1 MANDAT CÉLESTE De : Graff%pilgrimage@MinCol.gov À : Soup%petitssoldats@tactiqueetstrategie.han.gov Sujet : Offre de vacances gratuites Partez pour la destination de votre choix dans l’univers connu. En prime on vient vous prendre à domicile ! Han Tzu attendit que la voiture blindée eût disparu avant de s’aventurer dans la rue encombrée de piétons et de cyclistes. Dans la foule, on peut devenir invisible à condition de se déplacer dans la même direction qu’elle, or Han Tzu n’y arrivait plus parfaitement depuis son retour en Chine de l’École de guerre. Il ne donnait pas l’impression d’aller contre le courant, non, mais plutôt de le couper en biais, comme s’il se guidait sur une carte du monde complètement différente de ceux qui l’entouraient. Il quitta donc la porte de son immeuble, en évitant les vélos et en se frayant un chemin dans la multitude qui marchait d’un pas pressé à la poursuite de ses dizaines de milliers de buts individuels, pour accéder au petit restaurant de l’autre côté de la rue. Mais la tâche n’était pas aussi difficile pour lui que pour la majorité des gens : Han Tzu maîtrisait l’art d’utiliser la vision périphérique, ce qui lui permettait de garder les yeux fixés droit devant lui. Incapables d’accrocher son regard, ceux qu’il croisait ne pouvaient le défier, exiger qu’il s’écarte de leur route ; il ne leur restait qu’à le contourner comme un rocher au milieu d’un fleuve. La main sur la porte, il hésita. Il ignorait pourquoi on ne l’avait pas déjà arrêté puis tué ou envoyé en camp de rééducation, mais, si on le photographiait lors de l’entrevue à venir, on n’aurait aucun mal à prouver sa trahison. D’un autre côté, ses ennemis n’avaient nul besoin de preuves pour condamner ; il leur suffisait de le vouloir. Il poussa donc le battant, écouta le petit carillon et se dirigea vers le fond de l’étroit couloir qui séparait les deux rangées de box. Il ne devait pas s’attendre à se trouver face à face avec Graff en personne, il le savait. La venue sur Terre du ministre de la Colonisation ferait la une de tous les journaux, or Graff évitait la publicité sauf si elle pouvait le servir, ce qui n’était assurément pas le cas en l’occurrence. Qui avait-il donc envoyé ? Quelqu’un de l’École de guerre, certainement ; un enseignant ? Un élève ? Un ancien du djish d’Ender ? Des retrouvailles en perspective ? Avec étonnement, il constata que l’homme qui occupait le dernier box tournait le dos à la porte, si bien qu’on ne voyait que sa nuque. Il sut à ses boucles gris acier qu’il n’avait pas affaire à un Chinois, ni à un Européen à la couleur de ses oreilles ; mais, détail plus important, puisqu’il ne faisait pas face à l’entrée, il ne pouvait pas voir Han Tzu approcher. Toutefois, une fois assis, le jeune homme se trouverait dans l’axe de l’ouverture et pourrait ainsi surveiller toute la salle. Cette initiative traduisait une parfaite compréhension de la situation : Han Tzu était mieux placé que cet inconnu, cet étranger, pour repérer les indésirables qui passeraient la porte d’entrée. Mais peu d’agents, lors d’une mission aussi dangereuse, auraient eu le courage de rester dos à cette porte uniquement parce que celui avec qui ils avaient rendez-vous faisait un meilleur observateur. L’homme ne se tourna pas à l’approche de Han Tzu. Distraction ou suprême assurance ? « Bonjour, dit-il à mi-voix quand le jeune Chinois parvint à sa hauteur. Asseyez-vous, je vous prie. » Han Tzu se glissa sur la banquette d’en face ; il regarda son convive, sut qu’il le connaissait mais sans parvenir à se rappeler son identité. « Ne prononcez pas mon nom, s’il vous plaît, murmura le vieil homme. — Ce sera facile : je ne m’en souviens pas. — Oh que si ! Ce sont mes traits que vous avez oubliés. Vous ne m’avez pas vu très souvent, mais le chef du djish a passé beaucoup de temps avec moi. » La mémoire revint alors à Han Tzu : les dernières semaines à l’École de commandement, sur Éros, où ils croyaient s’entraîner alors qu’ils dirigeaient en réalité des flottes, très loin dans l’espace, engagées dans la dernière confrontation de la guerre contre les reines des Ruches. On les avait séparés d’Ender, leur leader, mais ils avaient appris par la suite qu’un vieux capitaine de cargo, pour moitié maori, avait travaillé de près avec lui, l’avait formé, poussé en avant, en se faisant passer pour son adversaire dans des jeux de simulation. Mazer Rackham, le héros qui avait sauvé l’humanité d’une destruction certaine lors de la seconde invasion. Tout le monde croyait qu’il avait péri pendant le conflit, alors qu’on l’avait embarqué pour un voyage sans but à une vitesse proche de celle de la lumière afin de profiter des effets de la relativité pour prolonger sa vie et l’avoir sous la main au moment des ultimes batailles de la guerre. Il faisait partie de l’histoire à double titre : pour Han Tzu, le séjour sur Éros dans le djish d’Ender donnait l’impression d’appartenir à une autre vie, et, des dizaines d’années plus tôt, Mazer Rackham avait été l’homme le plus célèbre du monde. Le plus célèbre, mais quasiment personne ne connaissait son visage. « Tout le monde sait que vous pilotiez le premier vaisseau colonisateur, dit Han Tzu. — Nous avons menti », répondit Mazer Rackham. Le jeune homme resta impassible. « Une place vous attend comme administrateur de colonie, reprit Rackham ; il s’agit d’un ancien monde de la Ruche, peuplé en majorité de Chinois han et qui offre de nombreux défis intéressants pour un meneur d’hommes. Le vaisseau se tient prêt à partir dès votre embarquement. » Telle était donc la proposition – le rêve : quitter la Terre agitée, la Chine dévastée. Au lieu d’attendre de se faire exécuter par un gouvernement furieux à la mesure de sa faiblesse, de regarder sans pouvoir intervenir le peuple chinois se tordre sous la botte du vainqueur musulman, il pouvait prendre place à bord d’un superbe vaisseau stellaire flambant neuf, qui l’emporterait vers un monde où l’humain n’avait jamais posé le pied, pour devenir le chef fondateur d’une colonie qui révérerait son nom pour l’éternité. Il se marierait, aurait des enfants et, selon toute probabilité, vivrait une existence heureuse. « Combien de temps ai-je pour me décider ? » demanda-t-il. Rackham regarda sa montre puis releva les yeux vers lui sans rien dire. « Ça ne fait pas une grosse fenêtre pour sauter sur l’occasion », observa Han Tzu. L’autre acquiesça de la tête. « Mais ce bonheur n’est pas pour moi, reprit le jeune homme. Le gouvernement actuel de la Chine a perdu le mandat céleste ; si je survis à la transition, je pourrai peut-être me rendre utile au prochain. — Et c’est ça, votre destin ? — J’ai passé des tests : je suis un enfant de la guerre. » Rackham hocha de nouveau la tête, puis il tira de la poche intérieure de sa veste un stylo qu’il posa sur la table. « Qu’est-ce que c’est ? demanda Han Tzu. — Le mandat céleste. » Le jeune Chinois comprit alors qu’il s’agissait d’une arme : on ne recevait le mandat céleste que dans le sang et le conflit. « Les pièces dissimulées dans le capuchon sont extrêmement délicates, dit Rackham. Entraînez-vous avec des cure-dents de section circulaire. » Là-dessus, il se leva et sortit par la porte de derrière. Un véhicule l’attendait sans doute dehors. Han Tzu aurait voulu se dresser d’un bond et le rattraper afin de pouvoir partir dans l’espace et se délivrer de l’avenir qui l’attendait. Mais il tendit la main, fit rouler le stylo sur la table et le glissa dans la poche de son pantalon. C’était une arme ; donc Graff et Rackham pensaient qu’il allait en avoir besoin. Mais dans combien de temps ? Il tira six cure-dents du petit pot près du mur, à côté de la sauce au soja, puis il quitta la table et se rendit aux toilettes. Là, il ôta le capuchon, avec un luxe de soin afin de ne pas faire tomber les quatre fléchettes empennées et empoisonnées qui s’y cachaient, puis il dévissa le haut du stylo et découvrit dans le corps quatre trous parallèles au tube central qui contenait la cartouche d’encre. Le mécanisme, astucieux, tournait automatiquement après chaque tir. Une sarbacane à barillet, quoi. Il enfonça un bâtonnet dans chaque logement – le diamètre trop faible des cure-dents ne bouchait pas complètement les trous – puis il revissa la partie supérieure. La plume débordait au-dessus de l’orifice par où devaient sortir les fléchettes. Il porta l’autre extrémité à sa bouche et comprit que la pointe métallique servait de mire ; il suffisait de viser et de tirer. Enfin, de viser et de souffler. Il souffla. Le projectile toucha le mur du fond à peu près dans l’axe de son tir, mais une trentaine de centimètres plus bas que prévu. Une arme à employer de près, donc. Il s’entraîna avec les autres cure-dents pour déterminer à quelle hauteur il devait viser pour toucher une cible placée à deux mètres de lui, distance maximum qu’autorisait la pièce exiguë. Il ramassa ensuite les bâtonnets pointus, les mit à la poubelle et chargea minutieusement le stylo avec les fléchettes, en prenant soin de les tenir par la queue empennée. Cela fait, il tira la chasse d’eau et retourna dans la salle de restaurant. Nul ne l’attendait ; il se rassit donc, passa commande et se restaura méthodiquement. Il n’y avait aucune raison d’affronter le ventre vide le tournant majeur de son existence ; en outre, la cuisine n’était pas mauvaise. Il paya et sortit dans la rue. Il avait décidé de ne pas rentrer chez lui ; s’il attendait qu’on vienne l’arrêter dans son appartement, il aurait affaire à des gorilles de bas étage sur lesquels il n’avait pas envie de gaspiller ses précieuses fléchettes. Il héla un vélo-taxi et se fit conduire au ministère de la Défense. Il y avait un monde fou dans le bâtiment, comme d’habitude, ce qui navrait Han Tzu. La présence d’autant de fonctionnaires militaires s’expliquait quelques années plus tôt, à l’époque où la Chine envahissait l’Indochine et l’Inde et que ses millions de soldats étaient déployés pour tenir la bride à un milliard de vaincus. Mais aujourd’hui le gouvernement ne contrôlait plus directement que la Mandchourie et le nord de la Chine han ; Perses, Arabes et Indonésiens imposaient la loi martiale sur les grandes villes portuaires du Sud, et de grandes armées de Turcs se massaient en Mongolie intérieure, prêtes à enfoncer les défenses chinoises. Un large contingent chinois se trouvait isolé au Sichuan, avec interdiction expresse du gouvernement de renvoyer aucune partie de ses troupes, obligé d’entretenir les millions d’hommes qui le composaient sur les ressources de la province occupée ; dans les faits, il se trouvait en état de siège, s’affaiblissait constamment et encourait la haine de la population civile. Il y avait même eu un coup d’État à la suite du cessez-le-feu – mais il s’agissait d’un artifice, d’une simple redistribution des postes politiques, une manière de désavouer les conditions dans lesquelles la Chine avait baissé les armes. Nul n’avait perdu son emploi dans la bureaucratie militaire : c’était l’armée qui avait conduit le nouvel expansionnisme chinois, c’était l’armée qui avait échoué. Seul Han Tzu avait été relevé de ses fonctions et renvoyé dans ses foyers. Les hiérarques ne lui pardonnaient pas d’avoir dénoncé leur stupidité. Il les avait mis en garde à chaque décision qu’ils prenaient, mais ils ne l’avaient pas écouté ; quand il leur proposait un moyen de se tirer des culs-de-sac où ils s’engageaient eux-mêmes, ils dédaignaient ses plans et s’entêtaient à donner des ordres fondés sur leur esprit de fanfaronnade, la volonté de sauver la face et la croyance illusoire dans l’invincibilité chinoise. Lors de sa dernière entrevue avec eux, il les avait dépouillés de tous ces oripeaux. Malgré son jeune âge, il avait affronté ces hommes à l’autorité démesurée, les avait traités de bouffons, leur avait expliqué les raisons précises de leur échec et avait conclu en leur disant qu’ils avaient perdu le mandat céleste – motif traditionnel d’un changement de dynastie. Il avait commis là un péché impardonnable, car le présent pouvoir ne se voulait nullement une dynastie ni un gouvernement impérial, mais l’expression parfaite de la volonté du peuple. Ces baudruches oubliaient simplement que le peuple chinois avait toujours foi dans l’idée de mandat céleste – et qu’il savait quand un gouvernement ne le détenait plus. Han Tzu montra son ID périmée à la porte du complexe, et on le laissa entrer sans une hésitation ; il comprit alors qu’il existait une seule explication logique au fait qu’on ne l’avait pas déjà exécuté ou arrêté : on n’osait pas. Cette révélation lui confirma que Rackham avait eu raison de lui donner la sarbacane en la présentant comme le mandat céleste : il y avait au ministère de la Défense des forces à l’œuvre qu’il ne pouvait pas voir depuis son appartement où il attendait qu’on décide de son sort ; on ne lui avait même pas coupé son salaire. La panique régnait dans les hautes sphères de l’armée, et Han Tzu se rendait compte désormais qu’il en était le moteur ; son silence, son absence de réaction étaient le pilon qui tournait sans cesse dans le mortier de l’échec militaire. Il aurait pourtant dû se douter que son réquisitoire à la « J’accuse[1] » ne ferait pas qu’humilier et mettre en fureur ses supérieurs : derrière les murs de la salle, des sous-fifres tendaient l’oreille et eux devaient bien savoir qu’il disait la vérité. Si cela se trouvait, on avait déjà donné dix fois l’ordre de son arrestation ou de son exécution, et les subordonnés qui l’avaient reçu pouvaient certainement prouver qu’ils l’avaient transmis – mais, à coup sûr, ils avaient aussi transmis l’histoire de Han Tzu, l’ancien de l’École de guerre qui avait appartenu au djish d’Ender, et les soldats chargés de l’appréhender avaient dû apprendre que, si on l’avait écouté, la Chine ne se serait pas inclinée devant les musulmans et leur petit paon de calife. Les musulmans l’avaient emporté parce qu’ils avaient eu l’intelligence de placer leur héritage du djish d’Ender, le calife Alaï, à la tête de leurs armées, de leur gouvernement et de leur religion même. Mais le pouvoir chinois, lui, avait rejeté son Ender personnel et exigeait à présent sa mise sous les verrous. Dans leurs conversations, les soldats avaient certainement employé l’expression « mandat céleste ». Or, s’il leur arrivait seulement de quitter leurs quartiers, ils paraissaient incapables de localiser l’appartement de Han Tzu. Depuis des semaines que la guerre avait cessé, le gouvernement avait déjà dû se voir confronté à son absence d’autorité ; si la troupe refusait d’obéir à un ordre aussi simple que celui d’emprisonner un ennemi politique qui l’avait humilié, c’est qu’il courait un grave danger. Voilà pourquoi on ne bronchait pas devant l’ID périmée de Han Tzu à l’entrée du complexe, pourquoi on le laissait se promener sans escorte entre les bâtiments du ministère de la Défense. Enfin, pas complètement sans escorte ; sa vision périphérique lui montrait un nombre croissant de soldats et de fonctionnaires en train de le suivre selon des chemins parallèles au sien. Les gardes de l’entrée avaient dû propager la nouvelle : il est ici ! Arrivé devant l’immeuble qui abritait le haut état-major, il s’arrêta sur le perron et se retourna. Plusieurs milliers d’hommes et de femmes occupaient l’espace entre les bâtiments, et d’autres ne cessaient d’affluer. Beaucoup d’entre eux étaient des soldats en armes. Han Tzu parcourut des yeux la multitude grandissante. Nul ne disait rien. Il s’inclina devant elle. Elle s’inclina à son tour. Alors il pénétra dans l’immeuble. À l’intérieur, les deux gardes en faction à la porte s’inclinèrent aussi sur son passage ; il rendit son salut à l’un puis à l’autre et se dirigea vers l’escalier qui menait aux salles du premier étage où les plus haut gradés l’attendaient certainement. Sur le palier, une jeune femme en uniforme se cassa en deux devant lui et demanda : « Très respectueusement, monsieur, voulez-vous vous rendre dans le bureau de Tigre des Neiges ? » Elle s’exprimait sans le moindre sarcasme, mais le nom de « Tigre des Neiges » était en lui-même empreint d’ironie. Han Tzu la regarda d’un air grave. « Comment vous appelez-vous ? — Lieutenant Lotus Blanc, dit-elle. — Lieutenant, si le véritable empereur devait recevoir le mandat du ciel aujourd’hui, le serviriez-vous ? — Ma vie lui appartiendrait. — Et votre pistolet ? » Elle répondit d’une profonde inclination du buste. Il la lui retourna puis la suivit tandis qu’elle le conduisait au bureau de Tigre des Neiges. Ils étaient tous réunis dans la grande antichambre, tous ceux qui se trouvaient présents lorsque Han Tzu les avait cinglés de son mépris parce qu’ils avaient perdu le mandat céleste. La fureur ne brûlait plus dans leurs yeux, mais il n’avait pas un seul ami parmi ces officiers de haut rang. Fait extraordinaire, Tigre des Neiges se tenait dans l’encadrement de la porte de son bureau ; il ne se portait jamais à la rencontre d’aucun visiteur, à l’exception des membres du Politburo, lesquels, en l’occurrence, brillaient par leur absence. « Han Tzu », dit-il. Le jeune homme s’inclina légèrement. L’autre en fit autant, de manière imperceptible. « Je me réjouis de vous voir reprendre vos fonctions après un congé bien mérité », reprit-il. Han Tzu se tut, immobile au milieu de la salle, les yeux plantés dans les siens. « Entrez, je vous en prie. » Han Tzu s’avança lentement vers la porte ouverte. Il savait que le lieutenant Lotus Blanc se tenait non loin de là, aux aguets, et s’assurait que nul ne levait la main contre lui. Par l’encadrement, il vit deux gardes armés de part et d’autre du bureau de Tigre des Neiges. Il s’arrêta et regarda chacun tour à tour. Leurs traits n’exprimaient rien ; ils ne lui rendirent même pas son regard ; mais ils savaient qui il était. Leur commandant les avait choisis parce qu’il avait confiance en eux. Il avait tort. Tigre des Neiges interpréta l’arrêt de son visiteur comme une invitation à entrer le premier. Han Tzu attendit qu’il se fût assis à son bureau, et alors seulement il le suivit. « Veuillez fermer la porte », dit Tigre des Neiges. Le jeune homme se tourna et ouvrit le battant en grand. L’autre ne cilla pas. Comment aurait-il pu réagir à ce geste de désobéissance sans se ridiculiser ? Il fit glisser une feuille vers Han Tzu : un ordre qui lui confiait le commandement de l’armée en train de mourir lentement de faim au Sichuan. « Vous avez fait la preuve à de nombreuses reprises de votre grande sagesse, dit Tigre des Neiges. Nous vous demandons à présent d’assurer le salut de la Chine et de mener ces troupes contre notre ennemi. » Han Tzu ne prit même pas la peine de répondre. Il ne fallait pas compter sur des hommes affamés, mal équipés et démoralisés pour accomplir des miracles ; en outre, il n’avait nulle intention d’accepter cette mission ni aucune autre de la part de Tigre des Neiges. « Mon général, ce sont là d’excellents ordres », fit-il d’une voix sonore. Il regarda les soldats qui flanquaient le bureau. « Vous rendez-vous compte de l’excellence de ces ordres ? » On ne parlait jamais à ces hommes lors de réunions à si haut niveau ; l’un hocha la tête, l’autre se contenta de bouger vaguement, mal à l’aise. « Je n’y vois qu’une erreur », poursuivit Han Tzu. Il parlait assez fort pour être entendu de l’antichambre. Tigre des Neiges se rembrunit. « Il n’y a pas d’erreur. — Permettez-moi de prendre mon stylo, je vais vous montrer. » Le jeune homme tira l’objet de sa poche, ôta le capuchon puis raya d’un trait son nom en haut de la page. Il se tourna vers la porte et déclara : « Nul dans ce bâtiment ne détient l’autorité pour me commander. » Il annonçait qu’il prenait le contrôle du gouvernement, et tout le monde le comprit. « Abattez-le », dit Tigre des Neiges dans son dos. Han Tzu se retourna en portant le stylo à ses lèvres. Mais, avant qu’il eût le temps de souffler, le soldat qui n’avait pas acquiescé à ses propos tira une balle dans la tête de Tigre des Neiges, éclaboussant son collègue de sang, de bouts de cervelle et d’esquilles d’os. Puis tous deux s’inclinèrent profondément devant Han Tzu. Il fit demi-tour et regagna l’antichambre à grands pas. Plusieurs généraux âgés se dirigeaient vers la sortie, mais le lieutenant Lotus Blanc dégaina son pistolet, et ils se figèrent. « L’empereur Han Tzu n’a pas donné la permission aux honorables dignitaires de quitter les lieux », dit-elle. Le jeune homme s’adressa aux soldats derrière lui : « Veuillez aider le lieutenant à sécuriser cette pièce. J’estime que les officiers présents ont besoin de temps pour réfléchir à la façon dont la Chine a pu se retrouver dans la difficile situation qu’elle connaît. J’aimerais qu’ils restent ici jusqu’à ce que chacun d’entre eux ait rédigé un exposé détaillé expliquant comment tant d’erreurs ont pu être commises et comment, à leur avis, il aurait fallu conduire les affaires. » Comme il s’y attendait, les lèche-bottes réagirent aussitôt et ramenèrent leurs compatriotes contre les murs. « N’avez-vous donc pas entendu l’empereur ? » « Nous ferons ce que vous nous demandez, intendant du Ciel. » La flagornerie ne les mènerait nulle part : Han Tzu savait déjà parfaitement à quels officiers il confierait le commandement de l’armée chinoise. Ironiquement, les « grands hommes » aujourd’hui humiliés et forcés de coucher leurs bévues par écrit n’étaient nullement les auteurs des erreurs en question ; ils le croyaient seulement. Quant aux sous-fifres qui portaient la vraie responsabilité des problèmes, ils se voyaient comme de simples instruments de la volonté de leurs supérieurs, alors que, par la nature même de leur fonction, ils usaient inconsidérément du pouvoir, sachant que la faute pouvait être rejetée au-dessus ou en dessous d’eux. À la différence des honneurs qui, à l’instar de l’air chaud, montent toujours. Et qui monteraient désormais vers Han Tzu. Il quitta les bureaux du défunt Tigre des Neiges. Dans le couloir, des soldats montaient la garde devant toutes les portes ; ils avaient entendu le coup de feu, et Han Tzu se réjouit de leur expression : ils paraissaient soulagés de constater que ce n’était pas sur lui qu’on avait tiré. Il s’approcha de l’un d’eux et dit : « Trouvez le téléphone le plus proche et demandez une équipe médicale pour l’honorable Tigre des Neiges. » Il en appela trois autres. « Aidez le lieutenant Lotus Blanc à s’assurer la coopération des généraux destitués qui doivent me rédiger des rapports. » Tandis qu’ils s’exécutaient promptement, il continua de donner des ordres aux autres plantons et fonctionnaires de l’étage. Certains disparaîtraient dans des purges, d’autres se verraient promus, mais, pour le moment, nul ne songeait à lui désobéir. En quelques minutes, il donna les instructions nécessaires pour boucler le périmètre du complexe de la Défense : tant qu’il n’était pas prêt, il voulait que le Politburo reste ignorant de ce qui se passait. Peine perdue : quand il descendit au rez-de-chaussée et sortit sur le perron, un tonnerre d’acclamations monta des milliers de militaires qui encerclaient complètement l’immeuble. « Han Tzu ! criaient-ils. L’élu du Ciel ! » Impossible qu’on n’entende pas un tel vacarme à l’extérieur du complexe ; donc, au lieu de rafler tout le Politburo d’un seul coup, il devrait perdre du temps à en pourchasser les membres dans le pays, dans les aéroports ou sur le fleuve. Mais il y avait un fait indéniable : avec le soutien enthousiaste des forces armées, le nouvel empereur régnerait sans rencontrer la moindre résistance d’aucun Chinois. Mazer Rackham et Hyrum Graff l’avaient bien compris en lui donnant le choix. Ils n’avaient fait qu’une erreur de calcul : ils n’avaient pas mesuré à quel point la réputation de sagesse de Han Tzu s’était répandue dans l’armée. Il n’avait même pas eu besoin de la sarbacane. D’un autre côté, s’il ne l’avait pas eue, aurait-il eu le courage d’agir avec la même témérité ? Il avait une certitude, en tout cas : si le soldat n’avait pas tué Tigre des Neiges le premier, Han Tzu s’en serait chargé – et il aurait abattu les deux gardes s’ils n’avaient pas accepté de se soumettre aussitôt à son autorité. J’ai les mains propres, mais non parce que je n’étais pas prêt à les souiller de sang. Tout en se rendant au service de Planification et de Stratégie où il comptait installer provisoirement son quartier général, il ne put s’empêcher de se demander : « Et si j’avais accepté leur proposition initiale, que j’aie pris la fuite dans l’espace ? Que serait devenue la Chine ? » Alors, une autre question lui remit les pieds sur terre : qu’allait devenir la Chine désormais ? 2 MÈRE De : HMebane%TherapieGenique@MairFlorida.org.us À : JulianDelphiki%Carlotta@DelphikiConsultations.coin Sujet : Pronostic Cher Julian, J’aimerais avoir de meilleures nouvelles à vous annoncer, mais les résultats des tests d’hier sont sans équivoque : la thérapie par œstrogènes n’a eu aucun effet sur les épiphyses. Elles restent ouvertes bien que vous ne présentiez strictement aucun défaut des récepteurs d’œstrogène au niveau de vos plaques de croissance osseuses. Pour répondre à votre autre demande, nous continuerons naturellement à étudier votre ADN, mon ami, que l’on retrouve ou non vos embryons disparus : ce que quelqu’un a fait une fois, quelqu’un d’autre peut le refaire, et les erreurs de Volescu pourraient bien se répéter à l’avenir sous la forme d’autres modifications génétiques. Mais l’histoire de la recherche dans ce domaine reste assez constante : il faut du temps pour cartographier tout l’ADN d’un homme, isoler une séquence anormale, puis effectuer des expériences sur des animaux afin de déterminer la fonction de chaque portion et de découvrir comment en contrer les effets. Il n’y a pas moyen d’accélérer ce genre de travaux ; même si nous disposions de dix mille chercheurs, ils procéderaient aux mêmes expériences et il leur faudrait le même temps. Un jour, nous comprendrons pourquoi votre intellect exceptionnel s’accompagne inéluctablement d’une croissance incontrôlée. Pour le moment, en toute franchise, on dirait une malveillance de la part de la nature, comme si une loi imposait l’autisme ou le gigantisme comme prix à payer pour le déblocage de l’intelligence humaine. Si seulement, au lieu des arts de la guerre, vous aviez étudié la biochimie ! Aujourd’hui, vous seriez à la pointe du savoir dans notre discipline et vous auriez sans doute plus de chances que nous, avec nos pauvres cervelles bridées, de connaître les fulgurances dont nous avons besoin. Telle est l’ironie amère de votre état et de votre passé ; même Volescu ne pouvait pas prévoir les conséquences de la modification de vos gènes. Je me sens lâche de vous apprendre ces nouvelles par courriel et non face à face, mais vous teniez à ce qu’on vous prévienne sans retard et par écrit. Les informations techniques vous seront naturellement transmises à mesure que les rapports finaux nous parviendront. Je regrette que la cryogénie se soit révélée un domaine aussi stérile. Sincèrement, Howard. Dès que Bob partit prendre son tour comme gérant de nuit de l’épicerie, Randi s’assit devant l’écran et se repassa depuis le début l’émission spéciale sur Achille Flandres. La façon dont on le dénigrait l’exaspérait, mais elle avait appris à ne plus entendre les épithètes malsonnantes – mégalomane, dément, meurtrier. Pourquoi refusait-on de reconnaître ce qu’il était : un génie comparable à Alexandre le Grand, qui n’avait échoué que d’un rien à unir le monde et à mettre fin à la guerre ? À présent les chiens se disputaient les restes de ses réalisations tandis que sa dépouille reposait dans une tombe obscure d’un misérable village tropical du Brésil. Et, pendant ce temps, on honorait l’assassin qui avait tranché le fil de la vie d’Achille, qui avait contrarié sa grandeur, comme s’il y avait quoi que ce soit d’héroïque à tirer une balle dans l’œil d’un homme désarmé. Julian Delphiki ; Bean ; l’instrument du démoniaque Hégémon, Peter Wiggin. Delphiki et Wiggin, indignes de fouler le même sol qu’Achille, et qui se disaient pourtant ses héritiers, les chefs légitimes du monde. Eh bien, pauvres sots, vous n’avez hérité de rien, parce que je sais, moi, où se trouve le véritable héritier d’Achille. Et Randi se tapota le ventre, malgré le risque, car elle vomissait au moindre prétexte depuis le début de sa grossesse. Son état ne se voyait pas encore, et, quand son tour de taille la trahirait, soit Bob la jetterait dehors, soit il la garderait et accepterait l’enfant. Il se savait incapable de procréer – les examens l’avaient abondamment prouvé – et feindre ne servirait à rien car il demanderait un test ADN et saurait qu’il n’était pas le père. De son côté, elle avait juré de ne jamais révéler qu’il s’agissait d’un embryon implanté. Elle devrait faire croire qu’elle avait eu une aventure et désirait en garder le fruit, ce qui ne plairait pas du tout à Bob ; mais la vie de son enfant dépendait du secret. L’homme qui lui avait parlé à la clinique d’étude sur la fertilité avait insisté sur ce point. « Peu importe à qui vous en parlerez : les ennemis de notre héros savent que cet embryon existe et ils le chercheront ; ils seront à l’affût de toutes les femmes qui, dans le monde entier, accoucheront dans une certaine fourchette de temps, et, à la moindre rumeur d’un enfant né d’une implantation au lieu d’une conception naturelle, ils accourront comme des loups. Ils possèdent des moyens illimités, ils déploieront toute leur énergie et, s’ils soupçonnent seulement une femme d’être la mère d’un de ces enfants, ils la tueront par précaution. — Mais il doit y avoir des centaines, des milliers de femmes qui portent des enfants conçus in vitro ! s’était exclamée Randi. — Vous êtes chrétienne ? Vous avez entendu parler du massacre des saints innocents ? Ces monstres se moquent du nombre de victimes du moment que le carnage permet d’empêcher la naissance de ce bébé. » Randi regarda les photos d’Achille prises à l’École de guerre et, peu après, à l’asile où ses ennemis l’avaient enfermé lorsqu’ils avaient compris que son talent de commandant dépassait celui de leur petit Ender Wiggin chéri. Elle avait lu sur de nombreux sites des réseaux que ce dernier avait détourné à son profit des plans de bataille mis au point par Achille pour vaincre les doryphores ; les autorités pouvaient bien porter aux nues leur petit héros en peau de lapin, tout le monde savait qu’on le créditait de la victoire uniquement à cause de sa parenté avec Peter Wiggin. C’était Achille qui avait sauvé le monde – et qui avait engendré l’enfant qu’elle avait choisi de porter. Elle n’avait qu’un seul regret : celui de ne pouvoir être la mère biologique et de n’avoir pas pu concevoir le petit par les moyens naturels. Mais le choix de l’épouse d’Achille avait dû faire l’objet d’un tri soigneux : il lui fallait une femme capable d’apporter des gènes tels qu’ils ne diluaient pas son génie, sa bonté, sa créativité, sa force d’âme. Mais ses ennemis connaissaient la femme qu’Achille aimait, et, si elle avait été enceinte lorsqu’il était mort, ils lui auraient arraché l’utérus et l’auraient laissée se tordre de souffrance pendant qu’ils brûlaient son fœtus sous ses yeux. Aussi, pour protéger la mère et l’enfant, Achille avait pris des dispositions pour qu’on emporte l’embryon et l’implante dans le ventre d’une femme digne de confiance, qui mènerait sa grossesse à terme, fournirait un bon foyer au petit et l’élèverait dans la pleine conscience de son immense potentiel, de sa véritable identité, de la cause qu’il servait, afin qu’adulte il puisse réaliser le destin inachevé de son père, auquel les puissances cruelles avaient mis fin prématurément. C’était une charge sacrée et Randi en était digne. Mais pas Bob. Il ne fallait pas se voiler la face ; Randi savait depuis toujours qu’elle avait fait une mésalliance. Bob subvenait convenablement aux besoins du ménage mais son imagination limitée ne lui permettait pas de voir au-delà de la nécessité de gagner sa vie et des préparatifs de sa prochaine partie de pêche. Elle connaissait d’avance sa réaction si elle lui avouait non seulement qu’elle était enceinte mais que l’enfant n’était même pas d’elle. Déjà elle avait trouvé plusieurs sites sur les réseaux où des gens se disaient à la recherche de renseignements sur des embryons « perdus » ou « enlevés ». L’homme qui lui avait parlé l’avait mise en garde et elle savait que ces messages avaient des chances d’émaner d’ennemis d’Achille en quête d’informations qui les mèneraient jusqu’à… elle. Le fait même d’enquêter sur ceux qui guettaient les embryons n’allait-il pas les alerter ? Les sociétés à qui appartenaient les moteurs de recherche affirmaient qu’aucun gouvernement n’avait accès à leurs bases de données, mais qui savait si la Flotte internationale n’interceptait pas tous les messages et ne surveillait pas toutes les demandes d’information ? Certains disaient qu’elle obéissait aux ordres du gouvernement américain, que l’isolationnisme des États-Unis n’était qu’un écran de fumée et qu’ils se servaient de la F.I. pour tout contrôler ; d’autres prétendaient au contraire que la politique protectionniste des États-Unis suivait la volonté de la F.I., puisque la majorité de l’équipement spatial dont elle dépendait était mis au point et construit en Amérique. Quant à la nationalité américaine de Peter l’Hégémon, elle ne devait sans doute rien au hasard. Randi devait cesser toute recherche de renseignements sur des embryons volés ; de toute manière, elle ne trouverait que mensonges, pièges et attrape-nigauds. Un étranger l’aurait sans doute jugée complètement paranoïaque, mais seulement parce qu’il ignorait ce qu’elle savait ; il existait de véritables monstres de par le monde, et ceux qui leur cachaient des secrets devaient rester constamment sur leurs gardes. Une photo, terrible et célèbre, apparut à l’écran. On la voyait souvent : la pauvre dépouille brisée d’Achille gisant dans le palais de l’Hégémon, l'air pourtant paisible, sans une blessure apparente. Certains, sur les réseaux, prétendaient que Delphiki ne lui avait pas tiré dans l’œil ; il y aurait eu des traces de poudre sur le visage d’Achille, une plaie béante à l’arrière du crâne et du sang partout. Non, Delphiki et Wiggin avaient emprisonné Achille, mis en scène un affrontement bidon avec la police et prétexté une prise d’otage pour le tuer. Mais, en réalité, ils lui avaient injecté une substance mortelle, avaient empoisonné ses aliments ou l’avaient contaminé avec une maladie horrible dont il était mort dans d’atroces souffrances pendant qu’ils riaient de ses tourments. Comme Richard III quand il avait assassiné les malheureux princes dans la tour. Mais, une fois mon fils né, songea Randi, toutes ces contrevérités disparaîtront, les menteurs seront éliminés, et leurs mensonges avec eux. Alors ces images serviront à raconter la vraie histoire ; mon fils s’en occupera. Plus personne n’entendra ces boniments et l’on reconnaîtra enfin Achille comme un grand homme, plus grand même que le fils qui aura achevé son œuvre. Et l’on se souviendra de moi, on m’honorera comme celle qui lui aura donné le jour, l’aura protégé et élevé en vue de sa domination du monde. Qu’ai-je à faire pour atteindre ce but ? Rien. Rien qui attire l’attention sur moi, rien qui puisse prêter à me considérer comme quelqu’un d’étrange, de bizarre. Mais, justement, elle ne supportait pas de ne rien faire. Rester chez elle à regarder la télévision, à s’inquiéter, à s’énerver… Toute cette adrénaline qui courait dans son organisme, ce n’était sûrement pas bon pour le petit. Attendre la rendait folle – non pas attendre l’enfant, ça, c’était naturel et elle savourerait chaque minute de sa grossesse, mais attendre le jour où sa vie basculerait. Attendre… Bob. Mais pour quoi faire ? Elle quitta le canapé, éteignit la télévision, passa dans la chambre à coucher et se mit à emballer ses vêtements et d’autres affaires. Pour se procurer des cartons, elle vida sur le lit ceux qui contenaient les relevés de comptes de Bob, qu’il avait l’obsession de conserver ; il s’amuserait plus tard à faire le tri. Une fois le quatrième carton rempli et fermé par du ruban adhésif, elle s’aperçut que le schéma aurait dû être inverse : elle aurait dû lui révéler la vérité sur l’enfant et l’obliger, lui, à prendre ses cliques et ses claques. Mais elle voulait couper les ponts, éviter toute querelle sur la question de la paternité, et simplement s’en aller, quitter son existence ordinaire et sans but, quitter cette ville sans intérêt. Naturellement, elle ne pouvait pas s’évanouir comme ça dans la nature : elle deviendrait une personne disparue, elle entrerait dans les bases de données et son absence déclencherait l’alerte. Elle prit donc ses cartons, quelques casseroles et poêles, ses livres de recettes, et les chargea dans la voiture qu’elle avait achetée avant de connaître Bob et qui restait à son nom seul ; puis elle passa une demi-heure à essayer de rédiger une lettre pour lui expliquer qu’elle ne l’aimait plus, qu’elle le quittait et qu’il ne devait pas chercher à la retrouver. Non, il ne fallait pas de trace écrite, rien de tangible. Elle se glissa derrière le volant et se rendit à l’épicerie. Dans le parking, un caddie bloquait une place et elle le ramena au magasin ; par ce geste, elle montrait qu’elle n’éprouvait nulle rancune ; elle agissait en être civilisé qui s’efforçait d’aider Bob à réussir dans ses affaires et sa petite vie ordinaire. Il n’avait que faire d’une femme et d’un enfant aussi extraordinaires dans cette vie ; elle lui rendait donc service en s’en allant. Il n’était pas dans son bureau ; au lieu de l’attendre, elle se mit à sa recherche et le trouva en train de superviser le déchargement d’un camion frigorifique qu’une panne sur l’autoroute avait mis en retard ; il s’assurait que la température des marchandises autorisait leur mise en rayon. « Tu peux patienter rien qu’une minute ? fit-il. C’est sans doute important, sinon tu ne serais pas venue, mais… — Ça ne prendra qu’une seconde, Bob. » Elle se pencha vers lui. « Je suis enceinte et l’enfant n’est pas de toi. » Il ne comprit pas simultanément les deux parties du message : il eut l’air d’abord ravi puis il se mit à rougir. Elle se pencha de nouveau vers lui. « Mais ne t’en fais pas : je te quitte. Je t’écrirai pour t’indiquer où adresser la demande de divorce. Et maintenant, tu peux retourner au travail. » Et elle s’éloigna. « Randi ! cria-t-il. — Ce n’est pas ta faute, Bob, lança-t-elle par-dessus son épaule. Tu n’y es pour rien. Tu es quelqu’un de bien. » Elle retraversa l’épicerie avec un sentiment de délivrance. D’humeur généreuse, elle acheta un tube de baume à lèvres et une bouteille d’eau minérale ; par cette petite somme, elle contribuait une dernière fois à la vie de Bob. Puis elle monta en voiture et se dirigea vers la sortie sud, qui lui permettrait de prendre à droite en quittant le parking : il y avait beaucoup de circulation et elle n’avait pas envie d’attendre des heures l’occasion de tourner à gauche. Elle se laisserait guider par le flot des voitures, elle ne chercherait pas à se cacher ; elle donnerait son adresse à Bob dès qu’elle se saurait arrivée à destination et divorcerait de façon parfaitement banale. Mais elle éviterait tous ceux qui la connaissaient et elle deviendrait invisible, non comme quelqu’un qui cherche à se dissimuler, mais comme quelqu’un qui n’a rien à cacher et n’a d’importance pour personne. Sauf pour son fils bien-aimé. 3 COUP D’ÉTAT De : JulianDelphiki%milcom@hegemon.gov À : Volescu%1eviers@genomeplastigue.edu Sujet : Pourquoi continuer à vous cacher inutilement ? Si nous voulions vous exécuter ou vous punir, ne croyez-vous pas que nous y serions déjà parvenus ? Votre protecteur n’existe plus et pas un seul pays ne vous donnera asile si nous rendons publiques vos « œuvres ». Ce qui est fait est fait ; à présent, aidez-nous à retrouver nos enfants. Peter Wiggin avait demandé à Petra Arkanian de l’accompagner parce qu’elle connaissait le calife Alaï : ils avaient servi ensemble dans le djish d’Ender, et Alaï les avait abrités, Bean et elle, pendant les semaines qui avaient précédé l’invasion de la Chine – ou la libération de l’Asie, suivant la propagande à laquelle on adhérait – par les musulmans. Mais, apparemment, la présence de la jeune femme à ses côtés ne changeait rien : nul à Damas n’avait l’air de seulement s’étonner que l’Hégémon vienne en suppliant voir le calife. D’un autre côté, Peter avait fait le déplacement sans aucune publicité ; il s’agissait d’une visite privée, et Petra et lui voyageaient incognito en jouant les couples de touristes. Criant de vérité, jusqu’aux disputes. Petra n’avait aucune patience avec lui ; ses propos, ses gestes, ses pensées même la hérissaient. Finalement, la veille au soir, il lui avait demandé : « Dis-moi la vraie raison de ton aversion pour moi, Petra, au lieu de me houspiller pour des détails. » Elle avait eu une réponse cinglante : « La seule différence que j’aie jamais vue entre Achille et toi, c’est que, toi, tu laisses les autres tuer à ta place. » Injustice flagrante : Peter avait employé toute son énergie à éviter la guerre. Mais au moins, maintenant, il savait pourquoi elle lui en voulait tant. Quand Bean s’était rendu dans l’enclave assiégée de l’Hégémonie pour affronter seul Achille, Peter avait compris qu’il jouait sa vie et que son adversaire avait extrêmement peu de chances de lui remettre ce qu’il avait promis, à savoir les embryons de leurs enfants, à Petra et lui, volés dans un hôpital peu après la fécondation in vitro. Aussi, lorsque Bean avait tiré dans l’œil d’Achille une balle de .22 qui avait ricoché une dizaine de fois à l’intérieur de son crâne, le seul qui avait obtenu tout ce qu’il désirait, c’était Peter : il avait récupéré l’enclave de l’Hégémonie, tous les otages sains et saufs et même la petite armée formée par Bean et commandée par Suriyawong, resté loyal malgré ce qu’on avait pu croire. Bean et Petra, eux, n’avaient pas retrouvé leurs rejetons, et Bean mourait à petit feu. Peter ne pouvait rien pour eux, sinon leur fournir des ordinateurs et des bureaux pour mener leur enquête ; il avait aussi tiré toutes les ficelles possible pour leur assurer la collaboration des pays dont ils devaient fouiller les archives. À la mort d’Achille, Petra n’avait ressenti que du soulagement. Sa colère contre Peter avait pris naissance – ou resurgi – au cours des semaines suivantes, alors qu’il s’évertuait à rétablir le prestige de la fonction d’Hégémon et à former une coalition. Elle avait commencé à lancer de petites remarques acides sur Peter qui jouait dans son « bac à sable géopolitique » et cherchait à remporter la « palme du meilleur frimeur » parmi les chefs d’État. Il aurait dû se douter que l’emmener en voyage avec lui ne ferait qu’envenimer leurs relations, du fait surtout qu’il n’écoutait pas toujours ses conseils. « Tu ne peux pas te présenter à Alaï sans prévenir, avait-elle dit. — Je n’ai pas le choix. — C’est lui manquer de respect. On ne débarque pas comme ça chez le calife ; ça reviendrait à le traiter comme un domestique. — Voilà pourquoi je t’ai amenée, avait répondu Peter d’un ton patient : pour que tu ailles le voir et que tu lui expliques que nous devons nous réunir en secret. — Mais il nous a déjà prévenus, Bean et moi, que nous ne pouvions plus le rencontrer aussi facilement qu’autrefois : nous sommes des infidèles et il est calife. — Le pape reçoit des non-catholiques tout le temps – moi, par exemple. — Le pape n’est pas musulman. — Attendons, avait fait Peter. Alaï nous sait à Damas ; il finira par m’accorder audience un jour ou l’autre. — Un jour ou l’autre ? Je suis enceinte, monsieur l’Hégémon, mon mari sera bientôt plus grand mort que vivant, ha, ha, ha, tu me fais perdre le peu de temps qui me reste avec lui et ça m’énerve. — Je t’ai invitée à venir, pas forcée. — Et tu as bien fait de ne pas t’y risquer. » Mais au moins elle avait déballé ce qu’elle avait sur le cœur et tout était enfin clair. Certes, elle s’agaçait réellement de toutes les bagatelles dont elle se plaignait, mais, au fond, elle en voulait à Peter d’avoir laissé Bean éliminer son ennemi. « Petra, dit-il, je ne suis pas soldat. — Bean non plus ! — C’est le plus grand génie militaire du monde. — Alors pourquoi n’a-t-il pas le titre d’Hégémon ? — Parce qu’il n’en veut pas. — Mais toi si, et c’est bien ce que je te reproche, puisque tu tiens à le savoir. — Tu sais très bien pourquoi je désirais cette fonction et ce à quoi j’essaye de l’employer ; tu as lu mes articles signés Locke. — J’ai lu aussi ceux de Démosthène. — Il fallait bien les écrire ; mais j’ai bien l’intention de gouverner selon les idées de Locke. — Tu ne gouvernes rien du tout. Tu disposes de ton armée de poche uniquement parce que Bean l’a créée et décidé de t’en laisser l’usage ; quant à ton enclave et ton personnel, ils ne sont à toi que grâce à Bean qui te les a rendus après avoir tué Achille. Et aujourd’hui tu recommences à jouer les importants ; mais tu veux que je te dise ? Tu ne trompes personne. Tu ne disposes même pas d’autant de pouvoir que le pape ; lui, il règne sur le Vatican et un milliard de catholiques ; toi, tu n’as que ce que mon mari t’a donné. » Peter jugeait ces critiques un peu injustes : il avait travaillé d’arrache-pied pendant des années pour constituer son réseau de contacts, il avait évité l’abolition de la fonction d’Hégémon à laquelle, avec le temps, il avait réussi à donner un certain poids ; il avait sauvé Haïti du chaos et plusieurs petits pays devaient leur indépendance ou leur liberté à son intervention diplomatique, voire militaire. Mais, de fait, Achille avait bien failli le dépouiller de tout – et à cause d’une erreur stupide qu’il avait commise, contre laquelle Bean et Petra l’avaient mis en garde auparavant, et que Bean n’avait rattrapée qu’au risque de sa vie. « Petra, dit-il, tu as raison : je vous dois tout, à Bean et toi. Mais ça ne change rien au fait que, quoi que tu penses de moi et du poste d’Hégémon, j’occupe cette fonction et je m’efforce grâce à elle d’éviter un nouveau conflit. — Non : tu t’en sers pour accéder au titre de dictateur mondial – à moins que tu te trouves un moyen d’étendre ton pouvoir aux colonies et de devenir dictateur de l’univers connu. — Nous n’avons pas encore de colonies, répliqua Peter ; les vaisseaux voyagent toujours et ne parviendront à destination que bien après notre mort. Mais, à leur arrivée, j’aimerais qu’ils puissent envoyer leurs messages par ansible à une Terre régie par un gouvernement unique et démocratique. — Démocratique ? répéta la jeune femme. J’ai dû rater un épisode. Qui t’a élu ? — Étant donné que je n’ai aucune autorité réelle sur personne, Petra, la légitimité de cette autorité n’a guère d’importance. — Tu parles comme un débatteur politique. Tu n’as pas besoin d’avoir des idées, seulement de savoir réfuter les critiques par des pirouettes verbales. — Et, toi, tu débats comme une gamine de neuf ans : tu fais les cornes en répétant “Toi-même, nananère !”. » Il crut que Petra allait le gifler, mais elle lui fit les cornes et dit : « Toi-même, nananère ! » Il n’eut pas envie de rire ; il tendit le bras pour lui écarter la main du front, mais elle pivota brusquement sur un pied et, de l’autre, lui porta un tel coup au poignet qu’il le crut brisé. Sous le choc, il recula en titubant, trébucha sur l’angle du lit et atterrit sur les fesses. « Et voilà l’Hégémon de la Terre dans toute sa gloire ! lança-t-elle. — Pourquoi ne sors-tu pas ton appareil photo ? Tu ne veux pas m’humilier publiquement ? — Si je voulais ruiner ta carrière, ce serait fait depuis longtemps. — Petra, je n’ai pas obligé Bean à entrer dans l’enclave ; il y est allé tout seul. — Tu ne l’as pas retenu. — En effet, et, en tout état de cause, j’ai eu raison. — Mais tu ignorais s’il s’en tirerait vivant. Je portais son enfant et tu l’as envoyé à la mort ! — Je ne l’ai envoyé nulle part. Bean n’obéit qu’à lui-même, tu le sais bien. » Elle tourna les talons et sortit à grands pas. Elle aurait aimé claquer la porte derrière elle, mais la fermeture pneumatique l’en empêcha. Mais Peter avait vu les larmes dans ses yeux. Elle ne lui en voulait pas vraiment : elle avait seulement envie de lui en vouloir. Ce qui la rendait furieuse, c’était de voir son mari à l’agonie et d’avoir accepté d’accompagner Peter parce qu’elle savait cette démarche importante – si elle réussissait. Mais elle n’avançait pas et aboutirait sans doute à un échec. Peter s’en rendait compte, mais il devait absolument parler au calife Alaï, et tout de suite s’il souhaitait un résultat positif à cette conversation. Il désirait également, si possible, éviter de mettre en danger le prestige de sa position d’Hégémon ; mais, plus l’attente durait, plus la probabilité augmentait que la nouvelle de sa visite à Damas s’évente – et, si Alaï refusait de le recevoir, il subirait un camouflet public qui diminuerait considérablement son poids en tant qu’Hégémon. Petra portait donc sur lui un jugement injuste : s’il ne se préoccupait que de préserver son autorité, il ne serait pas là. Et elle était assez intelligente pour s’en rendre compte ; après tout, elle avait intégré l’École de guerre et elle avait été la seule fille du djish d’Ender. Cela attestait de sa supériorité intellectuelle sur lui – en tout cas, dans les domaines de la stratégie et du commandement –, et elle devait donc comprendre qu’il plaçait la prévention d’une guerre avant sa carrière personnelle. À peine cette pensée lui eut-elle traversé l’esprit qu’il entendit dans sa tête la voix acide de Petra : « Quelle grandeur d’âme de faire passer la vie de centaines de milliers de soldats avant la trace indélébile de ton intervention dans l’histoire ! On te remettra un prix pour ce sacrifice, tu crois ? » Et encore : « Si tu m’as emmenée avec toi, c’est uniquement pour t’éviter de courir le moindre risque. » Ou bien : « Tu sais toujours te montrer téméraire – à condition que l’enjeu en vaille la peine et qu’il n’y ait aucun danger pour ta peau. » Bravo, Peter, songea-t-il ; même en son absence, tu arrives encore à te disputer avec elle. Comment Bean fait-il pour la supporter ? Peut-être ne se conduit-elle pas ainsi avec lui. Non : impossible de croire qu’elle puisse se montrer hargneuse ou amène à volonté. Bean connaissait sûrement cet aspect de sa femme, et pourtant il restait avec elle. Et il l’aimait. Peter essaya d’imaginer ce qu’il ressentirait devant Petra si elle le regardait comme elle regardait Bean. Il se reprit aussitôt : devant une femme qui le regarderait comme Petra regardait Bean. Il n’avait surtout pas envie d’une Petra énamourée en train de lever vers lui des yeux de merlan frit. Le téléphone sonna. Au bout du fil, une voix s’assura qu’elle parlait bien à « Peter Jones » puis dit : « Cinq heures du matin, au rez-de-chaussée, devant les portes de l’entrée nord. » Clic. Qu’est-ce qui avait bien pu provoquer cet appel ? Une phrase prononcée lors de sa dispute avec Petra ? Il avait passé la chambre au peigne fin sans trouver de mouchard, mais rien n’interdisait d’envisager des moyens plus classiques, comme un espion dans la pièce voisine, l’oreille collée au mur. Qu’avons-nous dit qui incite le calife à nous recevoir ? Peut-être son laïus sur sa volonté d’éviter une nouvelle guerre. Ou son aveu selon lequel il ne disposait d’aucune autorité légitime. Et si on l’avait enregistré ? S’il retrouvait ses propos étalés sur les réseaux ? Eh bien, il s’efforcerait de se remettre du coup, et il réussirait ou échouerait ; pour l’instant, s’en inquiéter ne servait à rien. On l’attendrait à la porte nord de l’entrée de l’hôtel le lendemain avant l’aube ; peut-être le conduirait-on devant Alaï et peut-être parviendrait-il à accomplir ce qu’il devait accomplir, à sauver ce qu’il devait sauver. Il joua un moment avec l’idée de ne pas prévenir Petra. Après tout, elle n’occupait pas de fonction officielle ; elle n’avait aucun droit particulier de participer à la rencontre, surtout après les propos qu’elle avait tenus. Allons, ne nous montrons pas rancunier, se dit Peter. Il y a trop de plaisir à tirer d’un geste mesquin – on ne peut pas s’empêcher de recommencer et de recommencer encore, chaque fois avec un délai plus court. Il décrocha le téléphone et, à la septième sonnerie, elle répondit. « N’espère pas d’excuses, fit-elle sèchement. — Parfait, répliqua-t-il ; je n’ai pas envie de t’entendre te répandre en pseudo-regrets larmoyants. En revanche, je veux que tu me retrouves à cinq heures, demain matin, à la porte nord de l’hôtel. — Pour quoi faire ? — Je l’ignore. Je te répète seulement ce qu’on m’a dit au téléphone. — Il accepte de nous voir ? — Ou bien il envoie des gros bras nous raccompagner à l’aéroport. Que veux-tu que j’en sache ? À toi de m’expliquer ce qu’il mijote. — Je n’en ai pas la moindre idée. Tu sais, Alaï et moi n’avons jamais été intimes. Tu es sûr qu’ils tiennent à ma présence ? Beaucoup de musulmans seraient horrifiés à l’idée d’une femme mariée, non voilée, en train de parler face à face à un homme – même s’il s’agissait du calife. — Je ne sais pas ce qu’ils veulent, dit Peter, mais, moi, je tiens à ta présence. » Une fois à l’arrière d’une camionnette aux fenêtres aveuglées, ils suivirent un trajet d’une longueur et d’une complexité qui, selon Peter, n’avaient rien à voir avec la distance réelle à parcourir ; pour ce qu’il en savait, le quartier général du calife se trouvait peut-être à deux pas de l’hôtel – mais les gens d’Alaï n’ignoraient pas que, sans calife, il n’y avait pas d’unité, et que, sans unité, l’Islam perdait tout pouvoir ; pas question donc de révéler à des étrangers où vivait le commandeur des croyants. La course dura assez longtemps pour les mener hors de Damas. Quand ils descendirent du véhicule, ils se trouvèrent, non à l’air libre, mais à l’intérieur d’un bâtiment… ou bien sous terre. Même le jardin à portiques dans lequel on les conduisit était illuminé par un éclairage artificiel, et le chant des fontaines masquait les bruits éventuels venus de l’extérieur qui auraient pu leur donner une indication sur leur situation géographique. Alaï entra dans le jardin et, du hochement de tête qu’il leur adressa, il les salua moins qu’il ne prit note de leur présence. Il s’assit à quelques pas d’eux, tourné vers une fontaine, sans même les regarder, et déclara : « Je ne souhaite pas vous humilier, Peter Wiggin. Vous n’auriez pas dû venir. — Je vous remercie d’avoir accepté de nous recevoir, répondit Peter. — La sagesse me commandait d’annoncer au monde que l’Hégémon voulait voir le calife et que le calife avait refusé. Mais j’ai imposé la patience à la sagesse et laissé la folie me guider dans ce jardin. — Petra et moi sommes ici pour… » Alaï l’interrompit : « Petra est ici parce que vous pensiez qu’elle pourrait vous introduire auprès de moi, parce que vous aviez besoin d’un témoin que je répugnerais à tuer, et parce que vous désirez l’avoir comme alliée après la mort de son époux. » Peter se retint de regarder la jeune femme pour voir comment elle prenait cette affirmation. Elle connaissait Alaï, lui non, elle interpréterait ses paroles comme elle l’entendait et rien de ce qu’il lirait sur ses traits ne l’aiderait à gérer la situation. Montrer sa sollicitude ne ferait qu’affaiblir sa position. « Je viens vous offrir mon aide, dit-il. — J’ai sous mes ordres des armées qui règnent sur plus de la moitié de la population du monde, répondit Alaï. J’ai unifié les pays musulmans depuis le Maroc jusqu’à l’Indonésie et libéré les peuples opprimés de toutes les régions intermédiaires. — C’est la différence entre “libération” et “annexion” dont je voulais justement parler. — Vous êtes donc là pour me faire des reproches, non pour m’aider. » Peter se tut un instant. « Je constate que je perds mon temps. Si nous ne pouvons pas discuter sans entrer dans des débats stériles, il est inutile que je vous offre mes services. — Vos services ? Quand j’ai annoncé à mes conseillers que je voulais vous recevoir, l’un d’eux m’a demandé : “De combien de soldats dispose l’Hégémon ?” — De combien de divisions dispose le pape ? rétorqua Peter. — Plus que l’Hégémon, s’il décide d’y faire appel. Comme feu les Nations unies s’en sont rendu compte il y a longtemps, la religion rassemble plus de guerriers qu’une vague abstraction internationale. » À cet instant, Peter comprit qu’Alaï ne s’adressait pas à lui mais à la cantonade ; leur conversation n’avait rien de privé. « Je ne veux pas faire preuve d’irrespect envers le calife, dit-il alors. J’ai vu la grandeur de vos exploits et la magnanimité avec laquelle vous traitez vos adversaires. » L’autre se détendit de façon perceptible. Ils jouaient désormais le même jeu ; Peter en avait saisi les règles. « Que gagne-t-on à humilier ceux qui se croient hors d’atteinte de Dieu ? fit Alaï. Dieu leur montrera son pouvoir à l’heure de son choix, et, en attendant, la sagesse dicte la bonté. » Il s’exprimait comme l’attendaient les vrais croyants qui l’entouraient, en affirmant toujours la suprématie du Califat sur toutes les instances non musulmanes. « Les dangers dont je souhaite vous parler, répondit Peter, ne viendront pas de moi ni de ma maigre influence dans le monde. Dieu ne m’a pas choisi et je n’ai guère d’auditeurs, mais je cherche comme vous la paix et le bonheur des enfants de Dieu sur Terre. » À cette étape de la conversation, si Alaï était complètement prisonnier de ceux qui le soutenaient, il aurait dû protester avec véhémence contre le blasphème d’un infidèle qui invoquait le nom de Dieu et affirmait que la paix pouvait exister sans l’union de tous les pays sous la férule du Califat. Il déclara seulement : « J’écoute tous les hommes mais je n’obéis qu’à Dieu. — Il fut un temps où le monde entier craignait et haïssait l’Islam, dit Peter. Cette époque a pris fin il y a longtemps, bien avant notre naissance à tous deux, mais vos ennemis font resurgir ces vieilles histoires. — Ces vieux mensonges, voulez-vous dire. — Le fait que nul ne peut accomplir le Hadj sans mourir prête à penser que toutes les vieilles histoires ne sont pas fausses. Au nom de l’Islam, on a acquis des armes terribles, et, au nom de l’Islam, elles ont servi à détruire le lieu le plus sacré de la Terre. — Il n’est pas détruit mais protégé. — Il y règne une telle radioactivité que rien n’y survit à moins de cent kilomètres, répliqua Peter ; et vous savez ce que l’explosion a fait à al hajar al aswad. — La pierre n’était pas sacrée en elle-même et les musulmans ne l’avaient jamais adorée ; elle nous servait seulement de repère pour nous rappeler l’alliance entre Dieu et ses vrais fidèles. Aujourd’hui ses molécules sont répandues sur toute la Terre comme une bénédiction pour les vertueux et une malédiction pour les méchants, tandis que nous qui suivons la voie de l’islam savons toujours où elle se trouvait, ce qu’elle indiquait, et nous nous prosternons vers elle quand nous prions. » Il avait déjà dû prononcer ce sermon à maintes reprises par le passé. « Les musulmans ont souffert plus que quiconque en cette période de ténèbres, dit Peter, mais la plupart des gens l’ont oublié ; ils se rappellent seulement les bombes qui tuaient des femmes et des enfants innocents, et les fanatiques prêts à se faire sauter qui haïssaient toute liberté autre que celle d’obéir à l’interprétation la plus étroite de la charia. » Il vit Alaï se raidir. « Je ne porte pas de jugement personnel, reprit aussitôt Peter ; je n’étais pas né à l’époque. Mais, en Inde, en Chine, en Thaïlande, au Vietnam, certains craignent que les soldats de l’Islam soient venus en conquérants et non en libérateurs, que la victoire ne les rende arrogants, que le Califat n’accorde jamais la liberté aux peuples qui l’ont accueilli et aidé à vaincre l’envahisseur chinois. — Nous n’imposons l’islam nulle part, répondit Alaï, et ceux qui prétendent le contraire mentent. Nous demandons seulement aux gens d’ouvrir leur porte aux enseignants de notre foi afin que tous aient le choix. — Dans ce cas, pardonnez mon incompréhension, mais les peuples du monde voient cette porte ouverte et observent que nul ne la franchit que dans un sens ; une fois qu’un pays a choisi l’islam, ses habitants n’ont plus le droit de changer de religion. — J’espère ne pas entendre l’écho des croisades dans vos paroles. » Les croisades, ce vieux croque-mitaine ! songea Peter. Ainsi, Alaï s’est bel et bien rallié à la rhétorique du fanatisme. « Je me borne à vous rapporter ce qui se dit parmi ceux qui veulent s’unir pour vous affronter ; c’est cette guerre que j’espère éviter. Ce que les terroristes d’autrefois ont tenté en vain de déclencher, un conflit planétaire entre l’Islam et le reste du monde, est peut-être déjà à nos portes. — Le peuple de Dieu ne redoute pas l’issue d’une telle conflagration, dit Alaï. — J’essaye plutôt d’empêcher sa mise en branle, répondit Peter. Le calife cherche assurément, lui aussi, à prévenir un bain de sang inutile. — Ceux qui meurent sont à la grâce de Dieu. Dans la vie, la mort n’est pas le plus à craindre, car elle vient à tous. — Si c’est ainsi que vous considérez les carnages de la guerre, je vous fais perdre votre temps. » Et Peter se pencha en avant comme pour se lever. Petra posa la main sur sa cuisse pour le retenir ; toutefois, il n’avait nulle intention de s’en aller. « Mais… » fit Alaï. Peter interrompit son mouvement. « Mais Dieu désire la libre obéissance de ses enfants, non leur crainte. » Enfin la déclaration qu’attendait Peter ! « Donc les meurtres en Inde, les massacres… — Il n’y a pas eu de massacres. — Les massacres que rapportent les rumeurs, alors, et que semblent étayer les vidéos clandestines, les récits de témoins et les photographies aériennes des charniers n’émanent donc pas de la politique du Califat. Vous m’en voyez soulagé. — Si quelqu’un a tué des innocents qui n’avaient commis d’autre crime que d’adorer les idoles de l’hindouisme et du bouddhisme, cet assassin n’est pas un musulman. — Les gens en Inde se demandent… » Alaï le coupa : « Vous ne parlez au nom des habitants d’aucun pays hormis ceux d’une petite enclave de Ribeirão Preto. — Mes informateurs en Inde me signalent que les gens là-bas se demandent si le calife entend désavouer et punir ces assassinats ou s’il va se contenter d’affirmer qu’ils n’ont pas eu lieu. S’ils ne peuvent compter sur lui pour sanctionner les exactions commises au nom d’Allah, ils devront se défendre par leurs propres moyens. — En entassant des pierres en travers des routes ? Nous ne sommes pas les Chinois qui se laissaient effrayer par des histoires de “Grande Muraille de l’Inde”. — Le calife règne aujourd’hui sur une population composée d’une large majorité non musulmane, dit Peter. — Pour l’instant, répondit Alaï. — Reste donc à savoir si la proportion de musulmans augmentera grâce à l’enseignement des imams ou à cause de l’élimination et de la répression des non-croyants. » Pour la première fois de l’entretien, Alaï se tourna vers eux. Mais son regard se porta vers Petra, non vers Peter. « Ne me connais-tu pas ? » lui demanda-t-il. Peter jugea préférable de se taire. Ses propos agissaient sur le calife, et le moment était venu de laisser faire Petra. « Si, répondit-elle. — Alors explique-lui, dit Alaï. — Non. » L’autre garda le silence, l’air chagrin. Petra reprit : « Parce que j’ignore si la voix que j’entends dans ce jardin est celle d’Alaï ou celle des hommes qui l’ont placé au poste qu’il occupe et décident de ses interlocuteurs. — C’est celle du calife, fit Alaï. — J’ai étudié l’histoire, et toi aussi. Le rôle des sultans et des califes a rarement dépassé celui de figure emblématique quand ils se sont laissé enfermer par leurs serviteurs. Sors, Alaï, viens voir le monde et l’ouvrage sanglant qui s’opère en ton nom. » Des bruits de bottes retentirent soudain, sonores, et une troupe de soldats apparut ; en quelques instants, des mains eurent saisi Petra et commencèrent à l’entraîner sans ménagement. Peter n’eut pas un geste pour intervenir ; il planta seulement sur Alaï un regard qui lui demandait de montrer qui était le maître dans sa maison. « Arrêtez, dit Alaï sans hausser le ton, mais d’une voix claire. — Une femme ne parle pas ainsi au calife ! » lança un homme derrière Peter. Celui-ci ne se retourna pas : il en avait appris assez en l’entendant s’exprimer en standard, non en arabe, et avec un accent qui portait le cachet d’une excellente instruction. « Lâchez-la », reprit Alaï à l’intention des soldats, sans prêter garde à l’interjection. Ils obéirent sans une hésitation. Aussitôt Petra retourna s’asseoir à côté de Peter ; ils étaient désormais spectateurs de la scène. L’homme qui avait crié, vêtu de robes flottantes à l’imitation d’un cheikh, s’approcha d’Alaï, l’air furieux. « Elle a donné un ordre au calife ! Elle l’a défié ! Il faut lui couper la langue. » Alaï ne bougea pas et se tut. L’autre se tourna vers les soldats. « Emparez-vous d’elle ! » Ils s’apprêtèrent à obéir. « Arrêtez », fit Alaï d’une voix basse mais parfaitement audible. Ils se figèrent, l’air inquiets et perdus. « Il ne sait pas ce qu’il dit, déclara l’homme. Emparez-vous d’elle et nous réglerons ça plus tard. — Ne bougez pas sans mon ordre », répliqua Alaï. Ils ne bougèrent pas. L’homme fit face à Alaï. « Vous commettez une erreur. — Les soldats du calife en sont témoins, dit Alaï : on a menacé le calife ; on a contremandé les ordres du calife. Quelqu’un dans ce jardin se croit investi d’un pouvoir plus grand que celui du calife dans l’Islam. Les paroles de cette infidèle sont donc exactes : le calife est une figure emblématique qui se laisse enfermer par ses serviteurs. Le calife est prisonnier et d’autres dirigent l’Islam en son nom. » Peter vit l’expression de l’homme changer : il se rendait compte que le calife n’était pas un gamin qu’on pouvait manipuler à volonté. « Ne jouez pas à ça avec moi, fit-il. — Les soldats du calife sont témoins, reprit Alaï, que cet homme a donné un ordre au calife ; il lui a adressé une sommation. Et, à la différence de la jeune femme, il a ordonné à des soldats armés, en présence du calife, de désobéir au calife. Le calife peut entendre sans danger les paroles qu’on lui adresse, mais, quand des soldats reçoivent l’ordre de lui désobéir, il n’est pas besoin d’un imam pour expliquer que la trahison et le blasphème règnent ici. — Si vous vous en prenez à moi, dit l’homme, les autres se… » Alaï le coupa : « Les soldats du calife sont témoins que cet homme appartient à une conspiration contre le calife. Il y en a d’autres comme lui. » Un garde s’avança et posa la main sur le bras de l’homme. Il se dégagea d’un mouvement brusque. Alaï sourit au soldat. Le garde saisit à nouveau l’homme par le bras, mais sans douceur cette fois. D’autres s’avancèrent ; l’un d’eux l’empoigna par l’autre bras, ses compagnons se tournèrent vers Alaï et attendirent ses ordres. « Nous avons vu aujourd’hui qu’un membre de mon conseil se croit maître du calife ; en conséquence, tout soldat de l’Islam qui désire sincèrement servir le calife arrêtera tous mes conseillers et les gardera au silence en attendant que le calife décide de ceux à qui se fier et de ceux à écarter du service de Dieu. Agissez vite, mes amis, avant que ceux qui nous écoutent aient le temps de s’échapper. » D’un geste violent, l’homme libéra une main, et aussitôt y apparut un poignard menaçant. Mais Alaï lui agrippait déjà fermement le poignet. « Mon vieil ami, dit-il, je sais que vous ne leviez pas cette arme contre votre calife ; mais le suicide est un grave péché ; je refuse de vous laisser vous présenter devant Dieu les mains rougies de votre propre sang. » Et, d’une torsion, il lui arracha un gémissement de douleur ; le poignard tomba sur le pavage avec un tintement métallique. « Soldats, poursuivit Alaï, assurez ma sécurité. Je vais poursuivre ma conversation avec mes visiteurs, qui sont sous la protection de mon hospitalité. » Deux gardes emmenèrent le prisonnier tandis que les autres allaient prendre leurs postes au pas de course. « Vous avez du travail, fit observer Peter. — Je viens de le faire », répondit Alaï. Il se tourna vers Petra. « Merci de m’avoir montré ce que je devais savoir. — La provocation est une seconde nature chez moi, fit-elle. — J’espère que nous avons pu vous aider. — D’autres que moi ont entendu tout ce que vous avez dit, et je vous assure que, lorsque j’aurai toute autorité sur les armées de l’Islam, elles se conduiront selon la vraie morale musulmane, non en barbares conquérants. Mais entre-temps, hélas, le sang coulera sans doute, et vous serez plus en sécurité, je pense, dans mon jardin pendant la prochaine demi-heure. — Hot Soup vient de saisir les rênes de la Chine, dit Petra. — J’ai appris la nouvelle, en effet. — Et il prend le titre d’empereur, ajouta-t-elle. — Comme au bon vieux temps. — Une nouvelle dynastie à Pékin face à un Califat restauré à Damas… Quel cauchemar si les membres du djish se voyaient forcés de choisir leur camp et de se combattre. Je ne pense pas que l’École de guerre avait pour but de nous former à ça. — L’École de guerre ? fit Alaï. Elle nous a peut-être repérés, mais nous ne l’avions pas attendue pour forger la nature qui est la nôtre. Crois-tu que, sans elle, je n’occuperais pas ma fonction actuelle ou Han Tzu la sienne ? Vois Peter Wiggin : il n’a jamais été à l’École, mais il est quand même devenu Hégémon. — Titre dénué de substance, glissa Peter. — Oui, à l’époque où vous l’avez endossé – tout comme le mien il y a encore deux minutes. Mais, lorsqu’on s’assoit dans le fauteuil impérial et qu’on coiffe la couronne de laurier, certains ne comprennent pas qu’il s’agit d’une mise en scène et se mettent à obéir comme si on détenait vraiment le pouvoir. À partir de là, on détient vraiment le pouvoir, neh ? — Eh », fit Petra. Peter sourit. « Je ne suis pas votre ennemi, Alaï. — Ni mon ami. » Mais le jeune homme sourit en retour. « Reste maintenant à savoir si vous vous révélerez l’ami de l’humanité – ou si ce rôle me reviendra. » Il s’adressa de nouveau à Petra. « Et l’avenir dépend en grande partie de ce que ton époux décidera de faire avant de mourir. » Elle hocha gravement la tête. « Il préférerait ne rien faire sinon profiter, avec notre enfant et moi, des mois ou peut-être des années qui lui restent. — Si Dieu le veut, il ne lui sera rien demandé d’autre. » Un soldat accourut, les bottes sonnant sur le pavage. « Ô commandeur des croyants, le périmètre a été sécurisé et aucun membre du conseil n’a pu s’échapper. — Je me réjouis de l’apprendre, dit Alaï. — Trois conseillers sont morts, ô commandeur des croyants. Nous n’avons pas pu l’éviter. — Je vous crois. Ils se trouvent à présent entre les mains de Dieu ; les autres sont entre les miennes et je dois tâcher d’accomplir la volonté de Dieu. Et maintenant, mon fils, voulez-vous ramener ces deux amis du calife sains et saufs à leur hôtel ? Nous avons fini notre conversation et je souhaite qu’ils puissent quitter Damas à leur gré, incognito et sans entrave. Nul ne doit parler de leur présence dans ce jardin aujourd’hui. — Oui, ô calife. » L’homme s’inclina puis se tourna vers Peter et Petra. « Voulez-vous me suivre, amis du calife ? — Merci, dit la jeune femme. Le calife a le grand bonheur d’avoir de vrais serviteurs dans sa maison. » Le soldat ne réagit pas au compliment. « Par ici. » Tandis qu’ils retournaient à la camionnette aux fenêtres aveugles, Peter se demanda s’il avait inconsciemment provoqué les événements qu’il venait de vivre ou bien s’il ne s’agissait que d’un coup de chance. À moins qu’Alaï et Petra n’aient tout organisé et que lui-même n’ait été qu’un pion bêtement convaincu d’obéir à sa propre volonté et de suivre sa propre stratégie. À moins encore que, comme le croient les musulmans, nous ne déroulions tous qu’un scénario écrit par Dieu. Non, peu probable. Un dieu digne de ce nom serait capable d’inventer mieux qu’une planète où régnait une telle pagaille. Enfant, j’ai voulu rendre le monde meilleur, et j’y ai réussi pendant quelque temps : j’ai empêché une guerre par mes articles sur les réseaux, à l’époque où nul ne me connaissait. Mais je porte aujourd’hui le titre sans valeur d’Hégémon, des guerres parcourent la Terre comme la faux d’un moissonneur, des populations entières courbent le dos sous le fouet de nouveaux oppresseurs, et je n’y peux strictement rien. 4 MARCHÉ De : PeterWiggin%personnel@hegemon.gov À : CauseSacree%Perso@ThaiLibre.org Sujet : L’attitude de Suriyawong concernant Achille Flandres Cher Ambul, Tout le temps qu’a duré l’infiltration de l’Hégémonie par Achille Flandres, Suriyawong a été mon agent au sein de son organisation. C’est sur mon ordre qu’il s’est fait passer pour son allié indéfectible, et c’est pourquoi, lors de l’affrontement crucial entre Julian Delphiki et le monstre, lui et ses soldats d’élite ont agi pour le bien de toute l’humanité – y compris la Thaïlande – en rendant possible l’élimination de l’homme qui, plus qu’aucun autre, portait la responsabilité de la défaite et de l’occupation de votre pays. Comme vous le soulignez, il s’agit là de la version « officielle ». Je soulignerai à mon tour qu’en l’occurrence cette version reflète l’exacte vérité. Comme vous, Suriyawong est diplômé de l’École de guerre ; le nouvel empereur de Chine et le calife de l’Islam sont eux aussi diplômés de l’École de guerre, mais ils font partie en outre de ceux qui avaient été choisis pour le célèbre djish de mon frère Ender. Même sans tenir compte de leur génie bien réel en matière de commandement militaire, le grand public les voit quasiment comme des magiciens et cela affectera le moral de vos troupes autant que des leurs. Comment croyez-vous garantir la liberté de la Thaïlande si vous rejetez Suriyawong ? Il ne représente nulle menace pour votre autorité ; au contraire, il sera votre plus précieux instrument contre vos ennemis. Sincèrement, Peter, Hégémon. Bean se courba pour passer sous le chambranle. En réalité, malgré sa taille, il ne risquait pas de se cogner la tête, mais cela lui était arrivé si souvent en franchissant des portes où il avait naguère largement la place de se tenir debout qu’il faisait preuve désormais d’une prudence exagérée. Ses mains trop grandes l’encombraient aussi : les stylos avaient l’air de cure-dents, et son index entrait tout juste dans le pontet de nombreuses armes à feu ; bientôt, il devrait l’enduire de savon pour le retirer, comme on fait pour une bague trop serrée. Et puis il avait mal aux articulations, et la tête lui élançait parfois comme si elle allait se fendre – ce qui était l’exacte vérité : la ligne cartilagineuse au sommet de son crâne n’arrivait pas à croître assez vite pour absorber le volume de son cerveau en augmentation constante. Les médecins buvaient du petit-lait : ils avaient l’occasion de découvrir chez un adulte les répercussions de la croissance du cerveau sur les fonctions mentales. La mémoire en souffrait-elle ou bien acquérait-elle seulement plus de capacité ? Bean se soumettait sans rechigner à leurs questions, à leurs mesures, à leurs examens et à leurs prises de sang : il risquait de ne pas retrouver tous ses enfants avant de mourir, et l’étude de sa physiologie pourrait les aider plus tard. Mais, certains jours, il n’éprouvait que du désespoir ; rien ne pouvait les sauver, ni lui ni eux. Il n’arriverait pas à les récupérer, et, même dans le cas contraire, il ne pourrait rien pour eux. À quoi ma vie a-t-elle servi ? J’ai tué un homme. C’était un monstre, mais j’avais eu au moins une fois auparavant la possibilité de l’éliminer, et je n’en avais pas profité. Par le fait, est-ce que je ne partage pas la responsabilité des actes qu’il a commis par la suite, des malheurs, des morts qu’ils ont entraînés ? Y compris les souffrances de Petra quand il la tenait prisonnière, y compris notre angoisse à cause des enfants qu’il nous a volés ? Et pourtant Bean continuait à chercher en faisant appel à tous les contacts dont il disposait, en employant tous les moteurs de recherche des réseaux, tous les programmes qu’il pouvait concevoir pour manipuler les archives publiques afin d’identifier ses enfants lorsque leurs mères porteuses leur donneraient le jour. Car il avait au moins une certitude : Achille et Volescu n’avaient jamais eu l’intention de lui rendre les embryons. Cette promesse n’était qu’un subterfuge. Quelqu’un de moins vicieux qu’Achille aurait pu se contenter de détruire les éprouvettes – comme il avait feint de le faire lors de leur dernier affrontement à Ribeirão Preto ; mais, pour Achille, tuer ne procurait aucun plaisir en soi. Il ne s’y résolvait que sous la nécessité. Quand il voulait vraiment infliger de la souffrance, il veillait à ce qu’elle dure le plus longtemps possible. Les enfants de Bean et Petra naîtraient de mères inconnues, sans doute réparties dans le monde entier et choisies par Volescu. Achille avait travaillé efficacement : les déplacements de Volescu avaient complètement disparu des documents officiels ; en outre, son aspect n’avait rien de remarquable : on pourrait montrer sa photo à un million d’agents de lignes aériennes, à un million de chauffeurs de taxi sur toute la planète, et la moitié d’entre eux se rappelleraient peut-être avoir vu un homme qui lui ressemblait, mais aucun n’aurait de certitude absolue, et on ne parviendrait jamais à reconstituer ses trajets. Et, quand Bean avait tenté de faire appel au peu de morale qui restait à Volescu – il voulait espérer, contre toute évidence, qu’il en gardait une miette –, l’autre avait pris le maquis ; il ne restait plus qu’à souhaiter que quelqu’un, un service de police quelque part, mettrait la main sur lui, l’arrêterait et le retiendrait assez longtemps pour permettre à Bean de… De quoi ? De le torturer ? De le menacer ? De lui graisser la patte ? Qu’est-ce qui pourrait inciter Volescu à lui révéler ce qu’il savait ? Et voilà que la Flotte internationale lui envoyait un officier pour lui transmettre des « informations importantes ». De quoi pouvait-il bien s’agir ? La F.I. n’avait pas le droit d’opérer sur Terre ; même si ses agents avaient découvert la planque de Volescu, pourquoi risquerait-elle de dévoiler ses activités illégales dans le seul but d’aider Bean à retrouver ses enfants ? Elle avait hautement protesté de sa loyauté envers les anciens de l’École de guerre, en particulier ceux du djish d’Ender, mais il doutait que son attachement aille jusque-là. Non, elle ne manifestait sa fidélité que sous la forme d’espèces sonnantes et trébuchantes ; tous les diplômés de l’École de guerre recevaient une belle pension et tous pouvaient, à l’instar de Cincinnatus, rentrer chez eux pour cultiver la terre le restant de leurs jours, sans même avoir à s’inquiéter du climat, des saisons ou des moissons ; même s’ils ne récoltaient que des mauvaises herbes, ils resteraient à l’abri du besoin. Mais, moi, j’ai bêtement laissé créer in vitro des enfants issus de mes gènes malformés et autodestructeurs, Volescu les a implantés dans des utérus inconnus et je dois les retrouver avant que lui ou d’autres semblables à lui n’aient le temps de s’en servir, de les exploiter puis de les laisser mourir de gigantisme, comme moi, avant leur vingtième anniversaire. Volescu sait où ils sont ; il se prend toujours pour un scientifique et il n’aurait jamais procédé au hasard. Il devait vouloir recueillir des données sur les enfants. Pour lui, ils ne représentaient qu’une expérience à grande échelle, avec pour seul inconvénient d’être illégale et fondée sur des matières premières volées ; mais, à ses yeux, les embryons lui appartenaient de droit ; il considérait Bean comme un cobaye qui s’était échappé de sa cage, rien de plus, et dont les sous-produits relevaient de son étude à long terme. Un vieil homme était assis à la table de la salle de conférence. Bean se demanda un moment s’il avait le teint naturellement foncé ou si l’âge lui avait donné la couleur et la texture du vieux bois ; les deux, sans doute. Je le connais, se dit-il : Mazer Rackham, l’homme qui a sauvé l’humanité de la seconde invasion des doryphores – et qui aurait dû mourir voilà plusieurs décennies, mais qui a réapparu pour former Ender lui-même en prévision de l’ultime campagne de la guerre. « On vous a renvoyé sur Terre ? — Je suis à la retraite, répondit Rackham. — Moi aussi, et Ender aussi ; quand rentre-t-il sur Terre, lui ? » L’autre secoua la tête. « Trop tard pour les regrets et l’amertume. S’il était revenu, croyez-vous qu’il serait encore en vie et libre ? » Il n’avait pas tort. À l’époque où Achille tentait d’enlever tous les membres du djish, Ender aurait représenté le plus gros poisson ; et, même s’il avait réussi, comme Bean, à lui échapper, il n’aurait pas fallu longtemps avant que quelqu’un d’autre essaye d’en faire sa marionnette ou d’exploiter sa renommée pour assouvir des ambitions de pouvoir. Ender étant américain, les États-Unis seraient peut-être sortis de leur torpeur, on les aurait vus prendre le premier rôle sur la scène mondiale au lieu de la Chine et du monde musulman, et aujourd’hui la planète serait encore plus en ébullition. Ender ne l’aurait jamais supporté, il s’en serait voulu à mort ; il valait bien mieux que Graff l’ait embarqué à bord du premier vaisseau colonisateur à destination d’un monde autrefois aux mains des doryphores. À présent, chaque seconde de sa vie dans l’espace équivalait à une semaine pour Bean ; pendant qu’il lisait un paragraphe d’un livre, un million d’enfants naissaient sur Terre, un million de personnes âgées, de militaires, de malades, de piétons et de chauffeurs mouraient, et l’humanité avançait d’un petit cran dans son évolution vers la maîtrise du voyage spatial. Créer une espèce capable de naviguer entre les étoiles, voilà quel était le programme de Graff. « Vous ne venez donc pas au nom de la Flotte, dit Bean, mais du colonel Graff. — Du ministre de la Colonisation ? » Rackham acquiesça gravement de la tête. « Officieusement, oui, pour vous soumettre une proposition. — Graff n’a rien à proposer qui m’intéresse. Le temps que les premiers vaisseaux arrivent sur des mondes à coloniser, je serai mort. — Vous feriez sans doute un administrateur… original pour une colonie ; mais, comme vous le dites, vous ne resteriez pas longtemps en poste. Non, il s’agit d’une offre différente. — Vous ne possédez pas ce que je désire le plus. — Il me semble que naguère vous ne désiriez rien plus que survivre. — Ce n’est pas en votre pouvoir. — Si. — Tiens donc ! Les grands centres de recherche médicale de la Flotte internationale auraient mis au point un traitement pour une maladie qui n’affecte qu’une personne sur Terre ? — Non, dit Rackham. Le traitement, d’autres devront le découvrir. Nous, nous vous offrons la capacité d’attendre jusque-là ; nous vous offrons un vaisseau stellaire, la vitesse de la lumière et un ansible pour vous prévenir quand vous pourrez revenir. » Exactement le « cadeau » que la F.I. avait fait à Rackham lui-même, au cas où elle aurait besoin de lui pour commander les flottes d’assaut à leur arrivée sur les mondes des doryphores. Cette chance de survie se mit à sonner en lui comme une volée de grandes cloches ; c’était cette envie de vivre qui avait toujours motivé ses actions. Mais comment faire confiance à la F.I. ? « Et qu’attendez-vous de moi en échange ? — Et si ça faisait partie de votre pension de retraite ? » Rackham gardait le visage impassible, mais il devait plaisanter, Bean le savait bien. « À mon retour, je devrai former un malheureux soldat, c’est ça ? — Vous n’êtes pas instructeur. — Vous non plus. » L’autre haussa les épaules. « Nous endossons les rôles que la nécessité nous impose. Nous vous offrons la vie ; nous continuerons à financer les recherches sur votre pathologie. — Et comment ? Avec mes enfants comme cobayes ? — Nous essayerons de les retrouver, naturellement, puis de les guérir. — Eux n’auront pas droit à un voyage gratuit dans l’espace ? — Bean, fit Rackham, combien de billions de dollars croyez-vous que valent vos gènes ? — Pour moi, ils valent plus que tout l’argent du monde. — À mon avis, vous ne pourriez même pas rembourser les intérêts d’un tel emprunt. — Je ne dispose donc pas d’un crédit aussi élevé que je