Orson Scott Card L’ombre de l’Hégémon TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR ARNAUD MOUSNIER-LOMPRÉ L’ATALANTE Nantes Illustration de couverture : Gess SHADOW OF THE HEGEMON © 2000 by Orson Scott Card © Librairie l’Atalante, 2002, pour la traduction française ISBN 2-84172-220-1 Librairie l’Atalante, 11 & 15, rue des Vieilles-Douves, 44000 Nantes À Charles Benjamin Card. Tu nous restes toujours lumière. Tu vois à travers toutes les ombres. Et nous entendons ta voix forte Chanter dans nos rêves. Première Partie VOLONTAIRES 1 PETRA À : Chamrajnagar%sacredriver@ifcom.gov De : Locke%espinoza@polnet.gov Sujet : Que faites-vous pour protéger les enfants ? Cher amiral Chamrajnagar, Votre code ID m’a été fourni par un ami commun qui a travaillé naguère pour vous et œuvre aujourd’hui dans le glorieux métier de la régulation ; vous devez savoir de qui je parle. J’ai bien conscience que votre préoccupation première est désormais moins militaire que logistique et que votre esprit se tourne davantage vers l’espace que vers la situation politique de la Terre : il est vrai que vous avez remporté une victoire décisive sur les forces nationalistes que dirigeait votre prédécesseur durant la guerre de la Ligue et que ce problème peut paraître réglé. La F.I. demeure indépendante, et de cela nous sommes tous soulagés. Cependant, et nul ne paraît s’en rendre compte, la paix sur Terre reste tout simplement une illusion passagère. Non seulement l’expansionnisme russe, longtemps bridé, demeure une force vive, mais encore bien d’autres pays nourrissent des desseins agressifs envers leurs voisins. On licencie massivement parmi les troupes du Stratège, l’Hégémonie perd toute autorité à une vitesse alarmante et la Terre se trouve au bord du cataclysme. Le fonds le plus solide sur lequel s’appuiera tout pays dans les guerres prochaines sera le groupe des enfants formés dans les Écoles de guerre, de tactique et de commandement. S’il est parfaitement normal que ces enfants servent leur patrie, il est également inévitable que certaines nations, dépourvues de tels génies certifiés par la F.I. ou croyant que leurs rivaux disposent de commandants plus talentueux, prendront des mesures préventives, soit pour s’emparer de cet avantage adverse, soit, en tout cas, pour empêcher l’ennemi de l’employer. Bref, ces enfants se trouvent en grand danger de se faire enlever ou assassiner. Je n’ignore pas votre politique de non-ingérence dans les événements de la Terre, mais c’est la F.I. qui a identifié ces enfants et les a formés, faisant ainsi d’eux des cibles. Quoi qu’il leur arrive, la F.I. en porte in fine la responsabilité. Vous contribueriez amplement à leur sécurité si vous donniez l’ordre de les placer sous la protection de la Flotte, ce qui laisserait entendre aux pays et aux groupes qui complotent leur mort ou leur enlèvement qu’ils devraient alors s’attendre à d’impitoyables représailles militaires. Loin de considérer cette mesure comme une ingérence dans les affaires terrestres, la plupart des nations l’accueilleraient avec soulagement ; en outre, vous disposeriez, pour ce qu’il vaut, de mon soutien inconditionnel dans tous les forums publics. J’espère que vous agirez sans tarder. Il n’y a pas de temps à perdre. Respectueusement, Locke. Quand elle rentra chez elle, Petra Arkanian ne reconnut pas l’Arménie. Les montagnes offraient certes un décor spectaculaire, mais elles ne faisaient pas vraiment partie des expériences de sa prime jeunesse. C’est seulement en arrivant à Maralik qu’elle commença d’entrevoir des détails qui éveillaient des souvenirs. Son père l’attendait à Erevan tandis que sa mère était restée à la maison en compagnie de son fils de onze ans et du petit dernier, manifestement conçu avant même l’allégement des restrictions sur le contrôle des naissances à la fin de la guerre. Ils avaient sans doute vu Petra à la télévision. Alors que le tacot les emportait par les rues étroites de la ville, son père, à côté d’elle, prit un ton d’excuse. « Ça ne va pas te paraître bien impressionnant, après avoir vu le monde entier. — On ne nous montrait pas beaucoup la Terre, papa. Il n’y avait pas de fenêtres à l’École de guerre. — Oui, mais le spatioport, la capitale, tous ces gens importants, tous ces bâtiments prestigieux… — Je ne suis pas déçue, papa. » Elle était obligée de mentir pour le rassurer, comme s’il lui avait fait cadeau de Maralik et craignait que son présent ne lui plaise pas. Elle-même n’en savait encore rien : elle n’avait pas aimé l’École de guerre, mais elle s’y était faite ; il était impossible de s’habituer à Éros, mais elle avait supporté son séjour. Comment ne pas apprécier une vie pareille, en plein air, au milieu de gens qui déambulaient à leur gré ? Et pourtant elle était bel et bien déçue : tous ses souvenirs de Maralik étaient ceux d’une petite fille de cinq ans au milieu de bâtiments immenses, de larges avenues où d’énormes véhicules s’approchaient en grossissant puis rapetissaient en s’éloignant à une vitesse effrayante. Aujourd’hui, plus âgée, presque de taille adulte, elle avait l’impression de voitures plus petites, de rues franchement étroites et d’édifices – conçus pour résister au tremblement de terre qui ne manquerait pas de se produire un jour ou l’autre – courtauds. Ils n’étaient pas laids, non ; on y trouvait une certaine grâce, due à un mélange éclectique de styles turc, russe, Côte d’Azur et, apport inattendu, japonais. Mais l’œil s’étonnait de les voir unifiés par le choix des couleurs, l’étroitesse des rues et leur taille presque uniforme, car tous se haussaient au maximum autorisé. Petra savait tout cela parce qu’elle s’était renseignée à ce sujet sur Éros, pendant qu’elle attendait avec les autres enfants la fin de la guerre de la Ligue ; elle avait vu des photos, mais rien ne l’avait préparée à revenir à quatorze ans chez elle alors qu’elle en était partie à cinq ans. « Comment ? » fit-elle. Son père venait de lui parler et elle n’avait pas compris sa phrase. « Je te demandais si tu voulais t’arrêter acheter une sucrerie avant de rentrer, comme avant. » Sucrerie ! Comment avait-elle pu oublier le mot pour désigner les sucreries ? Sans difficulté, et voici pourquoi : le seul autre Arménien de l’École de guerre avait trois classes d’avance sur elle et avait rapidement été promu à l’École tactique, si bien que leur séjour commun n’avait duré que quelques mois. Elle avait sept ans quand elle avait été envoyée de l’École terrestre à celle de Guerre, et lui, qui en avait dix, était parti sans même avoir jamais commandé une armée. Quoi d’étonnant à ce qu’il n’ait pas eu envie de baragouiner en arménien avec une morveuse du pays ? De fait, elle avait passé neuf années sans parler un seul mot d’arménien, et son vocabulaire était celui d’un enfant de cinq ans ; elle avait les plus grandes peines à s’exprimer dans cette langue aujourd’hui, et encore plus à la comprendre. Mais comment expliquer à son père qu’il lui faciliterait grandement la tâche en s’en tenant au standard de la Flotte – c’est-à-dire à l’anglais ? Il le parlait, naturellement ; maman et lui avaient toujours pris soin de s’exprimer dans cette langue quand elle était petite, afin qu’elle ne souffre d’aucun handicap linguistique quand elle intégrerait l’École de guerre ; d’ailleurs, en y réfléchissant, c’était là une partie de son problème. Combien de fois son père avait-il donné à une sucrerie son nom arménien ? Quand il la laissait l’accompagner en ville et qu’ils s’arrêtaient dans une confiserie, il l’obligeait à demander la friandise en anglais et il désignait chacune par le mot anglais correspondant. C’était complètement absurde ; quel besoin aurait-elle, à l’École de guerre, de connaître le nom anglais des sucreries arméniennes ? « Qu’est-ce qui te fait rire ? — Je crois que le goût des friandises m’a passé pendant mon séjour dans l’espace, papa ; mais, en souvenir d’autrefois, j’espère que tu auras le temps de m’accompagner en ville à l’occasion. Tu ne seras plus aussi grand que la dernière fois. — En effet, et ta main ne sera plus aussi petite dans la mienne. » Il éclata de rire à son tour. « On nous a privés d’années qui seraient précieuses aujourd’hui dans nos souvenirs. — Oui, papa, répondit Petra. Mais je me trouvais là où je devais être. » Quoique… c’est moi qui ai craqué la première. J’ai réussi toutes les épreuves jusqu’à celle qui comptait vraiment, et là j’ai craqué. Ender m’a consolée en m’assurant que c’était sur moi qu’il se reposait le plus, que c’était moi qu’il poussait jusqu’à la limite, mais en réalité il nous poussait tous, il se reposait sur nous tous, et moi j’ai craqué. Personne n’en avait rien dit ; peut-être que sur Terre pas une âme n’était au courant ; mais ceux qui avaient combattu à ses côtés le savaient, eux. Elle faisait partie des meilleurs jusqu’au moment où elle s’était endormie en plein combat ; après cela, elle avait toujours tenu le coup, mais Ender ne comptait plus sur elle. On la tenait à l’œil afin de pouvoir la remplacer au pied levé si jamais elle cessait brusquement de commander ses vaisseaux ; elle était sûre qu’on avait désigné quelqu’un pour cette tâche, mais elle n’avait jamais demandé à savoir qui. Dink ? Bean ? Bean, oui ; qu’Ender lui ait confié cette mission de surveillance ou non, elle savait que Bean l’observait, prêt à prendre la relève. Elle n’était plus fiable. On ne lui faisait plus confiance ; elle-même ne se faisait plus confiance. Pourtant elle cacherait ce secret à sa famille, comme elle l’avait caché devant le Premier ministre et la presse, ou quand elle s’était adressée à l’armée arménienne et aux enfants des écoles rassemblés pour voir la grande héroïne arménienne de la guerre contre les doryphores. L’Arménie avait besoin d’un porte-drapeau, et elle était le seul candidat possible au sortir du conflit. On lui avait montré que les traités d’histoire en ligne la plaçaient déjà parmi les dix Arméniens les plus éminents de tous les temps ; on y voyait sa photo, sa biographie, et on pouvait y lire des citations du colonel Graff, du major Anderson, de Mazer Rackham. Et d’Ender Wiggin. « C’est Petra qui la première m’a protégé, ce qui n’allait pas sans risque pour elle ; c’est Petra qui m’a formé alors que tout le monde refusait de s’occuper de moi. Je lui dois tout ce que j’ai réussi. Et, lors de la dernière campagne, bataille après bataille, elle est restée le commandant sur lequel je pouvais toujours compter. » Ender n’avait pas dû se rendre compte à quel point ces éloges retournaient le couteau dans la plaie ; il voulait sans doute lui assurer qu’il lui faisait toujours confiance. Mais elle savait la vérité, et ces compliments n’étaient pour elle que de la pitié, de pieux mensonges. Et voilà qu’elle rentrait dans son pays. Nulle part ailleurs sur terre elle ne se sentait aussi étrangère, parce qu’elle aurait dû avoir l’impression d’être enfin chez elle mais qu’elle n’éprouvait rien de tel : personne ne la connaissait. On connaissait une petite fille surdouée qui s’en était allée au milieu d’adieux larmoyants, de mots d’amour et d’encouragement ; on connaissait une héroïne revenue parmi les siens, chacun de ses gestes, chacune de ses paroles nimbées de l’aura de la victoire. Mais on ignorait l’existence, et on ne l’apprendrait jamais, de la gamine qui avait cédé sous la pression et qui, en plein milieu d’un combat, s’était tout bonnement… endormie. Ses vaisseaux s’étaient perdus, des hommes de chair et de sang étaient morts, alors qu’elle dormait parce que son organisme n’était plus capable de rester éveillé. Cette Petra-là demeurerait dissimulée aux yeux de tous. Cachée aussi, celle qui observait tous les mouvements des garçons autour d’elle, qui jaugeait leur compétence, qui devinait leurs intentions, résolue à profiter du moindre avantage, refusant de s’incliner devant quiconque. De retour chez elle, elle devait redevenir une enfant – plus âgée, certes, mais une enfant tout de même. Une personne dépendante. Au bout de neuf ans de vigilance farouche, il serait reposant de remettre les rênes de son existence à quelqu’un d’autre, n’est-ce pas ? « Ta mère voulait venir, mais elle a eu peur. » Il eut un petit rire comme s’il trouvait sa déclaration comique. « Tu comprends ? — Non, répondit Petra. — Ce n’est pas de toi qu’elle avait peur, expliqua son père ; jamais elle ne craindrait sa fille aînée ; mais les appareils photo, les politiciens, la foule… C’est une femme de la cuisine, une femme du marché. Tu comprends ? » Elle comprenait l’arménien sans trop de difficultés, si c’était ce qu’il voulait savoir, parce que lui-même s’exprimait dans un langage simple, aux mots légèrement séparés afin que Petra ne s’égare pas dans le flot de la conversation. Elle l’en remerciait tout en se sentant gênée que son handicap fût si perceptible. Ce qu’elle ne comprenait pas, en revanche, c’est qu’une mère pût refuser de venir accueillir sa fille après neuf ans d’absence par peur de la foule. Petra savait que ce n’était pas la foule ni les caméras que sa mère craignait, mais elle-même, la petite fille de cinq ans qui avait disparu de sa vie et qui n’aurait plus jamais cinq ans, qui avait eu ses premières règles dont une infirmière de la Flotte s’était occupée ; jamais sa mère ne s’était penchée sur ses devoirs à la maison et ne lui avait appris à faire la cuisine. Une seconde… Si, elles avaient fait des gâteaux ensemble ; elle l’avait aidée à étaler la pâte. En y repensant, elle constatait que sa mère ne lui avait jamais confié de tâche importante ; et cependant Petra avait eu l’impression d’avoir tout préparé elle-même – l’impression que sa mère lui faisait confiance. Cette idée fit dévier le fil de ses pensées sur la façon dont Ender l’avait embobinée à la fin, en faisant semblant de se fier à elle sans jamais lâcher la barre. Devant cette réflexion insupportable, Petra regarda par la fenêtre de la voiture. « Sommes-nous dans le quartier où je jouais ? — Pas encore, répondit son père, mais presque. Maralik n’est pas une très grande ville. — Tout me paraît nouveau, dit Petra. — Pourtant, c’est une erreur : rien n’y change jamais à part l’architecture. Il y a des Arméniens partout dans le monde, mais seulement parce qu’ils ont été obligés de fuir pour se sauver. Par nature, l’Arménien est casanier. Les montagnes sont sa matrice et il n’a aucune envie de naître. » Il eut un petit rire. Avait-il toujours ri ainsi ? Petra y percevait moins d’amusement que d’inquiétude. Maman n’était donc pas la seule à qui elle faisait peur. Enfin la voiture arriva devant la maison, et enfin Petra reconnut où elle était ; le bâtiment était petit et délabré à côté de celui dont elle avait gardé le souvenir, mais, à la vérité, elle n’y avait plus pensé depuis des années. Son foyer avait cessé de hanter ses rêves alors qu’elle avait dans les dix ans ; pourtant, à présent qu’elle rentrait chez elle, tout lui revenait, les larmes qu’elle avait versées durant les premières semaines, les premiers mois à l’École terrestre, puis de nouveau quand elle avait quitté la Terre pour l’École de guerre. Sa maison lui avait manqué cruellement, et elle y retournait enfin, elle la retrouvait… pour se rendre compte qu’elle n’en avait plus besoin, qu’elle n’avait pas vraiment envie d’y rentrer. L’homme anxieux à ses côtés n’était pas le grand dieu qui la guidait, toute fière, par les rues de Maralik, et la femme qui l’attendait dans la maison ne serait plus la déesse qui dispensait la nourriture et posait une main fraîche sur son front quand elle était malade. Mais elle ne pouvait aller nulle part ailleurs. Sa mère s’encadrait dans la fenêtre quand Petra descendit de voiture. Papa appliqua la paume sur le scanner pour payer le trajet. Petra leva la main et fit un petit signe avec un sourire timide qui devint vite rayonnant. Sa mère lui rendit son sourire et son petit signe. Petra prit la main de son père et l’accompagna vers la maison. On ouvrit la porte devant eux : c’était Stefan, son frère. Elle ne l’aurait pas identifié dans d’autres circonstances : elle ne se rappelait qu’un enfant de deux ans, encore potelé comme un bébé ; et lui, naturellement, ne la connaissait pas du tout. Il la regardait, les yeux pleins d’admiration, comme les enfants du groupe scolaire l’avaient regardée, tout excités de rencontrer une célébrité mais pas vraiment conscients d’elle comme d’un individu à part entière. Cependant, Stefan était son frère, alors elle le serra contre elle et il lui rendit son étreinte. « Tu es la vraie Petra ! s’exclama-t-il. — Tu es le vrai Stefan ! » répondit-elle. Puis elle leva les yeux vers sa mère, toujours en train de regarder par la fenêtre. « Maman ? » La femme tourna vers elle un visage baigné de larmes. « Tu ne sais pas combien je suis heureuse de te voir, Petra », dit-elle. Pourtant elle ne fit pas un geste pour s’approcher de sa fille, pas même pour lui tendre les bras. « Mais tu attends toujours la petite fille qui est partie il y a neuf ans », fit Petra. Sa mère éclata en sanglots et, cette fois, tendit les bras ; Petra s’élança et se laissa enfermer dans son étreinte. « Tu es une femme aujourd’hui, dit sa mère. Je ne te connais pas, mais je t’aime. — Moi aussi je t’aime, maman », répondit Petra, et elle s’aperçut avec plaisir que c’était la vérité. Ils passèrent une heure ensemble tous les quatre – cinq, une fois le petit dernier réveillé. Petra écarta leurs questions – « Oh, on a déjà tout dit sur moi dans la presse ou à la télé. C’est vous dont je veux que vous me parliez ! » – et apprit ainsi que son père travaillait toujours comme correcteur et directeur des traductions, et que sa mère était demeurée la bonne Samaritaine de son quartier, toujours à l’écoute des autres, prête à apporter les repas à telle personne malade, à garder les petits dont les parents faisaient les courses et à donner à manger à tout enfant dans le besoin. « Une fois, je me rappelle que maman et moi avons déjeuné ensemble, rien que nous deux, fit Stefan en plaisantant. On ne savait pas quoi se dire, et on s’est retrouvés avec des restes à ne plus savoir qu’en faire ! — C’était déjà comme ça quand j’étais petite, déclara Petra. Je me rappelle la fierté que j’éprouvais devant l’affection des autres gosses pour ma mère, et la jalousie que je ressentais à voir comme elle les aimait ! — Je ne les ai jamais aimés autant que ma fille et mon fils, répondit maman. Mais j’adore les enfants, c’est vrai ; chacun d’entre eux est précieux aux yeux de Dieu, et chacun d’eux est le bienvenu chez moi. — Oh, j’en ai connu quelques-uns que tu serais loin d’adorer ! fit Petra. — Peut-être », dit sa mère, diplomate, mais convaincue visiblement que de tels enfants ne pouvaient exister. Le nourrisson émit un gargouillis, et sa mère souleva son chemisier pour le mettre au sein. « Je faisais autant de bruit en tétant ? demanda Petra. — Non, pas vraiment, répondit sa mère. — Allons, pas d’histoires ! fit son père. Elle réveillait les voisins ! — J’étais donc une gourmande. — Non, rien qu’une barbare, répondit son père. Tu ne savais pas te tenir à table. » Petra décida de poser la question délicate qui la taraudait et d’en finir une fois pour toutes. « Le petit est né un mois seulement après qu’on a levé les restrictions sur le nombre d’enfants par famille. » Son père et sa mère échangèrent un regard, elle en souriant aux anges, lui avec une grimace. « Eh bien, oui, tu nous manquais, que veux-tu ! Nous désirions une autre petite fille. — Tu aurais pu perdre ton travail, fit observer Petra. — Pas tout de suite, répondit son père. — Les autorités arméniennes traînaient toujours un peu la patte pour faire appliquer cette loi, expliqua sa mère. — Mais vous auriez risqué de tout perdre, en fin de compte. — Non, dit sa mère. Avec ton départ, nous avons perdu la moitié de tout ce que nous avions. Les enfants, c’est l’essentiel ; le reste… ne compte pas. » Stefan éclata de rire. « Sauf quand j’ai faim. Là, manger, ça compte ! — Tu es un trou sans fond, dit son père. — N’empêche. Manger, ça compte toujours », répliqua-t-il. Tout en riant avec sa famille, Petra se rendit compte que Stefan ne se faisait pas d’illusions quant aux conséquences possibles de cette troisième naissance. « Heureusement qu’on a gagné la guerre, fit-elle. — Ça valait mieux que de la perdre, répondit Stefan. — Il est bien agréable d’avoir cet enfant sans désobéir à la loi, déclara leur mère. — Mais vous n’avez pas eu votre petite fille. — Non, dit papa. Nous avons eu notre petit David. — Nous n’avions pas besoin d’une petite fille, en fin de compte, reprit sa mère. Tu nous es revenue. » Pas vraiment, songea Petra, et pas pour longtemps ; d’ici quatre ans, voire moins, je partirai pour l’université, et je ne te manquerai plus cette fois parce que tu auras compris que je ne suis pas la petite fille que tu aimes, mais le vétéran aux mains rouges de sang d’une école militaire tordue qui nous faisait nous battre pour de bon sans nous en informer. Après la première heure, des voisins, des cousins et des collègues de travail de son père commencèrent à passer dire bonjour, et il était plus de minuit quand papa dut annoncer que le lendemain n’était pas un jour férié et qu’il avait besoin d’un peu de sommeil avant de reprendre le travail. Il fallut encore une heure pour mettre tout le monde dehors, et, à ce moment-là, Petra n’avait plus qu’une envie : se rouler en boule dans son lit et disparaître de la surface du monde une semaine entière. Mais, alors que le jour suivant tirait à sa fin, elle comprit qu’elle devait sortir ; elle n’arrivait pas à trouver sa place dans les habitudes de la maison. Sa mère l’aimait, oui, mais toute son existence tournait autour du petit dernier et des voisins ; elle s’efforçait de faire la conversation avec Petra, mais sa fille se rendait compte qu’elle perturbait sa vie, que sa mère serait soulagée de la voir partie au collège durant la journée, comme Stefan, et revenue à une heure prévisible. Petra comprit cela et, le soir même, demanda à s’inscrire aux cours et à s’y présenter le lendemain. « À la vérité, dit son père, d’après les gens de la F.I., tu pourrais sans doute entrer directement à l’université. — J’ai quatorze ans, répondit Petra, et il y a de grosses lacunes dans mes connaissances. — Ouais, elle n’a jamais entendu parler des Chiens, fit Stefan. — Des chiens ? répéta son père. Quels chiens ? — Les Chiens, dit Stefan, le groupe de zip, tu sais bien ! — Oui, c’est un groupe très célèbre, intervint sa mère. Quand tu l’entends, tu as l’impression qu’il faut amener la voiture d’urgence chez le garagiste. — Ah, ces Chiens-là ! s’exclama son père. Je ne pense pas que ce soit de ce genre de connaissances que parlait Petra. — À vrai dire, si, fit l’intéressée. — C’est comme si elle venait d’une autre planète, reprit Stefan. Hier soir, je me suis aperçu qu’elle ne connaissait rien, aucun groupe, aucun chanteur. — Mais je viens effectivement d’une autre planète ; ou, pour être exacte, d’un astéroïde. — Naturellement, fit sa mère. Il faut que tu t’intègres à ta génération. » Petra sourit mais fit mentalement la grimace. Sa génération ? Elle n’était d’aucune génération, sauf de celle des quelques milliers d’enfants qui étaient passés par l’École de guerre et se retrouvaient aujourd’hui éparpillés sur toute la Terre, s’acharnant à chercher leur place dans un monde en paix. Aller au collège ne serait pas une partie de plaisir, Petra s’en rendit vite compte. On n’y dispensait pas de cours d’histoire militaire ni de stratégie ; les mathématiques étaient puériles à côté de celles qu’elle avait dû maîtriser à l’École de guerre, mais elle avait un retard énorme à rattraper en matière de littérature et de grammaire ; en arménien, elle avait bel et bien le niveau d’un enfant de cinq ans, et, bien qu’elle parlât couramment la version de l’anglais employée à l’École de guerre – jusques et y compris l’argot des enfants qui y vivaient –, elle n’avait qu’une connaissance restreinte des règles grammaticales du jargon, mélange d’arménien et d’anglais, dont les élèves se servaient entre eux à l’école, et elle n’en comprenait pas un traître mot. Tout le monde était aux petits soins avec elle, naturellement ; les filles les plus populaires s’étaient aussitôt emparées d’elle et les professeurs la traitaient comme une célébrité. Petra suivit docilement la visite guidée des lieux, sans perdre une miette des bavardages de ses nouvelles amies afin d’apprendre leur argot et de percevoir les nuances de l’anglo-arménien en cours au collège. Elle savait que les filles qui l’avaient accueillie se lasseraient d’elle, surtout une fois qu’elles auraient constaté la brutale franchise dont elle était capable, trait de caractère dont elle n’avait nulle intention de se défaire. Petra était habituée à ce que les gens soucieux de hiérarchie sociale finissent par la détester et, s’ils avaient un peu de jugeote, par la redouter, car les masques tombaient vite en sa présence. Elle rencontrerait ses vrais amis au cours des semaines à suivre, du moins s’il se trouvait des élèves qui l’estimaient pour sa seule personnalité. Mais cela n’avait pas d’importance ; toutes les amitiés qu’elle pouvait nouer au collège, toutes les questions de préséance lui paraissaient bien futiles : il n’y avait aucun enjeu à part la vie sociale et l’avenir universitaire de chacun ; or en quoi cela comptait-il ? La première scolarité de Petra s’était déroulée dans l’ombre de la guerre, et c’était le sort de l’humanité qui dépendait de ses études et de sa compétence. Mais aujourd’hui où était l’intérêt ? Elle se plongerait dans la littérature arménienne parce qu’elle voulait apprendre l’arménien et non parce qu’elle jugeait important de connaître les réflexions d’un expatrié comme Saroyan sur l’existence des enfants à une époque reculée, dans un pays lointain. La seule discipline qu’elle appréciait vraiment était l’éducation physique : courir avec le ciel au-dessus de sa tête, sur une piste qui s’allongeait, toute plate, devant elle, courir par pur plaisir sans un chronomètre toujours en train de grignoter le temps qui lui était imparti pour ses exercices aérobies, quel luxe ! Elle était incapable de se mesurer à la plupart des autres filles : son organisme mettrait du temps à se restructurer pour une forte gravité, car, malgré tous les efforts de la F.I. pour s’assurer que, physiquement, ses soldats ne se détérioraient pas à l’excès pendant les longues années passées dans l’espace, rien ne remplaçait la réalité pour s’entraîner à vivre à la surface d’une planète. Mais Petra se moquait de toujours terminer ses courses parmi les dernières, de ne pas pouvoir franchir la plus petite haie : elle jouissait simplement de courir librement, et sa faiblesse même lui fournissait des buts. Bientôt, elle serait capable d’en remontrer aux autres ; c’était là un des aspects innés de sa personnalité qui lui avaient permis d’intégrer l’École de guerre : son absence d’intérêt pour la compétition, fondé sur le postulat que, s’il était important de gagner, elle trouverait toujours le moyen d’y parvenir. Elle s’installa donc dans sa nouvelle vie. Au bout de quelques semaines, elle parlait couramment l’arménien et possédait à fond l’argot local. Comme prévu, les filles dans le vent l’avaient laissée tomber aussi vite qu’elles l’avaient reçue parmi elles, et, quelques semaines plus tard, les premières de la classe avaient également pris leurs distances avec elle ; ce fut donc chez les rebelles et les marginaux qu’elle trouva ses amis, et elle fut bientôt entourée d’un cercle d’affidés et de co-conspirateurs qu’elle nommait son djish, terme d’argot de l’École de guerre pour désigner les amis proches, une armée personnelle. Elle n’en était pas du tout le commandant, mais tous ses membres étaient fidèles entre eux et s’amusaient des tics des professeurs et des autres élèves, et, quand un conseiller d’orientation la convoqua pour lui apprendre que l’administration s’inquiétait de la voir fréquenter les éléments antisociaux du collège, elle comprit qu’elle était vraiment chez elle à Maralik. Et puis, un jour, en revenant à la maison, elle trouva la porte de devant verrouillée. Elle n’avait pas de clé sur elle – comme tout le monde dans le quartier, parce que personne ne bouclait sa porte ni même ne la fermait quand il faisait beau. Elle entendit le petit pleurer à l’intérieur ; aussi, au lieu d’obliger sa mère à venir lui ouvrir la porte, elle prit par-derrière et entra par la cuisine, où sa mère l’attendait, ligotée sur une chaise, bâillonnée, les yeux écarquillés par la peur, le regard éperdu. Avant que Petra pût réagir, on lui appliqua un hypostick sur le bras et, sans même avoir eu le temps de voir qui l’agressait, elle sombra dans les ténèbres. 2 BEAN À : Locke%espinoza@polnet.gov De : Chamrajnagar%%@ifcom.gov Sujet : Ne me contactez plus Monsieur Peter Wiggin, Pensiez-vous vraiment que je n’avais pas les moyens de vous identifier ? Vous avez beau être l’auteur de la « proposition de Locke » qui vous a donné la réputation d’un pacificateur, vous n’en êtes pas moins responsable en partie de l’actuelle instabilité du monde par votre usage patriotard de l’identité de votre sœur sous le pseudonyme de Démosthène. Je ne me fais aucune illusion sur vos motivations. Je trouve indigne votre suggestion de mettre en danger la neutralité de la Flotte internationale afin d’assurer ma mainmise sur des enfants qui ont achevé leur service militaire à la F.I. Si vous tentez de manipuler l’opinion publique pour m’y forcer, je révélerai au monde entier votre double identité de Locke et de Démosthène. J’ai modifié mon code ID et informé notre ami commun qu’il ne doit plus chercher à relayer des informations entre vous et moi. La seule satisfaction que vous puissiez tirer de cette missive est la suivante : la F.I. ne fera pas obstacle à ceux qui essaieront d’imposer une hégémonie sur d’autres pays et d’autres peuples – pas même à vous. Chamrajnagar. La disparition de Petra Arkanian de chez elle, en Arménie, fit la une de la presse mondiale. On put lire dans les gros titres les accusations lancées par l’Arménie contre la Turquie, l’Azerbaïdjan et tous les autres États turcophones, suivies par les démentis glacés ou enflammés et les contre-accusations qui y répondirent ; on put voir les interviews larmoyantes de la mère, unique témoin de la scène, qui avait la conviction que les auteurs de l’enlèvement étaient azéris. « Je connais leur langue, je connais leur accent, et ce sont eux qui m’ont pris ma petite fille ! » Bean n’en était qu’à son deuxième jour de vacances en compagnie de sa famille sur les plages de l’île d’Ithaque, mais il s’agissait de Petra, aussi parcourut-il les réseaux et regarda-t-il les vidéos avec avidité, de même que son frère Nikolaï. Ils parvinrent sans tarder à la même conclusion. « L’auteur de l’enlèvement n’est pas un pays sous domination turque, déclara Nikolaï à ses parents ; c’est évident. » Son père, qui travaillait au gouvernement depuis de nombreuses années, acquiesça. « De vrais Turcs auraient pris soin de ne s’exprimer qu’en russe. — Ou en arménien, fit Nikolaï. — Aucun Turc ne parle arménien », rétorqua sa mère. Elle avait raison, naturellement : des Turcs n’auraient jamais daigné apprendre cette langue, et les habitants des États turcophones qui employaient l’arménien n’étaient pas, par définition, vraiment turcs ; on ne leur aurait donc jamais confié une mission aussi délicate qu’enlever un génie militaire. « De qui s’agit-il alors ? demanda le père Delphiki. Des agents provocateurs chargés de déclencher une guerre ? — Je parierais sur le gouvernement arménien, dit Nikolaï, pour placer Petra à la tête de l’armée du pays. — Mais pourquoi l’enlever alors qu’il était si simple de lui donner le poste au vu et au su de tout le monde ? — La retirer du collège sous les yeux du monde entier, répondit Nikolaï, serait revenu à annoncer publiquement les intentions militaires de l’Arménie, ce qui aurait risqué de provoquer des réactions préventives de la Turquie ou de l’Azerbaïdjan voisins. » L’explication de Nikolaï était plausible, mais Bean n’y croyait pas. Il avait déjà prévu la possibilité de la situation actuelle alors que tous les petits surdoués de l’armée se trouvaient encore dans l’espace. À l’époque, c’était le Polémarque qui représentait le plus grand péril, et Bean avait écrit une lettre anonyme à deux leaders d’opinion de la Terre, Locke et Démosthène, pour les presser de faire ramener et disperser tous les enfants de l’École de guerre sur la planète afin d’empêcher les forces du Polémarque de s’emparer d’eux ou de les tuer lors de la guerre de la Ligue. L’avertissement avait eu le résultat escompté, mais la guerre de la Ligue était désormais du passé et trop de gouvernements se laissaient aller à un optimisme béat, aussi bien en pensée qu’en actes, comme si le monde était entré dans une ère de paix, alors qu’il se trouvait en réalité dans une situation instable de simple cessez-le-feu. L’analyse première de Bean restait pertinente ; c’était la Russie qui se trouvait derrière le coup d’État raté du Polémarque pendant la guerre de la Ligue, et c’était sans doute elle aussi qui avait commandité l’enlèvement de Petra Arkanian. Cependant, Bean n’en avait encore aucune preuve matérielle et ne voyait pas comment en obtenir : hors d’une installation de la Flotte, il n’avait plus accès aux systèmes informatiques militaires. Il garda donc ses doutes pour lui, ou plutôt les exprima sous forme de plaisanterie. « Tu sais, Nikolaï, dit-il, étant donné que la mise en scène de cet enlèvement a eu un effet si déstabilisant, si le gouvernement arménien en est l’auteur, il devait avoir sacrément besoin d’elle parce que c’est une bourde monumentale. — Mais si ce n’est pas lui, fit son père, qui est-ce ? — Quelqu’un qui a l’ambition de mener des guerres et de les gagner, et qui a l’intelligence de savoir qu’il lui faut un commandant de génie, répondit Bean. Quelqu’un d’assez puissant, d’assez discret ou d’assez éloigné de l’Arménie pour ne pas se soucier des conséquences de l’enlèvement. J’irais même jusqu’à penser que le responsable serait absolument ravi qu’un conflit éclate dans le Caucase. — Tu crois donc qu’il s’agit d’une grande puissance de la région ? » Naturellement, un seul État répondait à cette définition dans les environs de l’Arménie. « Possible, mais on ne peut rien affirmer, dit Bean. Celui qui a besoin d’un commandant comme Petra veut mettre le monde entier en ébullition ; si le désordre s’installe, n’importe qui peut s’emparer du pouvoir. Il ne manque pas de camps pour se tirer mutuellement dans les pattes. » Ayant fait cette déclaration, Bean commença de la considérer comme crédible : le fait que la Russie se montrait le pays le plus agressif avant la guerre de la Ligue n’entraînait pas automatiquement que les autres États se contenteraient de rester sur la touche. « Dans un monde en proie à la confusion, fit Nikolaï, c’est l’armée qui dispose du meilleur commandant qui gagne. — Si on veut trouver le kidnappeur, il faut chercher le pays qui parle le plus de paix et de conciliation, ajouta Bean qui jouait avec l’idée et disait ce qui lui passait par la tête. — Tu es cynique, objecta Nikolaï. Certains États en parlent parce que c’est vraiment ce qu’ils désirent. — Regarde autour de toi : les pays qui proposent de jouer le rôle d’arbitre sont ceux qui sont convaincus qu’ils doivent gouverner le monde, et l’enlèvement de Petra n’est qu’un coup dans la partie. » Son père éclata de rire. « Ne t’emballe pas, dit-il. La plupart des pays qui offrent toujours leur arbitrage cherchent simplement à retrouver un statut disparu, que ce soit la France, l’Amérique ou le Japon. Ils se mêlent toujours des affaires du monde parce qu’ils avaient l’habitude de détenir assez de puissance pour les appuyer et qu’ils ne se sont pas encore faits à l’idée que ce n’est plus vrai. » Bean sourit. « Va savoir, papa. Le fait même que tu les écartes comme responsables éventuels de l’enlèvement m’incite à les considérer au contraire comme les candidats les plus probables. » Nikolaï acquiesça en riant. « C’est ça le problème d’abriter deux diplômés de l’École de guerre chez soi, dit leur père ; ils s’imaginent que, parce qu’ils sont familiers de la façon de penser militaire, ils comprennent aussi la façon de penser politique. — Dans les deux cas, il s’agit de manœuvrer et d’éviter l’affrontement jusqu’à ce qu’on dispose d’une supériorité écrasante, répondit Bean. — Mais il s’agit aussi de volonté de pouvoir, rétorqua son père ; or, même si quelques individus en Amérique, en France ou au Japon ont cette volonté, ce n’est pas le cas du peuple dans son ensemble, et aucun chef ne pourra l’ébranler. Non, il faut chercher du côté des nouveaux États dont les habitants pensent avoir des raisons de se plaindre, qui se croient sous-estimés, qui tiennent des propos agressifs de va-t-en-guerre. — Un État tout entier constitué de gens agressifs et va-t-en-guerre ? fit Nikolaï. — Ça m’évoque Athènes, répondit Bean. — Il faut chercher un pays qui a cette attitude envers d’autres États, reprit leur père. Plusieurs nations qui proclament leur islamisme haut et fort feraient de bons candidats, mais jamais ils n’enlèveraient une chrétienne pour conduire leurs armées. — Mais ils pourraient la kidnapper pour empêcher l’Arménie de se servir d’elle, fit Nikolaï, ce qui nous ramène aux voisins de l’Arménie. — L’énigme est intéressante, dit Bean, et nous la résoudrons plus tard, une fois que nous serons partis d’ici. » Son père et son frère le regardèrent comme s’il était devenu fou. « Partir d’ici ? » fit Julian. Ce fut son épouse qui comprit la première. « Quelqu’un est en train d’enlever les diplômés de l’École de guerre ; il s’est déjà emparé d’un membre de l’équipe d’Ender qui a participé aux vrais combats. — Et c’est l’un des meilleurs », renchérit Bean. Son père restait sceptique. « Un incident isolé ne fait pas un schéma organisé. — N’attendons pas de voir qui est le suivant sur la liste, intervint son épouse. Je préfère me ridiculiser par une réaction excessive que pleurer toutes les larmes de mon corps parce que le risque que nous avions écarté s’est concrétisé. — Patientons encore quelques jours, dit Julian. Toute cette histoire va se dégonfler comme un ballon de baudruche. — Nous avons déjà patienté six heures, répliqua Bean. Si les kidnappeurs ne sont pas pressés, ils ne frapperont plus avant des mois ; mais, dans le cas contraire, ils sont déjà en route vers leurs autres cibles. Pour ce qu’on en sait, la seule raison qui explique que Nikolaï et moi ne soyons pas déjà dans un sac est que nous avons bouleversé les plans de l’ennemi en prenant des vacances. — Ou alors, dit Nikolaï, que notre présence sur cette île lui donne l’occasion rêvée pour attaquer. — Julian, dit sa mère, pourquoi ne pas demander une protection ? » Son mari hésita. Bean comprit : la politique était un jeu délicat, et un geste malavisé de sa part pouvait avoir des répercussions sur toute sa carrière. « On ne verra pas dans ta requête la demande de privilèges particuliers, dit Bean ; Nikolaï et moi constituons un trésor national ; je crois avoir entendu le Premier ministre le répéter souvent. Il me paraît judicieux d’indiquer à Athènes où nous nous trouvons, de demander qu’on nous protège et qu’on nous emmène d’ici. » Son père prit le téléphone cellulaire. Un enregistrement lui apprit que le réseau téléphonique était saturé. « Ça y est, fit Bean. Il est impossible que le système de communication soit saturé en Ithaque ; il nous faut un bateau. — Un avion plutôt, dit sa mère. — Un bateau, affirma Nikolaï, et pas un bateau loué. Nos adversaires attendent sans doute que nous nous jetions dans leur gueule afin d’éviter le combat. — Plusieurs des maisons du coin ont un bateau privé, dit son père. Mais nous ne connaissons pas ces gens. — Nous, ils nous connaissent, répondit Nikolaï ; Bean surtout. C’est que nous sommes des héros de la guerre, quand même ! — Mais ils pourraient nous surveiller depuis n’importe laquelle de ces maisons, fit son père, s’ils nous surveillent réellement. Nous ne pouvons faire confiance à personne. — Enfilons nos maillots de bain, répondit Bean, rendons-nous à la plage, puis éloignons-nous le plus possible à pied avant de couper par l’intérieur pour trouver un propriétaire de bateau. » À défaut d’un meilleur plan, ils appliquèrent aussitôt la proposition de Bean. Deux minutes plus tard, ils franchissaient la porte sans portefeuille ni sac à main, encore que Julian et sa femme eussent glissé dans leur maillot quelques documents d’identification et quelques cartes de crédit. Bean et Nikolaï se taquinaient mutuellement en riant aux éclats, comme d’habitude, tandis que leurs parents, main dans la main, bavardaient à mi-voix et regardaient leurs enfants en souriant… comme d’habitude. Ils ne montraient aucun signe d’inquiétude, rien qui pût inciter un guetteur à passer à l’action. Ils se trouvaient à peine à cinq cents mètres de la plage quand ils entendirent une explosion ; la déflagration fut puissante, comme s’ils s’en étaient trouvés tout près, et l’onde de choc les fit trébucher. Elena tomba, et son mari l’aida à se relever tandis que Bean et Nikolaï regardaient en arrière. « Ce n’est peut-être pas notre maison, dit Nikolaï. — Pas question d’y retourner pour vérifier », répondit Bean. Ils se mirent à courir au petit trot le long de la plage en réglant leur allure sur celle d’Elena, qui boitait légèrement car elle s’était éraflé un genou et tordu l’autre lors de sa chute. « Ne m’attendez pas, dit-elle. — Maman, dit Nikolaï, s’ils te prennent, c’est comme s’ils nous prenaient, nous, parce que nous serions prêts à leur obéir au doigt et à l’œil pour te récupérer. — Ils ne veulent pas s’emparer de nous, fit Bean. Petra, ils désiraient s’en servir. Moi, ils cherchent à me tuer. — Non ! s’exclama sa mère. — Il a raison, intervint son père. On ne fait pas sauter une maison pour enlever ses occupants. — Mais nous ne savons même pas s’il s’agissait de la nôtre ! — Maman, fit Bean, c’est de la stratégie de base. Quand on ne peut pas mettre la main sur une arme, on la détruit pour empêcher l’ennemi de s’en emparer. — Quel ennemi ? dit sa mère. La Grèce n’a pas d’ennemi ! — Si quelqu’un désire gouverner la planète, répondit Nikolaï, tout le monde finit par devenir son ennemi. — Nous devrions nous dépêcher », fit sa mère. Et ils coururent plus vite. Bean en profita pour repenser aux paroles de sa mère. La réponse de Nikolaï était exacte, naturellement, mais il se posait tout de même des questions : la Grèce n’a peut-être pas d’ennemi, mais moi j’en ai. Quelque part dans le monde, Achille est vivant. En principe, il est enfermé, prisonnier, parce que c’est un malade mental, parce qu’il a commis plusieurs meurtres ; Graff a promis qu’on ne le relâcherait jamais. Mais Graff est passé en cour martiale ; certes, il a été disculpé, mais on l’a écarté de l’armée ; à présent ministre de la Colonisation, il n’est plus en position de tenir sa promesse concernant Achille. Et si Achille nourrit un désir qui prime sur tous les autres, c’est celui de me tuer. L’enlèvement de Petra serait bien dans sa manière ; or, s’il était en mesure d’obtenir un tel résultat, s’il avait l’oreille d’un gouvernement ou d’un groupe, il ne lui aurait pas été difficile de pousser ses associés à tuer Bean. À moins qu’il ne tienne à se trouver là en personne ? Non, sans doute. Achille n’était pas sadique. Il tuait de ses mains quand il y était obligé, mais jamais il ne mettrait sa propre vie en danger. Il préférerait le meurtre à distance, en gardant les mains nettes. Qui d’autre pouvait vouloir la mort de Bean ? À part Achille, tout ennemi s’efforcerait de le capturer. Ses résultats aux tests de l’École de guerre étaient connus de tout le monde depuis le procès de Graff, et les militaires de tous les pays savaient qu’il avait damé le pion à Ender lui-même dans de nombreux domaines. Ce serait lui qui exciterait le plus de convoitise, lui aussi qui inspirerait le plus de terreur à l’adversaire s’il se trouvait dans un camp ou un autre lors d’une guerre. N’importe lequel de ces pays pouvait vouloir l’éliminer s’il devait renoncer à se l’approprier ; mais il essaierait d’abord de le prendre vivant. Seul Achille préférerait le tuer sans autre forme de procès. Il ne dit rien de ses réflexions à sa famille : ses craintes concernant Achille passeraient pour de la paranoïa ; d’ailleurs, il ignorait s’il était lui-même convaincu. Et pourtant, alors qu’il suivait la plage en courant avec les siens, il acquérait la certitude grandissante que ceux qui avaient enlevé Petra se trouvaient, par un tour de passe-passe inconnu, sous l’influence d’Achille. Ils entendirent les rotors des hélicoptères avant de voir les appareils, et la réaction de Nikolaï fut instantanée. « Par l’intérieur maintenant ! » cria-t-il. Ils se précipitèrent vers le plus proche escalier en bois qui permettait de quitter la plage pour atteindre le sommet de la falaise. Ils n’étaient qu’à mi-hauteur quand les hélicoptères apparurent ; tenter de se cacher était vain. Un des appareils se posa sur la plage en contrebas, l’autre sur le sommet du tombant. « Il est plus facile de descendre que de monter, dit Julian. Et puis les hélicos affichent les couleurs grecques. » Étant donné que chacun le savait déjà, Bean se retint d’observer que la Grèce appartenait au Nouveau Pacte de Varsovie et qu’il était tout à fait possible que des commandants grecs agissent sur ordre des Russes. En silence, ils revinrent donc sur leurs pas, tiraillés tour à tour par l’espoir, le découragement et la peur. Les soldats qui sortirent des hélicoptères portaient l’uniforme de l’armée grecque. « Au moins, ils n’essaient pas de se faire passer pour des Turcs, dit Nikolaï. — Mais comment l’armée grecque pourrait-elle savoir que nous avons besoin de secours ? demanda sa mère. L’explosion ne remonte qu’à quelques minutes. » La réponse leur fut rapidement donnée une fois qu’ils eurent atteint la plage ; un colonel que Julian connaissait vaguement vint à leur rencontre et les salua. Non, il salua Bean, avec tout le respect dû à un vétéran de la guerre des doryphores. « Je suis chargé de vous transmettre les compliments du général Thrakos, dit l’homme. Il se serait volontiers déplacé en personne, mais, à partir du moment où la nouvelle est tombée, il n’y avait plus de temps à perdre. — Colonel Dekanos, nous estimons que nos enfants sont en danger, dit Julian. — C’est ce que nous avons compris dès que nous avons appris l’enlèvement de Petra Arkanian ; mais vous n’étiez pas chez vous et il nous a fallu quelques heures pour vous dénicher. — Nous avons entendu une explosion, fit Elena. — Si vous vous étiez trouvés chez vous, répondit Dekanos, vous seriez morts comme les habitants des maisons voisines. L’armée s’occupe de sécuriser la zone ; on a envoyé quinze hélicos à votre recherche, dans le meilleur des cas, ou bien à celle des auteurs de l’explosion, dans le pire. J’ai déjà signalé à Athènes que vous étiez sains et saufs. — Le téléphone cellulaire était brouillé, dit Julian. — Oui, les exécutants disposent d’une organisation très efficace, fit Dekanos. Il apparaît que neuf autres enfants ont été enlevés dans les heures qui ont suivi le kidnapping de Petra Arkanian. — Lesquels ? demanda Bean. — Je n’ai pas encore la liste des noms, répondit le colonel, seulement leur nombre. — Certains ont-ils été simplement abattus ? — Non, pas que je sache, en tout cas. — Alors pourquoi faire sauter notre maison ? fit Elena. — Si nous le savions, répliqua Dekanos, nous saurions aussi le nom du ou des coupables, et vice-versa. » On les attacha sur leurs sièges et l’hélicoptère s’enleva de la plage, mais sans monter très haut. Les autres appareils s’étaient déployés autour et au-dessus d’eux, en formation d’escorte. « Des troupes au sol continuent de rechercher les coupables, dit Dekanos, mais votre survie reste notre plus haute priorité. — Nous vous en remercions », dit Elena. La reconnaissance qu’éprouvait Bean était plus mitigée. Certes, l’armée grecque allait prendre grand soin de les cacher et de les protéger ; mais, quoi qu’elle fasse, elle ne pouvait dissimuler l’emplacement de leur retraite au gouvernement grec lui-même ; or il y avait des générations, avant même la guerre des doryphores, que la Grèce faisait partie du Pacte de Varsovie, que dominaient les Russes. Par conséquent, Achille – s’il s’agissait bien de lui, si c’était bien pour la Russie qu’il travaillait, si, si, si… – Achille aurait les moyens de découvrir où les trouver. Une simple protection ne suffisait pas à Bean ; il lui fallait se cacher pour de bon, là où aucun gouvernement ne pourrait le trouver, là où nul à part lui-même ne connaîtrait son identité. Oui, mais il y avait un hic : il n’était pas seulement encore un enfant, il était un enfant célèbre. Entravé par sa jeunesse et sa notoriété, il lui serait presque impossible de se déplacer sans se faire remarquer où que ce soit dans le monde. Il lui faudrait de l’aide ; par conséquent, il devait rester sous protection militaire en espérant qu’il s’échapperait plus vite qu’Achille ne le rattraperait. S’il s’agissait bien d’Achille. 3 UN MESSAGE DANS UNE BOUTEILLE À : Carlotta%agape@vatican.net/ordres/sœurs/ind De : Graff%pilgrimage@colmin.gov Sujet : Danger J’ignore où vous êtes et c’est très bien ainsi, parce que je vous crois en grand danger, et plus il sera difficile de vous trouver, mieux ce sera. Depuis que je n’appartiens plus à la F.I., on ne me tient plus au courant des événements. Mais on ne parle aux informations que de l’enlèvement de la plupart des enfants qui ont servi avec Ender à l’École de commandement. L’auteur peut en être n’importe qui ; il ne manque pas de pays ni d’organisations capables de concevoir et de mettre à exécution un tel projet. Ce que vous ignorez peut-être, c’est que l’un de ces enfants n’a fait l’objet d’aucune tentative de kidnapping ; j’ai appris par un ami qu’une explosion a totalement anéanti la maison d’Ithaque où Bean et sa famille passaient leurs vacances, avec une telle violence que les résidences voisines ont elles aussi été rasées et leurs occupants tués. Bean et les siens avaient déjà évacué les lieux et ils se trouvent sous la protection de l’armée grecque. Cette information est censée rester secrète dans l’espoir que les assassins croiront avoir réussi leur coup, mais en réalité, comme la plupart des gouvernements, celui de la Grèce est une véritable passoire, et les meurtriers savent sans doute mieux que moi où est caché Bean. Il n’existe qu’une seule personne sur Terre qui souhaite la mort de Bean. Cela signifie que ceux qui ont tiré Achille de son hôpital psychiatrique l’utilisent, certes, mais qu’il modifie ou du moins influence leurs décisions pour les faire coïncider avec ses propres intérêts. Vous courez un grave danger, et Bean encore davantage. Il doit se cacher du mieux possible et il ne peut pas le faire seul. Pour sauver sa vie et la vôtre, le seul plan qui me vient à l’esprit est de vous faire quitter la planète ; nous sommes à quelques mois à peine du lancement de nos premiers vaisseaux colonisateurs. Si je demeure le seul à connaître votre identité véritable, nous pouvons garantir votre sécurité jusqu’au décollage ; mais il faut faire sortir Bean de Grèce le plus vite possible. Êtes-vous d’accord ? Ne me dites pas où vous êtes. Nous trouverons un moyen de nous rencontrer en chair et en os. La prenait-on vraiment pour une idiote ? Il ne fallut qu’une demi-heure à Petra pour comprendre que ces gens n’étaient pas turcs. Elle n’était pas spécialiste des langues, mais ils bavardaient entre eux et, de temps à autre, un mot russe leur échappait. Elle ne comprenait pas non plus le russe, à part les quelques mots que l’arménien lui avait empruntés à l’instar de l’azéri, mais ce qui lui mit la puce à l’oreille fut que, lorsqu’on emploie en arménien un terme emprunté au russe, on le prononce à l’arménienne ; or ces clowns prenaient un accent russe tout à fait naturel quand ils utilisaient ces mots. Il aurait vraiment fallu qu’elle soit un gibbon relégué à une classe d’attardés pour ne pas se rendre compte que leur apparence turque n’était qu’une comédie. Aussi, quand elle estima ne pas pouvoir en apprendre davantage les yeux fermés et les oreilles ouvertes, elle prit la parole en standard de la Flotte. « On n’a pas encore traversé le Caucase ? Quand est-ce que je vais pouvoir faire pipi ? » Quelqu’un poussa un juron. « Non, pipi », répliqua-t-elle. Elle ouvrit les yeux et cligna des paupières. Elle se trouvait étendue sur le plancher d’un véhicule de surface. Elle essaya de se redresser. Un homme la repoussa du pied. « Oh, c’est futé, ça ! Vous allez me garder planquée pendant qu’on longera la piste d’envol, mais comment est-ce que vous allez me faire monter dans l’avion sans que ça se voie ? Vous voulez que je sorte de la voiture d’un pas normal et que j’aie l’air parfaitement naturelle pour que personne n’ait de soupçons, c’est ça ? — C’est ça, et vous vous y tiendrez ou bien nous vous abattrons, dit l’homme dont le pied pesait sur elle. — Si vous aviez l’autorisation de me tuer, je serais morte à Maralik. » Elle voulut se redresser à nouveau, et à nouveau le pied la plaqua au plancher. « Écoutez-moi bien, déclara-t-elle. On m’a enlevée parce que quelqu’un veut que je planifie une guerre ; par conséquent, je vais avoir affaire aux grosses légumes, et ces gens-là ne sont pas assez bêtes pour s’imaginer tirer quoi que ce soit de valable de moi sans ma libre coopération. C’est pour ça qu’ils vous ont interdit de tuer ma mère. Alors, quand je leur annoncerai qu’ils n’obtiendront rien de moi tant qu’on ne m’aura pas présenté vos couilles dans un sac plastique, combien de temps vous croyez qu’il leur faudra pour juger ce qui est le plus important, de mon cerveau ou de vos cacahuètes ? — Rectification : nous avons l’autorisation de vous tuer. » En quelques instants, Petra comprit pourquoi on avait confié une telle autorité à des crétins pareils. « Uniquement s’il y a un risque imminent qu’on m’arrache à vos pattes ; dans ce cas, vos commanditaires préféreront me voir morte plutôt qu’au service de quelqu’un d’autre. On va voir comment vous vous débrouillez ici, sur la piste de l’aéroport de Gyuniri. » Nouveau juron. Quelqu’un lança une phrase en russe dont Petra saisit le sens général par l’intonation et le rire amer qui l’acheva. « On vous avait avertis que c’était un génie. » Un génie, tu parles ! Si elle était si futée, pourquoi n’avait-elle pas prévu que quelqu’un chercherait à s’emparer des gosses qui avaient gagné la guerre ? Certainement, seuls les enfants étaient en cause, parce qu’elle-même se classait trop loin dans la liste de tous ceux qui avaient participé au conflit pour être la seule choisie par un non-Arménien. En trouvant la porte d’entrée de la maison verrouillée, elle aurait dû se précipiter à la police au lieu de faire bêtement le tour par l’arrière. C’était d’ailleurs une erreur qu’ils avaient commise en fermant la porte à clé : en Russie, c’était l’habitude, et ses assaillants avaient sans doute cru ce geste normal ; ils auraient dû approfondir leurs recherches. Tout cela n’aidait guère Petra dans sa situation actuelle, évidemment, en dehors de lui apprendre que ses kidnappeurs n’étaient ni très méthodiques ni très intelligents ; enlever quelqu’un qui ne prend aucune précaution est à la portée du premier venu. « Alors, comme ça, la Russie mijote de dominer le monde ? demanda-t-elle. — La ferme, répondit l’homme qui occupait le siège devant le sien. — Je vous signale que je ne parle pas russe et que je n’ai pas l’intention d’apprendre. — Ce n’est pas nécessaire, dit une femme. — Quelle ironie ! fit Petra. Les Russes projettent de devenir maîtres du monde, mais ils sont obligés de s’exprimer en anglais pour y arriver ! » La pression du pied posé sur son ventre s’accentua. « Pensez à vos couilles dans un sac plastique », dit-elle. Un moment passa, puis le pied se releva. Petra se redressa sur son séant, et cette fois personne ne l’en empêcha. « Déliez-moi, que je puisse m’asseoir sur la banquette. Allez ! J’ai mal aux bras dans cette position ! Vous n’avez donc rien appris depuis l’époque du KGB ? Il ne faut pas interrompre la circulation sanguine d’une personne inconsciente ; et une petite Arménienne de quatorze ans ne fait sûrement pas le poids devant des gorilles russes ! » Peu après, on lui eut retiré la bande de gros ruban adhésif qui lui attachait les poignets et elle se retrouva installée entre Pied-Lourd et un homme qui, sans lui adresser un coup d’œil, surveillait les environs par la vitre de gauche puis celle de droite, tour à tour. « C’est donc ça, l’aéroport de Gyuniri ? fit-elle. — Quoi, vous ne le reconnaissez pas ? — Quand est-ce que j’aurais eu le temps d’y venir ? Je n’ai pris l’avion que deux fois dans ma vie, la première pour quitter Erevan à cinq ans, l’autre quand je suis revenue, neuf ans plus tard. — Elle sait qu’il s’agit de Gyuniri parce que c’est l’aéroport le plus proche de chez elle qui n’accueille pas de vols commerciaux », dit la femme. Elle s’exprimait sans intonation dans la voix, d’un ton qui n’était ni méprisant ni déférent, mais seulement… monocorde. « Qui a eu l’idée géniale de cet enlèvement ? Parce qu’autant vous prévenir tout de suite qu’il ne faut pas compter sur un général prisonnier pour se donner à fond dans la stratégie. — D’abord, qu’est-ce qui vous fait croire qu’on nous a mis dans la confidence ? répondit la femme. Et ensuite pourquoi est-ce que vous ne vous taisez pas en attendant d’apprendre ce que vous voulez savoir en temps utile ? — Parce que je suis de nature extravertie, joyeuse et loquace, et que j’adore me faire de nouveaux amis. — Non. Vous êtes une introvertie dominatrice qui se mêle de tout et qui adore mettre les gens hors d’eux. — Tiens, vous vous êtes quand même un peu documentés ! — Pas du tout, mais j’ai le sens de l’observation. » Ainsi, la femme avait de l’humour ; enfin, peut-être. « Vous avez intérêt à avoir franchi le Caucase avant d’être obligés de répondre à l’armée de l’air arménienne », dit Petra. Pied-Lourd éclata d’un rire de dérision, ce qui prouvait qu’il ne savait pas ce qu’était l’ironie. « Naturellement, poursuivit Petra, vous n’aurez sans doute qu’un petit appareil, et nous survolerons sans doute la mer Noire ; par conséquent, les satellites de la F.I. détecteront précisément ma position. — Vous n’êtes plus dans la F.I., répondit la femme. — Par conséquent, elle se bat l’œil de ce qui vous arrive », renchérit Pied-Lourd. Ils venaient de s’arrêter à côté d’un petit avion. « Un jet ? Très impressionnant, fit Petra. Il y a des armes embarquées ou bien est-ce qu’il est juste bourré d’explosifs pour pouvoir le faire sauter, et moi avec, quand l’armée de l’air arménienne vous forcera à vous poser ? — Va-t-il falloir vous ligoter de nouveau ? demanda la femme. — Ça ferait un peu désordre vis-à-vis des gars de la tour de contrôle, non ? — Sortez-la », ordonna la femme. Sans réfléchir, les hommes ouvrirent chacun leur portière respective, laissant à Petra le choix de l’issue ; elle choisit donc Pied-Lourd parce qu’elle le savait stupide, tandis qu’elle ignorait tout de son compagnon. Et, de fait, il était bel et bien stupide, car il ne lui tint qu’un bras tout en refermant la portière de sa main libre ; elle se laissa donc tomber comme si elle trébuchait, déséquilibra l’homme puis, en prenant appui sur sa poigne qui lui enserrait toujours le bras, lui décocha deux coups de pied, l’un dans l’entrejambe et l’autre dans le genou. Les deux impacts furent violents, et, très aimablement, l’homme lâcha Petra avant de s’écrouler sur le sol où il resta à se tordre de douleur, une main sur les parties, l’autre cherchant à remettre sa rotule en place. Croyaient-ils donc qu’elle avait oublié tout son entraînement au combat à mains nues ? Ne l’avait-elle pas averti pour ses testicules ? Elle s’enfuit au grand galop et commençait à songer qu’elle avait pas mal gagné en vitesse pendant ses cours de sport au collège quand elle s’aperçut qu’on ne la poursuivait pas. Cela ne pouvait avoir qu’un sens : c’était inutile. À peine avait-elle fait cette découverte qu’elle sentit une piqûre cuisante au-dessus de son omoplate gauche. Elle eut le temps de ralentir mais pas de s’arrêter avant de sombrer à nouveau dans l’inconscience. On la maintint sous sédatif jusqu’à l’arrivée à destination, et, comme elle ne put rien voir de ce qui l’entourait à part les murs de ce qui ressemblait à un bunker souterrain, elle n’avait aucune idée d’où elle se trouvait. Quelque part en Russie, rien de plus précis. Si elle en croyait la douleur de ses meurtrissures aux bras, aux jambes, au cou, et de ses éraflures aux genoux, à la paume des mains et au nez, on l’avait traitée sans trop de ménagements. C’était le prix à payer pour être une introvertie dominatrice qui se mêle de tout ; ou bien pour mettre les gens hors d’eux. Elle demeura étendue sur sa couchette et une femme médecin finit par venir nettoyer ses plaies avec un mélange spécial où elle aurait juré que n’entrait aucun analgésique, mais plutôt de l’alcool et de l’acide. « Ce produit, là, c’est juste au cas où je n’aurais pas encore assez mal ? » demanda-t-elle. La praticienne ne répondit pas. Apparemment, on l’avait mise en garde contre ce qui arrivait à ceux qui adressaient la parole à Petra. « Le gars à qui j’ai flanqué un coup de pied, il a fallu l’amputer des boules ? » Toujours aucune réponse, pas trace de sourire. Était-elle en présence de la seule personne instruite de Russie qui ne parlât pas le standard ? On lui apporta des repas, les lumières s’éteignirent puis se rallumèrent, mais nul ne vint s’entretenir avec elle et elle n’avait pas le droit de quitter la pièce. Elle n’entendait rien derrière la porte épaisse, et il apparut clairement qu’on allait la punir de sa mauvaise conduite en la laissant enfermée, seule avec elle-même, pendant un certain temps. Elle décida de ne pas demander grâce. De fait, une fois convaincue qu’on l’isolait exprès, elle accepta le fait et se renferma encore davantage en n’adressant pas la parole et en ne répondant pas aux gens qui entraient dans sa cellule ; or, comme ils n’essayaient jamais de communiquer avec elle, elle vivait dans un monde silencieux. Ils ignoraient la richesse de son univers intérieur ; ils ignoraient que son esprit pouvait lui montrer bien plus que la simple réalité ; elle était capable de se rappeler des souvenirs à la pelle, à la tonne, des conversations entières, et aussi de nouvelles versions de ces conversations dans lesquelles elle pouvait enfin glisser la réplique spirituelle qui ne lui était venue en vérité que bien plus tard. Elle était même en mesure de revivre chaque instant des combats sur Éros, en particulier celui au milieu duquel elle s’était assoupie, l’épuisement qu’elle ressentait, les efforts éperdus qu’elle faisait pour rester éveillée, la léthargie de son esprit, tellement irrésistible qu’elle en oubliait où elle se trouvait, pourquoi, et qui elle était. Pour échapper à cette scène récurrente, elle essaya d’orienter ses pensées sur d’autres sujets, ses parents, son petit frère. Elle était capable de se remémorer chaque mot qu’ils avaient prononcé, chacun de leurs gestes depuis son retour ; mais, au bout de quelque temps, seuls comptèrent pour elle les souvenirs de ses débuts à l’École de guerre qu’elle avait refoulés tant bien que mal pendant neuf ans : toutes les promesses de la vie de famille dont elle avait été privée, les adieux où sa mère pleurait en la laissant partir, la main de son père qui la menait à la voiture. Jusque-là, cette main avait toujours été rassurante ; mais cette fois elle l’avait conduite dans un lieu où elle ne s’était plus jamais sentie en sécurité. Elle avait décidé elle-même de partir, elle le savait, mais elle n’était qu’une enfant alors, et elle avait senti qu’on espérait ce choix de sa part, qu’on s’attendait à ce qu’elle résiste à la tentation de courir vers sa mère en larmes, de s’agripper à elle en criant : Non, je ne veux pas ! Que quelqu’un d’autre devienne soldat à ma place ! Je veux rester ici, faire des gâteaux avec maman, jouer avec mes poupées, pas m’en aller dans l’espace pour apprendre à tuer des monstres inconnus – et aussi des humains, au passage, qui me faisaient confiance jusqu’à ce que… je… m’endorme. Se retrouver seule avec ses souvenirs n’était pas une partie de plaisir. Elle essaya de faire la grève de la faim, ne toucha pas aux repas qu’on lui apportait, n’absorba rien, pas même de l’eau. Elle pensait que quelqu’un finirait par lui parler pour la convaincre de manger ; mais non : la doctoresse arriva, lui fit une injection dans le bras, et, quand Petra se réveilla, elle se sentit une douleur à la main, là où l’aiguille de l’intraveineuse était restée plantée ; alors elle comprit que refuser de se nourrir ne menait à rien. Elle n’avait pas songé à tenir un calendrier dès son arrivée, mais, après le cathéter, elle remédia à cette omission dans sa propre chair, en enfonçant un ongle dans son poignet jusqu’à faire couler le sang. Sept jours sur le poignet gauche, puis autant sur le droit, et il lui suffisait de retenir le nombre des semaines. Mais elle ne dépassa pas les trois premières : elle finit par comprendre qu’elle ne battrait pas ses geôliers au jeu de la patience, parce que, de toute façon, ils avaient les autres enfants enlevés, dont certains collaboraient sans doute, et qu’il était donc parfaitement égal à ses ravisseurs qu’elle demeure dans sa cellule à perdre les pédales de plus en plus, si bien que, quand elle sortirait enfin, elle se retrouverait la plus nulle du groupe de kidnappés. Bon, et alors ? Jamais elle ne coopérerait, de toute manière. Mais si elle voulait avoir une chance, même minime, d’échapper à ces gens et à ces bâtiments, elle devait sortir de sa cellule et se rendre là où elle pourrait gagner suffisamment la confiance de ses gardiens pour trouver un moyen de s’évader. La confiance… On s’attendait à ce qu’elle mente, à ce qu’elle fomente des plans ; par conséquent, il lui fallait se montrer la plus convaincante possible. Son long séjour en isolement était un point en sa faveur, naturellement : chacun sait les indicibles tensions psychiques qu’entraîne ce genre de torture. Autre point en sa faveur : ses ravisseurs étaient certainement au courant, par les dires des autres enfants, qu’elle avait été la première à craquer pendant les combats d’Éros. Ils seraient donc prédisposés à se laisser duper par une comédie de dépression nerveuse. Elle se mit à pleurer. Ce ne fut pas difficile : elle était pleine de larmes retenues depuis longtemps. Mais elle modela ces émotions, les exprima par des sanglots gémissants qui se poursuivaient sans fin ; ses narines s’emplirent de morve, mais elle ne se moucha pas ; ses yeux ruisselèrent de larmes, mais elle ne les essuya pas ; son oreiller se trempa de ses pleurs et se couvrit de morve, mais elle ne chercha pas à s’en écarter ; au contraire, elle s’y roula en se tournant et se retournant jusqu’à ce que ses cheveux soient encollés et les traits de son visage raidis de mucosités. Elle veilla à ne pas outrer ses sanglots : il ne fallait pas qu’on croie qu’elle essayait d’attirer l’attention. Elle joua avec l’idée de se taire chaque fois que quelqu’un entrerait, puis la rejeta : sa comédie prendrait mieux si elle paraissait ne pas se rendre compte des allées et venues autour d’elle. Elle parvint au but recherché : au bout d’une journée d’hystérie feinte, une personne entra et lui fit une nouvelle injection, et, cette fois, quand elle se réveilla, ce fut dans un lit d’hôpital, près d’une fenêtre où s’encadrait un ciel sans nuage ; et, assis à son chevet, il y avait Dink Meeker. « Ho, Dink ! fit-elle. — Ho, Petra ! Tu les as bien fait tourner en bourriques, ces conchos. — On fait ce qu’on peut pour la cause. Qui d’autre ? — Tu es la dernière à sortir d’isolement. Ils tiennent toute l’équipe d’Éros, Petra, à part Ender, bien sûr, et Bean. — Il n’est pas au mitard ? — Non ; on ne nous a pas caché qui était encore au trou. On a tous trouvé que tu leur en avais donné pour leur argent. — À part moi, qui a tenu le plus longtemps ? — Aucune importance : on était tous sortis dans le courant de la première semaine. Toi, tu y es restée cinq. » Il s’était donc écoulé deux semaines et demie quand elle avait commencé à tenir son calendrier. « C’est parce que je suis la plus débile. — « Entêtée » serait plus exact. — Tu sais où on est ? — En Russie. — Oui, mais où en Russie ? — D’après nos ravisseurs, loin de toute frontière. — Et notre situation ? — Des murs très épais, pas d’outils et une observation constante. Sans rigoler, ils vont jusqu’à peser nos déjections. — Qu’est-ce qu’ils nous font faire ? — On se croirait dans une École de guerre pour arriérés. On a supporté ça un bon moment, jusqu’à ce que Molo la Mouche en ait marre ; un jour, un de nos profs citait une des généralisations les plus stupides de Clausewitz, et la Mouche a continué la citation, une phrase après l’autre, un paragraphe après l’autre, et, nous, on en a fait autant du mieux qu’on pouvait – personne n’arrive à la cheville de la Mouche question mémoire, mais on ne se débrouille pas mal –, et ils ont fini par comprendre qu’on pouvait leur en apprendre davantage sur leurs cours à la noix que ce qu’ils avaient à nous enseigner. Alors, maintenant, on ne fait plus que… des jeux de guerre. — Encore ? Tu crois qu’ils vont nous annoncer plus tard que les jeux étaient réels ? — Non, c’est seulement de la planification, des modélisations de stratégie pour une guerre entre la Russie et le Turkménistan, la Russie et une coalition comprenant le Turkménistan, le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan et la Turquie ; pour une guerre avec les États-Unis et le Canada, avec l’ancienne alliance de l’OTAN moins l’Allemagne, avec l’Allemagne seule. Ça n’arrête pas : la Chine, l’Inde, et aussi des trucs complètement idiots, genre conflit entre le Brésil et le Pérou, ce qui ne tient pas debout ; mais peut-être qu’ils testaient notre docilité ou je ne sais quoi. — Tout ça en cinq semaines ? — Trois semaines de cours débiles, ensuite deux de jeux de guerre. Quand on a fini de mettre au point une stratégie, ils l’entrent dans l’ordinateur pour nous montrer comment elle tourne ; ils finiront par s’apercevoir un jour que la seule façon de s’y prendre sans perdre de temps, c’est que l’un de nous prépare en même temps que les autres la stratégie de l’adversaire. — Je parie que tu viens de le leur dire. — Je le leur ai déjà expliqué, mais ils sont durs à convaincre. Les militaires types, quoi ; c’est là qu’on comprend pourquoi on a mis au point le concept de l’École de guerre. Si on avait confié la guerre aux adultes, on verrait des doryphores à tous les coins de rue aujourd’hui. — Mais ils écoutent, au moins ? — À mon avis, ils enregistrent tout et ils se le repassent au ralenti pour vérifier qu’on ne passe pas de messages subvocaux. » Petra sourit. « Alors, pourquoi as-tu décidé de collaborer finalement ? » demanda Dink. Elle haussa les épaules. « Je ne pense pas que ce soit moi qui l’aie décidé. — Hé, ho, ils ne te tirent de ton trou que lorsque tu exprimes le désir vraiment sincère de devenir un petit gamin bien sage et bien obéissant. » Elle secoua la tête. « Je ne crois pas que ce soit l’impression que j’ai donnée. — Bon, enfin bref, peu importe comment tu t’y es prise, tu as été la dernière du djish d’Ender à craquer, ma grande. » On entendit un coup de vibreur. « Fin de la visite », dit Dink. Il se leva, se pencha, déposa un baiser sur le front de Petra et sortit. Six semaines plus tard, Petra appréciait sa nouvelle vie. Se pliant aux exigences des enfants, les ravisseurs avaient fini par leur fournir du matériel convenable : des logiciels qui permettaient des affrontements stratégiques et des jeux de guerre tactiques très réalistes, un accès aux réseaux afin de pouvoir effectuer un minimum de recherches sur les territoires et les moyens adverses, pour donner plus de véracité à leur planification ; cependant, chacun de leurs messages était censuré, ce qu’ils savaient à cause du nombre d’entre eux qui se voyaient refusés pour un motif obscur ou un autre. Ils s’entendaient bien en collectivité, ils s’exerçaient ensemble, bref, selon toute apparence, ils avaient l’air parfaitement heureux et prêts à obéir au doigt et à l’œil aux galonnés russes. Cependant Petra savait aussi bien que ses camarades que c’était de la comédie et de la dissimulation ; ils commettaient des erreurs stupides qui, lors de véritables combats, ouvriraient des brèches où l’ennemi ne manquerait pas de s’engouffrer. Leurs ravisseurs s’en rendaient-ils compte ? Impossible de le savoir. En tout cas, les enfants en tiraient une certaine satisfaction ; ils n’en parlaient jamais entre eux, mais, comme chacun suivait cette tactique et collaborait en évitant d’exploiter ces bourdes intentionnelles lors des jeux, tout le monde était bien forcé de conclure que les autres éprouvaient le même sentiment. Ils parlaient sans se gêner d’à peu près tout, de leur mépris pour leurs ravisseurs, de leurs souvenirs des Écoles terrestre, de combat, de commandement ; et, naturellement, d’Ender. Comme il était hors d’atteinte des pourris qui les avaient enlevés, ils ne rataient jamais l’occasion de l’évoquer en affirmant que la F.I. allait certainement recourir à lui pour contrer les plans ridicules de la Russie ; ils savaient que ce n’était en réalité que du vent, que la F.I. ne bougerait pas, et ils ne s’en cachaient pas dans leurs conversations ; néanmoins, il restait toujours Ender, l’atout suprême. Jusqu’au jour où l’un de leurs anciens enseignants leur apprit qu’un vaisseau colonisateur avait décollé avec Ender et sa sœur Valentine à son bord. « Je ne savais même pas qu’il avait une sœur », fit Hot Soup. Nul ne réagit, mais tous savaient que c’était impossible : aucun d’entre eux n’ignorait qu’Ender avait une sœur. Mais… même sans connaître le plan de Hot Soup, ils avaient bien l’intention de jouer le jeu pour voir où il menait. « Ils peuvent bien nous raconter ce qu’ils veulent, il reste une certitude, reprit Hot Soup : Wiggin est toujours parmi nous. » Là encore, les autres ne comprirent pas exactement ce qu’il voulait dire. Cependant, après un bref silence, Shen porta la main à sa poitrine et déclara d’une voix forte : « Dans notre cœur pour toujours ! — Oui, dit Hot Soup. Ender est dans notre cœur. » Il avait insisté de façon presque imperceptible sur le nom d’Ender. Mais il avait commencé par l’appeler Wiggin. Et, auparavant, il avait attiré l’attention de tous sur le fait qu’Ender avait une sœur et qu’ils le savaient tous. Ils savaient aussi qu’il avait un frère ; sur Éros, pendant qu’Ender se remettait de sa dépression après avoir appris que les combats n’étaient pas simulés, Mazer Rackham leur avait parlé de lui, et Bean leur en avait appris davantage pendant leur confinement durant la guerre de la Ligue. Ils l’avaient écouté leur expliquer l’importance de sa sœur et de son frère dans la vie d’Ender, la raison de sa conception à l’époque où la loi interdisait d’avoir plus de deux enfants : son frère et sa sœur étaient tous les deux surdoués, mais le frère avait un caractère d’une agressivité dangereuse et la sœur était trop passive, trop docile. Bean avait refusé de citer ses sources, mais ce qu’il leur avait appris était définitivement gravé dans leur mémoire, indissociable de ces jours de tension après la victoire sur les doryphores et avant l’échec du Polémarque pour s’emparer de la F.I. Donc, quand Hot Soup avait dit « Wiggin est toujours parmi nous », il ne faisait pas référence à Ender ni à Valentine, parce qu’ils n’étaient manifestement pas parmi eux. Peter ; c’était cela, le prénom du frère. Peter Wiggin. Hot Soup leur faisait comprendre que c’était peut-être la seule personne aussi douée qu’Ender et qu’elle se trouvait toujours sur Terre. S’ils se débrouillaient pour le contacter, Peter s’allierait peut-être aux camarades de combat de son frère et il trouverait peut-être le moyen de les libérer. Le jeu, à présent, consistait à inventer une façon de communiquer avec lui. Les courriels étaient inutiles ; il ne fallait surtout pas que leurs ravisseurs voient partir une masse de courriers électroniques adressés à toutes les variantes possibles du nom de Peter Wiggin et envoyés à tous les réseaux de messagerie imaginables. De fait, le soir même, Alai leur raconta l’histoire épique d’un génie enfermé dans une bouteille échouée sur une grève ; tout le monde l’écouta d’un air apparemment passionné, mais chacun savait que la véritable histoire s’était conclue dès le début, lorsqu’Alai avait dit : « Le pêcheur songea que la bouteille contenait peut-être le message d’un naufragé, mais, quand il la déboucha, un nuage de fumée en sortit et…» et ils avaient compris. Ils devaient envoyer un message dans une bouteille, un message qui parviendrait partout à tout le monde, sans discrimination, mais qui ne serait compréhensible que pour le frère d’Ender. Mais, en réfléchissant, Petra songea que, puisque tant d’autres cerveaux exceptionnels travaillaient à contacter Peter Wiggin, elle pourrait se pencher de son côté sur un autre projet. Le frère d’Ender n’était pas le seul à l’extérieur qui puisse les aider : il y avait Bean. Et, bien qu’il se cachât sûrement, ce qui réduisait de beaucoup sa liberté d’action, au contraire de Peter Wiggin, il devait rester possible de le joindre. Elle y consacra tout son temps libre pendant une semaine, rejetant les idées les unes après les autres. Puis il lui en vint une qui lui permettrait peut-être de franchir le barrage des censeurs. Elle peaufina mentalement le texte de son message en veillant à ce que l’énoncé et les termes utilisés soient parfaitement adéquats ; puis, cela mémorisé, elle calcula le code binaire de chaque lettre en format standard à deux octets et apprit le résultat par cœur également. Ensuite, elle s’attaqua au morceau le plus délicat, en ne travaillant que de tête afin de ne laisser aucune trace sur papier ni dans l’ordinateur où un capteur de pression des touches pouvait rapporter à ses ravisseurs tout ce qu’elle rédigeait. Entre-temps, elle trouva le dessin complexe d’un dragon en noir et blanc sur un site japonais, et elle le sauvegarda sous forme d’un petit fichier. Quand elle eut fini d’encoder entièrement le message dans sa tête, il lui suffit de quelques minutes pour modifier légèrement le dessin, et elle eut terminé. Elle ajouta le petit dragon au bas de chaque message qu’elle envoyait, comme s’il faisait partie de sa signature ; cela lui prenait si peu de temps que ses ravisseurs n’y verraient probablement qu’une inoffensive lubie ; et, s’ils l’interrogeaient, elle pouvait répondre qu’elle utilisait le dessin en souvenir de l’armée du Dragon d’Ender à l’École de guerre. Naturellement, il ne s’agissait plus seulement de la représentation d’un dragon ; un petit poème le soulignait. Partage ce dragon. S’il t’échoit, Bonne fin Pour eux et toi. Si on lui posait des questions, elle dirait que ce n’était qu’une plaisanterie ironique ; si on ne la croyait pas, le dessin serait effacé et elle devrait trouver une autre solution. Dès lors, il accompagna toutes ses missives, y compris celles qu’elle envoyait à ses camarades, et il lui revint sur leurs réponses : ils avaient donc compris son plan et jouaient le jeu. Tout d’abord, en revanche, elle ne put savoir si ses gardiens laissaient sortir ou non le dragon du bâtiment ; mais elle finit par le voir sur des messages venus de l’extérieur. Un simple coup d’œil lui apprit qu’elle avait réussi : son message codé était toujours inclus dans le dessin. On ne l’avait pas enlevé. Maintenant, restait à savoir si Bean le remarquerait et l’étudierait d’assez près pour s’apercevoir qu’il y avait là une énigme à résoudre. 