, et il fut étonné d'entendre : - D'accord. - Tu obéis, comme les autres, prévint rapidement le jeune homme, aussi vite que les autres. On abandonne ceux qui traînent, vu ? Ici c'est la vraie guerre, Joachim, pas d'état d'âme. - J'ai dit d'accord ! Sa voix avait été sèche et quelque chose s'en étonna dans un recoin du cerveau d'Antoine. Une dernière secousse les balança, des braillements, en chinois, s'élevaient d'un peu partout autour du train. Des coups furent portés contre les parois du wagon. Tchi s'était glissé à gauche d'Antoine et traduisit sans que le jeune homme n'eut besoin de le lui demander. - Ils disent "Dehors, tout le monde dehors, vite, vite, vite". Ils répètent ça tout le temps. La signification apparut tout de suite dans sa tête. Nerveux, les Chinois ne voulaient pas laisser un répit aux prisonniers, ne pas leur laisser le temps de réfléchir, de s'interroger. Ils les abrutissaient d'ordres et faisaient claquer de longs fouets. Alors ils n'étaient tout de même pas si sûrs d'eux ? - Debout, dit-il. Ils suivirent Antoine, modulant leur allure à la sienne, serrés contre lui, parmi les 60 occupants du wagon qui se dirigeaient vers la double porte grande ouverte. Le jeune homme sentit son cœur accélérer et une sorte de vide envahir sa tête quand il sentit les premières bouffées d'air froid. Il commença tout de suite à gonfler la poitrine en s'efforçant de contrôler le malaise avant qu'il ne s'installe. Devant, près de la porte, un type glissa soudain au sol. Ses voisins se penchèrent pour le relever tant bien que mal. Ils s'effondrèrent tous à l'extérieur, créant une bousculade et provoquant une recrudescence de hurlements Chinois. Antoine allait mieux. Il évalua le nombre de ceux qui descendaient et accéléra soudain pour se glisser au milieu. Il n'y avait rien pour descendre sur le ballast, un mètre cinquante plus bas et les prisonniers, peu habitués à un effort tombaient plus que ne descendaient. D'un pas Antoine se porta en avant et fit mine d'avoir beaucoup de difficulté à s'accroupir, puis glisser au sol où il se laissa rouler au moment où une douleur le frappa, au cou. Une brûlure intense. Un fouet. Il venait de recevoir un coup de fouet, qui l'avait cinglé derrière. Il eut le réflexe de pousser un hurlement en se relevant à gestes gauches, observant, sur le côté Tchi, le visage terrorisé et qui se lança carrément dans le vide. Cependant sa main gauche vint frapper le sol avant son corps et sa roulade parut bien accentuée. Il avait joué la comédie, lui aussi ! Du coup Igor, Vassi et les autres firent de même. Mais Joao sauta assez adroitement sur le ballast, se recevant relativement souplement. Antoine tituba, les épaules basses, pour venir se placer à côté de lui avant d'emboîter le pas aux autres prisonniers qui longeaient le train, sans ordre, sur sept à neuf rangs de front, vers la loco, au loin. - Dernier avertissement, fit-il au Capitaine. Tu fais exactement comme moi, en tout, sinon je te laisse là ! - J'ai cru souffla Joao… - Ne crois pas, ne te sers pas de ton cerveau, obéis ! Copie les gestes, c'est tout. Quelque part dans sa tête le jeune homme se demandait comment il pouvait parler sur ce ton à un supérieur, mais il ne s'y arrêta pas. Les neuf hommes se tenaient les uns contre les autres, comme il l'avait demandé. Son regard fouilla le décor. Il se déplaça légèrement sur le côté de la colonne pour voir alentour, suivi au millimètre, cette fois, par Joao et Tchi. Labelle se tenait le plus à l'extérieur, du côté des gardes Chinois et marchait comme s'il avait de la peine à lever les jambes. Antoine se voûta exagérément, afin que sa tête soit plus basse que le niveau moyen des prisonniers et vit que les autres l'imitaient, à part le Québécois, dont la taille ne le permettait pas. Il avait remarqué que la colonne s'étirait sur trois cents mètres devant et autant derrière. Mais les rangs n'étaient pas serrés, vers l'arrière et des Chinois, en queue, faisaient voler leur fouet pour faire accélérer le pas. - Ils disent que ça ne va pas assez vite et que les derniers n'auront pas de soupe, ce soir, chuchota Tchi. Par moment Antoine remontait fugitivement la tête pour jeter un œil rapide aux alentours. Deux Chinois, fouet à la main, marchaient à la hauteur des prisonniers, tous les vingt mètres. Plus à droite, des rails de wagonnets serpentaient entre des terrils hauts d'une trentaine de mètres. Devant, loin devant, des échafaudages montraient d'immenses roues tournant. Ils commençaient à faire descendre des plateformes dans les puits, songea Antoine. C'était maintenant qu'il fallait tenter quelque chose ! Son regard obliqua à gauche. Le sentier sur lequel ils avançaient, le long du train, avait l'air de monter, devant. On voyait la tête des prisonniers s'élever, par rapport aux toits des wagons. Cela voulait dire que le train se trouvait… en contrebas ! Il réagit dans la seconde, se forçant à ne pas réfléchir, donnant un coup d'épaule à Tchi pour l'amener à obliquer vers le wagon qu'ils longeaient, puis il se tourna et hurla : - Serrez, allons serrez. Une voix parlant Français eut tout de suite de l'effet. Sans réfléchir les suivants accélérèrent le pas, sans se poser de questions, la file devint plus dense. Puis Antoine se souvint du petit truc qu'il avait employé quand ils avaient été faits prisonniers et chanta d'une voix puissante, martelant les mots, sur le refrain de la plus bête, mais la plus célèbre des chansons populaires. - "Quand on arrivera aux plateformes des mines refusez de descendre et sauvez-vous. C'est un piège. Refusez d'entrer dans la mine, c'est un piège. Nous sommes officiers, pas mineurs. Ils ne sont pas assez nombreux pour nous garder tous". Le groupe marchait maintenant sur la gauche de la colonne, le long des wagons vides. De l'œil, Antoine surveillait le Chinois le plus proche qui tournait la tête pour repérer le chanteur. Quand le gars eut l'air de le repérer il se tut. Dans la même seconde Bodescu, juste derrière, reprit, chantant horriblement faux : - "On peut communiquer comme ça, sur cet air ou un autre, allez, chantez". Quelques voix s'élevèrent devant et derrière, récitant les paroles d'origine, tandis que d'autres qui avaient compris lançaient des messages. Antoine ne s'en occupait plus, il surveillait alternativement le Chinois de devant et les roues des wagons. Quand il décela le premier indice indiquant que le niveau du sol commençait à monter plus fort, il saisit le poignet de Joao et de Tchi et les tira vigoureusement sur le côté gauche, les poussant vers les roues, dégringolant en contrebas et se jetant au sol pour se glisser sous le wagon. Il eut le temps de compter trois, quatre cinq silhouettes qui suivaient… Et puis le pépin survint. Le garde Chinois apparut, au milieu des prisonniers, le regard tourné de leur côté ! C'est alors que Labelle entra en action. Il était le plus proche, le dernier. D'une main il bâillonna le garde tandis que l'autre lui portait plusieurs coups, dans le dos. Au visage du Chinois Antoine comprit. Labelle venait de se servir de son couteau ! Maintenant il soutenait le corps et le poussait vers la pente descendant à la voie avant de se laisser lui-même glisser. Déjà, à quatre pattes, sur les pierres pointues du ballast un bras tendu en arrière, le doigt montrant le corps qui avait roulé jusqu'à un rail, Antoine approchait de l'autre côté du train et s'immobilisait pour observer. Rien, pas la moindre… Si, la silhouette d'un soldat Chinois, l'arme à la bretelle, était immobile, cent mètres plus en arrière. Et une autre se distinguait loin devant. Au moins trois cents mètres. Il revint en arrière pour voir Tchi allongé derrière des roues, surveillant la file qui passait, pendant que Labelle achevait de tirer le corps de sa victime entre les rails. Tchi avait compris l'urgence de l'ordre muet, le bras tendu d'Antoine, "surveiller". Les autres, aplatis sur le sol, au milieu de la pierraille, se tenaient immobiles. Dieu… ça avait marché ! Il n'y avait pas d'agitation, en haut du remblai. Les gardiens Chinois, de l'autre côté de la file de prisonniers marchant en désordre, n'avaient rien vu de la disparition de l'un des leurs… Et les prisonniers, abrutis, fatigués, perdus, n'avaient pas réagi. Ne voulant peut être pas être mêlés à cela, aussi. Mais quoi faire, maintenant ? Le jeune homme avait, inconsciemment, perdu l'espoir de s'évader, depuis qu'ils avaient quitté le camp, et n'avait plus que le désir, forcené, de tuer quelques Chinois avant de mourir. Il regarda autour de lui, rencontra huit paires d'yeux qui le fixaient en silence. Il ne réfléchit pas davantage, montrant de la main l'avant du train où la partie droite du ballast était plus sombre. C'était le côté où s'élevait le sentier qui le longeait. D'ailleurs on ne voyait par là que les ombres des prisonniers qui défilaient, pas leurs jambes elles mêmes. Il fallait aller jusque là. Le plus vite possible, mais sans être repérés. Puis il montra le corps à Vassi qui comprit et attrapa un bras du mort pendant qu'Igor prenait l'autre afin de le tirer entre eux. Antoine rampa dans cette direction, dépassa Parkimski et continua, posant les coudes devant lui, l'un après l'autre ; et se les meurtrissant sur les cailloux ; sans ralentir l'allure. Ils mirent dix minutes à y parvenir et la fin de la colonne de prisonniers étaient en train d'arriver à leur hauteur d'après le bruit des pas ! Ca prend du temps de ramper. Et c'est épuisant. Ils étaient en sueur et respiraient vite quand tout le monde eut pénétré d'une trentaine de mètres dans la zone protégée de la vue des Chinois. Du moins de ceux de droite. Dieu que le moindre effort leur coûtait, que leur condition physique était mauvaise ! Mais il fallait en faire abstraction, oublier le cœur qui cognait, les poumons brûlants. Antoine s'approcha de la gauche et aperçut la première sentinelle chinoise à une soixantaine de mètres. De la droite lui parvenait le son des chaussures des derniers prisonniers qui s'éloignaient. Il resta là, immobile, scrutant le paysage, inconscient de ce que son cerveau cherchait un plan, une idée. Où aller se cacher ? La brûlure à son cou lui faisait mal, dans cette position la tête relevée, et il songea qu'il allait devoir se panser sinon la plaie allait s'infecter. Il roula machinalement sur le dos et ses yeux montèrent vers un essieu protégé. C'était l'habitude, il le savait, en Sibérie, que de placer une tôle épaisse, devant et derrière chaque essieu, sous les wagons, pour éviter qu'il ne s'enfonce dans de la neige, l'hiver, et ne bloque complètement un wagon, faisant dérailler un train. Les bords avant et arrière étaient recourbés vers le haut, vers le plancher du wagon, comme une petite luge et, au pire, l'essieu était légèrement soulevé quand une congère avait échappé à la loco haute sur pattes. Son cerveau fonctionnait vite, maintenant. Ses yeux mesuraient l'espace entre le plancher du wagon et la tôle de protection des essieux, cherchant s'il serait possible de s'y glisser ? Ca devrait coller. Pas confortable mais faisable. Puis il vint s'allonger sous l'un d'eux et fit demi-tour faisant face au groupe. Il fit signe aux autres d'approcher, quatre d'entre eux se placèrent comme lui et contre son corps, parallèles aux rails et entre ceux-ci, les jambes recroquevillées, comme des grenouilles. Les quatre derniers se mirent dans la même position, face à eux. De cette façon leurs têtes se trouvaient à se toucher, au plus près, et à moins d'un mètre pour les plus loin. Il commença à chuchoter : - On va profiter du reste de lumière avant la nuit pour grimper dans les protège-essieux. Ils ne vont pas nous chercher, il ne va pas y avoir d'appel, ils ne savent pas qu'on s'est tirés. Ce train ne va pas rester longtemps ici, il va repartir vers l'ouest. Il venait de plus à l'ouest encore quand il est arrivé au camp. On descendra quand on se trouvera dans un coin où il y aura une possibilité de piquer un moyen de déplacement. D'ici là on fait les morts. On a de quoi manger et encore un peu à boire. On s'emmitoufle, on s'attache pour ne pas venir toucher l'essieu quand on dort et on économise l'eau au maximum. Il va faire terriblement froid, on aura moins soif. Ce train Chinois va faire le boulot à notre place en nous rapprochant de nos lignes. - Et ce moyen de locomotion on le trouvera comment ? demanda Joao d'une voix hachée, agacée. Ce sera marqué dessus ? - Pas plus qu'il n'y avait de panneau ici, quand on est passés sous le train, répliqua Bodescu d'une voix basse, tendant la main vers l'avant-bras du Capitaine. Du calme, Joachim. C'est parti, on est en action. Les Chinois ne nous ont pas vus quitter la colonne. Et ils ne savent pas encore pour leur garde. On va continuer comme ça, au coup par coup, en saisissant dans la seconde l'occasion qui se présente. Ecoute les instructions d'Antoine, fais comme moi, fais lui confiance, comme nous tous. - Justement, le garde ? Ils vont le chercher et qu'est-ce qu'on va faire du corps. - On le hisse dans un protège-essieu, comme nous, dit Antoine, sous un autre wagon. Et on le larguera sur la voie, beaucoup plus loin d'ici. C'était une situation étrange, ils étaient là à discuter comme des gamins jouant à cache-cache. Mais leurs yeux trahissaient leur tension. Plus tard, avec l'immobilité, ils se relâcheraient et le danger serait, paradoxalement, plus grand. Pourtant la tension monta encore d'un cran quand une série de coups de feu retentit soudain. Sporadiques d'abord, puis des mitraillettes crachèrent sans interruption. Il y avait eu une tentative d'évasion… Ils ne se quittèrent pas du regard trouvant dans celui de l'autre le courage de rester immobile. Plus tard des explosions, longues, puissantes, retentirent, faisant passer des ondes de choc sous leurs ventres, entre les échos de coups de feu lointains. Les Chinois dynamitaient les entrées, pensa Antoine, qui corrigea instantanément. Non, ces explosions venaient du sol. Les charges avaient été placées dans les galeries… Cela parut durer un temps infini. Puis ce fut le silence. Le jeune homme attendit un long moment avant de lâcher : - On ferait mieux de s'installer tout de suite, la lumière baisse et ils vont peut être fouiller le coin. Il s'avéra qu'il y avait de la place pour trois hommes, serrés les uns contre les autres, par essieu. Etant donné qu'ils étaient neuf cela signifiait qu'ils devraient s'installer dans trois essieux, sous deux wagons, donc, et Antoine n'aimait pas cela. L'un de ceux ci pouvait être détaché quelque part et le groupe serait séparé. Mais il n'y avait pas d'autre solution. Bodescu déclara qu'il allait faire équipe avec Parkimski et Kovacs, sous le wagon suivant. Mais le Capitaine Joao eut un geste de refus. Il avait compris que Bodescu faisait ce choix pour le laisser sous le wagon d'Antoine et ne voulait pas d'un traitement de faveur. De fait il devint plus calme quand ils commencèrent à s'installer. La place n'était pas immense mais ils pouvaient relativement tendre les jambes pour se dégourdir et s'attacher pour ne pas venir toucher l'essieu quand le train se remettrait en marche. Antoine décida de placer Labelle sous le wagon suivant, avec Kovacs et Joachim qui, cette fois, ne dit rien. Ils nouèrent chacun un morceau de tissu autour du cou pour se protéger le visage de la poussière une fois le train lancé et Igor trouva même un moyen pour qu'ils se soulagent en route ! C'était un peu acrobatique, certainement très refroidissant… mais faisable. Finalement Antoine, Igor et Tchi firent équipe à un bout du wagon, Bodescu, Parminski et Kovacs à l'autre, Joao, Labelle et Vassi dans le premier essieu du wagon suivant, du côté d'Antoine. Le cadavre avait été fixé sur l'essieu suivant. Antoine chercha la bonne position et commença à réfléchir au calme. Rien ne montrait qu'on recherchait le garde mort. Là, vraiment ils avaient eu de la veine. Les autres prisonniers n'avaient pas trahi ce qu'ils avaient vu. Probablement par trouille d'y être mêlés, mais peu importe. Et les autres gardes n'avaient rien vu. Labelle avait eu le bon réflexe et réagi dans la fraction de seconde. Ce type était un redoutable combattant. Que valait-il en qualité de chef ? Impossible de savoir. Encore que sa façon de rameuter les rescapés de l'offensive montrait qu'il en avait les qualités instinctives. Et il l'avait confirmé la nuit de l'attaque des avant-postes. L'homme lui-même plaisait bien à Antoine qui avait apprécié sa bonne humeur et sa disponibilité, pendant l'année passée en camp. Il s'était expliqué sur sa condition physique. Depuis son adolescence il faisait des camps de vacances de bûcheronnage. Et, lycéen, il avait fait du rugby et du hockey. Il disait que, dans sa famille, tous les hommes étaient grands et costauds. Au cours de l'année il avait beaucoup perdu de son accent, qui ne revenait que lorsqu'il était en colère. Ce que regrettait un peu Antoine, séduit par ses expressions purement Québécoises ! La nuit était tombée depuis deux bonnes heures quand des pas se firent entendre dans les wagons au-dessus de leurs têtes et de l'eau coula par les interstices des planchers. On nettoyait leurs wagons en attendant la prochaine fournée de prisonniers ! Curieusement ce fut en constatant ce fait, si simple, qu'ils prirent conscience qu'ils avaient échappé à la mort. Les Chinois n'avaient évidemment pas procédé à un appel, avant d'enfourner les prisonniers dans les galeries et ne pouvaient pas savoir que plusieurs s'étaient échappés. C’est seulement à cet instant qu'ils comprirent quelle genre de mort les Chinois avaient donnée à leurs camarades, qu'ils la mesurèrent, l'imaginèrent, furent enfin certains qu'ils avaient eu raison de fuir, et qu'ils se détendirent. La vie de Joao, bascula à cet instant. C'était un homme qui estimait n'avoir vraiment besoin de personne, dans la vie. Il se pensait capable de réfléchir assez bien, être suffisamment équilibré, pour se sortir de n'importe quel problème. Une sorte d'homme "complet". Après son accord initial, il avait suivi Antoine un peu à contrecœur, en se faisant violence. A chaque décision un peu plus. Il aurait aimé constituer lui-même son groupe, le diriger, choisir chaque membre, il contestait la présence de Parminski et Kovacs, par exemple. Il aurait souhaité examiner chaque situation au calme, sûr de son jugement. Et voilà qu'il avait dû mettre sa vie entre les mains d'autres et qu'il n'était pas certain de la justesse de leurs réflexions. Cela allait à l'encontre de sa vie entière. Et il en avait été tourmenté, appréhendant d'avoir commis une bêtise fatale en s'en remettant à des hommes, moins capables de réfléchir que lui, ou au cerveau moins bien construit, moins brillant. Et il avait dû obéir, sans donner son avis. Sans avoir le temps de le donner ! Seulement ça avait marché. Incomplètement, bien sûr, mais ça avait marché. Ils s'étaient bel et bien évadés, c'était vrai. Mais sans but, sans plan, sans organisation pour regagner leurs lignes par un moyen étudié, pesé, prévu. Et ça aussi l'avait bombardé, révolté, sur l'instant. Seulement… Seulement il y avait eu ces explosions venant du sol ! Là, tout avait changé. Après tout, les informations sur les trains de prisonniers venaient d'une source proche des autres, pas une source à lui, qu'il aurait recrutée avec soin, en la testant, psychologiquement, comme il savait le faire professionnellement. Non, les explosions n'avaient pas simplement claqué dans le sol mais aussi dans sa tête. Une suite d'actions qu'il n'avait pas approuvées de bon cœur, un plan bâti à la hâte par quelqu'un d'autre, s'était avéré efficace. Non seulement efficace mais également habile. Un plan qui avait sauvé leurs vies. Les Chinois venaient effectivement de tuer des milliers de prisonniers ! Il s'était rendu compte qu'il n'avait jamais complètement adhéré à cette théorie. Après tout il n'y avait pas eu de témoins directs à cet acte barbare que rapportait Tchi… Oui, mais elle venait d'être vérifiée à l'instant ! Cela voulait dire… que lui, Joachim Joao, agrégé, docteur en psychologie, ne représentait pas la "meilleure" chance d'un plan, pour que celui-ci se déroulât comme prévu. Que ses analyses n'étaient pas "forcément" les plus justes. Que d'autres, agissant totalement à l'encontre de ses principes, pouvaient taper dans le mille. Et même : que d'autres pouvaient mieux apprécier une situation que lui ! Oui, Joao changea, en quelques minutes d'introspection. S'il était encore en vie c'est qu'un autre avait fait une bonne analyse de la situation, en se référant à des repères que lui ne connaissait pas ! Et cette méthode, qui lui avait paru peu adéquate, avait marché ! Cela voulait dire qu'il s'était trompé, à propos de cette guerre. Ses principes de réflexion était justes, il le savait, mais pas totalement applicables en situation de guerre. C'était là la différence. Il devrait s'en remettre à des gens comme Bodescu et ce jeune Lieutenant pour savoir comment agir, en situation de guerre. Il venait de le comprendre, et ensuite de l'admettre… Il sut que cette guerre se gagnerait sur le terrain, avec des gens comme eux. Et il ressentait, maintenant, cette colère qui les habitait et qu'il avait refusée jusqu'ici. Il comprenait que chacun devait faire sa part, vraiment, dans la réalité. Pas par patriotisme, ou bellicisme, mais pour être en accord avec lui même, pour gagner sa propre paix. Il ne s'agissait pas de condamner tranquillement le racisme et d'aller déjeuner au mess… Il résolut de demander une mutation, en unité combattante, s'ils rentraient dans leurs lignes ! Il savait désormais que la colère qui le poussait à détruire ces individus, cruels, barbares, était saine. Une légitime défense. Elle était vieille de millénaires, elle trouvait sa justification dans le fait que la race humaine perdurait, au travers du temps, grâce à l'élimination des déviants. Les déviants du mal. Cette décision prise il sentit la détente l'envahir. Une détente mêlée d'un sentiment étrange. Le bien être, la joie d'être toujours en vie et une certitude, enfantine, qu'ils retourneraient peut être bien au combat ! Qu'ils regagneraient leurs lignes ? Les uns comme les autres ? Ils étaient loin d'avoir apuré les comptes avec les Chinois. Et il s'endormit… Quand des secousses ébranlèrent les wagons, ils surent que le train repartait, en sens inverse. Si près des essieux les bruits de roulement étaient très forts, assourdissants mais, ainsi, il était possible de communiquer, en se criant à l'oreille, sans que le son ne puisse être perçu, plus loin. Antoine jetait des coups d'œil à l'extérieur, en se penchant hors du protège essieu, la tête à l'envers, à chaque fois qu'ils passaient un aiguillage pour tenter de deviner la direction que prenait le train. Cela se produisit deux fois dans la nuit. Au jour, le soleil levant lui donna une indication plus sûre. *** Cinq jours qu'ils roulaient vers le sud-ouest. Leurs corps étaient douloureux, courbatus. Chaque muscle les faisait souffrir, coincés comme ils l'étaient sous le train. Depuis deux heures ils étaient à nouveau arrêtés dans une gare de triage. La nuit était tombée depuis leur arrêt, mais il faisait bon, dans cette région. Ils avaient traversé le Kazakhstan et l'Ouzbékistan, longeant, apparemment, l'ouest du Kirghizstan, où ils avaient largué le corps du garde mort. C'est l'eau qui avait posé le problème le plus crucial, avec le réchauffement de la température. Les vivres baissaient mais ils mangeaient peu, à chaque fois, juste assez pour ne pas s'affaiblir. La troisième nuit, protégés par les autres qui faisaient le guet, Labelle, Vassi et Tchi avaient pris le risque de sortir, alors que le train était stoppé dans un immense centre de triage, comportant pourtant peu de trains. Quelques rares lampadaires éclairaient une zone réduite à quelques mètres autour de leurs pieds. Ils avaient aperçu, à proximité, un château d'eau constituant une réserve pour les locos à vapeur et ils avaient collecté les bidons pour tenter d'aller les remplir. C'est ainsi que les deux hommes étaient tombés, de l'autre côté de la construction, sur un groupe de cinq Chinois, installés là pour garder le château d'eau, probablement. Trois d'entre eux discutaient, assis, et deux dormaient sur le sol. Leurs armes étaient posées sur le sol, à côté. Vassi avait craint qu'il y ait aussi une équipe d'ouvriers des chemins de fer pour s'occuper du château d'eau, mais pas à cette heure. Labelle et Tchi avaient attaqué, immédiatement, les hommes éveillés, les frappant à une vitesse folle, Labelle à la poitrine, avec son couteau, et Tchi égorgeant le dernier, avec la cuillère aiguisée, avant de se retourner contre les dormeurs. Tchi avait tué le premier de ceux-ci, pendant que Vassi assommait l'autre, tête nue, de ses deux poings noués. Le coup de chance fut que les soldats avaient chacun un paquetage contenant plusieurs rations de vivres et deux grosses gourdes. Les deux hommes avaient eu l'idée de faire disparaître les corps en les grimpant au sommet du château d'eau pour les faire basculer dans le réservoir, après avoir empli tous les bidons ; espérant que l'eau était potable ; plus une sorte de bassine trouvée sur place. Ils avaient dû faire deux voyages pour ramener le tout y compris les armes et munitions des soldats. Cinq fusils, cinq baïonnettes, un pistolet, et deux couteaux trouvés sur les corps, avaient donné plus de poids au groupe. Ils avaient maintenant de quoi se battre. Bodescu avait partagé les armes entre les trois équipes de compagnons d'essieu, qui avaient bu en priorité, et sans compter, l'eau de la bassine. Ils n'avaient vu aucune patrouille. Mais cet endroit était si loin du front, c'était probablement normal. Avant la tombée de la nuit ils avaient tous pu voir les panneaux de la gare de Buchara dont leur train avait traversé le réseau après un bref arrêt. Il y avait été partagé en deux et cela avait beaucoup intrigué Antoine. C'est en voyant leur convoi prendre résolument la direction de l'ouest, après Buchara, qu'il avait commencé à se faire une idée. *** La gare de triage où ils stationnaient maintenant paraissait calme, Antoine se glissa hors de sa cachette et alla chercher Joao, Bodescu et Labelle pour tenir une sorte de conseil pendant que Tchi, en qui il avait de plus en plus confiance, montait la garde. Quand ils furent réunis dans leur protège-essieu il entama tout de suite la discussion. - J'ai l'impression que ce train est en quelque sorte spécialisé dans le ramassage des prisonniers, dit-il. Il y a eu des combats en Ouzbékistan et au Turkménistan il doit donc y avoir des camps. Je ne suis jamais venu par là autrefois mais, d'après le soleil, il me semble bien qu'on se dirige vers cette région. Il va falloir quitter ce train d'ici peu, à mon avis. De toute manière on a un problème de vivres. - Le quitter pour faire quoi ? demanda Joao, mais d'une voix sans agressivité, ce que Bodescu nota pour la première fois. - C'est le problème. Où se diriger ? Tu as une idée, fit le Capitaine en direction d'Antoine ? - Plus ou moins… Par rapport à Buchara j'estime notre position à peu près à 600 ou 700 km de l'Iran, au sud, à vol d'oiseau. Par ailleurs les Chinois ne doivent pas particulièrement surveiller cette région, loin des combats, peu de patrouilles, à mon avis, d'autant que la population n'est pas nombreuse non plus. - Tu voudrais passer en Iran ? fit Joao, surpris… pas bête. On pourrait se faire rapatrier, c'est probable. La Fédération n'a pas de mauvaises relations avec l'Iran, même si le Sha se tient soigneusement à l'écart de cette guerre. On leur achète même du pétrole. - Alors ? interrogea Bodescu sans quitter Antoine des yeux ? - Il faudrait savoir où vont ces quelques trains dit le jeune homme en désignant du doigt les cinq ou six convois, pas plus, stationnés sur des voies, à gauche, comportant d'énormes citernes. On ne voit pas beaucoup d'activité, à cette heure ci. On pourrait déménager en vitesse. Mais il faut se décider assez vite. - Et comment saura-t-on où ils vont ? demanda encore le nouveau Joao. - Les Chinois ne sont pas plus couillons que nous, fit le jeune homme. Ils placent sûrement des étiquettes sur les wagons. Je vais aller en reconnaissance avec Igor et Tchi. Lui saura lire les indications. Suivez-nous du regard aussi longtemps que possible. Si on ne trouve rien il faudra entamer une marche. Mais dans ce pays désertique ce sera dur, on n'est pas en bon état, les vivres et l'eau manqueront donc il faudra voler un camion. Il y en a peut être autour de ce centre de triage mais il faudra le trouver assez vite et éviter de laisser des traces de notre passage. Au besoin on devra se cacher quelque part en attendant la bonne occasion. Je pense que tout ça n'est pas facile mais réalisable. Il y eut un silence que Bodescu rompit. - Pour moi ça va. Je te propose de prendre un groupe de recueil pour le cas où vous tomberiez sur une patrouille. Je me placerai entre les trains et ici. - Je suggèrerai aussi que vous emportiez des fusils, en bandoulière, et que vous marchiez en ordre, au pas éventuellement, fit Joao. De loin et la nuit, les yeux voient ce que le cerveau veut voir, on devrait vous prendre pour des Chinois faisant une ronde, même sans uniforme ni casque, le fusil est symbolique d'une patrouille militaire. Ca diminue l'efficacité du recueil, moins armé, mais ce qui importe c'est que vous n'attiriez pas l'attention. Ce n'était pas bête et Antoine apprécia cette nouvelle façon de voir les choses de la part du Capitaine Portugais. Il accepta de la tête, suivi par Bodescu, un peu moins enthousiaste, néanmoins. Le jeune homme décida de laisser Labelle avec le dernier groupe, sous le train. Ils firent le tour des essieux pour tenir tout le monde au courant pendant qu'Igor et Tchi recevaient leurs ordres de Bodescu, à part. Igor prit un fusil et tendit l'autre à son Lieutenant, avec une cartouchière de munitions. Le jeune Sibérien prit un couteau, il jouerait le rôle du sous-officier, forcément sans fusil, marchant en tête. Puis les trois hommes sortirent de sous les wagons et commencèrent à marcher du pas le plus naturel possible, la lanière du fusil à l'épaule droite pour Igor et Antoine, alors que Tchi mimant les gradés, marchait donc en tête. Ils étaient tête nue, regrettant que les corps des Chinois, au château d'eau, n'aient pas été déshabillés. Leurs uniformes auraient pu servir, ici. Mal à l'aise, l'impression d'être vus à des kilomètres, évitant les rares zones de lumière ils arrivèrent aux trains, tous garés sur des voies proches les unes des autres. Tchi approcha son visage tout contre les étiquettes pour tenter de les lire. - Je ne connais pas ces signes, Lieutenant, chuchota-t-il après avoir longé deux trains sans rien voir bouger. Je n'y comprends rien. Antoine avait deviné depuis un moment et se creusait le crâne. Quand ils débouchèrent derrière le quatrième train ils aperçurent une petite construction éclairée à une cinquantaine de mètres. Des silhouettes se découpaient derrière les fenêtres. Aussitôt le jeune officier s'agenouilla sous un wagon pour observer. - A mon avis, il y a des camions sur le côté gauche, chuchota Igor. - J'ai vu… j'essaie de savoir combien il y a d'hommes là-dedans… et qui ils sont. - Je peux approcher, fit Tchi, j'entendrais quelque chose. Dangereux. Dangereux mais le moyen de faire autrement ? - D'accord, mais je viens avec toi, Igor nous couvrira d'ici. On essaie de ne pas tirer. Je resterai un peu en arrière de toi. Si tu es pris, laisse-toi embarquer et on attaquera pour te délivrer. Tchi ne répondit pas, et commença à avancer en faisant un large tour par la droite, dans une zone d'obscurité, suivi d'Antoine à une dizaine de pas. Tendu, Igor les perdit de vue très vite, gardant les yeux fixés sur la construction. Tout était silencieux par ici. En approchant de la bâtisse qui ressemblait à un ancien poste d'aiguillage, vitré sur deux côtés, Antoine se rendit compte qu'il s'agissait maintenant d'un poste de garde ! Une porte s'ouvrit et il entendit des voix qui braillaient en Chinois. Quatre ou cinq types étaient sortis et rigolaient en embarquant dans un camion. Le jeune homme avait plongé au sol et Tchi était invisible. Il ne fallait pas traîner. Il avança de quelques mètres à quatre pattes puis stoppa quand il entendit le moteur de l'un des camions démarrer, plaquant son visage au sol. Il avait eu raison de se méfier car des phares s'allumèrent. Il était persuadé qu'il avait été repéré… quand le véhicule s'ébranla en tournant sur la gauche ! Aussitôt il se redressa et fonça jusqu'à l'une des parois latérales non vitrée de la bâtisse. Tchi était là, l'oreille collée à une cloison de bois. Il le laissa écouter et longea le mur jusqu'à ce qu'il aperçoive les véhicules. Deux camions bâchés, de taille moyenne, passablement vieux, apparemment. Rien de particulier se dit-il jusqu'à ce qu'il remarque des fûts posés près de l'un d'eux. Si jamais… Il décida de risquer le coup et d'avancer jusque là en rampant sous la paroi vitrée, maudissant le fusil qui l'encombrait maintenant. Le plateau du plus proche était vide de fûts mais des caisses étaient empilées dans un angle, près de la cabine, sous la bâche. Il alla jusqu'à l'autre. Idem. Mais les fûts, au sol, empestaient l'essence. Il frappa doucement les parois. Trois d'entre eux étaient pleins et deux autres à moitié. Il grimpa rapidement à bord du second camion et, posant le fusil près de lui avant de soulever doucement la bâche, vit l'intérieur de la bâtisse. Quatorze hommes avec un sous-officier portant l'insigne du PURP ! Une douzaine jouaient aux cartes autour de deux tables et un lisait un journal, le sergent, debout, regardant une carte, sur un mur. Il faudrait les neutraliser très vite si on voulait éviter un coup de feu. Seulement neutraliser quatorze hommes, à neuf attaquants, sans armes et en mauvais état physique… Drôlement tangent, même compte tenu de l'effet de surprise ! Il se força à examiner la pièce, notant la présence de cartes ferroviaires, déchirées, sur un mur, à côté d'un poste téléphonique des chemins de fer. Il réfléchissait à toute vitesse, maintenant. Ils n'avaient pas le choix, une occasion pareille ne se reproduirait pas. Malgré l'importance du détachement Chinois il fallait attaquer. Vider ses dernières forces mais attaquer. Un vague plan se dessinait dans sa tête. L'heure, le temps. Tout était une question de rapidité. Il vit que le sous-officier portait une montre et décida de la lui prendre, dès que possible. La sienne lui avait servi de monnaie d'échange, au camp, pour se procurer des boites de conserves. Il ramassa le fusil, descendit au sol et revint vers Tchi. - La relève vient d'avoir lieu, murmura celui-ci. Ils sont là jusqu'à 14 heures, demain. Ca voulait dire que, dans les meilleures conditions, ils auraient une douzaine d'heures d'avance. Pas beaucoup. - … Il y a un train qui va partir dans une heure mais je n'ai pas compris lequel. Les autres sont là jusqu'à après-demain, poursuivait le Sibérien… - Je file chercher les autres, l'interrompit Antoine. On va attaquer, c'est peut être notre dernière chance. Il faudra neutraliser ces hommes très vite, malgré notre fatigue. Tout donner. Avant le départ du train dont ils ont parlé. Ils font peut être une patrouille, dans ces cas là. Pas de détail ! J'y vais, je dis à Igor de te rejoindre et vous surveillez, ici. Il mit peu de temps à revenir au train de prisonniers vide, sans avoir vu Bodescu. Il s'en inquiétait quand il entendit des bruits de galopades étouffées, derrière lui. Devant, Joao et Labelle se dressaient, suivis de Vassi et des deux autres. Antoine s'accroupit leur faisant signe d'en faire autant, attendant que Bodescu arrive et jeta alors : - On ramasse tout, ici. On va attaquer un petit poste. Quatorze hommes, un gradé. Un téléphone, aussi, donc on ne laisse pas de survivant ! C'est beaucoup, il va falloir faire très vite, on y met nos dernières forces ! Mais c'est notre chance parce qu'il y a deux camions et des fûts d'essence… Un train va partir dans une heure il faut que tout soit terminé avant. On charge le tout et on file vers le sud ; avec les deux camions, pour l'instant, on verra ensuite. Là-bas ramassez toutes les vivres, le matériel intéressant ; une pompe à main, par exemple, pour remplir les réservoirs ; et tous les récipients qui peuvent servir à stocker de l'eau. Si on peut les remplir immédiatement ce sera mieux. Voyez s'il y a un robinet. Le plus important est l'eau et les vivres. Et de faire vite ! Ca va être dur, les gars. Frappez dur et vite, surtout. On a notre chance si chacun se dit qu'on entre dans cette baraque pour tuer, tuer, tuer ! Ne gardez que ça en tête. Il faut les tuer tous, très vite, pour avoir une chance de vivre, nous. Ne vous posez pas de question, frappez. Vous êtes fatigués, je le sais, pas en bonne forme mais suffisamment pour vous battre pendant dix à vingt secondes, c'est tout ce dont on a besoin. Allez jusqu'au bout de vos forces. C'est tout ou rien… Il jeta un regard aux hommes et vit qu'ils portaient leur barda, attaché contre leurs flancs ou sur le dos. - Vous avez toutes vos affaires ? demanda-t-il en posant le fusil et la cartouchière sur le sol. Les têtes bougèrent rapidement. - Bien, on va pénétrer brusquement dans la pièce où sont les Chinois, il n'y a pas de sentinelles, dehors. Dispersez-vous immédiatement pour attaquer tous les soldats en même temps. Aidez-vous les uns les autres. Pas de coup de feu, c'est impératif, on est déjà assez limite. Autre chose, on attaque pour tuer, ne l'oubliez pas ! Ces types sont de la même armée que ceux qui ont fait sauter la mine, il y a quatre jours, gardez ça en tête. Si quelqu'un n'est pas d'accord, qu'il me le dise tout de suite. Il ne faut pas un coup de feu, servez-vous les uns des crosses et les autres des baïonnettes. Ce n'est pas très propre mais on n'a pas le choix. Sur place on récupère les armes et les munitions, deux ou trois tenues, les casques, les sacs, les vivres, les gourdes ou bidons d'eau, les cartes que vous trouvez. Aussitôt que les Chinois sont anéantis vous commencez à charger. Non, attendez, qui ne sait pas conduire ? Parkimski, Tchi et Vassi levèrent la main. - J'en déduis que tous les autres savent ? - Enfin j'ai conduit une ou deux fois, fit Kovacs. - Donc je peux compter à coup sûr sur les Capitaines, le Lieutenant et Igor, c'est bien ça ? Hochements de têtes. - Avec moi ça fera cinq, donc au moins deux par camions, d'accord ? Dès que les Chinois seront morts je veux un conducteur dans chaque camion. Vérification du contenu des réservoirs. Qu'ils démarrent les moteurs avant le chargement pour voir si ça colle, mais sans allumer les phares. Si l'un d'eux ne démarre pas on grimpe tous dans l'autre. Et on se dirige vers le sud. Des questions ? - Comment on trouvera la route du sud ? demanda Igor. - Le baudrier d'Orion. Facile à trouver. C'est une constellation, dans le ciel, dont une étoile indique le sud. Sinon le cap inverse de l'étoile polaire. Les Capitaines, le Lieutenant ou moi, on vous guidera. Tchi montera dans la cabine du premier camion et il enfilera une tenue chinoise. Rien d'autre ?… On se partage les armes, les uns les fusils les autres les baïonnettes, à votre gré. Souvenez-vous : vous ne vous servez que de la crosse des fusils ! Le pistolet ne servira à rien dans cette bagarre. Le Capitaine Joao prend un fusil, Le Lieutenant Labelle utilise son couteau. Chacun sera là pour donner un coup de main à celui qui aurait des difficultés, compris, tout le monde ?… On y va. Antoine en tête, une baïonnette à la main, ils partirent en trottant et traversèrent les voies sans alerte. Joao rattrapa Antoine à l'occasion du passage sous un train. - Pourquoi tu m'as donné un fusil ? chuchota-t-il. - Tu n'as pas l'habitude de ces trucs violents : les armes blanches. Mes gars, si. Dis-toi que tu portes une massue et cogne à la tête ! Utiliser une baïonnette est traumatisant, la première fois… Un couteau aussi. Pour l'instant reste derrière Vassi et copie ses gestes. Dans la bagarre si tu as besoin d'aide demande-la assez tôt. Pas de fausse fierté, ça met tout le monde en danger. - Compris. Il n'y avait apparemment rien de nouveau au poste de garde. Pendant la vérification des armes Tchi alla en reconnaissance et revint en le confirmant. - Tous derrière moi jusqu'à la porte. Quand je l'ouvre on fonce sans un mot, sans un cri, les Chinois jouent aux cartes loin de leurs armes, il ne faut qu'ils s'en emparent, chuchota Antoine, avant de se relever et courir vers la bâtisse où il s'aplatit à côté de la porte près de Tchi. Vassi et Igor passèrent immédiatement de l'autre côté de celle-ci. Pas besoin de leur faire un cours, à eux… Il commença à défaire ses ballots et à les poser par terre pour être plus libre de ses mouvements. Les autres l'imitèrent. Ensuite, Antoine regarda sa baïonnette et l'assura, dans sa main, pointe en avant, regarda à droite et à gauche puis tendit doucement la main libre vers la poignée et la tâta. Elle pivotait. Il respira longuement et la poussa brutalement, entrant dans la pièce. Les têtes des Chinois se tournèrent de son côté, stupéfaites. Déjà, il fonçait vers une table de jeu. Il plongea l'arme dans le dos du premier Chinois qui se présentait puis tenta de la retirer. Il n'y arrivait pas et dut s'aider du pied, perdant du temps ! La table s'était renversée et un soldat ennemi, se relevait, le visage montrant son incompréhension, il ouvrait la bouche pour crier quand une main passa devant sa gorge qui fut parcourue d'un trait rouge. Labelle intervenait. Plus à droite, Tchi enfonçait une baïonnette dans le ventre d'un autre joueur. Joao levait son fusil et l'abattait, crosse en avant sur le dormeur. Antoine eut encore le temps de voir Labelle plonger la lame de son couteau dans la gorge du gradé et d'entendre un gargouillis ignoble. Il songea qu'il devrait apprendre comment on tue un homme de cette façon ! Déjà il replongeait sa propre baïonnette dans le flanc d'un joueur de cartes, l'enfonçant moins profondément, cette fois, frappant encore deux fois en repoussant le corps qui se cabrait. Il savait que ce qu'il était en train d'accomplir lui reviendrait, pendant son sommeil, mais il en repoussa l'idée. Il y avait autre chose à faire. Il se redressa et se tourna vers les autres. C'était fini. Joao, immobile, debout à côté de Vassi, le fusil levé crosse en l'air, regardait sa victime, inconscient de ce que sa poitrine se soulevait à une cadence effrénée. C'était fini. Antoine se demandait encore comment il n'y avait pas eu de hurlements… - Allez, au boulot, lança le jeune homme, d'une voix hachée par l'effort qu'il venait de fournir. On ne sait pas si on est visible de quelqu'un, au loin. Vassi, Igor, Tchi, vérifiez qu'ils sont tous morts et faites le nécessaire si ce n'est pas le cas. On ne laisse personne de vivant ! Il faut faire vite et ne rien oublier. Cherchez les vivres. Ils devaient rester là jusqu'à demain après-midi, il doit donc y avoir des vivres quelque part. Tout de suite ils s'activèrent. On entendit presque tout de suite les démarreurs des camions crachoter, dehors. Antoine entreprit de fouiller la pièce, donnant des ordres au passage, pour faire enlever un pantalon ou une tunique à un mort. Joao s'était remis et regardait les cartes, Bodescu avait trouvé une paire de jumelles qu'il avait pendues à son cou et parcourait rapidement des piles de papiers. - Kovacs, prend le journal du type qui lisait, lança-t-il. Antoine fouilla les poches du sous-officier et trouva une petite boussole. Un trésor ! Il la lui prit de même que sa montre. Des papiers, aussi, qu'il enfourna dans une poche, sans regarder. Au dernier moment il arracha l'insigne du PURP et le rangea dans une poche de chemise, comme un torero qui garde l'oreille du taureau qu'il vient de tuer ! Il jeta un coup d'œil de l'autre côté de la vitre et aperçut Igor, Parkimski et Kovacs qui chargeaient les fûts avec peine. - Vassi, Tchi allez les aider, dehors. Charles, Joachim, Léyon commencez à charger ce qu'on a mis de côté ici, sauf les gourdes, récupérez ce que vous trouvez comme armement et munitions. Les deux Capitaines n'eurent pas un geste de surprise de se voir ainsi commander sèchement et se mirent au travail. Le jeune homme se mit à la recherche d'un robinet. Il y en avait un dehors et il revint sur ses pas pour emplir tous les récipients, y compris ceux des Chinois. Puis il fit le tour du bâtiment pour les jeter dans les cabines des camions. - On est prêt pour l'essence, Lieutenant, fit la voix de Vassi, derrière lui. - Bien. Au moins toi, tu sais rendre compte, je te ferai passer Sergent quand on sera rentré ! Il entendit un gloussement, dans l'ombre. - Pas question, plus personne ne s'occuperait de vous, Lieutenant. L'attaque ne l'avait pas ému, apparemment. - Combien de litres ? - Deux fûts pleins et un entamé dans chaque camion, ça fait près de 500 litres pour chaque bahut, je pense. On a descendu les petites caisses, des plateaux des camions, elles étaient pleines d'obus de mortier sans détonateur. - Espérons que ça suffira, on aura sûrement des détours à faire et on ne sait pas combien consomment ces engins là… Quelques minutes plus tard ils étaient tous autour de lui. Il nota que beaucoup d'entre eux titubaient. Ils étaient à la limite de leurs forces. - J'ai trouvé une boussole dit-il, je monte dans le camion de tête avec Tchi, les autres, répartissez-vous dans les deux, restez sous les bâches, mangez pour récupérer et dormez. Quand on sera assez loin on stoppera pour faire le point. Embarquez. Léyon tu passes dans le second camion. - Les corps, Petit Lieutenant ? fit la voix de Bodescu. Peut pas les laisser là, en vue. Il avait raison, bien sûr. - C'est vrai, chargez-les dans le deuxième camion, on les planquera loin d'ici pour se donner une marge de plus. Igor, au volant du premier bahut, Joachim dans le second et Charles avec moi dans le premier, les hommes répartissez-vous. Allez, on y va, phares éteints, hein ? Les hommes allèrent chercher les corps et les portèrent tant bien que mal dans le second camion. Antoine pensa qu'il ne faudrait pas y laisser ce chargement macabre trop longtemps, les gars risquaient d'en être choqués, une fois l'action terminée. Il regarda la boussole dès que le camion eut démarré et tendit le bras vers le sud quand l'aiguille fut vaguement stabilisée. Igor hocha la tête sans répondre, obliquant pour venir couper lentement les rails, perpendiculairement. Le véhicule sautait horriblement à chaque franchissement, mais ne protestait pas davantage. Ces camions chinois avaient de grandes roues et devaient pouvoir franchir des passages difficiles sans trop de gros efforts. - Hé, derrière, lança le jeune homme, après s'être retourné pour casser d'un coup du manche de la baïonnette qu'il n'avait pas lâchée, la vitre de séparation avec le plateau, je veux être tenu au courant immédiatement si le second camion a un problème ou perd du terrain. La voix de Tchi lui parvint. - Il roule à trente mètres, Lieutenant. Il revint au terrain, devant, cherchant des yeux si les installations ferroviaires étaient clôturées d'une manière ou d'une autre. C'est ainsi qu'ils aperçurent un canon antiaérien protégé par un muret de sacs de sable. Mais aucune sentinelle. Ils passèrent une dernière voie et débouchèrent sur une piste poussiéreuse qui allait vers l'ouest. Tout était tellement plat qu'Antoine se demanda comment repérer une route se dirigeant vers le sud. Théoriquement il devrait bien y en avoir une, avec l'Iran droit devant. Mais ils étaient encore vraiment très loin de la frontière. De nuit, ainsi, mieux valait rouler au cap, on verrait plus loin. En tout cas le plus urgent était d'accumuler les kilomètres, cette nuit, pour mettre de la distance avec la gare où ils avaient fait des dégâts. Igor se débrouillait assez bien avec son volant et Antoine lui dit : - Continue dans cette direction pendant que tu le peux. Mais si tu vois quelque part une route ou une piste, qui va dans notre direction, à gauche, tu la prends, ce sera plus dangereux mais on avancera plus vite. Je reviens dans un petit moment. - A mon avis, commença Igor, ça devrait coller, maintenant. Antoine sourit puis il se tourna vers l'arrière. - Capitaine ? cria-t-il. - Oui ? fit la voix de Bodescu. - Vous avez trouvé des cartes, des trucs comme ça ? - Oui. Mais assez vieilles et essentiellement du réseau ferré. - Je vais vous rejoindre et Tchi passera devant. Il se livra à une petite acrobatie, la portière ouverte, pour attraper, à l'extérieur, les ridelles du plateau et passer sous la bâche que Tchi tenait relevée. Ses jambes tremblaient de fatigue, il allait devoir se reposer… Puis le Sibérien passa par le même chemin pour gagner la cabine. - Alors Petit Lieutenant, quels sont tes ordres ? Il faisait sombre, ici et Antoine dut s'en tenir au timbre de la voix du Capitaine pour se faire une idée tout en s'asseyant sur le plancher. - J'ai été sec, hein ? - Oui, mais c'était normal. Au combat il ne faut qu'un chef. Alors on obéit ou on prend le commandement… Bon, on va parler de ça, mais ce sera la dernière fois… Je sais infiniment plus de choses que toi, sur l'armée, son fonctionnement, ses matériels, la stratégie, les principes de manœuvres tactiques et tout ça. Mais sur le combat localisé d'un petit nombre de soldats, dans cette guerre-ci, tu as, en ce moment, plus d'expérience pratique que moi. Alors je te laisse le commandement opérationnel, c'est normal. N'en déduis pas que j'abdique. S'il le faut, je prendrai les rênes et je te le dirai. Pour l'instant je trouve que tu vois juste et vite et ça va comme ça… Léyon s'est fichtrement bien battu, aussi. Son dossier disait vrai, c'est un sacré soldat, ce type. Pour le reste je crois que tu as convaincu Joachim aussi. - Ah dis donc il a changé, lui ! - Oui. Ses certitudes ont basculé. La guerre n'est plus un exercice intellectuel, sa sauvagerie est devenue une réalité et il est assez intelligent, et pas buté, pour savoir qu'il a tout à y apprendre. Mais il aura aussi son utilité, sois-en sûr, c'est un type fort dans son domaine d'Etat-major, de faiseur de plans. - Je le sais… Bien, si on étudiait ce qu'on a récupéré ? Et il nous faudrait de la lumière. - J'ai trouvé une lampe de poche à génératrice, une sorte de pédale, sous le pouce, qui alimente l'ampoule, comme nos postes émetteurs. Pas sots, ces Chinois, plus besoin de pile. Attend, la voilà… Un cône de lumière surgit pendant qu'un bruit de roulement se faisait entendre, malgré le grondement du moteur. Bodescu dirigea le faisceau ; qui faiblissait et renaissait sur le rythme du pouce ; vers les papiers récupérés, coincés sous sa cuisse sur le plancher, et en passa un tas à Antoine. Ils se rapprochèrent l'un de l'autre pour lire ce qui était en russe. Rien d'intéressant, des feuilles de transport qui semblaient indiquer que des civils travaillaient parfois dans cet ancien aiguillage. En tout cas rien qui pouvait leur servir. Bodescu était arrivé au même résultat, mais déclara : - On va emporter tout ça, nos gens des Etats-majors seront peut être intéressés. Pour les papiers en chinois, Tchi les a lus et n'a rien trouvé qui nous aide. Des listes de personnels pour ce poste de garde, essentiellement. Quand le jour commença à poindre, à gauche, ils n'avaient parcouru que 110 kilomètres seulement, d'après le compteur du camion dont le jeune homme avait relevé les chiffres en partant. Mais ni le terrain, ni le camion, ne permettait de rouler à plus de 60km/h. Au mieux. Peut être le camion lui même ne pouvait guère aller tellement plus vite ? Antoine avait relevé Igor au volant, après qu'ils furent tombés sur une large piste poussiéreuse orientée vers le sud, enfin. Malgré le terrain désespérément plat, il songeait à faire bientôt un arrêt pour se débarrasser des corps des Chinois et prendre une décision au sujet des deux camions. Ils consommaient deux fois trop d'essence avec les deux bahuts, c'était idiot. D'un autre côté c'était une sécurité si l'un tombait en panne, étant donné leur état d'usure avancé… Il était très préoccupé par les vivres et l'eau, aussi. Ils pouvaient se rationner sur l'eau. Ils avaient de quoi tenir quatre jours, peut être, dans cette région chaude. Et ensuite ? Mais les vivres ne tiendraient pas trois jours, apparemment. Désormais, ils devaient manger davantage pour reprendre et conserver des forces. Sans réserves physiques, cela exige un apport sérieux de calories. Et où s'en procurer par ici ? Un détachement Chinois risquait d'être trop important pour leur petit groupe… - Qu'est-ce que c'est, Lieutenant ? fit soudain Igor en tendant le bras vers la droite. Il faisait totalement jour, maintenant, Antoine saisit les jumelles de Bodescu de la main droite, tant bien que mal, et les braqua vers le lointain. Il y avait quelques constructions. On aurait dit… un aérodrome militaire. Nom de Dieu ! Il y avait aussi de l'animation, une sorte de tracteur venait de sortir d'une construction tirant un avion. Il accéléra, d'instinct en criant : - Capitaine ! Igor passe-lui les jumelles… regarde à droite, un terrain d'aviation. Il y a forcément des troupes, dis-moi si tu vois de l'agitation. La piste faisait un virage à gauche et un talus la bordait sur la droite. Antoine tira brusquement le frein à main, criant à Igor de tenir le volant dès qu'il se fût rendu compte que le haut des camions serait dissimulé aux vues dans cette courbe. Il descendit rapidement pendant que Bodescu apparaissait à l'arrière et sautait au sol. - Léyon… installe une protection, hurla le jeune homme au moment où le second camion stoppait à son tour juste derrière le premier. Puis il rejoignit le Capitaine notant vaguement que Joao descendait à son tour, en courant, un fusil à la main. Il alla se coucher au sommet du talus au moment où Bodescu lâchait : - Un tout petit aérodrome, apparemment… Pas d'avions de chasse, ni de bombardiers, mais il y a évidemment des troupes, c'est un sale coin pour nous. Joao arrivait et Bodescu lui tendit les jumelles. - Regarde. Immobile Antoine examinait les environs. Le paysage semblait changer, par ici. Un peu moins plat. Il regarda vers le sud et aperçut de vagues ondulations, ou plutôt des masses rocailleuses. - Terrain secondaire, fit la voix du Capitaine Portugais, du même ton détaché qu'il aurait eu en commentant une carte ou des photographies aériennes. On dirait une sorte de relais technique, un ravitaillement en essence pour des avions de passage. Regardez, on voit des avions de types très différents et tous multi moteurs. Pas de troupes visibles non plus… Mais il est encore tôt, il y en a forcément. Oui, c'est ça il y a de gros dépôts de carburant, sur la droite. Mais des fûts, pas de cuves, donc c'est un terrain nouvellement installé. Je confirme, à tous les coups c'est un endroit où ils se ravitaillent. Pas de gros détachements de troupes d'intervention à craindre, mais certainement un détachement technique assez important. Antoine prit les jumelles à son tour et observa longuement pendant que les deux Capitaines discutaient. Puis il les abaissa. Pas possible d'essayer de voler des vivres ici, de jour notamment. De nuit ? Oui mais les camions se voyaient comme le nez au milieu… Il secoua la tête de mécontentement. Il y avait des vivres ici mais ils ne pouvaient pas prendre le risque d'une bagarre, si près de la ville, de la gare. Il fallait tenter la chance et continuer, sachant que plus ils s'enfonceraient dans le semi désert, moins ils trouveraient de groupes isolées, il faudrait se rationner… - On repart, je voudrais qu'on abandonne les corps quelque part dans ce coin, derrière un monticule quelconque et qu'on refasse les pleins. En redescendant au niveau de la piste il fut étonné de voir apparaître Vassi, une mitraillette chinoise en bandoulière. Parkimski et Kovacs qui se redressèrent, un peu plus loin, là où ils avaient été placés en sentinelles, étaient armés de la même façon, de même que Labelle. Le poste de garde chinois était mieux équipé qu'il ne l'aurait pensé, ils avaient récupéré un armement sérieux. Il fit un geste du bras. - On embarque ! On s'arrêtera plus loin pour cacher les corps. La piste était toujours aussi glissante avec cette poussière, qui révélait en outre leur progression. La direction des engins, floue sous les mains, ne facilitait pas la conduite. Trente kilomètres plus loin ils s'arrêtèrent dans un creux relatif. Les corps furent débarqués, déshabillés ; les vêtements récupérés ; et posés à l'ombre de rochers, invisibles de la route et vaguement recouverts de sable. Puis ils refirent les pleins des réservoirs, à ras bord. *** Il était 11 heures passées. Antoine, épuisé, dormait dans la cabine, quand le premier camion arriva au sommet d'une assez longue côte et Igor pila, envoyant le jeune officier dans le pare brise. Un peu plus bas, dans la plaine, juste devant, à quatre bons kilomètres, s'étendait un camp immense. Des toiles de tentes par centaines, de chaque côté de la piste ! Et, plus à droite, un complexe industriel avec de hautes cheminées, longues et étroites… Au même instant Antoine réalisa que leur piste se dirigeait là, en direction du camp ! Une autre le quittait en direction du complexe et une troisième partait du complexe vers l'Est ! Depuis le matin ils roulaient sur une piste militaire… - Tchi, va dire derrière qu'on fait demi tour rapidement ! gueula le jeune homme en faisant signe à Igor de braquer tout à gauche. Pendant que le soldat manœuvrait de toutes ses forces le lourd volant pour faire tourner le camion Antoine enregistra quelque chose. Sa tête pivota et il vit une colonne de poussière qui s'élevait de la piste à la sortie du camp, dans leur direction. Un convoi venait vers eux ! Il jura à plusieurs reprises. - Charles, hurla-t-il pendant qu'Igor se battait à la fois avec le volant, contre la piste, assez étroite à cet endroit, et la boite de vitesse qui grinçait abominablement. Il y a du monde qui arrive, devant. Je dormais, tu te souviens d'un endroit où on pourrait se planquer ? Bodescu arriva dans les secondes qui suivirent. - Un creux, pas loin, peut être ? Il y avait un contrebas, pousse-toi Igor, je prends le volant. Il fallut plusieurs manœuvres pour faire le demi-tour et le second camion n'en avait pas encore terminé quand Bodescu vint se placer de manière à le doubler pour reprendre la tête. Antoine avait couru à l'autre bahut pour annoncer ce qui se passait, et dire à Labelle de distribuer toutes les armes et les munitions. Il revenait quand la route fut libre et grimpa en voltige à côté du Capitaine prenant la tête. Celui-ci dévala la pente à fond et récupéra de justesse une glissade sur la piste. - C'est costaud, mais c'est vieux et ça ne tient pas la route, gronda-t-il… Ils étaient à quelle distance ? fit-il en se tournant vers Antoine. On aura besoin d'un minimum de temps pour planquer ces engins. Et du sommet ils nous verront peut être ? - Pas plus de quatre kilomètres. Mais ils roulaient en convoi donc pas très vite et ils devaient monter vers la crête. De toute façon on n'a pas le choix. Ils ne doivent pas nous repérer sinon il y aura tôt ou tard un type pour se demander qui vient de leur camp, et poser la question par radio. Ils étaient tous deux terriblement tendus et scrutaient la piste devant. Moins d'un kilomètre plus loin, vers le bas de la cote, Antoine cria : - Stop ! Ils étaient dans un virage à gauche et la route, en surplomb, allaient déboucher sur une longue étendue plate. - … recule dans le fossé, derrière à droite, laisse tout partir, je vais prévenir l'autre camion. Il descendit rapidement et se rua vers l'arrière faisant de grands signes avec les bras pour arrêter Joao qui conduisait l'autre engin. Celui-ci dérapa et vint cogner durement le premier. Antoine était déjà à la portière quand Joao se redressa, derrière le volant. - Tout le monde à terre, hurla le jeune homme puis, se tournant vers le Portugais et s'efforçant de parler calmement : tu suis mes gestes. On fait descendre les camions en arrière, dans le trou, là. Ne te pose pas de question et accroche-toi quand ça partira. Puis il courut derrière et fit de grands gestes. Les roues avant du camion braquèrent et il commença à reculer en pivotant, le cul de plus en plus à angle droit avec la piste. Soudain les roues arrières ne trouvèrent plus le même appui et tout s'accéléra. Le capot moteur parut monter vers le ciel et le camion partit en arrière. Il alla s'écraser dans un vacarme de ferraille, quelques mètres en contrebas, sur un amas de rocaille qui éclata sous le choc. Une odeur d'essence commença à se faire sentir, un fût avait dû céder… Déjà Antoine fonçait vers le premier camion et faisait signe aux hommes de descendre et de se mettre en position de combat, à l'abri, de ce côté de la piste. Bodescu avait compris et manoeuvrait. Le bahut pivota et prit la descente plus en oblique. Il manqua passer sur le dos à plusieurs reprises mais la descente fut plus ou moins contrôlée et il n'y eut pas de gros choc, au bout. - Pourquoi ici ? fit le Capitaine quand il descendit. - De la route, dans le sens du convoi, on ne voit pas grand chose, de ce côté, lança Antoine. Et il y aura un nuage de poussières, j'espère. Bodescu regarda autour de lui et fit la moue. - De toute façon c'est le bout du chemin, pour nous, dit-il. Antoine n'écoutait plus, remontant vers la piste pour vérifier que rien ne trahissait leur présence. Du pied Igor et Tchi effaçaient les traces des roues, sur le bas côté. Maintenant on commençait à entendre le moteur des premiers camions chinois. Si quelqu'un tournait franchement la tête à droite dans le virage il verrait les bahuts… - Tout le monde se planque, cria le jeune homme. Personne ne tire, c'est un ordre ! Couché derrière un petit rebord rocailleux il s'aperçut qu'il ne portait pas d'arme. Seulement la baïonnette, passée à sa ceinture ! Il s'engueula intérieurement mais il était trop tard. Le premier camion chinois ne devait plus être très loin, le bruit du moteur changea de ton, devenant plus grave, le conducteur avait engagé une nouvelle vitesse, donc il avait entamé la descente. Leur chance fut probablement que le chauffeur du premier camion, content de pouvoir accélérer un peu s'était laissé aller. Il connaissait le terrain et devait aimer montrer sa virtuosité, au volant, il vint couper la piste sur l'autre bord en laissant l'arrière déraper ce qui augmenta encore le nuage de poussières. Et le convoi défila. Vingt-neuf véhicules qui traînaient chacun un panache empêchant de voir les bas côté. C'était à se demander comment les conducteurs repéraient la piste, devant eux ? Mais ils devaient avoir l'habitude, c'était peut être leur grand jeu ? En tout cas leurs officiers les laissaient faire. Ils restèrent tous immobiles plusieurs minutes après le passage du dernier engin. Puis Bodescu apparut, plus à droite, alors qu'Antoine lançait : - Parkimski, Kovacs, filez au sommet de la cote et prévenez-nous si quelqu'un d'autre survient, d'un côté ou de l'autre. Bodescu revenait au second camion et mesurait des distances. - Si on accroche, l'un à l'autre, les câbles de désensablage des treuils avants des camions, et qu'on trouve un point d'appui, de l'autre côté de la piste on doit pouvoir sortir ce truc d'ici et le hisser sur la piste, fit-il quand Antoine s'approcha. Pas l'autre. Mais j'ai senti le moteur encaisser, dans la descente, ajouta-t-il. Il n'ira peut être plus loin. Antoine secoua la tête. - De toute façon on ne va pas lui demander grand chose. Il faudra récupérer l'huile moteur de l'autre à tout hasard si le carter de celui-ci a touché. - Qu'est-ce que tu comptes faire ? - Tu as vu ce pays ? fit le jeune homme en désignant l'étendue plate devant eux, vers l'ouest. A pied on n'a pas une chance. D'autant que je ne sais pas si on ne va pas pénétrer dans le dèsert de Karakoum, je me souviens qu'il occupe 90% du territoire… On ne peut pas retourner au centre de triage où les Chinois doivent tout fouiller, de l'autre côté il y a ce camp… Cette fois on a le dos au mur. Plus qu'une solution, le terrain d'aviation, pour piquer des vivres, de l'eau, un autre véhicule, n'importe quoi qui nous permette de quitter ce coin sans aller crever tout seul dans le désert. N'importe quoi, je m'en fous ! - Hein ? Tu veux entrer sur cette base ? - Ecoute, quand on avait prévu de s'enfuir on était proche de la Sibérie, ou en Sibérie même. Là il y avait de quoi se planquer. Au pire on pouvait marcher vers l'ouest, chasser pour se nourrir. A pied on n'était pas en mauvaise position, je veux dire que c'était envisageable. Ici, très peu de gibier, pas d'eau, impossible de se planquer. Même avec un véhicule adapté et une bonne réserve de vivres et d'eau on sera visible comme le nez au milieu du visage. Et tu penses bien qu'ils ont des patrouilles aériennes régulières. A l'est c'est la Chine, ça ne nous rapproche pas vraiment de nos lignes, hein ? Alors je ne vois qu'un large détour pour contourner ce camp, avec un autre véhicule, oui. En tout cas il faut essayer, ne pas rester ici à se morfondre. Il avait terminé en élevant la voix. - Je suis d'accord avec Antoine, fit la voix de Joao, derrière eux… Ils se retournèrent, un peu surpris. Le Capitaine poursuivait : - Ces terrains n'ont pas d'autres vocations que de fournir de l'essence, une assistance aux appareils de passage. Ils ont un détachement de protection, probablement, mais certainement pas sur ses gardes, surtout avec le grand camp pas loin. Le personnel doit surtout être de maintenance. Pas des guerriers ! En revanche ils ont nécessairement des véhicules. C'était l'idée du jeune homme mais il n'avait pas poursuivi le raisonnement aussi loin et maintenant il réfléchissait vite. - On remet le camion qui peut encore rouler sur la piste et on fonce vers l'aérodrome. On s'en approche un peu, mais pas trop, en dehors de la piste, et on stoppe. Si on nous aperçoit des installations, personne ne s'inquiétera de voir un camion de l'armée. Et depuis la piste on nous prendra pour des gars de l'aérodrome. De toute façon avec le camion qu'on laisse ici, le temps nous est compté. - Bien raisonné, Antoine, fit Joao, bien. Et ensuite ? - A la nuit tombée on s'équipe, fit le jeune homme on gagne les installations, on fouille, Tchi essaie de s'informer en écoutant. Et… on improvise. - Ca c'est ce que je n'aime pas trop chez toi, fit Joao, vaguement souriant. Trop d'improvisation à mon goût, mais il faut dire que tu as du nez, alors je vais considérer que certains hommes ont un don immesurable pour cela et je réviserai mes critères une fois rentré. Bodescu secouait la tête, déconcerté. - Si vous vous mettez d'accord, je suis paumé, dit-il. Bon, on sort le bahut ? Ce fut long et difficile mais l'engin remonta sur la route. Le carter était effectivement fêlé et une partie de l'huile avait coulé. Kovacs y mit ce qu'il appela un pansement avec des tissus tenus en place par des liens de cuir ! Puis ils récupérèrent l'huile du second camion et firent le remplissage. Dès que le moteur tourna ils démarrèrent, tout le monde installé à l'arrière, où les fûts qui avaient été projetés à l'extérieur dans le choc, avaient été rechargés, ils étaient trop précieux pour être abandonnés. Antoine avait pris le volant et conduisait en douceur, évitant les nids de poule. Il fut tendu jusqu'à ce qu'ils repèrent une petite piste qui quittait la leur vers l'ouest en direction de l'aérodrome, bien visible, désormais. Il était quinze heures passées. Dans la cabine les trois officiers scrutèrent le paysage jusqu'à ce que Bodescu aperçoive une petite hauteur. - Là, dit-il soudain. D'abord personne ne parla. - La lettre cachée, murmura Antoine… - Belle érudition, jeune homme, réagit immédiatement Joao, même Edgar Poe serait surpris… C'est osé de se placer juste à l'endroit où l'on est visible de tout le monde mais, justement, ça ne prête pas aux soupçons. Au pire à la curiosité. Mais, dans la journée, les gens de l'aviation doivent être occupés. C'est ce soir, après le travail que l'on pourra craindre une visite, mais nous serons partis, n'est-ce pas ? Décidément je découvre des choses avec vous. Il était presque joyeux et ses deux camarades ne le reconnaissaient pas ! Le camion, peinant, chauffant, les amena jusqu'à la hauteur. - Tout le monde reste planqué sous la bâche, lança Antoine en direction de l'arrière. Léyon, planque une sentinelle sous le camion, face à la piste, relevée chaque heure. Tchi, tu enfiles les vêtements chinois, tu mets un fusil en bandoulière comme si tu étais une sentinelle, pour essayer d'en donner l'impression, de loin, et tu te places à l'ombre du camion. On mange on boit et on se repose. Ensuite vérification de votre barda. On emporte juste les vivres et le nécessaire, mais toutes les armes et les munitions. Nettoyage des armes pour tout le monde. Il faut se familiariser avec elles. Tchi sera le seul à sortir à l'extérieur. Il faut qu'un observateur voie quelqu'un près du camion. Je sais qu'il va faire chaud mais vous n'avez qu'à boire, sans toucher à vos gourdes personnelles, on a largement ce qu'il faut. Vous vous partagerez ensuite les tuniques chinoises récupérées, laissez tomber les pantalons. Puis il se tourna vers ses compagnons, dans la cabine. - On va faire un tour de garde, entre nous. Observation aux jumelles. Tenter de comprendre les activités. Surveiller les compléments d'essence et noter l'immatriculation des avions, leur taille. - Qu'est-ce que tu cherches, Antoine, fit Bodescu le regard grave. - J'ai réfléchi. Quitte à piquer quelque chose autant prendre… un avion qu'un camion. - Hein ? - Peut être pas plus difficile de piquer un avion qu'un camion, non ? On est neuf, il faut donc viser un appareil assez gros, dont les pleins seront faits. Un bombardier sans ses bombes, par exemple. Il serait assez costaud pour nous transporter tous. - Et comment on repère qu'il n'a pas de bombes ? interrogea Bodescu machinalement. - Je suppose que ces engins sont d'un maniement délicat, répondit Antoine. Je vois mal un bombardier se poser avec son chargement de bombes simplement pour faire le plein. Mais un avion de transport fera aussi bien l'affaire. Il faut surveiller combien de passagers descendent ou montent dans chaque appareil, noter son immatriculation, l'endroit où il se gare et sa forme générale pour le reconnaître dans l'obscurité, la dessiner, au besoin. On doit aussi repérer par où passent au sol, les avions qui vont décoller ou atterrissent. Et noter tout cela. - Dieu, c'est vrai que tu improvises bien, soupira Bodescu, tu te projettes loin, tu as une vue d'ensemble. Mais ton coup de l'avion, là tu rêves ! C'est du cinéma. Déjà bien si on peut piquer un camion. - A ceci près que le vol d'un camion, même s'il se passe en douceur, sera découvert au jour et que des patrouilles aériennes seront lancées. Sur ce billard où planqueras-tu un bahut, dans la journée ? C'est pourquoi je me dis que quitte à foncer et piquer quelque chose pourquoi pas un avion ? En tout cas essayer. Je pense que ça ne doit pas être fréquent et que rien n'est prévu pour empêcher un vol. Simplement parce qu'un commandant d'aérodrome ne pense pas que ça puisse arriver, surtout ici. Le seul problème est de trouver le pilote. On verra sur place. Il y eut un assez long silence. Même Joao ne disait rien. Puis Bodescu hocha lentement la tête. - Au stade où on en est… Une audace pareille, c'est tellement énorme que… Tu me stupéfies, et je ne sais pas quoi te répondre, je suis sec. Je suis au-delà de mes limites, maintenant, tu vois ? Pourquoi ne pas essayer, en effet, mon petit vieux ? Un pilote nous tombera bien du ciel ! C'était la deuxième fois que le Capitaine l'appelait comme ça depuis un bout de temps. Le moral remontait. L'après-midi s'étira. Les hommes s'efforçaient de dormir, derrière. Et les officiers dormirent à tour de rôle, eux aussi. Ils étaient vite fatigués, désormais. Entre les cinq fusils des Chinois jetés dans le château d'eau et les mitraillettes du poste de garde il y avait plus que largement des armes pour tout le monde, maintenant. Ils avaient même le choix. Plusieurs avions se posèrent, à partir de 18:00 heures. Certains étaient conduits dans les hangars, d'autres étaient laissés devant ceux ci. Mais en général il s'agissait de petits appareils de liaison qui refaisaient les pleins et décollaient à nouveau et les trois officiers commençaient à se demander s'ils pourraient trouver un avion convenant à l'importance de leur groupe. Rester ici une journée supplémentaire serait trop dangereux. Quelqu'un viendrait aux nouvelles. Prendre deux avions ? Antoine n'était pas très chaud. Il fallait déjà trouver un pilote. Alors deux… Il avait beaucoup observé l'activité là-bas. On démarrait les moteurs et les laissait chauffer un moment avant que le reste de l'équipage ne monte à bord. Tout ça prenait du temps. Et justement du temps ils n'en auraient pas beaucoup une fois leur intervention commencée. Il fallait être lucide, le risque que quelqu'un tire était grand. L'alerte une fois donnée tout deviendrait problématique. *** Peu avant la nuit un bimoteur atterrit, d'où il descendit cinq passagers plus trois hommes d'équipage. Tout de suite des mécanos s'agitèrent pour faire les pleins et ouvrir les capots moteur. Pour des vérifications, probablement. Les passagers furent accompagnés à un baraquement accolé au deuxième hangar. Des personnalités, peut être ? Mais ici un commandant devait être une personnalité… Un peu avant le départ, Antoine choisit d'autorité une mitraillette qu'il savait bien manier, Labelle, Bodescu et Joao un fusil chacun. Antoine avait répété à plusieurs reprises que les porteurs de fusil devraient placer la baïonnette au bout du canon au moment de partir et tenir leur arme le canon vers le ciel pour éviter de planter la lame dans les fesses ou le dos d'un copain. Qui pousserait un hurlement… Le silence était important dans leur action. S'ils étaient surpris par une sentinelle elle devait être tuée sans bruit. A l'arme blanche… La difficulté consistait à trouver un avion mais surtout un pilote ! Si celui-ci n'était pas à côté de sa machine comment le découvrir ? A la tombée de la nuit ils se décidèrent et s'équipèrent. C'était du quitte ou double. La vie ou la mort. Ils le savaient quand ils se mirent en marche, en file indienne en direction de lumières vaguement camouflées. Igor devant, comme lorsqu'ils étaient sur le front. Antoine marchait juste derrière lui, précédant Vassi. Par ici, le sol était assez sablonneux et ils ne faisaient aucun bruit en avançant. Mais ils progressaient lentement et il était 22:10 quand ils arrivèrent au premier hangar dont les portes n'avaient pas été fermées pour la nuit. La lune était encore basse et il faisait assez sombre. Antoine réalisa qu'ils ne tenaient tous, que sur les nerfs. Ils étaient arrivés au bout de leurs forces. C'était du tout ou rien, cette nuit. Par signe il prévint les autres qu'il allait en reconnaissance avec Tchi. Celui-ci portait également une mitraillette et le jeune homme montra du doigt qu'ils allaient plutôt emporter des fusils, de manière à pouvoir utiliser les baïonnettes, même si l'arme proprement dite était plus encombrante. Au dernier moment il sentit que quelqu'un lui mettait un objet métallique dans la main. Il identifia bientôt la lampe récupérée au poste de garde du centre. Pourquoi diable… Il haussa les épaules et la mit dans une poche. Tout en progressant, le fusil pesant lourdement dans la main droite, il songea que le bon équipement eut été une mitraillette, un poignard et un pistolet de façon à faire face à n'importe quelle situation. Mais il était trop tard. Ils longeaient la paroi obscure du grand hangar en direction de l'arrière, laissant une main la frôler pour se laisser guider. A l'angle ils attendirent un instant avant de passer de l'autre côté. Pas un bruit. De là ils devinaient le deuxième hangar, tout aussi sombre, à une trentaine de mètres, et un baraquement accolé derrière, symétrique à celui qui donnait sur la piste et qu'ils avaient aperçu, l'après-midi. Là, quelques fenêtres laissaient passer de la lumière. Finalement ce deuxième hangar paraissait le plus important. De ce côté des fenêtres étaient allumées et des silhouettes apparaissaient, à contre-jour. Très bien de distinguer les occupants mais eux aussi pouvaient peut être les voir ! D'autre part la lumière leur avait fait perdre leur vision nocturne. Il décida de faire prudemment le tour de tous les hangars et des bâtiments pour se faire une idée de la base. Cela leur prit une heure. Mais ils avaient repéré le seul poste de garde, sans sentinelle à l'extérieur. Loin des combats la vigilance se perdait. Murmurant à l'oreille de Tchi, Antoine lui dit qu'il allait inspecter les quatre avions qui étaient stationnés devant les hangars pendant que le jeune Sibérien écouterait les conversations, sous les fenêtres, guettant tout ce qui concernerait les pilotes. Le jeune homme refit le tour du hangar pour aller vers les avions sans passer à proximité des fenêtres éclairées du premier baraquement. Il ne connaissait rien en aéronautique et les appareils lui paraissaient énormes. Mais avaient-ils pour autant la possibilité d'emporter neuf passagers plus l'équipage ? Il n'en savait rien. Puis il songea à une chose toute bête : le nombre de sièges, enfin, s'il y en avait… Les portes latérales se distinguaient quand même et il essaya d'ouvrir celle du plus proche avion, un bimoteur qui lui parut imposant. Il mit près d'une minute à comprendre le fonctionnement de celle-ci. D'un rétablissement, le fusil glissé à l'intérieur, devant lui, il se hissa. On y voyait encore moins. Il dut attendre de récupérer un peu de vision nocturne avant de deviner une allée centrale et se mettre à avancer, les épaules courbées en avant tant le plafond était bas. Il compta les sièges au passage, progressant lentement… Six. Trop petit, pas de veine ! Il revint sur ses pas et descendit de l'avion en évitant le bruit en fermant la porte. Pour ce genre de fouille le fusil était très encombrant et il résolut de le laisser près de la porte, dans le prochain appareil et de ne garder que la baïonnette. Une fois au sol il réfléchit. Lequel visiter maintenant ? Un plus gros, forcément. C'est alors qu'il pensa à celui qu'ils avaient vu atterrir en fin de journée. Il en était descendu cinq passagers seulement mais peut être une machine pareille acceptait-elle une surcharge ? Il se souvenait qu'il était garé le plus loin, devant le premier hangar. Il fallait traverser toute la surface de stationnement et il se dit qu'il paraîtrait plus naturel à un observateur en marchant naturellement. Il mit donc le fusil à l'épaule, passa la baïonnette à la ceinture et commença à avancer comme s'il savait très bien où il allait. Ce qui était le cas, dans une certaine mesure. Ses vestiges d'uniforme d'infanterie étaient loin de ressembler à ceux des Chinois mais il savait que c'était d'abord la silhouette, l'allure, qui comptait. Celui là fut plus facile à ouvrir. Le plafond lui parut plus haut, aussi. La baïonnette en main il entama son exploration, six, sept, huit… neuf… dix sièges ! Gagné. Du coup il alla ouvrir la petite porte donnant sur la cabine avant. Il y avait là trois fauteuils. Deux face à l'avant, pour les pilotes, et un autre, le long de la paroi. Le radionavigateur à tous les coups. Ce qui lui posa un nouveau problème. S'ils ne capturaient pas l'équipage entier un seul pourrait-il piloter, tant bien que mal, cette grosse machine ? Au fond la qualité du vol importait peu. Un jeune copilote, encore peu sûr, ferait très bien l'affaire. Ils n'avaient besoin que d'un type capable de tenir la machine pendant qu'ils voleraient vers le sud, l'Iran… Il y avait des cartes près d'un siège pilote. Il les ramassa, tenté d'y jeter un œil. Pas le moment ! Il les prit, revint sur ses pas dans la carlingue jusqu'à la porte arrière par laquelle il était monté. Il y avait une autre porte, face à lui, au fond de la carlingue, donnant sur une soute, près de la queue. Il se souvint de la lampe électrique et l'alluma. Il fut ébloui et grimaça. Une sorte de très grand cagibi, encombré de bagages portant de gros insignes du PURP. Les passagers ! Mais alors ils ne restaient peut être pas ici ? A gestes rapides, cette fois, Antoine referma la porte derrière lui après avoir pénétré dans la soute en déployant la première carte… Il cherchait l'Iran et ne trouvait pas, ne comprenant pas grand chose à ce qu'il voyait. De grands cercles étaient tracés autour de points sans intérêt pour lui. La deuxième était du même genre mais, au moins, elle représentait le Turkménistan. Il l'étudia mieux. Des traits rouges, hachurés, étaient tracés le long de la mer Caspienne, sur la rive ouest, avec des gribouillis. Il comprit soudain : la Fédération tenait toujours l'Azerbaïdjan, la Georgie et l'Arménie, jusqu'au Caucase. L'Armée du sud avait reculé devant la poussée chinoise et s'était retranchée, coincée à gauche et à droite, entre la mer Noire et la mer Caspienne, et la Turquie au sud. Elle devait être coupée du nord mais ravitaillée par mer à travers la mer Noire ! Ce qui voulait dire que s'ils parvenaient à franchir la Caspienne ils seraient en pays ami ! Une excitation le saisit. Il consulta sa montre, 23.00 largement passées. Il avait pris beaucoup de temps. Pourvu que les autres n'aient pas fait d'imprudences… Rapidement il sortit de la soute, alla remettre les cartes où il les avait trouvées et revint à la porte. Il écouta un moment. Le silence. Il se laissa glisser au sol referma la porte, récupéra son fusil et partit vers le deuxième hangar où Tchi devait attendre, lui aussi, depuis un bon moment. Il était là effectivement. - Impossible de comprendre ce qu'ils disent, Lieutenant, chuchota-t-il. Ils se donnent des grades, je ne comprends rien à ce qu'ils racontent. Impossible de reconnaître même s'ils sont d'un avion ou d'un autre. - Tant pis on a une autre solution. Viens il faut rejoindre les autres. *** Le soulagement de Bodescu se distingua à sa voix, dans l'obscurité. Avec Joao et Labelle ils se mirent à genoux, tous les quatre, tête contre tête, comme des scaphandriers, afin de faire le moins de bruit possible en parlant et Antoine raconta leur reconnaissance. Il termina en exposant son plan. - … Quelque chose me dit que des personnalités du PURP n'ont aucune raison de s'éterniser ici. Ils vont repartir au matin, peut être. Donc on se tasse dans la soute et quand le premier type arrive et lance les moteurs on sort, on ferme la porte extérieure et on menace le gars sans se faire voir du dehors. On l'oblige à rouler vers la piste et à décoller. - Tu es sûr que c'est le pilote qui fait cette manœuvre ? interrogea Joao. - Non. Mais j'y ai réfléchi. A mon avis ce doit être le pilote ou le copilote. - Pourquoi pas un mécanicien ? - Si c'est le cas il faudra espérer que le gars a une idée de la façon de tenir les commandes parce que la navigation est tout ce qu'il y a de simple, droit à l'ouest, de l'autre côté de la mer… - Tu es drôlement optimiste, fit Bodescu. - Tu es mécanicien, assez bon pour démarrer l'avion de personnalités et tu ne sais rien du pilotage ? Non, ça ne tient pas. On ne lui demande pas d'être pilote, seulement de garder l'avion en l'air. - Et s'ils tirent sur nous, au départ ? fit Joao. - Pas vu de DCA. - Et l'atterrissage ? - Il y a la mer, près des côtes. Moi je veux bien nager un ou deux kilomètres, ça me fera même du bien après un an sans bains. D'autant qu'il y a sûrement des gilets de sauvetage là-dedans. Bon, je vous ai exposé le plan. Impossible de rentrer dans le baraquement et de chercher un pilote, au hasard. En outre ce sera tout de suite le bordel et quand on sera dans l'avion on nous tirera dessus à la mitrailleuse. Il faut se décider tout de suite. Le coup des bagages ne me donne pas confiance, j'ai peur qu'ils repartent bientôt. - D'accord, fit Bodescu à contrecœur. - Moi aussi. Je te fais confiance, Antoine, ajouta Joao. Le monde renversé. Antoine ne perdit pas de temps, il réunit ses hommes autour de lui et donna ses instructions en quelques phrases. Puis il se redressa et fit un geste. Tchi en tête, ils parcoururent les vingt mètres qui les séparaient de l'angle du hangar donnant sur l'aire de stationnement. Le jeune homme passa alors en tête, le fusil à l'épaule marchant d'un pas vif mais sans courir. Arrivé à l'avion, il ouvrit la porte et monta se tournant immédiatement pour ouvrir l'accès de la soute. Ils seraient terriblement serrés là-dedans mais il n'y avait pas le choix. Il se mit en place en dernier, après avoir refermé la porte de la carlingue et être entré à reculons dans le cagibi, laissant la porte de celui-ci entrebâillée pour qu'ils aient de l'air. - Tchi, près de moi murmura-t-il… Ecoute bien dès que tu entendras des types parler. Hé, derrière… passez-moi le pistolet et une mitraillette et maintenant on se tait. Quelqu'un lui glissa les armes et deux chargeurs et ils commencèrent à attendre. Il était 04:40 quand ils entendirent des bruits, puis des voix. Antoine posa la main sur la serrure de leur petite porte, prêt à la refermer. Pourvu que personne ne veuille ajouter des bagages dans la soute… Tout se précipita, soudain. Il faisait encore nuit noire quand la porte de la carlingue s'ouvrit et Antoine ne laissa plus qu'une fente à la sienne. Un type montait, éclairé de derrière par les faisceaux de plusieurs lampes électriques… Une tenue de vol avec des galons chinois de Capitaine. Gagné ! Le pilote se dirigea vers l'avant et gueula des ordres à quelqu'un qui devait se trouver tout près. Il avait dû ouvrir une fenêtre du cockpit. La lumière vint dans la carlingue, des petites loupiotes, au plafond. D'autres bruits. Un autre homme s'apprêtait à monter. Vacherie ! Antoine agrandit doucement la fente de la porte. Il fallait absolument voir ce qui se passait. Un sous-officier plaçait un escabeau à l'extérieur et aidait un passager, en civil, à monter en lui prenant une serviette que le gars récupéra tout de suite, avant d'aller s'installer dans l'un des sièges du milieu. Aussitôt un moteur commença à cracher puis se mit à ronfler pendant que l'autre démarrait à son tour. Il y avait trop de monde, impossible d'intervenir maintenant… Les parois de la soute vibraient, et plus rien n'était audible. Un autre passager apparut puis un autre. Ils furent trois à monter encore. Tous civils, tous portant l'insigne du PURP, tous avec une serviette à la main. Ils devaient être des membres influents du PURP pour se déplacer ainsi, en délégation. Antoine réfléchissait rapidement. Avec une cargaison pareille l'avion devait être sous haute surveillance. Il fallait attendre avant d'intervenir, il devait y avoir encore du monde dehors. Quand la porte extérieure se referma, il ferma la leur, se tourna vers l'arrière et murmura, plus fort qu'il ne l'aurait souhaité, mais il fallait passer au-dessus du bruit des moteurs. - Le Capitaine… Il y eut du remue-ménage et une main lui saisit le cou pour l'approcher d'une oreille. - Charles ? fit-il avant de continuer après avoir senti la pression des doigts sur son cou : cinq membres du PURP en civil sont montés, la porte est fermée. On va attendre que l'avion s'éloigne des bâtiments et on sort. Vassi et moi, d'abord, avec les mitraillettes, Tchi derrière avec l'ordre de ne pas faire savoir qu'il comprend le chinois puis toi et Igor. Les autres ensuite. Mais les premiers doivent gicler rapidement et être prêts à réagir. On doit profiter de la surprise. Comme il n'y a pas de hublots on peut agir sans être vu de l'extérieur, a priori. Il va falloir faire ça à vue de nez, en tenant compte des virages qu'ont pris les avions qui ont décollé cet après-midi, tu te souviens ? Mais il me paraît probable qu'on est trop lourd pour l'avion, qu'il ne puisse pas décoller. Je ne sais pas quand le pilote s'en rendra compte. C'est un dix places et on est dix-sept, au moins, alors il faut… - On n'a pas besoin des autres passagers, répondit froidement Bodescu, surtout du PURP. Il envisageait de…? Antoine ne répondit pas et rouvrait lentement la porte quand il se trouva face à l'un des Chinois qui tendait la main vers la poignée, dans la cabine ! Il y avait assez de lumière, dans la carlingue pour que le gars voit la porte ouverte du cagibi. Il aurait dû y penser… Le jeune homme réagit dans la fraction de seconde, poussant très fort sur le battant. Le passager tomba en arrière et eut un réflexe étonnant, il plongea la main à l'intérieur de son veston. Tout se déroula en quelques fractions de seconde. Le mouvement était si insolite qu'Antoine, sur ses gardes, releva le canon de sa mitraillette d'une main, tirant sur le levier d'armement de l'autre. Lorsque celui qui était étendu ressortit la sienne elle soutenait maintenant un gros pistolet Nagan, le jeune homme écrasa la détente de son arme. La rafale cueillit l'autre au ventre et remonta vers le visage. Déjà Antoine ne s'occupait plus de lui, notant confusément que la rafale n'avait pas fait énormément de bruit, même dans un endroit confiné, comme la cabine car les moteurs ronflaient, désormais. Il fit un bond en avant, marchant sur sa victime et menaçant les autres passagers, retournés. En face de lui, dans l'allée, il y eut un coup de feu suivi de plusieurs autres. Antoine écrasa à nouveau la détente de son arme en balayant les fauteuils, sans s'arrêter et hurlant : - Tchi, avec moi. Vassi, ici… En même temps il fonçait vers la cabine de pilotage qu'il ouvrit à la volée au moment où un coup de frein stoppa l'appareil, le faisant plonger dans le poste. Il se rattrapa, comme il put, découvrant les lumières du grand tableau de bord, l'obscurité de l'autre côté du pare-brise et les têtes effarées des deux pilotes Chinois et du radio, juste là, à droite, tournées de son côté. Il leva le canon de son arme dans la direction des pilotes en faisant un signe de celle ci. - Continuez, continuez vers la piste, allez ! Une phrase chinoise retentit à son côté. Tchi venait de traduire en menaçant lui aussi l'équipage. Puis une série de coups de feu retentit derrière, dans la cabine. Antoine ne s'en préoccupa pas, lâchant : - Dis-leur de se diriger vers la piste et ensuite de décoller normalement ou je les abats. Le jeune Sibérien lança une longue phrase. Les deux pilotes échangèrent deux ou trois mots rapides. - Ils ont reconnu des prisonniers évadés, Lieutenant. Curieusement ça renvoya Antoine de plusieurs jours en arrière quand le train ralentissait et qu'il avait vu les terrils, comprenant que c'était le bout du voyage, le bout de sa vie, et sa fureur revint, il enfonça brutalement le canon de son arme dans le flanc du pilote qui grimaça. - Dis à ces fumiers qu'il y en a un de trop pour piloter cet avion et que j'ai sacrément envie de m'offrir des putains de Chinois en souvenir du camp. Traduis ! hurla-t-il. Tchi lança une longue phrase qui fit se raidir les deux hommes. Le premier pilote, à gauche, mit les mains sur les leviers des gaz et les poussa d'un tiers en avant faisant repartir l'avion sur la voie d'accès à la piste, faiblement éclairée de petites lumières fixes. C'était le calme, maintenant, dans la carlingue, derrière. Les deux pilotes revenaient à leurs manches et aux instruments quand des hauts parleurs se mirent à crachoter. Le copi tendit la main vers un ensemble casque-micro qui pendait à côté de son accoudoir quand Antoine le lui arracha en criant : - Tchi dis-moi ce que raconte la radio. Le soldat se coiffa du casque et écouta, concentré. - Quelqu'un demande ce qui se passe. On a cru qu'il y avait eu des coups de feu à bord, Lieutenant. - Répond toi-même. Dis que tout va bien, qu'on va décoller. - Je sais pas comment ça marche, Lieutenant. Je vois pas de boutons d'émission. Antoine prit le casque et le tendit au gars assis à droite. - Tchi dis lui que s'il envoie un seul mot différent de ce que tu vas lui dicter il est mort, mais pas tout de suite je le tuerai doucement, moi-même, une rafale dans le dos… Maintenant dis lui de répondre que tout va bien à bord et qu'on va décoller, seulement ces mots là. Ensuite il coupera la radio. Vassi entrait dans le poste quand Tchi commença ses instructions. Du sang coulait le long de son bras gauche. - Ca va derrière, Lieutenant. Parkimski a pris une balle, il est évanoui. Mais je crois bien qu'il s'en tirera, c'est l'épaule. - Toi ? - Le biceps. Ca brûle, mais j'ai rien de cassé. On va bien trouver des pansements. On verra ça après. - Va dire au Capitaine de balancer les corps des Chinois tout de suite, ils ne le verront pas des hangars, on va arriver sur la piste. Faut faire vite, magne-toi ! Antoine se retourna et posa le canon de sa mitraillette contre le flanc du premier pilote, là où il l'avait heurté peu avant. - Tchi dis-lui que si on n’est pas en l'air dans trente secondes, je l'explose ! L'avion prit un virage si brutal qu'on sentit la roue arrière déraper sur la voie d'accès sablonneuse. Puis le premier pilote envoya les leviers de gaz en avant et resta comme ça, les maintenant en position avancée pendant que le copilote tenait nerveusement le manche en poussant en avant. Il cria quelque chose que Tchi traduisit immédiatement. - Il dit que l'avion est trop lourd de la queue. - Il va s'alléger !