Chapitre 1 La première semaine des vacances de Pâques "1945" Mykola se rendit compte que sa main droite serrait, s'agrippait presque, au manche à balais, dans le petit poste de pilotage à l'air libre de son planeur, et il en fut furieux contre lui-même. Immédiatement il replia deux doigts pour ne plus tenir la poignée caoutchoutée que par le pouce, l'index et le majeur. Aucune raison d'être crispé comme ça, quoi ! Il avait tout de même onze heures de vol solo, et un paquet en double commandes… Enfin un petit paquet : vols initiaux et de perfectionnement confondus. D'accord ce n'était pas énorme à côté d'un type comme Piotr. Il tourna la tête par dessus son épaule droite, en arrière, et vit la piste en service aujourd'hui, la nord-sud, cent cinquante mètres plus bas, perpendiculaire à l'à-pic sur le Mures, et bordée par le gros treuil. Les décollages y avaient un petit goût de porte-avion. L'autre, sensiblement est-ouest, longeant le bord de la falaise, était assez peu souvent employée en cette saison de vents de sud. Sa distance d'évolution était un peu juste. Il avait fait son demi-tour trop tard, débordant sur la trajectoire de montée des planeurs lancés par le treuil. Si quelqu'un l'avait vu il allait se faire engueuler. A juste raison, il le reconnaissait. Il était vraiment dangereux de traverser cette zone, en vol, dans l'axe de montée des gars qui décollaient. Le type aux commandes d'un piège en montée, lancé au treuil, suivait une trajectoire très aiguë ; pas loin de 45° en fin de lancer ; et ne voyait rien devant, si ce n'est le ciel. Agé de dix sept ans, Mykola mesurait un mètre soixante treize, la silhouette pas encore faite, les gestes plutôt précis mais le corps maladroit, gauche ; un peu frêle peut être ? Un visage aux traits qui se cherchaient encore, l'expression sévère, alors que son regard bleu foncé pétillait d'humour parfois. Pas souvent, il ne se le permettait pas. Il était trop perfectionniste, exigeant à son égard, jamais vraiment satisfait de ce qu'il avait réussi, plaçant la barre toujours très haut, mais conscient de ce fait et, somme toute, plutôt équilibré. Sérieux en tout, confiant, surtout. Pensant qu'avec du travail, et de l'intelligence, il arriverait bien à réaliser quelque chose qui le satisfasse. Enfin un jour. Plus tard, quoi… Il se concentra et surveilla son variomètre, le plus important instrument en planeur. Il indiquait un "zéro positif"; l'aiguille du bon côté du zéro, un poil au-dessus ; il était au sommet du ressaut, plus moyen de grimper davantage. Le fleuve Mures ; coulant au pied de la pente aboutissant au plateau où se trouvait le terrain ; dessinait une large courbe de cinq kilomètres, d'est en ouest. Aujourd'hui, avec le vent de sud, la pente donnait bien. Le vent venait la heurter perpendiculairement, de plein fouet. La masse d'air heurtait le sol, rebondissait contre lui et montait en altitude avant de redescendre, plus loin, sur le plateau, derrière l'extrémité de la piste ; les molécules qui le composaient trop lourdes pour la masse d'air ambiante, en altitude. Il suffisait de se maintenir sur la crête de cette sorte de vague invisible et on restait en l'air. Comme ça, tout seul. A la portée de n'importe quel crétin, songea-t-il. Lui qui avait obtenu ses brevets B et C en plaine, chez lui à Lvov, en Biélorussie, se disait qu'il avait sacrément plus d'expérience que ceux du stage qui venaient juste de passer le C ici ! Même si M. Binard, le chef-pilote, imposait, pour obtenir le brevet C de faire un vol de plus de trente minutes au sommet du ressaut, au lieu des "cinq minutes au-dessus du point le plus bas", qu'exigeait le règlement international, pour l'obtention du C : les trois mouettes blanches sur fond bleu marine. La feuille du barographe emporté à bord devait en témoigner. Néanmoins Mykola était surtout fier de son insigne du brevet B. Deux mouettes, seulement. C'était le premier brevet, celui qui voulait dire qu'il était pilote. Qu'il avait été lâché, seul à bord. Un type étonnant, Monsieur Binard. Des années plus tôt il était commis boucher. Jeune gars sérieux dont la vie semblait tracée. Un après midi qu'il avait accompagné son patron dans une ferme il avait vu un planeur passer tout près du toit de la ferme, en sifflant légèrement, et venir se poser dans le champ juste à côté. Ils s'étaient tous précipités pensant à un accident et avaient été stupéfaits de voir descendre un pilote souriant. Dès ce jour Binard n'avait plus eu qu'un but, voler. Il avait commencé à faire du planeur avec ses économies, puis avait continué tout en travaillant, le jour à la boucherie, pour gagner un peu d'argent, et le soir chez sa mère, pour combler ses lacunes en maths, en physique etc. Il lui avait fallu des années pour devenir instructeur, deuxième degré, planeur et avion, puis chef-pilote ici. Mykola sentit soudain un violent courant d'air sur la joue gauche. D'instinct il pressa doucement sur le palonnier du même côté, ses yeux dérivant vers l'étroit tableau de bord en contreplaqué du Nord 1300 et se fixant sur le tube transparent en arc de cercle, empli de liquide, où une bille indiquait si le planeur volait symétriquement ou pas. Elle était presque dans un coin ! Il s'était déconcentré, avait laissé le piège baisser l'aile gauche et partir en glissade. La bille était, maintenant, en train de revenir au centre. Mais le vario indiquait une vitesse ascensionnelle, descensionnelle plutôt, de -2 mètres/seconde. Bien sûr, sa glissade lui avait fait quitter le ressaut. "Jamais le pied sans le manche, et inversement". Il crut entendre la voix de Binard dans son crâne. Il corrigea, au manche puis le bascula franchement sur la droite ; en mettant du pied, cette fois ; pour revenir dans la masse d'air en montée. Le Nord 1300 s'inclina à trente degré. La plaie ! Il en avait crié, dans son cockpit. Cette fois il avait oublié de vérifier s'il n'y avait pas un autre planeur à la même altitude, à sa droite, avant de virer… La sécurité, assurer toujours la sécurité. Une fois de plus il se dit qu'il y avait des quantités de choses à garder en tête, même pour un petit vol tranquille comme ça. Le vol à voile était tout ce qu'on voulait sauf un sport pépère où on avait le temps de regarder passer les oiseaux. En avion ce serait plus tranquille. Un jour il volerait en avion. C'était son but, au départ. Ses parents n'étaient pas très chauds et ce n'était que grâce aux cousins Piotr et Vadia Kalemnov-Clermont, de Minsk, et les trois Litri-Clermont, Francisco, Juan et Miguel ; venant chaque année d'Espagne pour ce stage ; qu'il avait réussi à obtenir la permission paternelle. Tous étaient plus âgés, à part Miguel qui avait 16 ans, un an de moins que lui. Les autres étaient pilotes de planeurs depuis déjà plusieurs années. Le coût du vol en planeur était bien moindre que l'avion, et ça avait compté. Surtout ici, dans ce stage sur le Mures, en Moldavie, où les pièges étaient lancés au treuil, au lieu des vols remorqués par des Morane 310 comme c'était le cas au club de Lvov. Ses parents n'étaient pas radins ; son père, vétérinaire, gagnait honnêtement sa vie ; mais ils étaient trois enfants dans la famille, deux filles, Ingrid et Cécile, plus jeunes que Mykola, aîné de deux ans. Comme dans beaucoup de familles de la "tribu" Clermont, il y avait beaucoup d'enfants. Moins qu'au début, tout de même, dans les années 1820, à l'époque de la grande unification Napoléonienne, à l'époque où le rêve de la Grande Europe commençait à se réaliser. Les deux premières générations de Clermont avaient eu six à sept enfants viables par couple ! Ce qui signifiait quasiment un accouchement par an pendant quinze ou seize ans, pour les épouses… On comptait environ trente à trente cinq ans par génération. Au souvenir de la tribu il eut un vague sourire. Dans dix jours, juste après le stage, ils se retrouveraient tous dans l'île, comme chaque année, pour l'anniversaire du Grand'Oncle Stepan. Il allait avoir quatre vingt onze ans, Stepan Kurski-Clermont ! C'était le dernier survivant de l'ultime génération des Clermont ayant connu, enfant, le grand ancêtre, Pierre Clermont. Celui qui avait fondé la "tribu", pendant l'épopée de la Grande Armée de Napoléon, avant la dernière grande bataille, Soumy, contre les troupes du Tsar et l'absorption de la Russie. La conquête et l'annexion à l'Empire de l'Europe Centrale, de la Sibérie, du Kazakhstan et de l'Ukraine, avaient suivi, dans les années 1820-1830. Pierre Clermont avait participé à l'unification, la "pacification" comme on disait à l'époque, dans l'une des petites colonnes de la Grande Armée, aux fins fonds du Kazakhstan. On disait que c'était un sacré bonhomme. Il y avait eu une époque, quand Mykola avait une dizaine d'années, où cette vieille histoire de la famille l'avait bassiné. Et pourquoi tout le monde avait rajouté "Clermont" au bout de son nom, ce qui faisait bien rigoler les copains, en classe ? Et pourquoi on faisait une telle histoire des mariages, des naissances etc ? Pourquoi on écrivait autant de lettres aux autres familles de la tribu ? Et pourquoi il fallait passer une semaine dans l'île, chaque année, pour l'anniversaire du "Grand'Oncle", même quand il mourait et qu'un autre reprenait la dénomination. Et d'ailleurs pourquoi un autre devenait le "Grand'Oncle machin" ou le "Grand'Oncle truc"? La seule chose qui intéressait Mykola, à cette époque, c'est que la famille était installée dans toute la Fédération. Aussi bien en Ukraine qu'en Russie, en Pologne, en Roumanie, en Allemagne, en Belgique, en Espagne, en Turkménistan, en Sibérie aussi, bref presque partout. Si bien que les enfants, les "cousins", avaient toujours des histoires étonnantes à se raconter. Et puis il s'était passé quelque chose, une année. Il avait eu le droit de participer aux activités des grands. Ils étaient plus de deux cents cousins de la même génération, la cinquième. Un tiers de moins de douze ans et le reste de douze à vingt sept ans ! Et il avait eu l'âge de participer à la construction des bateaux et de faire de la voile avec eux, dans l'île. Le droit de faire des croisières, comme ils appelaient ces longues traversées de plusieurs jours, le long de la côte, à huit ou dix bateaux, avec un "patron", des bordées, un chef de croisière. La nuit ils poursuivaient la navigation, avec les quarts de nuit, les relevés d'amers, les points. Parfois, le soir, ils allaient à terre, pour camper sur une plage déserte et ils bavardaient tard, tous ensembles, devant des feux. C'est là que Mykola avait compris que quelque chose les unissait, tous. Que ce nom de Clermont, rajouté, correspondait vraiment à quelque chose, qu'il désignait une vraie parenté, ils n'étaient pas anonymes, les uns pour les autres. Il avait compris ce qu'était la tribu, la famille. Et puis l'île était vraiment excit… Quelque chose bougea, beaucoup plus haut, sur la gauche, très loin sur le bleu du ciel, et le tira de ses réflexions. Il aperçut un Nord 2 000 jaillir vers le ciel, grimpant à la verticale, au bout d'une ressource où son Badin avait dû se bloquer, tellement le planeur volait vite ! Il ralentit progressivement puis parut immobile en plein ciel, le nez en l'air, pendant qu'il virait de 180° sur lui-même, comme punaisé dans le bleu. Il s'inclina lentement sur l'aile gauche en effectuant un renversement avant de plonger vers le sol, sur la même trajectoire qu'en montant, à une vitesse folle. Mykola en hurla de joie. C'était Piotr ! Il était sûr que c'était Piotr. Son cousin en avait parlé dans le dortoir, un soir, plusieurs jours auparavant, disant que même s'il devait être interdit de vol pendant plusieurs jours il s'offrirait ça, cette année ! Et il l'avait fait. Bon Dieu il l'avait fait ! En fin de matinée il avait été mis en l'air par un remorqueur pour tenter de faire une épreuve de distance en accrochant une ascendance : un nuage, pour s'éloigner vers le sud-ouest ensuite, contre le vent. Avec plus de 200 heures de vol Piotr en était maintenant à tenter les épreuves du Brevet "E". Un gain d'altitude de 3 000 mètres et, surtout, 300 kilomètres en ligne droite. Dans son enthousiasme Mykola jeta un coup d'œil rapide sur sa gauche, vers le Mures et bascula son Nord 1300 comme s'il s'était agi d'un avion de voltige. Il n'avait pas donné assez de pied et tiré un peu le manche à lui si bien qu'au lieu de se borner à virer sec le planeur s'inclina fortement et commença à grimper en virage. La vitesse chuta très vite dangereusement et Mykola sentit, dans son siège, les vibrations qui précèdent le départ en autorotation, la "vrille" pour les profanes. Tout se passa si vite que le jeune garçon n'eut pas le temps d'avoir peur. Il réagit immédiatement, rendant la main, le manche poussé vers le secteur avant et extérieur au sens du virage, et pied extérieur aussi. Il avait agi d'instinct, parce qu'il n'avait jamais appliqué cette manœuvre dans ce cas de figure. Et le planeur se rétablit paisiblement en vol horizontal. En une fraction de seconde Mykola analysa ce qui venait de se passer. Dans une position anormale il avait "su" quoi faire, sans l'avoir jamais répété auparavant. Il pensa, à la fois, qu'il n'était pas encore armé pour ce genre de manœuvre, mais qu'il était capable de s'en sortir si ça se produisait ! Il devina confusément que ce qu'il apprenait ici était sans prix. Il avait la possibilité de devenir un vraiment bon pilote ! Une bouffée de joie le saisit et il eut envie qu'il y ait quelqu'un à côté de lui pour communiquer, pour partager son émotion, pour essayer d'expliquer ce qu'il ressentait… Lentement il se calma, revenant plus bas, presque à la hauteur du plateau, vers le ressaut dans lequel son planeur pénétra brutalement quand il inclina à gauche pour faire son demi-tour. A cette altitude la masse d'air, le ressaut, était violent et l'aiguille du vario monta à presque quatre mètres/seconde. L'équivalent d'un coup de pied dans les fesses. Ils avaient raison, les autres, de dire qu'on doit apprendre à piloter avec ses fesses ! Il continua à converger vers la pente tout en notant qu'une dizaine de planeurs étaient maintenant en vol et se dirigeaient, les uns derrière les autres, de son côté. Il serra sa droite, côté Mures, pour ne pas les gêner quand ils le croiseraient, et continua en direction du terrain qu'il distinguait au loin grâce aux bâtiments, hangars et dortoirs. Il était encore tôt on lui avait donné ce planeur pour quatre vingt dix minutes, il avait encore plus de quarante-cinq minutes d'allers et retours devant lui avant de se poser pour passer la machine à un autre stagiaire. *** - Hé, les cousins, vous vous êtes inscrits sur la planche de vol pour demain ? lança depuis l'autre bout de la grande salle-pilotes Fatescu le prof de physique de l'Enseignement National, ici chef de stage. C'était là que les cinquante stagiaires passaient les soirées et les fins d'après-midi pluvieuses. "Les cousins". Aussi loin qu'il remonte, Mykola avait toujours entendu ce mot pour les désigner. Comme si les étrangers ne s'adressaient jamais à eux autrement. Mais il est vrai qu'ils étaient rarement seuls. Au lycée, dans les clubs sportifs, partout où ils se trouvaient, il y avait toujours plusieurs X-Clermont. On aurait dit que si l'un d'eux découvrait une activité les autres voulaient voir de près si ça leur plaisait. Alors ils se retrouvaient bientôt à cinq, six, ou plus, comme des moineaux sur un fil téléphonique… Assis ensemble, les uns en travers de vieux fauteuils, un accoudoir sous les genoux, les autres vautrés dans des canapés usés, défoncés, ils se regardèrent rapidement et Piotr répondit en leur nom. C'était un grand jeune homme de 24 ans. Grand mais râblé également, avec des épaules de docker, il atteignait les 92 kilos ! Les cheveux châtains, les traits plutôt rudes, pas gracieux en tout cas, il avait presque l'air d'une brute. Ce qui était archi faux. C'était l'aîné des cousins en stage et celui qui comptait le plus d'heures de vol. Mais il avait surtout un grand sens des responsabilités qui le poussait à beaucoup s'occuper de ses jeunes cousins, ici. Etudiant à l'Ecole des Travaux Public de Bucarest, il serait ingénieur dans quelques mois. A la rentrée de septembre, probablement, après un stage d'été. Il ne lui resterait plus qu'à faire son service militaire de dix-huit mois et il pourrait commencer sa vie d'homme. Il se redressa à demi, criant : - C'est fait, Monsieur Fatescu. Le prof avait beau être familier avec tous les stagiaires personne ne se serait hasardé à oublier le "Monsieur". Même un futur ingénieur comme Piotr. Mais ça c'était davantage une caractéristique du monde du vol à voile qu'un critère familial ! - Normal… les cousins, hein, répliqua le prof en cochant une liste. Il y avait un peu de moquerie dans la réponse, mais sans méchanceté. Leur groupe ; le fait qu'ils étaient toujours ensemble malgré leurs différences d'âge ; mais surtout leur façon de se tenir, agaçait parfois certains. Dans la famille les plus jeunes étaient toujours conseillés par les plus anciens, dès leur arrivée quelque part et ne se distinguaient jamais par un comportement désagréable ou outrancier. Ce n'était pas le style Clermont. Peut être ça qui agaçait les autres ? Un groupe trop bien élevé, trop sage, trop gentil, trop parfait. Des "cousins" ne hurlaient pas dans les dortoirs ; enfin pas trop ; ne sautaient pas leur tour de vaisselle, et n'oubliaient pas de s'inscrire sur la planche de vol ! Depuis leur enfance ils avaient été élevés ainsi. Par les parents mais surtout par les cousins plus âgés ! Effectivement ; Mykola s'en rendit compte pour la première fois ; leurs habitudes, leurs façons de vivre, pouvaient très bien énerver les autres. En réalité ça devait forcément être le cas ! Il n'avait pas l'impression qu'ils se conduisaient comme s'ils avaient voulu donner des leçons mais ça pouvait quand même bien y ressembler… A ce stage, devenu traditionnel pour le petit groupe, les cousins n'étaient pas très nombreux, essentiellement ceux de Minsk, les Biélorusses, ils étaient trois, ici, plus les trois Espagnols de Salamanque, et Yves, bien sûr. Yves Boukine, le beau gosse ; malheureusement si petit avec son mètre soixante qui le dèsespérait. Yves qui était non seulement beau comme un Dieu, mais habitait à Split, en Croatie, où son père était marchand de biens et possédait un petit vignoble dans la région réputée pour ceux-ci ! Split, la capitale Européenne du cinéma. Un endroit de rêve, le long de l'Adriatique, sur la côte Dalmate et son archipel pour millionnaires. Un climat doux, une multitude de petites îles où habitaient les producteurs et les vedettes. Split, où les Studios des Frères Lumières avaient été installés, au début du siècle, assez vite imités par les autres compagnies qui allaient devenir célèbres, la Piltard, la Neederschluck, la grande Brazoff, les plus grands studios au monde, enfin avec ceux d'Hollywood ! Split où, attablé dans l'un des multiples cafés de la Croisette, au delà du port ; où les tables se louaient à l'année, disait-on, sur la longue promenade qui bordait la mer ; on voyait passer les plus belles femmes du monde. Greta Garbo s'y promenait avec son prince favori. Parce que les héritiers au sang bleu, les descendants des grandes familles ; soit émigrés en Scandinavie, soit revenus en Europe ; les princes, les ducs et les comtes ; adoraient Split. Split avec ses soirées fastueuses, données dans des îles proches de la côte, où les invités arrivaient en canot automobile. Ces soirs là des petits malins louaient jusqu'à vingt centimes d'Euro-argent les cinq minutes ; on disait communément les "Euras"; des longuesvues pour regarder les îles ! Yves qui, à 21 ans, était en deuxième année de l'école de commerce de Split ; pour ne pas quitter la ville ; avait trouvé leur idée astucieuse au possible, investissement faible et rendements probablement conséquents… C'était l'année précédente que Gilles Donelli, le jeune premier qui montait était arrivé en hydravion, après avoir survolé la croisette à si basse altitude qu'on l'avait vu saluer la foule, racontait-on ! Et le cousin Yves habitait là-bas ! A chaque fois qu'ils se rencontraient il n'y avait que deux sujets de conversation, le vol et Split. Le cousin Vadia Kalemnov, le frère de Piotr, âgé de 21 ans ; qui préparait, assez brillamment, un diplôme d'avocat, à la fac de Minsk, bien sûr ; adorait se moquer des autres. Lui n'était pas passionné par le monde du cinéma. Il se prétendait indifférent aux vedettes mais il posait quand même des questions troublantes, parfois. C'était un garçon longiligne, blond, le visage assez banal, mais avec des yeux si brillants, si fureteurs, qu'on ne voyait qu'eux ! Piotr le charriait souvent mais adorait son jeune frère. Les trois frères Litri, qui habitaient Salamanque, n'auraient pas pu passer pour autre chose que des espagnols. Francisco, l'aîné, que ses cousins appelaient "Cisco", qui venait d'avoir 23 ans, avait une allure de torero. Un tour de taille que lui enviaient les filles, de belles épaules, une taille moyenne et des yeux d'andalous ! Son visage était mince, étroit même, avec une peau mate. Il était aux Beaux Arts, étudiant en sculpture. Son frère Juan, le second, 22 ans, lui ressemblait beaucoup… mais pièce par pièce. C'est à dire que leurs visages avaient plusieurs traits communs, le nez et le menton, notamment, mais donnaient, ensemble, une autre impression. Sa taille était moins fine, aussi. Le sport était passé par là. Lui était en deuxième année d'une école d'ingénieur mécanicien. Le dernier, Miguel, était un condensé de ses deux frères, si bien qu'il ne leur ressemblait absolument pas. Il mesurait déjà 1,75 mètre, à 16 ans passés ; il avait seulement six mois de moins que Myko ; avait un visage étroit mais de larges épaules, des yeux bleus et des cheveux châtain foncé. Et pourtant il y avait un air de famille quand on les voyait ensemble, le visage étroit, probablement. Miguel en était à sa première partie de bac C, latin-math. - Vadia, demanda soudain Mykola, tu as déjà entendu parler de cousins qui auraient eu des ennuis, toi ? Vadia tourna vers lui un regard curieux. - Quels genres d'ennuis ? - Oh des conneries, des histoires avec les autres, en général, quoi. - Tu as des problèmes existentiels ce soir, Myko ? répondit l'aîné, avec un sourire carrément ironique. - Je pensais qu'on pouvait peut être paraître assez … emmerdants, ou prétentieux pour ceux qui nous entourent, je veux dire : nous autres les Clermont, pas spécialement notre groupe. - Hosanna ! Le petit commence à se servir de son crâne… lança Yves en levant les deux bras au-dessus du dossier de son canapé agonisant. C'est la philo, cette année, qui t'a ouvert l'esprit, Myko ? Piotr et les autres eurent des rires bruyants, parodie de potaches excités. - C'est ça, fais rigoler la galerie, n'empêche que Vadia n'a pas répondu à ma question, réagit Mykola. - Ta question c'est : est-ce qu'on veut donner des leçons au monde entier sur la façon de se comporter, de se tenir en société, des leçons d'esprit civique, de bonne éducation, montrer ce qu'est un bon élève, bien poli, bien sage, bien studieux, jamais chahuteur, jamais menteur ? reprit Vadia. Un peu étonné et vaguement amusé par le ton employé par son cousin le jeune garçon hocha la tête. - Oui, je pense à quelque chose comme ça. - Dis-moi, Myko, tu ne mens jamais ? Cette fois Myko rougit légèrement devant la question, si directe. - Ben… enfin parfois. Je n'aime pas trop mais ça m'arrive, bien sûr. - Alors tu es normal, mon vieux. Pas un monstre, quoi. Comme nous tous. Le fait que tu évites de mentir ne fait pas non plus de toi un individu exceptionnel, tu es comme tout le monde. Ni mieux ni pire. - Mais aux yeux des autres… - Les autres, parfois en tout cas, intervint Piotr, de sa voix calme, notre comportement de groupe, le fait qu'on soit toujours ensemble, peut les irriter, ça arrive. Et ça aussi c'est normal, comme dit Vadia. Absolument normal. On donne peut être à certains un air de supériorité, mais ça n'est qu'une apparence, jamais confirmée, j'espère. Dommage s'ils le prennent mal, c'est tout. Je ne crois pas qu'aucun de nous, et là je parle de l'ensemble des cousins de la tribu, n'ait jamais eu la grosse tête à cause de notre descendance de Pierre Clermont. Il n'y a pas de quoi, d'ailleurs. Précisément parce qu'on est seulement des descendants et que personne ne se souvient plus de lui, hormis la famille. Après tout c'était un type comme il y en a eu beaucoup, à cette époque particulièrement riche en individualités. Ce gars là n'a rien fait de vraiment exceptionnel, par rapport aux autres types de son époque. Si ce n'est qu'il a participé à une épopée formidable. Pour le reste il a seulement montré un sens de la famille assez poussé, ça oui c'est vrai. Et, aujourd'hui, notre comportement vient, uniquement, de l'importance de la tribu… et peut être d'une certaine moralité. D'une conscience en tout cas. Les trois premières générations ont eu beaucoup d'enfants. Ce n'était pas original, à l'époque. Mais les enfants, oncles, cousins, ont gardé le contact entre eux et là, oui, c'était original. En revanche ce n'est pas condamnable en soi, non ? Mais ça fait de nous, maintenant, une famille de plusieurs centaines de personnes qui gardent des relations privilégiées. C'est notre façon de vivre, on n'a de comptes à rendre à personne. Notre comportement est normal aussi, mon p'tit gars ! Rien ne justifierait que les familles de Roumanie, d'Allemagne ou d'Espagne rompent les ponts simplement pour faire comme beaucoup de gens, à notre époque. C'est notre façon de vivre. Mais ça ne doit pas nous mettre à part non plus, tu comprends ? C'est vrai que ça nous distingue, ça nous originalise, si tu veux. Pas de raison de pavoiser, pour autant, mais pas plus que de se laisser marcher sur les pieds. Il y eut un bref silence et Vadia, qui avait fait la moue pendant que son frère parlait, reprit la parole. - Myko, est-ce que tu as entendu parler de l'histoire d'Amsterdam ? - Non. C'est quoi ? D'après leurs visages, les autres ne connaissaient pas non plus. Piotr, son frère, pas davantage, visiblement. Vadia commença un récit : - Il y avait déjà plusieurs familles installées en Hollande, dans les années 1870 au siècle dernier. Dont beaucoup d'enfants étaient étudiants à Amsterdam. Bref ils faisaient des groupes, comme le nôtre, ici. Un jour, dans un café où ils avaient l'habitude d'aller, dans le quartier de l'université, ils ont été provoqués par d'autres clients, des jeunes comme eux, étudiants, employés, ouvriers aussi. Manque de sang froid ou injures trop dures à avaler, il y a eu une bagarre. Qui est très vite devenue violente et générale, dans le bistro, à un détail près, mais un détail important : tout le monde était contre les cousins ! Il y eut des blessés, dont un très grave, malheureusement… Tous les cousins étaient attentifs. - … des blessures faites avec des bouteilles cassées, bref du sang etc. La police est arrivée, a arrêté tout le monde et les cousins se sont retrouvés en prison. Deux d'entre eux, je ne sais plus qui, ont été inculpés de tentatives de meurtre. Ils ont été jugés, bien sûr, et défendus par un cousin avocat venu de Bucarest. Il a plaidé la haine irréfléchie contre les cousins, provoquée par un comportement hautain, retenez ça. Il n'a pas fait de cadeau aux jeunes cousins, dans sa plaidoirie. Finalement, contre toute attente, alors que les deux cousins avaient été attaqués, on leur a refusé la légitime défense, ils ont reçu une peine de cinq ans de prison pour "comportement asocial ayant entraîné une rixe et causé des blessures à autrui"! Un seul agresseur a reçu une peine, d'ailleurs assez légère. Dans la tribu on a condamné fermement l'attitude des jeunes cousins. Ils étaient véritablement arrogants, détestables, l'enquête l'avait prouvé, et la famille a jugé, c'est ça qui est important, qu'ils étaient incontestablement responsables de l'opinion que les autres avaient d'eux… D'un autre côté ils n'en étaient pas conscients. C'est vrai, on peut penser que la justice a été sévère avec eux. En tout cas les deux condamnés l'ont trouvé. Même après le procès ils n'ont jamais compris leurs responsabilités et n'ont pas accepté le jugement. Ils se sont révoltés contre la société, si vous voulez. En se coupant également de la tribu, puisqu'ils se sont engagés dans la Légion ; après avoir fait leur peine ; pour pouvoir changer de nom et disparaître ! On a appris, plus tard, qu'ils sont probablement morts tout les deux pendant la Guerre d'invasion de 1880. On n'a jamais su s'ils avaient fondé une famille. - Et qu'est-ce que tu déduis de tout ça ? demanda Cisco, qui avait l'air tourmenté par cette histoire. - Que la tribu, nos groupes, notre façon de vivre est complexe. Que notre habitude de nous fréquenter, l'habitude des plus anciens de veiller à ce que les plus jeunes d'entre nous ait un comportement "convenable", selon les normes de la famille, très "bien élevés" si vous voulez, n'est pas anormale en elle même, bien entendu, mais qu'elle peut en effet trop agacer ceux qui nous entourent et les porter à une situation extrême. C'est vrai que, dans nos groupes de cousins il n'y a pas souvent de types étrangers à la famille, comme si on faisait bloc contre tout le monde… C'est une mauvaise traduction, bien sûr, les groupes sont motivés par le plaisir d'être ensemble, pas contre qui que ce soit. Mais on ne le montre peut être pas assez ? Et ça peut ne pas devenir très sain. C'est à nous d'être en éveil, pour nous rendre compte si nous ne faisons pas naître une aversion. Parce que là ce serait notre responsabilité. Les cousins de Hollande ne se sont pas laissé faire, quand ils ont été véritablement attaqués, ils ont été sincèrement surpris par la haine qui s'est déclenchée. Ils ont fait bloc. Aucun n'a essayé de réfléchir, de calmer les choses. Ils se sont entraidés et c'est bien la seule chose en leur honneur, de s'être serré les coudes. Mais avant, avant que toute cette violence n'éclate il y a certainement eu un moment où ils auraient pu se calmer. D'une manière ou d'une autre. Avant que tout leur ait sauté au visage, ils n'ont jamais pris conscience du problème. Que des gens, d'autres étudiants, des clients habituels, les détestaient vraiment, et ils ont attribué la responsabilité du drame à leur entourage. C'est là le point délicat. - Je ne comprends toujours pas l'enseignement à en tirer. Myko n'a pas la réponse à sa question, fit Juan. - Elle est complexe, je l'ai dit, poursuivit Vadia : oui notre attitude peut nous attirer des inimitiés, mais non il n'est pas normal de nous détester uniquement parce qu'on passe beaucoup de temps ensemble. Oui nous sommes responsables de notre réputation, parce que l'on vit en société, non nous ne devons pas forcément obéir aux habitudes des autres. Nous devons faire respecter notre choix. La vérité, le bon comportement, si tu veux, est entre les deux. A chaque groupe de le trouver. De rester en éveil, voilà… Il ne faut pas risquer un drame, comme à Amsterdam, et garder en tête le respect des autres, autour de nous… C'est pourquoi, vous l'avez peut être remarqué, il y a de plus en plus d'invités étrangers à la famille, aux fêtes d'anniversaire du Grand'Oncle. Toutes les générations ont été confrontées à ce phénomène de rejet, et la tribu réagit aujourd'hui en s'ouvrant sur l'extérieur. Autrement dit, continuons à garder nos liens, mais favorisons l'arrivée d'étrangers dans nos groupes. Myko a soulevé une question vraiment importante. Que nos propres parents ont étudiée, et dont ils ne connaissent toujours pas le remède absolu, si on veut garder notre façon de vivre. Et attention, je crois que personne ne peut nous refuser ce droit ! C'est le droit le plus absolu de l'individu, le plus inattaquable, quand il ne commet aucun délit, que de fréquenter qui il veut, quand il veut, où il veut. A sa charge de respecter la sensibilité des autres. Il y eut un long silence. Chacun digérait à la fois l'anecdote et les commentaires de Vadia. - Hé les gars, vous ne vous sentez pas un peu loin des basses réalités d'un modeste stage de vol à voile ? lâcha Miguel Litri en souriant, la tête à l'envers. Comme à leur habitude les trois frères Litri, se tenaient le dos reposant sur le siège de leur canapé, les jambes en l'air le long du dossier et, comme à l'habitude, le plus jeune, Miguel, entre ses frères… - Bien à toi de parler comme ça, répliqua vivement Mykola. Toi le matheu ignare, toi qui ignores tout de ce qui régit le monde. Juan parut surpris de la vivacité de la réaction de son cousin ; dans la famille on ne voyait jamais Mykola s'énerver ou se distinguer par un excès, il était plus Clermont que nature ; et il bascula sur le côté, lui demandant, sérieux : - Et qu'est-ce qui régit le monde ? - La Pensée, fit le jeune homme en souriant à demi. Cette fois Juan avait compris, il avait l'habitude d'être charrié pour son goût des maths. En revanche, jamais auparavant Myko n'aurait osé s'adresser sur ce ton ironique à un cousin plus âgé, déjà dans l'enseignement supérieur, alors que lui était en terminale philo, passerait sa seconde partie de bac dans deux mois et n'entrerait en fac, à son tour, qu'à la rentrée prochaine, en octobre. Il changeait, cette année, le "petit" Mykola, et cela amusa Juan ! - Tu veux dire que seuls les philosophes ont un cerveau et ont droit à l'estime de… - Non, coupa Myko, mais comme on dit dans le marais "chacun à sa place, les vaches seront bien gardées". Il avait pastiché les grands-oncles de la famille qui citaient ce dicton, typique du marais Poitevin, en France, d'un air sentencieux, et les autres rirent. Solennel, Piotr leva son pot de thé glacé, la boisson habituelle de ces stages. - Bienvenu dans le monde des adultes, Myko. C'est la première fois que tu nous lances dans une conversation de ce niveau. L'audace t'a conquis, bravo. - Moins audacieux que toi ! Le visage de Piotr se fit attentif, vaguement mal à l'aise. - Pourquoi tu dis ça ? - J'ai vu un 2 000 dans une position bizarre, cet après-midi… - Hé ? dit Francisco Litri en se redressant brusquement, tu l'as fait, Piotr ? - Ferme-la, quoi. Tu veux que Binard m'interdise de vol ? - Mais tu l'as fait ? continua Cisco un ton plus bas. Allez, raconte. Toutes les têtes se rapprochèrent, faisant bizarrement un îlot au milieu du brouhaha de la salle-pilote. - Et bien… oui. Mais je l'ai raté ! Je savais qu'en avion il fallait botter un bon coup dans le palonnier, à ce moment là, tu vois, ajouta-t-il en levant les mains pour mimer une série de positions dans l'espace, quand tu te trouves presque immobile, le nez en l'air, pour pivoter autour d'un bout d'aile. Mais je n'ai pas osé pousser assez dur sur le palonnier, ou je ne l'ai pas fait assez vite, ou pas au moment exact, enfin bon, le piège a fait un éventail… comme ça vous voyez. Et j'ai commencé à redescendre en glissade, trois-quart de côté. Tous les cousins avaient les yeux brillants d'excitation. - A quelle vitesse tu as commencé à tirer sur le manche, en bas du piqué, pour grimper vers le haut du renversement ? demanda Yves Boukine. - Là aussi j'ai été mauvais, répondit Piotr. J'ai commencé à 150, peut être 155. Je pense qu'il faut aller plus vite que ça et, surtout, tirer plus sec. C'est ce que je n'ai pas osé faire, les commandes étaient déjà vachement dures. Je ne sais pas si la cellule tient le coup à ces vitesses, dans une ressource à 2 ou 3 G, ou plus, même positifs. Il faudrait que je pose la question à un pilote d'avion voltige. De toute façon je me rends compte que Binard a raison quand il dit qu'il ne faut pas essayer même des figures de voltige élémentaire, positives, sur des pièges qui ne sont pas conçus pour ça au départ. Les efforts que subissent la cellule, les ailes, sont vraiment violents, je le réalise maintenant. Au moment où j'ai commencé à tirer sur le manche, pour remonter, il fallait faire un tel effort que j'ai tout de suite pensé aux ailes. Peur qu'elles lâchent, vous voyez ? Non, croyez-moi, c'est vachement excitant mais il faut le faire avec une machine qui a un sacré coefficient de résistance. Je ne pense pas qu'on en ait, ici. Et ça m'a appris une chose c'est qu'en voltige… non : en planeur, il faut piloter en souplesse, être doux et ferme, aux commandes. A la réflexion ça doit être plutôt une règle générale sur tout ce qui vole, imposer sa volonté à la machine mais sans la violer. Et puis il faut connaître son piège à fond. Pas seulement ses réactions aux commandes, non. Il faut avoir en tête, en permanence, ses coefficients de résistance, ses limites de rupture, ses vitesses limites, en air calme ou agité, et avoir, à bord, des instruments qui mesurent ce qu'on fait subir à la cellule. On n’a pas d'accéléromètre, ici, pour connaître le nombre de G, n'est-ce pas ?… Il vaut mieux se contenter de faire des "Huit Paresseux" en faisant des virages à 60° en haut des trajectoires, pour s'entraîner aux positions anormales. Ca fatigue moins la cellule de nos planeurs et c'est quand même assez excitant… Et je ne veux voir aucun d'entre vous tenter un Huit avant au moins cent heures de vol ! Personne ne répondit mais les yeux étaient toujours brillants. - Tu ne crois pas qu'on pourrait interroger le cousin Volodia, la semaine prochaine dans l'île. Dans l'Armée de l'air il connaît forcément ces trucs ? finit par demander Miguel Litri. Piotr fit une grimace hésitante. - Je ne sais pas trop. Il a l'air vachement austère. Je n'aimerais pas qu'il aille dire aux parents qu'on fait les imbéciles, en stage. *** Plus tard, dans la petite chambre où ils étaient installés, les cinq aînés, Piotr, Vadia, Juan, Yves et Cisco bavardèrent tout en se dèshabillant. - Il m'a épaté le petit Myko, fit Yves. Il a drôlement changé cette année, vous ne trouvez pas ? La voix assourdie de Vadia leur parvint. Comme chaque soir il se débattait pour s'extraire d'un pull dont le col laissait à peine passer son visage. - Il a dix-sept ans, mon vieux. Et puis il a piétiné en double commandes pendant une bonne année. Je crois qu'il avait des difficultés pour se faire conduire au terrain, à Lvov. Il a eu un entraînement très irrégulier. Ce qui n'a rien à voir, d'ailleurs ! Non c'est plutôt que dans quatre-cinq mois il entre en fac. Normal qu'il ait changé, non ? - Pas exactement ce que je voulais dire, insista Yves. Plutôt les conversations qu'il lance ou auxquelles il participe. Il veut faire Philo ou Lettres, en fac ? - Aucune idée, fit Piotr, qui sortait avec sa trousse de toilette. - Je l'ai entendu dire l'autre jour que les chirurgien-dentistes pouvaient organiser leur temps comme ils voulaient. Il y en a un dans son club de Lvov, qui vole plusieurs fois par semaine, précisa Juan. - Ah la vache, lança Cisco, stupéfait, il ferait Dentaire uniquement pour voler davantage… toute sa vie ? Vadia haussa les épaules. - Il est sacrément accroché, tu sais. - Enfin quoi, il s'agit de toute sa vie, sa carrière ! Ca mérite de réfléchir un bon coup… Je vais lui parler, moi. - Bien du plaisir, riposta Juan, amusé. Il a la tête dure, le gamin. Bien le fils de son père. - Je n'ai jamais vraiment approché l'oncle Gustav. - Un vrai Clermont, laissa tomber Vadia. Tous les défauts, et toutes les qualités aussi, remarque. Bosseur, obstiné, sensible quoiqu'un peu péremptoire, mais à l'écoute des autres, brave homme et pas bête du tout. - Sacré raccourci, dit Juan en souriant… Tu sais, Vadia, je n'avais même jamais entendu parler de cette histoire de Hollande. Tu crois que les parents l'ont étouffée, qu'ils en ont honte ? Le jeune homme fit la moue. - Pas tellement le genre de la famille, ça. Non je crois plutôt que le fait a dû se reproduire d'autres fois, sans aboutir à un drame, et qu'ils ne savent pas quoi faire, qu'ils sont toujours à la recherche de la solution. D'un autre côté ils ne veulent pas nous inciter à vivre séparément, parce que c'est là que se forge l'esprit de la famille, par l'exemplarité… Cette sacrée exemplarité, dont on nous bassine un peu, pendant l'adolescence. Mais c'est vrai que cette histoire de clan a un côté d'exclusion assez désagréable. Poussé trop loin ça déboucherait sur du racisme. Regarde ce qui se passe en Chine… - Ah non, tu ne vas pas nous comparer aux racistes chinois ! s'indigna Yves. - Non, non, bien sûr ! Je dis simplement que si on n'y prend pas garde c'est un danger de dérive, c'est tout. - Quelle dérive ? demanda Piotr qui revenait de la salle de bains. - Vadia parlait de dérive vers le racisme, en évoquant nos groupes de cousins. - Ah… j'y ai pensé, moi aussi… enfin quelques fois. - Toi ? Vadia était ahuri. - Tu penses que mon côté inconditionnel des Clermont m'empêche de réfléchir ? fit Piotr indigné. - Et bien… je suis… enfin ça m'étonne, c'est vrai. - Tu vois, dit Piotr en passant un pantalon de pyjama, les travaux publics ça t'apprend à réfléchir avant d'entamer quelque chose. Quand tu commences la construction d'un pont, il ne suffit pas de placer les briques ou les pierres les unes au-dessus des autres, il faut avoir beaucoup cogité auparavant. Les soubassements doivent être archi costauds pour supporter tout ce qui passera au-dessus, au fil des années. Et tout ce qu'un autre, qui ne te connaîtra pas, qui n'aura pas forcément tes plans précis, voudra monter par la suite. Un deuxième étage, une voie ferrée, n'importe quoi. Bon, d'accord, mon exemple vaut ce qu'il vaut mais une famille, ou une société humaine, c'est un peu la même chose, ça repose sur des bases qui doivent tout supporter. Sinon c'est le chaos. Tôt ou tard, tout se casse la gueule. Il faut se servir de son crâne, avant… Ca t'épate un peu ce que je dis là, j'ai l'impression ? Vadia hocha lentement la tête sans quitter son frère des yeux. - Oui. Bon Dieu on se connaît de… oh c'est idiot ce que j'allais dire là ! Je me rends compte que toi, mon propre frère… enfin, bon, j'ai beaucoup de choses à découvrir de toi ! Oui, je suis surpris. De ce que tu as dit mais aussi de mon incapacité à observer. Décidément cette année le stage aura été riche en nouveautés. *** C'est le lendemain que Mykola eut le coup de chance. Pour l'entraîner aux longs vols, dans la perspective de l'épreuve des cinq heures de vol ininterrompues qu'il devrait tenter cet été, en plaine, de retour chez lui, Monsieur Binard lui avait dit de tenir au moins trois heures trente dans le ressaut de la pente. Déjà à 10 heures, le matin, le vent donnait au moins aussi bien que la veille et la pente devait être puissante et constante. Il avait donc embarqué des oranges, comme le lui conseillaient ses cousins aînés. En vol à voile on ne peut pas, comme en avion, distraire un peu de son attention pour manger un sandwich ou boire à la bouteille. De même pas question de s'arrêter sur le bord de la route pour vider sa vessie ! C'est pourquoi les pilotes avaient l'habitude d'emporter des oranges qui apaisaient à la fois la faim et la soif, et ne posaient pas trop de problèmes d'arrêts au bord de la route… Pour la forme Binard lui avait dit de prendre aussi un barographe, cet instrument qui enregistrait en même temps les temps de vol, en minutes et en heures, et l'altitude du planeur à chaque instant. Puis le treuil l'avait lancé, en premier, sur la pente qu'il avait commencé à suivre d'est en ouest, en allers et retours lassants, attentif aux autres pièges qui la suivaient également. Soigneusement il s'écartait légèrement vers la vallée et piquait un peu au moment de croiser d'autres machines pour leur laisser de la place dans le ressaut. Il se prenait presque pour un ancien, ce matin… Pendant les deux premières heures il s'était efforcé de soigner son pilotage, puis il avait ensuite admiré un peu plus le paysage, mais il s'ennuyait sérieusement. Il avait déjà fait un entraînement aux vols d'endurance, mais en plaine où il faut piloter pointu pour rester en l'air. Et pendant une heure et demie seulement. Là, avec la pente, il n'y avait rien à faire de particulier pour rester en l'air hormis ne pas quitter le ressaut. La visibilité était excellente vers le sud, aujourd'hui, après le passage d'un front dans la nuit. Il en restait un ciel de traîne pas trop chargé, dont l'air frais donnait cette visibilité exceptionnelle. Pourtant de gros cumulus, isolés, au plancher gris, passaient au-dessus, poussés par le vent. De ceux dont on savait, en plaine, qu'ils déclenchaient de grosses pompes, en dessous. Il sourit à la pensée du mot. "Langage typiquement vélivole, signifiant une ascendance, de même qu'un planeur, ou un avion, chez nous, est un "piège", contraction de piège-à-con, expression inventée par les pilotes de la Première guerre qui trouvaient que leurs avions, si fragiles, étaient des pièges à cons ! Et "aller aux vaches" veut dire se poser dans un champ et pas sur la piste", lui avait traduit Piotr, un peu pompeux, dès le premier jour au terrain. Le jeu de mot l'amusa un instant et il rit, tout seul. Vers treize heures il nota que le vent était probablement plus fort et que le ressaut montait plus haut, parce que son altimètre, réglé au départ sur la pression atmosphérique régnant au niveau du terrain, indiquait maintenant 190 mètres. C'est à dire un gain de près de cinquante mètres par rapport à l'heure précédente. C'est au cours d'un retour vers l'est, alors qu'il venait juste de faire demi-tour, qu'il sentit une brutale turbulence agiter son aile gauche. Dans le même instant son cerveau en traduisit la signification : une proximité de pompe. Sa main rectifia la pression sur le manche, inclinant légèrement à gauche, du côté de l'aile qui s'était soulevée. Son regard monta au-dessus de sa tête pour découvrir un énorme cumulus, sur la gauche, à la verticale du plateau. Logique, avec le vent, s'il y avait une pompe elle était oblique… Et son cerveau prit sa décision presque à son insu, probablement influencé par son ennui ! Il bascula tout à gauche et se retrouva en virage serré, au moins 45°, s'efforçant de revenir en arrière vers l'endroit où son aile avait marqué le coup. Trois secondes et le Nord 1300 encaissa une turbulence. De face, cette fois. Il venait de pénétrer dans une pompe ! Sans réfléchir il poussa légèrement sur le manche et mit du pied extérieur au sens du virage pour élargir le rayon de celui-ci. Ses yeux étaient fixés sur le variomètre, juge de paix des mouvements de la masse d'air. L'aiguille frétilla et grimpa : +1,50 mètres/seconde… Il en aurait hurlé ! La sécurité. Non, il avait quitté le ressaut de la pente et se trouvait maintenant bien au-dessus du plateau, la piste nettement visible, un kilomètre plus loin. Sorti de la trajectoire des pièges qui suivaient sagement le ressaut, il ne gênait personne. Il se concentra, conscient qu'à cette altitude, si basse, au-dessus du plateau, il avait à peine assez de hauteur pour regagner la piste. Il espérait vaguement que Binard ne l'avait pas repéré. Enfin pas encore ! Parce qu'il ne se faisait pas d'illusions, le chef-pilote voyait tout, quand des pièges étaient en l'air. Quitter la pente pour tenter d'accrocher une pompe ce n'est pas recommandé. Ca se passe trop bas et le chef-pilote réagirait. Mykola ne voulait pas y penser, les yeux rivés sur l'aiguille du vario. Le planeur était terriblement chahuté. Le jeune homme sentait bien qu'il n'était pas centré dans l'ascendance. Sur une partie des circonférences qu'il décrivait l'aiguille chutait vers le 0 puis remontait par a-coups vers +1,50 à +2 m/sec. Maintenant il ne voyait plus le temps passer. Il manœuvra de nouveau pour élargir son rayon de virage quand l'aiguille indiqua à nouveau +1,50 et se dit qu'il avait eu raison en la voyant monter à +2 m/sec stabilisé. Mais il fallait faire encore mieux. Son regard dériva vers l'altimètre découvrant qu'il était maintenant à 250 mètres d'altitude. Ca allait vite ! Pourtant le planeur n'était pas encore centré dans l'ascendance, il y avait des instants où l'aiguille du vario baissait. Puis il comprit. La pompe n'était pas circulaire, comme c'est assez souvent le cas, en plaine, mais ovale. Peut être en raison du relief ? Il fallait qu'il en tienne compte en décrivant la même figure, dans l'espace, afin de rester constamment au plus fort du courant ascendant. Concentré il ne quitta plus ses instruments du regard. Ils lui permettaient de voir à quel instant il s'écartait du courant le plus fort et de réagir immédiatement, aux commandes. A partir de 500 mètres il se sentit plus décontracté. Certes le vent, fort, l'avait fait dériver vers le nord et le terrain, derrière, s'éloignait de plus en plus, mais la pompe devenait plus puissante, presque de tour en tour. Il avait désormais un +3 m/sec régulier. Pourtant la base du cumulus, au-dessus, paraissait encore loin et, logiquement, l'ascendance devrait encore se renforcer avant d'y arriver ! La règle était qu'on ne doit pas entrer dans les barbules, les bribes de nuage qui précédent le nuage lui-même. Parce qu'à cet endroit on n'avait aucun point de repère et qu'en une fraction de seconde on se retrouvait en plein dans le nuage, sans aucune visibilité extérieure. Comme on y est de plus en plus chahuté, si ce n'est totalement tabassé, le piège peut passer sur le dos sans que le pilote ne s'en rende physiquement compte ! On avait déjà vu des planeurs sortir, par hasard, d'un nuage, en volant sur le dos… Et même si l'appareil restait en vol horizontal, comme son pilote perdait toute notion d'orientation, tout pouvait se terminer très mal. A 900 mètres d'altitude Mykola commença à réfléchir et à calculer plus précisément. Voyons la finesse du Nord 1300 était de 18-19. C'est à dire que lâché à 1 000 mètres d'altitude ; en air calme et sans vent ; il allait se poser 18 kilomètres plus loin. Le terrain devait se trouver à huit ou neuf kilomètres seulement. Bon jusque là ça allait. Mais en prenant le cap retour il traverserait des zones où son piège trouverait des secteurs d'air en descente, facilement -2 m/sec. Peut être davantage ; il n'avait pas l'expérience de ces situations là ; qui s'ajouteraient à ce qu'il perdrait comme altitude en volant à… disons 60 km/h, où la finesse du Nord 1 300 se casse la gueule et où il plane mal. Il fallait aussi tenir compte du vent debout qui le freinerait et augmenterait encore son taux de chute. Ca devait encore passer, il pourrait rentrer sans être obligé de faire une vache : se poser dans un champ. Mais peut être de justesse ! De toute façon le sol, en-dessous, proposait de grandes étendues plates. Il n'avait encore jamais fait de vache mais s'était souvent, mentalement, entraîné à imaginer comment ça se passerait. Les anciens en parlaient assez, au club. Toutes les choses auxquelles il devrait s'attacher, aussitôt qu'il aurait pris la décision de se vacher : d'ou venait le vent ? Ca n'avait l'air de rien mais on le visionnait mal, vu du ciel. Si, au moins il y avait des vaches ; des vraies ; dans un champ, on pouvait trouver le sens du vent, quand il était assez fort. Elles paissent toujours queue au vent, il avait souvent entendu les anciens le dire ! Comment serait le sol, aussi ? Pas d'obstacle devant la trajectoire, qu'il devrait imaginer précisément avant d'être trop bas pour changer d'avis. Serait-il plat ? De haut c'était assez difficile à repérer. Plus il réfléchissait, calculait le taux de chute du planeur, dans ces conditions, plus il se disait qu'il était limite. Pas en raison de son altitude ; théoriquement il avait de la marge, même avec un planeur aussi peu performant, perdant trop d'altitude dès qu'on accélérait ; mais à cause de ce vent fort. Perdu dans ses calculs, pilotant machinalement, il avait cessé de regarder les instruments et fut stupéfait de voir que le vario indiquait maintenant presque +4 m/sec de montée ! Et l'altimètre lui indiquait qu'il avait dépassé les 1 400 mètres. La pompe s'était encore renforcée ! C'est à cet instant qu'il se rendit compte qu'il grelottait. En vol, généralement, à Lvov, il mettait un pull de laine avant d'enfiler un vieux blouson de toile, une longue écharpe autour du cou. Les pièges à l'air libre, comme le Nord 1300, sans aucune autre protection qu'un petit pare-brise minuscule, sont des nids à courants d'air et il avait pris l'habitude de se couvrir. Fugitivement il regretta de ne pas avoir pu prendre le Castel 310, plus fin que le Nord et possédant une verrière, il aurait eu moins de courant d'air… Aujourd'hui, à cette altitude, il faisait vraiment frisquet. Une sorte de voile, soudain et rapide, que traversa le nez du planeur l'alerta brusquement. Il arrivait aux barbules… Aussitôt il mit le manche au neutre, légèrement en avant, arrêtant ses spirales et plaçant les ailes horizontales pour entamer une ligne droite et sortir, de toute façon, de cette zone de visibilité diminuée… si jamais il y entrait totalement. Le vario continuait à lui montrer qu'il grimpait à 4 m/sec quand tout devint blanc, autour de lui. Il respirait un air tellement humide qu'il lui sembla que ses joues devenaient mouillées, en tout cas le mica de ses verres de lunettes retenaient des gouttes d'eau. Il tourna la tête sur le côté et ne distingua pas son aile ! Un coup au cœur avant qu'il ne reprenne son contrôle. Il savait qu'il avait fait la bonne manœuvre en se remettant à l'horizontale. Il n'y avait plus qu'à attendre. Tout n'était probablement qu'une question de secondes. Il n'était pas davantage tabassé. Presque aussitôt il réapparut en air libre et cligna des yeux, aveuglé par une lumière éblouissante. Il mit un certain temps à comprendre qu'il était sorti du cumulus du côté éclairé par le soleil. Se protégeant les yeux de sa main libre, posée en visière au-dessus de ses grosses lunettes de vol, il regarda autour de lui et son cœur en rata un battement. Il n'avait jamais vu un spectacle pareil. Son planeur s'éloignait, perpendiculairement au nuage. Tournant la tête du côté de la masse cotonneuse il vit que les rayons semblaient presque séparés ; comme l'expérience du spectre lumineux, en cours de physique de première, avec la petite roue colorée de tranches de couleurs qu'on fait tourner, très vite, afin de prouver la dispersion, l'existence des différentes couleurs, par l'inverse, par l'apparition de la lumière blanche. Instinctivement il inclina son aile droite pour revenir, un peu en oblique, vers le cumulus. Les rayons du soleil faisaient naître des zones légèrement plus foncée dans des sortes d'immenses creux, des vallées profondes s'enfonçant dans la masse, qui bourgeonnait un peu plus haut. Et un mur, irrégulier, d'un blanc tellement pur qu'il n'en avait jamais vu de pareil, s'élevait loin, très haut au-dessus de sa tête. Il ressentit une envie irrépressible de monter le long de cette masse si énorme, à la fois écrasante et si belle qu'il se sentait oppressé. Et ces rayons lumineux qui décrivaient des formes extraordinaires, monstrueuses, et cependant pas inquiétantes du tout… Un effet d'optique qu'il ne connaissait pas donnait l'impression que les rayons lumineux s'incurvaient, dans les creux ! Devant lui, à la limite où les rayons cessaient de se réfléchir contre le cumulus et poursuivaient leur course vers le sol, loin en bas, on aurait dit que les bribes de nuages étaient irisés, chauffés de l'intérieur, comme si un feu prodigieux était là, au cœur du cumulus, que celui-ci était un immense, un colossal four. Il tourna la tête à l'opposé, sur sa gauche, suivant les rayons du soleil et se rendit compte qu'ils dessinaient un contour le long du sommet d'un autre nuage, au loin, dont le sommet en était incendié. Il reprit lentement conscience du monde qui l'entourait et ses mains s'agitèrent sur le manche, faisant se balancer légèrement le Nord 1 300. Son regard revint, après un long moment, vers son tableau de bord. Consultant le vario il fut stupéfait de le voir encore sur +4m/sec… Puis l'aiguille monta encore, vers +5 mètres, alors qu'il se rapprochait de la masse blanche ! Son cerveau chercha, se remit en marche, et l'explication jaillit soudainement. Il avait un jour entendu deux gars en parler, au club. Parfois, le long de la face d'un cumulus éclairée par le soleil, on trouvait des pompes puissantes et régulières, presque aussi douces que de l'onde, en montagne. Il était tombé en plein dedans ! Frénétiquement il fit un quart de tour, à 45° d'inclinaison, pour entreprendre de longer de plus près la masse nuageuse. Ca, il avait le droit, il était en ciel clair… Et l'aiguille du vario ne faiblissait pas. Ca continuait à monter ! Et toujours du +5 m/sec, avec même une tendance à augmenter… Fabuleux ! Il perdit conscience du temps qui passait. L'air était calme, sans secousse. Maintenant le spectacle le fascinait moins, son goût du vol reprenait le dessus sur la vision esthétique, irréelle, de cet endroit. Quand il observa l'altimètre il crut que l'instrument avait claqué. L'aiguille indiquait 2 950 mètres ! Aussitôt il fut assailli par des trucs qu'il avait appris en écoutant les "vieux crevards". C'est ainsi qu'on appelait les pilotes qui restaient les plus longtemps en vol, alors que les autres avaient dû revenir se poser, incapables de trouver une ascendance. L'oxygène. Plus on monte plus il se raréfie… Tout le monde sait ça, mais les gars disaient aussi qu'en avion on n'a pas besoin de le brancher avant 3 500-4 000 mètres, compte tenu des faibles mouvements que fait le corps et de sa faible consommation en oxygène… Mais le givre ? Le givre qui recouvre les ailes et pénètre à l'intérieur, alourdit l'appareil et l'envoie au tapis, commandes bloquées par des amas de glace sur les câbles, à l'intérieur même des ailes… C'est vrai, mais ici, au soleil, le phénomène ne devait se produire qu'assez haut. Enfin probablement ? Le sens des réalités, son jugement reprenait le dessus, il s'efforçait d'analyser la situation. Il était incapable d'estimer le temps qu'il était resté fasciné par le spectacle pendant que son planeur continuait à monter. Raisonnablement il pouvait monter jusqu'à 3 500, en veillant à bien ventiler ses poumons, en respirant profondément et sans arrêt. Enfin "raisonnablement"… Disons plutôt qu'il avait envie de se le permettre ! Il savait que son inexpérience risquait de le pousser à prendre des décisions trop extrêmes, qu'il avait déjà dépassé la limite de ses connaissances. Pourtant, apparemment tout allait bien et… Non, tout n'allait pas bien. Il avait ébauché le geste de saisir le manche de la main gauche et la droite, pourtant dans le gant, n'avait pas voulu quitter la poignée caoutchoutée. Elle paraissait paralysée, crispée dans le gant. Le froid ! Il ne sentait plus ses joues, et son corps se mit brusquement à trembler si fort que se dents commencèrent à s'entrechoquer… Vraiment s'entrechoquer, sans qu'il ne puisse les arrêter ! D'abord un instant de panique. Il se vit entraîné toujours plus haut, perdant connaissance… Mykola se ressaisit quand son cerveau lui indiqua que si son corps tremblait tant c'est qu'il réagissait contre l'agression extérieure, le froid. Qu'il fabriquait, mécaniquement, en tremblant, des calories pour maintenir sa température à un degré acceptable, momentanément. La lucidité de son cerveau le calma et le rassura sur son état. Il fut capable de calculer de tête. Voyons l'alti disait qu'il volait à 3 120 mètres. A 5 m/sec il lui faudrait… 95 secondes pour atteindre 3 500 mètres… Une minute trente cinq secondes. Il pouvait bien tenir encore une minute et demi, non ? Inconsciemment il glissa sa main gauche, sous son aisselle droite, se tassant sur lui-même comme pour garder sa chaleur. Il voulait atteindre 3 500… Maintenant qu'il avait pris conscience du froid celui-ci occupait entièrement ses pensées. Il dut faire un effort important pour se concentrer sur ce qu'il faudrait faire, arrivé en haut, afin de redescendre assez vite. C'est ainsi qu'il passa cette minute et demi qu'il s'était imposé de tenir encore, en imaginant les conditions de vol, l'évolution probable de la masse d'air… S'il y avait ici 5 m/sec de montée il y avait forcément un peu plus loin des courants descendants de la même puissance. C'était une loi élémentaire de physique. Sinon il n'y aurait plus d'air à la surface de la terre depuis longtemps ! Et on pouvait même penser que ces "dégueulantes", comme les vélivoles appelaient les zones d'air descendant, n'étaient pas loin. Normal, comme les courants de circonvolution, dans une casserole où l'on fait chauffer de l'eau. Au centre on voit des bulles qui montent très vite vers la surface en une colonne assez serrée et, sur les parois de la casserole, tout autour, sur 360°, les mêmes bulles qui entament la descente. Donc tout autour du cumulus ça devait descendre assez sec. Forcément. Mais comment seraient ces courants descendants ? Pas trop violents ? Il connaissait ces zones, mais à basse altitude. Pas si haut. Peut être serait-ce plus tabassé ? Beaucoup plus méchant ? Au fond il n'aurait qu'une chose à faire, garder une vitesse convenable au piège. Il l'avait assez souvent entendu, au club : "la vitesse c'est la sécurité". Une loi sans exceptions. Si ça tabassait dur il suffirait de garder 50 km/h. A cette allure on gardait bien le contrôle de la machine, au manche, on pouvait ramener assez vite une aile à l'horizontale. Et si on valsait, sur le siège, les sangles du harnais étaient là pour vous empêcher de basculer par dessus bord. On n'avait jamais vu un pilote, convenablement attaché, éjecté de son planeur à l'air libre. Il faillit manquer les 3 500 mètres. L'aiguille dépassait d'un cheveu le zéro et entamait une nouvelle portion du cadran quand il bascula tout à gauche, le cumulus étant maintenant à sa droite. Il s'éloignait en direction du soleil quand il réfléchit qu'il n'avait aucune idée de la distance à laquelle il avait dérivé, par rapport au terrain. Au fond il suffisait de prendre un cap 180°, vers le sud, puisque tout à l'heure le cumulus l'amenait au nord. Tout simple. Il vola soudain dans les bretelles du harnais, ses fesses décollant complètement du siège. Il venait de pénétrer dans une dégueulante. Le vario accusait le coup : -7 m/sec ! Sept mètres de chute par seconde ça faisait un paquet… Bien sûr c'était normal, il y avait bien +5 mètres un peu plus tôt, mais un pilote de planeur n'aime pas trop ces fortes descendances. Des yeux il fouilla le sol devant, en se redressant sur le siège pour voir vers le bas, et aperçut un ruban qui se tortillait, loin devant : le Mures. S'agissait maintenant de repérer le terrain. Il n'était pas habitué à voir autant de méandres d'un seul coup d'œil. Quel était le bon ? Où se trouvait le terrain ? Ce serait vraiment le comble, après être monté si haut, que d'être obligé de faire une vache parce qu'il était paumé ou incapable de retrouver la piste ! Il n'avait pas emporté de carte puisqu'il était censé suivre la pente près du sol et songea que c'était une ânerie. Quel que soit le type de vol il fallait impérativement avoir une carte à bord. C'était le premier enseignement qu'il tirerait de ce vol… avant de se retrouver face à Binard. Là, ça risquait d'être chaud ! De toute façon si il ramenait le piège intact il ne regretterait pas d'être interdit de vol jusqu'à la fin du stage. Ce qu'il venait de vivre était exceptionnel. Un vol qu'un pilote n'oublie plus jamais de sa vie. 2 580 mètres. Il n'avait pas l'impression de se rapprocher du Mures et il perdait rapidement son altitude. Le vent était sûrement plus fort ici qu'au sol. Ca voulait dire qu'à cette vitesse de 50 km/h, il faisait peut être du surplace, ou même de la marche arrière, par rapport au sol ? Avec un planeur si lent c'était possible. Il décida de changer légèrement de cap pour sortir de cette zone de descendance et inclina le manche à gauche. Observant soigneusement le fleuve il s'efforça de se souvenir de sa forme. Voyons, vers l'ouest il se tortillait pas mal, est-ce que ça pourrait être là… Non, il reconnut vaguement des ondulations, écrasées par l'altitude, au-delà du fleuve. Oui, voilà le massif où les meilleurs partaient en distance, au sud du Mures. Brusquement il perçut d'autres repères familiers. La boucle vers le sud, déformée, plus petite, mais bien là… et le terrain devait se trouver dans l'autre boucle, plus à gauche. Il risqua le coup inclinant légèrement le piège de ce côté. Il eut soudain l'impression de se tasser sur son siège, sous l'effet d'une turbulence et jeta un œil au vario : -2 m/sec. Ca descendait moins fort. 1 840 mètres d'altitude, ça passerait peut être ? Il se rendit compte qu'il ne grelottait plus. Il commençait même à sentir ses doigts dans son gant droit. Un picotement désagréable. Il décida d'augmenter la vitesse, même si au-dessus de 50 km/h le Nord 1 300 chutait très vite. Il poussa un peu sur le manche amenant le Badin à 70 km/h. Cette fois le vario lui indiqua un taux de chute de plus de 5 m/sec… Pas possible, il irait aux vaches avant d'avoir rejoint le terrain. Il redressa lentement, comme on le lui avait appris, pour ne pas trop casser la finesse et le vario remonta jusqu'à -1 m/sec. Il avait l'impression, maintenant, de se rapprocher un peu, le sol bougeait, au ras de son capot, devant. Le vent était-il moins fort ? Quand il arriva à 600 mètres d'altitude il comprit qu'il rentrerait. Il voyait les planeurs suivre la pente, petites croix blanches ou jaunes se déplaçant d'est en ouest, et une grande joie l'envahit. Au point qu'il se surprit en train de chanter, de brailler plutôt dans son habitacle, et se sentit vaguement ridicule ! Il passa à la verticale de la piste à un peu plus de 200 mètres d'altitude et entama un virage à droite pour suivre le tour de piste classique. Encore un virage à 90° et il se retrouva en branche vent arrière, vérifiant à la manche à air blanche et rouge que la piste en service n'avait pas changé entre-temps. Non, ça allait, c'était toujours la nord-sud, vers le Mures… Deux autres virages à 90° et cette fois il s'aligna sur l'axe de la piste, en longue finale, laissant le planeur descendre à son rythme, 50 km/h affichés, stable, sa main tenant fermement le manche. Le sol se rapprocha et il réalisa qu'il allait faire un atterrissage convenable, pas trop loin du "Départ", installé au quart de la piste, là où se trouvait la remorque avec sa minuscule cabane où l'homme de piste tenait la planche des vols, à l'abri du vent et de la pluie. Un Emouchet, un vrai planeur de début, était immobilisé sur la voie de circulation, le long de la piste, en travers, l'aile basse du côté du vent recouverte du parachute et d'un vieux pneu pour peser et appuyer celle-ci contre le sol, évitant que le piège ne soit retourné par une rafale s'engouffrant sous elle. Le jeune homme tira légèrement sur le manche au fur et à mesure où la vitesse baissait, plaçant le planeur dans une position très légèrement nez en l'air, au ras du sol. L'arrière du patin du Nord 1 300 frôla l'herbe, toucha et glissa pendant une quinzaine de mètres avant de s'immobiliser, l'aile gauche s'abaissant doucement vers le sol… Et la fatigue tomba sur les épaules de Mykola. Même lorsqu'il vit deux copains venir à lui pour l'aider à tirer son piège sur le côté pour dégager la piste, il ne fit pas un geste. - Dis donc, où tu étais passé ? fit Erich un étudiant de Cracovie, petit, le visage joufflu. Tu avais disparu de la pente et on te cherchait aux vaches, de l'autre côté du Mures. Mykola tourna, avec difficulté tant ses doigts étaient gourds, la boucle qui libérait les sangles de son harnais, devant la poitrine, et ne répondit pas tout de suite, comme pour repousser la vraie fin de ce vol. - J'étais de l'autre côté, fit-il en se redressant avant d'enjamber maladroitement le bord du poste de pilotage. - De l'autre côté de la vallée ? demanda Igor un jeune gars encore en double-commande, soufflé. - Non, au nord. - Au n… - Hé les gars vous discuterez plus tard, hurla de loin Grishka, l'homme de piste, assis à côté de la remorque, dégagez ce piège ! Gauche, mal sur ses jambes, Mykola se dirigea vers la queue de l'appareil, retardant le moment de dégrafer son parachute. Il empoigna le petit levier et donna un coup de rein pour soulever la queue du Nord 1300 pendant qu'Erich soulevait l'aile reposant sur le sol. Igor vint prendre le levier de l'autre côté de la queue et ils tirèrent ensemble, faisant glisser le planeur hors de la piste. - Hé, Mykola, hurlait Grishka, viens voir. Il doit y avoir une erreur sur ton heure de décollage… Et apporte ton baro. Le baro ! Il ne s'en souvenait plus. Myko le récupéra, dans le logement à l'intérieur de l'aile, dans le poste de pilotage, sortit en même temps les oranges auxquelles il n'avait pas eu le temps, ni l'idée, de toucher pendant son vol et se dirigea lentement vers la remorque. Ses jambes étaient lourdes et il avait curieusement sommeil. Toute la tension du vol s'était évanouie et il se sentait mou. Même l'enthousiasme qu'il avait ressenti était parti. Il ne lui restait que de la lassitude. Il tendit le baro sans avoir la curiosité de regarder si la feuille était bien couverte du trait d'encre de l'aiguille. - Non, c'est bien le même temps, fit Grishka, quand le jeune homme lui eut tendu l'enregistreur, cinq heures douze minutes. Tu en es aux épreuves du D, non ? Ca va te faire un entraînement valable, ça. Bon tu… Il s'interrompit, les yeux ronds, regardant sans y croire la feuille qu'il avait détachée du rouleau du barographe. - Il y a un truc qui ne va pas, là regarde… il est monté jusqu'à 3 520 mètres, ton baro ! - Oui, c'est vrai, reconnut Myko. - Quoi, c'est vrai… tu es monté à 3 500 ? - Oui. - En ciel clair ? interrogea l'autre, incrédule, pas dans un nuage ? - Oui, en ciel clair. Le long d'un cumulus. Sur la face au soleil. Il y avait du 4-5 mètres. - Ah ça… jamais vu avant ! J'en avais entendu parler mais… Bon Dieu, 3 500! Mais comment tu as accroché la pompe ? - Là-bas, à l'ouest. Elle était très basse. Grishka le regarda longuement. - Très basse, hein ? Enfin… tu es monté à 3 500 ! Putain, j'avais jamais vu un baro comme ça. Et comment c'était, là-haut ? - Froid, drôlement froid, mais beau, tu ne peux pas savoir. Dis donc je voudrais aller dormir, je suis crevé et je crois que j'ai encore un peu froid. - Tu as mangé quelque chose ? - Non, pas pensé. Grishka changea de ton. - Bon, mon vieux, tu files aux dortoirs, tu manges ce que tu avais emporté ou tu regardes dans mon placard, il doit y avoir des gâteaux secs. Tu prends tout ce que tu veux et force-toi à boire au moins un demi litre, tu vas te coucher, tout de suite après, et tu te couvres bien, hein ? Tu verras Monsieur Binard plus tard. Tu sens tous tes membres ? J'ai vu que tu marchais mal ? - Oui, ça va, les doigts des mains me brûlent un peu mais ça va. - Va te mettre au chaud, mange et dors. Tout de suite ! Je note ces consignes sur la planche, hein ? Mykola hocha la tête en silence et fit demi-tour. Il ne se souvint jamais du chemin de retour vers les bâtiments… Quand il se réveilla, tous les cousins étaient autour de son lit. Piotr se mordait les oreilles tant son sourire était large. - Bon Dieu un 3 500 en plaine, Myko il faut que tu nous racontes ça ! Le jeune homme se frotta les yeux, d'abord un peu gêné de voir leurs visages. Puis le souvenir de son vol revint et il sourit à son tour. - Un sacré foutu de putain de vol, dit-il. - Pas forcé de jurer, commenta froidement Piotr. - Oh laisse-le, intervint Cisco, un jour comme ça… Vas-y Myko, raconte. Il donna tant de détails que la cloche du dîner résonna alors qu'il avait à peine entamé le récit du retour. Les cousins étaient toujours assis sur et autour du lit, bouches bées quand Fatescu entra. - Dis-donc, le héros, Monsieur Binard veut te parler… Le silence dans la chambrée. - Hé, relativise, petit ça ne valait pas une engueulade, ce vol ? reprit le prof avec un demi sourire. - Je t'accompagne, commença Piotr. - Ca va, Piotr, dit Fatescu, il est assez grand pour parler sans nounou. Et Monsieur Binard ne va pas le bouffer. Soyez un peu plus décontractés, les cousins, personne ne vous en veut. Piotr cligna des yeux, surpris du ton du chef de stage et finit par hocher la tête en regardant son jeune cousin. - C'est vrai, dit-il, tu n'as besoin de personne pour parler à ta place, Myko. Plus après un 3 500… En fait tu n'en avais peut être pas besoin avant non plus, d'ailleurs ! On a beau être l'aîné on peut être un peu couillon. Quand Mykola entra dans le petit bureau encombré du Chef-pilote il n'en menait pas large quand même. - Allons-y, Stoops, dit celui-ci en se tournant de son côté, racontez-moi ce vol, en détail. Je veux savoir comment vous avez pu quitter la pente, accrocher cette pompe et grimper aussi haut. Je veux des détails aéronautiques, vos manœuvres, vos décisions. Vos sensations je m'en moque. Je veux un rapport, vous comprenez ? Et un rapport ça doit reposer sur des éléments techniques, concrets, rien d'autre. Allons-y. Myko se rendit compte, en commençant à parler, que tout était enregistré dans sa mémoire, les vitesses de vol, les taux de montée, les altitudes, comme si son cerveau avait eu une fonction de baro humain, notant tout. Il n'essaya pas de masquer, d'arranger un peu la vérité concernant son abandon de la pente et son altitude à ce moment là, ni son passage dans les barbules, à la base du cumulus. Le visage de Binard était impénétrable. Il ne fit aucun commentaire, laissant le récit se dérouler. Quand il eut terminé le Chef-pilote prit la feuille de baro, sur la table, et l'examina soigneusement en la déroulant avec précaution. Puis il se renversa en arrière, les yeux fixés sur le haut de la cloison qui lui faisait face. - Est-ce que vous avez un regret à propos de ce vol, Stoops ? - Oui, Monsieur. De ne pas avoir eu plus d'expérience avant. - Pourquoi ? fit Binard, assez surpris. - Parce que je suis sûr que j'aurais pu faire mieux, ou plutôt ne pas commettre des erreurs… dont je ne suis pas forcément conscient en ce moment. J'aurais peut être dû m'y prendre autrement. Je pense que j'ai eu de la chance. De m'en être bien tiré, je veux dire. J'ai quitté l'ascendance plus par instinct que par réflexion. Des choses comme ça. Binard secouait la tête, mécontent. - Vous m'empoisonnez, Stoops ! Je voulais vous passer un sacré savon parce que votre vol était celui d'un inconscient. Mais maintenant… enfin j'ai changé d'avis, quoi. La part d'inconscience est toujours là, mais je me rends compte que vous étiez aussi sur vos gardes, c'est ce qui vous sauve. Et votre inconscient vous a bien conseillé. Voilà ce que vous ne devez jamais oublier de ce vol, Stoops. Cet inconscient qui vous a fait quitter la pompe à temps, avant que le froid, votre cerveau, mal irrigué par le sang, ne vous aient plus permis de prendre la bonne décision. Vous avez une foutue chance, Stoops. Les cimetières sont pleins de types qui pilotaient bien mais n'avaient pas votre veine d'avoir cet instinct qui vous a fait prendre conscience du franchissement de vos limites. Chacun de nous a ses limites personnelles. La différence entre un bon et un vrai pilote c'est que le second ne surestime pas ses capacités. Lui seul a de bonnes chances de faire de vieux os et de transmettre son savoir. Ca aussi ne l'oubliez jamais : on a le devoir de transmettre ce qu'on a pu apprendre par hasard. C'est vrai en planeur mais encore plus vrai en avion. Vous le verrez un jour… En ce qui vous concerne, vous vous prépariez au D, n'est-ce pas ? Bon, Vous savez qu'un même vol peut servir, au maximum, pour deux épreuves. Je qualifie votre vol d'aujourd'hui pour les épreuves d'altitude et d'endurance de votre brevet D. Considérez que vous avez acquis les cinq heures d'endurance, et les 1 000 mètres de gain d'altitude. Vous referez un 3 000 plus tard pour votre Brevet E. Il ne vous reste plus à faire que les 50 kilomètres en ligne droite, en plaine, dans votre club, et vous pourrez porter l'insigne du D. En revanche je ne veux plus vous voir quitter la pente d'ici à la fin de ce stage, compris, Mykola ? Ce n'était pas son genre que d'appeler un stagiaire par son prénom et ce fait, plus qu'aucune autre parole, toucha profondément le jeune homme. Quand il rejoignit ses cousins, à table, il entendit Vania terminer une phrase : - … ne pourra plus le tenir, à "Millecrabes". On ne parlera plus de bateaux mais de planeurs ! En s'asseyant Myko sourit, lâchant : - Pas compter sur moi pour dire aux parents que je me balade à 3 500. Et puis moi j'ai un bac philo à passer dans moins de deux mois, alors un "plus de 3 000" qu'est-ce que c'est, hein ? Piotr bondit. - Ah le petit prétentiard… ** Chapitre 2 La seconde semaine des vacances de Pâques "1945" Personne, dans la famille Clermont, ne savait exactement pourquoi l'île s'appelait "Millecrabe". Des légendes, assez banales, circulaient. S'appuyant sur la mer et les crabes bien entendu. Mais, en réalité, personne n'avait d'idée bien précise. Les crabes étaient loin de pulluler. Enfin bref on ne savait rien de sûr. Lorsque l'ancêtre, le premier Pierre Clermont, en était devenu propriétaire, au siècle précédent, elle s'appelait déjà ainsi. Mais on n'en connaissait par l'orthographe. Etait-ce "Mille crabes", "Mille-Crabes" ou "Millecrabes"? Avec le temps tout le monde s'était rallié à Millecrabe, comme ça, sans raison précise. La famille était tellement frustrée d'ignorer l'histoire de son origine ; que l'on voulait croire simple et charmante ; que c'était devenu un jeu, au début du siècle. Quelqu'un imaginait une nouvelle légende qui venait s'ajouter aux autres si elle était assez cocasse. Des pins. Des pins parasols, qui faisaient une immense zone d'ombre, bien que les troncs soient séparés d'une quinzaine de mètres. Dessous étaient installées, les pieds enfoncés dans le sol, à demeure, des dizaines de tables de bois massif, aux teintes grisées par le temps, le soleil, et les intempéries. Chaque table était entourée de bancs avec une longue planche en guise de dossier. Parallèlement aux tables se dressaient deux petits bâtiments, collés l'un à l'autre sous un toit d'ardoises, au-dessous, sans cloisons, mais avec un mur mitoyen ; les toits, soutenus aux angles par d'énormes poutres. Sous l'un : des cuisinières, des fours, des feux ouverts surmontés de conduits de cheminées, et sous l'autre de larges armoires et des plans de travail. Et, sur le côté des deux bâtisses, s'étalaient de longues tables sur des tréteaux, faisant office de supports pour des plats, aux heures de repas. C'était l'habitude, personne ne servait ici, chacun allait emplir son assiette au buffet. Ou bien une personne venait prendre un plat pour toute sa tablée. Chez les Clermont tous étaient sur un plan d'égalité pour ce genre de choses. C'était ce qu'on appelait dans la famille "la salle à manger d'été". Ce qui amenait à se poser la question : à quoi ressemblait la salle à manger d'hiver ? Il n'y en avait pas, simplement ! Ou plutôt, dans la grande maison d'habitation, aux dimensions courantes, située à une bonne centaine de mètres, la pièce qui en tenait lieu pouvait recevoir une quinzaine d'invités d'honneur, pas davantage. Mais il n'y avait pas vraiment besoin d'une salle à manger d'hiver dans la mesure où les familles ne venaient que rarement, l'hiver. La vraie "saison" ne commençait qu'à l'anniversaire du Grand'oncle, pour les vacances d'avril. Et, quand il faisait mauvais temps, tout le monde installait de larges auvents, amovibles, devant les isbas, un peu à l'intérieur de l'île et reliant celles-ci, en dessinant une sorte de petite ville, et le repas, sur des tables faites de tréteaux supportant une immense planche, était encore plus gai, parce que les dîneurs s'interpellaient d'un ensemble à l'autre, parfois sans se voir. Vers la droite, en direction de l'est, le regard ne trouvait pas de limites, c'était la mer Noire, au sud ouest d'Odessa. La surface de l'eau était parcourue d'ondulations lentes, rythmées, qui venaient faire crisser le gravier de minuscules galets, sur la longue plage plate. Des risées soudaines frisaient la surface, par moment, et faisaient gîter quelques bateaux aux voiles brunes qui tiraient des bords assez près du rivage de l'île. Le ciel était d'un bleu qui rappelait celui de Grèce, au printemps, pas tout à fait foncé, plutôt soutenu, dense. Sous les arbres, à l'abri du vent, il commençait à faire bon, bien qu'il ne soit encore que onze heures, ce samedi 12 avril 1945. Une file de jeunes filles, jeunes femmes et d'assez jeunes garçons arrivaient d'un petit groupe d'isbas, à une centaine de mètres, au sud. Chacun avait les bras chargés de sacs de légumes et de volailles. De quoi nourrir la population d'un village… Ce qui était presque le cas, aux réunions annuelles de la famille. Ils étaient plus de cinq cent cinquante Clermont à être venus, cette année, pour l'anniversaire du Grand'Oncle Stepan ! Et on attendait encore plus de cent personnes, aujourd'hui, familles et invités, même si ceux-ci étaient très peu nombreux. C'était Illioutch, à la fin du siècle précédent, avant la guerre de 1880, lui même Oncle de Stepan, l'actuel "Grand'Oncle" qui avait fait construire, sous les arbres, cette série de petites isbas faites de rondins, bizarres dans un décor marin du sud. Auparavant tout le monde dormait dans des chariots ; rachetés à l'armée ; remontant à la grande marche vers l'Est des colonnes Napoléoniennes. Presque toute l'île était couverte de pins. Les isbas étaient installées de l'autre côté de la grande maison, et étaient destinées à abriter les familles et les enfants. A partir de douze ans ; l'année où ils étaient autorisés, et fortement incités, à participer aux travaux de construction des voiliers, et à naviguer avec les plus âgés ; les garçons et les filles pouvaient choisir de dormir avec les cousins de leur choix dans des isbas dortoirs. Ca c'était le bon côté. Parce qu'ils étaient aussi tenus de partager les tâches quotidiennes, le nettoyage, des isbas notamment, la préparation des repas et la vaisselle. Oh, la vaisselle de six cents personnes…! Et pourtant il fallait bien la faire à chaque repas. Qui aurait assez de plats, couverts, assiettes etc, pour 2 fois 600 personnes, chaque jour, quand on comptait le déjeuner et le dîner ? La cuisine n'était pas le domaine exclusif des femmes, loin de là, un certain nombre d'oncles se piquaient de dons culinaires et y allaient de leur mouton à la "Oncle Grégoire", du poulet mariné "Celui d'Oncle Ulrich"… Toute cette organisation aurait pu être pesante, tourner rapidement aux querelles, pourtant ce n'était pas très souvent le cas. L'un des principes des Clermont était de faire comprendre immédiatement aux enfants qu'ils n'étaient que les greffons de l'arbre familiale, pas la branche principale, constituée des adultes. Et ça marchait. S'ils faisaient vraiment trop de bruit, par exemple, il y avait toujours un adulte à proximité pour leur rappeler leur place, au besoin d'un solide coup de pied aux fesses. Mais ça n'était qu'exceptionnellement nécessaire. Un cousin plus âgé était là pour prendre le ou la fautive par le bras ou le fond de culotte et l'entraîner à l'écart pour lui enseigner la modération, parfois de façon beaucoup plus spectaculaire et cuisante ! Même ceux dont les parents étaient plus coulants, chez eux, s'inclinaient, pendant les rencontres familiales dans l'île. Des fesses endolories incitent à respecter les consignes, surtout quand on fait partie d'une minorité décourageante… Alors le système fonctionnait. Les jeunes générations avaient trouvé leur façon de récupérer la méthode à leur profit. Eux mêmes étant des anciens. A 13 ans on est l'ancien d'un cousin de 10. On est toujours l'ancien de quelqu'un ! L'âge et l'expérience étaient leur étalon de mesure pour se faire respecter, entre eux. Comme partout il pouvait se trouver un garçon ou une fille qui avait des tendances assez "péremptoires" et le désir de régner sur les autres ou d'imposer son choix. Mais celui-ci ou celle-là était forcément moins âgé que d'autres cousins, qui mettaient tout de suite de l'ordre dans les ambitions de chacun… A première vue on aurait pu penser que l'âge était bien l'étalon de mesure et que chacun en pâtissait, chaque année, tout au long de son existence. Mais ce n'était pas exact. Les Clermont estimaient que l'âge imposait des devoirs, celui de l'exemple, notamment, et ne donnait que peu de droits, hormis le droit au respect. Si bien que les discussions des parents, étaient parfois plus bruyantes que les jeux des enfants, mais jamais sur un ton agressif. Le système avait déteint également chez les parents ; à moins qu'ils ne l'aient peut être jamais oublié, depuis leur propre enfance. En tout cas les adultes respectaient aussi l'ancienneté, ce qui était parfois un tantinet agaçant. Et paradoxal, aussi, compte tenu d'un dicton qu'ils citaient souvent : "l'âge n'est pas un privilège, seulement une chance…" Allez vous y reconnaître ! Quoi qu'il en soit ils étaient souvent considérés, par leurs relations, comme des gens plutôt faciles à vivre et agréables à fréquenter. On rencontrait de tout chez les Clermont, des professeurs d'université comme des menuisiers, et même un Sénateur, l'un des trois représentants de la Belgique ! Assez modeste mais Sénateur quand même. L'appartenance à la famille passait avant le niveau ou la réussite sociale. Personne ne savait très bien pourquoi. Peut être l'influence de la notion de famille ? Plein à craquer, le grand canot à moteur revint à midi de la côte où se trouvait, à une heure de navigation, la petite ville de Primorskoje sur la rive ouest de la grande baie, la plus importante agglomération à proximité de l'île, reliée à la gare de Tatarbunary par un service de car. Il n'était pas loin de deux heures quand Alexandre et Hanna Petri-Clermont arrivèrent au chantier de construction, au sud-ouest de l'île, accompagnés de leur invité Andréi Festan. Alexandre était blond et élancé, comme sa sœur, d'ailleurs. Assez grand et bien bâti il ne pratiquait pourtant qu'un sport, le hockey sur glace, l'hiver, à Minsk où ils demeuraient et fréquentaient la fac de Lettres, lui en dernière année, sa sœur en deuxième. Son visage était assez fin, avec des pommettes marquées, sous des yeux bleus assez banals, et des joues plutôt creuses. Ses cheveux blonds foncés étaient abondants et si drus qu'il avait résolu le problème de les coiffer en les faisant couper assez courts, sans raie. Pas une brosse mais courts. La première conséquence était de faire ressortir ses oreilles, ce qui n'était pas une très bonne idée, en revanche. Parce qu'elles étaient grandes, ou plutôt hautes ! Elles encadraient son visage, monopolisaient le regard de l'interlocuteur. Pourtant elles étaient parfaitement collées au crâne. Mais elles étaient grandes, quoi ! Sa bouche était large et ses lèvres suffisamment épaisses pour donner une impression d'équilibre et lui procuraient ce qu'il avait de plus beau, son sourire. Il se servait très bien de sa bouche, savait lui donner le pli exact pour doser l'impertinence ou l'humour qu'il pratiquait en quasi professionnel ! Ses interlocuteurs ne se fâchaient pratiquement jamais de ce qu'il balançait dans la conversation. Peut être parce qu'il avait un air si gentil en prononçant les mots ? Et même ses profs, à la fac, qu'il ne ménageait pas, se formalisaient rarement. C'était un garçon intelligent, sans méchanceté, et qui se cherchait encore, à 23 ans. Il était sur le point de terminer une Maîtrise de Lettres, avec Andreï. Sa sœur, Hanna, avaient reçu les mêmes ingrédients ; hormis les oreilles surdimensionnées ; mais montrait un visage beaucoup plus intéressant. Blonde également mais d'une teinte plus délicate, plus foncée encore, avec de longues mèches décolorées naturellement, ses pommettes, également saillantes, ses yeux bleus moyen, plutôt étirés, ses joues, moins creuses que chez son frère, lui donnaient un petit air, un tout petit air, slave. Sa mâchoire et son menton formaient une courbe douce et équilibraient le visage. On ne pouvait pas dire qu'elle était belle, mais jolie à coup sûr. D'autant plus que son regard était très fort. Il captait l'attention, ne laissait plus les yeux de son interlocuteur s'évader jusqu'à ce qu'elle ait fini de parler. De même, elle y faisait passer tant de choses, de sentiments, qu'elle pouvait avoir l'air furieuse aussitôt après avoir souri, ce qui déroutait beaucoup. A 22 ans elle était en fin de Licence, de Lettres comme son frère, et songeait, a priori, à travailler dans le journalisme, sans être absolument sûre de son choix. Andreï Festan était donc un ami de fac du frère et de la sœur, et venait, pour la première fois à Millecrabe, en qualité d'invité. Il était un peu plus âgé, 24 ans et achevait une maîtrise. C'était un garçon d'un bon mètre quatre-vingts, les cheveux châtains, assez longs pour qu'il doive souvent, d'un geste machinal, les ramener en arrière de la main gauche, les doigts largement écartés, comme un grand peigne. Bien bâti, mais assez mince, avec des membres ; bras et jambes ; qui donnaient l'impression de ne pas être contrôlés. Ils bougeaient presque exagérément et c'était une sorte de miracle qui, au dernier moment, arrêtait le pied ou la main avant une collision. Hanna prétendait qu'elle adorait le voir bouger, que c'était un spectacle toujours renouvelé de dèséquilibres amorcés et toujours rétablis, on ne savait comment ! Il avait un visage relativement harmonieux, aux traits larges, assez intellectuel, des yeux largement espacés et un nez curieusement aplati, depuis un match de rugby inter facultés, dans la boue, dont on se souvenait à l'université de Minsk. Les mauvaises langues prétendaient que "ça avait davantage été un exercice de plaquages plutôt qu'un match. Que seul l'arbitre pouvait être reconnu, depuis le bord du terrain. D'ailleurs on avait vainement cherché le ballon, à la fin du match et les joueurs avaient dû se cotiser pour en racheter une autre !" Bref il n'était pas très beau, mais avait du charme. Beaucoup de charme. C'est lui qui eut un petit sifflement admiratif en découvrant le chantier de constructions désert, côté continent. Tout le monde était sur la rive est de l'île, à table. Eux avaient mangé des sandwiches à Primorskoje, en attendant le canot et n'avaient pas faim. Le frère et la sœur faisaient visiter la côte à leur ami. - Dites-donc elle fait une belle taille, cette île dit Andreï. - Pas loin de quatre kilomètres de long sur un et demi de large, répondit Alexandre. Elle a un peu la forme d'un 6, adossée au continent, avec une boucle beaucoup moins prononcée, en bas. Mais c'est quand même une anse très marquée avec une plage d'un gravier plus fin que les tout petits galets qu'on trouve partout ailleurs. C'est dans cette anse qu'on a installé notre élevage, il y a trois ans. - Un élevage de quoi ? demanda André, surpris. Alexandre prit un air ostensiblement supérieur, pendant que sa sœur se mettait à rire. - Une découverte personnelle. On a des casiers à crustacés, comme tout le monde sur cette côte. Mais on n'en prend jamais assez pour tout le monde. On connaît un long haut-fond rocailleux où on faisait toujours de bonnes pèches. Mais insuffisantes. Finalement les crabes et les araignées finissaient en soupes de poissons, délicieuses mais un peu frustrantes, quand on savait de quoi elles étaient constituées. Nous avons donc formé… ce que l'on peut assurément appeler un Groupe d'Etudes et de Recherches Fondamentales ; quelques spécialistes et Moi-même. Il prononçait Moa-même ! - …Nous sommes partis d'une très fine observation, de Moi-même, une fois encore, selon laquelle les crustacés pondent d'énormes quantités d'œufs bouffés quasis entièrement par les autres espèces. En installant des grillages très fins, en une sorte d'enclos montant jusqu'à la surface, pour interdire le passage aux poissons, on pouvait espérer que beaucoup d'œufs donneraient naissance à une bestiole. Parce que, mon cher condisciple, nous prenons parfois des langoustes ! Donc nous avons passé un été à installer cet enclos dans l'anse, par sept mètres de fonds, autour d'un petit massif rocheux, qui a l'avantage d'être très proche de la grève. Pas plus d'une vingtaine de mètres. Et nous avons pris l'habitude, mes associés et Moi-même, d'y mettre les plus belles prises des casiers. - Et alors ? fit Andreï amusé, et intéressé maintenant. - Alors il a fallu nourrir le troupeau d'araignées et de gros crabes, et des malheureuses petites langoustes qu'on a pêchés la première année, intervint Hanna. C'est à dire d'aller jeter chaque jour des détritus : poissons morts, restes de viande. Moralité l'extrémité de l'anse, qui était très agréable, pour se baigner, est devenue dégoûtante ! - La mauvaise foi des amateurs, protesta Alexandre en levant les yeux vers le ciel. Nous sommes des pionniers, il faut tout découvrir, tout mettre au point dans ce nouveau domaine ! Les innovateurs sont toujours incompris. Bien sûr il y a quelques déboires. L'eau n'est plus parfaitement pure, c'est assez vrai, nous nous sommes rendu compte, après coup, que les crustacés ne mangent pas autant que nous ne le pensions et qu'il fallait réduire la quantité de détritus jetés. Mais cette odeur était très localisée, tu sais ?… En s'éloignant de quelques centaine de mètres, quelques malheureuses centaines de mètres, on se baigne même très agréablement ! Enfin bref les résultats sont assez limités, pour l'instant. Néanmoins nous espérons, cette année, que tous ces efforts vont payer. Car un modeste membre de notre Groupe de Recherches et d'Etudes a eu l'idée de planter une poutre, au milieu de l'enclos et d'installer un système de va et vient pour déverser la nourriture à notre élevage sans avoir besoin d'un bateau. Ce qui permet aux quelques oncles et tantes qui viennent ici toute l'année d'entretenir notre élevage sans difficulté, sans sortir en bateau. - Et le mauvais temps ? interrogea encore Andreï? - Oui, c'est vrai… les tempêtes ont endommagé la clôture, le premier hiver, mais on l'a beaucoup consolidé et ça tient, maintenant. On a peut être perdu quelques spécimens… - Tous, oui, rigola Hanna. - Presque tous, en effet. Mais attention : pas complètement ! J'ai reconnu une langouste, qu'on a reprise dans un casier, l'été suivant ! - "Reconnue"? - Absolument. Je l'ai très bien reconnue, elle avait une très jolie cicatrice sur la carapace ! Genre coup de sabre, à la Heidelberg ! Et elle a réintégré la "réserve" où j'ai très bien vu qu'elle retrouvait ses habitudes… - Comment tu as vu ça ? fit Andreï qui s'amusait franchement devant l'air faussement sérieux d'Alexandre. - On a des masques de plongée, ici. Tu sais ces nouveaux trucs des plongeurs. Bon, ça prend un peu l'eau mais il suffit de le vider en remontant respirer. Alors on est plusieurs à descendre régulièrement dans l'enclos pour vérifier comment va notre troupeau de bestioles. On les voit très bien vivre. C'est pour ça que je dis que le troupeau s'étoffe. Un jour je vous parie bien qu'on aura de quoi servir de la langouste à tout le monde. D'ailleurs tu viendras avec nous, dès demain, Andreï, je tiens absolument à te parrainer dans notre Groupe d'Etudes. De bonne heure, chaque matin, on prend le grand canot pour aller remonter les casiers et on va placer la récolte dans l'enclos, du moins les plus belles pièces, les autres servent à la soupe de crustacés de Tante Bernadette. Tu verras la remontée des casiers est très prenante on ne sait jamais si on a une bande de crabes, des araignées ou une bonne petite langouste… On ne garde que gros crabes, araignées et langoustes de moins de quinze centimètres de long pour l'enclos. Mais on avait commencé à appâter un autre coin, pour les casiers, on va voir si ça marche. C'est le cousin Eric Slaten, l'homme du chantier notre grand'maître de l'élevage. - Et des langoustes vous en ramassez souvent ? interrogea Andreï. - Mais absolument, absolument, nous en pêchons à plusieurs reprises chaque été ! Hanna haussa les épaules devant l'interrogation muette d'Andreï. Alexandre était-il sérieux ou non ? Le frère et la sœur étaient tellement complices qu'il n'insista pas. - Et pourquoi avoir placé le chantier de construction de ce côté ? demanda-t-il, changeant de sujet. Hanna leva les mains, paumes en l'air. - On n'a jamais su. C'est vieux. Comme tu le vois on ne construit que deux modèles et encore le plus petit, le dériveur, est récent. L'autre, le grand, celui dont tu vois les coques sur les berres, est un traditionnel bateau de pèche de la région, qui a de faux airs de caïques grec et de chalutier breton. Deux mâts, 20 mètres de long, classique de la côte. Le modèle existe depuis plus de deux siècles. La seule chose qu'on ait changé ce sont les voiles, en toile plus légère. On avait retourné assez d'ongles sur la grosse toile, auparavant, en la carguant en mer, quand un coup de vent arrive. Remarque qu'on en voit de moins en moins, maintenant, de ces bateaux, ils sont pratiquement tous à moteur. Mais à Millecrabe on continue à en construire lorsque c'est nécessaire. Pour nous ils sont parfaits, assez faciles à fabriquer, très marins, assez vivants à manœuvrer. On a remplacé la cale à poissons par un grand carré et trois cabines avec des couchettes pour l'équipage. Ca nous permet de faire de longues traversées, jusqu'à l'est d'Odessa, ou vers le Bosphore. Une année trois équipages sont allés jusqu'en Grèce, voir des cousins qui n'avaient pas pu venir à Millecrabe. Andreï se tourna de son côté. - Marrant de t'entendre parler de tout ça, Hanna. - Parce que je suis une fille, c'est ça ? Il secoua la tête, amusé. - Non, mais c'est loin de l'image que tu donnes de toi, à la fac. La fille réaliste, sérieuse, bosseuse, mais tout à fait dans le vent, un brin seulement de maquillage quand elle sort. Enfin tout ça… - Dans la famille, intervint Alexandre, garçon ou fille on n'y fait guère attention. Tout le monde travaille sur le chantier, ici. - D'accord, ça j'avais bien compris. Mais le goût de chacun ? Il doit bien y avoir des gamins que ça ne passionne pas, non ? - Bien sûr, répondit Alexandre, mais il y a la symbolique, l'initiation. A 12 ans, c'est un peu le passage dans le clan des adultes, tu comprends ? On est "considéré". Ceci aide cela. Et puis on ne pousse personne. Ceux qui ne sont pas trop intéressés font une part de travail moins astreignante ou moins salissante. Et on ne force personne à venir faire du bateau. Dans les faits pratiquement tout le monde monte à bord, mais tout le monde ne participe pas obligatoirement aux manœuvres. Pour certains c'est une balade avec les cousins, suivi d'une baignade en haute mer. Mais Hanna, elle, aime bien la vie à bord. Tu la verrais en marinière crasseuse et en pantalon de toile rapiécé, c'est plus la fille de la fac ! La jeune fille rit en approuvant de la tête comme si la remarque de son frère lui faisait plaisir. - C'est drôle d'être là, remarqua Andreï Vous semblez former une famille étonnante. - Attend de voir la faune, intervint Alexandre. Il y a des personnages dans le lot. - Et c'est comme ça chaque année ? - A cette époque, oui. C'est la fête de la famille au travers de l'anniversaire du Grand'Oncle. C'est, théoriquement du moins, le plus ancien. Mais, en réalité il est élu par les autres grands-oncles de sa génération, qui le choisissent pour son aura, ses qualités de cœur, la droiture de sa vie, ou peut être parce qu'ils l'aiment bien, simplement, c'est leur affaire à eux. C'est un peu le gardien moral du clan, si tu veux, l'identification de la famille, mais sans aucun pouvoir sauf celui que l'on accorde à son bon sens. Ca se complique un peu avec la vraie notion de grand-oncle. Je suppose qu'au début, vers 1850-60 c'était vraiment un grand-oncle, c'est à dire de la génération des arrières grands-parents, tu vois ? Mais peu à peu on a grignoté une génération. Peut être parce que les vrais grands-oncles étaient de plus en plus âgés et plus tellement nombreux, aussi ? En tout cas on a pris la décision d'inclure la génération des grands parents à celle des arrières grands-parents. Donc le Grand'Oncle élu, peut avoir de 60 à 100 ans ! On devient grand-oncle quand on a des petits-enfants. Un peu compliqué, je le reconnais ! Quand au Grand'Oncle élu, quelle que soit la date précise de son anniversaire, on la fête fin avril, pour que ça corresponde aux vacances scolaires et que toute la famille puisse se libérer. C'est devenu une tradition. L'été il y a toujours du monde mais jamais autant que fin avril pour l'anniversaire. Et puis il y a les fanas de voile qui viennent systématiquement à chaque vacances, même à Noël. C'est pour ça que les bateaux tiennent le coup. On les répare soigneusement et il n'est nécessaire d'en construire un nouveau que tous les six ou sept ans, sauf accident. Moi j'ai travaillé sur le dernier seulement. Mais il y a un sacré boulot sur les vieux. Tu verras, tout à l'heure on embarquera. Quand le vent est d'ouest ou d'est ou peut tirer des bords de plusieurs heures, en vent arrière. Ces bateaux adorent le vent arrière. Voiles croisées ils ont de l'allure ! C'est là qu'il y a foule, à l'embarquement. Toutes les filles viennent pour se faire bronzer… Tu as suivi, Andreï? - Oui, oui, ça va. Pas tellement compliqué, finalement, les grands-oncles s'étalent sur deux générations, grands-machin et arrières grands-machin. C'est un peu la notion de Sages chez les Grecs et les Romains. Les oncles sont la génération des parents et les cousins celle des enfants, vous. Cependant il y a une ou deux choses auxquelles je pense. Que se passe-t-il quand il y a un divorce, dans une famille ? - Ah, sujet intéressant, effectivement, répondit Hanna. Un oncle a tenté d'en faire une étude et ça n'a débouché sur rien. Ca se fait au cas par cas. D'abord il y a peu de divorce dans la tribu, moins que dans la population de la Fédération, en tout cas. Mais ça ne veut rien dire, évidemment. Lorsque ça s'est produit il y a eu tous les cas de figure. Le "Clermont" continue à venir à Millecrabe, bien sûr, avec ses enfants. Mais il y a eu aussi le cas ou le conjoint était si bien accepté, ici, du temps du mariage, qu'il a continué à venir après la séparation ! Même remarié… On a même connu des divorcés qui n'étaient pas fâchés et qui revenaient, comme avant, mais n'habitaient pas la même isba, c'est tout. Et puis les cas où le conjoint disparaissait de notre vie, malheureusement. - Et les belles-familles ? - Voilà une autre bonne question, fit Alexandre, et qui débouche sur un mystère. Parce que ça aurait pu faire se multiplier la tribu de façon considérable. Nous sommes quelques uns à avoir beaucoup réfléchi à ce problème préoccupant… Il pontifiait délibérément, joignant les bouts de ses doigts à la manière, ridicule, d'un orateur qui s'écoute parler. - … pour nous apercevoir que finalement les parents du conjoint n'ont de rapport qu'avec les parents du Clermont qui se marie. Le reste de la famille de celui-ci, ou de celle-ci, n'a absolument rien à faire des autres Clermont ! Il arrive qu'une belle famille soit invitée, un été ; jamais en avril ; mais c'est tout. A l'exception d'une belle famille qui s'est complètement fondue dans la tribu, au début du siècle, y est considérée comme partie intégrante et dénommée "grand-tante Elisabeth et "grand-oncle Jacques". Il s'agit finalement là d'épiphénomènes sans portée… Est-ce que je te dis là t'ennuie profondément ou as-tu une passion pour le bois, Andreï ? Andreï tournait autour d'une grande coque reposant sur un berre laissant voir une quille pas tellement profonde mais longue, sur laquelle il laissait courir la main pour en caresser la douceur du bois. - Tu connais un peu la voile ? demanda Hanna. - J'ai fait quelques stages, sur la Caspienne et en Bretagne, répondit-il, distrait. - Tu es allé en France ? s'étonna Alexandre je croyais que tu n'y avais plus de famille. - C'est presque vrai, je n'ai plus beaucoup de famille, mais j'ai fait des camps de vacances quand j'avais 14 ou 15 ans. Hanna le menaça du doigt. - Regarde ce faux-jeton, dit-elle à son frère, en élevant la voix, il n'avait rien dit de manière à passer pour un amateur surdoué à bord ! Andreï sourit. - Il fallait bien que je me défende, vous êtes tellement originaux, en tout, dans votre famille. Vous avez tout, le nombre, le charme, des propriétés de famille fabuleuses… - Oh ça, fit Hanna. Pas du tout représentatif de la famille. Notre ancêtre, le premier des Clermont l'a gagnée au jeu. Mais c'est Millecrabe qui a forgé, fabriqué la tribu plus que ses membres. Alors on y est très attachés. - Au jeu ? - Oui, oui. C'était dans les années 1820 ou 25 plutôt. Une partie qui a duré toute une nuit, dans un lieu mal famé sur le port d'Odessa ! Au matin son adversaire direct n'avait plus un sou. Propriétaire de l'île, il l'a engagée pour continuer. Et Pierre Clermont a gagné ! - Il devait être dingue de jeu. - Et bien je n'en suis pas sûre, dit la jeune fille. Parce qu'on dit qu'après cette nuit là il n'a plus jamais touché une carte de sa vie. Il estimait qu'il avait épuisé son potentiel de chance au jeu. Andreï siffla doucement entre ses dents. - Avisé, en tout cas, le monsieur. - Oui. Et réfléchi, aussi. Parce qu'il avait une solde de capitaine-administrateur civil de la Grande Armée pour tout revenu. Va construire une maison et entretenir l'île avec une solde comme celle là ? Il a ensuite monté une affaire de transport. Il faut dire qu'il était spécialiste. Dans la Grande Armée on l'avait surnommé "l'homme aux mules". - Oh, raconte ça, fit Andreï. Hanna se tourna en souriant vers Alexandre qui s'adossa à un berre et commença, mimant avec un irrespect sans méchanceté les scènes qu'il décrivait. - Il était jeune Capitaine de Chasseurs à cheval dans l'Armée Napoléonienne. De ceux qui constituaient la Garde personnelle de l'Empereur. A l'époque où celui-ci disait encore "Je n'ai pas succédé à Louis XVI, mais à Charlemagne". L'ancètre était originaire d'un petit village des Deux-Sèvres, Magné, où son père était notaire. Bref, à Wagram, en 1809, il a reçu un coup de sabre, ou d'épée, ou de lance, ou de couteau, enfin un truc très pointu et tranchant… dans le pied. En tout cas un mauvais coup ! Sa chance a voulu que ce soit la grande année de Larrey, le chirurgien de la Garde Consulaire. Ce monsieur voulait absolument persuader l'Empereur de l'utilité d'un corps de chirurgiens ; son but était d'opérer directement sur les champs de bataille. Il voulait que ces chirurgiens soient nommés directement Lieutenant-Colonels en entrant dans l'armée ! Ca c'était maladroit, avec Napoléon. "Pas question de carabins militaires" répondait invariablement l'Empereur. Bref Larrey a dû chercher un moyen de le convaincre, sur le tas. C'est comme ça qu'il a créé des ambulances volantes pendant la campagne d'Italie. Des charrettes qui relevaient les blessés à qui on donnait tout de suite les premiers soins. Nommé Chirurgien en chef en 1807, il était justement là avec ses "ambulances" quand Pierre Clermont a été blessé. Assez tôt, en tout cas, pour placer un garrot sur la cheville et arrêter l'hémorragie du Papé ! Larrey, lui-même, a opéré l'ancêtre dès le soir et a coupé le pied sous la cheville et pas sous le genou comme ça se faisait fréquemment. Il paraît qu'il a été étonné du courage de Pierre Clermont, toujours est-il qu'il en a parlé à l'Empereur en lui rendant compte du nombre de blessés qu'il avait réussi à sauver. Et tu connais la réputation de l'Empereur ? Le lendemain il visitait les blessés en leur disant que c'était grâce à son idée d'ambulances que les gars étaient encore de ce monde ! Arrivé devant Pierre Clermont il lui aurait dit quelque chose comme : "Alors mon brave qu'as-tu à me demander ?". Et l'ancêtre, pas idiot, lui aurait répondu, en substance : "Mon Empereur vous venez de créer le corps du Train des équipages pour acheminer les vivres et le matériel de l'Armée, je voudrais y être transféré, plutôt que renvoyé à la vie civile. Avec mon pied amputé, je ne pourrai plus servir dans mon régiment de cavalerie mais je connais les chevaux mieux que personne, je peux vous être encore utile dans le Train. Je sais me battre et je défendrai nos convois." Cette idée du Train des équipages était nouvelle, en pleine organisation, et Napoléon a dû penser qu'en effet un soldat ayant l'expérience des batailles saurait à la fois s'imposer aux hommes, souvent des civils à l'époque, et les diriger au feu, au besoin. En tout cas il aurait répondu à l'ancêtre "Rétablis-toi, mon brave, et tu seras administrateur civil, chef de convoi." Andreï avait beaucoup ri au récit mimé de la conversation avec l'Empereur. Alexandre faisait les deux rôles avec un visage tantôt hautain, tantôt grimaçant de douleur, et ajoutait au personnage de Napoléon un accent corse caricatural. Il semblait adorer faire son numéro. - Et ensuite ?… Il y a bien une suite ? - Affirmatif, mon brave, reprit Alexandre. Il est donc devenu chef de convoi, emploi peu glorieux pour un ancien officier de cavalerie d'un Régiment d'élite. Mais il avait toujours du boulot, hein ? Et puis il était toujours dans le coup, dans le flot de l'Histoire, comme on dit, n'est-ce pas ? Il a participé ainsi à l'épopée de la Grande Armée, vers l'Est, avec des fonctions étendues d'administrateur civil. Alexandre prit un air inspiré pour mimer Napoléon réfléchissant, une main au front, l'autre simplement posée sur son ventre qu'il fit ressortir. - C'est comme ça qu'après Smolensk, en 1812, lorsque Napoléon en a eu marre de courir derrière l'armée du Tsar sans arriver à la rejoindre, lorsqu'il a eu sa "révélation" du destin de l'Europe et a renoncé, d'un soir au matin à son titre d'Empereur et a fait tourner casaque à la Grande Armée pour marcher sur l'Ukraine, l'ancêtre était toujours là ! Désormais administrateur civil d'un convoi, c'est à dire responsable de son acheminement, mais aussi des achats qu'il faisait. Pour l'Empereur c'était l'occasion de botter, moralement, les fesses du Tsar, en descendant plein sud, vers Kiev, pour fonder une République Ukrainienne, protégée par ce qu'il appelait déjà l'ex-Empire ! Et puis il faisait moins frisquet dans ce coin plutôt qu'en Russie, hein ? D'autant que cet automne là Napoléon avait souvent froid et portait déjà des petites laines sous son uniforme ! De son côté l'Ukraine en avait marre, elle aussi, des envahisseurs russes. Souviens-toi que depuis l'arrivée des Mongols, au Moyen âge, les Ukrainiens avaient été l'objet des raids de toutes les nations guerrières et que le Tsar venait de se les annexer ! La Grande Armée a donc entamé sa marche vers le soleil, à son rythme, paisible, le Train des équipages ravi de se procurer des vivres plus facilement et le Tsar, comme un couillon, à Moscou, attendant que Napoléon arrive devant chez lui ! Et l'ancêtre, là-dedans ? Figure-toi qu'il a eu l'idée de changer les équipages de chevaux de traits des fourgons, par des équipages de mules ! Quand il était gamin, dans le marais Poitevin il jouait avec les petits paysans du coin et c'est une région de baudets. Des baudets à culotte, une toison énorme, sur les pattes, qui faisait comme une culotte. Bref, il avait l'habitude et un faible pour les baudets. Baudets, mules c'est assez proche et c'est ainsi qu'il a eu l'idée des mules et mulets. Il a réussi à convaincre l'intendant général chargé des fournitures de récupérer toutes les bêtes qu'il pouvait trouver, prétextant qu'elles étaient deux fois plus robustes que les chevaux et mangeaient trois fois moins… Et quand, un peu plus tard, Napoléon a entrepris de bâtir la grande Europe et décidé de lancer ses colonnes vers l'est : Kazakhstan, steppe sibérienne etc, les mules ont, effectivement, fait merveille. Bons moteurs : endurant, gros rendement et consommation faible, aussi bien en nourritures qu'en eau ! Si bien que le Train s'est équipé entièrement avec des mules pour tirer les fourgons. Et c'est l'ancêtre qui a été chargé de les procurer à la Grande Armée, avant de co-diriger une colonne marchant vers l'est, le nord Kazakhstan, le sud de la Sibérie, le Kirghizstan plus tard en qualité d'administrateur civil, chargé de missions diplomatiques. D'où le surnom "d'homme-aux-mûles". Voilà. Remarque, je pense qu'il avait déjà dû se faire une petite pelote à cette occasion… Hanna fit mine d'applaudir. - Tu t'améliores encore. Mais, s'il te plait, ne va pas faire ton numéro devant les oncles il y en a qui le prendraient mal… Au demeurant, Andreï, son histoire, dépourvue de ses petites fioritures de dialogues, est vraie, apparemment. Mais tu devrais entendre les récits qu'il fait des prouesses de l'ancêtre, en duo, avec le cousin Piotr Kalemnov, celui qui va partager votre isba. Ils se font concurrence, ils en rajoutent des paquets, je t'assure qu'ils sont vraiment drôles. - Et toujours aussi irrespectueux ? - Oui, aussi. C'est pourquoi je surveille leur petit numéro parce qu'ils aiment tellement ça qu'ils le feraient n'importe où. Beaucoup d'oncles et de tantes en riraient, c'est vrai, mais d'autres se sentiraient mortifiés. Mais ne t'y trompe pas, les comiques, là, n'en supporteraient pas le centième de la part d'un étranger. Ils prendraient feu, les deux humoristes ! Alexandre, un demi-sourire sur les lèvres, les regardait. - Tu vas voir, Andreï, si Piotr est en forme, et qu'il accepte de jouer devant un étranger à la famille ; pour ça il est assez coincé ; un soir on te fera la traversée du sud Sibérien et les négociations avec les populations ! - Mais vous n'avez pas fini l'histoire de l'ancêtre. - Ah oui, fit Hanna. Entre deux expéditions d'unification, ou de "républicanisation" comme dit Piotr, en Sibérie ou au Kazakhstan, je ne sais pas ; après avoir gagné l'île au jeu, en tout cas ; il a monté une entreprise civile de transport, avec un ukrainien. Utilisant des mules, évidemment. Et il devait avoir eu raison, en équipant la Grande Armée, parce que l'affaire a très bien marché. Et, avec les bénéfices, il a acheté des hectares de vignes, du côté de Tatarbunary. Ce vin se vend assez bien dans l'Ukraine du sud et en Géorgie, va savoir pourquoi. L'île est, aujourd'hui, à peine entretenue par le rapport des récoltes mais les oncles y arrivent encore. Voilà, tu vois ce n'est pas la richesse, mais la famille bénéficie de tout ça, qui n'a pas de prix, à nos yeux. Elle avait terminé sa phrase en faisant un long geste du bras pour désigner le décor. - Viens, Andreï, intervint Alexandre, on va se changer, les autres ne vont pas tarder à arriver. J'ai laissé un mot au Commodore pour lui dire de nous faire embarquer ensemble. - Le Commodore ? - C'est un peu un titre par dérision, raconta Hanna alors qu'ils se dirigeaient vers la forêt de pins. Il faut bien un responsable pour la navigation. Un oncle, Otto Bracken, officier de la Marine marchande, qui navigue ici depuis son enfance, a été plus ou moins plébiscité et on l'a appelé Commodore pour le charrier. Au début il était furieux mais maintenant il adore ça. Un des cousins qui fait l'Ecole de Construction Navale, à Amsterdam, Eric Slaten, s'occupe, lui, du chantier avec un autre garçon, un cousin de France, Gilbert Morin, qui est Lieutenant au long cours. - Ca me titille cette habitude de parler de "cousins" il y a un truc qui me chiffonne, observa Andreï. - Comment veux-tu faire autrement ? On est tellement nombreux. Et puis, surtout, c'est notre façon de nous distinguer, quand les générations se chevauchent. Nous sommes la quatrième, celle de nos parents est par conséquent celle des oncles. Et au-dessus grands-oncles ou tantes. On ne fait de différence que pour le Grand'Oncle ! De cette façon, quel que soit notre âge, nous savons de qui nous parlons. Parce qu'évidemment, en vieillissant et en changeant de génération, on reste, entre nous, cousins ou oncles. Mais je reconnais que c'est un peu compliqué. - Il n'y a pas, déjà, de sixième génération ? - Si, bien sûr, intervint Alexandre, les cousins les plus âgés ont des enfants, encore petits. C'est traditionnellement dans la dernière grande génération, chez nous en l'occurrence, en ce moment, que tout se complique pour l'observateur étranger, comme toi. Il y a des cousins, aînés d'une famille, qui sont beaucoup plus jeunes que les aînés de leurs neveux ! Pour simplifier, à notre stade, on désigne par cousins ceux qui n'ont pas encore eu d'enfants. Pour la sixième génération, on attend, tacitement, qu'elle s'étoffe pour la reconnaître officiellement. Le chevauchement compliquera encore les désignations… Et puis il y a la superstition. On avait commencé à parler de la quatrième génération en 1912. Trois ans plus tard c'était la Première Guerre continentale. Et elle a coûté cher à la famille… Nous avons eu beaucoup de morts sur deux générations : les jeunes oncles et les neveux âgés. Sinon la famille serait beaucoup plus nombreuse, aujourd'hui. On disait qu'il y avait des gens de très grande valeur morale, parmi eux… Il y eut un long silence. Andreï ne savait quoi répondre. - Et ici ? demanda-t-il enfin. - Quoi ici ? - Et bien les familles restent groupées ? Dans les isbas, je veux dire ? - Oh mais mon invité pose les bonnes questions fit Alexandre, exagérément admiratif. C'est une question intéressante, celle-la aussi, parce que révélatrice. Figure-toi qu'à Millecrabe il se produit un effet étonnant, tout le monde retrouve sa jeunesse ! Du moins sa génération. Je m'explique. Toutes les générations sont mélangées, il n'y a pas des quartiers de grands-oncles, d'oncles, de cousins. Non. Tu peux avoir pour voisins des couples de grands-tantes et grands-oncles. En réalité les familles sont éclatées. Les isbas des grands-parents, des parents et des enfants peuvent très bien être loin les unes des autres. Les enfants restent cependant dans l'isba des parents jusqu'à 5 à 7 ans. Ensuite ils partagent une isba-dortoirs avec des cousins. C'est l'entrée dans le monde des "petits-grands", si tu veux. Et tu peux croire qu'ils adorent ça ! Le quartier des dortoirs de la jeune génération, le seul quartier, en réalité, est très gai. - Pourquoi cette séparation ? demanda Andreï. - Une habitude, répondit Hanna. En réalité ça leur enseigne qu'ils ont beau être loin de leurs parents ils sont toujours au sein de la famille. Ils sont protégés. Où qu'ils soient, dans l'île, ils sont en sécurité. En outre ça commence à couper le cordon ombilical. C'est parfait, à la fois pour les gosses et les parents. - Et ils ne font pas les zouaves, dans les dortoirs, à 6 ou 7 ans ? Alexandre hocha frénétiquement la tête. - Oh si. Mais il y a toujours de plus grands qui veillent à ne pas laisser dépasser, disons les frontières. C'est ça la particularité de la famille. Où que tu sois il y a toujours quelqu'un de plus âgé, de plus sage, plus expérimenté que toi. - Et après la période des dortoirs ? - Les adolescents, ceux qui ont été admis à travailler aux chantiers, notamment, à faire de la voile en équipage, s'installent avec qui ils veulent, garçons et filles séparés bien sûr. C'est comme ça que s'organise la génération des cousins de différents âges, que se nouent des liens plus forts. Pour ça aussi que les parents et oncles et tantes aiment se retrouver ensemble. Le temps des vacances ils recomposent leur génération, à eux, de cousins. Et la même chose pour les grands-oncles ou tantes, évidemment. Ils vieillissent ensemble, chaque année. Ils ont des souvenirs communs, ils ne s'ennuient jamais. Il faut les voir se chamailler, quelque fois. Tu te demandes quel âge ils ont ! Et puis c'est parfait quand le membre d'un couple disparaît. L'année suivante, souvent, le survivant, encore dans sa peine, préfère vivre seul dans une isba. Mais la plupart du temps, deux ans plus tard, le ou la survivante partage l'isba d'un cousin ou d'une cousine, veuf ou veuve également. Et même parfois avant la fin des vacances. Andreï regardait Alexandre avec un tel étonnement que celui-ci rit. - Tu vas voir, ils vont te surprendre les Clermont ! *** A la même heure, au bout du chantier Mykola bavardait avec Miguel Litri-Clermont et François, un autre cousin de leur âge. Même gamins ils étaient déjà très proches tous les trois. Leurs cousins les appelaient les inséparables. C'est vrai qu'on ne les avait jamais vus se chamailler, même à six-huit ans. Ils étaient toujours d'accord, sur presque tout. A une exception près, mais de taille, François n'avait aucun penchant pour le vol. Son truc à lui était la pêche ! La pêche et la chasse. Et les voitures ! Il rêvait de voitures, connaissait tous les modèles, leurs performances. Son père travaillait au Chiffres du Ministère des Affaires Etrangères, à Kiev, mais ils habitaient une vieille maison en dehors de la ville, dans un petit village. Et François, pensionnaire pour suivre ses études, y revenait chaque vendredi soir. Mais on ne le voyait guère, dans la maison. Déjà lorsqu'il était gamin, dès qu'il arrivait il filait voir ses copains paysans et, le lendemain matin à l'aube, ils partaient pêcher, souvent en barque, le long de la petite rivière qui coulait en bas de la pente, sous les fenêtres de la vieille maison. Quand il avait atteint douze ans il avait suivi les chasseurs du village. Son propre père n'était pas chasseur alors il accompagnait les pères de ses copains. Entre la pêche et la chasse il avait de quoi s'occuper tout au long de l'année. Cette vie saine avait peut être contribué à son développement. A 17 ans passés, il mesurait 1,82 et était un sacré gaillard aux épaules larges et aux cuisses grosses comme celles d'un haltérophile. Il était blond foncé et peignait ses cheveux avec une raie sur le côté, comme lorsqu'il avait 5-6 ans. Ca lui faisait une bouille ronde, gentille, très sage, d'autant qu'il avait un grand sourire, chaleureux, dont il n'était pas avare. Ce qui ne l'empêchait pas de dire ce qu'il pensait, comme ça, tranquillement, sans faux-fuyant. C'était un garçon bien équilibré, agréable à vivre et il s'entendait bien avec Mykola et Miguel. Dans l'île il avait tenté de les convaincre de venir pêcher avec lui et ils l'accompagnaient, par gentillesse plus que par goût. Ils avaient donc à peu près le même âge mais François avait deux ans d'avance sur ses cousins, dans ses études. Une histoire de date de naissance. A quelques mois près il était entré en maternelle une année scolaire avant ses cousins. Et comme il avait appris à lire très tôt, il avait sauté une petite classe. Il avait obtenu le bac philo à 16 ans, pour cette seule raison, parce qu'il était entré à l'école en 11ème, sachant déjà lire ! Il avait un frère et une sœur aînés qui s'étaient beaucoup occupés de lui. Si bien qu'à 18 ans il terminait déjà la deuxième année de l'Ecole de Notariat de Kiev. Assis sur le gravier ils regardaient un jeune chat au pelage très clair ; d'une couleur étonnante, une nuance particulière entre le jaune paille et celle de blés très mûrs, et de grandes oreilles ; qui les fixait, derrière un tas de casiers à crabes, sur la droite. On ne voyait que ses yeux et ses oreilles qu'il tenait dressées. - Comment les oncles l'ont laissé débarquer sur l'île ? demanda Myko en le montrant du doigt. Je ne le connaissais pas, celui-là. Il est né ici, ou ils ont adouci l'immigration ? François rit. - Ca non. On l'a trouvé ce matin dans le grand canot. Apparemment personne ne l'avait fait monter à bord. Il a du s'y glisser tout seul, à Primorskoje. On ne pouvait pas le jeter à l'eau, hein ! - Et maintenant il est paumé, il ne sait plus où il est… On ne peut pas le laisser comme ça, il faut l'aider, l'accueillir, fit Myko en marchant doucement vers les casiers. Il s'assit et regarda le chat en silence. Celui-ci ne devait pas avoir plus de cinq à six mois. C'était encore un jeunot. Il avait un peu baissé les oreilles en le voyant approcher mais sans plus. Myko ne le quittait plus des yeux. En réalité leurs regards s'étaient accrochés et ne se lâchaient plus. Comme s'ils s'étaient reconnus. Sur le côté, Miguel et François, vaguement amusés, se taisaient. Ils virent les yeux de Mykola cligner doucement à plusieurs reprises. Dans ceux du chat la crainte disparut lentement derrière une expression d'étonnement, d'apaisement, peut être ? Le jeune garçon continua à cligner des yeux, mettant de la douceur, de la tendresse dans son regard. Il savait ce qu'il faisait, l'avait déjà pratiqué. Après un petit moment le chat s'agita doucement, remua légèrement les oreilles et finit par sortir, lentement, de derrière son abri. Il resta d'abord immobile. Myko continuait à cligner des yeux et, soudain, le chat cligna à son tour des siens en s'asseyant, droit sur ses fesses ! Miguel et François se regardèrent, surpris, comprenant qu'il se produisait quelque chose, là. Puis le chat, sans lâcher le regard de Myko se redressa, tendit le cou et avança, lentement. Sa tête avait une expression qui changeait très vite. Il bougeait très légèrement ses oreilles et son regard se modifiait, comme s'il se posait des questions ! Le jeune garçon tendit doucement la main ouverte, les doigts serrés, paume en avant. Son père lui avait souvent dit que la paume de la main contient l'odeur personnelle d'un être humain et qu'un animal identifie ainsi l'homme qui se trouve devant lui. Puis il commença à lui parler à voix basse. Le chat avait maintenant le nez collé contre la main de Myko, la bouche légèrement entrouverte, et les yeux relevés, très hauts, vers son visage ! Il était en train d'enregistrer, de mémoriser l'odeur du jeune garçon. Ils restèrent ainsi un assez long moment, les yeux du chat toujours levés vers le visage de Myko qui finit par se redresser doucement, pour ne pas l'effrayer et rejoignit ses cousins, l'animal hésita un peu puis le suivit, assez près pour lui montrer son intérêt et assez loin pour se garder la possibilité de fuir. Il se produisit alors une scène étonnante. Les trois garçons s'assirent plus commodément, sur les petits graviers, appuyés sur un coude et le chat, assis lui aussi, droit sur ses fesses, sa tête allant de l'un à l'autre, vint terminer le cercle… - Tu te souviens des congrès de chats de Myko, quand on avait une dizaine d'années ? fit soudain Miguel en s'adressant à François. - Ah oui, fit celui-ci en riant. Tu étais marrant, Myko, à discuter avec une demi douzaine de chats. Ils te regardaient, sérieux, et toi tu leur parlais de n'importe quoi ! Comme s'ils te comprenaient… - Es-tu sûr qu'ils ne comprenaient pas quelque chose ? répondit celui-ci en souriant. - De ce que tu leur racontais ? - Non, bien sûr, pas au pied de la lettre. Mais est-ce qu'ils ne comprenaient pas que je m'adressais à eux ? - Oh j'imagine que si, fit François, mais qu'est-ce que ça prouve ? - Je ne sais pas. Qu'ils sont sensibles au fait qu'on s'intéresse suffisamment à eux pour leur parler, peut être ? Mais simplement ça, ce doit être important dans leur vie, non ? - Pourquoi tu ne fais pas Véto, comme ton père, au lieu de Dentaire ? demanda alors Miguel. - Pas assez fort en sciences nat' et en chimie. C'est valable aussi pour Dentaire, remarquez ! Finalement, mon truc à moi, c'est Lettres… Tu sais ce qu'on dit à l'Ecole Vétérinaire de Maison-Alfort, en France ? "Si tu es recalé, comme Véto, tu peux toujours faire médecine !" Ma sœur, Cécile, qui est une tête, elle, s'y prépare depuis ses dix ans en regardant travailler notre père tous les jeudis, et il lui dit que ce sera dur, alors moi… - T'es un mec plutôt bizarre, tu sais Myko, lâcha Miguel en secouant la tête. *** A trois heures six deux mâts contournaient l'île par le sud et s'inclinaient sous un vent du sud-ouest. Un jeune garçon de 15 - 16 ans, debout les jambes écartées, tenait, entre les genoux, la barre du bateau sur lequel avaient notamment embarqué Hanna, Alexandre, Piotr et Andreï, le seul "invité" du bord. Chacun semblait connaître sa fonction et les ordres de manœuvre, lancés par le "patron" du jour, un cousin d'une vingtaine d'années, Bernard Ferrieux-Clermont, debout près du grand mât, étaient exécutés sans hésitation par les garçons et filles de l'équipage, quel que soit leur âge. Le "patron" d'aujourd'hui était l'un des rares membres de la famille à descendre directement de Pierre Clermont, l'ancêtre, expliqua Hanna. Les Clermont de la lignée directe se transmettaient une souche bizarre, dans leur ADN. Il y avait beaucoup de filles, mais guère plus d'un garçon par famille ! Bernard était, comme François, l'ami de Myko, issu de la branche masculine. Tous deux directement, donc. Mais Clermont pures ou "cousins" il n'y avait aucune différence de comportement. Il y avait sur le pont quatre "oncles" apparemment, d'après leur âge. François Clermont, Mykola et Miguel, étaient en train de bavarder, à l'avant. Hanna avait expliqué à Andreï combien ils étaient à la fois très différents et si proches, depuis qu'ils étaient gamins. Des dériveurs, sortis en mer plus tôt, les avaient entourés, au départ, mais ils venaient de les quitter pour regagner les abords de l'île. Assis sur le bord au vent, face au sud, se bronzant, au soleil, les jambes à l'extérieur, Alexandre et Piotr avaient été rejoints par un cousin de 25 ans qu'ils appelaient Volodia, et aussitôt par deux des "inséparables", et parlaient pilotage. C'était un type châtain, les cheveux coupés courts, à la fois austère mais chaleureux. Andreï comprit que le jeune homme était officier dans l'Armée de l'Air, pilote de chasse apparemment. Si Alexandre suivait simplement la conversation, Piotr, Miguel et Mykola, eux, semblaient passionnés. - Et les vols en altitude, finalement ? demanda Piotr, tu m'avais dit, à Noël, qu'on ne vous autorisait qu'un vol par semaine parce que l'oxygène risque de brûler les poumons. Volodia haussa les épaules. - Officiellement c'est toujours valable. Remarque de toute façon nos vieux Morane 406 mettent si longtemps à grimper à 8 000 mètres qu'on ne peut pas rester longtemps au plafond. Les Curtiss 75 montent mieux mais il n'est pas encore question de nous transformer, à Starmia. Alors on compte les vaches. - Vous comptez les vaches ? reprit Piotr intrigué. - On dit ça d'un piège qui ne vole pas vite. On a le temps de compter les vaches dans les champs, tu vois ! Piotr rit frénétiquement en se tapant les cuisses. - C'est marrant, nous en vol à voile on dit "aller aux vaches" quand on ne peut pas rentrer au terrain et qu'on doit se poser dans un champ ! On dit aussi "faire une vache" ou "se vacher"… C'est fou ce que les vaches impressionnent les navigants. - Tu en es où, toi ? - Je m'entraîne pour le "E". J'ai raté deux fois la distance. Une fois 210 kilomètres et une autre 285, pour 300. - Pour une épreuve de 300 kilomètres ? C'est un peu rosse, non ? A quinze kilomètres près… - Je suis coutumier du fait. Pour les cinq heures du "D", un jour j'ai fait 4 heures 55 ! - Et ? - Et rien. Il manquait cinq minutes. - Dis donc tu as dû râler. - Sur le coup, oui, intérieurement en tout cas, mais après… Il faut bien une règle. Sinon pourquoi pas 4 heures 50 ou 4 heures 45. Il n'y a plus de limite. - C'est bien, mon copain ! Je vois que tu acceptes les contraintes. Quand est-ce que tu passes à l'avion ? - A la prochaine rentrée mon diplôme d'ingénieur sera validé, je pense entamer mon service militaire. Je vais tâcher de me faire affecter à l'Armée de l'Air, j'essaierai, en tout cas. Si ça ne marche pas j'attendrai d'être libéré pour m'engager dans la Réserve Volontaire tout en travaillant dans le civil. Mais j'aimerais bien avoir le "E" complet de vol à voile, avant. Dans ce genre de formations, on est davantage considéré, au stade de la double commande. - Hé, les aviateurs, lança le "patron", derrière eux, vous êtes prêts à virer de bord ? On va se rapprocher de la côte. Ils se levèrent tous, les passagers se groupant sur le plancher, entre les mâts, pour ne pas gêner la manœuvre. - Parer pour un empannage ? hurla le patron ?… On vire… doucement la barre… nouveau cap au 020… voilà ça passe, attention les têtes ! Les baumes de chaque mât traversèrent le pont sans claquer contre les haubans et le voilier s'inclina sur l'autre bord. Rien à redire, les cousins savaient naviguer. Andreï en connaissait assez sur la voile pour apprécier. Une jeune fille remonta du carré avec des sandwiches et demanda qui avait faim ? Les plus jeunes se jetèrent sur elle, les autres préférant un gobelet de thé frais tiré de la glacière qui avait été amenée à bord avant le départ. Puis chacun se réinstalla goûtant l'air chargé qui venait du sud. La houle était lente et longue et le bateau semblait prendre plaisir à monter et descendre régulièrement. Les mâts "chantaient" doucement avec de longs grincements et l'étrave produisait un bruit d'eau cascadant. Un peu plus tard ils rejoignirent un autre voilier de cousins dont un membre de l'équipage demanda de monter à leur bord. Les deux bateaux mirent en panne, bout au vent et le gars se mit en maillot révélant une taille moyenne et un buste long et bizarre. Puis il plongea ! Ruisselant il monta à leur bord et sortit de son maillot de petites lunettes rondes qu'il entreprit immédiatement de "bouchonner" comme disaient les autres, avant de les remettre sur son nez. Alors les deux bateaux entamèrent une régate qui les jeta tous sur le bord, à la contregite. Sur ce type de bateau, avec une quille peu profonde, il valait mieux éviter de trop incliner la mâture. *** - Alors, les matelots, vous ne regrettez pas votre choix de fac citadine contre l'ambiance des universités de grande banlieue ? demanda Charles, le passager embarqué, un cousin, probablement. Il avait un peu froid, après son bain, et s'était enveloppé dans un foc de mauvais temps, tiré de la cale. Agé de vingt sept à vingt huit ans, il avait un visage froid, vaguement hautain, démenti par un regard où on devinait un goût de l'ironie. - Tu l'as dit, c'était un choix, répondit Alexandre. En grande banlieue, près des petites villes, la vie étudiante est apparemment plus prenante, avec les chambres de deux, les activités des clubs d'étudiants, des cafétérias où tout le monde se retrouve, toutes disciplines mélangées, les sports juste à côté avec les stades multiples… Les facs des villes n'ont pas cela, c'est vrai. Mais elles ont d'autres qualités, pour nous. La possibilité de faire facilement une sélection dans les copains qu'on fréquente dans nos cafés, nos troquets, comme autrefois. Il y a aussi le fait de bénéficier des ressources des grandes villes, où la vie professionnelle de ta branche est développée. Il y a beaucoup de maisons d'éditions, de publications à Minsk, par exemple… Non, il y a des quantités d'avantages aux vieilles facs. La possibilité d'avoir une vie culturelle sans tomber immédiatement sur un étudiant, on peut se mobiliser tout à fait sur ses études, tu comprends ? Enfin je trouve… Et puis la Vie elle même, celle de la Fédération est là. Tu savais qu'il se vend trois fois moins de journaux dans les universités de banlieue que dans celles des villes ? On n'est pas coupé du monde extérieur, comme en grande banlieue. J'ai lu une statistique précisant que la qualité moyenne d'un étudiant en fin de cycle est supérieure, en ville. Il y a la même proportion de types très forts ; qui émergeraient n'importe où ; mais l'étudiant moyen, à long terme, est moins performant, loin des villes. Enfin, je te l'ai dit, c'était un choix. Hanna approuvait de la tête. - Vous êtes tous du même avis ? demanda Charles. - Absolument, approuva Andreï. On est toujours dans la vie, alors qu'en banlieue on se regarde un peu le nombril en vivant en vase clos. En fait ça ne ravit que les fous de sports. - Oui, c'est surtout ça, en ce qui me concerne, fit Hanna en riant de la remarque de son ami. Regarde dans les vieilles villes à traditions universitaire, Paris, Rome, Heidelberg, Burgos, Varsovie, Saint-Pétersbourg, Athènes, Prague, Varsovie, Budapest, Athènes. Les résultats sont meilleurs que n'importe où ailleurs. - En somme vous êtes tous, là, des indépendants, fit Charles en se moquant, vous êtes sûrs que ce n'est pas vous qui vous regardez le nombril, qui refusez la vie d'étudiants modernes. Les jeunes gens protestèrent énergiquement. - Si tu voyais l'atmosphère des grands troquets dans le quartier de la fac de Lettres, à Minsk, tu ne dirais pas ça ! *** A l'avant Mykola, Miguel et François discutaient tranquillement, comme si ce qui se passait à bord n'avait pas spécialement d'intérêt pour eux. - Comment peux-tu imaginer de passer toute ta vie à rédiger des actes et régler des successions ? demandait Miguel. François sourit. - Et toi, est-ce que tu peux imaginer de passer ta vie sans voler ? répliqua François en déplaçant ses grandes jambes pour laisser passer un jeune cousin qui venait vérifier l'attache du point de foc en avançant sur le bout-dehors, au-dessus de l'étrave. - Je ne vois pas le rapport. - Et Mykola qui envisage de devenir Chirurgien-dentiste simplement pour avoir le temps et les moyens de voler ? Moi c'est la même chose. - Tu veux voler ? demanda Mykola en souriant légèrement. - Je veux vivre dans la nature. Aller pêcher avec ma barque, non pas à chaque fois que j'en ai envie, évidemment, mais le soir, en sortant de l'étude. Je veux aller chasser l'hiver, avoir des chiens que j'entraînerai moi-même, en prenant le temps, pour lever et ramener le gibier. Je veux sentir l'odeur des champs, le matin, au printemps, celle des labours, toutes les senteurs des bois selon les saisons, enfin tous ces trucs, quoi. J'ai bien observé, au village. Les médecins, les pharmaciens ou les vétos ont beaucoup de travail. Les ingénieurs vivent loin de la campagne. La seule profession qui te permette de travailler à la campagne, de gagner honorablement ta vie et d'avoir du temps libre c'est d'être notaire. Je vais mener la vie qui me plait, ça vaut bien la peine de faire l'Ecole de Notariat, non ? Encore un an à l'école et puis le service militaire, j'entre ensuite dans l'étude du notaire du village pour apprendre le métier pendant trois ou quatre ans et j'emprunte à une banque pour acheter une charge. Pas trop loin de la maison des parents, peut être du côté de Cerkasy pour bénéficier des lacs du Dniepr et des passages de canards et chasser la bécasse. Et aller, chaque année, chasser du côté du delta de la Volga, sur la Caspienne, le paradis des oiseaux ! Et vivre plus près de Millecrabe, évidemment… La bonne vie, quoi ! Ah, et puis une bonne voiture ! Tu vas bien faire la même chose, non, Mykola ? Le jeune homme fit la moue. - Je ne suis pas complètement décidé. C'est vrai que Dentaire me permettrait de m'absenter dans la semaine pour voler. Seulement… pour moi, en tout cas, voler ce n'est pas uniquement être en l'air, tu comprends ? C'est la vie au club, retrouver les copains en buvant un thé bien chaud, au miel ou au sirop d'érable, l'hiver ! C'est discuter des pièges, des vols qu'on a fait, du truc d'un copain pour mieux accrocher une pompe, des choses comme ça. Je me suis aperçu que j'aimerais bien voler, en double, avec un bon copain, histoire de partager des sensations, des spectacles qu'on découvre. Que j'aimerais bien faire de l'avion pour pouvoir voler en montagne, aussi. En petite montagne, dans les Carpates, près de Lvov. On doit pouvoir longer les mini vallées, étroites, près du sol, voir des coins inaccessibles à pied. Enfin je ne sais pas… C'est assez flou, dans ma tête. Je ne suis pas prêt à payer ça du prix d'un métier qui ne me plairait pas vraiment. François hochait la tête. - Je ne comprends toujours pas pourquoi vous autres, les "aviateurs", vous avez le droit de passer votre brevet à 16 ans alors que je dois attendre 18 ans pour avoir mon permis de conduire. C'est très injuste. - Normal, fit Miguel en exagérant un petit ton supérieur qui agaçait son cousin, il le savait. Nous on est responsabilisés. - Parce que moi… - Je ne parle pas de toi spécialement. Sur un terrain on est toujours surveillés, par le chef pilote. S'il nous voit faire une manœuvre imprudente ou prendre une configuration de vol dangereuse, il nous reprend en double commande illico. - Illico ! - Oui, monsieur, illico. Ca veut dire qu'on est sensibilisés sur la sécurité et les imprudences. En voiture, une fois le permis obtenu, tu ne reverras jamais un moniteur. Si tu as un défaut de conduite tu le garderas toute ta vie. Pas nous. C'est pourquoi je dis que nous sommes responsabilisés, "Ce Qu'il Fallait Démontrer". CQFD. Ils rirent tous les trois. L'année précédente avait été l'année "CQFD" de Miguel. Il utilisait le terme à tout bout de champs. L'influence des maths… *** Sur l'île on ne dînait pas de bonne heure. L'été à dix heures la plupart du temps. A cause des bateaux. Le temps de rentrer, puis de les amarrer sérieusement aux corps morts, d'amener les équipages à terre en canote, de faire le nettoyage et les réparations nécessaires, le temps passait vite. Mais à l'automne ou au printemps, le dîner était servi à huit heures. Il y avait donc un groupe électrogène qui éclairait toutes les installations, les isbas, la grande maison et la salle à manger d'été sous les arbres. Mais il fallait supporter le teuf-teuf agaçant du moteur, qui avait pourtant été placé à un kilomètre au sud. Après le repas les plus âgés des cousins, les oncles et les tantes, se dispersaient vers les petites terrasses de terre battue dont presque toutes les isbas bénéficiaient, et bavardaient par groupes, jouaient aux cartes, éclairés par des bougeoirs aux branches multiples, le groupe électrogène étant coupé. Ils restaient ainsi, parfois jusqu'à assez tard dans la nuit. Ce soir, ils étaient une vingtaine installés sur des petits sièges de fabrication locale, derrière une isba proche de la grève ouest. Un grand-oncle, Helmut Lipfert, racontait, avec beaucoup d'humour, comment il avait failli mourir de froid, dans la taïga Sibérienne, dans les années 1910, sur le chantier de forage d'une mine d'or. C'était un homme qui devait avoir entre 70 et 80 ans, difficile de préciser davantage. Il était vêtu à l'orientale ; comme plusieurs autres hommes et femmes qu'Andreï avait vus au dîner ; d'une culotte bouffante, brune, sur de hautes bottes, noires, luisantes, et portait un gilet sans manches couvert de dorures sur une chemise blanche aux manches bouffantes également. Maigre et sec, pas très grand, il avait un tonus étonnant. On l'aurait bien vu sauter en voltige sur un cheval ! La présence d'or et de diamants dans le sous-sol sibérien avait été, avec le pétrole, plus tard, la grande découverte du siècle précédent, dans les années 1870-75. A peu près à la même époque qu'aux Etats Unis d'Amérique. Avec le même phénomène de ruée, mais très tempérée par la dureté du climat. Cette richesse était peut être, aussi, l'une des raisons de la Guerre d'Invasion que la Chine avait déclenchée, dix ans plus tard, en 1880 … En tout cas beaucoup d'Européens de l'ouest, Espagnols, Italiens, Français, Allemands, beaucoup de Luxembourgeois, avaient fait leurs ballots pour venir tenter leur chance en Sibérie Centrale et Orientale, et avaient encore hâté le peuplement de cette immense République, de très loin la plus vaste, qui avait obtenu le titre de "République associée" peu de temps auparavant, avant que la précision ne disparaisse. Tout ça remontait à l'époque de la création de la Grande Europe par Napoléon. Il avait d'abord gagné à son idée républicaine et non plus impériale l'Autriche, la Prusse, la Pologne, le Danemark, l'Espagne et l'Italie. Ils constituaient les Membres Fondateurs de la Grande Europe. La conquête de la Russie Tsariste, ensuite, avait posé le problème de l'ancienneté. C'était l'époque "diplomate" de l'ex Empereur, que l'on appelait toujours de cette façon. Il avait fini par concéder que les nouvelles Républiques qui se joindraient à eux seraient "associées" à la Grande Europe. Et ce fut le cas de bien des pays d'Europe Centrale, avant même les nations de l'est, Sibérie, Kazakhstan, Turkménistan, etc. La notion d'associés avait donc disparu après la Guerre d'Invasion des Chinois de 1880. Ceux-ci avaient annexé la Mongolie du nord ! Annexion que la Première Guerre continentale, en 1915-1920, avait fait disparaître. En tout cas la ruée des populations d'Europe de l'Ouest vers la Sibérie avait, aussi, été la mauvaise surprise des armées Chinoises, pendant la Première Guerre continentale. Celles-ci avaient vu dévaler d'innombrables divisions venant de l'est, sur leurs flancs ou leurs arrières. En réalité toutes les autres découvertes de ce genre ; essentiellement le pétrole et le gaz naturel, plus tard ; avaient à chaque fois provoqué le même phénomène. Mais amenant sur place des populations différentes. Il faut dire qu'il y avait tant de gisements pétroliers, entre la Sibérie, Centrale et Orientale, le Turkménistan, le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, l'Azerbaïdjan, la Roumanie, que seuls les gisements les plus faciles à exploiter et les moins onéreux en installations avaient été mis en œuvre rapidement, en Roumanie, essentiellement. A côté d'Helmut, un homme d'une trentaine d'années, Edgar Rasmussen, riait beaucoup en secouant les épaules d'une manière saccadée. Ce type riait autant avec ses épaules qu'avec la bouche ! Pas très grand, moins d'un mètre soixante dix, en tout cas, il avait un visage étroit et des pommettes marquées, bien qu'on ne devinât aucune ascendance asiatique chez lui. Ses yeux d'un marron très foncé étaient largement écartés et l'ensemble de son visage donnait une impression bizarre, comme si on avait pris des morceaux disparates et qu'on les avait assemblés. - Tu as habité Bachumski, oncle Helmut ? demanda-t-il. - Quelques temps. Fait rudement froid. Pourquoi, tu veux aller enseigner en Sibérie, Edgar ? - Je me suis longtemps interrogé. Et puis j'ai fini par postuler pour Rome. - Hé dis-donc, tu passes d'un extrême à l'autre, remarqua sa voisine une grande femme aux cheveux blonds coupés très courts. Edgar rit, un peu gêné, cette fois. - J'étais récemment tenté par l'aventure sibérienne, avec des étudiants d'un niveau modeste à amener vers les sommets grâce à mon immense talent de pédagogue… Et par l'avenir économique de cette région, quand même. Il eut de la main un geste de dérision, pour se moquer de lui même, et poursuivit : - … mais aussi par la richesse culturelle de Rome et ses étudiants, de haut niveau, eux. Et j'ai laissé ma faiblesse prendre le dessus ! Je suis la honte des Clermont, je le sais bien… - Docteur de cette nouvelle "Science économique" et agrégé à 26 ans, professeur d'université. Du même âge, ou presque, que tes étudiants, la honte ? Edgar, tu fais la grimace à toute ta génération de Clermont, au contraire. - Oh il y a eu mieux. L'oncle Maurice était agrégé à 24 ans, à la fin du siècle dernier. - Alors tu es professeur d'université, maintenant petit ? demanda Helmut Lipfert. - Oui oncle Helmut. Enfin je vais avoir mon premier vrai poste à moi, à la rentrée. Après l'agreg' en attendant d'obtenir mon doctorat, j'assistais un professeur en titre. - Et quel effet ça te fait, toi un homme si savant, d'écouter un vieux chercheur d'or comme moi ? Les épaules d'Edgar recommencèrent leur frénésie. - Le même que j'ai toujours ressenti les années précédentes. La joie d'être ici, d'apprendre, de parler du passé avec vous les anciens, de n'importe quoi, avec n'importe qui en réalité, en étant sûr de ne pas déboucher sur une brouille. - Ta mère m'avait écrit, il y a plusieurs années… commença une femme d'une cinquantaine d'années, le visage très long avec un sourire qui laissait voir des dents largement séparées… Elle était assise directement sur le sol, les jambes repliées sous elle et adossée au mur de l'isba, un coussin dans le dos. -… Elle disait que tu étais passionné par l'Amérique du sud, que tu balançais entre t'installer au Brésil ou en Argentine. Fini, tout ça ? - Pas vraiment, tante Myra. Mais je sens que je dois d'abord faire mes classes ici, dans la vieille Europe. Apprendre à enseigner, ou mieux comprendre l'économie européenne, de l'intérieur, si tu veux. Mais c'est vrai que l'histoire moderne de l'Amérique du sud me passionne toujours. Si l'on excepte les petites nations de l'Amérique Centrale ; Nicaragua, Honduras, Guatemala, Salvador, Costa rica, Panama ; civilisées, certes mais surtout colonisées par les Etats-Unis, qui y ont installé leur système économique, pour servir de pays de complaisance dans le commerce international ; c'est tout de même l'Amérique du sud la région du monde qui a le plus changé depuis un siècle. Enfin je trouve. Voilà des pays qui sont passés d'un taux de misère effroyable, d'une inorganisation politique aberrante à une situation stable, une économie robuste et un régime politique démocratique. Quel trajet en si peu de temps. - Ils ont été bien aidés, par les évènements, quand même, fit remarquer un homme d'une soixantaine d'années, des grosses lunettes rondes sur le nez, les très rares cheveux soigneusement peignés de chaque côté, perpendiculairement à une raie centrale, selon une mode fugitive qui remontait au siècle précédent. - Comment cela, aidé, Mauricio ? interrogea Myra. - La Première Guerre continentale, voyons. La Fédération a passé d'innombrables contrats commerciaux, alimentaires, produits miniers, avec le Brésil, d'abord, puis l'Argentine, pour obtenir les matières premières que les Etats-Unis nous avaient fait payer un prix exorbitant, au début de la guerre. Nos réserves fédérales d'or commençaient à manquer. En continuant à commercer avec les Etats-Unis il aurait fallu dévaluer notre "Eura", l'Eurargent fédéral, et la note aurait été encore plus salée avec les américains. Ces contrats signés avec l'Amérique du sud, en pleine guerre, assortis d'une assistance culturelle, a dopé leur économie et a créé de toute pièce un niveau technologique élevé, relayé par leurs étudiants, la guerre achevée. - C'est vrai, oncle Mauricio, reprit Edgar qui semblait prendre un plaisir nouveau à la conversation. Mais ils ne l'ont pas volée, cette aide. Ils se sont mis au travail durement. C'est vrai on était là pour les aider mais, ils ont retroussé les manches pour le construire, leur pays ! Les écoles, primaires et secondaires, les écoles techniques, les universités, les écoles supérieures ; enfin tout ça ; ont été tout de suite prises d'assaut. Parce que le peuple a marché. Les deux gouvernements ont compris la chance qui s'offrait. La gratuité totale des études ; l'aide financière aux familles d'écoliers et d'étudiants, surtout, il faut le reconnaître ; a donné un véritable espoir. Sans cet espoir, qui était nouveau, les écoles auraient été pleines de la même manière, mais les élèves n'auraient pas travaillé ! Cette fois la population, si souvent trompée auparavant, y a cru et a foncé. C'est vrai que de gigantesques fortunes se sont faites, je le reconnais. Mais qu'importe que les riches augmentent encore leur fortune si les pauvres s'enrichissent aussi, vivent mieux ? Les grandes familles, qui détenaient déjà le tiers du pays ont formé des groupements économiques monstrueux, impensables à notre échelon européen, avec nos lois anti-trust. Tout cela est vrai, mais la population, par le niveau technique qu'elle a acquis, en quinze ans, est devenue indispensable, économiquement. Elle avait le niveau de connaissances et elle était sur place ! Ce fut cela le grand bouleversement de l'Amérique du sud. Les groupements économiques n'étaient rien sans une main d'œuvre locale de niveau convenable. Finalement chacun y a trouvé son comptant. Les possédants sont devenus encore plus riches, d'accord, mais la population a vu ses revenus monter en flèche, son niveau de vie a centuplé. Le pays s'est modernisé en quelques décennies. Notre idée de fournir des enseignants, ou des instructeurs, si tu veux, payés par les gouvernements sud-américains, parlant obligatoirement espagnol ou portugais, c'est à dire n'imposant pas notre langue et ne faisant pas preuve d'ingérence culturelle, a fait mouche. D'un point de vue d'économiste cette idée là, du gouvernement Clemenceau, tenait du génie, à mon avis. Elle a donné confiance à la fois aux gouvernements et aux deux peuples. Les pays étaient immenses, leur économie était potentiellement importante : la culture chez chacun d'eux, l'élevage Argentin et les produits miniers Brésiliens, sur des marchés internationaux où il y avait une demande. Bref, ça a marché. Il n'y a qu'à songer à la déception, la rancœur du gouvernement américain, dans les années du krach de 1928-30, pour mesurer la frustration de l'économie américaine, qui n'avait pas compris l'immensité de ce marché, à condition d'y mettre du sien et de le moderniser. D'y faire circuler de l'argent. C'est aussi pourquoi, à mon avis, les américains ont été aussi intransigeants, en 1925, sur le paiement de notre propre dette de produits usinés que nous avions été obligés de leur acheter pour la Sibérie, isolée du cœur de la Fédération par les troupes chinoises. En exigeant le règlement sous la forme de transferts de technologies ! Et nous leur avons naïvement cédé ces connaissances, idiots que nous étions, qui pensions nous tirer facilement d'affaire, de cette façon, sans payer d'énormes sommes d'or ! Un raisonnement à courte vue. Pas un raisonnement d'économiste. Helmut Lipfert rit doucement. - Tu n'as pas l'air de les porter dans ton cœur, dis donc Edgar ! Ils nous ont quand même aidès pendant la Guerre d'invasion, en 1880. - Parlons-en, fit Edgar en prenant feu. Dans leur tête ils se sont acquittés de leur dette envers la France. En réalité ils ont fait, indirectement, le jeu de la Chine. D'accord ils ont envoyé une flotte colossale devant les côtes chinoises, en mer Jaune. Une belle intimidation, mais qui a marché après leur victoire navale. La première bataille navale avec des navires à vapeur. Seulement, et pour la première fois, ils ont joué à "qui est le plus grand". Quelle idée leur a prit d'exiger que la Chine nous propose un Armistice, hein ? De se mettre à notre place. Un armistice qu'on a bien dû accepter et perdre ainsi la Mongolie du nord avec une fabuleuse dette de guerre à payer ! Le territoire de l'Europe s'est trouvé amputé dans cette histoire. Le gouvernement européen aurait négocié un autre armistice, sans les Américains qui en avaient accepté les termes, en notre nom ! Edgar reprit son souffle et poursuivit, avec un sourire ironique : - Oh, s'ils n'avaient pas massacré la population indienne qui occupait une grande partie du pays avant eux, s'ils ne se croyaient pas le centre du monde, les meilleurs en tout, s'ils ne pensaient pas avoir inventé seuls l'économie moderne, s'ils reconnaissaient, comme le reste des pays avancés, qu'ils ne seraient rien sans les civilisations issues du bassin Méditerranéen, Egyptiennes, Grecques, Romaines, Européennes ; et même Chinoises, d'ailleurs ; si après avoir mis les Anglais à la porte, ils ne s'étaient pas laissés envahir par l' esprit faux-jeton, conquérant et prétentieux, des anglo-saxons… s'ils n'avaient pas qu'un seul Dieu, une seule référence : le dollar, et n'étaient pas si arrogants et pourtant si incultes… là oui, je les supporterais facilement, oncle Helmut ! Il fit mine de respirer profondément après sa longue tirade, pendant que le vieil homme riait. - Tu n'es peut être pas très objectif, Edgar. Mais c'est le droit d'un homme, en privé en tout cas, d'avoir ses idées propres, d'être subjectif. Parce que… reconnais que la puissance qu'ils ont construite ils ne la doivent à personne, non ? Leur puissance industrielle, ils sont allés la chercher en fouillant le sol, en construisant leurs usines. En y travaillant dur. Ils l'ont forgée eux-mêmes. D'accord, depuis 1920 ils ont abondamment pompé notre élite, fait venir de brillants techniciens européens. Mais personne n'a forcé ces gens là. Ils sont partis librement travailler pour les américains. Tu ne peux pas le reprocher à ceux ci, n'est-ce pas ? Tout aussi subjectif que tu sois. - C'est essentiellement leur comportement économique que je trouve ignoble. Ces gens sucent les richesses des autres pays et leur interdisent l'accès à leur propre marché et à la libre concurrence. Ils exigent la libre concurrence à l'étranger et la refusent sur leur sol ! Deux poids deux mesures. Ils veulent bien vendre mais pas acheter, pas dépenser leurs devises ! Ils édictent de nouvelles lois, au fur et à mesure, pour protéger leurs trusts qui, eux, bénéficient de la complicité de leur gouvernement pour ne pas pâtir de la concurrence des pays étrangers. Je te le dis, il y a deux poids deux mesures pour ces gens-là. Ils jouent un double jeu. C'est malhonnête. Et je trouve ça méprisable. D'autant qu'ils sont d'une mauvaise foi insigne et ne reconnaissent jamais rien. C'est normal, pour eux, le monde est leur marché économique personnel ! - Mais pour en revenir aux scientifiques européens, on peut se poser des questions sur la tentation que représentaient les Etats-Unis, dit un autre oncle. Si la Fédération avait offert des laboratoires, financé davantage de recherches, le seul attrait de l'Amérique aurait été les salaires énormes que l'on proposait à nos ingénieurs, nos scientifiques. On peut penser qu'ils auraient été infiniment moins nombreux à s'expatrier, avec l'argent pour seul but. Les scientifiques, en général, ne sont pas des gens intéressés. Notre gouvernement, qui avait bien su faire son travail, pendant le conflit, a été irréaliste et imprévoyant, ensuite. Stupide, même. - Que veux-tu, petit, dit Helmut en secouant la tête, nous sortions d'une guerre effroyable. Tout le monde était persuadé que ce serait la dernière parce qu'il nous semblait que l'on ne pourrait jamais inventer des armes plus puissantes, plus horribles que celles qui avaient été utilisées. Souviens-toi que les tanks, comme on disait, avaient écrasé les champs de bataille de leur masse et de leur poids, que des avions avaient peuplé le ciel, broyé sous les bombes des bataillons entiers, dans les tranchées, les gaz avaient anéanti des divisions, rendu les champs de bataille impraticables pour des semaines et des semaines… et nous étions perdus au milieu de ce rêve fugitif, mort-né, de La Société des Nations, rêve de la fin des guerres. Les politiciens ont été bernés par leur propre utopie. Il y eut un long silence puis une femme ajouta : - Et tout ça a coûté la vie à tant de nos parents. Il ne faut pas que cela recommence. Jamais. C'était une phrase qui était devenue un leitmotiv, si souvent prononcée, si souvent écrite, après la Première Guerre continentale, qu'elle s'était presque vidée de son contenu, ne laissant qu'une impression d'amertume et d'agacement chez ceux qui l'entendaient. L'atmosphère en fut cassée. Les uns après les autres les hommes et les femmes souhaitèrent une bonne nuit et se retirèrent. *** Le lendemain matin le Commodore déclara que tout le monde devrait entreprendre une grande opération de remise en état des coques. Andreï était un peu fatigué et avait vaguement le cœur sur les lèvres. Piotr et Alexandre l'avaient réveillé à cinq heures. - Debout, mon copain, avait dit Piotr, il faut aller nourrir l'élevage. Le jeune homme ne se souvenait pas très bien de ce qui avait suivi. Il avait encore en mémoire la tête d'Alexandre quand il avait ouvert les yeux, dans l'isba. Son ami portait un large bandeau autour de la tête, écrasant ses oreilles qui en débordaient, cependant ! Il avait expliqué, à voix basse, comme s'il livrait un secret, que c'était son truc pour que ses immenses oreilles ne se décollent pas du crâne et passent plus ou moins inaperçues ! Andreï balançait entre rire et stupéfaction, mais Alexandre avait l'air si sérieux qu'il avait baissé la tête pour ne plus le voir et s'habiller… En dehors de cette scène, seule persistait une odeur infâme venant de seaux qu'ils étaient allé chercher à l'écart, contenant une bouillasse tellement répugnante qu'il ne voulait pas baisser le regard, tenant les anses en regardant soigneusement droit devant lui ! Piotr avait pris les rames d'un canot pour les mener jusqu'à l'élevage d'Alexandre. Le va-et-vient ne fonctionnait plus, pour déverser les seaux sans quitter le rivage. Par moment une vague faisait déborder un récipient et Andreï tenait hauts ses pieds pour ne pas patauger là-dedans, persuadé que cette odeur ne pourrait pas s'effacer. Heureusement ils n'avaient pas encore déjeuné et Andreï s'était efforcé de regarder ailleurs pendant l'opération de ravitaillement des crustacés, qui lui avait paru durer un temps infini. Et ensuite les deux cousins n'avaient pas arrêté de s'extasier devant le grouillement de crabes et autres qu'ils prétendaient distinguer sur le rocher, au fond de l'enclos marin ! Ils discutaient beaucoup de la meilleure façon d'aller chercher des spécimens ! Piotr certifiait qu'il pouvait construire une épuisette de dix à douze mètres de long tandis qu'Alexandre affirmait que le plus efficace était de plonger avec un masque ! L'idée de plonger dans cette eau, au milieu des morceaux de viande en décomposition… Le petit déjeuner avait été symbolique, plus tard, pour Andreï, juste un bol de café au lait, tandis qu'Alexandre et Piotr se goinfraient de tartines grillées… Piotr, qui paraissait avoir adopté Andreï, disant à tout bout de champs "Mange, mon copain, mange, il faut entretenir ton corps, sinon tu as une petite faiblesse, dans la matinée !" Par groupes les cousins se retrouvèrent donc aux chantiers. Andreï se joignit au groupe d'Alexandre, Piotr, les frères Litri, Francisco, Pedro et Miguel, Mykola Stoops, François Clermont et Hanna, occupés à gratter une coque renversée sur le flanc, les mâts, démontés, reposant sur des supports posés sur la plage de petits graviers. Une brosse à la main ils arrachaient les petits coquillages parasites qui s'y étaient collés, en parlant alternativement de voile et de vol à voile. - Vous savez, les gars, fit soudain Alexandre en se redressant, sa brosse dégoulinante à la main, pour vous il n'y a qu'une solution, l'Aéronavale. Comme ça vous associerez les deux mondes. Quand vous ferez votre service militaire postulez pour les porte-avions. - Pas possible, fit Mykola d'un ton tranchant. Il avait l'air si sérieux, si sûr de lui, qu'Hanna entra dans le jeu sans en être consciente, demandant : - Pourquoi ça ? - Z'ont pas de voiliers sur les porte-avions, juste des canotes ! Frustrant. Tout le monde resta la brosse en l'air, dévisageant le jeune homme. Lard ou cochon ? Sérieux ou plaisantin ? Son visage était imperturbable. Qu'il s'agisse d'une hypothèse ou de l'autre il ne révélait rien, si ce n'est une maîtrise de soi étonnante. Son :"Z'ont pas" faisait penser à une blague, pas bien fameuse mais une blague. Il n'avait pas l'habitude de s'exprimer de cette façon mais… - Ah oui, fit Piotr, oublié de vous prévenir. C'est le Myko nouveau. Il est comme ça cette année. Pas toujours vraiment drôle non plus, d'ailleurs, mais il s'améliorera… - A propos de nouveauté, dit Francisco en se remettant au travail vous savez ce qu'a fait le cousin Frank Delanot ? Il n'attendit pas la réponse et poursuivit : - … Vous vous souvenez de ses discours anti-militaristes ? Et bien il vient de s'engager dans la Réserve Volontaire de la Marine. - Lui ? - Oui, oui. Il dit que ses deux certificats de licence de physique suffisent pour qu'il soit affecté dans une école d'officier de réserve de la Marine et qu'il sera formé comme officier de pont. Comme ça il demandera ensuite une équivalence de brevet dans la Marchande. - Pourquoi ne pas faire tout de suite l'Ecole de la Marine Marchande ? demanda Andreï, il est trop vieux ? - Tu ne connais pas Frank, mon copain. Plus le coup est tordu, plus il aime. Il est comme ça. Les autres riaient. - Vous vous souvenez de l'année où il avait prétendu faire du ski nautique en mettant un vieux moteur de Peugeot 302 sur un petit canote ? Il a coulé deux fois, le canote ! Même au moment où il posait le moteur à l'arrière ! Il refusait d'admettre qu'il était trop lourd, puisque lui-même pouvait bien s'asseoir à l'arrière sans couler… Et la seule fois où il a réussi, c'était après avoir creusé une tranchée sous l'hélice, sur la plage, et mis le bateau sur de petites cales, le temps de fixer le moteur. Quand il l'a mis en marche, les gaz étaient à fond et le canote est parti tout seul, avant de couler vingt mètres plus loin quand le moteur a calé… Une explosion de rire. - Mais personne ne lui avait dit que son poids, plus le moteur, représentaient beaucoup trop ? s'étonna enfin Andreï. - Pourquoi ? fit Piotr. C'était son rêve, cet été là. Son année Peugeot. C'étaient "les meilleurs moteurs du monde, on pouvait tout en faire". Il nous en a bassinés tout l'été. Il ne faisait pas de mal, le moteur était de récupération et lui a passé des vacances merveilleuses. - Et s'il avait été dans le canote au moment du départ ? Vous n'avez pas envisagé un accident ? - S'il avait été dans son canote peut être l'ensemble aurait-il fonctionné, avec une répartition des poids ! De toute façon il était bon nageur et le Commodore surveillait Frank, mine de rien. Il laissait toujours l'un de nous dans le grand canot à moteur, prêt à démarrer. Tous s'étaient arrêtés de travailler pour rire de l'anecdote. Andreï riait aussi, autant de l'histoire elle même que de l'atmosphère tellement détendue qui régnait ici. Il se disait que les relations des membres de cette famille étaient hors normes. En dehors de la vie. Et, en même temps, au cœur de celle-ci. Il y avait en eux une telle vitalité, un besoin de participer à la vie de leur époque. Ils s'intéressaient à tout, laissaient ses chances, ses rêves à chacun. On aurait pu penser que le mode d'éducation des enfants, apparemment strict, ferait d'eux des révoltés ou des moutons, et c'est le contraire qui se produisait. Ils étaient respectés, s'épanouissaient. Ils quittaient leurs vêtements trempés quand une cloche sonna. - Changement de quart, hurla Francisco en se mettant à courir vers la pinède. - Ici le changement de quart c'est le déjeuner, expliqua Alexandre à Andreï. Francisco est un estomac à pattes. Il a toujours faim. - Mais il est maigre comme un coucou… - Oui, c'est l'un des mystères de la famille, jeta son ami en se dirigeant à son tour vers la pinède. Viens on va se mettre à la table de tante Gertrude. Tu verras c'est un personnage. On aurait dit la Castafiore, le personnage de Tintin, cette bande dessinée qui, depuis la Belgique, dans les années 1938, avait envahi toute la Fédération. Elle était pour le moins enveloppée, la tante Gertrude… Ses bras, ses jambes, son tour de taille étaient impressionnants et soulignaient curieusement un visage fin et ravissant, encadrés de cheveux d'un noir profond. En arrivant à proximité de la salle à manger d'été, Alexandre avait lancé une trille et les premières mesures de la Traviata avaient retenti, sur la gauche, en réponse. - C'est la seule façon de la repérer, avait lancé Alexandre en se faufilant entre les tables de huit. - Bonjour tout le monde, dit-il en s'asseyant sur le côté où il restait des places libres… Je vous présente un ami, invité, Andreï Festan… Andreï tu as ici quelques oncles et tantes d'Autriche. Ne t'inquiète pas de la langue utilisée. Comme partout on parle Français, tu ne pourras pas faire admirer ton russe littéraire ! Andreï salua tout le monde de la tête puis la conversation se poursuivit à la table, entre Gertrude et son voisin. - … je t'assure, Dimitri, je vais le faire couper, ce petit doigt, un jour prochain ! Tu sais ce qu'il m'a encore fait ? Je ne t'ai pas raconté ?