4 PROTECTION À : Graff%pilgrimage@colmin.gov De : Chamrajnagar%Jawaharlal@ficom.gov Sujet : Impasse Mieux que personne vous savez combien il est important de garantir l’indépendance de la Flotte vis-à-vis des machinations des politiciens. C’est pour cette raison que j’ai rejeté la proposition de « Locke ». Mais j’ai eu tort en l’occurrence ; rien ne met plus en péril l’indépendance de la Flotte que la perspective de voir un État devenir dominant, surtout si, comme cela semble être le cas, il s’agit d’un État qui a déjà manifesté la volonté de s’emparer de la F.I. et de l’employer à des buts nationalistes. J’ai répondu très sèchement à Locke et je le regrette. Je n’ose pas lui écrire directement parce que, bien qu’il soit digne de confiance, qui sait ce que Démosthène, lui, serait capable de faire d’une lettre d’excuses du Polémarque ? En conséquence, veuillez, je vous prie, l’informer que je lève ma menace et que je n’ai aucun grief contre lui. Croyez-moi, je tire la leçon de mes erreurs. Puisqu’un des compagnons de Wiggin reste hors d’atteinte des agresseurs, la prudence nous dicte de protéger le jeune Delphiki. Étant donné que vous vous trouvez sur Terre, au contraire de moi, je vous confie le commandement honoraire d’un contingent de fusiliers de la F.I. et l’accès à tous les moyens dont vous aurez besoin ; mes ordres suivent par les canaux sécurisés de niveau 6 (évidemment). Je vous y explique en termes non équivoques que vous ne devez faire part à personne, ni à moi ni à quiconque, des mesures que vous aurez prises pour protéger Delphiki et sa famille. L’opération ne doit apparaître ni dans les archives de la F.I. ni dans celles d’aucun gouvernement. À ce propos, ne faites confiance à personne de l’Hégémonie. Je sais depuis toujours que c’est un nid de carriéristes, mais ma récente expérience m’indique que cette espèce est en train d’être supplantée par pire encore : celle de l’idéologue fanatique. Agissez sans perdre de temps. Selon toute apparence, nous sommes au bord d’une nouvelle guerre, ou bien celle de la Ligue n’est pas encore achevée. Combien de temps peut-on rester enfermé, entouré de gardes, avant d’avoir l’impression d’être prisonnier ? Bean n’avait jamais éprouvé de claustrophobie à l’École de guerre, ni même sur Éros où les plafonds bas des tunnels creusés par les doryphores donnaient le sentiment de chanceler comme une voiture glissant sur son cric. Cela n’avait rien à voir avec ce qu’il vivait, confiné en compagnie de sa famille, sans pouvoir rien faire qu’arpenter sans fin les quatre pièces de l’appartement. En réalité, il ne les arpentait pas, mais l’envie ne lui en manquait pas ; pourtant, il restait assis, se dominait et cherchait un moyen de regagner la maîtrise de sa propre existence. Se trouver sous la protection de quelqu’un ne lui plaisait pas ; il n’avait jamais aimé cela, même s’il avait déjà connu cette situation quand Poke l’avait pris sous son aile dans les rues de Rotterdam, puis quand sœur Carlotta l’avait sauvé d’une mort certaine en le prenant chez elle et en l’envoyant à l’École de guerre. Mais, en ces deux occasions, il jouissait d’une certaine liberté d’action pour s’assurer que tout se déroulait bien. Cette fois, c’était différent ; il savait qu’un dérapage allait se produire et il n’y pouvait rien. Les soldats qui gardaient l’appartement et cernaient le bâtiment étaient tous des hommes honnêtes et incorruptibles, Bean n’en doutait pas ; ils ne le livreraient pas. Enfin, probablement pas. Quant à l’administration qui gardait le secret de sa retraite… ce serait sans doute par une simple négligence et non par une trahison volontaire qu’elle fournirait son adresse à ses ennemis. Et, pendant ce temps, il ne pouvait que ronger son frein, cloué sur place par ses protecteurs eux-mêmes, insecte englué dans la toile en attendant qu’arrive l’araignée ; en outre, rien de ce qu’il pourrait dire ne modifierait la situation. Si la Grèce était en guerre, les autorités les auraient mis à contribution, Nikolaï et lui, pour tirer des plans, élaborer des stratégies ; mais, en matière de sécurité, ils n’étaient que des enfants dont il fallait assurer la sauvegarde. Bean ne gagnerait rien à expliquer que sa meilleure protection consistait à s’en aller au plus vite de l’appartement, à partir absolument seul et à se créer une existence indépendante dans les rues d’une grande ville où il se perdrait, anonyme, sans visage, et ne courrait aucun danger : quand ses gardiens le regardaient, ils ne voyaient qu’un petit garçon ; or qui écoute les propos d’un petit garçon ? Les enfants doivent être protégés. Par des adultes incapables d’assurer leur sécurité. Il avait envie de fracasser la fenêtre à coups de chaise et de sauter par l’ouverture. Mais il ne bougeait pas. Il lisait des livres, s’inscrivait sur les réseaux sous ses multiples identités et s’y promenait à la recherche des petites miettes d’information que ne manquaient pas de laisser échapper les systèmes de sécurité militaire de tous les pays, dans l’espoir d’une indication du territoire où Petra, Molo la Mouche, Vlad et Dumper étaient captifs : un État qui faisait un peu plus l’effronté parce qu’il pensait avoir tous les atouts dans son jeu ou, au contraire, qui se montrait plus prudent et méthodique que d’habitude parce qu’enfin quelqu’un doté d’un cerveau dirigeait sa stratégie. Mais c’était inutile : il ne trouverait rien de cette façon et il le savait. Quand les véritables informations apparaissaient sur les réseaux, c’est qu’il était trop tard pour agir. Cependant, quelqu’un détenait les renseignements voulus. Ce dont il avait besoin pour accéder à ses amis était disponible sur une dizaine de sites, il le savait, il en était convaincu, parce que cela se passait toujours ainsi, et ensuite les historiens rédigeaient des volumes entiers pour s’étonner : pourquoi nul n’a-t-il rien vu ? Pourquoi nul n’a-t-il assemblé les pièces du puzzle ? Parce que ceux qui possédaient les informations étaient trop demeurés pour se rendre compte de leur valeur et que ceux qui auraient pu en saisir toute la portée se trouvaient claquemurés dans un appartement d’une station balnéaire dont même les touristes se détournaient. Le pire était que son père et sa mère commençaient à lui porter sur les nerfs. Orphelin, il avait éprouvé sa plus grande joie quand les recherches biologiques de sœur Carlotta avaient permis de retrouver ses parents naturels. La guerre s’était achevée et, quand les autres étaient retournés dans leur famille, Bean n’était pas resté à la traîne : lui aussi était rentré chez lui. Il ne gardait aucun souvenir de ses parents, naturellement, mais Nikolaï en avait, lui, et il avait laissé Bean les lui emprunter comme si c’étaient les siens. Son père et sa mère étaient de braves gens ; jamais ils ne lui avaient donné l’impression d’être un intrus, un inconnu ni même un visiteur de passage. On aurait juré qu’il avait toujours fait partie de la famille ; ils l’appréciaient, ils l’aimaient. Quel sentiment vivifiant il éprouvait de se trouver au milieu de gens qui ne voulaient rien d’autre que son bonheur, qui se satisfaisaient de sa simple présence ! Mais, quand on devient lentement fou à force de rester enfermé, peu importe l’affection qu’on porte à certains, l’amour qu’on ressent pour eux, la reconnaissance qu’on éprouve pour la gentillesse dont ils font preuve, ils sont là et c’est insupportable. Leur moindre mot devient exaspérant, comme une ritournelle qu’on n’arrive pas à se sortir du crâne, et on n’a qu’une envie : leur crier de la fermer. Mais on se retient parce qu’on les aime, on sait qu’on leur met soi-même les nerfs en pelote et, tant qu’aucun espoir de libération ne point à l’horizon, mieux vaut garder son calme… Et enfin des coups sont frappés à la porte, on l’ouvre et on comprend que des événements nouveaux vont se produire. Le colonel Graff et sœur Carlotta se tenaient dans l’encadrement, le militaire en costume civil et la religieuse coiffée d’une extravagante perruque châtain qui lui donnait l’air franchement ridicule, mais aussi jolie, dans un sens. Tout le monde les reconnut aussitôt, sauf Nikolaï qui n’avait jamais vu la visiteuse. Mais, quand Bean et les siens se levèrent pour les accueillir, Graff leur fit signe de ne pas bouger et Carlotta mit un doigt sur ses lèvres. Ils entrèrent, fermèrent la porte derrière eux et indiquèrent par gestes aux Delphiki de se regrouper dans la salle de bains. À six, la pièce était un peu exiguë ; Julian et Elena finirent dans la douche tandis que Graff accrochait un petit appareil au plafonnier. Quand un point rouge se mit à clignoter sur l’instrument, le colonel dit à mi-voix : « Bonjour. Nous venons vous sortir d’ici. — Pourquoi tant de précautions ? demanda Julian. — Parce qu’une partie du système de sécurité de l’appartement sert à écouter tout ce qui s’y dit. — Ils nous espionnent pour nous protéger ? fit Elena. — Naturellement, répondit son mari. — Étant donné que nos propos risquaient d’être captés par le système, dit Graff, puis d’en ressortir presque certainement à l’autre bout par négligence, j’ai apporté ce petit gadget ; il perçoit tous les sons que nous émettons et produit des contre-sons pour les neutraliser, si bien que nos propos sont en grande partie inaudibles. — « En grande partie » ? répéta Bean. — C’est pourquoi nous n’entrerons pas dans les détails, fit Graff. Je serai bref : je suis ministre de la Colonisation, et nous avons un vaisseau qui part dans quelques mois. Nous avons juste le temps de vous faire quitter la Terre et de vous amener au LIS, puis sur Éros pour le lancement. » Cependant, tout en parlant, il secouait la tête en signe de dénégation, et sœur Carlotta en faisait autant avec un sourire complice, pour que leurs auditeurs comprennent bien qu’il s’agissait d’un mensonge, d’une couverture. « Bean et moi avons déjà voyagé dans l’espace, maman, dit Nikolaï, jouant le jeu. Ça n’a rien de si terrible. — C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons eu la guerre, renchérit Bean. Les doryphores convoitaient la Terre parce qu’elle était semblable aux mondes qu’ils occupaient déjà ; alors, maintenant qu’ils ont disparu, c’est nous qui récupérons leurs planètes, qui ne présentent aucun danger pour nous en principe. C’est équitable, non ? » Ses parents comprenaient naturellement ce qui se passait, mais Bean connaissait assez bien sa mère à présent et ne fut pas étonné quand, pour plus de sûreté, elle commença de poser une question à la fois inutile et dangereuse. « Mais nous n’allons pas vraiment…» De la main, son mari lui couvrit la bouche avec douceur. « C’est le seul moyen de garantir notre sécurité, dit-il. Une fois que nous aurons atteint la vitesse de la lumière, nous aurons l’impression que le voyage ne dure que quelques années tandis que des décennies s’écouleront sur Terre ; quand nous parviendrons à l’autre planète, tous ceux qui veulent nous abattre seront morts. — Nous allons donc faire comme Joseph et Marie quand ils ont emmené Jésus en Égypte, fit Elena. — Exactement, répondit Julian. — Sauf qu’ils ont fini par revenir à Nazareth, eux. — Si la Terre s’anéantit dans un conflit absurde, fit son mari, nous en réchapperons parce que nous appartiendrons à un nouveau monde. Réjouis-toi, Elena : ça veut dire que nous pouvons rester ensemble. » Et il l’embrassa. « Il est temps d’y aller, monsieur et madame Delphiki. Emmenez les enfants, je vous prie. » Graff tendit le bras en l’air et décrocha le brouilleur du plafonnier. Les soldats qui les attendaient dans le couloir portaient l’uniforme de la F.I. – il n’y avait pas un costume militaire grec en vue –, et ils étaient armés jusqu’aux dents. Les civils et leur escorte se dirigèrent d’un pas vif vers l’escalier, car il n’était pas question d’emprunter un ascenseur et de rester planté devant des portes qui risquaient de s’ouvrir brusquement en les laissant pris au piège dans une cabine, à la merci d’une grenade ou d’une fusillade nourrie. Bean, lui, observait le soldat de tête, sa façon d’avoir l’œil à tout, d’inspecter chaque recoin, d’examiner la lumière qui filtrait sous chaque porte du couloir afin d’éviter toute surprise. Bean remarqua aussi sa manière de se mouvoir avec une sorte de force contenue qui donnait l’impression que ses vêtements étaient taillés dans du papier pour mouchoirs jetables et risquaient à tout instant de se déchirer, et que seule sa maîtrise de lui-même l’empêchait de les mettre en pièces. On aurait dit qu’il transpirait de la testostérone pure. C’était l’exemple type de ce que devait être un homme, de ce que devait être un soldat. Moi, je n’ai jamais été un soldat, songeait Bean. Il s’efforça de se représenter tel qu’il était à l’École de guerre, en train de boucler l’uniforme retaillé qui ne lui allait jamais : il avait toujours l’air d’un singe déguisé en homme pour amuser la galerie, d’un enfant qui apprend à marcher et a enfilé des vêtements trouvés dans la penderie de son grand frère. Quand il aurait achevé sa croissance, il voulait ressembler au soldat devant lui ; pourtant, malgré qu’il en ait, il n’arrivait pas à s’imaginer de cette stature, ni même d’une taille moyenne. Non, il resterait toujours plus petit que les autres. Il avait beau être de sexe masculin, humain ou à peu près, jamais il n’irradierait cette virilité, jamais personne ne dirait en le voyant : « Ça, c’est un homme, un vrai ! » D’un autre côté, le soldat en question n’avait jamais donné d’ordres qui avaient changé le cours de l’histoire. Bien porter l’uniforme n’était pas le seul moyen de gagner sa place au soleil. Ils descendirent trois volées de marches, puis firent halte à l’écart de l’issue de secours pendant que deux hommes de leur escorte sortaient pour guetter le signal de l’hélicoptère de la F.I. qui les attendait à trente mètres de là. Une fois qu’ils l’eurent repéré, Graff et sœur Carlotta prirent la tête du groupe, toujours d’un pas vif, sans regarder à droite ni à gauche, les yeux fixés sur l’appareil. Tous montèrent à bord, s’installèrent, bouclèrent leur ceinture, puis l’hélicoptère s’éleva, piqua du nez et partit au ras des flots. Elena exigeait de connaître le véritable plan, mais encore une fois Graff coupa court à toute discussion en beuglant gaiement : « Attendons de ne plus être obligés de crier pour en parler ! » La situation ne plaisait pas plus à Elena qu’au reste de sa famille, mais sœur Carlotta arborait son plus beau sourire de religieuse, comme une madone en herbe. Comment ne pas lui faire confiance ? Après cinq minutes de vol, ils se posèrent sur un sous-marin. C’était un grand bâtiment décoré des étoiles et des rayures du drapeau des États-Unis, et Bean songea soudain que, ne sachant pas quel pays avait enlevé les autres enfants, il était fort possible que lui-même et sa famille soient en train de se jeter dans la gueule du loup. Mais, une fois dans le submersible, il constata que, si l’équipage portait l’uniforme des États-Unis, les seules personnes armées étaient les soldats de la F.I. qui les avaient accompagnés et une demi-douzaine d’autres qui les attendaient à l’intérieur. Le pouvoir résidait dans le canon des pistolets, et les uniques pistolets du bord étaient sous le commandement de Graff ; Bean se tranquillisa un peu. « Si vous essayez de nous faire croire que nous ne pouvons pas parler ici…» fit sa mère, mais, à son grand désarroi, Graff leva une main et sœur Carlotta leur fit signe de se taire ; du geste, Graff leur indiqua de suivre le soldat de tête dans les étroites coursives du sous-marin. Pour finir, tous six se retrouvèrent à nouveau serrés dans un volume exigu, la cabine du second cette fois, et, de nouveau, ils attendirent que Graff accroche son brouilleur et l’allume. Dès que la lumière se mit à clignoter, Elena prit la parole. « J’essaye de savoir si on n’est pas en train de nous enlever comme les autres, dit-elle d’un ton sec. — Enfer et damnation, nous sommes démasqués ! fit Graff. J’avoue : les enfants ont tous été kidnappés par des religieuses terroristes assistées par de vieux bureaucrates bedonnants. — Il plaisante, dit Julian pour apaiser la colère qu’il avait aussitôt senti monter chez sa femme. — Je le sais bien ! Mais je ne trouve pas ça drôle ! Après tout ce que nous avons vécu, on nous demande de suivre le mouvement sans un mot, sans une question, simplement de… d’avoir confiance ! — Pardon, dit Graff, mais vous faisiez déjà confiance au gouvernement grec dans votre appartement ; vous devez vous fier à quelqu’un, alors pourquoi pas à nous ? — Au moins l’armée grecque nous fournissait des explications et nous laissait l’impression que nous avions le droit de prendre des décisions ! » répliqua Elena. Bean eut envie de lui faire remarquer qu’on ne leur avait rien expliqué du tout, à Nikolaï ni à lui-même. « Allons, mes enfants, ne nous disputons pas, intervint sœur Carlotta. Le plan est très simple : l’armée grecque continue à garder l’immeuble comme si vous occupiez encore votre appartement, on continue à y apporter des repas et à assurer un service de blanchisserie. Ça ne trompe personne sans doute, mais ça donne le sentiment au gouvernement grec qu’il conserve une part active dans le programme. Pendant ce temps, quatre passagers répondant à votre description mais voyageant sous de faux noms se rendent sur Éros où ils embarquent dans le premier vaisseau colonisateur ; c’est à ce moment-là seulement, une fois l’appareil lancé, qu’on annonce publiquement la décision de la famille Delphiki d’émigrer définitivement pour assurer sa propre protection et entamer une nouvelle vie sur un nouveau monde. — Et où sommes-nous en réalité ? demanda Julian. — Je l’ignore, répondit Graff avec simplicité. — Et moi aussi », fit sœur Carlotta. Les parents de Bean les dévisagèrent, n’en croyant pas leurs oreilles. « Ça signifie, je suppose, que nous n’allons pas rester dans le sous-marin, dit Nikolaï, sinon vous sauriez précisément où nous sommes. — C’est un camouflage à double détente, expliqua Bean. On nous disperse ; j’irai d’un côté, vous de l’autre. — Sûrement pas ! s’insurgea son père. — Notre famille a déjà été assez dispersée comme ça, renchérit son épouse. — Il n’y a pas d’autre solution, dit Bean. Je le savais et je… c’est ce que je veux. — Tu veux nous quitter ? demanda sa mère. — C’est moi qu’on cherche à éliminer, répondit Bean. — Nous n’en savons rien ! s’exclama sa mère. — Mais nous en sommes pratiquement sûrs, repartit Bean. Si je vous quitte, on ne vous fera sans doute pas de mal si jamais vous vous faites prendre. — En outre, en nous divisant, ajouta Nikolaï, nous modifions le profil sur lequel nos ennemis s’appuient : non plus un père, une mère et deux enfants, mais d’un côté deux parents et leur fils et, de l’autre, une grand-mère et son petit-fils. » Nikolaï adressa un sourire espiègle à sœur Carlotta. « Je me voyais plutôt dans le rôle d’une tante, fit la religieuse. — Tu parles de leur plan comme si tu le connaissais d’avance, Nikolaï ! fit Elena. — Il était évident, répondit son fils, dès l’instant où ils nous ont appris quelle histoire nous servirait de couverture, dans la salle de bains. Autrement, pourquoi le colonel Graff aurait-il amené sœur Carlotta ? — Pour moi, ça n’avait rien d’évident, dit sa mère. — Ni pour moi, intervint son père ; mais il faut s’y attendre quand on a deux fils qui sont des génies militaires. — Combien de temps est-ce que ça va durer ? demanda Elena. Quand est-ce que ce sera terminé ? Quand est-ce que nous pourrons récupérer Bean ? — Je n’en sais rien, répondit Graff. — C’est normal, maman, dit Bean ; il doit ignorer notre position tant que les ravisseurs n’ont pas été démasqués et qu’on n’a pas découvert leurs motivations. Quand nous aurons une bonne estimation de la menace, nous pourrons juger si nous avons pris des contre-mesures suffisantes pour nous permettre de pointer le nez hors de nos cachettes. » Sa mère éclata soudain en sanglots. « Et c’est ça que tu veux, Julian ? » Bean se serra contre elle, non parce qu’il en ressentait le besoin mais parce qu’elle attendait ce geste de sa part. Bien qu’il vécût depuis un an en famille, il n’avait pas encore acquis toute la gamme des réactions émotionnelles normales, mais il en percevait mieux les schémas. Et puis il avait au moins une réaction normale : il éprouvait un certain remords à n’être capable que de jouer la comédie à sa mère au lieu de lui donner spontanément ce dont elle avait besoin. Mais de pareils gestes n’étaient jamais spontanés chez Bean ; c’était un langage qu’il avait appris trop tard pour qu’il lui vienne naturellement. Il parlerait toujours le langage du cœur avec un fort accent étranger. À la vérité, malgré toute l’affection qu’il portait à sa famille, il lui tardait de trouver une retraite où il pourrait se mettre au travail, nouer les contacts nécessaires pour obtenir les renseignements qui lui permettraient de localiser ses amis. En dehors d’Ender lui-même, il était le seul du djish d’origine qui demeurât libre de ses mouvements. Ses anciens compagnons avaient besoin de lui et il avait déjà perdu trop de temps. Il se colla donc à sa mère et elle le serra contre elle en versant des larmes abondantes. Il étreignit aussi son père, mais plus brièvement ; avec Nikolaï, il échangea simplement un coup de poing à l’épaule. Tous ces gestes n’avaient rien de naturel pour lui, mais sa famille savait qu’il les voulait sincères et les prit comme tels. Le sous-marin filait à bonne allure. Ils ne passèrent guère de temps en mer avant de reconnaître une ville portuaire fourmillant de bateaux ; Bean supposa qu’il s’agissait de Salonique, mais n’importe quel port de fret de la mer Égée aurait pu correspondre à ce qu’il voyait. Le submersible ne pénétra pas dans la rade et fit surface entre deux navires qui suivaient un cap parallèle dans cette direction. Elena, Julian, Nikolaï et Graff montèrent à bord d’un cargo en compagnie de deux soldats à présent en civil – comme si cela dissimulait leurs manières militaires. Bean et Carlotta demeurèrent dans le sous-marin ; aucun des deux groupes ne devait savoir où se trouvait l’autre ni ne devait chercher à le contacter. Cela avait été un nouveau coup dur à encaisser pour Elena. « Pourquoi ne pouvons-nous pas correspondre par écrit ? — Il n’y a rien de plus facile à suivre que la trace d’un courrier électronique, avait dit son mari, même si nous nous servons d’identités camouflées ; si on nous repère et que nous écrivons régulièrement à Julian, l’ennemi observera le schéma des communications et s’emparera de lui. » Son épouse avait alors compris, intellectuellement du moins. Dans le submersible, Bean et sœur Carlotta prirent place à une petite table du mess. « Eh bien ? fit Bean. — Eh bien quoi ? répondit sœur Carlotta. — Où allons-nous pour notre part ? — Je n’en ai aucune idée. On va nous transférer sur un autre bateau dans un autre port, et là nous disparaîtrons dans la nature. Je possède des documents qui garantissent l’authenticité de nos identités d’emprunt, mais, à part ça, je suis dans le brouillard. — Nous devons nous déplacer sans cesse, ne pas séjourner plus de quelques semaines dans une même ville, dit Bean ; et il faut que j’accède aux réseaux sous de nouvelles identités chaque fois que nous déménageons pour éviter qu’on repère une récurrence. — Tu crois vraiment que quelqu’un va compiler tous les courriels du monde et remonter à la source de tous ceux qui circulent ? demanda sœur Carlotta. — Oui. Nos ennemis ont sans doute déjà entamé la procédure, si bien qu’il ne leur reste plus qu’à lancer les recherches. — Mais des milliards de messages électroniques sont envoyés tous les jours ! — C’est pour ça qu’il faut tellement de fonctionnaires pour vérifier toutes les adresses électroniques dans les dossiers du standard central », répondit Bean. Il lança un sourire malicieux à la religieuse. Elle conserva une expression grave. « Tu es décidément un petit morveux sans aucun respect, dit-elle. — Vous me laissez vraiment choisir notre destination ? — Pas du tout ; j’attends simplement que nous prenions une décision sur laquelle nous soyons d’accord. — Alors ça, c’est un mauvais prétexte pour rester dans le sous-marin au milieu de cet équipage d’apollons ! — Tes plaisanteries sont encore plus malsonnantes qu’à l’époque où tu vivais dans les rues de Rotterdam, rétorqua la religieuse, analytique et froide. — C’est la guerre. Ça… ça change un homme. » Elle ne put conserver son sérieux plus longtemps. Son éclat de rire ne dura qu’un instant, son sourire à peine davantage, mais cela suffit : elle l’aimait toujours. Et lui-même, à son grand étonnement, l’aimait aussi, bien que des années eussent passé depuis le temps où il vivait chez elle et où elle lui donnait l’instruction nécessaire pour intégrer l’École de guerre. Sa surprise venait de ce que, lorsqu’il habitait avec elle, il n’avait jamais voulu reconnaître l’affection qu’il lui portait. Après la mort de Poke, il avait toujours refusé de s’avouer qu’il tenait à quiconque. Mais aujourd’hui il savait la vérité : il aimait beaucoup sœur Carlotta. Naturellement, elle finirait sans doute par lui porter sur les nerfs comme ses parents ; mais, au moins, quand cela se produirait, ils auraient le loisir de remballer leurs affaires et de déménager. Il n’y aurait pas de soldats pour les obliger à rester enfermés et à se tenir éloignés des fenêtres. Et, s’il n’en pouvait vraiment plus, Bean avait toujours la solution de prendre la tangente tout seul, mais, cela, il ne le dirait jamais à la religieuse : il ne réussirait qu’à l’inquiéter inutilement. D’ailleurs, elle le savait sûrement déjà : elle possédait tous les résultats des tests, lesquels étaient conçus pour mettre à nu la psychologie de l’examiné. Elle connaissait sans doute Bean mieux que lui-même. Évidemment, il savait, lui, qu’à l’époque où il avait passé ces tests il n’avait répondu sincèrement à aucune question de psychologie ou peu s’en fallait. Il s’était déjà suffisamment documenté sur le sujet pour fournir précisément les réponses d’où émergerait un profil qui lui permettrait probablement d’accéder à l’École de guerre. Ainsi, en réalité, les tests n’avaient rien appris sur lui à sœur Carlotta. D’un autre côté, il ignorait qu’elles auraient été ses réponses s’il avait fait preuve de franchise, et il l’ignorait encore aujourd’hui ; il n’en savait donc pas davantage sur lui-même que la religieuse. Or elle l’avait observé et, comme elle était matoise à sa façon, elle le connaissait probablement mieux qu’il ne se connaissait lui-même. Mais quelle dérision ! songeait-il. Croire qu’un être humain est vraiment en mesure de faire le tour complet de l’esprit d’un autre ! On peut s’habituer à quelqu’un au point de prononcer les mêmes phrases en même temps que lui, mais on ignore toujours pourquoi celui-ci ou celui-là tient tel ou tel propos, agit de telle ou telle manière, parce qu’il n’en sait rien lui-même. Personne ne comprend personne. Et pourtant, par miracle, nous parvenons à cohabiter en paix généralement et nous collaborons avec un taux de réussite assez élevé pour poursuivre nos efforts. Les hommes se marient et de nombreux mariages tiennent au fil des ans ; ils font des enfants dont la plupart deviennent des adultes comme il faut, ils ont des systèmes scolaires, des entreprises, des usines, des fermes d’une production acceptable – et tout cela sans avoir aucune idée de ce qui se passe dans la tête du voisin. Les hommes avancent à l’aveuglette. C’était ce que Bean détestait le plus dans le fait d’être humain. 5 AMBITION À : Locke%espinoza@polnet.gov De : Graff%%@colmin.gov Sujet : Correction On m’a prié de transmettre un message accompagné d’excuses selon lequel on retire la menace de dévoiler votre véritable identité. Ne craignez pas qu’elle soit connue d’un grand nombre ; elle a été percée sur mon ordre il y a plusieurs années, et, bien que quelques-uns de mes subordonnés de l’époque aient appris qui vous êtes en réalité, ils représentent un groupe qui n’a ni motif ni disposition à violer la confidentialité de votre secret. Les circonstances se sont chargées de dissuader le seul individu qui faisait exception à cette règle. Sur un plan personnel, permettez-moi de vous dire que je ne doute pas de votre capacité à parvenir à vos fins ; je puis seulement espérer qu’en cas de réussite vous prendrez exemple sur Washington, MacArthur ou Auguste plutôt que sur Napoléon, Alexandre ou Hitler. Colmin. Par moments, Peter éprouvait l’irrésistible envie de raconter à quelqu’un ce qui se passait dans sa vie ; il n’y succombait jamais, naturellement, car tout révéler serait tout détruire. Mais, et surtout depuis le départ de Valentine, il avait les plus grandes difficultés à tenir entre ses mains une lettre personnelle du ministre de la Colonisation sans se dresser d’un bond pour la montrer aux autres étudiants de la bibliothèque en poussant des cris d’orgueil. Quand Valentine et lui s’étaient fait remarquer, à chaque article ou, dans le cas de sa sœur, à chaque diatribe qu’ils plaçaient sur certains des grands réseaux politiques, ils tombaient dans les bras l’un de l’autre en éclatant de rire et en sautant de joie ; mais il ne fallait jamais longtemps à Valentine pour se rappeler combien elle détestait les positions que l’obligeait à prendre son personnage de Démosthène, et son humeur sombre douchait l’enthousiasme de Peter. Elle lui manquait à présent, naturellement, mais il ne regrettait pas leurs disputes ni ses pleurnicheries parce qu’elle jouait toujours le méchant ; elle n’arrivait pas à comprendre que c’était le rôle de Démosthène le plus intéressant, le plus amusant à animer. Bah, quand il en aurait terminé, il le lui rendrait, bien avant qu’elle parvienne à la planète qu’Ender et elle avaient choisie ; à son arrivée, elle saurait que, même dans ses écrits les plus scandaleux, Démosthène fonctionnait comme un catalyseur, un réactif qui faisait bouger le monde. Valentine ! Cette idiote avait préféré Ender et l’exil à Peter et la vie ! Quelle stupidité de tempêter devant la nécessité évidente de maintenir Ender loin de la Terre ! Peter lui avait répété qu’il s’agissait d’assurer la protection de leur frère, et les faits avaient démontré qu’il ne se trompait pas. Si Ender était rentré à la maison comme Valentine le souhaitait, il serait aujourd’hui prisonnier ou mort, selon que ses ravisseurs auraient obtenu ou non sa collaboration. J’avais raison, Valentine, comme d’habitude ; mais tu as toujours placé le cœur plus haut que l’intelligence, tu as toujours plus désiré être aimée qu’adulée, et tu as choisi de partir en exil avec le frère qui te vénère au lieu de partager le pouvoir avec celui qui t’a donné un poids politique. Ender était déjà loin, Valentine. Quand on l’a emmené à l’École de guerre, jamais il n’est revenu à la maison, ton petit merdeux d’Ender que tu adorais, que tu chouchoutais, sur lequel tu veillais comme si tu jouais à la poupée. On devait faire de lui un soldat, un tueur – as-tu seulement regardé les vidéos qu’on a montrées quand Graff est passé en cour martiale ? –, et si un jour un individu nommé Andrew Wiggin avait dû nous être rendu, ce n’aurait pas été l’Ender que tu imaginais avec ton sentimentalisme écœurant ; ç’aurait été un soldat abîmé, brisé, inutile, dont la guerre était finie. Je ne pouvais rien faire de plus charitable pour notre ex-frère que d’insister pour qu’on l’envoie sur une colonie ; imagine la tristesse d’une biographie qui décrirait la décrépitude de sa vie après son retour sur Terre, même si personne ne s’était donné le mal de l’enlever. Comme Alexandre, il s’en va dans un éclair éblouissant et perdurera dans la gloire au lieu de dépérir puis de mourir dans une obscurité misérable dont on ne l’aurait tiré qu’à l’occasion d’un défilé de temps en temps. Crois-moi, j’ai fait preuve de miséricorde. Et bon débarras, vous deux. Vous n’auriez été que deux boulets, deux épines dans mon flanc, deux empêcheurs de tourner en rond. Pourtant, quel plaisir ç’aurait été de montrer à Valentine la lettre de Graff, de Graff en personne ! Il ne donnait pas son code d’accès privé, il prenait un ton condescendant pour presser Peter de prendre exemple sur les figures positives de l’Histoire – comme si on faisait exprès de bâtir un empire aussi éphémère que celui de Napoléon ou de Hitler ! –, mais le fait demeurait : même sachant que derrière Locke se cachait, non un homme politique en retraite qui s’exprimait sous couvert de l’anonymat, mais un étudiant, un mineur, Graff jugeait Peter Wiggin comme un interlocuteur valable à qui donner des conseils pouvait s’avérer fructueux, parce qu’il mesurait son importance aujourd’hui et dans l’avenir. Bien vu, Graff ! Et que tout le monde en prenne de la graine ! Ender Wiggin a peut-être évité que les doryphores vous le mettent où je pense, mais c’est moi qui vais éviter à l’humanité de s’infliger toute seule une colostomie collective : les hommes se sont toujours révélés plus dangereux pour la survie de leur propre espèce qu’aucune force extérieure, à part un astéroïde ou tout autre événement céleste qui détruirait la planète Terre ; or nous prenons les mesures nécessaires pour échapper à ce risque en envoyant notre semence – y compris celle du petit Ender – sur d’autres mondes. Graff se rend-il seulement compte de la quantité de travail que j’ai dû fournir pour donner naissance à son petit ministère de la Colonisation ? Quelqu’un s’est-il jamais donné la peine de remonter la trace des bonnes idées qui sont devenues lois pour constater combien de fois la piste mène à Locke ? Le gouvernement m’a consulté – oui, il m’a consulté, moi ! – lorsqu’il en était encore à décider de vous donner ou non le titre de « Colmin » que vous apposez au bas de vos courriels avec tant de fierté. Ça, vous l’ignoriez, je parie, monsieur le ministre : aujourd’hui, sans moi, vous signeriez peut-être vos courriers d’un ridicule dessin de dragon porte-bonheur, comme la moitié des crétins qui sévissent sur les réseaux. L’espace de quelques minutes, Peter crut qu’il allait s’étouffer de frustration parce que nul ne devait connaître l’existence de la lettre à part Graff et lui-même. Et puis… cela passa. Le côté avisé de sa personnalité reprit le dessus et sa respiration revint à la normale. Mieux valait que la renommée ne vienne pas le distraire ni entraver sa liberté d’action ; son identité serait révélée en temps et en heure, et alors il occuperait une position d’autorité et non plus de simple influence. Mais pour le moment il supporterait l’anonymat. Il sauvegarda le message de Graff puis resta assis à regarder l’écran. Sa main tremblait. Il l’observa comme si elle ne lui appartenait pas. Qu’est-ce qui me prend ? s’interrogea-t-il. Suis-je à ce point avide de célébrité qu’une lettre d’un haut fonctionnaire de l’Hégémonie me mette dans tous mes états, comme un adolescent à un concert de son idole ? Non. Le réaliste froid prit les commandes en lui. Il ne tremblait pas d’exultation : c’était une émotion passagère déjà disparue. Il tremblait de peur. Parce que quelqu’un avait entrepris de réunir une équipe de stratèges formée des meilleurs élèves de l’École de guerre, ceux qu’on avait choisis pour l’ultime combat destiné à sauver l’humanité. Quelqu’un les détenait dans l’intention de se servir d’eux, et tôt ou tard ce quelqu’un deviendrait le rival de Peter ; tous deux se retrouveraient un jour face à face, et Peter devrait faire preuve de plus d’intelligence et de vivacité d’esprit, non seulement que ce concurrent, mais aussi que les gosses qu’il aurait réussi à plier à sa volonté. Peter n’était pas parvenu à entrer à l’École de guerre ; il ne possédait pas les caractéristiques requises. Pour un motif qu’il ignorait, il avait été écarté du programme sans même avoir seulement quitté la maison ; par conséquent, tous les enfants sans exception qui intégraient l’École avaient plus de chances que lui de devenir des stratèges et des tacticiens de qualité ; or son principal rival pour l’Hégémonie s’était entouré des meilleurs d’entre eux. En dehors d’Ender, naturellement. Ender, songea Peter, que j’aurais pu ramener à la maison en tirant les ficelles nécessaires et en manipulant l’opinion publique dans un sens différent ; Ender, le meilleur de tous, qui aurait pu se tenir aujourd’hui à mes côtés. Mais non, il a fallu que je l’envoie sur une autre planète ! Pour son propre bien, pour sa sécurité, nom de Dieu ! Je vais m’engager dans le combat auquel j’ai consacré toute ma vie, et le seul qui puisse m’aider à contrer le gratin de l’École de guerre, c’est… moi-même ! Ses mains tremblaient. Et alors ? Il faudrait qu’il soit fou pour n’éprouver aucune crainte, si infime soit-elle. Mais quand ce crétin de Chamrajnagar avait menacé de révéler sa véritable identité et de détruire ainsi tout ce que Peter avait bâti, cela parce qu’il était trop stupide pour comprendre que l’existence de Démosthène était nécessaire pour obtenir des résultats que le personnage de Locke ne pouvait pas atteindre, Peter avait vécu des semaines entières d’angoisse. Les enfants de l’École de guerre se faisaient enlever les uns après les autres et il ne pouvait rien y faire, rien écrire de pertinent. Certes, il répondait aux lettres que certains lui envoyaient et les recherches qu’il avait effectuées l’avaient convaincu que seule la Russie possédait les moyens d’une telle opération. Mais il n’avait pas osé se servir de Démosthène pour exiger l’ouverture d’une enquête sur la F.I., fondée sur son incapacité à protéger ces enfants ; non, Démosthène n’avait pu émettre que des suppositions sans intérêt selon lesquelles le Pacte de Varsovie trempait certainement dans l’affaire. Mais, naturellement, chacun s’attendait à ce genre de déclaration de sa part : sa russophobie était de notoriété publique, ses soupçons ne signifiaient rien. Tout cela parce qu’un amiral stupide, obsédé par ses propres intérêts et qui ne voyait pas plus loin que le bout de son nez avait décidé de mettre des bâtons dans les roues à la seule personne sur Terre qui se souciât d’éviter au monde une nouvelle invasion des Huns ! Peter avait envie de hurler à Chamrajnagar : « J’écris des articles pendant qu’un autre enlève des enfants, mais, comme vous savez qui je suis alors que vous ignorez tout du véritable ennemi, c’est à moi que vous vous en prenez ? » C’était une stratégie à peu près aussi géniale que celle des microcéphales qui avaient donné le pouvoir à Hitler parce qu’ils pensaient que le petit caporal leur serait « utile » ! À présent, Chamrajnagar était revenu sur ses menaces, et ce poltron avait fait transmettre ses excuses par le biais d’un tiers afin d’éviter que Peter puisse détenir une lettre signée de sa main. Mais c’était trop tard ; le mal était fait. Non seulement Chamrajnagar n’avait pas levé le petit doigt, mais il avait empêché Peter d’agir, Peter qui se trouvait maintenant face à une partie d’échecs où son camp ne disposait que de pions tandis que l’adversaire possédait un double contingent de cavaliers, de tours et de fous. La main de Peter tremblait donc. Et il se surprenait parfois à regretter d’affronter ce conflit dans une solitude aussi absolue. Napoléon, lorsqu’il se retrouvait seul sous sa tente, se demandait-il à quoi il jouait, à tout remettre sans cesse en jeu, en misant sur la capacité de son armée à accomplir l’impossible ? De temps en temps, Alexandre ne souhaitait-il pas confier à quelqu’un d’autre le pouvoir de prendre une ou deux décisions ? Peter eut un rictus de mépris pour lui-même. Napoléon ? Alexandre ? C’est l’adversaire qui a une pleine écurie d’étalons de ce genre à monter, songea-t-il, tandis que les tests d’entrée à l’École de guerre ont démontré que j’avais autant de talent pour la chose militaire que, disons, John F. Kennedy, ce président des États-Unis qui a perdu sa canonnière par pure négligence, ce qui lui a valu malgré tout une médaille parce que son père avait de la fortune et de l’influence dans les milieux politiques, puis qui est devenu président et a accumulé les erreurs de stratégie ; ce qui ne lui a d’ailleurs pas fait grand mal sur le plan politique, tant il était aimé de la presse. C’est tout moi, ça : je sais manipuler les médias, je sais diriger l’opinion publique, la pousser par-ci, la tirer par-là, lui donner un petit coup pour la faire réagir et y injecter ce que je veux, mais, quand on en arrivera à la guerre – ce qui ne manquera pas de se produire –, j’aurai l’air à peu près aussi malin que les Français face au Blitzkrieg. Peter promena son regard sur la salle de lecture ; la bibliothèque n’avait rien d’impressionnant, pas plus que l’université elle-même ; mais, étant donné que, surdoué certifié, il était devenu étudiant avec de l’avance et qu’il se fichait comme d’une guigne des études habituelles, il s’était inscrit dans la branche locale de la faculté de l’État. Pour la première fois, il éprouva un sentiment de jalousie envers les jeunes gens de son entourage : leurs seuls soucis dans l’existence étaient le prochain examen, leur bourse d’études et leur vie sentimentale. Je pourrais leur ressembler, après tout. Tu parles ! Il préférerait se suicider s’il en venait un jour à attacher de l’importance au jugement d’un enseignant sur une de ses dissertations, à l’avis d’une fille sur sa façon de s’habiller ou à la question de savoir si telle équipe de football allait battre telle autre. Il ferma les yeux et se laissa aller contre le dossier de sa chaise. Douter de soi-même ne menait à rien ; il savait qu’il ne cesserait d’avancer que le jour où on l’y forcerait. Depuis l’enfance il avait conscience qu’il pouvait changer le monde s’il trouvait les bons leviers. D’autres gosses acceptaient sans sourciller l’idée qu’ils devaient devenir adultes avant d’entreprendre quoi que ce soit d’important ; Peter, lui, avait tout compris très tôt et, au contraire d’Ender, il n’aurait pas cru un seul instant qu’il participait à un simple jeu. Pour lui, le seul échiquier intéressant était le monde réel. Si Ender avait été abusé, c’était uniquement parce qu’il avait laissé à d’autres le soin de modeler la réalité à sa place. Peter n’avait jamais eu ce problème. Oui, mais il n’avait pu exercer son influence sur le monde réel qu’en se dissimulant derrière l’anonymat des réseaux. Il avait créé un personnage, ou plutôt deux, en mesure de modifier la réalité parce qu’on ignorait qu’ils cachaient des enfants et qu’on pouvait donc négliger leurs opinions. Mais, quand les armées et les flottes se mettaient à s’affronter dans le monde réel, l’influence des penseurs politiques régressait, sauf si, comme dans le cas de Winston Churchill, on leur prêtait un tel discernement et une telle justesse de réflexion que, à l’éclatement du conflit, on leur confiait les rênes du pouvoir. Avec Winston, cela pouvait passer : il était vieux, ventripotent et porté sur la bouteille, mais le peuple le prenait au sérieux ; mais quelqu’un qui rencontrerait Peter Wiggin ne verrait en lui qu’un adolescent écervelé. Pourtant, Peter s’était inspiré de Winston Churchill pour préparer son plan ; il fallait donner de Locke l’image d’un être si prévoyant et si juste dans ses analyses que, lorsque la guerre se déclencherait, la peur et la confiance envers Locke pousseraient le peuple à surmonter son mépris de la jeunesse, permettraient à Peter de dévoiler son visage derrière le masque et, à l’instar de Winston, de devenir chef des gentils contre les méchants. Eh bien, il avait mal calculé son coup. Il n’avait pas deviné que Chamrajnagar connaissait déjà son identité. Quand il lui avait écrit, il s’agissait de la première mesure d’une campagne publique destinée à placer les anciens élèves de l’École de guerre sous la protection de la Flotte, de façon, non qu’on les arrache à leurs pays natals – aucun gouvernement ne l’aurait toléré – mais que, lorsque quelqu’un s’en prendrait à eux, l’opinion publique sache que Locke avait tiré la sonnette d’alarme. Malheureusement, Chamrajnagar avait obligé Peter à réduire Locke au silence et nul ne savait donc, à part l’amiral et Graff, qu’il avait prévu les enlèvements ; l’occasion lui était passée sous le nez. Mais il ne baisserait pas les bras ; il devait exister un moyen de se remettre en selle. Assis dans la bibliothèque de Greensboro, en Caroline du Nord, appuyé contre le dossier de sa chaise, les yeux clos comme un étudiant surmené, il allait y réfléchir. Sans ménagement, le djish d’Ender fut tiré du lit à 0400 et réuni dans le réfectoire. Il n’y eut aucune explication et tout échange verbal fut interdit. Les adolescents attendirent donc cinq, dix, vingt minutes. Petra en était sûre, ses compagnons pensaient comme elle : les Russes avaient découvert qu’ils sabotaient leurs propres plans de bataille – à moins que quelqu’un n’eût repéré le message codé dans le dessin du dragon. En tout état de cause, ils allaient passer un mauvais quart d’heure. Au bout de trente minutes, la porte s’ouvrit, deux soldats apparurent et se mirent au garde-à-vous. Alors entra, à la grande stupéfaction de Petra, un… un gosse, un jeune garçon pas plus âgé qu’eux ; douze ans ? Treize ? Pourtant les soldats lui manifestaient un respect indubitable ; quant à l’intéressé, il avait l’attitude à la fois décontractée et assurée que confère l’autorité. C’était lui le chef et il s’en régalait. Petra l’avait-elle déjà rencontré ? Elle n’en avait pas l’impression. Cependant il avait une manière de les regarder tous comme s’il les connaissait – rien de plus naturel, après tout : s’il était aux commandes, il devait les avoir observés depuis le début de leur captivité, des semaines plus tôt. Un garçon à peine pubère à la tête du camp ? Il s’agissait sûrement d’un ancien de l’École de guerre : dans quel autre cas de figure un gouvernement donnerait-il autant de pouvoir à un être aussi jeune ? D’après son âge, il devait être contemporain de Petra et de ses camarades, pourtant elle ne le remettait pas ; or elle avait une mémoire quasi infaillible. « Ne vous tracassez pas, dit le garçon. Si vous ne me connaissez pas, c’est parce que je suis arrivé tardivement à l’École de guerre et que vous êtes tous partis peu après pour l’École tactique. Mais moi je vous connais. » Il eut un sourire malicieux. « À moins que quelqu’un ne m’ait bel et bien reconnu sans le dire ? Ne vous inquiétez pas, j’étudierai la vidéo plus tard à la recherche d’un petit changement d’expression. Parce que, si ma tête dit quelque chose à l’un ou plusieurs d’entre vous, j’en aurai appris un peu plus sur ceux-là ; je saurai que je les ai déjà vus, en ombres chinoises, en train de s’éloigner dans le noir en me laissant pour mort. » Petra sut alors à qui ils avaient affaire ; Tom le Dingue leur avait tout raconté. Bean avait tendu un piège à un garçon qu’il avait connu à Rotterdam et, avec l’aide de quatre camarades, il l’avait suspendu dans un conduit d’aération jusqu’à ce qu’il avoue une dizaine de meurtres. Ils l’avaient laissé là et ils avaient remis l’enregistrement des aveux aux enseignants en leur indiquant où trouver le coupable. Achille ! Le seul membre du djish d’Ender présent à l’époque avec Bean dans le système de ventilation était Tom le Dingue. Bean, lui, n’avait jamais rien dit et nul ne lui avait posé de questions ; être issu d’une existence si sombre et terrible qu’elle était peuplée de monstres comme Achille l’avait entouré d’une aura de mystère. Ce à quoi ni Petra ni ses compagnons ne s’étaient attendus, c’était à tomber nez à nez avec Achille, non dans un hôpital psychiatrique, mais en Russie, avec des soldats sous ses ordres et eux-mêmes comme prisonniers. Quand il examinerait les vidéos, il était possible qu’il observe un sursaut de surprise chez Tom le Dingue devant son apparition ; et, au moment où il raconterait son histoire, il remarquerait sans aucun doute chez chacun d’eux une expression manifestant qu’ils le reconnaissaient enfin. Petra ignorait ce qui en sortirait, mais sûrement rien de bon. En tout cas, elle avait une certitude : il n’était pas question de laisser tomber Tom le Dingue. « Nous savons tous qui tu es, déclara-t-elle. Tu es Achille et, d’après ce que nous a dit Bean, personne ne t’a laissé pour mort : on t’a remis à la merci des enseignants pour qu’on t’arrête et qu’on te renvoie sur Terre, sans doute dans un établissement psychiatrique. Bean nous a même montré ta photo. Si nous t’avons reconnu, c’est grâce à elle. » Achille se tourna vers elle, le sourire aux lèvres. « Bean ne vous aurait jamais raconté cette histoire et il ne vous aurait jamais montré une photo de moi. — Alors c’est que tu ne le connais pas », rétorqua Petra. Elle espérait que les autres comprendraient qu’avouer avoir été mis au courant de l’affaire par Tom le Dingue mettrait ce dernier en danger, et en danger mortel avec ce cinglé du bon côté des armes. Bean absent, il était logique de le désigner comme leur source d’information. « Que voilà une équipe bien soudée ! fit Achille. Vous vous transmettez des signaux, vous sabotez les plans que vous soumettez et vous nous croyez trop bêtes pour ne pas nous en apercevoir. Vous vous imaginiez vraiment que nous vous ferions travailler sur de vraies stratégies tant que vous ne seriez pas passés dans notre camp ? » Comme toujours, Petra ne sut pas tenir sa langue ; mais elle n’en avait pas envie non plus. « Vous cherchiez à déterminer lesquels d’entre nous se sentaient à l’écart du groupe pour les amener à retourner leur veste ? Quelle blague ! Personne n’était rejeté dans le djish d’Ender. S’il y a quelqu’un hors du coup ici, c’est toi ! » En réalité, elle savait parfaitement que Carn Carby, Shen, Vlad et Molo la Mouche se considéraient à part pour diverses raisons ; elle-même partageait ce sentiment. Ses paroles n’avaient d’autre but que d’inciter ses camarades à la solidarité. « Et maintenant tu essaies de nous diviser pour nous travailler au corps, poursuivit-elle. Achille, nous sommes capables de prévoir chacune de tes manœuvres avant même que tu l’effectues. — Inutile de chercher à blesser mon orgueil, répondit Achille : j’en suis dépourvu. Tout ce qui m’intéresse, c’est d’unifier l’humanité sous un gouvernement mondial. La Russie est le seul État et les Russes le seul peuple qui nourrissent la volonté d’accéder à la grandeur et possèdent les moyens d’y parvenir. Si vous vous trouvez ici, c’est parce que certains d’entre vous peuvent contribuer à cette grande œuvre. Si nous jugeons que vous avez les caractéristiques requises, nous vous inviterons à vous rallier à nous ; en attendant la fin de la guerre, nous garderons au placard ceux qui auront été rejetés ; quant aux vrais minus, nous les renverrons chez eux en espérant que leurs gouvernements respectifs les emploieront contre nous. » Il eut un sourire ironique. « Allons, ne faites pas cette tête ! Vous étiez en train de devenir dingues chez vous ; vous ne connaissiez même pas ces gens qui se disaient votre famille, parce que vous étiez si jeunes quand vous les avez quittés que vous ne saviez pas vous torcher correctement. Que savaient-ils de vous ? Que saviez-vous d’eux ? Qu’ils vous avaient laissé partir. Moi, je n’avais pas de parents, et ce que représentait l’École de guerre c’était trois repas assurés par jour ; mais vous, les autorités vous ont tout enlevé et vous ne leur devez rien. Vous êtes tous des grosses têtes, c’est votre talent, et toute votre instruction a tendu à faire de vous des chefs de premier ordre. Vous avez remporté la guerre contre les doryphores au nom des autorités, et, pour toute récompense, elles vous ont renvoyés chez vos parents pour qu’ils puissent reprendre votre éducation ? On s’est foutu de vous ! » Nul ne réagit. Petra en était sûre, tous éprouvaient le même mépris qu’elle pour les boniments d’Achille ; il ignorait tout d’eux et jamais il ne parviendrait à semer la zizanie ni à s’attirer leur loyauté. Ils en savaient trop long sur lui et, en outre, ils n’appréciaient pas qu’on les séquestre. Il en avait conscience lui aussi. Petra le lut dans son regard, vit la fureur qui s’y alluma quand il se rendit compte que son auditoire n’avait que dédain pour lui. En tout cas, il perçut son dédain à elle, car ses yeux se braquèrent sur elle et il s’approcha de quelques pas avec un sourire encore adouci. « Petra, que je suis content de faire ta connaissance ! dit-il. Celle chez qui les tests ont détecté une telle agressivité qu’il a fallu vérifier son ADN pour s’assurer que ce n’était pas un garçon ! » Petra sentit son visage devenir exsangue. En principe, nul n’était au courant ; il s’agissait d’un examen que les psychiatres de l’École terrestre avaient demandé après avoir estimé que le mépris qu’elle leur manifestait indiquait chez elle un dysfonctionnement, alors que c’était simplement la seule réaction que méritaient leurs questions stupides. En tout état de cause, les résultats n’auraient même pas dû figurer dans son dossier, et pourtant ils apparaissaient sur un document, semblait-il. Tel était le message qu’Achille voulait faire passer à tous, naturellement : il savait tout. Et, en prime, les autres allaient se demander si elle était tout à fait normale. « Vous êtes dix ; il ne manque que deux héros de la glorieuse victoire : Ender, le grand Ender, le génie, le gardien du Saint-Graal, est en route pour fonder une colonie sur une planète perdue. Nous aurons tous la cinquantaine à son arrivée à destination alors que lui-même ne sera encore qu’un gosse. Nous représentons l’avenir ; lui, c’est déjà du passé. » Et Achille sourit, ravi du paradoxe. Petra savait qu’ironiser sur Ender ne changerait rien à l’attitude du groupe. Achille croyait sans doute que les dix enfants qu’il avait devant lui étaient des sous-fifres, de bons seconds qui avaient tous aspiré au rôle d’Ender mais qui avaient dû rester les bras croisés pendant qu’il récoltait les honneurs. Il les supposait crevant de jalousie, parce que lui-même en aurait été consumé. Mais il se trompait ; il ne les comprenait pas du tout. Ender leur manquait, en réalité ; ils formaient son djish, et voilà que ce yelda s’imaginait être en mesure de les souder en une équipe comme Ender y était parvenu ! « Et puis il y a Bean, poursuivit Achille. Le plus jeune d’entre vous, celui dont les résultats aux tests vous faisaient tous passer pour des demeurés. Il serait capable de vous donner des leçons sur la conduite d’une armée, sauf que vous décrocheriez tous tellement il vous dépasse. Où peut-il se trouver, lui ? Est-ce qu’il manque à quelqu’un ? » Encore une fois, nul ne réagit. Mais Petra savait qu’en l’occurrence ce silence dissimulait des sentiments d’un tout autre ordre : Bean avait suscité une certaine rancœur, non à cause de son intelligence supérieure – du moins personne n’avait avoué lui en vouloir à ce sujet ; ce qui agaçait, c’était sa façon de partir du principe qu’il savait tout mieux que tout le monde. Et puis il y avait eu la période gênante, avant l’arrivée d’Ender sur Éros, où Bean faisait fonction de commandant du djish ; certains avaient mal pris de recevoir des ordres du plus jeune d’entre eux. Ainsi, cette fois, peut-être Achille avait-il touché un point sensible. Oui, mais, comme personne ne tirait fierté de ces sentiments, les étaler au grand jour ne faisait assurément pas grimper la cote d’amour d’Achille. Naturellement, il était possible que ce fût la honte qu’il cherchât à susciter chez Petra et ses camarades ; il était peut-être plus roué qu’ils ne le pensaient. Non, sans doute pas. Chercher à se rallier un groupe de prodiges militaires comme eux se situait si loin de ses capacités qu’il se serait fait autant respecter d’eux en se déguisant en clown et en leur jetant des bombes à eau. « Ah, à propos, reprit-il, j’ai le regret de vous annoncer que Bean est mort. » Apparemment, la mesure était comble pour Tom le Dingue ; il bâilla et répondit : « C’est faux. » Achille prit un air amusé. « Tu te crois mieux informé que moi ? — On a navigué sur les réseaux, dit Shen. On l’aurait appris. — Vous n’avez plus touché à vos bureaux depuis 2200. Comment pourriez-vous savoir ce qui s’est passé pendant que vous dormiez ? » Achille jeta un coup d’œil à sa montre. « Ah, c’est exact en effet ; Bean est bel et bien vivant pour encore un quart d’heure à peu près. À ce moment-là… boum ! Une jolie petite roquette en plein dans sa petite chambre pour le faire sauter en même temps que son mignon petit lit. Il n’a même pas été nécessaire de soudoyer l’armée grecque pour connaître sa position : les amis que nous y avons nous ont fourni l’info gratuitement. » Petra sentit son cœur se serrer. Si Achille avait les moyens de les faire tous enlever, il les avait certainement aussi pour faire assassiner Bean. Il est toujours plus facile de tuer quelqu’un que de le prendre vivant. Bean avait-il déjà remarqué le message inclus dans le dragon, l’avait-il décodé et en avait-il transmis le contenu à qui de droit ? S’il était mort, personne d’autre n’en serait capable. Aussitôt, Petra se sentit submergée de honte en constatant qu’à la nouvelle de sa mort elle songeait d’abord à elle-même. Mais cela ne signifiait pas que le sort de Bean la laissait indifférente ; au contraire, elle lui accordait tant de confiance qu’elle l’avait chargé de tous ses espoirs. S’il mourait, ces espérances mourraient avec lui. Il n’y avait rien d’immoral à considérer la situation sous cet angle. Exprimer ses pensées tout haut, voilà qui aurait été immoral ; mais on n’est pas responsable des idées qui vous traversent l’esprit. Peut-être Achille mentait-il, ou bien Bean survivrait-il et parviendrait-il à lui échapper. Et, même s’il périssait, peut-être avait-il déjà décodé le message – ou non. Petra était impuissante à modifier le cours des événements. « Comment, pas une seule larme ? fit Achille. Et moi qui vous croyais des amis si proches ! Ce n’était donc qu’une façade, je suppose. » Il eut un petit rire. « Eh bien, j’en ai fini avec vous pour l’instant. » Il s’adressa à un soldat près de la porte. « Il est temps de nous mettre en route. » L’homme sortit, on entendit un échange en russe et tout à coup seize militaires entrèrent et divisèrent le groupe par couples. « Vous resterez désormais séparés, reprit Achille. Nous tenons à ce qu’il ne vienne à personne des idées d’évasion. Vous pourrez toujours correspondre électroniquement parce que nous voulons que votre synergie créatrice reste intacte. Après tout, vous incarnez les plus grands stratèges que l’humanité ait réussi à produire quand le besoin s’en est fait sentir. Nous sommes très fiers de vous et nous attendons avec impatience de voir vos résultats dans un avenir proche, quand vous donnez le meilleur de vous-mêmes. » Un des garçons émit un pet sonore. Achille se contenta de sourire d’un air entendu, fit un clin d’œil à Petra et sortit. Dix minutes plus tard, dans des véhicules différents, on les emmenait vers l’inconnu, quelque part dans les immenses étendues du plus vaste pays de la Terre. Deuxième partie ALLIANCES 6 CODES À : Graff%pilgrimage@colmin.gov De : Konstan%Briseis@helstrat.gov Sujet : Fuite Votre Excellence, je écris à vous personnellement parce que je me suis opposé véhément à votre projet enlever le jeune Julian Delphiki à notre protection ; j’avais tort, je suis convaincu aujourd’hui à cause l’attaque au missile contre l’appartement où deux soldats ont trouvé la mort. Nous décidons suivre votre conseil précédent en annonçant publiquement que Julian est tué dans l’explosion. Sa chambre était la cible hier soir et il serait mort à la place des soldats qui dormaient là. À l’évidence, notre système est pénétré très profondément. Nous ne faisons plus confiance à personne. Vous avez agi à temps et je regrette que je vous ai retardé. Ma fierté pour l’armée hellène m’aveuglait. Vous voyez, je parle un peu le standard finalement ; plus de bluff entre moi et les vrais amis de la Grèce. Grâce à vous et non à moi, une grande arme nationale n’est pas détruite. Si Bean voulait passer inaperçu, il aurait pu trouver pire cachette qu’Araraquara. La ville, qui tirait son nom d’une variété de perroquet, évoquait une pièce de musée avec ses rues pavées et ses vieux bâtiments. Les édifices n’avaient rien de particulièrement magnifique, les résidences manquaient de pittoresque, et même la cathédrale avait un aspect assez terne et n’était pas spécialement ancienne, ayant été achevée au vingtième siècle. Néanmoins, on avait l’impression d’une façon de vivre plus calme qu’ailleurs, impression autrefois commune à tout le Brésil. La croissance urbaine qui avait fait de Ribeirão Preto une métropole tentaculaire avait en grande partie oublié Araraquara, et, même si ses habitants restaient en prise avec leur époque – on entendait dans les rues autant de conversations en standard qu’en portugais –, Bean s’y sentait plus à l’aise qu’en Grèce, où le désir d’être à la fois complètement grec et complètement européen faussait la vie et l’ambiance des espaces publics. « Ne te laisse pas aller à te sentir trop à l’aise, répondit sœur Carlotta à qui il avait fait part de ses observations. Nous ne pouvons-nous installer nulle part très longtemps. — Achille est le diable et non Dieu, répondit Bean ; il n’est pas omniscient, il ne peut pas nous débusquer sans indice. — L’omniscience ne lui est pas nécessaire, rétorqua la religieuse. Il suffit qu’il sache où nous trouver, nous. — La haine qu’il nous porte le rend aveugle. — Mais sa peur le rend exceptionnellement vigilant. » Bean eut un sourire complice ; c’était un jeu auquel ils s’adonnaient depuis longtemps, sœur Carlotta et lui. « Il est possible qu’Achille n’ait rien à voir avec l’enlèvement des autres. — Il est également possible que ce ne soit pas la gravité qui nous retienne sur la Terre, répondit la religieuse du tac au tac, mais une force inconnue aux propriétés identiques. » Et elle eut elle aussi un sourire de connivence. C’était une bonne compagne de voyage : elle avait le sens de l’humour, elle comprenait les plaisanteries de Bean et lui-même appréciait les siennes, mais, plus que tout, elle aimait passer des heures sans prononcer un mot, occupée à une tâche pendant qu’il en effectuait une autre. Lorsqu’ils parlaient, ils employaient une sorte de langage oblique à base de références communes qu’il suffisait d’évoquer pour que l’autre comprenne de quoi il s’agissait. Cela ne signifiait pas qu’ils avaient des affinités particulières ni qu’ils partageaient un accord profond, mais seulement que leurs existences respectives se touchaient à des points-clés : ils se cachaient, ils étaient coupés de tout ami et de toute famille, et ils se trouvaient sous la menace de mort d’un même ennemi. Ils ne pouvaient échanger de ragots sur quiconque parce qu’ils ne connaissaient personne, ils ne bavardaient pas à bâtons rompus parce que leur seul centre d’intérêt commun se résumait aux projets en cours : tenter de découvrir où les autres enfants étaient détenus, tâcher de déterminer quel État Achille servait (et ne tarderait sans doute pas à servir Achille) et s’efforcer de se représenter la forme que prenait le monde afin de pouvoir s’interposer, voire dévier le cours de l’histoire vers un dénouement plus heureux. Tel était du moins le but de sœur Carlotta, et Bean acceptait volontiers d’y contribuer, étant donné que les recherches qu’exigeaient les deux premiers projets coïncidaient avec celles que requérait le dernier. L’état du monde dans l’avenir n’était pas le souci primordial de Bean. Il l’avoua un jour à sœur Carlotta qui se contenta de sourire. « Est-ce le monde en dehors de toi qui t’est indifférent, demanda-t-elle, ou bien l’avenir dans son ensemble, le tien compris ? — Quel intérêt de réduire la question à ce qui m’est égal ou non ? — Eh bien, si tu te moquais de ton propre avenir, tu te moquerais aussi de savoir si tu seras vivant pour le voir, et tu ne te donnerais pas tant de peine pour rester en vie. — Je suis un mammifère, repartit Bean, et je cherche à vivre éternellement, que j’en aie envie ou non. — Tu es un enfant du Dieu et le sort de ses enfants te touche, que tu le reconnaisses ou non. » Ce ne fut pas le côté spécieux de la réponse qui le gêna : il s’y était attendu, il l’avait même sans doute provoquée (se dit-il) parce que, si Dieu existait bel et bien, Bean avait de l’importance à ses yeux, et cette idée le rassurait. Non, ce qui le gêna fut l’assombrissement passager de la religieuse, l’expression fugitive, à peine entrevue, qu’il n’aurait pas remarquée s’il n’avait pas si bien connu sa compagne et vu si rarement ses traits se troubler ainsi. Il avait prononcé des paroles qui l’avaient rendue triste, et pourtant elle essayait de le lui cacher. Qu’avait-il dit ? Qu’il était un mammifère ? Elle était habituée aux brocards de Bean sur sa religion. Qu’il n’avait peut-être pas envie de vivre éternellement ? Qu’il cherchait la vie éternelle en dépit de lui-même ? S’inquiétait-elle d’une éventuelle dépression ? Peut-être craignait-elle qu’il ne meure jeune ? Mais c’était justement la raison de leur présence à Araraquara : éviter à Bean un décès prématuré – et celui de sœur Carlotta par la même occasion. Il ne doutait pourtant pas un instant que, si on le visait d’un pistolet, elle se jetterait devant lui pour recevoir la balle à sa place. Cette attitude était incompréhensible pour lui. Jamais il n’agirait ainsi pour elle ni pour personne ; il l’avertirait, la tirerait à l’écart ou détournerait le bras assassin, n’importe quoi qui leur laisserait à tous deux une certaine chance de survie, mais jamais il ne se ferait tuer exprès pour la sauver. C’était peut-être un comportement particulier aux femmes, ou peut-être aux adultes pour protéger les enfants. Donner sa vie pour en sauver une autre… Estimer la valeur de sa propre survie et juger qu’elle compte moins que celle d’un autre… De telles conceptions dépassaient l’entendement de Bean. Le mammifère irrationnel ne devrait-il pas au contraire prendre le dessus et obliger la personne concernée à tout faire pour assurer sa propre intégrité physique ? Bean n’avait jamais essayé de réprimer son instinct de survie mais il doutait d’y parvenir, même s’il y mettait toute sa volonté. D’un autre côté, des gens plus âgés acceptaient peut-être de meilleure grâce de perdre la vie, ayant déjà bien entamé le gros de leur capital de départ. Naturellement, il était logique que des parents se sacrifient pour leurs enfants, surtout s’ils étaient trop vieux pour en avoir d’autres ; mais sœur Carlotta n’avait jamais eu d’enfant, or Bean n’était pas le seul pour qui elle aurait été prête à mourir : elle intercepterait une balle destinée à un inconnu. Elle accordait moins de valeur à sa propre vie qu’à celle de n’importe qui, et cela la lui rendait absolument incompréhensible. La survie, non du mieux adapté mais de soi-même, tel était l’objectif fondateur de la personnalité de Bean et, au bout du compte, le moteur de toutes ses actions passées. En certaines occasions il avait ressenti de la compassion : quand, seul parmi le djish d’Ender, il avait envoyé des hommes à une mort certaine en toute connaissance de cause, il avait éprouvé un profond chagrin pour eux. Mais il avait donné les ordres et ils avaient obéi. À leur place, en aurait-il fait autant, aurait-il suivi ses instructions ? Serait-il mort pour sauver des générations à venir, des générations qu’il ne connaissait pas et qui ne connaîtraient jamais son nom ? Sans doute pas. Il était tout prêt à servir l’humanité si cela coïncidait avec ses propres intérêts ; combattre les doryphores aux côtés d’Ender et des autres était logique parce qu’en sauvant l’espèce humaine il se sauvait lui-même. Si, en réussissant à demeurer en vie quelque part dans le monde, il plantait aussi une épine dans le flanc d’Achille, le poussait à commettre des imprudences, à perdre un peu de ses moyens, et le rendait par conséquent plus facile à vaincre, eh bien, c’était un bénéfice bienvenu mais secondaire si Bean donnait aussi à l’humanité l’occasion de terrasser le monstre. Or, comme le meilleur moyen de sauver sa peau serait de débusquer Achille et de l’éliminer le premier, Bean avait des chances de devenir l’un des plus grands bienfaiteurs de l’espèce humaine. Cependant, maintenant qu’il y pensait, il ne lui venait à l’esprit le nom d’aucun assassin que la mémoire collective eût considéré comme un héros. Si, Brutus peut-être ; sa réputation avait connu des hauts et des bas. Mais l’histoire méprisait la plupart des meurtriers, sans doute parce que, s’ils réussissaient leur coup, c’était que leur cible ne représentait de danger particulier pour personne. Le temps que l’opinion publique s’accorde à considérer que tel ou tel scélérat méritait amplement de mourir, l’intéressé avait acquis trop de pouvoir et une paranoïa trop aiguë pour laisser la place à la moindre tentative d’attentat contre lui. Quand Bean essayait de discuter de ce sujet avec sœur Carlotta, la conversation tournait vite court. « Je ne peux pas argumenter avec toi, alors pourquoi te casser la tête ? Tout ce que je sais, c’est que je ne t’aiderai pas à préparer son assassinat. — Il ne s’agit pas d’un cas d’autodéfense, à votre avis ? demanda Bean. Vous vous croyez où ? Dans une de ces séries imbéciles où le héros est incapable d’abattre un méchant parce que le méchant ne le tient pas dans sa ligne de mire ? — Je crois en Jésus-Christ, répondit Carlotta. Aime ton ennemi, rends le bien pour le mal. — D’accord, et où est-ce que ça nous mène ? À poster bien gentiment notre adresse sur les réseaux et à attendre qu’Achille nous envoie un tueur ? — Ne dis pas de bêtises, fit la religieuse. Le Christ a dit qu’il fallait se montrer bon avec ses ennemis ; indiquer à Achille où nous trouver ne serait pas bon pour lui, parce qu’alors il nous éliminerait, ce qui ne ferait qu’ajouter aux meurtres dont il devra répondre devant Dieu. Le mieux que nous puissions faire pour son bien est de l’empêcher de nous tuer ; et, si nous l’aimons, nous l’empêcherons par la même occasion de dominer le monde, puisqu’une telle position ne ferait que multiplier les occasions qu’il aurait de pécher. — Et les centaines, les milliers, les millions de personnes qui vont mourir dans les conflits qu’il va déclencher, nous ne les aimons pas ? — Si, répondit sœur Carlotta. Mais, comme la plupart des gens, tu confonds tout, tu ne comprends pas le point de vue de Dieu. Tu persistes à croire que mourir est le sort le plus terrible dont on puisse être victime, alors que, pour Dieu, cela signifie seulement que tu reviens chez toi avec quelques instants d’avance sur l’horaire prévu. À ses yeux, le pire pour une existence humaine se produit lorsqu’une personne embrasse le péché et rejette le bonheur qu’offre Dieu. Donc, sur les millions de vies qui risquent de s’éteindre au cours d’une guerre, seules sont tragiques celles qui s’achèvent dans le péché. — Dans ce cas, pourquoi vous donner tant de mal pour me garder en vie ? demanda Bean, qui croyait connaître la réponse. — Tu cherches à me pousser à employer des arguments qui affaibliront ma position, répondit la religieuse, comme dire par exemple qu’étant humaine je tiens à prévenir ta mort parce que je t’aime ; et ce serait exact, parce que je n’ai pas d’enfant, que tu es ce qui s’en rapproche le plus pour moi et que je serais meurtrie jusqu’à l’âme si tu devais mourir à cause de ce garçon pervers. Mais, en vérité, Julian Delphiki, si je m’évertue à empêcher qu’on te tue, c’est parce que, si tu mourais aujourd’hui, tu irais probablement en enfer. » À sa propre surprise, Bean se sentit vexé. Il avait une appréhension suffisante des convictions de Carlotta pour avoir prévu une réponse de ce genre, mais l’entendre énoncée tout haut faisait quand même mal. « Comme je n’ai pas l’intention de me repentir ni de me faire baptiser, je suis sûr d’aller en enfer ; par conséquent, quel que soit l’instant de ma mort, je suis condamné, fit-il. — Fadaises. Notre compréhension de la doctrine n’est pas parfaite et, quoi qu’aient pu déclarer les papes au cours de l’histoire, je ne crois pas une seule seconde que Dieu damne pour l’éternité les milliards d’enfants qu’il a laissés naître et mourir hors du baptême. Non, je pense que tu iras sans doute en enfer parce que, malgré ton intelligence supérieure, tu restes complètement amoral. De tout cœur, je forme le vœu qu’avant ta mort tu apprennes l’existence de lois qui transcendent le simple concept de survie, et de causes à défendre qui dépassent la sauvegarde personnelle. Quand tu te donneras pour une de ces causes, mon cher petit, je ne redouterai plus ta mort, parce qu’alors je saurai qu’un Dieu juste te pardonnera la négligence qui t’a mené à ne pas reconnaître la vérité du christianisme durant ta vie terrestre. — Vous êtes une véritable hérétique, fit Bean. Aucun de ces points de doctrine ne serait déclaré recevable par un ecclésiastique. — Même moi, je ne suis pas déclarée recevable, rétorqua la religieuse. Mais je ne connais personne qui n’ait pas en tête deux listes de convictions, celles qu’on s’imagine défendre et celles sur lesquelles, en réalité, on règle son existence. Je fais simplement partie des rares individus qui savent faire la différence entre les deux ; en revanche, toi, mon garçon, tu en es incapable. — Parce que je ne crois en aucune doctrine. » Sœur Carlotta prit un air suffisant qui frôlait la caricature. « Et voilà la preuve positive de mon assertion. Tu es tellement convaincu de ne croire qu’en ce que tu crois croire que tu restes absolument aveugle à ce que tu crois réellement sans croire que tu y crois. — Vous n’êtes pas née au bon siècle, dit Bean. Avec vous, Thomas d’Aquin se serait arraché les cheveux, et Nietzsche et Derrida vous auraient accusée d’obscurcissement. Il n’y a que l’Inquisition qui aurait su que faire de vous : vous mettre à griller à feu doux. — Ne viens pas prétendre que tu as lu Nietzsche et Derrida, ni, à plus forte raison, Thomas d’Aquin. — Il n’est pas nécessaire de manger tout l’étron pour s’apercevoir que ce n’est pas du gâteau au chocolat. — Tu n’es qu’un insupportable petit insolent. — Mais, Geppetta, je ne suis pas un vrai petit garçon. — Ce qui est sûr, c’est que tu n’es pas un pantin ; en tout cas, ce n’est pas moi qui tire les fils. Et maintenant va jouer dehors, j’ai du travail. » Envoyer Bean dehors n’était pas une punition, sœur Carlotta le savait bien ; depuis l’instant où ils avaient branché leurs bureaux sur les réseaux, ils passaient le plus clair de leur temps enfermés à rassembler des renseignements. Carlotta, dont l’identité restait protégée par les pare-feu du système informatique du Vatican, avait conservé la possibilité de contacter toutes ses vieilles connaissances et avait ainsi accès aux meilleures sources en prenant seulement soin de ne pas révéler où, ni même dans quel fuseau horaire, elle se trouvait. Bean, en revanche, devait se créer des identités de toutes pièces et se dissimuler derrière un double camouflage de serveurs spécialisés dans l’anonymat du courrier ; pourtant, malgré ces précautions, il ne gardait jamais ces masques plus d’une semaine, il ne nouait aucune relation et n’était donc pas en mesure de mettre en place des sources permanentes d’information. Quand il avait besoin d’une donnée précise, il était obligé d’en passer par la religieuse, qui elle-même devait juger s’il s’agissait d’un renseignement qu’elle pouvait demander en toute légitimité ou bien qui risquait de trahir la présence de Bean avec elle. La plupart du temps, elle préférait ne pas répondre à la requête de son compagnon, et Bean se trouvait donc handicapé dans ses recherches. Néanmoins, ils partageaient les informations qu’ils parvenaient à obtenir et, en dépit de son désavantage, le jeune garçon gardait un atout majeur : c’était son cerveau qui stockait les données, le cerveau grâce auquel il avait obtenu les meilleurs résultats aux tests de l’École de guerre. Hélas, la Vérité n’avait que peu d’égards pour de telles lettres de créance et, même s’il était certain qu’on finirait par la découvrir, elle refusait de baisser les bras et de se laisser dévoiler. Au bout de quelques heures de rage impuissante, Bean n’y tenait plus et devait aller faire un tour dehors. Ce n’était pas seulement pour se couper un moment de son travail. « Le climat me convient, avait-il déclaré à sœur Carlotta le deuxième jour, alors que, dégoulinant de transpiration, il allait prendre sa troisième douche depuis son réveil. Je suis fait pour la chaleur et l’humidité. » Tout d’abord, elle avait exigé de l’accompagner partout, mais, au bout de quelques jours, il avait réussi à faire passer plusieurs arguments : primo, il avait l’air assez grand pour ne plus avoir besoin du chaperonnage de sa grand-mère (car tels étaient les rôles qu’ils jouaient, et il appelait la religieuse « avô Carlotta ») ; secundo, elle ne lui serait d’aucune protection en cas d’agression puisqu’elle ne portait pas d’arme et ne connaissait aucune technique de défense ; et tertio, au contraire d’elle, il avait l’expérience de la vie dans les rues et, bien qu’Araraquara fût considérablement moins dangereuse que Rotterdam à l’époque de son enfance, il avait déjà repéré une centaine d’itinéraires de fuite et de cachettes, tout cela par pur réflexe. Quand Carlotta avait enfin compris qu’elle aurait bien davantage besoin de sa protection que lui de la sienne, elle avait mis de côté son intransigeance et l’avait autorisé à sortir seul à condition de faire preuve de la plus grande discrétion. « Je n’y peux rien si on remarque un petit étranger, avait observé Bean. — Tu n’en as pas trop l’air, avait-elle répondu. Le type méditerranéen est courant par ici. Tâche de parler le moins possible, c’est tout ; donne toujours l’impression que tu as une course à faire mais jamais que tu es pressé. Ah ! mais, maintenant que j’y pense, c’est toi-même qui m’as enseigné ces trucs pour éviter d’attirer l’attention ! » Et c’est ainsi que, plusieurs semaines après leur arrivée au Brésil, il se retrouvait à errer dans les rues d’Araraquara en se demandant quelle grande cause pouvait bien donner de la valeur à son existence aux yeux de Carlotta ; malgré la foi qu’elle professait, c’était son approbation à elle, non celle de Dieu, que Bean devait apparemment gagner en suant sang et eau, tant que cela ne contrariait pas ses plans concernant sa propre survie. Jouer les épines dans le flanc d’Achille était-il suffisant ? Devait-il s’en tenir à chercher le moyen de s’opposer à lui ou bien avait-il une autre mission à remplir ? Au sommet d’une des nombreuses collines d’Araraquara se dressait une boutique de sorvetes tenue par une famille nippo-brésilienne qui, à en croire l’enseigne, travaillait là depuis plusieurs siècles, ce qui avait le don à la fois d’amuser et d’émouvoir Bean à la lumière des déclarations de Carlotta. Pour cette famille, préparer des sorbets de divers parfums à consommer au bout d’un cône ou dans un gobelet en carton était la grande mission qui lui permettait de perdurer. Quoi de plus insignifiant ? Et pourtant Bean revenait toujours chez ces gens parce que, de fait, leurs recettes étaient délicieuses et que, quand il songeait au nombre de ceux qui au cours des deux ou trois cents ans passés avaient dû faire halte chez eux pour savourer quelques instants les goûts suaves et délicats, la douceur des sorvetes au contact de leur palais, il ne pouvait pas dédaigner cette cause. Ils proposaient un produit authentique et de qualité, et l’existence de leurs clients s’en trouvait améliorée. Leur but n’avait rien de noble et n’apparaîtrait nulle part dans les livres d’histoire, mais il n’avait rien d’inutile non plus ; on pouvait faire pire que consacrer la plus grande partie de sa vie à un tel objectif. Bean ne savait même pas exactement ce que signifiait se consacrer à une cause ; cela impliquait-il de confier son pouvoir de décision à quelqu’un d’autre ? Quelle idée absurde ! Selon toute vraisemblance, il était l’homme le plus intelligent de la planète et, même si cela ne le mettait pas à l’abri des erreurs, il en résultait qu’il lui faudrait être fou pour laisser sa liberté de choix à une personne encore plus susceptible que lui de se tromper. Pourquoi perdait-il donc son temps à réfléchir à la philosophie sentimentaliste de Carlotta ? Il avait sans doute là un parfait exemple des erreurs dont il était capable : l’émotion prenant le pas dans son esprit sur le génie surhumain qui, à son grand dépit, ne guidait sa pensée que par intermittence. Le gobelet de sorvete était vide ; il avait tout mangé sans même s’en rendre compte. Il espéra que ses papilles avaient savouré chaque nuance, parce que, pour sa part, il était resté plongé dans ses réflexions. Bean jeta le récipient et reprit son chemin. Un cycliste le croisa, brinquebalant sur le pavé de la rue. Voilà la vie des hommes, se dit Bean : tellement agitée, tellement secouée que nous voyons tout flou. Carlotta et lui dînèrent de haricots, de riz et de viande filandreuse dans la salle à manger de la pensão ; ils n’échangèrent que quelques paroles, l’oreille à l’affût des conversations voisines que venait parfois couvrir le bruit des couverts et des assiettes entrechoqués. S’ils s’étaient laissés aller à bavarder entre eux, leurs propos n’auraient pas manqué de susciter des questions et d’attirer l’attention : pourquoi, par exemple, une femme qui s’exprimait comme une religieuse avait-elle un petit-fils ? Pourquoi ce gamin qui paraissait six ans parlait-il la moitié du temps comme un professeur de philosophie ? Ils gardèrent donc le silence sauf pour discuter du climat de la région. Après le souper, comme toujours, ils se branchèrent sur les réseaux pour relever leur courrier ; celui de Carlotta était personnel et intéressant, tandis que tous les correspondants de Bean, du moins cette semaine-là, croyaient avoir affaire à une étudiante du nom de Lettie qui travaillait à un mémoire et avait besoin de renseignements, mais qui manquait de temps pour sa vie privée et rejetait donc promptement toute tentative de conversation amicale, voire intime. Mais, jusque-là, impossible de détecter l’influence d’Achille sur l’attitude d’un État. La majorité des pays du monde n’avaient pas les moyens d’enlever le djish d’Ender en si peu de temps, et, de ceux qui les possédaient, Bean ne pouvait en écarter aucun pour absence d’orgueil patriotique, d’agressivité ou de détournement de la loi. Tiens, même le Brésil aurait pu commettre ces enlèvements ! Pour ce qu’il en savait, ses anciens camarades de la guerre contre les doryphores étaient peut-être séquestrés dans un bâtiment d’Araraquara, ils entendaient peut-être comme lui aux premières heures du jour le grondement du camion des éboueurs qui avait ramassé son gobelet de sorbet vide. « Je ne comprends pas pourquoi on fait circuler ces dessins, fit Carlotta. — Pardon ? demanda Bean, heureux de se distraire un instant de son propre travail et de soulager ses yeux. — Oh, je parlais de ces ridicules dragons porte-bonheur. Il doit y en avoir une dizaine de variantes sur les réseaux à présent. — Oh, é ! répondit Bean. Ils sont partout, au point que je n’y fais même plus attention. D’ailleurs, pourquoi des dragons ? — Celui que j’ai devant moi doit être le plus ancien. En tout cas, c’est celui que j’ai vu en premier, accompagné du petit poème. Si Dante vivait encore, je suis sûre qu’il réserverait une place particulière dans son enfer pour ceux qui lancent ces modes. — Un poème ? Quel poème ? — « Partage ce dragon, lut Carlotta. S’il t’échoit, bonne fin pour eux et toi. » — Ah, d’accord, les dragons amènent toujours un dénouement heureux. C’est bien ce que dit le poème, non ? Qu’on va mourir veinard ? Que ce sera de la chance si on meurt ? » La religieuse eut un petit rire. Las de sa correspondance, Bean continua de jeter en l’air des idées absurdes. « Les dragons ne portent pas toujours chance. L’armée du Dragon était si mauvaise que l’École de guerre a dû la dissoudre ; les autorités l’ont ressuscitée pour Ender et la lui ont donnée, sans doute parce qu’elle avait la réputation de porter malheur et que la hiérarchie s’efforçait de lui mettre le plus possible des bâtons dans les roues. » Soudain une idée lui vint, fugitive mais suffisante pour le tirer de sa léthargie. « Transmettez-moi le dessin. — Tu dois déjà l’avoir sur une dizaine de lettres. — Je n’ai pas envie de chercher. Envoyez-moi celui que vous avez. — Tu t’appelles toujours Lettie ? Est-ce que ça ne fait pas une semaine ou deux maintenant ? — Cinq jours. » Il fallut quelques minutes pour que le message lui parvienne ; quand il apparut enfin dans sa boîte aux lettres, Bean se mit à étudier minutieusement le dessin. « Est-ce que tu peux m’expliquer pourquoi tu t’intéresses à cette image ? » demanda Carlotta. Il se tourna vers elle. « Je n’en sais rien. Pourquoi est-ce que vous vous intéressez à l’intérêt que je lui porte ? » Et il eut un sourire malicieux. « Parce que tu crois qu’elle a de l’importance. Je ne suis peut-être pas aussi intelligente que toi dans la plupart des domaines mais, en ce qui te concerne, j’en sais beaucoup plus long que toi, et, quand on pique ta curiosité, je suis capable d’en reconnaître les signes. — Il s’agit simplement de la juxtaposition de l’image d’un dragon et du mot “fin”. En général, la notion de fin n’est pas associée à la chance. Pourquoi l’auteur n’a-t-il pas écrit “la chance viendra”, “bonne fortune” ou toute autre formule ? Pourquoi “bonne fin” ? — Et pourquoi pas ? — Fin. Ender[1]. Et Ender commandait l’armée du Dragon. — C’est un peu tiré par les cheveux, tu ne trouves pas ? — Observez le dessin, dit Bean. Juste au milieu, là où il est le plus complexe, il y a une ligne abîmée. Les points ne sont pas alignés, on dirait même qu’ils sont distribués de façon aléatoire. — Pour moi, ça ressemble à du bruit, c’est tout. — Si vous étiez prisonnière, que vous aviez accès aux réseaux mais que chacun de vos courriers était examiné à la loupe avant d’être envoyé, comment vous y prendriez-vous pour transmettre un message à l’extérieur ? — Tu ne crois tout de même pas qu’il s’agit d’un message de… Si ? — Je ne sais pas mais, maintenant que j’y ai pensé, il vaut peut-être la peine d’y regarder de plus près, non ? » Pendant qu’ils parlaient, Bean avait copié le dessin du dragon, l’avait ouvert dans une application graphique et il examinait à présent les pixels mal alignés. « Oui, toute la ligne est distribuée de façon aléatoire. Elle n’a rien à faire là, et ce n’est pas du simple bruit, parce que le reste de l’image est intact à part cette autre ligne, partiellement brisée. Si c’était du bruit, il serait réparti au hasard dans tout le dessin. — Eh bien, vois ce que c’est, dit Carlotta, c’est toi le génie ; moi je ne suis que la religieuse. » Bean eut bientôt isolé les deux lignes dans un fichier à part et il entreprit d’étudier l’information comme s’il s’agissait de code brut. Sous l’aspect d’un texte traduit en un ou deux octets, rien n’apparaissait qui ressemble à un langage de près comme de loin ; mais c’était prévisible : autrement, il n’aurait jamais atteint les réseaux. Donc, si l’on était bien en présence d’un message, il devait être crypté. Au cours des heures suivantes, Bean écrivit des programmes chargés de l’aider à manipuler les données contenues dans les lignes. Il essaya des combinaisons mathématiques et des réinterprétations graphiques tout en se doutant bien que le code employé n’avait rien d’aussi complexe : celui ou celle qui l’avait inventé avait sûrement dû se passer des services d’un ordinateur. Non, ce devait être un chiffre relativement simple, conçu dans le seul but d’éviter qu’un examen superficiel révèle sa vraie nature. Aussi en revint-il à chercher différents moyens de retraduire le code binaire en texte, et, de fait, il découvrit bientôt un système prometteur : un code à deux octets, mais chaque caractère était décalé d’un cran vers la droite sauf quand il correspondait à deux octets présents en mémoire, auquel cas le décalage était de deux crans. Ainsi, il n’y avait aucun risque qu’un caractère reconnaissable apparaisse si l’on étudiait le fichier à l’aide d’un programme graphique ordinaire. Quand il appliqua sa méthode sur la première ligne, il obtint une suite de lettres et rien d’autre, ce qui mettait le hasard hors de cause ; cependant, l’autre ligne donna un méli-mélo purement aléatoire. Il la décala donc d’un cran, mais vers la gauche cette fois, et il n’eut plus sous les yeux que des caractères. « J’ai réussi, fit-il, et c’est bien un message. — Que dit-il ? — Je n’en sais absolument rien. » Carlotta quitta son siège pour aller regarder par-dessus l’épaule de Bean. « Ce n’est même pas un langage : on ne voit pas de séparations indiquant des mots. — C’est intentionnel. S’il y avait des intervalles, on y reconnaîtrait un texte et cela inciterait au décodage. Le moyen le plus aisé par lequel un amateur peut déchiffrer un code est le calcul de la longueur des mots et de la fréquence d’apparition de certains groupes de signes. En standard, il faut chercher des assemblages qui pourraient se traduire par “un”, “le”, “la”, “les”, “et” et tous les termes de ce type. — Oui, mais tu ignores en quelle langue ton texte est rédigé. — En standard sûrement : l’envoyeur sait qu’il le transmet à quelqu’un qui n’en possède pas la clé ; il faut donc qu’il reste décodable, et cela désigne le standard comme langue de départ. — En somme, on le rend facile et difficile à la fois. — Oui : facile pour moi, difficile pour n’importe qui d’autre. — Voyons ! Tu crois vraiment que ce message t’est destiné ? — Ender, dragon… Moi, j’ai fait partie de l’armée du Dragon, au contraire de la plupart des kidnappés. Et à qui d’autre s’adresser ? Je suis libre, eux prisonniers ; ils savent que tout le djish a été enlevé à part moi, et je suis le seul qu’ils peuvent contacter sans se faire repérer. — Comment ça ? Vous partagiez un code privé ? — Pas vraiment, mais nous avons entre nous une expérience commune, l’argot de l’École de guerre, et cætera. Vous verrez : quand j’arriverai à le décrypter, ce sera grâce à un mot que personne d’autre que moi ne pouvait reconnaître. — Si ce sont bien tes amis qui ont envoyé ce message. — Il est bien d’eux, répondit Bean ; j’aurais agi de même à leur place, j’aurais cherché à contacter l’extérieur. Ce dessin fonctionne comme un virus ; il se répand partout et reproduit son code des millions de fois, mais nul ne se rend compte que c’est un chiffre parce que la plupart des gens croient déjà tout savoir de cette image. C’est une mode, pas un message – sauf pour moi. — Je suis presque convaincue, ô génie de notre temps, fit Carlotta. — Je n’irai pas me coucher tant que je ne l’aurai pas décrypté. — Tu es trop petit pour boire la quantité de café nécessaire ; tu vas te provoquer une rupture d’anévrisme. » Là-dessus, elle retourna à son propre courrier. Le texte étant d’un seul tenant, Bean dut chercher des assemblages de signes qui le conduiraient à la clé du code. Tous les groupes de deux ou trois qui se répétaient ne menaient qu’à des culs-de-sac, ce qui ne l’étonna pas : s’il avait composé lui-même un tel message, il en aurait éliminé le plus possible d’articles, de conjonctions, de prépositions et de pronoms ; il devait aussi s’attendre à ce que la majorité des mots soient mal orthographiés pour éviter les récurrences. Cependant, certains devaient être écrits correctement, mais choisis pour ne pas être identifiables par qui n’aurait pas baigné dans la culture de l’École de guerre. Apparemment, le même caractère n’était doublé qu’en deux occurrences, une par ligne. Cela pouvait provenir simplement d’un mot qui se terminait par la même lettre que l’initiale du suivant, mais Bean en doutait ; rien n’avait dû être laissé au hasard. Il écrivit donc un petit programme chargé de sélectionner les signes doublés d’un mot et, en commençant par « aa », de lui montrer quels pouvaient être les caractères voisins s’il repérait un schéma plausible. Bean se mit au travail à partir du signe doublé de la ligne la plus courte, parce que la paire en question était elle-même enfermée dans une autre selon un motif « 1221 ». Il ne perdit guère de temps avec les candidats malheureux comme « xddx » ou « pffp », mais il dut rechercher toutes les variantes de « abba », « adda », « effe » ou « ette » pour vérifier si elles apportaient un nouvel éclairage sur le message. Certaines paraissaient prometteuses et il les sauvegarda pour étude ultérieure. « Pourquoi le texte est-il en grec à présent ? » demanda Carlotta. Elle se tenait de nouveau derrière lui. Il ne l’avait pas entendue se lever pour le rejoindre. « J’ai converti les signes originaux en caractères grecs pour éviter toute distraction ; ainsi, je ne perds pas mon temps à chercher du sens à des glyphes que je n’ai pas encore décodés. Ceux sur lesquels je travaille sont en caractères romains. » Au même instant, son programme afficha « iggi ». « Piggies[2], fit sœur Carlotta. — Peut-être, mais ça ne m’évoque rien. » Et il se mit à passer en revue dans le dictionnaire toutes les correspondances avec « iggi », mais aucune n’eut davantage de résultats que « piggies ». « C’est obligatoirement un mot ? demanda la religieuse. — Ah, si c’est un nombre, là, nous sommes dans le mur. — Non, je voulais dire : pourquoi ne s’agirait-il pas d’un patronyme ? » Aussitôt, le nom sauta aux yeux de Bean. « Ce que je peux être aveugle parfois ! » Il entra les lettres « w » et « n » respectivement avant et après « iggi » puis, à l’aide de son programme, étendit le système à tout le message en remplaçant les signes encore cryptés par des traits d’union. -----i-n----n-n-----n-n----- n–n–n---g–n–n---wiggin--- « Ça ne ressemble pas à du standard, dit Carlotta. Il devrait y avoir beaucoup plus de “i”. — Je pars du principe qu’on a éliminé autant de lettres que possible, surtout des voyelles, pour éviter justement une telle ressemblance. — Alors comment sauras-tu que tu as décodé ce texte ? — Quand il voudra dire quelque chose. — Il est l’heure de dormir. Je sais : tu n’iras te coucher qu’une fois l’énigme résolue. » C’est à peine si Bean remarqua le départ de la religieuse, trop occupé à essayer les autres doublons. Cette fois, la tâche se compliquait du fait que les lettres antérieures et postérieures étaient différentes ; le nombre de combinaisons à tester s’en trouvait multiplié d’autant ; pouvoir écarter le « g », le « i », le « n » et le « w » n’accélérait guère le processus. Il trouva quelques résultats qu’il sauvegarda – davantage qu’avant –, mais rien d’évocateur, jusqu’au moment où il parvint à « djis[3] » : le terme par lesquels se désignaient eux-mêmes les compagnons d’Ender lors de la dernière bataille. « Djish ». Était-ce possible ? En tout cas, il s’agissait d’un mot qui pouvait servir d’indicateur. s--djis n----n-n-ss-n-n----- n-n-ns-g-n-n---wiggin--- Si ces vingt-cinq lettres étaient les bonnes, il n’en restait plus que trente à déchiffrer. Bean se frotta les yeux, poussa un soupir et se remit à l’ouvrage. Il était midi quand une odeur d’orange le tira du sommeil ; sœur Carlotta pelait une mexerica. « Ici, on mange ces fruits dans la rue et on recrache la pulpe, trop dure à mastiquer complètement pour l’avaler ; mais tu ne goûteras jamais pareil jus d’orange. » Bean descendit de son lit et prit un quartier qu’elle lui offrait. C’était très bon, elle avait raison. Elle lui tendit un bol pour se débarrasser de la pulpe. « Excellent petit-déjeuner, dit-il. — Déjeuner », corrigea-t-elle. Elle prit une feuille de papier. « Si je comprends bien, tu vois dans ce ramassis de lettres le décodage du message ? » Il s’agissait de la sortie d’imprimante qu’il avait effectuée avant d’aller se coucher. scrdjisndrrtnenrussxnbn6rm40ntntnsbtgbncntctwigginptr « Ah oui, fit Bean. Je n’ai pas imprimé la version avec la séparation entre les mots. » Il se fourra un nouveau quartier de mexerica dans la bouche, se rendit pieds nus devant l’ordinateur, ouvrit le fichier désiré et l’imprima. Il apporta la feuille à Carlotta, recracha ce qui restait du fruit et prit dans le cabas de la religieuse une mexerica qu’il entreprit de peler. « Bean, dit sœur Carlotta, je suis une simple mortelle, moi. Je crois lire “secours” ici, et “Ender” là ; c’est cela ? » Bean lui prit la feuille des mains. scr djis ndr rtn en rus sxn bn 6 rm 40 n tntn sbtg bn cntct wiggin ptr « On a éliminé autant de voyelles que possible et introduit des erreurs orthographiques. Mais voici ce que dit la première ligne : “Au secours. Le djish d’Ender est retenu en Russie…” — “En” est écrit avec un “e” comme en français ? — En effet », répondit Bean. Il poursuivit sa traduction. « La suite m’a donné du fil à retordre jusqu’au moment où je me suis aperçu que le 6 et le 40 étaient des chiffres ; j’avais presque toutes les autres lettres, alors. L’astuce, c’est que ces chiffres sont importants mais impossibles à deviner à partir du contexte tel que je viens de le rendre ; par conséquent, les mots suivants servent à leur fournir le contexte manquant. Écoutez : “La section de Bean était la 6” – il vous faut savoir qu’Ender avait divisé l’armée du Dragon en cinq sections au lieu des quatre habituelles, puis qu’il m’avait donné le commandement d’une section plus ou moins spéciale ; si on l’ajoute aux cinq autres, on obtient six. Mais qui peut être au courant, sinon un ancien de l’École de guerre ? Seul quelqu’un comme moi était donc en mesure de trouver le bon chiffre. Idem pour l’autre : “Armée 40.” À l’École, tout le monde savait qu’une armée comptait quarante soldats, sauf si on incluait le commandant, auquel cas on en obtenait quarante et un ; mais en réalité, quarante ou quarante et un, c’est sans importance. — Comment ça ? — La lettre suivante est “n”, “n” comme “nord”. Ce message nous indique leur position. Ils savent qu’ils se trouvent en Russie et, comme apparemment ils peuvent voir le soleil ou du moins les ombres portées et qu’ils tiennent un calendrier, ils sont capables de calculer leur latitude approximative. Six quatre zéro nord. Soixante-quatrième parallèles nord. — À moins que ces chiffres n’aient une tout autre signification. — Non, le message est rédigé de façon à être univoque. — À tes yeux. — Oui, à mes yeux. La suite dit : “Tentons sabotage.” Cela indique, à mon avis, qu’ils cherchent à saloper ce à quoi les Russes veulent les forcer ; ils font semblant de jouer le jeu mais ils mettent en réalité du sable dans les rouages. C’est très habile de l’avoir indiqué dans le message ; le passage de Graff en cour martiale après la victoire sur les doryphores leur a appris qu’il valait mieux laisser une trace écrite de leur non-collaboration avec l’ennemi, au cas où l’autre camp l’emporterait. — Mais la Russie n’est en guerre avec personne ! — Le Polémarque était russe et les troupes du Pacte de Varsovie constituaient le pilier central de ses forces durant la guerre de la Ligue. N’oubliez pas que la Russie était une puissance montante quand les doryphores ont débarqué, se sont mis à diviser les territoires et ont contraint l’humanité à s’unir sous l’autorité de l’Hégémon et à créer la Flotte internationale. Les Russes ont toujours eu le sentiment d’avoir été dépouillés de leur destin, et, maintenant que les doryphores ont disparu, il paraît logique qu’ils cherchent à reprendre leur ascension le plus vite possible. Ils ne se considèrent pas comme des terroristes mais comme le seul État possédant la volonté et les moyens d’unifier le monde pour de bon et définitivement. Ils croient faire le bien. — Comme tout le monde. — Pas tout le monde, non ; mais, en effet, pour déclarer une guerre, il faut être capable de faire avaler au peuple l’idée qu’il doit se battre pour défendre la patrie, parce que le pays mérite de l’emporter ou parce que c’est la seule façon de sauver un autre peuple. La masse des Russes est aussi sensible aux discours altruistes que n’importe qui. — Et la deuxième ligne ? — “Bean contacte Wiggin Peter.” Ils me suggèrent de chercher le frère aîné d’Ender. Il n’a pas embarqué sur le vaisseau colonisateur qu’ont pris Ender et Valentine, et il a joué un rôle dans le sort du monde sous l’identité de Locke. Je suppose qu’il a aussi endossé le personnage de Démosthène, maintenant que Valentine est partie. — Tu étais au courant ? — J’étais au courant de beaucoup de choses, dit Bean. Mais l’important, c’est qu’ils ont raison ; Achille me pourchasse, il vous pourchasse aussi et il détient tous les membres du djish d’Ender sauf moi, mais il ignore l’existence du frère d’Ender et ça ne lui ferait ni chaud ni froid s’il l’apprenait. Nous, en revanche, nous savons que Peter Wiggin aurait intégré l’École de guerre s’il n’avait pas présenté un petit défaut de caractère ; or, si ça se trouve, c’est peut-être précisément ce défaut qui lui permettrait de lutter avec Achille à armes égales. — À moins qu’à cause de lui une victoire de Peter ne vaille pas mieux qu’une victoire d’Achille, du point de vue des souffrances qu’aurait à subir le monde. — Eh ! Nous n’en saurons rien tant que nous ne l’aurons pas trouvé, dit Bean. — Pour mettre la main sur lui, Bean, il faudrait que tu révèles ta véritable identité. — Oui. C’est génial, hein ? » Et il se mit à s’agiter comme un enfant impatient avant une visite au zoo. « C’est ta vie que tu joues, dit la religieuse. — Vous souhaitiez que je lui trouve un but, non ? — Collaborer avec Peter Wiggin n’est pas un but, c’est de l’inconscience. Tu ignores ce que Graff disait de lui. — Pas du tout, répliqua Bean. Comment croyez-vous que j’ai appris son existence ? — Mais il ne vaut peut-être pas mieux qu’Achille ! — Je suis sûr du contraire sur plusieurs points : d’abord, lui ne cherche pas à nous tuer ; ensuite, il dispose d’une multiplicité de contacts dans le monde entier, dont certains connaissent son âge mais dont la plupart l’ignorent ; enfin, il est aussi ambitieux qu’Achille, mais l’un s’est déjà emparé de presque tous les enfants désignés comme les chefs militaires les plus doués de la planète, tandis que l’autre, Peter Wiggin, n’en aura qu’un sous la main : moi. Le croyez-vous assez bête pour ne pas se servir de moi ? — Se servir de toi : c’est vraiment l’expression qui convient, Bean. — Bah, est-ce qu’on ne vous manipule pas dans votre grande cause ? — C’est Dieu qui se sert de moi, pas Peter Wiggin. — Je parie que les messages de Peter Wiggin sont beaucoup plus clairs que ceux de Dieu, répliqua Bean. Et puis, si sa façon d’agir ne me convient pas, je peux laisser tomber. — Avec quelqu’un comme Peter, ce n’est pas toujours possible. — Il ne peut pas m’obliger à contrarier mes convictions. Il le comprendra sauf si c’est un surdoué complètement stupide. — J’aimerais savoir si Achille s’en rend compte, lui qui veut faire dégorger leur génie à d’autres enfants comme on presse un tube de dentifrice. — Je ne vous le fais pas dire ; aussi, entre Peter Wiggin et Achille, quelles sont les chances pour que le premier soit pire que le second ? — Ça paraît difficile à imaginer. — Commençons donc par réfléchir à un moyen de contacter Locke sans révéler notre identité ni notre position. — Il faut que je refasse provision de mexericas avant que nous quittions le Brésil », dit sœur Carlotta. C’est seulement alors que Bean remarqua qu’ils avaient déjà vidé le cabas de fruits. « Moi aussi », fit-il. À l’instant d’ouvrir la porte d’entrée, son panier à la main, la religieuse se retourna vers lui. « Tu t’es très bien débrouillé avec ce message, Julian Delphiki. — Merci, mémé Carlotta. » Elle sortit, le sourire aux lèvres. Bean reprit le texte et l’étudia de nouveau. Il avait fourni à la religieuse une fausse interprétation du dernier mot. Il ne pensait pas que « ptr » désignait Peter ; ç’aurait été une répétition inutile : « Wiggin » suffisait à l’identifier. Non, le « ptr » de la fin était une signature : le message émanait de Petra. Elle aurait pu chercher à écrire directement à Peter Wiggin, mais elle avait préféré s’adresser à Bean et codé son texte selon un procédé que Peter n’aurait jamais pu percer. Elle compte sur moi, se dit-il. Bean n’ignorait pas la rancœur dont il avait été l’objet au sein du djish d’Ender ; rien de grave, mais perceptible quand même. Quand ils s’étaient tous retrouvés à l’École de commandement d’Éros avant l’arrivée d’Ender, les autorités avaient donné à Bean le statut provisoire d’officier supérieur pour tous leurs combats simulés, alors qu’il était plus jeune que tous, davantage qu’Ender lui-même. Il avait bien fait son travail, il le savait, et il avait gagné le respect de ses camarades, mais c’était sans plaisir qu’ils suivaient ses ordres et avec une joie non dissimulée qu’ils avaient vu Ender se présenter et lui-même rentrer dans le rang. Aucun ne lui avait déclaré « Bon boulot, Bean », ni : « Tu t’en es bien tiré, dis donc ! » Aucun sauf Petra. Elle avait joué le même rôle auprès de lui sur Éros que Nikolaï à l’École de guerre : elle l’avait soutenu en lui glissant un mot gentil de temps en temps. Il en était sûr, Nikolaï pas plus que Petra ne s’étaient jamais doutés de l’importance que leur générosité occasionnelle avait eue pour lui, mais il n’avait pas oublié que, quand il avait besoin d’un ami, ils avaient toujours été présents ; or il s’était avéré que Nikolaï, par un coup du sort qui n’était pas entièrement fortuit, était son frère. Cela faisait-il de Petra sa sœur ? En tout cas, c’était elle qui cherchait à le contacter. Elle se fiait à lui pour découvrir le message, le décoder et prendre les mesures nécessaires. Il existait dans le système d’archives de l’École de guerre des documents qui affirmaient qu’il n’était pas complètement humain, et il savait que Graff, au moins lui, partageait parfois ce point de vue car il l’avait entendu l’exposer de sa propre bouche. Il savait que sœur Carlotta l’aimait, mais elle aimait Jésus-Christ encore davantage, et puis, de toute façon, elle était vieille et le considérait comme un enfant. Il pouvait compter sur elle, mais en aucun cas elle ne s’appuyait sur lui. Du temps où il vivait sur Terre, avant l’École de guerre, la seule amie qu’il avait jamais eue était une fille qu’on appelait Poke, et Achille l’avait assassinée quelques instants à peine après que Bean l’avait quittée et quelques instants à peine avant qu’il prît conscience de son erreur, fît aussitôt demi-tour pour la mettre en garde et vît son cadavre flotter dans le Rhin. Elle était morte en cherchant à sauver Bean alors qu’il s’était montré incapable d’en faire autant pour elle. Le message de Petra signifiait qu’une autre amie avait peut-être besoin de son aide, et cette fois il ne tournerait pas les talons. Cette fois, c’était à son tour de sauver son amie ou d’y laisser sa peau. Cela vous convient comme noble cause, sœur Carlotta ? 