… Hé, derrière, magnez-vous, ça ne décolle pas ! La réponse fut curieuse, il ne l'oublia jamais :. - Ca vient, Petit Lieutenant, ça vient, on jette du leste. Mais ce n'était pas la voix de Bodescu, c'était Joachim ! Puis la queue de l'avion se leva, les secousses devinrent de moins en moins perceptibles et les roues quittèrent le sol. - Tchi dis-leur de prendre un cap plein sud pendant un quart d'heure puis plein ouest, je veux qu'on passe à la verticale de Krasnovosk, sur la Caspienne, dans une heure et demie. Les pilotes s'agitèrent nerveusement quand Tchi fit la traduction. - Ils disent qu'avec cet avion on ne pourra pas y être avant 07:00 du matin au mieux, Lieutenant. Ca amusa Antoine qui répondit : - Dis-leur que les nouveaux avions européens le peuvent, eux. - C'est vrai, Lieutenant ? Antoine sourit. - Dis-leur toujours. *** Antoine avait forcé le premier pilote à voler très bas au-dessus du désert et franchir ensuite la côte de la même manière, puis à rester près de l'eau pour traverser la Caspienne. Il craignait les chasseurs Chinois. Bien avant d'être en vue de Bakou, à 12:15, en direction de l'aérodrome, au sud de la ville, Antoine donna ses instructions. Il voulait que l'avion se pose tout de suite, sur la première piste venue, sans procédures, pour ne pas laisser d'équivoques sur leurs intentions aux troupes au sol, et se faire tirer dessus. Antoine nota des nuances dans le comportement des deux Capitaines, dans la carlingue. Ils reprenaient leur rôles respectifs, et lui se contenta de s'occuper des pilotes. Dès la cote franchie, au ras de l'eau, le pilote descendit encore et sortit les roues de l'appareil. Il volait très près du sol et la DCA ne les vit pas suffisamment tôt pour tirer. En revanche l'alerte était forcément donnée et Antoine craignait de voir survenir des chasseurs… Quand les pistes de l'aérodrome furent visibles, il fit signe au premier pilote de se poser immédiatement et le gars ne se le fit pas répéter se bornant à incliner la machine pour l'aligner. Une fois au sol Antoine lui désigna des bâtiments et le pilote dirigea l'avion dans cette direction, en suivant les voies d'accès. L'avion était encerclé d'un cordon de Delahaye surmontées de mitrailleuses, et de soldats, fusils braqués quand il s'immobilisa. Bodescu sortit le premier, les mains en l'air, en répétant sans relâche son identité et leur qualité de prisonniers évadés. Leurs vêtements déchirés, les lambeaux d'uniformes durent faire leur effet. Les armes finirent par s'abaisser et un Lieutenant, dont les hommes ne remirent pas les armes à la hanche, en voyant apparaître l'équipage Chinois poussé par Tchi et ses copains soutenant Parminski, avança dans leur direction. Bodescu répéta ses explications demandant à être conduit devant une autorité supérieure. Le lieutenant, dépassé, les mena aux bâtiments ; toujours les mains en l'air ; et ils pénétrèrent dans un hall. Il fallut un certains temps avant que les quatre officiers puissent baisser les bras ! Après quoi un Capitaine écouta leur histoire ; abrégée par Bodescu ; puis s'absenta pendant qu'on les tenait à nouveau en joue. C'est alors qu'Antoine s'énerva et montra les deux blessés, Parkimski et Vassi, debout, pâles. Tout s'accéléra brusquement. Des infirmiers surgirent en même temps qu'un Commandant, l'air dépassé, lui aussi, qui les amena à l'écart des hommes, au bout du hall, et les interrogea succinctement. Quand ils dirent ce qui se passait dans les mines, l'officier supérieur pâlit. A partir de là on s'occupa vraiment d'eux. On amena les quatre hommes dans une grande salle, où ils purent s'asseoir. Ils durent répéter leur histoire un bon nombre de fois jusqu'à l'arrivée d'un Colonel d'Etat-major, grand et maigre, pas bavard, qui les laissa parler sans poser une question. Puis il s'écarta pour parler aux officiers d'aviation qui étaient les seuls jusqu'ici, à s'être occupés des évadés, et revint à eux. - Messieurs on va vous servir un repas et vous pourrez vous laver. On soigne en ce moment même vos blessés, dit-il. Ensuite on vous donnera des vêtements décents. Plus tard, dans la journée, vous allez être tous embarqués dans un avion qui vous ramènera en Ukraine où vous serez interrogés à nouveau. Vous comprenez bien que votre récit, votre témoignage, est d'une importance exceptionnelle. Vous devrez faire appel à votre mémoire. Tout détail est essentiel. C'est pourquoi vous ferez des rapports précis, qui seront enregistrés par des sténos, et vous serez confrontés, entre vous. - Nous devons préciser que cinq d'entre nous, ceux qui sont à l'écart, portent des galons d'officiers mais sont soldats, déclara alors Bodescu. Ils ont mis ces galons sur l'ordre de leur supérieur ici présent, et ne peuvent en être tenus pour responsables. En revanche ils auront de la peine à rédiger un rapport et il serait souhaitable que quelqu'un les y aide, Colonel. Le Colonel eut l'air surpris mais se borna à répondre : - Vous expliquerez tout cela. Pour ces hommes ils feront simplement un rapport verbal qui sera rédigé par un officier habilité. Mais, en attendant, dites-leur de rester à l'écart. Antoine allait devoir s'expliquer et, à l'avance, comprit qu'on allait peut être lui chercher noise. Il subissait maintenant le contrecoup des mois de camp et de la fuite et se sentait loin et las, fatigué, usé. Une partie de son cerveau fonctionnait. Il ne réalisait pas encore qu'ils avaient réussi, qu'ils s'étaient évadés. *** Parkimski fut le seul à rester à Bakou pour être opéré. La balle était toujours dans son épaule. Tous les autres, y compris Vassi, le bras bandé ; qui insista beaucoup pour suivre son Lieutenant ; partirent en DC3 et arrivèrent à Odessa en début de nuit. Antoine passa le voyage à dormir. Une fatigue énorme l'écrasait, désormais. Ils étaient attendus par une véritable délégation d'officiers d'Etat-Major et des types en uniforme sans indication d'unité, les Renseignements de l'Armée, à coup sûr. Etrangement l'un de ceux-ci, un jeune Capitaine, dont les galons brillants trahissaient une promotion nouvelle, serra longuement, chaleureusement, mais sans dire un mot, la main de Bodescu qui ne le reconnaissait pourtant pas. Puis on les emmena à la Base de la Marine où ils furent séparés et amenés chacun dans une pièce, un garde en arme devant leurs portes, après être passés sous une douche, longue et tiède. Un délice. Là on leur demanda d'écrire un rapport aussi précis que possible sur le voyage jusqu'à la mine et leur évasion. Sans les détails de celle-ci. Ce serait pour plus tard encore. Pour les quatre officiers, plus habitués à ces travaux d'écriture, ce fut assez long. Ils avaient perdu l'habitude de tenir un stylo plusieurs heures durant, et écrivaient horriblement mal ! Ensuite ils eurent la permission d'aller dormir dans des chambres, seuls, après qu'on leur y eut servi un dîner et apporté une tenue neuve, long blouson, pantalon, chemise, sous-vêtements, chaussettes, chaussures, tout. Le lendemain matin, pendant leur interrogatoire commun par un officier supérieur, un gros magnétophone tournant sur la table, Bodescu eut l'explication de la petite scène de l'arrivée, quand le colonel lui présenta le Capitaine Andreï Provost, des Renseignements de l'Armée, récemment promu, après une mission en Sibérie au cours de laquelle il avait ramené la preuve de l'existence de ces massacres de prisonniers. Le Capitaine lui dit, d'emblée : - Je suis un ami personnel d'Hanna et Alexandre Piétri, Capitaine, nous étions en fac de Lettres ensemble, avant la guerre. J'étais à Millecrabe à Pâques, il y a deux ans. Je vous ai vu faire un plongeon dans de l'eau si froide que vous avez eu bien de la peine à vous réchauffer ; dans un foc, je crois bien ! - Vous étiez à Millecrabe ? répéta Bodescu en le fixant, déconcerté. - Oui, Capitaine je… j'ai eu cette chance, juste avant la guerre, pour l'anniversaire de votre oncle Stepan. Bodescu se raidit. Il était visiblement touché de ce rappel de sa vie passée, et s'efforçait de ne pas le montrer. Alors il tendit la main à Andreï et la lui serra à lui faire mal. - Comment vont les Pietri ? dit-il quand il se fut remis. - Alexandre est sur le front du centre, dans un Régiment de blindés et Hanna qui est Lieutenant, maintenant, vient d'être mutée. Elle est assistante du Coordinateur, à la Base centrale d'analyses de Cernigiv, près de Kiev. Elle va être en permission d'un jour à l'autre et nous devons nous voir, à Kiev. - Vous vous connaissez, Messieurs ? demanda alors le Colonel. - Oui, fit Bodescu, le Capitaine a été reçu dans ma famille et c'est chez nous une marque… - … indélébile, intervint Andreï. Les deux hommes se sourirent et Bodescu comprit que le Capitaine était membre de la "tribu" Clermont. - Nous allons commencer, Messieurs, fit le Colonel. Le Capitaine Provost interviendra à son gré pour vous faire préciser quelques points. On vous l'a dit, il rentre depuis peu d'une mission de première importance qui nous a fourni des preuves sur les massacres de nos prisonniers. *** Trois jours durant ils furent interrogés ensemble puis séparément, confrontés, entre des périodes de sommeil imposées par un médecin Commandant, qui leur fit servir des menus spéciaux et prescrivit des médicaments pour les aider à récupérer et reprendre du poids. Enfin on les autorisa à se revoir tous. Ils purent se retrouver, exceptionnellement, autour d'une table du mess de la Base. Désormais, Vassi, Igor, Tchi et Kovacs portaient des uniformes sans galons autres que celui de Première classe dont Tchi et Kovacs étaient titulaires depuis longtemps. Raides, mal à l'aise, les quatre soldats touchaient à peine à leur verre de bière. Pour cette soirée d'adieu il fallait faire renaître l'atmosphère des mois passés, leurs liens. Ils ne pouvaient pas se quitter comme ça. Antoine laissa tomber, parlant à mi-voix en s'efforçant de ne pas bouger les lèvres : - Vassi surveille la porte pour voir si un connard de Chinois n'entre pas. Il y eut un instant d'incompréhension puis les soldats sourirent avant d'éclater de rire franchement, sans retenue. - Bon Dieu on s'en est tiré, Lieutenant, finit par dire Vassi. Vous vous rendez compte… on s'en est tiré ! Je crois bien que c'est seulement maintenant que j'y crois. Pourtant vous nous l'aviez bien dit qu'on se ferait la belle, pas vrai Igor ? Igor, hochait frénétiquement la tête, hilare. - Mais qu'est-ce qui va nous arriver, à nous, maintenant, demanda Kovacs ? On va tous être séparés ? Je veux dire nous autres, bien sûr, parce que vous les officiers c'est normal qu'on vous donne une nouvelle unité. - Tu as pris goût aux galons, hein ? s'amusa Joao. - C'est vrai qu'il y a des avantages, Capitaine, mais je sais pas si ça me plairait tant que ça. Moi, sans vous tous, je serais dans la mine à cette heure ci, officier ou pas. Alors je suppose que les galons, ça suffisait pas pour s'en sortir. - Vous savez où vous êtes muté, Lieutenant ? interrogea Vassi. Vous pensez que je pourrais vous suivre ? - Ca m'étonnerait, mon vieux, répondit Antoine, assez mal à l'aise, j'ai demandé un changement de corps. J'ai demandé les Corps Francs. - Gagné, fit brusquement Bodescu en tapant la table, à la manière d'un joueur de cartes. Devant la mine surprise des autres il s'expliqua. - Je m'étais parié à moi moi-même que tu le ferais, Petit Lieutenant ! Tu en avais déjà parlé vaguement, au camp. Tu veux montrer aux Chinois que tu as été un bon élève, hein ? Que tu as bien appris ta leçon… Et bien, mon petit vieux, on va s'y retrouver ! - Non… vous… Le jeune homme était sincèrement surpris. Les Corps Francs, dans l'Armée de métier, n'avait pas bonne réputation. On disait d'eux que c'était des voyous. Ce qui était d'ailleurs vrai à leur création, pendant l'invasion de 1880. Il s'agissait, au départ, de repris de justice, à qui on avait promis l'amnistie. Ils avaient disparu ensuite, la paix signée. Revenus, en plus grand nombre pour la Première Guerre continentale, en 1915, et composés, cette fois, de volontaires, les Corps Francs s'étaient fait une réputation de bravoure et de bagarreurs. C'était eux, notamment, qui allaient, de nuit, faire des prisonniers, dans les lignes ennemies, ou placer des bombes au pied des PC Chinois. Ils avaient exécuté quelques coups d'éclat, mais on n'en avait gardé, symboliquement, qu'une seule unité après l'Armistice. - Le monde change, tout le monde change, riposta Bodescu. Aujourd'hui, dans l'Armée, les Corps Francs sont considérés comme des unités d'élite. Ils sont respectés au même titre que la Garde, la Légion. Plus encore, peut être. Je veux en être. Moi aussi je veux écraser les Chinois, Petit Lieutenant. Moi non plus je ne leur pardonnerai jamais le camp, la mine. Ceci explique cela. Adieu les Etats-majors, on me le doit bien, je vais recommencer à crapahuter ! Je vais faire ma guerre. Labelle prit alors un petit air supérieur, reprenant délibérément son accent. - Moins, ce que vous dites là, ça ne m'fait pas un pli sur la différince. - Là il faut que tu traduises, Léyon, fit Antoine. - Oh c't'une façon de dire qu'vous m'laissez indifférint, j'suis d'jà admis au Corps Frincs. J'avais fait une d'minde, il y a un in, je l'avais dit à Antoine. On vient de me dire qu'elle est acceptée. Antoine allait dire combien il en était content quand il croisa le regard de Vassi qui avait le visage grave. - Dites, Lieutenant, après ce qu'on a fait vous croyez que l'Armée nous ferait une faveur et nous permettrait d'aller aux Corps Francs, Igor et moi. Il y a bien des soldats, c'est possible, vous croyez pas ? Le silence se fit autour de la table. Tout le monde guettait la réponse. - Ta femme, Vassi ? Tu penses à ta femme ? Il y a beaucoup de perte dans les Corps Francs. Leurs trucs ça ne marche pas à tous les coups. - Je lui ai téléphoné à ma femme. Elle était drôlement contente, bien entendu, mais même pas étonnée qu'on se soit évadés ! Elle se rend pas compte. Elle m'a dit que j'étais né coiffé et que ça s'était révélé avec vous, sinon je serais en prison pour désertion ! Igor s'étranglait de rire et flanquait de grandes bourrades dans l'épaule valide de son copain. - Blague à part ça m'intéresserait aussi, Lieutenant dit alors Tchi. J'ai bien aimé être avec vous, ça change d'en baver exactement comme un officier. Pas pire, je veux dire. Et puis à la bagarre nous deux on s'entend bien, pas vrai ? Pas besoin de beaucoup se parler. - Ben… et moi, alors, j'suis trop con ?, lança Kovacs, l'air pas content qu'on l'ait laissé de côté. Ca tournait au gag et Antoine, très gêné, ne savait quoi répondre. Joao lui vint en aide en annonçant : - C'est un mal contagieux, messieurs. Moi je quitte les Etats-majors, je vais suivre un stage dans une école d'application des Blindés. Ma demande est partie. Je serai sûrement le plus vieux et le plus gradé des élèves mais je leur ferai des cours de psychologie des moteurs. - Des moteurs… Paumé Kovacs. - C'était une blague, mon vieux, juste une blague. Je me moquais un peu de moi-même. - Oh c'était pas la peine, Capitaine, on le fait très bien pour vous, fit Vassi, hilare, mais sans méchanceté. Cette fois ils s'étaient retrouvés ! Leur coin, devint vraiment bruyant, mais ils s'en foutaient ! Un troufion, serveur apparemment, vint bientôt installer un rideau pour les séparer de la salle. *** C'était le surlendemain qu'Antoine voulait revoir Macha, à Kiev. Après avoir appelé Tante Sosso, puis l'oncle Igor pour leur dire qu'il était revenu, sans s'étendre sur les circonstances, il avait appelé les parents de la jeune fille, à Omsk, et ils lui avaient dit qu'elle avait interrompu ses études et travaillait désormais pour un grand journal de Kiev. Ils lui avaient donné son adresse et un numéro de téléphone dans la capitale. Impossible de la joindre de vive voix, elle n'était pas chez elle. Il avait donc envoyé un télégramme lui annonçant sa venue, dès que l'Armée leur eut annoncé qu'ils étaient tous en permission pour un mois, compte tenu de ce qu'ils n'en avaient pas eu depuis un an et demi ! C'était bien l'Armée, ça. Ils pouvaient aller où ils voulaient, seulement veiller à donner leur adresse exacte, en permanence. Les cinq soldats allaient voir leur famille, mais les officiers avaient choisi de voyager d'abord. Joachim allait à Moscou où il avait des parents. Et donc Antoine avait cherché comment se rendre à Kiev, à 500 kilomètres seulement. Et c'est là que le nouvel ami de Bodescu, Andreï, avait montré son importance. Il suffisait que ce gars-là montre une carte et demande des places sur un avion militaire pour qu'on sorte des titres de transport d'un tiroir. C'est ainsi que Bodescu, Léyon ; ils continuaient à l'appeler ainsi ; et lui s'étaient retrouvés à Kiev où une voiture les avait conduits, depuis la base de l'Armée de l'Air. Andreï, encore lui, les avait amenés à un petit hôtel vieillot, charmant et confortable, sur les hauteurs de la ville, dans les vieux quartiers, tenu par un couple âgé. Aussitôt Antoine avait pris un taxi pour se faire conduire chez la jeune fille qui n'était pas là. Dans l'immeuble, un beau bâtiment, d'ailleurs, il avait appris qu'elle était parfois absente pendant plusieurs jours et ne revenait en tout cas que le soir, tard. Il décida alors de se rendre au siège de "Kiev Matin". Il voulait lire les articles qu'il y avait envoyés au début de la guerre, par l'intermédiaire de Macha. Dans la salle de lecture il consulta la collection et finit par trouver le premier. Il se souvenait bien de ce papier qui comportait pour la première fois la signature du Vieux Gaulois. On n'y avait pas touché une ligne d'après son souvenir, et il en fut assez fier. Ne sachant pas à quelle date étaient parus les quelques suivants il demanda à un vieil employé. - Si vous voulez les lire tous, répondit celui-ci il faut reprendre toute la collection. Surpris Antoine demanda machinalement : - Ah bon il y en a beaucoup ? - Je vous crois. Un par mois au début et puis un par semaine après. Un par semaine ? Mais qui… Et puis l'évidence lui sauta au visage et il resta là, raide, blême, sous le choc. Macha était partagée entre les lettres et les sciences, avant la guerre. Elle avait choisi ! Seulement elle avait utilisé cette signature qu'il avait inventée, le personnage qu'il avait imaginé, le contexte de ces articles si particulier, elle lui avait volé tout cela… Il ressentait un sentiment de déloyauté. Ca, c'était moche, vraiment moche, minable, ce qu'elle avait fait. Une trahison devant ce qu'ils avaient été l'un pour l'autre et ce qui lui arrivait, quand elle avait appris sa capture ! Il n'avait jamais envisagé de faire carrière dans le journalisme mais le Vieux Gaulois appartenait à sa vie, c'était un peu de lui-même. Il était un peu devenu le symbole du DAIR, de ses hommes, des premiers mois de guerre et il y était anormalement attaché ! Il se rendit compte que ses mains tremblaient en rendant le numéro qu'il venait de lire. Il était en état de choc et, sortant du journal, il décida de boire un verre d'alcool. Il y avait un bistro tout près et il s'y rendit, s'asseyant pour commander un Cognac. Il avait besoin de quelque chose de fort. La salle était pleine de gens travaillant au journal, journalistes et ouvriers de l'imprimerie. Un groupe de typos, pas tous jeunes, en blouses grises, étaient assis à la table à côté et il finit par se tourner vers eux. - Vous connaissez le Vieux Gaulois ? demanda-t-il sans préambule. Un gros type le considéra d'abord de haut et prit un air distant. - Ah ça c'est confidentiel, mon jeune Lieutenant. - Vous pouvez au moins me dire si elle est là en ce moment, non ? Cette fois le visage s'éclaircit. - Ah vous la connaissez ? - On était en faculté ensemble, avant la guerre. - Ah oui ?… Oui, je crois qu'elle est là, ces jours-ci. On ne va pas tarder à éditer un de ses papiers du front, sûrement. - Parce qu'elle va au front ? - Ben, c'est même la seule correspondante de guerre de la Fédération ! Elle en a, la gamine ! Ah, elle a pas besoin de se faire de la bile pour trouver un boulot, elle. Un mot à dire et on l'engage n'importe où. C'est qu'elle a un crâne, la petite. Le coup de faire parler les mecs, sur le front fallait y penser. Surtout pour une fille ! Antoine avait l'impression que les mots s'enfonçaient dans sa poitrine. Qu'elle ait eu un nouvel ami, il s'y attendait plus ou moins. Ca faisait mal mais il s'y était vaguement préparé et voulait quand même la voir. C'était finalement assez naturel, il était absent depuis pas loin de dix neuf mois et ils n'étaient pas mariés. Il aurait eu mal, infiniment mal, mais il s'y était confusément préparé. Mais là, il éprouvait le sentiment d'une déloyauté intolérable. Pendant qu'il se réfugiait derrière ses souvenirs d'elle, dans les camps, pour tenir le coup, pour résister à la dépression, à la vision des copains prisonniers abattus devant le camp au garde-à-vous, elle se faisait passer pour lui afin de faire carrière ! C'était comme si elle lui avait marché dessus, l'avait cannibalisé. Se réaliser, survivre, oui mais pas à n'importe quel prix, Bon Dieu ! Ou alors on ne respectait plus rien. Plus rien n'avait de valeur pour elle ? Il ne se souvint jamais de la façon dont il passa l'après-midi. Il se retrouva dans le petit hall de l'hôtel, assis dans un fauteuil, alors que quelqu'un lui secouait l'épaule. - Antoine, hé Antoine réveille-toi, Petit Lieutenant. Il leva la tête, le regard vide. - Hein ? - Alors tu as vu Macha ? demanda Bodescu. Tu ne l'as pas amenée pour dîner avec nous ? Il secoua la tête. - Non… pas là. Juste entendu parler d'elle. Le regard du Capitaine était verrouillé sur lui. Charles sentait le bouleversement d'Antoine. - J'ai retrouvé des cousins ici, à Kiev, en permission ou en poste dans la région, dit-il. Normal, étant donné le nombre, hein ? En tout cas on dîne tous ensemble, dans un resto qu'un cousin connaît, près du fleuve. Léyon est déjà là-bas, Andreï est allé attendre Hanna à la gare et nous rejoint, à moins qu'il n'y soit déjà. Antoine ébaucha le geste de se lever. - Tu sais je n'ai pas très envie de… - Stop, Lieutenant ! Je ne veux pas m'immiscer dans ta vie. Si Macha avait été ici je vous aurai demandé de venir avec nous, je venais vous chercher. Toi tu es là et tu fais partie de ma vie. Je veux que tu sois avec moi quand je retrouverai les miens. On n'a pas encore livré les tenues qu'on nous a promises alors on reste comme ça pour dîner. Ne me fais pas l'affront de refuser mon amitié, Petit Lieutenant. Pas maintenant, pas aujourd'hui. Antoine hocha lentement la tête, avec des mouvements d'une grande amplitude, comme un cheval qui encense, trop fatigué moralement, pour discuter. Ils prirent un taxi et ne dirent pas un mot pendant la traversée de la ville, obscure avec le black out. Les conducteurs devaient faire des efforts pour voir quelque chose avec les fentes sur les phares bleutées. Dans une avenue, des tracteurs manœuvraient des pièces anti-aériennes de 88 sur pivot et la circulation fut longtemps bloquée. Chaque soir les canons étaient ainsi changés d'emplacements pour surprendre les raids des bombardiers ennemis. Arrivés devant le restaurant, aucune lumière ne parvenait jusqu'à la chaussée, mais on entendait beaucoup de bruits de conversations et de rires, au travers de la façade de vitres rendues opaques par un épais badigeonnage blanc. Beaucoup d'uniformes, dans la salle éclairée par d'énormes bougies posées sur les tables. Ils devaient apprendre, plus tard, qu'il s'agissait d'un stock de cierges d'église, acheté par les propriétaires quand les bombardements avaient commencé ! - Bienvenue les garçons, fit une jeune fille au sourire lumineux qui venait de se lever. Fais-moi le bisou cousin Charles, ajouta-t-elle en levant légèrement son visage vers le Capitaine. Elle portait l'uniforme gris perle de la Garde et une double barrette de Lieutenant sur les épaules. Bodescu eut un sourire, comme jamais Antoine n'en avait vu sur son visage. Visiblement il revivait. - … et voilà donc notre héros, continua la fille en se tournant vers Antoine. - Je vous demande pardon ? fit-il, forcé à sortir de son état second. - Vous ne saviez pas que vous étiez le héros des Clermont ? Pourtant vous nous avez ramené notre Charles ! - Mais je… enfin je n'étais pas seul, mademoiselle… nous nous sommes tous évadés ensemble, protesta-t-il maladroitement, se sentant largué, bousculé. Je n'ai rien fait de plus que… Il regarda du côté de Bodescu, cherchant de l'aide, mais celui-ci était occupé à dire bonjour aux occupants d'une tablée de huit ou dix jeunes gens, dont les quatre cinquièmes étaient en uniforme, Génie, Transmission, Infanterie. Il remarqua Labelle, assis à côté d'une fille de taille moyenne, assez costaude, en uniforme des auxiliaire de la marine, un galon barré d'Aspirant, sur les épaules, qui riait à en perdre haleine devant la bouille de Léyon mimant quelque chose. Par un étonnant miracle, le jeune Sous-Lieutenant avait réussi à domestiquer sa tignasse rouge, sous une couche de gomina si épaisse que ça lui faisait comme un casque de cheveux gelés, figés ! Perdu, il revint à la jeune fille, au moment où elle disait, un ton plus bas, le visage sérieux maintenant,: - Je vous ai gêné… pardonnez-moi. Je suis Hanna Piétri-Clermont, l'amie d'Andreï. Vous le connaissez, il m'a parlé de vous. - De moi ? Que peut-on bien dire à propos de moi, sincèrement je suis embarrassé, mademoiselle. - Non, non, "Hanna". - Et moi Véra, fit une voix derrière lui. Il se retourna pour découvrir une grande fille en uniforme bleu-gris de l'Armée de l'Air avec, sur les épaulettes, un éclair stylisé indiquant l'appartenance aux services techniques. Il remarqua immédiatement ses yeux étirés, d'un marron tellement foncé que l'on cherchait presque la nuance entre l'iris et la pupille. Même le blanc de l'œil semblait vaguement teinté de café au lait. Elle avait une petite bouche et des dents très blanches et régulières, légèrement rentrantes pourtant. Pas véritablement belle mais un charme stupéfiant. Elle lui tendait la main d'un geste si naturel qu'il tendit la sienne aussi, curieux de constater qu'elle la lui serrait vraiment, sans la laisser molle comme le font beaucoup de femmes. Pas comme un homme non plus, mais en appliquant chaque doigt sur le dos de la sienne. Une poignée de main sans équivoque, ferme et franche. - Antoine Kouline, fit-il machinalement. - Je sais, fit la jeune fille, nous le savons tous, évidemment, Léyon nous abreuve de vos prouesses depuis bientôt une heure, et Charles ne parle que de vous, paraît-il. - Le Capitaine ? Antoine était éberlué. - Ca ne lui ressemble pas, je vous assure. C'est un homme trop avisé pour cela. Elle rit. -"Un homme avisé", j'aime beaucoup. Tu es un homme avisé, Charles, cria-t-elle. Celui-ci se retourna et les vit, toujours debout, Antoine gauche, maladroit. Son visage se ferma. - Vera, dit-il de sa voix sèche, nous sommes encore fragiles, attend qu'Antoine ait récupéré pour t'en prendre à lui. Et ne viens pas te plaindre s'il te fusille, il manie les mots et les idées mieux que tu ne l'as peut être jamais entendu. Tu ne sais pas à qui tu as affaire, moi si. Mais ce soir épargne-le, s'il te plaît. Poussé par les circonstances peut être, le jeune homme, toujours debout devant Vera et Hanna, reprenait son contrôle tant bien que mal, bien qu'il se sentît rougir après la dernière répartie. - Dans quel piège m'as-tu plongé, Capitaine ? Il y a là aussi, une forme de traîtrise. - Pourquoi "aussi", Lieutenant ? demanda Véra. Antoine eut un geste vague de la main pour éluder. - Bon est-ce que tu t'assois près de moi Lieutenant Antoine, cria Labelle avec son sourire de gosse, ses taches de rousseur encore plus visibles, ce soir, avec cet éclairage. Je veux te présenter Léya, ajouta-t-il en désignant la voisine. Il y eut un éclat de rire dans leur coin. Véra prit le bras d'Antoine pour le guider en expliquant. - Notre cousine s'appelle Léa mais il l'a tout de suite surnommé Léya, comme lui Léyon ! C'est un personnage votre ami, vous savez ? Il nous a raconté des histoires incroyables sur le camp de prisonniers à se demander quand il arrange les choses et quand il dit la vérité. - Léyon ne ment jamais, répondit machinalement Antoine. Il y a seulement des choses qu'il n'a pas le droit de dire, alors il doit utiliser des raccourcis. Hanna était retournée s'asseoir près d'Andreï qui lui sourit pendant que Véra prenait un siège à côté de "Leya" et se tournait vers Antoine en lui montrant la place vide, à côté d'elle. Il eut un instant d'hésitation ; comme s'il redoutait une épreuve ; puis finit par lui sourire à son tour et fit le tour de la table, enlevant sa casquette. - J'ai parlé tantôt d'Antoine à certains d'entre vous, dit Bodescu, donc inutile de vous le présenter. Antoine voici quelques cousins et cousines. Ils te diront leur nom au fil de la soirée, inutile de te donner une suite de prénoms que tu oublieras. - Voilà bien la lucidité de Charles, s'amusa Véra. Même dans une présentation, il va à l'essentiel. - C'est vrai ce que vous dites là, confirma le jeune homme. C'est un homme dont il faut écouter chaque mot. Ils ont leur importance, on s'en aperçoit par la suite. Elle tourna la tête vers lui, un peu étonnée. - Alors c'est réciproque, cette estime ? Léyon ne jure que par vous deux. Charles vous admire, nous l'avons bien compris, tout à l'heure, mais vous avez aussi de l'admiration pour lui ? - Du respect, de l'estime et de l'amitié, oui. - Pas de l'admiration ? - Si mais c'est un mot qui ne convient pas aussi bien, je trouve. Trop passif, pas assez précis, réfléchi. - Hou la la, je crois qu'il a encore raison, vous êtes un personnage à manier avec précaution, Antoine. Moi c'est l'inverse il ne faut pas trop me ménager, ça m'agace. J'aime bien les désaccords, les discussions débridées. Mais je n'aime pas la brutalité, même verbale, pour autant. Qu'est-ce qu'elle voulait dire par là ? Il s'interrogeait quand il rencontra son regard et comprit qu'elle s'efforçait de le faire réagir. Comme si elle avait confusément compris combien il était en état de faible résistance, ce soir. Et il lui en fut reconnaissant. A partir de ce moment là, il cessa d'être sur ses gardes et s'ouvrit à la tablée. Il écouta d'abord beaucoup. Labelle semblait aux anges et racontait des anecdotes du camp, pastichant des officiers qu'ils avaient connus, mais sans aucune méchanceté. Et reprenait parfois son accent Québécois qui avait l'air de ravir sa voisine ! Andreï avait reconnu en elle la "patronne" de leur voilier quand ils étaient allés en pèche, avec le Commodore, à Millecrabe. Mais elle avait changé. Plus femme, désormais. Bien sûr, tout le monde posa des questions à Bodescu sur leur évasion. Il sut ne rien révéler de la période suivant l'arrivée du train de prisonniers aux mines ; qu'il présenta comme un camp anonyme ; jusqu'à l'atterrissage à Bakou en expurgeant avec naturel son récit des détails macabres. Il réussit aussi à mettre en valeur l'efficacité de Labelle, au combat, les décisions et les actes d'Antoine et de ses hommes, sans s'abaisser lui même à un rôle de figuration pour autant. Son récit fut une petite merveille de précision, de véracité, édulcoré des informations d'ordre militaire. Il n'évoqua pas le massacre des prisonniers et personne ne se douta qu'il y avait autre chose derrière le récit. Antoine était fasciné par les personnages qui étaient là. Il y avait une franchise entre eux, une simplicité, une spontanéité aussi qu'il avait rarement rencontrées. Andreï se pencha de son côté, au milieu du repas, et lui dit : - Une sacrée famille, non ? Et quand tu verras les autres tu seras bluffé. Quand ça m'est arrivé, avant la guerre, je n'étais pas préparé, et ce fut un choc, je te jure ! C'était la première fois qu'il le tutoyait mais c'était venu avec tant de naturel qu'Antoine se sentit presque bien d'être là. Si bien qu'il sursauta quand Véra lui dit : - Mais dites donc, j'ai fait le compte… il y a une semaine encore vous étiez au Turkménistan, en train de fuir ? Vous devez être complètement perdus ! - Il y a une semaine nous ne savions pas si nous allions réussir… si nous allions survivre. Oui, vous avez raison. Notre présence ici, ce soir, est très irréelle. Tout s'est… précipité, répondit le jeune homme. - "Précipité", hein ? Il sourit. - Il est trop tôt, n'est-ce pas ? dit-elle doucement. - Trop tôt ? - Pour que vous m'en parliez. Parlait-elle de l'évasion ou de Macha ? Il comprit confusément que, d'une manière ou d'une autre, elle avait deviné quelque chose. Deviné en tout cas que quelque chose le tourmentait, le faisait souffrir. Cette fois il était pris au dépourvu, n'avait pas eu le temps de se préparer. Il hocha la tête, la gorge serrée, soudain. C'était vrai qu'il était sacrément fragile, émotionnellement. Elle lui frôla la main, sur la table. - Je sais bien que vous ne me connaissez pas mais, quand vous serez prêt, je serai là, si vous le souhaitez, bien sûr. Ce n'est pas un simple mot, vous savez ? Je serai vraiment là. Souvenez vous en, parce que je ne vous le répèterai pas. Ces mots là on ne les dit pas deux fois. Ils prirent conscience d'un silence, autour de la table. Tout le monde avait les yeux fixés sur Bodescu qui avait le visage baissé. Il enleva ses petites lunettes et les nettoya comme il le faisait quand il cherchait soigneusement les mots qu'il allait prononcer. - Oui, c'est vrai. - Tu as refusé une promotion de Commandant d'Etat-major pour être muté dans les Corps Francs, répéta le Lieutenant du Génie ? Mais pourquoi, Charles ? - Parce qu'il arrive un jour où on réalise qu'on ne livre pas tout, commença-t-il lentement, qu'on a des quantités de connaissances, potentielles peut être, inemployées. Parce qu'il y a un moment pour chaque chose. Parce qu'on s'aperçoit que l'on a appris davantage de choses que l'on ne pratique. Qu'il y a un "manque à donner". Que ce que l'on sait ou ce dont on est capable, est inexploité et qu'à un endroit ou un autre cette connaissance manque, serait utile. Que nous autres soldats de carrière on nous a préparés pendant des années, on nous a appris quantité de choses, et on doit demander à des réservistes, qui n'ont pas mérité ça, de les faire à notre place. Que ce n'est pas juste, qu'on est des petits branleurs, pardon les filles ! Le Lieutenant du Génie secouait la tête, comme s'il ne comprenait pas, puis il se tourna du côté d'Antoine. - Vous aussi, Antoine ? C'est la même raison, enfin les mêmes ? Pourquoi rejoindre les Corps Francs ? - Je le formule autrement et je n'ai pas le passé du Capitaine, je suis à un stade très inférieur. Mais sur le principe je suppose que c'est assez proche, répondit-il. Puis, comme on attendait la suite, il poursuivit, inconscient de ce que son ton montait, de la puissance maîtrisée qu'il trahissait. - J'en avais assez de prendre des raclées… J'ai vu comment les Chinois se battent, et combien nous sommes naïfs dans ce domaine. Techniquement, ils ont débarrassé le combat de tout ce qui n'est pas réaliste, de ce qui est superflu, presque "sentimental", policé, ils vont à l'essentiel : tuer ! Ils ont su ne garder que l'essentiel de l'affrontement proprement dit, la brutalité absolue, nécessaire, la rapidité, l'efficacité. Le combat est le stade ultime d'un heurt. Si on s'y décide, alors il faut faire en sorte que ce soit vite terminé. Frapper plus fort, écraser, anéantir l'adversaire le plus vite possible, parce qu'on laisse trop de forces dans un combat qui dure. Tout le reste est fioritures, amateurisme, verbiage entre gens de bonne compagnie. C'est une nouvelle mentalité à se forger. Tout en découle. Nous devons montrer les mêmes caractéristiques qu'eux, il faudra cela pour gagner cette guerre. Le hasard a voulu que je puisse comprendre pourquoi nous sommes si souvent vaincus, face à face, d'homme à homme, sauf Léyon bien sûr, qui est déjà un Corps Franc dans l'âme. Alors je veux utiliser ce que j'ai compris, appris devant eux, pour en finir très vite avec cette guerre. Je hais la guerre, les affrontements, je suis un homme de discussions, de légalité et d'ordre ! Les Chinois veulent la victoire de façon absolue, sans nuances, sans concessions, dans chaque heurt. Chaque bataille est pour eux une sorte de victoire finale. Notre écrasement, notre disparition. Je suis maintenant capable, mentalement, de le ressentir et de les combattre de la même façon, ou peut être mieux, en tout cas je l'espère. Mieux parce que je sais ce que nous risquons. Pas eux. Ils n'ont jamais envisagé, à juste raison, que nous les fassions disparaître de la terre. C'est ce qu'il faut leur faire croire maintenant : que nous le désirons ! Alors ils s'effondreront parce qu'eux n'y auront pas été préparés. Nous, depuis un an et demi, si. Nous savons ce qu'ils nous destinent et nous avons relevé la tête. C'est pour ça que nous gagnerons. Pas pour n'importe quelle idée de justice, de Bien, ou parce que le Ciel est avec nous, des enfantillages de ce genre. Simplement parce que nous préférons lutter, jusqu'à la mort au besoin, plutôt que d'abandonner et voir disparaître notre monde. Vraiment disparaître… même physiquement, je veux dire… Parce que nous sommes prêts à payer le prix de ce refus. J'ai appris ça aussi bien sur le front que dans les camps. Voilà pourquoi je vais aux Corps Francs… je me suis laissé emballé, hein…? Pardonnez-moi. - Je t'avais prévenue, Véra, lança Bodescu, souriant et la montrant du doigt. Quand il démarre… Des sourires revenaient lentement sur les visages. Comme si les jeunes gens avaient pris une gifle et s'en remettaient maintenant. - Merci de nous l'avoir amené, Charles, fit Véra. Un type pareil ça vous redonne le moral mais, brououou, la médecine est sévère. Ce type, il vous conduirait directement au bureau de recrutement, si on ne portait pas l'uniforme ! Je déteste cette idée. - Pas ce que pensent ses gars. Quatre des cinq autres qui étaient avec nous le suivent aux Corps Francs, où Léyon avait déjà postulé il y a un an, et ce ne sont pas des fous de guerre, précisa le Capitaine, amusé. Mais attention, ce n'est pas gagné d'avance. On a un stage à faire et ils n'acceptent pas tout le monde, aux Corps Francs ! *** Au retour à l'hôtel, vers une heure et demie du matin Antoine proposa un dernier verre à Bodescu qui comprit qu'il devait accepter. Labelle avait raccompagné à pied "Leya" à son hôtel. La jeune fille était en permission. Peut être Antoine avait-il choisi ce moment pour parler ? Il n'y avait personne, au bar, et ils se servirent eux même, apportant une bouteille et des verres à une petite table. Doucement, tournant autour du sujet, comme s'il n'osait pas l'aborder brutalement, le jeune homme lui parla comme il ne l'avait jamais fait. Il s'ouvrit vraiment, pour la première fois. Raconta Macha, leur vie d'étudiant, leurs rires, leurs soirées délirantes et les nuits de travail, ensuite pour rattraper le retard. La façon dont ils parlaient de la vie future, de la Vie, simplement, sans jamais l'évoquer ensemble, par pudeur, pensait-il. Mais cela paraissait sous entendu, du moins pour lui. De leurs emballements pour un livre, une idée, de leurs confrontations à leur propos. De leur futur, de la carrière qu'ils voulaient mener. De l'idée qu'il s'était faite de la jeune fille. Puis des camps, des souvenirs qu'il avait gardé d'elle et qui le soutenaient quand il se sentait acculé par le désespoir et ne voulait pas le montrer. Comment il se racontait intérieurement une anecdote de leur vie pour ne pas voir les corps attachés à des poteaux, sur la place du camp, pour ne pas entendre les hurlements des gardiens et les coups de cravaches qu'ils distribuaient. Comment son souvenir l'avait aidé à tenir le coup, ainsi. Comment il l'avait probablement idéalisée, attendant trop d'elle. Au bout d'un long moment il aborda enfin la journée, sa découverte de la position actuelle de la jeune fille. Lui-même n'avait jamais envisagé de faire carrière dans le journalisme mais en se faisant passer pour lui, en s'appropriant ce qu'il avait créé, en utilisant pour son propre compte l'idée qu'il avait eue, en usurpant son identité, en profitant de son absence, peut-être de sa mort, elle l'avait fait disparaître. D'une certaine manière elle l'avait tué ! En tout cas elle avait tué quelque chose de lui, l'homme qu'il était avant-guerre. Alors que lui, à cet instant, acculé physiquement et moralement, se battait pour ne pas abandonner. A sa manière elle s'alliait aux Chinois pour l'anéantir, nier son existence. Il comprenait son ambition mais pas de cette manière, pas en dépouillant quelqu'un qui luttait aussi désespérément. Elle savait qu'il était prisonnier et pouvait imaginer, ou essayer d'imaginer, ce qu'il vivait… Les yeux dans le vide Antoine ne voyait pas Bodescu, ses mâchoires crispées de colère, le regard si fixe qu'il aurait fait peur à n'importe qui. Quand Andreï arriva, à trois heures, le jeune homme parlait toujours. - Je peux boire un verre avec vous ? demanda Andreï. Bodescu poussa la bouteille vers lui et il se servit, après avoir été chercher un verre, au bar. - On vous a dit, pendant les interrogatoires, que j'avais été en mission sur un site, commença-t-il abruptement. Chez nous on appelle une mine : un site. Terminologie Renseignements. Notre petit groupe a pu pénétrer dans une mine et ramener des preuves… matérielles. Vous pouvez imaginer ce que cela veut dire, ce que nous avons découvert… Vous voilà détenteurs d'un secret d'Etat que je n'avais pas le droit de confier. Mais j'en avais besoin, depuis mon retour. Trop lourd. Je suis une petite chose fragile, probablement ! Les mots lui avaient coûté. Bodescu et Antoine comprirent immédiatement ce qu'il y avait derrière. La souffrance que le jeune officier avait éprouvée, qu'il éprouvait toujours d'après les traits crispés de son visage. Eux avaient vécu le début de ce cauchemar, lui l'extrême fin. Les émotions étaient différentes mais aussi atroces. Et ils furent immédiatement liés, tout les trois, par cette connaissance. - J'ai craqué, au retour, ajouta Andreï. Moralement trop dures pour moi, ces missions. Le Service ne demande pas mieux que de me laisser partir, à condition que je ne serve pas au front pendant six mois. Je suppose que c'est le temps que se donne le gouvernement pour agir, pour informer l'opinion publique, d'une façon ou d'une autre. - Tu sais, observa Antoine, à Bakou nous avons été très entourés par des soldats. Je suppose que l'un de nos gars a pu lâcher quelque chose, au sujet des mines. D'autant que l'un d'eux a été hospitalisé là-bas. De même à Odessa des fuites sont possibles. Je ne suis pas sûr que le secret soit vraiment gardé. Andreï haussa les épaules. - C'est possible, même si d'énormes précautions ont été prises. Mais on n'y peut plus rien. Je crois que c'est la population civile qu'il faut protéger en premier, à l'heure actuelle. Le temps de la préparer, peut être ? Il y a tant de prisonniers. On ne pourra pas toujours faire le silence sur cette affaire, c'est évident. L'Armée, elle, est peut être plus apte à réagir. Je ne sais d'ailleurs pas s'il faut vraiment le taire aux troupes. Je n'en suis pas persuadé, j'aurais assez tendance à leur faire confiance. Mais je ne suis qu'un petit rouage à qui on ne demandait que des propositions, des suggestions. Fini, ça. - Que vas-tu faire ? interrogea Bodescu. - Cette mission m'a démoli… Peux plus faire du Renseignement. Mon patron me l'a d'ailleurs dit carrément : pas fiable, en mission ! Et pas fiable non plus pour exploiter un dossier… Il n'a pas accepté le ton de mes messages pour réclamer une évacuation d'urgence avec notre récolte… Il m'a accordé un galon supplémentaire mais n'a plus confiance en moi pour ces missions, ce qui me convient aussi. D'un autre côté, plus possible pour moi de rester derrière un bureau à analyser des informations. J'ai demandé à suivre une formation pour l'Armée de l'Air, Bombardement. Ou Artillerie. Ces deux corps vont recevoir des nouveaux matériels, paraît-il, je prendrai le stage qui commence le plus tôt. Le temps que je sois formé, les six mois se seront écoulés, je suppose. - Six mois seulement pour être qualifiés ? dit Bodescu. - J'ai déjà une formation militaire, et aussi l'habitude de traduire les photos aériennes des vues du sol. D'après ce que j'ai compris ça ira assez vite. Je sortirai de l'école, quelle qu'elle soit, quand les nouveaux bombardiers arriveront en unité. Les B 17 actuels, qui sont déjà impressionnants, sont loin de valoir les B 24 venant derrière. Et on parle d'une nouvelle tactique, le "tapis de bombes." Une sorte de préparation d'artillerie multipliée par dix ou cent. Une évolution de ce que font les groupes lourds depuis le début de la guerre. Impossible, pour eux d'aller bombarder des villes Chinoises, elles sont trop loin. Alors, depuis le début de la guerre, ils démolissent des réseaux ferroviaires, des grands dépôts, des centaines de kilomètres en arrière du front. Les cantonnements de divisions entières. C'est là qu'ils ont mis au point la technique du tapis de bombes. Maintenant ils vont les lâcher sur le front lui-même, sur les lignes Chinoises le long d'une vingtaine de kilomètres. Imaginez que vous attaquiez derrière ça. Les troupes qui l'auront subi seront encore assommées. - A condition de ne pas en recevoir nous aussi sur la tête, fit Antoine faisant la moue. Alors vise bien Andreï quand tu seras là-haut, parce que nous, on sera dessous. *** Tout avait été combiné, bien entendu, il ne fut pas dupe. Dès le lendemain Antoine fut invité par Véra et deux autres cousins à Millecrabe. Il repoussa à la fin de sa permission un voyage chez tante Sosso. Labelle avait été invité par Leya qui voulait lui montrer comment on pratiquait la voile, dans l'île. Et le jeune Québécois trouvait extraordinaire la coïncidence du nom avec les Mille-îles du Saint-Laurent où il avait tant navigué. Véra avait une vieille permission de douze jours qui traînait et voulait, elle aussi, montrer l'île à Antoine. Elle ne lui avait pas dit la veille, qu'elle travaillait dans une station radar avancée et qu'elle venait d'être formée, pendant neuf mois, sans repos, dans la région d'Urjupinsk, sur le Front Central. Elle venait de faire un nouveau stage d'interprétation des images dans un Centre de recherche de Moldavie, sur les derniers appareils qui avaient une meilleure définition, donnaient un cap mais aussi une altitude fiable à un écho. C'était la raison de sa présence au dîner. Bodescu lui promit de les rejoindre après avoir réglé un problème, à Kiev. *** Il s'en occupa dès le lendemain, après les avoir accompagnés à la gare du sud. Il se rendit au siège de "Kiev Matin" et demanda à voir Macha, déclarant qu'il avait des informations pour elle. Il patientait dans un coin à l'écart d'une salle de rédaction qu'il observait avec curiosité, notant le nombre d'hommes de plus de cinquante ans et de jeunes femmes, quand elle arriva. Grande, assez élégante dans une jupe étroite de couleur prune et un chemisier blanc qui mettait en valeur sa poitrine ; sûre d'elle en tout cas ; elle se présenta rapidement, pressée. - Mademoiselle, je suis le Capitaine Charles Bodescu, officier d'Etat-major. Vous ne me connaissez pas mais je sais des choses de vous. Je suis venu vous donner une information… Il laissa passer un temps et fixa sur elle son regard d'officier de carrière, froid, distant. - J'ai été tenu au courant des écrits du Vieux Gaulois… dès son premier envoi depuis le front. Il s'agissait d'un officier que je connaissais très bien. Qui a été fait prisonnier, je sais que vous êtes au courant. Elle avait pâli mais se taisait. Il songea qu'elle avait une bonne maîtrise de soi, ce qui était normal après plus d'un an à être sur ses gardes dans ce milieu militaire où l'on ne voyait pas les femmes, civiles en tout cas, d'un si bon œil. - De retour récemment j'ai appris que le Vieux Gaulois écrivait toujours dans ce journal alors que son auteur était dans un camp Chinois ! J'en ai déduit que quelqu'un lui avait volé son identité. Vous êtes une tricheuse, Mademoiselle. - Personne ne connaissait l'identité du Vieux Gaulois, Capitaine, dit-elle sèchement. La direction du journal est parfaitement au courant et me laisse libre de mes reportages. - Je ne crois pas qu'elle en connaisse les détails, non. Moi si… Le dernier article signé le Vieux Gaulois a paru, Mademoiselle. - Certainement pas, un autre sort cette semaine, le coupa-t-elle. Il secoua la tête, calme, froid, sûr de lui. - Non, il ne sortira pas. Ne mésestimez jamais un adversaire, Mademoiselle, et je suis le vôtre, à un point que vous ne soupçonnez pas. L'Armée a ses traditions, elle se serre les coudes, défend les siens. Même les réservistes, croyez-le bien. Il y a des choses que vous ne mesurez pas. Notamment que, mise au courant par une certaine autorité, votre direction se verrait interdire, je dis bien interdire, la publication de nouveaux articles, non par la censure mais par un niveau de décision très supérieur ! Et si vous doutez de ceci, imaginez ce que vous coûterait un article sortant dans Paris-Presse, en France, révélant comment vous vous êtes servie, comment vous avez volé le travail d'un officier du front, fait prisonnier au combat et qui, pour des raisons que vous n'avez pas à connaître, est considéré, aujourd'hui, comme un héros, dans l'Armée. Votre carrière serait terminée, Mademoiselle. Et pas seulement ici, à Kiev. Vous seriez accusée d'avoir trahi un confrère, même si ce n'est pas exactement le cas, utilisé son identité, abusé de la crédulité du public pour satisfaire des ambitions personnelles, profité de la guerre, menti sur l'origine des premiers écrits qui vous sont attribués, de les avoir plagiés. Sans parler d'un procès civil sur les droits d'auteurs, les revenus que vous en avez tirés. Vous seriez finie, finie, non seulement dans votre métier mais vous auriez un casier judiciaire ! Vous avez manifestement pris goût à la célébrité, imaginez votre prochain reportage dans une unité dont chaque officier vous tournerait le dos, vous empêcherait de travailler. Les bruits courent vite, dans l'Armée, et elle est très réceptive pour tout ce qui concerne le Vieux Gaulois. Elle a une certaine tendresse pour l'un des siens, pour un homme qui a su parler des soldats d'une certaine manière. Elle se sentira trahie, au travers de l'un d'eux, et vous le fera payer le prix fort. Très fort. - Je vous attaquerai en justice pour volonté de nuire, Capitaine, si vous faisiez ça, dit-elle hors d'elle, maintenant. - Vous ne feriez que vous enfoncer, Mademoiselle, il y a des témoins de ce que vous avez fait. Vous êtes une tricheuse, une voleuse d'idée. Un procès ne ferait que mettre en lumière tout ce que vous cachez et les témoignages qui seraient exprimés vous accableraient. Par ailleurs l'Armée a les meilleurs avocats d'Europe ; pour la simple raison qu'ils étaient auparavant civils ; qui se sentiraient directement concernés au travers de l'un des leurs. Vous êtes indéfendable et si vous étiez capable de réfléchir froidement vous le verriez. Cependant il vous reste votre talent ; vous en avez incontestablement ; et un poste à conquérir, que vous auriez mis des années à occuper sans Antoine. Faites apparaître votre nom en bas de vos articles, cela vous changera, même s'il est parfaitement inconnu à l'heure actuelle. - J'ai reçu un télégramme de lui, hier, mais je n'ai pas pu le voir, j'étais trop occupée, dit-elle, réfléchissant, l'air mauvais. C'est lui qui est derrière tout ça, n'est-ce pas ? Il veut se venger. Et d'abord comment peut-il se trouver ici alors qu'il était prisonnier ? Il y a un sujet de reportage, là. Que l'Etat-major ne peut pas refuser. - Oh si. Il y a des choses qui vous dépassent, mademoiselle, d'un autre niveau. Ceci est couvert par le Secret d'Etat et vous devrez vous incliner. Vous devriez le savoir, ou alors vous n'avez pas mesuré la situation de notre pays. Vous avez affaire à trop forte partie. N'imaginez pas qu'en raison de vos reportages l'Armée qui vous fait risette, est prête pour autant à partager certaines choses avec vous. Vous maintenez le moral des troupes un point c'est tout. Le Spectacle aux Armées fait la même chose ! Ne vous surestimez pas ! Elle vous utilise, comme n'importe quel soldat, là où vous êtes la plus utile. Réjouissez-vous c'eut pu être dans une usine ou dans une unité d'ambulancières, beaucoup moins confortable… si vous en aviez eu le cran, d'ailleurs ! C'est pour ça que vous n'avez pas d'autres solutions que de proposer une bonne explication, maintenant, aujourd'hui même, à votre directeur, pour faire disparaître définitivement le Vieux Gaulois. Vous n'imaginez pas qui sont les amis d'Antoine et ceux qui, potentiellement, se rangeront de son côté. Entre une arriviste de votre genre et un soldat comme lui, personne n'hésite. - Je ne vous permets pas, Capitaine… - Je n'ai pas besoin de votre permission, mademoiselle, termina-t-il avant de faire demi-tour. J'ai la rancune tenace, je vous souhaite tout le mal possible, pour celui que vous avez fait. Le soir même Charles Bodescu adressait un mot à son oncle Meerxel, au Palais de l'Europe, pour lui dire la vérité au sujet du Vieux Gaulois, expliquant qu'il s'agissait d'un prisonnier dont la jeune fille avait volé le travail. Ajoutant que les articles avaient peut être désormais leur importance et le laissant juge. *** A Millecrabe Charles rejoignit les cousins permissionnaires et blessés, en convalescence. C'était une habitude qu'ils commençaient à prendre, tous, venir se refaire une santé dans l'île. C'est à cette occasion qu'Antoine apprit qui était le Président Meerxel, pour la famille, et il fut très impressionné du silence de Charles pendant tous ces mois. Le jeune homme avait l'air de retrouver le goût de vivre et devenait un fan de voile. Comme Andreï il était à la fois ahuri et conquis par les Clermont, leur liberté, leur naturel et l'affection qui les liait tous. Chaque jour ils sortaient en mer, sur un grand voilier, quand il y avait un équipage assez nombreux. Vera n'avait pas beaucoup de conversations avec lui, mais elle n'était jamais loin. Comme si elle veillait sur lui, et Charles ne reconnaissait pas sa cousine. Elle était fidèle à sa réputation, ne se démontait jamais, paraissait toujours gaie, avait toujours sa façon directe de dire les choses, mais pas avec Antoine. Charles comprit qu'il lui avait raconté pour Macha, ou plutôt qu'elle avait deviné, c'était plus logique. En réalité elle se comportait comme s'il était en convalescence et elle le protégeait férocement. Ce qui était assez vrai, d'ailleurs, ils étaient convalescents. Tous les trois n'étaient pas en bon état physique, ils avaient des kilos à reprendre et une santé mentale à se reconstituer, "une convalescence de l'âme", comme Véra l'avait dit joliment. Labelle sortait en dériveur avec Leya et faisait des régates avec les autres équipages. Ils barraient leur dériveur sans tenir compte qu'ils étaient sur mer, sans tenir compte des vagues. C'était : ça passe ou ça casse ! Ils les gagnaient toutes ! Leya était intarissable au sujet des talents de barreur du jeune Sous-Lieutenant. Elle disait qu'elle n'avait jamais vu quelqu'un d'aussi brutal avec un bateau, qu'il entamait vraiment un combat contre la mer et le dériveur. Leur imposait sa volonté. Les trois officiers accompagnés d'Andreï désormais, les quelques jours où il resta, avaient entrepris de reprendre leurs courses ; comme au camp, mais sur un autre rythme ; et derrière Léyon, ils accumulaient les tours de l'île, chaque matin. Bientôt ils prirent l'habitude de placer un sac sur leur dos, qu'ils chargèrent de plus en plus. Leur endurance s'améliora vite. Ils avaient aussi fait des émules et c'est un petit groupe qui se retrouvait, de bonne heure, avant d'aller mendier un en-cas à la salle à manger d'été… Sur la fin de leur séjour, Véra, Léya, Andreï étant partis, plus personne ne les suivait ! Pourtant ils continuaient. Antoine donna son explication, un soir, devant une isba où quelques oncles et cousins étaient réunis : - Pour moi, la guerre commence vraiment maintenant, alors je m'y prépare. CHAPITRE 16 Début du printemps "1947" - … Républicains disent que jamais nous n'avons été en meilleure position pour arrêter le conflit. C'est une attaque politique en règle, Edouard, tu ne peux pas l'ignorer, dit Lagorski. Les deux hommes marchaient dans les jardins à la Française du Palais de l'Europe, à Kiev ; parsemés de batteries de DCA, au milieu de leurs murets de sacs de sable ; le long du fleuve. Le ciel était couvert. D'un gris un peu déprimant, mais il ne pleuvait pas. En revanche, depuis la veille, un vent froid descendait du nord et semblait prendre le fleuve en enfilade. Dans les jardins, au détour d'une petite haie ils étaient saisis si brusquement par une rafale, que leurs mains montaient machinalement vers le col de leurs grands manteaux de mouton retourné pour le fermer plus hermétiquement. Le printemps n'était pas vraiment installé, après un hiver sévère. Si Lagorski ; qui avait fait ses études à Saint-Pétersbourg ; s'accommodait du froid, Meerxel, pur Belge de Liège, le supportait assez mal. Les hommes de Berthold les suivaient à une vingtaine de pas. Le Président n'était jamais seul, dès qu'il sortait du Palais. Même lorsqu'il quittait son bureau un homme en civil était là, qui lui emboîtait le pas. Au début il en avait été assez vite agacé puis il s'était fait une raison. Il savait que c'était indispensable. Alors il utilisait des petites ruses comme celle ci, pour s'isoler avec un visiteur. Mais il n'avait pas bonne conscience, avait l'impression de voler du temps au pays. Lui aussi avait ce travers, commun à beaucoup de Clermont, il était perfectionniste, perturbé par une conscience qui ne le laissait pas en paix. - Mais je ne l'ignore pas, mon vieux Iakhio. Je ne l'ignore pas. Je n'ai toujours pas trouvé de solution, c'est tout. Comment dévoiler une information aussi effroyable, qui ferait pourtant cesser… enfin peut être, toute envie de traiter avec les Chinois ? Nous avons des preuves désormais, des témoins, mais ça n'efface par le problème. Comment amoindrir le choc pour la population ? Parce que le risque que l'Europe s'effondre moralement est immense, même si ce n'est pas certain. Immense. Ca fait plusieurs mois maintenant que cette affaire me hante et les preuves que nous détenons désormais ne m'ont pas aidé à trouver une solution. Je voudrais bien le lui dire, moi, au peuple Européen, mais comment ? Tu me vois annonçant à la radio que nos prisonniers sont enterrés vivants par les Chinois, que leurs familles ne reverront plus ni mari, ni père, ni fils ? Nous avons tant de prisonniers, Iakhio. Chaque famille, ou presque, est touchée… Je ne te l'ai pas dit : dans ma propre famille nous avons un certain nombre de prisonniers et… l'un des évadés qui sont revenus il y a quelques semaines est un de mes neveux. Lointain, certes, mais chez nous un parent n'est jamais vraiment éloigné. Il est parent ou non. Tu connais ma famille, n'est-ce pas ? Il était en possession d'informations de première importance je me suis accordé le droit, le temps, de le recevoir, je l'ai convoqué. Il m'a appris une chose effroyable. Le commandant de l'un de ces camps a révélé qu'après la guerre les Chinois avaient l'intention de faire des camps de travail pour les prisonniers survivants ! Ceux qui auront eu la chance de survivre sortiront d'un camp de prisonniers pour entrer dans un camp de travail ! Tu imagines ça ? Leur famille ne les verra pas… Tu me vois disant ça ? Et, apparemment, ils y retrouveront les jeunes hommes, les soldats démobilisés, ceux qui ne l'auront pas encore été… Il s'interrompit, puis reprit d'une voix plus basse, comme s'il se parlait à lui-même. - Nous ne savons pas non plus combien de prisonniers ont été tués ainsi. Certainement pas tous, hein… pas tous, quand même, tu ne crois pas ?… L'espace d'un instant il s'immobilisa, se tournant vers son ami, quêtant une approbation. Puis il reprit sa marche. - … Alors quelle angoisse pour ces familles ! Leurs enfants sont-ils dans le nombre ou ont-ils échappé au massacre ? De toute façon, elles ne les reverront pas puisque les survivants iront dans ces camps de travail… Et les futurs prisonniers ? Les familles vont avoir la hantise d'apprendre, prochainement, qu'un fils ou un mari vient d'être fait prisonnier ! Je n'ai pas le droit, moralement pas le droit, de lancer une information aussi fragmentaire comme ça, à la légère. Comment je leur dis ça ? Et imagine leur réaction ? Imagine-toi entendre cette nouvelle, qu'est-ce que tu penserais ? Ils vont me dire "Assez, arrêtez ça !". Moi je sais que même un Armistice ne fera pas revenir leur fils, leur mari… Et, cependant c'est leur droit imprescriptible de me le demander, Iakhio ! Je ne sais plus ce qu'il faut faire, moi. Je suis coincé… Fatigué, si fatigué, Iakhio ! Il y avait quelque chose de cassé dans sa voix, en général maîtrisée. Lagorski se tourna de son côté et vit les larges cernes, autour des yeux et les pattes d'oie, à leur coins, les rides creusées, le teint pâle, et se dit qu'il ne l'avait plus vraiment regardé depuis trop longtemps. Il hocha la tête, comprenant soudain que lui aussi accentuait la pression qui s'exerçait sur cet homme dirigeant la guerre depuis bientôt deux ans. - Je me demande quelquefois, moi même, si je ne ferais pas bien de proposer un Armistice à la Chine, arrêter cette boucherie, ajoutait le Président d'une voix sourde. Les prisonniers ne reviendraient pas mais il n'y en aurait plus d'autres ! - Edouard, non, non ! Tu sais très bien ce que ça signifierait, que ce serait la fin de l'Europe. C'est toi même qui viens d'évoquer ces camps de travail… La Chine n'a pas varié d'une virgule, tu le sais. Dans leurs discours à la radio c'est toujours "l'Europe sera écrasée, détruite, les peuples européens seront soumis et serviront la Chine". Dans la bouche de Xian Lo Chu ça veut dire la disparition pure et simple des nations européennes en moins d'un siècle, tu sais très bien maintenant que c'est faisable ! Il n'y aurait plus de prisonniers mais si les soldats démobilisés se retrouvent dans des camps de travail, avec les autres hommes, que restera-t-il à ces familles, justement ? - OUI, je le sais, oui Bon Dieu ! Mais la population, elle, Iakhio, elle ne le mesure pas ! Elle m'a chargé de m'occuper de la guerre pour son compte, de faire en toute chose le nécessaire pour lui éviter les drames, c'est de ça dont je suis chargé ! Toute autre interprétation d'un mandat d'homme politique est de la fumisterie. C'est ça la justification de l'existence d'un Président, d'un Parlement. Le cerveau des Européens refusera d'appréhender le projet d'extermination. C'est trop énorme, plus d'hommes de moins de 60 ans dans les foyers !… Ils se diront que nous nous trompons, qu'on a le temps de voir, même avec l'Europe occupée, envahie, que les choses s'arrangeront peut être d'ici à quelque temps, que le projet chinois ne peut tenir avec le temps. Qu'il y a de braves gens en Chine comme ailleurs, que sais-je ? Mais ils refuseront la réalité. Rien ne les a préparés à ça. Il faut se sentir très supérieur à tous les autres êtres humains pour l'accepter, se croire profondément d'une essence… quasi divine. Ils feront jouer leur bon sens occidental, penseront qu'il s'agit d'un mauvais moment à passer, répondit Meerxel avec colère, le temps que d'autres politiciens arrivent au pouvoir en Chine. Le temps, toujours le temps ! Moi je dois veiller à l'Europe, à sa survie, à son futur. Qu'elle ait un futur… Faire de mon mieux pour la placer sur une voie de prospérité, c'est mon devoir, c'est pour ça que j'ai été élu ! Pas pour dire aux populations que cette guerre, que je conduis en leur nom, coûte tant de vies. Eux, leur devoir est de faire tourner la machine économique, de travailler, de s'occuper de leurs enfants, de leur faire la vie la plus agréable possible, de leur donner le plus d'instruction possible, de fabriquer toujours plus d'armement, de payer leurs impôts avec lesquels moi je gère le pays. Et ils l'ont fait, Iakhio. Ils l'ont fait tant que nos garçons étaient dans leurs foyers. Ils ont fait leur boulot, à moi de faire le mien ! Il se tut brusquement et Lagorski lâcha, brutalement : - Alors rentre dans le lard de quelqu'un, Edouard, explosa-t-il à son tour. Laisse sortir ta colère ! Bagarre-toi, c'est comme ça que tu nous en sortiras. Tu es un lutteur, tu as besoin de te battre pour imposer tes idées. C'est là que tu excelles, que tu te dépasses, tu l'as montré. Pour l'instant tu encaisses en préparant une contre-attaque dont tu cherches l'idée. Aujourd'hui les fronts sont à peu près stabilisés, partout, enfin apparemment. La progression Chinoise est ponctuelle. Nos usines sortent de nouveaux matériels, on entraîne des divisions, on forge une nouvelle armée comme personne n'en a vu, dans le passé. Le plus dur est peut être derrière ? Ne va pas t'effondrer maintenant, on a besoin de toi, Edouard ! Tu as trop encaissé, mon ami. Rends les coups désormais, à n'importe qui, ceux qui se dressent devant toi… L'important est que tu te bagarres, il est temps. Tiens… j'allais dire trouve-toi un ennemi ! Meerxel avait ralenti le pas et tourné le visage du côté du fleuve. - Tu te paies ma tête, Iakhio, fit-il d'un ton froid. Je vais rentrer dans le lard des gens qui souffrent ? - Mais pas eux, bien sûr, pas la population. Pas eux, mais… je ne sais pas moi… de ces Républicains, par exemple, qui réclament l'Armistice. Prends-les à contre-pied, prends-les à la gorge. Ils parlent partout de l'opportunité d'arrêter la guerre, avec ces fronts à peu près stabilisés, alors qu'ils ne savent rien, fais-leur comprendre que ce n'est pas possible. Non… mets leur le nez dedans ! Meerxel stoppa net, répétant : - Le nez dedans, hein ? - Oui, balance leur quelque chose au visage. Provoque-les, mets-les devant leurs responsabilités. Je t'ai connu plus combatif ! Sois vicieux, force leur la main mais FAIS quelque chose. Retrouve la combativité de ton élection, la colère que tu éprouvais, tu les as mâtés, ce jour là. Ne subis plus, Edouard, cogne. Meerxel reprit la marche, le visage baissé vers le sol, silencieux. Ils marchèrent un long moment sans dire un mot. Puis Meerxel s'arrêta, changeant étonnement de sujet. - Tu te souviens de cette nouvelle technologie qu'on a commencé à lancer, les techniciens appellent ça la télévision ? C'était à l'étude depuis les années 1936 et ça a débouché sur une invention fiable, dans une certaine mesure. - Oui, oui bien sûr. Je sais qu'on a installé un studio au sous-sol du Palais de l'Europe, que tu peux être en relation avec toutes les capitales. Je sais tout ça. Tu t'en sers ? - On équipe peu à peu les Présidences d'Etat, avec un de ces appareils, émetteurs-récepteur, dans un studio comme celui d'ici. La construction des relais hertziens nécessaires à la diffusion, ne va pas vite, ce n'est pas un programme prioritaire. C'est pourquoi on ne répand pas encore ce procédé dans le grand public. Les opérateurs d'actualité filment tout en double, gardant un film destiné à ce réseau pour des diffusions retardées et, en réalité, constituent des archives. Mais on peut se servir des studios pour converser en direct. Je l'ai fait à plusieurs reprises avec Van Damen et l'Etat-major de Moscou et aussi avec certains Présidents Européens. Je consulte assez souvent Conrad Adenauer, ainsi. C'est étonnant de parler à quelqu'un dont tu vois la tête sur un écran en face de toi. - Et alors ? Pourquoi me parles-tu de ça maintenant ?… A quoi tu penses, Edouard ?