… et mon cher époux non plus ? Mon mari n'est pas mon imprésario c'est mon caricaturiste ! Il adore se moquer de mon petit doigt. Imagine… j'étais en scène, à Vienne, une représentation Bizet, avec le Philharmonique de Prague, Hans Schutman au pupitre. Bref, j'entame le grand air de Carmen et, au milieu de mes "Toreador ton cœur…", alors que je tends le bras dramatiquement, l'index tendu pour montrer mon partenaire, les autres doigts de la main à demi repliés… de cette façon, tu vois ? Voilà que mon petit doigt se tend brusquement. Raide comme la justice… comme ça ! Elle mima le geste en tendant la main devant elle, l'index et l'auriculaire, les deux doigts opposés de la main, raides comme des I ! - … comme ça, tu vois ? Et qu'est-ce que ça te dit, ça ? Tu ne vois pas ?… Mais le geste des italiens qui veulent jeter un sort ! Mais si… en même temps ils font "tchouk, tchouk", tu as vu ça mille fois, au cinéma. Miseria ! En pleine représentation. Et avec je ne sais combien d'Italiens dans la salle, Vienne est tout près de Milan, tu comprends…? Elle jeta un regard atterré autour d'elle, rencontrant celui d'Andreï qui riait carrément. - Mais oui, jeune homme, vous avez raison ! C'est exactement ce qui s'est passé. Le premier rang d'orchestre s'est esclaffé. Esclaffé, dans Carmen ! Je ne savais plus où me mettre, j'ai improvisé en prenant mon poignet avec l'autre main, comme si c'était une mise en scène moderne…! Je me suis sentie humiliée, Dimitri. Et, depuis, je n'ai plus confiance en ce doigt là. Il se redresse à tout bout de champs. Alors si je bois une tasse de thé, ça va, je m'en tire, j'ai l'air d'une nouvelle riche qui fait des manières, enfin bon… mais sur scène, à l'Opéra, on ne boit jamais vraiment du thé. Elle se tut un instant pendant que son voisin, le dénommé Dimitri, un homme d'une cinquantaine d'année, en pull marin déchiré en de multiples endroits et raccommodé tant bien que mal, faisait signe à un jeune garçon de la table qui était allé chercher un énorme saladier. - La petite Schmelsee, tu sais, celle qui a chanté la Traviata, à Zurich ; pas mal, d'ailleurs, je dois le dire ; me disait l'autre jour qu'on a déjà vu des cantatrices qui avaient eu un doigt coupé. Et leurs gestes étaient devenus si naturels qu'on ne le remarquait pas. Alors je réfléchis, je me tâte. - Mais ça vient de quoi, tante Gertrude, demanda Alexandre, qui riait encore du récit, on le sait ? - Mon pauvre petit : l'âge. Un rhumatisme. Ah ne vieillis jamais, Alexandre, je te l'interdis, tu m'entends ? On devrait interdire aux gens qu'on aime de vieillir. - Ah, s'exclama Dimitri, qui s'intéressait apparemment davantage au menu qu'au discours de sa voisine, je vois que nous allons avoir droit à la salade de tomates de tante Adela. - Laquelle ? interrogea une jeune femme, de l'autre côté de la table. - L'aînée, l'aînée, n'aie crainte. Sa salade secrète, ajouta-til en faisant mine de chuchoter. Alexandre se pencha vers Andreï pour commenter : - Personne ne connaît la recette de tante Adela, il paraît que ça fait un demi-siècle qu'elle pratique de la même façon. Elle prépare sa sauce, enfermée dans une pièce de la maison principale. Elle apporte ses herbes et ses ingrédients de chez elle, en Hongrie. Il y a eu de vrais réseaux d'espionnage pour trouver son secret mais personne n'a jamais réussi. Un jour deux filles avaient bien pensé que c'était gagné en regardant par une fenêtre en s'aidant d'un périscope que les garçons avaient fabriqué avec des miroirs et du carton. Elles avaient tout noté, les ingrédients, les proportions, les couleurs obtenues, tout. Mais quand Adela est sortie de la maison, les bouteilles de sauce qu'elle portait n'étaient pas celles que les filles l'avait vue emplir, et la couleur n'était pas la même ! Andreï se tourna vers Alexandre pour le regarder en face. - Là, tu me charries. C'est une blague, hein ? Encore une légende de la famille. - Non, bien sûr que non, voyons, répliqua vivement son ami. Ici on ne dit pas de blague, ce serait mentir. Non… mais on en fait ! Adela en avait fait une aux filles… Elle l'a racontée à table et on a tous beaucoup rigolé quand les filles sont allées chercher leur périscope. Aujourd'hui on a tous décidé de laisser son secret à Tante Adela. Elle le lèguera probablement à quelqu'un d'entre nous qu'elle aura choisi, avant de disparaître. Dans la famille on est adepte de… de… Il se mit debout et cria à tue-tête ; - "Rien ne se perd, rien ne se crée…" Plusieurs voix percèrent le brouhaha : - Lavoisier. - Voilà, fit-il en se rasseyant, agitant la main au-dessus de la tête, en guise de remerciement, on est adepte de Lavoisier. Rien ne se perd, chez nous, on est très attaché aux connaissances, quelles qu'elles soient. L'humanité a trop perdu, bêtement. Il est infiniment triste de voir un vieil homme disparaître avec une somme de savoirs, d'expériences, qu'il n'a pas transmis. J'ai connu, sur le port de pêche d'Odessa, un vieux marin qui faisait des virements de bord en vent arrière, à une vitesse incroyable, pratiquement sans gîter, par n'importe quel temps. Il avait découvert un truc et personne n'a jamais pu le copier. Peut être une souplesse des mains ? Une coordination… je ne sais pas. J'ai toujours voulu lui demander comment il faisait, mais j'étais adolescent et je n'ai jamais osé. Un été j'ai appris qu'il était mort, alors j'ai fait tout le port de pèche pour demander s'il avait expliqué son truc à quelqu'un. Mais non. Il y avait même assez peu de gens qui l'avaient vu manœuvrer et qui s'étaient étonnés de sa dextérité. Son savoir a disparu avec lui et j'ai été vraiment triste. Il paraît que Pierre Clermont, l'ancêtre, tenait beaucoup à ce que les traditions, les connaissances, se perpétuent, je tiens peut être de lui. Non en réalité, on tient tous de lui, sûrement. Il avait la voix un peu triste et Andreï en fut touché. - En tout cas, vu de l'extérieur, c'est bien ce que vous faites, tous, vous perpétuez quelque chose. - Comment ça ? Andreï baissa la tête, comme pour se concentrer. - Je veux dire que ta famille est un exemple très fort, du respect et de la vie des traditions, du savoir oral, de la mémoire, tout cela est très consciemment entretenu. Votre façon de vous comporter les uns envers les autres, votre respect des anciens. Mais pas seulement des anciens, en vérité. Respect de celui qui sait quelque chose, non… ce n'est encore pas ça, parce qu'il peut s'agir aussi d'un adolescent… Je crois que c'est votre respect de la vie elle même, de la vie qui perdure, et qu'il faut soigneusement entretenir, protéger. Oui c'est ça, personne ne disparaît complètement, ici. Vous continuez à faire vivre les anciens, et leur propre passé, en les évoquant, en racontant des choses à leur sujet. Le passé ; qu'il soit vieux ou qu'il date de l'heure passée ; et le présent, vivent ensemble dans votre famille, et vous gardez le meilleur d'eux, dit-il enfin en redressant la tête, content d'avoir précisé sa pensée. Il s'aperçut alors qu'autour de la table tous les regards étaient tournés de son côté. Au début de sa réponse il avait eu l'impression qu'ils étaient seuls, Alexandre et lui, à discuter et, brusquement, il se retrouvait devant tous et en fut très gêné. Venus de derrière deux bras se nouèrent autour de son cou et une bouche déposa un baiser sonore, affectueux, sans équivoque, sur sa joue gauche. Il se tourna pour voir Hanna, penchée, souriante. - Je ne t'espionnais pas, dit-elle, j'étais assise juste là, et j'ai entendu. D'où cette petite manifestation de fierté puisque c'est moi qui t'ai invité à Millecrabe. - Ah non, tu ne vas pas me faire ce coup là, cria Alexandre en se retournant à son tour, c'est moi qui ai invité Andreï, ce qui est logique puisque on appartient au même club sportif de la fac et que c'est même moi qui te l'ai présenté, il y a trois ans ! - Andréï, mon garçon, tu seras mon invité perpétuel, dit alors Gertrude, en insistant sur le mot. Je crois bien que jamais un invité n'a compris notre tribu aussi profondément que toi. En tout cas personne n'a trouvé ces mots là ! Moi, qui suis imprégnée de la famille depuis presque quarante ans, je m'étonne toujours qu'un inconnu puisse nous accepter. Tu as même pu me supporter, moi, aujourd'hui à table, c'est tout dire ! J'ai toujours pensé que l'isolement de Millecrabe avait été notre chance. Que la famille telle qu'elle existe aujourd'hui, avec ses traditions, ses modes d'éducation, de pensées, n'aurait pas survécu autrement. A Millecrabe nous pouvons être nous mêmes sans indisposer les autres, et sans être influencés par eux. Mais quand un étranger arrive et nous dit des choses aussi gentilles, alors je me dis que nous ne sommes pas si impossibles que ça, que nous n'avons pas tort d'être ce que nous sommes. Et je fonds, petit Andreï! Pour s'en tirer le jeune homme se leva à demi, et dit, une main sur le cœur, parodiant un comédien en scène, l'autre retenant ses longs cheveux : - Madame, c'était un honneur. *** L'après-midi tous les deux-mâts grées, ils étaient huit, se retrouvèrent en mer pour relever les filets. Des filets autorisés aux touristes, moins grands que ceux des pécheurs d'Odessa. La flottille était commandée par le Commodore, un grand homme mince qui lançait ses ordres par porte-voix, relayé d'un bateau à l'autre pour ceux qui étaient au vent. Les voiliers évoluaient avec un ensemble qui montrait bien que c'était loin d'être la première fois qu'ils pratiquaient cette manœuvre. Les filets avaient été posés l'avant-veille sur une zone de hauts-fonds sableux que l'on ne distinguait qu'à la verticale ; pas d'écume, pas de brisants, ici, pour les signaler ; et formaient un dédale incompréhensible, assez loin en mer puisque l'île se distinguait à peine. L'ordre selon lequel on les relevait semblait d'une complexité telle qu'Andreï renonça à deviner, déjà assez admiratif qu'ils aient été retrouvés si facilement. Le bateau du Commodore n'avait pas varié d'un degré, depuis le départ, et ils étaient tombés pile sur les premières bouées. Il relevait forcément des amers mais où ? La mer semblait vide. Amusée, Hanna avait tendu une paire de jumelles à Andreï et il suivait ce qui se passait à bord des autres bateaux. Quand il vit la quantité de poissons déversés sur le pont du premier voilier, bout-au-vent, les voiles à contre pour ne pas dériver, il fut stupéfait. Un étincellement de reflets argentés. Le patron de leur bateau était, cet après-midi, une fille aux très longs cheveux blonds, d'une vingtaine d'années, Léa, pas très grande, des abdominaux que lui auraient envié des garçons et d'assez larges épaules, presque râblées, pour une jeune fille. On devinait que c'était la voile qui lui avait fait cette musculature. Elle portait, enroulé autour des hanches, un long paréo vert amande, avec des grandes fleurs blanches imprimées, qui affinait joliment sa silhouette, et un soutien-gorge de maillot de bain de la même couleur. Elle semblait passer un examen tant elle était concentrée. - On cule, lança-t-elle, quand ils se furent mis en place pour agripper la première bouée de leur filet… à l'avant choquez un peu le foc, les autres bordez les grands voiles… Le bateau commença à prendre à nouveau le vent ; le foc, vide d'air, claquant contre les haubans ; et, après avoir abattu sur la gauche pendant que les voiles se gonflaient, revint sur son cap pendant une vingtaine de mètres pour se retrouver à l'aplomb de la bouée. - Comme ça… laisse courir, lança encore la jeune fille avant de commander : bordez à contre ! Il y eut quelques commentaires approbateurs, soulignant la justesse de la manœuvre et tout le monde se pencha ; avec de longs manches munis de crochet à l'extrémité ; par-dessus le platbord de droite pour accrocher les mailles et ramener le filet sur le pont. Ce fut tout de suite la chasse aux poissons qui sautaient dans tous les sens, certains s'étant dégagés du filet. Pourtant les plus jeunes membres de l'équipage savaient ce qu'ils faisaient parce que toute la pêche se retrouva très vite dans un grand récipient d'un mètre de côté, empli d'eau de mer, entre les deux mâts. Les autres matelots, dont Andreï, entreprenaient de démêler le filet et d'empiler soigneusement les plis. - Gare à tes doigts, matelot, lui lança soudain sa voisine, en poussant sa main, c'est une torpille. Il leva brusquement le bras, vaguement effrayé devant le poisson assez sombre, effilé, qu'il avait failli saisir. - Ces trucs qui balancent de l'électricité ? demanda-t-il en se tournant de son côté. - Exact, matelot. Tu as failli avoir le coup de foudre, quoi ! ajouta-t-elle amusée. C'était une fille qui paraissait jeune, mais qui devait bien avoir 21-22 ans, assez grande, très brune, les cheveux coupés courts, avec un visage fin, assez étroit, aux pommettes rondes et aux yeux bruns en amande. Elle portait un pull informe, au large col, qui dégageait son long cou, un très joli cou, et un vieux, un incroyable pantalon coupé sous les genoux, dont on aurait dit qu'il était entièrement composé de pièces cousues les unes à côté des autres. Des morceaux de toutes les couleurs, en outre ! - Quoique… reprit-elle, plissant les yeux en le regardant, d'après ce que j'ai entendu c'est déjà fait. - Déjà fait ? Andreï ne comprenait pas et elle se pencha de son côté faisant mine de lui murmurer à l'oreille, alors qu'elle parlait fort : - Tu es le petit héros du jour, à Millecrabe. On dit que tu as eu le coup de foudre pour la famille et je me suis demandée si tu étais masochiste ou seulement un peu demeuré. - Demeuré, seulement demeuré, mais j'essaie de le cacher, fit-il, le visage sérieux, hochant exagérément la tête pour renforcer sa réponse, tout en ramenant une longue mèche de cheveux en arrière. Au sourire de la fille il avait compris qu'il n'y avait que de la taquinerie dans sa phrase, un peu provocante. Une forme d'acceptation. Elle eut l'air d'aimer la réponse. - Et toi ? lança-t-il à son tour, à part les torpilles. - Pas demeurée, ou alors on ne me l'a pas encore fait comprendre assez clairement. Encore que… - Véra est notre scientifique maison, expliqua l'autre voisin d'Andreï, un type tout en épaisseur, rablé. Physicienne et sociologue. On la soupçonne d'avoir entrepris de faire une étude sociologique des peuples de la Fédération, au travers de la famille. Tout le monde se méfie d'elle et de ses questions. Prends garde à toi, mon vieux. La jeune fille rit. - En fait ce serait une assez bonne idée de Maîtrise, ça, merci Francis. Mais j'ai des projets plus ambitieux pour me focaliser sur un si petit échantillon de population. - Sociologue ? interrogea Andreï, intéressé. - Ne te laisse pas abuser, matelot, juste une petite étudiante de licence en troisième année de socio, oui, dit-elle. Et de la physique pour m'aérer un peu la tête. Une simple double licence. - C'est surprenant le nombre d'étudiant que l'on trouve dans votre famille. - D'étudiante, tu voulais dire, non ? fit-elle en insistant sur la dernière syllabe. C'est que nous sommes un nid de féministes, ça te contrarie ? - Oh non. Si j'avais été une fille j'aurais aimé faire des études… Les mêmes, en fait, ajouta-t-il après un temps. La voix de Léa, la "patronne" du bateau les interrompit. - Francis, tu diras quand on sera prêt à relancer le filet, je surveille le Commodore. Des jumelles devant les yeux elle se tenait d'une main au mât principal. Là encore la manœuvre fut complexe. Chaque bateau reçut l'ordre d'avancer suivant un cap précis, slalomant entre les bouées d'autres filets déjà remis en place. Andreï eut l'impression que la forme générale que dessinaient les filets était différente de celle qu'ils montraient à leur arrivée. Ce qu'Hanna lui confirma. - C'est le secret du Commodore. Il travaille sur ses plans depuis des années. Un réseau de passages qui fait que les poissons ont de la peine à trouver le chenal d'eaux libres, sans plonger par dessous, bien sûr, là on n'y peut rien. Ces filets de touristes ne sont ni très longs ni très profonds. Rien de comparable avec ceux des pêcheurs. La réglementation autorise un filet par famille, en Mer Noire. C'est comme ça qu'on se débrouille pour faire de bonnes pêches. Toutes les familles de la tribu sont inscrites à la préfecture maritime pour qu'on ait le droit d'avoir assez de filets. Le reste est du ressort du Commodore, de son habileté à faire des schémas de pêche efficaces. Avec six cents personnes à nourrir il faut ramener de bonnes quantités de poissons, tu comprends ? Et "notre" poisson est toujours meilleur que celui qu'on achète ! - Je n'en reviens toujours pas de l'importance de votre famille, remarqua Andreï. Il faut un véritable gérant pour s'occuper de tous les achats, ne serait-ce que pour les repas. Il y a tant de choses… - C'est l'avantage, justement, de notre nombre. Il y a plusieurs oncles restaurateurs, hôteliers, médecins, bien sûr. Ils prennent en main leur secteur d'activité avec des jeunes cousins, qu'ils forment si tu veux. Un oncle restaurateur a eu la vocation ici, en aidant les responsables de l'époque. Et il a si bien appris le métier qu'à l'Ecole Hôtelière de Paris il est sorti premier. Aujourd'hui il tient un restaurant, assez renommé, ma foi, en France, près de Tours. On a beaucoup de filles qui sont devenues infirmières, ou kinés, après avoir soigné les cousins, été après été. C'est un gros avantage d'être nombreux, non ? - Hanna, dit-il avec un sourire gentil, tu sais que tu termines souvent tes phrases par un "non" interrogatif ? Comme si tu voulais, immédiatement, une confirmation de ce que tu viens de dire. Hanna se tourna vivement vers lui, le visage rembruni. - Vraiment ? C'est ridicule, non ? Elle porta la main à sa bouche, puis haussa les épaules et décida d'en rire. - J'ai parfois l'impression, reprit-il, revenant à son sujet que vous êtes un raccourci de la société, que toutes les activités sont représentées chez vous. Elle hocha la tête vigoureusement. - Juste, docteur… Sauf une, vas-y cherche, on va voir si tu es si fort. Il la regarda fixement, cherchant la faille, l'astuce. Elle avait un demi-sourire qui ne le renseignait guère. Il lui sembla que c'était un test, pas d'elle mais de la famille. Dans la question il y avait un rapport étroit avec la famille. Cette famille-ci. Une activité qui ne collait pas avec eux… Puis il se détendit. - Je crois que je sais. - Ne fais pas le fanfaron, personne n'a jamais trouvé dans les temps ! Tu as droit à une seule réponse. - Qu'est-ce que tu fais si je gagne ? - Le présomptueux ! Prends tes risque, mon copain, comme disent les garçons. - D'accord. Je pense qu'il n'y a pas de gens d'église, dans votre famille. D'église, de temple ou de mosquée, bien entendu, de religieux professionnels, quoi. - Qu'est-ce qu'ils ont les gens d'église ? demanda Alexandre en s'asseyant près d'eux, achevant d'essuyer ses mains dans un grand chiffon. Hanna tourna vers son frère un visage stupéfait. - Alexandre, il a trouvé…! Tu sais : "quelle activité n'est pas représentée chez les Clermont ?" - C'est vrai ? fit le jeune homme ravi. Comment ? La chance, c'est ça ? Comment as-tu fait, Andreï, la vérité, hein ? - Et bien… Tu m'as dit un jour qu'il y avait des catholiques, des juifs, des musulmans aussi, je crois, dans votre famille. Et j'ai imaginé un prêtre ou un rabbin parmi vous, et ça n'a pas collé dans le décor. Vous êtes, comment dire… dans la vie mais dans la vie réelle, concrète. Vous ne paraissez pas avoir besoin d'un autre réconfort que celui que vous trouvez autour de vous… ensemble. Vous m'avez l'air "complets", si tu veux, voilà ! Le frère et la sœur se regardèrent une nouvelle fois. - Je ne sais pas si "ton" ami ne commence pas à m'agacer un peu à force de nous connaître aussi bien, dit Hanna, en faisant une petite grimace. Et ma part de mystère, à moi ? Une femme doit garder une part de mystère, non ? J'y ai droit. Andreï sourit avec juste un soupçon d'ironie et lui prit la main. - Hanna, ce n'est pas nécessaire. Tu es LE mystère. Comment peut-on être aussi jolie, aussi intelligente et avoir autant de charme à la fois ? Ca dépasse l'entendement d'un honnête homme. - Mais comme "ton" ami dit bien ces choses là, Alexandre, s'écria la jeune fille d'une voix haut perchée et papillonnant des yeux. - Hou la la, hou la la, lança Alexandre en se redressant avant de s'éloigner en lançant par dessus son épaule, ma soeur qui fait du charme à "mon" ami, maintenant ! Ne me mêlez pas à cette histoire, vous deux, je ne sais rien, je ne vois rien, je ne suis au courant de rien ! Andreï se sentit mal à l'aise, soudain. Il avait seulement voulu plaisanter et la conversation prenait un tour gênant. Il fut dèsarçonné par le rire d'Hanna. - Alexandre, Alexandre, viens l'aider, cria-t-elle, il ne va pas bien, maintenant. Plusieurs visages se tournèrent aussitôt de leur côté, attentifs. - Hé, ça ne va pas, Andreï ? - Tu as le mal de mer ? - Tu veux quelque chose à boire, Andreï ? Lea approchait. - Qu'est-ce qui se passe, Andreï, tu as besoin d'aide ? fit-elle. Andreï secouait lentement la tête, effaré. - Cette famille, Bon Dieu cette famille ! Je n'avais jamais vu ça… - Ah c'était une blague ? dit Léa en retournant près du mât. Tu te fais drôlement vite aux Clermont, on dirait, Andreï ? *** Le lendemain après-midi là il y eut un grand concours de thé, par équipe. Le jury goûta tous les arômes imaginables. Ce fut celle d'Igor Kalemnov, Gustave Stoops et Pablo Litri, les parents des cousins aviateurs, qui l'emporta. Leur thé fut élu "thé du printemps". *** Il faisait nuit noire, à près de 23 heures. Le grand canot de Millecrabe était le seul, amarré à la petite jetée du port de Primorskoje, qui comportait un fanal en haut de son court mât. Alexandre, Piotr et Andreï avaient accompagné à terre deux oncles qui venaient en chercher un troisième, Pierre Clermont, le père de François, du groupe des inséparables, arrivant du Ministère des Affaires Etrangères, à Kiev, par le train jusqu'à Odessa, puis par la route. Ils l'avaient trouvé dans le petit restaurant de pêcheurs, où les îliens aimaient se retrouver quand ils venaient sur le continent. Le long des rochers, au bout du village et à proximité du terminus du car. Il avait terminé de dîner et les attendait devant un cognac. C'était un homme de taille moyenne, assez mince, qui avait beaucoup d'allure. Il avait un visage mince, grave, las. Mais pas seulement de fatigue, on devinait une sorte de tension intérieure, profonde. Les garçons furent surpris qu'il ait aussi peu de bagage. Juste une mallette de cuir noir. Le trajet du restaurant à la jetée s'effectua presque en silence, dans l'obscurité. Malgré sa méconnaissance de la famille, Andreï sentait que les deux autres oncles, et même Piotr et Alexandre, n'étaient pas à l'aise. Piotr avait pris un fanal portable, dans le bateau, et marchait en tête pour éclairer le chemin. Andreï le rattrapa. - Ca va ? demanda-t-il doucement. - Je ne sais pas. Je te dirai ça tout à l'heure. Andreï aurait voulu insister mais il sentit que quelque chose le dépassait et, par réserve, pensant qu'il s'agissait d'une affaire de famille, n'insista pas. Mais il continua à marcher à côté de Piotr jusqu'au bateau. A bord Alexandre alla démarrer le moteur diesel pendant qu'Andreï et Piotr dénouaient les amarres. Puis Alexandre revint prendre la barre, les yeux sur le compas phosphorescent, à l'extérieur de la cabine ouverte, sans que personne n'eut ouvert la bouche. Il augmenta le régime du moteur pendant que le bateau mettait tout de suite le cap sur le large. Les oncles s'étaient assis sur un banc latéral, sur la grande plage arrière, près du barreur, pour bénéficier de la protection de la cabine contre le vent relatif qui n'allait pas tarder à se lever avec la vitesse. Bientôt l'étrave se souleva doucement sur une large vague et redescendit un peu plus vite de l'autre côté. - C'est bon de se retrouver une dernière fois ici, fit Pierre Clermont en respirant profondément l'air de la mer. Il se pencha sur le côté, au-dessus de l'eau, pour tenter de voir Millecrabe, au large. Mais, sans lune, on ne voyait rien à cette distance et il n'y avait pas de lumière allumée de ce côté de l'île. Ils gardaient tous le silence au point qu'Andreï songea que c'était tout sauf une arrivée en vacances… - Peux-tu nous dire quelque chose, Pierre ? finit par lâcher Eric Friteens, l'un des oncles, patron d'un petit cabinet comptable à Hambourg. - Oui… enfin quelques petites choses, répondit l'arrivant après un long silence. - … Ca va mal, bien mal, cousins. Ce "cousins" tombait curieusement mais Andreï comprit que, pour la génération des oncles, ils étaient et seraient toujours, entre eux, des cousins. - … en vérité tout tourne mal, tout s'effrite autour de nous, reprenait Pierre… On dirait que le monde s'éloigne de la Fédération. A l'étranger, nos correspondants habituels ne donnent plus que des informations sans importance, des avis creux. Nos représentations locales ne peuvent pas obtenir de conversations franches. On dirait que la terre entière nous a mis à l'index… Et, au sommet, on dirait que tout le monde trouve cela normal. Les signes sont là, pourtant. Si je les vois, moi, à mon échelon, au Chiffre, ils doivent bien s'en rendre compte aussi, quand même ! - Washington ? interrogea l'autre Oncle, Fabien Pitzor, cadre dans une fabrique de velours d'ameublement de Turin. Pierre haussa les épaules. - Ils nous vendent déjà du matériel stratégique, depuis un an, et espèrent qu'on va multiplier les commandes. Comme toujours : l'argent, toujours l'argent. Il y avait de l'écœurement dans sa voix. Ou plutôt de l'amertume. Il tourna la tête vers les jeunes gens qu'il voyait mal, dans l'ombre. - Quel âge avez-vous, les garçons ? - Tous plus de 21 ans, Pierre, répondit Eric Friteens à leur place, comme s'il les cautionnait. Ils sont concernés. Et ce sont des garçons sérieux. - Je ne connais pas ce garçon là, fit Pierre en regardant Andreï. - C'est un ami personnel, j'en réponds oncle Pierre répondit vivement Alexandre qui eut une ébauche de mouvement de la main, comme s'il allait prêter serment… "Sérieux…" que voulait dire par là l'oncle Eric, se demanda Andreï? Quel mot curieux, ici. Pourtant Pierre Clermont sembla y trouver une réponse à sa question. - Il faut se préparer, je le crains… reprit-il sans regarder personne en particulier, comme s'il se parlait à lui-même. - A ce point là ? fit encore Eric. Pierre hocha la tête sans répondre. - Pierre tu ne peux pas nous donner de faits précis, je le comprends bien mais… enfin dis-nous en davantage, s'il te plait. - Oh je ne suis détenteur d'aucun secret, en ce moment. Comme je te l'ai dit ce qui arrive sur les lignes du Chiffre est vide. C'est quand on fait des comparaisons que l'on comprend combien la situation est préoccupante. La semaine dernière notre ambassadeur en poste à Pékin a fait un voyage éclair à Kiev pour voir le premier Ministre et le Président. Un ami m'a raconté qu'il était très pâle en sortant du Palais de l'Europe. C'est un signe, vous voyez. Pas son état seulement, bien entendu, mais un ambassadeur qui se déplace en personne est forcément porteur de mauvaises nouvelles, ou d'une analyse de première importance. C'est plutôt à ça que je pense, d'ailleurs. Je sais… je sais que nos représentants à Pékin, et les consuls dans les grandes villes, n'obtiennent plus d'entretien avec les hauts-fonctionnaires ou les autorités chinoises. On les isole. C'est fou, ça… On fait le vide autour d'eux. Aucun haut fonctionnaire chinois ne veut être surpris à parler à l'un des membres de l'ambassade. Certains ont même peur, dit-on, peur d'être vus avec un de nos simples secrétaires d'ambassade, dans les cocktails ! Et les diplomates étrangers, en poste là-bas, nous fuient également. Ils en ont forcément reçu la consigne de leurs propres gouvernements, c'est évident. Tout le monde a peur, cousins. Il s'interrompit sans que personne ne le relance. Puis reprit : - Les câbles chiffrés provenant de nos missions diplomatiques en Corée ou à Manille, par exemple, sont une énigme, pour moi. Je me demande pourquoi on s'est donné la peine de les chiffrer, au départ, tant ils sont insignifiants ! Pourtant des demandes d'informations, d'analyses, partent tous les jours du ministère, à Kiev. Ce sont les câbles à chiffrer qui représentent le plus gros de notre travail, vous vous rendez compte ? - Quelle est l'impression générale, au Ministère, précisément ? - Bof, on n'en parle pas trop, entre nous. Par superstition, je crois. Les pessimistes disent trois semaines, un mois, les optimistes cinq à six mois. Ce qui me perturbe terriblement c'est l'entrevue que j'ai eue récemment avec le cousin Edouard, du Sénat. Il dit que la classe politique est entièrement absorbée par les prochaines élections présidentielles. Les leaders politiques de la Fédération sont plus préoccupés de se placer, que de la situation internationale dont ils semblent inconscients. Il est consterné. - Tu veux dire que … tout le monde envisage… - Bien entendu, Fabien. Ouvre les yeux, mon vieux ! Tout le monde sait que la Chine réarme depuis des années et qu'elle est prête. On a vu leurs escadres sur tous les océans de l'hémisphère sud. Leurs actualités cinématographiques sont pleines de troupes défilant à la perfection. Pas une centaine d'hommes, non, des régiments entiers. Cet entraînement ne s'obtient pas en quelques mois, voyons. Leurs avions ont accumulé les records du monde. Toute cette propagande a évidemment un but, vous ne croyez pas ? Ils préviennent le monde entier qu'ils sont terriblement puissants. "Attention à ceux qui voudraient se mettre en travers de notre route." C'est ça, uniquement ça, le but de cette propagande ! - Alors… Eric n'alla pas plus loin. Pierre Clermont reprit, en essuyant des embruns qui venaient de le frapper au visage : - Alors : oui c'est pour bientôt ! Du moins c'est mon sentiment. Peut être est-ce que je me trompe… Le seul point réconfortant, ou discordant, peut être, c'est que rien ne transparaît dans notre vie politique, ni dans les commentaires politiques. C'est pour ça que j'envisage malgré tout de me tromper, que le gouvernement sait ce qu'il fait… Dites, vous les garçons, fit-il en redressant la tête, vous êtes tous étudiants ? - Oui, firent, ensemble, Alexandre, qui s'était retourné, Piotr et Andreî. - Quand se déroulent vos examens ? - Comme chaque année, à la mi-juin, répondit Piotr. - Vous n'avez pas la possibilité d'avancer la date ? - Parfois un professeur accepte de faire passer l'oral d'un candidat dans les premiers, mais les dates sont figées, fit Alexandre. - Alors faites-moi confiance, mes enfants. Demandez à vos profs de faire ça pour vous, de vous faire passer très vite, inventez n'importe quelle raison… Je vais faire la même chose avec François, ici. Oh mon Dieu, ce que je suis en train de dire, soupira Pierre en passant ses mains devant son visage. - …je suis venu exclusivement pour cela, reprit-il soudain. J'ai obtenu deux jours, exceptionnellement, pour ce voyage, pendant une mission à Odessa, c'est pour ça que je suis venu. Je suis venu faire comprendre aux familles de se préparer. Je n'ai pas le droit d'être formel, je me suis engagé au secret en entrant au Ministère, il y a vingt deux ans. Ma conscience ne me permet que de suggérer qu'il pourrait y avoir bientôt la guerre. Mais vous, à qui je viens d'en dire plus, faites-leur comprendre, aidez-moi. Toutes les familles installées dans l'est, en Russie, en Ukraine, en Sibérie et au sud de celle-ci, sont en danger. Il n'y a rien à faire pour notre jeune génération, mais les anciens, au moins, il faut les protéger ! Pour Alexandre, Piotr et Andreï, cet instant fut le dernier moment des vacances d'avril 1945. La fin de leur jeunesse, en réalité. Ce qui les tourmenta fut qu'ils le devinèrent. En partie. ** Chapitre 3 La fin du printemps "1945" Igor Orlan ne disait rien. Sonia soutenait seule la conversation avec ses amis depuis qu'il était arrivé, peu auparavant, dans des vêtements étonnement fripés. Il y avait là des amis de Sonia, les Pavitch, notamment, dont le mari, petit fonctionnaire vieillot, était toujours vêtu d'un costume datant du siècle dernier, un lorgnon sur le nez ! Celui-ci l'avait accueilli d'un "Bonjour Igor Filloppovitch" ridicule. En russe ancien l'usage était de s'adresser, avec politesse, à quelqu'un en l'appelant par son prénom, en l'occurrence Igor, suivi du prénom de son père terminé par le suffixe "ievitch" ou "ovitch", signifiant "fils de". Un peu comme les Arabes avec leur "Ben". D'où le "Filippovitch"! C'était une coutume qui n'avait perduré qu'au siècle précédent, très vite recouvert du "Monsieur" Français ou "Mein herr" Allemand. Aujourd'hui c'était pédant et périmé. Mais Pavitch était comme ça. Igor n'avait jamais pu supporter l'ami de son ex-femme. Une vieille histoire, remontant au début du siècle, les années 1900, lui revint en mémoire. Un diplomate d'origine Française, Vincent Mourlot, avait été nommé en poste à Damas. A la première réception à laquelle il avait assisté, leur hôte, Arabe, voulant lui montrer sa courtoisie l'avait appelé : "Vincent ben Gustav Mourlot !" Gustav étant le prénom de son père… Le diplomate n'avait jamais pu se débarrasser de ce surnom, ensuite… Ils parlaient de la déclaration de guerre, bien entendu, et tous les poncifs défilaient. A cinquante ans Sonia paraissait encore plus à l'aise qu'autrefois. Comme si sa bonne éducation, peut être un peu vieillotte, elle aussi, se perfectionnait encore avec le temps, elle ne contredisait jamais personne, souriante, hôtesse parfaite. Elle avait le don de ne mettre personne en position délicate, dans une réunion, quel que soit le nombre de portes ouvertes que l'on enfonce devant elle ! A l'arrivée, imprévue, de son ex-mari, elle avait tout de suite vu qu'il était très troublé mais s'était abstenue de poser des questions. Igor n'était pas un homme à parler de choses personnelles en public. Les trois couples d'amis que Sonia recevait, au comportement un peu raide, empesé, étaient par ailleurs loin de son monde. Igor était un homme énergique, emporté parfois, direct et droit en tout cas, pour lui un chat était un chat ; mais foncièrement juste et honnête, au point de ne jamais hésiter à reconnaître ses torts. Enfin, pour peu qu'il en soit conscient, ce qui n'était pas toujours le cas ! De ses ancêtres Hongrois il avait gardé la prestance et, à 55 ans aujourd'hui, il avait toujours belle allure. Cette allure qui avait tellement plu à Sonia, autrefois, et à bien d'autres femmes, ensuite… Lorsque les trois couples finirent par s'en aller elle revint dans le salon où il était resté. Il était debout devant une large et haute fenêtre à petits carreaux ; comme dans la plupart de ces vieux immeubles bourgeois, en pierres de tailles, cossus, du centre de Brjansk, en Biélo Russie ; lui tournant le dos, contemplant le boulevard. D'ici il pouvait apercevoir sa voiture, une Delage de couleur beige, couverte de boue, garée le long du trottoir. Sans dire un mot Sonia servit de l'alcool de prune dans un petit verre à vodka, étroit et haut, qu'elle vint lui apporter. Quand il tourna les yeux vers elle, Sonia y vit une vraie détresse et la vieille tendresse remonta étrangement en elle. Elle dut faire un effort pour se borner à poser une main sur son bras. Ce fut pourtant suffisant. Ses yeux s'embuèrent et il se tourna brutalement, pour masquer son trouble, renversant quelques gouttes d'alcool, sur sa main qui tenait le verre. Il porta brusquement celui-ci à ses lèvres et le vida d'une seule lampée. Même pour lui c'était beaucoup à la fois et il eut une sorte de frisson, en avalant. - Tu crois que le petit va m'en vouloir ? dit-il enfin d'une voix un peu rauque. - Pour ne pas l'avoir embrassé avant son départ ? Bien sûr que non Igor. Tu devrais connaître un peu mieux ton neveu. - Bon Dieu j'étais coincé à Hambourg, Sonia ! J'ai voyagé pendant deux mois en Europe de l'ouest. J'avais des rendez-vous d'affaires pour la fabrique, c'était un voyage que je préparais depuis longtemps… J'ai voulu prendre le train pour rentrer, quand j'ai appris. Je me doutais bien qu'il allait être mobilisé. Mais l'Armée a fait le blocus sur les convois presque tout de suite. Tiens j'ai même essayé de prendre l'avion… - Toi ? - Oui. Enfin bon… C'est là que j'ai décidé de téléphoner. Quand tu m'as dit qu'il était mobilisé, j'ai acheté une voiture sur place ! - Mais tu en as déjà une, Igor, fit Sonia, stupéfaite. Il hocha machinalement la tête et lui tendit le verre qu'il tenait toujours. Elle le prit et alla le remplir à nouveau, mais s'arrêtant à la moitié, cette fois. - C'est une bonne auto, enfin peu importe. Mais les routes, Sonia, les routes… Une expédition pour revenir de là-bas. Le pays est dans une pagaille indescriptible, si tu savais… Les Nationales sont quasi réquisitionnées par l'Armée pour ses convois routiers et on te dévie sans te dire où tu vas aboutir. Tu rencontres aussi bien des camions militaires en face de toi que dans ton sens, que tu ne peux pas doubler. Ils montent vers le nord, vont au sud, vers l'est… L'Europe ressemble à une fourmilière où tout le monde s'agite dans un désordre inouï. J'ai vu des choses ahurissantes. Je me suis retrouvé en Roumanie, à force d'être détourné par de petites routes, tu te rends compte ! Je n'ai même pas compté le nombre de nuits où j'ai dormi dans la voiture. J'ai mis douze jours à rentrer. Et maintenant Antoine est parti. Tu as de ses nouvelles ? Tu sais où il se trouve ? Sonia secoua la tête. - Il partait vers un dépôt, dans le sud-est. Il n'a probablement pas encore eu le temps d'écrire. Ou alors l'Armée ne fait pas suivre le courrier. - Et tu ne t'inquiètes pas ? fit-il soudain en colère. - On ne peut rien faire, Igor. Il faut attendre. Ici aussi tout est déréglé, les commerçants sont dévalisés, comme si on s'attendait à ce qu'ils ne soient plus approvisionnés. C'est absurde. Ian Koltsky disait, avant que tu n'arrives, tout à l'heure, que c'était la même chose en 1915, et que la situation politique, avec ces futures élections auxquelles personne ne comprend rien, n'arrangent pas les choses. - Oh Koltsky… - Il est tout de même chef de service à la préfecture. Il dit que tout ça est une question d'argent. Que certains vont se remplir les poches. Qu'il n'y a pas de véritable pénurie mais que c'est un procédé pour faire monter les prix. - Ca c'est sûrement vrai. J'ai pu téléphoner à la fabrique. On attend, paraît-il des contrats d'Etat. C'est ça une guerre. Des gamins vont perdre la vie, au front, et d'autres s'enrichissent, à l'arrière ! - Tu ne va pas recevoir une affectation ? demanda Sonia, la voix un peu moins sûre. - Pas à mon âge. J'étais simple soldat, pendant la Première Guerre, je ne figure pas même dans la seconde réserve. Parle-moi du petit, comment était-il quand il est parti ? - Tu le connais. Il ne montrait rien. Heureusement il avait terminé ses examens depuis une dizaine de jours. Il a obtenu sa maîtrise, tu sais ? - Bien sûr, enfin non je ne le savais pas, mais je ne suis pas étonné. Il n'a jamais échoué à un examen, n'est-ce pas ? Bon Dieu pourquoi cette guerre, Sonia ? Pourquoi ? *** - Mais comment c'est possible, hein ? Comment c'est possible ? Tout n'était qu'agitations désordonnées faites de véhicules, entrant ou sortant de l'immense cour, plus ou moins chargés d'hommes, tantôt en uniforme, tantôt en vêtements civils, et de types à pieds, les uns se dépêchant, les autres paraissant désœuvrés, déambulant par groupes de deux ou trois, des bagages ou des ballots à la main. L'immense cour du Centre de Tri et d'Affectation, avec ces files d'hommes, si longues, paraissait chaotique. En revanche le bruit, faible, était surprenant. Beaucoup moins fort que ce à quoi on s'attendait devant des milliers d'hommes rassemblés. Une sorte de rumeur, de bourdonnement plutôt, dont le niveau ne s'élevait jamais. C'est ça qui était impressionnant. Dans leur file, l'homme qui s'était à moitié retourné vers Antoine en posant cette question, secouait la tête, d'un air las, comme s'il cherchait à comprendre quelque chose. Oui, c'était vrai, il avait raison ce type, comment était-ce possible ? Mais que lui répondre…? Et d'ailleurs cherchait-il véritablement une réponse ? Il avait un regard incertain. Mal à l'aise, Antoine haussa vaguement les épaules. Il n'y avait pas de réponse à cette question. Chacun devait s'efforcer de trouver la sienne. Celle qui ferait taire sa propre anxiété. A 24 ans Antoine était un homme plutôt grand, un mètre quatre-vingt quatre ; sa génération était plus grande que les précédentes ; à la morphologie longiligne, une musculature dense et fine, davantage faite pour des efforts rapides et intenses que de longues durées. Le sprint plus que le fonds. En revanche il avait l'avantage de récupérer très vite d'un effort. Un sportif mais pas un athlète. Ses cheveux, châtain clair, assez longs, coiffés avec une raie sur le côté, lui donnaient un air sérieux, d'intellectuel, que l'on aurait davantage vu dans un laboratoire ou dans une bibliothèque, entouré de gros livres. Le visage assez étroit et le menton un peu trop fort, pourtant, pour que l'ensemble soit parfaitement équilibré. Il avait une assez grande bouche, sensible, aux lèvres très dessinées et les petites rides, de chaque côté semblaient indiquer un goût pour la moquerie alors qu'il avait une mine concentrée. Ses yeux étaient étonnants par leur banalité. Alors qu'ils étaient d'une assez jolie couleur tantôt verte, tantôt grise, on ne les remarquait pas dans la vie courante. Mais s'il était en colère alors ils vous sautaient au visage tant leur expression était intense, imposant leur volonté ! Cependant ce qui frappait d'abord c'était son impression de calme, de réflexion. Il paraissait de ces gens de qui on demande toujours un conseil, comme s'ils savaient toujours résoudre tous les problèmes des autres. - Ca leur a pas suffit cette boucherie de la Première Guerre continentale ? reprenait l'autre, sans paraître s'adresser vraiment à lui… Alors, tous les trente ans, faut un nouveau cauchemar ?… Puis sa voix se fit plus dure. - … Qu'est-ce qu'ils ont foutu, au gouvernement, hein ? Ils ont pas pu éviter ça ? A quoi ils servent ces gens là ? A quoi ils servent, hein ? On les paye pour quoi ? Les ministres et tout ça ? Cette fois il avait saisi le col de la veste d'Antoine et commençait à le secouer. Celui-ci lui prit les poignets et le repoussa lentement. Il savait bien que l'autre ne lui voulait pas de mal. Qu'il s'en prenait à lui par hasard. Qu'il était seulement désespéré. Comme tout le monde ! Et puis ils étaient tous fatigués, aussi, après cinq interminables jours de voyage. L'Armée avait mis des trains de voyageurs ; et non pas des wagons de marchandises comme au début de la Première Guerre ; à la disposition des mobilisés pour les acheminer directement vers de grands Centres de Tri où les unités étaient immédiatement constituées, disait-on. On ajoutait même qu'à cause de cela il n'y avait pratiquement plus de trafic dans l'Europe de l'Ouest, en France, en Italie, en Allemagne, en Hongrie et partout. Le bruit courait qu'il n'y avait plus de trains civils, uniquement un trafic militaire, mais les routes étaient encombrées de voitures particulières. Leur train, à eux, était immense. Huit grosses locomotives à vapeur le tiraient. Il fallait bien cela pour traîner les soixante-quatorze wagons, aux compartiments pleins, qui s'étaient éternisés à traverser la Russie et l'Ukraine, pour arriver ici, près de Raliz, à l'est de Balasow. Antoine n'avait même jamais entendu prononcer le nom de Raliz, auparavant. D'après les quais de la gare où ils étaient descendus, la ville devait être assez petite. On y sentait déjà des allures d'Asie. L'odeur de l'air, peut être, d'épices, la teinte du ciel ? On les avait transportés relativement confortablement mais la nourriture était à leur charge jusqu'au Centre : ils n'étaient pas encore totalement membres de l'Armée, n'est-ce pas ? Bien que cela ait été formellement stipulé sur leur feuille de route, beaucoup d'hommes étaient arrivés aux gares d'embarquement sans rien à manger. Les copains, enfin les occupants des compartiments, avaient partagé leurs propres victuailles, retrouvant des habitudes vieilles comme le monde, vieilles comme la guerre. Ce devait être héréditaire, songea Antoine. Les attitudes sont inscrites dans les gènes. Violence ou générosité. Le hasard, ou la chance. Le gars l'avait lâché et lui tournait le dos sans rien ajouter, se remettant dans la file. Le regard d'Antoine dériva vers les quinze ou vingt autres longues queues qui s'étendaient, depuis les hautes et grandes grilles du Centre, loin derrière eux, désormais, jusqu'aux petites portes de la suite ininterrompue d'énormes bâtisses, devant eux. Celles-ci constituaient une cour de caserne. Comme partout dans le monde, dans ces lieux-là : un immense rectangle de terre nue, entourant un mât et un drapeau, cent mètres d'un côté, bien le double de l'autre. Il faisait chaud, maintenant, et beaucoup d'hommes avaient tombé la veste, ou ce qui en tenait lieu. Quelques trouffions en uniforme, des jeunes qui faisaient leur service militaire, probablement, venaient d'apparaître avec de grands seaux d'eau et des quarts métalliques qu'ils tendaient à ceux qui réclamaient à boire. Depuis son premier jour le printemps avait été beau. A la fac tout le monde prétendait attendre les vacances avec impatience, peut être pour masquer l'angoisse des examens de fin d'année ! Lui, au moins, pouvait se dire qu'il n'avait pas perdu une année. Tous les étudiants de Maîtrise qui avaient rendu un Mémoire accepté, seraient dispensés de passer l'oral devant un jury, avait annoncé le recteur, à l'université de Minsk. Son dur travail des deux dernières années ; après ses dix-huit mois de service national, qui avait interrompu momentanément ses études, puisqu'il avait délibérément fait ce choix ; avait reçu l'approbation de son prof. Il était donc désormais Maître en Droit, futur spécialiste de Droit Constitutionnel. Loin du compte, cependant, étant donné ses projets. En outre combien de titulaires de Maîtrises de sa génération, quelle que soit leur discipline, Lettres, Mathématiques, Sciences ou autre, seraient encore en vie quand cette guerre prendrait fin ? Tant de gens sacrifiés, tant de connaissances définitivement perdues, tant d'efforts anéantis, une génération décapitée, probablement. Et pour quoi ? Parce que les Chinois voulaient imposer la prédominance et la pureté de la race asiatique, de la culture asiatique ? Bon d'accord ils roulaient en char quand les Européens de l'ouest en étaient encore à l'âge tribal, ou presque. Mais ça ne tenait pas debout, pas au milieu du XXème siècle ! Jamais l'Empereur, jamais Napoléon, autrefois, n'aurait été pris au dépourvu. La Terre était assez vaste, Nom de Dieu ! Il n'avait pas tort l'autre type. Comment le gouvernement avait-il pu être assez aveugle pour ne pas reconnaître, en Chine, les signes inquiétants de réarmement, depuis déjà des années. Le sentiment national y était très fort. Après la cruelle victoire de la Première Guerre, vingt-cinq ans plus tôt, après ces millions de morts, comment le gouvernement de la Fédération des Républiques Européennes, comment les politiciens d'aujourd'hui, lointains héritiers de Napoléon, tout de même, avaient-il pu être aussi inconscients, incompétents ? Il fut soudain agacé de son propre comportement. Ce n'était pas son genre que de s'apitoyer sur son sort. Pas un optimiste à tout crin, mais assez bien équilibré, pensait-il, pour se révolter seulement quand ça servait à quelque chose. Rester calme quand il ne pouvait que subir une situation qui le dépassait. Il tourna les yeux vers la droite et remarqua pour la première fois une autre file, à l'écart, assez loin, de l'autre côté de la grande cour. Beaucoup moins longue que celles qui se trouvaient de ce côté-ci. Un panneau était accroché au-dessus de la porte où elle aboutissait en pénétrant dans l'immense bâtiment. C'était loin et ses yeux mirent un instant à accommoder. Un mot assez court. Trop loin pour le lire véritablement, mais son cerveau fit une association et traduisit le nombre approximatif de lettres : "OFFICIERS". Il jura à mi-voix et se baissa pour saisir sa valise, qu'il poussait du pied depuis un moment pour suivre la lente progression de sa file. D'un coup de rein, il remonta la bride du sac qu'il portait à l'épaule et ne put s'empêcher de glisser au gars qui le suivait, comme pour s'excuser : - Trompé de file. Puis il quitta le rang et se mit en marche, un peu gêné des regards qu'il sentait dans son dos. Il calcula rapidement qu'il aurait une cinquantaine de personnes devant lui, seulement, dans l'autre file. S'il n'y en avait pas trop à l'intérieur, l'attente ne serait pas tellement longue. - Eh vous… où allez-vous ? La voix était désagréable, sèche, puissante. Sans avoir besoin de se retourner immédiatement, Antoine sut qu'il venait d'être interpellé par un sous-officier de carrière. C'est à cet instant précis qu'il fit mentalement un bond de deux ans en arrière, retrouva des habitudes, un climat. C'est à cet instant qu'il réintégra l'Armée. D'instinct il stoppa et retrouva les mouvements calmes qu'on lui avait appris à maîtriser, pour se retourner lentement en montrant du doigt la petite file. Un Sergent-Chef se tenait à une vingtaine de mètres. Soldat de carrière, en effet, d'après le liseré longeant ses galons, son âge et la raideur de son attitude. Antoine faillit répondre sèchement et se rendit compte qu'il retrouvait la tentation des mois qui avaient suivi sa formation d' E.O.R., ElèveOfficier de Réserve. Les E.O.R. éprouvaient souvent une rancune ridicule, mais parfois compréhensible, envers les sous-officiers de carrière qui les avaient parfois rembarrés, humiliés, pendant les mois de formation. Les sous-off avaient mis des années à franchir les différents grades, et ils avaient de la peine à accepter que ces étudiants, élèves-officiers, deviendraient leurs supérieurs après six mois de cours seulement. Alors leur dépit, naturel, les amenait à cette attitude cassante, blessante. De cette situation conflictuelle naissaient des aversions idiotes entre sous-off de carrière et réservistes. L'attitude du gars rappela cette époque à Antoine qui fut tenté, fugitivement, de tendre un piège à ce pauvre type. Alors il se reprit et fit un effort pour sourire aimablement en posant sa valise. Le type parut hésiter et se décida à avancer, méfiant mais baissant d'un ton. - Vous… vous êtes Officier de réserve…? Il ne savait comment terminer sa phrase devant un civil, sans galons, pour lui indiquer quel grade employer. - Oui, Chef. Je m'étais trompé de file, répliqua Antoine. Le sous-off hésitait devant le ton ; peut être insolite à ses yeux ; finalement assez courtois. Fallait-il le prendre comme un signe de faiblesse d'un petit couillon de réserviste ou… de la vraie "politesse"? Il pouvait toujours demander à voir l'ordre de mobilisation, bien sûr, mais si ce petit prétentieux était en réalité un salopard, il se ferait un ennemi pour rien, même si l'autre recevait son affectation en quelques jours et quittait le Centre. Alors le Sergent-Chef décida d'être prudent, il ralentit, mais opta, bêtement, pour une demi mesure, un geste vague de la main, un peu sec. Comme pour dire "vous pouvez passer, mais dépêchezvous". Un signe maladroit en soi. Il ressemblait trop à celui d'un policier, distant, plein de morgue, faisant circuler des passants soumis. Antoine ne réagit pas. Il n'était plus temps d'être susceptible. C'était la guerre, maintenant. Ces bêtises appartenaient au passé. Et c'est à sa réaction qu'il réalisa que lui, Antoine Kouline, vingt-quatre ans, citoyen de la Fédération des Républiques Européennes, d'origine Française, étudiant en Droit, résidant à Brjansk, Biélorussie, Lieutenant de réserve, venait d'entrer dans cette guerre. *** Il finissait de déjeuner, au mess du Dépôt de Kazacka, une pièce rectangulaire, immense, haute de plafond comme tous ces vieux bâtiments du XIXème siècle, avec des fenêtres étroites qui donnaient une lumière si chiche que l'électricité restait allumée pendant tous les repas. Douze bâtisses grises, en fer à cheval, la traditionnelle cour au milieu, parcourue de pelotons en short et torse nu, la peau encore blanche montrant qu’ils étaient nouvellement incorporés trottant ou faisant l'exercice, sous les ordres d'un sergent hurlant, et un petit muret surmonté d'une grille, côté route, voilà à quoi ressemblait le Dépôt de Kazacka. Il y avait là de quoi abriter pour le moins une Brigade entière. Mais c'était loin du compte, en ce moment. En arrivant il avait aperçu une véritable ville de toile, sur la gauche des bâtiments. Des milliers de tentes du modèle standard de l'Armée en campagne, vingt hommes, dix lits de toile de chaque côté d'une allée centrale où se trouvaient les deux mâts soutenant l'ensemble. Avec des toiles de toutes les teintes du kaki, selon leur degré d'usure, d'exposition au soleil. Voilà donc où étaient cantonnés les mobilisés, le réservoir où l'on puisait pour constituer les unités. Car de l'autre côté de la caserne proprement dite s'étalait le Dépôt de matériel. Des véhicules, des canons, à perte de vue et d'autres tentes immenses, protégeant ce qui était livré en caisses, les armes individuelles et les munitions pas même enterrées dans des dépôts… C'était l'un des deux mess du Dépôt et tous les officiers, ils étaient sûrement plusieurs centaines, en ce moment, y prenaient leurs repas, en trois ou quatre services. La salle était organisée en sortes de coins, chacun correspondant à une unité. Apparemment les officiers pouvaient s'asseoir où ils le voulaient mais il était de bon ton de rester parmi ceux de son unité. Et là les chefs imposaient un ordonnancement particulier. Il y avait des colonels qui voulaient des tables en fer à cheval ou en carré, les plus libéraux acceptaient des tables de quatre, disséminées sur leur territoire. D'ailleurs une pancarte, au bout d'un simple bâton indiquait de quelle unité il s'agissait. C'est ainsi qu'il avait trouvé celui de la 149ème DBIP. Antoine n'avait pas encore mémorisé les noms des différents officiers de son unité. Au Centre de Tri et d'Affectation de Raliz, la veille, un Commandant avait vérifié son ordre de mobilisation, puis son livret militaire qui comportait le résumé des dix-huit mois qu'il avait déjà passés dans l'Armée pour faire son service national, la date, enfin, de ses nominations. Celle de Sous-Lieutenant, après l'examen final aux E.O.R., puis de Lieutenant ; automatique pour les réservistes ; un an plus tard, à son retour à la vie civile, et lui avait donné son affectation : 149ème DBIP, Demi-Brigade-d'Infanterie-Portée, en formation au Dépôt de Kazacka. Le Centre de Tri n'avait qu'une vocation d'accueil et de ventilation des mobilisés, de leur affectation, sur le papier, à des unités. La réalité commençait dans un Dépôt, l'étape suivante, où on les avait emmenés en camion, l'après-midi même, toujours en civil. C'était l'habitude de l'Armée que de créer ce qu'on appelait ; si désagréablement d'ailleurs ; des Dépôts, pour donner naissance aux unités. A la fois un entassement fabuleux de matériels, la totalité de ce qui était nécessaire à l'équipement, au fonctionnement de régiments entiers, depuis les brosses à dents jusqu'aux cartouches, en passant par les pièces détachées pour les engins etc. Mais c'était aussi un dépôt… d'hommes ! C'est là que le mot devenait maladroit, blessant. On y envoyait des milliers d'individus, après leur passage dans un Centre de Tri d'où ils étaient orientés vers des régiments, à partir d'on ne savait quels mystérieux critères. C'était dans les Dépôts que ces unités voyaient vraiment le jour. L'idée de base devait être qu'il était plus rationnel d'envoyer d'abord les soldats au loin, en direction du front, plutôt que de constituer tout de suite des régiments à l'arrière et de leur faire faire mouvement ensuite, avec tout leur matériel, créant d'énormes problèmes de transport. Probablement bien vu. L'expérience de la Première Guerre avait au moins servi à cela. Néanmoins, chaque Dépôt avait une destination précise, avait-il appris. Celui de Kazacka, tenue à demeure par les hommes du 19ème Régiment d'Infanterie de la Garde, dans leur tenue grise si reconnaissable, n'incorporait que des soldats d'infanterie. Toutes les sortes d'infanteries : Infanterie de Ligne, Infanterie d'Assaut, Infanterie Légère, Infanterie Portée. Antoine avait appris qu'il y avait un autre Dépôt, à une cinquantaine de km au nord, spécialisé dans l'artillerie et, à la sortie de Balasow, proche aussi, un troisième constituait des régiments de chars, l'importante gare de triage assurant probablement la livraison, par rail, de leur matériel lourd. Logique, même si un cantonnement à la sortie d'une grande ville aurait davantage satisfait tous les mobilisés… Antoine était attablé dans l'un des mess d'officiers, empli aussi bien de mobilisés en civil, pas encore habillés, que de réservistes qui avaient déjà reçu leur tenue, dite de "travail". On y voyait essentiellement les nouveaux uniformes de l'Armée de terre. De l'Infanterie, plus précisément, blouson long descendant jusqu'aux hanches, marron moyen et pantalon plus foncé, couleur tabac, les épaulettes kaki avec les barrettes, métalliques maintenant, du grade. D'une manière générale, seuls les officiers de carrière portaient la vareuse avec le col officier, inspiré des vieux uniformes à la Prussienne. *** - … faites quoi, avez-vous dit ? La question venait de lui être posée par son unique voisin de table, un Capitaine en vareuse, bien coupée pour une tenue de travail ; le petit col officier montant juste ce qu'il fallait, pour dissimuler la chemise, le long du cou, et ne pas faire "nostalgique-Prussien". Son visage était sévère, tout en longueur, fermé, expression renforcée par des petites lunettes rondes aux montures métalliques. Il s'était sobrement présenté sous le nom de Charles Bodescu, au début du repas. Probablement d'origine roumaine. En tout cas son nom y faisait penser. Pourtant il n'avait pas l'accent chantant ni les roulements de "r" qu'ont les Roumains quand ils parlent le Français. Il devait avoir autour de trente ans, ce qui était assez jeune pour un officier de carrière, diplômé de l'école d'Etat-Major, comme l'indiquait le petit liseré rouge sur les épaulettes. Il portait donc la vareuse "de travail" qui ne se distinguait guère de la tenue "de sortie" que par la qualité du tissu ! Il était de taille moyenne mais avec un buste, long et fluide qui, à table, le faisait paraître grand. En vérité il devait être plus costaud qu'il n'en donnait l'impression. L'expression de sévérité de son visage était tempérée par une série de petites rides, sur les joues ; des rides verticales, et non pas en formes de "guillemets", de part et d'autre de la bouche. Tout allait de haut en bas sur le visage de ce type ; qui faisaient penser qu'il devait sourire plus souvent qu'il n'y paraissait, et on voyait une sorte d'humour latent dans ses yeux bruns. Mais ces sacrées petites lunettes rondes lui donnaient un air ahuri que l'on n'avait pas envie de mettre à l'épreuve quand on rencontrait ses yeux bleus. Manifestement il était à sa place, dans l'Armée, il avait le regard d'un type fait pour commander. Le front haut, ses cheveux étaient blonds foncés, à la limite du châtain, drus, coupés courts, mais pas en brosse, néanmoins. Ses traits, creusés, avaient tendance à le vieillir. Finalement il n'avait peut être pas encore atteint la trentaine. Il donnait une impression de sérieux et d'efficacité. Son visage était mince avec des pommettes qui trahissaient à l'évidence un mélange racial avec, notamment, une irruption sibérienne ou asiatique, à une époque ou une autre dans l'histoire de sa famille ! C'était l'une des conséquences de la conquête Napoléonienne et de son unification de l'Europe, depuis l'Atlantique jusqu'au Pacifique, au début du XIXème siècle. Il n'y avait pas loin de cent cinquante ans de cela. Une unification qui s'était faite dans la douleur, n'avançant qu'à tous petits pas, traités après traités, pour convaincre les républiques qu'elles ne perdaient pas leur identité, leur originalité. Pas davantage que les Provençaux devant les Alsaciens dans la vieille France, unie. Ceci surtout à l'est, depuis la Russie jusqu'aux républiques orientales. C'était finalement la guerre de 1880 qui avait marqué le vrai début de l'unification, terminée, véritablement, en 1920, à la fin de la Première Guerre. Près d'un siècle d'efforts successifs pour pas grand chose, en vérité, alors que cinq ans d'une guerre effroyable avait soudé les peuples constituant une nation ! La nation européenne. La véritable épopée de la Grande Armée de Napoléon, avait vraiment commencé le 1 septembre 1812. Ce jour là, la Grande Armée abandonnait définitivement les traces de l'Armée de Koutouzov, en direction de Moscou ; qu'elle poursuivait depuis Smolensk, après la bataille de Borodino, pour obliquer soudainement, vers le sud, l'Ukraine. Ce ne fut qu'ensuite ; après qu'elle s'y fut reposée, pendant la fin de l'hiver et le printemps, qu'elle se fut réorganisée et, renforcée par des troupes ukrainiennes ralliées, notamment une division de cavalerie qui contribua, par une charge démente à écraser, laminer l'Armée du tsar, à Soumy, au nord est de Kiev. Celle-ci avait bien été obligée de descendre vers elle puisque Napoléon avait refusé de la suivre jusqu'à Moscou, c'est ensuite, donc, que la Grande Armée obliqua vers l'est pour accomplir le grand projet de l'Empereur. Recomposée, en une grande quantité de Colonnes, rendues très mobiles grâce aux chevaux de l'armée tsariste récupérés après la bataille, elle se lança à travers le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, le Kirghizstan et la Sibérie du sud jusqu'au Détroit de Béring et le Kamtchatka, mettant des années à unifier, pacifier des territoires immenses. Ces Colonnes avaient été, paradoxalement, rendues homogènes en étant constituées d'unités hétéroclites venant de toutes les origines, comme la Grande Armée en était l'exemple. A côté des divisions venant de la conscription française, on trouvait l'Armée de Dalmatie de Marmont, les Bavarois de Lefebvre, les Saxons de Bernadotte, les Hussard Polonais, les chasseurs de Westphalie et les Chevaux-Légers Ukrainiens, en tout 350 000 hommes, 200 000 de plus qu'à Wagram ! L'Armée la plus puissante que Napoléon n'eut jamais rassemblée et qu'il divisa pour lancer sa grande conquête de l'Est. C'est ici que son génie militaire avait montré son efficacité. Pour les grandes guerres d'Europe de l'Ouest lui, l'ancien artilleur, avait doté son Armée des canons maniables, légers, propres aux guerres de mouvement. Des pièces attelées, de 4, de 8 et de 12, tirant 3 coups à la minute et d'une portée de 1200 à 1800 mètres. Cette artillerie là avait été le martyr de l'armée tsariste, à Soumy. Ensuite, pendant la Grande Conquête elle devait, effectivement, lui assurer une succession de victoires faciles lorsque des batailles d'importance s'avérèrent nécessaires. Mais, la plupart du temps, cette conquête fut une affaire de diplomatie, de négociations avec des tribus, des clans, des populations locales assez méprisées, jusque là, par le Tsar. D'où sa lenteur. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y eut pas de problèmes. A commencer par les hommes eux-mêmes. Les soldats ont besoin de manger à leur faim, mais aussi de garder leur moral, au fil des années de campagne. A l'époque, les viols concouraient "traditionnellement" à conserver le moral des troupes…! Tout à son projet de "pacification", Napoléon n'en voulut plus ! Il fallait impérativement les éviter, dans des régions qu'il souhaitait unifier, rallier à l'Empire. Mais il devait compenser cet appétit là ! C'est ainsi que les généraux avaient reçu l'ordre de tenir sévèrement la troupe, d'interdire les pillages et de sanctionner sévèrement les viols. En échange les soldats de la Grande Armée avaient donc reçu la permission de… se marier en terres étrangères ! La nouvelle avait eu un surprenant et fantastique succès. Ce que l'on ignorait, à l'époque, c'est que, depuis deux ans Napoléon avait un livre de chevet qui ne le quittait plus, même quand il était en campagne. C'était un ouvrage italien d'Edmundo Presti : "Les grandes erreurs des grandes conquêtes, de la Perse aux Croisades", expliquant par le menu pourquoi les grands conquérants avaient finalement échoué, au fil des siècles. On le sut bien après la disparition de l'Empereur, grâce aux mémoires de M. Constant, le premier valet de Napoléon. Et cette lecture, apparemment, avait profondément modifié son comportement, ses ambitions. Il voyait loin, rêvait d'un empire colossal, même si le mot ne lui plaisait plus, une Grande Europe, une "Fédération", il en eut l'idée en 1815. Qu'il réussit bel et bien à réaliser, tant bien que mal ! Les hasards de l'Histoire. Sa politique évoluant fondamentalement ; après avoir été pour le moins rigide, il fut pris d'un libéralisme étonnant jusqu'à sa mort, pris par son grand projet de ne pas tomber dans le travers des grands conquérants, Persiques notamment. Il eut l'habileté de rétablir les familles régnantes, dans chaque pays qui le souhaitait. Mais sans pouvoir ! Cela commençait par retirer ses parents, ses alliés, des postes où il les avait placés, en Europe. Il n'hésita pas. En "exportant" le principe de la Révolution Française, en donnant des terres, établissant la liberté et l'égalité, installant un peu partout en Europe des Républiques authentiques, à l'image de celle de la France de 1795 ; épurée de ses excès, il fit l'union des populations ! Et les regroupant au sein d'une Fédération d'Etats, sous l'autorité d'un Sénat Fédéral et d'un chef unique, lui-même. Son orgueil, démesuré, le poussait à réaliser ce que personne, avant lui, n'avait réussi : installer, durablement, une nation immense, une fédération de Républiques, organisées "Républicainement", chacune avec son propre Sénat, soumis au Sénat Fédéral, des représentants du peuple et un Président. Une Fédération qui survivrait à son créateur. Son orgueil le poussa à conserver le titre ; ce dont on le moqua beaucoup, pendant un certain temps ; d'Empereur-Président pour réaliser son rêve : lier durablement des peuples d'origines totalement différentes. Même Alexandre le Grand n'y avait pas réussi ! Pour cela il comprit qu'il fallait accepter les particularités de chacun des composants, établir des grands principes de lois, applicables partout, mais après des aménagements locaux respectant les coutumes. C'est ce libéralisme qui montra son génie, car il devait se faire violence. L'étendue du projet le lui imposait et il sut se contrôler. Par ordre d'ancienneté, les soldats de son Armée furent donc autorisés à fonder une famille et à s'installer sur place, au fil des étapes. Le prestige de la Grande Armée, jamais vaincue ; son armement exceptionnel, lui donnaient un ascendant stupéfiant auprès des populations locales de ces Territoires. Son nouveau fusil, lourd, mais à deux canons superposés modèle 1810; les deux chiens déplacés sur le côté ; était enfin arrivé en unité quand la Grande Armée descendit vers l'Ukraine. C'était une arme qui marquait une étape avec son tir tellement plus rapide et précis. Conçu dans les manufactures de France et utilisant des cartouches en carton, toute faites, qu'il suffisait de déchirer avec les dents, pour charger l'arme, le fusil Français impressionna terriblement les tribus de l'est. Plus facilement encore que par le passé, en Europe de l'ouest, les colonels n'eurent aucun mal à recruter de nouveaux soldats, Russes, Ukrainiens, Kazakhs, Kirghizes, Cosaques, Sibériens, pour remplacer les plus anciens soldats, autorisés à devenir de "nouveaux mariés", et laissés en cours de route. Car la seule condition exigée officiellement pour ces mariages était d'avoir plus de cinq ans de campagnes. C'était le cas de presque tous les anciens de la Grande Armée, souvent partis de chez eux depuis plus de sept ans ! En revanche les autorités avaient délibérément "omis" d'envisager le cas des soldats déjà mariés en France, et devenant ainsi bigames… Il fallait aussi se souvenir que tout membre de la Grande Armée qui fondait une famille avec une jeune étrangère recevait des terres, des couples de moutons et de chèvres, et une petite, assez petite, c'est vrai, somme en or. Cette décision avait une autre conséquence, politiquement et stratégiquement habile : les soldats qui épousaient une jeune russe, Ukrainienne ou sibérienne, s'installaient donc sur place, et devenaient d'autorité chef de village ! Pour les aider en cela, et pour augmenter leur prestige, ils recevaient de l'intendance un armement moderne. Des fusils, d'abord, de la poudre et des balles, outre des cartouches "complètes", afin de se constituer une sérieuse réserve. Mais aussi un pistolet d'arçon qui allait devenir célèbre, le Beauchamp-Lorenzoni de 1812. Beauchamp était un ingénieur d'armement qui avait repris l'idée de l'Italien Lorenzoni. Celui-ci, à la demande des Medicis, en 1680, avait imaginé un pistolet avec trois canons rotatifs, disposé en triangle, que l'on faisait tourner à la main ! L'arme n'avait jamais eu de suite mais Beauchamp avait repris l'idée, 150 ans plus tard, et l'avait modernisée. Le pistolet, à trois canons ; assez lourd, il est vrai ; pouvait bel et bien tirer trois fois avant d'être rechargé… Avec le fusil modèle 1810 un soldat de la Grande Armée pouvait ainsi tirer cinq fois avant de devoir recharger ! Ce qui lui prenait, certes, du temps. Et le principe de la cartouche avait été appliqué au Beauchamp. Si bien que le temps de rechargement avait tout de même été réduit. Ces deux armes avaient donné à la Grande Armée un avantage fantastique, capital. Et l'impact de cet armement, sur les populations des villages, était énorme. Car les nouveaux mariés s'engageaient à former une petite milice, afin de maintenir l'ordre, dans leur région. Le Kazakh, le Sibérien, l'Ouzbek, le Cosaque plus encore, sont des chasseursnés. Posséder un fusil ; et, mieux encore : un cheval et un fusil ; était le symbole de la vraie richesse et de l'autorité. Une sorte d'aristocratie du peuple. Alors un fusil à deux canons, comme le modèle 1810 français, et un pistolet à trois coups, tenaient du rêve ! C'était aussi la raison pour laquelle les "jeunes mariées" n'étaient pas les plus laides de leur village, malgré l'allure des "jeunes mariés" Français ! Chaque village-garnison eut donc sa milice. Ce qui évitait de laisser des troupes un peu partout pour surveiller la région "pacifiée" et les lignes arrière françaises. Le maintien de celles-ci était évidemment vital pour assurer le lien avec Paris, et l'acheminement des matériels, par le biais d'immenses convois de chariots. Et aussi pour rendre compte à Napoléon ; revenu en France pour faire face à l'Angleterre, même si celle-ci était désormais grandement préoccupée par la révolte des Québécois ; des progrès de l'avance. Henri Lacouture, un trappeur canadien Français du Québec, avait lancé un mouvement indépendantiste, en 1810, qui connut tout de suite un grand soutien populaire. Néanmoins les troupes anglaises dépêchées sur place n'eurent aucun mal, au début à, rétablir l'ordre. C'est alors que Napoléon eut l'idée d'envoyer, par l'Atlantique nord, deux pleines cargaisons d'armement moderne aux révoltés. Et les brèves escarmouches opposant les troupes anglaises aux Québécois alliés à beaucoup de tribus indiennes changèrent d'allure. Ce fut une guerre de mouvements où les troupes anglaises, lourdes, lentes, furent dépassées. De plus en plus de troupes anglaises débarquèrent au Québec, les navires devant assurer le contrôle des côtes et, très vite, le blocus continental européen, fut symbolique, ce qui aida beaucoup Napoléon. Néanmoins l'indépendance du Québec mit plus de vingt ans à être signée et ceci grâce au talent de négociateur de Lacouture, qui se révéla un véritable homme d'état, lucide et voyant loin. Les conseillers de Napoléon, qui avaient souhaité les mariages des soldats de la Grande Armée, avaient eu une idée juste de l'avenir. Un siècle et demi plus tard les Territoires de l'Est de Moscou, jusqu'au Pacifique, étaient raisonnablement peuplés et, surtout, ouverts à la civilisation. Ce qui ne s'était jamais produit précédemment, avec le Tsar, pour qui le paysan sibérien, comme le moujik russe, ou l'Ukrainien d'ailleurs, n'était qu'une forme évolué de l'animal. Ce comportement, l'intérêt qu'avait montré la Grande Armée pour les populations, mais aussi le partage des terres… avaient fait tache d'huile dans toute la Russie. Essentiellement dans les campagnes, cependant, parce que les villes et agglomérations avaient été conquises par un argument bien différent : l'accès à tous les postes réservés, la fin des privilèges. Et, aussi, une phrase célèbre de Napoléon qui s'était écrié du ton prophétique qu'il affectionnait, à la fin d'un dîner où tout le monde était très gai, "La France avait le Franc-or, l'Europe aura l'Eurargent !" Il avait fait un tabac… Les conseillers de Napoléon avaient compris, dès 1800 que le prestige de la France s'était considérablement accru, auprès des populations, quand les grands principes de la Révolution avaient été connus : Egalité : plus de nobles et de serviteurs, encore moins de serfs, en Russie notamment ; liberté et, essentiellement, partage des terres. "Fraternité" leur avait paru un mot. Sans plus. Ils étaient simples mais pas naïfs ! Mais cette idée là : le partage des terres, avait été le vrai détonateur de ce mouvement historique dont le processus s'était, inexplicablement, amplifié. En conservant, partout, les familles régnantes ; mais sans aucun pouvoir ; il avait en partie calmé les nobles, quand même dépouillés d'une partie de leurs biens : les terres. Il s'était agi, ensuite, de surveiller la noblesse, une simple affaire de police, parce que les peuples, eux, étaient convaincus : ils avaient acquis la propriété… L'Histoire est comme ça, imprévisible. Et les hommes de Napoléon avaient donc commencé à installer des Républiques, un peu partout, là où les Armées Impériales avaient remporté une victoire. En Autriche, d'abord, peut être grâce au mariage de l'Empereur avec l'archiduchesse Marie-Louise, en 1807. Plus tard en Prusse, en Belgique, en Pologne, en Hongrie, aux Pays bas, au Portugal, et même en Espagne. Les monarchies avaient quand même en partie disparu, avec l'exode d'une partie des nobles vers l'Angleterre et vers la cour du Tsar, réfugié d'abord à St. Pétersbourg, avant de fuir vers la Finlande, après la défaite de l'armée russe. Une partie d'entre elles seulement. Parce que certaines républiques avaient presque exigé de garder leur famille royale ! C'était le cas de la Belgique, de l'Italie, de l'Espagne, bien sûr, de la Hongrie, de la Pologne, de la Slovaquie, de la Roumanie, de la Grèce et du Danemark. Dans ces Républiques là les familles royales avaient subsisté, sans aucun pouvoir politique donc, mais avec une sorte d'autorité morale, non constitutionnelle ; de conscience plutôt ; comme si le roi était investi d'une espèce de bon sens supérieur, que la population respectait ! Et, curieusement, ces familles royales avaient, de leur côté, respecté la République installée dans leur pays ! Les gouvernements républicains avaient même accepté de leur voter un budget afin qu'elles vivent décemment, dans un Palais dont elles avaient reçu l'usufruit ! Des républicains s'étaient révélés dans toute l'Europe, assez forts et déterminés. Et bien conseillés, aussi, pour éviter les erreurs, les massacres, commis en France. Avec l'expérience, encore tellement proche, les inévitables complots avaient été muselés sans autant d'effusions de sang qu'il n'y en avait eu en France. Les règlements de comptes avaient été moins fréquents aussi. L'Europe avait été prise au dépourvu par le changement de comportement de Napoléon. Bref en quelques années, contre les prédictions des enragés, en Angleterre, qui prédisaient la fin du "monstre Buonaparte", comme ils appelaient l'EmpereurPrésident, l'Europe occidentale s'était "républicanisée" avec, relativement, peu de soubresauts. Par ailleurs, partout en Europe, mais en particulier celles du centre, les pays slaves, notamment, Hongrie, Tchéquie, Roumanie, Bulgarie, comme dans les pays du sud, Grèce, Albanie, Slovénie, Croatie, Italie, les mots "partage des terres", avaient eu une consonance véritablement magique ! Là, les Républiques s'étaient installées très vite, sans heurts. L'Angleterre, abritant déjà les émigrés Français, avait d'abord amicalement accueilli cette noblesse européenne à la dérive qui fuyait. Mais devant ses activités comploteuses, revanchardes et turbulentes, lui avait fermement conseillé, à défaut de se rendre en Russie, chez le Tsar, comme un certains nombre de nobles Français l'avaient fait, à la fin du XVIIIème siècle, d'aller plutôt admirer la Norvège, la Suède et la Finlande, afin de vérifier si, finalement, elle ne s'y trouverait pas mieux ! Deux générations européennes de sang bleu ne le lui avaient pas pardonné ! Même si, en grande partie, les émigrants s'étaient, en effet, installés définitivement dans les pays scandinaves, après la chute du Tsar, dont la famille s'était définitivement donc établie en Finlande. Le cas de la Suisse était totalement à part. La Confédération Helvétique était restée égale à elle même. Une enclave, neutre, et respectée surtout, au centre de la Fédération Européenne ! Cependant il s'était produit ce phénomène étonnant. Beaucoup de nobles, Français d'abord, puis, Portugais, Allemands, Slovènes, Bulgares et Bosniaques, etc s'étaient donc enfuis en masse. Il s'agissait, dans une certaine mesure, des premiers pays touchés par la "républicanisation", où l'exemple des débordements Français était trop frais pour ne pas éveiller des méfiances. Mais pas ceux, donc, d'Espagne, de Pologne, de Hongrie, de Roumanie, de Grèce, d'Autriche et du Danemark. En majorité, ils étaient restés. Et ceci pour une raison quasi anecdotique. Dans tous les pays les terres avaient été distribuées ; mais pas les biens mobiliers : les demeures, les châteaux ; lorsque les nobles choisissaient de rester. Ces familles avaient même eu le droit de conserver une parcelle de terre, mais une seule, par membre de la famille, enfants y compris. Ce qui avait amené une quantité de mariages avec des roturiers afin d'augmenter la surface des terres accordées… Les grands gagnants, là où la noblesse avait fui, avaient été les membres de la bourgeoisie qui avaient racheté les biens mobiliers laissés vacants. Les gouvernements républicains avaient même établi des sortes de cours de justice où ces demeures étaient vendues à des prix relativement honnêtes, au profit des émigrés ! Si bien que ceux-ci étaient partis à l'étranger avec, parfois, de belles sommes. Il avait fallu attendre la fin du XIXème siècle pour qu'un nouveau phénomène, inattendu, se produise. Les émigrés avaient été sensibilisés, à la fois, par la Guerre d'Invasion Chinoise de 1880, et l'attrait de l'Amérique. Une partie de la noblesse européenne, émigrée, s'était servie du tremplin britannique pour se rendre en Amérique où les récents autochtones ; parfois également nouveaux riches, avec la ruée sur les nouveaux territoires de l'ouest volés au peuple indien ; affamés de racines et de respectabilité, les avaient accueillis à bras ouverts. C'est ainsi que s'étaient constituées les "vieilles familles américaines"! L'autre partie des émigrés avait ressenti un brutal besoin de rentrer en Europe envahie par la Chine. Et les premiers à le faire avaient été accueillis à bras ouverts ! Ils s'y attendaient si peu que le choc psychologique avait eu un fabuleux retentissement. La population européenne avait, depuis longtemps, oublié les révolutions qui ne s'étaient, finalement, pas si mal passées, hormis quelques règlements de compte là où des chefs de famille s'étaient montrés, auparavant, particulièrement brutaux, cruels même, dans le passé. Dans un premier temps ces familles étaient revenues s'installer dans les Principautés d'Europe : Monaco, Andorre, Lichtenstein, puis, devant leur nombre, les îles Baléares avant ; pour une bonne part d'entre elles ; de revenir dans leur pays d'origine. Par ailleurs c'était le vrai début de l'industrialisation et les familles nobles, sans terre, avaient plongé dans ce nouveau domaine. Des ateliers, des petites fabriques étaient apparues, en beaucoup d'endroits. Dirigées, la plupart du temps par des fils de petits bourgeois, connaissant un peu de technologie. Les grands groupes industriels européens étaient nés, plus tard, de là, y avaient trouvé leurs racines. D'autant que ces émigrés, de retour, avaient ainsi montré la voie aux familles Tchèques, Bulgares etc, qui n'étaient pas parties. Et qui les imitèrent en investissant dans les fabriques. La vraie puissance de l'Europe, celle qui allait la sauver en 1915-20, pendant la Première Guerre continentale, était née de là. Tant de choses avaient concouru dans cette conquête Napoléonienne, dans cette gigantesque unification d'un continent, qui ne fut d'ailleurs plus une véritable conquête au bout de quelques années. Une fois effectués le partage des terres et la libéralisation des postes et charges, le projet Français de Napoléon, d'une "Fédération" de Républiques, avait été accueilli avec une certaine indifférence par les populations. Mais il faut reconnaître qu'elles s'y perdaient un peu… La notion de nationalité persista, officiellement, dans un premier temps, mais sa durée était laissée dans le flou. Seul le problème de la langue avait amené des difficultés. En imposant aux populations de parler, puis d'écrire le Français, mais parallèlement à leur langue maternelle ; ce qui était habile ; Napoléon avait pris un risque de rejet, d'éclatement. Le hasard, la chance, avaient joué leur rôle. Les choses n'avaient d'abord guère bougé, pendant des années, puis les guerres avaient fait ce que les autorités politiques avaient de la peine à obtenir. La guerre de 1880, d'abord, celle qu'on avait appelée "d'Invasion". La Mongolie avait été envahie par la Chine qui voulait, depuis longtemps, se l'approprier, et y avait d'ailleurs réussi momentanément en écrasant l'Armée de l'Est de la Fédération. Celle-ci était en train de se rendre compte que le chemin avait été long, difficile, depuis Napoléon, que sa grande idée avait souvent été sur le point de mourir, mais que la nation européenne existait enfin. Une sorte de patchwork mais finalement identique à ce qui s'était passé dans chaque pays. Quelle similitude entre un Provençal et un Breton ? Ni les coutumes ni la langue ! Pourtant, à la longue, ils étaient tous devenus Français… Le gouvernement avait envoyé des renforts de troupes, par chemin de fer, sur place, mais bien trop tard. Elles avaient mis bien trop longtemps pour parcourir les milliers de kilomètres séparant l'Europe occidentale des confins de l'Est. Le temps qu'elles y parviennent, le conflit était terminé, l'armistice "Américain"; comme on l'appela, avec amertume ; signé. A cette époque les grandes Compagnies de chemin de fer n'étaient pas intéressées par des lignes traversant la steppe sibérienne. Il n'y avait pas là d'argent à gagner rapidement estimait-on. Elles n'atteignaient que l'Oural, au-delà de Moscou, et s'arrêtaient aux montagnes. Les Etats Unis, inquiets des débouchés commerciaux que représentait l'Europe, étaient intervenus très vite dans le conflit avec une flotte colossale, composée de leurs nouveaux bâtiments à vapeur, et incité la Chine à proposer, tout de suite un armistice à l'Europe. Avec une condition draconienne : la cession, par l'Europe, de la Mongolie du Nord à la Chine. Mais c'était surtout la Première Guerre "continentale", de 1915 à 1920; le nom lui était resté ; qui avait achevé le projet de francisation. Déjà il y avait eu le long travail des premiers instituteurs, tout au long du XIXème siècle. Les dizaines de milliers d'enseignants ; ceux-là même qu'on avait appelés les "Hussards Noirs de la République", formés en France et en Belgique, pour aller s'installer, enseigner leur langue, en Asie Centrale ; avaient fourni un travail de base magnifique. Le brassage des hommes, surtout pendant cette terrible guerre de cinq ans, la découverte, par les soldats mobilisés, du monde moderne : du téléphone, des véhicules à moteur, des avions, des canons avec culasse, des rations alimentaires enfermées dans des boites de métal etc. L'installation de camps de l'Armée dans des territoires reculés, avaient fait faire un gigantesque bond en avant aux Sibériens, Kazakhs, Ouzbeks, Turkmènes, Kirghiz et autres peuples d'ascendance asiatiques. Mais aussi aux Slovènes, aux Tchèques, aux Roumains etc. A la fin de la guerre tous les soldats, originaires d'Asie, revenus dans leur village, parlaient un Français acceptable, un certain nombre l'écrivant tant bien que mal. Ils se considéraient comme savants. Et la réintégration de la Mongolie dans le territoire de la Fédération, lors de l'Armistice de l'été 1920, les avait poussés à exiger la même connaissance de leurs enfants et de leurs femmes. On avait vu fleurir les écoles pour femmes… qui l'avaient finalement assez bien pris, les idées féministes se répandant. *** Antoine sortit de ses réflexions et releva les yeux vers son compagnon de table se disant, une fois de plus, qu'il paraissait être le prototype de l'officier d'active. Compétent mais sec et, peut être, vachard. Le jeune homme s'était assis à cette table par hasard, en arrivant au mess. Il y venait pour la première fois à une heure normale de service. La veille au soir, tard, quand il était arrivé, en camion, au Dépôt de Kazacka, en provenance du Centre de Tri, il était passé aux fournitures et, dans la chambre qu'on lui avait attribuée, avait longuement exploré le paquetage provisoire reçu, contenu dans un grand sac marin. Il était censé acheter, très vite, un paquetage de ses propres Euras, à sa taille exacte. Puis il avait enfilé pour la première fois son nouvel uniforme. Les deux barrettes métalliques de Lieutenant, sur ses épaules ; et non plus en tissus, comme à l'époque de son passage aux E.O.R.; lui avaient fait un effet bizarre dans le miroir du placard. Comme s'il ne s'était pas agi de lui. Il n'avait plus jamais porté l'uniforme depuis que sa nomination lui était parvenue. Bref il ne s'était préoccupé d'aller dîner, en tenue, pour la première fois, qu'assez tard. Le dernier service était terminé, au mess qu'on lui avait indiqué. Il n'avait eu droit qu'à des sandwiches sur un coin de table, dans une salle passablement vide. Après les avoir mangés il s'était attardé pour écouter les informations, à la radio, dans le coin proche du bar, avant d'aller écrire à Macha pour lui raconter son incorporation. Il avait hâte de recevoir la première lettre de la jeune fille. D'après la radio les leaders politiques étaient toujours partagés au sujet des prochaines élections présidentielles, le quinquennat actuel du Président Barkov touchant à sa fin. Fallait-il considérer que la guerre, déclarée depuis maintenant douze jours par une Chine maladivement raciste, représentait un cas particulier prolongeant le mandat du Président sortant ? La Constitution de la Fédération n'avait rien prévu à ce sujet. Les législateurs de Napoléon, auteurs de la Constitution, en 1825, n'avaient pas envisagé ce cas et les journalistes de la radio commentaient, comme ils le pouvaient, les bruits circulant un peu partout, dans les partis politiques. Ou bien fallait-il organiser d'abord de nouvelles élections, au Sénat Fédéral ? La vieille institution ; même si elle était très importante, trop lourde peut être, avec ses 900 et quelques membres ; était-elle capable de trouver dans ses rangs actuels un successeur au pâle Président Barkov ? Beaucoup d'hommes politiques disaient qu'il aurait d'abord fallu carrément élire de nouveaux Sénateurs, pour renouveler le Sénat en entier. Le vivier, en somme, où les nouveaux élus trouveraient un candidat qu'ils accepteraient d'élire président, puisque c'était la procédure de désignation de celui-ci. Sur le papier l'idée semblait acceptable, mais au tout début d'une guerre on avait sûrement d'autres problèmes à résoudre ? D'après la radio de Kiev, sur le front, les Chinois entamaient la traversée du Kazakhstan. Comme pendant la Première guerre. On avait longtemps pensé que le quasi désert du Kazakhstan représenterait un bouclier contre n'importe quelle invasion venue du sud-est asiatique. Vingt-cinq ans plus tôt les Armées chinoises l'avaient pourtant bel et bien franchi ! Mais il semblait qu'aujourd'hui, 28 avril 1945, ce n'était pas leur seul axe de marche. D'après les observations aériennes, des forces importantes paraissaient avoir traversé, une troisième fois sans difficultés, la frontière de la Mongolie. Cette Mongolie du nord, de nouveau Européenne depuis la fin de la Première Guerre, et se dirigeaient approximativement vers la région de Novosibirsk. Peut être une tentative pour longer le sud de la Sibérie et venir couper la vieille Russie en deux en franchissant l'Oural par la première longue autoroute Européenne, la A1, gloire du gouvernement précédent qui, une fois terminée, irait de Paris àVladivostok ? Enfin, une autre Armée avait envahi le Tadjikistan, au sud. Même si son avance, en terrain montagneux, allait être plus lente et difficile c'était très inquiétant. Trois groupes d'Armées chinois, progressaient vers l'ouest, chacune sur son axe, avec pour but probable Kiev, la capitale de la Fédération des Républiques Européennes. Kiev avait successivement remplacé Paris puis Moscou, en qualité de capitale de la Fédération, depuis près d'un siècle, maintenant. Le Sénat se souvenait de la période, ancienne, où Kiev était la capitale de l’Europe orientale, la Kiévie, un territoire immense, uni par son roi, Vladimir. Qui allait de la Baltique, au nord jusqu'à la Mer Noire, au sud, et la Caspienne à l’est ! Iaroslav, son colosse de fils ; qui avait la manie de défier les chefs des territoires qu’il convoitait en combat singulier pour décider de l'issu d'un conflit ; avait converti la Kiévie au christianisme dont il trouvait que les rites étaient "beaux"… Il avait imposé sa langue, le slavon, à l’ensemble des populations de Kiévie. Et il y était parvenu ! Mais, surtout, la propre fille de Iaroslav avait épousé Henri Ier, le roi de France, avant l'an mille ! Bref Kiev avait fait l’unanimité. C’est pourquoi sa chute éventuelle serait la fin de la Fédération. Beaucoup en étaient persuadés. *** - Je suis toujours étudiant, Capitaine, répondit enfin Antoine à son voisin, le regardant tranquillement en s'efforçant de ne pas tenir compte de son abord rébarbatif et se disant que c'était, après tout, aimable de sa part de lui faire la conversation. Je viens d'obtenir, il y a tout juste deux semaines, une Maîtrise de Droit, répondit Antoine. Il tira, machinalement, sur les manches de son blouson d'uniforme auquel il n'était pas habitué et dont le tissu, raide encore, n'avait pas de plis aux coudes ce qui amenait l'extrémité des manches à recouvrir le dos de ses mains. - Vous avez fait votre service national pendant vos études, alors ? - Après la licence, il y aura bientôt deux ans. Je préférais en terminer avec ça avant d'entamer la Maîtrise. J'avais choisi un difficile sujet de Mémoire de Droit Constitutionnel, qui allait me demander beaucoup de travail. - Et vous alliez, maintenant, vous installer comme avocat, alors ? - Non, je voulais… je veux dire que je veux poursuivre mes études, dit-il en insistant sur le mot. - Ce n'est pas suffisant pour exercer ? interrogea son voisin, un peu étonné. - Si, bien sûr. Une licence et l'obtention du Capa, le diplôme propre aux avocats, suffisent, mais c'est le Droit qui m'intéresse avant tout. Je veux passer un Doctorat de Droit Constitutionnel, et l'agrégation. - Votre but est d'enseigner ? - Pas seulement. Faire aussi de la recherche fondamentale et comparée sur le Droit Constitutionnel, dans le monde, les relations entre les hommes et leurs gouvernants, les devoirs des législateurs, la définition des Constitutions, les Lois qui portent ou non atteintes aux principes d'une Constitution, les dangers des régimes politiques, des choses comme ça… Le Capitaine avait maintenant l'air plus attentif et Antoine se dit qu'il devait, en général, se composer une attitude ; celle qu'il affichait au début du repas ; pour que tous les réservistes le laissent en paix ! En revanche il n'avait pas réagi à la dernière phrase du jeune homme qui pensa qu'il n'avait pas été assez précis. - Une Constitution doit être le vrai reflet de la société qu'elle régit. Tenez, si un régime raciste a pu s'installer en Chine après l'effondrement de l'empire, à la fin de la dernière guerre, ce n'est pas par hasard. D'une part il a été favorisé par l'absence de Constitution véritable, en Chine, mais cela correspond, aussi, à un goût d'une partie, au moins, de la population. Et si une Constitution avait existé elle aurait contenu ce racisme, en filigrane, au moins. Les gens qui écrivent le contraire sont irréalistes ou rêveurs. Xian Lo Chu n'a pas créé un électorat de toute pièce. Il a bien dû s'appuyer sur des forces politiques ; latentes, mais réelles ; afin de créer d'abord le Parti National Chinois, que les chinois attendaient, confusément, depuis la chute de leur Empereur, après l'Armistice de la Première Guerre. Puis son propre parti, l'"Avenir du Monde Asiatique" et sa branche action, ce maudit PURP, "Pour Une Race Pure", afin de s'imposer à leur tête au fil du temps, et réussir ensuite à se faire élire Chancelier de Chine. Dans des élections au suffrage universel, qui plus est ! Ce genre d'élection ne prête pas à ambiguïté, c'est un peuple entier qui amène un homme au pouvoir. C'est bel et bien le peuple chinois, dans sa grande majorité, qui l'a amené à la tête de la Chine. Même si certains Européens naïfs refusent de voir les choses en face, il en est l'émanation. C'était tout de même les premières élections au suffrage universel, dans le monde, pour un si grand pays. Même un pays aussi moderne que les Etats-Unis n'en est pas encore vraiment là… Notre Europe est composée de bien plus de peuples et d'ethnies différentes que la Chine. Les difficultés pour les harmoniser sont énormes. Un article de la Constitution peut satisfaire plusieurs Républiques et être inacceptable pour d'autres. Même par une seule, pour des raisons de traditions, de moral, de droit coutumier, peu importe. D'après notre Constitution, le législateur Européen doit imaginer des principes de gouvernement acceptables par tous, ou les exprimer, les aménager de telle manière qu'ils seront acceptés par tous… C'est ce qui a permis à notre démocratie de perdurer. Personne n'est lésé, personne n'est laissé pour contre, pas même la plus petite République. Tenez, nous avons cinq types principaux de croyants, de religieux : les catholiques, romains et orthodoxes, les musulmans, les juifs et les protestants. Les législateurs doivent impérativement les respecter tous, surtout dans la vie de la nation. C'est d'ailleurs pourquoi les lois sont si lentes à être votées. Le Président Clemenceau l'avait bien compris, pendant la Première Guerre continentale, quand il a imposé que les boites de ration des soldats comportassent une inscription, précisant la nature de leur contenu. Des aliments sans porc, pour les musulmans et les juifs, des aliments cachère pour ceux-ci, les chrétiens ne veillant qu'au poisson, le vendredi, etc. Avec, à chaque fois, le cachet de la plus haute autorité religieuse, sur la boite, afin qu'il n'y ait jamais d'équivoques. - Mais quel casse-tête, pour l'Armée ! fit le Capitaine avec un petit sourire, amusé cette fois. Il avait l'air de se détendre sérieusement. - C'est vrai, Capitaine, c'est le prix à payer pour être une nation si grande et si diverse. - Alors vous devez être à l'aise devant la situation actuelle de notre gouvernement. C'est votre domaine, non ? Antoine hocha doucement la tête. - Je crois que ça l' était, j'ai aujourd'hui d'autres préoccupations. - Oui, je comprends, mais le problème ne vous intéresse pas ? - Oh si, bien entendu. C'est un cas de figure intéressant, techniquement. - Vraiment ? Techniquement ? - Le mot est peut être maladroit, vous avez raison. C'est que les problèmes qui se posent en ce moment montrent des lacunes graves dans notre Constitution. Les gouvernements précédents auraient dû s'en soucier. La Constitution de notre Fédération est trop vieille. Elle n'a jamais été aménagée, corrigée en profondeur, depuis sa rédaction. Le code civil l'a bien été, lui, heureusement. Les choses, les mœurs, avaient tellement évolué. Les temps changent et les hommes aussi. Les textes de loi doivent suivre parallèlement. Une Constitution vit, elle doit convenir aux hommes de chaque époque, refléter leur morale, leurs mœurs, leurs façons de vivre. C'est le peuple le vrai Maître légal, pas la Constitution. - Que voulez-vous dire ? Les sourcils vaguement froncés, concentré, Antoine se mit machinalement à faire bouger la fourchette près de son assiette. - On vient de mettre le doigt sur la principale lacune de la nôtre. Pour les élections présidentielles, le système n'est plus parfait, démocratiquement. Mais il fonctionne. Après la mort de Napoléon, selon ses désirs, le Président de la Fédération a été élu par les Présidents des Républiques réunis en assemblée et le premier fut le Président di Prezzi, qui fut un bon Président. Bien. Ensuite le Sénat a voté la loi instituant ce vote parmi les Sénateurs Fédéraux. Encore une fois bien. Le Président est en premier lieu un Sénateur fédéral et a l'habitude des décisions visant la Fédération. Pourquoi pas ? On avait voulu, ainsi, élire un homme au courant de la vie d'un gouvernement, un homme expérimenté, si vous voulez. C'est vieillot mais pourquoi pas ? Mais les élections sénatoriales, elles, ont lieu au suffrage universel, dans chaque République. Et voilà où le bât blesse, où ça accroche, pratiquement, dans les circonstances présentes. Que fait-on quand les électeurs de moins de cinquante ans sont mobilisés, loin de chez eux, loin de leur bureau de vote, dans des unités où les mélanges nationaux sont fréquents ? Comment peuton accepter des élections hors des bureaux de votes locaux, où les électeurs sont connus, où des listes existent, sont contrôlées ? Comment évitera-t-on la tricherie ? Le cas d'élection pendant une mobilisation générale ne s'est jamais présenté, n'a même pas été envisagé. - Est-ce vraiment si grave ? - Oui, Capitaine. Un principe démocratique, vital, de gouvernement, veut qu'une élection ne soit pas contestable. Que tout se déroule au grand jour, que personne ne puisse penser qu'il y a eu tricheries, ou contester les résultats officiels. - Voyons, Lieutenant, vous savez bien qu'il y a toujours des petites tricheries quelque part. C'est quasiment un sport dans certains coins des pays du sud. Chez moi, notamment, ajouta-t-il avec un sourire amusé. Maintenant il était pris par la conversation et ne jouait plus son rôle de militaire de carrière. - Vous l'avez dit vous même : "dans certains coins". Ca fait toute la différence. Ce que l'on peut, à la rigueur, tolérer, épisodiquement, occasionnellement, ne doit pas devenir général. Surtout, on ne doit pas pouvoir "douter" de l'authenticité d'un scrutin, de sa signification, de ce qu'il indique à celui qui a été élu et à celui ou ceux qui ont été repoussés. C'est le crédit de nos gouvernants, de notre régime politique, qui est en jeu. Et dans des circonstances dramatiques, en outre. Or le nombre des bureaux de vote doublé, non… décuplé, avec tous les Dépôts, les unités en marche, au front même, représenterait un risque certain de surveillance douteuse, pardonnez-moi ce mot, et de tricheries. Pas forcément par mauvais esprit civique, d'ailleurs, simplement par ras-le-bol des hommes mobilisés, qui manifesteraient ainsi leur anxiété… On pourrait tout craindre, vraiment. - Et cependant nous y allons tout droit, fit remarquer le Capitaine. Apparemment les Sénateurs vont demander des élections générales, un renouvellement total du Sénat. Antoine secoua la tête. - Je ne crois pas… vraiment je ne crois pas. - C'est votre opinion ou vous avez des raisons pour avancer cela ? - Faites-moi l'honneur de croire, Capitaine que je sais me servir de mon cerveau et de ce que j'ai appris, lança Antoine un peu sèchement, avant de se reprendre… Pardonnez ma susceptibilité, ces choses me tiennent à cœur. Je vais m'expliquer mais je vous préviens que ça va être un peu long… Pendant la Première Guerre continentale, qui a pourtant duré cinq ans, il n'y a pas eu d'élections, ni présidentielles, ni sénatoriales. Ceci parce que la Constitution a prévu des cas de ce genre. Le mandat du Président Clemenceau lui laissait encore un an et celui des sénateurs deux ans, au début du conflit, quand le Sénat lui a voté les Pleins Pouvoirs. Ceci afin qu'il puisse diriger les opérations. Et Clemenceau a assimilé le Sénat à cette mesure. Si bien qu'ils ont gouverné le pays pendant cinq nouvelles années, sans interruption. Tout cela était parfaitement constitutionnel il n'y avait rien à redire. D'autant que ce fut un grand Président qui avait le soutien total de la classe politique et de la population. - Et bien Barkov pourrait recevoir les Pleins Pouvoirs, non ? demanda Bodescu, brusquement intéressé. - Non, pour une raison à la fois bête et très simple. Les prochaines élections présidentielles devraient se dérouler le 15 juillet prochain, date anniversaire des dernières, celles de 1940. Jusque là tout est simple. Mais nous venons d'entrer, dans le délai de trois mois précédant le scrutin. Et là tout change. Les législateurs de Napoléon craignaient que des Pleins Pouvoirs accordès juste avant une élection n'incitent un individu ; qui aurait la mainmise sur l'Armée, par exemple ; à abuser de la situation pour installer un régime d'autorité personnelle. Ils ont donc instauré une règle précisant que jamais, durant les trois mois précédant un scrutin, les Pleins Pouvoirs ne pourraient être attribués. Légalement Barkov ne peut les recevoir. Et je me demande, d'ailleurs, si les Chinois n'avaient pas connaissance de cette particularité et n'ont pas lancé la guerre en fonction de cette date ? Cela aurait été très habile de leur part, l'Europe se trouvant sans un véritable gouvernement à un moment crucial. - Mais les élections sénatoriales ? C'est de cela dont il est question. - Attendez. Compte tenu du décalage entre l'heure de Pékin et celle de Kiev, le Sénat a eu, en réalité, une journée avant le début du délai. Mais pendant ces quelques heures de séance les Sénateurs ont refusé d'envisager les Pleins Pouvoirs pour Barkov. Et ceci pour la raison suivante. La veille au soir Barkov a annoncé, au cours d'une réunion houleuse des chefs de partis et des Présidents de Commissions du Sénat, son intention de solliciter un second mandat, soutenu, à contrecœur peut être, mais soutenu quand même par son parti, les conservateurs du Rassemblement Républicain. Or il a très mauvaise presse, vous ne l'ignorez pas. Il a été un très mauvais Président, mou et laxiste, ne prenant pas de décisions, laissant pourrir les situations conflictuelles, ce qui a déteint, dans l'opinion publique, sur les Sénateurs. Et ceux-ci, dans leur ensemble, ne méritent pas leur mauvaise réputation dans le peuple. Ils ont été très en colère de son intention de se représenter. Il n'est vraiment pas aimé sur les bancs du Sénat ! Il semble que, même au sein de son parti, on ne l'apprécie pas. Mais c'est un vieux politicien roublard qui connaît à fond le passé des responsables du Rassemblement Républicain… Ils le soutiennent, pour des raisons que j'ignore dans le détail, mais plus ou moins nettes. Les journaux en ont parlé par allusions sibyllines. - Mais les élections sénatoriales ? insista le Capitaine. - J'y viens, reprit le jeune homme. Je vous l'ai dit Barkov est très contesté, dans la population. Et ce mauvais jugement s'est donc étendu aux Sénateurs. On leur reproche, par exemple, de n'avoir pas su obliger Barkov à diriger vraiment le pays. De s'être installés dans le confort de leur position. En quelque sorte, d'être complices du Président. Le Sénat c'est la jungle, vous savez ? Assez courageusement, l'aile gauche le Parti Radical vient de demander des élections sénatoriales, seulement il se heurte à un sentiment plutôt naturel. Les Sénateurs n'ont pas envie de se saborder eux mêmes ! S'ils se présentent, maintenant, devant les électeurs, leur mauvaise réputation risque fort de leur coûter leur siège. Et il est vrai que c'est injuste pour une bonne partie d'entre eux. Alors ils ne font rien… Ils attendent. Par ailleurs, mais pour d'autres raisons ils n'ont pas tort. - Comment ça pas tort ? C'est de la lâcheté ! - Ou de la lucidité politique, Capitaine. Des élections sénatoriales, aujourd'hui, seraient désastreuses pour le pays. Cette fois Bodescu posa les coudes sur la table et regarda fixement Antoine - Vraiment ?… Pourquoi ? - Déjà parce que l'arrivée d'une nouvelle génération de Sénateurs, inexpérimentés, serait dommageable pour l'Europe, en temps de guerre. Mais d'abord pour ce que je vous ai exposé plus tôt, l'extrême difficulté à organiser des élections crédibles avec des électeurs mobilisés partout dans notre immense pays. Et aussi pour la vieille, mais capitale, histoire du droit de vote des militaires, Capitaine. Elle n'a toujours pas été résolue malgré les interventions du parti Radical, depuis vingt-cinq ans. A propos de laquelle Barkov a lanterné, refusé de prendre position et de l'inscrire aux débats. - Je dois dire que, même si c'est désagréable pour moi, militaire de carrière, je peux m'arranger avec mon amour propre et accepter de ne pas voter, puisque nous n'avons toujours pas ce droit, pour je ne sais plus quelle raison idiote. - A cause des législateurs de Napoléon, encore. A l'époque on disait que les soldats étaient tout acquis à leurs chefs et qu’ils représentaient un électorat manœuvrable, manipulable. Or ils étaient nombreux, proportionnellement, puisque les femmes ne votaient pas. On craignait qu'un chef de l'Armée, factieux, puisse influencer les votes. C'est lorsqu'on a donné le droit de vote aux femmes, en 1921, après que leur rôle dans les usines, durant la guerre, eut été reconnu, qu'il aurait fallu résoudre, en même temps, la question des militaires, dans la foulée, pour ainsi dire. La population électorale a plus que doublé, brusquement, avec l'arrivée des bulletins des femmes et, statistiquement, le "danger" électoral avait disparu. Mais ce n'est pas le plus important. Il y a le grand problème des mobilisés. - Quoi, les mobilisés ? - Doit-on les considérer comme des militaires ?… En Droit pur certainement oui, puisqu'ils répondent justement de leurs actes devant la justice militaire et non civile, ce qui est la référence du Code. Il y eut un blanc. Bodescu assimilait l'information. - Vous voulez dire que… - Est-ce que vous pourriez imaginer une élection sans l'immense majorité des Européens de moins de cinquante ans, si les mobilisés ne sont pas autorisés de vote ? Et d'ailleurs comment eux-mêmes le prendraient-ils ? Ils pourraient se révolter, véritablement se révolter contre le gouvernement, devant la privation d'un droit constitutionnel. Et le Droit, justement, serait pour eux ! Pas le "bon droit", non, le vrai Droit, la Loi ! La Constitution est formelle à ce sujet, tout civil, majeur, s'il n'a pas été déchu de ses obligations électorales, a le droit imprescriptible de voter. Ou bien faudrait-il laisser voter une partie de l'Armée : les mobilisés, et pas l'autre : les militaires de carrière ? Cela au moment où il est vital de souder l'Armée ? Et si les mobilisés ne votent pas et ne se révoltent pas, ne risque-t-on pas ensuite d'entendre que le Président en exercice ; et par extension son gouvernement ; est celui des femmes, restées chez elles, et dont le vote aura été essentiel ? "Le Président des femmes, élu par les femmes !" Comment ce nouveau Président, quel qu'il soit, pourrait entamer la conduite de la guerre dans ce contexte politique ? Comment pourrait-il faire l'union autour de lui ? C'est en fait de la survie de notre régime politique dont il s'agit. En outre on a l'impression que n'importe quelle solution choisie ne serait pas parfaitement légale et serait attaquable devant l'Assemblée Constitutionnelle, le juge de paix de la vie politique, qui dit ce qui est légal ou pas… C'est pourquoi, Capitaine, je ne pense pas qu'il y aura des élections sénatoriales. - Quoi, alors ? - Des élections Présidentielles, peut être anticipées, pour faire face à la situation de guerre ; cela est légal ; mais au sein du Sénat actuel. Antoine laissa passer un temps puis laissa tomber : - Mais vous voyez, Capitaine, malgré tout cela, qui devrait me passionner, vous aviez raison de le dire, c'est à la guerre que je pense, aujourd'hui, aux semaines à venir. - Vous aussi aviez raison, Lieutenant, vous savez vous servir de votre cerveau… Je n'avais jamais rien lu d'aussi clair au sujet de tout ce que vous venez d'exprimer, et cependant je suis un bon lecteur des journaux, ça ne m'aurait sûrement pas échappé, laissa tomber le Capitaine d'une voix lente. Pourquoi diable le public ne sait-il pas ces choses ? Il en a le droit. Vos explications sont lumineuses, on s'y retrouve dans cet imbroglio. Les citoyens ont le droit absolu de savoir ces choses. Qu'on les leur explique. Pris au dépourvu, Antoine haussa les épaules. - Je… je ne sais pas. C'est assez technique. Peut être la presse craint-elle de ne pas intéresser ses lecteurs avec ces histoires de Constitution au moment où la guerre est là. L'officier le regarda longuement avant de lui tendre presque brutalement la main. - Moi vous m'avez intéressé, au contraire, et je ne suis pas différent des autres citoyens. Vous devriez y réfléchir, Lieutenant. Chacun a des devoirs, y compris des devoirs civiques. Qui ne sont pas forcément identiques, selon le poste que l'on occupe. Et vous me paraissez un homme de devoir, Lieutenant… Content de vous accueillir à la 149ème. Puis il se leva et quitta rapidement le mess. Qu'avait-il voulu dire ? Un peu surpris, se demandant s'il avait commis un impair, Antoine regarda autour de lui, guettant les regards de ceux qui auraient pu surprendre leur conversation. Mais il n'y avait plus beaucoup de sièges occupés dans la salle. Tout le monde avait mangé sans s'attarder. Il jeta un œil à sa montre. Quatorze heures. 14:00, comme on disait dans l'Armée. Le bref discours du Colonel Van der Schmil, leur chef, le matin même, à 08:00 heures, était sans équivoque. La 149ème demi-brigade n'existait que sur le papier, c'était à eux de la faire naître. Il leur avait fixé rendez-vous à 14:30 dans une grande salle de réunion, l'organigramme de la 149ème DBIP serait alors prêt et il pourrait commencer à distribuer les fonctions afin que chacun se mette au travail. A la porte du mess se trouvait un immense miroir afin que les officiers puissent vérifier leur apparence, après le repas, avant de retrouver la troupe. C'était une vieille habitude militaire. On trouvait ainsi un miroir au poste de garde de chaque caserne, destiné aux soldats qui sortaient du cantonnement, pour qu'ils vérifient leur tenue et fassent bonne impression, dans la rue, dans le monde civil. Antoine retrouva le réflexe d'autrefois et s'arrêta. La tenue qu'on lui avait attribuée momentanément, le temps qu'il s'achète les siennes propres, était un peu serrée, aux épaules. Il fit la grimace, en se voyant, et sa bouche se tordit, comme autrefois. Sa bouche avait toujours été très mobile et traduisait parfois les nuances de son discours. Souvent il surprenait le regard des autres, attentif à elle plutôt qu'à ses yeux. Au début, quand il avait quatorze ans, il en était gêné et la tortillait démesurément, puis il s'y était habitué et ses grimaces avaient disparu, lui avait révélé sa tante. Il songea à elle, Tante Sonia, "tante Soso", comme il l'appelait parfois. Elle avait horreur de cela et il aimait bien la taquiner ! Il songea que ce serait bien de lui écrire pour lui raconter ses premiers jours de soldats. A elle et à l'oncle Igor qu'il n'avait pas vu, avant son départ. Il n'avait que dix ans quand ses parents étaient décédès dans la grande épidémie de grippe, en 1931. La tante Sonia, soeur aînée de son père, mariée sans enfant, l'avait élevé. Plus grand-tante, ou grand-mère, que tante, d'ailleurs. Indulgente, mais assez peu démonstrative, conteuse intarissable, lui montrant combien il comptait pour elle, mais refusant de modifier sa vie pour lui. Son oncle Igor, le mari de Soso, était un assez bel homme, optimiste à tout crin. On l'appelait "Le cavaleur", à Brjansk ! Il ne pouvait s'en empêcher, disait-il. Tante Soso avait fini par en avoir assez, deux ans après l'arrivée d'Antoine chez eux, et l'avait mis au pied du mur. A l'époque il avait une amie tenant une boutique de mode et il avait préféré divorcer plutôt que de quitter la jeune femme. En revanche il s'était montré grand prince envers sa famille, sa fabrique de quincailleries lui permettait de verser une pension plus que confortable à Sonia. L'éducation qu'Antoine avait ainsi reçue avait fait de lui un garçon lucide, assez sensible, sain, plutôt équilibré, réfléchissant toujours à la façon la plus rationnelle de faire les choses, pensant toujours à l'avenir, comme un joueur d'échecs, et pourtant quelque fois instinctif. Trop, se reprochait-il, parfois. Il se surprit, toujours devant le miroir, et en fut gêné. Son cerveau lui rappela qu'il avait prévu d'aller chez le tailleur de garnison ; encore une chose qui le faisait sourire, dans l'Armée. Il en avait juste le temps, maintenant. Le matin il avait exploré un moment les deux campements, celui des hommes et celui du matériel, déambulant en ouvrant grands les yeux pour se faire une idée. Suivant des panneaux il emprunta une succession de larges couloirs où il passa son temps à saluer des soldats poussant des chariots emplis de dossiers. Dans ses quartiers, l'Adjudant-Major tailleur, un petit homme au ventre confortable et au visage souriant, prit ses mesures rapidement et les inscrivit sur un carnet qu'il portait en sautoir, accroché par une petite chaîne à son cou. - Un équipement complet, Lieutenant ? - Oui… enfin qu'est-ce que vous appelez complet ? -Tenue-de-campagne-tenue-de-sortie-tenue-de-soirée-tenue-de-travail-chemises-pour-chacune-manteau-sous-vêtements-chaussures-de ville-chaussures-de-marche-et-divers. Il récitait sa leçon à toute vitesse et Antoine sourit à son tour. - Restons-en à une tenue de combat, une tenue de travail, les chaussures de marche et les sous-vêtements. Pour l'instant ça suffira. Je ne suis pas là pour faire des élégances. Le distinguo entre la tenue de sortie et la tenue de travail était, là aussi, essentiellement la qualité du tissu. L'Armée était bien bizarre. Seule la tenue de combat, en toile sèche de Nimeserge, un tissu serré, solide ; dont le procédé de fabrication avait d'ailleurs été vendu en Amérique à la fin du siècle précédent, et fabriqué au kilomètre sous le nom de "Jean"; une tenue faite pour ramper, aller dans la boue, la neige, qu'on appelait aussi un bourgeron, était bien adaptée. Cette fois le visage de l'autre se rembrunit, il pinça les lèvres en voyant disparaître des bénéfices certainement intéressants et inscrivit quelque chose sur son carnet. Probablement le montant de la facture. Bien sûr les officiers recevaient une solde et devaient payer eux-mêmes leurs tenues, c'était la règle, mais elle irritait Antoine. Pour les officiers d'active, d'accord, après tout c'étaient leurs vêtements de tous les jours, mais les civils avaient déjà une garde-robe. En changer, à leurs frais, lui paraissait injuste. - Alors s'il n'y a pas de coupe personnelle, reprenait l'Adjudant-Major, je trouverai des demis ou des quarts de tailles en magasin, dit-il plus sèchement. - Peu m'importe, répondit Antoine sur le même ton, à condition qu'il s'agisse d'une qualité convenable pour chaque article. Pas question d'accepter des fonds de tiroirs. L'Adjudant-Major eut un haut-le-corps. - Les articles sont de qualité, Lieutenant, guerre ou pas, je ne fournis que des tenues convenables, réglementaires, ajouta-t-il en précisant : nous ne recevrons pas les nouvelles tenues décidées par le Ministère avant plusieurs mois, bien entendu. C'est ainsi à chaque guerre, n'est-ce pas ? Les tenues changent… Il commençait maintenant à agacer Antoine. Surtout après sa dernière phrase. - Si je suis toujours vivant à ce moment là je reviendrai du Kazakhstan ou d'ailleurs vous passer commande, vous pouvez y compter. En attendant je vais vous demander d'abord un autre blouson, celui-ci me gène un peu aux épaules et pour le reste j'opte pour les prélèvements mensuels sur ma solde, pour payer ceux-ci, c'est réglementaire aussi, non ? Cette fois l'autre comprit qu'il était allé trop loin et sourit, vaguement gêné. Peut être pas habitué à se faire rembarrer, aussi. Les tailleurs de garnison étaient des petits rois dans leur domaine. - Certainement, Lieutenant. Vous n'aurez qu'à signer la facture en venant chercher tout cela, ce sera prêt demain. Et je vous donne immédiatement un nouveau blouson d'un quart de taille supérieur. Antoine se borna à hocher sèchement la tête et sortit quelques minutes plus tard plus à l'aise dans son uniforme. Il était encore mécontent quand il entra, à l'autre bout de la bâtisse, dans la salle où devait se dérouler la conférence des officiers de la 149ème. Le matin elle était emplie de chaises faisant face à une estrade, maintenant un certain nombre avaient été empilées dans le fond pour laisser la place, de part et d'autre de l'estrade, à de petites tables où étaient assis des officiers et des sous-off, des documents devant eux. Il était le dernier, apparemment. Un planton, à la porte, prenait les noms des arrivants. D'après la feuille qu'il tenait devant lui ils étaient 93 officiers dans la demi-Brigade. Il n'aurait pas pensé qu'ils étaient si nombreux, le matin. Il gagna une place et s'assit, regardant l'assemblée où tout le monde était en uniforme, maintenant, ce qui n'était pas le cas, le matin. Il se rendit compte, au nombre de vareuses, que les militaires de carrière étaient peu nombreux, guère plus que le cinquième ou le sixième. Il y avait là une flopée de Lieutenants et de Capitaines réservistes ; lui sembla-t-il. Puis il corrigea son appréciation, non il y avait aussi bon nombre de Sous-Lieutenants qui lui parurent avoir son âge. Des gars qui devaient avoir attendu la fin de leurs études pour faire leur service national et ne l'avaient pas encore terminé, enchaînant sur une guerre ! Ils sortaient peut être tout juste des écoles d'E.O.R. et n'avaient même pas l'expérience d'un an en unité… Pauvres gars. D'ailleurs ils avaient l'air sombres, vaguement inquiets. Normal, pour eux les officiers étaient encore d'un autre monde. Il n'y a guère de différence entre la vie d'un E.O.R. et celle d'un soldat. Ils ne côtoient que des sous-off et leur chef de peloton. Ce n'est qu'ensuite, en unité, qu'ils prennent l'habitude de travailler avec des officiers. Qui sait s'ils n'en étaient pas encore à cette période, courte mais joyeuse, où ils ne se rassasient pas d'entendre des soldats les appeler "Lieutenant" en les saluant ? Eux n'avaient peut être jamais commandé réellement, ne serait-ce qu'un exercice, et ils allaient faire une guerre ! - Messieurs… Le Colonel Van den Schmil prenait la parole, sa voix résonnant dans l'auditorium à peine rempli. - … Nous allons tout de suite passer au travail. Le Lieutenant-Colonel Rosner, à ma droite, est le commandant adjoint de la Brigade. Pour ceux qui ne sont pas encore au courant, sachez que, couramment, on dit "la Brigade" et non la "Demi-Brigade". Le commandant Moretti, qui est assis à la série de grandes tables à gauche, là-bas, avec ses adjoints, est le chef d'Etat-major. Ce sont ces deux officiers qui dirigent notre unité avec moi, et vous transmettent mes instructions. Vous pouvez vous adresser à eux, au besoin, mais ils ont eux-mêmes des adjoints ; officiers ou sous-officiers anciens comme vous pouvez voir près du Commandant Moretti ; adjoints que je vous conseille d'interroger d'abord afin que chacun puisse travailler efficacement sans être interrompu… Il se tut un instant, baissant la tête, puis reprit : - Aucun de nous n'a de temps à perdre. Au moment où je vous parle les troupes chinoises avancent. Devant elles il n'y a que les unités de carrière de la Garde, de la Légion et des Chasseurs qui peuvent s'efforcer de les ralentir… C'est tout ce que l'Armée de la Fédération peut faire à l'heure actuelle : ralentir l'ennemi qui nous a déclaré la guerre. Qui que vous soyez, quelle que soit votre préparation, jeunes officiers ou réservistes plus anciens, votre utilité n'est pas à prouver. Nous ne vous laisserons pas seuls, vous allez être entraînés par des gens qui savent ce qu'ils font, qui vous guideront, au début. Mais il vous faut faire vite pour apprendre. Parce que le prix à payer pour ce simple ralentissement de l'ennemi est lourd. Nos camarades se battent à un contre cinquante, peut être ? Devinez qui gagne… Et les troupes chinoises sont loin d'être toutes engagées, très loin de là. On le sait la grande force de la Chine est l'importance de sa population, donc de son Armée. Nous le savions en 1880, nous l'avons constaté cruellement entre 1915 et 1920, c'est plus vrai que jamais aujourd'hui. A chaque guerre, ce sont les troupes de carrière, la Légion, les Divisions de la Garde, et les Chasseurs, qui offrent la première résistance aux troupes ennemies. Ces unités vont être décimées, sachez-le, comme elles-mêmes le savent ! Elles donnent leur courage, leur abnégation, leur vie, pour vous, en ce moment. Pour nous laisser, à nous, à l'arrière, le temps de nous préparer. N'oubliez jamais qu'à chaque instant perdu dans notre entraînement des hommes tombent là-bas, à l'Est. Plusieurs hommes à chaque minute ! Je ne vous le répéterai pas mais je serai de la plus grande sévérité pour ceux qui l'oublieraient. Il avait insisté sur ses derniers mots qui avaient fait mouche. Il eut un geste du bras vers la table. - Maintenant présentez-vous aux tables du Commandant Moretti on va vous y donner votre affectation. Une affectation parfois provisoire, mais qui nous permettra d'avancer. Cette ventilation repose sur des critères qu'il ne vous appartient pas de connaître, je n'ai rien à justifier, ni à expliquer, cet endroit n'est pas un forum. Sachez simplement que nous vous avons affectés là où, a priori, vous serez les plus utiles à la Brigade. Si vous voulez contester le bien fondé de votre affectation je vous suggère d'attendre quelques jours, sachant que si je sais écouter j'ai aussi du flair pour repérer les tire-au-culs. En temps de guerre ces gens là sont très mal vus. Allez, hâtez-vous, Messieurs. Il y eut un instant de flottement, comme si certains, remués, avaient envie d'applaudir et d'autres, au contraire, de contester. Ce qu'ils ne firent pas, ni les uns, ni les autres, par chance. Ce n'était pas un spectacle et les militaires de carrière présents dans la salle ne l’auraient pas pardonné aux réservistes, qui en auraient eu l'idée. Antoine, lui, avait été agréablement impressionné par le discours du Colonel. Il savait ce qu'il voulait, n'en rajoutait pas mais exposait, crûment, la situation. Maintenant au moins la tâche de chacun était claire et le Colonel ne ferait pas de cadeau. Ca lui convenait. En revanche il entendit devant lui deux Capitaines qui semblaient assez excités, se parlant presque à l'oreille. - … se prend pour qui, hein ? Vous avez entendu ce ton ? Je connais personnellement le sénateur Vironiew et je vais lui… Antoine n'écouta pas la suite. Son premier mouvement avait été d'interpeller ces types, leur dire que le pays était en guerre et qu'il fallait espérer que le sénateur en question avait bien d'autres choses à faire que de s'occuper du bien être de son administré. Puis il se calma. Qu'ils aillent se faire voir. La guerre, elle même, se chargerait probablement de corriger leur vue des choses. Il se dirigea vers les tables où les adjoints de Moretti étaient assis, et commença à faire la queue, une nouvelle fois. C'est tout près, un long moment plus tard, qu'il distingua, assis derrière une table, son voisin du déjeuner, le Capitaine Bodescu. C'est vrai qu'il était officier d'Etat-major. Après tout pourquoi pas lui ? Il obliqua vers sa file. Devant lui un Sous-Lieutenant se dandina puis lui proposa, à voix basse, de lui laisser sa place. - Bien sûr que non, mon vieux répondit Antoine sans baisser le ton. Ce n'est pas parce que j'ai une barrette de plus que vous que vous devez vous effacer. Avec une mentalité pareille vous courez à l'accident le jour où vous ferez la queue devant les toilettes des officiers. Le type le regarda, effaré, et se remit dans la file, pendant qu'Antoine se demandait ce qui lui avait pris de répondre comme ça à ce type qui voulait simplement être gentil ? Peut être ça, justement, lui dire qu'il n'était plus temps d'être trop gentil. Ce n'est sûrement pas une bonne façon de penser, en temps de guerre, et mieux valait s'en rendre compte tout de suite. Mais personne ne lui avait donné pour mission de donner des conseils au reste du monde ! Il songea qu'il était décidément entré dans sa peau de militaire de fortune. Quand ce fut son tour, devant la table, il rencontra le regard du Capitaine qui eut son drôle de petit sourire. - Alors, Petit Lieutenant, vous vous entraînez pour aller aux chiottes ? Antoine eut l'impression de rougir. Bon Dieu sa voix avait porté jusque là ? - Désolé, Capitaine… - Aucune raison pour cela, Lieutenant Kouline, j'approuve entièrement votre discours. Je n'aurais peut être pas pensé au même exemple, mais je lui ai trouvé un bon sens scatologique… Il continuait à sourire et Antoine se demanda si c'était du lard ou du cochon. Puis l'autre baissa les yeux sur sa liste et chercha son nom. - Voilà… Lieutenant Kouline, vous prenez le commandement du DAIR de la Brigade. Antoine en resta interloqué. Le DAIR ? Il n'avait même jamais entendu cette abréviation ! Mais il ne connaissait pas non plus les Demis Brigades d'Infanterie Portée, en arrivant ici… - Est-ce que je me trompe Lieutenant ou est-ce que vous êtes un peu surpris ? Vous ne connaissez pas les DAIR ? - Non Capitaine, mais je vais m'informer immédiatement. Bodescu se renversa un peu en arrière. - Vraiment ? Comment cela ? - Au bureau de documentation divisionnaire, Capitaine, je sais que réglementairement il doit y en avoir un, ici, répondit le jeune homme en se raidissant. - Vous pensez y trouver quoi ? demanda l'autre, curieux. - Je devrais y trouver les caractéristiques de ces unités, leur composition exacte, leurs missions, les tâches qu'elles sont censées accomplir, et les mouvements tactiques qu'elles doivent impérativement connaître pour faire leur travail. Tout ce genre de choses. Je sais que j'ai tout à apprendre, dans ce domaine, mais je m'adapterai. Bodescu eut cette fois un vrai sourire, sans trace d'ironie. - Ouais… il me semblait bien que vous étiez du genre à trouver la solution, Petit Lieutenant. Tenez, voici votre ordre particulier d'affectation, vous en aurez toujours besoin. Ne serait-ce que pour obtenir ce que vous voudrez dans vos demandes de matériels. On vous le demandera à tout bout de champs, au Dépôt. D'autant que c'est un commandement théoriquement assumé par un Capitaine. Mais, en temps de guerre, des Lieutenants peuvent en hériter, comme vous le voyez… Une dernière chose, Petit Lieutenant, le premier arrivé au mess garde une place à l'autre, d'accord ? Un peu dépassé, Antoine hocha la tête. - Bien, Capitaine… je veux dire avec plaisir. Puis il se reprit et ajouta, un ton plus bas : - J'ai donné une leçon idiote et j'ai passé un test, aujourd'hui. Mais je ne sais pas s'il faut y voir un signe. Bodescu hocha la tête en souriant, amusé. - Probablement que si. Je dirais que vous vous en êtes bien tiré les deux fois… pour un réserviste ! ** Chapitre 4 Le début de l'été "1945" - Et pour les détachements, Petit Lieutenant ? demanda Bodescu. L'habitude lui était restée, il appelait Antoine "Petit Lieutenant", du moins en privé. Impossible de savoir pourquoi, et le jeune homme n'avait pas eu envie de le lui demander. Le type était sympathique, l'accueillait gentiment dans l'Armée, alors qu'il aurait pu être hautain et méprisant, comme beaucoup d'officiers de carrière, en ce début de guerre. Il ne voulait pas risquer un heurt pour une expression qui, en soit, ne le gênait pas. En outre il avait l'impression de surprendre souvent l'officier qui, à travers lui, se faisait une opinion des réservistes. Deux jours après la conférence où le Colonel avait lancé ses ordres Antoine avait bien avancé. - J'ai fait la même chose que pour les pelotons d'infanterie. J'ai choisi soigneusement au dépôt des sous-offs plus tout jeunes, donc expérimentés, d'après ma règle, trois d'active et les autres réservistes, et je les ai mis au travail pour trouver le genre d'hommes qui me convient. Bodescu sourit. Il souriait beaucoup plus souvent, maintenant, et son visage prenait une autre allure. Il avait toujours ces traits verticaux, ces rides curieusement marquées qui le vieillissaient, mais elles semblaient s'écarter, vers les oreilles, pour laisser le sourire monter aux lèvres. - Et quels hommes vous conviennent ? Petit Lieutenant. - Des petits secs, avec le regard droit. Le Capitaine eut l'air estomaqué. - Vous plaisantez, non ? Le comportement d'Antoine le prenait souvent au dépourvu. Il ne savait pas si le jeune homme parlait sérieusement ou s'amusait. Il faut dire que celui-ci contrôlait bien son visage et qu'y chercher un indice était décourageant. Il se servit de borj en faisant tranquillement non de la tête. Ils avaient pris l'habitude de prendre leurs repas à l'une des rares petites tables pour deux et bavardaient de tout et de rien. Bodescu s'était beaucoup ouvert et son humour à froid plaisait bien à Antoine. Manifestement il était bien l'officier d'active, archi compétent et sec, mais aussi un homme probablement plus ouvert qu'il ne voulait le laisser paraître. - Pas du tout. Les petits secs font de bons soldats, je vous assure ! Bodescu ne savait toujours pas s'il devait rire ou non. - Mais enfin… on ne choisit pas des hommes comme ça ! - Vraiment ? Et comment, Capitaine ? Vous me voyez éplucher les livrets militaires de milliers de soldats pour déterminer lesquels seront les plus capables ? Il me faudrait des mois. Ceux qui ont une bonne tête ? Ils peuvent aussi bien être des faux-culs. Sur leur carrure, leur taille ? Et bien c'est ce que je fais, je prends des petits qui seront plus à l'aise à bord des véhicules. Je les prends secs parce qu'ils ont des chances d'être vifs, de réagir vite. Et le regard droit c'est une simple condition supplémentaire, le droit du seigneur, si vous voulez, ou la cote d'amour, ou simplement l'instinct, pour ne pas avoir qu'un seul critère. Mais, rassurez-vous, j'ai aussi quelques grands ! - Kouline vous me stupéfiez. Vous ne correspondez absolument pas aux normes d'un officier de réserve… Vos critères de jugement sont… Il se tut, à bout d'arguments. - Capitaine, répondit Antoine, vous êtes allé voir de près les hommes, au dépôt ? - A vrai dire, je les ai vus, oui, mais je ne suis pas entré dans le cantonnement. - Je vous défie de faire un choix cohérent. Ces types sont là, comme du bétail. Perdus, se demandant ce qui va leur arriver. Les rumeurs les plus idiotes circulent. "On demande des volontaires pour un Régiment du sud mais en réalité c'est pour les Corps-Francs". Des choses comme ça… - Enfin, voyons les Corps-Francs doivent être volontaires, tout le monde le sait. - Pas eux. Et, surtout, ils n'ont pas confiance, Capitaine. Ils se souviennent de leurs classes, quand on demandait des gens sachant écrire parfaitement le russe, pour finalement les affecter à une corvée de peluche de pommes de terre russes ! Ils n'ont confiance en personne, pas même dans leurs nouveaux copains. C'est comme ça ! Mon système n'est pas plus mauvais qu'un autre. Je demande aux petits secs de sortir des rangs. Il y a un flottement et quelqu'un finit par demander pourquoi. Alors je réponds que c'est mon jour des petits secs, que j'alterne un jour sur deux avec les grands costauds. Mais que je préfère les petits parce que je n'ai pas besoin de me mettre sur la pointe des pieds pour les regarder dans les yeux. Il y en a un ou deux pour rigoler et c'est gagné, ils ne me considèrent plus comme quelqu'un qui va leur tendre un piège. Les petits secs sortent des rangs. Il me reste à regarder leur visage, ils ne sont plus sur leurs gardes et ne dissimulent pas. Je vois tout de suite si j'ai à faire à un petit fantaisiste ou non. C'est simpliste, je le reconnais, j'aurais de la peine à le justifier devant le Colonel mais pour l'instant ça marche. Mes trois sergents d'active sont plutôt satisfaits, même s'ils ont cru, au début, que j’étais un fameux branleur ! - Où en êtes-vous précisément, alors ? - J'ai donc droit à deux pelotons d'infanterie légère portée, des pelotons de 40 hommes, un détachement d'appui, avec une batterie de six mortiers de 81, un petit détachement de mitrailleurs avec dix mitrailleuses lourdes de 12,7 et quelques hommes des Transmission avec des émetteurs de véhicules, phonie et graphie. J'ai choisi un Sous-Lieutenant qui achevait son service militaire, Woniew, d'origine polonaise, qui était sur le point de regagner la vie civile. J'ai un Adjudant-Chef, de trente ans, Wosjnek, un Slovène, pour commander le premier des pelotons, et deux Adjudants anciens pour les détachements. Les trois Adjudants sont d'active. - Vous n'avez pas droit à un officier adjoint ? - Si, mais je suis embarrassé pour le choisir. Un Lieutenant aura mon grade, ça me gène, et puis je suppose qu'il devra être moins ancien que moi et je ne le suis guère, j'ai moins d'un an seulement d'ancienneté de Lieutenant ! Et un Sous-Lieutenant risque de n'avoir pas assez d'expérience. Je suis conscient que je n'en ai pas beaucoup non plus et ça me semble suffisant comme risque. - Pourtant il vous en faut impérativement un, qui puisse donner des ordres si vous êtes absent. Ne vous compliquez pas la vie et prenez un jeune Lieutenant, sans vous préoccuper d'autre chose que de son acceptation. L'Etat-Major de la Brigade décidera si la situation, vos anciennetés respectives et vos dossiers, lui conviennent ou non. - Un type comme ça, au hasard ? - Ce n'est pas du hasard. D'autres l'ont déjà jugé avant vous : ceux qui l'ont nommé officier de réserve. Il a fallu qu'il montre de quoi il était capable, pour cela. Faites confiance à vos chefs, Kouline. Antoine songea qu'il n'avait pas vu les choses sous cet angle et fut réconforté d'avoir une solution. Bodescu avait du bon sens et un jugement sûr. Le jeune homme acquiesça de la tête. Du coup il décida de lui faire confiance. - J'ai pris une décision, probablement contestable, avant-hier soir. - Oui ? - J'ai repensé à notre conversation de l'autre jour et je me suis mis à table. - A table ? - Je me suis dit que les européens avaient effectivement le droit de comprendre ce qui se passait. J'ai écrit un article sur la situation politique, en expliquant clairement d'où venait l'imbroglio actuel, au gouvernement. Et j'ai fait des commentaires sur les raisons des législateurs, les probabilités, les risques, tout ça. Finalement, pour le détailler il m'a fallu près de huit pages. - Et ? - Je sais qu'un militaire n'a rien le droit de publier, pendant qu'il est sous l'uniforme, sans avoir l'aval de l'Etat-Major, alors je l'ai daté de la veille de mon départ de Brjansk, alors que j'étais encore civil, mis sous enveloppe et adressé à une amie très chère, Macha, qui est en fac de sciences et de lettres, chez moi. Elle fait une double licence : lettres et chimie, c'est une grosse tête. Je l'ai chargée de le faire parvenir au siège de "Kiev Matin", à Kiev. Bodescu rit longuement derrière sa serviette. - Je devais être dans la lune, Petit Lieutenant, je n'ai rien entendu de ce que vous venez de dire ! Antoine ne voyait que ses yeux, derrière la serviette mais le Capitaine avait l'air de beaucoup s'amuser. -… il y a une chose que j'aime bien, chez vous, reprit celui-ci, c'est que vous comprenez au quart de tour. Antoine se sentit rassuré. Ainsi il avait bien traduit le message, à la fin de leur premier repas ensemble. - Cette amie de fac, Macha, vous lui faites confiance ? - Je vous l'ai dit elle m'est très chère. Peut être ferons-nous notre vie ensemble ? Sa première lettre m'a fait beaucoup de bien. - Si elle est interrogée ? - Elle est assez intelligente pour parler avant qu'on ne la malmène, répondit le jeune homme, le visage à moitié sérieux. Elle est victime dans cette affaire, c'est moi le coupable. Bodescu haussa les sourcils en faisant une petite moue. - Je ne pense pas qu'elle risque grand chose, en réalité. Ils avaient terminé et un serveur leur apportait des fruits dans une petite corbeille, avant de changer les assiettes. - Moi non plus, sinon je ne lui aurais pas fait ce coup là. - Parlez-moi de votre matériel, fit le Capitaine en changeant de sujet. - J'ai trouvé des espèces de camions semi-chenillés dans un coin du dépôt. Non bâchés, le pare-brise assez incliné, avec des volets blindés pouvant basculer pour venir recouvrir les fenêtres et protéger l’équipage. La cabine s'ouvre sur le plateau arrière où un rail circulaire, horizontal, juste au-dessus, permet d'installer une mitrailleuse sur roulement pour tirer sur 360°. J'aimerais bien y placer mes mitrailleuses de 12,7. Quelques unes, en tout cas. Et le plateau arrière, précisément, est entouré d'un blindage jusqu'à un mètre cinquante de hauteur. La porte d'évacuation est située tout à fait à l'arrière. - Ah oui, ce sont des HT. Le fin du fin pour les troupes portées, j'en ai déjà vus, je ne savais pas qu'il y en avait ici. Vous avez eu le nez creux. Ils se déplacent à 60 Km/h, moteur essence, jusqu'à 15 hommes d'équipage. C'est bien ça ? - Oui. Et dans le même coin j'ai vu des trucs qui pourraient intéresser le Colonel : huit ou dix batteries d'obusiers de 105. Portés, pas tractés. Les engins porteurs sont chenillés et tirent une remorque sur roue, avec les munitions. Bodescu leva la tête brusquement. - Vous êtes sûr que ce sont des 105? - Absolument, j'ai vérifié. - Des HU 105… Il n'y a eu qu'une série limité de construite, la trésorerie générale les trouvaient trop chers. Où les avez-vous vus exactement, dans le dépôt ? - Sur la bordure nord, complètement au fond, à gauche, il faut tomber dessus, on ne les voit pas. - Excusez-moi… Bodescu se leva et traversa le mess pour aller à la table du Lieutenant-Colonel Rosner, l'officier adjoint de la Demi Brigade à qui il parla à l'oreille. Celui-ci se leva à son tour et quitta rapidement le mess pendant que Bodescu revenait à leur table. - On va se les faire attribuer tout de suite. Un coup de chance pour nous, ces engins là. Il n’y en a pas beaucoup, en dotation. Vous êtes observateur, Petit Lieutenant. Si ça marche le Colonel ira peut être jusqu'à vous offrir une vodka ! - Dites-donc ! fit Antoine amusé. Il jeta un œil à sa montre et laissa tomber : - Je voudrais écouter les informations… à ce soir, peut être ? - Oui. Ah, Kouline, vous avez bien mérité un petit coup de pouce. Il ne vous reste que deux jours pour vous procurer tout le matériel et réunir votre personnel. Nous faisons mouvement, dans trois jours, par la route, vers l'est, pas très loin, pour faire un entraînement à l'armement, et du tir réel à toutes les armes, pendant une semaine. Et après direction un terrain de manœuvres pour une mise au point intensive : physique et combat, avec deux autres Brigades et une Division d'Infanterie de ligne. Mieux vaudra être prêt à temps. A coup sûr des têtes vont tomber s'il y a des retards importants. Ca y est, ça démarre, songea Antoine qui renonça au Bulletin d'Informations radio et se dirigea vers le mess des sous-off pour faire demander les siens. Un quart d'heure plus tard ils étaient tous les onze devant lui, dans le grand couloir central. Mais il avait cherché vainement le Sous-Lieutenant Woniew, son seul officier jusqu'ici. - Ne me demandez pas comment je le sais mais nous devons avoir tout notre matériel, les munitions, les vivres, les réserves de carburant, les radios, les piles, toutes les rechanges, tout, absolument tout d'ici à après-demain soir dernier délai : nous avons deux jours pour être prêts. - C'est trop court, Lieutenant, laissa tomber d'un ton péremptoire, l'Adjudant Da Costa qui commandait le détachement de mitrailleurs. Un type grand et costaud, qui avait fait de la lutte dans l'équipe de sa division, disait-on. Assez agaçant à force d'être sûr de lui et de vouloir lui donner des leçons. Personne ne pourra y arriver, personne, assura-t-il ! Antoine hocha la tête pour montrer ostensiblement son accord et décida, au même moment de mettre les choses au point devant tous les sous-off. En fait il était temps qu'il prenne, effectivement le commandement, qu'il s'impose. Da Costa avait probablement l'impression que c'était en réalité une décision de son officier pour faire hâter les choses, il fallait le moucher un peu. - Entendu, Da Costa. Vous allez tout de suite expliquer ça au Colonel Van den Schmil, il est encore au mess, je pense qu'il ne se rend pas compte de ce qu'il a prévu. Et vous me tiendrez au courant… D'autres questions ? Non ? Alors, les autres, commencez à rassembler tout le monde dans le cantonnement et faites mettre aux hommes les tenues de combat, en attendant le retour de l'Adjudant Da Costa. Je vais maintenant, avec vous, Wosjnek nous faire attribuer les véhicules et les chauffeurs. On les emmènera ensuite directement aux dépôts où le reste du DAIR nous rejoindra pour charger des vivres et des munitions. Ah, Sergent-Major Paramidès, allez tout de suite à la recherche du Sous-Lieutenant Woniew ; il n'est pas au mess central ; pour lui transmettre ces ordres. C'est tout Messieurs. Da Costa avait le regard perdu de quelqu'un qui se sent largué. - Lieutenant… Le Colonel ne me recevra pas, dit-il, gêné. - Entendu, Da Costa, alors allez simplement avec les autres et faites en sorte, tous ensemble, que tout soit chargé. Simplement chargé, on s'occupera de la répartition entre les véhicules plus tard, quand on le pourra, ce n'est pas le plus urgent. Mais on doit recevoir tout notre matériel. Veillez notamment aux bidons de carburant. Si vous pouvez en avoir un peu plus, ce sera très bien. *** Il passa le début d'après-midi avec l'Adjudant Chef Wosjnek qui commandait le Premier peloton, à choisir les véhicules, au dépôt. Il se fit attribuer 10 semi-chenillés HT, 3 camions GMC, 3 C6, des camions plus légers, bas, à six roues, 2 C4, quatre roues, hauts sur pattes pour passer partout, et une voiture de liaison, une Delahaye Tout Terrain à quatre roues motrices. Avec ses hautes roues et, par conséquent un arbre assez haut placé on disait qu'il passait partout, et sortait de la boue comme aucun autre. En tout cas c'était un engin rustique et simple, costaud. Chaque véhicule était affecté avec un pilote qualifié. Quand Woniew rejoignit l'ensemble du DAIR, il laissa le Sous-Lieutenant se débrouiller pour le chargement. A 17 heures il entrait dans le bureau des affectations de la Brigade une pièce toute en longueur, mal éclairée, tout au fond de laquelle était assis un Lieutenant qui travaillait là. Un homme d'une quarantaine d'années ; officier d'Etat-Major bien qu'il s'agisse visiblement d'un réserviste. Il se présenta et lui demanda de lui fournir les dossiers des Lieutenants encore non affectés. - Il n'en reste qu'un, du premier lot d'affectation : Brucke, lui répondit le gars, ah non deux, le dernier, nous a rejoint ce matin. Il avait prévenu qu'il aurait un peu de retard mais s'est présenté après une semaine ! Mais si vous le choisissez vous risquez peut être de le perdre rapidement. Le