7 BAS LES MASQUES À : Demosthene%Tecumseh@freeamerica.org Locke%erasmus@polnet.gov. De : Peuimporte@pare-feu.set Sujet : Talon d’Achille Cher Peter Wiggin, Un message que m’ont transmis en secret les enfants enlevés confirme qu’ils se trouvent (ou se trouvaient au moment de l’envoi du texte) regroupés en Russie près du soixante-quatrième parallèle et font de leur mieux pour contrecarrer les plans de ceux qui veulent exploiter leurs talents militaires. Vu qu’on va sans doute les séparer et les déplacer fréquemment, leur position exacte est sans importance, et j’ai la ferme conviction que vous saviez la Russie seule capable, par son ambition et les moyens dont elle dispose, de capturer tous les membres du djish d’Ender. Vous admettez, j’en suis sûr, l’impossibilité de les délivrer par une intervention militaire : au premier signe d’une initiative dans ce sens, les ravisseurs les abattront pour priver l’ennemi de l’atout qu’ils représentent. Mais il est peut-être réalisable de convaincre le gouvernement russe ainsi que tout ou partie des autres États qui détiennent certains enfants que les relâcher serait dans l’intérêt de la Russie. Cela pourrait fonctionner si l’on dévoilait au monde l’identité de celui qui a presque certainement ourdi cette action audacieuse, et les deux personnages que vous incarnez se trouvent dans une position privilégiée pour le montrer du doigt de telle façon que vos accusations soient prises au sérieux. Dans cette optique, je vous suggère d’effectuer quelques recherches sur la pénétration par effraction d’un établissement de haute sécurité pour les fous homicides en Belgique pendant la guerre de la Ligue. Trois gardes ont été tués et les internés lâchés dans la nature ; tous ont été vite repris sauf un. Celui qui a réussi à s’échapper avait été élève à l’École de guerre, et c’est lui qui est à l’origine des enlèvements. Quand on révélera que les enfants se trouvent aux mains de ce psychopathe, de grandes inquiétudes vont ébranler les hautes sphères militaires de Russie ; cela fournira également un bouc émissaire au pays s’il décide de libérer les enfants. Ne prenez pas la peine de remonter jusqu’à l’identité de la personne qui a envoyé ce message : elle n’existe déjà plus. Si vous n’êtes pas capable de déduire qui je suis ni comment me contacter à propos des recherches que vous allez entreprendre, nous n’avons de toute façon pas grand-chose à nous dire. Peter sentit sa gorge se nouer quand il ouvrit le courrier adressé à Démosthène et constata que Locke avait reçu le même. La salutation « Cher Peter Wiggin » constituait une simple confirmation : quelqu’un d’extérieur au bureau du Polémarque l’avait démasqué. Il s’attendit au pire, chantage ou exigence qu’il soutienne une cause ou une autre. À sa grande surprise, la missive ne contenait rien de tel. Elle provenait de quelqu’un qui prétendait avoir reçu un message des enfants kidnappés et lui ouvrait une voie très tentante à suivre. Naturellement, il parcourut les archives et découvrit qu’il y avait bien eu effraction dans un hôpital psychiatrique de haute sécurité près de Genk ; en revanche, identifier le malade qui s’était échappé lui donna plus de fil à retordre et il lui fallut recourir à Démosthène pour demander son aide à un contact allemand qui travaillait dans la justice, puis à Locke pour obtenir un complément d’information de la part d’un ami qui siégeait au comité antisabotage du bureau de l’Hégémon. Le résultat fut un nom qui fit éclater de rire Peter, car il se trouvait dans l’intitulé même du courriel qui l’avait poussé à ces recherches : Achille, prononcé à la française. Un orphelin tiré des rues de Rotterdam, si extravagant que cela paraisse, par une religieuse catholique qui travaillait pour le service de recrutement de l’École de guerre. On lui avait fait subir une opération pour lui redresser une jambe, puis on l’avait envoyé à l’École où il n’était resté que quelques jours avant d’avouer, grâce à l’astuce d’un autre élève, avoir commis des meurtres en série, bien qu’il n’eût tué personne à l’École de guerre même. La liste de ses victimes était intéressante à étudier ; il tuait automatiquement quiconque lui avait donné le sentiment qu’il était vulnérable ou l’avait vu réduit à l’impuissance, y compris la chirurgienne qui avait réparé sa jambe. Apparemment, la reconnaissance n’était pas son fort. En juxtaposant toutes ces données, Peter constata que son correspondant inconnu avait raison : si ce cinglé dirigeait effectivement l’opération visant à se servir des enfants comme stratèges, il était pratiquement certain que les officiers russes qui collaboraient avec lui ignoraient tout de son casier judiciaire ; le service qui avait libéré Achille de l’hôpital psychiatrique ne devait pas avoir fourni cette information aux militaires qui devaient travailler avec lui. Il allait y avoir des cris et des grincements de dents jusqu’aux plus hauts niveaux du gouvernement russe. Et, même si ce dernier ne prenait aucune mesure pour se débarrasser d’Achille et délivrer les enfants, l’armée russe conservait une indépendance jalouse vis-à-vis du gouvernement, surtout les services de renseignements chargés des sales besognes ; il existait donc une bonne chance pour que certains des captifs parviennent à « s’évader » avant toute réaction de la tête de l’État ; de fait, de telles initiatives prises sans l’aval des hautes sphères acculeraient peut-être le gouvernement à les reconnaître de façon officielle et à prétendre avoir autorisé ces « libérations anticipées ». Restait naturellement le risque qu’Achille élimine un ou plusieurs enfants dès qu’il se verrait démasqué. Eh bien, au moins Peter n’aurait-il pas affaire à eux en cas de conflit. Et, maintenant qu’il connaissait certains aspects de la personnalité d’Achille, il se trouvait en bien meilleure position pour l’affronter en combat singulier. Achille tuait de ses propres mains, ce qui était parfaitement stupide. Or les tests avaient prouvé qu’il possédait une intelligence supérieure ; il devait donc s’agir chez lui d’une compulsion irrépressible. Un individu abritant une tare pareille pouvait faire un ennemi redoutable – mais on pouvait aussi le vaincre. Pour la première fois depuis des semaines, Peter entrevit une lueur d’espoir. Le travail investi dans ses identités de Locke et de Démosthène commençait à porter ses fruits : des gens détenant certaines informations secrètes qu’ils souhaitaient rendre publiques se débrouillaient pour les remettre à Peter sans qu’il ait seulement à les demander. Une grande part de son influence provenait de ce réseau diffus d’informateurs. Pas un instant il ne se sentit humilié d’être « utilisé » par son correspondant anonyme ; de son point de vue, ils s’utilisaient mutuellement. Et puis il avait bien mérité le droit de recevoir des cadeaux qui puissent lui servir. Néanmoins, à cheval donné il regardait toujours les dents. Sous le nom de Locke ou de Démosthène, il envoya des courriers électroniques à des amis ainsi qu’à des contacts à l’intérieur de différents services gouvernementaux pour obtenir confirmation de certains aspects de l’article qu’il s’apprêtait à rédiger. L’effraction de l’établissement psychiatrique aurait-elle pu être l’œuvre d’agents russes ? Les satellites de surveillance indiquaient-ils dans les environs du soixante-quatrième parallèle une activité pouvant correspondre à l’arrivée ou au départ des dix kidnappés ? Existait-il le moindre indice sur la position d’Achille contredisant l’idée qu’il chapeautait toute l’opération d’enlèvement ? Il fallut plusieurs jours avant que son article lui donne pleine satisfaction. Il le testa d’abord sous la forme d’une chronique tenue par Démosthène, mais comprit bientôt que, comme cet intervenant-là mettait constamment en garde la population contre les complots russes, on risquait de ne pas le prendre très au sérieux. Il fallait que ce soit Locke qui signe l’article, ce qui n’allait pas sans risque, car, jusque-là, il s’était scrupuleusement gardé de prendre position contre la Russie ; sous ce nom, les probabilités étaient accrues que la mise à nu d’Achille reçoive l’attention qu’elle méritait, mais Locke courait un grave danger : celui de perdre certains de ses meilleurs contacts à l’Est. Un Russe pouvait mépriser de tout son cœur les agissements de son gouvernement, il n’en restait pas moins totalement dévoué à la Sainte Russie ; c’était une limite infrangible et, pour nombre des informateurs de Locke, la publication de l’article équivaudrait au franchissement de cette limite. Et puis la solution lui vint soudain, évidente : avant de soumettre son papier à Perspectives internationales, il en enverrait des copies à ses contacts russes afin de les avertir de ce qui se préparait ; naturellement, le document circulerait dans toute l’armée, et il était possible qu’il commence à faire des vagues avant même sa parution officielle. Les informateurs de Locke comprendraient ainsi qu’il ne cherchait pas à nuire aux Russes mais qu’il leur donnait l’occasion de faire le ménage chez eux, ou du moins de présenter l’affaire à leur façon avant qu’elle n’éclate au grand jour. L’article n’était pas long, mais il indiquait des noms et ouvrait des portes par lesquelles d’autres journalistes ne manqueraient pas de s’engouffrer. Le premier paragraphe à lui tout seul était déjà explosif. Le cerveau qui a dirigé l’enlèvement du djish d’Ender est un meurtrier récidiviste du nom d’Achille. On l’a tiré d’un hôpital psychiatrique pendant la guerre de la Ligue pour qu’il mette son sinistre génie au service de la stratégie militaire russe. Il a commis plusieurs assassinats de ses propres mains, et voici que dix enfants surdoués qui ont naguère sauvé le monde se trouvent à sa merci. Quelle idée ont eue les Russes de confier autant de pouvoir à ce psychopathe ? À moins qu’on ne leur ait dissimulé le passé sanglant d’Achille ? Et voilà : dès le début, en même temps qu’il portait ses accusations, Locke fournissait généreusement l’issue qui permettrait au gouvernement et à l’armée russe de se sortir de ce guêpier. Vingt minutes furent nécessaires pour transmettre un message personnalisé à chacun des contacts russes de Peter, dans lequel il les avertissait qu’ils disposaient de six heures avant qu’il ne doive remettre son article au rédacteur de Perspectives internationales. La vérification des allégations contenues dans son papier prendrait encore une heure ou deux, mais toutes ses affirmations se trouveraient complètement confirmées. Peter enfonça la touche envoi à plusieurs reprises. Il se pencha ensuite sur les données qu’il avait en sa possession pour déterminer en quoi elles lui révéleraient l’identité de son correspondant inconnu. Un autre patient de l’hôpital psychiatrique ? Peu probable : on les avait tous rattrapés. Un employé du même établissement ? Non, impossible qu’un simple citoyen découvre qui se cachait derrière Locke et Démosthène. Quelqu’un de la Justice ? C’était plus plausible, mais, aux infos, on ne donnait guère de noms d’enquêteurs ; en outre, comment savoir lequel de ces enquêteurs avait vendu la mèche ? Non, son correspondant lui avait bel et bien promis une solution sans équivoque ; par conséquent, son identité exacte se dissimulait dans les données, ainsi que le moyen précis de le contacter. Envoyer des courriels à tous les enquêteurs sans faire le détail aurait pour seul résultat de risquer de dévoiler qui était Peter, sans aucune garantie que la personne qu’il cherchait figure parmi les destinataires. Pendant qu’il s’efforçait de découvrir son correspondant, ses amis russes restèrent sans réagir. Si l’histoire avait été bidon ou si l’armée russe avait été au courant du passé d’Achille en souhaitant garder le secret, il aurait été inondé de courriers électroniques le pressant de ne pas publier la nouvelle, courriers qui auraient pris ensuite une tournure exigeante et enfin menaçante. L’absence de réponse confirmait donc amplement ce qu’il voulait apprendre du côté russe. En tant que Démosthène, il était antirusse ; en tant que Locke, il faisait preuve de rationalisme et d’équité envers tous les États. Mais, en tant que Peter, il enviait aux Russes leur sens de l’identité nationale, leur capacité de cohésion lorsqu’ils jugeaient leur pays en péril. Si les Américains avaient eu des attaches aussi fortes avec leur propre territoire, elles s’étaient dissoutes longtemps avant sa naissance. Pour un Russe, ces liens formaient la part la plus importante de son identité ; pour un Américain, ils équivalaient à faire partie du Rotary Club : ils étaient primordiaux si l’on accédait à de hautes fonctions, mais à peine perceptibles chez l’individu lambda. Voilà pourquoi Peter n’intégrait jamais les États-Unis à ses projets d’avenir ; les Américains pensaient continuer à faire ce que bon leur semblait mais ils n’éprouvaient de passion pour rien. Démosthène était capable de susciter chez eux colère et rancune, mais cela ne débouchait que sur un sentiment de malveillance à l’égard d’autrui, jamais sur un objectif concret. Peter allait devoir s’installer ailleurs ; dommage qu’il dût rayer la Russie des destinations possibles, car elle brûlait d’une puissante volonté de grandeur tout en ayant été dirigée par les gouvernants les plus stupides de l’histoire, à l’exception peut-être des souverains d’Espagne. Et puis Achille se trouvait déjà dans la place. Six heures après avoir transmis son article à ses contacts russes, il enfonça encore une fois la touche envoi pour le soumettre à son rédacteur en chef. Comme prévu, il reçut un message trois minutes plus tard. Vous êtes sûr ? À quoi Peter répondit : « Vérifiez. J’ai confirmation de mes informateurs. » Il alla se coucher. Et, à peine assoupi, il se réveilla. Il ne devait pas avoir fermé les yeux plus de quelques minutes quand il se rendit compte qu’il avait cherché son correspondant anonyme dans la mauvaise direction. Ce n’était pas un enquêteur qui lui avait donné le tuyau, mais quelqu’un en rapport avec la F.I. au plus haut niveau, quelqu’un qui savait que Peter Wiggin se cachait derrière Locke et Démosthène. Il ne s’agissait pourtant pas de Graff ni de Chamrajnagar, qui n’auraient laissé aucun indice sur leur identité, mais d’une autre personne, qui avait peut-être leur confiance. Cependant, aucune personnalité de la F.I. n’était mentionnée dans les archives concernant l’évasion d’Achille, à part la religieuse qui l’avait découvert à Rotterdam. Peter relut le courrier. Pouvait-il provenir d’une religieuse ? Possible, mais pourquoi transmettre ces informations de façon aussi anonyme ? Et pourquoi les captifs lui auraient-ils fait parvenir un message en secret ? L’un d’eux était-il une de ses anciennes recrues ? Peter quitta son lit et, pieds nus, se rendit à son bureau où il afficha les renseignements qu’il possédait sur les victimes de l’enlèvement : toutes étaient entrées à l’École de guerre par la filière normale des tests ; aucune n’était arrivée par le biais de la religieuse. Par conséquent, aucune n’avait de raison de lui faire secrètement parvenir un message. Quel autre rapport pouvait-on trouver ? Achille était un orphelin qui vivait dans les rues de Rotterdam quand sœur Carlotta avait décelé chez lui un talent militaire ; il n’avait sûrement de lien de parenté avec personne, à moins qu’il ne fût dans le même cas que le petit Grec du djish d’Ender, celui qui s’était fait tuer dans une attaque au missile quelques semaines plus tôt et dont on avait identifié la famille d’origine pendant son séjour à l’École de guerre. Un orphelin mort dans une attaque au missile… Comment s’appelait-il ? Julian Delphiki, oui, alias Bean, surnom qu’il avait adopté alors qu’il vivait sans famille… où ça ? À Rotterdam. Comme Achille. De là à imaginer que les deux avaient été découverts par sœur Carlotta, il n’y avait qu’un pas. Bean faisait partie des compagnons d’Ender sur Éros durant l’ultime bataille ; c’était le seul qui, au lieu de se faire enlever, s’était fait tuer. On supposait généralement que, vu la haute protection dont l’entourait l’armée grecque, les ravisseurs avaient revu leurs plans et décidé d’empêcher toute puissance rivale de bénéficier de ses talents. Oui, mais si l’on supposait qu’il n’avait jamais été question de le kidnapper parce qu’Achille le connaissait et, plus important, parce que Bean en savait trop sur Achille ? Et si Bean n’était pas mort en réalité ? S’il se cachait quelque part, à l’abri grâce à la conviction générale qu’il avait péri dans l’explosion du missile ? Il était tout à fait concevable que les captifs l’aient choisi comme destinataire de leur message puisque, à part Ender lui-même, il était le seul du groupe à rester libre. Et qui d’autre que lui pouvait avoir un tel motif de s’acharner à les délivrer ainsi que la faculté d’inventer une stratégie comme celle dont faisait état le message ? Peter savait qu’il construisait un château de cartes en sautant ainsi d’une intuition à l’autre, mais chaque bond était parfaitement juste, il en avait la certitude. La lettre émanait de Bean, de Julian Delphiki. Et comment le contacter ? Il pouvait se trouver n’importe où, et ceux qui le savaient vivant soutiendraient mordicus qu’il était mort et refuseraient de lui transmettre aucun message. Là encore, la réponse se trouvait sûrement dans les données et devait sauter aux yeux. C’était le cas : sœur Carlotta. Peter disposait d’un contact au Vatican, un contradicteur amical lors des conflits d’idées qui éclataient par intermittence parmi les habitués des forums électroniques sur les relations internationales. L’aube pointait tout juste sur Rome, mais, s’il y avait un lève-tôt devant son bureau en Italie à cette heure-là, c’était un religieux, un acharné du travail, attaché au service des Affaires étrangères du Vatican. Et, de fait, une réponse lui revint dans le quart d’heure qui suivit : La situation géographique de sœur Carlotta est tenue secrète. Des messages peuvent lui être transmis. Je ne lirai pas ce que vous lui enverrez par mon biais (on ne travaille pas chez nous si on ne sait pas fermer les yeux). Peter composa son message à l’intention de Bean mais l’envoya à sœur Carlotta ; si quelqu’un savait comment joindre Julian Delphiki dans sa cachette, ce devait être la religieuse qui, la première, avait découvert son potentiel. C’était la seule solution possible au défi que lui avait lancé son informateur. Enfin, il alla se coucher en sachant qu’il ne fermerait guère l’œil de la nuit : il se réveillerait sans cesse pour scruter les réseaux et voir les réactions suscitées par son article. Et si nul ne s’en préoccupait ? Si rien ne se produisait ? S’il avait compromis de façon définitive son personnage de Locke, et cela en vain ? Couché sur son lit à essayer de se convaincre qu’il arriverait peut-être à s’endormir, il entendit ses parents ronfler dans leur chambre de l’autre côté du couloir, et cela lui fit un effet à la fois étrange et rassurant : étrange parce qu’il s’inquiétait qu’un écrit de sa main risque de ne pas provoquer d’incident international alors qu’il vivait encore chez ses parents et qu’il était le seul enfant qui leur restait ; rassurant parce que c’était un bruit qu’il connaissait depuis l’enfance, réconfortant en ce qu’il lui donnait la certitude qu’ils étaient bien vivants, tout proches, et qu’ils ne manquaient pas de percevoir ses cris quand des monstres jaillissaient des coins obscurs de sa chambre. Au cours des ans, l’aspect des monstres s’était modifié et ils se terraient à présent loin de lui, mais les ronflements de ses parents prouvaient que la fin du monde n’avait pas encore eu lieu. Peter en ignorait la raison précise, mais il savait que la lettre qu’il venait de transmettre à Julian Delphiki par le biais de sœur Carlotta et celui de son ami du Vatican allait mettre fin à cette longue et charmante aventure où il jouait à se mêler des affaires du monde tout en faisant laver son linge sale par sa mère. Il entrait enfin dans la partie, non sous le masque de Locke, le commentateur froid et distant, ni sous celui de Démosthène, le bouillant démagogue, pures constructions électroniques, mais sous son véritable aspect de Peter Wiggin, adolescent de chair et de sang qu’on pouvait enlever, maltraiter, tuer. De telles réflexions étaient propres à le garder éveillé, en proie à l’angoisse, mais il se sentait soulagé au contraire, détendu ; la longue attente s’achevait enfin. Il s’endormit et ne se réveilla que lorsque sa mère l’appela pour le petit-déjeuner. Son père lisait les nouvelles à table. « C’est quoi, les gros titres, papa ? demanda Peter. — On dit que ce sont les Russes qui auraient enlevé les gosses et les auraient placés sous la coupe d’un assassin reconnu. Ça paraît difficile à croire, mais les journalistes ont l’air de tout savoir sur ce gars-là, un certain Achille. On a pris d’assaut un hôpital psychiatrique belge pour le tirer de sa cellule. On vit vraiment dans un monde de dingues ! Ender pourrait faire partie des kidnappés. » Et il secoua la tête. Peter vit sa mère se figer un instant à cette mention. Oui, oui, maman, je sais qu’Ender est ton préféré et que tu souffres chaque fois que tu entends son nom ; tu te languis aussi de ta bien-aimée Valentine qui a quitté la Terre et n’y reviendra jamais, du moins de ton vivant. Mais dis-toi que tu as encore ton premier-né, ton fils Peter, génial et de belle tournure, qui te donnera sûrement un jour de mignons petits-enfants surdoués en même temps qu’il fera deux ou trois autres trucs comme, je ne sais pas, moi, ramener la paix sur Terre sous un gouvernement unique. Est-ce que ça te consolera un peu ? Ça m’étonnerait. « Le tueur se prénomme… Achille ? — Pas de nom de famille, comme une vedette de la chanson ou quelque chose dans ce goût-là. » Peter frémit intérieurement, non à cause des propos de son père mais parce que lui-même avait été à deux doigts de le reprendre sur sa prononciation d’« Achille ». Comme il ignorait si les journaux mentionnaient le fait que le nom d’Achille se prononçait à la française, il aurait eu peine à expliquer à son père d’où il tenait ses renseignements. « La Russie a démenti, naturellement ? » fit-il. Son père relut le journal en diagonale. « On n’en dit rien, répondit-il. — Super ! s’exclama Peter. Ça signifie peut-être que c’est vrai. — Si c’était vrai, objecta son père, les Russes démentiraient ; c’est leur logique. » Comme s’il en savait quelque chose ! Il faut que j’aille vivre ailleurs, songea Peter. Je suis à la fac, et je tente de libérer dix personnes emprisonnées à l’autre bout de la planète ; je ferais peut-être bien de me servir de l’argent que ma chronique me rapporte pour me louer un appartement. Et je ferais peut-être bien de m’y employer dès maintenant ; de cette façon, si Achille découvre mon identité et vient m’assassiner, je ne mettrai pas la vie de mes parents en danger. Oui, mais, alors même que Peter se faisait cette réflexion, il savait qu’elle cachait une autre idée beaucoup plus cynique : si je m’en vais, on va faire sauter la maison sans que je m’y trouve comme ç’a dû se passer pour Julian Delphiki ; alors on me croira mort et je serai en sécurité pour un moment. Non, je ne souhaite pas que mes parents meurent ! Quel monstre aurait de telles idées ? Ce n’est pas ce que je veux ! Cependant, Peter possédait un trait de caractère particulier : il ne se dissimulait jamais la vérité, en tout cas pas longtemps. Il ne souhaitait pas que ses parents meurent, surtout de mort violente lors d’une attaque dirigée contre lui ; mais, si cela se produisait, il préférait ne pas se trouver en leur compagnie. L’idéal, bien entendu, serait que la maison soit déserte. Mais… lui d’abord. Tiens ! C’était justement ça qui faisait horreur à Valentine chez lui. Peter l’avait presque oublié ; et c’était aussi la raison pour laquelle Ender restait le préféré. D’accord, il avait exterminé une espèce tout entière d’extraterrestres, sans parler du gars qu’il avait dégommé dans une salle de bains de l’École de guerre, mais il n’était pas égoïste, à la différence de son grand frère. « Tu ne manges rien, Peter, dit sa mère. — Pardon. J’attends les résultats d’un examen aujourd’hui ; j’avais la tête ailleurs. — Quel était le sujet ? — L’histoire mondiale. — Ça fait quand même bizarre de songer qu’à l’avenir le nom de ton frère figurera toujours dans les livres d’histoire. — Ça n’a rien de bizarre, rétorqua Peter. C’est seulement un des petits avantages en nature qu’on obtient en sauvant le monde. » Mais, tout en plaisantant, il faisait une promesse beaucoup plus grave à sa mère : Avant que tu meures, maman, tu verras Ender apparaître dans un chapitre ou deux tandis qu’il sera impossible de traiter de notre siècle ou du prochain sans mentionner mon nom à chaque page. « Il faut que je me dépêche, dit son père. Bonne chance pour ton examen ! — Je l’ai déjà passé, papa ; j’attends seulement ma note. — C’est ce que je voulais dire. Bonne chance pour ta note ! — Merci », fit Peter. Il se remit à son petit-déjeuner pendant que sa mère accompagnait son père à la porte et l’embrassait avant son départ. Moi aussi j’y aurai droit, se dit Peter ; j’aurai quelqu’un qui m’embrassera quand je sortirai. Ou alors simplement quelqu’un qui me nouera un bandeau sur les yeux avant qu’on m’exécute. Ça dépendra de la tournure des événements. 8 LA CAMIONNETTE DE BOULANGERIE À : Demosthene%Tecumseh@freeamerica.org De : nondispo%cincinnatus@anon.set Sujet : Rapsat Rapport satellite depuis date mort famille Delphiki : neuf départs simultanés de véhicules depuis position nord Russie, latitude 64. Liste codée de destinations jointe. Véritable dispersion ? Ruse ? Quelle est la meilleure stratégie, mon ami ? Éliminer ou secourir ? S’agit-il d’enfants ou d’armes de destruction à grande échelle ? Difficile de décider. Pourquoi ce salaud de Locke a-t-il fait partir Ender Wiggin ? Nous aurions besoin de ce garçon aujourd’hui, à mon avis. Quant à la raison de neuf véhicules au lieu de dix : un des enfants est peut-être mort ou malade. Peut-être l’un d’entre eux a-t-il changé de camp. Peut-être deux ont-ils changé de camp et sont-ils partis ensemble. Pures conjectures. Je ne dispose que de données sat brutes, pas de rapports d’Intel Netcom. Si vous avez d’autres infos sur la question, faites-m’en un peu profiter. Custer. Petra avait bien conscience qu’on se servait de la solitude contre elle : on lui interdisait tout contact avec quiconque pendant un certain temps pour que, devant le premier venu, elle éprouve un tel soulagement qu’elle avoue tout ce qu’on voudrait, avale n’importe quel mensonge, se prenne d’affection pour son pire ennemi. Étrange de savoir précisément à quel jeu se livre l’adversaire sans pouvoir le contrer. Cela rappelait à Petra une pièce que ses parents l’avaient emmenée voir deux semaines après son retour. Sur scène, une fillette de quatre ans demandait à sa mère pourquoi son papa n’était pas encore rentré ; la mère s’efforçait de trouver le moyen de lui apprendre que son père avait été tué par la bombe d’un terroriste azéri – une bombe à retardement qui avait explosé pour décimer les gens venus porter secours aux survivants de la première déflagration, moins puissante. Son père était mort en héros, en tentant de sauver un petit garçon bloqué dans les décombres alors que la police lui avait crié de rester à l’écart, qu’une deuxième bombe allait sans doute éclater. La mère parvenait enfin à expliquer la situation à sa fille. Furieuse, l’enfant tapait alors du pied en criant : « C’est mon papa à moi ! Pas celui du petit garçon ! » Et la mère répondait : « La maman et le papa du petit garçon n’étaient pas là pour l’aider. Ton père a réagi comme il souhaiterait qu’un autre le fasse s’il ne pouvait te secourir. » Alors la petite fille se mettait à pleurer : « Maintenant il ne sera plus jamais là avec moi, et je ne veux personne d’autre. Je veux mon papa ! » Petra avait regardé la pièce en percevant clairement le cynisme sur lequel elle était fondée : prenez un enfant, jouez sur les liens familiaux, ajoutez-y de la noblesse de sentiments et de l’héroïsme, faites endosser le rôle des méchants par l’ennemi ancestral et placez dans la bouche de l’enfant des propos d’une naïveté touchante entrecoupés de sanglots. Un ordinateur aurait pu écrire le texte et le scénario, et pourtant la pièce avait eu l’effet voulu : Petra avait pleuré comme une madeleine et toute l’assistance avec elle. Son isolement jouait le même rôle que la pièce et elle le savait parfaitement. Elle ignorait ce que ses ravisseurs espéraient, mais ils obtiendraient sans doute le résultat escompté : les hommes ne sont que des machines, Petra ne l’ignorait pas, des machines qui obéissent aveuglément pour peu qu’on sache sur quel bouton appuyer ; et qu’importe la complexité apparente de chacun : si on le coupe du réseau de relations qui donne forme à sa personnalité, de la communauté qui façonne son identité, il se réduit au bout du compte à un ensemble de boutons à presser. Il peut bien résister de toutes ses forces, savoir parfaitement qu’on le manipule, avec le temps on finit par pouvoir en jouer comme d’un piano et chaque note correspond exactement au bouton prévu. Et je ne suis pas différente, songeait Petra. Seule, jour après jour, à travailler à l’ordinateur, à recevoir des problèmes à résoudre par des courriers électroniques où ne perçait nul indice de la personnalité des auteurs, à envoyer des messages aux autres membres du djish d’Ender en sachant qu’on expurgeait leurs réponses comme ses propres missives de toute référence personnelle. Ce n’étaient que des données transmises d’un point à un autre. Elle n’avait plus le libre accès aux réseaux pour y effectuer des recherches : elle devait présenter une demande puis attendre que lui parvienne une réponse de ceux qui contrôlaient son existence. Toute seule. Elle fit l’essai de dormir excessivement, mais on devait introduire des substances dans l’eau qu’elle buvait car elle se retrouva tellement énervée qu’elle n’arriva plus à fermer l’œil. Elle cessa donc ses petits jeux de résistance passive et fit ce qu’on attendait d’elle ; elle se transforma en machine et s’efforça de se convaincre qu’en faisant seulement semblant elle n’en deviendrait pas une ; mais elle savait parfaitement que le masque finit toujours par coller à la peau. Et puis, un jour, la porte s’ouvrit et quelqu’un entra. C’était Vlad. Il avait fait partie lui aussi de l’armée du Dragon ; plus jeune que Petra, c’était un brave garçon, mais elle ne le connaissait guère. Cependant, ils partageaient un lien très fort : avec Petra, Vlad était le seul membre du djish d’Ender qui avait craqué et qu’il avait fallu tenir à l’écart des combats une journée entière. Tout le monde s’était montré plein de sollicitude pour eux, mais ils savaient tous deux ce que cela signifiait : ils constituaient des maillons faibles et cela faisait d’eux des objets de pitié. Chacun dans l’équipe avait obtenu les mêmes médailles et citations que les autres, mais, Petra le savait, les décorations de Vlad et les siennes avaient moins de valeur que les autres, leurs citations sonnaient creux parce qu’au contraire de leurs compagnons ils n’avaient pas tenu jusqu’au bout. Petra n’avait jamais évoqué le sujet avec Vlad, mais elle savait qu’il éprouvait des sentiments semblables aux siens parce qu’il avait suivi le même tunnel, long et ténébreux. Et voici qu’il se trouvait devant elle. « Ho, Petra, dit-il. — Ho, Vlad », répondit-elle. Elle prit plaisir à entendre sa propre voix : elle était encore capable de parler. Entendre celle de Vlad lui fit chaud au cœur aussi. « J’imagine que je suis le nouvel instrument de torture qu’ils emploient contre toi », fit-il. Il souriait ; Petra comprit qu’il voulait ainsi faire passer sa remarque pour une plaisanterie, ce qui lui indiqua que ce n’en était pas une. « Ah bon ? répondit-elle. Selon la tradition, tu dois seulement m’embrasser, puis laisser le sale boulot à quelqu’un d’autre. — Oui, mais il ne s’agit pas vraiment de torture : je viens te montrer la porte de sortie. — La sortie de quoi ? — De prison. Tu ne comprends pas, Petra : l’Hégémonie se désintègre, la guerre ne va pas tarder à éclater. Dès lors, la question est la suivante : va-t-elle mener le monde à la ruine totale ou bien déboucher sur une confédération de tous les pays sous la domination d’un seul État ? Et, dans ce dernier cas, duquel s’agira-t-il ? — Laisse-moi deviner… Le Paraguay ? — Presque, dit Vlad avec un sourire complice. Je sais, c’est plus facile pour moi : je suis originaire de Biélorussie, où nous faisons des pieds et des mains pour asseoir notre statut d’État autonome ; mais, au fond, l’idée que la Russie prenne les commandes de la planète ne nous dérange pas. En dehors de nous, tout le monde se fiche que nous affirmions ne pas être russes ; alors, évidemment, me convaincre n’a pas été difficile. Quant à toi, tu es arménienne et ton peuple est resté de longues années sous la botte russe à l’époque communiste ; mais, franchement, jusqu’où va ton obédience aux tiens ? Où est le véritable intérêt de l’Arménie ? Tiens, c’est justement ce qu’on m’a chargé de te demander, pour te démontrer que l’arrivée au pouvoir de la Russie profitera à l’Arménie. Tu cesses de saboter tes stratégies, tu nous aides sincèrement à nous préparer à la guerre, tu coopères, et, en retour, l’Arménie occupe une place particulière dans le nouvel ordre ; tout ton pays qui bénéficie de ton attitude, ce n’est pas rien, Petra. Et, au cas où tu refuses de collaborer, cela ne change rien pour personne ; tu n’en tires aucun profit, l’Arménie non plus, et tout le monde reste dans l’ignorance de l’héroïne que tu aurais pu devenir. — On dirait une menace de mort. — Plutôt une menace de solitude et d’obscurité. Tu n’es pas faite pour rester dans l’ombre, Petra ; tu es faite pour briller avec éclat. Je t’offre l’occasion de redevenir une héroïne. Tu crois t’en battre l’œil, je le sais, mais reconnais-le : faire partie du djish d’Ender a été un moment exceptionnel. — Et maintenant nous faisons partie du djish de l’autre malade. Tu t’imagines vraiment qu’il partagera la gloire avec nous ? — Pourquoi pas ? C’est lui le grand chef ; recourir aux services de héros ne le dérange pas. — Vlad, il va effacer toute trace de notre existence et il nous éliminera quand il n’aura plus besoin de nous. » Elle n’avait pas prévu de s’exprimer avec tant de franchise ; à présent, ses propos allaient parvenir aux oreilles d’Achille, ce qui garantissait la réalisation de sa prophétie. Mais c’était trop tard : on avait pressé le bon bouton chez elle ; elle éprouvait tant de soulagement à se trouver en compagnie d’un ami, même manifestement envoyé par l’ennemi, qu’elle n’avait pu tenir sa langue. « Que puis-je te répondre, Petra ? Je les avais prévenus que tu étais la plus résistante de nous tous. Je t’ai transmis leur offre. Réfléchis-y. Rien ne presse ; tu as tout ton temps pour te décider. — Tu t’en vas ? — C’est la règle, dit Vlad : tu refuses, je m’en vais. Je regrette. » Et il se leva. Elle le regarda quitter la pièce. Elle aurait voulu lui lancer une pique spirituelle ou provocante, trouver un terme injurieux pour lui donner des remords de s’allier avec Achille, mais elle savait qu’on pervertirait ses propos pour les retourner contre elle ; toutes ses paroles n’auraient d’autre résultat que de révéler un nouveau bouton à presser chez elle. Elle n’en avait déjà que trop dit. Elle se tut donc pendant que la porte se refermait et s’allongea sur son lit jusqu’à ce que son ordinateur émette un signal sonore ; elle s’en approcha et découvrit un nouveau problème à traiter ; elle se mit au travail, trouva la solution, la faussa comme d’habitude et songea : Ça se passe plutôt bien, finalement : je n’ai pas craqué. Puis elle alla se coucher et pleura jusqu’à ce qu’elle s’endorme, épuisée. Toutefois, l’espace de quelques minutes, juste avant de sombrer dans le sommeil, elle fut prise de la conviction que Vlad était son ami le plus cher, le plus fidèle ; elle aurait été prête à tout pour qu’il revienne simplement lui tenir compagnie. Ce sentiment s’évanouit bientôt, ne laissant flotter derrière lui qu’une dernière pensée : s’ils étaient aussi futés qu’ils le prétendaient, ils auraient prévu cet épisode et l’heure où il se produirait ; alors Vlad serait entré, j’aurais sauté à bas de mon lit, je l’aurais serré contre mon cœur en déclarant : « Oui, je vais obéir, je vais travailler avec toi, merci d’être revenu, Vlad, merci ! » Mais ils avaient laissé passer l’occasion. Comme l’avait expliqué Ender un jour, on remportait la plupart des victoires en sachant exploiter sur-le-champ les erreurs de l’adversaire et rarement en se fondant sur un plan de bataille, si génial soit-il. Achille était très intelligent, mais il n’était ni parfait ni omniscient. Il restait possible qu’il ne gagne pas la partie et même que Petra se tire vivante de ce guêpier. Enfin apaisée, elle s’endormit. Il faisait noir quand on la tira du sommeil. « Debout. » Pas d’autre entrée en matière. Elle ne voyait pas qui l’avait réveillée, mais elle entendait des bruits de pas dans le couloir. Des bruits de bottes. Des militaires ? Elle se souvint qu’elle avait parlé avec Vlad, qu’elle avait refusé sa proposition. Il avait répondu que rien ne pressait, qu’elle avait tout son temps pour se décider. Pourtant, voilà qu’on la tirait de son lit au milieu de la nuit. Dans quel but ? Personne ne l’avait seulement effleurée. Elle s’habilla dans l’obscurité et ses visiteurs ne la pressèrent pas. Si c’était une séance de torture ou un interrogatoire qu’on lui réservait, ils n’auraient pas attendu sagement qu’elle enfile ses vêtements ; au contraire, ils auraient tout fait pour l’inquiéter, la déstabiliser. Poser des questions pourrait passer pour de la faiblesse et elle n’y tenait pas ; d’un autre côté, ne pas en poser reviendrait à rester passive. « Où allons-nous ? » Aucune réponse. C’était mauvais signe ; enfin, c’est ce qu’il lui semblait. Elle tirait son expérience de ce type de situation des rares vidéos de guerre qu’elle avait visionnées à l’École et des quelques films d’espionnage qu’elle avait vus en Arménie. Ni les uns ni les autres ne lui avaient paru crédibles alors, et pourtant elle se retrouvait désormais dans un scénario tout ce qu’il y avait de réel, avec pour seule source d’information sur son sort des vidéos et des films stupides ! Où était passée sa capacité exceptionnelle de raisonnement ? Qu’étaient devenus les dons qui lui avaient permis d’entrer à l’École de guerre ? Apparemment, ils n’opéraient que lorsqu’elle croyait participer à un jeu. Dans le monde réel, la peur envahissait l’esprit qui régressait jusqu’à prendre appui sur des histoires nulles, inventées par des gens qui ignoraient tout de ce genre d’aventure. Oui, mais ceux qui l’avaient tirée de son lit avaient eux aussi regardé ces mêmes films minables ; comment savoir s’ils ne calquaient pas leurs actes, leurs attitudes et jusqu’à leurs paroles sur ce qu’ils avaient vu ? Tout le monde ne suit pas des cours pour avoir l’air d’un dur ou d’un méchant lorsqu’il s’agit d’arracher de ses draps une jeune fille pubère en pleine nuit. Petra tenta d’imaginer le contenu du manuel : S’il faut la déplacer, ordonnez-lui de se dépêcher, dites-lui qu’elle met tout le monde en retard ; si elle est destinée à la torture, faites des remarques ironiques selon lesquelles vous espérez qu’elle s’est bien reposée ; s’il faut la droguer, assurez-lui qu’elle ne sentira rien mais éclatez d’un rire sarcastique qui lui fera croire que vous mentez ; s’il est prévu de l’exécuter, gardez le silence. C’est ça, bravo ! se dit Petra. Imagine tout de suite le pire ! Fais tout ton possible pour te faire perdre les pédales ! « J’ai envie de faire pipi », fit-elle. Pas de réponse. « Je peux faire pipi tout de suite, vous savez ; j’en suis capable toute nue ou habillée, ici ou bien là où vous m’emmenez ; je peux aussi faire pipi en marchant ; je peux même écrire mon nom dans la neige. C’est plus difficile pour les filles parce que c’est un exercice beaucoup plus physique que pour les garçons, mais on en est capables. » Toujours aucune réponse. « Vous pouvez aussi me laisser aller aux toilettes. — D’accord, dit une voix d’homme. — D’accord pour quelle solution ? — Les toilettes. » Et il sortit. Petra le suivit et, de fait, c’étaient bien des soldats qui se trouvaient dans le couloir, dix en tout. Elle fit halte devant l’un d’eux, un gaillard taillé à la hache, et leva la tête pour le regarder dans les yeux. « On a bien fait de vous mettre sur cette mission. S’il n’y avait eu que les autres, je me serais battue bec et ongles jusqu’à la mort ; mais, avec vous dans le coup, je n’avais pas d’autre solution que de me rendre. Bon boulot, soldat. » Là-dessus, elle lui tourna le dos et se dirigea vers les toilettes en se demandant si elle avait bien vu un infime sourire se dessiner sur les lèvres de l’homme. Ça, au moins, ça ne faisait pas partie du scénario ! Quoique… Le héros avait toujours la repartie facile ; par conséquent, elle n’était pas sortie du rôle. Elle comprit alors que les petites remarques spirituelles qu’on prêtait aux héros ne servaient en réalité qu’à dissimuler la peur abjecte qu’ils ressentaient ; leur insouciance n’était signe ni de courage ni de sérénité ; grâce à elle, ils tentaient simplement d’éviter de se montrer sous un mauvais jour quelques instants avant de mourir. Petra entra dans les toilettes et, naturellement, l’homme la suivit. Mais elle était passée par l’École de guerre où, si elle avait fait preuve de pudibonderie, elle aurait rapidement péri d’urémie. Elle baissa son pantalon, s’assit sur la cuvette et se soulagea. Bien avant qu’elle soit prête à tirer la chasse, l’homme était retourné dans le couloir. Là, une fenêtre, et des prises d’air au plafond. D’accord, mais elle ignorait où elle se trouvait et où se terrer en cas d’évasion. Voyons, comment cela se passait-il dans les vidéos ? Ah oui ! Un ami avait préalablement déposé une arme dans un coin secret, le héros s’en emparait, l’assemblait et sortait en mitraillant à tout va. C’était le problème de la situation de Petra : elle n’avait pas d’amis. Elle tira la chasse, rajusta sa tenue, se lava les mains et retourna auprès de son aimable escorte. En sortant du bâtiment, elle se trouva devant une sorte de convoi : deux limousines noires et quatre véhicules de protection. Elle aperçut deux filles à peu près de sa taille et de sa couleur de cheveux qui montaient chacune dans une des voitures. Petra, elle, dut longer le mur sous l’avant-toit pour arriver à l’arrière d’une camionnette de boulangerie dans laquelle elle prit place. Les soldats ne l’imitèrent pas, mais il y avait deux hommes dans la fourgonnette, habillés en civil. « Vous comptez me faire marcher à la baguette ? demanda Petra. — Vous cherchez à vous sentir maîtresse de la situation par le biais de l’humour et nous le comprenons, dit un des deux hommes. — Allons bon, un psychiatre ! C’est pire que de la torture ! La Convention de Genève n’existe donc plus ? » Son interlocuteur sourit. « Vous rentrez chez vous, Petra. — Auprès de Dieu ou en Arménie ? — Pour l’instant, ni l’un ni l’autre. La conjoncture reste… indéterminée. — C’est l’euphémisme du siècle, si vous me ramenez dans un chez-moi où je n’ai jamais mis les pieds. — Nous sommes encore dans le flou quant à savoir qui obéit à qui. La branche de l’État qui a commandité votre enlèvement et celui des autres enfants a opéré sans en informer l’armée ni le gouvernement élu… — C’est en tout cas ce que les Russes prétendent, fit Petra. — Vous avez parfaitement compris la situation. — Alors, vous, vous êtes fidèle à qui ? — À la Russie. — C’est ce que tout le monde va répondre, non ? — Non, pas ceux qui ont placé notre politique étrangère et notre stratégie militaire entre les mains d’un jeune fou meurtrier. — Est-ce que ces trois derniers termes sont d’égale gravité ? demanda Petra. Parce que je suis jeune, moi aussi, et je suis coupable d’homicide aux yeux de certains. — Éliminer des doryphores n’était pas un homicide. — Plutôt un insecticide, alors. » Le psychiatre parut déconcerté. Apparemment, il ne maîtrisait pas assez bien le standard pour saisir un jeu de mots qui faisait le bonheur de gamins de neuf ans à l’École de guerre. La camionnette démarra. « Où allons-nous, si ce n’est pas chez moi ? — Vous placer en lieu sûr, hors d’atteinte de ce jeune monstre, en attendant qu’on ait mesuré toute l’étendue de la conspiration et arrêté les conjurés. — Ou vice versa », dit Petra. Encore une fois, l’homme eut l’air égaré, puis il comprit soudain. « C’est possible, sans doute ; mais je suis un personnage sans importance. Comment pourraient-ils imaginer de me faire rechercher ? — Vous avez assez d’importance pour commander à des soldats. — Ce n’est pas moi qui les commande. Nous obéissons tous à une instance supérieure. — Laquelle ? — Si par malheur vous retombiez entre les griffes d’Achille et de ses commanditaires, mieux vaut que vous ne soyez pas en mesure de répondre à cette question. — Par ailleurs, ils vous auraient tous abattus avant de mettre la main sur moi, si bien que connaître vos noms n’aurait guère d’importance, c’est bien ça ? » L’homme la dévisagea. « Je vous trouve bien cynique. Nous risquons notre vie pour vous sauver, tout de même ! — Vous risquez la mienne aussi. » Il hocha lentement la tête. « Préférez-vous retourner en prison ? — Non ; je tiens seulement à souligner que se faire enlever une deuxième fois, ce n’est pas la même chose que retrouver la liberté. Vous vous estimez assez astucieux et vos hommes assez sûrs pour mener cette opération à bonne fin, mais, si vous vous trompez, je pourrais bien y laisser ma peau. Alors vous prenez des risques, c’est vrai – mais moi aussi, et personne ne m’a demandé mon avis. — Eh bien, je vous le demande à présent. — Laissez-moi descendre de cette camionnette, dit Petra. Je courrai ma chance toute seule. — Non, répondit le psychiatre. — Je vois ; je reste donc une prisonnière. — Vous êtes en détention préventive afin d’assurer votre protection. — Mais je suis un génie homologué en stratégie et en tactique, et vous pas. Alors pourquoi vous a-t-on confié ma sécurité ? » L’homme resta muet. « Je vais vous le dire, moi, poursuivit alors Petra. C’est parce que l’opération dont vous faites partie ne vise pas à délivrer des enfants qu’un méchant garçon a enlevés : elle vise à éviter à la Sainte Russie de se retrouver dans un sale bourbier. Assurer ma sécurité n’est donc pas suffisant ; il faut que vous me rameniez en Arménie dans des circonstances bien précises, sous un jour bien particulier, pour que la faction du gouvernement dont vous dépendez soit lavée de toute culpabilité. — Nous ne sommes pas coupables. — Je ne prétends pas que vous mentiez là-dessus, je soutiens seulement que vous attachez bien plus d’importance à l’image de la Russie qu’à ma sécurité personnelle, parce que, je vous l’assure, à me balader avec vous dans cette camionnette, je suis absolument certaine de retomber entre les griffes d’Achille et de… comment les avez-vous appelés ? ses commanditaires. — Et qu’est-ce qui vous fait croire ça ? — Mon raisonnement vous intéresse ? — C’est vous le génie, dit le psychiatre, et vous avez décelé un défaut dans notre plan, semble-t-il. — Il crève les yeux : trop de gens y participent. Les occupants des limousines, les soldats, mon escorte… Avez-vous la certitude qu’aucun n’est une taupe ? Parce que, si un seul d’entre eux est en contact avec les commanditaires d’Achille, ils savent déjà dans quel véhicule je me trouve et où il se rend. — Ils ignorent sa destination. — C’est faux si c’est notre chauffeur qu’ils ont introduit parmi vous. — Lui non plus ne sait pas quelle est notre destination. — Quoi, il se contente de tourner en rond ? — Il connaît seulement la position du premier point de rendez-vous, rien d’autre. » Petra secoua la tête. « Je savais que vous étiez un imbécile : vous avez choisi le métier de psy. C’est comme devenir prêtre d’une religion où on accède à la fonction de Dieu. » L’homme rougit violemment pour le plus grand plaisir de Petra. C’était un imbécile et il n’aimait pas qu’on le lui dise, mais il fallait qu’il l’entende : il avait manifestement fondé toute son existence sur sa supposée intelligence et, à présent qu’il jouait avec de vraies armes, il allait se faire tuer s’il restait convaincu de sa supériorité intellectuelle. « D’accord, vous avez raison ; le chauffeur sait effectivement où nous nous rendons tout d’abord, même s’il ignore où nous comptons aller à partir de là. » Il haussa les épaules. « Mais on n’y peut rien. Il faut bien faire confiance à quelqu’un. — Et pourquoi avez-vous décidé de vous fier à ce chauffeur ? » Le psychiatre détourna le regard. Petra s’adressa à l’autre homme. « Vous n’êtes guère bavard. — Je penser, répondit-il dans un standard hésitant, que vous rendre fous professeurs École de guerre à force parler. — Ah ! fit Petra. C’est donc vous le cerveau de cette équipe de nuls. » L’homme prit un air perplexe en même temps que vexé : il ne connaissait sans doute pas le terme de « nuls », mais il sentait qu’il venait de se faire insulter. « Petra Arkanian, reprit le psychiatre, puisque vous avez raison, puisque je ne connais pratiquement pas notre chauffeur, dites-moi donc comment j’aurais dû m’y prendre. Vous avez un meilleur plan que de lui faire confiance ? — Naturellement, répondit Petra. Vous lui indiquez le point de rendez-vous et vous planifiez très précisément le trajet avec lui. — C’est ce que j’ai fait ! s’exclama le psychiatre. — Je sais. Puis, au dernier moment, alors que vous me faites monter dans la camionnette, vous prenez le volant et vous envoyez le chauffeur dans une des limousines, après quoi vous nous conduisez vers une destination inconnue de tous. Ou, mieux encore, vous m’emmenez à la ville la plus proche, vous me relâchez et vous me laissez me débrouiller. » Le psychiatre détourna de nouveau le regard, et Petra s’amusa de la transparence de son langage corporel. On aurait pu croire qu’un psy aurait appris à dissimuler ses pensées. « Ceux qui vous ont enlevés, vous et les autres, dit-il enfin, ne représentent qu’une infime minorité, même parmi les services secrets pour lesquels ils travaillent. Ils ne peuvent pas être partout à la fois. » Petra secoua de nouveau la tête. « Vous êtes russe, on vous a enseigné l’histoire de votre pays et vous restez quand même convaincu que les services d’espionnage ne peuvent pas être partout et tout entendre ? Vous avez passé votre enfance à regarder des vidéos américaines ou quoi ? » C’en fut trop. De son plus bel air de grand ponte offensé, le psychiatre abattit son suprême atout. « Vous êtes une enfant qui n’a jamais appris le respect ni les convenances. Vous êtes peut-être surdouée dans le domaine de vos compétences innées, mais pour autant vous n’êtes pas capable d’appréhender une situation politique dont vous ignorez tout. — Ah, nous y voilà ! fit Petra. Je ne suis qu’une gosse, je n’ai pas l’expérience dont bénéficient les grandes personnes. L’argument classique. — Il n’en reste pas moins vrai. — Vous saisissez toutes les nuances des discours et des intrigues politiques, j’en suis sûre ; mais nous sommes en présence d’une opération militaire. » Le psychiatre la reprit : « D’une opération politique ; nous n’avons pas d’armes. » Petra demeura de nouveau pantoise devant tant d’ignorance. « Le recours aux armes, c’est ce qui se produit quand une opération militaire ne parvient pas à son objectif par de simples manœuvres. Toute entreprise visant à priver physiquement l’ennemi d’un avantage décisif est militaire. — Celle-ci vise à libérer une petite ingrate et à la renvoyer chez elle retrouver son papa et sa maman, dit le psychiatre d’un ton cassant. — Vous voulez que je vous remercie ? Alors ouvrez la portière et laissez-moi descendre. — La discussion est close. Vous pouvez vous taire. — Vous terminez toujours ainsi vos séances avec vos patients ? — Je n’ai jamais prétendu être psychiatre. — Vous avez suivi des études dans ce domaine, répliqua Petra, et je sais que vous avez pratiqué un moment votre métier parce qu’un homme normal ne s’exprime pas comme un psy quand il s’efforce de rassurer un enfant terrifié. Ce n’est pas parce que vous vous êtes engagé en politique et que vous avez changé de carrière que vous n’êtes plus le crétin qui suivait des cours de chamanisme en se prenant pour un scientifique. » L’homme avait les plus grandes peines à contenir sa fureur, et Petra savoura le bref frisson de peur qui la traversa. Allait-il la gifler ? Peu probable. En bon psychiatre, il allait sans doute se rabattre sur son unique mais inépuisable ressource : sa morgue professionnelle. « Les profanes se moquent souvent des sciences qu’ils ne comprennent pas, dit-il. — C’est précisément là où je veux en venir, répondit Petra. En matière d’opérations militaires, vous êtes un novice – un profane, un crétin. C’est moi la spécialiste, mais vous êtes trop bête pour m’écouter. — Tout se passe comme prévu, dit le psychiatre, et vous me remercierez en vous excusant platement du ridicule de vos paroles quand vous serez à bord de l’avion qui vous ramènera en Arménie. » Petra eut un mince sourire. « Vous n’avez même pas jeté un coup d’œil dans la cabine avant de partir pour vous assurer que c’était le bon chauffeur qui conduisait. — Si on avait changé de conducteur, quelqu’un l’aurait remarqué, répondit l’homme, mais, à son expression, Petra constata qu’elle avait enfin réussi à le troubler. — Ah oui, c’est juste, j’oubliais que nous nous fions aux autres conspirateurs de votre groupe pour tout voir et ne rien négliger ; ils ne sont pas psychiatres, eux. — Je suis psychologue. — Aïe ! fit Petra. Ça doit faire mal d’avouer qu’on n’a pas pu aller plus loin que la moitié de ses études ! » L’homme se détourna d’elle. Quel terme servait aux psys de l’École terrestre pour désigner ce comportement ? Évitement ? Déni ? Elle faillit poser la question à son voisin, puis décida de le laisser un peu tranquille. Et dire qu’on la croyait incapable de tenir sa langue ! Un silence tendu régna un moment dans la fourgonnette. Puis, taraudé sans doute par les propos de Petra, le psychologue finit par se lever et s’approcha de la cabine. Il ouvrit la porte de séparation. Un coup de feu claqua, assourdissant dans l’espace exigu, et l’homme s’effondra en arrière ; Petra sentit des morceaux tièdes de cervelle lui éclabousser le visage et de petites esquilles d’os lui piquer la peau. L’homme en face d’elle voulut saisir une arme sous son manteau, mais il y eut deux nouvelles détonations et il s’écroula. La porte de séparation acheva de s’ouvrir. Achille se tenait dans l’encadrement, un pistolet à la main. Ses lèvres remuèrent. « Je n’entends rien, dit Petra, même pas ma propre voix. » Achille haussa les épaules, puis répéta sa phrase en parlant plus fort et en articulant avec soin, mais Petra refusa de le regarder. « Ne compte pas sur moi pour prêter attention à tes discours tant que je serai couverte de sang. » Achille posa son arme hors de portée de Petra et ôta sa chemise. Torse nu, il la lui tendit, mais elle repoussa son offre. Il se mit alors à lui essuyer lui-même le visage jusqu’au moment où elle lui arracha le vêtement des mains et se débarbouilla toute seule. Le tintement qui résonnait dans ses oreilles commençait à s’affaiblir. « Je m’étonne que tu les aies abattus avant d’avoir eu l’occasion de te vanter devant eux de ta subtilité, dit-elle. — Ce n’était pas nécessaire, répondit Achille ; tu leur avais déjà démontré leur propre stupidité. — Ah, parce que tu nous as écoutés ? — Le fourgon est naturellement équipé pour le son et la vidéo. — Rien ne t’obligeait à les tuer, observa Petra. — Ce gars, là, allait tirer son arme, rétorqua Achille. — Parce que son copain était déjà mort. — Allons, fit Achille, je croyais que la méthode d’Ender consistait à employer la plus grande force possible de façon préventive ; je n’ai fait qu’imiter ton héros. — Pourquoi t’être chargé de cette opération-ci toi-même ? demanda la jeune fille. — Comment ça, “cette opération-ci” ? — Eh bien, je suppose que tu fais rattraper les autres qu’on a délivrés tout comme moi. — Tu oublies que j’ai disposé de plusieurs mois pour vous évaluer, répondit Achille. Pourquoi garder les autres alors que je peux avoir la meilleure du lot ? — Tu ne serais pas en train de me draguer ? » fit-elle d’un ton suprêmement dédaigneux. La question suffisait en général pour rabattre leur caquet à ceux qui se montraient trop sûrs d’eux ; mais Achille se contenta d’éclater de rire. « Non, je ne te drague pas, dit-il. — Ah oui, c’est vrai : tu tires d’abord, ensuite draguer ne sert plus à grand-chose, évidemment. » La repartie eut un léger effet : Achille se tut un instant et sa respiration s’accéléra imperceptiblement. Petra, de son côté, songea tout à coup qu’elle mettait sa vie en danger avec ses répliques cinglantes. Elle n’avait jamais vu personne se faire tuer, sauf dans les films ; or ce n’était pas parce qu’elle s’imaginait comme le sujet de la vidéo autobiographique dans laquelle elle était embarquée qu’elle ne risquait rien. Pour ce qu’elle en savait, Achille avait l’intention de l’éliminer elle aussi. Mais était-ce bien sûr ? Parlait-il sérieusement quand il affirmait qu’elle était la seule de l’équipe qu’il avait gardée ? Vlad allait être bien déçu. « Pourquoi m’avoir choisie ? demanda-t-elle pour changer de sujet. — Je te l’ai dit : tu es la meilleure. — Ça, c’est du kuso, répondit Petra ; la solution des problèmes qu’on me soumettait ne valait pas mieux que celle des autres. — Bah, ces plans de bataille ne servaient qu’à vous occuper pendant que vous passiez le véritable test ; ou plutôt ils servaient à vous faire croire que vous nous occupiez. — Alors en quoi consistait ce vrai test auquel j’aurais mieux réussi que tout le monde ? — Ton petit dessin de dragon », dit Achille. Petra se sentit devenir exsangue ; il s’en aperçut et s’esclaffa. « Ne t’inquiète pas, dit-il ; on ne te punira pas. Eh oui, c’était ça le test : voir lequel d’entre vous parviendrait à faire passer un message à l’extérieur. — Et ma récompense, c’est de rester avec toi ? demanda-t-elle d’un ton empreint de dégoût. — Ta récompense, c’est de rester en vie. » Petra sentit son cœur lui remonter dans la gorge. « Même toi, tu n’exécuterais pas les autres sans raison. — Si on les exécute, c’est qu’il y a une raison. S’il y a une raison, ils seront exécutés. Non, nous nous doutions que ton petit dessin aurait une certaine signification pour une certaine personne, mais nous n’avons pas réussi à y trouver un code. — Parce qu’il n’y en avait pas, dit Petra. — Oh, que si ! J’ignore comment, tu l’as crypté de telle façon que quelqu’un s’en est aperçu et l’a décodé. Je le sais parce que les infos qui sont soudain apparues sur les réseaux et qui ont déclenché toute l’affaire contenaient des détails précis et relativement exacts. Un des messages que vous vous efforciez de transmettre à l’extérieur avait dû passer ; nous avons donc scruté à la loupe tous les courriers électroniques que chacun de vous avait envoyés jusque-là, et il en est ressorti que le seul élément qui ne cadrait pas était ton petit dessin de dragon. — Si tu arrives à découvrir un message là-dedans, fit Petra, c’est que tu en as plus dans la tête que moi. — Au contraire, rétorqua Achille. Tu en sais plus long que moi, du moins en ce qui concerne les questions de stratégie et de tactique, comme rester en communication avec des alliés sans se faire prendre par l’ennemi – communication assez relative, d’ailleurs, vu le temps qu’il leur a fallu pour publier au grand jour les renseignements que tu avais transmis. — Tu paries sur le mauvais cheval, fit Petra. Il n’y avait pas de message, par conséquent les informations reçues à l’extérieur devaient provenir de quelqu’un d’autre. » Achille éclata de rire. « Tu es vraiment une menteuse invétérée ! — Eh bien, crois-moi pourtant : si je dois continuer le trajet enfermée dans ce fourgon en compagnie de deux cadavres, je vais vomir. » Il sourit. « Vas-y, gerbe. — Alors, comme ça, un des symptômes de ta maladie mentale, c’est le besoin bizarre de t’entourer de morts ? Fais quand même attention ; tu sais où ça conduit : d’abord, tu vas les draguer, et puis un jour tu vas présenter un cadavre à tes parents. Oh, pardon ! Tu es orphelin, j’avais oublié. — Ces deux-là, je les ai amenés pour servir d’exemple à ton intention. — Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de les abattre ? demanda Petra. — Je voulais que tout se passe au petit poil : tuer le premier alors qu’il se trouvait devant la porte, de façon qu’il bloque le feu de l’autre. Et puis j’ai pris plaisir à t’écouter discuter avec eux et les démonter ; on dirait que tu détestes les psys autant que moi, et pourtant tu n’as jamais été internée. J’ai failli applaudir à plusieurs de tes reparties, mais je ne voulais pas risquer qu’on m’entende. — Qui est au volant en ce moment ? demanda Petra, insensible à la flatterie. — Pas moi, répondit Achille. C’est toi ? — Combien de temps est-ce que tu comptes me garder prisonnière ? — Le temps qu’il faudra. — Qu’il faudra pour quoi faire ? — Pour conquérir le monde ensemble, toi et moi. C’est romantique, non ? Du moins, ça le sera une fois que nous y parviendrons. — Ce ne sera jamais romantique, répliqua Petra, et je ne t’aiderai pas plus à dominer le monde qu’à résoudre tes problèmes de pellicules. — Mais si, tu coopéreras. J’exécuterai les autres membres du djish d’Ender un par un jusqu’à ce que tu cèdes. — Tu ne les tiens plus et tu ne sais pas où ils se trouvent. Ils ne risquent rien. » Achille eut un sourire de feinte contrition. « On ne raconte pas de salades à miss Grosse-Tête, hein ? Mais, vois-tu, ils finiront un jour ou l’autre par sortir de leurs cachettes, et là ils mourront. Je n’oublie jamais rien. — C’est effectivement une façon de devenir maître du monde : en éliminant ses habitants jusqu’à ce que tu sois le seul survivant. — Ton premier travail, dit Achille, consistera à décoder le message que tu as transmis. — Quel message ? » Achille saisit son pistolet et le pointa sur Petra. « Tue-moi et tu passeras le reste de ta vie à te demander si j’ai vraiment réussi à contacter l’extérieur ou non, dit-elle. — Mais au moins je ne serai plus obligé de t’écouter me mentir effrontément. Je prendrai ça comme une consolation. — Je te rappelle que je n’étais pas volontaire pour cette expédition. Si mes bavardages te déplaisent, laisse-moi partir. — Quelle assurance ! s’exclama Achille. Mais je te connais mieux que toi-même. — Et qu’est-ce que tu crois savoir sur moi ? — Que tu finiras par baisser les bras et collaborer. — Eh bien, moi aussi je te connais mieux que toi-même, répondit Petra. — Tiens donc ? — Et je sais que tu finiras par me tuer parce que c’est ta manière de procéder. Alors si on sautait tous les passages sans intérêt pour aller directement au dénouement ? Tue-moi tout de suite. — Non, dit Achille. C’est beaucoup mieux quand on ne s’y attend pas, tu ne trouves pas ? Du moins, c’est toujours ainsi que Dieu s’y est pris. — Je ne vois pas pourquoi j’use ma salive avec toi, fit Petra. — Parce que tu es restée si seule ces derniers mois que tu serais prête à tout pour un peu de compagnie humaine, même à me parler à moi. » Il avait sans doute raison, au grand dam de Petra. « Un peu de compagnie humaine… Apparemment, tu nourris l’illusion d’avoir les caractéristiques requises. — Mon Dieu, me voici blessé jusqu’au cœur ! fit Achille en éclatant de rire. Regarde comme je saigne ! — Ça, c’est exact : tu as du sang sur les mains. — Et toi plein la figure, rétorqua Achille. Allons, on va bien s’amuser ! — Dire que je croyais l’isolement le comble de l’ennui ! — Tu es la meilleure, Petra. Il n’y en a qu’un qui te dépasse. — Bean, dit la jeune fille. — Ender, la corrigea Achille. Bean n’est rien. Il est mort. » Petra se tut. Achille la dévisagea d’un œil scrutateur. « Alors, pas de repartie spirituelle ? — Bean est mort et toi vivant, répondit Petra. Il n’y a pas de justice. » La camionnette ralentit puis s’arrêta. « Et voilà, dit Achille. Grâce à cette conversation animée, nous n’avons pas vu le temps s’envoler. » S’envoler… Elle entendit un avion passer au-dessus d’eux. Pour se poser ou décoller ? « Nous prenons l’avion pour quelle destination ? demanda-t-elle. — Qui a dit que nous allions quelque part ? — À mon avis, nous quittons le pays, répondit Petra, exprimant tout haut ses idées à mesure qu’elles lui venaient. Tu t’es rendu compte que tu allais perdre ta bonne planque en Russie et tu te débines en douce. — Tu es vraiment très forte. Avec toi, on ne sait jamais jusqu’où peut s’élever l’intelligence. — Tandis qu’avec toi on ne sait jamais si on a touché le fond. » Après un instant d’hésitation, il reprit comme si elle n’avait rien dit : « On va m’opposer tous les autres membres de ton équipe. Tu les connais, tu sais quels sont leurs points faibles. Quels que soient mon ou mes adversaires, tu vas me servir de conseillère. — Jamais. — Nous sommes dans le même bateau, toi et moi. Je suis quelqu’un de sympa ; tu finiras par m’apprécier. — Oh, je sais, répondit Petra. On peut tout apprécier. — Ton message, fit Achille, tu l’as bien adressé à Bean, n’est-ce pas ? — Quel message ? — Et c’est pour ça que tu ne crois pas à sa mort. — Malheureusement si », répondit Petra. Mais, elle le savait, l’hésitation qu’elle avait eue un peu plus tôt l’avait trahie. « Ou alors tu t’interroges : s’il a reçu ton message avant que je le fasse éliminer, pourquoi a-t-il fallu tellement de temps après sa mort pour que les renseignements parviennent aux infos ? La réponse est évidente, ma petite chatte : quelqu’un d’autre a décrypté ton envoi, et, ça, ça m’énerve prodigieusement. D’accord, garde pour toi ce que disait ton message, je le décoderai tout seul. Ça ne doit pas être si compliqué que ça. — C’est même très facile, dit Petra. Après tout, je suis assez bête pour m’être laissé enlever par toi, bête au point de n’avoir envoyé de message à personne. — Quand je l’aurai décrypté, j’espère ne rien y trouver de déplaisant sur moi, sinon je serai obligé de te corriger sévèrement. — Tu avais raison : tu es un vrai charmeur. » Un quart d’heure plus tard, ils avaient pris place à bord d’un petit jet privé qui volait sud-sud-ouest. Malgré sa taille réduite, l’appareil était luxueux, et Petra se demandait à qui il appartenait : à un service d’espionnage ? À une faction de l’armée ? À un chef de la mafia ? Ou peut-être aux trois à la fois ? Elle aurait voulu étudier Achille, apprendre à déchiffrer ses expressions et ses attitudes, mais elle ne tenait pas à ce qu’il la voie lui porter le moindre intérêt ; elle regardait donc par le hublot, en proie au doute : n’agissait-elle pas exactement comme feu le psychologue ? Ne se détournait-elle pas pour éviter d’affronter la vérité sans fard ? Quand un carillon annonça qu’ils pouvaient déboucler leur ceinture, Petra se dirigea vers les toilettes. Elles n’étaient pas grandes mais, à côté de celles des compagnies commerciales, on aurait pu les qualifier de carrément spacieuses ; en outre, on y trouvait des serviettes en tissu et du vrai savon. À l’aide d’une serviette humide, elle s’efforça de nettoyer ses vêtements couverts de sang et de morceaux de chair. Elle ne pouvait pas quitter ses habits, mais elle avait au moins la possibilité d’éliminer les fragments organiques qui les souillaient. Le rectangle de tissu était tellement dégoûtant quand elle eut fini qu’elle le jeta dans un coin et en prit un nouveau pour son visage et ses mains ; elle se frotta à en avoir la peau rouge et cuisante, mais elle parvint à ses fins. Elle alla jusqu’à se mouiller les cheveux et à se servir du savon pour les shampouiner tant bien que mal au-dessus du lavabo miniature ; elle les rinça en se versant un gobelet d’eau après l’autre sur la tête, ce qui n’alla pas sans difficulté. Pendant tout ce temps, elle ne cessa de songer au psychologue qui avait passé les dernières minutes de son existence à se faire traiter d’imbécile et mettre le nez dans l’inanité du travail de toute sa vie. De fait, c’était exact, comme l’avait démontré sa mort, mais cela ne changeait rien au fait que, même si ses motifs d’agir n’étaient pas sans tache, il avait bel et bien tenté de tirer Petra des griffes d’Achille et, bien que l’opération eût été montée n’importe comment, il y avait quand même perdu la vie. Toutes les autres libérations s’étaient déroulées sans heurt alors qu’elles étaient sans doute aussi mal préparées que la sienne. La part du hasard était importante, et chacun pouvait se montrer stupide dans certains domaines ; Petra se débrouillait comme un manche dans ses relations avec ceux qui tenaient son destin entre leurs mains : elle leur lançait des piques, les mettait au défi de la punir, et cela tout en se rendant compte de sa propre bêtise. N’était-il pas encore plus stupide d’agir ainsi en toute conscience ? De quoi l’homme l’avait-il traitée ? De petite ingrate ? C’était bien vu, pas de problème. Malgré les remords que lui inspirait la mort du psychologue, l’horreur de ce dont elle avait été témoin, l’angoisse de se trouver sous la coupe d’Achille, la solitude dont elle souffrait depuis plusieurs semaines, elle restait incapable de pleurer : à un niveau plus profond de son esprit s’activait une force encore plus puissante que ces émotions, une force qui persistait à chercher un moyen de faire savoir au monde où elle se trouvait ; si elle y était parvenue une fois, elle pouvait recommencer. Elle avait beau se sentir bourrelée de regrets, pitoyable spécimen d’humanité qui pataugeait dans une expérience traumatisante, il n’était pas question qu’elle se laisse tenir en bride par Achille davantage que nécessaire. L’avion fit une embardée soudaine qui la projeta contre la cuvette des W-C. Elle s’y retrouva à demi enfournée – le trou d’évacuation était trop étroit pour qu’elle y passe –, mais elle ne put se redresser : l’appareil descendait en piqué, et, l’espace de quelques instants, elle suffoqua, prise d’étourdissements, alors que l’air riche en oxygène laissait place à l’atmosphère froide et raréfiée des hautes altitudes. La carlingue était percée. On les avait abattus. Malgré son indomptable volonté de vivre, Petra ne put s’empêcher de songer : Bravo ! Tuez Achille, ne vous préoccupez pas des autres passagers, et ce sera un grand jour pour l’humanité ! Mais l’avion reprit bientôt son assiette et l’air redevint respirable avant que la jeune fille s’évanouisse. L’appareil ne devait pas voler très haut quand l’attaque s’était produite. Elle sortit des toilettes et regagna la cabine. La porte béait, à demi ouverte, et Achille s’en tenait à quelques pas, cheveux et vêtements fouettés par le vent. Il prenait la pose, conscient de l’audace qu’exprimait son attitude à se trouver ainsi au bord de la mort. Petra se dirigea vers lui en gardant un œil sur la porte pour éviter de trop s’en approcher et aussi pour estimer leur distance au sol. Elle n’était pas très considérable comparée à l’altitude normale de croisière, mais elle dépassait tout de même celle de n’importe quel immeuble, pont ou barrage. Celui qui tomberait de l’appareil n’aurait aucune chance d’en réchapper. Arriverait-elle à se glisser derrière Achille et à le pousser dans le vide ? Il lui adressa un grand sourire quand elle parvint près de lui. « Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en criant pour couvrir le bruit du vent. — Je me suis aperçu, répondit-il aussi fort, que j’avais commis une erreur en t’emmenant. » Il avait ouvert la porte exprès. Il l’avait ouverte pour elle. Alors qu’elle esquissait une retraite, il tendit la main, vif comme un serpent, et lui saisit le poignet. Il avait un regard d’une intensité effrayante. Pourtant, il n’avait pas l’air fou mais plutôt… fasciné, comme subjugué par la beauté de Petra. Cependant, ce n’était évidemment pas elle qui le fascinait, mais le pouvoir qu’il détenait sur elle. C’était lui-même qu’il aimait avec tant de passion. Au lieu de chercher à lui échapper, la jeune fille imprima une torsion à son propre poignet afin d’agripper à son tour celui d’Achille. « Allons, sautons ensemble ! cria-t-elle. Ce serait d’un romantisme achevé ! » Il se pencha vers elle. « Pour manquer l’histoire que nous allons écrire toi et moi ? » Il éclata de rire. « Ah, je vois ! Tu croyais que j’allais te jeter dans le vide. Non, ma petite chatte, si je t’ai pris la main, c’est pour te retenir pendant que tu fermeras la porte. Il ne s’agirait pas que tu te laisses aspirer dehors ! — J’ai une meilleure idée, répondit Petra. C’est moi qui te retiens et c’est toi qui fermes la porte. — Si quelqu’un doit retenir l’autre, il faut que ce soit le plus fort et le plus lourd, c’est-à-dire moi. — Alors il n’y a qu’à laisser ouvert, dit Petra. — On ne peut pas voler comme ça jusqu’à Kaboul. » Il lui révélait leur destination ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’il lui faisait un peu confiance ? Ou bien que cela n’avait pas d’importance parce qu’il l’avait déjà condamnée à mort ? Petra songea soudain que, si Achille voulait la tuer, elle mourrait quoi qu’il arrive ; ce n’était pas plus compliqué. Dans ces conditions, pourquoi s’en faire ? S’il désirait l’éliminer en la jetant dans le vide, en quoi serait-ce différent de se faire tirer une balle dans la tête ? Quand on est mort, on est mort. Et, s’il n’avait pas prévu de la tuer, il était effectivement impératif de refermer la porte ; or, s’il refusait qu’elle lui serve de point d’ancrage, il fallait que ce soit lui qui joue ce rôle. « Personne de l’équipage ne peut s’en charger ? demanda-t-elle. — L’équipage se réduit au seul pilote, répondit Achille. Tu sais faire atterrir un avion ? » Elle fit non de la tête. « Alors il reste dans le cockpit et c’est nous qui nous occupons de la fermeture. — Je ne veux pas jouer les mouches du coche, dit Petra, mais ouvrir cette porte était franchement débile. » Achille lui répondit par un grand sourire. Fermement agrippée à son poignet, Petra se glissa le long de la paroi en direction de l’ouverture. La porte n’était qu’à demi relevée, si bien que la jeune fille n’était pas obligée de tendre le bras très loin dans le vide pour l’atteindre ; néanmoins, le vent glacé soufflait avec violence et elle eut les plus grandes peines à saisir la poignée pour rabaisser le panneau. Et, même quand elle fut parvenue à le remettre en position de fermeture, elle n’eut pas la force de contrarier la puissance du vent pour tirer la porte dans son logement et assurer son étanchéité. Achille s’en rendit compte ; à présent que l’ouverture était insuffisante pour qu’on risque de tomber de l’avion ou de se faire aspirer, il lâcha Petra en même temps que la cloison à laquelle il se retenait et joignit ses efforts à ceux de la jeune fille. Si je pousse au lieu de tirer, se dit-elle, avec l’aide du vent, j’arriverai peut-être à nous faire emporter tous les deux par le souffle. Vas-y ! Vas-y ! Tue-le ! Même si tu y laisses la vie, ça en vaudra la peine ! C’est Hitler, Staline, Gengis Khan et Attila en une seule personne ! Mais son plan risquait aussi de rater ; Achille risquait de ne pas se faire aspirer et elle de mourir pour rien. Non, il faudrait qu’elle imagine un autre moyen de l’éliminer plus tard, à un moment où elle serait sûre de réussir. À un autre niveau, elle savait qu’elle n’était absolument pas prête à mourir. Tuer Achille bénéficierait peut-être à toute l’humanité, lui-même méritait peut-être cent fois la mort, mais Petra se refusait à endosser le rôle du bourreau si elle devait donner sa propre vie pour débarrasser le monde de lui ; et, si cela faisait d’elle une pleutre et une égoïste, eh bien tant pis ! Ils continuèrent à tirer de toutes leurs forces et enfin, avec un bruit de succion, la porte franchit le seuil de résistance du vent et vint se bloquer dans son logement. Achille abaissa le levier qui la verrouillait. « C’est toujours une aventure de voyager avec toi, dit Petra. — Inutile de crier, répondit Achille. Je t’entends très bien. — Pourquoi ne participes-tu pas aux courses de taureaux à Pampelune comme tous les suicidaires normaux ? » Sans prêter attention à sa pique, il déclara : « Je dois tenir à toi davantage que je ne le croyais. » On l’aurait dit étonné. « Tu veux dire qu’il reste une étincelle d’humilité en toi ? Toi, tu aurais besoin de quelqu’un d’autre ? » Encore une fois, il fit celui qui n’avait rien entendu. « Tu es plus jolie sans traces de sang sur la figure. — Mais je n’arriverai jamais à être aussi séduisante que toi. — Voici le principe que j’applique en matière d’armes à feu, dit Achille : quand des gens se font tirer dessus, il faut toujours se trouver derrière celui qui tient le flingue. C’est beaucoup plus calme. — Sauf en cas de riposte. » Achille éclata de rire. « Ma petite chatte, je ne me sers jamais d’une arme à feu s’il y a un risque de riposte ! — Et, comme tu es bien élevé, tu ouvres toujours la porte devant les dames. » Le sourire d’Achille s’effaça. « Je suis pris d’impulsions de temps en temps, mais elles n’ont rien d’irrépressible. — Dommage. Tu aurais pu plaider la folie. » Il lui jeta un regard flamboyant puis regagna son siège. Petra se traita de tous les noms : en quoi énerver Achille était-il différent de sauter de l’avion ? D’un autre côté, c’était peut-être parce qu’elle lui tenait tête qu’il lui accordait une certaine valeur. Pauvre niaise ! se dit-elle. Tu n’as pas ce qu’il faut pour comprendre ce gars-là : tu n’es pas assez cinglée. Ne cherche pas à deviner ce qui le motive, ce qu’il ressent pour toi, pour qui ou quoi que ce soit ; étudie-le plutôt pour découvrir comment il établit ses plans, ce dont il est capable, afin de pouvoir le vaincre un jour. Mais n’essaye jamais, au grand jamais, de le comprendre. Tu n’arrives déjà pas à déterminer ce qui t’anime, alors quel espoir peux-tu nourrir d’appréhender la personnalité d’un être aussi tordu qu’Achille ? Ils n’atterrirent pas à Kaboul mais à Tachkent, firent le plein et franchirent l’Himalaya pour atteindre New Delhi. Il avait donc menti sur leur destination ; il n’avait pas fait confiance à Petra, en fin de compte. Mais, du moment qu’il se retenait de la tuer, elle pouvait supporter une certaine méfiance de sa part. 9 COMMUNION AVEC LES MORTS À : Carlotta%agape@vatican.net/ordres/sœurs/ind De : Locke%erasmus@polnet.gov Sujet : Une réponse pour votre ami décédé Si vous connaissez ma véritable identité et si vous êtes en contact avec une certaine personne supposée morte, veuillez informer cette personne que j’ai fait de mon mieux pour satisfaire ses attentes. J’estime possible de poursuivre notre collaboration, mais sans intermédiaire. Si vous ignorez de quoi je parle, veuillez m’en informer aussi afin que je reprenne mes recherches. Quand Bean rentra, sœur Carlotta avait préparé leurs bagages. « On déménage aujourd’hui ? » demanda-t-il. Ils avaient convenu que chacun était en droit de juger de l’opportunité d’un nouveau déplacement sans avoir à se justifier devant l’autre. C’était le seul moyen d’avoir l’assurance de réagir à des signaux inconscients indiquant qu’on se rapprochait de leur cachette ; ils n’avaient aucune envie de passer les derniers instants de leur vie à échanger des propos acerbes comme : « Je savais bien qu’on aurait dû s’en aller il y a trois jours ! — Et pourquoi ne pas l’avoir dit ? — Parce que je n’avais pas de preuve ! » « Notre vol part dans deux heures. — Une seconde, dit Bean. Vous, vous décidez que nous changeons de ville, et moi je choisis la destination. » Cet arrangement leur permettait d’introduire davantage de hasard dans leurs déplacements. La religieuse lui tendit l’impression d’un courriel. Il portait la signature de Locke. « Greensboro, Caroline du Nord, États-Unis, dit-elle. — Je lis peut-être ce message de travers, fit Bean, mais je n’y vois pas une invitation à passer le voir. — Il ne veut pas d’intermédiaire. Nous ignorons si son courriel n’a pas été suivi. » Prenant une allumette, Bean fit brûler le papier dans le lavabo, puis il réduisit les cendres en poudre et ouvrit le robinet pour les évacuer. « Et Petra ? — Aucune nouvelle encore. Sept membres du djish d’Ender ont été délivrés. Les Russes se contentent d’affirmer qu’on n’a toujours pas découvert le lieu de détention de Petra. — Kuso, fit Bean. — Je sais, répondit Carlotta, mais que faire s’ils refusent de parler ? J’ai peur qu’elle ne soit morte, Bean. C’est la raison la plus probable de leur obstruction, admets-le. » Bean s’en rendait bien compte, mais il ne croyait pas à cette explication. « Vous ne connaissez pas Petra. — Tu ne connais pas la Russie, rétorqua Carlotta. — Les habitants de tous les pays sont en général des gens bien. — Oui, mais, à lui seul, Achille suffit à déséquilibrer un État. » Bean hocha la tête. « La partie rationnelle de mon esprit m’oblige à tomber d’accord avec vous ; mais la partie irrationnelle me pousse à croire que je la reverrai un jour. — Si je ne te connaissais pas si bien, je risquerais d’interpréter tes paroles comme un signe de ta foi en la résurrection. » Bean saisit la poignée d’une valise. « C’est moi qui ai grandi ou elle qui a rapetissé ? — La valise n’a pas changé de taille, répondit Carlotta. — J’ai l’impression que je suis en pleine croissance. — C’est évident. Regarde ton pantalon. — Il me va encore. — D’accord ; alors regarde tes chevilles. — Ah ! » Elles étaient plus découvertes que quand il avait acheté le vêtement. Bean n’avait jamais vu d’enfant grandir, mais l’idée qu’il avait pris au moins cinq centimètres au cours des quelques semaines passées à Araraquara le tracassait ; s’il avait atteint la puberté, quid des autres modifications qui accompagnaient cette période de la vie ? « Nous ferons l’achat d’une nouvelle garde-robe à Greensboro », dit la religieuse. Greensboro… « La ville où Ender est né. — Et où il a tué pour la première fois, enchaîna sœur Carlotta. — Ça vous reste en travers de la gorge, hein ? — Quand tu as tenu Achille en ton pouvoir, tu ne l’as pas tué, toi. » Bean n’appréciait pas qu’on le compare à Ender sous cet angle, un angle qui montrait Ender à son désavantage. « Sœur Carlotta, nous serions dans une situation beaucoup moins difficile aujourd’hui si je l’avais tué. — Tu lui as manifesté de la compassion. Tu lui as tendu l’autre joue et tu lui as donné l’occasion de faire quelque chose de sa vie. — J’ai surtout fait en sorte qu’on l’interne d’urgence. — Tu tiens donc tant à te convaincre de ton manque de vertus ? — Oui, dit Bean. Je préfère la vérité aux mensonges. — Tiens ! Encore une qualité à mettre sur ta liste ! » Bean ne put se retenir d’éclater de rire. « Tant mieux si vous m’aimez bien ! fit-il. — As-tu peur de le rencontrer ? — Qui ça ? — Le frère d’Ender. — Non, je n’ai pas peur. — Qu’éprouves-tu alors ? demanda la religieuse. — Du scepticisme, répondit Bean. — Il a fait preuve d’humilité dans son message ; il n’était pas certain d’avoir trouvé la bonne solution. — Oh, la belle idée ! Un Hégémon pétri d’humilité ! — Il n’est pas encore Hégémon, rétorqua Carlotta. — Il a fait relâcher sept membres du djish d’Ender rien qu’en publiant un article. Il a de l’influence, il a de l’ambition ; alors, apprendre qu’en plus il est capable d’humilité, ça fait un peu beaucoup pour moi. — Raille tant que tu voudras ; en attendant, allons prendre un taxi. » Aucun détail de dernière minute à régler : ils avaient tout payé comptant et ne devaient rien à personne. Ils pouvaient s’en aller. Ils subvenaient à leurs besoins grâce à des comptes approvisionnés que Graff leur avait ouverts ; rien dans celui dont se servait Bean pour le moment ne permettait de savoir qu’il appartenait à Julian Delphiki : il recevait sa solde de l’armée, plus ses primes de combat et de retraite. La F.I. avait accordé à tous ceux du djish d’Ender des fonds de dépôt considérables auxquels ils ne devaient avoir accès qu’à leur majorité. La solde et les primes n’avaient pour but que de les aider financièrement jusque-là. Graff avait assuré à Bean qu’il ne tomberait pas à court d’argent tant qu’il serait obligé de se cacher. Les moyens de sœur Carlotta provenaient, eux, du Vatican, où une seule personne était au courant de ses activités ; elle non plus n’avait pas à craindre de se retrouver dans la gêne, et Bean pas plus qu’elle n’éprouvait de penchant à tirer profit de leur situation. Ils dépensaient peu, sœur Carlotta parce que rien ne la tentait, lui parce qu’il savait risquer de marquer les mémoires par une prodigalité excessive. Il devait toujours avoir l’air d’un enfant en train de faire une commission pour sa grand-mère, pas d’un héros de guerre sous-dimensionné qui claque ses arriérés de solde. Les passeports ne posèrent pas non plus de problème : là aussi, Graff avait pu tirer quelques ficelles. Vu leur physionomie – tous deux étaient d’ascendance méditerranéenne –, ils se faisaient passer pour catalans ; sœur Carlotta connaissait bien Barcelone et le catalan était sa langue natale. Elle l’avait oublié en grande partie, mais c’était sans importance : plus personne ou presque ne le parlait désormais et nul ne s’étonnerait que son petit-fils n’en connaisse pas le premier mot ; en outre, combien de Catalans risquaient-ils de croiser dans leurs déplacements ? Qui mettrait en doute leur couverture ? Si quelqu’un se montrait trop curieux, ils changeraient simplement de ville ou de pays. Ils firent escale à Miami puis à Atlanta et atterrirent enfin à Greensboro. Épuisés, ils passèrent la nuit dans un hôtel de l’aéroport, puis, le lendemain, ils se branchèrent sur les réseaux sous leurs fausses identités et se procurèrent des plans des lignes de bus du comté, qu’ils imprimèrent. Les transports en commun étaient très modernes, autonomes et fonctionnaient à l’électricité, mais les cartes restaient incompréhensibles à Bean. « Pourquoi aucun bus ne passe-t-il par ce secteur-là ? demanda-t-il. — C’est là qu’habitent les gens aisés, répondit Carlotta. — On les oblige à vivre tous dans le même quartier ? — Non, mais ils se sentent plus en sécurité ainsi. En outre, cela donne à leurs enfants de meilleures chances d’entrer par mariage dans d’autres familles riches. — Mais pourquoi les bus sont-ils interdits dans leur zone ? — Ces gens ont les moyens de payer le droit de posséder des véhicules personnels qui leur donnent plus de liberté pour organiser leur temps – et leur permettent d’étaler leur fortune. — N’empêche que c’est stupide, dit Bean. Regardez les détours que doivent effectuer les bus pour éviter ce quartier. — Les riches n’ont pas envie qu’on encapsule leurs rues pour y installer un système de transports en commun. — Et alors ? » demanda Bean. Sœur Carlotta éclata de rire. « Bean, n’existe-t-il pas aussi des règles stupides dans l’armée ? — Si, mais à long terme c’est celui qui gagne les guerres qui décide. — Eh bien, ces gens fortunés ont remporté les guerres économiques – eux ou leurs grands-parents ; par conséquent, la plupart du temps, leurs désirs sont des ordres. — Il y a des moments où j’ai l’impression de ne rien savoir. — Tu as passé la moitié de ta vie enfermé dans une roue dans l’espace, et, avant cela, tu vivais dans les rues de Rotterdam. — J’ai aussi vécu en Grèce avec ma famille, puis à Araraquara. — C’étaient la Grèce et le Brésil. Ici, nous sommes en Amérique du Nord. — L’argent est donc roi aux États-Unis, mais pas dans les autres pays que j’ai connus ? — Non, Bean. L’argent est roi presque partout ; mais chaque culture à sa façon d’en manifester la souveraineté. À Araraquara, par exemple, on a fait en sorte que les lignes de tramway passent par les quartiers riches. Pourquoi ? Pour permettre aux domestiques de s’y rendre directement. Aux États-Unis, on a plutôt tendance à craindre l’intrusion de délinquants et de cambrioleurs, si bien que la fortune prend la forme d’une interdiction d’accès aux quartiers fortunés, sauf en voiture privée ou à pied. — Parfois, j’ai la nostalgie de l’École de guerre. — Oui, parce que là-bas tu faisais partie des mieux nantis dans la monnaie qui y avait cours. » Bean se tut et réfléchit. Dès que les autres élèves s’étaient rendu compte que, malgré son extrême jeunesse et sa petite taille, il les dépassait dans toutes les matières, il avait été investi d’un certain pouvoir. Chacun savait qui il était, et même ceux qui se moquaient de lui ne pouvaient faire autrement que lui marquer un certain respect, bien qu’à contrecœur. Pourtant… « Je n’en ai pas toujours fait qu’à ma tête, dit-il. — Graff m’a raconté quelques-uns de tes exploits inconvenants, répondit la religieuse, comme te faufiler dans les conduits de ventilation pour écouter des discussions privées ou t’introduire par effraction dans le système informatique. — On a quand même fini par m’attraper. — Pas aussi vite qu’on l’aurait souhaité. Et as-tu été puni ? Non. Pourquoi ? Parce que tu étais riche. — Il y a une différence entre l’argent et le talent. — Elle tient à ce qu’on peut hériter de la fortune amassée par un ancêtre, fit sœur Carlotta, et à ce que tout le monde sait la valeur des espèces sonnantes et trébuchantes, alors que seule une élite reconnaît celle du talent. — Eh bien, où habite Peter Wiggin ? » La religieuse s’était procuré l’adresse de tous les Wiggin de la ville. Il n’y en avait guère – la plupart s’orthographiaient avec un « s » final. « Je ne pense pas, cependant, que cette liste nous soit très utile, dit-elle. Il ne faut pas aller le trouver chez lui. — Pourquoi ? — Parce que nous ignorons si ses parents sont au courant de ses activités ; Graff était quasiment sûr qu’ils ne savent rien. Alors, si deux inconnus étrangers au pays cherchent à le rencontrer, ils vont commencer à se demander à quoi leur fils joue sur les réseaux. — Où alors ? — Vu son âge, il pourrait aller au lycée, mais, étant donné son intelligence, je parierais pour l’université. » Tout en parlant, elle effectuait des recherches sur son ordinateur. « Universités, universités, universités… La ville en compte beaucoup. Voyons d’abord les plus grandes, plus propices pour se fondre dans la masse… — Quel intérêt pour lui de se montrer discret ? Personne ne sait qui il est. — Mais il ne tient pas à ce qu’on s’aperçoive qu’il ne s’occupe pas de son travail scolaire ; il faut qu’on le prenne pour un adolescent ordinaire, et cela l’obligerait à passer tout son temps libre en compagnie d’amis ou de filles, ou bien avec des amis qui cherchent des filles, ou encore avec des amis qui s’efforcent d’oublier leur