l’espérais. — Bean, prenez notre proposition au sérieux tant qu’il en est encore temps. L’accélération impose des efforts très durs au cœur ; il faut partir tant que votre santé vous permet de supporter le voyage. Nous sommes déjà à l’extrême limite : deux ans d’accélération et deux autres de freinage. Quel médecin vous accorde quatre ans de survie ? — Aucun. Et vous oubliez le retour, qui prendra aussi quatre ans. Il est déjà beaucoup trop tard. » Rackham sourit. « Vous croyez que nous n’en avons pas tenu compte ? — Quoi, vous avez trouvé le moyen de virer de bord à la vitesse de la lumière ? — Même la lumière se courbe. — La lumière est une onde. — Vous aussi, à cette vitesse-là. — Ni vous ni moi ne sommes physiciens. — Au contraire de ceux qui ont conçu la nouvelle génération de vaisseaux messagers. — Où la F.I. trouve-t-elle les moyens de bâtir de nouveaux vaisseaux ? demanda Bean. C’est la Terre qui vous finance, or il n’y a plus de menace à l’horizon ; les pays continuent de vous verser vos salaires et de vous fournir en matériel uniquement pour s’assurer votre neutralité. » Rackham sourit. « Quelqu’un vous paye pour mettre au point de nouveaux appareils, dit Bean. — Spéculer ne sert à rien. — Une seule nation au monde possède les ressources nécessaires, et elle n’a jamais réussi à tenir ses programmes secrets. — Donc ces vaisseaux ne peuvent pas exister, fit Rackham. — Et pourtant vous me proposez d’embarquer sur l’un d’eux. — On passe la période d’accélération à l’intérieur d’un champ de gravité compensateur, si bien que le cœur ne subit pas de contrainte particulière. Ça permet d’en réduire la durée de deux ans à quelques semaines. — Et si le champ de gravité lâche ? — C’est la pulvérisation immédiate. Mais il ne lâche pas ; nous l’avons testé. — Ainsi, les messagers peuvent se rendre d’une planète à l’autre sans perdre plus de quelques semaines de leur vie. — De leur vie à eux, oui, répondit Rackham. Mais, lorsqu’on revient d’un tel voyage à trente ou cinquante années-lumière de distance, tous ceux qu’on connaissait sont morts depuis belle lurette ; il y a peu de volontaires. » Tous ceux qu’on connaissait… Si Bean montait à bord de ce vaisseau, il ne reverrait plus jamais Petra. Serait-il assez insensible pour le supporter ? Non, il n’était pas insensible ; il éprouvait encore la douleur de la disparition de sœur Carlotta, la femme qui l’avait sauvé des rues de Rotterdam et protégé des années durant avant qu’Achille ne la tue. « Puis-je emmener Petra ? — Acceptera-t-elle de vous accompagner ? — Non, pas sans nos enfants. — Alors je vous conseille de poursuivre vos recherches, dit Rackham, parce que, même si notre nouvelle technologie vous accorde un délai supplémentaire, ce n’est pas l’éternité. Votre organisme impose une date limite impossible à repousser. — Et vous laisserez Petra venir avec moi si nous retrouvons nos enfants ? — Et si elle le souhaite. — Elle le souhaitera, fit Bean. Nous n’avons aucune attache sur cette planète à part nos enfants. — Vous les voyez déjà grands », fit observer Rackham. Bean sourit. Il le savait, on pouvait percevoir des relents de catholicisme dans sa façon de parler d’eux, mais il se bornait à exprimer ce que Petra et lui ressentaient. « Nous ne vous demandons qu’un service », reprit Rackham. Bean s’esclaffa. « Ça m’étonnait, aussi ! — Puisque vous êtes obligé d’attendre sur Terre d’avoir retrouvé vos embryons, nous aimerions que vous aidiez Peter à unifier le monde sous l’autorité de l’Hégémon. » Stupéfait, Bean cessa de rire. « Ainsi, la Flotte veut s’ingérer dans les affaires de la Terre. — Pas nous : vous, répliqua Rackham. — Peter ne m’écoute pas ; sinon, il m’aurait laissé tuer Achille lorsque l’occasion s’en est présentée en Chine. Il a préféré lui “porter secours”. — Il a peut-être tiré la leçon de son erreur. — Il le croit, mais il ne change pas ; il n’a pas commis une erreur, il a suivi sa pente naturelle. Il ne prête l’oreille à personne s’il pense avoir un meilleur plan – et il pense toujours en avoir un. — Néanmoins… — Je ne peux pas aider Peter : il ne veut pas qu’on l’aide. — Pourtant il a emmené Petra quand il a vu Alaï. — Ah ! La visite top secret dont la F.I. ne pouvait rien savoir ? — Nous tâchons de rester en contact avec nos anciens élèves. — C’est ainsi que vous financez vos vaisseaux stellaires dernier cri ? Grâce à leurs dons ? — Nos meilleurs diplômés sont encore trop jeunes pour prétendre aux plus hauts revenus. — Voire : il y a deux chefs d’État parmi eux. — Bean, ne vous demandez-vous pas comment aurait tourné l’histoire du monde si deux Alexandre de Macédoine avaient existé en même temps ? — Alaï et Hot Soup ? Tout dépendra des moyens dont l’un et l’autre disposent, en fin de compte. Pour l’instant, Alaï en a davantage, mais la Chine a plus d’endurance. — Mais si vous ajoutez aux deux Alexandre une Jeanne d’Arc ici et là, quelques Jules César, peut-être un Attila et… — Vous voyez Petra dans le rôle de Jeanne d’Arc ? demanda Bean. — Elle pourrait l’endosser. — Et moi ? — Mais Gengis Khan, naturellement ! Enfin, si vous le voulez. — Il a une réputation détestable. — Qu’il ne mérite pas. Ses contemporains le connaissaient et le décrivaient comme un homme de pouvoir qui n’abusait pas de son autorité sur ceux qui lui obéissaient. — Je ne veux pas du pouvoir. Trouvez-vous votre Gengis Khan ailleurs. — C’est bien le problème, fit Rackham. On ne sait jamais qui porte le virus de l’ambition. Graff vous a inscrit à l’École de guerre parce que votre volonté de survivre équivalait à l’ambition quant aux résultats ; mais, à présent, la situation a changé. — Donc, en réalité, vous voyez plutôt Peter en Gengis Khan, et c’est pour ça que vous me demandez de l’aider. — Il peut remplir le rôle, en effet, et vous seul êtes capable de l’aider. Devant n’importe qui d’autre, il se sentirait menacé, mais vous… — Moi, je vais bientôt mourir. — Ou partir. Dans les deux cas, il peut se servir de vous à sa guise sans vous avoir dans les pattes par la suite. — Pas à sa guise : à la vôtre. Vous m’utilisez comme un livre dans une bibliothèque municipale : vous me prêtez un moment à Peter, il me rapporte et vous m’envoyez ailleurs poursuivre un autre rêve. Vous et Graff, vous vous croyez toujours responsables de l’humanité, on dirait. » Le regard de Rackham devint lointain. « C’est une tâche difficile à lâcher une fois qu’on l’a acceptée. Un jour, dans l’espace, j’ai vu ce que nul autre n’avait réussi à voir, j’ai tiré un missile, tué la reine d’une Ruche, et nous avons remporté la guerre. Depuis, j’ai la charge de la survie de l’homme. — Même si vous n’êtes plus le mieux à même de le gouverner. — Je ne prétends pas le gouverner, seulement endosser la responsabilité de faire tout ce qu’il faut, tout ce que je peux pour le protéger. Or il entre dans mes moyens d’essayer de persuader l’esprit militaire le plus brillant de la Terre de contribuer à l’union des nations sous l’égide du seul homme qui possède la volonté et l’intelligence nécessaires pour empêcher son éclatement. — À quel prix ? Peter ne place pas la démocratie très haut dans ses priorités. — Nous ne demandons pas la démocratie – du moins pas tout de suite, tant qu’on n’aura pas bridé l’orgueil des pays du monde. Il faut dompter un cheval avant de lui laisser la bride sur le cou. — Et vous vous dites au service de l’homme ! s’exclama Bean. N’empêche que vous voulez lui passer un mors, lui mettre une selle sur le dos et laisser Peter l’enfourcher. — Oui, répondit Rackham, parce que l’humanité n’est pas un cheval : c’est une pépinière d’ambitieux, de conquérants, de nations en conflit, et, si les nations s’effondrent, de tribus, de clans, de familles qui se font la guerre. Nous sommes faits pour l’agression, elle est inscrite dans nos gènes, et la seule façon d’arrêter ce bain de sang consiste à donner à un seul homme le pouvoir de soumettre tous les autres. Reste à l’espérer assez intègre pour préférer une paix durable à la guerre. — Et vous croyez que Peter est celui-là. — Il a l’ambition qui vous fait défaut. — Et l’humanité. » Rackham secoua la tête. « Vous n’avez donc toujours pas mesuré à quel point vous étiez humain ? » Bean refusa de le suivre sur ce terrain. « Pourquoi Graff et vous ne laissez-vous pas les hommes se débrouiller seuls, continuer à bâtir des empires et à les détruire ? — Parce que les doryphores ne sont pas les seuls extraterrestres de l’univers. » Bean se redressa sur son siège. « Non, non, nous n’en avons pas rencontré, nous n’avons aucune preuve de leur existence ; mais réfléchissez : tant que l’homme se croyait unique, il pouvait vivre l’histoire de son espèce comme il l’avait toujours fait ; mais aujourd’hui nous savons que la vie intelligente est apparue à deux reprises et selon des modalités très différentes. Alors pourquoi pas trois ou quatre ? Notre petit coin de galaxie ne présente rien d’exceptionnel, or les Reines se trouvaient remarquablement près de chez nous. Notre seule Voie lactée pourrait bien abriter des milliers d’espèces intelligentes, dont toutes risquent de ne pas se montrer d’aussi bonne composition que nous. — Votre stratégie consiste donc à nous disséminer. — Sur le plus grand espace possible, et à planter nos graines dans tous les sols possible. — Et, pour ça, il vous faut une Terre unifiée. — Il nous faut une Terre qui, au lieu de gaspiller ses ressources dans les conflits, les investisse dans la colonisation puis dans le commerce entre mondes, de façon que l’espèce entière profite de ce que chacun de ses membres apprend, réalise et intègre. Ce sont les principes de base de l’économie, de l’histoire, de l’évolution, des sciences : dispersion, adaptation, découverte, publication, exploration. — Ça va, j’ai compris, dit Bean. Noble ambition – mais qui finance ce projet aujourd’hui ? — Voyons, vous savez bien que je ne vous le dirai pas, et je ne pense pas que vous ayez besoin de me poser la question. » En effet. C’étaient les États-Unis d’Amérique, ces gros flemmards d’États-Unis ; épuisés à force de vouloir jouer les gendarmes du monde au vingt et unième siècle, écœurés de voir leurs efforts récompensés par la rancœur et la haine, ils avaient déclaré la victoire acquise, regagné leurs pénates où ils entretenaient la plus grande armée de la planète et fermé la porte à l’immigration. Et, à l’arrivée des doryphores, c’étaient eux, grâce à leur puissance de feu, qui avaient fait exploser les premiers vaisseaux d’exploration ennemis chargés de nettoyer de leurs occupants les meilleures terres agricoles chinoises ; c’étaient eux encore qui avaient majoritairement financé et dirigé la construction des croiseurs interplanétaires qui avaient repoussé la seconde invasion assez longtemps pour permettre au Néo-Zélandais Mazer Rackham de découvrir le point faible de la reine des Ruches et de détruire l’envahisseur. C’étaient eux qui subventionnaient secrètement la F.I. et la recherche de nouveaux vaisseaux ; ils investissaient dans le commerce interstellaire à un moment où aucun autre pays n’avait les moyens de se mettre seulement sur les rangs. « Et en quoi l’unification du monde leur profiterait-elle, si ce n’est sous leur égide ? » Rackham sourit. « Vous comprenez maintenant la nécessité de nous montrer discrets. » Bean lui rendit son sourire. Ainsi, Graff avait vendu son programme de colonisation aux Américains – sans doute sur la base de futurs profits commerciaux et d’un monopole probable. Et, en attendant, il soutenait Peter dans l’espoir qu’il parviendrait à rassembler le monde sous un gouvernement unique, ce qui déboucherait inévitablement sur une confrontation entre l’Hégémonie et l’Amérique. « Et quand viendra le jour où les États-Unis demanderont à la F.I., qu’ils auront subventionnée et dont ils auront financé les recherches, de les épauler pour faire face à un Hégémon devenu puissant, que fera la Flotte ? — Qu’a fait Suriyawong quand Achille lui a ordonné de vous tuer ? — Il lui a jeté un poignard en lui disant de se défendre lui-même. » Bean hocha la tête. « Mais la F.I. vous obéira-t-elle ? Je vous rappelle que, si vous comptez sur la réputation de Mazer Rackham, pratiquement personne ne le sait vivant. — J’espère qu’elle appliquera le code d’honneur qu’elle enfonce dans le crâne de ses soldats dès leur entrée chez elle : pas d’intervention sur Terre. — Code que vous enfreignez vous-même. — Nous n’intervenons pas, du moins pas avec des troupes ni des vaisseaux ; quelques renseignements ici, une pincée d’argent là, et un peu, un tout petit peu de recrutement. Aidez-nous, Bean, tant que vous vous trouvez sur Terre. Quand vous serez prêt, nous vous embarquerons sans délai. Mais, tant que vous êtes ici… — Et si je vous disais qu’à mon avis Peter n’a pas le bon fond que vous lui prêtez ? — Il vaut mieux qu’Achille. — Auguste aussi, répliqua Bean ; n’empêche qu’il a préparé le terrain pour Néron et Caligula. — Il a posé des fondations qui leur ont survécu et qui ont duré quinze siècles sous une forme ou une autre. — Et vous voyez Peter ainsi ? — Oui. — Alors, si vous gardez à l’esprit qu’il ne suivra aucun de mes conseils, qu’il ne m’écoutera pas, ni moi ni personne, et qu’il continuera de commettre des gaffes que je ne pourrai pas prévenir… d’accord. Je l’aiderai autant qu’il me le permettra. — Nous n’en demandons pas plus. — Mais ma priorité restera de trouver mes enfants. — Une proposition, fit Rackham : et si nous vous révélions où se cache Volescu ? — Vous le savez ? — Il se terre dans un de nos abris de sécurité. — Il a accepté la protection de la F.I. ? — Il croit que la maison fait partie de l’ancien réseau d’Achille. — Et c’est vrai ? — Quelqu’un devait bien récupérer ses affaires. — Pour ça, il fallait savoir où elles se trouvaient. — À votre avis, qui s’occupe de l’entretien de tous les satellites de communication ? demanda Rackham. — Ainsi, la F.I. surveille la Terre. — Comme une mère surveille ses enfants qui jouent dans le jardin. — Merci, maman, c’est rassurant. » Rackham se pencha en avant. « Bean, nous établissons nos plans, mais nous savons que nous risquons d’échouer. Voici à quoi se résume notre philosophie : nous avons vu les hommes dans ce qu’ils ont de plus grand et nous pensons qu’il vaut la peine de préserver notre espèce. — Même si, pour ça, vous devez recourir à des non-humains comme moi. — Bean, quand je parle des hommes dans ce qu’ils ont de plus grand, à qui croyez-vous que je songe ? — À Ender Wiggin. — Et Julian Delphiki, l’autre petit garçon à qui nous avons confié la mission de sauver la Terre. » Bean secoua la tête et se leva. « Plus si petit que ça, dit-il, et aujourd’hui en train de mourir. Mais j’accepte votre proposition parce qu’elle me donne de l’espoir pour ma famille et qu’à part ça je n’en ai aucun. Dites-moi où se planque Volescu, j’irai le voir. — Il faudra y aller seul, répondit Rackham. Aucun agent de la F.I. ne doit être impliqué. — Donnez-moi l’adresse, je me chargerai du reste. » Bean se courba de nouveau pour passer la porte en sortant, et c’est en tremblant qu’il traversa le parc pour regagner son bureau dans l’enclave de l’Hégémonie. D’immenses armées s’apprêtaient à s’affronter pour la domination de la planète, et, dans leur antre, même pas à la surface de la Terre, une poignée d’hommes escomptaient employer ces légions pour atteindre leurs propres buts. Comme Archimède, ils s’apprêtaient à soulever la Terre parce qu’ils avaient trouvé un levier assez grand. Et ce levier, c’est moi. Mais je ne suis pas aussi grand qu’ils l’imaginent ; je ne suis même pas aussi grand que j’en ai l’air. Ça ne marchera pas. Pourtant, ça vaut peut-être la peine d’essayer. Je vais donc leur permettre de se servir de moi pour faire sauter le monde des hommes hors de son ornière millénaire creusée par la guerre et la rivalité. Et je vais me servir d’eux pour tenter d’éviter ma mort et celle de mes enfants affectés par le mal qui me tue. Les chances de réussite de ces deux projets sont largement en dessous de celles d’une rencontre entre la Terre et une météorite assez volumineuse pour la détruire. D’un autre côté, ils ont sans doute déjà mis au point un plan en cas d’impact. Ils ont sans doute des plans pour tout – même pour le cas où j’échouerais… pour le moment où j’échouerai. 5 SHIVA De : Figure%parentale§hegemon.gov À : PeterWiggin%personnel@hegemon.gov Mot de passe : ******** Sujet : En tant que mère… Après des années à jouer les madones dans ta petite Pietà, il m’est venu l’idée que je pouvais te glisser un mot à l’oreille, malgré toutes tes occupations. Depuis l’entreprise d’enlèvements tous azimuts d’Achille, divers pays détenaient une arme soi-disant secrète, à savoir un ancien de l’École de guerre qu’ils avaient réussi à récupérer, à garder et à installer sur un pas de tir. Aujourd’hui, la situation s’aggrave encore : Alaï est calife de fait autant que de titre, Han Tzu empereur de Chine et Virlomi… quoi ? déesse ? Les rumeurs en provenance d’Inde le prétendent. Maintenant ils vont se faire la guerre entre eux. Et toi, que fais-tu ? Tu choisis ton camp, tu prends des paris sur le gagnant ? En dehors du fait que nombre de ces enfants étaient des amis et des compagnons d’armes d’Ender, l’humanité leur doit sa survie. Nous leur avons volé leur prime jeunesse ; quand pourront-ils enfin jouir d’une existence propre ? Peter, j’ai étudié l’histoire. Des personnages comme Gengis Khan et Alexandre le Grand n’ont jamais connu d’enfance normale, elle a toujours été axée uniquement sur la guerre, et cette éducation a dévoyé leur nature. Ils ont été malheureux toute leur vie. En l’absence de conquêtes, Alexandre ignorait qui il était ; s’il cessait sa fuite en avant et ses massacres, il mourait. Alors que dirais-tu de libérer ces gamins ? Y as-tu jamais pensé ? Parle à Graff ; il t’écoutera. Offre à ces petits une issue, une chance, une vie. Ne serait-ce que parce que ce sont les amis d’Andrew. Ils partagent son sort : ils n’ont pas choisi d’entrer à l’École de guerre. Toi, en revanche, tu n’y es pas allé ; tu as décidé tout seul de sauver le monde. Te voilà donc obligé d’assumer ton choix jusqu’au bout. Ta mère qui t’aime et te soutient indéfectiblement. Le buste d’une femme s’inscrivit sur l’écran. Elle portait la tenue d’une paysanne indienne, salie par le travail, mais elle avait le maintien d’une dame de la plus haute caste – notion hiérarchique toujours présente dans les esprits, malgré l’interdiction de longue date de tous les signes extérieurs d’appartenance à l’un ou l’autre rang social. Son visage n’évoquait rien à Peter, mais Petra la reconnut. « C’est Virlomi. — Elle ne s’était jamais montrée en public, dit Bean. — Je me demande combien de milliers de gens connaissent ses traits. — Écoutons ce qu’elle dit. » Peter cliqua sur « jouer ». « Le véritable croyant a le choix ; voilà pourquoi les hindous sont de vrais fidèles : ils peuvent décider de renoncer à l’hindouisme sans qu’il leur arrive aucun mal. » Et voilà aussi pourquoi il n’y a pas de vrais musulmans dans le monde : ils n’ont pas le droit de renoncer à l’islam. Si l’un d’eux veut devenir hindou, chrétien ou athée, un autre musulman, un fanatique, le tuera. » Coupe sur un montage rapide de photos de corps décapités – images connues, mais à l’impact toujours puissant. « L’islam est une religion sans fidèles, poursuivit Virlomi ; elle ne compte que des individus obligés de s’étiqueter musulmans et de vivre en tant que tels par peur de mourir. » Images classiques d’une foule qui s’incline comme un seul homme pour prier – les mêmes qui servaient souvent pour souligner la piété des populations musulmanes ; mais, dans le cadre où Virlomi les plaçait, on croyait y voir des marionnettes que la crainte animait à l’unisson. Elle réapparut à l’écran. « Calife Alaï : nous avons accueilli vos hommes en libérateurs, nous avons saboté, surveillé, bloqué les trajets d’approvisionnement des Chinois pour vous aider à vaincre notre ennemi, mais vos troupes paraissent croire qu’elles ont conquis l’Inde au lieu de la délivrer. Vous n’avez pas conquis l’Inde et vous ne la conquerrez jamais. » Des extraits filmés inédits de paysans indiens en haillons, des armes chinoises flambant neuves entre les mains, qui marchaient au pas comme des soldats dépenaillés. « Nous n’avons nul besoin de faux musulmans en uniforme ; nous n’avons nul besoin de faux musulmans dans nos temples. Nous n’accepterons la présence musulmane sur notre sol que le jour où l’islam deviendra une vraie religion et laissera aux gens le choix de se convertir ou non sans encourir aucune peine. » Le visage de Virlomi emplit de nouveau l’écran. « Croyez-vous que vos légions puissent vaincre l’Inde ? Alors vous ne connaissez pas la puissance de Dieu, car Dieu aide toujours ceux qui défendent leur patrie. Les musulmans que nous tuerons sur le sol indien iront droit en enfer, car ils ne servent pas Dieu mais Shaïtan. Les imams qui affirment le contraire sont des menteurs et des shaïtans eux-mêmes ; si vous leur obéissez, vous vous condamnez. Soyez de vrais musulmans, rentrez chez vous, auprès des vôtres, vivez en paix et laissez-nous vivre en paix, chez nous, auprès des nôtres. » Elle avait énoncé ces menaces et ces anathèmes avec une expression calme et bienveillante, et elle affichait à présent un sourire empreint de bonté. Peter songea qu’elle avait dû s’y exercer des heures, des jours peut-être, devant un miroir, car elle avait indubitablement l’air d’une déesse – encore qu’il n’en eût jamais vu et ignorât à quoi ressemblait une déesse. Elle paraissait radieuse ; était-ce un artifice d’éclairage ? « Je bénis l’Inde ; je bénis la Grande Muraille de l’Inde ; je bénis les soldats qui combattent pour l’Inde ; je bénis les fermiers qui nourrissent l’Inde ; je bénis les femmes qui donnent le jour à l’Inde, l’élèvent et l’amènent à l’âge adulte ; je bénis les grandes puissances de la Terre qui s’unissent pour nous aider à regagner notre liberté perdue ; je bénis les Indiens du Pakistan qui ont embrassé la fausse religion de l’islam : faites-en une vraie religion en rentrant chez vous et en nous laissant le choix de ne pas devenir musulmans. Alors nous vivrons en paix avec vous et Dieu vous bénira. » Par-dessus tout, je bénis le calife Alaï. Ô noble cœur, démontrez-moi mon erreur ; faites de l’islam une vraie religion en rendant la liberté à tous les musulmans. C’est seulement quand ils auront le droit de se détourner de l’islam qu’il y aura de vrais musulmans sur Terre. Donnez à vos fidèles le choix de servir Dieu au lieu de les retenir prisonniers dans des chaînes de peur et de haine. Si vous n’êtes pas l’envahisseur de l’Inde, alors vous deviendrez l’ami de l’Inde ; mais si vous comptez conquérir l’Inde, alors vous ne serez rien aux yeux de Dieu. » Et de grosses larmes roulèrent sur ses joues. L’émission avait été enregistrée en une seule prise, il ne s’agissait donc pas d’un rajout. Quelle comédienne ! songea Peter. « Ah, calife Alaï, je n’aspire qu’à vous embrasser comme un frère et un ami ! Pourquoi vos serviteurs me font-ils la guerre ? » Elle effectua des mouvements étranges avec les mains puis se passa trois doigts sur le front. « Je suis la mère de l’Inde, dit-elle. Combattez pour moi, mes enfants. » L’image se figea et resta affichée. Peter regarda Bean et Petra tour à tour. « Voici donc ma question, très simple : est-elle folle ? Se prend-elle vraiment pour une déesse ? Et réussira-t-elle ? — Que signifiait ce geste, à la fin, avec les doigts sur le front ? demanda Bean. — Elle dessinait la marque de Shiva le Destructeur, répondit Peter. C’est un appel à la guerre. » Il soupira. « Ils vont se faire massacrer. — Qui ça ? fit Petra. — Ceux qui lui obéissent. — Alaï ne le permettra pas, intervint Bean. — S’il tente de retenir ses hommes, il échouera, dit Peter. C’est peut-être ce qu’elle veut. — Non, répliqua Petra. Vous ne comprenez donc pas ? Pour occuper l’Inde et ravitailler leurs troupes, les musulmans dépendent entièrement de la production agricole du pays ; mais Shiva les prendra de vitesse : les Indiens préféreront détruire leurs récoltes plutôt que laisser l’ennemi s’en emparer. — Alors ils mourront de faim. — Et les balles les faucheront, enchaîna Petra, et d’innombrables cadavres d’hindous décapités joncheront le sol. Mais les musulmans finiront par tomber à court de munitions et ils s’apercevront qu’ils ne peuvent pas en recevoir de nouvelles à cause des routes bloquées. Et, pour un hindou tué, il y en aura dix pour les écraser à mains nues. Virlomi connaît bien son pays et son peuple. — Et tu sais tout ça, fit Peter, parce que tu as séjourné quelques mois dans une prison indienne ? — Jamais l’Inde ne s’est lancée dans une guerre sous le commandement d’une divinité, répondit la jeune femme ; jamais elle n’a connu pareille unité devant un conflit. — Une guérilla, corrigea Peter. — Tu verras. Virlomi sait ce qu’elle fait. — Elle n’appartenait même pas au djish d’Ender, au contraire d’Alaï ; ça veut dire qu’il est plus intelligent qu’elle, non ? » Petra et son mari échangèrent un regard. « Peter, il ne s’agit pas d’intelligence, dit Bean, mais de la façon d’utiliser ses cartes. — Et Virlomi a le meilleur jeu, renchérit Petra. — Je ne vous suis pas, fit Peter. Qu’est-ce qui m’a échappé ? — Han Tzu ne va pas rester les bras croisés pendant que les armées d’Alaï s’efforcent de soumettre l’Inde. Les lignes d’approvisionnement musulmanes doivent traverser l’immense désert de l’Asie, l’Inde elle-même ou la mer pour venir d’Indonésie. Si les Indiens les coupent sur leur sol, combien de temps Alaï pourra-t-il maintenir ses troupes sur le terrain en nombre suffisant pour contenir Han Tzu ? » L’Hégémon hocha la tête. « Vous estimez donc qu’Alaï manquera de vivres et de munitions avant que Virlomi tombe à court de combattants ? — J’estime, répondit Bean, que nous venons d’entendre une proposition de mariage. » Peter éclata de rire – mais les deux autres conservèrent une expression grave. « Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ? — Virlomi incarne l’Inde, expliqua Bean ; elle vient de le dire. Han Tzu incarne la Chine, Alaï l’Islam. Alors, comment ça se jouera-t-il ? L’Inde et la Chine contre le reste du monde ? L’Islam et l’Inde contre le reste du monde ? Qui arrivera à faire avaler une union de ce genre à son peuple ? Quel trône verra-t-on à côté de celui de l’Inde ? Dans tous les cas, cette alliance regroupera plus de la moitié de la population mondiale. » Peter ferma les yeux. « Donc il faut l’éviter. — Ne t’en fais pas, dit Bean. Quelle que soit l’union qui se formera, elle ne durera pas. — Tu n’as pas toujours raison, rétorqua l’Hégémon. Tu ne peux pas prévoir si loin dans l’avenir. » Bean haussa les épaules. « Pour moi, ça m’est égal ; je serai mort avant que tout se dénoue. » Avec un grognement mécontent, Petra se leva et se mit à faire les cent pas. « Je ne sais pas quoi faire, dit Peter. J’ai essayé de parler à Alaï, et je n’ai réussi qu’à provoquer un coup d’État – enfin, c’est Petra qui l’a provoqué. » Il ne pouvait contenir son exaspération. « Je voulais qu’il tienne la bride à ses troupes, mais elles sont incontrôlables ; elles font des méchouis de vaches dans les rues de Madras et de Bombay, puis elles massacrent les hindous qui se révoltent. Elles décapitent les Indiens qu’on accuse d’être des musulmans déchus, voire de descendre de musulmans déchus. Dois-je regarder, les bras croisés, le monde sombrer dans la guerre ? — Je croyais que ça faisait partie de ton plan, répondit Petra d’un ton cassant : te faire passer pour indispensable. — Je n’ai aucun plan. Je… je réagis seulement à la situation ; et, plutôt qu’essayer de la débrouiller tout seul, je voulais vous demander de me l’expliquer, parce que, la dernière fois que j’ai refusé de tenir compte de vos conseils, ç’a été un désastre. Mais je m’aperçois maintenant que vous n’avez rien à me fournir à part des conjectures et des prédictions. — Ah, pardon ! dit Bean. Je n’avais pas imaginé que tu désirais entendre nos suggestions. — Eh bien, si. — Alors voici : ton but n’est pas d’éviter la guerre. — Mais si ! » Bean leva les yeux au ciel. « Et tu prétends nous écouter ! — Bon, j’écoute. — L’objectif consiste à instaurer un nouvel ordre dans lequel la guerre devient impossible. Mais, pour parvenir à cette utopie, il faudra en passer par des guerres assez nombreuses pour que les gens sachent ensuite par expérience quelle catastrophe ils tiennent à éviter par-dessus tout. — Il n’est pas question que j’encourage les conflits, déclara Peter. Je discréditerais complètement mon image de pacificateur ; j’ai obtenu mon poste grâce à mes articles signés Locke ! — Si tu voulais bien cesser d’élever des objections, intervint Petra, tu finirais par entendre le conseil de Bean. — C’est moi l’illustre stratège, quand même, fit celui-ci avec un sourire forcé ; et aussi le résident le plus grand de l’enclave de l’Hégémonie. — J’écoute, répéta Peter. — Tu as raison : tu ne peux pas encourager les conflits ; mais tu ne peux pas non plus te permettre d’essayer d’enrayer ceux que rien ne peut enrayer. Tu échoueras et tu affaibliras du même coup ta position. Si Locke a réussi à obtenir la paix entre le Pacte de Varsovie et l’Ouest, c’est parce qu’aucun des partis ne souhaitait la guerre : les États-Unis voulaient rester chez eux et gagner de l’argent, la Russie n’avait pas envie de courir le risque de provoquer l’intervention de la F.I. La paix ne peut exister que si les adversaires en présence la désirent assez pour accepter des concessions. Pour l’instant, nul ne veut négocier : ni les Indiens, parce qu’ils se trouvent en pays occupé et que l’occupant ne voit pas une menace en eux ; ni les Chinois, parce que, politiquement, l’empereur se doit de refuser des frontières moins étendues que celles de la Chine han ; ni Alaï, parce que son propre peuple est tellement ivre de victoire qu’il ne voit aucune raison de renoncer à ses conquêtes. — Donc je n’interviens pas. — Si ; tu organises les aides internationales pour la famine en Inde, dit Petra. — Famine provoquée par Virlomi. » La jeune femme haussa les épaules. « Ainsi, j’attends que tout le monde en ait marre de la guerre, reprit Peter. — Non, répondit Bean : tu attends le moment précis où la paix deviendra possible. Si tu manques le coche, les rancœurs accumulées interdiront tout cessez-le-feu. — Et comment saurai-je que ce moment est venu ? — Aucune idée, fit Bean. — Mais enfin, c’est vous les cerveaux ! Tout le monde le dit. — Cesse de jouer les humbles, coupa Petra. Tu comprends parfaitement ce que nous t’expliquons. Pourquoi tant d’agressivité ? Tous les plans que nous pouvons former aujourd’hui tomberont en miettes à l’instant où quelqu’un prendra une décision imprévue. » Peter comprit alors qu’il leur en voulait moins qu’à sa mère et son message ridicule. Comme s’il avait le pouvoir de « sauver » le calife, l’empereur de Chine, la nouvelle déesse de l’Inde, et de les « libérer » alors qu’ils s’étaient mis eux-mêmes dans le pétrin ! « Je ne vois pas comment tourner la situation à mon avantage, c’est tout. — Ouvre l’œil, interviens ici et là, dit Bean, et, quand une ouverture se présentera, saute sur l’occasion. — Mais je fais ça depuis des années ! — Et très bien, en plus, fit Petra. On peut partir maintenant ? — C’est ça, partez ! Allez attraper votre savant fou ! Je sauverai le monde pendant ce temps-là. — Nous n’en attendons pas moins de toi, fit Bean. N’oublie pas que tu as postulé pour ce job et pas nous. » Ils se levèrent et se dirigèrent vers la porte. « Une minute. » Ils s’arrêtèrent. « Je viens de me rendre compte d’une chose », dit Peter. Ils se turent et attendirent qu’il poursuive. « Vous vous fichez de ce qui arrive au monde. » Bean échangea un regard avec Petra. « Comment ça, nous nous en fichons ? — Comment peux-tu tenir des propos pareils ? enchaîna Petra. Il s’agit de la guerre, de la mort, du sort de la planète ! — Vous en parlez comme… comme si je vous demandais conseil pour une croisière, quelle compagnie choisir… Ou… ou un poème, quelles rimes conviennent ou non. » Ils échangèrent un nouveau regard. « Et, quand vous vous regardez ainsi, on dirait que vous éclatez de rire, mais que vous êtes trop bien élevés pour le montrer. — Nous ne sommes pas bien élevés, répliqua Petra. Surtout Julian. — Non, en effet, ce n’est pas un problème d’éducation ; mais vous êtes tellement imbriqués l’un dans l’autre que vous n’avez même plus à exprimer vos sentiments : on dirait que vous riez ensemble sans que personne d’autre le sache. — C’est passionnant, Peter, dit Bean. On peut y aller maintenant ? — Il a raison, fit Petra ; nous ne nous engageons pas, du moins pas comme lui. Mais ça ne veut pas dire que nous nous en fichons, Peter. Ça nous touche même plus que toi ; seulement, nous ne voulons pas nous laisser entraîner à intervenir parce que… » Encore une fois, ils échangèrent un regard puis, sans un mot de plus, se dirigèrent à nouveau vers la porte. « Parce que vous êtes mariés, lança Peter. Parce que tu es enceinte ; parce que tu vas avoir un enfant. — Des enfants, répondit Bean en insistant sur le pluriel. Et nous aimerions continuer à essayer de découvrir ce qu’ils sont devenus. — Vous avez démissionné de l’espèce humaine, voilà ce que vous avez fait. Vous croyez avoir inventé le mariage et la procréation, du coup vous ne vous sentez plus l’obligation d’appartenir à quoi que ce soit. — Bien au contraire, rétorqua Petra : nous avons réintégré l’humanité. Nous ressemblons aujourd’hui à la majorité des gens : notre vie commune est tout pour nous ; nos enfants sont tout pour nous. Pour le reste… nous agissons selon notre conscience. Nous protégeons notre progéniture à tout prix ; au-delà, nous remplissons les devoirs qui nous incombent, mais ils n’ont pas la même importance à nos yeux. Désolée si ça te pose un problème. — Ça ne me pose pas de problème, répondit Peter. Autrefois, oui, avant que je ne comprenne ce que je voyais. Aujourd’hui, je crois… oui, ça me paraît normal. Je pense que mes parents fonctionnent ainsi, et, à cause de ça, sans doute, je les jugeais stupides, parce qu’ils avaient l’air de se désintéresser du monde. Ils ne se préoccupaient que d’eux-mêmes et de leurs gosses. — J’ai l’impression que la thérapie est en bonne voie, fit Bean. Et maintenant dis trois Je vous salue, Marie pendant que nous retournons à nos petites tâches domestiques, qui consistent entre autres à nous procurer des hélicoptères d’assaut et à coincer Volescu avant qu’il ne change à nouveau d’adresse et d’identité. » Et ils sortirent. Peter bouillait. Ils croyaient détenir un secret connu d’eux seuls ; ils croyaient savoir ce qu’était la vie. Mais, cette vie, ils en profitaient uniquement parce que des gens comme lui-même – ainsi que Han Tzu, Alaï et l’autre siphonnée qui se proclamait déesse, Virlomi – se penchaient sur les problèmes importants et s’efforçaient d’améliorer le monde. À cet instant, Peter se rappela que Bean avait tenu exactement les mêmes propos que sa mère : il avait choisi de devenir Hégémon, il devait se débrouiller seul à présent. Comme un gosse, à l’école, qui participe à la pièce de théâtre de fin d’année et qui n’aime pas le rôle qu’on lui a confié ; mais, s’il décide d’abandonner, c’est tout le spectacle qui capote, parce qu’il n’a pas de remplaçant. Il doit donc tenir jusqu’au bout. Distribué dans le rôle d’Hégémon, Peter devait désormais trouver le moyen de sauver le monde. Voilà ce que j’aimerais, se dit-il : évacuer de la planète ces satanés diplômés de l’École de guerre, jusqu’au dernier. Ce sont eux qui compliquent tout dans tous les pays. Ma mère veut qu’ils jouissent enfin d’une existence propre ? Moi aussi – une belle et longue existence loin d’ici, sur un autre monde. Mais, pour ça, il faudrait la coopération de Graff ; or Peter nourrissait l’affreux soupçon que Graff ne voulait pas d’un Hégémon trop efficace et trop puissant. Pourquoi accepterait-il d’embarquer des gosses de l’École de guerre à bord de ses vaisseaux ? Ils sèmeraient la pagaille dans les colonies où ils s’installeraient. Tiens, une idée : une colonie uniquement constituée d’anciens de l’École de guerre. Croisés entre eux, ils donneraient les meilleurs esprits militaires de la Galaxie. Puis ils reviendraient s’emparer de la Terre. D’accord, on oublie. Néanmoins, il y avait là matière à creuser : pour le grand public, c’était l’École de guerre qui avait remporté le conflit contre les doryphores, et tout le monde souhaitait avoir un diplômé à la tête des armées de son pays ; voilà pourquoi les diplômés en question se retrouvaient quasiment esclaves de leur défense nationale. Je vais donc suivre le conseil de maman : je vais les libérer. Ensuite, ils pourront se marier comme Bean et Petra, vivre longtemps et avoir beaucoup d’enfants pendant que d’autres – des gens responsables – se taperont le boulot de gérer le monde. En Inde, la réaction au discours de Virlomi ne se fit pas attendre et elle fut violente. Le soir même, au cours d’une dizaine d’incidents dans tout le pays, des soldats musulmans commirent des actes de provocation – ou, de leur point de vue, de représailles ou de défi en réponse aux accusations scandaleuses et sacrilèges de Virlomi, dont, naturellement, ils démontrèrent le bien-fondé aux yeux de beaucoup. Cependant, cette fois, ils n’eurent pas à faire face à des émeutiers désorganisés mais à une foule implacable, résolue à les écraser quel qu’en soit le coût. Ils affrontèrent Shiva. Par la suite, comme prévu, d’innombrables cadavres d’indiens jonchèrent les rues – mais on ne retrouva jamais ceux des soldats musulmans, ou du moins on ne put jamais les reconstituer entièrement. Les rapports sur les effusions de sang affluèrent au quartier général mobile de Virlomi, y compris des vidéos en pagaille. Quelques heures plus tard, elle en fit télécharger des morceaux choisis sur les réseaux : quantité d’images où des musulmans commettaient des actes de provocation puis ouvraient le feu sur les émeutiers, mais rien sur les marées humaines engloutissant les soldats armés de mitraillettes et les réduisant en charpie. Le monde ne verrait que des musulmans en train d’offenser la religion hindoue puis de massacrer des civils, et on lui dirait seulement que, parmi les soldats de l’Islam, il n’y avait pas de survivants. Bean et Petra montèrent à bord d’hélicoptères d’assaut et traversèrent l’océan en direction de l’Afrique ; Rackham les avait contactés, et ils savaient où trouver Volescu. 6 ÉVOLUTION De : TomLeDingue%MackCingle@sanshurst.england.gov À : Legume%magique@Atoutdesuite.com Posté et suivi par Atoutdesuite Code d’encryptage : ******** Code de décryptage : *********** Sujet : l’Angleterre et l’Europe J’espère que tu te sers toujours de cette adresse, maintenant que tu es un personnage public et que tu n’as plus à te cacher de M. Letendon ; ce que j’ai à te dire ne doit pas passer par les circuits ouverts. Je reçois sans arrêt des ballons d’essai de la part de Wiggin ; il se croit une affinité spéciale avec les membres du djish parce que c’est le frère d’Ender. Il a raison ? Je sais qu’il a ses entrées un peu partout – je reste sidéré par les renseignements que l’Hégémonie apprend avant nous –, mais est-ce qu’il les a chez nous ? Il me demande d’évaluer dans quelle mesure l’Europe serait prête à renoncer à sa souveraineté pour se placer sous l’autorité d’un gouvernement mondial. Vu qu’elle a passé les deux derniers siècles à flirter avec l’idée d’un gouvernement européen et à toujours reculer au dernier moment, j’ai du mal à déterminer si la question émane d’un gosse idiot ou d’un grand penseur qui en sait plus que moi. Mais, si tu la juges légitime, permets-moi de te répondre que l’idée de soumettre notre souveraineté à celle d’un corps politique mondial ou régional est risible. Seuls de petits pays comme le Bénélux, le Danemark ou la Slovénie accepteraient ce projet ; comme dans toute communauté, ceux qui ne possèdent rien sont toujours d’accord pour partager. Même si une version remaniée de l’anglais sert de langue maternelle en Europe (à part dans quelques enclaves qui résistent encore et toujours), nous n’en sommes pas plus près de l’unité pour autant. Ce qui ne signifie pas que, si on applique la bonne pression au bon moment, les orgueilleuses nations européennes ne préféreront pas échanger leur souveraineté contre la sécurité. Tom. Il se cachait dans le fort Rwanda, naturellement. La Suisse de l’Afrique, comme on l’appelait parfois, conservait son indépendance et sa neutralité uniquement parce que, mètre pour mètre, c’était sans doute le pays le plus fortifié du monde. Jamais ils n’auraient pu pénétrer dans l’espace aérien rwandais ; mais, grâce à un coup de téléphone amical de Peter à Félix Starman, le Premier ministre, ils avaient obtenu l’entrée de deux hélicoptères à réaction et vingt soldats de l’Hégémonie, ainsi que le téléchargement de plans détaillés du centre médical où opérait Volescu. Sous un faux nom, évidemment, car le Rwanda faisait partie des pays où Achille avait établi des planques et des cellules d’espionnage. Mais Volescu ignorait que les spécialistes de Peter avaient réussi à s’infiltrer dans le réseau informatique clandestin d’Achille par l’ordinateur de Suriyawong, et qu’ainsi, une cellule après l’autre, ils avaient récupéré, retourné ou détruit son organisation. Volescu dépendait d’une cellule rwandaise qu’un informateur avait signalée au gouvernement du pays. Félix Starman avait décidé de la laisser en activité, mais sous le contrôle d’intermédiaires à sa solde, si bien que les membres de la cellule ne se rendaient pas compte qu’ils opéraient en réalité pour l’État rwandais. En conséquence, lâcher cette prise représentait un gros sacrifice pour Félix Starman – qui exigeait qu’on traduise le nom qu’il s’était choisi afin que tous perçoivent l’image un peu insolite qu’il souhaitait y attacher. Pendant que Bean et Petra s’emparaient de Volescu, la police locale arrêterait tous les autres membres de l’organisation d’Achille ; l’Hégémonie avait même la promesse que ses experts pourraient assister au démantèlement des ordinateurs d’Achille. Comme le bruit de leurs pales annonçait leur approche aussi clairement qu’une sirène d’alarme, les hélicoptères se posèrent à un kilomètre du centre médical. De chacun d’eux, quatre soldats équipés de motos ultralégères débarquèrent pour bloquer toutes les issues routières ; les autres se mirent en chemin vers l’objectif par les jardins privatifs, les parkings résidentiels, entre les immeubles et les bâtiments d’entreprise. Tous les habitants du Rwanda suivaient une formation militaire ; ils restèrent donc prudemment chez eux en regardant les soldats de l’Hégémonie, en tenue vert chasse, courir d’un abri à l’autre. Certains appelèrent le gouvernement pour savoir ce qui se passait, mais les portables leur annoncèrent : « Nous travaillons à améliorer notre service, merci de votre patience », et les fixes : « Toutes les lignes sont encombrées. » La grossesse avancée de Petra lui interdisait de suivre les troupes à pied, et la stature distinctive de Bean l’obligeait lui aussi à rester dans les hélicos avec les pilotes. Mais il avait formé lui-même les hommes lancés à l’assaut et ne s’inquiétait pas de leur compétence ; en outre, Suriyawong, qui s’efforçait toujours de se réhabiliter malgré l’assurance de Bean qu’il jouissait de toute sa confiance, tenait absolument à lui montrer qu’il était capable de mener la mission à bien sans sa supervision directe. Un quart d’heure s’était à peine écoulé quand Suriyawong leur envoya un message : « Fa », qui pouvait s’entendre comme les initiales de fait accompli[2] ou la quatrième note de la gamme, selon l’humeur de Bean au moment de la réception. Cette fois, il le chanta tout haut, et les hélicoptères s’élevèrent dans les airs. Ils se posèrent sur le parking du centre médical. Comme il seyait à un pays riche tel que le Rwanda, les bâtiments abritaient un équipement à la pointe de la technique, mais leur architecture visait à donner aux patients l’impression d’être chez eux : on se serait cru dans un village, et les fenêtres des locaux qui ne nécessitaient pas un environnement contrôlé s’ouvraient largement à la brise. Volescu se trouvait dans le labo climatisé où on l’avait arrêté. Il salua gravement de la tête Petra et Bean quand ils entrèrent. « Quel plaisir de vous revoir, fit-il. — Y avait-il quelque chose de vrai dans ce que vous nous avez dit ? » lança la jeune femme. Elle s’exprimait d’une voix calme, mais qui ne laissait pas de place aux formules de politesse. Volescu sourit avec un haussement d’épaules. « J’ai cru bon d’obéir au gamin à l’époque. Il m’avait promis… tout ceci. — Une base où poursuivre vos recherches illégales ? demanda Bean. — C’est assez curieux, mais, à présent que l’Hégémonie a perdu tout pouvoir et que nous avons recouvré notre liberté, mes recherches n’ont rien d’illégal dans ce pays ; je n’ai donc pas à me tenir prêt à me débarrasser de mes sujets à tout instant. » Bean regarda Petra. « Il persiste à dire “se débarrasser” au lieu d’“assassiner”. » Le sourire de Volescu prit une expression chagrine. « Je regrette de ne pas disposer de tous vos frères. Mais vous ne venez pas pour ça : j’ai purgé ma peine et on m’a relâché. — Nous voulons nos enfants, déclara Petra ; tous les huit – à moins qu’il n’y en ait davantage. — Il n’y en a jamais eu que huit. On m’a surveillé pendant toute l’opération, selon vos ordres, et je ne vois pas comment j’aurais pu tricher ni feindre de détruire ceux que j’ai rejetés. — J’ai réfléchi à plusieurs possibilités, répondit Bean. La plus évidente : les trois chez lesquels vous avez affirmé que la clé d’Anton avait tourné avaient en réalité déjà été emportés ; vous avez détruit les embryons de quelqu’un d’autre, ou bien vous n’avez rien détruit du tout. — Si vous en savez tant, quel besoin avez-vous de moi ? — Il nous faut huit noms et adresses ; ceux des femmes enceintes de nos enfants. — Même si je possédais ces renseignements, à quoi vous serviraient-ils ? Aucun de ces embryons ne porte la clé d’Anton ; leur étude ne présente pas d’intérêt. — Il n’existe pas de test non destructeur, intervint Petra ; vous ignoriez donc chez lesquels la clé d’Anton a tourné. Vous avez dû les garder et les implanter-tous. — Encore une fois, puisque vous en savez plus long que moi, prévenez-moi quand vous les retrouverez, je vous prie. J’aimerais beaucoup apprendre ce qu’Achille a fait des cinq survivants. » Bean s’avança vers son demi-oncle biologique et le regarda de tout son haut. « Mon Dieu, fit Volescu, comme tu as de grandes dents ! » Bean le saisit par les épaules ; dans ses mains démesurées, les bras de l’autre paraissaient minces et fragiles. Il les palpa, les pressa entre ses doigts. Volescu tressaillit de douleur. La main droite de Bean remonta lentement et vint se poser sur la nuque de l’homme, son pouce sur la pointe de sa pomme d’Adam. « Mentez-moi encore une fois, dit-il. — J’aurais cru, dit Volescu, que quelqu’un d’autrefois aussi petit éviterait de jouer aujourd’hui les grandes brutes. — Nous avons tous été petits autrefois, fit Petra. Lâche-le, Bean. — Je ne peux même pas lui écraser un peu le larynx ? — Il a trop confiance en lui ; il est sûr que nous ne les trouverons pas. — Tellement d’enfants et si peu de temps ! » s’exclama Volescu d’un ton enjoué. Bean se tourna vers son épouse. « Il ne croit pas que nous le torturerons. — À moins qu’il ne le souhaite, répondit-elle. Va savoir comment fonctionne son cerveau ! La seule différence entre Achille et lui, c’est l’échelle de leur ambition. Volescu nourrit des rêves infinitésimaux. » Les larmes commençaient à monter aux yeux de ce dernier. « Je te considère toujours comme mon fils unique, Julian ; je regrette que nous ne puissions mieux communiquer. » Bean fit tourner son pouce autour de son larynx. « Je m’étonne que vous trouviez toujours de quoi mener vos recherches dans votre branche répugnante, dit Petra. Mais ce labo est fermé désormais ; le gouvernement rwandais va envoyer ses scientifiques l’examiner pour découvrir ce que vous maniganciez. — Comme d’habitude, je fais tout le travail et d’autres récoltent les honneurs, dit Volescu. — Tu as vu, Petra ? demanda Bean. J’arrive presque à joindre les doigts autour de son cou. — Ramenons-le à Ribeirão Preto, Julian. — Bonne idée, déclara Volescu. Comment vont ma sœur et son mari ? Mais peut-être les vois-tu moins souvent, maintenant que tu es quelqu’un d’important. — Ce monstre parle de mes parents comme s’il n’avait pas cloné illégalement mon frère puis assassiné tous les embryons sauf un. — Ils ont regagné la Grèce, dit Petra. S’il te plaît, Bean, ne le tue pas. Je t’en prie. — Pourquoi ? — Parce que nous sommes des gens bien. » Volescu s’esclaffa. « Vous vivez du meurtre. Combien de personnes avez-vous tuées, tous les deux ? Et si on compte les doryphores que vous avez massacrés dans l’espace… — D’accord, trancha Petra. Vas-y, tue-le. » Bean serra les doigts – sans excès, mais Volescu émit un gargouillement étranglé puis ses yeux commencèrent à s’exorbiter. À cet instant, Suriyawong entra. « Général Delphiki ! lança-t-il. — Une seconde, Suri, dit la jeune femme. Il est occupé à tuer quelqu’un. — Mon général, ce laboratoire fabrique du matériel de guerre. » Bean desserra sa prise. « Encore des recherches génétiques ? — Plusieurs scientifiques employés ici nourrissaient des soupçons sur les travaux de Volescu et l’origine de ses subventions, et ils rassemblaient des éléments contre lui. Il n’y en avait pas beaucoup, mais tous indiquent qu’il cultivait un virus, celui du rhume classique, mais capable de véhiculer des modifications génétiques. — Ça n’affecterait pas les adultes, observa Bean. — Je n’aurais pas dû parler de matériel de guerre, c’est vrai, répondit Suriyawong, mais je pensais interrompre plus vite votre petite séance de strangulation. — De quoi s’agit-il, alors ? — D’un projet pour modifier le génome humain. — Nous savions déjà qu’il travaillait là-dessus, dit Petra. — Mais pas avec des virus comme vecteurs, fit Bean. À quoi jouiez-vous, Volescu ? » D’une voix étranglée, l’autre répondit : « Je remplissais les termes du contrat de mes subventions. — Des subventions de qui ? — De mes subventionneurs. — Bouclez le centre, dit Bean à Suriyawong. Je vais appeler l’Hégémon pour qu’il demande au gouvernement rwandais de placer le périmètre sous surveillance militaire. — Je trouve, fit Petra, que notre brillant ami scientifique a une approche curieuse de la façon de refaçonner l’humanité. — Il faut qu’Anton jette un œil sur ce que bricolait son déplaisant petit disciple », déclara Bean. Petra se tourna vers Suriyawong. « Suri, Bean n’avait pas vraiment l’intention de le tuer. — Si, répliqua Bean. — Je l’en aurais empêché », dit la jeune femme. Suriyawong eut un petit rire sec. « Il y a parfois des gens qu’il faut tuer. Jusqu’ici, le score de Bean est d’un à un. » Petra cessa d’assister aux interrogatoires de Volescu – on ne pouvait d’ailleurs guère parler d’interrogatoires : les questions directes ne menaient nulle part, les menaces restaient sans effet ; c’était exaspérant, stressant, et elle détestait la façon dont il la regardait, dont il regardait son ventre qui s’arrondissait de jour en jour. Mais elle se tenait toujours informée de ce qu’on appelait, à défaut d’un meilleur nom, le projet Volescu. Le chef de la sécurité électronique, Ferreira, travaillait d’arrache-pied à découvrir à quoi le prétendu scientifique employait son ordinateur et à dénicher ses différentes identités sur les réseaux. Petra, elle, veillait à ce que les recherches et les indexations de bases de données déjà en cours se poursuivent : les embryons se trouvaient toujours quelque part dans le monde, implantés chez des mères porteuses qui finiraient par leur donner le jour. Volescu n’aurait jamais osé mettre son expérience en péril en interdisant aux mères l’accès à des soins médicaux de qualité – c’était même le minimum vital. Les enfants naîtraient donc dans des hôpitaux qui conserveraient la trace de leur naissance. Mais comment repérer ces bébés parmi les millions qui pousseraient leur premier cri dans la même fourchette de temps ? Petra n’en avait pas la moindre idée. Néanmoins, on collecterait les données et les indexerait avec toutes les variables imaginables qui pourraient servir afin de les avoir sous la main quand on mettrait enfin le doigt sur un système d’identification. En attendant, Bean se chargeait des interrogatoires de Volescu. Il en tirait quelques informations qui se révélaient exactes, mais l’homme laissait-il échapper ces renseignements involontairement ou bien s’amusait-il à les donner au compte-gouttes en sachant qu’ils ne présentaient en réalité guère d’intérêt ? Quand il ne cuisinait pas Volescu, Bean passait son temps avec Anton qui, sorti de sa retraite, avait accepté de se soumettre à des doses massives de médicaments pour inhiber la réaction antagoniste que provoquait chez lui la seule idée de travailler dans son domaine de recherche. « Je me répète tous les jours, dit-il à Bean, que je ne fais pas de la science, que je corrige simplement des devoirs d’étudiants. Ça m’aide, mais je vomis quand même. Ce n’est pas bon pour moi. — N’essayez pas de dépasser vos limites. — Ma femme m’aide. Elle est très patiente avec le vieil homme que je suis. Et tenez-vous bien : elle est enceinte. De façon naturelle ! — Félicitations », dit Bean, qui savait combien Anton avait dû avoir du mal, car ses désirs sexuels ne tendaient pas dans la même direction que ses envies de reproduction. « Même à mon âge, fit ce dernier en riant, mon corps sait faire ce qui ne me vient pas naturellement. » Toutefois, son bonheur personnel écarté, il se mit à brosser un tableau de plus en plus sombre. « Volescu avait un plan très simple : il voulait éliminer l’espèce humaine. — Pourquoi ? Ça ne tient pas debout. Par vengeance ? — Non, non : éliminer et remplacer. Le virus qu’il avait choisi investit les cellules reproductrices, tous les spermatozoïdes, tous les ovules. Il infecte mais ne tue pas ; il coupe des morceaux et s’y substitue. Toutes sortes de modifications : la vigueur et la vélocité d’un Africain de l’Est ; d’autres que je ne comprends pas parce que personne n’a vraiment cartographié cette partie du génome, du moins en ce qui concerne ses fonctions, et certaines dont j’ignore même où elles agissent. Il faudrait que je procède à des expériences, et j’en suis incapable ; ce serait de la vraie science. Quelqu’un d’autre, plus tard. — Vous n’avez pas encore parlé du changement majeur, dit Bean. — Ma petite clé, répondit Anton. Son virus fait tourner la clé. — Donc il ne possède pas de remède, aucun moyen de régler la clé pour améliorer les capacités intellectuelles en évitant de déclencher du même coup le processus de croissance perpétuelle. — S’il en avait un, il s’en serait servi. Il n’y a aucun avantage à s’en priver. — Il s’agit donc bien d’une arme biologique. — Une arme ? Un virus qui n’affecte que les enfants ? Qui les fait mourir de gigantisme avant l’âge de vingt ans ? Vous croyez vraiment qu’il y a de quoi faire reculer un ennemi ? — Alors quoi ? — Volescu se prend pour Dieu – ou, du moins, il se travestit en Dieu. Il essaye d’obliger l’humanité à effectuer un bond évolutif ; son virus répandu, plus jamais aucun enfant normal ne naîtrait. — Mais c’est de la folie ! Si tout le monde devait mourir si jeune… — Non, non, Julian, pas de la folie. Pourquoi les humains vivent-ils si longtemps ? Les mathématiciens et les poètes cessent de briller avant trente ans. Notre durée de vie tient à nos petits-enfants. Dans un monde périlleux, les grands-parents peuvent contribuer à leur survie ; les sociétés où l’on n’exclut pas les vieux, où on les écoute, où on les respecte – où on subvient à leurs besoins – s’en tirent toujours mieux que les autres ; mais ce genre de communauté vit toujours à la limite de la famine, toujours en danger. Courons-nous d’aussi grands risques aujourd’hui ? — Si les guerres actuelles continuent de s’aggraver… — Oui, la guerre, dit Anton. On peut tuer une génération entière d’hommes, les grands-pères conservent leur capacité sexuelle et ils peuvent donner le jour à la génération suivante. Mais Volescu nous juge aptes à dépasser cette nécessité de pallier la disparition des jeunes. — Donc l’idée de générations séparées par moins de vingt ans d’écart ne le dérange pas. — Changer les schémas sociaux. À quel âge étiez-vous prêt à jouer un rôle d’adulte, Bean ? Quand votre cerveau a-t-il été prêt à se mettre au travail et à changer le monde ? — À dix ans. Plus tôt si j’avais suivi une bonne scolarité. — Donc des études de qualité ; tout le système scolaire doit être bouleversé parce que nos enfants sont prêts à apprendre dès trois ans, voire deux. À dix ans, si la modification génétique de Volescu s’opère, la nouvelle génération possède tout ce qu’il faut pour remplacer l’ancienne ; ses membres se marient le plus tôt possible, se reproduisent comme des lapins, deviennent des géants invincibles au combat jusqu’à ce qu’ils meurent d’une crise cardiaque. Vous voyez le tableau ? Au lieu de gaspiller la jeunesse au casse-pipe, on envoie les vieux, ceux de dix-huit ans, tandis que la recherche dans le domaine des sciences, de la technologie, en architecture, en agriculture, etc., devient l’apanage des jeunes, de ceux de dix ans. Tous pareils à vous. — Et coupés de l’humanité. — Une espèce différente, oui ; les enfants de l’Homo sapiens. Homo lumens, peut-être. Les deux lignées restent capables de se croiser, mais l’homme ancien modèle, s’il vit plus longtemps, ne devient jamais très grand – ni très intelligent. Comment pourrait-il rivaliser ? Il disparaît, Bean, et vos semblables dominent le monde. — Je ne les considérerais pas comme mes semblables. — Merci de rester loyal aux vieux humains comme moi, mais vous représentez un être inédit, Bean ; et, si vous avez des enfants chez qui ma petite clé aura été tournée, ils n’auront pas la vélocité prévue par Volescu, mais ils seront géniaux. De nouvelles créatures sous le soleil. Quand ils atteindront l’âge de communiquer entre eux, au lieu de rester seuls comme vous, serez-vous capable de les suivre ? Vous, oui, peut-être, mais moi ? » Bean éclata d’un rire amer. « Et Petra ? C’est ça que vous essayez de me dire, non ? — Vous n’avez pas vu vos parents humiliés en s’apercevant que vous appreniez plus vite qu’ils ne pouvaient vous enseigner. — Ça ne changera rien à l’amour de Petra pour eux. — Sans doute. Mais tout son amour n’en fera pas des humains. — Et vous qui affirmiez que j’étais humain ! Vous faisiez erreur, en définitive. — Humain par vos émotions, par vos désirs, par ce qui vous rend bon au lieu de mauvais. Mais, par la brièveté de votre vie et la rapidité de votre évolution, n’êtes-vous pas seul en ce monde ? — Si, à moins qu’on ne libère le virus. — Et qui vous dit qu’on ne le libérera pas ? demanda Anton. Qui vous dit que Volescu n’en avait pas déjà préparé et disséminé un lot ? Qui vous dit qu’il ne s’est pas infecté lui-même et qu’il ne le propage pas à chacun de ses déplacements ? Depuis son arrivée il y a quelques semaines, combien de gens de l’enclave de l’Hégémonie ont-ils attrapé un rhume ? Le nez qui coule, le pénis qui démange, les mamelons hypersensibles… Oui, c’est ce virus-là dont il s’est servi comme base ; il a le sens de l’humour, dans un genre pervers. — Je n’ai pas prêté attention aux symptômes mineurs, mais nous avons eu un nombre normal de rhumes. — Mon imagination vagabondait. Il n’a pas dû se prendre lui-même comme porteur. À quoi bon ? Il laisse à d’autres le soin de propager le virus. — Vous voulez dire que la contamination a déjà commencé ? — Ou bien il a un site sur les réseaux auquel il doit se connecter chaque semaine ou chaque mois. S’il n’y va pas, le site envoie un signal à certains membres de l’ancienne organisation d’Achille, ils sortent le virus et se l’injectent. Et, pour déclencher ce mécanisme, il suffit à Volescu… d’être prisonnier, sans accès à un ordinateur. — Ses recherches étaient-elles avancées à ce point ? Pourrait-il disposer d’un virus en état de propager la mutation ? — Je l’ignore. Il a changé toutes ses archives quand il a déménagé – quand vous lui avez envoyé un message ; vous m’en aviez parlé, non ? Vous lui avez envoyé un message et il s’est installé au Rwanda. Avant ça, il avait peut-être une version antérieure du virus, ou peut-être pas. C’était peut-être la première fois qu’il implantait les gènes humains manipulés dans le virus. Dans ce cas, non, il n’a pas été libéré. Mais ça reste possible. Le produit est prêt – enfin, assez prêt. Vous avez peut-être attrapé Volescu juste à temps. — Et si le virus se balade dans la nature ? — Alors j’espère que l’enfant que porte ma femme vous ressemble, à vous, et non à moi. — Pourquoi ? — Votre drame, Bean, c’est que vous êtes le seul de votre espèce. Si toute la population du monde doit bientôt prendre modèle sur vous, vous savez ce que ça fait de vous ? — Un sombre crétin. — Un nouvel Adam. » Anton acceptait la fatalité avec une complaisance insupportable. Bean n’aurait souhaité à personne, ni à son enfant ni à celui d’Anton, d’être ce qu’il était, de vivre ce qu’il vivait. Mais on pouvait pardonner au vieux savant son espoir stupide : il n’avait jamais été aussi petit ni aussi grand. Il ne pouvait savoir à quel point le premier stade était… larvaire. Comme celle du ver à soie, la larve de mon espèce accomplit l’œuvre de toute son existence pendant sa prime jeunesse. Ensuite éclot le grand papillon que tout le monde voit, mais il n’a plus d’autre mission dans la vie que de s’accoupler et de pondre des œufs avant de mourir. Bean discuta longuement avec Petra, puis ils allèrent trouver Ferreira et Peter, et l’on réorienta – un peu à la va-vite – les logiciels de recherche sur la détection de tout type d’interrupteur sur lequel Volescu aurait dû se connecter tous les jours ou toutes les semaines pour l’empêcher de se déclencher. À coup sûr, le système serait programmé pour s’autodétruire dès son message envoyé ; donc, s’il avait fonctionné, il n’existait déjà plus. Mais des traces en resteraient, des sauvegardes, des enregistrements. Nul ne naviguait sur les réseaux sans laisser de sillage. Même pas Bean, qui avait pourtant réussi à rendre sa piste impossible à suivre en changeant constamment d’identité. Volescu, lui, s’installait dans ses labos le plus longtemps qu’il pouvait, et il n’avait peut-être pas fait preuve d’autant de prudence sur les réseaux. Après tout, il se prenait peut-être pour un génie, mais il n’arrivait pas à la cheville de Bean. 7 PROPOSITION De : PeterWiggin%personnel@hegemon.gov À : Vlad%Empale@gcu.ru.gov Sujet : Les amis de mon frère J’aimerais vous parler face à face en terrain neutre, en souvenir de mon frère. Peter se rendit à Saint-Pétersbourg en tant qu’observateur et consultant, du moins en apparence, des discussions commerciales du Pacte de Varsovie, liées à la volonté de la Russie de créer une union économique capable de rivaliser avec celle de l’Europe de l’Ouest. Il assista à plusieurs réunions et les conversations allèrent bon train dans sa suite d’hôtel, mais, naturellement, il avait un programme très différent de celui auquel il devait sa présence, et il accomplit d’excellents progrès avec – comme prévu – les représentants de certains pays parmi les plus petits ou les moins riches : Lituanie, Estonie, Slovaquie, Bulgarie, Bosnie, Albanie, Croatie, Géorgie… Toutes les pièces du puzzle avaient leur importance. Parfois, une pièce ne comptait pas pour un pays entier, mais pour un seul individu. Voilà pourquoi Peter se retrouvait à marcher dans un parc – non l’un de ceux, magnifiques, du cœur de Saint-Pétersbourg, mais un parc modeste de Kohtla-Järve, ville du nord-est de l’Estonie qui voulait se donner des airs de capitale. Peter ignorait pourquoi Vlad avait choisi un point de rendez-vous qui les obligeait tous deux à franchir une frontière : rien n’aurait pu signaler leur rencontre de façon plus visible ; en outre, deux services de renseignements au lieu d’un seul les surveilleraient : l’estonien et le russe – car la Russie n’avait pas perdu ses habitudes d’antan ; elle continuait d’espionner l’Estonie, désormais par son réseau d’agents infiltrés et non plus par celui de taupes indigènes. D’où, peut-être, le parc. Il y avait un lac – non, un bassin, qui servait certainement de patinoire en hiver à en juger par sa forme presque parfaitement circulaire et le nombre extraordinaire de bancs qui le bordaient. Mais aujourd’hui, en été, il devait faire l’objet d’une campagne publicitaire du type « sang à volonté et terrain de ponte dans le même espace » auprès des moustiques qui voletaient à profusion. « Fermez les yeux », dit Vlad. Sans doute un rite d’initiation chez les espions. Peter obéit avec un soupir qui lui entrouvrit assez la bouche pour lui permettre de savourer la giclée de répulsif à insectes que l’autre lui pulvérisa au visage. « Mains, reprit Vlad. Mauvais goût mais pas mortel. Mains. » Peter tendit les mains qui reçurent elles aussi une pulvérisation. « Pour pas perdre plus qu’un demi-litre de sang pendant conversation. Horrible, ce parc. Personne vient en été, alors pas de micros cachés ; beaucoup d’étendues de gazon : on peut voir si quelqu’un regarde nous. — On vous surveille donc de si près ? — Gouvernement russe pas aussi compréhensif qu’Hégémon. Suriyawong garde confiance à vous parce que vous croyez que lui pas ami d’Achille ; mais moi ? Pas confiance. Alors si vous espérez que j’ai influence, vous trompez beaucoup, mon ami. — Ce n’est pas la raison de ma présence. — Oui, je sais ; vous ici pour discussions commerciales. » Vlad eut un sourire espiègle. « Ce genre de discussions ne sert pas à grand-chose quand la contrebande et les pots-de-vin rendent les systèmes douaniers totalement inefficaces, répondit Peter. — Je content que vous comprenez façons de nous : faire confiance à personne qu’on n’a pas graissé la patte depuis une demi-heure. — À propos, n’essayez pas de me faire croire que vous avez un accent russe aussi épouvantable, dit Peter : vous avez passé votre enfance à l’École de guerre ; vous devez parler le standard comme votre langue maternelle. — En effet, fit Vlad – toujours avec un accent à couper au couteau –, sauf quand, pour assurer mon avenir, je dois empêcher qu’on se rappelle à quel point je suis différent. Un accent, c’est difficile à acquérir et à conserver ; c’est pourquoi je continue à m’en servir. De nature, je ne suis pas bon comédien. — Puis-je vous appeler Vlad ? — Puis-je vous appeler Peter ? — Oui. — Alors d’accord aussi. Humble planificateur stratégique peut pas se montrer plus cérémonieux qu’Hégémon de monde entier. — Vous connaissez très bien l’étendue de mon pouvoir dans le monde, répliqua Peter. En outre, je vous l’ai dit, ce n’est pas la raison de ma présence, du moins pas directement. — Quoi, alors ? Vous voulez m’engager ? Impossible : on ne me fait pas confiance dans mon pays, mais on ne tient pas du tout à me voir m’expatrier. Je suis un héros du peuple russe. — Vlad, si on vous faisait confiance, où seriez-vous aujourd’hui, à votre avis ? » L’autre s’esclaffa. « À la tête des armées de notre sainte Russie, comme Alaï, Hot Soup, Virlomi et beaucoup d’autres. Des tas de petits Alexandre. — J’ai déjà entendu cette comparaison, mais j’ai une autre image en tête : celle de la course aux armements qui a débouché sur la Première Guerre mondiale. » Vlad réfléchit un instant. « Et nous autres, les gamins de l’École de guerre, en sommes l’enjeu : si un pays en possède un, l’autre doit s’en procurer davantage. Oui, l’entreprise d’enlèvements d’Achille poursuivait le même but. — Voici à quoi je veux en venir : la présence des élèves de l’École de guerre – surtout des anciens du djish d’Ender – accroît les risques de conflit au lieu de les réduire. — Je ne partage pas cette opinion, répondit Vlad. Certes, Hot Soup et Alaï sont au plus fort de la mêlée, mais Virlomi n’appartenait pas au djish ; quant aux autres… Bean et Petra œuvrent avec vous pour le maintien de la paix, non ? Comme les candidates des concours de beauté ? Dink travaille dans un projet anglo-américain, ce qui veut dire que, militairement parlant, il est castré ; Shen piétine à un poste honorifique à Tokyo ; Dumper est devenu moine, je crois, Ou un truc comme ça, chaman, quelque part dans les Andes. Tom le Dingue étudie au fond d’une classe à Sandhurst, Carn Carby est retourné en Australie, où, s’il y a une armée, tout le monde s’en balance. Et Molo la Mouche… ma foi, il ne reste pas les bras croisés aux Philippines, mais il n’est pas président ni même général à cinq étoiles. — Ça correspond à ma propre liste, même si, à mon avis, Carby aurait à redire sur votre appréciation de l’armée australienne. » D’un geste, Vlad écarta l’objection. « En conclusion, la plupart des pays qui disposent de cette “importante ressource nationale” s’inquiètent bien plus de nous tenir sous étroite surveillance et à l’écart du pouvoir que de nous utiliser comme armes de guerre. » Peter sourit. « Oui : soit on vous plonge dans un bain de sang jusqu’au cou, soit on vous garde enfermés dans une boîte. Y en a-t-il un seul qui soit marié et heureux en ménage ? — Aucun d’entre nous n’a encore vingt-cinq ans – sauf Dink, peut-être : il a toujours menti sur son âge. En majorité, nous sortons à peine de l’adolescence. — Le monde a peur de vous, et aujourd’hui plus que jamais parce que les pays qui ont employé leurs membres du djish pour faire la guerre se retrouvent gouvernés par eux. — Si on peut parler de pays dans le cas de l’Islam international ; personnellement, je parlerais d’attentat contre les Écritures. — N’allez pas dire ça à Bagdad ou à Téhéran, fit Peter. — Comme si j’avais l’occasion un jour de m’y rendre ! — Vlad, vous plairait-il de vous libérer de toutes vos entraves ? » Le jeune Russe éclata de rire. « Vous représentez donc Graff ? » Peter resta interloqué. « Il est venu vous voir ? — Devenez administrateur d’une colonie, laissez tous vos soucis derrière vous. Des vacances tous frais payés… pour le restant de vos jours ! — Non, pas des vacances, dit Peter : du travail par-dessus la tête. Mais au moins vous serez maître de votre vie. — Ainsi, Peter l’Hégémon veut évacuer le djish d’Ender de la Terre pour toujours. — Vous voulez ma place ? Je démissionnerais à l’instant si j’avais la certitude qu’elle vous reviendrait, à vous ou à tout autre membre du djish. Vous la voulez ? Vous pensez pouvoir la conserver ? Prenez-la. Je l’occupe parce que j’ai écrit les essais de Locke et empêché une guerre, mais de quelles réussites puis-je me glorifier depuis ? Vlad, je ne vous regarde pas comme un rival ; je ne peux pas : vous n’avez même pas la liberté de vous opposer à moi. » L’autre haussa les épaules. « Très bien ; vous obéissez donc à de nobles motifs. — J’obéis à des motifs réalistes, répliqua Peter. La Russie ne se sert pas de vous pour le moment, mais on ne vous a pas exécuté ni emprisonné. Si vos dirigeants jugent un conflit désirable, nécessaire ou inévitable, combien de temps leur faudra-t-il pour vous bombarder général et vous coller au cœur des opérations ? Surtout si la guerre se présente mal ? Vous représentez leur arsenal nucléaire. — Pas exactement : mon cerveau constitue la charge du missile, or il est défectueux : j’ai donné l’impression que je faisais confiance à Achille ; par conséquent, je n’ai pas la même valeur que les autres membres du djish. — Dans une guerre contre Han Tzu, au bout de combien de temps croyez-vous qu’on vous placerait à la tête de l’armée ? Ou au moins des services stratégiques ? — Quinze minutes, à peu près. — Alors dites-moi : sachant qu’elle vous détient, la Russie risque-t-elle plus ou moins de se lancer dans un conflit ? » Vlad eut un petit sourire et inclina la tête. « D’accord, d’accord ; donc l’Hégémon veut que je quitte la Russie pour réduire son agressivité. — Ce n’est pas aussi simple. Un jour viendra où la majorité des nations auront opéré une fusion de leur souveraineté… — C’est-à-dire qu’elles y auront renoncé. — Pour former un gouvernement unique. Il ne rassemblera pas les grands pays, rien qu’une foule de petits, mais, à la différence de l’ONU, de la Société des Nations ou même de l’Hégémonie ancienne manière, il ne sera pas conçu pour disposer d’un pouvoir aussi réduit que possible. Les pays membres ne conserveront pas d’armée nationale, de terre, de mer ni de l’air ; ils n’auront pas le contrôle de leurs frontières et ne toucheront pas de droits de douane ; ils n’entretiendront pas non plus de marine marchande personnelle. L’Hégémonie régira seule la politique étrangère. Pourquoi la Russie entrerait-elle dans une telle confédération ? — Elle n’accepterait jamais. » Peter hocha la tête mais ne dit rien. « Elle n’accepterait jamais, reprit Vlad, sauf si elle y voyait la seule solution pour assurer sa sécurité. — Ajoutez le mot “profitable” à cette phrase et vous vous rapprocherez encore de la vérité. — Les Russes ne fonctionnent pas comme vous, les Américains, Peter Wiggin. Nous n’agissons pas par appât du gain. — Ah ! Donc tous les pots-de-vin sont reversés à des œuvres caritatives. — Ils permettent aux bookmakers et aux prostituées russes de ne pas mourir de faim, répondit Vlad. Le comble de l’altruisme. — Je vous demande seulement de réfléchir à ceci : Ender Wiggin a rendu deux immenses services à l’humanité. Il a éliminé les doryphores et il n’est jamais revenu sur Terre. » Vlad s’avança vers Peter, une flamme brûlante dans les yeux. « Vous croyez que je ne sais pas qui a comploté pour ça ? — J’ai seulement recommandé son départ, répondit Peter. Je n’étais pas Hégémon à l’époque. Mais oserez-vous me dire dans les yeux que j’ai eu tort ? Que se passerait-il si Ender se trouvait encore sur Terre ? Il serait l’otage de tous. Et, si son pays d’origine avait réussi à le garder, imaginez Ender Wiggin, le tueur de doryphores, aujourd’hui à la tête des forces armées des États-Unis que tout le monde redoute ; imaginez les manœuvres, les alliances, les attaques préventives, tout ça parce que cette arme terrible se trouverait aux mains du pays qui se croit encore le droit de juger et de diriger le monde. » Le jeune Russe hocha la tête. « Donc, s’il vous a laissé le champ libre pour occuper le poste d’Hégémon, ce n’est qu’une coïncidence heureuse. — J’ai des concurrents, Vlad. Le calife dispose de millions de partisans persuadés qu’il est celui que Dieu a choisi pour gouverner le monde. — Vous ne faites pas la même offre à Alaï ? — Vlad, répondit Peter, je n’espère pas vous convaincre ; je veux seulement vous informer. Si, un jour, quitter la Terre vous apparaît comme la meilleure solution pour assurer votre propre sécurité, laissez-moi un message sur le site dont je vous indiquerai l’adresse par courriel. Ou bien, si vous comprenez que la seule chance d’offrir la paix au monde consiste à faire disparaître les élèves de l’École de guerre de la surface de la Terre, dites-le-moi et je ferai tout pour les évacuer sains et saufs. — À moins que je n’aille rapporter à mes supérieurs ce que vous venez de me dire. — Allez-y, répondit Peter ; allez-y et anéantissez les derniers lambeaux de liberté qui vous restent. — Je me tairai donc. — Et vous réfléchirez. Vous garderez ma proposition dans un coin de votre esprit. — Et, une fois les anciens de l’École partis, il ne restera que Peter, le frère d’Ender Wiggin, le dirigeant naturel de l’humanité. — Oui, Vlad. Pour accéder à l’unité, il faut un chef fort et consensuel ; un nouveau George Washington. — Et c’est vous. — Il pourrait s’agir d’un calife, et notre avenir se passerait alors dans un monde islamique ; ou bien nous pourrions tous nous retrouver vassaux de l’Empire du Milieu. À moins que nous ne préférions – dites-moi ce que vous en pensez, Vlad – le gouvernement qui vous traite aujourd’hui avec tant d’égards. — J’y réfléchirai. Pendant ce temps, réfléchissez, vous, à ceci : l’ambition faisait partie des critères d’entrée à l’École de guerre ; jusqu’où croyez-vous que nous pousserons l’esprit de sacrifice ? Prenez Virlomi ; plus timide, l’École ne l’aurait jamais admise. Pourtant, elle est allée jusqu’à se déifier pour atteindre son objectif, et elle a l’air de jouer son rôle avec enthousiasme, non ? — L’ambition contre l’instinct de survie. L’ambition peut conduire à courir de grands risques, mais elle ne mène personne à la destruction certaine. — À part les imbéciles. — Il n’y a pas d’imbéciles dans ce parc aujourd’hui, dit Peter – sauf si l’on compte les espions planqués dans le bassin pour écouter notre conversation et qui respirent sous l’eau à l’aide d’une paille. — Les Estoniens n’ont rien de mieux comme système de surveillance, fit Vlad. — Je constate avec plaisir que les Russes n’ont pas perdu leur sens de l’humour. — Bah ! Tout le monde connaît au moins une dizaine de blagues sur les Estoniens. — Et sur qui les Estoniens racontent-ils des blagues ? — Sur eux-mêmes, naturellement ; mais ils ne s’en rendent pas compte. » Ils riaient encore en se séparant, Peter pour remonter dans sa voiture avec chauffeur, Vlad pour prendre le train qui le ramènerait à Saint-Pétersbourg. Certains anciens de l’École de guerre se rendirent à Ribeirão Preto pour entendre ce que Peter avait à leur proposer ; il en contacta d’autres par l’entremise d’amis communs ; quant à ceux du djish d’Ender, il se déplaça pour les rencontrer chez eux : Carn Carby en Australie, Dink Meeker et Tom le Dingue en Angleterre, Shen à Tokyo, Molo la Mouche à Manille et Dumper au milieu d’un conseil de Quichuas dans les ruines de Machu Picchu, son QG officieux où il œuvrait à organiser les Indiens de souche d’Amérique du Sud. Aucun n’accepta son offre, mais tous l’écoutèrent attentivement. Pendant ce temps, la guérilla en Inde devenait toujours plus féroce et l’état-major musulman retirait de plus en plus de troupes perses et pakistanaises de Chine. Un jour, enfin, il n’y eut plus personne pour bloquer au Sichuan l’armée chinoise affamée ; Han Tzu la mit aussitôt en mouvement. Les Turcs se replièrent dans la province du Xinjiang, les Indonésiens rembarquèrent pour Taiwan, les Arabes se joignirent à l’occupation de l’Inde. La Chine des Han était débarrassée de ses occupants sans que l’empereur eût dû tirer un seul coup de feu. États-Unis, Europe et Amérique latine reprirent sur-le-champ leurs affaires en Chine et l’aidèrent à se remettre de ses guerres et de ses conquêtes creuses, tandis que les pays islamiques continuaient à se saigner à blanc en armement, en hommes et en argent pour alimenter la guerre toujours plus violente pour la domination de l’Inde. Dans le même temps, deux nouveaux essayistes apparurent sur les réseaux. L’un, qui signait ses articles « Lincoln », prônait l’arrêt des conflits sanglants, de l’oppression, et la garantie des droits et libertés de toutes les sociétés et, pour cela, recommandait de confier le contrôle exclusif des armes de guerre à un gouvernement mondial honnête et respectueux des lois. L’autre écrivait sous le pseudonyme de « Martel », en référence à Charles Martel qui avait arrêté les Sarrasins à Poitiers. Celui-ci insistait avec force sur le grave danger que faisait courir au monde l’existence d’un calife ; les musulmans, qui représentaient désormais plus du tiers de la population dans certains pays européens, risquaient de s’enhardir, de s’emparer du pouvoir et de plier toute l’Europe sous une brutale férule islamique. Certains commentateurs voyaient des similitudes entre leurs prises de position et celles des Locke et Démosthène de naguère, notamment cette opposition entre l’un qui prônait la paix avec des accents d’homme d’État et l’autre qui attisait la peur de la guerre. On avait appris par la suite que ces duels par écrit étaient dus à la plume de Valentine et Peter Wiggin. L’Hégémon ne répondit qu’une seule fois à une question à propos de « Lincoln » : « Il y a plusieurs façons d’unir le monde. Je me réjouis de ne pas être le seul à espérer que cette union se fera par une démocratie libérale plutôt que par un régime despotique et impérialiste. » Et, interrogé sur « Martel », il déclara seulement : « À mon sens, réveiller les peurs et les haines qui conduisent aux expulsions et au génocide ne fait pas avancer la cause de la paix dans le monde. » Ces deux remarques ne firent qu’augmenter la crédibilité des deux essayistes. 