… Je te connais, tu viens de penser à quelque chose, là, maintenant, c'est quoi ? Il y eut encore un moment de silence. Ils continuaient à avancer doucement. - Peut être… un piège, pour gagner du temps. Seulement un piège pour ces salopards de Républicains qui ne pensent qu'à faire de la politique, à redorer leur blason, retrouver leurs électeurs, à ces Conservateurs qui n'ont rien compris, ces patriotes de mes… quand le pays est en guerre. Comme ces fichus américains qui n'ont rien compris eux non plus, qui… Bon Dieu, Iakhio ! C'est toi qui as raison ! Il s'interrompit, comme si une idée venait d'éclater en lui, fit quelques pas sur le côté, s'arrêta et reprit, sur un autre ton : - Je ne sais pas encore exactement comment je vais m'y prendre mais je vais aussi forcer la main à ces petits prétentieux d'Américains… Les Républicains viendront ensuite. En fait… je crois bien que j'ai une idée. Je me jette à l'eau, mais j'ai le dos au mur. Son visage s'était étonnement transformé depuis quelques minutes. Les cernes, les rides, étaient toujours là, mais le regard n'était plus le même. Il fit demi tour et marcha d'un pas vif vers le Palais, ne se préoccupant plus de son ami qui sourit doucement en faisant demi tour lui aussi. *** Un peu avant l'heure du déjeuner, Wildeck, le Ministre des affaires étrangères, convoqué plus tôt par son Président, entrait dans le Bureau Français. - Wildeck je veux rencontrer le Président Fellow. Et ce rapidement. Mais je veux le voir devant témoins, les présidents Brésiliens et Argentins, ou l'un des deux seulement, au besoin. Et dans nos terres. En Europe, pas en Indonésie. - Du nouveau, Monsieur ? - Nous allons faire plusieurs choses à la fois, forcer les Américains à entrer, consciemment ou inconsciemment dans cette guerre, du moins à prendre partie, moralement. Mais, même "moralement" ils ne vont pas aimer ça, Wildeck ! C'est que là-bas la morale aboutit au portefeuille, comme tout le monde le sait. Oh oui, commercialement, ça va leur coûter des dollars, et ça, ils détestent. Ou plutôt ils ne vont pas perdre de l'argent mais moins en gagner. A chacun son calvaire, n'est-ce pas ? Je vais les faire sortir de leur fromage. - Leur fromage…? répéta le ministre, cueilli à froid. - Oui. Cette guerre enrichit énormément les Etats-Unis. Les marchés commerciaux que la Chine tenait et qu'elle ne peut plus fournir, en raison de la réorientation de sa machine économique et de notre marine, aussi, l'Amérique les a repris. Probablement avec la bénédiction de la Chine. Les hommes d'affaires américains ne sont pas à une ristourne près, si le gâteau est juteux, ils ont certainement des accords avec la Chine pour exploiter momentanément ses clients en attendant la fin des hostilités. Ceci au-delà du fait que les Etats-Unis fournissent du pétrole à la Chine, par le biais de pavillons de complaisance, Panaméen, Costa Ricain… Les Chinois n'ont finalement pas beaucoup de pétrole sur leur sol. Même avec de grosses réserves, même avec le nôtre ; sur lequel ils devaient compter et qui leur passe sous le nez ; ils n'auraient pu fournir leur armée pendant deux ans. Non, ils ont un besoin vital de ce pétrole qu'ils achètent aux Etats Unis. En réalité, le monde entier continue à bien vivre depuis que l'Europe est accablée. Tout le monde y trouve son comptant. A un moindre niveau que les Etats-Unis, la Grande Bretagne, est ravie de nous voir dans cette situation, la Suède, la Norvège, la Finlande, les pays arabes, bien entendu, même l'Australie et les pays d'Afrique qui ont conquis leur indépendance dans les années 30, gagnent de l'argent, beaucoup d'argent. Je n'en veux pas aux pays Scandinaves, il y a des clients, ils les servent, c'est normal. Ni à l'Australie, d'ailleurs. Bref, le commerce s'est redistribué, les flottes de bateaux ont affiché d'énormes sigles de leur nationalité sur leurs cheminées ; certes ils circulent en convoi, par sécurité ; mais ils continuent à parcourir les mers. Le commerce du Monde va bien. Tout le monde est content. A part l'Europe, saignée à blanc, et quelques amis, comme les grands pays d'Amérique du sud, le Québec… - N'êtes-vous pas un peu sévère, Monsieur le Président ? - Au sujet des Etats-Unis, certainement pas ! Ces gens-là sont des monstres d'orgueil, de vanité et d'égoïsme, et leur gouvernement de sottise, il n'y a pas d'autre mot ! Il va être temps de leur montrer que leurs prétentions à gouverner économiquement le monde sont excessives. Quoi qu'ils en pensent c'est un bien plus petit pays que l'Europe, malgré le Canada et l'Alaska. Regardez une carte du monde, Wildeck regardez combien les Etats-Unis sont petits en regard de l'Europe ! Très riche du point de vue agricole et industriel grâce à leur situation géographique, hormis l'Alaska, bien sûr. Ils ont su admirablement mettre en valeur leurs richesses et sont de très bons hommes d'affaires, c'est vrai. Mais ça s'arrête là. L'Europe n'a pas encore vraiment commencé l'exploitation de son territoire, de son sous-sol. Le moteur de l'argent n'était pas suffisant pour cela, avant guerre. L'européen n'est pas âpre au gain, il a d'autres valeurs. Un passé de civilisations, dont il pâtit… Nous avons été trop gentils, jusqu'ici. Nous n'avions pas besoin d'eux donc, nous aurions très bien pu mettre les choses au point entre les deux guerres. Mais depuis trois siècles la diplomatie européenne a une longue habitude de courtoisie. Bien avant l'époque où les seuls vrais Américains dormaient dans des Tepees et chassaient le buffle pour se nourrir. C'est vrai que les pays Scandinaves, l'Australie, ne nous ont jamais été hostiles. Et s'ils s'enrichissent, ma foi tant mieux pour eux. D'accord. Vrai aussi que les pays Arabes ne nous causent pas de problèmes directs, même si certains ont un penchant pour la Chine. Mais nous n'avons pas de cadeaux à faire aux Etats-Unis. - Donc vous voulez les attaquer, "diplomatiquement"? - Je veux les forcer à montrer un peu de "sens moral", oui. Et ça, ce sera nouveau pour eux ! Mon but est double, d'abord tenter d'empêcher les Chinois de poursuivre leur ignoble projet… Vous n'êtes pas au courant de ceci, je le sais, c'était encore un secret d'Etat de première importance qu'il fallait impérativement conserver, et quelques personnes seulement, directement concernées, étaient au courant au gouvernement. Vous comprendrez pourquoi, faites-moi confiance, Monsieur Wildeck, et ne le prenez pas mal, je vous en prie. Ensuite de forcer les Américains à prendre partie, à condamner formellement la Chine… C'est pourquoi je veux rencontrer le Président Fellow. Dans l'île de Crête, à Haghios Nikolaos, à l'est d'Héracleion, sur la côte nord. La sécurité y sera facilitée. Arrangez cela, s'il vous plaît, très vite, n'est-ce pas ? D'ici à quinze jours, trois semaines au maximum. Il nous ont bien fait le coup avec le sommet de Djakarta. Il y eut un long silence. Wildeck encaissait. Il se résolut enfin à ne pas poser de question au sujet de ce secret d'Etat qui lui était inconnu. Il comprenait que si Meerxel ne lui avait rien dit, la raison devait en être gravissime. Les deux dernières années avaient grandi le Président aux yeux de ses ministres. - Fellow risque précisément de prendre cela comme une alternative à la Conférence de Djakarta que vous avez fait capoter. Il ne sera pas de bonne humeur. En fait je pense qu'il refusera, dans un délai aussi bref. - Faites lui dire que nous avons une information de première importance, qui concerne l'avenir des Etats Unis dans le monde. - Sans entrer dans le détail ? - Wildeck… nous avons à l'heure actuelle un secret d'Etat d'une gravité extrême puisque, dans sa majorité, le gouvernement lui même l'ignore. Vous savez l'estime que j'ai pour tous les ministres alors vous devez mesurer l'importance capitale de ce secret. Wildeck avait le visage grave. - Et vous comptez le révéler aux Américains, Monsieur ? intervint-il, assez incrédule. Meerxel se mit à marcher dans le bureau. - C'est plus compliqué que cela. Je sais que la classe politique, l'opposition surtout, mais pas seulement elle, me reproche d'être trop personnel. De diriger seul le pays, sans suffisamment tenir au courant les hauts responsables politiques de l'Europe. Je ne pratique pas le pouvoir personnel, Wildeck, je partage toutes les décisions avec le Vice-Président et le Premier ministre ; les circonstances, les hommes aussi… ceux de l'opposition actuelle, surtout, qui confondent débat et hostilité ; m'ont amené à certaines attitudes qui peuvent être interprétées ainsi. Mais ce n'est pas un choix délibéré… Même la direction d'une grande entreprise impose la solitude, alors celle d'une nation ! Lorsque vous serez au courant vous comprendrez dans quel dilemme je me suis trouvé, je vous le promets. Tenez, proposez à Fellow d'organiser son voyage par avion, d'assurer sa protection avec nos appareils militaires, à partir du détroit de Béring, il sera vexé. Organisez cette entrevue, Wildeck, mettez tout votre talent, votre expérience, vos relations, votre persuasion, en jeu pour réussir. Ce délai est quasi vital. - Je ne le mesure pas, Monsieur, mais je vois l'importance que vous y apportez. Bien entendu la Chine apprendra ce projet, ne nous faisons pas d'illusion. - A ce stade peu importe. Ils ne se doutent de rien encore. *** Le premier incident eut lieu le 14 juin, sur le front sud, à Prochnadlij, à l'ouest de Groznyj. L'armée du sud, enfermée entre les deux mers, la mer Noire à l'ouest et la Caspienne à l'est, dans l'enclave comprenant l'Azerbaïdjan, l'Arménie et le sud de la Géorgie, subissait les assauts chinois depuis un an et résistait assez bien. Le Quartier Général, à Bakou, fut prévenu, vers 15:10 heures, qu'une Brigade qui venait de repousser une attaque frontale, de routine, était partie à l'assaut, abandonnant ses positions… ce fut l'agitation au QG. Le Général d'Armée Feldmann fit manœuvrer d'urgence la seconde ligne de défense pour combler le trou et demanda des comptes au commandant de secteur qu'il eut au téléphone de campagne. - Personne ne comprend ce qui s'est passé, Général, répondit celui-ci. Finalement ce n'était pas vraiment une attaque chinoise, mais plutôt un simulacre pour faire des prisonniers dans nos postes avancés. En revanche l'ennemi a déclenché un tir d'interdiction avec des mortiers lourds et des obusiers pour couvrir ses éléments qui reculaient. C'est à cet instant que l'incident s'est produit. Nos hommes ont attaqué sous les obus et ils ont franchi très vite la zone de feu. D'après ce que je sais pour l'instant, non seulement cet assaut n'a pas été commandé par le chef de Brigade, le Général Butti, mais il semble qu'aucun officier n'ait lancé l'ordre d'attaque. Les observatoires proches disent qu'on a soudain vu l'équivalent d'un bataillon sortir brusquement des tranchées sur le côté est du dispositif, et partir à l'assaut en hurlant. Sous les obus ! Comme s'ils avaient été animés d'une colère incompréhensible. En quelques dizaines de secondes les unes après les autres, les unités de cette Brigade sont sorties également des tranchées. Mais on n'a pas vu d'officiers, en tête des vagues d'assaut. - Est-ce que vous voulez dire que les hommes ont attaqué… d'eux-mêmes ? Feldmann était surpris, essayant de comprendre. - Oui, Général. D'eux-mêmes, c'est exactement cela, il semble bien. - Bon Dieu, mais pourquoi ? - A cet instant je ne sais pas. Il faudra attendre que nous récupérions des officiers qui ont finalement suivi leurs hommes. - A-t-on une observation aérienne, en ce moment ? - Je l'ai demandée dès que j'ai appris ce qui s'était produit, on me l'a promise pour… attendez, je vérifie, et bien maintenant, justement, 16:15 heures. - Qu'est-ce que cette Brigade, Général ? - C'est donc celle de Butti, la 728ème. Une unité traditionnelle, composée uniquement de musulmans du Kazakhstan et d'Ouzbékistan. Des soldats expérimentés, sur le front depuis plus d'un an. Ils ont connu la retraite vers le sud et participé à tous les combats. - Rien qui indiquerait une débandade, n'est-ce pas ? - Non, Général… Au contraire, je dirais. A cette heure-ci le front est en train de se reconstituer. Notre ligne de défense sera unie dans une heure, à peu près. - Et aucune nouvelle des hommes qui ont attaqué, rien ? - On entend beaucoup de bruits, dans les lignes chinoises. Des combats s'y déroulent incontestablement. Mais aucun appel radio, aucun compte rendu, rien. Le QG entra en transe quand les observations aériennes révélèrent que la 728ème avait percé les lignes chinoises et poursuivait son attaque ! Feldmann n'eut pas d'autre solution que de lancer une attaque générale pour soutenir les hommes de la 728ème. Il ne pouvait pas abandonner une Brigade entière pas plus que refuser d'exploiter une aussi importante brèche dans le dispositif ennemi. Il prévint l'Etat-major Général qui donna l'ordre d'attaque générale. Et cette fois, les comptes rendus affluèrent. Les Chinois résistèrent assez peu de temps, sur les côtés de la brèche, et deux divisions s'y jetèrent. En fin d'après-midi la nouvelle arriva, les lignes ennemies étaient tournées, les Chinois avaient mis trop de temps à analyser la situation et prendre des mesures, l'armée européenne était passée dans leur dos. Feldmann fit alors avancer la seconde ligne de front qui captura trois divisions chinoises ! Mais il y avait eu un incroyable nombre de morts du côté Chinois, sur la ligne de front attaquée initialement. Pratiquement pas de prisonniers, hormis des blessés graves. Personne ne fit très attention à ce détail à l'Etat-major de Feldmann. En début de nuit deux commandants de compagnie de la 728ème furent conduits à son PC. Ils avaient été blessés et n'avaient pu suivre l'assaut de leurs hommes. - … et les hommes ont compris que leurs camarades des avants postes avaient été capturés, raconta l'un d'eux, dans l'hôpital de campagne. C'est là que tout s'est déclenché. Ils se sont mis à hurler, disant que les Chinois allaient les tuer "comme les autres". - "Comme les autres"? répéta Feldmann. - Oui, Général. Depuis quelque temps le bruit court que les Chinois tuent nos camarades prisonniers. C'est un bruit… je ne sais pas d'où il vient, mais les hommes ont l'air d'y croire et sont très remontés. Feldmann songea immédiatement à cet avion chinois qui s'était posé à Bakou avec des prisonniers européens évadés. Il avait été tenu au courant de leurs révélations et était partagé à ce sujet. Leur récit était tellement énorme qu'il n'était pas absolument convaincu. Surtout il ne connaissait pas les détails de leur récit, ce qui rendait l'information encore plus douteuse. D'après les deux Capitaines, les hommes avaient attaqué sans demander à leurs officiers de commander l'assaut. La plupart des officiers avaient perdu du temps à tenter de joindre par téléphone leur QG pour rendre compte de ce qui se passait. Ils avaient suivi ensuite, mais leurs troupes étaient loin. Les sousofficiers, en revanche, ne s'étaient pas posé de question, ils étaient sortis des tranchées avec leurs hommes et s'étaient mis à courir pour aller en prendre la tête… La qualité des sous-officiers de l'armée européenne était l'une des grandes forces de celle-ci. C'était un héritage de Napoléon. Il avait créé des écoles de sous-officiers, à côté des écoles d'officiers de carrière. Par la suite, le système s'était précisé. Alors qu'au début les élèves étaient de vieux soldats qui avaient fait leurs preuves sur le champ de bataille, et que l'on voulait récompenser ainsi, le principe avait été modifié pour que ces écoles s'ouvrent à de jeunes engagés dont le niveau d'instruction était supérieur à celui des hommes de troupes, et qui signaient un contrat de neuf ans. An fil des décennies ces écoles avaient formé des générations de sous-officiers de carrière qui passaient trente ans sous l'uniforme. Bien formés, ils représentaient l'épine dorsale de l'armée. Ils avaient grandement contribué à la victoire de la Première Guerre continentale. Feldmann, préoccupé, trop occupé aussi, n'appela pas immédiatement Kiev pour expliquer ce qu'il venait d'apprendre. La situation du front évoluait vite, il devait faire face aux évènements. Les unités qui avaient attaqué en fin d'après-midi seulement, pendant l'attaque générale, semblaient, à leur tour, prises de colère et continuaient à avancer ! Les Chinois étaient dépassés, submergés. Il fallait réviser les plans établis à la hâte, les hommes étant déjà plus loin qu'il avait été prévu de les stopper pour s'installer sur place ! Toute la nuit le QG de Feldmann fut agité pour s'efforcer de savoir exactement où se trouvaient les unités ! Il fallait à tout bout de champ redessiner sur la carte une ligne de front qui changeait sans cesse. Et, au jour, on s'aperçut que le front avait progressé de quinze kilomètres. Les régiments d'artillerie de ligne Chinois avaient été capturés et ceux ci s'étaient trouvés dans l'incapacité de briser l'avance par des tirs d'interdiction. Mais l'artillerie européenne connaissait le même problème, elle se trouvait désormais trop loin du front pour soutenir l'attaque ! Toute la nuit les artilleurs poussèrent, tirèrent leurs canons pour tenter de se rapprocher et Feldmann dut faire intervenir ses unités de réserve d'artillerie motorisée, le temps d'être sûr que le front allait s'établir sur place. Au jour, la carte de celui-ci était bouleversée. L'aviation d'attaque au sol, essentiellement des Mosquitos, des La5 et des P38 B, en alerte depuis quatre heures du matin, décolla à 06:30 heures pour s'opposer aux vagues de Ju87 Stukas que les Chinois allaient probablement lancer pour détruire les nouveaux points d'appui européens et déclencher les paniques habituelles dans les troupes au sol. Feldmann pensait que les chars chinois allaient également entrer en action pour regagner le terrain perdu. Les Mosquitos furent les premiers sur place et lâchèrent des bombes de 250 kg sur les regroupements ennemis. Quand les Stukas se présentèrent vers 07:30 heures, volant à mille mètres d'altitude, ils se trouvèrent en face des P38 B, classifiés Chasseur-Bombardier, qui les exterminèrent… La plupart des pilotes de P38 avaient reçu une formation de chasseurs avant d'être versés dans l'attaque au sol, plus spécialisée dans la lutte anti-char. Ils avaient toujours rêvé de combats aériens et n'en livraient que très peu. Si bien qu'ils se ruèrent à l'attaque des Ju87. Le Stuka était réputé pour son aptitude à encaisser les éclats d'obus et les rafales d'armes de petit calibre, tirées du sol. Contre les quatre canons de 20 m/m du P38 B leurs mitrailleuses arrière de 7m/m ne faisaient pas le poids. Ils s'écrasèrent les uns après les autres. La coordination, à l'Etat-major Chinois, ne faisait plus face à la situation. Leurs chasseurs Zéros arrivèrent sur place une demi-heure après le dernier combat… Meerxel n'avait été tenu au courant que tard dans la nuit et avait présidé un conseil avec Pilnussen, Colombiani, Cunho et Van Damen, les seuls membres du Commandement à tout connaître de l'affaire des prisonniers. Van Damen disait qu'il y avait forcément eu des fuites ; probablement partielles ; au sein de l'armée du sud après l'arrivée des prisonniers échappés, qu'à son avis l'état d'esprit dans l'armée, allait changer, que le phénomène était irréversible. Que les soldats s'étaient trouvés devant une alternative, la peur panique d'être fait prisonniers, et la colère. Et c'était un raz de marée de colère qui l'emportait. Désormais les soldats ressentaient une haine quasi incontrôlable envers les Chinois, et préféraient être tués au combat plutôt que faits prisonniers et mourir dans des mines ! La physionomie des batailles allait s'en trouver changée, disait-il ! L'envers de la médaille était que les troupes seraient plus difficiles à commander. Il s'attendait, craignait, que des assauts soient menés sans discernement. Il y avait un problème de commandement. Les trois civils, eux, étaient préoccupés par l'attitude à l'égard de la population. Colombiani et Cunho pressaient le Président de prévenir les européens. - J'ai un projet en train, Messieurs, répondit-il. J'attends une réponse pour faire en sorte que l'information parvienne à la population par un biais qui en atténuerait un peu le choc. Psychologiquement, ce qui s'est passé aujourd'hui va m'aider considérablement. Mais il va falloir censurer, pendant un temps le détail de ce qui s'est passé sur le front sud. Parler de cette attaque, mais pas dans le détail. Nos soldats ont en quelque sorte dicté son attitude à la population. Je vous demande de me faire confiance encore quelques jours. Je sais que je joue serré. Je vais lancer cet après-midi une nouvelle carte avec l'opposition parlementaire ; qui ne sera pas prête de me le pardonner ; pour retarder l'échéance, mais je n'ai pas le choix. Il faut que cette campagne réclamant un Armistice cesse immédiatement. *** A 16:00 heures, dix-huit hommes politiques de premier plan qui s'étaient exprimés en faveur d'un Armistice pénétraient dans le Palais de l'Europe et étaient conduits vers le premier sous-sol où était aménagé le studio de télévision. Comme l'urgence ne l'imposait pas, des caméras normales étaient disposées de manière à couvrir tous les angles, tous les participants. Hormis les politiciens, tous les opérateurs, toutes les personnes qui auraient accès à la séance portaient l'uniforme et avaient signé à ce titre, un document exposant les peines encourus par ceux qui révèleraient ce qui était assimilé à un secret militaire. Une grande table ovale avait été disposée au centre. Les invités étaient assez excités quand ils y pénétrèrent. Pour ne pas laisser monter encore le ton, Meerxel entra presque tout de suite et alla s'installer au bout de la table. Désignant les sièges, il demanda à ses invités de prendre place. - A quoi devons-nous cette entrevue, Monsieur le Président ? lança immédiatement le Sénateur Pletskoff, le nouveau leader Républicain. - Prenez un siège, Monsieur le Sénateur, je vais vous le dire tout de suite. - Vous ne pouvez pas en faire toujours à votre tête, Monsieur le Président, intervint à son tour Bizi, Sénateur Républicain, nouveau dauphin du parti, toujours très virulent. Nous représentons le peuple européen nous… Meerxel le coupa. - Précisément, Sénateur Bizi c'est aux représentants du peuple que je vais m'adresser si vous voulez bien vous asseoir. Plus ou moins de bon cœur tout le monde finit par prendre place et Meerxel commença. - Nous sommes le 16 juin 1947. Cette réunion, Messieurs, entrera dans notre Histoire c'est la raison pour laquelle vous, nous tous, sommes filmés depuis notre entrée dans cette salle. Vous avez tous un point commun, Messieurs, même si vous n'appartenez pas tous aux mêmes tendances politiques. Vous vous êtes tous prononcés en faveur d'un Armistice dans la guerre que nous menons. Vous connaissez ma position, je connais la vôtre. - Alors qu'y a-t-il de nouveau ? cria Sultanov Saparmyrat, Sénateur du Turkménistan. Venez-en au fait. Meerxel le regarda durement. - Vous n'êtes pas au Sénat, Sénateur, pas d'effet de tribune ici, s'il vous plaît. Un Armistice signifierait que les Chinois auraient gagné la guerre et nous imposeraient leur volonté. Ils ne l'ont pas caché, n'est-ce pas ? Ils veulent contrôler, anéantir l'Europe. Et ils en ont les moyens. Ils ont trouvé un moyen effroyable. Il y eut un long silence. Les Sénateurs étaient interloqués. - Vous savez quelque chose que nous ignorons ? demanda Vikunovitch. - En effet, Sénateur. C'est mon rôle, n'est-ce pas que d'être au courant d'informations confidentielles concernant la guerre, vous ne le contestez pas ? - Non, jeta le Sénateur à contrecœur. - Bien. Nous sommes quelques uns seulement à détenir cette information. Elle est d'une importance colossale et concerne tous les peuples de la Fédération. Je n'ai pas l'intention de vous communiquer un secret d'Etat ; mon rôle est d'en faire bon usage ; mais de vous mettre solennellement en garde contre un danger qui vous guette. Cette entrevue est enregistrée et filmée, ce qui veut dire que chacun de vous est lié par sa présence ici. Selon votre attitude votre carrière s'arrêtera à la fin de ce mandat ou se poursuivra, non pas de mon fait mais par la voix des électeurs. Car… Il marqua un temps. -… car je vous informe, pour une raison que je ne peux vous dévoiler encore, mais peu importe, le fait que vous soyez prévenus est suffisant, je vous informe donc solennellement que toute demande d'Armistice, posée maintenant, serait catastrophique pour l'Europe. Catastrophique ! Elle amènerait, très rapidement à la disparition des peuples européens. Vous avez bien entendu, Messieurs, la disparition, pratiquement totale ! Je pèse mes mots. J'ai besoin d'un peu de temps Messieurs, avant que ce secret soit divulgué et connu de tous les Européens. Vous l'apprendrez en même temps que la population. Si vous ne tenez pas compte de cet avertissement vous en rendrez compte, non à moi mais à la nation, à vos électeurs en particulier. Et ceci dans tous les cas de figures, que cet Armistice soit finalement demandé ou non. - Mais c'est du chantage, hurla Bizi en gesticulant. - Monsieur Bizi vous êtes filmé en ce moment même, prenez garde à l'image que vous donnez de vous. Par ailleurs non, ce n'est pas du chantage puisque c'est l'Europe qui jugera et pas moi. - Vous n'avez pas le droit de nous filmer, gronda quelqu'un au bout de la table. - Ceci est un document historique destiné aux peuples d'Europe. Vous avez demandé un mandat à ce peuple, il vous l'a accordé, vous avez des devoirs envers lui, vous lui devrez des explications, des comptes. Vous êtes des hommes publics. - Mais c'est vous qui conservez ce film, hurla, cette fois, Vikunovitch. - Parce que vous voudriez le faire disparaître ? Il appartiendra aux Documents d'Etat Référencés. S'il venait à disparaître, le Conseil Supérieur de la Nation en ferait connaître le contenu dans une traduction écrite conservée par ailleurs. Rien, ni personne, ne pourra jamais en effacer la trace. - Vous pensez nous tenir avec cela ? demanda le Sénateur Villoresi, d'un ton froid. - Non, Sénateur. Vous avez votre libre arbitre, je ne fais que vous mettre en garde officiellement sur les dangers d'une prise de position qui va gravement à l'encontre des intérêts de la nation. Si certains d'entre vous décident de ne pas tenir compte de ces paroles, c'est leur choix. C'est un problème de conscience. On peut seulement espérer qu'un Sénateur doit être un exemple, dans ce domaine. Le peuple jugera, je l'ai déjà dit. Croyez bien, Messieurs, que je ne me résous à cette déclaration qu'à contrecœur, poussé par votre attitude et par des évènements sur lesquels je n'ai aucun pouvoir. Tout est lié à une information d'une importance telle que je n'en connais pas de précédent dans l'histoire des hommes. Mais je peux vous révéler une partie de ce secret. Nous avons la preuve formelle que les Chinois ne se borneront pas à occuper les territoires européens. Leur projet est de placer en camp de travail, en usine, pour le reste de leur vie, tous les hommes qui survivront à cette guerre. Quels qu'ils soient, quelles que soient leurs fonctions. L'Europe sera un gigantesque camp de travail et permettra à la Chine de dominer le monde, économiquement et militairement… Je n'ai rien à ajouter. Puis il se leva et sortit. Lagorski l'attendait dans le couloir et, suivis d'un homme de la Sécurité rapprochée, ils empruntèrent un petit escalier aboutissant directement au premier étage, près du Bureau Français.. - Bon Dieu, Edouard, chuchota Iakhio, c'est du bluff, rien que du bluff, tu le sais. - Pas tout, non, pas la fin de mon discours. Mais pour le reste, oui, je le sais. Mais je veux gagner quelques jours un répit, si tu veux. Simplement quelques jours. Ils s'apercevront que c'est du bluff mais oseront-ils le traiter comme tel ? Tout est là. Ils se demanderont ce qu'il y a derrière cette déclaration, quel est ce secret ? Je n'ai jamais menti, depuis deux ans. Et, dans l'ignorance, ils auront peut être envie d'être prudents, d'attendre. Je suis sûr qu'aucun d'entre eux ne pense vraiment qu'un Armistice serait souhaitable. Ils font encore de la petite politique, ils se placent, ou croient se placer auprès d'une partie de la population en prenant le train en marche. Ils évaluent le désir de celle-ci en espérant être les interprètes de beaucoup de gens. S’ils ont raison le gouvernement peut sauter, moi je peux être amené à me retirer et ils ont le champ libre. Je connais ce genre de politiciens. Quelle que soit la situation ils ne pensent qu'à leur carrière. Eux aussi jouent un coup de poker. Comme moi. A ceci près que moi j'y crois. Eux supputent. - Tu joues gros, Edouard. Ton pétard est peut être une simple amorce. Seront-ils assez effrayés pour être prudents comme tu l'imagines, pour cesser de faire des déclarations demandant l'Armistice ? - Iakhio il n'y a pas de hasard, en politique. J'ai beaucoup réfléchi à tout ça. On sait de manière formelle qu'il y a eu au moins quatre trains d'hommes assassinés. On a les preuves. Espérer que ce sont les deux seules tentatives serait plus que naïf, criminel. Mets-toi à la place du PURP, tu imagines un système qui te permet de ne plus avoir à garder des dizaines de milliers de prisonniers et qui prépare le grand plan de l'avenir. Non, soyons réalistes, des centaines de milliers de soldats. Plus de camps avec une infrastructure lourde, plus de dépenses d'entretien, de nourriture, de risque de voir des évasions massives loin derrière les lignes et, surtout, l'anéantissement d'une partie de la population d'un pays qu'ils veulent faire disparaître, physiquement ! Et tu ne le ferais que quatre fois ? Ce n'est pas réaliste, Iakhio. C'est la première décision qui était difficile à prendre. La première fois, le premier train. Là oui, ils ont dû réfléchir. Mais ensuite c'est un procédé qui ne peut que s'accélérer, les "avantages" sont trop importants… Je dirais même que, dans leur optique de la guerre, ils auraient intérêt à l'élargir aux populations civiles des Territoires Occupés ! Je sais que des massacres ont lieu dans ces Territoires, je le sais, mais je n'ai aucune preuve. Pour les prisonniers, si ! Ce serait tout bénéfice, pour les Chinois. Ils n'auraient plus qu'à anéantir les jeunes garçons, et ils auraient gagné. Il n'y aurait plus d'Europe dans trente ans une fois les vieux décédés, mais un nouveau pays composé de sino-européens, puisque les jeunes filles seraient toujours là, elles, pour donner le jour à une nouvelle génération ! Bien pratiques pour refaire un troupeau de travailleurs. Et les jeunes sino-européens ne pourraient être qu'admiratifs devant la Chine, si puissante qu'elle aurait conquis un continent, ce serait son modèle. Il faut arrêter ce processus, cette conférence est un moyen de faire, momentanément, pression sur eux, je n'en ai pas trouvé d'autres. Tout mouvement en Europe favorable à un Armistice est extrêmement dangereux dans cette optique, et je dois le stopper, au moins momentanément. D'autant que je suis persuadé que c'est aussi le souhait des Chinois d'arrêter cette guerre très vite, pendant qu'ils ont encore beaucoup d'ouvriers potentiels en vie pour travailler dans leurs usines ! Je ne sais pas combien de mes interlocuteurs de ce matin ont compris tout ça ? Lagorski était horrifié. - Edouard, est-ce que tu te rends compte de ce que tu dis ? - Est-ce que tu te rends compte de ce que les Chinois ont entrepris, Iakhio ? Ils ont déjà commencé ! Ce n'est pas une simple crainte de notre part, c'est un fait, tu comprends ? Ils y sont habitués, eux. Quand un système marche on a toujours envie de le généraliser. Pour nos populations civiles envahies ce n'est peut être pas commencé à grande échelle, mais je suis sûr qu'ils l'ont programmé. Depuis longtemps j'ai noté que les observations aériennes suggéraient des déplacements de populations dans les Territoires Occupés du Kazakhstan pour expliquer le petit nombre d'hommes ou de femmes dans les rues de certains gros villages ou petites villes. On sait que, dans certaines villes de la Sibérie orientale un tiers de la population a été exterminée. Ca ne te suggère rien, à toi, des "déplacements" de populations ? Voyons les choses en face, l'extermination, l'épuration a bel et bien commencé, ici ou là. C'est pour ça que je n'ai aucun scrupule avec des petits politiciens qui utilisent la situation pour obtenir des voix aux prochaines élections, après guerre, qui sautent dans ce qu'ils pensent être un train en marche. Dans ce genre de situation, ce qui est difficile de déterminer c'est l'importance du train. Les excités crient très fort, mais sont-ils représentatifs d'un fort courant ? Sont-ils pratiquement seuls et font-ils du bruit comme des milliers ? Si je pouvais les faire arrêter pour trahison, je le ferais. "Tu ne suivras pas la foule pour mal faire et tu ne déposeras point dans un procès pour faire pencher dans le sens du grand nombre". L'Exode 6/2 si j'ai bonne mémoire. - Quelquefois tu me fais peur, Edouard. Meerxel sourit tristement. - Moi aussi quelquefois je me fais peur. Et je voudrais bien faire aussi peur à d'autres. Ils étaient arrivés devant le Bureau Français et Lagorski continua vers ses bureaux à lui, au bout du large couloir. *** Meerxel était logé à la Préfecture d'Hérakléion, un vieux bâtiment datant des Templiers, aux pièces immenses, hautes de plafond. Grâce à leur expérience de Djakarta, les services de sécurité de la Présidence avaient tout imaginé, tout organisé, tout prévu. Les rencontres devaient se dérouler dans un grand et vieil hôtel, un peu solennel, le Voulismalinos, le long du petit lac du même nom à Haghios Nicolaos, un peu plus à l'est, sur la côte nord, devant la mer, où croisaient en permanence un porte-avion européen et son groupe de combat, composé de deux Croiseurs anti-aériens, des Frégates, des Corvettes et des ravitailleurs. Le Président Brésilien avait été logé dans une villa appartenant à un riche Crétois et il était convenu qu'il n'aurait aucun entretien avec le Président européen, avant la conférence. Sa position de témoin de l'entrevue euro-américaine ne devait pas présenter de faille. Pour l'instant les Américains n'avaient apparemment pas décrypté le motif de sa présence. Les huit principales agences de presse internationales avaient été invitées à Hérakléion ; à l'exception des agences Européennes ; et toutes les facilités leur avaient été données pour transmettre ensuite, leurs papiers par téléphone et télex, de même que des Belin, pour qu'ils puissent envoyer les documents-photo à leur siège. Mais toute communication hors de la Crête était momentanément coupée, en attendant la fin de la Conférence. Meerxel ne voulait pas de fuites avant cette entrevue. Il avait tout prévu pour que les informations parviennent lentement aux Républiques Européennes. Wildeck rendit compte à Meerxel des courtes rencontres préliminaires avec la Délégation Américaine, arrivée par avion, essentiellement pour mettre au point la composition des Délégations, les conditions matérielles des conversations etc, pendant que le Président Américain se reposait de son long et très fatigant voyage. Fellow avait eu beau refuser le transport par avion militaire européen il n'avait rien pu faire quand son propre appareil avait été pris sous escorte. Ce voyage, en dépit de la guerre, était plus sûr par la voie nord, au-dessus des terres, avec de nombreuses escales. C'est ainsi qu'il avait vu apparaître des chasseurs de l'Aéronavale, pour la traversés du détroit de Bering, puis des appareils de l'Armée de l'Air au dessus du nord de la Sibérie, la Russie, l'Ukraine, la Roumanie, la Bulgarie, la Grèce, enfin. Et Fellow avait vu alternativement des Mosquitos, des P 38 B et des Focke Wulf en formation parfaite, de chaque côté de son appareil. Si près qu'on hésitait, parfois, entre protection et escorte… *** -… pas compréhensifs, disait Wildeck. Pour le moins. Ils ont beaucoup insisté sur le fait que le Président Fellow n'avait accepté cette rencontre qu'au nom de la vieille amitié Américano-Européenne mais qu'il ne répéterait pas ce geste, que ce voyage à travers la moitié du globe était exténuant. Il était de très très mauvaise humeur à sa descente d'avion ! Mais c'est vrai que ce voyage de près de trois jours avait de quoi mettre à bout. Même dans le confort de son avion personnel. Vous comptez toujours n'entrer directement dans le vif du sujet que face à lui, Monsieur ? - Oui. Je veux désarçonner Fellow. Meerxel semblait aller mieux depuis quelques jours, songea Wildeck en regardant son Président. Il n'avait plus cette lassitude qui l'accablait depuis des semaines. Son visage était toujours marqué mais ses yeux montraient à nouveau le dynamisme, l'énergie de la première année de guerre. - Vous savez qu'il voudra avoir près de lui ses conseillers habituels, que vous n'obtiendrez, éventuellement, une entrevue privée qu'après qu'il aura fait une déclaration finale ? - Oui, je le sais. Ca ne me dérange pas, au contraire, quoi qu'il dise je le prendrai à contre-pied, voyez-vous. Je n'attends pas une déclaration finale, au contraire, même. Le sujet que j'aborderai sera une surprise totale pour lui. Je préfère même ne pas le voir en tête-à-tête. - Pourtant, puisque nous profitons de la circonstance pour aborder les négociations sur la fourniture de pétrole à la Chine, ces discussions ont extrêmement peu de chances d'aboutir ainsi, vous vous en doutez Monsieur le Président. Les Américains n'aiment pas qu'on fasse pression sur eux, sur leurs hommes d'affaires surtout. - Je le sais, Wildeck. A dire vrai je l'espère bien. - Là, je vous avoue que je ne comprends plus, Monsieur. - C'est que ce n'est pas le vrai sujet de cette entrevue, Wildeck. Pardonnez-moi, vous comprendrez mieux tout à l'heure. Mon Directeur de cabinet vous a informé que du matériel de cinéma sera apporté avant le début des entretiens ? - Oui, Monsieur… est-ce que le but réel serait là ?… Oh oui, je commence à comprendre. Le but véritable repose sur ces documents de cinéma, c'est cela n'est-ce pas ? C'est pour cela que vous vouliez absolument vous trouver en face du Président Fellow. Pour en mesurer l'impact ? Meerxel sourit doucement. - En partie exact. A ce propos je dois vous prévenir que les personnes présentes recevront un choc émotionnel très violent. Vous aussi… Préparez-vous, Wildeck. - Vous connaissez ces documents, bien entendu ? Je veux dire qu'on vous les a montrés… - Oui. Et je suis directement concerné, comme des millions d'Européens. Je ne veux pas vous en dire plus pour l'instant. C'est un électrochoc pour les participants à la Conférence. C'est la raison pour laquelle les plateaux habituels proposeront à la fois des eaux minérales, des jus de fruits et des alcools, insolites dans ces rencontres. Le ministre des Affaires Etrangères le fixa longuement. - Est-ce que notre ami Da Flora, le Président Brésilien, reprit Meerxel, vous a paru bien disposé ? - Mal à l'aise, plutôt. J'ai l'impression que les Américains le tiennent par les… enfin ont un moyen de pression très fort, sur lui. - Par le porte-monnaie, Wildeck. Par le porte-monnaie. Ils ont très habilement joué le coup là-bas, en Amérique. Le pays est terriblement endetté, désormais. Les entreprises Brésiliennes sont pieds et poings liés devant les Groupements d'Intérêts américains. Ils ont voulu aller trop vite dans la modernisation de leur pays. Ils ont eu besoin d'argent frais. Je pense que la situation a empiré depuis Djakarta. En réalité je suppose qu'ils ne pourront s'en tirer qu'en pratiquant une sorte de fuite en avant, en poussant encore plus loin, en formant de très grands groupes, eux aussi. Ca ne plaira pas au parti d'opposition et Da Flora sent venir les soucis. Le Brésil voit déjà d'un très mauvais œil ces grands trusts qui ont la mainmise sur des pans entiers de l'économie brésilienne, déséquilibrant le monde industriel. Les salariés craignent d'être les victimes de puissances trop fortes pour être inquiétées, pour être amenées à composer avec les employés, les syndicats. Il y a trop d'implications. Pourtant la seule solution que je vois pour qu'ils se dégagent de l'emprise américaine est justement de nouveaux regroupements, les rendant encore plus puissants dans le pays, mais aussi internationalement… Le risque d'affrontements sociaux est indéniable, Wildeck. Mais les leaders économiques ont été imprudents, trop gourmands. Ils ont voulu grandir trop vite et leur gouvernement ne les a pas mis en garde. Ca, c'est la faute de Da Flora, il le sait. Je trouve qu'il a eu beaucoup de courage de venir à cette Conférence. Il nous témoigne là d'une fidélité dont nous devrons nous souvenir. - Le Brésil nous doit sa prospérité. - Mais, en ce moment il est dans le trou, Wildeck. La porte du bureau du Préfet s'ouvrit et Lagorski et Berthold apparurent, refermant derrière eux. - Tout le monde est prêt, Monsieur le Président, prévint Lagorski. - Les techniciens ? - Tout est dans des camions gardés, derrière l'hôtel et il y a assez d'hommes pour faire l'installation très vite, confirma Berthold. - Pas de curiosité ? - Pas encore - Bien, nous y allons. Il était 10:00 heures du matin et une douce chaleur montait. Surtout à cette époque de l'année, la Crête était un petit paradis. Le convoi Présidentiel mit une heure pour gagner Haghios Nicolaos. Quand Meerxel pénétra dans l'hôtel des négociations, il était accompagné du Préfet de Chypre, Palagos, un petit homme sec avec des cheveux très noirs et curieusement abondants pour quelqu'un de plus de soixante ans. Les américains n'étaient pas encore dans la salle et Meerxel s'attarda dans la première partie du hall qui donnait sur le petit lac avec le canal aboutissant à la mer, un beau pont l'enjambant. La salle de conférence avait été aménagée au fond. Il s'agissait, en l'occurrence, de l'arrière du grand hall de l'hôtel, dont les murs avaient été recouverts de tentures vert olive qui recouvraient tout, fenêtres y compris. De grands ventilateurs brassaient l'air, mais il allait faire chaud ici, avec ces tentures. D'autant que les lustres de cristal étaient allumés. La délégation Européenne, peu nombreuse, n'était composée que de militaires. Ce qui avait fait tiquer les Américains. Wildeck s'en était tiré en déclarant aux représentants Américains qu'en Europe les hauts fonctionnaires étaient mobilisés sur place, ce qui expliquait leur tenue. En attendant ses invités, Meerxel s'entretint, debout à l'écart, avec trois vrais hauts fonctionnaires, effectivement mobilisés sur place, au ministère, avec les grades de Lieutenant-Colonels et de Colonels, selon le niveau de leurs responsabilités. La délégation Brésilienne, assez peu importante, était présente, dans un autre coin de la salle et Meerxel était allé saluer brièvement le Président Da Flora, comme celui-ci semblait le souhaiter. Fellow fit son entrée avec un quart d'heure de retard histoire de bien montrer qu'il avait l'intention de mener le jeu, immédiatement accueilli par Palagos. Il était suivi de son conseiller personnel, l'ex-Amiral Griffith, ce qui réjouit Meerxel. Celui-ci avança pour serrer la main du Président Américain qui, vaguement insultant, répondit du bout des doigts. Il était visiblement toujours de mauvaise humeur. Puis ils allèrent prendre place à chaque extrémité d'une grande table rectangulaire, d'un beau bois d'olivier. Le président américain était entouré, outre Griffith, de trois diplomates, silencieux. Da Flora fut guidé pour prendre place au milieu d'un grand côté où, en un instant, il prit figure d'arbitre. Griffith s'en aperçut le premier et se pencha vers Fellow qui fronça le sourcil. C'est Meerxel qui avait voulu cette disposition pour laisser un espace visible entre les délégations. Il avait près de lui Wildeck et les deux hauts fonctionnaires du ministère en uniforme, et son interprète vint s'asseoir derrière lui sur un signe bref. Il s'était douté que Fellow utiliserait l'anglo-américain pour s'exprimer et il voulait montrer sa réserve à ce sujet. Dès que Fellow prit la parole, l'interprète officiel, penché en avant, commença très vite à faire la traduction simultanée à son oreille. Meerxel n'en avait pas totalement besoin mais voulait utiliser ce procédé pour éviter de répondre immédiatement à son interlocuteur en se laissant le temps de réfléchir, au besoin. - Mes collaborateurs m'ont fait part des prétentions européennes sur les accords de fourniture de pétrole à la Chine commença Fellow, c'est un sujet qui ne concerne pas le gouvernement américain. Celui-ci n'a rien signé à ce sujet et la libre entreprise a joué. Des sociétés privées du Panama se sont mises d'accord, nous n'avons rien à y voir. Oui, si ce n'est que les devises entraient sur le marché américain… Meerxel acquiesça de la tête avec un temps de retard comme s'il avait attendu la traduction. - L'Europe voulait attirer votre attention sur un danger que courent les pays qui livrent ce pétrole, Monsieur le Président, répondit-il d'une voix égale. En qualité de belligérant, nous ne pouvons accepter cet état de chose et les bâtiments de notre Marine couleront désormais, dans les eaux territoriales chinoises, tout pétrolier se présentant devant un port Chinois. - C'est un casus belli, renvoya Fellow en se cabrant. Un pavillon couvre le navire qui le porte, vous le savez aussi bien que moi… par ailleurs, ajouta-t-il, faudrait-il encore que vos bâtiments puissent venir assez près de la côte pour cela… - On ne peut tout avoir, répondit tranquillement Meerxel, sans élever le ton, afin que ses paroles ne puissent donner l'occasion à son interlocuteur de sortir en claquant la porte, on ne peut pas aider un pays en guerre et vouloir prétendre au statut de pays neutre. Personne n'oblige une nation à en aider une autre, mais elle doit prendre ses responsabilités. C'est à ses risques et périls. Elle choisit délibérément son camp et en assume la responsabilité par la suite. On peut imaginer que cela soit terriblement dangereux pour sa crédibilité future, si on l'assimile à l'une des nations belligérantes dont elle a, d'une certaine manière, épousé la cause. Pour en revenir à votre remarque, souvenez-vous Monsieur Fellow, que les Chinois ont coulé bien des bâtiments d'origine sud américaine au début de la guerre, sous prétexte qu'un embargo avait été décrété au sujet de notre approvisionnement et aucune nation n'a parlé de casus belli, à ce sujet. Il me paraît difficile de justifier deux poids deux mesures sous le simple prétexte d'un pavillon différent. Fellow s'était penché en avant pendant la première partie de la réponse de Meerxel qui s'était attendu à une réponse cinglante. Apparemment le Président américain préféra rester sur un plan technique. - Mais ces navires naviguaient en convoi, protégés par vos bâtiments de guerre. Par assimilation ils devenaient hostiles à la Chine. Et vos escorteurs ont essayé vainement de couler les sous-marins Chinois, n'est-ce pas ? Meerxel encaissa sans broncher mais sentit un vague flottement dans les rangs de ses proches, militaires notamment. L'Amiral Griffith se permit un petit sourire discret. - Peut être ne le savez-vous pas, Monsieur Fellow, la guerre en haute mer a changé d'aspect, depuis cette époque. Il resta délibérément dans le vague, n'évoquant pas les systèmes d'écoute sous-marine Sonar qui équipaient désormais toutes les Frégates et les Corvettes. Même les vedettes rapides d'attaque en étaient munies, et la tendance s'inversait. Le nombre de sous-marins Chinois détruits grandissait, tandis que le tonnage coulé diminuait. Mais il n'était pas question de donner la moindre information stratégique aux américains. Qu'ils se renseignent auprès des Chinois… Fellow eut un geste de la main pour montrer l'insignifiance du sujet à ses yeux. Meerxel reprit, toujours de sa voix calme : - Cette entrevue avait un autre but Monsieur le Président, celui de vous faire cadeau d'une information capitale, qui intéresse les Etats-Unis au premier chef. La voici… Il avait longuement préparé sa déclaration mais, brusquement, changea d'avis. Il voulut frapper un coup brutal, à la mesure du sujet. Et puis quelque chose lui disait que Fellow ne voudrait peut être pas voir le film, après un préambule trop révélateur. Dans ce cas, tout cela n'aurait servi à rien. En réalité Meerxel réalisa qu'il avait, inconsciemment, cherché à protéger ses invités du choc qu'il avait lui même éprouvé la première fois. Mais il n'y avait aucune raison de protéger les Américains après ce qu'il venait d'entendre. Il leva donc la main en direction de Berthold qui parut surpris mais inclina la tête et eut un geste sec en direction du fond de la salle. Dans celle ci la tension venait de monter. Personne ne savait ce qui allait se produire et, cette fois, la surprise, l'initiative, étaient favorables à Meerxel qui ne dit pas un mot jusqu'à l'entrée d'une file de soldats européens, tous des sergents, portant du matériel cinéma. Fellow craqua le premier. - Qu'est-ce que cela veut dire, Monsieur Meerxel, vous ne nous aviez pas tenu au courant de tout ceci. - Vous saviez qu'une information vitale allait vous être communiquée, Monsieur le Président, je tiens parole, c'est ce qui se passe. Il s'agit d'une information de première importance pour la réputation, l'honneur des Etats-Unis, leur rang dans le monde et, d'une certaine façon, l'Europe fait là un immense cadeau à ses amis Américains. - Un film ? Vous voulez nous passer un film ? - Un document. Qui sera suivi d'une déclaration. Je vous demanderai de me laisser terminer cette déclaration avant de faire, éventuellement, les commentaires que vous voudrez. Les spécialistes s'activaient. Dès que Meerxel était arrivé, tout avait été déballé dans une pièce voisine, pour ne pas perdre de temps. A Kiev, les Sergents s'étaient entraînés à faire le montage du matériel le plus vite possible. L'écran placé sur le côté et visible de toutes les personnes attablées, était de belle taille et le projecteur avait été reculé pour donner une image de deux mètres sur deux cinquante. Une série de haut-parleurs fut posée sur le côté pour le son. Il ne fallut que quelques minutes pour en terminer et seul l'opérateur resta dans la salle. Meerxel fit un geste discret et les lumières s'éteignirent. Le Président avait vu et revu le film, faisant refaire le montage pour obtenir l'effet le plus dur possible. Il avait également enregistré lui-même le commentaire sur la bande son, aidé de professionnels. Les premières scènes apparurent, les galeries de mine d'abord, mettant en scène le décor, puis apparurent les premières séquences des corps, tordus, les mains crispées autour de la gorge montrant assez comment ces hommes étaient morts. Les uniformes étaient visibles, il n'y avait pas de doute au sujet des victimes, elles étaient Européennes. Il y eut des hoquets étouffés, dans la salle. Le choc s'était produit ! La lumière venue de l'écran permettait de voir la délégation américaine. L'un des diplomates avait une main devant la bouche et les autres, le visage crispé, avaient les yeux rivés sur l'écran. Les scènes se succédèrent très vite pendant que la voix de Meerxel s'élevait, donnant des explications crues sur les conditions de tournage, l'origine des prisonniers. Au bout d'une à deux minutes l'un des représentants américains tendit la main vers un plateau proche et se servit un verre d'alcool ! Le film n'était pas très long, afin d'empêcher la délégation américaine de reprendre son sang froid, de s'habituer au spectacle. Il se terminait sur une séquence montrant les traces d'explosion aux entrées de la mine. Dès que la lumière fut revenue Meerxel reprit la parole. - Surtout Monsieur Fellow, dit-il d'une voix plus forte, maintenant, que personne autour de cette table ne fasse la moindre allusion à des trucages. Puis il lança à la volée sur la table des paquets de photos tirées en grand format, qui glissèrent jusqu'à la délégation américaine. Prenez, Messieurs, prenez, ce sont des scènes qui n'étaient pas dans le film. Depuis huit ans la Chine annonce au monde qu'elle anéantira l'Europe. Ce n'était pas une image, elle a commencé son massacre ! Il laissa passer quelques instants, surveillant ses interlocuteurs. Fellow était livide, les diplomates déglutissaient difficilement, l'amiral Griffith gardait une raideur trahissant l'effort qu'il faisait pour ne pas extérioriser ses sentiments. Et, en effet, son visage était imperturbable. Da Flora tenait le plateau de la table à deux mains, comme s'il avait le vertige. -… Voilà où mène le racisme, quand une nation se croit au-dessus des autres, décide quel voisin doit vivre ou mourir. Voilà ce que deviennent les prisonniers européens, martela Meerxel. Voilà ce que font les Chinois. Voilà pourquoi ils ne veulent pas d'observateurs de la Croix Rouge internationale dans les camps. Ils exterminent les prisonniers en les enterrant vivants dans des mines ! Imaginez combien il y a de mines en Chine ou ailleurs, imaginez combien elles sont profondes, combien elles ont de kilomètres de galeries et combien chacune peut recevoir de centaines de milliers d'hommes. Les Occidentaux n'avaient pas pris au pied de la lettre la menace d'anéantissement des Chinois et en avaient déduit que c'était une image, une menace en l'air, pensaient-ils, de la propagande. Personne ne peut rayer de la carte une population aussi nombreuse, une nation aussi grande que l'Europe, jugeaient ses citoyens. C'était impossible ! Cependant les Chinois le pensaient réellement, eux, et ont commencé à le réaliser à leur manière, Monsieur Fellow. Ce n'était pas une menace en l'air, mais un objectif. Dans le domaine de la cruauté ils ont été plus loin que n'importe qui auparavant, hormis quelques criminels psychopathes. La civilisation des hommes vient de régresser de plusieurs siècles. La Chine se vantait d'être la plus ancienne civilisation du monde, dont les débuts remontaient à 5 000 ans. Voilà le résultat de cinq millénaires de cette civilisation-là, pour peu qu'un groupe raciste vienne à sa tête. Voilà qui sont les hommes qui, dans les grandes capitales aujourd'hui, jouent les personnages policés, de bons goût, raffinés, en arborant leur insigne du PURP. Ce PURP qui a commencé à perpétrer un génocide à l'échelle d'un continent ! Regardez ces photos, Messieurs, regardez-les bien, n'ayez pas peur de vous salir les mains. Les hommes qui les ont ramenées, eux, ont sali leur âme, pour tenir le monde au courant. Pour que les amis des Chinois sachent à qui s'adresse leur amitié ! - S'il vous plait, Monsieur Meerxel… commença Fellow, immédiatement coupé. - Je vous ai demandé, au début, de me laisser aller jusqu'au bout de ma déclaration, Monsieur le Président des EtatsUnis d'Amérique. Je n'ai pas terminé de vous exposer les faits ni de vous dire en quoi ils menacent les USA… Nous avons compris comment la Chine comptait s'y prendre pour anéantir l'Europe. C'est un calcul à la chinoise où le temps n'a pas la même importance qu'en occident. Qui sont les victimes, Messieurs ? Des prisonniers de guerre, des hommes de 18 à 40 ans. Combien en détiennent les Chinois ? Plusieurs centaines de milliers. Imaginez, maintenant, ce que devient un pays où les hommes de 18 à 40 ans disparaissent… Réfléchissez bien aux conséquences, à la natalité qui s'effondre, tout simplement. C'est un pays qui meure, qui est rayé de la carte en une génération, simplement parce que la natalité s'effondre. Voilà le plan chinois. D'ici à la fin de la guerre on peut penser qu'ils feront encore des prisonniers. Dans un camp de prisonniers, le C 223, situé en Kazakhstan oriental le chef de camp, le Colonel Tsaï Tsu a annoncé que les prisonniers ne seraient jamais libérés après la guerre, mais seraient gardés dans des camps de travail, en Europe occupée, dans des usines-prisons ! Mais pas seulement eux, tous les Européens ! Alors que reste-t-il à l'Europe comme issue, l'Armistice ? Ce serait livrer le pays à la Chine tout de suite, livrer les civils à ces camps, ces usines, afin de travailler pour la Chine, de gré ou de force, les réfractaires disparaissant. Si l'ennemi a été capable de prendre la décision de tuer les prisonniers que fera-t-elle en pays conquis ? Nous avons observé que les populations de certaines villes occupées se faisaient plus rares. Auraient-ils commencé le génocide de la population civile, son "déplacement" ou son extermination ? Oui, nous SAVONS que oui ! Les habitants d'origines non asiatiques sont exterminés, en Sibérie, notamment ! Et après l'Europe à qui s'en prendront-ils ? Le monde ne semble pas leur tenir rigueur de la guerre qu'ils nous livrent. Cela a un sens, Messieurs, c'est que le reste du monde n'est pas choqué par l'attitude chinoise. Reste à savoir s'il approuve, à terme, le génocide de centaines de millions d'habitants. Car il faudra bien se prononcer, n'est-ce pas ? On ne peut éviter de répondre que… disons durant un temps. Au delà de celui-ci l'évidence de l'approbation est là ! Le reste du monde, les Etats-Unis en particulier, ont-ils les moyens d'approuver le comportement de la Chine. Approuver le génocide Européen ? Le Monde devra se prononcer sur ceci. L'Europe va déposer plainte contre la Chine auprès du tribunal international de Dublin, pour "génocide et crime contre l'humanité", un délit qu'ont inventé les Chinois. Notre intention est de faire traduire devant lui tous les responsables politiques chinois, tous les militaires ou civils qui auront pris leur part dans ces crimes. Dans les camps et ailleurs. Tous, depuis les décideurs jusqu'aux conducteurs de ces trains de prisonniers qu'ils emmènent à la mort ! Tous, sans exception ! Ce sera notre premier test de la conscience du Monde. Si notre plainte n'est pas reçue nous en déduirons que les peuples de la terre, tous, approuvent la conduite de la Chine ! La civilisation moderne est née autour de la mer Méditerranée, tous les humains civilisés aujourd'hui, détiennent quelque chose des Grecs, de Arabes, des Romains, des Egyptiens, ne serait-ce que par les sciences auxquelles tous ceux-ci ont donné le jour. Même la Chine, qui se targue d'avoir un prodigieux passé, utilise les connaissances que nos anciens ont découvertes il y a deux mille ans. Tout de ce dont jouissent les Chinois à notre époque vient directement ou indirectement du bassin méditerranéen, depuis les réfrigérateurs jusqu'aux automobiles. Tenez, même les chars, les avions qu'ils utilisent abondamment contre les armées européennes sont des inventions issues, indirectement, de cette civilisation là… En attendant l'Europe saura tenir compte de l'attitude des autres pays de la terre, maintenant qu'ils vont savoir. Cautionneront-ils l'attitude chinoise ? Parce que c'est de cela dont il s'agit. Si nous apprenons qu'un gouvernement étranger était au courant de ce qui se passe dans les camps de prisonniers, ce que je ne veux pas croire, aujourd'hui, nous déposerons plainte contre lui pour complicité de génocide… L'Europe en a fini de sa compréhension, de sa tolérance. Elle a le dos au mur, elle lutte pour sa survie. Sa survie ! Dans ces cas là on ne prend plus de gants ! Il s'interrompit un instant puis reprit : - Lorsque le gouvernement européen a appris ce qui se déroulait dans les camps de prisonniers il s'est trouvé dans une situation abominable. Comment dire cette horreur aux peuples d'Europe ? Comment ne pas craindre qu'ils ne s'effondrent, moralement, accélérant ainsi le processus ? Le révéler c'était faire un cadeau à la Chine, pensions-nous. Nous nous trompions, nous avions tort. L'armée européenne nous l'a fait comprendre. Les soldats eux-mêmes, les premières victimes désignées. Meerxel s'interrompit encore, quelques secondes, pour donner plus de poids à ce qui allait suivre. - Le bruit a couru récemment, dans certaines des unités que leurs camarades prisonniers étaient enterrés vivants. Ils ont donné leur réponse aux Chinois. Sur le front sud, il y a quelques jours seulement, le 14 juin. Après que l'ennemi ait fait prisonniers les occupants de postes avancés, les soldats d'une Brigade ont attaqué d'eux-mêmes, sans ordre, sans préparation, sans soutien ; les militaires, parmi vous, sauront ce que cela veut dire ; et sous un tir d'artillerie ennemi. Et savez-vous ce qui s'est produit, Messieurs ? Cette simple Brigade, moins de deux mille hommes, a enfoncé le front chinois, l'a pulvérisé, avant que les autres unités ne se lèvent à leur tour et les suivent ! Plusieurs divisions chinoises ont été ainsi encerclées en une nuit, et le front a progressé de quinze kilomètres. Voilà la réponse que nos soldats ont donnée aux membres du PURP chinois ! Loin d'être terrorisés par la nouvelle, celle-ci les a survoltés, dynamisés, surexcités, a multiplié leur colère, décuplé leurs forces. Et les troupes chinoises ont été incapables d'y résister ! Elles ont été vaincues, anéanties, laminées. Car il y a bien peu de prisonniers Chinois, mais beaucoup de morts, vraiment beaucoup, Messieurs, infiniment plus que pendant un combat habituel ! Je suppose que vous comprenez ce que cela signifie… Voilà ce à quoi ont abouti les racistes chinois. Ils ont motivé notre Armée à un point jamais atteint auparavant. Quitte à perdre la vie autant lutter, aller jusqu'au bout de ses forces ! Un ennemi de cette trempe là, un ennemi qui n'a plus rien à perdre, qui n'a plus peur de la mort, est un ennemi invincible ! Nous sommes cet ennemi-là pour la Chine, aujourd'hui. C'est pour cette raison que l'Europe va gagner cette guerre, Messieurs. Je vous le certifie ! Et elle demandera, ensuite, des comptes aux Nations civilisées de la Terre. Nous voulons savoir, aujourd'hui, aujourd'hui même, qui approuve le génocide chinois et qui le désapprouve. Nous voulons faire le tri, connaître nos amis, nos relations et nos ennemis. Qui estime moralement que l'attitude chinoise est impardonnable ? Que le PURP a franchi les limites du tolérable. Pas politiquement, HU-MAI-NE-MENT. Car si le Monde accepte le racisme alors tous les pays vont se tourner vers leur voisin pour l'exterminer au nom d'une race pure… Des régions, des ethnies d'un même pays, vont vouloir faire disparaître une ethnie voisine, au milieu de laquelle elles vivent, pour l'instant en paix. Les Etats-Unis sont un grand pays du monde moderne, approuvent-ils le génocide européen, acceptent-ils de prendre le risque d'être assimilés aux nations racistes, d'Asie notamment, qui soutiennent quasi-ouvertement la Chine ? Par amitié, nous avons voulu mettre en garde nos amis d'Amérique ; dont la nation, elle-même, composée de plusieurs ethnies, indienne ou noire, est visée par ce racisme là ; contre le danger de l'amalgame, le risque d'être assimilés à cette Chine que nous combattons. Lui donner une chance de dire au Monde qu'elle ne va pas accueillir le PURP, que la morale américaine réprouve la notion de génocide, le racisme ! Que les grandes ethnies qui composent le peuple américain ne vont pas se dresser les unes contre les autres… C'est de la réputation, de l'honneur des Etats Unis dont il est question. Il avait martelé sa dernière phrase et se tut ensuite. Fellow, le visage marqué, était muet, trop impressionné pour trouver une réponse immédiatement. En politique il ne faut jamais faire de cadeau, c'est une loi. Meerxel sauta sur l'occasion. Il se leva pour quitter la salle. - Monsieur le Président Meerxel, intervint alors Fellow, attendez… attendez. Je… je suis comme tout le monde ici, dit-il en désignant Da Flora, livide. Ces faits sont abominables, bien entendu, et j'ai besoin de temps pour vous faire une réponse… Toujours debout Meerxel le coupa. Il tenait l'occasion d'enfoncer le clou. - Je n'attends pas de réponse ici, Monsieur Fellow. C'était une entrevue amicale pour informer les Etats-Unis de ce qui se déroulait véritablement, en Europe. Pour le cas où ils ne seraient pas tenus au courant de ces pratiques, de ces projets, par leurs partenaires commerciaux et où ils voudraient éviter d'y être assimilés dans la conscience des autres nations du monde. Je vous avais promis, par amitié, une information capitale, je vous l'ai livrée puisque c'est de l'avenir des USA dont il est question, de sa crédibilité en qualité de grande nation, de son niveau de moralité, de conscience. Bien entendu ces documents sont à votre disposition, vous pouvez en faire l'usage que vous voudrez : le film dont vous recevrez une copie et les photos ; mais aussi les témoignages écrits des témoins dont nous disposons, qui rapportent ce qui s'est déroulé sur deux sites différents. Deux mines situées dans deux régions différentes. Témoignages qui seront communiqués à la Cour Internationale de Dublin. Les Etats-Unis, comme les pays dits civilisés, sont désormais au courant, ne pourront jamais plus prétendre qu'ils ne savaient rien. A eux de juger, et de faire savoir au Monde dans quel camp ils se situent, au moins moralement. Il sortit sur ces mots, suivi à distance par ses deux hauts fonctionnaires, très marqués. Ils avaient été prévenus à Kiev, que les propos seraient durs. Ils avaient été choisis après une enquête qui avait révélé qu'ils n'avaient aucun proches parents prisonniers. Ce qui ne voulait pas dire qu'ils n'en connaissaient pas, évidemment. D'après leur accablement c'était le cas. Dehors, Lagorski montra du doigt une porte latérale et glissa à son Président : - La seconde partie démarre dans trois quarts d'heure. Toute l'entrevue a été enregistrée. Tu as été brillant, Edouard. Le plus accablant réquisitoire contre le racisme que je n'ai jamais entendu… Mais tu crois toujours que c'était la bonne solution, pour l'Europe ? - Oui, Iakhio. Parce que nos compatriotes ne vont pas encaisser l'information sèche. Ils apprendront en même temps, que nous demandons des comptes au monde, que nous lançons un procès international et que eux-mêmes, civils, sont visés par les camps, les usines, si la Chine gagne cette guerre, qu'ils ont maintenant le dos au mur, ne sont plus protégés par leur qualité de civils. Ils le savent, désormais, c'est toute la différence. Et aussi, surtout même, que l'Armée leur a montré l'exemple, qu'elle a déjà réagi ! Ca c'est notre chance. Leurs fils, leurs frères, soldats, leur ont montré l'exemple. Ils auront l'espoir que quelque chose va bouger, que les Chinois vont, peut être, être obligés de modifier leur projet. L'espoir, tu comprends ? L'espoir. C'est tout ce que je pouvais faire pour atténuer la brutalité du choc… et les faire lutter davantage, à leur façon. Même si rien ne change, tout de suite, il leur restera l'espoir, une fois ce choc passé. L'espoir que le monde se réveille et que notre armée soit sans pitié, au front. Meerxel avait demandé de pouvoir enregistrer l'entrevue pour en faire circuler la bande, au besoin, mais surtout pour en avoir la transcription écrite exacte. Parce que son plan n'était pas terminé. Le piège allait se refermer maintenant. Il devait recevoir, à la Préfecture, à Héraklion, les envoyés spéciaux des agences de presse étrangères et leur rapporter ce qui s'était dit, exactement, pendant l'entrevue, avant que Fellow ne fasse lui-même un compte-rendu édulcoré. C'était normal que le Président Américain en rende compte à l'opinion mondiale, il était piégé et devait réagir, et Meerxel le souhaitait, bien sûr. Des exemplaires des photos seraient distribués et Meerxel allait faire, tout de suite, une déclaration aux journalistes, dont les termes avaient été pesés soigneusement. Les lignes téléphoniques étaient en train d'être rétablies avec le monde entier. La Scandinavie était proche, les journaux allaient réagir très vite, l'information serait dans la rue dans les heures suivantes. Beaucoup plus tôt que de l'autre côté de l'Atlantique. Fellow était coincé, il serait bel et bien obligé de répondre officiellement, très vite, à la question "les Etats-Unis soutiennent-ils la Chine, approuvent-ils moralement, le génocide ?" Il était étranglé par cette question que la presse du monde entier allait relayer. Plus encore, la presse américaine ; qui avait la réputation, parfois, de ne pas faire de cadeau à son gouvernement, et avait des prétentions d'intellectualisme ; serait au courant de la réaction des autres pays du monde quand elle lui demanderait sa réponse, à lui, et en tiendrait compte. Car ce n'était pas une Conférence officielle, dont les règles de discrétion, non écrites, sont respectées partout, mais une "entrevue d'information". Et là il n'y avait plus aucune règle. Pas même de précédent. C'est pourquoi Meerxel avait voulu frapper fort. Pour une fois les Etats-Unis allaient devoir s'expliquer vraiment, en laissant de côté la cote des valeurs en bourse, à Wall Street. Les peuples anglo-saxons avaient beau faire passer avant tout, la position sociale, les affaires, le pouvoir et l'influence, ils avaient, quand même, en cherchant bien, un vieux fond de morale ? Il devait bien leur rester un petit quelque chose de ce qui avait amené un certain Shakespeare à observer et décrire ses contemporains ! Le dollar n'avait quand même pas tout effacé ! Parce qu'il était particulièrement odieux de les voir donner, précisément, des leçons de morale à tout bout de champ et agir sans en montrer la moindre parcelle. Comme s'il y avait une conscience pour les autres et une, différente, pour eux ! Quand il reçut les journalistes, à Herakléion vers midi et demi, Meerxel disposait de la transcription littérale de l'entrevue, ce qui ne représentait guère que quatre pages et demie de texte. Il y avait eu, finalement, assez peu de paroles de prononcées. Il commença par expliquer la raison de cette entrevue avec Fellow et fit distribuer les photos, puis il raconta la découverte des mines, sur un ton grave, mais sans en accentuer délibérément l'effet dramatique. Les faits parlaient d'eux-mêmes. Et il savait que les hommes, devant lui, étaient capables de voir au-delà des mots, qu'ils détestaient se sentir manipulés et qu'ils rendraient compte de ce qu'ils apprenaient d'autant mieux qu'ils auraient été laissés juges de leurs sentiments. C'étaient des envoyés spéciaux, la crème de leur métier. Des gens intelligents et sensibles et pas le petit reporter-radio débutant qui n'a en tête que de rapporter un scoop à sa rédaction, sa station, quels qu'en soient les dégâts. Il insista sur l'attaque de la 728ème Brigade, sur le front sud, en mettant en lumière ce qu'il fallait lire dans cette réaction. Le ton, leurs questions ensuite, lui montrèrent qu'aussi blindés qu'ils puissent être par ce qu'ils rapportaient à longueur d'année, ils avaient été autant choqués que la délégation américaine. Ils demandèrent des copies du film bien sûr, et Meerxel répondit que celui-ci était désormais à la disposition de la Cour de Dublin, que Fellow en avait un exemplaire mais que les images étaient si choquantes qu'il paraissait impossible de les diffuser au grand public. Le représentant de la principale agence américaine, Associated Press, semblait mal à l'aise et Meerxel eut l'intelligence de ne pas charger ses propos, en restant à la question posée au gouvernement américain : quelle était sa position devant le génocide ? Il conclut en précisant que les peuples d'Europe ne savaient pas encore ce qui se passait dans les camps et qu'il avait choisi ce biais pour leur en atténuer le choc tant bien que mal. En face de lui certains hommes hochèrent la tête, montrant ainsi qu'ils avaient compris le message. Ils en tiendraient compte ou non, ne pouvant s'engager au nom de rédacteurs en chef ; acharnés de sensationnel, ou hommes de conscience ; qui présenteraient l'information à leur guise. Voilà, les dès étaient jetés. Aux Européens de réagir. Da Flora fit téléphoner, pendant la conférence de presse, pour demander une entrevue en particulier à Meerxel qui espérait bien cette réaction. Ils se rencontrèrent discrètement dans les jardins d'un bâtiment proche. Le président Brésilien vint à lui et lui serra longuement la main sans dire un mot, puis ils s'assirent sur un banc, devant une haute haie de lauriers roses, sur le point d'éclore. - L'Europe traverse des évènements dramatiques, Monsieur Meerxel, commença-t-il en Français, et je ne trouve pas de mots pour vous dire mon émotion. Meerxel eut envie de lui répondre qu'il était assez réservé sur les réactions du monde, y compris celles de Fellow, que le premier but de cette entrevue était d'annoncer la nouvelle aux peuples européens, mais il refusa d'être pessimiste. - Merci, Président Da Flora. - Bien entendu mon gouvernement va prendre une position sans équivoque, je voulais vous en assurer. J'ai déjà appelé notre premier ministre qui va demander une réunion de la commission internationale de la Croix Rouge. Elle ne peut s'y opposer, puisque nous en sommes membres. Il faut que le Monde réagisse immédiatement. Les Etats-Unis seront bien obligés de suivre, d'une manière ou d'une autre. Le peuple américain n'est pas toujours le reflet de ses grands trusts et il sera indigné, j'en suis convaincu. La pression de la rue a toujours eu beaucoup d'importance aux yeux des élus américains. On peut même dire que les Sénateurs américains sont assez versatiles quand leurs électeurs frappent la table du poing. - A vrai dire je compte un peu sur ceux-ci, répondit Meerxel. - Bien sûr, bien sûr. Avez-vous des éléments de jugement sur l'attitude des peuples européens ? Merxel pinça les lèvres. - De vous à moi, Monsieur Da Flora, j'espère que l'attitude de notre armée du front sud va influencer les réactions. Mais nous jouons gros dans cette affaire. Surtout au moment où l'avance chinoise est à peu près bloquée partout. Nous sommes dans un de ces moments où tout peut basculer, dans un sens comme dans l'autre. La suite de la guerre est entre les mains des peuples européens, le gouvernement est désarmé. - Mon Dieu, vous avez dû connaître des jours terribles, je le mesure au travers de ce que le Brésil connaît à un échelon tellement moindre, devant la situation économique ! Pouvons nous vous aider d'une manière ou d'une autre ? - Oui. En montrant votre indignation et, surtout, en soulignant que le racisme peut être contagieux. C'est le mal le plus impitoyable qui puisse frapper une société et aucune nation n'est à l'abri. Les Etats-Unis le prouvent bien avec le problème noir qu'ils ne savent pas, ou ne veulent pas, résoudre. Jusqu'ici l'Europe, qui eut pu en être atteinte en premier, avec la diversité des races qui la composent, y a échappé. Grâce aussi, à l'intelligence de nos peuples musulmans. Pourtant, pendant la Première Guerre continentale, le risque était grand avec le problème des religions, des musulmans en particulier. Le Président Clemenceau, à l'époque, a eu l'intelligence de s'y attaquer tout de suite avec la question de la nourriture. Aujourd'hui encore nous bénéficions de cette initiative. Le gouvernement jouit de la confiance des divisions musulmanes. C'est d'ailleurs une Brigade musulmane qui s'est révoltée, sur le front sud, et a attaqué comme je l'ai indiqué. - C'est effectivement d'une grande importance. Je pense d'ailleurs que je me servirai de cet argument dans le discours que je vais prononcer, en rentrant. Le Brésil est composé de plusieurs ethnies, comme vous le savez, et ce domaine est de première importance pour nous. Quoi qu'il en soit, faites moi savoir si le Brésil peut faire autre chose. *** Meerxel rentra à Kiev l'après-midi même avec Lagorski. Celui-ci entreprit immédiatement de prévenir officiellement les Présidents des Républiques Européennes. Il commença par le Président Allemand, qui demanda que Meerxel le rappelle le plus vite possible. En fin de journée les deux hommes se parlèrent. Conrad Adenauer fut bref, il dit que le Président Européen avait agi avec habileté et l'assura de son soutien sans réserve. Il prenait tout de suite des mesures pour faire face à des réactions de la nation allemande. Il avait raison. C'est le soir que les européens apprirent la nouvelle à la radio, après que celles des pays Scandinaves eurent révélé l'information. Le lendemain "Europe matin" titrait, en énormes lettres qui barraient sa première page : L'HORREUR… "Kiev matin" était plus précis : NOS PRISONNIERS MASSACRES ! Toute la presse d'Europe reflétait la stupéfaction et la révolte. Avec le décalage horaire c'est à Paris, à Amsterdam, à Bruxelles, à Lisbonne, à Madrid, à Rome qu'eurent lieu les premières réactions de la population. Une colère si forte que des manifestants s'en prirent aux Ambassades des pays asiatiques. C'était là aussi, un phénomène de racisme pure et la police intervint très brutalement pour stopper net le déchaînement de violence. Les Kazakhs, Sibériens, Turkmènes, Ouzbeks avaient des traits asiatiques, eux aussi, il fallait tout de suite éviter l'amalgame des nations, sinon l'Europe volait en éclats. Les présidents locaux avaient été tenus au courant de ce risque et avaient mis en alerte toutes les forces de police. Il y eut des incidents quelques heures plus tard à Prague, à Moscou. Toujours la même violence, la même brutalité. A Kiev l'opposition ne réagit pas tout de suite. Elle avait été prise de court, ne savait pas comment utiliser ce qui se produisait. Les leaders firent immédiatement le rapprochement avec la réunion au Palais de l'Europe et le film. Ils se rendirent compte que poursuivre la campagne pour un Armistice, en ce moment, serait accueilli comme une lâcheté, ou pire encore, une incompétence politique. Ils étaient également partagés. Les uns, les plus excités, étaient d'avis d'attendre un peu puis de récupérer la colère pour relancer à ce moment là, éventuellement seulement, la question de l'Armistice. D'autres, les plus nombreux, sentaient que ce serait une faute politique définitive, mais étaient incapables de proposer une alternative. La situation politique était en équilibre. Tout pouvait se produire. Ce fut l'Armée qui décida pour l'Europe. A nouveau, sans ordres, l'infanterie attaqua, mais sur tous les fronts, cette fois ! Suivie par les blindés. Dans un déchaînement de rage tel qu'il n'y eut aucun prisonniers chinois ! Meerxel le comprit, c'était bien une "guerre populaire", au sens que lui avait donnée Clausewitz, au siècle dernier. Le peuple montrait sa volonté. *** La réaction internationale arriva le surlendemain. Les gouvernements de Norvège, de Suède et de Finlande publièrent des communiqués d'une sévérité extrême, exigeant de la Chine qu'elle s'expliquât devant les nations, la rupture des relations diplomatique étant envisagée. Et les pays scandinaves donnaient leur accord au procès devant la Haute cour de Dublin, promettant d'y envoyer des juges pour y participer réellement. Les pays nordiques n'étaient pas directement concernés par cette guerre mais, peut être en raison de leur mentalité ; après tout eux aussi avaient une Histoire liée au bassin méditerranéen, un passé, des souches comparable ; ils se sentaient proches de l'Europe. Et puis, ils étaient conscients que la Chine à leurs frontières amènerait celle ci, tôt ou tard à les "annexer" sans difficulté. C'était pour cette dernière raison que leurs gouvernements ne faisaient aucun obstacle aux volontaires voulant aller combattre dans l'armée européenne, où ils constituaient parfois des unités entières. Néanmoins, les gouvernements d'Europe du nord firent preuve de courage en s'exposant à des mesures de boycott de la part de la Chine. Sinon plus, sur les navires venant chaque jour dans leur port en provenance du reste du monde… Après de très nombreuses consultations avec les "forces vives" de la nation américaine, comme aimait le répéter le Président Fellow, celui-ci finit, au bout de plusieurs jours, par faire paraître un long communiqué qui fut considéré comme un authentique chef-d'œuvre de diplomatie. Le lecteur était incapable, après plusieurs lectures, de savoir quelle était précisément la position américaine, entre la condamnation du génocide et les nuances qui y étaient apportées ! La Grande Bretagne s'associa totalement à ce qu'elle appela, elle, "l'analyse américaine", insistant sur le fait qu'il ne fallait pas s'emballer et entendre chacune des parties. Les Anglo-saxons s'érigeaient en juges du Monde ! Cependant ; et ça ne fit pas plaisir à Peter CrossFootlight, le Premier Ministre ; la nation britannique réagit quand même. Londres, Liverpool et Glascow furent assez agitées pendant une petite semaine, après une allusion du Roi disant combien il était choqué de ce qui se passait sur le continent. ** CHAPITRE 17 L'été "1947" C'étaient les vacances d'été pour les Européens mais rien ne semblait avoir changé par rapport à l'hiver. Sauf le comportement de la population. Il y avait eu tant de morts que chaque famille avait plongé dans la guerre, la souffrance, la peine. Le pays ne ressemblait plus à ce qu'il était deux ans auparavant. Il avait, désormais, un côté fourmilière, tout était agitation. Les routes, les voies ferrées, dans l'ouest et en Europe Centrale étaient animées d'une activité débordante. La nation s'était mise au travail, les mentalités changeaient. On ne disait pas que la guerre allait être gagnée, les Chinois continuaient à avancer, sporadiquement, reculaient parfois, mais tous les européens se battaient. A leur manière. Les Pétri s'étaient rendus pour quelques jours à Minsk chez les Kalemnov, avant d'aller à Millecrabe. Hanna et Alexandre portaient l'uniforme, Piotr et Vadia aussi. Les parents se sentaient mal, seuls, et préféraient voir la famille. Mais, plus ou moins consciemment, voulaient se préparer à la rencontre des familles de la tribu qui avaient perdu un des leurs. Les deux hommes étaient allés, ensemble chercher des journaux et prenaient un café à une terrasse. - Au début de la guerre, disait Igor Kalemnov j'ai maudit l'autorisation que j'avais donné à Piotr de faire du vol à voile, quand il était étudiant, en 1942. Sans cela il n'aurait pas choisi l'aviation et son frère non plus. - Si tu savais combien je maudis les blindés, moi, lui répondit Georges Pétri. Quand Alexandre nous a annoncé qu'il était incorporé dans la cavalerie nous venions d'apprendre l'écrasement des divisions du Kazakhstan. De milliers de chars il ne restait rien ! Des carcasses noircies que nous avons vues aux actualités cinématographiques avant que la bande n'en soit retirée. Imagine ce que j'ai ressenti, Igor… Je crois que nous devons tous nous en remettre au destin, mon vieux. Marine, Aviation, Infanterie, tout ça revient au même, maintenant. Avec Macia nous parlons souvent de nos enfants, bien entendu, nous nous faisons des reproches auxquels nous ne croyons d'ailleurs pas. Il est difficile d'imaginer nos propres enfants cherchant un poste tranquille, nos cœurs en seraient apaisés, pas nos âmes. Au début, comme pour conjurer le sort, nous évitions de parler des risques inhérents à telle ou telle fonction qu'Alexandre pourrait devoir tenir. Et puis… ce n'est pas le genre des Clermont que de chercher le poste le plus calme. Nous ne sommes pas des foudres de guerre, loin de là, nous sommes comme tout le monde, ni plus ni moins courageux. Nous sommes pris dans une catastrophe qui nous touchera, d'une manière ou d'une autre, ne serait-ce que par la famille et ceux qui auront disparu quand tout cela aura pris fin. Et puis souviens-toi de Charles. Son retour inespéré, son évasion. C'était… j'allais dire miraculeux ! Et le jeune Delenot dont le bâtiment a été torpillé, qui a dérivé en canot pendant une semaine avant d'être retrouvé… Non, il n'y a qu'une chose qui me terrorise, Igor. Ce serait que nos familles paient dans leur chair et que les Chinois règnent en maître ici, dans quelques années. Qu'ils soient assis à nos places, ici même, à cette terrasse, et que nous ayons tant souffert. Je n'admets pas cette idée, Igor ! Je te le dis, je ne verrai pas ça. Je préfèrerais me supprimer ! *** - "Premier Peloton avancez plus vite, Bon Dieu. Vous vous laissez distancer !", lança Alexandre dans le micro. Son Escadron de chars Schermann M 4 que l'usine allemande du même nom fabriquait maintenant à la chaîne, près de Stuttgart ; inspiré par l'ancien char français Renault G1 du début de la guerre ; était en pointe de la seconde ligne. Elle devait faire le lien avec la 34ème Brigade blindée de Destructeurs de Char, les DC, devant, à moins de 500 mètres. Il s'agissait d'un truc nouveau, qui se construisait plus vite, des Schermann sans blindage, un simple plateau, comme une sorte de camion sur chenilles, mais avec un canon de 105 qui faisait de sacrés dégâts, en face. En revanche quand ils encaissaient, tout était fini… Même une simple rafale de mitrailleuse. Les Divisions avaient toutes été rééquipés entièrement, et beaucoup bénéficiaient de la dernière version du M4, celle qui était armée d'un canon de 76,2 m/m, très efficace, et modifiée pour des équipages de 4 seulement. Un homme d'équipage récupéré dans chaque véhicule, cela faisait un équipage entier tous les cinq blindés, une Brigade de plus, une Division en renfort. En outre, la suppression du radio qui avait été prévu initialement, donnait plus de place dans la tourelle, et le Chef de char faisait son trafic lui-même, grâce aux nouveaux postes, d'un maniement plus simple. Une nouvelle fois Alexandre se dit que toute cette histoire était de la folie. Espérer garder des Escadrons entiers en formation, alors que les lignes d'attaque étaient si rapprochées les unes des autres n'était pas réaliste, à son avis. Même avec l'avantage de la radio depuis un an et demi dans chaque blindé, au lieu des petits fanions de couleurs différentes que l'on hissait sur la tourelle avec les vieux D2 Renault, pour communiquer avec les autres blindés, au début de la guerre ! Ca avait un petit côté passerelle de bateau parfaitement ridicule. Et puis ces Régiments de Dragons, qui sillonnaient le terrain à la recherche des