impuissance à sortir avec des filles. — Pour une religieuse, vous m’avez l’air d’en savoir long sur la question. — Je ne suis pas religieuse de naissance. — Mais vous êtes une fille de naissance. — Et il n’y a pas meilleure observatrice du comportement des adolescents qu’une adolescente. — Qu’est-ce qui vous incite à penser qu’il n’agit pas comme vous l’avez décrit ? — Tenir les rôles de Locke et de Démosthène doit lui prendre tout son temps. — Dans ce cas, pourquoi se serait-il inscrit à la fac ? — Parce que ses parents s’inquiéteraient s’il restait chez lui toute la journée à tenir une correspondance électronique. » Bean ignorait quel type de comportement pouvait inquiéter des parents. Il ne connaissait les siens que depuis la fin de la guerre, et ils ne lui avaient jamais rien reproché de grave – à moins qu’ils ne le considèrent pas comme vraiment de leur famille. Ils n’adressaient guère de critiques à Nikolaï non plus, mais… davantage qu’à Bean. Son arrivée était encore trop récente pour qu’ils soient parfaitement à l’aise avec Julian, leur nouveau fils. « Je me demande comment vont mon père et ma mère. — S’il y avait un problème, nous l’aurions appris, répondit Carlotta. — Je sais, fit Bean ; ce n’est pas pour autant que je ne me pose pas de questions sur eux. » La religieuse se tut, continuant de travailler sur son bureau et d’accumuler des documents à l’écran. « Le voici, dit-elle soudain. Il est externe. Pas d’adresse, sinon électronique, et une boîte postale sur le campus. — Et ses horaires de cours ? demanda Bean. — Ce n’est pas indiqué. » Bean éclata de rire. « Et vous croyez que c’est insurmontable ? — Non, Bean, il n’est pas question que tu craques le système informatique ; le meilleur moyen d’attirer l’attention, c’est de déclencher un piège qui lancerait une taupe sur ta piste. — Aucune taupe ne m’a jamais suivi. — On ne les voit jamais. — Voyons, il s’agit d’une simple fac, pas d’un service secret ! — Parfois, ceux qui possèdent le moins s’efforcent de donner l’impression de cacher de grands trésors. — Vous tirez ça de la Bible ? — Non, de mon expérience personnelle. — Que proposez-vous alors ? — Tu as une voix trop jeune, dit sœur Carlotta. C’est moi qui téléphonerai. » Au bout de quelque temps, elle parvint à parler directement au secrétaire principal de l’université. « J’ai été très touchée qu’il m’aide à porter mes courses après que la roue de mon caddie a cassé, et, si les clés dont je vous ai parlé sont à lui, je voudrais les lui rendre tout de suite avant qu’il ne s’inquiète… Non, je préfère ne pas les renvoyer par la poste, ce serait trop long ; et je ne tiens pas à vous les confier parce que, si ce ne sont pas les siennes, je risque de me retrouver dans une situation désagréable. Si elles lui appartiennent, il vous sera très reconnaissant de m’avoir fourni ses horaires de cours et, si elles ne sont pas à lui, je n’aurai fait de tort à personne… Très bien, j’attends. » Sœur Carlotta était allongée à plat dos sur le lit. Bean se mit à rire. « Comment vous, une religieuse, avez-vous appris à mentir avec autant d’aplomb ? » Elle enfonça le bouton secret. « Inventer une histoire pour inciter un fonctionnaire à effectuer correctement son travail, ce n’est pas mentir. — Mais, s’il effectue correctement son travail, il ne vous fournira aucun renseignement sur Peter. — Non : s’il effectue son travail correctement, il comprendra la raison d’être des règles de son métier ; par conséquent, il saura quand il est nécessaire de faire des exceptions. — Quand on sait à quoi servent les règles, on ne devient pas fonctionnaire, répliqua Bean. Ça, on l’apprend très vite à l’École de guerre. — Précisément, répondit sœur Carlotta ; c’est pourquoi j’ai dû inventer un prétexte qui permettra à ce monsieur de surmonter son handicap. » Elle reporta tout à coup son attention sur le téléphone. « Ah, c’est très aimable à vous. Eh bien, parfait ; j’irai le retrouver là-bas. » Reposant le combiné, elle éclata de rire. « Après l’histoire que je lui ai racontée, le secrétaire a envoyé un courrier électronique à Peter, dont le bureau était en ligne et qui a répondu qu’il avait perdu ses clés, en effet, et qu’il désirait rencontrer la gentille vieille dame au Miam-Miam. — Le Miam-Miam ? Qu’est-ce que c’est ? demanda Bean. — Je n’en ai pas la moindre idée mais, au ton du secrétaire, j’ai compris que je ne pouvais pas l’ignorer si j’habitais vraiment aux alentours du campus. » Elle fouillait déjà dans le dossier concernant la ville. « Ah ! c’est un restaurant près de la faculté. Eh bien, voilà ; allons voir le jeune homme qui veut être roi. — Une minute, fit Bean. Nous ne pouvons pas nous y rendre tout de suite. — Et pourquoi donc ? — Il nous faut des clés. » Sœur Carlotta le dévisagea comme s’il avait perdu la raison. « Ces clés, c’est une invention de ma part, Bean. — Oui, mais le secrétaire principal sait que vous allez voir Peter Wiggin pour lui rendre son trousseau ; imaginons que, par hasard, il soit déjà en route pour déjeuner au Miam-Miam. Que pensera-t-il s’il nous voit rencontrer Peter mais qu’aucune clé ne change de mains ? — Nous disposons de peu de temps. — D’accord, j’ai une meilleure idée. Devant Peter, faites comme si vous étiez gênée, annoncez-lui que dans votre hâte vous avez oublié d’apporter les clés et priez-le de vous accompagner chez vous pour les récupérer. — Tu as vraiment du talent pour ce genre de plans, Bean ! — Tromper le monde, c’est une seconde nature chez moi. » Le bus fut ponctuel et, comme il roulait à bonne allure car ce n’était pas l’heure de pointe, il les déposa bientôt sur le campus. Bean, plus doué que la religieuse pour transposer les indications d’une carte sur le terrain, prit la tête pour les amener au Miam-Miam. L’établissement avait l’air d’une gargote – ou plutôt on avait essayé de lui donner l’apparence d’un bouge d’une époque révolue. Le hic, c’était que son aspect miteux et fatigué n’était pas un effet voulu mais la réalité ; on était donc en présence d’un boui-boui qui s’efforçait de ressembler à un restaurant chic décoré en gargote. Tout cela était très embrouillé et ironique, songea Bean en se rappelant ce que son père disait d’un restaurant près de chez eux, en Crête : « Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir de déjeuner. » La cuisine ne différait pas de celle qu’on servait dans tous les restaurants de basse catégorie : les graisses et le sucre y prenaient le pas sur la saveur et la valeur nutritive ; cependant, Bean n’était pas difficile. Il préférait certains plats à d’autres et il savait faire la distinction entre un repas fin et des mets sans apprêt, mais, après des années à manger n’importe quoi dans les rues de Rotterdam puis, dans l’espace, à se nourrir d’aliments déshydratés et recyclés, il absorbait sans rechigner tout ce qui lui apportait des calories et des nutriments. Toutefois, il commit l’erreur de commander une glace ; il arrivait d’Araraquara aux sorvetes mémorables, et la version américaine de la friandise était trop crémeuse, avec des parfums exagérément suaves. « Mmmm, deliciosa, dit-il. — Fecha a boquinha, menino, répondit sœur Carlotta. E não se fala português aqui. — Je ne tenais pas à critiquer cette glace dans une langue compréhensible par tout le monde. — Les années de disette de ton enfance ne t’ont-elles donc pas enseigné la patience ? — Est-il obligatoire que tout revienne à une question de morale ? — Mon mémoire de doctorat portait sur saint Thomas d’Aquin et Tillich[4], répondit la religieuse. Toute question est philosophique. — Auquel cas toute réponse est inintelligible. — Et dire que tu n’es même pas en maîtrise ! » Un grand adolescent s’installa sur le banc à côté de Bean. « Excusez mon retard, dit-il. Vous avez mes clés ? — Je me sens parfaitement ridicule, fit sœur Carlotta, mais, en arrivant ici, je me suis aperçue que je les avais oubliées chez moi. Permettez-moi de vous offrir une glace, après quoi nous retournerons ensemble chez moi et je vous les rendrai. » Bean observa Peter de profil. Sa ressemblance avec Ender était évidente, mais pas au point qu’on puisse les confondre. C’était donc le gosse dont l’intervention avait mis fin à la guerre de la Ligue. Le jeune homme qui désirait devenir Hégémon. Il n’était pas déplaisant à regarder mais pas non plus d’une beauté à couper le souffle : le peuple l’aimerait, certes, mais lui accorderait aussi sa confiance. Bean avait étudié les vidéos de Hitler et de Staline, et la différence sautait aux yeux : Staline n’était jamais passé par les urnes pour accéder au pouvoir tandis que Hitler avait été démocratiquement élu. Abstraction faite de sa ridicule petite moustache, on percevait chez lui la capacité à sonder les âmes, on avait l’impression que, quoi qu’il dise, où qu’il porte ses yeux, il s’adressait à chacun personnellement, il regardait chacun personnellement, il prenait à cœur le sort de chacun personnellement. Staline, lui, portait sur ses traits l’image du menteur qu’il était. Peter faisait manifestement partie de la catégorie des personnages charismatiques. Comme Hitler. La comparaison manquait peut-être d’équité, mais ceux qui convoitent le pouvoir invitent à ce genre de réflexions. Et le pire était de voir la réaction de sœur Carlotta face à ce garçon ; certes, elle jouait la comédie, mais, quand elle lui parlait, quand Peter la regardait dans les yeux, elle minaudait légèrement, visiblement séduite ; pas au point d’agir imprudemment, non, mais elle n’avait d’yeux que pour lui, ce qui mettait Bean mal à l’aise. Peter possédait le don de charmer, et c’était dangereux. « Je vais vous raccompagner, dit le jeune homme ; je n’ai pas faim. Vous avez déjà réglé votre addition ? — Naturellement, répondit la religieuse. À propos, je vous présente mon petit-fils Delfino. » Peter fit comme s’il remarquait à l’instant la présence de Bean – qui, pour sa part, avait la certitude que Peter l’avait jaugé avec précision avant même de prendre place à ses côtés. « Un mignon petit bonhomme, dit Wiggin. Quel âge a-t-il ? Il va déjà à l’école ? — Je ne suis peut-être pas grand, répliqua Bean d’un ton enjoué, mais au moins je ne suis pas un yelda. — Ah, ces vidéos sur la vie à l’École de guerre ! fit Peter. Maintenant, même les plus petits se servent de ce stupide argot polyglotte ! — Allons, les enfants, pas de chamailleries ; je tiens à ce que vous vous entendiez bien. » Sœur Carlotta se dirigea vers la porte du restaurant. « C’est la première visite de mon petit-fils aux États-Unis, jeune homme, et il saisit difficilement les railleries américaines. — C’est même pas vrai ! » fit Bean en s’efforçant de prendre un ton de gamin vexé ; il s’aperçut que cela ne lui demandait aucun effort parce qu’il était bel et bien énervé. « Il maîtrise très bien l’anglais, mais il vaudrait mieux lui tenir la main pour traverser cette rue : les tramways du campus foncent à toute allure. » Bean leva les yeux au ciel et se résigna à donner la main à sœur Carlotta. Manifestement, Peter cherchait à le provoquer, mais dans quel but ? Il n’était sûrement pas bête au point de croire qu’humilier Bean lui donnerait un avantage ; peut-être éprouvait-il simplement du plaisir à rabaisser les autres. Ils finirent par quitter le campus et effectuèrent plusieurs tours et détours par différentes rues pour s’assurer que nul ne les suivait. « Ainsi c’est toi le fameux Julian Delphiki, dit alors Peter. — Et toi tu es Locke, celui qu’on sollicite pour remplacer Sakata au terme de son mandat d’Hégémon. Dommage que tu ne sois qu’un personnage virtuel. — Je songe à me révéler au grand public, répondit Peter. — Ah, c’est pour ça que tu as eu recours à la chirurgie esthétique : pour te rendre plus présentable. — Tu parles de cette vieille tête-ci ? Je ne la porte que lorsque ma figure n’a pas d’importance. » Sœur Carlotta intervint : « Les garçons, est-il vraiment obligatoire que vous vous comportiez comme des bébés chimpanzés ? » Peter éclata d’un rire bon enfant. « Allons, m’man, on faisait que s’amuser ; on peut quand même aller au cinoche ? — Au lit tous les deux, et sans souper ! » répliqua sœur Carlotta. Bean en eut soudain assez. « Où est Petra ? » lança-t-il d’un ton impérieux. Peter le regarda comme s’il avait perdu l’esprit. « Ce n’est pas moi qui la détiens, en tout cas. — Tu disposes de nombreuses sources d’information, dit Bean. Tu en sais plus long que tu ne veux bien m’en révéler. — Toi aussi, rétorqua Peter. Je pensais que nous allions apprendre à nous faire mutuellement confiance et qu’après seulement nous ouvririons les vannes de nos connaissances. — Est-elle morte ? » demanda Bean, refusant de changer de sujet. Peter jeta un coup d’œil à sa montre. « À l’heure qu’il est, je l’ignore. » Bean s’arrêta net, puis, écœuré, il s’adressa à sœur Carlotta. « Nous avons fait ce voyage et risqué notre peau pour rien. — En es-tu certain ? » fit la religieuse. Bean se tourna vers Peter, qui avait l’air sincèrement stupéfait. « Il veut devenir Hégémon, dit-il, mais il ne vaut pas un clou. » Et il s’éloigna. Naturellement, il avait mémorisé le trajet pour regagner la station de bus sans l’aide de sœur Carlotta. Ender avait emprunté ces mêmes bus alors qu’il était encore plus jeune que Bean ; ce fut la seule consolation qu’il trouva pour apaiser la cruelle déception qu’il venait de vivre : s’apercevoir que Peter était un imbécile et ne faisait que s’amuser. Nul ne lui cria de revenir, et il ne se retourna pas. Il ne prit pas le bus pour l’hôtel mais celui qui se rapprochait le plus de l’établissement scolaire que fréquentait Ender avant d’entrer à l’École de guerre. Bean avait appris toute l’histoire de sa vie grâce à ses excursions dans les conduits de ventilation qui donnaient sur la cabine de Graff : c’était là qu’Ender avait tué pour la première fois. Il s’agissait d’un garçon du nom de Stilson qui s’en était pris à lui avec sa bande. Bean était présent la deuxième fois, qui offrait de grandes similitudes avec la précédente : Ender seul, en infériorité numérique, complètement cerné, avait réussi à obtenir un duel, puis il avait combattu son adversaire dans le but d’extirper de lui toute velléité d’agression. Mais il avait déjà compris tout cela ici, à Greensboro, à six ans. J’avais des connaissances moi aussi au même âge, songea Bean, voire plus jeune. Je ne savais pas tuer parce que j’étais trop petit et que ce n’était pas à ma portée ; mais je savais survivre, et c’était dur. Du moins, c’était dur pour moi, mais pas pour Ender. Bean déambula dans un quartier aux vieilles demeures sans prétention et aux maisons récentes encore moins ostentatoires, mais, à ses yeux, toutes étaient nimbées d’une aura prestigieuse. Certes, il avait eu à maintes reprises l’occasion, en vivant avec sa famille en Grèce, après la guerre, d’observer à quoi ressemblait l’enfance normale de la plupart des gens. Mais, cette fois, c’était différent : il se trouvait sur le lieu de naissance d’Ender Wiggin lui-même. J’étais plus doué pour la guerre que lui, se dit Bean, mais il restait meilleur commandant que moi. La distinction s’est-elle opérée ici ? Il a passé sa petite enfance dans un milieu où il n’avait pas à se soucier du prochain repas, où on le complimentait et où on le protégeait ; moi, au même âge, si je trouvais un rien à manger, je devais veiller à ce qu’un autre gosse des rues ne m’assassine pas pour me le voler. Dans ces conditions, n’aurais-je pas dû devenir celui qui jetait toutes ses forces dans la bataille tandis qu’Ender demeurait dans l’ombre ? Ce n’est pas une question d’environnement. Deux personnes face à la même situation ne font jamais exactement les mêmes choix. Ender a sa personnalité, j’ai la mienne. Il avait la capacité de détruire les doryphores ; moi, celle de rester en vie. Alors que puis-je faire aujourd’hui ? Je suis un général sans armée. J’ai une mission à remplir, mais aucune idée sur la façon de m’y prendre. Petra, si elle est toujours vivante, court un danger mortel et elle compte sur moi pour l’en tirer. Les autres ont tous été libérés ; elle seule demeure introuvable. Quel sort lui a fait subir Achille ? Je refuse qu’elle finisse comme Poke ! Mais la voilà, la différence entre Ender et moi ! Il est sorti invaincu de la plus dure bataille de son enfance ; il avait fait ce qu’il fallait, tandis que j’ai pris conscience trop tard du péril qui menaçait mon amie Poke. Si j’en avais saisi l’imminence, j’aurais pu la mettre en garde, lui venir en aide – la sauver. Mais sa dépouille a fini dans le Rhin où on l’a découverte flottant comme un rebut près des quais. Et la même situation se répétait. Bean était arrivé devant la maison des Wiggin. Ender n’en avait jamais parlé et on n’en avait montré aucune photo lors de l’enquête ; pourtant, elle ressemblait exactement à ce que Bean imaginait. Un arbre planté dans la cour de devant, avec des planchettes clouées au tronc pour former une échelle permettant d’accéder à la plate-forme nichée au creux des branches ; un jardin soigné, bien entretenu ; un havre de paix, un refuge. Qu’est-ce qu’Ender pouvait bien savoir de la peur ? Où se situait le jardin de Petra ? Et, à ce propos, celui de Bean ? Son attitude n’avait rien de raisonnable, il ne l’ignorait pas. Si Ender était resté sur Terre, il vivrait sans doute dans la clandestinité, à condition qu’Achille n’ait pas commencé par l’éliminer. Même dans la situation telle qu’elle se présentait, Bean ne pouvait s’empêcher de s’interroger : Ender ne préférerait-il pas être retourné sur Terre et l’imiter, passant d’une cachette à l’autre, que se trouver dans l’espace, en route pour une nouvelle planète et une nouvelle vie, exilé pour toujours du mondé qui l’avait vu naître ? Une femme apparut à la porte d’entrée. Madame Wiggin ? « Tu es perdu ? » demanda-t-elle. Bean se rendit compte que, tout à sa déception – non, plutôt son désespoir –, il avait baissé sa garde. La maison était peut-être sous surveillance, et, même dans le cas contraire, Mme Wiggin elle-même risquait de ne pas oublier ce petit garçon qui avait fait halte devant chez elle pendant les heures scolaires. « C’est bien la maison d’enfance d’Ender Wiggin ? » Une ombre passa sur le visage de la femme, fugace, mais Bean nota l’expression de tristesse qu’elle afficha avant de se forcer à sourire. « En effet, dit-elle ; mais nous ne faisons pas de visites. » Pour des motifs qui restèrent mystérieux à Bean, une impulsion le saisit. « J’étais avec lui lors de la dernière bataille ; j’ai combattu sous ses ordres. » Le sourire de son interlocutrice changea encore, et la simple politesse mêlée de gentillesse qu’il exprimait se mua en une sorte de chaleur douloureuse. « Ah, dit-elle, un vétéran ! » Tout à coup, la cordialité fit place à l’inquiétude sur ses traits. « Je connais le visage de chacun des compagnons d’Ender lors de cette ultime bataille. Tu es celui qui est mort, Julian Delphiki. » Et voilà : sa couverture n’existait plus – et par sa propre faute, en plus, parce qu’il avait avoué à Mme Wiggin avoir appartenu au djish d’Ender. Mais où avait-il donc la tête ? Ils n’étaient que onze dans l’équipe ! « Quelqu’un cherche à m’abattre, manifestement, répondit-il. Si vous révélez à quiconque que je suis venu, ce sera d’une aide précieuse à mon assassin. — Je garderai le silence, mais tu as été bien imprudent de te présenter ici. — Il fallait que je voie où il habitait », dit Bean en se demandant s’il s’agissait de la véritable explication. La femme ne se posa même pas la question. « C’est absurde. Tu n’aurais pas risqué ta vie sans une bonne raison. » Un déclic se fit soudain dans son esprit. « Peter n’est pas à la maison pour le moment. — Je sais, répondit Bean. Je viens de le quitter à la faculté. » Et, tout à coup, il eut une certitude : elle n’avait aucun motif de croire qu’il venait voir Peter sauf si elle se doutait des activités clandestines de son fils. « Vous êtes au courant pour Peter », dit-il. Elle ferma les yeux, prenant conscience de ce qu’elle avait laissé transparaître. « Nous sommes tous deux de parfaits imbéciles, fit-elle, ou bien nous nous sommes tout de suite fait mutuellement confiance, pour baisser si vite notre garde. — Nous ne sommes des imbéciles que si l’un de nous n’est pas digne de confiance, répondit Bean. — Eh bien, nous le saurons vite. » Elle sourit. « Mieux vaut que tu ne restes pas dehors, ou des gens vont finir par se demander pourquoi un enfant de ton âge n’est pas à l’école. » Sur ses talons, il remonta l’allée qui menait à la porte. Quand Ender sortait de chez lui, empruntait-il cette même allée ? Bean tenta de s’imaginer le tableau, mais Ender n’était jamais rentré chez lui, à l’instar de Bonzo, l’autre victime de la guerre. Bonzo, tué ; Ender, disparu en mission ; et, à présent, Bean foulant l’allée du logis d’Ender. Mais ce n’était pas une visite sentimentale qu’il rendait à une famille en deuil ; la guerre avait changé de forme, mais il s’agissait tout de même d’un conflit, et un autre fils de Mme Wiggin était désormais en première ligne. En principe, elle ignorait tout de son existence parallèle ; n’était-ce pas l’unique raison pour laquelle Peter devait camoufler ses activités en se prétendant étudiant ? La femme prépara un sandwich à Bean sans même lui demander son avis, comme s’il allait de soi pour elle qu’un enfant devait avoir faim, et, bien entendu, il eut droit au classique américain, du beurre de cacahuète entre deux tranches de pain de mie. Avait-elle préparé les mêmes sandwiches pour Ender ? « Il me manque, dit Bean, sachant qu’il s’attirerait ainsi la sympathie de la femme. — S’il était revenu sur Terre, répondit Mme Wiggin, il se serait sans doute fait tuer. Quand j’ai lu ce que… Locke… avait écrit sur cet enfant de Rotterdam, j’ai aussitôt été certaine qu’il n’aurait pas laissé la vie sauve à Ender. Tu as connu ce garçon, toi aussi. Comment s’appelle-t-il ? — Achille. — Tu vis caché, isolé, alors que tu parais si jeune ! — Je me déplace en compagnie d’une religieuse, sœur Carlotta, déclara Bean. Nous nous faisons passer pour grand-mère et petit-fils. — Je suis soulagée de savoir que tu n’es pas seul. — Et Ender non plus. » Les yeux de la femme se brouillèrent. « Oui, il avait sans doute besoin de Valentine plus que nous. » Sans réfléchir – encore une fois, un geste impulsif au lieu d’un mouvement calculé –, Bean posa la main sur celle de son interlocutrice, qui lui sourit. Puis cet instant de communion passa et il reprit conscience du danger qu’il courait. Et si on avait placé la maison sous surveillance ? La F.I. connaissait le secret de Peter ; et si elle observait son domicile en ce moment même ? « Il faut que je m’en aille, dit Bean. — Merci d’être venu, dit Mme Wiggin. Je devais mourir d’envie de parler avec quelqu’un qui avait connu Ender sans éprouver de jalousie envers lui. — Nous étions tous jaloux de lui, répondit Bean, mais nous savions aussi qu’il était le meilleur d’entre nous. — Pour quelle autre raison l’auriez-vous envié si vous ne l’aviez pas considéré comme le meilleur ? » Bean éclata de rire. « Eh bien, quand on jalouse quelqu’un, on essaye de se convaincre qu’il ou elle ne vaut pas mieux que soi-même. — Alors… les autres enviaient-ils ses talents ? demanda Mme Wiggin. Ou bien seulement la reconnaissance mondiale qu’ils lui valaient ? » La question gêna Bean jusqu’à ce qu’il songe à qui l’avait posée. « Je dois vous retourner l’interrogation : Peter était-il jaloux des talents d’Ender ou seulement de ce qu’ils étaient universellement reconnus ? Elle resta de marbre, se demandant visiblement si elle devait répondre ou non. Bean savait que la loyauté familiale s’y opposait chez elle. « Ce n’est pas une question en l’air, reprit-il. J’ignore l’étendue de ce que vous savez sur les activités de Peter… — Nous lisons tout ce qu’il publie, dit Mme Wiggin, puis nous prenons grand soin de faire semblant de n’être au courant de rien. — Je m’efforce de déterminer si je peux ou non m’associer à lui ; or je n’ai aucun moyen de le jauger, de savoir jusqu’à quel point je peux lui accorder ma confiance. — Je regrette de ne pouvoir t’aider. Peter obéit à un rythme que je n’ai jamais réussi à adopter. — Vous ne l’aimez pas ? » Bean avait pleine conscience de la brutalité de la question, mais il savait que pareille occasion ne se représenterait pas de sitôt : s’entretenir avec la mère d’un allié – ou d’un rival – potentiel. « Si, je l’aime, répondit Mme Wiggin. Il ne nous révèle pas grand-chose de lui-même, mais, après tout, c’est un prêté pour un rendu : nous ne nous sommes guère dévoilés devant nos enfants. — Pourquoi ? » Bean songeait au caractère franc et extraverti de sa mère et de son père, à tout ce qu’ils savaient de Nikolaï, qui, en retour, ne leur cachait rien, au point qu’au début la liberté avec laquelle ils s’ouvraient les uns aux autres l’avait comme suffoqué. Manifestement, ce n’était pas la coutume chez les Wiggin. « C’est très compliqué, fit Mme Wiggin. — C’est-à-dire que ça ne me regarde pas, n’est-ce pas ? — Au contraire. Je sais que ça te concerne de très près. » Elle soupira et se rassit. « Allons, cessons de nous boucher les yeux : nous ne sommes pas là pour parler de la pluie et du beau temps. Tu es venu te renseigner sur Peter ; le plus facile serait de t’affirmer que nous ne savons rien. Il ne répond jamais aux questions qu’on lui pose, sauf si cela peut lui être profitable. — Et le plus difficile ? — Nous nous sommes cachés de nos enfants depuis toujours ou presque, dit Mme Wiggin. Nous serions donc hypocrites de nous étonner qu’ils aient appris très tôt à se taire sur eux-mêmes ou de le leur reprocher. — Que cachiez-vous ? — Nous n’en avons rien dit à nos enfants et il faudrait que je te mette dans la confidence ? » Mais elle répondit à sa propre question dans le même souffle : « Si Valentine et Ender étaient présents, je pense que nous leur avouerions la vérité. J’ai même tenté de la dire à Valentine avant qu’elle s’en aille rejoindre Ender… dans l’espace, mais je n’y suis pas arrivée parce que jamais je n’avais essayé de la formuler clairement. Je dirai seulement… Je commencerai par dire que… nous aurions eu un troisième enfant même si la F.I. ne nous l’avait pas demandé. » Là où Bean avait passé sa prime jeunesse, les lois sur la limitation des naissances n’intéressaient pas grand monde : les gosses des rues de Rotterdam constituaient une population en excédent et ils savaient parfaitement que, du point de vue légal, aucun d’entre eux n’aurait dû voir le jour ; mais, quand l’estomac crie famine, on ne se soucie guère de savoir si on va faire ses études dans les meilleures écoles. Cependant, quand les lois en question avaient été abrogées, Bean s’y était intéressé, et il mesurait donc toute la portée de la décision d’une troisième grossesse. « Pourquoi prendre ce risque ? demanda-t-il. Tous vos enfants en auraient pâti et ç’aurait été la fin de vos carrières. — Nous avions fait très attention à ne pas en choisir que nous aurions eu du mal à abandonner ; nous n’exercions que de simples métiers alimentaires. Nous sommes croyants, vois-tu. — Mais le monde est rempli de croyants, objecta Bean. — Pas l’Amérique, pas de ces fanatiques capables d’un acte aussi égoïste et antisocial qu’avoir plus de deux enfants à cause de convictions religieuses mal placées. Alors, quand Peter a obtenu des notes exceptionnelles pour un tout-petit et qu’il a été placé sous surveillance, eh bien, ç’a été une catastrophe pour nous. Nous avions espéré… passer inaperçus, nous fondre dans le paysage. Nous sommes très doués intellectuellement, tu sais. — En effet, je me demandais pourquoi les parents de pareils génies ne poursuivaient pas eux-mêmes des carrières remarquables, dit Bean, ou du moins pourquoi ils n’occupaient pas un statut élevé dans l’intelligentsia. — L’intelligentsia ! fit Mme Wiggin d’un ton méprisant. La communauté intellectuelle des États-Unis n’a jamais brillé par son esprit ni par ses convictions. C’est un troupeau de moutons qui suit le mode de pensée de la décennie en cours et qui exige qu’on obéisse sans discuter à ses diktats. Tout le monde doit faire preuve de largeur d’esprit et de tolérance à l’égard de sa façon de penser, mais jamais, au grand jamais, il ne concédera que celui qui se trouve en désaccord avec lui détient peut-être une parcelle de vérité. » La rancœur imprégnait ses paroles. « Je dois te paraître amère, dit-elle. — Vous avez suivi votre chemin, répondit Bean, alors vous vous considérez comme supérieurs à l’élite. » Elle se raidit. « Voilà le genre de commentaire qui explique pourquoi nous ne parlons jamais de notre foi à personne. — Ne le prenez pas comme une attaque de ma part, dit Bean. Je me considère comme plus intelligent que tous les gens que j’ai croisés dans ma vie parce que c’est la réalité. Il faudrait que je sois plus bouché pour ne pas m’en rendre compte. Vous, vous croyez en votre religion et devoir vous en cacher vous fait mal. Je ne disais rien d’autre. — Pas en notre religion : en nos religions, au pluriel. Mon époux et moi ne partageons même pas la même doctrine. Notre seul point d’accord ou à peu près était que nous devions fonder une grande famille pour obéir à Dieu ; et, même sur ce point, nous avons tous deux élaboré des justifications intellectuelles complexes à notre décision de défier la loi. Tout d’abord, nous estimions que nos enfants n’en souffriraient pas ; nous comptions les élever dans la foi, en faire de vrais croyants. — Et qu’est-ce qui vous en a empêchés ? — Nous étions des lâches, voilà la raison, dit Mme Wiggin. La F.I. ne nous quittant pas des yeux, nous aurions été victimes d’ingérences constantes ; elle serait intervenue pour veiller à ce que nous n’enseignions rien à nos enfants qui risque de faire obstruction au rôle qu’Ender et toi avez fini par remplir. C’est à ce moment-là que nous avons commencé à dissimuler nos convictions religieuses – pas vraiment à nos enfants, seulement aux autorités de l’École de guerre ; ç’a été un grand soulagement pour nous quand on a ôté leur moniteur à Peter puis à Valentine. Nous nous sommes crus tirés d’affaire ; nous allions déménager là où on nous traiterait plus décemment, nous aurions un troisième enfant, puis un quatrième, autant que possible avant de nous faire arrêter. Mais alors les autorités sont venues nous ordonner de mettre au monde un troisième, si bien que nous n’étions plus obligés de nous en aller. Tu comprends ? Par paresse et par peur, nous avons accepté ; après tout, pourquoi pas ? si l’École de guerre nous donnait une dérogation pour un enfant de plus. — Mais ensuite la F.I. s’est emparée d’Ender. — Et à ce moment-là il était trop tard pour élever Peter et Valentine dans notre foi ; si l’on n’apprend pas aux enfants à croire quand ils sont très jeunes, leurs convictions religieuses demeurent superficielles. Il ne reste plus qu’à espérer qu’ils y viendront plus tard, de leur propre chef. Les parents n’ont pas d’impact si on ne commence pas l’enseignement sur des tout-petits. — L’endoctrinement. — C’est ça, le rôle des parents, répondit Mme Wiggin : endoctriner leurs enfants pour qu’ils suivent les schémas sociaux qu’ils ont choisis pour eux. Les intellectuels n’ont pas de scrupules à profiter de la scolarité pour imposer à nos enfants leur vision imbécile du monde. — Je ne voulais pas vous froisser, fit Bean. — Mais le mot que tu as employé sous-entend une critique. — Je m’excuse. — Tu es encore très jeune, dit Mme Wiggin. Aussi exceptionnel que tu sois, tu n’en acquiers pas moins inconsciemment nombre d’attitudes de la classe dirigeante. Cela ne me plaît pas, mais le fait est là. Quand on nous a enlevé Ender et que nous avons enfin pu vivre sans craindre qu’on dissèque tout ce que nous disions à nos enfants, nous nous sommes aperçus que Peter était déjà contaminé par les valeurs stupides du système scolaire ; jamais il n’aurait accepté d’obéir à notre projet initial : il nous aurait aussitôt dénoncés et nous l’aurions perdu. Rejette-t-on son premier-né pour donner le jour à un quatrième, un cinquième, un sixième enfant ? Parfois, Peter paraissait n’avoir aucune conscience morale ; si quelqu’un avait besoin de croire en Dieu, c’était lui, et il n’avait pas la foi. — Il ne l’aurait sans doute jamais eue, de toute façon, fit Bean. — Tu ne le connais pas, répondit Mme Wiggin. Son moteur, c’est la fierté ; si nous l’avions rendu fier de croire en secret, il aurait défendu sa cause avec vaillance. Mais ce n’est pas le cas. — Vous n’avez donc jamais seulement tenté de le convertir à vos croyances ? demanda Bean. — Lesquelles ? rétorqua Mme Wiggin. Nous avions toujours imaginé que la principale pierre d’achoppement entre mon époux et moi serait la religion à enseigner à nos enfants : la sienne ou la mienne ? Et voilà que nous nous retrouvions à devoir garder Peter à l’œil pour l’aider à trouver… une certaine morale ; non, plus important que cela encore : l’intégrité, l’honneur. Nous l’avons surveillé comme l’École de guerre l’avait fait de nos trois enfants ; nous avons dû puiser dans toute notre patience pour ne pas intervenir quand il a forcé Valentine à endosser le rôle de Démosthène, tant ce personnage était contraire à ce qu’elle estimait juste. Mais nous nous sommes bientôt rendu compte que cela ne la changeait en rien, que la résistance qu’elle opposait à la volonté de Peter paraissait même renforcer sa noblesse de cœur. — Vous n’avez même pas essayé de lui faire obstacle, tout simplement ? » Elle éclata d’un rire amer. « Allons, c’est toi le génie en principe, non ? Quelqu’un aurait-il réussi à te faire obstacle, à toi ? Or, si Peter avait raté son entrée à l’École de guerre, c’est parce qu’il était trop ambitieux, trop rebelle, qu’il aurait sans doute refusé d’accomplir les missions et d’obéir aux ordres donnés ; et nous, nous aurions dû l’influencer par des interdits ou en nous plaçant en travers de son chemin ? — Non, je m’en rends compte, dit Bean. Mais vous êtes restés les bras croisés ? — Nous avons joué notre rôle de parents du mieux possible ; nous échangions des idées pendant les repas, tout en nous apercevant clairement qu’il ne nous écoutait pas, qu’il méprisait nos opinions. Difficulté supplémentaire, nous nous efforcions de lui cacher que nous étions au courant de toutes ses publications sous le nom de Locke ; nos conversations en devenaient… complètement abstraites et ennuyeuses à mourir, je suppose. En outre, nous ne bénéficions à ses yeux d’aucun crédit intellectuel. Pourquoi aurait-il dû nous respecter ? Cependant, s’il ne les écoutait pas, il entendait nos idées sur la noblesse d’âme, la bonté, l’honneur, et j’ignore si nous l’avons convaincu à un certain niveau ou s’il a découvert ces valeurs au fond de lui-même, mais nous les avons vues se développer en lui. Alors… tu me demandes si tu peux lui faire confiance, et je suis incapable de te répondre parce que… lui faire confiance pour quoi faire ? Pour se plier à tes exigences ? Jamais. Pour agir selon un schéma prévisible ? Laisse-moi rire ! Mais nous avons discerné chez lui des signes d’honneur ; nous l’avons vu accomplir des efforts extrêmement pénibles, pas seulement pour épater la galerie, mais par conviction profonde. Naturellement, son unique but était peut-être de montrer Locke sous un jour vertueux et admirable ; comment le savoir puisque nous ne pouvons pas le lui demander ? — Ainsi, vous ne pouvez pas l’entretenir des sujets qui vous tiennent à cœur parce que vous savez qu’il vous répondra par le mépris, et il ne peut pas parler avec vous de ce qui compte pour lui parce que vous ne lui avez jamais laissé voir que vous possédiez l’intelligence nécessaire pour saisir sa pensée. » Des larmes brillèrent dans les yeux de Mme Wiggin. « Valentine me manque parfois tellement ! Elle était d’une bonté et d’une franchise absolues. — Elle vous a donc révélé qu’elle jouait le rôle de Démosthène ? — Non. Elle avait assez de discernement pour se rendre compte que, si elle dévoilait le secret de Peter, ce serait l’éclatement irrémédiable de la famille. Non, elle nous l’a toujours caché, mais elle a fait en sorte que nous prenions conscience de la véritable personnalité de son frère. Quant aux autres aspects de sa vie, ceux sur lesquels Peter lui laissait son libre choix, elle nous en faisait part ; elle nous écoutait aussi, parce qu’elle attachait de l’importance à nos opinions. — Vous lui avez donc enseigné vos croyances ? — Non, nous ne lui avons pas parlé de notre foi, répondit Mme Wiggin, mais nous lui en avons montré les résultats. Nous avons fait du mieux possible. — Je n’en doute pas, dit Bean. — Je ne suis pas stupide, repartit Mme Wiggin. Je sais que tu nous méprises, tout comme Peter. — Vous vous trompez. — On m’a assez menti dans ma vie pour que je sache que c’est faux. — Je ne vous méprise pas de… Je ne vous méprise pas du tout, dit Bean. Mais comprenez que votre façon de vous cacher les uns des autres, le fait que Peter appartient à une famille où personne ne parle à personne de ce qui lui tient à cœur, tout ça ne m’incite pas à l’optimisme quant à la confiance que je peux accorder à votre fils. Je suis sur le point de remettre ma vie entre ses mains, et je découvre brusquement qu’il n’a jamais entretenu de relation sincère avec personne. » Le regard de son interlocutrice devint froid et lointain. « Je t’ai fourni des renseignements utiles, à ce que je vois. Il vaut peut-être mieux que tu t’en ailles à présent. — Je ne vous juge pas, dit Bean. — Bien sûr que si ; ne sois pas bête. — Dans ce cas, je ne vous condamne pas. — Ne me fais pas rire ! Tu nous condamnes bel et bien, et tu veux savoir le fond de ma pensée ? Je suis d’accord avec toi ; moi aussi, je nous condamne. Nous avons voulu accomplir la volonté de Dieu et nous n’avons réussi qu’à gâcher le seul enfant qui nous reste. Il est farouchement décidé à laisser sa marque dans le monde ; mais de quel genre de marque s’agira-t-il ? — Du genre indélébile, répondit Bean. Sauf si Achille l’élimine le premier. — Nous n’avons pas commis que des erreurs, dit Mme Wiggin. Nous lui avons laissé la liberté de mettre ses propres capacités à l’épreuve. Nous aurions pu l’empêcher de publier ses articles, tu sais ; il croit s’être montré plus malin que nous, mais c’est seulement parce que nous avons joué les crétins irrécupérables. Combien de parents auraient laissé leur adolescent de fils se mêler d’affaires internationales ? Quand il a protesté… protesté contre le retour d’Ender à la maison, tu ne peux pas concevoir le mal que j’ai eu à ne pas lui arracher les yeux, à ce petit prétentieux de…» Pour la première fois de l’entretien, Bean avait un aperçu de la fureur impuissante que cette femme avait dû vivre, et il songea : Si c’est ce qu’elle éprouve pour son propre fils, être orphelin n’est peut-être pas un tel désavantage. « Mais je ne l’ai pas fait, dit Mme Wiggin. — Quoi donc ? — Je ne suis pas intervenue, et il s’est avéré qu’il avait eu raison ; si Ender se trouvait aujourd’hui sur Terre, il serait mort ou bien il aurait fait partie des enfants kidnappés, ou encore il se dissimulerait comme toi. Mais quand même… Ender est son frère, et il l’a banni à jamais de la planète. Je me suis alors rappelé les horribles menaces qu’il avait proférées quand Ender était tout petit et habitait encore chez nous ; il avait dit à son frère et à Valentine qu’un jour il tuerait Ender et qu’il ferait croire à un accident. — Ender n’est pas mort. — Mon époux et moi nous interrogeons, les nuits où nous cherchons une logique à ce qui est advenu à notre famille, à nos rêves : Peter a-t-il obligé Ender à l’exil parce qu’il l’aimait et savait les périls qui l’attendaient s’il revenait sur Terre, ou bien parce qu’il redoutait de le tuer s’il revenait chez nous, comme il l’en avait menacé ? Dans ce dernier cas, exiler Ender pourrait être considéré comme une espèce de… je ne sais pas, de maîtrise de soi rudimentaire ; comme un acte extrêmement égoïste, certes, mais qui dénoterait un vague respect de la justice. Ce serait un progrès. — Il se peut aussi qu’aucune de ces hypothèses ne soit la bonne. — Il se peut aussi que Dieu nous guide tous dans cette affaire et que ce soit lui qui t’ait amené jusqu’ici. — C’est ce qu’affirme sœur Carlotta. — Elle voit peut-être juste. — Quelle que soit la vérité, elle ne m’intéresse pas beaucoup, dit Bean. Si Dieu existe, je trouve qu’il s’y prend comme un manche. — Ou bien tu ne comprends pas son objectif. — Croyez-moi, sœur Carlotta est l’équivalent féminin d’un jésuite ; ne nous lançons pas dans les sophismes, j’y ai été formé par une experte alors que vous n’avez pas l’habitude de discuter, comme vous l’avez dit vous-même. — Julian Delphiki, dit Mme Wiggin, j’ai senti, en te voyant devant la maison, que je pouvais et même que je devais t’apprendre des choses dont je n’ai jamais parlé qu’avec mon mari, et j’en ai même ajouté dont je ne lui ai pas soufflé mot. Je t’ai révélé des informations, des idées, des témoignages personnels, des sentiments que Peter ne soupçonne pas chez moi. Si tu me juges mauvaise mère, n’oublie pas que ce que tu sais, c’est moi qui te l’ai appris, et cela parce que je crois qu’un jour l’avenir de Peter dépendra peut-être de ta capacité à prévoir ses actes ou à l’aider ; ou bien que son avenir d’homme respectable reposera sur l’aide qu’il t’apportera. C’est pourquoi je t’ai ouvert mon cœur : pour Peter ; et c’est pour Peter encore que j’affronte ton mépris, Julian Delphiki. Ne mets donc pas en doute mon affection pour mon fils. Qu’il s’y croie indifférent ou non, il a grandi entre des parents qui l’aiment et qui ont fait leur possible pour lui, y compris lui mentir sur leur foi et sur ce qu’ils savent afin de lui donner les moyens d’avancer dans son monde comme Alexandre, de chercher avec intrépidité à toucher les confins de la terre, avec l’entière liberté dont on dispose quand on a des parents trop stupides pour constituer un obstacle. Tant que tu n’auras pas eu d’enfants, que tu ne te seras pas sacrifié pour eux, que tu n’auras pas complètement dévoyé ta propre existence pour eux, n’aie pas l’outrecuidance de me juger, moi ou mes actes. — Je ne vous juge pas, répondit Bean, je vous l’assure. Comme vous l’avez dit, je tente seulement de comprendre Peter. — Eh bien, veux-tu le fond de ma pensée ? Je crois que tu ne poses pas les bonnes questions. « Puis-je lui faire confiance ? » fit-elle dans une imitation pleine de dédain. Ta confiance ou ta méfiance envers quelqu’un dépend beaucoup plus de ta propre personnalité que de celle de l’individu concerné. Voici la vraie question que tu devrais te poser : tiens-tu vraiment à ce que Peter Wiggin gouverne le monde ? Parce que, si tu l’aides et qu’il sort vivant de toute cette aventure, c’est là qu’on aboutira. Il n’aura de cesse d’avoir atteint ce but, et il n’hésitera pas à se servir de ton avenir et de celui de n’importe qui comme d’un mouchoir jetable si cela peut contribuer à ses visées. Aussi, interroge-toi : le monde sera-t-il meilleur avec Peter comme Hégémon ? Et je ne parle pas d’un personnage emblématique mais sans danger comme le lèche-bottes inefficace qui occupe actuellement cette fonction ; je parle de Peter Wiggin en tant qu’Hégémon qui façonnera le monde à sa guise. — Vous partez de l’idée que le sort du monde me tient à cœur, répondit Bean. Mais si tout ce qui m’intéressait c’était ma survie personnelle ou ma position sociale ? La seule question importante serait alors de savoir si je puis me servir de Peter pour mes propres projets. » Elle éclata de rire puis secoua la tête. « C’est ainsi que tu te vois ? Alors c’est que tu es vraiment un enfant ! — Pardon, mais ai-je jamais prétendu le contraire ? — Tu te fais passer pour un personnage si considérable que tu parles d’“alliance” avec Peter Wiggin comme si tu commandais à des armées entières. — Je ne commande rien du tout, répondit Bean, mais je donnerai la victoire à n’importe quelle armée qu’il me confiera. — Ender t’aurait-il ressemblé s’il était rentré ? Se serait-il montré aussi hautain et plein de morgue ? — Pas du tout, mais je n’ai jamais tué personne, moi. — À part des doryphores, fit Mme Wiggin. — Pourquoi sommes-nous à couteaux tirés l’un avec l’autre ? demanda Bean. — Je ne t’ai rien caché sur mon fils, sur ma famille, et tu ne m’as rien donné en retour sinon des… railleries. — Je ne vous raille pas. Vous êtes quelqu’un que j’apprécie. — Oh, merci, c’est trop ! — Je reconnais en vous la mère d’Ender Wiggin, dit Bean. Vous comprenez Peter de la même façon qu’Ender comprenait ses soldats, de la même façon qu’il comprenait ses ennemis. Et vous avez l’intrépidité nécessaire pour agir sur-le-champ quand une occasion se présente ; j’ai débarqué sur votre seuil sans crier gare et vous m’avez aussitôt fait don de tout ce que vous m’avez dit. Non, madame, je ne vous méprise pas du tout. Savez-vous ce que je crois ? Je crois que, sans peut-être en avoir conscience, vous avez une foi absolue en Peter. Vous voulez qu’il réussisse ; vous pensez qu’il doit gouverner le monde. Et vous m’avez révélé ce que vous savez de lui, non parce que je suis un gentil petit garçon mais parce qu’à votre avis vous allez aider ainsi Peter à se rapprocher de la victoire suprême. » Elle secoua la tête. « Tout le monde n’a pas la mentalité d’un militaire. — Personne ou presque ne l’a, répondit Bean. Elle est d’ailleurs très rare chez les militaires eux-mêmes. — Permets-moi de te confier une inquiétude, Julian Delphiki. Tu n’as eu ni père ni mère, alors il faut que je te le dise : sais-tu ce que je redoute le plus ? C’est que Peter poursuive ses ambitions avec tant d’acharnement qu’il en oublie de vivre. — Conquérir le monde, ce n’est pas vivre ? fit Bean. — L’image d’Alexandre le Grand hante les cauchemars que je fais au sujet de Peter. Toutes ses conquêtes, ses victoires, ses grandes réalisations n’ont été que les exploits d’un adolescent. Le temps qu’il se marie, qu’il ait un enfant, et il était trop tard ; la mort a brisé son élan. De toute façon, il n’aurait sans doute pas fait un bon mari ni un bon père ; il avait accumulé trop de pouvoir avant même d’essayer de trouver l’amour. C’est le même sort que je crains pour Peter. — L’amour ? Tout se réduit à ça ? — Non, pas simplement l’amour. Je parle du cycle de la vie où l’on trouve un inconnu avec qui on décide de se marier et de vivre pour toujours, même si l’un ne peut plus supporter l’autre quelques années plus tard. Et pourquoi agit-on ainsi ? Pour avoir des enfants, s’efforcer de les protéger en leur enseignant ce qu’ils doivent savoir afin qu’un jour ils aient eux-mêmes des enfants et poursuivent la ronde. Et on ne pousse un grand soupir de soulagement qu’au moment où l’on a des petits-enfants, pas un seul mais plusieurs, pour être sûr que sa lignée ne s’éteindra pas, que son influence perdurera. Quel égoïsme, hein ? Et pourtant ce n’est pas de l’égoïsme : c’est le but de la vie. C’est la seule attitude qui donne du bonheur, toujours et à tout le monde. Tout le reste – victoires, succès, honneurs, grandes causes – ne procure que de brefs éclairs de plaisir. Mais se lier à une autre personne et aux enfants qu’on fait ensemble, c’est la vie ; et c’est irréalisable si on centre son existence sur ses ambitions. Cela ne rend pas heureux, on en veut toujours davantage, même si on est devenu maître du monde. — C’est à moi que vous vous adressez ou à Peter ? demanda Bean. — Je t’explique ce que je désire pour Peter du fond du cœur, répondit Mme Wiggin. Mais, si tu possèdes le dixième de l’intelligence que tu te prêtes, tu le prendras aussi pour toi, sinon tu ne connaîtras jamais de véritable joie dans cette vie. — Excusez-moi si quelque chose m’a échappé mais, autant que je puisse en juger, avoir des enfants ne vous a valu que de la peine. Vous avez perdu Ender, vous avez perdu Valentine et vous passez votre temps à vous mettre en boule contre Peter ou bien à vous ronger les sangs pour lui. — En effet. Tu as compris. — Mais où est votre fameux bonheur ? C’est là que je ne vous suis pas. — Cette peine dont tu parles, c’est cela le bonheur, dit Mme Wiggin. Moi, j’ai quelqu’un dont le sort ne me laisse pas indifférente. Qui as-tu, toi ? » La conversation avait pris une telle intensité que Bean n’avait plus une seule barrière en place pour contrer les propos de Mme Wiggin, et il sentit les tréfonds de sa mémoire se réveiller. Tous les gens qu’il avait aimés, même s’il refusait d’aimer quiconque : Poke, Nikolaï, sœur Carlotta, Ender, ses parents quand il les avait enfin connus… « Moi aussi, je tiens à quelqu’un, dit-il. — Que tu crois, répliqua-t-elle. C’est ce qu’on s’imagine toujours tant qu’on n’a pas un enfant dans le cœur ; c’est après seulement qu’on sait ce que c’est d’être otage de l’amour, d’accorder plus d’importance à la vie d’un autre qu’à la sienne propre. — J’en sais peut-être plus que vous ne le supposez, dit Bean. — Et peut-être que tu ne sais rien du tout », rétorqua Mme Wiggin. Ils se dévisagèrent par-dessus la table et la pièce retentit d’un silence assourdissant. Bean n’était même pas sur qu’ils s’étaient disputés. Malgré la violence de l’échange, il avait le sentiment d’avoir reçu une solide injection de la foi que cette femme partageait avec son mari. Ou bien il venait simplement d’entendre la vérité objective et il était incapable de la comprendre parce qu’il n’était pas marié. Or il ne se marierait jamais : s’il existait un homme dont la vie même garantissait qu’il ferait un père épouvantable, c’était bien lui. Sans l’avoir jamais vraiment exprimée, il avait toujours eu la certitude qu’il ne se marierait jamais, qu’il n’aurait jamais d’enfants. Cependant, les propos de Mme Wiggin avaient produit un certain effet : pour la première fois, il en arrivait presque à regretter cet état de fait. Dans le silence, il entendit la porte d’entrée s’ouvrir et perçut les voix de Peter et de sœur Carlotta. Aussitôt, Mme Wiggin et lui se levèrent, pris d’un sentiment de culpabilité qui se reflétait sur leurs traits, comme si on les surprenait lors d’un rendez-vous amoureux – ce qui était le cas, dans un certain sens. « Maman, j’ai rencontré une voyageuse », dit Peter en pénétrant dans la cuisine. Bean eut l’impression de recevoir un coup en plein visage en l’écoutant entamer son mensonge : la femme à qui Peter s’adressait savait pertinemment que son histoire était pure fiction, et pourtant elle mentirait elle aussi en faisant semblant de le croire. Cette fois, néanmoins, il était possible de tuer le mensonge dans l’œuf. « Sœur Carlotta ! fit Mme Wiggin. Notre jeune ami Julian ici présent m’a beaucoup parlé de vous ; il prétend que vous êtes le seul jésuite de sexe féminin au monde. » Peter et sœur Carlotta regardaient Bean, abasourdis : que faisait-il donc là ? Il faillit éclater de rire devant leur effarement, en partie parce qu’il aurait été lui-même bien en peine de répondre à cette question. « Il s’est présenté chez nous comme un pèlerin à un sanctuaire, reprit Mme Wiggin, et, très courageusement, il m’a révélé sa véritable identité. Peter, il faut que tu fasses très attention de ne dire à personne qu’il s’agit d’un compagnon d’Ender, Julian Delphiki ; il n’est pas mort dans l’explosion dont on a parlé. C’est merveilleux, n’est-ce pas ? En souvenir d’Ender, nous devons l’accueillir du mieux possible chez nous, mais il risque gros ; nous devons rester les seuls à savoir qui il est vraiment. — Bien sûr, maman », répondit Peter. Il se tourna vers Bean, mais son regard ne trahit rien de ses sentiments. On eût dit le regard froid du rhinocéros, indéchiffrable mais derrière lequel réside un énorme danger. Sœur Carlotta, elle, était manifestement épouvantée. « Toutes ces mesures de précaution pour que tu te dévoiles tout à trac ? Dans cette maison qui est certainement sous surveillance ? — Nous avons eu une discussion constructive, répondit Bean. Ce n’est pas possible si on patauge dans les mensonges. — C’est aussi ma vie que tu mets en péril, je te ferai remarquer », dit la religieuse. Mme Wiggin lui posa la main sur le bras. « Restez donc un peu chez nous ; nous ne manquons pas d’espace pour les visiteurs. — Impossible, répliqua Bean. Sœur Carlotta a raison ; en venant chez vous, nous avons pris de grands risques tous les deux. Nous allons sans doute devoir prendre l’avion pour quitter Greensboro à la première heure demain matin. » Il jeta un coup d’œil discret à sœur Carlotta : il le savait, elle comprendrait qu’ils devaient en réalité partir par le train le soir même ou par le car le surlendemain, ou bien louer un appartement sous de faux noms et s’installer en ville pour une semaine. Par sécurité, les mensonges reprenaient. « Soyez au moins nos hôtes pour le dîner, dit Mme Wiggin. Vous ferez la connaissance de mon époux, et je suis sûre qu’il sera aussi étonné que moi de se trouver face à un garçon dont la mort a fait tant de bruit ! » Bean vit le regard de Peter se figer, et il comprit : pour lui, un dîner en compagnie de ses parents ne représentait qu’une séance de torture sociale où rien d’important ne pourrait s’échanger. La vie de ces gens ne serait-elle pas plus simple s’ils pouvaient s’avouer mutuellement la vérité ? Mais, selon Mme Wiggin, Peter avait besoin d’avoir la bride sur le cou ; s’il apprenait que ses parents n’ignoraient rien de ses activités, il se sentirait infantilisé. Pourtant, s’il était vraiment de la trempe des hommes destinés à gouverner le monde, il était certainement capable d’affronter le fait que ses parents savaient tout de ses secrets. Mais la décision n’appartenait pas à Bean ; il avait donné sa parole. « Nous en serions ravis, dit-il, mais je dois vous prévenir : vous courez le risque qu’on fasse sauter votre maison parce que nous sommes dedans. — Dans ce cas, nous mangerons à l’extérieur, repartit Mme Wiggin. Vous voyez comme tout peut s’arranger simplement ? S’il doit se produire une explosion, autant que ce soit dans un restaurant. Ils sont assurés contre ce genre d’incidents. » Bean éclata de rire, mais non Peter, parce que, Bean s’en rendit soudain compte, il ignorait ce qu’elle savait et avait pris le commentaire de sa mère pour une preuve de stupidité et non pour de l’ironie. « D’accord, mais pas chez un Italien, dit sœur Carlotta. — Oh non, naturellement ! répondit Mme Wiggin. Il n’y a jamais eu de restaurant italien convenable à Greensboro ! » Là-dessus, la conversation dévia vers des sujets moins sensibles et moins graves. Bean observait avec un certain plaisir Peter qui souffrait le martyre : que de temps gaspillé en vains bavardages ! J’en sais davantage que toi sur ta mère, songeait Bean ; j’éprouve plus de respect que toi pour elle. Mais c’est toi qu’elle aime. Avec agacement, il nota le pincement de jalousie qu’il ressentait. Nul n’est à l’abri de ces émotions mesquines, il le savait bien ; mais il devait trouver le moyen de faire la différence entre l’observation objective et les chuchotements insidieux de ses propres désirs. Il fallait que Peter aussi l’apprenne. La confiance que Bean avait accordée si spontanément à Mme Wiggin allait devoir s’établir petit à petit entre Peter et lui. Pourquoi cela ? Parce qu’ils se ressemblaient trop, parce qu’ils étaient rivaux par nature, parce qu’ils pouvaient facilement devenir des ennemis mortels. Suis-je un nouvel Ender à ses yeux et lui un nouvel Achille aux miens ? Si Achille n’existait pas, regarderais-je Peter comme le mal que je dois détruire ? Et, si nous arrivons à vaincre Achille ensemble, serons-nous obligés de nous retourner l’un contre l’autre en réduisant à néant nos victoires, en rasant tout ce que nous aurons bâti ? 10 FRÈRES D’ARMES À : RusFriend%BabaYaga@MosPuh.net De : VladDragon%slavnet.com Sujet : Obédience Clarifions tout d’abord un point : je ne me suis jamais « allié » à Achille. D’après ce que je pouvais observer, Achille parlait pour toute la Russie, et c’est elle que j’ai accepté de servir, décision qui ne m’inspire aucun regret. À mes yeux, les divisions artificielles entre les peuples de la grande Slavie n’ont d’autre but que d’empêcher les uns et les autres d’exprimer tout leur potentiel dans le monde. Dans la confusion née de la révélation de la véritable nature d’Achille, j’accueillerais favorablement toute occasion d’être de quelque utilité. Les connaissances que j’ai acquises à l’École de guerre pourraient bien changer l’avenir de notre peuple. Si ma relation avec Achille me l’interdit, qu’il en soit ainsi ; mais il serait dommage que tous souffrent du dernier acte de sabotage d’un malade mental. C’est aujourd’hui qu’on a le plus besoin de mes compétences. Notre mère la Russie ne trouvera pas fils plus fidèle que votre serviteur. Pour Peter, le dîner chez Leblon en compagnie de ses parents, de Bean et de Carlotta se résuma à de longues périodes où il s’ennuyait à mourir entrecoupées de brefs instants de terreur panique. Rien de ce qui se disait ne présentait le moindre intérêt ; comme Bean se faisait passer pour à peine plus qu’un touriste en visite au sanctuaire d’Ender, on ne parlait que d’Ender, encore d’Ender et toujours d’Ender. Mais il était inévitable que la conversation flirte avec des sujets extrêmement sensibles, avec des détails qui risquaient de dévoiler les activités clandestines de Peter et d’anéantir à l’avance le rôle que Bean serait peut-être amené à tenir. Le pire moment du repas fut celui où sœur Carlotta – qui, religieuse ou non, pouvait se révéler une garce pleine de malignité quand elle le voulait – se mit à questionner Peter sur ses études à l’UNCG, alors qu’elle savait pertinemment que son inscription à la faculté lui servait de couverture pour des activités autrement importantes. « Je m’étonne seulement que tu suives un cursus ordinaire ; tu possèdes manifestement des dons qu’il faudrait exploiter sur une plus vaste échelle, dit-elle. — J’ai besoin de mon diplôme comme tout le monde, répondit Peter qui bouillait intérieurement de rage impuissante. — Mais pourquoi ne pas emprunter une filière qui te préparerait à jouer un rôle sur la grande scène des affaires internationales ? » Ironiquement, ce fut Bean qui le tira du pétrin. « Allons, mamie, fit-il, quelqu’un d’aussi doué que Peter Wiggin est déjà préparé à faire ce qu’il veut quand il le veut. Les études qu’il suit sont une formalité destinée à démontrer qu’il est capable d’obéir aux règles quand il le faut. C’est bien ça, Peter ? — À peu près. Je m’intéresse encore moins que vous à mes études et vous ne devriez pas vous y intéresser du tout. — Si elles te déplaisent à ce point, intervint son père, pourquoi te payons-nous la fac ? — Nous ne payons rien du tout, lui rappela son épouse. Le cursus scolaire de Peter est si exceptionnel que c’est la fac qui lui verse des fonds pour qu’il y reste. — Mais elle n’en a pas pour son argent, on dirait, fit monsieur Wiggin. — Elle a ce qu’elle désire, rétorqua Bean. Jusqu’à la fin des jours de Peter et quels que soient ses exploits futurs, on mentionnera qu’il a fait ses études à l’UNCG. Pour elle, il représentera une véritable publicité ambulante. C’est un excellent retour sur investissement, vous ne trouvez pas ? » Le petit avait employé à la perfection le genre de langage que son père comprenait ; Peter devait reconnaître que Bean savait s’adapter à son public. Cependant, il était agaçant qu’il ait si rapidement jaugé la stupidité de ses parents et qu’eux-mêmes se laissent si volontiers caresser dans le sens du poil. C’était comme si, en prenant l’initiative de la conversation, Bean soulignait que Peter vivait encore dans sa famille tandis que lui-même se colletait avec la vie, la vraie, ce qui n’arrangeait pas l’état des nerfs de Peter. C’est seulement après la fin du repas, au moment où ils quittaient le restaurant brésilien en direction de la station Market/Holden, que Bean lâcha sa bombe. « Vous le savez, maintenant que nous nous sommes démasqués ici, nous devons rentrer tout de suite dans la clandestinité. » Les parents de Peter répondirent par quelques mots de sympathie, puis Bean reprit : « Je me demandais pourquoi Peter ne nous accompagnerait pas. Et s’il s’éloignait quelque temps de Greensboro ? Ça te dirait, Peter ? Tu as un passeport ? — Non, dit madame Wiggin, en même temps que son fils disait : Bien sûr que oui ! — Tu as un passeport ? demanda sa mère. — En cas de besoin, c’est tout. » Il se retint d’ajouter qu’il en possédait six en réalité, de quatre pays, ainsi que dix identités bancaires différentes alimentées par ses prestations journalistiques. « Mais on est en plein semestre, objecta son père. — Je peux prendre un congé à ma convenance. Ça me paraît intéressant ; où est-ce que vous allez ? — Nous l’ignorons, répondit Bean. Nous ne prenons notre décision qu’à la dernière minute. Mais nous pouvons t’indiquer par courriel où nous nous trouvons. — Les adresses électroniques du campus ne sont pas sécurisées, fit remarquer monsieur Wiggin. — Aucune adresse n’est vraiment sûre de toute manière, n’est-ce pas ? fit son épouse. — Oui, mais il s’agira naturellement d’un message codé, dit Bean. — Je ne trouve pas ça très raisonnable, observa monsieur Wiggin. Peter, tu considères peut-être la fac comme une formalité, mais il te faut tout de même ton diplôme pour te lancer dans la vie. Tu dois mener jusqu’au bout une entreprise à long terme ; si ton dossier scolaire montre que tu as suivi des études en pointillés, ça ne fera pas bonne impression auprès des meilleures sociétés. — Mais que crois-tu que je veuille devenir ? demanda Peter, agacé. Cadre costard-cravate joyeux comme un doryphore ? — J’ai horreur que tu te serves de ce pseudo-argot de l’École de guerre, répondit son père. Tu n’y as jamais mis les pieds et, à t’entendre parler comme ça, on te prendrait pour un groupie boutonneux ! — Pas sûr, intervint Bean avant que Peter ait le temps d’éclater. Moi, j’y ai été, et sa façon de s’exprimer cadre bien. Tenez, le terme « groupie » était autrefois très spécialisé, n’est-ce pas ? Mais il a pris un sens général simplement parce que beaucoup de gens s’en sont servis. — N’empêche qu’on dirait un gamin », fit monsieur Wiggin ; mais ce n’était qu’une ultime pique, songea Peter ; papa et son pitoyable besoin de toujours avoir le dernier mot ! Il se tut, mais il ne remerciait pas pour autant Bean d’avoir pris son parti ; au contraire, ce gosse commençait à lui porter vraiment sur les nerfs. Il se comportait en sauveur, comme s’il avait le droit de s’immiscer dans sa vie et de s’ingérer entre ses parents et lui, et Peter s’en sentait amoindri. Ceux qui lui écrivaient et lisaient ses écrits signés du nom de Locke ou de Démosthène ne le prenaient jamais de haut, parce qu’ils ignoraient avoir affaire à un adolescent ; l’attitude de Bean, en revanche, présentait un avant-goût de ce qui l’attendait. S’il apparaissait au grand jour sous sa véritable identité, il aurait aussitôt à faire face à la condescendance des adultes. Ceux qui tremblaient naguère à l’idée de tomber sous le microscope de Démosthène, ceux qui cherchaient avidement l’imprimatur de Locke, tous ces gens écarteraient négligemment ce que Peter écrirait en disant « C’est bien la façon de penser d’un adolescent ! » ou bien, plus compatissants mais non moins accablants : « Quand il aura davantage d’expérience, il comprendra que…» Les adultes sortaient ce genre de phrases à tout bout de champ, comme s’il existait vraiment une corrélation entre l’acquisition d’expérience et le gain en sagesse, comme si ce n’étaient pas les adultes qui proféraient la majorité des idioties qu’on entendait dans le monde. En outre, Peter ne pouvait se défaire de l’impression que Bean se régalait de la situation, qu’il jouissait de le voir à son désavantage. Mais qu’est-ce que ce petit fouineur était venu fiche chez lui ? Ah, pardon : chez Ender, naturellement. Mais il savait que Peter habitait là ; et lui-même, en rentrant pour découvrir Bean en train de bavarder avec sa mère, avait eu le sentiment de prendre un cambrioleur en flagrant délit. Ce gosse lui avait déplu dès l’abord, surtout après que, vexé, il l’eut planté dans la rue, tout ça parce qu’il n’avait pas répondu immédiatement à sa question. D’accord, Peter le taquinait un peu, c’était vrai, et il s’y ajoutait un soupçon de condescendance ; il s’amusait avec le petit avant de lui apprendre ce qu’il désirait savoir. Mais la revanche de Bean avait été excessive, surtout cet épouvantable dîner… Et pourtant… Bean appartenait au monde réel et c’était l’outil le plus performant qu’ait produit l’École de guerre. Peter pouvait en avoir l’usage, peut-être même le besoin, précisément parce qu’il ne lui était pas permis de se présenter sans masque au grand public, alors que Bean, lui, restait crédible malgré sa taille et son âge parce qu’il avait participé aux combats contre les doryphores. Il avait la possibilité d’intervenir en personne au lieu de devoir tirer des ficelles en coulisses ou s’efforcer d’orienter les décisions du gouvernement en jouant sur l’opinion publique. Si Peter parvenait à s’assurer une sorte de traité de collaboration avec lui, cela compenserait largement son impuissance. Ah, si seulement Bean n’était pas d’une suffisance aussi insupportable ! Non, il ne devait pas laisser les émotions l’empêcher de se concentrer sur sa tâche. « Bon, écoutez, dit Peter. Maman, papa, vous êtes occupés demain matin, mais mon premier cours n’est qu’à midi. Je pourrais accompagner nos deux invités là où ils vont passer la nuit pour discuter de la possibilité d’aller sur le terrain avec eux. — Je ne veux pas que tu disparaisses dans la nature en laissant ta mère se ronger les sangs, répondit son père. Nous avons tous compris, je pense, que le jeune monsieur Delphiki attire les ennuis comme le miel les mouches, et il me semble que ta mère a déjà perdu assez d’enfants pour ne pas avoir encore à s’inquiéter qu’il t’arrive quelque chose. » Peter frémit d’exaspération : son père s’exprimait toujours comme si sa mère était la seule qui se ferait du mouron, la seule qui se soucierait de son sort. Et, si c’était vrai – comment savoir avec son père ? –, c’était encore pire. Ou bien il se fichait de ce qui arrivait à Peter, ou bien il s’y intéressait mais il était trop nul pour le reconnaître. « Je ne quitterai pas la ville sans avertir maman, dit-il. — Inutile de faire de l’ironie, répliqua son père. — Chéri, intervint sa mère, Peter n’a plus cinq ans ; ne le gronde donc pas devant tout le monde. » Ce qui donna l’impression, naturellement, qu’il avait dans les six ans. Merci du coup de main, maman ! « Que la vie de famille est compliquée ! » fit sœur Carlotta. Ah, bravo, très sainte garce ! se dit Peter. C’est Beau et toi qui avez tout compliqué, et maintenant tu prends des airs angéliques pour nous faire remarquer que la situation est beaucoup plus agréable pour des gens sans attaches comme vous deux ! Eh bien, mets-toi dans le crâne que mes parents sont ma couverture ! Je ne les ai pas choisis mais je dois me servir d’eux. Alors, si tu te moques de moi, c’est que tu n’y connais rien – et que tu es jalouse, sans doute, vu que tu n’auras jamais de gosse et que tu ne te feras même jamais sauter, madame l’épouse du Christ ! « Ce pauvre Peter écope du pire des deux mondes, déclara sa mère. On a toujours placé la barre plus haut pour lui que pour les autres parce qu’il est l’aîné, mais il est aussi le dernier de nos enfants encore chez nous et il se fait traiter en bébé plus qu’il ne peut le supporter. Quelle tristesse que les parents soient de simples mortels qui commettent sans cesse des erreurs ! Je songe que Peter regrette parfois de ne pas avoir été élevé par des robots ! » À ces mots, Peter eut envie de se liquéfier sur le trottoir et de passer le restant de ses jours sous la forme d’une dalle de ciment indistincte des autres. Il s’entretenait avec des espions, des officiers, des leaders politiques, des hommes de pouvoir, et sa mère demeurait capable de l’humilier à volonté ! « Fais ce que tu veux, dit son père. Tu es majeur, nous ne pouvons pas t’en empêcher. — De toute manière, nous ne pouvions déjà pas ; l’empêcher de n’en faire qu’à sa tête quand il était mineur », fit sa mère. Un peu, mon neveu ! songea Peter. « Le malheur d’avoir des enfants plus intelligents que soi, reprit son père, c’est qu’ils sont persuadés que la supériorité de leurs processus analytiques suffit à compenser leur manque d’expérience. » Si je n’étais qu’un petit morveux comme Bean, se dit Peter, cette remarque aurait été la goutte qui fait déborder le vase ; j’aurais pris mes cliques et mes claques et je ne serais pas revenu d’une semaine, et encore, à condition que je revienne. Mais je ne suis pas un mioche, je sais dominer mes rancœurs et me concentrer. — Tout le monde sauf celle qui a envoyé le message. C’est Petra que je veux. — Moi, c’est la paix dans le monde, répondit Peter. Tu ne vois pas assez grand. — Peut-être, mais, de mon point de vue, c’est toi qui ne vois pas assez grand, avec tes petits jeux électroniques, à faire circuler des histoires dans tous les sens. Moi, j’ai une amie qui m’a fait confiance et qui m’a appelé au secours parce qu’elle était aux mains d’un fou dangereux, et, à part moi, tout le monde se balance de ce qui lui est arrivé. — Pas sa famille », murmura sœur Carlotta. Peter constata avec plaisir qu’elle reprenait Bean aussi ; garce, mais sans parti pris, quoi. « Tu veux sauver le monde, mais tu n’y arriveras qu’en remportant une bataille à la fois, qu’en gagnant à ta cause un pays à la fois, et tu auras besoin de gens comme moi, qui n’ont pas peur d’aller au charbon, dit Bean. — Fais-moi grâce de tes illusions ! s’exclama Peter. Tu n’es qu’un môme qui se planque ! — Je suis un général entre deux armées, répliqua Bean. Sinon, tu ne serais pas en train de me parler. — Et il te faut une armée pour aller secourir Petra, c’est ça ? — Elle est donc toujours en vie ? — Qu’est-ce que tu veux que j’en sache ? — Je l’ignore, mais tu en sais davantage que tu ne m’en dis et, si tu ne me livres pas tout de suite les infos que tu détiens, espèce d’oumé puant, j’en ai fini avec toi ; je te laisse faire mumuse sur les réseaux et je vais chercher quelqu’un qui n’ait pas peur de quitter les jupes de sa mère pour prendre quelques risques. » La rage aveugla Peter – l’espace d’un instant. Et puis il se calma, se forçant à considérer la situation d’un point de vue extérieur. Que lui montrait Bean ? Qu’il accordait plus d’importance à la fidélité personnelle qu’à la stratégie à long terme. C’était dangereux mais pas fatal, et cela donnait l’avantage à Peter de savoir ce que Bean plaçait au-dessus de son ambition personnelle. « Ce que je sais sur Petra, dit Peter, c’est qu’elle a disparu en même temps qu’Achille. Mes sources en Russie m’ont informé que le seul groupe de libération qui a rencontré des problèmes était celui qui s’occupait de la secourir. Le chauffeur, un garde du corps et le chef du groupe ont été abattus. Rien ne laisse penser qu’elle ait été blessée, bien qu’on sache qu’elle était présente lors d’un des meurtres. — Comment ça ? demanda Bean. — Les éclaboussures résultant d’un tir à la tête à bout portant ont été arrêtées par un corps correspondant à sa taille et dont on a relevé la silhouette sur la paroi intérieure de la camionnette. Elle devait être couverte du sang de la victime, mais on n’a pas trouvé trace du sien. — Ensuite ? — Un petit jet privé, qui appartenait autrefois à un ponte de la mafia russe mais que le service d’espionnage qui commanditait Achille avait confisqué pour son propre usage, a décollé d’un aérodrome proche et, après une étape de ravitaillement en carburant, s’est posé en Inde. Un membre du personnel d’entretien de l’aéroport a dit qu’il avait pensé à un couple en lune de miel ; il n’y avait que le pilote et les deux jeunes gens. Mais pas de bagage. — Ainsi, il la garde auprès de lui, fit Bean. — En Inde, ajouta sœur Carlotta. — Où mes contacts sont tous devenus muets, déclara Peter. — Morts ? demanda Bean. — Non, prudents tout simplement. L’Inde est le pays le plus peuplé de la planète, il y règne des inimitiés qui durent depuis des générations et elle se sent blessée dans son amour-propre de se voir traitée comme un État de seconde zone par la communauté internationale. — Pourtant, le Polémarque est indien, observa Bean. — Et il existe des raisons de penser qu’il transmet des données de la F.I. aux autorités militaires de son pays, dit Peter. On ne peut rien prouver, mais Chamrajnagar n’est pas aussi neutre qu’il voudrait le faire croire. — Et tu en conclus que, du point de vue indien, Achille serait le personnage idéal pour aider l’Inde à déclencher une guerre. — Non, répondit Peter. J’en conclus que, du point de vue d’Achille, l’Inde serait l’État idéal pour l’aider à jeter les bases d’un empire. C’est de Petra que le pays a besoin pour lancer une campagne militaire. — Ainsi, Petra serait le passeport dont Achille se servirait pour accéder à une position de pouvoir en Inde. — C’est l’hypothèse que je retiendrais, fit Peter. Je ne sais rien de plus et mes conjectures ne vont pas plus loin ; mais je peux prédire que tes chances de parvenir jusqu’à Petra pour la délivrer sont nulles. — Excuse-moi, répliqua Bean, mais tu ignores ce dont je suis capable. — En ce qui concerne l’espionnage, les Indiens sont loin derrière les Russes ; je pense que ton déploiement de paranoïa est désormais superfétatoire. Achille n’est plus en mesure de t’atteindre. — Ce n’est pas parce qu’il se trouve en Inde, répliqua Bean, qu’il est limité aux seules informations que les services de renseignements indiens peuvent lui fournir. — Celui qui l’employait en Russie est en train de changer de mains et il va certainement fermer boutique. — Je connais Achille, et tu peux me croire : s’il s’est réfugié en Inde et qu’il travaille pour l’État, sois certain qu’il l’a déjà trahi, et qu’il a noué des contacts et prévu des positions de repli dans trois autres pays au moins – dont l’un au minimum possède un service de renseignements qui couvre chaque centimètre carré de la planète. Si tu commets l’erreur d’imaginer qu’Achille se laisse arrêter par les frontières et les alliances, tu n’as pas une chance en face de lui. » Peter toisa Bean ; il avait envie de lui répondre qu’il ne lui apprenait rien, mais ç’aurait été un mensonge. Il ne connaissait pas Achille tel qu’il venait de lui être dépeint, sinon au sens abstrait où il s’efforçait de ne jamais sous-estimer l’adversaire. Bean en savait davantage que lui sur Achille. « Merci, dit-il. Je n’avais pas pris en compte cet aspect de la situation. — Je sais, répondit Bean sans fausse courtoisie. C’est une des raisons pour lesquelles je pense que tu vas à l’échec : tu te crois mieux renseigné que tu ne l’es en réalité. — Mais j’écoute et j’apprends. Peux-tu en dire autant ? » Sœur Carlotta éclata de rire. « J’ai l’impression que les deux garçons les plus orgueilleux du monde ont fait enfin connaissance et qu’ils n’apprécient guère ce qu’ils voient ! » Peter ne lui adressa même pas un coup d’œil ; Bean non plus. « À vrai dire, si, fit Peter, j’apprécie ce que je vois. — J’aimerais pouvoir te retourner le compliment, répondit Bean. — Reprenons notre marche, dit Peter ; nous sommes restés trop longtemps sans nous déplacer. — Au moins, il commence à se mettre à l’unisson de notre paranoïa, glissa sœur Carlotta. — Quand l’Inde va-t-elle passer à l’acte ? demanda Peter. Le plus évident serait qu’elle déclare la guerre au Pakistan. — Encore ? fit Bean. Non, le Pakistan lui resterait sur l’estomac : l’Inde ne pourrait pas poursuivre son expansion, trop occupée à maîtriser les musulmans ; elle se retrouverait avec une guérilla terroriste sur les bras, à côté de laquelle sa vieille guéguerre contre les Sikhs aurait l’air d’une fête d’anniversaire. — Pourtant, elle ne peut attaquer nulle part ailleurs tant que le Pakistan se tient prêt à lui planter un poignard dans le dos à la première occasion. » Bean eut un large sourire. « La Birmanie ? Mais est-ce qu’elle vaut la peine qu’on s’en empare ? — Elle se trouve sur la route qui mène à des conquêtes plus intéressantes, à condition que la Chine n’y mette pas le holà. Mais tu laisses la question pakistanaise de côté ? — Molotov et Ribbentrop », répondit Bean. Les deux hommes qui avaient négocié le pacte de non-agression entre la Russie et l’Allemagne dans les années 1930, pacte par lequel les deux États se partageaient la Pologne et qui laissait l’Allemagne libre de déclencher la Seconde Guerre mondiale. « À mon avis, il faudra plus qu’une simple entente, dit Peter ; je songe à une alliance à un certain niveau. — Imaginons que l’Inde propose de laisser le Pakistan libre d’attaquer l’Iran afin de s’emparer de son pétrole ; du coup, l’Inde a les coudées franches du côté oriental pour faire main basse sur les pays qui subissent depuis longtemps son influence culturelle, Birmanie, Thaïlande – mais sans toucher aux États musulmans pour que le Pakistan ait la conscience tranquille. — Et la Chine va rester les bras croisés ? fit Peter. — Possible, si l’Inde lui jette le Vietnam comme os à ronger, répondit Bean. Le monde est mûr pour une division entre grandes puissances dont l’Inde tient à faire partie. Avec Achille comme stratège, Chamrajnagar pour lui fournir des renseignements et Petra à la tête de ses armées, elle peut jouer dans la cour des grands. Et puis, une fois le Pakistan épuisé d’avoir combattu contre l’Iran…» La trahison, inévitable, sauf si le Pakistan frappe le premier. « Difficile à prédire, si loin dans un avenir hypothétique, remarqua Peter. — Mais c’est la façon de penser d’Achille, dit Bean. Il a toujours deux trahisons d’avance. À l’époque où il se servait de la Russie, il avait peut-être déjà passé son accord avec l’Inde. Pourquoi pas ? À long terme, si la Terre est la queue, c’est l’Inde qui est le chien. » Bean aboutissait à des conclusions précises, mais il avait surtout l’œil vif. Il manquait d’informations détaillées, naturellement – comment se les serait-il procurées ? –, et pourtant l’image d’ensemble ne lui échappait pas. Il réfléchissait comme un vrai stratège, à l’échelle mondiale. C’était un interlocuteur valable. « Écoute, Bean, fit Peter, voici mon problème : je pense pouvoir te donner les moyens d’entraver les plans d’Achille, mais je ne sais pas si tu ne vas pas commettre une erreur. — Je n’organiserai une opération de sauvetage pour Petra qu’une fois certain qu’elle réussira. — Tu parles ! On n’est jamais certain de la réussite d’une opération militaire. Et, de toute façon, ce n’est pas ce qui m’inquiète ; je suis sûr que, si tu montais une telle entreprise, elle serait parfaitement planifiée et exécutée. — Alors qu’est-ce qui t’inquiète ? demanda Bean. — Ton idée présupposée que Petra désire être secourue. — Elle est exacte. — Achille est un séducteur, répondit Peter. J’ai étudié ses dossiers, son histoire. Ce gars-là possède apparemment un charisme très puissant ; il attire la confiance, même de ceux qui connaissent sa vraie nature. Ils se disent : « Moi, il ne me trahira pas, parce que nous avons une relation privilégiée. » — Et ensuite il les tue, je sais, fit Bean. — Mais Petra, elle, est-ce qu’elle le sait ? Elle n’a pas lu ses dossiers, elle ne l’a pas connu dans les rues de Rotterdam, elle ne l’a même pas croisé lors du bref séjour qu’il a fait à l’École de guerre. — Aujourd’hui, elle le connaît. — Tu en es sûr ? — Oui, mais je vais quand même te faire une promesse : je ne tenterai rien pour la libérer tant que je ne serai pas entré en communication avec elle. » Peter réfléchit un moment à cette déclaration. « Elle risque de te trahir, dit-il enfin. — Non, répondit Bean. — À te fier aveuglément aux gens, tu vas te faire tuer. Je n’ai pas envie que tu m’entraînes dans ta chute. — Non, c’est le contraire, fit Bean. Je ne fais pas confiance aux gens, sauf pour agir selon ce qu’ils jugent nécessaire, selon ce qu’ils considèrent comme leur devoir. Je connais Petra et je sais ce qu’elle regardera comme son devoir. C’est à moi que je me fie, pas à elle. — En outre, il ne peut pas t’entraîner dans sa chute, intervint sœur Carlotta, parce que tu n’es pas au sommet. » Peter la regarda sans chercher à dissimuler le mépris qu’elle lui inspirait. « Je suis où je suis et ce n’est pas en bas. — Locke a sa place, rétorqua la religieuse, tout comme Démosthène ; mais Peter Wiggin n’est nulle part. Peter Wiggin n’est rien. — Qu’est-ce qui vous prend ? fit l’intéressé d’une voix tendue. Ça vous gêne que votre petite marionnette, là, Bean, risque de couper certains des fils que vous tirez ? — Il n’y a pas de fils, répondit Carlotta ; de plus, tu es apparemment trop bête pour te rendre compte que c’est moi qui crois en ta destinée et non Bean. Lui se fiche royalement de savoir qui gouverne le monde, mais pas moi. Vu la morgue et la prétention dont tu fais preuve, j’en suis maintenant certaine : si quelqu’un est capable de barrer le chemin d’Achille, c’est toi. Mais tu souffres d’une faiblesse qui pourrait s’avérer fatale : on peut facilement te faire chanter en menaçant de révéler ta véritable identité au monde. Chamrajnagar la connaît et il fournit des renseignements à l’Inde. Crois-tu vraiment qu’Achille ne va pas découvrir – et très bientôt si ce n’est pas déjà le cas – qui se cache derrière Locke, le polémiste qui l’a fait chasser de Russie ? Crois-tu vraiment qu’il n’est pas déjà en train de planifier ta mort ? » Peter rougit d’humiliation en entendant la religieuse lui expliquer ce qu’il aurait dû déduire par lui-même. Mais elle avait raison ; il n’avait pas l’habitude de se préoccuper des dangers physiques. « C’est pour ça que nous tenions à ce que tu nous accompagnes, dit Bean. — Parce que ta couverture est bonne à jeter, ajouta Carlotta. — Dès que je me présenterai en personne aux médias et qu’on verra un adolescent, fit Peter Wiggin, la majorité de mes sources de renseignements se tariront. — Non, répondit sœur Carlotta. Tout dépend de la façon dont tu te présenteras. — Vous croyez que je n’ai pas retourné la question dans tous les sens des milliers de fois ? Tant que je n’aurai pas l’âge requis… — Non, répéta la religieuse. Réfléchis une seconde, Peter. Plusieurs gouvernements viennent de se prendre le bec pour dix enfants auxquels ils veulent confier le commandement de leurs armées, et toi tu es le frère aîné du plus célèbre d’entre eux ; ta jeunesse est un atout, contrairement à ce que tu imagines. Et si c’est toi qui décides quelle forme doit prendre la révélation de ta véritable identité au lieu d’en laisser à un autre le soin… — Ça fera scandale pendant un moment, dit Peter. Quelle que soit la forme que prendra ma présentation, les commentaires iront bon train pendant quelque temps, puis le public oubliera – mais, moi, j’aurai perdu la plupart de mes chroniques, on ne me rappellera plus au téléphone, on ne répondra plus à mes courriels ; pour le coup, je serai vraiment un simple étudiant. — À t’écouter, on a l’impression que tu as imaginé ce scénario il y a des années, fit sœur Carlotta, et que tu ne l’as pas examiné d’un œil neuf depuis. — Puisque la journée a l’air consacrée à me démontrer que je suis un âne bâté, exposez-moi donc votre plan. » Sœur Carlotta adressa un sourire entendu à Bean. « Ah, je me trompais. Il est capable d’écouter les autres. — Je vous l’avais bien dit », fit Bean. Un soupçon naquit chez Peter : ce dernier petit échange avait sans doute pour seul but de lui faire croire que Bean se trouvait dans son camp. « Laissez tomber le cirage de pompes et faites-moi part de votre plan. — Le mandat de l’actuel Hégémon arrive à échéance dans huit mois, déclara la religieuse. Faisons en sorte que des personnalités influentes, l’air de rien, commencent à parler de Locke comme successeur. — C’est ça votre plan ? Mais la fonction d’Hégémon n’a aucun poids ! — Erreur, répondit sœur Carlotta. La fonction a de l’importance, et il faudra plus tard que tu l’occupes pour devenir le chef légitime du monde face à la menace que constitue Achille. Mais ce n’est pas pour tout de suite ; pour l’instant, nous lançons le nom de Locke, non pour que tu deviennes Hégémon mais afin de te fournir un prétexte pour annoncer publiquement, sous l’identité de Locke, que ta candidature à un tel poste n’est pas envisageable parce que tu n’es qu’un adolescent. Tu révèles de ta propre initiative que tu es le frère aîné d’Ender, que c’est Valentine et toi qui avez travaillé des années à essayer de maintenir la cohésion de la Ligue et à préparer le monde à la guerre de la Ligue afin que la victoire de ton frère cadet ne conduise pas l’humanité à l’auto-destruction. Mais tu es encore trop jeune pour occuper une fonction chargée de tant de responsabilités publiques. Tu vois le schéma ? Ton annonce n’a plus rien d’un aveu et ne donne plus prise au scandale ; c’est au contraire un exemple de plus de ta noblesse de cœur qui te pousse à faire passer l’ordre, les intérêts et la paix du monde avant ton ambition personnelle. — N’empêche que j’y perdrai des contacts, dit Peter. — Mais relativement peu. La nouvelle aura une tournure positive : Locke est le frère du génial Ender Wiggin et c’est lui-même un adolescent surdoué. — Mais il ne faut pas perdre de temps, intervint Bean. Tu dois agir avant qu’Achille puisse frapper, parce que ton identité sera de toute manière rendue publique d’ici quelques mois. » La religieuse le reprit : « Quelques semaines plutôt. » Peter était furieux contre lui-même. « Comment est-ce que ça m’a échappé ? C’est pourtant évident ! — Ça faisait des années que tu te servais de la même mécanique et elle marchait parfaitement, répondit Bean. Mais Achille a tout bouleversé : tu ne t’étais jamais trouvé dans la ligne de mire de personne jusqu’ici. L’important pour moi n’est pas que les conséquences t’aient échappé mais que tu aies accepté de nous écouter quand nous te les avons présentées. — J’ai donc réussi votre petit examen ? fit Peter, soudain hargneux. — Comme j’espère réussir le tien, répondit Bean. Si nous devons collaborer, il est impératif que nous puissions nous dire la vérité. Maintenant je sais que tu m’écouteras ; il faudra que tu te contentes de ma parole pour la réciproque. Mais tu as vu que je tenais compte des propos de sœur Carlotta, non ? » L’estomac de Peter se nouait de peur. Ils avaient raison : l’heure avait sonné, les vieux schémas n’étaient plus de mise et c’était effrayant, parce qu’il devait à présent sortir tous ses atouts et qu’il risquait d’échouer. Mais s’il n’agissait pas sans tarder, s’il ne s’exposait pas au danger, l’échec était assuré. C’était inévitable avec Achille dans l’équation. « Eh bien, fit-il, comment allons-nous déclencher cette vague de fond en ma faveur de façon à ce que j’aie l’honneur de décliner la candidature à l’Hégémonie ? — Oh, rien de plus facile, répondit Carlotta. Si tu me donnes le feu vert, les médias se feront l’écho d’ici demain de rumeurs selon lesquelles une source bien informée du Vatican confirme qu’on évoque le nom de Locke comme successeur possible de l’Hégémon à l’expiration de son mandat. — Alors, enchaîna Bean, on citera une personnalité haut placée de l’Hégémonie – le ministre de la Colonisation pour être précis, mais ce ne sera pas mentionné – qui aurait déclaré que Locke n’est pas seulement un bon candidat mais le meilleur, voire le seul, en tout cas le mieux placé s’il bénéficie du soutien du Vatican. — Vous aviez donc tout préparé à l’avance ? demanda Peter. — Non, répondit sœur Carlotta, mais il se trouve que nous connaissons deux personnes, mon ami du Vatican qui occupe de hautes fonctions et notre autre excellent ami l’ex-colonel Graff. — Nous engageons tous nos atouts, dit Bean, mais ils suffiront. Quand ces rumeurs se mettront à circuler, c’est-à-dire demain, il faut que tu sois prêt à répondre sur les réseaux d’info le matin suivant ; au moment où chacun donnera ses premières impressions sur ton tout nouveau statut de favori, le monde lira aussi la déclaration où tu annonceras que tu refuses de te présenter à une telle fonction parce que ta trop grande jeunesse te priverait de l’autorité qu’exige le poste d’Hégémon. — Et voilà précisément, enchaîna sœur Carlotta, l’attitude qui te fournira l’investiture morale pour te faire accepter comme Hégémon le jour venu. — En refusant la fonction, dit Peter, j’augmente donc mes chances d’y parvenir. — Pas en temps de paix, répondit Carlotta. En déclinant une offre de candidature en temps de paix, tu te retires simplement de la course. Mais la guerre va éclater, et alors celui qui a sacrifié son ambition pour le bien de la planète apparaîtra de plus en plus comme l’homme de la situation – surtout s’il s’appelle Wiggin. » Étaient-ils obligés de répéter sans cesse que sa parenté avec Ender avait plus d’importance que le travail qu’il avait accompli au cours des ans sous de fausses identités ? « Tu n’es pas opposé à recourir à ce lien de parenté, n’est-ce pas ? demanda Bean. — Je ferai ce qui sera nécessaire, répondit Peter, et je me servirai de tous les moyens efficaces. Mais… demain ? — Achille est arrivé en Inde hier, exact ? À chaque jour qui passe, le risque s’accroît qu’il révèle qui tu es réellement. N’espère pas qu’il attendra ; tu l’as démasqué devant le monde entier, et il doit crever d’envie de te rendre la monnaie de ta pièce. Or Chamrajnagar ne se gênera pas pour lui apprendre ce qu’il sait. — C’est vrai, fit Peter. Chamrajnagar m’a déjà laissé entrevoir ce qu’il pense de moi. Il ne lèvera pas le petit doigt pour me protéger. — Nous y revoilà donc, dit Bean : nous te donnons quelque chose et tu vas t’en servir. Alors vas-tu m’aider aussi ? Comment accéder à une position telle que je dispose de troupes à entraîner et à commander ? À part en retournant en Grèce, je veux dire. — Non, pas la Grèce, répondit Peter. Elle ne t’est pas utile et, au bout du compte, elle n’agira que sur l’autorisation de la Russie. Aucune liberté d’action. — Où alors ? demanda sœur Carlotta. Où as-tu de l’influence ? — En toute modestie, pour l’instant, j’en ai partout. Après-demain, je risque de ne plus en avoir nulle part. — C’est donc aujourd’hui qu’il faut nous décider, fit Bean. Où ? — En Thaïlande. La Birmanie n’a aucune chance de résister à une attaque indienne ni de former une coalition avec d’autres pays pour s’en protéger ; en revanche, la Thaïlande est historiquement à la tête de l’Asie du Sud-Est. C’est le seul État de la région qui n’ait jamais connu la colonisation, le chef naturel des populations de langue thaïe des pays voisins ; et il possède une puissante armée. — L’ennui, c’est que je ne parle pas thaï, dit Bean. — Ce n’est pas un problème, répondit Peter. Ces gens sont polyglottes depuis des siècles, et il est dans leurs traditions de permettre à des étrangers d’occuper des postes de pouvoir et d’influence au sein même de leur gouvernement, du moment qu’ils se montrent fidèles aux intérêts du pays. Toi, tu vas devoir partager leur sort, et eux vont devoir te faire confiance ; mais, manifestement, tu sais faire preuve de loyauté. — Pas du tout, rétorqua Bean. Je suis foncièrement égoïste. Je survis, rien de plus. — Oui, mais tu survis en restant d’une loyauté indéfectible envers les rares personnes dont tu dépends. Je me suis renseigné sur toi autant que sur Achille. — Les articles écrits sur moi ne reflètent que les fantasmes de leurs auteurs. — Je ne parle pas d’articles de presse ; j’ai lu les rapports que sœur Carlotta a transmis à la F.I. à propos de ton enfance à Rotterdam. » Bean et la religieuse se figèrent. Ah, j’ai réussi à vous surprendre ? Sans pouvoir s’en empêcher, Peter se réjouit d’avoir pu faire la preuve que, de son côté, il connaissait quelques détails sur eux. « Ces rapports étaient strictement confidentiels, dit Carlotta. Il n’aurait pas dû y avoir de doubles. — Ah, mais confidentiels pour qui ? fit Peter. Les secrets n’existent pas pour qui a des amis bien placés. — Je ne les ai pas lus, moi, ces rapports », intervint Bean. Carlotta posa un regard insistant sur Peter. « Certains renseignements sont sans intérêt sinon pour remplir les poubelles », dit-elle. Du coup, Peter se demanda quels secrets elle détenait sur Bean. Il avait parlé de rapports, mais il pensait en réalité à quelques feuilles du dossier d’Achille qui se référaient à certains des rapports en question comme sources d’information sur la vie des enfants des rues de Rotterdam. Les commentaires à propos de Bean n’étaient qu’accessoires ; Peter n’avait pas lu les rapports proprement dits, mais l’envie l’en démangeait à présent : à l’évidence, la