8 ENDER De : MajoretteArmenienne@hegemon.gov À : Noggin%Lima@hegemon.gov Sujet : Je m’amuse, alors ne monte pas sur tes grands chevaux Mon époux bien-aimé, Avec un ventre comme une montgolfière, obligée de rester assise toute la journée, je n’ai rien d’autre à faire que me servir de mon ordinateur. C’est d’ailleurs un sacré boulot, vu que j’atteins à peine le clavier du bout des doigts ; en outre, je supporte très bien la propagande antimusulmane. Je suis arménienne, ô Père du Ballon qui M’arrondit l’Abdomen, et, chez nous, on apprend que les musulmans – les Turcs surtout, naturellement – massacrent les chrétiens arméniens depuis toujours, qu’on ne peut pas leur faire confiance. Et devine : pour chercher des preuves, anciennes comme modernes, je n’ai même pas à quitter mon fauteuil ! Je vais donc continuer à écrire les articles de Martel en rigolant parce qu’on les met sur le compte de Peter. Évidemment, je les ponds à sa demande, comme, à ce qu’il paraît, Valentine signait Démosthène à l’époque où nous étions tous à l’École ; mais tu sais que les gens prêteront attention à ce que dit Lincoln uniquement s’ils crèvent de peur – à l’idée que les musulmans s’emparent du monde (c’est-à-dire, plus précisément, de leurs voisins) ou à celle du monstrueux bain de sang qui s’ensuivrait si les pays qui comptent des minorités islamiques se mettaient à réduire leurs droits ou à les expulser. De plus, Bean, je crois exprimer la vérité : Alaï a de bonnes intentions mais ses partisans fanatiques lui échappent manifestement. Ils assassinent et parlent d’exécutions, ils essayent de prendre le pouvoir en Inde, ils mènent des campagnes d’agitation en Europe, ils soulèvent des émeutes, ils commettent des atrocités pour obliger les pays européens à se prononcer pour le calife et à cesser tout commerce avec la Chine, laquelle soutient matériellement Virlomi. Et maintenant je vais conclure ce pamphlet parce que mes douleurs d’estomac ne sont à l’évidence pas des douleurs d’estomac. Le bébé a deux mois d’avance ; rentre tout de suite, s’il te plaît. Peter patientait devant les portes de la salle d’accouchement en compagnie d’Anton et de Ferreira. « Faut-il voir un symptôme dans cette naissance prématurée ? demanda-t-il au vieux savant. — Les médecins n’ont pas pu effectuer d’amniocentèse, si bien que je n’ai pas pu travailler sur du matériel génétique fiable. Mais on sait que, dans les premiers stades, la maturation est nettement accélérée ; il me paraît possible qu’une naissance prématurée soit le signe que la clé a été tournée. — À mon avis, dit Peter, nous tenons peut-être là l’indice qui nous permettra de retrouver les autres enfants et de remonter la filière de Volescu. — Parce que les autres pourraient aussi être des prématurés ? fit Ferreira. — Je pense que Volescu avait mis en place un système d’alarme dit “de l’homme mort” : peu après son arrestation, un signal a dû être envoyé et toutes les mères porteuses prendre leurs jambes à leur cou. Ça ne nous aurait pas arrangés auparavant parce que nous ignorions quand le signal avait été émis et que, si les femmes enceintes représentent un des groupes démographiques les plus stables, elles se comptent par centaines de milliers. » Ferreira hocha la tête. « Mais aujourd’hui nous pouvons essayer d’établir une corrélation entre des naissances prématurées et des déménagements soudains. — Et vérifier le financement : les mères bénéficieront des meilleurs soins hospitaliers, et l’argent viendra bien de quelque part. — À moins, dit Anton, que l’enfant n’arrive trop tôt à cause d’un problème propre à Petra. — Il n’y a eu aucune naissance prématurée dans sa famille, répondit Peter ; en outre, l’embryon s’est développé très vite – pas en taille, mais tous les organes se sont mis en place en avance sur la norme. Pour moi, ce petit est comme Bean ; je crois que la clé est tournée chez lui. Alors servons-nous-en pour retrouver la trace des déplacements de Volescu et la cachette où ses virus attendent le signal de se propager. — Et aussi les enfants de Bean et Petra. — C’est notre objectif principal, ça va sans dire. » Peter se tourna vers l’infirmière-chef. « Faites-moi prévenir dès qu’on en saura davantage sur l’état de santé de la mère et de l’enfant. » Bean s’assit au chevet de Petra. « Comment te sens-tu ? — Moins mal que je ne le craignais. — C’est un des avantages de l’accouchement prématuré : petit bébé, naissance plus facile. Il va bien ; on le garde en soins intensifs à cause de sa taille, mais tous ses organes fonctionnent. — Il a… il est comme toi. — Anton supervise les analyses en ce moment même, mais, oui, je pense. » Il lui prit la main. « Ce que nous voulions éviter. — S’il est comme toi, je ne regrette rien. — S’il est comme moi, ça confirme que Volescu ne disposait pas d’un test de dépistage – ou bien, s’il en avait un, il a rejeté les embryons normaux, à moins encore qu’ils ne soient tous comme moi. — Précisément ce que tu voulais éviter, fit-elle dans un souffle. — Nos petits miracles. — J’espère que tu n’es pas trop déçu. J’espère que tu… Écoute, considère ce qui nous arrive comme l’occasion de voir la vie que tu aurais pu connaître si tu avais grandi dans une famille, avec des parents, au lieu d’échapper de justesse à la mort puis de te battre pour survivre dans les rues de Rotterdam. — À l’âge d’un an. — Imagine notre bonheur à élever ce bout de chou entouré d’amour, à lui enseigner ce que nous savons aussi vite qu’il voudra apprendre. Toutes ces années que tu as perdues, tu les regagneras pour notre enfant. » Bean secoua la tête. « J’espérais qu’il serait normal, dit-il, que tous seraient normaux ; ça m’aurait épargné de devoir envisager sérieusement cette solution. — Quelle solution ? — Emmener l’enfant. — Où ? demanda Petra. — La F.I. dispose d’un nouveau vaisseau, un vaisseau messager ultrasecret qui produit un champ de gravité pour contrebalancer l’accélération ; ça lui permet d’atteindre la vitesse de la lumière en une semaine. Voici l’idée : nous retrouvons tous les enfants, je prends ceux qui présentent les mêmes modifications que moi, je les embarque et nous restons dans l’espace en attendant qu’on trouve un traitement. — Mais, une fois que tu seras parti, pourquoi la Flotte se casserait-elle la tête à chercher un remède ? — Parce qu’elle veut découvrir comment tourner la clé d’Anton sans déclencher les effets secondaires. Ses labos continueront à travailler sur la question. » Petra acquiesça. Elle prenait la nouvelle mieux que Bean ne l’espérait. « D’accord, dit-elle ; dès que nous retrouvons les petits, nous embarquons. — Nous ? fit Bean. — Étant donné ta conception légumocentrique de l’univers, il ne t’est pas venu à l’esprit, j’imagine, qu’il n’y a aucune raison pour que je ne t’accompagne pas. — Petra, ce voyage entraînera une rupture totale avec l’humanité. Pour moi, ça ne compte pas, puisque je ne suis pas humain. — Et allez donc ! Ça recommence. — Et puis quelle vie serait-ce pour les enfants normaux ? Ils grandiraient enfermés dans un vaisseau spatial. — Pendant quelques semaines seulement, Bean ; ils n’auraient pas le temps de beaucoup vieillir. — Tu ne retrouverais plus rien à ton retour, ni ta famille ni personne. — Pauvre nigaud ! fit-elle. Aujourd’hui, ma famille, c’est toi – toi et nos enfants. — Tu pourrais élever les enfants normaux… normalement, avec des grands-parents, leur donner une vie normale. — Une vie sans leur père et sans leurs frères et sœurs, tous à bord d’un vaisseau au fin fond de l’espace, si bien qu’ils ne les connaîtraient jamais. Non, Bean ; tu crois vraiment que je vais permettre qu’on m’enlève ce petit dont je viens d’accoucher ? » Il lui caressa la joue, les cheveux. « Petra, je pourrais opposer tout un tas d’arguments rationnels à tes paroles, mais tu viens de donner le jour à mon fils et je ne veux pas discuter pour l’instant. — Tu as raison ; par pitié, évitons cette discussion jusqu’au moment où j’aurais donné sa première tétée au petit et qu’il me sera encore plus impossible de te laisser me l’enlever. Mais je tiens à déclarer tout de suite que je ne changerai jamais d’avis ; et, si tu t’arranges pour t’en aller en douce en me volant mon fils et en me laissant veuve sans même mon enfant pour me consoler, tu vaux encore moins que Volescu. Quand il nous a pris nos enfants, nous savions avoir affaire à un monstre dépourvu de morale ; mais toi… tu es mon mari. Si tu me fais un coup pareil, je prierai Dieu qu’il te précipite au plus profond de l’enfer. — Je ne crois pas à l’enfer, Petra. — Mais savoir que c’est le sort que je te souhaite, ça, ce sera l’enfer. — Petra, je ne ferai rien sans ton accord. — Alors je t’accompagne, parce que je ne consentirai à rien d’autre. C’est donc décidé ; inutile de discuter plus tard, quand j’aurai recouvré ma “rationalité” : je n’ai jamais été plus rationnelle. D’ailleurs, il n’y a nulle raison rationnelle qui s’oppose à ce que je vienne avec toi si j’en ai envie. C’est une excellente idée – et puis il vaut mieux grandir avec ses parents dans un vaisseau qu’orphelin dans les rues de Rotterdam. — Pas étonnant qu’on t’ait nommée “pierre”, dit Bean. — Je ne renonce jamais et je ne m’use pas. Je ne suis pas une pierre ordinaire : je suis un diamant. » Elle commençait à papilloter des paupières. « Dors maintenant, Petra. — À condition que je puisse me tenir à toi », dit-elle. Il lui prit la main ; elle l’agrippa violemment. « J’ai réussi à avoir un enfant de toi, fit-elle. N’imagine pas que je n’obtiendrai pas ce que je veux encore une fois. — Je te l’ai déjà promis, Petra : je ne prendrai de décision qu’avec ton accord. — Imagine que tu aies envie de me quitter, de voyager vers… nulle part. Imagine que tu préfères encore aller nulle part que vivre avec moi. — C’est ça, ma douce, dit Bean en lui caressant le bras de sa main libre. Je préfère aller nulle part que vivre avec toi. » Ils firent baptiser l’enfant ; le prêtre vint dans le service de soins intensifs néonataux. Ce n’était pas la première fois, naturellement ; il avait l’habitude de baptiser des prématurés avant qu’ils ne meurent, et il parut soulagé d’apprendre que celui-là, fort et vigoureux, avait toutes les chances de survivre malgré sa petite taille. « Andrew Arkanian Delphiki, je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Une véritable foule se pressait autour de la couveuse : la famille de Bean, celle de Petra, et, naturellement, Anton, Ferreira, Peter et ses parents, Suriyawong ainsi que les membres de la petite armée de Bean qui n’étaient pas en mission ; il avait fallu installer l’incubateur dans une salle d’attente pour loger tout le monde. « Je parie que vous allez l’appeler Ender, dit Peter. — Jusqu’au jour où il nous demandera d’arrêter, répondit Petra. — Quel soulagement ! fit Theresa Wiggin. Te voilà débarrassé de l’obligation de donner à un de tes fils le prénom de ton frère, Peter. » L’intéressé fit celui qui n’avait rien entendu, ce qui indiquait que sa mère avait fait mouche. « Le prénom du petit vient de saint André, déclara madame Arkanian ; on donne aux enfants des noms de saints, pas de soldats. — Bien sûr, maman, dit Petra. Ender et notre petit Andrew portent tous les deux le nom de saint André. » Anton et son équipe parvinrent à la conclusion que l’enfant présentait le même syndrome que son père : la clé était activée ; et la comparaison des deux jeux de chromosomes confirma que la modification génétique de Bean se transmettait. « Mais rien ne permet de supposer que tous les enfants en soient affectés, déclara-t-il à Bean, Petra et Peter. Toutefois, comme il s’agit probablement d’un caractère dominant, tous ceux qui l’ont doivent se trouver sur la voie rapide. — Donc naître prématurément, fit Bean. — Et, statistiquement, la moitié des huit nouveau-nés devraient posséder ce caractère, à en croire les lois de Mendel. Naturellement, elles n’ont rien d’absolu, étant donné que le hasard a sa part dans l’affaire ; il pourrait donc n’y avoir que trois enfants atteints, ou cinq, ou davantage ; ou encore, le vôtre est le seul. Mais le plus probable… — Nous savons comment opèrent les probabilités, professeur, dit Ferreira. — Je tenais seulement à souligner l’incertitude inhérente à cette étude. — Faites-moi confiance, répondit Ferreira, l’incertitude, j’en connais un rayon. À l’heure qu’il est, nous avons découvert entre vingt et cent groupes de femmes qui ont accouché en même temps que Petra, dans une fourchette de deux semaines, et qui ont déménagé en même temps que d’autres de leur groupe depuis l’arrestation de Volescu. — Vous ignorez combien de groupes vous avez ? demanda Bean. — À cause des critères de sélection, fit Petra. — Si nous les répartissons en groupes qui ont déménagé dans une fourchette de six heures, nous obtenons le total le plus élevé ; en groupes qui ont déménagé dans une fourchette de deux jours, nous obtenons le plus bas. En outre, si nous modifions le cadre temporel, nous modifions aussi les groupes. — Et la prématurité des nouveau-nés comme indice ? — Pour ça, il faudrait que les médecins se rendent compte qu’il s’agit de prématurés, répondit Ferreira. Nous avons donc axé notre recherche sur un poids de naissance en dessous de la norme et nous avons éliminé tous ceux qui dépassaient le poids plancher. La plupart devraient être prématurés, mais pas tous. — Et on ignore, dit Petra, si tous les enfants sont nés en même temps. — Il faut tabler là-dessus, intervint Peter. S’il se révèle que la clé d’Anton ne déclenche pas l’accouchement au bout d’un même délai de grossesse… ma foi, ça équivaudra au fait que nous ne savons pas quand les autres embryons ont été implantés. — En effet, certains l’ont peut-être été plus récemment, reprit Ferreira ; nous ajouterons donc à la base de données les femmes qui donneront naissance à des enfants d’un poids inférieur à la norme et qui auront déménagé à peu près au moment de l’arrestation de Volescu. Vous mesurez le nombre de variables dont nous ignorons tout ? Combien d’embryons portent la clé d’Anton, la date de leur implantation, s’ils ont bien été implantés, si Volescu disposait bien d’un système d’alarme. — Je croyais vous avoir entendu dire qu’il en avait un. — Oui, mais nous ne savons pas à quoi il servait : à libérer le virus ? À signaler aux mères de déménager ? Peut-être les deux, peut-être aucun des deux. — Beaucoup de questions restent sans réponse, dit Bean ; nous avons tiré remarquablement peu de renseignements des ordinateurs de Volescu. — C’est quelqu’un de prudent, répondit Ferreira. Il savait qu’on finirait par le prendre et qu’on saisirait son disque dur. Nous en avons appris plus qu’il ne l’imaginait, mais moins que nous ne l’espérions. — Continuez à chercher, fit Petra. En attendant, j’ai un tire-lait vivant à fixer sur une de mes parties les plus sensibles. Promettez-moi qu’il ne fera pas ses dents en avance. — Aucune idée, répondit Bean. Je n’ai pas le souvenir d’une époque où je n’en avais pas. — Merci pour tes encouragements », grogna la jeune femme. Bean se leva au milieu de la nuit, comme d’habitude, pour apporter le petit Ender à Petra. Malgré sa petite taille, il avait des poumons en état de fonctionnement et il s’en servait. Et, comme d’habitude, une fois que le nourrisson eut commencé à téter, Bean regarda la mère et l’enfant jusqu’à ce que Petra lui tourne le dos pour changer de sein ; alors il se rendormit. Mais il se réveilla de nouveau. Comme cela ne lui arrivait jamais, il ignorait si cela se produisait chaque nuit, mais, en tout cas, Petra, qui nourrissait toujours le petit, pleurait. « Qu’y a-t-il, ma douce ? demanda-t-il en lui touchant l’épaule. — Rien. » Sa voix ne tremblait pas. « N’essaye pas de me raconter des histoires : tu pleurais. — Des larmes de bonheur. — Tu te demandais à quel âge Ender allait mourir. — Ridicule ! Nous allons partir dans l’espace en attendant qu’on trouve un traitement. Il vivra jusqu’à cent ans. — Petra… — Quoi ? Je ne te mens pas. — Tu pleurais parce que tu imaginais la mort de ton bébé. » Elle s’assit dans le lit et remonta l’enfant endormi sur son épaule. « Bean, tu n’as aucune intuition dans ce domaine. J’étais triste parce que je te voyais tout petit, sans père pour te réconforter quand tu pleurais la nuit, sans mère pour te prendre contre elle et te nourrir de son lait, sans aucune expérience de l’amour. — Mais, quand je l’ai découvert, j’en ai reçu plus que personne d’autre. — Exact, fit Petra. Tu es prié de ne pas l’oublier. » Elle se leva et alla déposer l’enfançon dans son berceau. Et des larmes montèrent aux yeux de Bean, non par apitoiement sur lui-même enfant, mais au souvenir de sœur Carlotta, qui était devenue sa mère bien avant qu’il sût ce qu’était l’amour et pût le lui rendre. Il pleurait aussi sur Poke, l’amie qui l’avait pris sous son aile alors qu’il approchait de la mort par malnutrition à Rotterdam. Petra, ne te rends-tu donc pas compte de la brièveté de la vie, même quand on ne souffre pas d’un mal comme la clé d’Anton ? Tous ces gens envoyés trop tôt à la tombe, certains par moi ! Ne pleure pas sur moi ; pleure sur mes frères tués par Volescu lorsqu’il a détruit les preuves de ses crimes ; pleure sur tous les enfants que personne n’a jamais aimés. Bean se crut subtil en détournant la tête pour que Petra ne vît pas ses larmes lorsqu’elle revint se coucher, mais elle se mussa contre lui et le prit dans ses bras. Comment pouvait-il avouer à cette femme qui avait toujours été si bonne pour lui, qui l’aimait plus qu’il ne pourrait jamais le lui rendre, comment pouvait-il lui avouer qu’il lui avait menti ? Il ne croyait pas qu’on trouverait un jour le remède à la clé d’Anton. Quand il embarquerait à bord du vaisseau avec les enfants qui souffraient du même mal que lui, ils partiraient en direction des étoiles. Son espérance de vie lui permettrait d’apprendre aux petits le fonctionnement de l’appareil, et ils exploreraient ; ils enverraient des rapports par ansible, ils relèveraient les planètes habitables situées plus loin qu’aucun humain n’accepterait de voyager. En quinze ou vingt ans de temps subjectif, ils vivraient mille ans ou plus de temps réel, et les données qu’ils recueilleraient constitueraient un trésor inestimable. Ils ouvriraient la voie à cent colonies, voire davantage. Puis ils mourraient sans même le souvenir d’avoir posé le pied sur un autre monde, sans enfants pour transmettre leur mal à une nouvelle génération. Et cet exil resterait supportable pour Bean et eux, car ils sauraient que, sur Terre, leur mère et leurs frères et sœurs bien portants menaient une vie normale, se mariaient, avaient des enfants, si bien qu’au bout de leur voyage millénaire tous les êtres humains leur seraient plus ou moins apparentés. Ainsi, nous participerons à l’aventure de l’humanité. Donc peu importe ma promesse, Petra, tu ne m’accompagneras pas, non plus que nos enfants sains. Un jour, tu comprendras et tu me pardonneras d’avoir enfreint ma parole. 9 PENSION De : PeterWiggin%personnel@hegemon.gov À : Champi%T’it’u@NationQuichua.Freenet.ne.com Sujet : Le plus grand espoir des peuples quichua et aymara Cher Champi T’it’u, Merci d’avoir accepté de me recevoir. Étant donné que j’ai commencé par vous appeler « Dumper » comme si j’avais encore affaire à un gamin de l’École de guerre et à un ami de mon frère, je m’étonne que vous ne m’ayez pas jeté aussitôt à la porte. Comme promis, je vous envoie le texte actuel de la Constitution des Peuples libres de la Terre. Vous êtes le seul pour l’instant, à part les membres du cercle le plus restreint de l’Hégémonie, à pouvoir le lire ; n’oubliez pas qu’il s’agit d’un premier jet : vos suggestions seraient les bienvenues. Je vise une constitution aussi séduisante pour les pays reconnus en tant que tels que pour les peuples encore dépourvus de statut étatique, et j’échouerai si elle n’emploie pas un langage semblable pour les deux. Par conséquent, il vous faudra renoncer à certaines aspirations et exigences, mais vous constaterez, je pense, qu’il en va de même pour les États occupant des régions que vous revendiquez pour les Quichuas et les Aymaras. Les principes de majorité, de viabilité, de contiguïté et de compacité vous garantiront un territoire autonome, bien que beaucoup plus réduit que ce que vous demandez actuellement. Vos exigences présentes, même si elles se justifient historiquement, ne se réaliseraient que par le biais d’une guerre sanglante, et vos compétences militaires me convainquent que le heurt serait beaucoup plus équilibré que ne le prévoiraient les gouvernements équatorien, péruvien, bolivien et colombien. Mais, même si vous remportiez la victoire, qui pourrait vous succéder ? Je vous parle avec franchise parce que vous ne poursuivez pas une chimère, je crois, mais vous vous lancez dans une entreprise précise avec un objectif accessible. La voie de la guerre vous sourirait peut-être un certain temps – je souligne « peut-être », car rien n’est sûr dans la guerre – mais le prix à payer en termes de vies humaines, de revers économiques et de rancœur sur plusieurs générations serait exorbitant. En ratifiant la Constitution de l’Hégémonie, en revanche, vous avez la garantie de jouir d’un pays dans lequel ceux qui désirent n’obéir qu’à des dirigeants quichuas et aymaras et donner à leurs enfants le quichua et l’aymara comme langue maternelle pourront émigrer librement, sans avoir besoin de la permission de personne. Toutefois, remarquez bien la clause d’irrévocabilité, car je vous assure que nous l’appliquerons avec la plus grande rigueur. Ne ratifiez pas cette constitution si vous et les vôtres n’avez pas l’intention de la respecter. Pour répondre à la question personnelle que vous m’avez posée : Que ce soit moi ou un autre qui unira le monde sous un gouvernement unique n’a pas d’importance ; personne n’est irremplaçable. Toutefois, j’ai la certitude qu’il faudra quelqu’un qui soit ma copie conforme, et, pour le moment, je suis le seul à remplir les conditions suivantes : — avoir la volonté de former un gouvernement libéral qui laisse à chacun la plus grande liberté possible ; — avoir aussi la volonté de ne tolérer aucune infraction à la paix ni aucune oppression d’un peuple par un autre ; — avoir enfin le courage de créer ce gouvernement et d’en faire respecter les lois. Ralliez-vous à moi, Champi T’it’u, et vous cesserez d’être un insurgé caché dans les Andes pour devenir un chef d’État au sein de la Constitution de l’Hégémonie. Et, si vous vous montrez patient et attendez que j’aie obtenu la ratification d’au moins deux des pays en cause, vous ainsi que le monde entier verrez dans quel esprit de paix et d’équité on peut traiter les droits des peuples autochtones. Mon projet ne se réalisera que si chaque partie accepte de faire les sacrifices nécessaires pour garantir la paix et la liberté de toutes les autres ; si une seule refuse de quitter la voie de la guerre ou de l’oppression, elle finira un jour par subir toute la pression que pourront accumuler sur elle les peuples libres. Actuellement, cette menace ne représente pas un grand poids ; mais combien de temps croyez-vous qu’il me faudra pour en faire une force considérable ? Si vous êtes avec moi, Champi T’it’u, vous n’aurez besoin d’aucun autre allié. Sincèrement, Peter. Bean se sentait tracassé, mais il ignorait par quoi. Il crut d’abord à un effet de la fatigue due à des nuits souvent interrompues ; puis il accusa son inquiétude pour ses amis – enfin, ceux d’Ender et Petra – empêtrés dans une lutte à mort en Inde dont tous ne pouvaient sortir victorieux. Et puis, alors qu’il changeait le petit Ender, la réponse lui vint – peut-être à cause du prénom du bébé, ou peut-être, comme il s’en fit amèrement la réflexion, à cause de ce dans quoi il avait les mains. Il mit une couche propre au nourrisson et le recoucha dans son berceau près du lit, où Petra l’entendrait s’il pleurait. Puis il se rendit chez Peter. Bien sûr, voir l’Hégémon n’était pas si facile. Ribeirão Preto ne souffrait pas d’une bureaucratie excessive, mais elle atteignait une envergure suffisante pour permettre à Peter de s’offrir plusieurs épaisseurs protectrices. Il n’y avait pas de gardes devant les portes, mais un secrétaire ici, un employé aux écritures là, et Bean s’aperçut qu’il avait déjà dû s’expliquer trois fois – à cinq heures et demie du matin – avant même d’accéder à Theresa Wiggin. Et, maintenant qu’il y songeait, c’était justement elle qu’il voulait rencontrer. « Il est au téléphone avec une grosse légume européenne, dit-elle, en train de lui lécher les bottes ou de lui faire lécher les siennes ; ça dépend de la taille et de la puissance du pays. — Voilà donc pourquoi tout le monde est déjà debout. — Il tâche de se lever tôt pour profiter des heures ouvrées en Europe, ce qui ne va pas sans difficulté, parce qu’elles ne représentent en général que quelques heures le matin, temps local. — Je parlerai donc avec vous. — Vous m’en voyez perplexe, fit Theresa : une affaire assez importante pour vous pousser à voir Peter à cinq heures et demie du matin, mais assez triviale pour que, lorsque je vous apprends qu’il téléphone, vous puissiez vous confier à moi. » Elle s’exprimait avec tant de verve que Bean faillit ne pas percevoir l’amertume qui se dissimulait derrière ses paroles. « Il vous traite toujours en mère d’apparat ? — Le papillon prend-il conseil auprès de la chrysalide ? — Et… comment vous traitent vos autres enfants ? » demanda-t-il. Elle s’assombrit. « C’est votre affaire ? » Il aurait pu s’agir d’une réponse ironique – « Ça ne vous regarde pas » – ou d’une simple question – « Est-ce ce qui vous amène ? » Il choisit la première option. « Ender est mon ami, dit-il, plus que personne d’autre hormis Petra. Je sais qu’il dispose d’un ansible dans son vaisseau ; je suis curieux, voilà tout. — J’ai quarante-six ans. Quand Val et Andrew atteindront leur destination, je serai… vieille. Pourquoi m’écriraient-ils ? — Donc ils ne correspondent pas avec vous. — Ou alors la F.I. ne juge pas utile de m’en informer. — Transmettre le courrier n’est pas son fort, si j’ai bonne mémoire. Apparemment, “loin des yeux, loin du cœur” résume sa conception de la thérapie familiale. — Ou bien ça n’intéresse pas Andrew et Valentine. » Theresa tapa quelques mots sur son clavier. « Voilà ; encore une lettre que je n’enverrai pas. — À qui écrivez-vous ? — À Virlomi, pour lui dire de s’aviser que Suriyawong l’aime toujours et qu’elle perd son temps à jouer les déesses en Inde alors qu’elle pourrait le faire pour de bon en se mariant et en ayant des enfants. — Elle n’est pas amoureuse de Suri, dit Bean. — Alors de quelqu’un d’autre, peut-être ? — De l’Inde. On ne peut même plus parler de patriotisme dans son cas. — De matriotisme, plutôt ; les Indiens voient leur patrie comme une mère. — Et vous incarnez la matriarche qui dispense ses conseils maternels aux anciens de l’École de guerre. — Uniquement à ceux du djish d’Ender qui se trouvent occuper aujourd’hui un poste de chef d’État, de meneur révolutionnaire ou, en l’occurrence, de divinité en herbe. — Une question, s’il vous plaît, fit Bean. — Ah ! On en revient au sujet d’origine. — Ender touche-t-il une pension ? — Une pension ? Oui, je pense. Oui, naturellement. — Et que devient-elle pendant qu’il voyage à la vitesse de la lumière ? — Elle produit des intérêts, je suppose. — Vous ne l’administrez donc pas ? — Moi ? Non. — Votre époux, alors ? — C’est moi qui gère l’argent chez nous, dit Theresa, du moins ce que nous avons. Nous ne touchons pas de pension, nous – ni de salaire, maintenant que j’y pense. Nous ne sommes que des pique-assiette, des satellites. Nous nous sommes mis en congé de l’université parce que le risque qu’on nous enlève pour se servir de nous comme otages était trop grand. Aujourd’hui, le principal kidnappeur a disparu, mais… nous restons. — C’est donc la F.I. qui détient l’argent d’Ender. — Où voulez-vous en venir ? demanda Theresa. — Je n’en sais rien. J’étais en train de changer le petit Ender et je me suis étonné soudain de tout ce qu’il y avait dans sa couche. — À cet âge, ils boivent comme des trous, et puis ça ressort à l’autre bout dans une telle quantité qu’en toute logique ils auraient dû réduire les seins de leur mère à l’état de raisins secs ; mais non, la poitrine garde tout son volume. — Et puis j’ai songé à ma propre pension, et elle représente un sacré paquet – tellement que je n’ai pas besoin de travailler. Idem pour Petra. Nous en investissons et en réinvestissons la plus grande partie ; le total grimpe à toute vitesse. Bientôt, nos revenus dépasseront le montant de la pension d’origine. Naturellement, ça tient entre autres aux informations confidentielles auxquelles nous avons accès, quelles guerres s’apprêtent à éclater, lesquelles vont avorter, ce genre de renseignements. — Donc, selon vous, quelqu’un devrait s’occuper de l’argent d’Andrew. — Voici ce que je vais faire, répondit Bean : je vais demander à Graff qui en a la charge. — Vous voulez l’investir ? fit Theresa. Vous comptez vous lancer dans les opérations boursières ou la gestion financière quand Peter aura enfin imposé la paix au monde ? — Je ne serai plus là quand Peter… — Oh, Bean, par pitié, cessez de me prendre au sérieux et de me donner des remords de feindre que vous n’allez pas mourir ! Je préfère ne pas y penser. — Je disais seulement que je ne suis pas le mieux à même de gérer le… portefeuille d’Ender. — Qui, alors ? — Je l’ignore. Je ne vois pas de candidat, a priori. — Et vous désiriez donc en parler à Peter. » Bean haussa les épaules. « Mais ça ne servirait à rien, reprit Theresa. Peter ne connaît rien aux placements boursiers et… Non, non, non ; je vois où vous voulez en venir. — Comment ça ? Je n’en sais rien moi-même. — Mais si, vous le savez : vous pensez que Peter finance une partie de ses projets grâce à la pension d’Ender ; vous pensez qu’il détourne l’argent de son frère. — À mon avis, il ne parlerait pas de détournement. — Et comment qualifierait-il ça, alors ? — Dans son esprit, Ender achète sans doute des titres de rente sur l’État émis par l’Hégémonie, si bien que, lorsque l’Hégémon gouvernera le monde, il touchera cinq pour cent à l’année, nets d’impôt. — Même moi, je me rends compte que c’est un investissement minable. — D’un point de vue financier, madame Wiggin, Peter a besoin de plus d’argent que ce que lui rapportent les rares pays qui lui versent encore des redevances. — Mais elles fluctuent. — C’est lui qui vous l’a dit ? — John Paul s’intéresse plus que moi à ces choses ; quand la menace d’une guerre pèse sur la planète, l’argent afflue à l’Hégémonie – oh, un peu d’argent de poche, rien de folichon ! — La première fois que je suis venu, il n’y avait que Peter, vous deux, les soldats sous mes ordres, quelques secrétaires – et des dettes énormes. Pourtant Peter a toujours eu les moyens d’armer les hélicoptères que nous avions amenés, de les approvisionner en carburant et en munitions. — Bean, qu’y aurait-il à gagner à accuser Peter de détourner la pension d’Ender ? Vous savez bien qu’il ne cherche pas à s’enrichir personnellement. — Non, mais il cherche à devenir Hégémon. Ender risque d’avoir un jour besoin de cet argent. — Ender ne reviendra jamais sur Terre, Bean. Que vaudra son pactole sur le nouveau monde qu’il colonisera ? Quel mal Peter fait-il ? — Ça ne vous dérange donc pas qu’il filoute son frère. — S’il le filoute, ce dont je doute. » Theresa avait un sourire pincé et des éclairs commençaient à danser dans ses yeux : la lionne défendait son lionceau. « Vous persisteriez à protéger le fils présent même s’il escroquait le fils absent ? — Et si vous rentriez chez vous vous occuper de votre propre gosse au lieu de vous mêler des affaires des miens ? — Et les pionniers forment le cercle de chariots pour se protéger des Indiens. — Bean, je vous aime bien ; je me fais aussi du souci pour vous, vous me manquerez quand vous mourrez, et j’aiderai de mon mieux Petra à traverser la période difficile qui l’attend. Mais gardez vos gros battoirs loin de mon fils ; il porte le poids du monde sur les épaules, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué. — Finalement, je crois que je n’irai pas voir Peter ce matin. — Ravie d’avoir pu vous rendre service, fit Theresa. — Ne lui dites pas que je suis passé, voulez-vous ? — Avec plaisir. D’ailleurs, j’ai déjà oublié que vous êtes là. » Elle se tourna vers son ordinateur et se remit au clavier. Bean espéra que sa colère l’empêchait de taper autre chose que des mots sans queue ni tête et des suites de lettres ; il songea même à regarder par-dessus son épaule pour s’en assurer. Mais Theresa était une amie qui cherchait seulement à protéger son fils ; inutile de s’en faire une ennemie. Il sortit, et ses longues jambes le portèrent plus vite et plus loin que n’aurait pu aller un homme normal marchant aussi lentement. Et il sentit son cœur accélérer comme s’il courait au trot, alors qu’il suivait un couloir sans forcer. Combien de temps encore ? Moins qu’hier, en tout cas. Theresa le regarda s’éloigner et songea : J’aime la loyauté de cet enfant envers Ender. Et il a parfaitement raison de soupçonner mon fils aîné ; Peter serait tout à fait capable de ce dont il l’accuse. Si ça se trouve, Peter nous fait payer un plein salaire à l’université, mais il ne nous a pas prévenus et il encaisse nos chèques. Ou alors, il se fait payer en sous-main par la Chine, les États-Unis ou un autre pays qui tient à ses services d’Hégémon. À moins qu’on n’apprécie son rôle en tant que Lincoln – ou… Martel, si tant est qu’il signe bien ces essais-là. Ça sentait les méthodes de propagande de Peter à plein nez, mais le style n’était pas du tout le sien, et cette fois Valentine ne pouvait pas l’aider. Avait-il trouvé un autre nègre ? Peut-être quelqu’un contribuait-il grassement à la cause soutenue par Martel et Peter empochait-il l’argent pour promouvoir la sienne. Non ; cela finirait par se savoir, et Peter n’aurait jamais la bêtise d’accepter des fonds qui risqueraient de le compromettre s’ils apparaissaient au grand jour. J’irai voir Graff pour lui demander si la F.I. verse la pension d’Ender à Peter ; si oui, je devrai le tuer – ou à tout le moins prendre mon air déçu puis déblatérer contre lui quand je serai seule avec John Paul. Bean dit à Petra qu’il allait s’entraîner avec Suri et ses hommes. Il se rendit bien sur le terrain d’entraînement, mais il resta dans un hélicoptère où il passa un appel brouillé et chiffré à la station spatiale qui abritait autrefois l’École de guerre et où Graff réunissait sa flotte de vaisseaux colonisateurs. « Tu veux venir me voir ? demanda le colonel. Tu as envie de faire un voyage dans l’espace ? — Pas tout de suite, répondit Bean. Je dois d’abord retrouver mes enfants. — Tu me téléphones donc pour me parler d’un autre sujet ? — Oui. Mais vous constaterez très vite que l’affaire dont je veux vous entretenir ne me regarde pas. — Je suis pressé d’entendre ça – ah, non, ça devra attendre un peu : j’ai un appel que je ne peux pas refuser. Une minute, s’il te plaît. » Le sifflement de l’atmosphère, des champs magnétiques et des radiations entre la surface de la Terre et la station noya la ligne. Bean se demanda s’il ne ferait pas mieux de couper la communication et de la rétablir plus tard – ou bien de laisser carrément tomber sa petite enquête ridicule. À l’instant où il allait raccrocher, Graff revint à l’appareil. « Excuse-moi. Je suis en plein milieu de négociations tordues avec la Chine pour qu’elle laisse émigrer des couples en état d’avoir des enfants. Les responsables veulent nous envoyer leurs hommes en surnombre ; je leur ai dit que nous formions une colonie et que nous ne préparions pas une guerre, mais… Ah, traiter avec les Chinois ! On croit entendre “oui”, et le lendemain on s’aperçoit qu’ils ont dit “non” très délicatement avant de pouffer tout bas. — Après tant d’années à contrôler la croissance de leur population, ils refusent de lâcher quelques malheureux milliers de personnes, fit Bean. — Donc, tu m’appelais pour une affaire qui ne te regarde pas. Laquelle ? — Je touche ma pension, Petra aussi. Que devient celle d’Ender ? — Fichtre ! Au moins, tu ne tournes pas autour du pot. — Va-t-elle dans la poche de Peter ? — Excellente question. — Puis-je avancer une suggestion ? — Je t’en prie. Si je me souviens bien, tes suggestions se sont souvent révélées intéressantes. — Cessez d’envoyer la pension à quiconque. — Je suis ministre de la Colonisation aujourd’hui, dit Graff ; je prends mes ordres auprès de l’Hégémon. — Voyons ! Vous êtes tellement collé à la F.I. que Chamrajnagar vous prend pour une hémorroïde et qu’il se réveille parce que vous le démangez. — Quel poète inconnu dort en toi ! fit Graff. — Voici ma suggestion, reprit Bean : obtenez de la F.I. qu’elle confie l’argent d’Ender à un tiers neutre. — En matière d’argent, les tiers neutres, ça n’existe pas. La F.I. et le programme de colonisation dépensent leurs fonds aussi vite qu’on les leur alloue, et nous n’avons aucune idée de la façon d’organiser un programme d’investissement. Et, si tu crois que je vais confier à un fonds commun de placement de la Terre toutes les économies d’un héros de guerre qui ne pourra pas s’intéresser à son argent avant trente ans, tu as perdu la boule. — Je songeais plutôt à le confier à un programme informatique. — Tu crois que nous n’y avons pas pensé ? La capacité des meilleurs logiciels boursiers à prévoir les fluctuations des marchés et à rapporter un retour sur investissement positif n’est supérieure que de deux pour cent à la méthode qui consiste à choisir les actions à acheter et à revendre en plantant une aiguille dans une liste les yeux fermés. — Quoi ? Avec toutes les connaissances et le parc informatique dont dispose la Flotte, vous n’êtes pas fichus de bricoler un logiciel neutre capable de gérer l’argent d’Ender ? — Pourquoi tiens-tu tant à un logiciel ? — Parce qu’un programme n’est pas sensible à la cupidité et n’essaye pas de s’en mettre plein les poches – même pour une noble cause. — Alors, dis-moi, si Peter se sert de l’argent d’Ender – c’est bien ce qui t’inquiète, n’est-ce pas ? – et qu’on lui ferme soudain le robinet, ne crois-tu pas qu’il va le remarquer ? Et que ça va freiner son entreprise ? — Ender a sauvé le monde ; il a droit à sa pension tout entière, quand il la voudra et s’il la veut. Il existe des lois pour protéger les enfants comédiens ; pourquoi n’y en aurait-il pas pour protéger les héros de guerre qui voyagent à la vitesse de la lumière ? — Ah ! fit Graff. Tu t’inquiètes donc de ce qui se passera quand tu embarqueras à bord du vaisseau éclaireur que nous t’avons proposé ? — Je n’ai pas besoin de vous pour gérer mon argent ; Petra s’en débrouillera très bien. Je veux qu’elle puisse s’en servir à son gré. — Ce qui sous-entend que tu ne penses pas revenir un jour. — N’essayez pas de changer de sujet. Nous parlions d’un logiciel pour s’occuper des investissements d’Ender. — Un programme semi-autonome qui… — Pas semi. Autonome tout court. — Ça n’existe pas. En outre, il est impossible de modéliser le marché boursier ; les comportements de masse sont trop imprévisibles. Quel ordinateur pourrait prendre en compte tous les paramètres en cause ? — Je l’ignore, répondit Bean. Le jeu auquel vous nous faisiez jouer ne prévoyait-il pas nos réactions ? — Il s’agit d’un logiciel éducatif très spécialisé. — Allons ! Il vous servait de psy ; vous analysiez le comportement des gamins et… — Précisément. Tu le dis toi-même : c’est nous qui analysions. — Le jeu aussi : il anticipait nos décisions. Quand Ender se branchait, le programme le menait là où les autres n’avaient pas accès – mais il avait toujours une longueur d’avance sur lui. C’était un logiciel extraordinaire ; vous ne pourriez pas lui apprendre à jouer au petit gestionnaire ? » Graff prit l’air impatient. « Je n’en ai aucune idée. Quel rapport entre un vieux programme et… Bean, te rends-tu compte du travail que tu me demandes pour protéger la pension d’Ender – dont je ne sais même pas s’il est nécessaire de la protéger ? — Vous devriez le savoir. — Allons bon ! Toi, le prodige dépourvu de conscience, tu essayes de me culpabiliser ? — J’ai longtemps vécu auprès de sœur Carlotta ; et Petra ne se laisse pas marcher sur les pieds non plus. — Très bien, je jetterai un coup d’œil au programme et à la pension d’Ender. — Par simple curiosité, à quoi sert le jeu maintenant qu’il n’y a plus de gosses chez vous ? » Graff eut un petit rire. « Il n’y a que des gosses chez nous. Ce sont les adultes qui y jouent aujourd’hui – mais je leur ai promis de ne jamais laisser le programme analyser leurs compétences. — Ah ! Donc il analyse. — En réalité, il effectue une pré-analyse pour détecter les anomalies, les surprises. — Attendez, je crois qu’il me vient une idée, fit Bean. — Quoi, tu ne veux plus que je le modifie pour gérer les finances d’Ender ? — Non, je n’ai pas changé d’avis ; mais je me demandais… Peut-être pourrait-il examiner une énorme base de données et la décortiquer… enfin, y découvrir des schémas qui nous échappent. — On l’a conçu dans un but très précis, et chercher des schémas dans une base de données ne… — Voyons ! dit Bean. Il ne faisait rien d’autre que chercher des schémas récurrents dans notre comportement. D’accord, il réunissait les données au vol, mais ça ne change rien à la nature de son fonctionnement : il comparait notre comportement avec celui des autres enfants et avec notre attitude normale pour mesurer à quel point votre système éducatif nous rendait dingues. » Graff poussa un soupir. « D’accord, dis à tes informaticiens de prendre contact avec les nôtres. — Mais je veux votre appui inconditionnel, pas des gens qui traînent les pieds et qui tentent de noyer le poisson. — Tu t’inquiètes à ce point de ce que nous faisons de l’argent d’Ender ? — Je m’inquiète d’Ender. Un jour, il aura peut-être besoin de sa pension. J’ai promis autrefois d’empêcher Peter de faire du mal à Ender, et je suis resté les bras croisés pendant que Peter envoyait son frère en exil. — Pour son bien. — Ender aurait dû avoir voix au chapitre. — Il l’avait, dit Graff. S’il avait insisté pour revenir sur Terre, nous ne le lui aurions pas interdit ; mais, une fois Valentine à ses côtés, il était satisfait. — Tant mieux. A-t-il aussi donné l’autorisation de piller son compte en banque ? — Je vais étudier la possibilité de transformer le jeu en gestionnaire financier. Vu sa complexité, qui lui permet de s’autoprogrammer et de s’automodifier, il est peut-être capable de réécrire son propre code pour s’adapter à ce qu’on lui demande. L’informatique, ça relève de la magie, en fin de compte. — Je l’ai toujours pensé, dit Bean. C’est comme le père Noël : vous les adultes, vous prétendez qu’il n’existe pas, mais nous, les petits, savons la vérité. » Quand il eut raccroché, Bean appela aussitôt Ferreira. Il faisait jour à présent et il le trouva réveillé ; il lui parla de son idée de se servir du Jeu pour analyser la monstrueuse base de données bourrée d’informations vagues et pour la plupart inexploitables sur les déplacements de femmes qui avaient donné naissance à des enfants prématurés, et l’autre répondit qu’il s’y mettrait sans tarder. Il n’avait montré aucun enthousiasme, mais Bean savait que Ferreira n’était pas homme à promettre et à ne pas tenir sous prétexte qu’il ne croyait pas à un projet. Il tiendrait parole. D’où me vient cette certitude ? se demanda soudain Bean. Comment puis-je être sûr que Ferreira s’acquittera bien de cette chasse au dahu du moment qu’il me le garantit ? De même, comment pouvais-je avoir la conviction, sans même savoir que je le savais, que Peter finance en partie ses opérations en dépouillant Ender ? Ça m’a tracassé pendant des jours sans que je comprenne de quoi il s’agissait. Mais c’est que je suis vachement intelligent ! Plus qu’aucun programme d’ordinateur, plus que le Jeu même. Je ne possède peut-être pas la capacité d’analyser une énorme base de données et d’y découvrir des schémas récurrents, mais j’ai réussi à traiter ce que j’avais observé à l’Hégémonie, ce que je savais de Peter, et, sans même avoir eu à poser la question, boum, la réponse est venue. Ai-je toujours eu ce talent ou bien la croissance de mon cerveau me confère-t-elle des facultés de plus en plus puissantes ? Il faudra que je me penche un de ces jours sur certaines énigmes des mathématiques pour voir si j’arrive à trouver la preuve de… bref, de ce que les chercheurs essayent de prouver sans y arriver. Peut-être que Volescu ne se trompe pas tant que ça, finalement ; peut-être qu’un monde habité uniquement par des esprits semblables au mien… Des esprits malheureux, solitaires, méfiants, des esprits qui sentent toujours la présence de la mort au coin de la rue, des esprits qui ne verront jamais leurs enfants grandir et qui le savent, des esprits qui se laissent égarer sur des questions marginales comme la pension d’un ami qui n’en aura peut-être jamais besoin. Peter sera furieux quand il s’apercevra que les chèques ne lui parviennent plus. Dois-je lui avouer mon intervention ou lui laisser croire que la décision vient de la F.I. seule ? Et que révèle de mon caractère le fait que j’ai l’intention irrévocable de me désigner comme responsable ? Theresa ne vit pas Peter avant midi, quand John Paul, leur illustre rejeton et elle s’assirent autour d’un repas composé de papayes, de fromage et de saucisse. « Pourquoi bois-tu toujours de ce truc ? » demanda John Paul. Peter eut l’air surpris. « Du guaraná ? En tant qu’Américain, je me dois de ne jamais toucher au Coca-Cola ni au Pepsi dans un pays qui fabrique sa propre boisson sans alcool. Et puis j’aime bien ça. — C’est un stimulant, dit Theresa. Ça embrouille les neurones. — Et ça fait péter sans arrêt, enchaîna son mari. — “Fréquemment” me paraîtrait plus approprié, répondit Peter. Mais je vous remercie de votre sollicitude. — Nous nous soucions de ton image, fit Theresa. — Je ne pète que quand je suis seul. — Vu qu’il le fait devant nous, dit John Paul à son épouse, nous comptons pour quoi, exactement ? — Je voulais dire “en privé”, expliqua Peter. D’ailleurs, les flatulences causées par les boissons gazeuses n’ont pas d’odeur. — Et il croit que ça ne pue pas ! » s’exclama John Paul. Peter prit son verre et le vida. « Après ça, allez vous étonner que je n’apprécie pas nos petites réunions familiales. — Eh oui ! fit Theresa. Quel fil à la patte, les parents – sauf quand on peut disposer à sa guise de leur pension de retraite. » Peter les dévisagea tour à tour. « Vous ne touchez pas de pension, ni l’un ni l’autre ; vous n’avez même pas encore la cinquantaine. » Sa mère le regarda, l’air de compatir à sa stupidité ; elle savait que cette expression avait le don de l’exaspérer. Mais il refusa de mordre à l’hameçon et se remit à manger. Pour Theresa, son absence même de curiosité prouvait qu’il savait exactement de quoi elle parlait. « Ça vous dérangerait de me mettre dans la confidence ? demanda John Paul. — Eh bien, il s’agit de la pension d’Ender, répondit sa femme. Bean pense que Peter puise dedans. — Et bien entendu, dit Peter, la bouche pleine, maman le croit. — Tu ne détournes donc pas l’argent de ton frère ? fit Theresa. — Il y a une différence entre investir et détourner. — Non, pas quand tu investis dans des bons de l’Hégémonie, surtout si on considère qu’un village perdu au fin fond de l’Amazonie a une meilleure cote que toi. — Investir dans l’avenir de la paix mondiale, c’est un placement sûr. — Investir dans ton avenir à toi, répliqua Theresa, ce que tu n’as jamais fait pour Andrew. Mais, maintenant que Bean est au courant, on peut parier que cette source de financement va se tarir rapidement. — Dommage pour Bean, dit Peter : cet argent servait justement à payer la recherche de ses enfants. — Ça, tu viens de le décider, intervint John Paul. As-tu donc l’esprit si mesquin ? — Si Bean prend unilatéralement l’initiative de couper une de mes sources de financement, je dois réduire mes dépenses sur un poste ; or sa quête personnelle n’a rien à voir avec les objectifs de l’Hégémonie. Par conséquent, il me paraît justifié de tailler d’abord dans le projet du fouineur. De toute façon, tout ça est purement théorique : Bean n’a aucun droit sur la pension d’Ender ; il ne peut pas la toucher. — Il n’a pas l’intention de la toucher, répondit Theresa. Il ne veut pas de cet argent. — Alors il va vous le confier ? Qu’allez-vous en faire ? Le placer sur un compte courant rémunéré, comme le vôtre ? » Peter éclata de rire. « Il n’a pas l’air de se repentir, dit John Paul. — C’est bien le problème avec lui, répondit Theresa. — Le seul, tu crois ? fit Peter. — Ou bien ça n’a aucune importance, ou bien le monde s’écroule ; pas de juste milieu. Assurance absolue ou désespoir total. — Je n’ai pas eu de crise de désespoir depuis des années – enfin, des semaines. — Dis-moi, Peter, demanda sa mère, y a-t-il quelqu’un que tu n’exploiterais pas pour parvenir à tes fins ? — Étant donné que j’ai pour objectif de sauver l’humanité d’elle-même, la réponse est non. » Il s’essuya la bouche puis laissa tomber sa serviette sur son assiette. « Merci pour ce charmant déjeuner ; j’adore ces petites réunions familiales. » Et il sortit. John Paul se laissa aller contre le dossier de sa chaise. « Bon, eh bien, si Bean a besoin de la signature d’un proche parent pour avoir le droit de gérer l’argent d’Ender, je crois que je lui proposerai la mienne. — Connaissant Julian Delphiki, je doute qu’il ait besoin d’aide. — Il a sauvé l’entreprise de Peter en tuant Achille, au prix d’un grand risque pour sa propre vie, et notre fils a la mémoire si courte qu’il va couper les crédits de la recherche des enfants de Bean et Petra. Quel gène lui manque-t-il donc ? — La reconnaissance a une durée de vie très brève chez la plupart des gens, répondit Theresa ; aujourd’hui, Peter ne se rappelle plus avoir jamais éprouvé un tel sentiment pour Bean. — On peut y remédier ? — Encore une fois, mon chéri, je pense que nous pouvons nous en remettre à Julian lui-même. Il s’attendra à des représailles de la part de Peter et il aura déjà un plan de défense. — Espérons qu’il ne comptera pas faire appel à la conscience de Peter. » Ils éclatèrent tous les deux d’un rire qui résonna de façon lugubre dans le salon. 10 CHAGRIN De : FelixStarmàn%portederobee@Rwanda.gov.rw À : PeterWiggin%personnel@hegemon.gov Sujet : Reste une question Cher Peter, Vos arguments m’ont convaincu. Sur le principe, je suis prêt à ratifier la Constitution de l’Organisation des peuples libres de la Terre ; dans la pratique, toutefois, un problème crucial demeure. J’ai créé au Rwanda la force terrestre et aérienne la plus formidable entre Pretoria et Le Caire, et c’est précisément la raison qui vous fait regarder le Rwanda comme la clé de l’unification de l’Afrique ; mais le moteur premier de mes hommes reste le patriotisme, forcément teinté de tribalisme tutsi, et la soumission de l’armée à une instance civile n’occupe pas, dirons-nous, la première place dans leur conception du monde. Si je remettais mes troupes à un Hégémon non seulement blanc mais américain de naissance, je risquerais fort de provoquer un coup d’État qui ferait couler le sang dans les rues et déstabiliserait la région. Voilà pourquoi il est essentiel que vous décidiez à l’avance qui prendra le commandement de mes forces armées, et je ne vois qu’un candidat possible. Nombre de mes hommes ont vu Julian Delphiki à l’œuvre, ont colporté le récit de son exploit, et il passe désormais quasiment pour un dieu. Mes officiers respectent son génie militaire, sa taille lui confère une stature héroïque, et son ascendance en partie africaine, heureusement bien visible dans ses traits et son teint, fait de lui un personnage que les Rwandais patriotes suivront volontiers. Si vous envoyez Bean se tenir à mes côtés comme celui qui prendra le commandement des forces rwandaises lorsqu’elles s’intégreront à l’armée des Peuples libres, je signerai aussitôt et soumettrai sans attendre la question à mon pays sous forme d’un plébiscite. Des gens qui refuseraient une constitution sous votre égide voteront pour une constitution qui porte le visage de Julian le Géant. Sincèrement, Félix. Le portable à l’oreille, Virlomi demanda à son contact : « La voie est libre ? — Ce n’est pas un piège ; ils sont partis. — Comment se présente la situation ? — Je… je regrette. » Très mal, donc. Virlomi rangea son téléphone, quitta l’abri des arbres et entra dans le village. Il y avait des cadavres sur le seuil de toutes les maisons devant lesquelles ils passèrent. Mais Virlomi ne dévia pas de son chemin ; il lui fallait d’abord veiller à filmer les images chocs. Au centre du village, les musulmans avaient embroché une vache et l’avaient fait rôtir au-dessus d’un feu ; les corps d’une vingtaine d’hindous adultes gisaient autour de la fosse. « Dix secondes », dit Virlomi. Docilement, le cameraman cadra la scène puis filma pendant dix secondes. Pendant la prise, un corbeau se posa mais n’essaya pas de picorer les morts ; il fit quelques pas puis reprit son vol. Virlomi écrivit mentalement le commentaire : « Les dieux ont envoyé leurs messagers qui sont repartis, le cœur plein de chagrin. » Elle s’approcha des cadavres et constata que chacun avait dans la bouche un morceau de viande à demi crue et sanglante. On n’avait pas gaspillé de munitions sur eux : ils avaient tous la gorge béante. « Gros plan sur ces trois-là, l’un après l’autre ; cinq secondes chacun. » Le cameraman obéit. Virlomi ne toucha pas aux corps. « Il te reste du temps ? — Amplement, répondit l’opérateur vidéo. — Alors filme-les tous sans exception. » De cadavre en cadavre, il enregistra les images numériques qui inonderaient peu après les réseaux. Pendant ce temps, Virlomi se rendit d’une maison à l’autre avec l’espoir de trouver au moins une personne en vie, quelqu’un à sauver – mais en vain. À la porte d’une des plus grandes habitations, un de ses hommes l’attendait. « N’entrez pas, je vous en prie, madame. — Il le faut. — Je ne voudrais pas que ce spectacle se grave dans votre mémoire. — C’est précisément la raison pour laquelle je ne dois jamais l’oublier. » Il inclina la tête et s’écarta. Quatre clous plantés dans une poutre servaient de patères à la famille. Les vêtements formaient une masse détrempée par terre, à part les chemises qu’on avait nouées au cou des quatre enfants ; le plus jeune devait savoir à peine marcher, le plus grand avait dans les neuf ans. On les avait pendus aux clous et laissés lentement mourir d’étranglement. À l’autre bout de la pièce gisaient un jeune couple, un autre plus âgé et une vieille femme. On avait obligé les adultes à regarder l’agonie des petits. « Quand il aura fini près du feu, dit Virlomi, amenez-le ici. — Y a-t-il assez de lumière, madame ? — Abattez un mur. » Ce fut fait en quelques minutes, et un flot de lumière pénétra dans la maison obscure. « Commence par eux. » Virlomi indiqua les corps des adultes. « Filme-les l’un après l’autre, en continu, très lentement, puis, sans t’arrêter mais un peu plus vite, tourne-toi vers la scène à laquelle ils ont assisté. Reste sur les quatre enfants puis, quand j’entrerai dans le cadre, suis-moi ; mais ne serre pas trop, de façon à voir ce que je fais avec le plus grand. — Mais vous ne pouvez pas toucher un mort ! s’exclama un de ses hommes. — Les morts de l’Inde sont mes enfants, rétorqua-t-elle ; ils ne me souillent pas. Ils ne salissent que ceux qui les ont assassinés. Je l’expliquerai à ceux qui regarderont la vidéo. » Le cameraman se mit à filmer, mais, à cet instant, Virlomi vit que l’ombre des soldats débordait dans le cadre, et elle le fit recommencer. « Il faut une prise en continu, dit-elle, sinon tout le monde croira à un montage. » L’homme reprit l’enregistrement. Il effectua un lent panoramique puis, quand il fut resté sur les enfants vingt bonnes secondes, Virlomi apparut à l’image et s’agenouilla devant le plus âgé ; elle tendit la main et lui effleura les lèvres du bout des doigts. Les hommes ne purent retenir un hoquet d’horreur. Tant mieux, se dit Virlomi : les Indiens auraient la même réaction, et le reste du monde aussi. Elle se releva, prit l’enfant dans ses bras et le souleva. La chemise se décrocha sans mal du clou. Elle porta le petit corps à l’autre bout de la pièce et l’étendit sur la poitrine du jeune père. « Ô père de l’Inde, dit-elle assez fort pour que la caméra l’enregistre, je dépose ton enfant, l’espoir de ton cœur, entre tes bras. » Elle se redressa et retourna auprès des autres enfants en veillant bien à ne pas regarder l’objectif ; elle devait agir comme s’il n’existait pas. Nul ne serait dupe, mais se tourner vers la caméra rappelait aux spectateurs qu’il y avait d’autres observateurs sur place. Tant qu’elle jouait la comédie, on oublierait la présence du cameraman et on aurait l’impression qu’elle se trouvait seule en compagnie des morts. Elle s’agenouilla devant chaque enfant, puis se remit debout et le libéra du clou cruel où il suspendait naguère son châle ou son sac d’école. En déposant le second, une fillette, près de la jeune mère, elle dit : « Ô mère de la maison de l’Inde, voici la fille qui préparait la cuisine et faisait le ménage à tes côtés. Aujourd’hui, le sang des innocents a définitivement purifié ton foyer. » En étendant le troisième, encore une fillette, en travers des dépouilles du couple d’âge mûr, elle déclara : « Ô histoire de l’Inde, as-tu de la place pour un autre petit corps dans ta mémoire ou bien es-tu enfin rassasiée de notre peine ? Cette autre victime te devient-elle enfin insupportable ? » Quand elle décrocha le dernier, d’à peine deux ans, elle ne put le porter ; elle trébucha, tomba à genoux, éclata en larmes et baisa son petit visage déformé, noirci par la strangulation. Il lui fallut un moment avant de pouvoir s’exprimer, et elle dit alors : « Ô mon enfant, mon enfant, pourquoi ai-je tant travaillé pour te donner le jour si je n’entends que ton silence au lieu de ton rire ? » Elle ne se releva pas ; l’effort aurait donné à ses mouvements un air mécanique et maladroit. Elle se mit en marche à genoux sur le sol raboteux en une progression lente et majestueuse, si bien que ses cahots et ses hésitations dessinaient comme une danse. Elle adossa le petit corps contre celui de la vieille femme. « Arrière-grand-mère ! s’écria-t-elle. Arrière-grand-mère, ne peux-tu me sauver ? Ne peux-tu m’aider ? Arrière-grand-mère, tu me regardes mais tu ne fais rien ! Je ne respire plus, arrière-grand-mère ! C’est toi l’aînée, c’est à toi de partir avant moi, arrière-grand-mère, et c’est à moi de tourner autour de ta dépouille, de t’oindre de ghi et d’eau du Gange sacré ! Dans mes petites mains, j’aurais dû tenir de la paille pour exécuter le pranam devant toi, mes grands-parents, ma mère et mon père ! » Elle prêta ainsi sa voix au garçonnet. Elle passa le bras sous la vieille femme et la redressa de façon que la caméra vît son visage. « Ô enfant, tu reposes désormais dans le sein de Dieu, comme moi ; le soleil baignera ton visage pour le réchauffer ; le Gange lavera ton corps ; le feu te purifiera et tes cendres iront rejoindre la mer, comme ton âme rentre chez elle pour attendre un nouveau tour de la roue. » Virlomi se tourna vers l’objectif et, d’un geste, désigna les cadavres. « Voilà comment je me purifie ; je me lave dans le sang des martyrs et la puanteur de la mort est mon parfum. Je les aime par-delà la tombe, et ils m’aiment, et leur amour me comble. » Elle tendit alors la main vers la caméra. « Calife Alaï, nous t’avons connu parmi les étoiles et les planètes. Tu faisais partie des grands, tu faisais partie des héros qui œuvraient pour le bien de l’humanité. On a dû te tuer, Alaï ! Il faut que tu sois mort pour laisser perpétrer de tels actes en ton nom ! » Elle fit un signe, et le cameraman zooma sur elle ; elle coopérait avec lui depuis longtemps et savait que seul son visage apparaîtrait à l’écran. Elle resta parfaitement impavide : à si courte distance, toute expression devenait caricaturale. « Un jour, tu m’as parlé dans ces couloirs stériles ; tu n’as prononcé qu’un mot. “Salaam”, as-tu dit ; “Paix”, as-tu dit. Ce mot a rempli mon cœur de joie. » Elle secoua lentement la tête. « Sors de ta cachette, ô calife Alaï, et assume ton œuvre ; ou, si ce n’est pas ton œuvre, rejette-la et joins-toi à moi pour pleurer les innocents. » La main hors champ, elle claqua des doigts pour demander au cameraman de dézoomer et de recadrer toute la scène. Et elle lâcha la bride à ses émotions. À genoux, elle se mit à pleurer, à se lamenter, puis elle se jeta sur les dépouilles en hurlant et en sanglotant. Elle poursuivit ainsi pendant une minute. L’Occident n’aurait droit qu’à des extraits de cette scène mais les hindous la verraient tout entière et resteraient sous le choc : Virlomi se souillant au contact de morts qu’on n’avait pas lavés – non, non, Virlomi se purifiant au contact de leurs corps martyrisés. Les spectateurs indiens ne pourraient pas détourner le regard. Les musulmans non plus. Certains s’amuseraient de ce spectacle, mais d’autres seraient saisis d’horreur ; les mères se reconnaîtraient dans sa douleur, les pères dans les cadavres d’hommes qui n’avaient pu sauver leurs enfants. Mais aucun n’entendrait ce qu’elle n’avait pas dit : elle n’avait pas proféré une menace, une malédiction. Elle n’avait exprimé que sa peine et prononcé qu’une supplique adressée au calife Alaï. Sur la planète, cette vidéo susciterait effroi et pitié. Dans le monde musulman, elle provoquerait une division, et la proportion de ceux qui riaient diminuerait à chaque rediffusion. Pour Alaï, elle représenterait un défi personnel. Virlomi le montrait du doigt et le désignait comme responsable ; il devrait sortir de Damas et prendre lui-même le commandement. Il ne pouvait plus se cacher. Elle lui forçait la main ; restait à voir comment il allait réagir. Le film fit le tour du monde, d’abord par les réseaux, puis par les médias de communication qui téléchargèrent les fichiers à haute résolution opportunément mis à leur disposition. Naturellement, certains prétendirent que tout était bidon, ou que les hindous eux-mêmes avaient commis les atrocités montrées, mais nul n’y crut vraiment ; les images cadraient trop bien avec celle que s’étaient créée les musulmans pendant les guerres islamiques qui avaient fait rage au cours des cent cinquante ans avant l’arrivée des doryphores. En outre, on n’imaginait pas des hindous profanant des cadavres comme l’avaient été ceux de la vidéo. Le carnage avait eu pour but d’emplir d’épouvante le cœur de l’ennemi. Mais Virlomi en avait détourné le message pour lui faire exprimer la douleur, l’amour et l’appel à la paix. Certes, elle aurait pu obtenir la paix beaucoup plus tôt, en se soumettant à l’autorité musulmane, mais le monde comprendrait aisément que courber l’échine devant l’Islam déboucherait, non sur la paix, mais sur la mort de l’Inde, devenue un pays de marionnettes. Elle l’avait expliqué tant et tant de fois dans de précédentes vidéos qu’il n’était pas nécessaire de le répéter. L’entourage d’Alaï tenta de lui dissimuler le film, mais il refusa de se laisser interdire ce qu’il voyait sur son propre ordinateur et il se passa les images en boucle. « Attendez qu’on fasse une enquête pour vérifier l’authenticité de cette vidéo, lui dit Ivan Lankowski, son assistant à moitié kazakh, l’homme de confiance qu’il admettait auprès de lui lorsqu’il se départait de son rôle de calife. — Je sais qu’il est authentique, répondit Alaï. — Parce que vous connaissez cette Virlomi ? — Parce que je connais les soldats qui se prétendent musulmans. » Il se tourna vers Ivan, les joues striées de larmes. « J’en ai fini de me terrer à Damas. Je suis calife ; je mènerai les armées sur le terrain – et ceux qui perpétreront des actes de barbarie, je les punirai de ma propre main. — Noble ambition, fit Ivan. Mais les hommes du genre de ceux qui ont massacré ce village et qui ont lancé une bombe atomique sur La Mecque au cours de la dernière guerre sévissent toujours dans vos contingents et les empêchent d’obéir à vos ordres. Qu’est-ce qui vous fait croire que vous arriverez vivant jusqu’à vos troupes ? — Je suis le calife, et, si Dieu veut que je mène son peuple sur la voie de la vertu, il me protégera », dit Alaï. 11 DIEU AFRICAIN De : Y95z970@FreeNet.net Message laissé sur le site : FilledeShiva.org Sujet : Douloureuse fille de Shiva, le Dragon pleure sur les blessures qu’il vous a causées. Le Dragon et le Tigre ne peuvent-ils être amants et faire éclore la paix ? Ou, si la paix n’est pas possible, le Tigre et le Dragon ne peuvent-ils combattre ensemble ? Bean et Petra s’étonnèrent quand Peter vint les voir dans leur petite maison, dans l’enclave de l’Hégémonie. « Ta présence honore notre humble demeure, dit Bean. — Oui, n’est-ce pas ? fit Peter avec un sourire. Le petit dort ? — Navrée, tu ne me verras pas lui donner le sein, répondit Petra. — J’ai une bonne et une mauvaise nouvelles », annonça Peter. Ils attendirent qu’il poursuive. « J’ai besoin que tu retournes au Rwanda, Julian, dit-il. — Je croyais le gouvernement de ce pays dans notre camp, glissa Petra. — Il ne s’agit pas d’une action militaire ; il faut que tu prennes le commandement de l’armée rwandaise et que tu l’incorpores aux forces de l’Hégémonie. » La jeune femme éclata de rire. « Tu rigoles ! Félix Starman ratifierait ta constitution ? — C’est difficile à croire, mais oui : Félix partage la même ambition que moi ; il veut laisser un héritage qui lui survivra. Or il sait que le meilleur moyen d’assurer la sécurité et la liberté du Rwanda, c’est d’abolir les armées dans le monde, et que, pour parvenir à ce résultat, il faut créer un gouvernement mondial fondé sur les valeurs libérales qu’il a imposées chez lui : élections démocratiques, droits individuels, respect de la loi, instruction pour tous et absence de corruption. — Nous avons lu ta constitution, Peter, dit Bean. — Il te demande nommément. Ses hommes t’ont vu lorsque tu t’es emparé de Volescu et ils t’appellent maintenant le Géant africain. — Oh, mon chéri, fit Petra, tu es une divinité, comme Virlomi ! — Reste à savoir si tu as la force nécessaire pour être l’épouse d’un dieu, fit Bean. — Je m’abrite les yeux pour éviter de devenir aveugle. » Bean sourit et se tourna vers Peter. « Félix Starman est-il au courant de ma brève espérance de vie ? — Non. Je regarde cette information comme un secret d’État. — Oh non ! s’exclama Petra. Alors, tu n’as pas le droit de me l’avouer ? — Combien de temps penses-tu que je devrai rester en poste ? — Assez pour que l’armée rwandaise reporte sa loyauté sur l’Organisation des peuples libres. — Sur toi ? — Sur l’Organisation, répéta Peter : Je ne cherche pas à créer un culte de la personnalité. Ces troupes devront s’engager à protéger la Constitution et à défendre les Peuples libres qui l’auront acceptée. — Fournis-moi une date, s’il te plaît. — Une fois le référendum passé, au moins. — Et je peux l’accompagner ? demanda Petra. — Comme tu veux. Tu seras sans doute plus en sécurité là-bas qu’ici, mais le trajet est long. Quant aux essais de Martel, tu peux les écrire n’importe où. — Julian, il nous laisse le choix ! Nous faisons partie des Peuples libres nous aussi ! — D’accord, j’accepte, dit Bean. Passons à la bonne nouvelle, maintenant. — C’était ça, la bonne nouvelle, répondit Peter. Voici la mauvaise : nous avons subi une chute brutale et inattendue de revenus. Il va falloir des mois pour compenser cette perte ; par conséquent, nous sommes obligés de rabattre les projets qui ne contribuent pas directement aux objectifs de l’Hégémonie. » Petra éclata de rire. « Tu as le culot de nous demander de t’aider alors que tu supprimes le financement de nos recherches ? — Vous voyez ? Vous reconnaissez vous-mêmes que votre opération n’apporte rien à l’Hégémonie. — Toi aussi tu effectues des enquêtes pour trouver le virus, dit Bean. — S’il existe, rétorqua Peter. Selon toute vraisemblance, Volescu s’amuse avec nous, le virus n’est pas au point et n’a pas été répandu. — Tu vas donc parier tout l’avenir de l’humanité sur cette hypothèse ? — Non. Mais, sans budget, cette recherche échappe à nos moyens ; toutefois, elle reste à la portée de la Flotte internationale. — Tu confies l’enquête à la F.I. ? — Je lui remets Volescu, et elle va s’occuper de découvrir le virus qu’il a mis au point et les foyers d’où il l’a dispersé, s’il l’a relâché. — La F.I. n’a pas le droit d’opérer sur Terre. — Si, à condition de répondre à une menace extraterrestre. Or, si le virus de Volescu est efficace et qu’il ait été répandu sur Terre, il va créer une nouvelle espèce conçue pour supplanter l’homme en l’espace d’une génération. L’Hégémon a fait part à la F.I. de la conclusion d’une étude scientifique tenue secrète selon laquelle le virus de Volescu constitue une invasion extraterrestre ; la Flotte a aimablement accepté de remonter la piste de cette invasion et de la… repousser. » Bean éclata de rire. « Apparemment, nous avons des façons de penser similaires. — Vraiment ? fit Peter. Non, tu dis ça pour me faire plaisir. — J’ai déjà confié notre recherche au ministère de la Colonisation, or tu sais comme moi que Graff opère en réalité pour le compte de la F.I. » Peter le regarda dans les yeux. « Tu te doutais donc que je devrais couper votre financement ? — Je me doutais que tu n’avais pas les moyens de l’entretenir, quel que soit ton budget. Ferreira faisait de son mieux, mais le MinCol dispose de meilleurs logiciels. — Alors tout est bien qui finit bien ! » Peter se leva, prêt à s’en aller. « Oui, même pour Ender, fit Bean. — Votre petit garçon a bien de la chance d’avoir des parents aussi attentionnés. » Et il sortit. Quand Bean passa le voir, Volescu paraissait fatigué, vieilli ; l’enfermement ne lui réussissait pas. Il ne souffrait pas physiquement, mais il semblait s’étioler comme une plante dans un placard sans lumière. « Promets-moi quelque chose, dit Volescu. — Quoi ? demanda Bean. — Quelque chose, n’importe quoi. Marchande avec moi. — Ce que vous désirez le plus, vous ne l’obtiendrez jamais. — Uniquement parce que tu es rancunier. Ingrat ! Tu me dois d’exister, et tu me gardes dans cette boîte. — Disons plutôt une chambre de belle taille, avec la climatisation. À côté des conditions que vous avez imposées à mes frères… — Légalement, ils n’avaient pas… — Et aujourd’hui vous cachez mes enfants, et vous détenez un virus capable de détruire l’humanité. — De l’améliorer. — De l’effacer. Comment pourrait-on vous rendre la liberté ? Vous êtes un mélange de génie et de monstre amoral. — Tout à fait comme Ender Wiggin, que tu sers avec tant de dévouement, comme un petit lécheur. — On dit “lèche-bottes”. — Et pourtant te voici chez moi. Se pourrait-il que Julian Delphiki, mon cher demi-neveu, ait un problème à me soumettre ? — Toujours les mêmes questions, dit Bean. — Même réponse : j’ignore ce que sont devenus tes embryons disparus. » Bean poussa un soupir. « J’espérais que vous voudriez vous mettre au clair avec Petra et moi avant de quitter notre monde. — Allons bon ! fit Volescu. Tu me menaces de la peine de mort ? — Non. Vous quittez simplement… notre monde, la Terre. Peter vous remet à la F.I., à partir du principe que votre virus s’assimile à une invasion extraterrestre. — À condition que tu sois toi-même un extraterrestre. — J’en suis un, répondit Bean. Le premier d’une espèce composée de génies à haute stature et à courte espérance de vie. Imaginez la population que pourra nourrir la planète quand on mourra en moyenne à dix-huit ans. — Tu sais, Bean, rien ne t’oblige à mourir jeune. — Tiens donc ! Vous avez un antidote ? — Le destin n’a pas besoin d’antidote. La mort par gigantisme provient de l’effort que doit fournir ton cœur pour faire circuler une énorme quantité de sang dans tes kilomètres d’artères et de veines. Si tu échappes à la gravité, il n’aura plus à travailler à l’excès et tu ne mourras pas. — Vous croyez que je n’y ai pas pensé ? Je continuerai quand même à grandir. — Et alors ? Tu deviendras immense, soit ; mais la F.I. peut te construire un vaisseau à ta mesure, un vaisseau colonisateur que tu rempliras peu à peu de ton protoplasme et de tes os. Tu vivrais des années, ainsi plaqué contre les parois comme un ballon gonflé, un énorme Gulliver. Ta femme pourrait venir te voir. Et, si ta taille excède la capacité du vaisseau, ma foi, il reste toujours l’amputation. Tu pourrais devenir un être de pur esprit ; nourri par intraveineuse, quel besoin aurais-tu d’un abdomen, d’entrailles ? En fin de compte, il te suffit d’un cerveau et d’une moelle épinière, que rien n’oblige à s’éteindre. Un esprit en perpétuelle expansion. » Bean se leva. « C’est dans ce but que vous m’avez créé, Volescu ? Pour faire de moi un monstre sans bras ni jambes qui tourne éternellement dans l’espace ? — Petit sot ! Pour les humains ordinaires, tu es déjà un monstre, leur pire cauchemar, le prototype de l’espèce qui les supplantera. Mais, à mes yeux, tu es magnifique. Même enchaîné à un habitat artificiel, sans membres, sans tronc, sans voix, tu resterais la plus belle créature qui ait jamais vécu. — Néanmoins, sans une certaine chasse d’eau, vous n’auriez pas hésité à me tuer avant de brûler mon cadavre. — Je ne voulais pas aller en prison. — Et pourtant vous y voici, dit Bean ; votre prochaine cellule se trouve dans l’espace. — Comme Prospero, je puis raffiner mon art dans la solitude. — Prospero avait Ariel et Caliban pour lui tenir compagnie. — Tu ne comprends donc pas ? s’exclama Volescu. Mon Caliban, c’est toi ! Et tous tes enfants sont mes Ariel ! Je les ai dispersés dans le monde entier ; tu ne les retrouveras jamais : j’ai soigneusement fait la leçon à leurs mères. Ils s’accoupleront et se reproduiront avant que leur gigantisme ne devienne apparent. Que mon virus opère ou non, tes enfants auront le même effet. — C’était donc ça, l’objectif d’Achille ? — Achille ? » Volescu éclata de rire. « Ce petit crétin meurtrier ? Je lui ai fait croire que j’avais détruit tes embryons ; il ne voulait rien d’autre, cet imbécile. — Ils sont indemnes, si je comprends bien. — Bien vivants et tous implantés ; peut-être même certains ont-ils déjà vu le jour, puisque ceux qui possèdent tes facultés naissent avec deux mois d’avance. — Vous le saviez et vous ne nous l’avez pas dit ? — Et pourquoi vous l’aurais-je dit ? L’accouchement s’est bien passé, non ? Le développement de l’enfant permettait le fonctionnement normal de ses organes vitaux. — Que savez-vous d’autre ? — Que tout ira bien. Enfin, Julian, regarde-toi ! Tu as réussi à t’échapper à l’âge d’un an, ce qui signifie que dix-sept mois après ta conception tu avais la capacité de survivre sans parents. Je ne nourris pas la plus petite inquiétude pour l’état de santé de tes enfants, et tu devrais m’imiter ; ils n’ont pas besoin de toi, parce que toi-même n’avais besoin de personne. Ne cherche pas à les retenir ; laisse-les remplacer peu à peu l’ancienne espèce au cours de la génération à venir. — Non, répondit Bean. J’aime l’ancienne espèce et ce que vous m’avez fait me répugne. — Sans ce que je t’ai fait, tu ne serais pas différent de Nikolaï. — Mon frère est quelqu’un d’adorable, gentil et très intelligent. — Très intelligent, mais pas autant que toi. Voudrais-tu vraiment échanger ta place avec la sienne ? Voudrais-tu vraiment avoir un esprit aussi épais que le sien à côté du tien ? » Bean sortit sans avoir trouvé de réponse à la dernière question de Volescu. 