1 ADULTE De : SansAdresse@Introuvable.comN°14h9ccO/ INSCRIVEZ-VOUS ET RESTEZ ANONYME ! À : Trirème%Salamine@Attique-contre-Spart.hst Sujet : Décision finale Wiggin : Suj. ne doit pas être abattu. Suj. transporté selon plan 2, trajet 1. Dép. mardi 04.00, contrôle no 3 @ 06.00, c’est-à-dire l’aube. Attention à la ligne de changement de date. Il est à vous si vous le voulez. Si vous êtes plus intelligent qu’ambitieux, vous le tuerez. Sinon, vous tenterez de l’utiliser. Vous ne me demandez pas mon avis, mais je l’ai vu en action : tuez-le. Certes, sans un adversaire qui terrifie le monde, votre fonction d’Hégémon ne retrouvera jamais son poids de naguère, et ce sera la fin de votre carrière. Si vous le laissez en vie, c’est la fin de votre existence, et le monde tombe entre ses griffes à votre mort. Qui est le monstre ? Ou du moins le monstre numéro deux ? Et moi je vous ai indiqué comment le récupérer. Suis-je le monstre numéro trois ? Ou simplement le fou numéro un ? Votre fidèle serviteur en livrée de bouffon. Bean savourait sa grande taille, même s’il savait devoir en mourir. Et, vu sa vitesse de croissance, l’échéance serait assez brève. Combien de temps lui restait-il ? Un an ? Trois ? Cinq ? Comme chez un enfant, l’extrémité de ses os continuait à bourgeonner, à s’allonger ; sa tête aussi grossissait, si bien qu’à l’instar d’un nourrisson les sections de sa boîte crânienne se bordaient de cartilage et d’os fraîchement créé. Cela l’obligeait à s’adapter constamment, car d’une semaine à l’autre ses gestes changeaient d’amplitude, ses pieds grandissaient et le faisaient trébucher dans les escaliers et sur les seuils de porte, ses jambes le portaient plus loin et plus vite, et il fallait presser le pas pour le suivre. Quand il s’entraînait avec ses hommes, la compagnie d’élite qui constituait à elle seule l’armée de l’Hégémonie, il pouvait désormais courir devant eux d’une foulée plus longue. Il avait acquis depuis longtemps le respect de ses soldats, mais à présent sa taille lui permettait de les regarder de haut, littéralement. Bean se tenait sur le terrain herbu où deux hélicos d’assaut attendaient l’embarquement de ses hommes. La mission du jour était dangereuse : il devait pénétrer dans l’espace aérien de la Chine et intercepter un petit convoi qui transportait un prisonnier de Pékin vers l’intérieur. Tout reposait sur le secret, l’effet de surprise et les renseignements exceptionnellement précis que l’Hégémon, Peter Wiggin, recevait depuis quelques mois d’une source interne au pays. Bean regrettait de ne pas connaître l’identité de l’informateur : il remettait entre ses mains sa propre vie et celle de ses hommes, or l’exactitude des détails fournis jusque-là pouvait très bien dissimuler un piège. Même si le titre d’Hégémon n’avait pratiquement plus de valeur qu’honorifique, parce que la majorité de la population mondiale résidait dans des États qui refusaient désormais de reconnaître son autorité, Peter Wiggin employait efficacement les soldats de Bean ; ils jouaient sans cesse les mouches du coche à l’encontre de la Chine et de ses nouvelles visées expansionnistes, intervenant ici et là à des moments soigneusement calculés pour ébranler l’assurance du gouvernement chinois. Un navire de patrouille qui disparaît brusquement, un hélicoptère qui s’écrase, une opération d’espionnage tout à coup découverte et qui laisse les renseignements chinois aveugles dans un nouveau pays… Officiellement, les Chinois n’accusaient jamais l’Hégémonie de commanditer ces incidents, mais cela signifiait seulement qu’ils ne voulaient pas faire de publicité pour l’Hégémon, au risque de rehausser sa réputation ou son prestige auprès de ceux qui tremblaient devant la Chine depuis sa conquête de l’Inde et de l’Indochine. De façon quasiment certaine, ils savaient à qui ils devaient tous leurs revers. Ils accusaient même sans doute la petite armée de Bean de déboires qui relevaient en réalité des accidents ordinaires de la vie. Par exemple, la crise cardiaque qui avait terrassé leur ministre des Affaires étrangères à Washington, quelques minutes à peine avant sa rencontre avec le président des États-Unis : s’imaginaient-ils vraiment que Peter Wiggin jouissait d’une influence suffisante pour ordonner son assassinat ? Ou que le ministre en question, simple tâcheron du Parti, valait qu’on attente à sa vie ? Et la terrible sécheresse qui régnait en Inde depuis deux ans et obligeait les Chinois à choisir entre acheter des denrées alimentaires sur le marché mondial et laisser pénétrer des ONG venues d’Europe et des Amériques dans le sous-continent fraîchement vaincu et encore insoumis ? Peut-être croyaient-ils Peter Wiggin capable de commander à la mousson ? Bean n’entretenait pas de telles illusions. Peter Wiggin disposait de toutes sortes de contacts dans le monde, d’une pléthore d’informateurs qui se muaient peu à peu en véritable réseau d’espionnage, mais, autant que Bean pouvait s’en rendre compte, il ne faisait que s’amuser. Certes, pour lui, c’était tout à fait sérieux, mais il n’avait jamais vu ce qui se passait dans la réalité ; il n’avait jamais vu des gens mourir en conséquence de ses ordres. Bean si, et ce n’était pas pour faire semblant. Il entendit ses hommes approcher. Sans regarder, il sut qu’ils étaient tout près car, même en territoire jugé sûr – en l’occurrence une zone de rassemblement avancée au milieu des montagnes de Mindanao, dans les Philippines –, ils se déplaçaient le plus discrètement possible. Il sut aussi qu’il les avait repérés avant qu’ils ne s’y attendent : il avait toujours joui de sens exceptionnellement développés, non grâce à ses organes sensoriels – son acuité auditive ne sortait pas de l’ordinaire –, mais à la faculté de son cerveau d’identifier la plus petite variation des bruits ambiants. C’est pourquoi il salua ses soldats de la main à l’instant où ils émergeaient de la forêt derrière lui. Il capta les modifications de leur respiration – soupirs, petits rires presque inaudibles – qui lui indiquèrent qu’il avait encore une fois réussi à les surprendre et qu’ils s’avouaient battus. C’était comme une version adulte d’« un-deux-trois-soleil », où Bean donnait toujours l’impression d’avoir des yeux dans le dos. Suriyawong vint se placer à côté de lui tandis que les hommes, lourdement chargés en prévision de la mission à venir, s’organisaient en deux colonnes pour embarquer dans les hélicos. « Mon commandant », fit Suriyawong. Bean le regarda, étonné. Jamais le jeune Thaï ne l’appelait « mon commandant ». Son lieutenant, âgé de quelques années à peine de plus que lui et aujourd’hui plus petit d’une demi-tête, le salua puis se tourna vers la forêt qu’il venait de quitter. Bean l’imita et vit alors Peter Wiggin, l’Hégémon de la Terre, le frère d’Ender Wiggin, celui qui avait sauvé le monde de l’invasion des doryphores quelques années plus tôt, Peter Wiggin le comploteur, le petit joueur. À quoi jouait-il à présent ? « J’espère que tu n’as pas perdu la raison au point de nous accompagner, dit Bean. — Charmant accueil, répondit Peter. La bosse de ton pantalon, c’est un pistolet, non ? J’en déduis que ma visite ne te réjouit guère. » C’étaient les tentatives de persiflage que Bean supportait le moins chez lui ; il se tut donc et attendit la suite. « Julian, les plans ont changé », fit Peter. Voilà qu’il l’interpellait par son prénom comme s’il était son père ! Bean avait un vrai père, même s’il ne l’avait appris qu’à la fin de la guerre, où on lui avait révélé que Nikolaï Delphiki n’était pas seulement un ami mais aussi son frère. Cependant, se découvrir des parents à onze ans, ce n’est pas comme grandir entre eux ; nul n’avait appelé Bean « Julian Delphiki » quand il était petit ; d’ailleurs, il n’avait pas de nom avant le jour où, par moquerie, on l’avait baptisé « Bean » dans les rues de Rotterdam. Apparemment, Peter ne se rendait pas compte que le prendre de haut avec lui relevait de l’absurde. Bean avait envie de le moucher : J’ai participé à la guerre contre les doryphores, j’ai combattu à côté de ton frère Ender pendant que tu t’amusais sur les réseaux à jouer les agitateurs ! Et, tandis que tu remplis ton petit rôle de baudruche au poste d’Hégémon, je mène mes hommes dans des batailles qui changent vraiment le monde ! Et c’est toi qui viens m’annoncer que les plans ont changé ? « Annulons la mission, dit-il. Les modifications de dernière minute entraînent des pertes inutiles en vies humaines. — Pas celle-ci, répondit Peter. Parce que la modification, c’est que tu ne pars pas. — Et tu y vas à ma place ? » Bean ne laissa paraître nul mépris dans sa voix ni dans son expression ; c’était inutile : Peter était assez intelligent pour savoir cette hypothèse ridicule. Il n’avait aucune compétence sauf pour écrire des articles, bavarder avec des politiciens et participer à des parties d’échecs géopolitiques. « C’est Suriyawong qui commandera la mission. » L’intéressé prit l’enveloppe cachetée que lui tendait Peter mais se tourna vers Bean pour confirmation. Peter remarqua sans aucun doute que le jeune Thaï n’entendait obéir à ses ordres qu’avec l’aval de Bean ; faiblesse bien humaine, il ne put résister à la tentation de riposter. « À moins, bien sûr, que tu n’en juges Suriyawong incapable. » Bean sourit à son lieutenant qui l’imita. « Votre Excellence, les troupes sont à votre service, dit-il. Suriyawong prend toujours la tête des hommes au combat ; la différence n’aura donc pas de conséquences. » Ce n’était pas tout à fait exact : ils devaient souvent changer de stratégie in extremis, et Bean se retrouvait parfois obligé de commander tout ou partie des missions, suivant celui d’entre eux qui devait se charger de l’imprévu. Toutefois, malgré sa difficulté, l’opération à venir n’avait rien de très complexe : le convoi se trouverait là où on l’attendait ou bien il ne s’y trouverait pas ; dans le premier cas, la mission serait sans doute couronnée de succès ; dans le second, qui pouvait se doubler d’une embuscade, elle serait annulée et le commando regagnerait sa base. Leur entraînement permettait à Suriyawong, aux autres officiers et aux soldats de faire face à toute modification mineure les yeux fermés. À moins, naturellement, que Peter n’eût changé la mission parce qu’il la savait condamnée à échouer et qu’il ne voulait pas risquer de perdre Bean, ou bien parce qu’il trahissait sa propre armée pour des motifs connus de lui seul. « Veuillez n’ouvrir cette enveloppe qu’après avoir décollé », dit Peter. Suriyawong salua. « Il est temps de nous mettre en route. — Cette mission, reprit Peter, nous aidera considérablement à briser bientôt l’élan expansionniste de la Chine. » Bean n’eut pas un soupir, mais la tendance de Peter à présumer de l’avenir l’agaçait toujours un peu. « À Dieu vat », dit-il à Suriyawong. Parfois, lorsqu’il prononçait cette phrase, il revoyait l’image de sœur Carlotta ; il se demandait alors si elle se trouvait vraiment auprès de Dieu et si elle entendait Bean formuler ce qui se rapprochait le plus d’une prière chez lui. Suriyawong se dirigea vers l’hélicoptère à petites foulées. À la différence des hommes, il ne portait qu’un paquetage léger et son pistolet ; il resterait près des appareils pendant l’opération et n’avait nul besoin d’armement plus lourd. En certaines occasions, le commandant devait aller lui-même au combat, mais pas dans le cas d’une mission comme celle qu’il entreprenait, où tout reposait sur les communications et où il fallait pouvoir prendre des décisions en un clin d’œil et les transmettre aussitôt à tous les hommes. Il demeurerait donc près des cartes électroniques qui indiquaient la position de chaque soldat et s’adresserait à ses hommes grâce à un lien satellite sécurisé par brouillage. Il ne serait pas à l’abri dans l’hélicoptère, bien au contraire : si les Chinois avaient vent de l’opération ou s’ils réagissaient assez vite, il se trouverait à bord d’une des cibles les plus grosses et les plus faciles à toucher. C’est ma place, songea Bean en regardant Suriyawong grimper lestement dans l’appareil en s’aidant de la main que lui tendait un des soldats. La porte se ferma et les deux hélicos s’élevèrent dans un ouragan de vent, de poussière et de feuilles mortes en aplatissant l’herbe au sol. À cet instant, une nouvelle silhouette sortit du couvert des arbres. Celle d’une jeune fille : Petra. Bean l’aperçut et entra aussitôt dans une fureur noire. « Mais tu es malade ! cria-t-il à Peter pour se faire entendre malgré le bruit des rotors. Où sont ses gardes du corps ? Tu ne sais donc pas qu’elle est en danger dès qu’elle sort de l’enclave ? — Excuse-moi de te contredire, fit Peter (d’une voix normale car les appareils se trouvaient désormais assez loin), mais elle n’a sans doute jamais été plus en sécurité qu’aujourd’hui. — Si tu crois ça, tu es un imbécile. — Je le crois et je ne suis pas un imbécile, rétorqua Peter avec un grand sourire. Tu me sous-estimes toujours. — Et toi tu te surestimes toujours ! — Ho, Bean ! » Il se tourna vers la jeune fille. « Ho, Petra ! » Il l’avait quittée à peine trois jours plus tôt pour préparer la mission. Elle l’avait aidé à la mettre sur pied et en connaissait aussi bien que lui les moindres détails. « Qu’est-ce que cet imo fabrique avec notre opération ? » lui demanda-t-il. Elle haussa les épaules. « Tu ne l’as pas encore deviné ? » Bean réfléchit. Comme d’habitude, son cerveau avait traité les informations à l’arrière-plan, bien en deçà de ce dont il avait conscience. En surface, il pensait à Peter, à Petra et à la mission qui venait de commencer, mais, en profondeur, son esprit avait déjà repéré les anomalies et en avait dressé la liste. Peter l’avait déchargé de la mission et avait remis des ordres cachetés à Suriyawong. À l’évidence, donc, des modifications avaient été apportées à l’opération dont Bean ne devait rien savoir. Peter avait aussi sorti Petra de sa cachette et prétendait pourtant qu’elle ne risquait rien ; par conséquent, il devait avoir des motifs de l’estimer hors d’atteinte d’Achille. Achille était la seule personne sur Terre dont le réseau personnel d’informateurs rivalisait avec celui de Peter par son étendue et son mépris des frontières nationales. Pourquoi Wiggin était-il convaincu qu’il ne pouvait pas faire de mal à Petra ? Il n’y avait qu’une réponse possible : Achille n’était pas libre de ses mouvements. Il était prisonnier, et cela ne datait pas d’hier. Ce qui signifiait que les Chinois, après l’avoir employé pour définir leur stratégie d’invasion de l’Inde, de la Birmanie, de la Thaïlande, du Vietnam, du Laos et du Cambodge, et pour arranger leur alliance avec la Russie et le Pacte de Varsovie, s’étaient enfin rendu compte qu’ils avaient affaire à un malade mental et l’avaient bouclé. Achille était captif en Chine. L’enveloppe remise à Suriyawong renfermait à coup sûr un message lui révélant l’identité du prisonnier qu’il devait subtiliser aux Chinois. Il était impossible de communiquer cette information au jeune Thaï avant le départ du commando : Bean aurait annulé la mission s’il avait appris qu’elle visait à la libération d’Achille. Il se tourna vers Peter : « Tu es aussi stupide que les politiciens allemands qui ont conspiré pour porter Hitler au pouvoir en croyant pouvoir se servir de lui ! — J’en étais sûr : tu t’énerves, répondit Peter avec calme. — Oui, sauf si les ordres que tu as donnés à Suriyawong disent d’abattre le prisonnier ! — Tu sais que tu deviens beaucoup trop prévisible quand il s’agit de lui ? Il suffit de prononcer son nom pour te faire exploser. C’est ton talon d’Achille, si tu me passes ce jeu de mots. » Sans l’écouter, Bean prit Petra par la main. « Si tu savais ce qu’il manigançait, pourquoi l’avoir accompagné ? — Parce que je ne serai bientôt plus en sécurité au Brésil, répondit-elle ; alors j’ai préféré te rejoindre. — Ensemble, nous ne faisons que multiplier par deux la soif de vengeance d’Achille. — Mais tu sors toujours vivant de ses attaques. C’est donc auprès de toi que je veux me trouver. » Bean secoua la tête. « Les gens qui restent près de moi finissent tous par mourir. — Au contraire, rétorqua Petra : ils ne meurent que s’ils s’éloignent de toi. » C’était exact, en effet, mais anecdotique : à long terme, c’était bien à cause de Bean que Poke et sœur Carlotta étaient mortes ; elles avaient commis l’erreur de l’aimer et de lui demeurer fidèles. « Je ne te quitterai pas, dit Petra. — Jamais ? » demanda-t-il. Peter intervint avant qu’elle eût le temps de répondre : « Votre petite scène est très touchante, mais il faut réfléchir à la façon d’employer Achille une fois qu’il sera libéré. » Petra le regarda comme si elle avait affaire à un gamin insupportable. « Tu n’as vraiment rien dans la tête, toi. — Je sais qu’il est dangereux, répliqua Peter ; c’est pourquoi nous devons agir avec la plus grande prudence. — Écoute-le, fit Petra. “Nous”, tu dis ? — Il n’y a pas de “nous”, enchaîna Bean. Bonne chance. » Et, sans lâcher la main de Petra, il se dirigea vers la forêt ; avec un grand sourire, la jeune fille fit au revoir de la main à Peter, puis elle trotta vers les arbres aux côtés de Bean. « Vous déclarez forfait ? leur cria Peter. Comme ça ? Alors que nous sommes sur le point d’avoir enfin le vent dans le dos ? » Ils ne s’arrêtèrent pas. Plus tard, dans l’avion privé que Bean loua pour les transporter de Mindanao à l’île de Célèbes, Petra répéta d’un ton ironique : « Alors que nous sommes sur le point d’avoir enfin le vent dans le dos ? » Bean éclata de rire. « Nous est-il seulement arrivé d’avoir notre mot à dire, nous ? poursuivit-elle, à présent sérieuse. Tout ce que Peter cherche, c’est à gagner de l’influence, à augmenter son pouvoir et son prestige ! Nous, le vent dans le dos ? Tu parles ! — Il ne faut pas qu’il meure, dit Bean. — Qui ça ? Achille ? — Non ! Lui doit mourir. C’est Peter qu’il faut protéger. Nous n’avons pas d’autre contrepoids pour maintenir l’équilibre. — L’ennui, c’est son équilibre mental : il l’a perdu, fit Petra. À ton avis, de combien de temps Achille aura-t-il besoin pour le faire tuer ? — Je m’inquiète plutôt du temps qu’Achille mettra pour pénétrer et s’approprier tout son réseau d’informateurs. — Nous exagérons peut-être ses capacités. Ce n’est pas un dieu ni même un héros ; rien qu’un ado complètement taré. — Non, répondit Bean. L’ado taré, c’est moi ; lui, c’est le démon. — D’accord ; alors peut-être que le démon est un ado taré. — Donc, d’après toi, nous devons tenter malgré tout d’aider Peter ? — Je dis seulement que, s’il survit à sa rencontre avec Achille, il se montrera peut-être plus enclin à nous prêter l’oreille. — Ça m’étonnerait, dit Bean : s’il survit, il y verra la preuve qu’il est plus futé que nous et il écoutera sans doute encore moins nos conseils. — Ouais, fit Petra. Il n’y a pire sourd… — Dans ces conditions, première mesure à prendre : nous séparer. — Non. — Crois-moi, j’ai l’habitude, Petra. Il faut nous cacher, éviter de nous faire attraper. — Et, ensemble, nous sommes trop facilement repérables, et gnagnagna et gnagnagna. Je connais. — Gnagnagna peut-être, n’empêche que c’est vrai. — Mais je m’en fiche ! s’exclama Petra. Tu oublies ce facteur dans tes calculs. — Et moi je ne m’en fiche pas, rétorqua Bean ; et ce facteur-là, tes calculs à toi n’en tiennent pas compte. — Alors je vais te présenter la situation autrement : si nous nous séparons, qu’Achille me trouve et me tue, je serai la troisième femme que tu auras aimée profondément et qui sera morte parce que tu ne l’auras pas protégée. — Ça, c’est un coup bas. — À la manière des filles. — Si tu restes avec moi, nous mourrons probablement ensemble. — Mais non. — Je ne suis pas immortel, tu es bien placée pour le savoir. — Oui, mais tu es plus intelligent qu’Achille. Plus verni aussi. Plus grand. Et plus joli garçon. — C’est ça : le nouvel homme, formule améliorée. » Petra le parcourut des yeux, l’air pensif. « Tu sais, vu ta taille, nous pourrions passer pour mari et femme. » Bean soupira. « Il n’est pas question que je t’épouse. — Mais simplement à titre de camouflage ? » Au début, elle n’avait fait que de discrètes allusions à son désir de devenir sa femme, mais elle affichait désormais clairement cette envie. « Je refuse d’avoir des enfants, dit-il. Mon espèce s’éteindra avec moi. — Je trouve ça drôlement égoïste. Imagine que le premier homo sapiens ait pensé comme toi : nous serions restés des néandertaliens, les doryphores nous auraient pulvérisés et l’histoire serait finie. — Nous ne descendons pas de l’homme de Neandertal. — Eh bien, voilà au moins un point d’acquis, fit Petra d’un ton ironique. — Quant à moi, je ne descends de rien du tout : on m’a fabriqué. Je suis une création génétique. — Mais quand même à l’image de Dieu. — Sœur Carlotta pouvait s’exprimer ainsi ; venant de toi, ça n’a rien de drôle. — Si. — Pas pour moi. — D’accord : je ne veux pas de tes enfants s’ils doivent hériter de ton sens de l’humour. — Tu m’en vois soulagé. » Mais c’était faux : elle l’attirait et elle le savait. Plus encore : il éprouvait de l’affection pour elle, il aimait sa compagnie ; elle était son amie. S’il n’avait pas été condamné, s’il avait voulu fonder une famille, s’il avait contemplé l’idée du mariage, elle aurait été la seule de toute l’humanité à qui il aurait songé le proposer. Mais c’était précisément le hic : elle était humaine et lui non. Après un moment de silence, elle posa la tête sur son épaule et lui prit la main. « Merci, murmura-t-elle. — De quoi ? — De m’avoir laissée te sauver la vie. — Ah ? Et quand ça ? — Tant que tu devras me protéger, dit Petra, tu ne mourras pas. — Si je comprends bien, tu me colles aux basques, ce qui augmente considérablement le risque de nous faire identifier et de permettre à Achille de se débarrasser de ses deux pires ennemis avec une seule bombe bien placée, pour me sauver la vie ? — Exactement, petit génie. — Mais je ne tiens même pas à toi ! » En cet instant, c’était presque la vérité, tant l’attitude de Petra l’agaçait. « Ça m’est égal tant que tu m’aimes. » Et il songea que ce mensonge-là aussi était presque vrai. 2 LE COUTEAU DE SURIYAWONG De : Salaam%Spacien@lnchAllah.com À : Guetteur%DeGarde@lnternational.net Sujet : Votre demande Mon cher monsieur Wiggin/Locke, D’un point de vue philosophique, les hôtes d’une maison musulmane sont considérés comme des visiteurs sacrés envoyés par Dieu et placés sous sa protection. Dans la pratique, pour deux individus aux talents exceptionnels, célèbres et imprévisibles, cibles de la haine d’un personnage non musulman et bénéficiant du soutien d’un autre, la région du monde où nous nous trouvons recèle de grands dangers, surtout si leur but est la discrétion et la liberté de mouvement. Je ne les crois pas assez fous pour chercher refuge dans un pays musulman. Je suis toutefois au regret de vous répondre que vos intérêts et les miens ne coïncident pas ici ; aussi, même s’il nous est arrivé de collaborer par le passé, ne comptez pas sur moi pour vous prévenir si je croise leur chemin ou si je reçois des nouvelles d’eux. Vos réalisations sont nombreuses, et je vous aiderai dans l’avenir comme je l’ai déjà fait. Mais, à l’époque où nous combattions les doryphores sous les ordres d’Ender, ces deux amis se trouvaient à mes côtés. Où étiez-vous alors ? Respectueusement, Alaï. Suriyawong ouvrit l’enveloppe et découvrit ses ordres sans surprise : il avait souvent dirigé des opérations en Chine, quoique toujours avec pour objectif le sabotage, la collecte de renseignements ou la « réduction volontaire de la masse des hauts gradés », selon l’euphémisme à moitié ironique de Peter pour désigner l’assassinat. Cette fois, il fallait capturer et non tuer, ce qui laissait supposer que la cible n’était pas chinoise ; Suriyawong avait espéré qu’il s’agirait d’un ancien dirigeant d’un État conquis, comme le Premier ministre de l’Inde, déposé lors de l’invasion, ou celui, jeté en prison, de son pays natal, la Thaïlande. Il s’était même laissé aller à rêver, fugitivement, qu’il aurait à libérer un membre de sa famille. Mais il était logique que Peter prît ce risque, non pour un personnage à valeur purement politique ou symbolique, mais pour le responsable de la situation inédite et extrêmement précaire du monde. Achille… Ancien boiteux, intermittent du meurtre, psychotique à plein temps et belliciste d’exception, il possédait le talent de pressentir les aspirations des gouvernants et de leur faire miroiter un moyen de les réaliser. À ce jour, il avait réussi à convaincre une faction du gouvernement russe, les chefs des États indien et pakistanais et les dirigeants de divers autres pays de suivre ses ordres. Le jour où la Russie l’avait jugé trop encombrant, il s’était enfui en Inde où des amis l’attendaient, et, une fois l’Inde et le Pakistan bien engagés dans le plan qu’il leur avait concocté, il les avait trahis à l’aide de ses contacts en Chine. L’opération suivante, naturellement, aurait consisté à poignarder ses amis chinois dans le dos pour s’élever jusqu’à une position de plus grande influence encore ; malheureusement pour lui, la clique aux commandes du pays partageait sa mentalité cynique et avait reconnu chez lui l’attitude du traître prêt à frapper ; c’est pourquoi, peu après avoir permis à la Chine d’accéder au statut d’unique superpuissance véritable du monde, il s’était retrouvé sous les verrous. Pourquoi Peter ne manifestait-il pas autant de flair que les Chinois ? N’avait-il pas déclaré lui-même : « Quand Achille se montre le plus utile et le plus fidèle, on peut être sûr qu’il a déjà trahi » ? Qu’est-ce qui lui prenait de se croire capable de manipuler ce monstre ? Achille avait-il réussi à le convaincre, alors qu’il avait démontré à d’innombrables reprises qu’il ne tenait jamais parole, que cette fois il demeurerait loyal à un allié ? Je devrais le tuer, se dit Suriyawong. Non : je vais le tuer. Je raconterai à Peter qu’il est mort pendant les échanges de tirs ; on sera plus en sécurité dans ce bas monde. Ce ne serait pas la première fois que Suriyawong abattrait un ennemi dangereux – or, d’après ce que Bean et Petra lui avaient rapporté, Achille représentait le parangon de l’ennemi dangereux, surtout à l’égard de ceux qui avaient fait preuve de bonté envers lui. « Si jamais tu l’as vu alors qu’il se trouvait en position de faiblesse, réduit à l’impuissance ou vaincu, avait dit Bean, il ne supportera pas que tu restes en vie. Il n’en aura pas contre toi personnellement, je pense ; il n’éprouvera pas le besoin de te tuer de ses propres mains, de te voir mourir ni rien de tel. Il lui suffira de savoir que tu n’existes plus dans son monde. — Par conséquent, avait enchaîné Petra, tu ne peux pas prendre de plus grand risque avec lui que de le sauver, parce qu’à ses yeux le fait même de l’avoir vu dans une situation où il avait besoin d’aide te condamne automatiquement à mort. » N’avaient-ils jamais expliqué tout cela à Peter ? Si, bien sûr. Donc, en ordonnant le sauvetage d’Achille, Peter savait pertinemment qu’il signait l’arrêt de mort de Suriyawong. Il pensait sans doute qu’il saurait manipuler Achille et que le jeune Thaï ne courrait aucun danger. Mais Achille avait assassiné la chirurgienne qui avait redressé sa jambe tordue et la fille qui avait jadis refusé de le tuer alors qu’elle le tenait à sa merci. Il avait tué la religieuse qui l’avait tiré des rues de Rotterdam, lui avait fourni une instruction et la possibilité d’entrer à l’École de guerre. S’attirer la reconnaissance d’Achille, c’était attraper une maladie mortelle, et Peter n’avait aucun moyen d’assurer l’immunité de Suriyawong : Achille ne laissait jamais un bienfait impuni, même si sa vengeance devait attendre longtemps et emprunter des voies biscornues. Il faut que je le tue, songea le jeune Thaï, ou c’est lui qui me tuera. Mais il est prisonnier, pas soldat ; ce serait un meurtre, même au cours d’une guerre. D’un autre côté, si je ne l’élimine pas, il m’abattra à coup sûr. On a le droit de se défendre, non ? Et puis c’est lui le cerveau qui a conçu l’invasion et la soumission de mon pays par les Chinois, qui a détruit une nation jusque-là jamais vaincue, ni par les Birmans, ni par les colonisateurs européens, ni par le Japon lors de la Seconde Guerre mondiale, ni par les communistes avant leur déclin. Rien qu’à cause de la Thaïlande, il mérite la mort, et je ne parle pas de tous les meurtres et trahisons qu’il a commis. Mais si un soldat n’obéit pas aux instructions, s’il ne tue pas uniquement quand on lui en donne l’ordre, quelle valeur a-t-il pour son commandant ? À quoi sert-il ? Même pas à assurer sa propre survie, car, dans une armée composée d’autres comme lui, aucun officier ne pourrait compter sur ses hommes et aucun homme sur ses camarades. Avec de la chance, son véhicule explosera peut-être avec lui à l’intérieur. Telles étaient les réflexions qui se bousculaient dans la tête de Suriyawong tandis qu’ils filaient au ras des vagues de la mer de Chine afin d’échapper aux radars. Ils passèrent une plage si rapidement qu’ils eurent à peine le temps de s’en rendre compte avant que les ordinateurs embarqués se mettent à lancer les appareils d’assaut dans des embardées latérales et verticales pour éviter les obstacles du terrain, tout en les maintenant en dessous du champ de balayage des radars. Les hélicos étaient parfaitement déguisés et l’informatique du bord diffusait de l’intox aux satellites de surveillance pour les convaincre qu’ils voyaient autre chose que ce qu’ils avaient repéré. Au bout de peu de temps, ils parvinrent à une certaine route, virèrent au nord puis à l’ouest et survolèrent ce que les sources de renseignement de Peter avaient désigné comme le point de contrôle numéro trois. Les hommes de garde allaient alerter le convoi par radio, naturellement, mais ils n’auraient pas fini leur première phrase que… Le pilote de Suriyawong repéra les camions. « Transports de troupes blindés à l’avant et à l’arrière, dit-il. — Détruisez tous les véhicules d’appui. — Et si le prisonnier se trouve dedans ? — Dans ce cas, il mourra tragiquement sous le feu ami », répondit Suriyawong. Les soldats comprirent – ou crurent comprendre : leur commandant effectuerait l’opération comme prévu mais, si l’objectif n’en sortait pas vivant, il n’en ferait pas une maladie. Ce n’était pas tout à fait exact, à strictement parler, du moins pas à ce moment-là. Suriyawong comptait simplement sur les Chinois pour s’en tenir aveuglément au règlement : les blindés avaient pour seul but d’impressionner les populations locales, les rebelles ou les groupes paramilitaires et les empêcher d’attaquer le convoi. Les responsables n’avaient pas envisagé l’éventualité – ni même la raison possible – d’une agression par une force extérieure, encore moins par la minuscule unité de commando de l’Hégémon. Seuls une demi-douzaine de soldats chinois réussirent à quitter les véhicules avant que les missiles de l’Hégémonie les pulvérisent. Les hommes de Suriyawong ouvrirent le feu avant même de bondir des hélicoptères, et le jeune officier sut qu’ils mettraient fin à toute résistance en quelques instants. Mais le fourgon qui transportait Achille restait intact, et nul n’en était descendu, pas même les chauffeurs. Au mépris du protocole habituel, Suriyawong sauta de l’appareil de commandement et se dirigea vers l’arrière de la voiture cellulaire. Il s’arrêta non loin tandis que le soldat désigné pour faire sauter la porte appliquait la charge de déverrouillage et l’amorçait. Il y eut un fort claquement, et l’explosif détruisit la serrure sans déflagration visible. La porte s’ouvrit de quelques centimètres. Suriyawong tendit le bras pour barrer la route aux soldats qui s’apprêtaient à monter pour récupérer le prisonnier. Il écarta légèrement le battant et jeta son couteau de combat dans le véhicule, sur le plancher ; puis il referma la portière et s’écarta en faisant signe à ses hommes de l’imiter. Le camion se mit à tanguer et à rouler sous l’effet d’une violente agitation intérieure. Deux détonations retentirent et la porte s’ouvrit sous la poussée d’un corps qui tomba sur le dos à leurs pieds. Sois Achille ! pensa Suriyawong en regardant l’officier chinois qui tentait de rassembler ses entrailles entre ses mains. Une réflexion irrationnelle lui vint : il devrait nettoyer ses organes avant de les replacer dans son abdomen ; ce n’était pas hygiénique. Un grand jeune homme apparut à la porte du fourgon, un couteau de combat sanglant à la main. Tu n’es guère impressionnant, Achille, se dit Suriyawong. D’un autre côté, quand on vient de se débarrasser de deux gardes à l’aide d’un couteau apparu inopinément, on peut se passer d’une apparence imposante. « Tout le monde est mort là-dedans ? » demanda Suriyawong. Un soldat aurait répondu par oui ou par non, avec un décompte des victimes et leur état ; mais Achille avait passé moins de dix jours à l’École de guerre et il n’avait pas les réflexes de la discipline militaire. « Pratiquement, dit-il. Qui est l’imbécile qui a eu l’idée de me jeter un couteau au lieu d’ouvrir cette imassène de porte et de flinguer ces deux types ? — Vérifiez qu’ils sont morts », ordonna Suriyawong à ses hommes les plus proches. Ils signalèrent peu après que tous les militaires du convoi avaient péri, point essentiel pour permettre à l’Hégémon d’affirmer que ses troupes n’étaient pas responsables de l’attaque. « Hélicos, vingt secondes », dit le jeune Thaï. Aussitôt les soldats se précipitèrent pour monter dans les appareils. Suriyawong se tourna vers Achille. « Mon commandant vous invite respectueusement à nous laisser vous emmener hors de Chine. — Et si je refuse ? — Si vous disposez de vos propres contacts et ressources dans le pays, je vous quitterai ici avec les compliments de mon commandant. — Très bien, dit Achille. Allez-vous-en, je me débrouillerai. » Aussitôt, Suriyawong partit au pas de gymnastique vers son appareil. « Attendez ! fit Achille. — Dix secondes », lança le jeune officier par-dessus son épaule. D’un bond, il monta dans l’hélicoptère, puis il se retourna : Achille se trouvait derrière lui, la main tendue pour qu’on l’aide à embarquer. « Je me réjouis que vous ayez décidé de nous accompagner », dit Suriyawong. L’autre prit un siège et s’y sangla. « Je suppose que Bean est votre commandant et que vous êtes Suriyawong. » L’appareil décolla puis se mit en route vers la côte par un trajet différent du premier. « J’obéis aux ordres de l’Hégémon, répondit le jeune Thaï. Vous êtes son hôte. » Achille eut un sourire tranquille et parcourut du regard les soldats qui venaient d’opérer sa libération. « Et si je m’étais trouvé dans un des autres véhicules ? demanda-t-il. Si j’avais eu la responsabilité du convoi, jamais je n’aurais assigné le prisonnier là où on l’attendrait. — Mais vous n’aviez pas cette responsabilité. » Le sourire d’Achille s’élargit légèrement. « Alors qu’est-ce qui vous a pris de me jeter un couteau ? Vous n’étiez même pas sûr que je puisse m’en emparer. — Je présumais que vous vous seriez arrangé pour avoir les mains libres. — Pourquoi ça ? J’ignorais tout de votre intervention. — Pardon de vous contredire, monsieur, fit Suriyawong, mais, intervention ou non, vous auriez eu les mains libres. — C’est Peter Wiggin qui l’avait prédit ? — Non, monsieur ; je m’en suis remis à mon propre jugement », dit Suriyawong. Donner du « monsieur » à son interlocuteur lui arrachait la bouche mais, s’il voulait un heureux dénouement à sa petite mise en scène, il devait s’en tenir à ce rôle. « Drôle de façon de secourir les gens : vous leur jetez un couteau et vous attendez de voir comment ça tourne ? — Les variables étaient trop nombreuses si nous ouvrions complètement la porte, répondit le jeune Thaï ; le risque que vous vous fassiez tuer lors des échanges de coups de feu était trop grand. » Achille se tut et regarda la paroi de l’hélicoptère derrière Suriyawong. « En outre, reprit l’autre, il ne s’agissait pas d’une opération de sauvetage. — Et de quoi alors ? D’un exercice de visée ? De tir au pigeon chinois ? — D’une proposition de transport faite à une personne que l’Hégémon souhaitait inviter, dit Suriyawong. Et du prêt d’un couteau. » Achille brandit l’arme couverte de sang en la tenant par la pointe. « C’est à vous ? — Oui, sauf si vous tenez à le nettoyer vous-même. » Le Belge lui tendit le couteau. Suriyawong sortit son matériel d’entretien, essuya la lame puis se mit à la lustrer. « Vous espériez que je mourrais, dit Achille à mi-voix. — J’espérais que vous régleriez seul vos problèmes, rétorqua l’officier, sans risquer la vie de mes hommes. Comme vous y êtes parvenu, je pense qu’on peut considérer ma décision, sinon comme la meilleure, du moins comme valable. — Je n’aurais jamais imaginé me faire libérer par des Thaïs. Tuer, oui, mais pas sauver. — Vous vous êtes sauvé vous-même, répliqua Suriyawong d’un ton froid. Personne ne vous a aidé. Nous avons ouvert la porte et je vous ai prêté mon couteau ; j’ai supposé que vous n’en auriez pas sur vous et qu’en mettant le mien à votre disposition j’accélérerais votre victoire ; nous pourrions ainsi rentrer plus vite chez nous. — Vous êtes quelqu’un de bizarre. — On ne m’a pas fait passer de tests de normalité avant de me confier cette mission, mais je les raterais certainement. » Achille éclata de rire. Suriyawong se permit un mince sourire. Il s’efforça de ne pas songer aux pensées qui devaient s’agiter derrière les traits impénétrables de ses soldats : leurs familles à eux aussi avaient souffert de la conquête de la Thaïlande par la Chine ; eux aussi avaient d’excellentes raisons de haïr Achille, et voir Suriyawong s’aplatir devant lui devait les faire grincer des dents. J’œuvre pour la bonne cause, messieurs : je tente de sauver nos vies en empêchant Achille de nous considérer comme ses sauveurs, en lui faisant croire que pas un instant nous ne l’avons vu réduit à l’impuissance, que cette idée même ne nous a pas effleurés. « Eh bien ? fit Achille. Vous n’avez pas de questions à me poser ? — Si, répondit Suriyawong : vous a-t-on donné un petit-déjeuner ? Avez-vous faim ? — Je ne mange jamais le matin. — Moi, tuer m’ouvre l’appétit, dit Suriyawong. Je pensais que vous auriez peut-être envie d’un petit en-cas. » Il surprit les coups d’œil de certains de ses hommes ; seul leur regard s’était discrètement porté sur lui, mais cela suffit : ils avaient réagi. Tuer lui ouvrait l’appétit ? Grotesque ! Ils savaient à présent qu’il mentait à leur passager. Il était important qu’il prévienne ses hommes de sa comédie, sans quoi il courait le danger de perdre leur confiance ; ils risquaient de croire qu’il s’était placé pour de bon au service de ce monstre. Achille se restaura au bout d’un moment, puis il s’endormit. Suriyawong resta sur ses gardes : l’autre avait sans doute appris l’art de paraître assoupi afin d’écouter discrètement les conversations autour de lui ; le jeune officier limita donc ses échanges avec ses hommes à leurs rapports d’opération et au décompte des soldats qu’ils avaient abattus. C’est seulement au moment où Achille descendit soulager sa vessie sur l’aérodrome de Guam que Suriyawong prit le risque d’envoyer un bref message à Ribeirão Preto. Il devrait absolument prévenir quelqu’un de l’identité de l’invité de l’Hégémon : Virlomi, l’Indienne, ancienne de l’École de guerre, qui avait échappé aux griffes d’Achille à Hyderabad et s’était fait passer pour une déesse gardienne d’un pont d’Inde orientale avant que Suriyawong ne l’aide à quitter le pays. Si elle se trouvait à Ribeirão Preto à l’arrivée d’Achille, sa vie ne vaudrait pas cher. Le jeune Thaï ne se réjouissait pas de la voir partir, car elle resterait absente longtemps ; or il s’était aperçu récemment qu’il était amoureux d’elle et il désirait l’épouser une fois adulte. 3 MAMANS ET PAPAS Clé d’encodage ******** Clé de décodage ***** À : Graff%pilgrimage@mincol.gov De : Locke%erasmus@polnet.gov Sujet : Requête officieuse Je vous remercie de vos mises en garde, mais je vous assure que je ne sous-estime pas le danger de la présence de X à PR. D’ailleurs, votre aide me serait précieuse à ce sujet, si vous acceptez de me la prêter. JD et PA se cachent, et S s’est compromis en permettant l’évasion de X ; leurs proches à tous trois sont en danger, soit de façon directe, soit en risquant de servir d’otages à X. Il faut les placer hors de sa portée, et votre position vous rend seul capable d’y parvenir. Les parents de JD ont l’habitude de vivre camouflés et ont échappé de peu à certains attentats ; ceux de PA, déjà victimes d’un enlèvement, se montreront eux aussi enclins à coopérer. La difficulté viendra des miens. Ils refuseront à coup sûr l’idée de se dissimuler, même à titre de protection, si c’est moi qui la leur soumets ; ils s’y plieront peut-être si la proposition émane de vous. Je ne veux pas de mes parents ici, exposés au danger, où l’on risque de les utiliser pour avoir barre sur moi ou m’éloigner de mes objectifs. Pouvez-vous passer en personne les prendre à RP avant que j’y revienne avec X ? Vous disposeriez d’environ 30 heures. Je vous prie de m’excuser pour ce dérangement, mais vous auriez droit une fois de plus à ma gratitude et à mon soutien, qui auront un jour, je l’espère, plus de poids qu’aujourd’hui. PW. Thérésa Wiggin était au courant de la venue de Graff, car Elena Delphiki lui avait passé un coup de fil en toute hâte dès qu’il l’avait quittée ; pourtant, elle ne modifia pas ses projets d’un iota – non dans l’espoir de lui donner le change, mais parce qu’il y avait des papayes mûres dans le jardin de derrière et qu’il fallait les cueillir avant qu’elles ne tombent des arbres. Ce n’était pas Graff qui allait la détourner d’une tâche aussi importante. Aussi, quand elle l’entendit claquer poliment des mains devant son portail, se trouvait-elle sur une échelle, occupée à détacher des papayes des branches et à les déposer soigneusement au fond de son sac. Elle avait laissé des instructions à la bonne, Aparecida, et bientôt les pas de Graff résonnèrent sur le carrelage de la terrasse derrière elle. « Madame Wiggin, dit-il. — Vous m’avez déjà pris deux enfants, fit Thérésa sans le regarder. Je suppose que vous voulez mon fils aîné à présent. — Non. C’est votre mari et vous que je viens chercher cette fois. — Pour rejoindre Ender et Valentine ? » Elle avait beau jouer les obtuses, elle ne put empêcher son cœur de bondir fugitivement à cette idée ; les soucis de la Terre n’étaient plus les leurs, désormais. « Malheureusement, nous n’aurons pas les moyens d’envoyer à leur colonie un vaisseau de soutien avant plusieurs années, répondit Graff. — Dans ce cas, vous n’avez rien à proposer qui nous intéresse. — Sans doute. Je réponds aux désirs de Peter : il a besoin d’avoir les mains libres. — Nous ne nous mêlons pas de son travail. — Il va introduire un individu dangereux dans votre communauté, dit Graff ; mais vous êtes déjà au courant, je suppose. — Les bavardages vont bon train ici : entre parents de petits génies, on n’a guère d’autres occupations que d’échanger des nouvelles sur ses brillants rejetons. Les enfants des Arkanian et des Delphiki sont pratiquement mariés, et nous avons la chance extraordinaire de recevoir des visiteurs de l’espace – comme vous. — Quelle hargne aujourd’hui, ma chère ! — Les parents de Bean et de Petra ont certainement accepté de quitter Ribeirão Preto pour épargner à leurs enfants la crainte d’être pris en otages ; de même, un jour, Nikolaï Delphiki et Stefan Arkanian se remettront de n’avoir joué que des rôles de figuration dans la vie de leurs frère et sœur. Mais notre situation, à John Paul et moi, est complètement différente : c’est notre fils, le crétin qui a décidé d’amener Achille chez nous. — Je comprends ; je vous plains d’être le père et la mère d’un enfant qui n’a pas le même niveau intellectuel que les autres. Ça doit être dur », fit Graff. Thérésa se tourna vers lui, vit l’étincelle malicieuse qui brillait dans ses yeux et ne put s’empêcher d’éclater de rire. « D’accord, il n’est pas stupide : il est tellement imbu de lui-même qu’il n’imagine pas qu’un de ses plans puisse échouer. Mais le résultat reste le même, et je n’ai pas envie d’apprendre sa mort par un atroce petit courriel – ou, pire encore, lors d’un reportage où on annoncera que “le frère du célèbre Ender Wiggin n’a pas réussi à rendre son lustre à la fonction d’Hégémon” et où, jusque dans sa nécro, on passera encore des vidéos d’Ender après sa victoire sur les doryphores. — On dirait que vous avez une image très claire de toutes les éventualités. — Non, seulement des insupportables. Je reste, monsieur le ministre de la Colonisation ; il faudra chercher des candidats au voyage ailleurs que chez des couples d’âge mûr inaptes à l’émigration. — Mais vous n’êtes pas inaptes : vous pouvez encore avoir des enfants. — C’est vrai ; les miens m’ont apporté tant de joie que l’idée d’en mettre d’autres au monde me remplit de bonheur. — Je sais parfaitement les sacrifices que vous avez acceptés pour eux et l’amour que vous leur portez ; et je savais aussi que vous refuseriez de partir. — Vous êtes donc venu accompagné de soldats pour m’emmener de force ? Vous avez déjà arrêté mon mari ? — Non, non, pas du tout, fit Graff. À mon avis, vous avez raison de ne pas vouloir vous en aller. — Allons bon ! — Mais Peter m’a prié de vous protéger ; j’étais tenu de faire le geste. Toutefois, je pense qu’il vaut mieux que vous restiez. — Et pourquoi ? — Peter a beaucoup d’alliés mais aucun ami, répondit Graff. — Pas même vous ? — Je crois hélas l’avoir étudié de trop près pendant son enfance pour conserver quelque sensibilité à son charisme. — Mais il en a, n’est-ce pas, du charisme ? Ou du charme, en tout cas. — Au moins autant qu’Ender, quand il veut bien s’en donner la peine. » Entendre Graff parler d’Ender – du jeune homme qu’il était devenu quand il avait quitté le système solaire à bord d’un vaisseau colonisateur, après avoir sauvé l’humanité – emplit Thérésa d’un regret qui, pour être familier, n’en était pas moins douloureux. Graff avait connu Ender Wiggin entre sept et douze ans, période où les liens de Thérésa avec son dernier fils, le plus vulnérable, se réduisaient à quelques photos, des souvenirs qui s’estompaient, l’évocation de la raideur de son dos à l’époque où il devenait trop lourd à porter et la sensation qui persistait encore de ses petits bras jetés autour de son cou. « Même quand vous l’avez ramené sur Terre, dit-elle, vous ne nous avez pas permis de le voir. Vous avez accordé à Val une entrevue avec lui, mais pas à son père ni à moi. — Je regrette, répondit Graff. J’ignorais qu’il ne rentrerait pas chez vous à la fin de la guerre. Mais, à ce moment du conflit, vous voir lui aurait rappelé qu’il existait des gens dont le devoir était de le protéger et de subvenir à ses besoins. — Et ç’aurait été mal ? — Il nous fallait quelqu’un d’impitoyable, or ce n’était pas ainsi que se voulait Ender. Nous devions préserver cette dureté chez lui, et nous avons déjà pris un grand risque en le laissant voir Valentine. — Êtes-vous certain d’avoir eu raison ? — Pas du tout. Mais il a gagné la guerre, et nous ne pouvons pas remonter le temps pour vérifier si une autre approche aurait été aussi efficace. — Quant à moi, je ne peux pas remonter le temps pour essayer de découvrir une voie au bout de laquelle je ne me retrouve pas saisie de colère et de peine chaque fois que je vous vois ou même que je pense à vous. » Graff se tut. Le silence s’éternisa. « Si vous attendez des excuses… fit Thérésa. — Non, non ! Je cherchais, moi, quelles excuses vous présenter qui ne soient ni insuffisantes ni ridicules. Je n’ai pas tiré un seul coup de feu de toute la guerre et pourtant je suis responsable de nombreuses morts ; et, si cela peut vous consoler, moi non plus je ne puis penser à votre mari et vous sans que les regrets m’étreignent. — Pas assez. — Non, certainement pas. Je ne vous cacherai pas, toutefois, que mes plus profonds regrets vont aux parents de Bonzo Madrid, qui m’ont confié leur fils et à qui je l’ai renvoyé dans un cercueil. » Thérésa eut envie de lui écraser une papaye sur la figure. « Vous voulez me rappeler que je suis la mère d’un tueur ? — C’était Bonzo le tueur, madame. Ender n’a fait que se défendre. Vous vous méprenez complètement : c’est par ma faute que Bonzo a eu l’occasion de se retrouver seul face à Ender, et c’est par ma faute, non celle de votre fils, qu’il est mort. Voilà pourquoi je plains davantage les Madrid que vous. J’ai bien des erreurs à mon actif, et je ne saurai jamais lesquelles étaient nécessaires, lesquelles n’ont pas eu de retombées néfastes ni même lesquelles nous ont placés dans une situation meilleure que si je ne les avais pas commises. — Et comment savez-vous si vous n’en commettez pas une autre aujourd’hui en nous laissant rester, John Paul et moi ? — Je vous l’ai dit : Peter a besoin d’amis. — Mais le monde a-t-il besoin de Peter ? demanda Thérésa. — On n’a pas toujours les dirigeants qu’on souhaiterait, répondit Graff, mais on peut parfois choisir entre ceux qu’on a. — Et comment s’effectue le choix ? Sur le champ de bataille ou dans l’isoloir ? — Peut-être par la figue empoisonnée ou la voiture piégée. » Thérésa comprit aussitôt le message. « N’ayez crainte, nous surveillerons l’alimentation et les moyens de transport de Peter. — Ah ? Vous comptez garder sur vous tous ses repas, changer d’épicier chaque jour et demander à votre mari de s’installer dans sa voiture sans jamais fermer l’œil ? — Nous avons pris notre retraite jeunes. Il faut bien s’occuper. » Graff éclata de rire. « Eh bien, bonne chance. Je vous fais confiance pour prendre toutes les mesures de sécurité qui s’imposent. Merci de cet entretien. — Il faudra recommencer, dans dix ou vingt ans, dit Thérésa. — Je le noterai sur mon agenda. » Il la salua – avec plus de solennité qu’elle ne s’y attendait – et rentra dans la maison pour regagner la rue de l’autre côté. Thérésa demeura quelque temps à bouillir de rage impuissante en songeant à ce que Graff, la Flotte internationale, les doryphores, le destin et Dieu leur avaient imposé, à sa famille et à elle. Puis elle pensa à Ender et à Valentine, et elle versa quelques larmes sur les papayes. Enfin elle s’imagina en compagnie de John Paul, l’œil aux aguets, toujours sur le qui-vive, essayant de protéger Peter… Graff avait raison : jamais ils ne pourraient assurer une surveillance absolue. Ils s’assoupiraient, un détail leur échapperait. Achille trouverait une ouverture – plusieurs, même – et, profitant d’un moment où leur assurance excessive leur ferait baisser la garde, il frapperait ; alors Peter mourrait et le monde se retrouverait à la merci d’Achille, car qui d’autre possédait l’intelligence et l’absence de pitié nécessaires pour l’abattre ? Bean ? Petra ? Suriyawong ? Nikolaï ? Un des autres anciens de l’École de guerre éparpillés sur toute la surface de la planète ? Si l’un d’eux était assez ambitieux pour arrêter Achille, il aurait déjà fait parler de lui. Elle rapportait le sac de papayes dans la maison, passant la porte en crabe pour éviter de taler les fruits en les cognant, quand elle comprit soudain le but réel de la visite de Graff. Peter a besoin d’un ami, avait-il dit. Il avait ajouté que le poison ou le sabotage risquait de trancher la confrontation entre Achille et lui, et que John Paul et elle étaient incapables d’assurer à leur fils une protection suffisante pour empêcher tout attentat. À partir de là, comment pouvaient-ils jouer efficacement le rôle des amis dont il avait besoin ? La lutte pouvait aussi bien trouver sa solution dans la mort d’Achille que dans celle de Peter. Aussitôt lui revinrent à l’esprit les noms de grands empoisonneurs de l’histoire, avérés ou non : Lucrèce Borgia, Cléopâtre et celle qui avait assaisonné les repas de tout l’entourage de l’empereur Claude, et sans doute les siens aussi pour finir. Jadis, il n’existait pas de tests chimiques pour déterminer avec certitude si la mort provenait de l’ingestion de substances toxiques ; les empoisonneurs récoltaient eux-mêmes leurs ingrédients, ce qui leur évitait de laisser des traces d’achat et de s’encombrer de conjurés qui risquaient d’avouer leur participation et de dénoncer leurs complices. S’il arrivait malheur au jeune Belge avant que Peter n’estime nécessaire de se débarrasser du monstre, l’Hégémon diligenterait une enquête… et, lorsque la piste aboutirait à ses parents, ce qui était inévitable, comment réagirait-il ? Laisserait-il la justice suivre son cours à titre d’exemple ? Ou bien les couvrirait-il en tentant de dissimuler les résultats de l’instruction, et accepterait-il de voir son règne terni par des rumeurs sur la mort prématurée d’Achille ? Sans aucun doute, tous ses opposants brandiraient le cadavre comme celui d’un martyr, d’un adolescent victime de la calomnie, d’un garçon qui représentait le plus grand espoir de l’humanité, lâchement assassiné par l’ignoble Peter Wiggin, sa sorcière de mère ou son serpent de père. Tuer Achille ne suffisait pas : il fallait procéder avec prudence, d’une façon qui ne nuirait pas à Peter à long terme. D’un autre côté, mieux vaudrait pour lui qu’il doive affronter des rumeurs et des fables sur la mort d’Achille que de mourir lui-même. Thérésa devait agir sans tarder. Graff m’a confié pour mission, se dit-elle, de devenir un assassin afin de protéger mon fils. Et le plus affreux de l’affaire, c’est que je ne me demande pas si je dois obéir, mais comment. Et quand. 4 CHOPIN Clé d’encodage : ******** Clé de décodage : ***** À : Légume%pythien@pasvupas.com De : Graff%pilgrimage@mincol.gov Sujet : Très drôle On ne peut pas te reprocher, je suppose, l’humour potache qui te pousse à employer des pseudonymes transparents comme légume%pythien, d’autant qu’il s’agit d’une identité à usage unique, mais cela indique chez toi une incurie et une désinvolture qui m’inquiètent. Nous ne devons pas vous perdre, ta compagne de voyage et toi, parce que tu n’as pas pu te retenir de faire une plaisanterie. Mais assez imaginé que je puisse influencer tes décisions. Le Belge est arrivé à PR depuis quelques semaines et aucun incident ne s’est produit. Tes parents et ceux de ta compagne ont été placés en quarantaine et s’entraînent en vue de leur embarquement à bord d’un vaisseau colonisateur. Je ne leur ferai pas quitter la planète sans ton accord, sauf cas d’urgence ; cependant, si je dois les garder au-delà de la date de départ de leur groupe, on va les remarquer et des rumeurs se propageront. Il est risqué de les maintenir sur Terre trop longtemps mais, une fois qu’ils seront dans l’espace, il sera difficile de les rapatrier. Je ne veux vous forcer à rien mais l’avenir de vos familles est en jeu, et, jusqu’ici, vous n’en avez même pas discuté avec elles. Quant au Belge, PW lui a fourni un poste : assistant de l’Hégémon. Il dispose de son propre papier à lettres à en-tête et de sa propre identité électronique, comme une espèce de ministre sans portefeuille, sans administration à chapeauter ni argent à débourser. Pourtant il trouve à s’occuper toute la journée. Je me demande ce qu’il manigance. J’aurais dû dire qu’il n’avait pas de personnel officiel sous ses ordres ; officieusement, Suri a l’air de lui obéir au doigt et à l’œil. D’après plusieurs observateurs, le changement est étonnant : jamais il n’a manifesté un respect aussi outré à ton endroit ni à celui de PW. Ils dînent souvent ensemble, et, bien que le Belge n’ait jamais visité les casernements ni les terrains d’entraînement, qu’il n’ait assisté à aucune mission ni manœuvre de ta petite armée, on ne peut s’empêcher de le soupçonner de vouloir acquérir une certaine influence, voire une certaine autorité sur la force militaire de l’Hégémon. As-tu des contacts avec Suri ? Quand j’ai tenté d’aborder le sujet avec lui, il ne m’a même pas répondu. Quant à toi, mon jeune et brillant ami, tu sais, j’espère, que les fausses identités de sœur Carlotta lui étaient fournies par le Vatican et que, lorsque tu t’en sers, cela résonne comme un coup de trompette dans les murs de cette vénérable institution. Des responsables m’ont prié de t’assurer qu’Achille ne bénéficiait d’aucun appui dans leurs rangs, même avant qu’il n’assassine sœur Carlotta, mais, s’ils peuvent te repérer aussi aisément, d’autres en sont peut-être capables aussi. Un mot suffit au sage, comme ils disent. Et moi j’ai écrit cinq paragraphes. Graff. Petra et Bean voyageaient ensemble depuis un mois quand la crise éclata. Tout d’abord, la jeune fille s’en était remise aux décisions de son compagnon : après tout, elle n’avait jamais vécu dans la clandestinité, en se déplaçant sous de fausses identités. Il disposait de toutes sortes de documents, certains rapportés des Philippines, les autres dissimulés dans diverses planques dispersées dans le monde entier. L’ennui, c’était que ceux qui la concernaient décrivaient une femme de soixante ans capable de s’exprimer dans des langues qu’elle ne connaissait pas. « Ça ne tient pas debout ! dit-elle à Bean quand il lui donna un quatrième jeu de papiers. Personne n’avalera ça ! — Et pourtant ça marche, répondit-il. — En effet, et j’aimerais bien savoir pourquoi ! J’ai l’impression qu’il n’y a pas que ces paperasses ; on nous donne un coup de pouce à chaque contrôle d’identité que nous passons. — Parfois oui, parfois non. — Seulement quand tu fais appel à un de tes contacts pour qu’un garde de sécurité ferme les yeux sur mon âge apparent au regard de ces documents… — Quoique, certains jours, quand tu n’as pas assez dormi… — Arrête ! Une plaisanterie attendrissante chez un gamin de trois ans perd son sel chez quelqu’un de ta taille. — Petra, je suis d’accord avec toi, déclara Bean enfin. Ces documents étaient prévus pour sœur Carlotta, or tu ne lui ressembles pas du tout, et nous laissons derrière nous une piste de services demandés et rendus. Il faut donc nous séparer. — Il y a deux raisons qui s’y opposent, rétorqua la jeune Arménienne. — En dehors du fait que c’est toi qui as voulu que nous voyagions ensemble ? Et que tu m’y as obligé par chantage, en me rappelant que tu ne survivrais pas longtemps sans moi ? Ce qui ne t’empêche d’ailleurs pas, je le remarque, de critiquer les moyens que j’emploie pour te maintenir en vie. — La seconde raison, reprit Petra sans prêter attention à ses efforts pour engager une dispute, c’est que, tant que nous restons en fuite, tu es incapable d’agir, et ça te met dans tous tes états. — Je ne demeure pas les bras croisés, loin de là. — Et que fais-tu, à part te débrouiller pour convaincre des gardes de sécurité idiots de nous laisser passer malgré des pièces d’identité qui ne valent pas un clou ? — Eh bien, j’ai déclenché deux guerres, guéri trois maladies et pondu un poème épique. Tu le saurais si tu regardais autre chose que ton nombril. — Tu es un touche-à-tout de génie, Julian. — Rester vivant, je n’appelle pas ça se croiser les bras. — Mais ce n’est pas ce à quoi tu as envie de consacrer ta vie. — Ma chère enfant, je n’ai jamais eu d’autre but dans l’existence. — Mais tu échoueras en fin de compte. — Comme la plupart des gens. Comme tout le monde, même, sauf s’il s’avère que sœur Carlotta et les chrétiens avaient raison. — Tu veux marquer ton passage avant de mourir. » Bean soupira. « Tu projettes tes propres désirs sur les autres. — Le besoin de laisser une trace de soi dans le monde est commun à tous les hommes. — Oui, mais je ne suis pas humain. — C’est vrai, tu es surhumain, fit Petra d’un ton découragé. On ne peut pas discuter avec toi, Bean. — Et pourtant tu persistes à essayer. » Mais Petra savait pertinemment qu’il partageait son sentiment : il ne pouvait se satisfaire de vivre camouflé, de déménager sans cesse, de prendre un car ici, un train-là, un avion qui les emmenait dans une ville lointaine, et de tout recommencer quelques jours plus tard. Demeurer en vie n’avait d’autre intérêt que de leur permettre de conserver leur indépendance assez longtemps pour œuvrer contre Achille ; seulement, malgré les dénégations de Bean, ils ne faisaient rien. Il était déjà exaspérant quand Petra avait fait sa connaissance à l’École de guerre. Avorton ridicule mais extraordinairement précoce, il avait l’air suffisant rien qu’en disant bonjour, et, même après que tous les membres du djish d’Ender eurent travaillé avec lui et mesuré sa valeur à l’École de commandement, Petra resta la seule à l’apprécier. Elle l’appréciait vraiment, et non à la façon paternaliste des grands qui prennent de plus jeunes qu’eux sous leur aile. De toute manière, nul n’avait entretenu un instant l’illusion qu’il avait besoin de protection : il était arrivé à l’école parfaitement armé pour survivre, et, en quelques jours – voire quelques heures –, il en savait plus que quiconque sur le fonctionnement de l’établissement. Le même scénario s’était répété à l’École tactique, à celle de Commandement, puis durant les semaines critiques où, avant qu’Ender vienne rejoindre ses soldats sur Éros, Bean avait dirigé le djish pendant ses manœuvres d’exercice. Il avait été la cible du ressentiment des autres alors, parce qu’on avait choisi le plus jeune d’entre eux pour remplacer Ender et parce qu’ils craignaient qu’il ne s’installe définitivement à leur tête. Ils avaient accueilli le retour d’Ender avec soulagement et n’avaient pas cherché à le cacher. Bean avait dû en être affecté, mais, apparemment, seule Petra s’inquiétait de ses sentiments – en pure perte, d’ailleurs, semblait-il : de tout le djish, c’était Bean lui-même qui, a priori, se souciait le moins de son amour-propre. Pourtant, l’amitié de la jeune Arménienne avait de la valeur à ses yeux, même s’il ne le montrait que rarement ; et, le jour où elle s’était effondrée en plein combat, accablée de fatigue, c’est lui qui avait pris sa place, et par la suite il avait été le seul à lui manifester une confiance intacte. Même Ender n’avait plus confié à la jeune fille que des missions de moindre niveau ; mais Bean était demeuré son ami, tout en obéissant aux ordres d’Ender et en la surveillant au cours des batailles restantes, prêt à prendre sa relève si elle défaillait à nouveau. C’était lui sur qui elle avait compté quand les Russes l’avaient enlevée, lui qui, elle en était sure, saurait décrypter le message qu’elle avait dissimulé dans un petit dessin inclus dans ses courriels ; et, quand elle s’était retrouvée entre les griffes d’Achille, c’était encore en lui qu’elle avait placé tous ses espoirs. Il avait bien reçu le message et l’avait arrachée de la gueule de la bête. Il avait beau feindre, au point de s’en convaincre lui-même, qu’il ne s’intéressait qu’à sa petite personne et à sa survie, c’était en réalité le plus fidèle des amis. Loin de se conduire en égoïste, il n’hésitait pas à risquer sa vie pour une cause en laquelle il croyait, mais il n’avait jamais pris conscience de cette qualité, et, comme il se considérait comme indigne d’inspirer l’amour, il lui fallait une éternité avant de comprendre qu’on l’aimait. Il ne s’était rendu compte de l’affection de sœur Carlotta pour lui que longtemps après la mort de la religieuse, et il ne marquait guère qu’il s’aperçût des sentiments que lui portait Petra ; pire, à présent qu’il était plus grand qu’elle, il la traitait plutôt comme une petite sœur énervante. Ce qui la mettait dans une fureur noire. Pourtant elle était résolue à ne pas le quitter, non parce qu’elle avait besoin de lui pour demeurer en vie : elle craignait qu’à l’instant où il se retrouverait seul il ne se lance dans une entreprise insensée où il devrait mourir pour éliminer Achille ; pour Petra, c’était un dénouement insupportable. Elle jugeait qu’il avait tort quand il affirmait qu’il ne devait pas avoir d’enfants, que les modifications génétiques responsables de son génie devaient disparaître avec lui lorsque sa croissance incontrôlable finirait par le tuer. Petra, elle, avait bien l’intention de porter ses héritiers. Ainsi en suspens comme l’oiseau sur la branche, devant Bean qui s’agitait constamment sans rien accomplir d’important et qui en devenait irritable et irritant, Petra sentait son calme s’effriter. Ils éprouvaient une affection non feinte l’un pour l’autre et, jusque-là, ils avaient réussi à maintenir leurs prises de bec à un niveau qui pouvait passer pour un simple échange de taquineries ; mais il fallait que leur relation change, et très vite, sans quoi une dispute ne tarderait pas à éclater qui rendrait toute vie commune impossible – et alors que deviendraient les projets de maternité de Petra ? Le changement survint enfin quand elle évoqua Ender Wiggin. « À ton avis, pourquoi a-t-il sauvé l’humanité ? fit-elle un jour, exaspérée, à l’aéroport de Darwin. — Pour ne plus être obligé de jouer au jeu stupide de l’École. — Mais pas pour permettre à Achille de devenir maître du monde ! — Achille n’est pas éternel. Caligula a fini par mourir. — Un peu aidé par ses amis, dit Petra. — Et, quand il mourra, quelqu’un de mieux prendra peut-être sa place. Après Staline, il y a eu Khrouchtchev ; après Caligula, il y a eu Marc Aurèle. — Mais pas tout de suite ; et puis trente millions de personnes sont mortes sous le règne de Staline. — Eh bien, ça faisait trente millions de personnes sur lesquelles il ne régnait plus. » Il lui arrivait de tenir des propos épouvantables, mais Petra le connaissait : cette insensibilité de surface cachait une dépression passagère. Dans ces moments-là, il se sentait exclu de l’espèce des hommes et songeait que sa différence le tuait à petit feu ; mais ce n’était pas sa véritable nature. « Tu n’es pas sans cœur à ce point, je le sais », dit-elle. D’ordinaire, il répondait du tac au tac quand elle tentait de le rassurer sur son humanité, et elle aimait à penser qu’elle l’obligeait à changer son point de vue sur lui-même ; mais il avait depuis peu cessé de discuter, et elle craignait qu’il ne se souciât plus de son avis. « Si je pose mes valises, dit-il, mes chances de survie tombent à zéro. » Elle nota avec agacement qu’il persistait à parler de ses chances plutôt que des leurs. « Tu hais Achille et tu ne veux pas qu’il domine le monde ; si tu tiens à lui barrer la route, il faudra bien que tu t’arrêtes quelque part pour te mettre au travail. — D’accord ; puisque tu es si maligne, indique-moi un abri sûr. — Le Vatican, répondit Petra. — Quelle est l’étendue de ce royaume ? Et combien de cardinaux auront-ils envie de prêter l’oreille à un enfant de chœur ? — Très bien ; alors un État de la Ligue musulmane. — Nous sommes des infidèles, fit Bean. — Et les gens de ces pays sont bien décidés à ne pas tomber sous la domination de la Chine, de l’Hégémonie ni de personne d’autre. — Ce que je voulais dire, c’est qu’ils ne voudront pas de nous. — Et ce que je veux dire, moi, c’est que nous sommes les ennemis de leur ennemi, que ça leur plaise ou non. — Mais nous ne sommes que deux enfants sans armée, sans renseignements à vendre, sans aucun moyen de faire pression sur eux. » Petra ne prit pas la peine de répondre à cette remarque ridicule. D’ailleurs, elle avait déjà remporté la partie : il se demandait enfin où, et non si, il allait s’arrêter pour préparer ses plans. Ils débarquèrent en Pologne et, après avoir pris le train entre Katowice et Varsovie, ils allèrent se promener au Lazienki, un des parcs les plus célèbres d’Europe, dont les chemins centenaires couraient entre des arbres majestueux et des baliveaux destinés à les remplacer un jour. « Es-tu venu ici avec sœur Carlotta ? demanda Petra. — Une fois, répondit Bean. Ender a du sang polonais, tu le savais ? — Par sa mère sans doute ; Wiggin n’est pas un nom de la région. — Sauf s’il se prononçait à l’origine “Wieczorek”. Tu ne trouves pas que monsieur Wiggin a le type polonais ? Qu’il se sentirait tout à fait à l’aise ici, même si le terme de nation n’a plus grande signification aujourd’hui ? » Petra éclata de rire. « La nation ? Ce truc pour lequel on meurt et on tue depuis des siècles ? — Non, je parlais plutôt d’ascendance, je crois. On descend d’un peu partout de nos jours. Il paraît que je suis grec, mais ma grand-mère maternelle était une diplomate ibo ; alors, en Afrique j’ai l’air d’un Grec, mais en Grèce on me croit plutôt africain, et, dans tous les cas, je ne me sens attaché à aucune de ces terres. — Ton cas est particulier, Bean, dit Petra. Tu n’as pas eu de patrie d’origine. — Ni d’enfance non plus, je crois. — Aucun élève de l’École de guerre n’a beaucoup connu ni l’une ni l’autre. — Ce qui explique peut-être que tant d’anciens s’acharnent à prouver leur fidélité à leur pays natal. » Cela se tenait. « Comme nous manquons de racines, nous nous raccrochons aux rares qui nous restent. » Elle pensait à Vlad, si fanatiquement russe, et Hot Soup – Han Tzu –, si fanatiquement chinois qu’ils avaient collaboré de leur plein gré avec Achille lorsqu’il semblait œuvrer pour l’avenir de leurs pays respectifs. « Et personne ne nous fait entièrement confiance, enchaîna Bean, parce qu’on sait que notre vrai pays se trouve dans l’espace. C’est à nos camarades de l’École de guerre que nous sommes le plus fidèles. — Ou à nous-mêmes, dit Petra, songeant à Achille. — Je n’ai jamais prétendu le contraire », répondit Bean. Il avait dû croire qu’elle parlait de lui. « Tu t’enorgueillis de ton égocentrisme, fit-elle, alors que c’est un pur mensonge. » Il éclata d’un rire moqueur et ils poursuivirent leur promenade. Familles, hommes d’affaires, vieilles gens, jeunes couples d’amoureux déambulaient dans le parc, savourant l’après-midi exceptionnellement ensoleillé, tandis que, comme tous les jours ainsi que le voulait la tradition séculaire, dans le kiosque à musique, un pianiste exécutait une œuvre de Chopin. Au bout d’un moment, Petra prit hardiment la main de Bean comme si eux aussi étaient des amoureux, ou du moins des amis assez proches pour se toucher. À sa grande surprise, il ne la retira pas, et même il étreignit la sienne ; mais, si elle nourrissait quelque illusion sur le caractère romantique de Bean, il la dissipa aussitôt. « On fait la course autour du bassin », dit-il, et ils s’élancèrent. Mais dans quelle course les adversaires se tiennent-ils par la main et le gagnant fait-il franchir en riant la ligne d’arrivée au perdant ? Bean jouait à l’enfant parce qu’il ignorait comment se comporter en adulte ; c’était donc à Petra de le lui enseigner. Sans lâcher sa main, elle saisit l’autre, l’obligea à passer les bras autour de sa taille, puis elle se dressa sur la pointe des pieds et l’embrassa – sur le menton, car il recula légèrement le visage ; mais il s’agissait bel et bien d’un baiser, et, après être demeuré quelques instants l’air égaré, il attira Petra plus près de lui, et ses lèvres réussirent à trouver celles de la jeune fille sans collisions nasales exagérées. Aucun ne bénéficiant d’une grande expérience dans le domaine, Petra aurait été bien en peine de juger si leur baiser fut particulièrement réussi ; elle n’en avait partagé qu’un seul autre, avec Achille, un pistolet appuyé sur le ventre. Elle n’avait qu’une certitude : embrasser Bean était bien plus agréable qu’embrasser Achille. « Ainsi, tu m’aimes, dit-elle à mi-voix quand ils se séparèrent. — Mon organisme est une masse d’hormones en ébullition que je suis trop jeune pour dominer, répondit-il. Tu es une femelle d’une espèce voisine. Si l’on en croit les primatologues qui font autorité, je n’ai pas franchement le choix. — Chouette ! fit-elle en lui enserrant la taille. — Non, pas chouette. Je n’ai pas le droit d’embrasser quiconque. — C’est moi qui te l’ai demandé. — Il n’est pas question que j’aie des enfants. — Ça me paraît sensé. Je les aurai à ta place. — Tu as très bien compris ce que je voulais dire. — Les bébés, ça ne vient pas en s’embrassant ; tu ne risques donc rien pour l’instant. » Avec un grognement agacé, il s’écarta d’elle, tourna un moment en rond d’un air irrité puis revint droit vers la jeune fille et l’embrassa de nouveau. « J’en ai envie depuis le début de notre cavale. — Je m’en suis rendu compte à ta façon de ne pas manifester que j’existais à tes yeux, sinon comme un fardeau. — J’ai toujours eu du mal à exprimer mes émotions. » Il la serra contre lui. Un couple âgé passa près d’eux ; l’homme leur lança un regard réprobateur, l’air de penser que ces gamins écervelés auraient pu choisir un endroit plus discret pour leurs étreintes et leurs baisers, mais la femme, les cheveux sévèrement retenus en arrière par un large bandeau, adressa un clin d’œil à Bean comme pour dire : « Bravo, jeune homme ! Il faut embrasser les filles souvent et passionnément ! » Il fut si bien convaincu d’avoir correctement interprété sa mimique qu’il répéta le message à Petra. « Tu es donc en train d’œuvrer pour le bien public, fit-elle. — Au grand amusement dudit public », répondit-il. Une voix s’éleva derrière eux : « Et je vous garantis qu’il s’amuse. » Petra et Bean se retournèrent d’un bloc. Ils se trouvèrent devant un jeune homme qui n’était assurément pas polonais ; il aurait pu être d’origine birmane ou thaï, en tout cas du pourtour de la mer de Chine méridionale, et il était certainement plus jeune que Petra, même en tenant compte de l’aspect trompeusement juvénile des peuples du Sud-Est asiatique ; pourtant, il portait le costume-cravate d’un homme d’affaires démodé. À d’infimes détails – son attitude un peu crâne, l’air malicieux avec lequel il s’arrogeait le droit de s’imposer à eux et de les taquiner sur un sujet aussi intime qu’un baiser –, Petra comprit qu’il s’agissait d’un ancien de l’École de guerre. Bean, lui, en savait plus long qu’elle. « Ambul ! » fit-il. L’intéressé répondit par un salut bien dans le style de l’École, mi-négligé, mi-excessif. « Mon commandant ! — Je t’ai confié une mission autrefois, dit Bean : tu devais te charger d’un bleu pour lui apprendre à se servir d’une combinaison. — Et je l’ai parfaitement remplie. La tête qu’il avait la première fois que je l’ai gelé dans la salle de combat ! J’étais mort de rire ! — L’incroyable, c’est qu’il ne t’ait pas encore tué. — Je lui ai échappé parce que le gouvernement thaï n’a pas voulu de moi, fit Ambul. — Sur mon conseil, répondit Bean ; je m’excuse. — À mon avis, tu m’as sauvé la vie. » Petra intervint d’un ton agacé : « Salut, moi c’est Petra. » Ambul éclata de rire et lui serra la main. « Pardon, dit-il. Ambul ; je sais qui tu es, et je croyais que Bean t’avait avertie de ma venue. — Je ne pensais pas que tu viendrais. — Je ne réponds jamais aux courriels, expliqua Ambul. Je me présente aux rendez-vous pour vérifier que les messages émanent bien de leurs auteurs supposés. — Ah ! » Les pièces s’emboîtaient dans l’esprit de Petra. « Tu es le soldat de l’armée de Bean qui avait reçu l’ordre de prendre Achille en charge à son arrivée à l’École de guerre. — Malheureusement, par une imprévoyance coupable, il ne l’a pas jeté par un sas sans combinaison, dit Bean ; j’y vois la preuve d’un manque d’initiative lamentable. — Dès qu’il a su qu’Achille était libre de ses mouvements, Bean m’a prévenu ; selon lui, je figurais certainement sur sa liste noire. Ça m’a sauvé la vie. — Il a donc tenté de t’assassiner ? » demanda Bean. Ils avaient quitté le sentier et s’étaient arrêtés au milieu de la vaste pelouse qui bordait le lac ; le pianiste continuait à jouer, mais la distance étouffait les accords amplifiés de Chopin. « Disons simplement que je dois me déplacer sans cesse, répondit Ambul. — C’est pour ça que tu ne te trouvais pas en Thaïlande lors de l’invasion chinoise ? fit Petra. — Non, j’ai quitté la Thaïlande dès mon retour sur Terre. À la différence des autres diplômés de l’École de guerre, je sortais de l’armée aux résultats les plus catastrophiques de l’histoire de la salle de bataille. — La mienne, expliqua Bean. — Voyons ! se récria Petra. Vous n’avez participé qu’à… combien ? cinq parties ? — Nous n’en avons gagné aucune, dit Bean. Je m’étais fixé comme objectif d’entraîner mes hommes, d’essayer de nouvelles techniques de combat et… ah oui : de rester vivant alors qu’Achille se trouvait à l’école en même temps que moi. — Ensuite l’école a fermé, on a assigné Bean au djish d’Ender et on a renvoyé ses soldats sur Terre avec pour états de service l’unique zéro pointé de toutes les annales des combats simulés. Tous les autres Thaïs se sont vu confier des postes à responsabilité dans l’armée, mais, bizarrement, on n’a rien trouvé de mieux que de me placer dans une école privée. — C’est complètement idiot ! s’exclama Petra. Ils avaient perdu la tête ou quoi ? — Rester obscur m’a plutôt rendu service, répondit Ambul ; ma famille a pu sortir du pays en m’emmenant… Il y a certains avantages à ne pas être considéré comme un précieux élément du patrimoine national. — Tu avais donc quitté la Thaïlande quand elle est tombée. — J’étudiais à Londres ; de cette façon, il m’a suffi de franchir la mer du Nord et de filer droit sur Varsovie pour répondre à un rendez-vous clandestin. — Je m’excuse, dit Bean ; je t’avais proposé de payer ton voyage. — Tu aurais pu ne pas avoir écrit le message que j’ai reçu, répondit Ambul ; si j’avais accepté que l’auteur m’achète les billets, il aurait su quel avion j’allais prendre. — Il a l’air aussi parano que nous, fit Petra. — Parce que vous et moi partageons le même ennemi. Alors, Bean, commandant, tu m’as demandé et me voici. Tu as besoin d’un témoin pour votre mariage ? Ou de la signature d’un adulte sur les autorisations ? — Non, répondit Bean, j’ai besoin d’une base d’opérations sure, indépendante de tout État, bloc ou alliance. — Dans ce cas, je te conseille de te dénicher un joli petit astéroïde parce que, les pays neutres, ça n’existe plus aujourd’hui. — Il me faut aussi du personnel en qui je puisse avoir toute confiance, poursuivit Bean : nous risquons de nous retrouver opposés à l’Hégémonie. » Une expression