religieuse faisait des cachotteries à Bean. Et Bean le savait. « Qu’y a-t-il dans ces rapports que vous ne voulez pas que Peter m’apprenne ? demanda-t-il d’une voix tendue. — Je devais convaincre les chefs de l’École de guerre que je me montrais impartiale avec toi, répondit sœur Carlotta ; j’ai donc dû introduire quelques appréciations négatives afin qu’ils croient en la justesse des positives. — Et vous pensez que j’en serais vexé ? — Oui, parce que, même si tu sais pour quel motif, tu n’oublieras jamais que c’est moi qui les ai couchées noir sur blanc. — Elles ne sont sûrement pas pires que ce que je peux imaginer. — La question n’est pas qu’elles soient négatives ou pire encore. Elles ne sont pas si noires que ça, sinon tu n’aurais jamais intégré l’École de guerre, d’accord ? Tu étais trop jeune, les dirigeants refusaient de croire aux résultats de tes tests et ils savaient que le temps manquerait pour te former si tu n’étais pas vraiment… tel que je te décrivais. Je tiens seulement à ce que tu ne gardes pas en mémoire ce que j’ai écrit sur toi de ma main ; et, si tu as un grain de bon sens, Bean, tu ne chercheras jamais à en prendre connaissance. — Toguro ! fit Bean. La personne à qui je me fie le plus au monde va colporter des salades sur moi dans mon dos, des salades tellement épouvantables qu’elle me supplie de ne pas les lire ! — Bon, ça suffit, ces bêtises, intervint Peter. Nous avons tous reçu quelques méchantes nasardes aujourd’hui, mais nous sommes alliés maintenant, n’est-ce pas ? Ce soir, vous travaillez dans mon intérêt en déclenchant cette vague de fond en faveur de Locke de façon à ce que je puisse révéler au monde ma véritable identité ; de mon côté, je dois vous faire entrer en Thaïlande et fournir à Bean une position de confiance et d’influence avant que je ne me démasque moi-même en public. Qui d’entre nous va s’endormir le premier, à votre avis ? — Moi, répondit sœur Carlotta, parce que je n’ai aucun péché sur la conscience. — Kuso, rétorqua Bean. Vous portez tous les péchés du monde. — Tu me confonds avec quelqu’un d’autre. » Aux oreilles de Peter, cet échange de piques sonnait comme le bavardage entre membres d’une famille : de vieilles plaisanteries qu’on répète parce qu’on les connaît bien et qu’elles ne font de mal à personne. Pourquoi cela ne se passait-il pas ainsi chez lui ? Peter taquinait Valentine naguère, mais elle ne s’ouvrait jamais à lui pour lui répondre sur le même registre ; au contraire, elle lui en voulait, elle avait même peur de lui. Quant à ses parents, il n’y avait rien à en tirer ; aucun trait d’ironie avec eux, aucune plaisanterie, aucun souvenir en commun. Ce sont peut-être bel et bien des robots qui m’ont élevé, se dit Peter. « Dis à tes parents que nous avons vraiment apprécié le repas avec eux, fit Bean. — Oui, il est temps que tu rentres te coucher, ajouta sœur Carlotta. — Vous n’allez pas dormir à votre hôtel cette nuit, n’est-ce pas ? demanda Peter. Vous allez quitter la ville. — Nous t’indiquerons par courriel comment nous contacter, répondit Bean. — Tu vas devoir t’éloigner de Greensboro toi aussi, tu t’en doutes, dit sœur Carlotta. Une fois que tu auras révélé ton identité, Achille saura où te trouver, et, même si l’Inde n’a aucune raison de t’éliminer, lui en a une : il tue tous ceux qui l’ont vu en position d’impuissance ; or, toi, tu ne l’as pas vu dans cette position : tu l’y as carrément mis. Dès l’instant où il pourra t’atteindre, tu seras condamné. » Peter se rappela l’attentat manqué contre Bean. « Ça ne le dérangeait pas de tuer tes parents en même temps que toi, n’est-ce pas ? demanda-t-il au jeune Grec. — Tu devrais peut-être mettre les tiens au courant de ta double vie, dit Bean, avant qu’ils ne l’apprennent par les réseaux, et ensuite les aider à quitter la ville. — Un moment viendra bien où nous devrons cesser de nous cacher d’Achille pour nous dresser franchement contre lui. — Oui, mais d’abord il faut trouver un gouvernement qui s’engage à te protéger, répondit Bean. En attendant, tu te planques et tes parents aussi. — À mon avis, ils refuseront de me croire quand je leur annoncerai que Locke, c’est moi. Quels parents accepteraient de se laisser convaincre ? Ils vont sans doute vouloir me faire interner pour troubles hallucinatoires. — Fais-leur confiance. Tu les considères comme stupides, mais je peux t’assurer que tu te trompes, au moins dans le cas de ta mère. Tu tiens bien ton intelligence de quelqu’un. Ils sauront faire face. » C’est ainsi que Peter, en rentrant chez lui à dix heures du soir, se rendit à la chambre de ses parents et frappa à la porte. « Qui est-ce ? fit son père. — Vous ne dormez pas encore ? demanda Peter. — Entre », dit sa mère. Pendant quelques minutes, ils échangèrent des propos banals sur le dîner, sœur Carlotta et le charmant petit Julian Delphiki – difficile d’imaginer qu’un être si jeune ait pu accomplir tant de choses au cours d’une si brève existence ! Ils continuèrent ainsi jusqu’à ce que Peter décide d’interrompre la conversation. « J’ai quelque chose à vous dire, déclara-t-il. Demain, des amis de Bean et de Carlotta vont lancer un mouvement bidon pour faire nommer Locke au poste d’Hégémon. Vous connaissez Locke ? Le commentateur politique ? » Ses parents acquiescèrent de la tête. « Et le lendemain matin, reprit Peter, Locke va annoncer publiquement qu’il doit refuser l’honneur qui lui est fait parce qu’il n’est en réalité qu’un adolescent qui habite à Greensboro, en Caroline du Nord. — Ah bon ? » fit son père. Ils ne comprenaient vraiment pas ou ils faisaient semblant ? « C’est moi, papa ! dit Peter. Locke, c’est moi ! » Ses parents échangèrent un regard. Peter attendit qu’ils lui sortent une imbécillité grosse comme eux. « Comptes-tu révéler aussi que Valentine tenait le rôle de Démosthène ? » demanda sa mère. L’espace d’un instant, il crut qu’elle plaisantait, que, pour elle, seule l’idée que Valentine écrivait sous le nom de Démosthène dépassait en absurdité celle que son fils pût être Locke. Et puis il prit conscience que sa question ne recelait nulle ironie. C’était un point important, un point qu’il devait impérativement clarifier ; il fallait dévoiler les dessous de la contradiction apparente entre Locke et Démosthène, ou bien Chamrajnagar et Achille disposeraient encore d’un moyen de pression sur lui. Il était essentiel de faire endosser dès l’abord la responsabilité de Démosthène à Valentine. Mais plus essentiel encore était le fait que sa mère n’ignorait rien de ses activités. « Depuis combien de temps es-tu au courant ? demanda-t-il. — Nous sommes très fiers de ce que tu as réussi à faire, dit son père. — Aussi fiers que nous le sommes d’Ender », renchérit sa mère. Sous le choc, Peter crut défaillir. Ses parents venaient de prononcer la phrase qu’il espérait le plus entendre depuis toujours sans se l’avouer complètement. Les larmes lui montèrent aux yeux. « Merci », murmura-t-il, puis il sortit, referma la porte et se précipita dans sa chambre. Par Dieu sait quel miracle, un quart d’heure plus tard, il eut assez repris la maîtrise de ses émotions pour écrire les lettres qu’il devait envoyer en Thaïlande puis se mettre à l’article où il dévoilait sa véritable identité. Ils étaient au courant ! Et, loin de le considérer comme un médiocre, comme un raté, ils étaient aussi fiers de lui que d’Ender ! Tout son univers allait bientôt se trouver bouleversé, sa vie transformée, il risquait de tout perdre comme de tout gagner, mais ce soir-là, quand il se coucha enfin et sombra dans le sommeil, il n’éprouvait qu’un bonheur béat et sans mélange. Troisième partie MANŒUVRES 11 BANGKOK Posté sur le forum d’histoire militaire par HectorVictorieux@pare-feu.net Sujet : Qui se rappelle Briséis ? Quand je lis L’Iliade, j’y vois la même chose que tout le monde, la poésie naturellement, et un document sur la guerre à l’âge héroïque du bronze. Mais je ne m’arrête pas là : c’est peut-être Hélène dont la perfection des traits a fait lancer un millier de navires, mais c’est Briséis qui a failli les couler. Briséis, une prisonnière impuissante, une esclave, et pourtant Achille s’est trouvé à deux doigts de rompre l’alliance grecque par amour pour elle. Le mystère qui éveille ma curiosité est le suivant : était-elle d’une beauté hors du commun ? Ou bien son intelligence seule attirait-elle Achille ? Non, sérieusement : captive d’Achille, son bonheur aurait-il duré longtemps ? Se serait-elle donnée à lui volontairement ou bien serait-elle restée esclave, hargneuse et rebelle ? Cela n’aurait évidemment rien changé pour Achille : dans un cas comme dans l’autre, il aurait joui d’elle sans se préoccuper de ce qu’elle éprouvait. Mais on peut imaginer Briséis dressant l’oreille en entendant l’histoire du talon d’Achille et transmettant discrètement l’information à quelque Troyen… Briséis, si seulement j’avais pu en savoir plus long sur toi ! Hector Victorieux. Bean passa le temps en disséminant des messages destinés à Petra sur tous les forums qu’elle avait des chances de visiter – si elle était en vie, si Achille l’autorisait à se promener sur les réseaux, si elle comprenait qu’un sujet de discussion intitulé « Qui se rappelle Briséis ? » faisait référence à elle et si elle était libre de répondre comme il l’en suppliait implicitement. Il la sollicitait en la désignant sous le nom d’autres femmes aimées par des chefs militaires : Guenièvre, Joséphine, Roxane – et même Barsine, l’épouse perse d’Alexandre le Grand que Roxane assassina peu après la mort de son mari ; et il signait du nom d’un ennemi mortel, d’un chef rival ou d’un successeur : Mordred, Hector, Wellington, Cassandre. Il prit le risque de laisser ces personnages fictifs exister, chacun ne recouvrant qu’un ordre de faire suivre à une autre identité anonyme qui recevait tous les messages sous forme cryptée dans une boîte postale électronique protégée par un protocole antifilature. Il pouvait ainsi lire son courrier sans laisser de trace ; mais il est toujours possible de franchir les pare-feu et de pirater les protocoles. Il pouvait se permettre certaines imprudences sur ces identités en ligne maintenant que sa position dans le monde réel était connue de personnes dont il ignorait si elles étaient dignes de confiance. On ne se soucie pas de l’efficacité du cinquième verrou de la porte de service quand celle de l’entrée est grande ouverte. On l’avait accueilli à bras ouverts à Bangkok. Le général Naresuan lui avait assuré que nul n’apprendrait sa véritable identité, qu’on lui fournirait des soldats à former, des données à analyser, et qu’on le consulterait sur tout tandis que l’armée thaïe se préparerait à toute éventualité. « Nous prenons très au sérieux l’avis de Locke selon lequel l’Inde va bientôt menacer la sécurité de notre pays, et nous aurons naturellement besoin de votre aide pour dresser des plans de défense. » Le ton était à la fois courtois et chaleureux. On avait installé Bean et Carlotta dans un appartement digne d’un officier général, on leur avait accordé des privilèges illimités concernant les repas et les achats personnels, et puis… on les avait oubliés. Nul ne les appelait, nul ne les consultait, les données annoncées n’arrivaient pas, les soldats à entraîner restaient invisibles. Bean se garda bien de se renseigner. Les promesses tenaient toujours, et, s’il posait des questions, Naresuan se sentirait pris en défaut et considérerait ces interrogations comme une sommation, ce qui n’était pas du tout le but recherché. Un événement avait modifié la situation et Bean en était réduit aux conjectures quant à sa nature. Tout d’abord, naturellement, il craignit qu’Achille ne se soit infiltré dans le gouvernement thaï, que ses agents ne connaissent précisément sa position et que sa mort ne soit imminente. Il avait alors renvoyé sœur Carlotta. La scène avait été pénible. « Tu devrais m’accompagner, dit-elle. Personne ne t’en empêchera. Va-t’en d’ici tranquillement. — Non, répondit Bean. Je ne sais pas quel est le problème, mais il relève sans doute de la politique locale ; quelqu’un ici n’apprécie pas ma présence. — Naresuan lui-même ou un autre. — Si tu t’estimes assez en sécurité pour rester, il n’y a aucune raison pour que je parte. — Vous ne pouvez plus passer pour ma grand-mère ici. La présence de quelqu’un pour me protéger ne fait qu’affaiblir ma position. — Épargne-moi la scène où tu veux m’entraîner, dit Carlotta. Je sais qu’il y a des raisons pour que tu aies les coudées plus franches si je m’en vais, et je sais aussi que je peux t’être très utile par différents moyens. — Si Achille a déjà appris où je me trouve, c’est qu’il a suffisamment infiltré Bangkok pour que je ne m’en sorte pas, répondit Bean. Mais vous, vous avez encore une chance. Il n’est peut-être pas encore au courant que je suis accompagné d’une femme plus âgée que moi, mais ça ne devrait pas tarder, et il veut votre mort autant que la mienne. Je n’ai pas envie de devoir m’inquiéter pour vous. — D’accord, je m’en vais. Mais comment te joindre puisque tu ne conserves jamais la même adresse ? » Il lui fournit le nom de son dossier sur la boîte postale antifilature qu’il utilisait, ainsi que la clé d’encryptage qu’elle mémorisa aussitôt. « Encore un point, dit Bean. À Greensboro, Peter a parlé de rapports écrits de votre main qu’il aurait lus. — Il mentait, je pense, répondit Carlotta. — Et moi je pense que votre réaction prouvait que, mensonge ou non, ces rapports existent bel et bien et que vous ne voulez pas que je les lise. — En effet, ils existent et je ne veux pas que tu les lises. — Raison de plus pour que vous vous en alliez », dit Bean. L’expression de la religieuse se durcit brusquement. « Tu es donc incapable de me faire confiance si je t’affirme que ces rapports ne renferment rien qu’il te faille savoir actuellement ? — Il faut que je sache tout ce qui me concerne, mes points forts comme mes points faibles. Vous détenez des renseignements sur moi dont vous avez fait part à Graff, que vous m’avez tus et que vous persistez à me cacher ; vous vous croyez supérieure à moi, ce qui vous donne le droit de prendre des décisions à ma place. Nous ne formons donc pas une véritable équipe. — Très bien, dit Carlotta. C’est dans ton intérêt que j’agis ainsi, mais je comprends que tu ne partages pas ce point de vue. » Son ton était glacial, cependant Bean la connaissait : ce n’était pas sa colère qu’elle dominait, mais sa peine et sa frustration. Lui-même se conduisait avec dureté, mais, pour le bien de la religieuse, il devait l’éloigner, l’empêcher de rester trop près de lui tant qu’il ignorait ce qui se passait à Bangkok. Leur petit accrochage à propos des rapports faciliterait son départ ; en outre, cette affaire agaçait réellement Bean. Elle quitta l’appartement un quart d’heure plus tard pour se rendre à l’aéroport. Neuf heures après, il trouva un courrier émanant d’elle sur sa boîte postale cryptée : elle avait atterri à Manille où elle pourrait disparaître dans les multiples institutions catholiques de la ville. Pas un mot de leur dispute, si c’était bien d’une dispute qu’il s’agissait, mais une brève référence à la « confession de Locke », selon l’expression des journalistes. « Pauvre Peter, écrivait Carlotta, lui qui est resté si longtemps en coulisses, il va avoir du mal à s’habituer à prendre la responsabilité de ses propos. » À son adresse protégée du Vatican, Bean répondit : « J’espère que Peter saura se montrer assez intelligent pour quitter Greensboro. Ce qu’il lui faut maintenant, c’est un petit pays à diriger pour acquérir un peu d’expérience administrative et politique. Sinon un pays, du moins le service des eaux d’une grande ville. » Et ce qu’il me faut, moi, songea Bean, ce sont des soldats à commander. Je suis venu pour ça. Pendant des semaines après le départ de Carlotta, aucune nouvelle ne lui parvint de la situation à Bangkok. Mais il devint rapidement évident qu’elle n’avait aucun rapport avec Achille, sans quoi il serait déjà mort ; elle n’avait rien à voir non plus avec la révélation que Locke n’était autre que Peter Wiggin : Bean avait été coupé de toute information avant que Peter publie sa déclaration. Pour passer le temps, il se pencha sur des questions qui lui paraissaient importantes. Il n’avait pas accès aux cartes de niveau militaire, mais il pouvait consulter celles, publiques et prises par satellite, du territoire qui s’étendait entre l’Inde et la Thaïlande : les montagnes du nord et de l’est de la Birmanie, les côtes de l’océan Indien. L’Inde possédait une flotte non négligeable selon les critères de la région ; était-il concevable qu’elle tente de franchir le détroit de Malacca pour frapper la Thaïlande au cœur depuis le golfe ? Il fallait se tenir prêt à toute éventualité. On pouvait trouver sur les réseaux des renseignements de base sur la composition des armées indienne et thaïe. La Thaïlande disposait d’une solide aviation susceptible de lui donner la haute main dans ce domaine si elle parvenait à protéger ses bases ; par conséquent, il serait essentiel de pouvoir installer des pistes d’atterrissage d’urgence en un millier de sites différents, exploit technologique tout à fait à la portée de l’armée thaïe – à condition qu’elle commence à s’y préparer sans tarder et répartisse des équipes de techniciens, des réserves de carburant et de pièces détachées dans tout le pays. Avec des champs de mines, ce dispositif assurerait la meilleure protection contre une invasion côtière. Autre point faible de l’Inde : les axes de ravitaillement et de progression. Comme la stratégie indienne consisterait inévitablement à lancer de vastes armées contre l’ennemi, il faudrait en retour les affamer et les harceler constamment par des attaques aériennes et une guérilla terrestre. En outre, si l’armée indienne parvenait, comme il était probable, jusqu’à la plaine fertile du Chao Phraya ou du plateau d’Aoray, elle devrait n’y trouver qu’un territoire entièrement dépouillé de ses ressources, les réserves alimentaires dispersées et cachées. C’était une stratégie du tout ou rien, où le peuple thaï souffrirait autant que l’armée indienne, voire davantage ; il fallait donc préparer les destructions de façon à ne les provoquer qu’au dernier moment et, autant que possible, disposer des moyens d’évacuer les femmes et les enfants sur des sites éloignés des combats, peut-être même dans des camps au Laos et au Cambodge. Naturellement, les frontières n’arrêteraient pas les Indiens, mais le terrain entraverait peut-être leur progression. Face à de multiples cibles isolées, les Indiens seraient obligés de diviser leurs forces ; alors, et alors seulement, les troupes thaïes auraient intérêt à prendre l’offensive, sous forme d’attaques éclairs sur des régiments de l’armée adverse ou bien, quand ce serait possible, de batailles rangées où la Thaïlande bénéficierait d’une égalité numérique temporaire avec l’ennemi et d’un appui aérien supérieur. Naturellement, pour ce que Bean en savait, il réinventait peut-être la doctrine militaire sur laquelle se fondait depuis longtemps la stratégie thaïe, et, s’il soumettait ces suggestions aux décideurs, il ne réussirait qu’à les agacer – ou à leur donner l’impression qu’il les traitait de haut. C’est donc avec le plus grand soin qu’il formula ses propositions, qu’il émailla de phrases telles que « nul doute que la procédure ne soit déjà en place » et « comme vous l’avez certainement prévu de longue date ». Évidemment, le retour de flamme restait possible si les choix évoqués avaient échappé à l’état-major ; il aurait alors l’air condescendant. Mais il fallait bien qu’il prenne le taureau par les cornes s’il voulait rompre le silence dans lequel il était prisonnier. Il relut ses propositions à plusieurs reprises en y apportant des corrections à chaque fois, et il attendit plusieurs jours avant de les transmettre afin de les considérer à loisir sous différents angles. Enfin, convaincu de les avoir rendues aussi inoffensives que possible rhétoriquement parlant, il les attacha à un courriel et les envoya à l’administration du Chakri, chef suprême de l’armée. Il n’avait pas trouvé moyen plus ostentatoire et potentiellement plus gênant pour le responsable militaire de lui faire parvenir ses notes : tout courrier arrivant à cette adresse tombait automatiquement sous les yeux de sous-fifres. Il aurait fait preuve de plus de discrétion en les imprimant et en les portant lui-même au destinataire ; mais son but était de donner un coup de pied dans la fourmilière. Si Naresuan avait souhaité plus de subtilité de sa part, il lui aurait indiqué une adresse électronique privée où s’adresser. Un quart d’heure après l’envoi de ses notes, sa porte s’ouvrit et quatre hommes de la police militaire entrèrent sans cérémonie. « Suivez-nous, monsieur », dit le sergent qui les commandait. Bean ne se donna pas la peine de poser des questions qui l’auraient retardé inutilement : les soldats ne connaissaient que les ordres qu’on leur avait donnés, et Bean apprendrait en quoi ils consistaient au fur et à mesure qu’ils les appliqueraient. On ne le conduisit pas au bureau du Chakri mais à des bâtiments provisoires installés sur les anciens terrains d’exercice ; l’armée thaïe n’avait renoncé que récemment aux grandes manœuvres comme partie intégrante de la formation des hommes et manifestation de puissance militaire – trois siècles seulement après que la guerre de Sécession avait démontré que le temps des batailles en formation était révolu ; pour une organisation militaire, c’était à peu près le délai normal. Parfois, Bean songeait, à demi convaincu, qu’il tomberait un jour sur une armée qui entraînait encore ses soldats à se battre à cheval, le sabre à la main. Il ne vit pas de plaque ni même de numéro sur la porte devant laquelle on le mena. Quand il la franchit, aucun des employés militaires présents ne leva le nez de son bureau pour le regarder. Leur attitude disait clairement que sa venue était attendue et sans importance ; ce qui signifiait, naturellement, qu’elle était en réalité d’une importance extrême, sans quoi ils n’auraient pas fait si parfaitement semblant de ne pas le remarquer. On le guida jusqu’à une porte que le sergent ouvrit devant lui. Il entra tandis que les hommes de la police militaire restaient dehors. La porte se referma derrière lui. Un commandant était assis au bureau. Il avait un grade excessivement élevé pour occuper un simple poste d’accueil mais, ce jour-là du moins, c’était apparemment son travail. Il enfonça la touche d’un intercom. « Le paquet est arrivé, annonça-t-il. — Envoyez. » La voix paraissait très jeune – si jeune que Bean comprit aussitôt la situation. C’était évident : la Thaïlande avait contribué au contingent de génies militaires qu’avait formés l’École de guerre ; or, bien qu’aucun membre du djish d’Ender n’eût été d’ascendance thaïe, le pays, comme de nombreux autres d’Asie du Sud-Est, avait été surreprésenté dans la population globale de l’École. Trois soldats thaïs avaient même servi dans l’armée du Dragon avec Bean, qui se rappelait parfaitement chaque enfant ainsi que son dossier complet : c’est lui qui avait dressé la liste de tous ceux qui devaient constituer l’armée d’Ender. Étant donné que la plupart des États paraissaient juger de la valeur de leurs diplômés de l’École de guerre en fonction de leur intimité relative avec Ender Wiggin, il était très probable qu’on avait confié aux trois des postes assez influents pour qu’il leur soit possible d’intercepter presque instantanément un rapport destiné au Chakri ; et, des trois, celui que Bean s’attendait à trouver à la position la plus éminente, celui qui jouerait le rôle le plus agressif, c’était… Surrey. Suriyawong, « monsieur Sourire » comme on l’appelait dans son dos parce qu’il avait toujours l’air mécontent. Et il était là en effet, debout derrière une table couverte de cartes. Étonné, Bean constata qu’il était presque aussi grand que Suriyawong. Autrefois, à l’École de guerre, Surrey n’avait rien d’un colosse, mais tout le monde dépassait largement Bean en taille. Il était donc en train de rattraper son retard ; peut-être ne passerait-il pas toute sa vie plus petit que la moyenne. C’était une idée réconfortante. En revanche, l’attitude de Suriyawong n’avait rien d’accueillant. « Ainsi, les puissances coloniales ont décidé de se servir de l’Inde et de la Thaïlande pour mener leurs guerres par pays interposés », dit-il. Bean comprit aussitôt ce qui irritait Suriyawong : Achille était belge d’origine wallonne et Bean grec. « Oui, naturellement, répondit-il. La Belgique et la Grèce vont régler leurs différends historiques bien connus sur les champs de bataille birmans. — Tu faisais partie du djish d’Ender, mais ça ne veut pas dire que tu as la moindre idée de la situation militaire thaïe. — La note que j’ai envoyée avait justement pour but de montrer que mes connaissances étaient limitées parce que Chakri Naresuan ne m’a pas donné accès aux renseignements que, selon lui, on devait m’accorder à mon arrivée. — Si jamais nous avons besoin de tes conseils, nous te fournirons des renseignements. — Si vous ne me fournissez que ceux dont vous pensez que j’ai besoin, mes conseils se résumeront à vous réciter ce que vous savez déjà ; dans ces conditions, je pourrais aussi bien rentrer chez moi tout de suite. — En effet, dit Suriyawong, ce serait le mieux. — Surrey, tu ne me connais pas vraiment. — Je sais que tu étais un petit vantard imassène qui devait toujours se montrer plus intelligent que les autres. — Parce que j’étais effectivement plus intelligent que les autres, répondit Bean. Mes résultats aux examens en témoignent. Et alors ? Ce n’est pas pour autant que j’ai été bombardé commandant de l’armée du Dragon ; ce n’est pas pour autant qu’Ender m’a nommé chef de section. Je sais parfaitement que l’intelligence n’est d’aucune valeur comparée aux qualités d’un bon commandant. Je sais aussi à quel point je suis ignorant de la situation en Thaïlande ; je ne suis pas venu parce que j’estimais ton pays battu d’avance s’il ne disposait pas de mon génie pour le mener au combat. Non, je suis venu parce que l’être le plus dangereux de la planète a pris les commandes en Inde et que, d’après mes raisonnements les plus poussés, la Thaïlande sera sa première cible. Je suis venu parce que, si on veut empêcher Achille d’imposer sa tyrannie au monde, c’est ici qu’il faut agir ; et j’ai pensé, comme Washington pendant la révolution américaine, que vous ne dédaigneriez pas l’aide d’un La Fayette ou d’un Steuben. — Si ta note ridicule constituait un exemple de ta précieuse aide, tu peux tout de suite faire tes bagages. — Vous êtes donc déjà capables d’installer des tarmacs provisoires pendant le vol d’un chasseur ? De façon à ce qu’il puisse se poser sur une piste qui n’existait pas quand il a pris l’air ? — C’est effectivement une idée intéressante ; nos ingénieurs planchent déjà dessus pour voir si elle est réalisable. » Bean hocha la tête. « Parfait ; je sais ce que je voulais savoir. Je reste. — Sûrement pas ! — Je reste parce que, même si tu es furieux de me voir ici, tu as su reconnaître une bonne idée et la mettre à l’étude. Tu n’es pas un idiot, donc tu vaux la peine que je travaille avec toi. » D’un geste rageur, Suriyawong abattit la main sur la table, puis il se pencha vers Bean. « Espèce de petit oumé prétentieux ! Je ne suis pas ton mouge ! » Bean répondit avec calme : « Suriyawong, je ne veux pas prendre ta place et je ne cherche pas à tout régenter chez toi. Je tiens seulement à me rendre utile. Pourquoi ne pas te servir de moi comme Ender le faisait ? Confie-moi quelques soldats à former, laisse-moi imaginer des opérations insolites et la façon de les réaliser ; permets-moi de me préparer pour que, quand la guerre éclatera et que tu auras besoin qu’on effectue une mission impossible, tu puisses m’appeler et me dire : “Bean, il faut faire quelque chose pour ralentir l’armée d’en face, et je ne dispose pas de troupes bien placées.” Là, je te répondrai : “L’ennemi puise son eau dans une rivière ? Parfait, on va lui coller la dysenterie pour une semaine, ça devrait le ralentir.” Et j’irai sur place, je verserai un agent biologique dans l’eau, je court-circuiterai leur système d’épuration et je m’éclipserai. À moins que tu ne disposes déjà d’une équipe de flanqueurs de diarrhée ? » Suriyawong maintint son expression de colère froide un moment encore, puis il craqua. Il éclata de rire. « Allez, Bean ! Tu as inventé cette idée à l’instant ou tu as vraiment préparé les plans d’une telle opération ? — Je viens de l’inventer. Mais elle est plutôt marrante, hein ? La dysenterie a changé le cours de l’histoire plus d’une fois. — Tous les États immunisent leurs soldats contre les agents biologiques connus ; et je ne vois pas comment empêcher les dégâts connexes sur la population en aval de ta rivière. — N’empêche, la Thaïlande mène sûrement dans ce domaine des recherches approfondies et très pointues, je me trompe ? — Des recherches à but purement défensif », dit Suriyawong. Puis il sourit et prit place dans son fauteuil. « Assieds-toi, assieds-toi. Tu te satisferais vraiment d’un poste d’arrière-plan ? — Non seulement je m’en satisferais, mais j’y tiens, répondit Bean. Si Achille apprenait ma présence ici, il trouverait le moyen de m’éliminer ; donc je ne veux pas d’une position en vue – tant que la guerre n’est pas vraiment engagée ; à ce moment-là, on pourrait porter un joli coup psychologique à Achille en lui faisant croire que c’est moi qui dirige les opérations. Ce ne sera pas vrai mais, s’il est persuadé de m’avoir en face de lui, ça risque de le rendre encore plus dingue. J’ai déjà déjoué ses plans dans le passé ; il a peur de moi. — Ce n’est pas ma propre position que je cherchais à protéger », fit Suriyawong. Bean comprit aussitôt que c’était faux, naturellement. « Mais la Thaïlande a su préserver son indépendance alors que tous les autres pays de la région étaient tombés sous la férule de l’Europe, et nous sommes très fiers d’avoir su empêcher les étrangers de nous envahir. — En même temps, de longue tradition, la Thaïlande accueille volontiers les étrangers – et se sert efficacement de leurs talents. — Tant qu’ils restent à leur place, dit Suriyawong. — Donne-m’en une et je saurai m’y tenir, répondit Bean. — Avec quel genre de contingent veux-tu travailler ? » Bean demanda relativement peu d’hommes et de matériel, mais il désirait que toutes les branches de l’armée soient représentées : deux chasseurs-bombardiers, deux navires de patrouille, une poignée d’ingénieurs, quelques centaines de soldats accompagnés de quelques véhicules au blindage léger et d’un nombre suffisant d’hélicoptères pour transporter le tout, à l’exception des navires et des avions. « Et l’autorité nécessaire pour réquisitionner ce qui nous passera par la tête. Des bateaux à rames, par exemple, des explosifs puissants pour nous entraîner à détruire des ponts et à provoquer des éboulements de falaises, bref, tout ce qui me viendra à l’esprit. — Mais pas question de t’engager dans les combats sans permission. — La permission de qui ? fit Bean. — La mienne, répondit Suriyawong. — Mais tu n’es pas le Chakri. — Le Chakri a pour seul rôle de me fournir tout ce que j’exige. J’ai la haute main sur toute la planification. — Je suis heureux de savoir qui est l’aboun ici. » Bean se leva. « Je te signale, pour ce que ça vaut, que c’est en ayant accès à tout ce qu’il savait que j’ai pu me montrer le plus utile à Ender. — Rêve toujours ! » répondit Suriyawong. Bean eut un sourire espiègle. « Je rêve de cartes détaillées et d’un bilan précis de l’état de l’armée thaïe. » Suriyawong réfléchit un long moment. « Combien de soldats envoies-tu au combat les yeux bandés ? demanda Bean. J’espère que je suis le seul. — Tant que je n’ai pas la certitude que tu fais bien partie de mes soldats, rétorqua Suriyawong, tu gardes ton bandeau. Mais… les cartes sont à ta disposition. — Merci. » Bean savait ce que craignait son ancien camarade : de le voir se servir des données qu’il pourrait dénicher pour inventer de nouvelles approches de la guerre et convaincre le Chakri qu’il ferait un meilleur stratège en chef que Suriyawong – car il était manifestement faux que ce dernier fût l’aboun de l’armée. Le Chakri Naresuan lui faisait confiance et lui avait délégué de grandes responsabilités, mais il conservait l’autorité, et Suriyawong était à ses ordres. Voilà pourquoi la présence de Bean l’inquiétait : il risquait de se faire évincer. Il ne tarderait pas à s’apercevoir que son rival potentiel ne s’intéressait pas aux intrigues de palais. Si Bean avait bonne mémoire, il était de sang royal – mais les derniers rois polygames du Siam avaient engendré tellement d’enfants que les Thaïs d’ascendance purement roturière devaient constituer l’exception plutôt que la règle. Chulalongkorn avait établi le principe, des centaines d’années plus tôt, que leur rang imposait aux princes de servir mais ne leur donnait pas automatiquement accès à des postes élevés. L’honneur obligeait Suriyawong à mettre sa vie à la disposition de la Thaïlande, mais sa position dans l’armée restait strictement soumise à l’appréciation de ses supérieurs. Maintenant que Bean savait qui lui mettait des bâtons dans les roues, il n’aurait guère de difficultés à débiner Surrey et à prendre sa place ; après tout, Suriyawong s’était vu confier la tâche de tenir les promesses de Naresuan à Bean et il avait délibérément désobéi aux ordres du Chakri. Il suffisait à Bean d’emprunter une porte dérobée – grâce à un contact de Peter sans doute – pour faire savoir à Naresuan que Suriyawong l’empêchait d’obtenir ce dont il avait besoin ; une enquête serait alors diligentée et les graines du doute sur l’attitude de Suriyawong plantées. Oui, mais voilà : Bean ne guignait pas sa place. Il voulait une force de combat à former de façon que ses membres travaillent ensemble avec une telle unité, une telle inventivité, une telle intelligence que, quand il entrerait en contact avec Petra et apprendrait où elle se trouvait, il serait en mesure de la ramener saine et sauve – avec ou sans la permission de M. Sourire. Il aiderait l’armée thaïe de son mieux mais il avait ses objectifs propres et faire carrière à Bangkok n’en faisait pas partie. « Un dernier point, dit-il. Il me faut un autre nom qui ne laisse penser à personne en dehors de la Thaïlande que je suis un enfant et un étranger ; ça pourrait suffire à mettre la puce à l’oreille d’Achille. — Tu as une idée ? Que dirais-tu de Sua ? Ça signifie « tigre ». — J’ai mieux, répondit Bean : Borommakot. » Suriyawong parut un moment perplexe avant que la mémoire lui revienne : le nom était tiré de l’histoire d’Ayuthyà, l’ancienne cité-État thaïe devenue ensuite capitale du Siam. « C’était le surnom de l’uparat qui a volé le trône d’Aphaï, le successeur légitime. — Je pensais plutôt à ce qu’il veut dire, fit Bean : “Dans l’urne, attendant la crémation.” » Il eut un sourire entendu. « En ce qui concerne Achille, je ne suis qu’un mort en sursis. » Suriyawong se détendit. « Peu importe. Je songeais qu’en tant qu’étranger tu préférerais peut-être un pseudonyme plus court. — Pourquoi ? Je n’aurai pas à le prononcer. — Tu devras t’en servir pour signer. — Je ne donnerai pas d’ordres par écrit, et la seule personne à qui je rendrai compte, c’est toi. Et puis, Borommakot, ça roule drôlement dans la bouche. — Tu connais bien l’histoire de la Thaïlande, dit Suriyawong. — À l’École de guerre, répondit Bean, je me suis pris de passion pour elle. C’est un pays de gens doués pour survivre ; l’ancien peuple thaï a réussi à s’emparer de territoires immenses dans l’empire cambodgien et s’est répandu dans tout le Sud-Est asiatique sans que personne s’en aperçoive. Il a été vaincu par la Birmanie, mais il en est ressorti plus fort que jamais ; alors que d’autres États tombaient sous la domination européenne, la Thaïlande s’est débrouillée pour élargir ses frontières pendant une période étonnamment longue et, même quand elle a perdu le Cambodge et le Laos, elle a réussi à conserver ce qui forme son noyau, son identité. À mon avis, Achille va faire la même découverte que beaucoup avant lui : les Thaïs ne sont pas faciles à battre ni, une fois battus, à gouverner. — Tu as donc une idée de ce qu’est l’âme thaïe, dit Suriyawong ; mais tu peux nous étudier jusqu’à la fin de tes jours, tu ne seras jamais comme nous. — Erreur, rétorqua Bean. Je suis déjà comme vous : quelqu’un qui se bat jusqu’au bout pour sa liberté et sa survie. » Suriyawong prit un air grave. « Alors, d’homme libre à homme libre, bienvenue au service de la Thaïlande. » Ils se séparèrent dans une atmosphère amicale et, à la fin de la journée, Bean constata que Surrey entendait tenir parole : on lui fournit une liste de soldats – quatre compagnies préexistantes de cinquante hommes chacune, avec des états de service honorables ; on ne lui fourguait donc pas les déchets de l’armée. Et il aurait ses hélicoptères, ses chasseurs et ses navires de patrouille pour s’entraîner. Il aurait dû avoir le trac à l’idée d’affronter des soldats certainement sceptiques quant à ses capacités de commandant ; mais il avait déjà vécu cette situation à l’École de guerre, et il mettrait ces hommes dans sa poche par le moyen le plus simple, sans flatterie, sans partialité, sans familiarité ni démagogie. Non, il gagnerait leur fidélité en leur montrant qu’il savait se servir d’une armée, afin de les persuader que, quand ils iraient au feu, ils ne donneraient pas leur vie dans une entreprise perdue d’avance. D’entrée, il annoncerait : « Je ne vous entraînerai jamais dans une action si je ne suis pas sûr que nous pouvons la mener à bien. Votre travail sera donc de devenir une force de combat si exceptionnelle qu’aucune opération ne sera hors de votre portée. Nous ne sommes pas là pour nous couvrir de gloire mais pour anéantir les ennemis de la Thaïlande par tous les moyens. » Ils ne tarderaient pas à s’habituer à obéir à un petit Grec. 12 ISLAMABAD À : GuillaumeLeBon%Egalite@Haiti.gouv De : Locke%erasmus@polnet.gov Sujet : Conditions de consultation Monsieur LeBon, je n’ignore pas les difficultés que vous avez rencontrées pour m’approcher. Je crois pouvoir vous soumettre des avis et des suggestions intéressants et, plus important, je pense que vous êtes engagé dans une action courageuse pour le bien du peuple que vous gouvernez et que, par conséquent, mes propositions auraient de très bonnes chances de se voir mises en application. Mais les conditions que vous posez en préalable sont inacceptables. Je refuse de me rendre en Haïti de nuit ou déguisé en touriste ou en étudiant pour éviter le risque que quelqu’un s’aperçoive que vous consultez un adolescent américain. Je reste l’auteur de chaque mot né sous la plume de Locke et c’est cette figure mondialement connue, dont le nom se trouve au bas des propositions qui ont mis fin à la guerre de la Ligue, qui conférera avec vous en pleine lumière si je me rends chez vous. Si ma réputation ne suffisait pas à vous convaincre de m’inviter au vu et au su de tous, j’ajouterais que je suis le frère d’Ender Wiggin entre les mains de qui l’humanité a remis son sort il y a peu, créant ainsi un précédent dont vous pouvez vous réclamer sans honte. Je pourrais aussi mentionner le fait qu’on trouve des enfants issus de l’École de guerre dans presque tous les états-majors de la Terre. Pour passer à un autre point, la somme que vous m’offrez est princière, mais vous ne la verserez jamais car, dans les conditions que vous proposez, je n’accepterai pas votre invitation, et, si vous me demandez de venir dans votre pays sans me dissimuler, soyez assuré que je répondrai favorablement mais que je refuserai tout paiement, même pour couvrir mes frais lors de mon séjour chez vous. En tant qu’étranger, mes sentiments ne sauraient rivaliser avec l’amour profond et inébranlable que vous portez à votre peuple d’Haïti, mais un de mes principes essentiels veut que chaque pays et chaque individu de la Terre aient leur part des droits inaliénables que sont la prospérité et la liberté, et je ne consentirai à recevoir aucuns honoraires pour participer à la réalisation de cet objectif. En m’invitant à visage découvert, vous réduisez les risques personnels que vous prenez, car, si mes suggestions ne rencontrent pas l’approbation publique, vous pourrez rejeter la responsabilité sur moi. En ce qui me concerne, les risques sont beaucoup plus élevés : si le monde juge mes propositions irréalistes ou bien si, en les appliquant, vous vous rendez compte qu’elles ne donnent aucun résultat, c’est sur moi que rejaillira le discrédit. Je vous parle avec franchise parce que ce sont là des réalités que nous devons affronter : j’ai toute confiance dans l’excellence de mes propositions et j’ai la certitude que vous saurez les mettre en pratique avec efficacité. Quand nous aurons achevé notre œuvre, vous pourrez jouer les Cincinnatus et vous retirer dans votre ferme, et moi, tel Solon, quitter les rivages d’Haïti, assurés tous deux d’avoir donné à votre peuple une chance équitable de prendre la place qui lui revient sur la planète. Sincèrement, Peter Wiggin. Petra n’oubliait pas un instant son statut de prisonnière et d’esclave ; mais, comme la plupart des prisonniers, comme la plupart des esclaves, la vie quotidienne l’habituait à la captivité, et elle trouvait divers moyens de préserver sa personnalité dans les limites étroites qui lui étaient imposées. Elle était sous surveillance constante et son bureau, bridé, ne lui permettait pas d’envoyer des messages à l’extérieur ; elle ne pouvait donc pas réitérer sa tentative pour contacter Bean. Et, même quand elle s’aperçut que quelqu’un. — Bean, qui serait donc en vie ? – tentait de communiquer avec elle en laissant sur tous les forums militaires, historiques et géographiques des messages où il était question de femmes assujetties par tel ou tel guerrier, elle contint sa fébrilité : il lui était impossible de répondre, inutile donc de perdre son temps à essayer. Peu à peu, la tâche qu’on lui avait assignée prit l’allure d’un défi passionnant en soi-même : comment préparer contre la Birmanie, la Thaïlande et, pour finir, le Vietnam une campagne qui balaierait toute résistance sans toutefois entraîner l’intervention de la Chine ? Elle s’aperçut aussitôt que la principale faiblesse de l’armée indienne résidait dans son gigantisme : les lignes de ravitaillement seraient indéfendables ; aussi, à la différence des autres stratèges qu’employait Achille – surtout des diplômés indiens de l’École de guerre –, Petra laissa de côté la logistique d’une attaque coup de poing. Les forces indiennes finiraient par devoir se diviser, sauf si les armées birmane et thaïe se plaçaient bien gentiment en rangs d’oignons et se laissaient massacrer sans bouger. Elle planifia donc une campagne imprévisible faite d’incursions éclairs opérées par des troupes réduites, très mobiles et autonomes sur le terrain. Les rares blindés fonceraient de l’avant, ravitaillés en carburant par des avions-citernes. Elle le savait, son plan était le seul viable, et pas seulement à cause des problèmes intrinsèques qu’il résolvait : toute stratégie qui placerait dix millions de soldats à deux pas de la frontière avec la Chine provoquerait son intervention. Dans le plan d’opérations de Petra, il ne se trouverait jamais assez d’hommes près de la Chine pour constituer une menace ; en outre, il ne conduirait pas à une guerre d’usure qui laisserait les deux parties épuisées et exsangues. Le gros des forces indiennes resterait en réserve, prêt à frapper dès que l’adversaire manifesterait la moindre faiblesse. Naturellement, Achille distribua des copies de son plan aux autres ; il parla de « coopération », mais le résultat ressemblait plutôt à une course au favoritisme. Tous avaient promptement appris à manger dans le creux de sa main et n’attendaient que la première occasion de lui plaire ; ils avaient senti qu’Achille cherchait à humilier Petra, bien entendu, et ils s’appliquèrent à lui donner ce qu’il désirait en débinant sa stratégie ; elle n’avait aucune chance de réussir, n’importe quel imbécile pouvait s’en rendre compte au premier coup d’œil. Cependant, leurs critiques restèrent spécieuses et ne portèrent pas sur les points principaux du plan. Petra supporta leurs railleries, d’abord parce qu’elle était esclave, ensuite parce qu’un jour, elle en était sûre, certains de ceux qui la dénigraient finiraient par prendre conscience qu’Achille les manipulait et se servait d’eux. Elle savait qu’elle avait effectué un excellent travail ; quelle délicieuse ironie si l’armée indienne – non, Achille pour être exacte – ne suivait pas son plan et marchait tête baissée vers l’anéantissement ! Elle n’avait pas mauvaise conscience d’avoir conçu une stratégie efficace pour l’expansion indienne en Asie du Sud-Est, car elle ne serait jamais appliquée, elle en était sûre. Même son système de petits groupes de frappe rapide ne changeait rien au fait que l’Inde ne pouvait se permettre de combattre sur deux fronts à la fois ; or le Pakistan sauterait sur l’occasion d’attaquer si l’Inde se lançait dans une guerre vers l’Orient. Achille s’était trompé de pays pour déclencher un conflit. Tikal Chapekar, le Premier ministre indien, était un personnage ambitieux qui se berçait d’illusions sur la noblesse de ses objectifs ; il pouvait très bien se laisser prendre aux discours persuasifs d’Achille et désirer ardemment tenter l’« unification » du Sud-Est asiatique, voire déclarer une guerre ; mais elle cesserait dès que le Pakistan s’apprêterait à frapper à l’ouest, et l’aventurisme indien se dissiperait comme toujours. Petra alla jusqu’à faire part de ses réflexions à Achille un matin où il vint la voir après que ses collègues stratèges eurent rejeté ses plans avec fracas. « Suis ceux que tu voudras, aucun ne fonctionnera comme tu l’auras prévu. » Achille se contenta de changer de sujet ; quand il rendait visite à Petra, il préférait évoquer des souvenirs avec elle, comme s’ils formaient un vieux couple qui se rappelait une enfance commune. Tu te souviens de ceci à l’École de guerre ? Et de cela ? Elle avait envie de hurler qu’il n’y avait passé que quelques jours avant de se retrouver suspendu dans un conduit d’aération, grâce à la ruse de Bean, et d’avouer tous ses crimes. Il n’avait pas le droit d’éprouver de la nostalgie pour l’École de guerre ! Tout ce qu’il obtenait, c’était de souiller les souvenirs que Petra en conservait, si bien qu’à présent, quand cette période de sa vie venait sur le tapis, elle n’avait qu’une envie : parler d’autre chose afin de l’oublier complètement. Qui aurait pu imaginer qu’elle songerait un jour à cette époque comme à un intermède de bonheur et de liberté ? Ce n’était pourtant pas ce qu’elle ressentait sur le moment ! Néanmoins, il fallait être juste : sa captivité n’avait rien de pénible. Tant qu’Achille restait à Hyderabad, elle avait libre accès à toute la base, bien que sous surveillance constante. Elle pouvait se rendre à la bibliothèque mener des recherches – même si un de ses gardes devait appliquer son pouce sur la plaque ID pour vérifier qu’elle était entrée sous sa véritable identité, avec toutes les restrictions que cela impliquait, avant qu’elle puisse se brancher sur les réseaux. Elle avait aussi le loisir d’aller courir sur la terre poussiéreuse de la zone affectée aux manœuvres militaires, et elle arrivait parfois à ne plus entendre les bruits de pas qui accompagnaient les siens en rythme syncopé. Elle mangeait ce qu’elle voulait, dormait quand elle le voulait. Par moments, elle en venait presque à oublier qu’elle n’était pas libre ; en d’autres occasions, bien plus fréquentes, se sachant prisonnière, elle était au bord de perdre tout espoir de voir un jour sa captivité prendre fin. C’étaient les messages de Bean qui l’empêchaient de baisser les bras. Comme il lui était impossible de lui répondre, elle avait décidé de ne plus les considérer comme de véritables tentatives de contact mais comme des événements plus profonds, comme la preuve qu’on pensait toujours à elle, que Petra Arkanian, petite morveuse de l’École de guerre, avait encore un ami qui la respectait et se préoccupait assez de son sort pour refuser de renoncer à la retrouver. Chaque message était un baiser frais sur son front brûlant de fièvre. Puis un jour Achille lui apprit qu’il partait en voyage. Elle en conclut aussitôt qu’elle allait rester confinée dans sa chambre, enfermée à double tour et sous bonne garde jusqu’à son retour. « Non, je ne te mets pas sous clé cette fois, dit-il. Tu m’accompagnes. — J’en déduis que tu te rends quelque part en Inde ? — Dans un sens, oui ; dans un autre, non. — Tes petites devinettes ne m’intéressent pas, fit Petra en bâillant. Il n’est pas question que je te suive, de toute manière. — Allons, c’est une occasion que tu ne voudrais pas manquer, j’en suis sûr ; et, même dans le cas contraire, ça n’aurait pas d’importance parce que j’ai besoin de toi ; donc tu viens avec moi. — En quoi pourrais-tu bien avoir besoin de moi ? — Ah, si tu le prends de ce point de vue, il faut sans doute que je me montre plus précis : j’ai besoin que tu sois témoin de ce qui se passera lors d’une rencontre. — Pourquoi ? Je n’ai aucune envie d’être témoin de quoi que ce soit te concernant, sauf s’il s’agit d’une tentative d’assassinat réussie. — La rencontre, répondit Achille, aura lieu à Islamabad. » Aucune repartie spirituelle ne vint à Petra. Islamabad, la capitale du Pakistan ? C’était inconcevable ! Qu’est-ce qu’il manigançait là-bas ? Et pourquoi tenait-il à l’emmener ? Ils prirent l’avion, ce qui rappela naturellement à Petra le trajet agité qui l’avait amenée en Inde, prisonnière d’Achille. La porte ouverte… Aurait-elle dû l’entraîner dans le vide ? Pendant le vol, Achille lui montra la lettre qu’il avait envoyée à Ghaffar Wahabi, le « Premier ministre » pakistanais – en réalité, le dictateur militaire du pays… ou encore « l’Épée de l’Islam », selon le point de vue. La missive était une merveille d’habileté et de manipulation ; pourtant, elle n’aurait jamais attiré l’attention à Islamabad si elle n’était pas venue d’Hyderabad, quartier général de l’armée indienne. Sans le dire clairement, elle laissait entendre aux autorités pakistanaises qu’Achille agissait en tant qu’ambassadeur officieux du gouvernement indien. Petra s’interrogeait : combien de fois un appareil militaire indien s’était-il posé sur la base de l’armée de l’air proche d’Islamabad ? Combien de fois des soldats indiens en uniforme avaient-ils reçu l’autorisation de poser le pied sur le sol pakistanais – et avec leurs armes à la ceinture, en plus ? Et tout cela pour permettre à un jeune Belge et une jeune Arménienne de discuter avec le petit gratte-papier que les Pakistanais condescendraient à leur laisser rencontrer ? Une troupe de hauts fonctionnaires au visage de pierre les conduisit à un bâtiment non loin de la station où l’on ravitaillait leur avion en carburant. À l’intérieur, arrivé devant une porte du premier étage, le chef de la troupe déclara : « Votre escorte doit rester dehors. — Naturellement, répondit Achille. Mais mon assistante m’accompagne. Il me faut un témoin pour me rafraîchir la mémoire au cas où j’aurais un trou. » Les soldats indiens s’alignèrent au garde-à-vous le long du mur pendant qu’Achille et Petra franchissaient la porte. Il n’y avait que deux personnes dans la pièce, et la jeune fille reconnut aussitôt l’une d’elles d’après les photos qu’elle en avait vues. D’un geste, l’homme leur indiqua leurs places. Bouche close, Petra gagna le siège désigné sans quitter des yeux Ghaffar Wahabi, Premier ministre du Pakistan. Elle s’assit à côté d’Achille, légèrement en retrait, tandis qu’un aide de camp s’installait à la droite de Wahabi. Non, il ne s’agissait pas d’un petit fonctionnaire ; Dieu sait comment, la lettre d’Achille lui avait ouvert toutes les portes jusqu’au sommet de l’État ! Ils n’avaient pas besoin d’interprète car le standard était, sinon la langue natale des deux parties, en tout cas un acquis d’enfance et chacun le parlait sans accent. Wahabi paraissait sceptique et distant, mais au moins il n’avait pas imposé de petites humiliations à ses hôtes – il ne les avait pas fait attendre, il les avait reçus en personne et son attitude n’avait rien de défiant envers Achille. « Je vous ai invité parce que je souhaite entendre ce que vous avez à dire, déclara-t-il. Commencez, je vous prie. » Comme Petra aurait aimé qu’Achille commette une erreur impardonnable, qu’il se réjouisse ouvertement de son pouvoir ou qu’il prenne des airs supérieurs à cause de son intelligence ! « Monsieur, je vais sans doute vous donner l’impression de vouloir vous apprendre l’histoire de l’Inde, à vous, érudit dans ce domaine, alors que c’est de votre livre que je tire tout ce que je m’apprête à vous révéler. — Lire mon livre est à la portée de n’importe qui, répondit Wahabi. Qu’y avez-vous trouvé que je ne sache déjà ? — Une conclusion inévitable, si évidente que je suis resté pantois quand j’ai constaté que vous passiez à côté d’elle. — Il s’agit donc d’une critique littéraire ? fit Wahabi avec un léger sourire qui gomma l’agressivité de sa question. — Vous donnez de nombreux exemples des grandes réalisations du peuple indien, lequel reste pourtant toujours dans l’ombre d’autres nations, qu’on l’absorbe, qu’on le néglige ou qu’on le méprise. On traite la civilisation de l’Indus comme le parent pauvre de celles de la Mésopotamie et de l’Égypte, voire de celle, ultérieure, de la Chine. Les envahisseurs aryens sont venus avec leur langue et leur religion, et ils les ont imposées aux peuples indiens ; Mongols, Anglais, chacun a déposé sa strate de croyances et d’institutions. Je dois vous signaler que votre livre inspire un grand respect dans les cercles les plus élevés du gouvernement indien, à cause de l’impartialité dont vous avez fait preuve envers les religions que les invasions ont laissées en Inde. » Petra comprit qu’il ne s’agissait pas de flagornerie : pour un intellectuel pakistanais, surtout s’il avait des ambitions politiques, il fallait effectivement du courage pour rédiger un traité historique du sous-continent sans porter aux nues l’influence islamique ni réduire l’hindouisme à une religion primitive et destructrice. Wahabi leva la main. « J’écrivais alors en historien ; aujourd’hui je suis la voix du peuple. J’espère qu’à cause de mon livre vous ne vous êtes pas lancé dans une quête sans espoir pour la réunification de l’Inde. Le Pakistan est résolu à conserver sa pureté. — Pas de conclusion hâtive, je vous en prie, dit Achille. Je suis d’accord avec vous, toute réunification est impossible. D’ailleurs, le mot lui-même est vide de sens : les hindous et les musulmans n’ont jamais été unis, sauf pour lutter contre un oppresseur ; comment pourrait-on les réunir ? » Wahabi acquiesça de la tête et attendit qu’Achille poursuive. « J’ai senti percer dans tout votre ouvrage votre profonde conviction que le peuple indien possède une grandeur inhérente : il a donné le jour à de grandes religions, il a produit de grands penseurs qui ont changé la face du monde. Pourtant, depuis deux siècles, quand on évoque les grandes puissances, ni l’Inde ni le Pakistan ne font partie de la liste ; ils n’en ont d’ailleurs jamais fait partie, et cela vous met en colère et vous attriste. — Cela m’attriste plus que cela ne me met en colère, dit Wahabi, car je suis un vieil homme et mon caractère s’est tempéré. — Il suffit que la Chine entrechoque ses armes pour que la planète frissonne de peur, mais que l’Inde en fasse autant et nul ne la remarque. Le monde islamique tremble quand l’Irak, la Turquie, l’Iran ou l’Égypte penche d’un côté ou de l’autre, mais le Pakistan, inébranlable durant toute son histoire, n’est jamais perçu comme un État dirigeant. Pourquoi ? — Si je connaissais la réponse à cette question, fit Wahabi, mon livre aurait été différent. — Les raisons sont nombreuses et elles remontent très loin dans le temps, mais elles se résument à une seule et unique constatation : les peuples indiens n’ont jamais su agir de concert. — Et revoici les discours unitaires ! fit Wahabi. — Pas du tout, rétorqua Achille. Le Pakistan est incapable de tenir son rôle légitime de chef du monde musulman parce que, dès qu’il se tourne vers l’occident, il entend les bruits de bottes de l’Inde dans son dos ; et l’Inde ne peut pas remplir son rôle de dirigeante légitime de l’Orient à cause de la menace omniprésente du Pakistan derrière elle. » Petra ne put qu’admirer l’usage adroit et apparemment fortuit qu’Achille faisait des pronoms : l’Inde féminine, le Pakistan masculin. « L’esprit de Dieu est davantage chez lui en Inde et au Pakistan que partout ailleurs. Ce n’est pas un hasard si des religions majeures y sont nées ou y ont trouvé leurs formes les plus pures. Mais le Pakistan empêche l’Inde d’accéder à la grandeur à l’est, et l’Inde le Pakistan à l’ouest. — C’est exact mais insoluble, dit Wahabi. — Erreur, répondit Achille. Permettez-moi de vous rappeler une page d’histoire qui ne date que de quelques années avant la création de l’État pakistanais. En Europe, deux grandes nations s’affrontaient : la Russie de Staline et l’Allemagne de Hitler. Ces deux hommes étaient des monstres, mais ils ont compris que leur hostilité mutuelle enchaînait leurs pays l’un à l’autre ; aucun ne pouvait rien entreprendre sans que l’adversaire menace de profiter de la moindre ouverture. — Vous comparez l’Inde et le Pakistan à l’Allemagne et à la Russie de Hitler et de Staline ? — Absolument pas, repartit Achille : jusqu’à présent, l’Inde et le Pakistan ont fait preuve de beaucoup moins de discernement et de sang-froid que ces deux géants. » Wahabi se tourna vers son aide de camp. « Comme d’habitude, l’Inde a trouvé une nouvelle façon de nous insulter. » L’ordonnance se leva pour aider le Premier ministre à quitter son fauteuil. « Monsieur, je vous prenais pour quelqu’un d’avisé, dit Achille. Nous ne sommes pas en public ; il n’y a personne pour vous voir prendre des airs outragés et personne pour citer mes propos. Vous n’avez rien à perdre à m’écouter jusqu’au bout, mais tout à me planter là. » Le ton cassant d’Achille laissa Petra bouche bée. Il avait décidé de ne pas caresser Wahabi dans le sens du poil, d’accord, mais ne poussait-il pas le bouchon un peu loin ? Tout interlocuteur normal se serait excusé de cette comparaison malheureuse avec Hitler et Staline ; Achille, non. Eh bien, cette fois, il avait sûrement passé les bornes. Si la rencontre se terminait en queue de poisson, toute sa stratégie tomberait à plat. Son faux pas était sans doute dû à la tension qu’il subissait. Wahabi ne se rassit pas. « Dites ce que vous avez à dire et soyez bref. — Hitler et Staline ont délégué leurs ministres des Affaires étrangères, Ribbentrop et Molotov, qui, malgré les épouvantables accusations que chacun avait lancées publiquement contre l’autre, ont signé un pacte de non-agression et ont partagé la Pologne entre leurs deux pays. Certes, quelques années plus tard, Hitler a violé ce traité, ce qui a mené à la mort de millions de personnes et à sa chute finale, mais cela n’a pas de rapport avec votre situation : à la différence de Hitler et de Staline, Chapekar et vous êtes des hommes d’honneur ; vous êtes tous deux fils de l’Inde et vous servez Dieu fidèlement. — Prétendre que Chapekar et moi servons Dieu est un blasphème pour l’un ou l’autre d’entre nous, ou pour les deux, dit Wahabi. — Dieu aime cette terre et il a donné la grandeur au peuple indien, répondit Achille avec tant de ferveur que, si Petra n’avait pas été prévenue, elle aurait pu le croire animé d’une sorte de foi. Croyez-vous vraiment que la volonté de Dieu soit de laisser le Pakistan et l’Inde dans l’obscurité et la faiblesse, tout cela parce que les Indiens n’ont pas encore perçu la volonté d’Allah ? — Ce que les athées et les fous disent de la volonté d’Allah ne m’intéresse pas. » Bien répondu ! songea Petra. « Moi non plus, fit Achille ; mais je peux vous affirmer ceci : si Chapekar et vous signez un accord, non d’unification mais de non-agression, vous pourrez partager l’Asie entre vous. Et, si les décennies passent sans que rien ne vienne troubler la paix entre vos deux grands États indiens, les hindous ne regarderont-ils pas les musulmans avec fierté, et les musulmans les hindous ? Ne sera-t-il pas possible alors aux hindous de considérer le Coran et ses enseignements non comme le livre de leur pire ennemi mais comme celui d’autres Indiens maîtres de l’Asie à égalité avec eux ? Si l’exemple de Hitler et Staline vous déplaît, prenez le Portugal et l’Espagne, colonisateurs ambitieux qui occupaient tous deux la péninsule ibérique ; à l’ouest, le Portugal, le plus petit et le plus faible, mais aussi celui qui a eu le courage d’ouvrir les mers ; l’Espagne n’a envoyé qu’un seul explorateur et il était italien, mais il a découvert un monde nouveau. » Petra perçut de nouveau la subtile flatterie à l’œuvre ; de façon détournée, Achille avait rattaché le Portugal – le pays le moins étendu mais le plus intrépide – au Pakistan, et à l’Inde le royaume qui avait dû sa suprématie à la seule chance. « Ils auraient pu entrer en guerre et se détruire mutuellement ou bien s’affaiblir sans espoir de rétablissement, mais non : ils ont écouté le pape qui a divisé le monde en deux d’un seul trait pour donner au Portugal tout ce qui se trouvait à l’est de cette ligne et à l’Espagne tout ce qui se trouvait à l’ouest. Tracez votre ligne sur la Terre, Ghaffar Wahabi ; annoncez que vous ne déclarerez pas la guerre au grand peuple de l’Inde qui n’a pas encore entendu la parole d’Allah, mais au contraire montrez au monde l’exemple éclatant de la pureté du Pakistan, tandis que, de son côté, Tikal Chapekar unifiera l’Asie du Sud-Est sous la domination de l’Inde qui en rêve depuis toujours. Ensuite, le jour béni où les hindous feront leur le Livre, l’islam s’étendra d’un seul souffle de New Delhi à Hanoï. » Wahabi se rassit lentement. Achille se tut. Petra comprit alors que son audace avait porté ses fruits. « Hanoï… dit Wahabi. Pourquoi pas Pékin ? — Le jour où les musulmans indiens du Pakistan seront déclarés gardiens de la ville sacrée, les hindous risquent de s’imaginer pénétrant dans la Cité interdite. » Wahabi éclata de rire. « Vous êtes d’une effronterie scandaleuse ! — C’est vrai, répondit Achille, mais j’ai raison, et sur tous les points ; sur le fait que telle est la direction qu’indique votre livre, que la conclusion que je viens de vous exposer est évidente pour peu que l’Inde et le Pakistan aient la chance d’avoir simultanément des dirigeants dotés des qualités de visionnaire et du courage nécessaires. — Et en quoi cela vous importe-t-il ? demanda Wahabi. — Je rêve d’une Terre en paix, répondit Achille. — Et, pour y parvenir, vous incitez le Pakistan et l’Inde à partir en guerre ? — Non : je vous incite à convenir de ne pas vous attaquer mutuellement. — Croyez-vous que l’Iran acceptera sans regimber l’autorité du Pakistan ? Que les Turcs vont nous accueillir à bras ouverts ? Si nous voulons cette unité, il faudra l’obtenir par le fer et le feu. — Mais vous l’obtiendrez, dit Achille. Et, une fois unifié sous la domination indienne, l’islam ne subira plus les humiliations des autres États. Une nation musulmane unique, une nation hindoue unique, en paix l’une avec l’autre et trop puissantes pour qu’aucun pays extérieur ose les attaquer. C’est ainsi que la paix s’installera sur Terre, si Dieu le veut. — Inch’Allah, fit Wahabi en écho. Mais il est temps maintenant que vous me révéliez sur quelle autorité vous vous fondez pour me parler ainsi. Vous n’avez aucune position officielle en Inde ; comment savoir si on ne vous a pas envoyé me bercer de belles paroles pendant que les armées indiennes se massent pour lancer un nouvel assaut sans provocation de notre part ? » Petra se demanda si Achille avait prévu d’amener Wahabi à prononcer ces mots à cet instant précis pour lui fournir le contrepoint idéal ou bien si le hasard seul fut maître du jeu ; quoi qu’il en soit, Achille, en guise de réponse, tira de sa serviette une feuille de papier au bas de laquelle figurait une petite signature à l’encre bleue. « De quoi s’agit-il ? fit Wahabi. — De mon autorité », répondit Achille. Il tendit la feuille à Petra. Elle se leva et gagna le milieu de la pièce, où l’aide de camp lui prit le document de la main. Wahabi l’examina en secouant la tête. « Il a signé ça ? — Et davantage encore, dit Achille. Demandez à vos satellites espions de vous informer des mouvements de l’armée indienne en ce moment même. — Elle se retire de la frontière ? — Il faut bien que quelqu’un fasse le premier pas. C’est l’occasion que vous avez toujours espérée, vos prédécesseurs et vous-même : le retrait de l’armée indienne. Vous pouvez lancer vos propres troupes et transformer ce geste de paix en bain de sang, ou bien vous pouvez donner l’ordre de déplacer vos forces vers l’ouest et le nord. L’Iran attend que vous lui donniez l’exemple de la pureté de l’islam ; le califat d’Istanbul attend que vous le délivriez des chaînes du gouvernement séculier turc. Derrière vous, il n’y aura que vos frères indiens qui souhaiteront vous voir réussir à manifester à la face du monde la grandeur de cette terre élue de Dieu, enfin prête à se dresser de toute sa taille. — Économisez votre salive, fit Wahabi. Vous comprendrez qu’il me faut vérifier l’authenticité de cette signature et de vos affirmations sur les mouvements des troupes indiennes. — Faites ce que vous avez à faire, dit Achille. Pour ma part, je rentre en Inde. — Sans attendre ma réponse ? — Ce n’est pas moi qui vous ai posé une question mais Tikal Chapekar, et c’est à lui que vous devez donner votre réponse. Moi, je ne suis que le messager. » Là-dessus, Achille se leva et Petra l’imita. Il s’approcha hardiment de Wahabi et lui tendit la main. « J’espère que vous me pardonnerez, mais je n’aurais pas supporté de retourner en Inde sans pouvoir dire que la paume de Ghaffar Wahabi a touché la mienne. » L’homme serra la main d’Achille. « Roumi intrigant ! » fit-il avec une lueur malicieuse dans les yeux, et Achille sourit. Il avait donc réussi ? Petra était abasourdie. Il avait fallu des semaines de négociations à Molotov et Ribbentrop pour parvenir à un accord, et Achille y était arrivé en une seule entrevue ! Quelle formule magique avait-il donc employée ? Mais, alors qu’ils sortaient de la pièce et retrouvaient les quatre soldats indiens qui les y avaient escortés – les gardes de Petra –, elle comprit qu’aucune formule magique n’avait été nécessaire. Achille avait simplement étudié le caractère des deux hommes forts en présence et y avait décelé l’ambition, le désir de grandeur ; il leur avait dit ce qu’ils souhaitaient le plus entendre et offert la paix après laquelle ils soupiraient secrètement. Elle n’était pas présente lorsque Achille avait obtenu de Chapekar qu’il signe le pacte de non-agression et la promesse de retirer ses troupes, mais elle imaginait la scène sans mal. « Vous devez faire un geste le premier, avait sans doute déclaré Achille ; c’est vrai, les musulmans risquent d’en profiter pour attaquer, mais vous disposez de l’armée la plus considérable du monde et vous gouvernez le peuple le plus nombreux. Laissez passer l’assaut pakistanais, absorbez le coup, puis refluez sur eux pour les écraser comme l’eau d’un barrage qui se rompt. Nul ne vous critiquera d’avoir tendu la main à la paix. » Et tout se mit brusquement en place dans la tête de Petra. Les plans d’invasion de la Birmanie et de la Thaïlande qu’elle avait conçus n’avaient rien de simples exercices théoriques : ils allaient servir – les siens ou ceux d’un autre. Le sang allait couler ; Achille allait avoir sa guerre. Et moi qui n’ai même pas saboté mes stratégies ! songea-t-elle. J’étais si certaine qu’elles resteraient au fond d’un tiroir que je n’y ai pas glissé de faille. Elles pourraient bien s’avérer victorieuses ! Qu’ai-je donc fait ? Elle comprit alors pour quelle raison Achille l’avait obligée à l’accompagner. Il voulait se pavaner devant elle, naturellement – il éprouvait toujours le besoin d’avoir un témoin de ses triomphes –, mais ce n’était pas le seul motif. Il voulait retourner le couteau dans la plaie en montrant à Petra qu’il allait accomplir ce qu’elle affirmait irréalisable. Et, pire que tout, elle se surprenait à espérer voir ses plans servir, non parce qu’elle souhaitait la victoire d’Achille mais pour moucher ces petits morveux de l’École de guerre qui avaient raillé sans pitié ses raisonnements. Il fallait trouver le moyen d’informer Bean afin qu’il avertisse les gouvernements birman et thaï, et elle devait se débrouiller pour miner ses propres plans d’attaque, sans quoi la responsabilité de la destruction de ces deux pays retomberait sur elle. Elle se tourna vers Achille ; indifférent aux kilomètres qui défilaient en dessous de lui, il somnolait dans son siège tandis que l’avion le ramenait là où commenceraient ses guerres de conquête. Si l’on ôtait ses meurtres de l’équation, c’était finalement un garçon tout à fait exceptionnel. L’École de guerre l’avait rejeté avec l’étiquette de psychopathe, et pourtant il avait réussi à plier à sa volonté non pas un mais trois des principaux gouvernements du monde. Petra avait assisté à son dernier succès mais elle ne comprenait toujours pas comment il l’avait obtenu. Elle se rappela l’histoire qu’on lui avait racontée dans son enfance à propos d’Adam et Ève et du serpent qui parlait. Toute petite, elle avait déclaré, au grand dam de la famille, qu’Ève devait être complètement idiote pour croire un serpent. Mais aujourd’hui elle la comprenait, car elle avait elle-même entendu la voix du serpent et vu un homme pourtant puissant et pondéré tomber sous son charme. Goûtez à la pomme et vous pourrez réaliser tous les désirs de votre cœur. Ce n’est pas mal, c’est bien et c’est noble. On vous en louera. Et ça, c’est délicieux. 13 AVERTISSEMENTS À : Carlotta%agape@vatican.net/ordres/sœurs/ind De : Graff%bonvoyage@colmin.gov Sujet : Trouvée ? Je pense que nous avons retrouvé Petra. Un ami d’Islamabad au courant de mes recherches m’a signalé qu’une ambassade curieuse venue de New Delhi a eu hier une entrevue avec Wahabi : un adolescent qui ne peut être qu’Achille, accompagné d’une adolescente correspondant aux descriptions et qui n’a rien dit. Petra ? Pour moi, c’est probable. Il faut informer Bean de ce que j’ai appris. Premièrement, d’après cet ami, à l’issue de l’entrevue, ordre a été donné aux troupes pakistanaises de se retirer de la frontière avec l’Inde. Si on juxtapose cette nouvelle au retrait préalablement observé des forces indiennes de la même frontière, je pense que nous assistons à l’impossible : après deux siècles de guerre intermittente mais chronique, la mise en place d’une tentative de paix. Et Achille paraît en être le maître d’œuvre ou du moins y avoir contribué. (Étant donné le nombre élevé d’Indiens parmi nos colons, certains membres de mon ministère craignent que l’établissement de la paix dans le sous-continent ne mette notre travail en péril !) Deuxièmement, le fait qu’Achille se fasse accompagner de Petra dans une mission aussi délicate donne à penser qu’elle ne participe pas à ses projets contre son gré. Étant donné que Vlad, en Russie, s’est laissé séduire par Achille bien que brièvement, il n’est pas inconcevable que même une sceptique certifiée comme Petra soit devenue une de ses fidèles pendant sa captivité. Il faut avertir Bean de cette éventualité, car il risque de vouloir secourir quelqu’un qui n’en a nul désir. Troisièmement, dites à Bean que je suis en mesure de trouver des contacts à Hyderabad parmi d’anciens élèves de l’École de guerre qui travaillent au commandement suprême indien. Sans les obliger à trahir leur fidélité à leur pays, je leur demanderai ce qu’ils savent de Petra – s’ils ont des renseignements sur elle. Je pense que, dans ces circonstances, la loyauté envers leur ancienne école peut prendre le pas sur la discrétion patriotique. Bean était très satisfait de sa petite force de frappe. Les hommes qui la composaient n’étaient pas des soldats d’élite comme les élèves de l’École de guerre – ils n’avaient pas été choisis pour leurs capacités à commander – mais, par certains côtés, cela les rendait plus faciles à former, car ils ne passaient pas leur temps à décortiquer les ordres ou à chercher à découvrir ce qu’ils cachaient. En outre, à l’École de guerre, quantité de soldats s’efforçaient sans cesse de briller en toute occasion afin d’améliorer leur réputation, et les commandants devaient constamment leur rappeler l’objectif ultime de leur formation. D’après les études qu’il avait faites, Bean savait que, dans les vraies armées, le problème était inverse : les hommes faisaient tout pour ne manifester aucun talent particulier et ne pas apprendre trop vite, de peur de passer auprès de leurs camarades pour des lèche-bottes ou des prétentieux. Cependant, la solution face à ces deux attitudes restait la même, et Bean travailla sans relâche à établir sa réputation de commandant dur mais juste. Dédaignant le favoritisme et les liens d’amitié avec les hommes, il repérait en revanche la qualité des efforts et ne manquait pas d’en faire l’observation devant tout le monde ; ses remarques d’appréciation n’avaient cependant rien d’exubérant. D’ordinaire, il se contentait d’un simple : « Sergent, votre section n’a pas commis d’erreur. » Seule une action exceptionnelle valait un compliment explicite de sa part, et encore ne s’agissait-il que d’un laconique « Bien ». Comme prévu, étant donné leur rareté ainsi que le discernement avec lequel ils étaient distribués, ses éloges devinrent bientôt la monnaie la plus prisée de son unité. Les soldats appliqués ne bénéficiaient pas de privilèges particuliers ni d’une autorité spéciale, si bien qu’ils n’attiraient pas l’inimitié des autres ; les compliments qu’ils recevaient, toujours très mesurés, ne les plaçaient pas dans une position gênante ; au contraire, ils suscitaient l’admiration et l’émulation. C’est ainsi que les hommes de Bean en vinrent à rechercher exclusivement l’approbation de leur jeune commandant. C’était cela le vrai pouvoir. L’aphorisme de Frédéric le Grand selon lequel les soldats devaient craindre davantage leurs officiers que l’ennemi était stupide. Les hommes avaient besoin de croire que leurs officiers les respectaient et d’accorder plus de valeur à cette estime qu’à leur propre vie ; mieux, ils devaient avoir la certitude que le respect de leurs officiers était justifié, que les qualités qu’on leur prêtait étaient bien réelles. À l’École de guerre, Bean avait mis à profit la brève période où il avait commandé une armée pour s’instruire lui-même : à chaque bataille, il menait ses soldats à la défaite parce que ce qu’il pouvait en apprendre l’intéressait davantage que de récolter des points. Cela n’arrangeait pas le moral de sa troupe, mais cela lui était égal : il ne devait pas rester longtemps à leur tête, il le savait, et l’époque où l’existence de l’École de guerre était une nécessité allait bientôt s’achever. En revanche, aujourd’hui en Thaïlande, les combats à venir n’avaient rien de simples exercices, les enjeux étaient de taille et il jouerait la vie de ses soldats. Cette fois, l’objectif était la victoire et non les enseignements de l’expérience. Et derrière ce but manifeste s’en cachait un autre, plus important à ses yeux : à un certain moment de la guerre prochaine – ou avant, s’il avait de la chance – il se servirait d’une partie de sa force de frappe pour effectuer une audacieuse tentative de sauvetage, sans doute au cœur même de l’Inde. Aucune erreur ne serait permise : il réussirait à ramener Petra, point final. Il se montrait aussi exigeant avec lui-même qu’avec ses hommes et, enfant parmi des adultes, il pratiquait néanmoins scrupuleusement les mêmes exercices. Il courait avec eux, et, si son paquetage était plus léger, c’est seulement parce qu’il avait besoin d’emporter moins de calories pour survivre ; il était obligé d’utiliser des armes plus petites et plus légères, mais nul ne lui en faisait reproche, d’autant moins que ses balles touchaient le cœur des cibles aussi souvent que celles de ses soldats. Tout ce qu’il leur demandait, il était lui-même capable de l’accomplir, et, quand il se révélait moins efficace que ses hommes, il ne se gênait pas pour aller trouver les meilleurs et requérir de leur part critiques et conseils qu’il mettait aussitôt en pratique. Un commandant qui prenait le risque de paraître incompétent ou faible devant ses hommes, c’était du jamais vu – et, de fait, Bean aurait préféré s’en abstenir, car en général les avantages de ce procédé n’en contrebalançaient pas les dangers ; mais il avait l’intention d’accompagner ses troupes dans des opérations périlleuses, or sa formation avait été strictement théorique et axée sur la simulation. Il devait devenir un vrai soldat afin d’être en mesure de régler lui-même les problèmes et de traiter les urgences dans le feu de l’action, de rester à la hauteur de ses hommes et d’engager le combat à la même seconde qu’eux. Tout d’abord, à cause de sa jeunesse et de sa petite taille, certains d’entre eux avaient voulu l’aider, et il avait refusé d’un ton calme mais ferme. « Moi aussi, je dois m’entraîner », avait-il dit, et la discussion avait été close. Naturellement, les soldats ne l’en avaient observé que plus attentivement afin de savoir comment il se débrouillait face à la barre qu’il avait lui-même placée si haut ; ils l’avaient vu puiser dans les ultimes ressources de son organisme, ils avaient constaté qu’il ne reculait devant rien, qu’il sortait des exercices de reptation dans la boue plus crotté que quiconque, qu’il franchissait les mêmes obstacles qu’eux, aussi élevés fussent-ils, que ses rations n’étaient pas meilleures que les leurs et que le carré du terrain de manœuvres sur lequel il couchait n’était pas plus confortable. En revanche, ils ne se rendaient pas compte à quel point il façonnait sa troupe d’assaut sur le modèle des armées de l’École de guerre. Il avait divisé ses deux cents hommes en cinq compagnies de quarante unités ; chaque compagnie, comme l’armée d’Ender, avait été à son tour répartie en cinq sections de huit soldats, dont chacune devait être en mesure d’exécuter n’importe quelle opération de façon totalement autonome ; chaque compagnie devait elle aussi être capable d’agir en toute indépendance. Dans le même temps, Bean s’était assuré que ses hommes devenaient des observateurs efficaces et il les avait formés à repérer les détails dont il avait besoin. « Vous êtes mes yeux, leur disait-il. Il faut que vous sachiez à la fois ce que je cherche, moi, et ce que vous voyez, vous. Je vous informerai toujours de mes projets et des motifs qui les sous-tendent, cela pour que, si vous tombez sur un problème que je n’ai pas prévu et qui pourrait modifier mes plans, vous le remarquiez et me le signaliez. Le meilleur moyen pour moi de vous garder en vie, c’est de savoir tout ce que vous avez à l’esprit pendant le combat, de même que le meilleur moyen pour vous de rester en vie, c’est de savoir tout ce que j’ai en tête. » Il savait naturellement qu’il ne pouvait pas tout leur révéler, et ils s’en rendaient sans doute parfaitement compte ; pourtant, il passait un temps inhabituellement long – selon les critères de la pratique militaire – à expliquer à ses officiers les raisonnements qui fondaient ses ordres, et ses commandants de compagnie et de section étaient tenus d’en faire autant avec leurs hommes. « Ainsi, quand vous recevrez un ordre que n’accompagne aucun motif, vous saurez que le temps fait défaut pour les éclaircissements, que vous devez agir sur-le-champ mais que le motif existe, qu’il est cohérent et qu’on vous l’exposerait si cela était possible. » Un jour où Suriyawong venait observer l’entraînement, il avait demandé à Bean s’il recommandait d’appliquer cette méthode à toute l’armée. « Surtout pas, avait répondu Bean. — Pourtant, si elle est efficace dans ta troupe, pourquoi ne le serait-elle pas partout ? — Parce qu’en général on n’en a pas besoin et on n’a pas le temps d’y former les hommes. — Mais toi, tu l’as, ce temps ? — Les soldats que tu vois ici vont être appelés à réaliser l’impossible. On ne va pas les envoyer tenir une position ou en attaquer une ennemie ; on va leur demander d’accomplir des missions difficiles, complexes, au nez et à la barbe de l’adversaire, dans des conditions où il ne sera pas question de revenir à l’arrière chercher de nouvelles instructions mais où il faudra s’adapter et réussir. C’est infaisable s’ils ne comprennent pas le but de tous leurs ordres ; de plus, il faut qu’ils connaissent précisément la façon de raisonner de leurs supérieurs pour avoir une confiance absolue en eux – et être en mesure de contrebalancer leurs failles inévitables. — Les tiennes aussi ? avait demandé Suriyawong. — C’est difficile à croire, je sais, mais j’ai des failles en effet. » La repartie avait valu à Bean un mince sourire de Surrey, récompense des plus rares. « Tu as des douleurs de croissance ? » avait fait le jeune Thaï. Bean avait baissé le regard sur ses chevilles. Deux fois déjà, il avait dû se faire tailler de nouveaux uniformes, et le temps approchait d’une troisième commande. Il était désormais presque aussi grand que Suriyawong à l’époque où il avait débarqué à Bangkok, six mois plus tôt. Sa croissance ne le faisait pas souffrir, mais elle l’inquiétait car elle ne paraissait accompagnée d’aucun autre signe de puberté ; pourquoi, après des années de sous-développement, son squelette était-il si résolu à rattraper le temps perdu ? Il ne connaissait toutefois aucun des problèmes de l’adolescence, ni la maladresse qu’induit l’allongement si rapide des membres qu’on n’a pas le temps de s’y faire, ni l’explosion hormonale qui obscurcit le jugement et distrait l’attention ; par conséquent, si une plus grande taille lui permettait d’avoir accès à de meilleures armes, ce ne pouvait être qu’un plus. « Un jour, j’espère devenir aussi bel homme que toi », avait-il dit. Suriyawong avait émis un grognement. Bean savait qu’il prenait sa déclaration comme une plaisanterie mais aussi, à un niveau plus profond que celui de la conscience, comme une vérité ; tout le monde réagissait ainsi. Et il était primordial de rassurer constamment Suriyawong sur le fait que Bean respectait sa position et ne chercherait jamais à la saper. Cela se passait plusieurs mois auparavant, et, à présent, Bean pouvait présenter à Suriyawong une longue liste de missions possibles auxquelles ses hommes avaient été entraînés et qu’ils étaient capables de mener à bien à tout moment. C’était sa façon de se déclarer fin prêt. La lettre de Graff était arrivée sur ces entrefaites et Carlotta l’avait transmise à Bean dès qu’elle l’avait reçue. Petra était vivante et se trouvait sans doute à Hyderabad en compagnie d’Achille. Bean avertit sur-le-champ Suriyawong qu’un de ses amis confirmait, grâce à une source sûre de renseignements, un apparent accord de non-agression entre l’Inde et le Pakistan et un mouvement général de retrait des troupes de part et d’autre de leur frontière commune ; il ajouta qu’on pouvait prévoir, d’après lui, une invasion de la Birmanie dans les trois semaines. Quant à l’hypothèse de Graff selon laquelle Petra pouvait avoir rallié la cause d’Achille, elle était évidemment absurde ; si l’ex-colonel y accordait le moindre crédit, c’est qu’il ne connaissait pas l’adolescente. Bean s’inquiéta bien davantage de savoir Petra si complètement neutralisée qu’on pouvait la croire passée dans le camp d’Achille : pour qu’une fille comme elle, qui exprimait toujours haut et fort sa façon de penser sans se soucier des retours de manivelle, soit réduite au silence, il fallait qu’elle soit au trente-sixième dessous. Ne repérait-elle donc pas les messages de Bean ? Achille l’avait-il si bien coupée de toute source d’informations qu’elle ne naviguait même plus sur les réseaux ? Cela aurait expliqué qu’elle n’ait jamais répondu mais non qu’elle se laisse faire : elle avait l’habitude de se débrouiller seule. Il devait s’agir d’une stratégie pour l’emporter sur Achille : elle restait muette afin qu’il oublie à quel point elle le haïssait. Cependant, elle le connaissait sûrement assez désormais pour savoir qu’il n’oubliait jamais rien. Alors, elle gardait peut-être le silence pour éviter de se retrouver encore plus isolée… oui, c’était possible. Même Petra était capable de se taire si chacune de ses interventions n’aboutissait qu’à lui interdire un peu plus l’accès aux informations et à réduire ses occasions d’agir. Pour finir, Bean dut se résoudre à examiner l’éventualité que Graff eût raison. Petra était humaine après tout ; elle redoutait la mort comme tout un chacun. Si elle avait effectivement assisté au meurtre de ses deux gardes en Russie et si Achille l’avait perpétré de ses propres mains – ce que Bean jugeait probable –, elle se trouvait dans une situation inconnue pour elle. Avec les enseignants et les commandants bornés de l’École de guerre, elle pouvait se permettre de faire preuve d’insolence parce qu’elle ne risquait au pire que des réprimandes ; avec Achille, la sanction était la mort. Et la peur de mourir modifie la vision qu’on a du monde, Bean le savait pertinemment, lui qui avait passé les premières années de son existence sous la pression constante de cette crainte ; en outre, il avait vécu une longue période précisément sous la domination d’Achille et, sans jamais oublier le péril qu’il représentait, il en était arrivé lui-même à songer qu’Achille n’était pas un si mauvais cheval, qu’il faisait plutôt un bon chef qui n’hésitait pas à se lancer dans des entreprises audacieuses pour sa « famille » de gosses des rues. Bean l’avait admiré et avait appris à son contact… jusqu’au moment où Achille avait assassiné Poke. Petra, terrifiée par Achille, soumise à son autorité, devait l’observer de près pour rester en vie ; et, à force de l’observer, elle finirait par l’admirer. Tous les primates partagent une même caractéristique : ils adoptent une attitude de soumission, voire d’adoration, à l’égard de celui qui détient le pouvoir de les tuer. Même si Petra luttait contre l’invasion de ce comportement, il n’en disparaîtrait pas pour autant. Mais elle s’en dégagerait une fois délivrée de l’emprise d’Achille. Bean y était parvenu, elle y arriverait aussi. Donc, même si Graff voyait juste et que Petra était devenue l’apôtre d’Achille, si l’on peut dire, elle verserait dans l’hérésie dès que Bean l’aurait tirée des griffes du jeune psychopathe. Cependant, le fait demeurait : il devait se tenir prêt à l’emmener de force si elle refusait qu’on lui porte secours ou tentait d’avertir Achille. Il ajouta des pistolets à aiguilles hypodermiques et des doses d’abouliques à la panoplie de son armée, et leur usage à la formation de ses hommes. Naturellement, il lui faudrait davantage de données sur la situation de Petra avant de monter une opération de sauvetage ; aussi écrivit-il à Peter pour lui demander de solliciter certains des anciens contacts de Démosthène aux États-Unis afin qu’ils lui transmettent tous les renseignements confidentiels qu’ils possédaient sur Hyderabad. En dehors du frère d’Ender, Bean ne pouvait puiser à aucune autre source d’informations sans révéler où il se trouvait, et interroger Suriyawong sur Hyderabad était hors de question : même si le jeune Thaï lui prêtait une oreille favorable – et, de fait, il manifestait depuis peu une tendance à partager avec Bean certaines informations sensibles –, comment lui expliquer pourquoi il avait besoin de renseignements sur la base du commandement suprême de l’Inde ? C’est seulement quelques jours après, alors qu’il attendait la réponse de Peter et s’entraînait avec ses hommes à la manipulation des seringues et des drogues, que Bean prit conscience d’un élément important qui découlait directement de l’éventuelle collaboration de Petra avec Achille : les préparatifs stratégiques de la Thaïlande ne tenaient aucun compte du genre de campagne que Petra était capable de concevoir. Il demanda un entretien commun avec Suriyawong et le Chakri. Comme il n’avait pas vu Naresuan depuis des mois, il fut étonné quand il apprit que l’entrevue était accordée – et sans délai : il avait déposé sa demande à cinq heures du matin, à son lever, et à sept heures il se trouvait dans le bureau du Chakri en compagnie de Suriyawong. Son camarade de l’École de guerre, l’air contrarié, eut juste le temps de former des lèvres les mots « Que se passe-t-il ? » avant que le Chakri n’engage la discussion. « Que se passe-t-il ? » demanda-t-il, et il sourit au jeune officier, sachant qu’il répétait sa question. Mais Bean remarqua aussi une trace de moquerie dans ce sourire : le petit Grec ne se laissait pas manipuler aussi facilement que l’avait assuré Suriyawong. « Je viens de découvrir un élément dont je dois vous informer tous les deux », déclara Bean. Cela laissait entendre, naturellement, que Suriyawong avait peut-être sous-estimé l’importance de l’élément en question, si bien que Bean était obligé de le porter personnellement à la connaissance du Chakri. « Je ne veux offenser personne. Je tiens seulement à vous mettre au courant sans perdre de temps. — Quel renseignement pouvez-vous détenir, demanda Naresuan, dont nous ne disposons pas déjà ? — Il m’a été fourni par un ami qui a beaucoup de relations, répondit Bean. Toutes nos projections se fondent sur l’idée que l’Inde va recourir à une stratégie évidente : balayer les défenses birmanes et thaïes grâce à une supériorité numérique écrasante. Mais je viens d’apprendre que Petra Arkanian, ancien membre du djish d’Ender, travaille peut-être pour l’armée indienne. Je n’ai jamais imaginé qu’elle pourrait un jour collaborer avec Achille, mais la possibilité existe et, si la campagne est placée sous sa direction, il ne faut plus s’attendre à un déferlement de soldats. — Intéressant, fit le Chakri. Quelle serait sa stratégie ? — Elle consisterait toujours à vous écraser sous le nombre, mais pas à l’aide d’armées massives ; au contraire, vous auriez affaire à de petits raids de reconnaissance, puis à l’incursion de petits groupes conçus pour frapper rapidement, attirer votre attention puis s’évanouir dans la nature. Ils n’auraient même pas à battre en retraite : il leur suffirait de se cacher et de trouver leur subsistance sur place en attendant de pouvoir se reformer un peu plus tard. Chaque groupe serait très facile à vaincre, mais le hic, c’est que vous n’auriez personne à combattre : le temps que vous arriviez sur les lieux, il aurait déjà disparu. Pas de lignes de ravitaillement, pas de point vulnérable, rien que des attaques éclairs qui se succéderaient jusqu’à ce que nous ne soyons plus en mesure de réagir à toutes. Alors les forces d’incursion se feraient plus considérables et, quand nous parviendrions face à elles, avec nos troupes étirées à travers tout le pays, l’ennemi nous attendrait et détruirait nos sections les unes après les autres. » Le Chakri se tourna vers Suriyawong. « Ce que dit Borommakot est possible, déclara le jeune officier. L’Inde a les moyens de soutenir pareille stratégie indéfiniment. Nous ne lui ferions jamais de mal parce qu’elle dispose d’une réserve infinie de troupes et qu’elle risquerait très peu à chaque attaque. De notre côté, en revanche, chaque soldat qui mourrait constituerait une perte irréparable et, à chaque recul, nous céderions un peu plus de terrain à l’ennemi. — Mais alors pourquoi cet Achille n’a-t-il pas pensé tout seul à cette stratégie ? demanda le Chakri. On le dit pourtant extrêmement brillant. — Il s’agit d’une stratégie qui joue la prudence, répondit Bean, très frugale en vies humaines et très lente. — Et Achille, lui, n’est jamais économe de ses soldats ? » Bean se remémora l’époque où il faisait partie de sa « famille » dans les rues de Rotterdam. Achille se montrait au contraire soucieux de la sécurité des autres enfants et s’efforçait de s’assurer qu’ils n’étaient jamais exposés au danger ; mais cela ne tenait qu’à la nécessité de n’en perdre aucun s’il voulait conserver son autorité. Si un seul s’était fait blesser, les autres auraient aussitôt pris la clé des champs. Or ce risque n’existait pas dans l’armée