12 ALLAHU AKBAR De : Graff%Pilgrimage@MinCol.gov À : Borommakot%pinto@Atoutdesuite.com Transmis et posté par Atoutdesuite Code de cryptage : ******** Code de décryptage : *********** Sujet : Conseiller en investissements La conversion du Jeu en programme de conseil financier, selon ton idée, se déroule étonnamment bien. Nous n’avons eu le temps que d’effectuer des tests à courte échéance, mais jusqu’ici il écrase tous les spécialistes. Nous lui avons confié le fonds de pension d’Ender ; comme tu l’as suggéré, nous veillons à n’investir que sous de fausses identités ; nous veillons aussi à ce que le programme dispose d’un maximum de connexions aux réseaux sous des aspects qu’il modifie lui-même à l’infini. Ainsi, nul ne pourra remonter à sa source ni le détruire, sauf à s’engager dans une recherche internationale et systématique, ce qui a peu de chance de se produire tant qu’on ignore sa présence. Ender n’aura pas besoin de cet argent dans sa colonie et il se montrera plus efficace s’il ne sait pas qu’il le possède. Dès son premier accès aux réseaux après son vingt et unième anniversaire, temps subjectif, le logiciel se révélera à lui et lui annoncera l’étendue de ses investissements. Étant donné la durée du voyage, Ender arrivera à la majorité doté d’une fortune considérable – bien supérieure, ajouterai-je, aux prévisions les plus optimistes concernant la valeur des titres de l’Hégémonie. Mais le cas d’Ender ne constitue pas une urgence, contrairement à celui de tes enfants. Une autre équipe bidouille la base de données que ton informaticien, Ferreira, nous a envoyée pour en extraire des renseignements plus exploitables ; cela entraîne quantité de recherches supplémentaires, non sur les données elles-mêmes, mais sur des bases médicales, électorales, fiscales, immobilières, de sociétés de transport et de déménagement, etc., dont certaines ne sont pas accessibles légalement. Au lieu d’obtenir des milliers de résultats positifs dont, probablement, aucun ne nous servira, nous en obtenons aujourd’hui quelques centaines dont certains ont des chances de nous mettre sur la voie. Navré du temps que ça prend, mais, une fois que nous tenons une piste, il faut la faire vérifier, en général par des agents sur Terre ; or, pour des raisons évidentes, nous n’en avons guère. En attendant, je te suggère de songer que notre arrangement dépend de ta réussite à donner à Peter les pouvoirs d’un Hégémon en plus du titre qu’il détient déjà. Tu me demandes quels sont mes critères de succès ; les voici : tu pourras embarquer quand son autorité s’étendra sur plus de 50 % de la population du monde ou quand il disposera d’une force militaire suffisante pour lui assurer la victoire face à un adversaire, même sous le commandement d’un ancien de l’École de guerre. Par conséquent, oui, nous souhaitons que tu te rendes au Rwanda. Nous représentons ta meilleure chance pour toi et la survie de tes enfants, et tu représentes notre meilleur atout pour assurer l’accession de Peter au pouvoir, ce qui lui permettra d’établir l’union et la paix générales. Ta mission consiste à lui fournir une force militaire irrésistible, la nôtre à retrouver tes enfants. Comme toi, j’espère que toutes deux se révéleront réalisables. Alaï croyait qu’une fois le complexe du palais de Damas sous son autorité il aurait toute latitude pour agir en tant que calife. Il ne lui fallut pas longtemps pour constater son erreur. Tous les hommes du palais, y compris ses gardes du corps, lui obéissaient implicitement ; mais, dès qu’il voulait sortir, même pour faire un tour dans Damas, ceux en qui il avait le plus confiance cherchaient à l’en empêcher. « Vous courriez de grands risques, lui dit un jour Ivan Lankowski. En vous débarrassant de ceux qui vous tenaient pieds et poings liés, vous avez semé la panique chez leurs amis – dont ceux qui commandent actuellement vos armées. — Pourtant, ils ont suivi ma stratégie pendant la guerre ; je les pensais loyaux au calife. — Ils étaient loyaux à la victoire. Vous aviez imaginé une stratégie brillante, et puis vous… vous apparteniez au djish d’Ender ; vous faisiez partie de ses amis les plus proches. Donc, oui, naturellement, ils ont suivi vos plans. — Ainsi, ils croyaient en moi en tant qu’ancien de l’École de guerre mais pas en tant que calife ? — Si, mais plutôt un calife emblématique qui émet de vagues déclarations religieuses et des discours d’encouragement tandis que ses vizirs et ses seigneurs de guerre se chargent des besognes fastidieuses comme prendre des décisions et donner des ordres. — Jusqu’où s’étend leur pouvoir ? demanda Alaï. — Impossible à savoir, répondit Ivan. Ici, à Damas, vos serviteurs fidèles ont attrapé et éliminé des agents par dizaines ; mais je vous déconseillerais de prendre un avion à l’aéroport de la ville – commercial comme militaire. — Alors, si je ne puis avoir confiance dans les musulmans, conduisez-moi en Israël par les plateaux du Golan et laissez-moi embarquer à bord d’un jet israélien. — La faction qui refuse de vous obéir en Inde affirme aussi que votre accord avec les sionistes constitue une offense à Dieu. — Ils veulent recommencer ce cauchemar ? — Ils ont la nostalgie du bon vieux temps. — C’est ça : l’époque où les armées musulmanes se faisaient humilier de tous côtés et où le monde craignait l’Islam parce que d’innombrables innocents mouraient assassinés au nom de Dieu. — Vous prêchez un convaincu, fit Ivan d’un ton enjoué. — Eh bien, Ivan, si je continue à me terrer, un de ces jours mes ennemis en finiront avec l’Inde – par une victoire ou une défaite, peu importe – et ils viendront me dénicher, ivres de leur triomphe ou rendus furieux par leur échec ; dans tous les cas, ils me tueront, ne croyez-vous pas ? — Oh, très certainement ! Il faut trouver un moyen de vous tirer de là. — Vous n’avez pas de plan ? — Si, en quantité ; mais tous visent à sauver votre vie, non le Califat. — Si je m’enfuis, le Califat est perdu. — Et, si vous restez, vous conservez le Califat jusqu’à votre mort. » Alaï éclata de rire. « Ma foi, Ivan, vous avez parfaitement analysé la situation. Je n’ai donc pas le choix : je dois aller affronter mes ennemis et les abattre. — Je vous suggère le tapis volant si vous cherchez le moyen de transport le plus sûr. — Vous pensez que seul un djinn pourrait me conduire en Inde jusqu’au général Rajam ? — Vivant, oui. — Alors il faut que je contacte mon djinn personnel, dit Alaï. — Le moment est-il bien choisi ? demanda Ivan. Avec la vidéo de cette folle qui circule sur tous les réseaux et les médias, Rajam doit être fou furieux. — Le moment est idéal, répondit Alaï. À propos, Ivan, pouvez-vous m’expliquer pourquoi on surnomme Rajam “Andariyy” ? — Si cela peut vous aider, il a choisi lui-même ce surnom de “grosse corde”. — Ah ! Donc il ne s’agit pas d’une allusion à sa force ni à sa ténacité. — Je pense que si – du moins à la ténacité d’une partie spécifique de sa personne. — Mais… la corde, c’est mou. — Pas la corde épaisse. — Si, répondit Alaï, sauf si elle est très courte. » Ivan éclata de rire. « Comptez sur moi pour la répéter aux funérailles de Rajam, celle-là ! — Je vous en prie. Mais évitez de la répéter aux miennes. — Je n’y assisterai pas, à moins d’un enterrement groupé. » Alaï se rendit à son ordinateur et envoya quelques courriels. Une demi-heure plus tard, il reçut un coup de téléphone du président du Rwanda. « Je regrette d’avoir à vous annoncer, déclara Félix Starman, que je ne puis autoriser des enseignants musulmans à pénétrer au Rwanda. — Ça tombe bien, dit Alaï, je ne vous contactais pas pour ça. — Tant mieux. — Je m’intéresse à la paix du monde, et je crois savoir que vous avez déjà fait votre choix quant à celui qui peut le mieux parvenir à ce but – non, ne prononcez pas de nom. — Étant donné que j’ignore totalement de quoi vous parlez… — Excellent, fit Alaï. Un bon musulman présuppose toujours que les incroyants ne comprennent rien à rien. » Ils rirent à l’unisson. « Je vous demande seulement de diffuser la nouvelle qu’un homme traverse le Rub’al-Khali à pied parce que son dromadaire refuse de le prendre sur son dos. — Et vous souhaitez que quelqu’un vienne au secours de cet infortuné voyageur ? — Dieu veille sur toutes ses créatures, mais le calife ne peut pas toujours tendre la main pour accomplir sa volonté. — J’espère que ce pauvre malheureux trouvera de l’aide tôt ou tard, dit Félix. — Le plus tôt sera le mieux. J’attendrai d’apprendre qu’il va bien. » Ils se saluèrent puis Alaï s’en fut chercher Ivan. « Faisons nos bagages », dit-il. L’autre haussa les sourcils. « De quoi aurez-vous besoin ? — De sous-vêtements propres, de mon costume de calife le plus flamboyant, de trois hommes prêts à tuer sur mon ordre et qui ne retourneront pas leurs armes contre moi, et d’un dernier, fidèle, muni d’une caméra vidéo avec une batterie pleine et un grand espace de stockage. — Le vidéaste doit-il faire partie de vos soldats loyaux ou venir de l’extérieur ? — Les soldats constitueront l’équipe de tournage. — Et dois-je me compter parmi eux ? — À vous de décider, dit Alaï. Si j’échoue, ceux qui m’accompagneront mourront certainement. — Mieux vaut périr vite devant le serviteur de Dieu que lentement aux mains des ennemis de Dieu, répondit Ivan. — Voilà un Russe comme je les aime, fit Alaï. — Je suis turc kazakh. — Dieu a fait preuve de bonté en vous envoyant à moi. — Et en vous donnant aux fidèles. — Penserez-vous de même quand j’aurai achevé ce que j’ai l’intention d’accomplir ? — Toujours, dit Ivan. Je resterai votre fervent serviteur. — Vous n’êtes le serviteur que de Dieu, répondit Alaï. Pour moi, vous êtes un ami. » Une heure plus tard, il reçut un courriel qu’il reconnut comme émanant de Petra, bien que signé d’un nom passe-partout. Elle lui demandait de prier pour un enfant qui devait subir une opération au plus grand hôpital de Beyrouth à sept heures le lendemain matin. « Nous commencerons nous-mêmes à cinq heures, disait le message, afin que l’aube nous trouve en prière. » Alaï répondit succinctement : « Je prierai pour votre neveu, pour sa survie et pour tous ceux qui l’aiment. Que la volonté de Dieu soit faite et nous nous réjouirons de sa sagesse. » Il devait donc se rendre à Beyrouth. Le trajet ne présentait pas de difficulté, à part celle de l’effectuer sans éveiller les soupçons de ses ennemis. Il quitta le palais dans un camion-poubelle. Ivan avait protesté mais Alaï répondu : « Un calife qui craint de se salir pour accomplir l’œuvre de Dieu n’est pas digne de régner. » À coup sûr, quelqu’un allait noter cet aphorisme et, si son auteur survivait, on le retrouverait dans le livre de sagesse du calife Alaï – ouvrage qu’il espérait long et intéressant à lire plutôt que court et ridicule. Déguisé en vieille femme pieuse, Alaï voyagea sur le siège arrière d’une petite berline hors d’âge conduite par un soldat en civil affublé d’une fausse barbe beaucoup plus longue que sa vraie. Si le passager échouait, s’il se faisait tuer, on regarderait cette mascarade comme la preuve qu’il n’était pas digne du titre de calife ; mais, s’il réussissait, elle témoignerait de son astuce légendaire. La vieille femme accepta de prendre place dans une chaise roulante et de pénétrer ainsi dans l’hôpital, poussée par le barbu qui l’avait amenée à Beyrouth. Sur le toit se trouvaient trois hommes porteurs d’attachés-cases ordinaires, reliés à leur poignet par des menottes. Il était cinq heures moins dix. Si, dans le bâtiment, on avait remarqué la disparition de la vieille femme, cherché la chaise ou s’était interrogé sur les trois hommes arrivés séparément, chacun avec des vêtements pour quelqu’un de sa famille, on aurait pu prévenir les ennemis d’Alaï ; s’ils avaient envoyé un de leurs agents aux renseignements et qu’il eût fallu l’abattre, cela serait revenu à déclencher une alarme près de l’oreille de Rajam. À cinq heures moins trois, deux jeunes médecins, un homme et une femme, montèrent sur le toit sous prétexte de fumer une cigarette ; mais ils s’éloignèrent bientôt et disparurent à la vue des trois individus aux attachés-cases. Ivan tourna un regard interrogateur vers Alaï, qui secoua la tête. « Ils viennent s’embrasser, dit-il. Ils se cachent parce qu’ils ont peur que nous ne les dénoncions, rien de plus. » Ivan, la prudence incarnée, alla les observer discrètement puis revint et se rassit. « Ils font plus que s’embrasser, murmura-t-il. — Ils ne devraient pas, s’ils ne sont pas mariés, répondit Alaï. Pourquoi les gens s’imaginent-ils toujours n’avoir le choix qu’entre obéir à la charia la plus rigoureuse ou rejeter en bloc les lois de Dieu ? — Vous n’avez jamais été amoureux. — Croyez-vous ? Je ne rencontre jamais de femmes, certes, mais ça ne veut pas dire que je n’ai jamais aimé. — Avec votre esprit ; mais je sais que vous restez pur de corps. — Naturellement : je ne suis pas marié. » Un hélicoptère médical apparut dans le ciel. Il était cinq heures pile. Une fois l’appareil assez proche, Alaï constata qu’il appartenait à un hôpital israélien. « Les médecins israéliens envoient des patients à Beyrouth ? demanda-t-il. — Les médecins libanais envoient des patients en Israël, répondit Ivan. — Peut-on donc supposer que nos amis attendront le départ de cet hélicoptère ? Et ceux qui se trouvent à bord de cet appareil, sont-ce nos amis ? — Vous avez voyagé au milieu des ordures puis déguisé en femme. Qu’est-ce que monter dans un engin sioniste en comparaison ? » L’appareil se posa, la porte s’ouvrit, nul n’en descendit. Alaï prit son attaché-case – il savait qu’il s’agissait du sien à cause de son poids : il contenait des vêtements, non de l’artillerie – et s’avança d’un pas assuré. « Suis-je le passager que vous venez chercher ? » Le pilote acquiesça de la tête. Alaï tourna le regard vers la cachette où le couple s’embrassait. Il distingua des mouvements : ils avaient vu la scène. Ils en parleraient. Il s’adressa de nouveau au pilote. « Cet hélicoptère peut nous embarquer tous les cinq ? — Facile. — Et deux passagers de plus ? » L’homme haussa les épaules. « On vole plus bas, plus lent. Mais on fait souvent. » Alaï se tourna vers Ivan. « Veuillez inviter nos jeunes amants à nous accompagner. » Puis il monta dans l’appareil et ôta rapidement ses vêtements de femme ; en dessous, il portait un complet à l’occidentale. Quelques instants plus tard, sous la menace de pistolets, deux médecins terrifiés et plus ou moins déshabillés grimpèrent dans l’hélicoptère. On avait dû leur ordonner de garder le silence car, en reconnaissant Alaï, l’homme blêmit et la femme se mit à pleurer tout en essayant de se reboutonner. Alaï s’agenouilla devant elle. « Fille de Dieu, dit-il, ton impudeur ne me choque pas ; ce qui me préoccupe, c’est que l’homme à qui tu as offert ta nudité n’est pas ton mari. — Mais nous allons nous marier, fit-elle entre deux sanglots. — Alors, quand cet heureux jour viendra, ta nudité comblera ton époux de bonheur et la sienne t’appartiendra. En attendant, prends cet habit. » Et il lui tendit son costume de femme. « Je n’exige pas que tu te vêtes ainsi tout le temps ; mais, aujourd’hui, alors que Dieu a vu le péché que tu avais dans le cœur, peut-être vaut-il mieux te couvrir humblement. — Elle peut attendre qu’on soit en l’air pour s’habiller ? demanda le pilote. — Naturellement, répondit Alaï. — Alors attachez vos ceintures. » Il n’y avait pas assez de places assises pour tout le monde ; la partie centrale de la cabine était prévue pour recevoir un brancard. Le chauffeur d’Alaï, un sourire espiègle aux lèvres, insista pour rester debout. « Je suis allé au combat à bord d’hélicoptères ; si je n’arrive pas à tenir sur mes jambes dans un appareil médical, je mérite bien d’attraper des bleus. » L’engin piqua du nez en s’élevant mais trouva bientôt son assiette ; la jeune femme déboucla sa ceinture et s’habilla maladroitement. Tous les hommes détournèrent les yeux à l’exception de son compagnon qui lui prêta main-forte. Pendant ce temps, Alaï et le pilote discutaient sans chercher à baisser la voix. « Je ne veux pas de ces deux-là pour notre entreprise, dit Alaï, mais je ne veux pas les tuer non plus. Ils ont besoin de temps pour retrouver le chemin de Dieu. — On peut les retenir à Haïfa, répondit l’autre, ou je peux les faire transporter jusqu’à Malte, si ça vous convient mieux. — Haïfa, ça ira. » Le trajet ne dura guère, même à basse altitude et à vitesse réduite. Quand l’appareil se posa, les deux médecins se taisaient, l’air repentant, main dans la main, et tâchaient de ne pas trop regarder Alaï. Ils atterrirent sur le toit d’un hôpital d’Haïfa, et le pilote coupa le contact pour descendre parler un moment avec un homme en blouse blanche ; enfin il rouvrit la portière. « Je dois redécoller, déclara-t-il, pour laisser la place à votre transport ; il faut que vous sortiez tous, à part nos deux tourtereaux. » Les intéressés échangèrent un regard effrayé. « Tout ira bien pour eux ? demanda Alaï. — Mieux vaut qu’ils n’assistent pas au va-et-vient de votre transport. L’aube ne va pas tarder et il y a déjà un peu de lumière. Mais tout ira bien pour eux. » Alaï leur toucha l’épaule à chacun en quittant l’appareil. L’hélicoptère médical décolla, s’éloigna, et aussitôt un autre arriva, mais cette fois il s’agissait d’un appareil de combat à réaction, à long rayon d’action, assez gros pour embarquer des forces considérables et assez armé pour franchir sans mal de nombreux obstacles. La porte s’ouvrit et Peter Wiggin descendit. Alaï s’avança. « Salaam, dit-il. — La paix soit avec vous aussi, répondit l’Hégémon. — Vous ressemblez plus à Ender que sur vos photos publiques. — Je les fais retoucher par ordinateur pour me donner l’air plus vieux et plus intelligent. » Alaï sourit. « Merci pour la balade. — Quand Félix m’a raconté la triste histoire de ce piéton solitaire dans le Quartier vide, je n’ai pas pu laisser passer l’occasion de proposer mon aide. — Je m’attendais à voir Bean, dit Alaï. — J’ai toute une troupe d’hommes qu’il a formés, répondit Peter, mais lui-même s’occupe d’une autre mission – au Rwanda, justement. — Ah ! C’est donc en cours ? — Oh non ! Nous ne bougerons pas tant que nous n’aurons pas vu comment tourne votre petite aventure. — Allons-y, dans ce cas. » Peter laissa Alaï monter le premier dans l’hélicoptère mais passa sous le nez des soldats du calife. Ivan allait protester quand Alaï lui fit signe de se calmer : il avait tout misé sur la coopération et la fiabilité de Peter ; ce n’était pas le moment de s’inquiéter d’une tentative d’assassinat ou d’enlèvement – même s’il se trouvait dans l’appareil vingt soldats de l’Hégémonie ainsi qu’un matériel considérable. Le commandant avait le type thaï et Alaï se rappela l’avoir croisé dans les couloirs de l’École de guerre ; Suriyawong, sans doute. Il lui adressa un hochement de tête et l’autre lui retourna son salut. Quand ils eurent pris l’air et déclenché les réacteurs – cette fois sans s’encombrer d’une jeune femme gênée, à demi dévêtue, à réprimander puis pardonner officiellement –, Peter désigna de la main les hommes qui l’accompagnaient. « J’ai supposé, dit-il, que l’auto-stoppeur dont notre ami commun m’avait parlé n’aurait pas besoin d’une escorte trop imposante. — De quoi m’amener là où une grosse corde gît lovée comme un serpent, c’est tout. » Peter hocha la tête. « Des amis à moi s’efforcent en ce moment même de la localiser. » Alaï sourit. « Loin du front, sans doute. — Si elle se trouve à Hyderabad, elle sera sous la protection d’une garde extrêmement importante, mais, de l’autre côté de la frontière du Pakistan, on peut compter sur un contingent de sécurité sans rien d’exceptionnel. — De toute manière, fit Alaï, je refuse que vos hommes courent le plus petit risque. — Et aussi qu’on les voie, enchaîna Peter : il ne faudrait pas que trop de gens apprennent que c’est l’aide de l’Hégémon qui vous a permis d’accéder au véritable pouvoir. — De fait, vous êtes toujours disponible quand je m’efforce de gravir les échelons de l’autorité, dirait-on. — Ce sera la dernière fois si vous réussissez, dit Peter. — Ce sera la dernière fois quoi qu’il arrive, répondit Alaï, et il eut un grand sourire. Ou bien les soldats m’obéiront, ou bien ils refuseront de me suivre. — Ils vous obéiront si on leur en donne l’occasion. » Alaï indiqua sa petite escorte. « Mon équipe vidéo a justement mission d’y veiller. » Avec un sourire, Ivan souleva sa chemise pour montrer le gilet pare-balles qu’il portait en dessous, accompagné de grenades, de chargeurs et d’un pistolet-mitrailleur. « Ah ! fit Peter. Je croyais que vous aviez pris du poids. — Nous avons toujours un plan, nous autres de l’École de guerre, dit Alaï. — Vous n’allez donc pas entrer par la force. — Nous entrerons tranquillement, comme si l’obéissance des soldats allait de soi, répondit Alaï, avec les caméras en marche. C’est une astuce très simple et qui n’a pas besoin d’opérer longtemps. Grosse-Corde a toujours adoré poser devant l’objectif. — Un personnage vaniteux et violent, d’après mes sources, fit Peter. Mais pas un imbécile. — Nous verrons, répondit Alaï. — Je pense que vous réussirez. — Moi aussi. — Et, cela fait, dit Peter, vous allez vous pencher sur les problèmes dont se plaint Virlomi. — C’est précisément à cause d’eux que je ne pouvais pas attendre un moment plus opportun. Je dois effacer les taches de sang qui souillent l’Islam. — Je crois que, face à un calife comme vous, les Peuples libres de la Terre pourraient coexister avec un Islam unifié. — Je le crois également, même si je ne dois jamais le reconnaître publiquement. — Mais j’ai besoin d’une assurance dont je pourrais me servir au cas où vous mourriez – aujourd’hui ou un jour futur ; je veux la garantie de ne pas me retrouver devant un calife avec qui je ne peux pas coexister. » Peter tendit à son interlocuteur une mince liasse de feuilles manuscrites. Alaï se mit à lire. « Si vous mourez de mort naturelle et transmettez votre titre à quelqu’un que vous aurez choisi, je n’aurai pas besoin de ce document, expliqua Peter. Mais, que vous vous fassiez assassiner, enlever, exiler ou détrôner par la force, il me le faudra. — Et si c’est vous qui vous faites tuer ou renverser ? demanda Alaï. Que devrai-je faire de cette vidéo, en supposant que la caméra nous filme ? — Tâchez de convaincre vos partisans que m’abattre ne sert pas les intérêts de l’Islam ; mes soldats et mes médecins s’occuperont de toute autre cause d’une mort prématurée. — Autrement dit, je dois courir le risque. — Voyons, fit Peter, cette vidéo n’aura d’utilité que si vous n’êtes plus là pour la réfuter ; et, si je meurs, elle n’aura aucune valeur pour mon indigne successeur. » Alaï hocha la tête. « C’est vrai. » Il se leva, ouvrit son attaché-case et revêtit le costume flamboyant dans lequel les musulmans s’attendaient à voir le calife. Pendant ce temps, le cameraman de Peter rassembla son matériel et dressa le décor afin qu’on ne vît pas trop que le tournage avait eu lieu dans un appareil de combat, au milieu d’hommes de troupe. Devant le complexe militaire puissamment gardé d’Hyderabad – naguère quartier général de l’armée indienne, puis des occupants chinois, et aujourd’hui des « libérateurs » pakistanais –, trois motos s’arrêtèrent ; deux d’entre elles transportaient un passager, la troisième un sac attaché sur le siège derrière le pilote. Elles firent halte à bonne distance des portes pour éviter qu’on croie à une attaque suicide ; tout le monde leva les mains, à part un des hommes qui tira une caméra vidéo d’une mallette et fixa dessus une antenne satellite. Cette opération retint l’attention des gardes, qui demandèrent aussitôt des instructions par téléphone. Une fois la caméra prête à fonctionner, celui qui pilotait seul sa moto se défit du manteau de voyage qui le couvrait. Les gardes clignèrent les yeux, à demi éblouis par la blancheur de ses robes ; peu après, il coiffa son keffieh et son agal. Même ceux qui se trouvaient trop loin pour discerner ses traits devinèrent à ses atours et à son teint sombre que le calife venait d’arriver. Nul soldat et quasiment aucun officier ne soupçonnait que le général Rajam n’apprécierait guère cette visite ; aussi éclatèrent-ils en acclamations, et certains même lancèrent des ululements à l’imitation des guerriers arabes chargeant au combat, bien que tous fussent pakistanais. Sous l’œil de la caméra, Alaï leva les bras pour recevoir l’adulation de son peuple. Il franchit le point de contrôle sans encombre. On amena une Jeep, mais il la refusa et poursuivit à pied ; en revanche, le cameraman et ses assistants montèrent dans le véhicule et se placèrent d’abord de front avec lui puis devant lui, tandis que l’aide de camp du calife, Ivan Lankowski, en civil comme l’équipe de tournage, expliquait aux officiers qui le suivaient au trot que le calife venait remettre au général Rajam les honneurs qui lui revenaient. Le commandeur des croyants souhaitait accueillir le général et les officiers avec qui il voudrait partager sa distinction sur la grand-place, devant tous ses soldats. L’annonce se répandit comme une traînée de poudre et bientôt Alaï se vit accompagné de milliers d’hommes en uniforme qui l’acclamaient et criaient son nom. Ils dégageaient le chemin pour l’équipe vidéo, et ceux qui se croyaient dans le champ de la caméra manifestaient avec une exubérance particulière leur amour pour le calife, au cas où l’on regarderait la télévision chez eux et où on les reconnaîtrait. Alaï estimait, sans penser guère se tromper, que Rajam, s’il avait prévu quelque attentat contre lui, n’oserait rien tenter devant une caméra qui transmettait en direct et sous l’œil de milliers de soldats ; non, le général l’aurait fait tuer dans un accident d’avion ou assassiner loin de lui. À présent, il jouerait la patience pour voir ce que mijotait Alaï, tout en tâchant de trouver un moyen de se débarrasser de lui sans avoir l’air d’y toucher – par un meurtre pur et simple ou bien en le renvoyant à Damas pieds et poings liés, sous bonne garde. Comme prévu, Rajam attendait Alaï en haut de l’imposant escalier qui menait au bâtiment le plus élégant du complexe ; mais, au bout de quelques marches, Alaï s’arrêta et tourna le dos au général pour faire face aux soldats et à la caméra. La lumière était bonne. L’équipe vidéo s’installa au pied des degrés. Alaï leva les bras pour demander le silence, et, peu à peu, les acclamations s’éteignirent. « Soldats de Dieu ! » lança-t-il. Un rugissement d’enthousiasme s’éleva. « Où est le général qui vous commande ? » Nouveau rugissement, mais nettement moins enthousiaste. Alaï espéra que Rajam ne lui en voudrait pas trop de leur différence de popularité, mais il ne se retourna pas : il comptait sur Ivan pour lui signaler l’approche du général. Il vit son aide de camp indiquer d’un geste à Rajam de venir prendre place à la gauche du calife, devant la caméra. Ivan fit le signe convenu. Alaï se tourna, prit le général dans ses bras et l’embrassa. Il eut envie de lui dire : « N’attends pas, plante-moi un poignard dans le dos, parce que c’est ta dernière chance, espèce de chien parjure et assassin ! » Mais il lui murmura à l’oreille : « Comme disait souvent mon vieil ami Ender Wiggin, Rajam, la porte de l’ennemi est tombée. » Il s’écarta sans prêter attention à l’expression intriguée du général et lui prit la main pour l’offrir aux acclamations des soldats. Puis, du geste, il demanda le silence. « Dieu a vu tout ce qui a été accompli en Inde en son nom ! » À nouveau des vivats – mais aussi, sur certains visages, la perplexité. Ils avaient regardé les vidéos de Virlomi, y compris la dernière, et quelques-uns, les plus intelligents, comprenaient que la déclaration d’Alaï pouvait s’entendre de plus d’une façon. « Et Dieu sait, comme vous le savez tous, que rien ne s’est accompli en Inde en dehors de la volonté du général Rajam ! » Les acclamations tiédirent nettement. « Aujourd’hui, Dieu a décidé que serait payée notre dette d’honneur ! » Les cris et les applaudissements avaient à peine repris que tous les hommes de l’équipe de tournage dégainèrent leurs pistolets-mitrailleurs et truffèrent de plomb le général Rajam. De nombreux soldats crurent tout d’abord à une tentative d’assassinat contre le calife et un hurlement de rage monta de la foule. Avec plaisir, Alaï constata qu’il n’avait pas affaire aux musulmans d’autrefois : rares furent ceux qui coururent se mettre à l’abri et beaucoup se précipitèrent vers lui ; mais il leva les bras et monta quelques marches pour dominer le cadavre de Rajam. Simultanément, ainsi qu’il leur en avait donné l’instruction, Ivan et les deux hommes qui ne portaient pas la caméra bondirent sur les degrés, s’alignèrent avec Alaï et brandirent leurs armes au-dessus de leur tête. « Allahu akbar ! crièrent-ils à l’unisson. Mahomet est son prophète ! Et Alaï est le calife ! » Encore une fois, Alaï leva les mains et attendit qu’un silence relatif fût revenu tandis que la ruée vers lui cessait. Il y avait désormais des soldats tout autour de lui. « La pestilence des crimes d’Andariyy Rajam a fait le tour du monde ! Les soldats de l’Islam sont venus en Inde en libérateurs, au nom de Dieu, en amis de nos frères et sœurs indiens ! Mais Andariyy Rajam a trahi Dieu et son calife en encourageant certains d’entre nous à commettre des actes barbares ! » Dieu a déjà décidé de la sanction de ces crimes ! Je viens à présent purifier l’Islam de ce mal. Plus jamais aucun homme, aucune femme, aucun enfant n’aura de raison de craindre l’armée de Dieu ! Je commande à tous les soldats de Dieu d’arrêter tout homme coupable d’atrocités contre ceux que nous venions libérer ! Je commande aux nations du monde de refuser l’asile à ces criminels. Je commande à mes soldats d’arrêter tout homme qui aura ordonné de telles atrocités et tout homme qui, au courant de telles atrocités, n’aura rien fait pour punir leurs auteurs. Arrêtez-les, témoignez contre eux, et, au nom de Dieu, je les jugerai. » S’ils refusent de se soumettre à mon autorité, ils se rebellent contre Dieu ; amenez-les-moi pour que je les juge ; s’ils ne vous résistent pas et qu’ils soient innocents, ils n’ont rien à redouter. Dans chaque ville, chaque forteresse, chaque camp, chaque aérodrome, que mes soldats arrêtent les criminels et les conduisent aux officiers fidèles à Dieu et au calife ! » Alaï garda la pose dix longues secondes pendant les acclamations qui avaient éclaté, puis il fit baisser la caméra : certains soldats tiraient déjà de force certains hommes vers lui, d’autres couraient vers les bâtiments proches en quête de coupables à débusquer. C’était une justice grossière qui allait être rendue, et l’armée musulmane allait se déchirer. Il serait intéressant d’observer de quel côté des personnages comme Ghaffar Wahabi, le Premier ministre pakistanais, se rangerait ; quel dommage s’il fallait employer l’armée pour soumettre un gouvernement musulman ! Mais Alaï devait agir vite, même au prix de quelques débordements : il ne pouvait se permettre de laisser aucun de ceux qui avaient comploté contre lui échapper à son courroux. Et, tandis qu’on alignait les accusés devant lui, sous la direction d’Ivan et ses hommes, Alaï se dit : Et voilà, Hot Soup ! Vois la façon dont Alaï a adapté ta ruse à ses propres buts. Nous, les anciens du djish d’Ender, continuons d’apprendre les uns des autres. Quant à toi, Peter, tu peux garder ta petite vidéo : elle ne servira jamais, car les hommes ne sont que des instruments entre les mains de Dieu, or c’est moi et non toi qu’il a choisi pour unifier le monde. 13 DÉCOUVERTE De : Graff%pilgrimage@MinCol.gov À : PADelphiki@TutsiNet.rw.net Sujet : Pouvez-vous vous déplacer ? Bean étant au Rwanda, je m’adresse à vous pour savoir si vous pourriez vous déplacer. Le trajet ne présente pas de danger en dehors des rigueurs habituelles d’un voyage en avion, mais, vu le très jeune âge d’Ender, vous préférerez sans doute le laisser chez vous ; ou bien, si vous souhaitez l’amener, nous nous efforcerons de nous arranger au mieux. Nous avons confirmé l’identité d’un de vos enfants – une fille. Naturellement, nous retrouvons d’abord ceux qui partagent la différence génétique de Bean. Nous avons déjà obtenu des échantillons sanguins, prélevés à l’hôpital à cause de sa naissance prématurée, et la correspondance génétique ne laisse pas de doute : elle est de vous. Selon toute vraisemblance, les parents de substitution prendront mal la situation, surtout la mère qui, comme la victime proverbiale du coucou, a couvé l’enfant d’une autre, et je comprendrais parfaitement que vous ne souhaitiez pas assister à la scène. Toutefois, votre présence la convaincrait peut-être de la réalité de la vraie mère de « leur » rejeton. La décision vous revient. Petra était furieuse contre Peter – et Graff. Cette bande de combinards croyait toujours tout savoir mieux que tout le monde ! S’ils refusaient de rendre publique l’annonce de la ratification pendant que l’agitation – non, le bain de sang – continuait dans le monde musulman, pourquoi Bean ne pouvait-il l’accompagner pour aller récupérer le premier de leurs enfants retrouvés ? Non, impossible : il devait consolider l’allégeance de l’armée rwandaise, et patati et patata, comme s’il n’y avait pas plus important ! Et cette question qui l’exaspérait plus que tout : pourquoi Bean avait-il obéi ? Depuis quand se montrait-il docile ? « Je dois rester », avait-il répété sans plus d’explications en réponse aux demandes de Petra d’une justification quelconque. Bean magouillait-il lui aussi ? Non, pas contre elle, sûrement. Mais alors, pourquoi lui cacher le fond de sa pensée ? Quels secrets dissimulait-il ? Quand il fut devenu évident qu’il ne viendrait pas avec elle, Petra fourra dans un sac une provision de couches, des vêtements pour elle et le bébé, emporta le petit Ender et se rendit à l’aéroport de Kayibanda. Mazer Rackham l’y attendait. « Vous êtes venu à Kigali au lieu de me retrouver à l’arrivée ? fit-elle. — Bonjour à vous aussi, dit Rackham. Nous préférons ne pas nous fier aux vols commerciaux pour cette affaire. L’organisation d’Achille n’existe sans doute plus, mais nous ne voulons pas courir le risque qu’on enlève votre enfant ou qu’il vous arrive un accident en cours de route. » Ainsi, Achille continue à nous plier à sa volonté et à nous coûter de l’argent même après sa mort – à moins qu’il ne vous serve de prétexte pour garder la haute main sur tout. Pourquoi attachez-vous tant d’importance à Bean et mes enfants ? Quelle garantie ai-je que vous ne nourrissez pas, vous aussi, un plan pour les utiliser, en faire les instruments d’un noble projet visant à sauver le monde ? Elle se borna à répondre : « Merci. » Ils décollèrent à bord d’un jet privé immatriculé au nom d’une des grandes sociétés de désalinisation solaire chargées du développement du Sahara. Sympa de connaître les grosses boîtes dont la F.I. se servait comme couverture pour ses opérations sur Terre. Ils survolèrent le Sahara, et Petra ne put contenir un sourire ravi en découvrant l’envergure retrouvée du lac Tchad et les immenses installations d’irrigation qui l’entouraient. Elle avait lu que les usines de désalinisation de la côte libyenne déversaient désormais plus d’eau douce que n’en prélevait l’évaporation et que le lac modifiait déjà le climat de la région ; mais elle ne s’attendait pas à voir tant de kilomètres carrés de prairie ni tant de troupeaux en train d’y paître. L’herbe et les plantes couvre-sol retransformaient le sable et le Sahel en terre fertile, et le miroir éblouissant de l’étendue d’eau était piqueté de bateaux de pêche. À Lisbonne, Rackham l’emmena dans un hôtel où elle donna le sein à Ender, fit un brin de toilette puis installa le bébé dans un sac kangourou, sur sa poitrine ; elle descendit ensuite dans le hall d’entrée où son accompagnateur l’attendait. Il la conduisit à une limousine garée dans la rue. Elle s’étonna de l’effroi qui la saisit soudain. L’émotion n’avait rien à voir avec la voiture elle-même ni avec leur destination : elle remontait au jour où, à Rotterdam, on lui avait implanté Ender dans l’utérus. Bean était sorti avec elle de l’hôpital ; constatant que les chauffeurs des deux taxis en tête de file fumaient, il l’avait fait monter dans le troisième et avait pris le premier. Les deux premiers véhicules faisaient partie d’un complot meurtrier, et Bean avait échappé à la mort de justesse ; celui qu’elle avait emprunté relevait d’un objectif exactement opposé : lui sauver la vie. « Vous connaissez ce chauffeur ? » demanda-t-elle. Mazer acquiesça de la tête. « Nous ne laissons rien au hasard ; c’est un soldat, un des nôtres. » Ainsi la F.I. entretenait du personnel militaire sur Terre, qui portait des vêtements civils et conduisait des limousines. Quel scandale ! Ils s’enfoncèrent dans les collines jusqu’à une grande et charmante résidence avec une vue éblouissante sur la capitale, la baie et, par beau temps, jusque sur l’Atlantique. Les Romains avaient contemplé les mêmes hauteurs et régné sur la cité ; les Vandales s’en étaient emparés, puis les Wisigoths ; les Maures l’avaient ensuite envahie et les chrétiens l’avaient reprise. De cette ville, des galions avaient fait voile vers le sud, franchi le cap de Bonne-Espérance et fondé des colonies en Inde, en Chine, en Afrique et, finalement, au Brésil. Et pourtant ce n’était qu’une ville humaine au milieu d’un joli décor. Séismes et incendies s’y étaient succédé, mais les habitants avaient toujours reconstruit dans la vallée et sur les versants ; tempêtes, bonaces, pirates et guerres avaient détruit les bateaux les uns après les autres, mais on prenait toujours la mer avec à bord des filets, des marchandises ou des canons. On faisait l’amour, on élevait les enfants dans les demeures des grands comme dans les cahutes des petits. Et Petra, elle, arrivait du Rwanda, comme les hommes étaient arrivés d’Afrique tant de millénaires plus tôt. Elle n’appartenait pas à une tribu qui descendait dans les cavernes pour peindre son histoire et adorer ses dieux, elle n’appartenait pas à une vague d’envahisseurs, mais… ne venait-elle pas arracher un enfant aux bras de sa mère ? S’approprier ce qui sortait du ventre de cette inconnue, comme tant d’autres s’étaient tenus sur les collines qui dominaient la baie et avaient déclaré : « Tout ceci est à moi désormais, c’est à moi depuis toujours, et peu importent ceux qui s’en croient propriétaires parce qu’ils y ont toujours vécu. » À moi, à moi, à moi : la malédiction et la force des humains ; ce qui plaisait à leur regard, il fallait qu’ils le possèdent. Ils pouvaient le partager avec d’autres, mais seulement si, dans leur idée, ces autres leur appartenaient aussi. Ce que nous possédons nous appartient ; ce que l’autre possède doit aussi nous appartenir. D’ailleurs, si nous le décidons, l’autre ne possède rien parce qu’il n’est rien. Nous sommes les seuls humains authentiques, les autres font semblant dans l’espoir de nous dépouiller de ce qui nous revient par la grâce de Dieu. Soudain Petra mesura l’envergure du but que poursuivaient Graff, Mazer Rackham et même Peter. Ils essayaient d’obliger les hommes à se définir comme membres d’une seule et même tribu. C’était arrivé brièvement alors qu’ils se trouvaient sous la menace de créatures véritablement autres ; alors l’humanité avait perçu qu’elle ne formait qu’un seul peuple et elle avait serré les rangs pour repousser l’ennemi. Et, la victoire acquise, l’union s’était fissurée, les rancœurs trop longtemps remisées avaient éclaté en conflits sanglants – d’abord la vieille rivalité entre la Russie et l’Ouest, puis, une fois que la F.I. y eut mis bon ordre, que l’ancien polémarque fut tombé et que Chamrajnagar eut pris sa place, les guerres avaient dévié sur d’autres champs de bataille. Même en parlant des enfants de l’École de guerre, on disait « À nous ». Ce n’étaient pas des gens libres mais la propriété de tel ou tel pays. Et aujourd’hui ces mêmes enfants, naguère simples pions, gouvernaient certaines des nations les plus puissantes : Alaï, qui cimentait les briques de son empire fragmenté avec le sang de ses ennemis ; Han Tzu, qui restaurait la prospérité de la Chine aussi vite que possible afin de resurgir de la défaite parmi les grands de ce monde ; et Virlomi, qui, enfin sortie des coulisses, refusait de s’acoquiner avec aucun camp, se prétendait au-dessus de la politique, mais qui ne lâcherait jamais le pouvoir, Petra en avait la certitude. Elle-même avait, en compagnie de Han Tzu et d’Alaï, commandé des flottes et des escadrilles à des années-lumière de distance. Ils croyaient tous participer à un jeu de simulation – tous sauf Bean, le petit cachottier – alors qu’ils sauvaient le monde. Ils aimaient se trouver ensemble, unis sous le commandement d’Ender Wiggin. Virlomi ne faisait pas partie de leur groupe, mais Petra se rappelait la jeune fille vers qui elle s’était tournée lors de sa captivité à Hyderabad ; elle lui avait remis un message et Virlomi avait accepté d’en prendre la responsabilité comme si Petra existait vraiment pour elle ; elle l’avait transmis à Bean, qu’elle avait ensuite aidé à sauver Petra. Aujourd’hui, Virlomi avait créé une Inde nouvelle à partir des ruines de l’ancienne ; elle avait donné aux Indiens mieux qu’un gouvernement : une reine divine, un rêve, une vision, et leur pays s’apprêtait à devenir, pour la première fois, une grande puissance à proportion de sa population et de sa culture millénaire. Tous trois créent de grandes nations à un moment de l’histoire où la grandeur des nations est le cauchemar de l’humanité. Comment Peter parviendra-t-il à les maîtriser ? Comment pourra-t-il leur dire : Non, cette ville, cette montagne, ces champs, ce lac n’appartiennent ni à vous, ni à aucun groupe, ni à aucun individu ; ils sont à la Terre, et la Terre nous appartient à nous tous qui ne formons qu’une seule tribu. Une bande de babouins évolués qui s’abritent dans la nuit protectrice de la planète, qui puisent leur survie dans la chaleur du jour. Graff et ses semblables avaient trop bien fait leur travail : ils avaient trouvé les enfants les mieux à même de gouverner, mais, parmi leurs critères de sélection, il y avait l’ambition – pas seulement le désir de réussir ou de surpasser les autres : l’agression, la volonté de détenir le pouvoir et de l’exercer. Le besoin d’agir sans entraves. Moi, je l’ai à coup sûr. Si je n’étais pas tombée amoureuse de Bean et si mes enfants ne m’accaparaient pas complètement, ne ferais-je pas comme eux ? Sans doute, mais la faiblesse de mon pays me freinerait : l’Arménie ne présente ni les moyens ni l’envie de conquérir un empire. En revanche, Alaï et Han Tzu ont hérité de siècles de civilisation impériale et du sentiment d’un droit à régner d’ordre divin, tandis que Virlomi crée son propre mythe et enseigne à son peuple que l’heure est venue de réaliser son destin. Seuls deux de ces enfants prodiges n’entrent pas dans le schéma, ne jouent pas le jeu du massacre et de la domination. On n’a pas sélectionné Bean pour son penchant à l’agressivité, mais uniquement pour son intelligence ; de ce point de vue, il dépassait tout le monde de la tête et des épaules. Mais il ne faisait pas partie de notre groupe. Il était capable de résoudre les problèmes stratégiques et tactiques plus facilement qu’aucun d’entre nous, Ender compris, mais le pouvoir ne l’intéressait pas, la victoire ne l’intéressait pas. Quand il a commandé sa propre armée, il n’a pas gagné une seule bataille : il portait tous ses efforts à former ses soldats et à tester ses idées. Voilà ce qui faisait de lui l’ombre idéale d’Ender : il n’éprouvait pas le besoin de le surpasser ; il ne cherchait qu’à survivre – et, sans le savoir, à s’intégrer, à aimer et à être aimé. Il a trouvé tout cela auprès d’Ender, de sœur Carlotta et de moi. Mais il n’a jamais eu besoin de dominer. L’autre, c’est Peter – et lui a besoin de dominer, de surpasser les autres, d’autant plus qu’on ne l’a pas choisi pour l’École de guerre. Alors qu’est-ce qui le retient ? Ender Wiggin ? Peter doit devenir plus grand que son frère Ender ; il ne peut pas y parvenir par la conquête militaire parce qu’il n’est pas de taille face aux anciens de l’École ; il ne peut pas se mesurer à Han Tzu ni Alaï – ni Bean ni moi, d’ailleurs ! Et pourtant il lui faut dépasser Ender Wiggin, qui a tout de même sauvé l’humanité entière. Petra se tenait sur la colline, en face de la maison où son second enfant l’attendait – une fille qu’elle allait arracher à la femme qui l’avait portée. Elle tourna le regard vers la ville et se vit elle-même. Je suis aussi ambitieuse que Hot Soup, Alaï et tous les autres. Pourtant j’ai réussi à tomber amoureuse du seul qui n’ait pas d’ambition, et j’ai bien l’intention de l’épouser, même contre son gré. Pourquoi ? Parce que je voulais la génération suivante, les enfants les plus intelligents. Je lui disais que je ne souhaitais à aucun de nos petits de souffrir du même mal que lui, mais, en réalité, je désirais le contraire ; je voulais qu’ils soient comme lui, je voulais devenir l’Ève d’une nouvelle espèce, je voulais que l’humanité future porte mes gènes – et elle les portera. Mais Bean mourra aussi. Je le sais depuis le début ; je savais que je serais veuve jeune. Tout au fond de moi, j’y pensais sans cesse. C’est terrifiant d’en prendre ainsi soudain conscience ! Voilà pourquoi je refuse qu’il emmène nos enfants loin de moi. Je les veux tous près de moi, comme les conquérants d’autrefois voulaient cette cité. Il me les faut ; ils sont mon empire à moi. Avec une mère pareille, quelle vie auront-ils ? « Nous ne pouvons pas attendre éternellement, dit Mazer Rackham. — Je réfléchissais. — Et vous êtes encore assez naïve pour croire que ça vous mènera quelque part. — Non. Je suis plus vieille que vous ne l’imaginez ; je sais que la réflexion ne m’aidera pas à me changer moi-même. — Et pourquoi voudriez-vous changer ? fit Mazer Rackham. Vous êtes la meilleure, vous le savez bien. » Elle se tourna vers lui en réprimant une bouffée d’orgueil, l’envie de le croire. « Foutaise. Je suis la dernière, la pire, celle qui a craqué. — Celle qu’Ender poussait le plus, sur laquelle il s’appuyait le plus ; il vous connaissait, lui. En outre, je ne parlais pas de vos compétences militaires : je voulais dire la meilleure, point final – la plus douée en tant qu’humaine. » Quelle ironie ! Entendre ça au moment où elle venait de prendre toute la mesure de son égoïsme, de son ambition, du danger qu’elle représentait ! Elle faillit éclater de rire mais elle se retint et lui posa une main sur l’épaule. « Mon pauvre, fit-elle ; vous nous considérez comme vos enfants. — Non ; vous me confondez avec Hyrum Graff. — En aviez-vous avant votre voyage ? » Il secoua la tête ; cela signifiait-il « non » ou « je ne veux pas en parler » ? Elle l’ignorait. « Entrons », dit-il. Petra se retourna, traversa la ruelle, franchit le portail à la suite de Rackham et monta sur le perron. La porte entrebâillée laissait entrer le soleil de ce début d’automne. Des abeilles bourdonnaient parmi les fleurs du jardin mais aucune ne pénétrait dans la maison ; qu’auraient-elles eu à y faire alors que tout ce dont elles avaient besoin se trouvait dehors ? L’homme et son épouse les attendaient dans le salon. Une femme en civil, à qui l’œil exercé de Petra trouva néanmoins une allure militaire, se tenait derrière eux, peut-être pour veiller à ce qu’ils ne s’enfuient pas. Assise dans un fauteuil, la mère tenait sa fille nouveau-née dans ses bras, les yeux rougis par les larmes ; son mari s’appuyait sur la table, le visage décomposé par le désespoir. Donc ils étaient déjà au courant. Rackham déclara sitôt qu’il fut entré : « Je ne voulais pas que vous ayez l’impression de confier votre bébé à des inconnus ; je tenais à ce que vous constatiez qu’il rentre chez lui, avec sa mère. — Mais elle en a déjà un, répliqua la femme. Vous ne m’aviez pas dit qu’elle… » L’homme l’interrompit : « Si, il l’avait dit. » Petra s’installa sur une chaise en face de lui, en diagonale de son épouse. Ender s’agita légèrement mais sans s’éveiller. « Nous avions l’intention de garder les autres en réserve, non de les mettre au monde tous en même temps, expliqua-t-elle, et j’avais prévu de les porter moi-même. Mon mari va bientôt mourir et je voulais continuer à avoir des enfants de lui après sa mort. — Mais n’en avez-vous pas d’autres ? Ne pouvez-vous pas nous laisser celui-ci ? » La femme s’exprimait d’un ton si pitoyable que Petra se sentit affreusement coupable de devoir lui répondre par la négative. L’intervention de Rackham lui épargna cette épreuve. « Cette petite fille est déjà en train de mourir du désordre génétique qui tue son père et son frère. C’est pour ça qu’elle est née en avance. » La femme n’en serra que plus fort le nourrisson contre elle. « Vous aurez d’autres enfants, à vous cette fois, dit Rackham. Il vous reste les quatre embryons fécondés que vous avez créés. » Le père leva vers lui un regard vide. « La prochaine fois, nous adopterons. — Nous regrettons vivement que ces criminels se soient servis de votre épouse pour porter le bébé d’une autre ; mais il lui appartient, et, si vous choisissez l’adoption, veillez à ce que les parents donnent leurs enfants de leur plein gré. » L’homme hocha la tête. Il comprenait. Mais la femme gardait le nourrisson contre elle. Petra demanda : « Aimeriez-vous tenir son frère dans les bras ? » Elle sortit Ender de l’écharpe en bandoulière où il dormait. « Il s’appelle Andrew ; il a un mois. » La femme acquiesça. Rackham se baissa et prit la fillette, puis Petra tendit Ender à la mère. « Ma… la petite s’appelle… je l’appelle Bella ; ma Lourinha chérie. » Elle éclata en sanglots. Lourinha ? Le bébé avait plutôt les cheveux bruns, mais apparemment il suffisait d’une teinte un peu claire pour mériter le qualificatif de « blonde ». Petra reçut l’enfant des mains de Rackham. Elle était encore plus menue qu’Ender, mais elle avait un regard aussi intelligent et scrutateur. Ender avait les cheveux aussi noirs que Bean, ceux de Bella se rapprochaient de la couleur de Petra, qui s’étonna du bonheur qu’elle ressentit devant cette ressemblance. « Merci d’avoir mis ma fille au monde, dit-elle. Votre douleur me fait mal, mais j’espère que vous pouvez aussi vous réjouir de ma joie. » Le visage sillonné de larmes, la femme hocha la tête et s’accrocha au petit Ender. Elle se tourna vers lui et lui demanda du ton qu’on prend pour parler aux bébés : « Estas feliz por ter uma irmãzinha ? Felizinho mesmo ? » Puis elle éclata de nouveau en sanglots et rendit l’enfant à Rackham. Debout, Petra déposa Bella dans l’écharpe-bandoulière, puis elle prit Ender des bras de Rackham et le serra sur son épaule. « Je suis navrée, dit-elle. Pardonnez-moi de ne pas vous laisser ma fille. » L’homme secoua la tête. « Não tem porquê se desculpar, répondit-il. — Il n’y a rien à pardonner », murmura la femme à l’air sévère, qui, apparemment, faisait non seulement office de garde mais aussi d’interprète. Avec un hurlement de douleur, la femme se leva si brusquement qu’elle renversa son fauteuil, puis elle tint des propos incompréhensibles entrecoupés de sanglots, les mains sur Bella, la couvrant de baisers – mais elle ne tenta pas de la reprendre. Rackham emmena Petra tandis que la garde et le mari retenaient la femme ; quand ils sortirent de la maison, elle continuait à pleurer et à pousser des plaintes déchirantes. Dans la voiture, Rackham s’assit à l’arrière à côté de la jeune femme et lui prit Ender pour le trajet jusqu’à l’hôtel. « Ils sont vraiment très petits, dit-il. — Bean parle d’Ender comme d’un mini-adulte, répondit Petra. — On comprend pourquoi. — J’ai l’impression d’avoir commis un enlèvement en respectant toutes les règles de la-politesse. — Vous vous trompez. Même si ces enfants n’étaient encore que des embryons quand on vous les a volés, il s’agissait bel et bien d’un kidnapping, et aujourd’hui vous avez récupéré votre fille. — Mais ces gens n’avaient rien fait de mal. — Réfléchissez mieux, dit Rackham. Songez à la façon dont nous les avons retrouvés. » Oui : ils avaient déménagé. En recevant le message envoyé lors du déclenchement du système d’alarme de Volescu, ils avaient déménagé. « Mais pourquoi auraient-ils, en toute connaissance de cause… — La femme ne sait rien. Le marché que nous avons conclu avec son mari spécifiait qu’il ne devait rien lui révéler : il est stérile ; leur essai de fécondation in vitro n’a pas marché. Voilà pourquoi il a accepté la proposition de Volescu et fait croire à son épouse que l’enfant était d’elle. C’est lui qui avait reçu le message et inventé un motif pour déménager. — Et il n’a pas cherché à savoir d’où venait l’enfant ? — Il est riche, dit Rackham. Les gens riches ont tendance à croire que ce qu’ils désirent leur vient de soi-même. — Mais sa femme n’avait pas de mauvaises intentions, elle. — Bean non plus ; ça ne l’empêche pas de mourir à petit feu. Moi non plus ; ça n’a pas empêché qu’on m’embarque pour un bond dans le temps de plusieurs dizaines d’années où j’ai perdu tout ce qui m’était cher et tous ceux que j’aimais. Et vous, vous perdrez Bean alors que vous n’avez rien fait de mal. La vie comprend une part de peine égale à l’amour que vous éprouvez pour les autres. — Ah, je vois, fit Petra. Vous êtes le philosophe attaché au ministère de la Colonisation. » Rackham eut un sourire malicieux. « La philosophie offre de nombreuses consolations mais elles ne suffisent jamais. — J’ai l’impression que Graff et vous avez planifié l’histoire du monde depuis longtemps, que vous avez choisi autrefois Bean et Peter pour les rôles qu’ils jouent aujourd’hui. — Vous vous trompez du tout au tout, répondit l’autre. Nous avons simplement sélectionné des enfants qui, à notre avis, pouvaient gagner la guerre, et nous avons tâché de les former pour remporter cette victoire. Nous avons connu des échecs à répétition jusqu’au jour où nous avons découvert Ender – et Bean pour l’épauler, et le reste du djish pour l’aider. Après la dernière bataille, Graff et moi avons dû nous rendre à l’évidence : la solution d’un problème était désormais à la racine d’un autre. — L’ambition de vos petits génies militaires allait mettre le monde à feu et à sang. — Ou bien d’autres se serviraient d’eux pour satisfaire leurs propres ambitions. — Vous avez donc décidé d’en faire encore une fois les pions de votre jeu à vous. — Non, dit Rackham à mi-voix. Nous avons décidé de trouver le moyen de permettre à la majorité de vivre une existence normale ; nous y travaillons toujours. — La majorité ? répéta Petra. — Nous ne pouvions rien pour Bean. — Oui, sans doute. — Mais alors s’est produit un événement imprévu, reprit Rackham, voire inespéré : il a découvert l’amour. Il est devenu père. Je dois avouer que nous vous sommes extrêmement reconnaissants, Petra : vous avez donné le bonheur à celui pour lequel nous ne pouvions rien, alors que vous auriez pu participer avec les autres au grand jeu du pouvoir. » Il eut un petit rire. « Jamais nous ne l’aurions cru. En ce qui concerne l’ambition, vous crevez tous les plafonds – pas au point de Peter, mais pas loin ; or vous avez réussi par miracle à la faire taire en vous. » Elle répondit par un sourire béat, mais de façade. Si vous saviez la vérité… songea-t-elle. À moins qu’il ne la sût et qu’en déclarant son admiration il ne cherchât à la manipuler… Nul n’est jamais totalement sincère. Même quand on croit dire la vérité, les mots cachent des mensonges. Il faisait nuit quand elle arriva chez elle, dans l’enceinte du quartier général à la sortie de Kigali. Mazer Rackham refusa son invitation à entrer, et elle se chargea des deux nourrissons, Ender dans l’écharpe, Bella contre sa poitrine. Bean l’attendait. Il se précipita, s’empara du nouveau bébé et le pressa contre sa joue. « Hé, ne l’étouffe pas, grande brute ! » fit Petra. Il l’embrassa en riant, puis ils s’assirent ensemble au bord du lit et s’échangèrent les enfants pour les admirer. « Plus que sept, dit la jeune femme. — C’était dur ? demanda Bean. — Je suis contente que tu ne sois pas venu ; je ne sais pas si tu aurais tenu le coup. » 14 DES VISITEURS POUR VIRLOMI De : MonImperialePersonne%HotSoup@CiteInterdite.ch.gov À : SuriyawongShegemon.gov Sujet : Nous avons localisé Paribatra Suriyawong, j’ai le plaisir de t’annoncer qu’on a retrouvé Paribatra, l’ancien Premier ministre thaïlandais. Il n’est pas en bonne santé mais, avec des soins appropriés, il se rétablira, pense-t-on, autant qu’on peut l’espérer pour un homme de son âge. Le précédent gouvernement avait porté quasiment jusqu’à la perfection l’art de faire disparaître les gens sans les tuer, mais nous sommes sur la piste d’autres exilés thaïlandais, et j’ai bon espoir de repérer puis de libérer les membres de ta famille. Tu le sais, je me suis toujours opposé à toutes ces actions illégales contre la Thaïlande, ses citoyens et son gouvernement ; j’ai donc sauté sur la première occasion de réparer les torts commis dans la mesure du possible. Pour des raisons de politique intérieure, je ne puis remettre Paribatra directement à l’organisation d’Ambul, Thaïlande libre, même si, je veux le croire, elle formera bientôt le noyau du futur gouvernement et permettra une réconciliation rapide. Étant donné que nous confions Paribatra à l’Hégémon, il me paraît normal que ce soit toi qui l’accueilles, toi qui as tout tenté pour sauver la Thaïlande. Virlomi se rendit à Hyderabad et, en face des portes du complexe militaire où elle avait travaillé naguère, virtuellement prisonnière, à dresser des plans d’attaque et d’invasion auxquels elle ne croyait pas, elle se bâtit une maison. Chaque jour elle allait au puits tirer de l’eau, bien qu’il n’y eût plus guère de villages en Inde dépourvus d’eau courante. Chaque matin, à l’aube, elle enterrait ses déjections de la nuit, bien que la plupart des villages eussent le tout-à-l’égout. Les Indiens venaient la voir par centaines pour lui poser des questions. Quand elle était fatiguée, elle sortait, pleurait pour eux et les priait de rentrer chez eux. Ils repartaient, mais d’autres se présentaient le lendemain. Nul soldat ne l’approchait, ce qui évitait toute provocation à l’égard des musulmans du complexe militaire, mais, naturellement, elle contrôlait l’armée indienne et sa croissance quotidienne grâce à ses téléphones portables à cryptage, que des assistants déguisés en suppliants ordinaires échangeaient chaque jour pour les recharger. De temps en temps, on venait de l’étranger pour la voir. À mi-voix, ses assistants expliquaient aux nouveaux arrivants qu’elle parlait uniquement à ceux qui se présentaient pieds nus et que, s’ils portaient des complets à l’occidentale, elle leur proposerait une tenue plus appropriée, mais qui ne leur plairait pas ; mieux valait donc qu’ils se prémunissent en achetant des vêtements indiens à leur goût. En moins d’une semaine, trois visiteurs s’arrêtèrent chez elle. Le premier était Tikal Chapekar, libéré par l’empereur Han en même temps que de nombreux autres prisonniers indiens. S’il avait espéré une cérémonie d’accueil pour son retour au pays, il en fut pour ses frais. Il mit tout d’abord le silence des médias sur le compte des conquérants musulmans qui auraient interdit toute mention de la présence en Inde du Premier ministre. Il gagna donc Hyderabad pour se plaindre au calife lui-même, qui dirigeait désormais son vaste empire derrière les murs du complexe militaire. Il reçut l’autorisation d’entrer ; toutefois, pendant qu’il faisait la queue au point de contrôle, il s’étonna de la présence d’une masure, à quelques dizaines de mètres de là, devant laquelle s’étirait une queue beaucoup plus considérable. « À quoi sert cette maison ? demanda-t-il. Les citoyens ordinaires doivent-ils y passer avant d’accéder à ces portes ? » Les gardes s’esclaffèrent. « Vous, un Indien, vous ignorez que c’est là qu’habite Virlomi ? — Qui ça ? » Les hommes devinrent subitement méfiants. « Aucun hindou ne poserait cette question. Qui êtes-vous ? » Il expliqua qu’il se trouvait en captivité quelques jours plus tôt encore et ne savait rien des dernières nouvelles. « Les dernières nouvelles ? répéta un des gardes. Virlomi ne passe pas aux nouvelles : elle les fait. — Dommage qu’on nous interdise de l’abattre, grommela un autre. — Si tu la flinguais, qui est-ce qui te protégerait pendant que les Indiens nous découperaient en petits morceaux ? lança un troisième d’un ton enjoué. — Bon, alors, qui est-ce ? demanda Chapekar. — L’âme de l’Inde est une femme », répondit celui qui aurait aimé la tuer. Il mit dans le mot « femme » un mépris insondable, puis il cracha par terre. « Et quel poste occupe-t-elle ? — Les hindous n’occupent plus aucun poste, dit un autre ; même vous, l’ex-Premier ministre. » Chapekar sentit le soulagement l’envahir : quelqu’un avait reconnu son nom. « Parce que vous interdisez aux Indiens d’élire leur propre gouvernement ? — Non, on ne l’interdit pas : le calife a appelé à des élections, mais personne n’a répondu. — Personne n’a voté ? — Personne ne s’est porté candidat. » Chapekar éclata de rire. « La démocratie existe en Inde depuis des siècles ; il y a toujours des candidats et tout le monde vote ! — Sauf quand Virlomi demande aux gens de ne briguer aucune fonction tant que les suzerains musulmans n’ont pas quitté le pays. » Tout devenait clair : cette femme était un personnage charismatique, comme Gandhi quelques centaines d’années plus tôt – en plus affligeant car elle imitait un style de vie primitif qui n’avait pratiquement plus cours en Inde depuis des générations. Toutefois, les vieilles icônes conservaient leur magie, et, avec tous les malheurs qui s’abattaient sur eux, rien d’étonnant à ce que les Indiens recherchent quelqu’un qui captive leur imagination. Mais Gandhi n’avait jamais gouverné l’Inde ; cette tâche revenait à des gens à l’esprit plus pratique. Si seulement Chapekar parvenait à répandre la nouvelle de son retour… Le calife aurait certainement besoin d’un gouvernement légitime pour l’aider à maintenir l’ordre. Après une attente correspondant aux circonstances, on le fit entrer dans un bâtiment ; nouvelle attente au bout de laquelle on le conduisit dans l’antichambre du bureau du calife ; enfin on lui permit d’accéder à la Présence. Sauf que celui qu’il trouva devant lui n’était pas le calife mais son adversaire d’autrefois, Ghaffar Wahabi, ancien Premier ministre du Pakistan. « Je pensais rencontrer le calife, dit Chapekar, mais je me réjouis de vous voir d’abord, mon vieil ami. » Wahabi hocha la tête en souriant mais ne se leva pas, et, quand Chapekar voulut s’approcher de lui, des mains l’empoignèrent. Néanmoins, on ne l’empêcha pas de prendre place sur une chaise, ce dont il se félicita car il se fatiguait facilement. « Je constate avec plaisir que les Chinois ont retrouvé leur bon sens et relâchent leurs prisonniers. Leur nouvel empereur n’est qu’un faible adolescent, mais une Chine faible vaut mieux pour nous, ne croyez-vous pas ? » Chapekar secoua la tête. « Son peuple l’aime. — L’Islam a fait mordre la poussière à la Chine, dit Wahabi. — A-t-il aussi fait mordre la poussière à l’Inde ? — Il y a eu des débordements sous la précédente direction militaire, mais le calife Alaï, Dieu le protège, y a mis un terme il y a quelque temps. Aujourd’hui, celle qui commande aux rebelles indiens s’est installée devant nos portes, on ne nous attaque plus et nul ne s’en prend à elle ni à ses partisans. — Ainsi, les musulmans dirigent désormais d’une main légère, fit Chapekar ; pourtant, quand le Premier ministre de l’Inde revient d’exil, pas un mot à la télévision, aucune interview, on n’envoie pas de voiture le prendre et il n’a plus de bureau. » À son tour, Wahabi secoua la tête. « Mon vieil ami, dit-il, avez-vous donc déjà oublié ? Quand la Chine a encerclé puis englouti nos armées pour ensuite envahir l’Inde, vous avez fait une déclaration publique et solennelle ; vous avez dit, si je ne me trompe pas, qu’il n’y aurait pas de gouvernement en exil, que celui qui dirigerait l’Inde désormais, ce serait – en toute modestie – moi. — Sous-entendu, naturellement, jusqu’à mon retour. — Non, vous vous exprimiez sans équivoque. On doit pouvoir vous montrer la vidéo ; je puis envoyer chercher quelqu’un si vous… — Vous comptez laisser l’Inde dépourvue de gouvernement parce que… — L’Inde a un gouvernement. De l’embouchure de l’Indus au delta du Gange, de l’Himalaya jusqu’aux vagues qui lèchent les rivages du Sri Lanka, le drapeau du Pakistan flotte sur une Inde unie sous la domination d’inspiration divine du calife Alaï, Dieu soit remercié de son existence. — Ah ! je comprends maintenant pourquoi vous avez tu la nouvelle de mon retour, dit Chapekar en se levant. Vous aviez peur de perdre vos acquis. — Mes acquis ? » Wahabi eut un petit rire. « Je représente le gouvernement, mais c’est Virlomi qui dirige le pays. Vous croyez que c’est nous qui mettons les informations sous l’éteignoir ? C’est Virlomi qui demande aux Indiens de ne pas regarder la télévision tant que l’envahisseur musulman tient notre mère l’Inde sous sa coupe. — Et ils lui obéissent ? — Le pouvoir d’achat national a subi une chute sensible. On ne vous a pas interviewé, mon vieil ami, parce qu’il n’y a plus de journalistes – et, même s’il y en avait encore, pourquoi s’intéresseraient-ils à vous ? Vous n’êtes pas à la tête de l’Inde, moi non plus, et, si vous tenez à jouer un rôle dans le pays, ôtez vos chaussures et faites la queue devant la petite maison en face des portes. — D’accord, fit Chapekar. — Revenez me rapporter ce qu’elle vous aura dit. Je songe moi-même à y aller. » Chapekar ressortit donc du complexe militaire et prit place dans la file d’attente. Au coucher du soleil, alors que le ciel s’assombrissait, Virlomi sortit et pleura parce qu’elle ne pouvait parler à tous personnellement. « Rentrez chez vous, déclara-t-elle. Je prie pour vous, pour vous tous ; quel que soit le désir qui habite votre cœur, puissent les dieux vous l’accorder s’il ne porte préjudice à personne. Si vous avez besoin de nourriture, de travail ou d’un abri, retournez dans votre ville ou votre village, annoncez que Virlomi prie pour cette ville ou ce village, et que voici ma prière : que les dieux bénissent leurs habitants à la mesure où ceux-ci aident ceux qui ont faim, qui n’ont pas de travail ni de toit ; puis aidez-les à faire de cette prière une bénédiction pour eux au lieu d’une malédiction. Vous-mêmes, trouvez quelqu’un de moins fortuné que vous et aidez-le ; par ce geste, vous vous élèverez aussi. » Et elle rentra dans sa masure. La foule se dispersa ; Chapekar s’assit par terre pour attendre jusqu’au matin. Un de ceux qui le suivaient dans la queue lui lança : « Pas la peine. Elle ne reçoit jamais ceux qui restent pour la nuit ; elle dit que, si elle en avantage certains ainsi, la plaine ne tardera pas à se couvrir d’indiens dont les ronflements l’empêcheront de dormir. » L’homme éclata de rire, imité par plusieurs de ses voisins, mais Chapekar resta grave. Maintenant qu’il avait vu son adversaire, il s’inquiétait : elle était belle, elle avait des manières douces et des gestes d’une grâce indicible. Elle avait dû s’entraîner jusqu’à la perfection pour devenir la démagogue idéale dans ce pays. Les politiciens haussaient le ton pour déchaîner les foules, mais cette femme s’exprimait d’une voix posée qui donnait envie d’en entendre davantage ; du coup, elle n’avait pas besoin d’en dire beaucoup, et les gens se sentaient privilégiés de l’écouter. Néanmoins, il ne s’agissait que d’une femme isolée. Chapekar, lui, savait commander aux armées ; mieux, il savait faire voter des lois à l’Assemblée et maintenir l’ordre parmi les membres du parti. Il lui suffisait d’attacher ses pas à ceux de cette Virlomi et il ne tarderait pas à prendre le pouvoir dans son parti. À présent, il n’avait plus qu’à trouver un gîte pour passer la nuit et à revenir le lendemain matin. Il s’en allait quand un des assistants de Virlomi lui mit la main sur l’épaule. « Monsieur, dit le jeune homme, la Dame demande à vous voir. — Moi ? — N’êtes-vous pas Tikal Chapekar ? — Si. — Alors c’est bien vous qu’elle désire voir. » Le jeune homme le parcourut des yeux puis s’agenouilla, ramassa une poignée de terre et entreprit d’en frotter le complet de Chapekar. « Mais arrêtez donc ! Comment osez-vous ? — Vous devez donner l’impression de porter un costume usagé et d’avoir beaucoup souffert, sinon… — Pauvre crétin ! Mon costume est usagé et j’ai souffert en exil ! — Ça n’importera pas à la Dame, mais faites comme bon vous semble. C’est ça ou le pagne ; elle en a toujours plusieurs chez elle pour abaisser les superbes. » Chapekar le foudroya du regard, puis il s’accroupit, prit de la terre dans ses mains et s’en frotta les vêtements. Quelques minutes plus tard, il entrait dans la cahute éclairée par trois petites lampes à huile clignotantes ; les ombres dansaient sur les murs en torchis. Virlomi l’accueillit avec un sourire apparemment chaleureux et amical. Peut-être l’entrevue se déroulerait-elle mieux qu’il ne l’avait craint. « Tikal Chapekar, dit-elle. Je me réjouis de voir nos compatriotes revenir de captivité. — Le nouvel empereur est faible, répondit-il ; il croit apaiser l’opinion mondiale en relâchant ses prisonniers. » Elle se tut. « Vous vous débrouillez très bien pour mettre les bâtons dans les roues des musulmans », dit-il. Elle se tut. « Je veux vous aider. — Très bien, fit-elle. À quelles armes êtes-vous formé ? » Il éclata de rire. « Aucune. — Donc… pas comme soldat. Savez-vous taper à la machine ? Comme vous savez lire, vous devez pouvoir tenir les archives de nos ordinateurs militaires. — Militaires ? répéta-t-il. — Nous sommes en guerre, répondit-elle simplement. — Mais je ne suis pas militaire. — Dommage. — Mon domaine, c’est la direction des affaires, le gouvernement. — Le peuple indien se gouverne très bien tout seul ; ce qu’il lui faut, ce sont des combattants pour chasser l’oppresseur. — Pourtant, vous avez un gouvernement ici même : vos assistants, qui disent aux visiteurs ce qu’ils doivent faire, et celui qui m’a couvert de terre. — Ils aident les gens, ils ne les gouvernent pas ; ils leur donnent des conseils. — Et vous dirigez ainsi toute l’Inde ? — J’émets parfois des suggestions et mes assistants téléchargent la vidéo sur les réseaux, dit Virlomi ; ensuite les gens décident s’ils veulent m’obéir ou non. — Vous pouvez refuser tout gouvernement aujourd’hui, répondit Chapekar, mais un jour il vous en faudra un. » Virlomi secoua la tête. « Jamais je n’en aurai besoin. Un jour, peut-être, l’Inde fera le choix d’en élire un, mais, moi, je n’en aurai jamais besoin. — Vous ne m’empêcheriez donc pas d’inciter le peuple à prendre cette direction sur les réseaux. » Elle sourit. « Du moment que vous laissez à ceux qui visiteront votre site la liberté de ne pas être d’accord avec vous. — Je crois que vous commettez une erreur. — Ah ! fit Virlomi. Et ça vous agace ? — Il faut à l’Inde mieux qu’une femme seule dans une cahute. — Pourtant, cette femme toute seule dans sa cahute a bloqué l’armée chinoise dans les cols de l’Est assez longtemps pour donner la victoire aux musulmans ; elle a conduit la guérilla et les émeutes contre l’occupant musulman ; elle a obligé le calife à quitter Damas pour se rendre à Hyderabad et y reprendre le contrôle de sa propre armée qui commettait des atrocités contre l’Inde. — Et vous vous enorgueillissez de vos exploits. — Je me réjouis que les dieux aient jugé bon de me donner quelque chose d’utile à faire. Je vous en proposerais bien autant, mais vous refusez. — Ce que vous me proposez est humiliant et futile. » Chapekar se leva, prêt à s’en aller. « Comme la façon dont vous m’avez traitée autrefois. » Il se retourna. « Nous nous connaissons ? — Avez-vous oublié ? Un jour, vous êtes passé voir les anciens de l’École de guerre qui planifiaient votre stratégie ; mais vous avez rejeté tous nos plans, vous les avez méprisés et vous avez préféré suivre ceux du traître Achille. — C’est faux : j’ai examiné toutes vos suggestions. — Non : seulement celles qu’Achille voulait que vous voyiez. — Peut-on me le reprocher ? Je croyais qu’elles émanaient de vous. — J’avais prévu la chute de l’Inde : la stratégie d’Achille déployait nos armées à l’excès et rendait nos lignes de ravitaillement vulnérables aux attaques chinoises. J’avais prévu que vous n’auriez pas d’autre réaction que prendre des décisions vaines et purement rhétoriques, par exemple, celle, monstrueuse, de nommer Wahabi à la tête de l’Inde – comme si l’Inde vous appartenait et que vous ayez le droit d’en confier le gouvernement à une de vos marionnettes. J’ai constaté, comme tous mes camarades, que l’ambition vous rendait incompétent, vain et stupide, et qu’Achille vous manipulait à sa guise par la flatterie. — Je refuse d’en entendre davantage, déclara Chapekar. — Eh bien, partez. Je ne fais que dire tout haut ce que vous vous répétez sans cesse dans le secret de votre cœur. » Il ne bougea pas. « Après m’être échappée pour mettre l’Hégémon au courant de ce qui se passait, dans l’espoir de sauver mes amis de l’École de guerre dont Achille avait programmé l’assassinat, j’ai organisé la résistance à la domination chinoise dans les montagnes de l’Est. Mais, sous la direction d’un jeune homme brillant, courageux et magnifique du nom de Sayagi, les anciens de l’École de guerre dressaient des plans qui auraient pu tirer l’Inde de son mauvais pas si vous les aviez écoutés. À grands risques pour eux-mêmes, ils les ont publiés sur les réseaux : ils savaient qu’Achille ne vous en transmettrait aucun s’ils vous les soumettaient par son biais. Avez-vous pris connaissance de ces propositions ? — Je n’avais pas pour habitude de chercher des conseils stratégiques sur les réseaux. — En effet : vous les preniez auprès de l’ennemi. — Je l’ignorais. — Vous auriez dû le savoir ; il suffisait de côtoyer Achille pour se rendre compte de sa nature. Vous le voyiez comme nous, mais la différence, c’était que les traits que nous haïssions chez lui, vous les admiriez. — Je n’ai jamais vu ces plans. — Au lieu de consulter les plus grands esprits de l’Inde, vous avez fait confiance à un fou meurtrier ; sur ses recommandations, vous avez déclaré unilatéralement la guerre à la Birmanie et à la Thaïlande, et vous avez déversé le feu et le fer sur des pays qui ne nous avaient pas agressés. Celui qui écoute la voix du mal quand elle lui murmure à l’oreille n’est pas moins mauvais que celui qui murmure. — Votre talent à inventer des aphorismes ne m’impressionne pas. — Sayagi a bravé Achille, et Achille l’a abattu. — Alors il a agi stupidement. — Pourtant, même mort, Sayagi a plus de valeur pour l’Inde que vous n’en aurez jamais. — Je regrette sa mort ; mais, moi, je suis bien vivant. — Erreur. Sayagi vit toujours dans l’esprit de l’Inde ; c’est vous qui êtes mort, Tikal Chapekar, bien que vous continuiez à respirer. — Ah ! Les menaces, maintenant. — J’ai demandé à mes assistants de vous inviter pour vous éclairer sur ce qui vous attend. Vous n’avez rien à faire en Inde ; tôt ou tard, vous la quitterez pour rebâtir votre existence ailleurs. — Jamais je ne partirai. — Vous ne commencerez à comprendre le satyagraha que le jour où vous vous en irez. — La désobéissance pacifique ? — Accepter de souffrir personnellement, dans sa chair, pour une cause qu’on croit juste. C’est seulement quand vous vous soumettrez au satyagraha que vous réparerez le mal que vous avez fait à l’Inde. Maintenant, vous devriez partir. » Chapekar ne s’était pas aperçu qu’on écoutait leur conversation. Même s’il avait voulu encore discuter, à l’instant où Virlomi prononça ces derniers mots, un homme entra et l’entraîna hors de la maison. Il croyait qu’on le laisserait aller, mais il se trompait ; on l’emmena d’abord en ville, on le fit asseoir dans une petite pièce derrière un bureau et on lui montra un bulletin d’information sur les réseaux. Il se reconnut sur la vidéo, manifestement prise tandis que le jeune homme le couvrait de terre. « Tikal Chapekar est revenu », dit une voix. L’image changea et on le vit à l’époque de sa gloire dans une succession de petits clips et de photos. « Tikal Chapekar a plongé l’Inde dans la guerre en attaquant la Birmanie et la Thaïlande sans provocation de leur part, dans le seul but d’assurer sa célébrité. » On voyait à présent des Indiens victimes d’atrocités. « Mais les Chinois l’ont capturé et il n’était pas là pour nous aider lorsque nous aurions eu besoin de lui. » La séquence où on lui jetait de la terre repassa. « Maintenant revenu de captivité, il veut de nouveau gouverner l’Inde. » Image de Chapekar bavardant, décontracté, avec les gardes aux portes du complexe militaire. « Il veut aider nos suzerains musulmans à régner sur nous à jamais. » Encore une fois, la séquence où on le maculait de terre. « Comment nous débarrasser de cet homme ? Eh bien, faisons comme s’il n’existait pas ; si nul ne lui parle, ne le sert, ne l’abrite, ne lui donne à manger ni ne l’aide en aucune manière, il devra s’adresser aux étrangers qu’il a invités chez nous. » Extrait du reportage montrant Chapekar remettant le gouvernement de l’Inde à Wahabi. « Même vaincu, il a attiré le mal sur nous. Mais l’Inde ne le punira pas ; l’Inde lui tournera simplement le dos jusqu’à ce qu’il s’en aille. » L’émission s’acheva naturellement sur la séquence où on le couvrait de terre. « Adroit, comme piège », dit Chapekar. Ceux qui l’entouraient se turent. « Que dois-je faire pour que vous ne rendiez pas public ce monceau d’immondices ? » Nul ne répondit. Au bout d’un moment, furieux, il tenta de s’emparer de l’ordinateur pour le fracasser par terre. On le saisit et on le jeta dehors. Il suivit la rue en quête d’un logement. Des maisons proposaient des chambres à louer ; on lui ouvrit quand il frappa mais, quand on le reconnut, les portes se refermèrent aussitôt. Pour finir, il se planta au milieu de la chaussée et s’écria : « Je ne demande qu’un coin où dormir et un peu à manger ! Ce que vous ne refuseriez pas à un chien ! » Mais personne ne lui répondit, même pour l’obliger à se taire. Chapekar se rendit à la gare et voulut acheter un billet de train avec le pécule que les Chinois lui avaient donné pour rentrer chez lui, mais nul n’accepta de lui en vendre un. Les guichets se fermaient dès qu’il approchait et les files d’attente se décalaient jusqu’au suivant sans lui laisser de place. Le lendemain à midi, épuisé, affamé, assoiffé, il retourna au complexe militaire musulman. Ses ennemis lui fournirent de quoi se restaurer, se vêtir, une chambre où se baigner et dormir, après quoi ils l’embarquèrent dans un avion qui l’emmena hors d’Inde puis hors des territoires musulmans. Il finit par atterrir en Hollande, où il devrait compter sur la charité publique pour survivre en attendant de trouver un emploi. Le deuxième visiteur n’emprunta nulle route connue pour arriver jusqu’à la masure. Virlomi ouvrit les yeux au milieu de la nuit et, malgré l’obscurité totale, elle vit Sayagi assis sur le tapis devant la porte. « Tu es mort, lui dit-elle. — J’attends toujours de renaître. — Tu n’aurais pas dû mourir. Je t’admirais immensément ; quel époux tu aurais fait pour moi, et quel père pour l’Inde ! — L’Inde est déjà née et elle vit. Elle n’a pas besoin que tu l’accouches. — Elle ignore qu’elle vit, Sayagi. Tirer quelqu’un du coma, c’est lui donner la vie, autant qu’une mère donne la vie à un enfant quand elle le met au monde. — Tu as toujours réponse à tout. Et ta façon de t’exprimer aujourd’hui – on dirait une divinité. Comment est-ce arrivé, Virlomi ? As-tu emprunté cette voie lorsque Petra t’a remis sa confiance ? — Non : quand j’ai décidé d’agir. — Et ton action a réussi, dit Sayagi. La mienne a échoué. — Tu n’aurais pas dû parler avec Achille ; tu aurais dû le tuer, tout simplement. — Il prétendait avoir truffé le bâtiment d’explosifs. — Et tu l’as cru ? — Il y avait d’autres vies que la mienne en jeu. Tu t’étais échappée pour sauver les anciens de l’École de guerre ; aurais-je dû les livrer à la mort ? — Tu ne comprends pas, Sayagi. Je dis seulement qu’on a le choix : on agit ou on n’agit pas. On accomplit le geste qui change tout ou on ne fait rien. Toi, tu as choisi la voie médiane, or, dans la guerre, la voie médiane conduit à la mort. — Et c’est maintenant que tu me préviens ! — Sayagi, pourquoi venir à moi ? — Je ne suis pas là. Tu rêves seulement ; et tu es assez éveillée pour t’en rendre compte. Tu inventes notre conversation et ses répliques. — Alors pourquoi inventer ta présence ? Que dois-je apprendre de toi ? — La leçon de mon sort, dit Sayagi. Jusque-là, tous tes coups de poker ont marché, mais uniquement parce que tu jouais contre des imbéciles. À présent, Alaï commande un de tes ennemis, Han Tzu un autre, et Peter Wiggin est le plus dangereux et le plus subtil de tous. Face à de tels adversaires, tu auras la partie moins facile. C’est la mort qui t’attend au bout de cette route, Virlomi. — Je n’ai pas peur de mourir. J’ai affronté la mort bien des fois, et, quand les dieux décideront que l’heure est venue pour moi de… — Tu vois, Virlomi ? Tu as déjà oublié que tu ne croyais pas aux dieux. — Mais j’y crois, Sayagi ! Comment expliquer autrement cette succession de victoires impossibles ? — Par l’excellente formation de l’École de guerre, par ton génie personnel, par des Indiens courageux et intelligents qui n’attendaient que la venue d’un chef pour leur montrer comment agir en dignes rejetons de leur propre civilisation – et par des ennemis d’une stupidité crasse. — Ne peut-on imaginer que les dieux aient organisé tout ce que tu décris ? — J’y vois un fil ininterrompu de causalité qui remonte au premier homme dissocié du chimpanzé – et plus loin encore, jusqu’à la concrétion des planètes autour du Soleil. Si tu veux appeler “dieu” ce processus, ça ne me dérange pas. — Une cause pour tout, fit Virlomi, un but pour tout. Et, si les dieux n’existent pas, il faudra que mes propres buts les remplacent. — Ce qui fera de toi la seule divinité existant réellement. — Si j’arrive à te rappeler d’entre les morts par la seule puissance de ma pensée, je dois disposer d’un sacré pouvoir. » Sayagi éclata de rire. « Ah, Virlomi, si seulement nous étions encore vivants ! Quels amants nous aurions faits ! Quels enfants nous aurions eus ! — Tu es peut-être mort, mais pas moi. — Vraiment ? La véritable Virlomi a péri le jour où tu t’es échappée d’Hyderabad, et un imposteur joue son rôle depuis. — Non : la véritable Virlomi a péri le jour où elle a appris qu’on t’avait tué. — Et c’est maintenant que tu le dis ! À l’époque, pas un seul petit baiser, rien. À mon avis, tu as attendu ma mort pour tomber amoureuse de moi ; comme ça, tu ne risquais rien. — Va-t’en, dit-elle. Il faut que je dorme, maintenant. — Non, répondit-il. Réveille-toi, allume ta lampe et couche cette vision par écrit. Même s’il ne s’agit que d’une manifestation de ton inconscient, elle est passionnante et vaut que tu y réfléchisses, en particulier le passage sur l’amour et le mariage ; tu nourris le projet tordu de fonder une dynastie. Mais, crois-moi, tu ne trouveras le bonheur qu’avec un homme qui t’aime, non qui guigne l’Inde. — Je le savais, mais mon bonheur ne me paraissait pas important. » Sayagi quitta la masure et Virlomi écrivit jusque tard dans la nuit. Mais, à son réveil le lendemain matin, elle s’aperçut qu’elle n’avait pas rédigé une seule ligne : elle avait tout rêvé. Peu importait : elle n’avait pas oublié. Même s’il niait être l’esprit de son ami disparu et se moquait de sa foi, elle croyait dans les dieux et savait qu’elle avait parlé avec une âme en transit envoyée par eux pour lui enseigner leur sagesse. Le troisième visiteur n’eut pas besoin de l’aide des assistants. Il arriva à pied à travers les champs déserts, déjà vêtu en paysan – mais pas en paysan indien : il portait la tenue d’un ouvrier chinois qui travaille dans les rizières. Il prit place tout au bout de la file d’attente, se prosterna dans la poussière et ne bougea pas tandis que la queue avançait ; il laissa passer devant lui tous les Indiens. Et, quand le soir tomba et que Virlomi sortit en pleurant renvoyer tout le monde chez soi, il ne s’en alla pas. Les assistants ne s’approchèrent pas de lui : ce fut Virlomi qui se rendit auprès de lui, une lampe à la main. « Relève-toi, dit-elle. Tu es fou de venir ici sans escorte. » Il obéit. « On m’a donc reconnu ? — Je ne vois pas comment tu aurais pu avoir l’air plus chinois. — La rumeur se répand déjà ? — Mais nous l’empêchons d’atteindre les réseaux – pour l’instant. Demain matin, rien ne l’arrêtera. — Je suis venu te demander de m’épouser, dit Han. — Je suis plus vieille que toi, répliqua Virlomi, et en plus tu es empereur de Chine. — Je pensais que ça jouerait plutôt en ma faveur. — Ton pays a envahi le mien. — Mais pas moi. J’ai libéré les prisonniers, et il te suffira d’un signe pour que je me présente ici en grand apparat, que je me prosterne à nouveau devant toi et que je te fasse mes excuses au nom du peuple chinois. Épouse-moi. — Pourrais-tu m’expliquer ce que les relations entre nos deux nations ont à voir avec le fait de coucher avec un gamin que je ne tenais même pas en très haute estime à l’École de guerre ? — Virlomi, dit Han, nous pouvons rester rivaux et nous détruire mutuellement, ou bien nous unir et unir du même coup plus de la moitié de la population du monde. — Et comment ça pourrait-il marcher ? Le peuple indien refusera de t’obéir et le peuple chinois refusera de m’obéir. — Ça a marché pour Ferdinand et Isabelle. — Parce qu’ils luttaient tous deux contre les Maures ; en outre, Isabelle a dû se battre pour empêcher Ferdinand de fouler aux pieds ses droits en tant que reine de Castille. — Eh bien, nous ferons mieux qu’eux, déclara Han. Tu n’as pas commis une seule erreur jusqu’ici. — Comme un bon ami à moi l’a souligné récemment, remporter la victoire n’a rien de difficile face à des adversaires idiots. — Virlomi… — Tu ne vas tout de même pas prétendre que tu m’aimes ? — Pourtant, si, dit Han, et tu sais pourquoi : parce que, nous qui avons été choisis pour l’École de guerre, tous autant que nous sommes, nous avons un seul objet d’amour et un seul de respect : nous aimons le génie et nous respectons le pouvoir ; or, toi, tu as créé du pouvoir à partir de rien. — J’ai créé du pouvoir grâce à l’amour et à la confiance de mon peuple. — Je t’aime, Virlomi. — Tu m’aimes… mais tu te crois supérieur à moi. — Supérieur ? Je n’ai jamais mené d’armée au combat ; toi si. — Tu faisais partie du djish d’Ender, et pas moi. Tu me regarderas toujours comme inférieure à toi à cause de ça. — Es-tu vraiment en train de me dire non, ou bien seulement de faire plus d’efforts, de te fournir de meilleurs motifs de m’épouser ou de prouver ma valeur autrement ? — Je ne compte pas t’imposer une série d’épreuves pour démontrer ton amour pour moi, répondit Virlomi ; nous ne sommes pas dans un conte de fées. Ma réponse est non, définitivement. Rien n’oblige le dragon et le tigre à s’opposer, mais comment un mammifère et un reptile ovipare pourraient-ils cohabiter et se reproduire ? — Ah ! Tu as donc reçu ma lettre. — Lamentablement transparent, ton code ; le premier imbécile venu aurait pu le percer à jour : tu t’es borné à taper ton surnom en décalant les lettres du clavier d’un rang vers le haut. — Et pourtant, sur les milliers de personnes qui surfent sur les réseaux, toi seule as compris que ce message venait de moi. » Virlomi soupira. « Fais-moi seulement une promesse, dit Han. — Non. — Écoute-moi avant de refuser. — Pourquoi devrais-je te promettre quoi que ce soit ? — Pour éviter que j’envahisse à nouveau l’Inde à titre préventif, peut-être ? — Et avec quelle armée ? — Je parlais d’une éventualité future. — Bon, quelle promesse attends-tu de moi ? — De ne pas épouser Alaï non plus. — Une hindoue, épouser le calife de l’Islam ? J’ignorais que tu avais un tel sens de l’humour ! — Il te le proposera, dit Han. — Rentre chez toi, Han. À propos, nous avons vu les hélicoptères arriver et nous les avons laissés passer ; nous avons aussi demandé aux occupants musulmans de ne pas t’abattre. — J’avais remarqué ; je t’en remercie. J’ai voulu y voir un signe que tu m’aimais, au moins un peu. — Mais je t’aime bien, fit Virlomi. C’est juste que je n’ai pas envie de me laisser peloter par toi. — J’ignorais qu’il était seulement question de pelotage. — Il n’est question de rien du tout. Retourne dans ton hélicoptère, bébé empereur. — Virlomi, je te supplie maintenant : soyons amis au moins. — Ça me plairait, oui ; un jour, peut-être. — Écris-moi. Apprends à me connaître. » Elle secoua la tête en riant et rentra dans sa cahute. Han Tzu repartit à travers champs alors que la brise nocturne se levait. 