stupéfaite se peignit sur les traits d’Ambul. « Je croyais que tu commandais la petite armée de Peter Wiggin. — C’était vrai, mais je ne commande plus rien aujourd’hui, sauf un verre à la terrasse d’un café de temps en temps. — Il dispose quand même d’un lieutenant de premier choix, intervint Petra : moi. — Ah ! fit Ambul. Je comprends pourquoi tu m’as appelé : vous avez besoin d’un sous-off’ pour vous saluer ! » Bean soupira. « Je te nommerais roi de Calédonie si j’en avais les moyens, mais la seule position que j’ai à t’offrir est celle d’ami. Et elle est périlleuse ces temps-ci. — Ainsi, les rumeurs se vérifient », dit Ambul. Manifestement, il entreprenait d’ordonner les renseignements qu’il avait grappillés au cours de la conversation. « Achille est dans l’enclave de l’Hégémonie. — Peter l’a fait sortir de Chine alors qu’on l’emmenait dans un camp de prisonniers, répondit Bean. — Il faut reconnaître que les Chinois ne sont pas complètement imos : ils ont su se débarrasser de lui le moment venu. — Pas vraiment, dit Petra : ils l’envoyaient seulement en exil intérieur, et dans un convoi sous protection réduite, par-dessus le marché. C’était pratiquement un appel à le libérer. — Et tu as refusé de diriger l’opération ? demanda Ambul à Bean. C’est comme ça que tu t’es fait virer ? — Non, répondit l’intéressé. Wiggin m’a dessaisi de la mission à la dernière minute ; il a remis des ordres cachetés à Suriyawong et ne me les a révélés qu’une fois le commando parti. Alors je lui ai flanqué ma démission et je suis entré dans la clandestinité. — Avec ta petite amie, fit Ambul. — En réalité, c’est Peter qui m’a collée à ses basques pour que je le surveille de près, dit Petra. — Oui, tu m’as l’air parfaite pour ce rôle. — Pas tant que ça, répondit Bean. J’ai failli remarquer sa présence à plusieurs reprises. — Pour en revenir à nos moutons, dit Ambul, Suri est donc allé récupérer Achille en Chine. — Oui ; on ne manque pourtant pas de missions qui peuvent mal tourner, mais, celle-ci, il a fallu qu’il la réussisse impeccablement. — Moi, en revanche, je ne suis pas du genre à obéir à un ordre que je juge stupide. — C’est pourquoi je te demande de participer à l’opération complètement suicidaire que je prépare, fit Bean. Comme ça, si tu te fais tuer, je saurai que c’est de ta faute et non parce que tu auras suivi mes instructions. — Il me faudra du fedda : mes parents ne roulent pas sur l’or et, techniquement, je suis encore un gosse. À propos, comment t’es-tu débrouillé pour devenir tellement plus grand que moi ? — Je prends des stéroïdes. — Et je l’étire sur un chevalet tous les soirs, enchaîna Petra. — Uniquement pour son bien, je suppose, dit Ambul. — Ma mère m’avait prévenue, répondit la jeune Arménienne : ce garçon prendra de plus en plus de place dans ta vie. » En riant, Bean la bâillonna de la main. « N’écoute pas cette folle, l’amour l’égare. — Vous devriez vous marier, tous les deux, fit Ambul. — Pas avant mon trentième anniversaire », répliqua Bean. C’est-à-dire jamais, Petra le savait. Ils étaient restés à découvert plus longtemps que Bean ne l’avait jamais toléré depuis le début de leur fuite ; comme il expliquait à Ambul ce qu’il attendait de lui, ils se dirigèrent vers la sortie du parc la plus proche. La tâche d’Ambul n’avait rien de complexe : il devait se rendre à Damas, capitale de la Ligue musulmane, et obtenir une audience avec Alaï, ami intime de Bean et ancien membre du djish d’Ender. « Ah bon ! fit le jeune Thaï. Je croyais que tu voulais me confier une mission réalisable. — Je n’arrive pas à le joindre par courriel, répondit Bean. — Autant que je le sache, il ne communique plus avec l’extérieur depuis que les Russes l’ont relâché après l’enlèvement massif d’anciens de l’école par Achille. » Bean parut étonné. « Et comment le sais-tu ? — Depuis que mes parents m’ont entraîné dans la clandestinité, je frappe à la porte de tous les contacts disponibles pour me tenir au courant des événements ; je suis doué pour naviguer sur les réseaux, aboun, pour lier des amitiés et les conserver. J’aurais fait un bon commandant si on ne m’avait coupé l’herbe sous le pied en fermant l’école. — Donc tu connais déjà Alaï ? fit Petra. Toguro ! — Mais, comme je l’ai dit, il ne communique plus avec l’extérieur – plus du tout. — Ambul, son aide m’est nécessaire, répondit Bean. J’ai besoin de la protection de la Ligue musulmane ; c’est une des rares enclaves du monde qui ne risque pas de céder à la pression des Chinois ni aux cajoleries de l’Hégémonie. — E ! Mais elle n’en est capable qu’en interdisant l’entrée aux non-musulmans. — Je ne veux pas entrer dans son cercle ; je ne veux pas connaître ses secrets. — Mais si, rétorqua Ambul. Sinon, sans l’entière confiance de ses membres, tu seras complètement impuissant à l’intérieur de ses frontières. Officiellement, les non-musulmans y jouissent d’une totale liberté, mais, dans la pratique, elle se réduit à pratiquer le shopping et le tourisme. — Alors je me convertirai, dit Bean. — Ne blague pas là-dessus, répondit Ambul. Ils prennent leur religion très au sérieux, et parler de se convertir pour plaisanter ne… — Ambul, nous le savons, intervint Petra. Moi aussi, je suis une amie d’Alaï, mais tu remarqueras que ce n’est pas moi que Bean envoie. » Le jeune Thaï éclata de rire. « Tu ne crois tout de même pas qu’Alaï perdrait le respect des musulmans s’il se laissait influencer par une femme ! L’égalité absolue des sexes faisait partie des six points du traité qui a mis fin au Troisième Grand Djihad. — Tu parles de la Cinquième Guerre mondiale ? demanda Bean. — La guerre pour la liberté universelle, dit Petra. C’est comme ça qu’on l’appelait dans les écoles arméniennes. — Parce que l’Arménie est fanatiquement antimusulmane, fit Ambul. — Eh oui, le dernier pays de fanatiques du monde, répondit Petra d’un ton lugubre. — Écoute, Ambul, reprit Bean, s’il est impossible de joindre Alaï, je chercherai ailleurs. — Je n’ai pas dit que c’était impossible. — C’est pourtant précisément ce que tu viens d’affirmer, glissa Petra. — Mais j’ai fait l’École de guerre ; on nous y dispensait des cours pour apprendre à réaliser l’impossible, et je récoltais toujours vingt sur vingt. » Bean eut un sourire de connivence. « Oui, mais tu n’as pas obtenu ton diplôme ; tu n’as pas une chance de réussir. — Qui aurait pu prévoir que mon affectation dans ton armée anéantirait toute mon existence ? — Cesse donc de pleurnicher ! fit Petra. Si tu étais sorti premier de ta promo, tu croupirais en ce moment même dans un camp de rééducation au fin fond de la Chine. — Là, tu vois ? demanda Ambul. Je loupe toutes les expériences qui forgent le caractère ! » Bean lui tendit une petite feuille de papier. « Rends-toi à cette adresse ; tu y trouveras les documents d’identité dont tu auras besoin. — Y compris une ID holographique ? fit Ambul d’un ton dubitatif. — Elle s’adaptera à toi lorsque tu l’utiliseras. Des instructions l’accompagnent ; je m’en suis déjà servi. — Qui emploie un tel matériel ? demanda Ambul. L’Hégémonie ? — Le Vatican. À une époque, j’ai travaillé avec un de ses agents. — Très bien. — Ces papiers te permettront de gagner Damas, mais ils ne t’ouvriront pas la porte d’Alaï. Pour ça, il faudra t’annoncer sous ta véritable identité. — Non ; il faudra que je me fasse précéder par un ange et que je présente une lettre d’introduction signée par Mahomet lui-même. — Le Vatican a ça en stock, fit Petra, mais seuls ses plus hauts dignitaires y ont droit. » Ambul éclata de rire, imité par Bean, mais l’atmosphère resta lourde de tension. « Je te demande beaucoup, je sais, dit Bean. — Et je ne te dois guère, répondit Ambul. — Tu ne me dois rien du tout, et, même dans le cas contraire, je n’exigerais pas de remboursement. Tu sais pourquoi je m’adresse à toi, et je sais pourquoi tu acceptes. » Petra aussi le savait : Bean avait choisi Ambul parce qu’il était le seul à pouvoir réussir la mission, et Ambul obéissait parce que, s’il existait un espoir d’empêcher Achille d’imposer sa domination au monde, Bean en détenait sans doute la clé. « Merci de m’avoir emmenée dans ce parc, lui dit-elle. C’est très romantique. — Bean sait ce qui plaît aux filles », fit Ambul. Il ouvrit les bras d’un geste théâtral. « Moi, en l’occurrence ; profitez-en bien. » Et il s’éclipsa. Petra reprit la main de Bean. « Satisfaite ? demanda-t-il. — Plus ou moins. Tu réagis, c’est déjà ça. — Je réagis depuis le début. — Je sais. — Mieux que ça : au contraire de toi, je ne me promène pas sur les réseaux uniquement pour faire des achats. » Elle eut un petit rire. « Regarde ce parc magnifique ; on y conserve le souvenir d’un homme célèbre qui a donné au monde une musique inoubliable. À quoi ressemblera ton mémorial à toi ? — À deux statues peut-être. Avant et après : le petit Bean qui a fait partie du djish d’Ender, le grand Julian qui a jeté Achille dans la poussière. — L’idée me plaît, mais j’en ai une meilleure. — Baptiser une planète coloniale de mon nom ? — Que dirais-tu plutôt d’une planète tout entière peuplée de tes descendants ? » L’expression de Bean s’assombrit et il secoua la tête. « Pourquoi ? Pour leur déclarer la guerre ? Tu veux une espèce de génies qui se reproduisent le plus vite possible parce qu’ils meurent avant d’avoir vingt ans ? Et qui tous maudissent le nom de leur ancêtre parce qu’il n’a pas su leur éviter cette parodie d’existence en mourant sans enfants ? — Ce n’est pas une parodie, répliqua Petra. Et puis qu’est-ce qui te fait croire que ta… différence se transmettra ? — Tu as raison ; si j’épouse une courte-patte sans cervelle mais douée d’une espérance de vie normale, je devrais obtenir une progéniture d’intelligence moyenne qui vivra jusqu’à soixante-dix ans et atteindra le mètre quatre-vingts. — Tu veux savoir à quoi je m’occupe en ce moment ? — Pas à lécher les vitrines. — Je parle avec sœur Carlotta. » Il se raidit et détourna le visage. « Je remonte les chemins de son existence, dit Petra, je m’entretiens avec les gens qu’elle a connus, je vois ce qu’elle a vu, j’apprends ce qu’elle a appris. — Je ne tiens pas à en entendre davantage. — Pourquoi ? Elle t’aimait. Du jour où elle t’a découvert, elle n’a plus vécu que pour toi. — Je ne l’ignore pas, répondit Bean ; et elle est morte pour moi, à cause de ma bêtise et de mon incurie. Je n’avais même pas besoin d’elle près de moi ; je l’ai cru un moment, et puis, le temps que je me rende compte que je me trompais, elle avait déjà pris l’avion et elle allait à la rencontre du missile qui l’a tuée. — Je voudrais t’emmener quelque part en attendant qu’Ambul opère son miracle. — Écoute, dit Bean, sœur Carlotta m’a déjà expliqué comment entrer en contact avec les scientifiques qui étudient mon cas. De temps en temps, je leur écris, et ils me répondent qu’ils estiment ma mort à brève échéance, que c’est passionnant, qu’ils effectuent d’immenses progrès dans la compréhension du développement physique de l’homme et autres trucs kuso du même tonneau, grâce à toutes leurs petites mises en cultures dans lesquelles ils maintiennent mes échantillons de tissu en vie. Si on y songe, Petra, je suis immortel : ces échantillons seront encore vivants dans des labos du monde entier mille ans après ma mort. C’est un des avantages de l’état de monstre de foire. — Je ne parle pas de ces gens-là, fit Petra. — De qui alors ? Où veux-tu aller ? — Chez Anton, celui qui a découvert la clé, la clé d’Anton, la modification génétique dont tu es le fruit. — Il est toujours de ce monde ? — Oui, et libre de surcroît. La guerre est terminée. Évidemment, la vraie recherche est finie pour lui : on ne peut pas vraiment lever les blocages psychologiques ; il a du mal à parler de ce qui t’est arrivé… enfin, du moins par écrit. — Pourquoi le déranger, dans ce cas ? — Tu as mieux à faire ? — Que me rendre en Roumanie ? Toujours. — Mais il n’y vit plus, dit Petra. Il habite en Catalogne. — Tu rigoles ? — La terre d’origine de sœur Carlotta ; la ville de Mataró. — Mais pourquoi s’être installé là ? — Pour le climat splendide, répondit Petra, les soirées sur la rambla, les tapas avec les amis, la mer qui lèche doucement la plage, le vent brûlant de l’Afrique, les déferlantes en hiver, le souvenir de l’entrevue de Christophe Colomb et du roi d’Aragon. — Ça, c’était à Barcelone. — Eh bien, il m’a dit l’avoir visitée aussi, ainsi qu’un jardin dessiné par Gaudi et d’autres décors qu’il adore. Il doit papillonner à droite et à gauche. À mon avis, il s’intéresse beaucoup à toi. — Achille aussi, répliqua Bean. — Même s’il ne se trouve plus à la pointe de la recherche, je pense qu’il connaît des secrets qu’il n’a jamais pu confier. — Et il en reste incapable. — Ça lui fait mal, oui, mais ce n’est pas pour autant, à mon sens, qu’il ne peut pas les révéler une fois dans sa vie, à la personne qui a le plus besoin de les apprendre. — À savoir ? — Moi », dit Petra. Bean éclata de rire. « Pas moi ? — Non, tu n’en as pas besoin : tu as décidé de mourir. Mais moi je veux que nos enfants vivent. — Petra, je n’aurai pas d’enfants. Je n’en aurai jamais. — Par bonheur, répondit Petra, ce n’est pas l’homme qui choisit. » Elle doutait de parvenir un jour à le convaincre de changer d’avis ; toutefois, la chance aidant, les désirs incontrôlables de l’adolescence réussiraient peut-être là où la discussion raisonnable échouerait. Contrairement à ce qu’il croyait, Bean était un homme et, que ce fût d’une espèce ou d’une autre, un mammifère. Son intellect aurait beau dire non, son corps crierait oui beaucoup plus fort. Naturellement, s’il y avait un adolescent capable de résister à l’envie de s’accoupler, c’était Bean. L’amour que lui portait Petra y trouvait d’ailleurs sa source : jamais elle n’avait connu personne d’aussi fort – hormis peut-être Ender Wiggin. Mais Ender Wiggin était parti pour toujours. Elle embrassa Bean de nouveau, et, cette fois, ils avaient fait tous les deux quelques progrès. 5 DES PIERRES SUR LA ROUTE De : PW À : TW Sujet : À quoi joues-tu ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’intendante ? Il n’est pas question que tu travailles à l’Hégémonie, et sûrement pas comme intendante. Essaierais-tu de m’humilier en laissant croire a) que ma mère émarge à mon budget et b) que j’emploie ma mère comme domestique ? Tu as déjà refusé l’offre que je voulais te voir accepter. De : TW À : PW Sujet : Jeunesse ingrate Ta délicatesse naturelle te pousse à me proposer des activités passionnantes : visiter les colonies spatiales, regarder les murs de mon appartement à l’air agréablement conditionné. Tu n’oublies donc pas que je ne t’ai pas mis au monde par parthénogenèse. Tu es la seule personne de cette basse terre qui me croit trop stupide pour tenir un autre rôle auprès de toi que celui d’entrave, mais ne va pas t’imaginer que je te critique, je t’en prie : je suis l’image parfaite de la mère sénile ; je sais à quel point ça passe bien à la vidéo. Quand Virlomi reçut le message de Suriyawong, elle comprit aussitôt le danger qu’elle courait, mais elle éprouva comme du soulagement à tenir un motif de quitter l’enclave de l’Hégémon. Elle y songeait depuis quelque temps déjà, et Suriyawong en était la cause. Son béguin pour elle lui pesait trop pour qu’elle reste davantage. Elle l’aimait bien, naturellement, et il avait droit à toute sa reconnaissance : il avait saisi en un instant, sans qu’elle eût rien à dire, comment il fallait jouer la scène de façon à l’évacuer d’Inde sans déclencher le feu de soldats qui n’auraient pas hésité à détruire les hélicoptères de l’Hégémonie. Il était intelligent, drôle, bon, et elle admirait sa manière de partager avec Bean le commandement de leurs troupes à la fidélité farouche, d’effectuer sans relâche des missions d’où peu revenaient blessés et, jusque-là, sans aucune perte à déplorer. Suriyawong possédait toutes les qualités que l’École de guerre cherchait à développer chez ses élèves : l’audace, l’inventivité, la vivacité, la bravoure, l’intelligence, l’inflexibilité mêlée de compassion. Et il avait une vision du monde similaire à celle de Virlomi, au contraire des Occidentaux à qui l’Hégémon prêtait l’oreille. Malheureusement, il était tombé amoureux d’elle ; elle l’appréciait trop pour l’humilier en refusant des avances qu’il n’avait jamais faites, mais elle ne pouvait l’aimer de retour. Il était trop jeune pour elle, trop… quoi ? Trop sérieux dans son travail, trop ardent à plaire, trop… Trop agaçant. Oui, voilà : sa dévotion l’énervait, l’attention qu’il lui portait constamment, ses yeux qui ne la quittaient pas, les compliments dont il l’accablait à la moindre occasion. Non, il fallait être juste : tout le monde l’exaspérait. En réalité, elle n’avait rien à reprocher à personne, mais elle ne se trouvait pas à sa place. Elle n’était pas soldat ; stratège, oui, voire commandante, mais pas sur le terrain. À Ribeirão Preto, nul n’aurait sans doute accepté de lui obéir, et elle n’avait envie d’emmener personne au combat. Comment aurait-elle pu aimer Suriyawong, dans ces conditions ? L’existence dans l’enclave le remplissait de joie tandis qu’elle la rendait malheureuse ; le bonheur de l’un aurait été le malheur de l’autre. Quel avenir pouvait-on alors envisager ? Il aimait Virlomi, et il songea donc, tandis qu’il revenait de Chine en compagnie d’Achille, à la prévenir de s’en aller avant son retour. C’était un geste noble de sa part, et elle lui en fut reconnaissante une fois de plus : il lui avait sauvé la vie, selon toute vraisemblance. Et elle n’aurait plus à le revoir. Quand Graff vint évacuer certaines personnes de Ribeirão Preto, elle avait déjà pris la clé des champs ; elle ne sut donc rien de la proposition de protection du ministère de la Colonisation. Mais l’eût-elle apprise qu’elle l’eût refusée. Elle ne voyait qu’un seul pays où se rendre, et elle attendait l’occasion depuis des mois. L’Hégémonie combattait la Chine de l’extérieur, mais Virlomi ne lui servait à rien ; elle allait donc pénétrer en Inde et agir à la mesure de ses moyens à partir du territoire occupé. Son trajet fut assez direct : du Brésil, elle gagna l’Indonésie où elle prit contact avec des exilés indiens qui lui fournirent une nouvelle identité et des papiers sri lankais ; ensuite elle prit l’avion jusqu’au Sri Lanka, où elle réussit à convaincre le capitaine d’un bateau de pêche de la débarquer sur la côte sud-est du sous-continent. Les Chinois ne disposaient pas d’une flotte suffisante pour surveiller tous les abords de l’Inde, et on les franchissait sans difficulté dans les deux sens. D’ascendance dravidienne, Virlomi avait le teint plus sombre que les Aryens du Nord, et elle ne détonnait nullement dans la région. Elle était habillée simplement et pauvrement comme tout le monde, mais elle s’appliquait à garder ses vêtements propres afin qu’on ne la prenne pas pour une vagabonde ni une mendiante. Pourtant, elle mendiait bel et bien, car elle ne disposait guère de fonds et elle n’aurait pas pu les employer de toute façon : dans les grandes cités du pays, on trouvait des millions de points d’entrée dans les réseaux, des milliers de guichets où accéder aux comptes en banque, mais à la campagne, dans les villages – en Inde, en d’autres termes –, ces services étaient rares. Y avoir recours, vu son aspect et son âge, n’aurait pas manqué d’attirer l’attention, et les Chinois n’auraient pas tardé à grouiller et à poser des questions dans le secteur. Aussi, dans chaque village où elle passait, se rendait-elle au puits ou au marché pour engager la conversation avec les femmes, et on l’acceptait rapidement. En ville, elle aurait dû se méfier des collabos et des informateurs, mais elle parlait librement avec le petit peuple, qui ne détenait aucun renseignement d’importance stratégique et que les Chinois ne prenaient donc pas la peine d’arroser de pots-de-vin. Il n’entretenait pas non plus la haine de l’occupant à laquelle Virlomi s’attendait. Dans cette région du sud de l’Inde tout au moins, les Chinois gouvernaient d’une main légère. La situation n’avait rien à voir avec celle du Tibet, où ils avaient cherché à éliminer l’identité nationale et où les persécutions n’avaient épargné aucun échelon de la société : l’Inde était un trop gros morceau à digérer d’un seul coup et, à l’instar des Anglais avant eux, ils avaient choisi, pour se simplifier la tâche, de tenir le pays par ses administrations et de laisser tranquilles les petites gens. Il suffit de quelques jours à Virlomi pour comprendre que c’était précisément cet état de fait qu’elle devait modifier. En Thaïlande, en Birmanie, au Viêt-Nam, la Chine réprimait impitoyablement les groupes insurgés, et pourtant la guérilla continuait ; l’Inde, elle, somnolait comme s’il était indifférent à ses habitants de savoir qui les dirigeait. Pourtant, les Chinois s’y montraient encore plus implacables qu’ailleurs ; mais, comme leurs victimes appartenaient à l’élite urbaine, les zones rurales ne subissaient que les aléas ordinaires d’un gouvernement corrompu, d’une météo changeante, de marchés peu fiables et de revenus insuffisants pour un travail excessif. Des groupes armés de guérilleros et d’insoumis battaient la campagne, naturellement, et la population ne les dénonçait pas ; mais elle ne se joignait pas à eux non plus, elle regimbait à leur fournir des vivres prélevés sur ses maigres réserves, et les insurgés restaient timorés et inefficaces dans leurs actions. Quant à ceux qui choisissaient le brigandage, ils s’attiraient aussitôt l’hostilité générale et se voyaient livrés aux Chinois. La solidarité était inexistante. Comme toujours par le passé, l’envahisseur avait tout loisir de dominer le pays parce que la plupart des Indiens ignoraient qu’ils vivaient en Inde ; ils habitaient tel ou tel village et se désintéressaient des grands débats qui agitaient les cités. Je n’ai pas d’armée, songeait Virlomi. Mais je n’en avais pas plus quand je me suis enfuie d’Hyderabad pour échapper à Achille et que je suis partie vers l’est. Mon seul plan consistait à contacter les amis de Petra pour leur apprendre où elle se trouvait. Pourtant, quand une occasion s’est présentée, je l’ai reconnue, je l’ai saisie et j’ai gagné la partie. Tel est donc mon plan aujourd’hui : ouvrir l’œil, repérer l’ouverture et agir. Des jours et des semaines, elle marcha à l’aventure, vigilante, et apprit à aimer les gens des villages où elle s’arrêta, car ils se montrèrent bons pour l’étrangère qu’elle était et généreux malgré leur dénuement. Ai-je le droit d’amener la guerre à leur porte, de désorganiser leur existence ? S’ils sont satisfaits de leur sort, cela ne suffit-il pas ? Si les Chinois ne les dérangent pas, pourquoi devrais-je intervenir ? Parce que les Chinois ne les laisseraient pas tranquilles longtemps, elle le savait. La tolérance n’était pas le maître mot dans l’Empire du Milieu ; ce dont il s’emparait devait devenir chinois ou disparaître. Pour le moment, il était trop occupé pour s’intéresser aux paysans indiens, mais, si les Chinois remportaient la victoire sur tous leurs fronts, ils auraient tout loisir de reporter leur attention sur l’Inde, et le joug s’alourdirait sur le petit peuple ; alors des révoltes et des émeutes éclateraient, mais la répression les frapperait les unes après les autres. La résistance non violente de Gandhi n’opérait que contre un oppresseur doté d’une presse libre. Non, l’Inde se soulèverait dans le sang et la terreur, et la Chine écraserait les insurrections dans le sang et l’horreur. Il fallait réveiller le peuple sans attendre, tant qu’il existait des alliés prêts à l’aider hors de ses frontières, tant que l’armée chinoise se trouvait répartie sur d’immenses distances et n’osait pas consacrer trop de moyens à l’occupation du pays. Je vais imposer la guerre à ces gens pour les sauver en tant que nation, en tant que peuple, en tant que culture. Je vais leur imposer la guerre tant qu’il reste une chance de victoire, pour les sauver d’une guerre qui ne déboucherait que sur le désespoir. Il était inutile, cependant, de s’interroger sur l’aspect moral de son dessein alors qu’elle n’avait encore imaginé aucun moyen de le réaliser. Ce fut un enfant qui lui fournit l’idée. Elle le vit, en compagnie d’un groupe de camarades, qui jouait au crépuscule dans le lit d’une rivière à sec. À la mousson, un torrent impétueux y grondait, mais, ce jour-là, ce n’était qu’un filet de pierres au fond d’un fossé. Le garçon, âgé de sept ou huit ans, peut-être davantage si la faim avait entravé sa croissance, n’agissait pas comme les autres ; il ne courait pas en tous sens en hurlant, il ne bousculait pas ses amis, ne les pourchassait pas, il ne transformait pas en projectile tout ce qui lui tombait sous la main. Virlomi le crut d’abord infirme, mais non : sa démarche vacillante provenait de ce qu’il progressait parmi les cailloux de la rivière et devait constamment rétablir son équilibre. De temps en temps il se baissait pour ramasser un objet qu’il reposait un peu plus tard. Elle s’approcha et le vit prendre une pierre ; quand il la replaça au sol, elle se fondit parmi les autres. Quel était le but de cette activité à laquelle il se livrait avec tant d’application pour un si maigre résultat ? Elle s’avança jusqu’au bord du lit, loin derrière le garçon, et le regarda s’éloigner dans le soir qui tombait, se baissant puis se relevant, se baissant puis se relevant. Il me montre ma vie, se dit-elle. Il travaille à sa tâche, se concentre, s’y donne tout entier et passe à côté des jeux de ses camarades – et ce qu’il fait ne change rien à rien. Et puis, en observant le fond de la rivière où il était passé, elle s’aperçut qu’on pouvait facilement suivre sa trace, non parce qu’il avait laissé des empreintes, mais parce que les pierres qu’il avait choisies étaient moins foncées que leurs voisines ; en les posant sur d’autres, il laissait derrière lui une ligne claire et sinueuse au milieu du lit de cailloux. Cela ne modifia pas l’opinion de Virlomi sur la futilité de son œuvre ; elle s’en trouva même plutôt davantage ancrée. À quoi bon un tel alignement ? Que le résultat en fût visible ne le rendait que plus pitoyable : les premières pluies le balaieraient et les pierres se mélangeraient aux autres à nouveau. Quel intérêt de créer, l’espace de quelques jours ou quelques mois, une ligne pointillée de cailloux au milieu du lit de la rivière ? Soudain, sa perspective changea : ce n’était pas une ligne qu’il dessinait. Il fabriquait un mur de pierre. Non, c’était absurde ! Un mur aux pierres écartées d’un mètre ? Un mur dont la hauteur n’excédait pas celle d’un caillou ? Un mur bâti avec les pierres de l’Inde, ramassées puis posées juste à côté. Mais, à cause de lui, la rivière n’était plus la même. Était-ce ainsi que la Grande Muraille de Chine avait vu le jour ? Des mains d’un gamin qui jalonnait les frontières de son monde ? Virlomi retourna au village et gagna la maison où on lui avait donné à manger et où elle passerait la nuit. Elle ne parla à personne de l’enfant ni des pierres ; elle-même n’y pensa bientôt plus et oublia d’interroger les gens sur l’étrange conduite du petit garçon. Elle ne rêva pas non plus de cailloux quand elle s’endormit. Mais au matin, lorsqu’elle s’éveilla en même temps que la mère et se rendit au robinet public emplir les deux brocs d’eau afin de se débarrasser de la corvée, elle remarqua des pierres qu’on avait écartées de la chaussée ; alors elle se rappela l’enfant. Elle posa ses récipients, ramassa quelques cailloux et les déposa au milieu de la route. Elle alla en chercher d’autres et les disposa en ligne en travers de la piste. Il n’y en avait que quelques dizaines quand elle eut fini. Ils ne constituaient nullement un obstacle, et pourtant ils formaient un mur aussi évident que la plus formidable des enceintes. Elle reprit ses brocs et poursuivit son chemin jusqu’au robinet. En attendant son tour, elle bavarda avec les autres femmes et quelques hommes venus au ravitaillement. « J’ai ajouté des pierres à votre mur, déclara-t-elle au bout d’un moment. — Quel mur ? lui demanda-t-on. — En travers de la route, répondit-elle. — Qui irait construire un mur en travers de la route ? — C’est comme dans d’autres villages : il ne s’agit pas d’un vrai mur, juste de pierres alignées. Vous ne l’avez pas vu ? — C’est toi que j’ai vue poser des cailloux sur la chaussée. Tu sais le travail que ça demande de la maintenir dégagée ? fit un des hommes. — Bien sûr. Si on ne la dégageait pas partout ailleurs, dit Virlomi, personne ne verrait le mur. » Elle s’était exprimée comme si elle exposait une évidence, comme si son explication allait de soi. « Un mur, ça sert à empêcher d’entrer ou de sortir, intervint une femme. Une route, ça sert à circuler. Si on construit un mur dessus, ce n’est plus une route. — Oui ; toi au moins tu comprends », répondit Virlomi, sachant pertinemment que c’était faux. Elle n’était pas sûre de comprendre elle-même, mais elle avait la conviction d’agir correctement, d’avoir raison à un niveau inaccessible à la raison. « Ah bon ? » fit la femme. Virlomi parcourut ses voisins du regard. « C’est ce qu’on m’a expliqué dans les autres villages où il y avait un mur : c’est la Grande Muraille de l’Inde. Il est trop tard pour empêcher les barbares d’entrer, mais, dans chaque hameau, les habitants déposent des pierres, une ou deux à la fois, pour bâtir un mur qui dit : “Nous ne voulons pas de vous ici, nous sommes chez nous, nous sommes libres puisque nous sommes encore capables de construire notre mur.” — Mais… ce ne sont que quelques cailloux ! s’exclama, exaspéré, l’homme qui avait assisté à son manège. J’en ai écarté certains à coups de pied mais, même si je les avais laissés, ton mur n’aurait pas arrêté un scarabée ! Alors, un camion des Chinois… ! — L’important, ce n’est pas le mur, répondit Virlomi, ce ne sont pas les cailloux mais ceux qui les posent, ceux qui bâtissent et leur motif. C’est un message. C’est… c’est le nouveau drapeau de l’Inde. » Elle vit la compréhension poindre dans quelques regards. « Et qui peut le construire, ce mur ? demanda une femme. — N’y apportez-vous pas tous votre pierre ? Il se monte un ou deux cailloux à la fois ; lorsque vous passez, vous en prenez un et vous l’ajoutez. » Son tour était venu au robinet. « Avant de repartir avec mes brocs, je ramasse deux petites pierres, une dans chaque main, et, arrivée au mur, je les pose au milieu des autres. C’est ce dont j’ai été témoin dans les villages que j’ai traversés. — Lesquels ? demanda l’homme d’un ton soupçonneux. — Leurs noms m’échappent ; tout ce que je sais, c’est qu’ils avaient leur Muraille de l’Inde. Mais apparemment aucun d’entre vous n’était au courant ; alors c’est peut-être une simple farce de gosse que j’ai prise pour un mur. — Non, intervint une matrone. J’avais déjà vu des gens y apporter des pierres. » Et elle hocha vigoureusement la tête. Virlomi avait inventé le mur le matin même et personne d’autre qu’elle n’y avait contribué, mais elle comprit la raison de son mensonge : elle voulait participer, elle aussi, à la création du nouveau drapeau de l’Inde. « Alors les femmes peuvent y travailler ? demanda une autre d’un ton dubitatif. — Oui, bien sûr, répondit Virlomi. Les hommes se battent, les femmes bâtissent les murs. » Elle ramassa deux pierres, les coinça entre ses paumes et la poignée des brocs puis s’éloigna. Elle ne se retourna pas pour voir si on l’imitait ; au bruit des pas derrière elle, beaucoup la suivaient – toutes peut-être. Parvenue aux vestiges de son mur, elle ne prit pas la peine de remettre en place les pierres que l’homme avait éparpillées ; elle se contenta de laisser tomber les siennes à l’emplacement de la plus grosse brèche, puis elle reprit sa route, toujours sans se retourner. Elle entendit le claquement de quelques cailloux sur la route poussiéreuse. À deux reprises encore ce jour-là, elle eut l’occasion de chercher de l’eau, et chaque fois elle joua sa petite comédie aux femmes qui se trouvaient au robinet. Le lendemain, en quittant le village, elle observa que le mur ne s’arrêtait plus à quelques pierres qui dessinaient une ligne brisée : il traversait la route d’un seul tenant et s’élevait à deux mains de hauteur. Les gens l’enjambaient consciencieusement, sans jamais le contourner ni le disperser à coups de pied, et la plupart y ajoutaient un ou deux cailloux au passage. Virlomi poursuivit son chemin de village en village et feignit partout de transmettre simplement une coutume dont elle avait été témoin ailleurs ; parfois des hommes en colère balayèrent les cailloux, trop fiers de leurs routes bien entretenues pour saisir la vision qu’elle leur proposait ; alors Virlomi bâtit, non un mur, mais un tas de pierres de part et d’autre de la chaussée, et les femmes ne tardèrent pas à y apporter leur contribution, formant peu à peu des accumulations considérables qui rétrécirent le passage, impossibles à détruire à coups de pied ou de balai. En se rejoignant, ces entassements finiraient par former de véritables murs. La troisième semaine, elle arriva dans un bourg qui possédait déjà sa propre muraille. Elle n’expliqua rien aux habitants : ils savaient tout ; désormais l’idée se répandait sans son intervention. Elle se contenta d’ajouter quelques pierres au mur et continua aussitôt sa route. Seule une petite région du sud de l’Inde était concernée, elle le savait, mais le concept se propageait. Il avait acquis une vie propre, et il ne tarderait pas à attirer l’attention des Chinois : ils entreprendraient de détruire les murs à coups de bulldozer – ou bien en enrôlant de force des Indiens pour effectuer le travail. Et quand les gens verraient qu’on abattait leurs murs ou qu’on les obligeait à les disperser eux-mêmes, le vrai combat commencerait, car les Chinois seraient contraints d’intervenir en personne dans les villages pour anéantir un bien auquel les gens tiendraient, un bien qui symboliserait l’Inde à leurs yeux. Telle était la signification cachée du mur dès l’instant où Virlomi avait commencé à laisser tomber des pierres sur une route. Son existence n’avait d’autre but que de pousser les Chinois à le détruire ; et elle l’avait baptisé « drapeau de l’Inde » pour que, quand les gens le verraient abattu, ils ressentent au fond d’eux-mêmes que c’était l’Inde qu’on détruisait, leur nation, une nation de bâtisseurs de murs. Alors, à peine les Chinois auraient-ils le dos tourné que les Indiens ramasseraient des pierres, les poseraient sur la route et reconstruiraient leur mur. Comment réagiraient les envahisseurs ? Arrêteraient-ils ceux qui seraient pris en possession d’une pierre ? Déclareraient-ils les cailloux hors la loi ? Les pierres ne déclenchent pas d’émeutes ; elles ne menacent pas les soldats ; elles n’exécutent pas d’actes de sabotage ; elles ne lancent pas d’opérations de boycott. On pouvait facilement contourner ou écarter les murs. Ils ne faisaient pas de mal aux Chinois. Mais ils les obligeraient à faire sentir au peuple indien le poids de leur joug. Ils étaient comparables à une piqûre de moustique qui démangerait les Chinois sans que jamais une goutte de leur sang coule. Pas une blessure : une simple irritation, mais qui inoculait une maladie au nouvel empire chinois. Virlomi espérait qu’elle se révélerait fatale. Elle poursuivait sa route sous la chaleur de la saison sèche, allant et venant, évitant les grandes villes et les voies de circulation principales, et progressait en zigzag vers le nord. Nul ne reconnaissait en elle l’inventeur des murs ; aucune rumeur n’évoquait même son existence. Partout, on disait que l’idée avait vu le jour ailleurs, plus loin. On désignait les murs sous d’innombrables noms : le Drapeau de l’Inde, la Grande Muraille de l’Inde, le Mur des Femmes. Il y en avait même auxquels Virlomi n’avait pas pensé : le Mur de la Paix, le Taj Mahal, les Enfants de l’Inde, la Moisson indienne. Tous étaient poésie à ses oreilles. Tous signifiaient liberté. 6 HOSPITALITE De : Flandres%A-Heg@ldi.gov À : mpp%administrateur@prison.hs.ru Sujet : Subvention pour les prisonniers de la LDI Le bureau de l’Hégémon vous remercie de continuer à garder les prisonniers convaincus de crimes contre la Ligue de défense internationale malgré l’absence de subventions : ces dangereux individus doivent rester en détention jusqu’au terme de leur peine. Étant donné que la LDI avait choisi d’accorder le nombre de captifs à la superficie et aux ressources des pays incarcérateurs, soyez assuré que la Roumanie n’abrite pas davantage que sa juste part de prisonniers. À mesure que les fonds seront débloqués, les frais d’entretien des détenus seront remboursés sur une base proportionnelle. Toutefois, la situation de crise à l’origine de cette répartition étant derrière nous, les tribunaux ou les autorités carcérales de chaque pays gardien sont désormais libres de juger si la ou les lois internationales que chaque prisonnier a enfreintes restent applicables et conformes aux lois nationales. Un prisonnier ne doit pas demeurer en détention si les crimes qu’il a commis n’en sont plus, même s’il n’a pas purgé toute sa peine. Les catégories légales qui peuvent ne plus s’appliquer comprennent les restrictions sur les recherches à visées politiques plus que défensives, en particulier les restrictions sur la manipulation génétique des embryons humains, instaurées afin de maintenir l’unité de la Ligue face à l’opposition des États islamiques, catholiques et autres qui prônaient le « respect de la vie », et comme contrepartie de leur acceptation du contrôle des naissances. Les prisonniers condamnés sous de tels chefs doivent être remis en liberté sans préjudice de leurs droits ; le dédommagement de leur temps d’incarcération leur sera toutefois refusé, car ils ont été légalement reconnus coupables et leur relaxe n’est pas rétroactive. Je me ferai un plaisir de répondre à toutes les questions. Sincèrement, Achille de Flandres, assistant de l’Hégémon. Quand Suriyawong sortit Achille de Chine, les intentions de Peter à son sujet étaient parfaitement claires. Il l’étudierait aussi longtemps qu’il le considérerait comme inoffensif, puis il le livrerait à la justice de… disons du Pakistan. Peter avait soigneusement préparé l’arrivée d’Achille : chaque terminal informatique de l’Hégémonie était muni de mouchards prêts à enregistrer la moindre pression sur les touches de clavier, toutes les pages de texte et toutes les images affichées sur les écrans. La plupart de ces données seraient rapidement évacuées, mais tous les faits et gestes d’Achille resteraient en mémoire à fin d’examen, de façon à remonter le fil de ses contacts et identifier ses réseaux. En attendant, Peter lui confierait diverses tâches pour voir comment il les menait à bien. Naturellement, jamais Achille n’agirait dans l’intérêt de l’Hégémonie, fût-ce dans un instant d’égarement, mais il pouvait se révéler utile si Peter lui tenait la bride assez courte. Toute la finesse consisterait à en tirer le meilleur parti et en apprendre le plus possible, puis à le neutraliser avant qu’il n’ait le temps de servir la trahison qu’il serait sans aucun doute en train de mijoter. Peter avait songé le garder quelque temps en détention avant de lui permettre de participer aux opérations de l’Hégémonie. Mais ce genre de technique n’opérait que si le sujet se montrait sensible aux émotions humaines comme la peur ou la gratitude ; avec Achille, c’eût été peine perdue. Aussi, dès que son hôte eut terminé de se rafraîchir après sa traversée du Pacifique et des Andes, Peter l’invita à déjeuner. Achille accepta, naturellement, et surprit l’Hégémon par son étrange passivité apparente. Il remercia Peter de l’avoir secouru et de l’accueillir à sa table sur le même ton – avec sincérité mais sans démonstrations excessives de reconnaissance. Il bavardait sans affectation, d’une manière agréable, parfois drôle, mais sans jamais paraître chercher à faire de l’esprit. Il n’évoqua pas une fois les événements mondiaux, les conflits récents, les raisons de son arrestation en Chine, ni même les motifs de Peter pour le sauver ou ce qu’il attendait de lui. Il ne lui demanda pas s’il allait passer en jugement pour crimes de guerre. Pourtant, il n’avait pas l’air de vouloir éviter les questions gênantes ; on eût dit qu’il suffisait à Peter de s’enquérir de ses impressions lorsqu’il avait trahi l’Inde puis écrasé la Thaïlande de telle façon que toute l’Asie méridionale tombe entre ses mains comme une papaye mûre ; alors Achille lui aurait raconté telle et telle anecdotes passionnantes sur le sujet, puis il aurait enchaîné sur l’enlèvement des membres du groupe d’Ender à l’École de commandement. Mais Peter n’aborda pas ces chapitres et Achille se retint modestement de parler de ses exploits. « J’aimerais savoir, dit l’Hégémon, si vous préférez vous arrêter quelque temps d’œuvrer pour la paix dans le monde et vous reposer, ou bien nous seconder dans nos actions. » Achille glissa sur l’ironie mordante de la question sans un battement de cils et répondit avec sérieux : « J’ignore si je vous serais d’un grand usage. Je faisais profession d’orientaliste ces derniers temps, mais la situation dans laquelle vos soldats m’ont trouvé démontre sans doute que je n’étais pas très doué. — Balivernes, dit Peter. Chacun commet une erreur de temps en temps, et je pense que la vôtre a été de trop bien réussir. Est-ce le bouddhisme, le taoïsme ou le confucianisme qui enseigne qu’on se trompe en cherchant la perfection, parce qu’elle engendre la rancœur et n’est donc pas parfaite ? — C’étaient les Grecs, je crois, répondit Achille : la perfection suscite la jalousie des dieux. — Ou les communistes : il faut trancher les brins d’herbe qui dépassent de la pelouse. — Si vous me prêtez quelque valeur, c’est avec plaisir que j’agirai au mieux de mes aptitudes. — Merci de n’avoir pas dit « de mes humbles aptitudes », fit Peter. Je sais comme vous que vous êtes un maître du grand jeu et, pour ma part, je n’ai pas l’intention de vous y affronter. — Vous gagneriez facilement, j’en suis sûr. — Qu’est-ce qui vous fait penser cela ? demanda Peter, déçu de cette flatterie. — Il est difficile d’emporter la partie quand l’adversaire détient toutes les cartes », répondit Achille. Ah ! Il ne s’agissait donc pas d’une basse flagornerie, mais d’une analyse réaliste de la situation. Mais… c’était peut-être quand même un coup d’encensoir : Peter ne détenait pas toutes les cartes, bien évidemment. Achille en gardait certainement encore beaucoup, auxquelles il aurait accès une fois dans la bonne position. Peter découvrit qu’il pouvait se montrer tout fait charmant. Il faisait preuve aussi d’une curieuse retenue : il marchait assez lentement – peut-être une habitude qu’il conservait du temps où la chirurgie n’avait pas encore redressé sa jambe – et ne tentait pas de dominer la conversation, sans toutefois jamais s’installer dans un silence gênant. Il était presque banal. Charmant et banal… Comment était-ce possible ? Peter décida de déjeuner avec lui trois fois par semaine et de lui confier diverses tâches à cette occasion. Il lui fournit du papier à lettres avec son nom en en-tête et une identité électronique qui le déclarait « assistant de l’Hégémon » ; naturellement, dans un monde où l’influence de l’Hégémonie se réduisait aux vestiges pâlissants de l’unité imposée à la planète pendant la guerre contre les doryphores, Achille se voyait simplement accorder l’ombre d’une ombre de pouvoir. « Notre autorité, lui dit Peter lors de leur deuxième repas ensemble, tient d’une main plus que légère les rênes de l’attelage mondial. — Oui, les chevaux paraissent tellement à leur aise qu’on les dirait libres de leurs mouvements, répondit Achille, enchaînant sur la plaisanterie sans un sourire. — Nous gouvernons si adroitement que l’usage des éperons est inutile. — Tant mieux : on en trouve de plus en plus difficilement. » L’Hégémonie n’était certes guère plus qu’une baudruche en termes de véritable pouvoir, mais le travail ne manquait pas, bien au contraire. Quand on n’a pas d’autorité, Peter le savait, la seule influence dont on dispose provient, non de la peur qu’on inspire, mais de l’impression qu’on donne de pouvoir rendre des services utiles. Il restait quantité d’institutions et de clients des quelques décennies où le triumvirat de l’Hégémon, du Polémarque et du Stratège avait régné sur l’humanité. Dans de nombreux pays, des gouvernements de fraîche date se tenaient sur un terrain légal instable ; une visite de Peter aidait souvent à leur donner une couleur de légitimité. Certains États devaient de l’argent à l’Hégémonie ; comme elle n’avait aucune chance de le revoir, elle pouvait gagner des faveurs en remettant, de la façon la plus médiatisée possible, les intérêts de la dette d’un gouvernement qui avait pris de nobles initiatives. Ainsi, quand la Slovénie, la Croatie et la Bosnie se portèrent au secours de l’Italie en envoyant une flotte de navires alors que Venise venait de subir une inondation compliquée d’un tremblement de terre, elles virent annuler le remboursement de leurs intérêts. « Votre aide généreuse contribue à l’union des peuples du monde, seul objectif de l’Hégémonie. » Ce fut l’occasion pour les chefs des trois gouvernements d’apparaître sur les vidéos, gratifiés d’une image positive. On savait aussi que, tant que cela ne coûtait pas trop cher, maintenir l’Hégémonie dans la partie relevait d’une bonne stratégie, car elle était la seule, avec la Ligue musulmane, à s’opposer ouvertement à l’expansionnisme de la Chine. Que se passerait-il si les Chinois révélaient des ambitions qui dépassaient l’empire qu’ils s’étaient déjà taillé ? Si le monde extérieur à la Grande Muraille devait s’unir tout à coup pour assurer sa survie ? Ne serait-il pas souhaitable de disposer d’un Hégémon prêt à prendre sa tête ? Et puis, malgré son jeune âge, l’Hégémon était quand même le frère du grand Ender Wiggin. Il ne manquait pas d’autres tâches à accomplir, de moindre importance : assurer la subvention des bibliothèques de l’Hégémonie par les pays où elles étaient installées, maintenir sous contrôle de l’Hégémonie les archives de ses postes de police partout dans le monde, même si c’étaient les États hôtes qui en payaient l’entretien. Certaines indélicatesses avaient été commises sous couvert de l’effort de guerre, et il restait encore beaucoup de gens qui tenaient à ce que les archives demeurent closes ; toutefois, d’autres, très influents, voulaient à tout prix éviter leur destruction. Peter veillait avec grand soin à ce qu’aucune information gênante n’en sorte – tout en avertissant certains gouvernements qui regimbaient à collaborer que, même s’ils saisissaient les dossiers stockés sur leur territoire, il en existait des copies confiées à la garde d’États rivaux. Ah, les prouesses d’équilibre qu’il devait accomplir ! En outre, il abordait avec circonspection chaque négociation, chaque échange, chaque service prêté ou rendu, car il était vital qu’il reçoive toujours plus qu’il ne donnait afin de susciter chez ses interlocuteurs la conviction qu’il détenait plus d’influence et de pouvoir qu’il n’en possédait réellement. Car plus on le croyait influent et puissant, plus il le devenait. L’illusion prenait amplement le pas sur la réalité, et c’est pourquoi il était indispensable de l’entretenir jalousement. Et Achille pouvait y contribuer. Or, comme il tenterait certainement de tourner à son avantage les occasions qui se présenteraient, lui offrir une grande liberté d’action le pousserait à révéler ses projets – et les systèmes de surveillance de Peter les repéreraient à coup sûr. « On n’attrape pas le poisson en tenant l’hameçon dans une main et l’appât dans l’autre. Il faut les réunir au bout d’un très long fil. » Le père de Peter répétait souvent cet aphorisme, ce qui laissait supposer que cette triste nouille le jugeait finement pensé, alors qu’il était simplement évident. Mais il était évident parce que fondé ; pour obliger Achille à exposer ses secrets, Peter devait lui permettre de communiquer à volonté avec le monde extérieur. Mais il ne fallait pas non plus trop lui faciliter la tâche, sans quoi il devinerait les intentions de son hôte. Par conséquent, celui-ci, avec une feinte gêne, imposa de sévères restrictions à son accès aux réseaux. « Vous comprendrez, j’espère, que l’histoire récente m’interdit de vous donner carte blanche, dit-il. Naturellement, le temps finira peut-être par lever ces réserves mais, pour l’instant, vos courriers doivent concerner exclusivement les tâches qui vous sont confiées, et tous vos envois de courriel devront avoir reçu l’aval de mon bureau. » Achille sourit. « Le sentiment de sécurité que vous tirerez de ces mesures compensera amplement les retards qu’elles imposeront à mon travail, j’en suis sûr. — J’espère simplement garantir notre sécurité à tous », répondit Peter. Ce fut l’échange où ils furent le plus près d’admettre qu’ils partageaient une relation de geôlier à prisonnier, ou peut-être de monarque à courtisan trois fois félon. Mais, au grand dépit de Peter, ses mouchards ne lui révélèrent rien. Si Achille transmettait des messages codés à ses anciens conjurés, ils étaient indétectables. L’enclave hégémonique se trouvait enfermée dans une bulle filtrante, si bien qu’aucune émission électronique ne pouvait y entrer ni en sortir sans passer par les instruments de contrôle de Peter. Pouvait-on concevoir qu’Achille ne cherchât pas à contacter le réseau d’agents qu’il avait tissé lors de sa carrière stupéfiante – et définitivement terminée, avec un peu de chance ? Peut-être avaient-ils tous été grillés par une trahison ou une autre ; assurément, en tout cas, son réseau russe l’avait lâché, révolté par son attitude, et ses contacts indiens et thaïs se trouvaient désormais réduits à l’impuissance. Mais n’aurait-il pas dû disposer encore d’un maillage d’informateurs en Europe et dans les deux Amériques ? Bénéficiait-il déjà d’une aide au sein même de l’Hégémonie ? De quelqu’un qui envoyait ses messages à sa place, qui lui transmettait des informations, qui exécutait ses ordres ? À ce point de ses réflexions, Peter ne put s’empêcher de songer au comportement de sa mère à l’arrivée d’Achille. Tout avait commencé lors de leur première entrevue, où le chef de l’entretien des bâtiments de l’enclave avait annoncé à Peter que madame Wiggin avait tenté de s’emparer de la clé de l’appartement d’Achille puis, prise la main dans le sac, avait demandé qu’on la lui remette, avant de l’exiger d’un ton de commandement. Elle affirmait vouloir vérifier si les empregadas s’étaient mieux acquittées du ménage d’un hôte aussi important qu’elles ne le faisaient chez elle. Quand Peter l’avait interrogée par courriel sur sa conduite, elle l’avait sèchement envoyé sur les roses. Depuis longtemps, elle enrageait de devoir rester les bras croisés ; il lui répétait, mais en vain, qu’elle pouvait poursuivre ses recherches et ses articles, et s’entretenir avec ses collègues par les réseaux, comme beaucoup de ses confrères : elle répondait qu’elle voulait prendre part aux affaires de l’Hégémonie. « Tout le monde y participe ; pourquoi pas moi ? » Peter avait interprété son esclandre ménager comme une manifestation de son agacement. Mais aujourd’hui l’épisode pouvait se déchiffrer différemment. Essayait-elle de transmettre un message à Achille ? Obéissait-elle à un objectif plus précis, comme fouiller les pièces à la recherche de mouchards ? Non, c’était absurde ; que connaissait-elle à la surveillance électronique ? Se repassant la vidéo qui la montrait en train de chercher à voler la clé, Peter étudia son attitude face à l’empregada qui l’avait surprise puis, peu après, devant le chef de l’entretien. Elle se montrait impérieuse, autoritaire, impatiente. Il ne la connaissait pas sous cet aspect. Cependant, quand il revit la scène, il se rendit compte de la tension qui habitait sa mère du début à la fin. Elle paraissait sur les nerfs ; manifestement, quelle que fût la raison de son entreprise, elle n’était pas accoutumée à ce genre de situation et elle s’y trouvait à son corps défendant. En outre, prise en flagrant délit, elle ne réagissait pas avec franchise, contrairement à son habitude, mais paraissait changer de personnalité pour incarner l’image caricaturale de la mère d’un puissant, pétrie de vanité par sa proximité avec le pouvoir. Elle jouait la comédie. Et très bien, car le chef de l’entretien et l’empregada s’y étaient laissé prendre ainsi que Peter lui-même lors du premier visionnage. Jamais il ne l’aurait crue bonne comédienne. Si bonne qu’il avait détecté son artifice uniquement parce que jamais elle ne s’était montrée impressionnée ni réjouie par son statut ; elle ne manifestait que de l’irritation face aux contraintes que leur imposait, à son mari et à elle, la position de leur fils. Et si la Thérésa Wiggin de la vidéo était la véritable Thérésa Wiggin, tandis que celle qu’il avait toujours connue à la maison n’était qu’un masque, le personnage de toute une vie ? Se pouvait-il qu’elle fût de mèche avec Achille ? Avait-il réussi à la corrompre ? Cela remontait peut-être à une année, voire davantage. Il n’aurait certainement pas pu la soudoyer par l’argent, mais peut-être par la coercition, la menace : je suis en mesure de tuer votre fils quand je le veux ; vous avez donc intérêt à coopérer. Mais cela non plus ne tenait pas debout : à présent qu’Achille se trouvait au pouvoir de Peter, pourquoi continuerait-elle à le redouter ? Non, il fallait chercher ailleurs. Ou bien nulle part. Que sa mère le trahisse pour quelque motif que ce fût était inconcevable. Elle l’aurait prévenu ; de ce point de vue, elle était comme un enfant : elle manifestait ses émotions – enthousiasme, détresse, colère, déception, étonnement – sur l’instant et ne cachait rien de ses pensées. Elle n’aurait jamais pu garder un tel secret. Peter et Valentine s’amusaient autrefois de son côté saint Jean Bouche-d’Or : jamais leurs cadeaux d’anniversaire ni de Noël ne les avaient surpris – du moins les cadeaux principaux –, parce que leur mère était incapable de se taire et laissait toujours échapper des indices. Et si ce personnage tête-en-l’air n’était lui aussi qu’un masque ? Non, non, ç’aurait été insensé ; cela impliquerait qu’elle aurait passé sa vie entière à jouer la comédie. Dans quel but ? C’était incompréhensible, et Peter voulait comprendre. Il invita donc son père dans son bureau. « Tu désirais me voir, Peter ? demanda l’intéressé en s’arrêtant près de la porte. — Assieds-toi, papa, par pitié ; ne reste pas planté là comme un employé débutant qui s’attend à se faire virer ! — Pas virer, mais mettre au chômage technique, répondit son père avec un mince sourire. Ton budget se réduit de mois en mois comme peau de chagrin. — Je pensais résoudre ce problème en frappant ma propre monnaie. — Bonne idée : une espèce de devise internationale dont la valeur serait également nulle dans tous les pays, si bien qu’elle deviendrait l’étalon auquel on mesurerait les autres unités monétaires. Un dollar vaudrait cent milliards d’hégés – l’hégé, c’est bien comme appellation, tu ne trouves pas ? –, le yen vingt trilliards et ainsi de suite. — Ça marcherait à condition de maintenir sa valeur juste au-dessus de zéro, dit Peter. Si elle devenait vraiment nulle, on planterait tous les ordinateurs. — Mais le vrai danger est ailleurs, répondit son père : imagine qu’il acquière tout à coup de la valeur. On risque une dépression économique si l’hégé devient lourd. » Peter éclata de rire. « Nous avons à faire l’un et l’autre, reprit son père. Pourquoi voulais-tu me voir ? » Son fils lui montra la vidéo. John Paul Wiggin la regarda sans cesser de secouer la tête. « Thérésa, Thérésa… murmura-t-il quand elle s’acheva. — À quoi joue-t-elle ? demanda Peter. — Ma foi, elle a manifestement imaginé un moyen d’assassiner Achille, et pour cela elle doit pénétrer chez lui. À présent, il faut qu’elle invente une autre façon d’y arriver. » Peter en resta pantois. « Assassiner Achille ? Tu veux rire ? — Franchement, je ne vois pas d’autre raison qui explique son attitude. Tu ne crois tout de même pas que la propreté de cet appartement l’intéresse vraiment ? Elle préférerait sans doute y répandre un plein panier de cafards et de poux contaminés. — Elle le hait ? Elle n’en a jamais soufflé mot. — À toi, non, dit son père. — Elle t’a donc annoncé qu’elle voulait le tuer ? — Bien sûr que non ! Autrement, je ne t’en aurais pas parlé : je ne trahis pas ses confidences. Mais, comme elle n’a pas jugé utile de me mettre au courant de ses intentions, je suis parfaitement libre de t’exposer mes hypothèses, et la plus probable veut que Thérésa considère Achille comme une menace pour toi – et l’humanité tout entière par la même occasion – et qu’elle ait donc décidé de le tuer. C’est logique, quand on connaît le mode de pensée de ta mère. — Mais maman n’ose même pas tuer les araignées ! — Détrompe-toi, elle sait très bien les écraser lorsque toi et moi avons le dos tourné. Tu n’imagines quand même pas qu’elle reste debout sur une chaise à pousser des cris stridents en attendant que nous arrivions, si ? — Tu prétends que ma mère est capable de commettre un meurtre ? — Un assassinat préventif, répondit le père de Peter. Non, je ne l’en pense pas capable ; mais elle si, à mon avis. » Il s’interrompit pour réfléchir un instant. « Et elle a peut-être raison. La femelle est souvent plus dangereuse que le mâle, à ce qu’on dit. — Ça ne tient pas debout, fit Peter. — Dans ce cas, j’ai l’impression que tu nous as fait perdre notre temps à tous les deux en m’invitant dans ton bureau. De toute façon, je me trompe sans doute sur toute la ligne ; il doit exister une explication plus rationnelle. Par exemple, ta mère s’inquiète bel et bien de la qualité du travail des femmes de chambre ; ou bien elle espère nouer une relation amoureuse avec un tueur récidiviste qui rêve de devenir le maître du monde. — Merci, papa, dit Peter ; ton aide m’a été précieuse. Maintenant je sais que j’ai été élevé par une folle, et je ne m’en aperçois qu’aujourd’hui. — Mon garçon, tu ne nous connais ni l’un ni l’autre. — Et ça veut dire quoi, ça ? — Tu étudies attentivement tous ceux qui t’approchent, mais ta mère et moi sommes transparents comme l’air pour toi : tu vis entre nous sans nous voir. Rien d’anormal à ça, d’ailleurs ; les parents ne doivent pas empiéter sur la vie de leurs enfants. L’amour inconditionnel et tout le tremblement. Tu ne crois pas que c’est toute la différence entre Achille et toi ? Que tu as eu des parents qui t’aimaient et pas lui ? — C’étaient Ender et Valentine que vous aimiez, répondit Peter du tac au tac, sans avoir le temps de réfléchir à ce qu’il disait. — Et toi non ? D’accord, excuse-moi : effectivement, il n’y a aucune différence entre ton existence et celle d’Achille. C’est bien triste. Allons, bonne journée, fiston ! » Peter l’appela pour qu’il revienne, mais son père feignit de ne rien entendre et poursuivit son chemin, en sifflotant La Marseillaise par-dessus le marché. Bon, très bien, ses soupçons à l’encontre de sa mère étaient absurdes, même si son père avait emprunté des voies contournées pour le lui expliquer. Quelle famille de cerveaux exceptionnels, où chacun transformait le moindre incident en rébus ou en tragédie ! Ou en comédie – témoin la scène qu’il venait de jouer avec son père : une farce, une farce absurde. Si Achille disposait d’un agent dans l’Hégémonie, ce n’était aucun des parents de Peter. Qui d’autre alors ? Fallait-il chercher du côté des rapports fréquents entre Achille et Suriyawong ? Mais il avait regardé les vidéos des repas qu’ils partageaient de temps en temps, et leurs échanges n’avaient porté sur rien d’autre que leur travail ordinaire ; s’ils employaient un code, il était très subtil. Et puis ils n’étaient même pas amis : leurs conversations avaient un ton formaliste et guindé, et, si Peter devait absolument y trouver un élément gênant, c’était l’obséquiosité dont Suriyawong faisait preuve envers Achille. Jamais il n’avait manifesté une telle attitude avec Bean ni Peter lui-même. Là aussi, il y avait matière à réflexion : que s’était-il passé entre Suri et Achille pendant l’opération de récupération et le retour au Brésil ? Pauvre idiot ! se dit Peter. Si Achille dispose d’un comparse, ils communiquent sans doute par le biais de boîtes aux lettres secrètes, de messages codés dans les courriels, bref de trucs d’espion. Un acolyte ne tenterait pas bêtement de pénétrer par effraction chez Achille, qui ne remettrait sûrement pas sa vie entre les mains d’agents aussi stupides. Quant à Suriyawong… comment Achille s’y prendrait-il pour le corrompre ? Privé de toute influence dans l’empire chinois, il ne pouvait pas prendre sa famille en otage. Non, Peter devait rester vigilant, continuer sa surveillance électronique jusqu’à ce qu’il découvre par quelles manigances Achille cherchait à saper sa position – ou à s’en emparer. Ce qui était sûr, en revanche, c’était qu’il n’avait pas renoncé à ses ambitions pour se ménager une place dans l’avenir radieux d’un monde unifié sous l’autorité de Peter Wiggin. Pourtant, ce serait bien reposant ! Il était peut-être temps de cesser de chercher à découvrir ses secrets et de préparer sa destruction. 7 L’ESPÈCE HUMAINE De : nondispo%cincinnatus@anon.set À : Demosthene%Tecumseh@freeamerica.org Sujet : Si je vous aide Monsieur le brillant petit Hégémon, maintenant que vous n’êtes plus Démosthène de « freeamerica org », pouvez-vous me fournir une seule bonne raison pour qu’on ne considère pas comme un acte de trahison le fait que je vous révèle ce que je vois du haut du ciel ? De : Demosthene%Tecumseh@freeamerica.org À : nondispo%cincinnatus@anon.set Sujet : Parce que… Parce que seule l’Hégémonie agit réellement contre la Chine et tente activement de faire sortir la Russie et tout le Pacte de Varsovie du lit de Pékin. De : nondispo%cincinnatus@anon.set À : Demosthene%Tecumseh@freeamerica.org Sujet : Foutaises Nous avons vu votre petite armée faire évader quelqu’un d’un convoi carcéral sur une route de Chine. S’il s’agit de l’individu auquel nous pensons, vous pouvez mettre une croix sur mes infos : je n’en fais pas profiter les assassins mégalomanes – vous excepté, naturellement. De : Demosthene%Tecumseh@freeamerica.org À : nondispo%cincinnatus@anon.set Sujet : Bien vu Bien vu. C’est risqué. Voici ce que je propose : si vous voulez me transmettre une info parce que je peux agir et vous non, envoyez-la à mon ancien cinc sur une adresse de réseau qui dépendra d’AToutDeSuite. Il saura qu’en faire. Il a cessé de collaborer avec moi pour les mêmes raisons que vous, mais il reste dans notre camp – et, pour votre information, je reste moi aussi dans notre camp. Le professeur Anton n’avait ni laboratoire ni bibliothèque ; on ne voyait chez lui aucune revue professionnelle, rien qui indique qu’il avait été chercheur. Bean ne s’en étonnait pas : à l’époque où la LDI pourchassait tous ceux qui travaillaient sur la manipulation du génome humain, on le considérait comme l’ennemi public numéro un. Il avait été condamné à un ordre d’intervention, c’est-à-dire que, de nombreuses années, il avait abrité sous son crâne un appareil qui, lorsqu’il tentait de se concentrer sur son domaine de recherche, provoquait chez lui une crise phobique. En une occasion, en usant d’allusions obliques, il avait trouvé la force d’expliquer à sœur Carlotta la situation de Bean, mais, en dehors de cet épisode, il avait vu sa carrière brisée en plein élan. L’ordre d’intervention avait depuis été levé, mais trop tard : son cerveau avait été dressé à éviter de réfléchir de façon approfondie sur sa spécialité scientifique, et il était impossible de faire machine arrière. « Ce n’est pas grave, dit Anton. La science poursuit sa route sans moi. Par exemple, j’ai dans les poumons une bactérie récemment découverte qui détruit mon cancer peu à peu. Je n’ai plus le droit de fumer, sans quoi la maladie se développe plus vite que la bactérie ne la ronge, mais je vais mieux et on n’a pas été obligé de m’opérer à cœur ouvert pour me soigner. Faisons une promenade – j’aime marcher, aujourd’hui. » Ils traversèrent le jardin pour gagner le portail. Au Brésil, les jardins se trouvaient sur le devant des maisons, si bien que les passants pouvaient les admirer et que les rues étaient ornées d’un décor floral et luxuriant. En Catalogne comme en Italie, ils se dissimulaient dans des patios intérieurs et les trottoirs n’étaient bordés que de murs crépis et d’épaisses portes en bois. Bean prit conscience à cette occasion qu’il en était venu peu à peu à considérer Ribeirão Preto comme son foyer, et la nostalgie l’en saisit alors qu’il s’engageait dans la rue, certes pleine de charme mais cruellement privée de vie. Ils parvinrent bientôt sur la rambla, la vaste avenue centrale qui, dans toutes les villes côtières, suivait la pente du terrain pour mener du cœur de la cité jusqu’à la mer. Midi approchait et elle grouillait de gens qui faisaient leurs courses. Désignant diverses boutiques et d’autres bâtiments, Anton expliqua à ses hôtes à qui ils appartenaient, qui y travaillait ou y habitait. « Vous vous êtes bien intégré à la ville, je vois, dit Petra. — Superficiellement, oui, répondit Anton. Un vieux Russe longtemps exilé en Roumanie, c’est une curiosité ; les gens me parlent, mais pas de ce qui leur tient vraiment à cœur. — Pourquoi ne pas rentrer en Russie, dans ces conditions ? demanda Bean. — Ah, la Russie ! J’y ai tant laissé de moi-même… Rien qu’à l’évoquer, je me revois aux jours glorieux de ma carrière, à l’époque où je gambadais dans le noyau de la cellule humaine comme un joyeux cabri. Mais, voyez-vous, ces images provoquent déjà chez moi une légère terreur ; c’est pourquoi j’évite les lieux qui éveillent mes souvenirs. — Pourtant, vous y pensez en ce moment même, dit Bean. — Non : je prononce des mots qui l’évoquent, répondit Anton. En outre, si je n’avais pas l’intention de penser à mes recherches, je n’aurais pas accepté de vous recevoir. — Malgré tout, observa Bean, vous avez du mal à me regarder en face. — Bah, si vous restez à la périphérie de ma vision, si je ne songe pas que je pense à vous… Vous êtes l’unique fruit qu’a donné l’arbre de ma théorie. — Nous étions plus d’une vingtaine ; mais on a tué les autres. — Vous avez survécu, pas eux. Pourquoi, d’après vous ? — Je me suis caché dans le réservoir d’une chasse d’eau. — Oui, oui, fit Anton d’un ton impatient, c’est ce que m’a expliqué sœur Carlotta, Dieu ait son âme. Mais pourquoi vous seul êtes sorti de votre lit pour vous rendre dans la salle de bains et vous réfugier dans un abri aussi dangereux et difficile d’accès ? Vous aviez un an à peine. Quelle précocité ! Quelle volonté de vivre ! Et pourtant vous étiez génétiquement identique à tous vos frères, da ? — Nous étions des clones, dit Bean, donc… oui. — Tout ne se résume pas à la génétique, voilà. Tout ne se résume à rien du tout ; il reste tant à apprendre ! Et vous êtes le seul professeur disponible. — Je n’ai aucune compétence dans ce domaine. Je suis un soldat. — C’est votre organisme qui nous servirait d’enseignant, ainsi que toutes les cellules qu’il contient. — Je regrette, mais j’en ai encore l’usage. — Et moi j’ai encore l’usage de mon esprit, répliqua Anton, même s’il refuse d’aller là où je désire le plus me rendre. » Bean se tourna vers Petra. « C’est pour ça que tu m’as amené ici ? Pour montrer au professeur Anton que je suis devenu un grand garçon ? — Non, répondit-elle. — Si elle vous a amené ici, dit Anton, c’est pour que je vous convainque de votre humanité. » Bean poussa un soupir résigné malgré son envie urgente de tout planter là, de prendre un taxi jusqu’à l’aéroport, d’embarquer pour un autre pays et de s’isoler. De se couper de Petra et de ses attentes excessives. « Professeur Anton, déclara-t-il, je sais parfaitement que la manipulation génétique dont mes talents et mes tares sont le résultat reste largement dans la fourchette des variations normales de l’espèce humaine. Je sais aussi qu’aucune raison ne permet de me croire incapable de produire des rejetons viables si je m’accouple avec une femelle humaine, et que le caractère génétique dont je suis victime n’est pas obligatoirement dominant : statistiquement, certains de mes enfants pourraient en être affectés, d’autres non. Et maintenant pouvons-nous simplement jouir de notre promenade et parler d’autre chose ? — L’ignorance n’est pas une tragédie, fit Anton, mais une perche tendue. En revanche, savoir et refuser de savoir ce qu’on sait, c’est de la bêtise pure et simple. » Bean regarda Petra, qui détourna les yeux. Non, elle n’ignorait pas combien cette situation l’irritait, mais elle ne levait pas le petit doigt pour l’aider à s’en tirer. Je dois vraiment l’aimer, c’est sûr, songea-t-il, sans quoi je ne vois pas ce qui me retiendrait auprès d’elle, avec sa certitude de savoir mieux que moi ce qui est bon pour moi. C’est inscrit officiellement dans mes dossiers : je suis l’homme le plus intelligent du monde ; alors pourquoi tant de gens tiennent-ils tellement à me donner des conseils ? « Votre existence sera brève, reprit Anton, et, à la fin, vous souffrirez, physiquement comme émotionnellement. Vous deviendrez trop grand pour ce monde, trop grand pour votre cœur. Mais votre esprit a toujours été trop vaste pour vous permettre de mener une vie ordinaire, da ? Vous avez toujours été une personnalité à part, un étranger, humain par le nom mais sans jamais faire partie de l’humanité, exclu de tous les clubs. » Jusque-là, les propos d’Anton n’avaient été que des moucherons agaçants qui bourdonnaient aux oreilles de Bean avant de s’effacer, mais désormais ils le frappaient durement et déclenchaient en lui une brusque éruption de douleur et de regret qui le laissait muet de saisissement. Il ne put empêcher son pas d’hésiter, de montrer que ces paroles l’avaient affecté. Quelle limite Anton avait-il franchie ? Il n’en savait rien, mais il l’avait bel et bien franchie. « Vous êtes seul, poursuivit l’ancien chercheur ; or les humains ne sont pas conçus pour la solitude. C’est inscrit dans nos gènes : nous sommes des créatures sociales. Même le plus introverti d’entre nous ne rêve que de relations avec ses semblables. Vous ne constituez pas une exception, Bean. » Le jeune homme refusa de prêter attention aux larmes qu’il sentait perler à ses yeux. Il avait horreur des émotions ; elles s’emparaient de lui, le dominaient et l’affaiblissaient. « Permettez-moi de partager avec vous mon expérience, continua Anton. Non en tant que scientifique – cette voie ne m’est peut-être pas complètement fermée, mais elle n’est plus entretenue, elle est criblée de nids-de-poule et d’ornières, et je ne l’emprunte plus. Mais la porte de ma vie d’homme reste ouverte. — Je vous écoute, dit Bean. — J’ai toujours vécu dans la même solitude que vous. Je ne suis pas aussi intelligent que vous, mais je ne suis pas stupide non plus ; j’ai suivi mon esprit dans mon travail et j’y ai fait ma vie. Je m’en contentais, d’une part à cause des grandes satisfactions que me valaient mes réussites, et d’autre part à cause du peu d’intérêt que je portais aux femmes. » Il eut un sourire éteint. « À l’époque, dans ma jeunesse, les gouvernements de la plupart des États encourageaient activement ceux d’entre nous dont l’instinct reproducteur avait été court-circuité à suivre leur pente naturelle, à ne pas prendre de compagne et à ne pas avoir d’enfants ; cette politique s’inscrivait dans la volonté générale de canaliser toute l’énergie de l’humanité vers la guerre contre l’ennemi extraterrestre. J’adoptais donc une attitude quasi patriotique en me permettant de petites aventures sans lendemain et qui ne menaient nulle part. D’ailleurs, où auraient-elles bien pu mener ? » Bean avait l’impression qu’Anton le conduisait dans des secteurs de son existence qu’il n’avait pas envie de connaître et qui n’avaient rien à voir avec lui. « Si je vous raconte cela, reprit le vieux chercheur, c’est pour vous faire comprendre que la solitude ne m’est pas étrangère à moi non plus, car on m’a privé tout à coup de mon travail. On m’en a dépouillé, non seulement dans mes activités quotidiennes, mais également dans ma tête ; je n’avais même plus le droit d’y penser. Et j’ai vite découvert que mes amitiés étaient… étroites ; elles se rattachaient toutes à mon métier, et, quand il a disparu, elles se sont évanouies à leur tour. Mes amis n’ont fait preuve d’aucune méchanceté : ils continuaient à prendre de mes nouvelles, ils m’invitaient chez eux, mais nous n’avions plus rien à nous dire, nos esprits et nos cœurs n’étaient plus vraiment en contact. Je me suis aperçu que je ne connaissais personne et que personne ne me connaissait. » À nouveau, Bean sentit un sanglot de détresse monter en lui. Mais il était préparé cette fois : il respira plus profondément et le laissa passer apparemment sans effort. « J’étais furieux, évidemment ; c’était une réaction naturelle, poursuivit Anton. Et savez-vous ce dont j’avais envie ? » Bean refusa de formuler la réponse qui lui était venue aussitôt à l’esprit : mourir. « Pas de me suicider, non. J’aime trop la vie pour cela, et puis je n’étais pas déprimé, mais dans une colère noire. Enfin, ce n’est pas tout à fait exact : j’étais bel et bien au fond du trou, mais je savais qu’en me tuant je rendrais service à mes ennemis – le gouvernement : il aurait atteint son véritable objectif sans se salir les mains. Non, je ne souhaitais pas mourir. Ce que je désirais de tout mon cœur, c’était… commencer à vivre. — C’est moi ou ça vire à l’eau de rose ? » fit Bean. Le sarcasme lui avait échappé sans qu’il pût le retenir. À sa grande surprise, Anton éclata de rire. « Oui, c’est une situation tellement rebattue qu’on croirait entendre une rengaine d’amour, n’est-ce pas ? Une mélodie sentimentale ressassant que je ne me suis ouvert à la vie qu’en rencontrant ma bien-aimée, la lune brille sur la mer bleue et mon amour m’emporte aux cieux. » Petra ne put s’empêcher de s’esclaffer à son tour. « Vous avez raté votre vocation : le Cole Porter de l’Est ! — Mais mon propos n’en reste pas moins sérieux, reprit Anton. Le fait que, par nature, on ne soit pas porté à désirer les femmes ne change pas l’envie de donner un sens à sa vie. On cherche ce qui durera au-delà de la mort, une sorte d’immortalité, un moyen de transformer le monde, de donner valeur à son existence. Mais c’est une quête vaine. J’ai été balayé si bien que je n’existe plus que sous la forme de notes en bas de page dans des articles écrits par d’autres. Toute ma vie s’est réduite à cela, comme celle de tous mes prédécesseurs. On peut changer le monde – comme vous, Bean, Julian Delphiki – vous et Petra Arkanian, tous les deux, tous les enfants qui se sont battus, et les autres aussi, vous tous, vous avez changé le monde. Vous l’avez sauvé. L’humanité tout entière est votre progéniture. Et pourtant… c’est vide, n’est-ce pas ? On ne vous en a pas dépouillés comme on m’a privé de mon travail, mais le temps s’est chargé de vous voler cet exploit. Il appartient au passé, mais vous êtes toujours vivants ; à quoi donc sert votre vie ? » Ils étaient parvenus à l’escalier de pierre qui descendait dans l’eau. Bean n’avait plus envie que de suivre les marches, de s’enfoncer dans la Méditerranée jusqu’au fond, auprès du vieux Poséidon, et plus bas encore, jusqu’au trône de Hadès. À quoi servait sa vie ? « Vous lui avez trouvé un but en Thaïlande, poursuivit Anton, et ensuite en sauvant Petra. Mais pourquoi l’avez-vous sauvée ? Vous avez pénétré dans l’antre du dragon, vous lui avez pris sa fille – car telle est la signification du mythe, quand il ne s’agit pas de la femme du dragon – et, maintenant qu’elle est à vous… vous refusez de voir ce que vous devez, non pas lui faire, mais faire avec elle. » Bean se tourna vers la jeune femme avec une résignation teintée de lassitude. « Petra, combien de lettres t’a-t-il fallu pour expliquer précisément à Anton ce qu’il devait me dire ? — Pas de conclusion hâtive, jeune écervelé, intervint le professeur. Elle désirait seulement savoir s’il existait un moyen de corriger votre problème génétique ; elle n’a pas soufflé mot de votre impasse personnelle. Ce que je connais de votre couple, je l’ai appris en partie par mon vieil ami Hyrum Graff, un peu par sœur Carlotta et le reste en vous observant ensemble, tout bêtement. À vous deux, vous dégagez assez de phéromones pour fertiliser les oiseaux en plein vol. — Crois-moi, Bean, je ne mêle personne d’extérieur à nos affaires, dit Petra. — Écoutez-moi, tous les deux. Voici quel est le sens de la vie : pour un homme, c’est trouver une femme, pour une femme, trouver un homme, la créature la plus différente de soi qui existe, puis avoir des enfants avec elle ou avec lui, ou bien les obtenir par quelque autre moyen, les élever ensemble et les voir répéter le même scénario de génération en génération, de façon à savoir, au jour de sa mort, qu’on appartient définitivement à la grande trame de la vie, qu’on n’est pas un fil perdu, coupé du reste. — Ce n’est pas le seul sens qu’ait la vie », fit Petra d’un ton légèrement agacé. Ma vieille, se dit Bean, c’est toi qui nous as amenés ici, avale ta purge toi aussi. « Si, répliqua Anton. Croyez-vous que je n’aie pas eu le temps d’y réfléchir ? Je suis le même homme, doté du même esprit, que celui qui a découvert la clé d’Anton. J’en ai trouvé bien d’autres mais on m’a dépouillé de mon métier, si bien que j’ai dû en changer. Et aujourd’hui je vous livre le résultat de mes… études. Superficielle par sa nature même, c’est néanmoins la réponse la plus juste que j’aie jamais obtenue. Même les hommes que les femmes n’attirent pas, même les femmes que les hommes n’attirent pas n’échappent pas au désir le plus profond de tous, celui de faire inextricablement