indienne, où il pouvait puiser et jeter ses soldats au feu comme feuilles d’automne au vent. Oui, mais le but d’Achille n’était pas de gouverner l’Inde : il visait la domination du monde. Par conséquent, il était essentiel qu’il s’attire une réputation de bienveillance, qu’il donne l’impression d’accorder de la valeur à la vie de ses hommes. « Si, il lui arrive d’y faire attention quand cela correspond à ses plans, répondit Bean. C’est pourquoi il suivra celui que je viens de vous décrire si Petra le lui soumet. — Que penseriez-vous alors, dit le Chakri, si je vous annonçais qu’une attaque vient d’être lancée contre la Birmanie et qu’il s’agit d’un assaut frontal mené par des forces indiennes considérables, exactement comme vous l’aviez prévu dans votre premier rapport ? » Bean resta abasourdi. Déjà ? Le prétendu pacte de non-agression entre l’Inde et le Pakistan ne datait que de quelques jours ; il était impossible que le haut commandement indien ait amassé des troupes aussi rapidement ! À sa grande surprise, Bean s’aperçut que Suriyawong lui aussi ignorait que la guerre avait commencé. « La campagne a été parfaitement planifiée, reprit le Chakri. Les troupes indiennes ont fondu sur la Birmanie qui n’a disposé que de vingt-quatre heures à peine pour se retourner. Que cette stratégie soit le fait de votre sinistre ami Achille, de votre géniale amie Petra ou des généraux un peu simplets du commandement suprême indien, elle opère superbement. — Ce que j’en pense, pour répondre à votre question, dit Bean, c’est qu’on n’écoute pas les avis de Petra ou bien qu’elle sabote exprès la stratégie indienne. Dans tous les cas, je suis soulagé de cette nouvelle et je vous présente mes excuses pour avoir inutilement sonné l’alarme. Puis-je vous demander, mon général, si la Thaïlande va s’engager dans la guerre ? — La Birmanie n’a pas requis notre appui. — Le temps qu’elle le fasse, remarqua Bean, l’armée indienne sera à nos portes. — À ce moment-là, nous n’attendrons plus que la Birmanie nous appelle à l’aide. — Et la Chine ? » demanda Bean. Le Chakri cilla. « Eh bien quoi, la Chine ? — A-t-elle lancé un avertissement à l’Inde ? A-t-elle réagi d’une façon ou d’une autre ? — Ce n’est pas la branche du gouvernement dont je relève qui s’occupe des relations avec elle, répondit le Chakri. — L’Inde est deux fois plus peuplée que la Chine, dit Bean, mais l’armée chinoise est bien mieux équipée. L’Inde y réfléchirait à deux fois avant de courir le risque d’une intervention chinoise. — Mieux équipée, certes, fit le Chakri, mais est-elle déployée de façon appropriée ? Ses troupes sont postées le long de la frontière russe ; il faudrait des semaines pour les acheminer au sud. Si l’Inde projette une frappe éclair, elle n’a rien à craindre de la Chine. — Oui, tant que la F.I. empêche l’envoi de missiles, intervint Suriyawong ; or, Chamrajnagar étant Polémarque, il est certain qu’aucun tir ne menacera l’Inde. — Ah oui, il y a du nouveau de ce côté-là aussi, dit le Chakri : Chamrajnagar a remis sa démission de la F.I. dix minutes après le déclenchement de l’attaque contre la Birmanie. Il va revenir sur Terre, en Inde plus précisément, pour y accepter sa nomination à la tête d’une coalition gouvernementale qui dirigera l’empire indien élargi. Naturellement, le temps qu’un vaisseau le ramène sur Terre, l’un des camps sera victorieux et la guerre terminée. — Qui le remplace comme Polémarque ? s’enquit Bean. — La question fait débat, répondit Naresuan. Certains se demandent qui l’Hégémon pourrait bien nommer, étant donné que nul ne peut plus faire entièrement confiance à personne ; d’autres s’interrogent : est-il seulement nécessaire que l’Hégémon désigne un nouveau Polémarque ? Nous nous passons fort bien de stratège depuis la guerre de la Ligue ; à quoi sert la F.I. ? — À empêcher l’envoi de missiles, fit Suriyawong. — Et c’est le seul argument de poids pour la préservation de la F.I., répondit le Chakri. Mais de nombreux gouvernements sont d’avis qu’il faut restreindre son rôle au maintien de l’ordre au-dessus de l’atmosphère ; il n’y a pas de raison de conserver plus qu’une fraction réduite de la force de la F.I. Quant au programme de colonisation, beaucoup le considèrent comme un gouffre financier alors que la guerre éclate chez nous, sur Terre. Mais assez de ces leçons pour l’école primaire. Les adultes ont du pain sur la planche ; on vous consultera le cas échéant. » Bean s’étonna de la manière cavalière dont le Chakri mettait fin à l’entrevue. Elle révélait chez lui une forte hostilité à l’égard des deux diplômés de l’École de guerre qu’il avait devant lui, et pas seulement de l’étranger au pays. Ce fut Suriyawong qui réagit. « Et dans quelles circonstances ferait-on appel à nous ? demanda-t-il. Soit les plans que j’ai conçus réussiront, soit ils échoueront. S’ils réussissent, vous ne me consulterez pas ; s’ils échouent, vous y verrez la preuve de mon incompétence et vous ne me consulterez pas non plus. » Le Chakri réfléchit un moment. « Ma foi, je n’avais pas envisagé la question sous cet angle. Je crois bien que vous avez raison. — Non, c’est vous qui vous trompez, répliqua Suriyawong. Rien ne se passe comme prévu dans une guerre. Il faut être capable de s’adapter, or les diplômés de l’École de guerre, dont je suis, y ont justement été entraînés. Pour cela, nous devons être tenus au courant minute par minute de l’évolution de la situation ; mais vous, au contraire, vous m’interdisez l’accès aux informations. J’aurais dû apprendre la nouvelle de l’attaque indienne en Birmanie à l’instant où j’ai branché mon bureau ce matin à mon réveil. Pourquoi m’écarter ainsi ? » Pour la même raison que tu m’as écarté toi aussi, songea Bean : pour que, lorsque nous aurons remporté la victoire, le Chakri en récolte tous les lauriers. « Les élèves de l’École de guerre nous ont conseillés lors des stades préparatoires, dirait-il, mais, naturellement, nous n’allions pas laisser à des enfants la conduite du conflit sur le terrain. » Et si la situation tournait mal : « Nous ayons fidèlement exécuté les plans des diplômés de l’École de guerre, mais apparemment leur scolarité ne les a pas préparés aux réalités du monde. » Le Chakri protégeait ses arrières. Suriyawong parut s’en rendre compte lui aussi, car il ne discuta pas davantage. Il se leva. « Permission de prendre congé, mon général, dit-il. — Accordée. À vous aussi, Borommakot. Ah, tant que j’y pense, nous allons sans doute récupérer les soldats que Suriyawong vous a donnés pour vous amuser et les réintégrer dans leurs unités d’origine. Qu’ils se tiennent prêts à partir sur-le-champ. » À son tour, Bean quitta son siège. « Ainsi la Thaïlande entre en guerre ? — On vous tiendra au courant de ce qu’il vous faut savoir au moment où ce sera nécessaire. » À peine la porte du bureau refermée derrière eux, Suriyawong s’éloigna à grands pas. Bean dut courir pour le rattraper. « Je n’ai pas envie de te parler, dit le jeune officier. — Ne fais pas l’enfant, répliqua Bean avec mépris. Il agit avec toi comme tu l’as fait avec moi ; est-ce que je suis parti bouder dans mon coin, moi ? » Suriyawong s’arrêta et se tourna d’un bloc vers Bean. « Toi et ton entrevue à la con ! — Il t’avait déjà mis au placard avant que je la demande. » Bean avait raison et Suriyawong le savait. « Me voilà donc privé de toute influence. — Et moi je n’en ai jamais eu. Que peut-on y faire ? — Ce qu’on peut y faire ? dit Suriyawong. Si le Chakri l’a décrété, personne n’obéira plus à mes ordres ; et, sans autorité, je ne suis qu’un gamin trop jeune pour s’engager dans l’armée. — Nous allons commencer par découvrir à quoi rime toute cette histoire, fit Bean. — Le Chakri est un oumé de carriériste, voilà à quoi elle rime ! répondit Suriyawong. — Bon, viens, sortons d’ici. — Les services secrets peuvent aussi capter nos conversations en plein air si ça leur chante. — Pour ça, il faut d’abord qu’ils le veuillent. Ici, tous nos propos sont automatiquement enregistrés. » En compagnie de Bean, Suriyawong quitta donc le bâtiment qui abritait les derniers cercles du haut commandement thaï, et ils se dirigèrent d’un pas flânant vers les logements des officiers mariés, pour s’arrêter dans un parc équipé d’un terrain de jeu avec accessoires destiné aux enfants des plus jeunes. Quand ils s’assirent sur des balançoires, Bean s’aperçut qu’elles n’étaient plus tout à fait à sa taille. « Ton groupe d’intervention… dit Suriyawong. Juste au moment où nous risquions d’en avoir le plus besoin, voilà qu’on le disperse ! — Pas de danger, répondit Bean. — Comment ça ? — Tu l’as formé à partir d’éléments de la garnison qui protège la capitale et qui n’en bougera pas. Elle ne quittera pas Bangkok. L’important, c’est que notre matériel reste groupé et à notre portée. Tu penses disposer encore d’une autorité suffisante pour obtenir ça ? — Probablement, tant que je peux y coller l’étiquette « rotation des stocks ». — Il faudra aussi que tu saches où sont versés les hommes, de façon que, le moment venu, nous puissions les rappeler. — Si je tente un coup pareil, tout accès aux infos de la hiérarchie me sera interdit, objecta Suriyawong. — Si nous tentons un coup pareil, répliqua Bean, ce sera parce que la hiérarchie n’aura plus d’importance. — Parce que nous aurons perdu la guerre. — Réfléchis : il n’y aurait qu’un carriériste sans cervelle pour repousser aussi catégoriquement ton aide, or le Chakri a fait exprès de t’humilier et de te décourager. Est-ce que tu l’aurais vexé par hasard ? — Je vexe tout le monde, répondit Suriyawong. C’est pour ça qu’on m’appelait monsieur Sourire dans mon dos à l’École de guerre. À ma connaissance, le seul qui soit encore plus prétentieux que je ne le parais, c’est toi. — Est-ce que Naresuan est un imbécile ? — Je ne le pensais pas jusqu’à aujourd’hui. — C’est donc la journée où les gens intelligents agissent comme des imbéciles. — Tu me traites d’imbécile ? — Non, je dis qu’Achille donne l’impression de se conduire comme tel. — Parce qu’il attaque en masse ? fit Suriyawong. Tu nous as dit qu’il fallait nous y attendre. Apparemment, Petra ne lui a pas soumis son meilleur projet. — Ou alors il ne s’en sert pas. — Il faudrait qu’il soit complètement idiot. — Donc, en supposant que Petra lui ait fourni le meilleur plan et qu’il ait refusé de l’appliquer, le Chakri et lui sont tous les deux des crétins. Même conclusion quand le Chakri prétend ne pas avoir d’influence sur la politique extérieure de la Thaïlande. — À propos de la Chine, tu veux dire ? » Suriyawong se plongea un moment dans ses pensées. « Tu as raison : il a bien évidemment de l’influence. Mais peut-être ne voulait-il pas que nous sachions ce que font les Chinois, tout simplement ; c’est même peut-être pour ça qu’il paraissait si certain de ne pas avoir besoin de nous, de ne pas avoir à intervenir en Birmanie : il sait pertinemment que les Chinois arrivent. — Très bien, fit Bean. Alors nous restons les bras croisés à observer la guerre et nous tirons le maximum de leçons des événements à mesure qu’ils se déroulent. Si la Chine s’interpose pour arrêter les Indiens avant qu’Achille parvienne en vue de la Thaïlande, nous en déduisons que le Chakri Naresuan est un carriériste astucieux, très loin d’être idiot ; mais, si la Chine ne réagit pas, nous devons nous demander pourquoi Naresuan, qui n’est pas un idiot, a néanmoins jugé bon d’agir comme tel. — De quoi le soupçonnes-tu ? — Quant à Achille, poursuivit Bean sans répondre, quel que soit l’angle sous lequel on regarde la situation, il a agi stupidement. — Non ; seulement si Petra lui a soumis le meilleur plan et qu’il le dédaigne sciemment. — Pas du tout, répliqua Bean. Il a l’air d’un crétin dans tous les cas de figure ; déclencher cette guerre en sachant que la Chine risque d’intervenir, c’est d’une stupidité achevée. — Alors il a peut-être l’assurance de la neutralité de la Chine, et, dans ces conditions, c’est le Chakri seul qui passe pour un imbécile. — Eh bien, ouvrons l’œil et voyons ce qui se passe. — D’accord, mais je sens que je vais grincer des dents, fit Suriyawong. — Ouvre l’œil avec moi, répondit Bean. Laissons tomber cette compétition ridicule entre nous. Tu t’inquiètes pour la Thaïlande ; moi, je cherche à comprendre à quoi joue Achille et à l’empêcher d’agir. Nos intérêts coïncident presque parfaitement ; alors mettons en commun tout ce que nous savons. — Mais tu ne sais rien ! — De ce que tu sais, toi, c’est exact, dit Bean ; de même que tu ignores tout de ce que je sais. — Et qu’est-ce que tu pourrais bien savoir ? demanda Suriyawong. C’est moi, l’imo qui t’a interdit l’accès au réseau de renseignements. — J’étais au courant du traité entre l’Inde et le Pakistan. — Nous aussi. — Mais vous ne m’en aviez pas parlé, rétorqua Bean, et j’avais tout de même l’info. » Suriyawong hocha la tête. « Même si la mise en commun doit être en grande partie à sens unique, de moi à toi, il y a longtemps qu’elle aurait dû avoir lieu, c’est vrai. — Le passé ne m’intéresse pas, répondit Bean. C’est la suite qui m’importe. » Ils déjeunèrent au mess des officiers puis regagnèrent à pied les quartiers de Suriyawong, donnèrent congé à son personnel pour la journée, et, seuls dans le bâtiment, ils s’installèrent dans le bureau du jeune Thaï pour suivre le développement du conflit sur Worldnet. La résistance birmane fut courageuse mais vaine. « Pologne, 1939, fit Bean. — Et nous, en Thaïlande, nous nous montrons aussi timorés que la France et l’Angleterre, répondit Suriyawong. — Au moins, la Chine n’est pas en train d’envahir la Birmanie par le nord comme la Russie avait envahi la Pologne par l’est. — On se console comme on peut. » Cependant, Bean s’interrogeait : pourquoi la Chine n’intervenait-elle pas ? Pékin n’avait fait aucune déclaration aux médias ; pas le moindre commentaire alors qu’une guerre se déroulait sur le pas de sa porte ? Que mijotait donc la Chine ? « Le Pakistan n’est peut-être pas le seul pays qui ait signé un pacte de non-agression avec l’Inde, dit-il. — Comment ça ? Qu’aurait à y gagner la Chine ? demanda Suriyawong. — Le Vietnam ? — Insuffisant pour contrebalancer la menace d’une immense armée indienne prête à la frapper à la sous-ventrière. » Bientôt, afin de se distraire l’esprit des informations – et de la perte de toute autorité –, ils cessèrent de regarder les vidéos pour échanger des souvenirs de l’École de guerre. Ni l’un ni l’autre n’évoqua les expériences trop dures qu’il avait vécues ; ils s’en tinrent aux épisodes amusants ou ridicules, et ils riaient de bon cœur quand le soir arriva et que la nuit tomba. Cet après-midi en compagnie de Suriyawong, à présent qu’ils étaient amis, rappela sa maison à Bean, en Crête, avec ses parents et Nikolaï. La plupart du temps, il évitait de trop penser à eux, mais ce jour-là, alors qu’il plaisantait avec Suriyawong, il sentit une nostalgie douce-amère l’envahir. Il avait connu une année d’existence à peu près normale, mais cet intermède était désormais terminé, réduit en poussière comme le bungalow qu’ils avaient loué pour les vacances, comme l’appartement sous protection du gouvernement dont Graff et la sœur Carlotta les avaient tirés juste à temps. Un frisson de terreur parcourut soudain Bean. Une certitude l’avait saisi sans qu’il pût en déterminer l’origine. Son esprit avait fait le lien entre divers éléments, il ignorait comment, mais il ne douta pas un instant de la justesse de la conclusion. « Y a-t-il moyen de quitter le bâtiment sans être vu de l’extérieur ? » demanda-t-il dans un murmure si imperceptible qu’il l’entendit à peine lui-même. Suriyawong, qui était alors en train d’évoquer la tendance du major Anderson à se curer le nez quand il se croyait seul, le regarda comme s’il était devenu fou. « Quoi, tu as envie de faire une partie de cache-cache ? » Bean répondit dans un murmure : « Y a-t-il une sortie discrète ? » Suriyawong décida de jouer le jeu et baissa la voix lui aussi. « Je n’en sais rien, j’emprunte toujours les portes et, comme la plupart, elles sont visibles des deux côtés du bâtiment. — Une bouche d’égout ? Une conduite de chauffage ? — Nous sommes à Bangkok, ici ; il n’y a pas de conduites de chauffage. — Mais une issue quelconque ? » Suriyawong reprit un ton normal. « Je jetterai un coup d’œil aux plans, mais demain, mon vieux, demain. Il se fait tard et on bavarde sans arrêt depuis le dîner. » Bean lui agrippa l’épaule et le força à le regarder dans les yeux. « Suriyawong, dit-il d’une voix presque inaudible, je ne plaisante pas. Il faut sortir tout de suite sans nous faire remarquer. » Enfin Suriyawong réagit : Bean ne jouait pas la comédie, il avait vraiment peur. Il baissa de nouveau la voix. « Pourquoi ? Qu’y a-t-il ? — Dis-moi seulement comment sortir d’ici. » Suriyawong ferma les yeux pour réfléchir. « Le système d’évacuation des crues, répondit-il. Ce sont de vieux fossés. On a simplement posé les bâtiments préfabriqués que nous occupons sur l’ancien terrain de manœuvres, et une rigole passe juste sous le nôtre. On la distingue à peine, mais il y a bel et bien un espace entre la terre et le plancher. — Où peut-on passer sous ce plancher de l’intérieur ? » Suriyawong leva les yeux au ciel. « Ces baraques sont en peluche de lin compactée. » Et, à l’appui de cette déclaration, il rejeta un coin du grand tapis qui occupait le milieu de la pièce et, sans effort, il souleva une partie du plancher. En dessous apparut une herbe jaunie, morte par manque de soleil, mais pas le moindre espace entre la terre et le bâtiment. « Où est la rigole ? » demanda Bean. Suriyawong réfléchit à nouveau. « Elle traverse l’entrée, je crois. Mais là, le tapis est cloué. » Bean monta le son de la vidéo, puis sortit du bureau, franchit l’antichambre et pénétra dans l’entrée. Il saisit un coin du tapis et tira, déchirant la trame et faisant voler de la bourre autour de lui ; il poursuivit son effort jusqu’à ce que Suriyawong lui fasse signe de cesser. « C’est à peu près ici, je pense », dit-il. Ils soulevèrent une nouvelle section du plancher. Cette fois, ils distinguèrent une dépression dans l’herbe chlorotique. « Tu arriveras à passer là-dessous ? demanda Bean. — Hé, c’est toi qui as la grosse tête, pas moi ! » répliqua Suriyawong. Bean descendit dans le trou et se mit à plat ventre. Le sol était humide – pas de doute, on était bien à Bangkok – et il se retrouva crotté de la tête aux pieds à peine eut-il commencé à ramper le long de la rigole. Les traverses soutenant le plancher gênèrent sa progression et, à deux ou trois reprises, il dut creuser la terre à l’aide de son couteau militaire pour avoir la place de passer la tête ; malgré tout, il avança et finit par émerger dans l’obscurité mais à l’air libre au bout de quelques minutes seulement. Il resta toutefois étendu dans le fossé et constata que Suriyawong, bien qu’ignorant de la situation, ne levait pas la tête au sortir du bâtiment et poursuivait sa reptation à l’instar de Bean. Ils continuèrent de ramper jusqu’à un autre baraquement provisoire sous lequel passait le fossé à demi comblé. « Ne me dis pas qu’on va se taper un deuxième bâtiment ! » Bean observa l’entrecroisement des lumières de la lune, des vérandas proches et des projecteurs de la base. Il devait espérer au moins un peu de négligence chez ses ennemis : s’ils se servaient de moyens optiques infrarouges, sa cavale n’avait aucune chance d’aboutir ; en revanche, s’ils se contentaient de surveiller le secteur à l’œil nu en portant une attention particulière aux portes, Surrey et lui étaient déjà parvenus là où ils ne risquaient pas de se faire repérer s’ils se déplaçaient avec des mouvements lents et fluides. Bean entreprit de sortir du fossé en roulant sur lui-même. Suriyawong l’arrêta en le saisissant par le pied. Bean le regarda : le jeune Thaï fit mine de se frotter les joues, le front et les oreilles. Bean n’y avait pas pensé : il avait la peau plus claire que Suriyawong et elle réfléchissait mieux la lumière. Il s’enduisit de terre humide le visage, les oreilles et les mains ; son compagnon hocha la tête. Ils sortirent de la rigole en roulant très lentement sur eux-mêmes, puis longèrent le bâtiment en rampant et en passèrent l’angle. De hauts buissons se dressaient devant eux, offrant un abri relatif ; ils s’y glissèrent, se redressèrent puis demeurèrent un moment dans les ombres sans bouger ; enfin ils les quittèrent d’une démarche dégagée comme s’ils sortaient en réalité du bâtiment. Bean souhaitait ardemment qu’ils restent invisibles à ceux qui surveillaient le baraquement de Suriyawong, mais, même dans le cas contraire, ils ne devraient pas attirer l’attention du moment qu’on ne remarquait pas leur taille légèrement inférieure à la moyenne. Suriyawong attendit qu’ils se soient éloignés de quelques centaines de mètres pour demander enfin : « Ça t’ennuierait de me dire à quoi on joue ? — À rester en vie, répondit Bean. — Je ne savais pas qu’on pouvait se retrouver frappé de schizophrénie paranoïde aussi rapidement. — On a déjà essayé deux fois de m’abattre, dit Bean, et ça ne dérangeait pas mes tueurs d’éliminer ma famille en même temps que moi. — Mais nous ne faisions que bavarder ! fit Suriyawong. Tu as vu quelque chose ? — Rien. — Entendu, alors ? — Non, rien. J’ai eu un pressentiment. — Par pitié, ne viens pas me raconter que tu es médium ! — Ne t’inquiète pas ; mais les événements des dernières heures ont dû me conduire à effectuer des rapprochements inconscients, et j’écoute toujours mes peurs. J’agis en fonction d’elles. — Et ça marche ? — Je suis toujours vivant, répondit Bean. Bon, il me faut un ordinateur public. On peut sortir de la base ? — Ça dépend du niveau où se situe dans l’armée le complot dont tu es la cible. À propos, tu as aussi besoin d’un bain. — Tu sais où aller pour trouver un accès public tout ce qu’il y a d’ordinaire aux réseaux ? — Oui, bien sûr : il y a des équipements informatiques pour les visiteurs près de l’entrée de la station de tram. Mais quelle ironie si tes assassins étaient justement en train de s’en servir, non ? — Mes assassins ne sont pas des visiteurs », dit Bean. Suriyawong se renfrogna. « Tu n’as aucune preuve que quelqu’un cherche seulement à t’abattre, mais tu es convaincu qu’il s’agit d’un membre de l’armée thaïe ? — C’est Achille, répondit Bean. Or il n’est plus en Russie, et l’Inde ne dispose pas d’un service d’espionnage assez performant pour effectuer une pareille opération au cœur du commandement suprême thaï. Par conséquent, le ou les exécutants sont des autochtones soudoyés par Achille. — Personne n’est à la solde de l’Inde chez nous ! s’exclama Suriyawong. — Sans doute, répliqua Bean, mais l’Inde n’est plus aujourd’hui le seul pays où Achille compte des amis. Il a séjourné un moment en Russie ; il a dû y nouer d’autres relations. — J’ai du mal à prendre cette histoire au sérieux, Bean. Si tu te mets d’un seul coup à te fendre la pipe en braillant « je t’ai eu ! », je te jure que je te tue de mes propres mains ! — Il est possible que je me trompe, répondit le jeune Grec, mais je te garantis que je ne plaisante pas. » Ils se rendirent au bâtiment réservé aux visiteurs et n’y trouvèrent personne en train de se servir d’un terminal. Bean se connecta sous une de ses nombreuses fausses identités et rédigea un message à l’attention de Graff et de la sœur Carlotta. Vous savez qui vous écrit. Je crois que je vais faire l’objet d’une tentative d’assassinat. Veuillez en avertir vos contacts au sein du gouvernement thaï et leur dire que des individus parmi les plus proches du Chakri y sont impliqués, car personne d’autre n’aurait pu obtenir les accréditations nécessaires. En outre, je suis convaincu que le Chakri lui-même avait connaissance du complot. Les Indiens qui pourraient se retrouver accusés de participation ne sont que des boucs émissaires. « Mais tu ne peux pas envoyer ça ! s’exclama Suriyawong. Rien ne te permet d’accuser Naresuan ! Il m’a humilié, d’accord, mais il est fidèle à la Thaïlande ! — Possible, répliqua Bean ; cependant, on peut être fidèle et vouloir quand même ma mort. — Mais pas la mienne, enfin ! — Si on tient à donner à mon assassinat les apparences d’un crime perpétré par des étrangers mal intentionnés, dit Bean, il faut qu’un vaillant Thaï meure avec moi. Imaginons qu’on arrange nos meurtres de façon à faire croire qu’ils ont été commis par une troupe d’assaut indienne ; ce serait une provocation suffisante pour déclarer la guerre à l’Inde, non ? — Le Chakri n’a pas besoin d’une provocation pour ça. — Si, pour peu qu’il tienne à convaincre la Birmanie que la Thaïlande ne cherche pas seulement à s’emparer d’un bout de son territoire. » Bean revint à la rédaction de son message. Veuillez leur annoncer que Suriyawong et moi sommes sains et saufs. Nous ne sortirons au grand jour que quand nous verrons sœur Carlotta en compagnie d’un haut responsable du gouvernement, au moins, que Suriyawong pourra reconnaître. Agissez sans perdre de temps. Si je me trompe, vous en serez quittes pour faire quelques excuses ; si j’ai raison, vous m’aurez sauvé la vie. « J’ai l’estomac retourné rien qu’à l’idée de l’humiliation qui m’attend, dit Suriyawong. Qui sont ces gens à qui tu écris ? — Des gens en qui j’ai confiance. Comme toi. » Avant d’envoyer le message, Bean ajouta aux adresses de destination celle de Peter sous son identité de Locke. « Tu connais le frère d’Ender Wiggin ? demanda le jeune Thaï. — On s’est rencontrés. » Bean se déconnecta. « Et maintenant ? fit Suriyawong. — Je pense qu’il ne nous reste plus qu’à nous cacher. » Il y eut une soudaine déflagration. Les vitres vibrèrent, le sol trembla, le courant se coupa un instant et les ordinateurs redémarrèrent. « On a bien fait de ne pas perdre de temps, dit Bean. — C’était mon baraquement ? demanda Suriyawong. — É ! À mon avis, on est morts. — Où allons-nous nous cacher ? — Si l’explosion a eu lieu, c’est qu’on nous croyait encore dans le bâtiment ; par conséquent, personne ne va chercher à nous repérer. Allons dans mon casernement ; mes hommes nous dissimuleront. — Tu es prêt à parier ma vie là-dessus ? demanda Suriyawong. — Oui, répondit Bean. Jusqu’ici, j’ai nettement plus que la moyenne pour ce qui est d’assurer ta protection. » Comme ils sortaient du bâtiment, ils virent des véhicules militaires foncer vers une colonne de fumée grise qui s’élevait en tourbillonnant dans le clair de lune, pendant que d’autres se dirigeaient vers les différentes issues de la base pour empêcher quiconque d’entrer ou de sortir. Au moment où les deux jeunes gens arrivaient au casernement où la force de frappe de Bean avait ses quartiers, des coups de feu éclatèrent. « Là, on est en train d’abattre tous les pseudo-espions indiens qui vont porter le chapeau, dit Bean. Le Chakri aura ensuite le regret d’informer le gouvernement qu’ils ont tous refusé de se rendre et qu’aucun n’a pu être pris vivant. — Voilà que tu recommences à l’accuser ! fit Suriyawong. Pourquoi ? Comment pouvais-tu savoir ce qui allait se passer ? — Je le savais, je pense, parce que trop de gens intelligents, Achille et le Chakri, se conduisaient comme des imbéciles ; de plus, Naresuan s’était montré plus que désagréable avec nous. Pourquoi ? Parce que l’idée de nous tuer tous les deux le mettait mal à l’aise ; il lui fallait donc se convaincre que nous étions deux petits traîtres corrompus par la F.I., que nous représentions un danger pour la Thaïlande. Une fois parvenu à nous détester et à nous craindre, il se sentait en droit de nous éliminer. — De là à en déduire qu’on allait nous abattre, il y avait quand même un sacré pas. — Nos ennemis avaient sans doute prévu d’exécuter l’opération dans mes quartiers, mais je ne t’ai pas quitté d’une semelle. Il est très possible qu’ils aient alors cherché à monter un nouveau piège – par exemple, le Chakri aurait pu nous convoquer quelque part et sortir indemne d’un attentat où nous aurions tous les deux perdu la vie –, mais nous sommes restés des heures et des heures dans tes quartiers, et ils se sont rendu compte qu’ils tenaient l’occasion idéale. Ils ont dû en discuter avec le Chakri pour obtenir son aval afin d’agir en avance sur le programme. Ils se sont sans doute dépêchés de disposer les prétendues taupes indiennes aux endroits voulus – il s’agissait d’ailleurs peut-être d’authentiques espions faits prisonniers, ou bien encore de criminels thaïs drogués jusqu’aux yeux et sur lesquels on trouvera des documents qui ne laisseront aucun doute sur leur culpabilité. — Peu importe, dit Suriyawong. Je ne comprends toujours pas comment tu as deviné ce qui se tramait. — Moi non plus. La plupart du temps, j’analyse à toute vitesse les éléments dont je dispose et je sais précisément comment je suis arrivé à telle ou telle déduction ; mais il arrive que mes intuitions dament le pion à ma logique. C’est ce qui s’est produit lors de la bataille finale, avec Ender. La défaite était inévitable et je ne voyais aucun moyen de l’empêcher ; mais j’ai dit quelque chose, une phrase ironique, une plaisanterie désabusée… et j’y ai trouvé la solution dont Ender avait besoin. Depuis ce jour-là, je m’efforce de tenir compte de ces processus inconscients qui me fournissent des réponses. J’ai passé ma vie en revue et j’ai découvert d’autres occasions où j’ai prononcé des paroles que l’analyse logique ne permet pas vraiment de justifier, comme le jour où Achille était étendu par terre et où j’ai dit à Poke de le tuer ; elle a refusé, et je n’ai pas pu la faire changer d’avis parce que je ne comprenais pas moi-même les raisons d’une telle recommandation. Cependant, j’avais compris ce qu’était Achille et je savais qu’il devait mourir, sinon c’est lui qui tuerait Poke. — Tu veux mon avis ? fit Suriyawong. Je pense que tu as entendu un bruit près de mes quartiers, ou bien tu as remarqué un détail de façon subliminale en arrivant chez moi, comme quelqu’un qui nous observait, et c’est ce qui a mis en route tes processus mentaux. » Bean se contenta de hausser les épaules. « Tu as peut-être raison ; je te le répète, je n’en sais rien. » Il était très tard, mais les serrures acceptèrent l’empreinte palmaire de Bean et il put regagner ses quartiers sans déclencher les alarmes ; on ne s’était pas donné la peine d’annuler ses autorisations. Son entrée dans le bâtiment serait consignée dans un ordinateur, mais le programme était automatique et, normalement, le temps que quelqu’un s’y intéresse, les amis de Bean auraient commencé à bien s’organiser. Il se réjouit de constater que la discipline ne s’était pas relâchée chez ses hommes bien qu’ils fussent chez eux, dans leurs quartiers de la base du haut commandement thaï : à peine Suriyawong et lui furent-ils entrés qu’ils se retrouvèrent plaqués contre un mur et qu’on les fouilla pour vérifier s’ils avaient des armes. « Bon boulot, fit Bean. — Mon commandant ! s’exclama un des soldats, stupéfait. — Et Suriyawong, ajouta Bean. — Mon lieutenant ! » dirent les deux sentinelles. L’agitation avait réveillé d’autres hommes. « N’allumez pas, ordonna Bean, et parlez bas. Chargez vos armes. Préparez-vous à quitter les lieux sans délai. — Quitter les lieux ? répéta Suriyawong. — Si l’ennemi s’aperçoit que nous sommes ici et décide de terminer le travail, je ne donne pas cher de notre peau ; notre position est indéfendable. » Tandis que quelques soldats s’occupaient de réveiller sans bruit leurs camarades encore endormis, et les autres de s’habiller et de charger leurs armes, Bean pria une des sentinelles de le conduire à un terminal. « Connectez-vous », dit-il à l’homme. Dès qu’il se fut exécuté, Bean prit sa place et, sous l’identité du soldat, il écrivit à Graff, Carlotta et Peter. Les deux colis sont en bon état, attendent ramassage. Prière venir immédiatement avant retour à envoyeur. Bean expédia en reconnaissance une section divisée en quatre groupes de deux hommes et donna l’ordre que, chaque fois qu’un groupe reviendrait, un autre d’une section différente le remplace ; il voulait évacuer le casernement avant qu’un assaut ait le temps d’être organisé. En attendant que tout le monde fût prêt, on alluma la vidéo pour suivre les nouvelles, et, comme prévu, il y eut un reportage sur l’explosion. Apparemment, des agents indiens avaient infiltré la base thaïe et fait sauter un bâtiment préfabriqué, causant la mort de Suriyawong, le diplômé de l’École de guerre le plus éminent du pays, celui qui dirigeait la doctrine militaire et la planification stratégique thaïe depuis un an et demi, depuis son retour de l’espace. C’était une tragédie nationale. On ne disposait encore d’aucune confirmation officielle, mais les comptes rendus préliminaires indiquaient que certains agents indiens impliqués avaient été abattus par les héroïques soldats chargés de la protection de Suriyawong. Un visiteur, lui aussi diplômé de l’École de guerre, avait péri dans l’explosion. Quelques hommes de Bean étouffèrent un petit rire, mais leur expression ne tarda pas à s’assombrir : on avait raconté aux journalistes que le jeune Thaï et son ami grec étaient morts ; celui qui avait rapporté cette information les croyait donc dans un bureau à une heure où seule la découverte des corps aurait permis de savoir qu’ils s’y trouvaient. Or, comme il ne pouvait pas y avoir de cadavres, l’auteur des rapports officiels émanant du cabinet du Chakri trempait obligatoirement dans le complot. « Qu’on veuille se débarrasser de Borommakot, je peux le comprendre, fit Suriyawong. Mais pourquoi chercher à me faire la peau, à moi ? » Les soldats éclatèrent de rire ; Bean sourit. Les patrouilles se relayaient sans relâche mais n’observaient aucun mouvement en direction de leur casernement. Aux infos, divers commentateurs livraient leurs premières analyses : l’Inde s’était apparemment efforcée de handicaper l’armée thaïe en éliminant le cerveau le plus brillant, militairement parlant, du pays ; c’était intolérable, et le gouvernement ne pouvait plus reculer désormais : il devait entrer en guerre aux côtés de la Birmanie contre l’agresseur indien. Puis une nouvelle information tomba : le Premier ministre déclarait vouloir s’occuper personnellement de la tragédie. Il s’était manifestement produit un grave dysfonctionnement dans la haute hiérarchie militaire pour qu’un ennemi parvienne à s’infiltrer dans la base même du commandement suprême ; en conséquence, afin de protéger la réputation du Chakri et de veiller à ce que l’armée ne tente pas de dissimuler ses erreurs, la police de Bangkok superviserait les recherches et des spécialistes des pompiers de la capitale enquêteraient sur les lieux de l’explosion. « Bravo ! dit Suriyawong. Le prétexte du Premier ministre est en béton et le Chakri ne pourra pas interdire l’accès de la base à la police. — Et si les enquêteurs des pompiers arrivent assez vite, renchérit Bean, ils parviendront peut-être à empêcher les sbires du Chakri de pénétrer dans les ruines de ton bureau dès qu’elles seront assez refroidies ; ainsi, Naresuan ignorera que nous ne nous y trouvions pas au moment de l’explosion. » Des ululements de sirènes annoncèrent l’entrée de la police et des pompiers dans la base. Bean tendit l’oreille pour entendre d’éventuels coups de feu, mais il n’y eut aucune détonation. En revanche, une de ses patrouilles revint au pas de course. « On a de la visite, mais ce ne sont pas des soldats : seize hommes de la police de Bangkok accompagnés d’un civil. — Un seul ? fit Bean. S’agit-il d’une femme ? — Un seul civil, oui, mon commandant, et ce n’est pas une femme. Je crois que c’est le Premier ministre en personne. » Bean envoya de nouvelles patrouilles vérifier si des forces militaires faisaient mouvement vers le bâtiment. « Comment les flics ont-ils pu savoir que nous étions ici ? demanda Suriyawong. — Une fois qu’ils ont investi le bureau du Chakri, répondit Bean, ils ont pu étudier les fichiers du personnel militaire et découvrir que le soldat qui a envoyé récemment un message se trouvait alors dans le casernement où nous sommes. — Nous pouvons donc sortir sans risque ? — Pas encore. » Deux hommes de Bean revinrent. « Le Premier ministre souhaite entrer seul, mon commandant. — Veuillez l’amener. — Tu es donc sur qu’il n’est pas bardé d’explosifs pour nous éliminer tous d’un seul coup ? demanda Suriyawong. Après tout, c’est grâce à ta parano que nous sommes encore en vie, toi et moi. » Comme en réponse à sa question, la vidéo montra le Chakri quittant la base en voiture sous escorte policière. Le journaliste expliquait que Naresuan avait présenté sa démission mais que le Premier ministre avait exigé qu’il prenne un simple congé ; en son absence, le ministre de la Défense assumerait directement ses fonctions, et on rappelait certains généraux de leurs cantonnements pour les placer à des postes clés. En attendant, c’était la police qui assurait l’intérim du commandement. « Tant que nous ignorerons comment ces agents indiens ont réussi à pénétrer dans notre base la plus sensible, avait déclaré le Premier ministre, notre sécurité restera incertaine. » L’homme entra dans le bâtiment. « Suriyawong, dit-il en s’inclinant profondément. — Monsieur le Premier ministre », répondit le jeune homme avec une inclinaison nettement moins prononcée du buste. Ah, l’orgueil d’un diplômé de l’École de guerre ! songea Bean. « Une religieuse de votre connaissance a pris l’avion pour se rendre ici le plus rapidement possible, fit le Premier ministre, mais nous espérions que vous me feriez assez confiance pour sortir sans attendre son arrivée ; elle se trouvait à l’autre bout du monde quand elle a reçu votre message. » Bean s’avança et déclara dans un thaï tout à fait honorable : « Monsieur, je crois que Suriyawong et moi-même sommes plus en sécurité ici, en compagnie de ces hommes loyaux, que n’importe où ailleurs à Bangkok. » Le Premier ministre jeta un coup d’œil aux soldats au garde-à-vous, armés jusqu’aux dents. « Ainsi, quelqu’un entretenait une armée privée au cœur même de cette base, dit-il. — Je me serai fait mal comprendre, répondit Bean : c’est à vous que ces hommes sont absolument fidèles. Ils sont prêts à vous obéir au doigt et à l’œil puisque vous représentez actuellement la Thaïlande. » Le Premier ministre s’inclina très légèrement puis s’adressa aux soldats. « Alors je vous ordonne d’arrêter cet étranger. » Aussitôt les deux hommes les plus proches saisirent Bean par les bras tandis qu’un troisième le palpait à la recherche d’armes dissimulées. Les yeux de Suriyawong s’agrandirent, mais il ne manifesta pas autrement sa surprise. Le Premier ministre sourit. « Vous pouvez le relâcher, dit-il. Le Chakri m’avait assuré, avant de prendre son congé volontaire, que ces soldats avaient été corrompus et qu’ils n’étaient plus loyaux à la Thaïlande. Je constate qu’il était mal informé et, puisqu’il en est ainsi, je crois devoir vous donner raison : c’est ici, sous leur protection, que vous serez le plus en sécurité le temps que nous remontions tous les fils de cette conspiration. À dire le vrai, je vous saurais gré si vous me permettiez d’adjoindre une centaine de vos hommes à mes forces de police pour prendre le commandement de la base. — Je préconise même que vous les empruntiez tous à part huit d’entre eux, répondit Bean. — Lesquels ? demanda le chef du gouvernement. — Monsieur, n’importe quelle section de huit de ces hommes serait capable de tenir tête une journée entière à toute l’armée indienne. » C’était une affirmation absurde, évidemment, mais elle sonnait bien et elle fit plaisir aux soldats. « Dans ce cas, Suriyawong, dit le Premier ministre, j’aimerais que vous vous mettiez à la tête de tous ces hommes sauf huit pour prendre le contrôle de la base en mon nom. Je vais faire assigner un policier à chaque groupe afin de l’identifier clairement comme agissant sous mon autorité. Et un groupe de huit soldats ne vous quittera pas d’une semelle, naturellement, pour assurer votre protection. — Bien, monsieur, fit Suriyawong. — Je me rappelle, reprit le Premier ministre, avoir déclaré au cours de ma dernière campagne électorale que les enfants de la Thaïlande détenaient les clés de notre survie nationale. J’ignorais alors que cette phrase deviendrait si vite réalité ! — Quand sœur Carlotta arrivera, dit Bean, vous pourrez lui faire annoncer que son aide n’est plus nécessaire mais que je serai heureux de la voir si elle en a le temps. — Je n’y manquerai pas. À présent, mettons-nous au travail. Une longue nuit nous attend. » Dans une atmosphère solennelle, Suriyawong appela les chefs de section. Bean fut impressionné de constater qu’il les connaissait tous de nom et de visage. Suriyawong n’avait pas fait de grands efforts pour se lier avec lui, mais il s’était tenu au courant de façon très efficace de tous ses faits et gestes. C’est seulement quand tous les hommes eurent reçu leurs ordres de mission et que toutes les sections furent parties, accompagnées chacune d’un policier en guise de fanion, que Suriyawong et le Premier ministre se laissèrent aller à sourire. « Excellent travail, dit le chef du gouvernement. — Merci d’avoir cru en notre message, répondit Bean. — Je n’étais pas sûr de pouvoir faire confiance à Locke, dit le Premier ministre ; quant au ministre de la Colonisation de l’Hégémon, ce n’est plus qu’un politicien aujourd’hui ; mais, quand le pape lui-même m’a téléphoné, le doute n’était plus possible. À présent, je dois aller révéler au peuple toute la vérité sur ce qui s’est passé ici. — Vous comptez dire que des agents indiens ont bel et bien tenté de m’assassiner en même temps qu’un visiteur étranger dont on ignore le nom, demanda Suriyawong, mais que nous avons survécu grâce à la prompte réaction et à l’héroïsme de soldats de l’armée thaïe ? Ou bien le visiteur étranger anonyme a-t-il péri ? — Malheureusement, il est mort, dit Bean, déchiqueté par l’explosion. — Dans tous les cas, reprit Suriyawong, vous pouvez l’affirmer au peuple : cette nuit, les ennemis de la Thaïlande ont appris qu’on peut défier l’armée thaïe mais pas la vaincre. — Je suis ravi que vous ayez été formé pour une carrière militaire, Suriyawong, répondit le Premier ministre. Je n’aimerais vraiment pas vous avoir comme adversaire lors d’une campagne électorale. — Nous ne pourrions jamais être adversaires, repartit le jeune homme, puisque nous ne pourrions jamais nous trouver en désaccord sur aucun sujet. » Chacun saisit l’ironie de la réplique, mais nul ne rit. Suriyawong sortit en compagnie de l’homme d’État et de huit soldats. Bean resta dans le casernement avec la dernière section et, ensemble, ils suivirent les mensonges que déversait la vidéo. Avec les nouvelles en fond sonore, Bean se mit à songer à Achille. Il avait découvert que son adversaire était toujours en vie – par le Chakri certainement ; cependant, si ce dernier était passé dans le camp d’Achille, pourquoi utiliser la mort de Suriyawong comme prétexte pour déclarer la guerre à l’Inde ? L’entrée en scène de la Thaïlande dès le début du conflit ne pouvait que desservir l’Inde ; si on y ajoutait le choix par l’armée indienne de la stratégie de l’attaque massive, méthode sans finesse, cousue de fil blanc et coûteuse en hommes, Achille commençait à prendre l’allure d’un parfait imbécile. Or ce n’était pas un imbécile ; par conséquent, il menait une partie en sous-main dont, malgré l’intelligence intuitive dont il se vantait, Bean ignorait encore tout. Achille, de son côté, ne tarderait pas à découvrir, si ce n’était pas déjà le cas, que Bean n’était pas mort. Il est en chasse, se dit Bean. Petra, aide-moi à trouver le moyen de te sauver ! 14 HYDERABAD Posté sur le Forum de politique internationale par EnsiRaknor@TurkMilNet.gov Sujet : Où est Locke quand on a besoin de lui ? Suis-je le seul à regretter de ne pas avoir le point de vue de Locke sur les événements en Asie du Sud-Est ? L’Inde a franchi la frontière birmane, des troupes pakistanaises se massent au Bélouchistan et menacent l’Iran et le golfe Persique ; il nous faut considérer cette région du monde d’un œil neuf car les anciens modèles ne s’appliquent plus, manifestement. J’aimerais savoir si c’est le F.P.I. qui a interrompu la chronique de Locke quand Peter Wiggin s’en est présenté comme le véritable auteur, ou bien si c’est Wiggin qui a cessé volontairement de la tenir. Parce que, si la décision vient du F.P.I., elle est complètement stupide, pour parler sans détours. Jusqu’ici, nous ignorions qui se cachait derrière Locke, et nous écoutions ses opinions parce qu’elles étaient pertinentes et parce qu’il était le seul à savoir analyser clairement les situations complexes, ou du moins le premier à en déceler les problèmes. Dans ces conditions, quelle importance qu’il s’agisse en réalité d’un adolescent, d’un embryon ou d’un cochon savant ? Dans le même ordre d’idées, puisque le mandat de l’Hégémon approche de l’expiration, je m’inquiète de plus en plus de le voir reconduit. Celui qui a lancé le nom de Locke comme remplaçant il y a presque un an avait raison ; seulement, aujourd’hui, installons Locke à cette fonction sous sa véritable identité. Ender Wiggin a réussi à mettre fin à la guerre contre les doryphores, et Peter Wiggin parviendra peut-être à réitérer cet exploit face au conflit mondial qui nous menace. Réponse 14 de Talleyrandophile@polnet.gov Je ne voudrais pas paraître méfiant, mais qui nous dit que vous n’êtes pas Peter Wiggin lui-même qui tente de s’introduire dans la course au pouvoir ? Réponse 14.1 d’EnsiRaknor@TurkMilNet.gov Sans vouloir froisser personne, le réseau militaire turc ne distribue pas ses ID aux adolescents américains qui travaillent comme consultants en Haïti. J’ai bien conscience que la politique internationale peut faire passer le pire paranoïaque pour sain d’esprit, mais, si Peter Wiggin pouvait écrire sous l’ID ci-dessus, c’est qu’il serait déjà maître du monde. Peut-être est-ce ma propre personnalité qui rend mes messages anticonformistes : j’ai la vingtaine aujourd’hui, mais je suis un ancien diplômé de l’École de guerre ; c’est peut-être pourquoi l’idée de mettre un gamin de dix-huit ans à la tête des affaires ne me paraît pas si délirante que ça. Virlomi reconnut Petra dès qu’elle fit son apparition à Hyderabad : elle l’avait déjà rencontrée à l’École de guerre. Nettement plus âgée, si bien que sa dernière année correspondait à la première de Petra, Virlomi s’efforçait alors de repérer toutes les filles de la station ; la tâche n’avait rien de surhumain étant donné que l’arrivée de Petra avait porté le nombre total d’éléments féminins à neuf seulement, dont cinq avaient passé leur diplôme en même temps que Virlomi. À priori, les autorités considéraient la présence de filles dans l’école comme une expérience qui avait échoué. À l’époque, Petra donnait l’image d’une petite dure à cuire agrémentée d’une grande gueule qui refusait tous les conseils qu’on essayait de lui prodiguer. Elle paraissait résolue à faire son chemin dans ce monde de garçons, à se mesurer avec eux selon les mêmes critères, à supporter seule leurs plaisanteries douteuses. Virlomi la comprenait : elle avait adopté la même attitude au début, et elle espérait que Petra ne connaîtrait pas les douloureuses expériences qu’elle-même avait subies avant de comprendre que l’hostilité des garçons restait, dans la plupart des cas, inébranlable et que, quand on était une fille, on avait besoin de tous les amis qu’on pouvait se faire. Petra sortait assez du lot pour que Virlomi se rappelle son nom quand la presse évoqua le djish d’Ender une fois la guerre terminée ; c’était la seule fille du groupe et on parlait d’elle comme de la Jeanne d’Arc arménienne. Virlomi avait lu les articles en souriant : ainsi, Petra s’était montrée aussi coriace qu’elle l’avait pensé. Bravo ! Et puis les membres de l’équipe d’Ender s’étaient fait enlever ou tuer, et, au retour des kidnappés de Russie, Virlomi avait constaté, le cœur serré, que la seule dont le sort restait inconnu était Petra Arkanian. Mais elle n’avait pas eu longtemps à se ronger les sangs, car les diplômés de l’École de guerre indiens, dont elle faisait partie, s’étaient brusquement retrouvés avec un nouveau commandant à leur tête, qu’ils avaient aussitôt identifié comme le fameux Achille accusé par Locke d’être un fou meurtrier. Ils n’avaient pas tardé à observer qu’il était souvent accompagné d’une adolescente taciturne, aux traits fatigués, dont le nom n’était jamais mentionné. Virlomi, elle, la connaissait. C’était Petra Arkanian. Elle ignorait pourquoi Achille tenait tant à taire son identité, mais cela n’augurait rien de bon ; elle se débrouilla donc pour avertir tout le groupe de planification qu’il s’agissait de l’équipière disparue du djish d’Ender. Naturellement, nul ne fit allusion à Petra devant Achille ; chacun exécutait ses ordres et lui rendait compte comme prévu, et bientôt la présence muette de Petra se fondit dans le train-train quotidien. Aucun n’avait connu l’adolescente autrefois. Cependant, pour Virlomi, le silence de Petra était inquiétant ; il signifiait qu’Achille avait barre sur elle – mais comment ? Détenait-il un otage, un membre de la famille de la jeune fille ? L’avait-il menacée de représailles ? Ou bien était-il parvenu à la dompter, elle qui affichait jadis une volonté d’airain ? Tout en veillant bien à ce qu’Achille ne remarque jamais son intérêt, Virlomi étudia sa cadette en gravant toutes ses observations dans sa mémoire. Petra se servait de son bureau comme tout le monde, prenait connaissance des rapports d’espionnage et de tout ce qui leur était envoyé ; pourtant, un détail clochait, et il fallut quelque temps à Virlomi pour mettre le doigt dessus : Petra ne touchait pas à son clavier quand elle naviguait sur les réseaux. L’accès à de nombreux sites nécessitait un mot de passe ou au moins une inscription préalable ; pourtant, après avoir tapé son code d’entrée pour se brancher le matin, Petra n’appuyait plus sur aucune touche de toute la journée. Elle est interdite de communication, songea Virlomi, comprenant soudain ; c’est pour ça qu’elle n’envoie jamais de courriel à aucun d’entre nous. Elle est prisonnière, elle ne peut pas faire parvenir de messages à l’extérieur et elle n’adresse la parole à personne parce qu’on le lui a défendu. Cependant, lorsqu’elle n’était pas connectée, Petra devait travailler d’arrache-pied, parce que, de temps à autre, Achille transmettait un message à toute l’équipe, où il indiquait de nouvelles voies que devaient emprunter leurs plans de stratégie. Le style de ces communications n’était pas celui d’Achille ; le changement de ton entre la présentation et le corps du courrier était facile à repérer. Ces orientations stratégiques – excellentes au surplus –, il les obtenait de Petra, qui faisait partie des neuf enfants choisis pour sauver l’humanité de la menace des doryphores. Un des esprits les plus brillants de la Terre, esclave de ce Belge au cerveau malade ! Aussi, alors que ses confrères admiraient les superbes stratégies qu’ils mettaient au point pour une guerre d’agression contre la Birmanie et la Thaïlande et qu’Achille entretenait leur enthousiasme en parlant de « l’Inde se dressant enfin pour prendre sa place légitime dans le concert des nations », Virlomi, elle, sentait croître son scepticisme : Achille se moquait de l’Inde comme d’une guigne en dépit de ses envolées lyriques et, quand, malgré tout, la tentation la chatouillait de croire à ses beaux discours, il lui suffisait de regarder Petra pour se rappeler à qui elle avait affaire. Ses compagnons paraissaient tous en extase devant la vision de l’Inde à venir que leur présentait Achille, ce qui incitait Virlomi à taire ses opinions. Elle resta donc aux aguets dans l’attente du moment où Petra croiserait son regard, afin de lui adresser un clin d’œil ou un sourire. Le moment arriva. Petra croisa son regard et Virlomi sourit. Petra se détourna sans plus de réaction que si Virlomi avait été une chaise et non quelqu’un qui essayait de communiquer. La jeune fille ne se laissa pas décourager. Elle persista à tenter d’établir le contact, jusqu’au jour où Petra, qui se rendait à un distributeur d’eau, la croisa, glissa et se rattrapa à son bras. Au milieu du bruissement des chaussures de Petra s’efforçant de retrouver son équilibre, Virlomi entendit clairement ces mots : « Arrête. Il me surveille. » Et voilà, elle avait à la fois la confirmation des soupçons qu’elle nourrissait à l’égard d’Achille, la preuve que Petra s’était aperçue de son manège et la notification que son aide n’était pas nécessaire. Elle s’attendait un peu à ce dernier point ; Petra n’avait jamais besoin d’aide, après tout. Puis, un mois plus tard, Achille transmit à tous l’ordre de se remettre au travail sur leurs premiers projets, sur la stratégie initiale qui prévoyait l’attaque massive de la Birmanie par d’immenses corps d’armée suivis de lignes de ravitaillement démesurées. Ce fut l’effarement général ; quant à Achille, il ne fournit aucun éclaircissement, mais son expression inhabituellement sombre valait toutes les explications. La tactique géniale sur laquelle ils avaient tant planché avait été mise au rancart par les adultes ; certains des esprits militaires les plus brillants du monde en avaient accouché, mais la hiérarchie avait décidé de ne pas en tenir compte. Passé leur indignation première, tous retombèrent bientôt dans la routine du travail et s’efforcèrent de mettre à jour leurs anciens projets pour la guerre prochaine. Des troupes avaient été déplacées, des stocks constitués dans telle zone, épuisés dans telle autre, mais ils parvinrent à résoudre ces problèmes de logistique et, quand ils reçurent le plan d’Achille – ou plutôt de Petra, comme le supposa Virlomi – pour transporter le gros de l’armée depuis la frontière pakistanaise jusqu’à celle de la Birmanie, ils en admirèrent l’ingéniosité, car il faisait coïncider précisément les besoins de l’armée avec la circulation ferroviaire et aérienne existante, si bien qu’aucun mouvement suspect ne serait détectable par les satellites jusqu’au moment où toutes les troupes se trouveraient à la frontière et se mettraient en formation. L’ennemi ne disposerait au maximum que de deux jours pour se retourner, d’un seul s’il était mal préparé. Achille s’absenta pour un de ses fréquents voyages, mais cette fois Petra disparut elle aussi. Virlomi redouta le pire : avait-elle rempli ses objectifs et, Achille n’ayant plus besoin d’elle, allait-il l’éliminer ? Non. Elle revint le soir même, et Achille en fit autant. Le lendemain matin, ordre fut donné de commencer le déplacement des troupes en suivant le plan habile de Petra pour les amener sur la frontière birmane. Ensuite, et cette fois sans tenir compte de la stratégie tout aussi astucieuse de Petra, l’armée lancerait son attaque pachydermique. Ça ne tient pas debout, songea Virlomi. C’est alors qu’elle reçut un message du ministre de la Colonisation de l’Hégémonie, ce vieux sabik de colonel Graff. Vous n’ignorez sûrement pas qu’une de nos diplômées de l’École de guerre, Petra Arkanian, est restée manquante quand tous ceux qui ont pris part à la dernière bataille avec Ender Wiggin nous ont été rendus. Je cherche à la retrouver, et j’ai des raisons de croire qu’on l’a peut-être conduite contre sa volonté à l’intérieur des frontières de l’Inde. Si vous avez des renseignements sur sa situation et son état de santé, pouvez-vous nous les transmettre ? Vous apprécieriez certainement qu’on en fasse autant pour vous. Presque aussitôt, un message d’Achille lui parvint. Vous concevrez, j’en suis sûr, qu’en temps de guerre toute tentative pour fournir des informations à un étranger à l’armée indienne sera considérée comme un acte d’espionnage et de trahison passible d’exécution immédiate. Ainsi, Achille tenait bel et bien Petra au secret, et il était prêt à tout pour la cacher. Virlomi n’eut même pas à réfléchir à ce qu’était son devoir ; cette affaire ne relevait en rien de la sécurité militaire ; par conséquent, et bien qu’elle prît la menace d’exécution très au sérieux, elle ne vit rien de mal à tenter d’en mettre le monde extérieur au courant. Impossible d’écrire directement au colonel Graff ni d’envoyer un message contenant la moindre allusion à Petra, même voilée : tout courriel quittant Hyderabad serait soumis à un examen minutieux. En outre, maintenant qu’elle y songeait, elle-même et les autres diplômés de l’École de guerre coincés dans le service de planification et de doctrine jouissaient d’une liberté à peine supérieure à celle de Petra : elle n’avait pas le droit de sortir de la base ni d’avoir de contact avec quiconque n’appartenant pas à l’armée, sauf si la sécurité avait fourni à cette personne une accréditation de très haut niveau. Un espion, ça dispose d’un équipement radio ou de boîtes aux lettres secrètes où laisser des messages, se dit Virlomi ; alors comment faire quand on n’a pas d’autre moyen de contacter l’extérieur que d’écrire des courriers mais qu’on ne peut les envoyer à personne ni transmettre l’information nécessaire sans se faire prendre ? Elle aurait peut-être fini par trouver seule une solution, mais Petra lui simplifia la tâche. Elle se plaça derrière elle au distributeur d’eau et, quand Virlomi s’écarta, elle prit sa place en murmurant : « Je suis Briséis. » Ce fut tout. La référence était claire : tous les élèves de l’École de guerre connaissaient L’Iliade ; et, comme ils se trouvaient sous les ordres d’Achille, le rapprochement avec Briséis était encore plus évident. Pourtant, non : l’héroïne en question était prisonnière d’un autre et Achille – l’original – était furieux parce qu’il se sentait dépouillé de son dû. Que voulait donc dire Petra en empruntant ce nom ? Il y avait un rapport avec le message de Graff et la mise en garde d’Achille ; donc ce devait être une clé, un moyen de donner à l’extérieur des nouvelles de Petra, et pour cela il fallait passer par les réseaux. « Briséis » avait sûrement une signification particulière pour quelqu’un qui naviguait sur les forums électroniques ; il existait peut-être une sorte de boîte aux lettres électronique dont le code d’accès était « Briséis » ; Petra avait peut-être trouvé quelqu’un à contacter, mais en était empêchée parce qu’elle ne pouvait que recevoir et non transmettre. Virlomi ne perdit pas de temps à effectuer une recherche générale : si quelqu’un de l’extérieur tentait de localiser Petra, son ou ses messages devaient se trouver sur un site accessible à la jeune Arménienne sans l’obliger à s’écarter de ses investigations militaires normales. Virlomi avait d’ailleurs une idée du forum le plus plausible pour cela. L’ennui, c’est que la tâche qui l’occupait officiellement pour le moment consistait à déterminer la méthode la plus efficace pour minimiser les risques auxquels seraient exposés les hélicoptères de ravitaillement tout en leur évitant de consommer trop de carburant. La question était si technique qu’elle ne voyait pas comment justifier des recherches historiques ou théoriques. En revanche, Sayagi, ancien de l’École de guerre de cinq ans son aîné, travaillait sur la pacification des contrées occupées et la façon de s’assurer l’allégeance des populations autochtones. Virlomi alla le trouver. « Mes algorithmes sont partis en grillaz, dit-elle. — Tu veux un coup de main ? demanda-t-il. — Non, non ; j’ai seulement besoin de décrocher une heure ou deux pour m’y remettre avec la tête claire. Je peux t’aider dans tes recherches ? » Naturellement, Sayagi avait reçu les mêmes messages que Virlomi et il avait l’esprit assez vif pour saisir ce que cachait sa proposition. « Je ne sais pas ; qu’est-ce que tu pourrais faire ? — Une recherche historique ? Ou bien théorique ? Sur les réseaux ? » Elle lui indiquait les orientations qu’elle voulait, et il comprit. « Toguro ! Moi, j’ai horreur de ça. Il me faut des données sur des procédés de pacification et de conciliation qui ont échoué, en ne tenant pas compte des génocides ni des déportations massives avec remplacement de population. — De quels renseignements est-ce que tu disposes déjà ? — D’aucun ; tu as le champ libre, j’ai évité de toucher au sujet jusqu’à maintenant. — Merci. Tu veux un rapport complet ou seulement des liens ? — Des copier-coller, ça suffira ; mais pas de liens, non. Ça reviendrait à faire le boulot moi-même. » L’échange avait été parfaitement innocent, et Virlomi tenait désormais sa couverture. Elle revint à son propre bureau et entreprit de passer rapidement en revue les sites historiques et théoriques. Elle ne lança pas de recherche sur le nom « Briséis », ce qui aurait manqué de discrétion : le programme de surveillance l’aurait aussitôt remarqué et Achille, s’il était tombé dessus, aurait fait le rapprochement sans tarder. Elle se contenta de sauter d’un site à l’autre en lisant les titres des sujets de discussion. Dès le deuxième forum, Briséis apparut. Il s’agissait d’un message signé « Hector Victorieux ». Le choix d’Hector comme pseudonyme n’était pas des plus optimistes : certes, c’était un héros, et le seul qui avait réussi à tenir Achille en échec, mais il avait quand même fini par se faire tuer, et Achille avait traîné son cadavre autour des murailles de Troie. Néanmoins, le message était clair si on savait que « Briséis » désignait Petra. Virlomi fit semblant de s’intéresser à d’autres interventions tout en composant mentalement sa réponse à Hector Victorieux. Quand elle fut prête, elle revint au message d’origine et la tapa, bien consciente qu’elle risquait l’exécution immédiate. Personnellement, je préférerais qu’elle organise sa résistance en restant esclave ; même réduite au silence, elle parviendrait à conserver sa liberté intérieure. Quant à transmettre discrètement un message à quelqu’un derrière les murs de Troie, qui vous dit qu’elle n’y est pas arrivée ? D’ailleurs, à quoi cela aurait-il servi ? Les Troyens n’ont pas tardé à se faire tous tuer. Mais peut-être n’avez-vous jamais entendu parler du cheval de Troie ? Oui, je sais : Briséis aurait dû prévenir les Troyens de se méfier des Grecs qui apportent des cadeaux, ou bien trouver un autochtone bienveillant pour s’en charger à sa place. Elle signa de son propre nom et de son adresse électronique ; après tout, elle n’avait fait que répondre en toute innocence à un message laissé sur un forum. À la vérité, elle s’inquiéta même que son texte parût exagérément innocent : et si celui qui recherchait Petra ne se rendait pas compte que ses allusions à la résistance et au muselage de Briséis étaient en réalité l’exposé de faits dont elle était le témoin ? Ou que c’était elle-même que désignait l’expression « autochtone bienveillant » ? Mais non : son adresse indiquait qu’elle appartenait au réseau militaire indien et devrait suffire à mettre la puce à l’oreille de son correspondant inconnu. Naturellement, à présent qu’elle avait envoyé son message, Virlomi devait continuer à effectuer les recherches inutiles que Sayagi lui avait prétendument demandées. Les heures à venir allaient être fastidieuses, voire carrément perdues si nul ne remarquait sa réponse. Petra s’efforçait de ne pas observer le comportement de Virlomi, du moins de façon trop ostensible : si la jeune Indienne avait l’intelligence nécessaire pour décoder ce qu’elle lui avait dit, elle éviterait naturellement d’attirer l’attention. Cependant, Petra la vit se rendre auprès de Sayagi et bavarder un moment avec lui ; elle remarqua ensuite qu’une fois revenue à son bureau Virlomi se mettait à parcourir les pages en ligne au lieu d’écrire ou d’effectuer des calculs ; allait-elle repérer les messages d’Hector Victorieux ? Qu’elle les repère ou non, Petra ne pouvait plus se permettre de s’en inquiéter. Dans un sens, il vaudrait mieux pour tout le monde que Virlomi n’ait pas saisi l’allusion, car qui pouvait estimer à quel point Achille était retors ? Pour ce qu’elle en savait, les interventions d’Hector Victorieux étaient peut-être autant de pièges destinés à la surprendre en train d’appeler à l’aide, ce qui risquait de se révéler fatal pour elle et ses complices éventuels. D’un autre côté, Achille ne pouvait se trouver partout à la fois. Il était très intelligent, il était méfiant et il jouait une partie aux ramifications profondes, mais il n’avait pas le don d’ubiquité et il lui était impossible de tout prévoir. En outre, quelle importance avait Petra pour lui, en fin de compte ? Il ne s’était même pas servi de sa stratégie de campagne ! S’il la gardait auprès de lui, c’était sûrement parce qu’il la considérait comme une prise qui flattait sa vanité et rien de plus. Les rapports en provenance du front n’avaient rien d’inattendu : la résistance birmane se révélait purement symbolique, puisque le pays plaçait le gros de ses forces là où le terrain lui était favorable, au bord de défilés dans les montagnes ou sur les gués, tout cela en pure perte, naturellement : les troupes birmanes pouvaient bien tenter de faire front où cela leur chantait, l’armée indienne finissait toujours par les encercler et les écraser sous le nombre. La Birmanie comptait à peine assez de soldats pour s’opposer à l’assaillant sur quelques positions isolées alors que les Indiens, innombrables, pouvaient progresser sur toute la ligne de front, en laissant des hommes en quantité suffisante sur les foyers de résistance birmans afin de les verrouiller pendant que la masse principale de l’armée achevait d’occuper le reste du pays et se dirigeait vers les cols de montagne qui débouchaient sur la Thaïlande. Et c’est là que le vrai défi commencerait, évidemment, car les lignes de ravitaillement indiennes devraient s’étirer à travers toute la Birmanie ; or l’armée de l’air thaïe était redoutable, d’autant plus qu’on avait observé ses essais d’un nouveau système de pistes d’envol et d’atterrissage provisoires qu’il était possible de monter pendant le temps de mission d’un chasseur. Bombarder des pistes que l’ennemi pouvait remplacer en deux ou trois heures ne présentait guère d’intérêt. Ainsi, les excellents rapports d’espionnage en provenance de la Thaïlande – détaillés, précis et récents – ne servaient à rien sur les points essentiels ; étant donné la stratégie qu’avaient adoptée les Thaïs, bien rares étaient les cibles d’importance à détruire. Petra connaissait Suriyawong, l’ancien élève de l’École de guerre responsable désormais de la stratégie et de la doctrine de Bangkok : il était doué. Cependant, il semblait un peu curieux à Petra que la Thaïlande ait brusquement modifié son système tactique quelques semaines à peine après son arrivée en Inde en compagnie d’Achille. Suriyawong était en poste à Bangkok depuis un an ; pourquoi ce changement soudain d’orientation ? Peut-être parce qu’il avait été informé de la présence d’Achille à Hyderabad et des conséquences à en tirer ; à moins que quelqu’un ne se soit allié à lui et n’ait influencé sa façon de penser. Bean. Petra refusait de croire à sa mort. Les messages qu’elle avait lus sur les forums ne pouvaient être que de lui, et, même si Suriyawong avait toutes les compétences nécessaires pour imaginer seul la nouvelle stratégie thaïe, elle traduisait un virage à cent quatre-vingts degrés dans tous les domaines concernés, un bouleversement si brutal qu’une seule explication venait à l’esprit : elle était l’œuvre d’un tiers qui avait posé un regard neuf sur la situation. Et ce tiers, qui était-ce sinon Bean ? L’ennui, c’était que, s’il s’agissait bien de lui, les taupes d’Achille en Thaïlande faisaient preuve d’une telle efficacité qu’elles risquaient fort de le repérer ; or, si les précédentes tentatives pour l’éliminer avaient échoué, on pouvait parier à coup sûr que cela n’empêcherait pas Achille d’essayer à nouveau. Il ne fallait pas y penser. Si Bean avait déjà réussi à sauver sa peau, il pouvait encore y arriver ; après tout, l’Inde était peut-être infiltrée par d’excellents espions elle aussi. Et puis Bean n’avait peut-être rien à voir avec les messages à propos de Briséis ; qui savait s’ils n’émanaient pas de Dink Meeker, par exemple ? Mais ce n’était pas le style de Dink : Bean agissait toujours par en dessous alors que Dink préférait l’affrontement direct ; il aurait proclamé haut et fort sur les réseaux qu’il savait Petra prisonnière à Hyderabad et il aurait exigé sa libération immédiate. À l’École de guerre, Bean, lui, avait découvert que les autorités savaient toujours où se trouvaient les élèves grâce à des émetteurs dissimulés dans leurs vêtements ; il suffisait donc de se déshabiller et, nu comme un ver, on pouvait se promener où on voulait à l’insu des administrateurs. Non content d’avoir fait cette trouvaille, Bean l’avait utilisée à son profit pour s’introduire dans les conduits d’aération et surprendre des conversations privées. Quand il en avait parlé à Petra tandis qu’ils attendaient sur Éros la fin de la guerre de la Ligue, elle ne l’avait cru qu’à moitié jusqu’au moment où, avec un regard froid, il avait déclaré : « Je ne plaisante pas, et, dans le cas contraire, ça n’aurait rien de particulièrement amusant. — Je ne pensais pas que tu plaisantais, avait répondu Petra ; je croyais que tu te vantais. — C’est vrai, je me vantais. Mais je ne perdrais pas mon temps à me faire mousser pour des exploits que je n’ai pas accomplis. » C’était tout Bean, ça : reconnaître ses défauts tout en soulignant ses qualités. Ni fausse modestie ni vanité. S’il consentait à se livrer un tant soit peu, il ne faisait rien pour embellir ni pour enlaidir le tableau. À l’École de guerre, Petra n’avait pas vraiment été intime avec lui. Comment aurait-ce été possible ? Elle était plus âgée et, bien qu’elle l’eût remarqué et eût échangé quelques mots avec lui de temps en temps – elle se faisait un devoir de parler aux bleus frappés d’ostracisme, car, elle le savait, ils avaient besoin de camaraderie, même venant d’une fille –, elle n’avait à vrai dire guère de motifs de lui adresser la parole. Et puis il y avait eu le tragique épisode où elle avait cru devoir prévenir Ender d’un danger, pour s’apercevoir en fin de compte qu’elle s’était fait manipuler et que les ennemis d’Ender s’étaient servis de sa tentative de mise en garde pour tomber sur lui à bras raccourcis. Bean, lui, avait immédiatement vu le piège et tout fait pour le désamorcer ; puis, très naturellement, il avait conclu que Petra trempait dans le complot contre Ender, et il avait continué à la soupçonner un bon moment. Elle ignorait quand, précisément, il avait fini par se convaincre de son innocence, mais sa méfiance vis-à-vis d’elle avait longtemps dressé un obstacle entre eux sur Éros. C’est donc seulement après la guerre qu’ils avaient eu l’occasion de faire mieux connaissance. Et c’est alors que Petra avait pris la vraie mesure de Bean. Devant sa petite taille, on ne voyait en lui qu’un gamin de maternelle, un bleu, enfin un pas-grand-chose, même si tout le monde savait qu’il était le remplaçant désigné d’Ender si celui-ci n’avait pas résisté à la tension des combats. Beaucoup avaient grincé des dents à cette annonce, mais pas Petra ; Bean était le meilleur élément du djish d’Ender, elle le savait et cela ne la dérangeait pas. Qu’était Bean en réalité ? Un nain. C’était un fait dont elle avait dû se convaincre. Chez les nains adultes, on se rend compte à leur visage qu’ils sont plus âgés que ne l’indique leur stature ; mais Bean était vraiment un enfant et ne souffrait d’aucune déformation des membres liée au nanisme : il paraissait l’âge de sa taille. Cependant, si on s’adressait à lui comme à un gamin, on se faisait vivement rembarrer ; Petra n’avait pas commis cette erreur, si bien que, hormis l’époque où il la croyait traîtresse à Ender, Bean l’avait toujours traitée avec respect. L’amusant de l’affaire était qu’elle reposait sur un malentendu. Bean croyait que Petra lui parlait comme à un adulte normal parce qu’elle était trop mûre et trop avisée pour le traiter en mioche, mais, à la vérité, elle se comportait avec lui comme avec un mioche ; tout simplement, elle s’adressait toujours aux enfants de la même manière qu’aux adultes. Bean lui prêtait donc une acuité de jugement qui devait en réalité tout au hasard. Mais, à la fin de la guerre, tout cela n’avait plus guère d’importance ; ils savaient qu’ils allaient rentrer chez eux – tous sauf Ender, comme la suite devait le montrer – et, une fois revenus sur Terre, ils ne pensaient plus se revoir. Il s’en était suivi une impression de liberté et l’envie de jeter toute prudence par-dessus les moulins ; on pouvait s’exprimer à son gré et on ne se vexait plus pour un oui ou pour un non, parce que tout serait oublié quelques mois plus tard. C’était la première fois qu’ils pouvaient s’amuser sans arrière-pensée. Et c’est Bean dont Petra avait le plus apprécié la compagnie. Dink, qui avait été proche d’elle pendant quelque temps à l’École de guerre, s’était un peu froissé de la voir toujours avec Bean ; il était allé jusqu’à l’accuser – de façon détournée, car il ne tenait pas à se l’aliéner complètement – d’entretenir une liaison amoureuse avec lui ; à sa décharge, il faut dire qu’il était entré dans la puberté et que, comme tous les garçons à ce stade, il était persuadé que la testostérone jouait un rôle primordial dans les processus mentaux de tout un chacun. Mais ce qui se passait entre Petra et Bean était très différent ; ce n’était pas une relation sœur-frère ni mère-fils, ni aucun rapport à connotation psychotarée. Simplement, Petra… ma foi, elle aimait bien Bean. Elle avait passé beaucoup de temps à démontrer à des garçons jaloux, inquiets et agressifs qu’elle réussissait dans tous les domaines de façon plus intelligente et plus efficace qu’eux, aussi s’était-elle sentie prise à contre-pied devant quelqu’un de si sûr de lui, de si confiant en son propre génie qu’il ne la percevait pas comme une menace ; si elle savait quelque chose qu’il ignorait, il écoutait, il observait, il apprenait. La seule autre personne qui eût cette attitude, à sa connaissance, c’était Ender. Ender… Il lui manquait terriblement parfois. Elle l’avait pris sous son aile à son arrivée à l’École de guerre, ce qui lui avait valu d’énergiques remontées de bretelles de la part de Bonzo Madrid, leur commandant de l’époque ; puis, quand Ender s’était révélé sous son vrai jour et qu’elle s’était jointe avec plaisir à ses disciples pour, comme eux, lui obéir et se donner tout entière à lui, elle avait néanmoins conservé dans un coin secret de sa mémoire l’idée qu’elle avait été son amie au moment où personne d’autre n’en avait eu le cran. Elle avait changé son existence, Ender le savait et il lui avait toujours fait confiance, même quand tout le monde croyait qu’elle l’avait trahi. Elle était impuissante à lutter contre l’amour qu’elle éprouvait pour lui, mélange d’adoration et d’espoir qui débouchait sur d’absurdes rêves d’avenir impossibles où leurs vies se liaient jusqu’à la mort. Dans ses songes, ils élevaient ensemble leurs enfants, les plus exceptionnels du monde, elle se voyait debout aux côtés de l’homme le plus extraordinaire du monde – car c’est ainsi qu’elle le percevait – et chacun constatait de visu qu’elle était son élue pour toujours. Mais ce n’était que pure imagination. Ender était sorti de la guerre meurtri, brisé, incapable de supporter l’idée qu’il était responsable de l’extermination des doryphores. Elle aussi avait craqué pendant les combats et, de honte, elle s’était tenue à l’écart d’Ender jusqu’à ce qu’il soit trop tard, jusqu’à ce qu’on le sépare du reste du groupe. C’est ainsi qu’elle savait que ses sentiments pour Bean n’avaient rien d’amoureux ; ils n’induisaient ni rêves ni fantasmes, mais seulement l’impression d’être acceptée telle qu’elle était, sans restriction. Elle était liée à lui non comme l’épouse à son mari ni, à Dieu ne plaise, comme la petite amie à son galant boutonneux, mais plutôt comme la main droite à la main gauche. Ils allaient ensemble, voilà ; il n’y avait pas de quoi s’exciter, leur relation n’avait rien de remarquable, mais elle était solide comme le roc, et Petra pensait que, de tous les enfants de l’École de guerre, de tous les membres du djish d’Ender, c’est de Bean qu’elle resterait le plus proche. Et puis la navette avait atterri et ils s’étaient dispersés à travers le monde. L’Arménie se trouvait relativement près de la Grèce – davantage, en tout cas, que le Japon qu’avait regagné Shen ou la Chine où habitait Hot Soup –, mais ils ne s’étaient jamais revus, ils ne s’étaient même pas écrit. Petra savait que Bean rencontrait une famille qu’il n’avait jamais connue, et elle-même s’efforçait de retrouver sa place dans la sienne ; chacun supportait parfaitement l’absence de l’autre. En outre, ils n’avaient pas besoin d’être tout le temps fourrés l’un avec l’autre ni de bavarder à l’infini pour savoir que, main gauche et main droite, ils restaient amis, qu’ils allaient toujours ensemble – et qu’en cas de nécessité elle pouvait faire appel à lui. Dans un monde dont Ender Wiggin était absent, cela signifiait que Bean était la personne qu’elle aimait le plus et qui lui manquerait le plus s’il lui arrivait malheur. Elle pouvait donc toujours feindre de se moquer que Bean se fasse flinguer par Achille, c’était faux : elle se rongeait constamment les sangs. Elle s’inquiétait aussi de son propre sort, naturellement, et peut-être même davantage que de celui de Bean, mais elle avait déjà perdu un premier amour et, même si elle se répétait que ces amitiés d’enfance n’auraient plus guère d’importance vingt ans plus tard, elle ne tenait pas à en perdre un second. Son bureau émit un bip. Un message s’affichait sur son écran. Ce n’est pas l’heure de la sieste. Viens me voir. Il n’y avait qu’Achille pour employer un ton aussi cavalier et péremptoire. Petra ne dormait pas, elle réfléchissait ; mais cela ne valait pas la peine de discuter. Elle se déconnecta et sortit. Le soir était tombé et le ciel s’obscurcissait ; elle était restée plongée dans ses pensées plus longtemps qu’elle ne l’aurait cru. La plupart des membres de l’équipe de jour du service de planification et de doctrine étaient déjà partis, et l’équipe de nuit arrivait. Quelques-uns se trouvaient pourtant encore à leurs bureaux. Elle surprit un coup d’œil de la part de Virlomi, qui faisait partie des retardataires. La jeune Indienne paraissait soucieuse ; elle avait donc sans doute répondu d’une manière ou d’une autre au message sur Briséis et elle en craignait à présent les conséquences. Elle avait raison : à quels signes reconnaissait-on qu’Achille projetait de tuer quelqu’un ? À quels propos, quels écrits, quels gestes ? Pour sa part, Petra était convaincue qu’il avait toujours un meurtre en tête, si bien qu’aucune modification de son comportement n’annonçait qu’on était sa prochaine victime. Rentre chez toi et tâche de dormir, Virlomi ; si Achille t’a surprise à tenter de m’aider et a décidé de te faire éliminer, tu ne pourras pas l’en empêcher, alors autant te reposer sans t’en faire. Petra quitta la salle aux dimensions d’une grange où travaillait l’équipe stratégique et suivit les couloirs comme dans un rêve. Était-elle assoupie quand le message d’Achille lui était parvenu ? Bah, c’était sans importance. Autant qu’elle le sût, elle était la seule du service à connaître l’emplacement du bureau d’Achille. Elle y était souvent entrée, privilège qui ne l’avait nullement impressionnée ; elle jouissait de la liberté d’un esclave ou d’un prisonnier, et, si Achille lui faisait partager son intimité, c’est qu’il ne la considérait pas comme une personne à part entière. Quand elle entra, un écran d’affichage 2D qui prenait tout un mur du bureau montrait une carte détaillée de la région frontalière entre l’Inde et la Birmanie. Des employés la réactualisaient constamment à mesure qu’affluaient les rapports des troupes au sol et des satellites, si bien qu’Achille disposait à tout instant des données les plus récentes sur la zone. En dehors de l’écran, la pièce était austère : deux chaises aussi inconfortables l’une que l’autre, une table, une bibliothèque et un lit de camp. Selon Petra, il devait se trouver quelque part dans la base un grand appartement douillet avec un lit moelleux qui ne servait jamais. Quoi qu’on pût penser d’Achille par ailleurs, il n’avait rien d’un sybarite ; pour autant qu’elle ait pu s’en rendre compte, son confort personnel lui était indifférent. Il ne détourna pas le regard de la carte à son arrivée ni quand elle s’assit, mais elle était habituée à cette attitude ; quand il faisait semblant de ne pas la voir, il s’agissait en réalité chez lui d’une façon perverse de lui accorder son attention. C’était quand il la regardait en face sans la voir qu’elle se sentait vraiment invisible. « La campagne se déroule parfaitement, déclara-t-il. — Cette stratégie est stupide et les Thaïs vont la mettre en pièces. — Il s’est produit un drame chez eux il y a quelques minutes : le chef de l’armée a tué le jeune Suriyawong ; une affreuse affaire de jalousie professionnelle, apparemment. » Petra s’efforça de dissimuler la tristesse que suscitait chez elle la nouvelle de la mort de Suriyawong et le dégoût que lui inspirait Achille. « Et tu n’as rien à y voir, naturellement ? Tu crois que je vais avaler ça ? — Ma foi, les Thaïs accusent des espions indiens, évidemment ; mais aucun de nos agents n’est impliqué en réalité. — Même pas le Chakri ? — Il n’espionne pas pour le compte de l’Inde. — Pour qui, alors ? » Achille éclata de rire. « Que tu es méfiante, ma Briséis ! » Petra dut se dominer impitoyablement pour rester détendue sans rien trahir de son effarement. « Eh oui, ma petite chatte, tu es ma Briséis, tu ne t’en étais pas aperçue ? — Non, répondit Petra. Briséis couchait sous la tente d’un autre. — Je détiens ton corps et je profite du produit de ton cerveau, mais ton cœur appartient encore à un autre. — C’est à moi qu’il appartient, répliqua la jeune fille. — Non, à Hector. Mais… comment t’annoncer la nouvelle sans suffoquer de chagrin ? Suriyawong n’était pas seul dans son bureau quand le bâtiment a été soufflé par l’explosion. Un autre a contribué à la boucherie sous forme de morceaux de chair, d’esquilles d’os et d’un léger aérosol de sang – ce qui signifie, malheureusement, qu’il m’est impossible de traîner son cadavre autour des murailles de Troie. » Petra avait l’estomac retourné. Achille l’avait-il entendue murmurer « Je suis Briséis » à Virlomi ? Et à qui pensait-il en parlant d’Hector ? « Explique-moi ce que tu racontes ou bien tais-toi, dit Petra. — Allons, ne me fais pas croire que tu n’as pas remarqué ces petits messages un peu partout sur les forums ! Tous ceux qui évoquent Briséis, Guenièvre et les autres héroïnes romantiques qui se sont retrouvées sous la coupe d’un bondouc arrogant. — Et alors ? — Tu sais qui en était l’auteur. — Vraiment ? — Pardon, j’avais oublié : tu n’aimes pas les devinettes. Très bien : l’auteur, c’était Bean, et tu le savais parfaitement. » Petra se sentit envahie d’émotions dont elle n’avait que faire et qu’elle réprima durement. Si ces messages émanaient bien de Bean, c’est qu’il avait survécu à la précédente tentative d’assassinat ; mais cela signifiait aussi que c’était lui qui se cachait sous le pseudo d’Hector Victorieux, et la petite allégorie d’Achille voulait dire qu’il se trouvait à Bangkok, qu’Achille l’avait repéré et avait de nouveau attenté à sa vie. Bean était mort avec Suriyawong. « Merci de me rappeler ce que je sais déjà ; ça m’évite de m’user la mémoire. — Pas de comédie, je te prie ; tu es effondrée, je le sais, ma pauvre petite chatte. L’amusant de l’affaire, ma chère Briséis, c’est que la mort de Bean est un simple bonus ; c’était Suriyawong l’objectif d’origine. — Bravo. Félicitations. Tu es un génie. Que dois-je dire d’autre pour que tu la fermes et que je puisse aller dîner ? » Répondre vertement à son ravisseur était la seule illusion de liberté qui restait à Petra ; elle supposait que cela l’amusait, mais elle n’était pas assez folle pour s’adresser à lui sur ce ton devant des tiers. « Tu espérais que Bean viendrait te porter secours, n’est-ce pas ? reprit Achille. Et c’est pourquoi, quand le vieux Graff a envoyé sa ridicule demande de renseignements, tu as glissé un mot à la petite Virlomi pour qu’elle essaye de répondre à Bean. » Le goût amer du désespoir monta dans la bouche de Petra. Rien n’échappait à la surveillance d’Achille. « Voyons, il ne faut pas être un génie pour penser à placer un mouchard sur le distributeur d’eau ; c’est trop évident ! dit-il. — Je croyais que tu avais plus important à faire. — Dans ma vie, rien n’est plus important que toi, ma petite chatte, répondit Achille. Ah, si je parvenais à te persuader d’entrer sous ma tente ! — Tu m’as déjà enlevée deux fois et je ne peux pas faire un pas sans que tu me surveilles ; je ne vois pas comment je pourrais me trouver davantage sous ta tente ! — Même sous ma tente, tu restes mon ennemie, dit Achille. — Ah, pardon, je n’y pensais plus : en tant que prisonnière, je dois chercher à plaire à mon geôlier si ardemment que je sois prête à me soumettre entièrement à sa volonté, c’est bien ça ? — Si c’était là ce que je souhaite, je te ferais torturer, ma petite chatte, rétorqua Achille ; mais je ne veux pas de toi dans ces conditions. — Tu es trop gentil. — Non, la torture, ce n’est pas mon truc. Si tu ne deviens pas mon amie et mon alliée de ton plein gré, je te tuerai tout simplement. — Après t’être servi de mes travaux, fit Petra. — Je te signale que je ne m’en sers pas. — Ah oui, c’est vrai. Maintenant que Suriyawong est mort, tu n’as plus à t’inquiéter de rencontrer de véritable opposition. » Achille éclata de rire. « C’est exactement ça ! » Donc elle n’avait rien compris du tout. « C’est facile d’abuser quelqu’un qu’on garde enfermé dans une cage. Tout ce que je sais du monde extérieur, c’est de toi que je le tiens. — Mais je ne te cache rien, répondit Achille. C’est toi qui manques de cervelle. » Petra ferma les yeux ; elle ne pouvait s’empêcher de penser au pauvre Suriyawong, toujours si sérieux, qui avait servi son pays de son mieux, tout cela pour se faire assassiner par son propre commandant en chef. L’avait-il compris avant de mourir ? Elle espérait que non. Elle devait continuer à songer à Suriyawong afin d’éviter de se laisser envahir par les souvenirs de Bean. « Tu ne m’écoutes pas, dit Achille. — Ah, merci de me prévenir, répliqua-t-elle ; je n’avais pas remarqué. » Achille s’apprêtait à répondre, mais il s’interrompit et inclina la tête. L’oreillette qu’il portait était un récepteur radio relié à son bureau ; quelqu’un lui parlait. Se détournant de Petra, il se pencha sur son clavier, tapa quelques mots, en lut quelques autres à l’écran. Il ne manifestait aucune émotion, mais son impassibilité même était révélatrice, car elle contrastait avec l’expression aimable et souriante qu’il affichait avant de recevoir le message. Il y avait donc un problème ; Petra pensait même connaître Achille assez bien pour déceler chez lui des signes de colère ou peut-être – elle s’interrogeait avec espoir – de peur. « Ils ne sont pas morts, dit-elle. — Je suis occupé », répondit-il. Elle s’esclaffa. « C’est ça, la communication que tu viens de recevoir, n’est-ce pas ? Une fois de plus, tes assassins ont foiré ! Si tu veux du boulot bien fait, Achille, il faut t’en charger toi-même ! » Délaissant son écran, il regarda Petra droit dans les yeux. « Il a envoyé un message depuis le casernement de son groupe d’assaut en Thaïlande. Naturellement, le Chakri l’a capté au passage. — Il n’est pas mort ! fit Petra. Il te bat à chaque fois. — Dis plutôt qu’il passe son temps à frôler la catastrophe alors que rien ne vient jamais contrarier mes plans. — Peuh ! Tu sais aussi bien que moi qu’il t’a fait flanquer à la porte de la Russie. » Achille haussa les sourcils. « Tu avoues donc lui avoir envoyé un message codé. — Bean n’a pas besoin de messages codés pour te damer le pion. » Achille se leva et s’approcha d’elle. Elle se raidit dans l’attente d’une gifle, mais il plaqua une main sur sa poitrine et la poussa en arrière. Elle bascula en même temps que sa chaise et sa tête heurta le sol, la laissant étourdie ; des éclairs dansèrent à la périphérie de son champ de vision, puis une onde de douleur et de nausée la traversa. « Il a demandé à cette chère vieille sœur Carlotta de le rejoindre », dit Achille. Sa voix ne trahissait aucune émotion. « Elle a pris l’avion à l’autre bout du monde pour venir à son aide. C’est gentil, non ? » Petra avait du mal à saisir le sens de ses paroles. Elle ne parvenait à se raccrocher qu’à une seule pensée cohérente : pourvu que son cerveau n’ait pas subi de lésion irréversible ! C’était là qu’elle était contenue tout entière, et elle préférait mourir plutôt que perdre l’intelligence supérieure qui faisait d’elle ce qu’elle était. « Mais ça me laisse le temps de préparer une petite surprise, reprit Achille. Je crois que Bean va beaucoup regretter d’avoir survécu. » Une repartie monta aux lèvres de Petra, mais elle l’oublia en chemin ; puis elle ne parvint pas à se rappeler non plus ce qu’avait dit Achille. « Quoi ? — Oh, on a sa pauvre tête qui tourne, ma petite chatte ? Tu devrais faire plus attention quand tu te balances sur une chaise. » Les derniers propos d’Achille lui revinrent alors : une surprise… pour sœur Carlotta… afin de faire regretter à Bean d’avoir survécu… « C’est sœur Carlotta qui t’a tiré des rues de Rotterdam, dit-elle. Tu lui dois tout : ton opération de la jambe, ton entrée à l’École de guerre. — Je ne lui dois rien du tout. C’est Bean qu’elle a choisi, qu’elle a envoyé à l’École. Moi, elle m’a laissé sur le carreau. Pourtant, c’est moi qui ai civilisé les rues, moi qui ai protégé son précieux petit Bean ; mais, lui, elle l’a envoyé dans l’espace tandis que je pouvais crever dans mon caniveau ! — Pauvre petit ! » fit Petra. Il lui décocha un violent coup de pied dans les côtes. Elle émit un hoquet de douleur. « Quant à Virlomi, reprit-il, elle va m’être utile, je crois, pour te faire la démonstration de ce qui arrive à ceux qui me trahissent. — C’est ça, ton truc pour me faire entrer sous ta tente ? » Il lui donna un nouveau coup de pied. Elle gémit involontairement. La méthode de la résistance passive ne marchait pas. Achille fit semblant de ne pas l’avoir touchée. « Allons, que fais-tu par terre ? Lève-toi donc ! — Tue-moi, qu’on en finisse une fois pour toutes, dit Petra. Virlomi cherchait seulement à se comporter en être humain digne de ce nom. — Elle était prévenue de la peine qu’elle encourait. — Elle n’est qu’un instrument dont tu veux te servir pour me faire du mal. — Tu n’es pas importante à ce point-là. Et puis, si je tiens à te faire du mal, je sais comment m’y prendre. » Et il feignit de s’apprêter à lui porter un nouveau coup de pied. Tous les muscles tendus, Petra se ramassa dans l’attente de l’impact. Mais rien ne se produisit. Achille lui tendit la main. « Lève-toi, ma petite chatte. Le plancher, ce n’est pas un endroit pour dormir. » Elle prit sa main et ne fit aucun effort pour l’aider à soulever son poids, le contraignant à tirer avec force. Crétin ! se dit-elle. Je suis entraînée au combat corps à corps alors que tu n’es pas resté à l’École de guerre assez longtemps pour y être formé. Dès qu’elle se trouva en position accroupie, elle se redressa brusquement. Comme Achille exerçait une traction dans le même sens, il perdit l’équilibre et tomba à la renverse par-dessus la chaise de Petra. Il ne se heurta pas la tête et chercha aussitôt à se redresser, mais Petra contra tous ses efforts, lui assenant des coups de ses lourdes bottes de l’armée, bondissant pour le frapper là où il ne se protégeait pas, là où l’impact serait le plus douloureux. Toujours à quatre pattes, il essaya de reculer, mais elle le suivit implacablement et, profitant de ce qu’il se servait de ses bras pour se déplacer, elle put lui envoyer un coup de pied à la tête ; le choc rejeta Achille en arrière et il s’écroula sur le dos. Il n’était pas inconscient mais un peu sonné. Alors, ça te plaît ? se dit Petra. Il tenta une riposte apprise dans la rue, ruant avec violence dans une direction tandis que son regard se portait dans une autre, mais la tentative échoua : d’un bond, Petra évita ses coups de pied et lui envoya sa botte droit dans l’entrejambe. Il poussa un hurlement de souffrance. « Allez, debout ! dit Petra. Tu vas tuer Virlomi, alors tue-moi d’abord ! Vas-y ! C’est toi l’assassin ! Attrape ton flingue ! Allez ! » Et soudain, sans qu’elle vît clairement comment il s’y était