15 RATIFICATION De : RadaghasteBellini%privado@presidencia.br.gov À : PeterWiggin%personnel@hegemon.gov Sujet : Réfléchissez bien, s’il vous plaît Si vous visez à instaurer la paix dans le monde, pourquoi commencer par un acte de provocation délibérée contre deux pays géographiquement éloignés, dont l’un a la capacité de dresser contre vous toute la puissance de l’Islam ? La paix doit-elle absolument se fonder sur la guerre ? Et, si vous n’aviez pas à vos ordres Julian Delphiki à la tête de 100 000 soldats africains alliés, vous engageriez-vous ainsi ? De : PeterWiggin%personnel@hegemon.gov À : RadaghasteBellini%privado@presidencia.br.gov Sujet : Il faut une paix authentique L’histoire est pleine des dépouilles de gouvernements mondiaux avortés ; nous devons montrer à tous et sans délai que nous ne plaisantons pas, que nous disposons de moyens et que nous avons la volonté de changer le monde. Naturellement, sans Delphiki, j’adopterais une politique plus prudente, parce que je ne pourrais pas compter sur les troupes africaines. La cérémonie fut assez simple. Peter Wiggin, Félix Starman, Klaus Boom et Radaghaste Bellini montèrent sur une estrade à Kiyagi, au Rwanda, devant un parterre entièrement composé de journalistes. On n’avait pas cherché à attirer le grand public, et il n’y avait aucune présence militaire. On distribua des exemplaires de la Constitution aux reporters, puis Félix Starman leur expliqua brièvement les principes du nouveau gouvernement, Radaghaste Bellini ceux du commandement militaire unifié, Klaus Boom ceux de l’admission des pays candidats au sein des Peuples libres de la Terre. « Seront rejetés ceux qui ne respectent pas les droits de l’homme, y compris le droit de vote libre et universel. » Puis il lâcha la bombe. « Nous n’exigeons pas qu’un pays soit reconnu par un autre ou un collège d’autres, pourvu qu’il remplisse par ailleurs nos conditions d’entrée. » Les journalistes murmurèrent entre eux tandis que Peter Wiggin passait derrière le micro et qu’une carte du monde apparaissait sur l’écran derrière lui. À mesure qu’il nommait les pays qui avaient déjà secrètement ratifié la Constitution, ils s’illuminaient en bleu clair sur la mappemonde. Les plus grandes étendues de bleu se trouvaient en Amérique du Sud ; le Brésil prenait la moitié du continent et voisinait avec la Bolivie, le Chili, l’Équateur, le Surinam et la Guyane. En Afrique, l’azur dominait moins, mais il représentait la majorité des nations où régnaient la démocratie et la stabilité politique depuis au moins un siècle : Rwanda, Botswana, Cameroun, Mozambique, Angola, Ghana, Liberia. Aucun des signataires n’avait de frontière commune avec un autre. Il n’échappa à personne que l’Afrique du Sud et le Nigeria n’apparaissaient pas sur la carte, malgré un long passé de calme politique et de liberté, ni qu’on n’y voyait nul pays musulman. En Europe, les zones bleues étaient encore plus rares : les Pays-Bas, la Slovénie, la Tchéquie, l’Estonie et la Finlande. Partout ailleurs, on n’en trouvait guère. Peter avait espéré que les Philippines seraient prêtes pour l’annonce mais, à la dernière minute, le gouvernement avait préféré jouer la prudence. Les îles Tonga avaient signé, ainsi qu’Haïti, premier pays où Peter avait mis ses compétences à l’épreuve ; plusieurs autres petits États des Caraïbes apparaissaient aussi en bleu. « Le plus tôt possible, dit Peter, chaque nation signataire proposera un référendum à sa population pour décider si elle veut ou non adhérer à la Constitution. Par la suite, toutefois, le référendum précédera l’admission dans l’Organisation des Peuples libres de la Terre. Nous conserverons trois capitales : Ribeirão Preto au Brésil, Kiyagi au Rwanda et Rotterdam aux Pays-Bas. Cependant, étant donné que la langue officielle de l’OPLT est le standard et que beaucoup trouvent la prononciation de “Ribeirão Preto”… difficile… » Une vague de rire parcourut la foule des journalistes, premiers concernés par la maîtrise des nasales portugaises. « … le gouvernement brésilien, poursuivit Peter, nous a aimablement autorisés à traduire le nom de la ville dans le cadre du gouvernement mondial. Désormais, vous pourrez dire, pour désigner la capitale sud-américaine de l’OPLT, “Blackstream”, en un seul mot[3]. — Vous en ferez autant pour Kiyagi ? lança-t-on dans le public. — Puisque vous arrivez à le prononcer, repartit Peter, non. » Nouveaux éclats de rire. Toutefois, l’Hégémon ayant répondu à une question, les reporters crurent les vannes ouvertes et commencèrent à l’interroger. Il leva les mains. « Dans une minute ; soyez patients. » Ils se turent. « Ce n’est pas par hasard que nous avons choisi le nom de “Peuples libres de la Terre” pour notre Constitution au lieu de “Nations unies”, par exemple. » Nouveaux rires : tous savaient pourquoi ce nom n’avait pas été retenu. « Cette Constitution est un contrat entre citoyens libres, non entre pays. Les anciennes frontières resteront si elles ont une raison d’exister, mais, dans le cas contraire, nous procéderons à des ajustements. Quant aux peuples historiquement privés de frontières nationales et de gouvernement légalement reconnus, ils y auront droit dans le cadre de l’OPLT. » Deux nouvelles régions s’illuminèrent en bleu plus soutenu : l’une s’étendait largement en travers des Andes, l’autre occupait une zone du sud-ouest du Soudan. « L’OPLT reconnaît dès aujourd’hui l’existence des nations de Nubie en Afrique et de Runa en Amérique du Sud. Des référendums seront organisés sans délai et, si les peuples de ces régions votent pour la ratification de la Constitution, l’OPLT prendra des mesures vigoureuses pour défendre leurs frontières. Vous noterez qu’une partie du territoire de la Runa lui a été remis de plein gré par la Bolivie et l’Équateur comme prix d’admission à l’OPLT. Les Peuples libres de la Terre saluent la clairvoyance et la générosité des dirigeants de ces deux pays. » Peter se pencha en avant. « L’OPLT mettra en œuvre des moyens énergiques pour protéger le processus électoral. Toute manœuvre visant à contrarier ces référendums sera considérée comme un acte de guerre contre les Peuples libres de la Terre. » Le gant était jeté. Les journalistes, comme Peter l’avait espéré, l’interrogèrent principalement sur les deux nouveaux États dont les frontières incluaient des territoires appartenant à des pays non signataires, le Pérou et le Soudan. Au lieu de subir des questions empreintes de scepticisme sur l’OPLT elle-même, il avait réussi à régler d’entrée celle de son sérieux. Le Pérou constituait un sujet épineux, mais nul ne mettait en doute la capacité de l’OPLT à écraser l’armée péruvienne ; le gros morceau, c’était le Soudan, pays musulman qui avait fait allégeance au calife Alaï. « Déclarez-vous la guerre au calife ? demanda l’envoyé spécial d’une agence de presse arabe. — Nous ne déclarons la guerre à personne ; mais le peuple de Nubie souffre depuis longtemps de répression, d’atrocités, de famine et d’intolérance religieuse à cause du gouvernement soudanais. Combien de fois, au cours des deux derniers siècles, l’action internationale n’a-t-elle pas obligé le Soudan à promettre de s’amender ? Mais, depuis que le calife Alaï a réussi le tour de force d’unir le monde musulman, les criminels et les hors-la-loi soudanais se croient de nouveau le droit de procéder au génocide des Nubiens. Si le calife souhaite protéger les barbares du Soudan alors même qu’il sanctionne ceux de l’Inde, ça le regarde ; mais un fait demeure certain : si les Soudanais ont pu avoir un jour le droit de gouverner la Nubie, ils l’ont perdu depuis longtemps. Guerres et souffrances ont fondu le peuple nubien en une nation qui mérite son autonomie – et notre protection. » Peter mit fin peu après à la conférence de presse en annonçant que Starman, Bellini et Boom en tiendraient chacun une deux jours plus tard dans leurs pays d’origine. « Mais les forces armées, gardes-frontières et services de douane de ces États se trouvent désormais aux ordres de l’OPLT. Il n’existe plus d’armée rwandaise ou brésilienne ; elles sont aujourd’hui parties intégrantes des troupes de l’OPLT. — Une seconde ! s’écria un des journalistes. On ne trouve pas une seule fois le mot “Hégémon” dans cette Constitution ! » Peter revint au micro. « Vous lisez vite », dit-il. Un éclat de rire suivi du silence ; on attendait sa réponse. « La fonction d’Hégémon a été créée pour répondre à une situation d’urgence qui concernait la Terre entière. Je continuerai à l’assumer à la fois sous l’autorité qui me l’a confiée à l’origine et par autorisation provisoire de l’OPLT, jusqu’à la disparition de toute menace grave à l’encontre des Peuples libres de la Terre. À ce moment-là, je démissionnerai et il n’y aura pas de successeur. Je suis le dernier Hégémon et j’espère abandonner mon poste le plus vite possible. » Il quitta l’estrade, cette fois sans prêter attention aux questions qu’on lui lançait. Comme prévu, ni le Pérou ni le Soudan ne réagirent officiellement. Étant donné qu’ils refusaient de reconnaître la légitimité de l’OPLT et des nouveaux États qui mordaient sur leurs territoires, à qui auraient-ils bien pu déclarer la guerre ? Les premières, les troupes péruviennes se rendirent dans des retraites connues du mouvement révolutionnaire de Champi T’it’u. Elles en trouvèrent certaines désertes, mais d’autres tenues par des soldats rwandais solidement entraînés : Peter se servait des hommes de Bean afin qu’on ne perçût pas l’affrontement comme un conflit entre le Brésil et le Pérou, mais comme la défense par l’OPLT des frontières d’un État membre. Les forces péruviennes tombèrent dans des pièges bien préparés, et des armées considérables coupèrent leurs lignes de ravitaillement et de communication. Très vite, la rumeur se répandit dans tout le Pérou que les troupes rwandaises bénéficiaient d’une formation et d’un matériel supérieurs à ceux des militaires locaux – et qu’elles étaient commandées par Julian Delphiki, Bean, le Géant. Le moral s’effondra, et l’armée tout entière remit bientôt sa reddition aux troupes rwandaises. Le Congrès péruvien vota aussitôt à l’unanimité la candidature du pays à l’OPLT ; Radaghaste Bellini, en tant que président par intérim de la région sud-américaine, la refusa sur le principe que nul État ne devait s’intégrer à l’Organisation pour cause de conquête ou d’intimidation. « Nous invitons la nation péruvienne à tenir un référendum, et, si les citoyens décident d’entrer dans l’Organisation de Peuples libres de la Terre, ils y retrouveront leurs frères et sœurs de la Runa, de la Bolivie, de l’Équateur et du Chili. » Tout fut réglé en quinze jours, référendum et le reste : le Pérou faisait désormais partie de l’OPLT, et Bean, avec le gros des troupes rwandaises, retraversa l’Atlantique et regagna l’Afrique. Résultat direct de cette action décisive, le Belize, la Cayenne, le Costa Rica et la République dominicaine annoncèrent à leur tour l’organisation de référendums sur la Constitution. Le reste du monde guettait ce qui allait se passer au Soudan. Les troupes soudanaises, déployées dans toute la Nubie, avaient déjà engagé des opérations contre les « rebelles » nubiens qui résistaient à une nouvelle tentative de l’État d’imposer la charia à leur région mi-païenne, mi-chrétienne ; par conséquent, même si les gestes de défi à l’encontre de la proclamation de Peter ne manquèrent pas, la situation ne changea pas. Suriyawong, à la tête des sections d’élite de l’OPLT que Bean et lui avaient créées des années plus tôt et qui avaient abondamment prouvé leur efficacité depuis, mena une série de raids destinés à démoraliser les troupes soudanaises et à les priver de ravitaillement, en détruisant des arsenaux et des caches d’armes et en incendiant des convois ; et, comme les hélicoptères de Suri rentraient au Rwanda après chaque excursion, l’armée soudanaise n’avait personne sur qui riposter. Quand Bean arriva en Afrique avec ses soldats rwandais, le Burundi et l’Ouganda lui accordèrent l’autorisation de traverser leur territoire. Comme prévu, l’armée soudanaise tenta de le stopper à l’intérieur des frontières ougandaises avant qu’il ne parvienne en Nubie – et elle se rendit compte alors qu’elle combattait une illusion : il n’y avait rien à attaquer hormis quelques vieux camions vides dont les chauffeurs s’enfuirent dès son apparition. Mais elle avait commis une agression en territoire ougandais. L’Ouganda non seulement déclara la guerre au Soudan mais annonça un référendum sur la Constitution. Pendant ce temps, Bean franchit la zone orientale du Congo et pénétra en Nubie, tandis que Suriyawong s’emparait des deux bases aériennes où devaient revenir se poser les avions qui avaient pris part à l’attaque du faux convoi. Les pilotes atterrirent sans méfiance et furent faits prisonniers. Ceux de Suriyawong prirent aussitôt leur place et allèrent effectuer un bombardement de démonstration contre la défense aérienne de Khartoum ; Bean, lui, lança des assauts simultanés contre toutes les bases militaires soudanaises en Nubie. Les forces soudanaises, que rien n’avait préparé à combattre une véritable armée, se rendirent ou furent écrasées le jour même. Le Soudan en appela au calife Alaï pour qu’il fasse s’abattre le courroux de l’Islam sur les envahisseurs infidèles. Aussitôt, Peter tint une conférence de presse. « L’Organisation des Peuples libres de la Terre ne nourrit pas d’ambitions conquérantes. Les régions musulmanes du Soudan resteront indemnes et tous les prisonniers seront rendus dès que nous aurons la promesse du calife Alaï et du gouvernement soudanais de reconnaître la Nubie en tant qu’État et membre de l’OPLT. Nous remettrons au Soudan son armée de l’air et ses bases aériennes. Nous respectons sa souveraineté comme celle de tous les autres pays ; mais nous ne reconnaîtrons jamais le droit à aucune nation de persécuter une minorité sans État à l’intérieur de ses frontières. Chaque fois que nous en aurons le pouvoir, nous accorderons à ces minorités un État dans le cadre de la Constitution des Peuples libres de la Terre et nous défendrons leur existence nationale. » Julian Delphiki commande les forces de l’OPLT en Nubie et occupe provisoirement certaines zones du Soudan. Quelle tragédie si le calife Alaï et lui, deux vieux amis de l’époque de la guerre contre les doryphores, devaient se combattre pour une question aussi ridicule que celle de savoir si le Soudan doit avoir le droit de continuer à persécuter des non-musulmans. » Les négociateurs redessinèrent aussitôt les frontières de façon à laisser au Soudan une zone substantielle que Peter avait déclarée à l’origine appartenir à la Nubie ; naturellement, il n’avait jamais prévu de conserver ce territoire et les dirigeants nubiens le savaient, mais cela suffit au calife Alaï pour sauver la face. Pour finir, Bean et Suriyawong travaillèrent à rendre les prisonniers au Soudan et à protéger les convois des non-musulmans qui décidaient de quitter les frontières soudanaises pour recommencer leur vie dans leur nouvel État. À la suite de cette victoire éclatante, la popularité de l’OPLT crût tellement en Afrique que les pays se bousculèrent pour organiser des référendums. Félix Starman en avertit la plupart qu’ils devaient d’abord réformer leur gouvernement et inclure dans leur législation les droits de l’homme et le suffrage universel ; mais, dans les démocraties d’Afrique du Sud, Nigeria, Namibie, Ouganda et Burundi, les consultations purent avoir lieu sur-le-champ, et il devint évident que l’Organisation des Peuples libres de la Terre existait bel et bien en tant qu’État intercontinental, qu’elle disposait d’une puissance militaire convaincante et de dirigeants résolus. Quand la Colombie reconnut les frontières de la Runa et déposa une demande pour entrer dans l’OPLT, il apparut inévitable que toute l’Amérique latine et l’Afrique subsaharienne appartiendraient, plus tôt que tard, à l’Organisation. Le reste du monde commença de bouger aussi : la Belgique, la Bulgarie, la Lettonie, la Lituanie et la Slovaquie se mirent à préparer des référendums nationaux, comme les Philippines, les îles Fidji et la plupart des minuscules États insulaires du Pacifique. Et, naturellement, les capitales de l’OPLT croulèrent sous les demandes de minorités qui suppliaient qu’on leur accorde le statut de nations autonomes ; il fallut opposer à la majorité une fin de non-recevoir – pour le moment. Le jour où le Soudan – sous la pression énorme du calife Alaï – reconnut à la fois la Nubie et l’OPLT, Peter eut la surprise de voir la porte de son bureau s’ouvrir et ses parents entrer. « Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il. — Non, tout va très bien, répondit sa mère. — Nous venons te dire, enchaîna son père, que nous sommes très fiers de toi. » Peter secoua la tête. « Il ne s’agit que d’un premier pas sur une très longue route. Nous ne représentons même pas vingt pour cent de la population mondiale, et il faudra du temps pour intégrer tous les pays déjà membres dans l’OPLT. — Un premier pas sur la bonne route, souligna son père. — Il y a un an, si on avait dressé une liste de ces États, fit sa mère, en prédisant qu’ils s’uniraient un jour en une seule nation cohérente sous une constitution unique et qu’ils remettraient le commandement de leurs forces armées à l’Hégémon… qui n’aurait pas éclaté de rire ? — C’est à Virlomi et Alaï que je dois cette réussite, dit Peter. Les atrocités commises en Inde par les musulmans, la publicité que Virlomi leur a faite, les récents confits qui ont éclaté… — … ont terrifié tout le monde, acheva son père. Mais les pays qui s’intègrent à l’OPLT ne sont pas ceux qui avaient le plus peur. Non, Peter, tu peux féliciter ta Constitution ; tu peux te féliciter, toi : grâce à tes réalisations passées, tes promesses d’avenir… — Non, il faut remercier les anciens de l’École de guerre, fit Peter. Sans la réputation de Bean… — Eh bien, oui, tu as employé les outils à ta disposition, coupa Theresa. Lincoln avait Grant, Churchill avait Montgomery. Ils auraient pu être jaloux de leurs généraux et s’en débarrasser, mais au contraire ils les ont écoutés, et c’est ce qui fait leur grandeur. — Je n’arriverai pas à vous convaincre d’arrêter vos compliments, c’est ça ? demanda Peter. — Tu avais déjà assuré ta place dans l’histoire grâce à ton œuvre sous le pseudonyme de Locke, avant même de devenir Hégémon, dit son père ; mais aujourd’hui, Peter, tu es devenu un grand homme. » Ils se turent un long moment. Puis Theresa déclara : « Voilà, nous tenions à te le dire. — Merci », fit Peter. Ils sortirent et fermèrent la porte derrière eux. Peter retourna à son bureau. Et constata qu’il ne distinguait plus les documents sur lesquels il travaillait à cause des larmes qui lui brouillaient la vue. Il se redressa sur son siège et prit conscience qu’il avait le souffle court – non, il sanglotait, sans bruit, mais convulsé tout entier comme si on l’avait soulagé d’un terrible fardeau, comme s’il venait d’apprendre qu’il avait guéri spontanément d’un mal incurable, comme s’il venait de retrouver un enfant perdu. Pas une fois, au cours de la conversation, on n’avait prononcé le nom d’Ender ni fait allusion à lui. Il lui fallut cinq bonnes minutes pour se reprendre. Il dut aller se passer de l’eau sur le visage dans la petite salle de bains attenante avant de pouvoir se remettre au travail. 16 DJISH De : Tisserande%Virlomi0MereInde.in.net À : PeterWiggin%personnel@hegemon.gov Sujet : Conversation Je ne vous ai jamais rencontré mais j’admire ce que vous faites. Venez me rendre visite. V. De : PeterWiggin%personnel@hegemon.gov À : Tisserande%Virlomi@MereInde.in.net Sujet : Rencontre J’admire aussi ce que vous faites. Je me ferai un plaisir de vous offrir un trajet sécurisé jusqu’à l’OPLT ou ailleurs en dehors de l’Inde. Tant que votre pays reste sous occupation musulmane, je refuse de m’y rendre. P. W. De : Tisserande%Virlomi©Merelnde.in.net À : PeterWiggin%personnel@hegemon.gov Sujet : Lieu de rendez-vous Je refuse de quitter l’Inde et vous refusez d’y pénétrer. Donc : Colombo, Sri Lanka. Je viendrai en bateau. Il ne sera pas confortable. Si vous en avez un plus luxueux, nous apprécierons beaucoup mieux notre entrevue. V. Molo la Mouche attendait Bean à l’aéroport de Manille ; il s’efforça de dissimuler son effarement devant la taille de son visiteur. « Tu parlais d’une affaire personnelle à régler, dit la Mouche. Excuse mon caractère méfiant, mais tu commandes les forces armées de l’OPLT, moi celles des Philippines, et pourtant nous n’avons rien à discuter ? — Je suppose que tes troupes bénéficient du meilleur entraînement et d’un matériel de première classe ? — Oui. — Alors, tant que nous n’avons pas à nous déployer, nos services de planification et de logistique ont beaucoup plus à se dire que toi et moi – officiellement. — Tu viens donc en tant qu’ami. — Je viens, répondit Bean, parce qu’un de mes enfants se trouve à Manille. Un garçon, prénommé Ramón, paraît-il. » Molo eut un sourire espiègle. « Et tu prétends n’avoir jamais mis les pieds chez nous ? Qui est la mère ? Une hôtesse de l’air ? — On m’a volé cet enfant, la Mouche, alors que c’était encore un embryon. Il s’agit d’une fécondation in vitro, mais il est de Petra et moi – et il a une importance particulière pour nous, parce que, dans son cas, nous avons la certitude qu’il ne souffre pas du même mal que moi. — Tu veux dire qu’il est beau ? » Bean éclata de rire. « Tu fais du bon travail aux Philippines, mon ami. — Aucun problème. Quand on discute mes ordres, je n’ai qu’à dire : “Je faisais partie du djish d’Ender” et tout le monde obéit sans broncher. — Pareil pour moi. — Sauf avec Peter. — Surtout pas avec Peter, fit Bean. Je suis son âme damnée, tu ne le savais pas ? Tu ne lis jamais les journaux ? — Si ; j’ai même remarqué que la presse adorait mentionner ton record de zéro victoire en tant que commandant à l’École de guerre. — Dans la vie, il y a des réussites si exceptionnelles que rien ne peut les déboulonner, répondit Bean. — Comment va Petra ? » demanda la Mouche ; tout en marchant, ils se mirent à évoquer des connaissances communes, des souvenirs de l’École de guerre, de l’École de commandement, du combat contre les doryphores, jusqu’au moment où leurs pas les menèrent devant une résidence privée au milieu des collines à l’est de Manille. Plusieurs voitures étaient garées devant le portail ; deux soldats vêtus du nouvel uniforme de l’OPLT se tenaient de part et d’autre de la porte d’entrée. « Des gardes ? » fit Bean. La Mouche haussa les épaules. « Je n’y suis pour rien. » Ils n’eurent pas à décliner leur identité, et, une fois à l’intérieur, ils se rendirent compte qu’ils s’étaient trompés sur la nature du rendez-vous. Il s’agissait apparemment d’une réunion du djish d’Ender – du moins des membres disponibles : Dink, Shen, Vlad d’un côté d’une longue table, Tom le Dingue, Carn Carby, Dumper – Champi T’it’u – de l’autre, et, présidant, Graff et Rackham. « Tous les invités sont maintenant présents, déclara Graff. Je vous prie, tous les deux, installez-vous. Bean, je compte sur toi pour mettre Petra au courant de ce qui se passe ici ; quant à Han Tzu et Alaï, en tant que chefs d’État, ils ne peuvent pas se déplacer discrètement. Néanmoins, on leur rapportera tout ce que nous allons vous dire. — Je connais un certain nombre de gens qui aimeraient lancer une bombe sur cette maison, fit Vlad. — Il manque quelqu’un, intervint Shen. — Ender est en sécurité ; son vaisseau fonctionne parfaitement, son ansible aussi. Mais n’oubliez pas que, pour lui, le djish a détruit les reines de la Ruche il y a un an à peine. Même si vous pouviez lui parler, il vous paraîtrait… jeune. Le monde a changé, tout comme vous. » Graff lança un regard à Rackham. « Mazer et moi nous inquiétons pour vous et pour le monde dans son ensemble. — On se débrouille bien, merci, dit Carn Carby. — Et le monde ne se débrouille peut-être pas si mal grâce à Bean et au grand frère d’Ender, enchaîna Dumper avec une légère intonation de défi, comme s’il s’attendait à une contestation. — Je me fiche du monde comme de ma première chemise, répondit Bean. On m’oblige par chantage à aider Peter – et ce n’est pas lui qui me fait chanter. — Bean parle d’un marché qu’il a conclu avec moi de son plein gré, fit Graff. — Bon, pourquoi cette réunion ? demanda Dink. Vous n’êtes plus notre professeur. » Il regarda Rackham. « Et vous n’êtes plus notre commandant. Aucun de nous n’a oublié que vous nous avez menti d’un bout à l’autre. — Erreur : nous n’avons pas réussi à vous convaincre que votre bien-être nous tenait sincèrement à cœur, Dink, répondit Graff. Mais, comme tu le souhaites, je ne perdrai pas mon temps en préliminaires. Quel âge avez-vous, tous autant que vous êtes ? — L’âge de savoir nous montrer méfiants, marmonna Carn. — Tu as combien, Bean, seize ans ? demanda la Mouche. — D’abord, je ne suis pas né à proprement parler, répondit l’intéressé, et les observations sur ma décantation ont été détruites quand j’avais à peu près un an. Mais je dois approcher les seize ans, oui. — Et les autres doivent tourner autour de la vingtaine, dit la Mouche. Où voulez-vous en venir, colonel Graff ? — Appelez-moi Hyrum ; j’aimerais nous croire collègues désormais. — Collègues dans quel genre de boulot ? fit Dink entre haut et bas. — Lors de votre dernière réunion, poursuivit Graff, à l’époque où Achille avait organisé votre enlèvement en Russie, on vous tenait tous déjà en haute estime dans le monde entier. On vous regardait comme… prometteurs. Depuis, l’un d’entre vous est devenu calife, il a unifié un monde musulman pourtant impossible à unifier et il a dirigé la conquête de la Chine et la… libération de l’Inde. — Alaï a perdu la boule, voilà la vérité, intervint Carn. — Han Tzu règne sur la Chine, Bean commande les armées jusqu’ici invaincues de l’OPLT et sa victoire sur Achille lui vaut une célébrité planétaire. Dans l’ensemble, la promesse est devenue certitude. — Alors qui avez-vous rassemblé aujourd’hui ? demanda Tom le Dingue. Les ratés ? — J’ai rassemblé des individus auxquels certains gouvernements s’adresseront pour empêcher Peter Wiggin de réussir l’unification du monde. » Tous échangèrent des regards. « Personne ne m’a encore approché, moi, fit Molo la Mouche. — Mais on vous a engagé pour écraser la rébellion musulmane aux Philippines, non ? rétorqua Rackham. — Nous sommes tous citoyens de nos pays respectifs, répondit Tom le Dingue. — Le mien loue mes services à qui en a les moyens, dit Dink. Comme un taxi. — Parce que tu as toujours eu de bons rapports avec l’autorité, lança Tom le Dingue. — Voici ce qui va se passer, reprit Graff. Nous avons la Chine, l’Inde et le monde musulman ; il va se produire une conflagration entre deux d’entre eux, voire les trois. Au nom de l’OPLT, Bean anéantira celui qui en sortira vainqueur. Quelqu’un ici doute-t-il qu’il y parvienne ? » Bean leva la main. Nul ne l’imita. Sauf Dink au bout d’un moment. « Il n’a pas faim », fit-il. Personne ne le contredit. « Qu’est-ce que Dink entend par là ? demanda Graff. Quelqu’un a une idée ? » Tout le monde garda le silence. « Vous préférez tous vous taire, mais je vais le dire, moi, reprit Graff. Nous savons tous que Bean obtenait de meilleurs résultats aux tests de l’École de guerre que quiconque ; personne d’autre ne s’approchait de ses scores. Si : Ender, mais tout est relatif ; disons qu’Ender était celui qui s’en approchait le plus. Mais nous ignorons à quel point, parce que Bean crevait tous les plafonds. — Comment ça ? demanda Dink. Il répondait à des questions que vous n’aviez pas posées ? — Exactement. Sœur Carlotta me l’avait démontré. Lorsqu’il passait les tests, il finissait avant tout le monde et avait le temps de réfléchir ; il émettait des remarques sur les épreuves et expliquait comment les améliorer. Rien ne l’arrêtait ; il était irrésistible, et c’est sous ce trait de caractère que le monde entier connaît Julian Delphiki. Pourtant, quand nous l’avons placé à votre tête à tous sur Éros, à l’École de Commandement, en attendant qu’Ender décide ou non de poursuivre son… éducation, que s’est-il passé ? » Nouveau silence. « Voyons ! s’exclama Graff. À quoi bon refuser de regarder la réalité en face ? — Ça ne nous a pas plu, fit Dink. Il était plus jeune que nous. — Ender aussi, dit Graff. — Mais Ender, on le connaissait, répliqua Tom le Dingue. — On adorait Ender, renchérit Shen. — Tout le monde adorait Ender, enchaîna la Mouche. — Je pourrais vous fournir une liste de gens qui le détestaient. Mais vous, vous l’adoriez, et vous n’aimiez pas Bean ; pourquoi ? » L’intéressé éclata d’un rire sec. Tous se tournèrent vers lui, sauf ceux qui, gênés, n’osèrent pas le regarder. « Parce que je n’ai jamais appris à jouer les mignons petits garçons, dit-il. Dans un orphelinat, j’y aurais gagné des parents adoptifs, mais, dans la rue, j’aurais signé mon arrêt de mort. — Ridicule, fit Graff. Avec ce groupe, tu ne serais arrivé à rien en jouant les charmeurs, de toute manière. — Et tu étais très mignon, en fait, dit Carn. Tu avais un drôle de cran. — Oui, si tu entends par là que c’était un petit chieur, répondit Dink d’un ton posé. — Allons, allons, intervint Graff. Vous n’éprouviez pas d’aversion personnelle envers Bean, pour la plupart ; mais lui obéir vous déplaisait – et ne prétendez pas que vous étiez trop indépendants pour obéir à quiconque, puisque vous serviez de votre plein gré sous les ordres d’Ender. Vous lui donniez tout ce que vous aviez. — Plus, même, dit la Mouche. — Mais pas à Bean. » On eût cru que Graff venait de faire une démonstration irréfutable. « On joue à quoi, là ? À la thérapie de groupe ? » demanda Dink. Vlad intervint : « Évidemment : il veut qu’on parvienne à la même conclusion que lui. — Et tu sais laquelle ? » fit Graff. Vlad prit une inspiration profonde. « Hyrum pense que, si on ne suivait pas Bean aussi volontiers qu’Ender, c’est parce qu’on savait quelque chose sur lui que le reste du monde ignore ; et, à cause de cette information, on aurait des chances d’accepter de nous battre contre lui, alors que n’importe qui d’autre, connaissant sa réputation, baisserait les armes et se rendrait d’entrée de jeu. Je ne dois pas me tromper de beaucoup, si ? » Graff eut un sourire bienveillant. « Mais c’est complètement idiot ! s’exclama Dumper. Bean a vraiment les qualités d’un excellent chef militaire ; je l’ai vu commander ses Rwandais pendant la campagne du Pérou. D’accord, l’armée péruvienne n’avait pas de bons généraux ni de bon matériel – mais ces Rwandais le vénéraient ! Il levait le petit doigt et ils se précipitaient pour obéir ; ils auraient sauté du haut d’une falaise s’il le leur avait ordonné. — Et alors ? fit Dink. — Alors, nous, on renâclait à le suivre, mais les autres ne demandent qu’à lui obéir, au contraire. Bean, c’est le chef idéal ; il reste le meilleur d’entre nous. — Je n’ai pas vu ses Rwandais, intervint la Mouche, mais je l’ai vu avec les hommes que Suriyawong et lui ont formés, à l’époque où les forces de l’Hégémon se limitaient à une centaine de troufions et deux hélicos. Dumper a raison : Alexandre le Grand ne devait pas avoir de soldats plus dévoués ni plus efficaces. — Merci de ces hommages, les gars, dit Bean, mais vous n’avez pas compris où Hyrum voulait en venir. — “Hyrum”, répéta Dink. Si c’est pas mignon ! — Dites-leur, reprit Bean. Ils le savent, mais ils ignorent qu’ils le savent. — Eh bien, explique-leur, toi. — On se croirait dans un camp de rééducation chinois, obligé de faire son autocritique ! » Bean eut un rire acerbe. « Dink avait raison : je n’ai pas faim – ce qui peut paraître stupide, puisque j’ai passé toute ma prime enfance à crever la dalle. Mais je n’ai pas faim de suprématie, au contraire de vous tous. — Et voilà le grand secret révélé par les tests, enchaîna Graff. Sœur Carlotta lui a fait passer la batterie classique dont nous disposions – plus un, auquel moi-même ou l’un de mes assistants en qui j’avais le plus confiance vous soumettions : un test pour mesurer l’ambition, l’esprit de compétition. Vous avez tous obtenu des notes très élevées – tous sauf Bean. — Il n’a pas d’ambition ? — Il veut la victoire, il aime gagner, il a besoin de gagner, mais pas de battre les autres. — On a tous coopéré avec Ender, protesta Carn, sans nous sentir obligés de le battre. — Mais vous saviez qu’il vous mènerait à la victoire. Et, entretemps, vous étiez tous en concurrence les uns avec les autres – sauf Bean. — Parce qu’il était plus fort que nous ; à quoi bon participer quand on a déjà gagné la partie ? dit la Mouche. — Si l’un de vous affrontait Bean au combat, qui l’emporterait ? » Certains levèrent les yeux au ciel, d’autres haussèrent les épaules ; bref, chacun manifesta qu’il trouvait la question ridicule. Enfin Carn répondit : « Ça dépendrait du terrain, du temps et du signe du zodiaque. On n’est jamais sûr de rien à la guerre. — La météo ne jouait aucun rôle en salle de combat, fit observer la Mouche avec un sourire malicieux. — Vous concevez de battre Bean, n’est-ce pas ? fit Graff. Et vous avez raison : il n’est plus fort que vous que si tout est égal par ailleurs. Mais il s’agit d’une situation théorique qui n’existe pas dans la réalité ; or une des variables les plus importantes à la guerre, c’est cette faim, cette ambition qui pousse à prendre des risques disproportionnés : on a l’intuition qu’une voie semée de dangers mène à la victoire et on doit l’emprunter parce que toute autre issue que la victoire est inconcevable. Insupportable. — Quelle poésie ! fit Dink. Une histoire d’amour, sauce militaire. — Prenez Lee, par exemple, poursuivit Graff. — Lequel ? demanda Shen. Le Chinois ou l’Américain ? — Le général Lee – L-E-E. Tant que l’ennemi se trouvait en Virginie, chez lui, il gagnait. Il prenait les risques nécessaires ; il a envoyé Stonewall Jackson par une piste forestière attaquer Chancellorsville, ce qui divisait ses forces et le rendait vulnérable à Hooker, commandant téméraire qui aurait sauté sur l’occasion s’il en avait eu connaissance. — Hooker était un abruti. — Nous le considérons ainsi parce qu’il a perdu, rétorqua Graff. Mais Lee l’aurait-il battu s’il n’avait pas effectué une manœuvre aussi dangereuse ? Je n’essaye pas de rejouer la bataille de Chancellorsville, je veux seulement en venir à… — Antietam et Gettysburg, fit Bean. — Voilà. Dès que Lee a quitté la Virginie pour pénétrer en territoire nordiste, il a perdu toute faim, toute hargne. La défense de la Virginie lui tenait à cœur, mais pas celle de l’esclavage, or il savait que c’était le pivot de la guerre de Sécession. Il ne voulait pas voir son État vaincu, mais il ne souhaitait pas non plus la victoire des idées du Sud. Tout cela restait inconscient ; il ne s’en rendait pas compte. Mais c’était vrai. — Sa défaite n’aurait donc pas de rapport avec la puissance militaire supérieure du Nord ? — Lee a perdu à Antietam face à McClellan, le commandant le plus stupide et le plus timoré du Nord ou quasiment ; quant à Meade, à Gettysburg, il n’avait pas l’imagination surdéveloppée. Il a repéré la seule position en hauteur et l’a occupée. Qu’a fait Lee, alors ? En vous fondant sur ses campagnes en Virginie, quelle réaction auriez-vous attendue de lui ? — Qu’il refuse le combat sur ce terrain-là, dit la Mouche, qu’il manœuvre, se décale jusqu’à se placer entre Meade et Washington – qu’il trouve un champ de bataille qui oblige l’Union à essayer de le déloger, lui. — D’accord, mais il manquait de ravitaillement, fit Dink, et il ne recevait aucune information de sa cavalerie. — Des excuses, tout ça, rétorqua Vlad ; or, à la guerre, il n’y a pas d’excuses. Non, Graff a raison : une fois sorti de Virginie, Lee n’était plus le même. Mais quel rapport avec Bean ? — À son avis, déclara l’intéressé, si je ne crois pas en une cause, on peut me battre – ou alors je m’écrase. Le hic, c’est que, cette cause-là, j’y crois. Je regarde Peter Wiggin comme quelqu’un de droit. Sans beaucoup de cœur, certes, mais j’ai vu sa façon de manier le pouvoir, et il ne s’en sert pas pour faire du mal à quiconque ; il s’efforce vraiment de créer un ordre mondial qui conduise à la paix. Je veux qu’il réussisse, et je veux qu’il réussisse vite. Si l’un de vous se croit capable de me mettre des bâtons dans les roues… — Pas la peine, dit Tom le Dingue. Il suffit d’attendre ta mort. » Silence absolu. « Voilà, fit Graff ; vous venez d’entendre le motif de cette réunion. Bean n’a que peu de temps devant lui ; tant qu’il est vivant, le monde perçoit l’Hégémon comme imbattable. Mais que se passera-t-il à sa disparition ? Peter nommera sans doute Dumper ou la Mouche à la tête de ses armées, puisqu’ils appartiennent déjà à l’OPLT. Mais les autres se sentiraient tout à fait libres de les défier, non ? — Merde, Hyrum, fit Dink, on serait déjà prêts à défier Bean ! — Le monde serait alors mis à feu et à sang, et l’OPLT, même en cas de victoire, se retrouverait debout au milieu des cadavres de millions de soldats morts à cause de votre ambition et de votre esprit de compétition. » Il parcourut la tablée d’un œil noir. « Holà, du calme ! s’exclama la Mouche. On n’a encore tué personne, nous ! Adressez-vous plutôt à Hot Soup et Alaï. — Tenez, prenez Alaï, justement, fit Graff. Il lui a fallu deux purges pour s’assurer la maîtrise des forces islamiques, mais, maintenant qu’il l’a, que fait-il ? A-t-il quitté l’Inde ? A-t-il retiré ses troupes du Xinjiang ou du Tibet ? Les musulmans indonésiens ont-ils évacué Taiwan ? Non, Han Tzu et lui continuent à se regarder en chiens de faïence. Pourquoi ? Il ne peut pas conserver l’Inde sous son joug, et je ne parle même pas de soumettre la Chine. Mais il reste en proie à ses fantasmes à la Gengis Khan. — On en revient toujours à lui, dit Vlad. — Tous, vous souhaitez l’unification du monde, reprit Graff. Mais chacun de vous s’en veut le seul maître d’œuvre parce que vous ne supportez pas l’idée qu’un autre que vous occupe le sommet. — Mais non, voyons ! fit Dink. Au fond, on est tous de petits Cincinnatus et on rêve de retrouver notre ferme. » Tous éclatèrent de rire. « Autour de cette table sont assis cinquante ans de guerre, dit Graff. — Et alors ? lança Dink. Ce n’est pas nous qui l’avons inventée ; on est juste doués pour ça. — Chaque fois que quelqu’un apparaît doté d’un instinct de domination si fort qu’il ne peut pas s’empêcher d’attaquer les pays pacifiques, il réinvente la guerre. Même si l’on défend une cause, comme Lee, le Sud se serait-il acharné pendant toutes ces années qu’a duré la guerre de Sécession s’il n’avait pas eu la conviction que, quoi qu’il arrive, “Marse Robert[4]” le sauverait ? Même si vous ne décidez pas d’entrer en guerre, certains États le feront à votre place parce que vous faites partie de leurs citoyens. — Alors, quelle solution proposez-vous, Hyrum ? demanda Dink. Vous nous avez préparé des pilules de cyanure pour nous permettre de sauver le monde en nous suicidant ? — Ça ne servirait à rien, intervint Vlad. Même si vous avez raison, il y a d’autres diplômés de l’École de guerre que nous. Virlomi, par exemple : elle a pris tout le monde par surprise et elle a gagné. — Elle n’a pas encore gagné contre Alaï, rétorqua Tom le Dingue, ni contre Hot Soup. » Vlad refusa de baisser les bras. « Tiens, Suriyawong, alors. C’est à lui que Peter s’adressera quand Bean… se retirera. On n’était pas les seuls à l’École de guerre. — Mais vous formiez le djish d’Ender, dit Graff, et c’est vous qui avez sauvé le monde. C’est vous les magiciens. Et, s’il y a des centaines d’anciens élèves de l’École de guerre sur Terre, aucun État n’ira se croire capable, sous prétexte qu’il en a un, deux ou cinq sur son territoire, de se rendre maître du monde. Lequel faudrait-il choisir ? — Donc vous voulez vous débarrasser de nous, fit Dink ; voilà pourquoi vous nous avez réunis : vous ne nous laisserez pas repartir vivants, c’est ça ? — Cesse de stresser, Dink, dit Graff. Vous rentrerez tous chez vous sains et saufs. Le MinCol n’assassine pas les gens. — Tiens, voilà une question intéressante, intervint Tom le Dingue : que fait exactement le MinCol ? Il bourre les gens comme des sardines dans des vaisseaux stellaires et il les envoie vers des mondes-colonies. Et ils ne reviennent jamais : cinquante ans dans un sens, cinquante ans dans l’autre. Même si on allait sur une colonie et qu’on retourne sur Terre – ce qu’on ne nous permettrait pas –, tout le monde nous aurait oubliés à notre arrivée. — On ne nous assassine donc pas, fit Dink : on nous enlève encore une fois. — Il s’agit d’une proposition, déclara Mazer Rackham, que vous pouvez accepter ou refuser à votre guise. — Je refuse. » Dink avait répondu du tac au tac. « Voyez d’abord ce que nous avons à vous offrir, dit Rackham. — Et celui-là, vous le voyez ? demanda Dink avec un geste obscène. — Nous vous proposons le commandement d’une colonie, à chacun de vous. Pas de concurrence. À notre connaissance, vous n’aurez pas d’armées à combattre, mais vous aurez à faire face à des mondes pleins de dangers et d’incertitudes, or vous savez vous adapter. Les gens vous suivront – même s’ils sont plus âgés que vous – parce que vous venez du djish d’Ender, d’une part, et d’autre part – et surtout – à cause de vos compétences. Ils apprendront à repérer rapidement les informations importantes, à les classer par ordre de priorité, à prévoir les conséquences et à prendre de bonnes décisions. Vous serez les fondateurs de nouveaux mondes humains. » Tom le Dingue prit une voix de bébé : « E’qu’on aura des panètes ave’no’nom ? — Arrête de faire le mariolle, laissa tomber Carn. — Pa’don. — Écoutez, jeunes gens, dit Graff, vous avez vu ce qui est arrivé aux reines de la Ruche : regroupées sur un seul monde, elles se sont fait massacrer d’un seul coup. Quelles que soient les stratégies que nous inventions, un ennemi peut les réinventer pour les employer contre nous. — Voyons ! s’exclama Dink. Les reines s’étaient répandues le plus possible dans l’espace et avaient colonisé autant de planètes que vous – d’ailleurs, vous vous contentez d’envoyer des vaisseaux s’emparer de mondes qu’elles avaient déjà envahis : ceux-là au moins, vous avez la certitude d’y trouver une atmosphère, une flore et une faune qui conviennent à la vie humaine. — Petite correction : nous y introduisons notre flore et notre faune à nous. — Dink a raison, dit Shen : le principe de la dispersion n’a pas marché pour les reines. — Parce qu’elles ne l’avaient pas appliqué, repartit Graff. Elles avaient installé des doryphores sur toutes les planètes, mais, quand vous avez détruit leur monde d’origine, elles s’y trouvaient toutes. Elles avaient mis tous leurs œufs dans le même panier. Nous éviterons cette erreur – d’abord parce que l’humanité ne se réduit pas à une poignée de reines et à une multitude d’ouvrières et de messagères : chacun de nous est une reine et porte en lui le résumé de toute l’histoire de notre espèce. Donc disperser l’humanité sera efficace. — À la façon dont un malade de la grippe propage le virus en toussant au milieu de la foule, fit Tom le Dingue avec un large sourire. — Exactement. On peut nous comparer à une maladie, ça m’est égal : je suis humain et je veux que nous nous propagions partout comme une épidémie afin qu’on ne puisse jamais nous éradiquer totalement. » Rackham acquiesça de la tête. « Et, pour y parvenir, il faut des colonies qui bénéficient des meilleures chances possibles de survie. — C’est-à-dire de vous à leur tête, enchaîna Graff, si vous acceptez. — Résumons-nous, dit Carn : nous assurons le développement de vos colonies, ce qui vous permet de nous évacuer de la Terre pour que Peter puisse mettre un terme aux guerres et assurer pour mille ans le règne du Christ ; c’est ça ? — L’avènement éventuel du Christ ne me concerne pas. Je ne cherche qu’à sauver les êtres humains, individuellement et collectivement. — Quelle grandeur d’âme ! — Non : je suis responsable de votre existence. Pas biologiquement, mais… — Vous faites bien de le préciser, coupa Carn, sans quoi mon père se serait senti obligé de vous tuer pour avoir calomnié ma mère. — … mais je vous ai trouvés, je vous ai soumis à des tests, je vous ai réunis, j’ai forcé le monde à tourner les yeux vers vous. J’ai créé le danger que vous représentez. — J’ai compris : en réalité, vous essayez de réparer votre erreur. — Il ne s’agissait pas d’une erreur : il fallait constituer votre groupe pour gagner la guerre. Mais on constate souvent, en étudiant l’histoire, que la solution à un problème peut devenir l’origine d’un autre. — Donc vous voulez faire le ménage, fit la Mouche. — La présente réunion a pour but de vous offrir l’occasion de satisfaire votre soif insatiable de suprématie tout en assurant la survie de l’humanité tant sur Terre que dans la Galaxie. » Ils restèrent pensifs pendant un moment. Le premier, Dumper reprit la parole. « J’ai déjà choisi l’œuvre à laquelle je veux consacrer mon existence, colonel Graff. — Appelle-le “Hyrum”, souffla Dink sans discrétion. N’oublie pas qu’on est tous copains maintenant. — Tu l’as choisie, répondit Graff, et tu l’as accomplie : ton peuple dispose d’un pays et il fait partie de l’OPLT. Pour toi, le combat est terminé ; tu vas désormais ronger ton frein sous l’autorité de Peter Wiggin, jusqu’au jour où tu te rebelleras contre lui ou bien où tu deviendras son chef d’état-major – avant de le remplacer comme Hégémon pour gouverner toi-même le monde. Dis-moi que je me trompe. — Je n’entretiens aucun projet dans ce sens. — Mais l’idée ne te heurte pas ; ne prétends pas le contraire. Je vous connais, les gars ; vous n’êtes pas fous, vous n’êtes pas méchants, mais vous ne pouvez pas vous imposer de limites. — Ah, voilà pourquoi vous n’avez pas invité Petra, dit Bean : vous n’auriez pas pu répéter “les gars” toutes les cinq minutes. » Dink intervint : « Tu oublies qu’on est collègues maintenant ; lui et Rackham, on peut les appeler “les gars” aussi. » Graff se leva. « Je vous ai soumis notre proposition. Vous y songerez, que vous le vouliez ou non ; vous observerez le déroulement des événements mondiaux. Vous savez tous comment me contacter. Nous avons fini pour aujourd’hui. — Non, dit Shen : vous n’avez pris aucune mesure pour régler le vrai problème. — À savoir ? — Nous ne sommes que des fauteurs de guerre et des tueurs d’enfants en puissance ; vous ne faites rien en ce qui concerne Hot Soup et Alaï. — Et Virlomi, renchérit Molo la Mouche ; si vous cherchez quelqu’un de dangereux, regardez de son côté. — On leur soumettra la même proposition, répondit Rackham. C’est d’ailleurs déjà le cas de l’un d’eux. — Lequel ? demanda Dink. — Celui qui était en position de l’entendre, répondit Graff. — Ah ! Hot Soup, dit Shen. Parce que vous n’avez même réussi à voir Sa Grandeur le calife. — Vous êtes devenus drôlement futés, tous autant que vous êtes, fit Graff. — “La bataille de Waterloo a été gagnée sur les terrains de jeu d’Eton[5]”, fit Rackham. — Et ça veut dire quoi ? demanda Carn. Vous n’avez même jamais mis les pieds à Eton. — Il s’agissait d’une analogie, répondit Rackham. Si vous n’aviez pas passé votre enfance à jouer à la guerre, vous auriez compris. Quelle bande d’incultes vous faites tous ! » 17 BATEAUX De : Champi%T’it’u@Runa.gov.qu À : KhanGourou%PetitGenie@stratplan/mil.gov.au Sujet : « Bonne idée » Évidemment que la « proposition » de Graff t’a plu : tu vis en Australie. Dumper. De : KhanGourou%PetitGenie@stratplan/mil.gov.au À : Champi%T’it’u@Rima.gov.qu Sujet : Ha ha ! Quand on habite sur la Lune – pardon : dans les Andes –, on évite de blaguer sur l’Australie. Carn. De : Champi%T’it’u@Runa.gov.qu À : KhanGourou%PetitGenie@stratplan/mil.gov.au Sujet : Quelle blague ? J’ai visité l’Australie, j’ai vécu sur un astéroïde. Je préfère l’astéroïde. Dumper. De : KhanGourou%PetitGenie@stratplan/mil.gov.au À : Champi%T’it’u@Runa.gov.qu Sujet : Astéroïde En Australie, pour survivre, on n’a pas besoin d’un équipement délirant comme sur un astéroïde ni de coca comme dans les Andes. Et puis l’astéroïde t’a plu uniquement parce qu’il s’appelait Éros et que tu n’as jamais été plus loin en matière de sexualité. Carn. De : Champi%T’it’u@Runa.gov.qu À : KhanGourou%PetitGenie@stratplan/mil.gov.au Sujet : Au moins Au moins, j’ai un sexe, moi – masculin, d’ailleurs. Ouvre ta braguette, histoire de voir de quel côté tu penches (tu saisis la tirette et tu la descends – ah non, pardon, tu es en Australie. Tu la remontes, alors). Dumper. De : KhanGourou%PetitGenie@stratplan/mil.gov.au À : Champi%T’it’u@Runa.gov.qu Sujet : Voyons voir… braguette… tirette… remonter… Aïe ! Ouille ! Bobo ! Carn. La présence de la Dame à bord de leur dhaw impressionnait tant les marins que ce fut un miracle s’ils ne chavirèrent pas en prenant la mer. Le bateau à voile progressait lentement en louvoyant sans cesse ; même virer de bord paraissait demander à l’équipage autant d’efforts que s’il réinventait carrément la navigation. Mais Virlomi ne laissait rien paraître de son impatience. L’heure était venue de passer à l’étape suivante : donner à l’Inde une importance mondiale. Il lui fallait un allié pour se débarrasser de ses occupants étrangers : les atrocités avaient pris fin – il n’y avait désormais plus rien à filmer – mais Alaï maintenait ses troupes musulmanes dans tout le pays en attendant les provocations des hindous, car il savait que Virlomi ne pouvait pas tenir la bride à son peuple aussi efficacement qu’il maîtrisait ses hommes. Mais pas question de faire intervenir Han Tzu : elle s’était donné trop de mal à mettre les Chinois à la porte pour les inviter à revenir. En outre, même s’ils n’avaient pas de religion à imposer comme les musulmans, ils manifestaient la même morgue, la même certitude d’avoir le droit de diriger le monde. Ces garçons du djish, si convaincus de pouvoir lui imposer leur loi ! Ne se rendaient-ils donc pas compte que sa vie même réfutait leur prétendue supériorité ? On les avait choisis pour se battre contre les extraterrestres, et les dieux avaient combattu à leurs côtés ; mais aujourd’hui les dieux combattaient aux côtés de Virlomi. Au début, elle n’était pas croyante : elle exploitait sa connaissance de la religion traditionnelle de son peuple. Mais, au cours des semaines, des mois, des années de sa lutte contre la Chine puis les musulmans, elle n’avait pu s’empêcher de remarquer que les événements allaient toujours dans le sens de ses projets ; toutes ses idées menaient à la réussite ; or les tests prouvaient qu’Alaï et Han Tzu jouissaient d’une intelligence supérieure à la sienne ; par conséquent, des entités plus sages qu’elles devaient lui souffler ses idées. Une seule personne pouvait lui apporter l’aide qu’elle cherchait et un seul homme faire un mari qu’elle pourrait épouser sans déchoir : car, lorsqu’elle se marierait, ce serait toute l’Inde qui se marierait, et les enfants qu’elle porterait seraient ceux d’une déesse, du moins aux yeux du peuple. À défaut de se reproduire par parthénogenèse, il lui fallait un époux. Voilà pourquoi elle avait demandé à voir Peter Wiggin. Wiggin, le frère de l’illustre Ender – son grand frère. Qui, après cela, pourrait douter que ses enfants jouissaient des meilleurs gènes du monde ? Ils fonderaient une dynastie qui unirait la Terre et régnerait à jamais. Par ce mariage, Peter ajouterait l’Inde à sa petite OPLT, qui détiendrait désormais plus de la moitié de la population du globe. Et Virlomi – ainsi que l’Inde – dominerait tous les autres États. Au lieu de diriger un seul pays, comme Han Tzu, ou une religion violente et moyenâgeuse, comme Alaï, elle serait l’épouse de Locke, l’essayiste éclairé, de l’Hégémon de la Terre, de l’homme dont la puissance d’imagination amènerait enfin la paix dans le monde. Il avait affrété un bateau de taille modeste : à l’évidence, il n’aimait pas le gaspillage ; mais il ne s’agissait pas non plus d’un dhaw primitif : avec ses lignes modernes, on l’eût dit conçu pour voler au-dessus des vagues. La vitesse ! Il n’y avait pas de temps à perdre dans le monde de Peter. Elle y avait appartenu jadis. Depuis des années elle se freinait pour se mettre à l’unisson du lent pas de l’Inde, elle marchait avec mesure quand on la regardait ; elle devait manifester la grâce et la simplicité qu’on attendait de quelqu’un de son rang. Et elle devait se taire quand les hommes discutaient, intervenir seulement autant que la bienséance le lui permettait. Elle n’avait pas le droit de se diminuer à leurs yeux. Mais la vitesse lui manquait, les navettes qui la conduisaient aux Écoles de Guerre et Tactique et l’y reprenaient, les surfaces propres, lisses, la rapidité des jeux en salle de combat, même l’intensité de la vie à Hyderabad au milieu des autres élèves de l’École de guerre avant qu’elle ne s’échappe pour apprendre à Bean où Petra se trouvait. Tout cela convenait mieux à sa nature que son amour feint pour la vie primitive. On se plie aux exigences de la victoire ; ceux qui possèdent des armées les entraînent ; Virlomi, elle, avait commencé seule. Elle s’était donc imposé un entraînement et une discipline pour se donner l’apparence nécessaire. Et, en cours de route, apparence et réalité s’étaient fondues. Mais elle n’en avait pas perdu pour autant la capacité à s’extasier devant le bateau racé que Peter lui avait apporté. Les pêcheurs l’aidèrent à descendre dans le canot qui devait l’y conduire. Dans le golfe de Manaar, la mer était certainement plus grosse, mais les petites îles du pont d’Adam protégeaient ces eaux si bien qu’il n’y régnait qu’un léger clapot. Virlomi s’en réjouit : elle éprouvait une vague nausée depuis qu’elle avait mis le pied sur le pont, or elle ne devait pas vomir devant l’équipage. Ce mal de mer l’avait prise au dépourvu car elle ne s’y attendait pas ; comment aurait-elle pu se douter qu’elle n’avait pas le pied marin ? Les voyages en hélicoptère ne la dérangeaient pas, pas plus que la voiture, les routes sinueuses ni même la chute libre. Pourquoi quelques vaguelettes lui auraient-elles mis le cœur au bord des lèvres ? Le canot lui convint mieux que le dhaw ; elle trouva l’expérience plus impressionnante, mais moins pénible pour l’estomac ; la peur, elle savait y faire face et ça ne lui donnait pas envie de vomir, seulement de gagner. Peter en personne se tenait au bastingage de son bateau, et il lui tendit la main pour l’aider à monter à bord. Elle y vit un signe de bon augure : il n’essayait pas de jouer avec elle pour la forcer à venir à lui. Il fit attacher le canot à son bâtiment et monter les hommes de Virlomi pour qu’ils se reposent sur le pont, dans un confort relatif, pendant qu’il conduisait sa visiteuse dans sa cabine. La pièce, douillette et joliment décorée, n’avait cependant rien de prétentieux ; il en émanait une impression de luxe retenu, la patte d’un homme de goût. « Ce bateau ne m’appartient pas, naturellement, dit-il. Pourquoi gaspiller l’argent de l’OPLT ? Il s’agit d’un prêt. » Virlomi garda le silence – se taire faisait désormais partie de son personnage – mais elle éprouva une légère déception. Elle appréciait la modestie, mais pourquoi se croyait-il obligé de souligner que l’embarcation n’était pas à lui, qu’il avait un tempérament frugal ? Parce qu’il la croyait attachée à la simplicité indienne traditionnelle – non, la pauvreté – selon laquelle elle vivait ; il n’imaginait pas qu’il s’agissait d’une simple comédie destinée à toucher le cœur du peuple indien. Bon, je ne devais pas espérer qu’il serait aussi intuitif que moi ; après tout, il n’a pas été admis à l’École de guerre. « Asseyez-vous, dit-il. Voulez-vous manger quelque chose ? — Non merci », répondit-elle à mi-voix. S’il savait ce qui se passerait si elle essayait de manger ! « Un peu de thé ? — Rien. » Son haussement d’épaules dénotait-il de la gêne devant son refus ? Avait-il vraiment une mentalité aussi adolescente ? Croyait-il à une attaque personnelle ? De fait, il s’agissait d’une attaque personnelle, mais il n’en percevait pas encore la nature. Naturellement : comment aurait-il pu imaginer ce qu’elle venait lui offrir ? Bien ; il était temps de laisser la place à Virlomi, de révéler à Peter le but de cette rencontre. Il se tenait près d’un bar muni d’un réfrigérateur et paraissait hésiter entre inviter sa visiteuse à s’asseoir avec lui à table et lui proposer un des fauteuils moelleux fixés au pont. En deux enjambées, elle le rejoignit et se pressa contre sa poitrine en le serrant dans les bras de l’Inde, puis elle se dressa sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur les lèvres, le tout sans brutalité, avec douceur et chaleur. Ce n’était pas le chaste baiser d’une jeune fille, mais une promesse d’amour exprimée dans des termes on ne peut plus clairs. Avant l’arrivée d’Achille à Hyderabad, où il avait imposé la pudeur et l’effroi, elle n’avait guère d’expérience dans ce domaine, hormis quelques baisers avec les garçons qu’elle connaissait. Mais elle avait quand même appris ce qui les excitait – or Peter sortait à peine de l’adolescence, tout bien considéré. Et la technique paraissait efficace : il lui rendait son baiser. Tout se déroulait comme elle l’espérait. Les dieux la soutenaient. « Asseyons-nous », dit Peter. Mais, à la grande surprise de Virlomi, il désigna la table, non les fauteuils moelleux, dont un assez large pour les accueillir tous les deux. La table, dont le plateau de bois – enfin, d’une matière froide et lisse – les séparerait. Ils s’installèrent et Peter adressa un regard interrogateur à Virlomi. « Vous êtes vraiment venue pour ça ? — Que croyiez-vous ? — J’espérais entendre que l’Inde acceptait de ratifier la Constitution de l’OPLT. — Je ne l’ai pas lue, dit-elle. Mais vous devez savoir que l’Inde ne se démettra pas facilement de sa souveraineté. — Vous pourriez simplifier le processus en demandant aux Indiens de voter pour. — Dans ce cas, il me faudrait savoir ce que l’Inde obtiendrait en échange. — Ce qui revient automatiquement à tous les pays de l’OPLT : la paix, la protection, le libre échange, le respect des droits de l’homme et le suffrage universel. — Pas plus que ce que vous accordez au Nigeria, fit Virlomi. — Ainsi qu’aux Vanuatu et à la république de Kiribati – et aux États-Unis, à la Russie, à la Chine et… à l’Inde, quand elle décidera de se rallier à nous. — L’Inde est le pays du monde qui compte le plus d’habitants, et elle a passé les trois derniers siècles à se battre pour sa survie. Il lui faut plus qu’une protection ; elle a droit à une place réservée près du centre du pouvoir. — Mais je ne suis pas le centre du pouvoir, répondit Peter. Je ne suis pas roi. — Je sais qui vous êtes. — Ah ? Et qui donc ? » Il avait l’air amusé. « Gengis Khan ; Washington ; Bismarck. Un bâtisseur d’empire, un unificateur des peuples, un créateur de nations. — Non : les nations, je les détruis, Virlomi. Nous conserverons le terme “pays”, mais il prendra peu à peu le sens d’“État” comme on l’entend en Amérique du Nord : guère plus qu’une unité administrative. L’Inde gardera son passé grandiose mais, désormais, nous faisons l’histoire de l’humanité. — Noble ambition », fit Virlomi. L’entrevue ne se déroulait pas du tout comme prévu. « Je crois que vous ne comprenez pas ce que je vous offre. — Vous m’offrez ce dont je rêve : l’Inde intégrant l’OPLT. Mais vous m’en demandez un prix trop élevé. — Un prix ! » Mais quel benêt ! « Si je me donne à vous, ce n’est pas vous qui payez un prix, mais moi qui me sacrifie ! — Et l’on dit que le romantisme a disparu, dit Peter. Virlomi, vous avez fait l’École de guerre ; vous devez bien comprendre pourquoi je ne puis intégrer l’Inde à l’OPLT par un mariage. » En cet instant, durant cette confrontation, Virlomi vit soudain la situation avec clarté – non de son point de vue, centré sur l’Inde, mais de celui de Peter, centré sur lui-même. « Tout tourne donc autour de vous, dit-elle. Vous ne pouvez partager le pouvoir avec personne. — Je peux partager le pouvoir avec tout le monde, répliqua Peter, et je le fais déjà. Seul un imbécile se croit capable de régner seul : on ne gouverne que par l’obéissance et la coopération volontaires de ceux qu’on “dirige”. Il faut qu’ils le veuillent. Si je vous épousais – et l’offre est tentante à tous points de vue –, on ne me regarderait plus comme un intermédiaire impartial. Au lieu d’estimer que je conduis la politique étrangère et militaire de l’OPLT au profit du monde entier, on penserait que je fais pencher tout le système en faveur de l’Inde. — Pas tout le système. — Si, et pire encore : on me considérerait comme le jouet de l’Inde. À coup sûr, le calife Alaï déclarerait la guerre, non seulement à l’Inde que ses troupes occupent déjà, mais aussi à l’OPLT ; des conflits sanglants éclateraient au Soudan et en Nubie, ce que je refuse. — Pourquoi redouter ces éventualités ? demanda-t-elle. — Aurais-je une raison de ne pas les redouter ? — Vous avez Bean à vos côtés. Comment Alaï pourrait-il lui résister ? — Virlomi, si Bean était aussi puissant et irrésistible que vous le dites, pourquoi aurais-je besoin de vous ? — Parce que vous ne pourrez jamais lui accorder une confiance aussi absolue qu’à une épouse ; et il ne vous apporte pas un milliard d’hommes en dot. — Virlomi, que je vous épouse ou non, je ferais une énorme bourde en vous accordant ma confiance : vous ne feriez pas entrer l’Inde dans l’OPLT, mais l’OPLT dans l’Inde. — Et que diriez-vous d’une association ? — Les dieux n’ont pas besoin d’associés mortels, répondit Peter. Il y a trop longtemps que vous jouez les divinités ; vous ne pouvez épouser aucun homme si vous jugez que vous l’élevez rien qu’en lui permettant de vous toucher. — Ne prononcez pas de paroles que vous pourriez regretter. — Ne me forcez pas à prononcer des paroles que vous ne voulez pas entendre, répliqua Peter. Je ne compromettrai pas mon image de dirigeant de l’OPLT pour obtenir le ralliement d’un seul pays. » Il parlait sérieusement : il se croyait vraiment au-dessus d’elle ! Il se croyait plus grand que l’Inde ! Plus grand qu’une déesse ! Il pensait s’abaisser en acceptant ce qu’elle lui offrait. Elle n’avait plus rien à lui dire ; elle n’avait pas de temps à perdre à proférer des menaces oiseuses : elle allait lui montrer ce qu’il pouvait en coûter à ceux qui s’attiraient l’inimitié de l’Inde. Il quitta sa chaise. « Je regrette de n’avoir pas prévu votre proposition, dit-il ; je vous aurais évité de gaspiller votre temps. Mais il n’était pas dans mes intentions de vous mettre dans l’embarras ; je pensais que vous auriez mieux compris ma situation. — Je ne suis qu’une femme et l’Inde qu’un pays. » Il fronça légèrement le nez. Il n’appréciait pas qu’on lui jette à la figure ses propres mots, stupides et pleins de morgue. Mais attends-toi à recevoir bien pire, frère d’Ender. « J’ai demandé à deux personnes de venir vous voir, si vous le voulez bien », dit-il. Il ouvrit une porte, et le colonel Graff entra, suivi d’un autre homme dont les traits ne lui dirent rien. « Virlomi, je pense que vous connaissez monsieur le ministre Graff ; et je vous présente Mazer Rackham. » Elle inclina la tête sans manifester de surprise. Ils s’assirent et lui exposèrent leur proposition. « Je dispose déjà de l’affection et de l’allégeance du plus grand pays du monde, répondit-elle, et les plus terribles ennemis que la Chine et le monde musulman pouvaient lancer contre moi n’ont pas réussi à m’abattre. Pourquoi courrais-je me cacher dans une colonie au fin fond de l’espace ? — C’est une noble entreprise, dit Graff. Il s’agit de bâtir, non de te cacher. — Les termites bâtissent, fit Virlomi. — Et les hyènes déchiquettent, répondit Graff du tac au tac. — Votre proposition ne m’intéresse pas ; je n’en ai pas besoin. — Non, déclara Graff : tu n’en vois pas encore la nécessité, nuance. On a toujours eu du mal à te faire changer d’avis ; c’est ce qui entravait ta progression à l’École de guerre, Virlomi. — Vous n’êtes plus mon professeur. — Ma foi, que je sois ton professeur ou non, tu te trompes sur un point, en tout cas. » Elle attendit qu’il poursuive. « Tu n’as pas encore affronté les plus terribles ennemis que la Chine et le monde musulman peuvent lancer contre toi. — Croyez-vous que Han Tzu puisse à nouveau envahir l’Inde ? Je ne suis pas Tikal Chapekar. — Et Han Tzu n’est pas Tigre des Neiges ni le Politburo. — Mais oui : il appartenait au djish d’Ender ! fit Virlomi en feignant une admiration mêlée d’effroi. — Il ne se laisse pas prendre au piège de sa propre mystique, intervint Rackham qui n’avait encore rien dit. Virlomi, regardez-vous dans une glace ; faites-le pour vous. Vous verrez à quoi ressemble une mégalomane aux premiers stades de la maladie. — Je ne nourris aucune ambition personnelle. — Si vous définissez l’Inde comme l’idée que vous avez d’elle, dit Rackham, vous vous réveillerez un beau matin – ou plutôt un horrible matin – et vous vous rendrez compte que la réalité ne correspond pas à vos besoins. — Et vous tirez votre savoir de la vaste expérience que vous avez acquise en gouvernant… De quel pays s’agissait-il déjà, monsieur Rackham ? » L’autre sourit. « Piqué, l’amour-propre devient mesquin. — S’agit-il d’un proverbe classique ou dois-je le noter ? demanda Virlomi. — Notre proposition demeure, dit Graff, et elle demeurera tant que tu vivras. — Pourquoi ne pas plutôt la soumettre à Peter ? fit Virlomi. C’est lui qui devrait partir pour le long voyage. » Elle jugea qu’elle ne trouverait pas de meilleure réplique de sortie et elle se dirigea vers la porte d’une démarche lente et gracieuse. Nul ne dit rien quand elle la franchit. Ses hommes d’équipage l’aidèrent à descendre dans le canot et se mirent à ramer. Peter n’apparut pas au bastingage pour la saluer une dernière fois – petite impolitesse de plus, mais, de toute manière, elle ne lui aurait pas répondu. Quant à Graff et Rackham, ils ne tarderaient pas à venir auprès d’elle quémander son financement – non, l’autorisation de continuer à exploiter leur petit ministère de la Colonisation. Le dhaw la déposa dans un village de pêcheurs différent de celui d’où elle était partie – inutile de trop faciliter la vie à Alaï, s’il avait découvert son départ d’Hyderabad et l’avait suivie. Elle prit un train pour Hyderabad incognito, au cas où des soldats musulmans auraient le front de fouiller les compartiments ; mais les passagers l’avaient reconnue. Il n’y avait pas en Inde un visage plus connu que le sien, et, n’étant pas musulmane, elle n’avait pas à le cacher. Mon premier geste, quand je gouvernerai l’Inde, sera de débaptiser Hyderabad. Je ne lui rendrai pas le nom de Bhagnagar ; c’était celui d’une Indienne, mais donné par le prince musulman qui avait détruit le village d’origine pour y bâtir le Charminar, monument à sa propre puissance prétendument dressé en l’honneur de son épouse indienne bien-aimée. Plus jamais on n’effacera l’Inde pour satisfaire la soif de pouvoir des musulmans. Hyderabad reprendra le nom de l’ancien village : Chichlam. De la gare, elle se rendit jusqu’à un logement sûr en ville, d’où ses assistants l’aidèrent à regagner discrètement la masure où, officiellement, elle avait passé ses trois jours d’absence à méditer et à prier pour l’Inde. Là, elle prit quelques heures de repos. Enfin, à son réveil, elle envoya un de ses assistants lui chercher un sari simple mais élégant qu’elle portait avec grâce et qui mettait son corps mince en valeur. Quand elle l’eut ajusté à son goût et qu’elle se fut coiffée convenablement, elle se mit en route à pied vers les portes d’Hyderabad. Au poste de contrôle, les soldats la regardèrent approcher, bouche bée : nul n’avait prévu qu’elle pût essayer d’entrer dans la ville et ils ignoraient comment réagir. Tandis qu’ils couraient téléphoner à leurs supérieurs pour leur demander des instructions, Virlomi franchit les portes ; on n’osa pas lui barrer la route ni l’interpeller – les gardes n’avaient nulle envie de risquer de déclencher une guerre. Elle connaissait la ville aussi bien que n’importe qui et savait quel bâtiment abritait le quartier général du calife. Elle se déplaçait sans hâte, d’un pas gracieux, mais elle y fut en peu de temps. Là encore, elle ne prêta nulle attention aux gardes, aux employés, aux secrétaires ni aux officiers haut gradés. Ils ne représentaient rien à ses yeux. Ils avaient certainement reçu des ordres d’Alaï, et ces ordres disaient manifestement de la laisser passer sans encombre. Sage décision. Un jeune officier passa même devant elle pour lui ouvrir les portes et lui indiquer le chemin. Il la conduisit jusqu’à une grande salle où Alaï l’attendait, assis dans un fauteuil, une dizaine d’officiers de haut rang alignés le long des murs. Elle avança jusqu’au milieu de la pièce. « Pourquoi as-tu peur d’une femme seule, calife Alaï ? » Sans lui laisser le temps de dénoncer son erreur manifeste – loin d’avoir peur, il l’avait laissée entrer dans son QG et se présenter devant lui sans que nul ne lui barre la route ni ne la fouille –, Virlomi entreprit de défaire son sari, et, quelques secondes plus tard, elle se tenait nue devant lui. Elle porta ensuite les mains à son chignon, libéra sa longue chevelure en secouant la tête et y passa les doigts. « Comme tu vois, je n’ai pas d’arme cachée sur moi. L’Inde se trouve devant toi, nue et sans défense. Pourquoi la crains-tu ? » Alaï avait détourné les yeux dès qu’il avait compris qu’elle se dévêtait, et ses officiers les plus pieux l’avaient imité ; mais certains considérèrent apparemment de leur responsabilité de vérifier qu’elle se présentait bien sans armes, et elle s’amusa de leur dépit, de leur gêne – et, sans doute, de leur désir. Vous êtes venue violer l’Inde, non ? Et pourtant je reste hors de votre atteinte : je ne viens pas me soumettre à vous, les sous-fifres ; je viens voir votre maître. « Laissez-nous », ordonna Alaï à ses hommes. Les plus pudiques ne purent s’empêcher de jeter discrètement un coup d’œil à Virlomi en sortant. La porte se referma. Alaï et la jeune femme restèrent seuls. « Beau symbole, Virlomi, dit-il en refusant toujours de la regarder. Ça va faire jaser. — Ma proposition est à la fois symbolique et tangible, répondit-elle. Cet arriviste de Peter Wiggin est allé assez loin. Pourquoi les musulmans et les hindous se font-ils la guerre alors qu’ensemble ils ont le pouvoir d’anéantir les ambitions dont il ne se cache pas ? — Tu te caches encore moins que lui. Rhabille-toi, s’il te plaît, que je puisse te regarder. — Un homme n’a-t-il pas le droit de regarder sa fiancée ? » Alaï eut un petit rire. « Un mariage dynastique ? Je croyais que tu avais déjà expliqué à Han Tzu ce que tu pensais de cette idée. — Han Tzu n’avait rien à m’offrir. Toi, tu diriges les musulmans d’Inde, une large portion de mon peuple arraché du sein de l’Inde par une hostilité stérile – et pourquoi ? Regarde-moi, Alaï. » Ou bien il ne put résister à son ton impérieux, ou bien il céda à son propre désir, ou bien encore il jugea que, sans témoins, il n’avait plus besoin de jouer la comédie de la rectitude morale. Il parcourut Virlomi des yeux sans émotion apparente. Elle leva les bras au-dessus de sa tête et tourna sur elle-même. « Voici l’Inde, dit-elle, qui ne te résiste plus, qui ne t’évite plus, mais au contraire qui t’accueille, prête à t’épouser, sol fertile où planter une nouvelle civilisation qui unira les musulmans et les hindous. » Elle lui fit face à nouveau. Il continua de la détailler sans chercher à garder les yeux fixés sur son visage. « Je dois avouer que tu m’intrigues », fit-il. Ça ne m’étonne pas, songea-t-elle. Les musulmans manifestent plus de vertu qu’ils n’en ont réellement. « Je dois réfléchir, reprit-il. — Non. — Tu crois que je vais prendre ma décision dans la seconde ? — Peu importe ; mais je vais sortir dans quelques instants, soit vêtue de mon sari et fiancée à toi, ou nue comme un ver, en laissant mon vêtement ici. Je traverserai ton complexe nue et je retournerai nue à mon peuple. On verra quel traitement il pensera qu’on m’a réservé dans ces murs. — Tu serais prête à provoquer une guerre ? fit Alaï. — C’est ta présence en Inde qui constitue une provocation, calife. Je t’offre la paix et l’unité de nos deux peuples ; je t’offre une alliance qui nous permettra, Inde et Islam ensemble, d’unifier le monde sous un seul gouvernement et de nous débarrasser au passage de Peter Wiggin. Il n’a jamais été digne du nom de son frère ; il a suffisamment gâché de temps et accaparé inutilement l’attention du monde. » Elle s’approcha de lui jusqu’à toucher ses genoux des siens. « Tu devras t’occuper de lui un jour, calife Alaï. Le feras-tu avec l’Inde dans ton lit et à tes côtés ou tandis que le gros de tes forces devra rester sur ce sol pour nous empêcher de te détruire par-derrière ? Crois-moi, je n’hésiterai pas. Nous sommes amants ou ennemis, et le moment est venu de choisir. » Il ne perdit pas son temps à la menacer de la tuer ou de la retenir captive : il le savait, il ne pouvait pas l’empêcher de sortir nue si elle le décidait. La vraie question était de savoir s’il l’épouserait à contrecœur ou avec enthousiasme. Il lui prit la main. « Tu as choisi sagement, calife Alaï », dit-elle. Elle se courba et lui donna un baiser – le même qu’elle avait donné à Peter Wiggin et qu’il avait négligé. Alaï, lui, le lui rendit avec plaisir ; ses mains se mirent à parcourir les courbes de son corps. « Marions-nous d’abord, fit-elle. — Laisse-moi deviner : tu veux que la cérémonie ait lieu tout de suite. — Dans cette salle même. — Ne faudrait-il pas que tu te rhabilles pour qu’on puisse montrer la vidéo au grand public ? » Elle éclata de rire et l’embrassa sur la joue. « D’accord, pour la publicité. » Comme elle s’écartait de lui, il lui saisit la main, la ramena auprès de lui et plaqua ses lèvres sur les siennes avec fougue. « C’est une bonne idée, dit-il. Téméraire, risquée, mais bonne. — Je me tiendrai à tes côtés dans tous tes combats. — À mes côtés ; ni devant, ni derrière, ni au-dessus, ni en dessous. » Elle se serra contre lui et embrassa son turban, puis elle le lui ôta et lui embrassa les cheveux. « Et voilà : je vais devoir me fatiguer à le remettre en place, maintenant », fit-il en plaisantant. Tu te fatigueras autant que je le voudrai, songea-t-elle. Je viens de remporter une victoire dans cette salle, calife Alaï. Ton Allah et toi ne vous en rendez peut-être pas compte, mais les dieux de l’Inde règnent désormais chez toi et ils m’ont donné la victoire sans qu’aucun soldat périsse dans une guerre inutile. Quels sots, ces administrateurs de l’École de guerre, d’avoir accepté si peu de filles ! À leur retour sur Terre, les garçons étaient à la merci de la première femme venue. 18 EREVAN De : PetraDelphiki@OPLT.pl.gov À : DinkMeeker@MinCol.gov Sujet : Je n’aurais jamais cru te trouver à cette adresse Quand Bean m’a rapporté ce qui s’est passé à la réunion, je me suis dit : j’en connais un qui ne marchera jamais dans aucune combine de Graff. Puis j’ai reçu ton message m’informant de ton changement d’adresse et j’ai réfléchi : Dink Meeker ne pourra jamais s’adapter nulle part sur Terre ; mais tu as un tel talent pour te trouver bien n’importe où qu’on te confiera sans doute un poste. Néanmoins, je pense que tu as eu tort de refuser la direction de la colonie où tu te rends, en partie parce que je ne vois pas qui s’en tirerait mieux que toi, et je ne plaisante pas, mais surtout parce que l’administrateur va vivre un véritable enfer avec un rebelle comme toi dans les pattes. D’autant plus que tout le monde saura que tu appartenais au djish d’Ender et se demandera pourquoi ce n’est pas toi qui diriges… Tu peux bien t’imaginer en membre obéissant de la colonie, Dink, je n’y crois pas. Ce n’est pas dans ta nature ; tu es un sale gosse et tu ne changeras jamais. Alors reconnais que tu ne vaux rien comme sous-verge et assume ton caractère de dirigeant. Et, au cas où tu ne le saurais pas, petit génie le plus crétin que je connaisse : je t’aime toujours. J’ai toujours été amoureuse de toi. Mais jamais une femme sensée n’accepterait de t’épouser et d’élever tes enfants PARCE QUE PERSONNE NE POURRAIT LES SUPPORTER ! Tes rejetons seront de véritables démons ; alors fais-les dans une colonie où ils pourront fuguer quinze fois avant d’avoir dix ans. Dink, je serai heureuse, au bout du compte. Oui, je vivrai des moments pénibles en ayant épousé un homme qui va mourir et dont les enfants souffriront sans doute du même mal que lui – mais, Dink, on épouse toujours quelqu’un qui va mourir. Dieu t’accompagne, mon ami ; pour le diable, tu es déjà fourni. Affectueusement, Petra. Bean tint deux nourrissons dans ses bras et Petra un – le plus affamé – pendant le vol entre Kiev et Erevan, où les parents de la jeune femme habitaient désormais. À la mort d’Achille, quand ils avaient pu enfin rentrer en Arménie, les locataires de leur ancienne maison de Maralik y avaient apporté trop de modifications pour qu’ils eussent envie de s’y réinstaller. En outre, Stefan, le petit frère de Petra, avait envie de voir le monde et Maralik était devenue trop petite pour lui ; Erevan, bien qu’on ne pût la classer parmi les grandes métropoles mondiales, n’en restait pas moins une capitale dotée d’une université où il pourrait étudier une fois son bac en poche. Mais Petra n’avait pas plus d’attaches à Erevan qu’à Volgograd ou aucune des nombreuses San Salvador du monde ; même l’arménien qu’on y parlait lui paraissait étrange, et elle s’en attristait. Je n’ai pas de terre natale, pensait-elle. Bean, au contraire, se régalait. Petra monta la première dans le taxi et il lui tendit Bella puis le dernier – mais le plus gros – de leurs bébés, Ramón, récupéré aux Philippines. Une fois installé à son tour, il prit Ender et le tint devant la fenêtre – or, comme leur premier-né commençait à manifester qu’il comprenait quand on lui parlait, il ne s’agissait pas seulement d’un amusement. « Voici le pays de maman, dit Bean. Tous ces gens lui ressemblent. » Il se tourna vers les deux autres petits dans les bras de Petra. « Vous, les enfants, vous êtes tous différents parce que la moitié de vos gènes viennent de moi, or je suis métis ; donc, toute votre vie, nulle part dans le monde vous ne pourrez passer pour des gens du cru. — C’est ça : déprime-les et coupe-les du reste du monde dès le départ, dit Petra. — Ça a très bien marché pour moi. — Tu n’étais pas déprimé, enfant, mais aux abois et terrifié. — On veut toujours que ses gosses aient mieux que soi. — Écoutez-moi, Bella et Ramón, dit Petra : nous sommes à Erevan, une ville pleine de gens que nous ne connaissons pas. Le monde entier est plein d’inconnus. » Le chauffeur intervint en arménien : « En Erevan, Petra Arkanian n’est une inconnue pour personne. — Petra Delphiki, corrigea-t-elle avec douceur. — Oui, oui, bien sûr ! reprit-il en standard. Je voulais juste dire que, si vous voulez prendre verre dans café, on vous laisse pas payer ! — Ça vaut pour son mari aussi ? demanda Bean. — Grand géant comme vous ? On vous dit pas le prix, on demande ce que vous voulez donner ! » Et l’homme s’esclaffa, ravi de sa propre plaisanterie. Il ne savait pas, naturellement, que sa stature tuait Bean. « Grand géant comme vous, tout petits bébés ! » Il éclata de rire à nouveau. Quelle hilarité s’il avait appris que le plus gros des enfants, Ramón, était le plus jeune ! « Je savais bien qu’on aurait dû aller chez tes parents à pied », dit Bean en portugais. Petra fit la grimace. « Ce n’est pas poli de parler dans une langue qu’il ne comprend pas. — Ah ! Donc la notion d’impolitesse existe en Arménie. Tant mieux. » Le chauffeur saisit le mot « Arménie », bien que le reste de l’échange, en portugais, lui demeurât obscur. « Vous voulez visite Arménie ? Pas grand pays. Je peux vous conduire, prix spécial, compteur pas tourner. — Nous n’avons pas le temps, répondit Petra en arménien, mais merci de la proposition. » Les Arkanian habitaient désormais dans un bel immeuble, tout en balcons et en baies vitrées, et assez bourgeois pour qu’on n’y voie pas de linge pendu au-dessus de la rue. Petra leur avait appris sa venue, mais demandé de ne pas l’attendre à l’aéroport, et ils s’étaient si bien habitués aux mesures de sécurité exceptionnelles à l’époque où leur fille et Bean se cachaient d’Achille qu’ils avaient accepté sans poser de question. Le portier reconnut Petra d’après les photos qui paraissaient dans les journaux arméniens dès qu’on y parlait de Bean. Non seulement il les laissa monter sans les annoncer mais il insista pour porter leurs sacs. « Vous deux et trois bébés, c’est tout bagages que vous avez ? — Nous ne portons pratiquement jamais de vêtements », répondit Petra comme si cela allait de soi. L’ascenseur avait parcouru la moitié de son trajet quand l’homme éclata de rire et déclara : « Vous plaisantez ! » Bean sourit et lui remit une pièce de cent dollars en guise de pourboire. L’autre la fit tournoyer en l’air d’une chiquenaude puis l’empocha. « Merci que c’est vous qui donnez. Si Petra Arkanian donne, ma femme, elle m’interdit de dépenser ! » Une fois les portes de l’ascenseur closes, Bean dit : « Dorénavant, tu t’occupes des pourboires en Arménie. — Ils les garderont de toute façon, Bean ; ne va pas croire qu’ils nous les rendront. — Ah, d’accord. » La mère de Petra leur ouvrit dès qu’ils sonnèrent, à croire qu’elle les attendait derrière la porte – c’était d’ailleurs peut-être le cas. On se prit dans les bras, on s’embrassa et on échangea des exclamations en arménien et en standard. Au contraire du chauffeur de taxi et du portier, les parents de Petra parlaient le standard couramment ; Stefan aussi, qui avait fait sauter ses heures de classe pour l’occasion ; quand au jeune David, le standard était manifestement sa langue maternelle, à en juger par la logorrhée quasiment ininterrompue qui se déclencha chez lui dès l’entrée de sa grande sœur. Il y eut un repas, naturellement, auquel on invita des voisins : Erevan avait beau avoir statut de capitale, elle ne s’en trouvait pas moins en Arménie. Toutefois, au bout de quelques heures, la famille resta seule. « Neuf en tout, dit Petra. Nous cinq et vous quatre ; vous m’avez manqué. — Vous avez déjà autant d’enfants que nous, fit son père. — Les lois ont changé, répondit Bean ; et puis nous n’avions pas prévu de les avoir tous en même temps. » Madame Arkanian se tourna vers sa fille. « J’ai parfois l’impression que tu n’as pas quitté l’École de guerre. Je dois faire un effort pour me rappeler que tu es rentrée à la maison, que tu t’es mariée et que tu as des enfants. Et nous les voyons enfin ; mais qu’ils sont menus ! — Ils souffrent d’une affection génétique, dit Bean. — Nous le savons, bien sûr, intervint le père, mais leur petite taille reste quand même étonnante. Et pourtant… quelle maturité ! — Les plus petits tiennent de leur père, fit Petra avec un sourire forcé. — Et les normaux de leur mère, enchaîna Bean. Merci de nous accueillir chez vous pour cette réunion officieuse. » Son beau-père précisa : « Notre appartement n’est pas sécurisé. — Il s’agit d’une réunion officieuse et non secrète. Des observateurs turcs et azéris devraient la signaler. — Vous êtes sûrs qu’ils ne vont pas essayer de vous assassiner ? demanda Stefan. — En fait, Stefan, ils t’ont lavé le cerveau quand tu étais tout petit, répondit Bean, et, quand quelqu’un prononcera le mot de code, ça déclenchera le programme qu’on t’a implanté et tu massacreras tout le monde. — Impossible : je vais au cinéma, ce soir. — Ne dis pas des choses aussi affreuses, Bean, même pour plaisanter », fit Petra. Son mari continua de s’adresser à Stefan : « On ne peut pas comparer Alaï à Achille ; nous sommes amis et il ne laissera pas des agents musulmans nous tuer. — Vous êtes amis avec votre ennemi ? » L’adolescent n’en croyait pas ses oreilles. « Ça arrive dans certaines guerres, fit son père. — Il n’y a pas de guerre pour l’instant », intervint sa mère. Les adultes saisirent l’allusion et cessèrent de parler de problèmes internationaux pour évoquer les souvenirs de famille. Comme on avait envoyé Petra très jeune à l’École de guerre, elle n’en avait guère, et la réunion ressembla bientôt à une séance de briefing sur l’identité qu’elle devait adopter lors d’une prochaine mission secrète : voilà ce que tu devrais te rappeler de ton enfance si tu en avais eu une. Puis le Premier ministre, le président et le ministre des Affaires étrangères sonnèrent à la porte. Madame Arkanian emporta les enfants dans sa chambre tandis que Stefan emmenait David au cinéma. Le père de Petra, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, eut le droit de rester, mais sans voix au chapitre. La conversation s’engagea, compliquée mais amicale. Le ministre des Affaires étrangères expliqua que l’Arménie souhaitait ardemment rallier l’OPLT, le président tint le même discours puis le Premier ministre s’apprêta à en faire autant. Bean leva la main. « Cessons de tourner autour du pot. L’Arménie n’a pas d’accès à la mer ; la Turquie et l’Azerbaïdjan vous encerclent presque entièrement, et, comme la Géorgie refuse d’intégrer l’OPLT pour le moment, vous vous inquiétez : pourrons-nous vous ravitailler, sans même parler de vous défendre contre une attaque qui surviendra inévitablement ? » Tous éprouvèrent un soulagement visible devant la compréhension de Bean. « Vous ne voulez que la paix », dit-il. Ils acquiescèrent de la tête. « Mais voici la vérité toute nue : si nous ne vainquons pas le calife Alaï, si nous ne brisons pas cette union soudaine et inattendue des pays musulmans, il finira par envahir tous les États voisins – non parce qu’il y tient mais parce qu’il ne restera pas longtemps calife s’il n’observe pas une politique expansionniste et agressive. Il affirme que telle n’est pas son intention, mais il finira par y venir parce qu’il n’aura pas le choix. » Ce discours ne faisait pas plaisir à ses auditeurs, mais ils l’écoutaient néanmoins. « L’Arménie affrontera le calife Alaï tôt ou tard. Reste à savoir si vous voulez le combattre maintenant, tant que je commande les forces de l’OPLT, ou plus tard, seuls face à un ennemi doté d’une puissance infiniment supérieure à la vôtre. — Dans tous les cas, l’Arménie n’en sortira pas indemne, dit le président, la mine sombre. — La guerre tourne de façon imprévisible, répondit Bean, et le prix à payer est toujours élevé ; mais ce n’est pas nous qui avons placé l’Arménie là où elle se trouve, entourée de musulmans. — Non, c’est Dieu, fit le président ; nous nous efforçons de ne pas nous en plaindre. — Pourquoi ne pas choisir plutôt Israël pour provoquer la confrontation ? demanda le Premier ministre. Les Israéliens disposent d’une armée et d’un matériel bien supérieurs aux nôtres. — Ils pourraient vous retourner la question, dit Bean. Géographiquement, ils se trouvent depuis toujours dans une position inextricable, et ils sont tellement liés aux États arabes voisins que, s’ils décidaient de se joindre à l’OPLT, les musulmans se sentiraient trahis. Nous ne pourrions jamais protéger Israël de leur fureur. Tandis que vous… ma foi, disons simplement qu’au cours des siècles les musulmans ont massacré beaucoup plus d’Arméniens que de juifs. Ils vous haïssent, ils vous considèrent comme des intrus intolérables sur leur sol, alors que vous l’occupiez bien avant l’arrivée des Turcs en Asie centrale ; leur haine s’accompagne donc de culpabilité. Votre entrée dans l’OPLT les mettrait dans une colère noire, certes, mais ils ne se sentiraient pas trahis. — Ces nuances m’échappent totalement, fit le président d’un ton sceptique. — Mais elles modifient radicalement la façon de combattre d’une armée. L’Arménie a un rôle crucial à jouer pour obliger Alaï à intervenir alors qu’il n’est pas prêt. Pour le moment, son union avec l’Inde reste protocolaire et n’a pas encore de réalité concrète ; c’est un mariage, non une famille. — Inutile de me citer Lincoln. » Petra fronça le nez. La citation ne sortait pas d’un article de Lincoln mais d’un de ses essais à elle, signé Martel. Si l’on confondait les deux, c’était mauvais signe ; mais elle préféra se taire : mieux valait qu’elle n’apparaisse pas trop familière de ces œuvres. « Nous nous retrouvons dans la même position qu’il y a plusieurs semaines, déclara le président : vous en demandez trop à l’Arménie. — En effet, répondit Bean. Mais, nous au moins, nous demandons ; quand les musulmans décideront l’oblitération de l’Arménie, ils ne prendront pas autant de gants. » Son interlocuteur appuya le bout de ses doigts sur son front, en un geste que Petra appelait « creusage de neurones ». « Comment organiser un plébiscite, dans ces conditions ? fit-il enfin. — Pourtant, c’est précisément ce qu’il nous faut. — Pourquoi ? Quel intérêt militaire pour vous ? Vous allez étirer vos forces à l’extrême et n’attirerez qu’une partie relativement réduite de celles du calife. — Je connais Alaï, dit Bean : il refusera d’attaquer l’Arménie. Géographiquement, votre pays est un cauchemar pour lancer une campagne d’agression, et il ne représente pas de menace sérieuse. S’en prendre à l’Arménie ne rimerait à rien. — Donc nous n’avons rien à craindre ? — Oh si ! Vous vous ferez attaquer, à coup sûr. — Vous tenez des raisonnements trop subtils pour nous », fit le Premier ministre. Petra sourit. « Mon époux n’a rien de subtil. La conclusion de son analyse est tellement évidente que vous ne pouvez pas y croire : Alaï n’attaquera pas – mais les musulmans, si, ce qui lui forcera la main. S’il refuse mais qu’un autre que lui lance l’assaut, il perdra la direction du djihad au profit de l’agresseur. Qu’il réussisse ou non à le contraindre à s’arrêter, le monde musulman restera divisé, avec deux chefs en rivalité. » Le président n’était pas sot. « Vous entretenez un autre espoir. — Tous les soldats entretiennent un espoir, répondit Bean ; mais je conçois que vous ne me fassiez pas confiance. Pour moi, il s’agit d’un jeu ; pour vous, il s’agit d’un danger pour vos familles, votre foyer. Voilà pourquoi nous tenions à vous rencontrer ici, pour vous assurer que nous voulons défendre notre famille et notre foyer nous aussi. — Rester les bras croisés en attendant que l’ennemi prenne l’initiative revient à accepter la mort, enchaîna Petra. Nous demandons à l’Arménie de faire ce sacrifice, de courir ce risque parce que, sinon, elle est condamnée. Mais, si elle se rallie aux Peuples libres de la Terre, elle bénéficiera de la meilleure défense qui soit. — Et laquelle ? — Moi, dit Petra. — Une femme avec des enfants au sein ? fit le Premier ministre. — Le membre arménien du djish d’Ender, répliqua-t-elle. Je commanderai les forces de mon pays. — Notre déesse des montagnes contre la déesse de l’Inde, dit le ministre des Affaires étrangères. — Nous sommes en terre chrétienne, intervint le père de Petra, et ma fille n’est pas une déesse. — Je plaisantais, fit son patron. — Mais votre plaisanterie se fonde sur une vérité, déclara Bean : Petra est de taille à se mesurer à Alaï, et moi aussi. Quant à Virlomi, elle n’est de force contre aucun de nous. » Petra forma le vœu qu’il eût raison. Virlomi avait désormais acquis des années d’expérience sur le terrain – peut-être pas dans la logistique qu’implique le déplacement de vastes armées, mais certainement dans le type d’opérations de guérilla qui seraient les plus efficaces en Arménie. « Nous devons réfléchir, dit le président. — Ce qui nous ramène à notre point de départ », fit le ministre des Affaires étrangères. Bean se dressa de toute sa taille – spectacle impressionnant – et s’inclina devant les trois hommes. « Merci de cette réunion. — Ne vaudrait-il pas mieux, demanda le Premier ministre, essayer de pousser cette nouvelle… alliance… hindous-musulmans à s’en prendre à la Chine ? — Oh, ça finira par arriver, dit Bean. Mais quand ? L’OPLT veut briser l’échine de la Ligue musulmane du calife Alaï dès maintenant, avant qu’elle ne devienne trop puissante. » Et Petra sut ce que tous pensaient : avant que Bean ne meure – parce qu’il est l’arme principale de l’OPLT. Le président se leva mais posa la main sur l’épaule de ses voisins pour les empêcher de l’imiter. « Nous avons ici Petra Arkanian et Julian Delphiki ; ne pourrions-nous leur demander de se mettre en relation avec notre état-major pour discuter des préparatifs de la guerre ? — J’observe l’absence de militaires