partie de l’humanité. — Mais nous n’avons pas le choix : nous y appartenons tous, quels que soient nos actes, dit Bean. Même ceux qui ne sont pas vraiment humains. — C’est inné. Il ne s’agit pas seulement du désir sexuel, qui peut subir toutes sortes de déviations, et qui les subit souvent, ni du désir de se reproduire, car bien des gens n’ont jamais d’enfants et cela ne les empêche pas de s’intégrer à la trame. Non, c’est le besoin irrésistible de trouver une personne de cet étrange sexe opposé, terriblement autre, et de bâtir une existence avec elle. Même les vieilles gens qui ont passé l’âge de l’accouplement, des gens qui se savent inféconds, éprouvent cette faim insatiable de la véritable union, de l’alchimie par laquelle deux créatures dissemblables n’en font plus qu’une, tant bien que mal. — Il y a des exceptions, fit Petra d’un air mi-figue, mi-raisin. J’en connais qui sont inscrits au parti du “plus jamais ça”. — Je ne parle ni de politique ni de blessures d’amour-propre, répondit Anton. Je parle d’une caractéristique dont l’espèce humaine avait absolument besoin pour réussir, du trait qui fait de nous, non des animaux grégaires ni des solitaires, mais des créatures intermédiaires, des êtres civilisés ou du moins civilisables. Et ceux qui en sont coupés par leurs propres désirs, par ces tournants de la vie qui les dirigent sur une autre route – comme vous, Bean, résolu que vous êtes à ne pas transmettre votre défaut à vos enfants et à ne pas laisser d’orphelins derrière vous –, ceux qui se retrouvent isolés parce qu’ils croient vouloir s’isoler, eux aussi souffrent de cette faim, plus que les autres, surtout s’ils la nient. Ils en conçoivent de la colère, de l’aigreur, de la tristesse, et ils en ignorent la raison ou bien, s’ils la connaissent, ils ne supportent pas de la regarder en face. » Bean ne savait pas si Anton avait raison – et cela lui était égal –, si le désir qu’il évoquait touchait tous les humains sans exception, mais il le soupçonnait d’avoir vu juste : cette pulsion de vie devait exister chez toutes les créatures pour que les espèces poursuivent leur lutte incessante contre l’extinction. Il ne s’agissait pas d’une volonté de survivre – attitude égoïste qui n’aurait aucun sens et ne déboucherait sur rien – mais d’un besoin de maintenir l’espèce en vie avec soi au milieu, inclus en elle, lié à elle, partie intégrante de sa trame. Bean s’en rendait compte à présent. « Même si vous dites vrai, fit-il, j’en sors plus déterminé que jamais à étouffer ce désir et à ne jamais avoir d’enfants, précisément pour les raisons que vous venez d’énoncer. J’ai grandi parmi des orphelins et je ne veux pas en laisser d’autres derrière moi. — Ils ne seraient pas orphelins, intervint Petra. Ils m’auraient, moi. — Et quand Achille te trouverait et te tuerait ? rétorqua Bean d’un ton hargneux. Escomptes-tu qu’il se montrerait aussi charitable que Volescu avec mes frères ? Qu’il ne leur infligerait pas le sort auquel j’ai échappé grâce à ma fichue intelligence ? » Les larmes perlèrent soudain aux yeux de Petra et elle se détourna. « Vous êtes un menteur quand vous vous exprimez ainsi, dit Anton d’une voix douce. Et un menteur cruel de lui tenir de tels propos. — C’est la vérité ! dit Bean. — Vous êtes un menteur, mais, comme vous croyez avoir besoin de votre mensonge, vous refusez de vous en départir. Je les connais, ces mensonges : j’ai conservé ma santé mentale en m’en bardant et en me convaincant de leur bien-fondé. Mais vous savez la vérité : si vous quittez ce monde sans y laisser vos enfants, sans avoir établi un lien avec une femme, cette créature incroyablement étrangère, votre vie n’aura eu aucun sens à vos yeux, et vous mourrez dans l’amertume et la solitude. — Comme vous. — Non, pas comme moi, répondit Anton. — Quoi, vous comptez ne pas mourir ? On a inversé le processus d’évolution de votre cancer, mais une autre bricole finira bien par vous coincer. — Non, vous m’avez mal compris. Je vais me marier. » Bean éclata de rire. « Ah, d’accord ! Et, comme vous baignez dans le bonheur, vous voulez le faire partager à tout le monde ! — La femme que j’épouse est bonne et tendre, et elle a de petits enfants à qui manque un père. Je reçois une pension – généreuse – et, grâce à moi, ils bénéficieront d’un foyer. Mes préférences naturelles n’ont pas changé, mais elle est encore jeune et nous trouverons peut-être un moyen pour qu’elle porte un enfant de moi. Sinon, j’adopterai les siens dans mon cœur. Ainsi je regagnerai la trame ; mon fil volant se renouera au tissu de l’humanité. Je ne mourrai pas seul. — Je m’en réjouis pour vous. » Bean resta saisi en entendant le ton amer, sans une once de sincérité, de sa propre voix. « Oui, dit Anton, je m’en réjouis moi aussi. Naturellement, je connaîtrai aussi l’angoisse et la détresse : je passerai mon temps à me ronger les sangs pour les petits – c’est déjà le cas –, et s’entendre avec une femme n’est pas tâche facile, même pour ceux que ce sexe attire – surtout pour ceux-là peut-être. Mais tout cela aura un sens, comprenez-vous. — J’ai du pain sur la planche, de mon côté, répondit Bean. L’humanité affronte un ennemi presque aussi redoutable, à sa façon, que les doryphores, et je ne crois pas Peter Wiggin de taille à lui faire obstacle. J’ai même plutôt l’impression que l’adversaire est sur le point de le dépouiller de tout son pouvoir, et qui restera-t-il alors pour s’opposer à lui ? C’est ça, mon travail, et si je poussais l’égoïsme et la bêtise jusqu’à épouser ma future veuve et engendrer de futurs orphelins, cela aurait pour seul résultat de me distraire de ce travail. Si j’échoue, ma foi, combien de millions d’humains ont-ils déjà vécu et sont-ils morts comme des filaments perdus, coupés des autres ? Étant donné les taux de mortalité infantile de l’histoire de l’humanité, cela pourrait concerner la moitié, en tout cas certainement le quart de la population depuis l’aube des temps. Je ferai partie de toutes ces existences sans signification ; simplement, durant la mienne, j’aurai fait mon possible pour sauver le monde. » Au grand saisissement de Bean – et à son grand effroi –, Anton le serra soudain entre ses bras dans une de ces terrifiantes étreintes à la russe d’où l’Occidental, pris par surprise, a le sentiment qu’il ne sortira pas vivant. « Mon garçon, quelle noblesse ! » Anton le libéra en éclatant de rire. « Écoutez-vous parler ! Tout l’idéalisme de la jeunesse ! Vous allez sauver le monde ! — Je ne me suis pas moqué de vos rêves, fit Bean d’un ton guindé. — Mais je ne me moque pas de vous ! s’exclama Anton. Je chante votre gloire parce que vous êtes, d’une certaine façon, un petit peu mon fils ! Ou au moins mon neveu. Et regardez-vous, prêt à vivre toute votre existence au service des autres ! — Mais il n’y a pas plus égoïste que moi ! protesta Bean. — Dans ce cas, couchez avec votre amie, vous savez qu’elle ne vous repoussera pas ! Ou bien épousez-la, puis couchez à droite et à gauche, faites des enfants ou n’en faites pas, quelle importance ? Rien de ce qui se passe en dehors de vous ne compte ! Vos enfants ne représentent rien pour vous ! Il n’y a pas plus égoïste que vous ! » Bean ne trouva rien à répondre. « Les illusions qu’on entretient sur soi-même ont la vie dure, fit Petra en glissant sa main dans la sienne. — Je n’aime personne, dit Bean. — Allons ! Tu ne cesses de t’inquiéter pour les gens que tu aimes, répondit Petra. Mais tu es incapable de le reconnaître tant qu’ils ne sont pas morts. » Bean songea à Poke et à sœur Carlotta. Il songea aux enfants dont il ne voulait pas. Les enfants qu’il ferait avec Petra, cette jeune fille, amie fidèle et avisée, cette femme que, il s’en rendit compte lorsqu’il l’imagina tombant entre les griffes d’Achille, il aimait plus qu’aucune personne au monde. Les enfants qu’il refusait, qu’il privait d’existence parce que… Parce qu’il les aimait trop alors qu’ils n’étaient pas là, il les aimait trop pour leur infliger la douleur de perdre leur père, pour leur laisser courir le risque d’endurer la souffrance d’une mort précoce sans personne pour les sauver. Il les aimait tant qu’il s’opposait à ce qu’ils supportent les mêmes affres que lui. Et voici qu’il devait regarder la vérité en face : à quoi bon aimer ses enfants à ce point s’il ne leur donnait jamais le jour ? Il pleurait. Il s’abandonna un moment à ses larmes qu’il versait sur les femmes qu’il avait tant aimées et qui étaient mortes, sur sa propre disparition qui lui interdirait de voir ses enfants grandir, de voir Petra vieillir à ses côtés, de suivre l’histoire normale des hommes et des femmes. Puis il se reprit et annonça ce qu’il avait décidé, non avec sa tête mais avec son cœur : « S’il existe un moyen de s’assurer qu’ils ne portent pas… qu’ils ne porteront pas la clé d’Anton, j’aurai des enfants. Et j’épouserai Petra. » Il la sentit qui serrait sa main sur la sienne. Elle comprenait ; elle avait gagné. « C’est facile, dit l’ancien chercheur. Ce n’est pas encore tout à fait légal, mais c’est réalisable. » Petra avait gagné, mais Bean n’avait pas perdu non plus, il s’en rendait compte. Non, cette victoire leur revenait à tous les deux. « Ce sera douloureux, fit Petra, mais profitons du présent sans laisser l’avenir le détruire. — Quelle poésie ! » murmura Bean, puis il passa un bras autour des épaules d’Anton, l’autre autour de la taille de la jeune fille, et il les serra contre lui en contemplant la mer scintillante à travers un brouillard de larmes. Quelques heures plus tard, après un dîner chez un petit Italien, dans un vieux jardin, puis une promenade sur la rambla au milieu du joyeux brouhaha des passants qui savouraient leur appartenance à l’humanité en admirant ou en cherchant leur compagnon, homme ou femme, Bean et Petra s’installèrent dans le salon de la maison à l’ancienne d’Anton ; à côté de lui, l’air timide, était assise sa fiancée dont les enfants dormaient dans les chambres du fond. « Vous disiez qu’il serait facile d’avoir la certitude que mes rejetons ne souffriraient pas de mes imperfections », fit Bean. Le vieux professeur le regarda, la mine songeuse. « Oui, répondit-il enfin. Il y a un homme qui non seulement connaît la théorie, mais est passé à la pratique : il a effectué des tests non destructeurs sur des embryons nouvellement formés. Cela implique l’insémination in vitro. — Ah, d’accord ! intervint Petra. Des naissances virginales. — Cela signifie aussi qu’on pourrait implanter les embryons même après la mort du père, poursuivit Anton. — Tu as pensé à tout ; c’est sympa, dit Bean. — Mais je ne sais pas si vous aurez envie de rencontrer cet homme, reprit Anton. — Si, répondit Petra. Le plus vite possible. — Votre route a déjà croisé la sienne, Julian Delphiki. — Vraiment ? fit Bean. — Il vous a enlevé en même temps que plus d’une vingtaine de vos jumeaux. C’est lui qui a tourné la petite clé génétique qui porte mon nom. C’est lui qui vous aurait tué si vous ne vous étiez pas caché dans les toilettes. — Volescu ! » s’exclama Petra comme si ce nom était une balle de revolver qu’elle aurait voulu extraire de son corps. Bean éclata d’un rire sans joie. « Il est toujours en vie ? — Il vient de sortir de prison. La loi a changé : les manipulations génétiques ne sont plus considérées comme des crimes contre l’humanité. — Mais l’infanticide si, rétorqua Bean. N’est-ce pas ? — Techniquement, il n’y a pas meurtre si les victimes n’avaient pas légalement le droit d’exister. Je crois qu’on l’avait inculpé de « destruction de preuves » parce qu’il avait brûlé les cadavres. — Rassurez-moi, je vous en prie, fit Petra : il ne serait pas légal d’assassiner Bean, n’est-ce pas ? — Il a contribué à sauver le monde entre-temps, répondit Anton. Je pense que la situation se présenterait aujourd’hui sous un jour différent. — Quel soulagement ! murmura Bean. — J’ignorais que vous connaissiez ce non-meurtrier, ce destructeur de preuves, dit Petra. — Je ne le connaissais pas – et je ne le connais toujours pas. Je ne l’ai jamais rencontré, mais il m’a écrit la veille du jour où j’ai reçu votre message, Petra, justement. Je ne sais pas où il habite, mais je puis vous mettre en contact avec lui. À partir de là, ce sera à vous de jouer. — Ainsi, je vais enfin me trouver face à face avec l’oncle Constantin, dit Bean. Ou, comme papa l’appelle quand il veut énerver maman, “mon frère bâtard”. — Sans rire, comment est-il sorti de prison ? demanda Petra. — Je ne puis que vous répéter ce qu’il m’a dit. Mais, comme me l’avait expliqué sœur Carlotta, il ment comme il respire et il croit à ses propres mensonges. Auquel cas, Bean, il se voit peut-être comme votre père. Il avait raconté à notre amie religieuse que vos frères et vous étiez ses clones. — Et c’est à cet homme-là qu’il faut nous adresser pour avoir des enfants, selon vous ? demanda Petra. — Si vous voulez des enfants qui ne souffrent pas du petit problème de Bean, c’est le seul qui puisse vous aider, à mon avis. Naturellement, il ne manque pas de médecins capables d’autopsier les embryons pour vous dire s’ils auraient hérité de vos talents et de votre malédiction, mais, comme la nature n’a jamais tourné ma petite clé, il n’existe pas de test non destructif pour découvrir si elle a fonctionné ou non. Et, si vous vouliez qu’on mette un test au point, vous seriez obligé de vous soumettre à l’examen de chercheurs pour qui vous représenteriez une occasion exceptionnelle de donner un coup d’accélérateur à leur carrière. Le grand avantage de Volescu, c’est qu’il vous connaît déjà et que sa position lui interdit de se servir de vous pour faire sa publicité. — Alors donnez-nous son adresse électronique, dit Bean. Nous prendrons le relais. » 8 CIBLES De : HommeAmélioré%Cromagnon@Domicile.com [Adresse GRATUITE ! Faites-en profiter vos amis !] À : Humble%Assistant@Domicile.com [JÉSUS vous aime ! Elus.org] Sujet : Merci de votre aide Cher bienfaiteur anonyme, J’étais en prison mais pas coupé du monde. Je sais qui vous êtes et ce que vous avez fait. Aussi, quand vous proposez de m’aider à reprendre les recherches qu’a interrompues ma condamnation à perpétuité, et laissez entendre que c’est grâce à vous si les charges qui pesaient contre moi ont été allégées et ma peine commuée, je ne peux que vous soupçonner de nourrir un dessein dissimulé. Vous projetez, je pense, de profiter de l’entrevue que, selon vous, je devrais avoir avec certaines personnes pour les assassiner, un peu comme Hérode demandant aux Rois mages de lui indiquer où se trouve le souverain nouveau-né sous prétexte d’aller l’adorer lui aussi. De : Humble%Assistant@Domicile.com [Ne rentrez plus SEUL chez vous ! CœursSolitaires] À : Homme Amélioré%Cromagnon@Domicile.com [Affichez vos PUBS ! Adresse Gratuite !] Sujet : Vous me jugez mal Cher docteur, Vous me jugez mal. Je ne veux la mort de personne ; je veux que vous aidiez ces gens à donner le jour à des enfants qui n’auront ni les talents ni les problèmes du père. Faites-en une dizaine. Mais si, en cours de route, vous tombez sur de jolis petits embryons doués des mêmes caractéristiques que le père, ne les éliminez pas, je vous prie. Gardez-les au chaud, bien à l’abri, pour moi, pour nous. Il y a des gens qui aimeraient beaucoup avoir de petits génies en bouteille. Depuis quelques années déjà, John Paul Wiggin avait observé qu’élever des enfants n’était pas aussi gratifiant que la rumeur l’affirmait. Il existait, disait-on, des gamins normaux, mais aucun ne s’était présenté chez lui. Il ne faudrait pas croire pour autant qu’il n’aimait pas ses enfants, attention. Il les aimait plus qu’ils ne le sauraient jamais – plus, même, sans doute, que lui-même ne le saurait jamais, car, après tout, on ne mesure l’amour qu’on porte à quelqu’un qu’au moment de l’épreuve décisive : est-on prêt à mourir pour cette personne ? À se jeter sur une grenade dégoupillée, à s’avancer devant une voiture qui arrive en trombe, à garder un secret sous la torture pour sauver sa vie ? La plupart des gens ignorent la réponse à cette question jusqu’à la fin de leurs jours ; quant à ceux qui la connaissent, ils ne savent encore pas s’ils ont agi par amour, sens du devoir, respect de soi-même, conditionnement culturel ou tout autre motif possible. John Paul Wiggin aimait donc ses enfants. Mais ou bien il n’en avait pas assez, ou bien il en avait trop. S’il en avait eu davantage, en voir partir deux à destination d’une colonie lointaine dont ils ne reviendraient pas de son vivant n’aurait pas été trop grave : plusieurs autres seraient restés dont il aurait pu jouir de la compagnie, qu’il aurait pu aider et admirer comme les parents ont envie d’admirer leurs enfants. Et s’ils en avaient eu un de moins, si le gouvernement n’avait pas exigé d’eux un troisième enfant, si Andrew n’avait pas vu le jour, s’il n’avait pas été retenu dans un programme où l’on avait refusé son frère, peut-être l’ambition pathologique de Peter serait-elle restée dans des limites raisonnables ; peut-être sa jalousie, sa rancœur, son besoin acharné de prouver sa valeur n’auraient-ils pas vicié sa vie ni assombri ses plus éclatantes victoires. D’un autre côté, si Andrew n’était pas né, le monde serait peut-être désormais envahi de ruches de doryphores et l’humanité réduite à quelques bandes d’individus dépenaillés s’efforçant de survivre dans des environnements hostiles comme celui de la Terre de Feu, du Groenland ou de la Lune. De toute manière, le gouvernement n’y était pour rien ; le fait était peu connu, mais la conception d’Andrew datait presque certainement d’avant la demande officielle. John Paul Wiggin, catholique, pratiquait sa religion avec tiédeur jusqu’au jour où il s’était rendu compte que le contrôle des naissances lui interdisait de suivre ses préceptes ; alors, parce qu’il était un Polonais entêté, un Américain insoumis ou simplement un mélange particulier de gènes et de souvenirs nommé John Paul Wiggin, il n’avait soudain rien vu de plus important que de se comporter en catholique fervent, surtout en face des lois sur la surpopulation. Thérésa et lui avaient bâti leur mariage sur ce socle. Elle n’était pas catholique – ce qui prouvait que John Paul ne suivait pas les règles de sa religion à la lettre – mais elle venait d’une famille où les grandes fratries étaient de tradition, et ils s’étaient entendus avant leur union pour avoir plus de deux enfants, quel que fût le prix à payer. Et, finalement, cette décision ne leur avait rien coûté : ni perte d’emploi ni opprobre public. Ils jouissaient même du respect de tous en tant que parents du sauveur de l’humanité. Le revers de la médaille était qu’ils ne verraient jamais Valentine ni Andrew se marier et qu’ils ne connaîtraient jamais leurs enfants ; ils ne vivraient sans doute même pas assez longtemps pour être avertis de leur arrivée sur leur monde-colonie. Et ils se retrouvaient aujourd’hui simples accessoires dans l’existence de l’enfant qu’ils aimaient le moins des trois. À dire le vrai, toutefois, John Paul ne portait pas à Peter la même aversion que sa mère ; Peter ne l’agaçait pas autant qu’il irritait Thérésa, peut-être parce que le père servait de contrepoids au fils et pouvait lui être utile : Peter avait toujours trente-six fers au feu et jonglait avec ses projets sans jamais en boucler un seul complètement, alors que son père ne pouvait laisser un i sans point ni un t sans barre. Aussi, sans jamais dire à personne en quoi consistait son travail, John Paul surveillait de près les entreprises de son fils et en vérifiait chaque détail. Peter partait du principe que les sous-fifres percevraient le but qu’il poursuivait et s’adapteraient ; son père, lui, savait qu’ils comprendraient tout de travers, et il leur fournissait des explications détaillées puis observait l’exécution pour s’assurer que tout se déroulait comme prévu. Naturellement, John Paul devait laisser croire qu’il agissait en tant que délégué de Peter ; par bonheur, ceux qu’il remettait dans le droit chemin n’avaient aucun motif d’aller trouver l’Hégémon pour lui exposer les erreurs qu’ils commettaient avant l’apparition de son père avec ses questions, ses listes de contrôle et ses bavardages enjoués, véritables petits cours d’instructions qui ne disaient pas leur nom. Mais que faire quand le projet sur lequel œuvrait Peter s’avérait si dangereux et, n’ayons pas peur des mots, stupide que John Paul n’avait aucune envie de l’aider à le réaliser ? Sa position dans la petite communauté des Hégémoniens ne lui permettait pas de s’opposer à la volonté de son fils. Son rôle consistait à mettre de l’huile dans les rouages, pas à les gripper ; il réduisait la bureaucratie, il ne l’alourdissait pas à plaisir. Jusque-là, son meilleur moyen de résistance consistait à rester les bras croisés. Sans ses interventions, ses petits coups de pouce, ses légères corrections, la machine ralentissait peu à peu et l’entreprise avortait souvent par simple inertie. Mais, dans le cas d’Achille, cette méthode échouerait à coup sûr : la Bête, comme Thérésa et John Paul le nommaient, était aussi méthodique que Peter était brouillon et ne laissait rien au hasard. Si John Paul se contentait de rester inactif, elle n’en aurait que les coudées plus franches. « Peter, tu n’as aucun moyen de te tenir au courant des agissements de la Bête, dit-il à son fils. — Je sais ce que je fais, papa. — Achille ne refuse jamais un entretien à personne ; il sympathise avec tous les employés, tous les gardiens, toutes les secrétaires, tous les fonctionnaires. Les gens que tu salues vaguement d’un signe de la main, il prend le temps de s’asseoir et de bavarder avec eux, et ils se sentent importants. — Oui, c’est un charmeur, c’est exact. — Peter… — Il ne s’agit pas d’un concours de popularité, papa. — Non, mais de loyauté. Tu es à la merci de ceux qui te servent pour mener à bien tes projets ; ton pouvoir repose sur eux, sur les fonctionnaires que tu emploies, et Achille est en train de détourner leur fidélité à son profit. — Superficiellement, peut-être, dit Peter. — Pour la plupart des gens, c’est tout ce qui compte. Ils agissent en fonction de leurs émotions du moment. Ils apprécient Achille davantage que toi. — Il y a toujours quelqu’un que les gens préfèrent à soi », répliqua Peter avec un petit sourire torve. John Paul retint la repartie qui lui était montée aux lèvres, car elle aurait anéanti Peter. Elle était destructrice : « C’est vrai. » « Peter, dit-il, quand la Bête s’en ira d’ici, qui sait combien de gens elle laissera derrière elle qui lui voueront assez de sympathie pour lui transmettre une rumeur de temps en temps ? Ou un document ? — Papa, je te remercie de t’inquiéter pour moi, et, encore une fois, je puis seulement te répéter que j’ai la situation en main. — À t’écouter, tu considères que ce que tu ignores ne vaut pas la peine d’être su, répondit John Paul, et ce n’était pas la première fois. — Et, à t’entendre, tu considères que je n’apporte pas assez de soin à ce que j’entreprends », répliqua Peter pour la centième fois au moins. Ce genre de discussion prenait toujours cette tournure, et John Paul n’allait jamais plus loin : s’il jouait trop les mouches du coche, si Peter ressentait la proximité de ses parents comme oppressante, il les priverait de toute position d’influence. Ce serait insupportable : ils perdraient le dernier de leurs enfants. « Nous devrions en faire un ou deux autres, dit un jour Thérésa. Je suis encore jeune et nous avons toujours voulu en avoir plus que les trois autorisés par le gouvernement. — N’y compte pas trop, répondit son mari. — Pourquoi ? N’es-tu plus un bon catholique, ou bien ton engagement a-t-il duré seulement tant qu’il était synonyme de rébellion ? » John Paul n’aimait pas les sous-entendus de cette question, d’autant moins qu’elle recelait peut-être une certaine vérité. « Non, Thérésa, ma chérie. Nous ne pouvons pas avoir d’autres enfants parce qu’on ne nous les laisserait pas. — On ? Qui, on ? Le gouvernement se fiche bien de savoir combien nous pouvons en mettre au monde désormais ; pour lui, ce ne seraient que de futurs contribuables, des pères et mères de famille potentiels ou de la chair à canon. — Nous sommes les parents d’Ender Wiggin, de Démosthène et de Locke. Un nouvel enfant ferait la une de la presse mondiale. Je le craignais déjà avant l’enlèvement des compagnons d’Ender, mais après le doute n’était plus permis. — Tu crois vraiment ? Les gens penseraient que, parce que nos trois premiers enfants ont accompli de si grands… — Chérie, coupa John Paul (sachant parfaitement qu’elle avait horreur de ce terme parce qu’il ne pouvait pas le prononcer sans une note de sarcasme), nous aurions à peine le temps de coucher les enfants dans leur berceau qu’on nous les arracherait. Ils deviendraient des cibles dès leur conception, des proies pour qui voudrait s’en emparer et en faire les pantins de tel ou tel régime ; et, même si nous étions capables de les protéger, chaque instant de leur vie serait dénaturé par la presse à sensation. Si la personnalité de Peter a été faussée à force de rester dans l’ombre d’Ender, songe à ce qu’ils subiraient. — La situation serait peut-être moins difficile pour eux, dit Thérésa : ils ne garderaient aucun souvenir d’une époque où ils ne se seraient pas trouvés dans l’ombre de leurs frères. — Ce serait encore pire : ils ignoreraient totalement leur véritable identité, hormis le fait qu’ils seraient le frère ou la sœur de quelqu’un. — Tu as raison ; ce n’était qu’une idée en l’air. — J’aimerais que nous puissions la réaliser », répondit John Paul. Il était facile de se montrer généreux à présent que Thérésa avait baissé les bras. « C’est que ça me manque, une maison pleine de petits enfants. — À moi aussi. Surtout si je pouvais croire qu’ils resteraient de vrais enfants… — Aucun des nôtres ne l’a jamais été, fit Thérésa d’un ton attristé. Aucun n’a jamais connu l’insouciance de cet âge. » John Paul éclata de rire. « Ceux qui s’imaginent que les gosses n’ont pas de soucis ont oublié leur propre enfance ! » Thérésa demeura un moment pensive, puis elle rit à son tour. « C’est vrai ; à cette période de la vie, tout est paradisiaque ou catastrophique ; il n’y a pas de juste milieu. » Cette conversation datait de l’époque où ils vivaient encore à Greensboro, après que Peter avait révélé publiquement sa véritable identité mais avant de se voir confier le poste surtout honorifique d’Hégémon. Ils y revenaient rarement. Mais l’idée avait retrouvé de sa séduction. Certains jours, de retour chez lui, John Paul avait envie d’emporter sa femme dans ses bras et de lui dire : « Chérie (sans la moindre trace d’ironie) chérie, j’ai nos billets pour l’espace. Nous partons pour une colonie ; nous abandonnons cette planète et ses tracas, et nous allons faire des petits entre les étoiles, là où ils ne pourront pas sauver le monde ni en devenir les maîtres. » Et puis Thérésa avait tenté de pénétrer dans l’appartement d’Achille, et John Paul se demandait à présent si la tension dans laquelle elle vivait n’avait pas affecté ses facultés mentales. C’est justement l’inquiétude qu’elle lui inspirait qui lui fit éviter plusieurs jours durant de discuter avec elle de l’incident pour voir si elle mettrait elle-même le sujet sur le tapis. Elle n’en parla pas, comme il s’y attendait. Quand il jugea que la première gêne était passée et que sa femme était capable d’aborder la question sans chercher à se protéger, il déclara un soir, au moment du dessert : « Ainsi, tu as la vocation de femme de ménage. — Je me demandais combien de temps il te faudrait pour y venir, fit Thérésa avec un sourire ironique. — Et je me demandais combien de temps tu attendrais toi-même, répondit John Paul avec un sourire tout aussi sarcastique. — Tu n’en sauras jamais rien désormais. — Je pense que tu avais projeté de le tuer. » Thérésa éclata de rire. « Mais bien entendu ! J’obéissais aux ordres de mon supérieur. — Oui, je m’en doutais. — Je plaisante ! se récria aussitôt Thérésa. — Pas moi. Graff t’a-t-il dit quelque chose ? Ou bien est-ce un roman d’espionnage qui t’est monté à la tête ? — Je ne lis pas de romans d’espionnage. — Je sais. — Je n’avais pas d’ordres, dit Thérésa ; mais, en effet, c’est Graff qui m’a donné l’idée qu’il vaudrait mieux pour tout le monde que la Bête ne quitte pas le Brésil vivante. — Je ne suis pas de cet avis, pour ne rien te cacher. — Pourquoi ? Le monde n’a pas besoin de lui, tu es bien d’accord ? — Il a obligé tout le monde à montrer son vrai visage, non ? fit John Paul. Chacun a dû révéler où allaient ses préférences. — Pas tout le monde – du moins pas encore. — Les cartes sont sur la table ; la Terre est divisée en camps, les ambitions sont affichées, les traîtres démasqués. — Achille a donc fini de jouer son rôle, répondit Thérésa, et on n’a plus besoin de lui. — Je ne te voyais vraiment pas en assassin. — Je n’en suis pas un. — Mais tu avais un plan, n’est-ce pas ? — Je vérifiais s’il était possible d’en concevoir un – si je pouvais pénétrer dans son appartement. La réponse était non. — Ah ! Ainsi, l’objectif demeure ; seule la méthode a changé. — Je ne ferai sans doute rien, répondit Thérésa. — J’aimerais savoir combien d’assassins se sont répété ça jusqu’au moment où ils ont pressé la détente, enfoncé le poignard ou servi les dattes empoisonnées. — Tu peux cesser de te moquer de moi. La politique et les répercussions me laissent indifférente ; si la mort de la Bête coûte l’Hégémonie à Peter, ça m’est égal : il n’est pas question que je reste les bras croisés pendant que la Bête dévore mon fils. — Mais il existe un meilleur moyen, fit John Paul. — Autre qu’éliminer Achille ? — Pour l’empêcher de tuer Peter ; car c’est bien notre but, non ? Sauver de la Bête, non le monde, mais notre fils. Si nous détruisons Achille… — Je ne t’ai pas invité à partager mes sinistres complots, que je sache. » John Paul poursuivit sans tenir compte de l’interruption : « La Bête sera morte, mais Peter aura perdu toute crédibilité comme Hégémon ; à l’image de Macbeth, il restera souillé à jamais. — Je sais, je sais. — Ce qu’il faut, c’est souiller la Bête au lieu de Peter. — L’assassinat serait plus définitif. — L’assassinat donne naissance aux martyrs, aux légendes, aux victimes. L’assassinat donne saint Thomas Beckett et les pèlerins de Cantorbéry. — Eh bien, quel est ce plan si supérieur au mien ? — Nous devons pousser la Bête à tenter de nous tuer, nous. » Thérésa regarda son mari d’un air abasourdi. Il reprit : « Sans le laisser réussir. — Et moi qui croyais que Peter était le seul à aimer se promener au bord des précipices ! Grand Dieu, Johnny, je comprends maintenant d’où vient sa démence ! Peux-tu m’expliquer comment tu comptes t’arranger pour être victime d’une tentative d’assassinat qui soit aussitôt connue du public et dont tu sois absolument certain de réchapper ? — Nous ne le laisserons pas aller jusqu’à presser la détente, répondit John Paul avec une légère impatience ; nous nous bornerons à réunir les preuves qu’il prépare l’attentat. Alors Peter n’aura plus le choix : il devra le renvoyer – et, de notre côté, nous veillerons à ce que tout le monde en sache la raison. J’en agace peut-être certains ici, mais, toi, on t’aime ; les gens refuseront d’approcher la Bête quand ils apprendront qu’elle a voulu faire du mal à leur Dóce Teresa. — Oui, mais, toi, personne ne t’apprécie, dit son épouse ; et s’il s’en prend à toi ? — Ça ne change rien. — Et comment découvrir ce qu’il mijotera ? — J’ai installé des programmes de surveillance des claviers sur tous les ordinateurs du système, doublés de logiciels chargés d’analyser ses faits et gestes et de m’en fournir des comptes rendus. Il ne peut pas préparer un complot sans envoyer des courriels à droite et à gauche. — À vue de nez, je vois cent façons de contredire cette assertion, dont l’une serait qu’il œuvre seul, sans en référer à personne. — Dans ces conditions, il faudrait qu’il consulte notre emploi du temps, non ? En tout cas, qu’il opère une recherche suspecte, qu’il adopte un comportement anormal que je pourrais apporter comme preuve à Peter pour l’obliger à se débarrasser de lui. — Pour résumer, dans le but d’abattre la Bête, nous nous peignons de grosses cibles sur le front, c’est ça ? fit Thérésa. — Génial comme plan, non ? » John Paul ne put s’empêcher de rire devant l’absurdité de son idée. « Mais je n’en vois pas de meilleur, et il est surtout bien supérieur au tien. Tu te crois vraiment capable de tuer quelqu’un ? — La mère ourse protège son petit. — Tu marches avec moi ? Tu promets de ne pas assaisonner discrètement la soupe d’Achille d’un laxatif mortel ? — J’examinerai ton idée lorsque tu en auras trouvé une qui ait des chances de réussir. — Nous ferons renvoyer la Bête d’une façon ou d’une autre », dit John Paul. Ils avaient donc un plan – qui n’en était pas un, John Paul le savait, puisque Thérésa n’avait pas formellement donné sa parole de renoncer à se transformer en tueuse de l’ombre. L’ennui fut que, lorsqu’il ouvrit les programmes qui surveillaient l’activité informatique d’Achille, il obtint comme message : « Aucun accès ordinateur. » Cela ne tenait pas debout. John Paul savait pertinemment que le garçon s’était servi de sa machine : il avait reçu quelques messages de sa part, des requêtes innocentes mais qui portaient l’identifiant que Peter avait fourni à la Bête. Cependant, il ne pouvait aller trouver personne pour demander carrément pourquoi ses logiciels espions ne repéraient pas les accès informatiques d’Achille et ne lisaient pas les touches qu’il enfonçait : la rumeur se répandrait et John Paul n’apparaîtrait plus tout à fait blanc comme neige quand les manigances du Belge, quelles qu’elles fussent, émergeraient au grand jour. Même lorsqu’il le vit de ses propres yeux accéder au système et taper un courriel, il ne trouva dans le rapport du soir – qui affirmait que le logiciel de surveillance du clavier fonctionnait sur l’ordinateur en question – aucun signe d’activité d’Achille. John Paul réfléchit longuement au problème, en tâchant de concevoir comment le Belge aurait pu contourner son programme sans entrer au moins une fois son mot de passe. Enfin, il eut l’idée de poser la question différemment au logiciel. « Dresse la liste de tous les accès qui ont eu lieu aujourd’hui à partir de cette machine », tapa-t-il sur son bureau. Quelques instants plus tard, la réponse apparut : « Aucun accès. » Aucun accès non plus à partir des ordinateurs voisins, aucun accès des plus éloignés, aucun accès, apparemment, sur tout le système informatique de l’Hégémonie. Or on se servait des machines sans arrêt, John Paul compris ; ce résultat était donc impossible. Il trouva Peter en réunion avec Ferreira, le spécialiste informatique brésilien responsable de la sécurité du système. « Pardon de vous déranger, dit-il, mais, puisque vous êtes là tous les deux, autant que j’en profite. » Agacé, Peter réussit pourtant à conserver un ton poli : « Vas-y. » John Paul avait tenté d’imaginer une explication innocente à la mise en place d’une opération d’espionnage dans tout le réseau d’ordinateurs de l’Hégémonie, mais en vain ; il avoua donc qu’il cherchait à surveiller Achille, mais sans préciser dans quel but. Quand il acheva son exposé, Peter et Ferreira éclatèrent de rire – quoique d’un rire ironique, empreint de dérision. « Qu’y a-t-il de si drôle ? fit John Paul. — Papa, dit son fils, n’as-tu pas songé que nous avions nous-mêmes installé des logiciels chargés précisément de la même tâche ? — Quel programme avez-vous utilisé ? » demanda Ferreira. John Paul le lui dit, et l’autre soupira. « Normalement, le mien aurait détecté celui de votre père et l’aurait effacé, déclara-t-il en s’adressant à Peter. Mais monsieur Wiggin bénéficie d’un accès très privilégié au réseau, à tel point que mon logiciel a été obligé de le laisser passer. — Mais ne vous a-t-il pas au moins prévenu ? fit Peter d’un ton irrité. — Le sien fonctionne sur les requêtes d’interruption, le mien est intégré au système d’exploitation, répondit Ferreira. Une fois que son programme a franchi les défenses initiales et qu’il est devenu résident, le mien n’a plus rien trouvé à signaler. Les deux exécutent la même mission, mais à des instants différents du cycle de la machine : ils lisent les frappes sur le clavier et transmettent l’info au système d’exploitation, qui la redirige sur le logiciel. Ils l’inscrivent aussi sur leur journal de bord personnel ; mais ensuite tous deux vident la mémoire tampon afin d’éviter de noter deux fois la même frappe de touche. » Peter et John Paul réagirent de la même façon : ils se prirent la tête à deux mains, aveuglés par la vérité. Les frappes de touches étaient traitées par le logiciel de Ferreira ou par celui de John Paul – mais jamais par les deux ; dès lors, les rapports de frappe n’affichaient que des suites de lettres sans signification, où aucun accès n’était identifiable alors même qu’il s’en produisait sans cesse sur tout le système. « Peut-on combiner les relevés ? demanda John Paul. Nous disposons de toutes les frappes de touches, après tout. — Nous disposons aussi d’un alphabet, rétorqua Ferreira ; à partir de là, il suffit de trouver les bonnes associations de lettres pour obtenir tout ce qui a jamais été écrit depuis l’invention de l’écriture. — Ne dramatisons pas, intervint Peter. Au moins, les lettres sont dans l’ordre ; il ne devrait pas être difficile de les coordonner de façon compréhensible. — Mais il faut les coordonner toutes pour trouver les accès d’Achille ! — Écrivez un programme destiné à repérer ce genre d’indices, dit Peter ; ensuite, travaillez sur le matériel correspondant aux possibilités. — Écrire un programme… murmura Ferreira. — Je peux m’en occuper si vous voulez, fit Peter. Je n’ai rien d’autre à faire. » Ce n’est pas l’ironie qui te fera aimer des gens, Peter, songea John Paul in petto. D’un autre côté, avec les parents qu’il avait, il aurait été étonnant qu’il n’eût pas une tournure d’esprit caustique. « Non, je vais démêler cet embrouillamini, dit Ferreira. — Je m’excuse », fit John Paul. L’autre soupira. « Ne vous est-il pas seulement venu à l’idée que nous avions peut-être déjà un logiciel en place chargé du même boulot que le vôtre ? — Vous aviez un programme qui aurait pu me fournir, à moi, des rapports réguliers sur les accès informatiques d’Achille, vous voulez dire ? » Oups ! Peter n’était pas le seul à pratiquer le sarcasme. Mais John Paul ne cherchait pas à unifier le monde, lui. « Tu n’as pas à le savoir », répondit Peter. Bon. Il était temps de cracher le morceau. « Je crois qu’Achille projette de tuer ta mère. — Voyons, papa ! Il ne la connaît même pas. — Es-tu prêt à parier qu’il n’ait pas entendu parler de sa tentative d’effraction chez lui ? — Mais… la tuer ? dit Ferreira. — Achille ne fait rien à moitié, répondit John Paul ; et personne n’est plus fidèle qu’elle à Peter. — Pas même toi, papa ? demanda Peter d’un ton suave. — Elle ne voit pas tes défauts ; son instinct maternel l’aveugle. — Infirmité que tu ne partages pas. — Parce que je ne suis pas ta mère. — Quoi qu’il en soit, mon furticiel aurait dû repérer le vôtre, dit Ferreira. Je me tiens pour responsable : il ne doit pas exister de porte dérobée dans le réseau. — Il y en a dans tous les systèmes », répondit John Paul. L’homme sortit, et Peter déclara d’un ton froid : « Je sais comment assurer la complète sécurité de maman : il faut qu’elle s’en aille, qu’elle se rende sur un monde-colonie, qu’elle parte loin, qu’elle s’occupe de ce qu’elle veut, mais qu’elle cesse de chercher à me protéger ! — Te protéger ? — Je ne suis pas stupide au point d’avaler cette histoire abracadabrante d’Achille qui voudrait tuer maman ! — Ah ! tu es le seul qu’il vaille la peine d’assassiner. — Je suis le seul dont la mort ôterait un gros obstacle du chemin d’Achille. » John Paul secoua la tête sans répondre. « Qui d’autre, alors ? demanda Peter. — Personne, fiston. Absolument personne. Tout le monde est parfaitement à l’abri puisque Achille se révèle finalement un garçon tout à fait sain d’esprit, incapable de tuer sans un motif complètement rationnel. — Oui, bon, d’accord, il est psychotique, dit Peter ; je n’ai jamais prétendu le contraire. — Tant de psychotiques dans le monde et si peu de médicaments efficaces… » fit John Paul en sortant. Ce soir-là, quand il rapporta la conversation à Thérésa, elle gémit. « Alors Achille a les coudées franches. — Nous reconstituerons à temps ses accès informatiques, j’en suis sûr. — Non, Johnny, nous ignorons si ce sera à temps. Si ça se trouve, il est déjà trop tard. » 9 CONCEPTION À : Marmoréen@AtoutDeSuite.com De : Troisième%Larron@OrientMystérieux.org Sujet : Pas de gaspacho J’ignore votre identité, j’ignore la signification de ce texte. Il est en Chine ; je m’y trouvais en touriste. Alors que je marchais dans la rue, il m’a remis une feuille de papier pliée en me priant de faire suivre un message sur le présent site de réexpédition, intitulé comme ci-dessus. En voici le contenu : « Il croit que je lui ai révélé où trouver Caligula mais il se trompe. » J’espère que cette phrase vous est compréhensible et que vous l’avez bien reçue, car il paraissait y tenir particulièrement. Quant à moi, vous ne me connaissez pas, lui non plus, et c’est très bien ainsi. « Je ne reconnais plus rien, dit Bean. — Naturellement, répondit Petra. Tu as grandi. » C’était la première fois que Bean retournait à Rotterdam depuis que, tout enfant, il avait quitté la ville pour suivre un entraînement militaire dans l’espace. Lors de ses nombreuses errances en compagnie de sœur Carlotta, après la guerre, jamais la religieuse n’avait proposé d’y revenir, et lui-même n’y avait jamais pensé. Mais Volescu y habitait – il avait eu la chutzpah de se réinstaller dans la ville où on l’avait arrêté. Évidemment, aujourd’hui, il ne baptisait plus son travail « recherches » – elles avaient été frappées d’illégalité des années durant, ce qui n’avait pas empêché certains scientifiques de les poursuivre discrètement, si bien que lorsque, après la guerre, ils avaient eu de nouveau l’autorisation de publier leurs résultats, ils avaient laissé Volescu largement à la traîne. La plaque à l’entrée de ses bureaux, sis dans un immeuble ancien mais ravissant du cœur de la cité, annonçait donc modestement, en standard : SERVICES DE SÉCURITÉ REPRODUCTIVE. « “Sécurité”, fit Petra. Inattendu comme nom quand on songe au nombre d’enfants qu’il a tués. — Il n’a tué aucun enfant, répondit Bean d’un ton posé. Il a mis fin à des expériences illicites, mais, légalement, pas un seul enfant n’y a été mêlé. — Ça s’appelle embourber le tatou, fit-elle. — Tu regardes trop les vidéos ; tu commences à employer l’argot des jeunes. — Et à quoi d’autre pourrais-je bien m’occuper alors que monsieur passe tout son temps en ligne à sauver le monde ? — Je m’apprête à rencontrer mon créateur, répondit Bean, et toi tu te plains que je sois trop altruiste ? — Ce n’est pas lui, ton créateur. — Qui, alors ? Mes parents biologiques ? Ils ont donné le jour à Nikolaï ; les restes au fond du frigo, voilà ce que j’étais. — Je parlais de Dieu, dit Petra. — Je sais, répondit Bean en souriant. Pour ma part, je ne peux pas m’empêcher de penser que j’existe parce que Dieu a cligné des yeux ; s’il avait fait plus attention, jamais je ne serais apparu. — N’essaye pas de me titiller sur la religion ; je refuse de jouer le jeu. — C’est toi qui as commencé. — Je ne suis pas sœur Carlotta. — Heureusement, sans quoi je n’aurais pas pu t’épouser. C’était ça, ton choix : les ordres ou moi ? » Petra éclata de rire et le bouscula de l’épaule sans brutalité : c’était plutôt un prétexte pour l’effleurer, pour s’assurer qu’il était bien à elle, qu’elle pouvait le toucher quand elle en avait envie et que tout allait bien – même aux yeux de Dieu, puisqu’ils étaient désormais mariés, démarche nécessaire avant la fécondation in vitro, afin d’éviter tout problème légal de paternité ou de propriété des embryons. Démarche nécessaire, mais qu’elle souhaitait aussi. Depuis quand ? À l’École de guerre, si on lui avait demandé qui elle épouserait, elle aurait répondu : « Un imbécile, puisque aucun garçon intelligent ne voudrait de moi. » Toutefois, si on avait insisté et qu’elle avait eu confiance en la discrétion de son interlocuteur, elle aurait dit : « Dink Meeker. » C’était son ami le plus proche à l’époque. Dink était hollandais. Son pays n’entretenant pas d’armée, il ne s’y trouvait pas aujourd’hui ; à l’instar d’une vedette du football, la Hollande l’avait prêté à l’Angleterre où il travaillait aux services stratégiques anglo-américains. C’était un gaspillage de ses talents, puisque ni d’un côté ni de l’autre de l’Atlantique on n’avait le moindre désir de prendre part aux bouleversements qui secouaient le reste du monde. Il ne lui manquait pas. Elle lui gardait toute sa tendresse, elle conservait de lui des souvenirs empreints d’affection, peut-être même l’aimait-elle d’une façon plus que platonique, mais, après l’École de guerre où il s’était courageusement rebellé contre le système, refusant de commander une armée dans la salle de combat et apportant son soutien à Ender contre les enseignants, ils avaient collaboré presque sans arrêt et avaient peut-être fini par se connaître trop intimement. Dink l’insoumis avait disparu et un officier brillant mais un peu suffisant avait pris sa place. Et quand Petra s’était humiliée devant lui, quand elle s’était effondrée d’épuisement pendant un jeu qui n’en était pas un mais la réalité, sa honte s’était dressée comme un obstacle entre les autres et elle, et comme une muraille infranchissable entre Dink et elle. Même lorsque le djish d’Ender, victime d’un enlèvement, s’était retrouvé séquestré en Russie, ils avaient échangé des plaisanteries comme autrefois, mais Petra n’avait pas ressenti la petite étincelle qui aurait pu ranimer la flamme. Et, durant toute cette période, elle aurait éclaté de rire au nez de celui qui aurait suggéré qu’elle pût tomber amoureuse de Bean puis, à peine trois ans plus tard, l’épouser : si Dink représentait le candidat le plus probable pour prendre son cœur à l’École de guerre, Bean était le plus invraisemblable. Certes, elle l’avait un peu aidé, comme elle avait aidé Ender à son arrivée, mais d’une façon vaguement condescendante, comme elle aurait tendu la main à un défavorisé. À l’École de commandement, elle avait appris à respecter Bean, à discerner le combat qu’il menait, sa manière de ne pas rechercher l’approbation des autres tout en se donnant à fond pour aider ses amis. Peu à peu, elle avait fini par le considérer comme l’individu le plus altruiste et fidèle qu’elle eût jamais connu, tandis qu’il restait incapable de reconnaître ces qualités en lui-même et trouvait toujours quelque raison égoïste pour expliquer ses actes. Quand elle avait constaté que, seul du djish, il n’avait pas été enlevé, elle avait eu aussitôt la certitude qu’il mettrait tout en œuvre pour sauver ses camarades. Les autres avaient songé à tenter de le contacter mais avaient renoncé dès qu’on leur avait annoncé sa mort ; Petra, elle, n’avait jamais cessé d’espérer : elle savait qu’Achille n’avait pas pu l’éliminer aussi facilement et que Bean arriverait à la libérer. Et il y était parvenu. Elle ne l’aimait pas parce qu’il l’avait délivrée : elle l’aimait parce que, pendant ses mois de captivité où elle avait dû supporter tous les jours la présence angoissante d’Achille, avec ses menaces de mort où la méchanceté le disputait à la concupiscence, Bean représentait son rêve de liberté. Lorsqu’elle imaginait l’existence hors de ses quatre murs, elle se voyait toujours en sa compagnie. Non comme un homme et une femme, mais en songeant simplement : Quand je serai libre, nous trouverons un moyen de combattre Achille. Nous. Et ce « nous », c’était toujours Bean et elle. Et puis elle avait appris sa différence génétique, la mort qui l’attendait à cause de sa croissance incessante qui dépasserait un jour la capacité de son organisme à s’entretenir ; elle avait alors compris qu’elle voulait porter ses enfants. Non parce qu’elle désirait une descendance affligée d’une tare monstrueuse qui ferait de ses victimes des éphémères géniaux, des papillons qui brilleraient sous les feux du soleil l’espace d’une seule journée, mais parce qu’elle tenait à ce que la vie de Bean ne se termine pas en cul-de-sac. L’idée de le perdre lui était insupportable et elle désirait plus que tout au monde conserver une part de lui lorsqu’il disparaîtrait. Mais cela, jamais elle ne pourrait le lui expliquer. Elle parvenait à peine à se l’expliquer à elle-même. Et, elle ne savait comment, tout s’était déroulé encore mieux qu’elle ne l’avait espéré : sa visite à Anton, pari risqué, l’avait convaincu bien plus vite qu’elle ne l’avait cru possible. Elle en venait à croire que, sans s’en rendre compte, il s’était mis à l’aimer en retour, que, tout comme elle souhaitait qu’il continue à vivre dans ses enfants, il voulait qu’elle fût celle qui s’occuperait d’eux après sa mort. Si ce n’était pas de l’amour, elle s’en accommoderait. Ils s’étaient mariés en Espagne, avec Anton et sa nouvelle épouse comme témoins. Le danger les avait guettés à rester trop longtemps dans le pays, même s’ils s’étaient efforcés de l’atténuer en le quittant constamment pour revenir s’y installer dans une ville différente. Barcelone avait leur préférence, pays de fées aux bâtiments qui donnaient l’impression d’avoir tous été dessinés par Gaudí – ou d’avoir jailli de ses rêves. Le mariage avait eu lieu en la cathédrale de la Sagrada Familia, une des rares authentiques réalisations de Gaudí encore debout, que son nom rendait idéale pour la cérémonie. Naturellement, le terme « sagrada familia » évoquait officiellement la sainte famille de Jésus, mais cela n’empêchait pas qu’il s’applique à toutes les autres. Et puis les enfants de Petra n’allaient-ils pas être conçus de façon immaculée ? La lune de miel, courte semaine passée à sauter d’île en île dans les Baléares, à jouir de la Méditerranée et des brises africaines, avait néanmoins duré sept jours de plus qu’elle ne l’avait escompté. Après avoir appris à connaître le caractère de Bean autant qu’il était possible, Petra avait éprouvé une certaine timidité à l’idée d’explorer son corps et de le laisser découvrir le sien ; mais Darwin était alors intervenu et les passions qui permettent à l’espèce de survivre les avaient aidés à se pardonner mutuellement leur maladresse, leur sottise, leur ignorance et leur ardeur excessive. Elle prenait déjà des médicaments pour réguler son cycle et stimuler la maturation du maximum d’ovules. Il était impossible qu’ils conçoivent un enfant avant d’avoir entamé le processus de fécondation in vitro, mais cela n’empêchait pas Petra d’en avoir envie et, par deux fois, elle rêva qu’un médecin lui annonçait d’un ton empreint de bonté : « Je regrette, mais je ne peux pas implanter les embryons : vous êtes déjà enceinte. » Elle refusait néanmoins de se laisser perturber par ses désirs : elle ne tarderait pas à porter l’enfant de Bean. Et, à présent qu’ils se trouvaient à Rotterdam, les choses sérieuses pouvaient commencer. Ils cherchaient, non le bon médecin de ses rêves, mais l’infanticide qui n’avait épargné la vie de Bean que par accident, afin qu’il leur procure un bébé qui ne mourrait pas de gigantisme à l’âge de vingt ans. « Si nous attendons trop, dit Bean, les bureaux vont fermer. — Non, répondit Petra. Volescu restera debout toute la nuit pour te voir ; tu représentes l’expérience qui a réussi malgré sa lâcheté. — Je pensais que c’était moi qui avais réussi, et non lui. » Elle se colla contre lui. « En réalité, c’est moi la gagnante. — Toi ? Et comment ça ? — C’est évident : c’est moi qui ai raflé toutes les récompenses. — Si tu avais tenu des propos pareils à l’École de guerre, tu serais devenue la risée de toutes les armées. — Oui, parce qu’elles ne comptaient que des enfants prépubères. Pour des adultes, de tels concepts n’ont rien de gênant. — En réalité, si, dit Bean. C’est seulement au cours de la brève période de l’adolescence que le romantisme le plus délirant passe pour de la poésie. — Telle est la toute-puissance des hormones : nous connaissons les causes biologiques précises de nos émotions, et nous en sommes quand même victimes. — Ne poussons pas la porte de ces bureaux, fit Bean. Retournons à l’auberge nous rouler encore un peu dans nos émotions. » Petra l’embrassa. « Poussons la porte de ces bureaux et faisons un enfant. — Essayons de faire un enfant, rectifia Bean ; je n’en veux pas chez qui la clé d’Anton ait été tournée. — Je sais. — Et j’ai ta promesse que les embryons porteurs de la clé seront éliminés. — Naturellement. » Il parut satisfait, même s’il avait remarqué, Petra en était sûre, qu’elle ne lui avait pas formellement donné sa parole. Il avait peut-être enregistré inconsciemment ce détail, ce qui expliquerait qu’il revienne sans cesse sur le sujet. Elle se conduisait en hypocrite et en jésuite, certes, et elle éprouvait presque des remords parfois, mais ce qui se passerait après la mort de Bean ne le regardait pas. « Très bien, dit-il. — Très bien, répéta-t-elle. Il est temps d’aller voir le tueur d’enfants, né ? — À mon avis, il vaudrait mieux éviter de l’appeler ainsi en sa présence, d’accord ? — Et depuis quand te préoccupes-tu des questions de convenance ? » Volescu était une fouine, comme Petra l’avait imaginé. Il prenait des airs de monsieur comme il faut, il jouait au scientifique probe, mais Petra savait ce que cachait ce masque : il ne parvenait pas à détacher son regard de Bean et il calculait mentalement tous ses paramètres physiques. Elle avait envie de lui sortir une méchante remarque sur le bien que lui avait fait la prison et sur les bienfaits de la marche pour se débarrasser de ses kilos superflus… mais ils venaient lui demander de leur choisir un embryon sain ; ils ne gagneraient rien à se le mettre à dos. « J’ai eu du mal à me convaincre que j’allais vraiment faire votre connaissance, disait Volescu. J’avais appris par une religieuse venue me voir que l’un de vous avait survécu, et je m’en réjouissais. J’étais déjà en prison à l’époque, ce que la destruction des preuves était justement censée m’éviter ; elle était donc parfaitement inutile et je la regrettais. Et puis la religieuse est passée et elle m’a raconté que le sujet disparu avait survécu. Ç’a été mon seul rayon de lumière dans une longue nuit de désespoir. Et aujourd’hui vous voici devant moi. » Et, à nouveau, il parcourut Bean de la tête aux pieds d’un regard avide. « Oui, dit ce dernier, me voici, très grand pour mon âge comme vous paraissez vouloir le vérifier sans arrêt. — Excusez-moi, répondit Volescu. Je sais que c’est une affaire différente qui vous amène ; une affaire très importante. — Vous êtes certain que votre test de la clé d’Anton est absolument fiable et non destructif ? demanda Bean. — Vous existez, non ? Vous êtes ce que vous êtes, n’est-ce pas ? Nous n’aurions pas conservé de sujet chez qui le gène ne se serait pas manifesté ; nous disposions d’un test sûr et sans danger. — Vous avez mené à terme tous les embryons clonés ; il a opéré sur chacun d’eux ? — Je me débrouillais très bien avec les virus cibleurs à l’époque ; c’est un talent dont on n’a guère l’usage, aujourd’hui encore, dans les procédures concernant l’humain, puisque les modifications génétiques restent illégales. » Il eut un petit rire : de notoriété publique, il existait un marché très actif de bébés humains fabriqués sur mesure dans divers pays du monde entier, et plus que jamais le savoir-faire en matière de manipulation génétique avait la cote. C’était à coup sûr le véritable travail de Volescu, et les Pays-Bas étaient un des territoires les moins dangereux pour le pratiquer. Plus Petra l’écoutait parler, plus elle se sentait mal à l’aise : il mentait. Les signes étaient infimes mais, après avoir passé plusieurs mois à relever les moindres nuances du comportement d’Achille dans le seul espoir de survivre, elle avait acquis une incomparable capacité d’observation, et les marques de la tromperie étaient là : le discours dynamique, trop cadencé, trop enjoué, les yeux qui refusaient de croiser les siens, les mains qui ne cessaient de toucher la blouse, le stylo. Que cachait-il ? Il lui suffit de se poser la question pour connaître la réponse. Il n’y avait pas de test. Lors de la création de Bean, Volescu avait simplement introduit le virus cibleur censé modifier les cellules des embryons, puis attendu de voir quels sujets survivaient et lesquels, parmi ceux-là, avaient subi la mutation. Par pur hasard, tous étaient restés en vie, mais tous n’étaient pas obligatoirement porteurs de la clé d’Anton. Cela expliquait peut-être pourquoi, sur une vingtaine d’enfants, seul Bean avait échappé au massacre. Peut-être était-il le seul chez qui la manipulation avait pris, le seul à posséder la clé d’Anton, le seul doté d’une intelligence surhumaine qui lui avait permis, à l’âge d’un an, de prendre conscience du danger, de sortir de son berceau, de grimper dans le réservoir d’une chasse d’eau et de demeurer en vie jusqu’à ce que tout péril fût écarté. Oui, c’était sûrement cela, le mensonge de Volescu. Certes, il avait pu mettre un test au point depuis, mais c’était peu probable ; pourquoi en aurait-il eu besoin ? Pourtant, il prétendait le contraire… Dans quel but ? Afin de reprendre ses expériences, de s’emparer des embryons restants et, au lieu d’éliminer ceux qui portaient la clé d’Anton, de les garder tous, les mener à terme et les étudier. Cette fois, il n’y en aurait pas qu’un seul à l’intelligence supérieure et à l’espérance de vie raccourcie : les statistiques laissaient espérer une répartition de la clé d’Anton chez un embryon sur deux. Petra se trouvait donc devant un dilemme : si elle énonçait tout haut sa conviction, Bean estimerait sans doute qu’elle avait raison et romprait le marché ; si Volescu ne disposait d’aucun test, il était certain que personne n’en aurait à leur proposer, et Bean refuserait tout net d’avoir des enfants. Donc, si elle voulait porter son rejeton, il fallait confier la tâche à Volescu, non parce qu’il avait le moyen de détecter la présence de la clé d’Anton, mais parce que Bean l’en croyait capable. Mais que deviendraient les autres embryons ? Ils seraient ses enfants eux aussi, mais ils grandiraient esclaves, sujets d’expérience d’un homme dénué de tout sens moral. « Naturellement, fit Petra, vous savez que ce n’est pas vous qui effectuerez l’implantation proprement dite. » Bean n’avait jamais entendu parler de ce changement de plan et fut sans doute surpris – mais, fidèle à son caractère, il n’en laissa rien paraître et se contenta de sourire légèrement pour lui manifester son accord. Quelle foi il avait en elle ! Elle n’éprouva pourtant aucun scrupule à le voir si confiant alors même qu’elle le trompait sans vergogne ; elle n’agissait sans doute pas dans le sens de ce qu’il croyait vouloir, mais elle savait aller au-devant de son véritable désir, celui qui résidait dans ses gènes mêmes. Volescu, lui, ne cacha pas son saisissement. « Mais… comment cela ? — Excusez-moi, dit Petra ; nous resterons près de vous au cours de tout le processus de fécondation, et nous voulons voir de nos yeux tous les embryons fertilisés transportés à la clinique obstétrique, où ils demeureront sous bonne garde en attendant l’implantation. » Volescu rougit. « De quoi m’accusez-vous ? — D’être l’homme dont vous avez démontré la moralité. — C’était il y a des années, et j’ai payé ma dette. » Bean comprenait à présent – assez, du moins, pour épauler Petra en enchaînant d’un ton aussi badin et enjoué que sa femme : « Nous n’en doutons pas, mais nous tenons, c’est bien naturel, à nous assurer qu’aucun de nos petits embryons porteurs de la clé d’Anton ne se retrouvera dans une salle pleine d’enfants, nez à nez avec de désagréables surprises, comme ça m’est arrivé. » Volescu se leva. « Cette entrevue est terminée. » Petra sentit sa gorge se nouer. Elle aurait dû se taire ; il n’y aurait pas d’implantation et Bean allait découvrir… « Nous allons donc procéder à l’extraction des ovules ? demanda-t-il. C’est le bon moment, je crois ; j’avais pris rendez-vous aujourd’hui pour cette raison. » Volescu le regarda d’un œil noir. « Après les insultes dont vous m’avez abreuvé ? — Allons, docteur, fit Bean ; vous prenez ses ovules, et moi je fais mon don ; ce n’est pas plus compliqué que chez les saumons. C’est parfaitement naturel – j’aimerais cependant éviter de devoir remonter aucun fleuve, si possible. » Volescu le dévisagea un long moment, puis un sourire pincé étira ses lèvres. « Quel sens de l’humour chez mon petit demi-neveu ! » Petra retenait son souffle et s’efforçait de garder le silence malgré les centaines de réponses qui traversaient son esprit en tous sens. « Très bien, d’accord, vous pourrez protéger les embryons fécondés comme bon vous semblera. Je comprends votre… manque de confiance, même si je le sais infondé. — Dans ce cas, pendant que Petra et vous ferez vos petites affaires, dit Bean, je vais demander au service d’implantation de la clinique obstétrique d’envoyer des coursiers pour qu’ils emportent les embryons congelés. — Il faudra des heures avant d’en arriver à ce stade, objecta Volescu. — Nous pouvons payer leur attente, répondit Petra, et nous ne voulons ni dérapage ni retard. — Je devrai avoir accès aux embryons pendant plusieurs heures afin de les séparer et de les tester, dit le chercheur. — D’accord, mais en notre présence et celle du spécialiste qui m’implantera le premier, répliqua la jeune femme. — Naturellement, fit l’homme avec un sourire contraint. Je les trierai, puis je détruirai ceux… — C’est nous qui détruirons ceux qui porteront la clé d’Anton, coupa Bean. — Cela va sans dire », répondit Volescu d’un ton guindé. Il ne supporte pas que nous lui imposions des règles, songea Petra. C’était clairement lisible dans ses yeux malgré son attitude sereine. Il était furieux, voire… mal à l’aise, oui. Comme il s’agissait de l’émotion la plus proche de la honte qu’il éprouverait jamais, cela ne pouvait que lui faire du bien. Pendant que le médecin de la clinique qui devait opérer l’implantation examinait Petra, Bean s’occupa d’engager un service de sécurité. Tous les jours, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, un garde resterait de faction dans la « nursery » des embryons, selon la charmante expression du personnel médical. « C’est toi qui as commencé à sombrer dans la paranoïa, dit-il à sa femme ; je suis bien obligé de renchérir, maintenant. » Petra s’en sentit soulagée : pendant la période de plusieurs jours où l’on prépara les embryons pour l’implantation, alors que Volescu transpirait sans doute à grosses gouttes à mettre au point une procédure non destructrice qui puisse passer pour un test génétique, elle se réjouit de ne pas être forcée de rester à l’hôpital pour surveiller elle-même ses enfants potentiels. Elle en profita pour découvrir la cité où Bean avait passé ses premières années ; toutefois, son compagnon paraissait résolu à ne visiter que les sites touristiques avant de retourner à son ordinateur. Elle le savait, rester trop longtemps dans une même ville l’inquiétait, d’autant plus que, pour la première fois, un tiers à qui ils ne faisaient pas confiance connaissait leur point de chute. Il était peu probable que Volescu fût en contact avec aucun de leurs ennemis, mais Bean persistait à changer d’hôtel tous les jours et à s’en éloigner de plusieurs rues à pied avant de prendre un taxi, afin d’éviter tout piège. Cependant, ce n’était pas seulement ses adversaires qu’il cherchait à éviter, mais aussi son passé. Petra étudia un plan de la ville et repéra sans mal la zone qu’il contournait ; le lendemain matin, quand il eut choisi le premier taxi de la journée, elle se pencha en avant et donna des instructions au chauffeur. Il ne fallut que quelques instants au jeune homme pour comprendre où ils se rendaient, et Petra le vit se tendre ; pourtant, il ne refusa pas le trajet et ne se plaignit pas qu’elle lui forçât la main. Ç’aurait été reconnaître qu’il se détournait des quartiers de son enfance, avouer sa souffrance et sa peur. Petra n’avait pas l’intention de le laisser se murer dans le silence. « Je n’ai pas oublié les anecdotes que tu m’as racontées, dit-elle avec douceur. Il n’y en a pas beaucoup, mais je tenais à en voir le décor. J’espère que ce n’est pas trop douloureux pour toi ; mais, même dans le cas contraire, j’espère que tu le supporteras, parce qu’un jour je voudrai parler de leur père à mes enfants ; or comment évoquer ta vie si j’ignore où elle s’est déroulée ? » Après une hésitation imperceptible, Bean hocha la tête. Ils descendirent du taxi et pénétrèrent à pied dans les rues de son enfance, déjà vieilles et miteuses à l’époque. « Ça n’a guère changé, dit-il. À la vérité, je ne vois qu’une seule différence : ça ne grouille plus de milliers d’enfants abandonnés. Apparemment, on a trouvé le budget pour s’occuper des orphelins. » Petra continua de lui poser des questions et de prêter une oreille attentive à ses réponses, et il finit par comprendre l’importance et la gravité de ce retour aux sources pour elle. Il décida de quitter les grandes artères. « Je vivais dans les petites rues, expliqua-t-il, dans l’ombre, comme un vautour qui attend la mort d’autres animaux. Je devais ouvrir l’œil pour repérer les petits déchets que mes semblables négligeaient, ce qu’on jette la nuit en passant, les reliefs des poubelles, tout ce qui pouvait procurer quelques calories. » Il s’approcha d’une benne à ordures et y posa la main. « Celle-ci, dit-il, celle-ci m’a sauvé la vie. Il y avait un restaurant à la place de ce magasin de musique ; je pense que l’employé chargé de jeter les restes savait que je rôdais dans le coin : il sortait les déchets en fin d’après-midi, alors qu’il faisait jour, et les gamins les plus grands prenaient tout ; les reliefs des repas du soir finissaient à la poubelle le matin, au grand jour également, et les autres gosses les récupéraient aussi ; mais il faisait en général une pause dans la soirée pour fumer une cigarette près de cette benne, et après, dans le noir, je trouvais un petit quelque chose à manger là où il s’était tenu. » Bean posa la main sur une étroite corniche formée par le cadre qui permettait au camion des éboueurs de lever le conteneur. « Ça fait une bien petite table pour dîner, fit Petra. — Il devait sortir de la rue lui aussi, dit Bean, parce qu’il ne laissait jamais rien d’assez gros pour attirer l’attention ; c’était une simple bouchée que je pouvais avaler d’un seul coup, afin qu’on ne me voie pas avec de la nourriture à la main. Je serais mort sans lui. Il a poursuivi son manège quelques mois puis il a cessé brusquement – parce qu’il avait perdu sa place, déménagé ou je ne sais quoi –, et j’ignore son identité. Mais il m’a permis de survivre. — C’est merveilleux de songer que quelqu’un d’aussi bien ait pu sortir de la rue, fit Petra. — Oui, c’est vrai, je m’en rends compte aujourd’hui ; mais à l’époque ce genre de raisonnement m’était totalement étranger. Je n’avais pas le temps d’y penser. Je savais qu’il n’agissait pas ainsi par hasard, mais je ne poussais pas plus loin la réflexion, sauf pour éliminer l’idée qu’il me tendait un piège, ou qu’il cherchait à me droguer ou à m’empoisonner. — Et comment t’y es-tu pris pour éliminer les deux dernières ? — J’ai mangé le premier reste qu’il a laissé, et j’ai constaté que je ne mourais pas et que je ne tombais pas dans les pommes pour me réveiller dans une maison de prostitution de mineurs Dieu sait où. — Ça existait, des établissements comme ça ? — Des rumeurs disaient que les enfants qui disparaissaient des rues finissaient là – d’autres qu’ils terminaient en ragoûts épicés dans les quartiers des immigrants. Celles-là, je n’y crois pas. » Petra se serra contre sa poitrine. « Oh, Bean, quel enfer ! — Achille en vient lui aussi, dit-il. — Il n’était pas aussi petit que toi. — Mais il était infirme, avec sa jambe tordue. Il a dû se servir de son cerveau pour rester en vie, pour empêcher les autres de l’écraser au seul motif qu’ils en étaient capables. Cette compulsion à tuer ceux qui le voient en situation d’impuissance, c’était peut-être un mécanisme de survie à l’origine. — Tu es un vrai chrétien, fit Petra ; tu es pétri de miséricorde. — À propos, je suppose que nous allons élever notre enfant dans la foi catholique arménienne, non ? — Ça ferait plaisir à sœur Carlotta, tu ne crois pas ? — Elle était heureuse quoi que je fasse, répondit Bean. Dieu la rendait heureuse, et elle doit l’être encore si elle est quelque part. Elle avait une nature joyeuse. — À t’entendre, on la jugerait… comment dire ? mentalement déficiente. — Oui : elle était incapable de rancune. C’est un grave défaut. — Je me demande s’il existe un test génétique pour le détecter », dit Petra, et elle regretta aussitôt son commentaire. Elle ne voulait surtout pas que Bean s’intéresse de trop près à la question, au risque qu’il comprenne tout à coup ce qu’elle considérait comme une évidence : que Volescu n’avait aucun test à sa disposition. Ils poursuivirent leur pèlerinage et Bean évoqua toujours davantage d’anecdotes. Ici, Poke gardait une réserve de friandises pour récompenser les enfants qui se débrouillaient le mieux ; là, sœur Carlotta s’était assise pour la première fois au milieu des gosses afin de leur apprendre à lire ; là encore, la meilleure tanière où passer l’hiver, jusqu’au jour où des plus grands l’avaient découverte et avaient chassé les petits. « C’est ici que Poke, un moellon dans les mains, a failli écraser la tête d’Achille étendu à ses pieds, dit Bean. — Dommage qu’elle se soit retenue. — Elle était trop bonne ; elle n’imaginait pas le mal qui se tapissait en lui. Moi non plus, d’ailleurs, jusqu’au moment où j’ai observé ses yeux levés vers le moellon : jamais je n’avais vu autant de haine. Elle emplissait tout son regard ; il n’y avait pas trace de peur chez lui. J’ai alors lu la mort de Poke dans l’expression d’Achille. Je lui ai dit qu’elle devait le tuer, mais elle n’a pas pu, et tout s’est déroulé comme je l’en avais avertie : si tu le laisses vivre, il te tuera, avais-je dit, et il l’a assassinée. — Où était-ce ? demanda Petra. Où Achille a-t-il commis son crime ? Peux-tu m’y emmener ? » Bean réfléchit quelques instants puis la conduisit aux quais sur le front du fleuve. Ils trouvèrent un espace dégagé d’où ils pouvaient voir, entre les navires, les tankers et les chalands, le vaste Rhin s’écouler vers la mer du Nord. « Quelle puissance, ici ! fit Petra. — Comment ça ? — Eh bien, ce fleuve… il a une force énorme ; pourtant, les hommes ont réussi à bâtir toute une ville, tout un port le long de ses rives. La nature est forte mais l’esprit humain l’est plus encore. — À certaines exceptions près, fit Bean. — Il a confié son cadavre au fleuve, n’est-ce pas ? — Oui, il l’a jeté à l’eau. — Je parle de la façon dont Achille a perçu ses propres actes. Il l’a remise à la garde du Rhin ; il donnait peut-être une dimension romantique à la scène. — Il a étranglé Poke, répliqua Bean. Je me fiche de ce qu’il pensait pendant ou après. Il l’a embrassée puis étranglée. — Tu n’as pas assisté au meurtre, j’espère ? » s’exclama Petra. Quelle horreur si Bean avait dû garder pareille image depuis son enfance ! « Non ; j’ai assisté au baiser, et j’ai été trop égoïste et stupide pour en comprendre le sens. » Avec un frisson de répulsion, Petra se remémora celui qu’Achille lui avait donné. « Tu as réagi comme n’importe qui : tu as cru qu’il avait la même signification que celui-ci. » Et elle l’embrassa. Il y répondit avec avidité. Mais, quand ils se séparèrent, le regret se peignit à nouveau sur son visage. « Je réparerais tout, je changerais tout ce que j’ai fait de ma vie s’il m’était donné de remonter le temps et de modifier ce seul instant. — Quoi, tu t’imagines que tu aurais pu l’attaquer ? As-tu oublié que tu étais tout petit à l’époque ? — Si j’avais été là, s’il avait su que je l’observais, il se serait retenu d’agir. Achille évite toujours de se faire prendre la main dans le sac quand c’est possible. — Il aurait pu aussi te tuer. — Il ne pouvait pas nous assassiner tous les deux, avec sa jambe tordue. S’il s’en était pris à l’un de nous, l’autre aurait aussitôt crié au meurtre et couru chercher de l’aide. — Ou lui aurait tapé sur la tête à coups de moellon. — Ça, Poke en aurait été capable, mais moi je n’aurais pas eu la force de le soulever assez haut. Et je ne pense pas que le lui lâcher sur le pied aurait été suffisant. » Ils restèrent encore un moment sur le quai puis reprirent le chemin de la clinique. Le garde de la sécurité se trouvait à son poste. Tout allait bien. Tout. Bean était retourné sur le territoire de son enfance et il n’avait pas versé trop de larmes, il n’avait pas fait demi-tour, il ne s’était pas enfui à la recherche d’un havre sûr. C’est du moins ce que crut Petra avant qu’ils ne regagnent leur hôtel. Allongée à côté de Bean qui haletait, essayant de reprendre son souffle, elle comprit brusquement qu’il pleurait à lourds sanglots qui le convulsaient tout entier. Elle le serra contre elle jusqu’à ce qu’il s’endorme enfin. La mise en scène de Volescu était d’une telle qualité que, l’espace de quelques minutes, Petra se demanda s’il ne détenait pas bel et bien le moyen de tester les embryons. Mais non, ce n’était que de la poudre aux yeux : son astuce et sa formation scientifique lui permettaient de jouer une comédie assez réaliste pour tromper des profanes d’une intelligence supérieure comme Bean et elle, et même le spécialiste de l’implantation qu’ils avaient invité. Volescu devait avoir donné à ses manipulations l’aspect des tests employés pour connaître le sexe d’un fœtus ou déceler les défauts génétiques classiques. Autre possibilité : le spécialiste se rendait parfaitement compte de la supercherie mais il se taisait parce que tous les bidouilleurs d’embryons en pratiquaient de similaires et feignaient de chercher des tares qu’ils étaient incapables de détecter, sachant bien que, le temps qu’on découvre le truquage, les parents auraient déjà noué des liens affectifs avec l’enfant ; et, même si ce n’était pas le cas, comment poursuivre en justice un médecin pour manquement à suivre une procédure illégale comme la modification génétique d’un embryon afin d’en faire un athlète de haut niveau ou un grand intellectuel ? Tous les laboratoires de tripatouillage d’embryons jouaient peut-être sur cette escroquerie. Si Petra ne se laissa pas prendre, c’est parce qu’elle observa, non les manipulations, mais Volescu ; lorsqu’il eut terminé, elle vit qu’il était beaucoup trop détendu : ses gesticulations n’avaient rien changé au statut des ovules fertilisés et il le savait parfaitement. Il n’y avait aucun enjeu ; le test ne servait à rien. Les embryons étaient au nombre de neuf. Il prétendit en avoir identifié trois porteurs de la clé d’Anton, et, quand il tendit les bacs à son assistant pour qu’il les élimine, Bean exigea qu’il se charge lui-même de la tâche. « Je ne voudrais pas que l’un d’eux parvienne à maturation par accident », dit-il avec un sourire. Mais, pour Petra, c’étaient déjà des enfants, et c’est le cœur serré qu’elle vit les trois embryons disparaître dans un évier, sous la surveillance de Bean, puis les bacs récurés à fond afin d’éviter toute possibilité que des cellules réussissent à survivre dans une gouttelette oubliée. Non, rien de tout cela n’est vrai, se dit-elle. Pour ce qu’elle en savait, les bacs qu’on venait de vider n’avaient jamais contenu aucun embryon. Pourquoi Volescu aurait-il accepté d’en sacrifier trois alors qu’il lui suffisait de mentir et de soutenir qu’il se trouvait dans les récipients des ovules fécondés porteurs de la clé d’Anton ? S’étant ainsi convaincue qu’en réalité ses enfants étaient tous sains et saufs, elle remercia Volescu de son aide puis attendit qu’il quitte le laboratoire. Il sortit sans rien emporter qu’il n’eût déjà sur lui en entrant. Alors, sous le regard attentif des deux jeunes gens, on congela les six embryons restants, on étiqueta leurs conteneurs et on les plaça en lieu sûr pour éviter tout risque de manipulation. Le matin de l’implantation, Petra et Bean se réveillèrent quasiment à l’aube, trop excités et trop nerveux pour dormir davantage. Elle demeura au lit, un livre entre les mains, tâchant de se calmer ; lui s’installa devant la table de la chambre et lut ses courriels avant de parcourir les réseaux. Mais, à l’évidence, ses pensées revenaient toujours sur l’opération prochaine. « Maintenir sous bonne garde ceux qui ne seront pas implantés va coûter cher », dit-il. Elle comprit le sous-entendu. « Tu sais bien qu’il faut les garder congelés tant qu’on n’est pas sûrs de la réussite du premier. Ça ne prend pas toujours. » Bean hocha la tête. « Mais je ne suis pas un imbécile ; j’ai parfaitement saisi que tu comptes conserver tous les embryons et te les faire implanter l’un après l’autre pour avoir le plus d’enfants possible. — Mais naturellement, voyons ! Imagine que notre premier soit aussi détestable que Peter Wiggin ! — Impossible, répondit Bean. Un enfant de moi ne peut avoir que le plus aimable des caractères. — C’est inconcevable, d’accord, dit Petra. Et pourtant j’y ai songé, va savoir pourquoi. — Donc ces mesures de sécurité devront se prolonger des années durant. — Pourquoi ? Nul ne convoitera les embryons restants ; nous avons détruit ceux qui portaient la clé d’Anton. — Cela, il n’y a que nous qui le sachions, répondit Bean. Et puis ce seront toujours les rejetons de deux membres du djish d’Ender ; même exempts de ma malédiction personnelle, ils resteront intéressants à voler. — Mais il se passera des années avant qu’ils aient assez grandi pour avoir de la valeur. — Pas tant que ça. Quel âge avions-nous pendant la guerre ? Quel âge avons-nous aujourd’hui, d’ailleurs ? Il ne manque pas de gens prêts à s’emparer de ces gosses et à investir quelques années à peine à les former avant de les mettre au travail, à jouer à des jeux et à remporter des guerres. — Jamais je ne les laisserai suivre un entraînement militaire, dit Petra. — Tu ne pourras pas les en empêcher, répondit Bean. — Nous disposons de fonds considérables grâce aux pensions que Graff nous a obtenues ; je veillerai à ce qu’ils bénéficient d’une protection infranchissable. — Non, je voulais dire que tu ne pourras pas empêcher les enfants de se tourner vers l’armée. » Il avait raison, naturellement. Pour entrer à l’École de guerre, il fallait entre autres présenter une prédisposition au commandement et à la compétition, bref, au combat militaire. Bean et Petra avaient donné la preuve de la vigueur de ce trait de caractère chez eux ; il était peu probable que leurs enfants trouvent le bonheur sans avoir le goût de l’armée. « Au moins, fit Petra, ils ne seront pas obligés d’anéantir un envahisseur extraterrestre avant d’avoir quinze ans. » Mais Bean ne l’écoutait plus. Il s’était soudain tendu en repérant un message sur son bureau. « Qu’y a-t-il ? demanda la jeune femme. — Je crois que j’ai du courrier de Hot Soup. » Elle quitta le lit pour s’approcher. Il s’agissait d’un courriel acheminé par un service anonyme, en l’occurrence une société basée en Asie, baptisée « Orient mystérieux ». En intitulé, on pouvait lire : « Pas de gaspacho. » Donc pas de soupe froide. Hot Soup – surnom, à l’École de guerre, de Han Tzu, qui avait appartenu au djish d’Ender et faisait partie aujourd’hui, disait-on, des chevilles ouvrières des échelons les plus élevés de la stratégie chinoise. Un courrier de sa part à Bean, encore récemment commandant des forces de l’Hégémon, aurait relevé de la haute trahison. Le message avait été remis en Chine, en pleine rue, à un inconnu, sans doute un touriste américain ou africain, et il n’avait rien de difficile à comprendre : Il croit que je lui ai révélé où trouver Caligula mais il se trompe. « Caligula » ne pouvait désigner qu’Achille ; « il » devait désigner Peter. Han Tzu expliquait que Peter le prenait pour l’informateur qui lui avait indiqué le trajet du convoi carcéral le jour où Suriyawong avait libéré Achille. Pas étonnant que Peter se fût fié au renseignement s’il émanait de Han Tzu lui-même ! Le jeune Chinois faisait partie du groupe qu’Achille avait enlevé : il avait donc toutes les raisons de le détester ; il n’en fallait pas plus pour convaincre Peter que Han Tzu lui avait livré le Belge. Mais ce n’était pas lui. Dans ce cas, qui avait pu transmettre l’information en la lui attribuant ? Et une information qui s’était révélée exacte ? « Nous aurions dû nous douter que le renseignement ne venait pas de lui, dit Bean. — Nous ignorions qu’on le lui attribuait, répondit Petra avec modération. — Han Tzu n’aurait jamais fourni d’indications qui débouchaient sur la mort de soldats chinois innocents ; Peter aurait dû s’en rendre compte. — Nous l’aurions su, nous, dit Petra, mais Peter ne connaît pas Hot Soup et il ne nous a pas dit que c’était sa source. — Et maintenant nous savons qui était cette source. — Il faut le prévenir tout de suite. » Bean tapait déjà sur son clavier. « Attention, dit Petra, ce que nous apprend Hot Soup indique qu’Achille avait tout préparé d’avance ; ça m’étonnerait qu’il n’ait pas trouvé le moyen de contrôler le courrier de Peter. — Ce n’est pas à Peter que j’écris. — À qui, alors ? — À monsieur et madame Wiggin, en deux messages séparés, deux pièces d’un puzzle. Il y a des chances pour qu’Achille ne surveille pas leurs courriels, ou du moins pas d’assez près pour se rendre compte qu’il faut les assembler. — Non, fit Petra, laisse tomber les devinettes. Qu’il soit sur ses gardes ou non, il n’y a pas de temps à perdre ; il se trouve dans la place depuis des mois déjà. — S’il surprend un message en clair, il risque d’agir plus tôt que prévu. Nous pourrions bien signer l’arrêt de mort de Peter. — Alors préviens Graff ; demande-lui d’intervenir. — Achille sait sûrement que Graff a déjà fait échapper nos parents par le passé, dit Bean. Là encore, son arrivée risquerait de déclencher une catastrophe. — D’accord, répondit Petra en réfléchissant furieusement. D’accord ; j’ai un nom à te proposer : Suriyawong. — Non. — Il repérera tout de suite un message codé. C’est sa tournure d’esprit. — Mais j’ignore si je peux lui faire confiance, dit Bean. — Bien sûr que oui, répliqua Petra. Il joue les âmes damnées d’Achille, mais c’est de la comédie. — Évidemment. Mais si ce n’était pas de la comédie ? — C’est de Suriyawong que tu parles ! — Je sais, dit Bean ; mais je ne suis sûr de rien. — Très bien : les parents de Peter, dans ce cas. Évite seulement de te montrer trop équivoque. — Ils ne sont pas stupides. Je ne connais monsieur Wiggin que de loin, mais son épouse est… ma foi, elle est subtile. Elle en sait davantage qu’elle ne le laisse paraître. — Ça ne nous garantit pas qu’elle ouvrira l’œil, qu’elle détectera le code ni qu’elle en parlera aussitôt à son mari pour qu’ils assemblent les messages. — Fais-moi confiance, dit Bean. — Non, je lirai tes courriels avant que tu ne les envoies. C’est la première règle du manuel de survie, non ? On peut se fier aux motivations de quelqu’un sans pour autant se fier à sa capacité à réagir convenablement. — Tu n’es qu’un robot sans âme, fit Bean. — C’est une de mes plus grandes qualités. » Une demi-heure plus tard, ils tombèrent d’accord sur le contenu des messages, et Bean les transmit. Il y avait un décalage de plusieurs heures avec Ribeirão Preto ; rien ne se produirait avant le réveil des Wiggin. « Il faudra nous tenir prêts à partir aussitôt après l’implantation », dit Petra. Si Achille contrôlait tout depuis le début, il existait de fortes probabilités pour que son réseau d’informateurs soit toujours en place et qu’il sache précisément où les deux jeunes gens se trouvaient et à quoi ils se consacraient. « Je ne t’accompagnerai pas pour l’opération, répondit Bean ; j’irai prendre nos billets. Demande aux gardes de rester dans la salle avec toi. — Non ; dehors, mais devant la porte. » Petra se doucha la première et elle avait fini de préparer ses bagages quand Bean sortit à son tour de la salle de bains. « Encore un détail, dit-elle. — Lequel ? demanda Bean en rangeant ses affaires dans son seul et unique sac de voyage. — Nos billets ne doivent pas avoir la même destination. » Il s’interrompit pour la regarder. « Je vois : une fois que tu as obtenu ce que tu voulais de moi, tu me quittes. » Elle éclata d’un rire forcé. « Oui, si tu veux. Tu me répètes toujours que voyager ensemble accroît le danger que nous courons. — Et, comme tu porteras mon enfant, tu n’auras plus besoin de moi. » Il souriait toujours, mais elle savait que le ton léger dissimulait un vrai soupçon. « Quelle que soit l’option que choisiront les Wiggin, ça va mettre une sacrée pagaille, dit Petra. J’ai mémorisé toutes tes boîtes postales et tu en as fait autant des miennes. — Les tiennes, c’est moi qui te les ai fournies, observa Bean. — Retrouvons-nous dans une semaine ou deux. Si je suis comme ma mère, je vomirai tripes et boyaux à ce moment-là. — À condition que l’implantation réussisse. — Tu vas me manquer ; je penserai à toi à chaque instant. — Je ne devrais pas le dire, mais tu vas me manquer aussi. » Petra savait combien la situation était douloureuse et angoissante pour Bean. Se laisser aller à aimer quelqu’un au point de regretter son absence n’était pas une peccadille pour lui : les deux autres femmes qu’il s’était donné le droit d’aimer de tout son cœur avaient fini assassinées. « Je ne laisserai personne faire du mal à notre enfant », dit-elle. Il resta un moment pensif, puis son visage se détendit. « Cet enfant représente sans doute ta meilleure protection. » Elle comprit et sourit. « Non, on ne le tuera pas tant qu’on n’aura pas vu ce dont il est capable. Mais ça ne me met pas à l’abri d’un enlèvement et d’une séquestration jusqu’à sa naissance. — Tant que vous serez en vie tous les deux, je viendrai vous sauver. — C’est précisément ce qui m’effraie, dit Petra : qu’on se serve de nous pour t’appâter. — Ne nous projetons pas exagérément dans l’avenir, répondit Bean. Personne ne nous capturera, ni toi ni moi ; et, si ça se produit quand même, nous nous en occuperons à ce moment-là. » Leurs bagages étaient prêts. Ils firent un dernier tour de la chambre pour s’assurer qu’ils n’oubliaient rien, qu’ils ne laissaient aucune trace de leur passage, puis ils se mirent en route pour la clinique obstétrique où les attendait leur enfant, amalgame de gènes au cœur de quelques cellules souches avides de s’implanter dans un utérus, de commencer à tirer des nutriments d’un sang maternel, de se diviser et de se différencier, de se transformer en cœur, en intestin, en mains, en pieds, en yeux, en oreilles, en bouche et en cerveau. 