positions d'infanteries, avec leurs chars légers M 3 et M 5. Des petits blindés avec une pétoire de 37 m/m au début, remplacés par des obusiers de 75, maintenant, des "lance-patates" comme ils disaient. Efficaces, cependant contre les troupes au sol. Il en avait vu des batailles de chars, depuis qu'il était sur le front. Il n'était plus le jeune Sous-lieutenant débutant sortant de l'Ecole de formation accélérée d'officiers de blindés. Il était maintenant Capitaine certes, mais "Chef d'Escadron Provisoire", Prov' comme on disait. C'est qu'il y avait de l'avancement dans les chars ! Et pour cause, les Chinois avaient fait des cartons pendant si longtemps et les blindages étaient si minces… - "Hans, oblique à droite, vers cette mitrailleuse on va passer dessus pour la détruire pas la peine de gâcher un obus pour ça, on en aura assez besoin plus tard… et surveille les constructions basses en sacs de sable, derrière, c'est là qu'ils auront placé leurs anti-chars. Enfin s'ils en ont ici" Il se dit, une nouvelle fois, qu'il n'avait pas besoin de le préciser, Hans connaissait le boulot aussi bien que lui, depuis le temps. Il ne comprenait pas pourquoi ils ne s'étaient pas encore heurtés à un rideau de canons anti-chars. Les Chinois en avaient pourtant d'excellents, le 37 m/m à tir rapide surtout, dérivé de l'anti-aérien. Il en avait fait des dégâts, ce 37 ! La même évolution que le 88 européen, mais à l'envers, anti-char à l'origine, qui s'était avéré un canon exceptionnel et qu'on essayait d'adapter aux nouveaux blindés prototypes, disait-on et en anti aérien… Alexandre se tenait l'œil collé contre l'épiscope avant ; à la limite supérieure de la tourelle, juste sous le volet s'ouvrant sur l'extérieur ; qui lui permettait de voir dehors. Son casque était soigneusement fixé pour que l'épaisse bande d'amortissement, au-dessus des yeux, appuyée contre le blindage, rendent les secousses de la paroi moins douloureuses et aussi que ses immenses oreilles soient soigneusement aplaties. En avait-il souffert, de ses oreilles, avec le casque ! D'autant qu'il n'avait plus ses longs cheveux pour les protéger. Il s'était résolu à choisir une grande taille, en bricolant la mentonnière et en rembourrant l'intérieur pour éviter de flotter dedans ! Il ne quittait pas son poste d'observation depuis qu'ils avaient fermé les tourelles, deux heures plus tôt. Il passa les doigts sous la mentonnière, précisément, qui lui meurtrissait la mâchoire et le cou. Saloperie de bride ! Il en retrouvait toujours la vieille douleur malgré tous les systèmes qu'il avait imaginés. Et quand, après plusieurs jours de bataille, la barbe avait poussé, cette satané bride devenait un supplice en limant son menton ! Avait-il assez râlé, aussi, auprès du Colonel chef du Régiment, à ce sujet. Mais pour bien d'autres choses, également. Alexandre était devenu le râleur patenté du Régiment. Le patron disait qu'il était le seul à se plaindre ainsi. C'était vrai d'ailleurs, les autres officiers n'osaient rien dire au Colonel, qui avait la réputation, justifiée, de ne pas prendre de gants pour engueuler un subordonné ! Pourtant, encore jeune Sous-lieutenant chef de Peloton, il avait déjà vidé son sac, et à propos d'autres choses, après la bataille et la terrible retraite d'Orynbor. Van Pluren l'avait sèchement envoyé sur les roses, mais Alexandre ne s'était pas démonté et avait répondu qu'on ne pouvait pas faire sauter un char Pz IV Chinois, avec une pétoire de 47 m/m comme celle dont ils étaient équipés à l'époque sur leurs vieux D2 ! Qu'il aurait mieux valu qu'il lance lui même les obus à la main… Curieusement le Colonel l'avait alors écouté se plaindre avant de lui dire, calmement, que tout le monde savait que les vieux chars européens étaient dépassés et qu'ils combattaient, à cet instant, pour laisser le temps aux ingénieurs à l'arrière, de concevoir des engins plus efficace. Qu'il fallait leur donner du temps… Il n'en avait jamais dit autant aux autres officiers ! Depuis, le jeune homme n'avait plus jamais eu d'ennuis avec son patron. Il disait carrément ce qu'il pensait et Van Pluren ne lui en tenait pas rigueur. C'était d'ailleurs lui qui l'avait nommé Lieutenant, puis Capitaine Provisoire plus tard, et lui avait confié le 3ème Escadron quand le blindé du Capitaine di Marco avait sauté en encaissant un obus de plein fouet. Il se redressa pour changer d'épiscope et regarder, sur le côté gauche, où en étaient son Deuxième et son Troisième Peloton qui étaient censés garder le contact, eux aussi. Alexandre n'avait pas grandi depuis deux ans, mais forci. Ses épaules s'étaient élargies, ses jambes avaient grossi. Son corps de jeune étudiant, pas fou de sport, à part le hockey ; et le bateau bien sûr ; avait laissé place à un type costaud, au visage pas encore buriné mais aux traits creusés, comme tous ceux qui faisaient la guerre au quotidien. Ses cheveux avaient légèrement foncé, surtout par mèches, il était toujours blond mais pas aussi clair qu'à l'époque de la fac. Mais c'était le regard, surtout, qui n'était plus le même. Il avait désormais celui des hommes qui ont vu la souffrance, perdu beaucoup d'illusions sur l'Homme et sur la vie, un regard lourd qui imposait sa volonté ou qui disait "ne me raconte pas de bêtises, je sais comment les choses se passent, je les vis comme toi". Au passage il frotta son poignet gauche contre ses lèvres sèches, retrouvant le vieux goût de la sueur, salée, tiède, qui augmentait encore la soif. Il se demanda fugitivement combien il restait de bouteilles d'eau minérale gazeuse dans les deux caissons de munitions ? C'était un truc qu'il avait appris d'un vieux Maréchal-des-Logis, à l'Ecole de formation. Quand il y en avait encore dans l'Arme blindée. Depuis dix-huit mois on avait standardisé le grade dans toute l'Armée de Terre : c'était Sergent. Pourquoi avait-on gardé, en revanche, l'appellation de Brigadiers, pour les "Caporaux" des blindés ? Un mystère administratif de plus. En tout cas c'était un vieux Maréchal-des-Logis, un "Margi", comme on disait, qui lui avait montré qu'un vieux caisson de munitions pour mitrailleuse ; en bois doublé de zinc pour la conservation des cartouches ; faisait une excellente glacière, dans un blindé ! On y plaçait des morceaux de glace ; enfin quand on le pouvait ; sinon de l'eau fraîche, et des bouteilles qui restaient ainsi au frais pendant plusieurs heures. A l'époque c'était des bouteilles de jus de fruits, ou de l'eau gazeuse. La bonne époque… On était comptable de ces caissons et on était censé les rendre quand ils étaient vides, donc le truc n'était pas répandu. Alexandre l'avait généralisé dans son Peloton, au début, en falsifiant les états de matériels, au camp d'entraînement, puis dans l'Escadron quand il en avait reçu le commandement, sept mois plus tôt. Et si le Colonel gueulait tant pis, pas question de rendre leurs caissons ! Si on le mettait aux arrêts de rigueur, en pleine guerre, au moins il dormirait… Pas sûr, d'ailleurs. Où les accomplir ? Dans quel chambre gardé par un soldat en arme ? Il faisait déjà si chaud, dehors, en plein été, alors enfermés dans un char pendant plusieurs heures, quand on ne pouvait pas ouvrir les panneaux de tourelle et avoir un peu d'air. Ils étaient tous rouges comme des jeunes filles en fleurs. En se tournant il heurta du coude l'épaule de son canonnier, assis un peu plus bas que lui, derrière la culasse fermée de leur 76,2 m/m. Il avait engagé un obus, bien sûr. Interdit, pourtant. D'après le manuel le tireur devait attendre la décision du Chef de char qui ordonnait de tirer un obus perforant ou explosif, selon l'objectif choisi. Alexandre avait une autre théorie. Celui qui tirait le premier prenait l'avantage. Comme dans les westerns américains ! Même s'il n'y avait que 97 obus, à bord, même si cet obus là ne transperçait pas le blindage de l'ennemi ça le secouait salement, au propre comme au figuré, flanquait la frousse à son équipage, démolissait une chenille, avec un peu de pot, et permettait d'enfourner tranquillement l'obus adéquat pour le coup suivant, bien ajusté. Donc il n'avait jamais reproché sa manie à Fofo, son tireur-canonnier. D'autant que Fofo, à nouveau Brigadier-chef, ne se laissait pas engueuler comme ça s'il estimait avoir raison. Même quand il avait tort, d'ailleurs ! Il avait déjà été dégradé deux fois, pour cette raison, depuis le début de la guerre, et deux fois repromu Brigadier, puis Brigadier-chef. Au feu… Un personnage Fofo, Français originaire d'Azur, un petit hameau des Landes dont il avait l'accent chantant, qui ravissait ses copains quand il parlait russe ! Plutôt petit, maigrichon, une moustache touffue, juste sous le nez, ce qui en faisait une masse de poils hirsutes à la manière de certains chiens de chasse, marchant le buste penché en avant, comme s'il prenait le départ d'un 5 000 mètres, prenant feu très vite mais foncièrement gentil, généreux, et râleur ! Alexandre avait déjà refusé deux fois qu'on le lui enlève pour en faire un Chef de Char. Mais Fofo était d'accord, il était trop copain avec Hans et Gustav, leurs pilote et copilote, pour les lâcher. Et il se moquait éperdument des grades. - " Capitaine, on dirait que la première vague est au contact, devant", le prévint Hans dans le réseau radio interne. Effectivement on voyait, à 400 mètres, quelques fantassins chinois surgir et balancer des grenades à manche qui explosaient contre les blindages sans y faire beaucoup de mal, tandis que les courtes mitrailleuses de bord des Schermann crachaient. Néanmoins les fantassins chinois n'étaient pas très nombreux à réagir ainsi. En tout cas eux étaient trop loin pour les allumer avec la mitrailleuse avant ; placée juste à côté du canon ; que Fofo servait quand il n'était pas occupé avec sa pièce. Son canon court la rendait trop imprécise à cette distance, c'était une arme de corps à corps. Jusqu'ici l'attaque avait été particulièrement facile. Ils avaient franchi les premières tranchées amies au petit jour sans éprouver le feu habituel d'artillerie, ni subir le tir des canons anti-chars qui faisaient des dégâts à ce stade d'une attaque. Il y avait eu les classiques nids de mitrailleuses mais les 50 m/m de blindage des chars n'en étaient qu'éraflés. En revanche le bruit saccadé des balles frappant le blindage, à l'intérieur de l'engin, quand ils encaissaient une longue rafale, était agaçant. - "Où en est-on du carburant, Hans ?" lança Alexandre. - "Il faudra ravitailler dans une demi-heure au plus tard. Ah on n'est pas arrivé à Rtiscevo et encore moins à la Volga ! Pourtant un bon bain me ferait pas peur. Putain ce que j'ai chaud, Capitaine". Il s'en fallait même de près de 80 kilomètres ! Cela avait fait l'objet de blagues la veille au soir, dans l'Escadron. Alexandre ne répondit pas, fit face à l'installation radio fixée à la paroi, sous la tourelle pivotante, et appela Caracol ; "escargot" en Castillan ; l'indicatif de Van Pluren qui l'avait lui-même choisi en hommage à sa femme, d'origine espagnole, disait-on. Mais personne n'avait osé lui en demander davantage ! Alexandre ne devait pas être le premier à avoir posé la question du ravitaillement, d'après le ton du Commandant Pesron qui lui répondit. C'était un grand type qui portait de petites lunettes, au visage souriant dont on se demandait comment il arrivait à glisser son mètre quatre vingt six dans un char. Prof de philosophie, dans le civil, fan de tennis, plaisantant facilement, agréable à vivre, mais changeant rarement d'avis, il était l'adjoint du Colonel, dont il partageait le char de commandement. Personne ne savait comment ils en trouvaient la place… Ils feraient halte, par Escadron, dans un kilomètre, si c'était possible, pour laisser aussi le temps à l'infanterie légère de les rejoindre en semi-chenillés, sinon à la nuit…. Il faut dire qu'ils s'étaient enfoncés d'une vingtaine de kilomètres, maintenant, derrière les deux premières lignes chinoises. Ils n'allaient pas tarder à arriver au contact de la classique troisième ligne, la plus dense en hommes et en matériels. Là, l'infanterie ennemie aurait eu le temps de se regrouper et la bataille allait être dure. Ces ravitaillements, en carburant et en obus, étaient la plaie de l'arme blindée ; les Schermann avaient cinq heures d'autonomie, sur le papier, 150 kilomètres, mais pas en première, comme en ce moment. Ici le moteur consommait, et le prochain ravitaillement serait le bienvenu avant d'entamer le grand bond en avant suivant. Les blindés marchaient comme ça. On leur fixait un objectif ; la plupart du temps à quelques kilomètres ; et les Escadrons progressaient par bonds, parfois de 500 mètres seulement, jusqu'à un masque où ils pouvaient se dissimuler, se reformer, parfois se reposer. En courant, les fantassins européens n'auraient pas pu suivre leur cadence. En réalité c'était la première fois qu'ils avançaient autant depuis le début de la guerre et ils étaient tous un peu euphoriques ! *** Depuis von Clausewitz, celui-ci avait été captivé à la fois par la guerre révolutionnaire Française puis par le projet de Napoléon, quand il était interné en France, après sa capture à Iéna en 1806, bien avant d'écrire, en 1830, son illustrissime traité "De la guerre". Depuis la publication de celui-ci, donc, tous les généraux savaient que, dans l'hémisphère nord, lorsque l'on veut lancer une grande offensive on attend les mois de mars-avril, le printemps. De manière à avoir le temps de l'exploiter au maximum pendant les beaux jours, les plus longs, et avoir atteint des positions facilement défendables à l'automne. Et, dans tous les cas de figures, avant l'hiver. L'attaque européenne de mars dernier ; non préparée, non prévue ; avait été une réponse politique aux Chinois, pas une opération d'envergure, et s'était arrêtée au bout de quelques kilomètres. Au printemps, alors qu'elles étaient bloquées sur tous les fronts depuis l'hiver par les troupes européennes, les armées chinoises avaient attendu l'assaut européen. Elles avaient guetté la sempiternelle préparation d'artillerie qui fait certes des dégâts aux aménagements défensifs mais surtout, épuise nerveusement l'adversaire, assommé de coups pendant des jours et des jours. Elle a aussi le défaut d'indiquer le moment précis de l'attaque… en s'arrêtant ! Puis c'est la ruée. Mais rien ne s'était produit. Avril, mai, juin avaient passé sans activité notable. Si bien que l'Etat-major chinois en avait déduit que l'Europe était beaucoup moins prête à se livrer qu'il ne l'avait pensé. Certains généraux disaient même qu'ils auraient dû, eux, Chinois, attaquer à la fin de l'hiver. Que la résistance européenne avait été surestimée. Qu'elle n'était pas encore préparée, surtout. Mais, selon que l'on attaque ou que l'on défend ses positions, l'organisation du front, le type de troupes même, est différent. Et on ne passe pas d'une installation défensive à une situation d'offensive générale comme ça. Il faut revoir l'ensemble de ses plans, prévoir des ravitaillements, des dépôts de munition, principaux et secondaires, organiser et positionner différemment, du personnel spécialisé, des moyens mécanisés, des véhicules de toutes sortes. Bref, on n'improvise pas à cette échelle. Mais quand juillet arriva, sans manifestation des lignes européennes, les partisans Chinois de repartir en direction de Kiev élevèrent plus encore la voix. Si bien qu'après avoir hésité, l'Etat-major se mit fébrilement à préparer une attaque générale sur le front du centre, le plus long, qui allait de Ceboksary, à l'est de Moscou, jusqu'à Astrachan, sur la Caspienne, au sud ! Chaque jour, les reconnaissances aériennes faisaient des missions au-dessus des lignes de front européennes. Occasionnellement, elles remarquaient des légères modifications, mais rien de symptomatique. Tandis que les reconnaissances européennes, elles, avaient repéré la fébrilité derrière les lignes chinoises. Ceux-ci ne s'en cachaient guère, il leur fallait faire vite avant tout. Si bien que le 31 juillet à l'aube, quand un peu moins de 10 000 chars, moyens et lourds ; c'est à dire 15 divisions blindées ; surgirent d'on ne sait où dans les lignes européennes, et foncèrent sur les premières tranchées chinoises, ce fut la surprise générale. Mais pas seulement la surprise. Il n'y aurait jamais pu y avoir de pire moment, depuis l'hiver précédent. Les unités chinoises étaient en pleine relève pour amener sur place des troupes d'attaque, en remplacement de celles qui étaient plus aptes à repousser un assaut. On ramenait l'artillerie anti-char des premières lignes pour mettre à sa place des 155 de préparation d'offensive. On rapprochait de l'avant les grands dépôts de munitions, obus mais aussi bandes pour mitrailleuses, cartouches pour fusils etc, qui avaient été prudemment placés à une certaine distance des premières tranchées comme le veut la stratégie défensive. Simultanément, dès l'aube, plusieurs énormes raids de bombardiers B 17, volant parallèlement au front, à une quinzaine de kilomètres à l'intérieur du camp chinois, lâchèrent un tapis de bombes du nord au sud, dès 08:00 heures du matin. Une nouvelle forme de pilonnage d'artillerie, encore plus stressant par le nombre phénoménal d'explosions simultanées. Les Escadres de Zéros furent immédiatement alertés bien entendu, mais les renforts mirent plus d'une journée à arriver et les raids européens étaient sans arrêt protégés par tous les FW 190, les La 5 en version chasse et les vieux Spits, que la Fédération, anticipant, avait déjà pu réunir, elle. Et qui accompagnaient les B 17 aussi longtemps que le leur permettait leur réserve d'essence, puis étaient relevés pendant qu'ils allaient à proximité, sur des pistes provisoires d'herbe ou de sable, se ravitailler en carburant et en munitions avant de repartir. Si bien que l'opération aérienne fut un succès total, les B 17 détruisirent les lignes chinoises sur 20 kilomètres de profondeur et les chasseurs européens ; en surnombre, pour une fois ; les protégèrent si efficacement que les pertes furent "acceptables". Jamais aucun pays au monde n'avait rassemblé autant d'hommes, de moyens, sur un territoire aussi restreint. Certes du nord au sud l'offensive couvrait 1 200 kilomètres, à vol d'oiseau, mais elle se développait sur moins de 35 km de profondeur ! Le premier jour en tout cas. Van Damen avait joué très gros et son Etat-major Général avait longtemps traîné des guêtres. Il pensait que les forces étaient encore trop équilibrées et qu'une offensive de printemps ne permettrait peut être pas à ses troupes d'arriver à l'automne après avoir reconquis beaucoup de terrain. Donc il avait proposé son plan, reposant sur une attaque blindée. C'était un coup d'audace sans précédent qui exigeait d'abandonner toutes les chances que donne une offensive classique de printemps, avec des mois devant elle pour aboutir. Si ça ne marchait pas l'Europe perdrait un an et donnerait la possibilité à la Chine de longuement préparer son offensive à elle, l'année suivante ! Convaincu que Van Damen était dans le juste, qu'il allait prendre les Chinois à contre-pied en appliquant cette stratégie non-Clausewitzienne, Meerxel avait dû taper sur la table pour que tout le monde se mette à tirer dans le même sens. Parce que la préparation du plan était d'une complexité inouïe. Il avait fallu imaginer d'amener sur place tous les renforts nécessaires sans le révéler à l'ennemi. Cela voulait dire ne pas attendre le dégel de la fin de l'hiver, au nord, pour envoyer sur place des convois de nuit, sans aucune lumière, un camouflage exceptionnel pour dissimuler les chars, le matériel, mais aussi des centaines de milliers d'hommes à transporter discrètement : ceux qui attaqueraient derrière les chars. Un ravitaillement quotidien multiplié par dix, sans laisser deviner le moindre détail des allers et venues. Et de l'eau, beaucoup d'eau. Il faisait très chaud ce printemps là… Il avait fallu des mois pour en arriver à ce point de préparation. Certains hommes étaient là à se cacher le jour, depuis parfois trois mois et ils en avaient plus que marre ! Quand les reconnaissances des Mosquitos avaient révélé quelques indices, Van Damen avait soufflé un grand coup ! Sûrs d'eux, comme à l'ordinaire, les Chinois ne camouflaient pas leurs mouvements de troupes, loin de là. Et cela se comprenait puisqu'ils estimaient que leurs adversaires n'étaient pas capables d'attaquer. C'est ainsi que la date du 31 juillet fut retenue par l'Etat-major européen. La plupart des Escadres de bombardiers lourds B 17 étaient en alerte depuis quinze jours et avaient été rapprochées du front, de manière à favoriser la charge de bombes à la quantité d'essence emportée, pour le raid. Idem pour les Escadres de chasseurs-bombardiers P 38 B, les Escadrons de bombardement sur Mosquitos, ou les triplace multirôles P1Y1 et la majeure partie des chasseurs. On avait préparé discrètement des pistes provisoires avec des dépôts de carburant et de munitions pour les FW 190, les Spits, les P 38, version chasse lourde, qui allaient faire d'incessantes navettes. On avait amené des divisions entières de blindés, des dizaines de divisions d'Infanterie Légère, et puis les unités d'élite des Chasseurs, de la Garde, de la Légion, toutes les troupes d'attaque, bref la préparation avait été un cassetête. Mais achevée dans les délais. Cependant il avait fallu plusieurs mois pour cela, et le courrier continuait à circuler. Si bien que les cousins Clermont s'étaient écrits. Alexandre savait que la 96ème Escadre de Chasse de Myko et la 301ème de Chasseurs-Bombardiers de Piotr avaient fait mouvement vers le front central. Autrement dit que ses cousins n'étaient pas loin de la 24ème Division Blindée et son 125ème Régiment de Hussards, sa propre unité. C'était la première fois qu'ils savaient, tous, qu'ils combattaient dans le même secteur. Enfin le même… à 1 000 kilomètres près ! Mais quand la grande attaque commença ils surent tous, pourquoi ils étaient là. Ils avaient quelque chose en commun. Quand Alexandre vit passer en trombe, au ras des tourelles de chars, les P 38 qui filaient vers les lignes ennemies, quand il vit, au jour, haut dans le ciel, les combats entre chasseurs, il se dit que les avions de ses cousins étaient peut être de ceux là. Et il s'en sentit soudain plus joyeux. Comme si la famille se retrouvait ! Il savait bien que c'était idiot, mais il était persuadé que Piotr et le petit Mykola pensaient la même chose. Qu'ils voyaient les chars, en dessous et se disaient que lui, Alexandre, était parmi eux. *** - "Pigeon à tous, on va d'abord faire un tour complet, inutile de gâcher des fusées si les objectifs ne sont pas sérieux, dit Piotr en pressant son laryngophone sur sa pomme d'Adam. Accusez réception, Vert et Rouge. Penché sur la gauche, inclinant légèrement le manche, il surveillait le sol, 400 mètres plus bas, entre son moteur gauche et le bout de la nacelle contenant le poste de pilotage de son P 38 B, quand il reçut les réponses. Ils étaient à trente kilomètres à l'intérieur des lignes chinoises. Ses deux Escadrilles ; la Troisième accomplissant une mission d'interdiction sur le front lui même ; s'étalaient à sa droite, en formation d'échelon refusé. Il était 09:00 heures et le soleil était à la hauteur où, à basse altitude, comme ça, il est vraiment gênant. Déjà très brillant et diffusant un large spectre, amplifié par la verrière, qui empiète sur la vue que l'on a du sol. C'est pourquoi Piotr s'arrangeait toujours, le matin, pour attaquer en venant de l'est. Son regard dériva plus loin, notant des cratères de bombes dans les immenses champs d'un vert tirant sur le jaune. Il n'y avait évidemment pas eu de moisson, cette année, avec le front à cet endroit. La grande route de Voronez à Borisoglebsk s'étendait vers le sud-est. Leur mission ; en l'absence d'un appel pressant du contrôle recevant une demande d'aide des troupes au sol ; était d'y interdire toute circulation. - "Pigeon autorité de Pigeon Rouge 3, du mouvement sur la route, loin à l'est." Ordonez, le Capitaine de la Deuxième Escadrille était un pilote expérimenté, calme, bon tacticien. Piotr scruta tout de suite la route et repéra des points noirs. Un convoi, probablement, et assez long, les dernières petites taches figurant chaque camion se perdaient à l'horizon. Un Régiment qui faisait mouvement, montant vers le front ? -"Pigeon à tous, on grimpe au niveau 1 000. Vert, vous attaquerez depuis l'est pour éviter le soleil. Rouge depuis le nord. Je donnerai le top. Attaque basse. Je coordonnerai." Tous ses pilotes savaient ce que ça voulait dire, pas plus de dix mètres de hauteur ! Si deux arbres se dressaient sur la trajectoire on mettait l'avion sur la tranche, manche d'un côté pied à fond de l'autre, pour passer entre eux… Deux Escadrilles, seize avions, qui déboulaient près du sol, moteurs hurlant, venant de deux directions différentes, allaient flanquer la panique dans le convoi. Pas seulement à eux, d'ailleurs. Si les attaques n'étaient pas bien coordonnées ça faisait seize bolides qui se percutaient ! Pour le reste : le convoi, chacun son tour, la peur changeait de camp. Les Chinois avaient suffisamment terrorisé les troupes et les populations civiles qui fuyaient, avec les sirènes de piqué des Ju87, en 1945. On disait que des soldats en étaient toujours traumatisés aujourd'hui, deux ans après. En outre, au ras du sol, ainsi, le tir des quatre canons de 20 m/m et des deux mitrailleuses lourdes de 12,7 provoquaient plus de dégâts parce que la visée était tout ce qu'il y avait de facile, horizontalement, sans correction de dérive au collimateur. Assis bien droit dans le large et haut siège ; que les pilotes de FW appelaient des fauteuils tant ils étaient plus vastes que les leurs ; Piotr inclina davantage son appareil, la main gauche posée à la base des deux manettes de gaz, jumelles, dont il poussa un poil de plus celle de droite, pour faciliter le rythme du virage à gauche, la cadence, en forçant le régime moteur à droite. Quelle bêtise cette histoire de manette de gaz, au début de la guerre… Jusqu'aux vieux Morane 406 il fallait tirer sur la manette pour accélérer, comme sur la totalité des appareils anciens. Quelqu'un s'était quand même rendu compte que le réflexe serait plus rapide si on écrasait la manette en avant, vers le tableau de bord, dans un mouvement coulé, plutôt qu'un geste en avant pour aller la chercher puis un autre en arrière pour la ramener. Les anglo-saxons avaient été les premiers à inverser la course des manettes, dès avant 1940. Ce n'était pas idiot, on gagnait quelques dixièmes de seconde. Du coup, en Europe aussi, comme partout, on avait lentement, très lentement, comme tout ce qui se faisait à cette époque, commencé à équiper de cette façon les nouveaux avions, début 43. Ce qui ne présentait pas de difficultés, techniquement. Seulement ce n'était plus le moment. Ou alors il aurait fallu se hâter. Parce que les pilotes formés auparavant, comme Volodia, devaient acquérir un réflexe contraire à ce qu'ils avaient toujours pratiqué… En école de pilotage, les élèves avaient commencé leur formation ; à un moment où ils éduquaient leurs réflexes sur les avions de début ; en tirant la manette pour accélérer. Et quelque fois il faut faire vraiment vite. Une remise de gaz soudaine impose de ne pas réfléchir auparavant. "Dans quel sens, déjà ?" Le gars est au tapis avant d'avoir trouvé. Si ça se trouve Volodia avait été abattu de cette façon ? Cette foutue manette avait coûté la vie à bien trop de gars, sans même en accuser un pilote chinois. C'était un gâchis de vies humaines, le genre de choses qui l'exaspéraient. Et lui, Piotr, avait été à la charnière. Il était lâché solo quand les pièges de son Centre de formation avaient été modifiés. Deux élèves y avaient laissé leur peau dans le mois suivant. Faute de pilotage. Tu parles, faute d'intelligence de la part des concepteurs, oui. On ne dirait jamais assez que les concepteurs sont des ânes, sortis de leur monde à eux. Il ne fallait surtout pas leur confier l'adaptation à l'utilisateur de leurs inventions. Ils en étaient incapables. A chacun son métier. L'ergonomie, les procédés d'utilisation d'une machine, devaient être laissés à des gens qui avaient le sens du geste naturel, pratique, les utilisateurs. Et du bon sens, surtout. Comme ces ingénieurs, bien avant guerre, qui avaient placé le contact électrique général "Marche-Arrêt" à côté de la commande de réchauffage-carbu, sur le tableau de bord de certaines machines d'aéro-clubs ! Moralité, combien de types, au décollage, voulant couper le réchauffage avaient coupé le moteur avec le contact ! Si les ponts étaient construits avec autant d'inconscience, autant d'imprévoyance, ils se casseraient la figure à tout bout de champ pensait, en lui, l'ingénieur de Travaux publics. Il plissait légèrement les yeux pour surveiller le ciel tout en se rapprochant du convoi en train de stopper, semblait-il. C'était à ce détail qu'on reconnaissait les pilotes de guerre. Et plus précisément les pilotes de Mosquitos, P 38 et de chasse : aux rides près des yeux. Ils étaient ceux qui utilisaient le plus leurs yeux, ceux pour qui, voir avant d'être vu représentait la vie ou la mort. On le remarquait moins chez les équipages de bombardiers. Les petites rides apparaissaient autour et de chaque côté des yeux à force de diaphragmer pour augmenter l'acuité visuelle en vol, se protéger d'une lumière excessive avec le soleil, etc. C'est le petit Mykola qui le lui avait dit, dans une lettre et Piotr l'avait immédiatement perçu chez ses vieux pilotes et aussi chez lui ! Sacré Myko, il voyait tout, remarquait tout, le gamin. Encore qu'Alexandre le lui avait confirmé aussi, à propos des équipages de chars. Alexandre ! C'était toujours une joie de recevoir une lettre de lui. Ce qu'il lui manquait, son cousin. Leurs petits sketches… Au début de la guerre, quand ils étaient tous en formation dans leurs écoles respectives, Alexandre le tenait au courant de ce qu'il vivait. Ses lettres reflétaient si bien son humour, son sens de la dérision ! Il lui disait combien il admirait les gars dans l'aviation, lui qui avait tant souffert à conduire leurs énormes machines, avec seulement deux leviers commandant chacun une chenille, un changement de vitesse et un accélérateur. En qualité d'officier de blindés, ils devaient connaître le travail de chacun des membres d'un équipage, donc il avait fait un stage de pilote de char. Ensuite, quand il avait été nommé Sous-lieutenant, il lui avait parlé de ses hommes. De son tireur, Fofo. Des pilotes Gustav et Hans, de la façon qu'avait Fofo d'engueuler son copain Hans, grand costaud, à qui il menaçait, à chaque instant, de "casser la courge", lui flanquer une raclée, alors qu'ils étaient vraiment amis, et qu'ils avaient trente kilos de différence ! Alexandre savait si bien raconter leur vie que Piotr avait l'impression de les connaître tous. En vérité il avait l'impression de voir Alexandre jouer une scène, inconnue, incongrue, des aventures de Pierre Clermont ! Depuis quelque temps, depuis que cette bataille ci avait commencé et que chacun connaissait la présence de l'autre sur le même front, Alexandre commençait toujours ses lettres de la même façon : "Salut mon ange gardien". Il faisait allusion aux P 38 qu'il voyait souvent dégager une unité de chars, mal en point devant des blindés ennemis. Il revint à ce qui l'entourait, chassant les souvenirs. Il y avait là, au moins, cent camions. Une sacrée cible. Curieusement pas protégée. Les Zéros adoraient ces moments là, où on est tellement attentif à la cible, au sol, qu'on oublie que l'ennemi a des chasseurs. Des Escadrilles entières d'attaque au sol avaient été massacrées de cette manière. Huit avions plongent pour attaquer et aucun ne remonte jamais. Mais, aujourd'hui, le ciel était vide. Entre le tapis de bombes des B 17 ; sur, et juste derrière les lignes proprement dites, quelques heures auparavant ; et le bombardement ponctuel des B 26, on trouvait partout les marques du matraquage. Enfin partout était exagéré, mais à chaque nœud routier, chaque gare, chaque cantonnement relevé par les Mosquitos de reco. Les navigateurs avaient dû se casser la tête devant toutes les cibles potentielles à reporter sur leurs cartes. D'autant que, de plus en plus, ces missions de bombardement en piqué sur de petits objectifs étaient dévolues aux Mosquitos, parfaits pour ce boulot. Ils étaient si précis qu'ils pouvaient même faire sauter un simple aiguillage sans toucher aux rails à cinquante mètres ! Il fit un dernier tour d'horizon avant de se fixer sur le convoi maintenant arrêté. On voyait une agitation autour des véhicules et, en tête et en queue, des soldats enlevaient à toute vitesse des bâches dévoilant des canons anti-aériens. Des affûts quadruples de 25m/m sur plates-formes ! Il ne fallait plus perdre de temps, ce convoi pouvait devenir un piège. -"Contre-ordre, Pigeon, ils ont des 37 m/m, on attaque en cascade, depuis notre position actuelle, tous derrière moi. Vert attaque l'avant du convoi, Rouge la queue. Je prends la tête de Vert. Au premier passage focalisez le feu sur les batteries antiaériennes, on finira le travail ensuite, les uns derrière les autres, par passes successives, dans l'axe de la route. Mais surveillez le milieu du convoi il pourrait bien y avoir des batteries là aussi. Reçu ?" Dès qu'il eut les accusés de réception il décrivit un mouvement de rotation avec le manche, à gauche. Son P 38 monta, nez en l'air, avant de passer sur le dos. Puis il le tira sèchement, au ventre, en entamant un demi tonneau, par la droite, cette fois, pour revenir sur le ventre, accompagnant du pied sur le palonnier, et l'avion piqua vers le sol, suivi de son équipier. Il s'alignait sur la batterie de tête quand celle-ci commença à tirer. Comme à chaque fois il eut l'impression que la quadruple gerbes, comportant un grand nombre de traçantes, venait droit sur lui, vers ses yeux ! Il se raidit pour ne pas changer de trajectoire. A ce stade d'une attaque, toute évolution pour renoncer condamnait l'avion presque à coup sûr. Au moment où le pilote élevait le nez pour remonter, ou virait, il offrait une surface trois fois plus grande au tireur, là en bas. Et la gerbe d'obus perforait son appareil ! La meilleure solution, paradoxalement la plus sûre, était de poursuivre son piqué en offrant la plus petite surface possible : de face. Un jour, à ses débuts, il avait soudain réalisé qu'il n'avait plus de fusées, au milieu du piqué ! Il s'était forcé à continuer comme ça jusqu'au ras du sol pour avoir une chance de s'en tirer… Cette fois là, encore, il avait ramené une épave au terrain. Depuis son arrivée en unité il avait bousillé quatre appareils ! Il ressentit une secousse dans le manche et son avion ébaucha un dérapage à droite, tout de suite corrigé, par réflexe, d'une pression sur le manche et le palonnier, de l'autre côté. Il avait été touché par un, ou plusieurs, obus et une traînée parasite le freinait. Il jeta très vite un coup d'œil au moteur droit dont l'hélice ne montrait aucun ralentissement. Puis ramena son regard au large tableau de bord. Aucun signe d'incendie non plus, ou pas encore… Pas le temps de se laisser distraire à cet instant du piqué. Il savait qu'il venait d'encaisser mais l'appareil continuait à voler, il s'en occuperait plus tard. Là-bas, la batterie tirait sans discontinuer et le camion emplissait son collimateur. Il corrigea d'une minuscule pression sur le palonnier gauche pour augmenter d'un cercle son angle de visée et lâcha deux fusées. Il était encore à 100 mètres d'altitude ce qui, selon son angle de piqué, devait représenter une distance à la cible de 300 mètres, environ. Un peu trop loin pour espérer être précis, mais son numéro 2 bénéficierait probablement d'une interruption du tir de l'affût et pourrait mettre dans la cible. Il ne vit partir qu'une de ses fusées et elle percuta le fossé ! Il en fut furieux. Dans la même fraction de seconde, son appareil marqua une sorte de temps d'arrêt et il sentit le palonnier frémir sous ses pieds. Il venait d'être touché à nouveau ! Le convoi était juste là, quelques mètres en dessous, il tira sur le manche pour remonter et l'avion obéit avec un temps de retard. L'empennage ! Il avait été touché à la profondeur, au bout des deux fuselages. Pourtant l'inquiétude ne vint pas tout de suite. Il était trop en colère. La position la plus tranquille pour une attaque de ce genre est de plonger le premier. Plus on est loin dans la succession d'avions qui piquent, plus les risques d'être touché augmentent. Les artilleurs, en bas, ont eu le temps d'aligner leur tir d'un avion sur l'autre, de prendre des repères et sont de plus en plus précis, au fur et à mesure. Il avait fallu qu'il écope alors qu'il était en tête… Ou bien cet artilleur chinois était très fort ou il avait une sacrée chance. Il vira sur la droite en montant pour avoir un panorama de la route et du convoi et sentit à nouveau que l'appareil renâclait à obéir aux commandes, la direction avait écopé, elle aussi, les deux petits gouvernails. Plusieurs camions étaient en flamme mais surtout, les batteries ne tiraient plus, apparemment détruites par son numéro 2. Il entama un large cercle, décidant de ne pas participer à l'attaque suivante avec un avion déjà endommagé. -"Pigeon à Rouge 1, j'ai été touché, tu assures le commandement pour la suite, prenez le convoi dans l'axe de la route à partir de l'est et seulement dans ce sens, attention à la visi." Combien de fois il avait frôlé la collision avec un autre avion en attaquant un objectif déjà touché et dégageant une fumée importante. Dans ces conditions plus on en approchait moins on voyait clair, devant. Il avait beaucoup insisté là-dessus à l'entraînement, quand il avait reçu son Escadron de débutants à former, et ses pilotes semblaient avoir compris le danger de ne pas se contrôler, excités par l'attaque, la trouille, l'adrénaline dans le sang. Il surveilla les P 38 plongeant en un piqué léger, remontant la file de camions en mitraillant à tour de bras, des explosions ponctuant leur passage ; des camions citernes ou de munitions, probablement. Bon ça allait, il pouvait s'occuper de son avion. Décomposant ses mouvements il actionna les commandes, dans un sens puis dans l'autre, tournant la tête pour voir, derrière. C'est ainsi qu'il aperçut la déchirure béante dans le revêtement métallique de son fuselage droit, près de la queue. Les câbles des commandes de profondeur passaient à l'extrémité, dans l'empennage ! Il se dit qu'il ne fallait pas trop tirer sur la corde, aujourd'hui. Son numéro 2, officier navigant Beltrouni, un tadjik, l'avait suivi et il lui fit signe de venir observer les dégâts de près. -"On se demande comment la dérive droite tient encore, Pigeon leader, fit celui-ci, et le plan horizontal a dû déguster en même temps." -"Bien… Pigeon Rouge 1 tu prends la suite jusqu'au retour, mon appareil est trop endommagé et je rentre avec mon N°2." -"Besoin d'autre escorte, Pigeon ?" fit la voix, inquiète, d'Ordonez. -"Négatif. On rentre près du sol, ça devrait passer, les Zéros sont trop occupés ailleurs avec notre chasse." *** En fin d'après-midi la 24ème division blindée tomba sur un large point d'appui, l'un des rares que les Chinois avaient abondamment renforcé. Jusque là, les blindés avaient progressé dans un paysage bouleversé par les bombardements et dont les troupes chinoises avaient évacué les retranchements, si bien qu'il y avait eu très peu de combats. L'offensive se déroulait beaucoup plus facilement qu'aucune autre auparavant, mais il était vrai que les véritables offensives européennes avaient été rares ! Et très limitées en nombre de chars engagés. C'était une petite hauteur, une ondulation de terrain plutôt, avec quelques arbres touffus, où des canons anti-char étaient dissimulés. Deux coups directs firent sauter instantanément deux blindés à 50 mètres devant celui d'Alexandre. -"A droite", hurla-t-il dans la radio interne pour Hans, qui bloqua la chenille pour faire pivoter l'engin pendant que la tourelle tournait. -"Fofo, tu l'as vu ?" -"Négatif, "'pitaine", l'impression que ça venait de deux endroits différents, plus à gauche." - "Hausse 500", ordonna-t-il à tout hasard, pour être prêt. Fofo était agaçant au possible avec cette nouvelle manie de faire le malin. Il adorait l'impertinence. Quand ils étaient ensemble dans leur char il ne disait pas Capitaine mais 'pitaine ! -"Canon ou char, enchaîna Alexandre ?" -"Plutôt canon, j'pense… Eh, Hans remets-nous dans l'axe, vite." Le pilote avait une confiance totale dans son copain tireur et n'attendit pas la confirmation de son Capitaine pour manœuvrer ses deux leviers de direction qui freinaient alternativement la chenille droite ou la gauche, pour changer de direction. Il avait eu raison, une brutale secousse les précipita tous contre la cloison. Un obus venait de toucher sur le côté droit le blindage de la tourelle et avait ricoché au lieu de le perforer ! -"Je le tiens", fit Fofo en faisant pivoter la tourelle dans l'autre sens avant de lâcher le coup. Puis, frénétiquement, il se pencha pour saisir de la main gauche un obus explosif dans le râtelier vertical, à sa gauche, pendant que la droite déverrouillait la culasse du canon, déclenchant l'éjection de la douille vide qui tomba sur le plancher. Sa main droite, libérée, vint aider l'autre pour empoigner le nouvel obus et l'enfourner dans la culasse d'où s'échappait encore une petite fumée blanchâtre de gaz non évacués qui faisaient piquer le nez. -"Stop", hurla-t-il, avant de viser brièvement, modifiant d'un cheveu le réglage de la hausse, et de lâcher le coup. Alexandre qui était resté à son épiscope encaissa le départ de l'obus en s'écrasant le nez contre la paroi, mais vit l'explosion là-bas, à 200 mètres, qui faisait valser un long tube. Touché ! Hans n'avait pas non plus attendu son ordre et faisait évoluer leur char pour qu'il sorte de l'angle de tir de l'autre pièce si elle les avait pointés… Le sommet de l'ondulation était secoué d'explosions. Le Régiment tirait pour forcer les artilleurs à baisser la tête en attendant de leur arriver dessus. Il songea à ses Pelotons et se tourna rapidement vers l'épiscope de gauche. Le Deuxième évoluait avec un bel ensemble. Les andouilles, ils avaient attendu l'ordre de leur Chef de Peloton pour bouger, sinon ils n'auraient pas manoeuvré avec une si belle coordination ! Enfin ça montrait qu'ils avaient toute leur tête et ne paniquaient pas. Déjà ça. Mais il se dit qu'il allait devoir parler aux Chefs de char et au Sous-lieutenant chef de Peloton pour leur dire qu'ils n'étaient plus sur un champ de manœuvre mais au combat et qu'il fallait avoir un peu d'initiative. Le Deuxième était constitué de renforts moins expérimentés que les trois autres. Il avait probablement eu tort d'accepter la demande du Sous-lieutenant qui lui avait dit que ses hommes étaient ensemble depuis huit mois et qu'ils préféraient le rester. Enfin ce soir ils auraient déjà plus d'expérience… - "Charbon à tous, lança-t-il dans le micro, accélérez, on fonce sur la position. Il doit y avoir de l'infanterie derrière les anti-chars, soyez prêts à servir les mitrailleuses, ne laissez pas approcher les fantassins." A cette sorte de corps à corps entre des blindés et l'infanterie il fallait toujours être en mouvement pour empêcher un soldat ennemi de grimper sur la plage arrière et plaquer une grenade contre le moteur. En mouvement et tirer. Essentiellement avec la mitrailleuse de capot, celle qui était servie par le copilote, assis à côté du pilote, mais aussi celle de tourelle, près du canon, que Fofo maniait. Quand ça tirait autant, dans tous les sens, pas question d'ouvrit un panneau de tourelle pour armer la mitrailleuse lourde, au-dessus du char. Fofo commençait à envoyer des courtes rafales. A ce compte là, on épuisait vite les munitions mais la situation l'exigeait. La pente était douce et le Schermann ne relevait pas trop le nez. C'était le danger, dans ces circonstances là. Les courts canons des mitrailleuses n'avaient pas assez de débattement pour s'incliner suffisamment vers le sol et un fantassin pouvait progresser dans l'angle mort, près du sol, pour balancer une grenade dans une chenille. C'est à cet instant qu'il perçut une lueur brutale, sur la droite. Un char venait de sauter. Il réalisa immédiatement que c'était l'un des siens ! Il saisit le micro et lança un seul mot : - "Qui"? La réponse arriva après quelques secondes. - "Bleu 4 au rapport, c'était Charbon bleu 2. Coup direct, pas de survivants", fit la voix froide du Sergent Andros. Bleu 4, Andros, était un des anciens, un grec. Deux ans de front. Charbon bleu 2 était un autre ancien, Sergent-chef Polkinovitch biélorusse. Alexandre repoussa toute émotion. Pas le moment. Ils risquaient tous la même chose. Ce coup direct voulait dire qu'ils avaient été visés depuis un côté de l'ondulation de terrain, sinon, de face, l'anti-char n'aurait pas eu plus de débattement que les blindés pour ajuster son tir, vers le bas de la pente. -"Charbon bleu, tourelles sur la gauche, les autres sur la droite", ordonna-t-il. Ils arrivaient sur la zone plate. Juste devant, des emplacements de tirs étaient creusés dans le sol, protégés par des sacs de sable empilés en demi-cercle. Il y eut un gros nuage de poussière, sur la droite et un affût de canon vola. Quelqu'un avait eu un anti-char. On voyait des silhouettes de fantassins s'agiter, certains tiraient avec leurs armes individuelles, d'autres reculaient comme elles pouvaient. A l'intérieur du char on n'entendait rien avec le vacarme du moteur, Alexandre ne pouvait qu'imaginer le bruit haché des rafales de mitrailleuses des blindés, les tirs désordonnés de l'infanterie de couverture des artilleurs chinois… Ceux-là avaient été froidement laissés en arrière par leur commandement pour ralentir l'attaque, mais ça ne marcherait pas, celle-ci était trop puissante, les blindés trop nombreux et l'infanterie légère européenne arriverait bientôt sur ses semichenillés pour liquider toute poche de résistance. Hans poussa le régime de son moteur et le Schermann accéléra. Il avait eu raison, c'était le moment où des fantassins pouvaient attaquer. Gustav l'avait compris aussi et lâchait des rafales plus longues, balayant de droite à gauche en l'absence d'un objectif précis. Assez loin à gauche un autre char fut touché et de la fumée commença à sortir du moteur, derrière. Alexandre eut le temps de voir une, puis deux silhouettes sauter maladroitement à terre et s'aplatir. Il devait s'agir d'un blindé du Régiment, peut être le 4ème Escadron ? Dès qu'ils eurent franchi en cahotant une tranchée creusée perpendiculairement ; que des hommes quittaient en courant ; il eut une vue dégagée. Ils avaient pris du retard sur la division en attaquant cette ondulation. A droite et à gauche de celle-ci, des blindés n'avaient que du plat, ne rencontraient pas de résistance, devant eux, et avaient progressé plus vite. Il allait falloir accélérer pour rattraper la ligne d'attaque. Mais accélérer voulait dire consommer davantage. Ils auraient bientôt besoin d'être ravitaillés, bien avant la tombée du jour. Sur ce billard, jamais le commandement n'arrêterait ensemble des blindés et les ravitailleurs en essence. Alexandre se demanda même si l'attaque serait stoppée avec l'obscurité. Bien sûr, dans le noir l'infanterie légère ne pouvait plus combattre mais les chars pouvaient encore avancer, s'enfoncer davantage dans le dispositif chinois, non préparé, avec le risque de laisser derrière eux de grosses poches de résistance. Le vrai problème était celui des ravitaillements en carburant. Mais cette attaque avait l'air d'avoir été tellement cogitée que les citernes ne devaient pas être loin. Une percée pareille Alexandre n'en avait jamais vue. Il se doutait bien qu'il fallait l'exploiter jusqu'au bout, repousser toujours davantage les Chinois, ne pas leur laisser le temps de reconstituer une ligne de front trop proche. C'était le grand problème de l'Etat-major chinois en ce moment, où amener leurs troupes de réserve ? A quelle distance de l'ancien front 30, 40 kilomètres ? S'ils ne reculaient pas assez leurs lignes, ils n'auraient pas suffisamment de temps pour renforcer la nouvelle position, pas assez pour qu'elle résiste à la poussée des blindés européens et ils perdraient encore du monde. En réalité Alexandre était un peu perdu par l'immensité de l'attaque. Il devinait, maintenant, quelle préparation colossale il avait fallu mettre sur pied. Aucune bataille, aucune retraite, ne lui avait donné cette impression là. Ni la première retraite du Kazakhstan, fin 1945, ni celle de Russie orientale, en 1946, n'avaient mis en œuvre autant de monde, ni donné une telle impression de puissance. Pas même les attaques chinoises ! Il ressentit une fugitive admiration pour les Chefs de l'Armée. Ils n'étaient pas aussi ballots que ça, finalement ! Ce qui était difficilement compréhensible c'est qu'il avait la certitude que les Chinois allaient, d'une manière ou d'une autre, réussir à stopper l'avance… De combien de kilomètres les troupes européennes auraient-elles progressé quand ça se produirait ? Là, il s'avouait incapable de faire un pronostic, malgré son expérience. *** Le quatrième jour, ils avaient avancé de 160 kilomètres et pénétré dans Saratov, sur la rive ouest de la Volga, si large à cet endroit. Des parachutistes avaient été largués au nord et au sud de la ville, et s'étaient emparé des ponts qu'ils tenaient toujours. C'en était même étrange. Les Chinois n'avaient pas défendu la ville aussi sévèrement que tout le monde s'y attendait. Ils reculaient beaucoup, certes, mais les voir s'effondrer totalement n'était pas plausible. L'explication vint à l'est du fleuve. Des nuées de blindés chinois les attendaient, en terrain plat ! La plus gigantesque bataille de blindés allait se dérouler. A condition, toutefois, que les chars européens puissent tous traverser la Volga, malgré les attaques en piqué des Ju87 qui s'efforçaient maintenant, de démolir les ponts. Parce qu'en voyant les ponts intacts, les premières divisions blindées européennes avaient sauté sur l'occasion, sans réfléchir, et étaient passées sur l'autre rive, continuant à s'enfoncer facilement. C'était là le piège chinois. Les blindés Chinois attendaient à huit kilomètres, en une masse terrifiante. Le Haut-Commandement européen avait tout de suite compris que sans renforts, sans ravitaillements, ses divisions de tête, qui s'étaient bêtement laissé piéger, en passant les ponts sans reconnaître d'abord le terrain, au-delà, allaient se faire massacrer, anéantir, sur l'autre rive, sans possibilité de faire retraite ! La seule issue était de faire traverser toutes les divisions européennes pour faire face, d'accepter le combat, la bataille… L'Etat-major Chinois avait bien joué le coup. Ils avaient perdu beaucoup de terrain mais ils avaient tendu un piège d'une terrible efficacité, où les armées blindées européennes lutaient désespérément, maintenant, pour éviter l'écrasement, tenter de passer. Plus les jours passaient plus les Stukas paraissaient nombreux dans le ciel et s'efforçaient de pulvériser les ponts. La chasse européenne, de son côté leur opposait des Escadres entières d'appareils. Si bien que des batailles aériennes avaient lieu tous les jours entre Zéros et FW. La Volga était bien large. Les unités de blindés traversant faisaient des cibles parfaites, offrant leurs flancs et leurs moteurs, si vulnérables aux tirs des Ju87. Il fallait constamment pousser une épave en feu dans le fleuve pour libérer le passage aux suivants. Et la traversée des citernes de carburant était encore plus dangereuse. Un camion explosant rendait la chaussée impraticable pendant une demi-heure avec l'essence en train de brûler ! Et il n'était pas question de prélever des unités plus au nord car, à Samara 200 000 hommes étaient encerclés dans une large boucle de la Volga. Non, il fallait faire passer le reste des blindés ou se résoudre à voir une Armée blindée anéantie… *** Mykola s'installa dans la carlingue en prenant son temps pendant que les deux mécanos s'affairaient dehors, invisibles dans l'obscurité hormis la lampe au filtre rouge qu'ils portaient à la main. Lorsqu'il bougea pour accrocher les harnais d'épaule, il toucha la paroi de l'avion et il se dit que ça ne se produisait pas, auparavant. Ses épaules étaient plus larges, maintenant. Il avait changé depuis plusieurs mois. En Grèce, à Lambiri, on leur faisait faire une mise en train physique, chaque matin. Au début il exécrait ces mouvements d'assouplissement et les petites courses, et puis il s'était habitué. Au point qu'il avait continué seul, en Allemagne, malgré les nuits trop courtes. Gérard avait essayé de l'imiter mais avait renoncé. Il se levait plus tôt et faisait deux kilomètres au trot. Et des pompes s'il avait le temps. En arrivant en unité il avait continué les petites courses. Au fil des mois ça avait dû influer sur son physique. Et puis la vie qu'ils menaient les endurcissait. Il faisait toujours nuit. Ces vols de calage radar, tôt le matin, avaient quelque chose de particulier. L'impression d'être seul. De pouvoir goûter, enfin, du plaisir de voler, sans être perpétuellement sur ses gardes. Ce qui était le vrai danger, bien entendu. Parce qu'en face aussi, il y avait des vols de ce genre. Ils avaient, eux aussi des radars, apparemment un peu en retard sur le modèle européen mais ils en avaient. En ce moment même, des pilotes Chinois étaient en train de s'équiper et une rencontre était possible. Ce serait, alors, à qui verrait l'autre en premier, se placerait le plus vite, le mieux, pour tirer… Il avait sommeil. Ils étaient tous si fatigués. Les levers à 03:30 pour des décollages vers 04:15 ou 04:45, étaient exténuants. Même lorsqu'on était assez raisonnable pour se coucher tôt la veille. Machinalement, pas encore vraiment bien éveillé, il égrena la liste des contrôles, vérifiant les volets, la pompe, le train, les pressions, avant de s'apercevoir qu'il faisait cela en fonction des manettes qui tombaient sous ses yeux. Pas bon ça ! Il se força à recommencer en marmonnant, intérieurement, la phrase rituelle. Le moteur tournait convenablement, même si, au ralenti, comme ça, le BMW lui donnait toujours l'impression de cogner. Il brancha la radio et appela la tour pour prévenir qu'il était prêt à pénétrer sur la bande de terre tenant lieu de piste. La grande hélice des FW brassait tant d'air, déclenchait tant de tourbillons qu'en plein jour ils décollaient parfois sans rien voir devant avec la poussière, se bornant à évaluer latéralement leur position d'après les petits bidons d'essence vides, peints en blanc, posés de part et d'autre de la piste, en guise de balise. Le résultat était que les moteurs absorbaient une quantité de poussière qui encrassait les injecteurs malgré les filtres à air, et provoquait de soudaines baisses de régime au décollage. Il jeta un œil vers l'est en recevant les consignes de la tour. Le soleil n'apparaissait pas encore, bien sûr, il le trouverait là haut, en altitude. Quand il poussa la manette de gaz, le grondement du moteur provoqua en lui un remord confus à l'idée de briser le silence. Il allait réveiller les autres. Il avait toujours détesté faire du bruit dans le noir, même quand il était enfant. Rapidement, guidé par les lampes rouges des mécanos, il s'aligna et poussa d'un mouvement continu la manette de gaz jusqu'en butée, pendant que les roues cahotaient sur le sol, faisant vibrer la cellule de l'appareil. Mais les secousses étaient de moins en moins violentes. Il prenait de la vitesse. Il sentit plus qu'il ne visualisa son appareil et poussa légèrement le manche en avant pour le placer en ligne de vol et soulager la queue. Puis les secousses cessèrent totalement. Il volait. Rapidement il ramena le manche en arrière, surveillant son Badin pour afficher la bonne pente de montée. Il trouva le soleil à 4 500 mètres. Il n'avait pas pris garde à son cap et faisait face à l'est quand il émergea dans la lumière. Il fut douloureusement ébloui. L'instant suivant il s'en réjouissait parce que, malgré son pull, son blouson de mouton et ses bas de bombardier, il faisait sacrément froid en l'air, ce matin là. La saison ne changeait rien à l'affaire, à ces altitudes. Il continua à monter jusqu'à 9 000 faisant un palier tous les 1 000 mètres et donnant par radio la température et la pression extérieures, pour que les types de la météo, qui profitaient de son vol, puissent établir leurs cartes barométriques. Puis on le passa sur la station radar et il suivit ponctuellement les instructions, décrivant des figures de différentes longueurs pour que les spécialistes calent leurs antennes. Il était 05:10 quand le Contrôle lui annonça qu'il était suivi, à 3 kilomètres, par un écho non identifié ; un Chinois à coup sûr ; et lui donna liberté de manœuvre, sa mission étant terminée. Aussitôt il passa sur le dos et, manche au ventre, plongea, vers le sol, vers l'obscurité, en réduisant les gaz pour ne pas dépasser la vitesse maximale. Dès qu'il fut en vue de l'obscurité, à la verticale, il passa en vol ventre, laissa le manche secteur arrière pour entamer un looping vers le haut et le FW commença à se redresser en grimpant. Il avait décrit une assez large boucle et Mykola estima qu'il allait retrouver le Chinois, en pleine lumière, mais devant lui, cette fois. Le Contrôle lui avait dit qu'il serait prévenu si l'écho changeait de direction. Pendant la remontée à pleine puissance, 1 000 mètres/mn, cinq fois et demie plus vite que le plus rapide des ascenseurs, le jeune homme alluma son collimateur et débrancha la sécurité de ses armes. La lumière le prit encore au dépourvu et il plissa les yeux, un instant, pour accommoder, se maudissant d'avoir oublié les verres fumés de sa visière… Le Chinois était là, loin à droite, devant, et fichtrement haut. Au-dessus de 10 000 mètres estima-t-il. Si ce type ne descendait pas un peu il ne pourrait jamais l'avoir, le FW, lui, ne dépassait pas les 10 000. En revanche il gagnait sur lui en vitesse horizontale. Le gars volait au 020°, parallèlement au front. Il l'identifia bientôt, un bimoteur Ki 102, biplace de chasse à haute altitude. Lui aussi devait faire du calage-radar. Impossible de le rejoindre, en tout cas. Il lui restait moins d'une demi-heure d'essence et il demanda sa position au Contrôle. Compte tenu de son altitude il avait de quoi rentrer mais rien de trop et il abandonna la poursuite, virant prudemment dans l'air raréfié où ses ailes laissèrent quand même des traînées révélatrices. Guidé par les feux de pentes, il se posa vingt-cinq minutes plus tard, à peine de quoi faire un tour de piste supplémentaire dans les réservoirs. Il était crevé ; ces vols à haute altitude étaient exténuants ; il alla directement à la tente d'alerte s'installer dans un fauteuil et tenter de rattraper du sommeil. Les autres le laissèrent récupérer toute la matinée, mais il fut réveillé vers 12:00. Une mission démarrait. Une demi-heure plus tard tout l'Escadron, ou ce qu'il en restait, était en vol. -"Lambin autorité à tous, on vire par la gauche en montant, ne vous laissez pas impressionner, gardez la formation." Pourtant il y avait de quoi être impressionné ! Loin audessus, sur la droite, à 03:00 heures, deux groupes d'au moins trente Zéros verrouillait la montée en altitude. Au sud, une escadrille de leurs copains se baladait 2 000 mètres plus bas, et une furieuse bataille opposait des Zéros et des La 5 au sud. Evoluer là-dedans demandait une sacrée dose de sang froid. Mais le Commandant Violet ne paraissait pas se poser de questions et faisait osciller l'Escadron d'un danger à l'autre tout en gagnant de l'altitude à chaque manœuvre. Numéro 3, de la section Bleu que menait Pereira, Mykola surveilla son numéro 2, un jeune arrivé trois jours seulement après le début de l'offensive. Le type, très visible derrière sa verrière, avait manifestement peur de le toucher du bout de l'aile et se tenait un peu trop loin. Inutile d'ajouter à son stress en lui faisant signe d'approcher. Au contraire Mykola attira son attention en battant des ailes et, pouce dressé verticalement lui fit signe, qu'il se débrouillait bien. Un sourire crispé lui répondit. -"Lambin, on va se glisser sous la formation ennemie à nos 03:00. Ils vont réagir en nous tombant dessus, mais ils n'ont pas assez d'altitude, désormais, pour prendre suffisamment de vitesse. Donc quand ils plongeront, on passera en montée, face à eux, en gardant la formation. C'est une manœuvre simple, gardez votre position et ne tirez pas avant moi. Quand je le ferai ils auront dix-huit gerbes de quatre canons qui leur arriveront dessus, ça va les secouer, croyez-moi." Une fois de plus Mykola s'émerveilla du calme et du sens tactique de Violet, il était conscient de prendre une leçon de tactique aujourd'hui, les ordres de son chef d'Escadron étaient limpides. La manœuvre était vraiment astucieuse, il se la représenta mentalement, dans l'espace, pendant qu'il pressait légèrement le manche à droite, sans toucher au palonnier, pour suivre Pereira qui avait commencé à virer. Il jeta un coup d'œil à son tableau de bord. Avec le nez en l'air de 10°, la manette des gaz enfoncée aux deux tiers, hélice encore au grand pas pour diminuer la consommation d'essence ils avaient une bonne marge d'évolution et grimpaient encore assez bien. Juste de quoi provoquer le patron de la formation chinoise. Ailleurs la situation était inchangée. La formation supérieure ne quittait pas le plafond et le nid de guêpes en furie s'était déplacé vers l'ouest. Il était tentant d'aller donner un coup de main aux copains sur La 5, qui devaient se sortir les boyaux pour résister, mais ce serait mettre tout le monde en danger en permettant aux Zéros de se regrouper et d'attaquer en masse alors qu'en ce moment, par la présence mouvante du 951ème, Violet forçait les éléments ennemis à rester dispersés… Voilà, les Zéros s'agitaient, à 12 heures, dessus. Ils n'allaient pas tarder à se décider, songea Mykola en voyant le leader chinois incliner son aile droite. Le jeune homme passa brusquement son hélice plein petit pas, position de combat, et vérifia du pouce que les sécurités de ses armes étaient bien débranchées. Son FW sembla subir un petit coup de frein avec le passage au petit pas ; le temps qu'il pousse la manette des gaz pour ajuster le régime et la vitesse ; et reprit sa place, à droite de la paire dirigée par Pereira. Pas le temps de s'occuper de son propre numéro 2, les Zéros descendaient. Il redressa le nez de son appareil pour ajuster les chasseurs ennemis, calculant soigneusement, pour une fois la dérive, au collimateur, et surveilla l'avion de Violet. Dès qu'il aperçut les fumées jaillir des canons il pressa la détente. Juste une petite rafale de deux obus, il était devenu très à l'aise à cet exercice là. Cependant ses obus se perdirent dans le vide et il retrouva sa colère de tirer aussi mal. Il eut le temps de faire légèrement déraper son FW pour saisir un autre Zéro plein collimateur, sans tenter de faire une correction, cette fois, et lâcha une courte rafale. En vain, encore, déjà les autres étaient passés. Un Zéro, avait été touché et explosait. Ca c'était le point faible du chasseur chinois. Ultra léger ; il avait été conçu pour cela, comme un petit avion de voltige, ce qui lui donnait cette maniabilité exceptionnelle ; mais il était terriblement vulnérable, encaissait mal, ne serait-ce que des balles de mitrailleuses lourdes. A plus forte raison des obus. Généralement il explosait tout de suite. Maintenant Violet mettait la gomme, plein cabré, refusant de suivre les Zéros qui descendaient, et que l'Escadron aurait cependant pu rattraper avec la vitesse de piqué supérieure des FW. Leur formation avait tenu, tant bien que mal… -"Lambin, resserrez… Jaune ne vous laissez pas distancer, ne laissez pas de trou dans la formation." Violet l'avait vu aussi… Ce type avait des yeux autour de la tête, il voyait tout, instantanément ! Maintenant c'étaient eux qui avaient l'avantage de l'altitude. Il ne restait plus qu'à aller provoquer les derniers chasseurs tout en haut et ils pourraient choisir leur objectif, foncer et en descendre le plus possible, dès la première passe, avant de regrimper très vite et continuer le petit jeu de l'ascenseur où les pilotes chinois étaient dépassés. Le dispositif tactique ennemi était démantelé. Leurs formations devaient faire face à la nouvelle situation. Le bel ordre de l'Escadron serait disloqué, évidemment ; il ne fallait pas rêver ; mais ils auraient fait des dégâts et, en ce moment, c'est tout ce qu'on leur demandait, abattre des Zéros, rogner le potentiel de la chasse chinoise. Ca et rester en vie. Parce que les Escadrons fondaient à vue d'œil dans ces combats multi quotidiens aussi acharnés. Ils n'eurent pas à ruser pour faire descendre les derniers Zéros accrochés au plafond, ceux-ci plongèrent brusquement sur leur droite, semblant s'éloigner. Mykola repéra leur objectif une huitaine de FW 190 qui traînaient vers 3 500 mètres, indécis ou inconscients. Violet prit sa décision immédiatement. Il avait compris qu'ils ne rejoindraient pas les Zéros à l'attaque avant qu'ils ne soient au contact des huit FW. Il n'y avait rien à faire pour ceux-ci. Il était en train de basculer à gauche pour tenter de retrouver ceux qui les avaient attaqués l'instant d'avant et qui devaient se reformer en dessous. Effectivement le jeune homme les vit, 1 500 mètres plus bas, filant vers le combat tournoyant qui ne semblait pas finir, à l'ouest. L'appareil du Commandant parut bondir en avant. Il avait enclenché la surpuissance, le mélange eau/méthanol et, en piqué léger, comme ça, il n'allait pas tarder à prendre une avance telle qu'on ne le rattraperait plus. Mykola l'imita, presque étonné de voir son numéro 2 toujours à sa place, à son aile droite. 710, 735, 750, l'aiguille du Badin montait vers l'extrémité de la zone jaune, récemment tracée sur les cadrans. Violet ne faisait pas varier sa trajectoire d'un iota et Mykola le suivait toujours. Un coup d'œil autour, l'Escadron s'était étiré. Tout le monde n'avait pas engagé la surpuissance en même temps et des écarts s'étaient creusés. Etrangement l'Escadron de Zéros, là-bas ne semblait pas s'inquiéter. Il resserrait sa formation, comme à l'entraînement, pour aller se placer au niveau supérieur du combat tournoyant et venir cueillir, en fin de ressource les La 5 qui remontaient, quand leur vitesse est presque nulle et qu'il s'agirait presque de tirs à la cible… Mais la jonction ne se ferait pas avant une trentaine de secondes. Mykola sentait qu'eux allaient arriver plus tôt et ne comprenait toujours pas l'attitude du chef d'Escadron chinois. L'explication, toute bête, élémentaire, lui sauta soudain au visage : ils n'avaient pas été repérés ! Les pilotes chinois si sûrs d'eux, n'avaient pas surveillé leurs arrières. Ca paraissait fou de la part de types aussi expérimentés. Alors à ce stade de responsabilité on pouvait encore faire des erreurs aussi énormes…? La fatigue, peut être ? Il n'était pas temps de réfléchir à ça et Mykola rangea l'information dans un coin de sa mémoire. Il se força à se détendre, remonta légèrement les pieds sur le palonnier, et poussa la nuque en arrière pour sentir l'appui-tête. 500 mètres… pourvu que personne ne tire trop tôt. A tout hasard il plaça le croisillon de son collimateur au milieu de l'avion chinois le plus proche, fit une légère correction, du pied droit pour tenir compte de son angle d'approche et s'efforça de ne plus lâcher sa cible en attendant le premier tir. Sa vision périphérique lui permit d'enregistrer le changement de trajectoire d'un autre Zéro qui se rapprochait de sa cible et il se dit qu'en faisant vite il pourrait peut être tirer une rafale sur lui également. De ses précédents combats Mykola avait retenu une chose qui lui posait problème. Perfectionniste il continuait à prendre beaucoup de soins à faire des visées réglementaires, calculant les dérives, comptant soigneusement les cercles de correction à apporter, sur son collimateur. Or les douze victoires qu’il avait remportées en combat, jusqu'ici, ne s'étaient pas du tout déroulées comme il l'avait imaginé à l'avance. Comme autrefois, à l'entraînement, il était toujours perturbé par cette histoire là. A chaque fois il avait tiré d'instinct et ça ne le satisfaisait pas. Il était incapable après coup, de savoir comment il avait procédé, s'il avait inconsciemment calculé une correction et de quel ordre ? Des bruits couraient à propos des grands pilotes de chasse, les gars qui avaient cinquante, soixante victoires homologuées. Kojedoub, par exemple, avec ses 62 Zéros. Le seul qui n'ait jamais abattu que des avions de chasse chinois… Le hasard, peut être, mais troublant. On disait que certains ne visaient pas consciemment. Comme un chasseur, dans un champ, qui tire au jugé sur un perdreau… Toutes ces pensées s'étaient déroulées très vite, dans sa tête, et il revint à la réalité en voyant des traceuses foncer devant la formation et se perdre droit devant, dans l'espace. Quelqu'un n'avait pas pu maîtriser ses nerfs et tirait trop tôt. Et pour rien, c'était raté ! Il y a toujours quelqu'un pour tirer trop tôt… Ca l'agaçait infiniment. Sa cible avait bougé et, sans se préoccuper des cercles de correction de son collimateur, ne se fiant qu'à la petite croix centrale il évalua la dérive à vue d'œil et exerça une légère pression sur le manche, vers la gauche, pour recaler sa cible. Une pression, pas un déplacement. Puis son pouce écrasa brièvement la détente tandis que son pied droit donnait un petit coup sec au palonnier. Le second Zéro, très vite… juste trois obus… Il vit dans la même seconde la première cible faire une embardée sur la gauche, et perdre une aile, tandis que le second chasseur Chinois explosait en une gerbe de lumière ! Deux ! Bon Dieu, deux Zéros… Les chasseurs chinois se dérobaient, maintenant. Pereira bascula sur la gauche pour couper leur piqué et Mykola passa sur le dos pour suivre. Ils rattrapaient très vite les Zéros qui s'égaillaient maintenant de tous les côtés. Il repassa sur le ventre et choisit un appareil qui entamait un virage. Il coupa la trajectoire, luttant avec sa vitesse et son manche pour forcer le FW à déraper et aligner la cible. Le pilote chinois dut le repérer parce qu'il se mit à serrer son virage autant que les ailerons du Zéro le permettaient, et c'était le point fort de ce chasseur ! Pas le choix, le jeune homme en fit autant, encaissant trop de G… Rien à faire. Il allait le dépasser sans pouvoir tirer… Du coup c'est lui qui se trouverait en position de poursuivi. Il bascula brutalement de l'autre côté et mit le manche au ventre. Son avion remonta comme un bolide, frôla au passage un appareil sans qu'il soit possible de l'identifier et se rétablit, au-dessus de la mêlée, sur le dos, afin de mieux voir celle ci, en relevant la tête ! Assez acrobatique, pas confortable mais efficace. Son numéro 2 avait disparu, rien d'étonnant avec ces évolutions aussi rapides. Il repassa ventre pour choisir une autre cible et sélectionna un Zéro qui s'engageait dans une poursuite, perdue d'avance, déjà trop loin, pour rejoindre un La 5 esseulé. Mais que faisait un La 5 ici ? Est-ce que leur combat s'était fondu avec le précédent ? Le chasseur chinois était très loin, 500 mètres facilement, et Myko se rendit compte que lui aussi aurait de la peine à le rattraper. Alors il fit une visée soignée, réglementaire, et lâcha deux obus par canon, comme à l'ordinaire. Et, écœuré, les vit se perdre loin à gauche. En remontant, manche au ventre, il se dit que décidément, ça ne lui valait rien de viser comme l'indique le manuel ! Il s'en voulut immédiatement pour cette pensée à la limite de la fatuité. Une rafale passa le long de son plan gauche et ses réflexes jouèrent, il dégagea sèchement à droite. Dans son rétro il voyait le Zéro dont les ailes s'illuminaient au départ des coups. Mykola entama une série de manœuvres brutales pour tenter de se débarrasser de son adversaire, inclinant son FW, poussant sur le manche, tirant, dérapant en lançant de grands coups de pieds dans le palonnier. Et, sans savoir comment, il se retrouva sans poursuivant ! Il mit manche au ventre pour reprendre de l'altitude, tirailla au passage sur d'autres formes surgies dans son axe et émergea au-dessus de la mêlée. C'est à cet instant qu'il entendit, au milieu des hurlements que diffusait son casque, un message bref et poignant : -"…suis touché, ma verrière est bloquée… elle est bloquée, je ne peux pas sauter… " Il connaissait cette voix, curieusement voilée, mais impossible d'y fixer un visage, en ce moment. Il plongea à nouveau dans la bagarre, vidant presque la moitié de ses casiers de munitions, puis remonta face au sud pour continuer à faire le yoyo. Quand il vira au nord, à 4 000 mètres. Il ne vit plus personne ! Comme souvent le combat s'était dispersé si vite que le ciel était vide. C'était toujours stupéfiant, ce truc. L'instant d'avant, le ciel était plein d'appareils, de traînées de condensation, de fumées des canons et, en une seconde, plus rien. Un espace vide, vraiment rien en vue ! Inutile de rester ici, il prit un cap estnord-est pour revenir vers les lignes. Ils avaient une consigne permanente. S'il leur restait des munitions au retour de mission, ils devaient rentrer à basse altitude pour voir s'ils ne pouvaient pas intervenir dans les combats qui s'y déroulaient, entre les P 38, chasseurs de chars chinois et aussi chasseurs de Stukas. Ces Stukas étant eux mêmes chasseurs de chars, d'ailleurs. Mais pas du même camp. Sans parler des Zéros chasseurs de P 38…! Comme dans le monde animal où chacun est à la fois, le prédateur de certaines espèces et la proie d'autres. Mais il ne vit rien, sur le trajet, malgré le large détour que lui permettaient ses réservoirs encore assez pleins. Il posa son avion sur la petite bande d'herbe étroite, qui imposait tant de précautions au décollage, avec les immenses hélices des avions de combat qui vous entraînaient sur le côté, hors de la piste, si on mettait plein gaz trop vite, au roulage. Quelques fois il fallait décoller avec le pied à fond d'un côté pour garder l'avion en ligne droite ! Apparemment il était l'un des derniers à rentrer, il aperçut beaucoup d'appareils déjà couverts de filets de camouflage. Il stoppa son moteur et se laissa glisser sur l'aile, laissant le parachute sur son siège, pendant que des mécanos ; pas les siens, cette fois ; venaient prendre en charge son avion, le réapprovisionner et le réarmer. Il se dirigea d'un pas lent vers la large tente servant de hutte d'alerte, pour boire un grand verre de jus de fruits, se réhydrater. Ces missions, par une température élevée, sous la verrière qui faisait loupe, vous vidaient de votre eau. Mais il fallait jongler avec son corps. L'hydrater, sinon il vous lâchait, en combat, en provoquant un malaise, mais pas trop sinon c'était votre vessie qui vous trahissait, en vol à haute altitude ; quand la pression devenait moins importante au fur et à mesure où l'on montait ; et inondait votre pantalon ! En l'air c'était, soit le froid glacial, soit l'étuve. L'organisme dégustait dans tous les cas. Seuls ceux qui trouvaient leur équilibre, s'accoutumaient à la fatigue, tenaient le coup au front. Les Darwiniens, quoi ! Mykola en était un, désormais. Les pilotes de chasse étaient toujours fatigués et affichaient des yeux cernés, quasiment en permanence. Les médecins disaient qu'on vieillissait avant l'âge, dans la chasse. En huit mois seulement, Mykola avait bien changé. Son regard était différent, déjà, par l'habitude qu'il était en train de prendre, inconsciemment, de plisser légèrement les yeux en regardant quelqu'un. En vol, il devait souvent fermer un peu les yeux pour diaphragmer la lumière et conserver son acuité visuelle en plein soleil. Et il commençait à faire la même chose au sol. Comme s'il prenait du recul, se donnait le temps d'observer avant de prendre une décision. L'expression de son visage n'était plus la même. Le visage assez fin du jeune garçon, de l'étudiant, s'était effacé, brouillé, pour laisser apparaître des traits plus brutaux, plus enfoncés dans la peau, autour de la bouche et du nez, plus rudes, formant le rictus d'un homme en train de se faire. Ca s'était passé après ses premières victoires, rapidement venues, "les vraies" comme il se disait en lui-même. Celles qu'il avait remportées après l'affaire de Kiev. Contre des Zéros, cette fois. Il comptait ses victoires avant et après Kiev. A l'époque, il en avait cinq ; le chiffre à partir duquel, pendant la Première Guerre, on devenait un As. Mais plus aujourd'hui. Désormais, toutes les cinq victoires on recevait la Croix de guerre, puis des palmes, mais il n'y avait plus de titre d'As. Il avait donc, un jour, réalisé qu'il y avait un pilote, un homme, dans chacun des cinq chasseurs chinois qu'il avait abattus ! Il était donc cinq fois meurtrier ! Etonnamment, la secousse avait été très forte. Il avait alors considéré la vie autrement. C'est à ce moment là qu'il avait changé, moralement et physiquement. En quelques semaines. Il n'était pas particulièrement fier de son tableau de chasse, estimait qu'il avait eu de la chance d'être bien placé, au bon moment. Que sa vue lui donnait un avantage sur les autres, ce qui était d'ailleurs vrai. Quand il avait commencé à tenter d'imaginer à quoi pouvaient ressembler ces pilotes Chinois, quelle avait pu être leur vie, à se dire qu'ils étaient peut être vélivoles, eux aussi ; c'est ainsi que la Chine avait forgé son armée de l'air, entre les deux guerres, en installant des terrains de vol à voile partout ; il avait compris qu'il était en train de se perdre. Pour mettre fin à son problème moral, il avait finalement réussi à se forcer à oublier qu'il y avait des hommes dans ces machines. Il détestait les soldats Chinois mais, par un curieux sentiment, il ne les associait pas aux pilotes ennemis. Par la suite, il s'efforça de ne voir qu'un chasseur devant lui, une machine, pas l'homme qui était à l'intérieur. Aujourd'hui, ses 12 victoires en combat ne lui causaient pas de troubles de conscience. Mais il y avait été bien été aidé par le drame de Niznij Novgorod. En presque 24 heures de bombardements incessants, au printemps, la ville avait été rasée ! Totalement. Des photos avaient été prises à la fin des raids. De la ville fondée au XIIIème siècle, l'une des plus anciennes de Russie, il ne restait rien. On ne voyait pas même un morceau de mur debout, rien. Des décombres, des amas de débris, des monticules de pierres, de briques, à la place d'une ville d'un million d'habitants ! Le port fluvial semblait s'être englouti dans le fleuve. Les centres industriels de la périphérie ressemblaient à un désert. Plats. On avait dénombré 181 000 morts… Après cela, tout avait changé pour les pilotes de chasse Européens. Ils estimaient qu'ils n'avaient pas été au bout de leur tâche, qu'ils n'avaient pas su arrêter le flot de bombardiers Chinois. Même ceux, comme Mykola, qui ne volaient pas dans le secteur ce jour là. Au 951ème Escadron, où il volait désormais en N°1, et Chef de patrouille depuis déjà quelque temps, les autres le considéraient comme un bon pilote et un très bon chasseur. Mais lui, préférait le premier jugement au second. Il s'était donc étoffé physiquement et ses traits s'étaient en quelque sorte ancrés sur son visage. Sa voix était toujours la même, le timbre aussi, et pourtant ce n'était plus tout à fait pareil. Le débit était différent. Un peu plus lent, peut être ? Il donnait l'impression d'avoir d'abord réfléchi avant de prendre la parole. Qu'il ne disait pas ces mots par hasard. Il l'ignorait, mais ses camarades aimaient l'entendre, en vol. Il avait cette qualité rare, inexplicable, de donner une autre allure aux évènements. Quand il emmenait une section de deux paires, il dictait ses instructions d'un ton si calme que les manœuvres paraissaient simples. Il rappelait toujours des consignes connues de tous, mais que chacun risquait d'oublier, un jour ou l'autre, pris dans le tourbillon du combat. Sa voix était rassurante, son calme communicatif, ses évolutions logiques et toujours, simples et efficaces. Il ignorait aussi que les pilotes qui le suivaient, dans un vol de section, partaient confiants. Il détestait toujours autant se "donner en spectacle" comme il disait, et faisait en sorte de ne jamais trahir de lassitude, après un long vol ou un combat épuisant. Il pensait que les autres aussi étaient fatigués ou effrayés et qu'il n'avait pas à ajouter à leur lassitude, la vue de ses états d'âme. Son comportement au sol, son air sûr de lui, rassuraient ses camarades. Surtout les plus jeunes, mais pas seulement. En revanche, comme toujours, il n'en était pas conscient, doutant de lui, de ses décisions, voulant constamment améliorer tel ou tel point de son pilotage ou de sa vision du combat, se reprochant un atterrissage un peu long, ou un rebond évitable. *** Quelques pilotes de la Une, assez silencieux pour un retour de mission, étaient, eux aussi, en train de boire, devant le bar de la tente, mais il ne voulut pas s'imposer. Pas envie de paraître vouloir provoquer des commentaires après ses deux victoires. A tout hasard il regarda dans son casier et découvrit une lettre. De François Clermont, d'après le secteur postal. Il s'assit à l'écart pour la lire tout de suite. 