Colonel ne s'est pas encore occupé de son retard… - Où se trouve-t-il ? - Dans sa chambre, je suppose, le numéro figure sur la couverture du dossier. Il avait l'air "trrrrès" fatigué, ce matin. Antoine sourit. - Bien. Pourrais-je avoir un planton, s'il vous plaît ? - Pour convoquer Monsieur le Lieutenant Brucke ? - Les deux officiers. - Je vais les faire venir immédiatement. Je suppose que vous voulez lire leurs dossiers tranquillement ? Installez-vous là, sur l'autre table, on va vous les apporter. Le retardataire s'appelait Alexandre Fistine. D'après son dossier il venait de Varsovie où il était agent de change. Antoine commença à lire les notes et les appréciations que le gars avait reçues aux E.O.R. Visiblement il savait se débrouiller, ce type ! Il avait trouvé le moyen d'obtenir une moyenne générale de 14/20 en aptitude physique sur toute la formation d'E.O.R. après avoir été exempté de marche pendant cinq mois ! En exercice de combat il avait fait mieux encore : 15/20 après avoir été évacué vers l'infirmerie, dès le matin, pour insolation, pendant le test final… Quand au séjour en corps de troupe, ensuite, il avait apparemment été nommé officier des loisirs de la caserne ! Les appréciations de ses supérieurs le citaient comme un officier "tout à fait intéressant mais à surveiller". Antoine aurait eu envie de rire s'il ne s'était pas agi de son éventuel adjoint. Brucke était moins remarquable. D'après sa photo il avait près d'une trentaine d'années, l'œil sombre, le cheveu sombre. Des notes moyennes, très moyennes même, aux E.O.R. Et les appréciations qu'il avait obtenues en corps de troupe, après les E.O.R. étaient mitigées. Tantôt franchement médiocres, mettant en doute ses capacités à commander, tantôt le qualifiant de tempérament de leader, se portant toujours volontaire ! Il achevait la lecture quand Fistine entra. Antoine lui fit signe d'approcher. C'était un type longiligne, au visage fin qui affichait une expression mécontente. Il s'affala sur une chaise, à côté d'Antoine qui le dévisagea en silence, bien décidé à laisser le gars se présenter. Ce qui ne se produisit pas. Fistine avait un sang froid plutôt hors du commun. Il ne se troublait pas facilement ! Il le regardait tranquillement, bien en face. C'était Antoine qui commençait à être mal à l'aise et qui lâcha effectivement le premier. Ce petit duel d'intimidation commençait à ressembler au jeu de gosse à qui fera baisser les yeux de l'autre le premier, et Antoine était en tain de perdre ! - Je suppose que vous avez des raisons sérieuses pour votre retard à vous présenter à la Brigade et… - La Demi-Brigade, rectifia Fistine d'un ton ostensiblement sec. Là il avait commis une erreur, et il commençait à échauffer sérieusement Antoine. - Non, la "Brigade". Puisque vous ignorez des choses assez élémentaires on vous expliquera tout ça plus tard, riposta-til… Mais vous répondrez de ce retard devant le Colonel, ça ne m'intéresse pas. - Pourquoi m'avez-vous demandé de venir ? interrogea Fistine d'une voix un peu agacée. - Je vous ai dérangé ? demanda Antoine aimablement. - J'étudiais les cours de Paris avant de téléphoner mes ordres, dit-il. Je suis chargé de porte-feuilles chez le plus important agent de change de Varsovie, que je ne vais pas tarder à regagner, je pense. Mes fonctions là-bas sont d'une telle importance qu'un poste de petit Lieutenant paraît témoigner d'une erreur absurde et… Antoine lui coupa la parole en montrant ses propres pattes d'épaules. - Vous savez ce que c'est ? demanda-t-il sèchement. - Bien entendu, répondit l'autre sans se démonter, des barrettes de Lieutenant mais… - Bornez-vous à répondre aux questions que je vous pose, Lieutenant Fistine ! dit-il en forçant sa voix. Je suis Lieutenant de réserve. Quand vous parlez de "petit" Lieutenant vous faites allusion à moi ? Cette fois Fistine parut perdre un peu d'assurance. - Non… euh Lieutenant. - Parce que je pourrais le prendre comme une attaque personnelle, vous voyez ? Et j'étais votre supérieur potentiel à votre entrée dans ce bureau. Vous vous souvenez peut être de ce qu'il coûte d'insulter un supérieur, devant un témoin ? Jusqu'à un mois d'arrêts de rigueur devant le chef de corps, passible d'être transformés en arrêts de forteresse par le général commandant le secteur. Des arrêts équivalents à une peine de prison civile. Une peine communiquée aux autorités policières pour inscription sur votre casier judiciaire, à votre retour à la vie civile. Qu'en dirait-on dans le monde des agents de change de Varsovie, Lieutenant Fistine ? Dans le cas où un individu avec un casier judiciaire peut encore exercer votre profession, d'ailleurs ? L'autre était si estomaqué qu'il ne répondit pas et Antoine poursuivit : - Vous vous en expliquerez devant le Colonel. Moi je ne voudrais pas même de vous comme chauffeur, dans mon unité, Lieutenant. Disposez… et saluez, avant de sortir, Fistine. Le lieutenant se leva, esquissa un simulacre de salut et, raide, entreprit la longue traversée de la pièce en direction de la porte, au loin ! C'est à ce moment seulement qu'Antoine remarqua un petit officier mince comme un fil, petite silhouette timide à côté de celle-ci, qui se dirigeait maintenant vers lui : Brucke, sûrement. Il avait dû arriver pendant l'altercation. Il portait la tenue réglementaire, long blouson et pantalon tabac. Antoine lui sourit, un peu gêné. - Désolé de vous avoir imposé cette scène, Lieutenant, dit-il en se levant pour lui tendre la main. Je suis le Lieutenant Antoine Kouline, commandant le Détachement d'Appui et d'Intervention Rapide de la 149ème. Asseyez-vous, je vous prie. Brucke fit un salut presque impeccable et murmura quelque chose que Antoine ne comprit pas. - Vous avez du m'entendre parler du DAIR, j'ai besoin d'un adjoint et je rencontre les officiers disponibles. C'est la raison pour laquelle votre dossier est ici. Nous pouvons en parler ? - Oui, Lieutenant, fit Brucke après s'être raclé la gorge. - Vous en connaissez le contenu ? en le désignant, sur la table. - En partie, Lieutenant. Mes commandants d'unité m'ont parfois donné lecture de leurs appréciations. - Bien. Vous savez donc que vous êtes tantôt blanc, tantôt noir, aux yeux de vos anciens supérieurs ? Brucke eut un air étonné. - Je ne savais pas qu'il y avait de bonnes appréciations, Lieutenant. Il était désarmant de naïveté. - Mais si, plusieurs. A votre avis pourquoi ces différences ? - Je n'aime pas… ou plutôt je ne sais pas, me mettre en valeur, Lieutenant. Je pense qu'on juge quelqu'un sur ce qu'il fait, sur ce qu'il montre, pas à sa façon de la ramener. Antoine en fut désarçonné et du coup le petit Lieutenant lui parut intéressant. - Vous avez eu des ennuis avec vos supérieurs ? - Non Lieutenant, pas des difficultés. Je dirais plutôt qu'ils ne m'appréciaient pas beaucoup, enfin certains d'entre eux, les vrais décideurs, ceux qui remplissaient mon dossier. - Ca tombait mal ! Et vous pensez que c'était de leur faute ? - Certainement pas. Je veux dire que je ne leur paraissais probablement pas intéressant, en conférence. - Pourquoi précisez-vous "en conférence"? - Parce que sur le terrain, en exercice ou en manœuvres, je n'ai pas reçu de reproches directs. Je sais que je faisais un travail convenable. Antoine hocha la tête et se pencha pour regarder le dossier. Il avait raison ses notes d'exercices étaient correctes, essentiellement des 12, à part trois 14. Il tourna des pages pour découvrir que les 14 avaient été donnés par les officiers qui lui attribuaient des qualités de leader. - Brucke, avez-vous été approché par d'autres officiers chef d'unité, avant moi, ici ? - Deux seulement… - Et savez-vous pourquoi ils ne vous ont pas choisi ? Brucke eut un sourire un peu amusé qui transforma étonnement son visage, soudain plus ouvert. - Je vous l'ai dit, Lieutenant, je ne fais pas de cinéma… Enfin je suppose qu'il y a aussi de ma faute. J'ai manqué d'enthousiasme, certainement. Mais, ou bien on me fait confiance, ou on ne me fait pas confiance. J'ai été nommé Lieutenant de réserve par des gens qui connaissaient leur métier, je respecte leur jugement. Il avait du bon sens, ce gars, dont les paroles venaient en écho à celles de Bodescu. - Entendu, Brucke. Si vous en êtes d'accord, je vous prends comme adjoint du DAIR. Si nous avons un problème, tous les deux, nous en parlerons franchement, en particulier. Mais les yeux dans les yeux, cela vous convient ? Brucke, sourit encore une fois. - Pourquoi me demandez-vous mon accord, Lieutenant ? Vous êtes le premier à vous intéresser vraiment à moi, je ne vais pas laisser passez ça. - Parce que vous avez plus d'ancienneté que moi. Vous seriez en droit de contester votre subordination à un officier plus jeune. - Vous parlez un langage qui me convient, Lieutenant. L'ancienneté je n'en fais pas une histoire. Je serai heureux de servir sous vos ordres. Un peu pompeux mais sûrement honnête. Antoine se leva et lui tendit la main que l'autre serra fortement, voulant y faire passer des non-dits que le jeune homme apprécia. - Quand est-ce que je commence ? - Vous avez commencé. Suivez-moi, dit-il en se dirigeant vers la porte, je vais vous mettre au courant de l'essentiel en allant rejoindre les détachements qui sont allés chercher le matériel qui nous manque encore. - Lieutenant Kouline, attendez. C'était le Lieutenant d'Etat-Major qui était resté à sa table pendant les entretiens. Il avait assisté à la première scène et, après coup, Antoine en fut contrarié. - Oui ? - Je dois remplir l'ordre d'affectation du Lieutenant Brucke… Par ailleurs que décidez-vous pour le Lieutenant Festine ? Vous l'avez menacé d'une semaine d'arrêts… je ne pouvais pas ne pas entendre, ajouta-t-il avec un sourire. Antoine prit sa décision rapidement. - Ce type est déplaisant et je regretterais qu'il s'en tire trop facilement avec ses relations, mais demander une sanction officiellement… l'incident, en lui-même, ne le justifie probablement pas, je l'ai provoqué. Si vous le voulez bien faites simplement un rapport verbal au Colonel de ce à quoi vous avez assisté. J'imagine que vous le voyez fréquemment, à l'Etat-Major. Il est évidemment plus habitué et plus apte que moi à prendre une décision disciplinaire s'il la juge utile. Et il connaît peut être des choses que j'ignore sur la protection dont ce gars bénéficie manifestement. L'officier d'Etat-Major sembla approuver et eut un petit signe de tête pour leur dire au revoir, en tendant son affectation à Brucke. Tout en marchant, dans les longs couloirs, hachés tous les cinquante mètres, de lourdes portes coupe-feu Antoine exposa la situation à Brucke. - Il faudra que vous trouviez le temps, ce soir, comme moi d'ailleurs, de trier vos affaires, dans votre chambre avant de la quitter. Ne mettez dans votre sac marin que ce qu'il vous paraît nécessaire et dans le sac à dos ce que vous emporterez au combat. Pas d'effets personnels. Le reste sera enfermé dans votre cantine, que vous laisserez ici où se trouvera notre base arrière. Vous avez bien une cantine ? - Oui. J'ai eu assez de temps pour me procurer tout l'équipement, depuis que je suis là. J'ai eu très peu d'entretiens, mon dossier devait paraître suffisant pour se décider de faire appel à moi ou non, ajouta-t-il avec un léger sourire. Il était plus détendu, maintenant, et sa capacité de se moquer de lui même, de son mauvais dossier, plut à Antoine. S'il était assez bon, professionnellement, ce serait peut être une bonne recrue. Le plus marrant était son allure, c'était un petit sec ! Ca allait perturber ses sous-off qui se demanderaient si, en réalité, leur chef n'était pas sérieux en choisissant ce genre d'hommes. Bodescu allait se marrer… - Je veux que tout le DAIR soit rassemblé au même endroit, dans le cantonnement, ce soir. Officiers, sous-off et troupe ensemble. Pour les sous-off et pour les officiers faites-nous affecter des petites tentes, des 6 ou 8, par exemple. Il est temps que nous commencions tous à vivre ensemble si l'on veut que le DAIR soit vraiment une unité. Quand ils arrivèrent au cantonnement, à la limite des rangées de tentes qui paraissaient s'étendre à perte de vue Wosjnek était en pleine conversation avec le Sous-Lieutenant Woniew. Antoine leur présenta Brucke. Les deux officiers s'éloignèrent pour aller inspecter les cantonnements, tandis que le jeune homme demandait à Wosjnek de s'occuper des installations des sous-off et des officiers pour le soir. - C'est fait, Lieutenant, répondit le gars de son ton tranquille. Il y a une tente de quatre pour le Lieutenant Brucke et le Sous-Lieutenant Woniew et une autre pour vous tout seul. Elles sont au bout de la rangée des deux pelotons. Je me suis dit que pour si peu de temps ce n'était pas la peine de mettre la pagaille dans ce coin en les plaçant au centre des effectifs, comme on le fera par la suite. - Vous avez bien fait, Wosjnek. Et celle des sous-off ? - Deux tentes de six, les rondes, à l'autre bout. Mais j'ai pensé à autre chose, Lieutenant. Si vous le permettez. - Allez-y. - En campagne on a besoin d'une organisation précise. Ce n'est pas pour quinze jours, vous comprenez, chacun doit avoir un boulot particulier à exécuter, tout doit être prévu. On ne peut pas faire l'impasse en se disant qu'on sera de retour au cantonnement dans quelques jours, vous voyez ? - Où voulez-vous en venir ? - Et bien Lieutenant, je crois que vous n'avez rien prévu pour le commandement du DAIR. Je veux dire que vous n'avez pas désigné d'hommes ni de gradé, un Groupe de commandement, quoi. Les pelotons, les détachements ont tous des gens pour s'occuper de la bouffe, de l'installation, et tous ces trucs là. Tout est prévu, organisé. Rien pour vous. Ca ne collera pas, en campagne. Vous ne pouvez pas faire votre tambouille vous même. Quand on s'arrêtera vous aurez autre chose à faire qu'à vous occuper de votre couchage ou de votre ration, vous comprenez ? Antoine se dit qu'il avait raison et se demanda pourquoi il ne s'y était pas attardé ? Gêne ? Il n'y avait plus d'ordonnance officielle, depuis une vingtaine d'années, dans l'Armée, et même s'il y avait eu une domestique chez sa tante il ne la considérait pas comme telle. Il avait un problème avec la notion de service, de domesticité, et le prenait en pleine figure, ici. Il se demanda comment réagir et pensa à Bodescu. - Pouvez-vous vous occuper de ça, Wosjnek ? Peut être avez-vous une idée, d'ailleurs ? - Euh, oui Lieutenant. J'ai pensé au Sergent-Major Felov. C'est un mobilisé. Dans le civil il était chef magasinier dans une usine et sait se faire obéir. Il a l'air méthodique et par son métier il est organisé. Il a déjà trente-huit ans et il va souffrir, en détachement. Pas très sportif, vous voyez ? J'ai pensé qu'il pourrait être chargé du groupe de commandement. C'est là qu'il sera le plus efficace, je pense. Il lui faudrait plusieurs hommes, depuis un cuistot jusqu'à des plantons, une dizaine en tout, pas plus. - Mais nous avons reçu tous les hommes prévus dans l'effectif d'un DAIR. - On peut en retirer trois ou quatre par détachements d'appui. - Non, ils ont les mortiers ou les mitrailleuses à servir. C'est du matériel lourd ils devront se remplacer souvent pour le porter, au besoin. - Alors, si vous le permettez… Il avait l'air gêné et Antoine , intrigué, le poussa. - Allez-y, Adjudant-Chef. N'hésitez jamais à me dire ce que vous pensez. - J'ai un copain au dépôt… il m'a dit qu'il y avait des types… Quelque chose ne passait pas. Wosjnek hésitait à se livrer. Comme s'il avait peur, ne savait s'il pouvait faire confiance à son supérieur. - Wosjnek, nous sommes dans la même unité, nous devons tous nous faire confiance, dit Antoine en regardant le sous-officier en face. L'adjudant était visiblement très mal à l'aise, il hésita puis lâcha, brusquement : - Quand ils ont reçu leur feuille de routes certains mobilisés ont eu la trouille, ou bien ils étaient dans une situation qui… enfin ils ne sont pas partis, quoi… Bon Dieu des déserteurs, ils voulaient parler de dés… - … Au bout de quelques jours ils ont compris qu'ils avaient fait une connerie et ils se sont glissés dans des convois qui gagnaient leur dépôt. Là ils se sont fait donner des paquetages, ce n'était pas difficile, on ne réclame pas de papiers aux gars qui font la queue, et ils sont restés en se planquant, n'osant pas dire qui ils étaient. Mais ils arrivaient trop tard, ils ne figuraient pas comme présents, sur les listes, et on ne les affectait jamais, bien sûr. Ils se mettent dans les files pour la bouffe, dorment dans des tentes et tout ça, mais ils n'ont pas trouvé de solution pour s'en tirer, pour être reconnus officiellement. S'ils se livrent ils iront tout de suite en prison pour plusieurs années, on les considère comme déserteurs, vous comprenez ? - Oui, je comprends tout ça. Et qu'est-ce que vous proposez, Adjudant-Chef ? - Si on les incorpore sur nos listes, comme si on les avait reçus en affectation normale, ils seront repérés tôt ou tard mais seront déjà en unités, on pensera qu'il y a eu une erreur administrative, au dépôt, qu'on aura oublié de les inscrire. Même si on les soupçonne on ne pourra pas aller plus loin puisqu'ils seront affectés en unités. - Wosjnek, le principe des dépôts c'est d'avoir des dossiers sur les hommes. Ils sont connus, vous comprenez ? On sait qui ils sont, quelles sont leurs qualifications et ils sont affectés selon ces précisions. Ces gars là on ne sait rien d'eux. Il y a peut être des malfrats, parmi eux, qui se cachent de la justice. Ce sont peut être de sales types ! - Certains d'entre eux, oui, Lieutenant, peut être. Mais pas tous. Mon copain saurait les choisir. - Pourquoi faites-vous cela, Wosjnek ? Je veux dire que votre intention est respectable, même si elle est insolite chez un soldat de carrière, à propos de mobilisés. Mais je veux vous comprendre. Nous allons entamer une guerre ensemble, j'ai besoin de connaître mes hommes, vous comprenez ? Le sous-officier eut un geste vague. - Oh, on m'a souvent dit que j'étais inclassable. Je suis resté dans l'Armée sans bien savoir pourquoi. J'ai vu un de ces types, il y a quelques jours. Il avait l'air tellement paumé qu'il m'a fait pitié. C'est tellement con de foutre sa vie en l'air pour quelques jours de retard, non ? Il n'y est pour rien s'il y a une guerre. Ils ont fait une connerie, oui, mais c'est cher payé… Antoine comprit que, pour une raison inconnue, le sous-off s'identifiait à ces hommes et il prit sa décision. - Combien de vos camarades sont au courant de ça ? - Pas beaucoup. Mais comme rien n'a encore été découvert officiellement, je pense qu'ils savent la fermer. - Parmi ces types il n'y a pas beaucoup de petits secs, j'imagine ? Wosjnek releva le visage et eut un sourire incertain. - A vrai dire je ne sais pas, mais… - Attendez, c'était une blague ! Je préfère des grands baraqués honnêtes, même s'ils ont fait une connerie, plutôt que des petits secs qui ne me donneront pas confiance, d'accord ? Alors si vous pensez pouvoir modifier nos listes, les inscrire comme spécialistes que j'aurais choisis au dépôt, moi-même, sans passer par la Brigade, n'est-ce pas ? Je ne veux surtout mouiller personne d'autre à cette combine ; si vous pensez que c'est possible alors allez-y, choisissez-les soigneusement et amenez-les moi. Ils constitueront le groupe de commandement, de façon à rester ensemble et ne pas dépendre des autres. Comme s'ils avaient eu une affectation particulière, une provenance différente… Et croisons les doigts pour que rien ne soit jamais découvert. Vous pouvez faire ça rapidement ? - Maintenant. Mon adjoint, le Sergent-Chef Desfours s'occupera très bien, seul, du peloton. Le temps de joindre mon copain, de contacter les gars séparément pour pouvoir leur parler avant de vous les présenter. - Pour leur équipement particulier et leur armement, vous avez une solution ? - L'équipement ça ne pose pas de problème, on passera bien par un autre dépôt, tôt ou tard. Après les manœuvres à coup sûr, pour remplacer le matériel perdu ou endommagé. Pour l'arme, je m'arrangerai pour leur trouver quelque chose. On en changera par la suite. - Il faudra mettre Felov au courant, vous pensez qu'il acceptera de commander des hommes assez douteux a priori ? - Il a l'habitude de commander à des manœuvres difficiles à manier, et il a l'air d'un brave type, je lui fais confiance. - Vous, oui, mais lui acceptera-t-il ? - Oui, Lieutenant. Il avait l'air assez sûr de lui pour ne pas insister davantage. Antoine pensa soudain à autre chose. - Les vivres. Il va manquer des vivres pour ces gars là. - Je m'occuperai de ça au premier ravitaillement sur route il n'y aura pas de problème, Lieutenant. Antoine se décida. - Bon allez-y. *** Il arriva au mess, pour le dîner, alors que Bodescu achevait le plat de résistance et il entreprit de le rattraper en sautant l'entrée. - Beaucoup de travail, Petit Lieutenant ? - Je vidais ma chambre et emplissais ma cantine. Je m'installe ce soir dans le campement avec mes hommes. Le Capitaine approuva d'un mouvement de tête. - Alors il paraît que vous vous prenez pour le Chef de corps ? Antoine sursauta. Encore une blague de Bodescu ? - Vous prenez plaisir à me malmener, Capitaine. - Le Lieutenant retardataire, expliqua Bodescu en s'amusant. Le Colonel voulait le recevoir ce soir. J'étais là quand notre Lieutenant réserviste de l'Etat-Major, a fait son rapport, détaillé d'ailleurs, il jouait tous les rôles… Le Colonel n'a rien dit, mais quand il est revenu, après avoir vu le type en question il était encore rouge de colère et il m'a demandé s'il s'agissait bien de vous. - De moi ? Mais pourquoi ? Il ne me connaît pas ! Cette fois ce fut Bodescu qui fut un peu gêné. - Eh bien… il se trouve que j'avais proposé votre nom pour le DAIR quand nous avons établi l'organigramme de la Brigade. Et comme vous n'étiez que Lieutenant il m'a demandé des précisions, voilà comment il vous connaît. Il y eut un silence. Antoine se demandait s'il devait le remercier ou non. Le Capitaine résolut le problème en reprenant : - En tout cas le Colonel a dit que vous aviez eu un bon jugement. Il a ordonné une enquête de la Police Militaire et demandé la mutation du type dans une unité disciplinaire en ajoutant une notation prioritaire dans le dossier. - Je ne connais pas ça. - Une note qu'on ne peut pas faire disparaître du dossier sans laisser la trace de l'enlèvement ! Tous les appuis du monsieur se casseront le nez sur ça et il va suer sang et eau dans un désert quelconque. - A mon avis il trouvera un moyen de s'en tirer. - Vous le croyez vraiment ? - Si vous aviez vu son dossier des E.O.R., il est d'une débrouillardise incroyable. - Mmm. Alors nous n'allons donc plus déjeuner ensemble pendant quelque temps ? reprit-il en passant à autre chose. - L'Etat-Major ne participe pas à l'entraînement ? - Cette question est-elle une attaque sournoise, petit Lieutenant ? fit le Capitaine en se servant un verre de vin. - Seulement une question naïve. - Naïve en effet. L'Etat-Major a un sacré travail de préparation à accomplir. Pour le cas, infiniment probable, où vous ne le sauriez pas, jeune homme, une Demi-Brigade d'Infanterie Légère Portée a des tâches spécifiques à exécuter. Des interventions rapides et puissantes qui exigent des actions tactiques précises et décisives, du moins nous l'espérons. Il s'agit d'unités nouvelles dont personne n'a encore l'expérience, en état de guerre. Tout est à découvrir et nous devons mettre au point des schémas adaptables à toutes formes de terrains. Quelles attaques faut-il privilégier, infanterie pure ? A pied ? Où déposer nos hommes, je veux dire à quelle distance du front ou des lignes elles-mêmes ? Comment faut-il utiliser notre artillerie mobile ; qui pourrait arriver très près des lignes ; en tir direct ou en tir courbe ? Et que faire devant des blindés ? Et bien d'autres questions beaucoup trop ardues pour votre petit cerveau civil, comprenez-vous ? - Je n'ai pas cette audace, Capitaine. Je ne suis qu'un tout petit commandant d'unité qui a tout à apprendre, lui aussi ! Les yeux de Bodescu pétillaient d'amusement et Antoine s'avoua qu'il avait plaisir lui aussi au ton faussement méprisant du Capitaine. Il lui manquerait, les jours prochains. - A propos, Capitaine, reprit-il j'ai suivi votre conseil en prenant pour adjoint un Lieutenant dont personne n'avait voulu. - Mais je ne vous ai jamais conseillé cela, Kouline ! s'écria Bodescu. - C'était un raccourci. Bref c'est un homme plus âgé et plus ancien que moi, mais il n'en fait pas une affaire. Il m'a donné assez bonne impression. Et, surtout, il est petit et sec. Bodescu s'étrangla en achevant son verre qu'il reposa tant bien que mal. - Kouline si vous parlez de votre critère à qui que ce soit à l'Etat-Major, je vous arrache le nez, comme on dit chez moi. Ce n'est pas vrai, n'est-ce pas ? Il n'est pas petit. - Si… et sec. Oh, amusant, le voilà précisément ! Brucke était en train de traverser la salle se dirigeant de leur côté. - Capitaine, je vous présente le Lieutenant Brucke… Lieutenant, le Capitaine Bodescu. - Mes respects, Capitaine, fit Brucke en se mettant un instant au garde-à-vous. - Bonjour Lieutenant. Brucke se tournait vers Antoine - Lieutenant Désolé de vous déranger l'Adjudant-Chef Wosjnek souhaiterait vous parler de quelques hommes. - Vous les avez vus ? - Oui. - Votre opinion ? Brucke parut un peu surpris. - Mon opinion à moi, Lieutenant ? Je… je pense que ça doit aller. - Bien je rejoins Wosjnek… Avez-vous dîné Brucke ? - J'ai mangé une gamelle, avec les hommes, Lieutenant, pas le temps de venir ici. Par ailleurs je souhaitais vous accompagner pour cette inspection, et je n'étais pas en tenue, pour venir au mess, ajouta-t-il en montrant sa tenue de combat. - Ne vous préoccupez jamais plus de ça, Brucke, dit Antoine vivement. Vous pénétrez dans un mess comme vous êtes, sauf si nous sommes de passage dans une caserne de l'arrière. Vous n'avez pas à avoir honte d'une tenue de combat. Nous sommes en guerre. Et si quelqu'un vous fait une réflexion vous saluez, respectueusement, sans commentaires, et sans tenir aucun compte de que vous aurez entendu, et vous vous asseyez où vous trouvez de la place. De préférence à une table d'officiers subalternes… Excusez-moi Capitaine, je dois régler un léger problème. Il se leva et ils s'éloignèrent. Près de la porte il se retourna et vit Bodescu qui le regardait toujours et mimait des applaudissements avec les mains. Il se demandait pourquoi quand il pensa à sa petite tirade sur la tenue dans les mess, et sourit intérieurement. Mine de rien Bodescu le guidait dans les méandres de la vie militaire. - J'ai laissé la Delahaye devant cette porte. Je me suis dit que puisque nous l'avions en dotation autant s'en servir. - Vous avez eu raison, Brucke, j'aurais bien dû y penser avant, moi aussi, on perd trop de temps à aller à pied d'un bout à l'autre de ces installations, répondit le jeune homme. La nuit était tombée et le chauffeur, qu'il n'avait jamais vu, attendait debout près de la voiture dont la capote était installée. Antoine s'assit à l'avant droit après que Brucke se fut glissé derrière. - Soldat, vous savez comment baisser cette capote ? - Oui, Lieutenant. - Alors ce soir avant de dormir baissez-la et laissez-la comme ça, sauf s'il pleut des cordes. - Bien Lieutenant. Le chauffeur conduisait bien, très à l'aise. Il tourna à plusieurs reprises, sur les indications de Brucke qui finit par le faire arrêter au bout du gigantesque parking. Les deux officiers continuèrent à pieds et débouchèrent sur un petit emplacement chichement éclairé, où une dizaine d'hommes attendaient en silence. Wosjnek, les mains dans le dos, faisait les cents pas, nerveux. Les "retardataires-déserteurs" étaient visiblement mal à l'aise et Antoine ne se sentit pas bien, non plus. Il ne savait toujours pas s'il ne faisait pas une boulette énorme. Wosjnek les avait vus approcher et jeta un ordre discret. Aussitôt les hommes s'alignèrent, sur une file, sous l'éclairage. Antoine ralentit le pas pour prendre le temps de les examiner avant d'arriver jusqu'à eux. Ils étaient vêtus de tenues diverses, rarement appareillées, ce qui ajoutait encore à leur air pitoyable. Quand il fut tout près, Brucke restant deux pas en arrière, Wosjnek mit les hommes au garde-à-vous, se retourna de son côté et le salua. Les dix hommes avaient obéi mollement, davantage par découragement que par hostilité, lui sembla-t-il. Le jeune homme rendit son salut au sous-officier et alla au bout de la file en se demandant ce qu'il allait bien pouvoir leur dire et si leurs réponses auraient la moindre trace de vérité ? Et puis il distingua leurs visages et cela n'eut plus d'importance. Il stoppa et lança d'une voix qu'il s'efforça de ne pas forcer, improvisant au fur et à mesure : - Je connais votre situation… Je vais passer devant chacun de vous et vous me donnerez votre prénom. Je dis bien votre prénom. Il voulait les surprendre d'emblée, voir qui ils étaient. Puis il alla vers le premier, un type de taille moyenne, râblé, au visage fermé. Non, verrouillé. Ce type ne voulait pas laisser passez ses sentiments. Visiblement il était slave et cette absence d'émotion ne voulait pas dire grand chose. Les slaves sont pudiques comme des chats en public. C'est en rencontrant ses yeux qu’Antoine comprit que ce gars était au bout du rouleau. - Ton prénom ? dit-il d'une voix plus basse. - Igor… Lieutenant. Il voulut ajouter quelque chose mais sa gorge ne le lui permit pas. Sa pomme d'Adam s'agitait frénétiquement, comme s'il tentait de maîtriser une émotion. Antoine ne dit rien mais songea que cet homme n'avait pas l'air d'un mauvais bougre. En tout cas s'il jouait c'était un acteur remarquable. Il était bouleversant. Il avança d'un pas pour passer au suivant. Et il reçut à nouveau le choc d'un regard. Les yeux d'un homme qui ne comprend pas ce qui lui arrive. Qui n'a pas été préparé à cette épreuve-là, perdu. Le jeune homme sut tout de suite qu'il allait le prendre. Ces yeux-là ne mentaient pas. Le troisième n'arrivait pas à relever la tête, comme s'il était coupable d'un crime affreux. Il essaya visiblement de redresser son visage, mais ne put soutenir le regard du jeune officier : - Ton prénom, mon gars ? fit Antoine, encore plus doucement. Ce fut comme si le type était arrivé au bout de sa résistance. Deux larmes commencèrent à couler sur ses joues mal rasées, le visage raide, crispé. Il n'émettait pas un son et ; dans le silence total, qui régnait maintenant ; c'était terriblement émouvant, parce que cet inconnu n'avait pas perdu sa dignité. Le jeune officier réprima difficilement la tentation de poser une main sur l'épaule du soldat. Le quatrième, un grand faux fluet qui devait, en réalité, être sacrément costaud, s'appelait Vassi. Il avait l'air en état de choc, absent, les traits contractés comme s'il souffrait physiquement. Lui non plus ne simulait pas. Les lèvres du cinquième tremblaient tellement qu'il fut incapable de sortir un son. En passant au suivant Antoine se dit qu'il s'était piégé lui-même. Il serait obligé de les accepter tous. Ceux qu'il refuserait seraient susceptibles de raconter l'histoire ensuite, par dépit, par jalousie, et tout serait fichu. Il fallait espérer que Wosjnek avait bien choisi les candidats… Il ne garda du reste de la rangée qu'un souvenir confus, fait de chagrins, de détresses d'hommes faits ; ils avaient tous la trentaine ; pas de gamins qui ne savaient pas comment sortir d'un mauvais pas. Au bout de la rangée il se déplaça lentement de quelques mètres, le temps de se remettre lui-même, songeant, aussi, que Wosjnek les avait bien choisis. Ces hommes-là souffraient et leur souffrance était la seule garantie qu'ils pouvaient donner de la véracité de leur histoire. Puis il leur fit face. - L'Adjudant-Chef Wosjnek a entendu vos récits. Ils ne l'ont pas forcément convaincu mais il me conseille de vous donner une chance. Vous avez intérêt à la saisir fermement. En guerre la chance ne se présente pas souvent… Je vous prends tous les dix… Vous allez constituer un groupe. Sachez vous soutenir les uns les autres, et qu'aucun de vous ne parle jamais de ce qui s'est passé, de votre retard, ni de cette soirée-ci. Jamais ! Pas même si vous êtes beurrés à ne pas distinguer un âne d'un cochon. Aucun autre soldat, d'aucune unité ne devra être au courant. Comportez-vous naturellement avec vos camarades et ils ne se douteront de rien. Sinon vous finirez par éveiller leur curiosité. Au sein du DAIR, c'est votre unité, à partir de demain matin, on vous appellera le renfort de dernière heure. Ca devrait suffire comme explication. Vous serez sur nos listes d'effectifs donc vous recevrez votre prêt à la fin de ce mois, votre ration de cigarettes etc. Si quelque chose ne va pas, parlez-en tout de suite au Lieutenant Brucke, qui est derrière moi en ce moment, ou à moi-même, comme le ferait n'importe quel autre soldat du DAIR… Maintenant, suivez l'Adjudant Wosjnek jusqu'à la tente qu'on vous a affectée… Reprenez confiance. C'est tout. *** Il était près de cinq heures, quand un planton secoua l'épaule d'Antoine pour le réveiller et lui remettre un ordre de départ. Avant de sortir de la tente il laissa aussi un peu d'eau dans le quart du jeune homme qui était posé sur une caisse vide renversée. La Brigade faisait mouvement, par la route, en direction d'un camp d'entraînement, à 300 km. Entre Petrovsk et Saratov, au nord-est. Départ fixé à 8 heures. Dans leur coin du campement ce fut un vacarme épouvantable du côté des deux bataillons d'Infanterie Légère. Quasiment la panique. Des sous-offs hurlaient des ordres à s'en faire claquer la voix. Antoine bénit Bodescu de l'avoir prévenu à temps. Départ à 8 heures ? Ce ne serait sûrement pas possible. Certaines compagnies de la Brigade n'avaient pas encore touché leur dotation en munitions ! Brucke surgit en trombe dans la tente, pieds nus, vêtu d'un caleçon à rayures mauves et d'un tricot de corps ! - Lieutenant, Lieutenant… La Brigade fait mouvement nous avons trois heures pour nous préparer ! - On vient de me prévenir, mon vieux, dit Antoine qui achevait d'enfiler ses chaussettes, assis sur son lit. Ne vous inquiétez pas nous serons prêts. Allez passer quelque chose de plus… disons seyant, et dites au Sergent-Major Felov de venir au rapport, avec vous, dans dix minutes. Entendu ? Brucke ébaucha un salut machinal puis il parut réaliser. Son regard dériva vers le bas de son corps, vers son caleçon, et un sourire insolite monta à son visage. - Je dois avoir l'air idiot, je suppose ? Antoine, amusé, sourit à son tour. - Moi je vous trouve seulement assez "nature"! Brucke sortit et le jeune homme continua à enfiler sa tenue de combat qu'il avait seulement essayée depuis qu'il l'avait reçue. Elle était raide aux coudes et aux genoux, mais, finalement, assez pratique. Il fit un minimum de toilette avec le peu d'eau dont il disposait, pas suffisamment pour se raser, en tout cas. Au dernier moment il songea que maintenant il devait être en tenue de combat complète et passa autour de sa taille le ceinturon supportant son arme réglementaire, un 7,65 long, MAC, Manufacture d'Armes de Chatellerault, en France. Le temps de ranger son lourd sac à dos et Brucke et Felov s'annonçaient. - Félov, commença-t-il, groupez nos différentes corvées de café et envoyez-les aux cuisines avec un caporal-chef dès que possible, d'ici peu les autres compagnies vont s'y ruer. Pour l'instant elles font face au plus pressé avec leur retard en dotations qu'elles doivent aller chercher à l'armurerie. Mais ensuite leurs hommes devront manger. Profitons du creux. Faites en sorte, également, d'avoir du rab de café et de pain, nos gars auront faim et soif, dans la matinée, sur la route. Qu'il y ait ce qu'il faut dans chaque véhicule, au chaud si possible. Brucke, allez voir chaque chef de détachement et voyez s'ils n'ont pas de problème particulier. Prévenez-les qu'on est pratiquement prêts mais qu'il ne faut pas traîner pour autant. Quand les tentes auront été vidées et les camions chargés faites ranger ceux-ci à la sortie du parking en ordre de route : les véhicules des deux pelotons d'infanterie en tête, puis le groupe de commandement, le groupe des Trans, les groupes d'Appui-mortiers, puis l'Appui-mitrailleuses, et le groupe Mobile en fin de convoi. Je me placerai dans un semi-chenillé, celui dont la radio est équipée graphie, le groupe de commandement dans un C6, et vous prendrez la Delahaye avec un planton, que nous appellerons désormais agent de liaison, je suppose ! Je veux que les Trans déposent, avant notre départ, une radio portable, 536, dans chaque véhicule, y compris le vôtre, je veux pouvoir vous joindre à chaque instant. Je me rends maintenant à la salle de commandement de la Brigade. Si je le peux j'irai prendre quelque chose au mess ensuite. Mais gardez du café dans mon véhicule, s'il vous plaît Felov. - Bien Lieutenant, répondit le Sergent-Major. Ah Lieutenant j'ai dèsigné deux agents de liaison du groupe de commandement pour vous accompagner en permanence et vous procurer ce dont vous avez besoin. Ils embarqueront avec vous dans le semi-chenillé. - Deux c'est beaucoup, non ? - Je ne sais pas encore ce qu'ils valent… S'il vous plait, Lieutenant, faites-moi confiance. Il y a assez de place dans le véhicule. Je verrai très vite si je me suis trompé. Après tout il avait raison, c'était son boulot et le jeune homme décida de lui faire confiance. - Bien… je suis en train de penser qu'il faudra, dans l'avenir, que j'ai une radio près de moi en permanence, afin que n'importe lequel d'entre vous puisse me parler. Brucke voulez vous organiser ça avec le Sergent-Major Trans, Ramones, je crois ? Et l'un de ces agents de liaison désignés pour me suivre en sera chargé. - Entendu, acquiesça l'officier. Nous avons une dotation de portable SCR 300 et les petits 536, Lieutenant. Mais vous vous souvenez qu'ils ne sont pas compatibles et que leur rayon d'émission-réception est très différent. Je suggérerai qu'un de vos agents de liaison porte aussi un 300 sur le dos, ça résoudra les problèmes de distance, en opération. Antoine fut un peu surpris, l'autre en connaissait davantage que lui sur les radios. Tant mieux. Il approuva de la tête. - Occupez-vous de ça, voulez-vous ? Puis il se dirigea vers les bâtiments, songeant qu'il fallait trouver le moyen de se raser avant de risquer une rencontre avec le Colonel… Il alla directement vers l'étage des chambres et chercha un officier qu'il connaissait, au moins de vue, pour lui demander d'utiliser son rasoir. La chance, le premier à qui il dit que son unité faisait mouvement dans deux heures lui tendit son rasoir et son blaireau sans discuter. Si bien qu'un quart d'heure plus tard il entrait dans la salle de commandement de la Brigade, les joues un peu balafrées mais présentable. Il y régnait une agitation démente. Des papiers à la main, des Capitaines arrivaient à chaque instant et se ruaient vers les tables des officiers d'Etat-Major en demandant des explications. Antoine chercha des yeux quelqu'un de disponible puis entreprit de faire le tour de la pièce, regardant les documents et les cartes affichées aux panneaux. Il finit par trouver ce qu'il cherchait, l'ordre de marche de la Brigade. Il sortit un carnet et commença à prendre des notes. - Qu'est-ce que vous faites, Lieutenant ? Derrière lui un grand Capitaine d'Etat-Major, moustachu, âgé d'une quarantaine d'années, le regardait, un peu agacé. - Je note la position de mon unité, Capitaine. Tout le monde est très occupé… Lieutenant Kouline, commandant le DAIR, ajouta-t-il réalisant qu'il ne s'était pas présenté. - Ah oui, Kouline. Demandez vos ordres particuliers au Sergent-Major, à la table du fond, à gauche. - Merci Capitaine. Ah, puis-je vous poser une question ? Le type le regarda, attendant. Econome de mot ! - Si l'un de mes véhicules tombe en panne puis-je le faire réparer par mon détachement Mobile, qui a un peu de matériel, ou dois-je attendre l'échelon dépannage de la Brigade ? - Cela devrait figurer dans vos ordres… Mais si ça n'est pas le cas commencer par essayer de vous débrouiller seul, en prévenant la Brigade de ce qui vous arrive. - Merci Capitaine. Antoine se dirigea vers la table où le Sergent-Major était en discussion avec l'un des Commandants de l'Etat-Major qui leva les yeux vers lui. - Oui ? - Lieutenant Kouline, du DAIR, je viens chercher les ordres, Commandant. - Où en êtes-vous de votre préparation, Lieutenant ? - Nous sommes dans les temps, Commandant. L'officier supérieur eut l'air un peu étonné en répétant : "dans les temps"… - Nous avons encore à équiper les chefs de véhicules de radios, mais ça va. - Vos dotations, vivres, matériels, munitions ? - Tout est embarqué. Nous attendons de connaître le lieu de formation du convoi pour nous y rendre. Le Commandant secoua la tête comme s'il avait de la peine à le croire. Puis il prit une feuille dactylographiée et la lui tendit. - Voici les ordres complets, Lieutenant. - Serons-nous en contact radio avec le commandement de la Brigade ? - Tout est dans ces ordres. Lisez-les avant de poser des questions. Pas aimable mais il avait raison, évidemment. Antoine prit la feuille, salua et quitta la pièce. Il n'était que 06:00 et il se rendit au mess où il finit par apercevoir Bodescu, prenant un petit déjeuner pantagruélique. Il avait de tout, devant lui, depuis du pâté jusqu'à deux œufs à la coque, et se confectionnait des "mouillettes" qu'il saupoudrait soigneusement de sel et de thym…! La salle n'était pas pleine. Les jours de départ les partants étaient prioritaires, si bien que les autres ne venaient qu'assez tard. Il était attablé avec deux officiers, d'artillerie apparemment. Ce matin tout le monde était en tenue de combat. Il ne voulut pas s'imposer et s'installa seul, un peu plus loin, avant d'aller au buffet se servir de charcuteries et d'œufs coques, lui aussi. Quand le Capitaine se leva, un peu plus tard, et l'aperçut, il vint près de lui, tenant à la main des sandwiches enveloppés de papier déjà gras. - Vous êtes passé chercher les ordres, Petit Lieutenant ? Ce n'était pas vraiment une question et Antoine se demanda s'il devinait ou s'il était vraiment toujours au courant ? - Oui. D'ici à un quart d'heure nous allons gagner l'emplacement de formation du convoi. Nous étions largement prêts… Dites-moi, Capitaine, les voyages vous donnent bon appétit ou je me trompe ? Bodescu rit en secouant son paquet. - L'expérience, Lieutenant, l'expérience. A propos, si vous vouliez me passer un message, sur la route, mon indicatif radio, sur 536, est Bleuet, charmant n'est-ce pas ? Puis il fit demi-tour en agitant la main négligemment. Quand Antoine regagna le DAIR l'agitation était peut être encore pire, sauf du côté des tentes de son unité qui paraissaient vidées. Un soldat, à la fois râblé et costaud, en tenue impeccable, un fusil en bandoulière, vint à lui et salua. C'est à cet instant que le jeune homme reconnut l'un des anciens déserteurs, Igor. - Le Lieutenant Brucke vous fait dire que le DAIR est au parking et vous attend. Le Sergent-Major Felov a fait porter vos affaires dans le semi-chenillé de commandement. Il m'a dèsigné pour être votre agent de liaison, Lieutenant. - Comment vous appelez-vous, soldat ? demanda-t-il. - Boukev, Lieutenant. Igor Boukev. Il avait l'air moins tendu que la veille mais ses yeux montraient toujours cette anxiété qui avait tant marqué Antoine. Ils se dirigèrent en silence vers le parking. *** Ils roulaient depuis dix heures, après une seule halte pour refaire les pleins des véhicules et embarquer des rations et des boissons. Antoine ; installé dans la cabine du semi-chenillé, ouverte sur la plate-forme arrière, dans son dos, et au-dessus de sa tête, sur le rail circulaire d'une mitrailleuse absente ; se pencha sur sa gauche en se retournant. Le radio assit devant son poste fixé à une paroi repoussa l'un de ses écouteurs en arrière, lui tendant un papier. Le bruit était assourdissant, entre le moteur, le vent dans les oreilles et le grondement des chenilles sur la route. Antoine lut : " Je reçois radio-Kiev sur le 694, un bulletin spécial d'informations, voulez-vous des écouteurs"? Le jeune homme hocha la tête et posa sur son crâne le casque que lui tendait le soldat. -" …sur Karkaraly. Ce nœud routier est important et les combats sont très âpres. La ville n'avait pas encore reçu les renforts prévus dans le plan de défense du Kazakhstan oriental et les troupes parachutistes chinoises ont pris les défenses par surprise. La ville tient toujours mais les parachutistes ennemis sont en grand nombre et il semble qu'il en tombe de nouveaux à chaque heure. C'est la première fois qu'une armée utilise ces unités dont on pensait qu'il s'agissait davantage d'une nouvelle mode militaire que de troupes capables d'être mises en œuvre tactiquement. Par ailleurs les routes, à la sortie des villes et villages, sont surchargées de réfugiés qui fuient les combats. Mais leur qualité de civils ne semble pas être prise en compte par l'aviation Chinoise qui les pilonne avec des avions de bombardement en piqué terrorisant ainsi la population. Les morts sont innombrables…". Karkaraly. Antoine ne connaissait pas cette ville et tendit la main vers son porte-carte. Il lui fallut plusieurs minutes pour trouver le nom. Il cherchait trop loin à l'est ! Avec ce lâcher de parachutiste les Chinois s'emparaient d'une ville loin en arrière des lignes européennes, plus de 300 kms à vol d'oiseau de la frontière ! Antoine comprit sans difficulté la signification de ce raid. Les Chinois prenaient possession d'un point clé de leur avance, avant que les divisions européennes ne l'aient consolidé. Ainsi le gros de leurs troupes pouvait avancer sans peine à travers un pays où cela allait être la pagaille. Il suffisait que les parachutistes tiennent la ville et le gros de leur armée y arriverait vite et sans perte. A ce compte là, la conquête du Kazakhstan serait infiniment plus rapide que personne ne l'avait jamais imaginé. Le chancelier Xian Lo Chu avait annoncé à la radio, il y avait déjà plusieurs jours, que ce serait une guerre éclair… L'association des blindés et des parachutistes parut effroyable à Antoine. Une stratégie totalement moderne à laquelle l'Armée de la Fédération opposait une guerre de tranchées tellement dépassée ! Bodescu, très préoccupé, lui avait dit, quelques jours auparavant, que les blindés européens étaient dramatiquement surclassés, sur le champ de bataille. La seule note encourageante, depuis le début des combats, concernait, apparemment, l'artillerie. Les canons chinois paraissaient moins puissants que leurs homologues européens, et d'une portée moins grande. Mais pour en arriver à des duels au canon il fallait que des fronts soient stabilisés, or les armées chinoises étaient toujours en mouvement. Deux conceptions de la stratégie s'opposaient et l'une d'elle remontait au conflit précédent ! Est-ce que l'Europe saurait trouver un général en chef assez lucide pour faire remonter ses innombrables handicaps à l'Armée Européenne ? Antoine avait de plus en plus peur que tout ne soit déjà perdu et il balançait entre l'effondrement moral et la colère. Il renonça à appeler le Capitaine, par radio, pour lui annoncer ce qu'il venait d'entendre. Il se redressa, dans le HT et regarda longuement le convoi où les camions, les siens comme les autres, roulaient de façon désordonnée, laissant des espaces irréguliers entre eux. Il empoigna sa radio et, d'une voix rageuse, adressa un court message à tous ses chefs de véhicules leur ordonnant de rouler à 60 mètres les uns des autres sous peine de se faire botter le cul individuellement ! ** Chapitre 5 Le début de l'été "1945" Dans l’immense hall du Parlement, abondamment éclairés par des lustres de cristal monumentaux, les 917 sénateurs européens paraissaient incroyablement excités. Excités et fatigués à la fois. Ils discutaient par petits groupes, certains gesticulant comme de jeunes étudiants à l'annonce des résultats d'un examen. Il aurait été difficile de faire une moyenne d’âge à l’œil nu. Certes il y avait beaucoup de cheveux blancs et de cranes chauves, mais on voyait aussi des hommes d’une petite quarantaine d’années. En revanche ils avaient trois points communs, ils affichaient un air entendu, une apparence ostensiblement respectable et un costume trois pièces ! Et Dieu sait qu'il fallait du courage pour cela, compte tenu de la température. Ce mois de juin était véritablement étouffant à Kiev. Même le fleuve n'apportait aucune fraîcheur, pas le souffle d'air habituel. Le Sénat, haut perché sur la "bonne" rive du Dniepr, celle de la vieille ville, à l'ouest, qui dominait le fleuve ; l'autre, plus nouvellement peuplée, étant assez moins bien considérée, un peu comme les rives nord et sud de la Seine, à Paris, à la même époque ; voulait être la vitrine de la Fédération des Républiques Européennes. Il était censé montrer l'ancienneté, la pérennité, le sérieux et l'apparat, l'opulence. Les portes de l’hémicycle donnant sur le hall, tous les vingt mètres, étaient grandes ouvertes. On apercevait la large salle avec les dorures au plafond et au sommet des murs, reflétant la lumière d'immenses lustres, ici aussi, les gradins aux fauteuils couverts de velours pourpre, les pupitres, devant chaque siège, surmontés de petites lampes de cuivre rouge, le balcon réservé au public, tout là haut. En revanche il fallait pénétrer dans l'hémicycle pour apercevoir la tribune en forme de pyramide, adossée au mur, face aux gradins, avec le bureau du Président, au sommet. La chaire, comme on disait ; en faisant allusion au fait qu'un Président du Sénat l'était à vie, comme un professeur d'université ; sous réserve néanmoins d'être réélu par ses électeurs ; et aux côtés souvent pontifiant de ceux qui avait tenu cette charge. Sous son bureau se trouvait l'espace réservé aux orateurs, à droite, en dessous, surmontant d’un mètre à peine, les sièges des huissiers et des sténographes de séance. Dans la salle quelques sénateurs, agités, étaient agglutinés autour de personnages, certainement importants d’après la façon dont ceux qui les entouraient se comportaient. Il s’agissait des têtes de listes, les Etats-Majors des groupes parlementaires, eux-mêmes caciques des différents partis. Un détail, surprenant, choquait immédiatement l’observateur : l'aspect du sol du hall. Il était jonché de morceaux de papiers, d’emballages déchirés etc. Comme si le ménage n’avait pas été fait depuis un certain temps ! Sur les grands panneaux situés dans le hall, entre les portes donnant accès à l'hémicycle, on pouvait lire : « ELECTIONS DU PRESIDENT MARDI 15 JUIN 1945. PREMIER TOUR A 09 heures 30. » Mardi 15 c’était la veille ! On en était au onzième tour et il était 18 heures passées, ce mercredi ! Les résultats des scrutins précédents figuraient sur une immense affiche au milieu du hall. Mais plus personne ne s’y intéressait. Des journalistes parlementaires aux visages fatigués, aux vêtements fripés circulaient, allant d’un groupe à l’autre, un carnet de notes à la main, et couraient régulièrement s’enfermer dans des cabines téléphoniques dont une rangée occupait tout un côté du hall. *** Près d’une porte, ouverte sur le côté et donnant sur un large escalier extérieur, aux marches de pierres, un homme, debout, seul, l’air absorbé, regardait la vue vers le Dniepr, qui faisait une large ondulation au travers de la ville et filait vers le sud. Edouard Meerxel-Clermont, était venu chercher un peu de fraîcheur. Il eut un geste d'agacement, dans l'obscurité, et enleva sa veste avant de déboutonner et d'enlever son gilet, pourtant de coton léger, qu'il plaça en travers de son bras. Il avait voulu aller se changer aux toilettes, dans le hall, mais il y avait une queue d'une vingtaine de Sénateurs ! Il faisait si chaud, depuis le début de la séance, que tous avaient trop bu de cette eau minérale vendue exclusivement au Sénat. Plus qu'il ne l'aurait fallu pour se réhydrater, certainement, et les conséquences étaient douloureuses pour beaucoup ! Meerxel, l’un des trois Sénateurs de Belgique, avait l'air sombre. Ces élections le navraient. Le président sortant Barkov faisait certes l’unanimité contre lui et il n'avait récolté, au premier tour, qu'un nombre ridicule de voix, pour un ex-président, l'amenant à se retirer définitivement, avant le deuxième tour. Mais aucun chef de parti n’avait pris le dessus dans les dix premiers tours de scrutin, loin de là. En réalité les partis se déchiraient eux mêmes, les scores ne révélaient rien hormis un désordre politique. Les leaders ne pouvaient se mettre d’accord, chacun faisant sa propre guerre pour se faire élire. D’après la Constitution dès le troisième tour les candidats ne devaient plus forcément être cautionnés par un parti. Si bien qu’on en était aux candidatures individuelles, parfois sauvages, inspirées par les caciques dans des manœuvres si subtiles que personne ne comprenait plus rien ! Les huit ou dix grands noms de la politique européenne réglaient leurs comptes en utilisant l'élection au poste suprême ! Le poste de Président de la Fédération méritait autre chose que cette parodie d'élection. C’est cela qui attristait et mettait Meerxel en colère. Plutôt mince et de taille moyenne, à cinquante et un ans ses cheveux bruns commençaient à peine à se nuancer de gris autour des oreilles. Ses sourcils, encore noirs, épais, dessinaient une ligne horizontale, très droite, de part et d'autre de l'emplanture du nez. Comme une barrière partageait son visage en deux, le front et les cheveux, au-dessus, les yeux, le nez, la bouche et sa grande mâchoire dessous. Son visage était allongé, il avait des yeux d'un bleu presque noir, assez rapprochés. Ils étaient profondément enfoncés dans les orbites et de forme plutôt étirée. Parfois, quand il était mécontent ou vraiment en colère, il les fermait légèrement en vous regardant et alors son regard, filtré, dense, devenait insupportable. Un interlocuteur se sentait jaugé, condamné, repoussé ! D'autant que leur couleur semblait soudain plus métallique, plus brillante, et ils donnaient l'impression que leur propriétaire savait des choses que vous ignoriez ! Son nez était légèrement aplati. Meerxel n’était certes pas bel homme avec ce visage si énergique, mais quelque chose, dans l’expression peut être, accrochait le regard. Il était vêtu d’un costume croisé, gris foncé d’une assez belle coupe mais qui avait vu de meilleurs jours. Pas encore élimé, seulement plus tout jeune. - Edouard, tu ne t’es pas exprimé depuis un moment. Tu en as marre, hein ? La voix venait de sa droite, en contrebas, où deux hommes étaient assis. Dans l'obscurité, silencieux jusque là, il ne les avait pas remarqués. Le sénateur, Iakhio Lagorski était représentant du Tadjikistan, membre du "Parti Libéral de Progrès", proche du "Parti Radical Européen" de Meerxel. Bientôt la cinquantaine, une ascendance asiatique très visible sur son visage rond, le teint tantôt jaune tantôt blanc ; chaque couleur semblant hésiter à prendre le dessus, chacune n'étant nettement décelable qu'en fonction du degré de fatigue. L'Asie réapparaissait au niveau des yeux, quand il riait et que son visage semblait s'élargir. Son crâne était totalement chauve. Il était curieusement posé sur une fesse, directement sur une marche ; comme si l'autre était douloureuse ; à côté d'un homme plus âgé, apparemment très grand et mince, adossé, lui, à une haute vasque, placée en contrebas. Celui-ci, Nyrup Pilnussen, la chevelure exceptionnellement fournie et entièrement blanche, faisait bien ses soixante deux ans. Il était Sénateur du Danemark et membre du petit "Rassemblement Humaniste Européen". C'était un vrai centriste, adversaire des excès en tout. Il y avait quelque chose qui prêtait à sourire à voir ces deux hommes d'allure respectable assis comme des gamins attendant que les portes de l'école s'ouvrent ! En même temps, quand on les connaissait, on trouvait leur posture normale. Même Pilnussen avait un côté anticonformiste, tout aussi rigide qu'il puisse paraître, par ailleurs. Les deux hommes tenaient une bouteille d'eau à la main et un mouchoir qu'ils imbibaient périodiquement pour le passer sur leur visage. A des titres divers, Meerxel avait beaucoup d'amitié pour eux, si différents, représentant des pays aux antipodes l'un de l'autre, mais parlant net, tous les deux. Après des années de politique ils avaient encore une certaine naïveté. Chacun réagissait à sa manière, Lagorski s'emportant malgré ses origines orientales qui auraient dû lui donner une certaine philosophie, Pilnussen toujours froid et maître de ses réactions, mais aux réflexions sèches. Ils avaient des attitudes semblable devant la vie politique, détestaient les manœuvres, les concessions de convenance, selon la valeur de la contrepartie, et le disant carrément. Assez naïfs, en somme, compte tenu des critères politiques. Pilnussen avait été en quelque sorte leur mentor, les avait tous deux initiés à la politique, à leur arrivée au Sénat, un peu plus de onze ans plus tôt. Finalement ils s'étaient rendus compte, au fil des années, qu'ils partageaient souvent les mêmes idées. Si bien que l'estime qu'ils se portaient s'était transformée en amitié. Tous trois étaient profondément libéraux. "Libéraux-réalistes", comme ils aimaient le préciser ! Et cependant ; très naïvement, ils le savaient ; hostiles aux compromis politiques. Si bien que les uns comme les autres n'avaient pas fait carrière, jamais occupé durablement de postes vraiment importants, dans les Commissions, par exemple, au sein de leurs partis politiques, cousins dans l'hémicycle. - Je ne vous avais pas vus, pardon. Iakhio, excuse-moi, répondit Meerxel d’une voix grave, au débit assez lent. Salut Nyrup… Comme vous, comme tout le monde, oui, j’en ai assez. Ces sempiternelles analyses bidons, ces manœuvres tellement simplistes, toutes ces grosses ficelles… enfin cette attitude politique me rebute. On ne devrait pas en être là, tout de même ! Pas aujourd’hui, vous ne croyez pas ? Comment le prennent les représentations du Tadjikistan et du Danemark ? - Tu ne te souviens pas des élections de Provach’ en 35, demanda Pilnussen, pas longtemps après ton arrivée ? On a eu 32 heures d'élections, sans interruption. Des collègues dormaient sur leur banc ! Finalement c’est à l’usure que son parti l’a fait élire, pas grâce à ses arguments. Et il n’a pas été un si mauvais président, après tout. En revanche, au siècle dernier le français René Coty a battu les records : 13 tours de scrutin pour en finir. Les Sénateurs l'ont élu par fatigue, pas par conviction, c'est vrai, et ce fut un Président falot. - Oh vous, les Centristes, vous avez toujours été indulgents avec Provach', remarqua Lagorski. N'empêche qu'il s'est borné à expédier les affaires courantes. Si le pays a progressé pendant qu'il était au Palais de l'Europe, ce n'est pas grâce à lui ! Et Coty moins encore. - On les a dépassées les 32 heures, non ? intervint Meerxel. Et si… Un huissier survint derrière eux, interrompant les trois hommes. Eclairé de côté par un lampadaire tarabiscoté, typiquement "Sénat", en habit noir à queue de pie ; la vieille tenue remontant à l'époque Napoléonienne ; une large plaque métallique surmontée de deux têtes d’aigle, pendant sur la poitrine, au bout d'une longue et grosse chaîne. Il avait une assez belle allure, malgré les sillons de transpiration que l'on voyait avec cet éclairage, sur son visage fatigué. - Ah, Sénateurs… Les membres du Bureau du parti Radical vous réclament, Sénateur Meerxel. Et le comité des élections voudrait vous consulter, Sénateurs Lagorski et Pilnussen, pour une affaire de quotas, m'a-t-on dit. Edouard Meerxel hocha la tête en se levant lentement. - Merci, Huissier, dit-il, gentil à vous de vous être déplacé pour nous trouver ici. C’était l’une des raisons pour lesquelles Meerxel était assez populaire auprès du personnel de séance du Sénat. Il avait souvent un mot gentil pour les huissiers, comme s’il était nouveau venu alors qu’il était sénateur depuis onze ans déjà. C’était ses troisièmes élections présidentielles. Les trois hommes regagnèrent le hall et se séparèrent. Meerxel fut tout de suite saisi par le bras ; comme un petit garçon qui a un secret à délivrer ; par un grand type agité, Lazlo Vikunovitch, membre du bureau politique des Radicaux, qui le conduisit à part. - Pas question de laisser passer Colombiani le petit gros, au tour prochain, on est tous d’accord, dit-il, vous autres les Belges vous suivez, bien entendu ? - Pourquoi ? répondit Meerxel, calmement, qui n'avait jamais accepté le surnom dèsobligeant qu'on avait donné, ici, au jeune Sénateur "Démocrate de Progrès". - Hein ? Vous allez encore ergoter ? - Non, je dis seulement "pourquoi pas Colombiani"? J’ai trouvé que son discours était extrêmement clair. Il a des idées très lucides sur la conduite de la guerre et il mesure la gravité de la situation. Il est le seul orateur à en avoir parlé aussi clairement. Il est jeune… - Vous le voudriez comme président ? Vikunovitch en hurlait presque. - Peut être pas encore, c’est vrai, mais des voix lui donneraient du poids. C’est un bon politicien, honnête… - Vous êtes en train de parler d’un Démocrate de Progrès, Meerxel ! Un petit parti qui ne fait pas 7% au Sénat. En outre c’est cet abruti qui a fait refuser notre motion sur les tarifications de l’élevage, par son discours ridicule, au début de l’année et… - C’était une mauvaise motion, partisane, vous le savez très bien, le coupa Meerxel d’un ton sec. C'est de la politique au rabais que nous faisions, là ! Nous sommes Radicaux, pas Républicains, nous défendons d’autres idéaux qu'un conservatisme outrancier, un mercantilisme minable, ah voilà que je parle comme vous ! Et puis le pays est en guerre ! - Précisément. On ne va pas laisser un imbécile des Démocrates de Progrès prendre la direction du pays, enfin. Vous repartez dans vos utopies, Meerxel. Cette candidature est un épiphénomène. Il est temps de vous remettre, mon cher. C’est du Président dont il est question, en ce moment… Les Républicains vont manœuvrer, il ne faut pas se laisser prendre à leur jeu. D’autant qu’ils vont masquer leur vrai candidat pendant plusieurs tours encore, nous sommes tous d'accord sur cette analyse, au Bureau Politique. Nous allons donc manœuvrer, nous aussi. En attendant soyez fidèle à votre parti, il compte sur vous. Le sénateur belge fixa son interlocuteur, qui avait raison dans une certaine mesure. Du moins, sur la nécessité de fidélité. - Vous savez très bien que je suivrai, dit-il. Il laissa passer un temps et ajouta : et nous ? Que faisons-nous ? Notre candidat est toujours Valiu ? Au delà de ces manœuvres ? - Pour l’instant, bien entendu. C’est le candidat radical par excellence. Par la suite, nous verrons, il faut laisser les choses se décanter. Venez, la séance va reprendre. Meerxel hocha la tête lentement. Mais, en suivant son guide, il se demanda si les caciques des Radicaux, avaient une idée en tête, avançaient leurs pions, ou se bluffaient les uns les autres ? Il savait que des accords secrets se négociaient en particulier, comme dans les autres partis, bien sûr. C’était cet aspect de la politique qui le faisait se hérisser, comme à ses débuts. Bien sûr on ne gouverne pas sans compromis ; il en était bien conscient et l'acceptait ; mais au niveau du gouvernement, pas dans les partis. Il se dit qu’il n’avait guère changé depuis sa première élection, lorsqu’il était encore auréolé de ses étoiles de Général de Division, le plus jeune général de réserve de l’Armée, après la Première Guerre Continentale. Son ascension, pendant la guerre, avait été fulgurante. Tout jeune sous-Lieutenant en 1915, au début du conflit, il avait survécu à son unité, très vite décimée, et s’était retrouvé Capitaine, commandant de compagnie après six mois de guerre. Et deux mois avant la fin de la guerre il était Général. Un petit général de Brigade mais général quand même. Allez savoir pourquoi il était dorloté par l’Etat-Major de la VIIIème Armée ? En tout cas, après la guerre, il était resté quinze ans sous l’uniforme. Après l'Armistice, on lui avait dit, au Ministère, qu’on avait besoin d’hommes comme lui pour poursuivre la modernisation des cadres de l’Armée. Dans les faits il s’était rendu compte qu’il ne recevrait pas une étoile supplémentaire avant une bonne vingtaine d’années. Les généraux d’active ne lui pardonnaient pas de n’être pas passé par une école d’officiers, Saint-Cyr, Saint-Pétersbourg, Hambourg ou Prague. Il avait donc fini par rendre son uniforme, et ainsi reçu sa troisième étoile de Divisionnaire, comme c'était la règle. A son retour à Bruxelles, juste après la mort de sa femme, emportée par l'épidémie de grippe espagnole, alors qu’il se sentait perdu et se demandait comment vivre, quoi faire de sa vie, maintenant, il fut contacté par des politiciens, Radicaux belges, qui lui avait dit que son passé le désignait pour se présenter directement aux élections sénatoriales, sans passer par la députation nationale. Ca l’avait flatté, bien entendu. Et tenté. Il avait été élu. C’est après coup, après son second mandat, qu’il avait découvert qu’il n’avait pas l’échine assez souple pour faire carrière dans ce monde. Il avait alors décidé de faire de son mieux pour ses concitoyens. Ce n’était pas un ambitieux forcené, loin de là. A deux heures du matin, s'épongeant carrément le front avec un grand mouchoir blanc, le président du Sénat rendit compte que la Constitution prévoyait que des élections ne pouvaient être interrompues! Ils devaient continuer à siéger jusqu'à ce qu'ils trouvent un Président dans leurs rangs. Cela faisait quarante et une heures que les orateurs se succédaient, entre les délibérations. Mais il n’était plus possible de s’inscrire pour prononcer un discours, les partis avaient demandé des temps de paroles pour tant des leurs qu’il faudrait deux jours encore pour qu’ils passent tous ! Bloquer les temps de parole faisait partie des ruses politiques pour empêcher un bon orateur d'un camp adverse de s’exprimer à la tribune. Il suffisait, maintenant, qu’il y ait deux candidats pour qu’un tour d’élection soit organisé. Pratiquement des candidats de toutes les formations étaient inscrits sur la liste, pour une raison ou une autre. Probablement pour diviser les votes et empêcher une élection, tant qu'une tête de liste ne se présenterait pas, chaque parti votant pour son candidat. Les grandes formations jouaient la lassitude, la fatigue, avant de présenter LEUR candidat. Bref, chaque tour durait longtemps, entre les discours d'intentions, le vote lui même et le dépouillement. Les Sénateurs qui, au début, se retiraient dans les locaux de partis, entre chaque tour, pour mettre au point leur stratégie, y avaient renoncé. La fatigue, et les trois volées d'escaliers aux hautes marches, les avaient incités à rester dans un coin du vaste hall où des huissiers avaient apporté des longues tables et des bancs, et ouvert chaque fenêtre, chaque porte, chaque vasistas pour tenter de créer un mini courant d'air. En outre cette disposition facilitait les négociations, d’un parti à l’autre. Pour l’instant ni les Républicains, ni les Radicaux, les deux plus importantes formations politiques, représentant chacune un bon tiers du Sénat, n’avaient pu se mettre d’accord sur le nom d’un candidat et se bornaient à faire opposition, par leurs votes, à l’élection d'un adversaire. On sortait d'une présidence Républicaine et, en toute équité les Radicaux auraient dû obtenir le soutien du parti sortant. Mais les conservateurs Républicains n'avaient pas digéré l'échec de la présidence de Barkov et voulaient redorer leur blason. Les autres familles politiques, beaucoup moins importantes ne pouvaient pas, à elles seules, faire pencher la balance. Colombiani avait fait un tout petit score, bien entendu. A cinq heures du matin on en était au 18ème tour et les sénateurs étaient épuisés. Pilnussen avait été mis sur la liste par son parti, deux tours auparavant et avait récolté un 4% modeste mais honorable ! Même le bruit de voix avait beaucoup baissé, dans l’hémicycle et dans le hall. Les Etats-Majors politiques étaient à court de manœuvres, lorsque le bruit courut que Saparmyrat Sultanov, un Consentioniste d’Asie, le nouveau mouvement ultra conservateur, né au Kirghizstan, se présentait. Les Républicains, comme les Radicaux sourirent, puis quelqu’un se demanda s’il n’y avait pas là une manœuvre inédite pour tester une volonté de vote du Centre. L’idée parut tellement angoissante aux stratèges qu’ils se réunirent une nouvelle fois en comité restreint. Meerxel était allé fumer un petit cigare léger de Virginie sur les marches du Sénat, toujours devant le Dniepr que l’on ne distinguait que par les lumières bordant la rive occidentale. Il avait honte. Honte que ses collègues n’aient pas assez fortement à l’esprit que des hommes mouraient, là-bas à l’Est, en ce moment même. Il se sentait impuissant. Il venait de s'exprimer violemment pour dire son mécontentement, dans le hall, à portée de voix des Radicaux et des Républicains. Il avait toujours aimé ces instants où il laissait échapper sa colère. Petit Sénateur d'un petit pays, il n'avait eu que deux fois l'occasion de parler depuis la tribune, alors il avait l'habitude de se défouler dans le grand hall ! Ses collègues du Sénat connaissaient son travers et l'écoutaient assez souvent. On aimait assez son discours carré, ses phrases sans détours. Enfin il avait, généralement, une vingtaine de Sénateurs autour de lui quand il piquait ses petites colères ! Pourtant il n’était jamais aussi bon tribun qu’à ces moments là, pensait-il, quand il en avait gros sur le cœur d'avoir dû voter un texte aberrant. Un brouhaha le fit se retourner et il vit qu’on rappelait tout le monde. Un nouveau tour allait commencer. Il se leva avec lassitude et revint vers l’amphithéâtre. C’est en passant la porte qu’il jeta machinalement un œil à la liste affichée des candidats. Les deux premiers noms étaient ceux d’un Sénateur de Hongrie qui aimait se pousser en avant et un Républicain de seconde zone, au passé pas très net. Le troisième nom le fit sursauter. C’était le sien ! Il fit demi-tour et agrippa le bras du numéro 3 du parti Radical, Brensch, qui le suivait. - Qu’est-ce que cela veut dire, cette plaisanterie ? demanda-t-il d’un ton sec. - Ne vous inquiétez pas de ça, Meerxel. Une façon de montrer à nos adversaires que nous ne sommes pas dupes et de proposer un Radical. Vous avez vu qui se présente ? Ce minable de Hongrois ! - Ce qui signifie que vous me mettez au même plan ? Brensch, un petit homme au bon tour de taille ; dont il se servait souvent pour se frayer un passage dans la foule ; toujours vêtu d'un costume noir, croisé, qui lui donnait une allure de croque-mort eut un sourire forcé. - Mais non, voyons, Meerxel, ne le prenez pas comme ça. Ne soyez pas si susceptible. C’est un simple avertissement pour montrer que nous sommes en position d’attente, nous aussi. Nous voulons proposer un candidat à chaque tour, c'est un principe. C'est tombé sur vous, c'est tout. Il n’y a là aucune connotation péjorative, croyez-moi. C’est de la politique. Juste de la politique. Cette fois la colère saisit le Sénateur de Belgique, on le manipulait ! Il empoigna le bras de Brensch. - Vous voulez dire que vous n'avez trouvé personne de moindre importance ! Personne ne dispose de moi de cette façon, Brensch, alors vous avez deux minutes, avant que le scrutin ne commence, pour ajouter le nom du Sénateur Lagorski à cette liste en remplacement du mien, ou bien je dépose une plainte officielle au bureau du Président de séance. - Lagorski ? Mais il n'est pas de notre Parti, pourquoi voulez-vous…? Oh, je vois, vous voulez que votre ami ait droit au statut d'ex-candidat à la présidence pour impressionner les électeurs de sa circonscription. C'est du chantage, Meerxel, du chantage ! - Prenez-le comme vous voudrez, il ne vous reste plus beaucoup de temps. - Vous aurez des comptes à rendre au parti, Meerxel, je vous l'assure ! fit l'autre, hors de lui, en s'éloignant rapidement. Meerxel allait répondre encore plus brutalement lorsqu’il y eut un mouvement de foule, derrière eux, et ils furent séparés. Il vit Brensch se précipiter vers le bureau du Président, pris d'assaut. La colère était toujours là, effaçant la fatigue qui l'envahissait. Il ne savait même pas lui-même pourquoi il avait posé cette exigence. Pour empoisonner Brensch, probablement. Mais c'était vrai qu'un ancien candidat officiel à la présidence jouissait d'une certaine réputation devant ses électeurs, pendant un certain temps, en tout cas. Pas seulement cela d'ailleurs… mais sa mémoire ne lui restituait pas les détails. Le sénateur belge haussa les épaules et prit place dans la file encore courte, qui aboutissait au bureau de vote, renonçant à déposer une plainte qui ne ferait qu'ajouter au ridicule de cette nuit. Il eut ainsi le temps de voir le président de séance regarder la grande pendule et secouer la tête, devant Brensch. Trop tard, apparemment, pour changer un nom dans la liste des candidats, le sien allait y rester ! Sa colère avait changé d'objectif et il n'y prêta plus autant d'importance. Autant se débarrasser de ça rapidement. Ils étaient 917 à voter et il faudrait près de deux heures pour que ce soit terminé. Il ne pouvait évidemment donner sa voix aux deux autres candidats, dont un Libéral de Progrès qui n’avaient pas la carrure d’un homme d’état, et ne voulait pas, non plus, s'abstenir. Quitte à voter il décida de voter pour sa propre candidature. Qu'il ait au moins une voix, songea-t-il, se moquant de lui-même avec un peu d'amertume. Vingt-cinq minutes plus tard il en avait terminé et revenait dans le hall. Plusieurs collègues lui sourirent au passage. Souvent des hommes qu’il connaissait à peine, d’ailleurs. Il se borna à les saluer d’un petit geste de la main. Son ami Lagorski vint à lui et il lui raconta l'incident. - Tu dois être furieux, Edouard ? - Oh j'ai piqué ma petite crise avec Brensch en le menaçant de déposer plainte ! Je suis en train de me demander si le parti va me garder longtemps. Je rue souvent dans les brancards depuis quelques années. Je ne peux pas accepter qu'on dispose ainsi de moi, comme si j'étais un pion ! Cette fois, mon exigence de placer un autre nom sur la liste n'était pas bien méchante… Il n'osa pas dire à son ami que c'était son nom à lui qu'il avait avancé. - …et puis ça donne un petit coup de pouce, je crois me souvenir. En dehors des électeurs, je veux dire, mais impossible de me souvenir quoi. Enfin bref… J'ai surtout voulu empoisonner Brensch et ses petits copains de la Direction du parti, je les supporte de plus en plus mal. Lagorski le regarda fixement avant d'éclater de rire. - Tu ne mesureras jamais ce que tu représentes dans ton propre parti, Edouard, l'honnêteté, la droiture… bon enfin je ne vais pas te convaincre maintenant, hein ? Non, crois-moi, ils ne te vireront pas. - Je ne sais même pas ce que cherche le parti ! Je dois être vraiment incapable, je ne comprends pas la manœuvre, Iakhio. Pourquoi laisser des candidatures spontanées avec des inconnus ? Je ne vois pas l'intérêt à attendre, comme le veulent les Etats-Majors. Son ami eut un sourire vague. - Moi non plus. Je crois que nous sommes de plus en plus nombreux à ne rien comprendre. Tu as remarqué le visage de nos collègues ? Ils en ont assez Edouard. Cette élection tourne au ridicule. Nous nous couvrons tous de ridicule. Et si le peuple ne nous réélit pas, la prochaine fois, ce sera peut être une bonne chose pour l’Europe. Meerxel s'énervait, laissait s'ouvrir la soupape et ne faisait plus attention au ton qu'il employait. Sa voix portait comme toujours lorsqu'il était vraiment en colère. - Si l’Europe existe toujours, Iakhio ! C’est ça qui me terrifie, dans la farce que nous jouons en ce moment. L’enjeu est tellement important. Je pense à nos troupes, là-bas en Sibérie, au Kazakhstan, au sud. Pour eux ce qui se déroule ici est une trahison, une trahison ! Notre fonction est de choisir l’homme qui saura conduire l’Europe au bout de cette guerre et nous sommes en train de jouer à qui sera le plus fort. A "tu ne me fais pas peur". Et pendant ce temps, eux, ils crèvent de frousse, tu comprends ? J’ai déjà connu tout cela, autrefois, la trouille, intense, qui te bouffe le ventre, tes membres qui deviennent faibles. Si tu n’as pas confiance en ceux qui conduisent la guerre, alors autant sortir de ton abri et foncer te faire tuer tout de suite. Pour en finir ! Il n’avait pas conscience que sa voix avait encore forcé et que d’autres sénateurs commençaient à s’amasser autour d’eux. Quelqu’un dit : - C’est vrai que vous avez été général, Meerxel. - Un petit général de Brigade, riposta-t-il en se retournant vivement. Ce qui me donne seulement le droit de dire que je connais la peur et que je sais ce que ressentent nos hommes. Quoi que non, ça me donne aussi le devoir de dire ici combien nous sommes indignes des fonctions que nous assumons. Nous en sommes à lutter pour notre parti alors que le pays attend que nous choisissions un chef. Dieu…quel gâchis. Sa colère éclatait, maintenant, et il la laissa s’écouler, s’épuiser. Tout ce qu’il avait retenu pendant tant d’années sortait de sa bouche, il ne pouvait plus s'arrêter. Toutes les consignes de parti, toutes les acceptations d’une loi qui ne lui semblait pas assez réfléchie, incomplète, avantageuse pour certains, mais qu’il avait dû se résoudre à voter, parce que c’était toujours mieux que rien. Alors qu’il aurait suffi de réfléchir un peu mieux, de parler, de refuser l’influence de tel ou tel groupement économique… Un long moment plus tard, fatigué, il se tut, baissa la tête et traversa des rangs pour chercher la solitude, le peu de paix que sa conscience lui refusait. Il fallait parfois plusieurs heures pour dépouiller les scrutins. Chaque parti déléguait deux représentants pour surveiller le bon déroulement des opérations. Régulièrement l’un d’eux venait donner les résultats provisoires aux responsables de sa formation. A sept heures et demie passées du matin un radical se présenta devant Brensch assis, seul, sur un banc près de l’endroit où s’était installée sa formation, autour du grand candidat du parti, Valiu. - Votre tactique fonctionne bien, mon cher. Meerxel prend doucement la tête. - Pardon ? Brensch avait l’air stupéfait. - Et bien… je disais que les scores se sont longtemps tenus d’assez près, mais que maintenant Meerxel est en train de se détacher, il se dirige vers le pourcentage de voix admissible dans une élection. - Et les abstentions ? Il doit y en avoir beaucoup, non ? Comme aux tours précédents ? - Justement non. C’est bien ce qui montre que vous avez joué finement, mon cher. Cette fois il y a assez peu d’abstentions. - Et le score monte, dites-vous ? Mais de quelle proportion ? Tout de même pas vers les chiffres de validation du scrutin ? Pas vers les deux tiers des inscrits ? - Pas encore, mais il y a encore beaucoup de votants dans la queue. D’après l’huissier chargé des décomptes le nombre des abstentions diminue très fortement, dans ce tour. Brensch parut figé puis se dirigea vers l’Etat-Major des Radicaux, un peu plus loin, et s’entretint avec les autres leaders. Très vite tout le groupe s’excita, agitant les bras, discutant avec nervosité. Curieusement, au fil des minutes, les sénateurs de tous les partis qui se trouvaient dans le hall se montrèrent plus excités. Le ton des conversations montait, la fatigue s'effaçait. De plus en plus de sénateurs se groupaient autour des tables de vote, au point que le président du Sénat, au visage marqué par la fatigue, dut leur demander de laisser de la place à la file de ceux qui n’avaient pas encore voté. A sept heures et demie les résultats, provisoires, indiquaient que Meerxel n'avait plus que 8% à gagner pour que le scrutin soit valable ! Valiu, lui-même, vint voir celui-ci, de nouveau seul. - Mon cher Meerxel notre petite astuce obtient un succès surprenant. On dirait que nos collègues prennent cet acte de candidature au premier degré… Mais il y a aussi votre petite harangue de tout à l'heure. Vous étiez très remonté, m’a-t-on dit ? Vous avez eu des paroles assez dures pour la classe politique, paraît-il ? Enfin c’est votre affaire. Mais nous ne sommes pas habitués à cela, au parti Radical. Et nous sommes surpris de votre attitude, je ne vous le cache pas. - Est-ce que ce sont des reproches, Monsieur le secrétaire général ? riposta le sénateur belge, très calme. Je vous signale que le Comité directeur a placé mon nom sur la liste des candidats sans me prévenir, sans même me demander mon accord. Pour qui me prend-t-on, à la fin ? C’est un manque de courtoisie, inacceptable que d’éviter de me consulter. C’est de ma vie, de ma carrière, de ma réputation, qu'il s’agissait… Valiu, un homme grand et sec au visage si ridé que l’on ne remarquait que cela en le regardant, sembla marquer le coup. Il n’était pas habitué à ce qu’on conteste ses paroles. Puis il se reprit. - Mais si vous n’en étiez pas satisfait il fallait le dire avant, Meerxel. D’ailleurs il n’est pas trop tard pour vous dèsister ! Tant que le vote n’est pas terminé vous pouvez encore légalement renoncer. Meerxel le regarda longuement, cherchant à comprendre ce qu'il y avait derrière ces mots, puis haussa les épaules. - Il ne manquerait plus qu'un renoncement ! Cette fois le Sénat aurait atteint l'extrémité du ridicule, devant le pays. En outre avec un renoncement le Parti Radical serait discrédité, vous le savez bien. Non, vous avez voulu me manipuler, assumez vos responsabilités, Valiu ! C’était la première fois qu’il s’adressait à lui sans utiliser son titre de secrétaire général et Valiu se raidit. - Est-ce que vous me menacez ? - Vous n’avez pas encore compris que nous n’en sommes plus là ? C’est de l’Europe dont nous parlons au travers de ces élections. Puis il tourna les talons laissant Valiu stupéfait. En réalité Meerxel était désemparé, cherchait à se ressaisir, beaucoup moins calme qu’il n’en donnait l’impression. Il eut soudain le sentiment qu’il était à nouveau sur le front de Sibérie, autrefois, alors que, récent Colonel, il essayait de comprendre ce qui arrivait. Tout avait été trop vite, il se retrouvait avec des responsabilités énormes dans des circonstances où tout pouvait se produire. Qu’il se trompe et le petit secteur, la petite enclave dont il avait le commandement serait enfoncée, pulvérisée, laissant la possibilité aux Chinois de s’enfoncer dans la brèche. Il avait passé des moments terribles, angoissants. Il retrouvait cette sensation de solitude, d’avoir à prendre des décisions sans savoir lesquelles étaient dangereuses ou acceptables, parce qu’il manquait d’expérience, de consignes précises. Et ses lignes téléphoniques étaient coupées ! Il était absolument seul, sans pouvoir demander des conseils aux membres de son petit Etat-Major, composé de réservistes, comme lui, et manquant autant de métier que lui… Des sénateurs vinrent à lui. Pas seulement des radicaux, mais aussi des républicains, des membres des petits partis. Ils lui demandèrent quel était le but de cette manœuvre. Comment leur dire que son nom avait été lancé simplement pour faire diversion, sans que cette candidature ne repose sur une volonté de son parti. Pour gagner du temps ! Une manœuvre, une simple manœuvre ? - Mais je n’en sais fichtre rien, répondit-il exaspéré. Il y eut des sourires entendus, comme si ces gens devinaient des choses qu’il ne connaissait pas et il fut furieux. On le manipulait, il s’en rendait compte et cela le mettait hors de lui. Il n’était pas conscient de l’image qu’il donnait de lui-même, en ce moment même, raide, le visage fermé, les mâchoires verrouillées. Et puis, à dix heures, le président du Sénat rappela tout le monde dans la grande salle. Les Sénateurs parurent se traîner à leur place. - Messieurs, nous avons les résultats de cette consultation, dit-il dans le micro, l'air curieusement plus frais que les heures précédentes. Un silence impressionnant se fit, dans l’amphithéâtre. - Sachez tout de suite, mes chers collègues, reprenait le Président, que ce scrutin est parfaitement constitutionnel, le comité de contrôle des scrutins l'a confirmé. Les votes exprimés sont au nombre des huit dixièmes de l’assemblée. Le quorum prévu dans la Constitution est donc largement atteint, dans le cas des candidatures individuelles qui était le nôtre… Meerxel fut envahi d’un étrange sentiment, comme si tout cela se passait ailleurs, comme s’il était spectateur, mais pas physiquement là. Etonnamment il ne ressentait plus la chaleur étouffante de l'hémicycle. Son incompréhension était totale, il n’appréhendait pas la situation. Il n’entendit pas vraiment l’annonce des chiffres, vivant au ralenti, son cerveau paralysé mettant un certain temps à assimiler les paroles qu’il entendait. Puis son cerveau traduisit les mots qui lui parvinrent : -… donc élu Président de la Fédération des Républiques Européennes le candidat Edouard Meerxel, sénateur Radical de Belgique, se présentant librement, qui obtient 66% des suffrages exprimés. Il se réveilla en une fraction de seconde, réalisant que sa vie venait, par un incroyable hasard, à cause d'un manque de jugement des responsables politiques de son parti, d'une invraisemblable lacune de la Constitution, de basculer une nouvelle fois, comme autrefois, en Sibérie. Qu’il devait faire face à cette situation grotesque, tout de suite, sans s’être préparé, sans avoir été préparé à cette éventualité. Il venait d'être élu par hasard ! Et son cerveau se remit en marche. Les idées lui venaient soudainement, à une vitesse folle, des choses à faire, à un moment ou un autre, selon un ordre d’urgence, la fatigue venait brusquement de disparaître, il était lucide, d'une stupéfiante lucidité, lui sembla-t-il. La salle était debout, tous les visages tournés vers lui, dans les rangs les plus hauts des gradins. Etrangement ça ne le troubla pas. Quelque chose venait de se produire en lui, qu’il était encore incapable d’analyser. Il savait qu’il y avait une décision à prendre, immédiatement, et son esprit la lui mit en évidence dans la seconde même, lui restituant par la même occasion ce qu'il cherchait depuis un moment. Son regard dériva machinalement vers les sénateurs, debout et applaudissant, pour une raison qu’il ne comprenait pas encore. Mais ça n’avait pas d’importance. Une seule chose était importante : que jamais une situation pareille ne se reproduise. Stopper, définitivement ces ruses politiques, modifier la Constitution… Sans l'avoir décidé consciemment il se leva et descendit rapidement les marches des gradins, se dirigeant vers la tribune. Lorsqu’il y fut parvenu il se pencha en avant et murmura quelques mots à un huissier qui hocha la tête et grimpa jusqu’à la hauteur du président à qui il parla à l’oreille. Celui-ci acquiesça et s'inclina en avant vers le micro, devant lui. - Chers collègues, le candidat élu veut s’adresser au Sénat maintenant. Qu’il monte à la tribune. Du coin de l’œil Meerxel aperçut Valiu qui s'était levé et jouait désespérément des coudes pour venir vers lui et il sut qu’il avait bien anticipé et pris la bonne décision. Il monta les quelques marches pour se retrouver à la tribune. Le silence se fit, instantanément. Comme au jeu de " Jacques a dit " les sénateurs étaient figés, les mouvements arrêtés. Tout s’était immobilisé, comme si une photo avait été prise, enregistrant, pour l’éternité, un instant fugitif. - Messieurs, chers collègues… Meerxel avait beaucoup passé de temps à étudier la Constitution quand il avait été élu sénateur pour la première fois. Il se souvenait d'un article précisant qu’un vote ne devenait définitif que sous une condition express. Il sut ce qu'il fallait faire. - Je sais que ce n’est pas la tradition, mais nous vivons des heures exceptionnelles, nos soldats luttent, en ce moment même, pour retarder l’ennemi qui a envahi notre territoire, alors je vais, moi aussi, hâter les choses… Il s’interrompit quelques secondes pour donner plus de poids à sa déclaration et leva la main droite, comme lorsque l'on va prêter serment. - " J’accepte le verdict de ce scrutin… récita-t-il, de mémoire, j’accepte la Présidence de la Fédération des Républiques Européennes, je jure solennellement de la servir de mon mieux… En application du vieil article 105 de la Constitution je désigne le Vice-Président parmi les Sénateurs qui se sont portés candidats à un tour ou un autre et ont recueilli plus de deux pour cent des voix, il s'agit du Sénateur du Danemark, appartenant au Rassemblement Humaniste Européen, Nyrup Pilnussen. Toujours en application de la Constitution, je déclare que le présent Sénat exercera son mandat jusqu'à la fin de la guerre…" Le début était, à peu de chose près, les paroles prévues dans la Constitution. Désormais personne ne pourrait jamais contester son élection. Pas même son choix du Vice-Président. Il était définitivement Président de la Fédération des Républiques Européennes ! Seule sa mort, ou un procès pour Haute Trahison, pourrait interrompre son mandat de cinq ans. Et sa désignation du Vice-Président était parfaitement légale, incontestable, même si l'article 105 était tombé en désuétude ! Il était assez lucide pour se rendre compte qu’il n’avait pas mesuré pleinement ce qui se passait, se sentait comme dédoublé. Une part de lui était figée, effarée par ce qui venait de se dérouler. L'autre était prise de frénésie, il y avait des choses à faire, tant de choses ! Et il devait se mettre au travail. Il était dans un état second. Les problèmes de conscience seraient pour plus tard. D’après la tradition il devrait faire, dans un ou deux jours, ici même, un "discours d’Intentions", un développement du programme politique du nouveau Président, en général précédé de la déclaration qu’il venait de prononcer à l'instant. Il avait très accéléré les choses et il poursuivit : -… Si je choisis le Sénateur Pilnussen c'est parce que je le connais bien, que je sais pouvoir compter sur lui, que je connais ses qualités et aussi que l'Europe a besoin d'unir ses forces sans se préoccuper de clivages politiques. Il n'est plus temps pour cela… Maintenant nous sommes tous fatigués alors je vous donne rendez-vous dans cette salle, à 18 heures, ce soir même, pour le Discours d’Intentions, sans attendre les quelques jours traditionnels. Mais je demanderai au Président du Sénat de m’accorder une faveur, celle de permettre à la radio d’Etat d’installer son matériel, ici même, afin que ce discours soit retransmis partout en Europe, en direct. Les peuples européens, et nos soldats, ont le droit, incontestable, de savoir le plus tôt possible ce que je vais entreprendre. Je vais moi-même prendre du repos dans le Sénat, ici, si le Président m’y autorise, et je vous demande de faire l’effort d’être tous présents à 18 heures, malgré le peu de temps qu'il vous reste pour vous reposer… Une ovation lui coupa la parole. Il eut le temps de se demander ce qui se passait. Jamais, en onze ans, il n’avait assisté à une manifestation pareille, les Sénateurs étaient avares de leurs ovations. Il se dit que quelque chose avait changé, qu’un vent de frénésie soufflait sur le Sénat ! Ou alors les sénateurs étaient simplement soulagés d’être sortis de la crise ? Il salua de la tête et descendit les marches. Il ne se souvint jamais des minutes qui suivirent. Il se retrouva, seul, dans une de ces petites chambres dites "de passage" du Sénat. Machinalement il commença à se déshabiller, repoussant l’idée qui lui venait de préparer son discours. Il avait davantage besoin de sommeil que de préparer soigneusement son texte. Curieusement il ne se demandait plus ce qui venait de se passer. Son cerveau avait assimilé le prodigieux événement qui venait de se dérouler, s'y était adapté, et réfléchissait maintenant aux actions à venir. Il avait conscience qu'un invraisemblable concours de circonstance venait de se produire, qu'il n'aurait jamais dû être élu, que l'indécision, la fatigue, le ras le bol de ses collègues avaient causé tout cela. Il le savait et l'acceptait. Il avait, brutalement, changé de monde et ne se posait pas de questions… *** Une main le secoua et il ouvrit les yeux. - Monsieur le Président, Monsieur le Président, réveillez-vous il est dix sept heures quinze… Un huissier, qu’il reconnut, le secouait. La plaque métallique que l’homme portait au cou, flottait devant les yeux d’Edouard. - Monsieur le Président, pardonnez-moi de vous avoir secoué comme ça, mais vous aviez insisté sur l’heure de votre réveil, lorsque je vous ai conduit ici, ce matin. - Merci, Monsieur Boulov, dit-il en s’asseyant. Vous avez eu raison. Il passa les mains sur son visage, se frottant les joues avec force. - J’ai pris la liberté de vous apporter du café, Monsieur le Président. Je ne savais pas ce que vous préféreriez, à cette heure ci. - En général du thé, mais ce sera très bien, Boulov. - Voulez-vous que je vous fasse couler un bain, Monsieur le Président ? Excusez-moi je ne suis pas habitué à ces choses, je ne suis qu’huissier du Sénat, je n’ai pas été formé à cela. "Monsieur le Président" ! Il allait falloir qu’il s’y fasse. Tout lui revenait en mémoire, mais déjà recouvert par d’autres pensées, comme si son inconscient avait effectué un travail d'assimilation, que lui, Edouard Meerxel, avait accepté cet invraisemblable scénario. Finalement, il se rendit compte que c’était déjà le passé ! Il avait autre chose en tête, maintenant. - Moi je n’étais que Sénateur, répondit-il, vous voyez nous avons tous les deux des choses à apprendre. Mais je trouve que vous vous débrouillez très bien, Boulov. Pour le bain, non, merci. J’ai l’habitude de prendre une douche très chaude et je vais m’en occuper moi-même, bien entendu. Mais si vous me trouvez une brosse à dents et de quoi me raser, je vous en serai reconnaissant. Boulov eut un sourire curieux. Il ouvrait la bouche en cul de poule, comme s’il prononçait un O. - Ca j’y avais pensé, Monsieur et… permettez-moi de vous dire combien je suis fier d’avoir été là ce matin, enfin je veux dire ce soir, pour vous aider un peu. Meerxel tourna le visage de son côté. Celui de l’huissier ne montrait que de la fatigue et autre chose… On aurait dit une petite lueur, dans ses yeux. Cet homme était sincère, il n’avait pas pu s’empêcher de prononcer ces mots. Ce n’était pas de la flatterie mais ce qu’il pensait vraiment ! Et le "Président" réagit immédiatement. - Boulov, beaucoup de choses vont changer pour moi. Je suis veuf depuis des années et je me suis habitué à faire bien des choses moi-même. Aujourd’hui tout change et je dois m’adapter. Si vous en êtes d’accord, j’aimerais demander à l’administration du Sénat que vous passiez au Palais de l’Europe ; où je devrai résider, désormais ; en qualité d’huissier attaché au Président. Je me sens à l’aise avec vous et nous apprendrons côte à côte à faire notre nouveau métier. Qu’en pensez-vous ? La stupéfaction. Le visage de Boulov resta inexpressif pendant plusieurs secondes. - Bien entendu vous pouvez refuser, reprit Meerxel, je ne vous en voudrai pas. - Non, non, Monsieur. Je veux dire que je ne m’attendais pas à… Huissier du Président ! Enfin si vous pensez que je peux rendre service, j’accepte. - Alors c’est décidé. Faites-moi penser à… non j’ai encore le temps pour ça. Il y a bien un téléphone ici, non ? Alors demandez la direction, le Directeur Général du Sénat en personne pour le Président élu, et passez-moi la communication pendant que je commence à me préparer. Le directeur-général de l’administration avait une voix bizarre, hachée par la surprise, l'émotion, quand il eut directement Meerxel lui-même à l’appareil, qui l'entretenait d'un transfert de personnel entre le Sénat et le Palais présidentiel. Mais il assura que, "bien entendu, Boulov devait considérer qu'il appartenait dès maintenant à la Présidence, que ce n'était qu'une formalité…" Meerxel raccrocha et se tourna vers l'huissier : - Si vous le voulez bien, à partir de la minute présente et au moins jusqu’à ce soir accompagnez-moi partout, s’il vous plaît Boulov, si vous arrivez à surmonter votre fatigue. L’huissier sourit largement, cette fois, révélant des dents abominables tant elles étaient abîmées ! Voilà la raison de son sourire si étonnant. Edouard nota de lui faire arranger ça, aux frais de l’Etat. Après tout il en était le serviteur, lui aussi, et son allure aurait une certaine importance, au Palais. Si on lui demandait impérativement de passez entre les mains d'un chirurgien-dentiste il était juste qu’il en soit dédommagé, non ? Meerxel tendait la main vers la cafetière, un peu refroidi quand Boulov se frappa le crâne. - Pardon, Monsieur le Président, avec tout ça j'ai oublié de vous prévenir que le Sénateur Pilnussen, je veux dire le Vice-Président, était là et sollicitait une audience. Nyrup ? Il l'avait oublié. Comment son ami avait-il pris la décision le concernant ? Ils n'en avaient évidemment pas parlé ! - Faites-le entrer, dès que j'aurai fini de me préparer, je vous prie. Nyrup, le visage aux traits tendus, mais souriant comme jamais Edouard ne l'avait vu sourire, entra vivement, un peu plus tard et vint à lui la main tendue. Il s'était changé et portait un costume gris à petites rayures qui lui allait particulièrement bien. - Dieu, je suis fier de toi, Edouard ! Tu as trouvé les mots justes, bien sûr, j'allais dire comme toujours. Et la bonne tactique, aussi. Valiu voulait déposer une réclamation pour faire suspendre le résultat du vote. Tu l'as pris de vitesse en prononçant immédiatement le serment. Bien joué, Edouard, bien joué ! C'était là un exemple de leur politique. Tu les as battus à leur propre jeu. - Merci. Tu n'es pas en colère contre moi ? - Quoi, pour ma désignation de Vice-Président ?… Il y eut un silence. Le visage de Pilnussen changeait, comme s'il était en train de comprendre quelque chose. - Tu veux dire que tu étais sérieux ? reprit-il… Oui ?… Je pensais que tu voulais que je me rétracte au moment où tu aurais choisi ton véritable Vice-Président… Je suis très surpris, Edouard… Jamais je n'avais pensé à une chose pareille. Je n'ai pas l'expérience, tu le comprends bien, voyons ! Je n'ai même jamais été Secrétaire d'Etat ou appartenu directement à un gouvernement. - Mais tu as été Rapporteur de plusieurs Commissions à plusieurs reprises et sous des présidents différent. Pas moi, Nyrup. On est dans le même bateau, mon vieux. Si tu as de vraies raisons je les respecterai mais pas celles là. J'ai moins d'expérience que toi, infiniment moins. Tu m'as guidé par la main à mon arrivée ici, tu connais bien mieux la politique que tu ne le prétends. Je vais être isolé au Palais de l'Europe, on va me tirer de tous les côtés. J'ai besoin de ta connaissance des manœuvres sénatoriales, des coups bas, surtout au début… Dieu, j'ai besoin de toi, Nyrup. Avoir au moins quelqu'un qui me dira quand je me trompe. Simplement ça. Quelqu'un en qui j'ai confiance, quelqu'un qui réfléchit juste ! Pilnussen le regardait en silence. Puis il finit par hocher lentement la tête. - Dieu m'est témoin que jamais je n'aurais envisagé une chose pareille. Mais tu as bien accepté, toi. Tu plonges… d'accord, je serai à côté de toi, Edouard. Meerxel lui tendit la main sans un mot, d'un mouvement spontané, assez gamin pour des hommes qui ne l'étaient plus depuis si longtemps, et ils restèrent ainsi quelques secondes. Aussi embarrassés, aussi mal à l'aise l'un que l'autre, à la fin. - Ton discours ? demanda finalement Nyrup. - Je voulais y réfléchir maintenant. - Tu ne le fais pas écrire ? dit son ami avec un demi-sourire. - Pas question, j'improviserai. Mais je sais, en gros, ce que je vais dire. - Si c'est de la même veine qu'hier tu vas faire un succès, comme disent les artistes de music-hall, qui sont un peu des parents, pour nous, professionnels de la représentation ! Mais c'est vrai que tu n'es jamais aussi bon que lorsque tu parles avec tes tripes ! C'est bien pour ça que Valiu ne voulait jamais te laisser prononcer un discours au nom du Parti. Il craignait la concurrence et ce que tu allais balancer ! Bon je m'en vais, je serai dans la salle, évidemment. Meerxel sourit et, une fois seul, s’assit dans un fauteuil pour réfléchir. Puis il se leva. Toute sa vie quand il voulait cogiter il marchait de long en large, la tête baissée. C’est ainsi qu’il se concentrait le mieux. Aucune raison de changer avec son nouvel état. Quand Boulov revint pour lui annoncer qu’il était six heures moins cinq il le trouva arpentant la petite pièce. A peine trois pas dans un sens, quatre dans l'autre. Une cellule. - Plusieurs Sénateurs du parti Radical demandent à vous voir, Monsieur, dit-il en entrant. - Pas question. Je vous charge d’aller le leur dire, maintenant, Boulov. Je ne recevrai plus personne avant mon discours et ensuite je veux me rendre immédiatement au Palais de l’Europe pour commencer à travailler. Voudrez-vous appeler également le Chef de cabinet du Président sortant afin de lui dire qu’il va rester à mon service, de même que son équipe, jusqu’à ce que je les libère. Voulez-vous lui dire de ma part qu’il doit se considérer comme "requis sur place", au nom de la Fédération. Ceci étant valable pour ses collaborateurs également… Et gardez le secret sur cette mission, n'est-ce pas ? - Certainement Monsieur, fit l'huissier, ahuri. Il disparut une minute et Edouard entendit des éclats de voix dans le couloir. La délégation des radicaux allait être furieuse mais peu importe. Meerxel n’avait pas l’intention de quitter les Radicaux, c’était sa famille de pensée, mais les hommes qui dirigeaient le parti l’avaient beaucoup déçu, leurs manœuvres de petite politique avaient mené à cette élection ridicule, tant pis pour eux. Quand il pénétra dans l’hémicycle la salle était comble et les rangs de chaises réservées au public, au balcon au-dessus des Sénateurs, étaient pleins à craquer. Dès qu’il apparut des applaudissements s’élevèrent. Beaucoup moins nourris que le matin, néanmoins. Il en sourit intérieurement en songeant que ses ex-collègues avaient réfléchi et qu’ils étaient peut être en train de se mordre les doigts d’avoir élu un quasi inconnu ! Une installation avait été aménagée sur la tribune où des fils couraient et des micros étaient en place, un peu partout. Des techniciens s’affairaient autour d’instruments. La radio de Kiev était en place. Calmement il alla vers la tribune pendant que la salle se levait. Il monta les marches jusqu'à la place de l'orateur, inclina la tête en direction du Président du Sénat, toujours assis, comme le voulait la règle, et le remercia à voix haute de l’accueillir. Là aussi c’était la tradition. Du regard il interrogea un technicien de la radio qui comprit et lui fit signe que la liaison était établie. Puis il se tourna vers l'hémicycle où tout le monde s’asseyait. Il laissa son regard le parcourir de gauche à droite et repéra Pilnussen et Lagorski, au premier rang, le visage levé. En onze ans il avait pris la parole bien peu souvent, de cet endroit, mais il se rendit compte qu’il se sentait plus calme qu’aucune des fois précédentes. Tous ces visages tournés vers lui ne l'intimidaient pas. Ne l'intimidaient plus. Il avait une tâche à entreprendre, d'une importance telle que rien d'autre ne venait l'en distraire. - Mesdames, Messieurs, chers collègues, commença-t-il d’une voix assez lente, vous devez être surpris. Certains d’entre vous ne me connaissent pas ou savent seulement de moi que j’ai été soldat au cours de la Première Guerre continentale, il y a vingt cinq ans. Il est troublant, pour moi, de m’apercevoir que c’est durant des guerres que j’assume des responsabilités importantes. Sachez que je regrette infiniment cette situation pour l’Europe. Je vais faire mon devoir n’en doutez pas. Sachez aussi que je ne mâche pas mes mots, vous allez le constater très vite dans ce qui va suivre. Mon langage n'est pas habituel dans le monde politique. Lorsqu’il faut dire quelque chose je pense que le mieux est de le dire carrément ; vous le voyez même mon vocabulaire est insolite, ici ; tout autre comportement débouche sur une mauvaise compréhension ou des interprétations… C’est en tout cas mon avis… Et celui également du Vice-Président Pilnussen. Nous n'appartenons pas à la même formation politique mais nous avons le même langage, précisément, les mêmes vues générales, la même conception du devoir politique. Si vous vous posez des questions au sujet de ce choix n'y voyez que ma volonté d'unifier le pays. Toute l'Europe doit faire face à la situation de guerre. Tout le pays, pour moi, cela veut dire les forces vives, au-delà des clivages de partis. A cause de la Chine nous n'en sommes plus là. C'est donc un bloc soudé qui se trouve, par vos votes, à la tête de la Fédération. J'espère que ce sera sa chance, que la nation européenne viendra se serrer autour de nous. Il y eut une énorme salve d'applaudissements, venant essentiellement du public, qu'il laissa passer pendant quelques secondes avant d'entendre chuchoter, dans le silence revenu : "Il n’a pas de notes… il n’a pas de notes". La phrase sembla courir les rangs des Sénateurs. C’est alors qu’il entama vraiment son discours. - De même qu'une grève est toujours la preuve d'un échec. Celui de l'incapacité dans laquelle chacune des deux parties ; le patronat et les salariés, au travers de leurs représentants ; se sont trouvés de faire comprendre leurs raisons, leurs arguments, à la partie adverse. De même une guerre n’a jamais une autre signification que l’aboutissement de mauvaises évaluations, d’échecs diplomatiques. Si nous sommes en guerre aujourd’hui c’est que de mauvais jugements ont été portés sur la situation internationale. Si nous sommes apparemment mal préparés, c’est qu’il y a eu des lacunes ici et là, à des échelons divers. Il n’est pas temps, en ce moment précis, de faire le procès de l’un ou de l’autre, de rechercher les responsables, ce n'est pas d'actualité, la faillite est peut être collective. Même s'il faudra bien, un jour, se pencher sur cette douloureuse question, ne serait-ce que pour qu'un tel fait ne se renouvelle jamais. Nos morts, tous nos morts, actuels et futurs, l'exigent ! Ce serait leur faire injure, considérer leur disparition comme peu importante, que de penser que nous devons oublier pourquoi, dans quelles conditions, ils ont disparu ! Il n’est plus temps non plus de se lamenter, mais de faire face. Nous nous trouvons devant un ennemi bien équipé et nombreux. Nous avons toujours su que la Chine a un réservoir d’hommes impressionnant. Les estimations les plus récentes montrent que l’Armée chinoise est plus importante encore qu’elle ne l’était pendant le dernier conflit où, sur le front, elle nous paraissait inépuisable. Nous devons aujourd’hui trouver, tout de suite, des solutions pour combler ce handicap. Dans un cas de ce genre il ne survient pas de magicien pour faire apparaître de nouveaux soldats. Tout coûte, d’une manière ou d’une autre. Il ne faut pas croire qu’un miracle va se produire. Il faudra le provoquer, mieux utiliser nos soldats pour qu’ils soient plus nombreux sur les fronts. Ce moyen existe. Ce sont nos femmes… Il y eut des murmures dans la salle. Meerxel s’y attendait et poursuivit du même ton. - Nous les avons déjà mises à contribution pendant la Première Guerre continentale où elles sont venues remplacer les hommes dans les usines d'armement. Ce n’est plus suffisant. Des soldats, aujourd’hui, sont chauffeurs, plantons, estafettes, spécialistes administratifs, ambulanciers, techniciens que sais-je ? Toutes ces fonctions, non combattantes, peuvent être tenues par des femmes. Elles peuvent apprendre à conduire une voiture comme n’importe quel homme et cela représente un chauffeur de char de plus pour le front. C’est ainsi qu’il faut raisonner. Pas question, bien entendu, de les exposer au feu, de les envoyer au combat, mais d’utiliser leur courage, leur intelligence, aux côtés des hommes. Elles ne sont pas différentes des hommes. Rien n’est différent. Demandez-vous si une mère a moins d’angoisse, moins de chagrin si une de ses filles disparaît plutôt qu’un de ses fils ? Demandez-lui si sa peine est différente ? Elle vous giflera, parce que vous mettrez son amour en doute. Vous pensez peut être que les femmes seront déjà sollicitées pour travailler dans les usines d’armement ? C’est vrai et c’est pour cela que nous devrons demander aux hommes qui ont pris leur retraite, mais qui peuvent encore travailler quelques heures par jour, de revenir. Jamais leur expérience n'aura été aussi déterminante. Certes il faudra aménager leurs horaires, ils se remplaceront peut être à deux, trois hommes âgés, pour un poste normal, mais tout cela n’est qu’une question de volonté, d’organisation surtout. Ce n'est pas difficile. L’Europe doit se mettre au travail. Nous ne pourrons gagner cette guerre que si nous nous en donnons les moyens, si nos armes sont plus perfectionnées que celles des Chinois, assez nombreuses, aussi. Les usines doivent tourner 24 heures sur 24. On ne peut plus demander à certains seulement de faire tous les efforts. Le monde moderne ne peut plus survivre ainsi. Nous sommes tous concernés. Tous ! Il s’interrompit une nouvelle fois et leva les yeux vers le public, en haut de la salle. - Cette guerre sera cruelle, probablement longue, mais il faudra tenir. Nous n’avons pas le choix. Nous sommes le dos au mur. Les racistes chinois se sont exprimés clairement, il y a des années déjà : "la nation chinoise doit dominer l'ensemble du continent, aujourd'hui comme dans son lointain passé. La race chinoise est faite pour dominer." Ce sont les paroles mêmes du Chancelier Xian Lo Chu, lors de son investiture, il y a six ans déjà. Je ne les ai jamais oubliées. Alors le problème est simple, soit nous gagnerons et nous survivrons en tant que nation. Soit nous serons vaincus et il n’y aura jamais plus d’Europe. Nous devons chacun envisager les deux solutions dans notre conscience. Parce qu’il n’y en a pas d’autres ! Surtout pas de demi-mesures, vous le savez, le chancelier Xian Lo Chu l’a dit formellement. Et c’est sur cette volonté que le racisme chinois a basé sa campagne politique, pseudo nationaliste. Ils se sont déjà partagés nos Républiques ! Ils en sont là ! Leurs opposants ont été déportés dans des camps, de "rééducation" dit-on. Il n’y a donc rien à attendre de la population chinoise, comme quelques naïfs inconscients le proclament. Xian Lo Chu a l’appui, soit actif, soit tacite, du peuple chinois, soyons-en certains ! Leurs élections l’ont abondamment prouvé, il ne sert à rien de revenir la-dessus, d’attendre une hypothétique révolte de la population. Il ne nous reste qu’à puiser dans nos cœurs assez de courage pour lutter, sans relâche. Je ne doute pas que l'Europe connaîtra à nouveau la paix… de même que je ne doute pas que le chemin pour y parvenir est fait de sueurs… de sangs… et de larmes… Il n’avait pas terminé mais il fut pratiquement bâillonné par l’ovation qui était partie du public, là-haut. Un vacarme qui poursuivit son chemin parmi les Sénateurs et qui parut ne pas vouloir s’arrêter. Nyrup et Iakhio étaient debout et applaudissaient à tout rompre, comme leurs voisins du premier rang ! Il en fut réduit à lever les mains, au bout d'un moment, pour demander le silence. Ce fut comme s’il avait basculé un interrupteur et il en fut stupéfait. - … C’est pourquoi je demande maintenant au Sénat l’application totale de ce qui est prévu par la Constitution, le degré ultime des responsabilités, c’est à dire qu’il m’accorde non pas Tous Pouvoirs mais les Pouvoirs Spéciaux, pour mener cette guerre. Les sénateurs se dressèrent, comme s’ils avaient attendu cet instant, et levèrent un bras tandis que le public hurlait véritablement… Il fallut plusieurs minutes pour que le Président du Sénat, qui s'agitait comme un forcené sur son siège, puisse prendre la parole. - Le Sénat accorde les Pouvoirs spéciaux au Président de la Fédération Européenne par vote à bras levés, à l’unanimité absolue, lança-t-il dans son micro, d’une voix qui se cassa sur la fin. ** Chapitre 6 Fin juin "1945" Le Bureau Français était situé au premier étage, à l’angle sud-est du Palais de l’Europe, bâti au siècle précédent, sur la rive occidentale du Dniepr, du côté de la ville haute, la vieille cité dominant le fleuve. L'autre rive, côté est était plate. Une grande île, au milieu des méandres, formant deux immenses bras. En hommage à Napoléon le grand bâtiment ; qui avait été commencé de son vivant, de même que la suite des immenses bâtisses des ministères fédéraux s'étendant plus loin, le long du fleuve ; était décoré de dorures et de l'emblème de la Fédération, un aigle à deux têtes. Ou plus exactement un profil droit et un profil gauche. Féraud, l'architecte du Palais, avait eu l’idée de dessiner cet aigle à deux têtes pour symboliser : l'est et l'ouest, selon les uns, illustrer Napoléon et chacun de ses alliés, au début de la création de la Fédération, pour les autres. D'après d'autres encore, ils évoquaient les aigles français, russes, ou allemands, ou polonais etc. Il y avait beaucoup d'aigles dans les emblèmes de la vieille Europe. Ainsi chacun y trouvait son comptant. En tout cas les peuples de la Fédération l’avaient adopté immédiatement. Peut être aussi parce que, à l'époque, la coutume s'installait de modifier les étendards, nationaux et militaires. Les armées européennes avaient été sensibles au geste. Chaque République arborait des étendards indiquant, à la fois, son origine et son appartenance à la Fédération. La République d'Allemagne, par exemple, faisait flotter le grand drapeau de la Fédération aux bandes verticales Noir-blanc-bleu-rouge ; adoptées par les Chambre des députées locales dès 1820; et, dans l'angle supérieur gauche le drapeau allemand, encadré d'un liseré doré, noir-rouge-jaune, avec ses bandes horizontales. Les régiments faisaient la même chose : le drapeau de la Fédération et, incrusté dans l'angle supérieur gauche, près de la hampe, les couleurs de leur pays d'origine. Sauf, depuis la fin de la Première Guerre continentale, quand il avait fallu former des unités mixtes composées de soldats venant de toute l'Europe. Dans ce cas là les couleurs arborées étaient celles de la Fédération, uniquement. Donc, dans les jardins du Palais de l'Europe, devant celui-ci, s'élevaient deux immenses mâts portant, l'un les couleurs de la Fédération, puisque c'était ici son siège, et l'autre, le même avec, en incrustation, les couleurs de l'Ukraine, deux bandes horizontales, bleu ciel-jaune, qui l'hébergeait. C’est donc de cette façon que l’on désignait le bureau du Président de la Fédération : le Bureau Français. Une pièce rectangulaire orientée à l'est et au sud, vers la vallée du Dniepr, très grande, avec des hautes fenêtres. Elle bénéficiait ainsi de la lumière du matin, de l’après-midi et du soir, en biais. Meerxel, dès son arrivée, avait fait déplacer la table de travail, un très beau meuble, Louis XV, dans l'angle est, si bien qu’il jouissait de lumières venant de sa droite et de sa gauche. Derrière lui, le long des murs, était dressé un étendard de la Fédération : noir, blanc, bleu, rouge, surmonté de la classique double tête d’aigle, sans incrustation pour montrer qu'il était le Président de la Fédération des Républiques Européennes. Le vieux et très beau parquet était recouvert d'un tapis d'une taille exceptionnelle, aux teintes vert pâle, tissé au Kirghizistan, précisément pour cette pièce. Plusieurs armoires, d’un joli bois veiné, d'un style typiquement ouest européen servaient à ranger des documents que le Président voulait avoir à portée de mains et ne confiait pas àson secrétariat. Sur le plateau de sa table, à gauche, était posé un poste téléphonique avec plusieurs touches, et des boutons de nacre, à côté, lui servaient à appeler sa secrétaire particulière ou un collaborateur. Il avait bousculé les choses considérablement, en arrivant au Palais de l'Europe. La Constitution précisait que la passation de pouvoir se déroulait un mois après l'élection du nouveau Président, les deux hommes se rencontraient au Palais, en présence du président du Sénat. Le Premier Ministre en poste venait apporter sa démission au président élu le jour même, et celui-ci entamait des consultations pour former le nouveau gouvernement. Meerxel avait convoqué le Président du Sénat en fin de soirée, le premier jour, pour l'informer qu'il utilisait pleinement les Pouvoirs Spéciaux qui lui avaient été accordés et entrerait en fonction dans les vingt-quatre heures ! Le gouvernement en place était donc démissionnaire et ne traiterait que des affaires courantes sans avoir le droit de légiférer avec l'Assemblée. Le Président du Sénat en avait soupiré de soulagement, les Sénateurs ne demandant qu'à aller se reposer après ce marathon parlementaire… Le Premier Ministre Stojakov n'avait pas pipé. Pas plus que le président Barkov, surpris mais silencieux. La secrétaire du Président Barkov, Madame Stavrou, était à son poste quand Meerxel était arrivé au Palais, après la cérémonie au Sénat. Il l'avait convoquée immédiatement, après le médecin attitré du Président. A celui-ci il avait demandé un produit pour rester éveillé et travailler quelques heures avant de se reposer enfin. Celui-ci lui avait donné des comprimés. La jeune femme était arrivée ensuite, un bloc à la main, mal à l'aise. Il lui avait souri, lui avait proposé un siège et ils avaient parlé un moment. Elle était d'origine Grecque, avait quarante et un ans et travaillait au Palais depuis une quinzaine d'années. Elle n'avait, dit-elle, jamais su pourquoi Barkov l'avait choisie, deux ans auparavant, après s'être débarrassé de la femme qui occupait le poste précédemment. Assez grande, brune, un visage ovale plutôt équilibré avec cette peau mate des grecs de souche, mariée, sans enfant, à un fonctionnaire du Ministère des Finances, elle répondait sans détours aux questions de Meerxel. Il lui fallait immédiatement une secrétaire, quelqu'un qui sache se procurer les informations dont il avait besoin, quelqu'un au courant des arcanes du Palais. Il y avait une quantité d'autres secrétaires, dans le bâtiment mais il n'avait aucun élément pour juger de leurs capacités, de préférer l'une à l'autre. Il se dit qu'il pouvait faire comme pour le Chef de Cabinet de Barkov, la garder le temps de faire l'intérim, en espérant qu'elle aurait l'honnêteté de conserver la confidentialité de sa fonction. Il demanderait à un collaborateur de lui communiquer son dossier plus tard. Il lui dit donc qu'elle conservait son poste pour le moment et que si elle désirait une nouvelle affectation plus tard il veillerait à ce qu'elle obtienne satisfaction. Elle avait quitté la pièce depuis peu quand le téléphone sonna. Madame Stavrou lui annonçait que le Président allemand, Adenauer, souhaitait lui parler. Il prit la communication. C'était le premier président européen à le contacter. En 1917, à l'époque de la Première guerre Continentale Adenauer était maire de Cologne, c'était une figure de l'Europe. Par la suite Meerxel l'avait connu en 1936 au cours d'un voyage d'études à Berlin, dont il était devenu maire avant de se présenter aux élections présidentielles allemandes, dans les rangs du RHE, le parti de Pilnussen, et devenir le président de la République Européenne d'Allemagne. Il avait gardé le souvenir d'un homme calme, efficace, sachant quand cesser le dialogue pour prendre sa décision. Néanmoins c'était un homme de discussions, ouvert aux débats. En Allemagne il était très respecté par la population. - Mes respects, Monsieur le Président, commença Adenauer, je voulais être parmi les premiers à vous féliciter. A la fois de votre élection et du discours que vous avez fait. Il a eu un grand retentissement en Allemagne. Le moral de la population était bien bas, ces derniers jours. - Merci, Monsieur le Président, renvoya Meerxel. J'espérais secouer l'Europe avec ce discours, qui ne traduisait, au départ, que ma colère devant la situation. Mais je profite de votre appel pour vous dire que je compte bien réunir ponctuellement les Présidents d'Europe, afin d'entendre de leur bouche un compte-rendu de l'état d'esprit de leur République et les impliquer davantage dans le combat que nous allons devoir mener. Chaque pays va devoir se mobiliser, à tous les niveaux, pour faire face. Je vous avoue que je compte particulièrement sur l'Allemagne dont l'industrie est dynamique. - Je suis heureux de vous entendre parler ainsi, j'ai déjà pris personnellement contact avec nos grands groupes industriels, dès la déclaration de guerre et je peux vous dire que les bureaux d'études sont au travail. - En réalité je ne pensais pas seulement à eux, lâcha Meerxel. Je suis persuadé que l'Europe toute entière doit se mettre au travail et pas seulement dans le domaine militaire, loin de là. Nous devons faire des progrès… je vais dire n'importe quoi : dans l'organisation même de nos pays, les circuits commerciaux, dans la culture, l'élevage, la fabrication des conserves, leur durée d'utilisation, des choses aussi diverses, sans aucune limitation à l'imagination de nos compatriotes. - Monsieur le Président, reprit Adenauer, nous avons absolument la même façon de voir la situation actuelle et je me réjouis de le constater. Vous pouvez compter sur mon soutien absolu, et sur celui de l'Allemagne. Meerxel eut soudain une idée. - Monsieur le Président, j'ai l'intention d'impliquer certains Présidents Européens dans l'effort moral et logistique nécessaire à mener cette guerre. Même si c'est au-delà de ce que prévoit notre Constitution. Cela veut dire que je souhaiterais que nous restions en contact étroit. Je suis preneur de tous conseils, de toutes suggestions. Notamment de votre part. Acceptez-vous cette tâche supplémentaire ? - Sans restriction, Monsieur le Président. Et permettez-moi de vous dire que je retrouve l'homme que j'ai entendu à la radio, celui qui nous a redonné l'espoir. Vous pourrez toujours compter sur moi. Je vais faire en sorte que mes collaborateurs sachent toujours où me trouver si vous m'appelez et je vais organiser un petit groupe aérien pour répondre à une convocation dans les délais les plus courts. Après avoir raccroché Meerxel sentit une bouffée de contentement. Il avait soudain plus confiance. *** Meerxel avait encore, près de lui, les journaux de l’avant-veille, qu'il avait longuement lus dans son petit logement de quatre pièces en ville, qu'il avait continué à occuper provisoirement en attendant de prendre une décision concernant l'appartement présidentiel, à l'étage au-dessus du Bureau Français. Les énormes titres évoquaient des passages de son discours : "DE LA SUEUR, DU SANG ET DES LARMES…", "LES FEMMES ENTRENT DANS LA GUERRE … " Certains titres étaient plus mitigés, selon la tendance du journal qui les publiait : "UN GENERAL DE RESERVE VA DIRIGER LA GUERRE" , ou plus polémiques : "DES ELECTIONS… ETONNANTES" . Là il sentait la patte de Valiu. Celui-ci avait demandé à le voir mais il avait déclaré qu’il recevrait les chefs de partis un peu plus tard, tous ensemble. Ils avaient droit à une entrevue, c’était la règle, et il ne voulait pas se les mettre à dos. Mais il voulait d’abord se faire une idée précise de la situation. Il avait donc demandé des rapports aux chefs de service de la Présidence, sur tous les domaines cruciaux ; militaires et civils. C’est ce qu’il avait fait répondre à la presse également. Si bien que celle-ci, en attendant, avait entamé une série d’articles pour dire qui il était et rappeler sa carrière, insistant beaucoup sur la Première Guerre continentale, ses décorations, sa Légion d’honneur, sa Croix de fer avec lauriers, les deux étoiles qui y étaient accolées signifiant qu’il en avait été décoré deux fois, et ses trois étoiles de général de division réserviste. Il avait donc hâté la cérémonie de passation de pouvoir avec Barkov au lendemain de l'élection, à sept heures trente du matin ! Et annoncé qu'il recevrait la démission du gouvernement dans l'heure suivante. Les Ministères fonctionneraient, jusqu'à la formation de la prochaine équipe ministérielle, sous la direction provisoire du plus ancien des hauts fonctionnaires en place ! La colère brutale des élections s'était transformée, la violence avait cédé la place à un sentiment froid, maîtrisé, qui le poussait à tout hâter, sans se préoccuper des pieds qu'il écrasait ! Il n'avait rien demandé, n'avait jamais envisagé d'occuper ce poste, le sort l'avait placé là, il ne devait rien à personne et se sentait l'esprit libre. Il était peut être le seul homme politique d'Europe à ne pas être ambitieux. Il n'avait jamais rêvé devenir Président, seulement de bien faire son travail de législateur en votant de bonnes lois ! Alors que le Protocole habituel mettait l'accent sur le cérémonial, il avait fait dire à l'ex-Président que tout se passerait au Palais de l'Europe, dans le hall d'apparat, face au Président du Sénat et en présence des représentants des principaux Groupes politiques du Sénat, et de la Presse. Barkov n'avait pas l'air content, à son arrivée, et il commençait à protester quand Meerxel avait laissé tomber sèchement, hors de portée de voix des journalistes : - Bien que votre comportement des dernières semaines en fasse douter, je suis sûr que vous avez quand même entendu dire qu'une guerre se déroule sur le sol européen ! Je n'ai pas de temps à consacrer à des parlottes pendant lesquelles des hommes vont mourir. Il y en a eu suffisamment jusqu'ici, sous votre mandat, vous ne croyez pas ? Barkov avait blêmi et s'était détourné. Pilnussen, qui était présent, avait regardé son ami avec des yeux ronds de stupéfaction. Il ne lui en avait pas parlé, ensuite, mais Meerxel savait qu'il le ferait à un moment ou un autre. Ils devaient d'ailleurs se voir en fin de matinée. Raide, le visage contracté, le Premier ministre Stokanov était ensuite venu remettre la démission de son gouvernement. Meerxel lui avait dit le strict nécessaire et les deux hommes n'avaient pas dû prononcer plus d'une trentaine de mots ! Les commentaires des journalistes politiques de la grande presse d’information, en revanche, lui étaient très favorables, même si on l’attendait au détour du choix du Premier Ministre qui devrait, à son tour, proposer un gouvernement. Le choix du Vice-Président n'était pas contesté. Bien sûr on soulignait leur inexpérience à tous les deux mais leurs biographies n’avaient pas fourni matière à une critique. Son discours, entendu en direct par beaucoup d’européens occidentaux, et rediffusé à des heures de meilleure écoute dans les Républiques de l’est, en Sibérie notamment, avait beaucoup marqué la population, semblait-il. Celle-ci avait aimé qu’il n’annonce pas des victoires imminentes, elle n’aurait pas été dupe. Pas de promesse. Son ton réaliste avait payé, c’est ici que la population avait noté un vrai changement à la tête du pays. Quand à l'Armée deux attitudes s'étaient révélées. L'Etat-Major Général, à Kiev et à Moscou s'était fait remarquer par son silence et, au front, son discours avait été apparemment très bien accueilli, applaudi même par les soldats qui avaient pu l'entendre, disait-on. Il y avait, dans l'ordre des urgences, deux domaines précis, la situation militaire et l'installation d'un nouveau gouvernement. Il avait tranché en mettant en tête ce qui concernait la guerre. Son téléphone sonna et il tendit la main. - Oui ? Il entendit la voix de sa secrétaire. - Monsieur le Président, il est onze heures trente, les généraux et les personnalités que vous avez convoqués sont ici. De même que le Vice-Président et le Sénateur Lagorski, que vous aviez convoqués un peu plus tard. - Je vais recevoir d'abord le Vice-Président et Monsieur Lagorski, je vous prie. Et… pour l'avenir, sachez que je souhaite que le Vice-Président n'ait pas besoin de se faire annoncer quand il veut me voir. Il se leva pour accueillir ses amis. - Heureux de vous voir, dit-il, en tendant les mains. - Bonjour mon Président, fit le Sénateur Lagorski, en souriant. Tu as demandé à me voir aussi ? Ton Vice-Président, qui n'en revient toujours pas d'être là, je comprends, mais moi ? Comme toujours, dans ces cas là, la partie asiatique de son ascendance lui faisait une bouille ronde qui se fendillait en une multitude de petites rides invisibles le reste du temps. Il entrait tout de suite dans le vif du sujet et Meerxel comprit que son ami savait combien il avait peu de temps. Nyrup s'était assis en silence, souriant, reposé, sa crinière blanche ordonnée, pour une fois. Lui aussi avait deviné qu'Edouard avait quelque chose à dire et lui laissait la parole. - Oui, Iakhio. J'ai besoin de toi. Le visage de Lagorski devint sérieux. - Tu sais que tu peux compter sur moi, je suppose ? - Oui. Iakhio le pays est dans la… - Oui, je sais ça aussi, le coupa le Sénateur. Vas-y ! - J'ai conservé le Chef de Cabinet de la précédente présidence, pour faire l'intérim, mais je n'ai pas confiance en lui. Je sais que ce n'est pas un boulot aussi prestigieux que celui du Sénat où tu as fais ton trou. Mais j'ai besoin, ici, de quelqu'un en qui j'ai une totale confiance, à ce poste clé où les fuites peuvent être dramatiques, confiance dans tous les domaines, quelqu'un qui connaisse le Sénat et les Sénateurs de l'intérieur, par exemple, qui puisse également me donner son avis, me conseiller, tu comprends ? Avec qui je puisse parler de tout, sans arrière pensées. Ca n'a jamais été le cas, dans le passé. Le Directeur du Cabinet présidentiel était un haut fonctionnaire, pas un politique. Des gens comme je cherche je n'en connais que deux et l'autre, assis derrière toi, a reçu sa part de soucis… - Tu voudrais que je démissionne pour devenir ton Directeur de Cabinet ? - Oui… Enfin à la fois Conseiller officiel et Directeur du cabinet, tu auras un Chef de Cabinet pour te seconder, veiller au fonctionnement pratique du Cabinet, de la Présidence je veux utiliser ta connaissance approfondie du monde politique, du Sénat, regrouper beaucoup de choses derrière ce poste ; notamment ce rôle de Conseiller particulier ; la direction totale, j'insiste, du Palais de l'Europe, tu vois ? Donner beaucoup plus d'importance à ce poste. Je sais bien que ça te fait dans une certaine mesure, orienter différemment ta carrière politique, mais je n'ai pas beaucoup de choix. - Ne te préoccupe pas de ça. En ce moment tout le monde doit gagner la place où il rendra le plus de services. Pour moi c'est une sacrée surprise, je te le dis ! Et même un honneur, contrairement à ce que tu penses. J'accepte, Edouard… En espérant seulement que ça ne modifiera pas notre amitié à tous les trois. - Je n'ai pas beaucoup d'amis, Iakhio. Tu le sais. Je ne sais pas comment je serai, comme Président, mais je veux te dire une chose, ne change pas, dis-moi toujours ce que tu penses, sans précautions, de la même manière que pendant les années passées. Comme lorsque nous dînions ensemble, chez l'un ou chez l'autre. Et moi je te tiendrai au courant de ce que je projette. On travaillera avec trois têtes au lieu d'une, ça devrait améliorer nos rendements respectifs ! Ca te va ? Lagorski tendit la main, souriant. - Tope là, mon ami. Je commence quand ? - Il te faut combien de temps ? - Je rentre au Sénat, j'écris ma lettre de démission. Dans deux heures je suis disponible. Je te préviendrai. Meerxel rit. - Je ne te mets pas le couteau sous la gorge à ce point. - Toi, non, mais la situation si. Ca murmure beaucoup, aux partis, ce matin. J'ai même vu des patriotes d'un nouveau genre. Tu vois Darsay, le petit râblé-roublard de ton parti Radical, le béni-oui-oui aux bottes de Valiu ? Ce type qu'on aurait mieux vu chez les Républicains nationalistes-durs. Il racontait combien il avait travaillé sérieusement aux Sous-Commission Sénatoriales à l'armement ! Tu te rends compte d'un faux-cul ? Ces Commissions minables qui… Bon, enfin tu connais tout ça. Vous avez besoin tous les deux de quelqu'un qui connaisse certains de nos petits amis du Sénat et ne se laisse pas impressionner par leur cinéma. A nous trois on connaît tout le monde et je pense que le cas ne s'est jamais présenté, auparavant. Ils vont faire pâle figure les magouilleurs ! Lagorski venait de dire quelque chose qui avait trouvé un écho dans le crâne de Meerxel et il avait décroché. Pilnussen s'en rendit compte et l'interrogea. - Dis ce à quoi tu penses, Edouard. - Je viens de penser à tous ces incapables… Iakhio, la Sous-Commission des archives du Sénat est toujours en activité et tu es toujours dans le coup ? - C'est un boulot sans fin, tu sais, l'archivage. Et puis ce n'est pas vraiment une sous-commission. On est quelques uns à y trouver une raison d'être puisque les places dans les vraies Commissions échappent toujours à des gens comme nous. - A quoi penses-tu Edouard ? insista Pilnussen. - Et bien je ne sais rien de ce qui s'est passé avant guerre. Je veux dire cette impréparation que l'on constate depuis le début des combats. Tous les rapports que je lis ne retracent que les conséquences de décisions prises à cette époque. Il y a bien une raison à ces choix ? Je suis démuni dans ce domaine… Or pour gouverner il faut connaître la situation… Je me disais qu'il y a peut être des traces de quelque chose dans les archives, essentiellement celles de la Commission de la Défense Nationale. - Alors, tu voudrais que j'aille y fouiner, c'est ça ? fit Lagorski. - Ces archives ne sont pas secrètes pour un Sénateur. Je sais que ça retarderait ta nomination, Iakhio, mais… - Je t'ai dit que tu pouvais compter sur moi, fit son ami impatiemment. A quoi penses-tu ? - Tu es le seul de nous trois, désormais, à avoir accès au Sénat. En aurais-tu pour longtemps à chercher des documents des Commissions et, si tu trouves quelque chose, à noter les références des dossiers qui révèlent des trucs pas très nets, ou ambigus, ou qui expliquent la situation présente ? Les réunions de Commissions sont mensuelles et les sujets débattus figurent à l'ordre du jour et sont forcément regroupés dans un même dossier, non ? - Exactement. Mais il y a mieux. Tu sais que les rapports des Commissions vont directement au gouvernement, dans les Ministères et les administrations concernés, intervint Lagorski. Il y a donc, avec chaque rapport, une liste d'émargements pour qu'on sache qui en est destinataire et à qui ceux-ci ont communiqué le document. Donc, aux archives nous avons la feuille retour des émargements, classée avec le rapport. Ca veut dire que, pour chaque rapport, on sait qui l'a lu, quelle suite a été donnée etc. Si je trouve quelque chose, ce genre de document serait précieux, Edouard, savoir qui a émargé, qui était au courant ? Et de quoi ! - Ce serait encore mieux, oui, parfait, même. - Alors il faut regarder aussi les archives de la Commission au Budget. - Peut être, oui, tu as raison. Je me rends compte que c'est un gros travail, mais ça vaut vraiment le coup. On nous a fait lire un rapport, il y a quelques jours, dans le bureau de Valiu. Il comptait s'en servir, au besoin, contre les Républicains de Pletskof, pendant les élections. Nos pertes seraient chiffrées, après quinze jours de guerre, à près de 80 000 morts. Je sais bien que les premiers chocs sont toujours très meurtriers néanmoins ce chiffre est énorme et il me tourmente. Ces morts, tous ces morts… C'est beaucoup trop, militairement parlant ! Cette impréparation de nos troupes est abominable. Il y a une raison à cela et je dois la connaître pour relever la barre. Lagorski réfléchissait, passant d'un geste machinal la main sur son crâne comme pour caresser des cheveux absents. - Ca ne suffira pas, dit-il enfin. Il faut savoir ce qu'il est advenu, ensuite, des documents que je trouverai. Sinon ceux qui l'auront, ne serait-ce que lu, auront beau jeu d'affirmer qu'ils ont bel et bien pris des mesures. Donc il nous faut également savoir où se trouvent les dossiers dans les administrations. Je connais le classement du Sénat, j'en ai pour quelques jours à repérer des dossiers douteux, s'il y en a, noter les références, on est habitué à m'y voir et personne ne me posera de questions, pas de souci. Et je suis en droit de consulter ces documents… attendez il y a mieux et plus rapide. Je vais utiliser un photographe assermenté qui fera des clichés des dossiers que je lui passerai, ainsi on aura les preuves sous les yeux ! Mais dans les administrations je suis inefficace. - Et si on prenait le problème à l'envers, dit Pilnussen ? A partir de la liste de Iakhio on cherche ce qui a été décidé, quelles suites ont été données ? On a l'élément de départ, au Sénat, il y a forcément un dossier identique à l'arrivée dans chaque administration destinatrice. - Mais le problème reste entier, remarqua Meerxel puisqu'on n'y a pas accès. - Assez logiquement nous autres centristes du RHE avons toujours eu pas mal de sympathisants parmi les fonctionnaires qui ne veulent se mouiller ni à droite chez les Républicains, ni à gauche au Parti Radical, indiqua alors Pilnussen. Je ne promets rien mais peut être pourrai-je demander de l'aide, au parti. En ce moment j'ai la cote, ajouta-t-il en souriant légèrement ! Ca ce n'était pas une attitude habituelle de Pilnussen et Meerxel le regarda, essayant de comprendre. - Et ces recherches me laisseront le temps de constituer un cabinet, ajoutait Lagorski. Tu sais cette idée de cabinet étoffé me plaît bien. C'est là que commence, que se prépare la politique d'un gouvernement, là qu'on la juge. A la qualité, la moralité des membres du cabinet du Président. Alors y mettre ma marque me suffit grandement. J'ai approché ces dernières années quelques hauts fonctionnaires, peut être un peu jeunes, selon les critères habituels, mais qui m'ont fait très bonne impression. Ah… je crois bien que beaucoup ont dû être mobilisés. - Iakhio, c'est ton domaine, tu dresses la liste des noms, j'ordonne immédiatement à mon cabinet actuel, leur affectation sur place, à la présidence. Retour d'urgence, par avion. Tu en prendras la tête à ton arrivée. Nyrup les placera en attente, ici au Palais, et s'occupera d'eux pendant ce temps. Ca brouillera les pistes ! - Tu mets le paquet, hein ? fit Lagorski, amusé. - On est à la Présidence, et la situation ne supporte pas les retards sans raisons. Tu as besoin d'un type, même s'il est Colonel quelque part, son affectation à côté de toi est plus importante, à mes yeux. C'est comme ça que je vois les choses. Un vol de plus entraînera un équipage, point final. - Tu attends le résultat de mes recherches pour bouger, c'est bien ça ? - Quand tu me diras que tu es prêt. - Je te laisse, Edouard. Oh… tu penses que je pourrai me faire attribuer un bureau avec une petite antichambre pour y mettre un canapé ? Je pense que j'aurai besoin de dormir ici, au Palais, certains soirs. Meerxel sourit. - Tu seras, vous serez tous les deux, installés comme des seigneurs, à cet étage même. Vous aurez des bureaux et du personnel, bien entendu, fit-il en levant la main en signe d'au revoir. - Ah, une dernière chose, qui m'intrigue, fit Lagorski. Tout le monde t'appelle, depuis des lustres, Meerxel, pour simplifier, je pense, mais ton nom complet est Meerxel-Clermont. Et tu étais assez fier de le porter, au début. Tu ne veux pas le préciser à la presse ? - Surtout pas, répondit le Président. Comprends-moi. Ma famille, tu le sais, est extrêmement nombreuse, des dizaines de mes cousins et jeunes neveux vont être mobilisés, sur deux générations, dans cette guerre. Je ne veux pas que leurs chefs les traitent différemment des autres, à cause de moi. Pas de passe-droits. Je sais qu'ils ne les demanderaient pas mais je ne veux pas de malentendus. Et puis… il y aura des prisonniers, il y en a déjà tant. Imagine la tête des Chinois s'apercevant qu'ils détiennent un cousin ou un neveu du Président européen ! Ils voudraient faire pression sur moi… d'une manière ou d'une autre. Pas question que je me mette dans cette situation. Donc on fait le silence absolu, au contraire, sur mon nom complet. - Bien vu, fit Pilnussen, approuvant de la tête. Lagorski sourit et leur tendit la main, l'un après l'autre. - Je ne vous donne signe de vie que lorsque j'aurai tout. D'ici là ne parlez pas de moi, s'il vous plait, laissez-moi travailler en paix, au Sénat. Une fois Lagorski sorti Meerxel allait appeler sa secrétaire quand Pilnussen toussota. Son ami le connaissait assez pour interrompre son geste et se tourner de son côté : - Je t'écoute, dit-il. Pilnussen sourit et commença. - L'autre matin, tu avais préparé ta petite phrase à Barkov ? - Non. J'ai réagi d'instinct. Cet homme porte une immense part de responsabilité dans la situation actuelle. Il avait été installé à ce poste pour gérer la nation à la place des citoyens. C'est ça le principe d'un gouvernement démocratique et républicain. Ils lui avaient donné un chèque en blanc pour les protéger de son mieux. Voilà le premier devoir d'un Président, assurer la sécurité des citoyens. Administrer le pays de son mieux vient ensuite seulement. Pour ce que j'en sais en ce moment il s'est montré incompétent, irresponsable, incapable. Et un politicien n'a pas le droit d'être incapable. Rien ne le force à demander ou accepter un mandat, de Sénateur ou de membre du gouvernement, n'est-ce pas ? Alors s'il le sollicite, il est responsable, définitivement et totalement de tous ses actes. Rien ne peut l'excuser, s'il s'avère incapable, rien ! D'une certaine façon Barkov a trahi l'Europe, Nyrup. Alors la passation de pouvoirs avec cet homme là, hein… Pilnussen l'avait regardé sans détourner les yeux un instant. Il fit une petite moue. - Je te connais depuis onze ans, Edouard. Et jamais je n'ai soupçonné en toi l'autorité, la certitude, que tu montres aujourd'hui. Je te connaissais et c'est un autre que je vois ici. Il vaut mieux être de tes amis, tu sais ? Tu es sans pitié. - Ce n'est pas de moi dont tu parles, Nyrup, mais du Président de la Fédération européenne. Lui n'a pas droit de tout pardonner, en effet. - Oh si, c'est bien toi. Toi qui as pu prendre une dimension qui me donne le vertige, en quelques heures seulement. Ce personnage-là était en toi et j'ai été incapable de le voir pendant onze ans ! Je doute beaucoup de pouvoir t'apporter quelque chose, Edouard, je me sens misérable, je suis dépassé. Parce que c'est toi qui as eu raison de parler à Barkov de cette façon, je m'en suis rendu compte, après. Sur le moment j'ai été presque choqué. Il m'a fallu toute la matinée pour réaliser que tu avais raison. J'ai trop fait de politique, trop arrondi d'angles, pour être capable, comme toi, de ces réactions brutales instinctives. A ce niveau de responsabilité on n'a pas le droit à l'erreur, je suis de ton avis. Barkov les a accumulées pendant cinq ans pour nous laisser finalement une guerre effrayante à mener. Il n'est plus temps pour l'indulgence, j'en suis maintenant convaincu. Ce n'est pas comme ça qu'on mobilise une nation. Je le comprends depuis ce matin. Mais toi tu n'as pas eu besoin d'y réfléchir. Voilà pourquoi je doute de t'apporter quoi que ce soit. Je doute d'être à ma place. Meerxel se leva et commença à marcher tout en répondant, sans regarder son ami. - Si tu veux te retirer, Nyrup, je le regretterai profondément. Pour deux raisons, l'une privée, l'autre… Ce que j'ai dit au Parlement a fait le tour de l'Europe, mon vieux, sois lucide. Le Président et le Vice-Président sont de deux tendances différentes, ça ne s'était jamais vu, même sous Clemenceau, en 1915. Ils se sont plus ou moins unis, nous nous sommes déjà totalement unis, pour mieux défendre le pays. Ces deux fonctions, Président et Vice Président sont le symbole de l'union. Notre force est de bien nous connaître, déjà. En général ces hommes doivent se découvrir au début de leur mandat. Quand ils s'entendent bien, ce qui n'est pas si souvent le cas, reconnais-le, il leur reste deux à trois ans à gouverner. Le Vice-Président est, la plupart du temps, le premier rival du Président en titre dans l'optique du prochain mandat. Tout les oppose. Cette fois la nation voit deux hommes qui se connaissent bien, qui sont immédiatement prêts à travailler et incarnent une union, sans rivalité parce que le Président n'a pas choisi ce poste délibérément. C'est une image forte que nous donnons. Voilà pourquoi, en qualité d'homme politique, je regretterais que tu partes. Pour l'image que nous donnons, en ce moment. Mais c'est toi qui décide, évidemment. Pilnussen n'avait pas bronché, il avait suivi des yeux Meerxel qui revint à son bureau. Le Sénateur hocha lentement la tête. - Si tu penses que nous sommes ce symbole, je m'incline, je sais combien ces choses comptent pour le pays. J'espère seulement pouvoir te servir à quelque chose d'autre. - Tu es respecté par le Sénat, c'est un atout pour moi. Tu as le recul que je n'ai pas toujours, un bon sens très sûr. Tes avis sont précieux, Nyrup, et le seront de plus en plus, à condition que tu restes toi-même. Exactement comme Iakhio. Que tu ne te montres plus aussi courtois, aussi tolérant, peut être ? Il n'est plus temps pour ça, mon vieux. Je te le répète, tu n'en es sans doute pas conscient mais tu as ta place ici. - Entendu Edouard. Mais, de ton côté, préviens-moi aussi quand je serai… trop tendre ! - Les premiers travaux pratiques nous attendent, dans la salle à côté, la réunion avec l'Etat-Major. Je te préviens que je ne vais pas être aimable, peut être parce que je me sens plus à l'aise avec les militaires, en raison de mon passé, ce qui n'est pas forcément vrai d'ailleurs. Mais j'ai bien préparé mon coup, j'ai avalé un bon nombre de rapports sur la situation militaire, cette nuit. Prêt ? Pilnussen se leva en faisant une petite grimace. Meerxel appela sa secrétaire au téléphone. - Faites entrer mes visiteurs, madame Stavrou. Après que vous serez entrée aussi, voulez-vous vérifier qu’il y a bien des chaises pour tout le monde. Ce ne sera peut être pas le cas donc vous serez gentille de proposer que nous allions dans la salle de réunion, près de votre bureau. Celle-ci avait été préparée, sur ses ordres, de bonne heure et sa collaboratrice devait forcément être au courant. Il y eut un petit blanc, le temps qu'elle traduise les instructions et le petit manège qu'il lui demandait de jouer. Il l'entendit étouffer un petit rire amusé. - Bien Monsieur. Il avait préparé cette entrevue et l'expliqua à Pilnussen qui s'en amusa, secoua la tête comme il en avait l'habitude en faisant un bel effet avec sa crinière blanche. Un peu puéril mais c'était sa coquetterie ! En réalité ils savaient, bien entendu, qu’il n’y aurait pas suffisamment de sièges, mais Meerxel voulait que ces hommes le voient assis au bureau présidentiel, dans le Bureau Français, afin qu’ils en gardent l’image, dans la future conversation. C’était ses premiers visiteurs il voulait installer une certaine situation. Quelles que soient leurs opinions personnelles, il était le nouveau Président. Quand il entendit la porte s’ouvrir et les pas des quinze arrivants, sur le parquet, quelques mots d’une conversation s’achevant, il garda la tête penchée sur le dossier qu’il faisait mine d'étudier, alors que Pilnussen faisait de même dans un fauteuil devant le bureau. Les bruits de voix ne s’arrêtèrent pas tout de suite et Meerxel songea qu’il avait eu raison de procéder à ce petit stratagème. Ces gens, ou certains d’entre eux, avaient de très hautes fonctions, permanentes, et considéraient peut être le Président un peu par dessus la jambe, surtout après ces élections absurdes. Il s’attendait à des difficultés, dans la conférence qui allait suivre. Mais il s’y était préparé. Il se leva enfin et sourit aimablement. Il y avait là les responsables de l'Armée Européenne, le Chef de l'Etat-Major général, le patron de toutes les Armées, après le Président, les chefs d’Etat-Majors des différentes armes, leurs adjoints et des civils, hauts-fonctionnaires. Les militaires étaient au garde-à-vous, les civils assez raides, un peu décontenancés dans cette atmosphère. Faisant mine de chercher autour de lui, il regarda sa secrétaire qui dit, très naturelle : - Je crains que vous ne soyez trop nombreux, pour le Bureau Français, Monsieur, je suggère d'aller dans la petite salle de conférence. Il accepta immédiatement et tout le monde reflua, en silence cette fois, dans le couloir où Madame Stavrou guida le groupe et le fit entrer un peu plus loin dans une salle gardée par un Lieutenant de la 1ère division de Chasseurs, en grand uniforme. Cela aussi était une tradition, au Palais. Napoléon ; qui avait eu un faible certain pour sa Garde impériale et ses grognards du dernier carré ; avait toujours donné aux Chasseurs à cheval le soin d'assurer sa protection rapprochée. Il n'avait jamais fait un pas, en campagne, sans être encadré par quatre Chasseurs, à cheval ou à pied. Il avait même été peint ainsi, entouré de ses chasseurs, sur un champ de bataille. Il faut dire que les Chasseurs à cheval étaient des unités d'élite particulières. Les seules à être entraînées pour combattre aussi bien à cheval qu'à pied. Ils recevaient des missions de cavaliers comme des missions de reconnaissance, à pied. La tradition s'était poursuivie après la disparition de l'Empereur, le corps des Chasseurs, avec la Garde et la Légion, représentaient l'élite de l'Armée, composée de soldats et d'officiers de carrière et le Palais Présidentiel était toujours gardé, à tour de rôle, par des Bataillons de Chasseurs, à pied ou blindé, de la Légion et de la Garde. Dans la pièce se trouvait une très grande table ovale entourée de chaises, de style mais confortables ! En y entrant en dernier, avec Pilnussen, Meerxel vit que le Maréchal Wodski, Chef de l’Etat-Major général des Armées, le chef suprême donc, après le Président, avait choisi le siège à l’extrémité de la table adossé à un mur, à côté d’une petite table où Meerxel avait fait installer une batterie de téléphones. Il était visiblement décidé à mener les débats, peut être faisait-il ainsi avec Barkov ? En tout cas l'intimidation commençait ! Il décida de ne pas attendre plus longtemps. Il avait imaginé son petit stratagème pour cela. - Monsieur le Maréchal Wodski, vous faites des rêves de grandeur, dit-il d’une voix douce en se dirigeant vers lui. Ce siège est celui du Président. Wodski rougit violemment et se déplaça sur le côté en lâchant d’une voix contenue. - Le président Barkov s’asseyait de l’autre côté de la table, Monsieur le Président ! - Et les téléphones, là, près de vous, ce ne sont pas ceux du Président ? - Il ne voulait pas être interrompu, en conférence, répondit sottement le militaire ; qui ne se souvenait visiblement plus de la disposition des lieux puisqu'elle ne comportait auparavant qu'un poste téléphonique loin de la table. Il se décala, s'asseyant un siège plus loin. - Pas de chance, Maréchal, celui-ci est réservé au Vice-Président quand il assiste au conseil, fit Meerxel, le visage imperturbable. Cette fois le visage de Wodski se contracta violemment et il fit le tour de la table pour aller s'asseoir à l'autre bout, faisant face au Président et montrant par là qu'il se considérait comme le second personnage le plus important. Pilnussen avait pris place en silence et faisait un tour de table du regard, curieusement peu impressionné, malgré ce qu'il avait précédemment dit en particulier à son ami. - Messieurs, installez-vous, dit Meerxel en tirant son fauteuil. On va nous apporter du thé et du café. Lorsque vous voudrez vous servir levez-vous, sans formalité, nous sommes ici pour travailler. Je pense que vous ne vous connaissez pas forcément tous et de toute façon c’est mon cas, aussi ai-je fait mettre des petits… disons des écriteaux, indiquant votre nom et vos fonctions, dans la corbeille au milieu de la table. Voulez-vous y chercher chacun le vôtre et le placer devant vous… Bien, commençons par un point global. Maréchal Wodski… Celui-ci ouvrait un épais dossier, devant lui, et commença tout de suite : - Monsieur le Président la situation va tendre à se stabiliser et… - Maréchal, attendez que je vous ai posé la question entièrement, je vous prie, le coupa Meerxel, nous gagnerons du temps. Je voulais vous demander un point global sur l’armement de nos troupes, et leur équipement. Le Chef de l’Etat-Major général réagit en bougeant nerveusement sur sa chaise. - Ce n’est pas ce que j’avais prévu pour aujourd’hui, grogna-t-il et je n’ai pas forcément les documents. - Je n’ai pas besoin, immédiatement en tout cas, de chiffres précis mais des avis, des estimations. Je vous écoute. - Notre équipement devait être peu à peu modernisé, c’est vrai. Les Chinois nous ont pris de court. Mais dans l’ensemble l’armement, en tout cas, est convenable. Si… - J’ai appris que les troupes chinoises disposaient, maintenant, d’un fusil semi-automatique et non plus à répétition comme durant la Première Guerre continentale, le coupa Meerxel. Et nos troupes ? - Et bien… nos divisions ont l’excellent modèle 1936… A répétition, c'est vrai, avec des cartouches à excellent pouvoir de pénétration. - Oui, je sais aussi cela, le coupa Meerxel en hochant la tête, un peu agacé, la cartouche sortie en 1925, j'ai eu, autrefois, à m'y intéresser. Et les armes automatiques ? - Nous avons la dernière version du fusil-mitrailleur BAR qui tire… Meerxel le coupa à nouveau, plus sèchement. - Je connais le BAR, Maréchal, il a beaucoup contribué à notre victoire, mais en 1920! Je parlais d’armes modernes. J'ai lu dans la presse, comme tout le monde, que les Chinois utilisent une mitrailleuse d’un petit calibre, un 5,5 à très grande cadence de tir. Qu’avons-nous à lui opposer ? Cette fois Wodski était désemparé, agacé par les coupures du Président. Visiblement il ne connaissait pas très bien cet aspect de l’Armée. Meerxel se sentit assez mal de le prendre ainsi à partie. Puis il songea qu’au front les soldats n’avaient que faire de la susceptibilité de leurs chefs et il décida de blinder sa sensibilité. Un instant muet le Maréchal riposta d’une voix furieuse : - Je ne comprends pas ces questions, Monsieur le Président. Nous avons d’autres choses plus urgentes à faire ici que de nous pencher sur le modèle de fusil en service, je trouve ! Plusieurs officiers généraux opinèrent de la tête, l’air mécontent. Meerxel le nota et répondit : - Maréchal Wodski la situation sur les fronts ne changera jamais, vous le savez aussi bien que moi, si nous ne modifions pas les données du problème. Ce n’est pas seulement une question de nombre. Certes les troupes chinoises ont l’avantage du nombre et nous n’avons pas encore envoyé toutes les troupes dont nous disposons. Nous sommes en retard sur les mouvements ennemis, nous avons été pris par surprise, je le sais. Mais envoyer au massacre des divisions avec un armement dépassé me paraît criminel et absurde. Criminel chacun comprend pourquoi, il me semble que le chiffre de nos pertes s'élevait, il y a peu, à 80 000 morts ou disparus. Absurde, parce que des unités entières sont anéanties, qui nous feront défaut, plus tard, d'un simple point de vue stratégique. Suis-je clair ? Je veux savoir d’abord où nous en sommes dans le domaine de l'armement et quels sont les espoirs d’amélioration proche. C’est à dire, clairement, avons-nous des séries de matériels en fabrication, des prototypes en phase d’essais ou seulement des projets ? Et ceci dans toutes les armes, infanterie, artillerie, aviation, marine ! J’ai appris, par exemple, que nos troupes sont hachées sur place par un bombardier en piqué Chinois, le JU 87, plus tout jeune, je crois, qui dispose d’une sirène à l’effet terrorisant sur les hommes au sol. Et aussi que ce chasseur chinois, le Zéro, a le contrôle du ciel, je ne me trompe pas ? Enfin