10 GAUCHE ET DROITE De : PW À : TW, JPW Sujet : Combinaison des journaux de frappe Vous serez heureux d’apprendre que nous avons réussi à opérer le tri des frappes de touches. Nous avons recherché tous les accès informatiques de l’individu concerné : tous ont trait à des affaires officielles et des missions qu’il effectuait en mon nom. Rien d’anormal n’a été relevé. Personnellement, je trouve cela troublant. Ou bien il a trouvé le moyen de contourner les deux programmes (peu probable), ou bien il accomplit strictement le travail qu’on lui demande (encore moins probable), ou bien encore il joue une partie très bien dissimulée dont nous ignorons tout (extrêmement probable). Parlons-en demain. Thérésa s’éveilla quand John Paul se leva pour uriner à quatre heures du matin. Elle s’inquiétait de le voir incapable de tenir toute une nuit sans se soulager : il était encore un peu jeune pour avoir des ennuis de prostate. Mais ce ne fut pas la réduction de la capacité vésicale de son mari qui l’empêcha de se rendormir : ce fut la note de Peter les informant qu’Achille faisait son travail et rien d’autre. C’était impossible. Nul ne fait son travail et rien d’autre. Achille avait certainement un ami, un allié, un contact qu’il avait dû prévenir de son évasion de Chine et de sa situation protégée. Il avait monté tout un réseau d’informateurs et d’agents, et, comme on avait pu le constater lors de ses sauts successifs de Russie en Inde, puis d’Inde en Chine, il avait toujours une longueur d’avance sur tout le monde. Les Chinois avaient fini par comprendre son mode de fonctionnement et le court-circuiter, mais cela n’empêchait pas qu’il ait eu le temps de programmer son coup suivant. Et, dans ce cas, pourquoi n’avait-il pris aucune mesure pour l’effectuer ? On pouvait imaginer d’autres possibilités outre celles que Peter exposait, naturellement. Peut-être Achille disposait-il d’un système pour franchir le champ électromagnétique qui entourait l’enclave de Ribeirão Preto ; évidemment, il ne portait pas l’appareil sur lui lors de son sauvetage ou on l’aurait découvert au cours de la fouille de ses vêtements, à l’occasion de son premier bain dans l’Hégémonie. Par conséquent, il fallait qu’un autre larron le lui apporte. Mais Peter était convaincu qu’un tel dispositif n’existait pas ; peut-être avait-il raison. Achille aurait-il l’intention d’exécuter sa prochaine manœuvre tout seul ? Peut-être avait-il introduit un objet en fraude au Brésil en l’avalant. Les caméras de surveillance l’avaient-elles, par chance, surpris en train d’examiner ses excréments ? Peter avait sûrement déjà vérifié cette éventualité. Pendant qu’elle réfléchissait ainsi dans son lit, John Paul était revenu des toilettes ; elle se rendit compte soudain qu’il ne s’était pas remis à ronfler. « Tu ne dors pas ? demanda-t-elle. — Excuse-moi de t’avoir réveillée. — Je n’arrive pas à trouver le sommeil, de toute manière. — La Bête ? — Quelque chose nous échappe, dit Thérésa. Achille ne s’est pas brusquement transformé en serviteur fidèle de l’Hégémonie. — Je n’arriverai pas à me rendormir, moi non plus », fit John Paul. Il se leva et se rendit, pieds nus, à son ordinateur. Elle l’entendit taper des touches et comprit qu’il ouvrait son courrier. Ce n’était pas une mince tâche, mais cela valait mieux que rester allongé à regarder le plafond dans le noir. Thérésa alla prendre son bureau sur la table et le rapporta sur le lit, où elle entreprit d’ouvrir elle aussi ses courriels. En tant que mère de l’Hégémon, elle avait un avantage : elle n’était pas obligée de répondre elle-même à tous les messages ; elle pouvait les confier à l’un des secrétaires de Peter, car, pour la plupart, ils émanaient de gens qui lui demandaient d’user de son influence supposée sur Peter pour lui faire prendre des décisions qui ne relevaient pas de son pouvoir, qui, même dans le cas contraire, étaient illégales et qu’il ne prendrait certainement pas même si elles étaient légales. Cela ne laissait à Thérésa que très peu de courrier à traiter personnellement. Quelques phrases suffisaient à répondre à la plus grande partie, et elle s’en débarrassa rapidement, le cerveau vaguement somnolent. Elle allait éteindre son bureau pour essayer de se rendormir quand un nouveau message apparut. À : T%Hegmère@Hegemony.gov De : Bois%Ecorce@AToutDeSuite.com Sujet : Et quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait la droite Qu’est-ce que c’était que ça ? Un message d’un fanatique religieux ? Mais il était envoyé à son adresse la plus intime dont ne se servaient que John Paul, Peter et une poignée de personnes qu’elle appréciait vraiment et qu’elle connaissait bien. Alors de qui provenait-il ? Elle chercha en bas : pas de signature. Le texte était bref. Devinez ce qui m’arrive : je suis à une soirée – ennuyeuse mais aussi périlleuse, avec de la porcelaine de Chine qu’on est sûre de casser et une nappe qu’on va tacher avec la sauce du poulet à l’indienne – et savez-vous ce qui se passe ? Arrive l’homme de belle taille que je reluque depuis un moment ! Il croit me sauver de l’ennui de cette soirée, mais, en réalité, c’est pour lui que je suis venue. Naturellement, jamais je ne le lui avouerai ! Ça ferait tout FOIRER ! Et, bien évidemment, comme je suis tout émue, je donne un coup de coude dans la soupière et la soupe chaude se répand partout ! Mais… vous connaissez la grande asperge maladroite que je suis. Le courriel s’arrêtait là. C’était agaçant parce que le style ne rappelait personne de connu à Thérésa : aucune de ses amies ne lui envoyait de lettres aussi creuses et futiles que celle-ci, où il était question de soirées et d’aventures amoureuses. Mais, avant qu’elle pût fouiller davantage dans sa mémoire, un nouveau courrier arriva. À : T%Hegmère@Hegemony.gov De : Moutons%PasChèvres@AtoutDeSuite.com Sujet : Ce que vous faites au plus petit d’entre vous… Encore une citation de la Bible. Le même auteur ? Sûrement. Mais le message ne se perdait pas en bavardages oiseux. Il suivait l’orientation biblique du sujet et n’avait rien à voir avec le premier. Tu m’as fait entrer mais je n’étais pas nu. Je t’ai fait marcher parce que tu étais stupide. Tu ne me connaissais pas, mais je te connaissais. Quand viendra le jour du Jugement dernier ? Comme un voleur dans la nuit. Au moment où tu ne me chercheras point. Le fou dit : Il ne vient pas. Mangeons, buvons et réjouissons-nous, car il ne vient pas. Regardez ! Je suis devant la porte et je frappe. Tu enfanteras dans la douleur. J’aurai le pouvoir de te broyer le crâne mais tu auras le pouvoir de me mordre le talon. Un temps pour semer et un temps pour récolter. Un temps pour ramasser des pierres et un temps pour prendre ses jambes à son cou. Celle qui a des oreilles pour entendre. Qu’ils sont beaux, les pieds sur les montagnes. J’apporte non la paix mais le glaive. Thérésa se leva du lit. Il fallait que John Paul voie ces textes. Ils avaient un sens, elle en était sure, surtout arrivant coup sur coup. Le nombre de ceux qui connaissaient son adresse privée était extrêmement réduit, et aucun n’aurait écrit l’un ou l’autre de ces messages. Par conséquent, de deux choses l’une : ou bien son adresse avait été rendue publique – mais quel intérêt ? Elle n’était que la mère de l’Hégémon –, ou bien ces courriers recelaient un message caché, et ils provenaient de quelqu’un qui craignait que, même à cette adresse, ils ne soient interceptés. Qui souffrait d’un tel degré de paranoïa, à part Bean ? La grande asperge maladroite ; voilà comment l’auteur se décrivait. Oui, c’était bien Bean. « John Paul, fit-elle en s’approchant de son mari. — Voilà qui est bizarre », dit-il. Elle crut qu’il allait lui annoncer la présence de messages semblables aux siens dans son courrier, aussi attendit-elle qu’il poursuive. « Les Chinois imposent une loi complètement absurde en Inde : on n’a plus le droit de transporter des cailloux sans permis ! Les gens surpris des pierres dans les mains risquent l’arrestation – et la loi est appliquée ! Ils ont perdu l’esprit ou quoi ? » Thérésa fit un effort mais ne parvint pas à s’intéresser à la bêtise de la politique chinoise en Inde. « John Paul, j’ai quelque chose à te montrer. — Très bien, dit-il en se tournant vers le bureau qu’elle posa sur la table, à côté de son ordinateur. — Lis ces lettres. » Il jeta un coup d’œil à la première et, avant d’avoir raisonnablement eu le temps de la parcourir jusqu’au bout, il passa à la seconde. « Oui, j’ai reçu les mêmes, fit-il. Une évaporée et un illuminé. Pas de quoi grimper aux rideaux. — Non. Étudie-les mieux ; elles sont arrivées à mon adresse personnelle. Je crois qu’elles viennent de Bean. » Il la dévisagea un instant, puis revint à son propre ordinateur et afficha ses exemplaires des missives. « Pareil pour moi, fit-il. Je ne l’avais pas remarqué. Ça ressemble à des courriels bons à jeter, mais personne ne se sert de cette adresse. — Et les intitulés… — Oui, dit John Paul. Tirés de la Bible tous les deux, même si le premier… — En effet ; le premier parle des mains gauche et droite, le second provient de la parabole ou je ne sais quoi où Jésus s’adresse aux gens à sa main droite et aux gens à sa main gauche. — Ils ont donc tous les deux des mains gauche et droite, dit John Paul. — Deux parties d’un même message. — Possible. — Les citations sont déformées, observa Thérésa. — Vous les mormons, vous apprenez la Bible par cœur ; pour nous autres catholiques, c’est une pratique protestante. — Le texte original dit : “J’étais nu et tu m’as vêtu, j’étais sans toit, ou quelque chose dans ce goût-là, et tu m’as reçu.” — “J’étais un étranger et tu m’as reçu”, corrigea John Paul. — Ah ! tu as donc lu les Évangiles. — J’ai dû me réveiller pendant une homélie. — Ce sont des jeux de mots, fit Thérésa. À mon avis, “tu as reçu” est à prendre dans le sens “tu t’es fait rouler”, non “tu as donné abri”. » John Paul avait entrepris d’étudier le premier message. « Celui-ci traite de géopolitique. Porcelaine de Chine, poulet à l’indienne. Et, vers la fin, on a “foirer” en capitales. — “De belle taille”, lut Thérésa. “Taille” pourrait évoquer quelqu’un originaire de Thaïlande. — Tu ne pousses pas le bouchon un peu loin ? fit John Paul avec un petit rire. — Ce sont des calembours d’un bout à l’autre, rétorqua Thérésa. “Le pouvoir de me mordre le talon” doit faire référence à la Bête, tu ne crois pas ? Achille et son fameux point faible. — Et Achille, le nôtre, a été secouru par un Thaï : Suriyawong. — Ah, tiens ! Maintenant “taille” voudrait dire « Thaï » ? — C’est toi-même qui me l’as fait remarquer. — Le Thaï s’imagine l’aider à s’échapper de la soirée. Suri fait évader Achille, mais la Bête dissimule un secret qui ferait tout foirer s’il le divulguait. » John Paul s’intéressait au second message. « “Un temps pour prendre ses jambes à son cou.” S’agit-il d’un avertissement ? — C’est sans doute le sens du dernier paragraphe. Que celle qui a des oreilles entende ; servez-vous de vos pieds parce qu’il apporte non la paix mais le glaive. — Mon texte dit : “Celui qui a des oreilles pour entendre.” — C’est vrai, ils ne sont pas identiques. — Qui “je” représente-t-il dans ces citations ? — Jésus. — Non : qui les messages désignent-ils par ce “je” ? À mon avis, Achille ; ils sont rédigés comme si c’était lui qui s’exprimait : je vous ai roulés parce que vous étiez stupides ; comme un voleur dans la nuit, tandis que nous ne le cherchions pas. Nous sommes stupides parce que nous croyons qu’il ne vient pas alors qu’il se trouve devant la porte. — Un temps pour prendre ses jambes à son cou », fit Thérésa. John Paul s’adossa dans sa chaise et ferma les yeux. « Une mise en garde qui émane de Bean, peut-être. Suri a cru aider Achille à s’évader, mais il obéissait en réalité au plan de la Bête. Et, dans l’autre lettre, la référence aux pierres doit désigner Petra. Ils nous ont envoyé deux paires de messages qui se complètent. » Toutes les pièces du puzzle s’imbriquèrent soudain. « C’est ça qui me tracassait, fit Thérésa. Voilà pourquoi je n’arrivais pas à dormir. — Voyons ! Nous avons reçu ces messages à l’instant ! — Non, ce qui m’empêchait de trouver le sommeil, c’était qu’Achille soit resté inactif depuis son arrivée, en dehors de son travail officiel. Même court-circuité par son arrestation en Chine, il fallait obligatoirement qu’il contacte son réseau ; or il ne tentait rien, ce qui ne tenait pas debout. Mais si les Chinois ne l’avaient pas arrêté en réalité ? S’il s’agissait d’une mise en scène ? “Vous m’avez reçu mais je n’étais pas nu.” » John Paul acquiesça de la tête. « Je vous ai fait marcher parce que vous étiez stupides. — Donc toute l’opération visait à l’introduire dans l’enclave. — D’accord, mais quel intérêt ? demanda John Paul. Nous nous méfions quand même de lui. — Ces messages expriment plus que la méfiance, répondit Thérésa, sans quoi ils ne les auraient pas envoyés. — Ils ne nous fournissent malheureusement aucune preuve, rien qui permette de convaincre Peter. — Si, une : la soupe chaude. » Il la regarda d’un œil inexpressif. « L’ancien du djish d’Ender, Han Tzu. Il vit en Chine, il doit être au courant ; c’est lui, l’autorité qui “s’est répandue”, qui a prévenu Bean et Petra. Oui, c’est bien un coup monté. — D’accord, fit John Paul, nous tenons notre preuve ; nous savons qu’Achille n’avait pas été vraiment emprisonné, qu’il voulait qu’on l’enlève. — Le plus grave, c’est qu’il comprend donc parfaitement comment Peter fonctionne. Il savait qu’il ne résisterait pas à l’idée de le faire échapper ; il savait même peut-être que Bean et Petra prendraient le large. Réfléchis : nous avions tous conscience du danger qu’il représentait, et c’est peut-être là-dessus qu’il a joué. — Tous les proches de Peter ont pris du champ, hormis nous… — Or Peter a tenté de nous éloigner. — Suriyawong aussi. — Et Achille l’a soutenu. — Ou alors Suri a réussi à le convaincre qu’il était dans son camp. » Ils avaient déjà débattu de la question à de multiples reprises. « Peu importe, dit Thérésa. Par sa seule présence, Achille a réussi à isoler Peter ; depuis, il passe son temps à jouer les gentils garçons, à travailler assidûment – et à en profiter pour se lier d’amitié avec tout le monde. Tout se passe à merveille, sauf que… — Sauf qu’il est parfaitement placé pour tuer Peter. — Si c’est réalisable d’une façon qui lui permettre de s’en sortir blanc comme neige. — Oui, prêt à assurer l’intérim en tant qu’assistant de Peter, en déclarant : “La mécanique de l’Hégémonie est bien huilée, nous allons simplement l’entretenir en attendant la nomination d’un nouvel Hégémon.” Et, bien avant ça, il aura livré tous les codes à l’ennemi, neutralisé l’armée, et la Chine se débarrassera de l’Hégémonie une fois pour toutes. Prévenue à l’avance d’une des missions de Suri, elle écrasera notre courageuse petite armée et… — Pourquoi l’écraser si elle lui obéit ? coupa Thérésa. — Nous ignorons si Suri ne… — À ton avis, que se passerait-il si Peter tentait de s’enfuir ? » John Paul réfléchit un instant. « Achille s’emparerait du pouvoir en profitant de son absence. C’est une vieille tradition. — Il en existe une autre : celle de déclarer le chef de l’État souffrant et de l’isoler. — Oui, mais il ne peut pas l’isoler complètement tant que nous restons ici », dit John Paul. Ils échangèrent un long regard. « Va chercher ton passeport, fit Thérésa. — Nous ne pouvons rien emporter. — Efface les disques durs des ordinateurs. — Quel moyen va-t-il employer, à ton avis ? Le poison ? Un agent biologique ? — L’agent biologique, c’est le plus probable. Il aurait pu l’introduire en fraude dans l’enclave. — Est-ce que c’est important ? — Peter ne nous croira jamais. — Il est obstiné, il n’en fait qu’à sa tête et il nous prend pour des simples d’esprit, dit John Paul, mais il n’est pas stupide pour autant. — Mais il risque de se croire capable de faire front », répondit Thérésa. Son époux acquiesça. « Tu as raison, il est quand même assez stupide pour ça. — Efface tous les fichiers du système et… — Inutile, coupa John Paul. Il y a des sauvegardes automatiques. — Mais pas de ces messages. » Il les imprima puis les détruisit dans la mémoire de son ordinateur tandis que sa femme l’imitait sur son bureau. Les sorties papier à la main, ils se rendirent chez Peter. Mal réveillé, de mauvaise humeur et impatient, il persista à ne vouloir tenir aucun compte de leurs inquiétudes et à leur répéter d’attendre le matin pour lui en parler jusqu’au moment où son père, exaspéré, le tira de son lit manu militari comme le premier adolescent venu. Sidéré d’un tel traitement, il se tut. « Cesse de croire qu’il s’agit d’une simple dispute entre tes parents et toi ! dit John Paul. Ce sont Bean et Petra qui nous ont envoyé ces messages, et ils nous transmettent une info fournie par Han Tzu en Chine. Ces trois-là font partie des esprits stratégiques les plus brillants de notre temps, et ils ont prouvé qu’ils étaient plus intelligents que toi ! » Peter rougit de fureur. « Ça y est, tu me prêtes attention maintenant ? demanda son père. Est-ce que tu m’écoutes ? — Quelle importance, de toute manière ? répliqua Peter. Qu’un de vos trois cerveaux devienne Hégémon à ma place, s’ils sont tellement plus intelligents que moi ! » Thérésa approcha son visage du sien et le regarda droit dans les yeux. « Tu te conduis comme un gamin en pleine crise d’adolescence alors que nous venons te prévenir qu’il y a un incendie dans la maison. — Traite cette donnée comme si nous étions simplement deux de tes informateurs, dit John Paul. Feins de croire que nous détenons bel et bien des renseignements ; et, pendant que tu y es, effectue une étude rapide et constate qu’Achille a chassé de ton entourage toutes les personnes en qui tu pouvais avoir confiance – hormis nous deux. — Vous croyez agir pour mon bien, je le sais, fit Peter, mais la colère perçait dans sa voix. — Tais-toi, le coupa Thérésa. Ne prends pas ce ton condescendant avec nous. Tu as lu les messages. Ce n’est pas nous qui les avons écrits. Hot Soup a trouvé un moyen de prévenir Bean et Petra que la prétendue évasion d’Achille était un coup monté. Tu t’es fait rouler, petit génie. Ton assistant a désormais des yeux et des oreilles partout dans l’enclave, et tu ne peux plus lever le petit doigt sans que quelqu’un le lui rapporte. — Si ça se trouve, enchaîna John Paul, les Chinois ont déjà une opération prête à lancer. — Ou bien tu vas te faire arrêter par les soldats de Suri, renchérit Thérésa. — En d’autres termes, vous ignorez totalement ce que je dois redouter. — C’est exact, répondit sa mère. C’est tout à fait exact – parce que tu as joué son jeu comme s’il t’avait remis un scénario et que tu avais récité ton texte comme un robot. — Tu es un pantin aujourd’hui, Peter. Tu croyais tirer les ficelles, mais en réalité c’est toi la marionnette. — C’est pourquoi tu dois partir tout de suite, dit Thérésa. — Pourquoi cette précipitation ? s’exclama Peter d’un ton impatient. Vous ne savez pas ce qu’il a manigancé ni quand il compte agir ! — Tôt ou tard, tu seras forcé de plier bagage, répondit sa mère. À moins que tu n’aies l’intention d’attendre qu’il t’abatte ? Ou qu’il nous tue, nous ? Et, quand tu décideras de t’en aller, il faudra que ce soit soudain, inattendu, sans aucun préparatif ; c’est maintenant le meilleur moment, tant que nous sommes tous les trois en vie. Peux-tu nous garantir que ce sera encore vrai demain ? Cet après-midi ? Ce n’est pas l’impression que j’ai. — Avant l’aube, dit John Paul. Il faut quitter l’enclave, la ville, prendre un avion et sortir du Brésil. » Peter resta assis sans répondre, à regarder ses parents tour à tour. Mais son visage avait perdu son expression agacée. Était-ce possible ? Se pouvait-il qu’il eut écouté ce qu’on lui disait ? « Si je m’enfuis, fit-il enfin, on va prétendre que j’ai abdiqué. — Tu pourras toujours démentir. — Je vais avoir l’air ridicule ; je n’aurai plus aucun crédit. — Tu t’es conduit de façon ridicule, répondit Thérésa ; mais, si tu le reconnais le premier, personne ne gagnera rien à le répéter. Ne dissimule rien ; envoie une annonce de presse depuis l’avion. Tu es Locke, tu es Démosthène ; tu es capable de faire apparaître n’importe quoi sous un jour favorable. » Peter se leva et alla prendre des habits dans sa commode. « Vous avez raison, dit-il. Je crois que votre analyse est parfaitement juste. » Thérésa et John Paul échangèrent un regard. Était-ce Peter qui s’exprimait ainsi ? « Merci de ne pas me laisser tomber, poursuivit-il ; mais mon mandat d’Hégémon touche à son terme. J’ai perdu toute chance de le conduire là où je voulais. J’avais une occasion en or et je l’ai sabotée. Tout le monde m’a supplié de ne pas amener Achille ici ; mais j’avais dressé des plans parfaits qui devaient le guider tout droit dans un piège. Seulement, j’étais déjà tombé dans le sien. — Je t’ai déjà demandé de te taire ce matin, dit Thérésa. Ne m’oblige à me répéter. » Sans prendre le temps de boutonner sa chemise, Peter déclara : « Allons-y. » Sa mère se réjouit de constater qu’il n’emportait rien. Il fit simplement un arrêt devant son ordinateur et tapa une commande. Puis il se dirigea vers la porte. « Tu n’effaces pas tes fichiers ? fit son père. Tu n’alertes pas le chef de la sécurité ? — Je viens de le faire », répondit-il. Il s’était donc préparé à l’éventualité aujourd’hui devenue réalité. Il avait installé un programme destiné à détruire certaines données et qui donnerait l’alarme à certaines personnes. « Il nous reste dix minutes avant que les gens en qui j’avais confiance reçoivent l’ordre d’évacuer, dit Peter. Comme nous ignorons auxquels nous pouvons nous fier, mieux vaut prendre du champ d’ici là. » Son plan prévoyait de protéger ceux qui lui restaient fidèles et dont la vie serait en danger à la prise de pouvoir d’Achille. Thérésa n’aurait jamais imaginé qu’il penserait à de tels détails. Elle engrangea soigneusement cette découverte. Sans chercher à se cacher, sans courir, ils traversèrent le parc en direction du portail le plus proche en discutant avec animation. Certes, il était très tôt, mais qui aurait pu croire que l’Hégémon et ses parents tentaient de s’échapper ? Ils n’avaient pas de bagages, ils ne manifestaient aucune hâte, ils n’essayaient pas de se dissimuler : ils se disputaient. Rien que de très normal. Et la dispute n’était pas feinte. Ils parlaient bas car, dans le silence de l’aube, on aurait pu les entendre de loin, mais il y avait de la véhémence dans leurs murmures. « Cesse ton mélo, disait John Paul. Ta vie n’est pas finie. Tu as commis une bourde monumentale, et certains t’accuseront d’en commettre une plus grosse encore en t’enfuyant ; mais ta mère et moi savons que c’est faux : tant que tu restes vivant, l’espoir est permis. — L’espoir, c’est Bean, répondit Peter. Lui au moins ne s’est pas placé tout seul sur un siège éjectable. Je lui apporterai tout mon soutien – mais est-ce une bonne idée ? Ce serait peut-être lui donner le coup de grâce, au contraire. — Peter, fit son père, tu es l’Hégémon. C’est toi qui as été élu, toi et non l’enclave ; c’est même toi qui y as transporté les services officiels. Tu vas tout bêtement les déménager ailleurs. L’Hégémonie se trouve là où tu te trouves, et ne dis jamais rien qui puisse laisser penser le contraire. Même si la base de tout ton pouvoir se réduit à ta mère, toi et moi, ce n’est pas rien ! Et tu sais pourquoi ? Parce que tu es Peter Wiggin, parce que, nom de Dieu, nous sommes John Paul Wiggin et Thérésa Wiggin, et que, sous nos apparences charmantes et civilisées, nous sommes des durs à cuire de bondoucs ! » Peter se tut. « En réalité, dit Thérésa à son mari, les bondoucs, c’est nous deux ; Peter, c’est le grand sabik. » L’intéressé secoua la tête. « Mais si, insista Thérésa. Et comment je le sais ? Tu as eu l’intelligence de nous écouter et de te sauver à temps. — J’ai réfléchi… fit Peter à mi-voix. — Et… ? » demanda Thérésa pour couper court à la réplique classique de son époux : « Ce n’est pas trop tôt ! » La plaisanterie tomberait mal, mais John Paul manquait de flair en ce domaine ; ses reparties sortaient automatiquement, sans passer d’abord par le cerveau. « Je vous ai sous-estimés tous les deux, dit Peter. — En effet, répondit Thérésa. — Je m’aperçois qu’à côté de vous je ne suis qu’un petit con. — Pas si petit que ça », fit John Paul. Sa femme lui jeta un regard d’avertissement. « Mais je n’ai quand même jamais poussé la bêtise jusqu’à essayer d’entrer dans la chambre d’Achille pour l’assassiner. » Thérésa reporta brusquement son attention sur son fils. Il affichait un sourire moqueur. John Paul éclata de rire. Elle ne pouvait lui en vouloir : il lui rendait la monnaie de sa pièce ; elle venait de lui adresser son regard le plus redoutable. « D’accord, tu as raison, dit-elle. C’était complètement stupide ; mais je ne savais pas comment te sauver la vie. — Peut-être que me sauver la vie n’est pas la meilleure des idées. — Tu es la seule reproduction de notre ADN qui reste sur Terre, fit John Paul ; nous n’avons vraiment pas envie de recommencer à faire des enfants. C’est bon pour des gens plus jeunes. — Et puis, te sauver, c’est sauver le monde, reprit Thérésa. — Ben voyons ! fit Peter. — Tu es son seul espoir. — Dans ce cas-là, je lui souhaite bonne chance. — On dirait presque une prière, intervint John Paul. Tu ne trouves pas, Thérésa ? J’ai l’impression que Peter vient de dire une prière. » Son fils eut un petit rire. « Bah, pourquoi pas ? Bonne chance, la Terre ; amen. » Ils parvinrent au portail avant la fin des dix minutes de battement. Ils trouvèrent un chauffeur de taxi endormi dans sa voiture devant le plus grand hôtel en dehors de l’enclave. John Paul le réveilla et lui présenta une somme d’argent plus que généreuse. « Conduisez-nous à l’aéroport, dit Thérésa. — Mais pas celui d’ici, intervint John Paul. Il faut partir d’Araraquara, à mon avis. — C’est à une heure de route ! — Et il reste une heure avant le prochain départ. Tu tiens à la passer dans un aéroport qui se trouve à un quart d’heure à peine de l’enclave ? » Peter ne put s’empêcher de rire. « C’est complètement parano ! On croirait entendre Bean ! — Il est toujours en vie, au moins, répondit son père. — D’accord, ça me va. C’est agréable d’être en vie. » Peter envoya son annonce de presse par un ordinateur de l’aérogare d’Araraquara, mais Achille ne perdit pas de temps lui non plus. Peter exposa la vérité en passant quelques détails sous silence : il reconnaissait avoir été trompé, avoir cru sauver Achille alors qu’en réalité il faisait entrer le cheval dans les murs de Troie. L’erreur qu’il avait commise était terrible, car Achille n’avait cessé de travailler pour le compte de l’empire chinois, et l’administration centrale de l’Hégémonie se trouvait désormais sous sa coupe. Il s’employait à la déplacer ailleurs et pressait les employés qui lui restaient fidèles d’attendre un communiqué leur expliquant où se rendre. Dans sa déclaration, Achille expliquait que le général Suriyawong, Ferreira, directeur de la sécurité informatique de l’Hégémonie, et lui-même avaient découvert que Peter détournait des fonds et les dissimulait sur des comptes secrets – fonds qui auraient dû servir à payer les dettes de l’Hégémonie, à subvenir aux besoins des pauvres et à tenter d’instaurer la paix dans le monde. Il proclamait que le bureau de l’Hégémon continuerait à opérer sous l’autorité de Suriyawong, en sa qualité d’officier commandant des forces hégémoniques, et que lui-même n’interviendrait que sur requête du général. Simultanément, un mandat d’arrêt avait été lancé contre Peter Wiggin pour qu’il réponde des accusations de déprédation, malversation et haute trahison envers la Ligue de défense internationale. Plus tard dans la journée, dans un autre communiqué, il annonça que Hyrum Graff était relevé de ses fonctions de ministre de la Colonisation et sommé de se livrer à la justice pour complicité avec Peter Wiggin dans son complot afin de léser l’Hégémonie. « Le petit salaud ! fit John Paul. — Graff n’obéira pas, répondit Thérésa. Il rétorquera simplement que Peter reste Hégémon et qu’il n’est responsable que devant lui et l’amiral Chamrajnagar. — Mais Achille va lui couper une grande partie de ses fonds, dit Peter. Il aura beaucoup moins de liberté de mouvement parce qu’il est sous le coup d’un mandat d’arrêt et que, dans certains pays, on serait ravi de le pincer et de le remettre aux autorités chinoises. — Tu es réellement convaincu qu’Achille sert les intérêts chinois ? demanda Thérésa. — Avec autant de loyauté qu’il servait les miens », répondit Peter. Avant que l’avion se pose à Miami, il avait trouvé un nouvel asile – aux USA, aussi surprenant que cela put paraître. « Je croyais les Américains décidés à rester neutres, observa John Paul. — C’est provisoire, dit son fils. — Mais cette situation les place automatiquement dans notre camp, fit Thérésa. — “Les” ? répéta Peter. Tu es américaine et moi aussi. Les USA, ce n’est pas “eux”, c’est nous. — Erreur, répliqua Thérésa. Tu es l’Hégémon. Tu es au-dessus des nations – et nous aussi, ne l’oublions pas. » 11 ENFANTS De : Chamrajnagar%fleuvesacré@ficom.gov À : Flandres%A-Heg@ldi.gov Sujet : MinCol Monsieur Flandres, Le poste d’Hégémon n’est pas et n’a jamais été vacant ; Peter Wiggin l’occupe toujours. Par conséquent, votre congédiement de l’honorable Hyrum Graff de sa fonction de ministre de la Colonisation est nul et non avenu. Monsieur Graff continue d’exercer toute son autorité dans les affaires concernant le MinCol en dehors des limites de la Terre. En outre, le FICom considérera toute ingérence dans ses opérations sur Terre, de même que toute intervention sur la personne qui en exécute les ordres, comme une entrave à une entreprise vitale de la Flotte internationale, et prendra les mesures appropriées. De : Flandres%A-Heg@ldi.gov À : Chamrajnagar%fleuvesacré@ficom.gov Sujet : MinCol Amiral Chamrajnagar, Je ne comprends pas pourquoi vous vous adressez à moi sur ce sujet. Je ne suis pas faisant fonction d’Hégémon mais assistant de l’Hégémon. J’ai transmis votre message au général Suriyawong, et j’espère que toute correspondance future sur la question lui sera directement transmise. Votre humble serviteur, Achille Flandres De : Chamrajnagar%fleuvesacré@ficom.gov À : Flandres%A-Heg@ldi.gov Sujet : MinCol Transmettez vos messages où bon vous chante. Je sais à quel jeu vous jouez ; le mien est différent, et je détiens toutes les cartes. En revanche, le vôtre durera seulement le temps que les gens s’aperçoivent que vous n’en avez pas une seule. Les événements du Brésil faisaient la une de tous les réseaux et de toutes les vidéos quand la procédure d’implantation s’acheva et qu’on emmena Petra en chaise roulante dans la salle d’attente de la clinique obstétrique. Bean s’y trouvait déjà. Il tenait des ballons à la main. On poussa la jeune femme jusqu’à l’accueil, et elle ne remarqua pas tout de suite la présence de Bean, trop occupée à parler avec le spécialiste. Il ne s’en formalisa pas, au contraire : il avait envie de la regarder, cette femme qui portait peut-être son enfant. Elle paraissait toute menue. La première fois qu’il l’avait vue, à l’École de guerre, elle le dominait de toute sa taille. Rareté dans un univers où l’on cherchait à mettre en valeur l’agressivité et un certain degré d’insensibilité, la petite fille lui avait semblé, à lui le nouveau venu, l’enfant le plus jeune jamais intégré, froide et dure, quintessence de la brute, grande gueule et bagarreuse. Ce n’était qu’un masque, mais un masque nécessaire. Bean avait vu tout de suite qu’elle remarquait tout. Elle l’avait remarqué, lui, pour commencer, sans manifester ni amusement ni stupéfaction comme les autres enfants qui s’arrêtaient à sa petite taille. Non, elle avait réfléchi, visiblement intriguée ; peut-être avait-elle compris que sa présence à l’École de guerre, alors qu’à l’évidence il n’avait pas l’âge requis, dénotait un caractère intéressant. C’est en partie cette qualité qui l’avait poussé à s’attacher à ses pas – et aussi le fait qu’en tant que fille elle était presque aussi inadaptée que lui. Elle avait grandi depuis, naturellement, mais Bean l’avait largement dépassée, et pas seulement sous la toise : sous ses mains, sa cage thoracique lui avait paru étroite et fragile. Il avait l’impression de devoir toujours agir délicatement avec elle, de peur de la broyer sans le faire exprès. Tous les hommes partageaient-ils ce sentiment ? Non, sans doute. D’abord, la plupart des femmes n’avaient pas une charpente aussi frêle que Petra, ensuite les hommes cessaient habituellement de grandir au bout d’un moment. Les mains et les pieds de Bean restaient mal proportionnés à son corps, comme chez un adolescent, ce qui indiquait que, même s’il était déjà de haute taille, il allait continuer à pousser. Il avait la sensation d’avoir de grosses pattes à la place des mains, et celles de Petra s’y perdaient comme celles d’un bébé. Dans ces conditions, comment vais-je m’y prendre avec l’enfant qu’elle porte quand il sera né ? Tiendra-t-il au creux de ma paume ? Le risque sera-t-il réel que je lui fasse mal ? Le fait est que je ne suis pas très adroit de mes mains. Et, le temps qu’il croisse et devienne assez robuste pour que je puisse le manipuler sans danger, je serai mort. Pourquoi ai-je consenti à cette implantation ? Ah oui, c’est vrai : parce que j’aime Petra. Parce qu’elle tient absolument à porter mon enfant. À cause du conte à dormir debout d’Anton selon lequel tous les hommes ne rêvent que mariage et famille, même si l’amour physique les laisse froids. Petra remarqua enfin sa présence ; elle vit aussi les ballons et elle éclata de rire. Il s’approcha d’elle et lui tendit les ballons en riant lui aussi. « Les maris n’offrent pas ce genre de cadeau à leur femme en général, dit-elle. — J’ai songé que l’implantation d’un enfant était une occasion à marquer d’une pierre blanche. — Oui, sans doute, quand elle est effectuée par un professionnel. La plupart des embryons sont implantés à la maison par des amateurs, et les futures mères n’ont pas droit à des ballons. — Je ne l’oublierai pas ; je tâcherai d’en avoir toujours quelques-uns sous la main. » Il resta à ses côtés pendant qu’un aide-soignant la poussait en direction de l’entrée. « Alors, où m’emmène mon billet ? demanda-t-elle. — Je t’en ai acheté deux sur des lignes différentes, vers des destinations différentes, plus un billet de train. Si tu as une mauvaise prémonition pour l’un des vols, même si tu en ignores la cause, ne le prends pas et monte dans l’autre avion – ou bien quitte carrément l’aéroport et voyage par le train. C’est un visa EU ; tu peux donc te rendre où tu veux. — Tu me gâtes, fit Petra. — Hé, qu’est-ce que tu crois ? Le petit s’est bien accroché à la paroi utérine ? — Je ne dispose pas d’une caméra intégrée, ni des nerfs nécessaires pour sentir un fœtus microscopique s’implanter et commencer à fabriquer un placenta. — Très mauvaise conception, dit Bean. Après ma mort, j’en toucherai un mot à Dieu. » Le visage de Petra se crispa. « Ne plaisante pas sur la mort, je t’en prie. — Ne me demande pas de prendre des airs sinistres quand j’en parle. — Je suis enceinte – enfin, peut-être. En principe, j’ai le droit d’avoir toujours raison. » Trois taxis stationnaient devant la clinique. L’aide-soignant commença de diriger le fauteuil vers celui de tête. Bean l’arrêta. « Le chauffeur fume. — Il éteindra sa cigarette, dit l’aide-soignant. — Je refuse que ma femme monte dans une voiture remplie de résidus de nicotine. » Petra l’observa d’un air perplexe. Il haussa les sourcils en espérant lui faire comprendre qu’il ne se souciait en réalité nullement du tabac. « Mais c’est le premier de la file », protesta l’homme, comme si une loi imprescriptible de la physique obligeait les passagers à prendre le taxi de tête et pas un autre. Bean se tourna vers les deux autres véhicules. Le second chauffeur lui retourna un regard impassible ; le troisième sourit. Il avait le type indonésien ou malais, et Bean savait que, dans ces cultures, on sourit par réflexe face à quelqu’un de plus imposant ou de plus riche que soi. Pourtant, il ignorait pourquoi, l’Indonésien ne suscitait pas chez lui la même méfiance que les deux taxis hollandais. Il poussa donc le fauteuil jusqu’à la troisième voiture. L’homme confirma à Bean qu’il venait de Djakarta. L’aide-soignant, profondément outré par ce manquement au protocole, insista pour aider Petra à s’installer dans le véhicule. Bean prit son sac et le posa sur le siège arrière, à côté d’elle – il ne rangeait jamais rien dans le coffre des taxis, en cas de départ précipité. Puis il n’eut plus qu’à la regarder s’éloigner ; l’heure n’était pas aux adieux interminables. Il venait de confier la partie la plus importante de sa vie à un taxi conduit par un inconnu souriant, et il devait la laisser partir. Enfin, il se rendit près du véhicule de tête. Le chauffeur ne chercha pas à cacher qu’il était indigné par l’infraction de Bean à la règle tacite. La Hollande retrouvait la civilisation à présent qu’elle était redevenue autonome, et on y respectait les files d’attente. Apparemment, les Hollandais s’enorgueillissaient de faire la nique aux Britanniques en la matière, ce qui était absurde car faire joyeusement la queue relevait du sport national en Grande-Bretagne. Bean tendit une pièce de vingt-cinq dollars à l’homme, qui la regarda d’un air dédaigneux. « Le dollar est plus fort que l’euro actuellement, dit Bean. Et je vous paye une course afin que vous ne soyez pas lésé parce que j’ai mis ma femme dans un autre taxi. — Quelle est votre destination ? » demanda sèchement le chauffeur en anglais, avec l’accent compassé de la BBC. Il fallait vraiment que la Hollande s’efforce de produire davantage d’émissions dans sa propre langue pour éviter à ses citoyens de devoir se rabattre sur des chaînes et des stations britanniques. Bean attendit d’être monté dans le taxi et d’avoir fermé la portière pour répondre. « Conduisez-moi à Amsterdam. — Quoi ? — Vous m’avez bien entendu. — Ça fera huit cents dollars », dit le chauffeur. Bean tira un billet de mille de sa liasse et le lui tendit. « L’unité vidéo fonctionne, dans cette voiture ? » demanda-t-il. L’homme passa ostensiblement le rectangle de papier sous le scanneur pour vérifier que ce n’était pas une contrefaçon. Bean regretta de ne pas avoir utilisé la monnaie de l’Hégémonie. Tu n’aimes pas les dollars ? Voyons ce que tu penses de ça ! Mais personne, sans doute, n’accepterait ces espèces actuellement, alors qu’on voyait la tête de Peter et d’Achille sur toutes les vidéos de la ville et qu’on ne parlait que des accusations de détournement de fonds qui pesaient sur l’Hégémon. Bean les retrouva sur l’écran du taxi quand le chauffeur parvint enfin à le mettre en marche. Pauvre Peter, se dit Bean. Maintenant il sait ce qu’éprouvaient les papes et les antipapes quand ils étaient plusieurs à revendiquer le trône de saint Pierre. Excellente occasion pour lui de savourer personnellement l’histoire, mais quel gâchis pour le monde ! À sa grande surprise, Bean s’aperçut que le gâchis en question le laissait indifférent – du moment qu’il n’affectait pas sa petite famille. Me voici vraiment devenu un civil, songea-t-il : tout ce qui me préoccupe, c’est l’impact des événements mondiaux sur mes proches. Mais, en réfléchissant, je ne m’en suis jamais soucié que dans la mesure où ils m’affectaient, moi. Je me moquais de sœur Carlotta parce qu’elle s’en émouvait exagérément. Pourtant, il s’intéressait à ce qui se passait autour de lui, il suivait les informations, il y prêtait attention, afin de toujours savoir où se réfugier. Mais, à présent qu’il avait bien davantage de motifs de se montrer vigilant, les démêlés de Peter et d’Achille l’ennuyaient profondément. Wiggin avait commis une erreur stupide en croyant pouvoir contrôler Achille et en se fiant à une source chinoise sur lui. Il fallait qu’Achille le connaisse parfaitement pour savoir qu’il le ferait évader au lieu de l’éliminer ; mais, après tout, pourquoi ne le comprendrait-il pas ? Il lui suffisait de se demander ce qu’il ferait à la place de Peter, mais en plus bête. Toutefois, malgré la lassitude que lui inspirait l’affaire, il y trouvait peu à peu une certaine logique en combinant les éléments qu’y apportaient les journaux et ceux qu’il connaissait personnellement. L’accusation de détournement de fonds était grotesque, naturellement, pure désinformation de la part d’Achille, même si certains pays s’en offusquaient et exigeaient une enquête : la Chine, la Russie et la France, comme on pouvait s’y attendre. Ce qui paraissait exact, en revanche, était la rumeur du départ en catimini de Peter et de ses parents de l’enclave de l’Hégémon à Ribeirão Preto juste avant l’aube, de leur trajet jusqu’à Araraquara où ils auraient pris un avion pour Montevideo ; là, ils auraient reçu l’autorisation officielle de se rendre aux États-Unis en tant qu’invités du gouvernement américain. Il était possible, évidemment, que leur départ ait été précipité par une manœuvre d’Achille ou un renseignement qu’ils auraient glané sur ses projets immédiats, mais Bean pensait plutôt qu’il résultait des courriels que Petra et lui avaient envoyés la nuit précédente à la suite du message de Han Tzu. Apparemment, les Wiggin avaient veillé tard ou s’étaient levés tôt, parce qu’ils avaient dû recevoir les courriers dès leur transmission. Ils les avaient lus, déchiffrés, avaient compris les implications du renseignement de Han Tzu et convaincu Peter, par Dieu sait quel miracle, de les écouter et de prendre la fuite sans perdre un instant. Bean avait supposé qu’il faudrait des jours à Peter pour prendre conscience de l’importance du message, en partie à cause de sa relation avec ses parents. Bean et Petra savaient les Wiggin très intelligents, mais la plupart des citoyens de l’Hégémonie l’ignoraient, et Peter en particulier. Bean tenta de se représenter la scène où ils lui avaient appris qu’Achille l’avait roulé dans la farine. Peter, croire ses parents quand ils lui disaient qu’il avait commis une gaffe ? Inconcevable ! Et pourtant il avait dû se laisser convaincre sur-le-champ. Ou alors ils l’avaient drogué. Bean eut un petit rire à cette idée puis leva les yeux de l’écran : le taxi tournait brusquement. Ils quittaient l’artère principale pour s’engager dans une rue secondaire. C’était anormal. Par réflexe, il ouvrit la portière et se jeta hors de la voiture avant que le chauffeur n’ait le temps de le viser avec son pistolet. La balle siffla au-dessus de sa tête tandis qu’il heurtait le goudron et roulait au sol. L’homme s’arrêta et descendit achever le travail. Abandonnant son sac, Bean se releva tant bien que mal et courut vers l’angle de la rue, parfaitement conscient qu’il ne pourrait pas courir assez vite sur l’avenue – déserte, car il s’agissait d’un quartier d’entrepôts – pour se trouver hors de portée de tir du chauffeur quand il tournerait le coin à son tour. Un nouveau coup de feu retentit alors qu’il passait l’angle. Un instant, il envisagea de se plaquer contre le mur en espérant que le tueur aurait la bêtise de tourner au pas de course. Mais l’idée ne fit pas long feu, car le second taxi de la queue devant la clinique s’arrêtait le long du trottoir près de lui et le chauffeur levait un autre pistolet vers lui. Il se jeta au sol, et deux balles claquèrent contre le mur là où il se tenait une fraction de seconde plus tôt. Par pur hasard, son mouvement le porta juste devant le premier assassin, effectivement assez stupide pour tourner l’angle en courant à toutes jambes. Il trébucha sur Bean et, lorsqu’il toucha terre, son arme lui échappa. Bean aurait pu tenter de s’en emparer, mais le second chauffeur était à moitié sorti de sa voiture et se trouverait en position de l’abattre avant qu’il n’eût le temps de ramasser le pistolet. Il fit donc demi-tour et se dirigea au pas de course vers le premier taxi, arrêté dans la rue, le moteur tournant au ralenti. Parviendrait-il à se cacher derrière lui avant que l’un ou l’autre des tueurs ne lui tire à nouveau dessus ? C’était impossible, il le savait, mais que faire sinon tenter le coup en espérant que, comme les méchants des vidéos, ses deux agresseurs tireraient comme des pieds et le rateraient ? Et, tant qu’on y était, une fois qu’il serait monté dans le taxi pour s’enfuir, pourquoi le siège du conducteur ne serait-il pas recouvert d’un tissu miracle qui stopperait les balles tirées de l’arrière ? Pop ! Pop-pop ! Et puis… le crépitement d’une arme automatique. Aucun des deux chauffeurs n’avait ce genre d’outil. Bean avait réussi à se glisser devant le capot de la voiture ; il se retourna en position accroupie. Avec étonnement, il constata que ses assaillants ne se tenaient pas au coin de la rue, pistolets pointés sur lui. C’était peut-être le cas un instant plus tôt, mais à présent ils gisaient à terre, truffés de plomb, et répandaient généreusement leur sang sur le trottoir. Deux hommes de type indonésien apparurent au pas de charge derrière eux, l’un pistolet au poing, l’autre avec une petite arme automatique en plastique. Bean reconnut un modèle israélien : c’était le même qu’utilisait sa propre armée lors de missions où il fallait dissimuler son attirail le plus longtemps possible. « Suivez-nous ! » cria un des Indonésiens. Bean jugea l’invitation acceptable : si la machination contre lui prévoyait l’intervention d’un deuxième tueur, elle en prévoyait peut-être d’autres ; mieux valait débarrasser le plancher le plus vite possible. Évidemment, il ne savait rien des Indonésiens ni des motifs pour lesquels ils étaient arrivés à point nommé pour lui sauver la vie, mais ils avaient des armes et ne s’en servaient pas pour tirer sur lui, ce qui faisait d’eux, pour le présent du moins, ses meilleurs amis. Il prit son sac au vol et courut à leur rencontre. La portière ouverte d’une voiture allemande parfaitement banale l’attendait. En se jetant sur le siège arrière, il dit : « Ma femme… elle est dans un autre taxi. — Elle en sécurité, répondit l’homme à côté de lui, celui à l’arme automatique. Son chauffeur des nôtres. Taxi très bien choisi pour elle. Très mal pour vous. — Et qui êtes-vous ? — Immigrant indonésien, fit avec un sourire ironique celui qui tenait le volant. — Des musulmans. Envoyés par Alaï ? — À l’ail ? Moi sens de la bouche ? » demanda l’homme. Bean ne prit pas la peine de s’expliquer. Si le nom d’Alaï ne lui disait rien, inutile de poursuivre sur le sujet. « Où est Petra ? Ma femme ? — Va à l’aéroport. Elle pas utilise billet vous donnez. » Son voisin lui en remit un autre. « Elle va là. » Bean lut sa destination. Damas. Apparemment, la mission d’Ambul avait réussi. Damas était de fait la capitale du monde islamique, et, même s’il avait disparu, il y avait toutes les chances qu’Alaï y résidât. « On nous y attend comme invités ? demanda Bean. — Touristes, répondit l’homme à ses côtés. — Tant mieux, parce que nous avons confié à la clinique quelque chose que nous devrons peut-être récupérer. » Seulement, il était évident que les sbires d’Achille – lui ou un autre adversaire – connaissaient pertinemment l’objectif de leur passage par la clinique obstétrique ; de fait… les chances étaient très minces que ce qu’ils y avaient laissé s’y trouve encore. Il reporta son attention sur son voisin. L’homme secouait la tête. « Désolé, on me dit que pendant nous nous arrêtons ici pour tuer assassins de vous, garde sécurité à la clinique vole ce que vous laissez. » Naturellement : quand on veut franchir l’obstacle d’un garde de sécurité, on n’essaye pas de l’assommer, on le soudoie. Et soudain toute la situation lui apparut limpide : si Petra était montée dans le premier taxi, il n’y aurait pas eu tentative d’assassinat mais enlèvement. La machination ne visait pas à tuer Bean – sa mort ne constituait qu’un bonus – mais à voler ses enfants. Personne ne les avait suivis pendant qu’ils se rendaient à Rotterdam. La trahison avait eu lieu après leur arrivée. Volescu ! Et, s’il trempait dans l’affaire, cela voulait dire que les embryons dérobés portaient sans doute la clé d’Anton ; nul ne s’intéresserait à ses enfants s’ils n’avaient pas au moins une chance de devenir des prodiges du genre de Bean. Le test de dépistage n’était probablement qu’une fumisterie ; Volescu ignorait en réalité chez quels embryons la clé d’Anton était présente. Il les implanterait sur des mères porteuses puis attendrait de voir ce qu’ils donneraient une fois nés. Bean s’était fait rouler par Volescu tout autant que Peter par Achille. Néanmoins, il ne lui avait pas fait confiance, lui : il n’avait simplement pas songé qu’il serait de mèche avec Achille. Maintenant, le Belge n’avait peut-être rien à y voir. Certes, il avait enlevé le djish d’Ender, mais il n’en découlait pas automatiquement qu’il était le seul kidnappeur en puissance du monde. Les enfants de Bean, s’ils possédaient les dons de leur père, exciteraient la convoitise des pays ou des chefs militaires ambitieux : il suffirait de leur taire l’identité de leurs vrais parents, de leur donner une formation aussi intensive que celle de Bean et de ses camarades de l’École de guerre, et, à l’âge de neuf ou dix ans, on pourrait leur confier le commandement de la tactique et de la stratégie d’un État. On pouvait même imaginer une entreprise fondée sur ce concept. Peut-être Volescu avait-il agi seul, engagé des tueurs, soudoyé le garde de sécurité, afin de pouvoir vendre plus tard les enfants au plus offrant. « Mauvaise nouvelle, regrette, dit le voisin de Bean. Mais vous avez un bébé encore, oui ? Dans femme, oui ? — En effet. » S’ils avaient autant de chance que la moyenne. Ce qui ne paraissait pas la tendance pour le moment. Toutefois, Damas… Si Alaï les prenait vraiment sous son aile, Petra s’y trouverait à l’abri – Petra et un enfant éventuel, qui porterait peut-être la clé d’Anton, peut-être condamné à mourir avant d’avoir vingt ans. Ces deux-là au moins ne craindraient rien. Mais les autres avaient disparu, rejetons de Bean et Petra destinés à grandir parmi des étrangers et à servir d’outils, d’esclaves. Il y avait neuf embryons. L’un d’eux avait été implanté, trois autres détruits. En restaient donc cinq en possession de Volescu, en tout cas de l’auteur du vol. Sauf si Volescu s’était débrouillé pour escamoter les trois soi-disant éliminés en échangeant, Dieu sait comment, les bacs. Ce seraient alors huit embryons qui manqueraient. Mais, en toute probabilité, il n’y en avait que cinq dans la nature ; Bean et Petra surveillaient Volescu de trop près pour qu’il puisse subtiliser les trois premiers – non ? Par un effort de volonté, Bean se détourna de ces inquiétudes auxquelles il ne pouvait répondre pour le moment pour examiner sa situation présente. « Merci, dit-il aux deux hommes qui l’accompagnaient. J’ai été imprudent. Sans vous, je serais mort. — Pas imprudent, répondit son voisin. Jeune homme amoureux. Femme a bébé dans ventre. Temps d’espoir. » Suivi aussitôt par un temps de quasi-désespoir, songea Bean. Jamais il n’aurait dû accepter d’avoir des enfants, même si Petra en mourait d’envie, même s’il aimait Petra de toute son âme, même si lui aussi désirait plus que tout au monde une descendance, une famille. Il aurait dû rester ferme, car alors rien de ce qui venait de se produire n’aurait été possible. Ses ennemis n’auraient rien eu à lui voler ; Petra et lui continueraient à se cacher, invisibles, parce qu’ils n’auraient pas été obligés de se montrer à un serpent comme Volescu. « Bébés bien, reprit l’homme à ses côtés. Font peur, rendent fou. Quelqu’un prend les bébés, quelqu’un fait mal à bébés, rend fou. Mais bien quand même. Bébés bien. » Possible. Peut-être vivrait-il assez longtemps pour connaître ces sentiments, ce qui n’avait rien de sûr. Parce qu’il savait à présent quelle était sa tâche dans l’existence, pour le délai qui lui restait avant qu’il meure de gigantisme. Il devait récupérer ses enfants. Peu importait qu’ils eussent dû ou non voir le jour, ils existaient désormais, chacun porteur de sa propre identité génétique, chacun bien vivant. Avant leur vol, ils n’étaient rien de plus pour lui que quelques cellules dans une solution ; seul comptait celui qu’on allait implanter à Petra, celui qui allait se développer pour devenir membre de leur famille. Mais tous comptaient également aujourd’hui, tous étaient vivants à ses yeux parce que quelqu’un d’autre les détenait et voulait se servir d’eux. Il regrettait même ceux qui avaient été éliminés. Même si le test avait été efficace, même s’ils portaient la clé d’Anton, de quel droit avait-il anéanti leur identité génétique sous le prétexte, ô combien altruiste, de leur épargner la douleur d’une existence aussi courte que la sienne ? Il prit soudain conscience de la tournure de ses réflexions, de ce qu’elles signifiaient. Sœur Carlotta, vous avez toujours espéré me voir devenir chrétien – et surtout catholique. Eh bien, voilà : je me prends à penser que, dès qu’un spermatozoïde et un ovule se combinent, l’humain apparaît et qu’il est mal de le détruire. Mais je ne suis pas catholique, et je n’ai pas mal agi en désirant que mes enfants jouissent d’une vie entière au lieu du cinquième d’existence qui me pend au nez. Pourtant, quelle est la différence entre Volescu et moi ? Il s’est débarrassé de vingt-trois embryons, moi de trois. Il a attendu presque deux ans – la gestation plus un an –, mais, tout compte fait, nos deux gestes sont-ils très dissemblables ? Sœur Carlotta condamnerait-elle Bean ? Avait-il commis un péché mortel ? Recevait-il simplement ce qu’il avait mérité, en perdant cinq enfants parce qu’il en avait rejeté trois ? Non, il ne la voyait pas lui tenir ce genre de discours, ni même entretenir de telles pensées. Elle se réjouirait qu’il ait décidé de devenir père, et elle serait heureuse si Petra se révélait enceinte. Mais elle conviendrait aussi que les cinq embryons qui se trouvaient dans des mains étrangères, qu’on risquait d’implanter dans des ventres inconnus pour les porter à terme, ces cinq-là, il devait les récupérer. Il devait les retrouver, les sauver et les ramener chez eux. 12 EXTINCTIONS De : Han Tzu À : Tigre des neiges Sujet : Pierres Je suis ravi et honoré d’avoir à nouveau l’occasion d’offrir mes misérables suggestions à votre superbe magnificence. Ma recommandation précédente de ne pas tenir compte des tas de pierres sur les routes était à l’évidence ridicule, et vous avez perçu qu’il était beaucoup plus judicieux de déclarer illégal le port de cailloux. Aujourd’hui, j’ai encore une fois le glorieux privilège de donner de mauvais avis à celui qui n’a pas besoin de conseils. Voici le problème tel que je le vois : Ayant ratifié une loi interdisant de porter des pierres, il vous est impossible de faire machine arrière et de l’abroger sans paraître faible. La loi interdisant de porter des pierres vous oblige à arrêter et à châtier des femmes et des enfants, scènes filmées et exportées frauduleusement d’Inde, au grand embarras de l’État populaire universel. Étant donné l’extension des côtes indiennes et la taille réduite de notre flotte, il est impossible de mettre un terme à l’exportation irrégulière de ces images. Les pierres barrent les routes, rendant les transports de troupes et de matériel imprévisibles et périlleux, et désorganisant les programmes. Les tas de pierres sont baptisés « Grande Muraille de l’Inde » et autres noms qui en font des symboles de provocation révolutionnaire à l’égard de l’État populaire universel. Vous m’avez mis à l’épreuve en laissant entendre qu’il n’existait que deux solutions, dont vous saviez dans votre grande sagesse qu’elles débouchaient sur des conséquences désastreuses. Abroger la loi ou cesser de l’exécuter encouragerait l’accroissement de l’anarchie, mais l’appliquer plus strictement donnerait seulement naissance à des martyrs, enflammerait l’opposition, nous humilierait aux yeux des nations ignorantes et barbares, et encouragerait là encore l’accroissement de l’anarchie. Par une chance inconcevable, je n’ai pas échoué à votre astucieuse épreuve. J’ai découvert la troisième réponse que vous connaissiez déjà : Je m’aperçois à présent que votre projet consiste à charger des camions de gravier fin et de gros blocs de pierre. Vos soldats se rendront dans les villages qui ont dressé les nouvelles barricades. Ils appuieront les camions contre ces barricades et y déchargeront rochers et gravier, non pas au sommet mais devant. Le peuple indien, rebelle et ingrat, devra réfléchir à la différence de taille entre la Grande Muraille de l’Inde et les Rocs et Graviers de Chine. Comme vous aurez barré les routes d’accès de chaque village, plus aucun camion ni aucun bus n’y entrera ni n’en sortira tant que les habitants n’auront pas déblayé non seulement la Grande Muraille de l’Inde mais aussi les Rocs et Graviers de Chine. Ils constateront que les graviers sont trop fins et les rocs trop gros pour les déplacer aisément. Le grand effort qu’ils devront fournir pour dégager les routes leur sera une leçon suffisante sans qu’il soit nécessaire de procéder à de nouveaux châtiments. Les vidéos qui sortiront du pays sous le manteau montreront que nous aurons seulement imité les villageois, et tout ce que les étrangers verront en fait de sanction ce sera des Indiens ramassant des pierres pour les déplacer, geste qu’ils accomplissaient déjà de leur propre chef. Étant donné que le nombre de camions en Inde est insuffisant pour déposer des rocs et des graviers partout, il conviendra de choisir avec soin, parmi les villages qui construisent une Grande Muraille, ceux qui recevront le traitement, afin de barrer autant de routes que possible et de gêner ainsi le commerce et les transports alimentaires dans le pays tout entier. Vous veillerez aussi à ce que certaines routes restent ouvertes pour notre propre approvisionnement, mais des points de contrôle seront établis à l’écart des villages et sur des positions impossibles à filmer de loin. Aucun camion civil ne sera autorisé à les franchir. Certains villages souffrant de pénurie alimentaire bénéficieront de petits apports de vivres aéroportés par des militaires chinois, qui apparaîtront comme des sauveurs secourant les victimes innocentes du blocage des routes par les rebelles et les insoumis. Nous fournirons des vidéos de ces opérations humanitaires conduites par notre armée à tous les médias étrangers. Je loue votre sagesse qui vous a inspiré ce plan et vous remercie de donner au dérisoire que je suis l’occasion d’étudier le mécanisme de votre réflexion et la façon dont vous allez transformer une situation embarrassante en une grande leçon pour l’ingrat peuple indien. À moins que, comme la dernière fois, vous n’ayez conçu un stratagème encore plus subtil et judicieux que j’aurai été incapable d’anticiper. De l’enfant qui se prosterne à vos pieds afin d’apprendre la sagesse, Han Tzu. Peter n’avait pas envie de se lever. Cela ne lui était jamais arrivé. Non, ce n’était pas tout à fait exact à strictement parler. Souvent, il n’avait pas envie de se lever, mais il prenait sur lui et quittait son lit ; aujourd’hui, il se trouvait toujours entre ses draps à neuf heures et demie du matin alors qu’il avait une conférence de presse dans moins d’une demi-heure à l’hôtel 0. Henry de sa ville natale, Greensboro, en Caroline-du-Nord. Il ne pouvait pas invoquer le décalage horaire : il n’y avait qu’une heure d’écart entre Ribeirão Preto et Greensboro. Il se mettrait en très mauvaise posture s’il ne se levait pas, donc il allait se lever – très bientôt. D’un autre côté, son intervention ne changerait pas grand-chose à sa situation. Certes, pour le moment, il portait toujours le titre d’Hégémon, mais, dans de nombreux pays, on trouvait beaucoup de rois, de marquis et de ducs que leur titre n’empêchait pas de faire la cuisine, de prendre des photos ou de réparer des voitures pour gagner leur vie. Peut-être pourrait-il retourner à la fac sous un faux nom et se préparer à une carrière comme celle de son père, à occuper un poste anonyme dans une société quelconque. Il pouvait aussi remplir la baignoire, s’y allonger et laisser l’eau envahir ses poumons. Quelques instants de panique et de gesticulation frénétique, et puis tous les ennuis s’évanouiraient. Tiens, s’il se frappait ou se cognait très fort en diverses parties de son anatomie, il pourrait faire croire qu’on l’avait assailli puis assassiné ; qui sait même si on ne le prendrait pas pour un martyr ? Au moins, les gens penseraient qu’il avait assez d’importance pour susciter l’inimitié de quelqu’un qui l’aurait jugé digne de se donner le mal de le tuer. Ça ne va pas tarder, se dit Peter ; je vais bientôt me lever et prendre une douche pour ne pas avoir trop triste mine devant les médias. Je devrais préparer une déclaration du genre : « Je vais vous prouver que je ne suis pas aussi nul et débile que mes récentes décisions peuvent le laisser penser. » Ou peut-être une approche plus directe ? « Je vais vous prouver que je suis encore plus nul et débile que n’en témoignent mes récentes décisions. » Dans le droit fil de la tendance actuelle de son existence, on le tirerait sans doute de la baignoire, on le ranimerait, puis on remarquerait ses ecchymoses, l’absence d’assaillant, et l’histoire se répandrait de sa tentative ridicule pour faire passer pour un meurtre son suicide manqué, ce qui parachèverait le fiasco qu’était sa vie. De nouveaux coups à sa porte. La femme de chambre était-elle donc incapable de déchiffrer l’étiquette « ne pas déranger » ? Elle était pourtant rédigée en quatre langues ! N’en connaissait-elle aucune ? Dans ces conditions, une cinquième lui serait certainement inintelligible. Encore vingt-cinq minutes avant la conférence de presse. Me suis-je assoupi ? Ah, voilà une bonne excuse ! Je… me… suis… rendormi. Désolé, je n’ai pas entendu le réveil. Trop de travail. C’est épuisant d’assurer la transmission – à un tueur mégalomane – de tout ce que j’ai passé ma vie à bâtir. Toc, toc, toc ! Finalement, j’ai aussi bien fait de ne pas me suicider ; ces coups à la porte auraient nui à ma concentration et gâché ma scène d’agonie. Je devrais mourir comme Sénèque, avec de belles paroles, voilà. Ou comme Socrate – mais ce serait plus compliqué : je n’ai pas de ciguë mais une baignoire. Pas de lames de rasoir, en revanche : je n’en ai pas besoin, avec mes trois poils de moustache. Nouvelle indication que je ne suis qu’un gamin stupide qu’on n’aurait jamais dû laisser jouer un rôle dans le monde des adultes. La porte de sa chambre s’ouvrit et se bloqua entrebâillée, retenue par la barrette de sécurité. Quelle indignité ! Qui osait se servir d’un passe pour entrer chez lui ? Et pas seulement d’un passe ! L’intrus disposait de l’instrument qui permet de débloquer les barrettes de sécurité ; à présent sa porte était grande ouverte. Des assassins ! Eh bien, qu’ils me tuent dans mon lit, face à eux et non pelotonné dans un coin à les supplier de ne pas tirer. « Pauvre petit bébé, dit sa mère. — Allons, il est déprimé, fit son père. Ne te moque pas de lui. — Je ne peux pas m’empêcher de penser à Ender et à ce qu’il a vécu à combattre les doryphores presque tous les jours pendant des semaines ; il était complètement épuisé mais jamais il n’a refusé de monter au créneau. » Peter eut envie de hurler. Comment prétendait-elle comparer ce qu’il venait de subir avec les « souffrances » légendaires d’Ender ? Ender n’avait jamais perdu de bataille, y avait-elle seulement songé ? Lui venait de perdre la guerre ! Il avait droit à un peu de repos ! « Prêt ? Un, deux, trois. » Peter sentit le matelas glisser du lit, et il roula lourdement par terre en se cognant au passage le crâne contre le cadre du sommier. « Aïe ! » cria-t-il. Belle et noble dernière parole à laisser à la postérité. Comment le grand Peter Wiggin, Hégémon de la Terre (et, naturellement, frère du saint sauveur Ender Wiggin), périt-il ? Il fut victime d’une terrible blessure à la tête quand ses parents le jetèrent à bas d’un lit d’hôtel vingt-quatre heures après sa fuite ignominieuse de sa propre enclave où nul ne l’avait menacé le moins du monde et où il n’avait pas la plus petite preuve d’un danger imminent pour sa personne. Et quelles furent ses dernières paroles ? Un seul mot, bien digne de figurer sur son monument : aïe. « À mon avis, nous ne pourrons pas le passer sous la douche sans toucher sa personne sacrée, dit sa mère. — Tu as raison, fit son père. — Et, si nous le touchons, reprit sa mère, il existe une possibilité non négligeable que nous mourions foudroyés sur-le-champ. » D’autres avaient des mères compatissantes, tendres, rassurantes, compréhensives. La sienne était une marâtre sarcastique qui le détestait et l’avait toujours détesté, c’était évident. « Le seau à glace, dit son père. — Il n’y a pas de glace dedans. — Mais il peut contenir de l’eau. » Le coup du seau d’eau dans la figure de l’adolescent qui ne veut pas se réveiller… C’était vraiment trop stupide ! « Sortez, je me lève dans quelques minutes. — Non, répondit sa mère. Tu te lèves tout de suite. Ton père remplit le seau à glace ; écoute, on entend l’eau qui coule. — D’accord, d’accord ! Quitte ma chambre, que je puisse me déshabiller avant de prendre ma douche – à moins que ce ne soit une ruse pour me voir encore une fois tout nu ? Comme tu me rebats les oreilles de l’époque où tu changeais mes couches, j’imagine que ç’a été une période très importante de ta vie ! » Pour toute réponse, il reçut un seau d’eau dans la figure – pas un plein seau, mais suffisamment pour lui tremper la tête et les épaules. « Désolé, je n’ai pas eu le temps de le remplir complètement, dit son père. Mais, quand je t’ai entendu adresser des insinuations obscènes à ma femme, j’ai dû employer ce que j’avais sous la main pour fermer ton clapet avant que je sois obligé de défoncer ton petit minois de morveux. » Peter se leva du matelas et baissa le short qu’il portait pour dormir. « C’est ça que vous êtes venus voir ? — Tout à fait, répondit son père. Tu te trompais, Thérésa : il en a. — Pas assez, apparemment. » Peter passa entre eux à grandes enjambées et claqua la porte de la salle de bains derrière lui. Une demi-heure plus tard, après avoir fait attendre la presse dix minutes à peine au-delà de l’horaire prévu, Peter monta seul sur l’estrade à l’extrémité de la salle de conférence pleine à craquer. Tous les journalistes tenaient leurs petites steadycams en l’air, les objectifs pointés entre leurs doigts crispés. Jamais il n’avait attiré autant de monde à une conférence de presse – mais il faut reconnaître qu’il n’en avait jamais donné aux États-Unis. Une foule pareille y aurait peut-être été normale. « Je suis aussi étonné que vous de me trouver ici aujourd’hui, dit-il avec un sourire. Je dois remercier la personne dont les informations m’ont permis de m’échapper, avec mes parents, d’un séjour que je considérais naguère comme un refuge sûr, mais qui était devenu pour moi le territoire le plus dangereux du monde. « Je remercie également le gouvernement des États-Unis, qui m’a non seulement invité à transférer le bureau de l’Hégémon dans ses frontières, à titre naturellement temporaire, mais aussi fourni un généreux contingent d’agents des services secrets afin de sécuriser la zone. Je ne crois pas ces hommes et ces femmes nécessaires, du moins en pareil nombre, mais, d’un autre côté, je croyais aussi n’avoir besoin d’aucune protection dans l’enclave de Ribeirão Preto. » Son sourire appelait des rires et il ne fut pas déçu ; ils exprimaient davantage un relâchement de tension qu’un véritable amusement, mais c’était mieux que rien. Son père avait bien insisté : il fallait les faire rire de temps en temps afin de maintenir un climat détendu ; ils en tireraient l’impression que Peter lui-même était détendu et confiant. « Les renseignements dont je dispose indiquent que les nombreux employés fidèles du bureau de l’Hégémon ne courent aucun danger ; quand une nouvelle administration sera en place, j’invite tous ceux qui le désirent à reprendre leurs fonctions. Les employés félons ont déjà trouvé un autre poste, naturellement. » Nouvelle vague de rires – mais émaillée de grognements audibles. Les journalistes sentaient l’odeur du sang, et la juvénilité apparente – et réelle – de Peter les laissait insatisfaits. De l’humour, d’accord, mais ne pas avoir l’air d’un gamin qui fait son intéressant – et surtout pas d’un gamin qui fait son intéressant après avoir été tiré de son lit manu militari par ses parents. « Je ne vous livrerai aucune information qui risquerait de compromettre mon bienfaiteur, mais je puis vous dire ceci : je suis seul responsable de ce déplacement brusque et inopportun, ainsi