12 août, Quelque part du côté de Saransk, moi-même je ne sais pas très bien où ! Salut, homme des Airs, Cette offensive va nous tuer de fatigue. Enfin c'est une image, bien sûr. Et de mauvais goût. Je recommencerais bien si j'avais d'autre papier. Il va falloir que tu en fasses abstraction. Je sais que tu vas adorer ce mot… On sillonne, non pas les routes mais les pistes, depuis quinze jours, pour tenter d'échapper aux Stukas. Mais d'où viennent-ils ces satanés Stukas ? Est-ce qu'on ne peut pas repérer leurs aérodromes et les pilonner ? Il y a tant de choses qu'on ne comprend pas à mon modeste niveau de tringlot. Tu sais, ça m'a fait un drôle d'effet d'être affecté au Train des équipages, comme l'ancêtre, finalement, mais je ne lui arrive pas à la cheville. D'accord, je l'avais demandé quand je me suis engagé, mais j'étais tellement gamin que c'était surtout pour passer mon permis de conduire dans l'armée ! La vie a changé, le monde a changé. Je ne me reconnais même plus, Myko. On vient de passer 35 heures d'affilée sur les pistes. J'ai mis deux conducteurs par camion, dans mon Escadron. A l'Ecole d'Officiers on nous disait que le deuxième homme devait être le chef de voiture. Je me fous bien des chefs de voiture, je veux deux bons conducteurs. Déjà sur bonnes routes, en avançant à 50 à l'heure la fatigue vient vite. Au bout d'une dizaine d'heures les incidents commencent à arriver. Le gars qui s'endort, dont les réflexes sont trop lents, qui continue tout droit en abordant un virage, tous les trucs que tout le monde connaît. Seulement nous, une fois sur trois on transporte des explosifs ou des munitions ! Un arbre ou un tonneau et boum. Et le boum ce n'est pas seulement deux types volatilisés, un manque de munitions pour les gars du front, c'est aussi, souvent, un autre bahut qui saute. Explosion par sympathie, disait l'instructeur, autrefois. Je n'ai décidément pas de sympathie pour les explosifs ! Ce sont les chargements qui nous flanquent la plus grande frousse. Surtout en approchant du front, bien sûr. Quelle saloperie ces Stukas. En principe, dans les équipages, celui qui ne conduit pas est censé faire la veille aux avions. Tu parles ! Il dort, oui. Bien trop crevé. Il arrive un moment où on ne sait plus très bien qu'on est au volant. Tout se confond, le pare-brise, la route ou la piste, devant, le décor. Les mains font leur boulot sans qu'on intervienne. Mais le plus dur ce sont les pistes non tracés. Quand on approche de la ligne de front on ne peut plus suivre les routes. Trop de cratères de bombes, d'épaves. Alors on roule à l'estime, au compas, à travers champ ou ce qui se présente. Je te jure qu'on a acquis un sens particulier pour flairer, même dans l'obscurité, le fossé qu'on ne franchira pas. Parce que l'histoire des phares bleutés c'est un truc de civils. Dans ces cas là, phares ou pas, on ne voit rien. Il faut s'arrêter et je prends la tête avec mon Delahaye Tout Terrain. Jamais je n'aurais pensé avoir des indigestions de conduite, pas moi ! Parce que ces nuits là c'est moi qui conduis en tête, d'autorité. Je ne veux pas que tout le convoi se paume parce que je dors. Je m'attends toujours à ce qu'on nous demande, un de ces jours, d'approvisionner les troupes de premières lignes. Tu vois les "motos-neige"? Le truc que les ingénieurs de Citroën ont conçues à partir de leur moteur de cette 2CV, à refroidissement à air, et que l'on trouve partout, maintenant, dans l'ouest. Une sorte de moto, où tu es assis et pas à califourchon, avec une large chenille pour circuler en pleine neige, derrière laquelle on tire un traîneau classique, et un guidon pour se diriger. Figure-toi qu'on l'utilise désormais sur la terre ! Ca ne va pas bien vite, évidemment, deux vitesses seulement, mais il paraît que ça marche bien et, au front, c'est parfait pour aller jusqu'aux tranchées fournir les munitions d'armes légères ou les petits obus. C'est vrai que c'est marrant, sur neige, avec un petit ski en guise de roue avant. J'en ai essayé une, cet hiver, bien sûr ! Mais je ne me vois pas apporter des munitions au front. A propos de voitures, sur les routes de l'arrière, quand on va chercher des munitions dans les grands dépôts de Bulgarie ou de Hongrie, je vois souvent les nouveaux modèles de Peugeot, la 203 et la 403. Elles me font rêver… Tellement modernes. Rien à voir avec les modèles d'avant-guerre. On dirait qu'en deux ans on a changé d'époque. J'aimerais bien m'offrir ça, après guerre, quand j'aurai mon étude de notaire ! Ce que je t'écris là doit te paraître ridicule, à toi qui dois te battre chaque jour là haut. Souvent quand je vois passer des avions de chez nous, je pense à vous, les "aviateurs" de la famille. Dieu que Millecrabe est loin. Mais on y reviendra. On se retrouvera Myko. Tiens le coup. Ton cousin François. PS. Je ne t'ai pas dit, je vais passer Capitaine prochainement. En fait comme j'en fais déjà le boulot, à la tête d'un Escadron, ça ne changera rien pour moi. Mais, avec ma nouvelle solde, je mettrai de l'argent de côté pour mon étude ! Tu m'appelleras "Maître François" et je t'appellerai "la mouette". C'est bien des mouettes sur l'insigne de vol à voile dont tu étais si fier ? François. Mykola referma la lettre avec un vague sourire attendri, puis il se décida à aller faire son rapport chez l'officier des vols, qui enregistrait tout ce qui concernait ceux-ci, depuis les victoires jusqu'aux incidents, aux observations des appareils ennemis. Il croisa au passage un adjudant administratif qui lui dit : - Lieutenant, le Commandant veut vous voir. - Ah… où est-il ? - Dans la tente-commandement. Mykola hocha la tête et se dirigea de ce côté, dans un petit bois proche, qui abritait beaucoup de tentes, autant pour les protéger des vues que du soleil. Il attendit, devant le pan de toile relevé, que Violet, qui avait enlevé son blouson léger de la tenue d'été, et était en chemise, le remarqua. Il était au téléphone et, quand il le vit enfin, lui fit signe de la main d'entrer et de s'asseoir sur une caisse tenant lieu de siège. Après avoir raccroché le téléphone de campagne il se tourna vers Mykola et le fixa quelques secondes avant de commencer. - Vous avez abattu un Zéro, aujourd'hui, je crois, Lieutenant ? Comment diable avait-il bien pu voir ça dans cette pagaille ? - Oui, Commandant. Euh… deux, en fait. - Deux ?… Bien, bien. Il se tut à nouveau et le jeune homme commença à se sentir mal à l'aise. - Comment allez-vous, Stoops ? Pas trop fatigué ? - Comme tout le monde, je pense, mais ça va, Commandant. - Vous fumez ? Mais enfin où voulait-il en venir ? - Non, Commandant… Je peux vous demander pourquoi vous me posez cette question ? Violet tourna la tête vers la grande planche posée sur deux tréteaux, qui lui servait de bureau, l'été, quand il n'utilisait pas celui de son camion-caravane. - Avez-vous remarqué des changements chez certains de vos camarades ? Ceux qui montrent davantage de fatigue ? - Et bien… Puis il comprit. - Vous voulez dire qu'ils se mettent à fumer, Commandant ? Violet hocha lentement la tête. - A fumer pour évacuer la nervosité, récupérer du tonus, j'imagine, par nervosité aussi, et à boire, théoriquement le soir seulement, pour dormir plus profondément, oui. Mykola l'avait remarqué, bien entendu. Gérard était dans ce cas. Il avait de grands cernes sous les yeux et fumait beaucoup, désormais. Mais il n'en était pas encore à boire, comme certains des plus anciens Darwiniens. - Je l'ai remarqué, Commandant. - Vous n'en êtes pas là ? - Non, Commandant. Je… je n'en éprouve pas le besoin. Une nouvelle fois Violet hocha la tête. - Vous avez appris pour Pereira ? - Pereira ? En même temps qu'il prononçait son nom il eut un flash. Pendant le combat c'était la voix de Pereira, il le réalisait maintenant, qui criait que sa verrière était bloquée… - Il a été abattu, dit Violet qui laissa passer un temps avant de reprendre… -… Vous êtes devenu N°1 assez vite, après votre premier combat, contre les Ju52, à Kiev ? - Un mois, je crois. Ce qui m'a beaucoup surpris, je m'attendais à ce que vous me passiez un savon pour mon appareil détruit. - Oui, mais vous aviez quatre victoires et vous aviez suivi les consignes : d'abord les transports. Vous aviez gardé votre sang froid en vol, c'était bon signe chez un débutant. Violet parut réfléchir un instant puis reprit. - Lorsque vous êtes devenu chef de section, il y a deux mois, comment avez-vous réagi, avec non plus un équipier mais quatre ou six avions à diriger, en mission ? Mykola cherchait où le Commandant voulait en venir et tarda un peu à répondre. - Je me suis surtout demandé comment les autres allaient réagir, Commandant. Moi ça ne me dérangeait pas… je veux dire que je ne voyais pas grande différence à mener une paire ou deux. Mais étant donné mon âge les Darwiniens, auraient pu montrer du mécontentement. - Mais ça s'est bien passé… Ce n'était pas vraiment une question et Myko ne répondit pas. D'ailleurs Violet poursuivait : -… Si je me souviens bien, les sections que vous avez commandées, en missions libres, sont toujours revenues avec au moins une victoire, non ? - Je… je ne sais pas, Commandant, enfin je ne m'en suis jamais fait l'observation. - Vous en êtes à combien de victoires, maintenant ? - Eh bien, avec celles d'aujourd'hui, quatorze, Commandant. Ah plus les quatre Ju52. - Vous ne les comptez pas, en général ? - Ce n'était pas des combats… - Je ne veux pas de ça chez moi, Stoops ! Pas d'orgueil de foire à se dire qu'on ne compte que les chasseurs descendus. Ne faites pas votre Kojedoub qui n'abat que des Zéros. Nous sommes là pour abattre des "avions ennemis", le détail n'a pas d'importance sauf pour ceux qui roulent des mécaniques. Pas votre genre, il me semble. Donc vous en êtes à 18 victoires… Trois croix de guerre. Même dans l'Escadre, avec les quelques Anciens qui restent, c'est un très beau score, l'un des meilleurs du 951ème. Mais la notion de score m'importe peu, c'est l'expérience du combat qui m'intéresse. A mes yeux 18 victoires représentent une somme précise d'expériences du combat, précisément. Mykola se raidit. C'était vrai que ce n'était pas son genre de rouler. Mais il faisait encore un complexe avec cette histoire des Ju. Probablement parce qu'il avait détruit son propre appareil en se posant, songea-t-il, avec lucidité. - Et l'âge n'a rien à y voir, poursuivit Violet de façon plutôt incongrue. Je sais que vous êtes encore très jeune, Stoops, moins de vingt ans, je crois, et que vous êtes passé Officier-pilote il y a deux mois seulement. Que vous étiez Officier-Navigant il y a juste huit mois, quand vous nous avez rejoint avant l'affaire de Kiev. Mais les choses vont très vite dans cette guerre. Quand on lui survit. Vous n'êtes pas le premier, loin de là, à atteindre ce grade aussi jeune et aussi vite… Il s'interrompit, fit deux pas sur le côté et se tourna brusquement vers Mykola : - Je veux que vous preniez la Seconde Escadrille, Stoops. Cette guerre ne nous donne pas le choix… elle consomme très vite nos meilleurs pilotes. Les Chefs d'Escadrilles et d'Escadrons, notamment, ce qui est très préoccupant… Commentaires ? - Je… enfin je suis surpris, Commandant. J'ai envie de vous dire qu'il y a d'autres Darwiniens qui sont plus capables que moi à ce poste… Mais c'est très subjectif. Je suppose que, si vous me donnez cet ordre, c'est que vous avez vos raisons. - En effet, Stoops, en effet. C'est vrai qu'il y a des anciens plus expérimentés en heures de vol que vous, et aussi en missions, si on peut parler ainsi. Plus expérimentés en matière d'heures de vol, surtout. L'Escadron a été beaucoup engagé, depuis des mois, et vous les avez rattrapés très vite, en ce qui concerne les combats. Et c'est vous qui êtes devenu plus expérimenté qu'eux pour engager une formation au combat, plus lucide. Or c'est notre tâche principale, abattre des appareils ennemis. On n'obtient pas dix-huit victoires comme ça, par hasard. D'autant que vous les avez accumulées depuis assez peu de temps. On a déjà remarqué ce phénomène, on l'a étudié, dans l'Armée de l'Air, et on sait, maintenant, comment le traduire. C'est pourquoi j'ai eu des indications pour m'aider à prendre cette décision. Qui s'impose aussi par le niveau de l'Escadron, en ce moment. Au-delà de votre expérience du combat ; supérieure à celle de beaucoup d'anciens ; ceux ci sont, physiquement, au bout du rouleau, je le vois bien. En pleine offensive je ne peux pas les envoyer au repos. Leur donner le commandement de l'Escadrille ce serait ajouter encore à leurs stress et je ne suis pas sûr qu'ils auraient assez de lucidité pour commander efficacement, ils disparaîtraient très vite. Vous savez, dans certains Escadrons les Chefs d'Escadrille défilent si vite que l'Etat-Major du Groupement Aérien n'a pas même le temps de les faire figurer sur les listes des unités… Pour l'instant vous résistez bien à ça. Votre âge, peut être, ou votre caractère ? Vous apprenez assez vite. La pratique du commandement, des responsabilités, ne vient pas le jour de la promotion. C'est en l'exerçant qu'on l'acquiert. Avant, vos chefs pensent seulement que vous êtes capable, ou non, de l'assumer. C'est un coup de poker. Ca se passe comme ça pour tout le monde. C'est une sorte de pari sur vos aptitudes. Vos camarades n'ont jamais protesté officiellement quand vous avez emmené des sections de 6 et, et lorsqu'un pilote a quelque chose à dire il le dit, croyez-moi. En réalité ils ont tous reconnu, auprès du Capitaine Pereira, qu'ils avaient confiance en vous, en vol. Ca me suffit. Je sais qu'entre 6 et 12 avions il y a une différence, sur le papier. Pas autant dans la réalité d'un vol de combat. En vous nommant j'assure la Seconde d'une certaine stabilité dont elle a besoin. A vous de ne pas vous faire descendre bêtement… Il avait eu un sourire triste en prononçant la dernière phrase. Il poursuivit : - Vous commencez immédiatement, bien entendu. Vous n'avez plus que huit pilotes au lieu des douze réglementaires, à la Seconde, vous vous habituerez vite. Nous recevrons un renfort bientôt, mais je ne sais pas quand. D'ici là vous aurez dirigé la Deux au combat et 4 avions de plus ne vous perturberont pas. Le Groupe m'a annoncé des bleus. Quand ils nous auront rejoint, occupez-vous d'eux, mais pas trop. Ils feront comme les autres, ils s'habitueront ou ils seront vite abattus. Personne n'y peut rien et vous ne devez pas mettre en danger tout votre élément pour aider un seul pilote. Je vous parais probablement cynique à dire cela, mais il faut voir les choses sous cet angle, si l'on veut tenir le coup. Voilà, bonne chance, Capitaine, votre nomination est effective à partir de la minute présente, pas provisoire. Mettez-vous au travail en commençant par voir l'officier mécanicien pour connaître l'état matériel de vos avions et les probabilités d'avions disponibles demain. Pendant ce temps je vais faire prévenir vos pilotes. C'est le soir, tard, qu'il eut enfin le temps de lire une lettre ; venant de Millecrabe, cette fois ; de la Tante Elise Fournier. Elle lui apprenait que Vadia Kalemnov, le jeune frère de Piotr, l'un des vélivoles, pilote de Yak dans un Escadron du front nord, avait été abattu ! Vadia… il resta longtemps assis, la lettre devant les yeux, revoyant l'air sérieux de son cousin, quand ils bavardaient au stage de la Mûre… *** Piotr serrait les dents. Trois P 38 de sa Troisième Escadrille avaient percuté le matin même en attaquant un village banal qui s'était avéré renfermer une quantité de blindés chinois, défendus par une ribambelle d'affûts anti-aériens. Et maintenant un char ennemi venait, à l'instant, d'avoir le piège de Baudouin qui s'était émietté en percutant le sol. Une simple mitrailleuse de tourelle ! Il balança nerveusement le manche à droite en sélectionnant sa deuxième paire de fusées. -"Assurez la sécurité, Pigeon Rouge, fit-il dans son laryngophone, je descends, il me faut celui-là." Puis il fit mine de s'éloigner en volant si bas qu'il craignit de sentir ses hélices faucher les hautes herbes de la plaine ! Il savait qu'il était en train de faire une bêtise. Il aurait dû plonger avec une section entière. Six mois auparavant il ne l'aurait pas commise. Il était assez lucide pour se rendre compte que c'était une réaction affective, absurde, due à la fatigue qui perturbait son jugement. Mais Baudouin était un copain des premiers jours du centre de formation, et il avait besoin d'évacuer du stress… La mort de Vadia l'avait plongé dans un brouillard de chagrin pendant une nuit. Au jour il l'avait enfouie dans une part de son cœur et s'efforçait de ne pas y penser. Mais il était devenu encore plus tendu. Il songea qu'il allait se servir de l'imprudence qu'il était en train de commettre, ce soir, pour marteler à ses pilotes qu'ils ne devaient jamais le faire ! Qu'il avait fait une vraie connerie ! Les gars adoraient ce genre d'autocritique qu'ils gardaient en mémoire. Un coup de manche pour sauter une carcasse fumante et recoller au sol de l'autre côté puis remonter d'un cheveu pour entamer un large virage afin de revenir à l'attaque d'un autre côté. Il repéra d'assez loin le char qui venait d'envoyer Baudouin au tapis. Le tireur était encore dans la tourelle et Piotr reconnut les deux bandes rouges en travers de celle-ci. A 500 mètres il aligna la chenille du blindé, sachant que ses fusées perceraient facilement, par là. Il savait bien que le mitrailleur l'apercevrait et dirait au conducteur de pivoter pour opposer leur blindage frontal, mais il comptait sur sa grande vitesse à lui, comparée à celle du char, manœuvrant. Celui-ci était presque de trois quart arrière et n'avait plus le temps de faire pivoter sa tourelle pour braquer son blindage. Une fusée dans le moteur ferait tout aussi bien l'affaire. Il pressa la mise à feu à 100 mètres du but et eut le temps de voir le double impact avant de le survoler au moment où le blindé sautait. Une fraction de seconde il fut secoué, entouré de flammes puis tout disparut alors qu'il remontait en direction du sud, rejoignant les deux Escadrilles qu'il avait emmenées pour cette mission d'appui-feu aux blindés. Elles attendaient à 1 000 mètres, spiralant et surveillant le ciel. Si les P 38 étaient fatals aux Stukas, des Zéros non repérés signifiaient la fin pour beaucoup d'entre eux. Certes, s'ils avaient assez de vide sous les ailes, s'ils se trouvaient à 3 000 ou 4 000 mètres d'altitude par exemple, ils avaient autant de chance qu'un Focke Wulf. En raison de leur poids, ils accéléraient beaucoup plus vite, en piqué, et semaient un Zéro, dans cette configuration de vol. Sans parler de leurs quatre canons dont une rafale détruisait tout Zéro touché. Mais il leur fallait plus de place, ils évoluaient infiniment moins bien, en virage. Moins vite, surtout. Ca c'était la vraie clé d'un combat, pour empêcher qu'un chasseur ennemi ne se glisse dans votre queue : passer, très vite, d'une inclinaison de 45° à droite, à 45° à gauche. A basse altitude, sans pouvoir piquer pour prendre le large, c'était un combat perdu d'avance. De toute façon, leur boulot était de faire sauter les chars chinois. Ils étaient des destructeurs de chars, à la rigueur de Ju87 Stukas, un point c'est tout. L'affaire de Kiev, où le Commandement les avait utilisés comme chasseurs contre les Ju52, l'hiver 1947, était exceptionnelle. Les seuls combats qu'ils étaient encouragés à mener concernaient donc les Stukas qui étaient des menaces terribles pour les chars européens. Pour le reste tout combat aérien ne devait qu'être de la légitime défense. La gigantesque bataille de blindés qui se déroulait depuis trois jours, sur la rive ouest de la Volga, était cruciale pour l'offensive. Là, en dessous, du nord au sud, il y avait plusieurs milliers de carcasses brûlées, originaires des deux camps, et beaucoup plus encore de blindés qui se ruaient les uns sur les autres comme de gigantesques insectes, venant parfois se heurter de plein fouet, Piotr l'avait vu, la veille. Il s'était demandé si des équipages pouvaient survivre à un choc de cette sorte, à 50 km/h, chacun, 100 km/h à l'impact, dans des boites de métal… Alors qu’ils rejoignaient la formation le contrôle-coordination l'appela : -"Pigeon leader de Drapeau." -"Pigeon, j'écoute." -"Une division ennemie a effectué un mouvement tournant, à trente kilomètres au sud, carré BK 59. Ils sont en train de pulvériser une de nos Brigades qui arrive à bout de carburant. Faites tout ce que vous pourrez pour les dégager, la colonne dépêchée pour les aider prend du retard." -"Reçu, exécution, Drapeau"… répondit-il avant de s'adresser à sa formation. -…"Pigeon autorité à tous, on grimpe à 2000. On va dans le BK 59, plus au sud, aider une Brigade. Formation quatre doigts, par section." Piotr vira et accéléra après avoir passé ses hélices au grand pas. Pendant le trajet par une association d'idées qu'il ne perçut pas il songea à Alexandre. Son régiment était peut être dans le coup, il était peut être dans la Brigade en difficulté ? Ses yeux tombèrent sur le sol, en dessous, et il vit plusieurs carcasses détruites. Il eut un coup au cœur. "Non, pas lui, pas lui après Vadia…" Il se rendit compte qu'il était en train de craquer, qu'il laissait son imagination, ses sentiments l'envahir trop fortement. Quand ils arrivèrent au-dessus du champ de bataille il intégra d'un seul coup d'œil la situation de la Brigade. Elle se trouvait dans une grande plaine traversée, à l'ouest, par un talweg peu profond. Ses chars manœuvraient sans cesse pour éviter les tirs des blindés chinois, arrêtés, eux, sur une petite ligne de crêtes, au nord, et se trouvaient ainsi dans les meilleures conditions possibles pour les anéantir totalement. En outre à bouger sans cesse sur ce billard, pour éviter d'être des cibles, les blindés amis étaient en train de vider leurs réservoirs… -"Rouge, prenez la partie sud. Jaune, avec moi, l'autre côté du dispositif." Pas besoin d'en dire plus. Del Vecchio, le chef de la section rouge, aujourd'hui, était un ancien qui connaissait son travail. Piotr bascula son avion par la gauche pour attaquer avec le soleil dans le dos. -"Pour la première passe, choisissez les cibles arrêtées, sur la crête, ensuite liberté de manœuvre," lança-t-il quand même. Il repéra un char surmonté de fanions, loin au bout du dispositif chinois. Un blindé de commandement, probablement. Avec un peu de chance c'était le véhicule du Général commandant la division chinoise ? Encore que ceux-ci occupaient plutôt un transport blindé pour disposer de plus de place pour une installation radio complexe, des opérateurs et un ou deux officiers supérieurs. Piotr songea qu'il lui restait quatre paires de fusées seulement. Ensuite ce serait aux canons. Les obus étaient alternés, dans les casiers d'ailes. Un perforant, un incendiaire, un explosif. Il fallait les loger soit dans les chenilles, soit derrière, dans le moteur, ou avoir la chance qu'ils se glissent dans un repli mal blindé, pour avoir une possibilité de stopper un char. Mais ça marchait assez souvent, quand on était suffisamment précis et qu'on lâchait une rafale de trois obus. Son P 38 volait si bas qu'il devait slalomer entre les véhicules ! Il enregistra, confusément, une explosion silencieuse, plus à droite, sentant qu'il s'agissait d'un char et non d'un crash. La pensée d'Alexandre ne l'avait pas quitté depuis tout à l'heure et il était très tendu. Il arrivait à portée de tir. 300 mètres… Il attendit encore pour être sûr de pulvériser sa cible. 100 mètres… il écrasa la détente et vit ses fusées percuter ensemble pendant qu'il basculait l'aile gauche, s'éloignant à peine du sol, au point qu'il craignit un instant de toucher. Alexandre… il fallait aider Alexandre… Faire sauter tous ces salopards… Il tira de plus loin, trop loin, une autre fusée sur un blindé qui prit feu, apparemment. Puis il perdit le compte de ses cibles… Piotr réalisa soudain que, depuis un moment, il ne tirait plus qu'aux canons. Plus de fusées. Mais il continua à attaquer comme un fou, ne remontant jamais en altitude après une passe mais virant pour choisir un nouveau blindé. Et puis, il enregistra le bruit caractéristique de l'air comprimé qui s'échappait quand il pressait la détente. Plus d'obus ! Mais il continua encore, exécutant des passes qu'il interrompait à la dernière fraction de seconde, avant de percuter la tourelle… Il fallait les repousser, leur faire faire demi-tour… Alexandre… Il entendit une détonation sèche, malgré le grondement de ses moteurs et le manche lui fut arraché des mains, alors qu'il criait de douleur en portant la main à l'épaule droite. Etrangement la douleur le ramena à lui, ou plutôt lui fit reprendre ses esprits. Il comprit immédiatement ce qui se passait. Son avion était salement touché, cette fois ci, et il était blessé ! Sa main gauche quitta l'épaule et vint agripper le manche qu'il tira à fond. Son bras droit pendait le long de la paroi de l'habitacle. Le P 38 dérapa mais leva le nez dans le ciel et il dut mettre toute sa volonté, toutes ses forces, pour aller repousser brutalement les manettes de gaz en avant, en lâchant la poignée du manche. Il tourna la tête sur le côté, vers le sol, pour évaluer son altitude… Pas loin de 500 mètres. Il lâcha le manche encore une fois et sa main gauche vint heurter brutalement la boucle de son harnais qu'il tordit pour la dégrafer. Ses doigts saisirent ensuite la petite manette peinte en rouge, juste en dessous du plexi, et la verrière s'envola, déclenchant une tornade d'air dans l'habitacle. D'après la pression, contre le dossier de son fauteuil, il sentit que l'avion avait encore une vitesse propre suffisante et, repliant la jambe droite il poussa de toutes ses forces le genou contre le manche. Il sentit ses fesses décoller du siège quand l'avion bascula brutalement en avant en l'éjectant, son bras blessé venant cogner quelque chose de dur… une gifle de vent lui frappa le visage… La poignée… vite la poignée du parachute… Ses doigts la trouvèrent, sur la poitrine, et tirèrent désespérément. Un claquement… non un coup de canon… Il pendait sous la corolle de son parachute. Il eut encore la force de regarder en bas le champ de bataille. Des chars, les uns fumant, d'autres en mouvement. Il se dit qu'il allait tomber au milieu de cette pagaille et s'évanouit, au bout des suspentes, avant d'avoir touché le sol. Quand il reprit connaissance il entendit quelqu'un jurer en italien et hurler en Français. - Porca miseria, aide-moi Pablo, descend, ce foutu Commandant de mes deux est trop nourri. Ce n'est pas un géant mais il pèse, dis-donc, tu parles d'un type râblé ! Il devait faire du rugby, avant guerre. Il a des cuisses comme les jambons que faisait ma mère, la sainte femme. - On peut pas le monter jusqu'à la tourelle, Giovanni, on va se faire allumer. Tire-le on le glissera par le trou d'homme, dans le plancher, il suffit de faire avancer un peu le char. Piotr avait tout entendu, s'indignant des commentaires, quelque part dans sa semi conscience. Il avait des cuisses normales et pesait un poids courant, pourquoi ces gars racontaient des choses pareilles ? Il eut envie de leur dire que leur engin allait lui passer dessus, mais n'en eut pas le temps. On le saisissait par les épaules et il cria de douleur quand une main toucha son épaule. - Il saigne vachement, dis donc. On peut pas le bouger. Va dire à Pietro de manœuvrer le char par l'avant et je le guiderai. Des explosions retentirent tout près. Piotr s'évanouit de nouveau en voyant un blindé arriver droit sur lui. La fois suivante c'est un grondement assourdissant qui le réveilla. Il devina qu'il était à l'intérieur d'un char et la scène précédente lui revint en mémoire. Quelque chose tomba à côté de lui en faisant un tintamarre métallique. Il tourna légèrement la tête et aperçut une douille d'obus fumante et sentant la cordite à plein nez, à côté de son visage ! Ces types allaient finir par lui défoncer le crâne ! Dieu, il n'avait jamais été aussi fatigué. Il voulut bouger et se rendit compte qu'il avait le bras droit plaqué contre le corps par un énorme pansement recouvert d'une sorte d'écharpe beige. Son blouson ; à cette époque de l'année il ne volait pas en combinaison ; avait rendu l'âme, la manche droite déchirée à l'épaule. En revanche, grâce à la fatigue, peut être, la douleur de la blessure était sourde et tolérable, maintenant. Il sentit le gros moteur du char accélérer et une secousse le précipita contre une paroi dont il se protégea tant bien que mal avec son bras valide. Ses gestes étaient ralentis. Pendant un temps qu'il fut incapable de mesurer il se battit ainsi pour se protéger. Puis le moteur s'éteignit ! Quelques instants plus tard les pieds qu’il entrevoyait au-dessus de lui, au fil de ses allers et venues en travers du plancher métallique, se posèrent à côté de son bras et il eut un mouvement de recul pour éloigner son épaule. - Eh, il est réveillé le foutu Commandant ! Une voix arriva de plus haut : - Bon Dieu, Giovanni, tu pourrais bien respecter un officier, une fois dans ta vie. - Mais je le respecte, celui-là ! Avec son cirque il nous a foutrement aidés… Eh, Commandant, tu es réveillé ou tu fais semblant ? Piotr se sentait épuisé et avait de la peine à réfléchir. Il fit cependant un gros effort pour sortir de la torpeur et répondre : - Tu pourrais dormir, toi, soldat, avec un putain de bazar pareil ? - Alors toi, là, t'es bien réveillé… Moi c'est Giovanni, dit le soldat en se baissant pour tendre la main. Ah tu peux pas me la serrer avec ton bras, c'est vrai, excuse, Commandant. Piotr ne se rendait compte que d'une chose, ce type était un personnage. Il reprenait : - Il t’a bien soigné, Pablo, hein Commandant ! - Giovanni, arrête, Bon Dieu fit l'autre voix. Dégage plutôt les douilles on va charger un complément de munitions, le Lieutenant vient de me prévenir par radio. - Je me doute bien que c'est par radio, il allait pas crier depuis son char, hein ? Et puis d'abord d'où il vient ce complément de munitions, on a été rejoint ? - Négatif, fit encore une autre voix, venant de l'avant, cette fois, on vide les blindés endommagés. De toute façon ils seront détruits quand il fera jour. - Et les gars ? s'indigna le dénommé Giovanni. - On les charge sur les plages arrière, fit la même voix. Allez pousse-toi, il faut que je m'occupe de mon blessé. Un petit homme brun apparut, le casque de travers. - Bonjour, Commandant, je suis le Brigadier Alvarez, copi du bord. Et voilà Giovanni Pazzerotti, tireur. Le Sergent Augustin Poncho, chef de char, qui est encore au-dessus de vous viendra peut être plus tard. Mais le pilote ne quittera pas son poste, vous ne le verrez pas. Je vais regarder votre blessure. - C'est vous qui m'avez soigné ? demanda Piotr d'une voix lasse. - Oui. On a une pharmacie de bord assez bien équipée. - C'est un beau pansement que j'ai là, vous vous y connaissez, dites-donc, vous avez été blessé vous même ? - Oh non, mais j'ai fait un an d'externat à l'hôpital principal de Saragosse et comme j'étais fauché je faisais toutes les gardes en traumatologie, expliqua le gars en commençant à défaire et réenrouler la longue bande, au fur et à mesure. - Et on vous a versé dans les blindés ? - Je n'étais pas encore diplômé. On commence la médecine après un an de prépa en hôpital, si bien qu'on a juste le bac à montrer comme diplôme. Et le concours d'externat n'en est pas un pour l'Armée. La pratique ne compte pas. Je ne voulais pas être infirmier… Enfin bref. Ici on vient me consulter plus souvent que le médecin de bataillon ! De la pratique il n'en manquait pas, effectivement, Piotr s'en rendit vaguement compte à sa façon de refaire le pansement, inspectant et nettoyant la plaie qu'il saupoudra d'une poudre sulfamide. Comment se procurait-il ces médicaments ? Le médecin de régiment devait avoir confiance en lui et Piotr décida de faire de même. De toute façon il n'avait plus la force de réfléchir. Il se laissa aller… Il n'apprit que plus tard qu'il avait passé deux jours sur le plancher de ce char. Dormant la plupart du temps, on ne le réveillait que pour le faire boire une eau tiède, écœurante. Il fallut ce délai pour que les survivants de la Brigade soient rejoints après une attaque divisionnaire. Mais alors tout alla plus vite. Il se réveilla dans un hôpital de campagne d'où il partit après quelque temps pour l'arrière. Il n'eut conscience de rien, assommé de calmant. Plus tard encore on lui dit qu'il avait perdu beaucoup de sang avec sa blessure à l'épaule mais qu'il avait surtout craqué, nerveusement, répétant le prénom de son frère. Il pleurait, pendant son sommeil ! Il était arrivé au bout du rouleau, nerveusement et physiquement. En réalité sa blessure lui avait probablement sauvé la vie ! Elle était arrivée au bon moment pour que la convalescence le remette sur pieds, physiquement et moralement. Le courrier suivait bien, dans l'Armée Européenne, on savait qu'il comptait beaucoup pour les hommes. A l'hôpital, Piotr reçut une lettre de son cousin Charles Bodescu. Sibérie le 14 août 1947 Mon petit Piotr, Oui, je sais que c'est un peu ridicule de t'appeler ainsi, désormais, mais tu restes, dans ma tête, le petit Piotr. Je te revois toujours, l'année de tes douze ans, accroché comme un singe au bout d'une écoute de grand'voile que tu avais détachée par erreur et qui t'avait fait monter d'un seul coup en haut du grand mât, où tu râlais comme un possédé ! Mais sans lâcher, bien sûr. Trop têtu pour ça ! Toi, pour te faire lâcher prise, hein ? Tu sais que tu étais drôlement maigrichon à l'époque… Tu as changé, mon salaud ! Bien sûr j'ai appris pour Vadia. Il n'y a rien à dire. Tu sais ce que j'éprouve. Finalement tu dois être un bon, sur ces P 38 B chasseurs de chars, tu ne dois pas renoncer, je pense. Il y en a un autre près de moi, en ce moment, qui te ressemble pour ça. J'ai regretté que tu ne sois pas en permission quand nous sommes revenus du camp de prisonniers, je t'aurais présenté Antoine, je sais qu'il t'aurait plu. Un type qui ne la ramène pas et sur qui on peut compter. Sans lui notre groupe de prisonniers n'aurait eu aucune chance. Mais tu le verras, après la guerre, à Millecrabe. Je l'amènerai. Et si ce n'est pas moi, ce sera Vera, enfin je pense, si je suis bon observateur. Lui-même" ne se doute de rien ! Tu sais qu'elle est Lieutenant-radariste, maintenant ? Elle est dans une station assez importante de la région de Penza. De mon côté pas de période creuse, on nous utilise à tout bout de champ. Des missions dans les lignes mais aussi plus loin, où nous accomplissons des destructions d'objectifs fixes, dépôts de munition ou de carburant, ponts, voies ferrées et même une installation pétrolière, une fois. Nous sommes devenus les rois de l'explosif. Tu sais, jamais je n'aurais cru qu'on peut à ce point utiliser la nature pour se dissimuler et passer entre des unités, des postes de garde, même ! Les Corps Francs sont des soldats fantastiques. On peut leur demander n'importe quoi. Et si c'est impossible à réaliser ils sont encore plus demandeurs ! Les Chinois nous ont donné des leçons, au début de la guerre, mais aujourd'hui on est devenus meilleurs. A cause d'eux, en somme. En revanche le côté parachute me rebute. Je sais bien que c'est nécessaire, dans notre boulot mais sauter me fait horreur. Comme Andreï, l'ami d'Hanna, qui est en école d'artilleur, maintenant. Encore qu'il doit être sur le point d'en sortir. Personne, hormis toi maintenant, ne connaît ma haine du saut. Surtout mes hommes. Je suis toujours en train de les tanner pour que l'on fasse des sauts d'entraînement, entre les missions. Et moi avec eux, bien sûr… Faut-il être obstiné ! Il est question qu'on change de front pour aller vers les montagnes du Turkménistan. Ca ne me déplairait pas d'avoir un peu moins chaud. En revanche ce que c'est beau, la Sibérie, l'été ! Ouvre les yeux, cousin. Tout le monde a besoin de toi, surtout ta famille. Ton cousin. Charles. *** La Volga était derrière eux avec les carcasses de la moitié de ses chars. Alexandre portait une barbe de trois semaines sur le visage. Tout comme ses équipages. Ils avaient tous beaucoup maigri, se sentaient épuisés. Leurs réflexes étaient plus lents et les conversations ne roulaient que sur la nourriture, eux qui ne mangeaient plus beaucoup. Les ravitaillements en carburant, en munitions, et en eau, étaient prioritaires. Fofo prétendait que si l'eau était prioritaire c'était parce que les moteurs chauffaient et devaient être refroidis, pas pour les équipages… D'ailleurs ils buvaient la même eau qu'ils mettaient dans les moteurs, précisément ! Il assurait qu'après la guerre ; lui qui détestait l'eau en dehors du pastis ; irait "chaque soir à l'océan se baigner, et dans le lac de Soustons, et qu'il apprendrait à nager et qu'il…" Intarissable. Les rations quotidiennes devaient durer deux jours, parfois trois. L'avance avait été si grande, dans ce pays plat, que les convois venant de l'arrière ne les rejoignaient qu'épisodiquement, de nuit, quand ils avaient échappé aux Stukas. Parfois, aux abords d'un village, ils trouvaient des arbres fruitiers et pillaient ses branches. Ils avaient tous eu des maux de ventre épuisants, se vidant à chaque instant et les chars sentaient si mauvais qu'en dépit de la sécurité ils avançaient en gardant la tourelle et les trappes des pilotes ouvertes ! C'était un cauchemar dominé par la chaleur et le soleil. -"Charbon autorité, Charbon autorité." La radio grésillait dans les écouteurs d'Alexandre et assourdissait la voix du Commandant Pesron. -"Charbon autorité j'écoute." -"Vous stopperez dans le petit bosquet sur votre droite, un kilomètre devant." Ravitaillement ? Une bouffée d'espoir. Non c'est la première chose que Pesron lui aurait dite. Il accusa réception et transmis l'ordre à Hans, le pilote, et le char obliqua. Suivi du seul rescapé de son Troisième Peloton. Huit blindés dans l'Escadron, il ne lui restait que huit équipages, sur dix-sept : quatre Pelotons de quatre Schermann, plus son véhicule à lui ! Une pensée l'obsédait, depuis plusieurs jours. Sur les huit survivants il y avait six équipages d'anciens. Est-ce que cela voulait dire que les nouveaux n'avaient pas été formés avec assez de rigueur ? Est-ce que c'était de sa faute, à lui, s'ils avaient sauté, brûlé ? Est-ce qu'il ne leur avait pas trop demandé ? Ce n'était quand même pas un hasard que ceux qui avaient accumulé le plus de fatigue, le plus de coups durs, soient toujours là… Dans le bosquet il trouva le reste du Quatrième Escadron, commandé maintenant par le Lieutenant Tarjinopoulos et le petit groupe de commandement avec "Caracol" en personne, Van Pluren. Celui-ci vint vers eux et attendit qu'Alexandre se laisse glisser le long du blindage de la plage avant. L'arrière était occupé par trois rescapés d'un équipage qu'ils trimballaient comme ça. Ils se retenaient, sur cet espace, avec des cordes faites de chemises torsadées fixées à la carapace du Schermann, les fesses brûlées par la chaleur qui se dégageait du moteur, sous eux. C'était la première fois depuis plus de dix jours qu'Alexandre voyait son supérieur en personne. Lui aussi avait une sale mine, songea le jeune homme en saluant. Van Pluren, avait aujourd'hui son air "Britannique". Très raide. Il devait souffrir du dos, ça lui arrivait souvent. Ces jours là il remontait les épaules et se tenait très droit. Le Colonel lui rendit son salut sèchement, sa main vibrant, près de la tête, comme si elle était monté sur ressort, et Alexandre eut un quart de sourire. Pas plus, prudence. C'était le Commandant Pesron qui avait révélé, un soir, que le Colonel souffrait terriblement du dos, dans son char, d'où sa raideur qui lui donnait de faux airs d'Officier Anglais ! Et en lui même Alexandre avait approuvé en précisant "une allure d'Officier Anglais pastiché par des cinéastes". - Pas la grande forme, n'est-ce pas Capitaine Piétri. Vous avez plutôt une sale gueule ! - Si je peux me permettre, Colonel, vous même… n'avez pas l'air d'être au mieux ! Après coup il se demanda s'il n'avait pas été un peu trop loin… Le visage de Van Pluren se plissa dans l'un des premiers sourires qu'Alexandre lui eut jamais vu ! - Vous êtes bien le seul à me dire ces choses là, Piétri, et je me demande bien pourquoi, je le tolère ? En tout cas je suis content de vous voir, mon vieux. Votre Escadron en a bavé, je le sais mais il va bien, je veux dire qu'il se bat bien. Il va quand même lui falloir donner un dernier effort. - Est-ce qu'on n'a pas encore assez creusé l'écart avec l'infanterie, Colonel ? Les bidasses ne peuvent même plus suivre pour occuper le terrain dont on s'empare. - L'Infanterie va plus vite, désormais. Savez-vous, Pietri, que les Chinois avait mis deux mois, en 1945, à conquérir les 450 kilomètres que nous venons de leur reprendre, dans ce secteur, en trois semaines seulement ? - J'en déduis que nous ne sommes pas aussi bons pour la défensive que pour l'offensive, Colonel, ce que je n'aurais pas pensé, jusqu'ici… Donc nous poursuivons ? - Oui, dit Van Pluren en dépliant une carte sur la chenille du char. Notre objectif est là, Orlov Gaj. On s'y regroupe. Nous serons à deux pas de la frontière du Kazakhstan qui est un symbole important. Mais, surtout, nous aurons une grande étendue de terrain dégagé devant nous pour contre-attaquer avec nos blindée si les Chinois lançaient une offensive en utilisant l'infanterie. La nôtre est de plus en plus mécanisée, semichenillée, elle n'a pas besoin de routes. Les camions Chinois si, dans la grande majorité de leurs unités. Nous serons en bonne position pour passer l'hiver et grappillonner encore un peu de terrain, qui sait ? - Et avec quoi allons-nous attaquer ? Mon Escadron a perdu la moitié de ses chars, ceux qui me restent sont en mauvais état, on jongle avec le carburant et les munitions qu'on prélève sur les véhicules immobilisés ou endommagés. Mes pilotes ont des brûlures à la bouche, à force de siphonner les réservoirs des Chinois. Je me demande comment nos moteurs acceptent leur essence, d'ailleurs. - La division se reforme avec les restes des autres. Sur le papier il n'y a jamais eu autant d'unités dans une seule division que dans la nôtre, mais le nombre de blindés correspond bien à une seule Division de cavalerie. Si vous saviez quelles bagarres se déroulent, à l'Etat-Major, pour déterminer quelle Division squelettique va être cannibalisée au profit de quelle autre ! Je vais recevoir les survivants de deux régiments de Chasseurs qui gardent leur identité, mais dont les véhicules sont provisoirement ventilés dans nos Escadrons. De cette manière vous allez récupérer un Peloton complet. Je vais aussi vous octroyer un élément du 228ème qui ne compte plus que son Chef d'Escadron et un Peloton ! Vous reconstituez donc votre Escadron au complet. Vous me suivez ? - Et qui commandera, Colonel ? - Vous, Capitaine. Le 125ème Hussard commande. Ah, oublié de vous dire que vous étiez Capitaine à titre définitif depuis une quinzaine, enfin il me semble. L'officier du 228ème n'est que Capitaine Prov'. - Depuis une quinzaine de jours, Colonel ? - Quelque chose comme ça, je vous l'ai dit. Complètement oublié de vous prévenir. Vous voilà en route pour devenir Commandant Prov', si les petits cochons chinois ne vous bouffent pas tout cru. Alexandre hocha la tête en se disant que maintenant Van Pluren avait l'air de pasticher un type pastichant un Officier Anglais ! Du second degré, il devait avoir sacrément mal au dos ! Mais, vu de l'extérieur, c'était assez marrant… Effectivement il devait y avoir de fichues bagarres de commandement. Sa nomination définitive lui paraissait tomber tellement à pic pour que le commandement reste au 125ème, qu'il se doutait bien qu'il s'agissait simplement d'un jeu d'écriture, a posteriori ! De toute façon il ne servait à rien de discuter, Van Pluren avait lui-même reçu ses ordres du commandement de la Division. La vraie bagarre se situait à un niveau plus élevé encore. - Quoi qu'il en soit votre situation sera éclaircie très vite. Vous recevrez votre avis de promotion après l'offensive, j'imagine, avec un avis de rappel de solde ! Bien, un convoi va nous rejoindre, à la nuit. Faites les entretiens de vos véhicules et que vos hommes se reposent et se restaurent. Nous attaquerons à l'aube. D'ici là l'aviation d'appui ; P 38 et La 5 ; nous protégera d'une contre-attaque chinoise. - Je me demande toujours où nous allons chercher tous ces P 38 ou La 5, comme s'il y en avait des réserves inépuisables. - Pas inépuisables, non. Mais le Haut Commandement est moins ; comment dites-vous déjà, vous autres réservistes…; amateur ? Moins amateur que vous ne le croyez, Piétri. Les écoles de formation tournent à plein régime, depuis deux ans, et les élèves ont été affectés, depuis longtemps, à des types de machines nouvelles dont le Haut-Commandement savait avoir besoin, à tel ou tel moment, pour la reconquête. Tout cela avait été programmé, planifié. Et ça marche, vous le voyez. Par exemple des milliers d'équipages de bombardiers sont à l'entraînement pour la phase suivante, quand nous nous attaquerons aux vraies lignes arrières chinoises, avant d'être assez près pour bombarder leurs usines. Il avait l'air assez satisfait de montrer à Alexandre combien tout se déroulait comme prévu, si bien qu'il se renfrogna quand celui-ci remarqua : - Et malgré ça, nous, à l'avant, ne pouvons pas même manger à notre faim chaque jour ? - Bon Dieu, Piétri, vous êtes impossible ! Il faut du temps pour tout, non ? Nous sommes en train d'apprendre, vous comprenez ça ? La prochaine offensive de blindés ne se déroulera pas du tout comme celle-ci, vous le verrez. Les ravitaillements seront là, on nous prépare des citernes semi-chenillées, personne n'a jamais vu cela, n'est-ce pas ? Alors ne vous plaignez pas tout le temps. - Si je ne me plaignais pas, Colonel, qui le ferait ? La réflexion coupa la parole à Van Pluren qui finit par sourire. - Ah Piétri… Piétri. En effet, pour ça, vous êtes irremplaçable. - Justement, à ce propos, Colonel, pensez-vous que nous aurons une permission quand notre balade s'achèvera ? Les hommes en ont besoin, c'est peu dire. Le Colonel leva les bras au ciel. - Et il repart !… Quand les lignes seront fermement établies le Corps d'Armée sera remplacé, Capitaine, reformé avec des renforts, un nouveau matériel, plus performant, mieux armé, plus rapide, des T 34 à moteur diesel avec une autonomie de 450 kilomètres, et le canon de 88 ! Finalement on a réussi à l'adapter aux blindés. Lui, il aura fait une sacrée carrière. DCA, anti-char, canon de bord sur blindés… Mais c'est une arme exceptionnelle, c'est vrai. On ne dessine qu'une fois par guerre un canon aussi réussi. Vous imaginez ce T 34 ? Sa puissance de feu ? On nous en a parlé déjà… Des unités qu'il faudra entraîner, ce qui vous fera encore râler, je pense. Parce que la seule chose qui manquera à ces troupes sera l'encadrement de gens expérimentés, capables de les mener au combat. De leur "expliquer" le combat. Ce qui implique que beaucoup de nos hommes bénéficieront d'une promotion. Nous aurons besoin de chefs de char, de Peloton, d'Escadron et même de Bataillon… Mais avant cela tout le monde aura une permission, bien entendu. Vous êtes satisfait ? Alexandre qui s'amusait, depuis quelques instants, eut envie de le pousser encore un peu, mais se dit qu'il était arrivé au bout du raisonnable. - Oui, Colonel. Juste une petite chose. Mes hommes se sont battus avec un courage qui ferait honneur à n'importe quelle unité. Aurais-je l'autorisation de proposer des décorations ? Je dois vous dire que j'en aurai un bon nombre, et pas toutes à titre posthume. - Oui, Piétri, oui. J'y ai pensé aussi, figurez-vous. Même vous y aurez droit ! Je vous ai déjà octroyé une Croix de Fer avec les Glaives, il y a un an, n'est-ce pas et bien j'y ajouterai les feuilles de chêne, ce qui s'accompagne toujours de la Légion d'Honneur vous voyez que je suis impartial ! - En effet, Colonel… Disons que je suis convaincu ! - Donc à quatre heures, demain, vous vous mettrez en marche, au complet. Il s'agit de foncer vite pour profiter à fond de l'effet de surprise, des bonds d'un kilomètre si nous le pouvons, les enfoncer. Les Chinois ne s'y attendent pas. - Personne, même. - Oui… Ca suffit maintenant Capitaine ! J'espère que vous serez moins impertinent quand vous recevrez votre quatrième ficelle… un jour. Là-dessus il se retourna et allait se diriger vers les vestiges d'un autre Escadron qui venait d'entrer sous l'abri des arbres quand la tête de Fofo surgit aussitôt de la tourelle de leur char. - Eh, 'pitaine, c'est pour quand la perm'? - Si tu m'embêtes un peu trop, Fofo, tu seras le dernier à partir, compris ? Hans et Gustav seront déjà en Allemagne de leur côté. La tête du tireur disparut soudainement à l'intérieur du char pendant qu'il balançait une suite de jurons ponctués de commentaires sur l'injustice qui régnait dans cet Escadron et dans l'arme blindée, en général. *** Le lendemain après-midi commença une bataille de chars si féroce que le tiers des véhicules fut mis hors de combat. Les Chinois avaient lancé dans la bagarre quelques Brigades de leur nouveau char Panther, avec un canon de 87, bien supérieur au 76,2 des Schermann, et un anti-char de tourelle de 43. Après vingt-quatre heures de combat le Troisième Escadron, celui d'Alexandre, fut à nouveau réduit à deux Pelotons et demi ! Il avait perdu le dernier équipage de bleus. Mais les anciens avaient survécu, une fois de plus, et le jeune homme se reposa le problème. Pourquoi les anciens ? Les bleus avaient largement eu le temps d'apprendre toutes les ficelles depuis le début de l'offensive. Ils n'avaient plus de bleus que le nom. Il y avait forcément une explication et, dans son état de fatigue, elle lui paraissait vitale. Parce que s'il réussissait à découvrir ce que c'était et à l'appliquer aux nouveaux bleus qui viendraient combler les trous, ceux là auraient des chances sérieuses de voir la fin de la guerre. Sans parler de l'amélioration de leur valeur de soldats. En fin d'après-midi leur char prit un obus de plein fouet qui ricocha d'abord contre le faux plat, entre les deux postes des pilotes, à l'avant, puis vint frapper de biais la tourelle ! Encore stressés, ils ne comprirent jamais pourquoi il n'avait pas percé le blindage… La trajectoire oblique, probablement. Pour la nuit ils trouvèrent un abri dans un petit hameau déserté, les portes et fenêtres des fermes étaient grandes ouvertes, les biens des propriétaires éparpillés sur le sol, pillés. Des photos avaient été jetées par terre et cela, plus que les animaux égorgés dans les cours, mit les hommes hors d'eux. Ce viol d'une famille. C'était comme s'ils avaient découvert les cadavres des femmes, dénudés ! Ce soir là, encore, ils reçurent un complément de munitions. Le jour suivant fut certainement le pire qu'ils n'aient jamais connus. A huit reprises les La 5 intervinrent pour arrêter les PZ IV et les quelques Régiments de Panthers chinois, qui attaquaient sur une ligne, comme à l'entraînement ! Chaque Chef de char européen se demandait ce qui arriverait quand tous les blindés ennemis seraient des Panthers ? On se demandait si c'était du courage ou de l'inconscience qui les faisaient attaquer comme ça. Visiblement leur commandement était dépassé par la rapidité de l'offensive européenne. Il n'avait plus le temps, notamment, de mettre en place les canons anti-chars qui avaient fait tant de mal au début des combats précédents. Mais l'effet des lignes d'attaque, impeccables, de 80 ou 100 PZ IV chinois tirant au commandement était si impressionnant, qu'en plusieurs endroits du front des unités reculèrent. Dès qu'un Schermann était immobilisé, une chenille déroulée sur le sol, deux ou trois chars venaient récupérer son carburant et ses munitions et embarquaient l'équipage survivant. On ne pouvait plus compter le nombre de blindés dont la plage arrière était occupée par des silhouettes accroupies, quelquefois hachées par un obus explosif. Mais, désormais, ces équipages étaient déposés plus loin, se regroupaient et commençaient à marcher ensemble vers l'arrière où ils trouvaient quelqu'un pour signaler leur présence afin qu'un semi-chenillé viennent les récupérer. Le sol était de plus en plus poussiéreux, même dans les rares champs cultivés, et des nuages s'élevaient. Si bien que les combats se déroulaient toujours plus près. C'était parfois à cinquante mètres que l'on découvrait, dans un nuage de sable jaunâtre la silhouette d'un PZ IV et tout reposait sur les réflexes du Chef de char ou du tireur qui faisait pivoter sa tourelle, lâchait un obus et touchait avant l'autre. Alexandre en profita même à plusieurs reprises pour faire avancer ses Pelotons survivants en slalomant à l'abri des vues. Parfois ils tiraient au canon de si près que leur propre char était secoué par l'explosion du blindé ennemi qui sautait… Alexandre bénit la cohésion de son équipage et le coup d'œil de Fofo. Dix, quinze fois, Hans changea brutalement de direction ou d'allure en repérant un blindé ennemi, dont la tourelle virait dans leur direction, sans demander des instructions par la radio intérieure. De même Fofo faisait osciller le canon d'un bord à l'autre selon qu'il pressentait un danger. Et souvent il avait ouvert le feu, de sa propre autorité. Trois semaines auparavant le champ de bataille donnait l'impression que l'on regardait un théâtre d'enfant, commandé mécaniquement à distance et reconstituant les batailles du XVIème siècle avec des rangs bien faits, une disposition léchée. Les Régiments s'alignaient et tiraient, avec un bel ensemble, comme à la parade, sur une unité opposée, en formation, immobile ou en mouvement. Comme s'il fallait tout dire aux équipages : "chargez, tirez… avancez, stoppez, chargez". Maintenant il s'agissait presque plus d'actions individuelles, dans une énorme masse floue. Le plus souvent ça se passait au niveau des Pelotons, trois ou quatre chars manœuvrant, mais sans la simultanéité, la coordination, des premiers jours. Parfaite certes mais lourde, sans imagination. Il y avait, aujourd'hui, davantage d'efficacité, de vivacité, en tout cas, derrière une pagaille apparente. Beaucoup plus de combats individuels, de char à char, comme un combat naval du XVIIIème. Tout allait plus vite, aussi. On voyait un Escadron entamer une manœuvre de contournement de sa propre autorité, parce que son chef en voyait brusquement l'opportunité, et son commandant de Régiment comprenait l'intention, donnait des ordres allant dans ce sens aux autres Escadrons. Alors qu'auparavant tout aurait remonté la hiérarchie et n'aurait pas eu le temps d'aboutir parce que l'occasion était passée. Les Chinois semblaient ne pas avoir subi cette tendance. Ils évoluaient en formations plus disciplinées, plus impressionnantes, mais pas forcément plus efficaces ; plus lentes, surtout. Deux méthodes, deux conceptions du commandement s'affrontaient là. Le résultat, du côté européen, en était que la bataille évoluait beaucoup plus vite. Les succès dans un secteur du front étaient exploités immédiatement et se prolongeaient ailleurs en faisant progresser partout la ligne principale d'attaque. De même un mouvement de retraite était mieux exécutée, sauvait des unités mal embarquées et permettait ensuite de repartir plus vite de l'avant. Mais les combats étaient plus acharnés, aussi. Les pertes plus nombreuses. Les deux camps avaient beaucoup perdu de véhicules et d'équipages. C'était à celui des deux ennemis qui reformait le plus vite des unités avec les bribes des autres. Et, à ce jeu-là, les européens furent plus rapides. Ils avaient autant de pertes. Grâce à leur canon, les Panthers, relativement peu nombreux, étaient supérieurs, les chars PZ IV ennemis valaient les Schermann et les équipages chinois avaient plus d'expérience, que les européens, au début de l'offensive. Tout cela avait été nivelé au fil des semaines. Le jour où les deux divisions européennes de tête s'emparèrent d'Orlov Gaj et s'installèrent en défense, elles repoussèrent facilement la contre-attaque chinoise qui ne se répéta pas. *** Alexandre ne commandait plus qu'à six blindés. Tous appartenant à différents Pelotons du Régiment depuis des mois. Depuis sa formation, en fait. Les renforts avaient disparus les uns après les autres, d'où qu'ils viennent, et quelle que soit leur expérience. Et le jeune homme avait plus ou moins admis que la connaissance qu'avaient ses équipages les uns des autres ; après tant de mois passés ensemble à s'entraîner ou à combattre ; avait établi un climat particulier. Dans un blindé, les hommes se comprenaient sans avoir besoin de parler. Prenaient des initiatives, basées sur leur expérience du combat, surtout. Ils reproduisaient des gestes qui étaient issus de situations identifiées, déjà vécues. Et tout allait plus vite, ainsi. Il ne savait pas comment le définir, comment en expliquer le fonctionnement et la façon dont il ressortait sur la survie des équipages, mais il sentait qu'il y avait là un début d'explication au fait que le Troisième Escadron du 125ème Hussards existait toujours, après les six dernières semaines de combat. Mais, surtout, il attendait la relève. Le Régiment était exsangue. Il était temps que les survivants puissent dormir. Oh oui, dormir… ** CHAPITRE 18 Début de l'hiver "1948" L'immense dépôt de matériel était installé à la sortie de Semacha, sur la route de Bakou, en Azerbaïdjan. Celle qui reliait Suchumi, à l'ouest, sur la mer Noire, aux rives de la Caspienne, à l'Est. Plus loin se tenait le grand dépôt de carburant avec le terminal du petit oléoduc, l'un des premiers construits, venant d'Iran. Un carburant vendu à prix d'or par la British-Iranian Oil Company, la BIOC. Les anglais étaient à l'origine des recherches et des installations pétrolières Iraniennes, exploitaient les gisements pour le compte de l'Iran et avaient placé la barre des prix à un niveau très élevé. Leur gouvernement avait montré une "certaine" indignation devant le problème des prisonniers européens assassinés, et avait compati à leur martyr, mais n'avait pas baissé d'un penny bien entendu le prix du baril de pétrole brut. L'amitié, la compréhension ne vont pas jusque là. Il y a le cœur, à gauche, et le portefeuille, à droite ! Quand il y a un bénéfice à faire, devant des circonstances favorables, il n'allait quand même pas changer d'attitude ! Avec le pétrole du Moyen Orient, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne s'enrichissaient de manière colossale. Meerxel le savait mais s'en moquait, pour l'instant. Il fallait une autre source d'approvisionnement que le bassin de Ploesti, en Roumanie. Dés le début du XXème siècle, avant 1915 et la Première Guerre continentale, Américains et Anglais s'étaient partagés les richesses des pays du Moyen Orient. C'était l'époque où après avoir mis à jour et organisé le gisement de Ploesti, l'Europe découvrait du pétrole dans les Républiques de l'Est, Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan, Azerbaïdjan, et Sibérie bien sûr, et n'avait que faire de celui des pays arabes. Les Anglais avaient payé le prix en mettant en place des émirats et donnant leur indépendance aux régions qu'ils contrôlaient, fabuleusement aidés par Thomas Lawrence, connu par la suite sous le nom de sir Lawrence d'Arabie. Ceci malgré le fiasco de leur empire colonial ; l'Inde, surtout, qu'ils avaient dû quitter, la queue entre les jambes, au moment de la Guerre d'Invasion européenne, au siècle précédent, après une révolte sanglante. Ils n'avaient toujours pas compris que leur attitude hautaine, leur façon d'écraser les "indigènes", comme ils disaient amenaient les populations à se rebeller. Jamais les gouvernements britanniques ne s'étaient remis en question. Et ce n'est que la découverte de l'étendue des réserves de pétrole dans les sols des pays arabes qui les avait amenés à composer. Le pétrole et aussi la volonté des grands frères américains qui voulaient calmer cette région du monde et avaient imposé leur vues ! Il y avait tant d'argent à gagner ! Le gouvernement anglais avait donc, à contrecœur, accordé l'indépendance aux pays qu'il contrôlait en échange de l'exploitation du pétrole et du reversement d'une partie des bénéfices aux gouvernements ou aux familles régnantes locales. Les Anglais avaient été très surpris lorsque les familles régnantes qu'ils avaient installées au pouvoir, s'étaient, très vite, mises à envoyer leurs enfants faire leurs études à l'étranger. En Angleterre et aux Etats-Unis, au début. Puis beaucoup en Europe. Des indigènes ! La raison était pourtant simple. Les pays arabes étaient musulmans et une grande partie de l'Europe de l'est était constituée de pays musulmans également. Et il y avait là quelques universités, rares c'est vrai. Pour les Américains le problème avait été résolu beaucoup plus facilement. Ils avaient proposé leur aide aux cheiks contrôlant de petites régions, d'Arabie du sud, notamment, pour asseoir leur autorité, dessiner des frontières définitives et leur promettant beaucoup de dollars en échange du droit d'exploiter les puits de pétrole. Celui-ci leur revenait encore moins cher ; malgré le transport ; que celui qu'ils extrayaient du Texas. Les compagnies Américaines s'étaient donc lancées dans l'affaire. Mais, là aussi, on avait très vite constaté la volonté des Emirs et Cheikhs d'envoyer leurs fils étudier au loin et pas seulement apprendre la gestion, la politique, mais aussi toutes les disciplines de la vie modernes. Et ceci aussi bien dans les universités américaines ou anglaises qu'Européennes, musulmanes ou non, d'ailleurs. Finalement l'Angleterre et les Etats-Unis avaient bien dû finir par reconnaître que les Arabes n'étaient pas plus idiots que les autres ! Il y avait eu des princes médecins, ingénieurs qui, à leur retour, exigeaient de pouvoir exercer leur savoir. Les Américains l'avaient trouvé saumâtre mais avaient bien dû construire des hôpitaux, des routes etc. Et savaient bien qu'à terme les installations pétrolières auraient leur encadrement purement arabe, du contremaître au Directeur. Les bénéfices diminuaient mais se situaient à un tel niveau qu'ils pouvaient se le permettre. D'autant qu'ils conservaient le contrôle du marché du pétrole grâce aux navires, aux pétroliers que les pays arabes étaient bien en peine de construire et aux raffineries. Néanmoins la vie avait considérablement changé au Moyen-Orient, en un demi-siècle. Il fallait compter sur ces pays là où les populations avaient, un peu, bénéficié de l'afflux de richesses. Pas par la volonté des familles régnantes mais simplement parce qu'il fallait bien de la main d'œuvre, donc la former et lui donner du travail… Meerxel avait compris qu'après la guerre et le fantastique développement des industries consommant du pétrole celui-ci deviendrait un enjeu économique de premier plan. Ce qui signifierait, à plus ou moins courte échéance, des tensions au Moyen Orient. Mais l'Europe n'était pas concernée, à l'heure actuelle, et elle avait d'autres problèmes à résoudre. Le Shah d'Iran, les Rois et Emirs du Moyen Orient se débrouilleraient avec les anglo-saxons. Les prodigieuses réserves de Sibérie, et des pays d'Europe orientale, enfin mises en exploitation ; en partie grâce aux installations que fabriquaient en ce moment la Chine, d'ailleurs ; donneraient à l'Europe une indépendance totale dans ce domaine. Il aurait été certainement possible d'en vendre, mais il avait fait voter une loi constitutionnelle interdisant d'en céder à l'étranger, afin de protéger son pays, dans le futur. L'Europe pourrait tourner sans en acheter un litre ailleurs… Seulement en ce moment, la guerre avait isolé certaines régions et il fallait bien acheter du pétrole arabe pour approvisionner l'armée du sud, coincée entre la mer Noire et la Caspienne. Hans Klummel, le Secrétaire d'Etat à l'Energie était allé négocier une extension du contrat avec les Anglo-Iraniens. Il en revenait quand son appareil, un C 123 de transport et liaison du Groupe de l'Etat-Major Général, et les quatre Spits V qui le protégeaient, furent abattus, peu après avoir passé la frontière, par une formation de Zéros venant de l'autre coté de la Caspienne. La nouvelle fit l'effet d'une secousse sismique au Palais de l'Europe, à Kiev. Meerxel entra dans une si violente colère que son visage blêmit au point d'inquiéter les témoins. La semaine précédente le Palais avait déjà été secoué par la découverte d'un fonctionnaire du Ministère de l'industrie, d'origine ouzbek qui travaillait pour la Chine ! Le type avait eu beau affirmer qu'il était forcé d'espionner parce que son frère et sa sœur, résidant en Chine, étaient dans un camp de prisonniers et que leur survie dépendait de ce qu'il révélait aux Chinois qui l'avaient recruté, Meerxel n'était pas convaincu. Quand la nouvelle du crash lui parvint il y vit un prolongement de l'affaire d'espionnage. Le Sous-Secrétariat à l'Energie dépendait directement du Ministre de l'Industrie… Il chargea Van Damen et Lagorski de découvrir ce qui s'était vraiment passé et la façon dont il le dit fit comprendre qu'il serait exigeant. *** - Commandant Rasmussen… Edgar se retourna, juste avant de monter dans la Delahaye Tout Terrain qui l'attendait, devant les bâtiments tout en longueur de la Base-dépôt du matériel, pour faire face au jeune SousLieutenant ; visiblement Turkmène, d'après son visage ; raide, qui le dépassait pourtant d'une bonne tête et demie. La jeune génération avait une bonne taille, même dans les Républiques de l'est, il l'avait déjà remarqué avec ses élèves, en fac, et ses jeunes cousins à Millecrabe. Le gars parlait Français en roulant les R et avec un accent chantant. - Oui ? - Commandant, le Colonel voudrait vous voir, toute affaire cessante. - "Toute affaire cessante", hein ? Il se demandait parfois quel cursus avaient suivi certains officiers ? Avec Edgar on ne savait jamais s'il s'amusait, se moquait ou était sérieux et tous les sous-officiers et officiers subalternes de la Base étaient sur leurs gardes. Il s'exprimait toujours en Français, comme c'était la règle dans l'Armée et employait des mots que tout le monde ne comprenait pas forcément. En vérité si l'on craignait un peu son vocabulaire, on l'aimait beaucoup au mess des officiers où son humour, jamais méchant, détendait ses camarades. Les hommes, eux, étaient méfiants. Non qu'il punisse facilement, ce n'était pas son genre, mais il pouvait avoir des réparties mordantes ; devant des pratiques trop administratives ; qui rendaient ridicule. - Euh, oui Commandant. C'est ce qu'a dit le Colonel Rasizade. Edgar fit un "oh" muet, levant les sourcils et faisant la bouche en accent circonflexe, à la grecque, pour bien montrer combien il appréciait la précision, puis sourit. - Merci Lieutenant, j'y vais derechef. - Je vous demande pardon ? - Je veux dire que j'y retourne, puisque je viens de son bâtiment. - Ah mais alors peut être est-ce que je me suis… - Ne vous inquiétez pas Lieutenant fit Edgar en lui tapotant le bras, vous n'avez rien à vous reprocher. Il reprit la serviette qu'il avait posée à l'arrière du véhicule et fit demi-tour pour se diriger vers le plus haut des bâtiments, le seul avec un étage, qui se détachait sur les montagnes bleutées, au sud. Mais, ce matin, il monta les marches avec peine. Cela faisait plusieurs jours qu'il passait des nuits pratiquement blanches. Il travaillait à son projet personnel. Il était 08:30 et ce n'était pas la grande agitation dans la base. Quelques minutes plus tard il pénétrait dans le bureau du commandant de la Base-dépôt, introduit par un Adjudant au visage oriental, impassible. Edgar n'avait jamais pu savoir d'où le Colonel avait amené cet ancien légionnaire, Kirghiz ou Ouzbek. Personne ne savait, c'était leur secret. - Rasmussen, asseyez-vous, fit le Colonel en levant fugitivement les yeux d'un document qu'il lisait… Dites-moi vous avez des relations au Grand Etat-Major Général ? - Pas à ma connaissance, Colonel, répondit Edgar, surpris, pour une fois. - Et bien mon vieux, je reçois directement un ordre vous concernant. - Moi ? - "Commandant Edgar Rasmussen, dépôt de Valtar, secteur postal" etc, etc. Ca m'a bien l'air d'être vous. - Et le contenu, Colonel ? - C'est là que tout devient plus compliqué. Je reçois l'ordre de vous faciliter prioritairement "par tous les moyens dont je dispose", l'exécution d'une mission dont je ne sais rien ! Je dois vous remettre ceci, dit-il en tendant une grande enveloppe cachetée du sigle du bureau du Chef de l'Etat-Major Général, et ne poser aucune question, ne m'étonner de rien… Vous travaillez pour les Renseignements de l'Armée, Rasmussen ? Cette fois Edgar était démonté. - Non, Colonel, je vous assure. Et je vous garantis que je ne connais personne dans ces hautes sphères militaires. - Parce que tout ça est très mystérieux, mon vieux. Je dois vous fournir un uniforme d'Officier d'Etat-Major, avec les insignes correspondants, mais sans grade ! Edgar était de plus en plus abasourdi. - De même je dois vous donner un document vous donnant autorité, dans le secteur du front sud, pour demander tout moyen de locomotion… Je suis également chargé de recueillir votre rapport que vous me remettrez scellé pour que je le fasse parvenir à un service précis du Ministère. Bon, à voir votre tête vous n'êtes pas au courant, en effet. Vous me direz ce que vous serez autorisé à me confier. Pour l'instant je vous libère de vos obligations de service, et ce pour un temps indéterminé. Allez immédiatement à l'habillement on vous donnera cet uniforme, si important, semble-t-il… Soyez assez gentil pour me dire si je dois vous saluer, hein ? Sa réflexion était quand même mi-figue mi-raisin et Edgar prit les documents avant de sortir sans un mot. Il se rendit directement au grand magasin d'habillement où le Capitaine Pleyour, responsable du département, l'attendait lui même pour lui faire apporter par le chef tailleur une vareuse à col officier, marron moyen et un pantalon droit, couleur tabac. La vareuse comportait effectivement à l'extrémité verticale du petit col les insignes du Grand Etat-Major Général avec les quatre initiales dorées mais aucun galon. Il aurait pu être aussi bien Capitaine que Général ! C'est à cet instant qu'il reprit vraiment ses esprits. Tout ça était évidemment voulu, il y avait une explication dans les documents qu'il n'avait pas ouverts. - Vous pouvez vous changer, dans mon bureau, Com… euh, comment dois-je vous appeler, maintenant ? Edgar commençait à s'amuser de cette situation et il répondit pince-sans-rire : - Le mieux est de ne pas m'appeler, Pleyour. Je vous en dirai plus quand j'en saurai davantage moi-même. Allons… La tenue enfilée, il s'aperçut que sa chemise beige à boutons, visibles, et deux pointes, dénotait totalement, sous sa vareuse. Il n'avait jamais porté beaucoup d'attention au fait que les officiers de carrière portaient probablement des chemises blanches sans boutons apparents, avec un col-à-bouffer-de-latarte, comme on disait au collège, dans son adolescence ! Une sorte de col d'ecclésiastique. Il appela un planton et lui demanda d'aller chercher la chemise adéquate au magasin. Le type en salua, de surprise. Pendant son absence Edgar s'assit et ouvrit la grande enveloppe. Une lettre à l'entête du cabinet du Général en Chef luimême ! Bon Dieu que se passait-il ? Et puis la pensée de l'oncle Edouard lui vint… Non l'oncle avait fait savoir à la famille qu'il n'utiliserait aucun de ses membres près de lui, ni n'accorderait de faveur. Il voulait la garder à l'abri du monde politique. Il ne voulait pas prêter le flanc à une attaque. Et tout le monde en avait convenu immédiatement, chez les Clermont. Personne ne savait que les Clermont étaient de la même famille que le Président de la Fédération. C'était très bien comme ça. Il y avait plusieurs documents et il commença par celui du bureau du Général en Chef. Quand le planton revint avec la chemise il ne releva pas la tête, lui montrant de la main où la poser et lui indiquant de refermer la porte derrière lui. Il posa le dernier document et se renversa doucement en arrière. Cette fois son visage était sérieux, très sérieux. Il était en train d'analyser le tout. En bref on lui demandait d'entamer une enquête extrêmement complète sur la mort du Secrétaire d'Etat à l'Energie, sans limite de champs d'action. Comment son avion avait-il été abattu, pourquoi, quelle succession de décisions avaient amené une escorte de chasseurs si peu nombreuse. En fait tout ce qu'il pourrait découvrir sur cette affaire. Pour cette enquête il disposait d'un ordre de mission ne donnant aucune explication sinon que le porteur était habilité par l'Etat-Major Général à faire une enquête, et d'un document séparé lui donnant autorité dans toute la Fédération pour obtenir les réponses aux questions qu'il poserait à qui bon lui semblerait, tout moyen matériel, toute aide ! Il avait priorité sur tout, sur tout le monde, sauf sur les missions de guerre. Une sorte de blanc-seing Napoléonien ! C'est ça qui lui montra l'importance qu'on accordait à sa mission. Ces documents avaient disparu depuis un siècle. Mais pourquoi lui ? Que soupçonnait-on ? Il n'avait aucune expérience des enquêtes, ni des habitudes, des méthodes des services de renseignement. Bon, on le savait, à Kiev, et on l'avait malgré tout désigné. Alors ce n'était pas ce qu'on exigeait de lui… Il était officier du matériel, de la gestion, un spécialiste d'économie… Oui, la réponse devait se trouver quelque part là-dedans. Ils n'avaient pas besoin d'un enquêteur professionnel, du moins pas au sens où on l'entendait en général. Il avait l'habitude des enquêtes fouillées, mais économiques. S'ils avaient voulu une enquête technique ils auraient choisi quelqu'un d'autre… Donc il devrait simplement faire appel à son bon sens et il verrait bien où ça l'emmènerait. Il finit de s'habiller et se dit qu'il devait bien y avoir quelque part un dossier à propos de cette affaire. Probablement à Bakou, à l'Etat-Major du front sud. Il y avait un peu moins de 150 kilomètres d'ici à Bakou, il allait se rendre directement là-bas. Il appela le service véhicules et dit à l'officier de permanence qu'il avait besoin de sa Delahaye TT, sans chauffeur, pendant plusieurs jours, hors de la Base, et que le Colonel était au courant. Puis il retourna à sa chambre, reporter son uniforme personnel et fit un sac de sous-vêtements qu'il amena au véhicule dont il prit le volant. Le trajet lui prit un peu plus de deux heures et demie, il était 11:30 quand il pénétra au Grand Quartier Général, bourdonnant, à Bakou. Il alla directement vers l'officier de garde, assis derrière une sorte de comptoir, qui regarda, indécis, sa vareuse, cherchant un grade des yeux, désemparé, ne sachant s'il devait saluer ou non, de la tête puisqu'il était lui même tête nue. Il décida finalement que oui et Edgar lui répondit, lui montrant en silence l'ordre de mission qui portait le cachet du Chef d'Etat-Major, Van Damen lui-même. - Je veux parler à l'autorité aéronautique supérieure, dit-il. - Oui… euh… Commandant. Il s'était décidé pour un grade, c'était déjà ça. Il téléphona discrètement de l'extrémité du hall secouant la tête à plusieurs reprises, puis d'un geste il appela un planton qu’Edgar suivit à travers un dédale de couloirs jusqu'au bureau d'un LieutenantColonel qui se leva à son entrée dans son bureau. Il portait le blouson bleu-gris de l'aviation et les ailes dorées, sur la poitrine, un réserviste. Il devait filtrer les visiteurs, mais ça allait très bien comme ça. Le planton se retira en fermant la porte. - Qui êtes-vous…? commença le gars âgé d'une quarantaine d'années en laissant traîner la dernière syllabe en guise d'interrogation supplémentaire. - Rasmussen, enquêteur pour le compte du Grand Etat-Major Général, Colonel. Je ne suis pas autorisé à vous donner mon affectation. Voulez-vous lire ceci, je vous prie, ajouta-t-il, tendant l'ordre de mission. L'air pas content le Lieutenant-Colonel s'assit pour lire puis releva les yeux. - Très mystérieux… Vous êtes un personnage important, je suppose ? - Non Colonel, dit Edgar tranquillement, certainement pas, mais ma mission semble importante aux yeux de quelqu'un à Kiev, alors j'obéis aux instructions. L'autre se détendit. - Que voulez-vous ? - Le dossier, s'il existe, sur la disparition de l'avion du Secrétaire d'Etat Klummel. Sinon tous documents ayant trait, de près ou de loin, à cette mission… Et un bureau, je vous prie. - Mais un rapport complet a été envoyé à Kiev et… - Je ne sais rien de cette affaire, Colonel, absolument rien, donc un exemplaire de ce rapport me sera nécessaire. Comprenez bien que je ne sais pas précisément moi même ce que je recherche. - On veut des têtes à Kiev ? C'est ça ? dit l'aviateur, en rogne maintenant. Edgar haussa les épaules et répondit de son ton tranquille : - Je n'en sais rien, vraiment rien, croyez-moi, je vous l'assure. - Bien… je suppose que l'uniforme que vous portez m'indique que je dois bien vous traiter… on va vous donner un bureau convenable… A moins que vous ne désiriez le mien ? Cette fois Edgar parla froidement. - Colonel je vous ai dit deux fois que j'ignorais tout de cette affaire, que mon rôle était d'enquêter, pas de donner des sanctions. Je n'ai a priori aucune raison de vous ennuyer ou de vous causer des soucis autres que de me fournir les documents que j'ai demandés et un bureau. Dix minutes plus tard il était assis derrière un bureau, dont une fenêtre donnait, au loin, sur le port de commerce, et ouvrait un dossier. L'avion de Klummel avait été abattu à 16:25, le vendredi 21 janvier, trois jours auparavant. Vingt-sept Zéros avaient attaqué soudain, d'après un message radio du C 123. Les Spits, surpris, avaient fait face et étaient descendus en flamme quasi immédiatement. L'un des pilotes, l'Officier-Pilote Pilsen, avait pu sauter et faire le récit de la chute du Transport. Depuis les suspentes de son parachute il était aux premières loges. Le rapport général était bref. Un autre document retraçait la carrière des quatre pilotes du 512ème Escadron de chasse, des hommes assez peu expérimentés, apparemment. Un rapport du centre radar était plus intéressant. Apparemment l'alerte radar avait été donnée assez tard. Trop pour qu'on envoie un renfort au-devant de l'avion du Secrétaire d'Etat. Il faudrait creuser par là, mais ce qui lui vint immédiatement à l'esprit fut d'interroger le pilote survivant. Il avait été légèrement blessé. Edgar retourna dans le bureau du Lieutenant-Colonel et lui demanda à disposer de l'assistance d'un officier qui sache où chercher ce qu'il désirerait, au sein de l'Armée de l'Air. Un quart d'heure plus tard on frappait à la porte du bureau qu'occupait Edgar. Une jeune femme, plutôt petite, portant les galons de Lieutenant sur une tenue de l'Armée de l'air, blouson, jupe et petit calot gris-bleu, entra et salua. - Lieutenant Bazhar, à vos ordres, Colonel. - Bazhar, répéta-t-il ? un peu surpris. - Oui, Bazhar, comme un bazar, Colonel, mais avec un "h", on en met à tout bout de champ, au Turkménistan. Brune, le visage rond, les cheveux coupés courts, un type finalement peu oriental et des yeux assez allongés délivrant un regard froid. Elle, avait opté pour Colonel, grand bien lui fasse. Néanmoins cette situation floue commençait à agacer Edgar. - Oui, j'imagine que vous devez en avoir assez des réactions idiotes des gens, dit-il. - Je n'ai rien dit de tel, Colonel. - Ne soyez pas sur vos gardes, je ne vous en veux pas et je n'en veux d'ailleurs à personne sur cette terre. - Mais ailleurs si, Colonel ? Soufflé, il la regarda mieux. Pas l'ombre d'un sourire. Si elle pratiquait l'humour de façon habituelle elle avait un contrôle parfait de son visage. Mais était-ce de l'humour ? Peut être étaitelle parfaitement sotte ? - Ce serait une longue discussion, Lieutenant, une autre fois, peut être ? Ah pendant que j'y pense mon nom est Rasmussen, je ne suis pas autorisé à en dire davantage. Pour l'instant j'ai grandement besoin d'aide… Dans l'attaque contre l'avion du Secrétaire d'Etat, l'autre jour, l'un des quatre pilotes de Spit a été légèrement blessé mais a sauté en parachute, je voudrais lui parler d'urgence. Comment puis-je faire ? - En dehors d'aller le voir je ne vois pas de solution, Colonel. Il décida de crever l'abcès tout de suite. - Lieutenant, voudriez-vous avoir l'amabilité de vous mettre au garde-à-vous. Probablement surprise par le ton de conversation qu'il avait employé, elle mit une seconde à réaliser qu'il s'agissait d'un ordre puis se raidit dans la position réglementaire, les talons joints, les pointes écartées. - Repos, maintenant, dit-il sur le même ton paisible. Elle se relâcha, un pied à 30°, comme l'impose le manuel. - Avez-vous compris ce que nous venons de faire, Lieutenant ? Je suis réputé avoir un grade relativement élevé, bien que je ne porte aucun galon. De votre coté vous avez un petit nombre de galons dans la catégorie des officiers. Donc vous avez obéi. D'accord ? Il avait capté son attention, cette fois. - Oui, Colonel. - Et bien c'est la même chose pour moi. Quel que soit mon grade il y a des gens qui ont plus de galons, à Kiev. Et ils m'ont donné un ordre. Alors je l'exécute, c'est tout. Parce que je n'ai pas le choix, pas plus que vous, devant moi. Je ne l'ai pas plus que votre Colonel ou que vous même. Ca ne veut pas dire pour autant que je suis un sale type, d'accord ? Le hasard nous réunit ; pour quelques jours, je pense ; tâchons de ne pas nous faire de crasses au nom de je ne sais quelle ânerie d'esprit de corps, ou de je ne sais quoi d'autre. Bien que je ne sois pas loin il y a peu de chances pour que je revienne au GQG de Bakou, vous serez donc tranquille. - Parce que vous êtes cantonné près d'ici, Colonel ? Ce n'était plus une voix froide, ni vaguement agressive, mais plutôt amusée qu'elle avait employée. - Et voilà… fit-il en secouant la tête de mécontentement, je ne suis pas du tout expert de ces petits jeux là, vous le constatez. Je trouve parfaitement ridicule que l'on m'ait imposé de taire mon grade et mon affectation… Enfin je suppose que dans la tête de l'officier d'état-major qui a pondu ces ordres c'était probablement pour m'aider. En tout cas vous n'êtes pas censée, vous, avoir entendu ma réponse, sommes-nous d'accord, Lieutenant ? - Oui, Colonel. Dois-je bien vous appeler Colonel ? - Si on me demandait mon avis je préférerais Monsieur, simplement, mais ça ne fait pas militaire. Puisque vous avez choisi Colonel allons-y… On ne m'enlèvera pas de la tête qu'il y a là quelque chose de Freudien. Chacun ne me donne pas un grade au hasard. Il a des raisons, inconscientes, de le faire. - Vous appartenez à l'école Freudienne, Monsieur, je veux dire Colonel ? Son erreur, de bonne foi ou artificielle, humour ou pas, la lui rendit brusquement sympathique. - Malgré le peu que je connaisse sur ce sujet je pense que oui. Mais