que notre Marine éprouve d'énormes difficultés, au large de la Sibérie orientale avec des sous-marins chinois. Ma question est la suivante : sur quoi pouvons-nous compter ? Et quand ? Je vous écoute. - Monsieur le Président ça ne se passe pas comme ça, intervint le Maréchal Korsk, Chef d’Etat-Major de l’Armée de l’Air. Un appareil doit être longuement testé, on doit essayer un nouveau moteur, par exemple, ou l’armement de bord… - Messieurs, le coupa très sèchement Meerxel, je me fous de ces raisons ! Est-ce que vous m'avez compris, maintenant ? Mon langage vous paraît-il plus lumineux ? Ne me prenez pas pour un petit politicien que l’on peut berner. Je pose des questions, vous répondez de manière concise et claire. On parlera plus tard des difficultés pratiques. Alors je vous répète une dernière fois ma question : je veux savoir où nous en sommes en matière d’équipements et d’armements. - Nous sommes complètement dépassés, Monsieur le Président, laissa tomber un Général à quatre étoiles, général de corps d’armée, du nom de Van Damen, d'après le petit écriteau, devant lui, et adjoint opérationnel à l'Etat-Major Général. Tous les regards convergèrent vers lui. Il passa la main gauche dans ses cheveux gris, leva l'autre main et poursuivit : - Je sais que ceci est une sorte de suicide professionnel, que cette intervention va me coûter mon poste, Monsieur le Président, mais il faut dire la vérité. Nous sommes en mauvaise posture, pire qu’en 1915. - Van Damen je ne vous ai pas donné la parole, gronda Wodski en se levant à demi. C’est alors que Meerxel frappa la table du plat de la main et le claquement ressembla à une gifle. - Vous êtes dans le Palais de l’Europe, devant le Président de la Fédération, Wodski. Ici c’est moi qui donne la parole ! Et je ne permets à personne de la retirer à quelqu’un devant moi, est-ce que je suis clair, Messieurs ? Ceci ne s’adresse pas seulement au Maréchal Wodski mais à tout individu, civil ou militaire, qui oublierait qui il est et qui je suis. Ma personne a peu d’importance mais je vous ordonne de respecter la fonction que j’occupe ! Je ne vous le rappellerai jamais plus ! Et rasseyez-vous Wodski ! acheva-t-il en élevant encore la voix. Toujours à demi levé, le Maréchal eut un méchant sourire. - Monsieur le Président, aujourd’hui votre meilleur allié, le plus compétent, est le Chef d’Etat-Major général, vous seriez en peine d’en trouver un autre très vite. Meerxel réagit dans la seconde. - Est-ce que vous voulez dire que vous envisageriez de donner votre démission, Maréchal… en ce moment ? Il avait marqué un temps sur la fin comme pour montrer une surprise. - Si la situation devenait inacceptable, pourquoi pas ? Meerxel se renversa dans son fauteuil et le regarda longuement en silence, songeant que la chance était avec lui. Le visage reposant sur ses mains jointes Pilnussen, apparemment pas ému, le surveillait avec curiosité, comme s'il devinait une sorte de coup de théâtre. Mais il ne se passait rien. Au point que Wodski se rasséréna et sourit en se rasseyant, comme s’il allait faire un effort de conciliation. - Maréchal Wodski, commença alors le Président d’une voix calme et lente, comme s’il voulait insister encore sur ses paroles, vous n’aurez pas à donner votre démission… Vous êtes relevé de vos fonctions à compter de la minute présente. De toutes vos fonctions, je le précise. Vous resterez dans l’Armée, mais sans fonction active, j’y tiens expressément, vous serez placé hors cadre en attendant la fin de la guerre ou l’âge de la retraite. J’ajoute que votre démission éventuelle de l’Armée ne sera pas acceptée, les Pouvoirs Spéciaux que j’ai reçus m’en donnent le droit. Maintenant voulez-vous quitter la salle, en laissant vos dossiers ici, l’Officier de garde, dans le couloir, vous conduira dans l’antichambre de mon bureau où il vous tiendra compagnie pendant que vous m’attendrez… le temps qu’il faudra. Si vous quittez cet endroit, Maréchal, vous serez recherché par toutes les forces militaires et les forces de police de ce pays, pour désertion ! C’était la stupeur, autour de la table quand le Maréchal, très pâle, stupéfait, finit par se lever lentement, tripota un instant ses dossiers et sortit sans un mot. Meerxel attendit que la porte se fût refermée. Il parcourut les visages du regard. - Vous ne connaissiez peut être pas l’étendue des Pouvoirs Spéciaux, Messieurs ? Ce n’est pas votre domaine ? Pourtant des officiers généraux appelés à de hautes fonctions auraient pu avoir la curiosité de lire la Constitution de leur pays, à mon avis. Peu importe, l’incident est clos… Pour l’instant, au moins. Néanmoins je vous conseillerai de lire attentivement le contenu de la Constitution et des différents Pouvoirs qu’elle envisage. Vous y verrez qu’en temps de guerre des militaires, ou des civils, d’ailleurs, dont le comportement nuirait à l’autorité ou aux intérêts du pays, sont passibles d'isolement ou d’emprisonnement pour la durée du conflit. Ce n’est pas une menace, Messieurs, c’est une mise au point. Je veux insister sur une dernière chose : si certains d’entre vous se sentent liés au Maréchal Wodski, ne serait-ce que par un sentiment de fidélité, louable en soi, ils pourront quitter leurs fonctions également, mais après cette réunion. On leur donnera un nouveau poste. Si tant est qu'ils n'ont pas fait preuve d'un laisser aller coupable dans leurs fonctions, ce qu'une enquête déterminera en son temps… Personne… ? Bien, maintenant nous avons besoin d’un nouveau Chef pour l’Etat-Major Général des Armée. On ne peut attendre et je désigne, à titre très provisoire, je tiens à le souligner, le seul d'entre vous qui ait compris la question que j'avais posée au Maréchal Wodski, le seul qui n'ait pas eu peur de la vérité, le Général de corps d’armée Van Damen, qui est nommé immédiatement général d’Armée, à cinq étoiles, pour éviter toutes questions de susceptibilité. A titre provisoire, je le répète, le temps que je prenne une décision, nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas Général Van Damen ? dit-il en se tournant vers l’officier qui ne paraissait pas encore revenu du retournement de situation. - Oui, Monsieur… le Président. Certainement. - Je lis sur le carton placé devant vous que vous étiez adjoint opérationnel du Maréchal Wodski donc vous connaissez forcément la situation sur tous les fronts. Acceptez-vous ce poste temporaire, Général ? L'officier déglutit difficilement puis hocha lentement la tête avant de répondre d'une voix assez claire : - Oui, Monsieur le Président. - Bien… Je veux préciser ceci, ajouta Meerxel en faisant un tour de table. Je n'avais jamais vu le Général Van Damen jusqu'à ce matin. Il n'y a donc aucune manœuvre, aucune amitié, aucune combine derrière sa nomination, ce qui n'est pas mon genre, vous le découvrirez. Est-ce que tout est clair pour tout le monde, désormais…? - … Bien, nous allons continuer, mais je m’adresse à vous, Général, mettons-nous bien d’accord, je veux la vérité. Telle que vous la connaissez, mais sans camouflage, sans circonlocutions. Et si quelqu'un, ici, connaît des détails particuliers je veux qu'il prenne la parole au fur et à mesure. Poursuivons, quel est l’état de notre matériel et de notre armement, Général Van Damen ? Van Damen baissa la tête, comme pour se concentrer puis commença : - En gros, il est vieux, démodé et usé, dit-il en regardant Meerxel bien en face. Nous ne faisons pas le poids devant les Chinois… Il y eut un murmure autour de la table. Van Damen le laissa s’apaiser et continua : - L'armement de base de nos soldats repose donc sur un fusil à répétition, qui doit par conséquent être réarmé après chaque tir. Il est, certes, robuste mais beaucoup trop vieux, sa cadence de tir beaucoup trop faible. En 1920 il aurait fait merveille, pas aujourd'hui. Les troupes mobilisées en sont équipées systématiquement parce que ce sont les troupes d’active, les unités d’élite : la Garde, la Légion et les Chasseurs, qui bénéficient de ce que nous avons de meilleur. En l'occurrence un semi-automatique Mauser à six coups, ce qui est encore très insuffisant. En revanche l’ennemi utilise un semi-automatique moderne à huit coups, avec une grande portée, semble-t-il. De même les Chinois ont une mitrailleuse nouvelle, vous l'avez évoquée, employant une munition de 5,5 inusitée. Cette arme présente une cadence de tir extrêmement rapide et sa munition a une grande vitesse initiale. Nous avons équipé les troupes d’élite de la mitraillette Thompson 45 dont la licence de fabrication a été achetée ; vraiment très cher, d'ailleurs ; aux Etats Unis d’Amérique, il y a quatre ans. Et c’était une bêtise énorme. - Ce n’est pas une bonne arme ? - Il y a quinze ans, si, plus aujourd'hui. Elle est lourde, emploie une munition énorme, mais qui n’a pas le pouvoir d’arrêt espéré ; un soldat ennemi atteint est mis, momentanément seulement hors de combat, et encore ne tombe-t-il pas à chaque fois ; sa cadence de tir est beaucoup trop lente et sa portée est beaucoup trop réduite. Ce qui est normal, son poids de plomb est élevé et la charge de poudre trop faible. Le but de cet achat était de remplacer les fusils-mitrailleurs, trop lourds, que nous avons multipliés, en unités, pendant la Première Guerre continentale. A l’époque ils nous ont donné une énorme puissance de feu, qui a fait la différence, c’est vrai. Mais la Thompson qui est presque aussi lourde, a donc une portée ridicule, si bien qu’en dehors du combat de près elle est obsolète. Nos usines d’armement travaillaient d’ailleurs, à l’époque de l'achat de la licence de la Thomson, sur des mitraillettes ; qu'ils appelaient des pistolets-mitrailleurs ; d’une conception beaucoup plus moderne… Non, Monsieur le Président, on peut dire que notre armement léger, celui de l'infanterie, ne permet pas la comparaison avec celui de l’ennemi. Nous nous retrouvons dans la même situation qu’en 1915, je sais que vous vous en souvenez, Monsieur le Président… Vous m’avez manifestement oublié, mais j’ai été nommé général de Brigade le même jour que vous, début 1919, nous nous sommes croisés dans le PC des Armées du nord-est c’est pourquoi je n’ai jamais oublié votre nom, ajouta-t-il avec un sourire un peu gêné. - Pardonnez-m’en, Général, dit Meerxel, surpris qui, effectivement, ne se souvenait pas de cela. - En revanche, reprenait Van Damen, si nous avons dû faire un effort de guerre énorme, à cette époque, imaginer un matériel moderne et le fabriquer, nous n’en sommes pas là, aujourd’hui. Nous étions un certain nombre, ces dernières années, au ministère des Armées et à l'Etat-Major Général, à nous inquiéter de l’aspect dépassé de notre armement. Le ministère ne nous accordait pas de crédits pour lancer des études et des programmes de prototypes, mais nous sommes restés, discrètement, en contact avec les industriels en leur demandant de ne pas se décourager et de laisser leurs bureaux d’études poursuivre leur tâche. Si bien qu’aujourd’hui tout n’est pas aussi sombre qu’en 1915. Nos groupes industriels d’armement ont des projets, aussi bien d’armes que de matériels. Seulement… plus on avance dans la technologie plus tout est long et difficile. En 1916 on a lancé l’étude d’un nouveau chasseur, le Nieuport. Partant de zéro il n’a fallu que quatre mois aux ingénieurs pour le faire voler. Désormais un délai comme cela est impensable. C’est vrai que nos ingénieurs ont des études assez avancées mais il va falloir bien du temps pour passer des études aux calculs définitifs, vérifier l'ensemble et passer au stade des prototypes, par exemple. Il existe un fusil semi-automatique, chez Garandt, l'usine Autrichienne, qui paraît donner satisfaction en termes de portée, de robustesse et de précision. Mais il faut encore le confirmer et entamer sa fabrication. De même Mauser, en Allemagne, a travaillé sur une arme de conception nouvelle le MG 42 un fusil-mitrailleur transformable en mitrailleuse en changeant, simplement et très vite, le canon. Ce qui permet d'utiliser indifféremment des chargeurs ou des bandes selon ce dont on dispose. Mais là encore tout n’est pas au point, loin de là. L'usine Sterlinch, en Hollande, a les plans d'un pistolet-mitrailleur ou une mitraillette, ils ne se sont pas encore décidès sur le nom, avec une cadence de tir potentielle de 600 coups-minute. Le problème actuel concerne la munition de 9 m/m. Les industriels n’ont pas pu travailler en concertation puisque leurs études étaient… confidentielles je vais dire. Or, vous le savez, une arme sans une bonne munition c’est un verre de vodka vide. C’est inutile. Elle doit être rapide et avoir un fort pouvoir d'arrêt. Nous avons aussi plusieurs types de chars, à l’étude, mais sans moteurs modernes, les usines Schermann, en Allemagne, ont repris leurs projets d'évolution du vieux char Renault G2, je viens de l'apprendre, avant cette réunion. De même, les usines Focke Wulf ont un avion de chasse très moderne dans leurs cartons. Vous le voyez nous avons des espoirs mais il nous faut du temps et cette guerre-ci va très vite. Plus que par le passé, nous avons besoin de temps, sinon, il faut être lucides, nous la perdrons ! Il cessa un instant de parler, comme pour ordonner ses idées. Puis reprit : - Si bien que le gros atout ennemi, son nombre, prend encore plus de relief. Il faut impérativement gagner du temps pour que le pays se mette à l’ouvrage et que les chaînes nous sortent des chars, des avions, des fusils etc. Le temps est l’objectif principal. Et justement, ce temps nous ne l’avons pas. Les armées chinoises s’enfoncent dans notre pays plus vite que personne ne l’a jamais imaginé. Les blindés, "les tanks" comme nous disions, qui avaient fait la différence en 1919 parce que les Chinois n’avaient rien de comparable, ont fait école. Mais chez eux, malheureusement ! Ils ont compris l'avantage énorme de la mobilité dans une guerre moderne, en particulier dans des régions géographiques où les espaces dégagés sont immenses, je pense au Kazakhstan. Leur arme blindée, aujourd’hui, est très riche, ils en ont des dizaines de divisions, et leurs troupes avancent extrêmement vite. Leur aviation domine largement la nôtre. Pas en qualités techniques des pilotes, je pense que nos équipages valent les leurs, mais en quantité. Les chasseurs Zéro font des ravages parmi nos Morane 406 et même parmi les Bloch 152, plus modernes, qui montent mal en altitude, ou les Curtiss 75, achetés, eux aussi, aux américains qui les appellent chez eux P36. Seule notre marine, pour l’instant peu mise à contribution, tient le choc. Encore que les sous-marins chinois ont coulé trop de nos bâtiments, en quelques jours, en mer d’Okhotsk, au nord de Vladivostok. Nous n’avons pas encore signé d’accord avec l’étranger ; les Etats-Unis ou l'Amérique du sud, peu importe ; pour importer ce qu’il va nous manquer, au début : de l’acier, du caoutchouc et toutes les matières premières, déjà manufacturées. A ce moment-là nous devrons former des convois pour transporter ces marchandises et nous aurons des pertes importantes, sur mer je le crains. Nous n’avons pas suffisamment développé la détection sous-marine, les flottes de navires d'escorte et de protection. Quand à la détection de surface, ce qu’on appelle le radar, mise au point en 1935, elle fonctionne, nous avons quelques Centres, mais son implantation est lourde et nous n’avons formé que peu de techniciens pour la mettre en œuvre. Là aussi il y a beaucoup à faire. Et, j’y pense maintenant, il y aurait ici, dans ces Centres, l’utilisation de jeunes femmes, comme vous l’avez évoqué dans votre discours, Monsieur le Président, peut être des étudiantes d’un niveau scientifique supérieur, que nous formerions ? Même si elles ne sont pas nombreuses, ce serait toujours un plus. Meerxel était en train d’appréhender la situation et il approuva de la tête. Les explications de Van Damen étaient précises et claires et il songea que cet homme n’avait probablement jamais été utilisé à la bonne place. En le désignant il avait réagi à la lucidité et au courage qu'il avait montré en démentant son chef, mais il n'avait pensé qu'à un très court intérim. En réalité cet homme lui laisserait peut être le temps de chercher plus soigneusement un Chef d'Etat-Major Général. - Je comprends, Général, je peux même dire que je comprends infiniment mieux. Je ne ferai pas de commentaires sur l’imbécillité, la carence, l’incapacité des responsables, dans tous les domaines, militaires ou civils, qui ont laissé les choses dans cet état lamentable. Tôt ou tard ils auront des comptes à rendre, au moins moralement, aux peuples de la Fédération. Ce n’est pas mon souci actuel tant qu’ils ne me mettent pas de bâtons dans les roues. - Je vous demande pardon, Monsieur le Président, intervint un Général, relativement jeune, aux étoiles de Général de Division, il y a une autre chose dont il n'a pas été question ici et qui montre une importance stratégique capitale. C'est celle de l'exode des réfugiés. Van Damen hocha énergiquement la tête en guise d'approbation et Meerxel fit signe de continuer. Le Trois-étoiles se pencha légèrement en avant. - Je viens d'interroger un Général blessé et évacué du front de Sibérie. Il se passe le même phénomène qu'au début de la Première Guerre continentale, m'a-t-il dit. Les routes sont surencombrées de réfugiés qui fuient à pied l'avance chinoise et sont même parfois rattrapées, dépassés par elle. Les gens aisés ont utilisé des automobiles particulières, les autorités civiles locales ont fait partir les gens âgés, les malades, les femmes enceintes, dans les quelques autocars et camions dont elles disposaient, les paysans ont attelé des chevaux, parfois des bœufs, à des charrettes, la population plus modeste, la plus nombreuse, évidemment, vient en dernier, juste devant l'ennemi, poussant des bicyclettes chargées de ballots et même des brouettes ! Nos troupes montant au front se retrouvent en face de ce flot incessant ; qui occupe toute la largeur des chaussées, les bas côtés encombrés par les véhicules à court d'essence, en panne et abandonnés ; et ne peuvent avancer, prennent du retard et arrivent sur place, en ayant perdu une partie de leur matériel. Alors que leur présence est déjà réclamée ailleurs ! Il faut impérativement résoudre ce problème, en tout cas l'introduire dans les manœuvres militaires des Etats-majors locaux. - Le Général Gaudran a raison, Monsieur le Président, intervint Van Damen. Il faut introduire cet aspect dans l'établissement des plans et trouver une solution. Je me souviens, pendant la Première Guerre continentale, avoir travaillé à une solution. Il s'agissait de trouver des itinéraires parallèles pour les civils, de manière à laisser les grands axes ouverts à la circulation des convois militaires. Je sais que nous nous heurtions, en Sibérie, au faible nombre de routes. Peut être la situation est-elle différente aujourd'hui, je ne sais pas mais il faudrait consacrer un service entier à trouver des solutions. La priorité semble devoir être donnée aux troupes mais celles-ci ne le ressentent pas de cette manière. - Et comment font les Chinois, alors ? demanda Meerxel. - Ils se comportent en ennemis, Monsieur, et n'ont pas les mêmes scrupules que nos hommes. Ils placent des blindés en tête de chaque colonne et bousculent hors de la route, écrasent, tout ce qui gène leur avance, matériels, animaux, hommes ou enfants ! C'est un comportement révoltant mais réaliste de la part d'un ennemi. Nous avons un autre sentiment à l'égard de nos compatriotes et cela nous handicape énormément. - Oui, fit Meerxel en griffonnant devant lui, les réfugiés représentent un problème militaire grave, et aussi un problème civil de première importance dont le prochain gouvernement va devoir s'occuper immédiatement. Ces gens doivent mourir de faim et de soif il faut prévoir des moyens pour les aider, les convoyer à l'ouest, probablement… Je voudrais parler, maintenant avec vous tous, de la stratégie de la Fédération. Notre problème, visiblement, est de gagner du temps pour laisser le temps, justement, à notre industrie d’inverser la tendance, de fournir très vite à nos armées un matériel d’abord équivalent, puis supérieur à celui de l’ennemi chinois. Mais ce temps va nous coûter beaucoup. Gagner du temps cela veut dire opposer des troupes à l’avance chinoise c’est à dire, encore, envoyer des unités de valeur, nos meilleures, pratiquement, se faire décimer, dans les conditions actuelles. Cela nous fera une belle jambe si nous avons les meilleurs chars, les meilleurs avions, les meilleurs fusils, les meilleurs navires, dans trois ou quatre ans… et plus d'hommes pour les utiliser ! Donc le but est de trouver le moyen de ralentir l’invasion en limitant les pertes au maximum. De céder du terrain, peut être, dans certaines régions, en prenant soin de faire comprendre aux populations concernées que nous ne les abandonnons pas, que le plus grand nombre doit fuir. Parce que le moral de la population est primordial. Tout cela pour gagner les semaines, les mois ou les années, nécessaires à nous forger une armée moderne. Ce qui me fait penser à organiser dès aujourd'hui un service, ou plutôt une administration, un Sous-Secrétariat d'Etat, recensant les pertes des populations fuyant. Ils devront bien être indemnisés après la guerre, n'est-ce pas, fit-il en redressant la tête après avoir encore griffonné devant lui… Ils y auront droit. Il rencontra des regards différents autour de la table quand il en eut fini et s'en étonna, posant la question. - Que se passe-t-il, Messieurs ? Un Général d'Armée à la moustache grise sourit pour la première fois. - C'est que vous parlez de l'après-guerre, Monsieur le Président. Notre victoire ne paraît pas faire de doutes, pour vous, et c'est un langage nouveau pour nous… Et réconfortant. - Bien sûr que si j'ai des doutes, Général, Bon Dieu si ! Mais ça n'empêche pas de lutter. A genoux au besoin, mais de lutter pour notre survie. Je dois être lucide. Bien sûr que j'envisage une défaite, mais nous n'en sommes pas là, loin s'en faut. Nous n'avons même pas encore vraiment commencé à nous battre ! Nous avons déjà vaincu la Chine une fois, elle n'est pas invulnérable, malgré l'importance de son armée. Elle nous dépassait tout autant en 1915 et cependant nous l'avons écrasée, que je sache. Ce que l'on a fait une fois, on peut le refaire. Nos soldats ne sont pas moins courageux aujourd'hui, nos usines ont une capacité de production bien supérieure à celle de 1915, il n'y a pas là de quoi baisser les bras ! Il s'était enflammé, en parlant. Autour de la table l'atmosphère venait de changer, les hommes avaient un autre visage, s'agitaient sur leurs sièges. - Voilà ce dont je voudrais que nous débattions, maintenant reprit Meerxel. Chaque idée, même la plus surprenante, doit être mise sur la table, sans retenue. Ne vous censurez pas, n’ayez pas de honte ou de gêne, à exposer une idée apparemment farfelue, nous sommes en train de chercher la grande stratégie qui nous permettra de garder l’espoir. Civils ou militaires, jetez-vous à l’eau. Maintenant ! *** Il était près de 14 heures quand il regagna son bureau, après avoir rapidement mangé quelque chose, seul dans une petite salle à manger, à l’étage supérieur. Le vice-président Pilnussen ne lui avait pas dit grand chose, après la réunion. Seulement qu'il avait aimé la façon dont son ami avait mené la conférence, qu'il appuyait totalement le limogeage de Wodski et qu'il allait, de ce pas, faire des commentaires à la presse pour annoncer lui-même le départ du Maréchal, qu'il fallait lui donner un retentissement politique. Meerxel n'avait pas songé à cet aspect là et lui donna son approbation. Puis il était parti en disant qu'il allait se mettre au travail. Meerxel avait longuement réfléchi, pendant son déjeuner solitaire. Il avait besoin d'aides locales. Il fallait mêler de près toutes les Républiques à l'élan industriel vital. Il pensait, en premier lieu à la République d'Allemagne et au Président Konrad Adenauer. Il demanda à Madame Stavrou de le convoquer de toute urgence à Kiev. Il voulait son avis. Puis il appela le bureau de Van Damen pour lui faire dire de revenir le voir, en milieu d’après-midi, avec un jeune officier d'Etat-Major qui serait affecté à son service personnel, à la Présidence, en qualité de secrétaire particulier. Pendant la réunion il avait pris beaucoup de notes et s'était rendu compte que ce n'était pas à lui de faire ça. Il lui fallait quelqu'un qui soit habilité à entendre des secrets d'Etat, et assez efficace pour faire exécuter les ordres du Président. Il savait que Wodski l’attendait toujours, dans son antichambre et il lui avait fait porter une collation à laquelle le Maréchal ne toucha pas. Sa secrétaire l'introduisit, raide, sa casquette sous le bras, la vareuse tendue impeccablement sur la poitrine. C’est vrai qu’il avait de l’allure, ce type. Dommage qu’il soit aussi incapable ! Il ne lui proposa pas de s’asseoir, mais désigna un micro, sur sa table. - Maréchal, je vous informe que cette conversation va être enregistrée. Si vous étiez tenté de la rapporter en en altérant le contenu vous seriez accusé de parjure… Maréchal Wodski, je vous tiens personnellement pour l'un des responsables de l’état dans lequel se trouve l’armée aujourd’hui. Je crois savoir, dit-il en levant la main pour couper la parole à l’officier qui allait protester, que vous ne disposiez pas de crédits suffisants, ce qui pose une autre question, accessoire, qui n'est cependant pas de votre ressort : où est passé cet argent, le budget du Ministère de la Défense, que le Sénat a voté ? Mais vous aviez le devoir, le devoir, Maréchal, de faire savoir au Sénat ; par le biais de la Commission des armées dont le titulaire de votre poste fait automatiquement partie ; et aux représentants du peuple, à défaut de convaincre le gouvernement, combien la situation était devenue périlleuse. J'ai dit tout à l'heure qu'il y avait plus urgent que de chercher les responsables et j'en viens à ce que je vous reproche directement, maintenant. Vous avez masqué la vérité, depuis le début des combats. Vos services de renseignements ont été d’une inefficacité totale en ne prévenant pas le gouvernement et le Sénat de la préparation de l’invasion. Je me refuse à croire que celle-ci a pu être réalisée dans le secret absolu. Une observation aérienne mise en alerte aurait dû déceler des signes. C’est une énorme armée qui a franchi les frontières et elle n’était pas invisible, que je sache ? Il y a forcément eu des rapports de faits par l'Observation, pourquoi ne sont-ils pas remonté jusqu'au gouvernement et au Sénat ? Que sont-ils devenus ? Cela était directement de votre ressort ! C’est pourquoi vous recevrez un courrier confirmant ce que je viens de vous dire, courrier qui figurera dans votre dossier militaire et expliquera, en partie, votre mise à pieds définitive pour incapacité ! Vous trouverez peut être la sanction sévère, elle est à la mesure des responsabilités que vous aviez à assumer et que l’on ne vous a pas imposées. Si vous ne vous en sentiez pas ; ou plus ; capable vous pouviez refuser ce poste, ou y renoncer après coup… Désormais votre accès aux hautes responsabilités sera inacceptable. Vous n'êtes pas un homme fiable, Maréchal. Je vous considère comme dangereux pour le pays, à ce niveau, et je vous informe que toute tentative de votre part pour faire des révélations, faire pression, sur un militaire, ou un civil, serait passible de la Haute Cour, pour trahison. Je vous informe que vous ne serez pas autorisé à regagner votre bureau, ni voir vos collaborateurs, même en privé, en sortant de ce bureau, et ce durant toute la durée de la guerre, où vous serez éloigné des informations confidentielles. Vous serez non consultable par qui que ce soit ; hormis le Président de la Fédération ; en vue de prendre une décision visant la conduite de la guerre. Enfin vous serez assigné à résidence, à compter de la minute présente, et gardé, pour toute la durée de la guerre dans un lieu où vous serez conduit aujourd'hui même, sous escorte, sans avoir rencontré personne. Vous êtes au secret pour une durée d'un mois, après quoi votre famille pourra vous rejoindre. Les interdictions de révéler ou communiquer toutes informations militaires ou gouvernementales s'étendent à vos proches, à qui vous feriez des confidences, qui encourent les mêmes risques que vous. Je prends ces mesures dans le cadre des Pouvoirs Spéciaux qui m'ont été accordès pour la durée de la guerre. Pour mémoire je vous signale que les Pouvoirs Spéciaux sont infiniment plus étendus que "Tous les Pouvoirs", dont le Président Clemenceau jouissait pendant la Première Guerre continentale. Les Pouvoirs Spéciaux ont été prévus, initialement, pour faire face à des situations d'émeutes, de guerre civile et de dangers pour la nation et sont les plus étendus qui soient. Le Président peut faire comparaître un individu devant une Cour Spéciale de justice s'il représente un danger à un niveau quelconque pour l'Etat. Ai-je été assez clair, Maréchal Wodski ? - Existe-t-il une procédure pour contester cette décision arbitraire ? dit le militaire avec colère. - En premier lieu elle n’est pas arbitraire, vous le découvrirez. Ensuite elle est constitutionnelle, par conséquent inattaquable. Autre chose ? Wodski secoua la tête et fit demi-tour pour gagner la porte, sans saluer, sans un adieu, sans un mot. "Voilà un homme dont je ne me ferai jamais un ami", se dit Meerxel avec amusement, comme pour se décontracter lui-même. Il savait qu'en vérité il venait de se faire un ennemi, mais il allait faire surveiller cet homme, les ordres étaient déjà donnés. Quelques minutes plus tard Mme. Stavrou pénétrait dans le bureau. - Monsieur, l'huissier, M. Boukov, que vous avez amené du Sénat, est très embarrassé. Il ne sait que faire. La fonction d'Huissier du Président n'est plus utilisée depuis des décennies et il ne trouve aucune référence concernant son travail. Meerxel regarda son bureau où plusieurs dossiers l'attendaient. Il y avait tellement de choses à faire… Tout était urgent. Cependant il ne pouvait pas vivre comme ça, faisant face au coup par coup. Il fallait bien qu'il s'organise. Chaque chose en son temps, les petites avaient aussi leur importance. - Bien je vais le recevoir immédiatement. Boukov, en tenue du Sénat, entra tout de suite, l'air perdu et Meerxel s'en voulut de l'avoir laissé tomber. - Boukov, commença-t-il immédiatement, en se levant, avez-vous vu les appartements privés du Président ? L'huissier hocha la tête. - Ce matin, Monsieur le Président. Le Président Barkov faisait enlever ses affaires personnelles. - Parfait, vous aller m'y conduire. Ah, Mme. Stavrou, voulez-vous noter que Monsieur Boukov est habilité à demander à un service ou un autre de la Présidence ce qui lui paraît nécessaire à mon sujet. Si un dèsaccord survient, vous trancherez vous même, je vous prie… L'huissier allait sortir quand Meerxel se ravisa. Il avait l'occasion de tester sa secrétaire particulière. - Madame Stavrou, voulez vous venir avec nous, s'il vous plait, peut être pourrez-vous aider Monsieur Boukov dans l'exécution des consignes que je vais lui donner. Ils suivirent l'huissier qui les précéda de son pas un peu solennel. Ils montèrent ainsi deux étages pour déboucher dans un immense couloir duquel partaient des sortes de coursives, sur lesquelles donnaient des portes. C'est ainsi qu'ils arrivèrent aux appartements présidentiels. La nuit suivant les élections Meerxel avait dormi dans son appartement personnel, sans se poser de question et une voiture de la présidence était venue le chercher à 06:00, le lendemain, pour l'amener au Palais. Il n'en avait pas bougé depuis. Les deux nuits suivantes, pourtant, à deux heures du matin, il avait demandé à l'officier de garde, près de la porte du Bureau Français, de le conduire à n'importe quelle chambre ! Boukov lui montra ainsi, les salons privés, la grande et la petite salle à manger, les chambres à coucher, les salles de bains, le petit bureau privé présidentiel. Le mobilier était magnifique. Mais triste ! Il réalisa que la lumière ne pénétrait que chichement avec les grandes tentures devant les fenêtres. Le sol était fait de parquets dignes d'un musée, parfois en partie recouvert de tapis magnifiques. Mais l'idée de musée persistait, augmentée par l'abondance, la surabondance de tableaux de Maîtres, sur les murs, italiens, Hollandais, Français, et Meerxel s'en agaçait. - Parfait, Boukov, dit-il rapidement. Nous allons donner un coup de jeune à tout cela. Tout ce décor sent la poussière et ne convient pas à l'idée que je me fais d'une nation moderne. Pardonnez-moi je n'ai pas le temps de m'en occuper et je vais donc compter sur vous. Si vous le souhaitez, faites-vous conseiller par un décorateur qui aura loisir de puiser dans les réserves de mobiliers de la Présidence. Madame Stavrou pourra faire venir quelqu'un. Bien entendu tout ce qui sera enlevé ici sera répertorié et devra être stocké avec soin dans les réserves du Palais. Faites-moi préparer, provisoirement, un appartement plus petit, il doit bien y en avoir un à cet étage. Je veux que l'on enlève ces tentures et une bonne partie du mobilier de cet appartement présidentiel. Il y en a trop, à mon goût. Ensuite je veux que l'on refasse les peintures dans des teintes saumon et beige, plus claires, plus gaies, plus chaudes, plus optimistes, plus modernes. Vous ferez installer une salle de bain attenant à chaque chambre, il y en a trois, j'ai compté, je n'ai pas besoin de plus de deux chambres, mais passons. Que des postes téléphoniques soient installés dans chaque pièce, en plusieurs endroits, au besoin. Je veux un appartement confortable, après tout il s'agit de celui du Président, mais rien de pompeux. Pas de dorures, de choses comme ça, vous me comprenez ? - Mais Monsieur, la tradition… - Nous sommes au XXème siècle, Boukov, l'Europe ne doit pas vivre dans le passé. Le sien est prestigieux et il n'a précisément pas besoin d'être exhibé ainsi, comme la réussite d'un nouveau riche, nous ne sommes pas à Hollywood. Je veux un appartement agréable à vivre, digne du Président certes, mais pas un musée national. De même pour vous. Votre charge impose un cérémonial mais pas forcément en toutes circonstances de la journée. Vous serez chargé de me faciliter la vie, matériellement, de veiller à ce que cet appartement soit bien tenu et rangé : vous aurez du personnel pour cela ; vous aurez à me transmettre des messages privés, me les rappeler au besoin. En vérité, je compte sur vous pour tout ce qui ne concerne pas directement les affaires d'Etat dont me soulage Madame Stavrou. Cela représente un nombre de choses dont je n'ai pas moi-même idée. Ce sera à vous de les découvrir, vous avez ma confiance totale, Boukov… Si vous estimez que je néglige les repas, par exemple, à vous de m'en faire la remarque. N'hésitez pas ! Je ne sais que vous dire d'autre, sinon que j'ai toute confiance en vous et je vous demande de m'aider, dans la vie quotidienne, comprenez-vous ? Vous demanderez à être tenu au courant de mes absences, par exemple, afin de faire préparer une garde robe adéquate et les bagages nécessaires, des choses comme cela. Vous introduirez mes visiteurs de marque dans cet appartement, vous voyez ? Je vous le répète vous avez ma confiance. Les derniers mots parurent toucher l'huissier qui inclina la tête vigoureusement. - Je pense avoir compris, Monsieur le Président. Puis-je demander une voiture pour aller chercher vos effets personnels, dans votre habitation privée, pour commencer… si vous me le permettez. Vous allez en avoir besoin très vite. Meerxel se dit que sa vie basculait. Son premier réflexe fut de penser qu'il allait s'en occuper lui-même, il n'avait pas envie que quelqu'un d'autre mette le nez dans ses affaires, ses vêtements… Puis il réfléchit que c'était un précieux temps perdu. Et il préférait encore que ce soit Boukov plutôt que quelqu'un d'autre qui s'occupe du contenu de ses armoires. Il fallait bien plonger. Il vivait seul, dans un petit appartement du vieux Kiev, qui lui suffisait bien, depuis son arrivée dans la capitale. Il se décida brusquement. - Nous allons faire autre chose. Madame Stavrou voulezvous avoir l'obligeance de vous occuper de convoquer une bonne maison… non, autant aller jusqu'au bout, je suppose que je dois disposer d'un budget à cet effet : convoquez le plus vite possible, je vous prie, un grand tailleur, et quelqu'un d'une maison vendant tout ce dont on peut avoir besoin comme vêtements, à commencer par des chemises etc. Et un chausseur, aussi. Vous placerez ces rendez-vous en fonction de mon emploi du temps. Si possible assez tard, le soir. Vous direz à ces gens que je compte bien régler leurs notes mais qu'il est hors de question qu'ils majorent leurs prix en pensant faire une bonne affaire sur le dos de la Fédération ! Il lui tournait le dos et ne vit pas le sourire amusé de sa secrétaire. - … En revanche, poursuivit-il, si je suis satisfait de leur travail, de leurs articles, je les autoriserai à faire savoir qu'ils habillent ou chaussent le Président de la Fédération. Ce sera pour eux une publicité qui les incitera à soigner les articles qu'ils proposeront. De votre côté, Boukov, rendez-vous chez moi, s'il vous plait, mettez mes vêtements dans des valises, des caisses et organisez le déménagement de mon mobilier vers un garde-meuble sérieux. Le contenu de mes armoires, de mon bureau devra être amené et stocké ici, à cet étage, afin que j'y aie accès. Je m'occuperai plus tard de rendre l'appartement que je louais à son propriétaire… Pour le reste prenez contact avec le chef de l'entretien ou la personne compétente pour lancer les travaux, ici, je veux m'installer très, très vite. Et, à l'avance, merci. Oh, tachez aussi de savoir s'il n'y a pas un moyen d'accès plus commode que ces grands escaliers pour monter à cet étage depuis la proximité du Bureau Français. J'aimerais pouvoir monter ou descendre discrètement. Je sais que je vous donne beaucoup de travail, à tous deux, et je vous en demande pardon. Mais il y a tant de choses importantes qui attendent que je dois vous demander cet effort *** Plus tard dans l'après-midi, Van Damen se présenta ; il portait désormais sa cinquième étoile de Général d'armée ; accompagné d'un Capitaine en uniforme gris de la Garde. Un homme maigre à faire peur, grand, brun, les sourcils épais, l'air sombre et Meerxel les amena dans l'angle du Bureau Français où se trouvaient deux canapés, trois fauteuils et une table basse. - Monsieur le Président voici le Capitaine Romain Biznork, d'origine nordique. C'est un homme compétent, qui a reçu une formation particulière de sténographie d'Etat-Major. C'est à dire qu'il prend des notes à la vitesse de la parole, comme une secrétaire sténographe, mais en utilisant des signes particuliers, d'origine militaire non traduisibles pour un profane et il y excelle, je peux le dire devant lui. Il a obtenu l'accréditation maximale de l'Etat-Major Général et est habilité à entendre des informations confidentielles. Je lui ai dit que, désormais, il vous accompagnerait partout, assisterait aux réunions auxquelles vous le convieriez pour prendre des notes sur votre ordre, qu'il serait chargé, ensuite, de vous rappeler ou de faire exécuter, etc. Ce sera à vous, Monsieur le Président de lui donner les accréditations supplémentaires qui vous paraîtront souhaitables. Meerxel regarda le jeune officier qui soutint son regard sans montrer la moindre émotion. Froid ou très maître de lui, le gaillard. Il le salua de la tête et lui lança : - Autant commencer tout de suite, Capitaine. Je vous ferai affecter du personnel militaire selon votre demande. Voulez-vous demander un bloc et de quoi écrire à ma secrétaire, Mme Stavrou, à côté, et venir vous asseoir près de moi ? - J'ai tout ce dont j'aurai besoin dans l'immédiat, Monsieur le Président, fit le Capitaine d'une voix curieusement rauque, en sortant un carnet et un crayon d'une poche latérale de sa vareuse. Meerxel hocha légèrement la tête et se tourna vers le Général. - Je voulais vous voir en particulier, Général Van Damen, pour vous demander comment la nouvelle de votre nomination a été prise à l’Etat-Major. Le savez-vous ? Capitaine cette conversation est confidentielle, restez ici mais ne prenez pas de notes, sauf si je vous fais signe. Le Capitaine inclina la tête en silence gardant son petit matériel à côté de lui. - Oui, Monsieur, répondit Van Damen. Le Maréchal a des amis, ou plus exactement une réputation, une aura, en dehors de l’Etat-Major. Essentiellement dans le monde politique des Ministères, je veux dire. Je ne sais pas comment ses relations réagiront à la nouvelle. Pour l’Armée elle-même je suis perplexe. Il est extrêmement cassant et ne s’est pas toujours fait des amis, même parmi les officiers généraux. Mais je suis incapable de faire le distinguo entre ses amis et ses relations. En réalité il a, il avait, un grand pouvoir personnel et il était craint. En ce qui me concerne, ma nomination provisoire me met à l’abri, du moins je le pense, de pièges. D’autant que je n’étais que Général de Corps d'armée à quatre étoiles. On peut difficilement dire que j’ai été choisi par favoritisme. - Donc vous n’êtes pas, a priori, en mauvaise position, je dois vous avouer que je ne sais pas combien de temps durera cet intérim. - Ma position m’indiffère, Monsieur. Il y a une guerre désastreuse à faire. Elle prend le pas sur toute autre considération. Si je dois, pendant cet intérim, écraser quelques pieds douillets je le ferai sans me poser de questions pour la suite de ma carrière. La cinquième étoile que vous m’avez accordée comble mes espérances maximales, quoi qu'il m’arrive, maintenant. Et je n’ai pas de problème de conscience, ou d'ambitions. - Parfait. Si quoi que ce soit survenait, Van Damen, sachez que je veux être au courant. S’il y a de bonnes raisons de couper des têtes je n’hésiterai pas, vous aurez mon appui. Pour peu que vous sachiez me convaincre, néanmoins. Il ne s'agit pas d'un blanc-seing total. Autre chose, maintenant… je veux vous parler d'état d’esprit… Il se leva et commença à marcher dans la pièce, les mains croisées dans le dos. Van Damen semblait avoir assimilé très vite ses nouvelles fonctions et ne semblaient pas chercher ses repères. Il s'adressait au Président de la Fédération sans complexe, naturellement, et c'était parfait ainsi. Finalement il se produisait la même chose chez le militaire que chez Meerxel. La tâche à accomplir prenait le pas sur d'éventuels malaises intellectuels. Il ne se posait pas de questions. Même s'il avait désormais sous ses ordres des Maréchaux. Ce qui était normal, au demeurant, "Maréchal" était une distinction honorifique, devant de brillants états de service, tout comme une médaille, mais pas un grade. - Cette guerre va exiger des mentalités différentes, commença Meerxel. C’est le cas à chaque fois. L’Armée devra effectuer sa mue, se débarrasser de vieux réflexes, de vieilles habitudes, bien ancrées et difficiles à oublier. Je veux que vous fassiez en sorte que chaque officier soit attentif à bien juger ses subordonnés. On doit repérer, notamment parmi les mobilisés, les hommes capables, les hommes qui se révèlent, c’est ainsi dans chaque guerre. Il faut faire attention à ne pas pousser un officier au-delà du niveau où il est efficace, être soucieux de ne pas tomber dans le Principe de Peter. Pas de promotion pour service rendu, de promotion-récompense… Vous connaissez le Principe de Peter, Van Damen ? - Non, Monsieur. - C’est une théorie, récente, d’un philosophe anglais selon lequel, dans notre civilisation capitaliste, chaque individu tend à atteindre son niveau d’incompétence, répondit Meerxel en souriant légèrement ! Cela paraît amusant, à première vue, mais regardez autour de vous, vous verrez qu'il est parfaitement juste. Il colle à notre civilisation. Le risque des promotions, auxquelles chacun de nous aspire, est d'amener un individu, un jour, à un niveau où il sera tout à fait incapable. Cependant tout le monde n’est pas atteint, heureusement, par le principe de Peter. Je souhaite, en tout cas, que ce ne soit pas valable pour vous, ni pour moi, d'ailleurs…! Donc je veux que les hommes qui montrent une incontestable valeur soient promus assez rapidement, officiers, sous-officiers, soldats, tout le monde est visé. Cela exigera d’être attentif pour ne pas promouvoir des personnes qui savent se mettre en valeur, les beaux parleurs ou ceux qui ne confirment pas. C’est pourquoi ces grades seront attribués "à titre provisoire". Comme votre nouvelle affectation à la tête de l’Etat-Major, finalement. Quoi que pour d’autres raisons. Votre promotion, elle, n’est évidemment pas en cause, ici. Nous aurons des Capitaines, des Colonels, des Généraux, à titre provisoire . Dans l'attente de les voir confirmer leurs compétences. - Puis-je vous demander ce que vous visez, avec cette mesure, Monsieur ? - Nous allons avoir besoin d’un encadrement de valeur. Celle d'une armée est directement liée à son encadrement. Napoléon disait même que "ce sont les sous-officiers qui font une armée". Nos pertes en officiers subalternes et sous-officiers vont être douloureuses. Il faut, dès maintenant, anticiper afin de garder un encadrement de valeur. Dans les unités de réservistes, notamment. De même je veux que l’on prélève des sous-officiers et des officiers dans les unités d’élite pour venir renforcer celles composées de réservistes. Et placer des réservistes dans la Garde, la Légion et les Chasseurs. Sachant qu'après la guerre les personnels d'active qui auront quitté une unité d'élite pourront la retrouver. Le personnel de celles-ci forme une sorte de caste supérieure, gardienne des traditions mais aussi de la compétence. Il n'est plus temps d'avoir des unités de parade. Je veux faire profiter toute l'Armée du savoir des unités d'élite. Mélanger ces hommes afin d’améliorer très vite le niveau général des armées. Le but est de donner une valeur moyenne aux unités, quelle que soit l'origine de ses composants et l'âge des individus. Peut être moins d'unités d'élite mais une valeur moyenne améliorée. Dans les divisions de réserve qui arrivent actuellement au combat, sur les fronts, des hommes se sont déjà révélés de bons chefs, ou de bons organisateurs, des meneurs, des gens lucides, en tout cas, que sais-je. D’ici à deux mois ils auront une expérience notable. Il faudra, à ce moment-là, les retirer de leurs unités pour les affecter à des régiments de réserve en formation, à l’arrière, pas encore engagés au combat. Vous voyez ? - Cette fois j’ai compris ce que vous voulez, Monsieur, et je dois dire que je partage entièrement votre projet. Si vous le permettez, je dirai que vous n’avez rien oublié de votre expérience de la Première Guerre continentale et ça me donne enfin confiance. Le Président le regarda brièvement en songeant au mot qu’il avait employé, confiance. Oui, voilà ce qu’il fallait insuffler à l’Armée et aux Européens : confiance. Malgré les mauvaises nouvelles qui continueraient à venir des fronts. - Merci Général. Ne tardez pas à faire les aménagements, les modernisations, surtout, qui vous sembleront souhaitables dans les Etats-Majors, entourez-vous d’hommes qui auront compris ce que vous faites, vos critères doivent être compétence et imagination. Et allez vite. Notamment pour les industriels. Lorsque vous le jugerez nécessaire nous organiserons des conférences communes avec ces hommes et les ministres concernés. Au coup par coup, au besoin. Van Damen comprit que l’entrevue était terminée et se leva avant de se raidir dans un garde-à-vous réglementaire, sa casquette sous le bras, tandis que Biznork se mettait également au garde-à-vous pour le départ de son chef. Meerxel emmena le jeune officier à côté, le présenta brièvement à Mme Stavrou à qui il demanda de l'accueillir en attendant qu'un bureau, proche, lui soit préparé, ce dont il la chargea. Puis il entreprit de lui préciser ce que seraient les fonctions du Capitaine. Lorsqu’il fut seul Meerxel s’assit à son bureau et se mit à réfléchir au deuxième problème plus urgent. Désigner un Premier Ministre. Il avait déjà tardé. Il décrocha son téléphone et dit à sa secrétaire : - Voulez-vous convoquer tous les chefs de partis pour 18.30, je vous prie ? Je sais qu’ils vont trouver le délai très court, surtout après les avoir fait si longtemps patienter, alors dites à ceux qui protesteraient que c’est à cette heure là ou jamais. Il y eut un blanc sur la ligne, puis : - Pardonnez-moi, Monsieur le Président, n’est-ce pas un peu sec ? Il se demanda comment interpréter cette hésitation à propos d’un domaine où elle n’avait pas compétence. Il ne devait pas oublier que Madame Stavrou avait été pendant cinq ans la secrétaire particulière de Barkov et lui était probablement attachée. Il était temps de se faire une idée à son propos. - Voulez-vous venir, s’il vous plaît ? Quand elle entra ses joues étaient roses… - Je me suis comportée bêtement, Monsieur le Président, excusez-m’en. Ca ne se reproduira pas. - Donniez-vous également votre avis au Président Barkov, Madame Stavrou ? Elle rougit encore davantage. Sa peau de Méditerranéenne semblait foncer. - Non Monsieur le Président. Monsieur Barkov ne tolérait pas les interventions du personnel. Cela voulait donc dire qu’elle avait probablement voulu lui rendre service et il la considéra d’un nouvel œil. - Dites-moi ce qui vous choque dans ma convocation, madame Stavrou ? S’il vous plait, parlez-moi franchement. Elle hésita, se reprenant assez vite. - Ces Messieurs sont susceptibles, devant le Président, qui a été l'un des leurs, auparavant. C'est ainsi à chaque élection, Monsieur. S’ils prennent la mouche et ne viennent pas cela nous… je veux dire cela vous mettra dans une mauvaise position avant même de les avoir rencontrés… Oh je sais bien que tout ça ne me regarde pas ! - Effectivement, dit-il en riant gentiment, cela ne vous regarde pas, mais je vous ai demandé votre avis. Et, pour la même raison, je vais vous répondre. Les chefs de partis ont ridiculisé la classe politique avec ces élections et, surtout, ils ont oublié la Fédération et la guerre dont elle souffre. De même qu’ils ont oublié les hommes qui meurent, là-bas, au front. Ils se sont préoccupés de leur carrière de leurs guerres intestines, pas du pays. S’ils ne se présentent pas à ma convocation je choisirai un Premier Ministre sans les consulter, j’en ai le droit. Mais je ferai également une déclaration à la radio, ce soir, pour expliquer aux peuples que leurs représentants ne sont pas venus me voir pour résoudre la crise le plus rapidement possible. Ils devront s’en expliquer devant leurs électeurs et ceux-ci sont assez sévères à leur égard, en ce moment… Vous le voyez tout ceci est de la politique pas très reluisante, mais il faut en passer par là. Lentement le visage de la secrétaire s’ouvrit. - Alors c’était volontaire ! J’ai pris une leçon, Monsieur le Président, je ne l’oublierai pas. Au moment où elle allait sortir elle se retourna, pour dire rapidement, comme un gosse qui avoue " je suis dernier en math", avant de se sauver, par honte ou pour ne pas être réprimandé : - Et je suis contente de votre élection, Monsieur. *** Ils vinrent. En traînant les chaussures, mais ils vinrent… Pilnussen était présent, également, bien entendu, de même que Biznork. Il y avait tous les leaders de tous les partis, à commencer par les caciques des Radicaux, exultants, Valiu, Brensch, Vikunovitch, puis Porès, le leader du Rassemblement Humaniste Européen, le patron de Nyrup Pilnussen, et ceux des Républicains qui avaient bien compté remporter ces élections, et portaient leur déception sur le visage. Et puis les chefs des petits partis, les Démocrates de Progrès etc. - Félicitations, mon cher, lança Brensch en entrant dans la pièce, tendant la main droit devant lui, dès la porte franchie et faisant ainsi presque quinze mètres le bras à l'horizontale, de façon théâtrale. Et ridicule ! Ce type en faisait toujours trop. Mais sans un regard pour le Vice-Président qui sourit, sans se lever, toutefois, histoire de répondre silencieusement à l'affront délibéré ! Meerxel, amusé, s'enfonça ostensiblement dans son siège et décida d’attendre l’arrivée du chef des radicaux pendant sa traversée de la pièce, avant de lever la main à son tour, songeant que c’était peut être la traversée du désert de Brensch ! Puis il avança vers chacun des visiteurs pour les saluer personnellement, y compris les représentants des petits partis. Colombiani, le Démocrate de Progrès, le "petit gros", comme disaient méchamment les collègues, au Sénat, était parmi ceux ci, accompagnant son leader, et eut un sourire un peu gêné. Au souvenir de sa candidature, probablement. Après quoi il présenta le Capitaine Biznork et les invita d’un geste du bras à venir prendre place dans le coin de la pièce où se trouvaient les canapés et les sièges supplémentaires qu’on avait apportés, et s’assit lui-même dans un large fauteuil qu’il avait fait placer de manière à englober tout le monde d’un seul coup d’œil, Pilnussen près de lui, toujours silencieux mais le regard allant de l'un à l'autre. Biznork s'était installé sur une chaise, en retrait. Personne ne réagit devant le gros micro posé ostensiblement sur la table basse, son fil courant vers la cloison, une petite lumière verte allumée, à sa base. - Messieurs, commença tout de suite le Président, la guerre nous impose de nous hâter, donc allons tout de suite à l’essentiel, faites-moi vos propositions. Il y eut un moment de flottement. Puis Valiu, toujours aussi grand et maigre, grimaçant, distant et sinistre, dit : - Etant donné le résultat des élections le Premier Ministre doit forcément être radical, je pense que personne ne peut le contester, ajouta-t-il en faisant, du regard, un tour de l’assemblée. Sachant, pourtant, que nous sommes prêts, étant donné la situation de guerre, à accepter un consensus avec des ministres venant d'autres formations, à certains postes, évidemment. Il faut aussi garder en tête les circonstances, je veux dire les difficultés qu'a rencontrées… le Sénat à trouver un nouveau Président. Le coup de pied de l'âne, songea Meerxel. - Pardon, Monsieur Valiu, laissa-t-il tomber, il me semble plutôt que le premier critère de choix concerne la qualité du candidat à qui je confierai cette tâche, pas sa position politique ou son ancienneté dans un parti, vous ne pensez pas ? Valiu ne répondit pas tout de suite mais lui lança un regard qui parut le jauger. - Vous manquez un peu d’expérience, mon cher. La tradition est claire… - Justement mettons les choses au clair, Monsieur Valiu. En premier lieu, puisque vous parlez de tradition, appelez-moi, comme tout le monde, "Monsieur le Président", simplement par respect pour le poste que j’occupe, bien entendu. Puisque je l'occupe définitivement, n'est-ce pas, après la cérémonie du serment que j'ai dû hâter également… Ca c'était pour le coup de pied de l'âne, tout à l'heure. Il revoyait Valiu jouer des coudes comme un désespéré, pour le rejoindre dans le bas de l'hémicycle, avant qu'il n'accepte le vote du Sénat, le visage grimaçant de fureur… - … Ensuite les traditions pour les situations de guerre sont très rares, il n’y a qu’un précédent, celui du Président Clemenceau, pendant la Première Guerre continentale. Et il a reçu les Pleins Pouvoirs, je vous le rappelle, pas les Pouvoirs Spéciaux pour mener le pays. Je veux dire par là que nous innovons, n’est-ce pas ? Et pour les autres Sénateurs présents ici j’ajouterai que dans la situation actuelle la Fédération n’a que faire des rivalités de partis. Le nouvel attelage, bipolaire, du Palais de l'Europe est un bon exemple à suivre, dans ce domaine. C'est, je crois, la première fois qu'un Président et un Vice-Président ne viennent pas du même parti. Notre situation est trop grave pour poursuivre les petites rivalités politiques. Donc j’attends de vous que vous vous prononciez essentiellement sur vos positions concernant la guerre, afin de voir si elles coïncident avec les miennes, les nôtres voulais-je dire, ajouta-t-il en désignant le Vice-Président, car nous avons les mêmes, Monsieur Pilnussen et moi. Cette fois le blanc dura plus longtemps. - Une question, d’abord, lança Pletskoff, le leader Républicain, de cette voix grave qu'il savait très bien maîtriser, à la tribune, vous avez limogé le Maréchal Wodski, pourquoi ? Ainsi Wodski avait des amis chez les conservateurs ? Et il avait fait tirer la sonnette d'alarme ? Assez naturel, en soi, mais à surveiller. - Pour incompétence, je n'en dirai pas plus ici. Pletskoff se raidit. - Est-ce que vous mesurez vos paroles ? Meerxel se força au calme. - A votre avis ? Vous pensez qu’un Président peut lancer ces mots au hasard ? - Vous êtes encore un très jeune Président… qui a besoin d’être guidé, conseillé, vous rendez-vous compte que vous devrez justifier ce jugement, avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer ? - Vous-même avez-vous mesuré la somme d’incompétences qui ont conduit notre pays à la guerre, à cette invasion-surprise, Monsieur Pletskoff ? A la catastrophique impréparation de nos armées, qui provoque tant de morts, en ce moment même ? Pensez à ces morts, justement. Je crois, et votre attitude, aux élections, le prouve, que vous n'avez pas mesuré le poids de ces électeurs morts depuis quelques semaines ! Ce sont eux, d'une certaine manière, qui m'ont élu ! Il avait insisté sur les derniers mots et le Républicain devint blême, tandis que Valiu souriait, apparemment surpris et ravi. - Est-ce que vous me visez personnellement, Monsieur le Président ? Est-ce une menace pour le Parti Républicain ? - Messieurs, je n’ai pas dû être assez précis. Je suis d'avis que ce sont les hommes qui gouvernent, pas les Partis, surtout en temps de guerre. Les hommes composant le gouvernement sortant étaient Républicains, n'est-ce pas ? Devant l'incurie dont ce gouvernement, ces hommes, ont fait preuve, et dont le pays souffre, soyez modestes, faites-vous silencieux, bornez vous à faire votre devoir en aidant de votre mieux le Président et le futur gouvernement de notre nation. De mon côté je pâtis de l’inexpérience dont parlait Monsieur Valiu plus tôt, certainement. Mais cela signifie également que je n'ai pas encore commis d'erreur, n'est-ce pas ? Les Européens ne peuvent encore rien me reprocher, ce qui n'est pas le cas des membres du dernier gouvernement… Pour équilibrer les choses j'ajouterai que le parti Radical, dans l'opposition, n'a pas assumé ses responsabilités de "contre-gouvernement" incroyablement, et dramatiquement, ignoré la guerre menaçante, ces derniers mois. Que des Sénateurs Radicaux occupaient aussi des sièges dans toutes les Commissions, par exemple, où il leur était possible de contester ou d'approuver la politique menée… et que les électeurs s'en souviendront un jour ou l'autre. Maintenant terminons-en avec le passé. J’attends de vous des propositions concrètes au sujet de la guerre. Je veux connaître vos positions, vos suggestions personnelles, avant de prendre une décision au sujet de la nomination du Premier Ministre. Commençons donc par le Parti Radical, Monsieur Valiu, que recommandez-vous ? - Nous avons des généraux qui sont plus aptes que n’importe lequel d’entre nous à mener cette guerre, Monsieur le Président, c'est mon avis. Pour le problème civil, je ne m’attarderai pas sur votre discours concernant les femmes. Irréaliste, bien sûr. Le parti radical ne peut soutenir une politique qui mène à la destruction de la famille. - Est-ce que vous voulez dire par là que je devrai me passer du soutien des Radicaux ? - Tout se négocie, Monsieur le Président répondit Valiu en souriant. En politique il ne faut rien laisser passer, Meerxel le savait depuis longtemps. Il avait assisté à tant de choses. Cette politique là le décevait, mais il était assez intelligent pour comprendre qu'un homme seul ne change pas des habitudes centenaires. Qu'il devrait bien se soumettre à des pratiques qu'il condamnait moralement. Ils étaient dans la vie, pas dans un rêve, pas dans un Sénat idéal, comme le lui reprochait souvent les caciques du parti. Comprendre aussi que même un président ne peut modifier les coutumes. Il réalisa qu'il tenait Valiu. Il hocha lentement la tête, le visage baissé. Il n'aurait jamais espéré une occasion pareille, si vite ! Quand il le releva le leader radical ne le reconnut pas. Le regard était incroyablement dur. - Négocier avez-vous dit ?… Je ne négocie pas avec le patriotisme, Monsieur le Sénateur Valiu. Sa voix s’éleva d’un ton. J’entends recevoir de chaque parti, de chaque Sénateur, de chaque député local, un dévouement total, vous avez bien entendu total, au gouvernement ! Les divergences entre partis doivent disparaître, entièrement disparaître, pendant la durée de la guerre et le Sénat devra avancer d’un même pas, dans le même sens. Dans son propre intérêt, d’ailleurs, car si nous perdons cette guerre, Sénateurs, il n’y aura jamais plus de Sénat ! J’espère que vous le comprenez bien parce que les Pouvoirs Spéciaux dont je dispose, je ne vous l'apprends pas, m’autoriseraient à prendre des mesures, dans le cas contraire, envers ceux qui traîneraient ostensiblement des pieds, qui feraient obstacle, d’une manière ou d’une autre, à la conduite de la guerre. Comme vous le voyez je dis les choses directement. Et je les répèterai au pays, directement, si cela me semble souhaitable, pour qu’il se fasse une opinion précise sur les agissements de ses représentants, la volonté de "négocier" ses efforts, sa collaboration, par exemple. Au front les soldats ne négocient pas leur présence, ni leur sang, ni leur vie ! Je vous ai maintenant tous prévenus solennellement. Si l’un d’entre vous prend mes paroles pour des menaces personnelles il se trompe. Je ne vise personne en particulier. Le Président doit être au-dessus de cela. J'avais pensé que vous l'aviez compris en m'élisant. Car, si je ne me trompe pas, ce sont vos votes, ceux de nos collègues qui m'ont amené où je suis, n'est-ce pas ?… Et afin de vous montrer que je joue franc jeu on vous remettra à chacun une copie de l'enregistrement de notre conversation. - J’allais vous parler de ce micro, justement, fit Pletskoff en tendant le bras d’un geste un peu théâtrale. Voulez-vous vous expliquer, je vous prie. C’est une marque de défiance intolérable. - Avec plaisir, Monsieur le Sénateur. Chacun est responsable de ses paroles, n’est-ce pas ? C’est une loi en politique. Vos propos, vos prises de position appartiennent à l'Histoire de ce pays. Je n'imagine pas qu'aucun d'entre vous puisse nier les paroles qu'il a prononcées ici… Il laissa volontairement passer un temps afin de donner plus de poids à ses paroles, avant de continuer : - … Sauf lorsqu’il s’agira de domaines confidentiels concernant la marche de l'Etat, les conversations, ici, dans le Bureau Français, seront enregistrées et archivées. Considérez cela comme un témoignage devant l’Histoire dont le Président de la Fédération est détenteur… Pour moi, Messieurs, la politique est une activité qui doit être claire, transparente aux yeux de tous les citoyens. Bien entendu il peut y avoir, parfois, des faits qui ne peuvent être, immédiatement, divulgués mais le reste appartient à l'Histoire, donc aux citoyens. Nous ne sommes pas propriétaires de l'Europe, elle nous est provisoirement confiée, et appartient aux peuples qui la composent. Jamais je n'hésiterai à faire connaître à la nation des comportements nuisibles à un juste exercice du gouvernement, à la bonne conduite de la guerre. Et cela n’est pas négociable, tant qu’il s’agira d’entretiens officiels. Messieurs les chefs de partis si vous voulez vous exprimer sur la conduite à tenir et suggérer un nom pour le poste de Premier Ministre, c’est le moment, je vous écoute. A moins que vous n’ayez apporté des propositions écrites ? C’était le cas, bien sûr, et chaque leader sortit un document de sa serviette. Meerxel leur désigna la table où ils posèrent les liasses de feuillets. Après quoi le Président se leva pour signifier que l'entretien était terminé et les politiciens se retirèrent sans rien ajouter. Les chefs des petits partis n'avaient pas dit un mot, mais certains d'entre eux, comme Kander, le chef des Démocrates de Progrès, avaient l'air de boire du petit lait ! Biznork se retira en même temps. C'est le Vice-Président Pilnussen qui fit le premier commentaire, dès leur départ : - Edouard, ne me dis pas que tu n'as pas gouverné quelque part ? Dans une autre vie ? Que tu n'as pas d'expérience… aussi bien ce matin qu'ici tu as politiquement manœuvré à la perfection, je me régalais, mon vieux ! Même si tu t'es mis à dos à la fois les Républicains et les Radicaux… - J'ai eu, à une certaine époque, tu le sais, des décisions importantes à prendre. Peut être en ai-je gardé le souvenir ? En tout cas merci de ces encouragements. Ta présence me fait du bien. Et ton silence, tes regards, dans ces deux entretiens, ont été redoutables pour nos interlocuteurs, ils ne savent comment te situer, toi aussi tu joues bien le coup. Tu inquiètes ! C'est parfait. On fera une bonne équipe, je le sens. - Il y a tout de même une chose que je voudrais préciser avec toi, fit Pilnussen dont le visage devint grave… Tu as vraiment l'intention, au besoin, de faire connaître à la Fédération les prises de positions de types comme Valiu, Pletskoff ou Wodski ? Ce sont des hommes… durs, Edouard, qui peuvent être dangereux. Eux ou leurs partisans. - Si je l'estime nécessaire, oui. Ce sont les Chinois qui m'ont appris la portée de cette arme nouvelle, en politique, qu'est la radio. Leur Chancelier l'a abondamment utilisée ces dernières années. C'est de cette manière qu'il a enflammé le peuple Chinois. Si des révélations faites ainsi peuvent faire avancer les choses je le ferai, oui. Je prendrai de vitesse toute opposition, conservatrice, radicale, ou de certains militaires. Pilnussen le regarda longuement avant de répondre. - Edouard, tu m'impressionnes. Je ne te connaissais pas ainsi, je me répète, je le sais bien. Je suppose que des responsabilités révèlent un homme… Si tu m'as nommé Vice-Président c'est que tu me fais confiance, alors je vais mettre cette confiance à l'épreuve. Je pense qu'une part de mes devoirs consiste à te protéger. J'ai l'intention de prendre des notes personnelles sur tous les entretiens, le comportement de tes interlocuteurs, la chronologie des évènements qui vont se dérouler. Une sorte de journal, au jour le jour, de ton mandat. Illustré par des copies d'enregistrements. De manière à pouvoir expliquer ce qui s'est véritablement passé. Un témoignage pour le futur, si tu veux. Irréfutable. Mais autre chose, aussi, à propos de Iakhio. Je vais lui demander non pas seulement de noter les références des documents des Commissions, comme il en a été question, mais aussi qu'il se procure plusieurs jeux de copies ! Tu as probablement raison en pensant que tôt ou tard il faudra reparler des responsables de cette situation. Il ne faut pas que des documents disparaissent mystérieusement. Or au travers de tes propos, à l'instant, la Commission de la Défense Nationale était directement visée. Cela devant Valiu et Pletskof, qui en étaient membres ! - Oui, je m'en suis rendu compte trop tard, j'avais commencé ma phrase. Qu'est-ce que tu crains ? fit Meerxel en secouant la tête, incrédule. - Quelque chose comme une campagne de discréditation bien menée, la disparition des preuves, l'apparition de faux-témoignages. Tu connais la politique, tu t'es attiré la haine des leaders Républicains, maintenant. Ce n'est pas rien, tu vas te faire de terribles ennemis, Edouard. Des partisans inconditionnels aussi, d'accord, mais également des adversaires. Il y a un fond de violence chez les gens de droite, les Républicains. Je vais m'occuper des politiciens. Si on se doute que je suis une sorte de magnétophone vivant, enregistrant ce qui se passe autour de toi, tes adversaires politiques hésiteront à te nuire. Mais ils ne constituent pas le seul danger. Le passé regorge de circonstances où ces situations ont fini dans le sang. Souviens-toi de la tentative d'attentat contre le président Clemenceau, en 1918, ici, dans le Palais. L'Empereur, lui-même avait sa garde personnelle avec les Chasseurs à cheval. Il n'a pas fait cela par hasard. Je vais organiser un Service de Sécurité de la Présidence, comme il n'y en a jamais eu, des hommes de premier ordre, qui auront pour tâche de se faire tout petits mais de veiller à ta sécurité, partout. - Pas dans ma chambre, non ? dit Meerxel en souriant à demi. - Non, pas dans ta chambre, mais à ta porte, oui, certainement. Je suis sérieux, Edouard, je vais le faire. - Tu penses vraiment… - Je pense que tu prends des risques, oui. Tu connais la faune qui gravite autour des politiciens. Souviens-toi des bagarres pendant les campagnes électorales sénatoriales, il y a de tout parmi ces gens-là. Y compris des déséquilibrés et des voyous. Je te connais assez pour penser que si Valiu ou Wodski cherchent à entraver tes décisions tu mettras les pieds dans le plat. Tu feras des discours à la radio, et ça me semble une idée fabuleuse que de s'adresser directement aux peuples de la Fédération ainsi. La tension montera et c'est dangereux. Il existe des cinglés partout et la politique génère toujours une violence. Il faut que quelqu'un empêche les coups bas et prévoit une tentative d'agression physique. Si tu ne veux pas de cela alors limoge moi, tout de suite. Je suis sérieux, Edouard, c'est la seule alternative que tu aies, je ne travaillerai avec toi que dans ces conditions. Son ami le fixa avant de laisser tomber. - Je pense que tu te trompes, Nyrup, que tu exagères les dangers actuels, mais je te l'ai dit j'ai confiance en toi. Pas question de te perdre. - Je considère donc que j'ai carte blanche, répliqua Pilnussen. Ne me parle pas de dépenses inutiles, ce sera à moi d'en juger dans ce domaine. Meerxel passa les deux heures suivantes à lire à plusieurs reprises les propositions des partis. C’était un fatras de déclarations alambiquées dont aucune ne traitait des premières mesures à prendre concernant la guerre ni d'aucune stratégie diplomatique. Il se leva et commença à marcher dans le Bureau Français. Dans un an tous ces hommes parleraient, peut être, d’une autre manière, mais pour l’instant ils n’avaient toujours pas pris la mesure du danger que représentait la doctrine ethnique Chinoise et l’immense ombre de racisme qui la suivait. En Chine tous les ressortissants d’origine non asiatiques ; même lorsqu’ils y étaient installés depuis des années, ou qu’ils étaient nés en Chine ; avaient été soit découragés et chassés, à forces de mesures discriminatoires, soit carrément arrêtés. Leurs biens avaient été confisqués. D’après des journaux Indiens on soupçonnait l’existence de camps de détention, ou de "rééducation", où étaient envoyés les "éléments incertains", distincts des camps d’internement pour les opposants chinois. Bloch, le constructeur d'avions était en voyage en Asie, en 1944, quand il avait disparu. Il n'avait jamais caché sa forte hostilité au régime raciste Chinois. Toutes les démarches tentées pour le retrouver n'avaient abouti qu'à un mur de silence. Certains soupçonnaient même qu'il avait été arrêté en Chine ! Mais le gouvernement Chinois l'avait démenti violemment. C'était l'une des plus grosses affaires des années précédentes. Barkov n'avait rien fait… Les hommes qui venaient de sortir de son bureau n’étaient peut être pas de mauvais politiciens mais ils étaient aveuglés par les années de luttes habituelles : Républicains-conservateurs contre Radicaux-modernistes, les petites guéguerres du Sénat, au milieu des autres formations, trop petites pour avoir une véritable influence. Non, ce n'était pas vrai ! Il se corrigea intérieurement. Certains de ces hommes étaient de vraies fripouilles, au sens politique du terme… Dont il avait tout à craindre, pour ça Nyrup avait raison. Il fallait en finir avec ces pratiques. Il fallait un homme neuf, pas encore trop déformé par ces habitudes détestables, pour occuper le poste de Premier Ministre, qui aurait pour tâche de mener la politique décidée par le Président. Et cet homme devrait s’entourer de talents, sans se préoccuper des tendances politiques. En temps de guerre, il fallait un gouvernement de regroupement, composé de telle façon qu’il unisse le Parlement et le pays. Après la guerre tout reprendrait son cours, il n’en doutait pas. A toi, à moi, comme au tennis. Au demeurant ce système de bascule avait ses qualités en tempérant les excès. Tout dépendait des hommes au pouvoir. Son mandat à lui n’aurait été qu’une parenthèse entre deux régimes. Il fallait être modeste. Mais le scrutin universel et non une élection au sein du Sénat était absolument essentiel pour élire le Président. Il comptait bien s'attacher à faire modifier très vite la Constitution dans ce sens. Il s'interrogea longtemps et finit par prendre une décision. Il appela Madame Stavrou. Il était près de 20 heures quand elle introduisit son dernier visiteur, Marcello Colombiani, qui paraissait étonné de se trouver là. Il s’était changé depuis l’après-midi et portait un costume de flanelle, gris clair, qui masquait mieux son embonpoint. - Sénateur Colombiani j’ai lu le dossier que vos amis et vous, avez rédigé. Votre candidat est donc Monsieur l’ex-sénateur Kander. - C’est le chef de notre parti, Monsieur le Président, sa candidature était naturelle et juste, ajouterai-je. Meerxel surprit son coup d’œil vers le micro, dont la lumière était éteinte. - Sénateur, vous avez vu que ce micro est fermé. Entre nous, je vous le jure formellement, pensez-vous sincèrement que Monsieur Kander soit bien le plus apte à diriger le pays en ce moment ? Colombiani parut très gêné. Dire ce qu’il pensait ou suivre la voie du parti ? Il avait l’air d’un homme sincère et était partagé entre ces deux sentiments. Honnêteté d'homme ou honnêteté de politicien ? Chacune ayant ses exigences et sous-entendant une sorte de trahison. Voyant qu’il n’arrivait pas à se décider le Président posa une autre question : - J’ai noté de très sensibles différences entre les arguments développés dans votre discours de candidature, au Sénat, et le contenu de ce dossier. En réalité surtout des absences. Pouvez-vous m’expliquer cela ? - Facilement, Monsieur. Aux élections je parlais en mon nom. Rien ne me liait. Vous savez que nous en étions aux candidatures personnelles. Devant vous, maintenant, je dois suivre la ligne du parti. Bref mais clair. - Merci de votre sincérité. Je préfère en revenir à vos arguments développés à la tribune. Ainsi vous pensez que nous devons lancer une grande exploration de négociations avec les autres nations du globe ? - Bien entendu la guerre est prioritaire. Mais oui, je crois que nous devons savoir comment nous situer, comment compte agir le reste du monde ? Si d’autres nations se sentent concernées et nous apporteront de l’aide d’une manière ou d’une autre. Connaître nos amis et, disons nos bonnes relations, et parmi eux ceux-ci, les pays qui accepteront de commercer avec nous. Nos amis sont, je crois, connus. Il y a le Brésil et l'Argentine, depuis la Première Guerre. Les Pays Scandinaves sont probablement de bonnes relations, mais ne pourront pas forcément nous apporter de l'aide hormis le droit de passage près de leurs côtes. L'Australie nous a assez souvent montré de l'amitié, depuis le siècle dernier, mais il faut compter avec l'influence de la Chine dans cette partie du monde. L'Australie ne pourra peut être pas aller très loin dans une aide éventuelle. Et puis il y a le Québec, surtout la République du Québec, le grand, le véritable ami de l'Europe. Henri Lacouture, le premier leader indépendantiste Québécois qui a mené pendant un peu plus de vingt ans la révolte des acadiens contre l'Angleterre, entre 1787 et 1810, pour obtenir l'Indépendance totale du Québec ; après une très longue guerre d'escarmouches, d'abord, où les peuples indiens, Huron, Montagnais et Algonquin ont joué un si grand rôle, puis de véritables batailles. Ses longues, si longues, négociations avec l'Angleterre, sont pour moi le summum de la diplomatie, de l'intelligence, pour obtenir, dans sa position si fragile une extension de leur territoire incluant le Labrador et Terre-Neuve, le Nouveau Brunswick et la Nouvelle Ecosse… Un pays grand comme trois fois la France de l'époque ! Rendant en outre un service inestimable à celle-ci en forçant l'Angleterre à diminuer, par la suite la pression de sa Marine pendant le Blocus continental, oui, Monsieur, le Québec a été le premier grand ami de la France, bien plus que les Etats-Unis à la mémoire si courte. Un ami qui n'a jamais failli. Même ensuite, au moment de la vente, par les Anglais du Canada et de l'Alaska, aux USA ; financièrement exsangues par trente cinq ans de guerres en Amérique et en Europe et la catastrophique colonisation de l'Inde. Le chef-d'œuvre de diplomatie et d'opportunisme qu'a montré le Québec, à cette occasion ! Le Québec est un véritable ami de l'Europe, le meilleur, le plus sincère, probablement, cela nous le savons, Monsieur. Pardonnez-moi je suis toujours enthousiaste lorsque je parle du Québec pour qui j'ai une admiration sans borne. Bien. La Première Guerre continentale avait été lancée par l'Empereur de Chine, c'était une guerre d'expansion classique et ne concernait pas directement le reste du monde. Aujourd'hui la question du racisme est derrière cette invasion et cela risque de changer la donne, d'intéresser beaucoup plus de peuples. Il faut savoir lesquels. - C’est à dire ? - L’Inde est en mauvaise posture, elle est proche de la Chine mais pouvons-nous compter sur sa neutralité ? Elle n’est pas directement concernée par le côté "asiatique" du conflit. Les doctrinaires Chinois ne se sont pas ouvertement prononcés contre l’Inde, même si les Indiens ne sont ni des purs asiatiques au sens que lui donnent les théoriciens Chinois, ni de pure race blanche, non plus. En outre le mélange des races ; un peu le pendant de l'Europe, d'ailleurs ; pour ne pas parler des castes, place le problème ethnique, tel que le conçoit la Chine, au cœur de la société indienne. Elle représente le mélange que bannissent les théoriciens chinois. Une vraie neutralité, acceptée par la Chine autant que par nous, serait un avantage. L'Inde serait un lieu de rencontre, assez proche, pour des discussions, des conversations avec des diplomates étrangers. Comme en 1915 l’Angleterre ne veut pas se mêler de ce conflit tant que le grand frère américain ne lui en pas donné la permission. A tort me semble-t-il car si nous perdons la guerre elle se trouvera bien proche des nouveaux territoires de la Chine. Mais la courte vue des diplomates britanniques est légendaire. Les Etats-Unis, comme toujours, sont importants, surtout maintenant au début de la guerre. Notre industrie va avoir besoin de matières premières, de l’acier en grande quantité, tout de suite, ensuite nos aciéries prendront le relais. Le temps, en tout cas, que notre machine industrielle atteigne son rythme de croisière nous aurons un besoin crucial d’acier. Les réserves américaines nous seraient d’un grand secours. En outre, d'un point de vue stratégique, des convois traversant l'Atlantique, et non le Pacifique, seraient beaucoup plus sûrs et nous coûteraient moins cher en navires coulés que s'ils venaient d'Amérique du sud en remontant le Pacifique, vers le Kamchatka, passant à portée des sous-marins Chinois. Plus encore si nous leur faisons traverser le Pacifique en direction de la mer Rouge et du canal de Suez. Quoi qu'il en soit une aide sera vitale. Bien sûr les Américains en demanderont un prix exorbitant, comme à l’ordinaire, mais nous pouvons payer. A l’heure actuelle nous avons besoin de leurs matières premières pas de leur technologie, même si elle est, provisoirement, un peu en avance sur la notre. Notre recherche est certes inorganisée, mais nos scientifiques, eux aussi, sont à un niveau supérieur de connaissances, notamment en Europe de l'Ouest : France, Allemagne, Espagne, Italie, et en Russie. Il ne nous a manqué que l’initiative de les lancer dans la course, ensemble. Nous étions très en avance sur les Etats-Unis après la dernière guerre. Le remboursement de notre dette sous forme de brevets d'inventions, de technologies de pointe, a été une absurdité sans nom du gouvernement post Clemenceau. Ce n'est qu'une simple question de temps pour que nous repartions de l'avant. C’est ce temps qu’il faut gagner. Mais il faut connaître la position américaine très vite. D'abord pour savoir jusqu'où ira sa neutralité à l'égard de la Chine ? Ensuite, si nous décidons de nous passer de leur partenariat commercial, pour nous retourner, au besoin, vers le Brésil et l'Argentine, dont les industries ont tellement progressé depuis le début de ce siècle. Eux aussi peuvent nous fournir des matières premières, mieux qu'en 1916. Le seul écueil est la longueur du trajet pour amener tout cela chez nous, par mer. Pris par son sujet il n’avait pas fait attention à la longueur de sa réponse : - Sénateur Colombiani quel âge avez-vous ? demanda brusquement Meerxel. La question désarçonna le Sénateur : - Trente huit ans, Monsieur le Président, répondit-il machinalement. Meerxel laissa passer un temps puis dit, le regard ailleurs : - Vous n’étiez pas ici lorsque j’ai nommé le général Van Damen, provisoirement, Chef de l’Etat-Major général, et je le regrette. Je crois que c’est un homme qui vous plairait. Lui aussi est lucide et comprend l’importance du temps, dans son domaine. Monsieur Colombiani, aujourd’hui… je veux dire aujourd’hui même, maintenant… le plus important est de rassembler le pays, de l’unifier plus que jamais et de le mettre au travail. Nos peuples de l’est : de Sibérie, du Kazakhstan, du Kirghizistan, du Tadjikistan, d'Ouzbékistan sont les premiers à souffrir de l’invasion. En Europe de l’ouest, en France, en Allemagne, en Italie, en Pologne, nos compatriotes se sentent, physiquement, loin de tout cela. Ils ne peuvent imaginer que les troupes chinoises pourraient venir jusqu’à eux, les occuper. Il faut que le gouvernement fasse en sorte qu’ils en prennent conscience. Il faut qu’ils soient inondès d’informations racontant ce qui se passe à l’est. Je dois prendre une décision qui aille dans le sens du rassemblement de la nation européenne. Que le gouvernement soit un groupe représentant tout le pays… Oui, un rassembleur ! J’ai un service personnel à vous demander, Sénateur, un service et aussi, pardonnez-moi, un ordre… un ordre moral, entendons-nous. Je veux que vous acceptiez le poste de Premier Ministre. Si vous le désirez expressément je vous dirais pourquoi mais ne perdons pas de temps inutilement. Nous voyons, vous et moi, les choses de façon assez semblable ; cela m'était apparu pendant votre discours à la tribune du Sénat ; pour que je sache que vous êtes le genre d’homme dont j’ai besoin pour mener cette guerre, avec moi. Voulez-vous me donner votre réponse, je vous prie. Colombiani, pour la première fois, montra vraiment de la stupeur. - Monsieur le Président, je n’ai pas été mandaté par mon parti pour… - Voulez-vous que je vous dise, Sénateur ? En ce moment même je me moque des partis ! Je ne pense qu’à l’Europe et c’est votre clairvoyance que je veux pour mener la politique dont nous débattrons et que j’ai en tête, bien sûr. Une réponse, Colombiani, j'attends. Je ne peux pas vous laisser plusieurs jours de réflexion, je n'en ai pas le temps ! Le pays n'a pas le temps. Ses citoyens meurent, en ce moment même. Il faut se mettre au travail, comprenez-vous ? Le Sénateur secouait lentement la tête comme s’il s’efforçait de clarifier ses pensées, comme s’il sortait de l’eau et se débarrassait ainsi des gouttes sur son visage, comme s'il avait de la peine à se remettre d'une émotion violente. Puis il finit par s'interrompre et hocha trois fois la tête, lentement. Comme s'il prêtait serment, intérieurement ! - J’ai peur de ne pas savoir où je vais, Monsieur le Président laissa-t-il finalement tomber. - Nous sommes tous les deux dans ce cas. Pour ça que j'ai besoin de vous. Meerxel décrocha le téléphone et demanda à Madame Stavrou : - Pouvez-vous demander à Boukov de nous faire apporter un en-cas, je vous prie, nous avons beaucoup à travailler et j’ai peur que ça ne se termine que tard. Oh, dites aussi au responsable intérimaire des relations extérieures du cabinet de la Présidence que je veux faire une déclaration, à la radio, aux agences de presse et aux principaux journaux représentés à Kiev, d’ici à trois heures, environ. Que l’on me prévienne quand ils seront dans la salle de presse. Mais je compte sur votre silence au sujet de la présence de Monsieur Colombiani dans le Bureau Français. Elle comprenait forcément ce qui se passait et il était important de garder le secret encore quelques temps. Après ce serait la ruée. *** On vit bien que le monde politique réagissait assez mal à la nomination de Colombiani, le lendemain, dès la parution des journaux. On ne lui reprochait rien, personnellement, si ce n'est son âge et son appartenance à une petite formation, pas suffisamment représentative de l'Europe. Cette nomination était tout à fait inhabituelle et les spécialistes perdaient leurs repères. Les peuples d'Europe, en revanche, furent sensibles au long discours de Meerxel pour expliquer son choix. Il parla en termes simples qui firent mouche. En disant, à la radio, qu'il n'accordait pas, en ce moment, une importance prépondérante aux partis politiques, qu'il ne se préoccupait que de la guerre ; qu'il avait choisi un homme dont les idées sur la façon de la mener correspondaient aux siennes. Il avait utilisé un langage et des arguments simples et de bon sens. Et les peuples d'Europe réagirent bien, encore cette fois. Lui qui était inconnu quelques jours auparavant était devenu extrêmement populaire après la retransmission de son discours au Sénat. Des manifestations spontanées le plébiscitant se produisirent dans les capitales européennes et dans beaucoup de grandes villes. Les commentateurs répétaient chaque jour que Meerxel était un cas particulier dans le monde politique, que ses façons, ses paroles presque brutales révélaient un homme sachant ce qu'il voulait et où il désirait aller, ce qui était peut être la chose dont le pays avait le plus besoin à l'heure actuelle. Et dont la population n'avait plus l'habitude ! Les Présidents nationaux ; ce nom avait été choisi par Napoléon de préférence à tout autre pour désigner les Chefs des Etats composant l'Europe ; et les Préfets de Régions, reçurent un énorme courrier montrant une adhésion des grands corps constitués, que l'on n'avait pas connue depuis des décennies. Meerxel s'en réjouissait mais ne s'y attardait pas. Colombiani revint le voir le lendemain, au soir. - Je dois vous prévenir que vous allez être surpris de mon choix des membres du cabinet, Monsieur le Président, dit-il en entrant dans le Bureau Français. J'ai choisi des hommes, pas des partis. Comme vous, finalement. Il avait l'air assez fatigué mais son visage montrait aussi une détermination qui plut à Meerxel. - Allons-y, Monsieur le Premier Ministre. - Tout d'abord j'ai essentiellement choisi des hommes motivés. Pas forcément des politiques, donc, mais des organisateurs, des gens habitués à diriger, à garder leur sang froid. Ainsi je compte donner le Ministère de la guerre à un banquier, de préférence à un ancien militaire. - Effectivement c'est insolite, répliqua le Président, surpris. Mais vous avez vos raisons et vous allez me les donner, je pense. Colombiani parla pendant près de deux heures. Et finalement Meerxel ne s'opposa qu'à un seul nom. Un ancien Sénateur conservateur qui avait figuré dans plusieurs Commissions parlementaires des Finances sous les gouvernements Républicains. Meerxel craignait qu'il ne se soit ainsi compromis, avant guerre. Colombiani convint qu'il était préférable de l'éviter. Au moment de partir il dit soudain à Meerxel : - Il y a autre chose, Monsieur, cela concerne les Finances. Cette guerre va coûter extrêmement cher et je suis assez inquiet. Vous savez que le dernier budget était déficitaire. Où allons-nous trouver les fonds nécessaires ? Si nous empruntons on va nous demander des taux très élevés et nous serons entre les mains de l'étranger. Meerxel balaya l'air de la main. - Ne vous souciez pas de cela, Monsieur Colombiani. Nous allons lancer, au sein de la Fédération, des emprunts d'Etat ; autant qu'il le faudra, ça n'a pas d'importance ; pour faire démarrer la machine. Ils seront à un taux suffisamment intéressant ; aux financiers de le calculer ; pour que les Européens sentent la bonne affaire et investissent. Remboursables par tiers annuel, un à deux ans après la fin de la guerre, sans autre limite. Et ensuite la machine fonctionnera d'elle-même avec tous les contrats que l'Etat lancera. Ce qu'il faut c'est faire sortir l'argent des bas de laine, la suite ira toute seule. Le secret des finances publiques c'est que la masse d'argent qui circule soit la plus importante possible. Avec le jeu des taxes et des impôts les rentrées seront plus importantes que jamais, vous verrez. Un expert financier, Danois je crois, a écrit un petit ouvrage sur ce sujet, après la Première Guerre continentale. Je l'avais lu à l'époque. Ses explications étaient lumineuses, même pour un homme comme moi. Ce n'est pas un souci. D'autant que nos échanges avec l'étranger vont, peu à peu, beaucoup se réduire. Nous allons produire infiniment plus qu'auparavant, les salaires vont monter, donc le montant des impôts et des taxes aussi, les habitudes vont se modifier, les besoins également et la demande de produits étrangers se réduira de manière considérable, croyez-moi. Au pire nous dévaluerons l'Eurargent et nous ferons marcher la planche à billets. La parité sera rétablie après la guerre, à un autre taux, peu importe. Nos produits se vendront partout dans le monde ; c'est ainsi après chaque guerre ; car nous serons en avance. Croyez-moi ceci n'est pas un souci. Ce n'est pas le premier sujet de préoccupation des Européens et ils ne s'en soucieront pas, durant longtemps. Après la guerre, oui, il y aura une période difficile, les contrats gouvernementaux ne seront plus là pour doper le marché, il faudra qu'une partie de la vie économique s'adapte. Mais nous prendrons nos précautions pour amortir le choc en temps voulu, au niveau du gouvernement, et la Chine paiera le déficit s'il y en a un, pendant quelques années. Colombiani regardait Meerxel, stupéfait. La tranquillité du Président le déroutait totalement. Pour celui-ci il ne faisait aucun doute que cette armée, qui reculait partout, perdait son matériel, finirait par gagner la guerre ! Il secoua vaguement la tête et changea de sujet. - Monsieur le Président j'ai eu le temps de réfléchir un peu, depuis deux jours, et j'ai une idée que je vous livre… Je pense qu'il serait souhaitable que nous lancions immédiatement un vaste projet d'organisation de la Recherches. C'est en pensant à cela que j'ai évoqué les Finances. Je veux dire qu'il faudrait monter d'urgence des laboratoires : des Centres de Recherche, scientifiques, technologiques plutôt ; dans tous les domaines, sans exception, militaire ou pas. En fournissant un matériel de premier ordre et en y réunissant des scientifiques de valeur, hommes et femmes, quels qu'ils soient, d'où qu'ils viennent ; en les prélevant dans les corps d'armées, s'ils sont mobilisés. Quel que soit leur âge également, même s'ils ont cessé de travailler. Mon but est de lancer des scientifiques dans la Recherche, en leur laissant carte blanche et en leur adjoignant des jeunes gens, de brillants étudiants, garçons et filles, en fin de cycle, par exemple, pour mener des travaux dans des directions différentes, même s'ils doivent être formés au fur et à mesure. Sans imposer un but militaire, ni des résultats immédiats, je le répète. Je pense qu'un scientifique sera plus utile au pays dans un laboratoire que dans une unité du Génie ou d'Artillerie. - Vous pensez à l'après-guerre, c'est ça, Colombiani ? fit Meerxel en le regardant fixement. - L'après-guerre aussi, oui. Les Américains nous ont enlevé beaucoup de nos meilleurs chercheurs, entre les deux guerres, ils ont su les attirer, nous devons reprendre le collier, lancer des programmes de recherches dans toutes les directions de la science, renforcer les équipes de scientifiques, coordonner leurs travaux, peut être leur donner un patron commun quand celui-ci s'impose, un Directeur de la Recherche, un Sous-Secrétaire d'Etat, au besoin. Cela nous sera utile pendant cette guerre mais aussi ensuite, c'est vrai. Nous allons reprendre une avance qu'il ne faudra plus brader, cette fois, sous prétexte de dettes de guerre. Meerxel sourit largement. - Vous voyez que vous allez créer des emplois, faire tourner la machine économique ! Je savais bien que nous avions beaucoup de choses en commun, Colombiani. Entamez votre projet tout de suite, pas de limite de budget, mettez du monde làdessus, prenez déjà des scientifiques pour vous aider à lancer ce programme, en priorité des fonctionnaires et des gens mobilisés, de manière à ne pas tenter certains ambitieux de se placer. En leur disant bien qu'il ne s'agit pas d'un "fromage" dont ils seront maîtres, que le gouvernement sera le seul décideur, et le copropriétaire des brevets, mais qu'ils déblaient le chemin. Il faut que ce projet démarre dès les semaines qui viennent. Que les locaux soient déjà trouvés, que des listes de personnels soient préparées, nous perdrons assez de temps avec les matériels de laboratoire toujours longs à fabriquer ou à acheter. Faites intervenir dès maintenant la sécurité. Tous ces Centres seront sous la garde de la Sécurité Militaire, ils doivent être consultés dans le choix et l'installation des bâtiments. Dieu… vous avez du travail, Colombiani, il va vous falloir apprendre à vous entourer. *** Il était tard quand Le Vice-Président Pilnussen s'annonça. Il entra en tendant la main levée droit devant lui, d'une façon un peu vieillotte, comme il en avait l'habitude. Il avait un faible pour les manières courtoises, les vieilles expressions françaises, les mots désuets qui correspondaient bien à son caractère. C'était un homme qui allait vers les autres, un homme de dialogue. Il détestait être fâché avec quelqu'un, ce qui avait gâché une partie de sa vie au Sénat. En revanche il ne se liait apparemment que rarement. On ne l'avait jamais vu tutoyer quelqu'un, au Sénat, hormis Edouard Meerxel et Iakhio Lagorski, qu'il avait pris sous son aile à leurs arrivées successives au Parlement. Ils avaient souvent combattu, politiquement, ensemble, alors qu'ils étaient inscrits dans trois partis différents. - Mon cher Président, dit-il en souriant à demi, je voulais te voir pour que tu me parles plus précisément de ma tâche, officielle, auprès de toi, et voilà que tu me fais peur avec ton choix de Colombiani. Tu confirmes ce que je te disais tantôt… Ce qui m'amène à te dire juste un mot, d'abord, au sujet de notre affaire de dossiers. J'ai lancé des lignes et suis étonné de ce qu'elles me rapportent déjà, en provenance des administrations… Meerxel l'amena vers les canapés. - Raconte. Ils s'installèrent. - Il semble que les Centristes Européens sont plus sensibles à la politique qu'on ne le croirait. Ou alors c'est d'avoir mis le doigt sur l'impréparation qui motive mes interlocuteurs. En tout cas je commence à recevoir des visites, j'ai passé plusieurs heures à cela ! On me fait remettre parfois des photos, plus souvent carrément des doubles, concernant les dossiers auxquels j'ai déclaré m'intéresser. Et je dois te dire que je tombe sur mon séant en découvrant certaines notes alarmistes ; moins souvent des vrais rapports ; des années 1936, qui sont classés sans suite, semble-t-il ! Ca avance doucement mais ça avance. Iakhio, en revanche, me fait porter des liasses entières de photos que je fais agrandir. Lui fait une fabuleuse récolte. C'est étrange, en toute autre circonstance je serais terriblement honteux de faire ce travail, mais ici j'ai l'impression d'être le bras de la justice ! Mais à toi de me parler de Colombiani. - Je vais t'étonner Nyrup… Pilnussen haussa les sourcils. - … Je suis sûr que c'est le meilleur Premier Ministre que l'Europe aura eu depuis longtemps, poursuivit-il. - Colombiani ?… Tu sais que les Républicains et les Radicaux ; mais pas les autres petits partis, c'est vrai ; poussent des hurlements. Or il va falloir gouverner avec eux, Edouard. Il va falloir que tu mettes de l'eau dans ton vin et composer. Meerxel se donna un temps avant de répondre. - Non. Je veux dire que ce n'est pas mon intention, tant que je ne sais pas à quelle opposition j'ai à faire. Les listes d'émargements de Iakhio me seront utiles pour cela en m'indiquant qui s'est compromis, qui était au courant du laisser aller et même qui attaquer ! Je n'ai pas à me soumettre à leur pression, elle me laisse froid. J'ai beaucoup réfléchi. C'est toi qui avais raison à propos des ennemis politiques, et indirectement je le reconnais, avec les précautions que tu voulais prendre. La politique des vingt dernières années a été une suite de compromis de combines financières et c'est un fiasco. Les peuples d'Europe en sont conscients, je le vois mieux maintenant à la lumière des manifestations qui se déroulent un peu partout. J'ai deux armes pour m'aider à ne pas subir la pression. La colossale suite d'erreurs, commises par les deux grands partis, depuis ce temps, qui ont amené la situation présente : cette guerre, et la non préparation du pays. Et le fait que je n'aie jamais voulu de ce poste. Si je devais le quitter je n'aurais aucun problème existentiel ! Je ne m'accroche pas à cette fonction ! Pilnussen sourit vaguement. - Je ne te suis pas pour ce que tu appelles ta première arme. - Tout simple, je n'ai pas peur de nos adversaires ! Rappelle-toi notre conversation. L'adversaire ; Républicains battus et Radicaux amers ; est en très mauvaise position, et surtout : beaucoup plus encore que je ne l'imaginais. Et je n'ai pas besoin de m'inquiéter d'eux. Disons les choses clairement, les responsables de l'état de l'Europe aujourd'hui sont les Républicains qui gouvernaient depuis quinze ans et qui ont tout laissé partir à vau-l'eau. Mais les Libéraux aussi ; essentiellement les Radicaux, je dois le reconnaître ; parce qu'ils ont laissé faire ! Ils n'ont pas tenu leur rôle, constitutionnel, d'opposition, gardefou de ce qui se passait. Par leur silence, Ils sont complices, Nyrup ! Mais je n'ai pas l'intention de me mettre martel en tête à cause d'eux. Les Républicains sont en perte de vitesse et ils le savent. Au-delà de leurs rodomontades ils vont nous flanquer une paix royale. J'ai seulement à me préoccuper de cette foutue guerre et de la gagner ! Nos leaders politiques ne sont pas très à l'aise dans leur conscience, ils ne le montrent pas mais je le sens à leur susceptibilité, leur agressivité à mon égard. Mais les leaders ont compris le danger, à mon avis. Je bénéficie de la confiance des Européens qui n'étaient plus habitués à ce qu'on leur disent les choses aussi nettement. Même Frozac, mon Chef de Cabinet hérité de Barkov me le dit. Il se leva et commença à marcher tout en continuant son discours. - La population européenne est évidemment bouleversée, en ce moment. Elle ne comprend pas comment cette guerre a pu survenir, elle sent confusément, d'après les lettres qu'envoient les mobilisés à leurs famille, qu'il y a eu des manquements, mais ne sait pas où, ne sait pas qui a failli. Rien ni personne ne l'y a préparée. Si je faisais maintenant un discours en disant comment des prises de positions, de tel ou tel, ont amené ce que nous connaissons, les peuples des Républiques, les familles de nos soldats, réclameraient des têtes ! Mais je n'ai pas d'exemples précis, indiscutables à proposer. Et je n'y tiens pas non plus, dans l'atmosphère actuelle. Ce serait mettre des Sénateurs en accusation, devant le peuple, et celui-ci doit se réconcilier avec ses Représentants qui ont exercé leur mandat sous Barkov. Je dois être un rassembleur, pas un diviseur. En revanche je pressens que tout changera plus tard. Le front, la guerre, vont modifier les mentalités des hommes de ce pays. Ils étaient passifs, leur rôle de soldat va leur faire prendre conscience de leurs droits, de leur pouvoir, et de ce qu'ils peuvent réclamer. C'est ainsi à chaque guerre, on assiste toujours à des mouvements sociaux, la paix revenue. Les anciens combattants n'hésitent pas à demander des comptes. Ils s'en estiment le droit. A juste titre, bien entendu. A un moment ou un autre ils se diront que des gens sont responsables de ce qu'ils ont enduré, des pertes énormes, de la pagaille, des armements et du matériel dépassés et exigeront des réponses de la classe politique. Il ne faudra pas manquer ce rendez-vous, sinon ils mettront tout le monde dans le même panier et nous aurons une grave crise de confiance. Il faut s'y préparer. Iakhio et toi vous aller anticiper et mettre à l'abri des doubles des documents dont nous avons parlés. Ces documents existent forcément. Notamment sur toutes les lois votées depuis quinze ans, d'après les rapports. Il y en a forcément eu. Il doit y avoir quelque chose là-dessous, il faut trouver. Il faut être prêt à donner des explications à la population si elle l'exige brutalement. Chaque chose en son temps, on ne fait que se préparer, parce qu'on n'aura plus le temps de lancer une enquête à ce moment là. Je veux être prêt pour ce jour. Il faut que l'on retrouve ; j'y ai pensé, mais Iakhio aussi, certainement ; tous les rapports, confidentiels ou non, adressés par les Commissions Sénatoriales, par les ministères, par l'Armée, au gouvernement, et ce qui est advenu de ces rapports, leur destin. Pilnussen secouait la tête. - Tu sais que je te suis, ici, mais attention au risque qu'on ne t'accuse de vider des querelles personnelles, Edouard ! - Je n'ai jamais appartenu à une Commission Sénatoriale, et tu sais combien je l'ai regretté. Je n'ai que du mépris : naïf, je le sais aussi ; et c'est peut être ma force ; pour les politiciens de combines, de tous les bords, tu le sais également, Nyrup. Non, je n'ai pas de comptes à régler. S'ils ne m'empêchent pas de faire mon devoir, de tout tenter pour sortir le pays de ce piège chinois, je les laisserais volontiers en paix. Le mieux serait que ces gens là se retirent de la vie politique. Ce qui ferait d'ailleurs un sacré trou au Sénat ! Il serait souhaitable qu'une nouvelle génération politique arrive parce qu'elle serait la première à vouloir faire place nette. Mais pour l'instant nous avons à gouverner ce pays. Il faut entrer dans l'arène. Maintenant… Colombiani devra faire un discours à la radio, même s'il renâcle, il n'est pas encore habitué à cela, c'est un assez bon orateur mais il a besoin d'une foule, devant lui, pour se doper. Il faut qu'il se fasse violence. Il doit expliquer ses priorités, ses décisions au sujet de l'armée, des matériels, ce qui va imposer de très gros efforts, dans les usines. Toutes ces choses. Il faut que la population sache pourquoi on lui demande de travailler autant, à quoi, à qui, va servir ce qui sera fabriqué. La nation comprendra ses raisons et acceptera mon propre choix. Son inexpérience n'est pas un gros handicap, d'ailleurs, on lui demande moins d'être fin politique plutôt qu'organisateur, coordinateur, gestionnaire, en somme, et je le dirai, de mon côté. Nous avons, toi et moi, un gros effort d'explications à fournir. C'est notre boulot, à chaque occasion, un déjeuner officiel, une rencontre avec des industriels. Des journalistes devront être là. Nous allons parfois nous tromper. A chaque fois que ce sera le cas nous le dirons honnêtement à la nation, carrément, je vais l'en prévenir et couper ainsi l'herbe sous le pied de nos adversaires. Ce n'est pas naïf, mais réaliste, crois-moi, une façon de gouverner à laquelle personne n'est habitué et où les vieilles règles, de nos adversaires, n'ont plus court ! C'est la politique que je veux mener Nyrup et je t'ai choisi parce que je sais que tu partages mon jugement. Tu es un homme honnête, lucide et tu connais bien le monde politique. J'avais besoin d'un homme comme toi. Est-ce que mon résumé te convient ? Pilnussen ne répondit pas tout de suite. - Je suis surtout surpris, Monsieur le Président. Je connaissais ta colère envers les pratiques politiques, les arrangements, les compromis mais j'ignorais à quel point tu étais volontaire !… Comment envisages-tu mon rôle ? - Napoléon a été le premier à se rendre compte de la nécessité de déléguer, devant les grands projets. Quel que soit son talent, sa résistance à la fatigue ; lui-même ne dormait que six heures par nuit, dit-on ; un homme ne peut pas tout diriger lui-même. Je suis prêt à déléguer. Les tâches d'un Président imposent des choses qui peuvent paraître futiles, comme de recevoir des Délégations, par exemple, écouter attentivement ce qu'elles disent, ce qui se cache derrière les mots et profiter de l'occasion pour répéter, marteler des idées-forces. Pour la population c'est nécessaire, je le sais. Je compte que tu m'aides à cela, dans cet aspect pratique, qui nous donne également l'occasion de revenir sur de grandes questions, ou de grands projets. Il faudra, je pense, organiser ici-même, au Palais, des bureaux pour que les plus grands organes de presse de la Fédération, agences, journaux, radio, soient sur place et rendent compte à la population. Je crois qu'il faudra leur donner, chaque jour, la liste de nos occupations respectives. Ce sont eux qui nous aideront en assistant à ces manifestations, en en rendant compte, Colombiani sera trop occupé à diriger le pays pour cette tâche de communication, c'est à toi et moi de le faire. Mais je ne veux pas que cela soit ta seule contribution, loin de là. Je veux t'associer totalement à la direction des Affaires. En réalité il n'y a aucun domaine dont je souhaite t'écarter, que je me réserve. Je veux que nous dirigions ce pays tous les deux. Je ne souhaite pas un Vice-Président comme nous en avons connus depuis des décennies, qui inaugure des manifestations sans intérêt et tapote les joues des enfants en attendant que le Président meurt accidentellement. La rivalité entre les deux premiers personnages de l'Etat expliquait cela. Je ne voulais pas de ce poste et je ne ressens aucune rivalité à ton égard, je te l'ai dit encore récemment. C'est pourquoi je désire que tu m'aides à diriger le pays, à gagner cette guerre. Tu auras des dossiers à suivre, des Délégations à recevoir, tout comme moi, des voyages d'inspection à faire, tout comme moi, parce que nous avons besoin de nous rendre compte des choses, personnellement, sur le terrain. Et tu me feras des rapports, tout comme je t'en ferai. Tu assisteras aux réunions importantes, militaires et politiques avec moi, et tu donneras ton avis, impartialement. J'ai besoin de ce Vice-Président là, Nyrup, d'un Vice-Président qui participe. Tout comme j'ai besoin de Colombiani, de sa lucidité en matière de politique étrangère, de sa façon de ne pas mâcher les mots, lui non plus, d'oser, d'aller à l'essentiel en mettant de côté les formes, il n'est plus temps pour cela. Il s'était un peu excité en parlant et revint à Pilnussen. Celui-ci ne l'avait pas quitté des yeux. - Tu comptes vraiment m'utiliser de la sorte ? - Oui. - Tu penses que je tiendrai le coup ? Physiquement, je veux dire ? - Je l'espère, on n'a pas le choix, sinon il faudra t'entourer mieux encore, faire préparer tes interventions, demander des rapports, déléguer davantage, comme moi, bien sûr, pour garder un esprit disponible à ce qui est vraiment nécessaire, chaque jour. Tu vas d'ailleurs commencer tout de suite, Nyrup. *** Dix jours plus tard, une "motion de défiance avant débat général", était déposée, au bureau du Président du Sénat par Clément Darsay, Sénateur Radical, de France, contre le Premier Ministre nommé, pour "doutes graves sur sa capacité à conduire la politique du pays". En bref on lui reprochait de n'avoir jamais été auparavant Ministre, Secrétaire d'Etat, Chef de Cabinet ou même PDG d'une grande société ! D'être inexpérimenté dans l'art de diriger de grands projets. C'était un coup bas, évidemment, puisque le Président était dans le même cas ! Mais il n'avait pas osé s'en prendre directement à Meerxel, beaucoup trop populaire, désormais… Un débat à propos du Premier Ministre ne provoquerait pas son limogeage immédiat, mais ce serait tout comme : un homme fini, politiquement. La nouvelle parvint au Palais de l'Europe à 03:00 du matin. Le Capitaine Biznork était encore dans son bureau et reçut l'information en provenance de l'antenne militaire au Sénat. Il comprit immédiatement. Dans les minutes suivantes il réveillait lui-même le Président qui gagna son bureau en robe de chambre pendant qu'un Sergent de la Garde du Palais lui apportait une tasse de thé fumante ! Pendant deux heures Meerxel réfléchit, pris de court par l'attaque, analysa les conséquences de la manœuvre. Il était bel et bien coincé. Il pouvait laisser Colombiani à son poste, mais si le Sénat confirmait la défiance par un vote ; et le parti Radical, pour l'occasion recevrait l'appui des Républicains, à tous les coups ; le Premier Ministre démarrerait son mandat dans les pires conditions, le Sénat ne pouvant, ensuite, que refuser de voter les lois qu'il proposerait ! Ce serait l'épreuve de force et le Sénat ne voudrait pas se déjuger. A 04:00 Iakhio Lagorski téléphonait. Il venait d'apprendre la nouvelle. - Edouard, dit-il immédiatement, j'apporte les documents que j'ai amassés. Il faut réagir tout de suite, dénouer cette crise immédiatement avant qu'elle ne fasse trop de vagues. Il y a un raz de marée politique, là-dessous. - Tu as une idée ? - Je t'en parlerai de vive voix. Pas eu le temps de te voir ces derniers jours mais j'ai des rapports accablants. Je suis déjà habillé, une voiture m'attend en bas de chez moi, je viens. Une demi-heure plus tard un énorme dossier sous le bras le Sénateur entrait dans le petit bureau que Meerxel avait fait aménager à côté de sa chambre provisoire, dans ses appartements, où le Vice-Président Pilnussen venait d'arriver également. - Il faut réagir tout de suite, répéta Lagorski. - On est bien d'accord, dit Pilnussen, mais comment ? Le mal est fait. Il faudrait des jours pour utiliser les dossiers que nous avons, pour prendre une ordonnance créant des juridictions d'exception, pour désigner l'une d'elle, lancer des accusations circonstanciées. Tu imagines la taille de la tâche ? Il faudrait des semaines, des mois pour aboutir ! Le Sénat se sera prononcé bien avant et Colombiani aura coulé depuis longtemps. Même si le Sénat ne vote pas la motion, d'ailleurs, il sera discrédité, c'est en cela que le coup est vicieux, et bien monté. Quelle que soit l'issue il est fini ! On n'attendait pas une attaque de ce côté. Ils sont forts ces gens là. Et, cette fois, ce sont les Radicaux, la famille politique d'Edouard… - Peu importe qui, fit Lagorski. Ils frappent dur ? Très bien, on frappe dur aussi. A moins qu'Edouard choisisse un autre Premier Ministre. - Hein ? Meerxel avait sursauté. - … Je me suis engagé avec Colombiani, dit-il. J'ai donné ma parole… Et puis ce sera un bon Premier Ministre, j'ai confiance en lui. Il s'interrompit, réfléchissant puis se retourna vers Iakhio en respirant longuement. - Parle-moi de ce coup dur que je devrais porter. - Pas toi, mon Président, pas toi. Mais ton Directeur de cabinet, oui. Tu annonces, tout de suite, ma nomination, j'envoie ma démission par porteur de la Présidence, au Sénat. Tant pis pour les derniers dossiers, j'ai une énorme récolte, et moi je demande une entrevue avec Valiu, tout à l'heure. Ce sera son petit déjeuner. - Que veux-tu faire ? demanda Meerxel, calme. - Oh c'est très simple. Tout ça est monté de toute pièce, n'est-ce pas ? Dans le seul but de nuire à Colombiani. C'est une vengeance de Valiu qui voulait être Premier Ministre. Et derrière Colombiani c'est à toi qu'il s'en prend. Enfin Valiu est à l'origine de tout cela. Je pars du principe que ce qu'il a fait il peut le défaire. Il peut prétendre que Darsay a agi de lui-même, le déjuger. En tout cas faire retirer la motion dans l'heure, déclarer que c'est une erreur, ou ce qu'il veut. Peu importe, c'est son affaire, et il faut que cela vienne de lui. Il faut que la motion disparaisse avant que la presse n'en apprenne l'existence. Les journalistes parlementaires passent chaque matin à dix heures au bureau du Sénat. La motion doit être retirée avant. Même si la presse en entend parler, après coup, elle ne pourra rien publier. C'était le silence dans le bureau. - Iakhio, c'est une forme chantage, dit enfin Meerxel d'une voix douce. - Edouard, reviens sur terre ! La manœuvre de Valiu, elle, est du chantage. Il veut t'obliger à choisir un Premier Ministre dans son camp. Et il monte une affaire de toute pièce. Il se fout de la guerre. Il porte atteinte à l'intégrité d'un homme droit, Colombiani, qui ne s'en remettra jamais, politiquement, et en qualité d'homme, tout simplement. Mais Valiu s'en moque. Tandis que moi je mets sous ses yeux les preuves de dramatiques erreurs qu'il a bel et bien commises, lui ! Parce que j'en ai appris, crois-moi… Evidemment la gravité de tout ce que je découvre est plus facile à juger après coup. Des années plus tard, les prolongements sont dramatiques à la lumière de ce qui se passe aujourd'hui, mais peu importe. Soyez réalistes, nous faisons de la politique, ce n'est pas un jeu d'enfants de cœur, ce n'est pas toujours très net, mais on ne peut pas partir la fleur au fusil contre des gens qui se conduisent comme ça. En acceptant ton mandat tu as aussi accepté ce monde, Edouard ! Et le pays est en guerre. Il faut plonger dans la mare. On ne fait pas ce métier avec des gants ! Mettez en balance la guerre et cette manœuvre, si ça peut vous décider ! Tenez, je n'ai même pas besoin de parler à Valiu, je veux dire vraiment parler, m'exprimer à haute voix… - Comment ça ? fit Pilnussen. - J'ai cogité à mon truc. Je n'ai pas besoin de "parler", je te le dis. - Là, tu bluffes. - Non, je te l'assure, il n'y aura aucune trace matérielle de cette entrevue, riposta le Sénateur. - Tu peux vraiment jouer ce coup là ? finit par demander Pilnussen. Tu es sûr d'avoir assez de choses contre lui ? - Oh si tu savais… Il faut que vous me fassiez confiance pour ça. Toute l'histoire est un peu complexe, il faudrait que je vous commente plusieurs implications ce serait long. Par ailleurs je n'ai pas envie de vous dire ces choses là. Pas encore, vous prendriez le coup de sang et il ne faut surtout pas. On ne peut pas vous reprocher ce que vous ignorez. Lui comprendra tout de suite, simplement en faisant appel à sa mémoire. Laissez-moi m'occuper de ces choses pas très ragoûtantes. - Valiu est un sacré coriace, tu le sais, dit Nyrup. - Mes dossiers aussi sont costauds, et je ne les utiliserai pas tous, loin de là. Ecoute Edouard, il faut faire vite, prends une décision, que les agences de presse aient le temps de diffuser ma nomination avant que je n'appelle Valiu et que ma démission ne parte. C'est important, c'est mon atout pour qu'il accepte de me voir tout de suite, si tôt ce matin, ma carte de visite. Meerxel ouvrit la porte de Mme Stavrou et appela : - Capitaine Biznork ? L'officier arriva très vite. - Capitaine voulez-vous prévenir tout de suite l'Agence Ukrainienne de Presse de la nomination du Sénateur Iakhio Lagorski au poste, nouveau, précisez-le, de Directeur et non "Chef", du Cabinet du Président de la Fédération, avec de nouvelles responsabilités, qui seront précisées dans la journée. Je tiens à ce que cette information soit diffusée dans la demi-heure qui vient dans toute la Fédération. *** Lagorski voulait attendre qu'il soit 06:30 pour appeler le domicile de Valiu. Il s'isola dans un petit bureau, sortit ses documents et entreprit de classer ses grandes photos dans un ordre précis, les choisissant soigneusement, les annotant au crayon gras. A l'heure dite il fit directement le numéro de Valiu, s'annonça au domestique qu'il eut au bout du fil comme le Directeur du cabinet de la Présidence de la Fédération, désirant parler au Secrétaire Général du Parti Radical d'urgence pour une affaire concernant le gouvernement. Le leader Radical n'était pas au courant de la nomination de Iakhio mais il dut en avoir confirmation d'une manière ou d'une autre, peut être un message posé sur son bureau, car il ne fit pas de manière pour qu'ils se rencontrent discrètement à bord d'une voiture du Palais. Il devait penser que Meerxel lui proposait un accord, un poste au gouvernement, peut être, et lui envoyait un négociateur. Il déclara qu'il serait prêt une demi-heure plus tard. Il devait penser qu'il avait gagné, et jubilait… Iakhio vint dans une voiture de la Présidence, une grosse 15 CV Citroën, des rideaux aux vitres, le chauffeur séparé de l'arrière par une épaisse glace coulissante. Celui-ci avait reçu ses instructions, au départ, et la glace de séparation resta fermée. A peine la voiture arrêtée Valiu sortit rapidement de sa grande maison de la banlieue aisée du sud de la ville, souriant et y grimpa. Lagorski mit discrètement en marche un gros magnétophone, installé dans le coffre de la voiture, salua rapidement de la tête et en silence le leader Radical et lui tendit, sans dire un mot, une liasse de photos agrandies dont certains passages étaient soulignés. Surpris, Valiu la prit machinalement pendant que la voiture démarrait lentement et entreprenait de faire des tours dans le quartier. La première photo reproduisait un rapport de l'Etat-Major de l'Armée datée du 11 juillet 1939, adressé au vice-Président de la Commission sénatoriale de la défense nationale : Alphonse Valiu ! Le signataire de l'Etat-Major était virulent devant le silence, le refus apparent du Président de Commission, Wilfrid Tédesco, Sénateur Républicain, de faire connaître un rapport précédent, à l'ensemble de la Commission pour un débat d'urgence, au Sénat. Il était bref, se bornant donc à rappeler de précédents rapports et disant que la situation de l'Armée était désastreuse, son matériel vieillissant et que la nation européenne devait être tenue au courant de cet état de chose. Il était signé du Maréchal Bodart, Chef de l'Etat-Major général des Armées ! Le document suivant, très court, émanait de la même Commission Sénatoriale, vice présidée par Valiu, datée du 15 juillet 1939, quatre jours plus tard, adressée au chef du gouvernement, précisant qu'elle approuvait le remplacement du Maréchal Bodart par le Maréchal Wodski à la tête de l'Etat-Major. Elle était contresignée par le Président de Commission, le vice-Président et tous les membres, Républicains et Radicaux, de son bureau… La photo d'après était une copie d'un compte rendu interne à la même Commission, datant d'octobre 1939, au sujet de l'audition du Maréchal Wosdki par la Commission au complet. Le nouveau Chef de l'Etat-Major Général assurait que le matériel de l'Armée n'était, certes, plus tout jeune, mais largement suffisant, compte tenu de la situation internationale. Il acceptait donc, contrairement à son prédécesseur, qu'une partie du budget alloué à l'Armée soit versé aux Grands Travaux, pour la construction de la grande autoroute Ouest-Est, devant relier plus tard, l'Atlantique au détroit de Béring, au-delà de la Sibérie. Cette même autoroute qui fut surnommée, par dérision, "l'autoroute de l'invasion". La suivante était un rapport d'un voyage d'études de la Commission Sénatoriale de la Défense aux Etats Unis, en été 1940. La Commission recommandait l'achat de l'avion de chasse P 36 américain, proposé à la vente sous l'appellation de Curtiss 75, aux dépens des projets de chasseurs Européens : Arsenal, Focke-Wulf, Yak, Lavotchkine et Macchi, tous quatre aux performances supérieures, mais dont le prix du développement était estimé trop élevé pour le budget envisagé. Il y avait, en-dessous, toute une série de signatures et les cachets d'arrivée dans les Ministères des Finances, de la Défense, au Palais de l'Europe etc. Agrafé au document figurait un rapport d'essais provenant de l'Etat-Major de l'Armée de l'Air, et destiné à la Commission, concernant le Curtiss 75. En quelques lignes le général commandant le Centre d'Essais opérationnels affirmait que le Curtiss 75 n'avait donné totale satisfaction dans aucun domaine de vol, dans l'optique de combats modernes. Il "priait instamment" la Commission de revoir sa position au sujet des appareils à l'étude dans la Fédération et assurait qu'il était prêt à témoigner dans un débat au Sénat ! Un cachet barrait le haut de première page : "Archivé". Une feuille d'émargement l'accompagnait. Le nom de Valiu y était entouré largement… Le document suivant, daté de juin 1942, était accablant. Il provenait de plusieurs généraux commandant des Régions Militaires de l'est, et était adressé au Président de la Commission. Il s'agissait d'une note commune déclarant que la situation de l'Armée était devenue "périlleuse" et suppliait le Sénat d'en débattre et d'intervenir auprès du gouvernement. Lui aussi contenait une feuille d'émargement avec la signature de Valiu. Et lui aussi portait la mention : "Archivé", autrement dit sans suite… Lagorski surveillait le visage du leader Radical très pâle, maintenant et, sitôt le dernier examiné, tendit en silence un nouveau paquet de documents, moins épais. Il s'agissait encore de rapports de la Commission Sénatoriale de la Défense Nationale après des voyages d'études à propos des Grandes Manœuvres de l'Armée, de l'été 1943. Des manœuvres si désastreuses par le nombre d'accidents qui étaient survenus que la presse en avait parlées. Des notes y étaient jointes portant toutes les cachets de plusieurs Régions Militaires… Toutes étaient barrées des cachets "Archivé" et "Classé"! Les dernières feuilles avaient été découpées dans un exemplaire de l'annexe de la Constitution concernant les droits du Président de la Fédération. Et notamment les Pouvoirs Spéciaux. Un long paragraphe était souligné. Celui qui concernait le pouvoir qu'avait le Président de nommer des tribunaux d'exception pour juger des individus dont le comportement, les agissements, nuisaient gravement, ou avaient nui, à la sécurité, la sûreté d'une manière générale, de la Fédération, quelles que soient leurs fonctions ou mandats parlementaires. Etant donné la gravité des charges, ces tribunaux pouvaient siéger à huis clos ou en public, selon les vœux du Président. Les peines encourues allaient du minimum : la perte des droits civiques ; autrement dit la mort virtuelle d'un homme politique ; jusqu'à la détention à perpétuité ! Là dessus Lagorski tendit le bras et colla à la vitre de séparation de la voiture le texte d'un extrait du rôle du Sénat concernant le dépôt de la motion de défiance de Darsay, qui était cité nommément, de même que son parti. Les deux noms soulignés à l'encre. En dessous sur un autre papier, on voyait la trace d'un cachet : "Motion retirée ce jour". C'est ce cachet qui avait été le plus difficile à se procurer, pour Iakhio… Il fixa alors Valiu droit dans les yeux en tendant la main pour reprendre ses documents. Pas un mot, jusqu'ici, n'avait été prononcé. Les seuls sons avaient été produits par le frottement des photos que le leader Radical consultait et le ronronnement du moteur de la voiture ! Ce silence, exceptionnel, était terriblement angoissant. Valiu devint encore plus blême. Il parut hésiter, pendant quelques secondes, entre la colère et l'accablement. Puis, lentement, il tourna la tête. Sans le quitter du regard Lagorski pressa deux fois le bouton reliant l'arrière à la partie avant de la voiture qui ralentit et stoppa le long du trottoir, dans une rue proche de chez le Sénateur Radical. Avant de descendre Valiu se tourna un instant vers Lagorski dont les yeux, durs, ne l'avaient pas quitté. Puis il ferma la porte. La voiture repartit et le Sénateur arrêta le magnétophone. Il avait tenu parole : pas un mot n'avait été échangé. *** En début de matinée Meerxel fournit une liste d'officiers généraux à Van Damen, lui disant simplement que ces hommes avaient montré leur lucidité et leur courage, des années auparavant, alors que lui-même était encore dans l'armée, et que l'on pouvait compter sur eux. Certains avaient aujourd'hui des fonctions relativement subalternes, eu égard à leur grade et leur ancienneté. Van Damen s'en montra ravi, il avait déjà fait le tour des hommes qu'il connaissait personnellement et à qui il savait pouvoir faire confiance. Il manquait cruellement de noms pour continuer sa réorganisation de l'Armée au plus haut niveau. En fin de matinée Lagorski, les traits tirés, donnait une conférence de Presse, au Palais de l'Europe, pour expliquer ce que serait sa fonction, précisant qu'il serait également Conseiller personnel du Président. Il conclut d'une phrase qui parut un peu grandiloquente aux journalistes : - Mon rôle est de veiller sur la Présidence de la Fédération… Je suis très attaché à l'Europe, quiconque se dressera devant le Président me trouvera en face de lui. ** Chapitre 7 Le début de l'automne "1945" Antoine regarda à droite et à gauche, au travers des troncs, tellement serrés, des bouleaux et des mélèzes de la taïga Sibérienne. Les hommes, vêtus de la tenue de combat, dont le beige faisait tache dans la verdure de la forêt sibérienne, avançaient prudemment, passant d’un masque à l’autre, ne parlant pas mais échangeant des signes pour communiquer leurs intentions au copain d’à côté. Néanmoins ils faisaient du bruit, en avançant, en se frayant un passage dans les buissons, notamment. Pourtant ils avaient acquis de l'expérience. Ils tenaient leur fusil d'une main, près du pontet, reposant l’arme sur l’épaule, le canon vers l'arrière. De cette façon s’ils devaient s’en servir ils n’avaient qu’à exercer une forte pression de la main tenant l'arme, vers le bas, et le fusil basculait en avant, le canon pointé, prêts à tirer. Plus réaliste que le tenir dans les bras comme ils le faisaient deux mois auparavant, au camp d’entraînement. Les deux membres du groupe de commandement que le Sergent-Major Felov avaient désignés pour le suivre, Vassi ; qui portait le poste radio 300 et Igor le 536 ; deux des ex-déserteurs-retardataires ; se tenaient à trois mètres, un genou au sol, surveillant les abords. Antoine se sentait curieusement en sécurité avec eux. C’était un sentiment nouveau, cela, la notion de sécurité. Il n’y avait jamais pensé auparavant. Encore moins dans sa vie civile d’étudiant. Il avait reçu un choc, quelques jours auparavant, quand le DAIR était tombé sur des fuyards. Les rescapés d'un ou plusieurs villages, qui se sauvaient vers l'ouest, comme ils le pouvaient, tentant de contourner la progression chinoise dans la steppe, en passant par le nord, la taïga où ils étaient protégés par la végétation. Ils venaient de loin, des limites de la steppe, plus au sud. Des populations nomades. Ils avaient pu sauver des panneaux de leurs grandes tentes, des sortes de yourtes mongoles et les traînaient comme s'il s'agissait d'un bien précieux. Ce qui était probablement vrai, au demeurant. Après tout c'était à l'intérieur qu'ils vivaient. Mais, dans cette région, couverte d'une végétation dense et au sol irrégulier, ils ne trouvaient jamais suffisamment de place pour les installer, en forêt. Leur chance était qu'une partie de leurs biens se composât essentiellement de chevaux et de quelques moutons. Les chevaux portaient ainsi les vieux, les bébés, et les femmes enceintes. Il y en avait beaucoup ; va savoir pourquoi, peut être à cause des semaines d'hiver, février-mars, aux jours courts, ou au contraire parce que les naissances sont préférables à l'automne ? Les jeunes enfants, âgés parfois de quatre à cinq ans, marchaient avec leurs mères. Les fuyards ne disaient rien, avançaient sur une méchante petite piste étroite, au sol raviné. C'est le bruit, assez faible, des pas des chevaux qui avait donné l'alerte aux éclaireurs du DAIR. Pour une fois l'unité avançait à travers la forêt, sans longer une piste. Impossible d'en trouver une sur l'axe de progression qu'avait ordonné la Brigade. Pourtant, depuis leur arrivée dans cette région, les hommes avaient tout de suite découvert que dans les forêts de la Taïga on ne peut sérieusement progresser qu'en suivant une piste qui va, grosso modo, dans la direction qui vous intéresse. Sinon le terrain est si mauvais qu'on a fait quatre-cinq kilomètres dans la journée, seulement. Antoine savait bien, maintenant, qu'il s'agissait là d'ordres absurdes. Il pouvait désormais mesurer le réalisme, l'intelligence ou, au contraire, la sottise de la plupart de ceux qu'il recevait. Il avait vite compris qu'il n'avait pas le choix et devait obéir. Se consolait en pensant qu'ils ne pouvaient pas venir de la Brigade, avec des types aussi lucides que le Capitaine Bodescu ! Non, ces ordres à la con venaient de plus haut, de la Division, probablement. De sphères où l'on n'avait aucune idée de la vérité des combats, du terrain. Ce n'en était que plus terrifiant et il se demandait combien de temps cette absurdité allait durer avant qu'un type se mette à lancer des consignes enfin sensées, à secouer cet arbre pour en faire tomber tous ces parasites… En vérité tout le monde apprenait son métier, tout le monde apprenait la guerre. Et ne savait pas encore ! Ce qui était désastreux c'est que les états-majors étaient composés de professionnels, qui auraient dû savoir ce qu'ils ordonnaient ! Ou alors était-ce parce qu'ils n'étaient plus sur le terrain depuis longtemps ?! Il faudrait sûrement encore du temps pour que le tri se fasse. Pour que les imbéciles qui détenaient des pouvoirs, à un échelon ou un autre de l'armée, laissent la place à ceux qui allaient forcément s'imposer, ceux qui "savaient"? Il devait bien y en avoir, quand même ? Le savoir n'était pas dans le seul camp Chinois ? Mais que resterait-il de l'Armée Européenne, alors ? Le jeune homme songeait souvent à cela, dans la journée, quand il crapahutait, s'efforçant de soulever ses jambes trop lourdes, trop fatiguées, même le matin, parfois, écartant de justesse, d'une main trop lasse, des branches relâchées par l'homme qui le précédait avant qu'elles ne lui fouettent le visage. La nuit n'était pas loin quand ils avaient identifié les fuyards et Antoine avait donné l'ordre de stopper et de s'installer, après avoir été disposer des protections sur des points hauts, autour d'eux tous. Quand il était revenu, les cent et quelques réfugiés, toujours aussi silencieux, s'affairaient, faisant du feu, mettant d'abord de l'eau à chauffer pour faire du thé, sortant de mauvaises provisions, enveloppées à même des morceaux de tissus peu ragoûtants, s'occupant des enfants en priorité, puis des vieux. Et Antoine avait été atterré de voir leur misère. Bien sûr il savait que des tribus nomades choisissaient délibérément cette vie, il avait déjà vu des documentaires, au cinéma, sur ces gens là. Ils reproduisaient les gestes, les habitudes de leurs ancêtres. Pourtant ils étaient finalement plus débrouillards, moins démunis qu'il ne le semblait. Ils n'avaient jamais rencontré les Chinois, physiquement, mais avaient été mitraillés, bombardés. Pour quelle raison ceux ci les avaient-ils pris pour cibles ? Leurs yourtes brunes étaient des objectifs si ridicules, dans la steppe verte, où ils cantonnaient, au début de la guerre. Des objectifs si dérisoires ! Quel intérêt stratégique pouvait-on tirer de la destruction de ces tentes ? Pourtant les concentrations nomades traditionnelles de l'automne avaient été hachées par les bombes des Ju87 Chinois, plongeant en faisant hurler leur sirène. Ou alors était-ce simplement pour établir un climat de terreur. Seulement ça ? Tuer, massacrer, pour dire : "nous pouvons le faire quand nous voulons, où nous le voulons"! Le DAIR avait signalé la présence du campement et la présence, probable, d'autres du même genre et avait repris sa marche, le lendemain. Mais les hommes n'avaient pas oublié les regards de ces gens qui ne se plaignaient pas, se bornant à vous regarder, fixement, en silence. Antoine songeait, parfois, que les Chinois étaient en train de provoquer leur propre perte. Ils faisaient apparaître tant de haine, amenaient celle-ci à un tel niveau, qu'ils seraient sûrement, un jour, submergés. Même si cela ne se retournait contre eux que dans un siècle ! La haine est le chiendent du cœur, on ne peut pas l'arracher facilement. Oui, Antoine en était de plus en plus sûr c'était cette haine qui anéantirait les Chinois. S'ils devaient l'être ? Et, en même temps, il pensait qu'avant tout il ne faudrait pas pardonner, plus tard. Ce serait peut être le plus dur. Quand un ennemi est au sol, qu'il ne peut plus se relever, tout individu civilisé, sensible, a envie de lui tendre la main. Cette fois il ne faudrait pas, surtout pas, même ! C'était la seconde fois que la Chine montrait sa cruauté envers l'Occident. Sous deux régimes différents. L'Empereur, d'abord, lançant une guerre presque par habitude ; pour obéir à une vieille loi ancestrale, tellement dépassée, aujourd'hui ; parce que l'Occident était le vieil ennemi naturel, qu'il fallait repousser assez loin de ses frontières, et qui, aussi, possédait des richesses bonnes à prendre. Et ensuite ce Xian Lo Chu avec sa doctrine raciste, affirmant que la race chinoise devait prévaloir sur toute autre, que sa civilisation était tellement plus ancienne ! Finalement une hostilité reposant seulement sur un passé de violences à la chinoise, tous les deux ou trois siècles. Cette fois, c'était pire. L'Empire Chinois s'était effondré, en 1920, mais le racisme, ce sentiment absurde de supériorité d'une race sur les autres, des asiatiques sur les blancs, cela était le pire mal qui ait pu se dresser entre les hommes ! Et un racisme s'appuyant sur tant de cruauté… Antoine devinait que cette cruauté n'en était encore qu'à ses débuts. Qu'elle allait trouver à s'exprimer plus fortement, dans d'autres domaines. Et que c'est pour cette raison qu'il ne faudrait rien oublier. Même si quelqu'un, en Chine, ignorait, dans le détail, ce qui se déroulait ici, ce n'était pas une excuse. Une explication à la limite, pas une excuse. La responsabilité d'un peuple doit être établie. Personne n'est censé se boucher les oreilles, les yeux, et dire ensuite "je n'étais pas au courant, on ne m'a rien dit". Trop facile et trop mensonger. On profite des moments d'opulence et ensuite on prétend qu'on ne savait pas d'où venait toute cette manne. Il y aurait un fantastique travail à faire en Chine…; si l'Europe survivait à cette guerre ; pour faire comprendre sa responsabilité à la population. Trop facile de se cacher derrière leur Chancelier et la propagande de leur parti politique. Le peuple avaient bel et bien suivi… Un peuple n'est jamais innocent de ses meneurs. Un bruit strident éclata, comme un déchirement, venant de la gauche, au flanc d'une petite hauteur couverte d’arbres, elle aussi. Il avait identifié la rafale d'une mitrailleuse Chinoise. Désormais ils étaient tous capables de reconnaître une arme, un obus, par son bruit. L'expérience venait petit à petit. Il ébaucha le geste de tendre la main vers Vassi et le combiné de la radio, mais se retint. C’était venu de la direction du peloton de Woniew. L’officier savait ce qu’il avait à faire et l’appellerait quand il en saurait suffisamment sur ce qui se passait dans son coin. Hors de sa vue, peut être ? Inutile de le harceler en ce moment, il avait autre chose à faire. Dans cette végétation dense et vallonnée, on ne voyait clairement que sur une quinzaine de mètres. Au-delà les troncs étaient trop serrés. En outre ce type de relief était tuant pour les jambes. Les hauteurs surplombant des creux de trente à soixante mètres, pas plus, des ruisseaux serpentant souvent dans les fonds, eux-mêmes tellement serrés qu’on ne faisait pas trente mètres sans monter ou descendre. Le seul avantage, par ici, venait de l'eau. On n'en manquait pas, et à marcher ainsi on avait vite soif. Antoine guettait la réponse à la mitrailleuse chinoise. L'ennemi semblait avoir fabriquée par dizaine de milliers, cette sacrée mitrailleuse ! Sa cadence de tir était si rapide et le son si aigu qu’on ne l’oubliait pas. Comment les serveurs chinois pouvaient-ils porter assez de munition pour approvisionner l’arme toute une journée, au combat ? Il se l’était souvent demandé. Depuis plusieurs jours ils marchaient dans la forêt. Leurs véhicules avaient été laissés avec ceux de la Brigade, sur une piste, assez loin derrière, pendant qu'ils partaient en reconnaissance. Cela voulait dire qu'il fallait trimballer les mortiers, les mitrailleuses et toutes les munitions à dos d’hommes ! Les Pelotons d’Infanterie servaient à "éclairer" le DAIR, assurer les missions qu’on lui confiait, mais le reste des détachements d’appuis devait bien les suivre, pas trop loin pour pouvoir les soutenir en cas d’accrochages, avec tout son matériel lourd. Antoine savait, désormais, combien le chargement d’un soldat en conditionne l’efficacité, selon le seuil de fatigue. Il avait vu, avant-guerre, un documentaire sur l'armée américaine dont les hommes portaient des sacs énormes. Et il pensait, maintenant, que c'était une erreur. Il est vrai que les américains étaient habitués à un luxe tel qu'ils n'envisageaient pas de porter deux jours de suite la même paire de chaussette, la même chemise, le même slip ! Les soldats européens savaient, eux, que des chaussettes se lavent rapidement, même grossièrement, en passant un gué, qu'une paire de rechange suffit, qu'on peut laver n'importe quoi sans avoir nécessairement plusieurs rechanges pour tout. Que la charge qu'ils portaient doit essentiellement comporter des vivres, de l'eau et des munitions. Mais il était vrai qu'ils n'avaient pas non plus la même mentalité… Les hommes qu’il voyait, depuis son tronc d'arbre, s’étaient aplatis, leur arme tendue vers l’avant, prêts à tirer, assez calmes, encore. Il nota que la rafale avait été unique, pas de réponse du peloton Woniew, et pas non plus de coups de fusils chinois. Un guetteur qui s’était énervé ? Cela voudrait dire qu’ils étaient au contact de l’ennemi. Mais dans ce cas ça devrait être une fusillade ininterrompue…? D’après la Brigade un élément ennemi avait sans doute obliqué plus au nord de la colonne principale, il fallait impérativement le repérer, évaluer sa force et l’axe de sa progression. En réalité, hormis les lieux d’accrochages, la Brigade ; pas plus que la Division ou le Corps d’Armée, le CA ; ne savait où se trouvaient, exactement, les éléments ennemis. Ceux-ci devaient être dans la même situation, d’ailleurs. Enfin il fallait l'espérer… Un combat d'aveugles. Une difficulté insoupçonnée qui s’était révélée dès les premiers affrontements dans cette région. L’Armée européenne, pas plus que les Chinois, certainement, n’avait de cartes précises de ce fouillis végétal ! Aucun service cartographique, ni civil ni militaire ; cela semblait inouï ; n’avait jamais fait de relevés sérieux du sol ! La Sibérie était très peu peuplée, on ne comptait, environ, qu'une agglomération tous les 70 kms ! La guerre dans ces forêts ; sans points de repères ; immenses et tellement touffues, était une partie de cache-cache où on pouvait aussi bien tomber sur un petit groupe et l’anéantir que sur une unité complète et devoir reculer à toute vitesse pour ne pas être encerclé et massacré. Tout ça ressemblait à un tel hasard que c’en était décourageant. Les officiers et sous-officiers européens avaient appris très vite à évaluer la puissance de feu de l’ennemi et à donner l’ordre, éventuellement, de se replier. Ils avaient payé le prix de cette expérience avec des pertes douloureuses, dès la première semaine de combats. Ils avaient même appris plus vite que leurs homologues chinois. Ils avaient davantage de pertes. Désormais les deux pelotons d’infanterie du DAIR subissaient peu de dégâts dans ce genre d’accrochage. D’un autre côté les effectifs du DAIR avaient déjà diminué de moitié, après deux mois de combats seulement ! On parlait d’un renfort, sur le point d’arriver. Alors il faudrait attendre qu’on se rapproche d’une route ou d’une voie ferrée, probablement, et elles étaient rares dans cette région. Sinon les renforts pourraient tourner pendant des jours dans la forêt sans les trouver. Même l’aviation d'appui était inutile, par ici, à part les petits appareils d’observation européens, biplace en tandem. Les "Brochet" comme on les avait nommés, allez savoir pourquoi ? Eux volaient assez lentement et assez bas pour repérer des troupes au sol, en passant à la verticale. Mais comment faisait l’équipage pour situer sa propre position ? Ca c’était le mystère ? Les troupes au sol rendaient compte de leur position par approximations et il y avait parfois des erreurs de distances importantes. C'était la hantise du jeune homme qui craignait d'être isolé de la Brigade, de ne lui servir à rien et de risquer d'être anéanti. - Lieutenant… C’est Botulisme Rouge. Igor l’appelait en chuchotant, tendant le petit poste 536 gros comme quatre fois un combiné téléphonique, et que l'on portait au visage pour l'utiliser, l'oreille contre un écouteur intégré et la bouche devant un micro. Sur cette radio il devait s’agir d’un sous-off de Woniew, l’officier aurait appelé sur son SCR 300. Qui avait donc choisi ces indicatifs radio ? La Brigade était "Auberge", va encore, mais le DAIR était "Botulisme", pourquoi mêler la médecine au langage des troupes sur le terrain ? Il porta l'appareil à son oreille. - "Botulisme autorité de Rouge bis, Botulisme autorité de Rouge bis…" La voix était tendue, très basse. Il reconnut un Sergent mobilisé, Vitali. Un de ses petits secs… - "Je vous écoute bis," fit Antoine en masquant sa bouche derrière sa main pour feutrer le bruit. - "Rouge autorité a encaissé. La poitrine. Impossible d’aller le récupérer, il est à découvert dans une petite clairière." Antoine sentit son cœur rater un battement. C’était la première fois qu’un des responsables du DAIR était touché. - "Avez-vous une idée de l’importance de l’opposition, bis ?" demanda-t-il. - "Négatif. Il y a eut une rafale et plus rien. Rien ne bouge, en face." - "Avez-vous repéré l’endroit d’où est venue la rafale ?" - "Négatif, je… je regardais ailleurs." Le sous-off était choqué. Il fallait le remettre en selle. Il ne savait plus quoi faire et criait au secours sans le savoir. - "Un de vos hommes a bien dû le repérer, faites passer le mot et ensuite arrosez le coin pendant que vous donnez l’ordre d’avancer de chaque côté de la clairière." Mais qu’est-ce qui avait pris à Woniew de traverser une étendue plate comme ça, songea Antoine ? - "Botulisme autorité, j’ai peu de gars avec moi, répondit le sous-off." "Peu d'hommes"… il avait la trouille, surtout ! Mais les autres aussi, qu’est-ce qu’il croyait ? Pourtant il fallait l'aider. Pas le moment de l'accabler. - "Restez sur place, bis, je vous rejoins." Il commença à reculer à quatre pattes, suivi d’Igor et de Vassi à qui il lança : - Prévenez les détachements d'appui du Lieutenant Brucke, et l’Adjudant Wosjnek, aussi, que je vais sur place. Ils ont dû entendre sur leur radio mais je préfère confirmer. Qu’ils s’installent sur leur position. Vous nous rejoignez ensuite. Venez Igor. Ca s'était fait tout seul, naturellement. Depuis le soir où il avait parlé pour la première fois aux retardataires et où il leur avait demandé leurs prénoms, pour les mettre en confiance, les sortir de la trouille dans laquelle ils vivaient. Et il avait continué à les appeler par leurs prénoms, ensuite. Dans la mesure où ils formaient le groupe de commandement et côtoyaient chaque jour leur chef cela pouvait se comprendre. Vassi hocha la tête pendant qu'Antoine et Igor s’éloignaient sur la gauche. Passant rapidement d’un tronc à l’autre ils mirent dix minutes pour rejoindre le Premier Peloton dont les hommes, allongés sur le sol et échelonnés sur cinquante mètres, tournèrent le visage de leur côté quand ils arrivèrent. Ils lui firent signe que le Sergent était un peu plus en avant, à droite, et Antoine se baissa au maximum pour avancer, le pistolet tendu devant lui, dans sa main gauche. Depuis le camp d’entraînement il avait décidé de n’utiliser que son pistolet plutôt que la petite carabine légère, à répétition qu’on lui avait proposée en dotation. Elle était plus encombrante qu’autre chose. Surtout : ses munitions manquaient totalement de puissance. Quelques hommes avaient rigolé, d’autres avaient trouvé qu’il était fichtrement courageux. C’était plus simple. Une arme inutile est à éviter, lui avait dit un vieux sergent fourrier et il lui avait fait confiance, attendant qu’on propose quelque chose de plus sérieux aux officiers… Il en était question. Les sous-officiers d’Artillerie et des Transmission commençaient, eux, à recevoir des vieux Mauser 9m/m parabellum modifiés ; à sept coups sur une lame-chargeur ; dont l’étui, en bois, pouvait se fixer en bas de l’arme et faire office de mini crosse, pour viser plus précisément. En outre la munition était puissante, la portée satisfaisante. Une bonne arme, finalement, intelligemment modernisée. On ne voulait pas en proposer aux sous-off d’Infanterie pour ne pas les inciter à abandonner la mitraillette Thompson ou le fusil. Wosjnek lui avait promis qu’il s’en procurerait pour eux tous un jour ou l’autre et qu’il aurait le premier. En attendant il baladait son vieux MAC 7,65 long, dépassé, mais il portait aussi trois grenades offensives, dans les poches de poitrine de sa tenue de combat. Si, au début, ça aussi avait fait marrer des hommes, aujourd’hui plus personne ne rigolait, on savait trop combien une grenade permet de faire baisser les têtes aux gars d'en face, pendant qu’on recule. Bien sûr ici, en forêt, les grenades étaient plus dangereuses qu'autre chose, pour le lanceur, avec les branches qui pouvaient les faire tomber au sol, à ses propres pieds ! Mais tout le monde en emportait. Le Sergent Vitali, un petit noiraud, d’origine roumaine ; ou grecque peut être ; était allongé derrière le pied d’un mélèze, à l’orée d’une petite clairière où le soleil d’octobre dessinait les ombres des arbres, et il vint se coucher près de lui. Le type leva la main vers la clairière et Antoine vit le Sous-Lieutenant Woniew, allongé sur le côté. On distinguait des taches de sang, derrière son épaule gauche. - Il n’a plus bougé depuis qu’il est tombé, dit Vitali. Antoine comprit que le jeune officier était probablement mort. Il leva lentement la tête et prit le risque d’amener ses jumelles devant les yeux. La distance n’était pas grande d’ici à l’autre côté de la clairière et le grossissement permettait d’étudier le décor, à la recherche du canon de la mitrailleuse, ou de feuilles bougeant légèrement… Rien. Il se tourna vers Vitali : - Prenez trois hommes, pas plus, et longez la clairière par la droite. Avant de partir vous posterez vos armes automatiques ici même, avec pour mission d’arroser en face si quoi que ce soit bouge. Mais en face seulement, pas dans une autre direction ! Et vous me donnez trois hommes. Je vais passer par la gauche. Il savait bien que ce n’était pas à lui de faire ce travail. Un commandant de compagnie a autre chose à faire que d’aller en patrouille légère pour déloger une mitrailleuse, ce n’est pas son boulot. Le colonel l’aurait engueulé s’il avait été ici. Mais Vitali avait un peu perdu la face devant ses hommes et il était paumé, comme l’ensemble des gars qui venaient de voir tomber leur officier. Il fallait leur donner un coup de main pour redonner confiance au peloton. La frousse au ventre, Antoine avança doucement sur la gauche, son dérisoire petit pistolet à la main, suivi par trois petits secs, qui avaient maintenant l’air mauvais, tournant sans arrêt la tête de chaque côté pour fouiller le terrain du regard. C’est ainsi qu’ils contournèrent la surface dégagée et tombèrent, presque tout de suite en arrivant de l’autre côté de la clairière, sur un poste de tir déserté. On voyait un petit remblai de terre surmonté, imprudemment d'ailleurs, de pierres, pour appuyer le canon de l’arme. Alors les Chinois avaient eux aussi, des choses à apprendre ? Un muret de pierres touché par une balle, à plus forte raison une rafale, éclate en de multiples petits éclats, meurtriers, qui font de sacrés dégâts, au visage notamment… Sur le sol, une vingtaine de douilles de cuivre. Les trois soldats avaient mis un genou au sol et, chacun tourné dans une direction différente, surveillaient les environs, le canon de leur fusil oscillant d’un bord à l’autre. Le groupe de Vitali arriva trois minutes plus tard après s'être identifié. Personne ne disait un mot et Antoine préféra cela à d’inutiles, et fanfaronnes, phrases de menaces contre le mitrailleur chinois, histoire d'évacuer la peur. Il détestait les hommes qui faisaient du cinéma. Ce ne sont que rarement les plus courageux. Les yeux au sol un caporal s’écarta légèrement sur la gauche. Puis il revint. - Ils sont partis par là, Lieutenant. On suit un peu ? Il avait l’air plutôt calme et Antoine pensa que c’était une bonne idée. Il réfléchit un instant et dit en se tournant vers un soldat : - Vous, retournez au peloton et dites aux autres que nous sommes ici, qu'ils n'ouvrent pas le feu, qu'ils restent sur place. Que Vassi, mon radio, prévienne le Lieutenant Brucke et qu’on fasse un brancard pour évacuer le Lieutenant Woniew, je me rends tout de suite près de lui. Nous suivrons ensuite les traces découvertes par le caporal, pendant dix minutes seulement, et on fera demi tour. - Lieutenant, voilà Vassi, répondit le soldat en tendant le doigt. Effectivement un soldat arrivait, courbé en deux, son fusil braqué en avant, précédant Vassi portant le 300. - D’accord, allez transmettre le reste au peloton… Vassi, préviens le Lieutenant Brucke de ce qui s'est passé et tu restes derrière moi, Igor aussi. Ce ne fut qu’ensuite qu’il se rendit compte qu’il venait de tutoyer le soldat. Il lui jeta un coup d’œil rapide. Ou bien Vassi ne s’en était pas rendu compte, ou il n’y voyait pas d’inconvénient. Pendant qu’il se dirigeait en courant, à découvert, vers le corps de l’officier il entendit passer un Brochet dans le ciel, pas loin et songea que s’il y avait eu assez d’espace il aurait pu demander au pilote de se poser pour emmener Woniew. Il s’agenouilla à côté de celui-ci. Il voyait son visage aux traits crispés, les deux mains, doigts écartés, qui semblaient griffer sa poitrine, ne cachant pas la ligne de pointillés qui la barrait, de l’épaule gauche à la hanche droite. Il avait pris la rafale de face, en plein buste, et n’avait pas dû survivre longtemps à ces blessures. Mais il avait certainement souffert, le pauvre gars. Il lui ferma les yeux, gêné par ce regard vide, et se releva, revenant vers ses hommes. - Vassi, préviens la Brigade, si tu réussis à la joindre directement, sinon demande un relais, pour rendre compte que nous avons perdu un officier au combat, et qu’on suit des traces… Allez, Sergent, on y va. Vitali, qui avait surmonté son passage à vide, fit des gestes rapides et deux hommes s’écartèrent d’une dizaine de mètres, avant de se diriger vers l’avant, tandis qu’à la lisière le caporal, les yeux au sol, s’ébranlait, suivant les vagues traces. Cinquante mètres plus loin ils tombèrent sur une pente raide au fond de laquelle ils virent un assez large chemin orienté sud-est nord-ouest. Le sol conservait de nombreuses empreintes de brodequins. Et autre chose, aussi. Ils descendirent jusque là. - Ca, Lieutenant dit le Caporal en montrant une sorte de sillon légèrement incrusté dans la poussière, c’est un chariot. Ils avaient découvert des trucs de ce genre beaucoup plus tôt. Les Chinois, qui avaient une armée très moderne, des chars, des avions de niveau supérieur, avaient aussi conçu des sortes de chariots à quatre roues, ultra légers avec un plancher, fait de barres d’aluminium, qui se démontait. Tout se démontait, les roues, les essieux rudimentaires, le plancher, et devait pouvoir se porter à dos d’homme. Ces engins qui paraissaient archi costauds étaient même équipés de skis, fixés sur les flancs. Avec ça leur infanterie pouvaient transporter son matériel, été comme hiver. Les hommes y déposaient probablement leur sac, les munitions de réserve, les vivres et, allégés, avançaient à bonne allure, pendant des heures. Ces types étaient salement bien organisés ! C’est ce qui avait dû se produire ici. L'équipe du mitrailleur avait regagné la piste, embarquée sur un chariot qui l’attendait pendant qu’ils assuraient la protection de leurs copains, et ils les avaient suivis. Cela expliquait le silence, après la rafale. L’arrière-garde devait être passée depuis un moment déjà. Mais quelle était l’importance de ce groupe ? Un Régiment, une Brigade ? Ca changeait beaucoup de choses. Antoine leva la tête vers le ciel et se rendit compte que seules les branches d’arbres du côté gauche de la piste, à l’ouest, recouvraient celle-ci. Cette fois, il tenta le coup d’appeler lui-même la Brigade pour rendre compte de sa découverte. Dans cette forêt un chemin aussi bien dessiné avait une signification stratégique. Par hasard le contact se fit et il eut très vite le Lieutenant-Colonel Rosner, lui-même, l’adjoint de Van Der Schmil, le patron de la Demi-Brigade, la voix assez tendue. - "Une piste carrossable, Botulisme" ? - "Affirmatif, des traces de roues de chariots, ils sont à pieds, pas de chenilles". - "Parfait ça confirme notre position exacte. Ecoutez, rassemblez vos forces sur place, tenez cette piste s’il arrive du monde. Nous allons prendre le risque de faire mouvement pour venir à vous. Il faut évaluer l’importance de cette troupe qui essaie de nous contourner. Sur nos cartes il y a un embranchement vers l’est, plus au sud, et nous allons le prendre. Tenez cette position et rendez-compte Kouline". Il fallait qu’il soit drôlement excité pour abandonner les sacro-saints indicatifs radio ! - "Autre chose, Auberge, reprit le jeune homme. La piste est masquée par les branches d’arbres du côté ouest. Mais je pense qu’en venant de l’est on la distingue, vue du haut. Un Brochet est passé il y a moins d’un quart d’heure, peut être n'est-il encore pas trop loin ? S'il me contacte je pourrai le guider, au bruit, pour qu’il repère la piste et la surveille. Il y eut un court silence. - "Vous êtes sûr de vous" ? - "Je le crois à 80%, Auberge". - "Ca change beaucoup de choses, fit la voix, plus claire, maintenant. Mes ordres restent valables. Terminé". - "Reçu, j’exécute. Terminé." Antoine se tourna vers le radio. - Vassi, tu appelles le Lieutenant Brucke : que tout le monde rapplique ici. J’ai besoin des armes lourdes le plus tôt possible. On attend la Brigade sur place. Dis tout ça au Lieutenant, moi je vais en reconnaissance sur cette piste vers le nord-ouest. Vitali, vous, vous allez au sud-est. Sur un kilomètre, pas plus. Et on revient. Caporal, vous installez les hommes de ce côté de la piste en nous attendant. *** - Petit Lieutenant, tu t’amuses à faire peur aux amis ? Le Capitaine Bodescu avait un drôle de sourire. Pas vraiment gai. La Brigade avait mis 24 heures à rejoindre le DAIR et les avait emmenés avec eux, les engins progressant lentement sur la piste, assez solide pour les blindés et les camions mais ne présentant jamais plus de quarante mètres de vue dégagée. Si bien que deux colonnes d’infanterie, une de chaque côté de la piste, les précédaient pour assurer la sécurité. Ils avaient progressé lentement, toute la journée avant