que de la désorganisation complète du bureau de l’Hégémon. » Là ! Un gamin n’aurait jamais dit ça. Un homme politique adulte non plus, d’ailleurs. « Au mépris des conseils de mon commandant militaire et d’autres, j’ai introduit le tristement célèbre Achille de Flandres, sur sa demande et avec son assurance de m’être loyal, dans mon enclave. On m’a prévenu qu’il était indigne de confiance et j’ai écouté ces mises en garde. « Toutefois, je me suis cru assez malin et prudent pour détecter largement à l’avance toute trahison de sa part. C’était une erreur. C’est grâce à l’aide de mon entourage qu’elle ne s’est pas révélée fatale. « Les nouvelles que répand aujourd’hui Achille de Flandres depuis l’ancienne enclave de l’Hégémonie au sujet de mes prétendus détournements de fonds sont bien évidemment fausses. J’ai toujours maintenu la plus grande transparence sur les finances de ma fonction. Les principales catégories de revenus et de débours ont été publiées chaque année sur les réseaux, et ce matin j’ai ouvert les archives tout entières des comptes de l’Hégémonie, ainsi que les miennes personnelles, sur un site sécurisé à cette adresse : “Présentation des comptes de l’Hégémonie.” Hormis quelques postes du budget dont n’importe quel analyste vous dira qu’ils suffisent tout juste à couvrir les très rares opérations militaires lancées au cours des dernières années sous mon mandat, la dépense de chaque dollar est justifiée. Et, en effet, ces bilans sont tenus en dollars, étant donné les amples fluctuations qu’a subies la monnaie de l’Hégémonie – avec une nette tendance à la baisse ces dernières années. » Nouveaux rires. Mais Peter constata aussi que tous les journalistes prenaient fiévreusement des notes : sa politique de transparence était efficace. « Vous remarquerez qu’aucun détournement de fonds n’a eu lieu, poursuivit-il, mais aussi que l’Hégémonie fonctionne sur un budget extrêmement réduit. Avec si peu d’argent, c’est une véritable gageure de rallier les nations du monde contre les desseins impérialistes du soi-disant “État populaire universel” – également connu sous l’appellation d’empire chinois. Nous sommes très reconnaissants aux pays qui ont aidé sans relâche l’Hégémonie à un niveau ou à un autre. Par égard pour certains qui préfèrent dissimuler leur contribution, nous avons effacé vingt noms de la liste ; libre à vous d’échafauder des hypothèses sur leur identité, mais je ne répondrai ni par oui ni par non, sauf pour vous révéler en toute franchise que la Chine n’en fait pas partie. » Il obtint son plus grand éclat de rire et entendit même quelques brefs applaudissements. « Je suis indigné que l’usurpateur Achille de Flandres ait osé remettre en question les pouvoirs du ministre de la Colonisation ; mais, s’il demeurait des doutes sur ses projets futurs, le choix de cette première initiative devrait nous en apprendre long sur l’avenir qu’il nous réserve à tous. Achille de Flandres n’aura de cesse que chaque habitant de la planète ne soit sous sa coupe – ou mort, cela va sans dire. » Peter s’interrompit et baissa les yeux sur son pupitre comme pour consulter ses notes, bien qu’il n’en eût pas, naturellement. « Ce que je ne regrette pas, en revanche, c’est qu’en ayant introduit Achille de Flandres à Ribeirão Preto j’ai eu l’occasion de prendre sa mesure en tant qu’homme – quoiqu’il faille pousser la définition jusqu’à ses plus lointaines limites pour l’inclure dans cette catégorie. Achille de Flandres est parvenu au pouvoir non par son intelligence et son courage, mais en exploitant l’intelligence et le courage des autres. Naguère, il a tramé l’enlèvement des enfants qui avaient aidé mon frère, Ender Wiggin, à sauver l’humanité de l’invasion extraterrestre ; pourquoi ? Parce qu’il savait n’avoir aucun espoir de dominer le monde si un seul d’entre eux œuvrait contre lui. « Son pouvoir tient à ce qu’on accepte de croire ses mensonges. Mais ses mensonges ne lui vaudront plus désormais de nouveaux alliés comme par le passé. Il a attelé son petit chariot à la Chine qu’il mène comme un bœuf ; mais je l’ai entendu tourner en dérision les pauvres imbéciles du gouvernement chinois qui se sont laissé convaincre, se moquer de leurs ambitions mesquines, alors qu’il m’expliquait qu’ils étaient indignes de bénéficier d’un personnage tel que lui pour diriger leurs affaires. « Pour une grande part, sans doute, ces propos visaient à me convaincre qu’il ne travaillait plus pour eux, mais ses railleries étaient nominales et très précises : son mépris pour les dirigeants chinois n’avait rien de feint. J’avais presque de la peine pour eux parce que, s’il parvient à consolider son pouvoir et qu’il n’a plus besoin d’eux, ils feront l’expérience de ce que j’ai moi-même vécu. « Naturellement, son mépris s’étend à moi aussi et, s’il rit de moi en cet instant, je ne peux que lui donner raison. Je me suis fait rouler, mesdames et messieurs. En cela, je me retrouve en compagnie de personnes de marque, dont certaines ont chu de leur trône en Russie après les enlèvements, d’autres moisissent dans des cellules, prisonniers politiques à la suite de l’invasion chinoise de l’Inde, et d’autres encore arrêtent les gens en Inde pour… transport de cailloux. « Tout ce que j’espère, c’est être le dernier à me montrer assez orgueilleux et stupide pour se croire capable de tenir Achille de Flandres en laisse ou de l’exploiter dans de nobles desseins. Achille de Flandres ne poursuit qu’un but et un seul : son propre plaisir. Et son plaisir… serait de placer sous sa férule chaque homme, chaque femme et chaque enfant de l’espèce humaine. « Je n’ai pas commis d’erreur en engageant l’Hégémonie sur la voie de l’opposition aux agissements impérialistes du gouvernement chinois. Aujourd’hui, à cause de mes bévues, le prestige de ma fonction se trouve provisoirement atteint, mais pas mon refus de l’oppression par l’empire chinois de plus de la moitié des peuples du monde. Je suis et je reste l’ennemi implacable des empereurs. » C’était une chute qui en valait une autre. Peter inclina brièvement la tête en remerciement des applaudissements polis qui éclatèrent. Certains dans la foule y mirent plus que de la courtoisie, mais il remarqua aussi que d’autres ne levaient pas le petit doigt. La séance de questions commença ensuite, mais, comme il avait reconnu sa responsabilité dès le début, il répondit sans mal sur ce sujet. Deux journalistes voulurent en savoir davantage sur l’informateur qui l’avait prévenu et sur les renseignements fournis, mais Peter déclara seulement : « Si j’en dis plus long dans ce domaine, quelqu’un qui m’a rendu service mourra certainement. Je m’étonne même que vous m’interrogiez là-dessus. » La deuxième fois qu’il donna cette réponse – mot pour mot –, nul ne posa plus la question. Quant aux interventions qui dissimulaient des accusations, il tomba d’accord avec celles qui sous-entendaient de sa part une conduite stupide. On lui demanda s’il avait démontré qu’il était trop incompétent pour occuper le poste d’Hégémon, et il répondit d’abord par une plaisanterie : « On m’a dit, à ma prise de fonctions, qu’en l’acceptant je prouvais que j’étais trop bête pour les remplir. » Éclat de rire général, bien entendu, puis il reprit : « Mais je me suis efforcé d’employer mon pouvoir pour servir la paix et l’autodétermination dans le monde entier, et je mets quiconque au défi d’établir que j’ai agi pour autre chose que le progrès de cette cause, autant qu’il m’était possible avec les moyens dont je disposais. » Un quart d’heure plus tard, il s’excusa devant l’audience de n’avoir plus de temps à lui consacrer. « Mais envoyez-moi par courriel toutes les questions que vous souhaitez encore me poser, et mes collaborateurs et moi-même tâcherons de vous répondre à temps pour le bouclage de vos éditions. Un dernier mot avant de finir. » Tout le monde se tut en retenant son souffle. « Le bonheur futur de l’homme repose sur les gens de bien qui désirent vivre en paix avec leurs voisins et sont prêts à les protéger de ceux qui veulent la guerre. Je ne suis qu’une de ces personnes, sans doute pas la meilleure ni la plus intelligente, j’espère. Mais il se trouve que c’est à moi qu’on a confié la fonction d’Hégémon ; tant que mon mandat ne sera pas arrivé à son terme ou que je n’aurai pas été légalement congédié par les pays qui soutiennent l’Hégémonie, je continuerai à servir à ce poste. » De nouveaux applaudissements éclatèrent – et, cette fois, il se permit de croire qu’ils exprimaient un peu de véritable enthousiasme. Il regagna sa chambre épuisé. Son père et sa mère l’y attendaient. Ils avaient refusé de l’accompagner. « Si tu te montres avec tes parents, avait dit son père, mieux vaut que tu annonces ta démission à la conférence de presse. Mais si tu comptes rester en fonction, descends tout seul, sans secrétaire, sans parents, sans amis, sans notes. Toi tout seul. » Il avait eu raison et sa mère aussi ; il devait suivre l’exemple de ce cher Ender : si on perd, on perd, mais on ne renonce pas. « Comment t’es-tu débrouillé ? demanda Thérésa. — Pas trop mal, je crois. J’ai répondu aux questions pendant un quart d’heure, après quoi ils ont commencé à se répéter ou à déborder du sujet ; alors je leur ai conseillé de me contacter par courriel s’ils voulaient d’autres précisions. La vidéo a retransmis la conférence ? — Nous avons testé trente stations de radio, dit son père, et une vingtaine des principales chaînes d’infos, et la plupart la passaient en direct. — Vous l’avez donc regardée ? — Non, nous avons sauté d’une chaîne à l’autre, fit sa mère, mais ce que nous avons vu nous a paru bon. Tu as été impeccable ; parfaitement convaincant, il me semble. — Nous verrons. — Et, sur le long terme, attends-toi à quelques mois agités, reprit John Paul : tu peux parier qu’Achille n’a pas encore épuisé toutes les cordes de son arc. — Un peu médiéval comme métaphore, non ? fit Peter. Je ne te pensais pas si vieux. » Ses parents accueillirent sa plaisanterie par un petit rire. « Maman, papa… merci. » Son père déclara : « Nous avons simplement agi aujourd’hui pour que tu n’aies pas à regretter demain que nous n’ayons rien fait. » Peter hocha la tête, puis il s’assit sur le bord de son lit. « Bon sang, comment ai-je pu être aussi abruti ? C’est incroyable ! Avoir refusé d’écouter Bean, Petra, Suri… — Nous, glissa Thérésa. — Vous et Graff, tu as raison. — Tu t’es fié à ton discernement, dit son père, et c’est une bonne attitude. Tu as eu tort cette fois-ci, mais ce n’est pas souvent le cas, et ça m’étonnerait que tu commettes à nouveau une erreur de cette portée. — Mais, pour l’amour de Dieu, ne lance pas un référendum chaque fois que tu devras prendre une décision, enchaîna sa mère, n’étudie pas les sondages d’opinion et n’essaye pas d’imaginer comment la presse va interpréter chacun de tes actes. — Promis. — Tu es Locke, ne l’oublie pas. Tu as déjà mis fin à une guerre. D’ici quelques jours ou quelques semaines, les médias vont s’en souvenir. Et tu es aussi Démosthène – tu disposes d’une solide base de fervents partisans. — Je disposais, corrigea Peter. — Ils t’ont vu aujourd’hui adopter l’attitude qu’ils attendent de Démosthène. Pas de faux-fuyants, pas de mauvaises excuses : tu as accepté les reproches que tu méritais et tu as rejeté les accusations infondées. Tu as rendu publiques les preuves de ton innocence… — C’était un excellent conseil ; merci, papa. — Et tu as montré du courage, reprit sa mère. — En m’enfuyant de Ribeirão Preto avant même que quelqu’un ait le temps de me regarder seulement d’un sale œil ? — En sortant de ton lit », répondit Thérésa. Peter secoua la tête. « Dans ce cas, il ne s’agit que d’un courage d’emprunt. — Non, pas d’emprunt : de réserve. En dépôt en nous comme dans une banque. Nous avons observé ton courage, et nous t’en avons gardé de côté pour te le rendre au moment où tu tomberais momentanément à sec et que tu en aurais besoin. — Un problème de liquidités, voilà tout, fit son père. — Combien de fois encore allez-vous devoir me sauver de moi-même avant le dénouement de cette crise ? — À mon avis… six, dit John Paul. — Non, huit, répondit Thérésa. — Vous vous croyez vraiment drôles, tous les deux, hein ? fit Peter. — Hon-hon. — Ouaip. » On frappa. « Service d’étage ! » fit une voix dans le couloir. En deux enjambées, John Paul se rendit à la porte. « Trois jus de tomates ? demanda-t-il. — Ah non, pas du tout. Déjeuner, sandwiches, glace. » Rassuré, John Paul ouvrit néanmoins sans ôter la barrette de sécurité. Aucune détonation ne retentit, et le serveur éclata de rire. « Tout le monde oublie de défaire ce truc ; ça arrive tout le temps. » John Paul écarta le battant et sortit dans le couloir afin de vérifier que personne n’allait tenter de s’introduire chez eux à la suite du garçon d’étage. Alors que l’homme entrait, Peter se détourna pour lui laisser le passage et aperçut le pistolet que sa mère remettait dans son sac à main. « Depuis quand étiez-vous prêts à décamper ? lui demanda-t-il. — Depuis qu’il s’était révélé que ton chef de la sécurité informatique fricotait avec Achille. — Ferreira ? — Il a raconté aux journalistes qu’il avait installé des programmes de surveillance pour découvrir l’auteur des détournements de fonds et qu’il était resté ébahi en constatant qu’il s’agissait de toi. — Ah ! fit Peter. Oui, évidemment, ils ont dû donner une conférence de presse pour contrer la mienne. — Mais presque tous les médias ont transmis la tienne en direct, tandis qu’ils n’ont passé que des extraits de la sienne, qu’ils ont fait suivre du passage où tu annonces la publication des comptes de l’Hégémonie sur les réseaux. — Le serveur va planter à coup sûr. — Non, les organismes de presse l’ont tout de suite cloné. » John Paul avait signé le reçu, le garçon était ressorti et la porte était close. « Mangeons, dit-il. Si j’ai bonne mémoire, la cuisine est très bonne dans cet hôtel. — Ça fait du bien de se retrouver chez soi, fit Thérésa. Enfin, pas chez soi, mais en ville en tout cas. » Peter mordit dans son sandwich et le trouva excellent. Ses parents avaient commandé celui qu’il aurait lui-même choisi ; ils le connaissaient vraiment sur le bout des doigts ! Leur vie était entièrement centrée sur leurs enfants ; pour sa part, il aurait été bien incapable de savoir quels sandwiches ils préféraient. Le chariot présentait trois couverts. Il aurait dû y en avoir cinq. « Excusez-moi, dit Peter. — De quoi ? demanda son père, la bouche pleine. — D’être le seul enfant qui vous reste sur Terre. — Ça pourrait être pire. Nous pourrions ne plus en avoir du tout. » Et sa mère lui tapota la main. 13 CALIFE De : Graff%pilgrimage@mincol.gov À : Locke%erasmus@polnet.gov Sujet : La meilleure part du courage Je sais qu’un message de moi n’est pas le bienvenu, mais, étant donné que vous n’êtes plus en sécurité et que notre ennemi commun est remonté sur la scène mondiale, je vous offre un asile, à vous et vos parents. Il ne s’agit pas de vous intégrer au programme de colonisation, bien au contraire, car je vous considère comme le seul capable de susciter et de cristalliser une opposition internationale à notre adversaire. C’est pourquoi votre protection revêt une importance primordiale à nos yeux. Pour cette raison, j’ai reçu l’autorisation de vous inviter sur une station orbitale pour quelques jours, quelques semaines ou quelques mois. Elle dispose du plein accès aux réseaux et vous pourrez retourner sur Terre dans les quarante-huit heures si tel est votre désir. Nul ne saura même que vous avez quitté la planète, et vous vous trouverez, vos parents et vous-même, hors de portée de toute tentative d’assassinat ou d’enlèvement. Veuillez réfléchir sérieusement à cette proposition. Nous savons à présent que notre ennemi n’a pas coupé les ponts avec son hôte précédent, et certaines informations en notre possession apparaissent désormais sous un jour nouveau. Notre interprétation qui obtient le plus haut taux de probabilité indique qu’un attentat contre vous est imminent. Disparaître provisoirement de la surface de la Terre serait des plus judicieux en ce moment. Voyez-y l’équivalent de la traversée secrète de Baltimore par Lincoln au moment de prendre ses fonctions de président, ou bien, si vous préférez un précédent moins glorieux, le voyage de retour en Russie de Lénine dans un wagon aveugle. Petra supposait qu’on l’emmenait à Damas parce qu’Ambul avait réussi à contacter Alaï, mais ni l’un ni l’autre n’étaient présents à l’aéroport, et nul ne l’attendait derrière les portiques de sécurité. Elle s’en réjouit plutôt : elle n’aurait pas voulu tomber sur quelqu’un portant un panneau avec « Petra Arkanian » écrit en grosses lettres – autant envoyer un courriel à Achille pour lui indiquer où elle se trouvait. Elle s’était sentie nauséeuse pendant tout le vol, mais elle savait qu’il était trop tôt pour que ce fut un effet de la grossesse : il fallait quelques heures au moins avant que l’organisme commence à sécréter les hormones responsables. Non, ses envies de vomir devaient provenir de la terreur brutale qui l’avait saisie en comprenant que, si les agents d’Alaï pouvaient la localiser assez précisément pour lui envoyer un taxi, ceux d’Achille en étaient aussi capables. Comment Bean avait-il su dans quel véhicule la faire monter ? Par prédilection pour les Indonésiens ? Par une déduction à partir d’indices qu’elle n’avait même pas remarqués ? Ou bien par simple méfiance envers le concept du premier-de-la-file ? Lequel avait-il pris lui-même et qui le conduisait ? On la heurta par-derrière et, l’espace d’un instant, elle fut prise de panique, songeant : « Ça y est ! Un assassin a réussi à s’approcher de moi parce que j’ai eu la stupidité de ne pas surveiller mes arrières ! » Son affolement – mâtiné d’autocritique – ne dura pas : elle se rendit vite compte qu’il ne s’agissait pas d’un tueur, naturellement, mais simplement d’un passager de son vol qui se hâtait vers la sortie de l’aéroport et qu’elle gênait, marchant à pas lents, hésitante et perdue dans ses réflexions. Je vais trouver un hôtel, se dit-elle, mais pas un où les Européens descendent habituellement. Quoique… si je choisis un établissement où tout le monde a le type arabe sauf moi, je détonnerai, trop repérable. Bean me reprocherait en se moquant de n’avoir pas encore acquis de réflexes de survie ; n’empêche que j’ai réfléchi à deux fois avant de m’inscrire dans un hôtel arabe. Elle ne portait que son sac en bandoulière, et on lui posa les questions classiques aux douanes. « Vous n’avez pas d’autres bagages ? — Non. — Combien de temps comptez-vous rester ? — Une quinzaine de jours, je pense. — Deux semaines ? Et vous n’avez pas emporté davantage de vêtements ? — J’achèterai sur place. » Entrer dans un pays avec trop peu d’affaires éveillait toujours les soupçons, mais, comme disait Bean, mieux vaut subir quelques questions en plus à la douane ou au contrôle des passeports que devoir faire le pied de grue à la réception des bagages, au risque de se faire repérer. Le pire, du point de vue de Bean, consistait à se rendre dans les premières toilettes du terminal. « Tout le monde sait que les femmes doivent faire pipi sans arrêt, disait-il. — En réalité, répondait Petra, ce n’est pas sans arrêt et, même dans le cas contraire, la plupart des hommes ne le remarquent pas. » Mais, comme il ne paraissait jamais avoir besoin de se soulager, les nécessités physiques des humains normaux devaient lui sembler excessives. Pourtant elle avait bien retenu la leçon, et elle ne jeta même pas un coup d’œil à la porte des premières toilettes ni des deuxièmes. Elle attendrait d’avoir pris une chambre d’hôtel pour se servir des W.-C. Bean, quand vas-tu me rejoindre ? As-tu pris le vol suivant ? Comment allons-nous nous retrouver dans cette ville ? Toutefois, il serait furieux, elle le savait, si elle restait à l’aéroport dans l’espoir de l’accueillir. D’abord, elle n’avait aucune idée de la provenance de son avion – il avait certainement choisi les trajets les plus inattendus et pouvait donc très bien arriver du Caire, d’Alger, de Rome ou de Jérusalem. Non, mieux valait se rendre à l’hôtel, s’inscrire sous un faux nom qu’il connaissait et… « Madame Delphiki ? » Elle pivota d’un bloc en entendant nommer la mère de Bean puis comprit que l’homme bien mis, de haute taille et aux cheveux blancs s’adressait à elle. « Oui. » Elle éclata de rire. « Je n’ai pas encore l’habitude qu’on me désigne par le nom de mon mari. — Pardonnez-moi, dit l’homme. Préférez-vous que je vous appelle par votre nom de jeune fille ? — Il y a des mois que je ne m’en suis pas servie. Qui vous envoie me chercher ? — Votre hôte. — J’ai eu bien des hôtes dans ma vie, répondit Petra, dont certains que je ne tiens pas à revoir. — Ces gens-là n’habiteraient pas à Damas. » Une étincelle dansa dans son regard, puis il se pencha vers Petra. « Il y a des noms qu’il vaut mieux ne pas prononcer. — Apparemment, le mien n’en fait pas partie, dit-elle avec un sourire. — Ici et maintenant, vous êtes en sécurité, au contraire de certains. — Je suis en sécurité parce que vous m’accompagnez ? — Parce que mon… quel est le terme dans votre jargon de l’École de guerre ? Mon djish et moi veillons sur vous. — Je n’ai vu personne observer mes mouvements. — Moi-même, vous ne m’avez pas vu, fit l’homme. Nous sommes très forts. — Si, vous, je vous avais aperçu, mais je ne m’étais pas rendu compte que vous me prêtiez attention. — C’est bien ce que je dis. » Elle sourit. « Très bien, je ne prononcerai pas le nom de notre hôte ; mais, comme vous ne voulez pas le prononcer non plus, je me vois obligée de refuser de vous accompagner. — Ah, quelle méfiance ! dit-il avec un sourire de regret. Parfait ; dans ce cas, peut-être vais-je me faciliter la tâche en vous plaçant en état d’arrestation. » Il sortit son portefeuille et lui montra une plaque d’apparence officielle. Petra ignorait de quel organisme elle émanait, n’ayant jamais appris l’alphabet arabe et encore moins la langue. Mais Bean lui avait enseigné un précepte : Écoute ta peur et écoute ta confiance. L’homme lui inspirait confiance, aussi accepta-t-elle la présentation de sa plaque malgré son incapacité à la déchiffrer. « Vous travaillez donc pour la police syrienne, dit-elle. — Assez souvent, oui, répondit-il avec un sourire tout en rangeant son portefeuille. — Sortons, fit-elle. — Non. Allons dans une petite pièce ici même, dans l’aéroport. — Une cabine de W-C publique ? Ou une salle d’interrogatoire ? — Mon bureau. » S’il s’agissait vraiment d’un bureau, il était bien dissimulé : pour s’y rendre, ils durent passer derrière le comptoir de la billetterie d’El Al et pénétrer dans la salle des employés. « El Al ? fit-elle. Vous êtes israélien ? — Israël et la Syrie entretiennent les meilleures relations depuis un siècle. Vous devriez réviser votre histoire. » Ils suivirent un couloir bordé de part et d’autre de casiers métalliques, passèrent devant une fontaine et quelques portes de toilettes. « Je ne pensais pas cette amitié assez forte pour permettre à la police syrienne de se servir de la compagnie aérienne nationale d’Israël comme couverture. — J’ai menti en prétendant appartenir à la police syrienne, dit l’homme. — Et eux, ils ont réussi à faire croire qu’ils appartenaient à El Al ? » Il appliqua sa main sur la plaque d’une porte anonyme qui s’ouvrit et il entra, mais, quand Petra voulut le suivre, il secoua la tête. « Non, non ; vous devez d’abord poser votre paume… » Elle obéit en se demandant comment diable son empreinte palmaire et sa signature sudatoire pouvaient bien être connues en Syrie. Non. Elles n’étaient pas connues, évidemment : on était en train de les lui prendre ; ainsi, où qu’elle se rende par la suite, les systèmes informatiques de sécurité pourraient l’identifier. La porte donnait sur un escalier qui descendait. Les marches n’en finissaient pas ; ils devaient se trouver désormais très en dessous du niveau du sol. « À mon avis, ce passage n’est pas conforme aux réglementations internationales sur l’accessibilité aux handicapés, dit Petra. — Ce que les régulateurs ne voient pas ne nous nuit pas, répondit l’homme. — Thèse qui a valu de gros ennuis à pas mal de monde », rétorqua Petra. Ils parvinrent à l’entrée d’un tunnel où les attendait un petit véhicule électrique. Il n’y avait pas de chauffeur ; apparemment, c’était le compagnon de Petra qui allait tenir ce rôle. Mais non. Il s’installa sur le siège arrière à côté d’elle, et la voiture démarra d’elle-même. « Laissez-moi deviner, dit Petra. Ça m’étonnerait que vous fassiez passer la plupart de vos VIP par l’arrière de la billetterie d’El Al. — Il existe d’autres moyens d’accéder à cette petite rue, mais ceux qui vous recherchaient n’auraient pas misé gros sur El Al. — Détrompez-vous : mon ennemi a souvent deux longueurs d’avance. — Oui, mais si vos amis en ont trois ? » Et il éclata de rire comme s’il s’agissait d’une plaisanterie et non d’une vantardise. « Nous voici seuls dans une voiture, dit Petra. Nous pouvons prononcer quelques noms à présent. — Je m’appelle Ivan Lankovski », fit son compagnon. Elle ne put s’empêcher d’éclater de rire, mais, constatant qu’il ne souriait même pas, elle reprit son sérieux. « Pardon, mais vous n’avez pas l’air russe et nous nous trouvons à Damas. — Mon grand-père paternel était russe, ma grand-mère kazakhe et tous deux musulmans. Les parents de ma mère sont toujours vivants, Allah en soit remercié, et ils sont jordaniens. — Et vous n’avez jamais changé de nom ? — C’est le cœur qui fait le musulman, le cœur et la vie. Mon nom renferme une partie de ma généalogie. Si Allah a voulu que je naisse dans cette famille, qui suis-je pour refuser ce don ? — Ivan Lankovski… dit Petra. C’est celui qui vous envoie dont j’aimerais connaître l’identité. — On ne dévoile jamais celle de son officier supérieur. C’est une des règles fondamentales de la sécurité. » Petra soupira. « Ce qui indique, je suppose, que je ne me trouve plus au Kansas. — Je ne crois pas que vous ayez jamais mis les pieds au Kansas, madame Delphiki, dit Lankovski. — C’était une allusion au… — J’ai vu Le Magicien d’Oz ; j’ai une certaine instruction, tout de même. Et puis… j’ai visité le Kansas, moi. — Alors vous avez trouvé une sagesse dont je ne puis que rêver. » Il eut un petit rire. « C’est une région qu’on n’oublie pas – comme la Jordanie au sortir de l’ère glaciaire, couverte de hautes herbes, avec des plaines qui s’étendent à l’infini dans toutes les directions, et le ciel partout plutôt que confiné à une petite trouée dans le plafond des arbres. — Vous êtes un poète, dit Petra. Et un très vieux poète, si vous vous rappelez l’ère glaciaire. — La glaciation, c’était l’époque de mon père. Moi, je ne me souviens que de la période pluvieuse qui l’a suivie. — J’ignorais que des tunnels perçaient le sous-sol de Damas. — Au cours des guerres qui nous ont opposés à l’Occident, répondit Lankovski, nous avons appris à enfouir tout ce que nous ne voulions pas voir finir en confettis. C’est sur les Arabes qu’on a testé les premières bombes à cible individuelle, le saviez-vous ? Les archives historiques regorgent de photos d’Arabes qui explosent. — J’en ai vu, oui, dit Petra. J’ai aussi souvenir que, pendant ces conflits, certains individus se prenaient eux-mêmes pour cible en fixant des bombes sur leur propre personne et en les faisant exploser dans des lieux publics. — En effet ; nous ne disposions pas de missiles guidés, mais il nous restait nos pieds. — Et la rancune persiste ? — Non, répondit Lankovski. Nous avons dominé autrefois le monde connu depuis l’Espagne jusqu’à l’Inde. Les musulmans ont régné à Moscou, nos soldats ont pénétré profondément en France et sont parvenus jusqu’aux portes de Vienne. Nos chiens étaient plus instruits que les érudits de l’Europe. Puis un jour nous nous sommes réveillés pauvres et ignorants, et c’étaient d’autres que nous qui détenaient les armes. Comme nous savions que ce ne pouvait être la volonté d’Allah, nous nous sommes battus. — Et vous avez découvert qu’Allah voulait quoi, en réalité ? — Que nombre d’entre nous meurent, que l’Occident occupe nos pays par vagues successives jusqu’à ce que nous cessions de résister. Nous avons appris la leçon et nous nous tenons parfaitement bien aujourd’hui ; nous obéissons aux termes de tous les traités, notre presse est libre, chacun a le droit de choisir sa religion, nos femmes sont libérées et nos élections démocratiques. — Et le sous-sol de Damas criblé de tunnels. — Et notre mémoire longue. » Il sourit à Petra. « Et nos voitures sans chauffeur. — Technologie israélienne, je suppose ? — Longtemps, nous avons considéré Israël comme l’avant-poste de l’ennemi sur notre terre sainte ; puis, un jour, nous nous sommes rappelé qu’Israël était un membre de notre famille parti en exil, où il avait appris tout ce que savaient nos adversaires, et qui était rentré au bercail. Nous avons cessé de combattre notre frère, et il nous a donné tous les cadeaux de l’Occident, mais sans détruire notre âme. Quelle tristesse si nous avions tué ou chassé tous les juifs ! Qui nous aurait instruits alors ? Les Arméniens ? » Petra éclata de rire, mais elle n’avait pas perdu une miette de ses propos. C’était donc ainsi qu’ils vivaient leur histoire : ils attribuaient un sens à tout ce qui leur permettait de voir l’intervention de Dieu, un but, voire du pouvoir et de l’espoir. Mais ils se souvenaient aussi que les musulmans avaient jadis gouverné le monde, et ils considéraient encore la démocratie comme une coutume adoptée pour apaiser l’Occident. Il faut que je lise le Coran, se dit-elle ; je veux savoir ce que cache cette façade de sophistication à l’occidentale. On a envoyé cet homme à ma rencontre parce qu’il incarne le visage que la Syrie veut présenter à ses visiteurs ; il m’a tenu ses grands discours parce qu’ils expriment les convictions dont ils veulent se parer. Mais il s’agit de la version édulcorée, taillée à la convenance des oreilles occidentales. Le squelette de l’histoire, son sang et ses tendons, ce sont les défaites, les humiliations, l’incompréhension de la volonté de Dieu, la chute d’un grand peuple et un sentiment de déroute permanente. Ces gens ont besoin de démontrer qui ils sont, de retrouver le statut qu’ils n’ont plus ; ils veulent, non la vengeance, mais la réhabilitation. Ces gens sont très dangereux. Utiles aussi, peut-être, jusqu’à un certain point. Elle porta ses observations à un degré supérieur mais les formula, comme son compagnon, sous un aspect euphémique. « Si je comprends bien, le monde musulman regarde la période critique que nous connaissons comme un aboutissement du projet d’Allah pour vous. Vous avez été humiliés par le passé afin d’être prêts à vous soumettre à lui et à le laisser vous conduire à la victoire. » Lankovski se tut un long moment, puis il répondit : « Je n’ai pas dit ça. — Bien sûr que si, rétorqua Petra. Ce sont les prémisses qui fondent tout votre discours. Mais vous ne paraissez pas vous rendre compte que c’est à une amie que vous les avez dévoilées, non à une ennemie. — Si vous êtes l’amie de Dieu, pourquoi n’obéissez-vous pas à sa loi ? — Je ne me suis jamais prétendue l’amie de Dieu ; seulement la vôtre. Certains ne peuvent pas vivre selon votre loi, mais cela ne les empêche pas d’admirer ceux qui en sont capables, de les honorer et de les aider quand c’est possible. — Et de se réfugier chez nous parce qu’on trouve la sécurité dans notre monde alors qu’elle n’existe pas dans le vôtre. — C’est mérité, reconnut Petra. — Vous êtes une enfant intéressante, dit Lankovski. — J’ai commandé des troupes à la guerre, je suis mariée et il n’est pas du tout impossible que je sois enceinte. Quand donc cesserai-je d’être une enfant ? Aux yeux de la loi islamique, je veux dire ? — Vous êtes une enfant parce que vous avez au bas mot quarante ans de moins que moi ; la loi islamique n’a rien à y voir. Quand vous aurez soixante ans et moi un siècle, inch’Allah, vous resterez une enfant pour moi. — Bean est mort, n’est-ce pas ? » demanda Petra. Une expression de surprise se peignit sur les traits de Lankovski. « Non », fit-il aussitôt. Sa réponse n’avait rien de prémédité, et Petra le crut. « Alors il s’est produit un malheur que vous n’osez pas m’annoncer. Mes parents… Il leur est arrivé quelque chose ? — Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? — Votre courtoisie et le fait que vos agents ont changé mon billet, m’ont amenée ici en me promettant que j’allais retrouver mon mari ; or, depuis le temps que nous nous déplaçons ensemble, vous n’avez fait aucune allusion au moment où j’allais revoir Bean, ni même à l’éventualité que je le revoie. — Pardonnez ma négligence, dit Lankovski. Votre mari a pris un vol ultérieur et suivi un trajet différent du vôtre, mais il arrive. Quant à votre famille, elle va bien, ou du moins nous n’avons aucune raison de penser le contraire. — Pourtant je vous vois toujours mal à l’aise. — Il y a eu un incident, déclara Lankovski. Votre mari est sauf, il ne souffre d’aucune blessure, mais il a été victime d’une tentative d’assassinat. Selon nous, si c’était vous qui étiez montée dans le premier taxi, on n’aurait pas cherché à vous tuer mais à vous enlever. — Et sur quoi vous fondez-vous ? Celui qui veut la mort de mon mari souhaite la mienne aussi. — Mais il désire encore davantage ce que vous portez en vous. » Il ne fallut qu’un instant à Petra pour déduire logiquement comment Lankovski pouvait être au courant. « On a dérobé les embryons, dit-elle. — Le garde de sécurité a reçu une augmentation de salaire et, en échange, il a laissé voler les embryons congelés. » Petra se doutait que Volescu mentait en se prétendant capable de déterminer lesquels étaient affectés par la clé d’Anton, et, à présent, Bean devait être au courant lui aussi. Tous deux savaient la valeur de ses enfants sur le marché libre ; les enchères grimperaient encore si leur ADN portait la tare d’Anton – ou si les acheteurs potentiels le croyaient. Elle s’aperçut qu’elle respirait trop vite. L’hyperventilation n’arrangerait rien ; elle fit un effort pour se calmer. Lankovski lui tapota légèrement la main. Il a remarqué que j’étais bouleversée ; je n’ai pas encore le talent de Bean pour dissimuler mes émotions. D’un autre côté, cette faculté pourrait ne traduire qu’une absence de sentiment. Bean devait avoir compris que Volescu les avait trompés. Pour ce qu’ils en savaient, l’embryon qu’elle abritait souffrait peut-être de la même affliction que son père ; or Bean avait juré de ne jamais avoir d’enfant porteur de la clé d’Anton. « A-t-on reçu des demandes de rançon ? demanda-t-elle à Lankovski. — Hélas non. À notre avis, les voleurs ne se donneront pas la peine de chercher à vous extorquer de l’argent ; ce serait une entreprise quasi désespérée. Le risque d’être battus à leur propre jeu et de se faire arrêter en tentant l’échange d’une marchandise aussi précieuse est trop élevé à côté de celui qu’ils courent en vendant vos enfants à des tiers. — En effet ; dans ce cas, le danger avoisine le zéro, dit Petra. — Nous sommes donc d’accord sur l’évaluation de la situation. Vos bébés ne craignent rien, si cela peut vous consoler. — Rien, hormis d’être élevés par des monstres. — Peut-être ne se considèrent-ils pas ainsi. — Est-ce l’aveu que vous et les vôtres vous porteriez acquéreurs d’un de ces enfants pour avoir votre petit génie personnel ? — Nous ne pratiquons pas le commerce de la chair volée, répondit Lankovski. Notre réputation de marchands d’esclaves nous a longtemps collé à la peau. Aujourd’hui, si on surprend quelqu’un à posséder, vendre, acheter ou transporter un esclave, ou bien à occuper un poste officiel et à tolérer cette activité, il encourt la peine de mort ; et la justice est prompte et sans appel. Non, madame Delphiki, il ne fait pas bon chez nous apporter des embryons volés dans l’espoir de les vendre. » Malgré son inquiétude pour ses enfants – ses enfants potentiels –, Petra saisit ce que ce discours sous-entendait : le « nous » qu’employait Lankovski ne désignait pas les Syriens, mais plutôt une sorte de gouvernement panislamique fantôme, dépourvu d’existence officielle, une autorité qui transcendait les frontières. C’était ce qu’il voulait dire en déclarant qu’il travaillait pour l’État syrien « assez souvent » : tout aussi souvent, il œuvrait pour une instance supérieure. Il existait donc déjà chez eux un rival à l’Hégémon. « Un jour, peut-être, dit Petra, on entraînera et on utilisera mes enfants pour défendre un pays contre une invasion musulmane. — Étant donné que les musulmans se sont débarrassés de leur volonté de conquête, je ne vois pas comment une telle situation pourrait se présenter. — Vous séquestrez Alaï quelque part dans la région. À quoi s’occupe-t-il ? À fabriquer des paniers ou des poteries à vendre au marché ? — Ce sont les seuls termes de l’alternative, selon vous ? Fabriquer des poteries ou déclarer la guerre à tout le monde ? » Les dénégations de Lankovski n’intéressaient pas Petra. Elle savait son analyse aussi exacte que possible avec les données dont elle disposait, et les protestations de son compagnon constituaient, non un démenti, mais sans doute une confirmation dont il n’avait pas conscience lui-même. C’était Bean dont elle se souciait à présent. Où se trouvait-il ? Quand arriverait-il à Damas ? Quelles mesures prendrait-il au sujet des embryons volés ? Du moins tentait-elle de se convaincre que telle était sa préoccupation. Parce que sa seule pensée, tel un monologue d’arrière-plan qui ne cessait de hurler du fond de son esprit, était celle-ci : il tient mes enfants. Non le joueur de flûte de Hamelin qui les entraînait en dansant loin de la ville ; non Baba Yaga qui les attirait dans sa maison à pattes de poule ; non la sorcière de la maison en pain d’épice qui les engraissait dans des cages. Non, ce n’était aucun de ces cauchemars gris, enveloppés de brume et de brouillard. Il n’y avait que les ténèbres absolues d’un lieu où jamais aucune lumière ne brille, où même le souvenir de la lumière s’est éteint. C’est là que se trouvaient ses enfants. Dans le ventre de la Bête. La voiture s’arrêta devant une simple plate-forme. La route souterraine continuait vers des destinations que Petra ne chercha pas à deviner : pour ce qu’elle en savait, le tunnel se poursuivait peut-être jusqu’à Bagdad ou Amman, il passait peut-être en dessous des montagnes pour gagner Ankara, voire sous le désert radioactif pour déboucher là où l’antique pierre attend que se soit écoulée la demi-vie de la demi-vie de la demi-vie de la mort, afin que les pèlerins puissent à nouveau effectuer le hadj. Lankovski tendit la main pour aider Petra à descendre bien qu’elle fût beaucoup plus jeune que lui. Il avait une attitude très étrange envers elle, comme s’il croyait devoir la traiter avec délicatesse, comme si elle n’avait aucune solidité et risquait de se briser. Et c’était exact : elle risquait de se briser. Elle avait déjà craqué auparavant. Oui, mais ce n’est plus possible désormais, parce qu’il me reste peut-être un enfant. Peut-être que l’implantation ne l’a pas tué mais lui a donné vie au contraire. Peut-être a-t-il pris racine dans mon jardin, va-t-il fleurir et fructifier, petit humain au bout d’une courte tige tordue. Et, quand on cueillera le fruit, la tige et les racines partiront avec lui, et le jardin restera vide. Où seront alors les autres ? On les a volés pour les planter dans un verger étranger. Pourtant je ne craquerai pas, parce que j’en abrite un, le seul peut-être. « Merci, dit-elle à Lankovski ; mais je ne suis pas fragile au point d’avoir besoin d’aide pour sortir de voiture. » Il sourit sans répondre. À sa suite, elle pénétra dans un ascenseur et ils émergèrent dans… Un jardin. Un jardin aussi luxuriant que la jungle philippine autour de la clairière où Peter avait donné l’ordre qui devait laisser entrer la Bête dans leur maison et les en chasser eux-mêmes. Une verrière enfermait la cour ; cela expliquait l’humidité de l’air. Pas une particule d’eau n’était abandonnée au désert. Assis dans un fauteuil de pierre au milieu de la végétation se trouvait un homme mince, élancé, la peau couleur cacao foncé des habitants du Niger supérieur où il avait vu le jour. Petra resta un moment sans bouger, le temps d’admirer le tableau, les longues jambes cachées, non par le pantalon du costume croisé qui constituait l’uniforme des Occidentaux depuis des siècles, mais par la djellaba d’un cheik, la tête découverte, l’absence de barbe au menton. Encore jeune et pourtant déjà un homme. « Alaï », murmura-t-elle si bas qu’il ne pouvait sans doute pas l’entendre. Peut-être ne l’entendit-il pas, en effet, mais choisit-il cet instant par hasard pour se tourner vers elle. Un sourire adoucit son expression sombre et méditative ; ce n’était plus le sourire insouciant de l’adolescent qui se déplaçait en rebondissant de paroi en paroi dans les coursives de l’École de guerre. On y lisait de la lassitude et aussi des peurs anciennes, dominées depuis longtemps mais toujours présentes. C’était le sourire de la sagesse. Elle comprit alors pourquoi Alaï avait disparu de la scène publique. Il est calife. Ils ont de nouveau choisi un commandeur des croyants ; le monde musulman tout entier s’est placé sous la suzeraineté d’un homme, et c’est Alaï. Rien dans sa présence au milieu d’un jardin ne permettait d’aboutir à cette conclusion, mais Petra avait compris à sa façon de se tenir qu’il était assis sur un trône ; elle l’avait compris à la manière dont on l’avait menée en sa présence, sans les apparats du pouvoir, sans gardes, sans mots de passe, seulement la compagnie d’un personnage élégant et courtois qui l’avait conduite auprès de l’homme-enfant installé sur un trône séculaire. L’autorité d’Alaï était spirituelle. Il n’existait pas d’abri plus sûr que ce jardin dans tout Damas ; nul ne pouvait le déranger : des millions de personnes se feraient tuer plutôt que de laisser quelqu’un entrer sans invitation dans ce sanctuaire. Il fit signe à Petra d’approcher, geste plein de douceur d’un saint homme ; elle n’avait aucune obligation de lui obéir et il ne s’offusquerait pas si elle refusait. Mais elle accepta. « Salaam, fit Alaï. — Salaam, répondit Petra. — La fille en pierre est chez moi. — Et où voulais-tu que j’aille ? » C’était une vieille plaisanterie entre eux : lui jouait sur le sens étymologique de « Petra », elle sur le « jaï » de jaï alaï[1]. « Je me réjouis de te voir saine et sauve, dit-il. — Ta vie a changé depuis que tu as retrouvé ta liberté. — La tienne aussi. Tu es mariée aujourd’hui. — Dans la bonne tradition catholique. — Tu aurais dû m’inviter. — Tu n’aurais pas pu venir. — En effet, dit-il. Mais je vous aurais envoyé mes meilleurs vœux. — En échange, tu nous as aidés quand nous en avions le plus besoin, répondit Petra. — Je regrette de n’avoir pas pu protéger les autres… enfants ; mais j’ai appris leur existence trop tard. Et je supposais que Bean et toi aviez pris des mesures de sécurité suffisantes… Non, non, excuse-moi, je réveille ta peine au lieu de l’apaiser. » Elle s’agenouilla devant le trône, et Alaï se pencha pour la prendre dans ses bras. Elle posa la tête et les coudes sur ses genoux, et il lui caressa les cheveux. « Quand nous étions des enfants et que nous jouions au plus grand jeu vidéo jamais imaginé, nous ne nous doutions de rien. — Nous sauvions le monde. — Et aujourd’hui nous créons le monde que nous avons sauvé. — Non, pas moi, dit Petra. Je ne fais plus partie des joueurs. — Sommes-nous seulement des joueurs, les uns et les autres ? Ou rien que des pions que quelqu’un d’autre déplace sur un échiquier ? — Inch’Allah », fit Petra. Elle s’attendait à un petit rire de la part d’Alaï, mais il se contenta de hocher la tête. « Oui, c’est ce que nous croyons : tout ce qui arrive découle de la volonté de Dieu. Mais ce n’est pas ce que vous pensez, il me semble. — Non ; nous autres chrétiens devons découvrir la volonté de Dieu et nous efforcer de la réaliser. — Le sentiment est le même quand un événement se produit, dit Alaï. Parfois on se croit maître de son destin parce qu’on modifie son entourage selon ses propres choix, et puis un incident a lieu qui balaie comme des fétus de paille, comme des pions sur un échiquier, tous les plans qu’on a établis. — Des enfants qui jouent aux ombres chinoises, renchérit Petra, jusqu’au moment où on éteint la lumière. — Ou qu’on en allume une plus puissante ; alors les ombres disparaissent. — Alaï, nous laisseras-tu repartir ? Je connais ton secret à présent. — Oui, je vous laisserai vous en aller. Mon secret ne tiendra plus longtemps ; trop de gens le partagent déjà. — Nous ne le révélerions jamais. — Je sais, dit Alaï : nous faisions partie du djish d’Ender. J’appartiens à un autre aujourd’hui ; je me trouve à sa tête parce qu’on me l’a demandé, parce qu’on dit que Dieu m’a désigné. Je n’en suis pas si sûr ; je n’entends pas la voix de Dieu, je ne sens pas sa puissance en moi. Mais on vient me soumettre des projets, des questions, des différends entre pays auxquels je suggère des solutions, et on les accepte. Et elles opèrent. Du moins, elles ont opéré jusqu’à présent. Alors, peut-être suis-je bel et bien l’élu de Dieu. — Ou quelqu’un de très intelligent. — Ou de très chanceux. » Alaï baissa les yeux vers ses mains. « Quoi qu’il en soit, mieux vaut se croire guidé par un grand dessein que ne s’intéresser à rien d’autre que ses petits malheurs et ses petits bonheurs. — Sauf si le grand dessein, c’est justement notre bonheur. — Si c’est le but de Dieu, fit Alaï, pourquoi y a-t-il si peu de gens heureux ? — Peut-être veut-il que nous jouissions seulement du bonheur que nous sommes capables de trouver. » Alaï hocha la tête avec un petit rire. « Il y a un petit imam en chaque ancien de l’École de guerre, tu n’as pas l’impression ? — Ou un petit jésuite, un petit rabbin, un petit lama. — Sais-tu d’où je tire parfois mes réponses quand on me pose des questions vraiment difficiles ? Je me demande : “Que ferait Ender à ma place ?” » Petra secoua la tête. « Le truc classique : on se demande comment s’y prendrait quelqu’un de plus intelligent que soi dans la même situation, et on applique sa solution. — Mais Ender n’est pas un personnage imaginaire. Il a vécu avec nous et nous l’avons connu ; nous l’avons vu nous constituer en armée, apprendre qui nous étions, découvrir le meilleur de nous-mêmes, nous pousser jusqu’à nos plus extrêmes limites, voire au-delà, et en exiger encore davantage de lui-même. » Petra ressentit un pincement au cœur familier : elle avait été la seule qu’il avait poussée plus qu’elle ne pouvait le supporter. La tristesse et la colère l’envahirent, et, bien qu’Alaï n’eût sans doute même pas pensé à elle en tenant ces propos, elle eut envie de lui renvoyer une réponse cinglante. Mais il avait fait preuve de bonté envers Bean et elle ; il les avait sauvés en les amenant chez lui alors qu’il ne voulait ni n’avait besoin de l’appui de non-musulmans : son nouveau statut de chef des croyants exigeait de lui une certaine pureté, sinon de l’âme, du moins dans le choix de ses fréquentations, certainement. Néanmoins, elle se sentit obligée de déclarer : « Nous t’aiderons si tu le permets. — À quoi ? demanda-t-il. — À mener la guerre contre la Chine. — Mais nous n’avons pas l’intention de déclarer la guerre à la Chine, répondit Alaï. Nous avons renoncé au djihad militaire. Les seules purifications et rédemptions que nous recherchons sont celles de l’âme. — Toutes les guerres doivent-elles être saintes ? — Non, mais ceux qui participent aux impies sont damnés. — À part toi, qui pourrait s’opposer à la Chine ? — Les Européens, les Américains. — Il est difficile de se dresser contre un adversaire quand on n’a pas de colonne vertébrale. — Leur civilisation est vieille et fatiguée comme la nôtre par le passé. Il nous a fallu des siècles de déclin et une succession de rudes défaites et d’amères humiliations avant de comprendre et d’opérer les changements nécessaires pour servir Allah dans l’unité et l’espérance. — Ce qui ne vous empêche pas de conserver une armée et tout un réseau d’agents qui n’hésitent pas à faire feu quand il le faut. » Alaï acquiesça gravement. « Nous sommes prêts à employer la force pour nous défendre si on nous attaque. » Petra secoua la tête. L’espace d’un instant, elle avait éprouvé un sentiment de colère impuissante parce qu’il fallait sauver le monde et qu’Alaï et les siens avaient apparemment renoncé au conflit armé ; à présent, sa déception venait de la constatation que rien n’avait changé : Alaï ne préparait pas la guerre, mais il attendait qu’une agression le pousse à se défendre. Petra ne remettait pas en cause le bien-fondé de la guerre défensive ; c’était qu’Alaï feignît d’avoir mis bas les armes alors qu’il les affûtait en réalité qui l’agaçait. À moins qu’il n’eût dit la stricte vérité. Cela paraissait invraisemblable. « Tu es fatiguée, fit Alaï. Le décalage avec les Pays-Bas n’est pas énorme, mais tu devrais quand même te reposer. On m’a rapporté que tu avais été malade pendant le voyage. » Elle éclata de rire. « On me surveillait dans l’avion ? — Naturellement. Tu es quelqu’un de très important. » Pourquoi ? Que représentait-elle pour les musulmans ? Ils n’avaient pas besoin de ses talents militaires et elle n’avait aucune influence politique dans le monde. C’était sans doute son enfant qui faisait sa valeur – mais, même si elle était enceinte, quel intérêt offrait-il pour l’Islam ? « On ne fera pas un soldat de mon petit », dit-elle. Alaï leva la main pour l’interrompre. « Pas de conclusion hâtive, Petra. C’est Allah qui nous guide, nous l’espérons ; nous ne voulons pas prendre ton enfant et, tout en souhaitant l’émergence d’un monde où ses semblables apprendront à connaître Allah et à le servir, nous ne désirons pas te voler ton petit ni le séquestrer chez nous. — Mon petit ou ma petite, fit Petra, toujours pas rassurée. S’il ou elle ne vous intéresse pas, qu’ai-je donc de si important ? — Réfléchis en soldat, répondit Alaï. Tu portes dans ton ventre ce que notre pire ennemi désire le plus ; et, même si tu n’es pas enceinte, il souhaite ta mort pour des raisons profondément enfouies dans la noirceur de son cœur. Sa volonté de t’atteindre te rend précieuse aux yeux de ceux qui le craignent et veulent lui barrer la route. » Petra secoua la tête. « Alaï, ma mort et celle de mon enfant n’apparaîtraient que comme un simple point lumineux sur le télémètre qu’il pointe sur toi et ton peuple. — Tu nous es plus utile vivante. — Quel sens pratique ! Mais ce n’est pas la seule raison. — Non, en effet. — Comptes-tu me révéler les autres ? — Ça va te sembler très mystique, dit Alaï. — Mais pas très étonnant de la part du commandeur des croyants. — Allah a introduit un élément nouveau dans le monde : je parle de Bean et de sa différence génétique avec le reste de l’humanité. Certains imams le décrivent comme une abomination conçue par le mal ; d’autres voient en lui une victime innocente, un embryon normal à l’origine, modifié par le mal et qui ne porte aucune responsabilité dans ce qu’il est devenu. Mais d’autres encore – et ils sont de loin les plus nombreux – soutiennent que rien n’aurait pu se produire sans la volonté d’Allah, que les facultés de Bean ont joué un rôle clé dans notre victoire sur les doryphores et qu’il a donc fallu l’intervention de Dieu pour lui donner le jour au moment où nous avions besoin de lui. Et, si Dieu a décidé d’introduire cet élément nouveau dans le monde, il nous faut savoir s’il permet à cette modification génétique de se transmettre. — Bean est en train de mourir, Alaï, dit Petra. — Je sais, répondit-il. Comme nous tous. — Il ne voulait pas avoir d’enfants. — Et pourtant il a changé d’avis. La volonté de Dieu s’épanouit dans tous les cœurs. — Dans ces conditions, si la Bête nous tue, c’est peut-être aussi la volonté divine. Pourquoi te tracasser à nous protéger ? — Parce que mes amis me l’ont demandé, dit Alaï. Pourquoi chercher des complications ? Le but de mes efforts est très simple : faire le bien quand c’est en mon pouvoir, et, quand c’est impossible, au moins ne pas faire le mal. — Un vrai petit… Hippocrate. — Petra, va te coucher et dors ; tu deviens désagréable. » Il avait raison. Elle était sur les nerfs, elle s’exaspérait d’une situation sur laquelle elle n’avait pas prise, elle désirait Bean près d’elle, elle voulait qu’Alaï ne se soit pas transformé en personnage royal, en saint. « Tu n’aimes pas ce que je suis devenu, dit-il. — Tu lis dans les pensées ? demanda Petra. — Non, sur les visages. À la différence d’Achille et de Peter Wiggin, je ne me suis pas battu pour cette fonction. Je suis revenu de l’espace sans autre ambition que mener une existence normale et peut-être trouver un moyen de servir mon pays ou mon dieu ; aucun groupe ni faction ne m’a choisi pour m’établir là où tu me vois aujourd’hui. — Et comment es-tu arrivé dans ce jardin, dans ce fauteuil, si ni toi ni personne ne t’y a mis ? » demanda Petra. Les mensonges, même inconscients, sur ce qu’il n’était pas utile de cacher l’agaçaient. « À mon retour de captivité en Russie, on m’a confié la planification de manœuvres militaires communes d’une force panarabique qu’on formait pour participer à la défense du Pakistan. » Petra le savait, cette force panarabique était sans doute à l’origine une armée conçue pour résister au Pakistan et non le défendre, car, dès l’instant où la Chine avait envahi l’Inde, le gouvernement pakistanais avait projeté de déclarer la guerre à d’autres pays musulmans afin d’unir le monde islamique sous sa férule. « Peu importe, reprit Alaï en éclatant de rire devant l’exaspération de Petra, après avoir apparemment déchiffré ses pensées une fois de plus. Cette armée est devenue une force consacrée à la défense du Pakistan, et mon travail m’a mis en contact avec des planificateurs d’une dizaine d’autres pays ; peu à peu, ils sont venus me soumettre de plus en plus souvent des questions qui dépassaient largement le cadre de la stratégie militaire. Je ne considérais pas mes réponses comme particulièrement empreintes de sagesse : je leur disais simplement ce qui me semblait évident ou bien, quand je distinguais mal le problème, je les interrogeais jusqu’à ce que j’y voie plus clair. — Et ils ont fini par ne plus pouvoir se passer de toi. — Je ne crois pas. Plus simplement, ils ont fini par… éprouver du respect. Ils ont commencé à me demander d’assister à des réunions, non plus seulement avec les militaires, mais aussi les politiques et les diplomates, lesquels à leur tour se sont mis à tenir compte de mes avis, à rechercher mon appui pour étayer leurs opinions ou leurs objectifs, et pour finir ils m’ont choisi comme médiateur pour régler les différends entre diverses factions. — Ils voulaient un juge, quoi, fit Petra. — Plutôt un diplômé de l’École de guerre, à une époque où ils désiraient plus qu’un juge. Ils souhaitaient retrouver leur grandeur, et pour ça il leur fallait un chef qui avait, selon eux, la faveur d’Allah. Je m’efforce donc de vivre et d’agir de façon à leur fournir le chef dont ils ont besoin. Petra, je suis le même qu’à l’École de guerre – et, comme Ender, c’est peut-être moi qui commande, mais je suis aussi l’instrument créé par mon peuple pour atteindre son but. — Je me demande si je ne suis pas jalouse, tout simplement, dit Petra : l’Arménie ne nourrit pas de grand dessein, sinon celui de survivre et de rester libre ; et elle n’a aucun moyen d’y parvenir sans l’aide de pays plus puissants. — L’Arménie n’a rien à craindre de nous. — Sauf, naturellement, si nous provoquons les Azéris – et le simple fait que nous respirons est une provocation pour eux, je me permets de le souligner. — Nous n’emprunterons pas la voie de la violence pour accéder à la grandeur, Petra. — Et laquelle, alors ? Vous allez attendre que le monde entier se convertisse à l’islam et vous supplie de l’intégrer à votre nouvel ordre planétaire ? — Oui, répondit Alaï, c’est exactement notre stratégie. — J’ai déjà entendu des plans loufoques, mais là, on nage en plein délire ! » Alaï éclata de rire. « Tu as vraiment besoin d’une sieste, ma sœur bien-aimée. Bean n’aura sûrement pas envie de te trouver de cette humeur à son arrivée. — Et quand doit-il arriver ? — Tard dans la soirée. Tu vois monsieur Lankovski près du portail, là-bas ? Il va te mener à votre chambre. — Je vais dormir dans le palais du calife ? fit Petra. — Ce n’est pas grand-chose comme palais, répondit Alaï. La plupart des pièces servent d’espaces publics pour des bureaux et autres. Je dispose d’une chambre très simple et… de ce jardin. La tienne est très nue aussi – mais tu la trouveras peut-être luxueuse si tu songes qu’elle est semblable à celle du commandeur des croyants. — J’ai l’impression d’être tombée dans un des contes de Schéhérazade. — Le toit est solide ; tu n’as rien à craindre des oiseaux rocs. — Tu penses à tout, dit Petra. — Nous disposons aussi d’un excellent médecin sur place, au cas où tu aurais besoin de soins quelconques. — Il est encore trop tôt pour se fier aux tests de grossesse, répondit Petra, si c’est ce dont tu parles. — Je te signalais simplement que nous disposons d’un excellent médecin sur place, au cas où tu aurais besoin de soins quelconques, fit Alaï en insistant sur le dernier mot. — Dans ce cas, ma réponse est : “Tu penses à tout.” » Elle ne croyait pas trouver le sommeil, mais elle ne voyait rien de mieux à faire que s’allonger sur le lit dans la chambre carrément Spartiate – sans télévision ni livre, à part le Coran en arménien. Elle savait ce que signifiait la présence de cet ouvrage chez elle. Pendant des siècles, on avait considéré comme hérétiques par définition les traductions du livre saint, puisque seule la langue arabe exprimait réellement les paroles du Prophète. Mais, lors de la grande ouverture qui s’était produite à la suite des défaites écrasantes subies au cours de guerres sans espoir contre l’Occident, cette position avait été l’une des premières à changer. Chaque exemplaire de la traduction du Coran portait en page de titre une citation du grand imam Zuqaq, auteur de la réconciliation d’Israël et du monde musulman. « Allah est au-dessus des langues. Même en arabe, le Coran reste une transposition de la pensée de Dieu en mots humains. Chacun doit pouvoir entendre la parole de Dieu dans la langue qu’il parle dans son cœur. » Cet ouvrage en arménien dans sa chambre disait donc tout d’abord à Petra que, dans le palais du calife, il n’y avait pas de rechute, pas de retour à l’époque du fanatisme religieux où les étrangers devaient se plier à la loi islamique, où les femmes portaient le voile et n’avaient pas le droit d’aller à l’école ni même dans la rue, et où de jeunes soldats musulmans se bardaient d’explosifs pour tuer les enfants de leurs ennemis. Il lui disait aussi qu’on avait prévu sa venue et qu’on avait préparé sa chambre avec grand soin, malgré sa simplicité apparente : un exemplaire du Coran en standard, l’anglais à l’orthographe plus ou moins phonétique adopté dans la Flotte internationale, aurait suffi ; mais on tenait à souligner à ses yeux qu’ici, au cœur – non, à la tête – du monde musulman, on respectait tous les pays et toutes les langues. On la connaissait et on lui offrait les paroles sacrées dans la langue de son âme. À la fois touchée et agacée de ce geste, elle n’ouvrit pas le livre. Elle fouilla dans son sac puis finit par déballer ses affaires. Elle prit une douche pour débarrasser ses cheveux et sa peau de la crasse du voyage, puis s’allongea sur le lit car elle n’avait nulle part ailleurs où s’asseoir. Pas étonnant qu’il passe son temps dans le jardin, songea-t-elle. Dans sa chambre, il ne doit même pas avoir la place de se retourner. Elle s’éveilla en percevant une présence à la porte. On n’avait pas frappé ; simplement, quelqu’un se tenait derrière le battant, la paume sur la plaque d’identification. Qu’avait-elle donc entendu pour émerger du sommeil ? Des pas dans le couloir ? « Je ne suis pas habillée ! lança-t-elle comme la porte s’ouvrait. — C’est bien ce que j’espérais », répondit Bean. Il entra, son sac à la main, et le posa près de la table de toilette. « Tu as vu Alaï ? demanda Petra. — Oui, mais nous en parlerons plus tard. — Tu sais qu’il est calife ? fit-elle d’un ton insistant. — Plus tard. » Il ôta ses chaussures. « Je crois qu’ils préparent la guerre mais qu’ils font semblant de rien. — Ils peuvent préparer ce qui leur chante, répondit Bean. Tu es en sécurité chez eux, c’est tout ce qui compte pour moi. » Sans quitter ses vêtements, Bean s’allongea sur le lit à côté de Petra, glissa son bras sous elle et l’attira contre lui. Il lui caressa le dos et lui embrassa le front. « On m’a mise au courant pour les autres embryons, dit-elle. Achille les a volés. » Il lui donna un nouveau baiser puis fit : « Chut ! — Je ne suis même pas sûre d’être enceinte. — Mais si, ne t’inquiète pas. — J’avais compris que Volescu ne disposait pas de test pour vérifier la présence de la clé d’Anton, reprit-elle. Je savais qu’il mentait. — D’accord. — Je le savais mais je ne t’ai rien dit. — Eh bien, c’est fait maintenant. — Je veux ton enfant quoi qu’il arrive. — Dans ce cas, fit Bean, mettons le prochain en route à la manière classique. » Elle l’embrassa. « Je t’aime. — Je m’en réjouis. — Il faut récupérer les autres, dit Petra. Ce sont nos enfants et je ne veux pas qu’ils grandissent parmi des étrangers. — Nous les reprendrons, répondit Bean. Je peux te l’assurer. — Achille les détruira avant que nous parvenions à remettre la main sur eux. — Non. Il souhaite leur survie plus qu’il ne désire notre mort. — Et comment pourrais-tu bien savoir ce que pense la Bête ? » Bean roula sur le dos et il regarda le plafond sans le voir. « Dans l’avion, j’ai beaucoup réfléchi à une déclaration d’Ender. À sa façon de penser. Il faut connaître son ennemi, disait-il ; c’est pourquoi il étudiait constamment les doryphores ; il examinait toutes les vidéos de la première guerre, les dissections des cadavres, et ce qu’il ne trouvait ni en livre ni en film, il l’imaginait ; il extrapolait, il s’efforçait de savoir qui ils étaient. — Tu ne ressembles en rien à Achille, fit Petra ; tu es à l’opposé de lui. Si tu veux le connaître, représente-toi ce que tu n’es pas et tu auras son portrait. — C’est faux, répondit Bean. À sa façon pitoyable, déformée, il t’aime, et moi aussi, à ma façon pitoyable et déformée, je t’aime. — La déformation n’est pas la même et ça change tout. — Ender affirmait qu’on ne peut vaincre un ennemi puissant que si on le comprend complètement, qu’on ne peut le comprendre que si on connaît ses désirs les plus profonds, et qu’on ne peut les connaître que si on l’aime véritablement. — Par pitié, ne me dis pas que tu as décidé d’aimer la Bête ! s’exclama Petra. — Je crois que je l’ai toujours aimé, répondit Bean. — Non, non, non ! fit Petra d’un ton d’horreur avant de lui tourner le dos. — Si, depuis que je l’ai vu s’approcher de nous en boitant, seule brute des rues que nous, les petits, pensions pouvoir dominer. Sa jambe tordue, la haine terrible qu’il vouait à ceux qui découvraient sa faiblesse, l’affection et la bonté bien réelles qu’il manifestait à tous hormis Poke et moi… Petra, voilà ce que personne ne comprend de sa personnalité ; on le regarde comme un assassin, un monstre… — Parce que c’en est un. — Un monstre qui réussit à gagner l’amour et la confiance de ceux qui devraient se méfier le plus de lui. Je connais cet homme, celui dont les yeux plongent dans ton âme, te jugent et te trouvent digne. J’ai vu les autres enfants se mettre à l’aimer, à reporter sur lui la loyauté qui les liait à Poke, faire de lui leur père, vraiment, du fond du cœur ; et, même s’il m’a toujours tenu à distance, le fait demeure… que je l’aimais moi aussi. — Pas moi », dit Petra. Le souvenir des bras d’Achille autour d’elle alors qu’il l’embrassait était insupportable et elle fondit en larmes. Elle sentit la main de Bean se poser sur son épaule puis caresser son flanc pour l’apaiser délicatement. « Je vais le détruire, Petra. Mais pas à la façon dont je comptais m’y prendre jusqu’à présent. Je l’évitais, je réagissais à lui ; Peter avait raison, finalement. Il s’est comporté comme un manche, mais l’idée de se rapprocher de lui était bonne. On ne peut pas traiter Achille comme une créature lointaine et incompréhensible, comme une force de la nature, une tempête ou un tremblement de terre, où le seul espoir consiste à se tapir dans un abri en attendant que ça passe. Non, il faut le comprendre, entrer dans sa tête. — Je l’ai visitée, dit Petra. C’est immonde. — Oui, je sais, répondit Bean. C’est le royaume du feu et de la peur – mais songe qu’il y vit vingt-quatre heures sur vingt-quatre. — Tu crois peut-être que je vais le prendre en pitié parce qu’il est obligé de supporter sa propre compagnie ? — Petra, j’ai passé tout le trajet à essayer de m’identifier à lui, d’imaginer ses désirs les plus profonds, ses espoirs, ses pensées. — Et tu n’as pas vomi ? Moi oui, deux fois au cours de mon voyage, et je n’avais pas besoin de me trouver dans l’esprit de la Bête. — C’est peut-être parce que tu as une petite bête dans ton ventre. » Elle eut un frisson de répulsion. « Ne parle pas comme ça de lui – ou d’elle. D’ailleurs, ma grossesse n’a sans doute même pas encore commencé. Ça ne date que de ce matin. Mon bébé n’est pas une bête. — C’était une mauvaise plaisanterie ; pardon. Mais écoute, Petra ; dans l’avion, j’ai eu comme une révélation : Achille n’est pas une force mystérieuse. Je sais exactement ce qu’il désire. — Et que désire-t-il ? À part notre mort. — Il veut que nous sachions que les embryons sont vivants. Il ne les implantera même pas tout de suite ; il nous laissera une piste de petits indices à suivre – rien de trop évident, afin de nous faire croire que nous nous approchons peu à peu d’un secret qu’il cherche à dissimuler. Mais nous découvrirons où il les cache parce que c’est ce qu’il veut. Ils seront tous regroupés pour mieux nous attirer, selon son plan. — Il s’en servira comme d’appâts. — Non, pas seulement. Si c’était son but, il pourrait nous envoyer un mot sur-le-champ. Non, ça va plus loin ; il veut que nous nous jugions très astucieux d’avoir trouvé où il les dissimule ; il veut attiser en nous la certitude que nous les récupérerons, nous pousser à l’impatience afin que nous nous précipitions tête baissée sans nous attendre à ce qu’il soit là pour nous recevoir. Ainsi, il nous verra tomber de l’espoir triomphant dans le désespoir le plus noir. » Bean avait raison, elle le savait. « Mais comment peux-tu seulement feindre d’aimer quelqu’un d’aussi diabolique ? — Tu ne comprends toujours pas, dit-il. Ce n’est pas notre désespoir qu’il recherche, mais notre espoir. Lui n’en a pas. Il ne conçoit même pas ce que c’est. — Je t’en prie, voyons ! se récria Petra. Les ambitieux ne vivent que d’espoir ! — Il n’en a pas ; il n’entretient aucun rêve et il tente tout pour s’en procurer un. Il se montre amoureux, attentionné, il essaye toutes les attitudes qui pourraient s’avérer efficaces, mais c’est purement mécanique et rien n’a jamais de sens. Chaque conquête ne fait qu’aiguiser son appétit pour une suivante ; il n’aspire qu’à trouver quelqu’un ou quelque chose qui compte dans sa vie, une transcendance, et il sait que, cela, nous l’avons. Tous les deux, nous l’avions avant même de nous rencontrer. — Je croyais que tu étais un mécréant absolu, fit Petra. — Vois-tu, Achille me connaissait mieux que moi-même. Il a vu en moi ce que sœur Carlotta avait détecté elle aussi. — L’intelligence ? — L’espoir, répondit Bean. Un espoir inébranlable. Jamais il ne me vient à l’esprit qu’un problème n’a pas de solution, que je n’ai aucune chance de m’en tirer vivant. Bien sûr, je peux le concevoir intellectuellement, mais jamais je ne me fonde sur le désespoir pour agir, parce que cette attitude m’est étrangère. Achille sait que j’ai une raison de vivre ; c’est pourquoi il a tellement besoin de moi, et de toi aussi, Petra. De toi plus que de moi. Et nos enfants… ils représentent notre espoir. Un espoir complètement fou, c’est vrai, mais ça ne nous a pas empêchés de les faire, n’est-ce pas ? — Ainsi, dit Petra, visualisant enfin le tableau, il ne veut pas seulement nous tuer comme il s’est satisfait de la mort de sœur Carlotta dans l’explosion de son avion, alors qu’il ne se trouvait pas sur place pour y assister. Il veut que nous le voyions en possession de nos enfants. — Et, quand nous comprendrons que nous ne pouvons pas les récupérer, que nous allons mourir, l’espoir nous quittera, et il pense réussir à se l’approprier. Il croit que, détenant nos enfants, il possède notre espoir. — Et il a raison. — Mais il n’y gagnera pour autant aucun espoir ; il en est incapable. — Tout cela est passionnant, fit Petra, mais ne nous sert strictement à rien. — Tu ne vois donc pas que c’est le moyen de le détruire ? répliqua Bean. — Comment ça ? — Il va tomber dans le piège qu’il a préparé à notre intention. — Voyons ! Nous ne détenons pas ses enfants ! — Il espère que nous viendrons lui donner ce à quoi il aspire ; mais nous viendrons en réalité prêts à l’écraser. — Il se tiendra à l’affût. Si nous nous présentons en force, il se défilera ou bien, s’il s’aperçoit qu’il est fichu, il tuera nos enfants. — Non, non. Nous le laisserons tendre son piège et nous nous y laisserons prendre ; de cette façon, quand nous nous trouverons face à lui, ce sera son moment de triomphe – et, dans ces moments-là, on laisse toujours son intelligence au vestiaire. — Pas besoin d’intelligence quand on tient toutes les cartes. — Relax, Petra, dit Bean. Je récupérerai nos enfants et je tuerai Achille par la même occasion. Très bientôt, mon amour – avant ma mort. — Ça vaudrait mieux, répondit Petra, parce que tu aurais beaucoup plus de mal après. » Et elle fondit en larmes parce que, contrairement à l’affirmation de Bean, elle n’avait pas d’espoir. Elle allait perdre son mari, ses enfants leur père. La victoire la plus éclatante sur Achille n’y changerait rien : elle le perdrait quoi qu’il arrive. Il l’attira de nouveau contre lui, l’étreignit et lui embrassa le front et la joue. « Porte notre enfant, dit-il. Je ramènerai ses frères et sœurs avant sa naissance. » 14 STATION SPATIALE À : Locke%Erasmus@polnet.gov De : VigieCourrierSite Sujet : La fille sur le pont Avez quitté cloaque, pouvons communiquer à nouveau. N’ai pas de courriel ici. Pierres à moi. Retour bientôt sur le pont. Vraie guerre. Écrivez à moi seulement, sur ce site, pseudo DuPont, mot de passe pas marchepied. Le voyage dans l’espace ennuyait Peter, il s’en était douté. C’était comme l’avion en plus long et avec moins de paysage encore. Dieu merci, son père et sa mère avaient le bon goût de ne pas considérer d’un œil embué d’émotion ce trajet en navette qui les emmenait au ministère de la Colonisation : après tout, la station abritait autrefois l’École de guerre ; ils allaient enfin entrer là où le cher Ender avait connu ses premières victoires – et tué un de ses camarades, ne l’oublions pas. Mais la cabine ne recélait aucune empreinte, rien pour leur indiquer ce qu’Ender avait ressenti dans la navette qui le conduisait à l’École. Ils n’étaient pas des enfants arrachés à leurs parents mais des adultes, et le sort du monde reposait peut-être sur leurs épaules. Comme sur celles d’Ender à l’époque, si on réfléchissait. L’humanité tout entière était unie lorsqu’il avait effectué ce trajet, l’ennemi clairement identifié, le danger réel, et Ender n’avait même pas eu besoin de savoir ce qu’il faisait pour gagner la guerre. Par comparaison, la tâche de Peter se révélait beaucoup plus difficile. Elle pouvait paraître plus simple – trouver un tueur à gages de qualité pour éliminer Achille –, mais c’était une illusion. Tout d’abord, Achille, en tant qu’assassin et employeur d’assassins lui-même, aurait prévu cette tactique ; ensuite, le tuer ne suffirait pas. Ce n’était pas lui qui avait envahi l’Inde et l’Indochine, ce n’était pas lui qui tenait sous sa botte plus de la moitié de la population mondiale. Se débarrasser d’Achille, d’accord, mais il fallait aussi réparer tous les torts et les méfaits dont il était à l’origine. On retrouvait la situation de la Seconde Guerre mondiale, sous Hitler. Sans lui, l’Allemagne n’aurait jamais osé attaquer la France ni conduire ses armées jusqu’aux portes de Moscou ; mais s’il avait été victime d’un attentat à la veille de l’invasion de la Russie, la langue commune de la Flotte internationale serait vraisemblablement l’allemand, car c’étaient les erreurs de Hitler, ses faiblesses, ses peurs, ses haines qui lui avaient fait perdre la deuxième partie du conflit, tout comme son énergie et son esprit de décision lui avaient permis de remporter la première. Tuer Achille équivalait peut-être à condamner le monde à tomber sous la coupe de la Chine. Toutefois, une fois le Belge hors-jeu, Peter aurait affaire à un adversaire rationnel, et ses propres alliés n’éprouveraient pas devant la Chine une terreur superstitieuse. Quand il songeait à la façon dont Bean, Petra et Virlomi s’étaient enfuis à la seule annonce de l’arrivée d’Achille à Ribeirão Preto… Naturellement, à long terme, ils n’avaient pas tort, mais devoir travailler seul lui compliquait énormément la tâche, sauf s’il prenait en compte son père et sa mère. Or c’étaient les seules personnes de son camp à qui il pouvait se fier pour servir ses intérêts ; il les prenait donc en compte, évidemment. Cela ne l’empêchait pas de leur en vouloir. C’était absurde, il le savait, mais, pendant tout le trajet jusqu’au MinCol, il ne cessa de remâcher les mêmes souvenirs cuisants de ses parents qui le jugeaient comme un enfant et n’étaient jamais satisfaits de lui, tandis qu’Ender et Valentine n’avaient droit qu’à des louanges. Fondamentalement raisonnable, il reconnaissait que, depuis le départ de son frère et de sa sœur à bord d’un vaisseau colonisateur, ses parents lui avaient apporté un soutien inébranlable et l’avaient rattrapé plus d’une fois au bord du précipice. Il n’aurait pu leur en demander davantage même s’ils l’avaient vraiment aimé : ils accomplissaient leur devoir de parents et plus encore. Mais cela n’apaisait pas la douleur d’autrefois, de l’époque où il avait toujours l’impression qu’il agissait de travers et que ses instincts naturels offensaient l’une ou l’autre de leurs représentations de Dieu. Eh bien, si vous êtes si doués pour juger les autres, n’oubliez pas ceci : c’est finalement Ender qui a endossé le rôle de Caïn alors que vous croyiez depuis toujours que ce serait moi ! Imbécile ! Imbécile ! Imbécile ! se disait-il alors. Ender n’a pas tué son frère, il s’est défendu contre ses ennemis. Comme moi. Je dois dépasser ces rancœurs infantiles, se répéta-t-il tout au long du voyage. Si seulement j’avais autre chose à regarder que ces vidéos débiles ! Ou papa en train de ronfler. Ou maman qui me jette des coups d’œil critiques avant de me faire des clins d’œil. Est-ce qu’elle se rend compte que c’est atroce ? Que c’est avilissant ? Me faire des clins d’œil ! Pourquoi ne me sourit-elle pas ? Pourquoi ne prend-elle pas cette expression à la fois rêveuse et empreinte d’affection qu’elle réservait à Val et Ender ? Mais, eux, elle les aimait, bien sûr. Arrête ! Pense à ce que tu dois faire, crétin ! Pense à ce que tu dois écrire et publier sous les signatures de Locke et de Démosthène pour réveiller les citoyens des pays libres, pour secouer les gouvernements des États soumis. Il ne pouvait laisser la situation s’enliser, mais il était difficile de maintenir l’attention de l’opinion publique sur un conflit sans coups de fusil, qui se déroulait dans une contrée lointaine. Que leur importait, aux Argentins, que les peuples de l’Inde obéissent à un gouvernement qu’ils n’avaient pas choisi ? Pourquoi un solariculteur occupé à entretenir ses écrans photovoltaïques au fin fond du Kalahari se soucierait-il qu’on humilie les habitants de la Thaïlande ? La Chine ne nourrissait aucune visée sur la Namibie ni l’Argentine ; la guerre était finie. Pourquoi les habitants de ces pays ne se contenteraient-ils pas de se taire et de recommencer à gagner de quoi vivre ? Voilà l’ennemi qu’affrontait Peter : ni Achille ni la Chine, mais l’apathie du reste du monde qui faisait leur jeu. Et je me retrouve bloqué dans l’espace, plus dépendant que jamais : si Graff décide de ne pas me renvoyer sur Terre, je suis coincé. Il n’existe pas de moyen de transport alternatif. Apparemment, il joue dans mon camp, mais c’est à ses anciens élèves de l’École de guerre que va d’abord sa fidélité ; il croit pouvoir se servir de moi tout comme j’ai cru pouvoir me servir d’Achille. La différence, c’est que j’avais tort alors qu’il a sans doute raison. À la fin du long trajet, Peter s’exaspérait d’être obligé d’attendre sans bouger que la navette s’aligne sur l’appontage de la station : il n’y avait rien à voir ; on avait obturé les hublots parce qu’en gravité zéro on attrapait le mal de mer à regarder la Terre tournoyer follement tandis que le petit véhicule ajustait sa rotation sur celle de l’immense roue. Ma carrière est peut-être déjà terminée ; j’ai peut-être déjà gagné la mention que je laisserai dans l’avenir ; je ne suis peut-être déjà rien qu’une note en bas de page dans la biographie d’autres que moi, un paragraphe dans les manuels d’histoire. Au point où j’en suis, la meilleure stratégie pour améliorer ma réputation consisterait sans doute à mourir victime d’un attentat spectaculaire. Mais, vu ma chance actuelle, je périrais à coup sûr dans un ridicule accident de sas lors d’un appontage de routine sur la station spatiale du MinCol. « Cesse de te complaire dans ton malheur », dit sa mère. Il se tourna vers elle, les yeux plissés. « Je ne fais rien de tel. — Tant mieux. Tourne ta rancune contre moi ; ça vaudra mieux que t’apitoyer sur ton sort. » Une réponse cinglante lui monta aux lèvres, mais, il le comprit aussitôt, il était vain de nier la vérité : il était au trente-sixième dessous, mais du travail l’attendait encore – comme le jour de la conférence de presse, où ses parents l’avaient tiré de son lit. Il ne tenait pas à subir encore une fois pareille humiliation. Il accomplirait sa tâche sans obliger ses parents à le pousser comme un adolescent rétif – et il réprimerait sa susceptibilité lorsqu’ils lui mettraient le nez dans son caca. Il sourit donc à sa mère. « Allons, maman, tu sais bien que, si j’étais en train de brûler vif, personne n’irait seulement faire pipi sur moi pour éteindre les flammes. — Sois honnête avec toi-même, fiston, dit son père. Il y a des centaines de milliers de gens prêts à répondre à l’appel, et quelques dizaines qui agiraient sans qu’on les y invite dès que l’occasion se présenterait. — C’est vrai, la renommée a quelques avantages, répondit Peter. Et ceux qui auraient la vessie vide se fendraient sans doute d’un petit crachat. — Ça devient franchement dégoûtant, intervint Thérésa. — C’est ton rôle de faire ce genre de déclarations ; c’est pour ça que tu dis ça, fit Peter. — On me sous-paye, dans ce cas : c’est pratiquement un travail à plein temps. — C’est ton travail, typiquement féminin. Les hommes ont besoin qu’on les civilise, et tu es toute désignée pour ça. — Manifestement, je ne suis pas très douée. » À cet instant, le sergent de la F.I. qui tenait lieu de steward vint les avertir qu’il était temps de débarquer. Ils s’étaient amarrés au moyeu de la station où ne régnait aucune pesanteur, et ils se mirent en route en se tractant grâce aux mains courantes, tandis que le steward projetait leurs bagages pour leur faire franchir le sas en même temps qu’eux. Deux plantons les attendaient de l’autre côté ; à l’évidence, on les avait déjà chargés cent fois d’accueillir des visiteurs, et la venue au MinCol de l’Hégémon ne les impressionnait pas le moins du monde. Mais peut-être aussi ignoraient-ils son identité. Les Wiggin voyageaient sous de faux noms, naturellement. Graff avait sans doute révélé la vérité à certains responsables de la station, mais probablement pas aux plantons. Ils durent s’engager dans un des rayons de la roue et atteindre un niveau où il était possible de marcher sur un plancher pour rencontrer une autorité de la station. Un homme, vêtu du costume gris qui servait d’uniforme au MinCol, les attendait à leur sortie d’ascenseur, la main tendue. « Monsieur et madame Raymond, dit-il, je suis le secrétaire Dimak ; votre fils Dick, je présume ? » Peter eut un petit sourire apitoyé en entendant le pseudonyme vaguement humoristique dont l’avait affublé Graff. « Je vous en prie, dites-moi que vous connaissez notre véritable identité, que nous ne soyons pas obligés de jouer sans arrêt cette comédie ridicule, fit Peter. — Je la connais, répondit Dimak à mi-voix, mais je suis le seul dans la station et j’aimerais le rester pour le moment. — Graff n’est pas là ? — Le ministre de la Colonisation est en route ; il revient d’inspecter l’armement du dernier vaisseau colonisateur. Nous sommes à quinze jours du lancement et, à partir de la semaine prochaine, vous allez voir le monde qui va passer par ici ; vous n’en croirez pas vos yeux. Seize navettes par jour uniquement pour les colons. Les cargos se rendent directement en cale sèche. — Il y a un bassin à flot, ici ? » demanda John Paul d’un air innocent. Dimak eut un sourire entendu. « Les termes nautiques ont la vie dure. » Il entraîna les Wiggin dans un couloir jusqu’à un boyau de descente, et ils se laissèrent glisser à sa suite le long du poteau métallique central. La gravité était encore trop faible pour rendre l’opération difficile, même pour les parents quadragénaires de Peter. Il les aida à quitter le puits une fois qu’ils furent arrivés dans un couloir inférieur – et donc plus « lourd ». Des bandes directionnelles à l’ancienne mode décoraient les parois. « Vos empreintes palmaires sont déjà enregistrées, expliqua Dimak. Plaquez la main ici et le chemin jusqu’à votre chambre vous sera indiqué. — Ce sont des vestiges d’autrefois, n’est-ce pas ? demanda John Paul. Mais j’imagine que vous n’étiez pas là lorsque la station servait encore de… — Si, fit Dimak. Je chaperonnais les groupes de nouveaux. Pas celui de votre fils, hélas, mais celui d’une de vos relations, je crois. » Peter refusa de se risquer à l’énumération ridicule des diplômés de l’École de guerre qu’il connaissait. Sa mère n’avait pas de telles appréhensions. « Petra ? Suriyawong ? » Dimak se pencha et baissa la voix pour éviter que des tiers surprennent sa réponse. « Bean, dit-il. — Ce devait être un enfant remarquable, fit Thérésa. — On lui aurait donné trois ans quand il est arrivé ; personne ne parvenait à croire qu’il avait l’âge requis. — Il a changé depuis, intervint Peter d’un ton sec. — Oui, je… je suis au courant de son état. Ce n’est pas de notoriété publique, mais le colonel Graff – enfin, le ministre – sait que je m’intéresse à… à tous mes anciens petits, bien sûr, mais celui-là était… J’imagine que le premier formateur de votre fils éprouvait les mêmes sentiments pour lui. — J’espère », dit Thérésa. L’ambiance devenait tellement sirupeuse que Peter avait l’impression de suffoquer. Il appliqua la main sur la plaque près de la porte et trois bandes s’allumèrent. « Vert-vert-marron, fit Dimak. Bientôt vous n’en aurez plus besoin ; il n’y a pas des kilomètres carrés de rase campagne où s’égarer, ici. Le système de bandes lumineuses est prévu pour vous ramener à votre chambre, sauf quand vous touchez votre plaque d’entrée ; alors il vous conduit à la salle de bains – les chambres n’en sont pas munies, malheureusement ; c’est la conception de la station qui veut ça. Mais si vous voulez vous rendre au réfectoire, tapez deux fois sur la plaque, elle comprendra. » Il les escorta jusqu’à leurs quartiers, qui se réduisaient à une seule salle tout en longueur bordée de couchettes de part et d’autre d’une étroite allée centrale. « Je regrette, mais vous aurez de la compagnie pendant la semaine où nous chargerons le vaisseau ; cependant, personne ne s’éternisera ici, et ensuite vous aurez la chambrée pour vous trois semaines durant. — Vous effectuez un lancement par mois ? demanda Peter. Où trouvez-vous les fonds pour conserver un tel rythme ? » Dimak le regarda d’un œil vide. « À vrai dire, je n’en sais rien », répondit-il. Peter se pencha et imita son ton de conspirateur : « Je suis l’Hégémon. Officiellement, votre patron travaille pour moi. » Dimak rétorqua aussi bas : « Sauvez le monde, nous nous occuperons de financer le programme de colonisation. — Si j’avais bénéficié d’un peu plus d’argent pour mes opérations, je m’en serais servi, croyez-moi. — Tous les hégémons partagent ce point de vue, fit Dimak. C’est pourquoi notre budget ne passe pas par vous. » Peter éclata de rire. « Bien joué ! Du moins, si vous êtes persuadés de l’importance cruciale de votre programme. — C’est l’avenir de l’humanité, déclara Dimak avec simplicité. Les doryphores – pardon : les Formiques – avaient raison ; il faut se répandre le plus possible afin qu’une seule guerre désastreuse ne puisse pas détruire l’espèce. Ça ne les a pas sauvés mais… nous ne fonctionnons pas comme les fourmis. — Ah non ? fit John Paul. — Si c’est le cas, qui est la reine ? demanda Dimak. — Ici, à mon avis, c’est Graff. — Et nous ne sommes que ses membres ? — Et sa bouche, et son… Bref, oui, naturellement… Nous sommes un peu plus indépendants et un peu moins obéissants que les Formiques, bien sûr, mais c’est sur le principe de la fourmilière que notre espèce a fini par dominer sa planète, et la leur de même : nous savons comment inciter un vaste nombre d’individus à renoncer à leur volonté personnelle et à se soumettre à un esprit de groupe. — C’est donc de la philosophie appliquée que nous pratiquons ici, fit Dimak. — Ou de la science de pointe, répondit John Paul : le comportement des humains en groupes, les degrés d’allégeance… Je réfléchis beaucoup là-dessus. — C’est passionnant. — Je vois que ça ne vous intéresse pas et que vous me classez parmi les excentriques qui sortent leurs théories fumeuses à la première occasion ; pourtant, ce n’est pas mon genre. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je… C’est la première fois que je mets les pieds chez Graff, si je puis dire ; et, en parlant avec vous, j’ai vraiment eu l’impression de me trouver face à lui. — Je suis… flatté, fit Dimak. — John Paul, intervint Thérésa, je crois que tu mets monsieur mal à l’aise. — Quand les gens éprouvent un fort sentiment d’appartenance à leur communauté, ils finissent par adopter les manières et la morale de leur chef, reprit son mari, refusant d’abandonner le sujet. — À condition que leur chef ait une vraie personnalité, dit Peter. — Comment parvenir au sommet de la hiérarchie autrement ? demanda son père. — Interroge Achille : il fait tout le contraire. Il adopte l’attitude de ceux qu’il veut manipuler. — Je n’ai pas connu ce garçon, fit Dimak. Il n’est resté chez nous que quelques jours avant qu’il… avant qu’on découvre qu’il était accusé de meurtre sur Terre. — Un jour, il faudra que vous me racontiez comment il a été contraint aux aveux, dit Peter ; Bean ne veut pas en parler. — Dans ce cas, je ne vous en dirai pas davantage. — Quelle loyauté ! fit John Paul. — Non : je n’en sais rien moi-même, c’est tout. Il y a une histoire de puits de ventilation, mais je n’en ai pas appris davantage. — Ces aveux, reprit Peter, et leur enregistrement se trouvent toujours dans la station, n’est-ce pas ? — Non, et, même si c’était le cas, seules les personnes autorisées ont accès au casier judiciaire d’un mineur. — D’un assassin récidiviste. — Nous ne nous intéressons à la loi que lorsqu’elle s’oppose à nos intérêts, répliqua Dimak. — Vous voyez ? fit John Paul. Nous avons échangé nos philosophies. — Comme les représentants de deux tribus autour d’un feu de camp. Si cela ne vous dérange pas, j’aimerais que vous rencontriez Uphanad, le chef de la sécurité, avant le dîner. — À quel sujet ? — Ce ne sont pas les colons qui nous inquiètent : leur circulation est à sens unique et ils n’ont aucun moyen de communiquer facilement avec la Terre ; mais on va sûrement vous reconnaître et, même si vous restez anonymes, il est difficile de maintenir très longtemps une couverture. — Eh bien, n’utilisons pas de couverture, dit Peter. — Ou trouvons-en une capable de tenir, fit Thérésa. — Ne parlons à personne, voilà tout, rétorqua John Paul. — C’est précisément de ces questions que le major Uphanad souhaite s’entretenir avec vous. » Une fois seuls, ils choisirent des couchettes au fond de la longue chambrée. Peter prit la plus haute, naturellement, mais, alors qu’il rangeait ses affaires dans le casier mural attenant, son père s’aperçut qu’on pouvait séparer les couchettes les unes des autres par groupe de six, soit trois de chaque côté de l’allée centrale, grâce à une cloison de discrétion. « Ça ne doit pas être d’origine, dit-il. La direction n’aurait jamais permis aux gosses de s’isoler. — Et qu’est-ce que ça donne comme protection acoustique ? » demanda Thérésa. Son mari activa la cloison qui se referma devant lui comme un iris. De l’autre côté, sa femme et Peter n’entendirent rien avant qu’il ne la rouvre. « Alors ? demanda-t-il. — Très efficace barrière phonique, dit Thérésa. — Tu as bien essayé de nous parler, n’est-ce pas ? demanda Peter. — Non, je vous écoutais. — L’ennui, c’est que nous aussi t’écoutions, John Paul, fit son épouse. — Non, je blague : j’ai parlé. Je n’ai pas crié, mais vous n’avez rien entendu, si ? — Peter, dit Thérésa, tu viens d’être muté dans la section voisine. — Je devrai redéménager à l’arrivée des colons. — À ce moment-là, tu pourras revenir coucher dans la chambre de papa et maman, dit sa mère. — Et vous serez obligés de passer par chez moi pour vous rendre à la salle de bains, fit Peter. — En effet, répondit son père. Tu es l’Hégémon et tu devrais donc jouir de la meilleure chambre, mais, au moins, nous ne risquons pas de te déranger pendant que tu fais l’amour. — Que vous croyez, fit Peter d’un ton acide. — Eh bien, nous entrebâillerons le rideau en disant “toc, toc” avant d’entrer, déclara sa mère. Ça te donnera le temps de fourrer ta petite amie sous le lit pour qu’on ne la voie pas. » Peter éprouvait une vague nausée à discuter de ce sujet avec ses parents. « Vous êtes impayables, tous les deux. Je vous garantis que je suis ravi de changer de chambre. » Et, de fait, il savoura sa solitude une fois le rideau fermé, même si, pour cela, il avait dû vider son précèdent casier pour remplir le nouveau. D’abord, il bénéficiait d’une couchette à hauteur normale, ensuite il n’était plus obligé d’écouter ses parents qui s’efforçaient de lui remonter le moral. Il avait besoin de réfléchir. Il s’endormit donc aussitôt. Il s’éveilla au son de la voix de Dimak dans l’intercom. « Monsieur Raymond, vous êtes là ? » Il fallut à Peter une fraction de seconde pour se rappeler qu’il était Dick Raymond. « Oui, à moins que vous ne demandiez mon père. — Je lui ai déjà parlé. J’ai réglé les bandes lumineuses pour qu’elles vous guident au service de sécurité. » Les bureaux se situaient au dernier niveau, le plus haut, à la gravité la plus faible – logique car, dans le cas où une réaction rapide se révélerait nécessaire, les agents n’auraient qu’à « descendre » pour se rendre là où on avait besoin d’eux. Le major Uphanad les y accueillit en leur serrant la main à tous trois. « Êtes-vous originaire de l’Inde, demanda Thérésa, ou du Pakistan ? — De l’Inde, répondit Uphanad sans cesser de sourire. — Je compatis au sort de votre pays. — Je n’y suis pas retourné depuis… depuis longtemps. — J’espère que votre famille ne souffre pas trop de l’occupation chinoise. — Merci de vos égards », dit Uphanad d’un ton qui laissait clairement entendre que le sujet était clos. Il désigna des sièges à ses visiteurs puis s’assit à son tour – derrière son bureau, en vertu de sa position officielle, ce qui fit un peu grincer des dents Peter, habitué à toujours occuper la place dominante. Son pouvoir d’Hégémon n’était peut-être pas considérable, mais le protocole lui réservait la plus haute marche. Cependant, il se trouvait sur la station incognito, en principe ; il ne devait donc pas attendre de traitement différent de celui du visiteur lambda. « Je sais que vous êtes ici sur invitation particulière du ministre, dit Uphanad, et que vous tenez à votre intimité. Nous sommes réunis pour établir les limites de cette intimité. Y a-t-il des risques qu’on vous reconnaisse ? — C’est possible, répondit Peter. Surtout lui », ajouta-t-il en désignant son père. C’était naturellement un mensonge et sans doute futile, mais… « Ah ! fit Uphanad. Et je suppose qu’il en va de même pour vos véritables identités ? — Probablement, dit John Paul. — Certainement, corrigea son épouse comme si elle tirait fierté de son nom et s’offusquait qu’on pût douter de sa notoriété. — Dans ce cas… faut-il vous apporter vos repas dans votre logement ? Évacuer les coursives quand vous vous rendez à la salle de bains ? » Quel cauchemar ! songea Peter. « Major Uphanad, nous ne voulons pas signaler notre présence ici à grand renfort de publicité, mais je suis sûr qu’on peut se fier à la discrétion de votre personnel. — Erreur, répondit l’autre. Les gens qui tiennent à leur anonymat se méfient en premier lieu de la loyauté du personnel. — Le vôtre compris ? demanda Thérésa d’un ton suave. — Étant donné que vous m’avez déjà menti à plusieurs reprises, répondit l’officier, il me paraît évident que vous ne considérez la probité de personne comme assurée. — Peu importe, intervint Peter. Il n’est pas question que je reste coincé dans ce boyau ; j’aimerais avoir accès à votre bibliothèque – je suppose que vous en avez une –, nous prendrons nos repas au réfectoire et nous nous servirons de la salle de bains sans déranger quiconque. — Là, vous voyez ? fit Uphanad. Vous ne réfléchissez pas en termes de sécurité. — Nous ne pouvons tout de même pas vivre ici comme des prisonniers ! répliqua Peter. — Il ne parle pas de ça, intervint son père, mais de ta façon d’annoncer ta décision en notre nom à tous. Et c’est moi qui cours le plus grand danger d’être reconnu ? » Le major sourit. « C’est le risque d’identification qui pose le plus gros problème. Grâce aux vidéos, j’ai su qui vous étiez dès que je vous ai vu, monsieur l’Hégémon. » Avec un soupir, Peter se laissa aller contre le dossier de son siège. « Vous n’êtes pas aussi reconnaissable qu’un vrai politicien, poursuivit l’officier. Un homme politique accroît son poids en se montrant au public alors que votre carrière, si j’ai bonne mémoire, a débuté dans l’anonymat. — Mais je suis passé sur les vidéos, objecta Peter. — Écoutez, nos employés regardent rarement les journaux télévisés. Il se trouve que je suis un accro des infos, mais la plupart des gens qui travaillent ici ont coupé les ponts avec la Terre et ses commérages. À mon avis, le meilleur moyen de préserver votre couverture consiste à vous conduire comme si vous n’aviez rien à cacher ; restez un peu sur votre réserve – ne vous laissez pas entraîner dans des conversations qui vous obligeraient à parler de vous et de vos activités, par exemple –, mais, si vous vous montrez enjoué sans prendre des airs mystérieux, tout devrait bien se passer. Les gens ne s’attendront pas à trouver l’Hégémon en compagnie de ses parents dans une chambrée de la station. » Uphanad eut un sourire de connivence. « Ce sera notre petit secret à tous les six. » Peter fit le compte. Lui-même, ses parents, le major, Dimak et… ah oui, bien sûr ! Graff. « Je ne pense pas qu’il faille craindre de tentative d’assassinat, reprit Uphanad : les armes sont en nombre très réduit, elles sont conservées sous clé et tous les nouveaux arrivants subissent une fouille électronique ; je vous déconseille donc de vous munir d’armes de poing. Êtes-vous formé au combat à mains nues ? — Non, répondit Peter. — Nous avons une salle de culture physique au dernier niveau, très bien équipée, et pas seulement d’appareils à la taille d’enfants : les adultes aussi doivent prendre de l’exercice. Servez-vous du matériel pour conserver votre masse osseuse ; nous pouvons aussi vous proposer des cours d’arts martiaux si ça vous intéresse. — Ça ne m’intéresse pas, dit Peter, mais c’est sans doute une bonne idée. — Si on envoie des tueurs après nous, intervint sa mère, ils seront beaucoup plus entraînés que nous. — Pas sûr, répondit Uphanad. Si vos ennemis tentent de venir vous chercher ici, ils devront trouver quelqu’un capable de passer la fouille électronique ; or un individu particulièrement athlétique fait toujours l’objet d’un examen approfondi. Nous craignons toujours qu’un groupe anticolonisation nous envoie un saboteur ou un terroriste. — Ou un assassin. — Exactement. Mais je vous assure que mes agents et moi-même effectuons un travail consciencieux ; nous vérifions tout. — En d’autres termes, vous connaissiez notre identité avant que nous nous présentions devant vous. — Avant même le décollage de votre navette, en fait, dit Uphanad. En tout cas, j’étais parvenu à une hypothèse assez précise. » Ils quittèrent courtoisement l’officier et se coulèrent peu à peu dans le train-train de la vie à bord d’une station spatiale. Le jour et la nuit étaient calés sur l’heure de Greenwich, pour l’unique raison qu’elle était calculée à la longitude zéro et qu’il fallait bien choisir un point de repère. Peter constata que ses parents n’étaient pas aussi épouvantablement importuns qu’il l’avait redouté et, avec soulagement, qu’il n’entendait ni leurs ébats amoureux ni leurs conversations sur lui à travers la cloison mobile. Pour sa part, il passait le plus clair de son temps à la bibliothèque, où il écrivait. Il écrivait des articles, naturellement, sur des sujets très différents, pour tous les forums imaginables. De nombreuses revues accueillaient avec plaisir les textes de Locke ou Démosthène, d’autant plus que, chacun le savait désormais, derrière ces identités se cachait l’Hégémon. Comme la plupart de ses travaux sérieux paraissaient d’abord sur les réseaux, il n’était pas possible de viser des publics précis. Cela ne l’empêchait pas de traiter de questions qui devaient éveiller des échos particuliers en diverses régions du monde. Tous ses écrits avaient pour but d’attiser la suspicion envers la Chine et ses ambitions. Sous le nom de Démosthène, il décrivait sans ambages le risque que courait le monde à rester sans réagir devant l’invasion de l’Inde et de l’Indochine, le tout enrobé d’une rhétorique dont l’argument principal était : Qui sera le prochain ? Naturellement, inciter les masses à la violence était hors de question, car c’était à l’Hégémon qu’on reprocherait chacune de ses paroles. La vie était beaucoup plus simple autrefois, lorsqu’il intervenait de façon anonyme sur les réseaux. En tant que Locke, il rédigeait dans un style empreint de dignité des articles impartiaux sur des problèmes auxquels faisaient face différents pays et régions du monde. « Locke » ne s’en prenait pour ainsi dire jamais à la Chine directement ; il présupposait simplement qu’une nouvelle invasion se produirait, qu’il serait peu judicieux d’investir à long terme dans les États qu’elle viserait, etc. La tâche était difficile : chaque texte se devait d’être intéressant, original, pénétrant, sans quoi nul n’y prêterait attention. Peter devait veiller à ne jamais donner l’impression d’enfourcher un cheval de bataille, à l’instar de son père lorsqu’il s’était mis à discourir à tort et à travers devant Dimak sur ses théories à propos d’allégeance au groupe et de personnalité. Il fallait toutefois être juste : jamais il n’avait observé pareille attitude chez lui jusque-là ; néanmoins, il avait réfléchi et s’était rendu compte que Démosthène et Locke – par conséquent Peter Wiggin lui-même – pouvaient très facilement devenir d’abord agaçants, puis ridicules. John Paul avait baptisé ce processus « stassenisation[2] » et soumettait quantité de sujets d’articles à Peter qui en reprenait certains. Quant à la façon dont ses parents occupaient leurs journées lorsqu’ils ne lisaient pas ses écrits avec commentaires et corrections d’erreurs à la clé, ma foi, Peter n’en avait aucune idée. Sa mère avait peut-être trouvé une chambre à nettoyer. Graff leur rendit une brève visite le premier matin de leur séjour mais repartit aussitôt – sur Terre, à bord de la navette qui les avait amenés. Il ne revint que trois semaines plus tard ; Peter avait écrit une quarantaine d’articles qui tous avaient été publiés sur divers supports. La plupart étaient signés Locke, et, comme toujours, c’était Démosthène qui avait retenu le plus d’attention. À son retour, Graff invita les Wiggin à dîner dans ses quartiers de fonction ; le repas fut agréable et on n’y parla de rien d’important. Chaque fois que la conversation faisait mine de dévier sur un sujet sensible, Graff l’interrompait en proposant du vin ou en sortant une plaisanterie – rarement drôle. Peter était intrigué : les quartiers du ministre étaient sûrement sécurisés. Pourtant, apparemment non car, après le dîner, il invita ses hôtes à une promenade et leur fit aussitôt quitter les coursives publiques de la station pour les emmener dans les couloirs de service. Ils perdirent vite tout repère, et, quand Graff ouvrit enfin une porte qui donnait sur une vaste plate-forme au-dessus d’un conduit de ventilation, ils avaient également perdu tout sens de l’orientation, sauf en ce qui concernait le haut et le bas, naturellement. Le puits « descendait »… très profondément. « Nous nous trouvons dans un site historique, déclara Graff, même si peu de gens le connaissent. — Ah ! » fit John Paul d’un air entendu. Constatant que son père avait compris de quoi il était question, Peter songea qu’il était possible de le deviner, ce qu’il fit aussitôt. « Achille était ici, dit-il. — C’est ici, en effet, expliqua Graff, que Bean et ses amis ont pris au piège Achille qui pensait pouvoir y assassiner Bean tranquillement ; il s’est retrouvé ligoté, suspendu dans le conduit. Bean aurait pu le tuer comme ses amis l’en pressaient. — Qui étaient-ils ? demanda Thérésa. — Il ne me l’a jamais dit, et pour cause : je ne lui ai jamais posé la question. J’ai jugé plus avisé de ne conserver aucune trace, même dans ma tête, de l’identité des enfants qui avaient vu Achille réduit à l’impuissance et humilié. — Ça n’aurait pas eu d’importance si Bean l’avait tué ; ça aurait évité d’autres meurtres. — Oui, mais, voyez-vous, répondit Graff, si Achille était mort, j’aurais été obligé de demander les noms des témoins et Bean aurait dû quitter l’École de guerre. Nous aurions alors risqué de perdre la guerre, parce qu’Ender travaillait en étroite collaboration avec lui. — Pourtant, vous avez gardé Ender après qu’il a tué un élève, observa Peter. — Cet élève est mort accidentellement, dit Graff, alors qu’Ender se défendait. — Et Ender se défendait parce que vous l’aviez laissé sans protection, fit Thérésa. — J’ai déjà été jugé pour ces accusations et j’ai obtenu l’acquittement. — Mais on vous a prié de démissionner de votre poste, rétorqua Thérésa. — Et on m’a confié celui, beaucoup plus prestigieux, de ministre de la Colonisation. Ne nous disputons pas sur ce qui appartient au passé. Bean a pris Achille au piège ici, non pour le tuer, mais pour l’obliger à passer aux aveux. Il s’est exécuté de façon très convaincante, et, comme je l’ai entendu, je suis inscrit moi aussi sur sa liste d’hommes à abattre. — Comment se fait-il que vous soyez encore en vie, dans ce cas ? demanda Peter. — Achille, contrairement à la croyance commune, n’est pas un génie et il commet des erreurs. Il n’a pas ses entrées partout et on peut entraver son pouvoir ; il n’est pas omniscient, sa stratégie n’est pas planifiée jusqu’à la dernière virgule. À mon avis, il improvise la moitié du temps ; il guette l’occasion et la saisit quand elle passe. — Mais, si ce n’est pas un génie, pourquoi bat il toujours les esprits les plus brillants ? fit Peter. — Parce qu’il agit de façon inattendue ; ses coups n’ont rien d’exceptionnel sinon que personne ne les prévoit. C’est ainsi qu’il en garde toujours un d’avance. Et nos meilleurs cerveaux ne pensaient même pas à lui quand il a réussi ses manœuvres les plus magistrales ; ils se croyaient simples civils lorsqu’il les a enlevés ; quant à Bean, il n’essayait pas de contrer les plans d’Achille, il cherchait seulement à retrouver Petra et à la tirer de ses griffes. Vous comprenez ? J’ai les résultats des tests d’Achille : c’est le champion du cirage de pompes et il est très intelligent, sans quoi il n’aurait jamais été accepté chez nous. Il a su fausser un examen psychologique pour dissimuler ses tendances à la violence quand nous l’avons intégré au dernier groupe à entrer à l’École. En d’autres termes, il est dangereux. Mais il n’a jamais eu affaire à un véritable adversaire. Il ne s’est jamais trouvé face à ce qu’ont affronté les Formiques. — Vous êtes donc confiant, dit Peter. — Pas du tout, répondit Graff. Mais j’ai de l’espoir. — Vous nous avez amenés ici uniquement pour nous montrer ce conduit ? demanda John Paul. — À la vérité, non. Je suis monté sur cette plateforme un peu plus tôt dans la journée et j’ai vérifié que la zone était exempte de mouchards ; j’ai installé en outre un amortisseur phonique pour que nos voix ne se répercutent pas dans le puits. — Vous pensez que le MinCol a été infiltré ? fit Peter. — Non : j’en suis sûr. Alors qu’Uphanad effectuait un examen de routine des messages sortants, il en a trouvé un étrange, transmis quelques heures à peine après votre arrivée. Il consistait en un seul mot : “on”. Naturellement, le système de filtrage d’Uphanad est plus efficace qu’une fouille, même la plus acharnée ; il a découvert ce message en cherchant simplement les anomalies dans la longueur des textes, dans les formulations, etc., en cas d’emploi de codes. — Et c’était bien un code ? demanda John Paul. — Dans le sens de “chiffre”, non. Et donc, par définition, il est impossible à déchiffrer. Le sens pourrait être “affirmatif, opération commencée”, comme dans “la mission est on”, par opposition à off. Il peut s’agir aussi d’un mot étranger – il existe plusieurs dizaines de langues très répandues dans lesquelles “on” a une signification. On peut même y voir la négation anglaise “no” à l’envers. Vous mesurez le problème ? Ce qui a mis la puce à l’oreille d’Uphanad, en dehors de la brièveté du message, c’est qu’il a été envoyé dans les heures qui ont suivi votre arrivée, et l’anonymat aussi bien de l’expéditeur que du destinataire. — Comment peut-on envoyer un message anonyme depuis une installation militaire et sécurisée ? demanda Peter. — Oh, rien de plus simple ! On se sert du code d’accès de quelqu’un d’autre. — Et on a utilisé celui de qui ? — Uphanad était assez gêné en me montrant la sortie imprimante du message parce que, pour le système informatique, c’est lui qui l’avait transmis. — Quelqu’un a réussi à se procurer le code du chef de la sécurité ? fit John Paul. — Humiliant, non ? répondit Graff. — Vous l’avez saqué ? demanda Thérésa. — Nous priver de celui qui constitue notre meilleure défense n’améliorerait pas notre protection contre l’opération que ce message a déclenchée. — Vous pensez donc qu’il s’agit du mot anglais “on” et qu’une manœuvre se prépare contre nous ? — Je pense que la probabilité n’est pas à rejeter. À mon avis, cette transmission est en clair ; elle nous reste indéchiffrable uniquement parce que nous ignorons ce qui est “on”. — Vous avez naturellement songé à la possibilité, dit Thérésa, qu’Uphanad soit l’auteur du message et qu’il se soit couvert en vous le signalant lui-même. » Graff la regarda longuement, battit des paupières puis sourit. « Je me répète “Soupçonne tout le monde”, mais je me rends compte à présent que j’ignorais ce que signifiait l’adjectif “soupçonneux”. » Peter n’avait pas pensé à cette éventualité lui non plus, mais elle était tout à fait logique. « Cependant, ne tirons pas de conclusions hâtives, reprit Graff. L’expéditeur a pu se servir du code du major Uphanad précisément pour que nous le considérions comme le suspect numéro un. — Quand a-t-il découvert le message ? demanda John Paul. — Il y a quelques jours. Comme il était déjà prévu que je revienne à la station, je m’en suis tenu à mon programme. — Vous n’avez averti personne ? — Non. La moindre modification de nos habitudes indiquerait à notre inconnu que son signal a été repéré et peut-être déchiffré ; il risquerait alors de changer ses plans. — Que faisons-nous, dans ce cas ? fit Peter. — D’abord, dit Graff, je tiens à m’excuser de vous avoir cru hors de danger ici. Apparemment, Achille – ou peut-être la Chine – bénéficie de complicités plus étendues que nous ne le pensions. — Donc nous rentrons sur Terre ? demanda John Paul. — Ensuite, poursuivit Graff, il faut éviter de faciliter la tâche de l’ennemi. Retourner sur Terre avant qu’on ait identifié et neutralisé le risque vous exposerait à une menace encore supérieure. Notre traître pourrait lancer un autre signal indiquant le lieu et l’heure de votre arrivée, votre trajectoire de retour et j’en passe. — Mais qui oserait tuer l’Hégémon en abattant une navette en plein vol ? fit Peter. Le monde entier serait indigné, même ceux qui se réjouiraient de ma mort. — Au premier changement dans nos routines, le traître comprendrait que son message a été intercepté, et il risquerait de précipiter son action avant que nous ne soyons prêts. Non, je regrette de le dire mais… notre meilleure politique, c’est l’attente. — Et si nous ne sommes pas d’accord ? demanda Peter. — Dans ce cas, je vous renverrai sur Terre par la navette qui vous conviendra et je prierai pour vous pendant le trajet. — Vous nous laisseriez partir ? — Vous êtes mon invité, répondit Graff, pas mon prisonnier. — Voyons ça, fit Peter : nous prendrons la prochaine navette, celle par laquelle vous êtes arrivé ; quand elle repartira, nous serons à son bord. — Trop tôt, objecta Graff. Nous n’aurons pas le temps de nous préparer. — L’inconnu non plus. Annoncez à Uphanad qu’il faut maintenir le secret le plus absolu sur notre départ imminent. Il ne doit même pas mettre Dimak dans la confidence. — Mais s’il est bien le traître… fit Thérésa. — Dans ce cas, il ne peut pas envoyer de signal, dit Peter, à moins de trouver un moyen d’organiser une fuite afin que la nouvelle se répande dans la station. C’est pourquoi il est indispensable, monsieur le ministre, que vous ne le quittiez plus d’une semelle après l’avoir averti ; de cette façon, si c’est lui le traître, il lui sera impossible de transmettre un nouveau message. — L’ennui, c’est qu’il n’est sans doute pas coupable, répondit Graff, et qu’avec votre plan tout le monde sera au courant de votre départ. — Oui, mais nous surveillerons tous les messages en partance. — On peut toujours vous assassiner à votre embarquement, tout simplement. — Nous n’aurons plus de cheveux blancs à nous faire, dans ce cas. Mais je ne pense pas qu’on nous tuera ici, parce qu’un agent infiltré chez vous est trop précieux aux yeux de la Chine – ou d’Achille – pour le perdre dans cette seule opération. » Graff réfléchit. « Donc nous gardons l’œil ouvert pour apprendre qui envoie le message… — Et vous prévoyez des agents au site d’atterrissage afin qu’ils repèrent un éventuel assassin. — Oui, c’est réalisable, dit Graff. Il y a quand même un petit os. — Lequel ? demanda Peter. — Vous ne pouvez pas partir. — Et pourquoi ça ? — Parce que votre campagne de propagande porte ses fruits ; vos lecteurs basculent de plus en plus dans le camp antichinois. Le mouvement reste encore limité, mais il est réel. — Je peux écrire mes articles en bas. — Au risque de vous faire abattre à tout moment. — Le risque existe ici aussi, objecta Peter. — C’est vrai… mais vous avez reconnu vous-même que c’était peu probable. — Attrapons la taupe qui se cache dans votre station, dit Peter, et renvoyons-la d’où elle vient. En attendant, nous rentrons sur Terre. Ce séjour chez vous a été très agréable, monsieur le ministre, mais à présent nous devons vous quitter. » Il se tourna vers ses parents. « Exact, dit son père. — Vous croyez, demanda sa mère, que nous pourrons trouver un logement avec des lits aussi étroits qu’ici ? » Elle se pelotonna contre son mari. « J’ai trouvé que ça resserrait les liens familiaux. » 15 PLANS DE GUERRE De : Demosthene%Tecumseh@freeamerica.org À : BP%Feijoada@AtoutDeSuite.net Sujet **************** Code de cryptage : ******** Code de décryptage : *********** J’emploie la moitié de mes facultés mémorielles à me rappeler d’une semaine à l’autre de quelle identité tu te sers sur les réseaux. Pourquoi ne pas te fier au simple cryptage ? Personne n’a encore réussi à craquer un code hyperprime. Alors voilà, Bean : l’histoire des pierres en Inde ? C’est Virlomi qui l’a initiée, bien entendu. Elle m’a envoyé un message : « Avez quitté cloaque, pouvons communiquer à nouveau. N’ai pas de courriel ici. Pierres à moi. Retour bientôt sur le pont. Vraie guerre. Écrivez à moi seulement, sur ce site, pseudo DuPont, mot de passe pas marchepied. » Du moins, c’est ainsi que j’interprète « Pierres à moi ». Mais que signifie « mot de passe pas marchepied » ? Que le mot de passe est « pas marchepied » ? Ou que ce n’est pas « marchepied », auquel cas ce n’est pas non plus « oryctérope », probablement, mais je ne vois pas en quoi ça nous aide. Quoi qu’il en soit, je crois qu’elle propose de déclencher la guerre de l’intérieur de l’Inde. Il n’est pas possible qu’elle dispose d’un réseau de contacts dans tout le pays, mais elle n’en a peut-être pas besoin ; il fallait qu’elle soit sur la même longueur d’onde que les indigènes pour réussir à les inciter à entasser des cailloux sur les routes, et aujourd’hui cette affaire de grande muraille a pris des proportions inespérées : des rixes éclatent entre les villageois exaspérés par la disette et les soldats chinois, on détourne des camions, les opérations de sabotage contre les bureaux chinois se succèdent sans cesse. Comment pourrait-elle encore aggraver la situation ? Étant donné la tienne, peut-être as-tu plus que moi besoin de ses informations et/ou de son aide ; j’apprécierais toutefois que tu m’éclaires sur les parties du message qui me restent obscures. De : EnfantlboPerdu%Flotte@AtoutDeSuite.net À : Demosthene%Tecumseh@freeamerica.org Sujet : (Néant) Code d’encryptage : ******** Code de décryptage : *********** Voici pourquoi je change d’identité constamment : premièrement, l’ennemi n’a pas besoin de décrypter le message pour obtenir des renseignements s’il décèle un schéma répétitif dans notre correspondance ; il en apprendrait beaucoup de la fréquence et des dates de nos échanges, ainsi que de la longueur de nos courriers. Deuxièmement, il n’est pas obligé de déchiffrer le texte tout entier : il lui suffit de deviner nos codes de cryptage et de décryptage – que tu as notés quelque part, je parie, parce que tu es trop paresseux pour les mémoriser et que tu te bats l’œil que je me fasse tuer ou non. Soit dit, naturellement, sans aucune intention de te froisser, ô très honorable Hégémon. Voici ce que voulait dire Virlomi : à l’évidence, elle escomptait que tu sois incapable de comprendre le message et de correspondre convenablement avec elle sans parler au préalable à Suri ou à moi. Cela signifie qu’elle n’a pas entièrement confiance en toi. À mon sens, elle cherchait à s’assurer que tu me contacterais, ce que tu n’aurais pas fait si tu lui répondais en employant « pas marchepied » comme mot de passe. (Si tu savais l’envie qui me taraude de te laisser dans le noir là-dessus !) Quand nous sommes allés la récupérer sur son pont près de la frontière birmane, elle est montée dans l’hélicoptère en marchant sur le dos de Suriyawong prosterné à ses pieds. Donc le mot de passe n’est pas « marchepied » mais le nom du marchepied. Et elle va retourner à ce même pont, ce qui indique qu’elle est parvenue à la frontière indo-birmane, où elle se trouvera en position d’entraver l’approvisionnement des troupes chinoises en Inde – ou, inversement, les efforts de leur état-major pour les rapatrier en Chine ou en Indochine. Bien entendu, elle ne peut s’occuper que d’un seul pont, mais je suppose qu’elle rassemble en ce moment même des groupes de guérilleros qui s’apprêtent à interrompre la circulation sur les routes entre l’Inde et la Birmanie, et il est fort possible qu’elle ait déjà établi une organisation semblable le long de la frontière himalayenne. Je ne pense pas qu’elle soit capable de fermer complètement les accès au pays, mais elle peut en ralentir le franchissement par une tactique de harcèlement, en bloquant les troupes chargées de la protection des lignes d’approvisionnement et en réduisant la capacité des Chinois à lancer des offensives ou à ravitailler leurs hommes en munitions – c’est un de leurs gros problèmes. Personnellement, je crois que tu devrais lui conseiller de ne pas abattre ses cartes trop vite. Je serai peut-être en mesure de t’indiquer quand lui envoyer une réponse la priant de déclencher sa guérilla à une date précise. Et, non, je ne m’en chargerai pas moi-même parce que je me trouve certainement sous surveillance et que je ne veux pas que mes hôtes apprennent par moi ce que mijote Virlomi. J’ai déjà détecté deux intrusions de furticiels dans mon bureau et il m’a fallu vingt minutes à chaque fois pour les brouiller de telle façon qu’ils renvoient de fausses informations. Je peux envoyer des courriers cryptés comme celui-ci, mais des logiciels espions peuvent repérer les messages en poste restante sur le réseau local. Et, oui, ce sont bien mes amis, mais ils seraient fous de ne pas garder l’œil sur les messages que j’envoie – s’ils en sont capables. Bean s’observa dans le miroir. Il restait le même, plus ou moins, mais il n’aimait pas les proportions que prenait son crâne : il était surdimensionné par rapport à son corps. Il croissait plus vite. Je devrais gagner en intelligence, non, avec ce volume supplémentaire pour mon cerveau ? Au lieu de ça, je me ronge en me demandant ce qui se passera quand ma tête deviendra trop grosse, mon crâne et mon cerveau trop lourds, et que mon cou n’aura plus la force de les soutenir. Il se mesura devant la penderie ouverte : naguère, il devait encore se dresser sur la pointe des pieds pour atteindre les cintres à manteau, puis il lui avait suffi de tendre le bras, et aujourd’hui la tringle n’atteignait même pas ses épaules. Il passait encore les portes sans difficulté, mais il commençait à baisser la tête par réflexe. Pourquoi sa croissance s’accélérait-elle ? Il avait déjà passé le cap de la puberté. Petra passa près de lui d’un pas chancelant, se rendit dans la salle de bains et fit des efforts douloureux pour vomir pendant cinq minutes alors qu’elle avait l’estomac vide. « On devrait inventer un produit pour éviter ces nausées, dit-il quand elle eut fini. — Ça existe, répondit-elle, mais on ignore les effets sur le fœtus. — Personne n’a effectué de recherches ? Impossible ! — Personne n’a effectué de recherches quant aux effets sur tes enfants à toi. — La clé d’Anton ne représente que deux petits points de code dans tout le génome. — Oui, mais les gènes ont souvent des fonctions doubles, triples, voire davantage. — Le petit n’est sans doute même pas porteur de la clé, et ce n’est pas bon pour lui si tu n’arrives pas à garder ce que tu manges. — Ça ne durera pas éternellement, et, s’il le faut, je me ferai nourrir par intraveineuse. Je ne veux pas faire courir de risque à cet enfant, Bean. Excuse-moi si je t’ai coupé l’appétit pour le petit-déjeuner. — Rien ne peut me couper l’appétit, répondit-il. Je suis un adolescent en pleine croissance. » Un haut-le-cœur convulsa Petra. « Pardon, fit Bean. — Si j’ai envie de vomir, dit Petra dans un souffle pitoyable, ce n’est pas parce que tes plaisanteries sont mauvaises. — Non : ce sont surtout mes gènes qui sont mauvais. » La nausée la reprit et il sortit ; il se sentait coupable de l’abandonner mais il savait que rester ne servirait à rien. Petra n’était pas de celles qui ont besoin de réconfort quand elles sont malades ; elle préférait la solitude lorsqu’elle allait mal. C’était un de leurs points communs ; ils agissaient un peu comme des animaux blessés qui se cachent au fond des bois et attendent de se remettre – ou de mourir – seuls. Alaï lui avait donné rendez-vous dans la grande salle de conférence. Les fauteuils entouraient un vaste écran holo au sol, qui montrait une carte du terrain et des routes d’intérêt militaire de l’Inde et de la Chine occidentale. Les conseillers d’Alaï avaient désormais l’habitude de la présence de Bean, même si certains ne s’en réjouissaient toujours pas ; mais il était là par la volonté du calife, et le calife lui faisait confiance. Sur la projection, les sites connus de garnisons chinoises apparurent en bleu, puis ceux, probables, des forces mobiles et des réserves en vert. La première fois qu’il avait vu la carte, Bean avait commis l’erreur de demander d’où les informations provenaient ; on lui avait répondu d’un ton glacial que la Perse et le consortium israélo-égyptien menaient des programmes actifs de lancement spatial et que leurs satellites espions bénéficiaient des meilleures orbites. « Nous sommes capables de déterminer le groupe sanguin de chaque soldat ennemi », avait ajouté Alaï avec un sourire ; il exagérait, naturellement – puis Bean avait eu un doute : par un procédé de spectroanalyse de leur transpiration… Non, c’était impossible. Alaï plaisantait, il ne se vantait pas. À présent, Bean se fiait autant que ses alliés aux renseignements affichés – parce que, bien évidemment, il avait demandé des enquêtes discrètes à Peter et à certains de ses propres contacts : en rassemblant ce que Vlad avait pu lui apprendre des services secrets russes, ce que Tom le Dingue lui avait transmis d’Angleterre et les données des sources américaines de Peter, il apparaissait clairement que les musulmans – la Ligue du Croissant – possédaient un matériel au moins équivalent à celui de leurs adversaires, voire supérieur. Le plan était simple : des troupes iraniennes opéreraient le long de la frontière entre l’Inde et le Pakistan de vastes mouvements qui devraient déterminer une réaction massive de la Chine, à savoir une concentration de ses effectifs sur le front en question. Pendant ce temps, des forces turques auraient pris place sur la frontière ouest chinoise, voire au-delà, après s’être déplacées plusieurs mois durant sous l’aspect de nomades. Sur le papier, les régions occidentales de la Chine paraissaient un terrain idéal pour les tanks et les camions mais, en réalité, l’approvisionnement en carburant constituerait un cauchemar récurrent ; par conséquent, la première vague turque entrerait dans le pays à cheval et ne se mécaniserait qu’une fois en mesure de voler et d’utiliser le matériel chinois. C’était l’étape la plus périlleuse de la stratégie, Bean le savait. Les troupes turques, combinant des forces qui s’étendaient de l’Hellespont à la mer d’Aral en passant par les piémonts de l’Himalaya, étaient équipées comme des groupes de bandits de grand chemin mais devaient accomplir le travail d’une armée d’invasion. Quelques avantages leur permettraient peut-être de compenser leur manque de blindage et d’appui aérien : en l’absence de lignes de ravitaillement, les Chinois n’auraient tout d’abord rien à bombarder ; en outre, les populations autochtones de la province occidentale du Xinjiang étaient turques et, à l’instar des Tibétains, elles n’avaient jamais cessé de regimber sous la férule de la Chine. Mais surtout le nombre et l’effet de surprise joueraient pour elles durant la période critique des premiers jours. Les troupes de garnison chinoises se trouvaient toutes massées le long de la frontière russe ; le temps qu’on les déplace, les Turcs auraient tout loisir de frapper où bon leur semblerait, de détruire les stations de police et de ravitaillement et, avec de la chance, les aéroports militaires du Xinjiang. Quand les contingents chinois auraient enfin quitté la frontière russe et fait mouvement vers l’intérieur pour contrer les infiltrés, les forces turques mécanisées pénétreraient dans le territoire chinois par l’ouest ; dès lors, l’ennemi pourrait s’en prendre aux lignes d’approvisionnement mais, privé de ses bases aériennes avancées et confronté à des soldats turcs qui les tiendraient et s’en serviraient, il perdrait l’avantage que lui procurait jusque-là son aviation. Lancer des cavaliers à l’assaut de bases aériennes sans protection, voilà le genre d’opération que Bean jugeait typique d’Alaï, et il restait seulement à souhaiter qu’il ne viendrait pas à l’idée de Han Tzu qu’Alaï pourrait présider l’inévitable manœuvre du Croissant – car il faudrait que les Chinois soient fous pour ne pas avoir prévu de défense contre une invasion musulmane. On espérait qu’à un moment donné les Turcs parviendraient à obliger les Chinois à retirer des troupes d’Inde pour les transférer au Xinjiang ; le terrain serait favorable à Alaï car, même si une partie des forces pouvait franchir l’Himalaya par voie aérienne, les routes du Tibet seraient coupées par les équipes de sabotage turques, et les forces chinoises devraient contourner les montagnes par le flanc oriental et pénétrer dans la province par l’est au lieu du sud. Elles y perdraient plusieurs jours, et, lorsque les musulmans jugeraient atteint le contingent maximum de troupes chinoises en déplacement et donc incapables de combattre, ils lanceraient leur invasion massive sur la frontière qui séparait le Pakistan de la Chine. Une grande partie de la stratégie dépendait des illusions de la Chine. Tout d’abord, elle devrait croire que le véritable assaut viendrait du Pakistan, afin qu’elle maintienne le gros de ses forces sur la frontière ; ensuite, à un moment précis plusieurs jours après le début de l’opération turque, il fallait la convaincre que cette opération constituait l’attaque principale pour l’inciter à retirer des troupes d’Inde et donc à y affaiblir sa présence. Autrement, comment une armée de trois millions d’hommes sans expérience pourrait-elle défaire dix millions de vétérans ? Le comité réuni autour d’Alaï étudia les questions logistiques concernant les jours qui suivraient l’engagement des forces musulmanes au Pakistan, mais Bean savait comme son hôte qu’il était impossible de prévoir ce qui se passerait une fois franchie la frontière indienne. Ils avaient mis au point des plans pour le cas où l’invasion échouerait totalement et où il faudrait défendre le Pakistan à partir de positions reculées à l’intérieur du pays, et d’autres pour le cas où les forces chinoises se désorganiseraient complètement – éventualité très improbable, ils ne se le cachaient pas. Mais, selon le scénario le plus vraisemblable, celui d’un combat difficile sur un front de mille ou deux mille kilomètres de long avec une alternance d’avancées et de retraites, il faudrait improviser afin de profiter de tous les changements de situation. « Voilà donc notre stratégie, dit Alaï. Des commentaires ? » Chaque officier après l’autre affirma sa confiance mesurée – non parce que ces hommes étaient des pantins et des béni-oui-oui, mais parce qu’Alaï avait attentivement écouté leurs objections préalables et modifié les plans afin de tenir compte des problèmes les plus sérieux. Un seul des musulmans présents formula une critique, et il s’agissait de l’unique civil, Lankovski ; son rôle, autant que Bean avait pu le déterminer, se situait entre celui de ministre sans portefeuille et celui d’aumônier ou son équivalent islamique. « Pour ma part, dit-il, je m’inquiète que nos plans dépendent tellement de la Russie. » Bean comprit : la réaction de la Russie était absolument imprévisible. D’un côté, le Pacte de Varsovie avait signé un traité avec la Chine qui garantissait l’inviolabilité de la longue frontière sino-russe, ce qui avait laissé tout loisir à l’État populaire universel d’envahir l’Inde ; de l’autre, Russes et Chinois se disputaient depuis des siècles des régions limitrophes, chacun convaincu que l’autre occupait indûment ses territoires. Et cette imprévisibilité s’étendait même aux individus : combien de fidèles serviteurs d’Achille tenaient encore des postes de confiance et d’autorité en Russie ? Mais il fallait aussi prendre en compte qu’à l’inverse, de nombreux Russes lui gardaient une rancune farouche à l’idée qu’il s’était servi d’eux avant de passer à l’Inde, puis à la Chine. Toutefois, c’était par l’entremise d’Achille que le traité secret entre les deux États avait pu voir le jour ; tout le monde ne devait donc pas le détester foncièrement. Mais que valait cet accord, en réalité ? Tous les écoliers russes savaient que, de tous les tsars, le plus stupide avait été Staline, qui avait signé un pacte avec l’Allemagne hitlérienne en croyant qu’elle le respecterait. Les Russes ne s’imaginaient sûrement pas que la Chine les laisserait longtemps en paix ! On pouvait donc espérer que la Russie, voyant son vieil adversaire en mauvaise posture, se jetterait dans la mêlée ; pour elle, ce serait l’occasion de s’emparer de territoires litigieux et de prévenir l’inévitable trahison que la Chine lui réservait. Une attaque en force de sa part, mais sans victoire éclatante, voilà qui serait parfait, car, pour y faire front, les Chinois devraient dégager une partie de leurs forces du combat contre les musulmans. En revanche, une opération trop efficace ou pas assez serait une catastrophe ; trop efficace, l’armée russe risquerait de franchir la Mongolie en un éclair et de s’emparer de Pékin. Alors la victoire des musulmans deviendrait celle des Russes, or Alaï ne souhaitait pas qu’ils jouent un rôle prépondérant dans les négociations de paix. Et si la Russie s’engageait dans la guerre mais essuyait aussitôt un revers et retournait à ses foyers, la Chine n’aurait plus à se soucier de leur frontière commune. Libre de ses mouvements, elle pourrait lancer les troupes qui s’y trouvaient stationnées contre les Turcs, voire les envoyer à travers le territoire russe frapper le Kazakhstan et menacer de couper les lignes de ravitaillement des troupes turques. C’est pourquoi Alaï avait exprimé son espoir que les Russes, pris par surprise, ne bougeraient ni pied ni patte. « Mais ce n’est plus de notre ressort, fit-il. Nous avons agi de notre mieux ; la réaction de la Russie est entre les mains de Dieu. — Puis-je dire un mot ? » demanda Bean. Alaï acquiesça de la tête et tous les regards se portèrent sur le jeune Grec. Lors des précédentes réunions, il s’était tu, préférant conférer avec Alaï en privé, où il ne risquait pas de commettre une faute d’étiquette en s’adressant au calife. « Une fois que vous aurez engagé le combat, déclara-t-il, je pense pouvoir faire appel à mes propres contacts et persuader l’Hégémon d’utiliser les siens pour inciter la Russie à suivre la voie qui vous paraît la plus judicieuse. » Plusieurs officiers s’agitèrent nerveusement sur leur siège. « Apaise les inquiétudes de mes amis, je te prie, dit Alaï ; assure-leur que tu n’as pas discuté de nos plans avec l’Hégémon ni avec quiconque. — C’est tout le contraire, répondit Bean. Vous vous apprêtez à passer à l’action, et moi je vous fournis les informations que mes sources m’envoient. Mais je connais ces gens et leurs capacités. L’Hégémon ne commande aucune armée, mais il a du poids dans l’opinion mondiale et, naturellement, il parlera favorablement de votre dessein ; mais il a aussi de l’influence en Russie, et il peut s’en servir pour inciter à l’intervention ou au contraire la retenir. Mes amis également. » Alaï le savait, Bean n’avait pas d’autre ami en Russie que Vlad ; or, lors de l’enlèvement du djish d’Ender, il avait été le seul à passer dans le camp d’Achille. Était-il vraiment devenu un fervent partisan ou bien s’était-il imaginé qu’Achille œuvrait pour le bien de la Sainte Russie ? Bean n’avait jamais réussi à le déterminer. Vlad lui communiquait parfois des renseignements, mais Bean les recoupait toujours avec ceux d’autres sources avant de s’y fier. « Alors voici ma réponse, dit Alaï : aujourd’hui, j’ignore ce qui se révélerait le plus utile, que la Russie participe aux opérations ou qu’elle reste spectatrice. Tant qu’elle ne s’en prendra pas à nous, je serai satisfait. Mais, au fur et à mesure que les événements se produiront, l’ensemble du tableau nous apparaîtra plus clairement. » Il était inutile de signaler à Alaï que la Russie n’entrerait pas en guerre pour revigorer une invasion musulmane faiblissante ; elle ne jetterait ses forces dans la bataille que si elle estimait la victoire possible. Par conséquent, si Alaï attentait trop longtemps pour demander de l’aide, il n’obtiendrait rien. Ils firent une courte pause pour le repas de midi et, quand ils regagnèrent la salle de conférence, la carte s’était modifiée. Le plan comportait une troisième partie, et, Bean le savait, il s’agissait de celle qui inspirait les plus grands doutes au calife. Depuis des mois, des armées venues d’Égypte, d’Irak et de tous les États musulmans partaient de ports arabes à bord de pétroliers à destination de l’Indonésie. La flotte militaire de cette région était l’une des plus imposantes du monde, et son aviation embarquée la seule capable de rivaliser avec le matériel et l’armement chinois. Chacun le savait, c’était à cause du parapluie indonésien que la Chine avait renoncé à s’attaquer à Singapour et aux Philippines. On proposait à présent que cette marine débarque une force conjointe arabo-indonésienne en Thaïlande ou au Viêt-Nam, deux pays qui n’aspiraient qu’à ce débarrasser du joug chinois. Une fois étudiée en détail la logistique des deux opérations, Alaï ne demanda pas s’il y avait des critiques : il avait préparé les siennes. « À mon sens, dans les deux cas, nos plans sont excellents. Ma seule crainte reste celle que j’éprouve depuis le début : nous n’avons aucun objectif militaire en ligne de mire. Les Chinois peuvent se permettre de perdre les batailles les unes après les autres, de n’y engager que leurs forces déjà sur place et de battre en retraite de plus en plus loin en attendant l’issue de la véritable guerre. Les soldats que nous avons envoyés risquent de mourir pour rien. Cela évoque trop la campagne d’Italie pendant la Seconde Guerre mondiale ; ce sera long, lent, cher et inefficace même si nous remportons tous les engagements. » Le commandant indonésien inclina la tête. « Je remercie le calife de s’inquiéter de la vie de nos soldats, mais les musulmans de mon pays n’accepteraient pas de rester sans bouger pendant que leurs frères se battraient. Si ces objectifs ne sont que broutille, fournissez-nous-en d’importants. » Un des officiers arabes renchérit : « Nos troupes sont déjà engagées dans l’opération ; est-il trop tard pour les rappeler et les agréger aux forces pakistanaises et iraniennes chargées de la libération de l’Inde ? Leur nombre peut jouer un rôle critique. — Nous arrivons au moment où la météorologie favorisera le mieux nos desseins, répondit Alaï. Il n’est plus temps de rappeler les armées arabes, mais je ne vois aucun intérêt à lancer des soldats au combat pour de simples raisons de solidarité, ni à retarder l’invasion pour transporter les armées arabes sur un autre théâtre d’opérations. Si les envoyer en Indonésie est une erreur, j’en suis seul responsable. » Un murmure parcourut les officiers : ils manifestaient leur désaccord ; ils ne pouvaient pas accepter qu’on reproche la moindre faute au calife. Mais en même temps, Bean le savait, ils appréciaient de se savoir commandés par un homme qui ne rejetait pas le blâme sur les autres. Cela expliquait en partie leur amour pour lui. Alaï éleva la voix pour se faire entendre. « Je n’ai pas encore décidé s’il fallait ouvrir le troisième front ; mais, si ce choix est retenu, nous devons viser la Thaïlande et non le Viêt-Nam. Je ne méconnais pas les risques qu’encourt la flotte à rester longtemps à découvert en pleine mer : nous devrons compter sur les pilotes indonésiens pour protéger ses navires. Je préfère la Thaïlande parce que c’est un pays plus facile d’accès, avec un terrain qui convient bien à une avancée rapide. Au Viêt-Nam, nous devrions nous battre pour chaque centimètre de territoire, et nos progrès apparaîtraient lents sur une carte, ce qui donnerait de l’assurance aux Chinois. En Thaïlande, notre déplacement se fera sur un rythme très rapide et très inquiétant. Tant que l’ennemi oublie que ce pays n’a pas d’importance pour lui dans le tableau général de la guerre, nous avons des chances de le pousser à y envoyer des troupes pour résister à notre progression. » Après quelques échanges de politesse, la réunion prit fin. Personne n’avait soulevé la question de la date de l’invasion ; Bean avait la certitude qu’elle était déjà fixée et que tout le monde sauf lui la connaissait. Ce n’était pas grave : il n’avait pas besoin de ce renseignement alors que, du point de vue de ses alliés, il fallait absolument le lui cacher au cas où il n’aurait pas été digne de confiance. De retour dans sa chambre, Bean trouva Petra endormie. Il s’assit et alluma son bureau pour lire son courrier et faire un tour sur quelques sites sur les réseaux. Des coups frappés à la porte l’interrompirent. Petra se réveilla instantanément – enceinte ou non, elle dormait toujours comme un soldat – et gagna l’entrée avant qu’il eût le temps de couper sa connexion et de s’écarter de sa table. Lankovski se tenait dans l’encadrement, l’air à la fois d’un chien battu et majestueux, combinaison dont il était seul capable. « Si vous voulez bien m’excuser, dit-il, notre ami commun souhaite s’entretenir avec vous dans le jardin. — Tous les deux ? demanda Petra. — Oui, s’il vous plaît, à moins que vous ne vous sentiez trop mal. » Peu après, ils étaient assis sur un banc près du trône d’Alaï – qui ne l’appelait jamais ainsi, naturellement, et parlait seulement de « siège ». « Petra, je regrette de n’avoir pu te laisser participer à la réunion. Notre Ligue du Croissant n’est pas intégriste, mais la présence d’une femme risquerait de mettre mal à l’aise certains de nos membres. — Tu crois que je ne le sais pas, Alaï ? répondit-elle. À Rome, il faut faire comme les Romains. — Je suppose que Bean t’a mise au courant de nos plans ? — Je dormais quand il est revenu ; donc, s’il y a du nouveau, je l’ignore. — Dans ce cas, pardon, mais tu réussiras peut-être à prendre le train en marche grâce au contexte. Je sais que Bean a une idée derrière la tête mais qu’il ne l’a pas exprimée. — Je ne vois pas de faille dans vos plans, dit l’intéressé. Vous avez tout prévu, autant qu’il l’était possible, et vous avez poussé le génie jusqu’à comprendre que vous ne pouviez pas planifier ce qui se passera une fois que les combats auront gagné l’Inde. — Mais ton visage ne reflétait pas ces compliments, fit Alaï. — J’ignorais qu’on pouvait déchiffrer mes expressions. — En effet, tu es resté impassible ; d’où ma curiosité. — Nous avons reçu une proposition qui te réjouira, je pense, dit Bean. — De qui ? — Tu as connu Virlomi ? — À l’École de guerre ? — Oui. — C’était sans doute avant ma promo. Et, de toute façon, le petit garçon que j’étais ne s’intéressait pas aux filles. » Il sourit à Petra. « Comme tous les autres, répondit Bean. C’est grâce à Virlomi que Suriyawong et moi avons pu sortir Petra d’Hyderabad et empêcher Achille de massacrer les diplômés indiens de l’École de guerre. — Alors elle a droit à mon admiration, dit Alaï. — Elle est retournée en Inde et, apparemment, c’est elle qui est à l’origine des barrières de cailloux qui bloquent les routes, la fameuse Grande Muraille de l’Inde. » La politesse avait soudain cédé la place à un profond intérêt sur les traits d’Alaï. « Peter a reçu un message d’elle. Elle ignore tout de toi et de ce que tu mijotes, comme Peter, mais elle a rédigé son texte de telle façon qu’on ne pouvait le comprendre qu’en passant par moi – sage précaution, à mon avis. » Ils échangèrent un sourire. « Elle se trouve dans les environs d’un pont qui surplombe une des routes frontalières de l’Inde et de la Birmanie. Elle est peut-être en mesure de couper une ou plusieurs voies d’accès, voire toutes, entre l’Inde et la Chine. » Alaï hocha la tête. « Naturellement, poursuivit Bean, il serait désastreux qu’elle agisse seule et qu’elle bloque les routes avant que les Chinois n’aient eu le temps de retirer des troupes du pays. Autrement dit, si elle prend l’invasion turque pour argent comptant, elle risque de vouloir nous aider en bloquant les forces chinoises en Inde. Dans l’idéal, il faudrait qu’elle attende, pour couper les routes, le moment où ils chercheront à ramener des forces en Inde, de façon à les empêcher de rentrer dans le pays. — Mais si nous lui exposons ce plan, dit Alaï, et que notre message est… intercepté, les Chinois comprendront que l’opération turque n’est qu’une diversion. — C’est bien pourquoi je n’ai pas abordé le sujet devant tes conseillers. La communication entre Peter et elle, comme entre Peter et moi, est sûre, je te le garantis. Je peux t’assurer aussi que Peter tient au succès de votre invasion, Virlomi aussi, et qu’ils n’en souffleront mot à personne au risque de la compromettre. Mais c’est à toi de décider. — Peter tient au succès de notre invasion ? répéta Alaï. — Il n’est pas idiot ; je n’ai pas eu besoin de lui parler de tes projets ni même de lui apprendre que tu en avais : il sait que tu vis ici, retiré du monde, et il reçoit des rapports satellitaires des mouvements de troupes en direction de la frontière indienne. Il ne m’en a pas parlé, mais je ne serais pas du tout surpris qu’il soit aussi au courant de la présence arabe en Indonésie ; c’est le genre de renseignements qu’il finit toujours par obtenir grâce à ses contacts dans le monde entier. — Excuse-moi de t’avoir soupçonné, dit Alaï, mais j’aurais fait preuve de négligence dans le cas contraire. — Songe plutôt à Virlomi ; il serait tragique que, souhaitant nous aider, elle entrave nos plans. — Mais ce n’est pas tout ce que tu avais à dire, fit Alaï. — Non, répondit Bean, puis il hésita. — Vas-y, je t’écoute. — Tu refuses d’ouvrir un troisième front pour une raison tout à fait valable, dit Bean : tu ne veux pas gaspiller des vies pour des objectifs militaires sans importance. — Tu estimes donc que nous ne devons pas utiliser ces hommes. — Non : j’estime que tu dois les employer de façon encore plus audacieuse ; j’estime que tu dois gaspiller encore plus de vies pour un objectif non militaire, mais beaucoup plus spectaculaire. » Alaï détourna le visage. « Je redoutais que tu n’arrives à cette conclusion. — Et moi j’étais sûr que tu y avais déjà pensé. — J’espérais qu’un des Arabes ou des Indonésiens le proposerait de sa propre initiative, dit Alaï. — Proposerait quoi ? demanda Petra. — Le but militaire, expliqua Bean, consiste à détruire les armées ennemies en les attaquant à l’aide de forces supérieures, en jouant sur l’effet de surprise et en coupant leurs lignes de ravitaillement et leurs voies de retraite. Le troisième front est incapable de remplir aucun de ces objectifs. — Je sais, dit Alaï. — La Chine n’est pas une démocratie ; le gouvernement n’a pas à se soucier de gagner les élections, mais c’est justement pourquoi il a d’autant plus besoin du soutien du peuple. » Petra soupira ; elle avait compris. « Il faut envahir la Chine elle-même. — Ça n’a aucune chance de réussir, dit Alaï. Sur les autres fronts, nous bénéficierons d’une population bienveillante, prête à collaborer avec nous et à mettre des bâtons dans les roues de l’ennemi. En Chine, ce serait le contraire ; son aviation opérerait à partir de bases proches et pourrait effectuer d’innombrables sorties entre chacune de nos vagues d’attaque aérienne. Nous risquerions un désastre militaire. — Eh bien, prends-le en compte dans tes plans, répondit Bean. Mieux : commence par là. — Tu es trop subtil pour moi. — En quoi consisterait le désastre, en l’occurrence ? À part un arrêt brutal dès le débarquement, peu probable étant donné que les côtes de la Chine font partie des plus facilement accessibles du monde, ce serait la dispersion de tes forces qui se retrouveraient coupées de leur ravitaillement et opéreraient sans le contrôle d’un centre de coordination. — Tu veux les lâcher dans la nature pour qu’elles entament aussitôt une campagne de guérilla ? demanda Alaï. Tu oublies que les nôtres ne jouiront pas du soutien des habitants. — J’ai beaucoup réfléchi à la question. Les Chinois sont habitués à l’oppression depuis toujours, mais ils ne l’apprécient pas pour autant. Songe au nombre de révoltes paysannes qui se sont produites, et contre des gouvernements beaucoup plus permissifs que celui d’aujourd’hui ; d’un autre côté, évidemment, si tes soldats entrent en Chine tel Sherman marchant vers la mer, ils se heurteront à chaque pas à l’opposition des autochtones. — Mais il faudra qu’ils trouvent leur subsistance sur place s’ils sont coupés de leur ravitaillement, fit Alaï. — Des soldats formés à une discipline stricte en sont capables, répondit Bean. Mais ce sera dur pour les Indonésiens, vu la façon dont les Chinois sont considérés en Indonésie même. — Tu peux me faire confiance pour tenir mes hommes. — Alors voici comment ils doivent s’y prendre : dans chaque village qu’ils traverseront, ils prendront la moitié des vivres – mais la moitié seulement ; ils laisseront le reste ostensiblement en expliquant aux habitants qu’Allah ne vous envoie pas faire la guerre contre le peuple. S’ils ont dû abattre quelqu’un pour tenir le village, ils présenteront leurs excuses à la famille, ou à la communauté entière si c’est un soldat qui est mort. Tes hommes doivent se présenter comme les envahisseurs les plus délicats qu’on puisse imaginer. — Dis donc, fit Alaï, on s’éloigne nettement de la stricte discipline ; tu leur en demandes beaucoup. » Petra commençait à entrevoir le tableau. « Et si tu leur rappelais le passage des Hauts Lieux qui dit : “Peut-être votre Seigneur anéantira-t-il votre ennemi et vous donnera-t-il cette terre à gouverner. Alors Il verra comment vous agissez.” » Alaï la dévisagea avec un effarement non feint. « Tu me cites le Coran, à moi ? — Ce verset m’a paru approprié, répondit Petra. Ce n’est pas pour ça que tu l’as fait mettre dans ma chambre ? Pour que je le lise ? » Alaï secoua la tête. « C’est Lankovski qui t’a donné le Coran. — Et elle l’a lu, ajouta Bean. Je suis aussi surpris que toi. — Néanmoins, c’est une bonne idée, reprit le calife. Peut-être Dieu nous donnera-t-il la Chine à gouverner. Montrons dès le début que nous savons régner dans la justice et la droiture. — Le plus beau dans ce plan, dit Bean, c’est que les soldats chinois arriveront sur les talons de tes hommes et, craignant que leurs propres troupes ne manquent de ravitaillement ou souhaitant priver les tiennes d’un futur approvisionnement, ils saisiront sans doute le restant des vivres. » Alaï hocha la tête, sourit puis éclata de rire. « Notre armée d’invasion laissera aux populations de quoi se nourrir et ce sont les forces chinoises qui les réduiront à la famine ! — La probabilité d’une victoire en termes de cote d’amour est très grande, répondit Bean. — Et, pendant ce temps, dit Petra, les soldats chinois stationnés en Inde et au Xinjiang se rongeront les sangs en se demandant quel sort attend leurs familles au pays. — La flotte d’invasion ne lancera pas d’attaque massive, reprit Bean. Les débarquements se feront sur des bateaux de pêche philippins et indonésiens, par petites unités tout le long de la côte. La marine militaire indonésienne, avec ses porte-avions, attendra au large les ordres de frappe aérienne sur des cibles militaires identifiées. Chaque fois que les Chinois tenteront de repérer ton armée, il faudra qu’elle disparaisse ; pas de bataille rangée. Tout d’abord les populations locales aideront l’ennemi, mais elles ne tarderont pas à soutenir tes hommes. On parachutera de nuit des stocks de munitions et d’explosifs à tes soldats ; pour les vivres, ils se débrouilleront seuls. Et entre-temps ils s’enfonceront toujours davantage dans le territoire en détruisant les lignes de communication et en faisant sauter les ponts. Mais interdiction de toucher aux barrages. — Naturellement, dit Alaï d’un air sombre. Nous n’avons pas oublié Assouan. — Voilà, j’ai fini d’exposer ma suggestion, fit Bean. Militairement, l’opération ne te rapportera rien pendant les premières semaines, et le taux de pertes restera énorme tant que tes équipes n’auront pas quitté les régions côtières et n’auront pas pris le pli de ce type de combat. Toutefois, même si seul un quart de tes effectifs parvient à demeurer libre de ses mouvements et capable d’opérer à l’intérieur du pays, cela obligera les Chinois à retirer de plus en plus de troupes du front indien. — Jusqu’à ce qu’ils demandent la paix, fit Alaï. Notre objectif n’est pas de prendre le pouvoir chez eux mais de libérer l’Inde et l’Indochine, de rapatrier tous les prisonniers enfermés dans les geôles chinoises et de rétablir les gouvernements légitimes des différents États, à condition qu’ils s’engagent par traité à garantir les droits et privilèges des musulmans qui habitent dans leurs frontières. — Tant de sang versé pour un but si modeste ! fit Petra. — Et, naturellement, nous exigerons la libération de la Chine turque, reprit Alaï. — Ça, ça va leur plaire ! dit Bean. — Et aussi du Tibet, ajouta Alaï. — Si vous les humiliez trop, intervint Petra, vous n’aurez fait que dresser le décor de la prochaine guerre. — Et l’entière liberté de religion en Chine aussi. » Petra éclata de rire. « Là, c’est un conflit dont tu n’es pas près de voir le bout, Alaï. Ils accepteraient sans doute de renoncer au nouvel empire : ils ne le tiennent pas depuis longtemps et il ne leur rapporte ni grande richesse ni grand honneur. Mais ils occupent le Tibet et la Chine turque depuis des siècles, et ces deux territoires grouillent d’impérialistes. — Ces problèmes devront attendre pour trouver une solution, dit Alaï, et ce n’est pas toi qui les régleras, ni moi sans doute. Mais nous savons ce que l’Occident n’arrive pas à retenir : tant qu’à obtenir la victoire, autant qu’elle soit totale. — Ce point de vue s’est révélé catastrophique lors du traité de Versailles. — Non, répondit Alaï : il ne s’est révélé catastrophique qu’après Versailles, parce que la France et l’Angleterre n’ont pas eu l’énergie ni la volonté d’imposer l’application du traité. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les Alliés ont fait preuve de plus de sagesse : ils ont stationné leurs troupes sur le sol allemand pendant près d’un siècle ; leurs rapports avec les gouvernants et la population ont parfois été détendus, parfois brutaux, mais elles sont restées. — Comme tu l’as observé, répondit Bean, c’est toi et tes successeurs qui verrez si cette politique est efficace et comment résoudre les problèmes qui ne manqueront pas de surgir. Mais je t’en avertis dès à présent : s’il apparaît que les libérateurs ne sont que des oppresseurs déguisés, le peuple qu’ils auront délivré n’en éprouvera qu’un plus grand sentiment de trahison et ne les en haïra que davantage. — Je ne l’ignore pas, dit Alaï, et je sais contre quoi tu me mets en garde. — À mon avis, tu ne découvriras si les musulmans ont vraiment changé depuis la triste époque de l’intolérance religieuse que lorsque tu leur remettras le pouvoir. — Je ferai tout ce qui est possible au calife. — Je n’en doute pas, fit Petra. Je ne t’envie pas tes responsabilités. » Alaï sourit. « Au contraire de ton ami Peter. Lui, il en voudrait même davantage. — Et ton peuple t’en demandera davantage lui aussi, dit Bean. Tu ne souhaites peut-être pas diriger le monde mais, si tu bats la Chine, tes fidèles l’exigeront de toi en leur nom. À ce moment-là, Alaï, comment pourras-tu refuser ? — Avec ma bouche – et mon cœur. » 16 PIEGES De : Locke%erasmus@polnet.gov À : Sable%Eau@ArabNet.net Sujet : Invitation à une soirée À ne pas manquer ! Kemal, au premier étage, croit tenir la vedette, mais quand Shaw et Pack vont entrer en scène au sous-sol, c’est là que le feu d’artifice va éclater ! Je vous conseille d’attendre que la fête commence en bas avant de faire sauter les bouchons. « John Paul, murmura Thérésa, je ne comprends pas ce que mijote Peter. » Son mari ferma sa valise. « C’est son truc. — En principe, le secret doit rester absolu, mais il… — Il nous a demandé de ne pas en discuter ici. » Il posa l’index sur les lèvres de sa femme, puis s’empara de leurs deux valises et se dirigea vers la porte tout au fond de la longue chambrée. Avec un soupir, Thérésa se résigna à le suivre. Après les aventures qu’ils avaient partagées avec Peter, on aurait pu croire qu’il leur ferait enfin confiance, mais non : il fallait encore qu’il joue à ses petits jeux où lui seul savait ce qui se passait. Il avait décidé qu’ils partiraient par la première navette quelques heures plus tôt seulement, et le secret était censé rester absolu. Alors à quoi son attitude rimait-elle ? Il avait demandé pratiquement à tous les membres du personnel permanent de la station de lui rendre l’un ou l’autre service, de faire telle ou telle commission pour lui, chaque fois en précisant « avant 18 h 00 ». Ils n’étaient pas stupides ; ils savaient tous que c’était à 18 h 00 que les passagers se rassemblaient pour un départ à 19 h 00. Le grand secret avait donc été implicitement révélé à tout le monde. Et pourtant Peter persistait à interdire à ses parents d’en parler, et John Paul s’y pliait ! Ils avaient perdu la tête ou quoi ? Manifestement, il ne s’agissait pas d’incurie de la part de Peter ; il commettait ses bévues de façon trop systématique pour qu’on les croie fortuites. Espérait-il surprendre quelqu’un en train de contacter Achille ? Très bien, mais si, au lieu de transmettre un message, on faisait simplement sauter la navette ? Car l’opération consistait peut-être en cela : saboter l’appareil à bord duquel ils devaient regagner la Terre. Peter y avait-il seulement songé ? Oui, évidemment. Il pensait à tout, c’était dans sa nature. Ou du moins il était dans sa nature de le croire. Dans la coursive, John Paul continua de marcher d’un pas trop rapide pour permettre la conversation, et, quand elle tenta tout de même de lui parler, il lui fit signe de se taire. « Tout va bien », chuchota-t-il. À la porte de l’ascenseur qui menait au moyeu de la station, là où les navettes appontaient, Dimak les attendait. Sa présence était nécessaire car la cabine n’était pas programmée pour réagir à leur empreinte palmaire. « Je regrette de vous voir partir si vite, dit-il. — Vous ne nous avez jamais révélé, fit John Paul, quelle chambrée abritait l’armée du Dragon. — Ender n’y a jamais couché, répondit l’ancien officier ; il disposait d’une chambre privée comme tous les commandants. Avant cela, il avait appartenu à plusieurs armées, mais… — C’est trop tard, de toute façon », coupa John Paul. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. Dimak entra le premier, empêcha les panneaux coulissants de se clore le temps que ses passagers l’imitent puis tapa le code du pont d’envol désiré. Et il ressortit de la cabine. « Excusez-moi de ne pas vous accompagner, mais le colonel… le ministre m’a laissé entendre que je ne devais rien savoir. » John Paul haussa les épaules. Les portes se refermèrent et ils entamèrent leur descente. « Johnny, dit Thérésa, si nous nous méfions tant des mouchards, comment se fait-il que Dimak se soit exprimé aussi franchement ? — Il porte un étouffeur phonique, répondit son mari ; il est à l’abri des curieux. Nous pas, et cette cabine est truffée de micros. — C’est Uphanad qui te l’a dit ? — Il faudrait être complètement idiot pour sécuriser un lieu de transit comme cette station sans bourrer de mouchards l’unique goulot que tout le monde doit emprunter pour y entrer. — Excuse-moi, je n’ai pas la tournure d’esprit d’un paranoïaque. — C’est une de tes principales qualités, à mon avis. » Thérésa prit conscience qu’il lui était impossible d’exprimer ses pensées, et le risque que les systèmes de sécurité d’Uphanad surprennent ses propos n’était pas seul en cause. « J’ai horreur que tu me “diriges” à mon insu. — D’accord ; tu préfères que je te “manipule” ? fit John Paul avec une petite œillade égrillarde. — Si tu ne portais pas mes bagages, je te… — Tu me chatouillerais ? — Tu n’es pas plus que moi dans le secret des dieux, dit Thérésa, mais tu fais celui qui est au courant de tout. » La gravité se réduisait rapidement, et elle s’accrochait désormais à la rampe, le pied coincé sous la barre installée à cet effet. « J’ai découvert certains éléments par déduction, répondit John Paul ; pour le reste, je ne peux que lui faire confiance. C’est vraiment un garçon très intelligent. — Pas autant qu’il le croit. — Mais beaucoup plus que tu ne le penses. — Tandis que ton évaluation de son Q.I. est parfaitement exacte. — On dirait une réplique de Boucle d’Or ; je me sens ursin. — Tu ne peux pas dire “comme un ours” simplement ? — Écoute, je connais le mot “ursin”, toi aussi, et ça m’amuse de l’employer. » Les portes de la cabine s’ouvrirent. « Puis-je me permettre de prendre votre valise, madame ? fit John Paul. — Si tu veux, répondit Thérésa, mais ne compte pas sur un pourboire. — Hou là ! Tu es vraiment énervée ! » murmura-t-il. D’une poussée, elle sortit de l’ascenseur pendant que son mari entreprenait de projeter les bagages aux préposés. Peter se trouvait à l’entrée de la navette. « Un peu plus et vous étiez en retard, dit-il. — Il est dix-huit heures ? fit Thérésa. — Moins une minute, répondit son fils. — Alors nous sommes en avance. » Et elle poursuivit son chemin en direction du sas, qu’elle franchit. Dans son dos, elle entendit Peter demander « Qu’est-ce qui lui prend ? » et son père répondre : « Plus tard. » Une fois dans la navette, il fallut à Thérésa un petit moment pour s’orienter. Elle n’arrivait pas à se départir de la sensation que le sol était mal placé, que le bas se situait à gauche ou que l’intérieur était l’extérieur, bref que tout était à l’envers. Cela ne l’empêcha pas de se tracter le long des sièges à l’aide des poignées fixées aux dossiers, jusqu’à ce qu’elle trouve un fauteuil – côté allée centrale, afin d’inciter les autres voyageurs à s’installer ailleurs. Mais il n’y avait pas d’autres passagers, pas même John Paul et Peter. Au bout de cinq bonnes minutes, elle ne pouvait plus tenir en place et se levait. Son mari et son fils flottaient près du sas et riaient aux éclats. « C’est moi qui vous vaux cette hilarité ? demanda-t-elle en les mettant au défi de répondre par l’affirmative. — Non, dit aussitôt Peter. — Rien qu’un petit peu, fit John Paul. Nous pouvons parler librement à présent. Le pilote a coupé toutes les communications avec la station, et… Peter porte un étouffeur de sons lui aussi. — J’en suis ravie pour lui, déclara Thérésa. Dommage qu’on n’en ait pas prévu pour ton père et moi. — Il n’y en avait pas, expliqua Peter. Je porte celui de Graff. La station ne possède pas des tonnes de ces appareils, tu sais. — Pourquoi avoir révélé à tout le monde que nous prenions cette navette ? Tu tiens absolument à notre mort ? — Ah, quelles toiles complexes on tisse quand on s’exerce à l’intrigue ! fit Peter. — Tu joues donc les araignées, dit sa mère. Et nous, que sommes-nous ? Des fils ou des mouches ? — Des passagers », répondit John Paul. Et Peter éclata de rire. « Mettez-moi dans le coup, déclara Thérésa, ou je vous jure que je vous expulse tous les deux dans le vide sans combinaison ! — Quand Graff a su que la station abritait une taupe, il a aussitôt fait venir sa propre équipe de sécurité. Depuis, plus aucun message ne part ni n’arrive, mais lui seul est au courant ; pour tout le monde, les communications continuent comme d’habitude. — Vous espérez donc surprendre quelqu’un en train d’expédier un message indiquant sur quelle navette nous partons, dit Thérésa. — Non, en réalité, nous pensons que personne n’enverra rien. — Alors à quoi bon tout ce remue-ménage ? — Ce qui compte, c’est d’apprendre qui n’envoie pas le message. » Et Peter eut un sourire radieux. « Bon, moi je me tais, fit Thérésa ; tu es insupportable de suffisance quant à tes capacités cérébrales. Quel que soit ton plan génial, je suppose que tu l’as examiné sur toutes les coutures, en garçon génial que tu es. — Et on accuse Démosthène de se montrer ironique ! » s’exclama Peter. Tout à coup Thérésa comprit. Apparemment, un déclic s’était effectué dans son cerveau, ses pignons mentaux s’étaient engrenés, une synapse particulière avait été traversée un instant par une étincelle électrique. « Tu t’es débrouillé pour que chacun croie avoir découvert notre départ de façon fortuite et ait le temps d’envoyer un message, dit-elle. Tout le monde sauf une personne. Et s’il s’agit de l’homme auquel je pense… » John Paul termina la phrase à sa place. « Aucun message ne partira. — À moins qu’il ne soit très astucieux. — Plus que nous ? » fit Peter. Père et fils se regardèrent, secouèrent la tête à l’unisson en s’écriant : « Impossible ! » et s’esclaffèrent. « Je me réjouis de vous voir si bien vous entendre, dit Thérésa d’un ton grinçant. — Oh, maman, ne joue pas les rabat-joie, répondit Peter. Je ne pouvais rien te révéler parce que, s’il apprenait le piège que nous lui tendions, il ferait tout pour l’éviter, or il était le seul en position d’écouter toutes nos conversations. Et je te signale qu’on vient seulement de me remettre l’étouffeur. — Cela, je le comprends parfaitement, répliqua sa mère. Ce qui me reste en travers de la gorge, c’est que ton père ait deviné ton plan et pas moi. — Maman, personne ne te prend pour une nique-douille, si c’est ce qui t’inquiète. — “Niquedouille” ? Dans quel dictionnaire poussiéreux d’une bibliothèque à l’abandon es-tu allé chercher un terme pareil ? En tout cas, je peux t’assurer que, même dans mes pires cauchemars, je ne me suis jamais considérée comme une “niquedouille” ! — Tant mieux, parce que sinon tu aurais eu tort. — Ne devrions-nous pas nous installer pour le décollage ? demanda Thérésa. — Non, dit Peter. Nous ne partons pas. — Et pourquoi ? — En ce moment même, les ordinateurs de la station font tourner un programme de simulation où la navette effectue ses manœuvres de départ ; pour des raisons de réalisme, nous allons nous détacher de l’appontage et nous en éloigner. Dès qu’il ne restera plus dans la zone d’embarquement que l’équipe de sécurité amenée par Graff, nous ferons demi-tour et ressortirons de cette boîte de conserve. — Ce n’est pas un peu compliqué comme plan, rien que pour attraper une taupe ? — C’est toi qui m’as inculqué ce sens aigu du style, maman, répondit Peter. Je ne peux pas lutter contre une enfance passée auprès de toi. » Il était près de minuit quand Lankovski toqua à la porte. Petra dormait déjà depuis une heure ; Bean coupa son bureau et alla ouvrir. « Oui ? demanda-t-il. — Notre ami commun souhaite vous voir tous les deux. — Petra dort déjà », répondit Bean. Mais, à la froideur de Lankovski, il était manifeste qu’il y avait un gros problème. « Alaï va bien ? — Très bien, merci. Veuillez réveiller votre épouse et l’amener le plus vite possible. » Un quart d’heure plus tard, toute somnolence chassée par l’adrénaline, ils se présentaient devant Alaï, non dans le jardin mais dans sa pièce de travail ; il y était assis derrière son bureau. Il fit glisser une feuille de papier vers eux. Bean la prit et lut le texte qui s’y trouvait écrit. « Tu crois que c’est moi qui ai envoyé ce message ? fit-il. — Toi ou Petra, dit Alaï. J’ai envisagé que tu ne lui aies pas expliqué assez clairement l’importance de cacher cette information à l’Hégémon, puis je me suis rendu compte que je réfléchissais comme un musulman d’autrefois. Elle est responsable de ses actes, et elle a compris aussi bien que toi qu’il était vital de maintenir le secret sur cette affaire. » Bean poussa un soupir. « Je n’ai pas expédié ce texte, et Petra non plus. Non seulement nous concevons votre désir de dissimuler vos plans, mais nous le partageons. La probabilité que nous ayons divulgué à qui que ce soit ce que vous projetez est égale à zéro, point final. — Et pourtant nous sommes en présence de ce message, envoyé à partir de notre propre base de réseau – de ce bâtiment même ! — Alaï, dit Bean, nous sommes trois des cerveaux les plus brillants du monde. Nous avons fait la guerre ensemble, et Petra et toi êtes sortis indemnes de l’enlèvement organisé par Achille ; mais ça ne t’empêche pas, lorsque se produit un incident comme celui-ci, d’être certain à cent pour cent que c’est nous qui avons trahi ta confiance. — En dehors de notre cercle, qui était au courant de nos plans ? — Voyons… Tous les hommes qui participent à tes réunions dirigent des équipes de travail qui ne sont pas composées de simples d’esprit. Même si aucun de tes conseillers n’a rien dit de façon explicite, ses collaborateurs doivent voir passer des notes, surprendre des commentaires ; certains peuvent même ne pas regarder comme une infraction à la sécurité d’en parler à leur bras droit. On peut aller jusqu’à imaginer que quelques-uns ne sont présents aux réunions qu’à titre décoratif, auquel cas ils sont obligés de tout rapporter à ceux qui effectuent le vrai travail, sans quoi il n’y a pas de résultat. — Je connais tous ces hommes, dit Alaï. — Mais pas aussi bien que tu nous connais, nous, répondit Petra. Certes, ce sont peut-être de bons musulmans loyaux à ta personne, mais il n’en découle pas obligatoirement qu’ils sont aussi prudents. — Peter a commencé à former son réseau d’informateurs et de correspondants il y a… ma foi, alors qu’il était encore enfant, bien avant que ses contacts apprennent qu’il n’était qu’un adolescent. Je serais très étonné qu’il ne dispose pas d’une taupe dans ton palais. » Alaï contempla la feuille sur le bureau. « Le sens du message est camouflé de manière très maladroite, dit-il. Je suppose que vous vous y seriez mieux pris. — Je l’aurais crypté, répondit Bean, et Petra l’aurait sans doute caché dans un dessin. — À mon avis, la maladresse même du texte est révélatrice, dit la jeune femme. Celui qui l’a rédigé pensait devoir dissimuler l’information seulement aux personnes qui ne font pas partie de notre cercle. Il savait certainement que, s’il tombait entre tes mains, tu comprendrais aussitôt que “Shaw” fait référence aux anciens souverains de l’Iran, les shahs, “Pack” au Pakistan, tandis que “Kemal” est une allusion transparente au fondateur de la Turquie post-ottomane. Ça ne pouvait pas t’échapper. » Alaï acquiesça de la tête. « Donc il l’a codé ainsi pour empêcher des étrangers d’en percer le sens, au cas où des ennemis l’intercepteraient. — Il n’a pas songé qu’on vérifierait ses messages en partance, dit Petra, alors que Bean et moi savons pertinemment que nous sommes surveillés depuis notre arrivée. — Sans grand succès, fit Alaï avec un petit sourire forcé. — Pour commencer, il vous faudrait des furticiels de meilleure qualité, répondit Bean. — Et puis, si c’était nous qui avions ainsi contacté Peter, reprit Petra, nous lui aurions demandé explicitement d’avertir notre amie indienne qu’elle ne devait pas empêcher les Chinois de sortir d’Inde, mais seulement d’y rentrer. — Nous n’aurions eu aucun autre motif de prévenir Peter, renchérit Bean ; nous ne travaillons pas pour lui et nous ne lui vouons aucune affection particulière. — Il n’est pas de notre bande », conclut Petra d’un ton ferme. Alaï hocha la tête, soupira puis se radossa. « Asseyez-vous, je vous en prie, fit-il. — Merci », dit Petra. Bean s’approcha de la fenêtre pour contempler les pelouses arrosées d’eau dessalée tirée de la Méditerranée. Le désert fleurissait là où régnait la faveur d’Allah. « À mon avis, cette affaire n’aura pas de résultat tragique en dehors de quelques heures de sommeil perdues cette nuit. — Comprends qu’il m’est difficile de soupçonner mes collaborateurs les plus proches. — Tu es le calife, répondit Petra, mais tu es aussi un homme très jeune, et cela ne leur échappe pas. Ils savent ton plan excellent, ils te révèrent, ils soutiennent tous les grands projets que tu entreprends pour ton peuple ; toutefois, quand tu leur ordonnes de garder le secret absolu, ils acquiescent en toute sincérité, mais ils ne prennent pas ton ordre tout à fait au sérieux parce que, et c’est le hic, tu es… — Encore un gamin, fit Alaï. — Ça passera, le temps aidant, reprit Petra. Tu disposes de longues années devant toi ; ces hommes mûrs qui t’entourent finiront par être remplacés. — Par de plus jeunes en qui j’aurai encore moins confiance, dit Alaï d’un ton lugubre. — Avertir Peter n’est pas aussi grave que tuyauter l’ennemi, intervint Bean. Il n’aurait pas dû disposer de cette information avant le lancement de l’opération, mais tu remarqueras que la taupe ne lui donne aucune date sur le déclenchement de l’invasion. — Si, répondit Alaï. — Moi, je ne vois rien. » Petra quitta son siège et relut le courriel. « Le message n’indique rien à ce sujet. — Il a été envoyé le jour de l’invasion », dit Alaï. Bean et Petra se regardèrent. « Aujourd’hui ? firent-ils. — La campagne turque a déjà commencé, dès que la nuit est tombée sur le Xinjiang. Nous avons reçu confirmation par courriers électroniques que trois bases aériennes et une partie importante du réseau militaire sont entre nos mains ; jusqu’à présent, aucun signe que les Chinois se doutent de rien. Ça s’annonce mieux que nous ne l’espérions. — L’opération est lancée, dit Bean ; il était donc déjà trop tard pour modifier les plans pour le troisième front. — Non, répondit Alaï. Nos nouveaux ordres sont partis, et les commandants arabes et indonésiens sont très fiers de se voir confier la mission qui portera le fer sur le territoire même de l’ennemi. » Bean était épouvanté. « Mais la logistique… On ne peut rien préparer en si peu de temps. — Bean, fit Alaï d’un ton amusé, nous avions déjà établi les plans d’un débarquement difficile, et c’était ça le cauchemar logistique. À présent, larguer trois cents contingents sur différents objectifs de la côte chinoise, de nuit, d’ici trois jours, et appuyer le tout à l’aide de raids aériens et de parachutages, c’est de la routine pour mes subordonnés. C’était le plus beau dans ton idée, Bean, mon ami : il ne s’agissait pas d’une projection mais d’une situation de fait, et le plan tel que le connaît chaque commandant consiste à improviser pour trouver les moyens d’atteindre nos buts. J’ai dit dans mes ordres que, tant qu’ils se déplacent sans cesse sur le territoire, qu’ils protègent leurs hommes et gênent au mieux les autorités militaires et politiques de la Chine, ils ne peuvent pas échouer. — Donc la guerre a débuté, dit Petra. — Oui, répondit Bean, elle a débuté, et Achille ne se trouve pas en Chine. » La jeune femme regarda son mari et sourit d’un air complice. « Voyons s’il est possible de l’empêcher de s’en approcher. — Pour en revenir à nos moutons, fit Bean, nous n’avons pas fait parvenir à Peter le message précis qu’il doit transmettre à Virlomi en Inde ; avons-nous la permission de l’envoyer à présent ? » Alaï plissa les yeux. « Demain. Après que la nouvelle des combats au Xinjiang aura commencé à se répandre. Je vous dirai à quel moment agir. » Graff était assis, les pieds posés sur le bureau d’Uphanad, tandis que le major travaillait sur la console de sécurité. « Et voilà, colonel, dit l’officier. Ils sont partis. — Quand arriveront-ils ? demanda Graff. — Je l’ignore. Tout est affaire de trajectoire et d’équations très complexes où doivent s’équilibrer la vitesse, la masse, l’inertie… Je n’étais pas professeur d’astrophysique à l’École de guerre, n’oubliez pas. — Oui, vous enseigniez la tactique des forces réduites, si j’ai bonne mémoire. — Et quand vous avez tenté cette expérience de chœur militaire, en apprenant aux enfants à chanter ensemble… » Graff poussa un gémissement. « N’en parlons plus, par pitié ! Quelle idée stupide j’avais eue ce jour-là ! — Mais vous vous en êtes rendu compte aussitôt et vous l’avez abandonnée, Dieu merci. — L’esprit de corps ! Tu parles ! » fit Graff. Uphanad enfonça plusieurs touches simultanément sur le clavier et l’écran montra qu’il venait de se déconnecter. « Terminé. Heureusement que vous avez découvert la présence d’un informateur infiltré dans le MinCol ; le départ des Wiggin était le seul moyen de les maintenir à l’abri. — Vous rappelez-vous le jour où je vous ai accusé d’avoir laissé voir votre code d’accès à Bean ? — Oui, comme si c’était hier. J’ai cru que vous ne retiendriez jamais ma bonne foi avant que Dimak ne s’en porte garant et n’évoque l’hypothèse que Bean circulait dans les conduits de ventilation en espionnant par les grilles d’aération. — En effet ; Dimak était convaincu que votre esprit méthodique vous aurait interdit de modifier vos habitudes dans un moment d’inattention. Il avait raison, n’est-ce pas ? — Oui, dit Uphanad. — J’ai retenu la leçon : je vous ai toujours fait confiance par la suite. — J’espère l’avoir mérité. — Et au décuple. Je n’ai pas conservé tout le corps enseignant de l’École de guerre ; certains professeurs trouvaient naturellement le ministère de la Colonisation trop rassis pour y exploiter leur talent. Mais ce n’est pas vraiment une question de loyauté personnelle, n’est-ce pas ? — Quoi donc, mon colonel ? — Notre loyauté ne doit pas se porter sur un individu, vous ne croyez pas ? Il faut se vouer à une cause ; moi, par exemple, je suis fidèle à l’humanité – c’est un peu prétentieux, non ? – et en particulier à un projet, celui de répandre le génome humain sur le plus de systèmes stellaires possible, de façon qu’aucune menace ne puisse plus mettre l’existence même de notre espèce en danger. Pour cela, je suis prêt à sacrifier bien des loyautés personnelles, ce qui fait de moi un personnage très prévisible mais sur qui on ne peut pas compter ; je ne sais pas si vous me suivez. — Il me semble que si, mon colonel. — Alors, mon bon ami, voici ma question : à quoi êtes-vous loyal ? — À l’entreprise dont vous parlez et à vous. — Cet informateur qui s’est servi de votre code d’accès, croyez-vous qu’il se le soit procuré en vous espionnant par les grilles d’aération, lui aussi ? — C’est très peu probable, mon colonel. Il me paraît plus plausible qu’il soit entré dans le système informatique et qu’il m’ait choisi au hasard. — Naturellement. Mais vous comprendrez aisément que, votre nom figurant sur le courriel, nous devions commencer par vous éliminer de la liste des suspects. — C’est logique, mon colonel. — En conséquence, comme les Wiggin retournaient sur Terre à bord de la navette, nous avons fait en sorte que tous les membres du personnel permanent de la station apprennent qu’ils repartaient et jouissent de tout le loisir d’envoyer un message. Tous à part vous. — Moi, mon colonel ? — Je ne vous ai pas quitté d’une semelle depuis l’instant où ils ont décidé de s’en aller ; ainsi, au cas où un message serait transmis, même à l’aide de votre code d’accès, nous aurions su que vous ne pouviez pas en être l’expéditeur. En revanche, si aucun courriel n’était émis, ma foi… c’est que vous ne l’auriez pas envoyé. — Votre idée n’est pas sans faille, dit Uphanad. L’informateur pourrait ne pas avoir expédié de message pour des motifs qui lui seraient propres, mon colonel ; ou bien le départ des Wiggin pouvait relever d’une éventualité qui ne nécessitait pas l’émission d’un avertissement. — Exact, répondit Graff. De toute manière, nous ne vous inculperions pas en nous fondant simplement sur le non-envoi d’un message ; nous nous contenterions de vous attribuer des responsabilités moins importantes ou de vous permettre de donner votre démission avec pension à la clé. — C’est très charitable de votre part, mon colonel. — Ce n’est pas moi qui suis charitable ; je… » La porte s’ouvrit. Uphanad se retourna, manifestement surpris. « Vous n’avez pas le droit d’entrer, dit-il à la Vietnamienne qui se tenait dans l’encadrement. — Elle est là sur mon invitation, intervint Graff. Vous ne connaissez pas la colonelle Nguyen du groupe de sécurité numérique de la F.I., je crois ? — Non, répondit le major en se levant. J’ignorais même que votre service existait en tant que tel. » Sans prêter attention à la main qu’Uphanad lui tendait, la femme remit un papier à Graff. « Ah ! fit-il sans le lire. Nous sommes donc au clair dans cette cabine. — Son code d’accès n’a pas servi pour le message », dit la colonelle. Graff lut la feuille. Un seul mot y apparaissait : « Off. » Le code était celui d’un des employés des appontements. D’après l’heure indiquée dans l’en-tête, le message était parti quelques minutes plus tôt à peine. « Donc mon ami est lavé de tout soupçon, dit Graff. — Non, monsieur », répondit Nguyen. L’expression d’Uphanad passa du soulagement à la perplexité. « Mais je n’ai pas envoyé ce courrier. Comment m’y serais-je pris ? » Nguyen ne détacha pas son regard de Graff. « Il a été transmis depuis cette console-ci. » Elle s’approcha du bureau et s’apprêta à la reconnecter au réseau. « Laissez-moi faire », intervint Uphanad. La femme se tourna vers lui, un étourdisseur au poing. « Plaquez-vous contre le mur, ordonna-t-elle, les mains bien en vue. » Graff se leva et alla ouvrir la porte. « Entrez », dit-il. Deux soldats de la F.I. pénétrèrent dans la pièce. « Veuillez fouiller monsieur Uphanad et lui confisquer toute arme ou dispositif mortel. En aucun cas il n’a le droit de s’approcher d’un ordinateur ; il ne faut pas qu’il ait l’occasion de lancer un programme qui effacerait des données sensibles. — J’ignore comment on a monté ce coup, dit le major, mais vous vous trompez sur mon compte. » Graff désigna la console du doigt. « Nguyen ne se trompe jamais, dit-il. Elle est encore plus méthodique que vous. » Uphanad se tourna vers l’écran. « Mais elle se connecte sous mon identité ! Elle s’est servie de mon mot de passe ! C’est illégal ! » Nguyen fit signe à Graff de la rejoindre devant l’ordinateur. « Normalement, pour se déconnecter, il faut appuyer sur ces deux touches, vous voyez ? Mais lui en a enfoncé une troisième, celle-ci, avec le petit doigt pour que vous ne remarquiez rien. Cette séquence clé a déclenché un programme résident qui a envoyé le courriel en choisissant un code d’accès au hasard parmi ceux du personnel ; elle a également mis en route le processus normal de déconnexion, si bien que, de votre point de vue, vous regardiez simplement quelqu’un en train de quitter le réseau de façon tout à fait classique. — Donc le message était déjà rédigé, prêt à partir à tout moment, dit Graff. — Mais, quand il l’a envoyé, c’est dans les cinq minutes qui ont suivi le départ de la navette. » L’homme et la femme se tournèrent vers Uphanad. Graff lut dans ses yeux qu’il se savait découvert. « Dites-moi, fit-il, comment Achille vous a-t-il attiré dans son camp ? Vous ne le connaissez pas, je crois, et il n’a sûrement pas eu le temps de vous subjuguer pendant les quelques jours qu’il a passés ici comme élève. — Il tient ma famille, répondit Uphanad avant d’éclater en sanglots. — Non, non, voyons. Reprenez-vous, conduisez-vous en soldat ; le temps nous manque pour corriger votre erreur de discernement. La prochaine fois, si on exerce sur vous ce genre de menace, vous saurez qu’il faut venir me voir. — Ceux qui m’ont approché ont dit qu’ils l’apprendraient, si je me confiais à vous. — Ça aussi, il faudra me le révéler, dit Graff. Mais vous avez avoué à présent ; tâchons donc d’en tirer profit. Que doit-il se passer une fois envoyé ce deuxième message ? — Je l’ignore, répondit Uphanad. Ça n’a d’ailleurs aucune importance : la colonelle Nguyen vient de le transmettre à nouveau. Ils comprendront qu’il y a un problème lorsqu’ils le recevront en double. — Ils ne l’ont reçu ni la première ni la deuxième fois, fit Graff : cette console n’a plus d’accès extérieur ; nous avons coupé la station entière de tout contact avec la Terre. De même, la navette n’est jamais partie. » La porte s’ouvrit alors pour laisser entrer Peter, John Paul et Thérésa. Uphanad se retourna vers le mur. Les soldats voulurent l’en empêcher mais Graff les arrêta d’un geste : Laissez-le. Il savait la fierté d’Uphanad ; se trouver face aux gens qu’il avait tenté de trahir le mortifiait de façon insupportable. Il fallait lui donner le temps de se ressaisir. Graff attendit que les Wiggin se fussent assis pour l’inviter à les imiter. Le major obéit, la tête basse, comme la caricature d’un chien battu. « Redressez-vous, Uphanad, et faites front comme un homme. Ces gens ont bon cœur, ils savent que vous avez agi dans ce que vous pensiez l’intérêt des vôtres. Vous avez eu tort de ne pas vous fier à moi davantage, mais même cela est compréhensible. » À l’expression de Thérésa, Graff sut qu’elle n’éprouvait pas la moitié des sentiments bienveillants qu’il lui prêtait, mais il lui imposa le silence d’un geste. « Écoutez-moi, poursuivit-il ; nous allons tenter de tourner cette situation à notre avantage. J’ai deux navettes à ma disposition pour cette opération – ce dont je remercie l’amiral Chamrajnagar au passage –, et il ne nous reste donc plus qu’à décider laquelle lancer quand nous laisserons partir votre message. — Deux navettes ? répéta Peter. — Nous devons tâcher de deviner le plan qu’a prévu Achille une fois en possession de l’information. S’il compte frapper à l’atterrissage, nous avons une navette lourdement armée capable de supporter toute attaque terre-air ou air-air. À mon avis, il projette d’envoyer un missile au moment où vous survolerez une région où il peut installer une plate-forme de lancement mobile. — Et votre navette surarmée est en mesure d’y faire face ? demanda Peter. — Sans difficulté. L’ennui, c’est que cet appareil n’a pas d’existence officielle. La charte de la F.I. interdit formellement tout armement d’un appareil atmosphérique. Cet engin est conçu pour les vaisseaux colonisateurs, au cas où l’extermination des Formiques n’aurait pas été totale et où nous nous heurterions à une résistance. Mais si une navette de ce type pénètre dans l’atmosphère terrestre et exhibe ses capacités en abattant un missile, il nous sera impossible de parler de l’incident sans compromettre la F.I. Par conséquent, nous pouvons nous en servir pour vous rapatrier sur Terre en toute sécurité, mais personne ne devra jamais rien savoir de la tentative d’assassinat. — Je m’en remettrai, je pense, dit Peter. — D’un autre côté, votre retour sur Terre n’est désormais plus urgent. — En effet. — Nous pouvons donc employer une autre navette ; son existence n’est pas connue non plus, mais elle n’est pas illégale cette fois : elle ne dispose d’aucune arme. Elle est même très économique comparée à une vraie, encore qu’elle reste très onéreuse à côté d’un bazooka, disons. Il s’agit d’un appareil factice ; conçu avec le plus grand soin pour que sa vitesse et sa signature radar ressemblent à celles d’une véritable navette, il lui manque des éléments essentiels, comme la capacité d’embarquer des pilotes et des passagers et d’atterrir en douceur. — Vous lancez donc celle-là, dit John Paul, elle attire le feu de l’ennemi, et il ne vous reste plus qu’à mettre en branle la machine à propagande. — Des observateurs de la F.I. guetteront l’éclair de décollage du missile et nous encerclerons la plateforme de lancement avant qu’on ait le temps de la démonter, ou du moins que les auteurs de l’attentat puissent disparaître dans la nature. Que l’enquête incrimine Achille ou la Chine, peu importe : nous aurons la preuve tangible que quelqu’un sur Terre a tiré sur une navette de la F.I. — Ce qui mettra le ou les responsables dans un très mauvais cas, fit Peter. Annoncera-t-on que j’étais visé ? — Nous pourrons en décider en fonction de la réaction de l’accusé. S’il s’agit de la Chine, nous gagnerons à lui imputer une attaque contre la Flotte internationale ; si c’est Achille, nous aurons davantage intérêt à le présenter comme un assassin. — Je trouve que vous discutez de tout ça bien librement devant nous, fit Thérésa. J’imagine que vous devez nous éliminer maintenant. — Non, rien que moi, murmura Uphanad. — Vous, je dois vous mettre à pied, dit Graff, et vous renvoyer sur Terre parce que vous ne pouvez pas rester ici. Vous flanqueriez le bourdon à toute la station à vous promener partout, bourrelé de remords, avec l’air de réclamer qu’on vous crache dessus. » Le ton badin de son supérieur sauva Uphanad d’une nouvelle crise de sanglots. « Il paraît, poursuivit Graff, que le peuple indien a besoin d’hommes dévoués prêts à se battre pour sa liberté. Voilà une loyauté qui dépasse celle qui vous attache au ministère de la Colonisation, et je le comprends parfaitement. Vous devez donc vous rendre là où votre zèle le commande. — Vous êtes d’une… magnanimité extraordinaire, dit Uphanad. — L’idée ne vient pas de moi. Moi, je voulais vous faire juger en secret par la F.I. et exécuter ; mais Peter m’a expliqué que, si vous étiez bien coupable et que vous tentiez de protéger des membres de votre famille aux mains des Chinois, il serait injuste de vous punir pour crime de loyauté imparfaite. » Uphanad regarda Peter. « Par ma trahison, vous auriez pu mourir, vos parents et vous. — Mais ça ne s’est pas produit, répondit Peter. — J’aime à penser, déclara Graff, que Dieu se montre parfois miséricordieux en permettant qu’un accident nous empêche d’exécuter nos plus noirs desseins. — Ce n’est pas ce que je crois, intervint Thérésa d’un ton glacial. À mon avis, si on pointe une arme sur la tête d’un homme et que la balle qu’on tire soit à blanc, on reste un meurtrier au regard de Dieu. — Eh bien, répondit Graff, après notre mort, s’il se révèle que nous continuons d’exister sous une forme quelconque, nous n’aurons qu’à demander à Dieu de nous départager. » 17 PROPHETES SécuriSite.net De : Locke%erasmus@polnet.gov Mot de passe : Suriyawong Sujet : La fille sur le pont Source sûre demande : ne pas entraver sortie Chinois d’Inde. Mais quand ils doivent revenir ou se ravitailler, bloquer toutes voies possibles. Tout d’abord, les Chinois crurent que les incidents de la province du Xinjiang étaient l’œuvre des insurgés qui ne cessaient d’organiser des groupes de guérilla depuis des siècles. À cause de la lourdeur du protocole militaire, c’est seulement en fin d’après-midi, à Pékin, que Han Tzu parvint enfin à collationner suffisamment d’informations pour prouver qu’il s’agissait en réalité d’une offensive de grande envergure d’origine étrangère. Pour la centième fois depuis son entrée dans le haut commandement à Pékin, Han Tzu désespéra de voir ses efforts aboutir. Il était toujours plus important de manifester son respect à ses supérieurs que de leur exposer la vérité et de donner des ordres en conséquence. Alors même qu’il apportait la preuve d’un niveau d’entraînement, de discipline, de coordination et d’équipement qui excluait totalement que les incidents du Xinjiang soient le fait d’insoumis locaux, Han Tzu dut attendre des heures que sa demande d’audience transite par les bureaux des collaborateurs, bras droits, fonctionnaires et autres larbins ô combien indispensables dont l’unique travail consistait à prendre l’air le plus important et le plus affairé possible tout en veillant à conserver un rendement le plus proche de zéro. Il faisait nuit noire quand Han Tzu traversa la place qui séparait le service de Stratégie et Planification de l’Administration – encore un exemple d’irréflexion, séparer ces deux groupes de bâtiments par une longue distance à parcourir à pied. Ils auraient dû se trouver l’un à côté de l’autre de façon à permettre des échanges permanents ; mais non : la Stratégie et Planification préparait sans cesse des projets que l’Administration était incapable de réaliser, et l’Administration se méprenait constamment sur les buts des plans proposés et combattait toute idée qui aurait pu leur permettre de voir le jour. Mais comment donc avons-nous réussi à conquérir l’Inde ? se demanda Han Tzu. D’un coup de pied, il effraya les pigeons qui déambulaient autour de lui. Ils s’éloignèrent de quelques mètres en voletant puis revinrent à l’assaut, comme persuadés qu’il laissait échapper à chaque pas des miettes comestibles. Si le gouvernement actuel reste au pouvoir, c’est uniquement parce que les Chinois sont des pigeons : on peut leur donner tous les coups de pied qu’on veut, ils en redemandent toujours. Et les pires d’entre eux sont les bureaucrates. La Chine a inventé la bureaucratie et, avec une longueur d’avance d’un millénaire sur la plupart des autres peuples, elle a poussé l’art de noyer le poisson, de bâtir des châteaux en Espagne et de soulever des tempêtes dans des verres d’eau jusqu’à des sommets jamais atteints nulle part ailleurs. En comparaison, le système administratif byzantin était d’une simplicité biblique. Comment Achille s’y était-il pris ? Lui, un étranger, un criminel, un dément – toutes qualités parfaitement connues du gouvernement chinois –, était parvenu à franchir les cercles de courtisans prêts à s’entretuer et à accéder directement au niveau où se prennent les décisions. La plupart des gens ignoraient même où se situait ce niveau, puisqu’il ne s’agissait manifestement pas de celui des dirigeants célèbres, tout au sommet, trop vieux pour entretenir des idées nouvelles et trop soucieux de conserver leurs avantages et d’éviter qu’on révèle publiquement les crimes qu’ils avaient commis au cours des décennies pour donner d’autres instructions à leurs sous-fifres que : « Faites ce qui vous semble sage. » C’était deux rangs plus bas que les décisions étaient prises, par des collaborateurs des généraux à cinq étoiles. Il avait fallu six mois à Han Tzu pour comprendre l’inutilité de rencontrer le grand chef, qui conférait à chaque fois de la requête soumise avec ses bras droits et s’en remettait à leurs recommandations. Désormais, le jeune Chinois ne cherchait plus à voir personne d’autre qu’eux ; mais, naturellement, pour obtenir une audience, il fallait soumettre à chaque général une demande tarabiscotée établissant que, même si le sujet avait une importance telle qu’il fallait y donner suite sur-le-champ, il restait néanmoins si insignifiant qu’il suffisait au général de se faire représenter par son aide de camp. Han Tzu se demandait toujours si ces simagrées complexes avaient simplement pour but de manifester le respect de chacun pour la tradition et la forme, ou bien si les généraux s’y laissaient prendre et réfléchissaient vraiment avant de choisir d’accorder une audience personnelle ou de désigner un délégué pour les remplacer. Évidemment, peut-être ne voyaient-ils jamais passer les requêtes et leurs aides de camp prenaient-ils les décisions à leur place. Mais, plus vraisemblablement, les demandes parvenaient aux généraux accompagnées d’un commentaire : « Le noble et digne général perdrait son honneur s’il n’assistait pas à l’audience », par exemple, ou encore : « Perte inutile du temps de l’héroïque dirigeant ; l’indigne aide de camp se fera un plaisir de prendre des notes et de rapporter tout élément important. » Han Tzu ne se sentait aucune obligation envers ces clowns : chaque fois qu’ils prenaient une décision par eux-mêmes, c’était une erreur monumentale ; et ceux que n’enserrait pas complètement le carcan de la tradition se trouvaient tout de même prisonniers de leur ego. Toutefois, Han Tzu était absolument loyal à la Chine. Il avait toujours agi au mieux des intérêts de son pays, et il comptait bien continuer. L’ennui, c’est que sa définition des intérêts de la Chine lui aurait souvent valu le peloton d’exécution s’il l’avait exprimée. Par exemple, le message qu’il avait transmis à Bean et Petra dans l’espoir qu’ils percevraient le danger pour l’Hégémon s’il croyait Han Tzu à l’origine de l’information. Divulguer ce renseignement relevait de la haute trahison, puisque l’évasion d’Achille avait été approuvée par les plus hautes instances et traduisait donc la politique officielle du pays. Pourtant, si le monde apprenait que la Chine avait envoyé un assassin tuer l’Hégémon, le coup serait désastreux pour le prestige international du pays. Nul ne paraissait s’en rendre compte, surtout parce que chacun persistait à considérer la Chine comme le centre de l’univers autour duquel gravitaient les autres États. Quelle importance si elle donnait l’image d’une nation de tyrans et de meurtriers ? Si on n’aimait pas son attitude, il suffisait de regarder ailleurs. Mais aucune nation n’est invincible, pas même la Chine ; Han Tzu le savait, lui, même si les autres voulaient l’ignorer. Comble de malheur, la conquête de l’Inde s’était déroulée sans anicroche. Han Tzu avait insisté pour préparer toutes sortes de plans de secours prêts à servir quand la machine se gripperait lors de l’attaque surprise contre les armées indienne, thaï et vietnamienne ; mais la campagne de propagande d’Achille avait si bien fonctionné et la stratégie de défense de la Thaïlande s’était révélée si efficace que les Indiens s’étaient retrouvés engagés à fond dans la guerre, privés de ravitaillement et le moral à zéro au moment où les forces chinoises avaient franchi les frontières ; elles avaient réduit l’armée indienne en miettes qu’elles avaient englouties les unes après les autres en l’espace de quelques jours – voire de quelques heures dans certains cas. Toute la gloire en était retombée sur Achille, naturellement, alors que c’était la planification minutieuse de Han Tzu, avec son équipe de quatre-vingts diplômés de l’École de guerre, qui avait placé les armées chinoises précisément là où il le fallait, quand il le fallait. Et, même si le groupe de Han Tzu avait rédigé les ordres, c’étaient les services administratifs qui les avaient donnés et qui avaient donc obtenu les médailles, tandis que la Stratégie et Planification n’avait eu droit qu’à un éloge collectif, avec sur le moral du service le même effet que si un lieutenant-colonel inconnu avait déclaré : « Bel effort, les gars ; c’est l’intention qui compte. » Mais Achille pouvait bien monopoliser la gloire, car, du point de vue de Han Tzu, l’invasion de l’Inde ne présentait aucun intérêt et mettait au contraire la Chine en péril – sans parler de l’immoralité de l’entreprise. La Chine n’avait pas les moyens de prendre en charge les problèmes de l’Inde. Quand il était gouverné par les siens, le peuple indien ne pouvait s’en prendre qu’à ses représentants pour ses souffrances, mais aujourd’hui, quand la situation se détériorerait – ce qui ne manquait jamais d’arriver dans ce pays –, c’est la Chine qui serait la cible des reproches. Les administrateurs chinois mandatés pour diriger l’Inde échappaient, fait étonnant, à la corruption et travaillaient d’arrache-pied – mais on ne peut gouverner un pays que si l’on dispose d’une puissance irrésistible ou de la complète coopération de la population ; comme il était hors de question que les Indiens collaborent avec l’envahisseur et que la Chine ne pouvait pas s’offrir une présence militaire écrasante dans le pays, la seule question en suspens restait celle du niveau au-delà duquel la résistance deviendrait menaçante. Elle l’était devenue peu après le départ d’Achille pour l’Hégémonie, lorsque les Indiens avaient commencé à entasser des pierres sur les routes. Il fallait leur rendre cette justice, se disait Han Tzu : en matière de désobéissance civile, de bâtons dans les roues et d’actions à grande portée symbolique, les Indiens étaient bien les fils et filles de Gandhi. Pourtant, même alors, les bureaucrates avaient refusé d’écouter les recommandations de Han Tzu et fini par se retrouver prisonniers d’un cercle de plus en plus vicieux de provocations et de représailles. Alors, comme ça… l’opinion du monde extérieur ne compte pas ? songea Han Tzu. Nous pouvons agir comme bon nous semble parce que personne n’a le pouvoir ni la volonté de s’opposer à nous, c’est bien l’idée ? Eh bien, ce que je tiens entre mes mains apporte la réponse à cette théorie. « Ils ne manifestent pas qu’ils ont remarqué notre offensive ; qu’est-ce que cela signifie ? » s’étonnait Alaï. Bean et Petra étaient assis à ses côtés, les yeux fixés sur l’holocarte ; il y apparaissait que, sans exception, tous les objectifs du Xinjiang avaient été pris à la date prévue, comme si on avait remis un scénario aux Chinois et qu’ils jouaient leur rôle selon les directives exactes de la Ligue du Croissant. « À mon avis, tout se déroule à merveille, dit Petra. — Au point d’en devenir absurde ! — Pas d’impatience, fit Bean. La Chine est toujours lente à réagir, et elle n’aime pas crier sur tous les toits qu’elle a des ennuis. Peut-être croit-elle encore avoir affaire à un groupe d’insurgés locaux ; ou bien peut-être attend-elle d’avoir une contre-attaque foudroyante et destructrice à présenter avant d’annoncer ce qui se passe au monde. — Justement, dit Alaï. Notre satellite de renseignement nous apprend que les Chinois ne bougent pas ; même les troupes de garnison les plus proches de la zone d’offensive restent inactives. — Leurs commandants ne disposent pas de l’autorité pour les envoyer au combat, répondit Bean. En outre, ils ne sont sans doute au courant de rien. Tes forces se sont emparées du réseau de communications terrestres, n’est-ce pas ? — C’était un objectif secondaire ; elles s’en chargent en ce moment, simplement pour s’occuper. » Petra éclata soudain de rire. « Ça y est, j’ai compris ! — Qu’y a-t-il de si drôle ? demanda Alaï. — La déclaration publique ! Tu ne peux pas annoncer publiquement que tous les États musulmans se sont donné un calife nommé à l’unanimité ! — Nous pouvons l’annoncer quand nous voulons ! protesta Alaï, agacé. — Oui, mais tu attends – tu attends que les Chinois reconnaissent subir les attaques d’un pays inconnu. C’est seulement quand ils auront avoué leur ignorance ou qu’ils se seront empêtrés dans une théorie complètement bidon que tu feras ton apparition et que tu dévoileras la vérité à la planète, à savoir que le monde musulman tout entier s’est uni sous le commandement d’un calife et que tu as pris sous ta responsabilité de libérer les nations prisonnières de la Chine impérialiste et athée. — Admets tout de même que c’est plus percutant présenté ainsi, dit Alaï. — Absolument, répondit Petra. Si je ris, ce n’est pas de ta stratégie mais de l’ironie de la situation : ton plan se déroule si bien et les Chinois sont tellement pris au dépourvu que tu es obligé de retarder ta déclaration fracassante ! Mais… patience, mon ami. Quelqu’un dans le haut commandement chinois sait ce qui se produit ; ses collègues finiront par l’écouter, ils mobiliseront leurs forces et feront une annonce publique. — Ils y seront forcés, renchérit Bean, sans quoi les Russes feindront de mal interpréter leurs mouvements de troupes. — D’accord. Mais, malheureusement, toutes les vidéos de ma déclaration ont été tournées en plein jour. Nous n’avions pas envisagé qu’il leur faudrait si longtemps pour réagir. — Écoute, dit Bean, tout le monde se moquera qu’il s’agisse d’enregistrements préalables ; mais le direct serait encore mieux pour dévoiler ton statut et expliquer les objectifs de tes armées au Xinjiang. — Le risque du direct, c’est de révéler par accident que l’invasion de cette province n’est qu’une partie de l’offensive principale. — Alaï, tu pourrais annoncer carrément qu’il ne s’agit pas de l’offensive principale, et la moitié des Chinois penseraient que tu les désinformes pour les obliger à bloquer leurs troupes stationnées en Inde le long de la frontière pakistanaise. Je te conseille même de t’y prendre ainsi, tiens, parce qu’alors tu gagneras la réputation d’un homme qui dit la vérité ; tes mensonges ultérieurs n’en auront que plus de poids. » Alaï éclata de rire : « Merci ; vous apaisez ma conscience. — Tu es victime du problème qui empoisonne la vie de tous les commandants en chef en cette époque de communications instantanées, fit Petra. Autrefois, Alexandre et César se trouvaient sur le champ de bataille, où ils pouvaient surveiller les combats, donner des ordres, bref, participer personnellement ; leur présence était nécessaire. Mais, toi, tu es coincé ici, à Damas, parce que c’est le point focal des communications, et, si on a besoin de toi, ce sera ici même. Du coup, au lieu de t’occuper à régler mille détails, tu dois supporter le flot d’adrénaline sans bouger ni pied ni patte. — Tourner comme un lion en cage me paraît une bonne solution, intervint Bean. — Ou jouer au handball. Tu joues au handball ? demanda Petra. — Ça va, j’ai compris, fit Alaï. Merci ; je prendrai mon mal en patience. — Et n’oublie pas mon conseil, reprit Bean : passe en direct et dis la vérité. Ton peuple t’aimera encore plus s’il te voit assez audacieux pour annoncer clairement à l’ennemi ce que tu prépares sans qu’il puisse t’en empêcher. — Allez-vous-en, répondit Alaï. Vous commencez à vous répéter. » Bean se leva en riant, imité par Petra. « Je n’aurai plus de temps à vous consacrer après, vous savez », dit Alaï. Ils se retournèrent vers lui. « Une fois mon annonce faite, une fois que le monde sera au courant, je devrai commencer à tenir ma cour, à donner des audiences, à régler des différends, bref à me comporter en vrai calife. — Eh bien, merci pour le temps que tu nous as accordé jusqu’à présent, répondit Petra. — J’espère que nous ne nous rencontrerons jamais face à face sur le champ de bataille, ajouta Bean, comme nous nous opposons aujourd’hui à Han Tzu. — Songe à ceci, dit Alaï : Han Tzu est partagé entre deux loyautés ; pas moi. — Je le garderai à l’esprit. — Salaam, fit Alaï. La paix soit avec vous. — Paix avec toi aussi », répondit Petra. À la fin de l’audience, Han Tzu ignorait si on avait pris sa mise en garde au sérieux. Bah, si on la mettait en question pour l’instant, encore quelques heures et le doute ne serait plus permis. Le gros de la force d’invasion du Xinjiang lancerait à coup sûr son assaut juste avant l’aube, et les satellites de surveillance confirmeraient ce qu’il avait annoncé – mais au prix de douze heures d’inaction. C’était vers la fin de l’audience qu’il avait vécu le moment le plus exaspérant, lorsque le premier aide de camp du général en chef avait demandé : « S’il s’agit véritablement d’une offensive majeure, que préconisez-vous ? — D’envoyer sur place toutes les troupes disponibles au nord – je recommanderai le chiffre de cinquante pour cent des garnisons stationnées sur la frontière russe –, de les préparer à faire face non seulement à des combattants à cheval mais aussi à une grande armée mécanisée dont l’invasion aura lieu sans doute demain. — Et nos forces en Inde ? avait fait l’aide de camp. Ce sont nos meilleurs soldats, les plus entraînés et les plus mobiles. — Qu’ils ne bougent pas, avait répondu Han Tzu. — Mais si nous dégarnissons notre frontière du Nord, la Russie attaquera. » Un autre aide de camp était intervenu. « Les Russes combattent mal hors de chez eux. Envahissez-les, ils vous anéantiront, mais, s’ils pénètrent en territoire ennemi, leurs hommes se feront tuer sans réagir. » Han Tzu s’était efforcé de dissimuler le mépris que lui inspirait pareille ânerie. « Les Russes réagiront comme ils l’entendront, et, s’ils attaquent, nous riposterons. Néanmoins, on ne se retient pas de défendre contre un ennemi bien présent sous prétexte qu’il faut garder ses forces en prévision d’un adversaire hypothétique. » Tout se déroulait bien, jusqu’au moment où le premier aide de camp du général en chef avait déclaré : « Parfait. Je vais recommander le retrait immédiat des troupes postées en Inde pour contrer la menace intérieure. — Ce n’est pas ce que j’ai préconisé ! avait protesté Han Tzu. — Mais c’est ce que je préconise, moi, avait rétorqué l’homme. — Je suis convaincu que nous avons affaire à une offensive musulmane, avait dit Han Tzu ; l’ennemi qui se trouve derrière la frontière du Pakistan est le même qui nous attaque au Xinjiang. Nos adversaires espèrent certainement la réaction que vous proposez afin de mieux garantir la réussite de leur assaut principal. » L’aide de camp avait éclaté de rire, et tous les autres l’avaient imité. « Vous avez passé trop d’années hors de Chine pendant votre enfance, Han Tzu. L’Inde est loin ; quelle importance ce qui s’y passe ? Nous pouvons la reconquérir quand nous le souhaitons. Mais ces envahisseurs du Xinjiang se trouvent sur le sol chinois, et les Russes sont prêts à nous attaquer sur notre frontière du Nord ; voilà la vraie menace, quoi qu’en pense l’ennemi. — Pourquoi ? avait demandé Han Tzu, oubliant toute prudence pour affronter le premier aide de camp. Parce que la présence de troupes étrangères en territoire chinois signifierait que le gouvernement ne bénéficie plus d’un mandat céleste ? » Tout autour de la table, on avait entendu le sifflement de hoquets de saisissement entre des dents serrées. Évoquer le concept ancestral du mandat céleste, c’était s’écarter dangereusement de la politique gouvernementale. Mais, s’il en était à prendre les gens à rebrousse-poil, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? « Chacun sait que le Xinjiang et le Tibet ne font pas vraiment partie de la Chine, avait dit Han Tzu. Ils n’ont pas plus d’importance pour nous que l’Inde : ce sont des conquêtes qui ne sont jamais devenues réellement chinoises. Nous avons tenu le Viêt-Nam jadis, nous l’avons perdu et nous ne nous en sommes jamais trouvés plus mal. Mais l’armée chinoise, voilà qui est précieux ; si vous retirez nos troupes de l’Inde, vous courez un grave risque : celui que des millions de nos hommes tombent sous les coups de ces fanatiques musulmans. Nous n’aurons plus alors à nous préoccuper de jouir ou non du mandat céleste : des forces étrangères fouleront le sol chinois avant que nous ayons le temps de nous retourner, et nous n’aurons aucun moyen de nous défendre. » Il régnait un silence de mort dans la salle. Les officiers d’état-major lui en voulaient désormais à mort parce qu’il avait parlé de défaite – et parce qu’il leur avait dit, sans une once de respect, que leurs idées étaient erronées. « J’espère qu’aucun d’entre vous n’oubliera cette réunion, avait déclaré Han Tzu. — Vous n’avez aucune crainte à nourrir là-dessus, avait répondu le premier aide de camp. — Si je me trompe, je supporterai les conséquences de mon erreur et je me réjouirai de constater que vos postulats n’étaient pas aussi stupides que je le prétendais. Je fais passer le bien de la Chine avant mon propre intérêt, même si je dois payer mon manque de discernement. Mais si j’ai raison, nous verrons quel genre d’hommes vous êtes. Si vous êtes de vrais Chinois qui aiment leur pays plus que leur carrière, vous vous souviendrez que j’avais vu juste, vous me rappellerez et vous m’écouterez comme vous auriez dû m’écouter aujourd’hui. Mais, si vous êtes les porcs de compagnie égoïstes et sans loyauté pour lesquels je vous tiens, votre premier souci sera de me faire assassiner afin que nul en dehors de cette assistance n’apprenne qu’on vous a présenté une mise en garde fondée et que vous avez refusé d’en tenir compte alors qu’il était encore temps de sauver la Chine de son plus dangereux ennemi depuis Genghis Khan ! » Superbe discours, et comme il avait été rafraîchissant de le prononcer devant ceux qui devaient l’entendre, au lieu de le répéter à l’infini dans sa tête, submergé de rage impuissante parce qu’il n’avait pas pu en dire un mot ! On allait l’arrêter dès ce soir, naturellement, et peut-être même l’exécuter avant le matin ; toutefois, il était plus probable qu’on le mettrait aux arrêts en l’accusant d’avoir transmis des renseignements à l’ennemi, puis qu’on lui ferait porter le chapeau de la défaite qu’il avait cherché à éviter. L’ironie exerçait un attrait indéniable sur les Chinois qui acquéraient un tant soit peu de pouvoir, et ils éprouvaient un plaisir particulier à punir le vertueux pour les crimes du puissant. Pourtant Han Tzu ne se cacherait pas. Il avait peut-être encore la possibilité de fuir la Chine pour partir en exil, mais il s’y refusait. Pourquoi ? Il ne pouvait pas abandonner son pays alors qu’il avait besoin de lui. Il risquait l’exécution s’il restait, mais bien d’autres soldats chinois de son âge périraient au cours des jours et des mois à venir ; pourquoi ne partagerait-il pas leur sort ? Et puis il demeurait toujours une chance, certes infime et lointaine, que l’audience eût compté assez d’hommes intègres pour qu’il garde la vie sauve jusqu’à ce que les événements démontrent le bien-fondé de son analyse ; peut-être alors – contre toute attente – le rappellerait-on pour lui demander de sauver la Chine du désastre dans lequel on l’avait menée. En attendant, il avait faim et il connaissait un petit restaurant où il se plaisait, où le tenancier et sa femme le traitaient comme un membre de leur famille. Ses galons et son statut de héros du djish d’Ender leur importaient peu ; ils appréciaient sa société, ils se régalaient de le voir dévorer leurs plats comme s’il s’agissait de la meilleure cuisine du monde – ce qui était vrai, de son point de vue. S’il vivait ses dernières heures de liberté, voire d’existence, pourquoi ne pas les passer en compagnie de gens qu’il aimait, devant des mets qui lui plaisaient ? La nuit tombait sur Damas, et Bean et Petra déambulaient dans les rues en regardant les vitrines. Les marchés traditionnels se perpétuaient encore, où se vendaient la majorité des aliments frais et de l’artisanat local, mais la ville n’avait pas davantage échappé aux supermarchés, boutiques et chaînes de magasins que la plupart des autres cités du monde. Seuls les produits reflétaient le goût de la région ; il ne manquait pas d’articles américains et européens, mais Bean et Petra savouraient plutôt l’étrangeté de ceux qui ne trouveraient jamais à se vendre en Occident mais jouissaient apparemment d’une forte demande sur place, et ils s’amusaient à émettre des suppositions sur leur usage. Ils s’installèrent à une terrasse de restaurant où la musique, de bonne qualité, jouait assez en sourdine pour leur permettre de bavarder. L’établissement proposait un méli-mélo étonnant de cuisines locale et internationale qui laissait perplexe jusqu’au garçon, mais ils avaient envie de se faire plaisir. « Je vais sans doute tout vomir demain, dit Petra. — Sans doute, oui, répondit Bean, mais ce sera meilleur que… — Pitié ! J’essaye de manger ! — C’est toi qui as mis le sujet sur le tapis. — Je sais, c’est injuste, mais, quand c’est moi qui en parle, ça ne me donne pas la nausée. C’est comme les chatouilles ; on ne peut pas se rendre malade soi-même. — Moi si, fit Bean. — Je n’en doute pas. Probablement un effet secondaire de la clé d’Anton. » Ils continuèrent à discuter de tout et de rien jusqu’au moment où des explosions retentirent, d’abord lointaines puis toutes proches. « Ce n’est pas une attaque sur Damas ! Ce n’est pas possible ! chuchota Petra. — Non, à mon avis, ce sont des feux d’artifice, répondit Bean. On doit fêter quelque chose. » Un des cuisiniers entra en trombe dans le restaurant et lança plusieurs phrases en arabe, qui restèrent naturellement incompréhensibles aux deux jeunes gens. Aussitôt les clients autochtones quittèrent leurs tables d’un bond, et certains sortirent au grand galop – sans payer et sans que nul fasse mine de les arrêter – tandis que d’autres se précipitaient dans la cuisine. Les quelques non-arabophones de l’établissement restèrent sans bouger, en proie à la perplexité. Enfin, un serveur charitable fit sa réapparition et annonça en standard : « Service sera retard, je regrette de dire ; mais heureux dire pourquoi : calife parler dans une minute. — Le calife ? répéta un Anglais. N’est-il pas à Bagdad ? — Je croyais qu’il se trouvait à Istanbul, répondit une Française. — Il y a des siècles qu’il n’existe plus de calife, déclara un Japonais à l’allure professorale. — Apparemment, les Arabes en ont un de nouveau, observa Petra. Peut-être nous permettront-ils d’aller en cuisine regarder l’émission nous aussi ? — Je ne suis pas sûr d’y tenir tant que ça, fit l’Anglais. S’ils se sont donné un calife, ils risquent de nous faire une poussée nationaliste ; imaginez qu’ils décident de pendre les étrangers pour fêter l’événement ? » Le Japonais manifesta son indignation devant une telle hypothèse, et, pendant que les deux hommes s’empoignaient courtoisement, Bean, Petra, la Française et plusieurs autres Occidentaux passèrent la porte battante de la cuisine, où le personnel ne leur prêta guère attention. Quelqu’un avait descendu un grand écran plat des bureaux et l’avait installé sur une étagère, appuyé au mur. Alaï passait déjà à l’image. Bean et Petra n’étaient pas plus avancés pour autant, car ils ne comprenaient pas un mot de son discours ; ils devraient attendre une traduction complète, plus tard, sur les réseaux d’information. Mais la carte présentée de la Chine occidentale se passait d’explication. Sans aucun doute, Alaï annonçait que le peuple musulman s’était uni pour libérer ses frères de leur longue captivité dans le Xinjiang. Les serveurs et les cuisiniers ponctuaient chaque phrase ou presque d’applaudissements et d’acclamations – et Alaï paraissait le deviner, car il marquait une pause après chaque déclaration. Incapables de suivre ses propos, Bean et Petra s’intéressaient à d’autres détails. Bean s’efforçait de déterminer si l’intervention passait en direct. L’horloge murale ne prouvait rien : on pouvait l’insérer numériquement pendant l’émission dans une vidéo préenregistrée ; par conséquent, peu importait la date de mise en boîte, l’heure indiquée correspondrait toujours à l’heure réelle. La réponse lui fut enfin donnée quand Alaï quitta son siège pour s’approcher de la fenêtre. La caméra le suivit et en contrebas scintillèrent les lumières de Damas dans l’obscurité. Il s’exprimait en direct. Et les mots qu’il prononça en désignant la cité du doigt durent porter, car aussitôt les garçons et les cuisiniers qui l’acclamaient se mirent à pleurer à chaudes larmes, sans honte, les yeux toujours rivés à l’écran. Pendant ce temps, Petra tentait de s’imaginer comment Alaï apparaissait à ses spectateurs musulmans. Elle le connaissait si intimement qu’elle devait faire un effort pour distinguer le jeune garçon d’autrefois de l’homme qu’il était devenu. La compassion qu’elle avait déjà remarquée chez lui se voyait plus nettement que jamais et l’amour imprégnait son regard, mais on sentait aussi un feu en lui et de la dignité. Il ne souriait pas – comme il seyait au commandeur de pays désormais en guerre, dont les fils mouraient au combat et tuaient également –, mais il ne tenait pas non plus des propos enflammés, l’écume aux lèvres, pour instiller chez ceux qui l’écoutaient un enthousiasme dangereux. Ces gens allaient-ils le suivre à la bataille ? Oui, naturellement, au début, tant qu’il pourrait leur annoncer des victoires faciles ; mais plus tard, lorsque le conflit deviendrait plus serré et que la fortune ne leur sourirait plus toujours, le soutiendraient-ils encore ? Oui, peut-être, parce que Petra voyait en lui moins un grand général – bien qu’elle n’eût aucun mal à se représenter Alexandre ou César sous ses traits – qu’un prophète-roi. Saul ou David, tous deux très jeunes quand la prophétie les avait appelés à conduire leur peuple à la guerre au nom de Dieu. Jeanne d’Arc. Évidemment, Jeanne d’Arc avait péri sur le bûcher et Saul s’était jeté sur son épée… Non, cela, c’était Brutus ou Cassius ; Saul avait demandé à un de ses soldats de le tuer, non ? Bref, une fin tragique pour tous les deux. Quant à David, il était mort en disgrâce, Dieu lui ayant interdit de bâtir le temple sacré pour avoir assassiné Urie afin de donner à Bethsabée le statut de veuve à marier. Pas fameux comme précédents. Mais ils avaient connu leur heure de gloire avant la chute. 18 LA GUERRE SUR LE TERRAIN À : Chamrajnagar%Jawaharlal@ficom.gov De : FeuAncien%Braises@han.gov Sujet : Déclaration officielle à venir Estimé collègue et ami, Il me peine que vous puissiez supposer qu’en ces temps troublés, alors que la Chine supporte les attaques injustifiées de fanatiques religieux, nous ayons eu le désir ou les moyens de provoquer la Flotte internationale. Nous n’éprouvons que la plus haute estime pour votre institution qui a récemment sauvé l’humanité de l’extinction sous les assauts des dragons des étoiles. Notre déclaration officielle, à diffuser incessamment, ne fait pas état de nos hypothèses sur l’identité du responsable de la tragique destruction en plein vol de la navette de la F.I., alors qu’elle survolait le territoire brésilien. Nous ne reconnaissons pas avoir participé à cet événement déplorable ni en avoir eu vent préalablement, mais nous avons conduit une enquête préliminaire et vous découvrirez que le matériel employé provient de l’armée chinoise. Cela nous plonge dans un douloureux embarras et nous vous prions instamment de ne pas rendre cette information publique ; en retour, nous vous fournissons la documentation ci-jointe, démontrant que le seul lance-missiles qui nous manque et peut donc avoir servi pour l’attentat a été remis à un certain Achille de Flandres, dans l’optique d’opérations militaires en relation avec notre action de défense préventive contre l’agresseur indien qui ravageait alors la Birmanie. Nous croyions que ce matériel nous avait été retourné mais, après enquête, il appert qu’il n’en est rien. Achille de Flandres a bénéficié naguère de notre protection pour nous avoir prévenus du danger que faisait peser l’Inde sur la paix en Asie du Sud-Est. Toutefois, certains crimes qu’il avait commis avant sa collaboration avec nous sont parvenus à notre attention et nous l’avons aussitôt arrêté (voir documentation). Sur la route qui le conduisait au centre de rééducation, des forces d’origine indéterminée ont attaqué le convoi, tué les soldats d’escorte et libéré le prisonnier. Étant donné qu’Achille de Flandres est réapparu presque aussitôt dans l’enclave hégémonique de Ribeirão Preto, au Brésil, qu’il dispose du pouvoir de commettre de graves méfaits depuis le départ précipité de Peter Wiggin, que le missile a été tiré du territoire brésilien et que la navette a été abattue au-dessus du Brésil, nous estimons qu’il faut en chercher le responsable au Brésil et plus particulièrement dans l’enclave de l’Hégémonie. En dernière analyse, la responsabilité des actes de ce de Flandres après qu’on l’a soustrait à notre garde retombe sur ceux qui ont permis son évasion, à savoir l’Hégémon Peter Wiggin et son contingent militaire, dirigé d’abord par Julian Delphiki et, plus récemment, par le ressortissant thaï Suriyawong, que le gouvernement chinois considère comme un terroriste. J’espère que ces renseignements, fournis à titre officieux, se révéleront utiles pour votre enquête. Si nous pouvons rendre quelque autre service qui ne soit pas en contradiction avec notre combat désespéré contre les massacres des hordes barbares venues d’Asie, c’est avec joie que nous l’accepterons. Avec humilité, votre indigne collègue, Feu Ancien. De : Chamrajnagar%Jawaharlal@ficom.net À : Graff%pilgrimage@mincol.gov Sujet : À qui de porter le chapeau ? Cher Hyrum, Vous constatez, à la lecture du message ci-joint signé de leur estimable chef du gouvernement, que les Chinois ont décidé de nous donner Achille comme agneau sacrificiel. À mon avis, ils seraient soulagés si nous les débarrassions de lui. Nos enquêteurs signaleront que le lance-missiles est de facture chinoise et que sa piste permet de remonter jusqu’à Achille de Flandres, sans mentionner que le matériel lui a été fourni à l’origine par le gouvernement chinois. En cas de questions, nous refuserons d’émettre aucune hypothèse. C’est le mieux que la Chine puisse espérer. En attendant, nous avons établi une base légale inattaquable pour une intervention sur Terre, et ce à partir de preuves fournies par les États mêmes qui ont le plus de chances de se plaindre d’une telle opération. Nous éviterons toute action qui affecterait l’issue ou le déroulement de la guerre en Asie ; nous requerrons tout d’abord la coopération du gouvernement brésilien en précisant cependant qu’elle n’a rien d’obligatoire sur un plan légal ni militaire ; nous le prierons d’isoler l’enclave hégémonique afin que nul ne puisse y pénétrer ni en sortir jusqu’à l’arrivée de nos forces. Je vous demande d’en informer l’Hégémon et de préparer vos plans en conséquence. Je n’ai aucune opinion sur la question de savoir si monsieur Wiggin doit être présent ou non lors de la prise de l’enclave. Virlomi ne se rendait plus en personne en ville. Ce temps-là était révolu. À l’époque où elle disposait de la liberté d’aller où bon lui semblait, vagabonde dans un pays où l’on passait sa vie entière sans quitter son village natal ou, au contraire, où l’on coupait toute attache et l’on vivait sur les routes jusqu’à la fin de ses jours, elle adorait entrer dans un nouveau hameau, car chacun représentait une aventure en lui-même, tissé de la trame de ses rumeurs et ragots, de ses tragédies, de son humour, de ses histoires d’amour et de son ironie propres. À l’université qu’elle avait brièvement fréquentée, entre son retour de l’espace et son intégration à l’état-major militaire indien d’Hyderabad, elle l’avait rapidement compris, les intellectuels paraissaient considérer que leur existence – toute de cérébralité, d’autoexamen à l’infini et d’autobiographie infligée à tous ceux qui passaient à portée – valait mieux que celle, répétitive et sans but, du commun des mortels. Virlomi s’était convaincue du contraire. Les intellectuels de la faculté se ressemblaient tous ; ils nourrissaient les mêmes pensées profondes sur les mêmes émotions superficielles et les mêmes angoisses insignifiantes. Ils le savaient eux-mêmes inconsciemment ; quand il se produisait un événement réel qui les ébranlait jusqu’au cœur, ils se retiraient du jeu de la vie universitaire, car ce n’était pas sur cette scène-là que devait se jouer la réalité. Dans les villages, la vie consistait à vivre, non à se prétendre supérieur aux autres ni à se pavaner. On estimait les gens intelligents pour leur capacité à résoudre les problèmes et non à parler complaisamment d’eux-mêmes. Où que ses pas la portent en Inde, elle se surprenait à songer : Je pourrais m’installer ici, habiter parmi ces gens, épouser un de ces paysans aux manières aimables et travailler à ses côtés jusqu’à la fin de mes jours. Mais elle se répondait aussitôt : Non, tu ne le pourrais pas : que ça te plaise ou non, tu appartiens au sérail universitaire. Tu as beau te promener dans le monde réel, tu n’y as pas ta place. Tu as besoin de vivre dans le songe ridicule de Platon où les idées sont tangibles et la réalité n’est qu’ombre. C’est à ça que te destine ta naissance, et, si tu te déplaces de village en village, c’est seulement pour acquérir des connaissances sur les habitants, leur laisser quelques miettes de ton savoir, les manipuler, les utiliser pour parvenir à tes propres fins. Elle objectait alors que son but était de leur donner ce dont ils avaient besoin : un gouvernement sage ou au moins la capacité à se gouverner eux-mêmes. Elle finissait par éclater de rire, car ces deux objectifs étaient en général opposés. Même si les Indiens étaient gouvernés par un Indien, on ne pouvait pas parler d’autogestion, car le dirigeant gouvernait le peuple et le peuple gouvernait le dirigeant. C’était du gouvernement mutuel ; on ne pouvait guère aspirer à mieux. À présent, ses jours d’errance étaient révolus. Elle était retournée au pont où les soldats chargés de le protéger et les villageois des environs la considéraient comme une sorte de déesse. Sans fanfare, elle revint dans le hameau où elle avait soulevé le plus de passion et se mêla aux conversations des femmes au puits et au marché ; elle se rendit à la rivière et apporta son aide aux lavandières ; l’une d’elles lui proposa de lui prêter de quoi se vêtir afin qu’elle pût nettoyer ses oripeaux ; elle répondit en riant que, si elle les lavait encore une fois, ils tomberaient en poussière mais qu’elle se ferait un plaisir de gagner quelques affaires en aidant une famille qui disposerait d’effets à donner. « Maîtresse, dit une femme d’un air timide, ne t’avons-nous pas apporté à manger gratuitement près du pont ? » On l’avait donc reconnue. « Je souhaite mériter la bonté que vous m’avez manifestée alors. — Tu nous as accordé tes grâces bien des fois, notre dame, répondit une autre. — Et aujourd’hui tu nous accordes celle de revenir parmi nous. — Et de laver nos vêtements. » Ainsi, elle restait une déesse à leurs yeux. « Je ne suis pas celle que vous croyez, déclara-t-elle. Je suis plus effrayante que vos pires cauchemars. — Pour nos ennemis, nous l’espérons, notre dame, fit une femme. — Redoutable pour eux, sans aucun doute ; mais, pour les combattre, je prendrai vos fils et vos maris, et certains mourront. — La moitié de nos fils et de nos maris ont déjà disparu dans la guerre contre la Chine. — Tués au combat. — Égarés, incapables de retrouver le chemin de leurs foyers. — Emmenés en captivité par les démons chinois. » Virlomi leva la main pour faire taire la foule. « S’ils m’obéissent, ils ne mourront pas en vain. — Tu ne devrais pas partir en guerre, notre dame, dit une vieille. Il n’en sort rien de bon. Tu es jeune et belle ; partage la couche d’un de nos jeunes hommes, ou d’un de nos vieux si tu préfères, et fais des enfants. — Un jour, répondit Virlomi, je choisirai un mari et nous aurons des enfants. Mais aujourd’hui, mon époux, c’est mon pays, et un tigre l’a avalé tout rond. Je veux donner mal au ventre au tigre pour qu’il recrache mon mari. » L’image fit glousser de rire certaines femmes, mais d’autres restèrent graves. « Comment comptes-tu t’y prendre ? — Je préparerai les hommes de façon qu’ils ne meurent pas par erreur ; je réunirai toutes les armes dont nous aurons besoin de façon qu’aucun ne perde la vie parce qu’il aura eu les mains vides ; j’attendrai mon heure de façon à ne pas attirer sur nous la colère du tigre, jusqu’au moment où nous serons prêts à le frapper si fort qu’il ne se remettra jamais du coup. — Tu n’aurais pas sur toi une bombe atomique, par hasard, notre dame ? » fit la vieille. Elle était manifestement incrédule. « L’usage de ces engins est une offense à Dieu, répliqua Virlomi. Le feu a chassé de chez lui le dieu des musulmans et il s’est retourné contre eux parce qu’ils avaient employé de telles armes les uns contre les autres. — Je plaisantais, dit la vieille, mortifiée. — Pas moi. Si vous refusez que je me serve de vos hommes de la façon que j’ai décrite, dites-le-moi ; je m’en irai trouver d’autres gens qui voudront de moi. Peut-être votre haine des Chinois n’est-elle pas aussi violente que la mienne ; vous êtes peut-être satisfaits de ce qui se passe dans notre pays. » Non, elles n’étaient pas satisfaites, et leur haine brûlait d’une flamme vive, apparemment. Le temps manquait pour l’entraînement, malgré la promesse de Virlomi, mais elle ne comptait pas former les hommes au combat direct, de toute manière : elle devait en faire des saboteurs, des voleurs, des spécialistes de la destruction. Ils s’arrangèrent avec des ouvriers travaillant sur des chantiers pour dérober des explosifs ; ils apprirent à les utiliser ; ils creusèrent des puits de stockage dans les jungles accrochées aux collines escarpées. Et ils visitèrent les villages voisins pour recruter d’autres volontaires, puis poursuivirent de plus en plus loin, créant des nœuds de saboteurs près des ponts qu’on pouvait faire sauter afin d’interdire aux Chinois l’accès aux routes nécessaires aux transports de troupes et de ravitaillement de l’Inde vers l’extérieur et réciproquement. Toute répétition, tout coup d’essai était impossible ; rien ne devait éveiller les soupçons de l’occupant. Virlomi interdit à ses hommes le moindre geste de provocation, la plus petite initiative qui gênerait le libre déplacement des contingents chinois dans leurs collines et leurs montagnes. Certains regimbèrent, mais elle déclara : « J’ai donné ma parole à vos épouses et à vos mères de ne pas gaspiller vos vies inutilement. Il y aura de nombreuses morts, mais seulement quand elles serviront un but, afin que les survivants puissent témoigner : “Nous sommes responsables et non victimes de cette opération.” » Désormais, elle ne se rendait plus au village et s’était réinstallée là où elle avait déjà vécu, dans une grotte près du pont qu’elle détruirait elle-même le temps venu. Mais elle devait impérativement demeurer en contact avec le reste du monde ; aussi, trois fois par jour, un de ses aides se connectait aux réseaux, passait en revue ses boîtes postales, imprimait sur papier les messages qu’il y trouvait et les lui apportait. Elle avait pris soin d’enseigner à ses hommes à effacer les informations de la mémoire de l’ordinateur afin que nul ne pût retrouver ce que la machine avait affiché, et, après avoir lu les documents, elle les brûlait. Elle reçut à temps la réponse de Peter Wiggin, si bien qu’elle était prête quand ses hommes commencèrent à se présenter chez elle, le souffle court d’avoir couru, surexcités. « La guerre contre les Turcs tourne mal pour les Chinois, dirent-ils. D’après les réseaux, les Turcs se sont emparés de tant de bases aériennes qu’ils disposent à présent au Xinjiang d’une aviation supérieure à celle de la Chine ! Ils ont lâché des bombes sur Pékin même, notre dame ! — Alors il faut pleurer les enfants qui meurent là-bas, répondit Virlomi. Mais l’heure n’est pas encore venue pour nous de combattre. » Le lendemain, quand les camions firent résonner les ponts de leur grondement et qu’ils suivirent en longues files, pare-chocs contre pare-chocs, les étroites routes des montagnes, les hommes la supplièrent : « Faisons sauter un pont, rien qu’un, pour leur montrer que l’Inde ne dort pas pendant que les Turcs combattent notre ennemi ! » Elle demanda simplement : « Pourquoi détruire des voies qui lui servent à quitter notre terre ? — Mais nous pourrions tuer beaucoup de soldats si nous minutions précisément les explosions ! — Même si nous en tuions cinq mille en détruisant tous les ponts au meilleur moment, il en resterait cinq millions. Non, nous attendrons. Aucun d’entre vous ne doit les avertir par un geste inconsidéré qu’ils ont des ennemis dans ces montagnes. L’heure approche, mais il faut patienter jusqu’à mon signal. » Elle répéta ce discours toute la journée à ceux qui vinrent la voir, et ils obéirent. Elle les envoya transmettre ses paroles par téléphone à leurs camarades de villages lointains situés près des ponts, et ils obéirent aussi. Trois jours durant, les stations d’informations contrôlées par la Chine rabâchèrent que des armées invincibles allaient bientôt s’abattre sur les hordes turques pour les punir de leur perfidie. La circulation sur les ponts et dans les montagnes ne cessait pas. Puis arriva le message qu’elle attendait. Maintenant. Il ne portait pas de signature, mais il était tombé dans une boîte postale dont elle avait donné l’adresse à Peter Wiggin. Elle savait ce qu’il signifiait : l’offensive principale avait commencé dans l’Ouest, et les Chinois n’allaient pas tarder à renvoyer des troupes et du matériel en Inde. Elle ne brûla pas la feuille mais la tendit à l’enfant qui la lui avait apportée en disant : « Garde toujours ce message. C’est le début de notre guerre. — C’est un dieu qui l’a envoyé ? demanda l’enfant. — L’ombre du neveu d’un dieu, peut-être, répondit-elle avec un sourire. Ou peut-être un homme dans le rêve d’un dieu assoupi. » Elle prit le petit garçon par la main et descendit au village. Les habitants s’agglutinèrent aussitôt autour d’elle ; elle leur sourit, tapota affectueusement la tête des enfants, serra les femmes sur son cœur et les embrassa. Puis, en tête du défilé, elle se rendit au bâtiment de l’administrateur chinois local et y pénétra. Seules quelques femmes l’accompagnèrent. Sans s’arrêter, elle passa devant la table de l’officier de garde et, malgré ses protestations, entra dans le bureau du fonctionnaire chinois. Il téléphonait. Il leva les yeux vers elle et cria, en chinois tout d’abord puis en standard : « Que faites-vous ici ? Sortez ! » Mais Virlomi n’y prêta pas attention. Elle s’approcha de lui en souriant, les bras tendus comme pour une accolade. Il leva les mains pour la repousser. Elle lui agrippa le poignet, le déséquilibra d’une brusque traction et, tandis qu’il trébuchait, referma les bras sur lui, saisit sa tête à deux mains et lui imprima une torsion brutale. Il s’écroula et ne bougea plus. Elle ouvrit un tiroir du bureau, prit le pistolet de l’homme et abattit les deux soldats chinois qui se précipitaient vers elle. Eux aussi tombèrent morts. Elle se tourna vers les femmes d’un air calme. « Il est temps. Décrochez les téléphones et alertez tous les hommes des autres villages. Il reste une heure avant la nuit ; au noir, ils doivent exécuter leurs missions avec des mèches courtes. Et si des gens cherchent à les en empêcher, même des Indiens, ils doivent les éliminer le plus discrètement et le plus vite possible, puis accomplir leur tâche. » Elles lui répétèrent le message puis se mirent au travail, combiné en main. Virlomi sortit du bâtiment, l’arme cachée dans les plis de sa robe. Lorsque les deux seuls autres soldats chinois du hameau se présentèrent en