parmi nous, fit Petra. Je ne voudrais pas qu’ils aient l’impression qu’on leur impose nos recommandations. — Ne vous en faites pas pour ça », répondit le ministre d’un ton affable. Mais Petra savait pourquoi l’armée n’avait pas de représentant à la réunion : elle aspirait ardemment à intégrer l’OPLT, justement parce qu’elle se rendait compte de son incapacité à défendre seule l’Arménie. Un tour d’inspection ne poserait pas de problème. Après le départ des dirigeants de l’État arménien, Petra et son père se laissèrent tomber dans des fauteuils, Bean s’étendit par terre, et ils se mirent aussitôt à discuter de la réunion et de l’évolution possible des événements. Madame Arkanian entra alors que la conversation s’effilochait. « Tous les petits anges dorment, annonça-t-elle. Stefan nous ramènera David après le cinéma, mais nous avons un petit moment pour nous, entre adultes. — Tant mieux, dit son mari. — Nous nous demandions à l’instant, fit Petra, si nous avions perdu notre temps en venant ici. » Sa mère leva les yeux au ciel. « Comment peux-tu penser ça ? » Puis, à la surprise générale, elle fondit en larmes. « Qu’y a-t-il ? » Aussitôt, son époux et sa fille furent aux petits soins avec elle. « Rien. Je… Vous n’êtes pas venus, vous n’avez pas amené vos bébés à cause des négociations. Vous auriez pu tout régler par téléconférence. — Alors pourquoi crois-tu que nous soyons là ? demanda Petra. — Pour nous dire adieu. » La jeune femme regarda Bean et se rendit compte soudain que sa mère aurait pu avoir raison. « Dans ce cas, fit-elle, ce n’était pas prévu. — Pourtant c’est ce que vous faites : vous êtes venus en personne parce que vous ne nous reverrez peut-être jamais – à cause de la guerre ! — À cause de la guerre ? Non, dit Bean. — Maman, tu sais de quel mal souffre Bean. — Je ne suis pas aveugle ! Je vois bien qu’il passe à peine sous le plafond ! — Ender et Bella partagent sa modification génétique. Aussi, une fois que nous aurons retrouvé tous nos enfants, nous partirons dans l’espace ; à la vitesse de la lumière, nous profiterons des effets relativistes et Bean sera toujours en vie au moment où les chercheurs découvriront un traitement. » Le père de Petra secoua la tête. « Nous serons donc morts avant que vous ne rentriez, dit son épouse. — Ce sera comme si je retournais à l’École de guerre, fit Petra. — Vous me donnez des petits-enfants, et puis… vous me les reprenez. » Sa mère éclata de nouveau en sanglots. « Je ne partirai, dit Bean, qu’une fois Peter Wiggin solidement installé aux commandes et assuré d’y rester. — Ce qui explique votre empressement à déclencher cette guerre, fit le père de Petra. Pourquoi ne pas le dire au gouvernement arménien ? — Il faut qu’il ait confiance en moi, répondit Bean. Si je lui révèle que je risque de mourir en plein milieu du conflit, ça ne l’incitera pas à se rallier à l’OPLT. — Donc ces petits vont passer leur enfance dans un vaisseau stellaire ? demanda la mère d’un ton sceptique. — Nous aurons le bonheur, dit Petra, de les voir grandir – sans qu’aucun n’atteigne la taille de son père. » Bean leva un pied énorme. « Une pointure pareille, ça ne se remplit pas facilement. — C’est en Arménie que nous voulons déclencher la guerre, reprit la jeune femme ; nos montagnes la ralentiront. — La ralentiront ? répéta son père. Je croyais que vous souhaitiez le contraire. — Nous souhaitons qu’elle s’achève le plus vite possible, répondit Bean ; mais, dans le cas présent, aller lentement nous permettra d’accélérer. — C’est vous les génies de la stratégie, dit monsieur Arkanian en se levant pour se rendre à la cuisine. Je vais me préparer un en-cas ; ça intéresse quelqu’un ? » Cette nuit-là, Petra ne put trouver le sommeil. Elle sortit sur le balcon et contempla la ville. Y a-t-il quoi que ce soit qui me retienne sur ce monde ? J’ai passé la plus grande partie de ma vie loin de ma famille ; dès lors, me manquera-t-elle plus ou moins ? Elle se rendit compte soudain que ces questions n’avaient rien à voir avec sa mélancolie : elle n’arrivait pas à dormir à cause de la guerre à venir. Le plan prévoyait de contenir le conflit dans les montagnes, de faire payer chèrement aux Turcs chaque mètre gagné ; mais pourquoi croire que les forces d’Alaï – enfin, les forces musulmanes, en tout cas – se refuseraient à bombarder les grands centres de population ? Les frappes chirurgicales étaient la règle depuis si longtemps – depuis l’attaque nucléaire contre La Mecque – qu’un retour brutal à un déchaînement tous azimuts contre les civils porterait un coup terrible au moral du pays. Tout dépend de notre capacité à maîtriser et à protéger notre espace aérien – or l’OPLT ne dispose pas d’autant d’avions que la Ligue musulmane. Quels crétins, ces Israéliens imprévoyants qui ont formé les forces aériennes arabes et en ont fait les plus redoutables de la planète ! Pourquoi Bean se montrait-il si confiant ? Parce qu’il sait qu’il va bientôt quitter la Terre et n’aura pas à supporter les conséquences de ses décisions ? Non, c’était injuste : il avait dit qu’il resterait jusqu’à ce que Peter soit devenu Hégémon de fait autant que de titre, et il tenait toujours parole. Et si on ne trouvait jamais de traitement ? Si nous voyagions pour l’éternité dans l’espace ? Si Bean mourait loin de la Terre, avec les petits et moi ? Elle entendit des pas derrière elle. Elle crut que Bean venait la rejoindre, mais c’était sa mère. « Tu es réveillée alors que les bébés dorment ? » Petra sourit. « Je me passe très bien d’eux pour souffrir d’insomnie. — Mais tu as besoin de sommeil. — Mon organisme finira par m’y contraindre, que je le veuille ou non. » Sa mère parcourut la ville du regard. « Est-ce que nous te manquons ? » La jeune femme savait la réponse qu’elle espérait : Oui, tous les jours. Mais elle devrait se contenter de la vérité. « Quand j’ai une minute à moi, oui. Mais vous ne me manquez pas à proprement parler ; plutôt… je me réjouis de vous savoir dans mon existence, de vous savoir quelque part dans le monde. » Elle se tourna vers sa mère. « Je ne suis plus une petite fille. Je sais, je suis encore très jeune et sûrement ignorante, mais je fais désormais partie du cycle de la vie ; je ne représente plus la jeune génération ; je ne m’accroche donc plus à mes parents comme j’aurais voulu le faire naguère. Il m’a manqué beaucoup de choses à l’École de guerre ; les enfants ont besoin d’une famille. — Et ils s’en créent une avec ce qu’ils ont sous la main, enchaîna sa mère avec tristesse. — Ça n’arrivera pas aux miens. Des extraterrestres ne menacent pas la Terre ; je peux rester avec eux. » Une idée lui traversa soudain l’esprit : certains risquaient de soutenir que ses enfants représentaient en eux-mêmes une menace pour l’humanité. Non, il ne fallait pas penser ainsi. « Tu portes un bien lourd fardeau dans ton cœur, dit sa mère en lui caressant les cheveux. — Pas aussi lourd que celui de Bean, et infiniment moindre que celui de Peter. — Ce Peter Wiggin, c’est quelqu’un de moral ? » Petra haussa les épaules. « Les grands personnages sont-ils vraiment des gens moraux ? Ils en sont capables, nous le savons, mais les critères habituels ne s’appliquent pas à eux. Peu importe le point de départ, la grandeur les change. Prends la guerre, par exemple : résout-elle quoi que ce soit ? On ne peut pas juger ainsi. On ne mesure pas l’impact d’une guerre aux problèmes qu’elle a réglés ou non ; on doit se demander : valait-il mieux la faire que l’éviter ? Je pense qu’il faut employer le même système de valeur pour les grands hommes. — Si Peter Wiggin entre dans cette catégorie. — Maman, Locke, c’était lui, ne l’oublie pas ; il a empêché une guerre. Il touchait à la grandeur avant même que je ne rentre de l’École de guerre, et ce n’était encore qu’un adolescent, plus jeune que moi aujourd’hui. — Alors je n’ai pas posé la bonne question : pourra-t-on vivre dans un monde dirigé par lui ? » Petra haussa les épaules encore une fois. « C’est son but, je pense. Je ne le connais pas vindicatif ni corrompu. Il veille à ce que chaque pays qui entre dans l’OPLT le fasse par le vote du peuple, afin que les citoyens restent libres. Je trouve ça de bon augure, non ? — L’Arménie a passé des siècles à désirer avoir son propre État. Aujourd’hui, nous l’avons, mais, pour le conserver, il nous faut y renoncer. — L’Arménie restera l’Arménie, maman. — Non. Si Peter Wiggin atteint ses objectifs, l’Arménie deviendra… le Kansas. — Sûrement pas ! — Nous parlerons tous le standard, et, quand on ira d’Erevan à Rostov, Ankara ou Sofia, on ne verra plus la différence. — Nous parlons tous déjà le standard ; et jamais on ne pourra confondre Erevan et Ankara. — Tu es bien sûre de toi. — Sur bien des points, oui, et, dans la moitié des cas, j’ai raison. » Elle adressa un sourire malicieux à sa mère, qui ne lui retourna qu’un fantôme de sourire. « Comment as-tu fait ? demanda Petra. Comment as-tu réussi à donner ton enfant ? — Nous ne t’avons pas “donnée” : on t’a enlevée à nous. La plupart du temps, j’arrivais à me convaincre que c’était pour une bonne cause ; sinon, je pleurais. Je ne pleurais pas ta mort puisque tu étais vivante. Je ressentais une grande fierté, mais tu me manquais. Dès ton premier mot, tu avais conquis tout le monde ; mais quelle ambition ! » Petra eut un mince sourire. « Aujourd’hui, te voici mariée ; l’ambition personnelle n’est plus de mise, elle concerne désormais tes enfants. — Je veux seulement leur bonheur. — Tu ne peux pas être heureuse à leur place ; ne te fixe donc pas ça comme objectif. — Je n’ai pas d’objectif, maman. — Tant mieux ; ainsi, rien ne te brisera le cœur. » Et sa mère posa sur elle un regard sans expression. Petra étouffa un éclat de rire. « C’est vrai : chaque fois que je m’absente, j’oublie que tu sais tout ! » Madame Arkanian sourit. « Petra, je ne peux pas te sauver de quoi que ce soit, mais je le voudrais. J’aimerais en avoir le pouvoir. Est-ce que ça t’aide de savoir que quelqu’un veut te voir heureuse ? — Plus que tu ne l’imagines, maman. » Sa mère hocha la tête. Des larmes roulèrent sur ses joues. « Tu vas partir dans l’espace. C’est comme si on t’enfermait dans un cercueil. Je sais ! Mais, moi, je le ressens ainsi. Je sais seulement que je vais te perdre aussi sûrement que si tu mourais ; tu le sais aussi. Est-ce pour ça que je te trouve sur ce balcon ? Tu fais tes adieux à Erevan ? — À la Terre entière, maman ; Erevan n’en représente qu’une infime partie. — Eh bien, Erevan ne te regrettera pas. Les villes ne regrettent personne ; elles poursuivent leur existence, et notre présence ou notre absence leur sont indifférentes. C’est ce que je déteste chez elles. » Ça s’applique à l’humanité aussi, songea Petra. « Je trouve ça bien, que la vie continue. C’est comme l’eau d’un seau ; si on en enlève un peu, ce qui reste comble le vide. — Quand il s’agit de mon enfant, rien ne peut combler ce vide. » Petra savait qu’elle faisait allusion aux années passées sans sa fille, mais ce fut l’image des six bébés encore perdus qui traversa son esprit. La rencontre de ces deux idées rendit l’absence de ces enfants – pour autant qu’ils existent – trop douloureuse pour la contenir, et Petra se mit à pleurer. Elle avait horreur de ça. Sa mère passa le bras autour de ses épaules. « Pardon, ma chérie. J’ai parlé sans réfléchir. Il ne me manquait qu’un seul enfant alors que tu en as tant et que tu ne sais même pas s’ils sont vivants ou morts. — Mais ils n’ont même pas d’existence pour moi, répondit Petra. J’ignore pourquoi je pleure ; je ne les ai jamais vus. — Nos enfants déclenchent une faim insatiable chez nous. Nous avons besoin de nous occuper d’eux une fois que nous les avons mis au monde. — Je n’y ai même pas eu droit, moi. D’autres que moi les ont tous portés sauf un – et celui-là, je vais le perdre. » Soudain sa vie lui parut trop affreuse pour la supporter ; elle se mit à sangloter dans les bras de sa mère, qui lui répétait à mi-voix : « Ma pauvre petite ! Ta vie me brise le cœur. — Mais pourquoi me plains-je donc ainsi ? fit Petra d’une voix haut perchée, la gorge nouée. J’ai pris part à certains des plus grands événements de l’histoire. — Quand tes enfants t’appellent, l’histoire n’a plus guère d’importance. » Et, comme en réponse à un signal, on entendit le faible vagissement d’un nourrisson à l’intérieur de l’appartement. La mère de Petra s’apprêtait à y répondre quand sa fille l’arrêta. « Bean va s’occuper d’elle. » Elle s’essuya les yeux sur l’ourlet de sa jupe. « Tu sais de quel bébé il s’agit rien qu’à son cri ? — Pas toi ? — Je n’ai jamais eu deux enfants en bas âge en même temps, et trois encore moins. Il n’y a guère de naissances multiples dans la famille. — Eh bien, tu vois, j’ai trouvé le moyen idéal d’avoir des nonuplés : je me suis fait aider par huit autres femmes. » Elle eut un petit rire grêle à cette saillie lugubre. L’enfant vagit à nouveau. « Oui, c’est bien Bella, elle insiste toujours plus que les autres. Bean va la changer puis il me l’apportera. — Je veux bien m’en charger ; ainsi, il pourrait se recoucher. — Quand nous nous occupons des petits, c’est un de nos meilleurs moments ensemble. » Sa mère déposa un baiser sur sa joue. « D’accord, je vous laisse. — Merci d’avoir parlé avec moi, maman. — Merci d’être revenue chez nous. » Et elle rentra. Petra resta sur le balcon ; quelques minutes plus tard, Bean arriva pieds nus. La jeune femme remonta son tee-shirt et Bella se mit à téter bruyamment. « Tu as de la chance que ton frère Ender ait mis en route l’usine laitière, lui dit Petra, sans quoi c’était le biberon pour toi. » Bella dans les bras, la ville étendue devant elle, elle sentit les grandes mains de Bean se poser sur ses épaules et lui caresser les bras avec une douceur et une gentillesse infinies. Dire qu’il avait été un jour aussi menu que la petite fille qu’elle tenait ! Mais déjà un géant, bien longtemps avant que cela ne devienne visible. 19 ENNEMIS Extrait de « Lettre ouverte à l’Hégémon : on ne combat pas une épidémie avec des clôtures » De « Martel » Soumis au « Réseau d’alerte avancée » Certains peuvent croire que Julian Delphiki, « gendarme » de l’Hégémon, se trouve en Arménie pour y passer des vacances en famille, mais on se rappellera qu’il se trouvait aussi au Rwanda avant que ce pays ne ratifie la Constitution de l’OPLT. Si l’on songe que son épouse, Petra Arkanian, elle aussi du djish d’Ender, est arménienne, à quelle conclusion doit-on aboutir, sinon que cet État, enclave chrétienne quasiment encerclée par des nations musulmanes, se prépare également à signer son intégration à l’OPLT ? Ajoutons à cela les liens étroits qui unissent l’Hégémon et la Thaïlande, où le second bras droit de Wiggin, le général Suriyawong, « s’entretient » avec le général Phet Noi et la Premier ministre Paribatra, récemment revenu de son séjour dans les geôles chinoises, et la position de l’OPLT en Nubie, et l’on peut penser que l’Hégémon cherche à enceindre le petit empire du calife Alaï. Nombre d’observateurs affirment qu’il a pour stratégie de « contenir » le calife Alaï ; mais, maintenant que les hindous ont basculé dans le lit – pardon, le camp musulman, la politique d’endiguement ne suffit plus. Si le calife Alaï, moderne Tamerlan, veut un jour un bel empilement de crânes humains (les bons décorateurs sont si difficiles à dénicher par les temps qui courent !), il n’aura aucun mal à rassembler des légions entières et à les concentrer là où il le souhaite le long de ses frontières. Alors, si l’Hégémon joue la passivité en essayant de « contenir » Alaï derrière une barrière d’alliances, il se retrouvera face à des forces militaires largement supérieures aux siennes quel que soit le territoire où Alaï décide de frapper. L’histoire de l’islam, la « religion à sens unique », est jalonnée d’une quantité de massacres à peine inférieure à celle des doryphores. Il est temps que l’Hégémon se montre à la hauteur de son titre et prenne des mesures préventives et décisives, de préférence en Arménie, où ses forces pourront s’abattre comme un poignard dans la nuque de l’Islam. À ce moment-là, l’heure sonnera pour l’Europe, la Chine et les États-Unis de se réveiller et de se joindre à lui. Contre la menace musulmane, l’union est aussi nécessaire que contre une invasion extraterrestre. De : PeterWiggin%personnel@OPLT.pl.gov À : PetraDelphiki%pasperdus@OPLT.pl.gov Sujet : le dernier article de Martel Code d’encryptage : ****** Code de décryptage : ********* « S’abattre comme un poignard dans la nuque de l’Islam », hein ? Et où vais-je trouver une armée d’une taille suffisante ? Sans parler de la force aérienne capable non seulement de neutraliser les musulmans mais aussi de transporter cette armée gigantesque par-dessus les montagnes d’Arménie pour la déposer sur la « nuque » de l’Islam. Virlomi et Alaï comprendront tout de suite que Martel n’a que du vent dans la tête, mais heureusement la presse musulmane est connue pour sa paranoïa, et elle croira sans doute à la menace. Donc ça commence à chauffer et la partie peut s’engager. Tu as un vrai talent de tribun, Petra ; promets-moi de ne jamais te présenter contre moi. Ah, mais j’oubliais : je suis Hégémon à vie… Beau travail, maman. Assis côte à côte, le calife Alaï et Virlomi présidaient une table de conférence à Chichlam – que la presse musulmane appelait toujours Hyderabad. Alaï ne voyait pas en quoi son refus d’obliger les journalistes à donner à la ville son nom pré-musulman dérangeait Virlomi ; il avait bien assez de problèmes comme ça sans avoir à se tracasser pour un changement de nom inutile et humiliant. Après tout, les Indiens n’avaient pas gagné leur indépendance : ils l’avaient obtenue par un mariage. La méthode présentait de nombreux avantages sur la guerre mais, comme Virlomi n’avait pas remporté le combat sur le champ de bataille, il paraissait malvenu de sa part d’exiger du vainqueur qu’il débaptise la ville où siégeait son gouvernement. Au cours des derniers jours, Alaï et Virlomi avaient rencontré les représentants de plusieurs groupes. À une conférence de chefs d’État musulmans, ils avaient écouté les plaintes et les suggestions de pays culturellement et géographiquement très éloignés les uns des autres, comme l’Indonésie, l’Algérie, le Kazakhstan et le Yémen. Lors d’une réunion beaucoup moins houleuse des minorités musulmanes, ils avaient prêté l’oreille aux fantasmes révolutionnaires de candidats au djihad venus des Philippines, de France, d’Espagne et de Thaïlande. Et, entre les deux, ils avaient reçu à dîner les ministres des Affaires étrangères français, américain et russe, qui leur avaient prodigué maintes recommandations d’un ton grave. Ces seigneurs de vieux empires fatigués n’avaient-ils donc pas remarqué que leur pays avait pris leur retraite depuis longtemps ? Certes, Russes et Américains détenaient encore une redoutable puissance militaire, mais quid de leur volonté expansionniste ? Ils se croyaient toujours en position de donner des ordres à des gens comme Alaï, qui avaient le pouvoir, eux, et savaient l’employer. Mais le calife Alaï n’avait rien à perdre à laisser croire à ces États qu’ils avaient encore du poids ; il suffisait d’acquiescer aux propos de leurs représentants, de leur répondre par des paroles lénifiantes, et ils rentraient chez eux tout heureux d’avoir contribué à la « paix du monde ». Par la suite, Alaï avait fait part à Virlomi de ses récriminations : les Américains ne trouvaient-ils pas suffisant que le monde entier se serve de leur dollar comme monnaie d’échange et leur laisse la haute main sur la F.I. ? Les Russes ne se satisfaisaient-ils pas que le calife Alaï tienne ses troupes à l’écart de leurs frontières et n’ait pas un geste de soutien pour les groupes insurrectionnels musulmans qui s’agitaient chez eux ? Et les Français ! Qu’espéraient-ils en lui exposant l’opinion de leur gouvernement ? Ne se rendaient-ils pas compte que, de leur propre choix, ils n’étaient plus que des spectateurs dans le grand jeu du pouvoir ? Pas question de laisser les fans décider de la stratégie à la place des participants, même s’ils avaient fait partie jadis des champions. Virlomi assistait aux réunions mais n’intervenait pas et gardait une expression toujours bienveillante. La plupart des visiteurs repartaient avec l’impression qu’elle avait un rôle purement décoratif et qu’Alaï tenait les commandes. Virlomi n’en avait cure : le calife et ses conseillers les plus proches savaient que c’était complètement faux. Aujourd’hui, la conférence avait une importance beaucoup plus considérable : elle réunissait autour de la table les hommes qui dirigeaient réellement l’empire musulman – ceux qui avaient la confiance d’Alaï, qui veillaient à ce que les chefs des différents États affidés appliquent les ordres du calife sans regimber contre son autorité absolue. Étant donné qu’Alaï bénéficiait du soutien béat de la majorité des croyants, il disposait d’un moyen de pression énorme pour s’assurer la collaboration de leurs dirigeants. Toutefois, il n’avait pas encore assez de poids pour imposer un système financier indépendant ; par conséquent, il devait compter sur la contribution des républiques, royaumes et États islamiques qui le servaient. Les hommes présents à la réunion avaient pour tâche d’organiser deux flux inverses, celui de l’argent de l’extérieur vers Hyderabad, celui de l’autorité d’Hyderabad vers l’extérieur, en réduisant les frictions au maximum. Fait le plus remarquable chez eux, ils n’étaient pas plus riches aujourd’hui que lorsque Alaï les avait nommés. Malgré toutes les occasions qui s’offraient à eux d’accepter un pot-de-vin par-ci, un renvoi d’ascenseur par-là, ils restaient purs ; seuls les motivaient leur dévotion pour la cause du calife, la fierté qu’ils tiraient de leur position de confiance et l’honneur qu’elle représentait. Au lieu d’un seul vizir, Alaï en avait une dizaine, rassemblés autour de lui pour le conseiller et entendre ses décisions. Chacun d’eux jugeait déplacée la présence de Virlomi à la table. Et Virlomi elle-même n’arrangeait rien : certes, elle n’intervenait que brièvement et d’une voix douce, mais elle persistait dans l’attitude énigmatique qui lui avait si bien réussi en Inde. Hélas, il n’existait pas de déesse dans la tradition musulmane, sauf peut-être en Indonésie et en Malaisie, où les imams faisaient preuve d’une vigilance particulière pour éradiquer cette tendance partout où elle apparaissait. Virlomi avait tout d’une extraterrestre parmi ces hommes. Il n’y avait pas de caméra dans la salle, et sa comédie n’avait aucun impact sur le public présent ; pourquoi donc persévérer à jouer les divinités ? Se pouvait-il qu’elle se fût prise au jeu ? Qu’à force de tenir ce rôle pendant des années pour entretenir la flamme de la résistance indienne elle se fût persuadée de recevoir son inspiration du ciel ? Non ; la croire convaincue de sa nature divine relevait du ridicule le plus complet. Si le peuple musulman imaginait une seconde cela d’elle, Alaï n’aurait plus, de son point de vue, qu’à divorcer pour mettre fin à ces stupidités. Les gens acceptaient que le calife, à l’instar du roi Salomon, prît femme dans de nombreux royaumes afin de symboliser leur soumission à l’Islam comme celle de l’épouse au mari. Elle ne pouvait pas se prendre pour une déesse, Alaï en avait la certitude ; l’École de guerre débarrassait les élèves de ce genre de superstitions. D’un autre côté, Virlomi avait quitté l’École des années plus tôt, vécu depuis à la fois isolée et adulée, et ses expériences auraient changé n’importe qui. Elle avait parlé à Alaï de la campagne des barrages de cailloux en travers des routes, de la « Grande Muraille de l’Inde », de la façon dont son petit geste insignifiant avait généré un vaste mouvement, de sa transformation personnelle d’abord en sainte puis en déesse qui se cachait dans l’est de l’Inde. Quand elle lui avait expliqué le principe de la Satyagraha, il avait cru comprendre : le sacrifice de tout pour ce que l’on estime juste sans faire de mal à quiconque. Mais Virlomi avait aussi tué des hommes de sa propre main ; en certaines occasions, elle ne reculait pas devant la guerre. Lorsqu’elle lui avait parlé de sa troupe de combattants qui avaient contenu l’armée chinoise tout entière, l’avaient empêchée de refluer en Inde et même de réapprovisionner les contingents soumis aux assauts incessants des Perses et des Pakistanais d’Alaï, il avait soudain mesuré tout ce qu’il devait à son génie militaire, à son talent de chef capable d’inspirer à ses hommes des actes d’une bravoure incroyable, à son don pédagogique qui lui permettait de faire de simples paysans des soldats d’une efficacité redoutable. Quelque part entre la Satyagraha et le massacre, il devait exister un point où se trouvait la véritable Virlomi, l’élève de l’École de guerre. Mais… voire. Peut-être les terribles contradictions de ses propres actes l’avaient-elles poussée à reporter ailleurs sa responsabilité. Servante des dieux, déesse elle-même, elle ne voyait pas d’incompatibilité entre vivre un jour selon la Satyagraha et anéantir un convoi tout entier dans un glissement de terrain le lendemain. La situation avait un côté ironique car plus Alaï la côtoyait, plus il tombait amoureux d’elle. Douce et généreuse dans leurs ébats, elle se confiait à lui avec franchise, comme une petite fille, comme s’ils étaient amis à l’école. Comme s’ils étaient encore des enfants. Ce qui correspondait à la réalité, à vrai dire. Non : bien qu’encore adolescent, Alaï avait la maturité d’un adulte ; quant à Virlomi, elle comptait plus d’années que lui. Mais ils n’avaient pas eu d’enfance. En privé, leur mariage ressemblait plutôt à un jeu où ils jouaient au mari et à la femme, et cela restait amusant. Et, lors d’une réunion comme celle à laquelle ils participaient, Virlomi savait se départir de cet aspect primesautier de leur relation, remiser la jeune fille nature et redevenir l’agaçante déesse hindoue qui enfonçait un coin entre le calife Alaï et ses plus proches conseillers. Naturellement, ils s’inquiétaient de Peter Wiggin, Bean, Petra et Suriyawong, et ils prenaient très au sérieux le dernier article de Martel. Aussi, rien que pour les exaspérer, Virlomi le traita comme quantité négligeable. « Martel peut bien écrire ce qui lui chante, ça ne veut rien dire. » En prenant grand soin de ne pas la contredire, Hadrubet Sasar – « Épine » – souligna toutefois l’évidence : « Les Delphiki se trouvent néanmoins en Arménie, et cela depuis une semaine. — Ils y ont de la famille, répondit Virlomi. — Et ils y prennent des vacances pour présenter leurs enfants à leurs grands-parents », enchaîna Alamandar. Comme toujours, il usait d’une ironie si fine qu’on pouvait aisément ne pas se rendre compte du mépris absolu que lui inspirait la proposition. « Non, évidemment. » Le dédain de Virlomi était moins subtil. « Wiggin veut nous faire croire qu’ils préparent un coup pour nous pousser à retirer les troupes turques du Xinjiang afin d’envahir l’Arménie ; alors Han Tzu aura le champ libre pour frapper dans la province laissée vacante. — Peut-être Algalif possède-t-il des renseignements indiquant que l’empire chinois a fait alliance avec l’Hégémon ? dit Épine. — Peter Wiggin, répliqua Virlomi, sait manipuler les gens sans qu’ils en aient conscience. » Alaï l’écoutait en songeant : ce principe s’appliquerait aussi bien aux Arméniens qu’à Han Tzu. C’est peut-être eux que Peter Wiggin utilise sans qu’ils le sachent ; quoi de plus simple que d’envoyer Bean et Petra en visite chez les Arkanian puis de faire courir le bruit que leur présence indique l’entrée prochaine de l’Arménie dans l’OPLT ? Il leva la main. « Najjas, voudriez-vous comparer le style des articles de Martel avec celui des textes de Peter Wiggin, y compris ceux de Locke, et me dire s’ils ont été écrits par la même main ? » Un murmure approbateur parcourut la table. « Nous n’attaquerons pas l’Arménie, reprit-il, en nous fondant sur des rumeurs invérifiables propagées sur les réseaux – ni à cause de notre méfiance séculaire envers les Arméniens. » Il guetta la réaction de ses conseillers. Certains acquiescèrent de la tête, mais la plupart restèrent impavides ; seul Musafi, le plus jeune de ses vizirs, manifesta son scepticisme. « Parlez, Musafi, ordonna Alaï. — Pour le peuple, que nous puissions ou non prouver que l’Arménie complote contre nous importe peu. Les gens ne siègent pas dans un tribunal ; de nombreux détracteurs leur disent que votre mariage, loin de nous faire gagner l’Inde, nous l’a fait perdre. » Alaï ne se tourna pas vers Virlomi, mais il ne la sentit pas se raidir ni modifier son attitude. « Nous n’avons pas réagi quand l’Hégémon a humilié les Soudanais et volé la terre musulmane de Nubie. » Musafi leva les mains pour prévenir les inévitables objections. « C’est ainsi que les gens voient la situation : comme un vol. — Vous craignez donc qu’ils croient le calife inefficace. — Ils pensaient que vous alliez répandre l’islam dans le monde entier, mais, au contraire, vous donnez l’impression de perdre du terrain. Le fait que l’Arménie ne représente nulle menace sérieuse d’invasion signifie aussi qu’on peut y mener sans risque une action limitée afin d’assurer au peuple que le Califat veille toujours sur l’Islam. — Et combien d’hommes devraient périr dans une telle opération ? demanda Alaï. — Pour pérenniser l’unité du peuple musulman ? Autant qu’il y a de croyants. — Ces paroles ne manquent pas de sagesse, fit Alaï. Mais le peuple musulman n’est pas seul au monde. En dehors de l’Islam, on perçoit l’Arménie comme une victime héroïque. En cas d’action sur son sol, ne risque-t-on pas d’y voir la preuve des visées impérialistes de l’Islam dont nous accuse Martel ? Qu’adviendra-t-il alors des minorités musulmanes d’Europe ? » Virlomi se pencha et regarda chaque conseiller dans les yeux avec hardiesse, comme si elle détenait quelque autorité sur eux. Elle manifestait une attitude plus agressive qu’Alaï n’en prenait jamais avec ses amis – mais ces hommes n’étaient pas ses amis à elle. « L’unité vous tient à cœur ? — Depuis toujours, c’est un problème dans le monde musulman », répondit Alamandar. Certains de ses voisins étouffèrent un petit rire. « Les “Peuples libres” ne peuvent pas lancer d’invasion contre nous parce que, où qu’ils attaquent, nous leur opposerons une force supérieure, dit Virlomi. Nous visons à unir le monde sous la férule du calife Alaï ? Dans ce cas, notre principal rival n’est pas Peter Wïggin mais Han Tzu. Il m’a rendu visite pour me faire part de ses projets contre le calife, et il m’a proposé de l’épouser afin de fusionner l’Inde et la Chine en un front commun contre l’Islam. — Quand cela ? » demanda Musafi. Alaï comprit la raison de la question. « Avant que Virlomi et moi songions seulement au mariage, Musafi. Mon épouse s’est conduite de façon irréprochable. » Le conseiller eut l’air satisfait ; Virlomi, elle, ne parut prêter nulle attention à l’interruption. « La guerre ne sert pas à entretenir l’unité d’une communauté ; pour ça, on lance des programmes économiques destinés à enrichir les citoyens. La guerre a pour but la sécurité, l’expansion du territoire et l’élimination des dangers futurs. Han Tzu entre dans cette dernière catégorie. — Depuis son accession au pouvoir, dit Épine, Han Tzu n’a jamais eu le moindre geste hostile et se montre au contraire conciliant avec tous ses voisins ; il a même renvoyé chez lui le Premier ministre indien. — Il ne s’agissait pas d’un geste de conciliation, rétorqua Virlomi. — Tigre des Neiges l’expansionniste n’est plus et sa politique a échoué. Nous n’avons rien à craindre de la Chine », déclara Épine. Il avait poussé le bouchon trop loin, chacun le savait. Émettre des suggestions, c’était une chose ; c’en était une tout autre de contredire carrément Virlomi. Celle-ci se laissa aller contre son dossier et regarda Alaï en attendant que tombe sa sanction. Mais Épine devait son surnom à son habitude d’énoncer des vérités dérangeantes ; en outre, Alaï n’avait pas l’intention de commencer à bannir des conseillers de ses réunions au seul prétexte qu’ils échauffaient les oreilles de Virlomi. « Encore une fois, notre ami Épine démontre qu’il porte bien son nom et, encore une fois, nous lui pardonnons son franc-parler – ou bien faut-il dire son piquant ? » Il y eut des rires autour de la table… mais on craignait toujours la colère de Virlomi. « Je constate que ce conseil préfère envoyer des musulmans mourir dans des guerres de parade pendant qu’il laisse le véritable ennemi rassembler ses forces sans bouger, uniquement parce qu’il ne nous a pas encore attaqués. » Elle regarda Épine en face. « Le bon ami de mon époux est comme un homme assis dans une barque qui prend l’eau et entourée de requins. Il a un fusil, et son compagnon lui dit : “Pourquoi ne tires-tu pas sur ces requins ? Une fois que notre embarcation aura coulé et que nous serons dans l’eau, tu ne pourras plus t’en servir ! — Idiot ! rétorque le premier. Pourquoi provoquerais-je les requins ? Aucun ne m’a encore mordu.” » Épine paraissait vouloir pousser sa chance. « Dans la version de l’histoire que je connais, des dauphins nagent autour de l’esquif, et l’homme leur tire dessus jusqu’à ce qu’il tombe à court de munitions. “Pourquoi as-tu fait ça ? demande son ami, et l’autre de répondre : — Parce que l’un d’eux était un requin déguisé. — Lequel ? — Idiot ! je te dis qu’il était déguisé.” À ce moment, une meute de requins arrive, attirée par le sang – mais l’homme n’a plus de balles dans son fusil. — Merci pour tous vos conseils avisés, dit Alaï ; je dois réfléchir à présent à vos propos. » Virlomi sourit à Épine. « Il faut que je me souvienne de votre version ; j’ignore laquelle est la plus drôle. Peut-être l’une fait-elle rire les hindous, l’autre les musulmans. » Alaï se leva et entreprit de serrer la main à chacun de ses conseillers en signe de congédiement. Virlomi avait déjà fait preuve d’impolitesse en poursuivant la conversation, mais elle ne paraissait pas vouloir se taire. « À moins, reprit-elle en s’adressant à tous, que l’histoire ne fasse rire que les requins : si l’on retient la version d’Épine, ils n’ont rien à craindre. » Jamais elle n’avait fait preuve d’autant d’impudence. S’il avait épousé une musulmane, Alaï aurait pu la prendre par le bras, l’emmener délicatement hors de la salle et lui expliquer pourquoi elle n’avait pas le droit de tenir de tels propos devant des hommes qui n’avaient pas la liberté de répondre. Mais, musulmane, elle n’aurait pas pris place autour de la table, de toute manière. Alaï finit de serrer la main de ses vizirs ; ils lui manifestaient toujours la même déférence, mais il lisait une méfiance nouvelle dans leur regard. Son incapacité à empêcher l’affront scandaleux de son épouse – infligé certes à un homme qui avait lui-même exagéré – leur apparaissait comme une faiblesse. Ils devaient se demander quelle influence Virlomi exerçait sur lui au juste, et s’il tenait toujours son rôle de calife ou bien s’ils n’avaient plus affaire qu’à un mari soumis, uni à une femme qui se prenait pour une déesse. Bref, par son mariage avec cette folle, Alaï succombait-il à l’idolâtrie ? Naturellement, nul ne proférerait une telle accusation tout haut – même entre eux, même en privé. D’ailleurs, ils n’y songeaient sans doute même pas. Mais Alaï, lui, y songeait. Une fois seul avec Virlomi, il se rendit au cabinet de toilette attenant à la salle de conférence et se lava le visage et les mains. Elle le suivit. « Es-tu fort ou faible ? lança-t-elle. Je t’ai épousé pour ta force. » Il ne répondit pas. « J’ai raison, tu le sais bien : Peter Wiggin ne peut rien contre nous ; seul Han Tzu se dresse entre nous et l’unification du monde sous notre férule. — Tu te trompes, Virlomi, dit-il. — Ainsi, tu me contredis toi aussi ? — Nous sommes égaux, Virlomi ; nous pouvons nous contredire – en privé. — Eh bien, si je me trompe, qui donc pose une menace plus grande que Han Tzu ? — Si nous l’attaquons sans provocation de sa part et que la guerre tourne en sa défaveur – ou bien qu’il perde carrément –, il faut s’attendre à l’expulsion des populations musulmanes hors des pays européens, lesquels formeront une alliance, sans doute avec les États-Unis, sans doute avec la Russie. Au lieu de la seule frontière himalayenne que Han Tzu ne menace nullement, nous nous retrouverons avec des milliers de kilomètres de frontière indéfendable le long de la Sibérie et des adversaires dont l’armée combinée risque de réduire la nôtre à rien. — L’Amérique ! L’Europe ! Ces vieillards engoncés dans leur graisse ! — Je vois que tu analyses mes arguments de façon approfondie. — Rien n’est gagné d’avance à la guerre, dit Virlomi. Il peut arriver ci, il peut se produire ça. Je vais te révéler, moi, ce qu’il va advenir : l’Inde va passer à l’action, que les musulmans l’aident ou non. — C’est ça : l’Inde, avec un matériel réduit et une armée inexistante, va se lancer à l’assaut des vétérans aguerris de la Chine – et sans l’appui ni des divisions turques du Xinjiang ni des troupes indonésiennes de Taiwan ? — Le peuple indien fait ce que je lui demande. — Le peuple indien fait ce que tu lui demandes à condition que ce soit réalisable. — Et qui es-tu pour dire ce qui est réalisable ou non ? — Virlomi, je ne suis pas Alexandre de Macédoine. — Tu me l’as abondamment prouvé, merci. D’ailleurs, Alaï, quelle bataille as-tu jamais remportée ? — Avant ou après la dernière guerre contre les doryphores ? — Ah, naturellement : tu faisais partie du djish sacro-saint ! Par conséquent tu as et tu auras toujours raison sur tout ! — C’est grâce à mon plan que les Chinois ont perdu toute volonté belliqueuse. — Lequel plan reposait sur ma petite armée de patriotes qui a retenu les troupes chinoises dans les montagnes de l’est de l’Inde. — Non, Virlomi. Ton intervention a sauvé des milliers de vies humaines mais, même si les soldats chinois avaient réussi à passer pour nous affronter en Inde, nous aurions gagné. — Facile à dire ! — Parce que j’avais prévu d’envoyer les troupes turques prendre Pékin pendant que le plus gros des forces chinoises restaient bloquées en Inde, à partir de quoi leur état-major les aurait rappelées en Chine. Ton action héroïque a sauvé de nombreuses vies et nous a permis une victoire plus rapide ; environ deux semaines de gagnées et cent mille morts évitées. Je t’en remercie ; mais tu n’as jamais mené de grandes armées au combat. » La jeune femme repoussa l’argument d’un geste désinvolte. « Virlomi, dit Alaï, je t’aime et je ne veux pas te froisser, mais tu n’as jamais eu face à toi que des commandants de troisième zone. Tu n’as jamais affronté quelqu’un comme moi, Han Tzu, Petra ni surtout Bean. — Ah ! Les vedettes de l’École de guerre ! Des résultats de tests antédiluviens et un club dont le président s’est fait rouler et envoyer en exil. Quel exploit as-tu accompli récemment, calife Alaï ? — J’ai épousé une femme porteuse d’un projet téméraire. — Mais qu’ai-je épousé, moi ? — Un homme qui désire un monde uni dans la paix. Je pensais que celle qui avait bâti la Grande Muraille de l’Inde partagerait cette vision, et que notre mariage contribuerait à son avènement. Je n’avais jamais imaginé te découvrir à ce point assoiffée de sang. — Pas assoiffée de sang : réaliste. Je vois qui est notre véritable ennemi et je vais le combattre. — Nous avons pour seul rival – et non ennemi – Peter Wiggin, dit Alaï. Lui aussi nourrit le dessein d’unifier le monde, mais il faut pour ça que le Califat s’effondre, sombre dans le chaos et que l’Islam perde sa place de premier plan. Voilà le but de l’article de Martel : il vise à nous pousser à commettre un faux pas en Arménie ou en Nubie. — Ah, tu as au moins compris ça ! — Je comprends tout, répondit Alaï, tandis que l’évidence t’échappe : plus nous attendons, plus le jour approche où Bean mourra. C’est affreux à dire, mais, à sa disparition, Peter Wiggin perdra son instrument le plus efficace. » Virlomi lui adressa un regard empreint d’un mépris total. « Tu te réfères toujours aux tests de l’École de guerre. — Tous les élèves les ont subis – y compris toi. — En effet ; et où ça les a-t-il menés ? Ils sont restés à courber le dos sous les brimades d’Achille comme des esclaves soumis, tandis que je m’évadais, moi. Je n’étais pas pareille à eux, mais cela se voyait-il dans les tests de l’École de guerre ? Il y avait des aspects de la personnalité que ces examens ne couvraient pas. » Alaï se retint de lui faire remarquer ce qui sautait aux yeux : sa différence tenait seulement à ce que Petra avait cherché de l’aide auprès d’elle et de personne d’autre. Sans la prière de Petra, elle ne se serait pas enfuie. « Le djish d’Ender n’avait pas son origine dans les tests, dit-il. On nous a choisis pour nos résultats sur le terrain. — Oui, ceux que Graff jugeait importants ; d’autres qualités comptaient tout autant mais, comme il l’ignorait, il ne cherchait pas à les détecter. » Alaï éclata de rire. « Quoi, tu es jalouse parce que tu n’as pas été prise dans le djish d’Ender ? — Ce qui m’écœure, c’est que tu restes persuadé de l’invincibilité de Bean à cause de sa prétendue supériorité intellectuelle. — Tu ne l’as pas vu en action. Il fait peur. — Non : il te fait peur. — Virlomi, arrête. — Arrête quoi ? — Ne me force pas la main. — Je ne force rien du tout. Nous sommes égaux, non ? Tu donnes tes ordres à tes armées, je donne les miens à mes hommes. — Si tu lances une attaque suicide contre la Chine, elle me déclarera la guerre à moi aussi. Voilà ce que signifie notre mariage ; tu m’entraînes dans un conflit, que ça me plaise ou non. — Je peux gagner sans toi. — Ne te laisse pas prendre au piège de ta propre propagande, ma bien-aimée. Tu n’es pas une déesse, tu n’es pas infaillible – et, en ce moment, tu es tellement en dehors de la réalité que tu me fais peur. — Je ne suis pas en dehors de la réalité, répliqua Virlomi : j’ai confiance en moi et j’ai une détermination de fer. — Tu as suivi les mêmes études que nous ; tu sais parfaitement pourquoi attaquer la Chine serait une folie. — Voilà pourquoi nous jouerons la surprise et pourquoi nous vaincrons. En outre, nous aurons pour auteur de nos plans de bataille le grand calife Alaï, qui, lui, appartenait au djish d’Ender ! — Que devient notre prétendue égalité dans tout ça ? demanda Alaï. — Eh bien, nous sommes égaux. — Je ne t’ai jamais obligée à rien. — Je ne t’oblige à rien non plus. — Ce n’est pas à force de répétition que ça deviendra vrai. — J’agis selon mon choix et tu agis selon le tien. Tout ce que je veux de toi… je veux porter ton enfant dans mon ventre avant de mener mes troupes au combat. — Tu te crois au Moyen ge ou quoi ? On ne mène plus les troupes au combat. — Moi si, dit Virlomi. — Quand on commande une escouade, d’accord, mais ça ne sert à rien avec un million d’hommes : ils ne te voient pas. — Tu m’as rappelé il y a une minute que tu n’étais pas Alexandre de Macédoine ; eh bien, Alaï, moi, je suis Jeanne d’Arc. — Je ne parlais pas des exploits militaires d’Alexandre, mais de son mariage avec une princesse perse. » Elle prit l’air agacé. « J’ai étudié ses campagnes, rien d’autre. — À Babylone, il a épousé une des filles du vieil empereur de Perse, et il a forcé ses officiers à prendre des femmes perses eux aussi. Il voulait unir les deux peuples en rendant les Perses un peu grecs et les Grecs un peu perses. — Et alors ? — Alors les Grecs ont dit : Nous avons conquis le monde en restant grecs ; les Perses ont perdu leur empire en restant perses. — Tu n’essayes donc pas d’hindouiser tes musulmans ni de musulmaniser mes hindous. Très bien. — Il a tenté de fondre soldats grecs et perses en une seule armée ; ça n’a pas marché. Elle s’est désagrégée. — Mais nous, nous éviterons ces erreurs-là. — Précisément, fit Alaï : je n’ai pas l’intention d’en commettre qui risquent d’anéantir mon califat. » Virlomi éclata de rire. « D’accord ; alors, si tu regardes l’invasion de la Chine comme une gaffe, que comptes-tu faire ? Divorcer ? Annuler notre contrat ? Et après ? Tu devras te retirer d’Inde et tu auras encore plus l’air d’un jopa ; ou bien tu essayeras d’y rester, et je te déclarerai la guerre. Dans tous les cas, c’est l’effondrement, Alaï. Par conséquent, tu ne vas pas te débarrasser de moi ; tu vas rester mon époux, tu vas m’aimer, nous allons avoir des enfants, nous allons conquérir le monde et le gouverner ensemble – sais-tu pourquoi ? — Non, dit-il avec accablement. — Parce que je le veux. J’ai découvert ça au cours des dernières années : quel que soit l’objectif qui me vienne à l’esprit, si je désire y parvenir, si je prends les moyens nécessaires, je finis par l’atteindre. Je suis la petite veinarde qui réalise toujours ses rêves. » Elle s’approcha de lui et l’enlaça. Il lui rendit son baiser parce que la prudence lui dictait de lui cacher sa tristesse, sa peur et son absence de désir. « Je t’aime, dit-elle. Tu es mon plus beau rêve. » 20 PLANS De : MonImperialePersonne%HotSoup@CiteInterdite.ch.gov À : Tisserande%Virlomi@MereInde.in.net, Calife%Salaam@calife.gov Sujet : Ne faites pas ça Alaï, Virlomi, qu’est-ce qui vous prend ? Les mouvements de troupes ne passent pas inaperçus. Vous tenez vraiment à un bain de sang ? Vous tenez vraiment à démontrer que Graff a raison et que nous n’avons pas notre place sur Terre ? Hot Soup. De : Tisserande%Virlomi@MereInde.in.net À : MonImperialePersonne%HotSoup@CiteInterdite.ch.gov Sujet : Que tu es bête ! Croyais-tu que l’Inde oublierait les affronts de la Chine ? Si tu veux éviter un bain de sang, prête serment d’allégeance à Mère Inde et au calife Alaï, renvoie tes troupes dans leurs foyers et n’oppose aucune résistance. Nous nous montrerons beaucoup plus cléments envers les Chinois que la Chine envers l’Inde. De : calife%AncienDuDjish@calife.gov À : MonImperialePersonne%HotSoup@CiteInterdite.ch.Gov Sujet : Attends Pas d’action précipitée, mon ami. La situation tournera autrement que ne le laissent croire les apparences. Mazer Rackham était assis en face de Peter Wiggin, dans le bureau de ce dernier à Rotterdam. « Nous nous faisons beaucoup de souci, dit Rackham. — Moi aussi. — Qu’avez-vous déclenché, Peter ? — Mazer, je me borne à exercer des pressions ici et là, avec les outils dont je dispose ; la réaction ne dépend pas de moi. J’étais préparé à riposter à une invasion de l’Arménie ou de la Nubie, à profiter d’une expulsion en masse des musulmans de certains pays d’Europe ou de tous. — Et à une guerre entre l’Inde et la Chine ? Vous y étiez préparé ? — Ce sont vos petits génies, Mazer, à Graff et à vous ; vous les avez formés. À vous de m’expliquer pourquoi Alaï et Virlomi s’apprêtent à commettre un acte aussi stupide et suicidaire qu’envoyer des troupes d’indiens mal armés affronter celles, aguerries, parfaitement équipées et avides de revanche, de Han Tzu. — Vous n’y êtes donc pour rien ? — Ne me confondez pas avec vous ou Graff, répondit Peter avec agacement. Je ne me prends pas pour le maître d’une bande de marionnettes. Je n’ai qu’une certaine autorité, qu’une certaine influence dans le monde, et ça ne fait pas lourd. J’ai la responsabilité d’un milliard de citoyens qui ne forment pas encore une véritable nation, si bien que je dois me démener comme un beau diable rien que pour maintenir la tête de l’OPLT hors de l’eau. J’ai une force militaire bien entraînée, bien équipée, avec un moral en béton, mais si réduite qu’on ne la verrait même pas sur un champ de bataille en Chine ou en Inde. J’ai ma réputation personnelle en tant que Locke, et mon titre d’Hégémon commence à prendre un peu de substance. Enfin, j’ai Bean, avec ses compétences réelles et celles que lui prête sa légende. Voilà tout mon arsenal. Y voyez-vous quoi que ce soit qui me permettrait d’imaginer seulement de provoquer un conflit entre deux grandes puissances sur lesquelles je n’ai aucun poids ? — Les événements allaient tellement dans votre sens que nous avons cru y détecter votre intervention. — Non, l’intervention vient de vous. Vous avez rendu ces gosses complètement dingues dans votre École, et nous nous retrouvons aujourd’hui avec des souverains en plein délire qui se servent de leurs sujets comme de pions et jouent à qui se montrera supérieur aux autres. » Rackham se laissa aller contre son dossier, la mine un peu pâle. « Nous ne l’avons pas voulu ; et je ne crois pas qu’ils soient fous. Quelqu’un doit voir un profit à tirer de cette guerre, mais qui ? je n’en sais encore rien. Comme vous seul paraissiez avoir à y gagner, nous avons pensé… — Croyez-le ou non, dit Peter, jamais je ne provoquerais un tel conflit même si j’estimais pouvoir en bénéficier. Les seuls individus capables de déclencher des guerres où des hommes tomberont par milliers sous les balles des mitrailleuses sont des fanatiques ou des idiots. Dans le cas présent, je pense que la bêtise n’entre pas en ligne de compte ; par conséquent… tout désigne Virlomi. — Oui, nous craignons en effet qu’elle ne se prenne désormais pour son personnage d’élue invincible. » Rackham haussa les sourcils. « Mais vous le savez déjà ; vous avez eu un entretien avec elle. — Elle m’a proposé de nous marier ; j’ai refusé. — Avant qu’elle n’aille frapper chez Alaï. — J’ai l’impression qu’elle l’a épousé par dépit. » Rackham eut un petit rire. « Elle vous a offert l’Inde. — Elle m’a proposé un sac de nœuds ; j’en ai fait une occasion à saisir. — Ah ! En refusant, vous saviez que vous la mettriez en colère et qu’elle ferait une bêtise. » Peter haussa les épaules. « Je savais qu’elle agirait sous le coup de la rancœur, pour montrer son pouvoir. J’ignorais qu’elle irait voir Alaï et qu’il s’y laisserait prendre. Ne s’est-il pas rendu compte qu’elle était folle ? Pas cliniquement, mais ivre de puissance. — À vous de me le dire. — Il faisait partie du djish d’Ender ; Graff et vous devez avoir tellement de documentation sur lui qu’il ne peut pas se gratter le fondement sans que vous le sachiez. » Rackham garda le silence. « Écoutez, reprit Peter, j’ignore pourquoi il a épousé Virlomi ; peut-être croyait-il pouvoir lui imposer sa volonté. À son retour d’Éros, ce n’était qu’un petit musulman naïf et pétri de vertu, qui, depuis, a vécu dans un cocon. Face à une femme en chair et en os, il s’est peut-être trouvé désemparé. Comment la situation va-t-elle tourner ? Voilà la question. — Et comment va-t-elle tourner, à votre avis ? — Pourquoi vous donnerais-je mon avis ? demanda Peter. Quel avantage y aurait-il donc pour moi à vous apprendre, à Graff et vous, ce que j’envisage et comment je compte y faire face ? — Quel mal y aurait-il à nous le révéler ? — Vous risqueriez de vouloir vous mêler de mes affaires si vous jugiez mes objectifs différents des vôtres. J’ai apprécié certaines de vos interventions par le passé, mais aujourd’hui je ne veux ni de la F.I. ni du MinCol sur mes plates-bandes. Je jongle avec trop de balles à la fois pour accepter aucune aide, même la mieux intentionnée. » Rackham éclata de rire. « Graff avait vu parfaitement juste sur vous, Peter ! — Pardon ? — Quand il vous a refusé pour l’École de guerre. — Oui, sous prétexte que j’étais trop agressif, fit Peter avec un sourire mi-figue mi-raisin. Quand on voit ce que sont devenus ceux qu’il a acceptés… — Réfléchissez un peu à ce que vous venez de dire. » Peter resta interloqué. « Quand j’ai parlé de jongler ? — Non, de la raison pour laquelle on vous a refusé à l’École. » Peter se sentit aussitôt très bête. On avait expliqué à ses parents qu’il faisait preuve d’une agressivité excessive et dangereuse, et il leur avait arraché ce renseignement très jeune. Depuis, il portait ce jugement comme un fardeau : il était dangereux. Cela lui avait parfois permis de prendre des décisions téméraires, mais, la plupart du temps, cela l’empêchait de se fier à lui-même, à sa structure morale. Cette action que j’entreprends, est-ce pour des raisons éthiques ? Ou parce que j’y trouve mon compte ? Ou bien parce que ma nature agressive m’interdit de rester les bras croisés ? La volonté aidant, il avait acquis l’habitude de prendre patience, de se montrer plus subtil que ce que lui soufflait son impulsion première. Il s’était bridé, et, pour cette raison, il avait demandé à Valentine jadis, à Petra aujourd’hui, de se charger d’écrire les articles les plus explosifs, les plus démagogiques : il ne voulait pas qu’une analyse stylistique le désigne comme leur auteur ; pour cette raison encore, il évitait tout bras de fer avec les pays qui faisaient les difficiles pour entrer dans l’OPLT : il ne pouvait pas se permettre de passer pour dictatorial. Or, depuis toujours, on lui avait menti sur son évaluation psychologique. « Je ne suis pas agressif à l’excès. — Nul ne peut se montrer trop agressif pour l’École de guerre, dit Rackham. Casse-cou, oui, ça serait dangereux ; mais on ne vous a jamais taxé d’irréflexion, n’est-ce pas ? D’ailleurs, vos parents auraient compris que c’était un mensonge : même à sept ans, vous n’auriez pu leur cacher quel sale petit calculateur vous étiez. — Merci du compliment. — Non ; Graff a épluché vos tests, il a examiné ce que nous montraient les caméras, puis il m’en a parlé et nous avons alors compris : vous ne correspondiez pas à ce que nous cherchions pour commander notre armée, parce que les gens ne vous aiment pas. Je regrette, mais c’est la vérité. Vous ne dégagez pas de chaleur, vous n’inspirez pas la dévotion. Vous auriez fait un bon commandant sous les ordres de quelqu’un comme Ender, mais jamais vous n’auriez su agréger le groupe comme lui. — Je me débrouille mieux maintenant, merci. — Vous ne commandez pas à des soldats. Peter, Bean ou Suri vous aiment-ils ? Seraient-ils prêts à mourir pour vous ? Ou bien vous servent-ils seulement parce qu’ils croient en la cause que vous représentez ? — Ils pensent qu’il vaut mieux l’unification du monde sous mon hégémonie que sous celle de n’importe qui d’autre, ou que pas d’unification du tout. — Simple calcul, donc. — Fondé sur une confiance que j’ai sacrément méritée ! — Mais non sur un attachement personnel, dit Rackham. Même Valentine ne vous a jamais idolâtré – or elle vous connaissait mieux que personne. — Elle me détestait, en réalité. — Non, le terme est trop fort, Peter : elle ne vous faisait pas confiance ; elle avait peur de vous. Elle voyait votre esprit comme une mécanique et elle vous jugeait très intelligent ; elle vous croyait toujours six longueurs d’avance sur elle. » Peter haussa les épaules. « Mais elle se trompait, n’est-ce pas ? fit Rackham. — Diriger le monde n’a rien d’une partie d’échecs, ou alors avec un millier de pièces extrêmement puissantes, huit milliards de pions, où les pièces changent sans cesse de caractéristiques et où l’échiquier lui-même se modifie constamment. Dans ces conditions, jusqu’où peut-on prévoir ? Je n’avais pas d’autre solution qu’accéder à une position où j’aurais le plus d’influence possible et, là, exploiter les occasions qui se présentaient. » Rackham hocha la tête. « Nous avions une certitude : votre exceptionnelle agressivité, votre besoin passionné de maîtriser les événements finirait par vous mener à leur centre. » Ce fut au tour de Peter d’éclater de rire. « Vous m’avez donc interdit l’École de guerre pour que je devienne ce que je suis aujourd’hui ? — Je vous l’ai dit : la vie militaire ne vous convenait pas. Vous supportez mal qu’on vous donne des ordres, les gens ne s’attachent pas à vous et vous n’éprouvez d’admiration pour personne. — Ça pourrait arriver si je trouvais quelqu’un que je respecte assez. — Le seul que vous respectiez assez voyage en ce moment même à bord d’un vaisseau colonisateur et vous ne le reverrez jamais. — Je n’aurais pas pu servir sous les ordres d’Ender. — Non, en effet ; mais c’est le seul qui vous inspirait de la révérence. Hélas, il s’agissait de votre petit frère, et jamais vous n’auriez supporté une telle humiliation. — Bon, c’est bien joli, cette analyse, mais à quoi nous sert-elle ? — Nous non plus n’avons pas de plan préétabli, Peter, répondit Rackham ; nous aussi nous contentons de placer certaines pièces utiles et d’en retirer d’autres du jeu. Comme vous, nous bénéficions de quelques atouts – bref, nous avons notre arsenal. — Et la F.I. tout entière. Vous pourriez mettre un terme à cette empoignade. — Non, fit Rackham. Le Polémarque Chamrajnagar s’y oppose formellement et il a raison. Nous pourrions obliger toutes les armées du monde à déposer les armes et celles qui n’obéiraient paieraient le prix fort. Mais qui dirigerait la planète alors ? — La Flotte. — Et de quoi se compose-t-elle ? De volontaires venus de la Terre ! Dès l’instant de notre victoire, se transformeraient-ils en amoureux des voyages spatiaux ou en assoiffés de pouvoir qui désireraient gouverner le monde ? Une telle décision ferait de la Flotte une institution uniquement tournée vers la Terre et anéantirait notre projet de colonisation ; en outre, elle nous vaudrait la haine de tous, parce que nous ne tarderions pas à tomber sous la coupe d’individus pour qui seul compte le pouvoir. — On a l’impression d’une bande de puceaux effrayés, à vous entendre. — C’est exact, répondit Rackham. Et c’est une curieuse remarque, venant d’un puceau comme vous. » Peter ne prit pas la peine de relever cette dernière phrase. « Donc Graff et vous n’entreprendrez rien qui risque d’entacher la pureté de la F.I. — Sauf si quelqu’un ressort l’arsenal atomique ; là, nous interviendrons. Deux guerres nucléaires, ça suffit. — Il n’y a jamais eu de conflit nucléaire. — Si : la Seconde Guerre mondiale, rétorqua Rackham, même si on n’a lâché que deux bombes ; quant à l’explosion qui a détruit La Mecque, elle a été le point final d’une guerre interne à l’Islam, menée par pays interposés et par la tactique du terrorisme. Depuis, plus personne n’a seulement songé à employer l’arme atomique. Mais une guerre qui s’achève par une explosion atomique est une guerre nucléaire. — Allons bon ! On en est aux définitions, maintenant. — Hyrum et moi faisons tout notre possible, dit Rackham, le Polémarque aussi – et, croyez-le ou non, nous nous efforçons de vous aider. Nous voulons votre réussite. — Voilà que vous prétendez me soutenir depuis le début ? — Pas du tout. Nous ignorions si vous deviendriez un tyran ou un dirigeant éclairé, nous ignorions quelle méthode vous emploieriez et à quoi ressemblerait votre gouvernement mondial. Nous savions seulement que vous n’atteindriez pas votre objectif par votre charisme personnel parce que vous n’en avez guère – et je dois reconnaître que nous vous avons mieux apprécié après vous avoir comparé à Achille. — Vous ne m’avez donc vraiment appuyé qu’après avoir compris que je valais mieux qu’Achille. — Vos succès exceptionnels nous rendaient méfiants ; mais Achille nous a permis de prendre la mesure de votre prudence et de votre retenue en nous montrant ce que pouvait faire un individu dépourvu de toute morale. Nous avons vu l’émergence d’un tyran, et nous avons compris que vous n’en étiez pas un. — Tout dépend de votre définition du tyran. — Peter, nous essayons de vous aider ; nous voulons que vous unifiiez le monde sous un gouvernement civil. Sans aucun conseil de notre part, vous avez décidé d’y parvenir par la persuasion et le plébiscite au lieu de recourir aux armes et à la terreur. — J’emploie des armées. — Vous savez très bien ce que je veux dire. — Je tenais à éviter que vous vous fassiez des illusions. — Alors dites-moi ce que vous pensez, ce que vous préparez, de façon à ce que nous ne vous gênions pas. — C’est ça, parce que vous êtes de mon côté, fit Peter d’un ton méprisant. — Non, nous ne sommes pas de votre côté. Nous ne participons pas vraiment à la partie, sauf dans la mesure où elle nous affecte. Notre travail à nous consiste à disséminer l’humanité sur le plus de mondes possibles ; mais, jusqu’ici, seuls deux vaisseaux colonisateurs ont décollé, et il s’en faut encore d’une génération avant que l’un d’eux arrive à destination – et de bien davantage avant que nous apprenions si les colonies ont pris et prospéré ou non, et de bien plus longtemps encore avant que nous sachions si elles resteront des mondes isolés ou si le commerce avec elles deviendra assez profitable pour rendre le voyage interstellaire économiquement viable. Rien d’autre ne m’intéresse. Mais, pour y parvenir, il nous faut recruter sur Terre et y trouver des fonds pour fabriquer les vaisseaux, tout cela sans que les investisseurs puissent espérer un retour financier avant un siècle dans le meilleur des cas. Comme le capitalisme a du mal à prévoir cent ans à l’avance, nous avons besoin d’un soutien gouvernemental. — Que vous avez réussi à obtenir alors que je n’arrivais même pas à tirer un fifrelin d’aucun État. — Non, Peter, dit Rackham. Vous ne comprenez donc pas ? Tout le monde, hormis les États-Unis, la Grande-Bretagne et quelques pays de moindre importance, a cessé de verser ses cotisations ; nous vivons sur nos énormes réserves de liquidités. Elles ont suffi à armer deux vaisseaux classiques, à mettre au point une nouvelle génération de vaisseaux à contrôle gravifique, quelques projets de ce genre ; mais nous arrivons au bout de nos ressources, et nous n’avons même plus de quoi financer les appareils aujourd’hui en cours de construction. — Donc vous désirez que je l’emporte pour payer votre flotte. — Nous désirons que vous l’emportiez pour que l’espèce humaine puisse enfin cesser de gaspiller ses excédents à inventer des moyens d’autodestruction et, au lieu de tuer des gens à la guerre, les envoie dans l’espace ; pour qu’au lieu de dépenser son argent à fabriquer des armes elle l’emploie à construire des vaisseaux colonisateurs et, plus tard, des vaisseaux commerciaux. L’humanité a toujours produit une surabondance d’hommes et de richesses et s’en est presque toujours servie pour bâtir des monuments imbéciles comme les pyramides ou dans des conflits sanglants et inutiles. Nous voulons que vous unifiiez le monde afin de mettre un terme à ce gaspillage. » Peter éclata de rire. « Quels rêveurs vous faites ! Quels idéalistes ! — Nous étions des militaires et nous avons étudié l’ennemi : les reines de la Ruche. Elles ont échoué par un excès d’unification ; en revanche, la conception des humains convient mieux pour la survie d’une espèce intelligente – une fois que nous aurons surmonté l’obstacle de la guerre. Ce qu’ont tenté les reines, nous pouvons le réussir : nous disséminer afin de créer des cultures vraiment nouvelles. — Des cultures nouvelles ? Alors que vous exigez que chaque colonie soit composée uniquement de gens venus d’un même pays, d’un même groupe linguistique ? — Nous ne sommes pas absolument inflexibles sur ce point, mais c’est exact. On peut envisager la diversité d’une espèce sous deux angles. Le premier veut que chaque colonie comprenne la gamme complète des cultures, langues et ethnies de l’humanité ; mais à quoi bon ? On trouve déjà ce schéma sur Terre, et on voit ce que ça donne. » Non, les grandes colonies du passé ont prospéré justement à cause de leur union interne ; ses membres se connaissaient, se faisaient confiance, partageaient les mêmes buts, se pliaient aux mêmes lois. Elles ont toutes commencé monochromes. En envoyant cinquante vaisseaux colonisateurs monochromes, mais chacun d’une couleur différente, si l’on peut dire, pour créer cinquante colonies différentes, chacune avec des origines culturelles et linguistiques différentes, l’humanité pourra effectuer cinquante expériences différentes et accéder à la véritable diversité. — Vous pouvez dire ce que vous voulez, fit Peter, je ne partirai pas. » Rackham sourit. « Nous n’y tenons pas du tout. — De ces deux vaisseaux que vous avez lancés, l’un embarquait Ender. — En effet. — Qui est le commandant du second ? — Eh bien, le vaisseau est commandé par… — Non : qui va diriger la colonie ? — Dink Meeker. » Ah, tel était donc le plan ! Envoyer dans l’espace le djish d’Ender et tous ceux qui possédaient un talent dangereux dans le domaine militaire. « Donc, pour vous, dit Peter, ce conflit entre Han Tzu et Alaï représente le pire des cauchemars. » Rackham acquiesça de la tête. « Ne vous inquiétez pas, fit Peter. — Ne pas nous inquiéter ? — Bon, d’accord, inquiétez-vous si ça vous chante. Mais je comprends maintenant le but de la proposition que vous avez faite aux membres du djish, de leur donner des colonies ; ces gosses que vous avez dépouillés de leur vie vous flanquent des sueurs froides, et vous voulez les débarquer sur des planètes où ils n’auront pas de rivaux ; là, ils pourront se servir de leurs talents pour aider leur communauté à triompher de leur nouveau monde. — Oui. — Mais, plus important que tout, ils auront quitté la Terre. » Rackham haussa les épaules. « Vous saviez que personne ne parviendrait à unifier le monde comme vous le souhaitez tant que ces génies certifiés, supérieurement entraînés et agressifs, s’y trouveraient. — Nous ne voyions pas d’issue, en effet. — Là, vous mentez, riposta Peter ; vous connaissiez l’issue parce qu’elle saute aux yeux : l’un d’eux finirait par régner sur la Terre et tous les autres seraient morts. — Oui, nous y avions pensé, mais nous avons rejeté cette solution. — Et pourquoi ? C’est ainsi que les hommes règlent leurs problèmes. — Ces enfants nous tiennent à cœur, Peter. — Qu’ils vous tiennent à cœur ou non, ils mourront un jour ou l’autre. Non, je crois que vous les auriez volontiers laissés faire si vous aviez eu l’espoir que l’un d’eux émergerait victorieux de la mêlée. L’insupportable, pour vous, c’était de les savoir de valeur tellement égale qu’aucun d’entre eux ne pourrait l’emporter. Ils épuiseraient les ressources de la planète, toute la population en surnombre, sans arriver à se départager. — Ce qui ne profiterait à personne. — Donc, si vous aviez réussi à trouver un traitement pour le mal dont souffre Bean, vous n’auriez pas besoin de moi parce que lui parviendrait au but souhaité : il vaincrait les autres et il unifierait le monde à cause de son immense supériorité sur ses semblables. — Mais il va mourir, dit Rackham. — Et, comme vous tenez à lui, vous allez essayer de le sauver. — Nous voulons d’abord qu’il vous aide à réussir. — Ce qui est impossible dans le délai qui lui reste, objecta Peter. — Par “réussir”, j’entends qu’il vous place dans une position qui rende votre victoire inévitable, étant donné vos capacités. Pour l’instant, toute sorte d’événements fortuits pourraient interrompre votre ascension ; la présence de Bean à vos côtés augmente votre pouvoir et votre influence. Évacuer les autres membres du djish améliorerait aussi nos chances. Une fois l’échiquier débarrassé des pièces capables de vous barrer la route – donc si vous devenez la reine face à des cavaliers et des fous –, vous n’aurez plus besoin de Bean. — J’aurai quand même besoin de quelqu’un, rétorqua Peter. On ne m’a pas formé à la guerre comme ces anciens de l’École ; et, vous l’avez dit vous-même, je ne suis pas de ceux pour qui les soldats sont prêts à donner leur vie. » Rackham se pencha en avant. « Peter, révélez-nous vos plans. — Je n’ai aucun plan. J’observe et j’attends. Devant Virlomi, j’ai compris qu’elle était la clé de tout : étourdie, puissante, ivre de pouvoir. Je savais qu’elle prendrait une initiative qui déstabiliserait la situation, qui provoquerait son effondrement. — Vous pensez donc que la guerre entre l’Inde et la Chine va éclater ? Et que la Ligue musulmane d’Alaï s’y trouvera entraînée ? — C’est possible, répondit Peter. J’espère que non. — Mais, dans le cas contraire, vous vous tiendrez prêt à attaquer Alaï alors qu’il sera occupé à combattre la Chine. — Non. — Non ? — Nous n’attaquerons personne, dit Peter. — Alors quoi ? demanda Rackham. Quel que soit celui qui sortira vainqueur… — À mon avis, ce conflit n’ira pas loin, pour autant qu’il éclate. Mais s’il a lieu, il affaiblira les deux camps, or il ne manque pas de pays ambitieux qui ne demanderont pas mieux que de ramasser les morceaux. — Alors que va-t-il se passer, selon vous ? — Croyez-moi donc : je n’en sais rien ! Je n’ai qu’une certitude : le mariage d’Alaï et Virlomi ne tiendra pas. Et, si vous tenez à confier la direction d’une de vos chères colonies à l’un ou l’autre ou aux deux, vous avez intérêt à vous tenir prêt à les embarquer en quatrième vitesse. — Avez-vous un plan d’action ? demanda Rackham. — Non ! Vous ne m’écoutez donc pas ? J’observe ce fichu bazar tout comme vous ! J’ai déjà joué mes atouts en poussant les dirigeants musulmans à se méfier de mes intentions, en les provoquant – le tout saupoudré d’un peu de diplomatie discrète. — Avec qui ? — La Russie. — Vous essayez de la convaincre de vous aider à attaquer Alaï ? Ou la Chine ? — Non, non, non ! s’exclama Peter. Si je tentais une manœuvre pareille, ça se saurait, et plus aucun pays musulman n’accepterait d’entrer dans l’OPLT. — Dans ce cas, à quoi servent ces contacts ? — Je supplie les Russes de rester en dehors du coup. — En d’autres termes, vous leur indiquez l’occasion qui s’offre et vous leur assurez que vous n’interviendrez pas. — Oui, dit Peter. — Les voies de la politique sont bien… tortueuses. — Voilà pourquoi les conquérants font rarement de grands dirigeants. — Et les grands dirigeants de bons conquérants. — Vous m’avez barré la route dans cette dernière discipline, fit Peter. Par conséquent, si je dois un jour gouverner – et bien gouverner – le monde, je dois accéder à cette position sans avoir à tuer pour la conserver. Si tout dépend de moi, si tout s’écroule à ma mort, je n’aurai rien apporté au monde. Je dois bâtir brique par brique, peu à peu, avec des institutions solides, douées de leur propre mouvement, afin qu’il n’importe guère qui les préside. J’ai appris ça durant mon enfance aux États-Unis : ce pays a été créé à partir de rien – à part une poignée d’idéaux dont il n’a jamais réussi à se montrer à la hauteur. De temps en temps, il a eu de grands dirigeants mais, la plupart du temps, de simples tâcherons, et cela depuis sa naissance. Washington avait du génie mais Adams était paranoïaque et flemmard, et Jefferson un des pires combinards qu’on ait jamais connus. C’est lui qui m’a enseigné comment abattre ses ennemis par une propagande démagogique répandue sous divers pseudonymes. — Ah ! Donc vous l’applaudissez. — Non ; je dis que les États-Unis se sont fondés sur des institutions tellement inébranlables qu’elles ont réussi à survivre à la corruption, la stupidité, l’ambition, l’irréflexion et même la folie de l’exécutif. Je veux imiter son exemple avec l’Organisation des Peuples libres de la Terre : lui constituer un socle d’idéaux simples mais réalistes, amener les pays à y adhérer de leur plein gré, les unir par une langue et un système législatif, et leur assurer une part dans des institutions capables de survivre par elles-mêmes. Je ne parviendrai à aucun de ces objectifs si je m’en prends militairement à un seul État et que je l’oblige à intégrer l’OPLT. C’est là une règle que je ne dois jamais enfreindre. Mon armée repoussera les assauts contre l’OPLT et portera la guerre sur le territoire des assaillants ; mais, en ce qui concerne l’adhésion des États à l’OPLT, elle n’interviendra qu’à la demande de la majorité des citoyens, s’ils choisissent de se soumettre à nos lois et de prendre part à nos institutions. — Mais que d’autres pays se lancent à votre place dans des guerres de conquête ne vous dérange pas. — L’islam n’a jamais appris à devenir une véritable religion ; par sa nature même, c’est une dictature. Tant qu’il ne laissera pas la porte s’ouvrir dans les deux sens et interdira aux musulmans de changer de confession sous peine de châtiment, le monde n’aura pas d’autre solution que le combattre pour conserver sa liberté. Tant que les États musulmans demeuraient divisés et se tiraient dans les pattes, ils ne me posaient pas de problème : je pouvais les attirer l’un après l’autre, surtout une fois l’OPLT devenue assez importante pour qu’ils constatent la prospérité qui règne à l’intérieur de ses frontières. — Mais unis sous Alaï… — Alaï est un type honnête, dit Peter ; je pense qu’il souhaite libéraliser l’islam depuis le sommet. Hélas, il se fait des illusions. C’est un général, pas un politicien. Le musulman moyen considère de son devoir de tuer celui qui veut quitter l’islam et d’employer la force pour obliger les incroyants à se plier à la loi islamique ; on ne libéralise pas un tel état d’esprit, on ne peut pas en tirer un système social valable, même pour les musulmans : les individus les plus barbares, les plus étroits d’esprit, les plus infâmes accéderont toujours au pouvoir parce qu’ils seront toujours prêts à se draper du drapeau au croissant et à massacrer les autres au nom de Dieu. — Donc Alaï ne peut qu’échouer. — Alaï ne peut que mourir. Dès que les fanatiques s’apercevront qu’il ne partage pas leur fanatisme, ils le tueront. — Et ils instaureront un nouveau calife ? — Ils mettront à sa place celui qu’ils voudront, ça me sera égal : sans Alaï, il n’y a plus d’unité islamique, parce que lui seul peut les mener à la victoire. Or les musulmans se désunissent dans la défaite. Ils se meuvent comme une grande vague jusqu’au moment où ils se heurtent à une muraille qui leur résiste ; alors ils s’y écrasent et reculent. — Comme lorsque Charles Martel les a vaincus. — Ils tiennent leur puissance actuelle d’Alaï, reprit Peter. L’ennui, c’est qu’il n’aime pas ce qu’il doit faire pour diriger un système totalitaire comme l’Islam. Il a déjà plus tué qu’il ne le voulait ; il n’a rien d’un tueur, mais il en devient un et ça lui plaît de moins en moins. — Vous pensez donc qu’il ne s’engagera pas dans un conflit aux côtés de Virlomi. — Il s’agit d’une course entre les partisans d’Alaï qui veulent éliminer Virlomi pour libérer leur champion de son influence et les musulmans fanatiques qui veulent éliminer Alaï parce qu’il a trahi l’Islam en épousant Virlomi. — Connaissez-vous l’identité des conspirateurs ? — Inutile, répondit Peter. Sans conspirateurs qui préparent des attentats, nous n’aurions pas affaire à un empire musulman. Et puis il y a une autre course : peuvent-ils assassiner Alaï ou Virlomi avant que la Chine ou la Russie n’attaque ? Et, même s’ils se débarrassent de l’un, de l’autre ou des deux, cela empêchera-t-il la Chine ou la Russie d’attaquer ou simplement de juger la victoire plus probable ? — Existe-t-il un scénario où vous entrez en guerre ? demanda Rackham. — Oui : s’ils réussissent à se débarrasser de Virlomi et que ni la Chine ni la Russie n’attaque, Alaï – ou son successeur, s’ils l’éliminent aussi – sera contraint de s’en prendre à l’Arménie ou à la Nubie, et, ça, c’est un conflit que je suis prêt à affronter. Nous les anéantirons ; nous serons le rocher sur lequel l’Islam se brisera et retombera en miettes. — Et, si la Russie ou la Chine attaque avant que la Ligue musulmane ne s’en prenne à vous, vous en tirerez quand même profit parce que les pays effrayés s’uniront derrière vous contre l’agresseur. — Je vous l’ai dit, fit Peter : j’ignore comment la situation tournera ; je sais seulement que je suis préparé à tirer avantage de toutes les éventualités que je puis imaginer. En outre, j’ouvre grand les yeux, au cas où se produirait un événement imprévu, afin de le tourner à mon profit. — Alors, dit Rackham, voici la question clé, celle que je venais vous poser. — Je suis tout ouïe. — Combien de temps aurez-vous besoin de Bean ? » Peter réfléchit un moment. « J’ai dû concevoir mes plans en sachant qu’il allait mourir – ou s’en aller, après que vous lui avez soumis votre proposition. Je vous répondrai donc que, tant que je l’aurai sous la main, je m’en servirai, soit pour intimider ceux qui auraient des velléités hostiles, soit pour commander mes forces lors d’un conflit déclaré. Mais, qu’il meure ou quitte la Terre, je peux me débrouiller ; mes projets ne dépendent pas de lui. — Alors, s’il partait dans trois mois… — Rackham, avez-vous trouvé ses enfants manquants ? C’est ce que vous dites ? Vous croyez que j’ai encore besoin de lui et vous lui cachez que vous les avez retrouvés ? — Pas tous. — Vous n’avez pas de cœur. Quels salauds vous faites ! Vous continuez à vous servir de gamins comme de simples outils sans âme. — Oui, fit Rackham, nous sommes des salauds ; mais nous n’avons que de bonnes intentions, tout comme vous. — Rendez-lui ses enfants, et sauvez-le si vous le pouvez. C’est quelqu’un de bien ; il ne mérite pas que vous persistiez à jouer avec lui. » 21 PAPIERS De : l’Empale À : HonestAbe%Lincoln@RailSplitter/Ecrivez à l’auteur Sujet : Dieu me vienne en aide Parfois on donne des conseils, persuadé que personne ne les suivra. J’espère que l’occupant de l’étage au-dessus me pardonnera et me gardera quand même une place. En attendant, dites au grand bonhomme qu’il doit réparer la tasse que j’ai cassée. De : Peter Wiggin%personnel@hegemon.gov À : Graff%pilgrimage@MinCol.gov Tr : Sujet : Dieu me vienne en aide Cher Hyrum, Comme vous pouvez le lire ci-dessus, notre ami slave a soumis apparemment une suggestion à son gouvernement, lequel l’a mise en pratique, et il le regrette. En supposant qu’il vous désigne en parlant de « l’occupant de l’étage au-dessus », son message transparent laisse entendre qu’il souhaite quitter la partie. Mes sources le localisaient en Floride, aux dernières nouvelles, mais, s’il se trouve sous étroite surveillance, on a dû le déplacer en Idaho. Quant à la tasse brisée, il veut dire, selon moi, qu’au lieu d’attendre l’occasion d’attaquer Alaï la Russie a conclu un pacte avec la Ligue musulmane et que, profitant de ce que la Chine a le dos tourné et s’apprête à combattre l’Inde, elle va faire mouvement contre Han Tzu depuis le nord tandis que les Turcs lanceront une offensive par l’ouest, les Indonésiens depuis Taiwan, et que Virlomi poussera son invasion délirante – plus si délirante que ça, d’ailleurs – par-delà l’Himalaya. Toutefois, au cas où « le grand bonhomme » désignerait quelqu’un d’autre que « l’occupant de l’étage au-dessus », il ne pourrait s’agir que d’un certain géant de notre connaissance. Je compte m’entretenir avec lui et madame Géant de la situation et de la façon de la régler, si c’est possible. Peter. Alaï avait donné ses ordres ; il devait à présent quitter Hyderabad avant qu’on ne les exécute. L’arrestation de sa propre épouse ne devait pas souiller le calife. Mais il ne pouvait pas non plus la laisser le mener par le bout du nez. Il savait que ses vizirs la détestaient ; s’il ne la faisait pas arrêter par des hommes loyaux, d’autres finiraient par l’assassiner. Plus tard, quand la situation se serait tassée, que Virlomi aurait repris ses esprits et cessé de se croire invincible, il la sortirait de sa prison. Impossible, naturellement, de la libérer en Inde ; peut-être Graff accepterait-il de la prendre en charge. Elle n’appartenait pas au djish d’Ender mais, suivant le raisonnement du ministre de la Colonisation lui-même, le départ de Virlomi réduirait considérablement les risques de conflit sur Terre, et une personnalité aussi talentueuse et ambitieuse augmenterait les chances de réussite d’une colonie. En attendant, sans Virlomi, il n’avait plus de raison de maintenir le siège de son gouvernement à Hyderabad. Il respecterait le traité qui le liait à l’Inde et retirerait ses troupes du pays ; que les Indiens se débrouillent pour rebâtir sans Virlomi s’efforçant, dans sa folie, de les jeter dans une guerre prématurée. Ils ne seraient pas en état d’organiser une campagne militaire contre un adversaire plus redoutable qu’une volée d’étourneaux avant de longues années. Alaï, lui, emploierait ce temps à remettre de l’ordre dans l’Islam et tâcherait de forger une véritable nation à partir du méli-mélo ethnique que l’histoire lui avait légué. Si les Syriens, les Irakiens, les Égyptiens n’arrivaient pas à s’entendre et que chacun éprouve du mépris dès que l’autre prononçait une syllabe, comment espérer que les Marocains, les Perses, les Ouzbeks et les Malais partageraient une même vision du monde simplement parce qu’un muezzin les appelait à la prière ? En outre, il devait s’occuper de tous les peuples dépourvus de pays, Kurdes, Berbères, la moitié des tribus nomades de l’ancienne Bactriane. Il savait parfaitement que ces musulmans ne suivraient pas un calife qui maintenait le statu quo alors que Peter Wiggin appâtait les révolutionnaires du monde entier en leur promettant un État indépendant, avec à l’appui l’exemple de la Runa et de la Nubie. L’épisode de la Nubie, nous l’avons bien cherché, songea-t-il. Le mépris ancestral des musulmans pour l’Afrique noire bouillonnait toujours juste sous la surface, et, si Alaï n’avait pas fait partie du djish d’Ender, nul n’aurait jamais imaginé que lui, Africain et noir, pût un jour devenir calife. C’était au Soudan, où les ethnies vivaient face à face, que le racisme avait éclaté dans toute son horreur. Le reste de l’Islam aurait dû mettre le pays au pas depuis bien longtemps, et tous payaient désormais le prix de leur laxisme, accru de l’humiliation de voir le Soudan aux mains de l’OPLT. Nous devons donc maintenant accorder aux Kurdes et aux Berbères leur gouvernement et leur territoire – un vrai pays, non une « région autonome » bidon. Le Maroc, l’Irak et la Turquie ne verraient pas cette décision d’un bon œil, Alaï le savait bien ; voilà pourquoi vouloir s’embarquer dans des guerres de conquête alors que ni la paix ni l’unité ne régnaient dans l’Islam relevait de la stupidité pure et simple. Alaï gouvernerait depuis Damas, beaucoup plus centrale qu’Hyderabad, environnée de culture musulmane et non hindoue. Il s’agirait d’un gouvernement civil et non plus d’une dictature militaire, afin de montrer au monde que l’Islam n’aspirait pas à régner sur toute la Terre, que le calife Alaï avait déjà libéré plus d’opprimés que n’y parviendrait jamais Peter Wiggin. Il sortit de son bureau et deux gardes lui emboîtèrent le pas. Depuis que Virlomi avait pénétré chez lui le jour de leur mariage sans que nul ne l’interpelle, Alamandar exigeait qu’on interdise un accès trop aisé aux zones sensibles du complexe. « Nous sommes en territoire ennemi, mon calife », avait-il dit, et il avait raison. Néanmoins, Alaï se sentait gêné de devoir se faire escorter lorsqu’il se déplaçait ; cela lui paraissait anormal. Le calife devait pouvoir aller au-devant de son peuple avec une confiance absolue. Comme il franchissait la porte qui donnait sur le parking souterrain, deux gardes se joignirent à ceux qui l’accompagnaient déjà. Sa limousine l’attendait, tournant au ralenti ; la portière arrière s’ouvrit. Il vit une silhouette se diriger vers lui au petit trot parmi les voitures. Il reconnut Ivan Lankowski. Alaï l’avait récompensé de ses loyaux services en lui confiant l’administration des populations turques d’Asie centrale. Que faisait-il là ? Alaï ne l’avait pas déchargé de son poste et Ivan n’avait pas annoncé sa venue. Ivan mit la main dans sa veste, là où se trouverait une arme s’il portait un holster. Or il avait sûrement une arme ; depuis le temps, il se serait senti tout nu sans un pistolet sur lui. Alamandar sortit de la limousine. Tout en se redressant, il cria aux gardes : « Abattez-le, bande d’imbéciles ! Il va tuer le calife ! » Ivan pointait déjà son arme. Il tira et le soldat à la gauche d’Alaï tomba comme une masse. La détonation avait eu un son bizarre, comme celui que produit un silencieux ; mais, comme Alaï se trouvait pratiquement dans son axe, le bruit s’expliquait sans doute plutôt par un profilage du canon. Il faut que je me jette à terre, songea-t-il ; je dois m’écarter de sa ligne de tir. Mais il ne parvenait pas à se convaincre qu’il courait un risque ; il n’avait pas l’impression d’être en danger. Les autres gardes avaient dégainé. Ivan en liquida un second mais des coups de feu – bruyants, ceux-là – claquèrent alors autour d’Alaï et Ivan s’effondra. Il ne lâcha pas son arme ; il la garda au poing jusqu’à la mort. Mais peut-être restait-il une étincelle de vie en lui, peut-être pourrait-il expliquer dans un dernier souffle pourquoi il avait trahi Alaï. Ce dernier s’approcha de lui et lui prit le pouls. Ivan avait les yeux grands ouverts ; il était mort. « Revenez, mon calife ! cria Alamandar. Il y a peut-être d’autres conspirateurs ! » D’autres conspirateurs ? Impossible : Ivan ne faisait confiance à personne ; il n’aurait jamais pu participer à un complot. Le seul à qui il se fiait totalement, c’était… Alaï. Ivan était un tireur accompli. Même en courant, il n’aurait jamais touché deux soldats alors qu’il me visait. « Mes gardes, dit Alaï en regardant Alamandar. Ceux qu’il a touchés – comment vont-ils ? » Un des survivants alla vérifier. « Morts tous les deux », annonça-t-il. Alaï le savait déjà : Ivan ne le visait pas. Il avait un but bien défini à l’esprit, le même qui le guidait depuis des années : protéger son calife. Tout s’éclairait soudain. Ivan avait eu vent d’un complot contre le calife, un complot où trempaient des gens si proches d’Alaï qu’il ne pouvait pas le prévenir de loin sans risquer d’alerter un des conspirateurs. D’une main, Alaï ferma les yeux d’Ivan tout en retirant de l’autre son pistolet de ses doigts sans vie. Sans quitter le visage de son ami des yeux, il abattit le garde qui se tenait près de lui puis, calmement, il mit en joue celui qui était retourné près des deux autres cadavres. Il n’avait jamais été aussi bon tireur qu’Ivan et il n’aurait jamais touché sa cible en courant ; mais, agenouillé, il n’eut aucun problème. Celui qu’il avait abattu sans regarder se tordait sur le sol. Alaï lui décocha une balle dans la tête puis se tourna vers Alamandar qui remontait dans la limousine. Alaï tira et le toucha. L’homme s’écroula dans la voiture qui démarra dans un crissement de pneus ; mais la portière restait ouverte, et Alamandar n’était pas en état de la refermer. Par conséquent, pendant un bref instant, lorsque le véhicule passerait devant Alaï, le chauffeur ne bénéficierait pas de la protection de l’épais blindage ni du vitrage à l’épreuve des balles. Alaï tira trois fois de suite pour multiplier ses chances. Il réussit : la voiture, au lieu de tourner, percuta le mur. Alaï courut jusqu’à la portière arrière toujours ouverte et trouva Alamandar haletant, la main crispée sur la poitrine. Il leva un regard brûlant de rage et de peur quand Alaï pointa sur lui le pistolet d’Ivan. « Vous n’êtes rien ! lança-t-il d’une voix étranglée. L’hindoue vaut mieux que vous comme calife, chien noir ! » Alaï lui logea une balle dans le front et il se tut. Le chauffeur était inconscient mais il lui porta aussi le coup de grâce. Il retourna ensuite auprès des cadavres des gardes, vêtus de complets à l’occidentale ; Alaï avait touché l’un d’eux à la tête. L’homme était plus corpulent que lui, mais cela irait. En un clin d’œil, il ôta sa robe blanche, sous laquelle il portait comme d’habitude un jeans, puis il se battit un moment avec le corps pour lui retirer sa chemise et sa veste sans faire sauter un seul bouton. Enfin il prit les pistolets des deux gardes qui n’avaient pas eu le temps de tirer un coup de feu et les fourra dans les poches de la veste qu’il avait enfilée. Celui d’Ivan était quasiment vide ; il le fit glisser vers la dépouille de son ami. Où un Africain peut-il se dissimuler à Hyderabad ? Nul n’avait un visage plus identifiable que le calife, et ceux qui ne l’avaient jamais vu connaissaient son origine ethnique ; on se rendrait compte aussi qu’il ne parlait pas hindi. Il ne ferait pas cent mètres dans la rue sans se faire repérer. De toute manière, il n’avait pas une chance de quitter vivant le complexe militaire. Il fallait réfléchir. Pas le temps : d’abord s’éloigner de la scène du crime. Ivan était arrivé entre les voitures garées, or les hommes d’Alamandar avaient dû évacuer tout témoin potentiel du parking ; par conséquent, il avait dû se cacher dans un véhicule. Lequel ? Les clés sur le contact. Merci, Ivan, tu avais tout prévu ; tu ne voulais pas perdre ton temps à chercher tes clés tout en m’entraînant vers ta voiture pour me tirer de ce guêpier. Où avais-tu l’intention de m’emmener ? À qui faisais-tu confiance ? Les dernières paroles d’Alamandar lui revinrent à l’esprit : l’hindoue vaut mieux que vous comme calife. Alaï la croyait détestée de tous, mais il se rendait compte à présent qu’elle prônait la guerre, l’expansionnisme, la restauration d’un grand empire, et qu’ils ne désiraient rien d’autre. Quand il parlait de paix, de consolidation, de réforme de l’islam par l’intérieur avant de le répandre dans le reste du monde, de concurrence avec Peter Wiggin en employant les mêmes méthodes que lui, de main tendue aux autres pays pour les inviter à rallier le Califat sans les obliger à se convertir à l’islam ni à se conformer à la charia, ils écoutaient, ils acquiesçaient, mais ces discours leur faisaient horreur. Lui-même leur faisait horreur. Aussi, quand ils avaient vu le clivage entre Virlomi et lui, ils l’avaient exploité. À moins que… Virlomi n’eût tout manigancé ? Portait-elle son enfant ? Le calife est mort ; voici son fils, né après le décès de son père mais infusé des dons de Dieu par sa naissance. Au nom du nouveau calife, le conseil des vizirs gouvernera ; et, comme sa mère dirige l’Inde, il fondra les deux nations en une seule – avec Virlomi comme régente, naturellement. Non ; Virlomi n’avait pas pu demander qu’on l’assassine. Ivan avait dû prévoir un avion pour repartir, le même qui l’avait amené, avec un équipage de confiance à son bord. Alaï roulait à une allure normale, mais il ne se dirigeait pas vers le poste de contrôle par lequel il pénétrait habituellement dans l’aéroport, vraisemblablement tenu par les conspirateurs. Il se rendait à un accès de service. Le garde s’avança sans se presser et lui déclara que seuls les véhicules de service autorisés avaient le droit d’emprunter cette entrée. « Je suis le calife et je veux passer par cette issue. — Ah ! fit l’homme, l’air perplexe. Je vois. Je… » Il tira un portable de sa poche et commença de taper un numéro. Alaï n’avait nulle envie de le tuer : c’était un idiot, non un conspirateur. Il ouvrit sa portière qui heurta le garde, sans violence, mais assez fort pour attirer son attention ; il la referma et tendit la main par la fenêtre. « Donnez-moi ce téléphone. » L’homme obéit. Alaï éteignit l’appareil. « Je suis le calife. Quand je vous dis de me laisser passer, vous n’avez à demander la permission à personne. » Le soldat acquiesça de la tête, rentra au trot dans sa guérite, manipula les commandes, et le portail s’écarta. Alaï le franchit et repéra aussitôt un petit avion à réaction privé avec le nom de la société à laquelle il appartenait écrit en standard et en cyrillique ; exactement le genre d’appareil qu’Ivan aurait affrété. Les moteurs se mirent en route à l’approche d’Alaï – non, à l’approche de la voiture d’Ivan. Alaï s’arrêta et descendit du véhicule. La porte de l’avion, ouverte, formait un escalier qui descendait jusqu’au sol. Une main sur le pistolet caché dans sa poche – car il entendait bien emprunter l’appareil, que ce fût ou non celui d’Ivan –, il s’approcha. Un homme d’affaires – du moins en avait-il l’apparence – l’attendait à l’intérieur. « Où est Ivan ? demanda-t-il. — Nous partons sans lui. Il est mort en me sauvant la vie. » L’autre hocha la tête puis se dirigea vers la porte et appuya sur le bouton qui la relevait. En même temps, il lança : « Allons-y ! » puis il dit à Alaï : « Veuillez vous asseoir et boucler votre ceinture, mon calife. » L’avion se mit à rouler avant la fermeture complète de la porte. « Suivez les procédures classiques, dit Alaï ; ne faites rien qui puisse les alerter. Il y a des armes dans cette ville qui abattraient sans mal ce jet. — C’était précisément notre plan d’action, mon calife », répondit l’homme. Comment allaient réagir les conspirateurs en découvrant qu’Alaï avait pris la poudre d’escampette ? Ils ne bougeraient pas, ils ne diraient rien. Tant que le risque existerait qu’Alaï réapparaisse, bien vivant, ils n’oseraient faire aucune déclaration officielle. Et même ils continueraient à gouverner en son nom. S’ils suivaient les plans de Virlomi, si son projet aberrant d’invasion se poursuivait, Alaï saurait alors qu’ils étaient de mèche avec elle. Une fois l’avion dans les airs – après avoir attendu l’autorisation de la tour de contrôle –, le compagnon d’Ivan revint dans la cabine et s’arrêta, l’air hésitant. « Mon calife, puis-je poser une question ? » Alaï acquiesça de la tête. « Comment est-il mort ? — Il abattait les gardes qui m’entouraient ; il en a eu deux avant de tomber. Je me suis servi de son arme pour tuer les autres, y compris Alamandar. Savez-vous jusqu’où s’étendait la conspiration ? — Non, mon calife. Nous savions seulement que vous deviez mourir dans l’avion qui vous conduirait à Damas. — Et celui-ci ? Où m’emmène-t-il ? — Il dispose d’un très grand rayon d’action. Où vous sentirez-vous le plus en sécurité ? » Madame Arkanian s’occupait des enfants pendant que Bean et Petra supervisaient les derniers préparatifs en vue de l’ouverture des hostilités. Ils avaient reçu un message laconique de Peter : « Pouvez-vous occuper les Turcs tout en surveillant les Russes dans notre dos ? » Turcs et Russes alliés, du moins potentiellement… À quel jeu se livrait Alaï ? Vlad y participait-il ? Il ne fallait pas compter sur Peter pour partager ce qu’il savait plus qu’il ne le jugeait nécessaire – c’est-à-dire toujours moins que ce dont les autres avaient besoin. Néanmoins, Bean et son épouse passaient tous leurs moments de libres à essayer d’inventer des moyens de répondre à sa demande, en employant des forces arméniennes limitées, mal entraînées et mal équipées pour provoquer le maximum de dégâts. Un raid sur la cible la plus évidente, Istanbul, mettrait les Turcs en fureur mais ne rapporterait rien. Bloquer les Dardanelles leur porterait un rude coup, mais comment amener des troupes arméniennes en nombre suffisant sur la rive occidentale de la mer Noire et les y maintenir ? Impossible. Ah, quel dommage qu’on ne soit plus au temps où le pétrole avait une importance stratégique ! À l’époque, les forages russes, azéris et perses de la Caspienne faisaient des cibles idéales pour semer la panique. Mais aujourd’hui on avait fermé les puits et la Caspienne servait surtout de réservoir d’eau qui, une fois dessalée, permettait d’irriguer les champs autour de la mer d’Aral, le surplus remplissant peu à peu ce lac jadis à l’agonie. Et frapper les pipelines qui transportaient l’eau ne ferait qu’accroître la pauvreté des paysans sans entamer les capacités militaires de l’ennemi. Ils finirent par imaginer un plan relativement simple, une fois qu’on acceptait le concept. « On ne peut pas s’en prendre directement à la Turquie, dit Bean ; tout y est trop décentralisé. Attaquons donc l’Iran, fortement urbanisé, avec toutes ses métropoles regroupées au nord-ouest ; ça créera une demande immédiate de troupes iraniennes pour nous combattre, et elles seront prélevées en Inde. Les Turcs se trouveront dans l’obligation de les aider, et, quand ils lanceront un assaut mal préparé contre l’Arménie, nous attendrons. — Qu’est-ce qui te fait croire qu’il sera mal préparé ? objecta Petra. — Le fait qu’Alaï ne dirigera pas les opérations du côté musulman. — Comment ça ? — Si Alaï se trouvait aux commandes, il ne laisserait pas Virlomi agir comme elle le fait en Inde ; elle se lance dans une entreprise trop stupide qui coûtera la vie à trop de soldats. Donc… il ne maîtrise plus rien, j’ignore pour quelle raison ; et, dans ce cas, nous affrontons un adversaire incompétent et fanatique qui opère sous le coup de la colère et de la panique, sans planification intelligente. — Et si Alaï se trouvait quand même derrière tout ça et que tu ne le connaisses pas aussi bien que tu le crois ? — Allons, Petra ; nous le connaissons bien, toi et moi. — Oui, et réciproquement. — Alaï est un bâtisseur, comme Ender. Pour lui, un empire conquis par des coups de force et par la guerre ne vaut rien. Il veut construire son empire musulman à la façon dont Peter construit l’OPLT, en transformant l’Islam en un système auquel les autres pays auront envie d’adhérer. Mais quelqu’un a décidé de ne pas le suivre sur cette voie – Virlomi ou les exaltés de son gouvernement. — Voire les deux ? — Tout est imaginable. — Sauf le cas où Alaï commanderait bel et bien les armées musulmanes ? — Ma foi, on le saura vite, fit Bean : si nous nous trompons et que les Turcs lancent une contre-attaque géniale, nous nous ferons battre – mais le plus lentement possible, en espérant que Peter garde un as dans sa manche. On nous a confié la mission de détourner de la Chine les forces et l’attention turques. — Et, par la même occasion, nous allons mettre la pression sur l’alliance musulmane, enchaîna Petra. Les Turcs auront beau se démener, les Perses estimeront toujours que ce n’est pas assez. — Sunnites contre chiites. Je n’ai pas trouvé mieux. » Ils avaient passé les deux derniers jours à dresser les plans d’une frappe aérienne rapide et audacieuse sur Tabriz, suivie, lors de la réaction des Iraniens, d’une évacuation immédiate et d’une attaque aérienne sur Téhéran. Petra, aux commandes de la défense arménienne, s’apprêterait à freiner la contre-offensive des Turcs en leur faisant payer chaque mètre qu’ils gagneraient dans les montagnes. À présent, tout était au point et ils n’attendaient plus que le feu vert de Peter. Le déploiement des troupes et le transport du ravitaillement et des munitions vers des dépôts stratégiques ne requéraient pas leur présence ; l’armée arménienne se chargeait de tout. « Ce qui me fait peur, dit Petra à Bean, c’est la certitude absolue de nos militaires que nous savons ce que nous faisons. — Pourquoi ? — Ça ne t’effraie pas, toi ? — Petra, nous savons ce que nous faisons ; nous en ignorons le but, c’est tout. » Pendant cette période d’accalmie qui succédait à la fièvre de la planification et qui précédait l’ordre de se mettre en marche, la jeune femme reçut un appel de sa mère sur son portable. « Petra, il y a ici des hommes qui se prétendent de vos amis, mais ils emportent les enfants. » L’épouvante l’envahit. « Qui les dirige ? Passe-le-moi ! — Il refuse. Il dit seulement que “le prof” vous demande de le rejoindre à l’aéroport. Qui est le prof ? Oh, mon Dieu, Petra ! J’ai l’impression de revivre ton enlèvement ! — Réponds que je pars tout de suite pour l’aéroport et que, s’ils font du mal aux petits, je les tue. Ne t’inquiète pas, maman, il ne s’agit pas du tout d’un kidnapping. » Du moins fallait-il l’espérer. Elle mit Bean au courant de ce qui se passait et ils se rendirent sans précipitation au rendez-vous. Ils aperçurent Rackham sur le trottoir et ordonnèrent à leur chauffeur de s’arrêter. « Je regrette de vous avoir effrayés, dit Mazer ; mais nous discuterons une fois dans l’avion. Là, vous aurez tout le temps de m’engueuler. — Aucune urgence n’excuse le vol de nos enfants, fit Petra d’un ton aussi venimeux que possible. — Vous voyez ? Vous discutez au lieu de me suivre. » Ils lui emboîtèrent le pas et il les conduisit, par des couloirs de service, jusqu’à un jet privé. En chemin, Petra protesta : « Personne ne sait où nous sommes ; on va croire que nous nous défilons ou qu’on nous a enlevés. » Rackham ne répondit pas ; il marchait très vite pour un homme de son âge. Les nourrissons se trouvaient dans l’avion, chacun aux soins d’une infirmière ; ils se portaient comme des charmes. Seul Ramón tétait encore sa mère ; les deux autres, atteints du même syndrome que Bean, mangeaient déjà des aliments semi-solides. Petra s’installa dans un fauteuil luxueux et lui donna le sein pendant que Rackham prenait place en face d’elle et Bean ; tandis que l’appareil décollait, il s’expliqua. « Il fallait vous emmener le plus vite possible, dit-il, parce que l’aéroport d’Erevan sera bombardé d’ici une heure ou deux et que nous devons survoler la mer Noire quand ça se produira. — Comment le savez-vous ? demanda Petra. — Par celui qui a planifié l’attaque. — Alaï ? — Il s’agit d’une opération russe, répondit Rackham. » Bean explosa. « Alors qu’est-ce que c’était que tout ce kuso sur la nécessité de détourner l’attention des Turcs ? — Ça tient toujours. Dès que nous verrons les avions de chasse décoller du sud de la Russie, je vous préviendrai et vous pourrez donner l’ordre de lancer votre attaque contre l’Iran. — C’est Vlad le responsable, déclara soudain Petra : une frappe préventive, sans crier gare, pour empêcher l’OPLT de réagir ; pour nous neutraliser, Bean et moi. — Il vous transmet ses regrets les plus profonds ; il n’a pas l’habitude qu’on mette ses plans en pratique. — Vous lui avez parlé ? — Nous l’avons évacué de Moscou il y a trois heures et débriefé le plus vite possible. Les militaires russes ignorent sans doute encore qu’il a disparu, et, même s’ils le savent, ça ne les empêchera pas d’appliquer son plan. » Le téléphone près du siège de Rackham émit un « bip ». Il décrocha, écouta sans rien dire, enfonça un bouton et tendit le combiné à Petra. « Ça y est, les missiles sont partis. — Je dois composer le code du pays, je suppose ? — Non. Tapez le numéro comme si vous étiez en Erevan ; ils vous croient encore là-bas. Dites-leur que vous tenez une conférence avec Peter et que vous les rejoindrez en cours d’attaque. — Et c’est vrai ? — Ensuite, appelez votre mère, dites-lui que vous allez bien mais que vous n’avez pas le droit de lui parler de ce qui se passe. — Ah, pour ça, vous arrivez une heure trop tard. — Mes hommes l’ont prévenue que, si elle téléphonait à quelqu’un d’autre que vous avant d’avoir de vos nouvelles, elle le regretterait. — Merci de la terrifier encore davantage. Avez-vous idée de ce qu’elle a déjà subi dans sa vie ? — Mais tout finit toujours par s’arranger ; elle s’en tire mieux que certaines autres mères. — Votre optimisme me met du baume au cœur. » Quelques minutes plus tard, l’attaque fut déclenchée et on donna l’ordre de vider l’aéroport, de dérouter tous les vols en approche, d’évacuer les quartiers d’Erevan voisins de l’aéroport et d’alerter le personnel de toutes les cibles possibles à l’intérieur des frontières arméniennes. Quant à madame Arkanian, elle était secouée de sanglots si violents – de soulagement mêlé de colère – que Petra parvint à peine à se faire comprendre, et, lorsqu’elle raccrocha enfin, elle bouillait d’une fureur noire. « De quel droit ? Qu’est-ce qui vous permet de croire que… — La guerre, coupa Rackham. Si j’avais attendu que vous rentriez chez vous, que vous preniez vos enfants puis que vous nous rejoigniez à l’aéroport, l’avion que nous occupons n’aurait jamais pu décoller. Je dois penser à la vie de mes hommes et pas seulement aux sentiments de votre mère. » Bean posa la main sur le genou de Petra. Elle comprit la nécessité de rester calme et se tut. « Mazer, dit son mari, à quoi jouez-vous ? Vous auriez pu nous avertir par téléphone. — Nous avons récupéré vos autres enfants. » Petra, les nerfs déjà à fleur de peau, éclata en larmes, mais elle se reprit aussitôt, horrifiée par cette réaction si… maternelle. « Tous ? D’un coup ? — Nous en surveillions certains depuis plusieurs semaines, répondit Rackham ; nous attendions l’instant propice. » Bean rétorqua du tac au tac : « Vous attendiez que Peter vous fasse signe pour vous indiquer qu’il n’avait plus besoin de nous pour cette guerre. — Il a encore besoin de vous tant que vous restez disponibles. — Alors pourquoi avoir tant tardé à nous prévenir, Mazer ? — Combien ? intervint Petra. Combien en avez-vous ? — Un qui présente le syndrome de Bean et quatre qui ne l’ont pas. — Ça fait huit, dit Bean. Où est le neuvième ? » Rackham secoua la tête. « Vous continuez à le chercher ? demanda Bean. — Non. — Alors c’est que vous savez avec certitude qu’il n’a pas été implanté, ou bien qu’il est mort. — Non. Nous savons avec certitude que nous n’avons plus de critères de recherche valables. S’il a vu le jour, Volescu a trop bien caché la naissance, ou bien la mère elle-même se cache. Le logiciel – le Jeu, si vous préférez – a fait preuve d’une grande efficacité ; jamais nous n’aurions retrouvé les enfants normaux sans son système créatif de spéculation. Mais il sait aujourd’hui qu’il a épuisé toutes les voies de recherche. Vous en avez huit sur neuf, trois avec le syndrome, cinq normaux. — Et du côté de Volescu ? demanda Petra. Si on essayait le sérum de vérité ? — Pourquoi pas la torture, tant que vous y êtes ? Non, Petra, c’est impossible : nous avons besoin de lui. — Dans quel but ? Pour obtenir son virus ? — Nous le possédons déjà. Il ne marche pas ; c’est un pétard mouillé, un échec, un cul-de-sac. Volescu le savait, mais il s’amusait à nous effrayer en nous laissant croire qu’il mettait le monde entier en danger. — Alors pourquoi avez-vous besoin de lui ? fit Petra d’une voix tendue. — Il faut qu’il travaille à un traitement pour Bean et les petits. — Oh, la bonne idée ! s’exclama Bean. Vous allez le laisser faire mumuse dans un labo encore une fois ! — Pas du tout, répondit Rackham : nous allons l’envoyer dans une base de recherches installée sur un astéroïde et le surveiller de près. Il est passé en jugement et encourt la peine de mort pour terrorisme, enlèvement et meurtre – celui de vos frères, Bean. — La peine de mort n’existe plus, fit l’intéressé. — Si, à la cour militaire spatiale, rétorqua Rackham. Il restera en vie tant que progresseront ses travaux sur un traitement adéquat pour votre affection et celle de vos enfants, il le sait. Notre équipe de chercheurs placée à ses côtés finira par connaître tous ses secrets, et, quand nous n’aurons plus besoin de lui… — Je ne veux pas qu’on le tue, dit Bean. — Moi si, intervint Petra, mais lentement. — C’est peut-être le mal incarné, reprit son époux, mais, sans lui, je n’existerais pas. — À une époque, dit Rackham, vous n’auriez pas pu l’accuser d’un plus grand crime. — Je n’ai pas à me plaindre de ma vie. Elle a été parfois bizarre et dure, mais j’ai connu de grands bonheurs. » Il serra le genou de Petra. « Je ne veux pas que vous le tuiez. — Il a bien failli t’assassiner, observa la jeune femme. Tu ne lui dois rien. — Peu importe, fit Rackham : nous n’avons pas l’intention de l’éliminer. Quand il aura perdu toute utilité, il partira à bord d’un vaisseau colonisateur. Ce n’est pas un homme violent et il est très intelligent ; il pourrait rendre de grands services pour comprendre une biologie extraterrestre. Ce serait du gaspillage de le tuer. De toute manière, aucune colonie ne disposera d’un matériel qu’il pourrait détourner pour créer quoi que ce soit de… biologiquement destructeur. — Vous avez vraiment pensé à tout, dit Petra. — Mais, encore une fois, vous auriez pu nous révéler tout ça par téléphone, déclara Bean. — Je n’en avais pas envie. — La F.I. n’aurait pas envoyé toute une équipe ni un personnage comme vous sur le terrain uniquement parce que vous n’aviez pas envie de téléphoner. — Nous voulons que vous embarquiez, dit Rackham. — Au cas où vous ne seriez pas au courant, dit Petra, il y a une guerre en cours. » Les deux hommes ne répondirent pas. Ils restèrent à se regarder un long moment sans rien dire. Et puis Petra vit les yeux de Bean s’emplir de larmes. Cela n’arrivait pas souvent. « Que se passe-t-il, Bean ? » Il secoua la tête et s’adressa à Rackham : « Vous les avez ? » L’autre tira une enveloppe de la poche intérieure de sa veste et la lui tendit. Bean l’ouvrit et en sortit une mince liasse de documents qu’il remit à Petra. « Notre ordonnance de divorce », expliqua-t-il. Elle comprit aussitôt : il ne partait pas avec elle ; il l’abandonnait avec les enfants normaux tandis qu’il emmenait dans l’espace les trois qui souffraient de son syndrome. Il voulait qu’elle puisse se remarier. « Tu es mon mari, dit-elle, et elle déchira les documents. — Il ne s’agit que de copies, répondit-il. Le jugement est valable que tu le veuilles ou non, que tu signes ou non. Tu n’es plus mariée. — Pourquoi ? Parce que tu t’imagines que je vais me remarier ? » Il poursuivit sans se laisser distraire : « Mais tous les enfants sont légalement les tiens ; ce ne sont pas des bâtards, ils ne sont pas orphelins, ils ne sont pas adoptés : ce sont les enfants de parents divorcés, tu as la garde de cinq d’entre eux, moi de trois. Si jamais on retrouve le neuvième, il te reviendra. — Je ne t’écoute qu’à cause de lui, parce que, si tu restes, tu meurs, et, si nous partons tous les deux, il se peut qu’un jour un enfant… » Elle s’interrompit, la gorge nouée de colère : quand Bean avait manigancé son coup, il ignorait qu’un des enfants manquerait à l’appel ; il avait tout préparé sans rien lui dire pour… pour… « Depuis combien de temps as-tu mis tout ça au point ? » demanda-t-elle. Elle pleurait à chaudes larmes mais elle maîtrisait assez les tremblements de sa voix pour parler. « Depuis que nous avons trouvé Ramón et découvert que certains enfants étaient normaux. — C’est plus compliqué que ça, intervint Rackham. Petra, je sais combien c’est dur pour vous… — Non, vous n’en savez rien. — Oh que si, je le sais ! J’ai abandonné ma famille quand j’ai pris l’espace pour un voyage relativiste semblable à celui dans lequel Bean s’apprête à s’embarquer. J’ai divorcé de ma femme avant de partir. J’ai conservé ses lettres ; on y lit toute sa colère, toute sa rancœur, puis la réconciliation. Et une longue missive vers la fin de sa vie, où elle me décrit son bonheur en compagnie de son second mari, où elle me dit que les enfants vont bien et qu’elle m’aime toujours. J’ai eu des envies de suicide, mais j’ai fait ce que je devais faire. Alors ne croyez pas que j’ignore combien c’est difficile. — Vous n’aviez pas le choix, vous, tandis que je pourrais le suivre. Nous pourrions emmener tous les enfants et… — Petra, coupa Bean, si nous avions des siamois, nous les séparerions. Même si l’un d’eux devait mourir à coup sûr, nous procéderions à l’opération afin que l’un des deux au moins puisse jouir d’une existence normale. » La jeune femme ne retenait plus ses larmes. Oui, elle comprenait son raisonnement : les enfants exempts du syndrome pouvaient mener une vie normale sur Terre ; pourquoi les obliger à grandir enfermés dans un vaisseau stellaire alors qu’ils avaient droit au bonheur au même titre que n’importe qui ? « Pourquoi ne m’avoir pas permis de prendre part à cette décision, au moins ? demanda-t-elle quand elle se fut assez reprise. Pourquoi m’avoir laissée hors du coup ? Croyais-tu que je ne comprendrais pas ? — J’ai fait preuve d’égoïsme, répondit Bean. Je n’avais pas envie que nous passions nos derniers moments ensemble à ergoter ; je n’avais pas envie que tu pleures sur notre départ prochain, à Ender, Bella et moi, pendant le temps qui nous restait. Je voulais emporter le souvenir de ces derniers mois lorsque je partirais. C’était mon ultime souhait, et je savais que tu me l’accorderais, mais, pour l’exaucer, tu ne devais rien savoir. Alors je te le demande aujourd’hui, Petra : laisse-moi ces mois où tu ignorais ce qui allait arriver. — Tu les as déjà. Tu me les as volés ! — Oui, et c’est pourquoi je te les demande à présent. Je t’en prie, Petra, dis-moi que tu me pardonnes, que tu me les donnes de ton plein gré, maintenant, devant le fait accompli. » Petra ne pouvait pas lui pardonner, pas tout de suite. Pas encore. Mais il n’y avait pas de plus tard. Elle se jeta dans ses bras, le visage contre sa poitrine, et pleura à chaudes larmes. Rackham reprit d’un ton calme : « Nous ne sommes qu’une poignée à savoir ce qui se passe vraiment ; et, sur Terre, en dehors de la F.I., seul Peter l’apprendra. Est-ce clair ? Par conséquent, cette ordonnance de divorce doit rester absolument secrète. Pour tout le monde, Bean a trouvé la mort dans le raid sur Téhéran ; et il n’y a jamais eu plus de cinq enfants ; et deux des normaux que nous avons retrouvés s’appellent aussi Andrew et Bella. Pour tout le monde, Petra, vous avez récupéré tous vos enfants. » Elle se dégagea des bras de Bean et foudroya Rackham du regard. « Vous comptez m’interdire aussi de porter le deuil de mes petits ? Nul ne saura ce que j’ai perdu à part vous et Peter Wiggin ? — Vos parents, répondit l’autre, ont vu Ender et Bella. À vous de décider si vous devez leur révéler la vérité ou vous éloigner d’eux assez longtemps pour qu’ils ne se rendent pas compte de la substitution. — Si j’ai le choix, je leur dévoilerai tout. — Réfléchissez bien ; c’est un lourd fardeau à leur confier. — N’essayez pas de me dire comment je dois aimer mes parents ! Je sais pertinemment que vous n’avez eu en vue que les intérêts du ministère de la Colonisation et de la Flotte internationale. — Nous aimerions penser que nous avons trouvé la meilleure solution pour chacune des parties. — Je dois assister à l’enterrement de mon mari alors qu’il n’est pas mort, et vous appelez ça la meilleure solution pour moi ? — Dans la pratique, intervint Bean, je serai mort. Parti sans espoir de retour. Et tu auras les enfants à élever. — Et, oui, Petra, enchaîna Rackham, il y a de plus hautes considérations à prendre en compte. Votre époux a déjà une stature de héros ; si l’on apprend qu’il est toujours en vie, on lui attribuera tous les succès de Peter ; des légendes courront sur son retour, sur l’ancien élève le plus brillant de l’École de guerre, qui avait élaboré à l’avance toute la stratégie de Peter. — Vous faites tout ça pour Peter ? — Pour essayer d’unifier le monde de façon pacifique et définitive, pour abolir les frontières et les conflits qui ne cesseront pas tant que les gens pourront fonder leurs espoirs sur des héros. — Alors il faut aussi m’envoyer dans l’espace ou raconter que je suis morte, parce que je faisais partie du djish d’Ender. — Petra, vous avez choisi votre voie : vous vous êtes mariée, vous avez eu des enfants, ceux de Bean ; vous avez estimé qu’il n’y avait rien de plus important pour vous. Nous respectons cette décision. Vous avez les enfants de Bean et vous avez eu Bean presque aussi longtemps que si nous n’étions pas intervenus ; il se meurt et, selon nos prévisions, il ne survivrait pas six mois de plus s’il n’allait pas dans l’espace vivre en apesanteur. Nous avons pris toutes nos dispositions en fonction de votre choix. — Ils n’ont pas réquisitionné nos enfants, c’est exact, fit Bean. — Vivez donc ainsi que vous l’avez décidé, Petra, reprit Rackham. Élevez vos petits – et donnez-nous un coup de main pour aider Peter à sauver le monde de sa propre folie ; l’histoire de la mort héroïque de Bean au service de l’OPLT apportera aussi sa contribution. — Vous n’empêcherez pas les légendes de naître, dit Petra. Un héros mort excite l’imagination populaire. — Certes, mais, si on apprend que nous l’avons embarqué à bord d’un vaisseau stellaire, ce ne sera plus une simple légende. Des gens sérieux y croiront en plus des allumés habituels. — Alors comment vous débrouillerez-vous pour entretenir le projet de recherche ? Si tout le monde pense que les seuls qui avaient besoin du traitement sont morts ou n’ont jamais existé, pourquoi continuerait-il ? — Parce que quelques personnes à la F.I. et au MinCol sauront la vérité, et qu’ils resteront en contact avec Bean par ansible. On le rappellera sur Terre une fois la solution trouvée. » Ils se turent et poursuivirent leur voyage. Petra s’efforçait de digérer tout ce qu’elle venait d’apprendre, et Bean la tenait dans ses bras même quand la colère la prenait et lui donnait envie de le rouer de coups. Elle ne cessait d’imaginer des scénarios effrayants. Au risque de donner des idées à Bean, elle lui dit : « Ne baisse jamais les bras, Julian ; ne te laisse jamais aller à penser qu’on ne trouvera pas de traitement et à décider de mettre un terme au voyage. Même si tu juges ton existence sans valeur, tu auras mes enfants avec toi ; même si tu restes dans l’espace si longtemps que la mort finit par te rattraper, n’oublie pas que ces enfants te ressemblent : ce sont des battants et ils feront tout pour survivre – tant que personne ne les tue. — Ne t’inquiète pas, répondit-il. Si j’avais la plus infime tendance suicidaire, nous ne nous serions jamais rencontrés. Et jamais je ne mettrai nos enfants en danger. J’embarque dans ce vaisseau uniquement pour eux ; autrement, mourir dans tes bras me satisferait amplement. » Elle se remit à pleurer, puis elle dut à nouveau prendre Ramón au sein et insista ensuite pour donner elle-même à manger à Ender et Bella, pour porter à la petite cuiller la nourriture à leur bouche, car plus jamais elle n’en aurait l’occasion. Elle s’efforça de graver chacun de ces instants dans sa mémoire, tout en sachant ses efforts vains : les souvenirs s’effaceraient, ces enfants deviendraient peu à peu un rêve lointain et ses bras se rappelleraient ceux qu’elle y tiendrait le plus longtemps – ceux qu’elle garderait. Le seul qu’elle avait elle-même porté dans son ventre aurait disparu. Mais elle se retint de pleurer en les nourrissant ; ç’aurait été du gaspillage. Au contraire, elle joua avec eux, leur parla et les incita à lui répondre en les taquinant. « Je sais que tu ne vas pas tarder à prononcer ton premier mot. Si tu me disais un petit “maman”, là, tout de suite, petit flemmard ? » Après que l’avion eut atterri à Rotterdam, pendant que Bean surveillait les infirmières qui descendaient sur le tarmac avec les nourrissons, Petra resta dans l’appareil avec Rackham et lui décrivit son pire cauchemar. « Ne vous méprenez pas, Mazer : je sais qu’il serait très facile de transformer la fausse mort de Bean en vraie. Pour ce que nous en savons, il n’y a pas de vaisseau, pas de projet de recherche d’un traitement, et on va exécuter Volescu, ce qui éliminerait la menace d’une nouvelle espèce venant prendre la place de votre chère humanité ; et même la veuve resterait muette sur le sort que vous auriez réservé à son mari et à ses enfants, persuadée qu’il voyage dans l’espace à la vitesse de la lumière et qu’il n’a pas trouvé la mort sur un champ de bataille iranien. » À l’expression de Rackham, on aurait pu croire qu’elle venait de le gifler. « Petra, dit-il, pour qui nous prenez-vous ? — Vous, pour quelqu’un qui ne dément pas. — Si, je démens : il y a bien un vaisseau, nous cherchons bien un traitement et nous rappellerons bien Bean sur Terre. » Elle vit alors des larmes rouler sur ses joues. « Petra, vous ne comprenez donc pas que nous vous aimons comme nos enfants ? Tous autant que vous êtes ? Nous avons déjà dû nous séparer d’Ender ; nous vous envoyons tous loin de nous, sauf vous – parce que nous vous aimons, parce que nous ne vous voulons surtout pas de mal. — Alors pourquoi me laisser sur Terre ? — À cause de vos enfants, Petra. Même s’ils ne souffrent pas du syndrome, ils n’en restent pas moins de Bean. Lui seul n’avait aucun espoir de jouir d’une existence normale, mais, grâce à vous, il a connu cette joie ; brièvement, certes, mais il a pu devenir époux, père et avoir une famille. Vous ne saurez jamais combien nous vous en remercions. Dieu m’en soit témoin, Petra, nous ne ferons jamais de mal à Bean, pour aucune cause et surtout pas pour des raisons de commodité. J’ignore pour qui vous nous prenez, mais vous vous trompez, parce que vous êtes les seuls enfants que nous ayons. » S’il croyait qu’elle allait compatir, il se mettait le doigt dans l’œil. Elle devait d’abord pleurer sur elle-même. Elle le planta là, descendit les marches, prit son mari par la main et emboîta le pas aux infirmières qui, les bébés dans les bras, se dirigeaient vers une camionnette. Il y avait cinq enfants qu’elle ne connaissait pas encore et qui les attendaient, Bean et elle. Sa vie n’était pas achevée, même si elle avait l’impression qu’elle s’enfuyait à chacune de ses respirations. 22 RUMEURS DE GUERRE De : Graff%pilgrimage@MinCol.gov À : PeterWiggin%personnel@PeupleslibresdelaTerre.pl.gov Sujet : Debriefing Vous trouverez ci-joint les données jusqu’au niveau des divisions, y compris des noms de commandants. Mais, en résumé, la situation se présente simplement : la Russie parie tout sur le fait que les pays d’Europe de l’Est ne bougeront pas, terrifiés devant une Russie redevenue agressive. Il s’agit du même coup qu’elle croyait pouvoir réaliser à l’époque où Achille travaillait pour elle et où elle avait enlevé tout le djish d’Ender. Voici ce que vous pouvez annoncer, avec autorité, aux États menacés : la Russie a en effet retrouvé son agressivité, elle a bien l’intention de démontrer qu’elle est redevenue une puissance mondiale, et elle représente un danger. Mais : 1. Elle n’a plus Vlad à sa disposition. Elle possède son plan de combat mais ne saura pas s’adapter au plus petit changement de situation. 2. Nous avons le plan de Vlad, qui nous permet d’anticiper tous les mouvements des Russes, et que les généraux respecteront religieusement. Ne redoutez nulle souplesse de leur part, même quand ils découvriront que nous connaissons leur stratégie. Vlad a côtoyé de près le sommet de la hiérarchie militaire russe : aujourd’hui, les hommes assez imaginatifs pour improviser n’atteignent pas les grades où ils pourraient faire sentir leur différence. 3. Nous transmettons en ce moment même leur plan à Han Tzu ; le gros de leur armée se fera donc laminer à l’est. 4. Ils ont totalement dégarni leurs défenses occidentales. Une armée gui se déplacerait vite, menée par un commandant compétent, devrait prendre Saint-Pétersbourg sans même avoir à s’arrêter et Moscou en une semaine. C’est l’avis de Vlad ; Bean a examiné la question et le partage. Il suggère que vous évacuiez Petra d’Arménie et la placiez à la tête de la campagne de Russie. Quand Suriyawong reçut le signal de Peter, il se tenait déjà prêt. Le Premier ministre Paribatra et le ministre de la Défense Ambul avaient tenu secrète leur affiliation à l’OPLT en vue de cette occasion. À présent, munie de l’autorisation de la Birmanie et de la Chine de traverser leur territoire, l’armée thaïlandaise allait enfin pouvoir se mesurer aux Indiens, responsables de ce conflit stupide par leur invasion brutale et gratuite de la Birmanie et de la Thaïlande. Les troupes pénétrèrent en Chine en train, après quoi des camions chinois conduits par des chauffeurs chinois les transportèrent jusqu’aux différents sites que Suriyawong avait choisis dès que Peter avait évoqué la possibilité d’une attaque indienne. À l’époque, l’Hégémon avait déclaré : « Il ne s’agit que d’une lointaine éventualité : il faudrait une incroyable stupidité de la part d’un pays qui est tout sauf stupide. Mais tenez-vous prêt quand même. » Prêt à défendre la Chine – quelle ironie ! Mais la Chine de Han Tzu n’était plus celle qui avait adopté le plan perfide d’Achille, broyé la Thaïlande et fait disparaître toute sa classe dirigeante en même temps que les parents de Suriyawong. Han Tzu promettait l’amitié, et Bean se portait garant pour lui, ce qui avait permis à Suriyawong de convaincre ses supérieurs, lesquels avaient convaincu leurs hommes à leur tour, que défendre la Chine équivalait à une protection avancée de la Thaïlande. « La Chine a changé, avait dit Suriyawong aux officiers, mais non l’Inde. Une fois encore, elle franchit la frontière d’un pays qui se croit en paix avec elle. Cette déesse qui la commande, Virlomi, n’est rien d’autre qu’une ancienne de l’École de guerre, comme moi ; mais nous avons un atout qu’elle n’a pas : le plan de Julian Delphiki. Et nous vaincrons. » Bean avait élaboré une stratégie simple. « La seule façon de mettre un terme à cette folie une fois pour toutes, c’est de transformer cette invasion en désastre, comme pour les légions de Varus dans la forêt de Teutoburg : pas d’opérations de guérilla, aucune possibilité de retraite ; Virlomi vivante si possible, mais, si elle tient absolument à mourir, inutile de la contrarier. » Ainsi se présentait le plan ; mais cela ne suffisait pas à Suriyawong. Le terrain montagneux du sud-ouest chinois et du nord birman se prêtait admirablement aux embuscades, or les troupes mal entraînées de Virlomi progressaient à pied – à une allure d’escargot – en trois colonnes qui suivaient trois vallées par trois routes accidentées. Suriyawong prévoyait donc une simple et classique embuscade sur chacune des trois voies. Il dissimula des contingents réduits mais lourdement armés à l’entrée des vallées, là où devaient passer les troupes indiennes, et, beaucoup plus loin en avant, il disposa des forces nettement plus nombreuses, avec d’importants moyens de transport pour remonter les vallées dès qu’elles en recevraient l’ordre. Il ne resta plus alors qu’à attendre deux événements. Le premier se produisit le deuxième jour : le poste avancé du sud lui signala que la colonne d’indiens avait pénétré dans la vallée à vive allure. Il ne s’en étonna pas : les deux armées plus au nord affrontaient une géographie plus chaotique. « Ils ne se fatiguent même pas à reconnaître le terrain, dit le général qui commandait le contingent. Des troupes mal organisées qui marchent tout droit sans regarder. En les surveillant, j’ai cru d’abord à une tentative de leurre, mais non : elles avancent avec des brèches béantes dans leurs lignes, des traînards et de rares régiments qui envoient des éclaireurs en avant. Aucun d’entre eux n’a seulement failli nous repérer, et ils n’ont placé aucun guetteur sur les crêtes. Tout ça donne une impression de laisser-aller. » Quand, plus tard dans la journée, les deux autres contingents embusqués rapportèrent des observations similaires, Suriyawong transmit l’information à Ambul. En attendant l’événement suivant, il ordonna à ses vigies sur le terrain de chercher des indices laissant penser que Virlomi accompagnait l’une de ses trois colonnes. Elles n’eurent aucun mal à répondre par l’affirmative : elle se déplaçait avec l’armée la plus au nord, dans une Jeep ouverte, et les troupes l’acclamaient tandis qu’elle allait et venait – en ralentissant au passage la progression de ses hommes, obligés de s’écarter pour lui dégager la voie. Suriyawong s’attrista de ces nouvelles. Virlomi, si brillante autrefois ! Son estimation de la façon de se débarrasser de l’occupation chinoise avait été d’une précision époustouflante, et sa stratégie de confinement pour empêcher les Chinois de retourner en Inde et de se ravitailler pendant l’invasion des Perses et des Pakistanais ne trouvait son équivalent que dans la bataille des Thermopyles – sauf que Virlomi avait fait preuve de plus de prudence que les Spartiates : ses guérilleros indiens couvraient toutes les voies de repli et n’avaient laissé passer personne. Suriyawong se la rappelait belle, sage, énigmatique ; il l’avait sauvée de la mort une fois, participé à la petite mise en scène qui avait permis son sauvetage – et joué sur sa réputation naissante de déesse. Mais à l’époque elle savait qu’il s’agissait seulement d’un rôle. Quoique… Peut-être était-ce parce qu’elle sentait poindre sa divinité qu’elle avait rejeté les propositions d’amitié et-plus-si-affinité de Suriyawong. Elle lui avait porté un coup cuisant, mais il n’en avait conçu nulle rancœur ; elle dégageait une aura de grandeur qu’il n’avait perçue chez nul autre chef militaire, pas même chez Bean. Il ne s’attendait pas à un pareil déploiement de troupes de la part d’une femme jadis si attentive à la vie de ses hommes et qui avait pleuré sur le corps des victimes des atrocités musulmanes. Ne se rendait-elle donc pas compte qu’elle menait ses soldats à la catastrophe ? Même si ces montagnes ne dissimulaient pas d’embuscade – et il aurait fallu être stupide pour le croire –, n’importe quel adversaire entraîné et résolu pouvait anéantir une armée aussi peu disciplinée. Comme l’avait écrit Euripide, « ceux que les dieux veulent détruire, ils les privent d’abord de leur bon sens ». Ambul, au courant des sentiments de Suriyawong pour Virlomi, lui avait proposé de prendre le commandement du corps d’armée qui ne l’affronterait pas directement, mais Suri avait refusé. « Rappelle-toi ce qu’Ender nous enseignait, d’après Bean : “Si l’on veut connaître assez l’ennemi pour le vaincre, il faut le connaître si intimement qu’on ne peut que l’aimer.” » Eh bien, Suriyawong aimait déjà son ennemie, et il la connaissait au point de comprendre sa folie. Elle ne souffrait pas d’une vanité excessive et elle n’avait jamais cru survivre. Mais toutes ses entreprises réussissaient, et, comme elle ne pouvait supposer que cela tenait à son propre talent, elle avait fini par se convaincre qu’elle bénéficiait d’une faveur divine. Pourtant, elle devait bel et bien ses succès à son talent et à sa formation, et son armée allait aujourd’hui payer son refus de s’en servir. Suriyawong avait laissé le champ libre aux Indiens afin qu’ils s’enfoncent dans les vallées avant d’arriver aux points d’embuscade. Comme les trois armées ne se déplaçaient pas à la même vitesse, il devait veiller à ce que les attaques se déclenchent simultanément et que les trois colonnes tombent intégralement dans le piège. Il avait donné des instructions claires : accepter la reddition des soldats qui jetaient leurs armes et levaient les mains en l’air, tuer les autres, mais ne laisser personne s’échapper. Tous devaient mourir ou être faits prisonniers, sans exception. Et Virlomi prise vivante, si elle y consentait. Je t’en prie, Virlomi, accepte. Laisse-nous te ramener à la réalité, à la vie. Han Tzu se trouvait parmi ses hommes ; il ne voulait pas jouer les empereurs invisibles : les soldats de l’armée chinoise l’avaient choisi et avaient soutenu son autorité. Il leur appartenait et ils le verraient souvent en train de partager leurs privations, de les écouter, de s’expliquer devant eux. Il avait appris cette leçon d’Ender : si l’on donne des ordres sans rien expliquer, on se fait obéir mais on ne stimule pas la créativité ; en revanche, si l’on expose ses buts et que le projet d’origine se révèle défaillant, ceux que l’on commande trouveront un autre moyen de le mener à bien. Faire connaître ses objectifs à ses hommes ne diminue pas leur respect : cela prouve le respect qu’on a pour eux. Han Tzu détaillait donc ses plans, bavardait avec ses soldats, évoquait des souvenirs, les aidait dans leurs tâches quotidiennes, partageait leurs repas, riait à leurs plaisanteries et prêtait l’oreille à leurs doléances. L’un d’eux protestant qu’il était impossible de fermer l’œil sur un terrain aussi dur, Han Tzu s’installa aussitôt dans la tente de l’homme et y dormit sans rien y changer, tandis que l’autre prenait la tente de l’empereur. Le matin venu, il jura que Han Tzu avait le plus mauvais lit de toute l’armée, et son souverain le remercia de lui avoir permis de bien dormir pour la première fois depuis plusieurs semaines. L’histoire se répandit dans toute l’armée avant la tombée du jour. Les troupes chinoises adoraient Han Tzu autant que les indiennes adoraient Virlomi, mais d’un amour où ne se mêlait nulle idolâtrie. La différence venait de ce que Han Tzu avait œuvré lui-même à former ses hommes, leur avait fourni le meilleur matériel possible, et de ce qu’ils connaissaient les anecdotes de la dernière guerre, où Han Tzu n’avait cessé de mettre ses supérieurs en garde contre leurs erreurs avant même qu’ils les commettent. La conviction générale voulait que, s’il avait été empereur à l’époque, la Chine n’aurait pas perdu les territoires qu’elle avait conquis. Ils ne se rendaient pas compte que, s’il avait occupé le trône, il n’y aurait pas eu de territoires à perdre. Achille aurait été arrêté dès qu’il aurait mis le pied en Chine et déféré à la F.I., qui l’aurait placé dans un hôpital psychiatrique ; il n’y aurait pas eu d’invasion de l’Inde ni de l’Asie du Sud-Est, mais seulement une opération de confinement pour empêcher l’Inde d’envahir la Birmanie et la Thaïlande. Le vrai guerrier abhorre la guerre, Han Tzu le savait bien. Il avait vu l’accablement et l’horreur d’Ender quand il avait appris que sa dernière partie, son examen final, s’était déroulée dans la réalité et que sa victoire avait totalement anéanti l’ennemi. Han Tzu conservait donc la confiance de ses hommes tandis qu’il se retirait de plus en plus loin à l’intérieur de la Chine, toujours d’une position solide à une autre et sans jamais laisser ses troupes engager le combat avec l’envahisseur russe. Il entendait les commentaires et les questions de ses soldats, et il y répondait franchement : « Plus l’ennemi s’enfonce chez nous, plus ses lignes de ravitaillement s’étirent. » « Il faut l’attirer si loin en Chine qu’il ne pourra plus faire demi-tour. » « Plus nous reculons, plus notre armée grandit, tandis que celle des Russes se réduit parce qu’ils doivent laisser des hommes derrière eux pour garder leur route. » Et, quand on l’interrogeait sur les rumeurs d’une immense armée indienne en train d’envahir le sud du pays, il souriait : « La folle ? Un seul Indien a réussi à conquérir la Chine : Gautama le Bouddha, et il y est parvenu par ses enseignements, non par l’artillerie. » En revanche, il ne leur disait pas qu’ils attendaient quelqu’un. Peter Wiggin. Peter Wiggin se tenait derrière une rangée de micros à Helsinki, avec, debout à côté de lui, les chefs de gouvernement de Finlande, d’Estonie et de Lettonie. Des assistants, téléphone à l’oreille, restaient en contact par des lignes sécurisées avec des diplomates de Bangkok, Erevan, Pékin et de nombreuses capitales d’Europe de l’Est. Peter sourit au parterre de journalistes. « À la demande des gouvernements arménien et chinois, tous deux victimes de l’agression simultanée et injustifiée de la Russie, de l’Inde et de la Ligue musulmane du calife Alaï, l’Organisation des Peuples libres de la Terre a décidé d’intervenir. » Dans cette entreprise, nous bénéficions du soutien de nouveaux alliés, nombreux, dont beaucoup ont accepté de tenir un référendum afin de décider s’ils ratifieront ou non la Constitution de l’OPLT. » L’empereur Han Tzu de Chine nous assure de sa capacité à traiter le problème des forces russes et turques combinées qui opèrent aujourd’hui loin à l’intérieur de la frontière nord de son territoire. » Au sud, la Birmanie et la Chine ont autorisé une armée menée par notre vieil ami le général Suriyawong à passer sur leur sol. En ce moment même, à Bangkok, le Premier ministre Paribatra tient une conférence de presse pour annoncer que la Thaïlande va organiser un référendum sur la ratification et que, dès maintenant, l’armée de son pays se trouve sous le commandement provisoire de l’OPLT. » En Arménie, où une conférence de presse n’est pas possible actuellement à cause des obligations de la guerre, le pays, sous le coup d’une attaque, a demandé l’assistance et le commandement de l’OPLT. J’ai placé l’armée arménienne sous l’autorité directe de Julian Delphiki ; elle se charge de résister à l’agression injustifiée de la Turquie et de la Russie, et a repoussé les combats vers l’intérieur du territoire musulman, jusqu’à Tabriz et Téhéran. » Ici, en Europe de l’Est, où la Finlande, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Slovaquie, la Tchéquie et la Bulgarie ont déjà intégré l’OPLT, de nouveaux alliés nous rejoignent : Pologne, Roumanie, Hongrie, Serbie, Autriche, Grèce et Biélorussie. Tous ont répudié le Pacte de Varsovie, qui ne leur a jamais fait obligation, en aucun cas, de participer à une guerre offensive. » Sous le commandement de Petra Delphiki, les forces combinées des alliés progressent rapidement et ne devraient pas tarder à capturer des cibles clés en Russie. Elles n’ont guère rencontré de résistance jusqu’ici, mais elles se tiennent prêtes à faire face à toute opposition russe. » Nous appelons les agresseurs – la Russie, l’Inde et la Ligue musulmane – à déposer les armes et accepter un cessez-le-feu immédiat. S’ils ne souscrivent pas à cette offre dans les douze prochaines heures, nous ne consentirons à un cessez-le-feu que selon des conditions et à une heure de notre choix. Les ennemis de la paix doivent s’attendre à perdre toutes les forces qu’ils ont engagées dans ce conflit inique. » Je souhaite à présent vous montrer une vidéo récemment enregistrée dans un refuge sécurisé. Au cas où vous ne l’identifieriez pas, car les Russes l’ont gardé secret pendant des années, celui qui parle est Vladimir Denisovitch Porotchkot, citoyen biélorusse qui, il y a encore quelques jours à peine, travaillait contre son gré au service d’une puissance étrangère, la Russie. Vous vous rappellerez peut-être aussi qu’il faisait partie de l’équipe de jeunes combattants qui a vaincu la menace extraterrestre contre l’humanité. » Peter s’écarta du micro, l’obscurité se fit dans la salle et l’écran mural s’alluma. Vlad se tenait devant un bureau ordinaire dans une pièce apparemment banale quelque part sur Terre. Seul Peter savait que l’enregistrement avait eu lieu dans l’espace – dans la station de l’École de guerre, plus précisément, qui abritait à présent le ministère de la Colonisation. « Je présente mes excuses aux peuples d’Arménie et de Chine, dont les Russes ont violé les frontières et tué des citoyens en se servant de plans élaborés par mes soins. Je croyais ces plans destinés à répondre à une agression imprévue ; j’ignorais qu’on les mettrait en pratique, et cela sans la moindre provocation. Quand je me suis rendu compte qu’on utilisait ainsi mon travail, j’ai faussé compagnie à mes gardiens russes ; je me trouve aujourd’hui en lieu sûr et je puis dire la vérité. » Juste avant de m’échapper de Moscou, j’ai appris que les dirigeants de la Russie, de l’Inde et de la Ligue musulmane se sont divisé le monde : l’Inde régnera sur toute l’Asie du Sud-Est et la plus grande partie de la Chine, la Russie sur une portion de la Chine et sur toute l’Europe de l’Est et du Nord, la Ligue musulmane sur l’Afrique et les pays d’Europe de l’Ouest à forte population musulmane. » Je récuse ce plan et je récuse cette guerre. Je n’accepte pas que mon travail serve à réduire en esclavage des peuples innocents qui n’ont fait de tort à personne et ne méritent pas de vivre sous la botte de tyrans. » En conséquence, j’ai fourni à l’Organisation des Peuples libres de la Terre le détail complet de tous les plans que j’ai conçus pour les Russes ; ils ne peuvent plus effectuer aucun mouvement qui ne soit anticipé par les forces alliées de l’OPLT. » Et j’exhorte les citoyens de Biélorussie, mon pays natal, à voter pour entrer dans l’Organisation des Peuples libres de la Terre. Qui d’autre montre autant d’intransigeance pour se dresser contre l’agression et prendre position pour la liberté et le respect de tous les États et de tous les citoyens du monde ? » Quant à moi… mes talents et ma formation restent strictement axés sur la guerre. Je ne mettrai plus mes compétences au service d’aucun pays. J’ai donné mon enfance pour combattre un ennemi extraterrestre qui voulait anéantir l’homme ; je n’ai pas repoussé les doryphores pour permettre qu’on massacre des innocents par millions et qu’on en enchaîne des centaines de millions d’autres. » Je me mets en grève et je presse tous les autres diplômés de l’École de guerre, hormis ceux qui servent l’OPLT, de m’imiter. Ne planifiez pas la guerre, ne faites pas la guerre, sauf pour aider l’Hégémon Peter Wïggin à détruire les armées des agresseurs. » Aux soldats, je dis ceci : n’obéissez pas à vos supérieurs. Rendez-vous à la première occasion. C’est votre obéissance qui rend la guerre possible. Soyez responsables de vos actes, joignez-vous à ma grève ! Si vous vous rendez aux forces de l’OPLT, elles feront tout pour épargner votre vie et vous renvoyer auprès de vos proches au plus vite. » Encore une fois, je supplie qu’on me pardonne toutes les vies perdues à cause de mes plans. Plus jamais on ne m’y reprendra. » L’écran s’éteignit. Peter s’avança vers les micros. « L’Organisation des Peuples libres de la Terre et ses alliés se trouvent maintenant en guerre avec les agresseurs. Nous vous avons dit tout ce que nous pouvions sans compromettre les opérations militaires en cours. Il n’y aura pas de questions. » Et il s’en alla. Bean se tenait au milieu des berceaux à roulettes où reposaient ses cinq enfants normaux – ceux qu’il ne reverrait jamais après son départ dans la journée. Mazer Rackham lui posa une main sur l’épaule. « Il est l’heure, Julian. — Cinq bébés, fit Bean. Comment Petra va-t-elle se débrouiller ? — Elle aura de l’aide. Je me demande plutôt comment vous allez vous débrouiller, vous, dans le vaisseau ; vous en aurez trois à gérer tout seul. — Je peux en témoigner, les enfants qui présentent ma déficience génétique deviennent autonomes très tôt. » Il effleura le lit du petit Andrew. Il portait le même nom que l’aîné de sa fratrie, mais celui-ci ne souffrait d’aucune déficience génétique et avait une taille proportionnée à son âge. Et la deuxième Bella… Elle vivrait une existence normale, comme Ramón, Julian et Petra. « Si ces cinq-ci ne sont pas atteints, dit Bean à Rackham, il y a des chances pour que le neuvième… présente un défaut ? — S’il existe effectivement un risque sur deux que vos modifications génétiques se transmettent, et sachant que cinq sur les neuf ne les possèdent pas, les statistiques voudraient que l’enfant manquant les présente. Mais un spécialiste vous dirait que les probabilités pour chaque enfant étaient de cinquante-cinquante et que la répartition du syndrome parmi ceux que nous connaissons n’influe pas sur l’état du neuvième. — Peut-être vaudrait-il mieux… que Petra ne le retrouve jamais. — À mon avis, Bean, il n’existe pas. Toutes les implantations ne prennent pas, et une fausse couche précoce a pu se produire ; cela expliquerait parfaitement l’absence de toute trace exploitable par le logiciel. — Vous voudriez que je me réjouisse de la mort d’un de mes enfants ? Dois-je trouver ça rassurant ou affreux ? » Rackham fit la grimace. « Vous savez bien ce que je voulais dire. » Bean tira une enveloppe de sa poche et la glissa sous Ramón. « Dites aux infirmières de la laisser là, même si sa couche fuit dessus. — Je n’y manquerai pas. C’est dérisoire, je sais, Bean, mais nous investirons votre pension comme celle d’Ender, et le même programme la gérera. — Non ; versez-la à Petra dans son intégralité. Elle en aura besoin, avec cinq enfants à élever, et peut-être six un jour. — Mais quand vous reviendrez, une fois le traitement découvert ? » Bean le regarda comme s’il avait perdu l’esprit. « Vous y croyez vraiment ? — Si vous n’y croyez pas, pourquoi partir ? — Parce qu’il y a une petite chance que ça arrive et que, si nous restons, c’est la mort assurée pour tous les quatre. Si on met un traitement au point et que nous revenions, nous reparlerons de cette pension. Tenez, voici ce que vous allez faire : après la mort de Petra et, plus tard, de ces cinq enfants, vous confierez ma pension à un fonds géré par votre logiciel d’investissement. — Vous serez revenu d’ici là. — Non, dit Bean. Non, c’est… non. Une fois que dix ans auront passé – il n’y a aucune chance qu’on trouve un traitement avant ce délai –, même si les chercheurs ont découvert le moyen de nous guérir, ne nous rappelez pas avant… avant la mort de Petra. Vous comprenez ? Si elle se remarie, comme je le souhaite, je ne veux pas l’obliger à m’affronter, à me voir inchangé, toujours adolescent – et adolescent géant. Ce que nous lui infligeons est bien assez cruel ; je refuse de la tourmenter encore avant la fin de sa vie. — Pourquoi ne pas la laisser en décider elle-même ? — Parce qu’elle n’a pas voix au chapitre. Après notre départ, elle doit nous considérer comme morts, disparus pour toujours ; elle ne doit pas espérer retrouver son existence précédente. Mais, en réalité, je ne m’en fais pas, Mazer : il n’existera jamais de traitement. — Et d’où tirez-vous cette certitude ? — Je connais Volescu : il ne veut pas que les recherches aboutissent. Ce dont je souffre ne lui apparaît pas comme une maladie mais comme l’espoir de l’humanité. Or, à part Anton, nul n’en sait assez pour prendre sa suite ; trop longtemps illégal, ce domaine reste entaché de tabous. Les méthodes qu’a employées Volescu, le processus tout entier qui entoure la clé d’Anton… Plus personne ne la tournera, si bien que vous ne trouverez aucun scientifique compétent dans ce champ de recherches, et le projet perdra peu à peu son importance pour vos successeurs. Un jour, dans pas très longtemps, quelqu’un se demandera en examinant le budget : “À quoi bon ce gaspillage ?” Et le projet s’éteindra. — Jamais, fit Mazer. La Flotte n’oublie pas les siens. » Bean éclata de rire. « Vous ne comprenez donc pas ? Peter va réussir ; le monde s’unira et les guerres internationales prendront fin – en même temps que le sens de la loyauté entre militaires. Il n’y aura plus que… que des vaisseaux colonisateurs, d’autres de commerce, et des instituts de recherche scientifiques scandalisés à l’idée d’un passe-droit onéreux octroyé à un soldat qui vivait un siècle plus tôt – ou deux, ou trois. — Le financement n’aura rien d’aléatoire, dit Rackham ; nous utilisons le programme d’investissement pour faire fructifier nos placements, et il fonctionne à merveille, Bean. Dans quelques années, ce projet deviendra un des mieux nantis du monde. » Bean éclata de rire encore une fois. « Mazer, vous ne mesurez pas à quelles extrémités sont prêts les gens pour mettre la main sur de l’argent gaspillé, selon eux, dans la recherche pure. Vous verrez – ou plutôt, non, vous ne le verrez pas : ça se produira après votre mort. Mais, moi, je le verrai ; alors je lèverai mon verre à votre mémoire, au milieu de mes enfants, et je dirai : “À votre santé, Mazer Rackham, vieil optimiste béat ; vous croyiez les hommes meilleurs qu’ils ne le sont, ce qui explique que vous ayez passé votre temps à sauver l’humanité.” » Mazer passa un bras autour de la taille de Bean et se serra un moment contre lui. « Il faut partir ; embrassez vos enfants. — Sûrement pas, répondit Bean. Vous voulez qu’ils fassent des cauchemars où un géant se penche sur eux pour les dévorer ? — Les dévorer ! — Les nourrissons ont peur de se faire manger, expliqua Bean. Il y a une raison évolutive tout à fait logique à cela, étant donné que, dans notre berceau ancestral en Afrique, les hyènes se faisaient un plaisir d’enlever les enfants humains pour s’en repaître. Apparemment, vous n’avez jamais ouvert un bouquin sur la façon d’élever les enfants. — Ça m’évoquerait plutôt les contes de Grimm. » Bean passa d’un petit lit à l’autre et caressa doucement chaque bébé à son tour, Ramón peut-être un peu plus longtemps que ses frères et sœurs : il le connaissait depuis une éternité, à côté des quelques minutes qu’il avait passées avec les autres. Puis il quitta la salle et, à la suite de Rackham, se dirigea vers la camionnette fermée qui l’attendait. Suriyawong entendit les rapports et l’ordre qui s’ensuivait : la conférence de presse avait eu lieu ; on y avait annoncé la participation de la Thaïlande à l’OPLT ; les opérations actives contre l’ennemi devaient commencer. Suri échelonna le départ des six contingents de manière qu’ils arrivent à peu près en même temps ; il positionna aussi les hélicoptères de combat chinois afin qu’ils se joignent aux batailles en profitant au mieux de l’effet de surprise. L’un d’eux le transporterait là où se trouvait Virlomi. Si des dieux veillent sur elle, songea-t-il, qu’ils lui laissent la vie sauve. Même si cent mille soldats doivent périr à cause de son orgueil, par pitié, qu’elle ne meure pas ! Le bien qu’elle a fait, la grandeur dont elle est investie doivent peser dans la balance ; les erreurs des généraux peuvent coûter la vie à des milliers d’hommes, mais elles restent des erreurs. Elle voulait la victoire, non la destruction ; elle mérite punition pour ses intentions, non pour leur résultat. Certes, elle n’avait pas que de bonnes intentions. Mais vous, les dieux de la guerre ! Shiva, toi le destructeur ! Virlomi n’a jamais été que votre servante ! Permettrez-vous qu’elle meure uniquement parce qu’elle a trop bien fait son travail ? Saint-Pétersbourg était tombée plus vite que nul ne s’y attendait ; on ne pouvait même pas qualifier de « symbolique » la résistance qu’elle avait offerte : tous les défenseurs, jusqu’aux policiers, avaient pris leurs jambes à leur cou, et Finlandais et Estoniens se retrouvaient à maintenir l’ordre dans la ville au lieu de combattre un adversaire résolu. Mais Petra ne le savait que par ouï-dire, car, pendant ce temps, elle traversait la Russie en se débrouillant avec les moyens du bord : sans force aérienne importante, impossible de transporter par air son armée brésilo-rwandaise jusqu’à Moscou. Elle la convoyait donc par les trains de passagers du pays, en surveillant le trajet à bord d’un petit avion déguisé en appareil de tourisme afin de repérer tout incident possible. L’artillerie lourde avait emprunté les autoroutes dans de gros camions polonais et allemands, semblables à ceux qui sillonnaient sans cesse toute l’Europe et ne s’arrêtaient que le temps d’un repas, d’une pause-pipi ou d’une visite aux prostituées des bords de route. Ils portaient vers Moscou le fer que, la première, la Russie avait brandi. Un adversaire décidé aurait pu suivre les déplacements de l’armée de Petra : impossible de cacher ce que contenaient les trains qui passaient les gares sans s’arrêter et exigeaient qu’on dégage les voies devant eux, sans quoi, disaient les messages, « on vous pulvérise, vous, votre gare et votre bled minable de mangeurs d’enfants ! » Pure rhétorique, naturellement : un seul poteau téléphonique en travers des voies ici et là aurait suffi à les ralentir considérablement, et il n’était pas question qu’ils tuent des civils. Mais les Russes l’ignoraient. Peter avait dit à Petra que, selon Vlad, les commandants qui restaient à Moscou allaient céder à la panique. « Ce sont des poltrons, pas des combattants. Ça ne veut pas dire que personne ne se dressera contre vous, mais ça restera localisé, épars. Si vous vous heurtez à des poches de résistance, faites simplement un détour. Si l’on stoppe la progression de l’armée russe en Chine et que les vidéos internationales montrent Moscou et Saint-Pétersbourg entre vos mains, soit le gouvernement demandera la paix, soit le peuple se révoltera, soit les deux. » Cette stratégie avait réussi aux Allemands en France en 1940 ; pourquoi n’opérerait-elle pas aujourd’hui ? La désertion de Vlad avait porté un choc fatal au moral russe, d’autant plus que les Russes savaient que Julian Delphiki en personne avait planifié la contre-attaque et que Petra Arkanian commandait l’armée qui « déferlait sur le pays ». Enfin, autant qu’on peut déferler avec des trains de passagers. Au moins, ce n’était pas l’hiver. Han Tzu donna ses ordres et ses troupes refluèrent vers les positions prévues. Il avait organisé son mouvement de repli à la seconde près de façon à entraîner les Russes là où il le voulait à l’instant qu’il voulait – très en avance sur le plan de Vlad, dont il n’avait nullement dévié par ailleurs. Les observations des satellites que lui transmettait Peter Wiggin annonçaient le retrait des Turcs vers l’ouest, en direction de l’Arménie. Comme s’ils pouvaient y arriver à temps pour changer l’issue de l’affrontement ! Apparemment, le calife Alaï n’avait pas résolu le problème éternel des armées musulmanes : si on ne les tenait pas dans une poigne de fer, elles se laissaient facilement distraire ; or, en principe, cette poigne était celle d’Alaï. Han Tzu en venait à se demander s’il contrôlait encore quoi que ce soit. Peu importait. Han Tzu avait pour objectif l’armée russe, immense, déployée à l’excès et lasse, qui suivait toujours au pied de la lettre le plan de Vlad, bien que son mouvement en tenaille sur Pékin n’eût pris qu’une cité déserte, sans forces d’opposition à écraser ni gouvernement à capturer – et bien que Moscou dût lui envoyer des rapports affolés sur les rumeurs annonçant l’arrivée imminente de Petra sans qu’on pût la localiser. Le commandant russe qu’il affrontait n’avait pas tort de persister dans sa stratégie : la marche sur Moscou n’était qu’une diversion, comme Petra devait bien le savoir, destinée à provoquer la panique mais incapable, par manque d’hommes et d’armement, de tenir aucun objectif bien longtemps. Au sud, l’armée thaïlandaise de Suri avait une tâche importante elle aussi, mais les forces indiennes ne représentaient pas une grande menace ; Bean, en Arménie, avait entraîné les armées turques loin des combats principaux, mais elles pouvaient revenir très vite. Tout se jouerait sur la bataille qu’affrontait Han Tzu. Et, de son point de vue, il vaudrait mieux qu’il ne s’agisse pas d’une bataille. Ils se trouvaient dans la région céréalière près de Jinan. Le plan de Vlad supposait que les Chinois s’installeraient sur les positions dominantes au sud-est du Hwang Ho et s’efforceraient d’empêcher l’ennemi de traverser le fleuve ; en conséquence, les Russes avaient prévu des ponts mobiles et des radeaux pour le franchir en amont et en aval puis encercler la redoute chinoise. Or, comme le prédisait le plan de Vlad, les forces de Han Tzu occupaient en effet une position surélevée et bombardaient avec une rassurante inefficacité les troupes russes qui approchaient ; il fallait mettre le commandant en confiance, surtout lorsqu’il découvrirait les ponts du Hwang Ho « détruits » – mais de façon bâclée, afin de pouvoir les réparer rapidement. Han Tzu n’avait pas les moyens de se lancer dans une bataille d’usure, à force égale : la Chine avait perdu trop de matériel dans ses guerres précédentes et, même s’il disposait de vétérans aguerris alors que l’armée russe n’avait pas combattu depuis des années, il n’avait pas pu rééquiper en totalité ses forces depuis le peu de temps qu’il avait accédé au trône, et ce facteur se révélerait inévitablement décisif. Pas question non plus de jeter contre l’adversaire des vagues de soldats pour l’écraser sous le nombre : il ne devait pas gaspiller ses troupes, qu’il lui fallait intactes pour affronter les armées musulmanes, beaucoup plus dangereuses, au cas où elles s’allieraient aux russes. Les drones de l’adversaire valaient largement ceux des Chinois ; les deux commandants devaient donc avoir une représentation précise du champ de bataille, terrain à blé idéal pour les tanks russes. Nulle action de Han Tzu ne pouvait surprendre son ennemi ; le plan de Vlad allait fonctionner, il fallait que le commandant russe en soit convaincu. Les forces chinoises dissimulées à l’arrière des troupes russes signalèrent que les derniers contingents avaient franchi les points de passage sans se rendre compte de ce que signifiaient les petites marques rouges sur les barrières, les buissons, les arbres et les poteaux indicateurs. Dès lors, durant les quarante minutes à venir, l’armée de Han Tzu n’aurait qu’une seule mission à remplir : maintenir les forces russes entre ces marques et les hautes terres, de l’autre côté du Hwang Ho, en veillant à ce qu’aucune troupe chinoise ne pénètre dans ce périmètre. L’ennemi ne voyait-il pas qu’on avait évacué tous les habitants de la zone ? Qu’il n’y restait pas un seul véhicule civil ? Que les maisons avaient été vidées de leur contenu ? Jadis, pendant un de ses cours, Hyrum Graff avait expliqué à ses élèves que Dieu leur montrerait comment vaincre leur adversaire en se servant des forces de la nature, et il avait pris l’exemple du Créateur exploitant un raz-de-marée de la mer Rouge pour détruire les chars du pharaon. Les petites marques rouges indiquaient la hauteur maximale de la crue. Han Tzu donna l’ordre de faire sauter le barrage. Il faudrait à la muraille liquide quarante minutes avant de balayer l’armée russe. Les soldats arméniens avaient atteint tous leurs objectifs, et ils avaient forcé un gouvernement iranien en pleine panique à rappeler ses troupes d’Inde ; elles ne tarderaient pas à arriver en nombre écrasant et à tailler les Arméniens en pièces. Ceux-ci crurent leur heure venue quand des hélicoptères noirs apparurent dans le ciel de la cité. Mais les soldats qui en descendirent étaient des Thaïlandais qui portaient l’uniforme de l’OPLT – la troupe d’assaut formée par Bean, qui avait participé à de nombreuses opérations sous son commandement ou celui de Suriyawong. Enfin Bean en personne apparut. « Désolé du retard », dit-il. En quelques minutes, les forces de l’OPLT sécurisèrent le périmètre et les troupes arméniennes embarquèrent dans les appareils. « Vous allez faire un sacré détour pour rentrer chez vous », fit un des Thaïlandais en riant. Bean déclara en insistant qu’il allait se rendre au pied de la colline pour constater de visu comment se débrouillait la défense avancée, puis, sous les yeux des Arméniens, il pénétra dans un immeuble à demi détruit par les bombardements. Quelques instants plus tard, le bâtiment explosa. Il n’en resta rien, ni un pan de mur, ni un conduit de cheminée, ni Bean. Alors l’hélicoptère décolla. Les Arméniens, tout à leur joie d’avoir été secourus, avaient du mal à garder à l’esprit la terrible nouvelle qu’ils allaient devoir apprendre à Petra Arkanian : son mari avait péri. Ils l’avaient tous vu. Nul n’avait pu survivre à la déflagration. 