de tomber sur une fourche où ils avaient obliqué vers l’ouest, roulant plus vite, cette fois, sans protection latérale, au sol. D’après ce qu'Antoine avait pu apprendre la colonne Chinoise avait pu être repérée grâce à une reconnaissance aérienne. La Brigade avait reçu de nouveaux ordres, apparemment, parce qu’elle était maintenant stationnée dans une sorte de plaine bordée, au nord, par la forêt, les véhicules dissimulés sous le couvert des arbres. Elle allait recevoir une nouvelle mission, disait-on. Ils étaient installés depuis une heure à peine quand Bodescu était arrivé, de son air nonchalant, dans une tenue de combat poussiéreuse et déchirée aux jambes. Même à l’Etat-Major ils avaient été malmenés, apparemment. Le Capitaine s’était dirigé droit vers Antoine qui remarqua tout de suite le tutoiement et ne sut comment réagir. -… On a annoncé ta mort, à l’Etat-Major ajouta le Capitaine. - Mais j’ai eu Rosner en personne, protesta-t-il. - Tu sais comment ça se passe, Petit Lieutenant, les Chefs ne rendent pas forcément compte aux petits officiers d’Etat-Major. Enfin bon, ce n’était pas toi. Comment était-il ce Woniew ? Je ne le connaissais pas. - Un bon officier… Il apprenait. - Court comme épitaphe. Il n’a pas tout appris. - Oui, je sais… J’ai perdu beaucoup d’hommes, depuis deux mois, répondit le jeune homme comme pour s’excuser. - Bien sûr… Tu vas recevoir du renfort. On ne reste ici que le temps de récupérer un peu et on file vers le sud, au-delà de la steppe. - Ah bon ? La nouvelle était importante. Quitter ce front cela voulait dire quitter le Corps d’Armée. Pour quelle raison ? Bodescu dut y penser car il donna un élément de réponse. - Ca va mal, ailleurs. On rejoint le 14ème corps, au sud-Kazakstan. Le front a été enfoncé, là-bas on veut établir une autre ligne de défense. - Ah bon, répéta Antoine. Mais ici ? Bodescu haussa les épaules en ajoutant, après un temps de silence : - Et on va devenir la 149ème "Brigade". Une demi-Brigade de réservistes nouvellement formée nous rejoindra pour constituer, avec nous, la nouvelle 149ème classique. Le colonel a reçu ses deux étoiles. Il faudra que tu t’habitues à fréquenter un général de Brigade ! Il s’efforçait d’afficher un ton léger mais il était préoccupé. - Et la demi-Brigade, que devient-elle ? - Je viens de te le dire, elle n’existe plus en tant que telle. La 149ème sera constituée de deux demi Brigades appelée 1ère et 2ème, simplement. Rosner a reçu le commandement de la première avec des galons pleins de colonel. - A notre niveau, le DAIR continue d’exister ? - Bien entendu. Et il y en aura un autre dans l’autre demi-Brigade, je pense. Tu auras un collègue, en somme. Dis-moi, je n’étais pas venu pour ça mais pour te dire que tu es convoqué par le patron. Tu mangeras une gamelle avec moi, à l’Etat-Major ? - Si je le peux, oui. Il y a beaucoup de réorganisation à faire ici. Les Groupes et les Pelotons sont bancals et il me faut des grands costauds, maintenant. - Allons bon, tu repars dans tes idées fixes ? fit Bodescu, surpris. Tu as changé d’avis sur les petits secs ? - Non, au contraire. Mais pour les Groupes d’Appuis j’ai besoin de costauds. Les mitrailleuses et les tubes de mortier de 81 sont sacrément lourds, sans parler des munitions. Souvent on marche pendant des jours. Il faut que je me trouve des grands costauds pour ces machins là. Bodescu sourit. - En somme, tu veux à la fois des petits secs et des grands malabars, mais pas le juste milieu ? - S’ils sont assez costauds, si, répondit Antoine en souriant. Je m’en servirai comme de faux grands costauds. - Tu sais que tu es un type bizarre, Petit Lieutenant ? - A dire vrai j’en connais au moins un autre ! - Moi ? Il n’y a pas plus arrangeant, plus courtois, plus simple. - Pas toujours facile à cerner, quand même. - Ah, tu y viens, hein ? Je me demandais quelle circonlocution tu utiliserais pour parler de ma nouvelle façon de m’adresser à toi… Il s’amusait et Antoine retrouvait le personnage du Centre. - … La fraternité d’arme, poursuivit-il. - Ah bon ? fit le jeune homme. - Oui, j’ai décidé que, malgré ton handicap de réserviste, tu méritais un peu de considération. Le tutoiement est une forme d’acceptation chez nous autres la fine fleur de l’Armée d’active ! Maintenant à ta place je me dépêcherais un peu, le Colonel-Général n’est pas tellement patient. - Oui, oui, bien sûr. Tu ne sais pas ce qu’il me veut ? - Tiens le tutoiement ? Sans me demander mon avis ? Ce n’est pas un peu impertinent, ça, Petit Lieutenant ? Audacieux, en tout cas. Et il s’en alla de son pas décontracté. - Un sacré bon officier, hein Lieutenant ? fit la voix de Felov, derrière. - Pardon, dit-il en se retournant, peu habitué à entendre le Sergent-Major porter des jugements sur les officiers devant lui. - Je disais que c’est un type très respecté, à l’Etat-Major, Lieutenant. Surtout depuis le bombardement. Le premier jour de leur arrivée sur le front ils avaient été pilonnés par des JU 87 de bombardement en piqué. - Pourquoi le bombardement ? - Vous n’êtes pas au courant ? On raconte qu’il s’est mis à une mitrailleuse et qu’il n’a pas arrêté de tirer, même quand son camion C4 a été touché et a commencé à brûler. Il a fallu que les gars le sortent de force ! Antoine l’avait revu, depuis, mais jamais Bodescu ne lui en avait parlé. Il ne faisait pas de cinéma non plus, le Grand Capitaine… L’Etat-Major était installé loin sur la droite et il décida de prendre la Delahaye tout-terrain pour s’y rendre. Finalement il trouvait cet engin très pratique et visiblement archi costaud. Désormais il le conduisait souvent seul, sans le chauffeur attitré, bien que ce soit irrégulier. Quand il repéra la tente de commandement, à la batterie d’antennes développée hors du couvert, à proximité, il obliqua et se gara sous les arbres. A l’entrée il tomba sur le Commandant Moretti qu’il salua. - Ah, Kouline, venez, le Général voulait vous voir, dit-il en faisant demi-tour. Van Der Schmil, était assis devant une grande table pliante couverte de cartes. Il leva vers le jeune homme un regard fatigué. Le Général portait déjà les deux étoiles de son nouveau grade sur ses épaulettes. - Bonjour Kouline. Vous avez perdu un officier, expliquez-vous, dit-il, en allant droit au vif du sujet. Antoine se raidit et raconta ce qu’il savait. Le général hocha la tête puis laissa tomber, d’une voix assez sèche : - Vous êtes responsable de vos officiers comme de vos hommes, Lieutenant. Woniew a commis une faute de débutant et c’est sur vous qu’elle retombe. Soit vous n’avez pas su le former, soit vous lui avez confié une mission qu’il n’était pas encore capable d’assumer. Ce qui m’amène à me poser des questions à votre sujet. Vous sentez-vous capable d’assurer votre commandement ou voulez-vous que je vous en relève ? La colère prit Antoine. Son débit ne changea pas mais sa voix se fit plus sèche. - Je ne sais pas si je suis un officier capable, Général. Ce dont je suis conscient, en revanche, c’est que j’ai encore beaucoup à apprendre, comme beaucoup d’officiers de réserve. Je pense avoir été bien formé, aux E.O.R. mais on n’a pas pu, en six mois, me donner une instruction comparable à celle d’un officier d’active. Alors j’apprends sur le tas, chaque jour et cela demande du temps. J'ai probablement mal jugé l’état de préparation du Sous-Lieutenant Woniew qui a fait une erreur de débutant et j’assume cette erreur de jugement. Mais je ne peux pas être derrière chaque réserviste, en opération. De toute façon chacun de nous doit bien plonger un jour ou l'autre pour apprendre son métier. Il eut peut être été préférable de désigner un Sergent de carrière même sachant que ceux ci, plus expérimentés, ne peuvent tout faire à la place des réservistes. Si vous voulez me retirer mon commandement, Général, je suis à vos ordres, je ne l’avais pas demandé et je fais de mon mieux, mais c’est vous qui décidez. Van Der Schmil se renversa légèrement en arrière, comme s’il avait mal au dos. - Vous n’avez pas répondu à ma question, Kouline. Désirez-vous être relevé ? - Non, Général ! Il avait élevé la voix et eut l’impression que plusieurs officiers présents se tournaient vers lui. Mais il s’en moqua. Il se reprochait assez la mort de Woniew sans que le général n’en rajoutât ! Van Der Schmil le regarda en silence pendant un instant. - C’est la réponse qu’il me fallait, Lieutenant. Votre acceptation de vos responsabilités, je veux dire. Ici, au combat, et non pas au Centre d'incorporation, quand rien ne paraissait dangereux, comme une décision à prendre sous le feu, par exemple. Commander c’est cela. Se retrouver devant le corps d’un camarade qu’on a envoyé en mission. Commander c’est se poser la question de savoir si on prend la bonne décision et si le gradé à qui on la confie est capable de la mener. Et, quelques fois, c’est donner cet ordre à un subordonné en sachant qu’il n’a pas ces qualités, mais parce qu’on n’a pas le choix. Il faut être capable de donner cet ordre parce que la mission doit être exécutée et qu’il n’y a pas d’autres hommes pour l’accomplir. Vous connaîtrez cette situation d'autres fois, Lieutenant. Je n'avais pas eu l'occasion de vous parler depuis le Dépôt et je voulais savoir comment vous réagissiez. Armez-vous, moralement, dès maintenant, pour pouvoir la reprendre, un jour. Saisissez chaque occasion de donner plus d’expérience à tous les hommes qui sont sous vos ordres. Tous, sous-officiers, officiers, gradés, soldats, tous. Soyez dur, ne leur laissez pas de répit, leur entraînement c’est votre devoir, au même titre que l’accomplissement de votre mission. Vous êtes responsable de leur vie, donnez-leur une chance de la garder en les formant de votre mieux. Je sais que vous avez eu beaucoup de pertes, depuis un mois. Je sais comment ça s’est passé. Parfois, sous un bombardement notamment, on ne peut pas grand chose, mais cette fois, c’était une décision prise à froid, vous aviez le temps d’y réfléchir… Dites-moi, que feriez-vous si c’était à refaire ? - La même chose, Général. Le Sous-Lieutenant Woniew avait un commandement à exercer et il s'agissait d'une reconnaissance classique. Je ne peux pas désigner systématiquement le Peloton d’un Adjudant d’active, sous prétexte que celui-ci est plus entraîné qu’un officier de réserve. Il faut que mes hommes fassent leur propre expérience, aussi injuste que cela paraisse. En revanche j’assume son manque d'entraînement, Général. Van Der Schmil le regarda longuement. - Bien, regagnez votre unité, Lieutenant, vous en conservez le commandement. Antoine salua et sortit rapidement. Il était encore en colère, mais les paroles du Général restaient dans sa tête. Il se dit qu’il allait rassembler tous les gradés et leur passer un savon. Ils ne devaient jamais se relâcher, réfléchir à leurs actes. Ils trouveraient probablement qu’il était vache mais s’il provoquait leur colère ils tiendraient compte de la mort de Woniew et de cette engueulade. S’il devait être détesté, après cela, aucune importance. Le principal était qu’ils soient plus attentifs à acquérir de l’expérience. La sienne propre venait de recevoir un coup de fouet qui le cuisait singulièrement. *** - Alors vous n’avez pas reçu un quatrième galon après votre démonstration de tir anti-aérien ? demanda innocemment Antoine à Bodescu, plus tard, alors qu’ils dînaient sur un simulacre de table faite de caisses de munitions, pas loin de la tente de commandement. - Tu es stupéfiant, Petit Lieutenant. Au courant de tout, n’est-ce pas ? dit le Capitaine, pas trop content. - Ce sont les hommes qui me l’ont appris, pas mon ami de l’Etat-Major, répliqua Antoine. Il est trop modeste pour ça, j’imagine. A moins qu’il pense que cela ne me regarde pas ? - On prend la mouche, Petit Lieutenant ? Parlons d’autre chose, dis-moi plutôt quelles nouvelles tu as reçu de l’article que tu as fait paraître sur les évènements du Sénat ? - Oh c'est vieux, ça. Je ne sais même pas s’il est paru, répondit le jeune homme avec un geste vague de la main. J'ai reçu des lettres de Macha mais elles datent d'avant qu'elle n'ait pris contact avec un journal. - Mais si, il est paru, vous ne le saviez pas, Petit Lieutenant ? Il paraît même qu’on en a pas mal parlé à Kiev, avant les élections. En tout cas je sais que vos explications ont été reprises à la radio ! C'était comme ça depuis le début du repas. Tantôt Bodescu le tutoyait tantôt il revenait au vouvoiement sans que rien ne l'explique, dans la conversation ! - Ca c’est une blague ! - Même pas. Vous avez désormais un public, Petit Lieutenant. Tu as une autre carrière devant toi, chroniqueur politique. Il était agaçant avec ses passages du tu au vous ! - Amusant que vous me disiez ça, répondit le jeune homme en reprenant, lui aussi, le vous. - Pourquoi ? Antoine se dit qu’une nouvelle fois il avait parlé inconsidérément. - Non ! devina Bodescu. Tu as recommencé ? Allez raconte ! - Oh juste un petit truc, comme ça. C’était avant d’arriver ici. J’avais entendu des gars qui discutaient. Ils étaient drôles. De l’humour simple, mais beaucoup de bon sens. Ils parlaient de leur vie, des conneries, mais sans méchanceté, avec leur ironie à eux. Et plus tard dans la journée j’ai entendu un gars appeler son copain "vieux gaulois"! - Alors ? - Et bien… J'avais envie de me détendre. J'ai mélangé le tout. Enfin j’ai écrit un petit texte en m’inspirant de conversations des hommes, en mélangeant leurs sujets de préoccupations, leurs réflexions sur la guerre, des trucs comme ça, tu vois, leur vie quotidienne. Et je l’ai signé Vieux Gaulois. Oh c’était surtout pour me détendre. Pour dire, aussi, comment vivent les hommes, de quoi ils parlent. Sans rien préciser de l’endroit où nous sommes, ni révéler quoi que ce soit sur le matériel ou l’armement, bien entendu. Au départ c'était comme ça, quoi, j'avais l'intention de ne rien en faire. En fait je me demande bien pourquoi je l’ai envoyé à Macha en lui demandant qu'elle le fasse parvenir à Kiev Matin. - Mais tu l’as bien envoyé ? - Euh… oui, depuis un certain temps déjà. En fait j'en ai écrit plusieurs, depuis ! Ca me détend, je vous dis. Ca fait un peu potache, non ? Mais ça m'amuse. Si le général tombe là-dessus, après l'engueulade de tout à l’heure, je vais me retrouver simple soldat. - Moi je trouve ça plutôt marrant, sourit Bodescu. Et pas forcément idiot, le côté "compte-rendu du front". Pour le moral à l’arrière, je veux dire. - Tu penses ? - Tu devrais écrire à ta copine Macha pour savoir ce que ces articles sont devenus. Moi je vais écrire à ma famille pour me les faire envoyer. - Je n’ose pas. Bodescu enleva ses petites lunettes rondes et entreprit de les nettoyer en riant doucement. - Il n’y a que sur le terrain que tu es audacieux. - Je ne suis pas audacieux du tout, fit vivement Antoine. Au contraire je me suis rendu compte, après la mort de Woniew, que j’ai suivi à la lettre le Manuel de Manœuvres en Campagne. C’est vrai j’aurais peut être dû plutôt envoyer le Peloton de Wosjnek. Mais tôt ou tard il aurait bien fallu que Woniew commande une reconnaissance, sur le terrain. D'ailleurs il l'a déjà fait ! Non, le Général a raison pour ça, c’est en amont que je me suis planté. J’aurais dû harceler Woniew, à l’entraînement. Lui et les autres réservistes. - Ce n’est pas vrai, tu as ce Manuel ici ? fit le Capitaine, en évitant de commenter l’explication d'Antoine. - Je ne sais pas qui l’a amené, mais je l’ai trouvé dans mon HT. - Et tu le relis ? - Oui, quelque fois. Je mémorise les différentes manœuvres conseillées, sur le terrain. Même si elles ne sont pas forcément applicable n'importe quand, il y a un esprit que je m'efforce d'acquérir. Cette fois le Capitaine le regardait gravement. - Van Der Schmil t'a passé un savon sévère ? - Oui, plutôt. Il m'a mis en rogne. Mais finalement il a raison, je crois. Je n'évoque plus la mort de Woniew avec seulement de la peine, mais en me disant que j'ai fait une erreur de jugement. Il n'était pas prêt. Ca n'est pas plus confortable. - Tu penses que tu l'es, toi ? Entraîné ? - Non, mais ça je le sens confusément. C'est pourquoi je feuillette le gros Manuel de Manœuvres. Et je réfléchis deux fois plus qu'il ne le serait nécessaire, sûrement. Bodescu resta silencieux un instant, nettoyant sa gamelle avec un gros morceau de pain. - Veux-tu que je te dise, Petit Lieutenant, ajouta-t-il, sérieux. Dans ton domaine, je veux dire la bagarre proprement dite, tu n'en connais guère plus que Woniew, même après un mois de combats sporadiques. Mais tu te méfies de toi-même, tu réfléchis et tu as un bon pouvoir de concentration. C'est pour ça que tu es là, ce soir, et pas lui. Tu ne te disperses pas, tu ne te détends pas, en situation délicate. C'est vache de dire ça mais c'est vrai. L'explication est aussi bête que ça. En réalité un bon officier a plus de chances qu'un soldat, dans une guerre. Parce que comme il commande, il a toujours besoin d'anticiper, de réfléchir à la situation, à la décision qu'il va falloir prendre. Son esprit est trop occupé pour laisser la peur prendre des proportions excessives, dans sa tête, par exemple. Et cette habitude de réfléchir fait qu'à manque d'expérience égale il agit moins imprudemment qu'un soldat peu entraîné… Autre chose, aussi, les sous-off d'active sont plus expérimentés, techniquement, c'est vrai, mais il y a des imbéciles parmi eux aussi, ne t'y trompe pas. Pour l'instant, sur le papier si j'ose dire, tu aurais plus confiance dans le Peloton de ton Adjudant d'active. C'est peut être vrai dans son cas, je l'ignore, mais n'en fais pas une règle. Quand ton DAIR aura plus d'expérience la valeur de l'encadrement va se niveler. Fais confiance aux gens après les avoir vu agir, pas uniquement sur leur ancienneté dans l'Armée. N'oublie jamais : il y a des cons partout. Il s'interrompit et marmonna : - Voilà que je deviens sentencieux. - Tu en sais davantage sur le secteur où on nous envoie ? demanda Antoine, changeant délibérément de sujet. - Je sais qu'il est davantage en difficulté que le nôtre ; et pas du tout semblable, des tranchées et tout ça ; fit Bodescu en secouant lentement la tête, alors ça fait réfléchir, parce qu'ici on se demande déjà comment arrêter ces foutus Chinois. C'est ça qui est tellement préoccupant, ce rouleau compresseur. Rien ne les ralentit, on envoie des troupes sur les fronts et elles sont enfoncées. Ouais, je sais qu'en 1915 c'était la même chose, mais ils n'avaient pas de chars, dans cette guerre là, ils n'avançaient pas si vite ! A ce compte là dans combien de temps seront-ils devant Kiev ? Et même si l'Europe de l'ouest continue le combat, après la chute de la capitale de la Fédération, rien n'aura changé… à part la longueur de leurs lignes de ravitaillement. Antoine mit la main dans la large poche de son pantalon et en sortit une carte de l'Europe centrale et asiatique plusieurs fois pliée et repliée. C'était une carte personnelle, du genre de celles que l'on achète chez les libraires, dans les villes, pas une carte d'Etat-Major. Il y avait crayonné, depuis le début, la progression des troupes chinoises. Il l'étala devant eux, sans que Bodescu ne fasse de réflexion, pour une fois. Le Capitaine se pencha en avant et finit par sortir un gros crayon, moitié rouge et moitié bleu, dont se servent les officiers dans les Etats-Majors, et prolongea les traits qu'Antoine avait tracés. - Pas très à jour, Petit Lieutenant, votre carte stratégique. Si vous écoutiez Radio Kiev sur votre 694 vous en sauriez davantage. Vos gars ne le font plus ? - Si… Que veulent dire vos petits gribouillis ici et là ? ajouta le jeune homme, en pointant un doigt sur les grosses flèches montrant la progression des Chinois. - Des mouvements secondaires. Régulièrement ils s'arrêtent, sans que notre opposition ne le justifie, d'ailleurs, et envoient des colonnes au nord ou au sud de leur axe de progression, puis ils reprennent leur avance. Ils prennent possession du terrain, je suppose… Allez, assez de stratégie pour ce soir. Je pense que nous recevrons demain une partie de nos renforts, c'est la raison de notre présence dans ce coin facile à repérer sur les cartes, et on partira sûrement tôt, à mon avis. Il y aura au moins une bonne chose dans ce voyage vers le sud, on aura moins froid. Ces tenues de combat, dans ce tissu de coton sont rudement costaudes mais froides aussi, nom d'un chien. A l'Etat-Major on a des couches de vêtements, dessous, le matin ! Allez bonne nuit Petit Lieutenant, besoin de dormir. Antoine regagna le DAIR et s'installa dans la tente de quatre que Felov lui avait procuré en guise de PC. Il était encore excité par l'engueulade du Général et n'avait pas sommeil. Machinalement il changea de place la lampe à pétrole et déploya à nouveau sa carte personnelle sur son lit de camp. Carte civile, elle ne comportait pas les mêmes indications que celles des militaires. Pour vendre davantage, les éditeurs les surchargeaient d'informations concernant la végétation, le sous-sol, les populations etc. C'était un vrai fouillis qu'il fallait examiner attentivement pour s'y reconnaître. Il aurait voulu avoir une loupe pour mieux pouvoir la lire. Il s'abîma les yeux sous la lumière assez chiche et finit par laisser tomber. Il repensa au Général et commença à mettre au point l'engueulade qu'il allait passer à ses sous-off, dès le lendemain matin. C'est l'Armée, ça. Le patron engueule son adjoint qui le répercute sur les commandants, lesquels réprimandent les Capitaines, et ça descend l'échelle hiérarchique ! Il allait entrer dans le jeu, comme les petits copains. Pourtant, en réfléchissant, il se dit que ça valait le coup, il ne fallait rien laisser au hasard, profiter de chaque incident pour fustiger l'à peu-près, l'équipement mal rangé, à bord, qui poserait problème en cas d'attaque aérienne, par exemple. L'arme personnelle qu'on laisse traîner dans le HT, au lieu de la garder près de soi, en permanence. Son nettoyage quotidien qu'on repousse. Des choses comme ça. Puis il s'allongea, souffla la lampe et songea à ce qui les attendait là-bas, au sud Kazakhstan. Il n'avait aucune idée de ce que pouvait être un front, dans le désert. Ni ailleurs, en vérité. Jusqu'ici ils n'avaient fait qu'arpenter la taïga. ** Chapitre 8 L'automne "1945" Il faisait chaud à Constantza, ce dimanche. C'était le début de l'automne, l'été avait été très beau et semblait se poursuivre doucement. Les fenêtres de l'appartement des Bodescu, au deuxième étage d'un immeuble donnant sur la mer, au nord de la ville, à l'opposé des chantiers navals, étaient grandes ouvertes. La mer Noire, calme, ne reflétait pas la tristesse de la réunion familiale. Il y avait là des membres de plusieurs familles de la tribu Clermont. Raymond Bodescu, le père de Charles, avait été mobilisé. Compte tenu de son âge il appartenait à la seconde réserve et sa qualité de chirurgien-dentiste civil lui permettait d'exercer ses fonctions dans l'Armée. Il avait donc été affecté à l'hôpital militaire de la ville, ce qui lui permettait de rentrer plusieurs fois par semaine chez lui. L'appartement familial ; un duplex situé entre le premier et le deuxième étage, la partie basse destinée au cabinet, et le haut aux pièces à vivre ; était sur occupé. Une famille de cousins de Raymond, les Surinois, demeurant à Ekaterinbourg, en Sibérie, avait fui in extremis devant l'avancée Chinoise, pendant l'été et avait été recueillie en Roumanie, par les Bodescu. Essentiellement des enfants, des filles, et leur mère, la femme de Gilbert Surinois, mobilisé. Il y avait là aussi les Kalemnov, les Brodj, tous d'Europe centrale, ou de Russie de l'ouest, venus spécialement à Constantza. Ils s'étaient réunis en apprenant les noms des premiers Clermont tués ou portés disparus. Un oncle, officier de Marine Marchande, versé dans les Escorteurs de convois maritimes avait coulé avec son bâtiment dans le Pacifique, André Lindler l'un des officiers de carrière de la famille : un oncle aussi, Colonel de Blindés, en Sibérie, avait sauté avec son char, et le premier représentant de la jeune génération des cousins, Yannik Petrov, Sergent d'infanterie sur le front Kazakh avait été tué. Partout, en Europe, des Clermont s'étaient ainsi spontanément réunis en apprenant les nouvelles. Sans s'être donné le mot la famille s'était reconstituée par petits groupes, à Prague, à Saragosse, à Naples etc. -… est-ce que l'Europe est maudite de connaître ainsi des guerres effroyables tous les vingt cinq ans, laissa tomber d'une voix lasse Nadja Brodj, une grande femme au visage sévère, d'une fermeté démentie par son regard où les autres pouvaient voir une grande détresse. Est-ce que nous sommes un peuple maudit ? L'Europe ne veut de mal à personne que je sache. Même si nos politiciens ne sont pas très brillants ils n'ont jamais montré d'hostilité aux autres populations, n'est ce pas ? Je ne comprends pas, je ne comprends pas ce qui s'est passé. Raymond Bodescu, qui avait gardé son uniforme de Capitaine du service de santé, l'un des rares hommes présents, haussa les épaules. - Aucun de nous ne comprend, Nadja. Je ne suis même pas sûr qu'il y ait quelque chose à comprendre. C'est ainsi. Il n'y a pas eu d'hostilité de notre part, à l'égard de la Chine, pas davantage qu'en 1915. Mais on ne peut pas maîtriser ce qui se passe chez ses voisins. - Allons Raymond, intervint le grand oncle Andreas Kalemnov un petit homme sec qui formait un couple étrange auprès de sa femme qui le dépassait presque d'une tête, il y a des responsabilités quelque part. C'est vrai que l'on tombe des nues, je veux dire nous autres, les Européens, mais nos gouvernants, eux, devaient bien se rendre compte qu'il se préparaît quelque chose. Je ne connais rien à la diplomatie mais j'imagine que c'est un monde qui ressemble un peu au commerce. Quand un concurrent te prépare un mauvais coup il y a des indices. C'était comme ça dans le monde de la chaussure, quand j'avais mon magasin, autrefois, en 1930, à Lvov. Un commerçant avisé se tient au courant de ce qui se passe chez les autres, quand même ! Tu ne te réveilles pas un matin avec un concurrent installé à deux pas de chez toi sans que tu n'aies pu t'en rendre compte auparavant voyons ! Edouard a eu raison de dire, dans son discours, l'autre jour, qu'il y aurait un temps pour établir les responsabilités de chacun. Moi la question qui me harcèle c'est pourquoi personne ne s'est rendu compte de rien, dans la population ? Il y eut un silence. - Tu as probablement raison, oncle Andreas, répondit enfin Raymond. Mais ça ne nous aide pas à sortir de là. - Le pays se met quand même au travail, remarqua soudain Adriana, sa femme, on dit que dans les usines on recrute à tour de bras. - Qui ? répliqua Nadja. Qui va aller travailler en usine, ceux qui n'ont pas pu être mobilisés ? La belle affaire. Il n'y en a pas tant que ça. Chez nous à Budapest on ne voit que des hommes en uniforme, alors où va-t-on trouver des ouvriers ? Les Chinois sont si nombreux qu'ils peuvent avoir à la fois une armée énorme et des usines qui tournent à plein rendement, mais nous ? Je ne sais pas ce qu'on dit, par ici, mais chez nous les gens sont très inquiets, plus que ça même. Ils disent que cette fois on n'arrêtera pas les Chinois, qu'ils viendront jusqu'en Hongrie. - Les femmes vont retourner en usine, tu le sais bien, Maman, lâcha alors Petra Brodj, la fille aînée de la famille, qui avait dix-sept ans et était lycéenne. - Tu penses à ça, toi ? gronda sa mère. Aller travailler en usine ? - Non, Maman, je crois que je pourrais être utile autrement, mais des tas de filles de mon âge y pensent, tu sais, même des filles de ma classe. Ne serait-ce que pour les salaires. On dit qu'ils sont assez élevés. Les filles qui ne se fatiguent pas trop, au lycée et savent qu'elles n'ont aucune chance au Bac. - Mais combien de temps faudra-t-il pour que nos usines fonctionnent ? demanda, découragé, Igor Kalemnov, le fils d'Andreas, père de Piotr et Vadia, comptable dans une société de vente de pneu, déjà trop âgé pour être mobilisé. Est-ce qu'il sera temps quand les Chinois seront à Cracovie, à Varsovie ? Est-ce qu'il faudra que les habitants d'Europe soient réfugiés dans l'ouest ? Et toutes nos usines de Russie, aura-t-il fallu les abandonner ? Vous entendez bien les informations, nos troupes reculent partout, les fronts sont enfoncés et nos soldats tombent comme les cousins, les jeunes oncles… Un bruit court, à Lvov. Il paraît que des familles entières fuient vers l'Espagne, la France ! Nos deux fils, Piotr et Vadia, qui se sont engagés afin de choisir leur affectation, sont dans une école de pilotage en Autriche. Là-bas aussi il y a de nouveaux arrivants. Sans travail, bien sûr. - Est-ce qu'aucun de vous n'a confiance en Edouard ? dit alors, de sa voix douce, Macha Bodescu, l'épouse de Raymond. Vous faites comme nous, je pense, vous écoutez ses discours. Est-ce qu'il vous a jamais donné l'impression de baisser les bras ? Il n'a jamais dit que ce serait facile, non plus. Et les lettres de Charles, qui est au Kazakhstan, maintenant, ne sont pas si pessimistes que ça. - Edouard ne peut pas faire autrement, Macha, répondit Nadja, il est le Président, maintenant. - Justement ! Personne ne connaît mieux Edouard que nous, sa famille. L'avez-vous jamais vu mentir ? Il a dit qu'il fallait se mettre au travail, c'est à nous, les peuples d'Europe d'obéir. Je ne connais rien à ces choses, bien entendu, mais je suppose qu'il faut du temps pour lancer la machine, vous ne croyez pas ? - Bien sûr, tu as raison, petite, dit Andreas. Mais nous, ce que nous voyons ce sont les trous dans la famille. La guerre n'est commencée que depuis cinq mois et nous avons déjà des morts. Et l'espoir de voir cette tuerie s'achever est tellement loin, si loin, Macha. *** - Où le 1er DAIR en est-il de ses munitions, Kouline ? demanda le Commandant Moretti. Ils se trouvaient dans le PC de la Brigade, un abri creusé dans le sable et la rocaille, le plafond renforcé par des poutres de bois, recouvert de plusieurs épaisseurs de sacs de sable qui en laissait s'écouler des filets quand des obus faisaient trembler le sol en explosant à proximité. Chaque Demi-Brigade de la 149ème possédait un Etat-Major, mais très succinct désormais, compte tenu de ce que le corps était une Brigade entière et non plus une Demi-Brigade. Van Der Schmil avait récupéré la plupart des officiers de son ancien Etat-Major pour constituer celui de la Brigade, renforcé de nouveaux et Moretti en attente d'un cinquième galon, en était toujours le chef. Et le Capitaine Bodescu y travaillait toujours. Le Colonel Rosner, à la tête de la Première Demi-Brigade, comme son collègue, le Colonel Vilic de la Seconde, n'avaient guère que trois spécialistes. - J'ai seulement une demi dotation en réserve, que j'ai laissée dans mes véhicules, répondit Antoine qui, le visage marqué, paraissait fatigué ; comme tous les membres de la 149ème, d'ailleurs. Ils sont dissimulés un kilomètres en arrière des lignes, Commandant, répondit Antoine. Je dois dire que je me demande si je fais bien d'anticiper un retour d'urgence aux engins pour une intervention ailleurs avec la nécessité de disposer de munitions à bord. Hier nous avons été à court d'obus de mortier, dans les tranchées. Mon sous-officier fourrier m'a assuré qu'il allait recevoir une dotation entière en fin d'après-midi et j'ai risqué le coup de ne pas toucher à ma réserve. Mais je n'étais pas tranquille. Moretti réfléchit une seconde. - Je pense que vous avez bien fait, Kouline, mais n'hésitez pas à faire ramener le tout si nous avons une attaque majeure et que vos pièces commencent à manquer d'obus. Faites-vous tenir au courant régulièrement. Vos téléphones fonctionnent correctement ? - Oui, Commandant. - Bien, attendez-moi j'ai peut être des ordres particuliers pour vous. Il s'éloigna et Antoine regarda autour de lui, machinalement. Bodescu n'était pas là. Une grande carte était disposée sur une table de fortune, annotée avec les symboles militaires désignant les unités amies et les mouvements de l'ennemi. Il se pencha dessus, repérant le secteur dont il était chargé. Une grande plaine de sable durcie par de la pierraille s'étendait devant leurs tranchées. Tout le 14ème Corps d'Armée se tenait là, depuis les contreforts des hauteurs, au sud, jusqu'à la longue plaine de sable mou, au nord. Ca avait l'air d'une ligne de défense sérieuse mais il savait que les blindés Chinois du Maréchal Lon Su pouvaient attaquer n'importe quand. Chaque jour des batailles aériennes se déroulaient au-dessus de leurs têtes pour empêcher les JU 87 ennemis de venir les pilonner. Ces bombardements en piqué étaient éprouvants pour les nerfs et leurs précisions ; ils prenaient les tranchées en enfilade ; faisaient des dégâts parmi les hommes, malgré les coudes que faisaient maintenant les boyaux. Quant aux véhicules stockés, mais mal dissimulés, derrière le front, c'était la roulette russe. Ils pouvaient être pulvérisés à chaque attaque aérienne. La Brigade avait dû apprendre à camoufler, tant bien que mal, les engins, sans matériel adéquat. Les filets de camouflage manquaient. Sur la carte il distingua des flèches quittant la colonne principale ennemie, devant eux, en direction du sud et il se demanda quel était le but de cette manœuvre ? Moretti revenait vers lui et il se releva. - Vous allez recevoir aujourd'hui même un officier en renfort, Kouline, pour remplacer… comment s'appelait-il déjà ? - Woniew, Sous-Lieutenant Woniew, répondit-il machinalement, sans s'étonner de l'oubli du Commandant. Il y avait tant de pertes que les noms disparaissaient de la mémoire quasiment aussi vite que les hommes tombaient. - Ah oui… Ca a pris du temps, les officiers sortent encore au compte-goutte des écoles de formation accélérée. Celui-ci est un cas à part. On vous gâte, pour ainsi dire. C'est un ancien Sergent, volontaire étranger, Québécois, qui vient d'être promu pour bravoure et initiative, sur l'ancien front, celui que les Chinois ont enfoncé, il devrait vous soulager pour votre Premier Peloton. - A ce propos, Commandant, l'Adjudant-Chef Vosjnek qui commande le Deuxième Peloton, est un homme de qualité, je suggérerais de le nommer Sous-Lieutenant. - Vous en avez déjà parlé, Kouline et on vous a répondu non. Ne soyez pas trop gourmand, mon garçon. Vous recevez un officier, aujourd'hui, et apparemment un bon, n'en demandez pas trop. On pourrait vous retirer Vosjnek pour l'envoyer dans une école de perfectionnement, après nomination. Vous seriez perdant. Les Officiers et Sous-Officiers expérimentés sont réclamés partout, vous savez ? Gardez précieusement ceux que vous avez. C'est encore une chance qu'il ait le brevet de chef de peloton, votre Adjudant-Chef, ce n'est pas toujours le cas. - Vosjnek n'aurait rien à apprendre, en école, sur le travail d'un Sous-lieutenant, Commandant. Je pensais à une nomination sur place. Cela existe, je crois, d'après les nouvelles directives. - En effet. Mais il faut une bonne raison pour cela, un acte remarqué, ou une chose comme ça. C'est le cas de votre renfort, précisément. On ne l'a changé d'affectation que parce que son Régiment a été décimé et une partie des survivants envoyés à l'arrière pour le reconstituer. Vosjnek n'a rien fait de tel, n'est-ce pas ? - Il fait un bon travail. - C'est son métier, il a été formé pour cela. Nous verrons dans quelque temps. Ne pensez plus à cette histoire, Kouline. Rejoignez vos hommes, maintenant. Vous avez juste le temps de regarder le dossier de votre nouveau Sous-Lieutenant, là sur la caisse, avant de regagner vos tranchées, l'artillerie ne va pas tarder à remettre ça. Antoine pinça les lèvres de déception et ouvrit machinalement le dossier du nouveau. Le Sous-Lieutenant Léon Labelle, 21 ans, originaire du Québec, effectivement, n'avait pas encore terminé ses études d'ingénieur de l'Ecole Supérieure d'Electricité, à Paris, Sup'Elec' comme on commençait à dire. Engagé volontaire indépendant. Il y avait des unités de volontaires étrangers, des Bataillons, des Régiments plus exceptionnellement. Lui avait demandé à servir tout de suite dans une unité Européenne. Nommé Sergent immédiatement en fonction de son niveau d'études ; ça c'était vraiment risible : un élève d'une Grande Ecole Sergent ! Il venait du 628ème de Ligne, sur le front central. Le 628ème s'y trouvait au moment de la grande attaque, sur la route d'Argôz à Madenjet, trois semaines plus tôt. Une ligne de front solide qui fut ébranlée en fin d'après-midi par une attaque de blindés, suivie, alors que la nuit tombait par une charge d'infanterie. Le front avait été pulvérisé en quelques heures ! Labelle avait un dossier mince mais exceptionnel, reposant essentiellement sur le témoignage de son Lieutenant Chef de section. Le rapport de celui-ci couvrait plusieurs pages. Il racontait que lui-même avait été blessé quand une demi douzaine d’hommes des troupes d'assaut Chinoises avaient pénétré dans leur petit fortin, mitraillant à tout va. Les quinze soldats Européens, aux meurtrières, s'étaient effondrés les uns après les autres. Et lui même avait pris une balle dans la cuisse. Là-dessus les Chinois avaient entrepris d'enfoncer leurs baïonnettes dans la poitrine des blessés, histoire de terminer le travail ! C'est alors que le Sergent Labelle était entré par la porte latérale donnant sur le fortin suivant, son fusil à la main, et avait attaqué, seul, les soldats Chinois, en hurlant de colère ! Le Lieutenant racontait qu'il n'avait pas compris comment Labelle avait fait mais il avait bel et bien massacré les Chinois à lui seul frappant à coups de crosse, quasiment de tous les côtés à la fois… Le Lieutenant s'était alors évanoui et avait repris connaissance en travers des épaules de Labelle, alors qu'il faisait encore nuit. Ils avaient fait halte, en pleine retraite. On entendait des obus tomber partout, des hurlements et des explosions de grenades, et des moteurs de chars grondaient pas loin. Le Sergent gueulait des ordres, agitait les bras et cavalait, avec son officier sur le dos. Et ça avait continué comme ça tout le reste de la nuit ! Labelle hurlait ses ordres, une fusillade s'ensuivait et le gars cavalait, son Lieutenant sur les épaules ! Au jour pendant une halte, celui-ci avait vu qu'une centaine de soldats, débraillés, arborant toutes sortes d'uniformes, mais chacun tenant une arme, des munitions autour de la taille, était groupée autour de Labelle qui donnait ses instructions. Il se souvenait avoir vu des Sergents Majors qui attendaient ses ordres ! Et la retraite avait continué, lui toujours sur le dos du Sergent, tout au long de la journée, se dirigeant vers le sud ! A la nuit ils étaient tombés sur un groupe de chars amis qui les avaient chargés et ramenés en arrière. Le Sergent Labelle avait été promu Sous-Lieutenant sur le champ, dès le rapport de son officier. Il avait aussi reçu la Croix de Fer de Première classe et la Croix de guerre. Antoine reposa le dossier en songeant qu'il recevait un authentique héros et en fut gêné. Dehors, le soleil lui fit cligner des yeux. Il devait être midi et la lumière était intense. En revanche la chaleur était agréable, comme toujours à l'époque où l'automne s'installe doucement, au Kazakhstan. Jusqu'à 25-26° dans la journée mais 18° le matin et beaucoup moins la nuit. Pourtant, durant le voyage depuis le sud sibérien, ils avaient touché des tenues "régions chaudes"! Des shorts et des chemises légères. Ils avaient tous préféré garder les tenues de combat, en toile sèche. Seuls les chauffeurs, qui avaient les jambes près du moteur de leur engin, toujours brûlant, avaient opté pour les vêtements légers. Ils les portaient toujours quand ils avaient participé à la grande attaque, le surlendemain de leur arrivée. Antoine en gardait une impression de bordel innommable ! Les unités s'étaient mélangées en cavalant. Les hommes étaient hors d'haleine, épuisés et marchaient dans toutes les directions, y compris parallèlement aux lignes de front, alors qu'ils étaient encore au milieu du no man's land ! Il avait compris que l'attaque ne parviendrait jamais aux lignes chinoises. Lucide il avait pris sur lui de commencer à rassembler ses hommes pour limiter les pertes, les faire s'installer sur place, en attendant l'ordre de repli qui n'allait probablement pas tarder. C'est là qu'il était tombé sur un tout jeune Sous-Lieutenant de carrière, pas plus de vingt ans, atteint d'une balle à l'épaule droite et d'une autre à la cuisse. Il portait, sur la tête, son casoar à plumet blanc de la tenue de cérémonie des Saint-Cyriens ! Il devait être Français. Antoine avait senti une furieuse colère l'envahir. Il s'était arrêté près de lui pour l'aider à se mettre à couvert dans un trou, avait soigné tant bien que mal ses blessures, mais n'avait pas pu empêcher la hargne de s'écouler. - Petit couillon, tu te croyais très courageux à attaquer avec ton casoar ! Ca avait de la gueule cet assaut, dans ta tête, hein ? Tu sais de quoi tu avais l'air, en vérité…? D'un con fini ! Est-ce que tu sais combien le pays a dépensé pour toi, jusqu'à présent ? Combien d'hommes ont fait d'efforts, pendant tant d'années, pour te préparer, pour faire de toi un professionnel de la guerre, un officier de carrière ? Pour t'enseigner tout ce qu'ils savaient, tout ce qu'ils avaient mis une vie à apprendre ? Ton premier devoir, gamin, c'est de rester en vie, de conserver tout ce savoir qu'on t'a inculqué. Parce qu'il n'a pas de prix, aujourd'hui. Le pays a besoin de toi, tu comprends ça, petit con ? Besoin de ce que tu sais. Pas d'un amateur de panache ! C'est maintenant que tu vas pouvoir rembourser ta dette. En restant en vie ! Pour faire le plus de mal possible à l'ennemi. Pour mettre en pratique ce que tu as appris, pour faire cesser ce bordel ! Cette attaque en casoar c'était du cinéma ! Ca ne servait à rien sinon à te faire repérer par les mitrailleurs chinois. Et tu vaux davantage que les quelques balles qu'ils ont tiré sur toi, tu comprends ça andouille ? Le blessé l'avait regardé, interloqué, encaissant l'engueulade en silence. Il n'avait même pas gémi quand Vassi l'avait placé en travers de ses épaules, plus tard, quand ils avaient reculé vers leurs lignes. C'était vrai qu'il avait du courage, le gamin. Mais il était tête nue, maintenant, le plumet de son casoar dépassant de sa poche de pantalon… Antoine ne lui avait pas demandé son nom, il ne connaissait que le numéro de son Régiment, 248ème d'Infanterie Légère. L'attaque avait coûté douze hommes au DAIR. Douze vies pour rien ! L'attaque n'avait pas abouti. Au départ on sentait qu'elle n'avait pas été suffisamment préparée. Mais rien ne l'était. Dans tous les domaines. C'était toujours la pagaille dans le camp européen. Les unités chargées d'apporter les recomplètements de munitions, la bouffe, le courrier, changeaient tous les trois ou quatre jours et les nouvelles ne savaient pas où se trouvaient les tranchées. Comme si les compagnies qu'elles avaient relevées n'avaient laissé aucune indication, aucun plan des tranchées, des chemins d'accès. C'était comme si personne ne réfléchissait à rien ! On commençait à voir des unités de seconde réserve assurer ce boulot. Des hommes de 40-45 ans. L'idée en elle-même n'était pas mauvaise mais ces hommes n'étaient pas en bon état physique et souffraient trop, s'épuisaient à accomplir ce travail. Il aurait d'abord fallu leur donner un minimum d'entraînement. Ou les employer à d'autres tâches, plus en arrière. A chaque fois qu'Antoine revenait vers l'arrière du front il était effaré de voir la pagaille, les unités qui se déplaçaient, se mélangeaient. Les soldats, exaspérés, paumés, qui demandaient des ordres clairs… Il mit une demi-heure pour regagner ses positions, marchant mal dans le sable et utilisant parfois des tranchées lorsqu'il n'était pas protégé des tirs directs par un repli de terrain. Les Chinois avaient des tireurs au fusil à lunette et avaient ainsi abattu beaucoup d'hommes, depuis leurs lignes, à six cents mètres. Comme tous les membres du 1er DAIR, et toute la Brigade en fait, il était crevé. L'Antoine du début de la guerre, cinq mois seulement auparavant, s'était transformé. Aujourd'hui il avait les traits marqués par le manque de sommeil. Même sa façon de s'exprimer était différente. Ses ordres étaient plus secs, son débit de voix plus saccadé. Il en était conscient et s'efforçait de se corriger. Ils étaient sur le front depuis trois semaines et les tirs d'artillerie chinois s'abattaient n'importe quand. En outre une artillerie divisionnaire européenne était installée derrière leurs positions, avec des obusiers de la 149 ème, et quand ce n'était pas les canons chinois c'était les leurs qui tonnaient. La nuit comme le jour, bien entendu. Si bien qu'ils manquaient tous de sommeil. Se souvenant de ce que racontaient les anciens, ceux de la Grande Guerre, il avait donné l'ordre que chaque homme non employé dorme, n'importe où, n'importe quand, pour reprendre un minimum de forces. C'était cela le plus dur, à l'heure actuelle, le manque de sommeil. Deux jours après leur arrivée les Chinois avaient lancé une attaque, mais l'axe était centré plus au sud de la position tenue par la Brigade et le 1er DAIR s'était borné à des tirs d'appui, avec les mitrailleuses, pour décourager un débordement de son côté. Par la suite il avait reçu l'ordre de faire donner également les mortiers et les Groupes d'Appui étaient maintenant experts sur le maniement rapide de leurs armes. Quand il arriva à son abri-PC, enterré également, comme toutes les installations des hommes, Igor apparaissait, venant de l'autre côté, avec les porte-gamelles du repas. - Encore des rations réchauffées, Lieutenant, fit-il avec un sourire triste… C'était un bon mangeur et il parlait souvent à ses copains, avec une tristesse touchante, de la cuisine de sa femme. Les retardataires-déserteurs qui composaient le groupe de commandement s'étaient bien intégrés, ils allaient mieux, moralement. Antoine soupçonnait que beaucoup d'hommes du DAIR étaient vaguement au courant de leur aventure. En tout cas personne n'en parlait, c'était le principal. La solidarité des soldats, au front, probablement. Et les retardataires avaient régulièrement touché leur prêt et les rations de cigarettes. L'administration de la Brigade n'avait pas tiqué en voyant les listes de personnels. En principe les retardataires étaient officiellement intégrés, maintenant. - … Le nouveau Lieutenant est dans l'abri du groupe Appui, ajouta Igor. Le Lieutenant Brucke lui a fait faire le tour des retranchements sud. Ils sont allés voir les véhicules. Vont pas tarder à revenir, à mon avis. C'était un truc à lui, ça. Il ponctuait sa conversation de "à mon avis". Son avis n'était pas mauvais car les deux officiers apparurent à l'entrée du PC cinq minutes à peine après l'arrivée d'Antoine. - Sous-Lieutenant Léon Labelle, au rapport, Lieutenant, se présenta le nouveau en saluant. Il avait une voix de basse qu'il paraissait devoir contrôler en permanence tant elle était puissante, et s'efforçait de parler lentement, articulant avec soin. Mais elle correspondait tout à fait à son allure. C'était un incroyable colosse de près de deux mètres de haut, des épaules d'une largeur incroyable et une taille si fine qu'on voyait immédiatement le grand sportif, chez lui. Il pesait certainement cent kilo, mais pas plus : un athlète. Antoine comprenait mieux comment il avait pu porter son officier une nuit et une journée sur le dos ! Ses cheveux étaient hirsutes, incoiffables, plus que roux : presque rouges, surmontant une bouille de collégien, avec des taches de rousseur ! - Bienvenu au 1er DAIR, Lieutenant, répondit Antoine en tendant vivement la main. Le Lieutenant Brucke vous a fait faire le tour de notre secteur, je vous présenterai à votre peloton moi-même, après le repas, vous allez manger ici. - Si vous le permettez je vais m'occuper des munitions, Lieutenant, intervint Brucke. Je crois qu'on nous les amène. J'ai vu la corvée dans la tranchée ouest. Je mangerai plus tard. C'était une chose qu'Antoine appréciait chez son adjoint, ce tact. Il ne cherchait jamais à envahir le domaine du chef du DAIR. Prêt à le remplacer, au besoin, mais pas ostensiblement. Comment ce type avait-il pu avoir d'aussi mauvaises appréciations, aux EOR ? Il était tombé sur quelques andouilles bornées, mais c'est vrai qu'une armée est le reflet fidèle de la société qui la génère. La vie civile comportait de beaux spécimens de crétins aussi ! - Allons racontez-moi, en mangeant, d'où vous venez et qui vous êtes, Labelle ? commença-t-il en montrant une caisse sur laquelle Igor avait posé trois gamelles recouvertes de leur couvercle pour les tenir un peu au chaud, et de couverts d'aluminium. Prenez n'importe laquelle de ces gamelles et servezvous de pain et de vin. Ils s'assirent tout les deux et commencèrent à manger les lentilles au mouton habituelles. Tièdes comme toujours, à moins d'avoir une cuisine roulante à proximité, c'était la règle. Le gars paraissait à l'aise, ici. Ou plutôt habitué à la fois à ce décor et aux rituels du repas, ce qui était normal puisqu'il venait du front. - J'arrive toujours pas à croire que je suis reçu de la médaille, Lieutenant, commença le gars d'un ton plus rapide, maintenant. - Pardon ? fit Antoine en stoppant sa fourchette à deux centimètres de sa bouche grande ouverte. - Oh oui… je veux dire : que j'ai été décoré. Je suis Qu'bécois, Lieutenint. Quand je suis ému, ou en colère, le parler de chez moé reminte tout seul. Il faut me pardonner, Lieutenint, je ne le fais vraimint pas exprès. Antoine sourit doucement en se disant que le DAIR allait devenir amusant avec ce type. - D'accord. Allez-y je vous interromprai seulement lorsque je ne comprendrai pas, Labelle. - Ca c't'incore une affaire qui me met dans la brum' ! Là-bas, au 628ème, ils étaient tous Belges. Ils m'appelaient par mon prénom, c'était l'habitude, ils disaient. Et puis j’étais Sergint tout frais. Je n'avais plus l'impression d'être in étringer, vous comprenez ? Seulemint ils le disaient à la Belge, ça faisait "Léyon"! Pas comme chez moi du côté de la Baie des Chaleurs, vers l'océan, où ça donne plutôt "Liion". Et je ne sais pas pourquoi ça m'a bien plu ce "Léyon". On m'acceptait, v'comprenez ? J'étais plus le volontaire étranger… Mais maintenint que j'suis officier personne m'appellera plus "Léyon", c'est dommage ! Maintenant Antoine avait de la peine à s'empêcher de rire. Ce grand type lui plaisait. D'autant qu'en dépit de son langage particulier, de son accent incroyable, il était presque un jeune ingénieur de Sup'Elec' et l'école parisienne représentait un joli niveau. Au minimum il écrivait forcément un Français parfait et devait le parler aussi. En faisant attention, peut être ? Mais là il se laissait aller et l'accent remontait en force. Quoi qu'il en soit il était sympathique. - Enfin bref j'étais au Huitième Corps, Lieutenint, quand on a pris une sacrée débarque… je veux dire qu'on s'est fait prindre les culottes baissées, non c'est… je veux dire qu'on a été pris par surprise. Voilà, c'est ça, par "surprise" Lieutenint. C'est l'infanterie Chinoise qui a été la plus terrifiinte. Ils poussaient des hurlements ininterrimpus in fonçint à travers les barbelés ! On aurait dit qu'ils ne sintaient pas l'pointes qui les blessaient ! Quand ils sint arrivés sur nous ils saignaient de partout. Les hurlemints et ce sing… In cauchemâr. Il s'interrompit et Antoine laissa le silence s'installer. Ce type en avait bavé, bien plus que lui-même, songea-t-il. Et on le mettait sous ses ordres… - Racontez-moi ce que vous faites, dans le civil. - Vingt et un ans, dernière année de l'Ecole Supérieure d'Electricité de Paris. Après je devais faire des stages pindint un an, avint d' rintrer au Qu'bec. C'est ce que voulait min père. Vous savez lui aussi a été Volontaire Etringer pindant l'autre guerre ! Enfin bon, il voulait que j’aie une bonne formation avant de travailler avec lui, à l'usine de la Baie des Chaleurs, à la pointe du Saint-Laurent. Ses affaires marchent plutôt bien et il minte des usines, comme ça, dans le sud. Quand la guerre s'est déclarée je me suis inrôlé tout d' suit'. Il releva la tête pour regarder Antoine bien en face, parut vaguement troublé et reprit avec un accent qui alla en s'accentuant au fil des phrases. - C'est normal, hein, je v'nais d'apprindre l'métier d'ingénieur in Frince, à Paris, j'lui d'vais bien ça, à l'Europe. Au Qu'bec on est pays, avec la Frince ! Et puis, à la Baie des Chaleurs 'core plus. Vous c'nnaissez l'histoire de l'amiral-pirate ? Nin ? J'vais vous la dire. Ca r'monte à 1604, bien avint la guerre d'Indépindince des Américains et la nôtre, plus tard. C'tait un incien officier de la Marine Inglaise, Peter Easton, qu'est de'vnu pirate. Jamais su pourquoi il détestait tint qu'ça les Inglais. Il pillait les villes inglaises de la côte, les navires, même les Espagnols, tout ça. In 1612 il a monté in raid sur Porto Rico et il est rev'nu cousu d'or ! In 1613, couvert d'or, j'vous dis, il est allé s'installer in Frince, il a acheté in château et il est dev'nu Marquis ! In disait qu'c était l'homme l'plus riche du minde… Oh je crois bien que min accent est rev'nu, pas vrai Lieutenint ? Antoine hocha la tête en riant. - Pour l'instant je vous comprends encore, Labelle. L'officier respira profondément et en revint à son réçit, surveillant son langage en parlant plus lentement et, du coup, son accent disparut presque totalement ! - J'ai fait trois semaines de classe seulement, après mon engagement, maniement d'arme et tout ça et, comme j'avais pas encore le diplôme de l'Ecole, on m'a expédié comme Sergent au 628ème… Mais vous savez, Lieutenant, après l'attaque et tout ça, j'aurais bien échangé ces décorations contre un stage dans les Corps Francs. Mon père était Corps Francs, en 1918, il était assez bagarreur, vous comprenez ? Moi c'est pas pour ça, plutôt parce que l'Infanterie de Ligne ça ne me convenait pas tant que ça. Il faut être une vraie mitaine pour se plaire là-dedans… je veux dire… accepter de se laisser manipuler. Ils font que du fla fla, là-bas ! Mais on m'a dit qu'on verrait plus tard, qu'on gardait ma candidature. On avait besoin d'hommes au front. - Et vous voilà Sous-Lieutenant. - Je me le demande encore pourquoi ! Oh je ne fais de fausse modestie, Lieutenant. Non, c'est que je ne comprends pas, vraiment… Je n'ai pas l'impression d'en avoir fait davantage que les copains. Je me suis sauvé comme eux… Enfin bref, on a été attaqués les derniers. Les chars chinois nous avaient tournés par le nord, on le savait, mais on n'avait pas de pertes sérieuses et les ordres étaient de tenir. L'artillerie nous avait sonnés mais les blockhaus avaient résisté et on avait beaucoup de munitions pour les mitrailleuses. Enfin bon, l'infanterie chinoise est arrivée aux barbelés et on s'est mis à tirer sans arrêt. C'est fou ce qu'un canon de mitrailleuse peut chauffer, vous savez ? J'en ai même vu qui devenaient rouges ! Les gars versaient de l'eau dessus mais ça dégageait des nuages de vapeur et on ne voyait plus au travers des meurtrières. Je ne me souviens pas de ce qui a suivi, je vous le jure, Lieutenant, je ne me souviens vraiment pas ! Des grenades pétaient partout, il y avait de la fumée, des hurlements… Je me suis rendu compte qu'on nous tirait de derrière le blockhaus depuis un moment, alors je suis passé dans celui d'à côté et j'ai vu les Chinois ! J'ai foncé en tapant comme une brute. Après, c'était la pagaille, il fallait sortir le Lieutenant de là. C'est une bolle, c't'homme là, je veux dire une tête, un type supérieur ! Alors j'l'ai chargé sur mon dos… Des Chinois partout, on n’arrêtait pas de tirer. Je ne sais pas pourquoi les gars sont restés autour de moi. Je me souviens que je gueulais comme un dingue pour en rameuter. Faire une percée vers nos lignes arrières, mais je ne sais pas trop ce que je disais. On courait, on bousculait tout ce qui était devant, avec les crosses des fusils… Et puis, dans la nuit, on s'est retrouvé seuls, toute une bande, au sud de la route. Il y avait là des types que je ne connaissais pas, rescapés d'autres unités, même des artilleurs ! Je pensais bien qu'il fallait pas rester sur place, que les Chinois allaient ratisser le secteur, alors on a marché vers le sud, hors de leur axe de marche. Plus tard on est tombé sur un petit groupe de nos chars qui nous ont chargés. Et voilà. Je vous le jure, Lieutenant, il n'y a rien d'héroïque là-dedans. J'avais une belle trouille, c'est pas la tête à Papineau… je veux dire qu'il fallait pas être particulièrement intelligent pour faire ça ! - Si les hommes sont restés autour de vous ce n'est pas par hasard, Labelle. Vous leur donniez des ordres, vous vous occupiez d'eux. Vous ne vous l'expliquez peut être pas, mais ils vous ont fait confiance, vous donniez les ordres qu’ils avaient envie d'entendre, des ordres logiques, qui correspondaient à la situation. Tout est là, et ce n'est pas rien. De toute façon il était ridicule de vous nommer Sergent, vous deviez être officier, vous aviez le niveau pour cela. Mais tout n'est pas encore au point, en Europe, vous l'avez vu ! Bien, vous allez reprendre le peloton du Sous-Lieutenant Woniew qui a été tué en Sibérie, d'où nous venons. C'était un bon officier mais il a commis une grosse faute d'inattention, il a traversé une clairière, dans la forêt, à découvert, au lieu de suivre une lisière. Une mitrailleuse l'a cueilli au beau milieu. J'espère que vous vous souvenez de ce que l'on vous a appris, pendant vos classes, même courtes, sur "les mouvements du soldat en campagne". Sinon suivez les conseils de vos sous-officiers en attendant de faire votre expérience, ils ont compris la leçon, maintenant. Vous allez être surpris par notre travail, bien différent, plus mobile que celui de l'Infanterie de Ligne d'où vous venez, mais vous vous y habituerez vite. Au combat efforcezvous de réfléchir, de garder votre lucidité pour ne pas prendre de risques inutiles, même si tout paraît assez calme. Et ne vous faites pas tuer, Labelle, je vous l'interdis ! Le Sous-lieutenant le regarda mi-étonné, mi-amusé. - Je… je n'y comptais pas, Lieutenant, c'était pas dans mes projets. J'en ai d'autres et je vous obéirai, croyez-moi. Au moins il comprenait l'humour. Même de mauvaise qualité. - D'un autre côté, votre expérience des unités de ligne et de la défense d'un périmètre va nous servir, ici. Je vous accompagnerai tout à l'heure à votre peloton et vous vous installerez. Quand ce sera fait vous reviendrez ici. Je veux que nous refassions le tour de nos positions ensemble. Vous me ferez des suggestions, au besoin. Ah, une dernière chose, si vous vous posez des questions sur le comportement que vous devez avoir, en qualité d'officier, au PC de la Brigade, par exemple, soyez naturel, nous sommes tous passés par là, et demandez carrément au Lieutenant Brucke, ou à moi. Cette fois la bouille de Labelle se fendit en deux dans un sourire de soulagement. Vraiment il avait une drôle de tête, ce type. - Alors là je vous remercie, Lieutenant ! Je n'ai pas l'habitude des Etats-Majors, des mess et tout ça. Je me faisais un peu de souci pour ces trucs là. Parce qu'à l'Infanterie de Ligne ils sont toujours en train de faire du fla fla, des manières, quoi, ils ont l'air de malamains… je veux dire de types malcommodes ! Plutôt coincés, quoi. Je ne suis pas au courant de la présentation et toutes ces choses. Moi hein… Nature, ce gars ! Antoine se dit qu'il avait de la veine avec ses adjoints. Quand il se retrouva seul, plus tard, Labelle installé dans son peloton, ses yeux tombèrent sur sa carte du secteur, déployée sur une cloison du blockhaus. Il s'en approcha, cherchant la route dont lui avait parlé son nouvel officier. Il la localisa et se souvint que plus tôt, au PC de la Brigade, il avait vu des petites flèches, à cet endroit là, précisément. Intrigué il étudia la carte puis décida de reporter tout ce dont il se souvenait sur la sienne. C'est en le faisant qu'un détail lui sauta aux yeux. Au sud d'Argöz sa carte portait un symbole dont il trouva la signification en légende. Il y avait là des forages pétroliers. Du coup il commença à examiner le chemin que parcouraient les Groupes d'Armées Chinois. Il avait tout noté soigneusement, au fil des semaines, depuis le début de la guerre et Bodescu la lui avait mise à jour. Une armée suivait donc le sud de la Sibérie en direction de l'ouest, le chemin classique depuis la guerre de 1880. Une autre filait vers l'ouest à travers le Kazakhstan. Et un Corps d'Armée traversait le Tadjikistan, visiblement en direction du Turkménistan. Il étendit sa carte à côté de la carte militaire, réfléchissant. Pourquoi ces trois axes… non ce n'était pas ça la bonne question, c'était : pourquoi le Tadjikistan ? Puis il revint aux petites flèches des colonnes qui quittaient le tronc central et réalisa que chaque axe d'attaque donnait naissance à des rameaux qui s'en détachaient sans raison. Longtemps il resta devant ses cartes, jusqu'à ce qu'un sifflement monstrueux retentisse. L'artillerie chinoise remettait ça. L'impact parut tout proche mais Antoine avait maintenant suffisamment l'habitude pour savoir que l'obus était tombé à plus de cent mètres de l'abri. Les batteries européennes répondirent et le duel quotidien démarra. Il y en avait pour des heures. Felov entra, suivi d'Igor et Vassi, et d'un opérateur graphie du groupe de Transmission. Les deux premiers s'installèrent dans un coin, leur fusil posé à côté d'eux. C'était leur poste de combat. Vassi, tranquillement, allongea ses jambes, le torse calé contre la cloison et ferma les yeux. Ce type était étonnant. Il n'y réussissait pas tout de suite mais, très souvent, il s'endormait malgré les explosions ! Le radio s'était assis devant le poste 694 qu'il mit en veille sur la fréquence de la Brigade et posa les écouteurs sur sa tête. Comme ça il avait des parasites plein les oreilles mais il entendait un peu moins les explosions. Felov se posa sur sa caisse habituelle, adossé tant bien que mal à un pilier de bois. Il ne choisissait jamais une autre place. Comme si celle-ci lui portait chance. C'est vrai, Antoine l'avait constaté, beaucoup de soldats devenaient superstitieux, faisant les mêmes gestes dans les mêmes circonstances, s'installant de la même manière, derrière les sacs de sable, quand on craignait une attaque. Le jeune homme s'efforçait de ne pas se laisser aller. Il faut dire que les endroits où ils vivaient étaient assez restreints et la tentation, instinctive, de se placer au même endroit était grande. Ses yeux revinrent à ses cartes mais il décida de ne plus y penser pour l'instant et les rangea. *** Il était près de 23 heures, le bombardement venait de s'interrompre, quand Antoine décida de se rendre aux avants postes, les "sonnettes" en langage militaire. Il était fatigué mais se sentait nerveux et avait besoin de bouger. Chaque unité entretenait des postes de guet, 150 mètres en avant de leurs lignes, dans le no man's land, pour prévenir en cas d'infiltration ennemie, ou d'attaque surprise. - Felov, je vais aller faire un tour aux sonnettes, dit-il. Savez-vous où est le Lieutenant Brucke ? - Je crois qu'il est dans l'abri du Groupe Appui-mitrailleuses, Lieutenant. Je le fais prévenir, et je demande le guide, ajouta-t-il en saisissant un 536 qu'il porta à son oreille. Immédiatement Igor fut debout, donnant un coup de pieds dans les jambes de Vassi. Un quart d'heure plus tard Brucke arrivait. Antoine lui dit son intention et demanda, laconique : - Les Pelotons ? - Ca va. Labelle fait le tour de ses tranchées et discute avec les gars. - Ils le comprennent ? demanda Antoine. Brucke sourit. - Ils se sont demandé si c'était du lard ou du cochon, alors il leur a dit qu'il était "Qu'bécois" et le courant est passé. D'autant qu'ils ont appris, pour ses décorations. Pour le reste… Du regard il fit comprendre au jeune homme que tout se passait bien avec le nouveau. De plus en plus souvent ils se comprenaient à demi-mots, tous les deux. Antoine s'équipa soigneusement, vérifiant que sa gourde était bien fixée sur le côté gauche de son ceinturon, près de la fesse, puisqu'il allait être amené à ramper et qu'elle ne devait ni le gêner ni faire du bruit. Puis il s'assura du bon accrochage de ses grenades, dans les poches de poitrine et, sortant son arme de poing, il en contrôla le chargeur. L'expérience lui avait appris qu'il fallait toujours emporter l'équipement, même une gourde, quand on s'éloignait de son poste. On ne savait jamais ce qui pouvait survenir. Se retrouver sans rien à boire, par exemple, pouvait devenir intenable. Une fois de plus il se dit qu'il devrait bien demander l'attribution d'une mitraillette Thompson, malgré son poids excessif et sa piètre efficacité, au-delà de 20-30 mètres. Ici ce détail n'avait pas la même importance que lorsqu'ils intervenaient en qualité d'infanterie légère. Le guide, un caporal, arriva alors qu'il en finissait. Les avants postes étaient déplacés tous les deux jours, pour éviter que l'ennemi ne repère les emplacements et ne vienne faire quelques prisonniers, de nuit. Les soldats, toujours par deux, désignés pour occuper les trous d'hommes creusés dans le sable, ou dans des cratères d'obus aménagés, étaient des individus particulièrement calmes. Ainsi isolés, ils restaient donc, en principe, 48 heures à leur poste, s'y rendant et en revenant de nuit, avec un caporal. Sauf si les conditions interdisaient le trajet de retour avec un minimum de sécurité. Auquel cas ils se dissimulaient et patientaient jusqu'à ce que la relève arrive. Ils emportaient des réserves de rations pour cela. Ils possédaient aussi plusieurs mots de passe, chacun valable pendant 24 heures uniquement, et pour eux seulement. S'il se produisait une attaque ils étaient censés donner l'alerte en tirant une fusée rouge, avant de rentrer au galop. Antoine avait ajouté à cela un compte-rendu par radio, en cas d'incidents. Les guetteurs avaient un 536 allumé en permanence, le bruit de fond diminué au maximum, et des piles de rechange. Dans le dédale des trous d'obus il fallait vraiment un guide pour s'y reconnaître et trouver les bons emplacements, de crainte de tourner toute la nuit ou de se faire tirer dessus par un autre poste. Le guide était toujours le caporal qui avait été les installer. C'est ainsi qu'Antoine se retrouva en train de ramper derrière une forme sombre qui lui montrait le chemin. Lui même était suivi d'Igor, avec son 536 et de Vassi, qui ne portait, ce soir, que son fusil. Il savait très bien que Felov, sous prétexte de lui donner un agent de liaison pour porter des messages : Igor, lui avait affecté, en vérité, un garde du corps. La radio SCR 300 de Vassi suffisant largement à assurer ses communications, la plupart du temps. Mais cela partait d'un sentiment louable et il ne disait rien. En outre il aimait bien les deux hommes. Le sable était encore chaud et se montrait agréable, sous le ventre, pendant qu'ils progressaient, alors que le dos subissait déjà la fraîcheur de la nuit. Le guide ne parlait jamais mais se retournait pour faire des signes, sous le nez d'Antoine qui sursautait à chaque fois, avant de se retourner et de les transmettre à Igor, derrière. Il était déjà allé une nuit voir les avant-postes mais il ne gardait pas le souvenir que ce soit si loin. Ca n'en finissait pas, ce soir. La nuit était très belle et la voie lactée déversait une lumière étonnement vive entre les passages de petits nuages. Il finit par s'impatienter et allongea le bras pour saisir le pied du caporal. De la main il lui fit un signe que l'autre comprit. Il parut hésiter puis entreprit de se retourner pour venir coller sa bouche contre l'oreille du jeune homme. Quand il parla le chuchotement fut si léger qu'il était à peine audible. - "… va pas… ils auraient dû nous montrer qu'ils nous avaient entendus." Antoine savait que les hommes s'envoyaient des petits objets, cailloux quand il y en avait ou n'importe quoi, à la fois pour attirer l'attention de l'autre, ou pour lui faire savoir qu'il était repéré. Apparemment rien de tel ne s'était produit. Il tourna son visage vers l'oreille du caporal pour répondre de la même façon : - "A quelle distance est le premier poste ?" Quelques secondes avant la réponse : - "Pas plus de vingt mètres. Mais c'est le deuxième poste, le premier a pas répondu." Effectivement, à cette distance il y avait quelque chose qui n'allait pas… - "Votre avis ?" Il distinguait assez le visage du caporal pour deviner que le soldat, qui fit une grimace, était dans le brouillard. - "Ils ont pu s'endormir ? insista Antoine." - "Pas eux, je les connais bien." - "Vous êtes sûr que c'est le bon endroit ?" - "Je les ai amenés ce soir, à la tombée de la nuit. Il y a juste trois heures." Dans ce cas il n'y avait qu'une alternative, soit ils n'étaient plus là, soit ils n'étaient plus vivants ! Mais il fallait en être sûr. Un avant poste est un endroit trop capital. D'un geste de la main Antoine fit signe au caporal de ne pas bouger et se retourna lentement vers Igor, inquiet, qui avait amené son fusil devant lui. Il s'en approcha pour lui parler aussi discrètement : - "Problème avec l'avant poste… Vassi et toi écartez-vous l'un de l'autre, sur une ligne, prenez votre temps. On va tenter quelque chose, transmets à Vassi". Puis il revint à gestes lents vers le caporal - "Les gars connaissent bien votre voix ? chuchota-t-il à son oreille" - "Ben oui…" Antoine hocha lentement la tête, il savait maintenant ce qu'il fallait faire. Mais il eut un serrement au cœur et sut qu'il ne devait pas attendre sinon, s'il réfléchissait trop, il ne pourrait plus suivre son idée. Il se pencha à nouveau et donna ses ordres, lentement pour être certain d'être bien compris. Il devina, dans la faible lumière, la stupéfaction du caporal et lui tapa doucement le bras. Le type hocha la tête à son tour et se remit face au trou qu'on devinait à peine. Antoine calcula longuement ses gestes, vérifia qu'Igor et Vassi étaient bien en place, estima une dernière fois la distance puis saisit deux grenades, à sa poitrine, et mordit les goupilles avec les dents, l'une après l'autre pour les arracher, tenant serrées les cuillères des engins, inertes tant qu'il ne lâcherait pas celles-ci. Il vit le caporal se contorsionner pour tourner le visage de son côté. Il baissa alors brusquement la tête pour donner le signal au gradé qui se redressa à moitié, sur les genoux, et cria d'une voix qui dut porter loin : - Viktor, Pietro… taillez-vous, sautez hors du trou, VITE ! Antoine s'était redressé à son tour, sur les genoux et avait ramené le bras droit en arrière. Il lança la première grenade aussitôt le dernier mot hurlé, puis saisit la seconde et la balança. Il avait calculé que le temps qu'elles arrivent au-dessus du trou, les deux guetteurs, s'ils étaient encore là, pourraient s'éjecter. Mais il fut pris de panique en les imaginant, endormis… Il n'eut pas le temps de penser à autre chose. Il vit confusément le caporal se jeter sur le côté pendant qu'une rafale éclatait plus à gauche, ponctuée de brefs éclats lumineux, juste avant l'explosion de la première grenade. En même temps il enregistrait une série de claquements secs, de part et d'autres de sa tête. Puis il reçut une bourrade qui l'envoya bouler sur le côté. La deuxième grenade claqua sèchement à son tour, et il se retrouva, le pistolet à la main, en train de courir comme un fou en direction du trou, précédé par le caporal qui levait les genoux si haut qu'il en était risible. Il perçut vaguement les formes d'Igor et de Vassi qui couraient, déjà à sa hauteur, arrivant au trou. Le caporal plongea à l'intérieur et, dans le même mouvement, cogna de la crosse de son fusil un visage couvert de sang, qui se soulevait, provoquant une terrible nausée chez Antoine. Il était persuadé avoir reconnu un des guetteurs. Une voix criait, en lui, "qu'est-ce que j'ai fait, Mon Dieu qu'est-ce que j'ai fait !" Quand il reprit son calme il avait son bras armé tendu vers les formes gisant au fond du trou. Il mit un certain temps à traduire ce que lui disait son cerveau : il y avait cinq cadavres ici, pas deux ! Le caporal redressait l'un d'eux en disant d'une voix incrédule : - Regardez… regardez ce qu'ils ont fait, Lieutenant, ils les ont égorgés… regardez, c'est Pietro, c'est Pietro ! La tête du soldat ne tenait pas droite mais basculait en arrière, la gorge ouverte, le cou quasiment tranché sous la pomme d'Adam ! Vassi se tenait debout sur le bord du trou, le fusil pendant au bout du bras. Antoine ne voyait pas son visage mais devinait que le soldat était en état de choc. Il se détendit, l'attrapa par l'autre bras et le fit tomber lourdement en avant, sur les corps. Le gars commençait à pousser un cri de révolte quand des rafales claquèrent. On entendit les impacts dans le sable et les miaulements des balles passant au-dessus. Curieusement Antoine pensa qu'il avait eu droit à tout, ce soir. En Sibérie il avait appris à traduire les sons. Les balles qui passent tout près de votre tête claquent comme un coup de fouet : c'était la rafale, tout à l'heure ; et maintenant les balles sifflaient en passant, donc elles étaient à plus d'un mètre. Sans être dangereuses, bien sûr. Aussitôt il comprit que ce genre d'idées était une façon, pour son cerveau, de récupérer le temps réel, de revenir au présent, en lui envoyant ce message. Il lança : - Planquez-vous, tous ! Caporal trouvez le corps de l'autre guetteur. Igor contact le DAIR et dis que nos avants postes ont été occupés par les Chinois, dans ce secteur. Dis au Lieutenant Brucke de lancer un tir de mortiers au-delà de nos positions. Qu'on prévienne aussi la Brigade au sujet des avants postes. Vassi, mets-toi en position face à l'est, Caporal face au nord. Prenez les armes automatiques des Chinois, au besoin. Il est possible que leurs copains veuillent nous descendre avant de partir, on aura besoin d'une grande puissance de feu. Puis il se reprit, non pas vous, Caporal, utilisez votre Thompson, ce sera très bien. Il allait se pencher vers le fond du trou quand Igor lâcha d'une voix curieusement calme : - Les voilà, Lieutenant, de mon côté. Antoine se tourna et vit des silhouettes courir dans leur direction. Il se pencha et agrippa un pistolet-mitrailleur chinois, l'arrachant aux mains d'un mort avant de se lancer contre la paroi du trou, près d'Igor ; qui parlait dans son 536 ; levant son arme pour faire feu. Il fut surpris, à la fois par le hurlement strident de l'arme qu'il tenait et par le recul beaucoup plus faible que celui dont il se souvenait, sur la Thompson européenne. En revanche il se rendit compte que ses dernières balles se perdaient dans le ciel vers la droite. Il tint l'arme plus solidement et entreprit de lâcher des courtes rafales de quatre à cinq balles seulement et, cette fois, le canon du PM resta en ligne. - J'en ai aussi toute une bande de mon côté, lança le caporal, d'une voix cassée. Celui-ci commença à tirer une longue rafale de Thompson dont le son parut encore plus grave que dans le souvenir d’Antoine, qui changea de côté pour venir l'aider. Mais il ne put tirer que deux courtes rafales avant que la culasse, en claquant, ne lui apprenne que le chargeur était vide. En jurant, il se retourna une nouvelle fois pour fouiller le sol du trou, tant bien que mal, à la recherche des cadavres des Chinois pour trouver de nouveaux chargeurs. Il mettait la main sur un harnachement de poitrine quand le caporal cria : - Ils laissent tomber. On ne voyait plus rien, autour du trou. - Ils ne sont pas forcément partis, dit Antoine en s'efforçant de contrôler sa voix pour paraître calme. Continuez à surveiller. Il voulut demander à Igor de lui passer le DAIR quand une détonation sourde retentit dans les lignes amies, presque aussitôt suivie de cinq autres. Des départs de mortier. L'Adjudant-Chef Polewski n'avait pas perdu de temps, il commençait à arroser avec un tir d'interdiction. Sans avoir besoin d'attendre les impacts au sol, Antoine comprit que la direction était bonne. La cadence de tir montrait que Polewski savait ce qu'il faisait. Il tirait trop loin peut être, mais ainsi il était certain de ne pas bombarder le petit groupe des avants postes. Ils entendirent les sifflements des obus qui retombaient vers le sol, assez loin vers les lignes chinoises, après avoir parcouru leur trajectoire courbe. - Igor, passe-moi le 536… dit-il en tendant la main en arrière… - "Brucke ? Dites à Polewski de raccourcir de 100 mètres et d'arroser de droite à gauche… Et dites-lui aussi merci de notre part !" ajouta-t-il avant d'écouter la réponse de son adjoint. - "Les gars du Peloton de Wosjnek veulent sortir pour vous rejoindre." La voix de Brucke était tendue mais il restait concis. - "Attendons encore quelques minutes, Botulisme bis, répondit-il en corrigeant son absence d'indicatif de la phrase précédente, je ne suis pas sûr que tous les Chinois infiltrés soient partis. Inutile de leur donner de belles cibles. Mais ce sera nécessaire d'ici peu. Il faut vérifier nos autres avants postes dans la demi-heure qui vient, avant que l'artillerie ne se réveille. Faites préparer les guides pour chacun. En outre c'est au tour du Peloton Rouge de faire l'intervention, pas de raison de changer l'ordre des sorties." Il savait que Brucke décoderait facilement. Chaque peloton sortait à tour de rôle, Vert, le deuxième Peloton, avait assuré la dernière, c'était le tour du Peloton Rouge. L'arrivée de Labelle à sa tête ne devait rien y changer. C'était, au contraire, l'occasion d'apprendre quelque chose, pour ce gars. En tout cas de s'imposer comme patron de son unité. Il pensa fugitivement à l'engueulade de Van Der Schmil et se dit que cette sortie n'était pas si difficile, hormis le danger d'un tir d'artillerie. Cela, Labelle devait être capable de le comprendre seul, sinon il n'avait pas sa place ici, conduite héroïque ou pas. De toute façon Brucke le contrôlerait, avant qu'il ne quitte les tranchées. Dix minutes plus tard tout était encore calme et les mortiers avaient cessé leur tir. Par radio Antoine donna l'ordre au Peloton Rouge de s'infiltrer en silence, puis d'aller vérifier les autres avants postes. Assez vite des hommes se dressèrent près de son trou. Une voix chuchota : - Lieutenant, lieutenant ? - Je suis ici, répondit-il en reconnaissant le Sergent-Major Paramidès, l'adjoint de Labelle, qui sauta à l'intérieur au moment où le jeune officier ordonnait : "Nos gars ont été liquidés, on emmène leurs corps et ceux des Chinois aussi, il y a peut être des choses intéressantes dans leurs poches." Plusieurs silhouettes s'affairaient, soulevant les cadavres. Le temps passait trop lentement au gré d'Antoine qui reprit le 536. - "Rouge autorité, faites vite. Vous rendrez compte chez nous." Pendant qu'ils avançaient, courbés en deux cette fois, sur le chemin du retour, il s'aperçut qu'il tenait toujours le pistolet-mitrailleur chinois dans la main gauche et le harnachement dans l'autre. Il s'était rendu compte, depuis longtemps, que son petit 7,65 était dérisoire, dans une action comme celle là et qu'il devrait bien se décider à emporter quelque chose de plus sérieux. Finalement ces armes ennemies ne pesaient pas si lourd et il décida immédiatement de garder celle-ci ! Ils étaient à une vingtaine de mètres de leurs tranchées quand on entendit des bruits sourds au loin, dans les lignes ennemies. L'artillerie. Avant qu'il n'ait pu réagir il entendit le hurlement de Labelle, à une certaine distance : - En avaaaaant ! Il commandait un assaut vers leurs propres tranchées ! Pas bête. Antoine eut le temps d'apercevoir des types qui se redressaient un peu partout ; certains chargés de corps, sur l'épaule ; et se ruaient en avant. Ils furent à l'abri avant l'arrivée des premiers obus tombant derrière eux dans le no man's land, ce qui lui confirma que les Chinois avaient bien coordonné l'infiltration de cette nuit. Ils ne tiraient pas au hasard. - Ca va, Lieutenant ? Brucke était là. - Oui. Allons au PC, faites savoir à Labelle… non convoquez tous les chefs de Peloton et de groupe au PC. Je veux connaître le détail de nos pertes et savoir combien il nous reste d'avant-postes occupés. Il faudra aller en placer de nouveaux dès que l'artillerie se taira. Ils arrivèrent par deux, les responsables et leurs adjoints. Immédiatement Antoine leur demanda s'ils avaient eu des pertes. Il s'avéra qu'un seul avant-poste n’avait pas été investi par les Chinois. Il y avait donc six morts en tout. Une nuit coûteuse ! Le pilonnage continuait, dehors, obligeant à élever la voix et à s'interrompre quand un impact résonnait trop près. - C'est une leçon sévère que nous avons reçue ce soir, fit le jeune homme, d'une voix dure, quand tout le monde fut attentif. Nos sonnettes se sont fait surprendre. Je pense que les Chinois ne sont pas venus directement de leurs lignes sinon nos gars les auraient vus et auraient réagi. Ils ont dû faire mine de venir de nos lignes pour simuler une patrouille de chez nous. Ca signifie deux choses : que nous devons prévenir les guetteurs quand on fait une sortie, tout autre mouvement dans le no man's land est supposé ennemi, les radios sont là pour ça ; et aussi que nos hommes ne sont pas assez vigilants. Bien sûr je sais qu'ils craignent d'allumer un copain mais les mots de passe sont prévus pour sécuriser ces moments là. Les avants postes ne sont pas des vacances. Des commentaires ? Personne ne dit mot. Antoine observait Paramidès qui se retrouvait coiffé par un officier après avoir commandé seul le Premier Peloton pendant près de deux mois, après la mort de Woniew. Il ne paraissait pas faire la gueule. - Bien, regagnez vos postes. Brucke, Labelle, Vosjnek, vous restez un instant. Lorsqu'ils furent seuls Antoine s'empara du pot censé contenir 24 heure sur 24 du café chaud, et leur servit un quart à chacun. Puis il commença, leur tournant le dos, d'abord, pour se concentrer avant de leur faire face au fur et à mesure où sa colère éclatait. - Nous avons eu six morts inutiles, ce soir. Cela veut dire qu'il faudrait expliquer aux familles que ces hommes sont morts pour rien ! Vous imaginez ce que ça veut dire mourir "pour rien"? Pas par malchance, personne ne maîtrise sa chance, c'est la vie, tout le monde le sait et l'accepte. Enfin plus ou moins. Non, ils sont morts pour rien ! Bon Dieu, nous sommes comptables des vies qu'on nous confie. Un homme a le droit, inaltérable, de ne pas mourir pour rien ! C'est sa seule, son unique vie. Nous devons la protéger chaque fois que c'est possible… Je sais que nous sommes les premiers à la mettre en danger par les ordres que nous donnons. Mais s'ils la perdent ainsi, dans l'exécution d'une mission, ça a un sens, au moins. Même s'il est absurde de la perdre dans une attaque qui a pour seul objet de tâter les défenses adverses. Cette mission est foutrement contestable, mais elle existe, inhérente à cette guerre, qu'aucun de nous n'a choisie. Mais eux, eux ! Voulez-vous que je vous dise ? Ils sont morts parce que vous ne les avez pas suffisamment engueulés. Parce que vous ne leur avez pas botté le cul ! Est-ce que mon langage est assez imagé ? Engueulés pour qu'ils suivent les consignes à la lettre, mais aussi "l'esprit" des consignes. Ils ont un cerveau, ils sont capables de comprendre que vous ne pouvez pas tout prévoir, qu'ils doivent être méfiants. Et, ce soir, ces six gars là n'ont pas été méfiants. Tout ce qui sort du cadre que vous leur avez expliqué doit attirer leur méfiance. Tout ! C'est à vous de le leur faire comprendre. Des gens viennent de nos lignes ? Jusqu'à ce qu'ils soient reconnus comme amis il faut les considérer comme ennemis. Les mots de passe c'est fait pour ça. Pas pour amuser la galerie… Dieu, je suis furieux ! Furieux parce que ces morts auraient pu être évitées. Vous êtes des chefs, ça ne veut pas dire que vous devez être aimés, ça veut dire que vous transmettez les ordres et en donnez de votre propre initiative. C'est la seule chose importante. Le reste c'est du luxe. Alors réfléchissez. Cette guerre sera longue, d'autre occasions comme celle-ci se présenteront, je ne veux plus de ce genre de morts !… Voilà, c'est tout. Ils se levèrent lentement, sans un mot, et sortirent. Quelques secondes plus tard Antoine eut le sentiment qu'il n'était plus seul et se retourna. Bodescu était là, à la porte, le visage grave. - Il a drôlement changé le Petit Lieutenant, dit-il en allant se servir un quart de café… Le jeune homme comprit qu'il avait entendu sa sortie mais ça ne le contraria pas. Il était au-delà de la susceptibilité, ce soir. - Le patron sait qu'on est ami et il m'a fait une fleur en m'envoyant pour te cuisiner, ajouta le Capitaine en s'asseyant. Raconte. Avec beaucoup de détails. C'est de ça dont j'ai besoin, des détails. Tout, depuis la lumière, jusqu'aux effectifs ennemis, tout. Antoine alla s'asseoir sur une caisse et lui fit le récit détaillé de la sortie. Quand il se tut, Bodescu, toujours debout, montra le pistolet-mitrailleur chinois posé dans un coin. - Souvenir ? - Non. Usage. J'en ai marre des armes de mômes, ou des kilos superflus, du manque de précision et de portée de nos Thompson. De notre matériel dépassé, de nos équipements risibles. J'ai besoin d'une arme sérieuse. Celle-ci me convient. Elle est efficace. Chinoise ? Je m'en fous. Elle tue aussi bien des Chinois que des Européens. Pas réglementaire ? Rien à foutre. Quand on nous fournira de bonnes armes je les utiliserai, d'ici là je combats comme je l'entends, je me fournirai en munitions sur les corps des Chinois, Il y a un vrai dépôt de munitions, ici, devant… Tu diras ça au Général ! - Hé, ne me bouffe pas. Je ne suis pour rien dans la perte de tes gars. D'ailleurs tu n'es pas seul en cause. Les Chinois avaient lancé une opération d'envergure, on a trouvé les deux tiers de nos avants postes vides, ou les hommes massacrés. Trente deux types. Ca sent la préparation d'une attaque et c'est une information sacrément importante qu'on te doit. Le Général t'a plutôt à la bonne, ce soir. - Si tu savais combien je m'en fous. - Je crois que je le sais, Petit Lieutenant… Tu vois je m'aperçois, ce soir, que tu commences à ressembler à l'officier que j'aurais aimé être si, par lassitude, je suppose, le temps de paix ne m'avait pas conduit vers les Etats-Majors. Et ça me met plein de regrets au cœur de n'avoir pas su attendre… Bon, je ne pense pas que le Corps d'Armée tente une sortie générale pour voir où en sont les gars d'en face et gêner leurs préparatifs, mais si c'est le cas, fais gaffe à toi, mon camarade. On aura besoin de types dans ton genre d'ici à la fin de cette saloperie. Il ne lui avait jamais parlé comme ça et Antoine réalisa que son ami devait être assez mal dans sa peau. - Tu ne peux pas obtenir une affectation qui te conviendrait davantage ? On manque de vrais commandants de compagnies, je veux dire des militaires de carrière, bien formés. Bodescu s'assit à son tour et prit le temps de boire une gorgée de café. - Je suis formé pour le travail d'Etat-Major. C'est ça l'Armée, tu sers là où tu es le plus entraîné, en quelque sorte. Il y a maintenant deux ans que je suis officier d'Etat-Major, je commence à être rentable, après avoir été formé. Donc je reste à ce poste. - Mais tu as aussi une longue pratique de la troupe. - Exact mais je ne m'y suis pas distingué particulièrement. Je veux dire que je me débrouille plutôt bien à l'Etat-Major et que le patron s'en rend compte. Il ne veut pas perdre un élément sans histoire qui serait peut être remplacé par un réserviste à qui il faudrait tout apprendre trop rapidement. - J'ai parfois de la peine à comprendre ce qui vous motive, ou ce qui vous a motivés, vous autres professionnels. Bodescu leva les épaules. - Le besoin de servir. Un mot difficile à expliquer. Aucun de mes camarades de promotion n'avait la moindre idée de ce qu'est une guerre, bien entendu. Je ne sais pas s'ils auraient eu la même volonté s'ils avaient su… C'est vrai qu'on a beaucoup écrit, après la Première Guerre continentale et qu'on pouvait faire une projection pour s'imaginer la réalité des obus, des assauts, des cadavres et ces choses là. Je suppose que ça restait abstrait, pour nous, sinon il n'y aurait pas eu beaucoup de volontaires pour faire les Ecoles militaires. Tu sais, une chose irrite beaucoup les militaires d'active. Ils ont l'impression que dans une guerre ceux qui se distinguent le plus sont les réservistes, des civils ! Et, finalement, c'est vrai. Ce n'est pas une affaire de proportion, il y a davantage de réservistes qui se distinguent, au combat. Davantage ! Ca vient, d'après moi, de ce que des individualités se révèlent. Des gars qui n'avaient jamais pensé que leur vraie place était là, dans l'Armée, et que les évènements font émerger. Regarde les pilotes, pendant la Première Guerre. 95% des pilotes de chasse étaient des types mobilisés, et 98% des plus célèbres d'entre eux. J'ai eu un oncle réserviste dans l'aviation, en 1916. - Ca voudrait dire que l'état de guerre est nécessaire à l'homme ? Que la guerre représente une attirance telle que l'homme s'y découvre, s'y révèle, s'y dépasse ? Sincèrement je ne crois pas. Je sais que le fait de donner la mort a un effet pervers d'attirance. Le vieux démon de se montrer plus fort. Auquel certains succombent. C'est l'explication de quelques meurtres, dans la société civile. Mais ça ne veut rien dire, je pense. L'attirance est là, c'est évident, plus ou moins forte selon les individus, plus ou moins bien combattue, dans l'inconscient, par la morale apprise, par les tabous installés. Mais je crois que ce sont les circonstances qui nous mettent à l'épreuve, pas nos pulsions personnelles. Nous ne sommes pas tous des assassins en puissance, contrairement à ce que quelqu'un a écrit ! Même si je me pose parfois la question, ici, quand j'entends dire qu'un peu plus loin, sur le front, des gars comme moi, comme mes hommes, ont fait une patrouille et ont supprimé, froidement, les soldats Chinois qu'ils ne pouvaient pas ramener. Bodescu eut un sourire un peu triste. - C'est le juriste qui parle, là ? Antoine secoua la tête lentement. - Le juriste ? Tu sais, Capitaine, nous sommes plongés dans cette guerre depuis assez peu de temps, finalement, et je me rends compte que mes repères sont entamés. Le Droit était ma seule préoccupation, mon unique certitude. Aujourd'hui… je ne sais plus. Le Droit Constitutionnel est le plus important pilier de la civilisation humaine, celui qui tient tout en équilibre. Rien n'a changé, dans ce domaine, la guerre ne peut pas y avoir de conséquences. Cependant, est-ce moi, est-ce que j'ouvre les yeux, je ne sais pas, mais je pense moins au Droit et plus aux hommes, depuis des mois. Non, en fait je pense moins, c'est tout ! Juste un foutu réserviste, quoi. - Un de ceux qui font les héros. - Les héros ? Non grand Dieu, pourquoi dis-tu ça ? - Amertume d'officier de carrière, probablement ! C'est l'une des rancœurs des gens comme moi. Pourquoi faut-il que ce soit justement un réserviste qui se trouve là où une action héroïque se présente ? Nous on s'y est préparé pendant des années, on y a pensé, on en a rêvé, on a tout ce qu'il faut pour bien agir, les connaissances et le courage ; enfin souvent ; et c'est un petit Sergent, un Capitaine ou un soldat, avec seulement une expérience de quelques mois ou quelques années qui en hérite et récolte une gloire qui nous appartenait. - C'est ça ton rêve ? - … A dire vrai non… Je suis plutôt du genre à préférer une action réfléchie, cogitée, une belle manœuvre. C'est mon côté prétentieux, intellectuel, peut être ! Il n'empêche que je t'envie, Petit Lieutenant. Tu es au combat, tu t'y débrouilles vraiment bien, et moi je suis à l'Etat-Major, sans trouver le moyen d'aller là où je me sentirais à ma place. Enfin la chance se présentera peut être ? Les bonshommes sont bien complexes, hein ? Allez, je dois rentrer faire mon compte-rendu au Général. Salut Petit Lieutenant. Il n'en avait jamais tant dit, jamais tant révélé de lui-même. Il se leva et sortit, laissant Antoine décontenancé et touché de cette confiance. Machinalement il ramassa la mitraillette chinoise et l'examina longuement. Puis il entreprit de chercher comment elle se démontait. Après quoi il la nettoya soigneusement et s'occupa du harnais. Il contenait huit chargeurs pleins qu'il vérifia, l'un après l'autre, vidant les cartouches et les rechargeant. Enfin il s'efforça de les glisser dans un harnachement européen, avant d'empoigner l'arme et de la manœuvrer rapidement, découvrant la meilleure façon de la tenir, aussi bien pour marcher que pour tirer. Elle avait un canon court, une longue culasse, trop longue, d'ailleurs, une crosse métallique, et le trou d'éjection des étuis des balles tirées s'ouvrait sur le dessus. Il songea que les étuis devaient sauter devant le visage si on tirait à l'épaulé. Et pourtant elle lui paraissait meilleure que les armes européennes… Puis il haussa les épaules et, après avoir réfléchi, il s'installa pour écrire un nouvel article signé "le Vieux Gaulois". ** Chapitre 9 La fin de l'automne "1945" Il était tard, la nuit était tombée. Conrad Adenauer, le Président Allemand, venu spécialement de Berlin, était à peine sorti du Bureau Français et Meerxel se félicitait une fois de plus de l'avoir mis particulièrement à contribution. Le calme, l'apparente tranquillité, le talent d'organisateur, de fédérateur, d'Adenauer avait fait des miracles en Europe de l'Ouest. Celui-ci avait su mobiliser les énergies des industriels allemands et, surtout, provoquer des accords entre eux et leurs collègues européens afin d'augmenter les cadences de sorties de matériels dans les usines d'Allemagne mais aussi de Hongrie ou d'Italie. Chaque République était très jalouse de son indépendance, Adenauer avait su installer un climat de confiance, de collaboration avec les peuples européens de l'ouest et de Centre-europe. Il avait ces qualités germaniques de sérieux, d'obstination, de lucidité, mais aussi d'imagination. C'était un chef, un coordinateur qui avait le don de savoir s'entourer et le sens du contact. Conrad venait de lui faire le point de l'armement qui allait pouvoir entrer en production prochainement. La machine se mettait en marche et, surtout, Adenauer avait stimulé ses industriels au point que l'Allemagne était, des Républiques Européennes, celle qui s'agitait le plus, qui avait lancé le plus de projets. Devant une fenêtre du Bureau Français, Meerxel réfléchissait en regardant la pluie tomber derrière les vitres. Depuis plusieurs jours il pleuvait sans discontinuer sur Kiev. Une porte du bureau s'ouvrit sur Boulov qui dit : - Monsieur le Président, Madame Stavrou est partie. Le personnel de nuit est en train de s'installer seulement maintenant et le Général van Damen vient d'arriver. Il demande à vous voir d'urgence. Bien des choses avaient changé, au Palais de l'Europe. A commencer par le nombre de gens qui y travaillaient. Les couloirs, auparavant peu fréquentés ; enfin assez peu ; étaient maintenant arpentés par du personnel, la plupart du temps en uniformes, les femmes comme les hommes. Iakhio et Nyrup avaient recruté à tour de bras pendant qu'ils dirigeaient l'aménagement d'ensembles de bureaux et de salles de réunion désormais bourdonnantes, installées au "troisième et troisième étage bis", le bis comme on commençait à dire simplement ! Au Palais les étages étaient très hauts, comme dans les vieux bâtiments du siècle précédent et ils avaient eu l'idée de faire un demi-étage, aux plafonds de deux mètres vingt ! Une odeur de peinture régnait dans tout le bâtiment. Et des coups sourds provenaient des sous-sols. Un Régiment du génie de la Garde s'étaient installé dans les jardins, le long du Dniepr, et procédait à des installations, des agrandissements dans les immenses fondations du Palais, des salles de réunion, encore, des bureaux aux destinations confidentielles, des salles d'appareillage radio, des salles techniques, et aménageait un garage aux dimensions énormes, et même des tunnels qui aboutissaient le long du grand boulevard longeant le fleuve. Le Capitaine Biznork avait maintenant des bureaux et s'était fait affecter du personnel. Pour des raisons de sécurité et de confidentialité le personnel ancien du Palais avait, dans la mesure du possible, été "militarisé" et affecté sur place. A la réflexion Edouard Meerxel avait demandé un changement, dans le bureau Français. Un certain nombre des Présidents qui s'étaient succédé au Palais, avaient laissé un objet ou un autre et, pour qui savait regarder, la pièce était imprégnée de leur passage. Il y avait, par exemple, le petit tabouret rouge sur lequel Clemenceau avait coutume de reposer ses jambes quand il travaillait dans un fauteuil, des dossiers éparpillés sur des tables basses, pendant la Première Guerre. Il souffrait d'une mauvaise circulation du sang. C'était d'ailleurs le mal qui l'avait amené à ne pas demander un nouveau mandat et qui l'avait emporté, plus tard. Il y avait aussi le pot à thé, muni d'un couvercle, du Président van Prosten, un magnifique tableau de Rembrandt, installé par Pintola, qui reflétait bien le caractère austère de ce dernier. Meerxel avait donc fait installer sur tous les murs d'immenses bibliothèques, au bois clair ; de jolies étagères, plutôt, avec des niches pour rompre la monotonie et laisser la place à des objets ; assez peu profondes pour qu'il ne y entre qu'un seul ouvrage et que tous soient visibles. Il y avait fait disposer toutes les œuvres des philosophes, Grecs, Romains, Allemands, Français, Italiens, etc, dans des traductions françaises. Tous les philosophes européens. Pas tous anciens, loin de là. Il y avait aussi des auteurs politiques modernes dont la qualité des écrits justifiait la présence ici. Mais aussi des livres plus spécifiques comme le traité de Von Clausewitz et les Mémoires d'un certain nombre d'anciens Présidents ou d'hommes politiques de premier plan. Tous n'étaient pas ses ouvrages préférés mais il les considérait comme des références, auxquelles il voulait avoir accès. Depuis qu'il était entré en politique il avait énormément lu, même s'il ne se considérait pas comme un érudit. En tout cas cela donnait une autre allure à la pièce. Pas sombre, d'ailleurs car les reliures, de cuir, étaient de couleurs claires. Et pas toutes de la même teinte ce qui supprimait à la pièce son petit côté trop léché, un aspect "décoration". Le Président considérait qu'il s'agissait avant tout d'un bureau, d'une pièce destinée au travail, pas uniquement à la représentation. Meerxel n'avait pas posé de questions à ses amis, il avait délégué ses pouvoirs et leur faisait confiance. C'est au détour d'une réflexion qu'il apprenait, de Lagorski, la création d'une nouvelle unité de travail. Les deux hommes semblaient avoir la même idée sur leurs fonctions respectives, se voyaient apparemment souvent et puisaient largement dans les rangs de l'armée pour trouver les nouveaux collaborateurs qu'ils recherchaient. Mais pas seulement dans l'armée. Edouard croisait souvent des civils. Hors d'âge ou visiblement refoulés par l'armée pour une raison quelconque, une vue déficiente par exemple. C'est fou ce qu'il y avait comme gens portant de grosses lunettes au Palais de l'Europe… Lagorski s'était mis au travail avec un dynamisme étonnant. Comme si l'incident avec Valiu l'avait dopé. Il disait qu'il se constituait une armée de collaborateurs, il les appelait les "hommes de la Présidence". Il avait exposé son projet l'après-midi même de sa prise de fonction, après la conférence de Presse. Il avait expliqué que l'information était primordiale pour diriger, que le gouvernement précédent, au-delà de son incapacité, n'avait pas été assez informé de ce qui se passait vraiment dans le pays. Qu'il voulait pouvoir mandater des envoyés spéciaux n'importe où, dans une Brigade, au front, dans une usine, une administration, une Région, des hôpitaux, pour accomplir une mission d'information particulière et être certain de leur source, de la véracité de ce qu'ils rapporteraient. Des galons de Lieutenant et de Capitaine avaient soudain fleuri, au Palais. Il avait choisi beaucoup d'hommes et de femmes, assez jeunes, finalement. C'est ainsi que Meerxel avait rencontré ses premières femmes-Capitaines ! Iakhio avait aussi un "adjoint opérationnel", comme il disait, qui portait l'ancien titre de Chef de Cabinet. Un type assez jeune qu'il avait prélevé au Ministère de l'Enseignement, mobilisé sur place. Le Vice-Président, lui, avait recruté dans les administrations. On aurait dit que ses collaborateurs avaient le mot "haut-fonctionnaire" écrit sur le front ! Mais ils partageaient la jeunesse avec ceux du Directeur de cabinet. Il se produisait un fantastique rajeunissement des cadres à la Présidence. C'est Nyrup qui avait remplacé le personnel civil du Palais en procédant à des mutations. Désormais, les cuisiniers, les valets de chambres, les chauffeurs, les huissiers ; à part Boulov, inamovible par son dévouement à Meerxel ; étaient des militaires, caporaux ou plus gradés encore. Tous en uniforme impeccable. Souvent même des Sergents-Majors, de la Garde, en tenue de couleur gris souris, des Chasseurs en bleu ciel et des Légionnaires en vert sombre. Les couleurs avaient envahi le Palais de l'Europe. Un roulement permettait d'avoir presque le même nombre de personnels dans le Palais, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Quant au service de Sécurité, il était omniprésent. Dans chaque couloir, à chaque croisement, se tenait un sous-officier, devant une table et un caporal de faction, en arme non approvisionnée, et en grand uniforme, avec le béret de la même couleur ; des bérets imposés, assez heureusement, d'ailleurs, par Wodski, pour remplacer les casquettes, ou les képis vieillots, à part les légionnaires toujours en képi blanc. Et le Président s'était rendu compte que tout cela avait un effet sur les visiteurs. On sentait combien la guerre était présente, au Palais de l'Europe, et ça mettait les choses en place. Que des industriels viennent pour une conférence et ils comprenaient immédiatement quel était l'ordre des priorités. Il y avait la guerre, et puis tout le reste. Loin derrière. Psychologiquement l'effet était positif. Même les secrétaires étaient en uniforme, désormais ! Seule Mme Stavrou avait refusé de porter sa tenue de Sous-Lieutenant, nommée d'office à ce grade étant donné ses fonctions… Meerxel s'était décidé à la garder, il lui faisait maintenant confiance. Pour les visiteurs un autre changement était plus subtil. C'était l'apparition d'hommes, grands et bien bâtis, discrets, habillés en civil, systématiquement dans l'entourage du Président, dès qu'il sortait de son bureau. Il s'agissait de ce que Pilnussen appelait la Sécurité Rapprochée du Président. Il s'agissait d'hommes venant de la police et de l'Armée de métier, dont la vie avait été épluchée avec un soin incroyable. On leur avait demandé des comptes sur leurs déplacements passés, leurs voyages à l'étranger, leurs amis, leur mode de vie… Tous s'étaient portés volontaires à partir des critères exigés : mémoire photographiques, sens de l'observation et possédant une vue sélective, habileté au tir et aptitude au combat à mains nues ! Meerxel prétendait qu'il pouvait les reconnaître à leurs yeux cernés et leurs traits tirés ! Ils n'étaient pas beaucoup à avoir réussi tous les tests, et faisaient de nombreuses heures de service. On en recherchait toujours de nouveaux pour permettre, enfin, des tours de garde plus normaux. Les appartements du Président avaient été terminés et Meerxel disposait d'un ascenseur privé pour y accéder depuis l'antichambre du Bureau Français. Désormais tard le soir ou tôt le matin il travaillait dans le bureau privé de son appartement. Ce n'était pas une grande pièce, au regard des autres, mais il l'aimait bien. Les murs étaient couverts de soie brute d'un vert exceptionnellement tendre qui donnait une lumière claire à l'atmosphère de la pièce, et le plancher était composé d'une sorte de marqueterie de carrés de bois de cinq centimètres de côté, les uns clair, les autres foncé comme de l'ébène, composant un damier. Au point qu'on se demandait un instant s'il ne s'agissait pas plutôt d'un carrelage. Au besoin il recevait chez lui ses proches collaborateurs et souvent Nyrup et Iakhio restaient dîner avec lui c'était, pour eux, l'occasion de se tenir tous au courant. En réalité beaucoup de choses étaient en train de changer depuis l'incident du Sénat. Colombiani, mortifié par l'affaire de la motion de défiance avait mangé du lion. Il lançait ses réorganisations comme des campagnes militaires, ne tolérait aucun retard. Son premier discours radiodiffusé, musclé, avait reçu un accueil carrément enthousiaste de la population qui y voyait un véritable écho des paroles du Président. Au Sénat, où des bruits avaient inévitablement circulé, les représentants des Républiques composant la Fédération se demandaient toujours par quel miracle le Président avait réussi à faire retirer la motion, et lui montraient une certaine admiration pour son habileté politique. Darsay avait prétendu que son état de santé ne lui permettait plus d'exercer son mandat et son remplaçant élu, tout heureux, avait débarqué à Kiev. Valiu avait démissionné de son poste à la Direction du parti Radical, mais conservé son mandat de Sénateur. En revanche il montrait un profil bas qui surprenait tout le monde. Mais il en allait de même pour les leaders Républicains ! En vérité c'étaient les représentants des petits partis qui donnaient l'impression de régner sur l'assemblée, alors qu'ils représentaient le quart de celle-ci ! - Et comment se fait-il que vous même soyez encore ici, si tard, Monsieur Boulov ? L'huissier sourit largement comme il avait pris l'habitude de le faire depuis qu'il portait un râtelier de dents dignes d'une vedette de cinéma ! Ses collègues l'avaient si souvent charrié, en disant, qu'en apparaissant aux côté du Président, sur les photos publiées dans la presse, il représentait un peu l'Europe, qu'il souriait à tout bout de champ… - Vous n'avez pas encore dîné, Monsieur le Président, je vous servirai une collation dans votre salle à manger privée quand vous la demanderez. Meerxel sourit. - Il y a du personnel militaire pour cela, à cette heure-ci, Monsieur Boulov. Vous en faites trop, je suis gêné. Vous savez, je ne vous l'ai jamais dit, depuis des mois, mais vous êtes un homme précieux, pour moi. Bien, puisque vous êtes là, faites entrer le Général, voulez-vous. Et rentrez chez vous, s'il vous plait. Demandez au service concerné à ce qu'une voiture de la Présidence vous reconduise… Et ceci est un ordre, Monsieur Boulov. Van Damen pénétra à grands pas énergiques tout en saluant. Il avait l'air assez excité. Il était toujours Chef de l'Etat-Major Général par intérim. Meerxel avait eu d'autres préoccupations et Van Damen semblait pas mal se débrouiller pour que le Président repousse de semaine en semaine la recherche d'un autre officier plus qualifié à ce poste. Il avait d'ailleurs changé depuis cinq mois, le général. Il s'extériorisait davantage. Chez lui aussi des cernes soulignaient ses yeux, son visage s'était creusé, mais son expression était, paradoxalement, plus dynamique. Meerxel se leva et lui montra des fauteuils confortables, sur le côté. Les deux hommes s'y installèrent. - Pardon de vous déranger si tard, Monsieur le Président. - Vous avez certainement une bonne raison pour quitter votre bureau. On m'a dit que vous y dormiez, parfois ? Van Damen fut surpris dans son élan et acquiesça de la tête. - Alors souvenez-vous que nous sommes d'accord : cette guerre va être longue. Faites-en sorte de durer, vous-même, autant qu'elle ! Assurez-vous un repos normal sinon vous prendrez de mauvaises décisions et cela coûtera cher au pays. Nous sommes toujours d'accord ? - Vu sous cet angle, oui Monsieur. - Je veux que vous nommiez un médecin militaire auprès de vous et qu'il me fasse, chaque semaine, un bilan de votre état de santé. Je viens de prendre la même décision en ce qui me concerne. Vous le voyez il n'y a pas de favoritisme ! - Et à qui seront adressés vos bulletins de santé, Monsieur ? demanda Van Damen avec un petit sourire. Ce n'était pas de l'impertinence mais une bonne logique qui amusa Meerxel. - Ils iront aux archives de la Présidence, répondit-il en souriant. Maintenant que nous avons bien papoté dites-moi ce qui se passe. - Je suis toujours stupéfait de la part que tient le hasard dans la vie des hommes, commença le militaire. Lisez-vous les articles qui paraissent dans Kiev-Matin, Monsieur ? En particulier ceux qui sont signés "Vieux Gaulois"? A 04:00, chaque matin, les journaux de Kiev étaient apportés au Palais où Meerxel lisait les titres en se levant et parfois les articles qui l'intéressaient. Plus tard, dans la matinée, les principaux quotidiens des Républiques arrivaient, par avions militaires. Le Président voulait se rendre compte, d'un coup d'œil, de ce qui se passait dans la Fédération, même si son service de presse, bien étoffé, lui aussi, par Lagorski, lui faisait une revue de presse complète dès 11.00. Cette fois Meerxel était surpris et il se pencha en avant. - Je lis parfois cette rubrique du Vieux Gaulois. Qui m'amuse assez souvent, d'ailleurs, j'aime bien le ton de son auteur. Je les considère comme un baromètre de nos fronts. - Nous avons installé un service pour contrôler ce qui paraît dans la presse, afin d'éviter la publication d'informations malvenues. - Une censure assez douce, je suis au courant, mais une censure quand même. - En quelque sorte, je le reconnais, mais très souple, je sais que vous n'y êtes guère favorable. Nous avons un officier dans chaque organe de presse important. Pour le Vieux Gaulois nous avons pensé qu'il n'y avait rien de méchant, encore moins de dangereux, dans ce qu'il écrivait. - Je dirai même que ces articles, qui font vivre, souvent avec humour, nos soldats, sur le front, ont quelque chose de sain, pour la population, vous ne trouvez pas ? Même ses critiques ne sont pas acerbes et souvent positives. Il a beaucoup de bon sens, ce Vieux Gaulois, et il remarque des choses souvent pertinentes. - C'est ce que j'ai pensé aussi. Néanmoins, pour le principe, j'ai demandé à ce qu'on découvre leur auteur puisqu'il est interdit à un militaire de publier des écrits sans l'autorisation de ses supérieurs. Et il s'agit forcément d'un militaire. Jusqu'ici l'enquête n'a pas abouti. Les articles parviennent à Kiev Matin par la poste civile et viennent de la région de Brjansk. - Où voulez-vous en venir ? - Le contenu du dernier article parvenu a fait tiquer l'officier en poste au journal. Pas grand chose, à première vue, néanmoins il en a retardé, momentanément, la parution, le temps de réfléchir. Mine de rien le Vieux Gaulois pose une question, dans un court dialogue entre deux soldats. J'ai encadré le paragraphe, voyez. Il lui tendit une liasse de feuillets couverts d'une écriture nette, droite. Meerxel commença la lecture au début de l'article. Il en arriva à la partie encadrée qu'il entreprit de lire à voix haute : "Pourquoi ces maudits Chinois font tout le temps virer leurs sacrés Brigades de chars pendant leur avance ? Mon cousin Vladimir, qu'est sur le front sud, m'a envoyé une lettre. Il dit que c'est la même chose, là-bas. Nous on s'installe, on creuse comme des désespérés, une fois de plus, et voilà qu'ils s'arrêtent devant nos lignes et que leurs blindés filent vers le nord, ou le sud, ou j'sais pas où. Et on attend des jours, deux semaines des fois avant qu'ils attaquent de nouveau. Et on est là à rien faire. Y nous font lanterner exprès ou quoi ? Pourquoi pas avant, hein ? Ces salopards cherchent leur chemin ? Qu'est-ce qui peut les intéresser comme ça, Vieux Gaulois ? C'est la troisième fois qu'y nous font l'coup, au Kazakhstan". Meerxel fixa Van Damen. - L'Officier en poste à Kiev Matin n'avait pas de cartes d'Etat-Major précises. Il a donc adressé la lettre à l'Etat-Major où elle est tombée, par hasard encore, entre les mains d'un jeune Officier qui avait été lui même intrigué par ces divergences, sans en trouver d'explication. Il a réfléchi au sujet du paragraphe que lui indiquait son collègue de Kiev Matin. Il faut savoir que ce genre d'incident s'est déjà produit, une série de hasards qui nous fait découvrir quelque chose. Notamment pendant la Première Guerre, je m'en souviens. Nous découvrons, par hasard ce qui se passe devant notre nez. - Qu'a trouvé votre Officier, Général ? - Une bonne et une mauvaise chose, Monsieur. Il a prolongé l'axe de ces divergences chinoises ; assez peu étoffée, d'ailleurs ; sur nos cartes sans rien trouver. Puis il a fait la même chose avec une carte civile. Et là il a tout découvert. Il s'interrompit un instant puis laissa tomber : - Après ce que nous appellerons une divergence, selon ce que j'ai constaté, les colonnes prennent un cap moyen qui, après souvent plusieurs centaines de kilomètres à travers des territoires sans intérêt stratégique mène à des complexes pétroliers ! Loin, certes, mais incontestablement dans cette direction. C'est le point commun à chacune d'entre elles, sans exception, c'est pourquoi je n'ai aucune hésitation en ce qui concerne le but réel de ces divergences, j'en ai la conviction absolue. Aucune de ces colonnes n'est encore arrivée à destination, elles suivent une route irrégulière, comme si elles ne voulaient pas attirer l'attention sur elles, c'est la raison pour laquelle nous n'avions pas encore été alertés. Meerxel ne le quittait pas des yeux. Il finit par dire - Il y a autre chose, n'est-ce pas, plus important ? - Oui. La question que semble se poser, en passant, ce "Vieux Gaulois", et ses prolongements, à son insu, d'ailleurs, nous ont fait faire, aujourd'hui, un énorme bond en avant, Monsieur. Nous en savons beaucoup plus, ce soir, sur la stratégie des Chinois… En réalité nous la connaissons véritablement, maintenant ! Le Président resta d'abord silencieux, frottant longuement ses yeux avec ses paumes puis s'installa mieux dans son fauteuil. - Expliquez-vous, Van Damen. - Nous avions la certitude, moi le premier je le reconnais, que les Chinois voulaient en finir très vite. D'autant qu'ils en avaient les moyens. Que leur seul but était de foncer en avant, sans se poser de question. En réalité leurs plans, la stratégie de cette guerre, est beaucoup plus complexe… Ce Vieux Gaulois ne s'est, apparemment, posé qu'une question simple : pourquoi les Chinois font-ils diverger des colonnes, somme toute puissantes ; en raison de leur composition ; mais pas colossales ? Mais cette seule question nous a servi de détonateur. A propos de ce Vieux Gaulois, il s'agit, j'en ai la conviction d'un mobilisé, un homme qui raisonne bien. C'est tout. Un intellectuel, cultivé en tout cas, pas déformé par des mots comme "axe de marche, mouvements tournants, tenaille etc". Je pense qu'il occupe un poste où il a accès à des informations plus précises qu'un civil, mais pas tellement plus. En tout cas pas confidentielles. Un officier, certainement, journaliste très probablement. Un homme qui raisonne bien je vous l'ai dit. La question, et sa réponse, nous crevaient les yeux et l'un de nos officier d'Etat-Major aurait tout découvert, tôt ou tard, mais peut être bien trop tard, justement, ce Vieux Gaulois a eu le mérite, indirectement, de nous faire réfléchir plus tôt. Et la chance a voulu que l'Officier recevant la lettre, à l'Etat-Major, avait déjà été intrigué par le même fait. Ce concours de circonstances, en tout cas, nous a fait gagner ainsi un temps précieux. - Venez-en au fait, Van Damen. L'excitation du militaire lui faisait mélanger les priorités. - Il me paraît donc certain que le but de ces colonnes est bien d'atteindre les régions pétrolières, plus ou moins développées, ou même carrément primaires. C'est ce détail qui est important. Qui est révélateur. Et, pour nous, savoir cela change complètement l'allure de cette guerre. Si les Chinois acceptent de se retarder ainsi c'est qu'ils ont une raison sérieuse, primordiale, en fait. Ils ont besoin, leurs plans leur imposent, d'avoir accès à des centres de production de pétrole, quel qu'en soit l'état, car c'est le cas de beaucoup de ces sites, je vous le confirme. Nous y avons trouvé du pétrole, dans le passé, mais nous ne les avons pas, ou peu, mis en exploitation, très loin de là ! Autrement dit ce sont, soit de futurs puits, soit de futurs Centres, qui attendent la construction d'une petite raffinerie, ou d'un pipeline ! Cela signifie que les Chinois veulent tenir, en priorité, les régions productrices de pétrole ! Cela même au dépend d'une avance plus rapide. Pourquoi ? Parce que nous nous sommes trompés sur leur stratégie. Ils savent qu'au fur et à mesure où ils se rapprocheront de Kiev, nos troupes seront de plus en plus nombreuses et se battront de plus en plus férocement, que leur avance tombera, se ralentira forcément. Bref que leur victoire n'est certainement pas aussi proche que cela. Qu'elle passera peut être par une longue période, devant Kiev, par exemple. Or, c'est ce que je viens de réaliser, cette guerre-ci, avec la grande quantité de véhicules à moteurs, est très grosse consommatrice de pétrole, autrement dit d'essence. C'est une incidence que nous n'avions pas assez mesurée, évaluée, la grande différence avec la Première Guerre. Les Chinois savent que les distances vont être de plus en plus longues, depuis leurs propres centres de production, que leurs réserves de l'avant ne sont pas inépuisables et ils manquent peut être de moyens de stockage, à l'avant justement. Ils veulent donc s'emparer de nos installations, les mettre en production pour continuer la guerre. Sur notre dos, en quelque sorte. Utiliser nos propres richesses pour nous vaincre ! Sans avoir à compter sur des ravitaillements qui mettront des semaines à leur parvenir. Peut être ont-ils envisagé la possibilité que l'Europe ne s'effondre pas avec la prise de Kiev, qu'il leur faille poursuivre vers l'ouest, à travers l'Europe Centrale, peut être jusqu'à Paris, ce qui représente une toute autre guerre ! Et, surtout, ils ne veulent pas nous donner l'éveil. Ils ne veulent pas que nous détruisions ces gisements… Mais la grande nouvelle est la conséquence directe du raisonnement. Il m'apparaît qu'ils ont prévu une longue guerre, ils ne se sont pas préparés, comme ils le laissent penser, à une victoire éclair. Cela change tout pour nous, parce que nos plans reposaient sur cette analyse. Nous poussions l'entraînement de nos troupes dans ce but alors que nous avons maintenant le temps de le perfectionner. Rendre nos divisions plus efficaces, plus affûtées physiquement, plus aguerries. Le Président se repoussa en arrière dans son fauteuil en faisant une petite grimace et passa ses deux mains devant son visage qu'il frotta énergiquement. Il se sentait fatigué. Depuis son élection ses traits s'étaient accusés et il avait maigri. Il était encore plus mince, désormais. Il travaillait trop, le savait, tout comme il savait qu'il n'y avait pas d'autres solutions. Il avait beaucoup délégué et ne pouvait le faire davantage. Il fallait qu'il s'arrange pour tenir le coup. Nyrup Pilnussen semblait beaucoup plus mal en point que lui. Seul Iakhio tenait bon. - Prenons les choses par le début, dit-il. Comment précisément ces hommes ont-ils trouvé, Général ? - En changeant de cartes, comme je vous l'ai dit, Monsieur. Les cartes d'Etat-Major, sur lesquelles nous travaillons systématiquement sont très précises, mais ne mentionnent jamais, à l'inverse des cartes civiles, les informations d'ordres économiques ! C'est en consultant celles-ci, que l'Officier de Kiev Matin a eu la puce à l'oreille et que, de recoupements en recoupements, nous avons finalement compris. Si bien que, pour moi, cela ne fait aucun doute, le Vieux Gaulois est un civil qui a emporté une carte civile dans son paquetage. C'est ainsi qu'il a remarqué, purement par hasard, la coïncidence. Ou alors le hasard est encore plus grand : il n'avait rien remarqué et c'est l'officier de Kiev Matin ou mon officier d'Etat-Major qui a fait le rapprochement. Vous vouliez gagner du temps, Monsieur ? En voilà le moyen ! Cette fois Meerxel le regarda plus fixement. - Comment ? - Je réendosse mon rôle de stratège, à partir de ce que nous connaissons maintenant, ce que cherchent les Chinois : s'emparer de nos gisements et les mettre en production. Cela nous fournit donc une information vitale : contrairement à ce que nous croyions et à ce qu'ils nous poussaient habilement à croire… ils ont prévu une longue guerre ! Sinon pourquoi se préoccuper de leur ravitaillement en carburant ? Nous, nous espérions qu'elle serait longue, parce que cela signifierait que nous les aurions stoppés puis repoussés. Mais nous étions persuadés qu'eux comptaient sur une victoire rapide. Ce n'est pas cela du tout et cela change la psychologie, la stratégie, la façon de faire cette guerre ! Il s'interrompit et sortit machinalement un paquet de cigarettes de sa poche de vareuse avant de réaliser où il se trouvait. D'un geste Meerxel lui fit signe qu'il pouvait fumer et tendit le bras pour en prendre une également. - … J'ai revu la chronologie des opérations, depuis le premier jour, reprit Van Damen. Je me rends compte, maintenant, que leur avance pourrait être encore plus rapide, Monsieur. Je pensais que nos troupes se battaient bien, ce n'est pas seulement ça ! Les Chinois nous leurrent en nous le faisant croire. Ils paraissent regrouper leurs forces alors qu'ils laissent partir une Brigade blindée ! La réalité est qu'ils marquent volontairement un temps d'arrêt quand leurs unités de blindés divergent, pour laisser le temps à celles ci de s'enfoncer assez loin, de se faire oublier derrière une pseudo tentative d'occupation des territoires. Ceci vise essentiellement le Kazakhstan, le Turkménistan et l'Ouzbékistan. Ils n'envoient pas n'importe quelle troupe, mais des chars, qui peuvent faire le trou n'importe où, étant donné ce que nous pouvons leur opposer, à l'heure actuelle ! Le corps principal ne reprend pas son avance avant d'être certain que les Brigades divergentes n'auront pas d'adversaires sérieux devant elles, et aussi avant d'avoir reçu de nouvelles unités de chars en remplacement. Voilà pourquoi elles marquent le pas. En réalité leurs armées nous surclassent encore plus qu'elles ne l'ont montré jusqu'ici ! Avec le matériel dont elles disposent, ces avions JU 87 et Zéros, qui tiennent le ciel, ces nouveaux chars Leopards si puissants et rapides, leurs armées devraient être à plus de 500 km devant leurs positions actuelles ! Et nous avons crû que c'était à cause de nous, grâce au sacrifice de nos hommes… La situation est, moralement, pire, sachant ceci. C'est ce que j'appelais la mauvaise nouvelle. Nous ne faisons pas le poids, actuellement. Nous devrons forger une nouvelle armée beaucoup plus puissante, plus mobile, se battant mieux encore, plus économe de vies, pour vaincre la Chine, Monsieur. Voici la bonne nouvelle : ce soir, tout a changé. Nous pouvons maintenant deviner leurs intentions réelles et anticiper leurs manœuvres, la destination de leurs divergences, les anciennes et les futures. Ils ont un point faible et nous l'avons découvert. Nous avons perçu le mécanisme, le principe stratégique de leur guerre, leur but. - Dites m'en plus quand même, je ne suis pas un stratège comme vous sourit Meerxel. - Pardon, Monsieur, je me rends compte que je suis très énervé !… Les Chinois ont compris depuis longtemps que les territoires qu'ils veulent conquérir sont trop vastes pour une campagne éclair, même avec leurs divisions blindées, ils ont conçu depuis des mois, peut être des années, la stratégie d'ensemble de la guerre et savent, à chaque étape, ce que seront les suivantes. C'est dans leur mentalité, j'aurais bien dû m'en souvenir. Voilà pourquoi ce malade de Xian Lo Chu a pu annoncer il y a des mois, comment il partagerait l'Europe… Parce que toutes leurs manœuvres ont été prévues, planifiées dans le détail. Y compris nos réactions à nous. A la guerre, comme aux échecs, il faut anticiper les coups de l'adversaire, le forcer à se borner à parer vos actions offensives et, soi, garder l'initiative avant tout. Ils nous connaissent bien, leur campagne le montre, nous avons toujours fait ce qu'ils avaient prévu ! Ils ont anticipé. C'est très Chinois, cette longue préparation… - Il y a quelque chose qui me gêne dans votre interprétation, fit Meerxel en renversant la tête en arrière pour réfléchir. Le pourquoi de ce besoin de pétrole ? Ils en ont, pas beaucoup, certes, mais ils en ont. Protégeant d'une main la cendre de sa cigarette qui menaçait de tomber, Van Damen se leva sans façon pour aller chercher un cendrier et le posa sur une table, près de lui, avant de reprendre : - Pardon, je suis pris par mon sujet et je vais trop vite… J'ai fait faire une étude sur cette guerre, comparée à la précédente. Sur les besoins d'une armée en campagne, selon ses caractéristiques. La première conclusion m'a stupéfié. Nous savions que l'Armée Chinoise était rapide mais nous n'avions pas étudié comment elle s'y prend. Nous expliquions tout par la vitesse de leurs blindés. C'était très incomplet. En réalité leur Armée entière est motorisée. Leur divisions de chars consomment énormément d'essence, mais leur infanterie est transportée par camion, les énormes quantités de munitions dont ils ont besoin, sont également transportées par camion et non chemins de fer, trop exposés à des bombardements, leurs canons sont tirés par des camions, les vivres sont amenées par camion. Le nombre de véhicules est stupéfiant. Nous avions découvert l'élément stratégique du véhicule dans un conflit moderne pendant la Première Guerre, malgré les premiers chars. Ils ont repris le principe à leur compte et l'ont développé à un point que nous ne soupçonnions pas. Tenez ils ont même des motos side-cars pour guider le bon cheminement de leurs convois de camions, pour leur faire prendre le meilleur chemin ! Une sorte de circulation routière. C'est pour cela qu'ils ont développé une aviation aussi importante : pour tenir le ciel. Tout est lié. Parce que les pistes, les routes, les chemins, derrière leurs lignes, sont encombrées de véhicules à moteurs ! Ces convois vont, à ce propos, constituer des cibles pour nos groupes lourds de bombardement ! Tous ces véhicules consomment des quantités colossales de carburant… Pour l'instant les Chinois puisent dans des réserves qu'ils avaient dû mettre un long délai à amener près de leurs frontières. Mais ces réserves épuisées il va leur falloir les reconstituer, sans un trou dans le ravitaillement, il va leur falloir de nouvelles sources de carburant. Nos techniciens du pétrole me disent qu'à partir d'un puits il est possible de construire, rapidement, une petite installation de fortune qui raffinera du pétrole assez vite. Or, chez nous, tout a été paralysé, avant la guerre, par l'immense gisement de Ploesti, en Roumanie, qui est, cela dit au passage, hors de portée de leurs avions et de leurs navires qui devraient auparavant entrer en Méditerranée. Nos compagnies pétrolières ont fait des recherches, des forages dans beaucoup de Républiques de l'est. Seulement aucun ne permettait une extraction aussi bon marché, aucun n'était aussi bien situé, aussi central qu'à Ploesti. Si bien qu'elles se sont borné à répertorier les zones, faire des forages estimatifs… pour plus tard ! Ces puits étaient moins rentables, comprenez-vous ? Nos pétroliers n'ont pas cherché plus loin. Les bénéfices avant tout ! Mais pour les Chinois, en ce moment, la rentabilité importe peu. Ce qui importe c'est qu'ils puissent trouver du pétrole, le long de leur avance, qu'ils aménagent des petites installations pour le raffiner, artisanalement au besoin, de manière à alimenter le gouffre que représentent leurs véhicules. Nous mêmes n'avons pas de problèmes d'approvisionnement en pétrole. Outre Ploesti, les puits de l'Oural et de Sibérie sont plus proches, pour les campagnes orientales quand elles débuteront. Au besoin, nous pouvons aussi importer davantage de pétrole Arabe par la Méditerranée ou la mer Noire, proches, et que nous tenons à l'abri de leurs sous-marins par les défenses du détroit de Gibraltar commandant l'ensemble. Mais les Chinois n'ont que nos puits à nous, il les leur faut ! Tout puits les intéresse, sauf ceux qui produisent du gaz, bien entendu. - A votre avis, il vous paraît plausible, logique, d'envisager la construction de petites raffineries, dans le semi désert Kazak, par exemple. C'est tout de même énorme, une raffinerie, ce doit être long à construire ? - Je n'avais pas d'avis, Monsieur. Mais nos pétroliers sont formels. Cela coûte cher, mais l'argent n'entre pas en ligne de compte pendant une guerre. Ils sortiront de l'essence, c'est sûr. D'une qualité moyenne, ou médiocre, mais les ingénieurs mécaniciens Chinois sauront s'en arranger. - Et la construction de raffineries, même petites… - Ce ne seront pas des raffineries au sens où nous l'entendons à Ploesti, Monsieur, mais des petits éléments, constamment améliorés, agrandis, au fil des mois. Un élément par puits, probablement. Et la somme de ces petites productions sera suffisante, même au début, pour faire progresser leurs chars, leurs camions. Ils garderont le bon carburant pour leurs avions. C'est leur stratégie, Monsieur, j'en suis maintenant convaincu. Meerxel ne répondit pas, se leva et, les mains dans le dos, commença à marcher lentement à travers le bureau. - Pour la première fois, reprit Van Damen, sans que rien ne le révèle, et sans qu'il n'en ressorte de résultats apparents, nous pouvons, à leur insu, prendre l'initiative, Monsieur le Président, parce que nous avons deviné leur but ! Nous devons, maintenant, imaginer et mettre sur rails une nouvelle stratégie, parce que nous savons sur quoi pèsent leurs efforts et, surtout, parce qu'ils ignorent que nous l'avons découvert ! Tout est là, dans cette discrétion de notre part… Imaginez Monsieur, je raccourcis volontairement ma démonstration, que nous sabotions nos gisements en danger d'être capturés ; le premier le sera d'ici à une semaine, je pense. Ce sabotage survenant juste au dernier moment, avant de les abandonner. Mais imaginez que nous n'ayons pas de chance ; mauvaise disposition des explosifs, mauvaise qualité de ceux-ci ou des spécialistes amateurs, peu importe l'explication qui s'imposera à leur esprit ; mais nous les détruisons mal ! De telle manière que les puits soient réparables et non pas qu'il faille les reconstruire entièrement. Que vont faire les Chinois ? Il y a des réparations mais leur plan initial tient toujours. Ils vont immobiliser des troupes pour garder les lieux, pas des blindés, ce serait trop beau, mais de l'infanterie ; qui manquera néanmoins ailleurs ; amener du matériel de réparation depuis la Chine. Ce qui sera plus long que ce qu'ils ont prévu mais ça vaut toujours la peine. Ils feront venir des hommes, des spécialistes, de chez eux, pour diriger les travaux de réparation et de construction d'un élément de raffinage, avec nos ouvriers, probablement ; parce qu'ils auront besoin de main d'œuvre sur place ; afin de commencer la production le plus vite possible. Mais, imaginez encore, que nous ayons, des hommes dissimulés là sous de fausses identités d'ouvriers, capable de saboter, peu à peu, les réparations qui auront demandé, qui sait, plusieurs semaines d'efforts ? Alors cette unité de production ne sortira pas de pétrole avant plus longtemps encore ! Le carburant commencera à manquer, sur le front, ils devront puiser encore dans leurs réserves, en Chine, l'amener sur place. Bien sûr ils peuvent organiser un trafic depuis la Chine orientale et du sud, mais vous imaginez le nombre de camions, de chauffeurs, de citernes, de dépôts nécessaires à cela, et autant d'objectifs pour notre aviation ? Et ceci sur des milliers de kilomètres ? Une organisation colossale simplement pour remplir des réservoirs ; parallèlement à tous les vivres, les munitions, le matériel d'armement qu'ils devront acheminer depuis chez eux ; et ce toujours plus loin, dans l'hypothèse de la prise de Kiev ? Alors qu'ils ont prévu un autre système, une autre source d'approvisionnement ? Plus encore, imaginez qu'avant d'abandonner les puits, nous trouvions une bonne raison, logique, de défendre ces installations, que nous y amenions des troupes pour que leur chute en soit largement retardée. Nos unités devront abandonner, cela vous et moi le savons, mais au bout de combien de temps ? Le voilà, Monsieur, le temps dont nous avions tant besoin ! D'autant que nous pouvons aussi prévoir, dès aujourd'hui, un sabotage beaucoup plus réfléchi, plus complexe. Total. Avec un système de mise à feu qu'un homme seul pourrait effectuer, à retardement, des explosifs bien cachés, directement sur les puits déjà en place. Cela pour une destruction à longue échéance, lorsque le raffinage sera sur le point de commencer, ou même aura commencé ! Que nous ne mettrions en route que si les circonstances l'exigeaient. Une épée de Damoclès dont ils n'auraient pas conscience. Meerxel l'interrompit d'un geste et ouvrit la double porte d'une armoire qui révéla une immense carte allant de l'Ukraine et la Russie, au nord, jusqu'aux côtes Chinoises et le détroit de Béring, devant les côtes de l'Alaska. Van Damen vint le rejoindre et poursuivit en pointant un doigt sur les cartes. - Dans tout ceci, je pense essentiellement aux installations pétrolières, bien entendu. Mais le principe est valable ailleurs. Nous avons des centres métallurgiques en Sibérie, l'acier aussi sera une clé de cette guerre, mais de façon moins urgente. Nous pourrons y appliquer le même principe de sabotage à retardement, nos Corps-Francs sauraient le faire. Mais restons-en au pétrole, l'essence. Il leur faut impérativement nos puits du Kazakhstan, du Turkménistan, d'Ouzbékistan, de l'Oural, d'Azerbaïdjan, peut être. Je viens de demander, ce matin, toute une série de missions d'observations aériennes sur leurs axes de communication pour évaluer la densité de leur trafic par route, par piste ou par rail, en provenance de Chine, à l'heure actuelle, sans notre pétrole. Elles vont nous coûter cher en équipages mais elles sont vitales pour confirmer cette éventuelle nouvelle stratégie. Pour une guerre comme ils la font, aussi consommatrice d'essence, les Chinois sont dépendants des importations de pétrole ; leurs ressources sont trois fois inférieures à la seule Arabie Saoudite, et toutes leurs raffineries sont loin des frontières. C'est bien pourquoi ils ont besoin des américains à qui ils l'achètent très cher pour être livrés à Sittwe, en Birmanie ! Mais les Chinois n'ont pas seulement besoin de notre pétrole. Ce qui est valable pour le carburant l'est aussi pour nos régions agricoles, toujours pour éviter d'apporter tout cela à travers des milliers de kilomètres de pistes ou de routes, donc à consommer de l'essence ! Ils ont des millions de soldats à nourrir chaque jour… Meerxel remuait lentement la tête. Puis il tendit la main vers un bouton, sur la table, qu'il pressa. Une porte latérale s'ouvrit presque immédiatement et un Sergent-Major de la Garde apparut, se mettant au garde-à-vous. - Major, voulez-vous nous faire apporter quelque chose à manger, je vous prie, Monsieur Boulov avait fait préparer une collation pour moi mais je voudrais quelque chose de plus reconstituant, comme du caviar, du vin et de la vodka. Et pour deux, je vous prie. Vous ferez mettre simplement le plateau dans la pièce à côté. Et dites aussi à l'officier de garde que je veux des cartes d'Etat-Major précises de tous les fronts. Maintenant. Puis Meerxel se leva et se mit à arpenter le bureau en silence. Van Damen ne dit plus rien, laissant le Président réfléchir en paix. Les deux hommes se connaissaient bien, désormais, et savaient chacun comment l'autre fonctionnait. Il marchait toujours quand un Brigadier-chef entra, disant que la collation était servie, dans la "petite" salle à manger bleue. Il y en avait deux, à l'étage. La bleue se trouvait dans les appartements privés du Président, une autre beaucoup plus grande, où le jaune dominait, servait à des dîners plus importants et cérémonieux, même s'ils étaient privés. Les deux hommes s'installèrent et commencèrent à manger en poursuivant leur discussion. - Il y a d'autres conséquences à tirer de ce que vous avez étudié, Général, fit Meerxel. Ils ont copié notre invention que sont les chars, il ne faut pas hésiter à copier la mécanisation de leur armée. L'élément vitesse est apparemment déterminant, aujourd'hui. Et notre guerre de position, nos tranchées, doivent leur paraître ridicules, d'une autre époque. Ils ont réinventé la guerre de mouvements. La guerre de la cavalerie, la guerre des Huns, d'Attila et des Régiments de cavalerie de l'Empereur. Cela conditionne les études que nous avons lancées, les matériels que nous concevons, que nous mettons au point, les quantités de ces matériels, en particulier. Nous avons peut être tout vu trop petit. Je voudrais que nous regardions cela. Peut être même faudrait-il laisser nos jeunes officiers d'Etat-Major imaginer ce que devrait être une armée très mobile, leur laisser la bride sur le cou pour imaginer quelle forme devrait prendre une armée de ce genre, de quel type de matériels, d'équipements elle aurait besoin, compte tenu de cette grande mobilité. Cela va des bidons d'essence à… je ne sais quoi. *** Ils discutèrent longtemps avant que la fatigue ne tombât. Meerxel décida de faire une pause dans la discussion. - Ce Rédacteur en chef de Kiev Matin, vous pensez qu'il se taira Général ? dit-il finalement. Il n'y a pas de copie de cet article ? Une fantastique opération de silence va devoir commencer. Rien ne doit filtrer de nos intentions. - C'est l'officier en poste qui a ouvert l'enveloppe contenant l'article. Il a accès au courrier et l'a reconnue. C'est toujours le même genre, paraît-il. - Bien, mais que cela ne vous empêche pas de rechercher ce Vieux Gaulois. Il y a beaucoup de non-dits dans son article, j'aimerais connaître l'auteur… Même ; c'est possible ; s'il n'avait pas imaginé ce que ces divergences recouvraient. Cet homme est intelligent, il m'intéresse… J'aimerais le connaître. Lorsque vous l'aurez trouvé, si vous le trouvez Van Damen, je souhaiterais lui parler. Il réfléchit, la tête baissée, recouvrant machinalement une dernière tranche de pain d'une épaisse couche de caviar qu'il puisait dans un récipient sur un lit de glace. Puis il sembla se décider. - Van Damen, nous sommes à un tournant de la guerre, donc je vais vous confirmer définitivement dans vos fonctions de Chef de l'Etat-Major général. Plus de "provisoire" pour l'homme qui va mettre sur pied l'opération la plus importante, dont va certainement dépendre l'issue du conflit. Plus de demi-mesures. Désormais nous fonçons. Etoffez vos Etats-Majors avec les officiers dont vous aurez besoin, ou qui vous conviendront. Faites-vous seconder par des gens compétents, n'hésitez pas à prendre beaucoup de jeunes officiers et pas forcément de métier. Autant qu'il vous le paraîtra nécessaire. Si vous n'êtes pas satisfait de l'un ou de l'autre, virez-le sans attendre. Foncez, et sachez garder le secret. Entendu ? - Je suis à vos ordres, Monsieur. Effectivement je vais avoir besoin de beaucoup de monde, avec des compétences dans beaucoup de domaines. Je pense organiser un ensemble pour cela. Une grande partie des opérations proprement dites dépendra du Renseignement, division sabotages. Mais il me faudra des experts civils, également, pour imaginer la logistique, des nouveaux matériels en vue de déplacements rapides, des analystes travaillant dans la nouvelle optique de l'Etat-Major. Il s'agit d'imaginer entièrement une nouvelle Armée ! Et une très bonne couverture pour tous ces gens. J'y pense, peut être faudrait-il créer de toutes pièces un service, bien gardé, aux activités imaginaires, que nous déplacerions hors de Kiev. Il faut conserver impérativement le secret, c'est évident. Si les Chinois se doutent que nous avons compris ils feront l'impasse sur leurs réserves de carburant et fonceront en utilisant leurs ultimes réserves. Dans ce cas je ne sais pas combien de temps nous tiendrions. Ils pourraient être à Kiev au printemps. Et, j'y ai pensé en révisant mon opinion, la chute de la capitale aurait, à mon sens une importance terrible sur le moral de l'Armée. - Autre chose, Van Damen. Vous n'avez pas encore eu l'occasion de travailler avec le Premier Ministre, n'est-ce pas ? - Non Monsieur. Je le connais assez peu. - Désormais vous travaillerez totalement avec lui pour ce qui est du quotidien, du déroulement des opérations. Faites-lui confiance, c'est un homme qui vous ressemble. Je lui raconterai votre découverte, notre séance de travail et lui exposerai le plan dont nous avons dressé les grandes lignes. Et, à l'avenir, vous lui rendrez compte normalement du suivi, comme pour toutes les opérations de guerre. Mais je veux être au courant de chaque problème, chaque progrès, y compris de l'état d'avancement des matériels nouveaux. Je vous remercie d'être venu à moi, mais si les plans sont les vôtres, la conduite de la guerre est de notre ressort à tous les deux, Monsieur Colombiani et moi. En principe je décide essentiellement des lignes maîtresses, même si je veux être tenu au courant des opérations. Maintenant je voudrais revoir un peu ce que vous disiez plus tôt des transports de troupes blindés. *** Une heure plus tard l'officier de garde entra et prévint Meerxel qu'un appel téléphonique urgent attendait le général Van Damen. Le Président dit à celui-ci d'aller prendre la communication dans la pièce voisine où il serait tranquille. Quand l'officier revint Meerxel ne releva pas la tête mais lui dit de se réinstaller. Rien ne bougeant, dans la pièce, il leva les yeux. Van Damen était là, raide, le visage blême. Le Président se leva, fit le tour du bureau et prit l'officier par le bras. - Venez, Général, asseyez-vous… une mauvaise nouvelle qui vous concerne personnellement ? - Non, Monsieur… pour le pays. Une terrible nouvelle. Je… Il respira longuement avant de poursuivre d'une voix lente : - J'ai secoué nos services de renseignement. Un réseau très solidement implanté en Chine, en sommeil depuis longtemps après avoir été en danger pressant, a été réactivé récemment. Ses informations sont épouvantables. Et il semble qu'elles ont été recoupées ! Qu'elles soient bien authentiques. - De quoi s'agit-il, Général ? - Nous avions raison de nous préoccuper du problème des prisonniers, de nos prisonniers, qui mobilisent beaucoup de troupes ennemies et consomment une part de la nourriture amenée sur place initialement pour les soldats Chinois. Mais l'ennemi y a pensé avant nous. D'après notre réseau le Commandement Chinois avait prévu, dès avant la guerre, ce qu'il appelle d'un nom de code "la solution définitive". Il… il s'agit de les éliminer, Monsieur. D'éliminer nos prisonniers. - Eliminer ? - C'est ça, Monsieur, les tuer ! Meerxel répéta, mentalement, le mot comme s'il ne le comprenait pas, précisément. - Mais enfin ce n'est pas possible, Van Damen… Personne n'a jamais fait une chose pareille… Il doit y avoir une erreur quelque part, une mauvaise interprétation du Chinois, une mauvaise traduction, je ne sais pas ? Jamais, dans l'histoire de la civilisation humaine une armée n'a tué systématiquement des prisonniers, n'a été aussi barbare… Au-delà des difficultés matérielles à… Vous vous rendez-compte qu'il y aura des centaines de milliers de prisonniers… des millions même, avant la fin de cette guerre ? En même temps qu'il prononçait cette phrase le Président comprit que c'était vrai ! Il s'était souvenu d'un discours d'une personnalité Chinoise, dont on lui avait donné le texte, peu après sa nomination. Le ministre de la propagande Chinois disait qu'il faudrait bien que les européens "laissent la place, d'une manière ou d'une autre". C'était cela "l'autre". Voilà comment ils comptaient s'y prendre pour occuper la place !… Et, dans leur logique, ça tenait debout. Ca tenait sacrément debout ! Il se mit à marcher machinalement dans le bureau et son cerveau analysait avec une lucidité terrifiante ce que "signifiait", pour l'Europe, la disparition des prisonniers. C'était un plan inhumain mais, dans l'optique Chinoise, un bon plan. Qui avait sa logique. Après la guerre ; les hommes éliminés : des millions de soldats tués et les prisonniers assassinés; et aussi fous que cela paraisse ils finiraient probablement par en trouver le moyen ; les forces vives de la nation européenne, éliminées, donc, il ne resterait que des femmes, des enfants, des hommes âgés et les blessés… Il n'y aurait bientôt plus d'enfants "européens" à naître, et pour cause ! Le peuple européen disparaîtrait, en tant que tel, en deux générations, parce qu'il n'y aurait plus d'hommes, "Européens", pour le perpétuer ! Deux générations, soixante ans, cinquante, peut être, n'étaient rien pour les Chinois qui n'avaient pas la même notion du temps que les occidentaux. Cette élimination de masse, d'un ennemi, ne les choquerait pas ! Ca marcherait bel et bien… - Oui je m'en rends compte, Monsieur. Je ne sais pas comment ils vont s'y prendre poursuivait le général, mais ils ont l'intention de supprimer leurs prisonniers. Peut être peu à peu, j'ignore comment ils s'y prendront… C'est ce que vient de me dire un de mes adjoints. Nous avons reçu un long message de notre réseau. On ne nous dit pas quel est le moyen qu'ils vont utiliser mais voilà leurs intentions. - Leurs intentions, répéta Meerxel, leurs intentions… Il faut empêcher ça, Van Damen, l'empêcher. Il avait tourné le regard sur le côté et quand il revint au soldat celui-ci y vit une immense colère. Meerxel se dirigea vers la porte du bureau de l'officier de garde, l'ouvrit et lança : - Faites savoir que je veux voir le Premier Ministre toute affaire cessante. Le Vice-Président aussi. Je leur donne une demi-heure ! Et dites à mon Directeur de cabinet de venir… Et au Capitaine Biznork, aussi. La voix de l'officier se fit entendre. - Immédiatement, Monsieur le Président. M. Lagorski est encore au Palais. Meerxel retourna à son bureau. - Restez ici, Van Damen, je veux que vous assistiez à ce qui va suivre. Puis il se tut, assis à son bureau, les mains serrées sous son menton paraissant réfléchir intensément. Lagorski apparut très vite. - Iakhio, nous devons faire face à une catastrophe. Le Général va te tenir au courant. Soyez bref, Van Damen, n'évoquez, pour l'instant, que cette dernière nouvelle. Il ne sembla pas écouter la conversation des deux hommes, pourtant il se tourna vers eux quand ils eurent fini. Le visage de Lagorski était très pâle, lui aussi. Mais sa pâleur était celle du choc émotionnel, celle du Président était causée, maintenant, par une colère comme il n'en avait jamais connue. - Iakhio, pour moi cette guerre commence maintenant, ce soir. Elle sera sans pitié, tous les coups sont permis, désormais. Toutes nos armes seront utilisées, tout ce que nos techniciens mettront au point, tout… Colombiani et Nyrup arrivent, nous allons les attendre pour continuer. D'ici là le Général Van Damen va te dire ce qu'il a découvert aujourd'hui et qui va orienter différemment la guerre. Les deux hommes arrivèrent presque en même temps, un peu plus tard, suivi du Capitaine. Nyrup s'était vêtu rapidement et portait des vêtements d'intérieur. Colombiani, en revanche était en costume. Van Damen, machinalement, avait approché des sièges de la table de Meerxel et ils s'y assirent. - On a joint ma voiture par radio, Monsieur le Président, je devais intervenir, au Sénat, sur le débat concernant les budgets d'installations spéciales, dit le Premier Ministre. Il n'avait pas l'air satisfait mais Meerxel n'y fit pas attention. - Ce n'était pas une lubie d'homme de pouvoir, M. Colombiani. Général voulez-vous refaire votre récit une fois de plus ? fit-il en s'éloignant pour se tenir debout devant une fenêtre donnant au sud, vers le Dniepr qu'on ne distinguait qu'à peine. Quand Van Damen en eut terminé il y eut un long silence. Meerxel laissait aux deux hommes le temps de comprendre les prolongements de la nouvelle. Nyrup, accoudé à la grande table, les mains soutenant son visage, était silencieux. Les mains de Colombiani s'agitaient nerveusement. Puis Meerxel revint s'asseoir, interrogeant : - A moins que vous n'ayez une idée à proposer, Monsieur Colombiani, je vais vous exposer les miennes. - Je suis encore sous le choc, Monsieur, je vous écoute. - Bien… Nous ne pouvons pas faire connaître tout ceci aux peuples européens, évidemment. Ce serait catastrophique pour le moral de nos soldats, pour celui des familles qui ont des prisonniers et celles dont les enfants sont sur le front. Non, nous n'avons pas le droit de leur faire ça ! Et, surtout, nous devons garder notre sang froid, agir la tête froide, elle aussi. Nous avons, avant tout, un besoin crucial de preuves formelles, indiscutables. Des photos, des documents… Aussi difficile que la tâche puisse paraître, je m'en rends bien compte. Nous allons lancer une offensive, disons diplomatique, insidieuse. Les Chinois ne sont pas les seuls à pouvoir monter des coups… S'il y a un moyen de ralentir, ou d'interrompre momentanément, le projet chinois, c'est avec le reste du monde, je pense, qu'il faut le chercher. L'étendue de son horreur joue pour nous. Il s'interrompit, réfléchissant, puis ajouta : - … Je veux que l'on me prépare quelque chose, vous Général avec mon Directeur de cabinet. Voilà mon propos. Il va falloir faire courir, dans les grandes capitales du monde, le bruit de ce que nous venons d'apprendre. Sans que l'on puisse rattacher cette rumeur à nos personnels d'ambassades. Plutôt un travail d'informateurs installés dans d'autres pays ou peut être par le biais de certains représentants de la presse capable de garder le secret, si cela vous semble possible. Ils représentent un réseau mondial, beaucoup d'entre eux se connaissent, surtout quand ils sont détachés dans un bureau à l'étranger. Quoi que… non, cela ne doit pas être publié et le risque est trop grand. Mais ce doit être une rumeur visant les personnels diplomatiques ; qui parcourt la planète, sans épargner aucune nation, même la Grande Bretagne ; et vienne de plusieurs origines à la fois. Il s'agit de troubler les bonnes consciences, les amener à se poser des questions devant des on-dits qui se confirment les uns les autres, et à venir nous poser des questions. Et pendant ce temps vous allez mettre tous vos moyens de recherche d'informations là-dessus, Général. Vous vous efforcerez d'obtenir des preuves matérielles, plutôt que des témoignages qui pourraient être réfutés, aujourd'hui. Comment peuvent-ils s'y prendre pour éliminer des milliers de personnes ? Prenez le problème à la base. Les tombes en elles mêmes, les cadavres, posent des difficultés. Encore que non, ils ne se soucieront pas de tombes, au stade où ils en sont, ce serait une perte de temps et d'énergie, pour eux… Mon Dieu c'est atroce de parler ainsi ! Il se tut et se leva pour marcher de long en large, la tête baissée pour se concentrer. - Lorsque nous aurons ces preuves, alors seulement je mettrai au courant de la "solution définitive" certains chefs de gouvernement, ou leurs représentants. Mais seulement face à face. Ceci afin d'empêcher les Chinois de faire disparaître les preuves ou de les inciter à modifier, à seulement ralentir leur projet. Parce que je ne me fais pas d'illusions, Messieurs, quoi que nous fassions, nos ennemis chinois, ces fichus racistes, continueront d'appliquer leur "solution définitive". Ils ne renonceront jamais totalement. Ils sont comme cela. Même devant la condamnation du Monde. En tout cas tant qu'ils se sentiront puissants. Ils sont trop imbus d'eux mêmes, trop arrogants, trop sûrs de leur victoire, en ce moment. Mais que la situation change, sur les fronts, ce sera une autre affaire. Souvenez-vous de leur comportement après la guerre de 1880. Pendant trente ans ils se sont conduits comme s'ils commandaient au monde entier ! Dans tous les domaines… Si nos preuves de la solution définitive sont assez spectaculaires, leur refus de faire pénétrer la Croix Rouge internationale aujourd'hui dans les camps de prisonniers, par exemple, ne sera plus acceptable par le reste des nations. Et la Chine, aussi puissante soit-elle, ne peut pas se permettre, ne serait-ce que commercialement, de menacer le monde entier. Pas encore en tout cas… Elle aussi a besoin de contrats de fournitures avec d'autres nations. Des petites, c'est vrai, hormis les USA en sous main, mais elle ne peut disperser son armée dans de nouvelles invasions du sud-est asiatique… En revanche cette recherche de preuves doit se faire dans la plus grande discrétion. Une fuite et ils verrouilleront leur projet de telle manière qu'il n'y ait plus aucun témoins. Ni européens, ni Chinois ! Ils élimineraient même les leurs, j'en ai la conviction… Donc Général faites d'abord confirmer votre information par une autre source, et faites protéger ce réseau. Vos spécialistes sauront mieux que moi quelles mesures prendre. Ces hommes du réseau de renseignement qui opère en Chine sont des héros, ils ne doivent pas être pris par les Chinois. Protégez-les. Je sais que vos responsables du renseignement voudront continuer à les utiliser mais nous avons besoin de les garder en vie, vous comprenez cela ? Ce sont des témoins historiques. Pour plus tard, pour le moment où leur parole sera respectée, parce que confirmée par des faits. Pour le procès que je compte faire à tous ces racistes, ces criminels de guerre, une fois la paix revenue. Dites-moi ce que vous pensez de ce plan ou faites-moi d'autres propositions, Messieurs. - J'ai besoin de réfléchir, lâcha Pilnussen, en se levant. Ton plan me paraît tenir debout. En tout cas je ne vois rien de plus efficace, à l'heure actuelle. Mais j'ai de la peine à imaginer un consensus général de toutes les nations. Et, surtout, j'ai beaucoup de doutes sur la réaction chinoise. Ils n'ont que mépris pour l'Europe, ils sont, j'allais dire de bonne foi ! Ils se sentent véritablement, sincèrement, supérieurs aux autres races, en tout cas ! Je ne vois pas comment les amener à renoncer à leur projet. D'autant qu'il est d'une terrible logique, dans leurs plans lointains, je suis aussi de cet avis. Pour eux c'est une occasion unique de faire disparaître une autre race, en éliminant… disons les géniteurs ! Il y eut un long silence. - Moi aussi, Monsieur, dit à son tour Colombiani, qui paraissait écrasé, maintenant. Je crois que nous aurons, notamment, de la peine à convaincre les pays Nordiques, Suède, Finlande, Norvège et même l'Australie, la moins anglo-saxonne des nations issues de l'Angleterre. Ceci est si loin de leur mentalité, de la droiture nordique. Même les pays Arabes resteront sceptiques, je pense, mais eux moins pour la barbarie du projet, plutôt parce qu'ils ont une certaine notion de l'honneur. L'affaire est trop grosse, trop inconcevable ! Il faudra que nos preuves soient indiscutables, et encore. Je… je me demande comment une doctrine politique peut mener un peuple à accepter cela. Comment des hommes civilisés, érudits, et Dieu sait que les Chinois peuvent l'être, peuvent avoir imaginé cela. Comment même le racisme peut conduire à vouloir exterminer une nation, une nation entière ! Comment trouve-t-on des hommes pour exécuter ces ordres ? Il est presque dommage que nous ne puissions rien dire aux peuples d'Europe. Cela les souderait plus que tout autre argument. On lutte mieux quand on a le dos au mur, quand c'est soit vaincre, soit disparaître… Iakhio prit alors la parole : - Et si nous cherchions une solution militaire ? Si nous prévenions le gouvernement chinois qu'à chaque massacre nous pulvériserons une ville chinoise. Ces gens là ne comprennent que la manière forte, nous le savons tous, ils ne respectent que le vainqueur, le vrai vainqueur, celui qui ne tend pas la main. C'est bien pour cela qu'ils se sont redressés aussi vite, après l'Armistice. Parce que l'aide que nous avons apportée à leur pays, après 1920, les a incités à penser que nous étions, en réalité, des faibles. Un vainqueur n'aide pas un vaincu. En tendant la main il humilie le vaincu, qui perd l'honneur. Ils ne nous l'ont pas pardonné ! Meerxel secouait la tête. - C'est impossible, Iakhio. Dans les faits, d'abord. Comment saurons-nous qu'ils ont procédé à un massacre ? Nous ignorons tout de leur procédé. Par ailleurs si nous écrasions une ville la raison véritable serait divulguée très vite. Ne serait-ce que par la Chine, d'ailleurs. Les citoyens européens apprendraient ce que nous voulons leur cacher. Et d'un point de vue militaire cela nous coûterait très cher. Expliquez cela voulez-vous Van Damen. Le général se tourna vers le Directeur de Cabinet. - Sur le front nous sommes aujourd'hui trop loin des villes Chinoises importantes. En dehors de toute autre considération nos bombardiers lourds n'ont pas l'autonomie nécessaire. Il faudrait attaquer leurs côtes du sud-est, entre Canton et Shanghai, donc un raid à partir de porte-avions. Les appareils pouvant décoller d'un navire de ce genre ne sont pas grands et n'emportent pas beaucoup de bombes, Monsieur le Directeur. Même en réunissant toute la flotte de porte-avions que nous possédons nous ne pourrions pas raser une ville. Loin de là. Enfin ces porte-avions sont des cibles terriblement recherchées par la marine Chinoise. Nous pourrions bien les perdre tous en une seule bataille. Vous pensez bien que leurs sous-marins seraient à la fête avec autant de grosses cibles, mais aussi leurs propres porte-avions et leurs croiseurs lourds. La perte de nos porte-avions représenterait la fin de nos convois dans le Pacifique. Vous imaginez les conséquences… Ce serait cher payer la disparition d'une ville. Et nous ne pourrions certainement pas recommencer l'opération ce que les Chinois interpréteraient comme une victoire. Je suis désolé de vous répondre ainsi, Monsieur Lagorski. Tellement navré que nos armées ne soient pas capables de mieux défendre la nation… ** Chapitre 10 L'hiver "1946" - … Cousins, l'Europe part à la dérive, dit Gustave Stoops, le père de Mykola, d'une voix lasse… Il était vêtu d'un uniforme du Service de Santé, avec des barrettes de Lieutenant. Les vétérinaires, du moins ceux qui s'étaient portés volontaires, avaient suivi une formation d'assistants de salles d'opération. Gustave Stoops venait d'achever la série de cours et allait partir dans un hôpital de campagne, au front. Les Stoops, les Kalemnov et les Petri avait décidé de passer Noël 1945 ensemble. Venus en voiture ils s'étaient retrouvés à Minsk, chez les Petri qui habitaient une assez grande maison et pouvaient coucher tout le monde. On parlait de rationnement d'essence mais les mesures n'avaient pas encore été mises en application. La veille, Edouard Meerxel avait prononcé un discours, à la radio, et ils l'avaient écouté ensemble. Le Président n'avait pas mâché ses mots. Parlant d'une voix énergique, presque rageuse, il avait mis les points sur les i. -… "Il n'y aura pas de miracle, avait-il martelé, nous arrêterons les troupes Chinoises et les reconduirons chez elles quand les Européens l'auront vraiment décidé ! Tout dépend d'eux. Je veux parler précisément des populations civiles. Je ne peux pas dire que le sort de la guerre ne repose pas sur nos soldats, aux fronts, bien entendu. Mais eux je sais ce qu'ils font, je sais qu’ils donnent tout d'eux mêmes, je connais leur sacrifice, je l'ai vu, je me suis rendu sur les fronts ! J'ai vu leurs yeux cernés, leur visage amaigri, j'ai vu les pansements que certains portent, en premières lignes au lieu de se faire évacuer ! Ce que je dis c'est que nous aurons les moyens de repousser l'envahisseur quand nous aurons un meilleur matériel que lui, un matériel plus moderne, plus efficace, plus puissant, qu'il s'agisse de fusils, de chars, d'avions, de camions, de boites de rations ou de tenues de combat ! Quand tout homme capable de combattre sera à la place exacte qu'il est physiquement apte à tenir, dans une unité. Mais que le poste qu'il avait auparavant dans la vie civile aura été pris en charge par quelqu'un d'autre, qui que ce soit ! La situation est claire, c'est aux Européens de choisir leur destin, à eux seuls, à vous tous peuples d'Europe… Où vous laissez les Chinois nous envahir entièrement. Et entièrement cela veut dire, d'ici à deux ans, voir des soldats Chinois se promener en Bretagne, en Sicile, en Andalousie ! Parce qu'ils ne s'arrêteront pas à Lodz, à Budapest ou à Prague, oh non, ne le croyez surtout pas ! Ils iront jusqu'à l'Atlantique… Vous les verrez dans vos villes. Ils feront venir leurs familles et occuperont vos maisons. Cela voudra dire aussi obéir à de nouvelles lois qui feront de vous des sous-hommes, sans véritables droits, ou assujettis à des lois Chinoises. Cela voudra dire APPRENDRE le Chinois. Pas seulement nos enfants, dans les écoles, mais nous autres adultes aussi ! Ne plus parler nos langues européennes, ne plus les écrire ! Etre punis si nous sommes surpris à parler nos langues, interdites. Changer les panneaux au-dessus de la porte de nos magasins. Vous ne lirez plus "BOULANGERIE" mais des signes incompréhensibles, aujourd'hui. Changer nos façons de vivre… Ne croyez pas que ce soit des mots, ce que je vous dis là. Le Chancelier de Chine veut anéantir la culture européenne, pour la remplacer par la culture chinoise. Pas les laisser vivre l'une à côté de l'autre, non ! Effacer, anéantir notre passé, brûler les œuvres de nos anciens, Goethe, Voltaire, Tolstoï, Cervantès, Platon, Manzoni. Tenez, vous voulez manger avec des baguettes, Européens ? Cet exemple là vous le comprenez ? C'est ça que vous voulez ? Si cela vous convient, si c'est votre choix, dites-le ouvertement. Parce qu'il n'y a pas de juste milieu, pas de compromis. Nos filles, Européens, sachez qu'elles n'auront pas le choix, elles mettront au monde des enfants métis Cino-européns ! Ce n'est pas un argument politique, c'est la vérité ! Ou bien vous acceptez totalement ce que je viens de vous dire ou bien vous vous mettez vraiment au travail, dans la souffrance, en ignorant la fatigue, l'intérêt. Comme nos soldats, aux fronts. Eux ne comptent pas, ils se battent jusqu'au bout de leurs forces. Ils attendent ! En ce moment même, ils attendent, Européens. Ils attendent que vous leur donniez de nouveaux fusils, de nouvelles armes. Ils attendent que vos usines sortent une production sans failles, toujours plus importante, sans aucun défaut, aucun ! Aujourd'hui, Européens, tout dépend de vous, faites votre choix. Mais sachez ce qu'il y a de chaque côté de la balance, ne vous laissez pas influencer par les imbéciles, les criminels, les beau parleurs qui ne sont au courant de rien et disent que l'on peu toujours négocier avec tout le monde. Ce que vous pourrez négocier avec les Chinois, Européens, c'est la couleur des baguettes avec lesquelles vous mangerez !