je dois m'occuper d'un certain Officier-Pilote Pilsen, pour l'instant, pouvez-vous m'aider, maintenant que nous avons fait connaissance ? - Certainement, pouvez-vous me laisser quelques minutes ? Je vais me renseigner. Elle réapparut quatre minutes plus tard. - Il est à l'hôpital militaire de la ville, Colonel. Une très longue déchirure au bras, mais rien de vraiment grave. - Bien, nous allons le voir… Ah, faut-il que vous demandiez l'autorisation à quelqu'un pour m'accompagner ? - Non Monsieur, je suis détachée auprès de vous. Avez-vous… - Une voiture ? Oui, une Delahaye TT. Ca vous convient ? - Parfaitement, Colonel. Mais comment saviez-vous… - Que vous pensiez à une voiture ? Ca me semblait une question logique et vous avez l'air d'une personne logique. Une autre question ? - Non Monsieur. Il s'amusa de ces petits changements, Colonel-Monsieur. Non cette fille n'était pas sotte. Pas sotte du tout, même ! Il leur fallut une demi-heure pour atteindre l'hôpital où il demanda à voir le lieutenant Pilsen en même temps qu'il tendait son ordre de mission pour gagner du temps. L'officier de l'accueil se raidit et consulta un registre avant de lui indiquer un numéro de salle, au deuxième étage. L'Officier-Pilote Pilsen était installé, le bras gauche en écharpe, un énorme pansement autour de son avant-bras, dans un fauteuil devant une fenêtre grande ouverte dans un large couloir. Avant toute chose Edgar lui tendit l'ordre de mission qui fit son petit effet. Il voulut se lever et Edgar posa la main sur son bras valide pour le faire rester assis. Edgar avait une excellente mémoire et il préféra ne pas prendre de notes pour ne pas impressionner le jeune pilote. Au besoin il noterait des trucs plus tard, après l'entretien. Il procédait ainsi, en fac, quand il interrogeait un étudiant. - Lieutenant, je veux que vous me racontiez dans le détail votre dernière mission. En commençant par me dire quand vous en avez été informé. Visiblement mal à l'aise Pilsen réfléchit. Puis se lança : - On a été prévenus le matin vers 08:30. Les ordres étaient au tableau noir et… - Sous quelle forme ? Je veux dire comment étaient-ils rédigés ? - Comme à l'ordinaire : "Patrouille double," les quatre noms, avec les numéros 1 et 2 de chaque paire et le nom du chef de section, le mien. Le code d'identification radio et puis les coordonnées du lieu de rendez-vous avec le transport, près de la frontière iranienne, et son code radio. - Saviez-vous qui vous alliez escorter ? - Non. Juste un transport. C'est relativement fréquent qu'on aille chercher des transports qui reviennent d'Iran. - Pourquoi votre nom comme chef de mission ? - Je suis, enfin j'étais le plus ancien des quatre. On a tous combattu sur le front central, l'an dernier, et on nous a envoyés au repos ici. - C'est vraiment du repos ? - Comparé au front de Russie, oui. Il y a quelques missions d'interdiction, des patrouilles et les sorties contre les raids de bombardement, la plupart du temps annoncés par le contrôle, mais pas plus de trois ou quatre fois par semaine, c'est tout. - Saviez-vous de quel genre était ce transport ? - D'après son cap on a… enfin j'ai pensé qu'il venait d'Iran, bien sûr. - Ca ne vous a pas étonné ? - Non. Il y a des vols comme ça assez fréquemment, par ici, je vous l'ai dit. Et puis on connaît bien cette région avec les vols de patrouille sur l'oléoduc. - Vous escortez à chaque fois les transports ? - Non, c'est assez rare. En général ce sont des vols routiniers. Presque une ligne régulière. On fait des escortes ponctuelles. Le Lieutenant Bazhar s'agitait à son coté, il se tourna vers elle : - Lieutenant, pensez-vous que nous pourrions avoir des chaises ? - Certainement, Colonel. Il poursuivit : - Donc vous ne saviez pas qu'un membre du gouvernement était à bord de ce transport ? Pilsen ne répondit pas immédiatement. Il cherchait visiblement s'il y avait un piège, s'il n'allait pas faire du tort à quelqu'un. Il finit par se décider : - Non Colonel. - Bien. Combien d'heures volez-vous par semaine, en ce moment ? - Autour de neuf ou dix, je suppose. Nous avons quelques vols d'entraînement entre les missions. - Et sur le front combien en faisiez-vous ? - Pas loin de cinquante, en moyenne. - Ca doit être épuisant ? - Oui, surtout quand il y a beaucoup de combats tournoyants dans le tas. Les G ça vous vide. - Et vous êtes au repos, ainsi, depuis combien de temps ? - Trois mois. - A la suite de quelle décision ? Je veux dire c'est l'habitude d'avoir une affectation de guerre quand vous êtes au repos ? Edgar se rendit compte qu'une infirmière était là avec une chaise, tout comme Bazhar. Il sourit intérieurement à ce nom. Il aurait de la peine à s'y faire. Pilsen était de plus en plus agité. Il secoua la tête avant de répondre pendant qu’Edgar s'asseyait, comme la jeune femme après une hésitation. - Il y a trois façons de quitter le front. D'abord en disparaissant des listes, quand on est abattus, ensuite quand l'Escadron a fait un tour d'opérations, c'est à dire 350 missions de guerre et part au repos, ou enfin quand les pertes d'un Escadron sont trop nombreuses. Plus fréquentes que dans la moyenne des autres Escadrons. Alors on estime que les gars sont en train de craquer et l'Escadron va en repos de seconde classe. - Qu'est-ce que c'est ? Il recommença, son explication sous une autre forme. - Il y a deux sortes de repos. Le première classe c'est donc après 350 missions de suite, normal, quoi. La seconde classe c'est quand les gars sont au bout du rouleau avant la date… je veux dire quand ils sont considérés comme trop us… je veux dire fatigués, pour combattre efficacement. Dans le premier cas on va en permission pendant trois semaines à l'arrière puis on revient sur une base de formation et l'Escadron est recomplété, équipé de nouveaux avions, réentraîné pendant un mois avec les nouveaux pilotes avant de repartir en première ligne. Avec le seconde classe on va en permission pendant trois semaines puis l'Escadron est recomplété et reçoit directement une nouvelle affectation sur un front moins dur, mais pas d'avions neufs, plutôt des vieux clous. - C'était donc le cas du 512ème ? - Oui. - Et comment les pilotes prenaient-ils ça ? - Ca râlait plutôt. Ces seconds fronts ça ne veut pas dire qu'on se tourne les pouces. Pas d'heures pour soi, pour aller se balader, pour se détendre, on est d'alerte comme au front. Il y a moins de missions, c'est tout et on s'em… on s'ennuie, de l'aube à la nuit. On préfèrerait des heures d'entraînement avec les nouveaux. Oh, on peut dire que les missions sont moins dures. Souvent… mais pas toujours, quoi. Il y avait de l'amertume dans sa voix, crut déceler Edgard. Il y avait quelque chose qui le touchait chez ce pilote et il n'arrivait pas à mettre le doigt dessus. Et puis il y eut du bruit derrière eux et Pilsen tourna la tête de telle manière qu’Edgar vit ses yeux. Il y avait eu de l'affolement, pendant une fraction de seconde, dans son regard. Quel mot avait-il employé, plus tôt, "au bout du rouleau"? Et c'est ce gars là qu'on avait désigné pour commander l'escorte ? - Et vos camarades ? Ceux de l'escorte, qui étaient-ils ? - Un chef de patrouille assez ancien, N°1 lui aussi, et deux nouveaux. - "Assez ancien" comment ? - Il avait combattu avec nous pendant deux mois avant le repos. Edgar allait insister sur la formation quand il entendit une voix brutale : - Vous, que faites-vous ici ? Edgar faillit sursauter. Il se tourna sur sa chaise et vit un médecin en blouse blanche, ses galons de Colonel bien visibles. Il soupira et se leva, cherchant l'ordre de mission dans sa poche. - Colonel, commença-t-il je ne fais que m'entretenir avec cet officier, classé blessé léger et je… - C'est moi qui dit avec qui vous entretenir ou non et je ne veux plus vous voir ici. Edgar avait sorti l'ordre de mission et l'ouvrait. - Colonel voulez-vous avoir l'amabilité de lire ceci. Il n'eut pas le temps d'en dire plus le médecin avait fait voler la feuille d'un revers de main violent et hurlait : - Infirmiers ! Bazhar montra un certain courage et avança d'un pas. - Colonel, cet officier a l'autorisation de… Elle ne put aller plus loin. Un groupe d'infirmiers militaires, grands et baraqués, arrivait. Le Colonel eut un geste montrant Edgar qui était en train de ramasser son document. Il se sentit soulevé du sol, et eut envie de protester puis changea d'avis. Cet incident était ridicule mais il n'y pouvait rien. Et puis ce type était plus bête que nature, il n'allait pas l'aider à s'en sortir, l'imbécile avait pris ses responsabilités. Il se laissa donc entraîner le long du couloir, traîner dans l'escalier, se faisant lourd et, surtout, se sentant ridicule. On le poussa dans une petite pièce sans fenêtre du rez-de-chaussée pendant qu'un soldat en arme se plaçait devant la porte qui claqua. Edgar se força à compter jusqu'à 100 pour se calmer, puis se tourna vers la porte, criant : - Soldat, selon l'article 187 du Règlement du Soldat en temps de Guerre je vous somme d'appeler un officier. Si vous refusez vous risquez une peine allant jusqu'à un an de forteresse. Il venait d'inventer de toute pièce l'article 187 et même le règlement du soldat en temps de guerre, quand à la forteresse elle est destinée aux officiers, il s'en rendit compte trop tard. Mais le gars se mit à brailler : - Officier… Officier. Une galopade retentit. Edgar avait remit sa vareuse en ordre, tiré ses manche, s'était composé une attitude très officier de carrière et s'était placé face à la porte fermée. Il tenait le blancseing, ouvert, de la main gauche et le tendit dés qu'un Capitaine entra. Celui-ci se mit à gronder. - Vous êtes en état d'arrestation et on est précisément en train de s'occuper de vous alors cessez ce manège. - Stop, lâcha brutalement Edgar. Plus un mot Capitaine, lisez d'abord ceci, fit-il en montrant le document. Surpris l'officier baissa les yeux un instant. Assez longtemps pour voir le sigle du Grand Etat-Major Général des Armées. Du coup il prit le document et le lut entièrement. Edgar suivait son regard se déplaçant sur la feuille et répéta d'une voix moins sèche quand l'officier en fut à la signature : - Relisez-le encore, Capitaine. L'autre s'exécuta et sa main commença à être moins sûre. - Bien, fit Edgar reprenant un ton autoritaire. Vous vous rendez compte de ce qui se passe, Capitaine ? Vos hommes ont mis en cellule un officier envoyé par le Grand Etat-Major Général pour effectuer une enquête spéciale. Est-ce que vous imaginez les explications que vous allez devoir donner, dans ce contexte ? Je suis ici en mission, Capitaine et vous vous y opposez. Vous voyez la signification pour le GEMG ? Alors je vous pose la question mais ce sera la dernière fois : persistez-vous à me laisser enfermé ? - Je ne comprends pas… le Colonel… - Vous ne savez pas sur qui j'enquête, Capitaine. Il pourrait s'agir du Colonel, lui-même, et vous seriez en train de le protéger, de lui permettre de s'enfuir, par exemple ! Le Colonel va lui-même devoir donner des explications très délicates, ses nerfs me semblent, disons… fragiles. Voulez-vous appeler un détachement de sécurité, en armes. Immédiatement. C'est un ordre d'un officier supérieur du Grand Etat-Major Général, Capitaine. Quand Edgar remit les pieds au deuxième étage, suivi du Capitaine, le visage contracté, et de six hommes dirigés par un Sergent, il entendit des éclats de voix violents venant de l'extrémité d'un couloir. Marchant au bruit il se dirigea de ce coté. Le Medecin-Colonel, entouré d'un médecin, d'une infirmière major et de trois ou quatre infirmières essayait de faire entendre raison à Bazhar, rouge de rage, qui menaçait du doigt le groupe, devant elle. Edgar se tourna vers le Capitaine et lâcha d'une voix exagérément forte : Exécution. Le Capitaine avança d'un pas et lança, en ayant l'air de ne pas comprendre lui-même ce qu'il était en train de faire, mais déterminé : - Colonel Vlassof, vous êtes en état d'arrestation pour entrave à l'enquête d'un officier du Grand Etat-Major Général des Armées, et toute personne qui vous porterait assistance serait arrêtée sur le champ, sous le même chef d'inculpation. Le silence. Le premier l'autre médecin fit un pas en avant : - Vlady, est-ce que tu te rends compte… Le Capitaine ne dit pas un mot mais lui tendit sèchement le blanc-seing. L'autre le lut, rougit, rendit le document sans un mot et sortit en faisant signe aux infirmières de le suivre. Le Capitaine tendit alors le document au Colonel qui n'avait plus dit un mot. Il le lut, cette fois, et laissa tomber d'une voix atone : - C'est un faux. Edgar secoua la tête de découragement. - Lieutenant Bazhar, dit-il en s'adressant à la jeune femme qui approcha. Il se pencha vers elle pour parler discrètement. - Vous m'avez l'air d'une personne qui a du bon sens. Faites une rapide enquête sur le Colonel dans l'hôpital. Je veux savoir quelle réputation a cet officier, ce que l'on pense de lui, à la fois comme médecin et comme chef, s'il n'est pas excessivement nerveux ou susceptible, s'il perd souvent son contrôle, comme ça. Je serai avec Pilsen. Je vais donner une petite leçon sans méchanceté à cet imbécile de première grandeur. Puis il se tourna vers le Capitaine et haussa le ton. - Mettez-le en cellule, en isolement complet, un homme armé en place. Aucune visite autorisée je m'occuperai de lui lorsque j'aurai le temps. Puis il sortit, avisa l'infirmière major qui était là. - Où se trouve le Lieutenant Pilsen ? Elle hésita puis finit par lâcher, à contrecœur : - Dans son lit. Il va être l'heure des soins. - Je veux le voir immédiatement. Seul dans un bureau. Il recevra ses soins ensuite. Cinq minutes plus tard, il était assis dans un bureau de consultation quand Pilsen arriva, marchant doucement. Edgar lui fit signe de s'asseoir et dit, comme s'il ne s'était rien passé : - L'autre N°1 avait un niveau d'expérience assez relatif, m'avez-vous dit ? Un bref instant, Pilsen battit des paupières, comme s'il venait de recevoir le faisceau d'une lampe dans le visage. - Quelque chose comme deux mois au front, à peu près. - Et vos autres camarades ? - C'était des nouveaux. En somme deux nouveaux, un pilote avec une assez faible expérience et un ancien au bout du rouleau… - Avez-vous déjà vu le Médecin-Colonel avant aujourd'hui ? Les yeux du jeune gars se remirent à papilloter et il dit : - Où est-il ? Il va revenir ? Edgar sourit : - Je l'ai trouvé assez désagréable, il est en salle d'isolement. Je le ferai sortir tout à l'heure. Curieusement Pilsen fut secoué d'un rire. - Il y en a qui vont bicher ici ! - "Bicher"? - Ah oui, le Colon en taule ça va en faire marrer plus d'un. - Il n'est pas populaire ? Le pilote se referma. - Je ne sais pas. C'est la première fois que je viens dans un hôpital. - Bien parlez-moi du combat. Combien de temps avezvous eu pour vous préparer. - Le Contrôleur a appelé en disant qu'un groupe d'échos grimpait sur notre 09 heures. - Qui avait décidé de votre route ? - Dans ces cas là le Contrôle donne un cap retour direct. - Vous n'avez pas le droit de choisir votre route ? - Je… Je suppose que si mais en général on obéit au Contrôleur. Je n'y ai pas pensé. C'était un vol normal. - Et alors ? - On était à une centaine de kilomètres de la frontière et je me suis dit que c'était peut être des nôtres qui rentraient. Mais j'ai quand même placé une paire devant et je suis resté derrière, audessus, avec mon équipier. Et puis ils nous sont tombés dessus. - Longtemps après votre mise en place ? - Tout de suite après. Ils n'étaient pas en dessous mais dans le soleil, à notre gauche, je n'ai rien vu. Seulement mon équipier qui encaissait dans le moteur. Son avion a pris feu tout de suite et il a disparu en dessous. - Vous n'avez pas pensé à demander un renfort ? Ses yeux papillotèrent encore une fois. - Je n'ai pas eu le temps. Ca va très vite, vous savez ? J'ai d'abord réagi. Dans ces cas là il faut faire vite. J'ai mis plein gaz et j'ai tiré le manche pour monter, passer au-dessus des Zéros. - Et puis ? - Ils m'ont dépassé ils avaient un Badin joufflu… je veux dire que d'après le compteur de vitesse ils allaient très vite. - Et ensuite ? - Je… je ne me souviens plus très bien… J'ai vu la paire de devant qui tombait et le transport qui encaissait. Ses deux moteurs étaient en feu. Et puis j'ai écopé, mon moteur a commencé à brûler et j'ai largué la verrière… après je me souviens seulement que le parachute s'est ouvert et que je voyais le transport piquer vers le sol où il s'est écrasé… C'est tout. Je vais être sanctionné ? - Pourquoi ? Votre Commandant d'Escadron ne vous a pas sanctionné, que je sache. Vous avez fait ce que vous avez pu, je pense. Moi je ne fais que rapporter ce que j'apprends, la suite, s'il y en a une, ne dépend pas de moi… Bien, rétablissez-vous, Lieutenant, ne pensez à rien d'autre. Ne vous faites pas de souci. Au revoir. - Au revoir… Colonel. Edgar se mit à la recherche de Bazhar qu'il trouva au rez de chaussée. Elle vint tout de suite à lui. - Monsieur, il semble que le Colonel Vlassof soit l'ancien directeur d'un grand hôpital de Prague. - Et alors ? Elle haussa légèrement les épaules. - Son affectation ici ne l'a pas comblé, apparemment. Il est très… craint, dirait-on. - Et en qualité de médecin ? - A ce niveau là je crois que les directeurs sont surtout des administrateurs. Elle s'était exprimée prudemment et Edgar combla les vides, mentalement. Il ne devait pas exercer souvent. Mais c'était peut être normal ? Sûrement, même. Il se rendit directement vers la chambre d'isolement et fit signe au soldat de garde d'ouvrir la porte. Il entra seul. Le Colonel était assis et se leva rapidement, le visage à nouveau furieux. Edgar lui fit signe de se rasseoir d'un geste sec. - Colonel, vous faites l'unanimité, dans cet établissement. Tout le monde regrette votre attitude détestable, vos coups de gueule. J'ai le pouvoir de vous faire affecter dans un petit hôpital de campagne, au front même, bluffa-t-il, mais je pense que vous n'avez même plus les aptitudes nécessaires pour exercer, pratiquement, la médecine, et que vos nerfs sont touchés. En qualité de médecin vous êtes un homme fini ! J'ai prévenu plusieurs personnes à différents niveaux. On va vous surveiller en permanence. A la moindre crise d'autorité excessive, l'Etat-Major du corps médical prendra une sanction définitive à votre égard. De retour à Kiev je donnerai l'ordre que l'on vous ait à l'œil, jusqu'à la fin de votre carrière. L'officier supérieur le regardait, la bouche ouverte de stupéfaction. - Regardez ceci, en termina Edgar en montrant les lettres dorées du GEMG à son col, dites-vous qu'aucune relation aucune intervention ne fait le poids devant le Chef de l'Etat-Major Général des Armées. Bornez-vous à être un gestionnaire. Changez d'attitude, c'est votre seule chance Colonel ! Puis il sortit en se demandant si ce type allait croire que le Général en Chef avait le temps de s'occuper de broutilles de ce genre ? Il songea aussi que ces blanc-seings étaient bien dangereux, ils donnaient un pouvoir qui grisait beaucoup trop facilement. Ils avaient une grande utilité, pourtant, surtout pour aller vite dans une enquête. C'est leur usage qu'il aurait fallu codifier. Disposer peut être d'un autre document, moins impressionnant, ou d'un adjoint de poids dans le milieu où se déroulait l'enquête ? - Lieutenant, voulez-vous me conduire au Centre radar dit-il à Bazhar quand il l'eut rejointe. - Vous parliez assez fort, Colonel, dit-elle, mal à l'aise… Il la regarda tout en marchant. - Et vous avez des scrupules en vous disant que c'est votre petit rapport qui m'a inspiré ma conduite, c'est ça ? Elle ne répondit pas. Elle commençait peut être à se dire que son affectation était très déplaisante et allait beaucoup trop loin. Il décida de lui faire confiance. - Cet homme est détestable, je suis bien placé pour le savoir, vos informations n'ont fait que le confirmer. Il se prend pour un dieu, ici, mais je n'ai fait que lui donner une leçon. Personne ne le surveille, l'autorité médicale militaire ne recevra pas de rapport précis, rassurez-vous. Néanmoins cet homme n'est pas forcément à sa place ou peut être a-t-il trop de pouvoirs et faudrait-il, disons le doubler, par quelqu'un qui puisse tempérer son attitude. - Vous avez bluffé, Colonel ? - On peut le dire comme ça. - Mais vos documents ? - Je pense qu'ils me donneraient le droit de le faire relever de ses fonctions et de lancer une enquête de compétence mais je n'ai aucune envie d'en user, Lieutenant. Il faut se méfier du pouvoir et je ne veux pas être Dieu le Père, non plus. Satisfaite ? Pour la première fois elle sourit et la transformation fut stupéfiante. Son visage, plutôt harmonieux mais d'une manière assez banale, irradia le soulagement, la joie de vivre et il en fut stupéfait. Ce n'était plus la même personne ! Du coup il en fut gêné, comme s'il l'avait entrevue un instant nue, dans une embrasure de porte. - Alors, ce Centre Radar ? - Vous n'avez pas faim, Monsieur ? - Faim ?… Oh, maintenant que vous m'y faites penser, peut être, oui. - Il fait beau, il y a, vers le port de pèche, des petites cabanes avec des tables en plein air sur les trottoirs, où ils servent des sakusski, des bols de soupe rassolnicks aux concombres, des fritures et des verres d'une kvas pas très forte… Il sourit à son tour. - Vendu. Ils arrivèrent vers 14:30 au grand Centre régional de surveillance radar. Edgar réendossa son rôle d'enquêteur et demanda à voir le contrôleur de service le jour du crash du transport. Il y eut beaucoup de remue ménage dans les bureaux voisins de celui dans lequel on le conduisit. Un Lieutenant d'une quarantaine d'années apparut et se raidit au garde-à-vous. Edgar se présenta, toujours aussi sommairement, et commença à l'interroger. Finalement ces radars n'étaient pas aussi sûrs qu'ils en avaient la réputation. Il apprit qu'en volant au ras de l'eau, ce qu'ils faisaient souvent, les avions chinois pouvaient traverser la Caspienne sans se faire repérer et qu'en limite de portée le balayage d'ondes radar étaient assez imprécis et exigeaient des recoupements. Le jour de l'attaque les Zéros étaient apparus fugitivement au moment où ils avaient effectué une montée brutale, le long de la frontière. Ce qui voulait probablement dire qu'ils avaient pénétré le territoire en volant toujours à basse altitude. Et l'image était imparfaite en raison du relief, bref il fallait attendre que les échos, trop flous, se détachent bien du sol pour les identifier à coup sûr. Par ailleurs le modèle de radar dont la station était équipée, ici, n'était pas récent et ne donnait qu'assez mal le cap des échos. Le Contrôleur commençait une procédure de confirmation quand ils avaient attaqué le transport, volant haut et bien visible, lui. Bien entendu, après coup, on se disait que ces échos nouveaux, dans le secteur d'un transport étaient suspects, que le contrôleur aurait bien dû appeler des secours et dérouter l'avion et son escorte mais, il le fit remarquer lui même, tout s'était déroulé en très peu de temps. Quand à la présence de Zéros à cet endroit, il ne fallait pas en déduire qu'ils attendaient ce transport précis. Les Chinois faisaient de temps à autres des raids de ce genre, passant même au-dessus du territoire iranien sans se gêner. - Aucun chef de formation n'aurait pu calculer une interception avec une précision comme celle là, dit-il, après la traversée de la Caspienne au ras des vagues ; en tenant compte de dérives dues au vent ou de l'obligation, éventuelle, de se dérouter pour éviter un navire anti-aérien, nous en avons par là. Même en connaissant l'heure de passage de la cible à la seconde près, ce qui n'est pas possible, Colonel. Pour moi c'est un hasard. Les Chinois ne visaient pas le Secrétaire d'Etat, mais ont seulement attaqué un transport, banal à leurs yeux, mais convoyant malgré tout des personnalités puisque ces liaisons aériennes ne sont pas autorisées à n'importe qui. D'ailleurs ces escortes vont à l'encontre des instructions qui ont été définies au début de la guerre. Il avait été établi que nous ne pourrions jamais avoir ici assez d'appareils pour protéger sérieusement un avion civil. Donc que le secret serait la meilleure défense. Nous n'escortions aucun transport, quel qu'il soit. Ainsi l'ennemi ne pouvait savoir, simplement à l'importance de la chasse si une attaque valait la peine ou non. Le principe n'est plus observé et l'escorte est ridicule, en outre ! La seule vraie précaution serait que des appareils rapides assurent ces liaisons en volant au ras du sol, au-dessus des montagnes, jusqu'en Iran Le type était logique et Edgar avait tendance à le suivre. La seule question importante vint à la fin de l'entretien : - Lorsque vous donnez un cap retour à nos avions êtesvous impératifs ? - Je ne comprends pas la question, Colonel. - Je veux savoir si le pilote auquel vous vous adressez reçoit votre information comme un ordre ou s'il a le droit de choisir sa route. Vous m'avez confirmé que cette région est assez montagneuse et qu'il faisait beau, ce jour là. Aurait-il pu, de sa propre autorité, prendre un autre cheminement ? Le type semblait surpris, comme s'il ne s'était jamais posé la question et voulait réfléchir avant de répondre. - Je n'ai pas l'impression que nous soyons péremptoires, mais il est possible que les pilotes le pensent. Il faut se mettre à leur place. Certes ils connaissent très bien la région mais on leur donne un cap qui les ramène directement sans difficultés aucune, ils seraient idiots, à moins d'un danger précis, de ne pas en profiter… Mais je ne pense pas que les instructions générales leur interdisent de choisir eux-mêmes leur route, non. D'un autre côté le chef de la formation ennemie pouvait, lui aussi deviner sans peine la direction de nos appareils et voir immédiatement quelle était la route la plus directe. On ne peut rien en déduire. - Est-ce que vous considérez votre avertissement de la présence d'avions non identifiés dans leur secteur comme un danger précis ? Le type était honnête et répondit tout de suite. - Oui et non, Colonel. Oui, c'était précis, mais ils ont été attaqués immédiatement après que je les ai informés qu'il s'agissait de chinois. Sur le papier ils auraient pu piquer immédiatement pour se rapprocher du sol, s'y confondre se détourner vers la côte et revenir au ras de l'eau où ils auraient été moins visibles, le transport pouvait aussi le faire. Encore eut-il fallu que le leader de la protection et le pilote de l'avion de liaison soient en communication et que l'un ait autorité sur l'autre. De toute façon ils n'en ont pas eu le temps ! D'ailleurs les Zéros venaient de l'ouest, des montagnes. Ils avaient du faire demi tour quelque part. Ils font souvent ce genre d'incursions. Quelque chose titillait Edgar depuis un moment. - Vous avez dit que nos pilotes connaissent bien la région, pourquoi ? - A cause de l'oléoduc. Ils font régulièrement des patrouilles d'interdiction sur les deux. Edgar faillit laisser passer le détail. - Les deux quoi ? Le type eut l'air gêné. - Je… je suis désolé, il s'agit d'une information classée. - Pas pour moi, vous devez vous en douter. Si vous le désirez le Lieutenant Bazhar va sortir… - Je suis habilitée niveau III, Colonel, dit la jeune femme et je sais ce dont vous parlez. - Alors ? redemanda Edgar. - Il y a le véritable oléoduc, et le faux… Une doublure du vrai que l'on a construite en bois, pour simuler celui qui achemine le pétrole, fit le contrôleur. Pour les Chinois… pour qu'ils ne bombardent pas le vrai. Ils l'attaquent depuis deux ans. - Et ça marche ? demanda Edgar, surpris. - Oui. Ils font des raids régulièrement je vous l'ai dit mais n'ont jamais touché le vrai ; qui a été peint pour le camoufler ; jusqu'ici. Et chaque fois qu'ils endommagent le faux on répand de la peinture noire en quantité sur le sol, comme s'il y avait eu une fuite, qu'on laisse ensuite sur place, avant de réparer. Edgar réfléchit. - Le jour du crash les avions Chinois ont-ils attaqué le faux ? - Ils s'y dirigeaient je le suppose, c'est pour ça qu'ils venaient de l'ouest, de la montagne, ils ont fait un large demi tour, comme toujours. Il s'agissait de la version chasseur-bombardier du Zéro. Ils emportent une bombe sous le fuselage. Voilà pourquoi ils étaient si nombreux. Pas de piège, pas de renseignements sur le voyage de Klummel, pas de trahison, le hasard d'une mission au moment où des avions chinois arrivaient pour bombarder l'oléoduc ! Il restait cependant une question : - Une dernière chose, les escortes sont-elles toujours aussi peu importantes ? - Cela change à chaque fois. Parfois on guide une Escadrille complète, parfois une paire seulement. Tout dépend du Commandant d'Escadron et de ses effectifs, je suppose. On demande des formations importantes mais le commandement aéro fait ce qu'il peut. D'autant que ça doublonne avec les patrouilles de surveillance de l'oléoduc. - Vous m'avez dit une chose qui m'intrigue, tout à l'heure, dit soudain Edgar. Le balayage radar est masqué par le relief ? - Oui. Imaginez un phare marin. C'est la même chose. - Alors pourquoi ne pas avoir placé cette station radar sur une hauteur ? Le Lieutenant parut estomaqué. - Ca… je n'en sais rien. - Qui a décidé de son installation ici, près de la côte ? - La direction des Bases, je suppose. Tout ce que l'Armée construit est édifié sous son contrôle. - Vous voulez dire que des gens… disons des administratifs, ont choisi l'endroit ? Que les techniciens n'ont pas eu leur mot à dire. - Pour ici je ne sais pas, Colonel. Mais je sais qu'en d'autres circonstances ça se passe comme ça, oui. - Si cette station était implantée sur une vraie hauteur le rayon de détection serait-il amélioré ? - Je ne sais pas vraiment. J'aurais tendance à vous dire oui. Mais il y a peut être d'autres paramètres qui entrent en jeu. - La couverture, pour les approches venant de la mer, serait-elle plus fiable ? - Là je suppose oui… Mais je suis un analyste, un technicien écran, pas un ingénieur. Edgar hocha la tête. *** En s'en allant Edgar songeait qu'il faudrait attirer l'attention du GEMG sur le fait qu'une faible surveillance du faux oléoduc finirait par donner l'alerte aux Chinois. Et aussi que le radar avait des limites, par ici. Bien sûr des gens le savaient, à Kiev, mais ne l'avait-on pas un peu oublié ? - Et maintenant, Monsieur ? demanda Bazhar, quand ils se dirigèrent vers la Delahaye. - La Base de chasse, je veux parler au Chef d'Escadron de la 512ème. Elle se trouvait à plus de 50 kilomètres sur la côte et ils y arrivèrent en fin d'après-midi. La même scène que partout ailleurs se produisit à l'entrée mais ils se trouvèrent dans le bureau de l'officier commandant l'Escadron en assez peu de temps. Edgar fut surpris de son âge. Cet homme ne devait pas avoir plus de 25-26 ans. Il s'assit derrière sa table comme s'il voulait y trouver une sorte de défense naturelle. Bazhar était entrée quand Edgar s'était effacé pour la laisser passer et le Chef d'Escadron la regarda d'un air peu aimable. Edgar se demanda fugitivement s'il ne devrait lui demander de les laisser seuls puis renonça. Elle avait sûrement l'ordre d'écouter tout ce qu'elle pourrait de cette enquête et il ne voyait, pour l'instant, aucune raison de l'empêcher de travailler. Et puis il avait envie d'en discuter avec elle, plus tard, et c'était bien qu'elle entende les paroles prononcées. - Commandant, commença-t-il j'enquête sur la mission de vendredi, le crash de… - Oui, je sais. Bref et sec. Il était sur ses gardes le Commandant. - Quand avez-vous pris le commandement de cet Escadron, Commandant ? demanda immédiatement Edgar. - Je ne vois pas le rapport… - Contentez-vous de répondre à mes questions, Commandant, le coupa-t-il. Le type rougit légèrement. Edgar n'avait pas eu l'intention de le pousser comme ça, dès le début, mais l'autre était mal à l'aise, un peu agressif, et devait accepter de ne pas conduire la conversation, c'était un interrogatoire, pas une aimable conversation. - J'ai été nommé le 21 août dernier. - Vous veniez d'où ? - J'avais été blessé. On m'a renvoyé en ligne dans un Escadron qui venait de perdre son Chef. - Vous avez donc participé aux combats de l'été et de l'automne mais vous étiez au front depuis combien de temps quand vous avez été blessé ? - C'était mon second Tour d'Opération. Cinq mois. Edgar calculait, mentalement. - Est-ce que cette nouvelle affectation ne vous a pas laissé en première ligne plus longtemps qu'il n'est habituel ? - Oui mais il y a eu ma blessure et un congé de convalescence. - Combien de temps, en tout ? - Un mois et demi, environ. Edgar hocha lentement la tête. - Saviez-vous que le transport ramenait le Secrétaire d'Etat ? - Je l'ai appris, incidemment, le matin de la mission. - De qui ? - Du Chef de Groupe de Chasse, par téléphone. - Il vous a donné des instructions particulières ? - Il venait lui même de l'apprendre par hasard et n'avait reçu aucune consigne, il me l'a dit. Mais il savait que nous avions prévu une escorte. - Sur quoi vous êtes-vous basé pour désigner les pilotes de cette mission ? - Hormis leur grade tous les pilotes sont égaux, Colonel, j'avais désigné un Officier-Pilote expérimenté comme chef de section. - Une section de quatre appareils. Le Commandant se raidit. - Oui, en effet. Ces missions ne servent à rien, ici, sinon à faire descendre quatre ou cinq pauvres types, nous sommes trop peu nombreux !… Elles se font tantôt à quatre, tantôt deux, tantôt douze, cela dépend des effectifs disponibles. Le nombre n'a aucune importance véritable sur la réelle sécurité du vol ! Je dois vous faire remarquer que 12 avions n'auraient rien changé. - Et ce jour là, quel était votre effectif ? - La Deuxième Escadrille avait un vol de surveillance en mer et dans la Première plusieurs appareils étaient en réparation, nos avions ne sont pas neufs, très loin de là. Je devais en garder plusieurs en alerte au sol, même si nous ne sommes qu'en deuxième rideau de Bakou. Il en restait quatre qui ont fait cette mission. - Les pilotes disparus ont-ils été remplacés ? Le Commandant fut désarçonné. Edgar passait d'un sujet à l'autre sans raison apparente. - Non, pas encore. Cela fait quelques jours seulement. - Donc si on vous demande le même type de mission demain vous enverrez combien d'avions ? - C'est à moi d'en juger et… - Et c'est à moi de vous demander une réponse précise, Commandant, j'attends. Bazhar bougea nerveusement. Elle ne devait pas aimer voir un aviateur en difficulté. Le Commandant déplaça un dossier sur son bureau pour se donner une contenance alors qu'il avait envie d'exploser. - Selon mes effectifs… - Combien, Commandant ? Les appareils en panne sont réparés ? - Oui… oui mais deux autres sont en révision et… si je le peux, en fonction de missions éventuelles, j'enverrai quatre ou six avions. - C'est suffisant contre une trentaine de Zéros ? - Bon Dieu, Colonel, ce sont des vols commerciaux, pas des appareils capable de voler vite, ni maniables. Ils n'ont aucune chance. Et mes pilotes non plus… Il se rendit compte de la bourde qu'il venait de commettre et se reprit tant bien que mal : - Je n'ai que deux Escadrilles de Spits V à bout de course. Ils sont fréquemment en panne. Je fais ce que je peux selon l'importance et l'urgence. Il est question de nous transformer sur Yak ou La 5 mais ça traîne. - Combien mettez-vous sur les patrouilles d'oléoduc ? - La plupart du temps une paire. Ces missions reviennent souvent. Nous sommes deux Escadrons seulement sur le secteur sud de Bakou et nous sommes de seconde alerte pour toutes les attaques générales venant de la mer vers la ville. Tous les Escadrons valent le mien. Je pense, néanmoins que le Contrôleur radar donnerait un cheminement différent, aujourd'hui, au vol commercial. Plus près du relief, je suppose, à basse altitude, pas une autoroute où on les voit de loin ! Edgar était en train de se rendre compte que ce type était, lui aussi à bout, dans le même état que ses pilotes. Crevé. Il aurait eu besoin d'un vrai repos. Tout était probablement là. Là et dans des pratiques irréalistes. Ces vols commerciaux seraient probablement plus sûrs si l'équipage avait liberté d'itinéraire et, en effet, suivait le relief de près. - A propos de vos pilotes, Commandant. J'ai appris qu'il y avait deux débutants dans l'escorte du vol abattu, un chef de patrouille pas tellement expérimenté et le chef de section m'a donné l'impression d'être nerveusement atteint. Vous n'aviez pas d'éléments… disons plus fiables à désigner ? Cette fois le gars explosa. - De quel droit venez-vous me parler des qualités de mes pilotes ! Oui ils sont soit sans expérience soit usés, oui, je le sais. Savez-vous ce qu'ils ont enduré sur le front russe ? Savez-vous ce que représentent des mois de combats quotidiens, là-bas ? Non, bien sûr. A l'Etat-Major on ne se soucie pas de ces choses là! Pas même de nous donner des avions en bon état. On ne le mérite pas, à leurs yeux et… Edgar le coupa en levant la main brutalement. - Calmez-vous, Commandant, je ne vous demandais que s'il n'y avait pas de meilleure escorte possible. Le gars se calma d'un seul coup et ce fut le silence. - Non, Colonel, dit-il enfin. Ces pilotes sont le reflet de mon Escadron. Il avait souffert à prononcer ces mots. Et Edgar le respecta pour cela. Il posa encore quelques questions puis quitta la Base. Il était assez tard, la nuit était tombée. Dehors il resta silencieux en regagnant lentement la Delahaye, suivi de la jeune fille. Il songeait qu'il y avait encore des gens qui réagissaient comme avant guerre. Qui n'avaient rien compris et appliquaient bêtement des principes de règlements dépassés. - Est-ce que vous allez demander à ce que cet officier soit relevé de ses fonctions, Colonel, demanda enfin Bahzar ? - Je ne pense pas que ce soit le propos. Et si c'était le cas ce n'est pas ce que je ferais, non. Pilsen, aussi bien que son chef, ont davantage besoin de reprendre confiance en eux, de se refaire une santé, plutôt que de recevoir un blâme. En réalité tout cela me donne à réfléchir, Lieutenant. Si jamais il y a un responsable à ce drame, au moins moral, il est à Kiev, à mon avis, et ce n'est pas un homme de terrain. Il était en train de se dire que, peut être, ces enquêtes avaient-elles un autre but que celui auquel on pense de prime abord… En la ramenant au GQG il songea à ce qu'il pourrait bien faire d'autre, qui interroger ? L'enquête s'était révélée beaucoup plus simple qu'il ne l'imaginait. Il allait examiner les différents rapports le lendemain, et réfléchirait longuement au sien, qu'il rédigerait au dépôt. Mais il en connaissait déjà les conclusions directes. La mort de Klummel était accidentelle, pour ainsi dire. Bien sûr sa protection, s'il avait été décidé d'en placer une, aurait dû être soit beaucoup plus sérieuse, exceptionnelle, même, soit inexistante avec liberté de manœuvre pour l'appareil, mais le Commandant avait raison, même s'il y avait eu là une Escadrille au complet, 12 avions, un Escadron, ou même deux, le transport aurait peut être été descendu. Parce qu'il était une cible unique. La moitié des Zéros aurait probablement réussi à occuper les Spits pendant que l'autre moitié abattait le C 123. Ou peut être pas ? A ce propos il faudrait retourner voir Pilsen pour savoir s'il avait remarqué des bombes sous les Zéros. Il était probable que non. Ils les avaient peut-être déjà larguées, de retour de leur mission sur l'oléoduc ? Le vrai problème était la qualité des Escadrons ici. Il ne devrait pas y en avoir de demi-efficacité. Des nouveaux demi-soldes. Ces pilotes devraient être soit au repos, un vrai repos, soit en unité normale, avec un matériel au standard actuel. - Lieutenant, fit-il, changeant de sujet ostensiblement, nous avons suffisamment travaillés, puis-je vous demander de m'indiquer un restaurant agréable, à Bakou, je n'ai aucune envie d'aller dîner dans un mess. - Il y en a encore quelques uns, bien entendu. Restaurant de poissons ? - Oui, parfait. Je vous inviterais volontiers à dîner avec moi, si n'y voyiez aucun sous-entendu. Elle le regarda brièvement. - Je n'en verrais pas, Monsieur. Un peu plus tard ils étaient assis à une table, sur la côte sud de la ville, face à la mer éclairée par les derniers rayons de soleil venant de derrière eux. Le mois de janvier, à Bakou, permettait quelque fois de manger dehors et Edgar avait souhaité une table à l'extérieur. Deux petites bougies, chiches, les éclairaient, couvre-feu oblige. Peu habitué à surveiller ses paroles Edgar s'était coupé à plusieurs reprises et avait fini par abandonner, demandant à la jeune femme de ne lui poser aucune question sur son affectation, ni son travail dans l'armée. Mais qu'en dehors de cela ils pouvaient parler de tout. Elle avait eu l'air amusée mais avait joué le jeu honnêtement. Quelques minutes plus tard elle savait qu'il était professeur de sciences économiques et qu'il avait reçu une chaire à l'université de Rome quand la guerre avait éclatée. Du coup elle changea d'attitude, probablement sans s'en rendre compte ellemême. Même son visage changea. Elle ne le surveillait plus et il devenait très expressif quand elle voulait convaincre son interlocuteur. Elle lui raconta qu'elle avait terminé un doctorat de géographie politique quand elle s'était engagée, un an auparavant. Elle avait rédigé une thèse à la limite de la sociologie, sur "l'influence de l'Islam sur l'agriculture locale traditionnelle chez les population d'Afrique et du Moyen-Orient"! Il crut d'abord à une blague. Mais non, elle possédait vraiment son sujet qui l'avait amenée à beaucoup travailler, aussi bien l'histoire de l'Islam que la percée de la religion dans les républiques est de la Fédération et le sud-est de l'Europe, au Pakistan, notamment. - Il y a un rapport étroit entre les ablutions que recommande le Coran et le travail quotidien, la survie, expliquait-elle. Dans les régions arides du Yemen aussi bien que de l'Ouzbékistan le travail de la terre ne peut se faire sans les engrais naturels des animaux. Les hommes les répandent à la main, évidemment. Vous imaginez les épidémies qui s'ensuivent si on oublie les règles strictes du Coran concernant les ablutions ? A contrario une population chrétienne pourrait y pratiquer l'agriculture, mais serait décimée par la maladie. Mais ces mêmes règles ne sont applicables qu'avec suffisamment d'eau, bien entendu, pour se laver vraiment les mains dans des pays où l'eau a une valeur considérable. Cette rareté de l'eau fait qu'un bon musulman préférait un travail lui permettant de ne faire les ablutions que symboliquement, une goutte d'eau, à la rigueur. Cela implique l'élevage, par exemple, plutôt que l'agriculture pure, où les mains sont inévitablement sales. Alors qu'en vérité il n'y a pas antagonisme, c'était un faux raisonnement ! Si l'élevage est possible c'est qu'il y a un minimum de végétation. Et s'il y a végétation, il y a de l'humidité, donc de l'eau, en profondeur, donc possibilité d'agriculture. En choisissant soigneusement une culture appropriée au pays et au climat et en améliorant la nature du sol par les engrais naturels. Dans ces régions, on trouve véritablement l'agriculture seulement dans des zones, difficiles certes mais, surtout où l'islam est moins implantée. Ce qui, par ailleurs, va de paire avec des maladies endémiques ! L'explication de l'élevage "travail noble, de l'homme fort, respecté", dans les pays arabes, est beaucoup trop facile, à mon avis. Et je pense que la religion y a sa part. C'est ce que j'ai voulu démontrer. - Et votre thèse a été bien reçue ? fit-il, estomaqué. Elle secoua lentement la tête pendant que sa main oscillait de droite à gauche, avant d'afficher un sourire teinté de grimace. - Je ne dirais pas vraiment ça… Enfin on m'a accordé mon doctorat. Mais je veux continuer à creuser cette idée, surtout dans les pays arabes. L'influence de l'Islam me passionne. La difficulté est d'obtenir des réponses franches, de la part des hommes. On dirait que les arabes se sont auto-persuadés que l'élevage est, effectivement, une tâche plus noble pour un homme. Et la virilité, là-bas, est un sujet de conversation qu'une femme ne peut guère aborder. Une étrangère a fortiori. Mais les pays arabes, changent à une vitesse folle, depuis 1935, dans un mouvement qui s'accélère encore depuis le début de la guerre, semble-t-il. Quelques sociologues ont noté l'apparition d'une tendance nouvelle, au Moyen-Orient, concernant la religion. Ils ont remarqué l'émergence de nouvelles interprétations du Coran et, par conséquent, un renforcement de la tendance chiite, opposée aux sunnites. Et des implications politiques, potentielles, de certaines d'entre elles, qui se radicalisent. Elles commencent à avoir une connotation… islamique pure, si vous voulez, qui semble comporter des germes anti-occident. Les anglo-américains ont pourtant fait un travail fantastique, là-bas. Cette fois ce fut Edgar qui prit feu. - Comment ça fantastique ? Ils ont introduit le dollar, et extrait du pétrole, oui ! Un point c'est tout. La jeune femme haussa les sourcils au point qu'ils devinrent presque des accents circonflexes, au-dessus de ses yeux ! - Vous réduisez singulièrement leur intervention, je trouve. L'Europe, elle-même, n'est pas totalement innocente dans cette affaire. Après tout notre présence au Moyen Orient n'y a pas apporté grand chose. - Vous pensez à la campagne d'Egypte de Bonaparte ? Je dirai, au contraire, qu'il a peut être fait preuve là, pour la première fois, de sa vue historique des choses. Il y a grandi sa propre image, il le fallait, compte tenu de son destin. En prenant le contrôle de l'Egypte il a forcé le monde arabe à entrer dans la vie moderne en y étant confrontée par le biais de la petite armée de Bonaparte. D'autant qu'il a, de lui-même, renoncé au rêve de ses collaborateurs les plus proches de devenir empereur d'Orient, ce qui était à sa portée, les arabes l'ont parfaitement compris. Souvenez-vous, en 1798 il vient de conquérir l'Egypte et envisage de remonter vers Constantinople battre les armées de l'empire ottoman. Devant Saint Jean d'Acre il fait annoncer à Djezzar Pacha, le gouverneur de la ville, que la France ne veut pas anéantir la civilisation arabe, que lui plus que personne, la respecte. Et il est honnête en disant cela, lui l'artilleur, l'homme des mathématiques. Et il ramène son armée au Caire. Il pouvait s'emparer de la ville, malgré l'aide qu'avait reçu Djezzar de l'amiral anglais Sidney Smith. C'est sur le chemin du retour, bien plus tard, que le convoi de ses navires est tombé aux mains de la Marine Royale Anglaise, avec son matériel de siège. Les Ottomans ne s'y sont pas trompés. Ils ont compris que Bonaparte leur avait délibérément donné leur chance. Ils ont choisi l'Angleterre et n'ont cessé de s'en mordre les doigts, depuis. Pris par son sujet Edgar avait saisi une petite salière et frappait des petits coups sur la nappe. - Et la France, puis l'Europe ont gardé l'estime, l'amitié du peuple arabe, poursuivit-il. Surtout après le départ d'Egypte de la petite armée de Bonaparte, je vous le concède. Les Arabes, pas plus que les autres, ne supportent facilement l'occupation de leur sol. A juste raison ! Certes il ramenait des trésors inestimables de son expédition moyenne orientale mais la République en avait besoin ! Lui, s'était rendu compte que la France de l'époque avait assez à faire, à ses propres frontières, sans s'embourber dans des colonies lointaines, comme l'Angleterre, elle, l'a fait par la suite. Et pas seulement dans cette région du monde. A chaque fois qu'il y a eu une décision importante à prendre l'Angleterre a bondi et la suite a montré combien sa décision était moralement contestable. Souvenez-vous que c'est l'Angleterre qui a organisé, développé, le marché de l'esclavage vers l'Amérique. Ah les hommes d'affaires de Londres, puis d'Amérique ont gagné beaucoup d'argent, mais à quel "prix"! Ce devrait être l'une des grandes hontes de ce pays qui s'est pourtant empressé d'oublier tout cela. De même que les Américains, d'ailleurs qui ne veulent rien voir de leurs accablantes responsabilités. La guerre de Sécession n'a changé les choses qu'en surface. Elle a changé la forme de l'esclavage, c'est tout. Et ces gens veulent donner des leçons de morale au Monde ? L'Angleterre pratiquait la traite des noirs quand la France, en 1789 proclamait la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen ! L'égalité des hommes. Après avoir soutenu l'esclavage, certes, mais aussi après avoir changé d'avis définitivement. Quelle différence, non ? Mais il faut dire qu'elle était si étriquée dans sa petite île, cette Grande Bretagne ; qui mérite si bien son nom, ce n'est jamais qu'une grande "Bretagne", notre petite province de France ; en regard de notre immense Europe ! Sur le moment elle a semblé avoir raison, la suite de l'Histoire a montré que c'était elle qui se trompait. Les gouvernements de la République Française se sont bornés à garder des contacts avec ceux des pays arabes, les laissant à leurs divisions provisoires. C'était lucide, il y avait trop à faire chez nous. Mais les Anglo-saxons ? Des petits, des tout-petits qui n'ont rien compris et, surtout rien construit. Tenez, pas même le canal de Suez ! - Vous niez tout ce que les Américains ont apporté aux pays, pendant notre siècle ? - Mais enfin, si les Français n'avaient pas été là, à trois reprises, à la fin du XVIIIème siècle, aujourd'hui on parlerait le sioux, en Amérique…! Désarçonnée, la jeune femme éclata de rire pendant qu'il continuait : - … Parce qu'il faut y voir autre chose que le dollar ? Soyez réaliste enfin ! En revanche je dois admettre que s'ils sont inaptes à comprendre jusqu'où ils peuvent aller, comment se faire respecter, ils ont montré un très grand talent dans l'exploitation de ces pays ! Ne serait-ce que dans l'évaluation du pourcentage qu'ils ristournent aux gouvernements Arabes. Ils hurlent lorsque les Saoudiens ou les Emirs veulent réévaluer ce pourcentage mais, d'un point de vue économique, ils ont une fabuleuse marge. Tenez, prenons leurs bénéfices réels, par exemple, les bénéfices des industries britanniques et américaines. Les négociateurs ont beaucoup insisté sur le fait qu'ils devaient transporter le pétrole pour le vendre dans le monde entier, qu'ils avaient des frais importants. Bien. Mais ces frais qui les paie, finalement ? Les acheteurs ! Le transport à qui profite-t-il ? A eux, bien entendu. Ils font également des bénéfices sur ce transport ! En réalité ce sont les utilisateurs, les acheteurs du produit fini : l'essence, qui paient tout ces frais ! Ils font, là encore, de sacrés bénéfices, parce qu'ils ont le monopole du transport ! Ils sont les seuls à fabriquer des pétroliers et les compagnies de transport prennent leur part, au passage, évidemment. Or elles sont anglo-américaines ! De même que les raffineries. Le même produit leur laisse plusieurs fois des bénéfices. Techniquement, ce sont de merveilleux contrats ! - Il ne vous paraît pas normal que ces compagnies et raffineries prennent un bénéfice ? - Si, bien sûr que si. Mais il faut voir le contrat, le montage économique, dans son ensemble. Ils ont justifié le faible prix du pétrole extrait, payé aux Arabes, par l'abondance des frais annexes qu'ils avaient. Alors que ces frais étaient payés au bout de la chaîne, par l' acheteur du produit fini, dans le monde ! En réalité ils ont introduit une énorme quantité de dollars, dans les pays Arabes, dont la population a reçu quelques miettes seulement. Je suis bien d'accord que ces miettes ont permis de changer quelques choses. Mais ce ne sont pas les anglo-américains qui ont, fondamentalement, modifié quoi que ce soit. Sinon enrichi les familles régnantes, installées sur leur trône par les anglo-saxons. - Vous n'allez pas me dire que le niveau de vie, la transformation des villes, les routes… - … Sont bel et bien à mettre au crédit des pouvoirs politiques arabes ! la coupa Edgar. D'accord les motivations profondes ont peut être été égoïstes, les princes, les fils des Cheiks qui avaient été faire leurs études à l'étranger voulaient exercer leur métier : pratiquer la médecine, construire des palais, bénéficier de routes pour faire circuler leurs belles automobiles, beaucoup plus qu'améliorer la vie du petit fellah. C'est vrai. Mais pour faire tout cela il fallait des ouvriers, et la seule solution était de recruter sur place. Alors il a fallu apprendre aux fellahs à travailler, améliorer ainsi leur niveau de vie, voilà. Mais les anglo-américains n'ont rien à voir là-dedans. Ils se sont bornés à empocher les dollars du pétrole et à fournir l'encadrement technique qui enseignait les rudiments de métiers, de la construction, par exemple. Il n'y a aucun mécénat là-dedans. Bien plus : il y a eu de vraies campagne de recrutement pour les universités anglo-américaines afin de récupérer même une petite partie des dollars versés aux gouvernements arabes et créer une aristocratie pro-américaine. Si vous saviez combien les Emirs devaient payer pour une année de cours, dans les universités anglo-américaines, pour les jeunes princes, pendant les années 1920… C'est pour cela que nos universités, à nous, ont commencé à recevoir des candidatures. Cela et le fait que nous avions quelques universités dans nos propres pays de religion islamiques. Et aussi un détail que les américains ont complètement oublié, et qui est d'une importance prodigieuse. Le niveau de connaissances scientifique auquel était arrivée la nation arabe. Au Moyen-Age les sciences mathématiques étaient presque le domaine réservé de la civilisation arabe ! C'est elle qui détenait le plus haut niveau de connaissances et les Européens qui voulaient progresser dans cette discipline apprenaient d'abord l'arabe, puis se rendaient au Moyen-Orient ! Ensuite, ensuite seulement, les Arabes ont été dépassés, tout comme les Grecs, les Romains, le furent, mais ils avaient fait avancer les mathématiques, découvert, ne serait-ce que les "symboles" mathématiques, les chiffres par exemple, que les hommes de sciences du monde entier utilisent encore, plus de 1 000 ans plus tard, y compris les Américains ! Et eux aussi étaient des Méditerranéens, on en revient à ce berceau de la civilisation moderne ; ce qui n'exclut pas les mérites des découvertes chinoises, la poudre à canon, la roue, les pâtes alimentaires etc ; mais une région qui est également l'une des plus agitées du monde. Une région à risques, par conséquent, et là les anglo-américains sont au cœur du problème. - Vous pensez à la Palestine ? Edgar hocha la tête. - Oui. Les britanniques ne sont pas à l'origine de cette bombe à retardement qu'est la Palestine, mais ils ont si facilement suivi la voix tracée par les Américains qu'ils en sont coresponsables, à mon avis. Que leurs cousins Américains n'aient qu'une expérience très récente de la diplomatie mondiale, d'accord, mais pas les britanniques, loin de là. Ils sont adultes, dans ce domaine ! Jouer au Tout-puissant en distribuant les terres, c'est inconscient. Là encore leur suffisance intolérable s'est exercée. - Vous pensez qu'il y a là un danger ? - Certainement. A plus ou moins long terme. Ecoutez, voyons les choses objectivement. Les juifs américains, mais pas seulement eux, évidemment ; beaucoup de juifs européens aussi, je vous l'accorde ; rêvent de vivre en Palestine, du moins de fonder leur propre nation Hébraïque. Je ne sais pas si leur rêve profond ne serait pas d'avoir un passeport Palestinien mais de vivre aux USA, ou en Europe ! Enfin laissons. Il y a déjà eu des cas de ce genre, dans l'histoire. Il s'agissait de guerres, d'occupations, et le temps calmaient les révoltes. Mais dans un monde moderne cela passe par de longues négociations. En 1935 lorsque Ben Gourion, le jeune leader juif, a obtenu des gouvernements Anglais et Américain leur appui sur le principe de la création d'un état Hébreu en terre sainte en 1950, après une immigration conséquente, il a posé le problème. Il a, en chemin, oublié que c'est Napoléon qui, le premier, a poursuivi l'émancipation des juifs et assuré la liberté des cultes ! L'Europe, elle, aurait longuement négocié avec les pays arabes la création d'un état hébreux, sans installer une poudrière en Palestine ! Mais les anglo-saxons n'ont pas envisagé de négociations avec les pays arabes. Non, pas eux ! Ils ont forcé la main aux familles régnantes Jordaniennes, Syriennes. En sous-main le gouvernement des USA a, notamment, obligé la Jordanie, à céder un territoire, une bonne partie de la Palestine, à ce futur état. Arbitrairement Washington a décidé de la taille des territoires cédés ! Mais les habitants, eux ? Comment imaginez-vous une cohabitation entre les arabes et des juifs ? Ils sont cousins, certes, mais c'est vieux, si vieux. Par ailleurs les juifs qui sont allés s'installer là-bas, et qui continuent à le faire, hormis ceux du Maghreb ; qu'ils appellent les Levantins et qui sont souvent des petits, des tout petits, commerçants ; les immigrants donc ont un niveau de vie, de connaissances tellement supérieurs qu'ils prendront ; naturellement, il faut le dire aussi ; les rênes de ce pays. Ils le lanceront dans la vie moderne. Ils sont courageux, entreprenants, intelligents, et ils ont de l'argent pour financer leur installation, créer des entreprises. Cela paiera, forcément. Mais les Arabo-Palestiniens, eux, seront totalement largués, ils seront les parents pauvres, très pauvres. Ce déséquilibre est porteur d'un conflit, c'est évident. Rien n'est prévu pour donner à ce futur pays une chance de paix. Ne serait ce que l'accès à Jérusalem, par exemple. Chacune des parties voudra prendre le contrôle de la ville. Chacune a ses propres raisons, d'ailleurs. Le pire étant que Ben Gourion, lui-même, n'en demandait pas tant ! - Nous n'en sommes pas là. - Bien entendu mais l'échéance de 1950, pour la création officielle d'Israël, et les Anglais, qui laissent pourrir la situation en Syrie et profitent de leur influence en Jordanie, facilitent l'immigration, semble-t-il. A leur façon : les anglo-saxons d'abord ! - Vous ne seriez pas un petit peu anti-américain ? fit la jeune femme en s'amusant, maintenant. Il leva les mains en signe de reddition : - Bien sûr que je suis américanophobe, je ne suis pas un homme d'Etat, j'en ai le droit, d'autant que ce n'est pas une lubie. C'est vrai, en effet, je reconnais mon anti-américanisme. Mais pas si primaire que cela, je le suis devenu en étudiant l'économie internationale, en me frottant à la réalité écopolitique mondiale. A part la Rome antique je ne connais aucune civilisation qui ait autant exploité les autres nations du monde connu, que les EtatsUnis, depuis leur indépendance. Qu'ils nous doivent, d'ailleurs totalement, et pas anecdotiquement, comme il est de bon ton de le proclamer, là-bas ! Quand à l'Angleterre, sa façon de se comporter dans les colonies suffit à montrer combien elle avait de mépris pour les peuples du sud. Pas seulement eux, d'ailleurs, puisqu'en Angleterre on dit "aller sur le continent"; et non pas se rendre en Europe, ou en France, en Espagne, en Italie ; histoire de bien marquer qu'ils habitent une île, c'est à dire, à leurs yeux, un endroit qui a une autre valeur ! Pour le Président Fellow les USA incarnent le Monde, sont le centre du monde. Et celui-ci doit s'organiser comme il l'entend, lui Fellow, autour des Etats-Unis. Il fait monter une pression intolérable sur tel ou tel pays, jusqu'à ce que celui-ci craque. Le gouvernement US fait mine de lui accorder une aide économique et, en réalité, le force à ouvrir son marché aux produits américains. Savez-vous qu'il y a une étrange ressemblance entre les comportements américain et chinois ? Tous deux priment la domination sur les autres nations ! Le dollar, toujours le dollar. La crise financière de 1930, provoquée par plusieurs grosses banques US qui ont voulu détourner le marché, a ruiné le Monde. Le Monde ! L'Europe ne s'en est pas encore remise… Le gouvernement américain n'a pas encore été jusqu'à faire des guerres, disons… "préventives", mais il y viendra ! En Afrique, je pense. Un Président américain ne se soucie même pas de n'être élu, dans le meilleur des cas, que par 25%, de sa population ! Et c'est lui, lui et ses prédécesseurs, qui en portent la responsabilité. Les systèmes électoraux se changent, la Chine l'a bien fait et nous aussi, récemment. Je ne suis pas hostile aux Anglais ou aux Américains eux mêmes. Ce sont leurs gouvernements qui sont insupportables et qui manipulent même leurs propres populations… Qui les caressent dans le sens du poil. Les Américains ne sont pas fâchés de gagner ainsi pas mal d'argent, ajouta Edgar en riant de lui-même. On y revient toujours, avec eux… Mais je pense que leurs beaux jours sont en train de passer, à plus ou moins longue échéance. L'Europe n'a jamais exploité son potentiel, qui est, en réalité, beaucoup plus important que celui des USA. Par paresse, par manque de réalisme, par manque d'imagination de ses dirigeants successifs pour vaincre ses profondes différences, d'est en ouest. Notre Président actuel, lui, est conscient de ces choses et l'Amérique va déchanter, je pense, une fois que l'Europe aura pansé ses blessures, vaincu ses divisions politiques. Bien sûr il lui faudra du temps, ces deux terribles guerres lui en ont fait perdre beaucoup, mais c'est le sens de l'Economie mondiale, de l'Histoire. Une Histoire où l'Europe, à commencer par la France, a été le pilier de soutènement des USA. Les Etats Unis nous doivent tant ; leur existence même, je vous l'ai dit ; qu'ils ont contracté une dette morale, à l'égard de la France, donc de l'Europe, que rien ne pourra effacer. Une dette morale ne s'efface pas comme une dette d'argent, en versant l'équivalent au débiteur, un jour ou l'autre ! - Vous pensez ? s'étonna la jeune femme. - Mais c'est historique, voyons. Les Américains ne se souviennent que de La Fayette. Il y a eu bien autres choses. Les Etats Unis n'existent que parce que nous les avons aidés à des moments cruciaux. En 1776 Louis XVI, en France, a fait livrer gratuitement pour un million de livres de munitions aux armées de Georges Washington, totalement démunies, ou presque, et pendant l'hiver 1777 le même Washington, assiégé dans Morristown, affaibli, a été sauvé par l'aide de la France. L'année suivante la France garantissait, par un traité, l'indépendance des Etats-Unis. Ce qui a directement provoqué l'entrée en guerre de l'Angleterre contre elle, avec les soucis que vous savez. En 1778 une flotte française dirigée par l'amiral Charles-Hector d'Estaing fut envoyée pour bloquer les troupes anglaises dans le port de New York et dégager les insurgés. En 1780 la flotte de l'amiral de Grasse bloqua l'armée anglaise en Virginie l'empêchant de fuir par la mer. Toujours en Virginie le comte de Rochambeau et ses troupes faisaient face au général Cornwallis. Celui-ci fut ainsi amené à capituler en octobre 1780 et l'indépendance des Etats Unis était acquise. Ce sont des faits historiques, incontestables que le peuple américain a bizarrement oublié… Les USA nous doivent d'EXISTER ! Indirectement ils nous ont rendu service en donnant l'idée aux Québécois d'exiger leur Indépendance de l'Angleterre, ce qui a provoqué ce nouveau conflit pour les Anglais, mobilisé une partie de leur énergie, en vain puisqu'ils ont finalement dû donner son indépendance aux Québec, et a soulagé, plus tard, la pression que la Grande Bretagne faisait peser sur la France au moment où Napoléon lançait son projet de la Grande Europe. Et les Américains ont crû se libérer de leur dette morale en envoyant une flotte, UNE flotte, pas QUATRE, comme la France l'avait fait, devant les côtes Chinoise, en 1881, pendant la Guerre d'invasion ? Pour une fois ils avaient été assez malins et les navires étaient restés à la limite des eaux territoriales. Ce sont les Chinois qui ont perdu leur sang froid et ont attaqué pour livrer la plus impitoyable bataille navale de tous les temps. Qu'ils ont perdue. La quasi totalité de la puissance navale Chinoise a été coulée et les trois quarts des navires américains. Ceux ci ont eu plusieurs dizaines de milliers de morts avec les monstrueux cuirassés dont ils étaient si fiers, je le reconnais. Mais c'est aussi là que les USA se sont mêlés de ce qui ne les regardait pas. En poussant la Chine à fixer ses exigences d'un armistice, à l'Europe. De quel droit les USA se sont-ils mêlés de négocier les conditions ? Cela a finalement abouti à livrer à la Chine notre Mongolie du Nord et une monumentale dette de guerre en or ! Le Président Européen Fallope, "l'éléphant", aurait mieux négocié, sans peine ! - A ce propos, dit la jeune fille en faisant dévier la conversation devant la virulence des propos d'Edgar, et un peu larguée dans ce domaine purement historique, je n'ai jamais su pourquoi on l'avait surnommé "l'éléphant". Clemenceau : "le tigre", oui on en a assez parlé, mais pourquoi Fallope : "l'éléphant". Edgar fut pris d'un fou-rire qui lui secoua les épaules un bon moment, puis il mit la main devant sa bouche. - Oh, ne croyez pas que je me moque, c'est que c'est assez délicat à expliquer à une jeune femme, et c'est une plaisanterie de potache pas très malin… Ce sont ses ennemis politiques européens qui ont fait courir ce surnom. Fallope, l'éléphant, à cause de ses trompes… les trompes de Fallope… l'appareil génital féminin ! Il était très porté sur les femmes, disait-on ! Ce fut elle qui fut prise d'un rire inextinguible… On leur changea trois fois les bougies pendant la soirée et les deux personnes qui partirent, tard, du restaurant, n'étaient pas les mêmes que celles qui étaient arrivées beaucoup plus tôt. Ne serait-ce que la jeune femme qui avait ouvert des yeux effarés quand elle avait vu Edgar rire en secouant ses épaules comme un forcené. Néanmoins elle retint essentiellement ce qu'il lâcha brusquement, après qu'elle eut commenté ses propres études. Il dit soudain, à brûle pourpoint : - Lorsque je nous entends je suis émerveillé par l'intelligence humaine. - Je vous demande pardon ? fit-elle vivement, ne sachant pas bien comment le prendre. Il remua les mains machinalement. - Eh bien… Il y a des dizaines de milliers d'années, un de vos ancêtres ; peut être, mais peu importe ; était dans une grotte, pas loin d'ici, fit-il en montrant la côte est d'un geste vague. Ou très loin d'ici ; et, en regardant le feu où cuisait de la viande il l'a montré du doigt en prononçant un son. Simplement un son… Le lendemain ; ou un jour suivant, peu importe ; il ou elle, a refait le même geste et produit le même son. Et puis il s'est passé beaucoup d'autres jours, des tas de jour encore, avant qu'un de ses compagnons reproduise ce son en montrant le feu… Dans une autre grotte ; peut être très loin, peut être des années plus tard, peu importe ; un autre humain s'est frappé la poitrine en prononçant un son. Un son qu'il a répété avec le même geste dans les semaines ou les mois qui ont suivis, peu importe. Et la parole, le langage, est né ainsi, peu à peu enrichi, par d'autres hommes et femmes. Peut-on imaginer une plus extraordinaire preuve d'intelligence ? Ils ont crée le langage, de toute pièce, peu à peu, sans référence, sans rien ! C'est grâce à leur génie que nous parlons, ce soir ! - Qu'en savez-vous ? fit-elle ? Peut être ont-ils copié les animaux ? Il secoua la tête énergiquement comme pour effacer, anéantir même, cette hypothèse. - Non. Non pas du tout, pas du tout ! Parce qu'il y avait autre chose, derrière. La volonté de communiquer avec les autres. Sinon pourquoi imposer un même son pour une seule chose ? Ils avaient probablement ; comme les animaux, oui ; l'habitude de traduire des sentiments de base ; des impressions, plutôt ; comme la faim, la douleur, la soif, la colère, le sentiment amoureux, par des grognements. C'était atavique, pas réfléchi. Le son désignant le feu c'était autre chose, oh oui, bien autre chose. C'était construit, inventé, fabriqué. Peu importe si mon histoire n'est pas précisément vraie. Ca s'est passé pour ainsi dire de cette façon. Des éclairs de génie comme il y en a certainement eu bien peu dans l'Histoire des hommes… Chez les grecs anciens, peut être, qui ont commencé à comprendre l'astronomie en regardant, simplement en regardant, le ciel ! Sans le secours des tables de calculs arithmétiques. Qui ont inventé les règles mathématiques, physiques, ses lois, par la seule réflexion, sans le support de l'écrit, sans gribouiller des brouillons. Ils ont dû, d'abord, tout imaginer dans leur cerveau, avant de mettre quelque chose par écrit… Oui, ceux là ont été de la taille, peut être, de ceux qui avaient inventé le langage humain ? Aujourd'hui nous pensons qu'Einstein est un génie. Probablement, par rapport à notre époque où il y en a si peu. C'est Jankelevitch, le philosophe Français, qui a cette définition du génie : "un individu qui, dans sa vie, a UNE idée originale, et souvent PAS ENTIEREMENT". On dit, aujourd'hui que von Braun, le directeur des études de fusées, en Russie du nord, a du génie. Mais il ne fait que prolonger les feux d'artifice chinois, mis au point il y a si longtemps, son idée n'est pas entièrement originale… Non personne n'a approché le vrai génie des individus qui ont inventé le langage ! Elle le regardait sans savoir quoi répondre. Et quand elle l'eut quitté, après qu'il l'eut déposée à la caserne de l'armée de l'air, elle y repensa. *** Finalement Edgar fut convoqué à Kiev. Une voiture l'attendait, près des hangars de la base où un DC3 venait de se poser, au sud-ouest de la ville. Edgar, qui avait récupéré sa tenue de Commandant du Matériel, fut accueilli dans la capitale par un Lieutenant d'Etat-Major dans un uniforme impeccable tandis que la voiture, une de ces nouvelles Peugeot 403 qu'il n'avait encore jamais vues, était conduite par une jeune Sergent de l'Armée de Terre. Ce terrain militaire était assez loin de la capitale, qu'ils mirent plus d'une heure à atteindre. Il avait rendu son rapport sur la mission qui lui avait été confiée depuis quinze jours déjà et rien ne l'avait préparé à cette convocation d'urgence à Kiev, par avion militaire. La conversation avec le jeune officier d'état-major s'était bornée à quelques remarques sur la ville et sur le temps ! Ou bien le jeune gars n'était pas bavard, songea Edgar, ou bien sa présence ici était tellement secrète que l'autre ne voulait pas poser de question. Quand il reconnut les bords du Dniepr il commença à s'interroger. Mais en découvrant le Palais de l'Europe, cette fois il fut assez inquiet. L'oncle Edouard était-il au courant de tout cela ? Ils y pénétrèrent par le bas du parc, le long de la rive. Ils franchirent un poste de garde impressionnant par l'attention des soldats, armés, qui ne le quittèrent pas des yeux et entrèrent dans un long garage souterrain. Le Lieutenant, qui semblait connu, tendit une carte et Edgar dut montrer sa carte d'officier qu'on garda, puis il fut escorté dans le long et large tunnel qui n'en finissait plus ; sous les jardins probablement ; jusqu'à un ascenseur. Quatre étages plus haut ils débouchèrent dans un très large couloir fortement éclairé et le longèrent jusqu'à une porte à laquelle le Lieutenant frappa. Celui-ci le laissa entre les mains d'un Capitaine de Chasseurs en tenue de sortie, avec la bande brillante le long de la jambe de pantalon, la Croix de fer avec Lauriers autour du cou et deux Croix de Guerre sur la poitrine. - Voulez-vous me suivre, Commandant ? Je vais vous conduire chez le Directeur du Cabinet du Président qui souhaite vous voir, dit-il. Encore un voyage, court celui-ci, et il fut introduit dans une antichambre où une secrétaire lui sourit et lui dit : - Le Directeur de cabinet du Président vous attend, Commandant. Elle se leva et ouvrit une porte donnant sur un bureau, assez grand, encombré de sièges, comme si une réunion s'y était achevée récemment et que tout n'avait pas été remis à sa place. Pourtant quelque chose faisait penser que cette atmosphère était courante ici. Il régnait une impression d'activité permanente. D'ailleurs un canapé, dans un angle, avait visiblement une fonction de lit et un coussin gardait encore la trace d'une nuque ! Un homme, assez corpulent, chauve, aux traits asiatiques éclairés par un grand sourire vint à lui. - Iakhio Lagorski, se présenta-t-il. Bonjour professeur Rasmussen. Vous savez que vous incarnez le Hasard, la Providence, enfin toutes ces choses là, dit-il en passant une main sur son crâne nu. Abasourdi, Edgar répondit platement. - Vraiment ? - Venez, le Président a hâte de vous voir, maintenant, il nous attend, je vous conduits. Il l'entraîna en direction du large couloir par lequel il était venu et stoppa devant les portes d'un petit ascenseur gardé par un sous-officier des Chasseurs à cheval, en grande tenue, lui aussi, qui prit le garde-à-vous puis s'écarta poliment de trois pas, avant de se remettre au repos, cette fois. Edgar observait tout cela, assez impressionné. Evidemment il savait bien qu'ici, au Palais de l'Europe il y avait un cérémonial, un lustre, obligatoires, mais en être le témoin vous secouait un peu. - Personne ne savait qui vous étiez lorsqu'on vous a désigné pour cette enquête, poursuivait Lagorski. C'est le Grand Etat-Major qui avait procédé à la sélection des candidats. Et personne, hormis le Président et moi, n'est au courant du reste… de votre parenté, ajouta-t-il en baissant la voix. L'ascenseur arrivait, vide, et ils y entrèrent. Le Directeur de Cabinet poursuivit pendant la montée de plusieurs étages, leur sortie et un court morceau d'un autre très large couloir où un Sergent, de la Garde cette fois, était debout devant une porte fermée : -… En fait c'est le président qui a réagi en voyant la signature de votre rapport, le rapprochement m'avait échappé, je ne connais forcément pas tous les patronymes de votre famille. Je dois vous dire qu'il a d'abord été furieux. Il pensait qu'il y avait là quelque chose d'anormal, une sorte de coup monté, de complot ! Il s'est avéré que non, votre nom est sorti tout à fait par hasard, d'après les critères, très particuliers, qui avaient été exigés. J'avais demandé un officier supérieur du front sud, en précisant un certains nombre de caractéristiques sur son passé, son dossier. Enfin bref, vous avez été désigné par hasard, parmi d'autres, par les spécialistes chargés de ce travail. Rien ne pouvait leur faire deviner la parenté puisque les patronymes étaient différents. Mais rassurez-vous, le Président n'est plus en colère ! Ils entraient dans une vaste antichambre où un huissier en grande tenue, noire, assis à une table, se leva et dit : - Le Président vient de monter et vous attend, dans le salon de séjour, Messieurs. Boulov n'avait jamais pu s'habituer à dire simplement : un séjour, il mélangeait les deux expressions. Edgar était partagé. Une crainte idiote de gosse qui a commis une faute et la joie de revoir son oncle, tout bêtement. Lagorski se dirigea immédiatement vers un petit ascenseur qui les amena à l'étage supérieur, puis fit quelques pas, stoppant devant une porte à laquelle il frappa avant d'en ouvrir un battant. Ils pénétrèrent dans une vaste pièce aux teintes claires, lumineuses, chaleureuses même, avec de grandes fenêtres aux rideaux blancs, deux canapés installés à angle droit, et deux ou trois fauteuils de style, d'où l'oncle Edouard, vêtu d'un élégant costume croisé, gris à fines rayures blanches, se leva, posant un dossier sur une table basse, un grand sourire sur les lèvres. Il vint à eux et, au dernier moment, ouvrit largement les bras pour enlacer Edgar. - Bonjour mon petit, dit-il en le serrant contre lui. - Bonjour oncle Edouard, dit Edgar, ému. - Je vous laisse, fit la voix du Sénateur. - Non, non reste Iakhio. Le Sénateur Lagorski, qui est Directeur de cabinet de la Présidence, est aussi un véritable ami dans un monde politique où ce mot est souvent dénaturé, expliqua Meerxel en se dirigeant vers le coin aux canapés, près d'une petite table recouverte d'un plateau soutenant des tasses. Viens, viens t'asseoir, venez tous les deux. Boulov nous a préparé du café et du thé. Servez-vous de ce qui vous convient… Dis donc, l'uniforme te va bien, Edgar. Celui-ci fit une petite grimace. - Je m'en passerai quand même… en revanche, toi, oncle Edouard, quelle élégance, je ne t'avais jamais vu ainsi. Sur les photos de toi parues dans la presse je ne te retrouvais pas vraiment et je ne faisais pas attention à tes vêtements. Je suppose que je regardais le Président et pas mon oncle, dit-il avec un petit sourire ironique. Là, maintenant, je retrouve mon oncle et je ne le reconnais pas, dans ces vêtements ! Meerxel parut surpris et baissa les yeux vers son veston et son pantalon. - Tu me trouves ridicule ? - Non, bien sûr que non, au contraire… C'est seulement que je ne t'ai jamais vu aussi… prestigieux. Dans la famille on était davantage habitué à te voir dans tes costumes sombres, quand tu arrivais à Millecrabe et en pêcheur, ensuite ! En fait tu es très… représentatif. - Représentatif ? Ennuyé, Edgar eut un geste vague de la main. - Réflexion idiote, on efface tout et on recommence, tu veux bien ? dit-il. Meerxel hocha la tête et commença : - Je suis vraiment content de te voir, mon petit. Tu es l'une des premières personnes de la famille que je vois, depuis deux ans passés ; après ton cousin Charles Bodescu à sa fuite du camp de prisonniers… La famille me manque tellement. Je me rends d'ailleurs compte que c'est idiot. Il y a forcément des moyens discrets d'aller à Millecrabe. Je vais y songer. Y a-t-il du monde dans l'île, depuis le début de la guerre ? La tante Elise m'écrit parfois ; à mon ancienne adresse, d'ailleurs, c'est amusant, comme si elle était gênée ; le moins souvent possible, j'imagine, car c'est pour m'annoncer la disparition de l'un de vous. - Les garçons, non ce n'est pas ça : les mobilisés, en fait ; garçons ou filles ; qui ont une permission y vont souvent. C'est comme ça que l'on garde le contact, que l'on a des nouvelles, en dehors du courrier. On s'écrit tous, plus encore qu'avant, peut être, mais on est si nombreux qu'on ne peut pas écrire à tout le monde ! Et puis, comme toi, on redoute parfois de recevoir une lettre qui annonce la disparition de l'un de nous ! - Oui, je comprends ça… Comme la Première, cette guerre fait des ravages dans la famille… comme partout, bien entendu. Je connais la liste des Clermont qui sont tombés. Elle est toujours là, dans ma poche, fit-il en tapotant le coté de son veston… Mais parle-moi de toi. - Oh je suis un très modeste officier du matériel, tu sais. Pas le héros. - Héros, ce n'est pas la peine, ton travail est en lui même important. J'ai lu ton rapport. Bien fait. Alors il n'y a pas eu de complot ? - Non, oncle Edouard. Seulement un hasard, une malchance. J'ai beaucoup réfléchi, revu chaque témoignage, tout contrôlé, je ne vois pas comment un élément extérieur aurait pu intervenir. J'aurais pu quitter Bakou le premier soir de mon enquête, j'avais déjà les réponses. Tout est logique. C'est un hasard, un accident en quelque sorte. La personnalité de Hans Klummel n'est pas en cause ! Meerxel resta silencieux, hochant doucement la tête. - Je t'avoue que je préfère. De même que je préférais que cette enquête ait été faite par un inconnu. Pas quelqu'un des Renseignements, je dois devenir un peu paranoïaque, je suppose ! J'ai notamment apprécié tes conclusions. Tu ne te bornes pas au contenu de ta mission et ça m'a bougrement intéressé. Cette mission était, aussi, un coup de sonde, une sorte d'exploration… On a besoin, ici, d'un œil nouveau, de temps à autres. Je veux que tu me racontes tout, dans le détail, tes difficultés, tes observations, sur tout ce qui te vient à l'esprit, mais aussi la vie là-bas, dans les arrières du front sud, les gens, dans la rue, ce qu'on dit, tout…. Je suis assez coupé de la réalité, tu comprends ? Même lorsque je fais une inspection quelque part, bien entendu. On me montre ce qu'il y a de plus positif, je ne peux pas prendre au pied de la lettre ce que j'entends. Alors j'ai besoin de me rendre compte par personne interposée. Mais je ne peux pas le demander à tout le monde, besoin de connaître la personne, savoir comment elle juge les choses, afin de piocher ce qui m'intéresse dans ce qu'on me répond. Tiens, commence même par là et laisse venir les choses comme elles remontent à ta mémoire. Edgar approuva de la tête pour montrer qu'il avait bien compris le sens qu'il devait donner à ses propos et commença à parler de Bakou, du petit resto. Puis Meerxel ramena son neveu à sa mission proprement dite, lui demandant s'il avait rencontré des difficultés pour travailler ? - Pas vraiment de difficultés, en dehors des petites susceptibilités que l'on froisse à poser des questions en venant de l'extérieur. Pour ça le blanc-seing militaire que j'ai reçu m'a beaucoup aidé… Mais c'est un document qui fait peur, oncle Edouard ! Ou qui devrait faire peur, ce qui revient au même, finalement. J'espère que l'on n'en délivre pas trop souvent. - Vraiment ? Pourquoi ? Meerxel était intrigué. - Par le pouvoir qu'il donne. Il faut se méfier de ses impulsions. On jouerait facilement ou Tout-Puissant. - Tu crois que le principe est fâcheux ? Edgar tiqua et formula soigneusement sa réponse. - C'est compliqué. Non, le principe ne l'est pas… mais quand même… enfin je crois que l'officier qui le reçoit devrait être très préparé, moralement, entraîné à cela. Mis en garde, si tu veux. Je ne sais pas vraiment ce qu'il faudrait modifier, en vérité. Mais c'est vrai que le document donne la possibilité d'avoir des réponses quand on se heurte à des personnages importants, ou à des imbéciles. Il permettrait, c'est vrai, de parer au plus urgent, de prendre immédiatement une décision suspensive, avant que les responsables n'aient le temps de masquer les dysfonctionnements constatés. - Ca t'est arrivé ? - Oui, oh peu de chose, un Colonel directeur d'hôpital militaire. Je me suis efforcé de lui donner une petite leçon qui devrait suffire, je pense, rien d'officiel, je l'ai bluffé, si tu veux. Ca ne figure pas dans son dossier. De même l'uniforme d'officier de l'Etat-Major Général, sans