23 COLON De : ChienNoir%Salaam@Atoutdesuite.com À : Graff%pilgrimage@MinCol.gov Code de cryptage : ******* Code de décryptage : ********* Sujet : Le message d’adieu de Vlad Vous comprendrez sans mal que je vous contacte depuis une cachette ; je vous fournirai les détails de l’histoire plus tard. Je voudrais accepter votre invitation, si elle tient toujours. J’ai récemment découvert que, tout génie que je sois en matière de stratégie militaire, je suis bouché à l’émeri en ce qui concerne les motivations de mon propre peuple, et même des gens que je croyais les plus proches de moi. Par exemple, qui aurait pu se douter qu’un calife noir moderniste et partisan du consensus leur déplairait beaucoup plus qu’une hindoue dictatoriale, idolâtre et impudique ? Je m’apprêtais à disparaître simplement de l’histoire, et je m’apitoyais sur mon exil tout en pleurant tin ami cher qui a donné sa vie pour sauver la mienne à Hyderabad, quand je me suis rendu compte que les bulletins d’informations qui passaient en boucle le message de Vlad m’indiquaient la voie à suivre. J’ai donc pris mes dispositions pour enregistrer une vidéo dans une mosquée proche – dans un pays où je ne risque rien à me montrer à visage découvert, n’ayez crainte. Je ne confierai ni à Peter ni à vous le soin de la rendre publique, ce qui la discréditerait aussitôt ; je ne passerai que par des canaux musulmans. Voici ce dont j’ai pris conscience : j’ai peut-être perdu le soutien de l’armée, mais je reste le calife, fonction non seulement politique mais aussi religieuse, et pas un seul de ces bouffons n’a l’autorité nécessaire pour me déposer. En attendant, j’ai appris comment on m’appelait derrière mon dos : « chien noir ». Croyez-moi, ça, je vais le leur renvoyer dans les gencives. Une fois la vidéo publique, je vous indiquerai où je me trouve, si vous acceptez toujours de m’embarquer. Randi regardait avidement les journaux télévisés. L’espoir avait jailli en elle à l’annonce de la mort de Julian Delphiki en Iran : peut-être ceux qui voulaient s’emparer de son enfant allaient-ils être détruits ; alors elle pourrait apparaître au grand jour et proclamer qu’elle portait le fils héritier d’Achille. Mais elle avait aussitôt compris que le mal ne disparaîtrait pas du monde à cause de la mort ou de la défaite de quelques ennemis d’Achille ; ils l’avaient trop bien diabolisé. S’ils apprenaient qui était son enfant, ils le soumettraient à des examens et à des tests sans fin dans le meilleur des cas ; au pire, ils le lui enlèveraient ou le tueraient. Ils seraient prêts à tout pour effacer l’héritage d’Achille de la face du monde. Elle se tenait près du petit lit de voyage de son fils, dans une ancienne chambre de motel transformée en studette avec plaque chauffante, la moins chère qu’on puisse trouver en Virginie du Nord. L’enfant n’avait besoin de rien d’autre qu’un lit de voyage ; il était si petit ! L’accouchement, plusieurs mois avant terme, l’avait prise au dépourvu, si rapide qu’elle n’avait pas eu le temps de se rendre dans un hôpital. De toute manière, on ne l’aurait pas acceptée : elle était en train de changer d’identité et n’avait pas d’assurance santé. Mais, étant donné sa taille réduite, elle n’avait eu aucun mal à l’expulser : il était passé comme une lettre à la boîte. Et, malgré son petit format, il ne présentait aucune déficience ; il ne ressemblait même pas aux prématurés habituels, avec leur aspect de… de fœtus, de créatures amphibies. Non, son petit garçon, superbe, avait l’air parfaitement sain ; juste… plus petit que la normale. Petit et d’une intelligence extrêmement vive ; elle s’en effrayait parfois. Il avait dit son premier mot quelques jours plus tôt. « Maman », naturellement – il ne connaissait personne d’autre. Et, quand elle lui parlait, qu’elle lui expliquait certaines choses, qu’elle évoquait son père, il avait l’air d’écouter attentivement ; on aurait dit qu’il comprenait. Cela se pouvait-il ? Évidemment ! Le fils d’Achille devait avoir un esprit supérieur ; quant à sa taille, ma foi, Achille lui-même souffrait d’un pied bot – un corps infirme qui renfermait des dons extraordinaires. Secrètement, elle avait baptisé l’enfant Achille Flandres II, mais elle restait prudente : elle n’avait écrit ce nom nulle part ailleurs que dans son cœur, et le certificat de naissance portait celui de Randall Firth. Elle se faisait désormais appeler Nichelle Firth ; la véritable Nichelle Firth était une handicapée mentale d’une école spécialisée où elle avait travaillé comme assistante. Randi se savait l’air assez âgée pour endosser cette identité : déménager sans cesse, travailler dur, se ronger les sangs lui donnait une expression qui la vieillissait. Mais qu’avait-elle à faire de son aspect ? Elle n’essayait pas de séduire les hommes ; elle les connaissait trop bien : aucun n’accepterait d’épouser une femme qui ne s’occuperait que de l’enfant d’un autre. Elle ne se maquillait donc un peu que pour se faire embaucher dans des boulots qui ne requéraient pas un long CV. On lui demandait « Qu’avez-vous fait comme travail avant aujourd’hui ? » et elle répondait : « Rien depuis le lycée ; mes employeurs ne se souviendraient même pas de moi. Ensuite, j’ai été mère au foyer, mais mon mari découchait tout le temps, et me voici maintenant sans rien à mettre sur un CV, à part que mon petit se porte bien, que je tiens la maison propre et que je suis prête à bosser comme si ma vie en dépendait, parce que c’est le cas. » Cette tirade lui valait tous les postes auxquels elle postulait. Elle n’avait jamais été cadre et n’en avait nulle envie : elle effectuait ses heures, récupérait « Randall » à la crèche puis lui parlait, lui chantait des chansons et lisait des bouquins sur la façon d’être une bonne mère et d’élever un enfant éclatant de santé et d’assurance, qui aurait assez de force de caractère pour affronter l’intolérance contre son père et s’emparer du monde. Mais elle s’inquiétait des conflits qui éclataient un peu partout et des apparitions incessantes à la télévision de Peter Wiggin et de sa face hideuse pour annoncer que tel pays faisait désormais partie de l’OPLT et que tel autre s’y était allié. Elle ne pouvait pas se cacher éternellement ; elle ne pouvait changer ses empreintes digitales, or, à l’époque du lycée, on l’avait arrêtée pour vol à la tire, une histoire stupide : elle avait vraiment oublié qu’elle avait caché un article sous son manteau, sans quoi, comme les autres fois, elle aurait fini par le payer. Mais elle avait oublié et on l’avait interpellée à l’extérieur du magasin, si bien qu’il y avait effectivement vol ; comme elle n’était plus mineure, elle avait eu droit à toutes les tribulations judiciaires qu’entraîne une pareille affaire. On avait fini par la relâcher, mais ses empreintes restaient dans les fichiers. Par conséquent, un jour, quelqu’un découvrirait sa véritable identité ; et l’homme qui l’avait abordée, qui lui avait confié l’enfant d’Achille, comment savoir s’il ne cracherait pas le morceau ? Entre ses déclarations à lui et ses empreintes à elle, on pourrait la retrouver même si elle changeait cent fois de nom. À ce point de ses réflexions, elle songea que, pour la première fois de l’histoire de l’humanité, quand on ne se sentait plus en sécurité sur Terre, on pouvait aller ailleurs. Pourquoi fallait-il que le petit Achille Flandres II grandisse sur ce monde, au milieu de monstres assoiffés de sang acharnés à le tuer pour punir son père de sa supériorité, alors qu’il pouvait passer son enfance sur une nouvelle planète toute propre où nul ne se soucierait qu’il soit bâtard ou de taille réduite du moment qu’il se montrait intelligent et travailleur et qu’elle l’élevait convenablement ? La publicité promettait des échanges commerciaux entre colonies et des arrêts de vaisseaux stellaires. Quand l’heure sonnerait pour Achille II de revendiquer son héritage, sa succession, son trône, elle embarquerait avec lui à bord d’un de ces vaisseaux et ils reviendraient sur Terre. Elle avait étudié les effets relativistes du voyage interstellaire : l’aller-retour durerait peut-être un siècle ou plus – cinquante ans dans un sens, cinquante dans l’autre –, mais, subjectivement, seules trois ou quatre années auraient passé. Tous les ennemis actuels d’Achille auraient passé l’arme à gauche depuis longtemps et il n’y aurait plus personne pour répandre des mensonges haineux sur son compte. Le monde serait prêt à l’écouter d’une oreille nouvelle, avec l’esprit ouvert. Elle ne pouvait le laisser seul dans l’appartement, mais il tombait une bruine glacée en cette grise après-midi ; fallait-il risquer qu’il s’enrhume ? Elle le couvrit bien et le déposa dans le sac-bandoulière qu’elle portait sur le ventre. Qu’il était petit ! Elle avait l’impression qu’il pesait encore moins que son sac à main. Son parapluie les protégerait tous les deux de la pluie ; ça irait. Un long trajet à pied la séparait de la plus proche station de métro, mais c’était le meilleur moyen – et celui où l’on se mouillait le moins – de se rendre au bureau local du ministère de la Colonisation pour s’y inscrire. On vérifierait peut-être son passé, mais… les responsables savaient sûrement que beaucoup décidaient d’embarquer parce qu’ils voulaient couper les ponts avec leur ancienne existence ; et, si l’on découvrait son changement d’identité, son arrestation pour vol à la tire y fournirait une bonne explication. Elle avait sombré peu à peu dans la délinquance et… que supposerait-on sur elle ? La drogue, sans doute… mais elle souhaitait prendre un nouveau départ, sous un autre nom. À moins qu’elle ne donne son véritable nom ? Non, parce que, sous celui-là, elle n’avait pas d’enfant ; si l’on se demandait si « Randall » était bien d’elle et qu’on pratique un test d’ADN, on s’apercevrait qu’ils n’avaient aucun gène en commun. D’où question : l’avait-elle enlevé ? Vu sa petite taille, on le prendrait pour un nouveau-né ; en plus, la naissance s’était déroulée si facilement qu’elle n’avait même pas été déchirée : existait-il des examens permettant de déterminer si elle avait accouché récemment ? Non, sinistres inventions que tout ça ! Elle donnerait son nom d’emprunt en se tenant prête à fuir si on commençait à lui poser trop de questions ; que pouvait-elle faire d’autre ? Le jeu en valait la chandelle si elle réussissait à lui faire quitter la Terre. Sur le chemin de la station de métro, elle passa près d’une mosquée ; devant, des policiers réglaient la circulation. Un attentat à la bombe ? Il s’en produisait ailleurs – en Europe, en particulier – mais en Amérique, sûrement pas ! En tout cas, pas récemment. Non, il ne s’agissait pas d’un attentat ; rien que d’un discours, un discours de… « Du calife Alaï », dit une personne tout près comme si elle s’adressait à elle. Le calife Alaï ! Le seul homme assez courageux sur Terre pour s’opposer à Peter Wiggin. Par bonheur, elle avait un châle sur la tête, ce qui lui donnait l’air assez musulmane pour cette ville séculière où beaucoup ne manifestaient leur foi par aucun vêtement particulier. Nul ne chercha à empêcher une mère portant son bébé d’entrer ; toutefois, il fallait laisser au guichet de sécurité parapluies, sacs à main et vestes. Elle entra dans la partie réservée aux femmes et s’étonna en constatant que le treillis ornemental de la cloison l’empêchait de voir convenablement la section des hommes ; apparemment, même les mosquées libérales d’Amérique ne jugeaient pas nécessaire que les femmes voient l’orateur. Randi avait entendu parler de cette coutume, mais elle n’avait jamais mis les pieds que dans des églises presbytériennes, où les familles restaient groupées. Toutefois, étant donné la foule de caméras qui encombrait le secteur réservé aux hommes, ils ne jouissaient peut-être pas d’une meilleure vue qu’elle ; de toute manière, elle n’avait pas l’intention de se convertir à l’islam : elle voulait seulement apercevoir le calife Alaï. Par bonheur, il s’exprimait en standard, non en arabe. « Je demeure calife, où que je me trouve. Je n’emmènerai dans ma colonie que des croyants qui regardent l’islam comme une religion pacifique et je refuserai ces faux musulmans assoiffés de sang qui traitent leur calife de chien noir et ont tenté de m’assassiner afin de déclarer la guerre à leurs voisins inoffensifs. » Voici la loi de l’islam depuis l’époque de Mahomet et pour l’éternité : Dieu ne permet la guerre qu’en réponse à l’agression. Quand un musulman lève la main sur quelqu’un qui ne l’agresse pas, il ne s’engage pas dans le djihad, il devient shaïtan lui-même. Je déclare que ceux qui ont projeté l’invasion de la Chine et de l’Arménie ne sont pas des musulmans et que le devoir des vrais croyants qui les trouveront est de les arrêter. » Dorénavant, les États musulmans ne doivent être gouvernés que par des dirigeants librement élus, et les non-musulmans ont le droit de participer à ces élections. Il est interdit de molester les non-musulmans, même s’ils ont appartenu jadis à notre confession, de les priver de leurs droits et de les désavantager d’aucune façon. Et, si un pays musulman décide d’entrer dans l’Organisation des Peuples libres de la Terre et d’obéir à sa constitution, Dieu l’y autorise ; cela ne constitue pas une offense. » Randi avait le cœur au bord des lèvres : on aurait cru entendre le discours de Vlad ! Elle assistait à une capitulation complète aux « idéaux » bidons de Peter Wiggin. L’Hégémon et sa clique avaient apparemment réussi à soumettre jusqu’au calife Alaï par chantage, drogue ou intimidation. Elle regagna la sortie en se faufilant entre les femmes assises, debout ou appuyées aux murs ; beaucoup la regardèrent comme si elle commettait un péché en s’en allant, et beaucoup d’autres avaient les yeux fixés sur le calife Alaï avec une expression d’adoration. Vous vous trompez d’idole, se dit Randi ; un seul homme embrassait le pouvoir avec un cœur pur, et c’était mon Achille. À une femme qui lui jetait un regard particulièrement noir, elle désigna du doigt l’enfant qu’elle tenait et fit une grimace ; la mine de l’autre se détendit aussitôt : si un bébé se salissait, une mère devait s’occuper de lui avant même d’entendre la parole du calife. Si Alaï lui-même ne peut pas s’opposer à Peter Wiggin, il ne me reste plus un seul refuge sur Terre où élever mon petit. Elle poursuivit son chemin jusqu’à la station de métro pendant que la pluie tombait de plus en plus fort ; néanmoins, grâce au parapluie, le nourrisson resta au sec. Elle parvint à la station et la pluie cessa. Voilà ce qui nous attend dans l’espace : je n’aurai plus besoin de protéger mon enfant ; je pourrai ranger mon parapluie sans qu’il ait rien à craindre. Et, sur notre nouveau monde, il pourra marcher à l’air libre, sous la lumière d’un nouveau soleil, comme l’esprit libre qu’il est par sa naissance. À son retour sur Terre, il deviendra un grand homme qui dominera de tout son haut ces nains de la morale. Seule déception : Peter Wiggin sera mort alors, tout comme Julian Delphiki, et mon fils ne pourra jamais affronter les meurtriers de son père. 24 SACRIFICE De : Mosca%Molo@FilMil.gov.ph À : Graff%pilgrimage@MinCol.gov Sujet : Mon billet La situation sur Terre commence à devenir intéressante, et c’est justement maintenant que j’ai l’impression agaçante que vous aviez raison. J’ai horreur de ça. Des types sont venus me trouver, excités comme des puces. Petra a pris Moscou avec une armée faite de bric et de broc qui se déplaçait en train ! Han Tzu a balayé toute l’armée russe sans subir plus d’une dizaine de pertes dans ses rangs ! Bean a réussi à entraîner les forces turques vers l’Arménie et à les empêcher d’intervenir en Chine ! Et, naturellement, on le crédite aussi de la victoire de Suriyawong en Chine – tout le monde tient à rejeter toute la gloire sur les garçons et la fille du djish d’Ender. Vous savez ce qu’ils me demandent ? De m’emparer de Taiwan. Sans déconner. Je dois préparer les plans de la conquête, parce que mon misérable petit État insulaire a son ancien du djish, moi en l’occurrence, et que ça fait de lui une grande puissance ! Comment ces troupes musulmanes peuvent-elles avoir le culot de rester à Taiwan ? Je leur ai fait remarquer que, Han Tzu ayant battu les Russes, les musulmans n’oseraient sans doute pas attaquer et qu’il voudrait probablement récupérer Taiwan. Et, même dans le cas contraire, croyaient-ils vraiment que Peter Wiggin resterait à se tourner les pouces pendant que les Philippines commettaient un acte d’agression injustifié contre Taiwan ? Ils n’ont pas voulu m’écouter. Ils m’ont dit : Obéissez aux ordres, petit génie. Dans ces conditions, quelles options me reste-t-il, Hyrum ? (J’ai l’impression d’être un sale gosse désobéissant quand je vous appelle par votre prénom.) Faire comme Vlad, leur fournir mes plans et les laisser tomber dans le trou qu’ils auront eux-mêmes creusé ? Comme Alaï, les récuser publiquement et appeler à la révolution ? (C’est bien ce qu’il a fait, non ?) Ou, comme Han, mettre en scène un coup d’État et devenir empereur des Philippines et maître de la Tagalogophonie ? Je n’ai pas envie de m’en aller de chez moi, mais je ne trouverai la paix nulle part sur Terre. Endosser la responsabilité d’une colonie ne me sourit pas trop, mais au moins je ne tirerai pas des plans de mort ni d’oppression. Je vous demande seulement de ne pas m’inscrire dans la même colonie qu’Alaï : il a la grosse tête parce qu’il est le successeur du Prophète. Même les tanks avaient été emportés, certains sur plusieurs kilomètres. Là où les Russes se déployaient en vue de leur offensive contre les positions des forces de Han Tzu, il ne restait rien, pas une trace de leur présence. Il ne demeurait rien non plus des villages et des champs qui s’étendaient là auparavant. On aurait dit la Lune, version boueuse. Hormis quelques arbres aux racines profondes, tout avait disparu ; il faudrait beaucoup de temps et de travail pour remettre cette terre en état. Mais il y avait du pain sur la planche, en attendant : il fallait d’abord retrouver les survivants éventuels éparpillés dans la campagne en aval ; ensuite, nettoyer les cadavres, récupérer les chars et autres véhicules – et surtout l’armement. Et puis Han Tzu devait conduire une bonne part de son armée vers le nord pour reprendre Pékin et anéantir les vestiges de l’invasion russe, tout en surveillant les Turcs qui risquaient de revenir à la charge. La guerre et son labeur n’étaient pas encore finis. Mais la campagne d’usure, sanglante, qu’il avait redoutée, qui aurait déchiré la Chine et décimé toute une génération, avait été évitée, tant dans le nord que dans le sud. Et maintenant ? Qu’attendrait le peuple de l’empereur de Chine ? Après cette éclatante victoire, devait-il soumettre à nouveau les Tibétains ? Plier les turcophones du Xinjiang sous le joug chinois ? Verser le sang de ses soldats sur les plages de Taiwan pour satisfaire aux prétentions selon lesquelles les Chinois jouissaient d’un droit inhérent à régner sur la majorité d’ethnie malaise de cette île ? Et ensuite envahir tous les pays qui maltraitaient leurs minorités chinoises ? Où cela s’arrêterait-il ? Dans les jungles de Papouasie ? En Inde ? Ou sur la frontière occidentale de l’empire de Gengis Khan, sur les terres de la Horde d’Or, dans les steppes d’Ukraine ? Le plus épouvantable, dans ces scénarios, c’était qu’il se savait capable de les réaliser : avec la Chine, il avait un peuple intelligent, vigoureux, inventif et uni dans une seule et même volonté – tout ce qu’il fallait à un chef pour se lancer à la conquête du monde. Et, comme il en avait la possibilité, une part de lui-même avait envie de s’y engager pour voir où menait cette voie. Je le sais déjà, songea Han Tzu ; il suffit de regarder Virlomi à la tête de son armée pitoyable, en train de conduire ses volontaires sous-équipés à une mort certaine ; il suffit d’imaginer Jules César en train de se vider de son sang dans le Sénat, victime de trahison ; il suffit de penser à Adolf et Eva morts dans un bunker souterrain pendant que les explosions soufflaient leur empire au-dessus de leurs cadavres ; ou il suffit de se rappeler Auguste cherchant désespérément un successeur et comprenant qu’il devait tout léguer à son pervers répugnant de… de beau-fils ? Que représentait Tibère, en fait ? La triste démonstration de la façon dont les empires finissent par être gouvernés, inévitablement – parce que ceux qui atteignent les hautes régions du pouvoir sont les bureaucrates ambitieux, les assassins ou les seigneurs de guerre. Est-ce que je veux cela pour mon peuple ? Je suis devenu empereur parce que ça me permettait de détrôner Tigre des Neiges et de l’empêcher de me tuer. Mais la Chine n’a pas besoin d’un empire : elle a besoin d’un bon gouvernement ; les Chinois ont besoin de rester chez eux et de gagner de l’argent, ou de voyager dans le monde entier et de gagner encore plus d’argent ; ils ont besoin d’œuvrer dans le domaine de la science, dans celui de la littérature, de faire partie de l’humanité. Aucun de leurs fils ne doit plus mourir à la guerre ; ils ne doivent plus avoir à nettoyer les cadavres des ennemis. Il leur faut la paix. La nouvelle de la mort de Bean se répandit lentement hors d’Arménie. Curieusement, Petra l’apprit sur son portable à Moscou, où, sous sa direction, ses troupes achevaient de s’emparer de la cité. On lui avait annoncé la victoire écrasante de Han, mais on n’en avait encore rien dit au grand public : il fallait qu’elle tienne complètement la capitale russe avant que ses habitants ne découvrent le désastre, afin d’être sûre de pouvoir contenir leur réaction. C’était son père qui l’appelait. Il avait la voix rauque et elle comprit aussitôt le motif de son coup de téléphone. « Les soldats qu’on a sauvés à Téhéran… ils sont rentrés en passant par Israël. Ils ont vu… Julian n’est pas revenu avec eux. » Petra savait parfaitement ce qui s’était passé – ou, plus important, ce que Bean avait donné à croire aux témoins de la scène. Mais elle joua le jeu et récita docilement les répliques attendues. « Ils l’ont laissé sur place ? — Il n’y avait… rien à rapatrier. » Sanglot. Elle se réjouit de découvrir que son père avait fini par aimer Bean – à moins qu’il ne s’apitoie seulement sur sa fille, à peine femme et déjà veuve. « Il a disparu dans l’explosion d’un immeuble. Le bâtiment tout entier a été pulvérisé ; il ne pouvait pas s’en tirer vivant. — Merci de m’avoir mise au courant, papa. — Je sais que… Et les petits ? Reviens à la maison, Petra, nous… — Quand j’aurai fini mon travail ici, papa, je rentrerai, je pleurerai mon mari et je m’occuperai de mes enfants. Ils sont en de bonnes mains ; je vous aime, maman et toi. Ça ira. Au revoir. » Et elle coupa. Autour d’elle, plusieurs officiers la regardaient d’un air interrogateur ; ils l’avaient entendue parler de « pleurer son mari ». « Il s’agit d’une information ultraconfidentielle, dit-elle ; si elle se savait, les ennemis des Peuples libres y verraient un encouragement. Mais mon époux… il a pénétré dans un immeuble, à Téhéran, et le bâtiment a explosé. Nul n’aurait pu y survivre. » Les officiers finlandais, estoniens, lituaniens, lettons ne la connaissaient pas bien ; ils ne trouvèrent rien d’autre à faire que lui présenter des condoléances sincères mais maladroites. « Nous avons du pain sur la planche », déclara-t-elle pour les soulager de la responsabilité de la prendre en charge. Ce qu’ils prenaient pour une inébranlable maîtrise de soi cachait en réalité une fureur glacée : perdre son mari à la guerre, c’était une chose, mais le perdre parce qu’il refusait qu’on l’accompagne… Non, elle se montrait injuste : à long terme, elle aurait fait le même choix que lui. Il restait un enfant à découvrir et, même s’il avait péri ou n’avait jamais existé – après tout, ils ignoraient combien d’embryons il y avait, en dehors de ce que leur avait dit Volescu –, les cinq exempts de la maladie n’avaient pas à endurer une existence aussi anormale ; ç’aurait été comme obliger un jumeau en bonne santé à vivre dans un hôpital parce que son frère se trouvait dans le coma. J’aurais fait le même choix si j’en avais eu le temps. Mais il n’y avait pas le temps ; la vie de Bean ne tenait déjà plus qu’à un fil. Elle était en train de le perdre. Or elle savait depuis toujours qu’elle le perdrait d’une façon ou d’une autre. Il l’avait suppliée de ne pas l’épouser, il avait longtemps refusé d’avoir des enfants précisément pour lui éviter les affres qu’elle connaissait aujourd’hui. Mais s’avouer que tout revenait à elle-même, qu’elle avait choisi librement et ne l’avait jamais regretté n’atténuait nullement la douleur, et l’aggravait même plutôt. Elle était donc en colère – contre elle-même, contre la nature humaine, contre le fait qu’en tant qu’humaine elle ne pouvait pas échapper à cette nature, au désir d’avoir des enfants du meilleur des hommes, de le garder auprès d’elle pour toujours. Et d’aller au combat remporter la victoire, de se montrer plus astucieuse que ses ennemis, de leur couper l’herbe sous le pied, de les priver de toute leur puissance et de se tenir devant eux, triomphante, tandis qu’ils courbaient l’échine. Elle s’horrifia de cette prise de conscience : elle aimait la guerre et la rivalité autant qu’elle regrettait son époux et ses enfants, et se plonger dans les unes lui ferait oublier les autres. Quand les tirs commencèrent, Virlomi se sentit envahie d’exaltation – mais aussi d’une angoisse sourde, comme si elle connaissait sur l’issue de la bataille quelque terrible secret qu’elle avait refoulé jusqu’à ce que les détonations l’obligent à remonter à la surface de sa conscience. Aussitôt, son chauffeur voulut l’emmener à l’abri, mais elle exigea qu’il la conduise au plus fort des combats. Là, elle vit les positions de l’ennemi, dans les collines de part et d’autre de la vallée, et elle reconnut la tactique. Elle entreprit de donner des ordres, entre autres celui de signaler aux deux autres colonnes de se rabattre à l’entrée des vallées et d’y dépêcher des éclaireurs ; puis elle envoya ses troupes d’élite, celles qui se battaient à ses côtés depuis des années, à l’assaut des versants pour contenir l’ennemi pendant qu’elle organisait le repli du reste de ses hommes. Mais, dépourvus de formation militaire, ses soldats se laissaient trop aller à la peur pour comprendre ses ordres ou les exécuter sous la mitraille ; beaucoup prirent leurs jambes à leur cou et remontèrent la vallée, en pleine ligne de tir de l’adversaire. Et, Virlomi le savait, non loin derrière eux se trouvaient les troupes embusquées entre lesquelles ils étaient passés sans se douter de rien. Tout cela parce qu’elle ne s’attendait pas à ce que Han Tzu, aux prises avec les Russes, puisse envoyer une armée, même réduite, si loin dans le sud. Elle s’efforçait de rassurer ses officiers – il ne s’agit que d’un petit contingent, il ne doit pas nous arrêter –, mais les corps jonchaient le sol, toujours plus nombreux, et le feu ennemi semblait toujours plus nourri ; alors elle comprit qu’elle n’avait pas affaire à une force de résistance rassemblée à la hâte pour la gêner dans sa progression, mais à une armée disciplinée qui repoussait systématiquement ses troupes – ses centaines de milliers de soldats – vers la route et la berge du fleuve pour les massacrer à son aise. Et pourtant les dieux persistaient à la protéger : elle marchait, droite au milieu des hommes qui couraient la tête dans les épaules, et pas une balle ne la touchait. Tous tombaient autour d’elle, mais elle restait indemne. Elle savait ce qu’ils pensaient : les dieux la protègent. Mais elle avait une interprétation complètement différente : l’ennemi a donné des ordres pour qu’on ne me tue pas ; et ses soldats, parfaitement entraînés et disciplinés, y obéissent. Elle n’avait pas affaire à une opposition démesurée, cela se voyait à sa puissance de feu relativement réduite, mais la plupart des soldats de Virlomi, eux, ne tiraient pas du tout. Comment auraient-ils pu ? Il n’y avait aucune cible à mettre en joue, et l’ennemi concentrerait son tir sur toute force qui tenterait de quitter la route pour monter à l’assaut des versants. Pour autant qu’elle pût s’en rendre compte, s’il avait perdu un seul homme, c’était par accident. J’ai imité Varus, se dit-elle. Comme lui ses légions romaines, j’ai mené mes troupes dans un piège où nous périrons tous – sans le moindre dommage pour l’adversaire. Qu’est-ce qui m’a pris ? C’était le terrain idéal pour une embuscade ; comment ai-je pu ne pas m’en rendre compte ? Pourquoi cette conviction que l’ennemi ne pouvait nous attaquer ici ? Quand on a la certitude que l’ennemi ne peut pas exécuter un mouvement, mais qu’on irait droit à la catastrophe s’il y parvenait, on prépare une riposte ; stratégie élémentaire. Aucun des anciens du djish d’Ender n’aurait commis une erreur aussi grossière. Alaï le savait ; il n’avait cessé de la prévenir : ses troupes n’étaient pas prêtes pour une telle campagne, elle allait droit au massacre. Et ses hommes mouraient à présent autour d’elle, et leurs cadavres s’amoncelaient sur la route ; les survivants se trouvaient réduits à les entasser pour former des remparts contre le feu ennemi. Inutile de donner des ordres : ils ne seraient pas compris ni suivis d’effet. Et pourtant ses hommes continuaient à combattre. Son portable sonna. Elle sut aussitôt que c’était l’adversaire qui l’appelait pour lui demander de se rendre. Mais comment connaissait-il son numéro ? Se pouvait-il qu’Alaï fût de son côté ? « Virlomi ? » Ce n’était pas Alaï, mais une voix familière quand même. « Ici Suri. » Suriyawong ! S’agissait-il de troupes de l’OPLT ? Ou thaïlandaises ? Comment des forces thaïlandaises auraient-elles pu traverser la Birmanie pour arriver jusque-là ? En tout cas, ce n’était pas un contingent chinois ; pourquoi ne s’en rendait-elle compte que maintenant et non quand Alaï l’avait prévenue ? Lors de leurs entretiens privés, Alamandar assurait que l’opération réussirait parce que les Russes occuperaient toute l’armée chinoise dans le nord ; quel que soit l’assaillant que Han Tzu essaierait de repousser, l’autre aurait le champ libre en Chine. Et, s’il tentait de combattre les deux, chacun à son tour anéantirait ses contingents. Ni Alamandar ni elle n’avaient songé que Han Tzu pouvait aussi bien qu’eux trouver des alliés. Suriyawong, dont elle avait dédaigné l’amour. Elle avait l’impression que cela remontait à de longues années, alors qu’ils étaient enfants. Se vengeait-il parce qu’elle avait épousé Alaï à sa place ? « Tu m’entends, Virlomi ? — Oui, dit-elle. — Je préférerais faire tes hommes prisonniers ; je n’ai pas envie de passer le reste de la journée à les abattre. — Cesse, dans ce cas. — Ils refuseront de se rendre tant que tu continues le combat. Ils t’idolâtrent ; ils meurent pour toi. Dis-leur de baisser les armes, et que les survivants rentrent chez eux une fois la guerre terminée. — Tu es fou ? Dire à des Indiens de se rendre à des Siamois ? » Elle regretta cette réponse à peine l’eut-elle prononcée. Autrefois, la vie de ses hommes passait avant tout ; aujourd’hui, elle se préoccupait davantage des blessures de son amour-propre. « Virlomi, reprit Suriyawong, ils sont en train de mourir pour rien. Sauve-les. » Elle coupa la communication. Elle regarda les hommes autour d’elle, ceux qui vivaient encore, accroupis derrière les cadavres entassés de leurs camarades, à la recherche d’une cible au milieu des arbres des versants… mais en vain. « Ils ont cessé de tirer, annonça un des officiers survivants. — Il y a eu assez de morts à cause de mon orgueil, déclara Virlomi. Puissent ceux qui ont succombé me pardonner ; je vivrai mille vies en réparation de ce seul jour de vanité stupide. » Elle éleva la voix. « Déposez les armes. Virlomi l’ordonne : déposez les armes et redressez-vous, les mains en l’air. Ne tuez plus ! Déposez les armes ! — Nous mourrons pour toi, notre mère l’Inde ! cria un des hommes. — Satyagraha ! répliqua Virlomi. Supportez ce qu’il faut supporter ! Aujourd’hui, vous devez supporter la reddition ! Votre mère l’Inde vous commande de continuer à vivre pour rentrer chez vous, rassurer vos femmes et faire des enfants pour refermer la grande blessure qui s’est ouverte dans le cœur de l’Inde aujourd’hui ! » Les soldats reprirent certains de ses mots et l’intégralité de son message pour les transmettre à leurs camarades le long de la route encombrée de dépouilles. Elle-même donna l’exemple en levant les mains et en quittant l’abri des remparts de morts. Naturellement, nulle balle ne la transperça : on avait évité de la toucher pendant toute la bataille. Mais d’autres l’imitèrent ; ils se mirent en rang du même côté des cadavres qu’elle en laissant leurs armes derrière eux. De part et d’autre de la route, des soldats thaïlandais sortirent des arbres, l’air méfiant, mitraillettes toujours au clair. Ils ruisselaient de transpiration et la fureur du carnage s’éteignait à peine chez eux. Virlomi se retourna. Suriyawong quittait l’abri de la forêt et s’avançait vers elle ; elle retraversa les amoncellements de cadavres pour se porter à sa rencontre sur l’herbe du bas-côté. Ils s’arrêtèrent à trois pas l’un de l’autre. Du geste, elle désigna la route. « C’est donc ton œuvre ? — Non, Virlomi, répondit-il avec tristesse : la tienne. — Oui. Je sais. — Veux-tu m’accompagner pour ordonner à tes deux autres armées de cesser le combat ? Elles n’abandonneront que sur ton injonction. — D’accord. Tout de suite ? — Appelle-les et vois si elles obéissent. Si je t’emmène, tes soldats ici présents reprendront les armes pour m’en empêcher ; j’ignore pourquoi, mais ils continuent à te vouer un culte. — En Inde, nous adorons le Destructeur au même titre que Vishnou et Brahma. — Mais je ne me doutais pas que tu servais Shiva. » Elle ne sut que répondre. Elle prit son portable et passa ses instructions. « Ils s’efforcent de convaincre les hommes d’arrêter le combat. » Le silence s’installa un moment entre eux. Elle entendait les soldats thaïlandais lancer des ordres et rassembler ses hommes par petits groupes pour les emmener vers le débouché de la vallée. « Tu ne me demandes pas si j’ai des nouvelles d’Alaï ? fit Suri. — Pourquoi ? — Tu es donc si certaine que tes conjurés musulmans l’ont tué ? — Il n’était pas question de le tuer, seulement de le garder au secret jusque après la victoire. » Suriyawong éclata d’un rire amer. « Tu as combattu les musulmans des années durant et tu n’as pas appris à les connaître mieux que ça ? Il ne s’agit pas d’une partie d’échecs ; la personne du roi n’est pas sacrée. — Je n’ai jamais voulu sa mort. — Tu l’as dépouillé de son pouvoir. Il a essayé de te détourner de cette campagne, mais tu as conspiré contre ton propre époux. Il était pour l’Inde un meilleur ami que tu ne l’as jamais été. » Il parlait avec feu et sa voix se fêla. « Tu ne peux rien me dire de plus cruel que ce que je me répète en ce moment. — La Virlomi que j’ai connue si brave et si sage existe-t-elle encore ? Ou bien la déesse l'a-t-elle détruite elle aussi ? — La déesse a disparu ; seule demeure la Virlomi stupide et meurtrière. » À la ceinture de Suriyawong, une radio de campagne se mit à crépiter ; un échange en thaï s’ensuivit. « Suis-moi, Virlomi, je te prie. Une de tes armées se rend, mais l’autre a tué l’officier que tu avais appelé quand il a voulu transmettre ton ordre. » Un hélicoptère approcha, se posa, et ils y montèrent. Une fois dans les airs, Suriyawong demanda à Virlomi : « Que vas-tu faire à présent ? — Je suis ta prisonnière. Que vas-tu faire, toi ? — Non, tu es la prisonnière de Peter Wiggin. La Thaïlande fait partie des Peuples libres. » Elle savait ce que cela représentait pour Suri ; même le mot « Thaïlande » signifiait « terre des gens libres ». La nouvelle « nation » de Peter avait coopté le nom de son pays natal, lequel avait désormais perdu sa souveraineté et abdiqué son indépendance. Peter Wiggin en deviendrait le maître. « Je regrette, dit-elle. — Tu regrettes ? Tu regrettes que mon peuple jouisse de la liberté à l’intérieur de ses frontières et ne subisse plus de guerres ? — Et mon peuple à moi ? demanda-t-elle. — Tu ne retourneras pas auprès de lui. — Même si on m’y autorisait, comment le pourrais-je ? Comment pourrais-je me présenter devant lui ? — Pourtant, c’est ce que j’espérais que tu ferais – par vidéo interposée, pour nous aider à réparer quelques-uns des dégâts que tu as commis aujourd’hui. — Et que pourrais-je bien lui dire ? — Ces gens te révèrent toujours. Si tu disparais soudain, s’ils n’entendent plus jamais parler de toi, l’Inde deviendra ingouvernable pendant un siècle. » Virlomi répondit avec justesse : « L’Inde a toujours été ingouvernable. — Alors elle le deviendra encore plus que jamais. Mais si tu t’adresses au peuple, si tu lui expliques… — Je refuse de lui dire de se rendre à une puissance étrangère, après son invasion et son occupation par la Chine et l’Islam ! — Si tu lui demandes de voter, de choisir librement s’il préfère vivre en paix parmi les Peuples libres… — Et donner ainsi la victoire à Peter Wiggin ? — Pourquoi lui en vouloir tant ? Ne t’a-t-il pas toujours aidée de son mieux à conquérir la liberté de ton pays ? » C’était vrai. Pourquoi cette colère ? Parce qu’il l’avait battue. « Peter Wiggin, reprit Suriyawong, jouit des droits du vainqueur : ses troupes ont défait les tiennes au combat. Pourtant, il fait preuve d’une clémence à laquelle rien ne l’oblige. — C’est toi qui t’es montré clément. — J’obéissais à ses instructions. Il ne veut d’aucun occupant étranger en Inde ; il veut le départ des musulmans afin que seuls des Indiens gouvernent les Indiens – et c’est à cette liberté qu’accédera l’Inde en entrant dans l’OPLT, mais une Inde qui n’a pas besoin et donc n’a pas d’armée. — Un pays sans armée n’est rien. N’importe quel ennemi peut l’anéantir. — C’est justement le travail de l’Hégémon : il terrasse les agresseurs afin que les États pacifiques puissent demeurer libres. En l’occurrence, l’agresseur, c’était l’Inde ; sous ta direction, elle devenait l’envahisseur. À présent, au lieu de punir les tiens, il leur offre la liberté et la protection à condition qu’ils déposent les armes. N’est-ce pas la définition de la Satyagraha, Virlomi ? Renoncer à ce à quoi on attachait le plus de valeur parce qu’on sert un idéal plus grand ? — Tu veux m’apprendre la Satyagraha ? Toi ? — Écoute avec quelle morgue tu t’exprimes, Virlomi. » Penaude, elle détourna le visage. « Je t’apprends la Satyagraha parce que je l’ai vécue des années durant : je me suis masqué complètement pour devenir celui auquel Achille ferait confiance au moment précis où je pourrais le trahir et sauver le monde de son emprise. Après ça, je n’avais plus aucun amour-propre ; j’avais vécu dans la fange et la honte pendant… l’éternité. Mais Bean m’a relevé, m’a accordé sa confiance, et Peter Wiggin m’a traité comme s’il savait depuis le début qui j’étais vraiment. Ils ont accepté mon sacrifice. » Aujourd’hui, Virlomi, je te demande ta Satyagraha, ton sacrifice. Jadis tu as tout déposé sur l’autel de l’Inde, puis ton orgueil a failli anéantir les buts que tu avais atteints. Je te le demande à présent : veux-tu aider ton peuple à vivre en paix par le seul moyen d’y accéder ? En entrant dans les Peuples libres de la Terre ? » Elle sentit des larmes rouler sur ses joues. Comme le jour où elle avait tourné la vidéo sur les atrocités commises par les musulmans. Mais aujourd’hui c’était elle la responsable de la mort de tous ces jeunes Indiens. Ils avaient accepté de périr parce qu’ils l’aimaient et la servaient. Elle devait réparation à leurs familles. « Je ferai tout ce qui pourra aider mon peuple à vivre en paix », dit-elle. 25 LETTRES De : Bean@Trifouillis-les-Etoiles À : Graff%pilgrimage@MinCol.gov Sujet : On a vraiment réussi ? Je n’arrive pas à croire que vous soyez parvenu à me brancher sur les réseaux. Ça marche par ansible même quand on se déplace à une vitesse relativiste ? Les enfants se trouvent très bien ici : ils ont toute la place qu’il faut pour se traîner par terre et une bibliothèque assez vaste pour leur fournir de quoi lire et regarder pendant… des semaines. Car il s’agira bien de semaines, n’est-ce pas ? Je m’interroge : avons-nous réussi ? Ai-je rempli la mission que vous m’aviez confiée ? Quand j’examine la carte du monde, je ne vois toujours rien d’irréversible aux changements effectués. Han Tzu a fait son discours d’adieu, comme Vlad, Alaï et Virlomi ; j’ai un peu l’impression de m’être fait rouler : eux, au moins, ils ont pu saluer la Terre une dernière fois avant de disparaître dans la nuit. D’un autre côté, ils devaient modifier l’orientation de leurs pays respectifs ; moi, je n’ai jamais vraiment régné sur personne et je n’en ai jamais eu envie. Voilà ce qui, je pense, me mettait à part du reste du djish : j’étais le seul à ne pas désirer me trouver à la place d’Ender. Regardez donc la carte du monde, Hyrum ; les Chinois accepteront-ils la proposition de Han Tzu de diviser leur pays en six États et de les intégrer tous à l’OPLT ? Garderont-ils leur territoire en un seul morceau qu’ils rallieront aux Peuples libres ? Ou bien se chercheront-ils un nouvel empereur ? L’Inde se remettra-t-elle de la défaite de Virlomi ? Suivra-t-elle son conseil d’entrer dans l’OPLT ? Rien n’est sûr et, moi, je dois m’en aller. Je sais, vous me tiendrez au courant des événements intéressants par ansible – et, d’une certaine façon, ça m’est égal : je ne serai pas là, je n’aurai aucun impact sur eux. D’un autre point de vue, ça m’est encore plus égal parce que je ne me suis jamais vraiment senti concerné. Et pourtant rien ne me tient plus à cœur, parce que Petra vit sur cette Terre avec les seuls enfants que je voulais, ceux qui ne présentent pas ma déficience génétique. Je n’ai avec moi que les infirmes, et j’ai peur de mourir avant de leur avoir enseigné quoi que ce soit. Quand vous vous verrez approcher du terme de votre vie sans avoir découvert de remède pour moi, n’éprouvez pas de honte : je n’ai jamais cru à l’existence d’un traitement. Je pensais néanmoins que, même infimes, les probabilités valaient d’entreprendre ce saut dans la nuit, et, dans tous les cas, je refusais que mes enfants anormaux vivent assez longtemps pour répéter mon erreur, à savoir se reproduire et perpétuer cette malédiction si terrible et si précieuse au long des générations. Quoi qu’il arrive, tout sera bien. Une idée me vient tout à coup : et si sœur Carlotta avait raison ? Si Dieu m’attendait, les bras ouverts ? Dans ce cas, je ne ferais que repousser nos retrouvailles. Je m’imagine devant Dieu ; cela se passera-t-il comme lorsque j’ai rencontré mon père et ma mère (j’ai failli écrire « les parents de Nikolaï ») ? Je les aimais bien et j’aurais souhaité les aimer tout court ; mais je savais que Nikolaï avait vu le jour chez eux, qu’ils l’avaient élevé, tandis que, moi… je venais de nulle part. En outre, pour moi, mon père était une petite fille du nom de Poke, ma mère sœur Carlotta, et toutes deux avaient disparu. Qu’est-ce qui me rattachait à ces gens ? Ma rencontre avec Dieu va-t-elle se passer de la même façon ? Vais-je éprouver de la déception parce que je préfère l’ersatz avec lequel je me suis débrouillé jusque-là ? Que ça vous plaise ou non, Hyrum, vous avez joué le rôle de Dieu dans ma vie. Je ne vous avais pas invité, je ne vous aimais même pas, mais vous aviez toujours le nez fourré dans mes affaires ; et aujourd’hui vous m’avez envoyé dans les ténèbres lointaines avec la promesse de me sauver – promesse qu’à mon avis vous ne pourrez pas tenir. Mais au moins vous m’êtes familier ; je vous connais, et je crois que vous aviez de bonnes intentions. Si je devais choisir entre un Dieu omnipotent qui laisse le monde dans l’état où il se trouve et un Dieu doté d’une puissance limitée mais qui s’intéresse à nous et s’efforce d’améliorer notre sort, c’est vous que je désignerais. Continuez à jouer à Dieu, Hyrum ; vous ne vous en tirez pas mal – et parfois même vous y arrivez très bien. Pourquoi me répands-je ainsi ? Nous pouvons correspondre par courriel à notre guise. Mais, comme il ne va rien se passer ici, je n’aurai rien à vous raconter ; et plus je m’éloignerai de la Terre, moins les nouvelles que vous me rapporterez me toucheront. Le moment est donc propice aux discours d’adieu. J’espère que Peter réussira à unifier le monde dans la paix ; je crois que quelques grosses guerres l’attendent encore. J’espère que Petra se remariera. Quand elle vous demandera ce que vous en pensez, répondez-lui que j’ai dit ceci : je veux que mes enfants aient un père dans leur vie – pas une légende lointaine, mais un vrai père. Du moment qu’elle choisit quelqu’un qui les aimera et leur donnera son approbation, qu’elle n’hésite pas, et qu’elle soit heureuse. J’espère que vous vivrez assez longtemps pour voir des colonies s’établir et les humains prospérer sur d’autres mondes ; c’est un beau rêve. J’espère que les enfants anormaux qui m’accompagnent trouveront un but intéressant à leur vie après ma mort. J’espère que sœur Carlotta et Poke m’accueilleront quand je mourrai. Sœur Carlotta pourra déclarer : « Je te l’avais bien dit ! » Et je pourrai présenter à toutes deux mes regrets de n’avoir pu les sauver après tout le mal qu’elles se sont donné pour me sauver, moi. J’arrête là. Il est temps de brancher le régulateur de gravité et de prendre le large. De : Graff%pilgrimage@MinCol.gov À : Bean@Trifouillis-les-Etoiles Sujet : Tu en as assez fait Tu en as assez fait, Bean. Tu ne disposais que de peu de temps et tu en as sacrifié une grande partie pour nous aider, Peter, Mazer et moi. Tu aurais pu réserver tout ce temps à Petra, à vos enfants et à toi-même. Tu en as assez fait ; Peter peut prendre la suite maintenant. Quant à cette histoire de Dieu – je ne crois pas que le vrai Dieu ait un passif aussi lourd que tu l’imagines. Certes, beaucoup de gens mènent des existences terribles selon certains critères, mais je ne connais personne qui en ait vécu une plus dure que la tienne ; pourtant, vois ce que tu es devenu. Tu refuses d’accorder aucun mérite à Dieu parce que tu ne crois pas en lui ; mais, si tu l’accuses de semer la merde, mon garçon, tu dois aussi lui attribuer ce qui pousse du sol ainsi engraissé. À propos du père que Petra devrait donner à tes enfants, je sais bien que tu ne parlais pas de toi, mais je dois le dire parce que c’est vrai et que tu mérites de l’entendre : Bean, je suis fier de toi. Je suis fier de moi parce que j’ai appris à te connaître. Je me revois encore, le jour où tu as compris par déduction ce qui se passait réellement dans la guerre contre les doryphores ; je me suis demandé : « Que vais-je faire de ce gosse ? Aucun secret ne lui résiste. » Voici ce que j’ai décidé alors : de te faire confiance. Tu t’es montré à la hauteur de ma confiance et même au-delà. Tu es une grande âme et je t’ai toujours admiré. Tu t’en es très bien tiré. Le référendum s’acheva en Russie, qui intégra l’OPLT. La Ligue musulmane était dissoute et ses anciens membres les plus belliqueux soumis pour le moment. L’Arménie n’avait plus rien à craindre. Petra renvoya son armée chez elle par les mêmes trains civils qui l’avaient amenée à Moscou. Un an avait passé. Ses enfants lui avaient manqué pendant ce temps, mais elle ne supportait pas de les voir, elle refusait qu’on les lui amène, elle refusait de prendre un congé, même bref, pour se rendre auprès d’eux. Elle savait qu’en rentrant elle n’en trouverait que cinq, et que les deux qu’elle connaissait le mieux et donc aimait le plus ne seraient pas parmi eux. Elle savait qu’elle devrait affronter toute une vie sans Bean. Alors elle s’immergeait dans le travail – il n’en manquait pas – en se disant que, la semaine suivante, elle prendrait une permission pour retourner chez elle. Enfin son père se fraya sans ménagements un chemin parmi les assistants et les gratte-papier qui la protégeaient du monde extérieur – lesquels, à dire le vrai, durent le voir arriver avec soulagement et le laisser passer sans trop de résistance, car Petra était constamment d’humeur massacrante et terrorisait tout son entourage. Il se présenta devant elle, raide comme la justice. « Sors d’ici, fit-il. — Qu’est-ce que tu racontes ? — Ta mère et moi avons perdu la moitié de ton enfance parce qu’on t’avait enlevée à nous ; tu es en train de te priver des meilleurs moments de la vie de tes enfants. Pourquoi ? De quoi as-tu peur ? Le grand stratège serait-il terrifié par des nourrissons ? — Je ne tiens pas à m’engager dans cette conversation, répondit-elle. Je suis adulte ; je prends mes décisions et je les assume. — Mais tu restes ma fille. » Il se dressa de tout son haut devant elle et, l’espace d’un instant, l’enfant en elle craignit qu’il… ne lui administre une fessée. Mais il la prit dans ses bras et la serra contre lui – très fort. « Tu m’étouffes, papa. — Alors ça marche. — Je ne plaisante pas ! — Si tu as encore assez de souffle pour discuter, c’est que ça ne suffit pas. » Elle éclata de rire. Il relâcha son étreinte mais la retint par les épaules. « Tu voulais ces petits plus que tout au monde et tu avais raison ; à présent tu les évites parce que tu te crois incapable de supporter l’absence des autres. Là, tu as tort, laisse-moi te le dire, et je parle en connaissance de cause : je suis resté aux côtés de Stefan pendant tes années d’École ; je ne l’ai pas laissé tomber sous prétexte que je n’avais plus ma fille. — Tu as raison, je le sais. Tu me prends pour une idiote ? Je n’ai pas décidé de ne plus les voir : j’en repousse seulement le moment. — Ta mère et moi avons écrit à Peter pour le supplier de t’ordonner de rentrer chez toi ; il a répondu : “Elle rentrera quand elle ne pourra plus l’éviter.” — Et vous n’auriez pas pu l’écouter ? C’est quand même l’Hégémon de la Terre. — D’à peine la moitié de la Terre, répliqua son père ; et, malgré son titre, il n’a aucune autorité à l’intérieur de ma famille. — Merci d’être venu, papa. Je démobilise mes hommes demain ; pour rentrer chez eux, ils franchiront des frontières où on ne leur demandera pas leurs papiers parce qu’elles font toutes partie de l’OPLT désormais. J’ai abattu du boulot ici ; j’ai fini et je m’apprêtais à rentrer – mais maintenant je vais retourner chez nous parce que tu le veux. Tu vois, je peux me montrer docile, à condition que les ordres correspondent à mes intentions. » Les Peuples libres de la Terre avaient quatre capitales désormais : on avait ajouté Bangkok à Kiyagi, Rotterdam et Blackstream ; mais l’Hégémon vivait dans cette dernière – Ribeirão Preto –, et il y avait fait transporter les enfants de Petra sans même lui demander sa permission, ce qui l’avait mise en fureur quand il l’avait avertie. Mais elle avait à faire en Russie, et Peter avait argué que rien ne les attachait à Rotterdam, ni lui ni elle, et qu’il rentrait chez lui avec les petits afin qu’ils bénéficient des meilleurs soins. Elle se rendit donc au Brésil, et elle s’en réjouit : l’hiver russe était un cauchemar, encore pire que les hivers arméniens ; et puis elle aimait l’ambiance du Brésil, le rythme où l’on y vivait, la démarche des gens, les parties de football dans les rues, la façon dont on ne s’y habillait jamais complètement, la musique de la langue portugaise qui sortait des bars de quartier, accompagnée d’accords de batuque et de samba, de rires et du parfum piquant de la pinga. Elle prit un taxi mais, en cours de route, paya le chauffeur, lui dit de déposer ses bagages au complexe de l’Hégémonie, descendit et poursuivit son chemin à pied. Sans préméditation de sa part, elle passa devant le petit pavillon que Bean et elle occupaient quand ils ne se trouvaient pas dans l’enclave. Il avait changé : on l’avait relié à son voisin par des pièces rajoutées, et on avait abattu le mur mitoyen ; les deux formaient désormais une grande maison. Quel dommage ! Il y avait vraiment des gens qui ignoraient que le mieux était l’ennemi du bien. À cet instant, elle vit le nom écrit sur la petite plaque à côté du portail. Delphiki. Elle pénétra dans le jardin sans un claquement de mains pour demander la permission. Elle comprenait à présent ce qui s’était passé, mais elle n’arrivait pas à croire que Peter se soit donné tant de mal. Elle poussa la porte d’entrée, s’avança dans la maison et… La mère de Bean se tenait dans la cuisine et préparait un plat à base d’olives et d’ail. « Oh, pardon ! fit Petra. J’ignorais que vous… Je vous croyais en Grèce. » Le sourire de Mme Delphiki la rassura aussitôt. « Mais entrez donc, vous êtes chez vous ! C’est moi la visiteuse. Bienvenue à la maison ! — Vous venez… vous venez vous occuper des petits. — L’OPLT nous emploie à présent, et notre travail nous a amenés ici, mais je ne supportais pas de rester loin de mes petits-enfants, alors j’ai demandé un congé ; et maintenant je fais la cuisine, je change les couches et je crie sur les employées de maison. — Où sont les… — À la sieste, dit Mme Delphiki. Mais j’ai la conviction que le petit Andrew fait semblant : il ne dort jamais. Chaque fois que j’entre dans la chambre, il a les yeux légèrement entrouverts. — Ils ne vont pas me reconnaître. » L’autre écarta l’objection d’un geste désinvolte. « Évidemment ; mais croyez-vous qu’ils se souviendront plus tard de ce moment ? On ne se rappelle rien avant l’âge de trois ans. — Je me réjouis de vous voir. Est-ce que… est-ce qu’il vous a dit adieu ? — Il ne manifestait pas ses émotions ainsi, répondit Mme Delphiki ; mais, oui, il nous a appelés et il nous a envoyé de gentilles lettres. Je crois que Nikolaï a été plus choqué que nous, parce qu’il connaissait mieux Julian, depuis l’époque de l’École de guerre. Mais Nikolaï est marié aujourd’hui, vous le saviez ? Donc, très bientôt, nous aurons peut-être un autre petit-enfant – non que nous en manquions : Julian et vous nous avez gâtés de ce point de vue ! — Si je fais très doucement et que je ne les réveille pas, puis-je aller les voir ? — Nous les avons répartis dans deux chambres séparées. Andrew en partage une avec Bella parce que, s’il ne dort jamais, elle, en revanche, roupillerait au milieu d’un bombardement. Julian, Petra et Ramón occupent l’autre ; ils ont besoin de plus d’obscurité. Mais, si vous les réveillez, ne vous inquiétez pas : nous ne relevons jamais les bat-flanc de leurs lits parce qu’ils arrivent quand même à en sortir. — Ils marchent déjà ? — Ils marchent, ils courent, ils grimpent, ils tombent. Ils ont plus d’un an, Petra ! Ce sont des enfants normaux ! » Petra faillit éclater en larmes ; cette dernière phrase lui avait rappelé ses enfants aux gènes déficients. Mais Mme Delphiki ne pensait pas à mal et il n’y avait nulle raison de la punir d’une remarque maladroite en s’écroulant en sanglots devant elle. Ainsi, les deux qui portaient les noms de ceux qui lui manquaient le plus partageaient la même chambre. Elle se sentait le courage de les affronter et se dirigea vers leur porte. Rien chez eux n’évoquait ceux qu’elle avait perdus : ils étaient si grands ! Ils commençaient à marcher, et, fidèle à sa réputation, Andrew avait déjà les yeux ouverts. Il tourna la tête vers Petra. Elle lui sourit. Il ferma les paupières et feignit de dormir. Ma foi, qu’il rentre dans sa coquille et décide seul ce qu’il pense de moi ; je ne vais pas exiger qu’ils m’aiment alors qu’ils ne me connaissent même pas. Elle s’approcha du lit de Bella. Elle dormait à poings fermés, ses boucles noires et serrées aplaties sur son crâne par la transpiration. L’héritage génétique de la famille Delphiki était complexe : Bella manifestait les origines africaines de Bean tandis qu’Andrew avait l’air d’un pur Arménien. Elle effleura les cheveux de Bella et la petite fille ne bougea pas. Elle avait la joue humide et chaude. Elle est à moi, songea Petra. Elle se retourna et vit Andrew se redresser en la regardant calmement. « Bonjour, maman », dit-il. Elle en resta le souffle coupé. « Comment m’as-tu reconnue ? — Photo, répondit-il. — Tu veux te lever ? ». Il jeta un coup d’œil à la pendule posée sur la table de toilette. « Pas l’heure. » Des enfants normaux, ça ? Mais, à vrai dire, comment Mme Delphiki aurait-elle su ce qu’était un enfant normal ? Nikolaï n’avait rien d’un attardé mental. D’un autre côté, ils n’étaient pas non plus exceptionnellement en avance : ils portaient encore des couches. Petra se dirigea vers Andrew, la main tendue. Est-ce que je le prends pour un chien, à lui donner ma main à renifler ? L’enfant lui tint les doigts un instant comme pour s’assurer de leur réalité. « Bonjour, maman. — Je peux t’embrasser ? » Il leva son petit visage, les lèvres en avant. Elle se pencha et lui donna un baiser. Le contact de ses mains, la douceur de son baiser, la boucle de cheveux sur la joue de Bella… Mais pourquoi avait-elle donc tant attendu ? De quoi avait-elle donc peur ? Quelle sotte ! Andrew se rallongea et parut se rendormir. Comme Mme Delphiki l’avait dit, c’était de la comédie : on voyait le blanc de ses yeux entre ses paupières entrouvertes. « Je t’aime, chuchota-t-elle. — Moi aussi je t’aime », fit-il dans un murmure. Petra se réjouit qu’on lui eût dit ces mots assez souvent pour que la réponse lui vînt automatiquement. Elle traversa le couloir et entra dans l’autre chambre. Il y faisait beaucoup plus sombre et elle n’osa pas s’y avancer tout de suite ; il lui fallut quelques instants pour s’habituer à la pénombre et distinguer les trois petits lits. Saurait-elle reconnaître Ramón ? Il y eut un mouvement sur sa gauche. Surprise, elle réagit en soldat : en un clin d’œil, elle se tint ramassée sur elle-même, prête à bondir. « Ce n’est que moi, dit Peter Wiggin à mi-voix. — Rien ne t’obligeait à venir pour… » Il posa l’index sur ses lèvres et se dirigea vers le lit du fond. « Ramón », fit-il tout bas. Elle le rejoignit. Peter tendit la main vers l’enfant et effleura un objet bruissant. « Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-elle. Il haussa les épaules. S’il l’ignorait, pourquoi le lui montrer ? Elle tira de sous Ramón une enveloppe peu épaisse. Peter la prit doucement par le coude et l’emmena hors de la chambre. Dans le couloir, il murmura : « On ne peut pas lire avec si peu de lumière ; en outre, à son réveil, Ramón va chercher l’enveloppe et sa disparition ne va pas lui plaire. — Qu’est-ce que c’est ? répéta Petra. — La lettre de Ramón. Petra, Bean l’a placée là avant de partir – enfin, pas ici : à Rotterdam. Il l’a glissée dans la couche de Ramón pendant que le petit dormait ; il voulait que tu la trouves là, si bien qu’elle y est restée depuis. Le petit n’a fait pipi dessus que deux fois. — De Bean… » De toutes les émotions, c’était la colère qu’elle gérait le mieux. « Tu savais qu’il m’avait écrit ce mot et… » Peter continuait à l’entraîner dans le couloir, et ils finirent par déboucher dans le salon. « Il n’a confié à personne, ni à moi ni à quiconque, le soin de te le remettre – sauf si tu comptes Ramón. Il l’a confié aux fesses de Ramón. — Mais attendre un an avant de me… — Nul ne se doutait qu’un an passerait, Petra. » Il s’était exprimé avec douceur, mais la vérité demeurait cuisante. Il avait toujours eu un talent pour taper là où cela faisait mal, et il ne s’en privait jamais. « Je vais te laisser lire seule, dit-il. — Tu n’es pas venu profiter de mon retour pour découvrir ce que contient cette enveloppe ? — Petra. » Mme Delphiki se tenait dans l’encadrement de la porte, l’air légèrement choquée. « Peter n’est pas venu spécialement pour vous : il est ici tout le temps. » La jeune femme regarda tour à tour ses deux interlocuteurs. « Pour quoi faire ? — Les petits l’escaladent, et puis il les couche pour la sieste. Ils lui obéissent beaucoup mieux qu’à moi. » L’idée de l’Hégémon de la Terre en train de jouer avec ses enfants parut d’abord délirante à Petra, puis pire que délirante : injuste. Elle l’écarta violemment. « Tu viens dans ma maison et tu joues avec mes enfants ? » Il n’eut aucune réaction et ne recula pas. « Ils sont extra. — Permets-moi d’en juger seule, veux-tu ? Permets-moi d’en juger seule ! — Personne ne t’en empêche. — Si, toi ! Pendant que je bossais pour toi à Moscou, tu étais ici à jouer avec mes gosses ! — Je t’ai proposé de te les amener. — Je ne voulais pas d’eux à Moscou : j’avais trop à faire. — Je t’ai aussi proposé trente-six fois de prendre un congé. — Et de laisser tout ce que j’avais bâti s’écrouler ? Merci bien ! — Petra, intervint Mme Delphiki, Peter s’est très bien occupé de vos enfants, et de moi aussi, et vous vous conduisez très mal. — Non, madame Delphiki, répondit Peter, pas “très” mal ; juste un peu. Elle a une formation de soldat et le fait que je sois encore debout… — N’essaye pas de changer de conversation. » Petra éclata en larmes. « J’ai perdu un an de la vie de mes enfants et j’en suis seule responsable ; vous croyez que je ne m’en rends pas compte ? » Des pleurs leur parvinrent d’une des chambres. Mme Delphiki leva les yeux au ciel et alla se porter au secours du braillard. « Tu as fait ce que tu avais à faire, dit Peter. Nul ne te critique. — Mais, toi, tu as su prendre le temps de t’occuper de mes enfants. — Je n’en ai pas à moi. — C’est ma faute, peut-être ? — Je dis seulement que j’avais du temps à leur consacrer. Et… je le devais bien à Bean. — Tu lui dois bien plus que ça. — Oui, mais ça, je pouvais le faire. » Elle ne voulait pas de Peter Wiggin comme figure paternelle pour ses petits. « Petra, si tu le souhaites, j’arrêterai. Ils vont d’abord s’étonner de ne plus me voir et puis ils m’oublieront. Si tu ne veux pas de moi ici, je comprendrai. Ce sont vos enfants, à Bean et toi, et je n’ai aucune envie de m’imposer. Et, oui, je tenais à me trouver là quand tu ouvrirais l’enveloppe. — Que contient-elle ? — Je l’ignore. — Tu n’as pas demandé à un de tes sbires de l’ouvrir à la vapeur ? » Peter parut à peine agacé. Mme Delphiki revint avec dans les bras Ramón qui pleurnichait en répétant : « Mon papier ! — J’aurais dû m’en douter », fit Peter. Petra brandit l’enveloppe. « Le voici. » Le petit tendit la main avec insistance. Sa mère lui remit l’enveloppe. « Tu le gâtes, dit Peter. — C’est ta maman, Ramón, expliqua Mme Delphiki. Elle t’a donné le sein quand tu étais tout petit. — C’était le seul qui ne me mordait pas à l’époque où… » Elle ne vit pas comment achever sa phrase sans parler de Bean ou des deux autres enfants, ceux qui avaient dû passer à des repas solides parce qu’ils avaient mis leurs dents très tôt. Mme Delphiki refusait de renoncer. « Laisse ta maman voir le papier, Ramón. » Le petit resserra sa prise ; le partage n’entrait pas encore dans sa conception du monde. Peter lui arracha l’enveloppe des mains et la tendit à Petra. Ramón se mit aussitôt à pleurer. « Rends-la-lui, dit la jeune femme. Après tout ce temps, je ne suis plus à une seconde près. » Peter glissa l’ongle sous le rabat, le déchira et tira une feuille de papier. « Si tu leur passes tout sous prétexte qu’ils piaillent, tu vas te retrouver avec une bande de braillards que personne ne pourra supporter. » Il lui remit la feuille et rendit l’enveloppe à Ramón, qui se tut et entreprit d’examiner les modifications de l’objet familier. Petra prit la feuille et s’étonna de la voir trembler ; cela voulait dire que sa propre main tremblait, et pourtant elle n’en avait pas l’impression. Tout à coup, Peter la saisit par le bras et la conduisit jusqu’au canapé, car ses jambes ne la soutenaient plus. « Viens, assieds-toi, c’est le choc, rien de grave. — Je t’ai préparé ton goûter, dit Mme Delphiki à Ramón qui essayait de glisser son avant-bras dans l’enveloppe. — Ça va mieux ? » demanda Peter. La jeune femme acquiesça de la tête. « Tu veux que je te laisse seule pour lire ? » Elle acquiesça de nouveau. Dans la cuisine, Peter disait au revoir à Ramón et à Mme Delphiki quand Andrew apparut pieds nus dans le couloir. Il s’arrêta dans l’encadrement de la porte du salon et dit : « C’est l’heure. — Oui, c’est l’heure », répondit Petra. Elle le regarda se diriger vers la cuisine d’une démarche branlante. Peu après, elle entendit sa voix : « Maman, annonça-t-il. — Oui, dit Mme Delphiki, maman est revenue. — Au revoir, madame Delphiki, lança Peter, et Petra entendit la porte d’entrée s’ouvrir. — Attends, Peter ! » s’exclama-t-elle. Il revint sur ses pas. Comme il pénétrait dans le salon, elle lui tendit la feuille. « Je n’y arrive pas. » Il ne lui demanda pas pourquoi : il avait vu les larmes dans ses yeux. « Tu veux que je te la lise ? — Ce sera peut-être plus supportable si je n’entends pas sa voix. » Peter déplia la lettre. « Il n’y en a pas long. — Je sais. » Il se mit à lire à mi-voix afin qu’elle seule l’entendît : « Je t’aime. Il y a un détail dont nous avons omis de discuter : nous ne pouvons pas avoir deux paires d’enfants avec les mêmes noms. J’ai donc décidé d’appeler l’Andrew qui m’accompagne “Ender”, parce que c’est ainsi que nous le désignions à sa naissance, et, pour moi, celui qui se trouve avec toi restera “Andrew”. » Les larmes ruisselaient sur les joues de Petra qui n’évitait qu’à grand-peine de sangloter. Elle ignorait pourquoi, mais songer qu’il avait pensé à cela avant de partir lui déchirait le cœur. « Je continue ? » demanda Peter. Elle hocha la tête. « Et nous appellerons Bella celle qui demeure avec toi ; celle dont je m’occupe, j’ai décidé de la baptiser “Carlotta”. » Les nerfs de Petra lâchèrent. Ses émotions, refoulées pendant une année au point que ses subordonnés commençaient à l’en croire dépourvue, ses émotions jaillirent brutalement. Mais seulement l’espace d’une minute. Elle se reprit et fit signe à Peter de poursuivre. « Et, même si elle n’est pas avec moi, quand je parlerai d’elle aux enfants, je nommerai “Poke” la petite fille à qui nous avions donné ton prénom afin qu’ils ne la confondent pas avec toi. Je ne t’oblige pas à en faire autant, mais tu es la seule Petra que j’aie vraiment connue, et je trouve normal d’honorer ainsi la mémoire de Poke. » Petra craqua de nouveau. Elle s’effondra dans les bras de Peter, et il la serra contre lui comme un ami, comme un père. Il ne dit rien, ni « tout va bien », ni « je comprends », peut-être parce que tout n’allait pas bien et qu’il était assez intelligent pour savoir qu’il ne pouvait pas comprendre. Il attendit qu’elle se fût calmée, que ses sanglots eussent cessé et qu’un autre des enfants eût passé la porte et annoncé : « La dame, elle pleure ! » Petra se redressa sur le canapé, tapota le bras de Peter et dit : « Merci. Excuse-moi. — Je regrette qu’il n’en ait pas écrit davantage ; manifestement, il y a pensé au dernier moment. — C’était parfait. — Il n’a même pas signé. — Peu importe. — Mais il songeait à toi et aux petits ; il voulait que lui et toi les désigniez par les mêmes noms. » Elle acquiesça de la tête ; elle craignait, si elle parlait, de s’effondrer à nouveau. « Je vais m’en aller maintenant, reprit-il. Je ne reviendrai que si tu m’y invites. — Non, reviens comme tu le fais d’habitude. Je ne veux pas que mon retour coûte aux enfants quelqu’un qu’ils aiment. — Merci. » Elle hocha la tête. Elle aurait aimé le remercier de lui avoir lu la lettre et de l’avoir réconfortée pendant qu’elle trempait sa chemise de larmes, mais elle n’osait pas dire un mot de peur d’éclater en sanglots encore une fois ; elle se contenta d’un vague signe de la main. Comme elle avait épuisé ses pleurs, elle put se rendre à la cuisine, se passer de l’eau sur le visage et, quand la petite Petra – Poke – répéta « La dame, elle pleure », lui répondre d’une voix ferme : « Je pleurais de bonheur de te voir. Tu me manquais. Tu ne te souviens pas de moi, mais je suis ta maman. — Nous leur montrons votre photo tous les matins et tous les soirs, dit Mme Delphiki, et ils l’embrassent. — Merci. — Les infirmières avaient déjà commencé avant mon arrivée. — Aujourd’hui, je pourrai leur faire des câlins moi-même. Ça ne te gênera pas trop de ne plus embrasser la photo ? » Mais cela dépassait manifestement la compréhension de la petite. Bah, s’ils voulaient poursuivre quelque temps leur rituel, cela ne dérangeait pas Petra ; c’était comme l’enveloppe de Ramón : il n’y avait pas de raison de les priver d’un trésor auquel ils tenaient. À votre âge, songea Petra, votre père se battait seul pour ne pas mourir de faim dans les rues de Rotterdam. Mais vous allez le rattraper puis le dépasser. Quand vous aurez la vingtaine, que vous quitterez la fac et que vous vous marierez, il aura toujours seize ans et progressera dans le temps à une allure d’escargot dans son vaisseau stellaire. Quand vous m’enterrerez, il n’aura même pas fêté ses dix-sept ans, et vos frères et sœurs ne seront encore que des bébés, même pas aussi vieux que vous aujourd’hui, comme s’ils ne changeaient jamais. C’est-à-dire comme s’ils étaient morts : les disparus qu’on a aimés ne changent jamais non plus ; la mémoire les conserve toujours au même âge. Ce que je vis n’a rien de très différent. Combien de femmes ont perdu leur mari à la guerre ? Combien de mères ont porté en terre des nouveau-nés qu’elles avaient à peine eu le temps de tenir dans leurs bras ? Je fais partie de la même tragi-comédie que tout le monde, où les scènes tristes succèdent au rire, le rire aux larmes. Ce ne fut que plus tard, une fois seule dans son lit, les enfants couchés et Mme Delphiki rentrée dans la maison voisine – enfin, l’autre aile de la même maison – qu’elle put, par un effort de volonté, lire à nouveau le billet de Bean. Elle reconnut son écriture ; il avait rédigé le message à la hâte, au point qu’elle avait du mal à le déchiffrer par endroits. Et le papier était taché – Peter ne plaisantait pas quand il disait que Ramón avait fait pipi dessus. Elle éteignit la lumière et se prépara à dormir. Un souvenir lui revint soudain à l’esprit ; elle ralluma, chercha la feuille à tâtons, les yeux si brouillés qu’elle se demanda si elle ne sortait pas d’un sommeil profond, bien qu’elle n’eût pas l’impression de s’être endormie. La lettre débutait ainsi : « Il y a un détail dont nous avons omis de discuter. » Mais, quand Peter l’avait lue, il avait commencé par : « Je t’aime. » Il avait dû la parcourir rapidement et se rendre compte que Bean ne le disait nulle part ; il ne s’agissait que d’un mot écrit au dernier moment, et Peter avait dû craindre que cet oubli ne la peine. Il ne pouvait pas savoir que Bean n’écrivait pas ce genre de choses, sauf de façon implicite. Après tout, le message tout entier disait « je t’aime », non ? Elle éteignit à nouveau mais garda le papier à la main. La dernière lettre que Bean lui avait écrite. Comme elle sombrait dans le sommeil, une pensée lui traversa brièvement l’esprit : quand Peter avait prononcé ces mots, il ne lisait pas le billet. 26 PORTE-PAROLE De : PeterWiggin%hegemon@PeupleslibresdelaTerre.pl.gov À : ValentineWiggin%historienne@ReseauLivres com/ServiceAuteurs Sujet : Félicitations J’ai lu ton septième volume : non seulement tu as un style exceptionnel (on le savait déjà) mais tu te documentes consciencieusement et tu aboutis à des analyses profondément honnêtes et d’une grande finesse de perception. J’ai très bien connu Hyrum Graff et Mazer Rackham avant leur mort, et tu les décris avec une équité absolue. À mon avis, ils ne trouveraient pas à redire à un seul mot de ton livre, même lorsque tu les dépeins imparfaits ; ils ont toujours été intègres, même quand ils mentaient comme des arracheurs de dents. Aujourd’hui, le travail d’Hégémon se réduit à pas grand-chose. Nos dernières interventions militaires remontent à plus de dix ans, lors d’un ultime sursaut de tribalisme que nous avons réussi à étouffer par une simple démonstration de force. Depuis, j’ai voulu démissionner dix fois – pardon, je m’adresse à une historienne –, deux fois, mais on ne me croit pas sincère et on me maintient à mon poste. On me demande même conseil parfois, et, un service en valant un autre, je m’efforce de ne pas me rappeler comment nous fonctionnions aux premiers jours de l’OPLT. Seuls nos bons vieux États-Unis refusent d’entrer dans l’OPLT, mais j’ai bon espoir qu’ils laisseront tomber leur attitude hautaine et prendront la bonne décision. Les sondages répètent que les Américains en ont assez d’être les seuls à ne pas pouvoir voter lors des élections mondiales. Je verrai peut-être la Terre entière unie avant ma mort ; et, sinon, j’y aurai au moins vu régner la paix. Je te passe le bonjour de Petra. Je regrette que tu ne l’aies pas connue, mais c’est le défaut des voyages interstellaires. Dis à Ender qu’elle est plus belle que jamais, puisse-t-il en crever de jalousie, et que nos petits-enfants sont tellement adorables que les gens applaudissent sur notre passage quand nous les promenons. À propos d’Ender, j’ai lu La Reine de la ruche. J’en avais entendu parler mais il a fallu, pour que je m’y plonge, que tu l’ajoutes à ton dernier bouquin – mais avant la table des matières, sans quoi je ne l’aurais pas vu. Je sais qui l’a écrit. S’il peut se faire la voix des doryphores, il peut sûrement parler pour moi aussi. Peter. Une fois de plus, Peter regretta qu’on n’ait pas inventé l’ansible portable. Naturellement, il s’agirait d’une aberration économique ; certes, on avait miniaturisé l’appareil au maximum pour l’installer à bord des vaisseaux stellaires, mais il ne présentait d’intérêt que pour les communications à travers le vide spatial. Grâce à lui, on gagnait des heures lors des transmissions intra-système et des décennies pour les liaisons avec les colonies et les vaisseaux en vol. Ce n’était pas une technologie conçue pour les bavardages entre amis. Les vestiges du pouvoir s’accompagnaient de quelques privilèges. Peter avait plus de soixante-dix ans – et bien pesés, comme il le disait souvent à Petra – mais il restait Hégémon, titre jadis porteur d’énormes responsabilités : lancer à la charge des hélicoptères d’assaut, mettre en mouvement des armées et des flottes entières, sanctionner des agresseurs, collecter des impôts, faire appliquer les lois sur les droits de l’homme, nettoyer la corruption politique. Peter gardait le souvenir du temps où ce poste prêtait tant à rire qu’on l’avait confié à un adolescent auteur d’essais brillants sur les réseaux. Il lui avait insufflé le crédit et l’autorité puis, à force de se défaire de ses fonctions pour les confier à d’autres personnalités de l’OPLT – ou « GouvTerre », comme on disait le plus souvent aujourd’hui –, il avait ramené sa position à celle de pure figure emblématique. Mais elle ne prêtait plus et ne prêterait plus jamais à rire. Ce qui n’était pas obligatoirement un bien, cependant : beaucoup de gens encore en vie voyaient toujours en l’Hégémon celui qui avait brisé leurs rêves d’un nouvel ordre mondial (même si leurs rêves représentaient les cauchemars de la majorité) ; quant aux historiens et aux biographes, ils l’avaient souvent attaqué et continueraient éternellement. Les historiens avaient un problème : ils savaient disposer leurs données en rangs bien nets, mais ils ignoraient comment les employer et prêtaient sans cesse les motivations les plus biscornues aux personnages sur lesquels ils se penchaient. Par exemple, une biographie faisait de Virlomi une sainte idéaliste et de Suriyawong – Suriyawong ! – le responsable du massacre qui avait mis fin à sa carrière ; peu importait que Virlomi elle-même eût réfuté cette interprétation par ansible depuis la colonie d’Andhra : rien n’agace plus un biographe que de s’apercevoir que son sujet est encore vivant. Mais Peter, lui, n’avait jamais pris la peine de répondre, même à ceux qui lui taillaient de féroces croupières, lui faisaient porter le chapeau pour tout ce qui allait mal et oignaient d’autres pour ce qui allait bien… Certains écrits faisaient bouillir Petra pendant des jours, jusqu’à ce qu’il la supplie de cesser de les lire – mais il ne résistait pas à l’envie de s’y plonger. Toutefois, il ne s’en froissait pas : la plupart des gens ne font jamais l’objet de biographies. Il en existait deux sur Petra, mais du genre « les grandes figures féminines » ou « les modèles à suivre », sans recherche sérieuse, ce qui énervait Peter, parce que lui savait ce que les auteurs paraissaient négliger : qu’après le départ de tous les autres membres du djish d’Ender pour les colonies, elle était restée sur Terre et avait dirigé la défense de l’OPLT pendant près de trente ans, jusqu’à ce que son ministère ne s’assimile plus qu’à un service de police et qu’elle exige de prendre sa retraite afin de jouer avec ses petits-enfants. Elle avait participé à tout, comme lui disait Peter quand l’irritation le submergeait. « Tu étais l’amie d’Ender et de Bean à l’École de guerre – tu as même appris à Ender à tirer, nom de Dieu ! Tu appartenais à son djish… » À ce moment-là, elle lui posait le doigt sur les lèvres. « Chut ! Je ne veux pas qu’on colporte ces histoires ; si la vérité se savait, je n’en sortirais pas sous mon meilleur jour. » Peter n’en croyait rien. D’ailleurs, même si on sautait l’École de guerre pour démarrer à son retour sur Terre… n’était-ce pas elle qui, lors de l’enlèvement du djish quasiment au complet, avait trouvé le moyen de transmettre un message à Bean ? N’était-ce pas elle qui connaissait le mieux Achille parmi ceux qu’il n’avait pas réussi à tuer ? Elle faisait partie des plus grands chefs militaires de tous les temps, elle avait épousé Julian Delphiki, le Géant légendaire, puis Peter l’Hégémon, autre légende, et par dessus le marché élevé cinq des enfants qu’elle avait eus avec Bean et cinq autres qu’elle avait eus avec Peter ! Et pas une seule biographie sérieuse. Comment pourrait-il se plaindre qu’on en écrive des dizaines sur lui, chacune avec des erreurs simples, évidentes, des assertions faciles à vérifier, sans parler d’éléments plus cachés comme les motivations, les accords secrets, les… Et puis l’œuvre de Valentine sur les guerres de doryphores avait commencé à paraître, un volume après l’autre. Un sur la première invasion, deux sur la seconde, celle qu’avait repoussée Rackham ; puis quatre livres sur la troisième invasion, celle qu’Ender et son djish avaient combattue et anéantie lors de ce qu’ils prenaient pour un jeu d’entraînement sur l’astéroïde Éros. Il y avait un ouvrage tout entier consacré au développement de l’École de guerre, composé de courtes biographies de dizaines d’enfants qui avaient joué un rôle crucial dans les améliorations apportées à l’École, lesquelles avaient conduit à une formation réellement efficace et aux fameux jeux de la salle de combat. Peter avait lu ce qu’elle avait écrit sur Graff, Rackham et les enfants du djish d’Ender – y compris Petra –, et, si elle devait nombre de détails à la présence d’Ender à ses côtés dans la colonie de Shakespeare, il savait que la qualité exceptionnelle de son ouvrage tenait surtout à sa capacité à s’interroger elle-même. Elle ne cherchait pas de « thèmes » à imposer à l’histoire : des événements se produisaient, reliés les uns aux autres, mais, quand les motivations d’un personnage restaient impossibles à déterminer, elle ne faisait pas semblant de les connaître. Et pourtant elle comprenait bien les hommes. Même les pires, elle paraissait réussir à les aimer. Du coup, il avait songé : Dommage qu’elle ne soit pas là pour écrire la biographie de Petra. Réflexion sotte, naturellement : sa présence physique n’était pas nécessaire, puisque, par ansible, elle pouvait consulter tous les documents dont elle avait besoin ; une des dispositions incontournables du MinCol de Graff assurait irrévocablement à chaque colonie l’accès sans restriction à toutes les bibliothèques et archives de tous les mondes humains. Peter dut attendre la parution du septième volume accompagné de La Reine de la ruche pour découvrir un biographe dont il pût se dire : je veux qu’il raconte ma vie. La Reine de la ruche n’était pas long ; bien écrit, il n’avait toutefois rien de particulièrement poétique. Avec une grande simplicité, il brossait un tableau des reines de la ruche tel qu’elles auraient pu le peindre elles-mêmes. Les monstres qui avaient effrayé les enfants pendant plus d’un siècle – et les effrayaient toujours malgré leur disparition – devenaient soudain beaux et tragiques. Mais il ne s’agissait pas d’un ouvrage de propagande ; l’auteur ne cherchait nullement à dissimuler les crimes qu’ils avaient commis. Alors Peter avait soudain compris qui avait rédigé l’ouvrage. Non Valentine, qui s’ancrait dans les faits, mais quelqu’un qui pouvait comprendre l’ennemi au point de l’aimer. Combien de fois n’avait-il pas entendu Petra citer la phrase d’Ender à ce sujet ? Elle – ou Bean – l’avait couchée par écrit : « Je crois impossible de comprendre vraiment quelqu’un, ses désirs, ses convictions, sans finir par l’aimer comme il s’aime lui-même. » Et l’auteur de La Reine de la ruche, qui se donnait le titre de porte-parole des morts, avait réussi ce tour de force avec les extraterrestres qui hantaient jadis les cauchemars des hommes. Et plus les gens lisaient ce livre, plus ils regrettaient leur incompréhension de l’adversaire, l’obstacle insurmontable de la barrière du langage, l’anéantissement total des reines de la ruche. Le porte-parole des morts avait contraint les humains à aimer leur ancien ennemi. D’accord, aimer l’ennemi une fois qu’il est mort et enterré n’a rien de difficile, mais les hommes répugnent en général à renoncer à leurs croque-mitaines. Ce ne pouvait être qu’Ender. Alors Peter avait écrit à Valentine pour la féliciter mais aussi pour lui demander d’inviter Ender à faire son portrait. S’en étaient suivis quelques échanges où Peter soulignait qu’il ne voulait pas d’une hagiographie. Il souhaitait s’entretenir avec son frère ; s’il en sortait un livre, tant mieux ; si le livre le présentait comme un monstre, si le porte-parole des morts le voyait ainsi, très bien. « Parce que je sais que, quoi qu’il écrive, ce sera beaucoup plus proche de la réalité que tout le kuso qui paraît ici. » Valentine rit de son emploi de termes comme kuso. « À quoi joues-tu, à parler l’argot de l’École de guerre ? — Ce mot fait partie du vocabulaire normal aujourd’hui », expliqua-t-il dans son courriel suivant. Elle déclara alors : « Il ne veut pas correspondre avec toi par écrit. Il dit qu’il ne te connaît plus ; la dernière fois qu’il t’a vu, il avait cinq ans et il n’y avait pas pire grand frère que toi. Il doit te parler de vive voix. — Ça n’est pas donné », répondit-il ; mais, il le savait, l’OPLT avait les moyens et ne refuserait pas. Ce qui le freinait, en réalité, c’était la peur. Il avait oublié qu’Ender ne se rappelait que la brute d’autrefois ; il ne l’avait pas vu suer sang et eau pour bâtir un gouvernement mondial, non par la guerre mais par le libre vote des peuples, pays par pays. Il ne me connaît pas. Peter se reprit : si, il me connaît. Le Peter de ses souvenirs fait partie du Peter devenu Hégémon, que Petra a accepté d’épouser, à qui elle a permis d’élever ses enfants ; c’est le même qui terrorisait jadis Ender et Valentine, débordant de fiel et de rancœur parce que les juges qui choisissaient les enfants destinés à sauver le monde l’en avaient estimé indigne. Jusqu’à quel point ce que j’ai accompli dérivait-il de cette rancœur ? « Il devrait s’entretenir avec maman, écrivit-il. Elle a encore sa tête et elle m’aime mieux que par le passé. — Il correspond avec elle quand il a du temps pour son courrier. Il prend ses devoirs très au sérieux ; notre colonie n’est pas grande, mais il la dirige avec autant de soin que s’il s’agissait de la Terre elle-même. » Pour finir, Peter ravala ses inquiétudes, fixa une date et une heure, et, le jour dit, prit place devant l’interface vocale de l’ansible au Centre de communication interstellaire de Blackstream. Naturellement, le CCIB ne communiquait directement avec aucun ansible hormis ceux du Système stationnaire du MinCol, qui relayait toutes les transmissions vers les colonies ou les vaisseaux destinataires. L’audio et la vidéo étaient si gourmands en bande passante qu’on les compressait automatiquement au départ pour les décompresser à l’arrivée ; du coup, malgré l’instantanéité des communications par ansible, un délai perceptible décalait les échanges. Pas d’image. Il fallait savoir poser les limites, et Ender n’avait pas insisté ; cela aurait été trop pénible pour tous les deux – pour Ender de constater le temps qui avait passé pendant son voyage jusqu’à Shakespeare, pour Peter de devoir faire face à la jeunesse de son frère, aux années de vie qui l’attendaient encore tandis que lui-même affrontait la vieillesse et la mort qui approchait. « Je suis là, Ender. — Ça me fait plaisir de t’entendre, Peter. » Puis le silence. « Pas de vaines parlotes, alors, dit Peter. Le temps a été trop long pour moi, trop court pour toi, Ender. Je sais qu’enfant j’ai été salaud avec toi ; je n’ai pas d’excuse. Je déversais mon trop-plein de colère et d’humiliation sur toi et Valentine, mais surtout sur toi. Je crois que je ne t’ai jamais dit un mot gentil, du moins quand tu ne dormais pas. Je peux en parler, si tu veux. — Plus tard, peut-être. Nous n’entreprenons pas une thérapie familiale. Je souhaite seulement apprendre ce que tu as fait et pourquoi. — Ce que j’ai fait ? — Ce qui compte pour toi, expliqua Ender. Ce que tu choisis de me raconter importe autant que ce que tu décris de ces événements. — Il y en a beaucoup, mais j’ai l’esprit encore clair et de nombreux souvenirs. — Tant mieux. Je t’écoute. » Il écouta pendant des heures ce jour-là, et pendant bien d’autres heures les jours suivants. Peter s’épancha de tout, des empoignades politiques, des guerres, des négociations, des articles sur les réseaux, des filières de renseignement, des occasions saisies au vol, des contrats avec des alliés de valeur. C’est seulement à la fin de leur dernière séance que Peter évoqua des souvenirs de la petite enfance d’Ender. « Je t’aimais vraiment ; je demandais tout le temps à maman de me laisser te donner le biberon, te changer, jouer avec toi. Je ne connaissais rien d’aussi adorable que toi. Mais j’ai fini par remarquer que, quand je jouais avec toi, que je te faisais rire, et que Valentine entrait, tu n’avais plus d’yeux que pour elle. Je n’existais plus. » Elle irradiait, ce qui expliquait ta réaction et celle de tout le monde à sa présence ; même moi, je réagissais ainsi. Mais je n’étais qu’un gamin et je pensais : Ender aime plus Valentine que moi. Et, quand j’ai compris qu’on t’avait mis au monde parce qu’on me considérait comme un raté – les gens de l’École de guerre, je veux dire –, ma rancœur s’est encore accrue. Ça n’excuse rien ; rien ne m’obligeait à me conduire comme un salaud. Je t’explique seulement que ça a commencé là. — D’accord, fit Ender. — Je regrette de ne t’avoir pas mieux traité à l’époque ; vois-tu, toute ma vie, lors de tous les événements que je t’ai racontés au cours de ces conversations au tarif exorbitant, je me suis toujours surpris à me dire : Ça, c’était bien joué. J’ai fait du bon boulot cette fois ; ça plairait à Ender. — Ne me dis pas que j’étais à la base de toutes tes entreprises, par pitié ! — Tu rigoles ? Personne n’avait plus l’esprit de compétition que moi ! Mais j’avais un seul critère de jugement sur mes propres actes : est-ce qu’Ender les approuverait ou non ? » Pas de réponse. « Et merde, c’est encore plus simple que ça, petit frère ! Ce que tu as réalisé avant l’âge de douze ans a rendu possible l’œuvre de toute mon existence. — Eh bien, Peter, grâce à ce que tu as réalisé pendant que je voyageais, je… ne regrette pas ma victoire. — Monsieur et madame Wiggin ont quand même eu de sacrés enfants ! — Je suis content que nous ayons pu parler, Peter. — Moi aussi. — Je crois pouvoir écrire sur toi. — Je l’espère. — Et, même si je n’y arrive pas, ça ne signifie pas que je n’ai pas apprécié de m’entretenir avec toi, de découvrir ce que tu es devenu. — J’aimerais me trouver près de toi, dit Peter, pour voir ce que tu es devenu, toi. — Je ne changerai jamais. Je reste figé dans le temps ; j’aurai toujours douze ans. Tu as vécu une belle existence, Peter. Transmets mon affection à Petra et dis-lui qu’elle me manque. Les autres aussi, mais elle surtout. Tu as tiré le meilleur lot parmi nous. » À cet instant, Peter faillit lui parler de Bean et de ses trois enfants, quelque part dans l’espace, qui attendaient un traitement à présent bien lointain. Mais il comprit alors qu’il n’en avait pas le droit ; ce n’était pas son histoire, ce n’était pas à lui de la raconter. Si Ender la couchait par écrit, on se demanderait ce que devenait Bean, on risquerait d’essayer de le contacter, de le rappeler sur Terre, et alors son voyage, son sacrifice, sa Satyagraha n’auraient servi à rien. Les deux frères n’eurent plus jamais l’occasion de se parler. Peter vécut encore quelque temps, malgré son cœur malade, sans jamais cesser d’espérer qu’Ender écrirait le livre qu’il attendait. Mais, à sa mort, il n’existait toujours pas. Ce fut donc Petra qui lut la courte biographie, intitulée simplement L’Hégémon et signée « le porte-parole des morts ». Elle passa le reste de la journée à pleurer. Elle la lut tout haut devant la tombe de Peter en s’arrêtant quand s’approchaient des passants – jusqu’au moment où elle se rendit compte qu’ils venaient l’écouter. Elle les invita autour d’elle et reprit sa lecture à haute voix depuis le début. Le livre était bref mais empreint de puissance. Aux yeux de Petra, il réalisait l’attente de Peter ; il mettait un point final à sa vie, au bien et au mal, aux guerres et à la paix, aux mensonges et à la vérité, aux manipulations et à la liberté. À bien y regarder, L’Hégémon faisait diptyque avec La Reine de la ruche, l’un racontait l’histoire de toute une espèce, l’autre aussi. Mais, pour Petra, il racontait l’histoire de l’homme qui avait modelé sa vie plus qu’aucun autre. Sauf un. Celui qui ne vivait plus désormais que sous la forme d’une ombre dans l’histoire d’autres gens : le Géant. Il n’avait pas de tombe et nul n’avait écrit de livre sur lui ; et son histoire n’était pas une histoire humaine parce que, d’une certaine façon, il n’avait pas vécu une existence d’humain. C’était l’existence d’un héros, achevée par son enlèvement au ciel, mourant mais non mort. « Je t’aime, Peter, dit-elle devant la stèle ; mais tu savais sûrement que je n’avais jamais cessé d’aimer Bean, d’aspirer à le revoir et de le regretter chaque fois que je regardais nos enfants. » Puis elle rentra chez elle en laissant derrière elle ses deux époux, celui qui avait un monument et un livre en mémoire de sa vie et celui dont le seul monument se trouvait dans son cœur. REMERCIEMENTS Merci au docteur Joan Han, chercheuse en endocrinologie pédiatrique aux National Institutes of Health de Bethesda, pour ses conseils sur les thérapies réalistes qu’on aurait pu essayer pour stopper la croissance de Bean. Dans le même ordre d’idées, le docteur Jack Long a élaboré des hypothèses qui sont devenues les suggestions de Volescu sur la façon dont Bean pourrait allonger son espérance de vie ; je l’en remercie – et je me réjouis qu’il ait jugé mes inventions monstrueuses (sa lettre s’achevait ainsi : « Pouah ! J’espère que non ! »). Merci à Danny Sale qui m’a suggéré que Bean prenne part à la décision de modifier le Jeu de l’École de guerre afin d’en faire le programme qui a finalement débouché sur Jane. Farah Khimji, de Louisville au Texas, m’a rappelé qu’il me fallait une monnaie mondiale – et que le dollar a déjà ce statut. Andayie Spencer m’a soufflé que je ne pouvais pas laisser s’éteindre la relation qu’entretenaient Petra Arkanian et Dink Meeker à l’École de guerre sans y faire allusion au moins une fois. Mark Trevors du New Brunswick m’a signalé que Peter et Ender avaient une conversation avant la mort de Peter et a exprimé le souhait de voir cette scène plus développée, du point de vue de Peter. Étant donné que son idée battait largement celle que j’avais pour la fin, j’ai sauté dessus à pieds joints. Rechavia Berman, mon traducteur en hébreu, et David Tayman m’ont bien aidé en me rafraîchissant la mémoire. Je ne suis pas doué pour la chronologie de mes livres ni le calcul de l’âge de mes personnages. Comme je n’attache pas d’attention à ces détails dans la vraie vie, j’ai du mal à suivre le passage du temps dans mes textes. En réponse à ma demande sur notre site Internet de Hatrack River (www hatrack com), Megan Schindele, Nathan Taylor, Maureen Fanta, Jennifer Rader, Samuel Sevlie, Carrie Pennow, Shannon Blood, Elizabeth Cohen et Cecily Kiester ont mis la main à la pâte et extrait toutes les références d’âge et de date de La Stratégie Ender et des précédents volumes de la saga de l’Ombre pour me les présenter sous forme ordonnée ; en outre, Jason Bradshaw et C. Porter Bassett ont relevé une erreur de continuité entre La Stratégie Ender et le présent ouvrage. Je voue une reconnaissance éternelle à ces lecteurs qui connaissent mes livres mieux que moi. Je remercie de leur serviabilité mes bons amis Erin Absher, Aaron Johnson et Kathy Kidd qui ont mis de côté des soucis bien plus importants pour aider mon épouse Kristine à me fournir un retour rapide sur chaque chapitre que j’écrivais. Je reste sidéré de la quantité d’erreurs – non seulement typographiques mais aussi de chronologie, voire de cohérence – qui échappent à mon attention et à celle de trois ou quatre lecteurs consciencieux avant de se faire coincer par un dernier, plus vigilant. S’il en demeure dans le livre que vous avez entre les mains, ce n’est pas de leur faute ! Beth Meacham, ma correctrice chez Tor, a tout donné pour ce bouquin. À peine sortie d’une lourde opération chirurgicale, droguée jusqu’aux oreilles, elle a lu ce manuscrit alors qu’il tombait tout juste de l’imprimante et m’a donné d’excellents conseils. Certaines des meilleures scènes existent parce qu’elle les a recommandées et que j’ai su reconnaître que c’étaient de bonnes idées. Toute l’équipe de production de Tor s’est mise en quatre afin de nous aider à terminer à temps pour profiter d’une bonne fenêtre de publication, et je la remercie de la patience qu’elle a montrée avec un auteur qui s’est lamentablement planté dans son estimation du temps nécessaire à l’achèvement de ce roman. Quant à Tom Doherty, c’est peut-être le plus créatif de tous les éditeurs d’aujourd’hui. Il prend le temps de réfléchir à toutes les idées, même les plus délirantes, et, quand il décide de se lancer dans une entreprise inhabituelle – comme une série de « romans parallèles » –, il met tout en chantier pour en assurer la réussite. La plus grande partie de ma carrière a été placée sous le signe bénéfique de la créativité et du dévouement de Barbara Bova, dont a joui aussi toute ma famille. Et je n’oublie pas que la saga d’Ender a été connue du public parce que, avant même qu’elle ne devienne agent littéraire, son mari, Ben Bova, a extrait d’une pile de manuscrits d’auteurs inconnus une longue nouvelle intitulée La Stratégie Ender et accepté, après de menues modifications, de la publier dans le numéro d’août 1977 d’Analog. Depuis, cette décision (qui n’avait rien d’évident – d’autres avaient refusé net mon texte) assure mon pain quotidien et permet aux lecteurs de découvrir mes autres livres. Mais, quand j’ai fini d’écrire pour la journée et que je sors de mon bureau, c’est en retrouvant mon épouse Kristine et ma fille Zina que j’ai le sentiment de ne pas œuvrer en vain. Merci pour l’amour et la joie que vous m’apportez chaque jour, et merci aussi à mes autres enfants de mener une existence dont je m’enorgueillis de faire partie. FIN * * * [1] En français dans le texte (NdT). [2] En français dans le texte (NdT). [3] « Rivière noire » (NdT). [4] Surnom affectueux du général Lee (NdT). [5] Citation attribuée par erreur à Arthur Wellesley, Ier duc de Wellington (NdT).