courant, alertés par les détonations, elle leur adressa un discours dans le dialecte de son enfance ; ils ne se rendirent pas compte qu’il ne s’agissait pas de l’idiome local mais d’un langage dravidien du Sud sans aucun lien de parenté. Ils s’arrêtèrent et lui ordonnèrent de leur expliquer en standard ce qui s’était produit ; elle répondit en logeant une balle dans le ventre de chacun avant même qu’ils aient le temps de voir le pistolet dans sa main, puis, lorsqu’ils furent à terre, elle les acheva d’un tir dans la nuque. « Pouvez-vous m’aider à nettoyer la rue ? » demanda-t-elle aux gens qui regardaient la scène, bouche bée. Aussitôt ils sortirent de leurs maisons et transportèrent les cadavres dans le bâtiment officiel. Une fois tous les coups de téléphone passés, elle rassembla tout son monde à la porte du bureau. « Quand les autorités chinoises viendront vous demander des explications, il faudra leur dire la vérité : un homme est arrivé à pied, un Indien mais étranger au village ; il avait l’air d’une femme et vous l’avez pris pour un dieu parce qu’il est entré tout droit dans le bureau où nous sommes et il a brisé le cou de l’administrateur. Ensuite il lui a pris son pistolet, il a abattu les deux gardes puis les deux soldats qui sont venus en courant du village. Vous n’avez eu le temps que de crier d’horreur. Après cela, l’inconnu vous a obligés à porter les corps dans le bâtiment et il vous a sommés de vous en aller pendant qu’il donnait des coups de téléphone. — Ils voudront que nous décrivions cet homme. — Eh bien, décrivez-moi : le teint sombre, originaire du sud de l’Inde. — Ils diront : “S’il avait l’air d’une femme, comment savez-vous que ce n’en était pas une ?” — Parce qu’il a tué un homme à mains nues. Quelle femme en serait capable ? » Tous s’esclaffèrent. « Mais il ne faudra pas rire, reprit Virlomi. Ils seront très en colère et, même si vous ne leur en donnez aucun prétexte, ils risquent de vous punir durement de ce qui vient d’arriver ; ils vous prendront peut-être pour des menteurs et vous tortureront pour tirer de vous la vérité. Alors laissez-moi vous le dire dès maintenant : vous êtes parfaitement libres de révéler que, selon vous, le responsable ne fait peut-être qu’un avec la personne qui occupait une petite grotte près du pont ; vous pouvez même les y conduire. » Elle se tourna vers l’enfant qui avait apporté le message de Peter Wiggin. « Enterre cette feuille en attendant la fin de la guerre. Ainsi tu la retrouveras quand tu la chercheras. » Elle s’adressa de nouveau au groupe entier. « Aucun d’entre vous n’a rien fait, hormis déplacer les cadavres là où je lui en ai donné l’ordre. Vous auriez volontiers alerté les autorités, mais les seules que vous connaissiez étaient mortes. » Elle ouvrit grand les bras. « Ô, mes frères et mes sœurs bien-aimés ! Je vous avais prévenus que je vous préparais des jours terribles ! » Elle n’avait pas à feindre la tristesse, et c’étaient de vraies larmes qui coulaient de ses yeux quand elle traversa la foule en touchant une dernière fois une main, une joue, une épaule, avant de se mettre en chemin à grands pas sur la route et de quitter le village. Les responsables de la mission feraient sauter le pont proche une heure plus tard, mais elle ne serait plus là. Elle suivrait des sentiers dans les bois en direction du poste de commandement d’où elle superviserait la campagne de sabotage. Car détruire les voies de circulation ne suffirait pas ; il fallait se tenir prêt à tuer les ingénieurs envoyés pour les réparer, à éliminer les soldats chargés de les protéger, puis, lorsqu’ils seraient devenus trop nombreux les uns et les autres pour qu’on puisse les empêcher de rebâtir les ouvrages, il faudrait déclencher des chutes de rochers et des glissements de terrain pour barrer les ravins étroits. S’il était possible de fermer la frontière l’espace de trois jours, les forces musulmanes en marche auraient le temps, dirigées par des chefs compétents, d’assaillir et d’isoler l’armée chinoise malgré le nombre écrasant de ses soldats, si bien que les renforts, lorsqu’ils parviendraient enfin à passer, arriveraient beaucoup trop tard et se verraient coupés à leur tour de leur commandement. Ambul n’avait demandé qu’une seule faveur d’Alaï après avoir arrangé sa rencontre avec Bean et Petra. « Laisse-moi me battre comme si j’étais musulman moi aussi, contre l’ennemi de mon peuple. » À cause de ses origines ethniques, Alaï l’avait assigné au sein des Indonésiens, parmi lesquels il ne se distinguerait pas trop. C’est ainsi qu’Ambul débarqua sur une côte marécageuse quelque part au sud de Shanghai. La troupe s’approcha autant que possible du littoral à bord de bateaux de pêche, puis les hommes continuèrent dans des embarcations à fond plat en pagayant dans les roseaux à la recherche d’un terrain ferme. Mais pour finir, comme ils s’en doutaient, ils durent abandonner leurs barques et continuer à pied dans la vase, les bottes dans le sac à dos, sans quoi elles seraient restées embourbées à chacun de leurs pas. Quand le soleil se leva, ils étaient épuisés, crottés, couverts de piqûres d’insectes et affamés. Ils nettoyèrent la boue de leurs pieds et de leurs chevilles, enfilèrent leurs chaussettes, leurs bottes, et se mirent en route au pas de gymnastique sur un vague sentier qui se transforma bientôt en chemin, puis en piste qui suivait le remblai bas entre deux rizières. Ils croisèrent des paysans chinois sans leur adresser la parole. Mieux valait qu’on les prenne pour des conscrits ou des volontaires venus des territoires conquis du Sud ; ils ne voulaient pas tuer de civils. Leurs officiers leur avaient répété : « Éloignez-vous le plus possible de la côte vers l’intérieur. » La plupart des paysans ne leur prêtèrent nulle attention ; en tout cas, ils n’en virent aucun décamper précipitamment pour donner l’alarme. Mais il n’était pas encore midi quand ils repérèrent un nuage de poussière soulevé par un véhicule rapide sur une route non loin de leur piste. « À terre ! » fit le commandant en standard. Sans une hésitation, ils se jetèrent à plat ventre dans l’eau puis gagnèrent en rampant le bord de la levée de terre, derrière laquelle ils restèrent cachés. Seul leur officier leva la tête pour observer les alentours, et les cinquante hommes se transmirent de bouche à oreille les commentaires qu’il fit à voix basse. « Un camion militaire. » Puis : « Des réservistes. Aucune discipline. » Ambul songea : Aïe ! Sans doute des troupes recrutées sur place, des vieux, des hommes sans entraînement qui regardaient leur service militaire comme un club de réunion jusqu’à ce qu’on les force à prendre leur barda parce qu’ils sont les seuls soldats de la région. Les abattre, ce serait comme tirer sur des paysans. Mais, comme ils étaient armés, naturellement, ne pas les tuer reviendrait à se suicider. Ils entendirent le commandant chinois invectiver à pleins poumons ses soldats de fortune. Il était très énervé – et complètement idiot, comme Ambul s’en fit la réflexion. Où se croyait-il donc ? S’il s’agissait d’un exercice d’une partie de l’armée chinoise, pourquoi y intégrer des réservistes ? Et, s’il était convaincu de l’existence d’une menace, pourquoi hurlait-il comme un sourd ? Pourquoi n’essayait-il pas de reconnaître le terrain discrètement de façon à estimer le danger et pouvoir rédiger un compte rendu précis ? Évidemment, tous les officiers ne sortaient pas de l’École de guerre ; penser en militaire n’était pas une seconde nature chez eux. Celui-là avait certainement passé la plus grande partie de sa carrière derrière un bureau. L’ordre chuchoté passa d’homme en homme : Ne tirez pas, mais choisissez soigneusement une cible quand on vous demandera de vous lever. La voix de l’officier chinois se rapprochait. « Ils ne vont peut-être pas nous repérer, murmura le soldat à côté d’Ambul. — Il est temps de signaler notre présence », répondit le jeune Thaï. Son voisin travaillait comme garçon de restaurant à Djakarta avant de s’engager dans l’armée à la suite de l’invasion chinoise de l’Indochine. Comme la plupart des autres, il n’avait jamais reçu le baptême du feu. Moi non plus, si on va par-là, songea Ambul ; sauf si on prend en compte les combats en salle de bataille. Et il fallait les prendre en compte. Le sang faisait défaut, mais la tension, le suspense intolérable étaient au rendez-vous, l’adrénaline, le courage, la terrible déception quand on savait qu’on avait été abattu et qu’on sentait la combinaison se raidir autour de soi, interdisant toute participation au combat, l’impression d’échec lorsqu’on laissait tomber le camarade qu’on devait protéger, le sentiment de triomphe quand on était sûr de ne pas manquer son tir. J’ai déjà vécu tout cela – sauf qu’au lieu d’un remblai, je me cachais derrière un cube de trois mètres de côté en attendant l’ordre de jaillir de mon abri en mitraillant tous les ennemis à portée. L’homme à ses côtés lui enfonça son coude dans les côtes. Comme tous les autres, il obéit et surveilla le commandant qui allait lancer l’ordre de se redresser. Le signal convenu fut donné, et tous se relevèrent, ruisselants. Les réservistes chinois et leur chef s’alignaient comme à la parade sur une levée de terre perpendiculaire à celle derrière laquelle se dissimulait la section indonésienne. Aucun n’était prêt à faire feu. L’officier chinois s’interrompit en pleine vocifération ; il regarda d’un air ahuri les quarante soldats déployés qui le tenaient en joue. Le commandant d’Ambul s’approcha de lui et lui tira une balle dans la tête. Aussitôt les réservistes jetèrent leurs armes et se rendirent. Chaque section indonésienne comptait au moins un interprète et en général plusieurs. Les Indonésiens d’origine chinoise avaient tenu à donner la preuve de leur patriotisme, et le plus doué du groupe montra une grande efficacité à transmettre les ordres de son commandant. Il était naturellement impossible de faire des prisonniers, mais ils ne voulaient pas tuer ces hommes. On les pria donc de se déshabiller entièrement et de déposer leurs affaires dans le camion qui les avait amenés. Pendant qu’ils s’exécutaient, les Indonésiens se transmirent une consigne de leur chef : interdiction de se moquer d’eux ou de laisser échapper des signes de dérision ; il fallait traiter ces hommes avec honneur et respect. La sagesse de cet ordre n’échappa pas à Ambul. Les obliger à se dévêtir avait pour but de leur donner l’air ridicule, naturellement, mais les premiers à rire d’eux seraient des Chinois et non des Indonésiens, et, quand on les interrogerait, ils devraient reconnaître que leurs assaillants les avaient traités avec les plus grands égards. La campagne de relations publiques avait commencé. Une demi-heure plus tard, en compagnie de seize autres hommes de la section, Ambul pénétrait dans un bourg dans le camion chinois en suivant les indications d’un vieux réserviste nu et terrifié. Juste avant d’arriver au petit poste de commandement militaire, ils ralentirent et poussèrent l’homme hors du véhicule. L’opération fut rondement menée, sans effusion de sang : ils entrèrent dans la petite enclave et désarmèrent tout le monde sous la menace de leurs mitraillettes. Ils parquèrent les soldats chinois, dévêtus eux aussi, dans une pièce sans téléphone où les prisonniers observèrent le plus complet silence pendant que les seize Indonésiens s’emparaient de deux nouveaux camions, de sous-vêtements et de chaussettes propres et de quelques radios militaires. Ils rassemblèrent les munitions, les explosifs, les armes et les radios restants au milieu de la cour, garèrent autour de l’amoncellement les véhicules dont ils n’avaient pas l’usage et glissèrent dans le tas une petite quantité de plastic avec une mèche de cinq minutes. L’interprète courut à la porte de la cellule des prisonniers, leur cria qu’ils avaient cinq minutes pour évacuer le poste avant que tout ne saute et qu’ils devaient avertir les habitants alentour de s’éloigner. Là-dessus, il déverrouilla la serrure et regagna au pas de course le plus proche camion. Quatre minutes après leur sortie du bourg, ils entendirent les premières détonations du feu d’artifice. On avait l’impression qu’une guerre se déroulait au loin, avec les balles qui partaient en tous sens, les explosions et le panache de fumée qui s’élevait peu à peu dans le ciel. Ambul imagina les soldats nus qui couraient de porte en porte pour prévenir les gens, et il espéra que nul ne mourrait pour s’être moqué au lieu d’obéir. Il était assis à côté du chauffeur d’un des camions. Ils ne garderaient pas longtemps les véhicules, il le savait – ils étaient trop faciles à repérer –, mais ils s’en serviraient au moins pour prendre du champ et donner l’occasion à certains hommes de profiter d’une petite sieste à l’arrière. Naturellement, au point de rendez-vous, ils découvriraient peut-être le reste de leur section massacré et un solide contingent de vétérans chinois prêts à les hacher menu. Mais… si cela devait arriver, cela arriverait. Coincé dans ce camion, il ne pouvait rien faire pour changer un tel dénouement ; il n’avait plus qu’à garder l’œil ouvert et à souhaiter que le chauffeur ne s’endorme pas au volant. Il n’y eut pas d’embuscade, et, quand ils rejoignirent le gros de leur troupe, ils trouvèrent la plupart de leurs camarades assoupis, mais les sentinelles éveillées et vigilantes. Tout le monde s’entassa dans les camions. Ceux qui avaient pris un peu de repos furent assignés aux sièges avant pour se relayer au volant ; les autres grimpèrent à l’arrière pour tâcher de grappiller un peu de sommeil en dépit des cahots qui secouaient les véhicules sur les routes en mauvais état. Ambul fit partie de ceux qui s’aperçurent que, la fatigue aidant, on peut parfaitement dormir assis sur une banquette sans rembourrage, dans un camion dépourvu d’amortisseurs qui roule sur une piste creusée d’ornières et de nids-de-poule ; il faut seulement savoir qu’on dort en pointillé. À un moment, il se réveilla et constata qu’ils se déplaçaient sans heurt sur une route bien pavée. Il garda les idées claires assez longtemps pour se demander : Notre commandant a-t-il perdu la tête pour emprunter une voie de grande circulation ? Mais il ne parvint pas à s’intéresser assez à la question pour résister au sommeil. Les camions firent halte au bout de trois heures de voyage. Les hommes restaient tous épuisés, mais ils avaient encore fort à faire avant de se restaurer et de se reposer convenablement. Le commandant avait ordonné l’arrêt près d’un pont. On vida les camions de tout le matériel transporté avant de les pousser dans la rivière en contrebas. C’est une erreur, songea Ambul. Il aurait mieux valu les laisser bien garés sur le bord de la route et pas à côté les uns des autres, afin que la surveillance aérienne ne les reconnaisse pas. Mais la vitesse prenait le pas sur la discrétion ; en outre, l’aviation militaire chinoise était occupée ailleurs, et elle n’était sans doute pas près de trouver le temps de dégager des appareils de repérage. Pendant que les sous-officiers distribuaient les rations prises à l’ennemi, le commandant exposa aux hommes une partie de ce qu’il avait capté sur les radios pendant le trajet. Les Chinois les désignaient toujours comme des parachutistes et supposaient qu’ils se dirigeaient vers un objectif militaire de première importance ou un point de ralliement. « Ils ignorent qui nous sommes, quelle est notre mission, et ils nous cherchent dans des directions erronées, conclut l’officier. Ça ne durera pas, mais cela explique que personne ne nous ait bombardés sur la route ; de plus, ils sont convaincus que notre groupe compte un millier d’hommes au moins. » Grâce aux camions, ils avaient bien progressé vers l’intérieur du pays. Le terrain était assez vallonné désormais et, bien que chaque centimètre carré de terre arable en Chine eût été mis en culture depuis des millénaires, la région restait assez sauvage ; la section parviendrait peut-être à s’éloigner suffisamment de la route avant la nuit pour s’octroyer un repos convenable avant de se remettre en chemin. Naturellement, les déplacements s’opéreraient surtout à la faveur de l’obscurité, le jour étant réservé au sommeil. S’ils passaient la nuit. S’ils survivaient à une nouvelle journée. Plus chargés que lors de leur débarquement la veille, ils quittèrent la route à pas lourds et s’enfoncèrent dans les bois qui bordaient la rivière, en direction de l’ouest, de l’amont, de l’intérieur des terres. 19 ADIEUX À : Porto%Aberto@BatePapo.org De : Locke%erasmus@Polnet.gov Sujet : Mûr Semence d’encryptage : ********* Clé de décryptage : **************** S’agit-il de Bean ou de Petra ? Ou des deux ? Finalement, après tous ses déploiements de stratégie et ses coups de théâtre, c’est une tentative d’assassinat toute bête qui a causé sa perte. J’ignore si la nouvelle de la destruction en vol d’une navette de la F.I. a réussi à se glisser dans la couverture médiatique de la guerre là où tu te trouves, mais il me croyait à bord. C’était faux, mais les Chinois l’ont dénoncé comme responsable, et désormais la F.I. dispose d’une base légale pour lancer une opération sur Terre. Le gouvernement brésilien coopère et bloque toutes les entrées et les sorties de l’enclave. Le hic, c’est que ta petite armée paraît en défendre l’accès. Nous voulons mener cette opération sans perte de vies humaines, mais tu as parfaitement formé tes hommes et Suri ne répond pas à mes pitoyables efforts pour le contacter. Avant ma fuite, il semblait avoir rallié le camp d’Achille ; peut-être ne s’agissait-il que de camouflage de sa part, mais qui sait ce qui s’est passé alors qu’ils revenaient de Chine ensemble, suite à l’opération de sauvetage ? Achille a un talent certain pour dominer ceux qui l’entourent. C’est un officier indien du MinCol, collaborateur de Graff depuis des années, qui lui a indiqué la navette que je devais prendre : sa famille se trouve dans un camp en Chine, ce qui donnait barre sur lui. Achille dispose-t-il d’un moyen semblable pour manipuler Suri ? Et, si Suri ordonne aux soldats de protéger Achille, obéiront-ils ? Ta présence sur place changerait-elle la donne ? Moi, je serai là, mais, malgré tes assurances, je n’ai jamais réussi à me convaincre que tes hommes suivraient mes ordres aveuglément. J’ai le sentiment d’avoir perdu la face devant eux en m’enfuyant de l’enclave ; mais tu les connais, moi non. Ton avis serait précieux et ta venue profitable, mais je comprendrais que tu me les refuses. Tu ne me dois rien : tu voyais juste quand j’avais tort, et j’ai mis tout le monde en danger. Pourtant, au point où nous en sommes, j’aimerais pouvoir agir sans tuer aucun de tes hommes et surtout sans me faire tuer moi-même – je ne veux pas feindre de n’être motivé que par des buts altruistes. Je n’ai pas le choix : je dois me rendre sur place en personne ; si je ne me trouve pas sur le terrain lors de la prise de l’enclave, je peux dire adieu à ma carrière d’Hégémon. En attendant, les Chinois ont l’air de patauger dans une méchante panade, non ? Mes félicitations au calife. J’espère qu’il manifestera plus de magnanimité envers ses ennemis vaincus que les Chinois. Petra avait du mal à se concentrer sur ses recherches sur les réseaux ; la tentation était grande de suivre les dernières nouvelles de la guerre. Cela tenait à la maladie génétique que les spécialistes avaient diagnostiquée chez elle quand elle était petite, la maladie qui l’avait envoyée dans l’espace passer ses jeunes années à l’École de guerre : la guerre l’attirait irrésistiblement. C’était effrayant, mais le combat exerçait toujours une séduction insurmontable sur elle, l’opposition de deux armées, chacune s’efforçant de dominer l’autre, dans une partie où les seules règles étaient celles que leur imposaient les limites de leurs forces et leur crainte des représailles. Bean soutenait qu’il fallait chercher un signal en provenance d’Achille. Petra jugeait cette idée absurde, mais Bean avait la certitude absolue que la Bête voulait les obliger à venir à elle. « Il est au bout du rouleau, avait-il dit. Tout se retourne contre lui. Il se croyait en position de prendre ma place, et puis il a poussé le bouchon trop loin en abattant la navette juste au moment où la Ligue du Croissant le privait du soutien de la Chine, où il ne peut plus se réfugier ; il ne peut même plus quitter Ribeirão. Il va donc jouer les dernières cartes qui lui restent. Il n’en a pas terminé avec nous, or il veut tout boucler avant d’en finir. Par conséquent… il va nous appeler. — N’y allons pas », avait répondu Petra. Bean avait éclaté de rire. « Si je pensais que tu parles sérieusement, je l’envisagerais peut-être ; mais tu plaisantes, naturellement. Il détient nos enfants ; il sait que nous répondrons à son invitation. » Peut-être bien que oui, peut-être bien que non. En quoi la situation des embryons serait-elle meilleure si leurs parents tombaient dans un piège et y laissaient leur vie ? Car il y aurait un piège. Pas d’échange équitable, pas de marchandage ma liberté contre celle de vos enfants. Non, Achille n’en était pas capable, même pour sauver sa peau. Bean l’avait déjà acculé une fois, lui avait arraché des aveux qui l’avaient conduit en hôpital psychiatrique, et jamais il n’accepterait d’y retourner. À l’instar de Napoléon, il s’était évadé d’une première geôle mais il ne s’échapperait pas de la seconde. Il ne reprendrait pas le chemin de l’exil, Petra et Bean tombaient au moins d’accord sur ce point. Il ne les ferait venir à lui que pour les tuer. Pourtant elle poursuivait ses recherches tout en se demandant comment identifier ce qu’ils guettaient. Et la guerre exerçait toujours sa fascination sur elle. La campagne du Xinjiang s’était déjà déplacée vers l’est, à la frontière de la Chine impériale. Persans et Pakistanais s’apprêtaient à encercler les deux moitiés de l’armée chinoise stationnée en Inde occidentale. Les nouvelles concernant les Indonésiens et les Arabes qui opéraient à l’intérieur du pays donnaient lieu à des interprétations plus contradictoires. Les Chinois s’étaient élevés avec véhémence contre les opérations terroristes des troupes musulmanes parachutées sur leur territoire et brandissaient la menace de les traiter comme des espions et des criminels de guerre lorsqu’ils les captureraient, à quoi le calife avait répondu qu’il s’agissait de forces régulières en uniforme et que la Chine se plaignait seulement d’être victime à son tour d’un conflit qu’elle exportait volontiers jusque-là chez ses voisins. « Nous tiendrons tous les cadres de l’armée et du gouvernement chinois pour personnellement responsables de tout crime commis contre nos soldats capturés. » Seul un vainqueur présumé pouvait parler sur ce ton, et les Chinois prirent la menace au pied de la lettre, annonçant aussitôt qu’on s’était mépris sur leurs propos et que tout soldat pris en uniforme recevrait le traitement d’un prisonnier de guerre. Aux yeux de Petra, toutefois, le plus amusant dans l’attitude chinoise tenait à ce que les autorités persistaient à présenter les troupes indonésiennes et arabes comme « parachutées » ; elles n’arrivaient pas à concevoir que des hommes débarqués sur les côtes puissent avoir pénétré si vite dans l’intérieur du pays. Un reportage retint l’attention de la jeune femme : sur un réseau d’information américain, le commentaire d’un général en retraite que l’on tenait sans doute au courant de ce que montraient les satellites espions des États-Unis. Un passage de l’interview intéressa particulièrement Petra : « Ce que je ne comprends pas, disait le général, c’est pourquoi les forces chinoises rapatriées d’Inde il y a quelques jours pour combattre l’attaque du Xinjiang ne sont pas utilisées sur place ou alors renvoyées en Inde. Un bon quart de l’armée chinoise se tourne les pouces sans servir à rien. » Petra montra l’émission à Bean, qui sourit. « Virlomi est très forte. Elle les a bloqués pour trois jours comme promis. Dans combien de temps les forces qui se trouvent encore en Inde tomberont-elles à court de munitions ? — Tu veux organiser des paris ? Ce sera vite vu : nous ne sommes que deux, répondit Petra. — Cesse de t’intéresser à la guerre et occupe-toi de ton travail. — Pourquoi attendre un signal – que, soit dit en passant, je ne pense pas qu’Achille enverra ? Pourquoi ne pas accepter simplement l’invitation de Peter de nous joindre à la prise de l’enclave ? — Parce que, si Achille croit nous attirer dans un piège, il nous laissera entrer sans un coup de feu. Personne ne se fera tuer. — À part nous. — D’abord, il n’y a pas de “nous” qui tienne, Petra. Tu es enceinte, et peu importe ton génie militaire, je ne peux pas affronter Achille si la femme qui porte mon enfant est en danger à mes côtés. — Alors je dois rester dehors les bras croisés sans savoir ce qui se passe, si même tu es mort ou vivant ? — Ne m’oblige pas à revenir là-dessus, nous en avons déjà discuté : je mourrai dans quelques années quoi qu’il arrive, et toi non ; si je meurs mais que nous récupérons les embryons, tu pourras quand même avoir des enfants ; si c’est toi qui meurs, nous n’aurons même pas celui que tu attends aujourd’hui. — En effet, il n’est pas nécessaire de revenir là-dessus, fit Petra d’un ton irrité. — Ensuite, tu ne resteras pas les bras croisés, parce que tu te trouveras ici, à Damas, à suivre le déroulement de la guerre et à lire le Coran. — Ou à m’arracher les yeux de douleur parce que j’ignorerai ce qu’il advient de toi. Tu serais vraiment prêt à m’abandonner ici ? — Achille a beau être prisonnier de l’enclave, il a des agents partout pour exécuter ses ordres. Ça m’étonnerait qu’il en ait perdu beaucoup quand son lien avec la Chine a été tranché – s’il a bien été tranché. Je ne veux pas que tu sortes de Damas parce qu’il serait bien dans le personnage d’Achille de te faire abattre avant que tu aies le temps de t’approcher de l’enclave. — Et qu’est-ce qui te fait croire qu’il ne te tuera pas, toi ? — Il tient à ce que je voie mes enfants mourir. » Petra ne put se retenir : elle éclata en larmes, penchée sur le bureau. « Pardonne-moi, fit Bean. Je ne voulais pas te faire… — Je le sais bien que tu ne voulais pas me faire pleurer. Moi non plus, je ne voulais pas pleurer. N’y fais pas attention. — J’aurais du mal, répondit Bean : je ne comprends pratiquement rien à ce que tu dis, et tu vas mettre de la morve sur ton bureau. — Ce n’est pas de la morve ! » cria Petra, puis elle porta la main à son nez et constata qu’il avait raison. Elle renifla, éclata de rire, se précipita dans la salle de bains, se moucha et acheva de sangloter dans son coin. Quand elle ressortit, Bean était allongé sur le lit, les yeux fermés. « Je regrette, dit-elle. — Et moi encore plus, répondit Bean à mi-voix. — Je sais que tu dois y aller seul ; je sais que je dois rester ; je sais tout cela, mais ça me fait horreur, c’est tout. » Bean hocha la tête. « Alors pourquoi ne poursuis-tu pas tes recherches sur les réseaux ? demanda Petra. — Parce que le message vient d’arriver. » Elle s’approcha de son terminal et observa l’écran. Bean s’était connecté à un site de vente aux enchères, et le texte suivant était affiché : On demande : un utérus de qualité. Cinq embryons humains prêts pour implantation. Parents diplômés École de guerre, disparus dans tragique accident. À saisir rapidement pour cause de succession. Toutes probabilités enfants extraordinairement intelligents. Fonds de dépôt garanti pour chaque enfant implanté et mené à terme. Candidats doivent prouver leur désintéressement. Fonds des cinq meilleurs enchérisseurs placés en retenue de garantie par établissement comptable homologué dans l’attente évaluation. « Tu as répondu ? Ou enchéri ? — J’ai envoyé une demande de renseignements dans laquelle je laisse entendre que j’aimerais acheter les cinq et les prendre en personne ; j’ai indiqué une de mes boîtes postales pour la réponse. — Et tu ne la consultes pas pour voir si elle n’a pas déjà reçu un message ? — Petra, j’ai peur. — Tu m’en vois soulagée. Ça permet de supposer que tu n’es pas complètement dingue. — C’est le type le plus doué pour la survie que je connaisse. Il trouvera le moyen de s’en tirer encore. — Non, dit Petra. Toi, tu es doué pour survivre ; lui, c’est un meurtrier. — Il n’est pas mort, répondit Bean. Donc il est doué. — Il n’a pas passé la moitié de son existence à éviter de se faire assassiner, rétorqua Petra. Dans ces conditions, survivre n’a rien d’un exploit. Toi, tu es poursuivi par un tueur fou depuis des années, mais tu es toujours vivant. — Ce qui me fait peur, ce n’est pas tellement qu’il me tue, bien que ce ne soit pas la façon de mourir qui me réjouisse le plus. J’espère encore grandir tellement que je mourrai d’une collision avec un avion volant à basse altitude. — Je refuse de me laisser entraîner dans ton petit jeu sur tes préférences macabres. — Mais s’il me tue et que, par miracle, il s’en sort vivant, qu’adviendra-t-il de toi ? — Il ne s’en sortira pas vivant. — Peut-être. Mais si je suis mort et tous les enfants aussi ? — J’aurai celui que je porte. — Tu regretteras d’être tombée amoureuse de moi. D’ailleurs, je ne comprends toujours pas pourquoi tu m’aimes. — Jamais je ne regretterai de t’avoir aimé ni, à force de t’enquiquiner, de t’avoir poussé à m’aimer toi aussi. — Veille à ce que personne ne donne un surnom ridicule au petit à cause de sa taille réduite. — Du genre légume ? » L’icône du courrier se mit à clignoter sur l’écran. « Tu as un message », dit Petra. Bean soupira, se redressa sur le lit, alla s’asseoir devant l’ordinateur et ouvrit le courriel. Mon vieil ami, j’ai cinq petits cadeaux à ton nom et guère de temps pour te les remettre. J’aimerais que tu me fasses davantage confiance, car je ne t’ai jamais voulu de mal, mais je sais que ce n’est pas le cas ; par conséquent, tu es libre de te faire accompagner d’une escorte armée. Je te fixe rendez-vous en plein air, dans le jardin est ; la porte correspondante de l’enclave sera ouverte. Tu pourras entrer avec cinq de tes hommes ; si un seul de plus tente de te suivre, je vous fais tous abattre. Comme j’ignore où tu te trouves, je ne sais pas combien de temps il te faudra pour venir. À ton arrivée, je ferai placer ce qui t’appartient dans un récipient réfrigéré qui conservera son contenu à la température nécessaire pendant six heures. Si, dans ton escorte, tu disposes d’un spécialiste muni d’un microscope, il pourra examiner les spécimens sur place et les emporter. Mais j’espère que nous pourrons parler un peu du bon vieux temps, toi et moi, échanger des souvenirs de l’époque où nous avons apporté la civilisation dans les rues de Rotterdam. Nous avons fait du chemin depuis. Nous avons changé le monde, tous les deux – moi plus que toi, petit. Que la jalousie t’étouffe. Évidemment, tu as épousé la seule femme que j’aie jamais aimée ; cela rétablit peut-être l’équilibre, finalement. Bien entendu, notre conversation s’achèvera de façon bien plus agréable si tu me fais sortir de l’enclave et que tu me laisses partir pour la destination de mon choix, mais je me rends compte que tu n’en as peut-être pas le pouvoir. Nous sommes des créatures vraiment très limitées, nous autres génies. Nous savons ce qui est bon pour les autres mais nous n’avons pas les coudées franches tant que nous n’avons pas convaincu nos frères inférieurs de suivre notre volonté. Ils ne conçoivent pas le bonheur qui serait le leur s’ils cessaient de réfléchir par eux-mêmes, puisqu’ils ne sont pas équipés pour cela. Du calme, Bean, c’était une plaisanterie – ou une vérité sans fard. Les deux se ressemblent souvent. Embrasse Petra pour moi. Avertis-moi de l’heure à laquelle je dois ouvrir la porte. « Il espère vraiment te faire croire que tu pourras récupérer les embryons sans plus de difficulté ? — Ma foi, il parle à mots couverts de les échanger contre sa liberté. — Le seul échange qu’il propose, c’est ta vie contre la leur, dit Petra. — Ah, tu déchiffres son message ainsi ? — C’est ce qu’il dit et tu le sais aussi bien que moi ! Il prévoit que vous mouriez tous les deux ensemble dans l’enclave ! — La vraie question, répondit Bean, c’est de savoir s’il détient bien les embryons. — Si ça se trouve, fit Petra, il les a déjà fourgués à un labo de Johannesburg ou de Moscou, ou jetés à la poubelle à Ribeirão Preto. — Et c’est moi que tu qualifies de macabre ? — À l’évidence, il n’a pas réussi à les vendre à but d’implantation ; par conséquent, ils représentent un échec pour lui, et ils n’ont plus aucune valeur à ses yeux. Pourquoi t’en ferait-il cadeau ? — Je n’ai pas dit que j’accepterais ses conditions, dit Bean. — Mais tu vas les accepter. — La partie la plus délicate d’un enlèvement tombe toujours au moment de l’échange, rançon contre otage. On est toujours obligé de faire confiance à l’autre et de donner sa part du marché avant de recevoir ce que détient l’adversaire. Mais le cas présent est très étrange, parce qu’Achille n’exige rien de moi en réalité. — Sauf ta mort. — Il sait qu’elle est proche, de toute façon. Je ne comprends pas son but. — Tu n’écoutes donc rien, Julian ? Il est fou. — Oui, mais ses processus de pensée sont logiques pour lui. Il n’est pas schizophrène, il perçoit la réalité comme tout le monde, il n’est pas délirant ; il est seulement d’une amoralité pathologique. Alors comment imagine-t-il le dénouement ? Va-t-il simplement m’abattre à mon arrivée ? Ou bien compte-t-il me laisser gagner, voire me permettre de l’éliminer, en me jouant un dernier tour à sa façon : les embryons qu’il m’aura remis ne seront pas les nôtres mais le résultat de l’accouplement tragique de deux crétins absolus. Deux journalistes peut-être. — Tu plaisantes, Bean, et je… — Je dois attraper le prochain vol. S’il te vient une idée que tu veux me communiquer, envoie-moi un courriel ; j’ouvrirai ma messagerie au moins une fois avant d’entrer dans l’enclave. — Il n’a plus les embryons, dit Petra. Il les a déjà distribués à ses amis. — C’est possible. — N’y va pas. — C’est impossible. — Bean, tu es plus intelligent que lui, mais son avantage, c’est qu’il est plus violent que toi. — Que tu crois. — Tu ne comprends donc pas que je vous connais, tous les deux, mieux que personne au monde ? — Mais si bien que tu t’imagines me connaître, le fait est que nous sommes des étrangers en dernière analyse. — Oh, Bean, dis-moi que ce n’est pas ton sentiment ! — C’est pourtant une vérité axiomatique. — Je te connais ! s’exclama-t-elle d’un ton buté. — Non. Mais ce n’est pas grave : je ne me connais pas vraiment non plus. Nous ne comprenons jamais personne, nous-mêmes inclus. Mais chut, Petra, écoute-moi : nous avons créé quelque chose de nouveau. Notre mariage se compose de toi et de moi, et ensemble nous avons formé une entité différente. C’est elle que nous connaissons ; ni toi ni moi, mais ce que nous sommes, qui nous sommes, ensemble. Un jour, sœur Carlotta m’a cité un passage de la Bible sur l’union de l’homme et de la femme qui deviennent une seule chair. C’est très mystique et limite délirant, mais parfaitement exact en un sens. Et quand je mourrai, tu n’auras plus Bean mais tu conserveras Petra-et-Bean, Bean-et-Petra – appelle comme tu voudras cette nouvelle créature à qui nous avons donné le jour. — Alors, pendant les mois que j’ai passés auprès d’Achille, tu crois que nous avons formé un monstre répugnant nommé Petra-et-Achille ? C’est ce que tu prétends ? — Non, répondit Bean. Achille ne crée pas ; il trouve, il admire puis il détruit. Il n’y a pas d’Achille-et-Untel. Il est… vide, c’est tout. — Dans ces conditions, que devient la théorie d’Ender selon laquelle il faut connaître son ennemi pour le vaincre ? — Elle reste valide. — Mais si on ne peut connaître personne… — C’est purement imaginaire, coupa Bean. Ender le savait bien, il n’était pas fou. On s’efforce de voir le monde tel que le perçoit l’ennemi afin de saisir le sens qu’il lui donne. Plus on affine le processus, plus on passe de temps dans sa vision de l’univers, plus on comprend comment il réagit à ce qui l’entoure, comment il s’explique à lui-même ses propres actes. — Et tu as appliqué ce principe à Achille. — Oui. — Tu penses donc savoir ce qu’il fera. — J’ai une courte liste de réactions auxquelles je m’attends. — Et si tu te trompes ? Parce que c’est la seule certitude dans cette situation : quoi que tu anticipes de la part d’Achille, tu te trompes. — C’est sa spécialité. — Du coup, ta courte liste… — Je vais t’expliquer la façon dont je l’ai dressée : j’ai imaginé toutes ses réactions possibles et je les ai laissées de côté ; je n’ai noté que celles qui me paraissaient les plus improbables. — Ça marchera, dit Petra. — Peut-être, répondit Bean. — Serre-moi contre toi avant de partir. » Il s’exécuta. « Petra, tu crois que tu ne me reverras jamais, mais je suis quasiment sûr du contraire. — C’est ce quasiment qui me fait peur. — Je peux aussi faire une crise d’appendicite dans l’avion et mourir avant d’arriver à Ribeirão Preto. Je ne suis jamais certain de rien plus que « quasiment ». — Sauf de mon amour pour toi. — Sauf de notre amour. » Le vol de Bean se déroula dans l’inconfort habituel d’un espace étroit où l’on est obligé de rester confiné plusieurs heures. Au moins, il faisait route vers l’ouest et le décalage horaire ne le handicaperait pas trop. Il avait envisagé de pénétrer dans l’enclave dès son arrivée, mais il s’était ravisé : il aurait besoin de pouvoir réfléchir clairement, improviser, agir sur l’impulsion du moment. Il aurait besoin de dormir. Peter l’attendait à la porte de l’avion : le titre d’Hégémon permet de bénéficier de quelques privilèges interdits au commun des quidams d’un aéroport. Peter lui fit emprunter l’escalier au lieu du boyau de débarquement, et ils montèrent dans une voiture qui les conduisit à l’hôtel transformé en poste de commandement de la F.I. Des soldats surveillaient toutes les issues, et Peter assura à Bean que des tireurs étaient postés dans tous les bâtiments alentour ainsi que dans l’établissement même. « Eh bien, fit-il une fois tous deux seuls dans la chambre de Bean, quel est le plan ? — À t’entendre, on croirait que j’en ai un. — Tu n’as pas même d’objectif ? — Ah si ; deux, en fait, répondit Bean. Après le vol des embryons, j’ai promis à Petra de les lui rapporter et de tuer Achille au passage. — Et tu n’as aucune idée sur la façon de t’y prendre ? — Si, quelques-unes. Mais, comme rien de ce que j’ai prévu ne marchera, je m’efforce de ne pas trop m’y arrêter. — En réalité, Achille n’a plus grande importance aujourd’hui, fit Peter. Bien sûr, il compte toujours parce que tous les occupants de l’enclave restent ses otages, mais sur la scène mondiale… il a perdu toute influence. Elle est partie en fumée quand il a fait abattre la navette et que les Chinois l’ont désavoué. » Bean secoua la tête. « Tu crois vraiment, s’il s’en sort vivant, qu’il ne recommencera pas ses petits jeux ? Tu es sûr qu’il ne trouvera plus personne pour l’écouter ? — Naturellement, il ne manque sûrement pas d’hommes d’État qui nourrissent des rêves de puissance grâce auxquels il pourra les séduire, ou des craintes qu’il saura exploiter. — Peter, je suis venu pour qu’il puisse me torturer puis me tuer. La raison de ma présence, c’est son but, son objectif. — Ma foi, s’il n’y a pas d’autre plan… — Exact, Peter. Cette fois, c’est lui qui a un plan ; et c’est moi qui peux le surprendre en ne réagissant pas comme il s’y attend. — D’accord. Je marche. — Quoi ? — Tu m’as convaincu. Je marche. — Tu marches dans quoi ? — J’entrerai dans l’enclave à tes côtés. — Certainement pas. — Je suis l’Hégémon. Pas question que je reste dehors pendant que tu vas sauver ceux dont je suis responsable. — Il se fera une joie de t’abattre en même temps que moi. — Toi d’abord. — Non : toi d’abord. — Peu importe, dit Peter. Tu ne franchiras pas la porte de l’enclave si je ne fais pas partie de tes cinq accompagnateurs. — Écoute, Peter, tu sais bien pourquoi nous sommes dans cette panade : tu te crois plus intelligent que tout le monde ; on a beau te donner des conseils, tu fonces tête baissée dans la plus grosse bévue à ne pas commettre. — Oui, mais je reste pour nettoyer derrière. — Je te l’accorde. — Je ne prendrai aucune initiative. C’est toi qui commanderas. — De toute manière, il faut que les cinq hommes qui m’escortent soient des soldats parfaitement entraînés. — C’est faux, rétorqua Peter, parce que, si le plomb commence à voler, ils ne suffiront pas. Tu es obligé d’espérer qu’il n’y aura pas d’échange de tirs ; je peux donc prendre ma place parmi tes cinq. — Mais je ne tiens pas à mourir alors que tu seras à côté de moi, dit Bean. — Ça tombe bien : moi non plus je ne tiens pas à mourir à côté de toi. — Voyons, il te reste soixante-dix ou quatre-vingts ans à vivre ; tu veux les jouer sur un coup de dés ? Moi, je ne mise que mon argent de poche. — Tu es le meilleur, Bean, fit Peter. — C’était vrai à l’école. Mais quelles armées ai-je commandées depuis ? Ce sont d’autres que moi qui s’occupent des guerres aujourd’hui. Je ne suis pas le meilleur, je suis à la retraite. — On ne prend pas sa retraite de son intelligence. — Si, ça se fait tout le temps. Ce dont on ne se débarrasse pas facilement, c’est une réputation. — Écoute, discuter philosophie avec toi, c’est passionnant, déclara Peter brusquement, mais tu as besoin de dormir et moi aussi. On se retrouve à la porte est demain matin. » Et il sortit. Pourquoi un départ aussi soudain ? Un soupçon germa dans l’esprit de Bean : peut-être Peter s’était-il enfin convaincu qu’il n’avait pas de plan et aucune garantie de remporter la partie. À dire le vrai, il n’avait aucune chance réaliste d’y parvenir si par « remporter la partie » on entendait un dénouement où Bean resterait sauf, Achille passerait l’arme à gauche et Petra récupérerait les embryons. Peter était sans doute parti souscrire en vitesse une assurance-vie – ou bricoler une urgence de dernière seconde qui lui interdirait de franchir l’entrée de l’enclave en compagnie de Bean. « Je regrette, j’aimerais vraiment aller avec toi, mais tu t’en tireras comme un chef, j’en suis sûr. » Bean pensait avoir du mal à trouver le sommeil, entre les courtes siestes qu’il avait faites pendant son vol et la tension que suscitaient en lui les événements du lendemain. Bien entendu, il s’endormit si vite qu’il ne se rappela même pas avoir éteint la lumière. Le matin venu, Bean se leva et envoya un message à Achille pour lui donner rendez-vous une heure plus tard ; puis il écrivit un petit mot à Petra afin qu’elle sût qu’il pensait à elle si jamais il vivait le dernier jour de son existence, un autre à ses parents et un troisième à Nikolaï. Au moins, s’il réussissait à entraîner Achille dans la mort, ils seraient en sécurité. C’était mieux que rien. Quand il descendit de sa chambre, il trouva Peter qui l’attendait près du véhicule de la F.I. destiné à les conduire sur le périmètre établi autour de l’enclave. Ils conservèrent un silence presque absolu pendant le trajet ; il n’y avait pas grand-chose à dire. À destination, près de la porte est, Bean constata rapidement que Peter n’avait pas menti : la F.I. appuyait sa décision d’accompagner son groupe. Bon, très bien ; de toute façon, son escorte n’aurait guère à intervenir. Comme il l’avait demandé avant son départ de Damas, la F.I. lui fournissait un médecin en uniforme, deux tireurs d’élite surentraînés et une équipe de démineurs outillés jusqu’aux dents, dont Bean choisit un membre pour l’accompagner. « Achille sera en possession d’un récipient présenté comme un conteneur réfrigéré pour une demi-douzaine d’embryons congelés, dit-il à l’homme. Si je vous demande de l’emporter dehors, c’est que j’aurai la certitude qu’il s’agit d’une bombe ou qu’il renferme un agent toxique, et vous devrez vous en occuper en conséquence – même si j’affirme le contraire en vous le remettant. S’il se révèle qu’il contenait bien des embryons, j’en serai seul responsable et je me chargerai de l’expliquer à ma femme. Si je m’adresse au médecin ici présent, c’est que ce sont bien les embryons et il faudra traiter le conteneur dans cette optique. — Et si tu n’as pas de certitude ? demanda Peter. — Je ne le donnerai à personne, répondit Bean. — Pourquoi ne pas le transporter vous-même, fit le démineur, et nous annoncer la couleur une fois dehors ? » Peter répondit : « Monsieur Delphiki ne pense pas ressortir vivant. — Mon but, dit Bean, est de vous permettre à tous quatre de rester indemnes, mais les chances d’y parvenir sont nulles si vous vous mettez à tirer pour quelque raison que ce soit. C’est pourquoi aucun d’entre vous ne portera d’arme chargée. » Ils le dévisagèrent comme s’il avait perdu l’esprit. « Je n’entrerai pas sans arme, déclara un des hommes. — Très bien, répondit Bean. Ça fera un de moins. Achille ne m’oblige pas à me faire escorter de cinq personnes. — Techniquement, dit Peter au deuxième tireur d’élite, vous n’irez pas désarmé, mais seulement les armes vides. L’adversaire agira comme si vous aviez des balles dans le chargeur parce qu’il ignorera la vérité. — Je suis un soldat ; je ne suis pas fou, répliqua l’homme, et il s’éloigna. — Qui d’autre ? » dit Bean. En guise de réponse, le premier tireur éjecta son chargeur, en fit sauter les balles une à une puis retira celle qui restait logée dans la culasse. « Moi, je ne porte pas d’arme, de toute façon, déclara le médecin. — Et je n’ai pas besoin d’un pistolet chargé pour transporter une bombe », conclut le démineur. Avec un .22 ultramince enfoncé dans sa taille de pantalon, dans le dos, Bean était désormais le seul armé du groupe. « Nous sommes prêts, je crois », dit-il. Dans l’éclat de la matinée tropicale, ils franchirent la porte et pénétrèrent dans le parc. Dans tous les arbres, des oiseaux répétaient leurs chants comme s’ils s’efforçaient en vain de les apprendre par cœur. On ne voyait âme qui vive. Bean n’avait aucune intention de se mettre en quête d’Achille et surtout pas de s’éloigner de l’entrée de l’enclave. Aussi, au bout de dix pas, s’arrêta-t-il, et ses compagnons l’imitèrent. Et ils patientèrent. L’attente ne dura pas. Un soldat vêtu de l’uniforme de l’Hégémonie apparut, puis un autre et ainsi de suite jusqu’au cinquième. Suriyawong. Rien dans son attitude n’indiqua qu’il reconnaissait les visiteurs ; son regard traversa Bean et Peter comme s’ils n’existaient pas. Achille se présenta derrière ses hommes, mais il ne s’écarta pas des arbres afin de ne pas offrir une cible trop facile aux tireurs. Comme promis, il tenait à la main un petit conteneur réfrigéré. « Bean ! fit-il avec un sourire. Mon Dieu, comme tu as grandi ! » L’intéressé se tut. « Ah, on n’est pas d’humeur à plaisanter, reprit Achille. Moi non plus, à vrai dire. L’instant est presque émouvant pour moi : te revoir enfin, devenu adulte, alors que je t’ai connu haut comme trois pommes. » Il brandit le récipient. « Ils sont là, Bean. — Et tu vas me les remettre sans discuter ? — Ils ne me servent pas à grand-chose ; ils n’ont pas trouvé preneur aux enchères. — Volescu s’est donné beaucoup de mal pour te les procurer. — Du mal ? Il a simplement graissé la patte à un garde, et avec mon argent, en plus ! — Comment l’as-tu convaincu de t’aider ? demanda Bean. — Il avait une dette envers moi : je l’avais sorti de prison. J’avais obtenu de notre brillant Hégémon, ici présent, le pouvoir d’autoriser la relaxe des prisonniers dont les crimes n’en étaient plus ; il n’avait pas songé que je ferais relâcher ton créateur. » Et Achille adressa un sourire railleur à Peter. Lequel garda le silence. « Tu as bien formé ces hommes, Bean, reprit Achille. Au milieu d’eux, j’ai l’impression… ma foi, de retrouver ma famille, comme lorsque nous vivions dans les rues, tu te rappelles ? » Bean ne dit rien. « Bon, très bien ; puisque tu ne veux pas bavarder, prends les embryons. » Un fait capital revint à l’esprit de Bean : Achille se moquait que ses victimes meurent de sa main ou non ; il lui suffisait qu’elles périssent ; sa présence n’était pas indispensable. Il s’adressa au démineur. « Pouvez-vous emporter le conteneur dehors, s’il vous plaît ? Je voudrais discuter encore quelques instants avec notre hôte. » L’homme s’approcha et prit le récipient que lui tendait Achille. « C’est fragile ? demanda-t-il. — L’étanchéité et le matelassage antichoc sont de première qualité, dit le Belge, mais ne jouez quand même pas au football avec. » En quelques pas, le démineur sortit. « Eh bien, de quoi veux-tu discuter ? fit Achille. — J’ai quelques questions qui piquent ma curiosité. — Je t’écoute ; je répondrai peut-être. — À Hyderabad, l’officier chinois qui t’a assommé pour nous sortir de l’impasse… — Ah, c’était lui ? — Qu’est-il devenu ? — Je ne sais pas exactement. Je crois que son hélicoptère a été abattu au combat quelques jours plus tard. — Ah ! fit Bean. Dommage ; j’aurais voulu lui demander quel effet ça faisait de te frapper. — Allons, Bean, ces taquineries sont-elles encore de notre âge ? » Une déflagration étouffée retentit en dehors de l’enceinte. Achille jeta des regards surpris autour de lui. « Qu’est-ce que c’était ? — À mon avis, dit Bean, c’était une explosion. — De quoi ? — De la bombe que tu as voulu me remettre dans un conteneur réfrigéré. » Achille tenta un instant de prendre l’air innocent. « Je ne sais pas de quoi tu… » Puis il dut comprendre l’inutilité de feindre l’ignorance alors que son cadeau piégé avait sauté. Il sortit de sa poche la télécommande du détonateur et appuya plusieurs fois sur le bouton. « Satanée technologie moderne ! Rien ne fonctionne jamais comme il faut ! » Il adressa un sourire complice à Bean. « Enfin, j’aurai essayé. — Alors… as-tu les embryons, oui ou non ? — Ils sont à l’intérieur, intacts », répondit Achille. C’était un mensonge, Bean en était sûr. D’ailleurs, dès la veille, ses réflexions l’avaient conduit à penser que, selon toute vraisemblance, ils n’étaient jamais entrés dans l’enclave. Mais il en apprendrait davantage en faisant semblant de croire Achille ; et il ne fallait pas exclure la possibilité qu’il dît la vérité. « Montre-les-moi, dit-il. — Tu vas devoir entrer dans le bâtiment pour ça, répondit Achille. — D’accord. — Nous serons hors de portée des tireurs que tu as sans doute postés tout autour de l’enclave pour m’abattre. — Et à la portée de tes hommes qui m’attendent à l’intérieur. — Bean, vois la situation en face : tu mourras à l’instant où je le déciderai. — Strictement parlant, ce n’est pas tout à fait exact : tu as décidé de me tuer beaucoup plus souvent que je ne suis mort. » Un sourire espiègle apparut sur les lèvres d’Achille. « Tu sais ce que disait Poke juste avant sa noyade accidentelle dans le Rhin ? » Bean se tut. « Elle disait que je ne devais pas te garder rancune de l’avoir encouragée à me tuer lors de notre première rencontre. Elle répétait que tu n’étais qu’un bébé, que tu ne mesurais pas tes propos. » Bean continua de garder le silence. « J’aimerais pouvoir te rapporter les dernières paroles de sœur Carlotta mais… tu sais ce que c’est, les dommages collatéraux en temps de guerre : ça te tombe dessus sans crier gare. — Les embryons. Tu disais que tu allais me les montrer. — D’accord ; suis-moi. » À peine Achille eut-il fait demi-tour que le médecin se tourna vers Bean en secouant frénétiquement la tête. « Tout va bien, fit Bean à l’homme et à l’autre soldat. Vous pouvez ressortir. Je n’aurai plus besoin de vous. » Achille s’arrêta. « Tu te sépares de ton escorte ? — Hormis de Peter, répondit Bean. Il tient à rester avec moi. — Je n’ai rien entendu de tel de sa part, dit Achille. Vu la précipitation avec laquelle il s’est enfui de l’enclave, j’étais persuadé qu’il ne voudrait plus jamais y remettre les pieds. — Je m’efforce de comprendre comment vous avez réussi à embobeliner autant de monde, déclara Peter. — Mais je ne cherche pas à vous tromper, fit Achille. Je conçois cependant qu’avec votre nature vous aspiriez à étudier auprès d’un vrai menteur, d’un maître de sa spécialité. » Avec un éclat de rire, il se détourna et reprit sa route en direction du bâtiment administratif central. Peter s’approcha de Bean alors qu’ils pénétraient dans l’immeuble. « Tu es sûr de savoir ce que tu fais ? demanda-t-il à mi-voix. — Je te l’ai déjà dit : je n’en ai aucune idée. » À l’intérieur, ils se trouvèrent face à une dizaine de soldats. Bean les connaissait tous parfaitement, mais il ne leur adressa pas un mot et aucun ne croisa son regard ni ne manifesta qu’il le reconnaissait. Quel but poursuit Achille ? se demanda-t-il. Son plan d’origine prévoyait de me laisser sortir de l’enclave porteur d’une bombe télécommandée ; il n’a donc pas l’intention de me garder en vie. Mais à présent je suis entouré de soldats et il ne donne pas l’ordre de m’abattre. Achille fit face aux deux jeunes gens. « Bean, je ne peux pas croire que tu n’aies pas pris de mesures pour me permettre de m’échapper. — C’est pour ça que tu as voulu me tuer avec ta bombe ? — À ce moment-là, j’étais convaincu que tu tenterais de m’éliminer dès que tu te croirais en possession des embryons. Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? — Je savais que tu ne les avais pas. — Petra et toi les considérez-vous déjà comme vos enfants ? Leur avez-vous donné des noms ? — Rien n’a été prévu pour te permettre de sortir, Achille, parce que tu ne peux aller nulle part. Les seuls qui avaient encore un emploi pour toi sont en train de se faire dérouiller par une bande de musulmans énervés, et tu t’es coupé toi-même la route de l’espace en abattant la navette. — En toute justice, Bean, nul n’est censé savoir que j’en suis responsable, ne l’oublie pas. Mais je voudrais tout de même qu’on me dise pourquoi Peter ne se trouvait pas à bord. Je suppose qu’on a démasqué mon informateur ? » Il regarda tour à tour Bean et Peter, en quête d’une réponse. Bean se garda bien de confirmer ou de nier ; Peter se tut lui aussi. Si, par miracle, Achille se tirait vivant de l’impasse où il s’était fourré, mieux valait éviter d’attirer ses foudres sur un homme qui avait déjà bien assez d’ennuis. « Mais, si vous avez découvert ma taupe, reprit Achille, pourquoi diable Chamrajnagar – ou Graff, si c’était lui – a-t-il quand même lancé la navette ? Me prendre en flagrant délit avait-il tant d’importance qu’on puisse risquer un appareil et son équipage rien que pour m’attraper ? C’est très… flatteur ; un peu comme si on me remettait le prix Nobel du méchant le plus effrayant. — À mon avis, dit Bean, tu ne détiens plus les embryons. Dès que tu les as reçus, tu les as dispatchés et ils sont déjà implantés chez des mères porteuses. — Tu te trompes », répondit Achille. Il fouilla dans une poche de son pantalon et en ressortit un petit conteneur exactement semblable à ceux dans lesquels les embryons avaient été congelés. « J’en ai apporté un pour te le montrer. Naturellement, il a dû commencer à se dégeler, avec la chaleur de mon corps. Qu’en dis-tu ? Est-il encore temps d’implanter ce microbe dans un utérus ? Petra est déjà enceinte, à ce que j’ai appris, donc elle reste sur la touche. J’y suis ! La mère de Peter ! Elle adore rendre service et elle a l’habitude de donner le jour à des génies. Tenez, Peter, attrapez ! » Et il lui lança le petit tube, mais trop fort, si bien que l’objet passa au-dessus des mains tendues de Peter et tomba derrière lui ; il ne se brisa pas et roula par terre. « Tu ne vas pas le chercher ? » demanda Achille à Bean. Celui-ci haussa les épaules et s’approcha du conteneur enfin immobile. L’intérieur était liquide, entièrement décongelé. Il l’écrasa sous son talon. Achille émit un sifflement étonné. « Eh bien ! je ne te croyais pas aussi strict ! Tu ne laisses vraiment rien passer à tes gosses. » Bean se dirigea vers lui. « Voyons, Bean, je comprends que tu sois fâché, mais je n’ai jamais prétendu être un athlète. Tu peux me dire quand j’aurais eu l’occasion de jouer à la balle ? Tu as grandi dans le même quartier que moi ; je n’y peux rien si mes lancers manquent de précision. » Il conservait un ton ironique, mais il avait peur à présent, c’était visible. Il s’attendait à voir Bean l’implorer, montrer de la douleur – manifester une émotion qui le déstabiliserait et le placerait à sa merci ; mais Bean percevait désormais la réalité par les yeux d’Achille, et il comprenait : il suffisait d’agir d’une façon complètement imprévisible pour l’adversaire. C’était tout simple. Bean passa une main dans son dos et tira le .22 ultraplat qu’il dissimulait dans une poche revolver cousue à l’intérieur de sa ceinture de pantalon. Il visa l’œil droit d’Achille puis le gauche. Sa cible recula de quelques pas. « Tu ne peux pas me tuer. Tu ignores où se trouvent les embryons. — Je sais que tu ne les as pas ici et que je ne les récupérerai qu’à la condition de te laisser t’enfuir. Or il n’en est pas question. Conclusion : les embryons sont perdus pour moi. Pourquoi devrais-tu vivre plus longtemps ? — Suri ! fit Achille. Vous dormez ? » Suriyawong dégaina son long couteau. « Ce n’est pas ce que je vous demande ! Il a un pistolet ! — Tiens-toi tranquille, Achille, dit Bean. Accepte ton sort comme un homme. En outre, si je rate mon coup, tu risques d’y survivre et de passer le restant de tes jours le cerveau endommagé. Je préfère un travail net, sans bavure et définitif, pas toi ? » Achille tira une nouvelle éprouvette d’une de ses poches. « Tâchons de négocier, Bean. » Il tendit le tube au creux de sa paume ouverte. « Tu en as détruit un, mais il en reste quatre. » D’un revers, Bean fit sauter le petit conteneur de sa main ; il se brisa en touchant le sol. « Mais ce sont tes enfants que tu tues ! cria Achille. — Je te connais, dit Bean. Tu ne promets jamais rien que tu puisses donner, je le sais. — Suriyawong ! Abattez-le ! — À vos ordres », répondit l’intéressé. C’étaient les premiers mots qu’il prononçait depuis l’entrée de Bean dans l’enclave. Il mit un genou à terre, posa son couteau sur le sol et, d’une poussée, le fit glisser jusqu’aux pieds d’Achille. « À quoi jouez-vous ? fit le Belge d’une voix tendue. — Je vous prête mon couteau, dit Suriyawong. — Mais il a un pistolet ! — Je tiens à ce que vous régliez vos problèmes sans qu’aucun de mes hommes y laisse la vie. — Tuez-le ! hurla Achille. Je croyais que vous étiez mon ami ! — Je vous ai prévenu dès le début, répliqua Suriyawong : je suis au service de l’Hégémon. » Là-dessus, il tourna le dos à Achille. Les soldats l’imitèrent. Bean comprit alors pourquoi le jeune Thaï s’était donné tant de mal pour gagner la confiance d’Achille : afin d’être en mesure, à l’instant critique, de le trahir. Le Belge éclata d’un rire tremblant. « Allons, Bean, nous sommes de vieux ennemis. » Un mur avait arrêté sa retraite. Il voulut s’y adosser, mais ses jambes le soutenaient mal et il se mit à glisser vers le sol. « Je te connais, Bean. Tu es incapable de tuer quelqu’un de sang-froid, même si tu le hais. Ce n’est pas dans ta nature. — Si », dit Bean. Il pointa le pistolet sur l’œil droit d’Achille et appuya sur la détente. Les paupières se refermèrent quand la balle passa entre elles et détruisit le globe oculaire. La tête partit légèrement en arrière sous l’impact du petit projectile qui ne ressortit pas. Achille s’écroula face contre terre. Mort. Poke n’en était pas ressuscitée pour autant, ni sœur Carlotta, ni aucune des personnes qu’il avait tuées ; les États du monde n’étaient pas revenus à la situation qui était la leur avant qu’Achille ne s’en serve comme pièces de Meccano qu’il emboîtait et démontait à sa guise ; les guerres qu’il avait déclenchées ne s’étaient pas brusquement arrêtées ; Bean ne se sentait pas mieux : il n’y avait aucun plaisir dans la vengeance et guère davantage dans la justice. Mais il y avait ceci : Achille ne tuerait plus jamais. Bean ne pouvait en demander plus à un petit .22. 20 RETOUR À LA MAISON De : TonLégume%Frais@Freebie.net À : MaPierre%Pucelle@Freebie.net Sujet : Retour à la maison Il est mort. Pas moi. Il ne les avait pas. Nous les trouverons quoi qu’il arrive avant ma mort. Rentre. Plus personne ne veut te tuer. Petra prit un vol commercial avec une place réservée à son vrai nom grâce à son vrai passeport. Le plus grand enthousiasme régnait à Damas, car elle était devenue la capitale d’un monde musulman uni pour la première fois depuis près de deux mille ans. Les chefs sunnites et chi’ites avaient reconnu l’autorité du calife, et la ville se trouvait au centre de ces bouleversements historiques. L’émoi qu’éprouvait Petra était d’un ordre différent ; il tenait pour partie à l’enfant qui grandissait en elle et aux modifications morphologiques qu’elle constatait, et pour partie au soulagement d’être enfin débarrassée de la sentence de mort qu’Achille avait signée contre elle bien longtemps auparavant. Mais son sentiment dominant restait l’ivresse d’avoir failli tout perdre et d’avoir finalement remporté la victoire. À cette idée, un étourdissement la saisit alors qu’elle suivait l’allée centrale de l’avion, et ses genoux se dérobèrent sous elle. L’homme qui la suivait agrippa son coude et l’aida à reprendre l’équilibre. « Vous allez bien ? demanda-t-il. — Oui ; je suis simplement en début de grossesse, répondit-elle. — Apprenez à rester sur vos jambes avant que le bébé ne devienne trop gros. » Elle le remercia en riant, puis elle fourra son sac dans le filet au-dessus de son siège – pas besoin de coup de main, merci – et s’assit. D’un côté, elle se sentait triste d’entreprendre ce voyage sans son mari. De l’autre, elle se réjouissait d’entreprendre ce voyage pour le retrouver. Il l’attendait à l’aéroport et l’enserra dans une étreinte vigoureuse. Qu’il avait donc de grands bras ! S’étaient-ils allongés pendant les quelques jours où elle ne l’avait pas vu ? Elle repoussa fermement ces questions de son esprit. « Il paraît que tu as sauvé le monde, dit-elle quand ils se séparèrent enfin. — Il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte. — Mon héros ! — J’aimerais mieux être ton amant, murmura-t-il. — Mon géant ! » fit-elle sur le même ton. En guise de réponse, il la prit à nouveau dans ses bras, puis il se redressa et la souleva de terre. Elle éclata de rire tandis qu’il la faisait tourner en l’air comme une enfant. Comme le faisait son père quand elle était petite. Comme il ne le ferait jamais avec ses enfants. « Pourquoi pleures-tu ? demanda-t-il. — Je ne pleure pas, répondit-elle. Tu as vu ma tête quand je pleure, et ce n’est pas celle d’aujourd’hui. J’ai les larmes aux yeux tellement je suis contente de te revoir, tout simplement. — En réalité, tu es contente de retrouver un pays où les arbres poussent sans attendre qu’on les plante et qu’on les irrigue. » Ils sortirent de l’aéroport quelques minutes plus tard et elle se rendit compte qu’il avait raison : elle se réjouissait d’avoir quitté le désert. Au cours de ses années de séjour à Ribeirão, elle avait découvert qu’elle se sentait à l’aise au milieu d’une végétation luxuriante ; elle avait besoin de sentir la terre vivre autour d’elle, la photosynthèse s’exhiber sans pudeur, les plantes manger le soleil et boire la pluie. « C’est bon de revenir à la maison, dit-elle. — Oui, pour moi aussi, répondit Bean. — Tu y étais déjà. — Mais sans toi. » Avec un soupir, elle se serra un peu plus fort contre lui. Ils prirent le premier taxi de la file. Ils se rendirent à l’enclave, naturellement, mais, au lieu de regagner leur domicile – s’ils en avaient encore un, car ils y avaient renoncé en démissionnant du service de l’Hégémonie dans une clairière des Philippines –, Bean emmena Petra au bureau de l’Hégémon. Peter les attendait en compagnie de Graff et de ses parents. Les étreintes devinrent embrassades et les poignées de main étreintes. Peter raconta ce qui s’était passé dans l’espace, puis on demanda à Petra des nouvelles de Damas, malgré ses affirmations qu’il n’y avait guère à en dire sinon que la ville était en proie à l’allégresse de la victoire. « Pourtant, la guerre n’est pas finie, observa Peter. — Oui, mais les gens ne songent qu’à l’unité musulmane, répondit Petra. — Bientôt, fit Graff, on va voir les chrétiens et les juifs fusionner leurs religions ; après tout, c’est seulement l’histoire de Jésus qui les sépare. — Tant mieux, dit Thérésa, si le monde s’en trouve un peu moins divisé. — Il va falloir pas mal de divisions pour réduire les divisions, glissa John Paul d’un ton pince-sans-rire. — J’ai dit que la joie régnait à Damas, non pas qu’elle était fondée, reprit Petra. Les ennuis s’annoncent déjà : un imam prêche la réunification de l’Inde et du Pakistan sous un seul et même gouvernement. — Laissez-moi deviner, fit Peter. Un gouvernement islamique ? — S’ils ont apprécié l’efficacité de Virlomi contre les Chinois, dit Bean, ils vont adorer ce qu’elle sera capable d’inventer pour inciter les Indiens à se libérer des Pakistanais. » Tous éclatèrent de rire, mais leur expression était grave quand ils retrouvèrent leur calme. « Qui sait s’il n’a pas raison ? dit Peter. Quand cette guerre s’achèvera, le calife remplacera peut-être l’Hégémon, de fait sinon de titre ; serait-ce si terrible ? L’objectif était d’unir le monde dans la paix. Je me suis porté volontaire mais, si quelqu’un d’autre y parvient avant moi, je ne vais pas recourir à l’assassinat pour m’approprier le succès. » Thérésa lui serra affectueusement le poignet, et Graff eut un petit rire. « Continuez à vous exprimer ainsi et je finirai par comprendre pourquoi je vous soutiens depuis tant d’années. — Le calife ne remplacera pas l’Hégémon et il ne rendra pas sa fonction inutile, déclara Bean. — Ah ? Pourquoi ? fit Peter. — Parce qu’un chef ne peut pas conduire son peuple là où il n’a pas envie d’aller. — Pourtant ces gens veulent qu’il gouverne le monde, objecta Petra. — Oui, mais pour cela il faut que le monde accepte sa férule de son plein gré, répondit Bean. Or comment satisfaire les non-musulmans sans mécontenter les musulmans orthodoxes ? C’est ce qui a perdu les Chinois en Inde : on ne peut pas avaler tout un pays ; il trouvera toujours le moyen de se faire régurgiter. Excuse-moi, Petra. — Donc votre ami Alaï parviendra à la même conclusion et ne tentera pas de gouverner les peuples non musulmans ? demanda Thérésa. — Pour notre ami Alaï, la question ne se poserait même pas, répondit Petra. Mais pour le commandeur des croyants ? — J’espère que nous ne nous souviendrons pas de ce jour, fit Graff, comme de celui où nous avons déclenché une nouvelle guerre. » Peter intervint. « Comme je l’ai déjà souligné, le conflit actuel n’est pas terminé. — Les deux lignes de front chinoises en Inde sont encerclées et le nœud se resserre sur elles, dit Graff. J’ignore si vous partagez mon avis, mais je ne pense pas qu’elles aient envie de pratiquer une défense dans la tradition de Stalingrad. Les armées turques ont atteint Hwang He, le Tibet vient de déclarer son indépendance et massacre les troupes chinoises stationnées sur son sol. Les Indonésiens et les Arabes échappent à toute capture et commencent à mettre sérieusement à mal les communications internes de la Chine. Dans peu de temps, les Chinois vont se rendre compte qu’il est vain de continuer à perdre des hommes alors que le dénouement est inéluctable. — Il faut pas mal de morts dans les rangs avant qu’un gouvernement comprenne cela, objecta Thérésa. — Toujours optimiste, hein, maman ? » fit Peter, et tous éclatèrent de rire. Enfin, Petra apprit ce qui s’était passé dans l’enclave. Ce fut Peter qui se chargea finalement du récit, car Bean avait tendance à omettre les détails pour filer droit sur l’issue de la rencontre. « Achille croyait vraiment que Suriyawong tuerait Bean, à votre avis ? demanda la jeune femme. — Je pense, répondit Bean, que Suri le lui avait promis. — Tu veux dire qu’il en avait l’intention mais qu’il s’est ravisé ? — Non ; selon moi, il préparait cet instant depuis le début. Il s’était rendu indispensable auprès d’Achille, il avait gagné sa confiance au prix de celle de tous ses amis. — Sauf toi, dit Petra. — C’est que, moi, je connais Suri – même s’il est impossible de connaître véritablement quelqu’un, je sais, Petra ; ne retourne pas contre moi mes propres arguments. — Je n’ai rien dit ! Je n’ai rien dit ! — Je suis entré dans l’enclave sans le plus petit germe de plan en tête et avec un seul avantage : j’étais au courant de deux détails qu’ignorait Achille. Premièrement, jamais Suri ne se mettrait au service de quelqu’un comme lui ; par conséquent, s’il en donnait l’apparence, c’était une comédie ; et, deuxièmement, je me savais capable de tuer de sang-froid si c’était indispensable pour protéger ma femme et mes enfants. — Oui, fit Peter. Je crois qu’il est resté convaincu du contraire jusqu’à la dernière seconde. — Vous ne l’avez pas abattu de sang-froid, objecta Thérésa. — Si, répliqua Bean. — Si, maman, renchérit Peter. C’était le geste qu’il fallait accomplir ; il l’a décidé en son âme et conscience et il l’a exécuté. Il n’a pas eu besoin de se mettre dans une rage factice pour y parvenir. — C’est le propre des héros, fit Petra, d’aller jusqu’au bout de leurs actes pour le bien de leurs semblables. — Quand on commence à prononcer des mots comme « héros », déclara Bean, c’est qu’il est temps de rentrer chez soi. — Déjà ? protesta Thérésa. Mais Petra vient à peine d’arriver ! Et je dois encore lui faire le récit détaillé du cauchemar que j’ai vécu à chacun de mes accouchements ! C’est mon devoir de terrifier la future mère ; c’est une tradition ! — Ne vous inquiétez pas, madame Wiggin, répondit Bean. Je la ramènerai tous les trois ou quatre jours au moins ; ce n’est pas si loin. — Me ramener ? fit la jeune femme. — N’oublie pas que nous avons quitté le service de l’Hégémon. Nous ne nous étions engagés auprès de lui qu’afin de bénéficier d’une façade légale pour combattre Achille et les Chinois sans avoir à travailler réellement. Nous disposons de fonds suffisants avec nos pensions de l’École de guerre ; donc nous n’habiterons pas à Ribeirão Preto. — Mais je me plais ici ! — Hou là ! Ça sent la bagarre, fit John Paul. — Parce que tu n’as jamais vécu à Araraquara. Nous y serons mieux pour élever les enfants. — Je connais Araraquara, dit Petra. Tu y as séjourné avec sœur Carlotta, non ? — J’ai séjourné partout avec sœur Carlotta, répondit Bean. Mais les enfants s’y trouveront bien. — Tu es grec, je suis arménienne, il est donc tout à fait logique que nos enfants soient élevés dans la langue portugaise ! » Bean avait loué une maison de dimensions réduites, mais qui comprenait une deuxième chambre pour le bébé à naître et un petit jardin charmant, mitoyen d’une propriété dont les grands arbres abritaient une colonie de singes. Petra imaginait déjà sa petite fille ou son petit garçon sortant jouer et entendant leurs jacasseries, ravi du spectacle qu’ils offraient à tous les passants. « Mais il n’y a pas de meubles, dit-elle. — Je savais que je risquais ma peau en choisissant la maison sans toi, répondit Bean. C’est pourquoi je t’ai laissé le choix du mobilier et de la décoration. — Chouette ! Je vais t’obliger à dormir dans une chambre rose à froufrous ! — Tu y dormiras avec moi ? — Naturellement ! — Alors, si c’est la condition, va pour le rose à froufrous. » Peter, toujours aussi peu sentimental, ne vit aucune raison d’organiser une cérémonie pour l’enterrement d’Achille, mais Bean exigea au moins un service funèbre autour de la tombe, et il paya de sa poche la gravure de l’inscription du monument funéraire. Sous le nom « Achille de Flandres », suivi de l’année de sa naissance et de la date de sa mort, on pouvait lire : Né infirme de corps et d’esprit, il a changé la face du monde. Parmi les cœurs qu’il a brisés et les vies qu’il a interrompues trop tôt figurent son propre cœur et sa propre vie. Puisse-t-il trouver la paix. Un groupe réduit s’était réuni au cimetière de Ribeirão Preto : Bean et Petra, les Wiggin père et mère, et Peter. Graff avait regagné l’espace, Suriyawong conduit sa petite armée en Thaïlande afin d’aider sa patrie à chasser l’envahisseur et à reprendre le pouvoir chez elle. Nul n’avait grand-chose à dire ; aucun ne pouvait feindre qu’il n’était pas soulagé de la mort d’Achille. Bean lut l’épitaphe qu’il avait écrite et chacun convint qu’elle était non seulement équitable, mais généreuse envers Achille. En fin de compte, ce fut Peter qui découvrit au fond de son cœur une phrase sincère : « Suis-je le seul à voir dans celui qui gît dans ce cercueil comme un reflet de moi-même ? » Personne ne proposa de réponse, ni affirmative ni négative. Trois semaines sanglantes plus tard, la guerre s’acheva. Si les Chinois avaient accepté dès le début les conditions du calife, ils n’auraient perdu que leurs nouvelles conquêtes plus le Xinjiang et le Tibet ; mais ils attendirent la chute de Canton, le siège de Shanghai et l’encerclement de Pékin par les troupes turques. Aussi, quand le commandeur des croyants redessina la carte de l’Asie, la province de Mongolie intérieure revint à l’État mongol, la Mandchourie et Taïwan gagnèrent leur indépendance, et la Chine dut garantir la sécurité des représentants religieux. La porte s’ouvrait au prosélytisme musulman. Le gouvernement chinois tomba rapidement. Celui qui le remplaça répudia les termes du cessez-le-feu, et le calife décréta la loi martiale en attendant la tenue de nouvelles élections. Et, quelque part dans les montagnes de l’Inde orientale, la déesse du pont continuait à vivre parmi ses fidèles ; elle attendait de voir si l’Inde allait retrouver sa liberté ou bien si elle avait échangé un tyran contre un autre. À la suite de la guerre, pendant qu’Indiens, Thaïs, Birmans, Vietnamiens, Cambodgiens et Laotiens fouillaient le territoire de leur occupant de naguère à la recherche de parents déportés, Bean et Petra en faisaient autant par ordinateur dans l’espoir de découvrir le sort que Volescu et Achille avaient réservé à leurs enfants perdus. REMERCIEMENTS En écrivant cette suite à La Stratégie de l’ombre et L’Ombre de l’Hégémon, je me suis trouvé confronté à deux problèmes. Tout d’abord, comme je développais le rôle de plusieurs personnages secondaires d’ouvrages précédents, je courais le risque d’inventer des aspects d’eux-mêmes ou de leur passé en contradiction avec certains détails décrits plus tôt et que j’avais oubliés. Pour limiter ce danger le plus possible, je m’en suis remis à deux communautés en ligne. Le Philotic Web (http://www.philoticweb.net) présente un synopsis du déroulement de La Stratégie Ender et de La Stratégie de l’ombre qui m’a été d’une aide inestimable ; c’est l’œuvre de Nathan M. Taylor épaulé par Adam Spieckermann. Sur mon propre site Internet, Hatrack River (http://www.Hatrack.com), j’ai téléchargé les cinq premiers chapitres manuscrits du présent roman, en espérant que ceux qui avaient relu les autres livres de la série plus récemment que moi relèveraient mes incohérences involontaires et autres erreurs. La communauté de Hatrack River ne m’a pas déçu. Parmi les nombreux lecteurs qui ont répondu à mon appel – et je les en remercie tous –, j’ai particulièrement apprécié les suggestions de Keiko A. Haun (« accio »), Justin Pullen, Chris Bridges, Josh Galvez (« Zevlag »), David Tayman (« Taalcon »), Alison Purnell (« Eaquae Legit »), Vicki Norris (« CKDexterHaven »), Michael Sloan (« Papa Moose »), et Oliver Withstandley. J’ai bénéficié en outre de l’aide, chapitre par chapitre et pendant toute l’écriture du livre, de mon équipe habituelle de premiers lecteurs : Philip et Erin Absher, Kathryn H. Kidd et mon fils Geoffrey. Mon épouse, Kristine A. Card, a lu comme toujours chaque chapitre tout frais sorti de la LaserJet. Sans eux, ce livre n’aurait pas vu le jour. Le second problème que m’a posé ce roman tient à ce que je l’ai écrit pendant la guerre d’Afghanistan qui opposait les États-Unis et leurs alliés aux Talibans et al Qaïda. Comme, dans Les Marionnettes de l’ombre, je devais décrire les futures relations entre les mondes islamique et occidental, de même qu’entre Israël et ses voisins musulmans, j’ai été obligé d’échafauder une hypothèse expliquant la façon dont la situation actuelle de haine réciproque pourrait un jour se résoudre. Étant donné que je prends très au sérieux ma responsabilité envers les pays et les peuples dont je parle dans mes livres, je me suis beaucoup appuyé, pour comprendre les causes des relations internationales dans cette région du globe, sur l’ouvrage de Bernard Lewis, What Went Wrong ? Western Impact and Middle East Response[3] (Oxford University Press, 2001). Mon roman est dédié à mes beaux-parents. Outre le fait que, pour une grande part, la paix et la joie qui régnent dans notre vie, à Kristine et à moi, proviennent des relations étroites et harmonieuses que nous entretenons avec nos deux familles, je suis redevable à James B. Allen, certes pour l’excellence de son œuvre d’historien, mais de manière plus personnelle pour m’avoir appris à aborder l’Histoire sans pusillanimité, à suivre les preuves là où elles conduisent sans a priori en faveur ou en défaveur des personnages du passé et à adapter ma conception du monde quand c’est nécessaire, en me gardant toutefois de rejeter sans réfléchir des idées préalables qui peuvent demeurer valables. Envers mes assistants, Kathleen Bellamy et Scott Allen, j’ai une dette que je ne pourrai jamais rembourser. Quant à mes enfants, Geoffrey, Emily et Zina, et mon épouse, Kristine, ils sont ma raison de me lever chaque matin. FIN * * * [1] Sport dérivé de la pelote basque. (N.d.T.) [2] De Harold E. Stassen (1907-2001), homme politique américain devenu la risée du pays en annonçant sa participation aux élections présidentielles de 1948, 1952, 1956, 1960, 1964, 1968, 1972, 1976 et 1988 sans jamais dépasser les primaires. (N.d.T.) [3] « Impact de l'Occident et réaction du Moyen-Orient : origines de la dissension. » (N.d.T.)