… Au poste que j'occupe c'est la réalité qu'on me rapporte et cette réalité est exactement celle que je viens de vous dire. Cette nouvelle année qui commence va être décisive. Nous allons encore reculer, sachez-le. Mais chaque kilomètre de territoire que nos soldats devront laisser aux Chinois coûtera de plus en plus cher à ceux ci. Jusqu'à ce que ce prix leur soit intolérable. Je suis là pour que ce jour soit le plus proche possible. Mais je ne peux aller chaque jour dans une usine, encourager ceux qui y travaillent et, en même temps, étudier les dossiers, prendre les décisions nécessaires, accomplir ma tâche. Je dois compter sur vous, comme vous avez le droit de compter sur moi." Il avait terminé brutalement, sur ces mots. Et les Clermont en étaient restés abasourdis. Jamais l'oncle Edouard n'avait eu de paroles aussi dures. Le lendemain, jour férié, un présentateur, à la radio, avait annoncé une nouvelle stupéfiante. On avait vu à Munich et à Milan ; des ouvriers ; âgés souvent ; des employés, se rendre à l'usine, dans leur entreprise faire ouvrir les portes et reprendre le travail ! La nouvelle avait traversé l'Europe comme un électrochoc. A Minsk, chez les Piétri, au petit déjeuner, Igor Kalemnov, avait hoché la tête en murmurant. - Je pensais pourtant que cette fois Edouard était allé trop loin. Hanna était également en permission, chez ses parents. Elle s'était engagée comme auxiliaire, dans l'Armée de Terre depuis peu et suivait une formation complexe d'assistante d'Etat-Major, réservée à des étudiantes diplômée d'université. C'est elle qui avait répondu à son oncle : - Peut être est-ce que nous ne connaissions pas vraiment l'oncle Edouard ? Ou peut être est ce que la fonction fait l'homme ? C'est à ce moment que Gustave Stoops avait laissé tomber cette phrase désespérée. Il enchaîna, après un long silence. - …Rien ne tient plus debout. Je suis effaré de ce que j'ai vu depuis quelque temps. Des décisions ne sont pas prises, la population s'agite comme dans un cauchemar, les gens ne croient plus à rien. Je n'étais pas bien vieux pendant la Première Guerre mais je n'ai pas souvenir de cette agitation désordonnée. Les magasins ne sont plus fournis régulièrement, les conversations, dans les cafés, sont mornes, sans éclat, sans vie, comme si le pays s'effondrait, comme s'il n'avait plus d'âme. - Mais il n'a plus d'âme ! Oncle Gustav, reprit Hanna en élevant le ton. Pas encore. Il est trop jeune pour cela. C'est ce que l'oncle Edouard s'efforce de lui donner, justement, enfin je le crois. A sa façon, en parlant crûment, en donnant des coups de pieds aux fesses des Européens. Il faut des évènements historiques pour que l'Europe prenne un virage important. La véritable union géographique de l'Europe remonte à la mort de l'Empereur, en 1831. A ce moment là tout aurait pu éclater. Mais on a élu le premier Président EUROPEEN Gunther Feldsdorff ! Depuis combien de temps parle-t-on deux langues dont le Français partout en Europe ? Enfin à peu près partout. Depuis la fin de la Première Guerre, en 1920, quand tant d'hommes d'origines différentes ont été amenés à se côtoyer. Le pays est trop grand pour que tout aille vite. Cette âme dont tu parles, justement, oncle Gustave, c'est peut être cette guerre-ci qui nous la donnera, qui fera de nous une véritable nation ! Gustav sourit tristement. - Ca me fait plaisir de t'entendre parler comme ça, Hanna. Ca me paraît un peu utopique, mais c'est bien que vous autres, la jeune génération vous ayez ce but, cet espoir. - C'est vrai que ce que l'on voit chaque jour n'est guère encourageant, dit à son tour Georges Piétri. Nous sommes en guerre depuis six mois mais il me semble voir toujours la même inorganisation. Au tribunal, chaque jour je vois autant de gens. Comme si on n'avait pas autre chose à faire qu'intenter un procès à quelqu'un. Ah c'est vrai, les avocats trop âgés pour être mobilisés, comme moi, gagnent de l'argent. C'est vrai que le nombre d'affaires ressortant des cours d'assises ou du pénal sont assez peu nombreuses. Il y a moins de crimes ou de délits. Mais le civil… Et c'est un signe, malheureusement. Tu as raison, Gustav. Je dirai presque… que l'Europe ne sait pas qu'elle est en guerre. Il n'y a pas d'insouciance, non, mais j'ai plutôt l'impression que les Européens ne veulent pas savoir, qu'ils se voilent les yeux. *** L'attaque Chinoise avait eu lieu en fin de nuit, et prit par surprise le 14ème Corps, au Kazakhstan, avec une préparation d'artillerie extrêmement courte mais d'une violence qui assomma les défenses. Le secteur du DAIR fut immédiatement submergé et le front céda en un peu plus de deux heures seulement ! Les défenseurs avaient l'impression que les Chinois étaient des dizaines, des centaines de milliers. Que les vagues d'assaut se succédaient les unes derrière les autres, sans interruption, au point qu'ils n'avaient pas le temps de recharger leurs armes, qu'ils devaient combattre à la baïonnette… Alors qu'il enfournait un nouveau chargeur dans sa mitraillette chinoise, Antoine avait vu Labelle, tenant un fusil par le canon, au milieu de soldats blessés et affalés contre une paroi de la tranchée, et se servant de la crosse comme d'une massue, pour les protéger. Il avait une nuée de Chinois autour de lui et faisait un tourbillon, créant un vide tout en hurlant des ordres, des encouragements à ses hommes blessés. A cet instant il sut que ce type était un bon, un vrai combattant et il éprouva une amitié instinctive, brutale, inconditionnelle, définitive, pour le grand Québécois, en le voyant lutter pour ses soldats. Puis une grenade offensive avait explosé dans la tranchée, pas très loin d'Antoine qui s'évanouit en subissant l'effet de souffle. Quand il reprit conscience, le ciel était strié de fusées éclairantes ; tirées à la suite les unes des autres ; qui donnaient assez de lumière pour y voir commodément. Les Chinois avaient toujours été forts pour ce genre de trucs. Avant même de se rendre compte qu'il souffrait des jambes et du bras droit il vit deux soldats Chinois, en tenue de combat noir, la mitraillette à la hanche, qui menaçaient un groupe de ses hommes, la tête basse, assis au fond de la tranchée, effondrés. Il se souvint de l'assaut, incontrôlable, d'une folle brutalité, des silhouettes noires qui bondissaient, tiraient, semblaient indestructibles, impossible à stopper. De l'impression d'impuissance qu'il avait éprouvée. De l'envie terrible de pouvoir, un jour, leur faire le même effet, de mettre en pratique ce que quelques mois sur ce front lui avaient appris… Des bruits de bataille venaient de derrière les lignes, assourdis, ici. Essentiellement des rafales d'armes automatiques, des explosions de grenades, sèches, quasi ininterrompues, et des coups de canons. Des chars, probablement, les tirs d'artillerie avaient cessé. Il se reprocha de ne pas avoir donné un ordre de repli, d'avoir été trop discipliné. Il aurait pu ainsi sauver une partie de ses hommes, leur garder leur qualité de combattants, d'hommes libres… Brucke était assis en face de lui, de l'autre côté de la tranchée, les yeux fermés, le bras gauche pendant le long du corps, une grande tache de sang s'étalant sur son épaule et son biceps et coulant jusqu'à sa main. Antoine tenta de se redresser mais sa tête se mit à tourner violemment et il retomba en arrière. - Ne bougez pas encore, Lieutenant, fit la voix de Vassi, sur sa droite, vous avez été commotionné. Et vous êtes blessé. "Commotionné"… il avait du vocabulaire, le petit père Vassi, songea curieusement le jeune homme dans un instant de lucidité. Il amena sa main gauche à ses jambes et tâta, doucement. Il y avait du sang, il en sentait l'humidité, mais qui ne semblait pas couler. Il explora ainsi son mollet gauche et la cuisse droite, trouvant trois plaies, puis sous l'épaule droite… La même chose. Des éclats de grenades, qui avaient tranché les chairs mais n'étaient pas restées, se dit-il, réalisant que la douleur montait, maintenant qu'il était conscient. Néanmoins ce n'était probablement pas grave. C'est ce qu'on disait des blessures de grenades offensives. C'était le souffle de l'explosion qui faisait le plus de dégâts. Elles étaient conçues pour ça. Surtout dans un endroit clos, ce qui avait été en partie le cas, dans la tranchée. Les grenades offensives étaient utilisées, dans une attaque, pour mettre des ennemis hors de combat momentanément, sans présenter de risques sérieux pour ceux qui attaquaient et les lançaient. Seules les défensives, avec leurs gros éclats de fonte, étaient vraiment dangereuses à l'air libre. Il lui faudrait nettoyer ses plaies assez rapidement, c'est tout. Brucke, en revanche, paraissait touché plus sévèrement. Sa tête avait cessé de tourner au fur et à mesure où la douleur des petites blessures s'intensifiait et Antoine se redressa à nouveau, lentement cette fois. Ne pas effrayer les gardiens. Il se rendit compte qu'il était à nouveau capable de réfléchir et fut rassuré sur son état. - Toi, comment vas-tu ? demanda-t-il à Vassi sans tourner la tête. - Ca va Lieutenant, pas blessé. Igor non plus, il est à côté de moi. Ses "déserteurs"… il eut envie de sourire. Un groupe sacrément soudé. - Brucke… Brucke ? dit-il en élevant légèrement la voix. La sentinelle Chinoise tourna la tête de son côté. Il exagéra instinctivement sa faiblesse et tendit, d'un geste mal assuré, le bras valide en direction de son adjoint. Leur gardien, dont on ne distinguait pas le visage, sous son casque rond, lâcha une phrase brutale dans sa langue. Antoine ne comprit pas un mot, évidemment, mais le ton suffisait à traduire l'intention. Le gars interdisait de bouger. Mais de parler ? La seconde suivante Antoine s'étonnait de l'allure du soldat. Il était petit. Comment un type aussi petit pouvait-il être un soldat aussi efficace ? Et puis il fut repris par la situation présente. - Ecoutez-moi, tous, dit-il sans s'adresser à personne en particulier et en modérant le son de sa voix, quelqu'un a-t-il un paquet de pansements sur lui ? Quelques secondes, puis plusieurs voix s'élevèrent lâchant toute une gamme de "oui". - Bien, que ceux qui en ont les sortent, à gestes lents, et les lèvent au-dessus de leur tête, compris ? Puis il baissa d'un ton… Vassi comment réagissent les sentinelles, je n'en distingue qu'une ? - Elles tournent leurs mitraillettes, Lieutenant. Elles s'énervent, on dirait. - Pansement, pansement… pour les blessés, lança le jeune homme d'une voix plus forte, en direction du chinois qu'il voyait. Le soldat fit un pas dans sa direction et Antoine crut un instant que l'homme allait tirer. - Blessés, blessés, des pansements pour les blessés. Antoine reconnut la voix d'Igor qui s'assit et tendit un paquet de bandes devant lui, en direction du Chinois. Celui-ci parut comprendre et adressa une longue phrase à son copain, plus à gauche, qui finit par hocher la tête. Le premier se retourna alors vers Antoine et fit un signe de tête, qui avait bien l'air d'une autorisation. Le jeune homme se sentait désormais assez bien pour bouger et il prit le paquet d'Igor avant de se glisser lentement en direction de Brucke. Celui-ci ouvrit les yeux et le reconnut, tentant une esquisse de sourire totalement ratée. - Comment vous sentez-vous, mon vieux ? - Pas fameux, Lieutenant. Désolé. - Votre blessure ? interrogea Antoine en s'efforçant en vain de déchirer la manche tachée de sang frais. - Un coup de baïonnette, sous l'épaule. Leurs saloperies ont des lames en forme de scie, la plaie doit être déchiquetée, ça fait un mal de chien… excusez-moi, Lieutenant, suis pas bien courageux. Il y a des gars bien plus touchés. Antoine réfléchissait à toute allure, maintenant, comme si son cerveau était dopé. Il se rendit compte qu'il était en train d'anticiper. Il se tourna lentement vers la sentinelle, comme si lui-même souffrait terriblement. - Sergent, avez-vous un couteau ?… un couteau pour couper la manche lança-t-il en direction du Chinois, l'affublant d'un grade pour le cas où le type en serait flatté, s'il comprenait le français. Il faisait mine de scier, avec sa main en bon état. Puis il songea à quelque chose et ajouta d'une voix qui portait, cette fois, en détachant les mots et sans cesser de scier dans le vide : - Le soleil du matin est plus chaud que le soleil du soir, enfoiré de raciste. Le garde ne réagit pas à la phrase. Il ne comprenait visiblement pas le Français. Parfait. Le Chinois eut un geste nerveux de sa main libre et se tourna une nouvelle fois vers son copain qui devait probablement être plus gradé. Ils échangèrent plusieurs phrases à toute vitesse et l'autre soldat arriva. Antoine recommença son manège en montrant la manche sanglante de Brucke et le pansement. Le second soldat eut un rire aigu et sortit sa baïonnette, se penchant en avant. Il y eut un instant de tension puis le gars commença à déchirer le tissu de la manche de Brucke… Aussitôt Antoine lui montra ses propres blessures à la cuisse, au mollet et au bras et le Chinois déchira les vêtements en se marrant. Le jeune homme hochait la tête en disant, à voix haute, comme s'il le remerciait : - Les gars, faites tous la même chose quand il passera à côté de vous, pour placer des pansements sur vos blessures. Je pense qu'ils ne connaissent pas le français mais n'ayez pas l'air de les insulter. C'est votre visage qui compte, pour eux, pas ce que vous dites. Que quelqu'un essaie de parler en russe pour les tester. Il commençait à mettre à nu l'épaule de Brucke quand il entendit, en russe : - Hé, mon torchon d'amour, viens me faire un bisou, là. Il ne reconnut pas la voix mais se dit qu'il avait au moins un homme qui avait gardé le sens de l'humour, dans ces conditions. Tout en s'efforçant de bander le bras de Brucke, qui avait refermé les yeux, il lança sans regarder ailleurs. - Ecoutez-moi, tous et passez le message autour de vous. Profitez de l'obscurité, tâchez de récupérer des couteaux, des trucs tranchants, n'importe quoi de pas trop grand, et planquez-les sur vous, dans vos godasses si vous le pouvez. Récupérez aussi de la nourriture, de la ficelle, ou des choses comme ça. Du matériel. On est prisonniers, maintenant, il va falloir se débrouiller pour survivre avec ce qu'on aura sur nous, alors faites marcher votre imagination. Attention pas d'armes, surtout, ils les trouveraient et vous en feraient payer le prix. Faites doucement pour ne pas les exciter. On a seulement quelques heures devant nous, jusqu'au jour, probablement. Au moment où on partira, si vous n'êtes pas surveillés personnellement faites les morts, pour rester là, et taillez-vous, ensuite ! Un homme avait dû sortir un paquet de sachets de sulfamides car l'un de ceux-ci lui parvint dont il saupoudra la plaie de Brucke, après avoir défait son pansement. Puis il retraversa la tranchée pour revenir à sa place. - Mettez-en aussi sur vos blessures, Lieutenant, fit une voix, pas loin. Il faut que vous guérissiez, on a besoin de vous. Il en fut étonnement remué, pendant quelques instants. Sur le fond le type avait raison et il utilisa pour lui-même, le sachet qui lui parvint peu après. - Tâchez de récupérer des gourdes, aussi, fit-il de la même manière, un peu plus tard. Et ne les balancez jamais, une fois vides. Ca c'est un truc de cinéma américain. Elles sont trop précieuses pour être abandonnées. Prenez aussi vos gamelles et vos quarts. Et que tous les blessés fassent semblant de beaucoup souffrir, il faut que les Chinois pensent qu'on est à bout de force, c'est important… Faites passer tout ce que je dis. Vassi ? demanda-t-il en se tournant pour la première fois vers le grand gaillard, est-ce que nous sommes les seuls prisonniers ou y en a-til d'autres ? - Tout à l'heure, quand vous étiez dans les pommes, j'ai entendu dire que toute la Brigade était rassemblée dans ces tranchées-ci. Plus loin, je ne sais pas. - Alors ce que j'ai dit doit parvenir à tout le monde, dans notre secteur ? - Je ne sais pas, Lieutenant, mais je vais me renseigner. Antoine passa la demi-heure suivante à réfléchir, la tête reposant en arrière. Il s'efforçait de se projeter dans l'avenir en se remémorant les lectures qu'il avait faites, des récits concernant les prisonniers de la Première Guerre continentale. Ses jambes et son épaule le cuisaient, surtout depuis qu'il avait mis des sulfamides sur les plaies, mais il commençait à s'y habituer. Somme toute il ne s'en sortait pas mal. - Ecoutez-moi reprit-il encore, si vous le pouvez récupérez les galons de nos camarades morts et planquez-les, vous les mettrez plus tard sur vos épaules. Je n'ai pas le temps de vous expliquer le pourquoi de tout ce que je vous demande, faites-moi confiance. - Même les galons d'officiers ? demanda une voix, plus loin. Ce fut un déclic, dans sa tête. Il nota l'idée, se réservant de l'approfondir plus tard. - Oui, surtout les officiers. Mais les sous-officiers aussi. Souvenez-vous de ça, encore : avant de parler devant un Chinois, efforcez-vous de savoir s'il comprend votre langue et demandez à des copains d'origine hollandaise, ou espagnole, ou hongroise, de parler à votre place. C'est notre atout de pouvoir parler trop de langues pour qu'ils les connaissent toutes. A priori soyez sur vos gardes en vous exprimant en français ou en russe. Au jour, le bruit de la bataille s'était assourdi. Les combats devaient se situer nettement en arrière, maintenant. Les lignes européennes semblaient avoir été assommées par la puissance de l'attaque. Les gardes Chinois avaient été relevés et les nouveaux, vêtus de tenues marron clair avaient d'abord paru menaçants mais s'étaient calmés en voyant les prisonniers gémir ou se plaindre, parlant tout seul. Les gars avaient bien compris et s'efforçaient de donner le change. - Lieutenant, pourquoi vous avez dit aux blessés de se plaindre ? murmura Igor, près de la tête d'Antoine. - Ca occupe les Chinois, répondit le jeune homme, ça leur donne une fausse impression et nos gars commencent à apprendre à lutter d'une nouvelle façon. Ils ont repris l'avantage, d'une certaine manière, ce ne sont plus seulement des vaincus, des veaux qu'on mène à l'abattoir. Ils se battent avec leurs armes à eux. C'est une nouvelle guerre qui commence, pour nous. Un nouvel état d'esprit à acquérir. On va tous devoir apprendre à mentir, à tricher, à jouer la comédie. - Bon Dieu, Lieutenant, on est prisonnier à peine depuis quatre heures et vous nous parlez déjà de nous battre ! Impossible de savoir qui avait prononcé ces mots. Antoine avait de la peine à reconnaître les voix de ses propres hommes, depuis qu'il avait repris conscience. - C'est maintenant qu'on va donner aux Chinois une image de nous mêmes, répondit-il doucement. Une image qu'ils garderont pendant assez longtemps. Ils ne doivent pas se méfier de nous, il faut les laisser penser qu'on est au bout du rouleau. Qu'on ne se relèvera jamais. - Vous voulez dire… pour s'évader ? reprit la voix, incrédule. - C'est à chacun de voir. Une affaire de conscience et de moyens. Certains seront enragés, voudront reprendre le combat et regagner nos lignes, d'autres ne seront jamais capable de s'évader, il ne faut pas les en condamner. D'autres encore essaieront n'importe quoi et se feront tuer. Une évasion se prépare, c'est ce qu'ont dit les anciens, les prisonniers de la Première Guerre. Mais, en même temps, il faut être aux aguets, prêts à saisir dans la fraction de seconde, une occasion qui se présente brusquement. Tout ça je l'ai lu, je n'ai pas plus d'expérience que vous tous. Mais le seul fait de le savoir nous donne un avantage, au départ. Il y eut des chuchotements, sur la gauche. Le message parvint dans leur coin. Les Chinois étaient en train de séparer les officiers des hommes. Antoine réfléchit rapidement. - Igor, Vassi, débrouillez-vous pour vous procurer des galons d'officiers, Sous-Lieutenant ou lieutenant, et mettez-les sur vos épaules. Vous serez censés commander les pelotons imaginaires 4 et 5 du DAIR, si on vous le demande. Pas le temps de discuter. Vous vous dévoilerez quand vous les aurez sur les épaules et demanderez à rejoindre les autres officiers de la Brigade. Déjà un détachement de Chinois, en tenue claire, des guêtres enveloppant leur mollets maigres, arrivait, l'arme à la hanche, quelques fois munies de baïonnette. Plusieurs sous-officiers qui portaient un signe jaune sur le devant de leur vareuse de toile, faisaient signe aux prisonniers de se lever. A coups de crosses les soldats ennemis faisaient mettre tout le monde debout, ne se préoccupant des blessés que si ceux-ci étaient capables de se redresser sur leurs jambes. Les autres étaient laissés au fond de la tranchée. Mais les Chinois leur marchaient dessus pour avancer… Des grondements de colère retentirent. - Du calme ! lâcha Antoine d'une voix forte. - On ne peut pas laisser faire ça aux copains ! gronda une voix. - C'est dégueulasse mais vous en verrez d'autres ! Ne les provoquez pas. Aidez les blessés à se relever. On n'est pas les premiers prisonniers qu'ils font. Ne leur donnez pas l'occasion de tirer sur vous. Eux ne demandent qu'à nous descendre ça leur simplifierait la vie. Plus ils ont de prisonniers plus ils auront de problèmes à les garder, rappelez-vous ça. On entendit une longue rafale, pas très loin, bien au delà du coude sud de la tranchée, suivie de hurlements de souffrance. Cela parut statufier les hommes du DAIR qui comprirent immédiatement ce qui se déroulait. Un sous-officier Chinois, petit, large d'épaules, dévisagea Antoine et lui lança quelques mots en désignant l'extrémité nord de la tranchée. Le visage fermé, Antoine inclina la tête et se pencha vers Brucke pour l'aider à marcher. Il reçut un coup de crosse au côté pendant qu'un Chinois hurlait. Antoine se retourna lentement et toisa le sous-officier en mettant le plus d'autorité possible dans son regard. Puis il montra les galons de Brucke et les siens et reprit le bras du Lieutenant. Cette fois le sergent le laissa faire. Plus loin, en s'éloignant, il eut une brusque idée et d'une voix forte, entonna une chanson populaire, qui avait fait fureur l'hiver précédent, dont il changea les paroles en un message pour ses hommes : - "Courage, les gars, la guerre n'est pas finie, souvenezvous de ce que je vous ai dit et répétez-le autour de vous. Le temps joue pour nous… Le temps joue pour nous." Derrière, il entendit un gars reprendre le refrain à son tour avec ces propres paroles : - "On essaiera de rester en contact, Lieutenant. Mais rendez-vous à Pékin." A Pékin ? Il était optimiste, le gars ! Néanmoins cette réflexion et cet adieu de ses hommes le remonta un peu et il souleva encore le bras de Brucke, qui grimaça mais ne se plaignit pas. - Attendez, Lieutenant je vais vous aider fit une voix, derrière lui. Il tourna la tête, reconnaissant Labelle, la tenue déchirée, la pommette gauche balafrée d'une plaie dont il s'efforçait d'étancher le sang avec un pansement. Le colosse prit le bras valide et une jambe de Brucke et le hissa sur ses épaules. - Plus facile, comme ça fit-il à l'attention d'Antoine et puis je commence à avoir l'habitude ! - Merci Léyon, lâcha Antoine qui ne vit pas le regard du jeune Sous-Lieutenant, s'allumer soudain. *** Combien ce train pouvait-il traîner de wagons ? Les courbes étaient rares, au Kazakhstan. Mais un capitaine affirmait qu'il avait regardé fugitivement par une lucarne et compté plus de soixante-dix voitures, ce que semblait confirmer l'allure faible du convoi, pourtant en terrain plat. Enfin des voitures… des wagons de marchandises, vides, au plancher lisse où ils s'entassaient à soixante dans un espace qui ne permettait pas à tout le monde de s'allonger en même temps, la nuit. Ils avaient trouvé, dans chaque voiture une petite caisse de vivres, des boites de conserves d'une livre et trois bonbonnes d'eau. Antoine essaya de prévenir les autres officiers de prévoir un rationnement mais ils prirent assez froidement ses inquiétudes sur les ravitaillements futurs. Il y avait là plusieurs commandants et lieutenant-colonels ; pas tous de carrière, d'ailleurs ; plutôt cassants, qui montraient bien que ses soucis étaient absurdes. Autrement dit bien dignes d'un jeune lieutenant sans expérience. Le soir même il n'y avait plus rien à manger ni à boire. Antoine se dit que c'était le premier enseignement à tirer de l'état de prisonnier. Le monde est peuplé de cons, comme disait Bodescu. Cela il le savait depuis longtemps, mais n'avait pas eu à en souffrir personnellement. Désormais il était décidé à ne pas dépendre des autres, se fier à son jugement et ne faire confiance à personne. Enfin personne hormis Labelle. Le Québécois n'avait pas dit un mot depuis qu'un garde Chinois lui avait ordonné de déposer Brucke sur le côté avant de monter dans le train. Il ne disait rien mais faisait comme Antoine, il observait, paraissait enrager de la sottise de leurs compagnons de wagon mais ne disait rien. C'était le prix de la survie, ils le découvraient. Ici, par exemple, ils auraient bien dû au début, emplir leur gourde d'une ration individuelle que personne ne leur aurait contestée. Pour la faire durer. Ils étaient d'ailleurs parmi les rares à porter une gourde au ceinturon. *** Trois jours qu'ils roulaient, crevant de chaud et de soif le jour, et de froid et de faim, la nuit. Le train avait d'abord été partagé en deux, à un aiguillage et la seconde moitié était partie vers le nord. Les distances provoquées par les grades commençaient néanmoins à s'effriter un peu, leurs compagnons étaient moins en représentation depuis qu'ils avaient été obligés de se soulager dans un angle du wagon… Ca vous remet tout le monde au niveau, de baisser culotte en public ! On les avait séparés des blessés, donc de Brucke, dès le premier jour de captivité, une fois arrivés à la voie ferrée. Un officier Chinois parlant le russe avait déclaré que les blessés seraient soignés à part et emmenés dans des trains-hôpitaux. Personne n'y avait crû après les exécutions sur le front ; hormis quelques optimistes à tout crin ; si bien que la séparation s'était déroulée dans un silence poignant, et que Labelle donnait l'impression de se reprocher l'éventuelle mort de Brucke. Antoine avait du lui parler sèchement pour lui faire comprendre que c'était le passé, aussi douloureux soit-il, qu'ils devaient penser à l'avenir. - Je suis trop en beau batèche, Lieutenant, avait répondu le Sous-Lieutenant. - C'est quoi ça ? avait fait Antoine, la nuque appuyée contre une paroi et tournant la tête légèrement de son côté. - En colère ! - Gardez-la bien au chaud, Labelle, entretenez-là pour ne pas l'user et qu'elle rejaillisse quand ce sera le moment. - Tabernacle, vous y pensez aussi, Lieutenant ? - Depuis la première heure. Je guette. - Moi aussi, fit le Sous-Lieutenant, je croyais que vous dormiez ! - Ne vous fiez pas aux apparences… Pas plus qu'aux grades des hommes qui nous entourent. Notre but doit être de retrouver nos hommes. Avant l'embarquement, au début du voyage, les prisonniers avaient été séparés de leurs officiers. Ceux-ci avaient essayé de se regrouper par unités. Mais ils étaient terriblement mélangés dans la colonne qui avait marché jusqu'à la voie de chemin de fer. Antoine avait fugitivement aperçu Moretti qui montait dans l'un des wagons de queue. Sans qu'il s'agisse, apparemment, d'une volonté délibérée des Chinois, de les séparer, mais plutôt du hasard, la colonne avait été scindée en petits groupes qui avaient grimpé en désordre dans les wagons. Si bien qu'un système s'était installé, au fil des heures de voyage. Les officiers criaient leur nom et leur unité par la dernière lucarne des wagons, à destination du suivant où le message était retransmis de la même manière jusqu'au bout du convoi. La voiture où se trouvaient Antoine et Labelle comportait en majorité des officiers de la 138ème Division d'Infanterie de Ligne, qui avaient tenu le secteur nord du front. Et leur présence n'avait pas l'air de plaire à Labelle ! Antoine n'en connaissait aucun. Au début cela ne l'avait pas trop gêné, mais après trois jours sans voir un autre visage familier que celui du Québécois, très silencieux, et au contact de gens irréalistes, son moral baissait. L'Infanterie de Ligne était connue pour marquer ostensiblement sa différence avec les autres corps. C'est ainsi qu'en caserne, les réservistes devaient se plier aux traditions vieillottes de leurs mess, s'asseyant à des tables désignées, et participant à la conversation sans jamais couper la parole à un officier d'un grade supérieur ! Antoine avait dîné, un soir, pendant son service, dans un mess d'Infanterie de Ligne et en gardait un souvenir d'humiliation. Comme la veille, où le train avait été scindé en plusieurs convois, recevant ensuite d'autres wagons sans que la raison n'en soit compréhensible, vers 17 heures ils s'arrêtèrent à un nouvel aiguillage. Il y eut des allers et venues sur le ballast puis des coups de sifflets et une haie de soldats chinois, mitraillettes braquées, s'installa de chaque côté du train, face à lui, laissant libre un espace de trente mètres. S'ils craignaient une évasion en masse ils avaient tort. Où aller dans cette immensité plate à perte de vue ? Les portes coulissantes furent ouvertes. Des voitures de tête et de queue des soldats chinois descendaient des tas de caisses de vivres et de bonbonnes d'eau que les prisonniers furent chargés d'aller chercher et d'embarquer à raison de deux caisses et quatre bonbonnes par wagon. Beaucoup d'officiers étaient passés sous le train et se soulageaient, pour une fois hors de vue. Antoine découvrit à cette occasion que les trois quarts arrière du train étaient occupés par des soldats tandis que les wagons de tête étaient réservés aux officiers. Sans traitement de faveur, d'ailleurs, ils étaient autant bondés. Il était en train de remplir sa gourde à l'une des bonbonnes, déjà entamée ; pas question d'être une autre fois victime des ahuris de Ligne ; lorsqu'une voix retentit : - Alors Petit Lieutenant, on stocke ? Il se retourna d'un coup découvrant Bodescu, l'uniforme déchiré, un pansement autour du crâne, sous sa casquette haute perchée, ainsi, mais souriant. - Dieu, Capitaine, je suis… enfin ça me fait plaisir de te voir, fit Antoine. Je me demandais s'il y avait des survivants de l'Etat-Major de la Brigade dans ce sacré train. - Pourquoi ? Pas content de tes copains de voyage ? - Labelle est avec moi mais les autres… Infanterie de Ligne, dit le jeune homme en prenant un air hautain : Taisez-vous et laisser faire ceux qui ont l'expérience et la Tradition. Les vrais pros, quoi ! Bodescu eut l'air de s'amuser. - Ah tu regretteras le bon temps, la franche camaraderie bon enfant de la Brigade, l'affectueuse attention du Commandant Moretti. - Tu as de leurs nouvelles ? Bodescu marqua un temps. - Rosner à été tué, Fanchons aussi, et Fousteiev. L'étatMajor a été décimé par la seconde vague. Ils ont mitraillé à tout va, en entrant dans l'abri. Et toi, tu as l'air de clopiner ? - Eclats de grenades. Agaçant mais pas grave si on peut désinfecter les plaies. J'ai mis des sulfamides, dans la tranchée, il faudra bien que ça suffise. - Pas de morceaux de ferrailles à l'intérieur ? demanda Bodescu soudain plus attentif. - Je ne pense pas. Labelle a une blessure à la joue. Sans gravité. Et vous, ce pansement ? - Coup de crosse. Ca va mieux mais je garde la bande pour jouer les abrutis quand ça m'arrange. Ainsi lui aussi avait deviné l'importance de jouer un rôle ? Décidément ils voyaient souvent les choses de la même façon tous les deux. - Dans quel wagon êtes-vous ? Capitaine. - Vers la tête du convoi, avec quelques types de la Division. A ce propos… Tu vas peut être m'expliquer quelque chose, Petit Lieutenant. J'ai reconnu plusieurs de tes hommes, dans un wagon, en venant par ici, seulement ils portent des galons de Sous-lieutenants ! Et l'un d'eux me semble bien les avoir taillés dans une boite de pâté… Alors ils avaient osé ! Antoine sentit une bouffée de soulagement. Il sourit. - Avant qu'on ne soit séparés je leur ai donné quelques conseils, notamment de ramasser des galons pour se les mettre sur les épaules. - Mais pourquoi ? Le jeune homme tortilla les lèvres, s'interrogeant sur ce qui avait été un réflexe plus qu'une idée réfléchie. - Mettre un peu de bordel chez les Chinois. Et… peut être l'envie d'en avoir près de moi. Je les connais bien, tu comprends ? Je sais ce que je peux attendre d'eux. Le regard de Bodescu fut plus brillant, soudain. - Est-ce que vous envisageriez de vous faire la belle, Petit Lieutenant ? - A dire vrai je ne pense qu'à ça depuis quatre jours, Capitaine, et Labelle aussi, bien qu'il parle peu. Mais pas n'importe comment et certainement pas ici, dit-il avec un geste vague vers le paysage. Il y eut un silence pendant lequel ils se regardèrent en face, un silence que finit par rompre Bodescu. - Alors tes hommes, les pseudos officiers ? - Je sais comment ils se battent. - Bien vu, mon vieux. Alors à partir de maintenant on ne se quitte plus. On fera ça ensemble. Je cherchais précisément quelqu'un en qui j'ai confiance et dans mon wagon j'ai bien observé les collègues sans en trouver un seul avec qui je serais tranquille pour risquer ma vie. En fait… je pense qu'on devrait rembarquer ensemble. Il suffira de monter parmi les premiers. Je parie que les Chinois se borneront à compter le nombre de personne qui grimpent dans chaque wagon, sans se préoccuper de savoir si ce sont les mêmes. A juste raison, en fait, ça n'a pas d'importance. Mais pour nous si. Viens, tu vas venir avec moi. - Attendez, il faut monter avec mes gars, dès maintenant, amenez-moi près de leur wagon, je préviens Labelle de nous suivre. - Confiance en lui ? fit Bodescu en le fixant. - Je l'ai vu se battre… je comprends pourquoi il a été promu si vite. Incroyable. Et il me suit sans discuter. Bodescu hocha la tête, acceptant une fois pour toutes, la décision du jeune homme. Labelle les avait vus mais n'avait pas eu un signe trahissant qu'il reconnaissait Bodescu. Pourtant Antoine savait qu'ils s'étaient rencontrés. Il en déduisit que le Québécois avait une bonne maîtrise de son visage et de ses émotions. Il lui fit un léger signe de tête et ils s'éloignèrent tous les trois vers la tête du train, sans se presser, mais sans traîner non plus, ne sachant pas combien de temps la pause allait durer. Quelques voitures plus loin Antoine repéra Igor, visiblement mal à l'aise au milieu des autres officiers. Il vint se placer derrière lui, devant ce qui restait d'un tas de caisses et dit d'une voix naturelle : - Igor, vous êtes combien, ici ? Le soldat se retourna d'un bloc et poussa un énorme soupir soulagement. - Vassi, Parkimski et Kovacs, Lieutenant. A mon avis il y en a pas d'autres, je les aurais repérés. - Bravo, trouve tes copains immédiatement, et revenez vous placer devant ce wagon là, dit-il en désignant une voiture au hasard. Au passage remplissez vos gourdes ras bord avec des bonbonnes entamées, et prenez des vivres, s'il en reste encore. Igor entamait un salut quand Antoine lui saisit le poignet au vol. - Tu es Sous-Lieutenant, Igor, tu ne salues pas à tout bout de champ, mets-toi ça dans le crâne ! Le soldat eut l'air désemparé, un instant, puis hocha brièvement la tête avant de s'éloigner. - Ca ne va peut être pas être aussi facile que tu le pensais, au début, mon vieux, fit Bodescu en regardant autour d'eux. Antoine nota au passage l'expression. C'était la seconde fois que le Capitaine l'appelait ainsi. Et c'était nouveau, dans leurs relations. Une complicité, probablement. Labelle avait l'air de se chercher une attitude, quelques pas derrière les deux hommes. Bodescu se retourna vers lui. - Sous-Lieutenant Labelle, nous sommes désormais prisonniers… pour un certain temps en tout cas. Considérons-nous donc comme des camarades. Le temps passé avec des galons sur l'épaule ne compte absolument pas. C'est l'homme qui les porte qui est important. Le Lieutenant Kouline a confiance en vous, vous avez donc également ma confiance totale. Est-ce que ça vous va ? La bouille de gamin sage de Labelle s'épanouit. - A nous tous on arrivera bien à filouter cette bande de cabochons, Capitaine. - … bande de quoi ? fit Bodescu, interloqué. - Des imbéciles, expliqua Antoine. Tu t’habitueras. Ils firent mine de s'occuper de charger les dernières caisses en attendant les hommes qui arrivèrent, comme des chiens de chasse qui repèrent le chasseur. Frétillants. Tous quatre portaient des galons bricolés de Sous-Lieutenant. Tant mieux, tout aurait pu être plus difficile si l'un d'eux avait récupéré des barrettes de Commandant ! Antoine les interpella avant qu'ils n'aient pu dire un mot. - Bonjour Messieurs, dit-il en insistant sur le mot, qui n'était pas du langage des hommes de troupes, mais du monde des officiers, ils le savaient. Nous allons tous monter dans le même wagon. Ne parlez pas plus que nécessaire, le temps de vous habituer à votre nouvelle situation, et restez près de nous, dans le train. Et ne saluez pas, compris ? A partir de maintenant nous formons un groupe, rien ne nous séparera plus, compris ? Les quatre hommes hochèrent la tête, regardant autour d'eux. - Vous savez, Lieutenant, on a obéi mais on se demandait bien pourquoi vous nous aviez dit ça, fit Kovacs, un petit homme blond, le visage étroit, presque sans menton, tout fluet d'apparence, alors qu'Antoine savait qu'il était docker itinérant sur le Dniepr et fichtrement costaud. Antoine le fixa puis demanda : - Tu veux rester longtemps prisonnier de guerre ? Le gars parut ne pas comprendre puis il réalisa le sous-entendu et son visage s'éclaira : - Oh, moi j'aime le changement, vous savez, voir du pays. - Et vous ? ajouta le jeune homme en regardant les autres. - Pour nous, laissa tomber Vassi en désignant Igor du doigt, il n'y a pas de problème, on ne vous quitte pas. Tous les regards se portèrent vers Parkimski qui se balança sur ses jambes avant de répondre de sa voix rocailleuse : - Moi du moment que les officiers sont correc' je les suis. Il n'était pas sûr d'avoir bien compris la conversation et s'en était tiré avec une pirouette. Il était comme ça. Berger du Caucase, il ne parlait guère. C'était un type quelconque qui n'attirait pas l'attention. Tout était banal chez lui, taille moyenne, visage passe partout, cheveux châtain clair, il ne se signalait jamais. Mais son travail était toujours bien fait, dans les temps et sans demander l'aide de quelqu'un. Il se débrouillait seul. Il serait sacrément limite, dans son rôle d'officier, mais il apprendrait quelques formules capables de le sortir d'affaire, en cas de besoin. - Tu me fais confiance ? répondit Antoine. - Bien sûr, Lieutenant ! Il paraissait presque indigné de la question. - Il faudra être patient, les gars, poursuivit le jeune homme. Et faire confiance au Capitaine Bodescu aussi. Pour les détails pratiques, au début, copiez le Lieutenant Labelle, vous portez les mêmes galons, il sera votre chef immédiat. Mais vos galons ne veulent pas dire que vous pouvez en faire à votre tête, attention. Maintenant restez à proximité de la porte et quand les Chinois feront signe de monter je veux que vous soyez à bord dans les premiers. Si quelqu'un gueule n'y faites pas attention, le Capitaine et moi on s'en occupera. Allez vous placer sous une fenêtre, loin du coin-wc et gardez-nous de la place si on traîne. Allez. Ils s'éloignèrent de quelques pas, suivis de Labelle, pendant que les deux officiers examinaient les anciens occupants du wagon. Il y avait là un Lieutenant-Colonel et un commandant, de l'artillerie et de l'Infanterie d'assaut, qui paraissaient être les plus gradés. Les autres étaient la plupart du temps Capitaines et Lieutenants, d'infanterie, d'artillerie, du génie ou des Transmissions, active et réservistes. Lorsque les coups de sifflets retentirent, deux bonnes heures plus tard Antoine et Bodescu furent également dans les premiers à monter, derrière les quatre soldats qui firent une véritable charge d'avants de rugby, derrière le Québécois, la tête dans les épaules, fonçant. Antoine et le Capitaine s'aperçurent tout de suite que les lucarnes n'avaient pas été ouvertes, pendant l'arrêt, et que l'odeur infâme du coin-wc était difficile à supporter. Le jeune homme se mit à jurer, à voix basse, contre les occupants qui ne s'étaient pas donné la peine de réfléchir à ce qui se produirait dans un train immobile sous le soleil, même si c'était la fin d'après-midi ! Ils rejoignirent leurs hommes qui avaient fait de la place et la gardaient, l'air assez mauvais pour décourager un éventuel râleur. Quand les Chinois arrêtèrent un Capitaine qui, pour eux, se révéla en surnombre, il y eut d'abord des murmures puis des protestations, d'autant que, derrière lui, d'autres officiers voulaient monter à bord. C'était évidemment une discussion à sens unique puisque les soldats Chinois ne parlaient ni le français ni le russe et que les officiers étaient bien incapables de s'exprimer en Chinois. Des coups d'œil, de plus en plus coléreux, étaient jetés au petit groupe, jusqu'à ce qu'un Capitaine réserviste d'Infanterie leur jette, mauvais : - Qu'est-ce que vous faites là ? Vous ne faites pas partie de ce wagon ! Bodescu ne se leva pas mais répondit sèchement : - Nous avions réservé. L'autre en resta bouche bée. Mais il reçut l'aide d'un autre Capitaine, réserviste également, un artilleur, plus âgé. - Nos camarades restent dehors, vous n'avez pas le droit de prendre leur place. - Ne vous inquiétez pas, je ne pense pas que les Chinois les laissent ici seuls, sur la voie, intervint Antoine. Puis il leva un doigt et lâcha d'un ton solennel : - "N'humilie pas l'étranger, ni l'effraie, car vous avez été étranger en Egypte". L'autre ne se rendit même pas compte qu'il s'agissait simplement d'une citation, tandis qu'Antoine gardait un visage imperturbable. - Non mais dites donc vous !… Et d'abord présentez vous. Le fantassin était hors de lui et, tout autour, d'autres voix commencèrent à lui donner raison. Si tout cela continuait les Chinois pourraient bien monter voir ce qui se passait. Antoine se redressa brusquement et se planta devant le Capitaine d'Infanterie avant de se pencher légèrement en avant, près du visage de l'autre : - Vous n'avez peut être pas remarqué l'insigne au col de ce Capitaine, à côté de moi ? C'est celui des officiers d'Etat-Major comme vous devez le savoir… Nous sommes ici sur ordre, ajouta-t-il plus doucement, je vous ai donné la phrase-code à laquelle vous n'avez pas répondu… vous ne faites donc pas partie de l'opération. Est-ce que vous devinez ce que cela veut dire, pour moi, Capitaine ? Vous n'avez pas été admis dans le plan, par nos supérieurs, pour la mission spéciale dont nous sommes chargés, appuya-t-il. L'autre en fut démonté. D'autant qu'Antoine remuait doucement la tête, d'un air entendu. - Mais je… je… nous ne savions pas, vous auriez dû le dire… - Pourquoi ne pas le hurler à nos gardiens, Capitaine ? L'autre pâlit et fit demi-tour sur place en faisant signe à ses collègues de regarder ailleurs. Puis il se glissa vers l'autre bout du wagon où se trouvaient les deux officiers supérieurs à qui il dut rapporter le heurt. Bodescu riait doucement quand Antoine se réinstalla sur le plancher, à côté. - Petit Lieutenant, tu as de l'esprit de répartie, et de la culture aussi, ça me réjouit. Mais ne crois pas que c'est terminé il va y avoir un nouvel assaut. - Aucune importance, répondit le jeune homme. Ils sont en train de fermer les portes. Les Chinois se moquent bien de l'identité des occupants des wagons. Il faut commencer à se mettre en tête que, pour les Chinois, on est des numéros, rien que des numéros, pas des personnes. En outre ils ont probablement autant de mal à différencier nos visages les uns des autres, que nous à reconnaître l'un d'eux, au milieu de ses copains. Nous ne sommes pas habitués à leurs traits asiatiques. - Exact, Petit Lieutenant, exact. Moi je le sais, je suis soldat de carrière, je sais ce qu'est la condition de prisonnier, mais ce qui m'étonne c'est que tu le saches aussi ? - Je ne suis pas idiot. Et puis j'ai lu des bouquins, des essais sur la condition de prisonniers, le Droit des prisonniers, des mémoires de guerre, des trucs comme ça. Les anciens de la Première Guerre continentale le répétaient tout le temps. Les camps de prisonniers étaient des villes-anonymes, je crois que c'est le mot qu'ils employaient. Il faut oublier ce qu'on nous a appris. On est seul, il faut s'occuper de soi avant de penser aux autres, désormais. "Soi" voulant dire aussi, parfois, le groupe auquel on appartient. Tous ces types me paraissent des cons finis, Capitaine, ne m'en veut pas de dire ça. Il faudra qu'ils changent vite, et beaucoup, s'ils veulent survivre. On en est au début de cette guerre. Bodescu approuvait doucement de la tête. - Et quand on va te convoquer devant les commandants, ou celui qui a, déjà, pris le commandement de notre wagon, comment vas-tu t'en tirer ? - De la même manière. "Je n'ai pas de compte à rendre, j'agis sur ordre supérieur". Et plus tard, si cette affaire se poursuit et que je comparais devant un général, dans un camp de prisonniers je dirai la vérité, qu'on voulait être ensemble pour préparer notre départ. Que pourra-t-il faire ? Me coller aux arrêts ? Dans un camp ? Ce serait ridicule et je ne sais pas s'il en aurait le droit. En tout cas il lui sera impossible de me reprocher de me préparer à me tailler, non ? Je pars du principe qu'un général, ou un colonel, est moins con qu'un… - Qu'un Capitaine ? C'est ce que tu voulais dire, Petit Lieutenant ? fit Bodescu qui s'amusait visiblement. Antoine sourit à son tour, un peu gêné quand même. - Tu oublies que ce Colonel ou ce Général a peut être été Capitaine-con auparavant ! Et que s'il était con à cette époque là il y a de grands risques qu'il le soit toujours, non ? poursuivait Bodescu. Et puis souviens-toi qu'il y a des cons partout, même dans l'armée, même parmi les Généraux… n'écoutez pas, vous autres, ajouta-t-il, faussement brutal, en se tournant vers Vassi et ses copains qui détournèrent la tête en souriant eux aussi. On aurait dit que Labelle, lui, était aux anges. Il avait un sourire béat. Antoine croisa son regard et le Québécois s'expliqua : - Tout ça est nouveau pour moi, Lieutenant. Je ne pensais pas que les officiers pouvaient être aussi marrants. J'ai un oncle, Beau-Wilfrid, qui habite vers Mille-îles, sur le Saint-Laurent et… Bodescu le coupa soudainement : - Il habite où, vous avez dit, Labelle ? - Mille-îles, Capitaine. C't'une région très belle, vous savez, il y a une multitude d'îles, par là, on y fait beaucoup de voile, j'aime bien aller en vacances chez l'oncle. - Comment avez-vous dit qu'il s'appelait, votre oncle ? interrogea Antoine, amusé. - Beau-Wilfrid. - Il est beau ? - Hein ? Oh non ! Il a les cheveux rouge, comme moé, vous v'rindez compte ? Son accent Québécois était revenu en force ! Mais impossible de savoir s'il le faisait exprès ou s'il ne s'en rendait pas compte. - C't'une mode, par ch' nous. On met du Beau tout l'timps. Y a eu Beau-Dommage et puis ça a pullulé. Pour in r'venir à l'oncle Beau-Wilfrid, c't'in gaillard. Y paraît qu'un de ses incêtres a combattu avec Hinry Lacouture du temps de not' guerre d'Indépindince à nous. Il était avec lui quind Lacouture a réussi c'tour d'force d's'allier les Hurons, les Algonquins, les Montagnais et certaines tribus d'Iroquois du sud de l'Ontario contre les Inglais, au début de la guerre, in leur donnint les fusils et la poudre qu'les Frinçais réussissaient à nous faire passer. Tout le peuple Algonquin, hein ? Les Mohicans et les autres. C'est grâce à c't'alliance qu'Lacouture a réussi à lincer la guerre. Avec les indiens ils harcelaient les postes Inglais, f'saient des raids sur leurs colonnes et s'sauvaient dins la forêt. Après c'est les Inglais, eux-mêmes, qui ont consolidé l'alliance in brûlint des camps Mohicans avec les femmes, les gosses, tout. Des sauvages qu'y disaient ! Y nous ont bien aidés in f'sint ça, les tribus indiennes leur int jamais pardonné… C'est pourquoi, aujourd'hui, au Québec, on respecte autint les Indiens. Sins eux on s'rait incore dominés. Bodescu le regardait les yeux ronds, médusé. Puis il se tourna vers Antoine : - Petit Lieutenant, tu me stupéfies. Il y avait des milliers de postes disponibles, sur ce front, et c'est chez toi que débarque ce type ! - Comprends pas, fit son ami. Le Capitaine eut un geste vague de la main. - Je t'expliquerai un jour. La coïncidence me paraît tellement exceptionnelle ! Crois-le ou pas on a un point commun, lui et moi, notre enfance. Antoine prit conscience que l'ambiance, dans leur coin, était bien différente de celle du wagon. En fait elle était différente de celle dans laquelle il avait vécu les quatre dernières journées. Les trois du voyage et la précédente, celle de la défaite… Il était sorti de son isolement, de son état de vaincu. Il y avait un groupe autour de lui. Il avait un but. Lointain, mais un but. Il s'efforça de faire le vide, dans sa tête, renversée en arrière, contre la cloison. Comme toujours l'image de Macha vint l'occuper. Ses dernières lettres lui avaient paru assez froides. Ou il en avait l'impression ? C'est que leurs relations avaient changé, ces derniers mois. Quand ils étaient étudiants, à la fac, à Omsk, ils étaient amants, certes, mais Antoine baignait dans un bonheur exclusif, entre cet amour et ses études, et ne se posait pas de question sur l'avenir. Depuis que cette guerre avait commencé il se dit qu'il avait dû se rapprocher d'elle. Un besoin tout bête d'affection, de se raccrocher à quelque chose de personnel, mais qu'il n'avait pas manifesté auparavant. Il avait introduit un nouvel élément, entre eux, et peut être n'en voulait-elle pas ? Les lettres de tante Soso étaient gentilles, bien sûr, mais brèves et pleines de conseils concernant ses tenues, ne pas attraper froid etc. La pauvre, si elle voyait comment ils vivaient ? Quand même, au début Macha avait été tendre, elle aussi. Et puis ces derniers temps… Pourtant elle était assez franche pour lui dire carrément si elle avait un nouvel ami. Un "copain" comme on commençait à dire. Enfin il le supposait. Ils avaient eu des nuits entières de conversations folles, débridées, au début, quand ils avaient soif de se connaître. Mais ils n'avaient jamais vécu ensemble, bien entendu, et ne savaient, chacun, de l'autre que ce que celui-ci voulait bien montrer. Lui même avait certainement joué un peu ; même si ce n'était pas son genre ; pour se montrer sous son meilleur jour. Désormais il ne fallait pas compter sur du courrier. La Croix Rouge internationale avait, disait-on, toutes les peines du monde à se faire accepter de la Chine qui n'avait jamais signé les accords d'Oslo sur les prisonniers de guerre. C'était du coup par coup, à leur guise. *** - "Le Colonel Tsaï Tsu dit qu'il espère que vous oublierez vite votre Nouvel An 1946, dans votre calendrier décadent qui rappelle bien que vous marchiez encore à quatre pattes, comme des bêtes, lorsque la Chine avait déjà une civilisation avancée. Puisque la Chine va entrer dans sa 4 644 ème année dans quelques semaines ! Les chiffres parlent d'eux mêmes. Et le Colonel espère bien qu'il n'y aura plus de sabotage…" L'interprète du chef du camp C 223 se tenait sur le côté de l'estrade, faisant face à son chef et non aux dix mille prisonniers dont le garde-à-vous était plus raide qu'à l'ordinaire. C'était un grand type, toujours mal à l'aise devant son supérieur et que les prisonniers, peu habitués aux noms asiatiques, appelaient simplement entre eux "le Mandchou". Tsaï Tsu, lui, regardait les soldats européens, devant un micro ajusté à sa petite taille. Alors que l'interprète parlait dans un micro placé devant sa bouche, trente bons centimètres plus haut ! Tsaï Tsu, petit, bedonnant, le dos raide comme s'il voulait se grandir, ignorait ostensiblement le mandchou. Certains disaient même qu'il haïssait l'interprète en raison de sa taille supérieure. De toute façon ce type n'affichait que deux sentiments, la haine et le mépris. Aussi bien envers les prisonniers que ses propres hommes, qu'il traitait durement. Il reprit la parole, de sa voix sautillante, nasillarde et sèche, dont les sons claquaient comme des détonations de pétards. L'interprète traduisait aussitôt que l'officier Chinois voulait bien s'arrêter, ce qui l'amenait à certains raccourcis, probablement. - "Aujourd'hui le Colonel Tsaï Tsu a été indulgent il a fait fusiller vos deux camarades, parce qu'il les a considérés comme des anciens soldats. Des animaux revêtus d'un uniforme ! Mais si l'un de vous recommence, il sera pendu. Une mort indigne pour un soldat Chinois, de la race supérieure, mais seule capable de vous faire comprendre ; à vous qui n'êtes que des bêtes ; qu'il n'y a qu'une attitude à prendre, ici : le respect et l'obéissance. Le devoir du Colonel Tsaï Tsu est de profiter des quelques mois qui nous séparent de la fin de cette guerre, pour vous éduquer. Pour vous faire passer du rang de porc à celui de chiens, même si cette tâche paraît quasi impossible…" Personne ne réagit, dans les rangs des prisonniers. Ces insultes étaient quotidiennes dans le camp. Les gardes ; dont les sous-officiers portaient souvent le "tortillon jaune", comme disaient les hommes, représentant un idéogramme vertical chinois : l'insigne du PURP, le parti du Chancelier Xian Lo Chu, "Pour Une Race Pure"; ne connaissaient que deux ou trois mots de français : "Porc, animal, et fiente". Qui, en Chine, avait été chercher ce mot de fiente, que beaucoup de soldats européens eux mêmes ne connaissaient pas ? Ils avaient dû en demander le sens aux officiers ! Au début ça les avait fait rigoler. Pas après. Etre traité de crotte à longueur de journée, par des gens qui le disaient avec sérieux, en y croyant, était vite devenu insupportable. Antoine tourna prudemment la tête pour regarder autour de lui. Ils étaient censés fixer Tsaï Tsu pendant les rassemblements, les gardes distribuaient des coups de cravaches sur les épaules de ceux qui parlaient dans les rangs ou regardaient ailleurs. Et ce, aussi bien parmi les officiers, à part, que les hommes de troupe. Ces rassemblements étaient étonnants. Les officiers composaient un petit côté du grand rectangle, face à l'estrade. Les sous-officiers et les hommes de troupe étaient alignés sur les deux autres, sur dix rangs de profondeur. Par quel hasard une petite partie de la 149ème Brigade était-elle ici, mais pas un seul officier, hormis leur groupe ? Mystère. En revanche il n'y avait pas un seul membre du DAIR, à part les hommes d'Antoine et Bodescu. Une fois de plus il fut sidéré du changement survenu dans l'attitude des prisonniers. La troupe fatiguée, vaincue, démoralisée, mais se tenant droite, qui était arrivée au camp trois mois plus tôt s'était transformée en un troupeau d'hommes dépenaillés, aux uniformes disparates, déchirés, marchant les épaules voûtées. D'accord il avait lui-même dit à ses hommes d'accentuer leur fatigue, mais pas jusque là, pas pendant si longtemps. Trois mois qu'ils étaient dans ce camp provisoire. Un camp installé sur une étendue semi-désertique du nord-est du Kazakhstan. Un immense camp qui contenait donc près de dix mille prisonniers de l'Armée Européenne, ceux de la dernière bataille dont ils aient entendu parler. Les nouvelles du front étaient rares. Les bâtiments, récemment construits, étaient vides à leur arrivée. Ils s'étaient habitués à cette vie, prenant leurs marques, s'efforçant de s'organiser, observant les Chinois, faisant leur apprentissage de prisonniers où le temps s'étire terriblement. Antoine était tourmenté par le souvenir de Macha. Elle lui manquait. Ses lettres, son humour, surtout. Elle avait une façon désarmante de démonter une situation pénible pour en souligner le côté risible… Ce premier de l'An 1946 avait été marqué par les deux exécutions dans l'après-midi, pour "sabotage des installations". Deux soldats du génie avaient démonté les châlits de leur baraquement pour alimenter leur poêle à bois. Celui-ci était rare, par ici. Deux pauvres diables qui n'avaient même pas pensé à mal, tout simplement pas réfléchi. Et tout le camp avait assisté, raide de colère, à leur exécution par un peloton… Il y avait eu deux tentatives d'évasion, peu après leur arrivée. Trois gars, d'abord, qui avaient coupé la première rangée de barbelés avant d'être déchiquetés par des mines, au-delà. L'un d'eux blessé gravement avait crié sa souffrance pendant deux heures avant de mourir, dans l'indifférence des gardiens qui n'avaient rien tenté pour le secourir. Ils se bornaient à diriger leurs mitraillettes en direction du camp pour interdire aux prisonniers, hurlant de colère, de bouger. Une semaine plus tard un sergent d'infanterie avait simplement passé les portes ouvertes derrière un convoi de camions. Il avait été abattu dans le dos, sans sommations, par les gardes qui auraient très bien pu le stopper en courant sur dix mètres. Après cela le colonel du camp avait fait une déclaration annonçant que toute tentative d'évasion serait punie de la peine de mort. Le général Ferstem, plus haut gradé des prisonniers et, à ce titre, leur représentant, avait protesté rappelant la convention de Dublin de 1925, qui précisait que dans toutes les armées du monde un prisonnier a moralement le droit absolu de tenter de recouvrer sa liberté. En guise de réponse le petit colonel chinois, au visage figé, s'était borné à montrer les poteaux d'exécution, au milieu de l'immense espace, au centre du camp. Ils étaient trois cent cinquante deux officiers, de toutes les armes, de tous les grades, installés, comme les hommes, dans de longs baraquements de planches, dormant sur des paillasses superposées. Antoine avait espéré retrouver Brucke, mais il n'était pas dans le camp. Qu'était-il arrivé à son adjoint, parti avec les blessés ? Le jeune homme avait de terribles craintes. Aux rassemblements ils devaient prendre place selon leurs grades. Les Colonels et Commandants ensemble, devant, puis les Capitaines etc. Les hommes de troupes à part. Si bien qu'Antoine se tenait dans la grande foule des Lieutenants, derrière, et Labelle plus loin encore, les copains d'Igor autour de lui, ne le lâchant jamais d'une semelle, copiant ses attitudes, ses gestes. La seule concession qui était accordée aux officiers était de pouvoir demander une audience au chef du camp chez qui le Général Ferstem les accompagnait et parlait en leur nom. Celui-ci, ancien membre de l'Etat-Major du 14ème Corps, était seul autorisé à présenter des doléances, qui n'étaient cependant jamais suivies d'effets. Mais il continuait, pour marquer le coup. Il ne payait pas de mine, Ferstem, mais se conduisait bien. Tsaï Tsu continuait, aussitôt traduit : - …"Notre chef suprême, le Chancelier Xian Lo Chu, qui mène notre combat pour purifier le continent euro-asiatique des races bâtardes de l'ouest, vous connaît bien, vous êtes tellement primaires. Il sait que devant la poussée irrésistible de nos armées les forces européennes s'effondrent les unes après les autres. Il nous a promis que nous serons dans Kiev avant le printemps, et je me réjouis du moment où votre parlement, à genoux devant lui, fera sa soumission. Après un séjour dans un camp de redressement et d'éducation, les prisonniers qui auront enfin ouvert les yeux pourront se remettre au travail dans nos usines… Ca c'était tout à fait nouveau. Tsaï Tsu n'avait jamais, jusqu'ici, abordé l'après-détention. - Là, tu viens de faire une connerie, mon gaillard, murmura doucement dans les rangs un Capitaine dont Antoine ne voyait que la nuque, de trois quarts. C'était un grand type, maigre, dans les 35-38 ans, qui portait des petites lunettes à la Bodescu. Le jeune homme le connaissait de vue, mais ne lui avait jamais parlé. Officier d'Etat-Major, réserviste d'après ses épaulettes à moitié arrachées. Un garde devait avoir entendu quelque chose mais ne localisait pas l'origine du bruit. Il s'avança en faisant claquer sa cravache contre sa botte droite. Puis, dans l'impossibilité de frapper le coupable, et afin de ne pas perdre la face, il fit mine, maladroitement, de faire quelques pas pour se détendre. Antoine eut envie de sourire mais ne s'y hasarda pas, sachant qu'ils étaient épiés par d'autres gardiens. - … chaque jour, poursuivait l'interprète, nos troupes sont plus proches de vos grandes villes et nos avions les écrasent sous les bombes, faisant des centaines, des milliers de morts. Vos armées sont pulvérisées comme vous l'avez été… Votre gouvernement n'a pas encore compris qu'il ne sert à rien de lutter contre l'Armée Chinoise si ce n'est à faire exterminer les populations civiles et ses troupes. Pourtant nous sommes prêts à arrêter, dès que votre Président s'avouera vaincu. Dès qu'il aura compris que le continent euro-asiatique ne peut supporter deux races, la race Chinoise doit dominer aujourd'hui comme elle l'a fait pendant cinq mille ans dans le passé… Il parla encore longtemps. Tsaï Tsu adorait ces longs discours où il s'écoutait parler, sa voix amplifiée par les hauts parleurs, revenant en écho, répercutée par les murs des bâtiments-dortoirs ! Donnant l'impression qu'il ne se rassasiait jamais de son pouvoir sur tous les hommes rassemblés devant lui, qu'il pouvait insulter à satiété ! Puis les officiers des gardes firent rompre les rangs et les prisonniers allèrent aux baraquements chercher leur gamelle, souvent vieilles et bosselées ; datant de l'armée chinoise de la Première Guerre, avec un anneau, pour la porter en bandoulière, disait-on ; pour former ensuite les longues files devant les cuisines afin de recevoir la traditionnelle soupe. Une soupe presque transparente contenant une demi pomme de terre et quelques brins de soja. De plus en plus d'hommes, mal guéris de leurs blessures s'affaiblissaient. Souvent certains s'évanouissaient pendant les interminables rassemblements de l'appel, le matin et le soir, et pendant les discours des uns ou des autres. On ne devait pas leur porter secours sous peine d'être frappé à coups de cravache. Les gars restaient, inanimés, sur le sol, jusqu'à la fin. Un sergent était mort ainsi, le mois précédent. *** Antoine et Bodescu, dans leur baraquement, assis, appuyés contre le bord d'une paillasse, avaient fini leur gamelle et parlaient. Comme à l'ordinaire Labelle était installé à un mètre, pour marquer la différence avec ses supérieurs. Il s'était rendu compte qu'ils étaient amis et ne voulait pas s'imposer. Il avait de l'éducation, Labelle… Leurs uniformes étaient informes, maintenant. Le jeune homme avait récupéré un manteau de vieille tenue d'hiver, déchiré, sale, mais qui lui tenait chaud. Bodescu avait affirmé qu'il ne se "déguiserait" pas en prisonnier, et prenait soin, comme il le pouvait, de son uniforme. En revanche il avait accepté les cadeaux de Kovacs : deux gilets, et un pull over, qu'il portait sous son blouson. Ils avaient tous beaucoup maigri depuis leur arrivée. Les Chinois disaient qu'ils n'avaient aucun effort à fournir et que leurs rations alimentaires étaient suffisantes. Bodescu pensait, lui, que le but était de les affaiblir, que c'était une mesure indirecte pour les inciter à ne pas s'enfuir. De toute manière ils avaient convenu, dès leur arrivée, qu'en l'absence d'un moyen de transport, il était absurde de tenter une évasion ici, dans ce décor où il était impossible aussi bien de se cacher que de progresser à l'abri des vues. Alors ils se bornaient, tous les sept, à observer les habitudes des Chinois faisant leurs rondes, et à stocker des vivres pouvant se conserver dans une cachette, à l'abri des gardiens, mais aussi de leurs compagnons ! - … mais je n'ai pas eu de ses nouvelles depuis longtemps, disait le Capitaine. Il commandait un régiment de chars, en Sibérie, avant la guerre. Tu sais que ça me tentait bien les chars, Petit Lieutenant ? - Dis-donc, vous êtes nombreux, dans ta famille à être dans l'armée ? interrogea Antoine. Déjà l'autre jour tu me parlais de tes trois cousins officiers de marine, de ton oncle artilleur et maintenant ce colonel de chars. - Oh non, on est seulement seize, de carrière, moins de 3%. C'est peu. Antoine mit un instant à réaliser et se retourna doucement vers son ami. - Attends… seize qui représentent 3% ? Mais quel genre de famille est-ce ? Bodescu eut un petit rire. - Une famille assez vaste, c'est vrai. Cette année je n'ai pas assisté à la fête d'anniversaire de notre ancêtre Stepan, le plus vieil oncle, dans l'île familiale en mer Noire, mais d'après les lettres que j'ai reçues on doit largement dépasser les six cents. - Hein ? Antoine s'était redressé et le contemplait, incrédule. - Tu veux dire que vous êtes six cents oncles, cousins, grands-parents etc. - Oui. C'est ce que j'ai dit, non ? A des degrés divers, évidemment, mais tous parents. Et tous toujours en contact, oui. Le jeune homme était trop abasourdi pour répondre. Lui qui n'avait aucun frère ou sœur et seulement la tante et l'oncle qui l'avaient élevé… - Pardonne-moi si je te parais indiscret, finit-il par lâcher, mais comment est-ce possible ? Je veux dire comment faites-vous pour, à la fois, rester en contact et comment une famille aussi importante s'est-elle constituée ? - Vieille histoire, fit le Capitaine en renversant la tête en arrière pour l'appuyer contre un montant du lit. Tout vient de ce que notre ancêtre français, qui a participé à la conquête de la Grande Armée et à l'unification de l'Est, a eu une ribambelle d'enfants, dont sept ont survécu, cinq filles et deux garçons. C'était dans les gênes familiaux, à l'époque, il fabriquait plus de filles que de garçons. Ou elles résistaient mieux aux conditions de vie, je ne sais pas. La seconde génération a été plus nombreuse. Et toujours plus de filles que de garçons. C'est à cette époque que les femmes ont ajouté le nom de l'ancêtre à celui de leur mari, pour se reconnaître, parce qu'ils avaient la bougeotte, ils s'installaient partout. Ensuite ça a été officialisé. Donc tous les enfants ont porté un nom composé. Ceux là ont eu entre cinq et huit enfants chacun. Et ça a continué comme ça jusqu'à la quatrième génération où la natalité a baissé un peu. Et puis la Première Guerre continentale a fait des ravages, dans la famille. Bref on est aujourd'hui seulement un peu plus de six cents, installés dans la plupart des pays d'Europe de l'ouest et de l'est, par le biais des mariages. Il y a des grands-oncles, des oncles et des cousins en Ukraine, en Biélorussie, en Allemagne, en France, en Belgique, en Roumanie, en Pologne, en Espagne, en Slovénie, enfin un peu partout, quoi… Et pour les contacts c'est simple, et ça va te rappeler quelque chose, l'ancêtre avait gagné une île au jeu ajoutat-il en jetant un œil à Labelle. Une île au sud-ouest d'Odessa. Sur la fin de sa vie il s'y est retiré et en a fait la propriété familiale, son cœur. Il faut dire que, même si je ne suis pas objectif, c'est un coin très beau… Enfin on s'y réunit tous, autant que possible, aux vacances de Pâques, pour fêter le plus vieux des grands-oncles, qui y réside, traditionnellement, précisa-t-il en souriant, vaguement gêné, maintenant. Et pendant les vacances tous ceux qui le veulent viennent y faire de la voile, ce qui explique, notamment, la tradition d'officiers de marine ! Tous les gamins de la famille, garçons et filles, ont passé des heures à manœuvrer les voiles. Mais les militaires de carrière sont assez rares, parmi nous, et ne se transmettent aucun flambeau. Sauf, peut être, les vrais malades de voile qui deviennent officiers au long cours, "comme-mon-papa", dans la marine marchande, tu vois ? Moi, mon père est l'un des deux dentistes de la tribu. Dans la famille il y a aussi bien des avocats, que des ingénieurs, des commerçants, des médecins, des gens dans les affaires, quelques fonctionnaires civils. Mais aussi des menuisiers, des éleveurs, par exemple ! C'est très diversifié. Ah, ce que je voulais te dire c'est que l'île s'appelle Millecrabe… - Ah, et alors ? Ce fut Labelle qui réagit. - Tornon ! C'est presque comme chez l'oncle Wilfrid, à Mille-îles, dit-il excité. Il s'écarta ostensiblement, conscient qu'il venait de montrer qu'il écoutait leur conversation. Antoine ne disait rien. L'histoire de ce Mille quelque chose, lui paraissait assez anecdotique, mais il essayait d'imaginer les ramifications de la famille du Capitaine. - Donc il doit y avoir des quantités de patronymes ? finit-il par demander. D'accord c'est une question idiote mais … comment faites-vous pour tout garder en mémoire ? Cette fois le Capitaine rit carrément. - Voilà bien une question qu'on ne m'avait jamais posée ! Finalement je ne sais pas. Il y a des Kalemnov-Machin, des Martinez-Machin, des Glundisch-Machin etc. Excuse-moi si je ne te dis pas le nom entier, c'est une histoire de famille ! On se connaît tous depuis les vacances dans l'île, dans l'enfance. Oui ça doit être l'explication de l'unité de la famille. Si les parents ne peuvent pas venir les enfants sont invités par les autres qui se chargent de les amener. Alors tous les gamins se connaissent et n'oublient jamais le nom des cousins et des oncles, par conséquent. On se repère comme ça. Notre code, en somme ! - Alors toi… - Moi c'est Bodescu-Machin. Mais, dans l'armée, j'ai simplifié pour les relations courantes, comme les autres officiers d'active. Afin d'éviter des explications à tout bout de champ et pour ne pas paraître trop poseur ; il y a probablement une part de snobisme dans notre histoire ; j'y suis enregistré officiellement par mon patronyme raccourci : Bodescu. - Pardonne-moi de t'interroger comme ça, fit Antoine, se rendant compte qu'il avait envahi l'intimité de son ami. - Non, Petit Lieutenant, non, je ne disais pas ça pour toi. C'est moi qui t'en ai parlé donc n'aies pas de scrupule… Pour en revenir à l'oncle André, celui qui commande un régiment de char, c'était un type que j'admirais beaucoup quand j'étais gosse. Une sacrée belle allure, mais pas distant, s'intéressant aux autres, curieux de tout, ne fuyant jamais ses responsabilités, les revendiquant, même. Mais toujours avec réserve, c'est tout. - Tu sais que c'est un peu ton portrait que tu viens de faire là, Capitaine ? fit Antoine, amusé. Bodescu se retourna brusquement vers lui, les joues roses. - Bon Dieu… tu viens de me faire le plus beau compliment que je n'ai jamais reçu, mon vieux. Il avait l'air touché et c'était la première fois qu'Antoine le voyait véritablement ému. Le personnage ironique, qui semblait regarder la vie à distance, au travers d'un filtre, comme à l'abri d'une armure invisible, avait été effacé d'un coup. Il en fut perturbé. Il eut envie de poser la main sur son bras mais ne bougea pas, respectant la pudeur du Capitaine. Voilà des mois qu'ils se voyaient quotidiennement et il se rendait compte, après le récit qu'il venait d'entendre, qu'il le connaissait assez superficiellement. Quelqu'un s'assit brutalement à côté d'eux. - Lieutenant, on se taille. C'était toujours comme ça, Vassi et ses copains s'adressaient toujours à lui. Pour eux il était leur vrai chef, celui à qui ils rendaient compte. Heureusement le Capitaine n'en avait jamais été vexé. D'ailleurs ce n'était pas son genre. - … Je veux dire qu'on déménage. Le camp va être vidé. La nouvelle fit son chemin dans le cerveau d'Antoine. Cela voulait dire un voyage, donc des camions ou des trains, une certaine confusion, des possibilités d'évasion. Oui, sauf s'ils allaient loin en Chine… - Sûr, le renseignement ? - Un type du 128ème RI. Il baragouine le Chinois. Il a entendu une conversation entre des gardes, qui n'avaient pas l'air contents. Pas contents ? Alors ce n'était pas la Chine ! Antoine croisa le regard de Bodescu et paradoxalement il songea au Capitaine qui avait murmuré dans les rangs, pendant le discours. Quelque chose le titillait, depuis. Il se leva brusquement. - Il faut que j'aille voir un gars, dit-il. On se voit tous un peu plus tard ? Bodescu hocha lentement la tête. Lui aussi était en train de réfléchir à la nouvelle situation. Antoine sortit du baraquement et se dirigea vers le suivant. Sans le nom du Capitaine qu'il cherchait autant faire tous les bâtiments. Il le reconnut à sa nuque, dans le cinquième, attablé avec deux autres officiers d'Etat-Major, en train de manger, sur un panneau posé entre deux châlits inférieurs. - Bon appétit, Messieurs, dit le jeune homme en guise de salut. - …"Ministres intègres", fit, sans tourner la tête, le Capitaine qu'il venait voir. - …"Conseillers vertueux", renvoya Antoine machinalement. L'autre retourna cette fois la tête l'air surpris et lâcha. - Hé ! Tout n'est pas perdu si la culture nous rend visite. Antoine fut gêné et sourit vaguement. - Je vous dérange, pardonnez-moi. - N'ayez pas de scrupules, mon vieux, dit le Capitaine. Nous avons l'habitude de faire durer le repas démesurément pour tromper notre appétit. Malgré des qualités culinaires reconnues la cuisine Chinoise nous laisse un peu sur notre faim, dirons-nous. Ce type avait visiblement un goût pour l'ironie, malgré son apparence imperturbable. Il devrait plaire à Bodescu, songea Antoine qui ne savait pas par quel biais amorcer la conversation. C'est le Capitaine qui vint à son aide en disant à ses deux compagnons : - Messieurs, c'est aujourd'hui une journée particulière, je plie sous les visites, nous devons refaire le monde, le Lieutenant et moi, "je vous tiendrai au courant du suivi, afin que nous puissions prendre langue". Antoine reconnut une forme, désuète, d'un usage typique des lettres commerciales, et s'en amusa. Les deux autres se levèrent, ramassèrent leurs gamelles et s'éloignèrent, apparemment habitués aux manières abruptes de leur "camarade" comme aiment à le dire les officiers de carrière. - C'est bien ce que vous souhaitiez, Lieutenant… - Kouline, Antoine Kouline, de la 149ème Brigade. En effet je souhaitais vous parler en tête à tête… mais comment diable l'avez-vous compris, Capitaine ? - Le Diable est bien présent, Kouline, vous avez raison, mais il porte l'uniforme chinois, pas le mien, le nôtre veux-je dire. Etait-il toujours aussi précieux ou est-ce qu'il se protégeait derrière cette façade ? Antoine s'assit lentement sur le sol, en face de lui, hésitant sur la façon d'aborder le sujet dont il voulait débattre. - Le mieux, le plus simple, et le plus efficace est toujours de dire les choses simplement, déclara alors le Capitaine en le regardant fixement. En dehors de quelques cas, très précis, le mensonge est à proscrire des relations avec les autres. Il charge démesurément la mémoire et, d'une manière ou d'une autre, il vous retombe dessus, un jour ou l'autre. En outre les trois quarts du temps il est parfaitement inutile. C'est ce que je dis toujours à mes étudiants qui essaient de trouver une excuse plausible à leur retard à me rendre leur travail. - J'ignorais que vous enseigniez. - Et qu'ignorez-vous encore ? Antoine sourit. - Beaucoup de choses, en général, et votre nom, en particulier. L'autre changea de place pour s'adosser à un lit et répondit : - Voilà qui m'apprend plusieurs choses, Lieutenant. Vous venez me rendre visite mais vous ne connaissez rien de moi, ni ma profession, ni même mon nom. Et cependant vous avez envie de me parler. J'en déduis que j'ai attiré votre attention. Et l'urgence de votre visite, aussitôt après le repas, me fait supposer qu'il s'agit de quelque chose motivé par l'actualité. S'il avait été cueilli à froid au début, maintenant le jeune homme s'amusait un peu. Cet homme, apparemment si sûr de lui, était en réalité pas tellement à l'aise et le masquait derrière son petit numéro. Même si son cerveau fonctionnait admirablement. Son raisonnement était imparable. - En effet, répondit-il. Il y eut un silence. C'était désormais le Capitaine qui était sur la défensive. Mais il parut prendre une décision. - Ne tournons pas autour du pot, Kouline. Pourquoi ma remarque, dans les rangs, tout à l'heure, vous a-t-elle incité à me rendre visite ? Je sais que vous étiez derrière moi. Depuis le temps j'ai mémorisé les visages de tous les officiers qui m'entourent, bien entendu. Comme nous tous, j'imagine. Sous ses airs distants, caustiques et vaguement dilettantes ce type était attentif. Antoine se dit que le hasard venait peut être de lui rendre service. - Exact. Il s'agit bien de votre remarque. Je voulais vous demander ce vous aviez voulu dire par "tu as fait une connerie"? - Pourquoi ? Qu'est-ce qui vous chagrine ? C'était une réflexion banale, irréfléchie, que je n'aurais pas dû prononcer à voix haute, c'est évident. Je veux dire pourquoi voulez-vous en savoir davantage sur une petite phrase aussi banale ? - Rien n'est totalement banal dans notre vie ici, Capitaine. Tout peut avoir de l'importance. Il faut être vigilant. - Seulement si l'on a un but particulier, Lieutenant. C'est vrai qu'ils tournaient autour du pot. Antoine se rendit compte que tout deux savaient ce qui était en filigrane mais que chacun restait en retrait. Par prudence ? De sa part à lui, Antoine, certainement, c'était normal, on ne prépare pas une évasion sans être très prudent et discret. Mais le Capitaine ? Et puis il se demanda si l'autre n'aurait pas peur de quelque chose ? Oui, ce devait être ça. Mais de quoi ? Le silence devenait pesant et il se fia à son instinct. - Si le chef du camp a dit une connerie je veux la mesurer avec soin, en envisager les conséquences. Il venait d'annoncer quelque chose de nouveau et… Bon Dieu ! - Qu'y a-t-il ? interrogea le Capitaine, attentif. - Je dois être particulièrement lent, ces temps-ci… Cette information est d'une importance capitale pour nous ! Ce n'étaient pas des paroles en l'air, une menace de plus ! Elle nous indique les vraies intentions des Chinois à notre égard : il a parlé d'autres camps où nous irions après la guerre… Cette phrase nous enlève l'espoir ! Et c'est pour ça que vous avez parlé de connerie, bien sûr. - C'est votre interprétation, Lieutenant, je n'ai rien dit de semblable. Antoine allait répondre plus sèchement quand il comprit que le Capitaine avait peur de lui. Il réfléchit. - Capitaine je suis dans le bloc C, au milieu à gauche. Je viens d'apprendre, par l'un de mes hommes, que les Chinois ont un projet pour nous et cela m'a fait pensé qu'il y aurait peut être là une occasion de regagner nos lignes. J'avais besoin d'éclaircissements. Voilà la raison de ma visite. Si vous désirez m'éviter je ne vous adresserais plus la parole, mais il n'y avait aucune autre intention chez moi. Puis il se leva, salua légèrement de la tête et sortit. De retour dans leur baraquement il raconta son étrange visite à Bodescu, que Labelle avait rejoint, et qui n'eut qu'un commentaire. - Ce type a une longueur d'avance sur nous. - Qu'est-ce que tu veux dire par là ? - Il me donne l'impression de se méfier des mouchards. - Hein ? - Ne te vexe pas, Petit Lieutenant. Il ne te connaît pas. Et puis c'est un phénomène classique dans les groupes d'hommes soumis à la pression et à la peur. Il y a toujours des gars qui décident de jouer le coup avec les oppresseurs, en prison déjà, la plupart du temps pour défendre leur peau, ou pour obtenir des avantages. Dans nos camps, il faut les distinguer des types qui travaillent pour l'ennemi, des espions, par exemple, placés par l'ennemi avec une tâche particulière ou pour surveiller les prisonniers de l'intérieur. Il y a eu des mouchards dans les camps de la Première Guerre. A ce propos savais-tu que pendant des années la population, en Roumanie, l'appelait "la Première Guerre con" pour "Continentale"! J'ai toujours trouvé cette abréviation réjouissante. Pour en revenir à notre conversation, on n'a pas trop répandu ces détails, parce que ce n'est pas glorieux, mais c'était un fait. Il est inévitable qu'on trouve des mouchards aussi chez nous, aujourd'hui. En tout cas il faut s'y attendre. Ton Capitaine est déjà sur ses gardes, c'est un bon point pour lui. Il est lucide, réfléchit bien. J'aurais dû commencer à y penser, moi aussi, et prévenir tes gars. D'autant que les Chinois ont beau jeu. On ne comprend pas leur langue, si bien qu'un type qui annonce qu'il parle le Chinois a aussitôt beaucoup d'importance pour des types comme nous, ou qui ont nos projets. Par conséquent il faut être salement méfiant à l'égard de ceux qui annoncent comprendre ce que disent les gardiens. Essayer de savoir comment ils ont eu l'occasion de l'apprendre et le vérifier, si on le peut. En tout cas ne pas leur faire confiance immédiatement. Ce qui s'adresse au gars dont Vassi tient son renseignement. Il faudrait interroger des copains de son régiment. - Bonjour Messieurs. Le Capitaine qu'Antoine était allé voir se tenait là, dans l'allée centrale, les observant. - Oh Capitaine, fit le jeune homme en se levant. Voulezvous vous asseoir sur ce lit, je vous présente le Capitaine Bodescu, de l'Etat-Major de la 149ème Brigade, ajouta-t-il en désignant son ami qui se redressait à son tour pour tendre la main, et le Sous-Lieutenant Labelle, volontaire étranger, Québécois, de ma propre unité, et que je cautionne totalement. - Capitaine Joachim Joao, Etat-Major de la 25ème Division. Asseyez-vous, Messieurs, je vais me mettre à côté de vous. Je ne vous dérange pas ? Antoine secoua la tête. - Nous étions en train de parler de vous. Le Capitaine Bodescu me disait que vous aviez une longueur d'avance sur nous. - Une longueur ? répéta l'autre, comme pour gagner du temps, en allongeant ses grandes jambes entre les deux lits après s'être adossé à une paillasse. Antoine décida d'attaquer directement le problème. - Nous parlions des mouchards qui apparaissent un jour ou l'autre dans un camp comme celui-ci. Un léger sourire apparut lentement sur le visage de Joao. - Finalement vous êtes beaucoup moins naïf que vous n'en donnez l'impression à première vue, Lieutenant. Il regarda longuement Antoine qui soutint tranquillement son regard, avant de répondre : - On dirait bien que chacune de vos phrases mérite une explication, Capitaine Joao, dit le jeune homme, intrigué. - Cet accueil direct, en soulevant une question qu'on envisage d'évoquer, en général, après beaucoup de circonlocutions. C'est une façon habile de désarçonner l'adversaire. - Tout est valable dans les deux sens, répondit Antoine. En ce moment même des amis à moi sont en train de se renseigner à votre propos, Capitaine. Vous ne les connaissez pas et ils me rendront compte en me faisant, de loin, un signe, que vous seriez incapable de traduire si vous le surpreniez. Il y eut un silence, le regard de Joao allait de l'un à l'autre. - Subtil et efficace, aussi, lâcha-t-il enfin. Que vous bluffiez ou non, l'argument reste valable. Bien joué. - Oui, on peut dire que ce jeune homme est efficace, intervint pour la première fois Bodescu. Bien que réserviste, ajouta-t-il en s'amusant visiblement. - Pourquoi ce sourire ? demanda Joao. - Parce que je vous connais, moi. J'ai eu plusieurs fois l'occasion d'aller à l'Etat-Major de votre Division et je vous y ai vu travailler. J'y ai appris quelques petites choses à votre sujet… Par exemple que vous aimez bien introduire une notion de psychologie dans les mouvements de troupes dont vous êtes chargé de rédiger les ordres précis. Envisager comment l'ennemi va traduire ce qu'il peut en voir, ou donner des conseils concernant l'exécution des ordres. Une déformation de votre profession de professeur de psychologie, j'imagine. - Vraiment, vous savez cela… En réalité moi j'ignorais que mes petites astuces avaient été repérées. - Vous savez, certains officiers de carrière sont aussi passés par l'université, avant ou après Saint-Cyr ou ses homologues, c'est même assez fréquent dans les Etats-Majors. Joao sourit à son tour. - Je ne pensais pas donner l'impression de mépriser les militaires d'active. - Je ne disais cela que par méchanceté pure, renvoya Bodescu qui souriait carrément. Maintenant si vous nous en disiez plus sur votre réflexion de tout à l'heure ? - Mais le Lieutenant Kouline a compris. Tsaï Tsu a commis une faute psychologique en révélant que nous irions, après la guerre, en camp de rééducation avant de travailler pour la Chine, dans leurs usines. - Parce que vous y croyez ? demanda Bodescu. - Bien entendu. Je pense qu'il ne mentait pas. Ca colle avec les théories du chancelier Xian Lo Chu. Les Chinois ont bel et bien l'intention d'éradiquer totalement la culture occidentale, avant de décimer, d'une manière ou d'une autre, la population de l'ouest. Ou d'en changer la nature… Imaginez une nation occupée où il n'y a plus d'homme. Que va-t-il se passer, au fil du temps ? Les jeunes filles, tôt ou tard, auront des enfants issus des soldats d'occupation. Une nouvelle race va, peu à peu apparaître, hybride, si vous voulez, au début en tout cas, mi-chinoise, mi-européenne. C'est inévitable. Naturel, les jeunes européennes ne pourront pas en être blâmées. C'est on ne peut plus logique, avec le temps. Xian Lo Chu a donné une interview où ce sujet était en filigrane, il y a déjà six ou sept ans. Il considère l'expansion de la race chinoise comme inéluctable et il lui faut un espace géographique, pour cela, ce qu'il appelle son espace vital. D'ailleurs dans son optique il a raison. Il veut partager l'Europe et l'Asie entre la pure race chinoise et ses alliés asiatiques aux critères "acceptables": les Vietnamiens et les Coréens, pour l'instant. Les scientifiques chinois ont fait des travaux très poussés, ces dernières années, pour identifier les caractéristiques physiques pures de leur race, et celles dont l'absence peut être tolérée chez, disons des "cousins raciaux". C'est ce qui a donné naissance au parti, le PURP, "Pour Une Race Pure", vous savez : le petit insigne que vous voyez sur les tenues de certains gradés. Quelques uns de ceux ci n'en font pas partie, parce que leurs ancêtres n'étaient pas d'une race assez pure, précisément, ou à la suite de mariages, que sais-je ? Ils ont été refusés, ou n'ont peut être pas souhaité y adhérer, il doit bien y en avoir. Il est étonnant de constater que les autorités Chinoises actuelles sont assez réticentes envers le Laos ou le Cambodge, par exemple. Mais, à mon avis, ils introduisent là des connotations historiques difficilement convaincantes, scientifiquement, pour nous occidentaux. Alors que leur refus racial catégorique se comprend mieux, à l'égard de l'Inde et du Pakistan, notamment, dont les origines sont éloignées de celles des Chinois. Ils n'ont pas de sang chinois dans les veines, si vous voulez. En revanche, je crois que, dans le cas précis du Laos et du Cambodge, le refus a aussi une origine purement politique, moins "justifiée" biologiquement. Ils ne sont, en réalité, pas si éloignés que cela de la race chinoise. Parce que pour l'Inde, le Pakistan, l'Afghanistan etc, les différences d'origines raciales sont effectivement importantes et la culture religieuse musulmane y est très forte… Ce qui, au passage, devrait donner l'occasion à nos politiciens d'y chercher des appuis, pour peu que quelqu'un, au gouvernement, se donne la peine d'analyser sérieusement les options raciales Chinoises et qu'on les expose clairement dans ces pays là. Une extension des fronts soulagerait la pression que la Fédération subit. Antoine, Bodescu et Labelle, le visage sérieux, pour une fois, écoutaient avec beaucoup d'attention. Le jeune homme songea que ce type savait vraiment bien de quoi il parlait. Il avait visiblement suivi de près les évènements politiques des dernières années. - S'il vous plait, revenez-en à Tsaï Tsu, dit Bodescu. - En révélant le projet Chinois il nous a, en effet, enlevé l'espoir de rentrer chez nous après la guerre, comme l'a parfaitement compris le Lieutenant Kouline. C'était une faute de psychologie et même de commandement que de lâcher ça de cette façon. En quelque sorte il a laissé entendre que notre vie d'hommes libres était finie. On pourrait donc attendre prochainement des gestes désespérés de certains des hommes enfermés ici. - Une question, peut être puérile, Capitaine dit enfin Antoine. Vous pensez que la Fédération a une chance de survivre, de gagner cette guerre ? Le Capitaine le fixa quelques secondes, grave. - Si l'on s'en tient aux seuls résultats de six mois de guerre, non, pas la moindre ! L'armée Chinoise est non seulement nombreuse mais aussi extrêmement moderne… Il réfléchit avant d'ajouter d'une voix plus lente : - En revanche les Républiques d'Europe ont toujours été assez insaisissables. Le côté latin ajouté au côté slave, fait que l'on peut tout attendre, ou tout craindre d'une armée européenne. Qu'elle accepte la défaite aussi bien que, désespérée, elle attaque follement, sans se soucier des pertes et devienne quasi invincible. Le latin, comme le slave, marche au coup de cœur et en est capable. Tout dépend de sa motivation, de ce qui se passe là-bas à l'ouest, en ce moment, de l'impact d'un hypothétique chef, sur les peuples qui composent la Fédération. - Je crois que je vais choisir cette option, dit Antoine, d'une voix assez basse pour qu'elle ne porte pas au-delà de leur petit groupe. J'ai besoin de garder espoir. Et puisque les Chinois envisagent de me garder prisonnier une bonne partie de ma vie, j'ai besoin de résister, de me libérer, d'aller retrouver ceux qui se battent. Si je ne dois pas survivre à cette guerre je veux que ce soit en me battant pour mon mode de vie. Pas dans un camp de rééducation. Je n'accorde à personne le droit de me dire comment je dois vivre. J'étais déjà décidé, Tsaï Tsu ne fait que renforcer ma détermination… Non ça n'est pas exact, je voulais partir par refus de la captivité, pour reprendre le combat différemment, pour mettre en application ce que j'ai découvert pendant ces quelques mois. Les soldats chinois, eux et ce jeune officier, poursuivit-il en montrant Labelle, m'ont beaucoup appris sur la façon de faire la guerre, en Sibérie et ici, au Kazakhstan. L'apprentissage a été dur. Je ne veux pas l'avoir enduré pour rien. Je voulais mettre en pratique ce que j'ai appris : frapper plus fort, par exemple, plus fort que ce qu'une Brigade d'Infanterie classique permet de faire. Dans une attaque, ne pas se suffire de s'emparer des tranchées ennemies mais anéantir tout ce qui s'y trouve… Désormais je vais ajouter une raison supplémentaire à cela, le choix de mener ma propre vie. En fait Tsaï Tsu m'a rendu plus dur. - Attention ! fit Joao, Tsaï Tsu a clairement exposé les règles. Toute tentative d'évasion sera punie de mort. - Ce qui, pour moi, renvoya le jeune homme, signifie seulement que je ne dois pas tomber vivant dans les mains de ses soldats. Et j'en conviens. Je me sauve pour me battre, justement. Ici ou sur le front ça revient au même. Mais cela implique également que toute tentative d'évasion doit être organisée avec un soin exceptionnel. Il est absurde de réussir une évasion pour s'apercevoir ensuite qu'elle a seulement permis de quitter le camp. Ici, par exemple, dans un pays où il est impossible de se cacher, de survivre, sans aide, il serait particulièrement stupide de se borner à seulement sortir du camp. - Que voulez-vous dire ? s'étonna Joao. Antoine haussa les épaules. - Simplement que sans un moyen de locomotion il ne faut même pas y songer. Mais s'y préparer, là oui. Quand une occasion se présente, il faut pouvoir la prendre au vol, très vite. Les provisions, nos réserves, doivent être emballées prêtes à être saisies en quelques secondes. Ce qui signifie des cachettes accessibles en toutes circonstances. Ou un partage des vivres en deux endroits pouvant correspondre à des situations différentes : dans les bâtiments et hors des bâtiments, par exemple. Joao resta silencieux, contemplant le jeune homme comme s'il le jaugeait. - Et à quel niveau estimez-vous que vous serez tout à fait prêts ? Depuis le début Bodescu laissait faire Antoine, se bornant à étudier leur visiteur. - Jamais. On doit toujours améliorer les prévisions. Trouver des vivres qui se conservent mieux, remplacer celles qui se détériorent avec le temps. Trouver des vêtements civils, des outils ou des armes, se procurer des informations sur les forces chinoises dans le secteur et dans la direction que l'on veut suivre. Noter le nom des unités qui passent par le camp, des choses comme ça. Rien n'est jamais fini… Vous voyez, l'idéal, on peut toujours rêver, l'idéal serait de s'emparer d'un camion isolé, un de ceux qui viennent parfois à côté du camp. En quelques heures on pourrait gagner, non pas nos lignes, mais une région moins surveillée, au relief assez tourmenté, au nord, ou au sud, d'ailleurs, pour s'y cacher et découvrir de quoi manger sur place. - Tu penses à l'Ouzbékistan ? interrogea Bodescu, intervenant pour la première fois. - Par exemple… Mais il faudrait en savoir davantage sur l'implantation chinoise, là-bas. Pas question de se retrouver dans un coin où les Chinois sont en nombre. De même pas question d'y aller la fleur au fusil. Il faut avoir avec nous un Ouzbek ou un type qui a vécu là-bas. - Si je comprends bien vous envisagez réellement… Bodescu coupa tranquillement Joao. - Oui. Vous y êtes opposé ? - Pas opposé, non. Mais prudent. C'est un aller simple, ce truc. Alors je veux mettre dans ce projet toutes les chances d'arriver à destination. Antoine sourit. - Nous aussi, Capitaine, nous aussi. C'est pourquoi on avance à petits pas. - Vous avancez… déjà ? Bodescu hocha lentement la tête en guise de réponse. - Dans quel domaine ? Le rythme de la conversation avait changé. On aurait dit que chacun mesurait ses paroles et donnait aux mots un sens caché. - Essentiellement l'alimentation et le renseignement, comme je l'ai dit, répondit Antoine. Joao inclina doucement la tête. - Nous observons les habitudes, le comportement coutumier des soldats chinois. Et nous réfléchissons, nous réfléchissons beaucoup, ajouta Bodescu. Lui et le jeune homme n'avaient encore rien dit d'irréparable. Ils avaient évoqué de grands principes, analysé la situation, rien de plus. Les trois hommes s'observaient, comme s'ils guettaient un indice, un mot. Joao gonfla la poitrine, à la manière d'un plongeur avant de s'enfoncer sous la surface de l'eau. - La principale décision, la plus grave, commença-t-il, consiste à savoir avec qui tenter le coup. Chaque membre du groupe ; parce qu'il faut nécessairement un groupe, je crois qu'une tentative solitaire est perdue d'avance ; doit être choisi avec soin. Choisir un groupe pour sa détermination, mais aussi sa compétence, sa complémentarité des uns avec les autres, sa fiabilité. Sa connaissance de l'ennemi… Aujourd'hui mon propre groupe est trop succinct, dit-il avec un petit sourire ironique, je suis seul ! Il est vrai, néanmoins, que je connais d'autres groupes, plus ou moins en formation, comme le vôtre. Mais ils ne me satisfont pas entièrement, pour une raison ou une autre. Pour ce projet il faut avoir une confiance totale en chaque membre. S'il existe un maillon faible ; ou que vous jugez faible ; si vous ressentez une réserve à propos d'un individu, quelle que soit sa compétence ou sa présence, obligatoire pour tel ou tel aspect de l'opération, il faut vous sauver très vite. Couper les ponts. On ne doit tolérer aucune concession aux principes de sécurité. Chaque élément doit impérativement avoir l'accord de tous les autres. J'ai l'air de faire un cours, là, pardonnez-moi, c'est mon travers. Il se trouve que je partage absolument votre point de vue sur l'avenir. Je préfère laisser ma peau dans une histoire où j'aurais été partie prenante, agissante ; même si je me suis trompé, si j'ai commis une erreur idiote ; plutôt que de me laisser guider par les évènements. Je refuse de jouer les moutons et de perdre ma façon de vivre, si vous voulez. Alors si ma candidature vous convient comptez-la, provisoirement, parmi vous jusqu'à ce que je connaisse les autres membres. - Quelques fois les choses avancent vraiment très vite, laissa tomber Antoine avec un geste des mains exprimant sa surprise. Capitaine nous n'avons pas un gros groupe. Pas encore. Nous en sommes seulement au stade de la réflexion. Pour ne pas perdre de temps nous avons commencé à stocker des vivres, mais ça ne veut rien dire en soi. La seule chose tangible est notre certitude, à tous les trois, que nous sauterons le pas ensemble, parce que nous avons confiance les uns dans les autres. A ce propos sachez que le Lieutenant Labelle a été nommé officier au feu et qu'il est décoré de la Croix de fer et de la Croix de guerre. Pour le reste, le moyen, les autres éléments, comme vous dites, nous observons, sondons un peu nos camarades de camp. Nous en sommes là. - Jusqu'ici vous me convainquez, fit Joao. Avant de poursuivre : convenons que vous m'appellerez par mon prénom, Joachim. Si je vous conviens, il est plus naturel que nous montrions tous de l'amitié, pour expliquer que nous nous rencontrions. Et un comportement amical passe par l'usage du prénom. C'est ce genre d'oubli qui peut attirer l'attention de quelqu'un de malveillant. Vous, Lieutenant ? - Antoine. - Et le Sous-Lieutenant tellement silencieux ? - Léyon, répondit vivement Antoine, à sa place. Il eut le temps de voir le coup d'œil surpris, d'abord, de Labelle, puis la lueur de gaieté. - Et vous Capitaine ? dit Joao, en regardant Bodescu. - … Charles. Surpris, Antoine se rendit compte qu'il ne s'en souvenait pas. Jamais le Capitaine ne l'avait appelé par son prénom et inversement. L'attitude de Bodescu ne prêtait pas aux familiarités ! Et puis ils avaient leurs surnoms respectifs ! Enfin presque. - Désolé, Charles, reprit Joao, je sens une réticence, chez vous mais il faudra vous en arranger, cette précaution est psychologiquement vitale. Il faut être crédible dans tous les détails, sinon autant arrêter tout de suite. Bodescu hocha la tête en signe d'assentiment. - Vous avez raison, je ne suis guère habitué à cela. C'est idiot mais… En tout cas je pense que vous avez raison et que votre participation est déjà appréciable. Pour moi c'est d'accord. Et toi, Petit Lieutenant ? Le jeune homme sourit, amusé de voir son ami un peu embarrassé. - Oh pour moi c'est entendu, bien sûr. Joachim, ne vous étonnez pas de la façon dont il m'appelle, c'est une vieille habitude, la marque de la supériorité méprisante des officiers de carrière à l'égard de nous autres réservistes. - Mais pas du tout, protesta Bodescu en se redressant à demi, c'était un petit surnom amical ! Rien de plus. Tu l'as pris comme ça ? - Mais non, je blaguais, renvoya Antoine en riant franchement cette fois. - Mais regardez-moi ce petit couillon de réserviste ! Le Capitaine Joao paraissait un peu largué et son regard allait de l'un à l'autre. - Vous nous prenez pour des potaches ? fit Bodescu. Ne vous y trompez pas, c'est notre façon de donner le change, une forme d'ironie qui nous est propre. Un langage particulier, aussi, qui nous permet de communiquer de manière plus impersonnelle, parfois, si nous flairons une situation désagréable. Autant vous le dire devant lui, tout officier de carrière que je sois, et quels que soient l'expérience, l'entraînement, la formation que j'ai eus, je n'irai pas au combat sans le Lieutenant Kouline. Il a appris à une vitesse folle, ses hommes le suivraient n'importe où et il raisonne vite et bien, très bien, dans l'action. Au combat il est bon et voit juste. C'est un bon officier de terrain, de combat. Cette fois c'était Antoine qui se sentait très mal. Joao se mit à rire silencieusement. - Vous faites un duo étonnant, messieurs. Insolite mais, comment dire, sécurisant ! Si nous trouvons d'autres éléments convenables peut être ferais-je affaire avec vous. - Précisément, dit le jeune homme en se décidant, à ce propos il faut que vous sachiez quelque chose. Lorsque nous avons été capturés j'ai eu une sorte de réflexe, avant de quitter les tranchées. J'ai donné l'ordre à mes hommes de tenter de se procurer des galons d'officiers subalternes et de les placer sur leurs épaules. Stupéfait, Joao. - Mais… pourquoi ? - Je n'en savais trop rien, à ce moment là. Il me semblait que ça pourrait être utile. Bodescu intervint. - Vous devez savoir qu’Antoine avait beaucoup d'ascendant sur ses hommes. Enfin ça n'a peut être rien à voir mais il m'a semblé, quand il me l'a raconté, qu'il avait déjà en tête de regagner nos lignes et qu'il voulait s'entourer d'anciens de son unité, étoffer un futur groupe. Alors il se débrouillait pour les avoir près de lui. - Et certains d'entre eux y ont réussi ? - Quatre, oui. - Et au camp, ils se débrouillent comment ? - Au début ils ont évité les autres officiers, le temps de trouver leurs marques. Maintenant ils y sont habitués. - Et combien sont-ils, avez-vous dit ? - Quatre. - Vous les comptez dans votre groupe ? - Ils savent ce que je compte faire. Ils sont partants, sans se forcer. Nous sommes donc sept en tout. Un vrai groupe. - Ce qu'il ne vous dit pas, intervint Bodescu, c'est que ces hommes ne sont vraiment officiers que pour l'extérieur. Dans leur tête ils sont toujours dans leur unité, ne reçoivent d'ordres de personne d'autre qu'Antoine et n'envisagent pas de le quitter. Il leur dit, par exemple, de surveiller telle partie du camp. Ils savent que ce n'est pas une lubie et ne se posent pas de question, ils obéissent. Je crois que ce qui les accablerait vraiment serait qu'il se fasse la belle sans eux. Ils auraient un sentiment de trahison. C'est un soldat de métier qui porte ce jugement, si vous savez quelle importance donner à cette information. Antoine vit, à cet instant, Igor qui se dirigeait vers eux puis stopper en voyant Joao. Le jeune homme lui fit signe d'approcher et le grand gars s'assit près de lui. - Tu peux parler, Igor, dit-il. - On s'est tous mis au boulot, comme vous l'aviez dit, Lieutenant. Le type qui nous informe est Sibérien. Kovacs a parlé avec plusieurs gars de son unité. Il est avec eux depuis le début. Et le gars a confirmé que c'est bien un départ, Lieutenant, murmura-t-il, le camp se vide… mais pas tout le monde. Seulement les hommes de troupes et les sous-officiers. Pas les officiers. - Tous ? - Oui. Ca changeait beaucoup de choses. Il y aurait un appel pour vérifier la présence de ceux qui restaient au camp et les Chinois comprendraient vite que les absents se trouvaient dans le train… - Bien, fais courir le bruit, que les gars se préparent et souhaite bonne chance pour moi à tes copains. Igor inclina la tête et se leva. Joao avait les yeux fixés sur Antoine qui expliqua la situation que l'officier ne connaissait pas. - Et bien il semble que vous ayez eu le nez creux, Antoine, dit-il enfin. Vous disposez d'un renfort possible alors que les conditions sont en train de changer. Je suppose que nous ne resterons pas longtemps seuls ici, dans ce grand camp. On dirait que les Chinois veulent faire de cet endroit un camp pour officiers, ce qui n'est pas forcément bon. - Pourquoi ? fit Bodescu. - Les officiers, en général, ne sont pas en aussi bonne forme physique que les hommes de troupe et pas toujours débrouillards. Il sera plus difficile de trouver des éléments de valeur. Ne serait-ce que pour se lier à des gardiens pour obtenir des informations comme vous en avez eues jusqu'ici, apparemment. J'en profite pour dire que vous me paraissez de plus en plus crédibles. Vous vous étiez organisés et obteniez des résultats. L'idée de chercher quelqu'un parlant le Chinois est à poursuivre, avec précautions néanmoins. Ce n'est probablement pas fréquent chez les officiers… Mais cette information veut aussi dire autre chose : que nous avons perdu une autre bataille. Sinon ils n'auraient pas de nouveaux prisonniers à amener ici ! *** Joao était précieux, il le révéla les jours suivants. Il connaissait admirablement le peuple chinois. "De l'intérieur" disait-il en faisant allusion à sa profession de psychologue. Un matin, alors qu'ils étaient assis tous les quatre au soleil, le long du baraquement, après l'appel et la soupe, il évoqua la Chine moderne et la façon dont elle avait basculé dans le racisme. - Lorsqu'on regarde une carte du continent européo-asiatique on ne comprend pas comment notre immense Europe a eu tellement de difficultés, en 1920, à vaincre un pays très vaste mais plus petit que le nôtre : la Chine. C'est que les cartes ne rendent pas compte de l'extraordinaire démographie du peuple chinois, ni de son ardeur au travail, de son obéissance ou de sa modernité économique et des immenses territoires de l'Europe très peu peuplés. Les Chinois sont incroyablement nombreux, partout, et terriblement actifs, surtout. En gros, schématiquement, l'histoire s'est déroulée comme ça. Le suicide de l'Empereur, à la fin de la Première Guerre a été le bout de la route pour une certaine Chine. Celle qui avait pour modèle les aristocrates. En Chine il faut toujours un modèle. C'était eux, les aristocrates dont l'attitude dictait le bon comportement, la bonne façon de penser, eux qui étaient LES modèles. C'est un peuple extraordinairement discipliné dans l'âme. Le vrai pouvoir était entre les mains des aristocrates. Ils détenaient pratiquement tous les portefeuilles de Ministres, ils figuraient aux conseils d'administration des grandes sociétés, des trusts et influençaient grandement les décisions économiques. Après la Première Guerre ils sont tombés de leur piédestal. Ils s'étaient trompés et avaient perdu la face, l'honneur, la compétence. Ils avaient promis une victoire et s'étaient trompés. Le peuple mais, surtout, la haute bourgeoisie ne le leur a pas pardonné. Parce que la classe vraiment possédante est la haute bourgeoisie. Qui se divise en deux classes, d'abord la "vraiment haute"; les anciens commerçants dont les caravanes parcouraient le continent ; qui détient LA fortune, les détenteurs majoritaires des actions des groupes économiques, les vrais puissants. Ceux là étaient si béats, si proches des aristocrates avant la Première Guerre qu'ils les singeaient, voulaient leur ressembler et, pour la faveur d'être admis dans leur cercle, leur avaient abandonné la direction de leurs affaires ! Ils allaient jusque là. L'aristocratie dirigeait effectivement le pays, avant la Première Guerre, mais ne détenait pas l'argent, la fortune. Elle en avait l'usufruit, si vous voulez. L'autre groupe, le plus important, évidemment, était une bourgeoisie de bon ton, sans fortune et conservatrice, on les appelait les Gardiens parce qu'ils gardaient les Vieilles Traditions populaires. C'est cette bourgeoisie, sans fortune qui faisait fonctionner la machine. Les Gardiens étaient les cadres des entreprises des grands bourgeois, tous les cadres, depuis le fondé de pouvoir jusqu'au chef d'équipe. Inconscients de leur énorme prestige, de ce qu'ils représentaient. Aux yeux du peuple, cette fois. Le Capitaine s'interrompit, les yeux dans le vague. Puis reprit : - Après la guerre il y a eu un transfert de prestige. La classe possédante bourgeoise, furieuse de la défaite de son pays, de sa ruine économique, trahie par l'aristocratie ; qui a explosé dans la crise de 1921 ; a renié ses amours anciennes. La ruine c'est le déshonneur pour un Chinois. On s'accommode de revenus modestes mais on ne les perd pas ! L'aristocratie s'est effondrée. Là-dessus la mode a été au pardon. Dans l'après Clemenceau, l'Europe s'est découvert une furieuse envie d'aider ces pauvres Chinois à se redresser ! Ceux-ci en ont conçu un sentiment de haine encore plus fort contre l'Europe. En l'aidant à remonter la pente, l'Europe l'humiliait ! Xian Lo Chu l'a compris avant tout le monde. Humiliée, mais ayant la possibilité de redresser la tête, cette Chine là, réaliste, a sauté sur l'occasion. En Occident on connaît Xian Lo Chu depuis une douzaine d'années, depuis son entrée sur la scène internationale, mais il a commencé à s'agiter, à préparer son ascension, dès après l'Armistice de 1920. A prôner les qualités du travail. Avec un peuple aussi dur à la tâche que les Chinois, la conséquence était prévisible, la Chine a très vite retrouvé une raison de vivre, de retrouver son honneur : la prospérité. J'allais dire : aussi vite qu'elle l'avait perdue, non, pas à ce point, mais vraiment vite. Pourquoi ? Parce que la classe possédante, le haut du pavé bourgeois, était toujours propriétaire des biens. Des biens en ruine, sauf le secteur agricole, mais des biens potentiellement là. Et cette classe s'est mise au boulot. Ca a donné les grands regroupements économiques, les usines gigantesques, le bond en avant. Parce que le Chinois, salarié, considère que son usine lui appartient un peu, ou plutôt l'inverse, qu'IL lui appartient. Il lui doit tout, sa vie, son travail, ses heures de repos. Il y entre à 16 ans comme apprenti, ou à 22 ses diplômes en poche, et compte y travailler toute sa vie. Quitter sa boite, son usine, est vraiment une faute, démissionner le dernier des péchés. Et Xian Lo Chu a redonné sa fierté à la Chine, effacé l'humiliation de devoir son redressement à l'ennemi, au vainqueur. Il s'interrompit pour désigner un sous-officier Chinois qui surveillait une corvée de ses copains en gueulant. - Ne vous fiez pas à l'image que vous donne ce type. Il vous paraît minable, petit, brutal, inculte. C'est une apparence. Dans le civil il devait être contremaître dans une usine. Un contremaître obéi, compétent à son niveau, ne vous y trompez pas. C'est ça la Chine, des types compétents, qui ne se posent pas de question. Incroyablement fidèles. Si le patron dit que l'entreprise traverse une passe difficile et que les salaires doivent baisser de 25% pour la sauver, tout le monde acquiesce et travaille encore plus pour des revenus inférieurs ! La grande force de ce pays est sa classe moyenne, les Gardiens. Toute l'astuce de Xian Lo Chu a été de le comprendre. Il s'est adressé essentiellement aux Gardiens, au début de son ascension politique. Et en se les mettant dans la poche il récupérait en même temps le peuple, qui avait les yeux rivés sur les Gardiens. Les grands meetings, le délire des discours en public, ce sont les Gardiens qui l'ont créé. Ils ont été subjugués par les arguments de Xian Lo Chu. Il parlait leur langage, prônant les qualités qu'ils défendaient, le travail, la vieille Chine, les anciennes valeurs. De là au racisme, à la "supériorité" des Chinois, il n'y a que le talent de Xian. Et le peuple a suivi. Et comme le gars avait également un vrai talent d'organisateur, qu'il avait l'art de savoir s'entourer, surtout, tout est parti très vite. A son arrivée il y avait un manque de travail dans certains pans de l'économie, un problème de logement. Il a lancé les grands travaux d'état, permettant aux ouvriers qui y travaillaient de capitaliser des points, qui leur donnaient accès à une maison. Une maison en toute propriété ! Leur rêve. Tout était standardisé de façon incroyable. Ces maisons étaient faites sur deux ou trois mêmes plans comportant la même disposition, les mêmes dimensions des pièces. Tenez, il y avait une bibliothèque dans ces maisons. Elle comportait les mêmes bouquins ! Le même nombre, les mêmes titres… Imaginez ça à l'échelle d'un pays, les prix obtenus quand on commande cinq cents millions de recueils des œuvres de Confucius ! Cinq cents millions de charpentes, identiques… L'économie est repartie en flèche. Et les ouvriers Chinois pouvaient rembourser leur dette en faisant des enfants, c'était ça l'astuce ! Au premier ils recevaient la maison, au deuxième on effaçait un quart de leur dette, ainsi de suite jusqu'au cinquième, où leur dette était remboursée ! La machine économique s'était remise en marche. La démographie aussi. Les Chinois faisaient des gosses à la chaîne. C'est aujourd'hui la formidable armée chinoise. Parce que Xian Lo Chu a parfaitement compris que son pays avait besoin de tout, aussi bien d'ingénieurs, de techniciens, que d'ouvriers. On a orienté les jeunes enfants très tôt. Les bourses d'Etat ont permis aux plus pauvres de faire des études, d'aller aussi loin qu'ils le pouvaient, le juge de paix était le succès aux examens. Bodescu, Antoine et Labelle écoutaient, fascinés. Ce dernier changeait totalement de visage quand il était attentif. Son allure adolescente, ce visage si expressif, sur le point de rigoler d'une blague, se transformait. On imaginait alors l'étudiant qu'il avait été, sérieux, bosseur, comprenant vite, certainement brillant. - Et le Chinois n'est pas idiot, poursuivait Joao. Les ingénieurs, les hommes d'affaires, se sont mis au travail. Ca donne ce que vous voyez là. Un peuple travailleur, un niveau de vie supérieur, des villes modernes, une économie efficace, une formidable armée, supérieurement organisée, planifiée, avec un matériel bien en avance sur le nôtre, qui nous flanque une rouste… - Alors c'est fichu ? fit Antoine. Joao fit la moue. - Ils n'ont pas encore gagné. C'était le même peuple, en 1915, aussi travailleur, aussi moderne, aussi efficace et pourtant l'Europe a réussi à le vaincre cinq ans plus tard… Mais c'est très mal parti, ça oui ! *** C'est le jour du départ des prisonniers, en fin de matinée, alors que ceux-ci avaient embarqué depuis déjà une heure ; le train stationnant encore sur la voie, entouré d'un cordon de Chinois ; que Vassi apporta une nouvelle stupéfiante, terrorisante. Quand il arriva il marchait presque comme un homme ivre, ses traits étaient creusés, il avait le regard fixe et respirait par saccade, comme s'il était au bout de ses forces. Il s'effondra à côté d'Antoine assis à sa place habituelle, à côté de Bodescu et Labelle qui ne les quittait plus, désormais, contre un pilier du baraquement, mais ne parla pas tout de suite. - Lieutenant… Lieutenant, vous croyez que les Chinois seraient capables de nous tuer ? Antoine comprit immédiatement combien le soldat était bouleversé et prit son poignet. - Calme-toi, Vassi mon gars. Calme-toi d'abord, tu parleras ensuite. Le soldat remuait la tête de droite à gauche comme s'il se débattait dans un cauchemar. - Non, il faut que je vous dise… On a cherché à confirmer les renseignements, comme vous l'avez dit, avant le départ des gars. Le petit Fiske ; le caporal-chef qui est devenu mon copain, celui qui est de l'Oural ; il avait un bon camarade sibérien de l'est, dans son Régiment. Ils terminaient leur service. Ca fait presque deux ans qu'ils se connaissent, depuis bien avant la guerre. Enfin ils sont vraiment potes, quoi ! Le gars, le Sibérien ; qui s'appelle Tchi ; vient d'un bled, Sakamensk, au sud du lac Baïkal, à la frontière de la Chine. Sa région a été occupée par les Chinois, après l'invasion de 1880… Alors les gens ont dû apprendre le chinois et les enfants ont continué à le parler après la Première Guerre, quand l'ennemi a évacué le pays. Et ils l'ont appris à leurs enfants, ensuite. Entre eux et avec les anciens, ils parlent souvent chinois, c'est courant là-bas, il parait. Enfin, il le parle aussi bien que le français ou le russe. Il se calmait un peu mais avait toujours le regard fixe, inquiétant. Antoine le laissait raconter son histoire, à son rythme. Il avait vu Bodescu se rapprocher d'eux, mais n'avait pas bougé. - … Il s'est glissé du côté du train, la nuit dernière, quand il était près des barbelés. Il voulait voir s’il n’y avait pas de la nourriture à piquer dans des wagons. Il a seulement vu deux wagons pleins de caisses de dynamite. Il a dû se planquer, une patrouille s'est pointée et a laissé des gardes, deux par wagons. Il les a entendus parler. Ils sont affectés à ce train. Tout le temps, même pendant les voyages. Et ils ont parlé du dernier… Ils ont emmené un plein train de prisonniers ; des gars des premières batailles ; à l'est… Ils les ont emmenés en Chine, pas loin de la frontière… Vassi s'interrompit encore une fois, il semblait ne plus pouvoir parler, tout son corps se mit à trembler. - Respire, Vassi, respire à fond, lentement, et vide tes poumons, lentement aussi… encore… obéis-moi, Vassi, fais-moi confiance, allez continue comme ça. Le grand soldat hocha la tête au bout de plusieurs minutes, pour indiquer qu'il pouvait poursuivre. - Le train est arrivé dans une région de mines, en Chine, pas très loin. Ils ont débarqué tout le monde et les ont fait entrer dans… dans ces trucs où on creuse pour trouver du charbon ou des trucs comme ça. - Des galeries de mines ? - Oui, oui c'est ça… des galeries. Ils y sont tous allés, des milliers et des milliers, peut être plus, des divisions. Et puis les Chinois… ils ont dynamité les entrées ! Les gardes racontaient ça en rigolant… Antoine était tétanisé, comme si son cerveau n'était pas capable de traduire ce qu'il venait d'entendre. Tout ça lui paraissait impossible. Oui… impossible. Voilà le mot. Ce n'est pas que ce n'était pas vrai, c'était impossible ! Et puis son regard dériva vers Bodescu et il devina le reflet de son propre visage sur celui de son ami. Et il comprit que c'était vrai. Les racistes Chinois avait résolu les problèmes des prisonniers : ils les enterraient vivants dans des mines ! Or la Chine était le premier pays producteur de charbon, de fer et d'étain, dans le monde. Il y avait un très grand nombre de mines, en Chine, dont beaucoup étaient épuisées et vides ! - Où sont Fiske et Tchi ? dit-il, très vite, ils ont embarqué avec les autres ? Vassi secoua la tête. - Fiske, oui, il sait pas. Tchi est sous son baraquement, complètement terrorisé… Il se planque. Il parle plus, Lieutenant, il est là, dans le noir, en boule. Igor l'a cherché partout, ce matin… Il a entendu quelqu'un qui gémissait, sous leur bâtiment, après le départ des autres vers le train. Tchi lui a tout raconté et, depuis, il parle plus, il reste là ! - Ecoute-moi bien Vassi, dit-il, va le retrouver tout de suite et démerdez-vous pour lui trouver des galons de Sous-Lieutenant, il va falloir qu'il sorte de son trou et il ne peut pas le faire sans galons. Piquez-en au besoin. Tu as compris ? C'est vital pour lui. Il viendra dans ce baraquement et je l'aiderai, on l'aidera tous à se débrouiller et à rester en surnombre, il suffira de le cacher jusqu'à l'arrivée des prochains prisonniers. Apporte lui à manger sur nos réserves. Reçu ? - Oui, Lieutenant, fit Vassi… - Je l'accompagne, fit Labelle en se levant. Au besoin je lui passerai mon galon, momentanément. - Mais les copains, les autres…? fit Vassi. Antoine regarda le grand gars dans les yeux. - Plus possible d'aller, de jour, jusqu'au train, qui est en dehors du camp, maintenant, tu le comprends bien, Vassi ! Il n'y a rien à faire, rien… ** Chapitre 11 Le printemps "1946" Chez les Litri, à Salamanque, en Espagne, chacun essayait encore de cacher son chagrin. La nouvelle était arrivée, quelques jours auparavant. A peine venait-il d'être affecté à son Escadron de chasse, au sortir des stages de formation, que Francisco, leur fils aîné avait été abattu, en mission ! La famille habitait un grand appartement vieillot tarabiscoté, avec des couloirs interminables, des marches, de hauts plafonds, au cœur de la vieille ville. Pablo Litri, le chef de famille, le visage dur, les mâchoires si serrées qu'il semblait ne pas pouvoir manger, était assis au bout de la longue table, immobile, les mains posées de chaque côté de son assiette. Il portait le nouvel uniforme du Génie et un galon d'Adjudant, sur les épaules. Affecté dans un immense dépôt près d'Avila, il avait obtenu une permission exceptionnelle. - S'il te plait, essaie de manger lui dit sa femme, assise près de lui, en posant une main sur son bras. - J'ai tellement honte, Pablo, murmura alors Akil Rokhamanov, installé plus loin. Nous avons perdu notre maison, tous ce que nous possédions, mais nous sommes tous vivants. Les Rokhamanov étaient réfugiés de Douchanbé au Tadjikistan. Si Akil montrait des ascendances slaves, sa femme, Sassa, et leurs enfants avaient un type oriental prononcé, la peau des enfants et de leur mère avait un aspect velouté magnifique. Chaque année, à Millecrabe, les mères s'extasiaient devant la beauté des quatre enfants des Rokhamanov. Dès les premiers jours de la guerre ils avaient fui in extremis les troupes chinoises. Akil avait fermé sa fabrique de tapis dès le deuxième jour de guerre, donné congé à ses cinq ouvriers, chargé sa famille dans leur vieille Citroën Rosalie à moteur flottant, quelques bagages sur le toit et autant de bidons d'essence que la voiture pouvait en porter. Puis ils s'étaient dirigé vers l'ouest à travers les routes de montagne, souvent mitraillées par les avions chinois ; ce qui terrorisait Akil, avec son chargement de carburant ; en direction du sud Ouzbékistan, puis du Turkménistan. Ils avaient ainsi réussi à gagner les rives de la Caspienne au cours de cinq semaines d'un voyage de cauchemar où Akil tremblait de peur que sa voiture ne tombe en panne dans les longs passages désertiques Turkmènes. Puis, arrivant à Turkmenbachy, sur la côte, Akil avait vendu sa voiture pour traverser la mer sur un bateau de pêche qu'il avait loué, et ils avaient débarqué à Bakou, en Azerbaïdjan. Ils y avaient appris, qu'ils s'étaient décidé à temps, il y avait eu des déplacements de populations, sous l'occupation chinoise, chez eux, sans que l'on sache très bien où avaient été emmenées celles-ci ! Ils avaient gagné les rives de la mer Noire, à l'ouest, dans un vieil autobus surchargé. Ensuite ils avaient continué, leur fuite, de bateau de pêche en bateau de pêche, comme si leur terreur les tenaillait tant qu'ils ne pouvaient s'arrêter : la mer Noire, la Mer Egée, la Méditerranée et l'Espagne où ils avaient fait connaître leur présence aux Litri qui les avaient accueillis immédiatement, à Salamanque. Les chambres des deux fils aînés étaient vides, ils les avaient occupées. Maria Litri avait même installé des lits supplémentaires pour les enfants des Rokhamanov, encore jeunes, le plus vieux n'avait pas neuf ans. Akil, aussi était jeune, mobilisable en tout cas, et il s'était signalé aux autorités militaires, son affectation allait arriver. Au Tadjikistan l'entrée des Chinois avait été si rapide que la population avait commencé à fuir avant que les autorités civiles ne puissent mettre en place le plan de mobilisation. Le regard de Pablo Litri dériva vers son cousin. - Il ne faut pas, Akil. Vous avez bien fait de venir, votre présence est un réconfort, pour moi, même si je ne vous le montre pas assez. Tu comprends nos deux aînés ont choisi l'aviation ; où il y a tant de pertes ; Juan est encore en école de pilotage, et Miguel va y suivre son frère, je le sais bien, quand il aura l'âge de s'engager, d'ici à un an… Enfin, j'ai l'air de me plaindre, nous ne sommes pas seuls dans ce cas ! Toutes les familles souffrent leur drame propre. Ce que vous avez vécu pendant ce si long exode… L'Espagne voit arriver beaucoup de réfugiés et c'est très bien, Akil. - Pablo, ici ou à Millecrabe, vous êtes dans la famille, renchérit Maria Litri, la femme de Pablo, une pure Castillane aux cheveux sombres. Nous nous arrangerons, ne t'inquiète pas. Mon salaire et la solde de Pablo nous permettent de garder cet appartement et il est suffisant pour vous et pour nous. Bien plus, vous permettez de le remplir ! Imagine ce que je ressentirais si j'y restais seule, désormais ! Les réfugiés sont les bienvenus, en Espagne. J'ai appris hier, d'une collègue de la Mairie, qu'un plan allait être lancé pour fournir des emplois aux réfugiés, leur permettre de gagner leur vie, de vivre décemment. Ils sont de plus en plus nombreux et sont désemparés, loin de chez eux. On vit tellement différemment ici qu'en Europe de l'est qu'il faut les aider à prendre leurs repères, leur permettre de retrouver… une dignité, le sentiment qu'ils sont utiles, ce qui est vrai. On a besoin d'eux pour démarrer ce que le cousin Edouard demande à l'Europe, aujourd'hui. Ce mouvement spontané des Colis aux Réfugiés de l'est, qui est né cet hiver, a été repris par les autorités de chaque République. J'y ai collaboré, au printemps. C'était alors assez anarchique. Les gens envoyaient un colis de conserves, selon leurs moyens. Apparemment le gouvernement a trouvé que l'initiative des citoyens était bonne et commence à coordonner tout cela. On a besoin de monde, pour venir aider les bénévoles, actuels, qui ont tout démarré. Ce mouvement prend une telle ampleur, au niveau de l'Europe entière, qu'il faut codifier les envois, les regrouper, au départ, prévoir des centres de tri et de distribution, à l'arrivée, par République. Les réfugiés se sont dirigés n'importe où en Europe Centrale et de l'ouest. Il y en a partout, maintenant. On songe à former des villages de réfugiés pour remplacer les camps provisoires, installés près d'usines nouvelles pour fournir du personnel. Il faut désormais vraiment organiser les aides qu'on leur apporte, pas seulement la nourriture ou les vêtements, et rémunérer les bénévoles, car leur tâche devient écrasante. Il y a là du travail pour Sassa, si elle le désire… Pablo, vous nous avez honorés en venant ici ! Ne regrette rien, vous avez eu raison de venir. Vous nous aiderez à tenir, moralement. *** A Lvov, Myko, vêtu d'un épais manteau clair, trois-quarts, qui lui arrivait au-dessus des genoux, marchait en direction du centre de la ville. Il faisait beau en ce début du printemps. Pas vraiment froid, un ciel dégagé, mais moins que là-bas à Millecrabe où il se trouvait récemment. Les voyages de la famille étaient toujours épiques. La grande Panhard de son père, que conduisait maintenant sa mère, était pleine, entre les bagages et les animaux, en cage ou non. C'était en revenant de l'île, quelques jours plut tôt, qu'il avait confié son chat, Binou ; auquel il était terriblement attaché, désormais ; à sa jeune sœur Cécile, celle qui voulait devenir véto, comme leur père, et qui avait deux ans de moins que lui. Probablement influencés par la profession du chef de famille, les Stoops ne concevaient pas de vivre sans animaux. Des animaux qui les suivaient partout, en vacances ! Son père lui avait dit qu'il pouvait garder le grand chat jaune paille, l'année précédente, quand il avait vu les relations entre son fils et l'animal. Et Myko l'avait appelé Binou, avant de le ramener à Lvov. Cette année les étudiants avaient eu l'autorisation de passer le second examen semestriel avec près de trois mois d'avance, en donnant une bonne raison, pour cela, et après avoir cravaché pendant l'hiver. Ceux qui voulaient en profiter donnaient tous la même, en l'occurrence : leur engagement. Et, son premier certificat de licence en poche, en attendant son anniversaire proche, il avait enchaîné avec l'île, pendant quelques jours seulement, avec sa mère et ses sœurs, son père étant mobilisé. La comparaison avec l'année précédente était désespérante, un seul grand voilier avait été armé. Déjà tant de cousins étaient morts dans cette guerre… Fin décembre Volodia, pilote à la 128ème Escadre de chasse, avait été abattu sur son Curtiss 75. Tous les cousins vélivoles âgés de plus de dix-huit ans s'étaient engagés dans l'Armée de l'Air. Mykola avait reçu, presque en même temps, une lettre de la grand-tante Elise Fournier, de Millecrabe, lui annonçant la mort de Francisco, et la dernière lettre de celui-ci. Cisco, qui venait d'être transformé sur Spit V en arrivant à sa première affectation, sur le front nord, était très excité. Il donnait beaucoup de détails techniques sur la fin de formation et sur ce nouveau chasseur. Sur la fin de sa lettre, rédigée en revenant de mission, sa seconde, sans avoir engagé un appareil ennemi, il se demandait s'il était bien au niveau. Aux tests de fin de stage il avait terminé en queue de peloton, mais il avait été validé. Cependant il se demandait comment, avec autant d'attention à fournir pour simplement tenir sa position, en formation de combat, il serait capable d'engager un Zéro ? Il ne le disait pas formellement mais Mykola avait compris que Cisco était presque content qu'ils n'aient pas eu à combattre… Depuis, le jeune garçon avait toujours sur lui la lettre de son cousin, qu'il considérait un peu comme un talisman, ou quelque chose de ce genre. Celles que Piotr lui adressait étaient d'un ton tellement différent. Il paraissait si sûr. A la fois si tranquille, comme toujours, et si impatient. Lui aussi venait d'arriver en Escadron, mais pas dans la chasse. Dans l'appui-sol. Et puis d'autres morts. L'oncle André avait brûlé dans son char Renault, quelque part au Kazakhstan, et les cousins Yannick, Giovanni, Gustav, Horst, et encore cinq autres, morts au combat, sur l'un des fronts. Onze déjà. En moins d'un an de guerre ! Presque deux générations de Clermont étaient sous l'uniforme, dont une trentaine de filles ! Combien pourraient un jour le quitter, cet uniforme, revenir à la vie civile ? Il s'efforça de regarder autour de lui pour penser à autre chose. Il le fallait. Surtout aujourd'hui. Il allait s'engager. Sa sœur Cécile lui avait demandé pourquoi ? Et ça l'avait perturbé, l'obligeant à réfléchir. Il y avait plusieurs motifs. Il devait avouer qu'être formé comme pilote sur un avion de chasse, l'emballait, c'était ce qui lui venait en premier à l'esprit. Il reconnaissait, lui-même, que c'était assez gamin. Mais il y avait autre chose. Il venait d'avoir dix huit ans et pouvait demander un sursis pour poursuivre ses études. Les étudiants y avaient droit, l'Europe avait besoin de cadres, de techniciens et les préparait. Il ne serait mobilisable légalement qu'à vingt ans, en attendant il pourrait continuer ses études en fac. Seulement un autre sentiment était apparu. Un sens du devoir, un peu vieillot. Les Européens, en général, avaient un sens du devoir assez poussé. Mais ce n'était pas ça non plus. Enfin pas entièrement, il ressentait ce sentiment, mais il n'était pas le plus fort. Non, c'était quelque chose de plus personnel. A partir du moment où ses cousins de dix huit ans s'étaient engagés, où des quantités de garçon de cet âge, non sursitaires, s'étaient engagés, il estimait ne pas avoir le droit de rester en fac, en profitant d'un sursis. Il… il ne voulait pas que d'autres fassent son travail à sa place, il ne voulait pas rester tranquillement à l'arrière pendant que d'autres se battaient pour lui, pour cette quiétude. Il ne voulait pas se planquer derrière la loi, profiter d'elle. Il voulait occuper sa place, dans sa génération. Si les autres étaient sous l'uniforme, alors il devait être avec eux. C'était aussi simple que ça, il devait participer, être à sa place. Il y avait une petite queue dans le bureau d'engagement de la vieille rue Fontaine à mulard, de Lvov, comme chaque jour ou presque. Mykola y était venu à plusieurs reprises les jours précédents. Il n'avait pas beaucoup grandi, depuis un an, guère plus de deux centimètres. 1,75 m, maintenant, mais ses épaules s'étaient un peu élargies et c'était désormais un garçon mince mais bien bâti, aux gestes plus précis, plus sûrs. Au visage beaucoup moins fermé, surtout, qu'auparavant. De ce côté la fac l'avait changé. Entrant dans le hall il ralentit le pas pour observer les jeunes gens qui venaient s'enrôler. Une grande majorité de garçons ; ceux qui venaient de fêter un anniversaire, comme lui ; mais aussi quelques filles et même des jeunes femmes. Depuis l'appel du Président, l'oncle Edouard, l'année précédente, elles étaient nombreuses à s'engager. Parmi les étudiantes c'était celles qui suivaient une voie scientifique qui étaient les plus nombreuses à le faire, et de loin. Il y avait de la place pour elles, aussi bien dans les innombrables laboratoires de recherches ; quand elles avaient une maîtrise ou un Doctorat ; que dans la nouvelle armée moderne qui se bâtissait, avec une licence. On disait que les Centres de Communications, de Coordination, et les Centres de surveillance Radar en étaient pleins. La cousine Véra était en formation d'analyste-radariste. Il avait déjà repéré les lieux, savait que le bureau de l'Armée de l'Air était dans le couloir de droite. Là aussi il était déjà venu. Pour se renseigner. Il était au courant de toutes les filières de formation, depuis les stages de débutants complets, jusqu'aux "accélérés" pour les pilotes brevetés. Il avait repéré un Sergent-Major, pas bon à prendre avec des pincettes, et s'était juré, après réflexion, d'attendre de voir une autre personne. C'est de sa vie, des prochaines années, qu'il s'agissait et il n'entendait pas être manipulé comme un numéro. Des copains qui s'étaient engagés l'avaient prévenu qu'il avait le droit absolu de s'engager dans les conditions qu'il désirait, dans l'arme qu'il souhaitait. Pas question de se retrouver dans l'infanterie ou les chars, sous prétexte que, ce jour là, les blindés avaient la priorité. Il n'y avait qu'une demi-douzaine de garçons et une fille devant lui, dans sa file et, une bonne demi-heure plus tard, il pénétrait dans le bureau "Armée de l'Air", qui était tenu, ce matin, par un Lieutenant. - Bonjour Lieutenant, dit-il en entrant et débitant la phrase qu'il avait préparée, j'ai 18 ans et je viens m'engager dans l'Armée de l'Air. L'officier avait une quarantaine d'années, un visage rond de slave et des cheveux blonds, pas tellement courts. Il portait les ailes de pilote et Myko en fut rasséréné. Ce type là comprendrait. - Bonjour jeune homme, fit-il en s'adossant au dossier de son siège. Me permettez-vous de prendre une tasse de thé avant que nous remplissions la demande d'engagement ? Mykola fut un peu surpris. Ce n'était pas du tout le ton des hommes qu'il avait vus les fois précédentes. Il hocha la tête rapidement. Le Lieutenant se leva difficilement et alla, en boitant, se servir à une théière qui reposait sur un réchaud à gaz, éteint, près de lui. Il reprit la tasse, fixant toujours le jeune homme et finit par demander : - Je suppose que vous avez l'autorisation de vos parents ? - J'ai la permission écrite de ma mère, sur le formulaire réglementaire, oui Lieutenant. - Difficile à obtenir ? - Pas trop. J'ai beaucoup de cousins qui font du vol à voile. Ils ont été incorporés dans l'Armée de l'Air et sont pilotes. Ma mère se doutait que je ferais la même chose. - Et votre père ? - Il est mobilisé. Lui aussi savait à quoi s'en tenir sur mes intentions. - Quelle affectation a-t-il ? - Il était vétérinaire, avant la guerre. Il est désormais Officier-assistant de chirurgie dans un hôpital de campagne, sur le front nord. L'officier laissa passer un temps, but quelques gorgées et demanda : - Il y a une chose que l'Armée doit savoir : votre motivation. Pourquoi ? Pourquoi vous engagez-vous dès maintenant ? Vous voulez casser du Chinois ? "Casser du Chinois"? Il n'avait jamais entendu cette expression et en fut décontenancé, un instant. Le regard du type ne le quittait pas, il fallait répondre, et que sa réponse soit claire, adulte. - La plupart des garçons de ma génération sont dans l'Armée, ma place est avec eux. J'ai la chance de faire des études, je ne veux pas me cacher derrière un sursis pendant que les autres font mon travail, Lieutenant. L'officier le regarda encore quelques secondes puis empoigna un stylo et s'apprêta à écrire. - Bien, allons-y. Quel est votre âge avez-vous dit, mon garçon ? - 18 ans, Lieutenant. - Depuis peu, non ? ajouta l'officier avec un petit sourire mi-triste mi-amusé. - Oui, en effet… depuis une semaine. - Vous remplirez vous même la demande initiale, je vais noter ce que l'Armée de l'Air a besoin de savoir pour enregistrer votre engagement et vous faire un dossier. Profession ? - Etudiant. - Niveau ? - Bac philosophie, premier certificat de licence de physique. L'autre eut l'air un peu étonné. - Ca ne ressemble pas à une voie classique, ça. Vous avez voulu changer de filière, après le bac ? - J'avais eu une mention Bien, au Bac philo et mes notes en math et physique-chimie n'étaient pas mauvaises, répondit-il un peu gêné. J'ai pensé que ce serait une meilleure préparation pour l'Armée de l'air, Lieutenant. - Au moins vous réfléchissez. Et comment ça marche, en fac ? - Pas trop mal, compte tenu de la préparation que j'ai eue. Au contrôle semestriel, vers la fin de l'année, j'étais à la moitié, mais dans la bonne moitié, corrigea-t-il en souriant, plus en confiance, maintenant. Mon premier certificat est validé. - Et vous voulez être pilote ? - Oui, Lieutenant. - Pilote de quel type ? Mono ou multimoteurs ? - Monomoteur, la chasse… si j'en suis capable. - Réaliste, en tout cas. Bien. Mais ambitieux, aussi, la chasse ! Elle est très demandée, vous le savez sûrement, et les places sont chères. Il remplissait les blancs d'un questionnaire, au fur et à mesure. - Avez-vous des qualifications particulières qui motivent votre demande ? - J'ai un brevet "D" de vol à voile et 103 heures de vol planeur, j'ai beaucoup volé ces derniers mois, le vol à voile est toujours autorisé avec des lancers au treuil. Mais en avion j'ai seulement les cinq heures dites d'accoutumance. Cette fois le lieutenant reposa son stylo pour mieux le regarder. - Donc vous avez un brevet D, et vous avez commencé une licence de physique uniquement pour pouvoir demander la chasse. C'est bien ça ? - La licence, oui. Je n'avais pas l'intention d'entrer dans l'armée, avant la guerre, le planeur c'était par goût personnel. L'officier regarda Mykola. - Vous avez dit que vous aviez des cousins vélivoles qui ont choisi l'Armée de l'Air, ont-ils déjà été engagés au combat ? Mykola crispa nerveusement les lèvres. - L'un de mes cousins était militaire de carrière. Il a été abattu au début de la guerre… Et un autre vient d'être abattu il y a trois semaines. - Ils volaient sur quoi ? demanda le Lieutenant, après avoir laissé passer un temps. - Volodia, le premier sur Curtiss 75, Francisco, le second, sur Spit V. - Saloperie de Curtiss, murmura le gars. Il vous donne une fausse confiance, on a l'impression qu'il est redoutable jusqu'à ce qu'on tombe sur un Zéro. Le Spit V est déjà mieux. Nous allons avoir vraiment mieux, d'ici peu. Mais les Morane 406 et Bloch ont eu un mérite certain, c'est qu'il était facile de les évacuer en vol pour sauter en parachute, quand l'avion était touché gravement. S'il n'y avait pas eu cela notre chasse n'existerait plus aujourd'hui, tous nos pilotes seraient morts ! J'en sais quelque chose… Comme un flash Myko se souvint d'un paragraphe de la dernière lettre de Cisco. Il racontait comment s'était passée la partie finale de sa formation, ses difficultés à suivre à la fois les cours et les exercices en vol. Ce qui avait beaucoup perturbé Mykola. Cisco était un bon pilote de planeur, ils avaient volé ensemble sur des pièges biplaces de début, des C 800 qu’ils maniaient comme des monoplaces ! Et ses gestes étaient très sûrs, ses choix instantanés. Le jeune garçon en avait été impressionné. Il pilotait presque aussi bien que Piotr, c'était tout dire… Dans une précédente et longue lettre, rédigée en plusieurs jours, Francisco se posait des questions. Lui aussi avait été étonné de rencontrer tant de difficultés à suivre le rythme. Il n'en avait jamais parlé à Mykola dans ses premiers courriers où il s'attardait davantage sur les avions-écoles sur lesquels il volait, le type d'exercice et les difficultés à les exécuter proprement. " J'ai l'impression que quelque chose a cloché, quelque part, Myko, disait-il, ou alors je ne suis pas un aussi bon pilote que ça ? Je sais aussi que je suis passé dans la chasse par raccroc, que j'ai été repêché, après les tests de fin de stage. Après ma première mission mon N°1, l'Officier-Pilote Parski, un type de carrière, m'a fait faire des exercices de combat. Tout allait tellement vite, Myko, j'étais dépassé ! Je ne domine pas le Spit comme je le faisais avec les Nord 2 000 du club. Ensuite, Parski m'a interrogé, puis il m'a seulement dit, qu'en vol on ne pilote pas en réfléchissant, mais par réflexes immédiats, ce que je croyais faire ! Ca m'a perturbé". Le Lieutenant baissa le visage, parut réfléchir et Mykola se demandait pourquoi quand le type reprit la parole en le regardant. - Des pilotes de planeur on n'en voit pas souvent, c'est vrai. Je crois que je vais vous aider à survivre à cette guerre, faites confiance à mon expérience, jeune homme… Si, comme je le pense, vous passez facilement la visite médicale du personnel navigant, votre demande de suivre une formation de pilote sera probablement vite acceptée… Depuis peu nous avons un nouveau type de formation. Il y avait, jusqu'ici, une formation pour des "Grands débutants", qui n'avaient jamais mis les pieds dans un avion et une autre, "accélérée", pour les brevetés civils, avion ou planeur. On vient d'y ajouter une formation dite "Petits débutants" pour des gens qui ont vaguement tenu les commandes. Autrement dit une petite, toute petite expérience. Cela veut dire que vous auriez une formation presque initiale. En revanche vous auriez la possibilité d'apprendre vraiment à voler sur de grosses machines, de devenir un pilote militaire complet, sans faire l'impasse sur tel ou tel aspect du vol. Si vous me permettez, jeune homme, je crains bien que la disparition de votre cousin, sur Spit, vient de ce qu'il lui a manqué des bases qu'il n'a jamais totalement assimilées, ou rattrapées, en formation accélérée. Il y a un risque que j'ai raison, en tout cas. La formation de ces gens là fait l'impasse sur un certain nombre de choses qu'ils sont censés connaître avant d'entamer leur progression… Votre expérience, même succincte, en vol moteur, et vos 103 heures de vol à voile pourraient vous permettre, réglementairement, de rejoindre un Centre de formation accélérée, je le reconnais. Mais vous auriez beaucoup de difficulté à vous maintenir au niveau de vos camarades, déjà pilotes d'avion et assez expérimenté, des moniteurs d'aéro-clubs, par exemple. Il y a de sacrés différences entre les commandes d'un planeur et celles d'un chasseur ! Dans votre cas les conséquences d'un stage accéléré seraient qu'à la sortie ; où personne ne peut prévoir quel est le pourcentage de places dans la chasse par rapport aux bombardiers légers, bombardiers lourds, "reco", enfin je veux dire la reconnaissance, le transport, etc. A la sortie donc, selon vos notes, il y aurait un risque que vous soyez orienté, soit sur multimoteurs ; ce qui vous laisserait frustré ; soit vous passeriez, in extremis, dans la chasse et vous seriez descendu aux premiers combats, parce que vous seriez limite, comprenez-vous ? Bien sûr avec du temps vous combleriez votre retard, mais les Zéros ne nous laissent pas de temps ! Si vous voulez : vous devriez accorder trop d'attention sur votre pilotage afin qu'il soit au standard ; et il le serait, bien sûr ; mais vous ne seriez plus suffisamment disponible, assez vigilant, pour le combat aérien. Est-ce que vous me comprenez bien, jeune homme, est-ce que vous comprenez pourquoi je vous dis cela ? Mykola avait toujours en tête la lettre de Cisco. Etait-ce bien ce qui lui était arrivé ? N'était-il pas vraiment prêt ? - La formation, dans un centre de ce genre, est plus longue, je suppose ? demanda-t-il. - En effet… mais vous serez vraiment au point, pas un pilote de seconde classe… Que décidez-vous ? Ce fut ce mot, "seconde classe", et ce qu'avait écrit Cisco qui le décida. Son côté perfectionniste, son orgueil aussi, ne lui permettaient pas d'accepter une demi mesure, devenir une sorte de pilote de fortune, de ne pas être un bon pilote. - … Je suis votre conseil, monsieur, je veux dire Lieutenant, je choisis ce stage de "petits débutants". Le gars sourit. - Vous êtes un jeune homme avisé. Je crois qu'avec vos bases vous aurez vos chances de devenir un bon pilote et de résister à cette guerre… Et ne vous inquiétez pas, vous aurez l'occasion de faire beaucoup d'heures de vol, dans les années à venir. Plus que vous ne le souhaiterez. *** Incorporé quatre jours plus tard il passa tout de suite la visite médicale "Personnel Navigant", très approfondie. Elle lui révéla une chose surprenante. Il avait toujours su qu'il avait une bonne vue mais on ne l'avait pas testée à ce point. Il apprit qu'il avait 12/10ème à l'œil droit et 14 à l'œil gauche ! Il ne savait même pas qu'on pouvait avoir plus de 10/10ème. Le médecin avait dû lui expliquer qu'on ne pouvait pas fixer une limite supérieure au corps humain mais seulement constater ses capacités et fixer une valeur maximale moyenne. Ce qui expliquait que les records du monde d'athlétisme tombaient régulièrement grâce à des athlètes dont les performances dépassaient les moyennes établies. Et que les 10/10ème étaient une valeur moyenne, adoptée, comme correspondant à une "bonne vue". De même qu'il apprit que les individus dépassant les 10/10ème n'étaient pas si rares que cela. En tout cas c'était son meilleur atout pour obtenir la chasse où la vue donne un avantage exceptionnel. Bref, il se retrouva incorporé dans les heures suivantes et en partance pour le stage, le surlendemain ! Tout allait très vite. Sa mère ne dit rien mais le serra très fort dans ses bras, et sa sœur Cécile lui jura qu'elle s'occuperait bien de Binou ! *** Les quatre premières semaines que Mykola passa au centre de formation initiale de Lambiri, en Grèce, 30 kilomètres à l'est de Patras, le long du golfe de Corinthe furent consacrées exclusivement à une formation militaire de base, essentiellement physique, et à la théorie. Les 125 stagiaires durent avaler des cours d'aérodynamique, de mécanique, de radio, de technique des fluides, et de la terrible et fastidieuse réglementation aérienne. Ils ne voyaient pas le jour. Le printemps arrivait, dans cette région que Myko ne connaissait pas, mais il ne s'en rendait compte que pendant la mise en train physique, le matin à 6 heures et demi, dans la grande cour de l'établissement ! Les cours se succédaient à un rythme forcené, dont le but était de faire un premier tri parmi les candidats. Ce qui se produisit, onze d'entre eux, dont l'un des copains de chambrée de Mykola, demandèrent à gagner les troupes au sol. Ils restèrent donc à trois, dans leur chambre : un type pas très grand, très maigre, avec un visage ingrat, Polonais de 22 ans, Jerzy Waast, qui s'avéra agréable à côtoyer, bosseur et bon en math. Le dernier occupant était Français, Gérard Lavant, 20 ans, qui avait une licence complète de physique ! Il avait obtenu son bac math' élem à 16 ans. Un type mince, de taille moyenne, au visage étroit, assez beau garçon, affecté d'un léger zézaiement qui lui faisait parler le russe de façon si amusante que les filles en raffolaient, avait-il affirmé un jour. Pourtant il n'était pas hâbleur et n'étalait pas sa science, alors qu'il était d'un très bon niveau technique. Entre eux, les copains disaient qu'il avait la morphologie d'un vrai pilote de chasse, sa petite taille devant lui permettre de bien encaisser les G en combat tournoyant, le fin du fin d'après les élèves-pilotes. En tout cas il était très agréable comme compagnon de chambrée, n'hésitant pas à expliquer un sujet de cours que les autres n'avaient pas compris. Ils étaient logés dans un ancien lycée dont ils occupaient les chambres des internes des classes terminales faisant leurs Humanités. Jerzy avait fait de l'avion, avant la guerre mais n'avait jamais été lâché. Et Gérard, bénéficiant d'un contrat de préparation militaire avait commencé à voler un mois avant de s'engager. Il avait une dizaine d'heures. En réalité ils étaient typiques des élèves du stage. Tous les deux ambitionnaient de passer dans la chasse. Mykola leur avait dit qu'il était breveté D en planeur mais aucun des deux n'avait bien mesuré ce que cela signifiait. Les salles de cours étaient celles des générations de potaches qui y avaient défilé. Mais finalement ils n'étaient pas tellement plus âgés ! Mykola, avec ses dix-huit ans, était parmi les plus jeunes, évidemment, mais les plus vieux n'avaient pas plus de 24-25 ans. Les "vrais" vieux, trois ou quatre, qui venaient d'une autre arme, souvent le Génie, culminaient à 27-28 ans ! Après six semaines de cours, un examen sur la partie théorique qu'ils venaient d'ingurgiter élimina encore une bonne partie de la promotion 703, c'était le nom de la leur. Ils ne restaient que 82 avant d'aborder la formation au vol. Mykola avait beaucoup travaillé et eu le plaisir de terminer 19ème de la promo, essentiellement grâce à ce qu'il savait déjà de la réglementation et de l'aérodynamique, très importantes en vol à voile, un gros morceau à connaître par cœur. Il savait que s'il voulait avoir une chance de passer dans la chasse il devrait figurer dans les vingt premiers, à la fin du stage. Ils n'eurent qu'une journée de permission avant de commencer les vols et Mykola la passa à dormir, pendant que ses deux copains allaient explorer Patras. Le lendemain à six heures, un mercredi, des camions emmenèrent les 82 rescapés du stage 703, vêtus d'une combinaison bleu "Armée de l'Air" sous un blouson de toile épaisse, jusqu'à un grand terrain, en herbe, pas loin du Centre, installé sur une sorte de plateau au milieu de petites hauteurs et de vignes. Une longue file de Stamp SV4, le petit avion belge d'entraînement et de voltige, les attendait. Le choc ! Mykola connaissait le Stamp, Piotr ne trouvait pas de superlatifs assez forts pour en parler, dans ses lettres. Francisco et lui avaient été formés sur cette machine. Mais Piotr n'avait pas eu de chance, en fin de cursus, plus tard, toute sa promotion avait été versée dans les chasseur-bombardiers d'attaque au sol. L'Armée de l'Air manquait de ce genre de pilotes et un nouveau modèle, monoplace bifuselage, le P 38, arrivait en unités. A la fois pour contrer les attaques de chars chinois et abattre les JU 87 Chinois d'attaque au sol. Ceux-ci faisaient des ravages sur les troupes, les convois de camions ou de blindés européens et les files de réfugiés fuyant l'avance chinoise. Piotr disait que le Stamp était un bonheur à piloter, doux aux commandes, d'un pilotage très précis et très démonstratif. L'élève-pilote voyait immédiatement les fautes qu'il commettait. Il disait aussi que c'était le meilleur piège pour apprendre la voltige. Bref, quand Mykola vit la file d'appareils il eut de la peine à attendre son tour de vol. Les stagiaires devaient faire deux vols d'évaluation et d'accoutumance, le matin, et deux l'après-midi. Au début de la matinée des moniteurs détaillèrent le tableau de bord et le poste de pilotage du Stamp. Mykola passa la suivante, pendant que les vols commençaient, grimpé sur un appareil en réparation, dans un hangar, à observer attentivement la carlingue et à mémoriser les instruments, les cadrans, les boutons et manettes et leur position. Les yeux fermés, tendant la main dans le vide, il mimait un vol, désignant les instruments à surveiller. Son tour arriva à 09:30, sur l'ordre du Chef de piste qui hurla son nom et celui de son instructeur : "Sergent-Major Van der Belt, appareil J 185". Il se rendit près du piège qui s'était immobilisé, au bord de la piste pendant qu'un élève descendait, la tête basse, en écoutant l'instructeur, un colosse aux cheveux si blond qu'ils paraissaient presque blancs, debout près de l'aile, lui tenir un long discours illustré par les mains qui mimaient des positions en vol. Ca n'avait pas dû très bien se passer… - Elève-pilote Stoops, à vos ordres, Major, se présenta-t-il à l'instructeur. Le visage du Major était allongé et il avait une grande bouche au dessin ironique, qui semblait perpétuellement sourire. Mais un sourire dont on se disait qu'il ne fallait pas s'y fier. - Stoops, hein ?