pris, un pistolet apparut effectivement dans sa main. « Frappe-moi encore, fit-il, les dents serrées. Frappe-moi plus vite que la balle que je te réserve. » Petra se figea. « Je croyais que tu voulais mourir », dit-il. Il n’avait pas l’intention de l’abattre, elle s’en rendit compte soudain, du moins tant qu’il n’aurait pas exécuté Virlomi sous ses yeux. Elle avait laissé passer l’occasion. Pendant qu’il était à terre, avant qu’il sorte son pistolet – caché dans son dos, sous sa ceinture ? Sous un meuble ? –, elle aurait dû lui briser la nuque. Elle ne participait pas à une compétition de lutte : elle tenait la chance de se débarrasser de lui ; mais son entraînement avait pris le dessus, et son entraînement lui disait de ne pas tuer mais seulement de mettre l’adversaire hors de combat, parce que c’était à cela qu’elle avait été formée à l’École de guerre. J’ai tant appris auprès d’Ender ! songea-t-elle. Pourquoi a-t-il fallu que je fasse l’impasse sur l’instinct du tueur, sur la volonté de me battre avec pour seul objectif le coup de grâce ? Bean lui avait révélé un élément fondamental de la psychologie d’Achille, un élément qu’il tenait lui-même de Graff après le retour du jeune Belge sur Terre : Achille avait le besoin compulsif de tuer tous ceux qui l’avaient vu en état d’impuissance, même la chirurgienne qui avait redressé sa jambe, parce qu’elle avait employé un instrument tranchant sur lui alors qu’il se trouvait sous anesthésie générale. Petra venait d’anéantir le ou les sentiments inconnus qu’Achille éprouvait pour elle et qui l’empêchaient de la tuer. Ce qu’il désirait d’elle jusque-là, il n’en voudrait plus désormais ; il ne supporterait plus de la garder près de lui. Elle était morte. Cependant, même acculée, Petra restait une tacticienne. Elle avait commis une grave erreur, mais son esprit conservait toute son agilité. L’ennemi voyait la situation sous un certain angle et il fallait l’amener à la considérer d’un autre point de vue. Petra éclata de rire. « Je n’aurais jamais cru que tu me laisserais faire ! » dit-elle. Achille se redressait lentement en grimaçant de douleur, le pistolet pointé sur elle. Elle poursuivit : « Il fallait toujours que tu sois el supremo, comme les bondoucs de l’École de guerre ; jusqu’à maintenant, je ne pensais pas que tu avais le cran de ressembler à Ender ou à Bean. » Il ne répondit pas, mais il n’esquissa pas non plus de geste menaçant. Il écoutait. « C’est dingue, non ? Mais Bean et Ender étaient tout petits et ils n’avaient rien à perdre. Tout le monde les traitait comme des moins que rien, moi-même j’étais plus grande qu’eux, et c’étaient les seuls garçons de l’École qui n’avaient pas la trouille de se faire surclasser par une fille ni que ça se sache. » Vas-y, continue, embobine-le ! « On a fait entrer Ender dans l’armée de Bonzo trop tôt, alors qu’il n’avait subi aucun entraînement, qu’il ne savait rien faire ; en plus, Bonzo a interdit à tout le monde de s’exercer avec lui. Moi, j’ai vu ce petit bonhomme sans défense, qui ne savait rien, et c’est justement ce que j’aime, Achille : il était plus intelligent que moi mais pas aussi grand. Alors j’ai pris sa formation en main ; Bonzo pouvait aller se faire buriner, je n’en avais rien à secouer : il avait la même attitude que toi jusqu’à présent, à toujours vouloir me montrer qui était le chef. Mais Ender, lui, m’a laissée faire, et je lui ai tout appris. J’aurais été prête à mourir pour lui. — Tu es cinglée, dit Achille. — Tu veux me faire croire que tu ne le savais pas ? Tu avais ton flingue à portée de la main ; pourquoi m’as-tu laissée te taper dessus si ce n’était pas pour… si tu n’essayais pas de… — Si je n’essayais pas de quoi ? » Il s’exprimait d’un ton calme, mais la folie transparaissait dans l’infime tremblement de sa voix. Petra l’avait poussé au-delà des limites de l’équilibre mental pour le plonger dans sa démence. C’était Caligula qui se tenait devant elle à présent. Toutefois, il l’écoutait ; si elle trouvait la fable adéquate pour expliquer son comportement, il accepterait peut-être… autre chose. De nommer son cheval consul, de faire de Petra… « Tu ne cherchais pas à me séduire ? demanda-t-elle. — Tu n’as même pas encore de poitrine, répondit-il. — Ça m’étonnerait que ce soit une paire de seins qui t’intéresse, sinon tu ne te serais pas embarrassé de moi, pour commencer. Et puis pourquoi m’aurais-tu tenu tous ces discours sur ta tente où tu désirais que j’entre, sur la fidélité ? Tu voulais que je t’appartienne, voilà. Mais tant que tu jouais les sabiks, que tu m’humiliais, moi je n’éprouvais que du mépris pour toi, je te regardais comme un moins que rien, un sac de testostérone ambulant, un primate qui se frappe la poitrine en poussant des hurlements de défi ; et puis tu m’as laissée te cogner – parce que tu m’as laissée faire, n’est-ce pas ? Tu n’espères quand même pas me faire croire que j’y serais arrivée sans ta coopération ? » Un imperceptible sourire tira les coins de la bouche d’Achille. « Ça ne te gâche pas le plaisir de penser que je me suis laissé faire ? » demanda-t-il. Hardiment, Petra s’approcha de lui jusqu’à ce qu’elle sente le canon du pistolet contre son ventre ; alors elle lui passa les mains derrière la nuque et l’attira vers elle pour l’embrasser. Toute sa science des baisers était purement théorique et provenait uniquement des films qu’elle avait vus, mais elle ne s’y prenait pas trop mal, apparemment, car, si le pistolet resta pointé sur elle, Achille lui entoura les épaules de son bras libre pour la serrer davantage contre lui. Au fond de son esprit, elle entendait une phrase que lui avait dite Bean : le dernier geste d’Achille avant de tuer son amie Poke avait été de l’embrasser. Bean avait été témoin de la scène et il avait souvent fait des cauchemars où il voyait Achille prendre la toute jeune fille dans ses bras puis, au milieu de son baiser, l’étrangler. Certes, Bean n’avait pas assisté au meurtre proprement dit, qui s’était peut-être déroulé très différemment. Cependant, quelles que soient les circonstances exactes, Achille n’en restait pas moins quelqu’un de très dangereux à embrasser – même sans compter le pistolet que Petra sentait enfoncé dans son ventre. Peut-être vivait-il enfin le moment dont il rêvait, peut-être réalisait-il son fantasme : embrasser une fille et la perforer d’une balle en même temps. Eh bien, vas-y, tire, se dit Petra. Tire, que je ne te voie pas exécuter Virlomi sous prétexte qu’elle a commis le crime d’avoir eu pitié de moi et trouvé le courage d’agir ; je préfère être morte avant. Je préfère t’embrasser que te regarder la tuer, et pourtant rien ne pourrait me répugner davantage que faire semblant d’être amoureuse de… d’un être comme toi. Leurs lèvres se séparèrent, mais elle ne lâcha pas Achille. Elle refusait de s’écarter de lui, de rompre leur étreinte ; elle devait le convaincre qu’elle le désirait, qu’elle était enfin entrée dans son imassène de tente. Il avait le souffle court, le pouls rapide. Prélude à un meurtre ou simple résultat d’un baiser ardent ? « J’ai promis d’exécuter celui ou celle qui essaierait de répondre à Graff, fit-il. Je dois m’y tenir. — Mais elle n’a pas répondu à Graff, observa Petra. Je comprends qu’il te faille montrer ton autorité, mais tu n’es pas obligé de jouer les importants comme un yelda ; Virlomi ignore que tu sais ce qu’elle a fait. — Elle va s’imaginer qu’elle m’a roulé. — Mais moi je saurai que tu n’as pas eu peur de m’accorder ce que je te demande. — Quoi, tu crois avoir trouvé le moyen d’obtenir de moi ce que tu veux ? » Elle pouvait s’écarter de lui à présent. « Je croyais avoir trouvé un homme qui n’avait pas besoin de prouver sa force en brutalisant les autres, mais j’ai dû me tromper. Fais ce qui te chante ; les machos comme toi me dégoûtent. » Elle avait imprégné sa voix et son expression de tout le mépris qu’elle pouvait ressentir. « Tiens, prouve-moi que tu es un homme ! Tue-moi, tue tout le monde. De vrais hommes, j’en ai connu, et je croyais que tu en faisais partie ! » Il baissa le canon de son pistolet. Dissimulant son soulagement, Petra continua de le regarder droit dans les yeux. « Ne te fais pas d’illusions : tu n’arriveras jamais à comprendre comment je fonctionne, dit Achille. — Ça m’est complètement égal, répliqua Petra. Ce qui m’intéresse, c’est que tu es le premier mec depuis Ender et Bean qui ait eu le cran de me reconnaître plus forte que lui. — C’est ça que tu vas raconter ? demanda-t-il. — Raconter ? À qui ? Je n’ai pas d’ami ici. Le seul avec qui je puisse avoir une conversation valable, c’est toi. » Il avait repris une respiration hachée, et une étincelle de folie s’était rallumée dans ses yeux. J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas, songea Petra, mais quoi ? « Tu vas réussir, fit-elle ; j’ignore comment tu vas t’y prendre, mais je le sens. C’est toi qui vas devenir maître du jeu et te hisser au-dessus de tout le monde, Achille, gouvernements, universités, entreprises, tous à tes pieds. Mais, quand nous serons seuls, que personne ne pourra nous voir, je saurai, comme tu le sauras, que tu as la force nécessaire pour garder auprès de toi une femme de caractère. — Toi, une femme ? demanda Achille. — Si je n’en suis pas une, qu’est-ce que tu faisais avec moi il y a un instant ? — Déshabille-toi. » La folie restait présente dans son regard. Il faisait passer un examen à Petra ; il attendait qu’elle… Qu’elle montre qu’elle jouait la comédie ; qu’elle avait peur de lui en réalité ; que ses belles paroles n’étaient que des mensonges et qu’elle cherchait seulement à le rouler. « Non, répondit-elle. Toi d’abord. » Et la folie s’effaça. Il sourit. Il replaça son arme dans sa ceinture. « Dehors, dit-il. J’ai une guerre à mener. — Il fait nuit, rétorqua-t-elle. Personne ne bouge. — Il n’y a pas que les armées qui comptent dans ce conflit, loin de là. — Quand est-ce que je pourrai rester sous ta tente ? demanda-t-elle. Que dois-je faire pour ça ? » Elle-même n’en croyait pas ses oreilles. Comme pouvait-elle tenir de tels propos alors qu’elle n’avait qu’une envie, s’en aller le plus vite possible ? « Il faut que j’aie besoin de toi, répondit Achille. Pour le moment, ce n’est pas le cas. » Il alla s’asseoir devant son bureau. « Et redresse ta chaise en sortant. » Il se mit à taper sur son clavier. Des ordres ? Destinés à quoi ? À faire exécuter qui ? Petra retint ses questions, releva la chaise et sortit. Elle suivit les couloirs jusqu’à la chambre où elle dormait seule. Chacun de ses pas était surveillé, elle le savait. Achille allait étudier les vidéos pour voir ce qu’elle faisait, pour vérifier si elle était sincère. Pas question donc de s’arrêter pour pleurer contre un mur ; elle devait… elle devait quoi ? Quelle serait son attitude dans une vidéo ou un film si elle jouait une femme bouillant de colère impuissante parce qu’on lui interdisait de rester auprès de l’homme qu’elle aimait ? Je n’en sais rien ! cria-t-elle dans sa tête. Je ne suis pas comédienne ! Et puis une autre voix, plus calme, déclara : Si, tu es une comédienne – et sacrément douée, parce que tu as réussi à gagner quelques minutes, peut-être une heure, voire une nuit de survie. Mais elle n’avait pas le droit de laisser transparaître son triomphe ; elle ne devait avoir l’air ni réjouie ni soulagée. Elle pouvait manifester de l’exaspération, de la rage – et un peu de douleur à cause du choc de son crâne contre le plancher – mais rien d’autre. Même quand elle se fut glissée dans son lit, toutes lumières éteintes, elle continua de feindre, de mentir, craignant de provoquer Achille pendant qu’elle dormirait, de réveiller dans ses yeux ce regard dément, effrayé, inquisiteur. Évidemment, le retrait de cette folie n’était pas une garantie ; il n’y en avait pas trace quand il avait abattu les deux hommes dans la fourgonnette de boulangerie, en Russie. Tu n’arriveras jamais à comprendre comment je fonctionne, avait-il affirmé. Tu as gagné, Achille, se dit Petra. Je ne crois pas avoir compris comment tu fonctionnes. Cependant, j’ai appris à jouer d’une de tes cordes ; c’est déjà quelque chose. Et j’ai aussi réussi à te flanquer par terre, à te taper dessus, à te balancer un coup de tatane dans les kintamas et à te faire croire que ça te plaisait. Tu peux me tuer demain ou quand tu voudras, n’empêche que tu as pris mon pied dans la gueule et, ça, tu ne me l’enlèveras pas. Le matin venu, Petra constata avec plaisir qu’elle était toujours vivante malgré son emportement de la veille. Elle avait mal à tête, les côtes lui élançaient, mais elle n’avait rien de cassé. Et elle mourait de faim. Elle avait manqué le dîner, et d’avoir passé son geôlier à tabac lui ouvrait peut-être aussi l’appétit plus que d’ordinaire. En général, elle sautait le petit-déjeuner si bien qu’elle n’avait pas de place réservée au réfectoire ; lors des autres repas de la journée, elle s’asseyait seule à une table et nul, par respect de sa solitude ou par crainte de mécontenter Achille, ne venait lui tenir compagnie. Mais ce jour-là, sur un coup de tête, son plateau entre les mains, elle se dirigea vers une table où seules quelques places restaient libres. Ses voisins se turent quand elle s’assit et quelques-uns la saluèrent. Elle leur rendit leurs sourires mais s’absorba ensuite dans son repas. La conversation reprit autour d’elle. « Elle ne peut pas avoir quitté la base. — Donc elle est encore ici. — À moins qu’on ne soit venu la prendre. — On lui a peut-être confié une mission particulière, un truc dans ce goût-là. — Sayagi pense qu’elle est morte. » Un frisson glacé parcourut Petra. « Qui ça ? » demanda-t-elle. Ses compagnons de table la regardèrent et détournèrent aussitôt les yeux. Enfin, l’un d’eux répondit : « Virlomi. » Virlomi avait disparu ! Et nul ne savait où elle se trouvait ! Il l’a tuée, se dit Petra. Il l’avait promis et il a tenu parole. Tout ce que j’ai gagné avec mes pitreries d’hier soir, c’est de ne pas assister au meurtre ! Ce n’est pas possible ! Je n’en peux plus ! Ma vie ne vaut plus la peine d’être vécue ; rester sa prisonnière, le voir tuer tous ceux qui cherchent à me venir en aide… Nul ne la regardait, mais nul ne disait rien non plus. Ils étaient sûrement au courant de la tentative de Virlomi pour répondre à Graff ; la jeune Indienne l’avait sans doute fait comprendre à Sayagi quand elle était allée le voir la veille. Et aujourd’hui elle était morte. Petra savait qu’elle devait manger même si elle avait le cœur au bord des lèvres, même si elle avait envie d’éclater en sanglots, de s’enfuir du réfectoire en hurlant, de s’aplatir au sol et de supplier ceux qui l’entouraient de lui pardonner de… de quoi ? D’être en vie alors que Virlomi était morte. Elle avala ce qu’elle put, puis elle sortit. Soudain, dans les couloirs qui menaient à la salle de travail commune, une pensée traversa son esprit : la mort de Virlomi ne cadrait pas avec la façon de procéder d’Achille. Il n’avait aucun intérêt à l’éliminer si tout le monde n’était pas témoin de son arrestation ; la faire disparaître discrètement, au milieu de la nuit, ne servait nullement son propos. En revanche, si elle s’était échappée, il ne pouvait pas se permettre de l’annoncer publiquement ; ce serait encore pire que l’exécuter en douce. Son caractère l’inciterait à garder le silence tout simplement, afin de laisser croire à une mort probable. Petra imagina Virlomi se dirigeant d’un pas assuré vers la sortie et réussissant son évasion grâce à son seul aplomb, à moins qu’elle ne soit parvenue à se faufiler à l’extérieur déguisée en femme de ménage, ou encore qu’elle n’ait escaladé un mur ou franchi en courant un champ de mines. Petra ignorait complètement comment était organisé le périmètre de la base et s’il était soumis ou non à une surveillance étroite. Elle n’avait jamais eu droit au tour du propriétaire. Tu te berces d’illusions, se dit-elle en s’asseyant à son bureau. Virlomi est morte, et Achille retarde le moment de l’annoncer afin de nous laisser dans les affres de l’incertitude. Mais la journée s’avança et Achille ne parut pas ; Petra sentit poindre en elle un mince espoir que Virlomi se soit échappée. Il restait peut-être cloîtré parce qu’il ne tenait pas à déclencher des spéculations en se montrant avec des ecchymoses ; ou bien il avait l’entrejambe endolori et il passait un examen médical – mais que le ciel vienne en aide au médecin si Achille jugeait que la manipulation de ses testicules méritait la peine de mort ! Il restait peut-être chez lui parce que Virlomi s’était enfuie et qu’il ne voulait pas être vu en fureur mais impuissant ; il ne ferait sa réapparition qu’au moment où il l’aurait rattrapée, où il pourrait la traîner dans la salle de travail et lui tirer une balle dans la tête devant tout le monde. Mais, tant que cela ne s’était pas produit, il subsistait une chance que Virlomi soit saine et sauve. Reste en vie, mon amie ! Fuis le plus loin possible et ne t’arrête sous aucun prétexte ! Passe la frontière, trouve un refuge, gagne le Sri Lanka à la nage, vole jusqu’à la Lune, n’importe quoi, mais fais un miracle, Virlomi, et tire-t’en vivante ! 15 MEURTRE À : Graff%pilgrimage@colmin.gov De : Carlotta%agape@vatican.net/ordres/sœurs/ind Sujet : Veuillez faire suivre Le fichier ci-joint est crypté. Attendez douze heures après son émission ; passé ce délai, si je ne me suis pas manifestée, transmettez-le à Bean. Il connaîtra la clé. Il fallut moins de quatre heures pour sécuriser et inspecter entièrement la base du haut commandement de Bangkok ; des spécialistes allaient fouiller le système informatique pour découvrir avec qui Naresuan était en contact et s’il était bien en cheville avec une puissance étrangère ou si sa dernière manœuvre n’était qu’une opération personnelle. Quand le Premier ministre lui donna enfin congé, Suriyawong retourna seul au casernement où Bean se trouvait. La plupart des soldats étaient revenus et Bean les avait presque tous envoyés dormir. Il regardait encore les informations, mais d’un œil seulement : aucun fait nouveau n’étant apparu, il ne s’intéressait qu’à la façon dont les commentateurs analysaient l’affaire. En Thaïlande, tout se chargeait de ferveur patriotique ; à l’étranger, naturellement, l’attitude des journalistes était différente. Dans les émissions géopolitiques en standard, on se montrait nettement sceptique quant à l’implication d’agents indiens dans la tentative d’assassinat. « Que gagnerait l’Inde à provoquer l’entrée en guerre de la Thaïlande ? — Elle sait que la Thaïlande finira par attaquer, que la Birmanie le lui demande ou non ; elle a donc jugé nécessaire de la priver de son meilleur diplômé de l’École de guerre. — Un enfant peut-il représenter une telle menace à lui tout seul ? — Vous devriez peut-être poser la question aux doryphores – si vous trouvez des survivants. » Et cætera, et cætera, chacun s’efforçant d’avoir l’air d’en savoir davantage que tout le monde, ou du moins que les gouvernements indien et thaï – bref, les médias jouaient à leur jeu préféré. Bean, lui, s’inquiétait des répercussions pour Peter. Faisait-on allusion à la possibilité qu’Achille dirige en sous-main la politique militaire indienne ? Pas du tout. Des nouvelles des mouvements des troupes pakistanaises près de l’Iran ? Trop lente, sans éclat, cette situation avait été chassée des ondes par « l’attentat de Bangkok » et personne n’en relevait les implications internationales. Tant que la F.I. était là pour empêcher l’emploi d’armes nucléaires, on considérait l’affaire comme un des innombrables soubresauts politiques qui agitaient régulièrement l’Asie du Sud-Est. C’était une erreur. Les analystes se préoccupaient tant de ne pas apparaître ignorants ni pris au dépourvu qu’aucun n’avait l’idée de se lever pour s’exclamer que les événements différaient radicalement de ce qu’on avait connu par le passé. Le pays le plus peuplé du monde avait osé tourner le dos à un ennemi ancestral pour envahir un petit État sans défense, et voilà qu’il s’en prenait à la Thaïlande. À quoi cela rimait-il ? Quel était l’objectif de l’Inde ? Quel bénéfice espérait-elle ? Et pourquoi personne ne posait-il publiquement ces questions ? « J’ai l’impression, dit Suriyawong, que je ne vais pas me coucher de sitôt. — On a fait le ménage ? — Plus exactement, tous les proches collaborateurs du Chakri ont été renvoyés chez eux et assignés à résidence pendant la durée de l’enquête. — C’est-à-dire tout le haut commandement. — Non, pas vraiment, répondit Suriyawong. Les meilleurs officiers supérieurs sont sur le terrain, occupés à commander. On va en faire revenir un pour assurer l’intérim du Chakri. — C’est à toi qu’on devrait confier cette charge. — Je suis bien d’accord, mais ce n’est pas le cas. Tu n’as pas un petit creux ? — Il est tard. — Oui, mais nous sommes à Bangkok. — Pas exactement, dit Bean. Nous sommes dans une base militaire. — Quand doit arriver ton amie ? — Ce matin, juste après l’aube. — Aïe ! Elle sera de mauvais poil. Tu l’attendras à l’aéroport ? — Je n’y ai pas réfléchi. — Allons dîner en ville, dit Suriyawong. Les officiers font ça tout le temps. On peut se faire escorter par quelques soldats de ta force de frappe pour éviter qu’on nous prenne pour de simples gamins. — Achille ne va pas renoncer comme ça à me tuer. » Suriyawong corrigea Bean : « À nous tuer. C’est nous deux qu’il visait cette fois. — Et s’il a prévu un plan de rechange ? — Écoute, Bean, j’ai la dalle. Pas toi ? » Il se tourna vers les hommes de la section qui l’avait accompagné toute la soirée. « Quelqu’un a faim ? — Pas trop, répondit un des soldats. Nous avons mangé à l’heure normale. — On a plutôt sommeil, dit un autre. — Qui se sent assez en forme pour nous escorter en ville ? » Tous les hommes avancèrent aussitôt d’un pas. « Ne demande jamais à des soldats d’élite s’ils veulent protéger leur commandant, fit Bean en souriant. — Désignes-en quelques-uns pour venir avec nous et que les autres aillent se reposer. — Bien, chef », dit Bean. Il s’adressa aux hommes. « Répondez franchement. Lesquels d’entre vous seront le moins gênés de ne pas dormir leur content cette nuit ? — On aura la permission de se reposer demain ? demanda l’un d’eux. — Oui. La question est donc de savoir si changer de rythme vous dérange ou pas. — Ça ira. » Quatre autres soldats partageaient le même avis ; Bean choisit les deux premiers comme escorte et ordonna aux trois restants : « Que deux d’entre vous montent la garde pendant encore deux heures ; ensuite reprenez la rotation habituelle des veilles. » Quand ils eurent quitté le casernement, leurs deux gardes du corps cinq pas derrière eux, Bean et Suriyawong eurent enfin le loisir de converser à cœur ouvert ; cependant, le jeune Thaï voulait d’abord une réponse. « Même ici, à la base, tu maintiens des tours de veille ? — J’ai tort, à ton avis ? demanda Bean. — Non, manifestement, mais… tu es vraiment parano. — Je sais que j’ai un ennemi qui veut ma mort et qui n’arrête pas de sauter d’une position de pouvoir à une autre. — Avec plus de pouvoir à chaque fois, dit Suriyawong en hochant la tête. En Russie, il n’en avait pas assez pour déclencher une guerre. — Il n’en a peut-être pas assez en Inde non plus, répondit Bean. — Pourtant il y a une guerre ; tu prétends qu’il n’en est pas l’instigateur ? — Non, il en est bien responsable, dit Bean ; mais il est sans doute encore obligé de persuader les adultes de marcher dans son jeu. — Il suffit d’en séduire quelques-uns et ils te donnent une armée, fit Suriyawong. — Séduis-en quelques-uns de plus et ils te donnent le pays, renchérit Bean. Napoléon et Washington l’ont parfaitement démontré. — Combien de personnes faut-il séduire pour s’emparer du monde ? » Bean ne répondit pas et la question resta en suspens. « Mais pourquoi Achille s’en prend-il à nous ? enchaîna Suriyawong. Je pense que tu as raison : c’est bien lui, et lui seul, l’auteur de l’attentat. Le gouvernement indien n’a rien à gagner dans une telle opération ; l’Inde est une démocratie, et flinguer des gosses, ça la ficherait mal aux yeux du monde. Il a dû agir de son propre chef sans autorisation. — L’Inde n’a peut-être même absolument rien à y voir, dit Bean. Nous ne savons rien avec certitude. — Sauf que c’est Achille qui mène la danse. Songe au manque de logique de cette guerre ; l’Inde suit une stratégie de seconde zone, sans aucune subtilité, que nous allons probablement être capables de réduire à néant. Une pareille campagne de roquet hargneux ne peut qu’entacher la réputation de l’Inde dans l’opinion mondiale. — À l’évidence, Achille n’œuvre pas dans l’intérêt du pays, dit Bean, mais les dirigeants le croient, si c’est bien lui qui a réussi à passer l’accord de non-agression avec le Pakistan. Il travaille pour lui seul. Et je vois ce qu’il vise en enlevant le djish d’Ender et en essayant de t’éliminer. — Il veut réduire le nombre de rivaux possibles ? — Non, répondit Bean. Il cherche à faire passer les diplômés de l’École pour les armes décisives de la guerre. — Mais il n’est pas diplômé, lui ! — Néanmoins, il est entré à l’École de guerre et il a l’âge requis. Il n’a pas envie d’attendre sa majorité pour devenir maître du monde, alors il s’efforce de convaincre l’opinion publique qu’un enfant doit diriger la planète. Si ta mort présente un intérêt, si le kidnapping du djish d’Ender présente un intérêt…» C’est aussi en faveur de Peter Wiggin, se dit soudain Bean. Il n’est pas allé à l’École de guerre, mais, si l’on considère les enfants comme des candidats plausibles à la plus haute fonction, son bilan en tant que Locke le place largement au-dessus de tous les autres compétiteurs. Avoir des compétences militaires, c’est bien, mais avoir mis fin à la guerre de la Ligue confère un titre d’éligibilité très supérieur, qui bat à plate couture celui de « psychopathe expulsé de l’École de guerre ». « Tu crois que c’est tout ? demanda Suriyawong. — Pardon ? » fit Bean. Il avait perdu le fil. « Ah, tu veux dire : est-ce que ça suffit à expliquer pourquoi Achille veut ta mort ? » Il réfléchit un instant. « Peut-être, je n’en sais rien. Mais ça ne nous apprend pas pourquoi il entraîne l’Inde dans une guerre beaucoup plus sanglante que nécessaire. — Et s’il cherchait à faire redouter au monde entier les conséquences d’une guerre afin qu’on renforce les pouvoirs de l’Hégémon dans le but d’empêcher l’extension des conflits ? — Très bien, sauf que personne ne tient à nommer Achille au poste d’Hégémon. — C’est vrai. On évacue la possibilité qu’Achille soit simplement stupide ? — Oui, complètement. — Alors reste Petra ; aurait-elle pu l’embobiner au point de le persuader de suivre une stratégie évidente mais assez débile et dispendieuse ? — Ça, oui, ce serait envisageable, mais Achille a un don exceptionnel pour percer les gens à jour. J’ignore si Petra pourrait lui mentir. Je l’ai toujours connue d’une extrême franchise ; je ne suis même pas sûr qu’elle saurait s’y prendre pour lui raconter des craques. — Tu ne l’as jamais vue mentir ? À personne ? » demanda Suriyawong. Bean haussa les épaules. « Nous sommes devenus très bons amis à la fin de la guerre. Elle dit toujours ce qu’elle a sur le cœur ; il peut lui arriver de mentir par omission, mais, dans ce cas, elle le signale. Avec elle, pas d’écran de fumée ni de jeu de miroirs ; la porte est ouverte ou fermée. — Le mensonge, ça demande de l’entraînement. — Comme dans le cas du Chakri ? — On n’accède pas à une position pareille grâce à ses seules aptitudes militaires ; il faut aussi plaire à beaucoup de gens – et dissimuler beaucoup de ses activités. — Laisserais-tu entendre que le gouvernement thaï est corrompu ? fit Bean. — Je laisse entendre que le gouvernement thaï est un organisme politique. Je ne t’apprends rien, j’espère ? Il paraît que tu es un garçon intelligent. » Un véhicule les transporta en ville – Suriyawong avait toujours eu le droit de réquisitionner une voiture et un chauffeur, mais il ne s’en était jamais servi. « Alors où est-ce qu’on mange ? demanda Bean. Pour ma part, je n’ai pas de guide des restaurants de Bangkok sur moi. — Dans ma famille, on mange mieux que dans n’importe quel restaurant, répondit Suriyawong. — Donc on va chez toi ? — Non, mes parents habitent près de Chiang Maï. — Dis donc, mais la guerre ne va pas tarder à toucher cette zone ! — C’est pourquoi je pense qu’ils se trouvent en réalité à Vientiane ; les règles de sécurité ont dû les empêcher de me prévenir. Mon père s’occupe d’un réseau dispersé d’usines de munitions. » Avec un sourire entendu, Suriyawong ajouta : « Il fallait bien que je pistonne ma famille pour qu’elle obtienne un job à la Défense nationale. — En d’autres termes, ton père était l’homme de la situation. — À vrai dire, c’est plutôt ma mère qui était la femme de la situation, mais on est en Thaïlande ; notre histoire d’amour avec la culture occidentale s’est interrompue il y a un siècle. » Pour finir, ils durent se renseigner auprès des soldats, qui connaissaient seulement des restaurants que leurs finances leur permettaient de se payer. Ils se retrouvèrent donc dans un troquet exigu qui restait ouvert toute la nuit, dans un quartier qui n’était pas le pire mais pas non plus le plus huppé de la ville, devant un repas si peu cher qu’ils avaient l’impression de manger à l’œil. Suriyawong et les deux soldats s’attaquèrent aux plats comme si on leur avait servi un festin de roi. « C’est génial, non ? fit le jeune Thaï. Quand mes parents recevaient, pendant qu’ils dégustaient leur cuisine distinguée au salon avec leurs hôtes, nous, les gosses, on dînait à l’office et on s’empiffrait de ce que mangeaient les domestiques, c’est-à-dire ce que tu vois dans nos assiettes ce soir. De la bouffe, de la vraie ! » Cela expliquait sans doute pourquoi les jeunes Américains du Miam-Miam de Greensboro appréciaient ce qu’on leur servait : ils retrouvaient des souvenirs d’enfance, des goûts qui évoquaient la sécurité, l’affection, la récompense d’une bonne conduite. Ce soir, c’est la fête, on sort ! Bean n’avait naturellement rien de tel dans sa mémoire, et il n’éprouvait nulle nostalgie du temps où il ramassait les papiers de bonbons sur les trottoirs pour lécher le sucre qui y restait collé, puis s’efforcer de récupérer celui dont il s’était maculé le nez. Après quelle époque aurait-il pu soupirer ? Celle où il faisait partie de la « famille » d’Achille ? Celle de l’École de guerre ? Sûrement pas ! Quant à celle qu’il avait passée dans sa famille en Grèce, elle était arrivée trop tard pour appartenir à ses souvenirs de prime jeunesse. Habiter en Crète lui plaisait, il adorait ses parents et son frère, mais non, les seules images agréables de son enfance étaient liées à l’appartement de sœur Carlotta, au moment où la religieuse l’avait tiré de la rue, lui avait donné des repas réguliers en même temps qu’un sentiment de sécurité, et l’avait aidé à se préparer aux examens d’entrée à l’École de guerre, unique moyen pour lui de quitter la Terre et d’échapper à la menace d’Achille. C’était la seule période de son enfance où il s’était senti protégé et, même s’il n’y croyait pas ou ne le comprenait pas, aimé. S’il avait pu entrer dans un restaurant et commander un repas semblable à ceux que sœur Carlotta confectionnait à Rotterdam, sans doute aurait-il éprouvé les mêmes sentiments que les jeunes Américains au Miam-Miam ou les Thaïs qui l’accompagnaient dans le boui-boui où il se trouvait. « Notre camarade Borommakot n’apprécie pas franchement la cuisine d’ici », dit Suriyawong. Il s’exprimait en thaï parce que Bean avait assez vite appris la langue alors que les soldats n’éprouvaient pas la même aisance en standard. « Il ne l’apprécie peut-être pas, fit l’un d’eux, mais elle lui profite. — Il sera bientôt aussi grand que vous, renchérit l’autre. — Ça devient grand comment, un Grec ? » demanda le premier. Bean se pétrifia. Suriyawong aussi. Les deux soldats les dévisagèrent d’un air inquiet. « Qu’est-ce qu’il y a ? Vous avez repéré quelque chose d’anormal ? — Comment avez-vous appris qu’il était grec ? » demanda le jeune Thaï. Les deux hommes échangèrent un regard puis s’efforcèrent de réprimer un sourire. « Ils ne sont pas stupides, je suppose, dit Bean. — On a vu toutes les vidéos sur la guerre des doryphores et vous y étiez. Vous croyez que vous n’êtes pas célèbre ? Vous ne vous en rendez pas compte ? — Pourtant vous n’avez rien dit, fit Bean. — Ç’aurait été mal élevé. » Bean se demanda combien de gens l’avaient reconnu à Greensboro et Araraquara mais s’étaient retenus par courtoisie de l’aborder. Il était trois heures du matin quand ils parvinrent à l’aéroport. L’avion ne devait atterrir que six heures plus tard, mais Bean se sentait trop tendu pour dormir, aussi prit-il la première garde pour permettre aux soldats et à Suriyawong de se reposer. Ce fut donc lui qui remarqua la soudaine agitation qui se produisit autour de l’accueil trois quarts d’heure avant l’arrivée prévue de l’avion. Il se leva pour aller se renseigner. « Attends un peu, nous allons faire une annonce, dit le guichetier. Où sont tes parents ? Ils sont ici ? » Bean poussa un soupir : autant pour la célébrité ! Suriyawong, on l’aurait reconnu, lui au moins ; d’un autre côté, le personnel de l’aéroport avait dû travailler toute la nuit et ignorait sans doute tout de l’attentat manqué, si bien que nul n’avait dû voir la photo du jeune officier présentée à chaque flash d’actualité. Bean réveilla un des soldats pour qu’il aille s’enquérir, d’adulte à adulte, de ce qui se passait. Son uniforme lui obtint des renseignements qu’on n’aurait sans doute pas livrés à un civil. Quand il revint, sa mine était sombre. « L’avion s’est écrasé », dit-il. Bean sentit son cœur cesser de battre. Achille ? Avait-il découvert le moyen de s’en prendre à sœur Carlotta ? Impossible ! Comment aurait-il pu savoir où elle se trouvait ? Il ne pouvait quand même pas surveiller tous les déplacements aériens de la planète ! Le message que Bean avait envoyé sur le terminal du casernement… Le Chakri l’avait peut-être intercepté, s’il n’avait pas déjà été arrêté, et il avait peut-être eu le temps de transmettre l’info à Achille ou à celui qui leur servait d’intermédiaire. Autrement, comment Achille aurait-il été prévenu de l’arrivée de sœur Carlotta ? « Ce n’est pas lui cette fois, répondit Suriyawong quand Bean lui eut fait part de ses soupçons. Un avion peut disparaître des écrans radar pour quantité de raisons. — La femme de l’accueil n’a pas dit qu’il avait disparu, intervint le soldat, mais qu’il s’était écrasé. » Une expression bouleversée se peignit sur les traits de Suriyawong. « Borommakot, je suis navré. » Puis il se rendit à un téléphone et appela le bureau du Premier ministre. Il y avait des avantages à tenir le rôle de symbole vivant, fierté d’un pays, qui venait de réchapper d’un attentat : quelques petites minutes plus tard, on les conduisait à la salle de réunion de l’aéroport où des responsables du gouvernement et de l’armée discutaient en liaison avec des autorités aériennes et des services de renseignements du monde entier. L’avion s’était écrasé dans le Sud de la Chine. Il s’agissait d’un vol d’Air Shanghai, et le pays traitait l’affaire comme une question d’ordre intérieur, refusant toute inspection étrangère sur les lieux de la catastrophe. Mais les satellites chargés du trafic aérien avaient enregistré ce qui s’était passé : une grosse explosion avait pulvérisé l’appareil qui s’était abattu en milliers de petits fragments. Il n’y avait aucune chance de retrouver des survivants. Un seul espoir subsistait, bien mince : celui que la religieuse ait raté une correspondance et ne se soit pas trouvée à bord. Mais elle s’y trouvait. J’aurais pu l’empêcher de venir, se dit Bean. Quand j’ai accepté de me fier au Premier ministre sans attendre son arrivée, j’aurais pu la contacter aussitôt pour lui demander de faire demi-tour ; mais non, je me suis tu, j’ai regardé les vidéos, puis j’ai fait la tournée des grands ducs, tout ça parce que je voulais la voir, parce que j’avais eu peur et que j’avais besoin de sa présence. Parce qu’il était trop égoïste pour songer au danger auquel il l’exposait. Elle voyageait sous sa véritable identité, risque qu’elle n’avait jamais pris lorsqu’ils se déplaçaient ensemble. Était-ce la faute de Bean ? Oui : il l’avait appelée d’une façon si pressante qu’elle n’avait pas eu le temps d’assurer sa discrétion ; elle avait simplement demandé au Vatican de s’occuper de son trajet, et l’affaire avait été entendue : elle était morte. Non ; ce qu’elle y verrait, elle, ce serait la fin de son ministère, les tâches qu’elle laissait inachevées, le travail que quelqu’un d’autre devrait reprendre. Depuis qu’il la connaissait, Bean n’avait fait que lui voler son temps, la détourner des buts qui comptaient vraiment dans sa vie, l’obliger à œuvrer à la hâte, en cachette. Chaque fois qu’il avait besoin d’elle, elle laissait tout tomber pour lui. En quoi méritait-il un tel dévouement ? Que lui avait-il donné en retour ? Et voici qu’aujourd’hui il avait définitivement interrompu son travail. Là, elle lui en aurait voulu ! Pourtant, si elle s’était trouvée en face de lui en cet instant même, Bean savait ce qu’elle aurait déclaré. Le choix n’a jamais dépendu que de moi, aurait-elle dit. Tu fais partie de la mission que Dieu m’a confiée. La vie s’arrête un jour et je n’ai pas peur de revenir à Dieu ; si j’ai peur, c’est uniquement pour toi, parce que tu lui as toujours interdit de te connaître. Si seulement il pouvait croire qu’elle était encore vivante d’une certaine manière ! Qu’elle avait retrouvé Poke, peut-être, et s’occupait d’elle à présent comme elle avait pris Bean sous son aile des années plus tôt, et qu’elles riaient toutes deux en évoquant ce vieux maladroit de Bean qui se débrouillait toujours pour tuer ceux qui l’entouraient ! Une main se posa sur son bras. « Bean, murmura Suriyawong. Bean, sortons d’ici. » Sa vision était floue. Il accommoda le regard et s’aperçut que des larmes ruisselaient sur ses joues. « Je reste, dit-il. — Non, répliqua son ami. On n’apprendra rien de plus ici. Allons à la résidence officielle du Premier ministre ; c’est là que se passe tout le grillaz diplomatique. » Bean s’essuya les yeux sur ses manches avec l’impression d’être un tout petit garçon. Bravo ! Se donner ainsi en spectacle devant ses hommes ! Mais tant pis : l’effet aurait été bien plus désastreux s’il s’était efforcé de cacher son chagrin ou, pire, s’il les avait suppliés de ne pas raconter ce qu’ils avaient vu. Il avait fait ce qu’il avait fait, ils avaient vu ce qu’ils avaient vu, qu’il en soit ainsi. Si sœur Carlotta ne valait pas que quelqu’un comme Bean, qui lui devait tant, verse un pleur, à quoi servaient donc les larmes et quand devaient-elles couler ? Une escorte policière les attendait. Suriyawong remercia leurs gardes du corps et les renvoya au casernement avec ces mots : « Vous pouvez dormir aussi longtemps que vous voudrez. » Les deux hommes saluèrent le jeune officier, puis se tournèrent vers Bean et lui adressèrent un salut militaire impeccable. Aucun signe d’apitoiement, seulement de l’estime. Il le leur rendit de la même façon : aucune reconnaissance, seulement du respect. La matinée qu’ils passèrent à la résidence officielle du Premier ministre se révéla tour à tour exaspérante et ennuyeuse à mourir. La Chine ne démordait pas de son intransigeance : la plupart des victimes étaient des hommes d’affaires et des touristes thaïs, mais l’avion appartenait à une compagnie chinoise, il avait explosé dans l’espace aérien chinois et, comme certains indices laissaient penser qu’il avait été désintégré par un missile sol-air et non par une bombe placée à bord, la tragédie restait sous le sceau de la plus stricte sécurité militaire. Bean et Suriyawong convenaient qu’Achille en était certainement à l’origine. Ils avaient assez discuté du jeune psychopathe belge pour que Bean laisse son ami thaï présenter son curriculum vitæ aux dirigeants de l’armée et du département d’État : ils avaient besoin de disposer de tous les renseignements possibles pour se faire une idée claire de la situation. Pourquoi l’Inde aurait-elle fait exploser un vol commercial au-dessus de la Chine ? Pour éliminer une simple religieuse qui allait rendre visite à un petit Grec à Bangkok ? Non, c’était invraisemblable. Pourtant, peu à peu, et avec l’aide du ministre de la Colonisation qui leur fournit sur la psychopathologie d’Achille des détails qu’on ne trouvait même pas dans l’exposé de Locke, ils finirent par comprendre qu’il s’agissait peut-être en effet d’un message de défi adressé à Bean : il s’en était tiré cette fois-ci, mais Achille conservait le pouvoir d’abattre la cible de son choix. Pendant que Suriyawong poursuivait ses explications, on fit monter Bean à l’étage, dans la partie privée de la résidence où, très aimablement, l’épouse du Premier ministre le conduisit à une chambre à donner et lui demanda s’il avait un ami ou quelqu’un de sa famille qu’elle pouvait envoyer chercher, ou bien s’il désirait voir un prêtre d’une religion quelle qu’elle soit. Il la remercia et lui avoua qu’il avait surtout besoin d’un moment de solitude. Elle sortit en fermant la porte derrière elle, et Bean pleura en silence jusqu’à l’épuisement ; alors il se roula en boule sur une natte étendue par terre et s’endormit. Quand il s’éveilla, il vit à travers les persiennes qu’il faisait encore grand jour. Ses yeux le piquaient d’avoir pleuré et il éprouvait toujours une grande lassitude ; c’était sans doute sa vessie pleine qui l’avait tiré du sommeil, et la soif aussi. La vie était ainsi, flux et reflux, veille et sommeil, le tout entrecoupé d’une petite procréation çà et là ; mais, pour sa part, il était trop jeune, et, quant à sœur Carlotta, elle avait choisi de se tenir à l’écart de cet aspect de l’existence. Ils avaient donc suivi tous deux des cycles très similaires, à la recherche d’un sens à la vie. Mais lequel ? Bean était célèbre ; son nom resterait à jamais dans les livres d’histoire – sans doute perdu au milieu d’une liste dans le chapitre consacré à Ender Wiggin, mais ce n’était pas grave ; la plupart des gens ne pouvaient en espérer autant. Et puis, une fois mort, tout cela lui serait bien égal. Carlotta, elle, n’apparaîtrait dans aucun livre d’histoire, même pas dans une note en bas de page. Quoique… non, ce n’était pas exact. Achille allait devenir célèbre lui aussi, et c’était elle qui l’avait sorti de l’anonymat. Non, elle aurait droit à plus qu’une note ; son nom resterait dans les mémoires, mais toujours en rapport avec le koncho qui l’avait assassinée parce qu’elle avait été témoin de son impuissance et qu’elle l’avait tiré du caniveau. Achille l’avait tuée mais il avait bénéficié de l’aide de Bean. Il s’efforça de changer le cours de ses pensées. Il sentait sous ses paupières un picotement annonciateur de nouvelles larmes, mais il avait déjà pleuré. Non, il fallait qu’il garde l’esprit clair. Il était essentiel qu’il continue à réfléchir. Il y avait dans la chambre un ordinateur à la disposition des visiteurs, muni des liens classiques aux réseaux et de certains des meilleurs logiciels d’accès thaïs. Bean se connecta aussitôt sous une des identités qu’il employait le moins souvent. Graff devait être au courant de détails qu’ignorait le gouvernement thaï, Peter aussi, et ils avaient dû lui écrire. De fait, chacun avait laissé un message crypté dans une de ses boîtes aux lettres. Il les ouvrit tous les deux. C’étaient les mêmes : ils contenaient un courriel à faire suivre de la part de sœur Carlotta elle-même. Selon les deux messages qui l’accompagnaient, il était arrivé chez eux à neuf heures du matin, heure de la Thaïlande, et Graff comme Peter devaient attendre douze heures avant de le transmettre à Bean, au cas où la religieuse voudrait les contacter pour interrompre l’envoi. Cependant, quand ils avaient appris qu’il n’y avait aucune chance de la revoir en vie et qu’ils avaient obtenu confirmation de la nouvelle par des sources indépendantes, ils avaient l’un comme l’autre jugé inutile d’attendre davantage. Quelle que fût la teneur de son message, sœur Carlotta avait fait en sorte que, sans une intervention quotidienne de sa part pour le bloquer, il aille automatiquement chez Graff et Peter, avec charge pour eux de le faire parvenir à Bean. Cela signifiait que, chaque jour de sa vie, elle avait pensé à lui, elle l’avait empêché de lire ce message, tout en ayant effectué au préalable les démarches nécessaires pour qu’il prenne connaissance de son contenu. Une lettre d’adieu… Il n’avait pas envie de l’ouvrir. Il avait déjà pleuré toutes les larmes de son corps ; il ne lui en restait plus. Pourtant, elle tenait à ce qu’il lise ce qu’elle avait écrit et, après tout ce qu’elle avait fait pour lui, il lui devait bien cette dernière faveur. Le message était protégé par un double cryptage. Une fois qu’il l’eut ouvert à l’aide de son propre décodeur, le texte demeura illisible. Comme Bean ignorait le code d’accès, il devait s’agir d’un mot de passe auquel la religieuse savait qu’il penserait. Or il ne devait le chercher qu’après sa mort ; la conclusion était donc évidente. Il tapa le nom « Poke » et le décryptage s’effectua aussitôt. Comme il s’y attendait, c’était une lettre. Mon cher Julian, mon cher Bean, mon cher ami, C’est peut-être Achille qui m’a tuée, je n’en sais rien. Tu connais mes idées sur la vengeance : la punition est l’apanage de Dieu et, en outre, la colère abêtit les gens, même quand ils sont aussi intelligents que toi. Il faut arrêter Achille à cause de ce qu’il est, non à cause de ce qu’il m’a peut-être fait. La manière dont j’ai péri n’a aucune importance à mes yeux ; seule compte la manière dont j’ai vécu, et c’est à mon Rédempteur de la juger. Mais tu sais déjà tout cela et ce n’est pas le propos de ma lettre. Je détiens sur toi des informations que tu as le droit de connaître. Elles n’ont rien d’agréable et j’avais l’intention d’attendre pour t’en parler que tu aies déjà commencé à entrevoir la vérité ; cependant, il n’était pas question non plus que ma mort te maintienne dans l’ignorance. Cela aurait donné à Achille ou aux aléas de l’existence – bref, au responsable de ma disparition – un trop grand avantage sur toi. Tu es né, tu le sais, dans le cadre d’une expérience illégale qui se servait d’embryons volés. Tu conserves des souvenirs d’une précision stupéfiante de la façon extraordinaire dont tu as échappé au massacre où ont péri tous tes frères et sœurs quand la loi a mis fin à l’expérience. Un comportement aussi efficace à l’âge que tu avais alors révèle que tu possèdes une intelligence hors du commun. Mais ce que tu ignorais jusqu’à présent, c’est pourquoi tu es si intelligent et ce que cela implique pour ton avenir. Celui qui a volé ton embryon était un scientifique, si l’on veut. Il travaillait sur l’amélioration de l’espèce humaine par la génétique, en se fondant sur l’œuvre théorique d’un chercheur russe du nom d’Anton. Celui-ci, bien que soumis à un ordre d’intervention et donc incapable de me parler franchement, a néanmoins eu le courage de chercher un moyen de contourner le programme et de me révéler les modifications génétiques qu’on a opérées en toi. (Anton pensait que la manipulation ne pouvait s’effectuer que sur un ovule non fertilisé, mais le problème était purement technique et non théorique.) Il existe une clé à deux aspects dans le génome humain. L’un d’eux est en rapport avec l’intelligence ; si on tourne la clé dans un sens, elle empêche le cerveau de fonctionner à sa pleine puissance. Dans ton cas, on l’a tournée en sens inverse ; ton cerveau n’a pas été entravé dans sa croissance, il n’a pas cessé très jeune de fabriquer des neurones ; il continue à se développer et à établir de nouvelles connexions synaptiques. Au lieu d’avoir une capacité limitée par des motifs neuronaux formés au tout début de ta vie, ton cerveau acquiert de nouvelles compétences et de nouveaux motifs au fur et à mesure de ses besoins. De ce point de vue, tu es semblable à un enfant d’un an, l’expérience en plus. Les exploits mentaux qu’un nourrisson accomplit sans difficulté, bien supérieurs à tout ce à quoi un adulte peut prétendre, ces exploits resteront toujours à ta portée. Ta vie entière, par exemple, tu seras capable d’apprendre à parler des langues étrangères aussi bien qu’un autochtone, tu seras en mesure d’établir et de maintenir ouvertes des connexions avec ta propre mémoire qui n’existent chez personne d’autre. En d’autres termes, tu es un territoire non cartographié – ou, peut-être, qui s’auto cartographie. Mais ce déblocage total de tes processus mentaux a un prix. Tu en as sans doute déjà deviné la nature : si ton cerveau croît sans cesse, comment réagit ton crâne ? Comment peut-il contenir cette masse cérébrale en expansion ? Eh bien, lui aussi grandit, naturellement. Ses os ne se sont jamais complètement soudés. J’ai suivi la courbe de mesure de ton tour de tête, comme tu peux t’en douter : l’augmentation est lente, mais celle de ton cerveau également car elle est due à la création de neurones plus petits qu’au début. De plus, comme on a constaté un amincissement de tes os crâniens, il est possible que tu n’aies pas remarqué l’accroissement de la circonférence de ta tête, mais il est bien réel. Vois-tu, l’autre aspect de la clé d’Anton concerne le développement physique. Si nous ne cessions jamais de grandir, nous mourrions très jeunes ; pour durer plus longtemps, nous sommes forcés de nous délester peu à peu de notre intelligence, parce que notre cerveau doit interrompre sa croissance très tôt dans notre cycle vital. De ce point de vue, la plupart des êtres humains se situent sur une courbe aux limites extrêmement étroites. Toi, tu te trouves carrément hors du diagramme. Bean, Julian, mon enfant, tu vas mourir très jeune. Ton organisme va continuer à grandir, mais non comme au cours d’une puberté classique, avec une brusque poussée qui s’achève quand on atteint sa taille adulte. Pour reprendre l’expression d’un scientifique, tu ne parviendras jamais à ta taille adulte parce que c’est une fiction ; seule existe la taille que tu auras au moment de ta mort. Elle va croître régulièrement en même temps que ta carrure, jusqu’à ce que ton cœur lâche ou que ta colonne vertébrale s’effondre sur elle-même. Je te parle brutalement parce qu’il n’est pas possible d’amortir le coup. Nul ne sait comment va se dérouler ta croissance. J’ai d’abord nourri de grandes espérances du fait que tu paraissais grandir moins vite qu’on ne l’avait prévu à l’origine ; on m’avait dit qu’à l’époque de la puberté tu aurais rattrapé la taille des enfants de ton âge, mais cela s’est révélé faux : tu restais loin derrière eux. J’ai voulu croire alors qu’on s’était trompé, que tu vivrais peut-être jusqu’à quarante, cinquante ans ; même trente ans, cela aurait été mieux que rien ! Mais, au cours de l’année que tu as passée dans ta famille et pendant le temps où nous avons ensuite vécu ensemble, on t’a mesuré : ton taux de croissance s’accélère et tout indique qu’il va continuer. Si tu parviens jusqu’à vingt ans, tu auras défié toute prévision logique. Si tu meurs avant d’avoir quinze ans, ce ne sera guère surprenant. Je pleure en écrivant ces mots car, s’il a jamais existé un enfant qui aurait pu servir l’humanité s’il avait bénéficié d’une longue existence, c’est bien toi. Non, je veux être franche : si je pleure, c’est parce que je te considère par bien des côtés comme mon propre fils, et le seul réconfort que je tire de t’apprendre l’avenir qui t’est réservé par cette lettre, c’est qu’il faudra que je sois morte avant toi pour que tu la lises. La plus grande terreur de tout parent aimant, vois-tu, c’est d’avoir un jour à enterrer son propre enfant. À nous autres, religieuses et prêtres, cette douleur est épargnée – sauf quand nous acceptons d’en courir le risque comme je l’ai fait stupidement mais avec bonheur pour toi. J’ai la documentation complète des découvertes de l’équipe qui t’étudie. Ces gens continueront à suivre ton cas si tu les y autorises ; le lien pour les contacter se trouve au bas de cette lettre. Tu peux leur faire confiance, d’abord parce que ce sont des gens bien, ensuite parce que, si l’on apprend l’existence de leur projet, ils risquent gros, car la recherche sur l’accroissement de l’intelligence humaine par la génétique reste strictement interdite par la loi. C’est à toi seul de décider si tu veux coopérer ou non avec eux. Ils possèdent déjà quantité de données précieuses ; vis ta vie sans avoir de rapports avec eux ou bien continue à leur fournir des renseignements : tu es seul juge en la matière. L’aspect scientifique de la question ne m’intéresse guère ; j’ai collaboré avec ces gens uniquement parce qu’il me fallait savoir ce qui t’attendait. Pardonne-moi de t’avoir caché ce secret. Tu te dis, j’en suis sûre, que tu aurais préféré tout savoir depuis le début. Pour ma défense, je puis seulement te répondre que les êtres humains ont besoin d’une période d’innocence et d’espoir dans leur existence ; je craignais, en te mettant trop tôt au courant, de te priver de cette espérance. Cependant, en t’interdisant ce savoir sur toi-même, je te dépouillais de la liberté de décider comment employer les années dont tu disposes. J’avais l’intention de tout te révéler bientôt. Certains ont prétendu qu’à cause de cette petite différence génétique tu n’étais pas humain, que, puisque pour opérer la clé d’Anton exige deux modifications du génome et non une seule, pareille mutation n’aurait jamais pu se produire sous l’effet du hasard et que tu représentais donc une nouvelle espèce, créée en laboratoire. Mais je te l’affirme : Nikolaï et toi êtes des jumeaux, non des membres de deux espèces divergentes ; et moi, moi qui te connais mieux que personne, je n’ai jamais vu en toi que ce que l’humanité a de meilleur et de plus pur. Je sais que ma terminologie religieuse va te rebuter, mais tu comprendras ce que je veux dire : tu as une âme, mon enfant. Le Sauveur est mort pour toi comme pour tous les autres hommes qui ont vu le jour sur cette terre. Ta vie est infiniment précieuse pour un Dieu d’amour. Et pour moi aussi, mon fils. Tu trouveras ton propre but pour le temps qu’il te reste à vivre. Ne gaspille pas ta vie sous prétexte qu’elle sera brève, mais ne la protège pas non plus trop jalousement. La mort n’est pas une tragédie pour celui qui meurt. La véritable tragédie, c’est de n’avoir rien fait de son existence. Tu as déjà employé ton temps mieux que la plupart des gens, mais tu te découvriras quantité d’autres objectifs et tu les atteindras. Et, si quelqu’un au ciel prête l’oreille aux demandes de la vieille religieuse que je suis, les anges veilleront bien sur toi et de nombreux saints prieront pour toi. Avec tout mon amour, Carlotta. Bean effaça la lettre. Il pourrait toujours la récupérer sur sa boîte postale et la redécoder s’il avait besoin de la lire à nouveau, mais elle était gravée au fer rouge dans sa mémoire, et pas seulement sous la forme d’un texte sur un écran : il avait entendu la voix de Carlotta prononcer les mots qu’affichait l’ordinateur. Il éteignit le terminal, s’approcha de la fenêtre, l’ouvrit et, du balcon, il contempla le parc de la résidence officielle. Au loin, des avions descendaient vers l’aéroport tandis que d’autres, qui venaient de décoller, montaient dans le ciel. Il essaya d’imaginer l’âme de sœur Carlotta s’élevant comme un de ces appareils, mais il voyait toujours un vol d’Air Shanghai se poser, sœur Carlotta en sortir, l’observer de la tête aux pieds, puis il l’entendait déclarer : « Tu as besoin d’un nouveau pantalon. » Il rentra et se rallongea sur la natte, mais pas pour dormir. Regardant le plafond sans le voir, il se mit à songer à la mort, à la vie, à l’amour et au deuil. Ainsi plongé dans ses réflexions, il crut sentir ses os grandir. Quatrième partie DÉCISIONS 16 TRAHISON À : Demosthene%Tecumseh@freeamerica.org De : Nondispo%cincinnatus@anon.set Sujet : Air Shanghai Les crétins qui s’occupent de l’affaire ont décidé de ne communiquer aucune info satellite à personne en dehors de l’armée, sous prétexte qu’elle concerne les intérêts vitaux des États-Unis. Les seuls autres pays dotés de satellites en mesure de voir ce que voient les nôtres sont la Chine, le Japon et le Brésil, et seule la Chine en possède un dont la position lui ait permis d’enregistrer ce qui s’est passé. Les Chinois le savent donc ; vous serez au courant vous aussi quand vous aurez lu cette lettre, et vous saurez comment employer ces renseignements. Je n’aime pas qu’un grand État s’en prenne à un plus petit, sauf quand j’appartiens au grand. C’est comme ça, désolé. Le vol d’Air Shanghai a été abattu par un missile sol-air tiré depuis la THAÏLANDE. Cependant, l’étude par informatique des mouvements dans la zone de tir montre que le seul suspect sérieux pour le transport du missile jusqu’à son site de lancement est un camion sans marque distinctive dont le point de départ se trouve, accrochez-vous, en Chine. Détails : le camion (petit véhicule blanc de type « Ho » fabriqué au Vietnam) est parti d’un entrepôt de Gejiu (préalablement repéré comme centre de redistribution de munitions) et il a franchi la frontière vietnamienne entre Jinping en Chine et Sinh Ho au Vietnam. Il est ensuite entré au Laos en empruntant le col de Ded Tay Chang, il a traversé la majeure partie du pays et pénétré en Thaïlande près de Tha Li ; mais il s’est alors écarté des grands axes routiers et il est passé assez près du point d’où est parti le missile pour permettre d’imaginer qu’on a déchargé l’engin et qu’on l’a transporté à dos d’homme jusqu’au site de lancement. Et accrochez-vous encore : tout ce déplacement a eu lieu IL Y A PLUS D’UN MOIS. J’ignore ce que vous en pensez, mais j’ai l’impression, comme tous ceux qui m’entourent, que la Chine cherche un prétexte pour déclarer la guerre à la Thaïlande. Un avion d’Air Shanghai à destination de Bangkok, dont la majorité des passagers sont des Thaïs, se fait abattre au-dessus de la Chine par un missile sol-air tiré depuis la Thaïlande : la Chine peut présenter la catastrophe comme une machination de l’armée thaïe pour faire croire à une provocation contre elle-même, alors que c’est le contraire, nous le savons. C’est assez tordu, mais les Chinois peuvent prouver, observations satellitaires à l’appui, que le missile a été lancé depuis le territoire thaï ; ils peuvent aussi prouver qu’il lui a fallu un guidage radar dont sont seuls capables des systèmes militaires de détection très sophistiqués – ce qui sous-entendra, dans la version chinoise des faits, que l’armée thaïe dirigeait l’opération, tandis que nous savons, nous, que c’est l’armée chinoise qui était aux commandes. Et, quand la Chine demandera une confirmation d’une source extérieure, vous pouvez compter sur notre gouvernement bien-aimé, qui place les relations commerciales au-dessus de l’honneur, pour soutenir la fable des Chinois en passant sous silence les mouvements du petit camion blanc. De cette façon, les États-Unis resteront dans les bonnes grâces de leur partenaire économique tandis que la Thaïlande se fera buriner jusqu’aux dents. À vous de jouer, Démosthène. Rendez ces infos publiques avant que notre gouvernement ait le temps de jouer les lèche-bottes – mais je vous prie de faire en sorte que rien n’indique que c’est moi qui vous les ai fournies. Je ne risque pas seulement de perdre mon poste : je risque carrément la prison. Quand Suriyawong vint lui demander s’il voulait participer au dîner – le repas de vingt et une heures des officiers de garde, pas un souper officiel en compagnie du Premier ministre –, Bean faillit le suivre aussitôt : il avait besoin de se sustenter, alors pourquoi pas tout de suite ? Toutefois, il se rappela soudain qu’il n’avait pas relevé son courrier après avoir reçu la dernière lettre de sœur Carlotta, et il dit à Suriyawong de commencer sans lui mais de lui garder une place. Il se connecta à la boîte postale où avait été transmis le message de la religieuse et y trouva un courriel plus récent de Peter. À celui-ci était joint le rapport d’un des contacts de Démosthène au cœur du service américain d’espionnage par satellite ; en le juxtaposant à l’analyse que Peter lui donnait des événements, Bean eut une vue parfaitement claire de la situation. Il envoya une réponse brève par laquelle il faisait franchir un nouveau pas à Peter dans ses conjectures, puis descendit se restaurer. Il trouva Suriyawong et les officiers adultes – dont plusieurs généraux rappelés à Bangkok à cause du nettoyage du haut commandement – en train de rire entre eux. Tous se turent à son entrée. D’ordinaire, il se serait efforcé de les mettre à l’aise : son deuil ne changeait rien au fait que, dans les moments difficiles, l’humour était nécessaire pour chasser les tensions. Mais, en l’occurrence, le silence des hommes attablés pouvait lui être utile, et il en profita donc. « Je viens de recevoir des renseignements d’un de mes contacts les plus sûrs, déclara-t-il, et c’est à vous qui êtes réunis ici qu’ils sont le plus nécessaires ; cependant, si le Premier ministre pouvait se joindre à nous, nous gagnerions du temps. » Un général se mit aussitôt à protester : un enfant étranger n’avait pas à convoquer le Premier ministre ! Mais Suriyawong se leva et s’inclina profondément devant lui. L’homme s’interrompit. « Pardonnez-moi, mon général, dit le jeune Thaï, mais cet enfant étranger est Julian Delphiki, dont l’analyse de l’ultime bataille contre les doryphores a conduit Ender directement à la victoire. » Naturellement, le général le savait déjà, mais Suriyawong, en lui permettant de feindre de l’ignorer, lui donnait la possibilité de faire machine arrière sans perdre la face. « Je vois, dit l’homme. Dans ce cas, peut-être le Premier ministre ne se froissera-t-il pas d’une telle convocation. » Bean s’efforça d’aider son ami à arrondir les angles. « Veuillez m’excuser de m’être exprimé si grossièrement. Vous avez eu raison de me réprimander, et j’espère seulement que vous voudrez bien me pardonner d’avoir oublié mes bonnes manières. La femme qui m’a élevé se trouvait à bord de l’avion d’Air Shanghai. » Le général n’ignorait sûrement pas cela non plus, mais la déclaration de Bean lui permit de s’incliner en murmurant quelques mots de sympathie. Chacun ayant convenablement manifesté son respect pour les autres, on put revenir à l’ordre du jour. Le Premier ministre quitta la table où il dînait en compagnie de hauts responsables du gouvernement chinois et, adossé contre un mur, il écouta Bean lui rapporter ce que Peter avait appris sur l’origine du missile qui avait abattu l’avion. « J’ai passé la journée en entretiens avec le ministre des Affaires étrangères de la Chine, dit le Premier ministre, et il n’a pas fait mention d’un tir de missile depuis le sol thaï. — Quand le gouvernement chinois sera prêt à réagir à cette prétendue provocation, fit Bean, il fera semblant d’avoir tout récemment découvert le pot aux roses. » Son interlocuteur prit un air affligé. « Ne pourrait-il s’agir d’une action indienne visant à faire passer l’attentat pour une opération chinoise ? — N’importe qui pourrait en être l’auteur, répondit Bean, mais c’est bel et bien la Chine. » Le général qui s’était déjà exprimé intervint : « Comment pouvez-vous en être sûr sans confirmation du satellite ? — Il ne serait guère logique que l’Inde soit responsable, répliqua Bean. Les seuls pays en mesure de détecter le camion sont la Chine et les États-Unis, lesquels mangent dans la main de la Chine, c’est bien connu. Mais, si les Indiens étaient coupables, la Chine saurait pertinemment qu’elle n’a pas tiré le missile et la Thaïlande non plus ; où serait l’intérêt de l’attentat ? — La Chine n’a rien à y gagner non plus, observa le Premier ministre. — Monsieur, rien de ce qui se passe depuis quelques jours n’a de sens. L’Inde a conclu un pacte de non-agression avec le Pakistan et les deux pays ont retiré leurs troupes de leur frontière commune ; à présent, le Pakistan fait mouvement contre l’Iran et l’Inde a envahi la Birmanie, non parce que cet État a de la valeur à ses yeux mais parce qu’il se trouve entre elle et la Thaïlande, qui, elle, en a. Cependant, la stratégie indienne ne tient pas debout – n’est-ce pas, Suriyawong ? » L’intéressé comprit aussitôt que Bean demandait son intervention afin que le diagnostic ne soit pas considéré comme le simple point de vue d’un Européen. « Comme Bean et moi l’avons expliqué hier au Chakri, l’attaque indienne contre la Birmanie est d’une conception stupide, mais cette stupidité est voulue. L’Inde dispose de commandants assez avisés et bien formés pour se rendre compte que l’envoi massif de troupes, avec le gigantesque problème de ravitaillement que cela représente, offre une cible idéale à notre stratégie de harcèlement ; en outre, un assaut de ce type exige la concentration en un seul foyer de toutes les ressources du pays. Et pourtant c’est précisément une attaque de ce genre qu’ils ont lancée. — Tant mieux pour nous, dit le général. — Mon général, répondit Suriyawong, il est important que vous le compreniez, l’Inde dispose des services de Petra Arkanian ; or Bean et moi savons que Petra n’approuverait jamais une stratégie pareille ; par conséquent, ce à quoi nous assistons aujourd’hui n’a pas été décidé par le haut commandement indien. — Mais quel rapport avec le vol d’Air Shanghai ? demanda le Premier ministre. — Un rapport intime, dit Bean, ainsi qu’avec la tentative d’assassinat contre Suriyawong et moi-même hier soir. La petite machination du Chakri était destinée à pousser la Thaïlande à entrer sans plus tarder en guerre contre l’Inde ; la ruse a échoué, le Chakri a été démasqué, mais nous continuons à feindre de croire qu’il s’agissait d’une provocation de la part de l’Inde. Vos entretiens avec le ministre chinois des Affaires étrangères visent à entraîner la Chine dans le conflit qui vous oppose à l’Inde – non, ne me dites pas que vous ne pouvez rien confirmer ni démentir : vos échanges ne peuvent avoir d’autre but, c’est évident. Et je parie que les Chinois vous racontent qu’ils massent des troupes à la frontière birmane pour tomber sur l’armée indienne au moment où elle sera le plus vulnérable. » Le Premier ministre, qui s’était apprêté à répondre, referma la bouche et se tut. « Eh oui, c’est bien ce qu’ils vous disent, naturellement, reprit Bean. Mais les Indiens savent eux aussi que la Chine envoie des troupes à la frontière birmane, et pourtant ils poursuivent leur invasion en y jetant toutes leurs forces, sans prévoir de réserve pour contrer une attaque chinoise par le nord. Pourquoi ? Peut-on imaginer que les Indiens soient à ce point stupides ? » Suriyawong comprit soudain. « Ils ont signé un traité de non-agression avec la Chine aussi ! Ils pensent que l’armée chinoise s’installe sur la frontière birmane pour nous attaquer, nous ! La Chine et l’Inde se sont partagé l’Asie du Sud-Est ! — Alors ce missile lancé par les Chinois depuis la Thaïlande pour abattre un de leurs propres avions de ligne au-dessus de leur propre territoire, dit le Premier ministre, ce serait un prétexte pour rompre les négociations et nous attaquer par surprise ? — Par surprise ? La perfidie des Chinois est proverbiale, glissa un officier. — Mais le tableau est encore incomplet, fit Bean, parce qu’il ne prend pas Achille en compte. — Il se trouve en Inde, enchaîna Suriyawong, et c’est lui qui a planifié l’attentat contre nous hier soir. — Et nous savons qu’il en est à l’origine, dit Bean, parce que j’étais là. Il voulait te tuer à titre de provocation, mais il a donné son aval pour que ça se passe hier soir parce que je mourrais alors moi aussi dans l’explosion. Nous savons également qu’il est derrière la destruction du vol d’Air Shanghai parce que, même si le missile se trouvait en position depuis un mois, prêt à être lancé, le moment n’était pas encore venu de s’en servir : le ministre chinois des Affaires étrangères n’a pas encore quitté Bangkok, la Thaïlande a encore besoin de plusieurs jours pour mettre ses troupes sur le pied de guerre, puiser dans ses réserves et envoyer le gros de ses forces en mission très loin dans le nord-ouest du pays, et enfin les Chinois n’ont pas fini de déployer leur armée au nord. Par conséquent, ce missile n’aurait pas dû partir avant plusieurs jours au moins ; mais il a été tiré ce matin parce qu’Achille savait sœur Carlotta à bord de l’avion et qu’il ne pouvait pas laisser passer l’occasion de la tuer. — Mais vous affirmez que ce sont les Chinois qui avaient installé le missile chez nous, objecta le Premier ministre, or Achille se trouve en Inde. — Achille se trouve en Inde, mais travaille-t-il pour l’Inde ? — Vous voulez dire qu’il travaille pour la Chine ? demanda le Premier ministre. — Achille travaille pour Achille, répondit Suriyawong. Mais, en effet, le tableau est parfaitement net à présent. — Pas pour moi », fit le général. Suriyawong s’empressa d’éclairer sa lanterne. « Achille mène l’Inde en bateau depuis le début. Pendant qu’il était en Russie, il a sans doute utilisé le service d’espionnage du pays pour établir des contacts avec la Chine, à qui il a promis d’offrir d’un seul coup toute l’Asie du Sud et du Sud-Est. Ensuite, il s’est rendu en Inde où il a concocté une guerre qui engageait toutes les forces indiennes en Birmanie. Jusqu’ici, la Chine n’avait jamais pu s’en prendre à l’Inde dont l’armée se trouvait concentrée à l’ouest et au nord-ouest : au passage des cols de l’Himalaya, ses contingents se seraient fait refouler sans mal par les troupes indiennes. Mais aujourd’hui toute l’armée indienne est à découvert, loin de son centre stratégique ; si les Chinois réussissent une attaque surprise et l’anéantissent, l’Inde se retrouvera sans défense et elle n’aura plus qu’à se rendre. La Thaïlande n’a pour les Chinois qu’une importance secondaire ; ils vont nous attaquer pour calmer les éventuelles inquiétudes des Indiens. — Ils ne comptent donc pas envahir notre pays ? demanda le Premier ministre. — Si, bien sûr, répondit Bean. Ils ont l’intention d’étendre leur domination de l’Indus au Mékong ; mais c’est l’armée indienne leur objectif premier. Une fois qu’elle sera détruite, plus rien ne pourra leur faire obstacle. — Et vous tirez toutes ces conclusions, fit le général, du fait qu’une certaine religieuse catholique se trouvait dans l’avion ? — Nous tirons ces conclusions, dit Bean, du fait qu’Achille commande les événements en Chine, en Thaïlande et en Inde. Il était au courant de la présence de sœur Carlotta sur ce vol parce que le Chakri avait intercepté mon message destiné au Premier ministre. C’est Achille qui tire les ficelles. Il trahit tout le monde, livre les uns aux autres et, pour finir, il accède à la plus haute marche d’un empire qui régit plus de la moitié de la population mondiale. La Chine, l’Inde, la Birmanie, la Thaïlande, le Vietnam, chacun va devoir s’accommoder de cette nouvelle superpuissance. — Mais Achille ne gouverne pas la Chine, objecta le Premier ministre, et, pour ce que nous savons, il n’y a jamais mis les pieds. — Les Chinois croient sans doute se servir de lui, répondit Bean, mais je le connais et je suis prêt à parier que, d’ici un an, les dirigeants du pays seront morts ou bien à ses ordres. — Peut-être, dit le Premier ministre, devrais-je avertir le responsable chinois des Affaires étrangères du danger que court son pays. » Le général se leva, visiblement hérissé. « Voilà ce qui arrive quand on laisse des gosses s’occuper des affaires du monde ! Ils confondent la vraie vie avec un jeu vidéo ! Quelques clics de souris et des empires se font et se défont ! — C’est exactement ça, répliqua Bean. Voyez la France de 1940, Napoléon redessinant la carte de l’Europe au début du dix-neuvième siècle, créant des royaumes pour placer ses frères, les vainqueurs de la Première Guerre mondiale tranchant dans les États et traçant des frontières aberrantes qui ne pouvaient conduire qu’à de nouveaux conflits, la conquête par le Japon de la plus grande partie du Pacifique ouest en décembre 1941, l’effondrement de l’empire soviétique en 1989. Oui, les événements peuvent se dérouler très rapidement. — Mais ils correspondaient à l’action de grandes forces ! dit le général. — Napoléon et ses lubies ne représentaient pas une grande force, ni Alexandre renversant tous les empires qu’il rencontrait. L’expansion des Grecs jusqu’à l’Indus n’avait rien d’inéluctable. — Je n’ai pas à recevoir de leçons d’histoire de vous ! » Bean s’apprêtait à répondre que si, apparemment, mais Suriyawong secoua la tête et il reçut le message. Son camarade avait raison : le Premier ministre n’était pas convaincu, et les seuls généraux qui s’exprimaient étaient ceux qui nourrissaient la plus grande hostilité pour les idées de Bean et de Suriyawong. S’il poussait le bouchon trop loin, il ne réussirait qu’à se retrouver sur la touche lors du conflit à venir ; or il fallait qu’il reste sur le terrain s’il voulait être en mesure d’utiliser la force de frappe qu’il s’était donné tant de mal à créer. « Mon général, dit Bean, je ne cherchais pas à vous donner de leçon : je n’ai rien à vous apprendre. Je me suis contenté de vous soumettre les renseignements que j’ai reçus et les conclusions que j’en ai tirées ; si elles sont erronées, je vous prie de me pardonner de vous avoir fait perdre votre temps. Et, si nous entrons en guerre contre l’Inde, je demande seulement qu’on me laisse l’occasion de servir honorablement la Thaïlande en remerciement de la bonté que vous m’avez témoignée. » Avant que le général pût réagir – et il était manifeste qu’il allait répondre de manière hautaine –, le Premier ministre intervint. « Merci de l’aide que vous nous proposez ; si la Thaïlande survit dans cette région difficile du monde, c’est grâce à notre peuple et à nos amis qui mettent leurs compétences au service de notre petit mais magnifique pays. Oui, nous aurons besoin de vous dans ce conflit. Vous disposez, je crois, d’une petite force de soldats thaïs très entraînés et polyvalents ; je veillerai à ce qu’elle et vous soyez placés sous les ordres d’un commandant qui saura tirer de vous le meilleur parti. » C’était une façon habile d’annoncer aux généraux réunis que Bean et Suriyawong se trouvaient sous sa protection. Celui qui tenterait de se passer de leur participation s’apercevrait bien vite qu’on les avait simplement assignés à un autre commandement. Bean n’aurait pas pu espérer mieux. « Et maintenant, poursuivit le Premier ministre, malgré tout le plaisir que j’ai eu à passer ce quart d’heure en votre compagnie, messieurs, je dois retourner auprès du responsable chinois des Affaires étrangères qui doit se demander quelle impolitesse me pousse à le délaisser aussi longtemps. » Il s’inclina et sortit. Aussitôt, les généraux les plus sceptiques reprirent comme si de rien n’était leur conversation et leurs plaisanteries là où l’arrivée de Bean les avait interrompues. Cependant, le général Phet Noï, commandant des forces thaïes de la presqu’île malaise, fit signe à Suriyawong et Bean de s’approcher. Le premier rassembla son couvert et alla s’installer auprès de l’officier tandis que le second prenait seulement le temps de remplir une assiette au buffet avant de les rejoindre. « Vous disposez donc d’un groupe d’intervention, dit Phet Noï. — Formé aux opérations aériennes, maritimes et terrestres, répondit Bean. — Le gros de l’offensive indienne, fit le général, se déroule dans le Nord. Mon armée guettera toute tentative d’invasion par la mer, mais notre rôle sera de surveiller, pas de combattre. Toutefois, je pense que, si votre groupe lançait ses missions depuis le Sud, il risquerait moins de se trouver empêtré dans les attaques déclenchées par les états-majors beaucoup plus importants du Nord. » Manifestement, Phet Noï n’ignorait pas que son commandement était le moins essentiel à la conduite de la guerre, mais il était aussi résolu à participer activement que Bean et Suriyawong. Ils pouvaient se rendre mutuellement service, et les deux jeunes gens passèrent le reste du repas à discuter avec lui du site de la péninsule de Malacca où stationner la troupe d’intervention. Pour finir, il ne resta plus qu’eux trois à table. « Mon général, dit Bean, maintenant que nous sommes seuls, j’ai une déclaration à vous faire. — Je vous écoute. — Je vous servirai fidèlement et j’obéirai à vos ordres ; mais, si l’occasion se présente, j’emploierai mon groupe pour une mission qui, à proprement parler, n’a aucun rapport avec la Thaïlande. — À savoir ? — Mon amie Petra Arkanian est l’otage d’Achille – non, je crois qu’elle est pratiquement son esclave. Elle vit constamment avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Quand je disposerai des renseignements nécessaires pour une réussite probable, je me servirai de ma troupe pour la sortir d’Hyderabad. » Phet Noï réfléchit, impassible. « Vous le savez, il est possible qu’Achille la retienne prisonnière justement pour vous attirer dans un piège. — C’est exact, répondit Bean, mais je ne pense pas que ce soit le plan d’Achille. Il se croit capable de tuer n’importe qui n’importe où ; il n’a donc pas besoin de me tendre de piège. Pour lui, rester à l’affût sans bouger est un signe de faiblesse. Non, à mon avis, s’il tient Petra captive, c’est pour d’autres raisons. — Vous le connaissez, moi non », dit Phet Noï. Il resta songeur un instant. « En vous écoutant parler d’Achille, de ses manigances et de ses perfidies, je me suis convaincu que les événements risquaient de se dérouler précisément comme vous l’avez exposé ; cependant, je ne vois pas comment la Thaïlande pourrait tourner la situation à son avantage. Même prévenus à l’avance, nous ne pouvons pas l’emporter contre la Chine sur le champ de bataille, et, si elle nous envahit, elle n’aura pas besoin de longues lignes de ravitaillement : un quart ou presque de notre population est chinoise d’origine et, si la plupart de ces gens sont des citoyens loyaux de notre pays, une grande partie d’entre eux considèrent encore la Chine comme leur mère patrie. Elle ne manquerait donc pas de saboteurs ni de collaborateurs sur notre propre territoire, tandis que l’Inde n’a pas ce genre de problème. Comment pourrions-nous gagner ? — Il n’y a qu’une seule solution, répondit Bean. Rendez-vous tout de suite. — Quoi ? s’exclama Suriyawong. — Le Premier ministre Paribatra doit aller trouver le ministre chinois des Affaires étrangères et lui annoncer que la Thaïlande souhaite s’allier à son pays. Nous placerons provisoirement la majorité de nos forces armées sous commandement chinois pour lutter contre les agresseurs indiens, et nous ravitaillerons en vivres et en munitions non seulement nos propres troupes mais aussi les chinoises dans les limites de nos possibilités. Les négociants chinois auront libre accès aux marchés et aux industries thaïs. — Mais ce serait nous humilier ! dit Suriyawong. — La Thaïlande s’est humiliée, répondit Bean, quand elle s’est alliée au Japon pendant la Seconde Guerre mondiale, mais elle a survécu et les troupes japonaises ne l’ont pas occupée. Elle s’est humiliée quand elle a fléchi devant les Européens et livré le Laos et le Cambodge à la France, mais elle a préservé la liberté de son cœur historique. Si elle ne s’allie pas préventivement à la Chine et si elle ne la laisse pas agir comme bon lui semble, cela n’empêchera pas la Chine de prendre quand même les commandes du pays, et cette fois la Thaïlande y perdra toute liberté et toute existence nationale pour de longues années, voire définitivement. — Est-ce une prophétie que vous faites ? demanda Phet Noï. — Je vous décris ce que vous redoutez au fond de vous, répondit Bean. Parfois, il faut donner à manger au tigre pour éviter de se faire dévorer. — Jamais la Thaïlande n’acceptera ce que vous proposez. — Alors je vous conseille de prendre des dispositions pour vous enfuir discrètement et vivre en exil, parce que, quand la Chine s’empare d’un territoire, elle en élimine la classe dirigeante. » L’allusion était claire : Bean parlait de la prise de Taïwan. Tous les responsables du gouvernement et leurs familles, tous les enseignants, tous les journalistes, tous les écrivains, tous les hommes politiques et leurs proches avaient été évacués de Taïwan et placés dans des camps de rééducation du désert occidental chinois, où on les avait condamnés à des travaux manuels, eux ainsi que leurs enfants, pour le restant de leurs jours. Aucun n’avait jamais revu Taïwan ; aucun de leurs enfants n’avait été autorisé à poursuivre ses études au-delà de quatorze ans. Cette méthode de pacification s’était révélée si efficace qu’il était vain d’espérer que les Chinois ne l’appliqueraient pas de nouveau. « Serait-ce une trahison de prévoir la défaite de mon pays et de préparer ma propre fuite ? dit Phet Noï, s’interrogeant tout haut. — Ou bien serait-ce du patriotisme d’empêcher au moins un général thaï et sa famille de tomber aux mains de l’ennemi ? répliqua Bean. — La défaite est donc certaine ? demanda Suriyawong. — Tu sais lire une carte aussi bien que moi, répondit Bean. Mais il arrive que des miracles se produisent. » Bean laissa ses deux interlocuteurs à leurs réflexions et regagna sa chambre pour avertir Peter de la réaction probable de la Thaïlande. 