grade, que je devais porter ne me paraît pas une bonne idée du tout. Psychologiquement il attire l'attention, la curiosité, en provoquant un mystère immédiat autour de l'enquêteur, qui serait plus à l'aise s'il était plus anonyme dans le milieu où il doit évoluer, avec des galons de Commandant ou de Colonel, par exemple, ou même s'il était en civil. C'eut été ça l'anonymat pour cette mission. Et deux documents, peut être. Celui que j'ai reçu, qui ne serait qu'un recourt ultime, à éviter d'utiliser. Et un autre, plus modeste, mais lui permettant de réquisitionner des individus ou du matériel. Son oncle le regarda longuement. - Ce que tu me dis là me montre avec quel soin il faut choisir ces enquêteurs spéciaux. Mais sur le principe, quel est ton avis ? Attends… il faut que tu connaisses l'ensemble de la question. Mon idée est de créer un corps d'enquêteurs militaires, habilités à faire des investigations dans n'importe quelle région, dans n'importe quel domaine. Poser des questions, exiger des réponses immédiates, sous peine d'incarcération sur le champ, au besoin. Tu vois il s'agirait d'hommes ayant des pouvoirs extrêmement importants et je ne sais pas si c'est réaliste ou si je rêve. Donc ta mission était exploratoire. Edgar Rasmussen siffla longuement entre les dents avant de se reprendre, un peu confus. Puis il se lança. - Dans l'esprit, sur le papier, si tu veux, ce principe est bon, oncle Edouard, très bon même. Mais surtout sur le papier ! Que des gens puissent poser des questions et exigent des réponses me semble sain. On tombe, quelque fois par hasard, sur des problèmes réels qui ne remonteraient peut être jamais, autrement. Il y a des hommes, isolés, qui sont de véritables tyrans dans leur petit monde. Mais les gens qui feraient ce travail, alors là… comment te dire ? - Bon, on y reviendra, prenons notre temps et voyons les choses dans l'ordre, parle-moi déjà de ces Escadrons de gens mal fichus. - Leur affectation sur un secteur moins agité que celui d'où ils sont retirés n'est pas bon, Oncle Edouard. Ils perdent confiance en eux, ne se remettent pas vraiment de leur état de fatigue, physique et morale, ont l'impression qu'ils sont devenus des pilotes de seconde zone, de second ordre, dans lesquels l'Armée n'a plus confiance. Je crains qu'en revenant dans des coins chauds ; ça arrive tôt ou tard ; ils n'éprouvent un sentiment d'infériorité, l'impression d'être méprisés, et qu'ils commettent des erreurs, soit pour retrouver l'estime des autres, soit parce que leurs nerfs craquent définitivement. Ils risquent d'être rapidement abattus. Or ils ont une expérience trop précieuse pour la gâcher, sans leur donner le temps de la transmettre. Je crois de plus en plus que la transmission de l'expérience est un domaine trop négligé, pas seulement dans la vie civile, où cela crève les yeux, mais aussi dans l'Armée. - Il faudra que tu m'écrives quelque chose sur l'aspect civil dont tu viens de parler, dit son oncle en réfléchissant. Mais en attendant : ton avis ? - Ce n'est pas mon domaine… je ne suis pas le plus apte… enfin je crois qu'ils devraient avoir le même sort que les unités retirées du front après un tour d'opération normal. Qu'ils aient un assez long repos, pas de distinguo sur l'origine de cette mise au repos. Et ensuite qu'ils soient ventilés dans des Escadrons courants. Mais qu'on ne les regroupe surtout pas, qu'ils ne restent pas entre eux, et sur de vieux avions qui les confortent dans cette idée de médiocrité ! Plus nous irons dans cette guerre plus d'hommes auront les nerfs fragilisés. Ils ne sont pas méprisables pour autant. Une blessure où le sang coule ou une blessure morale, nerveuse c'est la même chose. Ils devraient aller au repos et subir un réentraînement normal. Le même laps de temps, ou plus long, selon leur degré de convalescence, si tu veux. Certains d'entre eux feraient certainement d'excellents instructeurs, théoriques ou en vol, pendant un temps, dans les bases d'entraînement. Le temps qu'ils se refassent une santé. Et s'ils ne guérissent pas totalement qu'ils restent instructeurs, leur expérience du combat enrichira les jeunes pilotes. En fait ce que je dis là vaut aussi pour d'autres formes de combattants, je pense. Il faut tenir compte du degré d'usure des gens en première ligne. Tout le monde n'a pas la même façon de réagir au stress, et celui-ci n'est pas le même selon les secteurs de combat, même voisins, je suppose. Il n'y a pas de jugement à porter, pas de règle… Oh je me suis laissé aller, pardonne-moi, Oncle Edouard. - Ce que tu dis là est intéressant, Edgar. A ma connaissance on n'avait pas introduit cette notion d'usure nerveuse. Ou pas officiellement. Nous allons y réfléchir. Et ce radar ? - Manifestement il n'y en a pas assez dans certaines régions. Mais j'imagine que tu sais cela. Dans des endroits sensibles comme la frontière Iranienne il devrait y en avoir davantage, compte tenu du coté stratégique de l'oléoduc. La rupture de celui-ci représente infiniment plus que le prix d'une installation supplémentaire. Je sais bien que tous les fronts doivent en réclamer, mais il faut en fabriquer davantage, l'ordre d'urgence, l'enjeu, n'est peut être pas assez examiné. Le front sud sans carburant demanderait d'être ravitaillé par bateau, depuis Odessa et, au-delà du coût plus important, nous perdrions des hommes et du matériel en le faisant. J'ai l'impression, vu de l'extérieur, que la situation est mal jugée, évaluée. Peut être pas par les bonnes personnes, en tout cas. A propos de ces installations… Il aborda la station radar de la côte, disant combien il avait été choqué de ce qu'il avait entendu sur son implantation. Prenant quand même la précaution de citer les réserves du radariste. Apparemment son oncle ignorait tout de ces questions là et il prit quelques notes, rapidement, ne voulant pas faire venir Biznork. Il revint ensuite au nombre de stations et du classique argument du coût de ces installations. - D'un point de vue de gestion économique il y a, à mon avis, une erreur d'appréciation, affirma Edgar. - Le professeur de Sciences Economiques revient ! fit Meerxel avec un demi-sourire. - Ces installations coûtent très cher, professeur, intervint Lagorski, c'est un fait incontournable. Edgar était plus à l'aise, maintenant, ils étaient dans son domaine et sa réponse vint facilement : - Tout coûte cher, Monsieur le Directeur. Dans une situation économique alpha, il ne faut pas prendre seulement en compte la dépense immédiate mais les profits, dans tous les domaines, financiers, stratégiques, politiques, humains ou autres, que l'on peut en tirer à moyen et long terme. Si les banques ne raisonnaient pas ainsi elles ne prêteraient jamais d'argent à des gens qui débutent, n'ont pas fait leurs preuves, et il n'y aurait eu aucun progrès industriel. L'argent frais étant insuffisant à entreprendre un projet, au niveau auquel il peut réussir. Par ailleurs, en cas de guerre l'économie d'un pays est dans une position particulière où les règles de concurrence du marché ne jouent plus de la même manière. D'une façon générale une production peut changer totalement d'aspect selon les circonstances. Un Etat peut parfaitement s'endetter momentanément sur le marché intérieur à condition qu'il ne dépasse pas certaines limites acceptables sur le marché extérieur, international. Regardez la Première Guerre continentale. Le Président Clemenceau n'a jamais connu de difficultés dans ce domaine. Le gouvernement a pu financer toutes les recherches, les fabrications extrêmement coûteuses d'armement. L'aéronautique, les blindés, étaient nouveaux, exigeaient de partir de zéro et ont coûté très, très cher. En vérité les difficultés économiques sont apparues après la guerre, avec la dette de guerre sur les matières premières dont le paiement immédiat a été imposé par les Etats-Unis. C'est là que le déséquilibre est apparu, là que nos financiers se sont terriblement trompés, alors que la machine devait se réadapter à une nouvelle situation, se réorganiser entièrement. Mais c'est la politique du gouvernement qui a posé le problème, pas l'Economie de l'Europe. C'est là que Bodjik, le successeur du Président Clemenceau a loupé le coche. En acceptant le couteau qu'on lui mettait sous la gorge. Pour l'instant une surfabrication d'installations radar, la formation des personnels, seraient acceptable d'un pur aspect de gestion économique, parce qu'il y en aura d'énormes prolongements après guerre. J'ai appris que ces radars donnent une très grande sécurité aux approches des aérodromes et j'imagine qu'on en équipera systématiquement les aéroports civils. Il faudra bien trouver les spécialistes quelque part ? Je pense même que le nombre d'analystes radar militaires que nous formons ne suffira pas pour le début du temps de paix. Les Américains vont bien le comprendre, soyez-en sûr, ils feront des ponts d'or à nos techniciens pour venir enseigner ou travailler chez eux. Il y eut un silence. - J'avais oublié combien tu n'es pas tendre avec les Américains, fit Meerxel avec un rire dans la voix. - Ils ne pensent qu'aux affaires, je les vois de la même manière, oncle Edouard. Pas de sentiments. A étudier l'économie dans le monde je n'ai jamais trouvé de circonstances où ils aient agi gratuitement. Partout ils ont su ; je reconnais que c'est une force ; retirer des avantages économiques de leurs interventions hors de leurs frontières. C'est ainsi qu'ils ont bâti leur puissance internationale. Leurs hommes d'affaires sont assis sur la même chaise que leurs diplomates. Cette fois Lagorski rit aussi. - Dans cette enquête que tu as menée, reprit le Président en revenant au sujet précédent, il y avait autre chose, sous-jacent. Une chose qui nous trotte dans le crâne, au Vice-Président et à moi, depuis quelque temps déjà. Une application de ces enquêtes dont nous parlions tout à l'heure, mais aux temps de paix. - Des Enquêteurs… "Fédéraux ?" demanda Edgar, subitement effrayé. - Des Enquêteurs Fédéraux ? répéta Meerxel songeur… Oui on pourrait les appeler comme ça. Les mots sonnent bien. Des hommes intègres, en tout cas, capables d'enquêter dans n'importe quel domaine. Avec assez de pouvoirs pour obtenir des résultats. - Crois-tu pouvoir trouver beaucoup d'hommes de ce genre ? intervint Lagorski en faisant la moue. - Je ne sais pas, peut être faudrait-il en former ? En tout cas l'idée m'intéresse. Surtout l'aspect du champ d'investigations illimité. Enquêter sur un homme politique, sur une grosse transaction immobilière, sur les accords entre groupes d'intérêts unis dans un grand projet, sur les pratiques dans tel ou tel marché, ou sur les applications d'un règlement ou d'une loi, ici ou là, son détournement éventuel par un individu détenteurs d'un pouvoir local, politique ou non… enfin des choses comme ça. Personne ne serait à l'abri des recherches. Je veux y réfléchir encore. - Le risque est de déborder sur un Etat autoritaire, dirigiste, ou policier, remarqua Edgar. C'est une question d'hommes, qui pourraient constituer un contre-pouvoir puissant, avec des dossiers brûlants. Oh oui, des dossiers ! C'est ce qui m'effraie le plus, a priori. Tu imagines combien un arriviste, ambitieux, pourrait se constituer de dossiers, en étouffant des affaires ? Il pourrait faire chanter les plus puissants… Et je ne vois pas comment parer à ce danger… Mais tu sais tout cela, oncle Edouard… Il y eut un silence qu'Edgar rompit en reprenant la parole : - … Peut être faudrait-il dédoubler les responsabilités ou les pouvoirs des enquêteurs, continua-t-il sans regarder personne, avant de songer aussitôt que cela ne le concernait pas. Puis il se reprit et secoua vigoureusement la tête, ne se rendant pas compte que le ton de sa voix s'élevait au fur et à mesure de sa réponse. - Non, tout ça ne va pas ! Ce n'est pas parce que je suis ici, au Palais de l'Europe, que je dois tout approuver… Pardonne-moi, oncle Edouard mais ça doit sortir ! L'expérience des derniers jours me le montre, l'idée est apparemment bonne mais c'est ce que nous appelons, dans notre monde économique, une "fausse bonne idée"… Les plus dangereuses à cause de leur séduction. On veut absolument trouver le moyen de les mettre en application, on s'aveugle sur leurs dangers, sur les dérapages évidents, tôt ou tard. On ne peut pas se résoudre à les oublier ! Il est impossible, IMPOSSSIBLE de trouver des hommes dont le métier, toute la vie, ou même une partie seulement de celle ci, leur donnera un tel pouvoir. C'est trop tentant, il faudrait des saints, c'est leur tendre un piège que de les amener là. Des hommes intègres à ce point, ça n'existe pas, ça n'existe pas ! Jamais on ne pourrait avoir confiance en eux. Il ferait, eux mêmes, l'objet de pressions intolérables, de la part des gens dont ils s’occuperaient, des pressions sur leur famille… on peut tout craindre. Il y aurait trop de puissance trop de risques pour d'autres, entre les mains d'un seul homme ! Il faut abandonner ce projet, l'abandonner vite, il y a un danger, derrière ! Un vrai danger. Lagorski parut impressionné, gêné par la sortie, la colère du Commandant et regarda Meerxel, appréhendant un éclat. - C'est ce que tu penses, Edgar ? - Oui, Monsieur le Président, répondit son neveu, ce projet est infiniment dangereux. La Fédération en serait atteinte, j'en suis sûr, tôt ou tard. Une République, n'importe laquelle, un Etat démocratique, en mourrait peut être ! Meerxel n'avait jamais imaginé qu'un membre de sa famille lui dirait un jour "Monsieur le Président". C'est le mot, surtout, qui le fit réfléchir. Il avait de l'estime pour son neveu. Edgar était équilibré, c'était un universitaire brillant, il savait se servir de son cerveau, raisonnait bien et son opinion était digne d'intérêt. En outre c'est lui qui venait de vivre cette expérience ! La pensée qu'il avait été amené à l'appeler ainsi pour lui faire comprendre l'importance de son propos ; s'adressant au Chef de l'Etat et non à l'oncle ; lui montra combien le jeune homme voulait être convainquant, combien il y apportait d'importance. Il se leva et commença à marcher. Mentalement il remit tout à plat, réévaluant les arguments du jeune homme. En réalité il n'y en avait qu'un seul : trop de pouvoir. Et, cette fois, ça lui sauta aux yeux ! Il observa encore un moment, son neveu, Edgar soutenant son regard. Alors Meerxel vint se rasseoir, s'enfonçant contre le dossier de son fauteuil, lui sourit. - Il n'y aura pas de corps d'Enquêteur Fédéraux, finit-il par lâcher, prenant ainsi sa décision, tu m'as… convaincu, Edgar… L'idée me plaisait bien, c'est vrai. Il y a tant de choses, d'inégalités à redresser, mais je n'avais pas envisagé les pressions dont ces hommes seraient victimes. Je suppose que j’ai fait là un transfert, je m'imaginais, détenant ces pouvoirs et faisant des enquêtes sans jamais rien lâcher ? Zorro, en somme ! Il eut un sourire léger pour se moquer de lui-même et Lagorski souffla, intérieurement. La crise était passée et il connaissait suffisamment son ami pour savoir qu'il avait dit vrai, il n'y aurait jamais d'Enquêteurs Fédéraux. Ils bavardèrent presque une heure encore, essentiellement de Millecrabe et de la vie courante, à Bakou, jusqu'à ce qu'Edgar paraisse de plus en plus nerveux et Meerxel lui posa la question. Cette fois Edgar plongea : - J'ai envie de te tenir au courant d'un projet, assez nouveau, une idée nouvelle, en tout cas, sur laquelle je travaille depuis des mois, oncle Edouard. Mais ça n'a rien à voir avec la situation présente, ni ma mission, ni même l'état de guerre… - Et bien profite de l'occasion, mon petit, va. - Voilà, il s'agit de l'économie mondiale… - Je t'écoute, fit Meerxel, un peu surpris quand même. - Comme tout le monde j'ai lu dans la presse comment le Brésil et l'Argentine étaient pieds et poings liés devant des intérêts privés Américains en raison de prêts importants. Je prends cela comme exemple… Edgar se sentait mieux et retrouvait, inconsciemment, son ton de professeur, dans un amphi plein d'étudiants. - … Le problème vient de ce qu'il n'y a que deux interlocuteurs et qu'ils sont dans des positions de domination et de dépendance. Le prêteur, quel qu'il soit, état ou Groupe d'Intérêts Economiques, est en position d'exiger, soit le remboursement de la dette, soit de contraindre l'emprunteur à des concessions dans n'importe quel domaine. Une forme d'usure. Il s'interrompit surveillant le visage de son oncle qui l'écoutait attentivement. Rassuré il poursuivit : - Dans le milieu économique mondial il n'y a aucune règle. Prête qui veut, dans des conditions au choix des deux parties. J'ai imaginé la création d'un organisme économique mondiale, un organisme de prêts, de gestion, indépendant des Etats, dirigé par des spécialistes de toutes les origines, de toutes les nationalités, surtout, leurs qualifications tenant lieu de critères de choix. Je l'appelle la Banque Internationale. Si tu veux, tous les Etats membres mettent la main à la poche, et laissent des fonds à la disposition de la Banque Internationale, à laquelle s'adressent les emprunteurs. De préférence des Etats mais, au besoin, des gros Groupes d'Intérêts Industriels ou Economiques ayant reçu l'aval de leur gouvernement, et présentant des garanties, bien sûr. - Une Banque Internationale, fit Meerxel en se levant une nouvelle fois et en commençant à marcher, de long en large, la tête baissée. Ca c'est en effet une idée nouvelle. Un organisme totalement indépendant des Etats, dis-tu ? - C'est absolument nécessaire, oui. Des économistes de réputation mondiale, indépendants de leurs gouvernements respectifs. Installée en pays neutre, en Irlande, peut-être, ou en Suisse ; l'Irlande présentant, psychologiquement, davantage de garanties, pour l'étranger en raison de son éloignement de l'Europe ; afin de bien marquer l'absence de sujétion. L'un des avantages serait que la Banque se tienne au courant des problèmes mondiaux et utilise, en permanence des analystes, appartenant à son personnel, de préférence, pour connaître dans le détail, la situation, les évènements économiques de tel ou tel pays et fassent des synthèses à l'échelon mondiale, dans tous les domaines. Qu'une épidémie surgisse quelque part, qu'une famine survienne ailleurs, des récoltes surabondantes, ici, insuffisantes, là, et elle pourrait intervenir en proposant des prêts, des subventions, des aides, analysant les conséquences, facilitant les contrats, servant de liens, en somme. - Ce qui l'amènerait, néanmoins, à avoir une action politique, lâcha Meerxel, simplement en se tenant au courant de la situation économique des pays, en ayant accès à des documents économiques, en faisant des enquêtes sur place. En fait tout dépendrait de son organisation, des limites d'interventions et de la garantie d'indépendance de ses membres, de sa direction. Parce qu'elle manierait des informations de première importance, d'un point de vue international, non ? - Oui. J'ai beaucoup travaillé dans ce sens, dit Edgar. J'ai mis au point des méthodes d'investigation, des calculs, de recherche de paramètres vraiment incontournables. Je pense avoir trouvé la parade à l'ingérence que pourrait manifester tel ou tel gouvernement. Simplement en mettant à la disposition des états membres les mêmes informations, en leur donnant accès aux résultats des enquêtes, des rapports de prospectives économiques, sous peine de se voir refuser des prêts dans l'avenir. Tout le monde ayant accès aux mêmes informations, les pays membres seraient sur le même pied, personne ne pourrait entamer une offensive économique contre tel ou tel. Meerxel continuait à marcher en silence. Il finit par stopper et regarda son neveu. - En réalité la vraie difficulté serait de rassembler pratiquement toutes les nations du monde. - Oui, toutes, en fait, notamment les plus petites. Ce doit être un organisme international. Et les plus difficiles à convaincre seraient peut être les grandes nations. Le Président rit doucement. - Bien sûr, tu leur enlèves leur gâteau ! Mais les petites nations sont très nombreuses, elles pèsent un poids certain, dans le monde. En les groupant, les informant, elles placeraient les grandes nations au pied du mur, celles-ci trouveraient difficilement une raison plausible de se défiler. Ton idée me plait, Edgar. Tu as un dossier ? - Oui, j'y ai beaucoup travaillé, je te l'ai dit. Je n'ai pas encore tout prévu du détail, j'en suis resté, dans certains domaines aux grandes idées, aux principes, aux aspects de techniques économiques et de gestion, il faudrait que je puisse travailler tout cela avec des avocats d'affaires internationaux, des techniciens de politique étrangères, pour anticiper des objections, des astuces, qui auraient pour but de détourner des fonds ou les faire attribuer à des domaines ne concernant pas directement l'économie. Mais j'ai un dossier assez avancé. - Peux-tu le faire parvenir à Iakhio, ici ? Non, attends… le projet a une telle importance pour le pays que j'aurais bien envie de te prélever à ton affectation actuelle pour que tu y travailles à Kiev, à plein temps tu comprends, avec les collaborateurs dont tu aurais besoin. Non pas dans un cadre gouvernemental mais technique, un département à part du Matériel, où tu serais affecté en qualité de militaire. Il y a là un petit trucage mais sans importance. C'est une grande idée, que tu as eu, plus réaliste que la vieille Société des Nations de Wilson et Clemenceau. Une idée qui permettrait à l'Europe, après la guerre, de prendre une dimension nouvelle. C'est à cet instant que Boulov frappa et entra dans la pièce, informant le Président que Madame Stavrou rappelait au Président le rendez-vous suivant. Avant de laisser partir Edgard, Meerxel demanda à son neveu de réfléchir à sa proposition et de donner sa réponse à Iakhio. Le Commandant songea à Bahzar regretta de ne pas rester près de Bakou, parce que le projet de son oncle le séduisait singulièrement. Et puis il se dit que les connaissances que la jeune femme avait de l'islam, des réalités économiques pourrait l'aider, peut être accepterait-elle une mutation pour travailler avec lui… Dans l'après-midi Lagorski eut l'occasion de revoir Meerxel et lui posa la question : - Tu ne veux toujours pas envisager la possibilité d'utiliser ton neveu près de toi, ici, au Palais même ? Meerxel secoua la tête. - Non, pas au Palais. Pourquoi lui et pas un autre ? J'ai une famille trop nombreuse, Iakhio. Mais après la guerre… je ne sais pas. Son idée de Banque Internationale me plait beaucoup, c'est un premier pas vers la création d'organismes internationaux, indépendants des gouvernements. L'idée est de lui et il sera juste qu'il participe à sa réalisation. Il y aura des élections, après-guerre, et qui peut dire ce qu'il en sortira ? En revanche je m'interroge à propos d'une idée découlant indirectement de la mission d'Edgar. Il n'est pas seul dans son genre et il serait peut être utile d'avoir de jeunes collaborateurs, intelligents, en qui avoir une totale confiance. Des messagers du Président et non pas des investigateurs. Des garçons de caractère, qui iraient délivrer des messages, officiels ou non, plus souvent officieux, je pense, à tel ou tel personnage d'un gouvernement étranger, ou tel Président d'une République d'Europe ? - Et les ambassadeurs ? Pour l'étranger c'est leur travail. - Je pense à des missions beaucoup plus ponctuelles, confidentielles, non officielles surtout, sans pouvoir de négociation, des magnétophones à pattes, davantage observateurs, si tu veux, accomplissant une tâche très… j'allais dire secrète. Non c'est messagers confidentiels le mot qui convient. J'aurais aimé disposer d'individus de ce genre lors de l'affaire des prisonniers, l'an dernier. Ca n'a rien à voir avec les Enquêteurs Fédéraux, rassure-toi. J'ai abandonné cette idée là. - Et tu les trouves comment, tes messagers ? - C'est la difficulté, bien sûr. Il faut étudier des dossiers à partir de critères généraux, la moralité, le type et le niveau d'études, le profil des individus, et puis le hasard, une conversation, une rencontre. Il ne serait pas nécessaire d'en avoir beaucoup et je les verrais bien sous ton contrôle. Il faut réfléchir à cela. Il n'y a pas d'urgence, c'est une idée, juste une idée. Dieu qu'il y aura de choses à faire après la guerre ! Ne serait-ce que prévoir le bébé boum. - Le quoi ? - Oh j'appelle ça le bébé boum parce que ça m'amuse. Il s'agit de l'explosion de la natalité. C'est ainsi après chaque guerre. Ce n'est pas nouveau. Une façon pour les citoyens de se rassurer est de faire des enfants. Beaucoup. Parce qu'il y a soudain un grand nombre d'hommes dans le pays, sexuellement frustrés. Et qu'ils ont des appétits égaux à ceux des femmes, depuis des années. Tout ça est naturel. Sans parler des jeunes filles qui n'ont pu attendre… Donc pendant quelques années les naissances doublent ou triplent ! Mais les anciennes structures sont dépassées, à tous les niveaux. Donc je veux prévoir cet évènement et avoir du personnel et des gens pour y faire face. De même il faut prévoir des écoles maternelles, des collèges, des lycées, des facultés. Et je voudrais que l'on s'inspire de Heidelberg, la vieille ville universitaire allemande… Et des professeurs, aussi, il n'y a jamais assez de ceux-ci. Les classes deviennent surchargées avec trop d'élèves pour un enseignant. D'ailleurs j'ai l'intention de beaucoup changer les choses dans ce domaine. D'une manière générale les enseignants ne sont pas suffisamment payés eut égard à leur importance dans la nation. Ce sont eux qui "fabriquent" nos scientifiques, nos avocats, nos artisans, plombiers ou électriciens, nos chercheurs et, surtout, modèlent la conscience, la morale, des élèves et des étudiants. Sans notre conscience, Iakhio nous aurions depuis longtemps été vaincus. Or les professeurs ont perdu de leur importance dans la population. Ces n'est plus un but d'enseigner. Des professeurs gagnent parfois moins que leurs propres élèves l'année suivant la fin de leurs études ! Je veux construire de nouveaux collèges, faire en sorte que les enseignants soient estimés, reconnus, admirés. D'autant qu'il va en falloir beaucoup, dans les années à venir. - Justement, puisque tu en parles, que comptes-tu faire ? Un ancien Président ne peut pas redevenir Sénateur, pas plus qu'être engagé par un Groupe, avoir une fonction privée. L'Etat lui verse une pension très confortable et il a de quoi vivre mais que faire de sa vie ? Tu es encore jeune, que feras-tu ? Meerxel le regarda comme s'il avait prononcé une incongruité. - Alors ça, je n'en sais fichtre rien, mon vieux ! C'est vrai que les anciens Présidents étaient assez âgés… La retraite de Président est confortable, en effet, mais ce ne sont pas les revenus qui comptent dans ce cas. Di Francchi et d'autres ont écrit leurs Mémoires, mais ça n'occupe pas des années… Vraiment je n'y ai jamais pensé et ça ne me paraît pas encore le moment, non ? Mais, à la réflexion, un poste dans un organisme comme cette Banque Internationale me plairait assez… Voilà que je deviens prétentieux, dis donc ! Et puis on n'a pas encore gagné. ** CHAPITRE 19 Le début du printemps "1948" Les nappes de brouillard commencèrent à se former vers 16:00. Il ne faisait pas froid pour cette période de l'année ; à cette latitude plus au nord que Moscou ; mais humide. Très vite les nappes s'épaissirent au point que l'on ne voyait pas à plus de quelques mètres, sur la ligne du front nord. Un léger, très léger vent soufflait de l'ouest. Pas assez fort pour dissiper le brouillard mais le transformant en nuages épais qui se dirigeaient vers les lignes chinoises. Avec cette température insolite la neige, commençait à fondre par endroit, depuis la veille, avec plusieurs semaines d'avance. Mais tout le monde pensait que c'était un petit redoux passager. Antoine venait de franchir l'ouverture basse, sortant de la casemate qui abritait le PC du 291ème Corps Franc, rejoignant Bodescu en train de replier une lettre qu'il enfouit dans une poche de poitrine de sa tenue de combat. - Des nouvelles ? fit le jeune homme. Le Commandant hocha la tête avant de répondre, après quelques secondes : - Deux lettres… Le cousin Franck Delanot, le marin. - Il va bien ? - Il était "pilote" sur une Frégate qui a été coulée dans l'Océan Indien. Il a dérivé sur un canot pneumatique de sauvetage avec une quinzaine de matelots… Mais il s'en est tiré. Seconde fois que ça lui arrive. Déjà quand il était embarqué sur une Corvette il avait été torpillé, dans l'Atlantique sud. - Il y a des pilotes sur des Frégates ? - Non, dans leur langage il paraît que c'est l'Officier chargé de la navigation. Enfin lui au moins s'en tire… Antoine jeta un regard à son ami. - Tu peux me dire l'autre truc ? Bodescu avait le visage tourné vers le sol. Il se racla longuement la gorge. - Un jeune cousin, Yves Boukine, tu ne l'as pas rencontré… Il était pilote, Armée de l'air, lui, sur je ne sais plus quel engin de… Enfin la tante Elise me dit qu'il a été porté disparu au combat, en Sibérie. Antoine ne répondit pas. Il savait que Charles n'attendait aucun réconfort parce qu'il n'y en a pas. Il n'y en a jamais, dans ces cas là. - Tu n'as pas eu de courrier ? finit pas dire celui-ci. Hochant la tête Antoine fit un pas sur le côté. - Véra me dit que sa station radar est souvent bombardée et qu'elle devient très bonne à la course pour gagner les tranchées ! - Elle te dit ça ? Mais… c'est un truc à te flanquer la frousse. Je ne comprends pas comment elle peut… - Véra ne ment jamais, le coupa Antoine. Même pour des choses comme ça. Jamais ! C'est pour ça que… Il ne termina pas mais c'était inutile. Charles savait qu'il s'était passé quelque chose entre eux, durant leur rencontre, à Kiev, puis à Millecrabe, quand ils revenaient du camp de prisonnier. C'était le pire moment, après l'épisode de Macha, et pourtant ils s’étaient trouvés, tous les deux. Depuis ils s'écrivaient. Antoine ne disait rien de ces lettres mais n'en cachait pas l'existence et Charles respectait son silence. Antoine était encore convalescent dans ce domaine. Labelle apparut dans l'embrasure du PC. On avait l'impression qu'il avait encore élargi, au stage Corps Franc. Parfois Antoine disait de lui, en souriant : le "monstre". Sa bouille de gamin se transformait en visage d'homme dur, mais il avait toujours ses rires soudains d'adolescent. Ce type était perpétuellement de bonne humeur, cette bonne humeur qui les avait tous soutenus, dans les camps. Une partie des taches de rousseur qui couvraient son nez et le dessous des yeux disparaissait. Il frissonna en rejoignant les deux autres Officiers. - Pas froid, mais c'est vraiment un temps de vieux grichoux, fit-il. - Allons bon, encore un nouveau mot, répondit Antoine, amusé. - Oh ! Un grichoux c't'un vieux gars mal embouché, toujours de mauvais poil… Vous savez c'que je vais faire après la guerre, ajouta-t-il soudain. J'vais m'sucrer le bec avec d'la tire d'érable ! La plus grande tire qu'on ait jamais vue. - Hein ? Ses deux amis avaient réagi en même temps. - Bien sûr, v'connaissez pas ça, ici. Son visage s'était éclairé. - Imaginez un peu… Vous chauffez du sirop d'érable encore frais et vous l'versez sur un tapis de neige posé sur une table ! Après y a plus qu'à déguster. Chez nous, les gamins en mangent, dans les camps d'vacances, d'hiver. Antoine se dit que ce type resterait toujours le gamin qu'il avait devant les yeux et secoua la tête… Il avait une profonde amitié pour le grand Québécois. Pas la même que pour Charles, mais une véritable amitié, qui allait au-delà des souvenirs de combattants. - Alors tu veux vraiment pas que je t'accompagne, Lieutenant Antoine ? reprit Léyon. Ca remontait aux camps. Antoine était encore son chef direct, il n'avait jamais pu s'habituer à l'appeler simplement Antoine, hors du service et continuait d'utiliser cette formule : "Lieutenant Antoine !" Sans tenir compte de son nouveau grade. - Pas question, répondit Charles, de son ton de commandement. Tu commandes votre compagnie en son absence. Antoine leva la tête vers le ciel, comme s'il évaluait l'épaisseur du brouillard. Charles et lui n'avaient plus rien de ceux qui avaient fait connaissance, trois ans plus tôt. Tout deux avaient pris du poids et des muscles. Les épaules étaient plus larges, leurs jambes, les cuisses surtout, s'étaient musclées considérablement. Le visage de Charles Bodescu affichait les mêmes rides qu'auparavant, autour de la bouche, mais elles s'étaient creusées et on ne trouvait plus trace de cette ironie, sous-jacente auparavant. Son humour ne s'exerçait plus qu'en particulier, avec Antoine, Labelle ou quelques anciens. Le visage d'Antoine aussi montrait que trois ans de guerre étaient passés par là. Son regard, surtout, toujours en éveil, observant sans cesse ce qui l'entourait. Comme pour trouver une échappatoire au cas où il serait en danger. Même lorsqu'il se trouvait dans leurs lignes. Désormais il s'exprimait de la même manière que lorsqu'ils étaient au camp de prisonniers. Sa bouche ne s'ouvrait plus beaucoup, pour parler, de telle manière qu'on ne puisse pas lire sur ses lèvres. Il articulait plus soigneusement ; pour être compris, malgré ces lèvres si peu mobiles ; et son débit était plus lent. Quand à son regard il fixait ses interlocuteurs si froidement, sans rien révéler de ce qu'il pensait, que ceux qui ne le connaissaient pas en éprouvait une impression désagréable. C'était le regard de quelqu'un sans sentiments, qui a vu tant de morts, tant de souffrances ; qui en a tant provoqué, aussi ; que rien ne peut plus le toucher. Le regard de quelqu'un qui se croit mort, lui-même, ou en sursis. Au fond de sa conscience il savait que ce n'était pas vrai, qu'il s'agissait d'une façade destinée à le protéger, à préserver cette sensibilité enfouie très loin mais, parfois, il se faisait peur à lui-même. L'ex Capitaine d'Etat-Major avait reçu le commandement d'un Corps Franc, en même temps que sa quatrième ficelle, dès la sortie du stage de formation qu'ils avaient tous suivi. Les Corps Francs étaient très riches en encadrement. Beaucoup de SousOfficiers et beaucoup d'Officiers. Et pour cause les pertes étaient lourdes, parmi ceux ci. Chez les Corps Franc un Officier donnait l'assaut en tête… Ce qui provoquait, indirectement, des promotions fréquentes. Si on survivait on montait vite en grade. Comme chez les parachutistes, d'ailleurs. Et pour les mêmes raisons. Il y avait des Colonels chef de Régiments de Chasseurs-parachutistes chez les "bérets rouges", comme on les appelait, âgés de 26 ans seulement ! A la sortie du stage Bodescu, surnommé Bo, là-bas, avait reçu un Corps Franc, en formation, le 291ème qui, depuis, avait fait ses preuves. Ils avaient accumulé les missions. Le 291ème Corps Franc était composé de trois Compagnies de 90 hommes, escouade de commandement comprise. Chacune était dirigée par un Capitaine et trois officiers, Sous-Lieutenant ou Lieutenant, commandant un Peloton de 26 hommes seulement. Tout ce monde là occupait, pour l'instant, trois longues casemates, accolées, à plus d'un kilomètre du front nord. Antoine, nommé Capitaine après la fuite du convoi de prisonniers, avait en charge la Compagnie C. Ils avaient tous été promus au retour. "Léyon" était devenu Lieutenant, Vassi et Igor étaient Caporaux, Tchi Première Classe, il avait refusé les deux petits galons noirs. Tous avaient obtenu d'être versés dans l'unité que commandait Bodescu, et Labelle, était le second d'Antoine, maintenant. Par nature les Corps Francs ; depuis la Guerre d'invasion, date de leur formation, on appelait ainsi à la fois les unités et les hommes ou, parfois, simplement "CF"; étaient des individualistes. Ils s'étaient forgé des traditions. L'une d'elles était qu'ils dénommaient eux mêmes leurs unités. Ainsi, après plusieurs mois de missions le 291ème Corps Francs avait été appelé, par ses hommes, le CF "BO"; une allusion à Bodescu et le surnom de celui-ci pendant le stage ; et non "le 291ème CF", et la Compagnie d'Antoine : "N°1" et pas "C"… Et ces appellations étaient respectées par les autres Corps Francs de leur Brigade. Les Brigades de CF étaient les plus grosses unités. Il n'y avait pas de Divisions. Ils étaient assez nombreux pour en constituer plusieurs mais c'était comme ça, il n'y avait que des Brigades de CF. Ici la discipline était loin de celle des corps de troupes classique. Elle était, paradoxalement, différente et bien plus sévère ! Et, étonnement, acceptée avec orgueil, par les hommes qui en tiraient fierté… Curieusement Charles Bodescu, si imprégné de sa formation d'officier d'active, s'y était très bien adapté. Il faut dire qu'il avait été mis dans le coup très vite, à l'entraînement. Au Centre de formation aucun stagiaire n'affichait son grade. Un stagiaire enlevait ses galons en entrant. Chacun portait la même tenue de combat pendant les quatre mois d'entraînement et de cours et obéissait aux ordres des Sergents-instructeurs. C'est à la sortie que l'on apprenait que untel était Sergent ou Capitaine… Le système soudait les hommes qui savaient que les gradés, qu'ils découvraient ainsi, en avaient bavé autant qu'eux, étaient capables de faire exactement les mêmes choses qu'eux. Ils les respectaient. C'est par hasard qu'Antoine apprit que Brucke ; le Lieutenant Brucke ; son adjoint du DAIR, au début de la guerre, désormais Capitaine également, était lui aussi aux Corps Francs, instructeur dans un autre camp, proche, après une convalescence. D'une manière ou d'une autre il avait réussi à s'évader, sur le front du Kazakhstan, en 1945, malgré sa première blessure. Et il en fut content. Il essaya de le rencontrer, mais c'était interdit, pendant un stage. Ils se retrouvèrent après. Brucke aussi avait changé. Le visage, les yeux, surtout. Il montrait une assurance qu'il était loin d'avoir au début de la guerre. La chance avait été avec lui, son train de blessés avait été bombardé et il s'était enfui avec d'autres prisonniers légèrement blessés. En rentrant, après un séjour à l'hôpital, il avait immédiatement intégré un stage de Corps Francs. Depuis la fin du stage le CF Bo n'avait pas chômé, ils avaient enchaîné les missions, surtout de sabotage, les reconnaissances lointaines, les parachutages pour des interventions sur des installations pétrolières. En assez peu de temps, finalement, le 291ème était devenu une unité expérimentée. *** Ce matin du 2 avril, alors qu'ils étaient affectés à ce secteur du front, depuis un mois ; au retour d'une série de missions de sabotages de ponts et d'installations ferroviaires, en Territoires Occupés ; Bodescu avait reçu la mission, classique, d'organiser une sortie de nuit pour ramener des prisonniers. Sur le front, hormis une attaque, c'était la principale mission des Corps Francs. Une sorte de repos ! Comme pendant la Première Guerre continentale où ils avaient assis leur réputation de baroudeurs de cette manière, ils y excellaient, savaient s'infiltrer dans les lignes, capables d'y rester cachés plusieurs jours, au besoin, avant de revenir avec des prisonniers et souvent les membres d'un Poste de Commandement ennemi. Un modeste PC de compagnie, la plupart du temps. Mais les documents ramenés étaient précieux. Bodescu avait désigné la Compagnie "N°1" pour l'accomplir et Antoine avait choisi les 11 hommes qui l'accompagneraient. Pour une mission de ce genre c'était l'idéal, pas trop important pour risquer d'être repérés, mais assez pour se frayer un passage en force, au retour. Son choix était d'ailleurs relativement limité par Vassi, Igor et Tchi, qui avaient fait des pieds et des mains pour être affectés à sa Compagnie, à la formation de 291ème. Ils avaient flanqué un tel bordel, ameuté tant de leurs copains que Bodescu avait finalement accepté pour avoir la paix. Et, désormais, les trois hommes ne supportaient pas qu'Antoine sortent en mission sans les emmener, ils piquaient de vraies crises ! C'est qu'ils avaient terminé le stage bien différent des hommes qu'ils étaient au départ. Eux aussi s'étaient affirmés, chez les C.F. Si Parkimski et Kovacs avaient été éliminés le deuxième mois, "pas assez endurants", les autres avaient tenu le coup et arboraient l'insigne avec les deux lettres d'argent : CF. Avec sa forme physique Labelle avait terminé premier du stage ! Son rang de sortie lui avait permis de choisir son CF et il avait demandé à servir avec Antoine. Bodescu l'avait immédiatement placé dans la compagnie de son ami. Apprendre à utiliser tous les trucs possibles pour se battre ; mais surtout apprendre à ne pas laisser de survivants Chinois derrière eux…, avait changé leur mentalité à tous, les hommes surtout. Ils n'avaient plus rien des soldats paumés, mais bien gentils, du DAIR des débuts de la guerre. Déjà les camps de prisonniers, au milieu des Officiers, les mensonges quotidiens nécessaires, les avaient fait profondément évoluer. La confiance qu'on avait développée chez eux pendant le stage ; l'assurance qu'ils pouvaient et étaient capable de tuer n'importe quel adversaire ; en avait fait d'autres hommes, aux regards plus sûrs, plus froids, affirmant leur volonté. Et, en l'occurrence, leur volonté était de ne jamais laisser sortir Antoine sans eux ! Donc sur 11 hommes Antoine n'avait pu en choisir que 7… Tout le groupe était prêt, attendant tranquillement l'ordre de départ, prévu pour la nuit, déjà en tenue léopard. Les hommes appelaient "tenue léopard" les nouvelles tenues de combat, camouflées. Il en existait avec des couleurs différentes pour des végétations plus spécifiques. Couvertes de traînées de couleurs vertes et marrons, pour leur permettre de mieux se confondre dans les régions boisées, par exemple. Compte tenu des climats opposés, proposant des végétations foncièrement dissemblables sur l'étendue de l'Europe le principe s'était imposé immédiatement. Toutes comportaient le kaki, le vert ou le beige, de base, mais avec tantôt des taches noires, tantôt ces grandes traînées à dominantes grises ou marron ou vertes. Les seules qui n'aient pas encore été distribuées étaient destinées à des terrains quasi désertiques, de sable et de pierrailles, l'Ouzbékistan, le Kazakhstan et le Turkménistan. Chaque Corps les avait reçues en dotation. Y avaient droit les nouvelles unités de Régiments d'Infanterie parachutistes, les Bataillons d'assaut, de la Légion, de la Garde et des Chasseurs. Le même principe que les tenues noires des troupes d'assaut Chinoises. Chaque Corps avait adopté l'une d'elle et l'utilisaient en permanence, y compris comme tenue de travail, au repos, ou hors du cantonnement, sauf pour des missions particulières. Les Corps Francs avaient choisi le combiné kaki/taches noires et se prétendaient, assez puérilement : hommes-léopards ! La particularité commune à ces tenues était d'avoir une multitude de poches avec des fermetures à glissières. Sur la poitrine, les manches, les jambes etc. Les hommes y rangeaient aussi bien des objets personnels que des boites de rations, dans celles des jambes, par exemple, ou des chargeurs de Sterlinch, la mitraillette Mauser 9m/m qui était apparue depuis quelques mois. Cette arme était désormais en dotation habituelle dans l'infanterie où sa robustesse, son efficacité, s'étaient révélées bien supérieures à son équivalent chinois. Les poches servaient même de support aux grenades offensives suspendues ; dangereusement, d'ailleurs ; par la cuillère, sur la poitrine. Les grenades défensives étaient logées dans un étui de trois, plaqué par un lacet, sur la cuisse gauche. Le flanc de la cuisse droite étant traditionnellement réservée à l'étui du poignard-baïonnette à l'extrémité maintenue également par un lacet, au dessus du genou, le manche étant placé afin de pouvoir être saisi, lame vers le bas, ou vers le haut. Si les hommes portaient l'étui comme s'ils considéraient uniquement l'aspect "poignard" de l'arme, celle-ci était conçue pour s'adapter au canon de la Sterlinch, en combat de près ou pour donner l'assaut. Le moindre détail avait été étudié chez les Corps Francs. *** Quand Bo et Antoine virent le brouillard qui s'épaississait ils se regardèrent. - Ca vaudrait le coup de choisir une bonne petite nappe, bien épaisse et d'avancer avec elle à travers leurs lignes, non ? fit Antoine. Avec les combinaisons blanches sur les tenues de combat on serait peu visibles. - Tu sens bien le coup, Petit Lieutenant ? Ils avaient eu beau changer de grade Bodescu continuait, lui aussi, de lui donner du "Petit Lieutenant", et lui l'appelait encore Capitaine ! C'était leur complicité, leur façon de ne pas oublier le passé. - Oui, fit Antoine en levant la tête vers le ciel invisible. On pourra franchir leurs avant-postes plus tranquillement, les bruits seront assourdis. On se trouve un endroit pour se mettre à l'abri pour observer, entre deux passages de brouillard, en attendant la nuit et, au besoin, on ne rentre que la nuit prochaine. Dans ce cas j'attaquerai un PC pour ne prendre des prisonniers que le lendemain, seulement, avant de rentrer. Ca devrait nous faciliter les choses. - D'accord. Tu emmènes un petit 536, pour le retour, je préfère que tu aies une radio pour me prévenir avant d'entrer dans nos tranchées. Le Corps Franc ne va pas bouger. Je reste au PC où je t'attendrai. Reviens directement passer les lignes dans ce coin, si tu le peux. - Ca marche, Capitaine. Je vais dire aux gars d'enfiler les combinaisons blanches et on part. Bodescu sourit brièvement. *** A 17:20, la nuit venait de tomber, le groupe sortait des tranchées. Antoine avait attendu un paquet assez épais et avait dit aux hommes de progresser en file indienne en gardant le contact visuel avec celui qui les précédait. Lui marchait, comme toujours, en deuxième position derrière un type mince et souple, Vogel, éclaireur de pointe habituel. L'humidité de l'air se déposait sur les visages et coulait dans le cou en laissant des traînées froides, désagréables, et noires du camouflage de visage. Comme toujours ils portaient sur la tête le béret noir des Corps Francs avec ses deux petits lacets de cuir pendant derrière la nuque, sous la capuche de la combinaison blanche ; passée par dessus la tenue camouflée ; le casque rond réglementaire accroché derrière le sac à dos les transformant tous en bossus. Ils avançaient lentement, à demi courbés, dans le no man's land de 500 mètres séparant les deux lignes de front. Le sol, qui commençait, par endroit, à être boueux, était troué d'une multitude d'impacts d'obus de mortiers qui faisaient des taches sombres dans la neige qui restait par ici. Entre les petites attaques locales, pour tâter les défenses ennemies, et les traces de pas des infiltrations, d'un côté comme de l'autre, les mouvements de troupes, normales d'un poste à l'autre, les parties blanches formaient des monticules et Antoine songea que seul le brouillard justifiait sa décision d'utiliser les combinaisons blanches avec la capuche. Celle ci était gênante pour écouter les bruits alentour et Vogel, comme plusieurs autres, avaient découvert tant bien que mal ses oreilles. Le brouillard facilitait leur progression mais augmentait le risque de tomber soudain sur un avant-poste et ils étaient prêts à réagir immédiatement. Vogel s'accroupit en levant doucement la main. Antoine le vit tourner lentement la tête de droite à gauche pour écouter longuement. L'éclaireur se décida et obliqua vers la gauche avant de s'arrêter de nouveau, trente mètres plus loin. Il se retourna et fit signe en tendant le bras sur sa droite. Puis il agita lentement les mains faisant les signes convenus pour indiquer qu'il y avait là un avant-poste. Il tendit même deux doigts pour préciser qu'il y avait là deux Chinois. Cette fois, Antoine pensa qu'il poussait un peu. D'accord pour repérer un avant-poste, mais le nombre d'occupants… Pourtant il décida de lui faire confiance et se retourna vers la colonne accroupie, derrière, pour lever deux doigts en montrant son poignard, demandant ainsi deux volontaires pour aller liquider les membres de l'avant poste. Deux silhouettes se levèrent et, courbées en deux, rejoignirent lentement Vogel, dans un silence absolu. Celui-ci agita encore une fois les mains à leur intention et ils s'allongèrent tous les trois pour se mettre à ramper en s'écartant légèrement les uns des autres. Ils s'évanouirent rapidement dans le brouillard et Antoine se mit à écouter, dans la direction par laquelle ils avaient disparu. Il n'aurait pas pu jurer qu'il avait perçu quelque chose, en tout cas l'un des hommes revint en rampant et lui fit signe de reprendre la progression. Une vingtaine de mètres plus loin il découvrit le poste, avec les sacs de sable autour et juste un passage, à l'arrière, près duquel se tenait un CF, la Sterlinch braquée vers les lignes ennemies, guettant. Deux corps de Chinois étaient tassés au fond de l'abri et Vogel les fouillait. Il enfouit les papiers trouvés dans une poche de sa combinaison et leva la main vers Antoine qui hocha la tête en signe d'acquiescement. Le gars sortit du trou, écouta un moment, à côté du guetteur, et se mit à nouveau en marche, à demi courbé. Un bruit, insolite, alerta Antoine plus tard. On aurait dit une quantité de conversations faisant comme la rumeur d'une foule… Il lança un peu de neige dans le dos de Vogel qui stoppa net et se retourna. Le jeune homme lui fit signe de l'attendre et le rejoignit. Accroupi près de lui il recommença à écouter, essayant d'identifier ce qu'il entendait. Pas sûr de lui il approcha le visage de l'oreille de Vogel, posa ses mains en masque de chaque côté de sa bouche et murmura : - Tu as une idée de ce que c'est ? L'éclaireur lui répondit de la même façon. - Une bande de gars qui attendent. Nombreux. C'était aussi l'impression d’Antoine mais pourquoi, aujourd'hui, entendait-on aussi distinctement ? Vogel voulait ajouter quelque chose et il tendit encore son oreille. -… Peut être un Régiment qui est relevé ? Ca discute dans ces cas là. Oui, c'était vrai… Seulement, sans savoir pourquoi, il n'était pas tout à fait convaincu. En tout cas ils devaient passer cette première ligne de tranchées pour aller, au-delà, à la recherche d'un PC à attaquer. Ceux-ci étaient reconnaissables, chez les Chinois, à un fanion triangulaire placé en haut d'une antenne radio. Mais passer ici il ne fallait pas l'espérer avec autant de monde. Il fallait longer la ligne de tranchée pour attendre d'avoir dépassé cette zone d'agitations, avec le danger que la nappe de brouillard ne les dépasse et qu'ils se trouvent soudain exposés en terrain plat, à découvert. D'un autre côté, l'obscurité les protégeait. Il traduisit cela par gestes, comme il le put, et Vogel fit signe qu'il avait compris. Celui-ci se mit en marche vers la gauche, le nord. Antoine consulta sa montre, déjà 18:10. Quand on y verrait un peu mieux, la nappe passée, il faudrait vite se cacher quelque part, peut être dans des entonnoirs d'obus, le temps de laisser venir la nappe suivante, parce que leurs combinaisons blanches étaient paradoxalement devenues révélatrices, maintenant. Deux fois ils durent renoncer à passer. La seconde ils faillirent être surpris en terrain découvert. Antoine prit le risque d'ordonner du geste une ruée en avant vers un trou à quelques mètres devant, et d'y plonger littéralement tous les onze, espérant que les sentinelles des avants postes chinois, derrière eux, maintenant, regardaient vers les lignes européennes plutôt que vers les leurs ! Leur trou était assez proche de la première tranchée chinoise et Antoine se mit à l'écoute. Toujours le même bruit de voix assourdi… D'accord ils n'avaient pas parcouru une grande distance, en longeant les lignes, mais un Régiment n'occupait pas non plus des kilomètres ! Il décida de ne plus compter sur le brouillard et d'attendre ici un moment avant de chercher un passage. Pendant une heure ils firent les morts, ne parlant pas, ne bougeant pas. A 21:00, une heure où la vigilance s'émousse, les conditions étaient plus favorables pour repartir et il en donna le signal en secouant le bras de Vogel qui réveilla son voisin, Tedeski. Celui-là était capable de dormir sous un bombardement ! Heureusement, par un phénomène que ne s'expliquaient pas ses copains, s'il ronflait comme un sonneur dans leur casemate, il n'émettait pas un son en mission ! Les mystères de l'inconscient ! Avant de repartir Antoine leur fit signe d'enlever les combinaisons et de les rouler derrière leur petit sac à dos. Elles étaient plus révélatrices qu'autre chose, désormais. Puis ils suivirent Vogel, de plus près qu'auparavant. Ils approchaient de la tranchée quand des voix se firent entendre. Quelqu'un était en train de se faire passer un savon ! Antoine eut le temps de faire stopper Vogel et de reculer. En rampant il remonta la colonne à la recherche de Tchi qui avait eu l'idée de venir se placer en quatrième position quand ils étaient repartis. Comme avec Vogel plus tôt il murmura à l'oreille du Sibérien : - Tu as compris quelque chose ? - Juste quelques mots. Un Sous-Officier gueulait parce que le renfort arrivait pas. Le renfort ? Cela provoqua une nouvelle interrogation chez Antoine. - Passe en tête, chuchota-t-il et écoute en avançant. Si tu repères quelque chose qui nous indique où on peut passer n'hésite pas. Tchi hocha vigoureusement la tête et commença à ramper pour aller prendre la place de l'éclaireur de pointe qui laissa ensuite passer son Capitaine. Antoine voulait toujours rester en deuxième position. Ce n'est que vers 22:10 que Tchi obliqua soudain vers la tranchée où le jeune homme le rejoignit. On n'entendait pas de bruit à proximité. Des éclats de voix parvenaient jusqu'à eux, mais semblaient venir de plus loin, assourdis par le brouillard qui avait bien l'air d'être soudé, maintenant. Et plus épais encore, ils s'en rendirent compte par l'éclat d'une lampe tempête surgie fugitivement loin, enfin relativement loin, à droite. Paradoxalement le passage de la tranchée fut facile. Un coude, assez étroit pour qu'ils sautent par dessus. De l'autre côté ils se couchèrent au sol. Antoine ne les voyait plus, même de près. Leurs tenues léopards remplissaient parfaitement leur rôle, ici, il le vérifiait une nouvelle fois. Ils étaient maintenant bien à l'intérieur des lignes chinoises. Antoine s'en trouva curieusement mieux. Il l'avait fait tant de fois déjà qu'il se sentait à l'aise. Tchi reprit la progression sur un coup frappé à son mollet. Ils marchaient désormais à une longueur de bras les uns des autres, toujours en file indienne, la meilleure formation pour donner et recevoir des ordres. Mais aussi la plus dangereuse. Si une rafale éclatait, ils seraient plusieurs à encaisser… Antoine eut l'impression qu'ils avaient parcouru des kilomètres ainsi quand des voix retentirent à nouveau. De luimême Tchi vint à sa hauteur et colla la bouche contre son oreille. - Des types qui se plaignent… non. C'est dingue… j'ai l'impression qu'ils sont bourrés ! Plus tard ils tombèrent sur un PC de compagnie. Le fanion était là, placé presque au niveau du sol, à l'entrée d'une casemate tout en longueur. Seulement il y avait pas mal de monde autour. Trop pour attaquer en silence. Antoine décida de rester sur place un moment. A moins qu'un type ne leur marchât dessus ils étaient en sûreté. Autant, en tous cas, que c'était possible à l'intérieur des lignes. Le temps passa, les voix se firent rares, mais le jeune homme comprit que les soldats Chinois restaient sur place, dormant dans la tranchée. Pourquoi dormir dehors par un temps aussi humide ? Encore une fois il ne comprenait pas. Fugitivement il regretta de ne pas avoir donné l'ordre à son groupe de manger quand ils attendaient dans l'entonnoir, plus tôt. Maintenant il faudrait peut être patienter longtemps. Aucune raison de penser que les Chinois allaient faire mouvement dans la nuit, autant chercher une proie ailleurs. Il donna l'ordre de continuer leur route en contournant ce coin. Tchi obliqua une nouvelle fois, à droite, au sud, pour longer les lignes des tranchées, derrière elles, avant de virer à l'est. Ils marchèrent pendant des heures, changeant parfois de direction. *** A quatre heures du matin ils n'avaient rien repéré mais, surtout, Antoine était stupéfait de la quantité de troupes qu'ils évitaient, même en profondeur. Ils avaient poursuivi à l'est, s'enfonçant profondément dans les lignes chinoises et ils tombaient à chaque instant sur des types en train de dormir, souvent dans des campements provisoires. Au point qu'il commença à s'inquiéter sérieusement pour son groupe. Ils n'avaient trouvé aucune casemate à moitié démolie et abandonnée, où ils auraient pu se cacher, comme ils l'avaient fait les fois précédentes. C'est en tombant sur un nouveau rassemblement, dont Tchi put approcher pour entendre des voix, qu'il comprit d'un seul coup. - Des gars disent qu'ils vont bouffer de l'européen. Ils ont l'air drôlement remontés, murmura son traducteur. Le cerveau d'Antoine assimila l'ensemble des éléments qu'il avait enregistré cette nuit. "Bouffer de l'Européen"… tellement de troupes rassemblées là, des camps provisoires… Bon Dieu, ça recommençaient ! Ils allaient attaquer ! C'était une offensive générale… Il fallait prévenir la division, le Corps d'Armée ! Il regarda sa montre dont les aiguilles phosphorescentes lui indiquèrent qu'il était maintenant cinq heures passées. Dans quelques heures le jour allait se lever et, d'après le ciel sans étoiles il devait toujours y avoir du brouillard. Les Troupes d'assaut chinoises seraient dans les tranchées européennes sans avoir été repérées et feraient un massacre… Sans visibilité les troupes amies de première ligne seraient incapable d'évaluer la puissance de l'attaque. Elles perdraient du temps à comprendre et des unités, installées en profondeur dans le camp européen, seraient anéanties pendant ce délai, sans que l'évaluation de l'importance de l'attaque ne parvienne au QG. Le Commandement l'apprendrait trop tard pour prendre des mesures, limiter la progression ennemie, organiser une contre-attaque. Jamais le groupe n’aurait le temps de rentrer pour expliquer qu'ils avaient vu : des divisions entières. Il y avait bien la radio, le 536 ! Mais ici ils étaient sûrement hors de portée, pour un petit poste comme ça… Trop loin à l'intérieur du dispositif ennemi. Au delà de 4 kilomètres les communications étaient aléatoires, même sans masque pour hacher la porteuse. Il fallait se rapprocher, revenir plus près des leurs. Frénétiquement il fit signe à Vogel qu'ils rentraient dans leurs lignes aussi vite que possible et l'éclaireur, dont il ne voyait pas le visage, parut ne pas comprendre immédiatement. Il le prit par le cou et dit seulement : - Offensive ! Prévenir. Cette fois Vogel se retourna en rampant à toute vitesse et prit le chemin du retour. Les autres réagirent d'instinct. Dès qu'ils se furent un peu éloignés Antoine prit le risque de se relever et fit signe à tout le monde de l'imiter, et ils prirent le trot, courbés en avant. Combien de kilomètres avaient-ils parcourus, dans la nuit ? Antoine essayait de l'évaluer en s'efforçant de garder son sang froid. C'est maintenant qu'il fallait être calme, réfléchir. Essayer, au moins de prévenir. Une casemate se dessina, devant. Il se redressa, accéléra pour rejoindre Vogel et lui prit le bras. Du doigt il indiqua de faire halte et les autres, derrière s'aplatirent. Rapidement il chercha le 536, dans son dos, et fit signe à Tchi, juste là, d'avancer vers le blockhaus pour voir si tout le monde dormait. Pendant ce temps il dévissa l'antenne fouet, souple, de sa radio, et vissa l'antenne longue, rigide, qui donnait plus de portée, alluma le poste après avoir cherché dans le noir le bouton rond pour réduire le bruit de fond au minimum. Tchi revenait et murmura : - Personne, vide. Vacherie, les troupes prenaient déjà place pour l'attaque ! Il grimpa sur le toit du blockhaus pour prendre de la hauteur, même si un mètre de plus était probablement dérisoire. A voix basse, détachant ses mots il lâcha : - "N°1 appelle BO, N°1 appelle BO, urgence." Il attendit une réponse. En vain. A ses pieds il ne distinguait pas ses hommes, on ne devait pas le voir non plus, pour ça pas de problème, c'était un risque calculé, mais sa voix… Assourdie, certes, mais s'exprimant en Français. Pas les mêmes sonorités que le chinois, loin de là ! Il recommença trois fois avant de sauter au sol et de faire signe de repartir. Ils parcoururent encore cinq cents mètres avant qu'il ne se décide à réessayer, se disant que des Chinois allaient finir par l'entendre. Il stoppa et recommença à émettre : -"N°1 appelle BO, d'urgence, N°1 appelle BO d'urgence." Et là, le miracle, un bruit de voix très faible retentit dans l'écouteur qu'il collait à son oreille. Inaudible, mais une voix. - "Ici N°1, c'est toi, Capitaine ?"demanda Antoine. La réponse fut toujours inaudible. - "BO, si c'est toi coupe la porteuse deux fois." Il écouta, refrénant son angoisse. La porteuse coupa une fois… deux fois. -"BO si tu me comprends coupe trois fois." Il écouta à nouveau, tendu. La porteuse coupa, mais trop vite pour qu'il puisse être sûr que c'était bien trois fois. Il risqua le coup et reprit en détachant les mots : - "Ici N°1. Les Chinois ont une énorme quantité de troupes sur le front, des divisions. C'est une attaque générale. Si tu m'as compris coupe deux fois." La porteuse coupa deux fois. Il était bien en contact avec le Corps Francs, dans leurs lignes. Par quel phénomène la communication passait-elle dans un sens et pas dans l'autre ? Bodescu avait peut être pu grimper quelque part et le recevait mieux ? Il redonna le signal du départ. Un quart d'heure plus tard une série d'explosions de grenades, suivie d'une multitude de rafales s'éleva. L'offensive avait commencé ! Sans prendre de précautions, cette fois, il rappela. - "BO, je répète : ce n'est pas une attaque locale mais une offensive de grande importance j'essaie de rentrer mais je suis loin, vous serez envahis avant notre retour. Fais mouvement avec les autres on se débrouillera pour trouver nos lignes. Suis pas encore repéré. Reçu ? Terminé." D'un seul coup la voix de Bodescu arriva, faible mais audible. - "Pas question, le CF résiste. On est déjà débordés, ils nous contournent mais on tient la position. J'ai retransmis ton message à la division, reste en QAP." QAP, écoute permanente. Bien gentil mais ils devaient foncer en avant, eux aussi, sinon ils ne rattraperaient jamais le front… Pourtant Antoine se domina, s'efforçant de respirer et souffler lentement pour calmer les battements de son cœur. Il eut une idée. - Mangez, souffla-t-il aux hommes, accroupis autour de lui. De sa main libre il essaya de sortir une boite de ration de sa poche de pantalon. Les rations entraient juste dans ces pocheslà, placée sur le côté et Antoine s'était toujours demandé si c'était le hasard ou si quelqu'un y avait pensé. Les hommes partaient toujours en mission avec une boite dans chacune de leurs poches de pantalon. Ca faisait au moins des vivres pour deux jours, quoi qui se passe. Perte du sac à dos, par exemple. Pas pratique de ramper avec ça, les boites vous meurtrissaient les cuisses mais on s'en accommodait. Et il y avait plus de deux jours de nourriture, si on la faisait durer. Les siennes étaient toujours fermées, rien mangé depuis la veille. Une main surgit lui enleva la boite et arracha la languette métallique, fourrageant dans la boite avant de lui tendre une barre de nougat. Il reconnut le poignet de Vassi à la cicatrice, sur le côté. C'est à ce détail qu'il réalisa qu'il commençait à faire jour. Il leva la tête en humant l'air et en regardant autour de lui. On distinguait vaguement des silhouettes passer au trot, à une quinzaine de mètres, dans le brouillard, c'était de la folie de rester ici, immobile, et de parler à voix haute, en Français, songea Antoine avec ce curieux détachement qu'il éprouvait souvent après un moment de crise ! Et puis son cerveau sélectionna un autre bruit, assourdi, lointain. Il se concentra et identifia… des moteurs. Pas des blindés, non, ce bruit là était plus… aigu. C'était des Transports, à tous les coups. Ca voulait dire que derrière les vagues d'assaut viendrait une autre vague, mécanisée ! Ils avaient dû prévoir un système quelconque pour faire franchir les tranchées aux véhicules. La grosse, très grosse offensive… Comment les Chinois espéraient-ils avancer avec la boue qui allait empirer les jours suivant avec ce dégel ? Visiblement celuici allait commencer. Et puis il comprit que même si ces Transports leur faisaient gagner cinq kilomètres seulement, ça suffisait pour qu'ils prennent de vitesse les Divisions européennes. Ensuite le mouvement est irréversible, le camp qui recule a toujours un temps de retard sur l'assaillant. Ca ne s'arrête que lorsque ceux-ci sont à bout de forces, plusieurs jours après. Le brouillard était épais et il murmura, tout en mâchant, gardant le 536 contre son oreille : - Mettez les combinaisons blanches. - "N°1 est-ce que tu m'entends ?" fit soudain la voix de Bodescu. - "Affirmatif, BO." -"Dernière information passée par radio, plus de communication avec personne par fil, c'est le bordel, ici. On a installé un point d'appui et on résiste. Essaie à tout prix de rentrer, Petit Lieutenant. On voit passer énormément d'unités, devant nous. Tôt ou tard ils vont venir avec un anti-char et nous pulvériser, dépêche-toi. Derrière la ligne d'attaque vous serez fait prisonniers et tu sais ce que ça veut dire…" Effectivement. Les Chinois ayant condamné à mort les prisonniers évadés, être repris deux jours ou un an après ne changerait rien pour eux. Tôt ou tard ils découvriraient qu'ils détenaient d'anciens évadés et les pendraient ! Sans attendre les mines de charbon ! On ne savait rien de précis sur les prisonniers. Etaient-ils toujours de futurs enterrés vivants ? Le Haut Commandement Chinois avait-il laissé tomber pour l'instant ? Peut être, peut être pas ? On ne pouvait pas savoir avec ces types-là. Selon les journaux qu'Antoine avait lus depuis des mois, ils avaient été essentiellement vexés par cette révélation, dans le monde, et n'avaient pas réagi officiellement ! Comme si cela ne leur importait pas. Apparemment les mesures économiques prises par certains pays, les pays Scandinaves, certains pays d'Amérique du sud, l'Australie, aussi, ne les avaient pas beaucoup gênés. Ils continuaient à recevoir du pétrole d'Amérique, seuls les pavillons des pétroliers avaient changé. Ils n'étaient plus d'Amérique Centrale, Salvador, Costa Rica, Panama, mais de petits pays d'Afrique ! Les grosses boites américaines continuaient à faire de l'argent avec la bénédiction occulte de leur gouvernement… Comme disait le Président Fellow "on ne peut pas reprocher à des gens de vouloir gagner de l'argent, le gouvernement n'y pouvait rien. Il n'allait tout de même pas arrêter de respectables hommes d'affaires." Antoine se demanda comment il pouvait penser à des choses pareilles dans un moment comme celui-ci ? D'autant que ces pensées avaient traversé son cerveau à la vitesse de l'éclair, après la dernière phrase de Bodescu. - "Bon Dieu ne sois pas idiot, Capitaine, taillez-vous pendant que vous le pouvez, dit-il, il faut se replier, merde…" - "On n'abandonne pas nos hommes tant qu'il y a une chance, tu le sais parfaitement. Les gars eux-mêmes refuseraient. Magne-toi plutôt. Plus vite tu seras rentré, plus vite on décrochera. C'est un ordre. Je reste en QAP". Antoine, partagé entre le soulagement de savoir qu'on les attendait et la certitude que Bodescu faisait une terrible erreur en résistant sur place, coupa la radio. Les hommes avaient repassé leur combinaison blanche et il sortit la sienne de son petit sac dorsal. - Vogel, murmura-t-il, tu penses pouvoir retrouver nos tranchées ? Le Corps Francs a organisé un point d'appui pour nous attendre. Ils ne décrocheront pas avant qu'on soit rentrés. - Elles doivent être plus au sud, Capitaine, mais je sais pas bien où… Le mieux ce sera d'entrer dans la tranchée principale de notre front et de la suivre vers le sud jusqu'à ce qu'on reconnaisse quelque chose. On est forcément au nord. - Fais passer le mot d'ordre : quand on trouvera des mitraillettes chinoises on les récupère, avec les munitions, pour économiser nos armes. En avançant on choisit des plaques de neige pour progresser. Il attendit que tout le monde ait reçu ses instructions et donna le signal du départ, constatant que leurs tenues, dans la blancheur du petit jour, les dissimulaient à nouveau tant bien que mal… Ils reprirent le trot, l'allure la plus rapide, qu'un CF pouvait tenir pendant des heures. Le bruit venant de l'attaque chinoise était plus net, maintenant. Beaucoup d'explosions de grenades, rafales ininterrompues de mitraillettes. Pas d'artillerie, impuissante avec cette visibilité. Mais il n'y avait pas eu non plus la longue préparation d'artillerie qui précède toujours une offensive générale. Pas plus qu'ils n'avaient vu de batteries de canons, pendant leur marche derrière les lignes. La petite quantité de nourriture que les hommes avaient prise pendant la pause les avait regonflés. Et aussi de savoir que les copains prenaient le risque d'être anéantis pour les attendre ! Désormais ils couraient en essaim, sur une quinzaine de mètres de largeur. Leur formation ne devait pas être tellement différente de celles des Chinois parce qu'ils en côtoyèrent, à faible distance, marchant plus que courant, sans que l'alerte ne fût donnée. Dans ces cas là Tchi lançait des ordres en chinois, faisant mine de s'adresser à ses hommes… Et puis une rafale de Sterlinch retentit à gauche, suivie de la réponse, à retardement, d'une arme chinoise. Antoine tourna vivement la tête apercevant trois ombres s'effondrer au sol. Il y avait d'autres silhouettes à côté et les CF ouvrirent le feu comme on le leur avait appris. Des courtes rafales se succédant jusqu'à épuisement du chargeur, pour assommer l'ennemi. Il entendit le bruit des culasses qui claquent à vide après la dernière cartouche, le cliquètement des chargeurs pleins qu'on enfourne dans le guide, sur le côté gauche de l'arme. Les gars réarmaient mais c'était inutile il n'y avait plus de réponse en face. Il allait donner le signal de la fuite quand il vit deux de ses hommes se pencher et relever un corps vêtu de la combinaison blanche. Pas le temps de s'attarder ici, ils reprirent leur course et stoppèrent cent mètres plus loin. Il approcha du blessé. Pinatowski. Il avait encaissé une rafale en pleine poitrine. Il était manifestement mort. Sans prononcer un mot, Antoine arracha sa plaque d'identité au bout de la chaîne, à l'épaule, ses armes et ses munitions qu'il passa au plus proche de ses hommes, derrière lui, et se releva, faisant signe de repartir. Emmener son corps était absurde, ils ne savaient même pas où ils allaient. Devant, sur la ligne d'attaque, les combats paraissaient toujours aussi acharnés, le bruit des détonations faisait un fond sonore ininterrompu. Ils tombèrent sur la tranchée principale du front ami sans l'avoir vue arriver. Des balles perdues sifflaient au-dessus de leurs têtes, depuis un moment et, parfois, ils devaient se courber. Aussitôt après y avoir sauté Antoine aperçut les monceaux de cadavres, à la sortie des casemates. Les gars avaient été cueillis devant les emplacements de repos. Des cadavres de Chinois aussi. Moins nombreux. La surprise avait été fatale, des bataillons entiers devaient avoir été anéantis en quelques minutes. En passant la tête par dessus le parapet, du côté européen, où la pétarade continuait Antoine estima qu'on se battait à plus d'un kilomètre en arrière des lignes, déjà. Le sol, dans cette direction, était couvert de cadavres ! En revenant à la tranchée son regard enregistra les mouvements de plusieurs de ses hommes enlevant une mitraillette des bras d'un mort Chinois et le soulageant de son baudrier porte-chargeurs. Deux d'entre eux, l'arme braquée sur l'enfilade de la tranchée, à droite comme à gauche, surveillaient leurs arrières et Igor, la tête hors de la tranchée, au ras du sol, côté Chinois, veillait. Pour la première fois de la nuit il vit le Sergent Sven Fanssen, un Danois silencieux, traditionnellement chargé de l'arrière-garde dans ces missions. C'était le type sur lequel on pouvait compter. Efficace comme combattant, analysant vite une situation et réagissant de son propre chef sans attendre des ordres. Antoine avait l'intention de le proposer pour un stage d'officier. Il circulait en silence au milieu des hommes vérifiant à la fois leur état de fatigue et leur équipement. Antoine jeta un coup d'œil autour de lui. Le sol de la tranchée était déjà plein de boue et il songea que leur tenue ne collait plus. - Enlevez vos combinaisons, maintenant, dit-il doucement et ramassez toutes les grenades que vous pouvez porter, à nous ou aux Chinois. Fanssen se baissa et s'empara d'une sorte de musette, sur le corps d'un Chinois, qu'il renversa pour la vider puis la tendit à son voisin en montrant silencieusement une grenade. Ca c'était du Fanssen, il savait prolonger un ordre pour le rendre immédiatement applicable. Les hommes l'imitèrent, cherchant n'importe quoi pour entasser les grenades. Antoine en vit quelques uns qui récupéraient des chargeurs de Sterlinch. Ils se chargeaient beaucoup mais ils allaient avoir besoin de pouvoir tirer. Antoine se trouva une mitraillette chinoise, vérifia que le chargeur était encore assez plein et la passa dans son dos, retenue par la courroie. Puis il prit le baudrier de chargeurs sur le corps du mort et l'accrocha comme il put à son épaule gauche et autour du cou. Après quoi il se mit en marche dans le boyau en direction du sud. Vogel le rattrapa pour prendre la tête d'autorité mais Antoine lui fit signe que non, puis il se retourna et désigna Vassi. Vogel avait beaucoup donné, cette nuit et devait laisser la place à quelqu'un dont l'attention n'était pas usée. L'éclaireur laissa passer Tchi derrière son officier, à sa place habituelle, et prit la file. Vassi amena à l'horizontale, à la hanche, la mitraillette chinoise qu'il avait récupérée, la main droite tenant l'ébauche de crosse, une main près du levier de culasse pour l'armer, un doigt glissé le long du pontet, prêt à presser la détente, et se mit en marche, aux aguets. Après réflexion Antoine imita le grand gars et passa la Sterlinch dans son dos, empoignant l'arme chinoise et tata, dans son dos, à la recherche, dans le baudrier chinois, de deux chargeurs de réserve qu'il passa, tout en marchant, à son ceinturon, devant. Dans le boyau leur marche ne devait pas être silencieuse avec toute cette boue, mais le vacarme venant de leur droite le couvrait largement. La progression ne fut pas aussi rapide qu'il l'aurait souhaitée. Le boyau était jonché de cadavres de soldats européens. Parfois ils étaient si entassés qu'il fallait leur marcher dessus pour passer et l'avance devenait un cauchemar ! Des blessés, Européens ou Chinois, gémissaient… Il se dit qu'ils étaient devenus des bêtes… *** Dans ce décor leurs tenues léopard se confondaient assez bien avec la couleur de la terre et ils pouvaient prendre le risque d'avancer vite sans craindre d'être immédiatement identifiés comme ennemis et allumés. Antoine se dit que s'ils pouvaient prendre de vitesse la seconde vague d'attaque chinoise, qui allait forcément suivre les troupes d'assaut, ils avaient des chances de trouver les casemates du Corps Franc avant d'être accrochés. C'est cinq cents mètres plus loin, après avoir passé un coude à angle droit, qu'ils tombèrent sur un groupe de Chinois à l'entrée d'une casemate-PC européenne. Antoine eut le temps de penser qu'ils étaient en train de récupérer des documents et puis Vassi lâcha une longue rafale en s'aplatissant contre la paroi de droite pour lui laisser un champs de tir et le jeune homme arma à toute vitesse sa mitraillette chinoise écrasant la détente, balayant devant lui d'un bord à l'autre de la tranchée, vidant son chargeur en une fois. Avec un angle aussi étroit presque chaque balle portait, les Chinois s'effondraient les uns après les autres. Il y eut des cris puis une violente explosion secoua le boyau au milieu des corps et Vassi se rua en avant. Il dégoupilla une grenade qu'il lança dans la casemate avant de se plaquer contre la paroi, au delà de l'entrée. Il y eut une explosion sourde, à l'intérieur, et un nuage de fumée et de sable jaillit par l'ouverture. L'accrochage n'avait pas duré plus de vingt ou trente secondes… Une main tira Antoine en arrière. - Capitaine, fit la voix de Tchi, ils nous ont pris pour des Chinois. Quand la première grenade a pété ils criaient qu'eux aussi ils étaient Chinois. Voilà ce qui avait évité que les autres ne répondent au feu. Le bruit des armes les avait trompés ! Il se retourna vers ses hommes et montra sa mitraillette chinoise. Ils le comprirent et changèrent d'arme, faisant claquer les leviers d'armement pour ramener les culasses en arrière, prêts à tirer. Il dégoupilla une grenade offensive et la balança au fond de la casemate dont le toit, cette fois, s'effondra. Il faudrait du temps aux Chinois pour dégager les décombres et récupérer des documents. Il leva le bras une nouvelle fois et Vassi repartit en avant. Il était 08:30 passées et la bataille faisait toujours autant de bruit, sur leur droite, quand Vassi stoppa net, un bras en l'air, se retournant vers Antoine. - Je suis déjà venu par là, Capitaine. Je reconnais ces postes de tir. Ce n'était pas le gars à lancer des choses en l'air et Antoine lui fit confiance. - Notre cantonnement est loin ? - Par là, fit l'autre en montrant une direction, en biais hors de la tranchée, un ou deux kilomètres. Antoine réfléchit, se remémorant le décor. Puis il dégagea sa radio et vissa l'antenne fouet, cette fois, pendant que, par gestes, Fanssen désignait des sentinelles. - "N°1 appelle BO, N°1 appelle BO, répondez." Il répéta deux fois son appel avant que la voix de Bodescu ne réponde, claire, cette fois. - "Je t'écoute N°1." - "On est à un ou deux kilomètres, dans les tranchées nord." - "Bravo, Petit Lieutenant, je savais bien que tu nous rejoindrais. Mais ça va plutôt mal ici. On est encerclés et on a eu beaucoup de pertes. Leur vague d'assaut est derrière nous. Il semble qu'il y ait d'autres points d'appui comme le nôtre dans le coin, mais leurs troupes d'assaut les laissent et continuent l'attaque. C'est la seconde vague qui doit probablement s'occuper de nous." Logique, songea Antoine. - "Il faut que le CF dégage pendant que c'est encore possible, non ?" - "Affirmatif, mais on est coincé par quatre mitrailleuses sur le même côté, qui bloquent les ouvertures vers les tranchées. Il faut que j'arrive à trouver quelque chose pour nous faire sortir." - "Capitaine, comment est-ce, côté arrière ?" - "On n'a pas de sortie par là." - "Comment est-ce ? répéta Antoine d'une voix plus impatiente." - "Seulement des tireurs, apparemment." - "Creusez des trous dans les parois mitoyennes pour ramener tout le monde dans une seule casemate et commencez à en creuser un autre vers l'extérieur, en direction de nos arrières, à travers le mur de sacs de sable. Quand vous serez prêts, nous on attaque les types à revers et vous sortez." - "Pas idiot, Petit Lieutenant, ça pourrait marcher avec un soutien extérieur. Mais peux-tu manœuvrer pour ça ? Quand tu seras sorti des tranchées tu va te faire allumer." - "Il nous faut du temps pour approcher en douceur si tu peux tenir encore une demi-heure." - "Je ne sais pas si la seconde vague va autant tarder. Mais c'est la meilleure solution, démarre. Tiens-moi au courant de ta progression. Reste en QAP." Antoine baissa à nouveau le bruit de fond même si, ici, il était couvert par les détonations et les rafales, puis appela Fanssen et les autres qui s'accroupirent autour de lui. Il expliqua la situation et le plan. - Je sais par où passer, Capitaine, fit Igor. Il y a une vieille tranchée qui part en biais. Elle date des débuts. Elle n'était pas creusée profond, à peine un mètre cinquante et elle a été abandonnée. Elle passe derrière nos casemates. On peut la rejoindre en revenant un peu en arrière. Il y avait aucune défense, les Chinois s'y sont sûrement pas arrêtés. - On peut la suivre et arriver là-bas en une demi-heure ? Le gars fit la moue. - Pas sûr. A l'entraînement on l'a déjà fait, mais on avait pas une mission dans les pattes. - Pas le choix, je ne vois pas d'autre solution. Quelqu'un a une idée ? Les regards qu'il croisa lui montrèrent combien les hommes avaient été secoués par la nuit. Ils étaient fatigués aussi, bien sûr, mais c'était surtout le moral qui était atteint. Physiquement ils avaient subi un entraînement qui devait leur permettre de résister encore des heures. Ca le décida. - Prends la tête, Igor. *** Quand ils arrivèrent à proximité des casemates le brouillard s'était en partie levé et le soleil apparaissait par moment entre les bancs ! Antoine risqua un œil hors de la petite tranchée il vit combien la situation du Corps Franc était délicate. Depuis un moment déjà ils entendaient des explosions de mortiers mais il n'avait pas fait le rapprochement. Deux petits mortiers de 50, de l'infanterie Chinoise pilonnaient les quatre casemates attenantes dont les toits de sacs de sable n'existaient pratiquement plus. Il prit sa radio. - "BO de N°1 on est en place. Comment es-tu ?" - "Pas mal de dégâts, ici. On reste à soixante cinq ou six en état de combattre dans la deuxième casemate, la centrale. Beaucoup de blessés… Labelle a pris le commandement de ce qui reste de ta compagnie." Antoine lui fut reconnaissant de donner ainsi, indirectement, des nouvelles de Léyon ! Soixante six survivants sur 248 ! Il n'avait pas terminé sa phrase et Antoine comprit le dilemme. Abandonner ses blessés c'était les condamner salement. Les Chinois haïssaient les Corps Francs. On avait rapporté des cas de prisonniers empalés… - "Je crois que tu n'as plus de solution de rechange, Capitaine, finit par dire Antoine. Il y en a sûrement qui peuvent marcher à défaut de combattre, mais pour les autres je ne vois pas d'issue…" - "Moi non plus. Je vais laisser le choix à chacun. Surveille le mur arrière et n'ouvre le feu que lorsque tu verras les Chinois réagir, de ton côté. On commence à creuser. Tu donneras le signal de sortie." Les minutes suivantes furent très éprouvantes pour le groupe. Les hommes étaient dissimulés tous les cinq mètres dans la tranchée qu'ils avaient suivie jusqu'ici et avaient tous un objectif précis. Les casemates étaient là à moins de cent mètres et, juste avant, leur tournant le dos, les tireurs chinois, une trentaine, dissimulés derrière des masques et encerclant la position. Ils ne les avaient pas repérés. Toutes les trente secondes un obus tombait sur l'une des constructions. Puis quelque chose bougea. Un sac de sable tomba, de la deuxième casemate et, très vite, un autre, finissant par tracer une large ouverture. Les Chinois s'étaient redressés et attendaient d'avoir des cibles précises. Antoine ajusta deux d'entre eux, s'efforçant de viser soigneusement. Il ne savait pas quelle était la précision des armes chinoises à cette distance. Puis il lâcha une très courte rafale de deux cartouches, corrigeant immédiatement le tir en se rendant compte que ses balles avaient dû passer au-dessus. Son groupe ouvrit le feu après lui. Le jeune homme vit distinctement les Chinois se retourner en faisant de grands gestes, comme pour dire que leurs copains leur tiraient dessus. Eux aussi avaient été trompés par le son aigu des armes chinoises. Ce fut leur perte. Avant d'avoir compris ils étaient abattus. Tout de suite Antoine gueula dans le 536 : -" Maintenant… Sortez !" Une silhouette apparut, hésita un instant et se rua en avant. Plusieurs secondes s'écoulèrent avant que les mitrailleurs chinois, sur le côté, ne comprennent ce qui se passaient, et une douzaine de CF avaient quitté la casemate. Lorsque les canons des mitrailleuses se tournèrent en direction de l'arrière et alors que les servants n'étaient plus masqués, de ce côté, le groupe d'Antoine les arrosa. Elles se turent en moins d'une minute. Désormais c'était un flot de CF qui jaillissait de la brèche dans le mur et cavalait pour rejoindre la petite tranchée. Antoine reconnu l'immense silhouette de Léyon et lui fit signe de filer immédiatement en direction de l'ouest pour se poster plus loin afin de permettre un repli en tiroir. Un détachement de survivants prenait position à cinquante mètres et couvrait ceux qui les rejoignaient. En face le feu reprit. Les troupes d'assaut chinoise qui se trouvaient de l'autre côté du bâtiment s'étaient déplacées et les arrosaient. Antoine reconnut Bodescu. Il était sortit en dernier, évidemment. Comme le Capitaine d'un navire. Idiot. Ou admirable. Ces types de carrière étaient comme ça. Il tenait par le bras un type blessé qui courait difficilement. Le jeune homme maudit en silence son ami en se demandant s'ils allaient s'en sortir… Mais ceux qui avaient évacué en premier était bien installés derrière et commençaient à répondre au feu ennemi. Bodescu et son blessé tombèrent dans la tranchée plus loin qu'Antoine au moment où celui-ci vit des hommes ; son groupe mais aussi un certain nombre de CF de sa compagnie qui les avaient rejoints ; se lever brusquement et partir à l'assaut en hurlant, baïonnette au canon. Il eut deux pensées simultanées "les cons !", et "ils ont quand même une sacrée gueule"… Et puis il se retrouva en train de cavaler, comme eux, essayant de les rattraper ! Fanssen était au milieu d'eux, braillant des ordres, le bras tendu. Antoine levait haut les jambes, comme on le lui avait répété cent fois au camp d'entraînement, se battant contre son poignard-baïonnette qu'il tentait de fixer au canon de la Sterlinch. Quand il y réussit il arrivait sur un petit Chinois en uniforme noir qui levait son fusil dans sa direction. Sans réfléchir, Antoine sauta, lançant un violent coup de pied en avant qui dévia le fusil. Il se reçut sèchement fit demi tour sur lui même et tira à bout portant avec la mitraillette chinoise. Alors seulement il dégagea la Sterlinch de son épaule gauche, engagea posément la baïonnette et continua pour rattraper ses hommes. Des explosions de grenades lui parvenaient, venant de l'autre côté des bâtiments. Fanssen se débrouillait bien par là-bas, il longea les casemates pour passer sur l'autre flanc, arrosant à la hanche, d'une main avec la Sterlinch et de l'autre avec l'arme chinoise. Ils en avaient fini. Leur charge folle avait balayé les troupes d'assaut chinoises. Ce ne fut qu'à cet instant qu’Antoine réalisa que tous les soldats chinois étaient vêtus de la tenue noire des troupes d'élite. Comme ceux du Kazakhstan quand il avait été fait prisonnier, presque deux ans auparavant ! Ceux dont il s'était juré d'être un jour au niveau d'efficacité. De pouvoir leur rendre coup pour coup. C'était fait. Il les avait même battus sur une charge ! - A la tranchée, hurla-t-il avec un geste du bras. Quand il y arriva Bodescu était en train de donner des ordres pour le repli. Il avait la main gauche pressée contre le côté de son ventre. Du sang coulait sur son pantalon de tenue camouflée. Antoine réagit tout de suite, arrachant le paquet de pansements fixé derrière son casque et commençant à le défaire. Bodescu le vit, ouvrit la bouche pour refuser mais le jeune homme le prit de vitesse en approchant. - Ou je te panse ou je prends le commandement. Il s'agit seulement d'arrêter le sang. Tu sais que j'ai raison ! Bodescu ne répondit pas mais s'assit dans la tranchée, se penchant en arrière, les bras derrière lui et le jeune homme, rapidement, mit la plaie à nue en relevant le haut de la tenue. La balle était ressortie, dans le dos, mais n'avait peut être pas touché d'organes ? La blessure n'avait pas l'air grave mais saignait beaucoup. Il projeta des sulfamides sur les deux plaies, devant et derrière, et enroula une bande autour du ventre de Charles en plaçant un pansement compressif de gazes sur chaque orifice. Puis il se redressa et cria. - La N°1, à moi ! Quelques types se levèrent et coururent dans sa direction, derrière Léyon dont l'épaule droite était tachée de sang. Les Chinois ne réagissaient pas, derrière. Ou ils avaient tous été liquidés ou ils attendaient des ordres. Il fallait en profiter. Son groupe de la nuit était revenu près de lui, mais il ne vit qu'une vingtaine de leurs copains de sa compagnie les rejoindre… Il voulut demander où étaient les autres, mais il rencontra leur regard… Il se retrouvait avec une trentaine de gars sur les 90 dont il avait reçu le commandement. Et plus un seul officier, à part Leyon. Il avisa Tchi, à côté, et baissa la voix pour lui dire : - Tu restes à côté du Commandant jusqu'à ce qu'on rejoigne les nôtres. Le Sibérien se borna à hocher la tête. - Léyon, lança alors Antoine, sans se retourner. - Oui, Capitaine, fit sa voix grave, derrière. - Fanssen fait fonction de Chef de Peloton. Tu m'assistes, reste près de moi, maintenant. Envoie la moitié des hommes sur la droite pour renforcer la protection, on va se replier. Puis il se tourna vers Bodescu, qui récupérait, assis. - Tes ordres, Capitaine ? Bodescu eut un geste de la main vers l'arrière du front. - La bagarre se déroule de ce côté, on y va. Il faut essayer d'y arriver sans se faire repérer de l'assaut Chinois. Ils ont avancé vite mais les nôtres commencent à résister, d'après le bruit. La seconde vague va emporter tout ça. Essayons de regrouper des forces pour organiser un repli ordonné. - Nos blessés ? - Ils ont demandé des grenades… Antoine ne répondit pas. C'était la tradition, chez les Corps Francs. Pas par héroïsme, mais parce qu'ils savaient qu'ils n'avaient rien à attendre de l'ennemi. Ils se faisaient sauter avec une grenade. Il regarda tout autour d'eux, évaluant la quantité d'hommes, dans la tranchée, et ceux qui avaient pris position, plus loin, pour les couvrir. Moins d'une compagnie sur trois, initialement ! Le 291ème Corps Franc était lessivé, laminé. Restait à ramener le plus grand nombre possible des survivants dans les lignes européennes pour le reconstituer. Quand Bodescu en donna l'ordre tous les hommes de la tranchée jaillirent à l'extérieur et coururent au delà de ceux qui tiraient pour assurer leur couverture. Puis les rôles furent inversés, dans le même mouvement. La réaction chinoise fut si faible qu'Antoine pensa qu'ils avaient dû détruire la majorité du Détachement chinois qui encerclait les casemates. En trois manœuvres ils furent à l'abri et Bodescu ordonna de poursuivre la marche en avant par groupe de dix, en direction des combats qui se déroulaient maintenant devant eux. Ils se mirent tous à trotter, l'arme prête à tirer. Léyon courait à une vingtaine de mètres d'Antoine et gueulait des ordres pour que les gars gardent une formation essaimée. *** En fin d'après-midi ils avaient récupéré une vingtaine d'artilleurs, de fantassins, un peu de tout, habillés de tenues disparates et portant un équipement hétéroclite ; celui qu'ils avaient pu se procurer en route, probablement ; qui s'étaient cachés ou avaient marché vers l'arrière, désemparés, perdus. En prélevant des mitraillettes sur les corps qu'on découvrait à chaque instant, ils avaient été armés, placés en doublon à côté d'un CF. Labelle les avait directement pris en main et restait avec eux, donnant des conseils, les rassurant de sa présence. Les survivants n'avaient pas cessé de marcher depuis le matin, zigzagant entre les zones de combat, parfois pris pour cibles mais se dérobant immédiatement. Vers 15:30 ils étaient tombés sur un combat entre des troupes chinoises encerclant une position européenne qui repoussait tant bien que mal l'échéance avec quelques mitrailleuses lourdes. Mais elle avait été contournée, elle aussi, par le gros des troupes d'assaut chinoises qui laissaient le soin à ceux qui les suivraient de liquider cette poche de résistance. Bodescu balança entre charger pour rejoindre cette poignée d'hommes ou continuer. Puis ils virent un nouvel assaut chinois aboutir aux défenses et y pénétrer. Il comprit que c'était fini et fit signe à ses hommes de contourner la position en évitant de se faire repérer. Ils reprirent leur marche rapide, la seule allure que les hommes récupérés pouvaient soutenir. Ils avaient tous très faim, maintenant, très peu avaient une ration dans une poche. Vers 18:00 ; ils devaient avoir parcouru une douzaine de kilomètres à l'intérieur de leurs lignes ; alors que le brouillard tombait rapidement, ils abordèrent une zone de combat plus importante, d'après le bruit. Antoine dit à son groupe de la nuit de remettre les combinaisons blanches et de passer en tête. Il se laissa rattraper par Bodescu à qui il lança : - Deux solutions, ou bien attaquer pour rejoindre nos forces ou aller plus loin encore mais avec la nuit on risque de se faire allumer par nos troupes. Le Commandant avait les traits creusés mais il était lucide, malgré la perte de sang. Ses plaies avaient recommencé à saigner, dans la journée, mais Antoine n'avait rien dit. Il savait que Charles aurait refusé de s'arrêter pour être soigné. Ses yeux balayaient de droite à gauche. Il répondit d'une voix hachée : - On continue… Je veux être de la contre-offensive, Antoine… Pas question d'être faits prisonniers après avoir résisté avec un bataillon d'artilleurs qui sera écrasé avant le jour tu comprends ? Quand on tombera sur une grosse unité… il y en a forcément, on la rejoint. - Le passage sera difficile, on ne nous attend pas. - J'y ai pensé aussi. On ne peut rien prévoir… on verra sur place. 