… Tu sais ce que c'est, élève-pilote Perrrcival ? ajouta-t-il en désignant le Stamp. - Excusez-moi, Major, mon nom est Stoops et la réponse à la question est oui… - Si je t'appelle Perrrcival, tu t'appelleras Perrrcival, reçu ? Il prononçait "Perrrcivaaal", à la russe ! - Oui, Major… Perrrcival, j'ai parfaitement reçu. La bouche de l'autre s'élargit. - Ca ne te plaît pas Perrrcival ? dit-il d'une voix douce dont Mykola déchiffra aussitôt la connotation dangereuse. Son cerveau se mit au travail en une fraction de seconde. Se mettre à dos son instructeur avant même d'avoir commencé à voler pouvait briser net ses ambitions. D'un autre côté il n'était pas d'un naturel à se coucher et savait qu'un jour ou l'autre il se cabrerait. Peut être à contretemps et ça risquerait de lui coûter gros. Aussi il répondit tranquillement, sur ce ton qu'il utilisait avec les cousins, en stage sur la Mures : - Si je peux parler franchement Major, je m'en fiche comme de mon premier biberon. Je n'ai qu'un but, apprendre ce que vous voudrez bien m'enseigner et ce que je serai capable de reproduire de votre enseignement. Le reste n'a pas d'importance. Je ne suis pas un homme célèbre pour me sentir vexé. D'autant que Perrrcival est insolite mais pas plus moche qu'autre chose. Du coup le Sergent-Major le regarda plus fixement avant de dire : - Alors qu'est-ce que tu sais de cet avion ? - Biplan, moteur Renault de 140 chevaux, remplacé récemment par un Salmson de 160, 480 kg à vide, 200 km/h maxi, avion d'origine belge, bon avion école, démonstratif, bon avion de voltige biplace. L'instructeur n'eut pas l'air impressionné par ces connaissances que ses cousins lui avaient communiquées. - Une veine, dis donc. - Pardon ? - Qu'il soit biplace. On aurait eu un problème, nous deux. Il aurait fallu que je t'attache sur une aile non ?… Allez monte devant. Mykola se dit que l'autre aimait avoir le dernier mot, même au prix d'une réflexion idiote, se tut et entreprit de fermer hermétiquement le col de son blouson avant de grimper à l'arrière, puis de se brêler et de régler le harnais du parachute qui servait de coussin, sous les fesses, et que chaque élève laissait en place en descendant. Il aperçut, fugitivement, le regard de l'instructeur, dans le rétro. Le gars ne fit aucun commentaire mais montra ses oreilles. Mykola comprit et enfila le casque de cuir comportant les écouteurs, pendus devant lui. -" Tu as attaché les sangles, Perrrcival ?" - "Je termine, Major". Le moteur démarra au même instant faisant un bruit assez violent, d'autant que l'instructeur donnait de longs coups de la manette des gaz. Mais Mykola, attentif, entendit bien la question suivante, alors qu'il terminait l'installation à bord : - "Puisque tu es dans ce stage je suppose que tu as déjà volé," - " Un peu." - " Tu te sens capable de suivre aux commandes, sans me gêner ?" - "Je pense… je veux dire oui, Major". - "Alors allons nous amuser un peu." C'était déjà comme ça, en double commande, sur planeur. Au début l'élève garde la main sur le manche, les pieds sur les palonniers, aussi légers que possible, et suit les mouvements du pilote instructeur, se mettant inconsciemment en mémoire le degré d'amplitude des déplacements des commandes. Ici il fallait y ajouter la manette des gaz et celle du réchauffage-carburateur ; une sorte de starter propre aux moteurs d'avion ; presque collées l'une à l'autre, comme les leviers d'un dérailleur sur le cadre d'un vélo, et fixées sur la paroi gauche de l'habitacle. Suivre au manche ne posait aucun problème à Mykola mais il devait être plus attentif pour les manettes, d'autant qu'il se doutait que le Major n'allait pas lui faire de cadeau. *** Ils étaient en troisième position derrière deux autres appareils qui attendaient l'autorisation de pénétrer sur la piste elle même quand Van der Belt lança : - "Avant de pénétrer sur la piste tout pilote fait un contrôle de la machine, en prononçant une phrase mnémotechnique, pour mémoriser chaque action, ne pas en oublier. Plus tard, avec des avions plus complexes, tu apprendras "Fais-Ton-Métier-Pour-Vivre-Entier. A ton stade c'est l'"ACHEVER", valable sur tous les avions simples, jusqu'au pas variable et train rentrant. A : Atterrisseur, sans objet ici ; C : Commandes libres et agissant dans le bons sens, Contacts : essai des magnétos séparément, 1, 2, 1+2 et essais coupures, Correction de la pression barométrique sur l'altimètre ; H : Hélice, sans objet ici, Huile : températures et pressions, tu les apprendras ; E : Essence : ouverte et autonomie suffisante, Electricité : ça charge ; V : Volets, sans objet ici, Verrière, sans objet ici ; E : extérieur : pas d'avions en approche ou sur la piste ; R : Réglage des trims, Réglage du compas." Pendant qu'il lâchait, très vite, l'énumération des contrôles, Mykola avait tenté de suivre, dans son propre poste de pilotage, en vain. Tout allait trop vite. Dès qu'il eut reçu le vert du projecteur du chef de piste, Van der Belt s'aligna sur la bande en herbe, avec de grands coups de moteur ! Mykola n'hésitait pas à lâcher la manette dès qu'elle s'agitait frénétiquement pour la ressaisir aussitôt après… En tout cas il n'y eut aucun commentaire, dans ses oreilles, jusqu'à ce qu'ils fussent alignés sur la longue piste en herbe. L'instructeur donnait de grand coups de palonnier pour avancer en zigzagant. Avec le nez relevé du Stamp la visibilité était nulle sur l'avant, on ne voyait que le ciel, en face de soi et le plan supérieur des ailes. Puis il sentit que le Major procédait, à toute vitesse, aux vérifications de la check-list de départ car les commandes s'agitèrent brièvement. Le moteur s'arrêta fugitivement, eut un claquement sec, et la manette des gaz s'enfonça jusqu'en butée. Le moteur se mit à ronfler et fit vibrer toute la cellule. Le piège s'ébranla. Presque tout de suite, après guère plus d'une dizaine de mètres, il sentit le manche se déplacer légèrement vers l'avant et la queue se souleva. L'avion se retrouva, toujours roulant au sol, mais horizontal, en ligne de vol, et Mykola récupéra ses repères visuels. S'il avait été chat il se serait mis à ronronner de plaisir ! Les roues quittèrent le sol pendant que le piège atteignait une confortable vitesse de vol, au ras de la piste. Mykola savait que c'était la méthode usuelle de pilotage. On disait qu'une autre méthode, mise au point à Saint Yan, en France, commençait à voir le jour, consistant à prendre la pente de montée dès qu'on quittait le sol. Apparemment son instructeur préférait l'ancienne technique. Ou alors il avait une bonne raison pour cela. L'aiguille du Badin, le compteur de vitesse montait régulièrement, devant les yeux du jeune homme et, brusquement, le Major tira sur le manche. Le Stamp jaillit vers le ciel. Ouais !… Ca ressemblait aux lancers par treuil, en planeur. Quoi que moins violent, quand même. En planeur, en crochet arrière, on montait à 45°. Il se rendit compte qu'il ramenait tout au planeur, se dit qu'il devait être plus attentif, les choses étaient différentes ici. Il se concentra. - "Mal au cœur ?" interrogea Van der Belt, quand ils eurent atteint 500 mètres d'altitude et viré vers la mer, à gauche. - "Non, Major, ça va." - "Alors tu vas me montrer où tu en es. A toi les commandes". Il y avait sûrement un piège quelque part mais Mykola était tellement excité qu'il ne s'en soucia pas. Il était aussi heureux que le jour où il avait réussi l'épreuve de distance du brevet "D" de planeur, six mois plus tôt. Ce jour là, le 20 octobre, loin dans la saison, le chef-pilote était venu le chercher dans la prairie où il s'était posé, près d'un village et l'avait ramené en vol remorqué, derrière le Morane 315 du club jusqu'au terrain. Dans son planeur Mykola chantait à s'en casser la voix ! S'efforçant de se calmer, il entama un virage standard par la gauche après avoir assuré la sécurité en se dévissant le cou pour regarder à l'extérieur. C'est vrai que les commandes étaient douces on ne sentait presque pas les efforts du manche. Il redressa à l'horizontale et enchaîna sur la droite. Il s'efforçait de surveiller la bille dans son niveau liquide. Elle bougeait et il pensa qu'il fallait être plus souple sur le manche. Il redressa à nouveau et entama un virage plus serré par la gauche, son côté préféré, comme pour la plupart des droitiers. Il inclina sérieusement, le piège, serrant le virage jusqu'à devoir inverser les commandes pour assurer le contrôle, la profondeur provoquant l'inclinaison et la direction la profondeur. Ca marchait ! A une demie bille près, quand même, et il s'efforça de la ramener à sa place. Il fit ainsi une succession de 360° jusqu'à ce que la bille bouge moins. Mais c'était loin d'être parfait et il fut furieux contre lui-même - "Est-ce qu'on peut monter un peu plus haut, Major ?" demanda-t-il dans le micro. - "Pourquoi ?" - "J'aurais voulu faire un ou deux décrochages." - "C'est par là que tu aurais dû commencer". Qu'est-ce que ça voulait dire ? Il pouvait grimper ou non ? Il décida que oui et plaça le nez vers le ciel en poussant la manette des gaz. Aussitôt il comprit qu'il avait fait une bêtise, enfin une erreur. Il sentit une forte pression en avant sur le manche pour contrer la sienne. Van der Belt venait d'intervenir. Puis il comprit en voyant l'aiguille du Badin qui se baladait vers 100 km/h seulement. Il avait réagi en vélivole. Là il avait un moteur et devait d'abord attendre que la vitesse monte, avant de cabrer l'appareil. Il se serait botté les fesses ! Il avait énormément de réflexes à acquérir pour bien maîtriser cet appareil. Dieu que les chasseurs étaient loin ! - "Autant pour moi, dit-il dans le micro." - "Tu bluffes ou tu sais ce qui s'est passé, Perrrcival ?" - "Je n'ai pas attendu que la vitesse augmente avant de prendre la pente de montée." Pas de réponse mais le manche afficha une pente. Les tours moteur se stabilisèrent à 2 300 et il reprit le manche pour continuer. Arrivé à 1 000 mètres d'altitude il réduisit et stabilisa la machine. Puis il réfléchit rapidement et tira le réchauffage-carbu ; il se souvenait de cela, qu'il avait appris pendant ses cinq heures moteur ; avant de réduire de moitié les gaz tout en gardant la même assiette. La vitesse décrut et bientôt il ramena complètement la manette en arrière, en tirant sur le manche pour forcer le Stamp à garder le nez légèrement en l'air. Le moteur paraissait presque étouffé et le sifflement des haubans se fit entendre. Puis le Stamp devint légèrement instable, les ailes ébauchaient un affaissement, tantôt à gauche, tantôt à droite, qu'il corrigeait au pied pour ramener le nez perpendiculaire à la masse d'air. Sa main devait tirer de plus en plus sur le manche pour lui garder le nez en l'air. Il lança un coup d'œil au Badin : 82 km/h, au moment où le nez bascula dans le vide et plongea vers le sol en inclinant à gauche, entamant un début de vrille. Mykola rendit la main, repoussant le manche vers le secteur avant et bottant dans le palonnier droit. L'appareil stoppa immédiatement le mouvement de vrille. Il avait oublié les gaz ! Sa main gauche repoussa la manette en position plein gaz. Puis elle revint en arrière pour couper, avec retard, le réchauffage-carbu et permettre au moteur de délivrer toute sa puissance. Alors seulement il tira avec précaution sur le manche. L'avion réagit tout de suite et redressa en une ressource qui le tassa dans son siège. Il avait été trop lent dans toutes ces manœuvres et avait sûrement pris trop de G… Mais, Dieu que c'était bon ! - " Tu sais où est le terrain, Perrrcival ?" - " Il doit être derrière nous à gauche" répondit Mykola en tournant instinctivement de ce côté. - "A quelle distance ? Pourrais-tu y revenir en vol si le moteur coupait ?" - "Je ne sais pas à quelle distance, Major… ah je le vois, maintenant, je dirais 6 à 7 kilomètres. Et je ne connais pas la finesse du Stamp, je ne sais pas si on pourrait le rejoindre." Il sentit la manette de gaz revenir en arrière brutalement et vit le contact général basculer vers "arrêt", devant lui, puis le robinet d'essence tourner vers STOP. Le moteur s'étouffa, se tut brusquement et on n'entendit plus que le sifflement de l'air dans les haubans. L'hélice moulinait devant le capot, ralentissant très vite. - "Tu me préviendras quand tu auras une question à poser, Perrrcival." Mykola eut le réflexe d'empoigner le manche à pleine main puis il se dit qu'il était en train de faire du vol à voile et qu'il ne fallait pas s'affoler et il le reprit avec trois doigts seulement, comme il en avait l'habitude. Au pire il y avait assez de surfaces plates, alentour, entre les hauteurs entourant le terrain pour faire une vache. Même s'il n'avait jamais fait un atterro sur Stamp ! Il surveilla sa vitesse pour rester à 106 km/h ; 30% au-dessus des 82 km/h qu'il avait déterminés plus tôt comme étant la vitesse de décrochage ; et s'efforça de trouver la vitesse à laquelle le piège s'enfonçait le moins tout en mettant le cap sur le terrain pour passer à la verticale des installations. S'il arrivait jusque là il serait temps de déterminer s'il pouvait faire une prise de terrain en U ou glissée, pour raccourcir et toucher en début de piste. De toute manière, dans l'un ou l'autre cas, il s'attendait à prendre un savon du Chef de piste… A 500 mètres d'altitude il réalisa qu'ils étaient encore à 3 bons kilomètres. Il annonça, dans le micro : -" Major, je ne suis pas sûr de pouvoir rentrer, surtout sur cette machine que je ne connais pas et avec le vent qui nous déporte. Au stade où j'en suis et compte tenu de ce que je sais faire, je pense préférable de relancer le moteur." - "Et s'il ne démarre pas ?" - "Alors je poserai la machine sur… l'étendue dégagée devant à droite." - "Mais tu n'essaies pas de rentrer ?" - "Non, Major, désolé si je parais dégonflé, je n'essaierais pas, au stade où j'en suis, au premier vol sur Stamp, je risquerais d'endommager la machine," répéta-t-il fermement. -"Regarde comment on relance le moteur". Le manche s'inclina en avant et le piège parut s'enfoncer, piquant vers le sol. Avec le vent relatif l'hélice se mit aussitôt à tourner plus vite et Mykola vit le robinet d'essence passer sur "ouvert" et le contact général passer également sur "marche". Le moteur toussa, et sous la main de l'instructeur, la manette des gaz eut des petits sursauts, qui le lancèrent définitivement. Le jeune homme reprit les commandes et attendit que la vitesse monte avant de redresser le manche et voler horizontalement. Ils étaient maintenant à 150 mètres d'altitude, il afficha la pente de montée, plein gaz. Il se sentait euphorique. Ce piège était merveilleux. Tellement doux ! Il sentait qu'on devait pouvoir en faire ce que l'on voulait quand on savait piloter correctement. Piotr avait raison, Bon Dieu ! - "Comment tu te sens, Perrrcival ?" Il répondit sans réfléchir : - "Fabuleusement bien". - "Fabuleusement bien, hein ? Et bien regarde ton étendue plate où tu envisageais de te poser, à droite." Mykola aperçut un sol couvert de grosses pierres dont la couleur se confondait avec celle de la terre… - "Tu auras au moins appris une chose, Perrrcival, autour de la base le terrain est imposable, des vignes ou ces caillasses. Alors on rentre ou on crash la machine, compris ?" - "C'est compris, Major," répondit-il d'une voix cassée. Il se rendait compte qu'il n'avait pas pensé, dans son projet de se vacher, à s'arranger pour être assez haut afin de vérifier l'état du sol et changer d'endroits, au besoin. Il aurait du choisir un terrain plus proche de la position où ils se trouvaient à ce moment là pour avoir encore une marge d'altitude. Au pire en se posant sur le chemin de terre qui traversait cette étendue… S'il en avait été capable. Il se trouvait minable, comprenait qu'il avait tout foiré, pendant ce vol. - "Tu te sens assez habile pour le poser, Perrrcival ?" - "Je peux toujours essayer, non en fait j'aimerais essayer." - "Vas-y." Il s'efforça de se souvenir des vols moteur qu'il avait fait deux ans plus tôt… C'était loin. Il se souvenait quand même qu'il fallait amener l'avion près du sol, à le toucher. Ensuite… Le vide. Mais il s'était avancé il fallait essayer ! Il réduisit les gaz, ouvrit le réchauffage et augmenta la pente en poussant un peu sur le manche, pour afficher une vitesse maximale de 106 km/h. Qu'avait dit Piotr, déjà, aux Mures ? Ah oui : "Il faut connaître tous les paramètres, toutes les caractéristiques de sa machine". Il en était loin. D'un autre côté on ne leur avait rien dit. Les instructeurs devaient prendre note de ceux qui posaient des questions intelligentes, avant de décoller. Il avait sûrement déjà un handicap de note ! Il aurait bien dû réfléchir au lieu de se laisser s'emballer à l'idée de voler. Il avait agi comme un gosse excité et cette pensée ramena sa fureur contre lui même. Van der Belt allait avoir une mauvaise opinion de lui dès le premier vol. Il vit la manette des gaz s'enfoncer et le moteur gronda plus fort. - "On se traîne, Perrrcival, les vols sont de quarante minutes. T'es pas seul, ici," fit la voix de l'instructeur, dans ses écouteurs. Ils passèrent à la verticale des hangars et Mykola vérifia, en penchant la tête à l'extérieur, que la piste en service était bien la même qu'au décollage et que la biroute ne montrait pas que le vent avait forci. Puis il fit un virage à gauche pour se positionner en vent arrière, parallèlement à l'axe de la piste mais en sens inverse. Après quoi il réduisit les gaz. Un autre virage, de 90° pour venir en "étape de base", perpendiculairement à la piste, cette fois, et quand il vit le bout de son aile inférieure gauche dans la direction des hangars il bascula encore à gauche pour le dernier virage, l'amenant en finale. Il se pensait un peu haut et réduisit complètement les gaz surveillant le Badin pour ne pas passer en-dessous de 92 km/h. Là le piège descendait bien, Mykola le "sentait" en lui. Difficile de dire à quoi il se référait. Le sol approchait si vite qu'il fut content quand ils se trouvèrent au-dessus de la piste. Il s'appliqua à garder les ailes bien horizontales. Une petite rafale de vent inclina celles de droite et il corrigea instantanément, au manche, sans brusquerie. Ils étaient à deux mètres de la piste quand il se souvint de relever un peu le nez. Ce n'était pas un planeur qui se pose en ligne de vol. Là il y avait les roues qui rehaussaient l'avant ! Il laissait la vitesse décroître et le Stamp décrocha… Il tomba d'un mètre, sur le sol où il rebondit ! Tout de suite le manche vint cogner le ventre de Mykola et y resta pendant que la manette des gaz s'enfonçait, une fraction de seconde, avant de revenir en arrière. Le piège rebondit encore une fois, beaucoup moins durement, et resta collé au sol, roulant la queue basse en perdant sa vitesse. - "Je le ramène aux hangars, suis aux commandes". La voix de Van der Belt ne traduisait rien mais Mykola eut un frisson de frayeur à la pensée de ce qu'il allait entendre plus tard. Il ne répondit rien se bornant à observer les manœuvres. Quand l'avion fut arrêté et le moteur stoppé il commença à se déharnacher puis se redressa en se tournant afin de tâter du pied, à l'extérieur, pour trouver l'endroit marqué de rouge où l'on pouvait poser le pied sur l'aile inférieure et descendre. Van der Belt était déjà au sol et l'attendait. - Tourne-toi vers moi, fit-il… Tendu, le jeune homme s'exécuta. - Ferme les yeux et lève un pied, les bras tendus devant toi. Surpris il obéit et resta comme ça un instant. Il sentit un léger vertige mais ne dut pas reposer le pied pour corriger son équilibre. - Ca va, ouvre les yeux. Maintenant raconte-moi où tu en es du vol. Sa voix n'avait pas la raillerie que Mykola craignait. - J'ai un brevet D de vol à voile, 103 heures de vol mais 5 seulement en moteur, il y a deux ans, c'est tout. - Tu savais qu'avec un brevet complet, avion ou planeur, tu pouvais suivre un stage accéléré ? - Oui, Major. Mais au bureau de recrutement un Lieutenant qui portait les ailes de pilote m'a dit que si je voulais mettre toutes les chances de mon côté pour devenir un bon pilote, cette voie là serait plus efficace. - Et tu suis toujours ce qu'on te dit de faire ? Où était le piège…? - Pas toujours, non Major, mais ses explications étaient logiques et il en connaissait infiniment plus que moi. Van der Belt commença à enlever son casque. - T'es un drôle de gars, Perrrcival. En vol tu évolues, rien à te reprocher au stade où tu en es de ton expérience. Tu sais trouver tout de suite la vitesse de décrochage, ça c'est bon, mais tu ne réfléchis pas assez. Et tu devras te persuader, très vite, que tu n'es plus en planeur. Tu mets trop de pied. Il en faut moins en avion qu'en planeur. Sauf en voltige. Quand tu en seras là tu pourras botter à nouveau. Pense "avion". Ton atterro était dégueulasse, on va travailler ça cet après-midi. Tu as une qualité, tu as un bon cul ! Les fesses c'est le meilleur instrument de vol d'un pilote, c'est comme ça qu'il "sent" son avion, si le décrochage est proche… Je vais t'en faire suer, Perrrcival. A toi de savoir si tu veux t'accrocher et devenir passable ou si tu veux devenir pilote de transport. C'est moi qui te donnerai la réponse sur ce que tu vaux, quand je le jugerai utile. Quelque chose à dire ? - Oui, Major… Ne me faites pas de cadeau, s'il vous plait. Je veux devenir un bon. Le sous-officier le regarda en plissant légèrement les yeux, comme s'il le jaugeait encore. - Tu es très ambitieux, Perrrcival. Si tu deviens seulement passable ce sera déjà bien. Allez, va voir le Chef des vols et dis-lui de t'inscrire pour la fin de matinée. Il y avait un grand nombre d'élèves agglutinés autour de l'officier qui écrivait sur une planchette retenant une liasse de feuillets. Il se faufila dans le groupe et dit son nom quand il rencontra les yeux de l'officier. - Elève-pilote Stoops, le J 185, Lieutenant, dit-il. L'autre consulta ses feuilles jusqu'à ce qu'il coche son nom, puis il releva la tête, attendant. - Le Sergent-Major Van der Belt m'a dit de m'inscrire pour un autre vol ce matin, Lieutenant. Le regard de l'officier se fit plus incisif. - Ce matin ? répéta-t-il, vous êtes sûr qu'il a dit ce matin ? - Oui, Lieutenant, c'est ce qu'il a dit. - Le Sergent-Major Van der Belt ? - Oui, Lieutenant. Les yeux ne le quittèrent pas de plusieurs secondes, au point que Mykola se demanda ce qui se passait, puis l'officier hocha la tête et inscrivit quelque chose en lançant : - 12:00. Mykola se détournait pour s'extraire de la foule quand une main se posa sur son bras. - Comment ça s'est passé ? demandait Gérard Lavant, on a entendu parler de ton instructeur, Van der Belt, il paraît que c'est la vraie peau de vache. Tout le monde le craint, ici ! Ils s'éloignèrent de quelques pas, rejoints par Jerzy, apparemment excité. - Il est avec Van der Belt, laissa tomber le Français. - Oh merde… - Pourquoi vous dites ça, les gars, fit Mykola. Il est sec, ça c'est vrai, il aime bien se foutre des élèves, manifestement, mais c'est un instructeur comme les autres, non ? - Le pire, laissa tomber Jerzy, d'un ton sinistre. Il a la réputation de sacquer les élèves. C'est lui qui a le plus fort taux de candidats virés ! On dit qu'il n'a jamais recommandé un gars pour la chasse, jamais ! Au mieux le bombardement ! Tâche de te faire passer avec un autre, il paraît qu'on peut encore, le premier matin. - Mais je ne vois pas pourquoi, je vous assure ? Il est sûrement très exigeant, on le voit. Mais des types comme lui il y en a plein les terrains de vol à voile. Des mecs qui prennent un air supérieur, cassant, mal aimable, déplaisant, c'est fréquent, oui. Mais au début ! C'est pour rebuter les types peu motivés. Ensuite ils deviennent comme toi et moi. - Pas lui, dit Gérard. Il reste une peau de vache. Ecoute, les taux de mecs virés ça n'est pas inventé, on ne le dit pas par hasard qu'il est vachard… Comment ça s'est passé pour toi ? - Oh j'ai fait des conneries, bien sûr. Pas assez concentré. Il ne m'a pas loupé. Remarquez, moi j'aurais fait la même chose, à sa place. Peut être pire, même. - Et ben… t'es plus vicieux que je pensais, fit Gérard, avec un mouvement de dégoût de la main. Mais être pire que Van der Belt là tu pousses. Ca n'a pas l'air possible, d'après ce qui se dit. - Il est provocateur, c'est certain mais c'est aussi un genre qu'il se donne. Tiens, il a décidé de ne pas m'appeler par mon nom. - Il t’appelle comment ? demanda Jerzy, interloqué. - Perrrcival, répondit Mykola, un peu gêné, maintenant. Prononcé comme ça. - Per… Le jeune Français était soufflé. - C'est gonflé, tout de même, non ? Il n'a pas le droit de se foutre de quelqu'un comme ça ! Myko haussa les épaules. - Oh, je m'en moque assez. Tout ce que je lui demande c'est de m'apprendre à voler. On ne va pas se marier ensemble. - Mais tu vas le subir pendant trois mois ! - Etant donné le nombre de choses que j'ai à apprendre il vaut mieux. Et vous comment ça s'est passé ? - Je me souvenais encore bien de mes cours du mois dernier, dit Gérard et j'ai eu l'impression d'en prendre un nouveau, à la suite. Si ce n'est que j'ai trouvé le Stamp drôlement plus délicat que le bon vieux Morane que j'utilisais. Et ce qu'il fait froid là-dedans ! Mais pour le reste j'ai trouvé que ça allait assez bien. Même mon atterrissage n'était pas si mal, finalement, j'ai rebondi mais pas si longtemps que ça. - J'aurais dû vous prévenir, regretta Mykola, qu'il faut bien se couvrir sinon on attrape la crève, comme ça à l'air libre. J'ai oublié de prendre mon vieux foulard de vol ce matin et je l'ai regretté. En réalité il ne l'avait pas pris volontairement, pour ne pas avoir l'air de la ramener devant son instructeur… - Moi j'ai pas mal perdu, dit Jerzy. Je n’étais pas fier, au début. Mais mon instructeur m'a redonné confiance. Il m'a dit que ça reviendrait très vite. Je revole à midi, j'espère que les réflexes commenceront à rappliquer. - Moi je vole à 14:00, dit Gérard. Mais tu as raison Myko je vais essayer de trouver quelque chose à me coller autour du cou. - Si tu ne trouves rien enlève ton slip et met-le en passant la tête dedans, sous ta chemise, suggéra Mykola. - Hein ? Son copain avait l'air scandalisé et le jeune homme sourit. - Oui, je sais, ça surprend. C'est un vieux truc de vol à voile. Personne ne le verra, ne t'inquiète pas. - Mais en attendant de voler je vais crever de chaleur. Si j'ouvre la combine, machinalement, tu vois la scène ? - A toi de voir, hein ? fit Jerzy qui s'amusait. Evidemment, la petite culotte en soie d'une fille ça ferait mieux. - Dites, les gars, fit Mykola, je voudrais demander à quelqu'un les paramètres, les limites, du Stamp avant le prochain vol, je vais aller voir aux hangars. - Pourquoi tu veux savoir ça ? demanda Gérard, on nous le dira bien en cours, tu ne crois pas ? - "Ne jamais voler sans connaître parfaitement sa machine", c'est une règle de mon cousin. - Je t'accompagne, lança Jerzy. A 12:00, au deuxième vol Mykola salua Van der Belt qui avait l'air de mauvaise humeur, près de l'avion dont des mécanos venaient de refaire le plein. Ils s'installèrent en silence et quand Myko leva les yeux vers le rétro il rencontra les yeux du Major qui attendait. - "Alors tes copains ne t'ont pas conseillé de demander un autre instructeur, Perrrcival ?" Myko se sentit rougir pendant qu'il mentait : - "Non Major". - Ouais… Dis-moi quand tu seras prêt." Mykola leva le pouce et l'instructeur lança le moteur. C'est lui qui fit le roulage au sol. - "A toi, Perrrcival lança-t-il enfin. A partir de maintenant je ne prends plus les commandes, sauf si tu fais une grosse connerie, mais là tu m'entendras et ça ira vraiment très mal pour toi. Reçu ?" - "Reçu, Major". - "Pendant que j'y suis je te préviens de mes petites habitudes. Quand on décolle tu monte à 1000 mètres et tu fais ce que tu veux en attendant mes instructions ou mes commentaires. De ton côté quand tu as une question à poser tu attends pas l'an prochain, ça doit sortir tout de suite. Et tout ce que je viens de te dire est valable jusqu'à ce que tu quittes Finikous… tôt ou tard." Le décollage se déroula sans problème. Myko s'efforça de reproduire ce qu'avait fait le moniteur au vol du matin, emmagasinant de la vitesse, à un mètre du sol, avant de tirer franchement pour afficher la pente et la vitesse de montée. Les sensations revenaient et il se sentait déjà plus à l'aise qu'au premier vol. Il s'efforçait de moins pousser sur le palonnier et sa bille avait l'air un peu plus stable. Mais il coordonnait encore mal. A 1000 mètres d'altitude il prit le temps de regarder le détroit de Corinthe, d'un bleu intense qui découpait les côtes montagneuses, au nord, presque plates au sud. On distinguait Delphes, au nord, sur les pentes aboutissant à la mer. Il s'emplit les yeux de ce spectacle avant de commencer des évolutions d'école. Des 8 classiques qui permettent de vérifier, avec la bille, que l'on tient bien l'inclinaison, que l'avion vole symétriquement, et avec l'altimètre que l'on reste en ligne de vol. Il en enchaîna un bon nombre puis attaqua des virages serrés, en changeant la cadence, la vitesse de rotation. N'oubliant pas d'assurer la sécurité à l'extérieur, avant d'engager une évolution. A chaque fois qu'un autre Stamp se trouvait à une certaine distance il balançait les ailes de son appareil, de droite à gauche, avec le manche pour montrer à l'autre qu'il l'avait aperçu. - "Qui est-ce qui t'a appris à faire ça ?" fit la voix de Van der Belt, au bout d'un moment. - "En école de vol à voile. Dans les pompes on se retrouve parfois à quatre ou cinq à spiraler, dont deux dans le même tour. Ca permet de vérifier qu'on est bien en visuel des copains." Un silence, puis l'instructeur laissa tomber : - "Dans la chasse c'est pour prévenir d'une manœuvre." La chasse ! Myko dut se forcer à regarder ses instruments pour ne pas se mettre à rêver. Il enchaîna sur des prises de pente rapide, poussant le manche en avant pour mettre l'avion en piqué se rappelant de manœuvrer le réchauffage-carbu pour éviter le givrage du carburateur un poil avant de réduire les gaz. Puis des pentes de montée, enlevant le réchauffage et faisant grimper les tours moteurs avant de tirer sur le manche. Un peu les gammes d'un musicien, la répétition des gestes pour leur donner plus de précision, plus de vitesse d'exécution. Il eut envie de tenter un huit paresseux mais se dit qu'il ne connaissait pas assez la machine pour ça. Il avait obtenu les renseignements qu'il désirait sur les limites du Stamp auprès d'un autre instructeur, dans les hangars, et connaissait maintenant les vitesses max et, surtout, le nombre de G acceptables par la cellule, et indiqués par un petit cadran tout à droite. Sa bille bougeait encore pas mal, dans ces évolutions, et il le supportait de plus en plus mal. Il s'était fait une règle, en planeur. Il s'imposait de faire en sorte qu'elle reste bien au centre, même quand il spiralait. Et ici il n'arrivait pas à la stabiliser plus de quelques secondes dans des évolutions d'école, malgré ses efforts au palonnier ! Il finit par se décider. -"Major, je ne vois pas les erreurs que je commets, aux commandes, pour que ma bille se promène à ce point là." - "Je me demandais quand tu allais t'en occuper. Tu es un peu lent, Perrrcival. Regarde… je décompose les mouvements." Il fallait anticiper d'un cheveu, il s'en rendit compte après plusieurs mises en virage, lentes d'abord, rapides ensuite. Puis Van der Belt lâcha d'un ton brusque : - "Dernier avertissement, Perrrcival. Quand tu as quelque chose à demander c'est à moi que tu t'adresses, comme tu viens de le faire. Pas ailleurs. Tu ne vas pas demander les limites du domaine de vol du Stamp à un autre instructeur. C'est ce matin quand tu as fait cette ressource cafouilleuse, après le décrochage, qu'il fallait me demander combien le Stamp pouvait encaisser de G, sous quel angle de montée. Pas une heure plus tard, bien tranquille au sol." Myko ouvrait la bouche pour lui expliquer pourquoi il l'avait fait quand il se retint de justesse. Le Major n'avait pas envie d'entendre ses explications, pas d'excuses non plus. Il disait ce qu'il avait à dire, un point c'est tout. Il était comme ça. Du coup il se borna à répondre, laconique : - "Reçu." Deux minutes plus tard il lançait : - "J'aimerais avoir une carte, à bord, est-ce que c'est autorisé à ce stade de la formation, Major ?" - "Pourquoi, tu veux faire de la navigation ?" - "Je me suis presque paumé, un jour, en vol local parce que je suis monté assez haut et que j'ai vu le paysage différemment. Je voudrais pouvoir me situer, pendant ces vols ci." - "Négatif. Ca te déconcentrerait. Si tu es paumé demande-moi, tu n'es pas jugé sur la nav, en ce moment." - "Reçu." - "Bon on rentre, tu t'es assez amusé. Maintenant on commence à travailler. En début d'après-midi on fera une série d'atterro jusqu'à ce que tu aies dans l'œil l'angle de cabré du nez et que tu me fasses des "trois-points" à chaque fois… Tu as repéré le terrain ?" - "Oui, derrière à droite". - "On dit à 05:00 heures, comme si tu regardait le cadran d'une montre." Les trois-points c'était la signature d'un pilote d'avion. Un avion reposant sur les deux roues situées sous les ailes et la roulette de queue, tout à fait à l'arrière, faire un trois-points consistait à amener l'appareil à la vitesse minimum, le nez en l'air, pour qu'il vienne toucher en même temps sur chaque roue ou roulette. Les trois points de contact avec le sol. Un pilote qui posait sa machine en faisant un "trois-points" était considéré comme un artiste qui venait de montrer sa maestria. Si bien que Myko fut impressionné de la remarque de Van der Belt. Que l'on attende, ici, que les élèves-pilotes sachent faire des trois-points à chaque atterrissage montrait le niveau qu'on attendait d'eux ! Et il repensa à Francisco. Il fut loin de le réussir en se posant. Il rebondit encore deux fois, mais il comprit comment on récupérait la machine. Il fallait remettre les gaz, quand l'avion remontait, pour les couper aussitôt après et placer le manche au ventre immédiatement afin de garder le nez dans le ciel, et faire décrocher la machine à seulement quelques centimètres du sol. La plupart des Stamp étaient alignés comme le matin et le Major y mena le J 185. Il lui dit d'aller s'inscrire pour deux vols, l'après-midi et tourna les talons. *** Une roulante avait été amenée, derrière un vieux hangar au toit percé, sous lequel des tables de bois, pour dix personnes chacune, semblaient dressées à demeure. Les deux cuves principales de la cuisinière roulante étaient pleines d'une purée servie avec ce qui apparaissait comme des steaks cuits, calcinés plutôt, sur le feu allumé dans le foyer. Mais les stagiaires ne protestèrent pas, trop excités par ces premiers vols qu'ils commentaient d'une table à l'autre. Jerzy et Gérard vinrent le chercher pour déjeuner ensemble. Le Polonais avait refait un vol, lui aussi, et dit qu'il avait vu le Stamp de Myko, en l'air. - Qu'est-ce qu'il te montrait, dit-il, en évoquant les 8 ? Je n'ai jamais fait ça. Mykola fut un peu gêné. Il avait toujours éludé le niveau de pilotage des planeurs avec ses copains de chambrée. Il songea qu'il faudrait bien s'expliquer à un moment ou un autre. Alors il entreprit de préciser pourquoi décrire des 8 était un exercice de pilotage complet. - Mais… qui est-ce qui pilotait ? redemanda Jerzy. - Et bien… c'était moi. Son camarade ouvrit des yeux stupéfaits. - Seul… - Oui. C'est un exercice, tu comprends ? Jerzy secoua lentement la tête. - Je comprends surtout qu'on a du te paraître ridicules avec nos petites histoires de vol. Tu es loin devant nous, hein ? - Pour l'instant j'ai un peu d'avance, peut être, enfin oui. Mais c'est momentané, à la fin du stage on en sera au même point. - Dis-nous quand même pourquoi tu fais ce stage, demanda Gérard. Tu aurais pu faire l'accéléré, je suis sûr. - Je sais piloter un planeur, pas un avion. Il y a des différences importantes. Et je voulais devenir un bon, tu vois ? La meilleure solution était de choisir ce stage-ci qui n'est pas pour des débutants complets, de façon à tout acquérir dans la continuité, pour ne pas avoir de trous dans ma formation, si vous voulez. Regardez combien je peine en technique. Et on n'a pas abordé le plus dur, dans ce domaine. Je devrai y apporter toute mon attention. Ce sera aux dépens de ce qu'il faudra donner en pilotage pratique. Dans un stage accéléré j'aurais peut être pu décrocher les ailes de pilote, mais pilote de quoi ? De bombardier ? Ce n'est pas mon but. Et puis… j'ai un cousin, Francisco, qui a été descendu il n'y a pas longtemps. Il était vélivole comme moi et a suivi un stage accéléré. Il a été abattu à son premier vrai combat. Mon autre cousin, Piotr, qui est beaucoup plus fort que moi, en vol et techniquement ; puisqu'il est ingénieur ; a été versé dans les chasseurs-bombardiers, après un stage accéléré, vous voyez ? Un voisin de table se pencha vers Myko. - Dis donc c'est toi qui es dans le groupe de Van der Belt ? - On est huit, mais enfin j'en fais partie, oui. - Je voulais parler du stagiaire qui a volé deux fois ce matin, poursuivit l'autre. - On a tous volé deux fois, non ? - Nous, oui, mais pas le groupe Van der Belt. Il paraît qu'il ne vole deux fois par demi-journée qu'avec des stagiaires de haut niveau, des cracks. J'ai entendu dire qu'en général il donne un véritable cours aux pilotes moyens, en descendant d'avion. Il reprend les bases, techniquement. Pour ça qu'ils ne volent qu'une fois. - Tu sais le seul crack c'est celui qui terminera le stage premier. Et ce ne sera pas moi, je ne suis pas assez fort en math et en technologie. - N'empêche que j'ai entendu des instructeurs discuter tout à l'heure. Ils se demandaient qui était le type qui avait volé deux fois avec Van der Belt. Et ils avaient l'air sérieux. Dis donc tu pourrais m'expliquer un truc ? C'est sur la mise en virage. Quand j'incline le manche… Très mal à l'aise, Myko passa le reste du repas à préciser des détails pratiques à ses copains de table avant de lâcher : - Ecoutez, je suis un stagiaire, comme vous. Il vaut mieux que vous posiez ces questions à vos instructeurs. Je pourrais très bien vous donner de mauvais conseils, mal vous expliquer quelque chose, et vous auriez de la peine, ensuite, à vous en débarrasser. D'autant que dans moins d'une semaine on sera au même niveau. *** L'après-midi il passa les deux vols à enchaîner les atterrissages, se mettre en tête alpha, l'angle de plané du Stamp pour se présenter à la bonne altitude en entrant en étape de base, la dernière branche, perpendiculaire à la piste, juste avant de s'aligner sur celle-ci pour commencer sa descente : la Finale. Mais le soir il avait réussi un vrai deux points, les deux roues principales, sans rebondir. Un peu par hasard, pensait-il, conforté en cela par le commentaire laconique de Van der Belt. Le soir, quand les lumières furent éteintes dans leur chambre, il repensa à ces vols et avait les yeux pleins de couleurs, celles du bleu du détroit de Corinthe et de celui du ciel, par ici. *** Van der Belt lui fit commencer le perfectionnement pilotage, à la fin de la semaine, après avoir officiellement lâché seul le jeune homme. Celui-ci fut heureux de se retrouver son propre maître, aux commandes. Mais ce n'était pas la première fois et ce ne fut pas l'immense joie qu'il avait connue en planeur. Il s'arrêta à côté de Van der Belt qui l'attendait le long de la piste et fit un trois-points presque entièrement réussi. Le Major remonta à bord et lui dit : - Bon c'était une formalité mais il fallait le faire. Maintenant on va s'attaquer à plus important. Il serait idiot de ne pas continuer ta préparation, de piétiner. Tu prendrais l'habitude de ne pas te fatiguer, de ne plus te concentrer et, la concentration, c'est 50% d'un vol. On a encore du temps devant nous avant d'attaquer la navigation pour le brevet de base. A ton niveau ça ne doit pas être ton objectif principal. Tu dois te concentrer sur la qualité du pilotage. "Se concentrer". C'était son mot favori. En tout cas à partir de ce jour ils volèrent un peu à l'écart et travaillèrent la précision. Et effectivement Myko transpira en place arrière du Stamp, désormais. Parfois le Major hurlait de fureur quand il n'avait pas un geste assez doux. "Doux et rapide, tu ne comprends pas ce que je te dis ou quoi ?", gueulait l'autre en postillonnant dans le micro. Oui, seulement pour Mykola doux et rapide étaient opposés… Pendant dix jours, à raison d'une moyenne de trois vols par jour, il eut l'impression de piétiner. Ils revoyaient toutes les phases de vol et les réétudiaient avec pour but de voir les instruments ne montrer qu'une progression régulière, comme sur un film de montage, la bille devait être vissée à sa place en toute circonstances. Il n'avait pas le droit de rattraper une manœuvre, même s'il le faisait très vite et parfaitement. Il n'avait tout simplement pas droit à l'erreur. Pendant ce temps les autres stagiaires progressaient régulièrement et il voyait leurs appareils évoluer de plus en plus aisément. Et puis un matin Van der Belt lui dit, dans le micro, avant le départ : - " On va se retourner la crêpe". Il en cherchait toujours la traduction, à 1 000 mètres d'altitude, quand le Stamp pivota brutalement sur son axe et effectua un tonneau ! - "T'as pigé, Perrrcival ?" - "Pas vraiment… j'aurais besoin de décomposer les actions sur les commandes, Major" dit-il d'une voix mal assurée. - "Qu'est-ce qu'il y a, tu as mal au cœur, Perrrcival ?" Il y avait une vague menace derrière les mots et Myko protesta. L'instructeur ne dut pas être dupe parce qu'il enchaîna une série de figures. Le jeune homme était secoué comme une salade qu'on essore et avait perdu le sens de la verticale. Il n'en était pas à avoir envie de vomir mais tout tournait, devant ses yeux. Il se dit qu'il était perdu, qu'il ne serait jamais pilote de chasse si une simple séance de voltige sur avion-école le mettait dans cet état… Un mot lui parvint, dans les écouteurs, au milieu du fatras qu'il n'essayait même plus de comprendre ; il était largué depuis longtemps ; "concentré". Ce mot là, plus la rage qui le saisit, lui firent reprendre pied. Ils étaient en train d'achever un tonneau barriqué, différent des "facettes", comme le lui expliquait l'instructeur, occupé maintenant à garder le Stamp en vol horizontal mais sur la tranche ! Les ailes gauches basses semblant s'enfoncer droit dans le sol, loin en dessous, le pied droit écrasant à fond le palonnier pour forcer la machine à obéir. Van der Belt semblait avoir entamé un combat contre l'avion et lui imposait sa volonté, de force ! - "Je voudrais essayer, dit-il soudain dans le micro, d'une voix mauvaise." - "Qu'est-ce qu'il y a, Perrrcival ? T'es en colère ?" dit l'instructeur en ramenant l'avion à l'horizontale. Il ne s'était pas rendu compte du ton qu'il avait employé. Mais c'était vrai, il était en colère. Contre lui, contre cette machine qui n'arrêtait pas de le secouer, contre le monde entier. Il releva le nez du Stamp et balança le manche sur la gauche pendant que, fugitivement, son pied enfonçait le palonnier droit, avant de revenir au neutre, les deux pieds à la même hauteur… Ils étaient sur le dos. Cette fois il repoussa le manche en avant, pour faire remonter le nez, comme l'avait fait l'instructeur, étant donné qu'ils étaient à l'envers, et à nouveau les coups de pieds dans le palonnier… Et le Stamp se retrouva en vol horizontal ! - "Tu as pas mal écouté la suite des séquences, Perrrcival, fit la voix de Van der Belt. Je croyais que tu pensais à autre chose et ça m'agaçait de perdre mon temps avec un ringard… Mais tu doses tes mouvements comme un cochon. On va reprendre ça. Regarde… tu commences par redresser le nez sur l'horizon, de 15° pas davantage, pour le mettre dans la bonne position avant de pivoter… puis tu bascules le manche, doux et rapide, hein…" La suite du vol fut une succession des mouvements répétés inlassablement. Sur le chemin du retour le Major insista : -" Ne te fais pas de fausses idées, Perrrcival, pour l'instant on passe ces figures très lentement, mais il faudra accélérer sérieusement l'enchaînement. A propos, déjeune assez légèrement, aujourd'hui, c'est après le repas qu'on a le plus de mal à se concentrer…" Ce jour là la cuisine servit encore une purée de pois cassés !… Il n'en mangea qu'une cuillérée. Mais eut la satisfaction de la garder pendant les deux fois quarante minutes de vol. C'était en soi une prouesse. *** La semaine suivante eurent lieu les évaluations de la formation vol, après cinq semaines d'entraînement. Elles se déroulaient avec un autre instructeur que le sien. Myko, appliqué, fit un sans faute, capable de répondre aux questions posées dans les écouteurs pendant l'exécution d'une séquence, test classique pour mettre le candidat en difficulté et voir comment il réagissait. Il atterrit avec un trois-points que l'instructeur ne commenta pas. Quand les résultats de la promo 703 furent affichés il vit qu'il était en tête, mais suivi à quelques points par un stagiaire qui était arrivé avec un niveau très faible. Ce type là était vraiment doué et Myko songea qu'il aurait beaucoup de chance s'il terminait dans les vingt premiers. Les autres aussi allaient progresser tandis que lui était déjà à son maximum et perdrait son avance, avant les examens complets, techniques, tout. Là ses moyennes s'effondreraient… Van der Belt, à qui il osa parler, après un vol, debout près de la machine, le regarda longuement avant de répondre. - Tu caches bien ton jeu, Perrrcival. Tu as l'air calme et tout, comme ça mais en réalité tu as la trouille, hein ? Tu te dis que ce qu'on fait là, l'entraînement à la voltige, ça ne sert à rien, que les autres se rapprochent de toi. Que la notation voltige, dans l'examen final, compte très peu … T'as raison, Perrrcival. Mais quand tu te retrouveras dans un chasseur, dans huit ou dix mois, tes notes à l'examen elles te serviront à rien, devant un Zéro chinois bien piloté ! Ce que tu emmagasines là, en ingurgitant la voltige à haute dose, cette maîtrise du pilotage, ça oui, ça te donnera toutes tes chances, dans ce combat. Cette maîtrise te laissera l'esprit libre des problèmes de pilotage pur pour observer ton ennemi, la façon dont il pilote, ses petites habitudes, la façon qu'il a de couper ses virages, de grimper ou je ne sais quoi. Etre capable, dans les conditions de combat, de réfléchir aux manœuvres et comment coincer ce salopard, ça te sauvera probablement la vie. C'est ce qu'il a voulu te dire, ce Lieutenant du bureau de recrutement dont tu m'as parlé. Alors c'est vrai que t'es pas tellement bon en théorie-technologie, et tu termineras pas premier du stage, d'accord. Et même pour un résultat moyen faudra que tu bosses très dur. Mais en ce moment je suis en train de te préparer au combat, pas exclusivement à l'examen final. Ce que tu apprends là ça va te servir pour toute la suite de ta formation et après. Dans ton chasseur tu verras combien il a peu d'importance cet examen. Je te le dis, je suis peut être en train de te sauver la vie Perrrcival. Ce fut le fait que Van der Belt utilise le mot "chasseur" qui remit le jeune homme en selle, plus que les arguments avancés. Le fait que l'instructeur envisage la chasse pour lui ! Et ils continuèrent, inlassablement à répéter les mêmes gestes jusqu'à la fin de cette partie pilotage du stage. Ils attaquèrent ensuite la navigation, firent des longs vols, sillonnant le Péloponnèse tourmenté. Myko avait assez bien assimilé la tenue-machine pour apporter toute son attention à la navigation pure, aux calculs, et il s'en sortit bien. Puis vinrent l'entraînement au pilotage aux instruments, le poste arrière parfois recouvert d'une protection de toile qui empêchait l'élève de d'avoir des références extérieures et l'obligeant à n'utiliser que ses instruments, à leur faire confiance. Puis vint la période vol aux instruments ET navigation. Tous les quinze jours les stagiaires passaient un examen intermédiaire et le classement changeait beaucoup. Myko ne cessait d'y descendre. Puis il demanda l'aide de Gérard et de Jerzy. Ils le firent bachoter, apprendre l'essentiel, mais le connaître sérieusement, lui faisant répéter, chaque soir, des tranches entières de cours. Et ses notes remontèrent un peu. Dès qu'il le pouvait Van der Belt lui faisait travailler la voltige exigeant maintenant une vitesse d'exécution dont Myko ne se sentait pas capable, si bien qu'il avait l'impression de ne jamais donner satisfaction. *** Un après-midi où les stagiaires allongés le long de la piste attendaient leur tour d'aller faire un vol, l'un d'eux arriva, penché en avant tellement il riait. C'était un Letton, Farsch, petit et nerveux, qui avait l'art de se faire des copains n'importe où. Les cuistots, les types de l'administration, les mécanos, tout le monde l'aimait bien. - Je viens d'apprendre une histoire fabuleuse, aux hangars, dit-il. A propos de Pigeot. C'était un instructeur qui était l'inverse de Van der Belt. La gentillesse même, chouchoutant ses stagiaires. Bref l'instructeur en or. - Vous savez, dans les précédents stages il y avait deux "Van der Belt", deux types qui terrorisaient les gars en vol. De manières différentes mais de sacrés trouilles. Van der Belt et Pigeot ! Tout le monde montra son scepticisme. Pas Pigeot, la crème des instructeurs ! - Attendez la suite. Pigeot prenait un malin plaisir à foutre la trouille aux gars au vol précédent le lâcher. Il avait son truc à lui, qui faisait bien marrer tous les autres instructeurs. Quand il estimait qu'un élève était prêt, il lui donnait ce qu'il appelait "la touche finale"… Farsch se remit à rigoler comme un fou. Maintenant la moitié de la promotion 703 était autour de lui. - Il faisait un passage au-dessus de la piste, penché dans l'habitacle puis il se retournait vers l'élève, derrière et, sous ses yeux, ostensiblement, il balançait le manche à balais par dessus bord, dans le vide. - Hein ? Le manche ! - Non ? Il faisait vraiment ça ?… Ca fusait de partout. Les gars imaginaient la scène. C'était faisable, en effet, le manche est simplement vissé, au fond de la cabine, dans un petit manchon de cinq ou six centimètres de haut, débordant du plancher. - Ouais il se penchait, dévissait le manche et le balançait… Il paraît que certains gars ne s'en remettaient jamais, ils posaient la machine tant bien que mal mais démissionnaient le lendemain. Et puis, un jour, un de ses élève du stage suivant a appris l'histoire et il a décidé de lui faire une blague. Quand l'époque du lâcher arrive il se prépare. Donc, un matin, il grimpe à bord, avec Pigeot, normalement. Ils font leur vol, sans histoire et puis Pigeot reprend les commandes, revient vers la piste et la suit, à deux cents mètres d'altitude. L'élève le voit d'un seul coup plonger dans la cabine, en ressortir en tenant son manche et, en se fendant la bouille, le lancer dans le vide… Alors l'élève se penche à son tour fait mine de s'agiter et réapparaît avec un manche, qu'il s'était procuré aux hangars, sur un avion en réparation. Et il le balance aussi par-dessus bord ! Ce fut énorme ! Quarante cinq jeunes hommes pliés en deux, dans l'herbe. - Attendez, attendez, fit leur camarade… L'élève voit alors, dans le rétroviseur avant le visage de Pigeot se décomposer… La trouille de sa vie ! Vert de peur. Il était persuadé que l'élève avait fait la même chose que lui et balancé son vrai manche. Alors il plonge dans la cabine agrippe à pleines mains le tout petit manchon, au ras du plancher et tente de piloter la machine comme ça. Mais il n'avait pas les bras assez longs pour tenir le manchon et regarder dehors en même temps. Alors il devait le lâcher pour voir à l'extérieur et il replongeait pour corriger. L'élève, en place arrière, s'efforçait de ne rien montrer et tenait légèrement son manche intact. Ils ont atterri comme ça. L'élève suivant aux commandes pour empêcher le Stamp de prendre des positions dangereuses ! C'est depuis que Pigeot est aussi gentil avec les élèves… Mais, après ce coup, il a été remplacé pour la fin du stage. Il avait attrapé une jaunisse, de trouille ! Sans blague, je vous jure que c'est vrai… *** Quinze jours avant l'examen final Mykola apprit que le choix de proposition : chasse, avions d'attaque au sol, bombardement, transport, les trois grandes orientations, était essentiellement basé sur la maniabilité, où la voltige comptait beaucoup, contrairement à ce que prétendaient les instructeurs ! Du coup il se sentit regonflé et trouva son second souffle pour bûcher les matières techniques. Parmi celles ci l'aérodynamique et la réglementation étaient ses points forts. L'année de physique en fac et les heures de planeurs payaient leurs dividendes. Il se remit à espérer pouvoir remonter de la 32ème à la 20ème place. Il termina 21ème. Mais il était premier en pilotage-maniabilité et sa note de voltige dépassait de loin celles de ses poursuivants. C'est ce qui le sauva. Son dossier reçu le cachet : "proposé pour la chasse, sous réserve de confirmation". Les 52 rescapés de la promo 703 furent convoyés vers une base d'Allemagne du nord pour être transformés sur T6, le nouvel avion d'entraînement avancé. C'était là que tout se jouerait : l'aptitude aux avions de combat, chasseurs, chasseur-bombardiers, bombardiers en piqué ou d'attaque au sol. Et la chance, surtout, surtout. Qu'il y ait de la place dans une école de perfectionnement à la chasse ! C'est ainsi que Myko vit ses premiers vrais avions militaires, en soulevant la bâche du camion qui les avaient pris à la gare d'Erfurt ; après un voyage, en train, de quatre jours ; et les avaient amenés à Basriden, la base d'entraînement spécifique. Une rangée de T6 jaune, la couleur des avions-école avec une large bande blanche en travers du fuselage avec de grands chiffres d'identification. Avec ses 2 405 kg au décollage, presque dix fois plus lourd que le Stamp, son moteur en étoile de 550 chevaux, trois fois et demi plus puissant, biplace en tandem sous une verrière coulissant vers l'arrière, une cellule tout en métal et non plus bois et toile, ils n'avaient rien de comparables avec le Stamp, c'était évident. Le cheval à côté du léopard, c'était de cet ordre là. Et encore, un cheval de trait, parce que les purs sangs, les chasseurs, c'était encore autre chose. Pour plus tard… C'était sur le T6 qu'ils allaient devoir réapprendre tout ce qu'ils avaient déjà acquis sur avion léger, mais cette fois au niveau supérieur. Il fallait revoir la technologie-moteur avec l'électricité, la mécanique, l'hydraulique, les systèmes appliqués à un avion moderne, complexe. Et y ajouter la partie vol. Reprendre toutes les phases déjà étudiées, puis les formations, à 2, à 4, à 12 avions, les évolutions en formation de combat. Il allait falloir maîtriser le T6 aussi bien que le Stamp, mieux même. Cette fois le Pilotage Sans Visibilité se ferait dans les nuages, pas sous capote ! Il faudrait apprendre à voler dans n'importe quelle condition… Acquérir les manœuvres d'alerte, les manœuvres de combat, en formation et seul, le combat tournoyant ; pour ceux qui seraient désignés pour la chasse ou les avions d'attaque ; les études tactiques, connaître à fond les méthodes d'identifications rapides des avions, et faire de multiples campagnes de tirs. Leur chance était qu'ils allaient aborder l'accoutumance au T6 et la majeure partie de l'entraînement de base, pendant l'été pour terminer pendant la pire période de l'année, par ici, l'automne. Ils étudieraient ainsi toutes les configurations possibles, en ciel clair, au moment où des instructeurs étaient là pour les aider. Tous les stages n'avaient pas cette chance. ** Chapitre 12 Le début de l'hiver "1946" - Je ne comprends toujours pas le vrai but de cette conférence que le Président Fellow appelle "au sommet", dit Meerxel. Politiquement je n'ai pas confiance, Iakhio. Sommet de quoi, de qui ? Il y a quelque chose de trouble, j'allais dire de malsain ici. - Même en particulier, la délégation américaine, et elle est vraiment importante ; au point qu'on a un peu l'air de novices à côté d'elle ; n'évoque pas autre chose que les problèmes liés aux prêts et à nos contrats de matières premières, répondit Lagorski. - Je sais, je sais, je me suis demandé s'ils n'avaient pas l'intention d'augmenter sérieusement les prix ou les conditions mais pourquoi une conférence ici, à Djakarta ? L'Indonésie n'est mêlée en rien à ce conflit, même indirectement. Elle a affiché sa neutralité et représente le genre de sous-races, comme ils disent, que les Chinois méprisent. - Elle est tout de même un peu mêlée aux opérations navales puisque tous nos bâtiments, de ce côté ci de l'Océan Indien se ravitaillent dans l'enclave qu'elle nous loue pour ça. On peut même dire qu'elle en tire des bénéfices substantiels. D'un autre côté c'est un magnifique piège pour les sous-marins ennemis qui se bornent à attendre que nos navires arrivent et nous obligent à laisser en permanence des Frégates de détection sous-marines qui nous seraient utiles pour protéger les convois. Mais on n'a pas le choix, n'est-ce pas ? Meerxel eut un geste agacé de la main. - Je ne pensais pas à ça. Iakhio, les délégations sont venues par mer. Ce simple détail signifie qu'elles ont eu le temps de préparer ce voyage, de regrouper des bâtiments de leurs marines et il leur en fallait ! Elles ont eu le temps, tu comprends ? Et pas nous. Voilà le détail anormal. C'est une très longue préparation, tu le sais bien. Nous avons reçu cette invitation pressante avec trop peu de délai. Je n'y ai pas suffisamment prêté attention, auparavant. Il y a une manœuvre politique là dessous. Si je suis venu en avion, en prenant des risques avec les ravitaillements en carburant de huit avions, en Arabie et en Inde, c'est que nous n'avions pas le temps de faire revenir en Europe un Groupe naval pour me prendre, en Italie ou en Grèce, même en traversant le canal de Suez… Et je ne comprends toujours pas l'urgence qu'il y avait à réunir cette conférence. A laquelle il était hors de question de ne pas assister. Elle aurait très bien pu se dérouler dans les Pays Scandinaves, neutres. J'ai l'impression de m'être fait piéger ! En vérité, je vais t'avouer qu'au début j'ai pensé qu'il s'agissait des retombées de notre opération rumeurs sur la "solution définitive". Le drame de l'extermination de nos prisonniers me ronge… Chaque jour cela me hante ! Le temps passe et nous sommes toujours impuissants. Van Damen me dit que la rumeur commence à se répandre mais qu'on ne la prend pas au sérieux. Au sérieux ! Et nous n'avons malheureusement rien de plus à fournir. Aucune preuve. C'est pour cela que je suis malade de colère, de haine et que je ne suis pas patient, ici. Pourquoi seulement les Etats-Unis, le Brésil, l'Argentine et nous ? - Eh bien, ce sont les autres Etats qui sont, à un degré ou un autre, engagés avec nous dans le conflit. Economiquement, du moins. Meerxel porta à sa bouche le mince cigarillo qu'il fumait. Les deux hommes, en habits de soirée à vestes blanches, légères, pantalon noirs, étaient debout sur la large véranda abritée par un toit des pluies tropicales, au premier étage du grand bâtiment de l'Ambassade européenne de Djakarta, à l'ouest de l'île de Java, la plus grande ville de cette région du sud-est asiatique. En dessous les jardins à la végétation, colorée et dense, faisaient une masse sombre à cette heure de fin de soirée, et cachaient totalement la rue, tranquille dans ce quartier résidentiel. Depuis qu'il avait appris le projet chinois Meerxel avait changé. Son regard avait, en permanence, une dureté qu'on n'y voyait pas auparavant. Il avait encore maigri et cela se voyait sur son visage où la peau semblait directement collée sur les os du visage. Ses rides s'étaient creusées et lui faisaient, par moment, une sorte de masque. - Ca ne va pas, Iakhio, ça ne va pas… je le sens de tout mon être, répéta Meerxel nerveusement. - Le voyage nous a fatigués, Edouard, fit Lagorski, en passant la main à plusieurs reprises sur son crâne chauve. Ce petit avion n'a rien de ce que peut attendre le chef d'un si grand Etat que le nôtre ! Il y avait un peu d'humour dans sa réflexion et Meerxel sourit vaguement. - Ah ça il faut dire que ces heures passées allongés dans une couchette, le plafond à quarante centimètres des yeux, un masque à oxygène sur le visage… ça manque d'allure, de prestige ! Mais je ne regrette pas, commenta le Président de la Fédération. Ce Mosquito m'a l'air d'être un sacré bon appareil, malgré sa construction en bois. - En tout cas depuis que nous l'avons les reconnaissances sont efficaces, il vole si haut et si vite que personne ne peut l'abattre ! Nous ne perdons plus d'appareils et avec son rayon d'action nous sommes mieux informés que jamais. Il paraît que sa version en chasse de nuit est excellente et que l'évolution qu'on lui prépare avec un radar embarqué nous donnera un avantage décisif, la nuit. Quand je pense qu'il a été acheté aux anglais et accepté dans la hâte, au début de la guerre, surtout parce qu'il était construit en bois, précisément, dont nous ne manquions pas, si l'acier faisait défaut. Il fallait trois fois moins de temps pour le sortir des chaînes. Tout comme le Spitfire, dans sa première version, construite assez rapidement. Les tacticiens avaient beau dire que ces constructions étaient rétrogrades, et rappelaient les appareils de la Première Guerre continentale, tu as bien fait de faire confiance à ces ingénieurs de Fokker-Hollande qui avaient acheté les plans initiaux, en 1939. Il fallait laisser le temps à nos bureaux d'études de passer du stade des plans sous le coude, aux prototypes de la vraie production européenne, qui débouche maintenant en unité. Ca, tu vois j'ai hâte de le voir. Les plans du Spit nous ont permis de faire la jonction en fournissant très vite un chasseur capable de lutter contre l'AM6 Zéro Sen Chinois. Pas de le surclasser mais l'égaler, dans quelques domaines du moins, comme la puissance de feu. Mais en qualité de transport c'est un peu du bricolage, le Mosquito manque singulièrement de confort, je te l'accorde. N'empêche que c'était une bonne idée que d'ajouter une version à deux couchettes dans le fuselage pour emmener des passagers, dans certains cas. Tu as voyagé en sécurité, non ? Meerxel approuva de la tête, distraitement. Il allait avouer quelque chose quand un homme, bizarrement vêtu, par cette chaleur, d'un habit sombre à queue de pie, approcha. - Monsieur le Président, pardon de vous déranger. - Qu'y a-t-il, Monsieur l'Ambassadeur ? Nos hôtes indonésiens sont partis ? - Non, Monsieur, pas encore. Ici ces soirées se poursuivent assez tard. Notre ambassade a la réputation de bien recevoir… Non il s'agit d'autre chose. Je suis… honteux, de venir vous dire cela mais le membre de votre mission, qui fait la liaison avec les hommes de renseignement de l'ambassade, vient de me faire porter un message vous concernant. Le visage de Meerxel se figea. - Vous voulez parler de nos réseaux d'espionnage ? Autant appeler les choses par leur nom : Poletti. - Oui Monsieur… Ils affirment que l'Ambassade n'est pas sûre. - Hein ? gronda Lagorski, et c'est maintenant que vous vous en apercevez ? - De quel genre de sécurité parlez-vous, Poletti ? - Et bien ils disent… qu'une conversation confidentielle ne peut être tenue dans le bâtiment de l'Ambassade. D'après eux il serait truffé de micros, acheva-t-il comme s'il se jetait à l'eau. Je n'ai aucune preuve que cette affirmation soit vraie et… - Inutile, le coupa sèchement Meerxel. Le doute suffit. Par ailleurs nos spécialistes du renseignement sont de qualité, aujourd'hui ; même si la diplomatie déplore leur existence. Nous vivons dans un monde qui a changé, Monsieur l'Ambassadeur, il faut se faire aux nouvelles habitudes ou disparaître. La courtoisie et le bon ton sont derrière nous, ouvrons les yeux. Le message s'arrête là ? - Pas exactement, Monsieur, ils disent, mais sans certitude, cette fois, qu'une action violente n'est pas exclue… Mais ils n'ont aucune certitude… - Iakhio ? murmura Meerxel en se tournant vers son Directeur de cabinet qui paraissait réfléchir. - Les micros, à eux seuls, exigent une décision. Il est impératif que tu aies la certitude que nos conversations ne sont pas écoutées ! A ce stade de la conférence c'est vital. Pour le reste la sécurité va être renforcée mais je ne pense pas… enfin il faut quand même se méfier. Monsieur Poletti, connaissez-vous un endroit où le Président pourrait résider, un endroit allant avec le rang du Chef d'un Etat aussi important que le nôtre, et dont le choix serait plausible ? - Je m'en occupe immédiatement. Il allait s'éloigner quand Lagorski le rappela. - Il faut aussi une protection rapprochée, immédiatement. Laissez faire le chef de la sécurité du Président, qui est venu dans l'un des autres avions de la mission, et donnez-lui toute latitude d'agir. Je pense qu'il voudra se concerter avec votre responsable du renseignement, ne vous occupez pas d'eux, laissez-les faire, je vous prie. Le Président va rester ici un moment encore. - Ici ? Je veux dire… dehors ? - Des hommes vont certainement arriver très vite, Monsieur Poletti, et nous sommes sans doute à l'abri des écoutes, soyez tranquille. Il avait raison, quelques minutes plus tard trois hommes arrivaient rapidement et se postaient aux angles de la véranda. L'un d'eux s'approcha et Meerxel le reconnut, Berthold, numéro 1 de la sécurité au Palais de l'Europe, à Kiev. Un homme silencieux, grand et bien bâti, aux cheveux sombres et aux yeux perpétuellement en mouvement. Il venait du Renseignement. Commandant au service actions. - Monsieur le Président, voulez-vous vous asseoir dans un fauteuil, et plus en retrait, s'il vous plaît ? Des hommes sont postés dans les jardins que l'on fouille en ce moment même. Meerxel sourit malgré lui. - Je ferai une plus petite cible, assis ? Berthold inclina la tête avec un demi-sourire, content que le Président prenne aussi bien sa recommandation. - Une dernière chose, également, Monsieur le Président, je voudrais l'autorisation de prélever un détachement d'Infanterie de marine à bord des bâtiments qui stationnent dans notre base de Lanoué, de l'autre côté de l'île pour assurer la protection de votre résidence. Je vais avoir besoin de tous les hommes de la sécurité pour inspecter l'ambassade entièrement. Cela risque de prendre plusieurs jours. De même je suggère que l'Ambassadeur et le personnel n'aient plus aucune conversation professionnelle dans l'enceinte de l'ambassade, Monsieur. - Vous paraît-il habile de montrer de la frayeur, à nos hôtes et à leurs autres invités, Monsieur Berthold, avec un détachement en armes ? Moi je ne pense pas, répondit plus sèchement Meerxel. - Ce n'est pas ainsi que je le voyais, Monsieur. Plutôt un détachement en grande tenue, pour honorer votre présence. Une garde d'apparat, si vous voulez. Dans les jardins, vus de l'extérieur. Ce serait bien vu, à Djakarta. Meerxel songea que ce type n'était pas idiot. En tout cas son raisonnement se tenait. - Les hommes trouveront-ils des tenues assez présentables pour cela ? - D'une manière ou d'une autre ils auront de l'allure, Monsieur, je m'y engage. Il avait l'air sûr de lui et Meerxel donna son accord d'un mouvement de tête bref. L'autre disparut aussitôt pendant qu'il allait s'installer avec son Directeur de cabinet dans deux fauteuils poussés dans l'ombre de la véranda dont les lumières furent éteintes. Les deux hommes parlèrent un long moment de cette nouvelle situation, puis se firent apporter des boissons. Par ici les soirées étaient chaudes et ils n'étaient pas encore habitués à la moiteur de l'air. - Tu as parlé de tous tes doutes sur la Conférence avec Cunho ? interrogea plus tard Lagorski. Le Ministère de la guerre doit bien avoir des idées, non ? - J'aurais bien voulu mais ce type est un incroyable dormeur, il a passé le voyage les yeux fermés. En outre il fallait se tortiller pour regarder l'autre couchette latérale. Meerxel rit lui-même de son mouvement d'humeur. - Tu sais je n'ai jamais bien compris le choix de Colombiani à son sujet. Il a beaucoup insisté pour l'avoir au gouvernement. - Cunho n'a pas le profil du politicien, il est toujours très discret, c'est vrai, mais je crois que c'est un bon coordinateur et que c'est ce que voulait ton Premier Ministre. - Tout de même prendre un ex-banquier pour le placer à la Guerre, c'était insolite, je trouve. - Pas plus qu'un ancien modeste consul, plus tout jeune, pour en faire un Ministre des Affaires Etrangères, comme Wildeck. - Oui, c'est vrai, là tu as raison. Mais Colombiani le connaissait personnellement, Wildeck a été son prof, je crois, et les faits ont montré qu'il avait vu juste. Un sacré bonhomme que Wildeck. Il sait ce qu'il veut et il connaît le monde des ambassades de l'intérieur. Il sait comment manœuvrer les diplomates. Il a des relations dans tous les pays. Non, vraiment ce type là m'a étonné par sa compétence. Il a été très vite dans le coup. Il y eut un long silence puis un officier de marine, en grande tenue blanche, casquette, vareuse au col officier lui imposant de lever haut la tête, le pantalon souligné du haut en bas de la jambe, par une bande noire latérale, survint, se raidissant dans un garde-à-vous de mannequin. - Monsieur le Président, je suis chargé de vous escorter à votre résidence. - Pourrais-je au moins savoir où nous allons, Lieutenant ? - Dans le palais d'été d'une grande famille indonésienne, Monsieur le Président. Il aura été en grande partie vidé de son personnel et des résidents lorsque nous arriverons. - Mais il n'est pas question que l'on chasse des gens de chez eux ! C'est hors de question. Le jeune officier parut désemparé, d'un seul coup et perdit sa raideur. - Monsieur… je crois savoir qu'elle n'était occupée que par une partie de la famille en question. Et, Monsieur le Président, ici c'est un honneur immense que de recevoir sous son toit un haut dignitaire étranger. Un honneur qui rejaillit sur toute la famille. Enfin la propriété est vaste mais elle est facile à garder, sur une petite hauteur qui domine légèrement la ville. Le drapeau européen y sera hissé et se verra de loin. On… on est en train d'assembler vos bagages, Monsieur. Le personnel de l'Ambassade s'y regroupera à partir de demain, pour une semaine. Meerxel allait protester qu'il se moquait de la position de ce palais quand il se ravisa, d'autres considérations étaient en jeu. Il voyait là la patte de Wildeck. Les deux ministres Cunho et Wildeck avaient insisté pour faire partie de la mission, disant qu'ils auraient des conversations intéressantes avec les hauts fonctionnaires des autres délégations. Ils ne devaient rester que deux jours. Avec ce changement de résidence, la délégation européenne serait donc placée plus "haut" que les autres… Enfantin mais la diplomatie utilisait souvent ce genre d'argument puéril ! Il inclina la tête en signe d'assentiment. En outre il avait envie de se reposer. Ils avaient atterri la veille au soir et le changement d'heure, quatre fuseaux horaires, l'avait laissé fatigué, ce soir encore. Même si la journée avait été consacrée à l'accueil des délégations, sans conversations officielles où il fallait être très attentif, très concentré. Il acquiesça de la tête et se leva. Ce fut un convoi de huit voitures, escortées de quatre véhicules de la marine qui les emmena. Le trajet ne fut d'ailleurs pas très long. Ils furent accueillis par un petit indonésien rondouillard, aux vêtements dorés accompagné d'un interprète. Visiblement le petit homme était aux anges de recevoir des hôtes aussi importants. Il assura Meerxel qu'il se tenait à sa disposition et que sa famille avait libéré les lieux pour laisser toute la place voulue à la délégation européenne. Il montrait une telle apparente sincérité que le Président européen décida qu'il pouvait en profiter sans états d'âme. Il se promit néanmoins de lui renvoyer l'ascenseur un jour. Dans le monde des affaires internationales l'occasion se présenterait forcément. *** Le lendemain, vers 08:00, Meerxel, était bien reposé malgré le décor qui lui avait fait faire des rêves très étranges. Sa chambre représentait, à elle seule, la surface d'un bel appartement du Bruxelles de son enfance ! Après sa toilette il passa sur le balcon, admirant la vue, la masse de verdure, et constatant que des rondes de soldats, fusil à l'épaule, l'air martial, la tête pivotant sans cesse de droite à gauche, parcouraient sans cesse les pelouses, devant la grande maison. Berthold n'avait pas menti les soldats avaient de la gueule, même si la tenue qu'ils portaient n'avait rien de réglementaire ! Des dorures partout, sur leurs uniformes blancs… Meerxel en rit doucement, ça avait un petit côté opérette ! Cela ne faisait de mal à personne et leur nombre découragerait peut être un espionnage trop proche. Il ne croyait pas à une tentative d'attentat. Même si, pour les Chinois, un changement de président, en Europe, provoquerait une sacrée pagaille. Ils n'étaient pas idiots au point de se mettre toutes les bonnes consciences du monde à dos. Au milieu de la pelouse le mât le plus haut qu'il n'ait jamais vu laissait flotter un drapeau européen ! Un sergent de l'infanterie de marine montait la garde devant sa porte et il lui demanda de faire savoir à son Directeur de cabinet, et aux deux Ministres, qu'il les attendait pour prendre le petit déjeuner dans sa chambre. Les trois hommes devaient attendre cette invitation parce qu'ils se présentèrent dix minutes plus tard, précédés de plusieurs domestiques indonésiens en costume local, le crâne enturbanné, poussant des tables roulantes et des sièges au bois couvert de dorures. Ils installèrent une table au milieu de la chambre et tirèrent un long paravent devant le lit défait. Iakhio remit à Meerxel plusieurs dossiers concernant la Fédération, arrivés d'Europe pendant la nuit. Même ici le Président devait se tenir au courant des évènements. Pour la situation locale, la Conférence, il n'y avait rien de nouveau, hormis le déplacement, momentané, du personnel de l'ambassade, qui avait d'énormes difficultés à travailler sans ses dossiers, assurèrent ses visiteurs. Ils avaient l'habitude de parler en présence du Directeur de cabinet. Wildeck avait contacté plusieurs personnes et attendaient des informations. - Résumons-nous, fit Meerxel. Le mois dernier les EtatsUnis nous demandent de façon ultra pressante de participer à une conférence concernant les emprunts, les contrats de fournitures, les relations que nous comptons avoir avec nos partenaires commerciaux, présents et dans le futur, après la guerre. C'est la raison officielle, n'est-ce pas Wildeck ? - Oui, Monsieur, "nos partenaires commerciaux, et le reste du monde". - Alors je répète que ça ne me semble pas convaincant. Il manque les pays Scandinaves, les pays Arabes par exemple ! Quel besoin de se réunir ici, pour ça ? Et quelles questions urgentes y a-t-il à régler ? Nous avons des relations régulières, organisées, avec nos partenaires pour ça. Qu'y a-t-il de nouveau pour que l'on se réunisse ? - La présence d'une délégation Britannique, et d'une autre, Australienne, peut être ? lâcha Wildeck. J'ai appris cela ce matin seulement. - Pardon ? Meerxel sentait la colère monter en lui. - Il n'a jamais été question des Anglais à la table des négociations, jusqu'ici. Et à quel titre seraient-ils là ? Oh… les autorisations de passage de nos navires en formation de combat, à proximité de leurs eaux, ce détail ridicule ? - Cela en fait un partenaire incontestable, techniquement parlant, dit Cunho, de sa voix douce. Meerxel se mit à réfléchir. Un simple détail mais qui éveillait une méfiance en lui. Pas exactement de la même manière d'ailleurs. Les Britanniques marchaient du même pas que les Américains. Mais pas les Australiens. La Grande Bretagne avait utilisé, pendant des années, l'Australie comme un dépotoir. Elle y conduisait ses prisonniers de droit commun, des forçats, pour peupler ce pays immense. Au début du XIXème siècle, dans les années 1820-25, l'Europe avait connu un certain engouement pour l'Australie. Pas vraiment des royalistes mais plutôt des familles dont le passé les faisait pencher du côté d'une famille de sang noble, comme certains vendéens, par exemple, des Hongrois, des Serbes, des Bulgares, aussi. Il y avait donc eu une vague d'émigrants. Sur place, les conditions de vie, d'insécurité, leur avait fait appeler au secours leur ancienne patrie. Et le gouvernement européen avait réagi avec intelligence. Les émigrants avaient été armés, gracieusement, des architectes étaient venus sur place pour fortifier les villages et du bétail leur avait été fourni ; par l'intermédiaire d'une association, pour ménager la susceptibilité anglaise ; afin de remplacer celui que des forçats évadés leur avaient volé. L'attitude du gouvernement européen avait fait tache d'huile et les Australiens, même d'origine britannique, avaient sollicité des aides que Kiev avait fournies. Depuis l'Australie avait obtenu son indépendance politique, vis à vis de la Grande Bretagne, et son économie assez florissante dans le sud-est asiatique, en faisait un pays avec lequel il fallait de plus en plus compter. Mais, dans cette partie du monde, elle se heurtait souvent à l'expansionnisme américain et ne portait pas les USA dans son cœur. En tout cas l'Australie avait son autonomie et ne roulait pas pour la Grande Bretagne ! Ce qui expliquait que sa présence autour de la table de négociation ne contrariait pas Meerxel. - Wildeck, avez-vous établi des contacts avec les délégations brésiliennes, argentines et australiennes ? Le ministre des Affaires Etrangères, Wildeck un petit homme à la silhouette désuète avec son habit queue de pie, lui aussi, et ses cheveux châtain, encore assez fournis coiffés avec une raie centrale, prit le temps de réfléchir. - Je crois que je comprends vos raisons, Monsieur, je sens des réticences chez nos partenaires. Je n'arrive pas à joindre personnellement des gens que je connais pourtant assez bien. Tantôt le téléphone, tantôt une absence, bref une excuse. Cela ressemble à une fuite ou une situation peu confortable. Mais je suis incapable de prévoir sérieusement ce qui se prépare. - Ce matin, après l'ouverture officielle, il est prévu une entrevue en tête à tête avec Fellow, je vais mettre tout de suite les pieds dans le plat. Si les autres pays n'avaient pas été invités aussi je pense que nous ne serions pas venus. Je déteste que Fellow prenne des initiatives comme ça, comme s'il était le patron de la planète, qu'il convoquait des conférences avec ses vassaux qui accourent. Je sais combien les Etats-Unis sont puissants, économiquement. Mais l'Europe est trois fois plus grande que l'Amérique du nord, moins développée, d'accord, mais ses réserves naturelles sont prodigieuses, tout n'est qu'une simple question de temps ! Wildeck lui jeta un coup d'œil inquiet. Il connaissait assez bien son président, maintenant, pour savoir que dans ces cas là il avait de grands pieds pour le plat en question. En attendant l'heure de partir Meerxel étudia les dossiers qu'il avait reçus. L'un d'eux avait trait à la grande campagne qu'il avait lancée, à l'ouest, pour faire comprendre, montrer, visuellement, aux populations ce qui se déroulait à l'est. Afin de les motiver davantage. Il s'agissait essentiellement de films reportages qui étaient diffusés dans les petites villes, dans des villages même ; projetés sur des écrans déployés sur une place, quand il n'y avait pas de bâtiment assez grand ; pour montrer comment vivaient, fuyaient les populations de Russie et des Républiques de Sibérie, du Tadjikistan, quand on pouvait y tourner quelque chose. Entre les séquences, les principaux discours du Chancelier chinois exposant ses intentions devant des foules en délire, étaient retransmis, tantôt sous-titrés, tantôt traduits. Meerxel voulait, de cette façon mobiliser tous les peuples de la Fédération, amener une prise de conscience, inciter à la solidarité, surtout, que les Européens se sentent tous concernés par ce qui se déroulait. Il savait que les premiers réfugiés que l'on avait acheminés dans l'ouest, fin 1945, avaient provoqué un véritable électrochoc chez les Européens en faisant le récit de leur fuite, de l'exode, et contribué pour beaucoup à souder le pays. Il voulait entretenir ce mouvement. Quelqu'un avait eu l'idée d'organiser des spectacles pour les troupes au repos, loin des lignes, grâce au concours de plusieurs artistes, chanteurs ou danseurs célèbres. Là encore le résultat avait été étonnant. Au point qu'un collaborateur de Colombiani avait suggéré d'instituer ce genre de manifestation. Et les "Spectacles aux Armées" étaient nés, dépendant du Ministère de la guerre, un nouveau Département de l'Armée de Terre. On avait recruté des artistes, ou simplement déplacé quand ils étaient mobilisés, pour constituer des troupes. De véritables soirées, souvent sous forme de revues permettant d'introduire des numéros solos pour les vedettes, étaient apparues. Des nouveaux artistes s'y étaient d'ailleurs révélés, qui n'avaient jamais percé en temps de paix et connaissaient maintenant un vrai succès. Des humoristes, souvent. Etrangement, dans cette période dramatique, les humoristes faisaient de gros succès. *** La conférence se déroulait dans un immense palais, au cœur de Djakarta. Une foule bordait les avenues proches du Palais et agitait des petits drapeaux. Quelqu'un avait du se remplir les poches, avec ça ! Curieusement il sembla à Meerxel que la foule s'agitait davantage que la veille, sur le passage du convoi européen, semblait plus accueillante. Qui aurait pu passer un mot d'ordre de ce genre ? Il ne se faisait pas d'illusion sur les mouvements de foule "spontanés", où que ce soit dans le monde, sauf circonstances exceptionnelles. Les cérémonies, longues, orchestrées à l'orientale par les hôtes indonésiens, prirent toute la matinée et Meerxel en avait assez quand un vieux haut-fonctionnaire indonésien vint le prévenir ; dans un français correcte mais difficile à comprendre tant son élocution était difficile à déchiffrer, il attachait tous les mots et il avait un accent épouvantable : "Monsieur-le-pr'sident-Merzel-me-suivra-tout-de-suite…"; que le Président Fellow l'attendait dans un salon retiré. Une convocation, maintenant ? Cette fois il eut le coup de sang. Il décida de faire sa tête de mule, faisant mine de ne pas comprendre et se déplaçant à grands pas dans l'immense hall du Palais, suivi par une garde indonésienne qui n'avançait plus de son pas mesuré et solennel mais se hâtait pour rester derrière lui. Puis il avisa une petite pièce dont les portes étaient ouvertes. L'émissaire indonésien s'empressait auprès de lui, le visage affolé, au bord de la panique. Meerxel pénétra dans la pièce, repéra un canapé et deux fauteuils, en choisit un, et leva le visage vers le vieil homme. - Voilà, j'attendrai le Président Fellow ici. Voulez-vous le lui faire savoir, je vous prie. Je préfère cet endroit, plus intime. Le petit homme bredouilla que ce n'était pas ce qui était prévu, que cette pièce était indigne de deux si prestigieux Chefs d'Etat. Meerxel ne répondit pas, le visage figé. L'homme finit par s'éloigner et le laissa la tête levée vers une tapisserie immense, couverte du dessin d'un monstre très coloré, qui couvrait le mur opposé. Cette petite pièce "indigne", un petit salon, apparemment, faisait facilement le double de sa chambre, elle même si vaste… Wildeck survint peu après, dissimulant un sourire. - Monsieur le Président, la délégation américaine proteste vigoureusement. Elle dit que tout a été préparé dans une autre salle et que votre… "caprice", excusez-moi c'est leur terme, est malvenu. - Et vous, Monsieur le Ministre, qu'en dites-vous ? - Je dis bien joué, Monsieur ! On nous manipule, depuis notre arrivée, c'est évident, maintenant. Je suis habitué à ces petites comédies des conférences internationales, à un niveau moindre, certes, mais je reconnais l'atmosphère. Et là, vous avez bloqué les rouages d'une manière imprévisible et pour une peccadille qui ne peut pas avoir de conséquences sérieuses, sur les sujets abordés. Bien joué, je le répète ! Vous avez la réputation d'un homme très digne, qui ne fait pas de caprices, justement, et qui que soient les vrais instigateurs de cette manipulation, ils ont été pris par surprise. Depuis notre arrivée tout est prêt, on ne nous demande notre avis pour rien. Il fallait remettre des distances et introduire à l'ordre du jour un minimum de respect à notre égard. - Wildeck je viens de penser à quelque chose. Cette nuit plutôt. C'est cette histoire de micro qui m'y a fait songer. Croyezvous que nos techniciens pourraient m'équiper d'un micro ? Je sais qu'ils sont volumineux mais est-ce possible ? Mon but serait de le commander afin que vous soyez dans une autre pièce, avec Cunho et Lagorski et entendiez notre conversation. Ceci afin que vous m'apportiez des documents pour répondre à ce que mon interlocuteur me dit ? Wildeck secoua la tête, l'air triste. - Désolé, Monsieur le Président. Ceci est tout à fait impossible. C'est une idée que nous avions étudiée, lorsque j'étais en poste à Pékin, et nos spécialistes ont été formels : irréalisable, techniquement, pour des questions de taille, d'encombrement… au-delà du stratagème indigne d'un Chef d'Etat. - Parce que vous pensez que nos partenaires anglo-saxons se gêneraient ? Enfin bon, je le redoutais un peu… Alors nous allons faire autre chose. Faites-moi porter, à plusieurs reprises, pendant notre conversation, disons deux fois, un dossier soigneusement fermé, contenant seulement quelques notes écrites à la main, en caractères cyrilliques. Et envoyez-moi tout de suite un interprète. Wildeck rit doucement, à sa manière, feutrée. - Comme des documents rédigés à la hâte ? Monsieur je regrette que vous n'ayez pas participé à des négociations lorsque j'étais plus jeune. Je me serais beaucoup amusé à vous voir manœuvrer ! - Si ce n'est qu'aujourd'hui les enjeux sont d'une importance qui nous dépassent tous, Wildeck. Le Ministre se rembrunit, hocha la tête et sortit pendant que Meerxel s'étonnait du sens de l'humour de son ministre… *** Si un fonctionnaire européen se présenta très vite, s'installant derrière lui il dut attendre un quart d'heure avant qu'un brouhaha, dans le hall, ne l'alerta. Il se composa un visage fermé mais se leva courtoisement. Le Président Fellow entra de ce grand pas de sportif qui avait fait sa réputation de battant pendant sa seconde campagne électorale, suivi d'un homme assez jeune, attaché d'ambassade, probablement. Meerxel enfonça un peu plus le couteau dans la plaie en montrant un fauteuil qu'il avait légèrement poussé pour qu'ils se fassent face. Comme s'il était chez lui et recevait un visiteur. Fellow eut une petite crispation du visage et fit un effort pour se maintenir. Il y réussit et souriait quand il s'assit enfin. - Je ne comprends pas pourquoi vous avez exigé ce changement, Monsieur le Président, dit-il en Anglais, tout était préparé avec vos collaborateurs. Meerxel, qui savait que cette affirmation était fausse, prit une expression embarrassée puis s'exprima en français, sans répondre à la question qui l'aurait mis sur la défensive : - Pardonnez-moi, Monsieur le Président, vous n'avez pas prévu d'interprète ? Peut être n'en avez-vous pas amené ? Dans ce cas je ferai venir le secrétaire de notre ambassade, ici présent, traduira, je ne maîtrise pas très bien votre langue. Vous savez que dans notre Europe nous parlons tous plusieurs langues, parfois quatre à cinq, mais pas l'Anglais, bien entendu, tout à fait inutile dans notre grand pays… Cette fois Fellow marqua le coup. Il était en colère et c'est bien ce que Meerxel voulait. Ce n'était pas très élégant mais dans le duel courtois qui allait se dérouler des coups de ce genre étaient fréquents. Les Anglo-saxons n'avaient pas bonne presse, en Europe, et très peu d'Européens, effectivement, parlaient un Anglais dont ils n'avaient que faire. Il faut dire qu'entre le Français, l'Allemand, le Russe, l'Italien, l'Espagnol et les langues d'Europe Centrale et du grand Est les amateurs avaient un choix de qualité. Pendant la Première Guerre, Meerxel avait eu un ami, officier d'Etat-Major, engagé étranger, d'origine Australienne ; il y en avait d'ailleurs toujours, cette fois-ci encore. Il avait ainsi appris quelques rudiments d'Anglais, qui lui permettaient de comprendre tant bien que mal, mais guère de s'exprimer correctement. Bien que, paradoxalement, il eut un assez bon accent, ce qui l'avait beaucoup gêné, au cours du seul voyage qu'il avait fait aux USA, quinze ans auparavant. Il pouvait demander son chemin, en Anglais, dans la rue. On le comprenait très bien. Mais lui ne déchiffrait jamais la réponse faite sur le ton de la conversation ! - Je vous propose de m'exprimer dans ma langue et vous me répondrez dans la vôtre, Monsieur Meerxel, fit l'américain, je possède suffisamment le Français, moi. Est-ce que cela vous convient ? Meerxel hocha la tête cachant sa satisfaction, Fellow avait répondu et s'était arrêté, sa phrase terminée, c'était donc à lui, maintenant, de poursuivre. Ce début de conversation lui permettait, d'enchaîner directement, de ne pas laisser l'initiative au Président américain. D'après la conversation c'était à lui de parler ! Et il attaqua immédiatement, en français, articulant avec soin et s'attachant à parler assez lentement ; comme s'il s'adressait à un garçonnet ; pour entretenir la colère de son vis à vis… - Quelle est la vraie raison de cette conférence, Monsieur le Président ? L'autre se raidit immédiatement, montrant ainsi qu'il possédait suffisamment le français, en effet, et qu'il accusait le coup à cette attaque directe. - Mais vous le savez bien, dit-il en anglais, articulé avec autant de soin, ce qui arrangeait bien Edouard. Nous devons harmoniser nos actions respectives. Toutes les délégations présentes sont, en quelque sorte, vos fournisseurs, ou liées à vous d'une manière ou d'une autre. Nos pays prennent des risques, diplomatiquement, en vous venant en aide. Il est juste que nous y trouvions une compensation. Il est temps, également, que nous sachions où nous allons. La guerre qui vous oppose à la Chine s'achèvera bien un jour. Nous devons prévoir quel sera l'état du monde, comment se feront les échanges commerciaux. Il avait oublié et parlé assez vite, sur la fin, mais Meerxel l'avait compris. Et le traducteur lui murmurait à l'oreille. Néanmoins il demanda à son interlocuteur de s'exprimer plus lentement et termina ainsi : - … Vous, Etats-Unis ; comme tous nos interlocuteurs commerciaux, d'ailleurs ; l'avez, cette compensation, vous êtes payés, largement payés, n'est-ce pas ? Il faut voir tout ceci comme des opérations strictement commerciales, à grande échelle. Je crois savoir que c'est ce que les Etats-Unis souhaitaient, et non pas entrer directement dans la guerre ? L'Américain passa la main sur sa joue avant de répondre. Comme s'il se laissait le temps de réfléchir, ou comme s'il faisait mine de réfléchir… Dans ces circonstances tout est comédie, les deux hommes le savaient l'un et l'autre. - Vous le dites vous même il s'agit d'opérations purement commerciales. Mais il y a un autre aspect à cette affaire. Après tout aucun de vos partenaires n'a de responsabilité dans ce conflit. C'est un heurt entre la Chine et la Fédération des Républiques d'Europe, n'est-ce pas, nous n'y sommes pour rien. Où voulait-il en venir ? Meerxel savait que derrière ces mots se jouaient une autre partie. Il allait répondre quand on frappa à la porte et un secrétaire de l'ambassade européenne entra, s'excusa platement et tendit un dossier à Meerxel en murmurant seulement : - Urgent, Monsieur le Président. Puis il se retira pendant que Meerxel, réfléchissant à la réponse qu'il allait faire, sans se soucier d'excuser cette interruption ouvrait le dossier attaché par une courroie de toile difficile à manipuler. Cela prit du temps et il finit par ouvrir la couverture pour tomber sur la liste, en russe, des manifestations diplomatiques du mois où les membres de l'ambassade étaient autorisés à se rendre. Il eut toutes les peines du monde à prendre un air grave et pincer les lèvres, pour donner l'impression qu'il était préoccupé. - Pas de problèmes graves, j'espère, ne put s'empêcher de demander Fellow ? Il lui tendait la perche ! Meerxel le regarda longuement, en silence, puis commença : - Si je me souviens bien, Monsieur le Président, les EtatsUnis n'ont pas connu de guerres depuis celles du Mexique et de Cuba ?… Des adversaires, disons assez modestes. Hormis votre guerre d'Indépendance, et celle de Sécession, bien sûr, mais il y a maintenant des décennies, n'est-ce pas ? Vous n'avez aucune expérience d'un conflit, sur votre sol, qui cause chaque jour des centaines de morts, civils et militaires ? Vous n'avez pas connu les bombardements… Je crains que vous ne puissiez imaginer, comprendre, ce qui agite tous les Européens. Toutes les nouvelles de la guerre sont préoccupantes, Monsieur Fellow. Même lorsqu'il s'agit de bonnes nouvelles, parce qu'elles nécessitent de ne pas se tromper sur les décisions à prendre pour exploiter au mieux un succès, même local. - D'autant qu'un succès peut être très relatif, appuya le Président américain. Mais ne croyez pas que les Etats-Unis soient indifférents au sort de l'Europe. Après tout nos états sont peuplés d'anciens Européens, à une génération ou une autre, n'est-ce pas ? - Je ne voulais pas le dire aussi nettement, avec un partenaire commercial, Monsieur Fellow, mais j'aurais pensé, en effet, que certains Américains pourraient se sentir proches de leurs pays d'origine, dans ces circonstances. Même s'ils ne sont pas si nombreux étant donné que les USA sont peuplés à une grande majorité d'Irlandais qui fuyaient la domination Britannique, comme les premiers colons, finalement. Ce qui, à l'époque, a amputé l'Irlande de la moitié de sa population, en l'occurrence. S'ils étaient restés plus longtemps ils auraient pu vivre dans un pays devenu neutre, comme la Suisse. Mais cela est de l'Histoire. Il refermait le dossier et le tendit derrière lui sans se retourner. - Bien entendu. Vous savez cependant que nous avons d'importantes représentations britanniques et Scandinaves. Les populations d'origine italienne, allemande ou espagnole en sont à la troisième génération, aujourd'hui. Ils sont totalement et définitivement Américains. Il se payait ouvertement la tête de Meerxel qui réagit tout de suite : - Je ne savais pas que l'intégration était si rapide, aux Etats-Unis. Les noirs sont donc eux aussi totalement et définitivement Américains, ont oublié leur ancienne condition d'esclaves ? Je croyais qu'ils avaient un statut assez spécial. Je veux dire… dans vos Etats du sud, essentiellement… mais pas absolument non plus, je crois savoir ! Mais nous sommes loin de ce dont nous parlions. Du conflit qui nous oppose aux Chinois et dont vous savez, je le pense bien, qu'il a été provoqué unilatéralement par l'entrée des armées chinoises sur notre territoire. N'importe quelle nation se serait défendue, vous ne pensez pas ? Je n'imagine pas qu'un seul Etat au monde ose nous blâmer de nous défendre ? - Certes, certes. En revanche vous devez aussi comprendre que vous venir en aide, commercialement, à l'heure actuelle, nous compromet terriblement à l'égard d'un grand pays comme la Chine et ses nombreux alliés. Et qu'après ce conflit il faudra bien entretenir des relations avec elles… Alors c'était ça ? Il voulait se dédouaner devant la Chine ? Elle faisait peur aux Etats-Unis ? Non, peu vraisemblable. Le Pacifique mettait à l'abri le continent américain d'une attaque aussi inattendue. Et un débarquement chinois en Alaska représenterait une préparation telle que l'armée américaine, sa Marine, aurait le temps de prendre ses précautions. Alors ? - … A notre époque, à l'échelle de la planète, une guerre représente un épiphénomène ponctuel qui ne peut jamais influer définitivement sur le développement du monde, de la société humaine, poursuivit Fellow en se penchant en arrière, les jambes croisées. Un "épiphénomène" ? Meerxel se retint de bondir pour expliquer à ce type satisfait de lui-même, combien l'épiphénomène faisait couler de sang, coûtait de souffrances ! Il devait absolument garder l'esprit clair. Et au moment où il pensa cela il se rendit compte que Fellow avait réussi à le désarçonner. Cela l'aida à se reprendre. - Lorsque vous parlez du développement de la société humaine, vous pensez au commerce international, au développement "mercantile", bien sûr ? Ces mots, directs, presque crus, dans ce contexte, stoppèrent net le Président américain. - Pas seulement, pas seulement, mon cher Meerxel. Cependant il faut être réaliste, voir les choses de plus haut. Après tout, le monde continuera de tourner lorsque cette guerre sera terminée, vous en convenez ? Terminée quel que soit le nombre de morts. Exact ! Plus de courtoisie, maintenant. Gros sous ! On avançait. - Ne vous y trompez pas, Monsieur Fellow, le monde ne sera jamais plus pareil, une fois cette guerre finie. De quelque façon qu'elle s'achève. Jamais plus pareil. La cruauté dont font preuve les troupes chinoises qui massacrent les populations des villages qu'ils traversent restera dans les mémoires. Mais plus encore l'idée de racisme total, l'extermination d'une race, quelle qu'en soit la justification proposée, est terrible de conséquences. C'est un précédent, comprenez-vous ? C'est pour cela qu'il faut impérativement que la Chine soit vaincue. L'idée raciste est trop dangereuse, Monsieur Fellow, c'est le plus grand danger qu'ait connu le monde civilisé. Parce que ce n'est pas le fait d'un petit groupe d'excités le samedi soir, dans un café. C'est un pays tout entier, énorme, qui le proclame, qui en convient et veut lui donner une légitimité ! Ce n'est pas seulement contre la Chine que l'Europe se bat, c'est surtout contre cette idée : le racisme. Le "droit" d'exterminer une race que l'on estime inférieure, pour occuper son territoire. L'"espace vital" de Xian Lo Chu. L'idée d'une hiérarchie entre les races humaines. Si nous convenions d'un armistice avec la Chine, puissante comme elle l'est actuellement, elle se retournerait contre ce qu'elle appelle les sous-races, d'Asie, de l'Afghanistan au Japon, ou même la race blanche des Etats-Unis… et les ferait disparaître. Mais qui peut dire si elle en resterait là ? En outre avec qui commercialiseriez-vous ensuite… Il fut interrompu par de nouveaux coups frappés à la porte. Le même secrétaire d'ambassade, l'air confus apportait une nouvelle chemise. Le petit cérémonial s'effectua de nouveau et Fellow parut s'impatienter, cette fois. Mais Meerxel ouvrit le dossier tranquillement. Cette fois la note, manuscrite, était de Wildeck, il reconnut la belle écriture du diplomate. " La Délégation Brésilienne est très mal à l'aise. J'ai l'impression qu'elle se trouve dans une situation inconfortable, et qui ne lui plaît pas. Qui lui est peut être imposée ?…" Cette fois Meerxel s'efforça de laisser apparaître un contentement fugitif. Puis il ramena son regard vers Fellow qui ne l'avait pas quitté des yeux. - Pardonnez-moi, dit-il. C'est cela une guerre. Un souci de chaque instant. - Des informations inattendues, peut être ? - Pas inattendues, non… pas vraiment inattendues. Revenons-en à notre conversation, voulez-vous ? Fellow avait l'air intrigué. Non, plus que cela. Mais Meerxel ne savait pas comment traduire ce qu'il ressentait. - Je voudrais vous poser une question, Monsieur le Président, dit l'Américain, maîtrisez-vous la guerre ? Je veux dire la situation sur les fronts ? Je sais que cela est assez confidentiel mais nous sommes, comment dire ? Dans une certaine mesure nous sommes alliés. Une sonnette d'alarme résonna dans la tête du Président européen et il choisit soigneusement ses mots pour répondre. - Alliés est peut être un grand mot concernant la présence Britannique ici. Nos relations avec un aussi petit pays ; par la taille, bien entendu ; ne sont pas mauvaises, mais son "aide" ne dépasse pas le passage de nos navires dans ses eaux territoriales, qui sont aussi les nôtres, comme vous ne l'ignorez forcément pas. Ce que nous ne pouvons d'ailleurs pas éviter compte tenu de l'étroitesse de la Manche. Et comme vous le savez certainement aussi j'ai été général pendant la dernière guerre, laissa-t-il tomber. Les choses de la guerre ne me sont pas étrangères, dans une certaine mesure… Personne, dans une guerre, ne peut être certain de dominer les évènements. Même lorsque vos troupes progressent. Beaucoup de choses peuvent survenir. Tout le monde le sait, les armées chinoises avancent… pour l'instant. Si j'ai bien compris ce que vous m'avez dit. Vous, et nos autres "alliés", vous inquiétez de l'après-guerre. J'en ai pris bonne note et verrai, en séance, comment nos autres alliés l'explicitent, et notamment les Britanniques, dont je cherche en vain l'explication du mot "allié" que vous avez employé, à leur propos. Ce rappel de la présence anglaise à Djakarta déplut visiblement au Président américain dont les ancêtres étaient venus du Pays de Galles. Mais il avait dit l'essentiel et la conversation en resta là. Les salutations furent assez brèves et les deux hommes quittèrent le salon. *** Dehors Meerxel retrouva sa propre délégation et interrogea tout de suite Wildeck qui lui demanda néanmoins d'abord de résumer son impression après l'entrevue, puis répondit : - J'ai besoin de temps, Monsieur le Président, nous analysons la situation et ce que vous dites là va dans le même sens que ce que nous pressentions. Vous aviez raison, il y a certainement quelque chose qui se trame, ici. S'il vous plaît faites durer la conférence le plus possible. J'ai interrogé toutes nos ambassades et j'attends des réponses. Mais elles doivent, également, prendre des contacts discrets, procéder à des analyses politiques et c'est très long, dans notre monde. Je les houspille mais je sais comment les choses se passent, elles ont réellement besoin de temps. - Vous savez, Wildeck, si l'idée n'était pas aussi absurde, je penserais que le Président américain est ici pour procéder à un partage du monde ! Je me demande s'il n'a invité les Délégations sud-américaines et australiennes qu'en qualité d'alibi, pour détourner notre attention. Seulement, la guerre étant loin d'être finie, je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il devrait, dans ce cas, faire la même chose avec les Chinois, de manière à couvrir toutes les possibilités. Mais ça… disons que ça ne me paraît pas vraiment "Chinois" que de s'engager sur l'avenir. Alors je ne sais plus très bien ce que je dois penser. *** Toute la matinée et l'après-midi les seconds couteaux des délégations discutèrent des dossiers économiques. La Fédération avait envoyé par avions de transports à Djakarta tout un groupe de hauts fonctionnaires des Affaires Etrangères et du Ministère des Finances, dès la réception de l'invitation, ainsi que des fonctionnaires du chiffre, des spécialistes des communications et un gros matériel. C'est un Escadron de Bombardiers lourds, B 17, à long rayon d'action, bourrés de carburant au lieu de bombes, qui en avait été chargé, malgré le confort inexistant à bord, pendant le très long vol avec plusieurs escales, en Iran et dans le sud des Indes. Les membres de la délégation diplomatique avaient reçu, par radio, à l'ambassade les dossiers codés puis décodés dont ils pourraient avoir besoin au fur et à mesure des débats. Et, à ce propos, la Délégation européenne innovait. Le ministère de la guerre avait amené des spécialistes des transmissions d'un nouveau genre : des basques, des bretons et des corses ! A Kiev des hommes de la même origine étaient de garde, 24 heures sur 24, aux Ministères de la guerre et des Affaires Etrangères ! De telle manière que les délégués, à Djakarta, puissent converser, par radio, en direct avec Kiev en toute tranquillité, par le biais de ces hommes, si nécessaire. Il était peu probable que la Chine possédât des interprètes de breton, de basque ou de corse… Si bien que la Délégation européenne s'était étoffée, depuis la veille et était, maintenant, presque aussi nombreuse que les autres. Et, comme toujours, c'étaient eux, les seconds couteaux, qui faisaient la plus grosse part de travail matériel, en dépit de leur fatigue. *** La séance plénière qui eut lieu l'après-midi ; chaque délégation comportant l'assistance des hauts fonctionnaires spécialistes des échanges commerciaux ; n'apporta rien de nouveau. Une chose gênait Meerxel. Pourquoi des Chefs d'Etat étaient-ils ici pour une conférence qui n’aurait dû rassembler que des Chefs de gouvernement à propos de sujets d'ordres commerciaux ? Pourquoi des Présidents et pas des Premiers Ministres ? Peter Cross-Footlight, le Premier Ministre britannique ; qui représentait un cas particulier avec seulement la Reine au-dessus de lui ; fut particulièrement discret. Mais il faut dire qu'il était aux ordres de Fellow qui avait dû lui demander de se faire oublier. Ou alors son intervention se produirait plus tard ? Les Chefs d'Etat brésilien et argentin furent amicaux avec Meerxel mais l'inverse eut été surprenant. Cela ne prouvait rien non plus. Seul le Président australien Alex Greene paraissait assez gêné et ne le cachait pas. Sa présence pouvait, à la rigueur, s'expliquer par la zone d'influence économique de son pays dans les eaux asiatiques mais cela sous-entendait des conversations commerciales concernant l'après-guerre… Néanmoins Fellow renouvela, avec insistance, sa demande concernant la conduite de la guerre, utilisant à nouveau le mot "alliés". Si bien que Meerxel proposa une séance entre les Chef d'Etat, seuls, sans leurs collaborateurs. Ce qui fut accepté. Une heure plus tard les six hommes se retrouvaient dans un nouveau salon. Mais celui-là avait visiblement été préparé à cet effet. Fellow avait anticipé la réaction de Meerxel ! D'immenses draperies descendaient jusqu'au sol et des grands ventilateurs de plafond soufflaient un air presque agréable sur les personnages assis autour d'une large table ronde. Le symbole était évident. Ostensiblement on voulait montrer que Fellow était un participant comme un autre. Ce qui était tellement faux, puisqu'il était à l'origine de cette conférence, qu'il ne restait de la mise en scène que son côté hypocrite. Là encore la conversation commença courtoisement, en français et en anglais. Meerxel nota que les Présidents Da Flora, le Brésilien et Palacios, l'Argentin, n'intervenaient pratiquement pas. En revanche Peter Cross-Footlight, le Britannique, avait repris du poil de la bête. Plus souriant que jamais, ce qui ne voulait rien dire. C'était un homme à part dans le monde des gouvernants. Incroyablement arrogant, suffisant même, avec son côté jeune premier, il usait en permanence d'un sourire stéréotypé du vieil étudiant Oxfordien qu'il s'efforçait toujours de paraître, à 44 ans. On disait, en Grande Bretagne, que les femmes se pâmaient devant lui, alors qu'il irritait beaucoup d'hommes… Lorsqu'il était en public et pouvait se le permettre, il ne gravissait jamais les marches d'un escalier que quatre à quatre, histoire de bien montrer que sa jeunesse était toujours là. Sauf s'il était accompagné d'un ministre ou d'un hôte étranger où il prenait ostensiblement tout son temps, comme pour bien montrer qu'il ménageait l'âge de son visiteur... Il était le plus jeune Premier Ministre que la Grande Bretagne eut élu. Fellow rongeait son frein. C'est lui qui lança les dés. - Alors, mon cher Meerxel, pouvez-vous nous rassurer sur cette guerre ? Le Président européen y avait beaucoup réfléchi, avec ses conseillers et il commença. - Nous reculons, messieurs… Il marqua un temps, après cette phrase surprenante. Le temps, justement, de regarder les autres participants avant de continuer. Da Flora et Palacios l'observaient avec attention. Peut être plus que cela, même. Un véritable intérêt. Comme s'ils étaient partie prenante et s'inquiétaient sincèrement. Greene gardait résolument le silence et regardait la table. Après tout peut être n'avait-il pas eu le choix et sa participation lui avait-elle été imposée ? Fugitivement Meerxel songea que les sud-américains étaient les seuls, ici, pour qui l'Europe était, en effet, plus qu'un partenaire commercial. Après tout l'accession de ces pays au peloton de tête des nations modernes, leur prodigieux bond en avant, reposait en partie sur l'aide que la Fédération leur avait apportée après la Première Guerre continentale. Et par ailleurs Colombiani avait signé des contrats avec eux, pour la durée de la guerre, dès sa nomination -… Nous reculons, mais de moins en moins. Il est vrai que les Chinois sont, eux, de plus en plus loin de leurs bases, mais ils avaient planifié, organisé, cette guerre si bien qu'on est en droit de penser qu'ils avaient également prévu cette distance et pris les mesures nécessaires pour ne pas laisser fléchir leur avance. Donc s'ils ralentissent c'est qu'un élément inconnu est intervenu. Cet élément est la valeur de l'armée européenne d'aujourd'hui. Les stratèges chinois l'avaient estimée, avaient mesuré son matériel, son potentiel à se battre, avant-guerre. Mais ils ne pouvaient pas deviner l'avenir. Et c'est là qu'ils se sont trompés dans leurs prévisions, Messieurs. Nous avons réagi. Peut être d'autant plus fort quand les massacres des Chinois ont été connus. Au Kazakhstan ils ont exterminé ou déporté les populations des villes conquises. Vieillards, femmes, enfants, tous. Ils pensaient peut être terroriser ainsi nos soldats. Ils les ont seulement rendu fous furieux ! Notre matériel de guerre était obsolète, c'est exact. Les avions de chasse Curtiss 75, par exemple, que nous venions d'acheter aux Etats-Unis se sont avérés totalement déclassés… Il manque, aux ingénieurs américains, l'expérience de la guerre, pour fabriquer des armements vraiment compétitifs et pas seulement technologiques. C'est pourquoi nous avons lancé la fabrication d'un nouveau chasseur sur des plans achetés à l'étranger, qui est arrivé au front en six mois, le Spitfire. Il ne surclasse pas encore son homologue chinois, le Zéro, c'est vrai, mais il fait jeu égal dans plusieurs domaines, ce qui est déjà beaucoup plus que le Curtiss 75 ! Et nous avons d'autres appareils, purement européens, en construction qui, eux, seront supérieurs, nous le savons déjà, à ce que nous oppose la Chine. Il en va de même des blindés, des armes des troupes au sol. De l'aviation lourde, de la Marine. Nous ne nous croisons pas les bras, Messieurs. Vous connaissez le tempérament européen. Vous l'avez vu à l'œuvre pendant la Première Guerre continentale. Nous savons imaginer de nouvelles armes quand la situation l'exige. Ce n'est pas un mot, nous l'avons déjà prouvé. Il s'interrompit le temps de voir si cette pique ; il avait insisté sur le mot continental ; avait bien fait mouche chez Peter Cross-Footlight. Petite satisfaction qui compensait un peu la présence de son pays, imposée par les Etats Unis, à cette table. Si les Britanniques n'avaient jamais oublié Napoléon les Européens avaient toujours en mémoire l'arrogance et la mauvaise foi des gouvernements britanniques, qui avaient survécu à la disparition de leur empire colonial et se nourrissaient, maintenant, de la sujétion aux Etats-Unis, leurs anciens vainqueurs de la guerre d'Indépendance ! - Mais la conduite de la guerre, Monsieur le Président ? insista Fellow. - Les armées chinoises vont encore un peu progresser, sur notre sol. Puis les fronts se stabiliseront pendant un temps impossible à évaluer. Nous achèverons notre préparation et, alors, nous reconduirons les Chinois en Chine. Mais la guerre ne s'achèvera pas comme la précédente, je peux vous le garantir, Messieurs. Nous ne serons pas aussi… disons compréhensifs qu'en 1920. - Tout cela est intéressant, Monsieur le Président, mais ce sont des suppositions, lâcha Fellow. Pour l'instant permettez-moi de vous rappeler que les armées chinoises sont aujourd'hui en Ukraine. Qu'elles ne sont pas très loin de Moscou, de Kiev, votre capitale Fédérale, que votre dette de guerre s'alourdit, auprès de nous ; il faut bien l'évoquer ; que vos convois subissent des dommages terribles en venant d'Amérique du sud, nous le savons aussi, et que l'Europe ne peut pas produire davantage qu'elle ne le fait désormais. Elle en est à son effort maximum, vous ne pouvez pas lui demander plus. - Je crains que vous ne soyez mal informé, Président Fellow, riposta Meerxel en se dominant. Il n'est pas nécessaire de demander quelque chose à l'Europe d'aujourd'hui… elle donne d'elle même. C'est la différence avec la situation dans d'autres pays où le but suprême est l'argent. En Europe, en ce moment, le but est de produire : du meilleur matériel, un meilleur armement, un meilleur ravitaillement pour nos hommes, de produire, produire sans cesse, en oubliant l'argent. Et l'immense différence avec le reste du monde vient de ce que ce n'est pas le gouvernement qui fixe les cadences, dans les usines, mais les ouvriers qui les augmentent sans cesse. Saviez-vous, Messieurs, que dans certaines usines stratégiques les ouvriers ont demandé à travailler le dimanche, par roulement ? Comprenez-vous ce que cela signifie, Messieurs ? C'est le peuple d'Europe, lui-même, qui travaille plus, toujours plus. Au maximum, avez-vous dit, Président Fellow ? Alors vous en savez plus que moi même. Les Européens m'étonnent, mois après mois ! Ils travaillent parce que ce n'est pas leur salaire qui les pousse, mais leur survie, ils ont compris cela ! Il n'avait pas pu s'en empêcher et Fellow changea de couleur ! Meerxel enfonça bien le clou : - Et, travaillant beaucoup, les Européens s'enrichissent, ajouta-t-il. Economiquement, le pays va de mieux en mieux, malgré l'effort de guerre et les dépenses qui en découlent. Si bien que vous n'avez rien à craindre de notre dette, Monsieur Fellow, elle sera payée rubis sur l'ongle. Contrairement à ce que pensent nos détracteurs, en ce moment le pays se développe de manière considérable, dans tous les domaines, Messieurs. Nos alliés s'en apercevront après la guerre. Il laissa sa phrase en suspens pour la faire bien pénétrer les cerveaux. Il n'y avait mis aucune menace, aucun avertissement, laissant chacun y apporter son appréciation. - Dans ce cas, l'après-guerre est d'autant plus important, lâcha Peter Cross-Footlight, prenant la parole pour la première fois. D'où l'intérêt de cette conférence au sommet. - A dire vrai riposta Meerxel je n'aime pas beaucoup cette expression, qui a déjà été utilisée pour l'invitation que l'Europe a reçue. "Sommet", cela évoque pour moi une hiérarchie, et cela me fait inévitablement penser à la doctrine raciste. J'aimerais entendre de votre bouche que je me trompe, Monsieur le Premier Ministre. L'anglais rougit violemment. - Oui, bien sûr que oui, voyons ! - Parfait, j'ai bien enregistré votre réponse. Alors que disiez-vous de l'après-guerre, Messieurs ? Fellow toussota. - Hum, nous sommes plusieurs à penser qu'il serait sage d'évoquer l'après-guerre, l'organisation du commerce international et des zones d'influence respectives. Dieu ! Ils étaient bien venus ici pour… se partager le monde ! Meerxel en eut l'absolue conviction. De même qu'il découvrit instantanément que n'importe quel politicien avisé serait de leur avis… Pourtant son regard dériva fugitivement vers les deux Présidents sud-américains. Da Flora était gêné et Palacios regardait une tenture. Voilà pourquoi il était impossible de les joindre depuis l'arrivée. Qu'ils soient partie prenante ou non ils n'étaient pas fiers, devant lui au moins, de participer à ce partage d'une dépouille. Théoriquement celle du commerce international de la Chine ! Mais était-ce bien elle dont il était question ? Arrivé à ce point de sa réflexion il sentit quelque chose lui échapper. Une hypothèse qui s'était brusquement présentée à son cerveau et qui avait fui… Il reprit le cours de son raisonnement. D'autant que tout ça ne leur coûtait pas cher. C'était les Européens qui se battaient… Meerxel éprouva un soudain dégoût. Mais lui aussi était un Président. Il devait défendre son pays, lui ménager le meilleur avenir possible. Il FALLAIT qu'il accepte d'en discuter, qu'il participe à ce partage, qu'il se salisse. C'était son devoir. Il le comprit aussitôt. De même que sa résolution fut brusquement claire, en lui. D'accord, il allait plonger dans ce bourbier moral, mais il allait le leur faire payer le prix fort. - Cette fois j'ai compris le but véritable de cette conférence, Messieurs. La réponse à la question que j'ai posée au Président Fellow, ce matin, et dont il semblait ignorer la réponse. Apparemment il l'a découverte depuis. Messieurs si vous avez déjà fait un partage entre vous, sans en avoir parlé avec l'Europe, convenez qu'elle a le droit, indiscutable, de réfléchir 24 heures à tout ceci. Je vous donne donc rendez-vous à demain soir. Sachez que l'Europe sortira forte de cette guerre, plus forte que jamais, plus qu'elle ne l'a jamais été. Je vous laisse entre vous. Mais croyez-moi, ne prenez pas de décision à la hâte. Puis il se leva et sortit sans saluer personne. Lagorski l'attendait et, voyant son visage crispé de colère, se borna à marcher à côté de lui dans l'immense galerie, sans dire un mot. Arrivé dans le grand hall du Palais, cependant, il lui glissa : - Cunho voudrait te voir d'urgence. - Où se trouve-t-il ? - Dans le petit palais que tu occupes. Une foule se tenait sur la place, devant le Palais. Meerxel eut envie de dire qu'il préférait s'en aller discrètement puis il songea qu'il ne pouvait pas. La population indonésienne avait envie de voir son comptant de personnalités. Pendant le trajet de retour, en voiture, ils n'échangèrent pas plus de deux phrases. Mais une fois dans la pièce qui avait été aménagée en bureau pour lui, à l'étage, il explosa. - Des bêtes sauvages ! Des rapaces… Il fut interrompu par un officier d'Infanterie de marine qui déclara que les Ministres Cunho et Wildeck demandaient à le voir. Meerxel respira profondément et hocha la tête. Puis il ajouta : - Faites-nous apporter quelque chose à boire, Lieutenant. Les deux Ministres pénétrèrent dans la pièce, une expression tendue sur le visage. Meerxel leur montra des sièges et tout le monde s'assit à l'exception du Président. Quand deux serviteurs indonésiens firent rouler une table couverte de bouteilles, de pots de jus de fruits, d'un seau à glace et de verres, il alla directement se servir remerciant de la tête les deux hommes qui se retirèrent. Il but longuement et se tourna vers ses collaborateurs. - Ne jamais confondre les alliés et les amis, Messieurs. Cette vieille règle se confirme. La vraie raison de cette conférence est très simple : ils veulent se partager, dans le détail, le monde de l'après-guerre, "cette région est à moi, tu vas jouer ailleurs, tu n'y mets pas les pieds". - Je vous demande pardon, Monsieur, commença le ministre de la guerre. J'ai reçu des informations troublantes. En réalité il s'agit plutôt des conclusions d'une analyse de faits procédant de domaines très différents, venant de sources totalement étrangères les unes aux autres. Bien sûr c'est une analyse mais elle me paraît convaincante. Peut être nos alliés sont-ils plus retords que vous ne le pensez. Il apparaît probable que les Etats-Unis ont des relations régulières avec la Chine. C'est relativement normal, bien entendu, mais il semblerait que par ce biais, ou tout autre moyen, ils aient eu connaissance d'une information d'ordre militaire… - S'il vous plait, Monsieur Cunho allez directement au but, j'ai ma dose de circonlocutions, aujourd'hui. - Je ne pense pas que les Chinois aient donné formellement l'information, au cours d'une entrevue, ce n'est pas leur genre. Je suppose que les Américains, et leurs alliés, l'ont appris autrement. Quoi qu'il en soit il semble bien que la Chine soit probablement sur le point de lancer une opération stratégique qui pourrait faire basculer la suite de la guerre. C'est la conclusion de notre analyse, Monsieur. Qui nous conduit directement à envisager le pire, c'est à dire la prise de Kiev. Que décideriezvous, dans ce cas, Monsieur le Président ? Il faut l'envisager, j'insiste. Ce fut le silence. Meerxel s'était arrêté de marcher. Debout il regardait par la fenêtre. Puis il fit demi-tour et vint lentement vers les membres de la délégation. - La prise de Kiev serait, moralement, terrible pour le pays, mais voyons les choses de manière lucide… Jamais nous ne baisserions les bras, en tout cas, pas moi, sûrement pas moi ! Il dévisagea les hommes présents d'un regard si intense qu'ils détournèrent le regard. Il fit un pas en arrière, comme si, pour lui, le sujet était clos, et reprit : - Donc les Américains jouent bien sur les deux tableaux. Ce qui est logique, d'ailleurs, c'est cela, la politique internationale ! Voilà pourquoi ils voulaient en savoir davantage sur notre conduite de la guerre ! Ils ont une décision à prendre. Pour s'engager plus à fond, d'un côté ou de l'autre, peut être ? Mais quel culot ! Voilà ce qui m'avait troublé, ce matin. Cette conférence est certainement le pendant d'une autre, qu'ils ont eue. Un face à face entre la Chine, les Etats-Unis et l'Angleterre, probablement, je ne vois pas l'Amérique du Sud accepter cela… et les Chinois non plus ! Ils prennent leurs précautions… Parce que je devine que la Chine a dû être gourmande ! Donc un accord avec chaque partie ! Pour tout prévoir. Un accord avec la Chine, un partage du Monde, également ; mais beaucoup moins intéressant pour les Etats-Unis, j'en suis convaincu ; pour le cas où elle gagnerait cette guerre. Donc un autre accord, avec nous, pour parer à toutes les possibilités. Pardon Wildeck la diplomatie est vraiment un panier de crabes… Mais j'y crois à vos conclusions, Cunho. Elles collent avec les impressions que j'ai gardées des entrevues d'aujourd'hui. Bien, je vais vous raconter, Messieurs… Il s'assit et, concentré, entreprit de faire un récit où il mêlait à la fois les déclarations de ses interlocuteurs et les impressions qu'il avait ressenties, au fur et à mesure. Quand il eut terminé Lagorski alla se servir un verre de jus de fruits et roula la table près des fauteuils où tout le monde se servit. Chacun avait besoin d'une pause pour assimiler, comparer, tirer ses propres conclusions. - Le Président Fellow n'a rien voulu dire, ce matin, du partage qu'il nous propose, commenta Wildeck ? Deux explications possibles : soit il voulait vous priver de temps pour réfléchir à cette situation, cela correspond au secret des préparatifs de cette conférence. Nos alliés ; même si, à mes yeux, ce mot n'englobe que le Brésil et l'Argentine ; ont pris leur temps pour envisager le meilleur, le plus juteux partage. Soit Fellow attendait des informations… peut être sur les opérations de guerre, ou même sur la possibilité que nous soyons au courant de la manœuvre Chinoise. Mais on ne peut en tirer aucune autre conclusion. Même s'il a appris que les Chinois avaient toutes les chances de remporter la victoire, cette conférence avait sa raison d'être, ne serait-ce que pour se mettre en bonnes positions devant la Chine. Vous savez, Monsieur, que les Chinois n'ont pas l'habitude de beaucoup négocier quand ils se sentent en position forte. Et, pour l'instant, je dirais qu'ils se voient près de gagner la guerre. Dans ces conditions ils doivent placer la barre très haut devant les USA et la Grande Bretagne ! Leurs exigences doivent être telles que Fellow cherche une meilleure approche. - Cela confirme néanmoins que les échanges entre les Etats-Unis et la Chine marchent dans les deux sens, lâcha Cunha, de sa petite voix policée. Ils ont peut être réellement eu une "Conférence au sommet" avec Xian Lo Chu ! Et j'aurais tendance à penser que cela confirme l'analyse dont je vous ai donné les conclusions, Monsieur le Président. - Je suis aussi de cet avis, répondit Meerxel, dans les deux sens. Bien, nous nous trouvons devant deux problèmes majeurs. Nous ne pouvons pas privilégier l'un aux dépens de l'autre. Ils sont tous les deux cruciaux. Cunho, je vais vous charger de la partie militaire. Mettez-vous dans une pièce avec vos collaborateurs du Ministère de la guerre et appelez Van Damen par radio. Je pense que c'est le moment d'utiliser notre petite ruse de nos nouveaux chiffreurs, basques et autres ! Il faut que vous trouviez ce qui se trame. Pendant ce temps Wildeck vous allez convoquer les experts politiques, commerciaux, financiers, de la délégation et de l'ambassade, tous ceux qui réfléchissent bien, ici même et nous allons examiner ce partage du monde. Cela me répugne mais nous devons nous préoccuper du futur de l'Europe, cela fait partie de notre travail, de notre fonction. *** A trois heures du matin les quatre hommes se retrouvèrent. Seuls, cette fois, dans la même pièce. Ils avaient tous le visage marqué par la fatigue. La pièce était dans un désordre insolite. Des assiettes, des restes de collations, des verres, vides ou pleins. - Messieurs c'est le dernier round, dit Meerxel en redressant les épaules pour se détendre le dos. Allons-y. Cunho, avez-vous avancé ? Le Ministre de la guerre se leva et vint se poster devant une immense carte de l'Europe, posée sur une table. Les autres participants à la réunion approchèrent. Cunho tendit le doigt vers la carte et commença : - Il y a plusieurs possibilités, Monsieur. La jonction des armées chinoises issues du Kazakhstan et de Sibérie s'enfonçant droit vers l'ouest, comme un coin, pour couper la Russie en deux. Moscou, au nord, d'un côté, Kiev, au sud, de l'autre. Nous y avions pensé, bien entendu, mais la surveillance aérienne n'a pas confirmé une manœuvre qui nécessiterait une préparation visible. Ou bien, seconde hypothèse, une attaque, assez folle : l'armée chinoise du Turkménistan traversant la mer Caspienne et filant vers Kiev par le nord de la mer Noire, aidée par les deux armées, celle de Sibérie et celle venue du Kazakhstan, qui piétine devant Saratov, loin à l'est de Kiev. Cette traversée avec des chalands par exemple, est moins absurde qu'il n'y paraît. On peut très bien imaginer un corps expéditionnaire important composé d'infanterie et d'artillerie moyenne dont la présence sur l'autre rive de la mer nous obligerait à y opposer des troupes prélevées plus au nord et y dégarnir dangereusement nos fronts. Ce serait pourtant inévitable. Pendant ce temps leurs blindés et l'artillerie lourde, mobile, feraient le tour de la Caspienne par le nord. Il y eut un silence. - Dans les deux cas c'est Kiev qui est visée, dit Meerxel d'une voix lente. - C'est exact, mais ceci nous le savions depuis le début. La prise de Kiev aurait un impact fatal sur nos soldats et sur la population. A l'heure actuelle le rideau de nos troupes, devant Saratov, est assez solide pour ne pas craindre une percée. - Oui… dans l'état actuel des choses, répondit Meerxel en réfléchissant. Voyons, que savons-nous ?… Que la Chine prépare une opération nouvelle dont elle attend la victoire. Or nous savons aussi que la victoire leur impose de prendre Kiev, la capitale de la Fédération. Donc l'objectif de cette offensive est bien Kiev. Reste à deviner comment ? Mon passé de militaire, aussi modeste qu'il soit, m'incite à penser que nous n'avons pas deviné le processus mais que le but est évident… Mais que faire ? Nous nous trouvons dans une situation angoissante. Nous devinons l'intention de l'ennemi, nous savons qu'il a trouvé la solution pour y arriver, mais nous ne savons pas comment il va s'y prendre. Et tout est dans ce dernier point. Cunho, en attendant que les Chinois se dévoilent nous ne pouvons que multiplier les précautions pour comprendre leurs intentions. Je vous suggère de faire venir des renforts d'aviation de reconnaissance… et peut être d'attaque au sol, dans la région de Kiev. Il n'y a que l'ennemi, par ses mouvements, qui peut nous indiquer ses projets. Impossible de dégarnir en troupes les Corps d'Armées du nord sans savoir où et comment se déroulera l'attaque. Des coups frappés à la porte l'interrompirent. Poletti, visiblement agité, accompagné d'un membre de son ambassade, entra rapidement. - Monsieur le Président, Monsieur Gutierrez que voici est attaché commercial à l'ambassade. Il a un message à vous communiquer. Parlez, Gutierrez, allez… Mal l'aise l'attaché, une trentaine d'années, moustache épaisse et une allure de jeune premier, commença tout de suite d'un ton haché qui trahissait son trouble. - Monsieur le Président… je suis d'origine espagnole et je me suis lié d'amitié avec le premier attaché commercial de l'ambassade d'Argentine, Miguel Romero. J'ai reçu tout à l'heure un appel téléphonique de lui, il me demandait de le rejoindre chez des amis communs, toute affaire cessante. Il insistait tellement que j'y suis allé. Il m'a pris à part et m'a chargé d'un message à votre intention… Meerxel fut immédiatement attentif. - … Le Président argentin, Monsieur Palacios, souhaiterait vous rencontrer secrètement, cette nuit même. Je suis chargé de vous conduire. Le lieu choisi est proche de Djakarta, dans une maison appartenant à des amis de Romero. Lui et moi y sommes allés à plusieurs reprises. Il s'agit d'une vieille maison de famille, inoccupée en cette saison. Le cadre est très beau, c'est la raison pour laquelle nous y sommes allés à plusieurs rep… - Au fait, Gutierrez, au fait, le coupa l'ambassadeur. Meerxel leva une main. - Non, laissez-le donner ces détails, ils ont leur importance. Continuez, comme vous le sentez jeune homme. - Le chemin pour aller là-bas est un peu compliqué et on n'y voit que peu de monde. Et c'est pourquoi le rendez-vous a été fixé à cet endroit. Il faut moins de quarante-cinq minutes pour s'y rendre, depuis ici, à cette heure de la nuit. Un rendez-vous secret. Hormis le côté roman de capes et d'épées, la signification de ce rendez-vous était grave. Manifestement Palacios tenait à la discrétion, ce qui indiquait à la fois que ce qu'il avait à dire était important et qu'il avait des raisons de se croire surveillé ! Meerxel tourna la tête vers son Directeur de cabinet. - Organise-moi une sortie très discrète. Le grand jeu. Et arrange l'entrevue avec Berthold. A quelle heure, jeune homme ? - C'est vous qui devez fixer l'heure, Monsieur le Président, selon le temps qu'il vous faut. Nous avons convenu que j'appellerai Romero et lui donnerait l'heure en prétextant parler du prix d'un bijou. Meerxel faillit sourire. - Ne postulez pas pour les services secrets Monsieur Gutierrez. Si jamais votre téléphone est surveillé un appel à cette heure de la nuit pour parler du prix d'un bijou paraîtra passablement suspect ! Mais je ne pense pas que les téléphones de tous les membres de l'ambassade soient surveillés. Voyons, il est trois heures et demi, appelez donc votre ami et dites-lui que j'y serai à, disons quatre heures et demi du matin. Lagorski hocha la tête et sortit rapidement du bureau. Un quart d'heure plus tard Berthold y pénétrait. - Une voiture officielle va faire diversion en quittant le bâtiment dans quelques minutes, Monsieur le Président. Vous utiliserez un autre véhicule dans lequel vous entrerez, avec Gutierrez, sur la façade arrière, d'ici à dix minutes. Si vous le voulez bien vous y serez dissimulé et trois hommes de la sécurité vous accompagneront. Je serai sur place au rendez-vous, un peu avant vous. J'ai regardé le chemin sur une carte et m'en arrangerai. Monsieur Lagorski m'a demandé de venir également mais cela me pose un problème technique. Votre véhicule sera déjà chargé et si, pour une raison quelconque, il devait rouler vite le chauffeur serait en difficulté, avec une personne de plus. - Je comprends cela, Berthold, et je vous fais entièrement confiance. A priori je ne vois aucun piège dans cette entrevue. La personne que je dois rencontrer n'a aucune raison d'en vouloir à ma vie. Quant aux Chinois… Bon, venez me dire quand il sera l'heure de partir. Quand ils furent seuls Merxel, Lagorski et les deux ministres s'assirent, à la fois fatigués et tendus. - Demain matin, Messieurs, nous enverrons les spécialistes financiers et commerciaux de la délégation discuter avec leurs homologues de la conférence de questions secondaires. Aucun de nous, je pense, ne devrait mettre les pieds au palais de la journée. Cela inquiétera peut être nos amis anglo-saxons. En fin d'après-midi je m'y rendrai, reposé, et nous entamerons, eux et moi, un marathon de négociations, où je n'ai pas l'intention de leur faciliter les choses. A quatre heures moins le quart un homme de la sécurité vint chercher Meerxel, qui rejoignit Gutierriez devant une porte de service, derrière le bâtiment. Deux autres membres de la sécurité les escortèrent pour les faire entrer rapidement dans une grosse voiture anonyme. De lui-même Meerxel se mit à genoux à l'arrière, entre les dossiers de l'avant et les sièges arrière. Il trouvait ces précautions agaçantes mais s'y soumettait, pensant davantage aux conséquences d'un attentat contre lui, à l'étranger, qu'à sa propre sécurité. La voiture se mit en marche, prit plusieurs virages avant de se retrouver dans la rue. Au bout de cinq minutes une voix s'éleva, venant de l'avant : - Vous pouvez vous asseoir, Monsieur le Président. Personne ne nous suit. Il se releva et un homme prit sa place, pour que le même nombre de silhouettes se détachent, dans la voiture, comprit-il. Gutierrez, assis devant, guidait le chauffeur en faisant un geste à chaque fois que le véhicule devait tourner. Bientôt la route devint un chemin de terre sinueux. Ils devaient traverser une forêt car la lumière de la lune était souvent masquée par de grandes masses obscures. Ils roulèrent ainsi plus de vingt minutes puis stoppèrent et deux hommes de la sécurité descendirent rapidement, rejoignant une silhouette qui venait de se détacher de l'ombre. Il y eut des chuchotements et le groupe se sépara. Berthold ouvrit la portière arrière, parlant à voix assez basse. - Monsieur, votre interlocuteur est dans la maison que nous avons fouillée. Elle se trouve à une trentaine de mètres sur la gauche. J'ai pris contact avec sa garde rapprochée, tout est en ordre, des sentinelles sont en place. - Devrons-nous parler aussi discrètement que vous le faites, Berthold ? demanda Meerxel. - Non, Monsieur, excusez-moi. Je dois vous paraître ridicule mais je préfère cela à un incident. - Ne vous excusez pas Berthold, j'apprécie ce que vous faites. Maintenant accompagnez-moi, je vous prie. A cet endroit la lune brillait davantage et ils marchaient sans trop de difficultés. Meerxel n'aperçut de la maison, sur pilotis, que sa forme typiquement indonésienne avec une galerie circulaire. Un escalier de bois permettait d'y accéder. On ne voyait pas de lumière, dans la maison. Sur la galerie il aperçut un groupe de trois hommes debout. Il reconnut le Président José Abad Palacios, un homme de petite taille, mince, aux cheveux noirs coiffés en arrière, qui venait vers lui. - Bonjour Monsieur le président, dit celui-ci, en français. Pardonnez cette mise en scène. Il ne m'a pas paru judicieux que nos amis anglo-saxons soient au courant de cette entrevue. J'en arrive parfois à penser que nous avons de meilleurs contacts avec les latins. - N'oubliez pas que la plus grande partie de l'Europe est latine, slave ou asiatique et qu'elle se trouve bien de ses relations avec l'Amérique du sud. Néanmoins j'ai parfaitement compris votre propos, Président Palacios. Vous étiez seul juge de la situation. Machinalement ils se mirent en marche sur la galerie, et descendirent un autre escalier, derrière, qui débouchait sur un jardin, assez dégagé et bien éclairé par la lune. Meerxel sentait que les membres de la sécurité, la sienne ou celle de l'Argentin progressaient parallèlement, ou devant eux, guidant leur allure sur la leur. - Je n'ai appris que récemment que les Etats-Unis vous avaient invité aussi tardivement à cette conférence, commença le Président argentin. Je dois être naïf car j'ai été assez surpris lorsque j'ai compris ce qui avait motivé leur décision. - Un partage du monde avantageux, murmura Meerxel. - Oui, je le crains. - Votre présence ici me montre que l'Europe compte un ami parmi ses alliés. - Je dirais même deux. Le Président Da Flora est au courant de notre entrevue. - Ici ? demanda Meerxel soudain sur ses gardes. - Non, il n'en connaît pas les circonstances mais seulement le fait que je vais vous tenir au courant de ce qui s'est passé. Lui aussi trouve que le procédé est, pour ne pas dire grossier, disons… inélégant. Il m'a d'ailleurs semblé qu'il avait deviné avant moi. Et, bien que le Président Greene ne m'ait rien dit de tel, j'ai l'impression qu'il aimerait se désolidariser des Anglo-saxons. Ces Australiens sont des hommes assez rudes mais ils sont droits et ont un sens de l'honneur plus développé que les Britanniques… et les Américains, je le crains. Da Flora était un vieux roublard de la politique… - Les Etats-Unis font un pseudo distinguo entre des zones dites d'influence commerciales ou d'influence politiques poursuivait l'Argentin d'une voix sourde. C'est un pseudo distingo dans la mesure une zone d'influence politique devient très vite commerciale et vice versa… Ils nous accordent donc une zone d’influence commerciale assez modeste, dans l'état actuel du monde : le Pacifique sud, avec l'Australie et l'Amérique du sud dans son entier. Notre propre continent, nous n'avons que faire de leur permission, nous n'avons que faire de leur autorisation pour cela ! Il… il semblerait que leurs projets, enfin ceux dont il est question ici, leur réservent le sud-est asiatique et le MoyenOrient, lâcha-t-il. Pour les zones d'influence politique ils exigent le Moyen-Orient et l'Afrique. Meerxel secoua la tête, incrédule. Réfléchissant vite il se dit que l'influence politique se traduirait en effet très rapidement en zone politique ET commerciale. Tout le monde était blousé ! Et une colère froide l'envahit. - Comment peuvent-ils penser que… Et l'Europe ? Palacios ne répondit pas immédiatement. Ils arrivaient devant des buissons épais et ils firent demi-tour, ralentissant encore le pas. - Leur position n'était pas très claire à ce sujet. J'ai pensé qu'ils avaient déjà passé un accord avec vous… Ce n'est qu'en arrivant ici, à Djakarta, que nous avons compris que vous ne connaissiez pas le détail de nos conversations et de ces préaccords. Et nous avons été très surpris, Monsieur Da Flora et moi, de la situation dans laquelle ils vous mettaient. Et c'est là que le Président Fellow a joué ses cartes… Il se tut encore une fois et Meerxel pensa, fugitivement, que le lendemain, à la conférence, sa seule issue serait de se montrer si gourmand que, soit les Etats-Unis claqueraient la porte et la conférence capoterait ; ce qui n'était peut être pas plus mal ; soit les USA se coucheraient et ce serait un précédent ! Palacios ne disait plus rien et il le laissa prendre son temps. Ce qu'il avait à dire ne semblait pas agréable à faire connaître. - Le Brésil, comme l'Argentine, a franchi une marche, avant votre entrée en guerre. En Amérique du sud nous voulions investir dans des industries très diverses. La solution, pour trouver des capitaux immédiatement disponibles, était le marché privé américain. Pour ne pas faire preuve d'ingérence, nos gouvernements ont laissé des groupes économiques brésiliens et argentins passer des accords directs avec des intérêts nord-américains. La conséquence est qu'aujourd'hui, l'Argentine ; comme le Brésil ; est étroitement liée aux Etats-Unis dans les domaines industriels et alimentaires. Le secteur privé est surendetté et si nous exigions de sa part de clarifier la situation il devrait emprunter plus que l'Etat ne peut fournir ! Le retrait des capitaux américains provoquerait, dans nos deux pays, d'une manière ou d'une autre, une énorme crise économique que nous sommes encore trop jeunes, trop fragiles dans le monde moderne, pour supporter… Enfin voilà, nous avons voulu jouer au jeu des grandes nations et nous nous trouvons piégés, économiquement. Nous avons donc compris le message américain et nous plions devant eux. Il n'y a pas d'autres choix pour le Brésil et l'Argentine. - Vous n'avez aucun plan pour redresser la situation, retrouver votre indépendance financière ? - Nous y travaillons mais… Ce n'était pas nouveau, seul le niveau changeait. Le vieux principe de l'usurier ; à l'échelon international ; qui réclame le paiement de sa dette dans des délais impossible à tenir, et compte alors des intérêts de retard qui s'accumulent ! - Et l'Europe, dans ce… partage ? répéta-t-il. - C'est ce qui m'a troublé, ici. Tout était flou à votre sujet. Et j'en suis venu à me demander ce qui pouvait l'expliquer. Et je n'ai trouvé qu'une réponse à cette apparente insouciance… - …Les Etats-Unis ont des raisons de penser que nous allons être vaincus, termina pour lui Meerxel… peut être même ont-ils déjà négocié ; j'y pense de plus en plus ; un partage du même genre avec la Chine ! Mais en vous oubliant, cette fois ! - Cette idée m'est venue aussi ! Il y aurait alors deux super-puissances qui dirigeraient le Monde, La Chine et les USA… Ce qui laisserait augurer une terrible guerre entre les deux puissances, tôt ou tard Oui, l'hypothèse de la victoire chinoise correspondait à l'analyse diplomatique de Wildeck. On en revenait toujours à ce qui se tramait là bas, sur les fronts. Mais ils avaient commis une petite erreur psychologique les géants américains : les demandes pressantes de Fellow sur la situation sur les fronts européens. Il avait envie de se voir confirmer que l'Europe ne se doutait de rien. Qu'elle allait bel et bien être vaincue ! Lui savait quelque chose, en revanche. Les Chinois avaient probablement laissé, inconsciemment, entrevoir un détail, une information, recoupée peut être par les espions américains, concernant leur projet. D'une manière ou d'une autre ils savaient quelque chose. Un détail, en tout cas. Certainement pas une révélation, ce n'était pas le genre des Chinois de commettre ce genre d'erreur. Encore que pour négocier avec les Etats-Unis le partage du monde, ils avaient bien dû avancer quelques cartes, sinon Fellow n'aurait jamais marché ! Meerxel ne s'était pas rendu compte que Palacios avait repris la parole et il le coupa. - Pardonnez-moi, Président Palacios, je réfléchissais et ne vous ai pas écouté. - Oh… Je disais que nous ne savons rien des projets chinois. Si ce n'est une impression, assez floue, sur l'origine de laquelle vous comprendrez que je préfère ne pas vous donner de détails. Le projet chinois a quelque chose à voir avec soit une attaque massive, soit l'aviation. L'aviation ? En quoi pourrait-elle changer le cours de la guerre ? Il fallait en savoir plus. - L'aviation ? répéta-t-il. - Oui, je sais que ce n'est pas une véritable information. Quelque chose qui concernerait des appareils assez volumineux. Oh tout cela est flou, je le comprends bien, et ne vous aide pas beaucoup, Président Meerxel. - Peut être que si, fit celui-ci en essayant de prolonger, mentalement, la notion d'aviation lourde… Il fallait qu'il parle de tout cela avec Cunho. En fait il aurait fallu que Van Damen soit là. Il fallait aussi qu'il réponde quelque chose au président Argentin. - Les guerres qui engagent autant de millions de personnes, une telle masse de matériels et des zones de combat si immenses, imposent de perpétuels mouvements stratégiques. Nos généraux sont habitués à remuer beaucoup d'idées, à envisager des manœuvres longtemps à l'avance et un renseignement comme celui que vous venez de me livrer a son importance, croyez-moi. Mais je ne saurai, personnellement, deviner laquelle. En revanche vos révélations sur la mainmise économique que votre pays et le Brésil subissez, et les ambitions de l'Amérique du nord, tout cela représente l'immédiat de cette conférence et je serai plus à l'aise, et sur mes gardes, aussi, demain, pour entamer les négociations. Il est entendu que je m'adresserai à l'ensemble de la conférence, sans faire de cas particulier. Sachez que mes propos, pas toujours aimables, ne s'adresseront pas à vous, ni à Monsieur Da Flora, vous m'obligeriez en le lui faisant savoir. A dire vrai ils ne s'adresseront pas non plus à l'Australie mais je n'ai pas le loisir de les en prévenir. Le secret diplomatique d'autrefois a laissé la place à une hypocrisie peu estimable. Mais il faut jouer les cartes que l'on a avec les partenaires que le sort vous adresse. Tantôt ils vous plaisent, tantôt ce n'est pas le cas. Nous sommes là pour agir au mieux des intérêts de nos pays… Je n'oublierai pas notre entrevue de ce soir, Monsieur le Président, dans ces circonstances, je veux dire. Je sais que vous me croyez. Ils se serrèrent la main et se séparèrent. Pendant le chemin du retour Meerxel réfléchit aux mots qu'avait employés Palacios. Le problème militaire était le plus urgent, il devait parler avec Cunho et envoyer d'urgence une note codée à Van Damen. A la résidence d'été indonésienne, les Ministres attendaient dans le bureau provisoire de Poletti, nettoyé, maintenant. Meerxel entreprit de leur faire le récit de son entrevue, en commençant par cette histoire d'aviation. Cunho était dans le vague, lui aussi. Ils se penchèrent tous sur la carte sans trouver d'éclaircissement. - Pourrait-il s'agir d'un raid, s'interrogea Cunha à mi-voix. - Comment un raid pourrait-il changer le cours de la guerre ? répondit Lagorski - Oui, tu as raison de dire cela, remarqua Meerxel parce que c'est le fond du problème. Un quelque chose d'aérien qui pourrait hâter la victoire ennemie… Tout à l'heure nous disions que tout tournait autour de Kiev… Un raid sur Kiev ? Une attaque de chars, si massive que rien ne pourrait l'arrêter ? Mais d'où viendraient ces chars ? Et en quoi un raid, même terrible hâterait-il la victoire chinoise ? J'ai aussi pensé à un raid sur le bassin pétrolier de Ploesti, à travers la mer Noire, pour anéantir notre principale source de ravitaillement en carburant. Ce serait dramatique, pour nous, c'est exact. Messieurs nous ne sommes pas stratèges. Faisons confiance aux nôtres en leur donnant les résultats de nos réflexions. Je vais faire immédiatement une note pour Van Damen et nous entamerons ensuite une discussion sur les révélations concernant cette conférence. Est-ce que vous résisterez encore une heure à la fatigue pour attendre que j'en aie fini ? - Et vous, Monsieur le Président ? demanda Lagorski vous êtes sur la brèche depuis ce matin. Souvent, devant de hauts personnages, Iakhio vouvoyait Meerxel. - Ca va, ça va. Il prit beaucoup de soins à rapporter par écrit à Van Damen tout ce qu'il avait appris concernant la révélation "attaque massive" et "aviation" et reprit les déductions des deux manœuvres possibles terminant sa note ainsi : "Dans tous les cas de figure il me semble que nous sommes tous d'accord sur le fait que seule la prise de Kiev pourrait hâter énormément la fin de cette guerre, aux yeux des Chinois, en tout cas. Qu'elle en est la clé ? Même si l'on peut imaginer que l'Europe continuerait à se battre : un cas de figure que nous devrions envisager sérieusement, peut être y préparer la nation ? Devrait-on envisager le repli du gouvernement plus à l'ouest ? Mais alors les peuples seraient probablement démoralisés, les soldats ne se battraient peut être plus avec autant d'acharnement ? S'agirait-il d'un raid aérien si important qu'il anéantirait totalement la ville, la raserait, multipliant ainsi le choc psychologique par la capture ou la destruction du Sénat ? Je ne sais que penser, mais j'imagine que la Fédération ne résisterait pas mieux à la capture de Kiev et du Sénat qu'à la destruction de celui-ci sous les bombes. Dans les deux cas le pays se retrouverait sans direction. A ce propos, je veux faire parvenir une note au Vice Président Pilnussen lui demandant de quitter Kiev lorsque nous y reviendrons. Evitons que le Président et le Vice Président soit dans le même lieu géographique. Nous parlerons par l'intermédiaire de ce réseau de télévision qu'on a récemment installé à Kiev et dans les grandes capitales plus à l'ouest… J'ai envie de vous dire, Van Damen, d'envoyer autour de la ville toutes les forces anti-char et de défense aérienne que vous pourrez prélever ailleurs y compris toutes les réserves utilisables. Si les Chinois sont sûrs de leur coup c'est qu'il s'agit d'une frappe puissante. Et le comportement de la délégation américaine me laisse à penser que les Chinois leur ont fait grosse impression. Vous le savez comme moi lorsque les Chinois ont l'air aussi sûrs d'eux, c'est qu'ils sont sur le point de réussir un coup." Le lendemain après-midi, au moment où Meerxel se préparaît à se rendre à la salle de conférence il reçut un message de Conrad Adenauer. Le Président allemand lui disait que l'analyse de ses diplomates concluait qu'un piège était tendu à la Fédération des Républiques Européennes. Que le traité qui allait être proposé était dangereux ! Il sourit. Méfiant, lui aussi Conrad ! Quand il arriva sur place il était, apparemment, si tranquille, si calme, que Fellow et Cross-Footlight le dévisagèrent longuement. Ils furent d'autant plus cueillis à froid, un peu plus tard, quand Meerxel énonça ses prétentions. L'Europe exigeait le contrôle politique et l'exclusivité du marché commercial sur la totalité du sud-est asiatique et de l'Afrique ! Seul Green, le Président Australien ne put s'empêcher de rire franchement. Mais ce rire n'était pas destiné à Meerxel, celui-ci s'en rendit compte tout de suite. C'était celui du spectateur assistant à un combat où il voit son lutteur préféré échapper à une prise apparemment fatale. Les deux Présidents sud-américains furent soudain pris d'une furieuse envie de se gratter la moustache et de se moucher… Fellow, lui, avait les yeux exorbités ! Au bout de quatre jours, où Meerxel ne voulut rien lâcher de sa position, la conférence capota ! ** Chapitre 13 Le milieu de l'hiver "1947" Dieu que c'était dur de se lever si tôt ! Mykola s'habilla dans le noir, pour ne pas réveiller Bochum, le "Darwinien"; autrement dit l'ancien, comme on disait ici ; dont il partageait la chambre. L'Escadron qu'il venait de rejoindre était cantonné sur une base ancienne, avec des bâtiments en dur, près de Miskolc, au sud-est de la Hongrie. En quatrième rideau, c'est à dire en fin d'entraînement après un repos, loin du front. Le soldat qui était venu lui secouer l'épaule était parti tout de suite, quand il avait vu que le jeune homme faisait surface. La lampe torche dans les yeux était un bon moyen pour cela… Il était de vol d'essai du temps, ce matin. Sa première vraie mission, après les vols d'entraînement et de patrouille à l'arrivée au 951ème. La feuille des vols, la veille, stipulait simplement : "Essai des conditions météo : pilote Mykola Stoops, Seconde Escadrille"; sec !; lever 06:30, "décollage à partir de 07:30, à la discrétion de l'officier des opérations", pour décider, de visu, si le temps était volable. Une notion qui n'avait rien à voir avec ce qu'on leur avait appris à l'entraînement, à Erfurt, où pourtant les limites paraissaient poussées au maximum. Il faisait un froid de chien, hors du lit, et Mykola fut pris de frissons qu'il n'arrivait pas à contrôler. Comme le long du nuage, autrefois, du côté de la Mures. Il avait préparé ses vêtements, la veille, avant de s'endormir et les retrouva, dans le noir. Un passage rapide à la salle de bains commune, pour se laver les dents, en guise de toilette… et direction le mess. Une serveuse, les yeux à moitié ouverts, lui servit un petit déjeuner copieux dont il ne toucha qu'au grand pot de thé sombre, fumant, abondamment sucré et une petite tartine de pain qu'il recouvrit de confiture de patates douce. Il avait découvert ça dans l'Armée de l'Air et il adorait. Un léger goût de vanille. Elle était livrée dans de hauts pots ronds, métalliques, de cinq kilos, souvent posés simplement sur les tables. Et quand ils étaient presque vides, à la fin, on s'en mettait plein les poignets pour aller fouiller le fond avec une cuillère ! Il s'était promis d'introduire cette confiture à Millecrabe, plus tard. Les cousins aimeraient ça. Son esprit dériva vers les mois passés. *** La formation avait été dure, jusqu'au dernier jour. Depuis six mois il ne voyait pas le jour. Le stage en Allemagne, à Erfurt, avait été beaucoup plus éprouvant, physiquement, qu'en Grèce. Surtout après la séparation des stagiaires, au bout d'un mois, en deux groupes distincts, ceux qui étaient destinés aux gros multimoteurs, bombardiers et transports, et ceux qui iraient soit dans l'aviation d'attaque ; comme Piotr ; ou dans la chasse ! Il avait passé tous les mois suivants à travailler comme une brute sur ses bouquins et à voler. Rien d'autre. Il n'avait pris aucune permission, n'avait profité d'aucun jour de repos. Il révisait, essayait de récupérer son retard dans les matières techniques, se faisant ré-expliquer la théorie, sans relâche. Il n'allait jamais au mess, le soir, mais potassait ses cours. Au point que les instructeurs, sceptiques, au début, avaient fini par s'attacher à ce stagiaire qui se défonçait pour apprendre. En vol, en revanche, ça allait plutôt bien. Les heures passées à purifier son pilotage payaient leurs dividendes. Il avait atteint une simplification et une précision des gestes sur les commandes, une sobriété qui lui valait l'estime des instructeurs, en double commande, sur T6. Vol de patrouille, à deux, vols de section, à quatre, avec une Escadrille complète : 12 appareils, voltige, évolutions de combat, manœuvres de combat, seul puis par paire, il se sentait à l'aise. La paire, avec un N°1 et son ailier N°2, était l'élément de base d'une Escadrille de chasse. Tout y était passé, malgré la météo pourrie, sur la fin, et les plafonds de moins de 300 mètres. Il avait accumulé les heures de vol, les vols de nuit, en PSV dans les nuages, concentré comme le lui avait appris le Major, à Lambiri. Son pouvoir de concentration était l'un de ses atouts. Même après un long vol, épuisant, en PSV, il était capable de donner sa position exacte en quelques secondes. C'est là, en vol, qu'il rattrapait son retard technique sur les autres. Là et dans les séances de tirs. Mais dans ce cas il savait très bien qu'il trichait, d'une certaine manière ! La technique du tir, l'utilisation du collimateur et les corrections par cercles concentriques, correspondant à des degrés de dérive, étaient du ressort d'une méthode qu'il s'agissait bêtement d'appliquer. Mais il s'était passé un phénomène qu'il ne s'était pas expliqué, justement. Dès le premier entraînement, sur des cibles au sol ; qu'il fallait d'abord attaquer sous 30° de piqué, puis sous 45°; il avait cafouillé. Il calculait, pendant que son avion descendait vers le sol, estimait sa trajectoire, comptait les cercles de correction correspondants, mais ça ne marchait pas ! Finalement, ses rafales arrivaient très en dehors du plus grand cercle, celui des nuls, tracé à la peinture blanche… A la deuxième série de tirs il était en rogne. Déjà le matin il avait transpiré sur un problème d'hydraulique-électricité qu'il n'était pas arrivé à résoudre. De rage, dans la seconde série de tirs ; des piqués à 45°, après le ravitaillement en munitions ; il avait laissé tomber les cercle de correction et tout ça, et s'était imaginé qu'il plongeait sur un Zéro, corrigeant sa trajectoire d'instinct, ne se préoccupant que de l'objectif et du croisillon central de son collimateur. Quand il avait soudain "senti" qu'il était bien placé, il avait pressé la détente. Et là toutes ses balles avaient frappé le centre de la cible, lui avait-on dit à la radio ! Toutes dans le petit cercle de huit mètres de diamètre… Il n'avait pas cherché à comprendre pourquoi, mais entendait, dans sa tête, le Major lui répéter "Concentre-toi Perrrcival et tout ira bien". Et à chaque séance suivante, toujours plus complexe, il avait fait la même chose. Et ça continuait à marcher, à condition qu'il "sente" qu'il était bien placé ! Il n'en demandait pas plus. Honnêtement il avait appris la théorie mathématique, pas bien compliquée, d'ailleurs, mais, pratiquement, appliquait sa méthode à lui, qu'il s'agisse de cibles fixes, d'objectifs au sol, ou de cibles remorquées en vol. Il appréciait la précision du pilotage qu'il avait apprise à la dure, à Lambiri, dans les exercices épuisants de combats tournoyant, un contre un, où la simulation consiste à abattre fictivement l'adversaire, en restant dans sa queue, malgré ses manœuvres brutale pour l'en décrocher. D'autant qu'il fallait rester dans cette position suffisamment longtemps pour l'aligner dans le collimateur et démarrer la ciné-mitrailleuse branchée sur la commande générale de tir, sur la poignée du manche. La cible parfaitement centrée, durant deux secondes, c'était un 10/10, sinon un "exercice 0"! Comme les autres il avait tout ingurgité, parfois presque malade de fatigue avec les heures de sommeil en moins, passées à réviser. Pendant ces exercices de combat il avait béni Van der Belt et ses séances de pilotage au millimètre, là-bas en Grèce, ses engueulades pour un dixième de bille de décalage, ses répétitions des mêmes gestes, cherchant, sans relâche, l'automatisme et la vitesse d'exécution, "doux et rapide, Perrrcival". Toute cette rigueur avait payé en école de manœuvres. Il y avait survécu et obtenu son affectation à la chasse ! Oh, ce soir de fin novembre où il avait appelé Piotr, sur sa base du front d'Ukraine ; on pouvait quelquefois obtenir ces communications, à condition d'appeler à partir d'une autre base de l'Armée de l'air ; pour lui annoncer qu'il était désormais "Officier-Navigant": Sous-Lieutenant Stoops, affecté au 951ème Escadron, 96ème Escadre… Ils étaient deux, de la vieille promo 703, à être affecté en renfort au 951ème affaibli par quatre mois de premières lignes et revenant d'un séjour de repos. De leur petit groupe, seul Gérard Lavant était là. Jerzy avait rejoint une Escadre qui se battait à l'est de Moscou. Gérard était devenu un bon pilote, au style nerveux, agressif, teigneux en évolution de combat. - Tout commence, Myko lui avait dit son cousin d'une voix lasse. Ne te crois surtout pas capable d'engager un Zéro en combat tournoyant, malgré tout ce que tu viens d'apprendre. Tu viens d'obtenir le droit d'apprendre, Myko, seulement ça. Tu m'as toujours fait confiance, alors fais-le encore une fois. Jure moi que tu vas ouvrir les yeux observer comment font les Darwiniens, quelles décisions ils prennent quand vous repérez des cibles ennemies. Même si ces gars ne t'impressionnent pas, en pilotage pur. S'ils sont encore en vie ce n'est pas de la chance, ce n'est pas par miracle, même s'ils pilotent mal, à ton avis. Le combat ce n'est pas un concours de pilotage. Ce n'est pas forcément le meilleur pilote qui gagne, mais celui qui connaît le mieux les ficelles. Ils savent des trucs dont tu ignores même l'existence. On te l'a forcément dit : on n'a aucune chance contre un Zéro en virage serré et en montée. La seule façon de s'en sortir, si tu es accroché, c'est de faire l'ascenseur. Tu grimpes et tu plonges, sans relâche. Nos pièges sont plus lourds et piquent beaucoup mieux, plus vite. Alors l'ascenseur, l'ascenseur. Peut être est-ce que tu es un bon pilote, Myko, je le croirais assez, mais sois modeste, ne te relâche jamais, jamais, regarde partout, constamment, en vol, constamment… Mykola ne reconnaissait pas la voix de son cousin, cette façon de répéter les mots. Il se demanda ce que la guerre avait fait de lui. Mais rien de ce que lui dit Piotr ne fut une surprise. Il était conscient que l'entraînement et le vol de combat sont deux choses différentes. A partir du moment où ses fesses touchaient le siège d'un avion son visage se fermait, il était concentré. Jusqu'à l'arrêt du moteur, plus tard. Il savait qu'il avait été bien préparé mais qu'il devait maintenant apprendre à faire la guerre, à utiliser tout ça. On lui avait fait répéter l'ascenseur. Il avait appris la méfiance. Trop de stagiaires s'étaient plantés bêtement ou par fatigue, oubliant de sortir le train après un long vol, épuisant de tension nerveuse, dans les nuages, percutant une colline au-dessus de laquelle ils étaient passés cent fois, en approche par mauvais temps. Alors il avait écouté Piotr. A la fin il lui avait seulement demandé : - Piotr est-ce que tu te forces à dormir suffisamment ? Il y avait eu un blanc. Puis son cousin avait rit, de son rire d'autrefois. Tonitruant dans le combiné. - Personne, aucun de nous ne dort assez… Mais je vois que tu es toujours mon Mykola, toujours aussi inattendu. Ici c'est moi l'ancien, c'est moi qui suis censé te dire de dormir. Mais bien sûr tu as déjà compris tout ça ! Avant de commencer. - Tu te souviens de ce que tu disais, au terrain de vol à voile ? répliqua le jeune homme, "on apprend à voler autant en écoutant parler les anciens, au club, qu'en faisant des heures". Je t'ai obéi, depuis six mois j'écoute les instructeurs, les gars de passage, tous ceux qui ont été au combat. C'est pour ça que je connais l'importance du sommeil pour être en état de voler. Et toi, je le sens bien, tu n'es pas en bon état, Piotr. Tu disais toujours qu'il y a un ordre d'urgence dans ce qu'on doit faire. Ce soir, pour toi, c'est de te reposer. Ce qui est valable pour les petits copains l'est aussi pour toi, Lieutenant. - Faux… Capitaine, maintenant. Je commande mon Escadrille. Je suis Pèlerin bleu 1, mon copain ! L'espace de cette phrase Myko avait reconnu Piotr et il en fut réconforté. - Satisfait d'être sur P 38 B chasseur de char, maintenant ? avait-il demandé. - Oui, c'est une sacrée bonne machine. Bonne contre les chars mais aussi contre les avions. J'ai descendu quatre Ju87, et deux bombardiers Do27. Si ce n'est que maintenant on attaque les chars avec des fusées, plutôt qu'au canon. Fantastique si on descend assez bas… Ces trucs sont très efficaces mais de vraiment près. La précision à plus de 200-300 mètres ce n'est pas ça du tout. Il ne faut pas se fier aux chiffres qu'on nous donne. - J'en ai entendu parler. Il est question qu'on en ait aussi, dans la chasse, pour attaquer les bombardiers. Mais pour l'instant on transpire sur Spit V. Tous les rescapés de la promo sont transformés sur Spit, ici même, à Erfurt, avant de partir en unité, avant Noël. Il faut voir la tête des petits derniers arrivés, qui volent sur T6 quand ils nous voient monter dans nos machines ! Ce qu'il grimpe, ce piège, une fusée. Et ses ailerons, on tourne sur place. - Petit prétentiard !