22 heures étaient passées quand une puissante fusillade se fit entendre sur la droite, aussitôt suivie de départs de mortiers. Plusieurs batteries, estima Antoine. Des mitrailleuses légères s'y joignirent. Ils s'étaient tous couchés au sol. On ne distinguait plus rien au-delà de quelques mètres mais le jeune homme faisait confiance à ses hommes. Sans avoir besoin de le vérifier il savait que ses "gardes du corps" étaient à proximité aussi il chuchota sans se retourner. - Vassi, Igor ? - Oui, Capitaine ? La voix de Vassi, seule. C'est vrai il avait donné l'ordre à Igor de rester à côté de Charles, le matin. - Je veux parler au Commandant, où est-il ? Fais passer le mot. La réponse lui parvint très vite. - Sur la gauche on va vous guider. - Fais dire au Lieutenant Labelle qu'il assure le commandement, ici. Courbé en deux il progressa, tandis que des voix le pilotaient au fur et à mesure. Il se coucha près de Bodescu qui lâcha tout de suite : - On attend un peu. On doit être tout près des Chinois. Quand on attaquera tout le monde utilise les Sterlinch. Effectivement les armes chinoises seraient dangereuses à utiliser ici, devant des troupes amies. En outre quand les unités d'assaut chinoises se feraient tirer par derrière et identifieraient des Sterlinch il y aurait un flottement, le temps qu'ils estiment l'importance de l'attaque qui venait dans leur dos. Cela pourrait laisser le temps de franchir la ligne de défense. Mais il faudrait également passer la zone où tombaient les obus de mortier… Il convinrent de regrouper les survivants pour lancer une charge compacte et faire le trou, et du signal pour démarrer. Puis Antoine retourna transmettre les ordres à Labelle. La ligne de feu s'intensifia peu après. C'était bien une grosse concentration européenne, mais les Chinois étaient également en nombre. La charge fut longue. Ils avaient l'impression d'être au milieu d'un stand de tir, dans l'obscurité ! Il leur semblait que les rafales partaient de partout. Ils voyaient les petites flammes fugitives, à la sortie des fusils ou mitraillettes. Puis la voix, puissante, de Léyon se fit entendre : - Corps Franc… Corps Franc… Très vite tous hurlèrent la même chose en cavalant et tirant, en l'air, cette fois, pour ne pas arroser le point d'appui ami. Antoine souffrait d'un point de côté depuis qu'il s'était redressé. Il se disait qu'ils avaient commis une erreur, qu'ils allaient avoir des pertes terribles, que personne n'entendrait leurs cris dans le vacarme, qu'ils avaient de la chance parce que les défenseurs de ce point d'appui tiraient trop haut, que… Et puis il tomba en avant dans un trou. Une tranchée. - Rolf, tire pas ! C'est des Corps Francs… hurla une voix. Quelqu'un lui mit le canon d'un fusil sur la poitrine. - Qui tu es, hein qui tu es ? - 291ème Corps Franc, haleta-t-il, quarante cinq survivants, vingt soldats récupérés. Puis la colère le prit, sans qu'il ne comprenne pourquoi. - Nous sommes des Corps Francs, se mit-il à hurler. - Ca va, ça va, laisse-le soldat, cria une voix, pas loin, au milieu des rafales, on a compris. Depuis combien de temps était-il là ? Il souffrait toujours du point de côté. Il s'efforça de se calmer et de calculer. Les CF encore vivants devaient être arrivés jusqu'ici. Alors il lança du fond de la tranchée : - Vous tirez trop haut ! Baissez le tir, baissez votre tir… Les Corps Francs à moi, ralliement… - On arrive, Capitaine. Vassi ! Au moins lui était vivant. - Ca va ? Tu n'as rien ? Un temps puis : - Juste une éraflure à la cuisse, Capitaine. - Tu peux marcher ? - Affirmatif. Une éraflure peut être mais qui le faisait souffrir, d'après sa voix. - Vassi trouve le Commandant !… Il y en a d'autres avec toi ? - Oui, Capitaine… fit la voix de Tchi, essoufflée. - Tchi, comment es-tu ? - Touché à l'épaule, Capitaine mais c'est la gauche, je peux tirer. - Fais passer le mot, ils tirent trop haut ces cons. Si on a pu passer les Chinois le peuvent aussi. Une voix inconnue s'éleva aussitôt. - A tous, baissez votre tir, baissez votre tir, faites passer… Aussitôt après quelqu'un lança : - L'artillerie va donner, Commandant, dans trois minutes. - Reçu, dit celui qui avait commandé de baisser le tir. L'artillerie ? Oui, c'était une grosse unité. - Ils disent "hausse 500", Commandant, ça vous va ? Antoine intervint avant que l'officier eut pu répondre. - Commandant quel type d'artillerie ? - Artillerie divisionnaire, obusiers de 155. Donc ils tiraient de loin avec des réglages repérés. - Hausse 300, Commandant, hausse 300. Le type se cabra. - Les déchets de réglage vont nous tomber sur la gueule ! - Ca vaut mieux que ce qui nous attend si les Chinois passent, Bon Dieu, ce sont leurs unités d'assaut, vous ne ferez pas le poids ! A 300 le barrage va couper leurs forces en deux. Faitesmoi confiance, quoi… Hausse 300. - Je confirme hausse 300, dit une autre voix, à gauche. Celle de Bodescu qui ajouta, en approchant : Commandant Bodescu Chef du 291ème CF, ancien officier d'Etat-Major. Hausse 300, Commandant vite ! - HAUSSE 300, hurla le type, prenant sa décision. - Charles tu es en état ? lança Antoine. Assis côte à côte, dans la tranchée ils étaient obligés de crier pour se faire entendre dans le bruit des rafales qui partaient de tous les côtés. - A peu près bon. Un bras un peu chahuté. Et toi ? - Seulement un point de côté qui m'agace. Rien, quoi. En fait de point de côté le jeune homme avait pris une balle en séton qui avait creusé un beau sillon au-dessus de sa hanche gauche, il s'en aperçut plus tard. Du même côté que Charles. Mais moins grave. - Dis donc, dit Bodescu en baissant un peu le ton, pourquoi 300 ? Je t'ai soutenu mais à quoi tu pensais ? - Leur infanterie mécanisée. Elle suit. Un barrage les fera réfléchir, on gagnera du temps. - Dieu, tu ne m'avais pas parlé de ça. Je croyais que la seconde vague était à pied, comme la première. - Tu as raison, ce sera probablement leur troisième vague. Oublié de te le dire, pas d'urgence à ce moment là, désolé. Juste entendu des bruits de moteurs qui venaient de partout quand on était de l'autre côté. Le grondement, habituel, d'un train arrivant à toute vitesse sur une voie ferrée, les interrompit. Le barrage d'artillerie commençait. Les explosions furent effectivement très proches. Des éclats volèrent au-dessus des défenses. Mais au nombre d'impacts au sol, et surtout à l'étendue du champ de tir qui allait de droite à gauche, très loin, Antoine comprit qu'ils avaient rejoint une grosse division. - Commandant, Capitaine, reprit, tout proche, le Commandant faisant le réglage des pièces, le Général Comte Di Casso vous demande, tout les deux, on va vous accompagner. - Un instant… Léyon ! hurla Antoine. Le Lieutenant arriva au bout de plusieurs minutes, suivi de Fanssen. Celui-ci aussi était touché. Au visage, une longue balafre en travers de la joue droite. Antoine donna à Labelle le commandement de ce qui restait de l'effectif. - On n'est plus nombreux, Capitaine fit le Québécois. A peu près une trentaine, y compris ce qui reste des gars qu'on avait récupérés. - Fais pour le mieux, Léyon. Utilise Fanssen comme officier. Place les gars aux bons endroits, proches les uns des autres et vérifie qu'ils ont assez de munitions. - C'est fait Capitaine. - Tu fais du bon boulot Léyon, fit Antoine en se relevant et en grimaçant avant de se tourner vers Fanssen. En attendant le prochain assaut soigne ta blessure, toi. Tu veux ressembler à ton Lieutenant ? Tu es assez moche comme ça… - Pas ce que disent mes trois sœurs, Capitaine. Antoine en resta coi. Le Danois silencieux pouvait avoir de l'humour ? Ils mirent un quart d'heure ; passant pourtant par des boyaux directs ; pour rejoindre le PC enterré du Général commandant la division. Il était entouré de deux Colonels, tous en tenue de combat classique. Les C.F. se présentèrent et Bodescu rendit rapidement compte de leur retraite. Puis Antoine fit le rapport de sa mission derrière les lignes, insistant sur les bruits de moteurs qu'il avait entendus. Le Général, un petit homme maigre, qui avait beaucoup d'allure, malgré sa moustache à la Clark Gable, se tourna vers la carte. - Alors pas question de résister bêtement. On se replie sur les positions de Soudorsk pour ramener le plus possible de matériels, dit-il à ses adjoints. Faites préparer les obusiers ils couvriront notre retraite. Remplacez-les en faisant approcher tous les petits mortiers disponibles, ça interdira l'approche de nos lignes pendant un moment… Commandant Bodescu, pensez-vous qu'ils vont continuer à attaquer cette nuit ? - Ils doivent être fatigués, eux aussi, Général, même leur seconde ligne, et leurs troupes d'assaut sont dans le coup depuis avant le jour. A mon avis ils vont balancer des obus de mortiers mais ils ne doivent pas en avoir amené des tonnes avec eux, sur le dos. Si le pilonnement s'intensifie ça voudra dire que leur échelon arrière les a rejoints avec des munitions, ce sera un signal pour nous… Ils essayeront plutôt d'enlever vos premières lignes au lever du jour, surtout si le brouillard est toujours là. Cette nuit ils feront du harcèlement pour nous empêcher de dormir. Du bluff. - Alors nous avons la nuit pour organiser notre repli avant le jour, Messieurs. Au travail. *** La division fut la seule unité du Corps d'Armée du nord à se replier avec tout son matériel et soutint, presque à elle seule, la retraite. Il y avait douze Corps Franc au repos sur ce front. Toute la Brigade de CF était là. Grâce à l'avertissement d'Antoine, ils furent les premiers à réagir, au moment de l'attaque des troupes d'assaut ; laissant le temps à la seconde ligne de front de se préparer à reculer ; et furent anéantis, balayés. Le 291ème, aussi squelettique qu'il sortit de la bataille, fut celui qui s'en tirait le mieux. Mais il fallait rebâtir entièrement une Brigade. Deux mois plus tard, la réorganisation terminée tant bien que mal, Bodescu se retrouva Lieutenant-Colonel de la nouvelle Brigade. Antoine reçut le commandement du 291ème CF avec des galons de Commandant et il donna sa compagnie à Labelle qui était passé Capitaine. Rien d'exceptionnel à cela, ils étaient les seuls survivants des neuf Officiers de leur unité ! Le 291ème dut être entièrement reconstitué, avec les rescapés d'autres CF et des renforts sortant des Centres de formation. *** La grande offensive chinoise du IV ème Groupe d'Armées avait prit l'Etat-Major Général Européen par surprise. Cette année 1948, le printemps fut exceptionnellement précoce et chaud. Le réchauffement, lui-même, plus fort qu'à l'ordinaire, vint trois semaines plus tôt et la fonte des neiges, dans le nord, fut très en avance et dura beaucoup moins longtemps que d'habitude. Comment les Chinois eurent-ils connaissance, assez tôt, de ce phénomène météorologique, l'explication ne fut jamais connue. Tabler sur un coup de chance n'était pas sérieux. Les Généraux chinois l’étaient trop, justement, pour faire reposer une offensive de cette envergure sur un coup de dés. Comme les Européens l'année précédente ils ne firent aucune préparation d'artillerie. C'est vrai que la végétation, au nord, permettait mieux de camoufler les préparatifs, mais ils y mirent du génie, faisant des toits de verdures sur les petites routes où les arbres ne faisaient pas une voûte suffisante. Dès le 3 avril Van Damen comprit le but de la manœuvre, l'ennemi ne s'en cachait pas. On peut négliger l'effet de surprise quand on est sûr de sa puissance et de la perfection des manœuvres des troupes. Le Maréchal Lon Su, le stratège des blindés chinois, avait reçu le commandement général du IVème Groupe et sa certitude de la supériorité chinoise se voyait dans cette attaque soudaine et sans ruse. Ils attaquèrent uniquement sur le front nord et sans les blindés, mal utilisables dans ce terrain qui allait devenir un bourbier, avec le dégel. Ils se servirent habilement de la chaîne de l'Oural dont ils avaient fortifié les passages est-ouest pour l'acheminement de leurs ravitaillements de toutes sortes, avec une telle concentration d'anti-aériens que les missions de bombardement étaient totalement irréalistes sauf à y laisser des Escadrons entiers pour des résultats contestables. Ce qui semblait le plus efficace était les tapis de bombes des B 17 mais il y avait un énorme déchet de bombes, dans ces décors montagneux. Depuis deux ans et demi les Chinois avaient Kiev pour cible et lançaient leurs efforts sur le front central. Cette fois ils attaquaient en masse, seulement sur le front nord, visant à la fois Moscou, directement, et Kiev dans un second temps, probablement. Il était évident qu'ils comptaient obliquer au sud après avoir pris Moscou ; ou peut être même avant, d'ailleurs ; pour prendre de flanc la grande armée européenne du front central, largement avancée, désormais, en direction du Kazakhstan. Stratégiquement le plan était excellent. Avec ce classique mouvement tournant ils pouvaient passer derrière l'armée européenne, très avancée, la couper de ses arrières, dès le début de l'été. Sans vivres, sans matériels, sans munitions, elle ne tiendrait pas longtemps. Si bien qu'une nouvelle fois l'Europe se trouvait dans une situation potentiellement dangereuse. L'ennemi, loin d'être repoussé, risquait d'occuper une large partie de la Russie. D'autant que l'avance chinoise fut terriblement rapide. Certes les premiers jours les camions pataugèrent encore dans la boue mais ils étaient tous équipés de bandes de treillages qui leur permettaient la plupart du temps de se dégager eux-mêmes. Sinon des engins chenillés étaient là pour les en tirer. Leur organisation était parfaite, comme toujours. Et le temps s'améliora de jours en jours. Le froid revint, sans neige, durcissant les pistes. Les conditions climatiques et le terrain avaient privilégié les troupes au sol. Pas d'attaques de grandes envergure, avec des chars mais, après l'attaque initiale des troupes d'assaut, l'infanterie mécanisée chinoise avançait, paraissant irrésistible, stoppait pour livrer bataille et repartait de l'avant. Les chars attendaient la fin du vrai dégel pour venir les appuyer, probablement. A Kiev la grande question était de savoir comment manœuvrer. Il fallait, ponctuellement, reculer assez vite pour organiser une ligne de défense, réduire les pertes, tout en faisant face à l'offensive, bien sûr. Mais ensuite ? Pour parer à l'immédiat, limiter les dégâts, Van Damen était d'avis d'envoyer sur place tous les renforts qui avaient été prévus pour la seconde partie de l'offensive de printemps ; elle aurait dû démarrer un mois plus tard. Essentiellement des divisions du nord-ouest, Estonie, Lettonie, Lithuanie, Pologne. D'après le plan de l'offensive de printemps, elles ne devaient entrer dans la bagarre qu'en juin-juillet, pour le second souffle, leur entraînement n'était pas terminé. Mais son Etat-Major renâcla à les appeler en renfort, disant que c'était envoyer au massacre des unités à qui il manquait encore deux mois d'entraînement ; elles n'étaient pas encore au point, techniquement, ni assez endurcies physiquement. Les seconds renforts, les divisions de Tchéquie, de Hongrie, de Bulgarie, de Roumanie, de Slovénie, de Bosnie, de Slovaquie, de Serbie, et de l'Europe de l'ouest, France, Italie, Espagne etc, en étaient seulement au stade de la constitution de nouvelles unités où on mélangeait tous les hommes, quelles que soient leur origine, comme pendant la Première Guerre. Elles ne devaient pas être engagées avant l'automne, pour la ruée en force, quand il se serait agi, toujours d'après le plan, de prolonger éventuellement l'offensive avec des troupes fraîches et d'entrer en Chine. Quand aux divisions de Sibérie orientale, celles qui avaient remporté la décision pendant la Première Guerre continentale, elles étaient préparées, physiquement et moralement, mais elles n'avaient encore pas reçu leur armement moderne et n'avaient, bien entendu, aucun entraînement avec celui-ci. Les convois de bateaux qui devaient le leur apporter : canons, chars, armement individuels et munitions, plus les approvisionnements, ne pouvaient toujours pas passer par le nord, pour aller débarquer à Anadyr, dans le détroit de Béring, les glaces ne le permettaient pas. Impossible de les faire intervenir. Pour quoi faire, d'ailleurs ? Elles étaient si loin de la zone des combats ! Finalement, devant l'avance chinoise, les généraux européens se résignèrent à faire venir, à contrecœur, les divisions du nord-ouest. Le mot d'ordre de reculer, certes, mais avec son matériel, et de ralentir l'avance chinoise par n'importe quel moyen, fut imposé à l'Armée du nord. Toutes les unités disponibles de chasseurs-bombardiers furent envoyées sur ce front. Dans ce terrain peu commode, souvent tourmenté, avec des forêts denses, les divisions chinoises venant de l'arrière utilisaient essentiellement les voies d'accès dégagées, chemins de terre et petites routes, donc des mitraillages sur ces axes les ralentissaient. La chasse chinoise apparut en masse pour protéger son infanterie. Leurs nouveaux chasseurs MiJ2, et Mi84 apparurent simultanément. De terribles batailles les opposèrent donc aux P 38 B, aux Mosquitos en version d'attaque au sol, et aux différents Focke Wulf, dont les nouveaux FW TA 152 ; surnommés "Long nez" par leurs pilotes ; et le toujours redoutable Lavochkine 5, réarmé et remotorisé, qui ressemblaient un peu à de gros FW 190, avec leur moteur en étoile. *** - "Patin autorité à tous, on vire à gauche en grimpant". En vol ils étaient tous des éléments "Lambin", le code de l'Escadron mais, quand ils volaient entre eux, en tout cas sans le Commandant Violet, "Lambin autorité", ils utilisaient celui du chef de l'élément. En devenant Chef d'Escadrille Mykola était devenu "Patin" ce qui avait provoqué une série de réflexions, plus ou moins drôles, sur les bisous que Mykola était censé, selon ses pilotes, leur distribuer, le soir. Puis des bisous on était passé carrément aux "pelles", aux "palots", aux "galoches" qu'il était censé "filer, rouler" etc. Bref toute la gamme des surnoms du baiser ! Il avait laissé passer l'orage, sachant bien que ce n'était pas vraiment lui qui était visé, et ça s'était tassé. La météo n'était pas mauvaise pour cette période de l'année. Plusieurs couches de nuages, à différentes altitudes, par masses, mais pas soudées. Mykola inclina son manche et le ramena doucement au ventre, ne jetant qu'un coup d'œil rapide à sa formation. Les 11 nouveaux FW ; des Ta 152, de son Escadrille suivirent sans un instant de retard. L'entraînement avait bien marché, leur nouvelle machine avait enthousiasmé les pilotes et les nouveaux venaient pour la plupart d'un autre front. Ils avaient déjà de l'expérience et ça s'était vu à la vitesse avec laquelle ils avaient pris en main les FW TA 152. Son moteur était un Jumo en ligne et il fallait bien le loger sous le capot, ce qui expliquait la longueur du nez. En réalité c'était une prodigieuse évolution du FW190 qui, lui, avait un moteur en étoile ou en V inversé. Et des bruits circulaient, de plus en plus fréquemment, dans le Groupement aérien, selon lesquels le TA 152 avait déjà un successeur ! Un prodigieux avion, construit à Toulouse, en France, plus rapide, grimpant plus haut et utilisant un nouveau moteur qu'on appelait à réaction ! Une sorte de fusée aux fesses, au lieu d'une bonne vieille hélice, devant. Il était en essais, disait-on ! Le principe était connu, des ingénieurs Français et Allemands avaient fait voler des prototypes avec des moteurs-fusée dans les années 25-35, qui n'avaient pas eu de suite, cependant. Alors, pour beaucoup, ça ressemblait à un bobard, et les pilotes étaient enchantés de leurs TA 152. Il faut dire que ces pièges étaient fabuleux. Ils avaient encore plus d'efficacité aux ailerons, pour manœuvrer, une souplesse d'utilisation qui donnait la puissance dans n'importe quelle position ; et ils étaient plus rapides, 704 km/h, en pallier et accéléraient plus vite. 900 kilomètres d'autonomie, toujours, et un armement destructeur : six canons dont deux de 30m/m ! Sur le front central d'où ils venaient, Mykola avait ajouté six victoires ; qui lui avaient parues faciles ; à son palmarès de 68, depuis l'été précédent. Il avait maintenant admis qu'il était inutile de chercher la petite bête en voulant absolument s'expliquer pourquoi ses longues visées ne donnaient pas souvent de résultats alors que lorsqu'il tirait d'instinct il touchait. Un instructeur de tir, au stage de qualification sur FW TA 152 lui avait dit que c'était un phénomène connu de tous les tireurs. Même au pistolet, certains spécialistes plaçaient mieux leurs balles en tir instinctif qu'au viser… On ne l'expliquait pas vraiment. Les médecins disaient que le cerveau faisait des ajustements que l'on ne mesurait, ni médicalement, ni techniquement. Par ailleurs il n'était pas le seul dans ce cas. Le leader de toute la chasse, un Allemand, Erich Hartmann, qui caracolait en tête des meilleurs avec 151 victoires, son second Gerhard Barkhom, avec 133 victoires, Willi Batz, Kirman Graf qui suivaient à quinze ou vingt victoires, distançant largement le peloton de poursuivants ; en dessous de 100 victoires ; étaient pour la plupart dans ce cas. Des tireurs d'instinct. Tous excellents pilotes, bien sûr, bons manœuvriers, mais tireurs de premier ordre. C'est là où ils faisaient la différence avec leurs équipiers. Mais il fallait bien ça pour faire face, désormais, aux nouveaux chasseurs Chinois. Ils en avaient sorti plusieurs, presque en même temps, à partir de l'automne précédent, tous entièrement métalliques. Le premier avait donc été le MiJ2M3, rapide, avec ses 615 km/h, un taux de montée excellent, mais moins maniable que le vieux Zéro. Il était surtout puissant et efficace à haute altitude et il possédait deux canons de 20m/m ! Par facilité on l'appelait couramment Mi J2. Puis le Ki84, un avion très abouti, techniquement, était arrivé vers février. 624 km/h, un plafond de 10 500 mètres, 1 650 km d'autonomie ; mais 2 920 avec réservoir extérieur ; deux canons de 20 et 150 obus chacun ! Rapide, donc, bon grimpeur, maniable, il mettait la barre très haut… Enfin le KI61. Petit, très fin, rapide, efficace ; un peu la silhouette du vieux Spit ou du Me 109 lequel avait très vite disparu, probablement moins équilibré et harmonieux dans ses performances que le Mi J2 M3 ; avec une grosse charge alaire qui lui permettait de prendre de la vitesse très vite, en piqué, et donnait une plate-forme de tir stable. Il avait une vitesse maximale de 670 km/h, encore qu'un pilote chinois abattu avait révélé qu'il avait établi un record à 746 km/h, en altitude. Heureusement les ingénieurs chinois l'avaient doté de deux mitrailleuses lourdes de 12 m/m et de deux canons seulement. Et son autonomie ne dépassait pas celle des FW TA 152, loin du Zéro qui disparaissait très vite des Escadres ennemies. Mais, tout métal, le KI 61 encaissait mieux que son prédécesseur et il était plus difficile à atteindre, en raison de sa petite taille. Une forme, aussi, qui se rapprochait des nouveaux Yak 3, de l'usine russe Yakovlev, et provoquait des hésitations chez les pilotes de chasse Européens pour ne pas se tromper de cibles. - "Patin autorité, de Jaune 4. A 02.00 heures un peu plus bas, on dirait des Ki84, une douzaine. Mykola se pencha légèrement à sa droite découvrant les chasseurs. La visibilité était l'un des points forts du nouveau FW. Sa verrière était vaste et le champ de vision peu perturbé par les montants métalliques. Or la visibilité, sous tous les angles, est un atout presque aussi important que la puissance du moteur. Non, tout aussi important. Un avion n'est pas gros, dans le ciel et un montant peut masquer une grande portion d'espace. Ca servait à quoi de grimper comme une fusée si on n'avait pas vu l'ennemi qui arrivait plus bas, sur le côté ? Il identifia aussitôt les chasseurs à leur casserole d'hélice et, du pouce, pressa le bouton d'émission radio, sur le manche. Le manche du TA 152 était pas mal chargé. La détente des canons, sous l'index, le bouton d'émission-réception de la radio, et la sécurité des armes, sous le pouce. Maintenant ils n'avaient plus de laryngophone mais un micro, devant la bouche, au bout d'une petite tige, solidaire du classique casque de cuir supportant les écouteurs. - "Je les ai en visuel, ce sont bien des Ki84. Les Mosquitos vont attaquer, à 10 heures, en dessous. Dès qu'ils vont plonger les Ki les suivront, on partira en même temps." Ils accompagnaient une mission de Mosquitos d'attaque au sol qui devaient bombarder un dépôt de munition repéré par la reco la veille. Les 12 bombardiers en piqué étaient à mille mètres en dessous, légèrement à gauche. Il voyait parfaitement les deux moteurs serrés contre le fuselage, encadrant le nez vitré et les têtes des deux membres de l'équipage, assis l'un à côté de l'autre, sous la verrière. - "Patin autorité de Bleu 3, une autre formation à 05 heures, au-dessus, une vingtaine de MiJ2." Il tourna la tête rapidement et, au delà du plan droit de son N°2 ; l'Officier-Pilote Pineau ; aperçut l'ennemi, plus haut également. Ca ne se présentait pas bien. Ils étaient douze FW et ils allaient se heurter à près de trois fois plus de chasseurs ennemis. Il appela calmement le contrôle en basculant la fréquence. - "Parapluie, de Patin autorité". - "Parapluie écoute, Patin." - "Deux formations ennemies proches, Ki84 et Mi J2, secteur F 11 je suis très surclassé en nombre, demande du renfort", énonça-t-il d'une voix égale. - "Altitude, Patin". - "3 000 mètres… Les Mosquitos attaquent, je dois descendre pour les protéger." La réponse du Contrôle lui parvint alors qu'il balançait son avion, manche au ventre, d'abord puis, très vite, contre son genou, le pied droit enfoncé jusqu'au bout sur le palonnier, avant de pousser le manche vers le tableau de bord, les gaz à fond. - "Du monde est en route vers vous, Patin. Tenez bon." Il ne répondit pas occupé à vérifier que les autres l'avaient bien suivi et surveillant, en se tordant le cou, la formation ennemie la plus haute, plus proche d'eux. Il ne se faisait pas de souci pour Pineau. Son N°2 volait à côté de lui depuis deux mois et le suivait dans n'importe quelle évolution. Il semblait doué d'un sens de l'anticipation et, quoi que fasse Mykola, il restait à son poste, protégeant les arrières de son N°1. - "Patin à tous, vérifiez vos collimateurs, surveillez l'arrière, faites une passe seulement. Souvenez-vous que notre boulot est de protéger les Mosquitos, ne les laissez pas tomber." C'était son habitude, avant chaque manœuvre d'attaque, il répétait des choses qu'ils savaient tous très bien mais il voulait qu'ils entendent sa voix. Et puis ces rappels ne faisaient pas de mal. Il lui était arrivé deux fois, dont la dernière pas si loin que ça, d'entamer lui-même un combat le collimateur éteint ! Or même en tirant d'instinct, il avait besoin du croisillon central ! A vingt ans il était toujours le plus jeune chef d'Escadrille de l'Escadre mais son expérience valait largement celle des autres et son palmarès le situait loin devant eux. Le Commandant Violet avait eu raison sa nomination n'avait pas été contestée. Et puis Walter Nowotny, par exemple, n'avait que vingt deux ans et il était bien Colonel ! Personne ne lui avait fait des remarques sur son âge, ni sur sa compétence. Avec les pertes de la première année et de la campagne d'été les promotions avaient été brutales chez les Darwiniens qui appelaient toujours ça "la sélection naturelle"… Pour les pilotes de chasse l'âge ne posait aucun problème, ou un type était capable de diriger une formation ou il ne l'était pas. S'il ne l'était pas il ne durait pas. Simple et cruel. La part d'attention qu'il devait consacrer à diriger les autres pilotes, en vol, lui coûtait la vie très rapidement. C'était aussi bête que ça. L'expérience était venue très vite à ceux qui avaient échappé aux premiers mois de combats. La première sélection, celle de pilote de chasse, se faisait d'ailleurs bien avant, dans les trois premières semaines au front. C'est là qu'il y avait le plus de "disparus en mission". Si on passait cette étape on avait des chances de tenir plusieurs mois, le temps de perfectionner son pilotage et d'acquérir cette méfiance, cette espèce de sixième sens, celui du danger immédiat, qui faisait "sentir" à un pilote qu'il avait un chasseur dans la queue. Dans le piqué son moteur "chantait" comme il aimait le dire, un ronflement qu'il savait interpréter. Il donnait tous ses chevaux ou pas. Aujourd'hui il les donnait. Son Badin lui annonçait déjà 713 km/h. Depuis cinq jours qu'ils étaient au front le mauvais temps les avait gardés au sol pendant quarante huit heures et il en avait profité pour faire exécuter des réglages. Peut être parce qu'il était neuf, justement, il avait tendance à chauffer et les mécanos ne trouvaient pas pourquoi. La plupart des appareils de l'Escadron étaient pratiquement neufs, d'ailleurs, et les heures de vol qu'ils avaient accomplies sur le front du centre ne les avaient pas fait souffrir. Elles concernaient surtout des patrouilles d'interdiction sans avoir besoin de forcer la mécanique. Ses victoires, n'étaient dues qu'à sa vision remarquable. Il avait repéré des paires, ou des escadrilles, de chasseurs chinois avant qu'ils ne le voient. Il avait attaqué comme il en avait pris l'habitude, de très haut, en plongeant très droit vers le sol pour remonter derrière ses victimes, dans l'angle mort, sous la queue. La méthode convenait bien aux FW dont les canons étaient, au montage en usine, calés de quelques degrés vers le haut pour forcer les pilotes à se placer légèrement sous leurs adversaires ! Une rafale brève et c'était fini. Sur le papier ce n'était pas très glorieux mais il n'y a pas de gloire à faire la guerre, pas de gloire à tuer. Ils l'avaient tous compris depuis très longtemps et ses pilotes ne cherchaient plus le duel, bien au contraire, mais à survivre. Survivre n'était pas confortable, cela voulait dire continuer à être là pour faire des missions, protéger des bombardiers, empêcher des Stukas de terroriser les troupes au sol, interdire leur ciel aux avions de reconnaissance ennemis. Et protéger les premiers combats des nouveaux pilotes, leur transmettre de l'expérience pour qu'eux durent encore plus longtemps au front. Voler, voler, toujours voler. Sans répit. Dans le rétro il vit apparaître les points noirs de la deuxième formation ennemie, les Ki84 qui avaient plongé derrière eux, se détachant sur le blanc des nuages de la couche supérieure, à plus de 8 000. Un peu trop tard ! Ils ne pourraient pas les rattraper. La première, les douze Mi, avaient commencé leur attaque des bombardiers dès que les Mosquitos avaient commencé leur plongeon et Mykola avait senti leur mouvement, mettant son Escadrille en bonne position par cette fraction de seconde qui avait permis aux moteurs des FW TA de donner toute leur puissance. Ils dévalaient maintenant à 740 km/h, plus vite que les Mi, et sous un angle d'attaque qui allait leur permettre d'arriver sur le flanc arrière des chasseurs chinois, sous une correction de tir d'école. Mykola veillait souvent à cela, placer ses pilotes dans une configuration classique pour qu'ils n'aient qu'à appliquer ce qu'ils avaient appris et répété si souvent. D'un coup de pouce il ôta la sécurité de ses armes. Le sol arrivait, les Mosquitos avaient adoucis leur angle de piqué et filaient les uns derrière les autres, la croix de leurs fuselage semblant traverser très vite les différents types de végétation, disparaissaient fugitivement sous les nuages bas qui traînaient près du sol. Et puis le sol parut s'illuminer de points lumineux : la DCA. Essentiellement des canons à tir rapide qui lâchaient les six ou huit obus de leur magasin en rafale. Le troisième bombardier passa si vite sur le dos qu'on ne comprit pas immédiatement qu'il avait été touché. Il s'écrasa à 500 mètres de l'objectif. Mykola avait enregistré la scène avec sa vue périphérique, il était concentré sur un MiJ2 et le gardait dans le rond central du collimateur, le petit croisillon comme vissé sur la bulle du pilote. Et puis, au dernier moment, d'instinct il pressa légèrement son palonnier droit et lâcha une très courte rafale qui, à cette vitesse, secoua brièvement tout l'appareil de manière inquiétante. Il fallait s'habituer à cela ! Au même moment le Mi vira franchement et parut percuter de lui même la salve ! Des morceaux de tôle volèrent et une aile se détacha. Déjà Mykola s'alignait sur un autre qui grimpait sec. Comme toujours la fréquence radio était encombrée de hurlements d'excitation. C'était la façon de beaucoup pour se doper ou évacuer la peur. Il tira encore une rafale suivie d'une autre au maximum de correction gardant son pied enfoncé sur le palonnier. Là aussi une tôle s'envola mais le chasseur chinois passa sur le dos et, au lieu de plonger, comme Mykola s'y attendait partit en virage à gauche à en péter les plans. Le jeune homme abandonna aussitôt la poursuite et mit le manche au ventre et à gauche, pied légèrement à droite, entamant un tonneau pour découvrir tout l'espace de combat, depuis le dessus. Il avait assez de vitesse pour que les ailerons soient encore très efficaces. C'est ainsi qu'il aperçut la seconde formation, celle des Ki84 qui fonçait. Elle était en train de se séparer en deux, l'une accentuant son piqué vers la gauche, l'autre l'adoucissant en direction de Mykola qui comprit que son escadrille était visée. Les autres allaient s'en prendre aux Mosquitos. Ils se partageaient le travail… - "Patin à tous, lança-t-il dans son laryngophone, silence radio, SILENCE RADIO, les Mosquitos sont pris à partie par la seconde formation, les Ki84, faites face, je répète faites face. Pas de combat personnel, restez par paire, tirez de petites rafales, économisez vos munitions… Jaune 3, dégage, déGAGE !" Il avait hurlé la fin du dernier mot en voyant les petites fumées jaillirent des ailes du Ki84 qui poursuivait Farech'. Celui-ci était trop concentré sur le chasseur qu'il poursuivait et ne réagit pas assez vite. Il encaissa une rafale dans le moteur qui se transforma immédiatement en une boule de feu, avant d'exploser… Avec leurs canons les pilotes chinois étaient beaucoup plus redoutables, aujourd'hui. C'était désormais une immense mêlée. On ne savait plus qui poursuivait qui. L'air était troué de rafales tirées par on ne savait qui, ni en direction de qui. Ici on pouvait être abattu aussi bien par un ennemi que par un copain. Mykola se mit à agiter sèchement son appareil tout en s'efforçant de gagner de l'altitude par des demi-boucles verticales et des rétablissements. Pas assez bien léchés pour être qualifiées d'Immelmann, ce qu'il fallait éviter, au combat. Une figure de voltige bien faite donnait une trajectoire prévisible et amenait le risque de vous faire cueillir tranquillement au milieu. Il entamait une série de virages secs pour se remettre en position de plonger dans l'axe de l'objectif des Mosquitos lorsqu'il vit les bombardiers survivants faire une nouvelle passe d'attaque. Ils étaient courageux, ces types ! Au sol le dépôt avait été touché à plusieurs reprises, d'après les impacts, mais ne brûlait pas, aucune trace d'explosions non plus. Soit la traduction de la photo prise par l'avion-reco était erronée soit les munitions étaient bien cachées à côté de leurres. Apparemment le patron des Mosquitos penchait pour la seconde hypothèse puisqu'il avait commandé une seconde passe, aux canons cette fois, il ne leur restait plus de bombes après la première attaque. Mais Mykola ne vit que six appareils prendre la file. Dieu, ils avaient déjà perdu la moitié de leur effectif ! En une seule passe… Il sentit la rage monter en lui à la pensée de tous ces sacrifices. Est-ce que… Il avait failli penser " est-ce que ce dépôt de munitions valait vraiment de sacrifier une Escadrille de Mosquitos" ? C'est vrai qu'au sol les hommes se battaient désespérément pour ralentir l'offensive chinoise vers Moscou, reculaient kilomètre après kilomètre et chacun d'eux coûtait tant de vies. Mais ici aussi les pertes étaient énormes… Cette guerre gaspillait tellement de vies, pour quoi ? Pour des territoires ? Pour satisfaire l'ambition d'un malade de pouvoir ? Il se sentit gronder, seul dans son poste de pilotage, et renversa le manche à droite pour plonger à la verticale vers le dernier des Mosquitos, qui avait déjà un Ki84 dans sa queue. Il réalisa qu'il ne pourrait pas arriver à temps et fit dériver le nez de son appareil d'une longueur démentielle avant de lâcher une longue rafale, de colère impuissante. Par un incroyable hasard, lui sembla-t-il le Ki s'immobilisa un millième de seconde dans l'espace avant d'exploser dans une immense déflagration blanche… Pas le temps d'épiloguer sur les mystères du tir aérien il y réfléchirait plus tard, il remit manche au ventre, la manette de gaz poussé à fond, en passant sur le dos pour voir le résultat de la seconde attaque des Mosquitos, vérifiant la présence de son N°2. Cette fois les bombardiers en piqué avaient gagné. Au sol les explosions se succédaient et une fumée noire commençait à masquer les constructions provisoires. Mais sur les six Mosquitos deux seulement filaient au ras des arbres… Deux survivants parmi les douze qui avaient attaqué, combien… trois, quatre minutes auparavant ? - "Patin à tous, c'est fini, on rentre, dégagez-vous en piqué et rentrez directement, en restant près du sol. Les Ki ne pourront pas vous rejoindre. Le renfort ne va pas tarder à arriver mais ne l'attendez pas en livrant combat, les MiJ2 et les Ki84 sont trop nombreux." Il y avait de l'amertume dans sa voix et il le regretta. Pas la faute des copains s'ils n'étaient pas arrivés à temps. La faute à qui ? Fallait-il qu'il y ait une faute pour expliquer tout ça ? Pineau avait réintégré son poste, dans sa queue, à une centaine de mètres et il rétablit son avion en vol horizontal pour lui permettre de se rapprocher un peu. Les Ki volaient encore par éléments de quatre ou six. Surdisciplinés, comme à l'ordinaire, ils étaient en train de se regrouper, c'était le moment d'en profiter, Le FW TA 152 avait une petite marge de vitesse et il poussa les gaz à fond en piquant. Ils rentrèrent tous les deux ainsi, au ras des arbres, suivant le relief d'aussi près qu'il l'osait. *** L'après-midi le temps s'améliora un peu, les bancs de nuages près du sol s'effilochèrent avec l'élévation de température et ils firent trois missions, avec tout l'Escadron. Violet paraissait inusable, sa voix calme était toujours la même, rassurante, efficace, donnant ses ordres sobrement. Il n'avait pas un gros score de victoires, 11 ou 12, ce n'était probablement pas un très bon tireur, mais quel tacticien ! Mykola s'inspirait à chaque sortie, des choix tactiques du Commandant, à la fois prudents et toujours bien vus. Ce soir là, cependant, il y eut trois lits vides dans les tentes de l'Escadron. Le lendemain ils firent six missions exténuantes dans la journée. Leur corps marquait le coup avec l'accumulation des G en combat. Mykola en fut frappé. C'était les G qui causaient la fatigue la plus profonde, indécelable sur le moment. Mais révélée par les incidents à l'atterrissage. Le gars à qui la tour devait dire de descendre son train oublié, ou ses volets sortis de 15 au lieu de 45°, les sorties de piste, en fin de roulage, quand on ne se surveille plus et qu'on évalue mal les distances. Avec les heures passées ensuite à désembourber les machines. Depuis des mois ils n'utilisaient plus que des pistes provisoires, boueuses, consolidées par un treillage de plaques métalliques trouées. Les tentes étaient munies d'un plancher de bois pour éviter de patauger dans la gadoue mais tout était humide. Avec la fatigue les pilotes n'arrivaient pas à se réchauffer. Et les mécanos, qui ne se plaignaient jamais, faisaient un travail difficile, exténuant, pour garder les avions en état de vol. Réparant dans la nuit les tôles retournées, les systèmes hydrauliques défectueux, les mises à feu des canons au fonctionnement capricieux, épisodique… Le surlendemain le temps avait encore changé, des masses de cumulus à 4 000 mètres, un ciel clair au-dessus et, par les immenses trouées que provoquait le soleil, le sol s'asséchait à une vitesse étonnante pour la saison. A midi ils en étaient à trois missions effectuées depuis l'aube. Chaque Escadrille était sortie individuellement. Ou ce qui restait de chaque Escadrille. La Seconde, ne comportait plus que neuf pilotes, Mykola inclus, si bien qu'il avait décidé de voler seul, sans N°2 ; Pineau volant en N°1 pour la première fois ; pour laisser des paires constituées. A 16:20, alors qu'ils étaient d'alerte à cinq minutes ; la Première à quinze ; assis dans leurs avions, cinq missions déjà dans les bras depuis le matin, deux fusées blanches montèrent au-dessus de la petite tour de rondins. Les moteurs toussèrent et les mécanos, tenant l'extrémité d'une aile les aidèrent à virer sur place pour aller s'aligner ; par deux pour les autres ; en début de bande. Mykola reçut ses instructions du Contrôle régional alors qu'ils montaient tous les neuf vers le niveau 2 000, comme c'était la règle. - "Elément Patin, grosse bagarre dans le secteur H 28, à 5 000 mètres en limite verticale du front. Deux Escadrons de chez nous sont surclassés par au moins deux Groupes de Ki61, des méchants, apparemment. Et il en vient d'autres. Nos réserves arrivent mais il faut aider nos Escadrons immédiatement. Prenez le cap 010°, montez à plus de 6 000. Je vous préviendrai quand vous serez au-dessus de la mêlée. Terminé." Ce qu'il ne disait pas, c'était inutile, c'est que les deux Escadrons accrochés n'existeraient plus si les renforts tardaient ! En tout cas l'autorisation de grimper à 6 000 leur permettrait d'arriver au-dessus des nuages, sans être vus, sans avoir besoin de manœuvrer avant le combat, et d'intervenir efficacement. Dans ces circonstances là on pouvait espérer descendre plusieurs ennemis dans le premier plongeon et disloquer leur formation. Le Contrôleur avait été assez lucide pour leur laisser une chance de faire leur boulot, permettre aux copains de se dégager en piquant, avant d'être sur la défensive, à leur tour, au milieu d'adversaire les empêchant d'agir. - "Patin à tous, émit-il, on passe au-dessus de la couche. On se dirige vers une grosse bagarre en H 28. Soyez prudent, ce sont des Ki61 et vous connaissez leur efficacité en altitude. Sur place, je descendrai voir à quoi ça ressemble et on plongera." Il remua sur son siège, pour prendre sa place, comme une poule s'installe commodément dans la poussière, retendit les sangles de son harnais et vérifia son cap sur sa carte, neuve, du secteur. Ils volaient en plein soleil ; juste au-dessus des nuages bourgeonnants, d'un blancs étincelant ; mais il faisait froid même avec le blouson de mouton et les longs bas de laine, un bon moins quarante à l'extérieur. Ils étaient seuls, pas une silhouette alentour. H 28 était proche et il entendit très vite la voix du Contrôleur. - "Des renforts sont arrivés sur place avant vous, Lambin, mais les autres en ont reçus aussi. C'est certainement la plus grosse bagarre qu'on ait vue cette année dans ce coin. Elle s'essaime sur un large espace. Vous serez à la verticale dans une minute. Bonne chance, Patin." Les nouveaux radars permettaient cette précision. Les chasseurs Européens étaient équipés d'un petit émetteur fixe, classé matériel stratégique, qui allumait un écho scintillant, sur l'écran de l'Officier radariste, les identifiait et révélait leur position exacte. La précision du Contrôleur voulait dire : des combats dans tous les coins et des dangers qui pouvaient venir de partout. Mykola respira longuement. - "Patin à tous, je descends juste sous les nuages, jeter un œil, restez groupés ici en tournant en rond". Machinalement il jeta un regard vers sa droite cherchant Pineau avant de se souvenir qu'il était seul, aujourd'hui. Il poussa le manche et, tout de suite, sa verrière devint totalement opaque, comme peinte en blanc. Il surveillait son altimètre pour anticiper sur la sortie en visibilité claire et fut surpris, comme à chaque fois, tant ce fut rapide. Il volait à près de 550 quand il déboucha en ciel dégagé. Il n'y avait pas un combat, effectivement, mais une quantité. Des MiJ2 mais aussi des Ki84. Il repéra les plus proches, nota leur position et remonta en flèche. Au-dessus ses pilotes étaient à trois kilomètres, à droite. -"Regroupez sur moi, à vos 10 heures", dit-il dans le micro, notant que sa voix était sèche, sans qu'il ne l'ait voulu. Dès qu'ils eurent pris la formation il estima sa position. - "On pique au 290°sans accélérer tant qu'on est dans la couche. On va se trouver tout de suite dans un combat tournoyant. Choisissez une cible, gardez votre sang froid et essayez de ne pas encombrer la radio. Restez par paires, allumez vos collimateurs maintenant, et armez vos canons." Sous cet angle ils traversèrent la masse nuageuse en quatre secondes. La zone de combats s'était déplacée et, du pied et du manche, Mykola força son avion à virer sur la droite. Une paire de Ki84 poursuivait un FW 190 qui tentait des virages brutaux, tantôt à droite, tantôt à gauche, pour se dégager. Il prit un chasseur chinois dans son collimateur et tira presque tout de suite. Le Ki disparut dans un nuage de flammes et de fumée blanche. Dans la même seconde le jeune homme plongeait au cœur de la bagarre, notant que les chasseurs amis étaient des La 5, qui ressemblaient vaguement, aux Ki 84. Il faudrait penser à le dire aux autres et… Une rafale passa au-dessus de son plan gauche et il bascula à droite. Il avait oublié qu'il n'avait pas de N°2, aujourd'hui, et ne surveillait pas suffisamment son rétro. La faute à ne pas commettre ! Dans celui-ci il vit que ses deux poursuivants, des Ki61 qui affichaient de curieuses bandes noires en travers des ailes, avaient eux aussi basculé. Il commença à agiter son FW comme un malade. Rien n'y faisait les Ki étaient toujours là. D'instinct il mit manche au ventre pour aller se réfugier dans les nuages. Le temps d'y arriver il fut touché deux fois dans le fuselage, derrière sa tête. Mais il y pénétra. Aussitôt il passa sur le dos et tira encore plus fort sur le manche. Il encaissa une volée de G positifs mais ressortit immédiatement du nuage, plongeant vers la gauche. La bagarre était toujours aussi acharnée et il la traversa en trombe. - "Je suis blessé… je suis blessé". La voix de Pineau, qui volait en N°3 ! - "Saute, hurla-t-il, saute". Pineau du l'entendre parce qu'il répondit, la voix plus faible. - "arrive pas…" Et puis il se rendit compte qu'il n'y avait plus de La 5. Tous les avions amis qu'il voyait étaient des FW. Les Lavochkine avaient su profiter de leur intervention pour se dégager. Les autres étaient des Ki61 et des Mi, tous par paires. C'est peu après qu'il réalisa que seuls ses propres pilotes se battaient encore. Une Escadrille contre combien de dizaines de chasseurs Chinois ? C'était les siens qui étaient là. Il reconnaissait, fugitivement, les grandes lettres, sur les fuselages. - "Lambin leader, nous sommes surclassés, nous avons besoin d'aide…", cria-t-il dans le micro, pour le Contrôleur dont il ne comprit pas la réponse, sa radio marchait par épisode, maintenant. Et, au milieu d'eux, de ses pilotes il assista à leur agonie. Les uns après les autres ils furent descendus. Lui-même avait trop de peine à éviter les attaques, bougeant constamment, grimpant, descendant, virant, à grands coups de manche et de palonniers. Il enregistra que son moteur commençait à chauffer. L'odeur d'huile chaude se répandait dans l'habitacle. Il ne fallait pas que celui-ci le laisse tomber maintenant… Et il y eut une dernière explosion dans l'espace. Il tourna la tête dans tous les sens, ne voyant aucune autre poursuite, aucun tir… Quelque chose bascula dans son cerveau. Tous, ils avaient tous été abattus ! Il n'avait pas été capable de mettre ses pilotes en bonne position, de les conseiller. C'était de sa faute s'ils avaient été descendus ! C'était son échec, son ECHEC. Le mot se déroulait sans fin, en lui. Deux rafales l'encadrèrent et une peur effroyable l'envahit. Il était seul, désormais. Il avait déjà eu peur, en combat, évidemment, mais jamais à ce point. Il était terrorisé ! Plus capable de penser, de faire fonctionner son cerveau, de chercher une solution pour s'enfuir. Il sentait tout son corps tétanisé, chaque muscle durci dans l'attente de la blessure qui allait le déchirer. Il ne se rendait pas compte de ses gestes, voyait le ciel défiler devant ses yeux ; un kaléidoscope de morceaux de nuage, de portions de ciel, d'avions ennemis ; il pilotait comme une machine qui s'est emballée, tiraillant automatiquement. Quelque part son cerveau enregistra des débris qui volaient, des avions dans son collimateur qui explosaient… Il "sut" qu'il avait abattu six Ki61, mais n'était pas capable de se souvenir à la suite de quelle manœuvre. Son cerveau était vide de pensées cohérentes, contrôlées, hormis cette terreur, ce sentiment de solitude, dont il était responsable, ce remord, qui ne le quittaient pas… Une odeur de chaud. De la fumée envahissait la verrière, qui disparut il ne sut comment. Il ressentit les chocs des obus qui pénétraient son avion, les commandes qui devenaient molles, la suite de morceaux de ciel, de sol, qui traversaient son pare-brise. Son cerveau savait qu'il tombait, que son avion était touché à mort mais, envahi, paralysé par la peur panique, le bruit effroyable du vent qui le fouettait, s'engouffrait, dans le poste de pilotage grand ouvert, il ne pouvait pas faire remonter l'information à sa conscience. Il y eut une déchirure et le fuselage s'ouvrit au niveau du bord de fuite des ailes, le bruit de son moteur cessa… Ce fut le silence qui le tira de l'état second dans lequel il baignait. Il n'enregistra pas l'ouverture de son parachute, inconscient de ce qui l'avait provoquée. Un hurlement de moteur le fit sursauter. Un Ki84 le frôla et la voile se dégonfla en partie, dans la turbulence. Pourtant il ne tressaillit pas et repartit dans son monde intérieur, dans son cauchemar, dans son absence. Les yeux grands ouverts mais ne voyant rien, il pendait au bout de ses suspentes, ne faisait pas un geste, paraissait mort. Même l'impact, brutal, avec le sol ne le réveilla pas. Il fut traîné pendant plusieurs dizaines de mètres par le vent au sol. Puis la voile du parachute accrocha quelque chose et se dégonfla. Il restait allongé sur le côté, raide, absent, les yeux ne cillant pas. Une Compagnie de ravitaillement qui montait un chargement en première ligne le trouva là, dans la même position. On le crut d'abord mort et puis, alors qu'il cherchait la plaque d'identité, pour l'arracher, un Sergent dit qu'il avait vu la poitrine se soulever. On le mit sur le dos, on écouta son cœur et quelqu'un ordonna de l'emmener. Mais on dut le porter comme un cadavre, en travers des épaules. Il ne faisait rien pour aider les gars qui le sauvaient. A l'hôpital de campagne, voyant qu'il n'était pas blessé le chirurgien-chef le fit placer sur un brancard, à l'écart. Il s'y trouvait encore, seul, le lendemain quand on commença à démonter les tentes pour reculer une nouvelle fois. On l'avait oublié. Cette fois un chirurgien s'intéressa à lui, devinant un choc émotionnel intense et le fit évacuer directement vers les lignes arrières, avec un convoi de blessés opérés. *** Pendant quinze jours il ne parla pas, hors d'atteinte, raide, les tendons, les muscles, tendus au point que les médecins craignaient qu'il ne provoque des lésions osseuses à son corps. On lui fit des piqûres de relaxant musculaire pour le protéger de lui-même. Ses yeux étaient perpétuellement ouverts et il fallait lui mettre régulièrement des gouttes de collyre pour les hydrater. Sa bouche, fermée, ses mâchoires verrouillée, ne permettaient pas d'y glisser de la nourriture et on dû le placer sous goutte à goutte pour le conserver en vie. Pendant deux semaines il passa de mains en mains, pour finir dans le service psychiatrique d'une petite ville de l'arrière, où une après-midi il lâcha, d'une voix rauque, mais calme : - Manger. L'infirmière qui préparait le goutte à goutte n'avait jamais entendu sa voix, mais ce fut surtout le ton, rauque, qui la fit se retourner. Il regardait toujours le plafond, n'avait pas bougé, mais il répéta, lentement, sur le même ton : - Je veux… manger. Elle alla immédiatement chercher un médecin qui examina longuement le jeune homme avant de lui parler. - Vous m'entendez, Capitaine ? Plusieurs secondes, puis : - Oui. - Vous savez ce qui vous est arrivé ? Encore un long laps de temps. - J'ai perdu… tous mes pilotes. - Mais vous, que vous est-il arrivé ? Vous avez été abattu ? Du temps, encore. -… j'ai perdu tous mes pilotes. Le médecin le regarda longuement. Puis se pencha, prit un doigt de pied de Mykola et le tordit de plus en plus fort. Il allait renoncer quand Mykola tourna légèrement la tête. - Pourquoi faites-vous ça ? Le toubib soupira doucement. - Vous allez vous en tirer, Capitaine. Calmez-vous, détendez-vous, faites la paix en vous, avec vous-même… Puis, à l'inspiration, il ajouta : - Vous n'êtes pas coupable. Dans le cerveau de Mykola la phrase commença à tourner. Il commença le premier jour à ouvrir la bouche et on le nourrit. Très vite, alors, il reprit des forces. Il avait beaucoup maigri et paraissait plus grand. Une semaine plus tard le médecin vint le voir un matin suivi d'une infirmière. - Capitaine Mykola Stoops… Le regard de Mykola dériva lentement de son côté, sans qu'il ne tourne la tête. - Vous vous êtes trompé… Le toubib laissa passer un temps pour avoir toute l'attention de son patient. - … tous vos pilotes ne sont pas morts. Puis il attendit la réaction du jeune homme. Mykola ne bronchait pas. Au bout d'un moment il lâcha : - Si. - Pas le Pilote-Officier Pineau. Le regard de Mykola vint accrocher celui du médecin avec une intensité telle que celui-ci en fut presque désarçonné. Il y lut une attente si forte qu'il enchaîna, très vite : - D'après ce que je viens d'apprendre il a fini par pouvoir sauter en parachute de son avion en flamme et a été recueilli par nos troupes. Il ne souffrait que d'une brûlure, assez importante mais pas trop grave, à la cuisse droite. - Les conduites hydrauliques… de sortie manuelle du train. La voix de Mykola était étrange. Plus aussi rauque que le premier jour, mais très, très lente. Il détachait les mots avec une précision, une diction d'acteur voulant être parfaitement entendu. - Peut être, poursuivit le toubib qui voulait continuer cet échange. C'est grâce à ce pilote que l'on a appris que vous aviez obtenu une victoire en combat, il l'avait vu. Alors les autorités ont fait rechercher votre avion. L'épave a été retrouvée sans mal puisque, d'après ce que j'ai compris, vos avions ont une marque distinctive individuelle, à moins que je ne me trompe ? Il voulait que Mykola parle, qu'il montre qu'il acceptait le dialogue. C'était un signe important indiquant qu'il sortait de son mutisme, de sa volonté de ne plus communiquer. - … deux lettres… deux chiffres. - Bien. Donc elle a été retrouvée et c'est là que je ne comprends pas très bien. La communication que j'ai reçue était mauvaise. La main droite de Mykola se crispa sur le drap. Le débit de voix fut un peu plus rapide quand il demanda en relevant légèrement la tête, cette fois : - Parlé… à qui ? - Au Lieutenant Pineau, je crois. C'est ainsi qu'il s'est présenté. - Où est-il ? - Mais… en permission de convalescence, je ne sais où. La tête de Mykola retomba en arrière et le médecin poursuivit, plus vite. - Toujours est-il qu'on a donc retrouvé l'épave de votre avion et récupéré un chargeur de caméra. C'est en cela que je crains de m'être trompé, je n'ai pas bien compris ce qu'une caméra fait dans un avion de chasse… Il laissa traîner le dernier mot pour inciter Mykola à répondre. - Couplé sur détente des armes… Vérification des demandes d'homologations… de combats. - Vraiment ? Je pensais m'être mépris. En tout cas c'est ainsi que l'on a découvert que vous aviez abattu six appareils ennemis pendant ce combat. Il n'y a, d'après ce que j'ai compris, que peu de précédents à ceci, un certain Capitaine Marseille, d'après ce que j'ai appris, à moins qu'il ne s'agisse de la ville, et un Capitaine Hartmann, qui serait un pilote exceptionnel ? - … Le premier… de tous, corrigea Mykola. - En tout cas le commandant de votre Groupe aérien vous a fait attribuer une citation à l'ordre de l'Armée pour bravoure, qui vaut la Légion d'Honneur… que vous avez déjà reçue plusieurs fois, je crois, ce qui vous fait Commandeur de cet ordre, et la Croix de Fer avec glaives, lauriers et un diamant. Il y a très peu de soldats qui l'ont obtenue, je crois savoir… Ceci viserait votre comportement personnel au combat. Et vous auriez donc aujourd'hui 81 victoires, d'après ce que je crois savoir. - Quatre-vingt corrigea à nouveau Myko… qui ajouta : Pineau. Comme s'il était brusquement harassé, ses yeux se fermèrent lentement. Le médecin fit signe à l'infirmière de le suivre dehors. - Laissez-le dormir tout son saoul. Ne lui servez rien, ne le réveillez pas s'il dort, sous aucun prétexte, tout le temps où il aura les yeux fermés. Son cerveau doit assimiler tout ce qu'il a appris. Essentiellement que tous ses hommes ne sont pas morts. Je crois qu'il commence sa remontée vers nous. - Vous pensez que cela fait une différence pour lui ? - Oui. La totalité de ses pilotes ou "presque tous", ce n'est pas du tout la même chose. "Tous" il y voit une connotation de faute, de culpabilité, il pense n'avoir pas pris les bonnes décisions, "presque tous", au contraire peut l'inciter à penser que l'ennemi était trop fort. C'est l'ennemi le responsable, pas lui. Il lui faudra longtemps pour accepter ce raisonnement, pour revenir vivre parmi les autres. Mais j'ai confiance. Ce jeune homme me fait l'impression d'un garçon bien équilibré, ses responsabilités le prouvent, en tout cas. - Il est si jeune, docteur ! Mon petit voisin avait cet âge, avant la guerre, et je le voyais encore jouer au ballon comme un gosse dans la rue. Mykola dormit pendant 18 heures d'affilées. Le lendemain soir en ouvrant les yeux il réclama encore à manger et s'assit pour la première fois dans son lit. A partir de ce moment sa convalescence physique alla très vite. Mais, le visage fermé, il réduisait au maximum ses échanges avec les infirmières. Il répondait d'un mot seulement à ses visiteurs, des blessés venant d'un autre service, ayant appris qu'il y avait ici une sorte de héros, décorés des plus hautes médailles. Dix jours plus tard le médecin prit sa décision. Il en parla à Mykola. - Je ne peux plus rien faire pour vous à l'heure actuelle, ici, Capitaine. Physiquement vous êtes en bon état, compte tenu du choc que vous avez subi. Moralement je m'oppose à votre retour en unité en ce moment. Je pense que la meilleure solution serait de vous replonger dans un cadre familier où, cependant, vous ne seriez pas harcelé. J'hésite entre vous conseiller votre famille ou des amis qui pourraient vous recevoir. Sinon un Centre de repos de l'Armée, à l'ouest. - Millecrabe, dit Mykola. - Je vous demande pardon ? - Une île, pas loin d'Odessa, ma famille. J'y ai passé les vacances de mon enfance… c'est là que je veux aller, pour guérir, enfin essayer. Il continuait à s'exprimer d'une voix lente avec une diction toujours aussi parfaite. - Vous l'appelez Millecrabe ? Il répondit d'un léger hochement de tête. Intuitivement le médecin su qu'il valait mieux ne pas faire des commentaires que le jeune homme avait dû entendre mille fois, justement. - Parfait. L'hôpital militaire d'Odessa comprend une section pour les soldats choqués. On a remarqué depuis longtemps, ne me demandez pas pourquoi, notre science nous est trop mystérieuse encore, que le soleil, la lumière, hâtent la guérison, aussi bien des blessés que des hommes ayant subi un grand choc émotionnel. Alors la région d'Odessa me semble très indiquée. Vous y serez suivi régulièrement à l'hôpital. Je prends les dispositions nécessaires, l'armée vous y amènera, y compris jusqu'à l'île, je pense. De votre côté prévenez votre famille que vous n'avez pas besoin de soins particuliers. Faites des exercices physiques, mangez, dormez beaucoup, et laissez faire votre cerveau, il est assez bien fait pour vous amener à la guérison. Manifestement vous connaissez très bien le métier que cette guerre vous a fait faire, faites-moi l'honneur de penser que je connais bien le mien, aussi. Si je vous dis que vous guérirez ce n'est pas pour vous consoler. C'est un fait. Vous me croyez ? Mykola leva vers lui un regard froid, désagréablement fixe, réfléchit et sembla vouloir se taire. Mais il répondit pourtant : - Je ne sais pas. ** Sortie du dernier tome en juin 2010 sur www.interkeltia.com, et dès septembre en librairie. Blason Européen Blason Chinois Au beau milieu de Ljubliana, en Slovénie, ce monument, représentant Napoléon, trône sur une petite place. Clin d’œil du destin… La Grande Europe de Napoléon est peut-être beaucoup moins imaginaire que ça ! . Venez visiter notre site www.interkeltia.com pour voir nos nouveautés, préfaces, articles de presse, extraits, etc. Vous pouvez y acheter en ligne, dans notre boutique : -des livres reliés -des PDF ou epub Conditions de vente imbattables PARUS AUX EDITIONS INTERKELTIA Collection SF Utopia Embarquement pour Citerre Thomas, un homme d’aujourd’hui, qui a su tirer parti du système économique et financier pour vivre à son aise, se retrouve projeté dans un futur de 50 ans qu’il peine à comprendre. Toutes les bases économiques et sociétales ont été radicalement transformées. Ni communisme, ni capitalisme, le modèle est tout autre et une jeune professeure d’économie va être son guide dans ce nouveau monde bien plus attrayant… Lecteurs, si vous croyez qu’il n’existe que deux formes de modèle économique viable, ce qu’on nous rabâche depuis toujours, jetez-vous sur cette fiction qui s’appuie sur des travaux bien réels de spécialistes avertis. Il y a quelque chose de « pourri » au royaume du libre-échange, chacun d’entre nous le pressent sans pouvoir forcément mettre les mots justes sur ses faiblesses ni pouvoir formuler d’alternatives crédibles. Tout cela n’est que de la poudre aux yeux, réveillez-vous ! En ce moment de crise financière mondiale, ce livre est une source d'inspiration pour fonder un système sain... L’auteure : fondatrice du Mouvement Citerrien (Citoyens de la planète Terre), Marie MARTIN-PECHEUX a également participé au développement de théories économiques alternatives, telles que l’écosociétalisme. Fortement engagée pour un autre monde, créatrice de la Bioéconomie Organique, elle anime plusieurs sites internet. Préface d'André-Jacques Holbecq sur http://www.interkeltia.com/ Collection SF Science L’Arène des Géants On découvre dans les entrailles de la Terre une structure à l’échelle de la planète et qui semble artificielle. Puis la Terre sort de son orbite, et l’on s’aperçoit que sa trajectoire va percuter de plein fouet celle d’un autre corps céleste, habité lui aussi… Ce techno-polar, à la hauteur des meilleurs américains, introduit plusieurs domaines de réflexions : quelle sera notre attitude lors de notre première rencontre avec une race développée ; saurons-nous juguler nos peurs et refuser la stratégie de « l’attaque préventive » ? L’auteur : Jean-Michel Calvez est une valeur solide de la SF française, Grand Prix de l’Imaginaire 2007 pour sa nouvelle « Dernier souffle ». Ingénieur spécialisé dans les technologies avancées, il réussit à mêler le suspens et l’intérêt technologique dans une langue vive et mature. Collection SF Utopia Adae Des fouilles archéologiques au Soudan révèlent une salle aux mystérieux symboles. De l'autre côté de la terre, de puissants intérêts obscurs s'entendent pour donner l'assaut final à l'humanité. Et entre les deux : Paul, le sceptique, Lucie, l'altermondialiste militante, Suzanne, l'archéologue, Ahmad, le dirigeant résistant d'une coopérative indonésienne, Georges et Luis, les journalistes écolos engagés décidés à faire pression sur l'OMC, Berryl, une artiste aborigène australienne à la tête d'un coup d'éclat… Epoustouflant de rythme et de suspens, ce Da Vinci Code de l'altermondialisme met brillamment en scène les ingrédients planétaires d'une chasse au trésor doublée d'aventures humaines aux dimensions sociétales. Le sort de la planète est en Jeu. ADAE vous propose une vision globale de ces enjeux et des alternatives qui donneront jour au monde de demain. Les auteurs : nouvelliste de SF, scénariste de BD, Bertrand Bouton vit en Dordogne. Xavier Daniel, scientifique de formation, est peintre, plasticien, photographe, sur l’île de la Réunion. Collection SF Today Backdoor Stephen Tardieu est un jeune professeur en littérature, un homme normal, a priori. En réalité, il est un Kaa, une espèce extraterrestre implantée sur Terre. Par ailleurs, le nouveau service européen, le GEEPANI, est chargé d’investiguer les Phénomènes Aériens Non identifiés, et les intrusions aliénigènes. Cette fiction plonge ses racines dans des dossiers ufologiques bien réels, comme UMMO ; et met en scène des personnages et des institutions qui ne sont guères éloignés de la réalité. L’auteur : Christel SEVAL est ingénieur en informatique au ministère de la défense. Ufologue réputé, il a écrit de nombreux livres sur les OVNIs et a publié un livre de géopolitique en 2007. Il est passé à l’émission de télé du 22 mai 2009 sur la chaîne Direct8 qui a mentionné ce livre. 19,50 € TTC avril 2009 Collection SF Today Le rayon bleu En étant le témoin privilégié d’un phénomène lumineux extraterrestre, Patrick Smaghe, chauffeur de taxi, va développer une supra intelligence. Pris dans un maelström événementiel, il va parcourir la planète sous l’identité d’un pianiste russe virtuose. Maîtrisant peu à peu ses pouvoirs, il est persuadé qu’il a une mission à accomplir : celle de sauver l’humanité. Avec beaucoup d’élégance et de finesse, Marc D’Évausy dresse le portrait intime d’un homme dont les capacités mentales vont être multipliées par 100, et capable d’apprendre une langue, l’informatique, les échecs et le piano en une nuit. Transformé en dandy, invité par tous les grands de ce monde, Patrick n’a cependant qu’une idée en tête : sauver le monde. L'auteur : Marc D'Evausy, nouvelliste, scénariste, il obtient un César pour l'écriture d'un court-métrage, Première Classe, avec André Dussollier et Francis Huster. Touche à tout, il est consultant en communication où il transmet les techniques de l'acteur à ses stagiaires. Collection RayonX JOURNAL D’UN ÉVEIL DU 3e ŒIL 90 expériences d’un autodidacte du spirituel Au cours de yoga, j’apprends à méditer. Moi, je suis incapable de m'endormir sur le dos : je ne dors que sur le ventre. Tous les soirs, je médite jusqu'a minuit. Cela dure six mois, jusqu'à ce qu'un événement étonnant survienne. C’est une explosion, j'ai l'impression d'avoir été branché sur une centrale nucléaire. Avant, mon corps était bien défini : je percevais uniquement de la chair. Après la chair il y avait les poils et, après, il n'y avait plus rien. Brusquement, mon corps n'est plus mon repère : je me retrouve comme un flot d'énergie habillé d'un corps. Et le monde s'est complètement transformé pendant la nuit. Les arbres qui n'avaient jamais attiré mon attention jusque là semblent comme des diamants multicolores qui brillent au soleil. Je ne me rappelle pas avoir vu ces couleurs avant, ni une lumière aussi intense dans le ciel. Je dois être fou. Je cours voir un psychologue et je lui raconte tout en me disant qu'il me donnera des cachets. Mais après plus de vingt séances, il conclut en disant que je n’ai aucune maladie mentale connue. Alors je laisse tomber la théorie, les idées reçues de la société, et je décide que ma voie désormais sera d'expérimenter l'univers pour trouver le divin qui nous crève les yeux et pourtant que nous ne voyons pas ! L'auteur : Il y a plus de dix ans, Christophe ALLAIN décide d'initier un travail personnel et expérimente diverses méthodes dont la méditation, la psychanalyse, le zen, le tai chi, le neurotraining, le magnétisme, et bien d'autres techniques afin de trouver des réponses à ses questions sur le fonctionnement de l'univers. Il relate dans ce premier ouvrage des expériences concrètes permettant au lecteur d'améliorer sa vie au quotidien et de générer un monde meil eur. LE CHRIST REVIENT – Il dit Sa Vérité Le Christ dit : « Je viens pour rectifier les mauvaises interprétations qui ont été faites des enseignements que j’ai donnés alors que j’étais connu sous le nom de « JÉSUS » en Palestine, il y a 2000 ans. » Il dit aussi : « Du fait que les peuples abordent une crise mondiale de proportions gigantesques, il est vital, pour leur survie, que moi, le Christ, je puisse m’adresser à tous ceux qui écoutent. Vous savez peu de choses des véritables processus de création dans lesquels vous jouez vous-mêmes un rôle majeur. Il est impératif que vous les compreniez suffisamment pour pouvoir vous engager dans la mise en pratique d’une vision plus élevée, pour le bénéfice de toute l’humanité. Il est impossible à ma conscience spirituelle de prendre une forme humaine ; afin de pouvoir vous parler directement, j’ai déprogrammé et préparé un esprit réceptif et obéissant à recevoir ma Vérité et la transcrire en mots. C’est ma ‘porte-parole’. » L’auteure : la Porte-Parole (the Recorder) est et restera anonyme, selon le souhait du Christ. Pendant presque 50 ans de purification graduelle, elle le reçut en pensée et communiqua avec Lui. Puis, à 80 ans, cette femme accéda au désir du Christ de retranscrire ses Lettres sous Sa dictée. Elle vit en Afrique du sud. Traduit en 7 langues ! Conférences permanentes sur le livre organisée par l’éditeur avec l’éditrice américaine. PARUS AUX EDITIONS INTERKELTIA Collection SF Millecrabe tome 1 et 2: PJ Hérault Katharsis : Gil Prou & Oksana L’apocalypse selon Neptune : Natarajan Aral : Alex Darnel Sphères : Jean-Michel Calvez Le rayon bleu : Marc D’Evausy Backdoor : Christel Seval Le Rare : Didier Talmone Embarquement pour Citerre : Marie Martin-Pécheux Adae : Betrand Bouton, Xavier Prime Time : Claude Bolduc, Serena Gentilhomme L’Arène des géants : Jean-Michel Calvez Collection spiritualité [RayonX] L’après-vie confirmée par la science : Georges Osorio L’Ascension : Jean-Michel Coulomb Le Christ revient – Il dit Sa Vérité : la porte-parole Journal d’un éveil du troisième œil : Christophe Allain Kildine est vivante : Aimée Accepter de s’éveiller : Francis Bourcher Collection ovnis [X File] Le faux miracle de Fatima : Gilles Pinon Collection [Changer la vie] La méthode Pense-Actions : Pascal Parant Collection Montagne[TrekkingPiX] Mera Peak, Nepal : Christel Seval Collection [ContrEnquêtes] Bioéconomie et solidarisme : Marie Martin-Pécheux