… Ca avait renvoyé d'un coup Myko deux ans en arrière, au stage de vol de pente, après sa montée à 3 500, le long du cumulus… - … Néanmoins, Myko, n'oublie jamais que le Spit n'a permis que de se rapprocher du Zéro, pas de l'égaler, encore moins de le surclasser. Seule ta puissance de feu est supérieure, grâce à tes canons. Ne surestime pas ton avion parce qu'il te bluffe, Myko. Ce n'est pas toi l'étalon de référence, c'est l'autre, le Chinois, dans son Zéro. En raccrochant Myko songeait à l'histoire étonnante de ces P 38. En 1943 un ingénieur Polonais, chef de bureau d'études chez Polikarpov était, à titre privé, allé aux Etats Unis, où il avait des amis dans l'aéronautique. Au cours d'une visite chez Lockheed un ami lui parle incidemment d'un projet qui venait d'être abandonné. Un avion bi-poutre, monoplace, au formidable rayon d'action, qui avait un grave défaut de construction : le seul prototype construit avait perdu ses ailes dans un piqué assez prononcé, dès le troisième vol ! Et il lui montra des photos et les plans. Cela fit tilt dans le crâne du Polonais. Ils avaient rencontré le même problème, en Pologne, sur un prototype et la solution était toute bête, un léger déplacement de la bulle de pilotage et, surtout une aile en deux parties. L'emplanture inclinée vers le bas et tout le reste relevé donnant, de face, à l'avion une très vague silhouette de M, ou de W, mais presque plat, la bulle en bas, au creux de la forme, les moteurs et les poutres, plus hauts, à l'endroit de la cassure de l'aile. En 1945 il se souvint de cet appareil et en parla au Directeur des études. Finalement le dossier du P 38 fut acheté, directement, à Lockheed, une bouchée de pain, puisqu'il était abandonné, sans que le gouvernement américain ne soit même au courant, au début ! Et devint le P 38 B, dont on oublia très vite le B… *** Le bruit d'un moteur qui démarrait retentit dehors et Mykola jeta un œil vers une fenêtre, obscure, en retrouvant la réalité. Il pleuvait. Des gouttes d'eau restaient collées aux vitres du mess. Les mécanos devaient préparer un Spit V, celui qui lui était destiné, probablement, et il se dirigea rapidement vers la pièce où se trouvaient leurs équipements de vol. Il s'habilla chaudement, multipliant les couches de pulls bleu-gris, couleur Armée de l'Air, sous le blouson, ramassa ses cartes, casque, gants, changea ses brodequins ; comme ils disaient pour désigner les chaussures montantes, en dotation ; contre les larges bottes de vol, fourrées. Il avait beau faire il avait toujours froid aux pieds dans ces bottes, mouton ou pas. Puis il sortit et gagna la salle des opérations à l'éclairage encore rouge. L'officier de service lui donna le dernier bulletin météo, les consignes radio, les fréquences qu'il nota sur la bordure de sa carte et lui frappa l'épaule en guise d'encouragement. Le moteur de son avion ronronnait toujours, plus régulier, apparemment, à moins que ce ne soit une impression, maintenant qu'il était davantage réveillé. Il frissonnait encore en grimpant dans la camionnette qui le conduisit en piste. Il tombait une pluie fine, de celles qui durent des heures. Il faisait toujours nuit. Il était, cette fois, tout à fait éveillé quand il se retrouva à bord de l'avion dont il se dépêcha de fermer la verrière, ne laissant qu'une mince fente pour éviter la condensation de sa respiration et de la chaleur de son corps. Ca n'empêchait pas un filet de pluie de dégouliner sur son genou gauche ; qui devint glacé, pendant qu'il se harnachait ; le parachute, d'abord, bien serré, puis les bretelles du harnais proprement dit. La lumière de l'éclairage intérieur illuminait son visage de bas en haut et le gênait. Il le coupa. Il vérifia les instruments éclairés, chacun, par une petite ampoule rouge, chiche, contrôlant d'abord le compte-tours. Le moteur tournait à 900 tours, un peu juste, mais réguliers. Il tortilla les fesses sur son siège pour trouver la bonne position, la moins inconfortable plutôt. Il savait qu'il allait avoir mal aux fesses ; au "fondement" comme disaient certains grands oncles ; qu'elles allaient devenir comme du bois, en l'air, glacées au point de ne plus les sentir. Puis il brancha la radio et contacta le contrôle qui l'autorisa à rouler. Un mécano, la tête disparaissant sous une capuche brillante de pluie, un fanal au bout du bras, le guida, marchant maladroitement dans la gadoue faite de neige et de boue épaisse, jusqu'à l'entrée de piste et le laissa là, après avoir monté deux fois sa lumière en guise d'au revoir. Pénétrer, aligner la machine, faire les "actions vitales", régler la pression au sol, sur son alti… Il poussa à fond la poignée des gaz d'un mouvement régulier et le moteur se mit à gronder désagréablement, comme toujours. La machine s'ébranla. Quelques balises seulement étaient allumées, le long de la piste, juste assez pour vérifier qu'il décollait bien droit et il poussa d'un poil sa main sur la manche pour soulever la queue du sol. Sur le Spit ça suffisait. Et puis ce fut le noir absolu, il avait passé la dernière lumière et tirait sur le manche. Couverture 9/10èmes à cent cinquante mètres, avait dit l'officier des opérations et un vent de nord, assez fort à 2 000 mètres, mais il fallait voir ce que ça donnait au-dessus. Si ça ne s'arrangeait pas le retour serait un peu délicat, songea-t-il. Dès le décollage il freina ses roues qui entrèrent dans leurs logements, dans les ailes, ferma les volets d'aération du moteur et prit un cap sud en montant régulièrement, réglant la pression à l'admission. Il était seul en l'air et se bornait à piloter aux instruments, ses yeux dérivant juste un instant vers la carte déployée sur le bon secteur et fixée à sa planchette de vol par un élastique, elle même retenue par une sangle autour de sa cuisse droite. Tous les deux cents mètres il notait la pression atmosphérique, sur le petit baro installé à cet effet sur la droite de son siège. Rien ne lui indiqua qu'il venait de pénétrer dans la couche de stratus, pas de turbulences et la verrière paraissait avoir été peinte en noir où les gouttes de pluie fuyaient très vite, à cette vitesse, chassées par le vent relatif. Il continuait à monter sans varier la pente, ni la puissance, et donnant par radio ses observations sur les conditions de vol. Puis il sortit des nuages en réalisant, soudain, qu'il apercevait des points lumineux, des étoiles, très haut devant lui, au-dessus des cercles concentriques du collimateur, éteint, devant ses yeux. Vers le nord, en revanche, une masse sombre, énorme, indiquait qu'un front arrivait, impressionnant. L'ouest n'était pas très beau non plus. Seuls l'est et le sud paraissaient relativement dégagés. Il en rendit compte par radio et le contrôleur lui demanda de piloter à l'économie pour réduire sa consommation et rester plus longtemps en l'air. Il voulait attendre que Myko y voie davantage, avec le lever du jour. Suivi par l'officier radariste qui lui donnait ses caps, le jeune homme entama alors une série de carrés de 20 kilomètres de côté, en montant légèrement, continuant d'envoyer ses observations, degré d'humidité, température. Il était à 3 550 mètres quand il aperçut le soleil loin à l'est. Une timide lueur, indécise. Puis elle commença à tirer sur le jaune. Il se trouvait au nord, vers 5 000 mètres, quand le soleil émergea de l'horizon. Ses rayons essayaient de percer la muraille du front qui venait du nord et jouait sur les masses qui le constituaient. Il y avait des blocs presque noirs, menaçants, qui semblaient absorber la lumière. D'autres, gris souris, la réfléchissaient, par endroits, et découvraient de gigantesques cavernes où l'on avait envie d'entrer, en exploration. Au fil des minutes un combat semblait s'engager entre les rayons du soleil et la muraille. D'autres couleurs apparaissaient, des mauves d'une somptueuse pureté, une sorte de couleur parfaite. Maintenant les cavernes changeaient de forme, à la fois sous l'effet des nuages, qui évoluaient constamment, un peu des volutes de fumée au-dessus d'un feu dans une cheminée profonde, et par un effet d'optique des rayons du soleil qui ne pénétraient plus sous le même angle dans les creux. - "Céleste de Pharaon, le contrôleur de secteur va vous prendre en charge pour le retour. La perturbation du nord est plus rapide que prévu. Le front va recouvrir le secteur, rien à faire aujourd'hui." Théoriquement c'était le pilote essayeur du temps qui décidait si des vols étaient possibles ou non, mais Mykola était trop débutant, il se bornait à décrire ce qu'il voyait et l'officier des vols, en bas, prenait la décision. Oh, si le contrôleur s'en mêlait, ce n'était pas très bon ! Un peu plus tôt on lui avait demandé de faire une longue ligne droite, d'ouest en est, à vitesse minimum, sans doute pour évaluer sa propre dérive d'où serait calculée la force du vent, à son altitude. La météo devait, encore une fois, s'être plantée sur la vitesse d'évolution des conditions. Il s'était efforcé de surveiller sa position, traçant la route sur sa carte avec un crayon gras. - "Reçu, Pharaon, consignes ?" La réponse arriva au bout d'une bonne minute. Il était encore en ciel dégagé mais, d'après ses calculs, le terrain était à sa gauche, à une bonne trentaine de kilomètres, sous la couche de stratus bas. Il grimaça légèrement : un retour acrobatique. - "Cap 352° en descente quinze degré. Gardez une vitesse constante, moins de 300km/h." Si nord que cela ? Il prépara sa machine tout en poussant sur le manche et réduisant les gaz, s'efforçant de prendre une pente de descente régulière. La seule référence d'horizon était à l'est, et le soleil était bien trop brillant, maintenant, pour l'apprécier précisément. Machinalement il retendit ses bretelles, pour se préparer. La muraille sombre approchait très vite et il y pénétra brutalement. Maintenant il était totalement entre les mains du contrôleur… Ses ailes commencèrent à encaisser des secousses et ses yeux se fixèrent sur ses instruments. - "Vous êtes bien, Céleste, virez à gauche de 15°". S'il était bien pourquoi virer ? Il s'interrogea sur la qualité de l'écho que recevait le radar. - "A gauche encore, 10°", fit la voix du contrôleur. Il obéit, de moins en moins rassuré. - "Pharaon, quel est le plafond, au-dessus de la base ?" Mal à l'aise le contrôleur répondit tout de même. - "Pas haut". Qu'est-ce que ça voulait dire, ça ? Il ne savait pas exactement, ou il ne voulait pas l'inquiéter ? Il eut envie de poser d'autres questions mais le contrôleur revenait : - "On va vous faire poser dans un trou, Céleste, soyez prêt." Un trou ? Alors il n'y avait plus de plafond, au sol ? Il comprit que l'atterro allait être plus qu'acrobatique ! La concentration maximale arriva en une seconde en même temps qu'un battement de cœur plus rapide ! Un coup d'œil aux jauges de ses réservoirs, il avait encore un peu plus de quinze minutes de vol. Après ce serait du vol à voile ! Cette pensée le fit sourire intérieurement et le décontracta un peu. Calme, garder son calme. Ils faisaient ce qu'ils pouvaient, en dessous. En tout cas il lui resterait la dernière chance de sauter en parachute. On disait qu'un type avait dû le faire, à Berejno, une base plus au sud. - "Celeste de Pharaon, votre écho est assez brouillé par les conditions, vous êtes dans l'axe de la piste 08, en très longue finale. Si vous le pouvez ralentissez encore un peu votre vitesse, d'ici peu il devrait y avoir un trou dans la masse, tâchez d'en profiter." Autrement dit "démerde-toi !" C'est bien ainsi qu'il le prit. Il se dit que pour une première mission on l'avait soigné ! Néanmoins il ne fallait surtout pas s'affoler. Il passa son hélice plein petit pas, ouvrit un peu la prise d'air du capot moteur, vérifia son altitude : 600 mètres, et jeta un œil à sa carte. Pas d'obstacle à moins de 200 mètres d'altitude sur cette approche longue. Dans la mesure où sa position était bien établie, qu'il était bien dans l'axe de la piste 08/26 ? Il maudit ces vols d'essais du temps. Ils en avaient fait, à Erfurt, mais ils étaient très assistés par le contrôle. Il se mit à jurer en découvrant que son moteur commençait à chauffer un peu trop et ouvrit en grand le volet de refroidissement. Puis il ramena son regard vers l'extérieur. Le jour commençait à peine à se lever, près du sol, mais il distinguait des variations de couleur, entre le sombre et le gris, en fonction de la densité des couches qu'il traversait. - "Pharaon, émit-il, possible d'avoir une fusée ou deux ?" - "On en tire depuis cinq minutes, Céleste, vous ne voyez rien ?" - "Négatif. Le radar est sûr de ma position ? Je suis bien en approche vers l'est ?" - "Apparemment oui… mais l'image est très brouillée". Brouillée, tu parles ! Il ne voyait rien, le radariste, oui ! Myko comprit qu'il ne devait compter que sur lui. Cette fois il prépara sa machine complètement, volets sortis, descendant le train et ajustant la puissance pour conserver sa vitesse avec la traînée supplémentaire des roues qui le freinaient sérieusement en créant un couple piqueur, et régla le compensateur de profondeur pour que le manche tire juste un peu, dans sa main. Il guettait une éclaircie, prêt à réagir immédiatement. Tout se précipita. Une vague lueur, plus à droite, devant, et la visibilité qui s'améliorait brusquement pour s'effacer aussitôt. Il n'hésita pourtant pas, basculant le manche à droite en augmentant la puissance. Il avait mémorisé la position de la lueur et gardait les yeux tournés vers l'extérieur. D'instinct il poussa sur le manche pour se rapprocher du sol, corrigeant à gauche, cette fois, quand il estima qu'il était dans la bonne direction. L'altimètre ? 100 mètres… à condition que la pression au sol n'ait pas chuté, pendant son vol et que son alti soit toujours exact, il avait oublié de demander le Fox Echo, la pression au sol ! Mais il n'y avait pas le choix. Sa langue avait retrouvé la manie qui l'envahissait quand il était tendu, venant titiller une incisive inférieure. Tout survint en même temps. La brutale lueur d'une fusée blanche, là juste devant, et une déchirure dans la couche. Il réalisa, dans la même fraction de seconde, que la piste était là à gauche, à peine visible, qu'il était trop long, déjà presque à verticale de la tour, et que c'était sa dernière chance. Il bascula un instant le Spit sur la tranche, à gauche poussant à fond, une seconde, la manette de gaz, puis ramenant le manche à droite pour s'aligner tant bien que mal. Il fallait faire glisser l'avion, maintenant, perdre très vite son altitude excessive. Manche à droite et palonnier gauche à fond pour glisser vers le sol. La cellule vibra, le prévenant que la perte de vitesse n'était pas loin. Mais il n'en tint pas compte. Ca devait passer, pas le choix ! Un autre coup de pied à droite, pour s'aligner, parfaitement cette fois, alors qu'il traversait un autre paquet de nuages, réduction totale des gaz, stabiliser la machine horizontalement, dans des rafales qui agitaient les ailes, ici. Manche secteur avant pour garder la vitesse de sustentation… le sol surgit en une fraction de seconde et il eut à peine le temps de tirer pour cabrer la machine, gaz réduits, volets à fond. Sa vitesse était limite. Il vit le nez remonter et, tout de suite, le contact des roues sur le sol. La vitesse était tellement basse que l'avion ne rebondit même pas, il avait décroché au moment où il touchait. Déjà il freinait comme un forcené, les pieds écrasant l'avant du palonnier, manche collé au ventre. Il regardait sur le côté, puisque l'énorme capot du Spit lui masquait complètement le secteur avant, essayant de conserver une trajectoire rectiligne et tentant d'évaluer sa position sur la piste. Il crut qu'il allait réussir quand les roues quittèrent l'extrémité de la piste, secouant terriblement la cellule avant de s'enfoncer dans la neige mélangée de boue. La queue monta, monta… Il crut qu'il passait sur le dos… mais non elle s'immobilisa en l'air alors que sa main gauche, instinctivement, coupait les contacts, l'arrivée d'essence, surtout, et que l'hélice explosait en touchant le sol… Un pylône. Il terminait sa première mission en faisant un pylône ! Ah elle était réussie, son arrivée dans sa première unité. Le silence… Il n'osait pas bouger, pendant dans les bretelles, partagé entre la trouille d'entendre le crépitement d'un incendie et celle de faire retomber la queue en avant ! Des voix… Quelqu'un hurlait de passer un filin au-dessus de la queue et un autre prévenait qu'il était inutile de continuer d'arroser à la neige carbonique, il n'y avait aucun indice d'incendie. Une demi-heure plus tard il était dans le mess, devant un chocolat chaud, tremblant encore, il ne savait si c'était de froid ou la réaction à la trouille ! Il y était encore quand il entendit le Commandant de l'Escadron passer un savon au responsable des vols qui avait mis le nom d'un débutant pour cette mission. Il était bien temps que quelqu'un s'en aperçoive… L'engueulade se termina par une phrase de l'officier qui lui remonta le moral : "Encore une chance que ce gars sache tenir un manche et n'ait pas perdu les pédales sinon vous auriez un mort sur la conscience. Réfléchissez quand vous donnez un ordre, bon Dieu ! Ce pilote a peu d'heures sur Spit et vous l'avez envoyé dans une crasse absolue". C'est l'après midi même qu'ils apprirent que le 951ème allait être équipé des nouveaux chasseurs européens, les Focke Wulf 190 A6, avant de remonter en ligne ! C'était une bonne et une mauvaise nouvelle parce que cela incluait un nouveau stage de qualif' pour prendre en main cette nouvelle machine et Myko en avait soupé des stages, depuis tant de mois. D'un autre côté le FW 190…! Ils apprirent ainsi qu'ils passeraient Noël et le Premier de l'An en stage ou en entraînement et qu'ils partiraient de là-bas, en principe pour un terrain "secondaire" plus à l'est, en réserve de Kiev, dès les qualif' passées, et l'entraînement au combat sur leurs nouvelles machines terminé. Les Darwiniens avaient fait la gueule. Ils connaissaient ces terrains secondaires, construits rapidement… Ils les appelaient des "campings" tant les installations étaient rudimentaires, pénibles en hiver surtout. Myko profita du dernier Spit disponible, pour suivre l'Escadron dans son déménagement, le sien devant subir un changement de moteur. Celui-ci n'avait pas résisté à l'explosion de l'hélice contre le sol, l'arbre du moteur avait rendu l'âme. *** Mykola avait les yeux rivés sur son N°1, "Viatique 3", qui se balançait à sa gauche, tantôt montant, tantôt descendant, légèrement devant, en dessous. Il paraît que le mot Viatique s'entend bien à la radio… C'était tout de même un drôle de nom de code pour une Escadrille. Depuis un mois qu'il était au 951ème, et dix jours qu'ils étaient arrivés sur le nouveau terrain où ils avaient suivi la qualification machine, le stage terminé et l'entraînement final sur le point de l'être, il en était encore à béer d'admiration devant leurs FW 190 A6. 1700 chevaux, et 2100, en surpuissance, avec l'injecteur de MW5, un mélange d'eau et de méthanol ! Et là, quel coup de pied dans le dos… 900 kilomètres d'autonomie, avec un bidon largable. Ce qui se parcourait en peu de temps, compte tenu de la vitesse max de ce bolide : 653 km/h… Même s'il était hors de question de rester à fond pendant un laps de temps aussi long. La première fois qu'on le lui avait dit il ne l'avait pas crû. Les bons vieux T6 d'entraînement qu'ils avaient malmenés, à Erfurt, ne dépassaient pas les 330 km/h, la manette des gaz quasiment dans le tableau de bord… Mais tout avait tellement accéléré, en peu de temps. Pour la première fois la Fédération disposait d'un chasseur plus rapide que le Zéro de 83 km/h. La vitesse n'est pas tout, mais pouvoir mettre la gomme pour se tirer d'affaires… Il y avait eu une bagarre, entre les constructeurs. Le premier chasseur construit était le Spit, sur des plans achetés. Mais, à Warnemund et à Marienbourg, Fock Wulf avait un modèle très avancé ; et cependant refusé par l'ancien gouvernement, avant guerre : trop cher…; quand le gouvernement actuel avait donné toute initiative aux constructeurs. Fock Wulf avait mis en chantier une série de prototypes ; déjà dessinés et calculés, autour du moteur BMW 801 parfaitement au point ; qui avaient révélé des qualités supérieures au Spit V. Bien sûr celui-ci pouvait évoluer, mais le 190, mieux armé, montrait dès le stade prototype une vraie supériorité aux ailerons et, surtout, était, très vite capable de nouvelles évolutions. Enfin Macchi, en Italie, Bréguet, en France, Polikarpov, dans l'est, acceptaient de construire le 190, sous licence, parallèlement aux usines allemandes, mais pas le Spit ! Une histoire de gros sous, probablement. Ce "détail" des usines multiples permettrait de construire 3 500 chasseurs par mois ! Et ça allait encore augmenter avec l'apparition des Yak 9 ; qui ressemblait un peu aux Spits ; et les récents Lavochkine 5, plus proches, eux du FW ! Si bien que le Spit terminait déjà sa carrière, avec le modèle V, remplacé donc par, les Yak 9 et La 5, et ce FW 190 dont la seconde évolution, déjà, le A6 ; celui qu'ils recevaient, au 951ème ; était en tout supérieur au Spit. Mais, surtout, supérieur au Zéro actuel ! Une beauté qui les faisait tous rêver, à part les fans du Spit qui avaient été conquis lorsqu'il était arrivé en unité, des mois plus tôt, pour remplacer les Curtiss 75 poussifs. La différence était telle que certains pilotes ne juraient que par le Spit. Il ne fallait pas se faire d'illusions, les Chinois allaient sortir une version plus puissante du Zéro d'ici peu. Mieux armé, sûrement. Le Fock Wulf donnait toute garantie, en attendant. Le FW était petit, ce qui voulait donc dire une cible difficile à atteindre, plus rapide que le Zéro, deux mitrailleuses dans le capot et, surtout, quatre canons dans les emplantures d'ailes, une puissance de feu très supérieure. Costaud, une rapidité de manœuvre impressionnante aussi, il tournait fabuleusement. D'accord peut être pas tout à fait aussi bien qu'un Zéro bien piloté mais ça c'était quasiment impossible. Mieux encore que le Spit, en tout cas. Très souple, aux ailerons, notamment, donc agréable et peu fatigant à piloter ; un atout en combat ; excellente visibilité extérieure, train large, et stable à l'atterrissage, piquant et grimpant bien. Enfin son palonnier était bien placé, ce qui imposait une position assez surélevée des pieds, pour permettre au corps de supporter beaucoup mieux l'accumulation des G, lorsque, sous l'effet d'une manœuvre brutale ; virages serrés, ou ressource sèche après un piqué ; le corps ne pesait plus, fugitivement, 70-75 kg mais 225 ou 300 kg ! Sur le Spit il fallait deux palonniers superposés. Celui de combat était situé plus haut. Et le pilote du FW était bien protégé par une plaque de blindage dorsale. Bref le meilleur chasseur du moment ! Bien sûr il serait rattrapé, dépassé, mais aujourd'hui c'était le meilleur, et ils iraient au combat là-dessus ! La qualification du 951ème avait finalement pris sept jours. Sept jours de cours et de vols, avec d'autres renforts justes débarqués pour achever le recomplètement de leur effectif. C'était un phénomène fréquent, les Escadrons au combat recevaient des renforts selon les sorties des stages de formation, tous les deux mois. Entre-temps ils n'étaient renforcés qu'occasionnellement par des pilotes disponibles, revenant de convalescence après une blessure ou après un tour d'opération et qui repartaient à la bagarre dans l'unité la plus démunie. Enfin, l'une des plus démunie ! Il y en avait tellement. Le Commandant d'Escadron, lui-même, Violet, était nouveau venu, au 951ème. D'après les Darwiniens, un Escadron engagé au combat n'était au complet ; après avoir reçu un renfort ; que pendant seulement une journée ou deux… Dès le lendemain, bien souvent, il y avait déjà un pilote blessé ou descendu. D'où : la loi de Darwin, le pouvoir d'adaptation : la survie. C'est pourquoi, entre eux, les anciens s'appelaient des "Darwiniens". On s'apercevait qu'assez vite une unité se retrouvait, en gros, avec les mêmes pilotes Darwiniens, ou presque, renfort ou pas renfort. Ceux qui avaient déjà résisté à plusieurs mois de combats tenaient le coup, par la suite. Un certain temps… C'était les nouveaux, les débutants, qui disparaissaient ! On le disait de manière absurde : "c'est toujours les mêmes qui se font descendre"! Les Darwiniens étaient les plus "adaptés" à survivre ! Bien sûr des nouveaux tenaient quand même, s'adaptaient à leur tour, se glissaient dans le groupe de ceux qui résistaient, qui rentraient de mission, le moteur fumant, les ailes, le fuselage hachés, déchiquetés, mais rentraient. Les stages de formation ab initio s'étaient multipliés, dans l'ouest, avec des élèves partant de rien en fait d'expérience du vol. Ca ne les empêchait pas d'atteindre un bon niveau. Mykola avait volé avec certains, issus de promotions plus anciennes que la sienne et il en avait bavé en simulacre de combat tournoyant. Néanmoins le un contre un était censé être le fin du fin. Un duel à l'ancienne. Dans les faits ce que l'on attendait d'un pilote de chasse c'est qu'il abatte le plus grand nombre d'appareils ennemis. La manière importait peu. Si bien que la plupart des victoires s'obtenaient grâce à la qualité d'observation des pilotes. On repérait le premier un avion chinois, on manœuvrait pour venir se placer discrètement derrière lui, pendant qu'il ne se doutait de rien, le plus près possible, et on écrasait la mise à feu. Tandis que le combat tour… - "Tous les Viatiques, de Rouge 1, on vire à gauche pour rentrer, souvenez-vous que vous avez toujours le bidon sous le ventre. Surveillez les indicateurs de bonne sortie de vos roues. Pas question de se poser sur le ventre avec un bidon vide de carburant, mais plein de vapeur d'essence, ça ferait un gros boum et l'Etat perdrait son investissement. Alors jetez un coup d'œil au ventre des copains, pour les prévenir, avant de descendre en final. Terminé." C'était son truc à lui. Le Chef d'Escadrille ; Capitaine José Pereira ; était constamment en train de leur rappeler combien leur formation, leurs avions, avaient coûté cher à l'Etat … Autrement dit à lui, dont les impôts servaient à financer la guerre ! Un personnage curieux. De taille moyenne, presque rond, jamais coiffé malgré, ou peut être à cause, d'une tignasse blond-roux ébouriffée, dont on se demandait comment il arrivait à tout mettre dans le casque de cuir. Et quand il en était coiffé, qu'il avait le masque à oxygène sur la bouche et le nez, avec les deux grosses protubérances latérales que faisaient les écouteurs intégrés dans le casque de cuir, à la hauteur des oreilles, il ressemblait à un cochon ! Au sol il n'avait jamais un mot de réconfort pour les nouveaux pilotes de son Escadrille et paraissait presque les fuir, restant avec les anciens. Myko avait trouvé le moyen de l'approcher, mine de rien. Les Darwiniens étaient des piliers de bar, dans les tentes-mess, dans les huttes ou les tentes d'alerte. La tente était devenu l'un des piliers de l'équipement de l'Armée de l'Air ; essentiellement sur les terrains provisoires, mais pas seulement. Des tentes assez cogitées, d'ailleurs. Elles comportaient un plancher de bois surélevé pour affronter les intempéries, boue ou neige, et un double toit dont la couche supérieure, celle exposée aux intempéries, se gonflait ! Ca assurait beaucoup plus d'isolation, que dans celles du début de la guerre, disait-on. Régulièrement un ou deux poêles à bois étaient installés, avec un tuyau aboutissant à un trou dans le toit pour évacuer la fumée. Mais le bois était souvent humide et enfumait l'atmosphère. Les vêtements en étaient imprégnés. Certains disaient qu'ils ne mangeraient jamais plus de saumon fumé… Tout au long de la journée donc, sur les terrains secondaires, sommairement aménagés ; dans les tentes d'alerte, ou des abris moins primaires : des huttes, comme ici ; les Darwiniens levaient joyeusement le coude. D'accord, avant la soirée, c'était en principe du thé, des sodas ou des limonades, mais il était tellement facile de verser quelques gouttes de rhum, de vodka ou de cognac dans un verre, pour peu que le temps soit involable… Myko, lui, se servait un thé chaud et le faisait durer, assis à côté du groupe, l'air dans le vague mais écoutant de toutes ses oreilles. Bien sûr ce n'était pas très "convenable"… mais la guerre avait posé un voile tellement épais sur la bonne éducation et ces choses là… En tout cas il en avait appris davantage de cette façon. Les Darwiniens avaient un langage elliptique, bien à eux. Ils ne terminaient pas souvent leurs phrases, ou bien lâchaient simplement un mot et les autres hochaient la tête, comme si ce petit mot avait une signification particulière. Tout de même, deux ou trois fois ils avaient évoqué des phases de combat, surtout les manœuvres d'approche d'une formation ennemie par l'Escadron entier, utilisant leurs mains pour figurer des trajectoires. Cette distance avec les jeunes étaient commune à presque tous les Darwiniens et Mykola pensait bien que ce n'était pas un hasard, mais il n'avait pas trouvé ce qui pouvait le motiver. *** - "Viatique à tous, on se pose par paire derrière les sections Bleu et Jaune. Terminé." Myko vit Pereira, masque défait, parler dans son habitacle avec ce geste qui devenait familier à chacun, de baisser un peu le menton, comme si le laryngophone serré contre la gorge par une courroie l'exigeait. Il était question qu'ils reçoivent prochainement des micros placés au bout d'une tige métallique solidaire du casque. On en revenait des laryngophones, portés aux nues au début de la guerre. Pereira devait contacter le contrôleur régional sur une autre fréquence. Ce matin les deux Escadrilles du 951ème faisaient des exercices séparément et le Chef d'Escadron, le Commandant Violet, volait avec l'autre. Au début, quand on lui avait parlé du Commandant ; qui avait donc obtenu la direction de l'Escadron fin novembre ; Myko avait cru qu'on l'appelait par son nom de code : Violet. Il lui avait fallu plusieurs jours pour comprendre. Il avait hésité à poser carrément la question à des Darwiniens et procédait par allusions. Il se disait qu'ils ne voulaient pas lui répondre et se demandait pourquoi ? "Mais enfin pourquoi l'appelez-vous Violet, au sol ?". Il finit par obtenir une réponse : "Dis donc t'es un peu obtus, toi gamin. Parce qu'il s'appelle Violet, tiens. Jean Violet". C'était vraiment son nom ! Il s'était senti couillon… Toute la journée, ensuite, on l'avait regardé bizarrement, comme s'il était un peu demeuré. Cette habitude aussi qu'avaient les anciens de l'appeler Gamin. C'était terriblement agaçant ! C'est vrai qu'il avait encore 18 ans, plus de 18 ans et demi même, mais il était pilote, comme eux, qui avaient en moyenne de 22 à 24 ans. La différence n'était pas si importante, après tout ? Il devait apprendre plus tard qu'on disait souvent cela aux bleus et que ceux ci étaient encore plus vexés quand ils avaient 24 ou 25 ans. Il surveilla encore plus attentivement l'aile de son N°1 pendant les évolutions d'approche. Ils étaient descendus en spirales larges autour des gros amas de nuages, depuis le niveau de vol à 3 000 mètres. Par moment il voyait le visage du Capitaine Pereira se tourner de son côté. Myko réussit à ne jamais s'éloigner de plus d'un mètre jusqu'à l'arrondi, au sol. Désormais il possédait bien son Focke Wulf. Il s'y sentait à l'aise, même physiquement. Ses épaules, ses fesses se calaient d'instinct, trouvaient les creux et s'y glissaient comme une poule dans son nid, comme dans le Stamp de ses début. L'Escadrille se posa tranquillement et les pilotes gagnèrent la surface qui leur était réservée pour stationner. Quand ils eurent aligné les avions, sur le bord de cette aire, à grands coups de moteurs, manche au ventre, pour dégager les roues enfoncées dans la bouillasse ; la piste était peu enneigée mais couverte de boue, au-dessus de l'herbe ; ils marchèrent cartes et casque sous le bras, vers la camionnette qui les ramènerait vers la hutte d'alerte proche de la piste. C'était là, dans ces huttes, que les pilotes d'une Escadrille, passaient les heures de la journée à attendre en jouant aux cartes, lisant, dormant, bavardant, guettant plus ou moins l'appel téléphonique qui les enverrait en mission. Là que la section d'alerte, du lever au coucher du soleil, tuait le temps, pendant que le reste de l'effectif exécutait une mission de routine. L'hiver, en tout cas. L'été ils s'installaient dehors au soleil ; à côté de la tente, sur les terrains secondaires ; toujours à portée du téléphone, flemmardant, sirotant une boisson ou jouant au ballon. Hormis les périodes de grosses bagarres, avec six, parfois sept missions par jour, ils s'ennuyaient sévèrement, disait-on. La vie des pilotes de chasse était faite d'attentes. Les meilleurs moments étaient ceux où les Escadrons, après un temps de repos à l'arrière, revenaient à l'entraînement pour retrouver le niveau d'une unité de première ligne. Parce qu'alors les journées étaient fatigantes, certes, mais planifiées à l'avance. Il n'y avait plus ces heures à attendre en cherchant à s'occuper. Il s'agissait là de retrouver les automatismes, avec de nouveaux équipiers, faire inlassablement des vols en formation, la base du vol opérationnel. Au 951ème la moitié de l'effectif était nouveau. Soit totalement débutant, comme dans le cas de Mykola, soit venant d'autres Escadrons, il avait appris pourquoi la veille. Outre les blessés, il arrivait qu'un pilote au combat s'effondrât, nerveusement. Tension trop forte ou fatigue excessive qui le rendait dangereux, même pour ses copains, en vol serré. Dans ces cas là c'était le médecin de la base qui le renvoyait, presque de force, à l'arrière. C'était très mal vu, dans la chasse, d'être évacué parce qu'on était à bout, nerveusement. En principe après une période de repos, ils repartaient au front. Mykola descendit de son appareil, ses cartes et son casque sous le bras. - Eh, gamin… fit Pereira en venant à sa hauteur, remarque je préfère plutôt ça que l'inverse, mais t'es plutôt du genre collant, toi, hein ? Myko se dit que le Capitaine avait peut être été effrayé de sa proximité, et se dire qu'il faisait peur à un type qui avait des dizaines de missions à son actif, des dizaines de combats l'amusa, le réconforta. Alors le petit bleu, le "gamin" pouvait inquiéter un grand dur comme lui ? Il faillit sourire. - J'ai appris le vol en formation de cette façon, Capitaine. - Dans les nuages aussi ? - Dans les nuages aussi, oui. Pereira secoua la tête, pas enthousiaste, et obliqua vers la gauche pour rejoindre deux Darwiniens. Myko se réjouissait de raconter ça à Gérard à son retour. La Première Escadrille n'était pas encore rentrée. Cette fois la camionnette les ramena derrière un petit bois qui se trouvait au bout du terrain, où s'étalaient les baraquements. Ici, exceptionnellement, il y avait des baraquements en dur comme salles-pilotes de chaque Escadron ; pas des tentes. Ils étaient huit Escadrons, sur l'immense base, où logeaient aussi plusieurs Escadrons de chasse et d'attaque au sol avec des vieux Spit V, des FW et des P 38 B deux queues, le piège de Piotr. Les quatre mess et les chambres de trois, en dur ; un lit le long de chaque mur ; s'étalaient de chaque côté du couloir central de bâtiments étroits et tout en longueur, à l'écart. On aurait dit que l'Armée de l'Air ne savait pas construire de bâtiments d'une autre forme, c'était la disposition systématique sur chaque base d'entraînement où Mykola avait séjourné. Enfin c'était toujours mieux que les tentes, en cette saison. Les Escadrons au combat bougeaient tellement, occupant même des bandes de terre à peine aménagées, de longs champs, que l'Armée de l'Air avait résolu le problème des installations en les équipant entièrement de ces tentes. Tentes-dortoirs de quatre ou six, tente-mess, tentes-salle-pilotes. L'hiver il y faisait si froid que les poêles à bois étaient chargés à mort et devenaient parfois rouges ! Seuls les Chefs d'Escadrons bénéficiaient d'un camion-caravane facile à déplacer, évidemment, qui leur servait à la fois de chambre et de bureau, et qu'ils retrouvaient, tôt ou tard, sur le nouveau terrain. Ils finissaient de déjeuner, la Première les avait rejoint, quand les haut-parleurs crachotèrent avant qu'un message ne soit diffusé. - "A tout le personnel. Toutes les unités font mouvement cet après-midi, je répète toutes les unités font mouvement cet après-midi… Les pilotes n'auront le droit d'emporter à bord de leur appareil qu'un sac de 6 kg maximum, logeant derrière le dossier de leur siège. Vous recevrez vos instructions dans vos salles-pilotes." Les yeux ronds, les joues gonflées de la purée de pomme de terre ; qui était visiblement le plat de base de l'Armée de l'Air puisqu'on en servait partout, presque chaque jour ; Gérard Lavant regardait Mykola, ahuri. Il déglutit en tendant le cou, comme un chat qui veut faire passer une bouchée trop grosse pour sa gorge. - Un exercice, tu crois ? - Ca m'étonnerait, regarde les autres… C'était l'affolement aux tables. Des gars enfournaient des morceaux de pain et de fromage dans les poches de leur combinaison ou du long blouson de tenue, descendant jusqu'au bas des hanches. Ce nouveau blouson qui, de couleurs différentes, avait envahi les tenues des officiers de toutes les origines, carrière et réservistes, de toutes les armes ; infanterie, blindés, aviation ; depuis quelques mois. Et dont on disait qu'il serait bientôt en dotation même pour les soldats. C'était, pour eux, la seule alternative à la tenue de vol ; passablement hétéroclite au front ; et la tenue de combat, en toile, pour l'Armée de Terre, aux couleurs de l'arme, bien entendu. Leurs tenues étaient de ce bleu-gris classique, assez joli, d'ailleurs, de l'Armée de l'Air. Myko se demanda ce qui lui prenait de penser à des trucs pareils au moment où tout le monde s'activait ? - Mais pourquoi ils s'affolent tous comme ça ? s'énerva Gérard en se redressant sur sa chaise. - J'ai l'impression que c'est l'histoire des six kg, répondit Mykola. Peut être est-il difficile de faire tenir tes bagages dans un sac de 6 kg, non ? - Les bagages… tous ? fit Gérard. Mais… Bon Dieu, mais j'ai des tas de trucs dans la chambre… Il se leva comme un diable et détala. Myko réfléchissait tout en se dirigeant en marchant vite vers le baraquement où se trouvait sa chambre. Il y retrouva les trois Officier-Pilotes avec qui il la partageait. Ils étaient excités, juraient constamment en faisant valser des vêtements qu'ils puisaient dans leur cantine ou sous leur lit. - Que se passe-t-il ? Vous pouvez me renseigner, quand même, je suis un petit con de débutant mais je suis peut être aussi un être humain, on ne sait jamais ! finit-il par lancer, pas content. Kuseck, Pilote-Officier, aussi brun que son meilleur copain Filiu, était blond, s'arrêta net, le regardant. - Tu as entendu, toute la base déménage. Ca sent le renfort brutal. On part ensemble mais on ne sait pas quand, ou même si on reviendra un jour. Alors prends ce que tu veux vraiment garder, ce qu'il te faut pour tenir quelques jours et boucle ta cantine. Avec un peu de pot elle te rejoindra, quelque part… Bon, écoute ce genre de truc ça nous est arrivé à tous quand on était devenu trop proches du front et qu'on nous déménageait d'urgence. On gagnait un nouveau terrain, souvent une bande d'herbe, l'été, c'est tout. Pas d'installations, rien. Juste des camions d'essence et de munitions et les mécanos se débrouillaient. - Mais on est très loin du front près de 1 500 km, non ? - Oui, alors c'est peut être l'inverse… le commandement craint une attaque et nous envoie en renfort, je ne sais pas mais grouille-toi. Et pique ce que tu trouveras au mess, parce que ce soir on ne sait pas si on sera nourris. Maintenant bouge tes petites fesses ! Ils avaient chacun disposé un sac de toile sur leur lit et y posaient des objets après les avoir longuement regardés. Myko réfléchit et chercha un sac qui pourrait faire l'affaire. Il en avait bien un mais pas très grand, en cuir, assez rigide, qui appartenait auparavant à son père pour y mettre ses instruments et des médicaments quand il allait faire des visites vétérinaires, et songea qu'il allait devoir se procurer un sac dans le genre des leurs. Il sortit un pull épais, le gilet matelassé que sa mère lui avait envoyé à Erfurt, qu'il passait, pour voler, au-dessus de sa chemise et sous le pull, une chemise de tenue, ses affaires de toilette et une serviette propre, et souleva le couvercle de sa cantine. Voyons que voudrait-il emporter ? Ses bouquins de technologie… il en trouverait sans doute sur n'importe quelle base, ses trésors personnels ? Il prit une photo exposée dans un solide cadre de bois représentant Piotr et les cousins sur le terrain du vol de pente, celui de ses 3 500 ; il sourit intérieurement. Il y tenait mais… Voilà, une photo de Millecrabe, le chantier de construction avec lui en arrière plan au milieu de dizaines de cousins. Oui ça représentait une grande part de sa vie. Ca il voulait l'emporter. La dernière lettre de Cisco, aussi, écornée, mais qu'il gardait. Au dernier moment, en regardant les autres il joignit des chaussettes épaisses et la paire de chaussures qu'il avait aux pieds. Puis il enfila sa combinaison de vol fourrée par dessus le pull épais, les bottes de vol, fourrées elles aussi. Il dut tasser sévèrement pour ajouter sur le sac son blouson de tenue. Il ne put réussir à le fermer et haussa les épaules. Il décida de garder le pantalon de tenue sur lui, sous la combinaison. Après quoi il ferma le cadenas de sa cantine et la tourna pour que son nom soit visible : Officier-Navigant Mykola Stoops, 96ème Escadre, 951ème/2ème Escadron. Puis il sortit de la chambre, le sac à moitié ouvert sous le bras, jetant un œil à l'extérieur. Le plafond était descendu. Moins de deux cents mètres, apparemment. Il faudrait traverser la couche pour aller chercher du ciel à peu près clair, au-dessus. Dans la salle pilote tout le monde vidait son placard. Certains avaient amassé des quantités de trésors personnels ici aussi ! Myko récupéra ses cartes, le casque, le laryngophone, le ceinturon avec le pistolet Herstal, belge, et les trois chargeurs de réserve, qui faisaient parti de l'équipement de vol réglementaire, les gants doublés de soie. Ah, sa ficelle graduée, attachée à un petit compas, à sa petite tablette de vol. Ca c'était un truc que lui avait enseigné Van der Belt. Chaque avion a une vitesse de croisière qui lui est propre. Ce qui veut dire qu'il parcourt un nombre de kilomètres à peu près fixe en une minute. En faisant des marques sur un morceau de ficelle, à l'échelle des cartes aéronautiques, on pouvait se fabriquer un instrument qui vous indiquait, sur la carte, le temps nécessaire pour gagner un point précis, ou votre position actuelle, à partir d'une précédente position repérée ; sachant que les cartes aériennes utilisées étaient toujours à la même échelle. Au besoin avec des couleurs différentes on pouvait faire des marques collant avec plusieurs échelles ou plusieurs vitesses moyennes. Il s'était rendu compte que plusieurs Darwiniens avaient le même genre de truc. Chaque pilote alla installer, tant bien que mal, son sac dans son avion, derrière le dossier du siège. Gérard était à la fois excité par le fait de se rapprocher, probablement, du front, et angoissé à l'idée de ce qu'il ne pouvait emporter avec lui, dans son appareil. Pereira revint après une conférence avec le Chef d'Escadron, Violet, et dit qu'ils faisaient mouvement vers une petite piste provisoire près d'Olenchiv, à une trentaine de kilomètres de Kiev. - On craint des bombardements, une offensive ? demanda un Darwinien, Petto. Pereira haussa les épaules. - On ne sait rien. Il semble qu'on amène beaucoup de monde là-bas. Il n'y eut pas d'autres questions. La réponse du Capitaine avait douché les pilotes. Si on rameutait des renforts à ce point c'est que la situation était tendue. Kiev… Chacun songeait à la signification de ce rassemblement autour de la capitale. - Est-ce que le Sénat a été évacué ? demanda quand même un type de la Première. - Je n'en sais foutre rien, Gustavo, râla Pereira de mauvaise humeur. - Tu comprends j'ai de la famille du côté de Kiev. - Je t'ai dit que j'en savais rien !… On a tous de la famille dans un coin ou un autre. Une demi-heure plus tard ils apprirent qu'ils partiraient tous avec les bidons supplémentaires sous le ventre de leurs appareils, le plein de munitions et se poseraient en route pour refaire de l'essence. Cela sous-entendait que l'on préférait qu'ils aient encore une certaine autonomie, sur place. L'urgence était donc si grande… L'atmosphère fut encore plus tendue. A trois heures de l'après-midi ils entendirent la cavalcade des gars d'un Escadron de P 38 qui gagnaient le terrain. Et ce fut leur tour dix minutes plus tard. Au terrain deux Escadrons de Spit V et de P 38 attendaient en bout de piste, moteurs tournant, que la tour leur envoie la fusée verte autorisant le décollage. Le 951ème n'avait pas encore reçu l'ordre d'aller s'installer dans ses appareils et s'impatientait. Myko s'efforçait de garder son calme en regardant autour de lui. Les Darwiniens avaient monopolisé les rares fauteuils pas trop défoncés de la hutte d'alerte et, le visage fermé, ne parlaient pas. Il les imita, cherchant une place sur un vieux canapé pour allonger les jambes devant lui et se détendre. Curieusement ça lui rappelait la salle pilote du terrain, au club de vol à voile, à Lvov. Mais là-bas l'atmosphère était plus animée, moins tendue, surtout. Ils décollèrent à 15:30, comprenant qu'ils étaient bons pour un atterrissage de nuit à Olenchiv, après la perte de temps de l'escale intermédiaire. Ca n'avait pas eu l'air de plaire aux Darwiniens qui avaient cherché l'emplacement du terrain sur leurs cartes. D'après l'officier des vols ; le type qui faisait les conférences pré-vol et enregistrait les comptes rendus de mission, au terrain, un Capitaine moustachu assez âgé et pas causant ; il s'agissait de deux bandes en croix, aménagées sommairement. De l'herbe recouverte de neige, dans cette région. Cette sacrée neige compliquait toujours les choses. Allez repérer un terrain, au sol, où tout paraît uniformément blanc, comme couvert de peinture… Quand il y avait eu plusieurs décollages et atterrissages, encore, on voyait les traces de roues, de longues lignes foncées, parallèles, qui servaient de balisages. Mais à l'heure à laquelle ils se présenteraient il ne ferait sûrement pas clair. C'est vrai aussi que la neige reflétait assez bien la moindre parcelle de lumière mais quand on s'amène sur un nouveau terrain, surtout sommairement installé, sans aide à l'atterrissage, on aime bien y avoir ses aises. De loin il avait vu, la dernière demi-heure, que Gérard consultait sans arrêt sa carte, calculait apparemment des routes et reportait des chiffres et des symboles sur sa planchette de vol qu'il attachait, en l'air, sur sa cuisse gauche, lui, alors qu'il était droitier et que tout le monde, dans ce cas, la plaçait à droite ! Myko n'avait jamais compris pourquoi. Le jeune homme avait continué d'observer les autres. A part Gérard, les pilotes de la Première s'étaient instinctivement regroupés dans un coin de la salle, autour de l'Officier-Pilote Pinicci, Lieutenant ancien qui faisait fonction de Chef d'Escadrille en attendant, soit sa nomination, soit l'arrivée d'un Capitaine. Il paraissait calme et parlait beaucoup à ses pilotes. Myko s'était dit qu'il aurait préféré ce genre de chef. Il devait donner confiance aux nouveaux. *** - "Viatique Jaune, ne vous laissez pas distancer". La voix de Pereira était calme. Ils volaient à 2 500 m. d'altitude, dans un ciel où des amas de cumulus gris leur coupaient périodiquement la vue du sol, tandis qu'une couche soudée, loin au-dessus, vers 7 000 ou 8 000 mètres, verrouillait le ciel. Les rayons du soleil venant de l'ouest, derrière, en dessinaient les contours. Les avions avaient l'air de se balancer dans l'espace, montant ou descendant d'un mètre pour garder une position moyenne. La Première Escadrille volait deux cents mètres plus bas, 600 mètres à droite, par section de quatre appareils, en formation "quatre doigts". C'était vers la fin de la Première Continentale qu'un pilote allemand avait imaginé cette disposition, encore plus valable aujourd'hui. Index, majeur, annulaire, auriculaire ; un avion représentant les ongles des doigts d'une main tendue ; à des altitudes légèrement différentes. Ca permettait de surveiller une plus grande partie du ciel. Chaque N°2, équipier du N°1 chef de patrouille, assurant les arrières de son leader. Ils se posèrent vers quatre heures dix sur un assez grand terrain, enneigé, mais aux pistes striées de traces, bien visibles, tant elles avaient été utilisées dans la journée. Au moins quatre Escadrons de chasseurs s'apprêtaient à redécoller, leurs pleins achevés, parfois les réservoirs supplémentaires remplis également. On rameutait énormément de monde vers Kiev ! Le personnel du terrain était bien rôdé car il fallut moins de 45 minutes pour remplir les bidons sur lesquels ils avaient puisé jusqu'ici, sans toucher aux réservoirs internes. Ils durent patienter au point d'entrée, tout au bout de la piste, pour laisser se poser un Escadron de Spits. Puis ils décollèrent, par section ; quatre avions ; et prirent un cap au 025°. La navigation était assurée par le Commandant Violet mais, sous sa verrière, Myko vérifiait la route, ses yeux allant du sol, quand il pouvait le voir, à sa montre pour faire une estimée de leur position, histoire de garder la main, il en avait pris l'habitude pendant les vols d'entraînement. Pour de longs vols comme celui-ci les contrôleurs-radar les suivaient et les avertissaient s'ils déviaient sérieusement de leur route. Mais c'était au Chef d'élément qu'ils s'adressaient, sur une autre fréquence radio. Quand ils se posèrent à Olenchiv, après avoir, en formation, fait une percée stressante à travers près de 2 000 mètres de nuages, rasant leur base, en dessous, la nuit était tombée et ils avaient reçu l'ordre d'allumer leur feux de bout d'aile. Et ils utilisèrent, Myko pour la première fois depuis Erfurt, des feux de guidage. C'était un truc nouveau, ultra simple mais qui marchait à merveille pour peu, néanmoins, qu'il y ait un minimum de visibilité horizontale, en approche. Des projecteurs étaient disposés horizontalement, par série de trois, les unes au-dessus des autres, en début de piste, orientés vers la trajectoire des avions en approche, mais avec plus ou moins d'incidence verticale, plus ou moins braqués vers le ciel. Si bien que selon son altitude, le pilote descendant vers la piste ne voyait jamais qu'une seule série de trois feux. Chaque série était d'une même couleur : jaune, ou vert, ou rouge. Si le pilote voyait les jaunes il en déduisait qu'il se présentait trop haut et risquait d'effacer toute la piste, sans pouvoir y poser les roues. Si c'étaient les rouges cela voulait dire qu'il était trop bas, au contraire, et risquait, cette fois, de percuter le sol, avant la piste ! Le vert signifiait qu'il était bien calé sur la bonne pente de descente et allait toucher les roues au début de la bande d'atterrissage. A Erfurt, en fin de stage, on les avait saturés de tours de piste de nuit, comme ça, et il n'éprouva aucune difficulté à atterrir. Violet était resté au-dessus du tour de piste, avec son N°2, et surveillait chaque présentation de l'Escadron. Une paire de la Première Escadrille dut remettre les gaz et refaire un tour de piste, mais tout alla bien à la seconde tentative. Violet intervint à la radio, avant de se poser : - "Viatique Leader à tous, vous suivez les lumières rouges pour aller vers la zone de dispersion. Terminé." La zone de dispersion… Ca sentait le front. Jamais Myko n'avait entendu le mot "dispersion" dans ses écouteurs. Cette fois ils étaient bien dans le coup. Le terrain n'était pas grand mais sur-occupé. En roulant doucement Myko vit que près de deux Escadres complètes étaient déjà là, au moins. Peut être est-ce que la 96ème, la sienne, était rassemblée là pour la première fois ? Dans l'obscurité totale, une fois le dernier appareil posé et les lumières au sol éteintes, les pilotes se regroupèrent, s'appelant les uns les autres en criant les noms de leurs copains. Il faisait froid, ici. Les bottes s'enfonçaient dans une neige dense et sale, de ce côté des pistes, et Myko, son sac au bout du bras boucla son blouson, serrant le col de sa combinaison avec son vieux foulard de vol à voile et remettant ses gants de vol. Il regrettait déjà de ne pas avoir enfilé un autre pull ! Puis plusieurs camionnettes arrivèrent, phares bleus allumés. Elles amenaient des mécanos emmitouflés sous des strates de vêtements, qui sautèrent au sol et se dirigèrent vers les avions, s'éclairant de lampes de poches à la lumière rouge. Pereira surgit soudain. - Cette nuit on va équiper nos avions de rampes de lancement de fusées. Tout sera prêt demain matin, lança-t-il avant d'ajouter, embarquez dans les camionnettes avec vos sacs personnels. Personne ne fit de commentaires. Des baraquements avaient été montés à deux ou trois kilomètres du terrain, dans un creux, au milieu de broussailles. Rudimentaire mais chaud, au moins, des poêles à bois ronflaient dans tous les coins… Violet, le visage trahissant de la préoccupation les réunit tous dans un coin d'une salle pilote. - Le Commandement s'attend à une opération de très grande envergure contre Kiev, commença-t-il. Beaucoup de renforts de chasse ont été amenés tout autour de la ville. On est dans le deuxième rideau de défense. Mais il y a aussi beaucoup de canons anti aériens, notamment des 88 dont vous connaissez la portée et la précision. Ca veut dire que vous ne devez pas vous balader n'importe comment et attirer le feu de notre propre artillerie… - Bon Dieu les FW sont assez reconnaissables avec leurs bouts d'ailes carrés, lâcha quelqu'un. - Figurez-vous qu'on n'est pas les seuls ici, il y a des tas de La 5, des Yak, des Spits aussi, même si leurs bouts d'ailes sont arrondis, et les artilleurs sont aussi nerveux que vous ! Bon, demain matin dès que nos derniers appareils auront été équipés des rampes on aura droit à un exercice d'entraînement au tir de fusées. Vous aurez intérêt à bien écouter le cours qu'on vous donnera avant parce que ce sera la seule occasion de tout apprendre sur ces fusées et leur utilisation ! Je sais c'est très court mais il faudra s'en contenter. Aussitôt après ce vol on assurera des patrouilles au sud-ouest de Kiev, par section de quatre appareils. La Seconde commencera, puis la Première. Il y aura en permanence une section en l'air, le reste de l'Escadrille sera en alerte à dix minutes et l'Escadron à vingt. Ca veut dire que, dans les jours qui viennent, on va passer beaucoup de temps assis dans les cabines, alors couvrez-vous, je ne veux pas de réflexes amoindris par le froid, en altitude. Pour la même raison : lutter contre le froid, vous devrez manger davantage qu'à l'ordinaire. - Commandant, si on nous colle ces machins sous les ailes ça veut dire qu'on va faire de l'attaque au sol ou qu'il s'agit de tirer des bombardiers ? - Question idiote, Feltin. On n'a aucun entraînement pour l'attaque au sol. On serait inefficaces. - En l'air aussi, Commandant. - Si vous êtes aussi bons que vous le croyez ça ne posera pas de problèmes, vous vous adapterez. Pour le contrôle aérien… Il donna les indications techniques concernant les installations radar qui assuraient une partie de l'alerte aérienne et le guidage de la chasse d'intervention, les fréquences à employer, présélectionnées sur les radios de bord. *** Ils étaient en disposition quatre doigts, mais assez lâches, volant à une centaine de mètres les uns des autres, de manière à couvrir un large espace de ciel. L'Escadron volait encore entre deux couches nuageuses, rasant celle du dessus, à près de 8 500 mètres et celle du dessous bourgeonnant à 2000-2500 selon les paquets irréguliers, laissant apercevoir le sol, de temps à autres. Depuis trois jours Myko était numéro 4, équipier de l'OP Masglish. OP : Officier-Pilote, Lieutenant, dans la terminologie de l'Armée de l'Air. La section de quatre appareils était emmenée par l'OP Randen, "Viatique vert 1". C'était le silence radio, partout. Emmitouflé sous sa combinaison dans deux épaisseurs de pull-overs récupérés au Matériel de la base, Myko luttait comme il pouvait contre le froid. Moins 23° dans la cabine, moins 50° dehors ! Ses orteils étaient douloureux, dans ses bottes, probablement trop petites pour accepter les trois épaisseurs de chaussettes qu'il avait enfilées les unes sur les autres. Régulièrement il bougeait les doigts des mains pour éviter l'engourdissement, malgré les gros gants de cuir doublés de soie. Et, lorsque la couche supérieure de nuages s'interrompait, et qu'ils se retrouvaient au soleil, il se mettait à faire une chaleur pénible, dans les habitacles, et la lumière imposait de descendre la nouvelle visière colorée, devant les grosses lunettes ! Depuis le décollage il s'interrogeait sur les Darwiniens qu'il avait vus grimper dans leur avion avec un gros blouson de mouton, un col haut, relevé derrière le cou, deux pantalons de tenue, l'un sur l'autre, couvrant leurs jambes. Ils avaient certainement une bonne raison pour préférer ça à la combinaison qui n'avait de fourrée que le nom, pensait-il en grelottant. Le jour était bien levé, maintenant, et le sol était nettement visible, loin dessous, caché par moment par des bancs de nuages moyens. Son regard dériva vers les autres avions qui se balançaient doucement, montant et descendant, dans le ciel vide, comme des ludions dans une bouteille. D'ici on voyait bien les rampes et le petit empennage des fusées, qu'on avait montées sous leurs plans. Après cinq jours de patrouilles quotidiennes, en formation de combat, dans la région de Kiev, il admirait encore la silhouette des FW, les ailes courtes, le gros moteur BMW en étoile et la longue verrière transparente, l'empennage coupé comme au couteau. Il ne s'en lassait pas. A 8 500 mètres d'altitude et à assez faible vitesse, 320 km/h affichés, ils dessinaient de grands carrés dans le ciel. Six minutes par côté, puis virage de 90°, doucement pour éviter autant que possible les traînées de condensation, qui naissaient au bout des ailes dans cet air raréfié et froid… Il savait que toute la région de Kiev était ainsi sillonnée, par d'autres formations dont ils assuraient la couverture haute dans ce secteur. Sur ce côté, au soleil, la visibilité était bonne, on voyait le Dniepr, petit ver de terre, sinuer, en bas à droite. Le piège de Ramden s'inclina doucement vers la gauche, entamant un virage qui allait les ramener vers l'ouest… - "Ballon à tous. Ca bouge, à l'est. Soyez vigilants." Le contrôleur de secteur, au poste de commandement de Kiev. Aujourd'hui, pour cette mission, ils étaient "ballon"… Quelqu'un avait dû apercevoir des avions ennemis… C'était drôle, Myko ne pensait jamais "avions chinois", mais "avions ennemis". Il vérifia son tableau de bord, le collimateur de visée était bien allumé ; s'il ne se servait jamais des cercles il utilisait le petit croisillon central pour ses visées ; l'oxygène des bouteilles arrivait bien dans son masque qui lui meurtrissait les joues, comme à l'ordinaire, et son moteur ne consommait pas exagérément, mais son ronronnement régulier provoquait un assoupissement. Il ouvrit en grand le débit d'oxygène pour se réveiller un peu. Ils avaient encore cinq bonnes minutes de carburant dans le bidon ventral avant d'attaquer le contenu des réservoirs principaux, assez peu entamés par le décollage, qui se faisait toujours sur les internes pour éviter, pendant cette phase, un phénomène de bulles d'air dans les circuits du supplémentaire. Comme il s'ennuyait un peu il était passé sur la fréquence 4 et entendit soudain : - …"Ballon. Une formation d'une cinquantaine de Zéros à 120 kilomètres, dans le 045° de Kiev. Ils accompagnent une centaine de bombardiers Ju88. Altitude 7000. Seuls les Escadrons désignés iront au contact et garderont le canal 4. Pour tous les autres : canal 3, je répète : canal 3." Myko tourna le bouton de la radio pour sélectionner le canal de leur mission et entendit la voix de Ramden qui achevait une phrase : - …"on ne bouge pas, Viatique. Il y a quelque chose mais ce n'est pas pour nous. Ouvrez les yeux, quand même." Curieusement Myko se sentait calme. Il avait souvent imaginé le jour où il serait engagé pour la première fois et se voyait excité au possible. Mais là rien ! Peut être parce que leur secteur de patrouille se situait trop au sud de la ville. Il y avait peu de chance que les Zéros et les bombardiers contournent la ville pour venir jusqu'ici. Le contrôleur répéta : - "Ballons à tous les appareils dans les secteurs Echo passez sur canal 4, les autres restez sur 3". Le contrôleur faisait le ménage pour libérer l'espace-radio. Myko regardait vers l'est mais n'apercevait rien. Trop loin. Il faillit ne pas voir Ramden virer à nouveau, vers le sud cette fois. Ils s'éloignaient… Ils entamaient la branche suivante, un peu plus tard, quand Myko n'y tint plus, il sélectionna sa radio sur le 4, celle des gars au contact de l'ennemi. Immédiatement ce fut une cacophonie de morceaux de phrases, de hurlements d'excitation, de peur, de joie : - "… je le tiens Frédo, laisse-le moi, écarte-toi… sur la gauche." - "Gardez votre calme, gardez votre calme !" - "peux pas redresser… perdu une aile…" - "… laissez les chasseurs, attaquez les bombardiers, Bon Dieu… - "… attention tu en as un derrière, dégage… dégAGE ! - "Je suis blessé, je suis blessé…" - "Les Rotins… faites l'ascenseur, merde !" Rapidement il revint sur leur canal. Jusqu'à l'atterrissage, une demi-heure plus tard, il fut poursuivi par ce qu'il avait entendu. En quelques secondes il avait pris une leçon de réalisme. Il n'y avait pas de raison que la première fois où ils seraient engagés soit différente de ce qu'il avait entendu. Cela voulait dire qu'il devait être prêt à réfléchir dans ce vacarme. Prêt à garder son calme dans une période de surexcitation comme ça. On ne leur avait jamais parlé de ça ! Il n'était pas autrement fait que les autres, si les gars qui avaient intercepté cette formation étaient aussi énervés, il le serait lui même probablement. Or il comprenait, aux interventions des leaders qu'il avait entendus, qu'il fallait éviter à tout prix cette cacophonie ! Il devait se préparer à faire ce à quoi on l'entraînait depuis des mois, sans en dévier d'un centimètre, quelles que soient les circonstances. Répéter des manœuvres déjà exécutées des centaines de fois, oublier son moteur, oublier son pilotage, pour consacrer toute son attention sur l'extérieur. Ses mains, son cerveau devaient être capables, maintenant, de faire leur boulot sans qu'il y fixe son attention. Sinon il serait descendu immanquablement. Suivre son N°1, surveiller ses arrières, garder en tête les consignes sur l'objectif, les chasseurs ou les bombardiers. Il avait tout cela en tête quand ses roues touchèrent le sol enneigé. Il aperçut un Spit sur le dos, au bord de la piste, le réservoir toujours en place, entre les roues sorties. Un type devait avoir eu un problème d'air dans les canalisations de ses réservoirs, le moteur avait calé et le gars s'était crashé. Au décollage, à coup sûr. Il avait eu de la chance de ne pas brûler avec cette quantité d'essence… En quatre jours leur installation avait bien changé. Chaque soir des nouveautés apparaissaient. On leur avait construit, à proximité des avions, pour chaque Escadron, une hutte d'alerte, sorte de grande isba faite de rondins, munies de poêles qui fumaient horriblement mais qui chauffaient tant bien que mal. Des maquettes de Zéros chinois, de bombardiers Ju88, de Do17, se balançaient au plafond de manière à ce qu'ils puissent les voir sous tous les angles, au fil des jours, et être capable de les identifier immédiatement, en vol. Aux murs des panneaux affichaient des maximes : "Si tu veux vivre regarde derrière toi", "Le soleil peut toujours cacher un Zéro", "Sur un ciel couvert entièrement, ton avion fait une belle cible pour le plus tocard des pilotes chinois." Régulièrement une camionnette arrivait de la base avec des membres du nouveau Personnel Féminin, qui leur distribuaient du chocolat, du café ou du thé, puisés dans des récipients spéciaux pour les garder brûlants. Des manuels de tirs, de manœuvres de combat, de procédures d'évacuation d'un avion en feu ou s'abattant, étaient disposés sur des caisses tenant lieu de tables, peu à peu changées contre des planches sur des tréteaux. Et des fauteuils, défoncés, leur permettaient d'attendre dans un confort relatif. C'est fou ce que l'Armée de l'Air pouvait avoir comme fauteuils défoncés. Certains disaient que des gars devaient avoir pour boulot de défoncer des fauteuils qu'elle achetait neufs ! Des hauts parleurs braillaient régulièrement les ordres de décollage mais, depuis la veille, quelqu'un avait réussi à en baisser le son pour permettre à ceux qui voulaient dormir de se reposer. En rentrant de patrouille les pilotes retournaient à la hutte d'alerte où des sandwiches les attendaient. Il fallait s'alimenter souvent pour lutter contre le froid. Le seul problème restant était celui des WC ! Quand ils n'avaient pas besoin de se déshabiller ils s'éloignaient de quelques pas, et la neige était constellée de traces jaunes. Certains artistes dessinaient même leurs initiales… Mais s'il s'agissait de baisser culotte il n'y avait aucune solution ! Si bien que lorsqu’une camionnette quittait les pistes en direction des baraquements on voyait toujours quelqu'un la héler au passage… Et, depuis leur arrivée, Mykola avait remarqué que la nourriture servie, aux repas, comportait surtout des féculents, peu d'aliments susceptibles de provoquer des dysenteries. Quand Mykola pénétra dans la hutte il vit tout l'Escadron groupé autour du Commandant Violet et des Chefs d'Escadrille. -… a eu pas mal de pertes, disait Violet. Mais c'est surtout les Ju88 et des Ki21 qui ont fait le plus de mal. Ils ont bombardé cinq terrains, à l'Ouest de Kiev. Les installations sont pulvérisées et les pistes inutilisables. Les avions en vol y ont échappé, bien entendu mais ils ont dû se poser ailleurs, au retour. Apparemment il y a une offensive en préparation contre Kiev. - Mais, Commandant ça fait une trotte pour venir de leurs lignes, comment font-ils ? remarqua Djaï, un nouveau de la Première. - Les Chinois ne sont pas plus forts que nous, mon gars, mais le Zéro, vous le savez, a une fabuleuse autonomie, 3 110 kilomètres avec le bidon extérieur, contre 900, pour nous. Pour les bombardiers pas de problèmes non plus ils ont largement l'autonomie. Les patrons continuèrent, entre eux, à discuter stratégie et Myko se trouva un fauteuil libre, dans un coin, à côté d'enragés de bridge. Gérard était en patrouille et ne se poserait pas avant une heure. Il avait hâte de le voir pour savoir s'il avait entendu quelque chose sur le raid chinois. Et puis il voulait lui parler de ce qu'il avait lui même écouté et de ses déductions. Il ne savait pas où se trouvait Piotr si ce n'est qu'il était sur un terrain de la proximité de Kiev. Tout de même si le commandement avait été jusqu'à rapatrier des P 38 c'est qu'il s'attendait à une sacrée bataille. Au sol, probablement. Quand ils rentrèrent aux baraquements Mykola aperçut un pilote allongé sur une civière, sur le point d'être évacué, enveloppé dans une série de couvertures, un grand sac posé à côté de lui, près de l'infirmerie, à l'extrémité de leur bâtiment. Un tas de vêtements posés un peu plus loin empestaient l'essence. Il avait une jambe bloquée par des attelles et paraissait souffrir en se tortillant pour atteindre sa poche de pantalon. Machinalement il obliqua vers lui et lui dit : - Je peux t'aider ? L'autre leva les yeux, vaguement étonné. - J'essaie de sortir mon paquet de cigarettes. - Tu ne vas pas fumer avec cette odeur d'essence, protesta Myko ! Le gars avait l'air si mal en point que le jeune homme comprit qu'il était encore stressé. Il se pencha sur les vêtements et les tira dehors puis il revint, se pencha sur le blessé et trouva le paquet sans trop bouger la jambe blessée. Il le tendit au type qui se servit et alluma une cigarette au lourd parfum. - T'en veux une ? - Non, je ne fume pas, merci. C'est toi le Spit sur le dos ? demanda-t-il en s'accroupissant près de la civière. - Ouais. Une sacrée connerie. Je suis parti branché sur le bidon. Oublié de vérifier que j'étais bien sur les réservoirs principaux ! Je quittais le sol quand ça a coupé. Rien compris, tout s'est mis à valser et je me suis retrouvé sur le dos, avec cette foutue essence qui pissait du réservoir extérieur. Moi je me disais "ça va flamber, ça va flamber"… Putain, le savon que le patron va me passer ! - Ta jambe, c'est grave ? demanda Mykola. - Cassure franche y paraît. Ca va me faire trois mois de repos. Je vais pouvoir dormir, dormir ! Mais toi t'es un jeunot, hein ? C'est à ce moment seulement que le jeune homme remarqua les cernes autour des yeux du blessé. C'était un Darwinien, les cernes étaient leur signe distinctif ! - Oui. Les anciens m'agacent au possible à m'appeler Gamin, répondit-il avec un petit rire gêné. - T'inquiète pas pour ça, mon gars, ça va passer très vite. Si tu tiens le coup aux premiers combats ils n'y penseront même plus avec l'arrivée des renforts. Mykola eut soudain une idée. - Dis donc, tu pourrais m'expliquer une chose ? Les Darwiniens de mon Escadron ne portent pas la combinaison matelassée, mais un gros blouson de mouton. Et je me demande pourquoi ? - Tu as chaud avec la combin'? - Ca non, je pèle de froid en vol. - C'est parce que la combinaison personne n'en veut pour voler. On est malhabile, s'il faut sauter on s'accroche et le matelassage est bidon, on est frigorifié. Il y a un mec qui s'est fait un paquet de pognon avec ces combin', probablement, mais il n'était pas pilote, ça c'est sûr. Il n'y a rien de mieux que les blousons de mouton bien fermés avec une écharpe en soie autour du cou. Les écharpes des gars c'est pas pour faire du cinéma, ça tient vraiment chaud. - Et ces blousons comment on se les fait affecter ? Je n'en ai jamais vus, aux fournitures du Matériel. - Parce que c'est destiné seulement aux unités engagées en première ligne. Dès que vous serez sur un terrain où vous resterez un certain temps il en arrivera, mais tu auras intérêt à… Il s'interrompit, levant les yeux vers le jeune homme. - … regarde les trucs que tu as mis dehors, tu vas trouver mon blouson. Tu le laisses pendu une journée et il sera sec. C'est surtout mon pantalon qui a été imbibé. Le blouson sentira peut être encore un peu mais, avec le masque à oxygène, à bord, tu ne seras pas incommodé. Va, prends-le… C'était un gros blouson, patiné par l'usage, qui sentait l'essence, en effet, mais n'en paraissait pas imbibé. Myko alla le chercher. - Prends-le, fit le blessé… Va, je te dis. Je ne reviendrai pas avant le printemps et je sais que j'en aurai un neuf à ce moment là. C'est l'époque où le Matériel en reçoit plein. Forcément quand il est trop tard !… N'aies pas de scrupules, je te dis. Et moi, maintenant, je ne pourrais jamais plus sentir cette odeur, sans me revoir, à l'envers, et cette foutue essence qui coulait sur mes jambes, tu comprends ? - Je ne sais pas comment te remercier, fit Mykola très gêné, maintenant… - Tu sais comment t'équiper, au moins ? Pour les jambes, je veux dire ? - Non. - Tu enfiles deux pantalons de tenue l'un sur l'autre, rentrés dans le haut des bottes mais, surtout, tu demandes des bas de mitrailleur, au Matériel. Sur les bombardiers, les B 17, en vol, les mitrailleurs se tiennent devant une ouverture dans le fuselage, sans protection, t'imagines ? Ils ont encore plus froid que nous. Alors on leur a fait un bon équipement, à eux. C'est comme des bas de hockey, ça te monte jusqu'à la ceinture. Le pied est doublé en soie t'a plus besoin d'accumuler des épaisseurs de chaussettes, une suffit et les bottes tiennent plus chaud aussi. Tu verras c'est parfait. Prends les miens et lave-les. Il ne faisait pas trop froid, ce soir, et Mykola aussitôt après avoir quitté le blessé alla suspendre le blouson et les bas en laine épaisse, rapidement lavés, près de la fenêtre du couloir, au-dessus d'un radiateur. Comme toujours il dîna avec Gérard, aussi excité que n'importe quel jour. Cela faisait partie de son caractère ou de sa joie de vivre peut être ? C'était devenu un bon et, à la réflexion, Myko ne s'en étonnait pas. Gérard mettait tant d'application dans tout ce qu'il entreprenait qu'il y arrivait forcément. D'autant qu'il avait un solide niveau mathématique et n'avait besoin de s'appliquer qu'en pilotage. Là, Mykola l'avait bien aidé, en échange de son aide en cours, en Allemagne. Pendant le repas il lui expliqua longuement ce qu'il avait déduit de son écoute de la cacophonie du combat, s'efforçant de convaincre son ami d'apporter lui aussi ses commentaires. - On verra bien Myko. Ne t'en fais pas à l'avance et dis-toi que n'importe qui doit être excité, c'est normal, répondit tranquillement Gérard, en enfournant sa purée de pomme de terre. Il en était devenu le meilleur consommateur que son ami n'eut jamais vu ! - Mais je ne m'en fais pas, enfin ! J'essaie d'imaginer pratiquement ce qui se passe précisément, m'y préparer, pour garder mon calme le moment venu. Visiblement certains gars étaient si énervés qu'ils ont oublié les consignes et ont laissé un Zéro les tirer par derrière. Simplement parce qu’ils n’étaient pas dans leur état normal, tu comprends ce que je veux dire ? - Tu parles, je m'y vois, et il mima avec sa bouche le crépitement d'un canon. Ah quel dommage qu'on ait ces rampes qui nous freinent. Tu sais je pense que je les tirerai dans le vide, mes fusées, comme ça, dès le début du combat pour retrouver de la vitesse. Myko en fut scandalisé. - Mais, enfin tu ne peux pas, c'est la meilleure arme contre les bombardiers, il paraît. - Je m'en fous des bombardiers, c'est les Zéros que je veux ! Son ami secoua la tête se rendant compte qu'il n'arriverait jamais à le convaincre. Il en était triste, Gérard était un bon copain. Pour la première fois Mykola songea qu'il allait peut être se faire descendre. Dans sa tête la voix de Gérard se superposa à celle du pilote qui hurlait "je suis blessé", je suis blessé"! Il s'efforça de réagir à cette pensée pour ne pas porter la poisse à son ami. - Il y a autre chose dans ce raid d'aujourd'hui, dit-il. La vraie raison. Pourquoi envoyer si peu de bombardiers avec une couverture de chasse proportionnellement importante ? Cette fois il accrocha l'attention de Gérard qui le regarda sérieusement, en silence. - Ben, parce qu'ils avaient pas besoin de plus de bombardiers pour cette mission, je suppose, s'étonna-t-il. - Exactement. Et ils ont atteint leurs objectifs. Finalement c'est cinq terrains qui ont été touchés, les pistes retournées, inutilisables. - Et alors ? Avec le matériel qu'il y a ici les trous seront comblés demain, enfin avec le sol gelé, après-demain peut être ? D'accord les installations ne seront pas reconstruites mais on pourra utiliser les pistes pour y faire stationner des chasseurs pendant la journée, c'est le principal. Et le carburant est toujours bien caché, tu le sais. - Et ça valait le coup de perdre 35 bombardiers comme ils l'on fait ? Et pourquoi ces chasseurs, qui ont eu assez peu de pertes, nous ont descendu 28 appareils ? Cette fois le visage de Gérard montra son incompréhension. - Allez dis plutôt où tu veux en venir, encore une de tes théories fumeuses ? - Si j'étais au haut-commandement Chinois et que j'avais détruit cinq des principaux terrains, connus de moi, de la défense de Kiev. Je me dirai "Parfait maintenant on peut y aller." - Comment ça, "on peut y aller"? - Maintenant je peux envoyer vraiment mes bombardiers. Mettre le paquet, quoi. - Mais quand ? dit Gérard, très étonné. - Demain matin, à l'aube. - Tu veux dire… demain, notre demain matin… Demain, quoi ? - C'est ça. D'autant que les rapports de ma chasse m'indiquent que le niveau moyen de la défense adverse n'est pas tellement fameux. - Comment pas fameux ? On leur a abattu une vingtaine de Zéros, tu as entendu comme moi Violet le dire. - Vingt, alors que notre chasse était tellement plus nombreuse qu'eux, ça n'est pas un bon résultat, Gérard. Mais je crois que ça ne reflète pas non plus la valeur de nos pilotes. Je crois, moi, que le contrôle a merdé. Que nos Escadrons se marchaient sur les pieds, là-bas, et n'ont pas été efficaces parce que mal guidés. Qu'il aurait fallu placer une partie de nos unités sur le chemin du retour du raid pour finir le travail contre les chasseurs… Une voix, derrière eux, l'interrompit. - Votre nom, Lieutenant ? Myko se retourna vivement. A la table de derrière un Colonel, commandant d'Escadre, était retourné et le regardait. - Officier Navigant Stoops, Colonel, 951ème Escadron 96ème Escadre. L'officier supérieur, qui n'avait pas plus de 30 ans, le fixait. - Depuis longtemps au front ? - Non, Colonel, quelques jours seulement. Il y eut un silence. - Vous raisonnez plutôt bien, pour un bleu. Mais vous avez tendance, comme les bleus précisément, à prendre vos chefs pour des couillons. Eux aussi ont un cerveau, vous n'êtes pas le seul. - Oui Colonel… je veux dire non Colonel, lâcha Myko, surpris. - En revanche vos déductions sont logiques, notamment pour le contrôle. Tâchez donc d'avoir autant de lucidité au combat que sur cette chaise confortable dans ce mess. - Oui, Colonel. Celui-ci se retourna et Myko refit face à Gérard qui avait l'air impressionné. - Tu le connais ? souffla-t-il. Mykola, encore secoué, fit non de la tête. Machinalement il reprit son couteau et sa fourchette, puis reposa celle-ci, pour finir le fromage qui était dans son assiette. Au bout d'une ou deux minutes de silence il laissa tomber : - Je vais me coucher. Si jamais j'avais raison on nous réveillerait tôt, je préfère dormir pendant que je le peux. Il se levait quand un bleu de la Première arriva à leur table. - Vous savez ce qu'on vient d'apprendre ? Il y a eu un autre raid, en fin d'après midi, juste avant la tombée de la nuit. Ils ont détruit six autres terrains du sud-est de Kiev. Mais cette fois beaucoup de chasseurs étaient au sol et ils ont été détruits. La chasse de nuit n'a rien pu faire, prévenue trop tard. Et pourtant on dit que c'était des Aïchi qui ont attaqué en piqué. Nos pièges font presque le double de leur vitesse ! - Alors tous les terrains de la couronne est de Kiev sont HS ? fit Gérard, d'une voix hésitante, ses yeux ne quittant pas Mykola. - Ouais, fit le copain avant de s'éloigner vers une autre table. Gérard se leva brusquement, le visage sérieux. - Finalement ton idée n'est peut être pas aussi fumeuse que ça. Je vais me coucher aussi. Ah, j'avais oublié, le courrier nous a rejoint j'ai pris le tien, ajouta-t-il en tendant une épaisse enveloppe à Myko. Celui-ci l'ouvrit en restant à table. Elle venait de Brest, en France. C'était Franck Delanot, l'homme au canote, de Millecrabe, le fan des moteurs Peugeot ! Mykola sourit. Longtemps qu'il n'avait pas eu de ses nouvelles. En mer, 10 novembre 1946 Cher Myko Ca y est, je suis officier de pont dans la Marine ! Tu as vu mon en-tête ? Enseigne Delanot… Deuxième classe, d'accord, mais Enseigne ! Alors ça c'est quelque chose, mon vieux. Pas eu besoin de ma petite combine pour y arriver. Comme ça, après la guerre, j'aurai une équivalence parfaite pour la marine marchande. Fabuleux. Encore que la Marine me plaît bien aussi, remarque. J'ai fait le voyage, par avion, via l'Afrique, pour gagner mon affectation. Comment peux-tu voler par plaisir ? Moi, ça m'a rendu malade de frousse. En tout cas je suis Troisième Lieutenant ; et dernier, remarque ; sur la "Petuosa", une Corvette de protection de convoi. On va passer l'équateur dans quelques jours et s'il n'y avait pas cette sacrée guerre ce serait merveilleux. Un temps idéal, avec une mer plate, sauf qu'il fait une chaleur insupportable et que dormir dans les chambres est hors de question. Le Pacha a fait installer un tube à incendie, sur la plage arrière, dont on descend l'écope juste sous la surface de l'eau et c'est quasiment la queue, toute la journée. Et pas question de priorité quand on a des galons ! L'autre jour l'écope a happé un petit poisson volant qui a été précipité sur la tête du gars prenant sa douche, un quartier maître sonar, qui s'est mis à brailler en faisant un entrechat de Premier danseur d'opéra. Depuis, au sonar tout le monde l'appelle "le danseur". Je crains que ça ne lui reste ! On se farcit la traversée de l'Atlantique sud, depuis Caravelas, un petit port au nord de Buenos-Aires d'où partent souvent les convois brésiliens. Je suis l'Officier grenadeur du bord… Les Escadres chinoises ne se hasardent pas dans ces eaux. Trop loin de chez eux, dit-on. Ce sont les sous-marins nos plus dangereux ennemis, dans ce boulot. Il paraît qu'ils se ravitaillent sur la côte africaine, à Freetown, sous influence Britannique, salopards de Rosbeefs ! Heureusement qu'on a le sonar pour les détecter et les attaquer. Mais je n'en ai pas encore vu la queue d'un. Pourtant ils sont là, dans l'Atlantique sud, je t'assure. La Petuosa a largué je ne sais combien de centaines de grenades depuis le début de la guerre. Je remplace un Enseigne qui a été muté sur un Destroyer. Le gars devait avoir le bras long ! Encore que je crois que les Destroyers ont eu leur heure de gloire pendant la Première Guerre. Aujourd'hui les bons bâtiments, rapides, bien armés, assez puissants m'ont l'air d'être les dernières Frégates, ou les croiseurs légers. Mais je pencherais davantage pour les Frégates à cause de leurs rôles multiples : sous-marins et anti aériens, plutôt que les petits croiseurs actuels qui sont moins aptes à la lutte anti sous-marine. C'est aussi l'avis du Second. Enfin bon, je ne me plains pas. Mais que le boulot est dur, Myko. Les quarts reviennent si souvent sur ces bateaux. Un sur deux… Et pas le droit de perdre sa lucidité sous prétexte de fatigue ou de chaleur. Je partage celui du Premier Lieutenant, Enseigne de Première classe, de carrière, assez sympa, en tout cas il ne joue pas les mecs supérieurs avec moi pendant les quarts. Il ne va pas tarder à recevoir son troisième galon et passer Lieutenant de Vaisseau. Il nous quittera et deviendra Second sur une autre Corvette. Il est chargé de me former, alors je mets les bouchées doubles pour apprendre le maximum de choses pendant ce voyage. La Marine voit arriver de plus en plus d'officiers de la Marchande, transformés sur navire de guerre. Je ne sais pas ce qu'ils valent dans la recherche des sous-marins, mais comme marins ils se posent un peu là. Ils me font penser à l'oncle Henrik. J'ai trop sommeil, je continuerai plus tard. En mer le 19 novembre 1946 16:30 Pas mal occupé, ces derniers temps. J'ai dû arrêter cette lettre. Ils nous attendaient du côté de Penedos de San Pedro, deux petites îles, sur l'équateur, où le convoi reçoit d'autres bâtiments d'Amérique du sud et se reforme. Le cauchemar a commencé ensuite. Ils ont attaqué par bandes de huit ou dix sous-marins, chaque nuit. On a un porte-avion d'escorte et ses appareils patrouillent autour et en avant du convoi quand le temps le permet, le jour. Mais la nuit on est seuls. En plus un sacré mauvais temps nous secoue. Je ne sais pas s'il y a encore quelque chose à dégueuler, dans mon corps ! Ce qui me vexe, comme tu peux l'imaginer ! Il faut dire que ces Corvettes de la série P ne sont pas très grandes, soixante-sept mètres, elles subissent la mer, et maintenant je sais ce que veut dire "subir". Tu ne peux pas imaginer, personne ne le peut, d'ailleurs, même un marin, avant d'avoir embarqué avec nous. Les Frégates, les Destroyers encore plus, sont des privilégiés, à côté de nous. Pas plus de soixante dix hommes d'équipage, chez nous, tu te rends compte ? Donc un carré assez restreint, trois Lieutenants, le Second et le Pacha. Le nôtre, Capitaine de Corvette, était commandant d'un paquebot de passagers en Indonésie, avant la guerre. Et son expérience nous fait du bien. Il a connu deux ouragans ! Parfois le bâtiment prend des inclinaisons à faire peur, mais lui, sur la passerelle, il se retient d'une main les jambes bien écartées, en continuant à fumer sa pipe dégueulasse dont l'odeur, sous le vent, ajoutée à la houle, te fait restituer tout ce que tu as bouffé… Il est le seul à ne pas prendre de quart fixe. Mais on le voit souvent arriver, n'importe quand, la nuit ou le jour, et je dois dire que ça soulage. En principe sur ces bâtiments il suffit d'un seul officier de quart mais étant donné notre inexpérience, au Deuxième Lieutenant et à moi ; lui est arrivé à bord quinze jours avant moi, mais il est mon Ancien ; on est en double, l'un avec le Premier Lieutenant et l'autre avec le Second. Celui-ci aussi, Lieutenant de Vaisseau, vient de la marchande, sur cargo et lui aussi a du métier. C'est un Bulgare, silencieux. Ca donne des quarts sans un seul mot paraît-il. En tout cas notre faible expérience impose aux autres le même rythme qu'à nous : un quart sur deux ! Quatre heures sur la passerelle quatre heures de repos. Quand on n'est pas d'alerte aux postes de combat ou de veille ! Et la nuit, parce que dans la journée pendant les heures hors quart il faut bien assurer l'entraînement de notre service, à chacun. Les grenadiers que je commande répètent, avec moi, ou m'apprennent…, les gestes de la mise en œuvre de ces tonneaux plein d'explosifs que nous appelons grenades. Quand on a un peu de veine on grignote encore une ou deux heures de sommeil, dans la journée, mais on est tous à bout. Brest me semble si loin. J'ai, en même temps, envie d'être qualifié "Officier de quart", seul donc, et j'en ai la trouille, maintenant. Au début, fort de mes quarts de nuit en croisière, à Millecrabe, je ne me rendais pas compte de la charge de responsabilités que ça représentait. Le navire, déjà, mais aussi la protection de nos moutons. Par temps calme et de jour je pense que je me débrouillerais tant bien que mal, maintenant. Même en conditions de guerre avec les changements de cap, les zigzags anti sous-marins toutes les vingt minutes. Mais l'océan, en cette saison est drôlement chahuteur, comme dit le Pacha. Les tempêtes se succèdent, dans notre coin. Et on n'est pas près de le quitter, à notre vitesse d'escargot. Un mauvais état de la mer impose, par exemple, sur Corvette, de faire réduire les tours machine en descendant une longue lame et mettre en avant toute pour monter vers la suivante ! Tout le temps. Et je ne te parle pas du temps vicieux où on prend les vagues de trois quarts ou par le travers ! Pas encore pigé à quel moment il faut faire balancer la barre, d'un côté ou de l'autre et commander, en même temps, des réductions ou des accélérations aux machines, sur une hélice ou les deux… Le Premier Lieutenant me dit qu'il faut le "sentir", tu parles d'un enseignement ! Seulement le mauvais temps n'est pas tout, il faut constamment surveiller les cargos dont on a la charge. Leurs Capitaines sont odieux. Ils ne tiennent compte de nos ordres que lorsque les sous- marins attaquent. Là on les voit tenir leur place dans leur colonne, respecter les vitesses, nos signaux de changement de cap. Et l'autorité qu'on a sur eux est toute relative. Aucune sanction, bien entendu, alors c'est une épreuve de force, entre le Commandant du navire d'escorte dont ils dépendent, et les Capitaines civils. Si mon écriture est si vilaine c'est que je suis dans ma cabine ; trois mètres sur deux, pour deux "locataires" qui ne s'y voient jamais, à cause des quarts ; et que la Petuosa roule comme une malade. Par la fenêtre du carré, quand on prend un repas, en ce moment, on voit parfois la mer juste là, pas dessous mais à notre hauteur ! L'autre Enseigne a prétendu, l'autre jour, avoir vu un poisson au hublot ! Alors qu'on est juste sous la passerelle, au-dessus du pont ! La moitié gauche, ou droite, du pont est dans l'eau, par moment… Les premières fois ça te coupe l'appétit. Après aussi, d'ailleurs, en ce qui me concerne. Et dire qu'on criait, à Millecrabe, quand le plat-bord frôlait la surface, sur nos deux mâts… Ca me fait penser à vous "les aviateurs" comme disait l'oncle Bernard. Je n'ai pas de nouvelles récentes de Piotr ni de Juan. Mais j'ai appris pour Cisco… J'ai aussi appris qu'Alexandre était Chef de Peloton dans les chars. Je ne le voyais pas du tout dans ces boites à sardines. Et je trouve que ton père est drôlement courageux. Ce boulot dans les antennes chirurgicales sur la ligne de front doit être éprouvant. J'ai l'air de me plaindre alors qu'en réalité la vie que je mène me plaît. Me crève mais me plaît, j'apprends, tu comprends ? Il faut que je te quitte à nouveau, je suis de quart dans dix minutes et il est de bon ton d'être un peu en avance sur la passerelle. 1 décembre à Brest A peine arrivés depuis cinq jours on vient d'apprendre qu'on repart. A bord c'est la pagaille avec l'avitaillement. Les coursives sont encombrées de caisses de vivres, les ponts sont parcourus de tuyaux menant aux cuves de carburant et les grenades sont entassées sur la plage arrière. On a embarqué un nouvel Enseigne à la place de mon Chef de quart. Pas encore vu, je ne sais même pas s'il en sait plus que moi. Des bruits circulent. Il paraît que les Atterrages occidentaux, à Brest donc, vont donner du monde aux Atterrages nordiques pour les convois de printemps, vers la Sibérie orientale en passant au sud de la banquise. Mais hier on disait que la moitié des Corvettes allaient partir pour renforcer l'escorte des convois qui remontent le canal de Panama, en venant d'Amérique du sud, puis le Pacifique, l'Océan Indien, Suez et montent ensuite directement vers Odessa. Ceux là ont presque un bâtiment sur deux coulé, dans les mers du sud… 2 décembre On vient de m'apprendre que je passe Officier de quart ! Le nouveau sort de l'Ecole des Réservistes ! Du coup je vais plonger dans les manuels de signaux et de manœuvres à la mer. J'ai la trouille… Ecris-moi à Brest, la Marine fait suivre assez vite. Par avion, au besoin. Salut. Ton cousin Franck. Myko se dirigea vers sa chambre et entreprit de répondre immédiatement, racontant à Franck par le menu les vols des derniers jours. Puis, dans l'élan, entreprit de mettre à jour ce qu'il appelait son cahier de route où il notait ce qui ponctuait sa vie, les missions, certaines conversations entendues. Le second, en fait, le premier avait été terminé avec les stages de formation. C'est fou ce qu'il pouvait noter. En vol son cerveau enregistrait les couleurs, les formes des nuages, ses impressions et il restituait le tout sur son cahier, le soir. *** Il était 4 heures du matin à peine passées quand les haut-parleurs se mirent à brailler dans les couloirs. - Alerte générale… alerte générale… tous les pilotes aux huttes… tous les pilotes aux huttes. Ce fut presque aussitôt un vacarme de jurons, de hurlements. - Ma combinaison qui a piqué ma combinaison ? - … mes bottes, Vlady tu as mes bottes aux pieds. Le cœur de Mykola battait rapidement quand il s'assit sur son lit et il se força à rester dix secondes à respirer et expirer lentement pour se calmer pendant que ses copains de chambre s'agitaient comme des fous. Redevenu maître de lui il s'habilla très vite avec des gestes précis qui lui firent en terminer en même temps que les autres. Il enfila deux pantalons, comme le lui avait conseillé le blessé, la veille, les bas, qui étaient juste secs, et deux pulls, sous le blouson de mouton qui ne sentait plus grand chose, ce matin, mais lui parut raide. Personne ne passa par l'immense salle de bains du baraquement, pas le temps. Les haut-parleurs continuaient à débiter la même annonce, ajoutant seulement que des véhicules attendaient dehors pour emmener tout le monde aux pistes, où des instructions leur seraient données. En traversant le mess Mykola fit comme un ou deux d'entre eux et rafla du pain, assez rassis, et du fromage sur une table du dîner, pas encore desservie. A 04:30 ; il faisait toujours nuit noire ; ils pénétraient tous dans leur hutte d'Escadron. Depuis le départ de la camionnette Gérard tannait Myko, lui demandant où il s'était procuré ce blouson ? "Et pourquoi un blouson et pas ta combinaison habituelle"? On entendait démarrer des moteurs, un peu partout. Les mécanos de piste, sûrement. Un certain nombre passait la nuit sur place pour réparer des pièges en panne de radio ou de moteur. Sitôt à l'intérieur de la hutte certains Darwiniens s'effondrèrent dans des fauteuils, et s'endormirent de nouveau. Mykola remarqua que Violet et les deux chefs d'Escadrilles n'étaient pas parmi eux. Gérard avait récupéré du pain et un fond de pot de confiture et Myko et lui se confectionnèrent chacun un sandwich, mi-confiture mi-fromage… Ca avait quand même un drôle de goût ! Une demi-heure plus tard des jeunes femmes en uniforme débarquèrent avec des boissons chaudes et des petits sandwiches, et ils remirent ça ! Le Commandant Violet arriva à cinq heures quinze et tout le monde se précipita de son côté. Il alla directement devant le tableau noir, suivi des Chefs d'Escadrille, et commença à écrire à la craie : "Position d'alerte générale à 15 minutes". Puis il passa une craie au Lieutenant Pinicci, patron de la Première et une autre à Pereira. Chacun d'eux afficha la composition de son Escadrille et des paires. Myko était une nouvelle fois N° 2 de Masglish dans la section Jaune. Il était Jaune 4. Il en fut content. Ils avaient volé à plusieurs reprises ensemble et Myko commençait à connaître les habitudes de vol de son N°1. Masglish n'aimait pas trop que son équipier le colle, mais annonçait toujours ses manœuvres d'un battement d'ailes ce que ne faisaient pas tous les N°1. Maintenant est-ce qu'il le faisait également au combat ? Peut être pas ? Il faudrait se débrouiller pour ne pas le lâcher tout en surveillant l'extérieur, leurs arrières, leur trajectoire, devant, enfin tout, quoi… - On sait encore peu de choses, commença Violet, qui portait ce matin une longue écharpe blanche dans le col de son blouson de mouton. Les renseignements viennent d'observations au sol. Sur le front, d'abord, puis des observateurs de DCA sur le cap de Kiev. Il semblerait qu'une énorme armada soit en vol à destination de la capitale. Sans visibilité depuis le sol, avec l'obscurité, et encore hors de portée des radars, on ne peut pas en apprécier le nombre mais ils sont si nombreux que les premiers ont été localisés à cinq cents kilomètres de la ville alors qu'au front on en entendait de nouveaux qui approchaient, derrière les lignes ennemies. Ca ressemble à un raid comme on n'en a jamais connu. Kiev a déjà été bombardée dans le passé mais la chasse a fait le ménage. Seulement cette fois les bombardiers sont probablement plusieurs milliers… S'ils passent vous devinez qu'il n'y aura plus de Kiev à midi, aujourd'hui même ! Le Sénat a été évacué il y a une heure, mais il semble que le Gouvernement ne veuille pas quitter son poste. Le Haut Commandement espère faire changer d'avis le Premier Ministre et le Président, mais on dit qu'ils sont têtus… Et il est impossible de déménager les ministères d'où la guerre est dirigée. Ne parlons même pas de la population, nous n'avons, ni le temps ni les moyens, de le faire ! Myko eut un tressaillement. L'oncle Edouard ! Comme tous les autres soldats de la famille Mykola n'avait pas donné son nom complet en s'engageant, seulement Stoops, à la demande de l'oncle Edouard, justement. Et il n'avait, bien sûr, jamais dit qu'il était le neveu du Président de la Fédération. Oui, en effet celui-ci était bien capable de rester à Kiev sous les bombardements. Pas par fanfaronnade mais plutôt pour motiver les défenseurs de la ville, artilleurs, pilotes de chasse. C'était bien son genre, ça. Et ça marchait parce qu'autour de lui il vit les visages se crisper. Il n'y eut pas de commentaires belliqueux, les pilotes de chasse n'étaient pas comme ça non plus. Ils la ramenaient à tout bout de champ, partout, mais pas entre eux, à propos du combat. De la pudeur, ou de la superstition peut être ? Les pilotes de chasse étaient incroyablement superstitieux, ils avaient hérité cela des anciens de la Première Continentale. Myko avait décroché un instant et revint à ce que disait Violet. - … donc pas avant une bonne heure, étant donné que la chasse de nuit, sur Mosquito, harcèle les bombardiers de tête et tente de faire éclater les premiers groupes, au moins. On peut toujours espérer qu'elle y arrivera ce qui donne une heure estimée d'arrivée du gros des forces aux abords de la ville à peu près au lever du jour, disons vers 7 ou 8 heures trente TU. Je pense que c'est ce que leur Commandement a prévu pour assurer une bonne visée aux bombardiers. Mais nous devons être prêts à décoller à chaque instant. La météo devrait être plutôt bonne aujourd'hui avec un ciel dégagé, peut être jusqu'à 4 000, mais la couche n'est pas épaisse et le plafond s'élèvera probablement ensuite. Comme on n'aura évidemment pas encore d'informations sur l'importance de l'escorte de chasse ennemie tant que les radars ne verront pas les formations sur les écrans et pourront ainsi faire la différence entre les échos, on va considérer qu'elle est proportionnellement aussi nombreuse qu'à l'ordinaire. Peut être moins qu'hier, mais bien placée. Probablement au-dessus des bombardiers et entre les groupes, pour intervenir soit devant, soit derrière. Ce qui veut dire qu'en attaquant on est susceptibles de les voir débouler d'un côté ou de l'autre, à droite aussi bien qu'à gauche. Bon, n'oubliez pas que, même si on recevait pour mission de prendre en compte les chasseurs, le grand danger ce sont les bombardiers, il faut absolument disloquer leurs formations pour faire échouer le raid, alors je ne veux voir personne se débarrasser de ses fusées, avant d'engager les Zéros, compris ? Je m'occuperai personnellement de celui qui le ferait, s'il s'en sort… Il parcourut la salle devant lui, histoire de faire entrer dans les têtes ce qu'il venait de dire. - Bien, pratiquement, la Première va aller se placer en position d'alerte, dans les appareils, dès maintenant, en bordure de piste, perpendiculairement à celle-ci. Selon la décision de l'ordre des départs que donnera la tour de contrôle à tous les Escadrons qui sont basés ici. Dans une demi-heure la Seconde prendra le relais et viendra se placer derrière. Ainsi au plus tard à 7 heures tous les Escadrons de cette base seront alignés le long de la piste pour gicler en quelques minutes. Des mécanos se tiendront à côté de chaque avion pour vous aider à vous installer et à lancer votre moulin si vous êtes à terre quand l'alerte sera donnée. Toutes les demi-heures les pilotes d'une Escadrille seront autorisés à descendre des pièges pour se détendre les jambes et le dos. Mais interdiction absolue de s'éloigner de son avion de plus de 20 mètres ! Ainsi de suite toutes les demi-heures. Deux fusées rouges donneront le signal d'alerte. Vous regagnerez votre appareil. Il fera froid dans les avions à cette heure ci, donc couvrez-vous… et mangez. Je pense que le contrôle nous fera décoller après le jour. Je vous l'ai dit, à mon avis les premières vagues de bombardiers arriveront à la limite du jour, mais peut être les attaques de la chasse les auront-elles retardées ? Dernière chose, on partira sur le canal radio 4. En l'air écoutez les ordres. Canal de détresse le 6, comme à l'ordinaire. Le code reste le même, aujourd'hui je suis Lambin leader et les deux Escadrilles restent Lambin-Pelage et Lambin-Viatique, les sections conservant leur couleur. Bien entendu on n'emmène pas de bidons sous le ventre, on volera avec le carburant interne. Faites attention à ne pas vous laisser embarquer trop loin pour être capable de revenir vous réapprovisionner en munitions pendant la bataille. Souvenez-vous qu'entre un bombardier qui va vers l'objectif et un autre qui en revient le choix est simple c'est celui qui a encore ses bombes que vous devez envoyer au tapis. Les N°1, repérez où vous vous trouvez et ne laissez pas vos N°2 rentrer seuls. Souvenez-vous que les terrains de l'est sont probablement impraticables et qu'il n'y a plus ni carburant ni munitions là-bas. Donc repérez, sur vos cartes, avant de partir, la localisation des terrains du nord et du sud, et mémorisez-la… Interdiction de survoler Kiev, les artilleurs tireront sur tout ce qui vole. Après le décollage on monte en spirales larges vers 3 000 mètres, vertical terrain, où on regroupe par Escadrille. Je volerai avec la Première… Allez, contrôlez soigneusement vos appareils je ne veux pas qu'un piège reste en carafe au milieu de ceux dont les moteurs tournent. Voilà c'est tout pour l'immédiat. En ce qui concerne les nouveaux pilotes faites ce qu'on vous a appris, restez derrière votre N°1 et si vous le perdez essayez de vous trouver un autre piège seul. Si vous n'y arrivez pas gardez votre calme, économisez vos munitions et souvenez-vous que ce sont les bombardiers les plus importants… Notez les prévisions météo et bonne chance à tous. Comme la plupart des pilotes, Myko avait écrit les instructions au crayon gras, sur le poignet gauche de sa chemise d'uniforme, sous le blouson, pour être sûr de ne pas les oublier. Il songea à l'après-midi de l'avant veille où ils avaient fait de l'entraînement au tir des fusées. Les impacts au sol étaient spectaculaires. Il était probable qu'un bombardier ne s'en remettrait pas. Mais fallait-il au moins le toucher… Il faudrait certainement tirer de très près, comme Piotr le lui avait dit. De toute façon il avait pris l'habitude, au tir sur cible remorquée, à Erfurt, de ne jamais ouvrir le feu à plus de 150 mètres. Avec les fusées il fallait peut être approcher plus encore ? C'était logique. Et peut être aussi les tirer deux par deux ? Avec les quatre fusées, ça ne laisserait la possibilité de descendre que deux bombardiers seulement, mais c'était la sécurité. Et puis il songea à ce qui lui était passé par la tête : QUE deux bombardiers ! S’ils en touchaient un ce serait déjà bien beau, il ne fallait pas se faire d'illusions, il avait tout à apprendre… *** Installé dans son poste de pilotage, verrière entrouverte pour éviter la condensation avec sa respiration ; et évacuer les vagues relents d'essence montant de son blouson…; Myko regardait le ballet des mécanos, chacun armé d'un fanal, guidant les derniers avions venant se mettre en place. Des Spits d'une Escadre entièrement Tchèque d'après le petit sigle peint sous la cocarde aux quatre couleurs de la Fédération : noir, blanc, bleu, rouge, entrevu fugitivement dans la lumière d'un fanal au moment où le pilote faisait pivoter son avion ; il y avait encore des unités totalement composées de pilotes d'une même République. Il faisait toujours nuit. Comme beaucoup d'autres pilotes, sûrement, Myko avait branché la radio, écoutant d'abord le canal 3 du contrôle général avant de passer sur le 4. Les chasseurs de nuit étaient en pleine bagarre et ça semblait bien se passer pour eux. Ils étaient beaucoup moins bavards que la chasse de jour. Les Zéros chinois intervenaient très peu, ce qui était logique de la part de chasseurs de jour. Il faut un entraînement particulier pour faire ce boulot dans l'obscurité. Le temps passa doucement et le jour commençait à se lever quand la radio diffusa une phrase qui lui fit l'effet d'une gifle : - "Mais… ce ne sont pas des bombardiers… Ballon de Basique, je vois des parachutes sortir d'un Ju52 touché !… Il y en a beaucoup trop… Ballon ce sont des Ju52, pas des Do17… D'autres parachutistes sautent d'un piège en flamme. Je les distingue très bien." Un silence puis : - "Basique, de Ballon-Contrôle, confirmez Basique leader. Combien voyez-vous de parachutes ?" - "Une cible en flamme est passée dans les faisceaux de deux projecteurs anti-aériens. Je vous dis qu'il en sautait sans arrêt, Ballon… j'en ai vu au moins quinze… Et je sais reconnaître un trimoteur Ju52 quand même !…" - "Ballon à tous les leaders dans le secteur Echo passez sur canal 5. Urgent." Sans hésiter, à gestes nerveux, Myko sélectionna le canal 5. - "Ballon à tous les leaders pouvez-vous confirmer formellement que le raid ennemi est constitué de bombardiers Do17 ou d'autres modèles ?" Le contrôleur avait insisté sur le mot et attendit. Personne ne vint sur la fréquence. Ballon reprit l'antenne mais c'était une autre voix, plus grave, qui s'exprimait. - "Ballon à tous, il est vital de savoir ce que sont ces cibles. Quelqu'un a-t-il fait une observation ?" - "Ballon, de Blaireau leader. C'est vrai que j'ai vu des cibles m'allumer à la mitrailleuse, mais je faisais surtout attention à placer mes fusées." - "Ballon de Cachet leader… j'ai fait une attaque en venant sous une cible. Dans l'éclair de l'explosion, quand ma fusée a percuté, il m'a semblé apercevoir des roues, sous les ailes… des roues sorties, comme un train fixe, je ne sais pas comment le dire autrement." - "D'autres observations ? Quelqu'un se souvient-il d'un détail, même minime ?" La voix du contrôleur était tendue, maintenant. Il n'y eut pas de réponse. - "Quelle est la lumière là-haut ? reprit-il enfin. Dans combien de temps pourrez-vous approcher d'assez près pour identifier formellement les cibles ?" Si le soleil commençait à pointer, là-haut, ses rayons, venant de l'Est devaient aveugler les pilotes ! - "Je suis en train d'approcher par le bas, Ballon. Fistule en train d'approcher par l'avant pour avoir une silhouette face à l'est. Mais à la vitesse de croisement je ne sais pas ce que je pourrai voir…?" Mykola comprit la situation. Fistule était dans le noir en montée, il connaissait l'altitude moyenne de croisière du raid mais chacun des groupes de celui-ci avait sa propre altitude, qui pouvait varier d'une centaine de mètres, avec le précédent ou le suivant. A voler ainsi à la rencontre des appareils ennemis et face à la faible lumière du soleil levant, c'était un truc à… - "Ballon de Cachet leader, une explosion assez violente au nord de ma position…" Dieu, le gars avait percuté ! Et puis une voix s'éleva. - "Ballon de Fistule 2… Mon leader vient d'entrer en collision avec un trimoteur. J'ai parfaitement vu les trois moteurs, le central et les deux d'aile. Le Ju52 chinois était le seul trimoteur construit en série. Et c'était un avion de transport ! Ce raid immense était composé d'avions transportant… des parachutistes ? Mais combien étaientils se demanda Myko, tétanisé sur son siège. Voyons s'il se souvenait bien, le Ju de transport pouvait emmener une dizaine de blessés en civières, alors disons une vingtaine de parachutistes chacun. Et il y en avait des milliers…? Peut être plus d'une division, alors ? Une division sautant sur Kiev. Mais ils prendraient la ville en… en moins d'une matinée ! Les troupes autour de la ville mettraient trop de temps pour arriver. Kiev risquait de tomber… Kiev où se trouvaient les Etats Majors, toute la coordination de cette guerre, où arrivaient toutes les communications, où se trouvaient tous les décideurs ! Ils allaient être faits prisonniers ! Il eut envie de descendre de son avion pour dire la nouvelle aux autres et il releva la tête, s'apercevant que le jour commençait à se lever. On les avait installés au bout de la piste 08, celle qui était face à l'est pour qu'ils puissent voir les obstacles devant eux, en ombre chinoise, au décollage. Et là-bas on commençait à entrevoir une lueur. Il y eut une explosion au-dessus de sa tête et il aperçut une fusée rouge, suivie d'une seconde. Dans la même seconde il entendit une dizaine de moteurs cracher. Rapidement il entama la procédure de démarrage du sien. *** L'Escadron volait à 4000 mètres, par Escadrille en formation décalée, chaque avion volant un mètre en arrière de celui qui le précédait, sur sa droite et à une dizaine de mètres sur le côté. La couche de nuages hauts se dissipait, le soleil les éclairait de face et ce n'était pas confortable. C'était une de ces belles matinées d'hiver, la météo s'était un petit peu plantée ! Heureusement il était bas sur l'horizon à cette heure ci et, en baissant la tête et en quittant l'appui-tête destiné à protéger le crâne en évolution de combat, on pouvait protéger ses yeux des rayons lumineux. Rien, à la radio, n'avait révélé si les autres pilotes de l'Escadron connaissaient la nouvelle et Myko se demandait s'il devait la communiquer ou pas. Une Escadre entière volait en dessous d'eux, loin à droite, mais les yeux de Mykola lui avaient permis d'identifier les ailes elliptiques des Spits V. Il l'annonça en utilisant les indicatifs du jour : - "Lambin de Jaune 4, une escadre de Spits à 3 heures, dessous". Violet répondit tout de suite : - "Comment savez-vous que ce sont des Spits, Jaune 4?" - "Je le vois, fit Mykola." - "A cette distance ?" Violet avait l'air sceptique. - "Affirmatif, Lambin." - "Reçu." C'était déjà arrivé à plusieurs reprises, à Erfurt, jusqu'à ce que Mykola se rende compte que sa vue était vraiment excellente et ne s'étonna plus de remarques comme celle-là. Cinq minutes plus tard la radio crachota comme si quelqu'un tapotait son laryngophone avant d'émettre. - "Leader Lambin à tous. Les copains entrent dans la bagarre mais on n'a pas encore réussi à casser le dispositif ennemi. Ils ont resserré leur formation et volent sur quatre colonnes de front. Leur protection de chasse est exceptionnelle, il y a là plusieurs centaines de Zéros à proximité des têtes de colonnes et sûrement d'autres derrière. Ils volent au-dessus et protègent fortement les colonnes latérales pour nous empêcher de passer et de disloquer l'ensemble. Pour l'instant la bagarre se situe dans la région de Pryluky, dans l'est de Kiev. Notre mission est d'attaquer les cibles. Je répète, les CIBLES. Elles ne doivent pas passer. Pour le cas où vous ne le sauriez pas, ce ne sont pas des bombardiers mais des Ju52 transports de parachutistes, le modèle armé d'une tourelle supérieure. Visiblement l'objectif ennemi est la prise de Kiev, je répète : la prise de Kiev ! C'est la raison pour laquelle la chasse est aussi importante. Il doit y avoir là toute la chasse des fronts Chinois nord et est ! Ne vous posez pas de question à ce sujet, nous aussi nous avons beaucoup de monde, parce que s'ils passent et lâchent leurs parachutistes sur Kiev il n'y a personne, en bas, pour s'opposer à eux. Souvenez-vous de la prise de Karagandy, au Kazakhstan, au début de la guerre. Une Brigade parachutiste a effacé de la carte une ville de 100 000 habitants en une journée. Cette bataille, qui commence, est probablement la plus importante de la guerre. Si on craque on risque fort de la perdre en même temps que Kiev. Les Chinois n'ont rien à vous apprendre sur le combat aérien, vos pièges sont plus rapides et valent mieux que les leurs en évolution. Nous avons un énorme avantage, nous pouvons réarmer très vite, en dessous de nous. Eux doivent faire des centaines de kilomètres pour ça ! Nous disposons de 190 obus par canon, le Zéro de 60 seulement. Gardez ces chiffres en tête, ils vont être obligés d'être économes de leurs munitions. Pas vous. De même souvenez-vous que le Zéro grimpe comme une fusée, presque aussi bien que vous, mais pique moins vite. Maintenant on va monter à 7 000 pour arriver au-dessus de tout le monde… Surtout gardez votre sang froid. Terminé." Myko n'avait jamais entendu un aussi long message à la radio. Mais il n'avait jamais non plus connu de situation aussi grave ! Il n'eut pas à se poser de question sur son contenu car Pereira commençait à monter dans le 075° tandis que la Première, plus loin à droite, faisait de même. Le jeune homme se sentait concentré sur lui même et vigilant sur l'extérieur. Il prit véritablement conscience, pour la première fois, qu'il pouvait détacher son esprit des gestes qu'accomplissaient ses mains dans la cabine de pilotage et observer, comme en dehors de lui-même, à la fois son propre comportement, les appareils des autres membres de l'Escadron, comme s'il les voyait de l'espace, quelque part derrière et au-dessus… comme si son esprit avait quitté son corps et observait de quelque part, plus haut. Il se sentit étonnament sûr de lui, ce qui n'était pas son genre, lui qui doutait souvent, se posait toujours de multiples questions. Bien qu'il ne l'ait jamais vécu autrement qu'en imagination, depuis quelques jours, il savait ce qui l'attendait là-bas devant. Les chasseurs plongeant dans tous les sens, les gerbes de traceuses, les explosions d'appareils touchés. - "Pelage par la droite, derrière moi, fit la voix de Violet, Viatique juste après. Allez !" Le FW de Violet se retournait et plongeait prenant très vite de la vitesse. A ce moment seulement le cerveau de Myko lui restitua un tableau complet de l'espace. Plus bas quatre larges colonnes de grands avions volaient en formations serrées, leurs ailes certainement pas à plus de trente mètres les unes des autres. Les colonnes s'étalaient jusqu'à l'horizon, loin à l'est ! Il n'avait jamais vu autant d'avions dans le ciel. Et puis les nuées de chasseurs tout autour, certains se livrant combat, les autres semblant tisser une protection invisible autour des trimoteurs. Il semblait y avoir autant de Zéros que de FW et de Spits ! Comme piloté par un autre son piège était passé sur le dos et, derrière Masglish, son N°1, le nez vers le bas, descendait très vite sur la colonne la plus proche qui, elle, sembler se rapprocher de lui à une vitesse folle ! Il nota les quatre Zéros qui commençaient à grimper dans la direction de l'Escadron à l'attaque, les Ju52 dont les ailes, le long nez et le fuselage dessinaient des croix dans le ciel, sur le fond clair de la neige, au sol. Et puis il entendit… Le même vacarme de jurons, de mises en garde, de cris de douleurs, de hurlements. Mais, cette fois, il ne ressentit rien. Il était une sorte de témoin intouchable, impartial. Ses yeux surveillaient, en même temps, l'avion de Masglish, pour ne pas le perdre, les deux Ju52 qui étaient des cibles potentielles, juste dans leur trajectoire, enregistraient les gerbes de balles que les mitrailleurs chinois tiraient, depuis la tourelle dorsale des Ju52. Son cerveau calculait le meilleur moyen de transpercer la colonne et lui disait qu'ils ne pourraient pas viser sérieusement dans ces conditions là. Au canon, oui, mais pas avec les fusées. Il fallait les garder pour une meilleure occasion. Dans un tir vertical, comme ça, il ne pouvait que compter sur la chance pour toucher. Son pouce dégagea la sécurité des canons. Un moteur latéral plutôt que le central, songea-t-il sans aucune raison en se décalant légèrement pour ajuster le deuxième Ju qui se présentait sous un meilleur angle. Il lâcha deux très courtes rafales, apercevant les traceuses de sa mitrailleuse témoin, balisant la trajectoire de ses obus, passer devant la cible. Masglish avait l'air d'insister sur le premier, tirant une interminable rafale. Pourtant ils descendaient presque à la vertical, comment espérait-il passer… Dieu ! L'avion de son N°1 venait de percuter l'empennage du Ju52… Myko ne sut jamais comment lui avait réussi à traverser la colonne aux avions aussi serrés ! Le hasard, forcément… Quand il reprit son contrôle son Focke Wulf était toujours en piqué. Ses instruments indiquaient qu'il frôlait les 800 km/h et venait de passer 2000 mètres d'altitude. A droite il voyait un Spit et un FW descendre en flamme. De la main gauche il réduisit les gaz en ramenant la manette en arrière et commença à tirer sur le manche. Doucement d'abord, puis fermement, pendant qu'il le pouvait encore, le sol était si proche… La commande était dure comme s'il tentait de soulever une voiture avec un cric au manche trop petit. Il savait ce qui allait se produire… Dès la ressource vers le ciel entamée, sa main gauche écrasa la manette de gaz juste avant qu'il ne se sente s'enfoncer dans son propre corps, sous l'accumulation de G, ses épaules pesant une tonne chacune, sa mâchoire inférieure tombant sans qu'il ne puisse l'empêcher, ouvrant grand sa bouche, à peine retenue par le masque à oxygène. Est-ce que le voile noir allait venir aussi ?… Sa vue était perturbée… Non ! La lumière. Le soleil, l'est… Il ne se rendait pas compte que son cerveau semblait lui parler à voix haute, dans sa tête ! Il remontait en chandelle vers le ciel, comme une de ces balles traçantes. Le voile noir n'était pas vraiment tombé devant ses yeux. Son corps ne pesait plus, maintenant, que son vrai poids. C'était fini… Son cerveau était irrigué normalement, capable de réfléchir. Immédiatement il s'en voulut. Il avait manœuvré comme un imbécile. Il aurait dû stopper ce piqué ridicule bien plus tôt. Il avait ensuite bêtement perdu sa vitesse à remonter au niveau des cibles. Il songea fugitivement à Masglish, se dit que ce n'était pas le moment. Un coup d'œil devant, là-haut. Chercher un autre N°1. Oui, mais où, dans cette folie qui entourait les quatre colonnes ? Des avions se croisaient à des vitesses dingues. Il n'avait aucune chance de s'accrocher à la queue d'un piège ami. Lui remontait, assez vite bien sûr, 425 km/h au Badin, mais ce n'était rien à côté de ce que devaient afficher les FW qu'il voyait traverser en piqué les rangs des JU. Il comprit que ce n'était pas en montée qu'il pourrait se glisser derrière un leader, mais en descendant. Pour ça il fallait se trouver au-dessus des cibles. Autant tirer, au passage. Il sélectionna les fusées sur le coup par coup et poussa sur son manche pour adoucir son angle de montée, revenant à l'horizontal, sentant ses fesses quitter un instant le contact du siège sous la force centrifuge qui l'expédiait vers le haut. Il fit un 180° par la gauche, sur la tranche, et se retrouva sous une colonne, dans le sens de sa progression, vers l'ouest, vers Kiev, pour que sa vitesse relative soit plus faible, par rapport aux avions ennemis et qu'il ait le temps de soigner sa visée. Il vint tangenter la trajectoire des Ju52… Attention : surtout rester dessous. Parce qu'au-dessus des colonnes, à voler comme ça il serait tiré par des dizaines de mitrailleurs installés dans leurs tourelles sur le dos des appareils. Et puis, sous la colonne, collés à elle, les Zéros ne le voyaient pas… Voilà, là il était bien… Il remontait la file, juste en dessous des appareils ennemis. Devant, un Ju grossissait à travers le pare-brise. Dieu qu'il avançait lentement, ce piège ! Il allait tirer une seule fusée… Il fallait faire son apprentissage de ces trucs là. Piotr disait que c'était sacrément efficace… Son pouce s'immobilisa au moment où il allait presser le bouton de tir, sur le manche… Non, plus près… plus près encore…. Il réduisit autant qu'il le pouvait sa propre vitesse sans résultats spectaculaire, ça allait encore trop vite à son gré, il lui aurait fallu des aéro-freins, ou alors descendre ses roues pour freiner un bon coup, mais il allait trop vite pour cela, elles seraient arrachées… Ces Ju52 étaient des avions de transport, lents. Ils ne devaient pas dépasser les 250 km/h en ce moment. Le ventre des appareils chinois était à une trentaine de mètres au-dessus de sa tête, un peu à gauche. Il ajusta une cible qui se trouvait à 50 ou 60 mètres, seulement, en bougeant légèrement les pieds sur le palonnier, successivement à droite, puis à gauche et encore légèrement à droite, il amena la croix du collimateur à l'intersection du fuselage et des ailes du trimoteur chinois et pressa la mise à feu en se disant qu'il aurait peut être le temps de faire une correction de tir quand il aurait vu de quel côté sa fusée allait passer. Une longue flamme sembla naître de son aile gauche et filer droit devant. Elle percuta directement le fuselage qui commença à se casser au niveau du ventre ! Il passait dessous quand la partie avant bascula vers le sol, juste là au-dessus de sa tête relevée ! D'instinct il balança le manche sur la droite pour se mettre à l'abri. Dans son rétro de combat Myko aperçut les deux moitiés qui tombaient lentement. Et des tôles qui chutaient. Dieu, ça marchait ! Il avait crié, dans la cabine, et cela le dégrisa sur l'instant ! Froidement il revint sous la colonne et se remit en position, visa une autre cible et tira un peu plus tôt, à 100 mètres du but, pour avoir le temps d'éviter les débris. Cette fois la fusée frappa à l'emplanture de l'aile droite qui cassa net. D'un coup de manche il s'écarta et aperçut, sur la droite, assez loin, une aile de FW virevoltant dans l'espace, sa cocarde apparaissant à chaque tour. Quand il revint se placer sous la colonne il réalisa que son cerveau avait déjà enregistré beaucoup de scènes comme celle-ci. Les pertes étaient dures. Il chassa tout ça de son conscient, il ne pouvait rien pour ces pauvres gars. Il fallait profiter de ce qu'aucun Zéro ne l'avait repéré, si près des Ju. La troisième fusée frappa à nouveau une emplanture pour le même résultat et il se dit que c'était ça la bonne solution pour assurer son coup : l'emplanture, à 100 mètres maximum, moins si c'était possible en assurant sa sécurité-collision. A cette distance l'explosion était si forte que la structure du transport ne tenait pas. Pour sa dernière fusée il choisit soigneusement sa cible. L'avion de tête d'un groupe, un leader peut être ? Il avait du être moins attentif dans sa visée parce que la fusée toucha le fuselage arrière. Des débris volèrent au-dessus et rien ne se produisit. Il coupait carrément les gaz pour faire tomber sa vitesse et rester en position, derrière le Ju, pour le finir au canon quand, presque au ralenti, l'empennage se sépara du fuselage et le grand avion partit lentement en vrille sur sa gauche ! Quatre fusées au but, quatre victoires… Le chiffre tournait dans son crâne, mais son cerveau ne lui donnait pas vraiment de signification. Il pensait surtout qu'il n'avait plus de fusées et qu'il y avait tant de cibles ! Il lui restait encore ses canons mais il savait que ce serait beaucoup plus difficile. Il devait réfléchir, laisser un peu de temps à son cerveau pour trouver la meilleure attaque. Il regarda à droite et à gauche. Sur la gauche, du côté des trois autres colonnes de Ju il apercevait deux transports, des moteurs en flamme, qui descendaient vers le sol en lâchant leurs parachutistes. Kiev se trouvait devant, ils ne tomberaient pas sur la ville mais ces soldats d'élite poseraient beaucoup de problèmes s'ils réussissaient à se regrouper. Il fallait trouver le moyen de disloquer la formation. Séparément les Ju seraient des proies faciles pour les chasseurs. Les Zéros ne pourraient pas les protéger tous. Mais pour faire éclater les groupes il n'y avait rien d'autre que les fusées… Attaquer du dessus peut être, en venant tangenter les colonnes afin de tirer rapidement sur deux Ju, malgré les mitrailleurs ? En voyant des coups au but, devant eux, les pilotes des autres appareils auraient peut être le réflexe de s'écarter. Cela suffirait-il pour rompre la formation de ces pilotes chinois si disciplinés ? Mais en passant au-dessus, un chasseur serait également visible des Zéros qui plongeraient vers lui. Il n'aurait pas le temps d'ajuster un transport… Ou alors il faudrait appliquer l'attaque qu'il venait de faire, par dessous, en tirant deux transports ? Dans tous les cas de figures il lui fallait de nouvelles fusées. Et puis il remarqua un changement dans la colonne. Elle commençait à descendre ! Les transports devaient avoir une altitude de largage largement inférieure à 2 000 mètres, les appareils de tête commençaient à se préparer à l'opération : le largage massif des parachutistes ! Il se décida brusquement et accéléra à fond pour tirer au canon les appareils qu'il dépassait et plonger ensuite avec assez de vitesse pour échapper aux Zéros et filer se faire réarmer à Filevo, un petit terrain qu'il avait repéré et entouré d'un rond rouge, sur sa carte, au sud de la ville, quand il attendait, avant le décollage. Il s'aligna et sélectionna un objectif loin devant. Il visa le moteur droit et commença à tirer une très courte rafale, à trois cents mètres. Rien. Les Ju défilaient de plus en plus rapidement au fur et à mesure que sa vitesse propre augmentait. Il n'allait pas tarder à rejoindre la tête de la colonne et il écrasa longuement le bouton, au sommet de son manche. Ses canons secouèrent le FW 190 qui gardait parfaitement son cap. C'était une qualité de la machine, le rapport poids-surface des ailes, la charge alaire. C'était une plate-forme de tir très stable. L'avion était insensible aux turbulences moyennes. Cette fois, en vol horizontal, sans se hâter, sa visée, au collimateur, sans correction, fut parfaite, il vit ses obus percuter l'aile, derrière le moteur. Et celui-ci dut encaisser parce qu'il se mit à fumer. Au même instant Myko songea que dans ce curieux fuselage en tôles ondulées se tenaient une vingtaine de parachutistes qui s'apprêtaient à attaquer Kiev. D'une légère pression du pied sur le palonnier il fit déraper le nez de son chasseur vers la gauche et le croisillon du collimateur vint se placer dans l'axe du fuselage. Cette fois il tira une plus longue rafale et, sans état d'âme, il vit ses obus perforer le métal, la tôle ondulée… Quand il quitta l'abri de la colonne, débouchant en plein ciel, après avoir rattrapé la tête de colonne, il crut tomber dans un nid de guêpes en furies. Il y avait des avions partout. Et beaucoup tombaient… Beaucoup traînaient des sillages de fumée. Levant la tête brusquement il vit qu'au-dessus des Ju des combats furieux se déroulaient. Il aperçut même un Zéro tenter de percuter un Spit qui perdit des débris et plongea vers le sol. Mykola, fasciné, le regarda une seconde de trop. L'erreur. Le capot de son propre avion, là, à un mètre de ses yeux, fut parcouru d'une sorte de frisson pendant qu'une série de petits trous apparaissaient ! Simultanément il enclencha la surpuissance de son moteur, l'injection de MW5, l'eau/méthanol, et balança le manche à gauche, bottant du même côté dans le palonnier, alors que son appareil accélérait comme un fou. Le FW partit dans un tonneau brutal qu'il arrêta très vite, pour tirer sèchement sur le manche et il commença à avaler le ciel ! Le bruit de son moteur, en surrégime, lui parut effrayant et il se demanda si la mécanique était capable de résister à cet effort, si elle n'avait pas été endommagée par la rafale ? Au début de sa ressource il eut le temps de voir deux Zéros qui le dépassaient. Toujours en montée, il passait déjà sur le dos et tirait à nouveau sur le manche. Dans cette position, et en surpuissance, sa machine piqua vers le sol à une allure démente. Il stoppa immédiatement l'injection. Le manche était d'une efficacité stupéfiante, il le savait, mais cet angle de piqué était ahurissant. Les Zéros n'avaient certainement pas eu le temps de voir qu'il essayait de les suivre. Ses yeux tentèrent de regarder les trous sur son capot. Une rafale d'une seule mitrailleuse, certainement, parce qu'une gerbe l'aurait envoyé au tapis à coup sûr ! Son Badin lui indiquait une vitesse de 765 km/h. Il se tordit le cou pour surveiller le ciel, derrière lui. Il ne voyait plus les deux Zéros et il prit un cap sud-est, en piqué léger pour conserver une marge de vitesse tout en réduisant sérieusement le régime moteur. Il écouta attentivement sans noter de bruit particulier. Pourtant son cerveau lui disait qu'on n'encaisse pas plusieurs balles sans qu'il n'y ait, quelque part, des dégâts… Des yeux il fit le tour de ses cadrans. Rien ne semblait clocher. Kiev s'étalait, sous l'horizon, traversée du nord au sud par les boucles du Dniepr. Il pouvait se diriger à vue vers Filevo. Quand il eut la capitale dans le prolongement de son aile droite il réduisit encore la puissance, guettant toujours le moindre indice de défaillance. En vain. Le moteur tenait. Filevo se situait à gauche de sa route, il identifia le terrain sans difficulté. Il avait vu, sur sa carte, qu'il se situait à proximité d'une ligne de chemin de fer double faisant une boucle vers le sud, et d'une rivière coulant nord-sud. Deux Spits et un P 38 étaient en tour de piste, à basse altitude et la lui balisèrent. L'un des moteurs du P 38 fumait, il était prioritaire. Sur la piste la couverture de neige avait presque totalement disparu, dans sa partie centrale, après les multiples décollages et atterrissages. Il n'était pas le seul à vouloir se ravitailler. Mykola tira sur sa manche de blouson gauche pour faire apparaître les notes qu'il avait prises avant le décollage, puis afficha la fréquence piste, sur la radio. Il avait eu une bonne idée, la tour de Filevo émettait. Tout en descendant vers 150 mètres d'altitude, la hauteur du tour de piste, il enregistra les consignes et émit à son tour pour se signaler. - "Rappelez en finale, Jaune 4" répondit brièvement le contrôleur". Il tapota deux fois son laryngophone pour couper la porteuse, en guise de réponse, et commença à préparer son avion. Il fallait se ravitailler très vite en fusées et en carburant, faire vérifier visuellement son moteur et repartir à la bagarre. Voyons, "Fais Ton Métier Pour Vivre Entier", quelle phrase idiote : *F freins : débloquer le verrouillage des roues, *T train sorti et verrouillé en position basse, réduire la puissance *M moteur, diminuer la pression à l'admission, et passer l'hélice au grand Pas, *P pompe, brancher la pompe électrique pour le carburateur, *V volet, descendre un cran de volet et régler le compensateur de profondeur ; à l'atterrissage il aimait bien que le manche pousse un peu vers l'avant, dans sa main, souvenir des planeurs ; *V verrière, ouvrir légèrement la verrière, *E extérieur, personne à proximité. Tout en préparant la machine il était parvenu en longue finale. Quand le Badin approcha de la vitesse d'atterrissage il s'aligna sur la piste, droit devant, où le deuxième Spit obliquait sur le côté pour la libérer le plus vite possible. Il donnait un dernier coup d'œil au tableau de bord et vit les tirettes rouges, dans les fenêtres. Train non sorti ! Il baissa une nouvelle fois le petit levier… Rien. - "Jaune 4, intervint la voix du contrôleur, dans ses écouteurs vos trappes de train sont ouvertes mais les roues ne sont pas sorties. Remettez les gaz, dégagez l'axe de la piste et rappelez après avoir convenablement préparé la machine." Myko obéit machinalement, repoussant les gaz en avant et débranchant la pompe à 100 mètres d'altitude, tout en réfléchissant à ce qui se produisait. Il avait gardé les volets sortis car il n'avait pas l'intention d'augmenter sa vitesse. Il s'éloigna du terrain vers le sud et se mit en palier à 300 mètres, refaisant un tour des cadrans en vérifiant toutes les manœuvres, quand la tour appela : - "Jaune 4 avez-vous été touché ?" La voix du contrôleur était très calme. - "Affirmatif. Des impacts sur le capot moteur, mais aucun dommage n'est révélé par les instruments." - "Comment est la pression du circuit hydraulique quand vous manœuvrez la commande de sortie des volets ?" Il se serait bouffé la main ! Il n'y avait pas pensé ! D'un coup d'œil rapide il vérifia sa vitesse et vit qu'elle était assez élevée pour rentrer les volets. Il releva le levier le long de la paroi, les yeux fixés sur le cadran de la pression du système hydraulique. L'aiguille frétilla doucement, sans le franc déplacement habituel. Il en connaissait la signification. Une fuite… -" Jaune 4, ma pression s'effondre, impossible de sortir le train, je ressors deux crans de volets pendant que je le peux encore. Instructions pour un poser sur le ventre." Il ne se sentait pas mal. Comme si les problèmes que devait résoudre son cerveau le protégeaient de la frousse. Pour l'instant ce qui le préoccupait était les trappes du train. Le contrôleur avait dit qu'elles étaient ouvertes est-ce que ça modifierait la trajectoire de l'avion au sol ? Il décidait que non lorsque le contrôleur revint en ligne. - "Jaune 4 gagnez la bande de crash, un kilomètre à l'ouest des installations. Elle est en ce moment encombrée par une carcasse qu'on est en train d'enlever. Où en êtes-vous de votre carburant ?" Il jeta un regard à gauche, repérant immédiatement la bande d'urgence, dans le même axe que la piste principale, où un gros engin était arrêté près d'une épave de Spit écrasée sur le dos, puis regarda ses jauges, faisant un calcul rapide. Il avait énormément consommé. La surpuissance, peut être ? - "Environ quinze minutes, plus la réserve de cinq." - "Parfait, ça devrait aller. Vous allez tourner en rond à trois kilomètres au sud. Vous viderez ainsi vos réservoirs et on aura probablement le temps de dégager la piste de secours. Restez sur écoute." "Probablement"? Et si ce n'était pas le cas, il se posait où ? Evidemment le contrôle ne pouvait pas se permettre le risque de bloquer la piste principale en ce moment. Mais il faudrait bien qu'il se pose à un moment ou un autre ? Des yeux il parcourut le sol, autour de lui, recherchant un champ où se va… Dieu, il avait failli penser "se vacher"! Il secoua la tête, finalement c'était un peu ça. Peut être même pour cette raison qu'il ne se sentait pas particulièrement effrayé ? Des vaches il en avait fait un certain nombre, en planeur. Voir le sol arriver, loin d'un terrain il en avait l'habitude. Bien entendu sur un avion de chasse ce n'était pas du tout la même chose. Il avait souvent entendu parler de types qui avaient grillé dans leur avion retourné ou brûlant si fort que les pompiers ne pouvaient pas approcher. Il préféra penser à autre chose et reprit l'étude du sol. Il y avait bien une étendue assez plate, là, sur la droite. Mais loin du terrain. Et s'il avait besoin de secours rapides… Puis il songea à son avion. Dans le meilleur des cas il allait être sévèrement endommagé. Très sérieusement, en réalité. Il se demandait s'il avait jamais entendu parler d'un piège revolant, un jour, après s'être crashé sur le ventre ? Mais que ferait-il sans avion ? A l'Escadrille il y en avait juste le compte. Cette idée l'effraya davantage que le fait de se poser sans roues, même sachant que beaucoup de pilotes avaient brûlé dans un poser sur le ventre. Et s'il tentait le coup de rentrer et de se crasher sur la base, pour que les mécanos puissent se mettre tout de suite au boulot, ou cannibalisent les restes pour réparer un autre piège ? Il se rendit compte que ce n'était pas la bonne solution. Il risquait de bloquer la piste, là-bas, quand les autres rentreraient. Et puis il n'avait pas assez de carburant. - "Jaune 4, où en est votre carburant ? demanda soudain le contrôleur." Myko regarda une fois de plus ses jauges. - " Je vais attaquer la réserve d'un instant à l'autre… dites, pensez-vous que mon avion pourra revoler, contrôle ?". - "Peu de chance, Jaune 4. Vous en recevrez un autre. Maintenant entamez votre tour de piste sur la réserve de secours, je fais évacuer la zone. Préférez-vous sauter, comment vous sentez-vous ?" - "Ca va, ça va. Je me fais seulement du souci parce que je vais abandonner les autres, là-bas, et pour mon appareil." - "Ne touchez plus ni aux roues ni aux volets, Jaune 4, présentez-vous normalement, je vous surveille à la jumelle. Je garde la fréquence disponible mais ne vous appellerai plus. Bonne chance, mon gars." Il approchait de la finale et décida de la prendre de loin pour s'aligner. Il leva une main après l'autre pour ouvrir complètement la verrière et une bourrasque de vent envahit le poste de pilotage. Il se pencha en avant pour s'en protéger. Dans ses gants, ses doigts étaient assez crispés sur la poignée de bakélite moulée du manche et il s'efforça de se détendre, se disant que, sans les roues haut perchées, ses repères visuels seraient proches de celles d'un planeur. Et qu'il faudrait amener la machine comme lorsqu'on va se poser dans les blés. Seulement ce n'était pas ce que disaient les instructions du manuel, d'après ce dont il se souvenait… Il fit une approche très plate, au moteur, gardant une vitesse minimale avec la grande hélice tripale qui brassait l'air, au petit pas, devant… Il faudrait couper le moteur assez tôt parce que l'hélice allait toucher le sol, de quoi fusiller le moteur… Couper l'arrivée d'essence, bien entendu, et le contact général, pour éviter un court-circuit et un incendie. Il hésitait encore à appliquer le manuel : cabrer l'appareil. Encore une veine que cette bande-ci soit recouverte de neige, les risques d'incendie causés par le frottement du métal seraient moins élevés… La décision s'imposa à lui brusquement. Tant pis pour les instructions. Il s'était si souvent posé en planeur qu'il préférait faire confiance à cette expérience là, plutôt qu'aux consignes théoriques qu'on leur avait donné pendant la qualification sur FW 190. Il passa l'entrée de bande à un mètre du sol seulement, le nez un peu relevé, mais pas trop. Puis sa main gauche réduisit régulièrement les gaz tandis que l'autre tirait le manche vers le ventre pour refuser le sol. Il voulait toucher de la queue en premier de manière à ce que le frottement sur le sol, la traînée, plaque l'avion mais pas brutalement pour ne pas rebondir et passer sur le dos. Ensuite il essaierait de le garder dans l'axe, au palonnier, tant qu'il y aurait assez de vitesse pour que celui-ci réponde. Tout se passa très vite. Il coupa l'essence et le contact et laissa la main gauche appuyée contre le haut du tableau de bord pour amortir le choc. A peine la queue toucha-t-elle la neige que le FW décrocha et vint cogner brutalement la piste soulevant un nuage de neige sale et de boue, obscurcissant les alentours immédiats. Mykola contra d'instinct, au pied, une tendance à partir à droite. Trop, probablement parce que l'aile gauche s'inclina et toucha, faisait pivoter l'épave qui commença une suite de têtes à queue qui lui parurent durer une éternité. Il était ballotté de tous côtés, se cognant si douloureusement et si fort qu'il avait l'impression de sentir son cerveau heurter les parois de son crâne, les épaules sciées par les harnais, malgré l'épaisseur du blouson. Puis tout s'arrêta, son univers redevint stable, la visibilité normale. Le silence, juste rompu par des légers craquements venant du moteur : le métal se refroidissait. Il finit par sortir de cet état bizarre d'attente, de fascination morbide du dernier choc qui lui ferait perdre connaissance, et déverrouilla son harnais, comprenant que son avion venait de rendre l'âme ! Il était neuf et cependant jamais personne ne pourrait le faire revoler et il en fut si attristé qu'il voulut bouger pour se forcer à faire quelque chose. Il se redressait rapidement en s'aidant d'une main posée sur le tableau de bord quand une voiture de pompiers stoppa, à gauche. Debout sur la cabine, un type en tenue de protection d'amiante, tenant une lance reliée au camion, commençait à projeter de la neige carbonique sur le moteur, qui siffla. Des mains l'agrippèrent, de l'autre côté et le firent basculer sans douceur sur le sol où on l'allongea sur une civière que deux types embarquèrent en galopant. - Hé, mais je vais bien, criait le jeune homme en voulant se redresser. Un autre gars qui cavalait à côté d'eux le força à s'allonger de nouveau en criant : - Fais ce qu'on te dit. Myko renonça et reposa la tête. Ils arrivaient à une ambulance où il fut enfourné. A l'intérieur un médecin en blouse blanche, par dessus un long manteau d'uniforme ; incongru, se dit-il ; commença à palper ses membres pendant que le véhicule démarrait sèchement. Quand l'ambulance stoppa brutalement le long d'un bâtiment, le toubib laissa tomber : - Vous faites ça souvent, Lieutenant ? - Pourquoi dites-vous ça ? - Vous n'avez rien. Des contusions, de futurs beaux bleus mais pas une côte cassée et votre cœur est à peine trop rapide. - Je vous l'ai dit que je me sentais bien, non ? On ne va pas en faire un plat, je me suis posé sur le ventre, bon, je me suis posé sur le ventre ! Je suis déjà assez embêté d'avoir bousillé mon avion, ça fait le second en moins d'un mois ! J'espère qu'on ne va pas me faire la gueule, je l'avais touché depuis quelques jours seulement. Le médecin secoua la tête, l'air de ne pas y croire et le fit s'allonger à nouveau, sur une couchette, dans l'infirmerie où un autre pilote, pâle, des pansements sur le visage et les mains, récupérait tant bien que mal pendant qu'un infirmier préparait des attelles. - Reposez-vous une demi-heure, ensuite, si vous allez toujours bien, on vous amènera chez le commandant de la base. *** Celui-ci était un long type mince d'une quarantaine d'années avec une petite moustache fine qui bordait une lèvre supérieure quasi inexistante. Très droit, très raide. Officier de carrière, certainement. Il se tenait derrière les larges vitres au sommet de la tour de contrôle construite en bois et qui ressemblait un peu à une isba toute en hauteur, des jumelles pendant à son cou. Sur sa poitrine on reconnaissait une Croix de guerre avec palmes et la barrette rouge de Chevalier de la Légion d'Honneur. Il surveillait les avions en tour de piste. Myko eut l'impression qu'il y en avait de plus en plus. Des camions citernes refaisaient les pleins de FW et de Spits immobilisés n'importe comment, leur pilote à côté, mangeant un sandwich et buvant dans un de ces nouveaux gobelets en carton. Des armuriers avaient ouvert les trappes d'ailes et glissaient des obus dans les alvéoles d'alimentation des canons. Il envia ces types au point de se maudire. - Officier Navigant Stoops, au rapport, Commandant, fitil en levant le bras pour saluer, ce qui attira une grimace sur ses lèvres. Il songea que le réveil serait douloureux, pour ses membres, le lendemain. - Bonjour Lieutenant, bonjour, dit l'autre en se retournant pour le regarder en face. Avez-vous étudié la procédure d'atterrissage sur le ventre d'un FW 190 ? A quoi bon mentir ? - Je l'ai lue, Commandant. - Lue ? C'est votre interprétation de cet atterrissage ? Mykola commença à s'énerver un peu. - Je n'ai fait courir des risques à personne Commandant. C'est de ma vie dont il s'agissait, j'ai préféré utiliser mon expérience personnelle. - Vous me paraissez assez jeune. A quelle expérience avez-vous fait appel ? - Le vol à voile et les atterrissages en campagne. L'officier en eut la voix coupée. Il toussota nerveusement avant de reprendre - Vous assimilez un chasseur moderne à un planeur ? - Je pense que tout ce qui se pilote a des points communs, Commandant. Myko se sentait dans un état étrange. Très à l'aise devant un officier supérieur qui n'avait pas l'air tellement content. Il était assez lucide pour deviner que ce devait être un contrecoup de l'accident. - Vous "pensez"? Et bien… j'imagine qu'on doit pouvoir le dire, en effet. Il y a un téléphone dans la pièce en dessous, appelez votre Escadron pour dire que vous êtes vivant mais que vous n'avez plus d'avion. Et demandez que l'on vienne vous chercher. Vous laisserez aussi vos noms et affectations au sous-officier que vous verrez. On a dégagé la piste de l'épave de votre avion, voulez-vous récupérer quelque chose à l'intérieur ? - Mon parachute, mes cartes, des choses comme ça… et la ciné-mitrailleuse, si c'est possible. - Vous avez tiré un Zéro ? - Seulement quatre Ju52, Commandant, on nous avait dit qu'il fallait garder les fusées pour eux. - Vous pensez en avoir touché, Lieutenant ? - Les quatre abattus, Commandant. Du coup l'officier se dérida légèrement. - Vous aussi ? Parfait. Vous êtes le cinquième à avoir utilisé au mieux ses fusées. - Puis-je vous demander comment ça va… là haut ? - Le commandement a fait intervenir les P 38 en masse contre les transports pour que la chasse puisse se consacrer aux Zéros. La plupart des parachutistes qui atterrissent tombent en dehors de la ville. Des renforts de blindés arrivent. Pour l'instant nos pilotes réussissent à contenir la progression des Ju, avant qu'ils ne survolent la ville. Néanmoins on peut penser, sans trop s'aventurer que l'attaque chinoise a échoué. Et dire un grand merci aux Escadres de P 38. Nos chasseurs ont fait face, tant bien que mal, aux Zéros, mais ce sont les P 38 qui ont gagné cette bataille en descendant les transports ! Le Commandement a pris une décision d'une importance capitale en les faisant venir de partout. Je suppose que les Renseignements de l'Armée sont derrière cela. Mykola se sentit mieux, d'un seul coup. - Bien sûr il n'y a pas de FW 190 disponible sur cette base…? Il avait lancé cela sans y croire vraiment, mais il fallait bien le demander ? Le Commandant eut l'air agacé. - Non Lieutenant. Nous sommes un terrain de dégagement, pas un dépôt ! Nous avons des pilotes sans machines, mais pas de machines sans pilote. Au rez-de-chaussée c'était l'affairement. Deux pilotes remplissaient un compte rendu d'accident. Il aperçut un Sergent installé à un bureau à qui il donna toutes les informations sur son identité et sur son avion. Puis il entreprit de faire son compte rendu d'accident avant de se mettre en route pour rejoindre l'épave, tirée sur le côté de la piste où des armuriers récupéraient les munitions et le chargeur caméra de la ciné-mitrailleuse. Gêné, il la saisit, remercia brièvement les soldats et prit ses affaires avant de revenir vers une hutte d'alerte proche de la petite tour en rondins. A l'intérieur il y avait une quinzaine de pilotes buvant du thé autour d'un poêle et qui, comme lui, attendaient que leur unité vienne les récupérer. Leurs avions étaient en trop mauvais état pour reprendre l'air sans réparations. Tous parlaient avec respect des P 38 double queue, qui étaient entrés dans la bagarre. C'est ainsi qu'il apprit que l'un d'eux avait fait mouche avec les six fusées dont il était équipé ! Il pensa soudain à l'Escadrille et alla au Contrôle, téléphoner pour dire où il se trouvait, rendre compte qu'il avait fusillé son avion, raccrochant rapidement avant de se faire engueuler… Puis il revint à la hutte pour attendre, mal à l'aise, mécontent de lui. C'était le deuxième piège qu'il endommageait, en un mois, après son pylône. Il allait se faire la réputation d'un casse tout ! Fin de la première des trois parties. Seconde partie, parution en mars-avril 2010