17 SUR UN PONT À : Chamrajnagar%sacredriver@ifcom.gov De : Wiggin%resistance@haiti.gov Sujet : Par pitié pour l’Inde, ne venez pas sur Terre Estimé Polémarque Chamrajnagar, Pour des motifs expliqués dans l’article ci-joint, que je vais bientôt publier, je pense, sans aucun risque d’erreur, qu’à l’instant où vous reviendrez sur Terre vous allez vous retrouver pris au piège de l’entière soumission de l’Inde à la Chine. Si votre retour en Inde avait la moindre chance de préserver son indépendance, vous seriez prêt à courir tous les risques pour y revenir, sans écouter les conseils de quiconque. De même, si la création d’un gouvernement en exil pouvait aider votre pays natal en quelque manière, qui tenterait de vous en détourner ? Mais la position stratégique de l’Inde est si vulnérable et la Chine si implacable dans ses conquêtes que je vous le dis tout net : ces deux lignes de conduite ne mènent à rien. Votre démission de la fonction de Polémarque ne prend effet qu’au moment où vous posez le pied sur la Terre ; par conséquent, si vous ne prenez pas la navette et restez à bord de FIcom, vous conservez votre siège. Vous êtes le seul Polémarque capable d’assurer la sécurité de la Flotte internationale ; un nouveau commandant ne ferait pas la différence entre les Chinois fidèles à la Flotte et ceux dont l’allégeance première va à leur mère patrie, aujourd’hui victorieuse. La F.I. ne doit pas tomber au pouvoir d’Achille, et vous, en tant que Polémarque, pourriez muter les Chinois suspects à des postes inoffensifs afin de parer à toute prise de contrôle de la Flotte par l’intérieur. En revanche, si vous revenez sur Terre et qu’Achille ait quelque influence sur le choix de votre successeur, la F.I. deviendra un instrument de conquête. Si vous restez Polémarque, on vous accusera, en tant qu’Indien, de projeter de tirer vengeance de la Chine. En conséquence, afin de prouver votre impartialité et d’éviter que des soupçons entachent votre image, il vous faudra vous tenir au-dessus des guerres et des luttes de la Terre. Vous pouvez vous fier à mes alliés et à moi-même : nous ne relâcherons pas notre résistance contre Achille, si minces que puissent paraître nos chances, ne serait-ce que pour cette simple raison : s’il triomphe, nous serons aussitôt mis à mort. Ne quittez pas l’espace et, par là même, donnez à l’humanité la chance d’échapper à la domination d’un dément. En retour, je m’engage solennellement à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour délivrer l’Inde du joug chinois et lui rendre son indépendance. Sincèrement vôtre, Peter Wiggin. Les militaires qui entouraient Virlomi savaient pertinemment qui elle était ; ils savaient aussi quelle récompense était offerte pour sa capture – morte ou vive – sous le chef de haute trahison et d’espionnage. Mais, sans hésiter, alors qu’elle passait le point de contrôle à l’entrée de la base d’Hyderabad, les simples soldats lui avaient accordé leur confiance et leur soutien. « Vous allez entendre contre moi des accusations de trahison ou peut-être pire, leur avait-elle dit, mais elles sont fausses. La vérité, c’est qu’un étranger perfide, un monstre, commande à Hyderabad et qu’il veut ma mort pour des motifs personnels. Aidez-moi. » Sans un mot, les hommes l’avaient emmenée là où l’œil des caméras ne portait pas, puis une longue attente s’en était suivie. Enfin, quand un camion de ravitaillement vide s’était présenté pour sortir, ils l’avaient arrêté et, tandis que certains bavardaient avec le chauffeur, d’autres avaient fait monter Virlomi à l’arrière. Le camion était reparti et la jeune fille s’était retrouvée hors de la base. Depuis lors, c’était toujours aux hommes de troupe qu’elle avait demandé de l’aide. Les officiers pouvaient interdire à la compassion et à la droiture d’interférer avec leur allégeance ou leur ambition, mais la piétaille ne connaissait pas ces problèmes de conscience. Elle avait voyagé dans un train bondé, au milieu d’une foule de soldats qui lui avaient tant offert à manger, des desserts sous emballage plastique sortis en douce des réfectoires, qu’elle n’avait pas pu tout avaler ; et ils lui avaient laissé une couchette pendant qu’eux-mêmes dormaient par terre. Nul ne l’avait touchée sauf pour l’aider, et nul ne l’avait dénoncée. Elle avait traversé l’Inde en direction de l’est, vers la zone de conflit, car son seul espoir et celui de Petra Arkanian était qu’elle retrouve Bean ou que Bean la retrouve. Virlomi savait où le chercher : là où il pourrait contrarier les plans d’Achille. Comme l’armée indienne avait opté pour une stratégie stupide et risquée en jetant toutes ses forces dans le combat, la contre-stratégie la plus efficace consisterait à harceler ses lignes de ravitaillement jusqu’à les rompre, et Bean se rendrait immanquablement là où une rupture serait la plus décisive et, par conséquent, la plus difficile à réaliser. Aussi, alors qu’elle approchait du front, Virlomi étudia-t-elle mentalement la carte qu’elle avait mémorisée. Pour transporter rapidement de grandes quantités de vivres et de munitions depuis l’Inde jusqu’aux troupes qui balayaient la vaste plaine de l’Irrawaddy, deux voies principales existaient : celle du Nord était plus facile mais très exposée aux attaques surprises, celle du Sud plus ardue mais mieux protégée. À coup sûr, c’était celle-ci que Bean travaillait à bloquer. Mais où précisément ? Deux routes traversaient les montagnes, partant d’Imphal en Inde pour aboutir à Kalemyo en Birmanie ; toutes deux empruntaient d’étroites vallées et des gorges profondes. Où serait-il le plus difficile de rebâtir un pont qui avait sauté ou une piste effondrée ? Les deux trajets présentaient des sites possibles, mais le plus intéressant se trouvait sur celui de l’ouest : une longue section de route taillée à même le roc le long d’un précipice et menant à un pont qui franchissait l’abîme. Virlomi réfléchit : Bean ne se contenterait pas de saboter l’ouvrage d’art, car il ne serait pas difficile d’en improviser un nouveau ; non, il détruirait aussi la route en plusieurs points, de façon à obliger les ingénieurs indiens à en créer une nouvelle à coups d’explosifs avant d’accéder au site d’ancrage du pont. C’est donc là que Virlomi se rendit et s’installa. Elle trouva de l’eau dans les ruisseaux qui dévalaient les ravines connexes ; les soldats de passage lui donnèrent des rations et elle apprit bientôt qu’ils la recherchaient : la nouvelle s’était répandue que la « femme en fuite » avait besoin de vivres. Pourtant, aucun officier ne savait où elle se cachait et nul assassin à la solde d’Achille ne venait la tuer ; apparemment, malgré leur indigence, les soldats ne se laissaient pas tenter par la récompense. Virlomi était fière de son peuple tout en le plaignant de se trouver sous la coupe d’Achille. Elle entendit parler de raids audacieux contre la route de l’est, et la circulation s’amplifia sur celle de l’ouest, faisant trembler le sol jour et nuit : l’Inde épuisait ses réserves de carburant à ravitailler une armée d’une taille disproportionnée aux besoins de la guerre. Virlomi demanda aux soldats s’ils étaient au courant d’attaques thaïes conduites par un enfant, et ils éclatèrent d’un rire amer. « Il y a deux enfants, répondirent-ils, un blanc, un brun. Ils arrivent dans leur hélicoptère, ils détruisent et ils s’en vont. Celui qu’ils touchent, ils le tuent. Ce qu’ils voient, ils l’anéantissent. » La jeune fille s’inquiéta : et si celui qui venait faire sauter le pont n’était pas Bean mais l’autre ? Il s’agissait sans doute d’un ancien de l’École de guerre – le nom de Suriyawong lui vint à l’esprit –, mais Bean l’aurait-il averti du message qu’elle lui avait envoyé ? Se douterait-il qu’elle connaissait par cœur le plan de la base d’Hyderabad ? Qu’elle savait où se trouvait Petra ? Elle n’avait pas le choix, de toute manière. Elle devrait garder l’espoir et se montrer quand il arriverait. Et les jours passèrent tandis qu’elle attendait le bruit des hélicoptères transportant le groupe d’intervention qui devait détruire la route. Suriyawong n’avait jamais été commandant à l’École de guerre : on avait mis fin au programme avant qu’il parvienne à ce rang. Mais il en avait rêvé, il avait étudié, il se l’était fixé comme but et, à présent qu’il partageait cette responsabilité avec Bean lors de telle ou telle opération de leur force de frappe, il comprenait enfin l’angoisse et l’exaltation qu’on pouvait éprouver à voir des hommes écouter ses propos, obéir à ses ordres, se précipiter au combat et risquer leur vie parce qu’on avait leur confiance. Ils étaient si bien formés, si autonomes et si efficaces dans leur tactique qu’il ramenait chaque fois son contingent au complet ; il pouvait y avoir des blessés, mais jamais de morts ; des missions avortées parfois, mais jamais de morts. « Ce sont ces missions-là qui te valent leur confiance, lui dit Bean. Quand tu te rends compte que l’entreprise est plus dangereuse que prévu, que tu n’atteindras pas le but sans pertes, montre aux hommes que tu accordes plus de valeur à leur vie qu’à l’objectif du moment. Plus tard, quand tu n’auras plus d’autre solution que de les exposer à de grands risques, ils sauront que le motif de l’opération vaut la peine d’y laisser leur peau. Ils seront sûrs que tu ne les jettes pas sous la mitraille comme un gamin gaspille tout son argent en friandises et en jouets de plastique. » Il avait raison, ce qui n’étonna guère Suriyawong. Bean n’était pas seulement le plus intelligent des élèves de l’École de guerre, il avait aussi observé Ender de près, il avait été son arme secrète dans l’armée du Dragon, sa doublure au poste de commandant sur Éros : il savait ce que c’était que mener des soldats. Ce qui surprit Suriyawong, en revanche, ce fut sa générosité. Il avait créé le groupe d’intervention, il en avait formé les hommes, il avait gagné leur confiance, alors que, pendant ce temps, Suriyawong ne lui avait guère apporté d’aide et même, par moments, lui avait carrément manifesté de l’hostilité ; pourtant Bean l’avait intégré à sa troupe, lui en avait laissé le commandement et avait encouragé les hommes à lui montrer ce dont ils étaient capables. En aucun cas Bean n’avait traité Suriyawong comme un subordonné ni un inférieur et il lui avait plutôt marqué le respect dû à un officier de plus haut rang. En retour, Suriyawong ne donnait jamais d’ordres à Bean ; ils s’efforçaient de parvenir à un consensus sur la plupart des questions et, quand ils n’y arrivaient pas, Suriyawong s’en remettait à la décision de Bean et la soutenait. Le jeune Thaï finit par s’apercevoir que Bean n’avait aucune ambition. Il ne se voulait supérieur à personne, il ne souhaitait gagner de pouvoir sur personne ni récolter plus de lauriers qu’un autre. Et puis, lors des missions où ils collaboraient, Suriyawong eut encore l’occasion de faire une nouvelle constatation : Bean ne craignait pas la mort. Des balles pouvaient lui siffler aux oreilles, des explosifs menacer de sauter, il ne montrait aucune inquiétude et ne faisait qu’un effort symbolique pour s’abriter. On eût dit qu’il mettait au défi l’ennemi de l’abattre, ses propres explosifs de lui désobéir et de détoner avant qu’il soit prêt. S’agissait-il de courage ? Ou bien cherchait-il à mourir ? La disparition de sœur Carlotta lui avait-elle ôté toute envie de vivre ? À l’entendre parler, Suriyawong en doutait : sa détermination à sauver Petra était trop ancrée pour qu’on pût le croire suicidaire. Il avait un but pressant et il devait survivre pour l’atteindre. Pourtant il ne manifestait nulle crainte du combat. On avait l’impression qu’il connaissait à l’avance la date de sa mort et qu’elle n’était pas arrivée. Pourtant il n’était pas détaché de tout, loin de là même : le Bean taciturne, froid, imperturbable et plein de morgue qu’avait connu Suriyawong était devenu impatient et agité depuis la mort de Carlotta. Le calme dont il faisait preuve au combat devant les hommes se dissipait quand il se retrouvait seul avec Suriyawong et Phet Noï, et la cible privilégiée de ses imprécations n’était pas Achille – il n’en parlait jamais pour ainsi dire – mais Peter Wiggin. « Il a toutes les cartes en main depuis un mois et que fait-il ? Il bricole à droite et à gauche, il persuade Chamrajnagar de ne pas revenir sur Terre, il convainc Ghaffar Wahabi de ne pas envahir l’Iran ; il me tient au courant, ça d’accord, mais le gros morceau, révéler au monde la stratégie d’Achille entièrement fondée sur la trahison, il ne veut pas en entendre parler ! Et il m’interdit de m’en charger moi-même ! Mais pourquoi ? Si on démontrait par A plus B aux dirigeants indiens qu’Achille a l’intention de les doubler, ils auraient peut-être le temps de retirer de Birmanie une fraction suffisante de leur armée pour résister à la Chine ! La Russie interviendrait peut-être ! La marine japonaise pourrait menacer d’embargo le commerce maritime de la Chine ! Et, sans aller jusque-là, peut-être les Chinois eux-mêmes comprendraient-ils à qui ils ont affaire et se débarrasseraient-ils d’Achille tout en continuant à suivre ses plans ! Mais non, Peter me répète que ce n’est pas le moment, qu’il est trop tôt, que je dois lui faire confiance, qu’il est avec moi jusqu’au bout ! » Il ne se montrait guère plus tendre envers les généraux thaïs qui menaient la guerre – qui la menaient au désastre, comme il le disait, et Suriyawong ne pouvait qu’en convenir. La réussite de la stratégie adoptée exigeait de maintenir les forces dispersées mais, à présent que l’armée de l’air thaïe dominait l’espace aérien birman, ils concentraient leurs troupes et leurs bases d’aviation sur des positions avancées. « Je leur ai expliqué le danger qu’ils courent, disait Bean, mais ça ne les empêche pas de rassembler toutes leurs forces ! Ils font le jeu de l’ennemi ! » Phet Noï l’écoutait patiemment ; Suriyawong lui aussi avait renoncé à tenter de discuter avec lui : Bean avait raison. Les responsables militaires agissaient de façon stupide, et ce n’était pas par ignorance, même s’ils devaient dire plus tard, pour excuser leur défaite : « Mais nous n’étions pas sûrs que Bean voyait juste ! » À quoi il avait une réponse toute prête : « Vous n’étiez pas sûrs non plus que je me trompais ! Dans ce cas-là, on fait preuve de prudence ! » Le seul élément de ses diatribes qui avait changé était sa voix : elle était devenue rauque pendant une semaine et elle était plus grave qu’auparavant quand il l’avait retrouvée. Pour un enfant dont le développement avait toujours été en retard sur la moyenne, la puberté – si c’était bien elle – l’avait frappé très jeune. Mais peut-être avait-il simplement fatigué ses cordes vocales à force de s’emporter sans cesse. Cependant, à présent qu’il était en mission, Bean se taisait, déjà gagné par le calme dont il faisait toujours preuve au feu. Suriyawong et lui montèrent les derniers dans leurs hélicoptères pour s’assurer que tous les hommes avaient embarqué ; ils échangèrent un petit salut, les portières se fermèrent et les appareils décollèrent. Après avoir atteint une vitesse suffisante, les pilotes déclenchèrent les réacteurs, et les engins filèrent au ras de l’océan Indien, pales repliées et enfermées dans leur logement, jusqu’au moment où ils parvinrent en vue de l’île de Cheduba, leur objectif. Alors ils rompirent la formation, s’élevèrent, coupèrent leurs réacteurs et rouvrirent leurs pales pour un atterrissage vertical. Bean et Suriyawong allaient laisser sur place leur groupe de soutien, c’est-à-dire les hommes et les hélicoptères chargés de récupérer tout ou partie d’une équipe bloquée par un problème mécanique ou une complication imprévue. Les deux jeunes gens ne montaient jamais à bord du même appareil : il ne fallait pas qu’un accident décapite d’un seul coup la mission ; de plus, chaque groupe possédait le même équipement que son frère jumeau, si bien que chacun était en mesure de remplir seul l’objectif fixé. Plus d’une fois, ce doublement du matériel avait sauvé des vies et des missions, et Phet Noï veillait à ce que le principe soit toujours respecté. Comme il le disait lui-même : « On fournit l’équipement nécessaire aux commandants qui savent s’en servir. » La préparation de leurs troupes occupa Bean et Suriyawong chacun de son côté sur le site d’atterrissage, mais ils purent échanger quelques mots pendant que le groupe de soutien camouflait ses hélicos et recouvrait les collecteurs solaires d’un treillis léger. « Tu sais ce que j’aimerais ? fit Bean. — À part devenir astronaute quand tu seras grand, tu veux dire ? demanda Suriyawong. — J’aimerais annuler la mission et foncer droit sur Hyderabad. — C’est ça, pour nous faire abattre sans même repérer la moindre trace de Petra, qui a déjà dû être transférée dans un coin perdu de l’Himalaya. — C’est là que mon plan est génial, répondit Bean. Je prends un troupeau de yaks en otage et je menace d’abattre une bête par jour tant qu’on ne m’a pas livré Petra. — Trop risqué : les yaks essayent toujours de s’échapper. » Mais Suriyawong le savait, Bean ressentait comme une souffrance constante de ne rien pouvoir faire pour sauver Petra. « On y arrivera. Peter est à la recherche d’un informateur qui lui donnera les renseignements les plus récents sur Hyderabad. — Ouais, tout comme il s’apprête à rendre publics les projets d’Achille. » La ritournelle classique – mais ils étaient sur le terrain, et Bean resta calme, ironique plutôt que rageur. « Tout est prêt, annonça Suriyawong. — On se retrouve dans les montagnes. » La mission était dangereuse. L’ennemi ne pouvait pas surveiller chaque kilomètre de route, mais il avait appris à intervenir rapidement quand il repérait les hélicoptères thaïs, et le groupe avait de moins en moins de temps pour mener son travail à bien. De plus, l’objectif avait des chances d’être protégé ; c’est pourquoi le contingent de Bean – quatre des cinq compagnies – devait se déployer pour éliminer les défenseurs et couvrir l’équipe de Suriyawong pendant qu’elle posait ses charges et faisait sauter la route et le pont. Tout se déroulait selon les plans – et même mieux, car l’ennemi paraissait ne pas s’être aperçu de leur présence – quand un des hommes tendit le doigt. « Il y a une femme sur le pont. — Une civile ? — Il faut que vous veniez voir », répondit le soldat. Délaissant la pose des explosifs, Suriyawong monta sur le pont. En effet, une jeune Indienne s’y trouvait, les bras écartés. « Quelqu’un lui a-t-il signalé qu’on allait faire sauter ce pont, qu’il soit occupé ou non ? — Mon commandant, elle demande à voir Bean. — Nommément ? » L’homme acquiesça de la tête. Suriyawong observa l’intruse plus attentivement. Elle était très jeune, avec des vêtements crasseux en lambeaux. Étaient-ce les restes d’un uniforme militaire ? En tout cas, ce n’était pas le costume des femmes de la région. Elle lui rendit son regard. « Suriyawong ! » cria-t-elle. Derrière lui, il entendit des hoquets de surprise, voire d’effroi. Comment cette Indienne connaissait-elle son nom ? Le jeune Thaï sentit une vague inquiétude l’envahir : on pouvait compter sur les soldats de Bean en toute circonstance ou presque, mais, s’ils commençaient à entretenir des idées superstitieuses, cela risquait de compliquer la situation. « C’est moi ! répondit-il. — Tu appartenais à l’armée du Dragon, dit la jeune fille, et tu travailles avec Bean. — Que veux-tu ? lança-t-il d’un ton impérieux. — Je veux te parler seul à seul ici, sur le pont. — Mon commandant, non, dit un des hommes. Personne ne tire encore, mais on a repéré une demi-douzaine de soldats indiens ; si vous y allez, vous êtes mort. » Qu’aurait fait Bean à sa place ? Suriyawong s’avança sur l’ouvrage, bravement mais sans hâte. Il attendit le coup de feu en se demandant s’il ressentirait la douleur de l’impact avant d’entendre la détonation. Ses nerfs auditifs transmettraient-ils l’information à son cerveau plus vite que ceux de ses organes perforés par la balle ? Ou bien le tireur le viserait-il à la tête, rendant ainsi la question purement académique ? Aucune balle ne le frappa. Il parvint près de la jeune fille et s’arrêta quand elle lança : « N’approche pas plus, sinon ils vont s’inquiéter et t’abattre. — Tu commandes à ces soldats ? demanda Suriyawong. — Tu ne m’as pas reconnue ? répondit-elle. Je m’appelle Virlomi. J’avais quelques classes de plus que toi à l’École de guerre. » Le nom de la jeune Indienne lui était familier mais pas le visage. « Tu en étais partie avant que j’arrive. — Il n’y avait pas beaucoup de filles ; je pensais que la légende survivrait. — J’ai entendu parler de toi. — Ici aussi je suis une légende. Si mes compatriotes ne tirent pas, c’est parce qu’ils estiment que je sais ce que je fais ici. Et moi, j’ai cru que tu m’avais reconnue parce que tes hommes, de part et d’autre du précipice, n’ont abattu aucun des soldats indiens alors qu’ils les ont repérés, je le sais. — Bean t’a peut-être reconnue, lui, dit Suriyawong. Et, maintenant que j’y pense, ton nom a été prononcé récemment ; tu es celle qui a répondu à son message sur le forum, n’est-ce pas ? Tu étais à Hyderabad. — Je sais où trouver Petra. — Sauf si on l’a déplacée. — Tu as une meilleure source d’infos que moi ? J’ai tenté d’imaginer un moyen de contacter Bean sans me faire repérer, et j’ai fini par comprendre qu’il n’y avait pas de solution électronique ; je devais le rencontrer physiquement. — Eh bien, repars avec nous. — Ce n’est pas aussi simple, répondit Virlomi. Si les soldats indiens qui nous entourent croient que tu me fais prisonnière, vous ne sortirez jamais d’ici vivants. Ils ont des bazookas. — Aïe ! fit Suriyawong. Une embuscade ! Ils étaient au courant de notre venue ? — Non, mais ils connaissaient ma présence ici. Je n’ai prévenu personne, mais tous savaient que la « femme en fuite » se trouvait près de ce pont et ils en ont tiré la conclusion que les dieux protégeaient le secteur. — Et les dieux ont besoin de bazookas ? — Non, c’est moi qu’ils protègent. Les dieux s’occupent du pont, les hommes de moi. Alors voici ce que je te propose : tu enlèves tes explosifs et tu annules la mission ; ainsi, ils constateront que j’ai le pouvoir de chasser l’ennemi sans casse. Ensuite, ils me voient rappeler un de tes hélicos alors qu’il est déjà en l’air, prêt à s’en aller, et je monte à bord de mon propre gré. C’est la seule façon de vous tirer indemnes de ce guêpier. C’est de l’improvisation pure et simple, mais je n’ai pas trouvé mieux. — J’ai horreur d’annuler une mission », dit Suriyawong. Mais, sans laisser à Virlomi le temps de discuter, il éclata de rire. « Non, ne t’en fais pas, c’est très bien ! Ton plan est bon. Si Bean était à ma place, il l’accepterait sans hésiter. » Il retourna auprès de ses hommes. « Non, ce n’est pas une déesse ni une sainte ; elle s’appelle Virlomi, c’est une ancienne de l’École de guerre et elle détient des renseignements plus importants que ce pont. On laisse tomber la mission. » Le soldat auquel il s’était adressé l’écouta, manifestement incapable de savoir si c’était son commandant qui parlait ou un homme ensorcelé. « Soldat, dit Suriyawong, je ne suis pas envoûté. Cette femme connaît le plan de la base du haut commandement indien à Hyderabad. — Et pourquoi est-ce qu’une Indienne nous en ferait cadeau ? demanda l’homme. — Parce que le bondouc qui commande là-bas y tient prisonnière une personne cruciale pour la guerre. » Le soldat y voyait plus clair, et l’apparence magique de la situation commença de se dissiper. Il tira sa rad-sat de sa ceinture et tapa le code d’annulation ; toutes les autres radios satellitaires du groupe se mirent aussitôt à bourdonner suivant la séquence préétablie. Sans perdre de temps, les équipes entreprirent de défaire leur travail ; s’il fallait évacuer la zone sans prendre le temps d’ôter les explosifs, un second code, d’urgence celui-là, leur parviendrait ; mais Suriyawong ne tenait pas à laisser l’armée indienne s’emparer de son matériel, et puis il voulait donner aux soldats ennemis une impression de lenteur. « Soldat, il faut que j’aie l’air d’avoir été hypnotisé par cette femme, dit-il. Ce n’est pas le cas, mais je vais jouer la comédie afin de convaincre les Indiens qui nous encerclent qu’elle me tient sous sa coupe. Compris ? — Oui, mon commandant. — Alors, pendant que je retourne auprès d’elle, appelez Bean et dites-lui qu’il faut faire évacuer tous les hélicos sauf le mien, pour que les Indiens constatent qu’ils s’en vont. Ensuite, prononcez le mot « Petra ». Compris ? N’ajoutez rien, ne répondez pas à ses questions s’il en pose ; on risque d’écouter nos transmissions, sinon ici, du moins à Hyderabad. » Ou à Pékin ; mais il ne tenait pas à compliquer ses instructions. « Bien, mon commandant. » Se détournant du soldat, Suriyawong fit trois pas en direction de Virlomi et se prosterna devant elle. Derrière lui, il entendit l’homme répéter exactement ce qu’il lui avait ordonné. Et, après un laps de temps très bref, des hélicoptères s’élevèrent de part et d’autre du ravin. Les troupes de Bean s’en allaient. Suriyawong se releva et retourna auprès de ses hommes. Son contingent était venu à bord de deux appareils. « Embarquez tous dans celui qui transporte les explosifs, fit-il. Que seuls le pilote et le copilote restent dans l’autre. » Les hommes s’exécutèrent aussitôt et, trois minutes plus tard, le jeune Thaï se retrouva seul à une extrémité du pont. Il s’inclina devant Virlomi, puis se dirigea sans hâte vers son appareil et y monta. « Décollez lentement, dit-il au pilote, puis, sans accélérer, passez près de la femme, le flanc de la portière vers elle. Ne pointez aucune arme sur elle, ne faites rien qui puisse paraître menaçant. » Suriyawong observa Virlomi pendant la manœuvre, mais elle n’eut pas un geste. « Montez davantage, comme si nous nous en allions », dit-il. Le pilote obéit. Enfin, Virlomi leva les bras et se mit à les agiter lentement, comme si elle tenait l’appareil au bout de fils invisibles qu’elle rembobinait à chacun de ses mouvements. « Ralentissez, puis descendez vers elle avec précaution. Je ne veux courir aucun risque. Il ne faut surtout pas qu’un coup de vent nous plaque sur elle et qu’elle se fasse tronçonner par les pales. » Le pilote eut un rire sans humour et posa son hélicoptère comme une plume sur le pont, assez loin de Virlomi pour qu’elle ne se trouve pas sous l’hélice, mais assez près pour qu’elle n’ait que quelques pas à faire pour embarquer. Suriyawong ouvrit la portière. Virlomi s’approcha, mais en effectuant à chaque pas une pirouette et des gestes qui donnaient l’impression d’une danse cérémonielle. Sans réfléchir, le jeune Thaï descendit de l’appareil et se coucha à plat ventre. Quand Virlomi fut assez proche de lui, il lança d’une voix tout juste audible dans le bruit des pales : « Passe sur moi ! » Elle obéit, plantant son pied nu entre ses omoplates et marchant sur toute la longueur de son corps. Si, après cela, les soldats indiens n’étaient pas convaincus qu’elle avait non seulement sauvé leur pont mais aussi pris possession de l’hélicoptère, c’était à désespérer. Elle monta dans l’appareil. Suriyawong se releva, fit lentement demi-tour et embarqua sans hâte. Son attitude empesée disparut dès qu’il fut à bord. Il abaissa brutalement le levier qui bloquait la portière et cria : « Mettez-nous sur réacteurs le plus vite possible ! » L’hélicoptère s’arracha du sol et s’éleva dans le ciel à une allure vertigineuse. « Attache-toi », ordonna Suriyawong à Virlomi, avant de se rendre compte qu’elle ne connaissait pas l’appareil ; il la poussa sur un siège et lui fourra les extrémités des sangles dans les mains. Elle comprit aussitôt et s’attacha tandis qu’il se jetait sur son propre siège et se harnachait. Il était temps : le pilote coupa l’hélice et l’appareil se mit à tomber comme une pierre avant que les réacteurs démarrent brutalement. Alors, plaqués contre leurs dossiers, ils enfilèrent le ravin à une telle vitesse qu’ils furent bientôt hors de portée des bazookas. « Eh bien, nous n’aurons pas perdu notre temps aujourd’hui ! fit Suriyawong. — Pourtant, il vous en a fallu, répliqua Virlomi. Je pensais que ce pont ferait partie de vos objectifs prioritaires. — Oui, nous nous sommes dit que ce serait l’avis de l’ennemi ; nous nous sommes donc bien gardés de nous y attaquer tout de suite. — Grillaz ! dit-elle. J’aurais dû y penser : il faut toujours réfléchir à l’envers pour prévoir les mouvements de morveux sortis de l’École de guerre ! » Dès l’instant où il avait aperçu Virlomi sur le pont, Bean avait été convaincu qu’il s’agissait de l’Indienne de l’École de guerre qui avait répondu à son message sur Briséis, et il avait dû espérer que Suriyawong le comprendrait aussi avant de tirer. Monsieur Sourire ne l’avait pas déçu. Quand tous furent revenus au site d’atterrissage, Bean prit à peine le temps de saluer la jeune fille et se mit aussitôt à donner des ordres. « Rembarquez-moi tout le matériel. Tout le monde nous accompagne. » Pendant que les commandants de section répartissaient les tâches, il demanda à l’un des hommes du groupe de communication de lui établir une connexion avec les réseaux. « Ça passe par le satellite, objecta le soldat. On va se faire repérer tout de suite. — Nous serons partis avant que l’ennemi ait le temps de réagir », répondit Bean. Il consentit enfin à fournir des explications à Suriyawong et Virlomi. « Nous disposons de notre équipement au complet, n’est-ce pas ? — Mais pas du plein de carburant. — Je m’en occupe. Nous partons immédiatement pour Hyderabad. — Hé ! fit Virlomi. Je n’ai même pas dessiné les plans de la base ! — On aura le temps de voir ça en vol. Cette fois, nous voyagerons ensemble, Suriyawong ; pas moyen de faire autrement : nous devons connaître tous les deux la mission de A à Z. — Ça fait des semaines qu’on attend, dit le jeune Thaï ; pourquoi se presser d’un seul coup ? — Pour deux raisons, répondit Bean. D’abord, combien de temps, crois-tu, faudra-t-il à Achille pour apprendre que notre force d’intervention a récupéré une Indienne qui nous attendait sur un pont ? Ensuite, je vais forcer la main à Peter Wiggin. Il y aura un chambard de tous les diables et j’ai l’intention d’en profiter. — Quel est l’objectif ? demanda Virlomi. Secourir Petra ? Tuer Achille ? — Emmener tous les anciens de l’École de guerre qui voudront nous accompagner. — Jamais ils n’accepteront de quitter l’Inde ! protesta Virlomi ; moi-même, je déciderai peut-être d’y rester. — Mauvaise pioche dans les deux cas, fit Bean. Dans moins d’une semaine, les troupes chinoises se seront emparées de New Delhi, d’Hyderabad et de toutes les grandes villes de leur choix. — Les troupes chinoises ? répéta Virlomi. Mais nous avons une espèce de… — De pacte de non-agression ? fit Bean. Arrangé par Achille ? — Il travaille pour la Chine depuis le début, dit Suriyawong. Résultat : l’armée indienne manque de ravitaillement, elle est vulnérable, épuisée, démoralisée. — Mais… si la Chine intervient aux côtés de la Thaïlande, n’est-ce pas ce que vous souhaitez ? » Suriyawong éclata d’un rire sec et amer. « La Chine intervient aux côtés de la Chine. Nous avons tenté d’en avertir nos dirigeants, mais ils se croient eux aussi protégés par un traité signé avec Pékin. » Virlomi comprit aussitôt. Formée à l’École de guerre, elle savait réfléchir selon les mêmes processus que Bean et Suriyawong. « C’est donc pour ça qu’Achille ne s’est pas servi du plan de Petra. » Ses deux compagnons se mirent à rire en se saluant mutuellement. « Vous étiez au courant du plan de Petra ? demanda la jeune Indienne. — Nous supposions qu’il en existait un meilleur que celui qu’applique l’Inde en ce moment. — Vous en avez donc un pour faire barrage à la Chine ? — C’est impossible, répondit Bean. On aurait pu l’envisager il y a un mois, mais personne n’a voulu nous écouter. » Il songea soudain à Peter et il eut toutes les peines du monde à refréner sa rage. « En revanche, on peut encore arrêter Achille, ou au moins l’affaiblir. Cependant, notre but est d’empêcher l’équipe indienne de l’École de guerre de tomber aux mains des Chinois. Nos amis thaïs ont déjà prévu des trajets par lesquels ils pourront s’échapper ; aussi, une fois arrivés à Hyderabad, nous devrons non seulement mettre la main sur Petra mais aussi permettre de s’évader à tous ceux qui le désireront. Est-ce qu’ils t’écouteront ? — On verra bien, fit Virlomi. — La communication est prête, intervint un soldat. Je ne l’ai pas mise en route pour éviter de lancer le compte à rebours. — Eh bien, allez-y, ordonna Bean. J’ai deux mots à dire à Peter Wiggin. » J’arrive, Petra. Je viens à ton secours. Quant à Achille, s’il passe à ma portée, je n’aurai aucune pitié, je ne m’en remettrai pas aux autres pour le maintenir hors de la circulation. Je le tuerai sans sommation, et mes hommes auront ordre d’en faire autant. 18 SATYAGRAHA Clé d’encodage ******** Clé de décodage ***** À : Locke%erasmus@polnet.gov De : Borommakot@chakri.thai.gov/scom Sujet : Agis tout de suite ou c’est moi qui m’en charge Je suis en situation de combat et j’ai besoin de deux services immédiatement. D’abord, il me faut l’autorisation du gouvernement sri lankais d’atterrir à la base de Kilinochtchi pour me ravitailler en carburant. Séjour prévu : moins d’une heure. Il s’agit d’une mission de secours non militaire destinée à mettre des diplômés de l’École de guerre à l’abri d’un risque imminent de capture, de torture, de réduction en esclavage ou, à tout le moins, d’emprisonnement. Ensuite, pour justifier cette action et toutes les autres que je m’apprête à lancer, pour persuader ces anciens de l’École de guerre de me suivre et enfin pour semer la confusion à Hyderabad, il faut absolument que tu rendes public ce que tu sais sur-le-champ, je répète, SUR-LE-CHAMP. Sinon, je livrerai aux médias l’article ci-joint qui te désigne nommément comme collaborateur des Chinois, ce que démontrera ta défaillance à publier à temps les informations que tu possèdes. Même si je n’ai pas l’envergure mondiale de Locke, j’ai une jolie petite liste d’adresses électroniques et mon article attirera l’attention. Toutefois, le tien donnerait des résultats beaucoup plus vite et je préférerais que les révélations viennent de toi. Pardon de cette menace, mais je n’ai plus le temps d’« attendre le bon moment », ton petit jeu favori. Je vais délivrer Petra. Clé d’encodage ***** Clé de décodage ******** À : Borommakot@chakri.thai.gov/scom De : Locke%erasmus@polnet.gov Sujet : Fait Confirmé : Sri Lanka autorise atterrissage/droit de ravitaillement à Kilinochtchi pour appareils en mission humanitaire. Cocardes thaïes ? Confirmé : mon article publié dans le monde entier, y compris réseaux militaires d’Hyderabad et Bangkok. Ta menace dénotait une admirable fidélité à ton amie, mais elle n’était pas nécessaire : nous sommes précisément au moment que j’attendais. Tu n’as pas l’air de te rendre compte que, dès l’instant de la publication, Achille aurait déplacé son centre d’opérations, sans doute en emmenant Petra. Comment l’aurais-tu retrouvée si j’avais distribué mon article il y a un mois ? Clé d’encodage ******** Clé de décodage ***** À : Locke%erasmu@polnet.gov De : Borommakot@chakri.thai.gov/scom Sujet : Fait Confirmation : cocardes thaïes. Quant à ton excuse : kuso. Si c’était ton vrai motif pour attendre, tu m’en aurais prévenu il y a un mois. Je connais tes véritables raisons, même si tu les ignores, et elles m’écœurent. Depuis deux semaines que Virlomi avait disparu, Achille n’avait pas mis les pieds dans la salle de planification – ce dont personne ne se plaignait, surtout après l’annonce d’une récompense pour sa capture. Nul n’osait le dire tout haut, mais tous se réjouissaient qu’elle ait échappé à la vengeance d’Achille. Naturellement, ils avaient remarqué que la sécurité s’était renforcée autour d’eux – pour leur « protection » –, mais cela ne les changeait guère de leurs conditions de travail habituelles : de toute façon, aucun d’entre eux n’avait le temps d’aller bambocher dans le centre-ville d’Hyderabad ni de fraterniser avec des officiers de la base deux ou trois fois plus âgés qu’eux. Petra, elle, nourrissait des doutes quant à la récompense. Elle connaissait assez bien Achille pour le savoir tout à fait capable de mettre à prix la tête de quelqu’un qu’il avait déjà éliminé. C’était une couverture parfaite. Toutefois, si c’était le cas, cela voulait dire qu’il n’avait pas reçu complètement carte blanche de Tikal Chapekar : s’il devait faire des cachotteries au gouvernement indien, c’était qu’il n’avait pas la haute main sur toutes les instances. Quand il réapparut enfin, il n’y avait pas trace de meurtrissure sur son visage. Le coup de pied de Petra n’avait pas laissé d’ecchymose, ou alors elle avait mis deux semaines à s’effacer. Ses bleus à elle n’étaient pas encore guéris, mais nul ne pouvait les voir sous sa chemise. Elle se demanda s’il avait l’entrejambe douloureux, s’il avait dû consulter un urologue, mais ne laissa rien transparaître de la joie mauvaise qu’elle éprouvait. Curieusement volubile, Achille déclara que la guerre se déroulait parfaitement et que l’équipe de planification avait fait un excellent travail ; l’armée ne manquait pas de ravitaillement malgré la stratégie de harcèlement de ces poltrons de Thaïs, et la campagne progressait suivant le programme – le programme révisé, naturellement. C’était du grillaz pur et simple. Il s’adressait aux stratèges qui avaient planché sur la préparation du conflit, et ils savaient pertinemment que l’armée était bloquée, qu’elle continuait à se battre contre les Birmans sur la plaine de l’Irrawady, parce que la tactique de guérilla des Thaïs empêchait d’organiser l’offensive écrasante qui aurait dû repousser l’armée birmane dans les montagnes et permettre aux Indiens de poursuivre leur route jusqu’en Thaïlande. Le programme ? Il n’y avait plus de programme ! Achille leur donnait donc en réalité ses directives : aucun rapport, aucun courriel émanant du service de planification ne devait laisser suspecter que tout ne se passait pas comme prévu. Mais cela n’empêchait pas chacun dans la salle de stratégie de sentir souffler le vent de la défaite. Ravitailler une armée en campagne épuisait déjà les ressources limitées de l’Inde, mais la ravitailler alors que la moitié des vivres et des munitions disparaissaient en cours de route dans les raids ennemis dévorait les réserves plus vite qu’on ne pouvait les reconstituer. Vu le rapport production/consommation, l’armée allait tomber à court de munitions sept semaines plus tard – mais cela n’aurait guère d’importance : à moins d’un miracle, elle manquerait de carburant au bout de quatre. Chacun savait que, si l’on avait adopté le plan de Petra, l’Inde aurait été en mesure de poursuivre indéfiniment son offensive, et la résistance birmane aurait cédé par simple effet d’usure. Le conflit se serait déjà déplacé sur le sol thaï et l’armée indienne ne serait pas en train de patauger dans un bourbier, à regarder approcher, impuissante, des échéances inéluctables. Personne ne dit rien dans la salle de planification, mais aux repas, l’air de rien et avec un luxe de précautions, ils discutèrent de la situation. Était-il trop tard pour revenir à l’autre stratégie ? Non, mais cela nécessiterait un recul du gros de l’armée qu’il serait impossible de dissimuler aux médias et au peuple ; sur le plan politique, ce serait une catastrophe. D’un autre côté, tomber à court de munitions ou de carburant serait tout aussi catastrophique. « Il faut quand même dresser des plans de retraite, déclara Sayagi. À moins d’un miracle sur le terrain – un coup de génie chez un commandant jusque-là obscur, un bouleversement politique en Birmanie ou en Thaïlande –, nous allons devoir tirer notre pays de ce guêpier. — Ça m’étonnerait qu’on nous donne l’autorisation de plancher là-dessus », dit un de ses voisins. Petra intervenait rarement pendant les repas malgré son habitude récente de s’asseoir en compagnie d’un groupe ou d’un autre de la planification. Cette fois pourtant, elle prit la parole. « Faites-le mentalement », dit-elle. Tous se turent un instant, puis Sayagi acquiesça de la tête. « Bonne idée. Pas de confrontation avec les feuilles de chêne. » Dès lors, une partie des repas se passa en comptes rendus sibyllins de la part de chaque membre de l’équipe sur l’état d’avancement des divers aspects du plan de retrait. Petra intervint une autre fois, mais ses propos n’avaient pas de rapport avec la stratégie militaire proprement dite. Quelqu’un avait dit en plaisantant que le moment était idéal pour que Bose fasse son retour ; Petra connaissait l’histoire, qui datait de la Seconde Guerre mondiale, de Subhas Chandra Bose, le Netaji de l’armée nationale indienne opposée à la domination britannique et soutenue par les Japonais. Quand il avait péri dans un accident d’avion en se rendant au Japon à la fin du conflit, une légende était née chez les Indiens : il n’était pas mort et il reviendrait un jour mener le peuple à la liberté. Au cours des siècles qui avaient suivi, l’évocation du nom de Bose avait pris une double valeur : celle d’une remarque amusante, mais aussi celle d’une observation sérieuse laissant entendre que le pouvoir en place n’avait pas plus de légitimité que l’autorité britannique d’autrefois. Après la citation de Bose, la conversation porta sur Gandhi et quelqu’un parla de la notion de « résistance pacifique » – sans laisser entendre, naturellement, qu’aucun membre de la planification pût envisager une telle attitude –, à quoi quelqu’un d’autre répondit : « Non, on dit résistance passive. » C’est alors que Petra intervint. « Nous sommes en Inde et vous connaissez tous le terme exact ; c’est “satyagraha”, et il ne signifie ni résistance pacifique ni résistance passive. — Tout le monde ne parle pas hindi, remarqua un Tamoul de l’équipe. — Mais chacun doit savoir qui est Gandhi », rétorqua Petra. Sayagi acquiesça. « Le mot “satyagraha” désigne un autre concept : l’acceptation de grandes souffrances personnelles afin d’accomplir ce qui est juste. — Et quelle est la différence ? — Parfois, dit Petra, ce qui est juste ne peut s’obtenir par le pacifisme ni la passivité ; l’important, c’est de ne pas refuser les conséquences de son attitude. Supporter ce qu’on doit supporter. — Moi, ça m’évoque simplement la définition du courage, fit le Tamoul. — Le courage d’agir pour la justice, répondit Sayagi. Le courage d’agir même quand la victoire est impossible. — Pourtant, on affirme que « la vraie bravoure est discrète ». — C’est Shakespeare qui met ces mots dans la bouche d’un poltron. — La contradiction n’est pourtant qu’apparente, dit Sayagi. Cette phrase s’applique dans une circonstance particulière : s’il y a possibilité de victoire ultérieure grâce à une retraite immédiate, on conserve ses forces intactes. Mais, dans le cadre du satyagraha, si, en tant qu’individu, on sait que le prix à payer pour faire ce qui est juste est un immense chagrin, de terribles souffrances, voire la mort, on n’en est que plus résolu à le faire, parce qu’on refuse de s’en laisser détourner par la crainte des conséquences. — C’est un vrai paradoxe à tiroirs ! » Cette ambiance de philosophie de salon changea radicalement quand Petra intervint. « Je m’efforce d’atteindre le satyagraha », déclara-t-elle. Et, au silence qui s’ensuivit, elle sut qu’au moins certains avaient compris. Si elle était vivante en cet instant, c’est parce qu’elle n’était pas encore parvenue au satyagraha, parce qu’elle n’avait pas toujours fait ce qui était juste, seulement ce qui était nécessaire à sa propre survie. Mais elle s’apprêtait à y mettre bon ordre, à faire ce qui était juste sans s’inquiéter de savoir si elle s’en tirerait ou non. Et, pour une raison indéfinissable – respect pour elle, malaise devant sa détermination ou profond recueillement –, tous se turent jusqu’à la fin du repas, où ils reprirent leurs bavardages habituels. La guerre durait depuis un mois et Achille leur tenait chaque jour des discours exaltants sur l’imminence de la victoire, alors même qu’ils se colletaient en secret avec l’extraction problématique de l’armée du bourbier où elle était enlisée. Quelques victoires avaient pourtant été remportées, et les forces indiennes avaient pris pied en deux points sur le sol thaï – avec pour seul résultat d’étirer encore les lignes de ravitaillement et de placer à nouveau les troupes dans une région de montagnes où elles ne pouvaient profiter de leur supériorité numérique pour terrasser l’adversaire mais avaient tout de même besoin de vivres et de matériel ; en outre, ces offensives avaient prélevé un lourd tribut sur les réserves de carburant et de munitions. Encore quelques jours et il allait falloir choisir entre remplir les réservoirs des chars et approvisionner ceux des camions de ravitaillement. L’armée indienne n’allait plus tarder à se composer strictement de fantassins au ventre vide. Un jour, alors qu’Achille venait de sortir, Sayagi se leva. « Il est temps de mettre notre plan de retraite noir sur blanc et de le soumettre à l’état-major. Il faut déclarer la fin de la guerre et nous retirer. » Nul n’émit d’objection. À la vidéo et sur les réseaux, on ne parlait que des glorieuses victoires de l’Inde, de la progression des troupes en Thaïlande, mais il fallait coucher les plans par écrit et arrêter les ordres tant qu’il restait du temps et du carburant pour les faire appliquer. Ils passèrent donc la matinée à rédiger chaque partie du plan, puis Sayagi, chef du groupe de facto, réunit le tout en un ensemble cohérent. Petra, elle, avait navigué sur les réseaux et travaillé sur le projet que lui avait assigné Achille sans prendre part à l’entreprise de ses compagnons : ils n’avaient pas besoin d’elle et son bureau était le plus étroitement surveillé de tous. Tant qu’elle se montrait docile, il y avait des chances pour qu’Achille ne remarque pas les activités des autres. Quand ils eurent pratiquement achevé leur tâche, elle déclara, en sachant que ses paroles seraient aussitôt rapportées à Achille, voire qu’il les entendrait directement grâce à son oreillette : « Avant de transmettre vos documents par courriel, postez-les. » Ils crurent d’abord qu’elle parlait du forum interne auquel tous avaient accès, mais ils s’aperçurent que, du bout de l’ongle, sur une feuille d’épais papier toilette marron qu’elle leur montrait, elle avait écrit en creux une adresse sur les réseaux. C’était celle du forum de Locke, alias Peter Wiggin. Ils la regardèrent comme si elle était folle. Poster des plans militaires sur un site public ? Et puis Sayagi hocha la tête. « Tous nos courriels sont interceptés, dit-il. C’est le seul moyen de le faire parvenir à Chapekar lui-même. — Mais rendre publics des secrets militaires…» fit quelqu’un. Il n’eut pas besoin de terminer sa phrase ; chacun savait la peine encourue. « Satyagraha », fit Sayagi. Il prit la feuille de papier toilette et s’installa à son bureau pour se connecter à l’adresse indiquée. « C’est moi qui fais cela et personne d’autre. Vous autres, vous avez essayé de m’en dissuader. Il n’y a pas de raison que plus d’un seul d’entre nous en supporte les conséquences. » Quelques instants plus tard, les données parvenaient au forum de Peter Wiggin. Ensuite il les envoya au commandement général sous forme de courriel – qui passerait par l’ordinateur d’Achille. « Sayagi, fit quelqu’un, tu as vu l’autre article sur le site ? » Petra se connecta elle aussi au forum de Locke et constata que l’édito était intitulé « Traîtrise chinoise et chute de l’Inde », avec cette question en guise de sous-titre : « La Chine va-t-elle être victime à son tour des projets machiavéliques d’un malade mental ? » Alors qu’ils lisaient le texte de Locke décrivant par le menu les promesses de la Chine à la fois à la Thaïlande et à l’Inde, et l’assaut auquel elle se préparait contre les deux armées à présent vulnérables et, dans le cas de l’Inde, étirée à l’excès, ils reçurent des messages contenant le même document, insérés dans le réseau interne de communication militaire grâce à une clé d’urgence ; cela signifiait qu’ils avaient reçu l’aval de la hiérarchie et que Chapekar était au courant de ce qu’avançait Locke. Par conséquent, leurs plans pour une retraite immédiate des troupes indiennes de la Birmanie étaient parvenus à Chapekar au moment précis où il s’était rendu compte qu’il allait en avoir besoin. « Toguro ! s’exclama Sayagi. On a l’air de génies ! — On est des génies, je te signale, rétorqua quelqu’un en grommelant, et tout le monde éclata de rire. — Vous croyez, demanda le Tamoul, qu’on va encore avoir droit à un discours de notre petit copain belge sur le bon déroulement de la guerre ? » Comme en réponse à sa question, un coup de feu éclata dehors. L’espoir naquit en Petra : Achille avait tenté de se sauver et on l’avait abattu. Puis une pensée plus réaliste vint assombrir son humeur : Achille avait prévu ce qui se passait et ses troupes personnelles étaient déjà en place pour couvrir sa fuite. Enfin le désespoir l’envahit : quand il viendrait la chercher, serait-ce pour la tuer ou l’emmener avec lui ? On entendit de nouvelles détonations. « On ferait peut-être bien de se disperser », dit Sayagi. Il s’approchait de la porte quand elle s’ouvrit devant Achille qui entra, suivi de six Sikhs porteurs d’armes automatiques. « Assieds-toi, Sayagi, dit-il. Je regrette, mais vous êtes mes otages désormais. Des accusations calomnieuses ont été portées contre moi sur les réseaux et, quand j’ai refusé de me laisser enfermer le temps de l’enquête, les armes ont parlé. Fort heureusement, je dispose de quelques amis et, en attendant qu’ils me fournissent un moyen de transport pour me rendre en territoire neutre, vous représentez la garantie de ma sécurité. » Aussitôt, les deux diplômés de l’École de guerre d’origine sikh se levèrent et demandèrent aux soldats d’Achille : « Vous nous menaceriez de mort ? — Oui, tant que vous servez l’oppresseur, répondit un homme. — Mais c’est lui, l’oppresseur ! répondit un des Sikhs de l’École de guerre en désignant Achille. — Vous croyez que les Chinois vont montrer plus de pitié pour notre peuple que New Delhi ? fit l’autre. — Rappelez-vous la façon dont ils ont traité le Tibet et Taïwan ! Voilà ce qui nous attend à cause de lui ! » L’indécision avait manifestement gagné les soldats sikhs. Achille tira un pistolet de sa ceinture dans son dos et se mit à abattre ses hommes calmement, l’un après l’autre. Les deux derniers eurent le temps d’essayer de se jeter sur lui, mais chacun de ses coups de feu fit mouche. L’air vibrait encore des détonations quand Sayagi demanda : « Pourquoi n’ont-ils pas tiré sur toi ? — Je leur ai fait décharger leurs armes avant d’entrer, répondit Achille, en leur disant que je ne voulais pas risquer d’accident. Mais n’allez pas vous imaginer pouvoir me maîtriser parce que je suis seul et que mon chargeur est à moitié vide : la salle est piégée depuis belle lurette et elle sautera si mon cœur cesse de battre ou si j’active le déclencheur implanté sous la peau de ma poitrine. » Un téléphone sonna dans sa poche ; sans baisser son arme, il le prit et répondit. « Non, je regrette, un de mes soldats a perdu les pédales et, pour la sécurité des enfants, j’ai dû abattre certains de mes propres hommes. La situation reste la même : je surveille le périmètre. Restez à l’écart et les enfants n’auront rien à craindre. » Petra eut envie d’éclater de rire : la plupart des anciens de l’École de guerre présents étaient plus âgés que lui ! Il éteignit le téléphone et le glissa dans sa poche. « J’ai dû malheureusement prétendre que vous étiez mes otages avant que ce ne soit vrai. — Tu t’es fait surprendre la culotte baissée, né ? fit Sayagi. Tu ne pouvais pas savoir que tu aurais besoin d’otages ni que nous serions tous rassemblés ici. Il n’y a pas le moindre explosif dans cette salle. » Achille se tourna calmement vers lui et lui tira une balle dans la tête. Sayagi s’effondra pendant que plusieurs de ses camarades poussaient des exclamations d’horreur. Sans hâte, Achille changea son chargeur. Personne n’en profita pour l’attaquer. Même pas moi, se dit Petra. Rien de tel qu’un meurtre de sang-froid pour transformer les témoins d’un drame en légumes. « Satyagraha », fit Petra. Achille pivota d’un bloc. « Quoi ? Qu’est-ce que c’est que cette langue ? — De l’hindi, répondit-elle. Ça signifie : « On supporte ce que le devoir impose. » — Plus de hindi avec moi, dit Achille. Ça vaut pour tout le monde. N’employez que le standard. Et, si vous parlez, mieux vaut vous adresser à moi, et mieux vaut éviter les provocations imbéciles comme celle qui a tué Sayagi. Si tout se passe bien, mes secours devraient arriver dans quelques heures à peine ; alors Petra et moi vous laisserons à votre nouveau gouvernement – un gouvernement chinois. » Nombre de regards se portèrent sur la jeune fille. Elle sourit à Achille. « Ainsi, ta tente est encore ouverte ? » Il lui rendit son sourire, un sourire chaleureux, amoureux. On aurait dit un baiser. Mais elle savait que, s’il l’emmenait, c’était uniquement pour se repaître de la voir entretenir de faux espoirs avant de la précipiter d’un hélicoptère en vol, de l’étrangler sur le tarmac ou, trop impatient, de l’abattre simplement d’une balle alors qu’elle s’apprêterait à sortir de la salle avec lui. L’heure de son triomphe était proche, celle où la Chine allait accueillir en héros l’architecte de la conquête de l’Inde, alors qu’il tirait déjà ses plans pour s’emparer du gouvernement chinois puis se préparer à mettre l’autre moitié de la population mondiale en coupe réglée. Mais Petra était encore vivante pour l’instant, ainsi que les autres anciens de l’École de guerre à l’exception de Sayagi. S’il était mort, ce n’était pas à cause des propos qu’il avait tenus à Achille, bien évidemment, mais parce que c’était lui qui avait rendu publics les plans de retraite sur le forum de Locke. Comme ils traitaient d’une évacuation sous des tirs imprévisibles, ils restaient d’actualité même si les troupes chinoises déferlaient sur la Birmanie, même si l’aviation chinoise bombardait l’armée en recul ; les commandants indiens seraient à même de faire front, et les Chinois auraient du fil à retordre avant de l’emporter. Pourtant ils l’emporteraient. La défense indienne ne tiendrait que quelques jours, aussi acharnée qu’elle soit, car, passé ce délai, les camions cesseraient de rouler, les vivres et les munitions viendraient à manquer. La guerre était d’ores et déjà perdue. L’élite du pays ne disposait que de très peu de temps pour s’enfuir avant que la Chine ne balaye toute résistance et ne s’installe en appliquant sa méthode de décapitation de la société pour assurer sa mainmise sur le territoire occupé. Pendant que ces événements se préparaient, les diplômés de l’École de guerre, qui auraient pu éviter à l’Inde de se retrouver dans cette situation critique et dont seuls les plans de repli tenaient provisoirement la Chine en échec, ces diplômés se trouvaient dans une grande salle en compagnie de sept cadavres, d’un pistolet et de l’adolescent qui les avait tous trahis. Au bout d’un peu plus de trois heures, de nouvelles déflagrations éclatèrent au loin : le tonnerre de canons antiaériens. Achille prit aussitôt son téléphone. « Ne tirez pas sur les appareils en approche, dit-il, ou je commence à liquider vos génies. » Il raccrocha avant qu’aucune réponse pût lui être donnée. Les tirs cessèrent. Des bruits de rotors se firent entendre : des hélicoptères se posaient sur le toit. Ils sont complètement idiots d’atterrir là, se dit Petra. Ce n’est pas parce qu’on y a dessiné un emplacement d’héliport qu’ils sont obligés d’obéir. Ils vont offrir une cible idéale aux soldats indiens qui cernent l’immeuble et qui pourront observer tout ce qui se passe ; ils verront Achille apparaître sur le toit et ils sauront quel hélico abattre en premier une fois qu’il y sera monté. Si les Chinois ne sont pas capables d’une meilleure tactique, Achille aura plus de mal que prévu à se servir de leur pays comme base d’opérations pour devenir maître du monde ! D’autres appareils arrivaient ; le toit étant déjà occupé, certains se posèrent au sol. La porte s’ouvrit brusquement et une dizaine de soldats chinois se déployèrent dans la salle. Un officier entra sur leurs talons et salua Achille. « Nous sommes venus le plus vite possible, monsieur. — Excellent travail, répondit l’intéressé. Emmenons-les tous à l’héliport. — Mais tu as dit que tu nous laisserais partir ! protesta un des otages. — Quoi qu’il arrive, répondit Achille, vous allez tous vous retrouver en Chine de toute façon. Maintenant, debout et alignez-vous contre le mur. » De nouveaux hélicoptères approchaient. On entendit soudain un sifflement suivi d’une explosion assourdie. « Quelle bande d’imos ! s’exclama le Tamoul. Ils vont réussir à tous nous tuer ! — C’est bien dommage », fit Achille en lui pointant son arme sur la tête. L’officier chinois recevait une communication par radsat. « Attendez, dit-il. Ce ne sont pas les Indiens qui attaquent ; les appareils portent les couleurs thaïes. » Bean ! se dit Petra. Enfin tu es là ! Mais c’était peut-être la mort qui arrivait, car, si le raid n’était pas le fait de Bean, les Thaïs risquaient de n’avoir pour objectif que l’élimination sans détail de tout ce qui bougeait à Hyderabad. Une autre explosion, puis une autre encore. « Ils ont détruit tous les appareils du toit, annonça l’officier. Le bâtiment est en feu ; il faut sortir d’ici. — Qui est le crétin qui a eu l’idée d’atterrir là-haut ? demanda Achille. — C’était le point le plus proche pour les évacuer de la salle ! répondit l’officier d’un ton furieux. Mais il ne nous reste plus assez d’hélicoptères pour les embarquer tous ! — Ils nous accompagnent, rétorqua Achille, même s’il faut pour ça laisser des soldats sur place. — Ils seront à nous dans quelques jours, de toute façon. Pas question que j’abandonne mes hommes ! » Ah ! songea Petra. Pas mauvais comme officier, quoique pas très doué en tactique. « Les Indiens ne nous laisseront décoller que si nous tenons leurs petits génies, dit Achille. — Mais les Thaïs, eux, ne nous laisseront pas décoller du tout ! — Bien sûr que si. Ils sont là pour me tuer et la délivrer, elle. » Il désigna Petra. Il savait donc que Bean commandait l’opération. Petra resta impassible. Si Achille décidait de s’enfuir sans les otages, le risque était grand qu’il les abatte tous au préalable, fidèle à sa méthode : priver l’ennemi d’un avantage et, surtout, ne lui permettre aucun espoir. « Achille, dit Petra en se dirigeant vers lui, laissons-les et allons-nous-en. Si nous décollons, les Thaïs seront incapables de savoir dans quel appareil nous nous trouvons ; mais il faut y aller tout de suite. » Comme elle s’approchait de lui, il pointa son pistolet sur sa poitrine, mais elle passa devant lui sans s’arrêter et alla ouvrir la porte. « Tout de suite, Achille. Rien ne t’oblige à mourir dans les flammes, mais plus tu attends, plus tu as de chance d’y finir. — Elle a raison », fit l’officier. Avec un sourire entendu, Achille porta son regard sur l’homme avant de revenir à Petra. Nous t’avons humilié en public, songea-t-elle. Nous t’avons montré que nous savions que faire et toi non ; maintenant, il te faut nous éliminer tous les deux. L’officier ignore qu’il est mort, mais moi je le sais. Cependant, je suis déjà morte, de toute façon ; alors tirons-nous d’ici sans tuer personne d’autre. « Tu es le seul qui ait de l’importance ici, dit-elle en souriant à son tour. Secoue les clés, mec ! » Achille se retourna pour viser de son pistolet un des anciens élèves de l’École de guerre puis un autre. Ils reculèrent en se recroquevillant, mais il ne tira pas. Il laissa retomber sa main et sortit de la salle en saisissant Petra par le bras au passage. « Viens, ma petite chatte, fit-il. L’avenir nous appelle. » Achille ne va pas me lâcher d’un pouce, songea Petra ; il sait que Bean vient me délivrer, alors il va tout faire pour que je sois la seule personne que Bean ne puisse secourir. Un jour, nous allons peut-être finir par nous entretuer, lui et moi. Elle se remémora le trajet en avion qui les avait amenés en Inde, Achille et elle, et revit la scène où ils se tenaient près du sas grand ouvert. Peut-être une nouvelle occasion se présenterait-elle aujourd’hui d’entraîner Achille dans la mort. Bean se rendait-il compte qu’il était plus important d’éliminer Achille que de la sauver, elle ? Et, plus essentiel encore, saurait-il qu’elle en avait conscience ? Tuer le monstre était un devoir et, à présent qu’elle connaissait Achille et sa véritable nature, elle en paierait le prix avec joie, en ayant l’impression d’y gagner encore. 19 SAUVETAGE À : Wahabi%inchallah@pakistan.gov De : Chapekar%hope@india.gov Sujet : Pour le peuple indien Mon très cher ami Ghaffar, Je vous rends hommage parce que, lorsque je vous ai soumis une proposition de paix entre nos deux familles du peuple indien, vous l’avez acceptée et vous avez tenu parole dans les moindres détails. Je vous rends hommage parce que vous menez une existence qui place le bien de vos compatriotes au-dessus de vos ambitions personnelles. Je vous rends hommage parce qu’en vous réside l’espoir et l’avenir de mon pays. Je publie cette lettre sur les réseaux en même temps que je vous l’envoie, tout ignorant que je sois de ce que sera votre réponse, car mon peuple doit savoir à présent, tant que je suis en mesure de m’adresser à lui, ce que je vous demande et ce que je vous donne. Les Chinois félons rompent leurs promesses et menacent de détruire notre armée affaiblie par la perfidie du dénommé Achille, que nous avons reçu en hôte et en ami, et il m’apparaît clairement qu’à moins d’un miracle toute l’étendue de l’Inde va se trouver sans défense face aux envahisseurs qui déferlent du nord. Bientôt, l’impitoyable conquérant imposera sa volonté du Bengale au Penjab. De tous les Indiens, seuls ceux du Pakistan, que vous gouvernez, resteront libres. Je vous demande de vous faire le dépositaire de toutes les espérances du peuple indien. Notre résistance des prochains jours vous laissera le temps, c’est mon souhait le plus cher, de ramener vos armées sur notre frontière et de vous apprêter à combattre l’ennemi chinois. Par la présente je vous donne l’autorisation de franchir cette frontière en tout point où cela sera nécessaire pour établir les meilleures positions défensives. J’ordonne à tous les soldats indiens demeurant à notre frontière commune de n’opposer aucune résistance à l’entrée sur notre territoire de troupes pakistanaises et de coopérer avec elles en leur remettant les cartes détaillées de nos défenses, nos codes et nos tableaux de chiffre. De même, le matériel dont nous disposons à la frontière doit être mis à la disposition du Pakistan. Je vous prie de traiter les citoyens indiens qui tomberaient sous l’autorité du gouvernement pakistanais avec autant de générosité que vous en souhaiteriez de notre part dans la situation inverse. Quels que soient les affronts dont chacun de nos peuples ait pu souffrir de l’autre, pardonnons-les et n’en commettons pas de nouveaux, mais considérons-nous comme des frères et des sœurs qui se sont montrés fidèles à des facettes différentes du même Dieu et doivent aujourd’hui défendre l’Inde, côte à côte, contre l’envahisseur qui ne vénère que l’argent et idolâtre la cruauté. De nombreux membres du gouvernement indien, de l’armée et de l’Éducation nationale vont se réfugier au Pakistan. Je vous implore de leur ouvrir vos frontières car, s’ils demeurent en Inde, seules la mort ou la captivité les attendent. Nos autres citoyens n’ont pas à craindre de persécutions de la part des Chinois, et je leur demande instamment de ne pas fuir au Pakistan mais au contraire de rester en Inde où, si Dieu le veut, la libération ne tardera pas. Pour ma part, je ne quitterai pas mon pays et je supporterai avec mon peuple le fardeau que le conquérant placera sur nos épaules ; je me préfère en Mandela plutôt qu’en De Gaulle. Il n’y aura pas de gouvernement en exil : c’est le Pakistan qui gouverne les Indiens aujourd’hui, et je le déclare avec l’appui plein et entier du Congrès. Que Dieu bénisse les hommes d’honneur et les garde de l’asservissement. Votre frère et ami, Tikal Chapekar. Survolant à grande vitesse les étendues désertiques du Sud de l’Inde, Bean avait l’impression de faire un rêve étrange où le paysage ne changeait jamais. Ou plutôt non : c’était un jeu vidéo où l’ordinateur créait le décor au fur et à mesure en réutilisant les mêmes algorithmes pour afficher des vues qui ne différaient que par les détails. Il en allait de même pour les êtres humains : les différences étaient infimes entre l’ADN d’un individu et celui d’un autre, et pourtant elles donnaient naissance à des saints et à des monstres, à des crétins et à des génies, à des bâtisseurs et à des destructeurs, à des amoureux et à des égoïstes. L’Inde à elle seule comptait plus d’habitants que le monde entier trois ou quatre siècles plus tôt, et plus qu’il n’en était né sur la Terre entière avant l’époque du Christ. Ce que racontaient la Bible, L’Iliade, Hérodote, l’épopée de Gilgamesh et tous les documents qu’archéologues et anthropologues avaient réunis, toutes les relations humaines, tous les exploits qui y étaient narrés auraient pu être le fait des gens au-dessus desquels Bean passait, et il serait encore resté du monde pour vivre de nouvelles histoires que nul n’entendrait jamais. Au cours des quelques jours suivants, la Chine allait assujettir assez d’hommes et de femmes pour peupler cinq mille ans d’histoire, et elle allait traiter cette population comme un jardinier tond sa pelouse afin d’obtenir un nivellement parfait en jetant au compost tout ce qui dépasse la hauteur prescrite. Et moi, que fais-je ? se demandait Bean. Je me balade dans une machine qui aurait donné une crise cardiaque au vieil Ézéchiel avant même qu’il puisse parler de sa vision d’un requin dans le ciel ; sœur Carlotta disait souvent en plaisantant que l’École de guerre était la roue céleste que le prophète avait vue. Me voici donc, pareil à un personnage d’une révélation préchristique, et que fais-je ? Parmi les milliards de gens que je pourrais sauver, je choisis la personne que je connais et que j’aime le mieux, et je risque la vie de quelques centaines de bons soldats pour la secourir. Et, si nous nous en sortons, que ferai-je ensuite ? Je passerai les quelques années de vie qui me resteront à aider Peter Wiggin à écraser Achille, afin qu’il parvienne exactement au même but dont Achille est si proche aujourd’hui : unifier l’humanité sous la férule d’un maroubo malade et dévoré d’ambition ? Sœur Carlotta aimait citer un autre paumé de la Bible : « Vanité des vanités, tout est vanité », « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil », « Un temps pour jeter des pierres et un temps pour ramasser des pierres. » Eh bien, si Dieu n’a pas dit à quoi devaient servir les pierres, autant que je les laisse où elles sont et que j’aille libérer mon amie, si c’est possible. À mesure qu’ils approchaient d’Hyderabad, ils captaient de plus en plus d’échanges radio : pas seulement ceux auxquels on pouvait s’attendre à la suite de l’attaque surprise de la Chine contre la Birmanie, qui avait déterminé la publication de l’article de Peter, mais aussi des communications tactiques relayées par radsat. Un peu plus loin, les ordinateurs de bord parvinrent à distinguer les signatures radio de troupes chinoises parmi les indiennes. « On dirait que l’équipe de récupération d’Achille est arrivée avant nous, observa Suriyawong. — Mais il n’y a pas signe de bataille, répondit Bean, ce qui signifie qu’elle est déjà entrée dans la salle de planification et qu’elle tient en otage les anciens de l’École de guerre. — Dans le mille : trois hélicos sur le toit. — Il y en a sûrement d’autres au sol, mais on va déjà leur compliquer la vie en éliminant ces trois-là. » Virlomi émit une objection. « Et s’ils croient que c’est l’armée indienne qui attaque et qu’ils abattent les otages ? — Achille n’est pas idiot : il vérifiera qui lui tire dessus avant de jeter sa garantie de sécurité à la poubelle. » Comme à l’entraînement, il suffit de trois missiles pour détruire les trois appareils. « Et maintenant passons sur hélices et montrons nos cocardes thaïes », dit Suriyawong. Comme toujours, ce fut une montée vertigineuse suivie d’une chute effrayante avant que la rotation des pales n’arrête la descente ; cependant, Bean, habitué à la sensation de nausée qui lui nouait à chaque fois l’estomac, eut le temps de remarquer que les troupes indiennes les saluaient en poussant apparemment des acclamations. « Tiens, nous voici devenus les gentils tout à coup, fit-il, amusé. — Disons plutôt un moindre mal, rétorqua Suriyawong. — Je trouve que vous prenez des risques irréfléchis pour la vie de mes amis », dit Virlomi. Bean retrouva aussitôt son sérieux. « Virlomi, je connais Achille, et la seule façon de l’empêcher de tuer tes amis par pur dépit, c’est de l’inquiéter, de le déstabiliser sans lui laisser le temps ni l’occasion de donner libre cours à ses penchants meurtriers. — Non, je voulais dire que, si vous aviez mal visé, un de vos missiles aurait pu frapper la salle où ils se trouvent en les tuant tous. — Ah, c’est ça qui te préoccupe ? fit Bean. Virlomi, j’ai formé moi-même les hommes qui nous accompagnent. Il y a des situations où ils risquent de rater leur cible, mais là, ce n’était pas le cas. » Virlomi hocha la tête. « Je comprends. L’assurance du commandant sur le terrain… Il y a longtemps que je n’ai pas dirigé de section. » Quelques hélicoptères demeurèrent en vol pour surveiller le périmètre et les autres se posèrent devant le bâtiment qui abritait la salle de planification. Suriyawong avait briefé par radsat les commandants des compagnies qui devaient y pénétrer avec lui ; il sauta au sol dès que la porte s’ouvrit et, Virlomi sur ses talons, il se lança avec son groupe dans l’exécution du plan prévu. Aussitôt, l’hélicoptère de Bean, imité par un second, reprit de l’altitude pour passer par-dessus le bâtiment et redescendre de l’autre côté. Là, Bean découvrit les deux appareils chinois encore intacts, les pales en rotation. Il ordonna à son pilote d’approcher du sol de façon à ce que ses canons pointent sur les deux engins chinois, puis ses trente hommes et lui sortirent par les deux côtés de son hélicoptère tandis que des soldats chinois en faisaient autant à l’autre bout de l’espace qui les séparait. Le second appareil de Bean resta en suspension en attendant de voir quelle serait la première intervention nécessaire : celle de ses missiles ou celle des hommes qu’il transportait. Les Chinois étaient plus nombreux que les soldats de Bean, mais ce n’était pas un problème ; ils ne tiraient pas, parce qu’ils tenaient à se sortir vivants de la situation et qu’ils n’avaient aucune chance d’y parvenir s’ils employaient leurs armes : l’appareil en vol stationnaire détruirait automatiquement leurs hélicoptères restants. Dès lors, quoi qu’il se passe au sol, ils ne rentreraient jamais au pays et leur mission aurait échoué. Les deux petites armées se formèrent donc comme des régiments des guerres napoléoniennes, en rangées bien nettes. Bean eut envie de crier un ordre du genre « Baïonnette au canon ! » ou « Chargez armes ! » – mais plus personne ne se servait de fusils à poudre et, en outre, ce qui l’intéressait vraiment allait se passer du côté de la porte du bâtiment… Et, en effet, Achille apparut et se rua vers l’hélicoptère le plus proche, la poigne fermement serrée sur le bras de Petra qu’il traînait à demi derrière lui. Il y avait un pistolet dans sa main libre. Bean songea un instant à ordonner à un des tireurs d’élite de l’abattre, mais il savait que, dans ce cas, les Chinois ouvriraient certainement le feu et que Petra se ferait tuer. Alors il appela Achille. Celui-ci fit la sourde oreille, et Bean devina son raisonnement : s’il montait dans l’appareil pendant que durait la trêve précaire, Bean se retrouverait pieds et poings liés, incapable de s’en prendre à lui sans mettre Petra en danger. Bean donna un ordre dans sa radsat et le canonnier de l’hélicoptère en vol exécuta la manœuvre à laquelle il avait été entraîné : il tira un missile qui explosa juste derrière le plus proche appareil chinois. La machine bloqua la déflagration si bien qu’Achille ni Petra n’eurent la moindre égratignure – mais l’onde de choc la fit basculer sur le flanc, puis ses pales mordirent le sol et, tandis qu’elles commençaient à se désintégrer, la firent rouler sur elle-même en direction d’un casernement contre lequel elle s’écrasa. Quelques hommes sortirent en rampant de la carcasse, puis aidèrent leurs camarades souffrant de fractures ou d’autres blessures à les imiter avant qu’elle ne prenne feu. Achille et Petra se tenaient désormais au milieu d’un espace désert. Le seul hélico chinois qui restait se trouvait trop loin pour qu’ils espèrent l’atteindre en toute sécurité. Le jeune Belge choisit la seule solution possible : il attira Petra devant lui et lui pointa son pistolet sur la tête. Ce coup-là n’était pas enseigné à l’École de guerre mais sortait tout droit d’une vidéo. Sur ces entrefaites, l’officier commandant chinois – un colonel, si Bean se rappelait bien les équivalences des insignes de rang, ce qui représentait un grade très élevé pour une opération aussi réduite – apparut à la porte du bâtiment en compagnie de ses hommes. Bean n’eut pas à l’avertir de rester à l’écart d’Achille et Petra ; l’homme devait avoir aussitôt compris que, s’il faisait seulement mine de s’interposer, il déclencherait une fusillade générale, car la situation ne restait bloquée que si Bean conservait la possibilité d’abattre Achille à l’instant même où il ferait du mal à Petra. Sans tourner la tête, Bean demanda aux soldats près de lui : « Qui a un pistolet à tranquillisant ? » On lui en tendit un aussitôt. Un homme murmura : « Gardez-en un vrai aussi à votre portée. » Une autre voix dit : « J’espère que les Indiens ne se doutent pas qu’Achille n’a pas un seul des leurs comme otage. Une Arménienne, ça les laisserait froids. » Bean appréciait que ses soldats comprennent tous les aspects d’une situation ; cependant, l’heure n’était pas aux compliments. Laissant ses hommes derrière lui, il se dirigea vers Achille et Petra ; tout en marchant, il vit Suriyawong et Virlomi sortir par la porte que le colonel chinois avait franchie peu avant. Le jeune Thaï cria : « Tout est sous contrôle ! Nous embarquons ! Achille n’a tué qu’un des nôtres ! — « Un des nôtres » ? répéta Achille. Depuis quand Sayagi est-il des vôtres ? Alors je peux abattre qui je veux sans que ça vous fasse ni chaud ni froid, mais que je touche à un morveux de l’École de guerre et je deviens un assassin, c’est ça ? — Ne compte pas t’échapper dans cet hélicoptère avec Petra, dit Bean. — Je sais très bien que je ne pourrai pas m’échapper sans elle, rétorqua Achille. Si elle ne m’accompagne pas, tu vas faire sauter cet appareil en morceaux si petits qu’il faudra une loupe pour les retrouver. — Alors il ne me reste plus qu’à te faire abattre par un de mes tireurs d’élite. » Petra sourit. Oui, vas-y ! disait-elle à Bean. « Alors le colonel Yuan-xi considérera la mission comme un échec, fit Achille, et il éliminera autant de tes amis qu’il le pourra. Petra la première. » Bean observa que le colonel avait fait embarquer ses hommes dans l’hélicoptère – ceux qui étaient sortis en même temps que lui du bâtiment et ceux qui avaient émergé des appareils à l’atterrissage de Bean. Il ne restait plus qu’Achille, Petra et lui-même face à face. « Colonel, déclara-t-il, la seule façon d’éviter un bain de sang est de nous faire mutuellement confiance. Voici ma promesse : du moment que Petra est vivante, indemne et près de moi, vous pouvez vous en aller sans intervention de mes hommes ni de moi-même. Que vous emmeniez Achille ou non n’a aucune importance. » Le sourire de Petra disparut, remplacé par une expression furieuse. La jeune fille ne voulait pas qu’Achille s’en tire. Mais elle gardait l’espoir de survivre ; c’est pourquoi elle se taisait afin qu’Achille ignore qu’elle exigeait sa mort, même au prix de sa propre vie. Cependant, un détail lui manquait : il y avait une condition minimale au succès de la mission de l’officier chinois. Il devait ramener Achille. Autrement, beaucoup de gens périraient en Inde, et dans quel but ? Achille avait déjà accompli le pire ; désormais, nul ne lui ferait plus jamais confiance en rien ; s’il parvenait encore à obtenir du pouvoir, ce serait par la force ou la menace et non plus par la tromperie – ce qui signifiait qu’il se ferait chaque jour de nouveaux ennemis et pousserait les gens qu’il croiserait dans les bras de ses adversaires. Peut-être remporterait-il encore des batailles, des guerres, il pourrait même paraître atteindre au triomphe absolu, mais, comme Caligula, il transformerait tous ses proches en assassins. Et, à sa mort, un individu à l’âme aussi noire que lui mais à l’esprit moins dérangé prendrait peut-être sa place. Finalement, l’éliminer ne changerait peut-être guère la face du monde. En revanche, pour Bean, récupérer Petra vivante était primordial. Il était responsable des erreurs qui avaient tué Poke et sœur Carlotta, mais il n’en commettrait pas aujourd’hui. Petra resterait en vie parce qu’aucune autre issue n’était tolérable ; même elle n’avait pas voix au chapitre. Le colonel était occupé à jauger la situation. Mais pas Achille. « Je vais me diriger vers l’hélicoptère. J’ai le doigt sur la détente, Bean ; ne fais rien pour qu’il se crispe. » Bean savait ce qu’il pensait : puis-je tuer Bean au dernier moment sans courir de risque ou dois-je garder ce plaisir pour plus tard ? C’était un avantage pour le jeune Grec : ses processus mentaux n’étaient pas entravés, eux, par des idées de vengeance personnelle. Mais il se rendit compte soudain que c’était faux. Lui aussi s’efforçait d’imaginer un moyen d’éliminer Achille tout en sauvant Petra. Le colonel se rapprocha du jeune Belge qui lui tournait le dos avant de donner sa réponse à Bean : « Achille est l’artisan d’une grande victoire de la Chine et il doit se rendre à Pékin pour y être reçu avec les honneurs. Mes ordres ne parlent pas de l’Arménienne. — Sans elle, ils ne nous laisseront jamais décoller, espèce d’idiot ! lança Achille. — Colonel, je vous en fais la promesse solennelle, dit Bean : même si Achille a déjà assassiné une femme et une enfant qui n’avaient jamais agi que pour son bien et qu’il mérite la mort pour ses crimes, je le laisserai partir ainsi que vous-même. — Nos missions ne s’opposent donc pas, répondit le colonel. J’accepte vos termes, à condition que vous acceptiez de votre côté de protéger selon les lois de la guerre les hommes que je pourrais laisser sur place. — J’accepte, dit Bean. — C’est moi le chef de la mission, intervint Achille, et je n’accepte pas cet accord ! — Non, monsieur, vous n’êtes pas le chef de notre mission », répliqua le colonel. Bean savait précisément comment Achille allait réagir : il allait détourner son arme de Petra le temps d’abattre l’officier, en pensant prendre tout le monde par surprise. Alors la main de Bean qui tenait le pistolet à tranquillisant se leva avant même qu’Achille eût commencé à pivoter vers sa cible. Cependant, Bean n’était pas le seul à connaître Achille et ses ruses. Le colonel avait pris soin de s’approcher du jeune Belge et il fit sauter le pistolet de sa main au moment où l’arme se dirigeait vers lui ; dans le même temps, de l’autre main, il frappa son adversaire dans la région du coude et, bien que le coup ne parût guère puissant, le bras d’Achille se plia en arrière selon un angle anormal. Il poussa un cri de douleur et, lâchant Petra, tomba à genoux. L’adolescente se jeta aussitôt de côté et Bean pressa la gâchette de son pistolet à tranquillisant. Il avait ajusté son tir en une fraction de seconde, et le minuscule projectile percuta la chemise avec tant de force que, tandis que la capsule éclatait contre le tissu, le produit qu’elle contenait traversa le vêtement et pénétra sous la peau d’Achille, qui s’effondra sur-le-champ. « Ce n’est qu’un tranquillisant, expliqua Bean. Il va se réveiller dans six heures avec la migraine. » Le colonel ne bougea pas, il ne se pencha pas vers Achille et garda les yeux fixés sur Bean. « Il n’y a plus d’otage, votre ennemi est à vos pieds. Quelle valeur a votre parole, monsieur, quand les circonstances où elle a été donnée disparaissent ? — Les hommes d’honneur restent frères quel que soit l’uniforme qu’ils portent. Vous pouvez l’embarquer et vous en aller. Je vous conseille de voler en formation avec nous vers le sud jusqu’à ce que nous soyons sortis du périmètre de défense d’Hyderabad ; ensuite vous suivrez votre cap et nous suivrons le nôtre. — C’est une idée judicieuse », dit le colonel. Il s’agenouilla pour prendre le corps inerte d’Achille dans ses bras. C’était moins facile qu’il n’y paraissait et, malgré sa petite taille, Bean s’avança pour saisir Achille par les jambes. Petra s’était relevée entre-temps et, quand Bean lui jeta un coup d’œil, il remarqua qu’elle lorgnait le pistolet d’Achille tombé près d’elle. Il eut l’impression d’entendre tourner les engrenages dans sa tête : tuer son bourreau à l’aide de sa propre arme devait être bien tentant – et, pour sa part, elle n’avait fait aucune promesse. Avant même qu’elle pût esquisser un geste, Bean pointa son pistolet à tranquillisant sur elle. « Toi aussi, tu pourrais te réveiller dans six heures avec la migraine, dit-il. — Pas la peine, répondit-elle. Je suis également tenue par ta parole, je le sais. » Et, enjambant l’arme, elle rejoignit Bean pour l’aider à transporter Achille. Par la grande ouverture du flanc de l’appareil chinois, ils le firent rouler à l’intérieur, où des soldats se saisirent de lui et l’emportèrent vers l’arrière, sans doute pour l’attacher solidement et l’empêcher de se cogner pendant les manœuvres. L’hélicoptère était bondé à l’extrême mais, comme il ne contenait pas de munitions ni d’armes, lourdes ou légères, son vol n’en serait pas affecté ; il serait simplement inconfortable pour les passagers. « Vous n’allez tout de même pas voyager dans ces conditions, dit Bean au colonel. Je vous invite à monter avec nous. — Mais votre destination n’est pas la mienne, protesta l’homme. — Je connais le garçon que vous venez d’embarquer. Même si, à son réveil, il a oublié votre attitude à son égard, quelqu’un la lui rappellera un jour et, dès lors, vous serez condamné ; il n’oublie jamais. Il finira par vous tuer. — Alors je mourrai en ayant obéi à mes ordres et accompli ma mission. — Je vous garantis l’asile, la plus totale protection et une existence consacrée à délivrer la Chine et tous les autres États du péril qu’il représente. — Votre proposition part d’un bon sentiment, je le sais, dit le colonel, mais mon âme est blessée qu’on m’offre de telles récompenses pour trahir mon pays. — Votre pays est dirigé par des personnages sans honneur, répliqua Bean. Pourtant ils conservent le pouvoir grâce à des hommes d’honneur tels que vous. Qui trahit son pays, à partir de là ? Non, nous n’avons pas le temps de discuter. Je ne fais que planter l’idée afin qu’elle infecte votre âme. » Et Bean sourit. L’officier lui rendit son sourire. « Alors vous êtes un diable à l’instar de tous les Européens, comme nous l’avons toujours su en Chine. » Bean le salua, le colonel lui retourna son salut puis monta dans son appareil. La portière coulissante se ferma. En courant, Bean et Petra s’éloignèrent du vent furieux qui écrasait l’herbe alors que l’appareil chinois s’élevait ; une fois en l’air, il resta en vol stationnaire tandis que Bean ordonnait à ses hommes d’embarquer dans l’hélicoptère thaï posé au sol. Moins de deux minutes plus tard, il décolla, et Chinois et Thaïs passèrent de conserve de l’autre côté du bâtiment, où d’autres hélijets du groupe d’intervention de Bean les rejoignirent, s’arrachant du sol ou convergeant depuis les points de surveillance autour du périmètre. Ils se dirigèrent ensemble vers le sud, lentement, sur hélices, et n’essuyèrent aucun tir : les officiers indiens savaient sans aucun doute qu’on emmenait leurs jeunes génies militaires dans un abri beaucoup plus sûr que tout ce qu’ils auraient pu trouver à Hyderabad ou ailleurs en Inde, une fois arrivé le gros des forces chinoises. Enfin, sur un ordre de Bean, tous les hélicoptères thaïs s’élevèrent, coupèrent leurs hélices et tombèrent comme des pierres avant que les réacteurs prennent la relève tandis que leurs pales se repliaient, pour le saut de puce qui les mènerait au Sri Lanka. Sanglée dans son siège, Petra se taisait, la mine sombre. Virlomi était assise à côté d’elle, mais elles n’échangeaient pas un mot. « Petra », dit Bean. Elle ne leva pas les yeux. « C’est Virlomi qui nous a trouvés, non le contraire. Grâce à elle, nous avons pu venir à ton secours. » Le regard toujours baissé, Petra posa la main sur celles de Virlomi, serrées sur ses cuisses. « Tu as été brave et généreuse, fit-elle. Merci de ta compassion pour moi. » Enfin elle regarda Bean dans les yeux. « Mais, toi, je ne te remercie pas. J’étais prête à le tuer. J’y serais arrivée, j’aurais trouvé un moyen ! — Il finira par se tuer tout seul, répondit Bean. Il va pousser le bouchon trop loin comme Robespierre, comme Staline. Les gens de son entourage s’apercevront de son mode de fonctionnement et, quand ils auront compris qu’il s’apprête à les envoyer à la guillotine, ils décideront de se passer de lui et il mourra presque à coup sûr. — Mais combien de personnes aura-t-il tuées en attendant ? À présent, tu as leur sang sur les mains parce que tu l’as laissé partir vivant ; et moi aussi je suis coupable. — Tu te trompes, dit Bean. Il est seul responsable de ses meurtres. Et tu te trompes aussi sur ce qui se serait produit si nous l’avions laissé t’emmener. Tu ne serais jamais arrivée au bout du voyage. — Et qu’en sais-tu ? — Je connais Achille. Une fois son hélicoptère parvenu à une altitude de vingt étages, il t’aurait jetée par la portière. Tu veux savoir pourquoi ? — Pour que tu assistes à la scène ? — Non, il aurait attendu que je sois parti. Il n’est pas stupide ; sa propre survie est plus importante que ta mort. — Dans ce cas, pourquoi m’aurait-il assassinée aussitôt ? Qu’est-ce qui te permet d’en être aussi certain ? — Il te tenait comme un amant, répondit Bean. Tout en te menaçant d’une arme, il avait avec toi une attitude affectueuse. À mon avis, il avait l’intention de t’embrasser avant de t’embarquer dans l’appareil ; ça, il aurait voulu que je le voie. — Jamais elle ne se serait laissé embrasser par lui ! » fit Virlomi avec dégoût. Mais Bean croisa le regard de Petra, et les larmes qu’il vit dans ses yeux exprimèrent la vérité mieux que l’exclamation révoltée de la jeune Indienne. Elle avait déjà laissé Achille lui donner un baiser. Comme Poke. « Tu étais condamnée, dit Bean. Il t’aimait, tu avais donc de l’ascendant sur lui ; par conséquent, une fois qu’il aurait cessé d’avoir besoin de toi comme otage pour m’empêcher de le tuer, il n’aurait pas pu permettre que tu restes en vie. » Un frisson de répulsion parcourut Suriyawong. « Qu’est-ce qui l’a rendu ainsi ? — Rien, répondit Bean. Qu’il ait connu des événements terribles dans sa vie, que des pulsions affreuses soient nées en lui, soit, mais c’est lui qui a choisi d’obéir à ces appétits, lui qui a choisi de faire ce qu’il a fait. C’est lui le responsable de ses propres actes et personne d’autre, pas même ceux qui lui ont sauvé la vie. — Comme toi et moi aujourd’hui, fit Petra. — C’est sœur Carlotta qui l’a sauvé aujourd’hui, dit Bean. Son dernier souhait était que je laisse la vengeance à Dieu. — Tu crois en Dieu, toi ? demanda Suriyawong avec étonnement. — De plus en plus, répondit Bean. Et de moins en moins. » Virlomi serra les mains de Petra entre les siennes. « Assez de reproches, dit-elle, et assez parlé d’Achille. Tu es libre. Tu as devant toi des minutes, des heures, des journées entières où tu ne seras plus obligée de te demander ce qu’il va te faire s’il entend ce que tu dis, ni comment tu dois te comporter parce que tu sais qu’il t’observe. À présent, la seule façon dont il peut encore te faire du mal, c’est que tu persistes à le surveiller, lui, dans ton cœur. — Écoute-la, Petra, dit Suriyawong. C’est une déesse, tu sais. » Virlomi éclata de rire. « J’ai le pouvoir d’épargner les ponts et d’appeler les hélicoptères ! — Et tu m’as béni, enchaîna Suriyawong. — Comment ça ? Je m’en souviendrais ! — Tu as marché sur moi. Désormais, mon corps tout entier est le sentier d’une déesse. — Le dos seulement, rétorqua Virlomi. Il faudra que tu trouves quelqu’un d’autre pour bénir le devant. » Tandis qu’ils échangeaient des piques, à demi-étourdis à la fois par leur succès, par la liberté retrouvée de leur amie et par l’effrayante tragédie que vivait le pays dont ils s’éloignaient, Bean observait Petra. Il voyait des larmes couler de ses yeux et il aurait voulu tendre la main pour les essuyer de ses joues ; mais à quoi bon ? Elles s’épanchaient de puits profonds et douloureux que le simple contact de ses doigts ne pouvait pas tarir. Il aurait fallu du temps pour cela, or le temps lui faisait précisément défaut. Si Petra connaissait un jour le bonheur – ce trésor inestimable dont madame Wiggin avait parlé –, ce serait quand elle partagerait sa vie avec quelqu’un d’autre. Bean l’avait sauvée, il l’avait délivrée, non pour se l’approprier ni entrer dans son existence, mais pour éviter d’avoir à supporter les remords que lui aurait causés sa mort, comme il traînait déjà ceux des assassinats de Poke et de Carlotta. Dans un sens, il avait agi par égoïsme ; pourtant, d’un autre point de vue, son intervention ne lui avait absolument rien rapporté. Oui, mais, quand la camarde viendrait, tôt plutôt que tard, de tous les jours de sa vie c’est peut-être celui-ci qu’il se remémorerait avec le plus de fierté, parce qu’aujourd’hui il avait gagné ; au milieu d’une effrayante défaite, il avait trouvé une victoire. Il avait réussi à priver Achille d’un des meurtres auxquels il tenait le plus, il avait sauvé la vie de son amie la plus proche, même si elle ne lui en était guère reconnaissante pour l’instant, son armée avait accompli ce qu’il attendait d’elle et il n’avait pas perdu un seul des deux cents hommes qu’on lui avait confiés. Jusque-là, il n’avait jamais été qu’un agent de la victoire d’un autre ; aujourd’hui, il avait gagné seul. 20 HÉGÉMON À : Chamrajnagar%Jawaharlal@ifcom.gov De : PeterWiggin%freeworld@hemon.gov Sujet : Reconduction Cher Polémarque Chamrajnagar, Merci de m’avoir permis, pour mon premier acte officiel, de vous reconduire dans votre fonction de Polémarque. Vous savez comme moi que je n’ai fait que vous donner ce qui vous appartenait déjà, tandis que vous, en acceptant cette reconduction comme si elle avait de l’importance, vous avez rendu à la fonction d’Hégémon un peu du lustre que les événements des mois derniers lui avaient ôté. Beaucoup jugent vide de sens la nomination d’un Hégémon qui ne régit qu’un tiers de l’humanité et n’a pas d’influence particulière sur cette population qui pourtant le soutient officiellement. Nombre de pays cherchent éperdument un arrangement avec la Chine et ses alliés, et je vis sous la menace constante de les voir abolir ma fonction afin de s’attirer les faveurs de la nouvelle superpuissance. Bref, je suis un Hégémon sans hégémonie. Il est d’autant plus remarquable que vous ayez eu ce geste généreux envers celui que vous considériez naguère comme le pire des candidats à ce poste. Les faiblesses que vous aviez alors décelées dans mon caractère n’ont pas disparu comme par enchantement ; c’est seulement par comparaison avec Achille et dans un monde où votre patrie gémit sous la botte chinoise que j’apparais comme un choix pertinent ou une source d’espoir plutôt que d’accablement. Cependant, mes faiblesses mises à part, j’ai aussi mes points forts, et je veux vous faire une promesse : Le serment lié à votre fonction vous interdit certes d’employer la Flotte internationale pour influer sur le cours des événements de la Terre et ne vous le permet que pour intercepter des missiles nucléaires ou sanctionner ceux qui s’en servent ; mais je sais aussi que vous restez un Terrien, un Indien, que vous vous préoccupez profondément du sort de tous les peuples et particulièrement du vôtre. En conséquence, je vous donne ma parole que je consacrerai ma vie à refaçonner notre monde afin de lui donner une forme dont vous vous féliciteriez, tant pour votre peuple que pour tous les autres. J’espère m’approcher assez de cet objectif pour que, avant que la mort nous sépare, vous ne regrettiez pas le soutien que vous m’avez apporté aujourd’hui. Sincèrement vôtre. Peter Wiggin, Hégémon. Plus d’un million d’Indiens parvinrent à quitter leur pays avant que la Chine ne ferme les frontières, mais, sur une population d’un milliard et demi, ce fut une goutte d’eau dans la mer. Au cours de l’année qui suivit, au moins dix fois plus d’Indiens furent déplacés vers les territoires glacés de la Mandchourie et les hauts plateaux désertiques du Xinjiang ; parmi eux se trouvait Tikal Chapekar. Les Chinois ne fournirent aux étrangers aucun renseignement sur ce qu’il advint de lui ou des autres « anciens oppresseurs du peuple indien ». À une moindre échelle, les élites dirigeantes de la Birmanie, de la Thaïlande, du Vietnam, du Cambodge et du Laos connurent le même sort. Comme si ce bouleversement de la géographie politique mondiale ne suffisait pas, la Russie annonça quelle s’était alliée à la Chine et qu’elle considérait les États d’Europe de l’Est qui ne se soumettaient pas au Nouveau Pacte de Varsovie comme des provinces en rébellion. Résultat : sans un coup de feu, simplement en promettant d’exercer une suzeraineté moins barbare que celle de la Chine, la Russie put réécrire le Pacte de Varsovie jusqu’à lui donner plus ou moins valeur de constitution pour un empire qui englobait toute l’Europe à l’est de la Suède, de la Norvège, de l’Allemagne, de l’Autriche et de l’Italie. Las des conflits, les pays de l’Europe de l’Ouest accueillirent « avec plaisir » la « discipline » que la Russie allait rétablir en Europe et ils l’élurent aussitôt membre à part entière de la Communauté européenne ; cependant, à présent qu’elle contrôlait plus de la moitié des voix, les autres États membres allaient devoir lutter sans cesse pour maintenir un semblant d’indépendance au parlement ; aussi, plutôt que de se prêter à des parties de bras de fer à répétition, la Grande-Bretagne, l’Irlande, l’Islande et le Portugal préférèrent se dégager de la Communauté. Néanmoins, ils prirent eux aussi grand soin d’assurer à l’ours russe que la pierre d’achoppement était d’ordre purement économique et qu’ils restaient très satisfaits de l’intérêt qu’il portait à l’Ouest. L’Amérique du Nord, depuis longtemps à la botte de la Chine en matière commerciale, émit un semblant de protestation sur le respect des droits de l’homme, puis se remit au travail comme si de rien n’était : à partir des images que lui envoyaient ses satellites, elle redessina la carte du monde afin de la faire cadrer avec la nouvelle réalité, puis vendit les atlas mis à jour. Pour les États de l’Afrique subsaharienne dont l’Inde avait été le principal partenaire commercial et la première influence culturelle, la disparition de ce pays eut des conséquences désastreuses, et ils en dénoncèrent loyalement l’invasion par la Chine, tout en se démenant pour trouver de nouveaux débouchés à leurs productions. Les pays d’Amérique latine clamèrent encore plus haut et plus fort leur condamnation des agresseurs, mais ils étaient dépourvus de toute force militaire sérieuse et leur véhémence n’eut aucun impact. Dans le Pacifique, le Japon, fort de sa redoutable flotte, resta ferme sur ses positions ; les autres États insulaires plus proches de la Chine ne purent se permettre ce luxe. De fait, les seuls pays qui firent front à la Chine et à la Russie, alors qu’ils partageaient avec eux des frontières communes, furent les États musulmans. Généreux, l’Iran tira un trait sur la menace que le Pakistan avait fait peser sur lui au cours du mois précédant la chute de l’Inde, et les Arabes se rallièrent aux Turcs dans un mouvement de solidarité islamique pour empêcher tout empiétement de la Russie dans le Caucase ou les grandes steppes d’Asie centrale. Nul ne croyait qu’une armée musulmane pût résister longtemps à une attaque sérieuse de la Chine ou de la Russie qui n’était qu’à peine moins dangereuse, mais les musulmans remisèrent leurs différends, s’en remirent à Allah et armèrent leurs frontières, signalant à l’ennemi que l’ortie n’était pas sans défense. Telle était la situation du monde quand Peter Wiggin, alias Locke, fut nommé Hégémon. La Chine déclara que le seul fait de désigner un Hégémon était un affront en soi, mais la Russie se montra un peu plus tolérante, surtout parce que nombre des gouvernements qui votèrent pour Wiggin affirmèrent publiquement que la fonction avait une valeur plus cérémonielle que pratique, que son maintien représentait un symbole de paix et d’unité mondiales et nullement une volonté de remettre en question les conquêtes qui avaient apporté de l’ordre dans une géopolitique instable. Cependant, de nombreux dirigeants de ces mêmes gouvernements affirmèrent en privé à Peter qu’ils espéraient le voir mettre tout en œuvre pour aboutir, par la diplomatie, à des « aménagements » dans les pays occupés. Peter les écouta poliment et leur tint des propos rassurants, mais au fond de lui il n’éprouvait pour eux que mépris, car, sans appui militaire, il lui était impossible de rien négocier avec quiconque. Son premier acte officiel fut donc de reconduire le Polémarque Chamrajnagar dans sa fonction – geste illégal, selon les protestations de la Chine, puisque le poste d’Hégémon n’existait plus ; dès lors, sans s’opposer en aucune manière à l’autorité de Chamrajnagar sur la Flotte, la Chine ne contribuerait plus financièrement ni à l’Hégémonie ni à la F.I. Peter confirma ensuite Graff comme ministre de la Colonisation – et, là encore, étant donné que le terrain d’activité du ministère se situait hors planète, la Chine dut se contenter de couper son aide financière. Mais le manque de fonds fut à l’origine de la décision suivante de Peter : il transféra hors de Hollande la capitale de l’Hégémonie et rendit leur autonomie politique aux Pays-Bas, ce qui mit aussitôt un terme à l’immigration sauvage que connaissait cet État. Il ferma la plupart des services de l’Hégémonie dans le monde entier, à l’exception des programmes de recherche médicale et agricole et des antennes d’aide sociale, et il transplanta l’administration centrale au Brésil, pays qui présentait plusieurs avantages d’importance. D’abord, c’était un État assez vaste et puissant pour inciter les ennemis de l’Hégémonie à réfléchir à deux fois avant de le provoquer en assassinant l’Hégémon à l’intérieur de ses frontières. Ensuite, il se trouvait dans l’hémisphère sud et entretenait de solides liens économiques avec l’Afrique, les deux Amériques et le Pacifique, si bien que Peter resterait branché sur les grands courants du commerce et de la politique du monde. Et enfin le Brésil avait invité Peter à s’installer chez lui, ce que n’avait fait aucun autre pays. Peter n’avait aucune illusion sur l’importance de sa fonction ; nul ne viendrait à lui. C’est donc lui qui alla aux autres. Il quitta Haïti et se rendit à Manille, à l’autre bout du Pacifique, où Bean, son armée thaïe et les Indiens qu’ils avaient sauvés avaient trouvé provisoirement refuge. Il savait que Bean lui en voulait toujours, et il éprouva un grand soulagement, non seulement quand il apprit que le jeune Grec acceptait de le voir, mais aussi quand il s’aperçut à son arrivée que Bean lui manifestait ostensiblement son respect : ses deux cents hommes l’attendaient au garde-à-vous et, quand Bean lui présenta Petra, Suriyawong, Virlomi et les autres Indiens de l’École de guerre, il tourna ses phrases de façon à laisser entendre que ses amis faisaient la connaissance d’un personnage de haut rang. Il poursuivit par un petit discours. « J’offre à Son Excellence l’Hégémon les services de cette troupe de soldats, vétérans, anciens adversaires, aujourd’hui exilés de leur patrie par un traître, et frères et sœurs d’armes. Ce n’est pas ma décision ni celle de la majorité ; chacun ici présent a eu le choix et chacun a opté pour vous soumettre cette proposition. Nous sommes peu nombreux, mais différents États ont jugé nos services appréciables. Nous espérons à présent contribuer à une cause plus grande qu’aucune nation et dont le but sera d’établir un ordre nouveau et honorable dans le monde. » Le seul aspect qui surprit Peter fut le côté formaliste de l’offre et le fait qu’on la lui soumît sans négociation préalable. Il remarqua aussi que Bean avait fait venir des caméras ; la scène allait donc passer aux infos. Il fit une réponse brève, destinée surtout aux micros : il acceptait la proposition de ceux qui l’entouraient, faisait l’éloge de leurs exploits et enfin exprimait ses regrets pour les souffrances de leurs peuples. La déclaration ferait bien auprès du public, passée en entier sur les réseaux et raccourcie à vingt secondes pour la vidéo. Les cérémonies terminées, Bean emmena Peter inspecter le matériel dont ils disposaient, c’est-à-dire tout ce qu’ils avaient pu récupérer en Thaïlande. Même leurs pilotes de chasseurs-bombardiers et leurs équipages de bateaux de patrouille avaient réussi à quitter le sud du pays pour rallier les Philippines, si bien que l’Hégémon avait également sous ses ordres une force aérienne et une flotte. Peter hochait gravement la tête avec un bref commentaire devant chaque composante de l’armée qu’on lui montrait : les caméras tournaient toujours. Mais plus tard, quand Bean et lui furent enfin seuls, il éclata d’un rire où perçaient l’amertume et l’autodérision. « Sans toi, je n’aurais rien, dit-il, mais quand je pense aux vastes armées de terre, de l’air et de mer que commandait autrefois l’Hégémon…» Bean posa sur lui un regard glacial. « Il fallait sévèrement retailler le poste avant que les gouvernements acceptent de te le confier », répondit-il. Apparemment, la lune de miel était finie. « Oui, fit Peter, c’est vrai, bien sûr. — Il fallait aussi que le monde soit aux abois et qu’on remette en question le maintien de la fonction d’Hégémon. — C’est vrai aussi. Et on dirait que ça te rend furieux, je ne sais pas pourquoi. — Moi, si. En dehors du penchant d’Achille à zigouiller des gens dès que l’occasion s’en présente, et ce n’est pas rien, j’ai du mal à voir ce qui vous distingue, lui et toi. Vous êtes prêts tous les deux à laisser des populations souffrir inutilement pour avancer sur le chemin de votre ambition personnelle. » Peter soupira. « Si tu ne vois pas d’autre différence, je ne comprends pas pourquoi tu m’offres tes services. — Il y en a d’autres et j’en ai conscience, évidemment, mais elles sont affaire de degré, non de nature. Achille signe des traités qu’il n’a aucune intention de respecter ; toi, tu signes des articles qui pourraient sauver des pays entiers, mais tu retardes leur publication en attendant la chute de ces mêmes pays, afin de pousser le monde dans une situation dont la seule issue est ta nomination au poste d’Hégémon. — Ton analyse est exacte, dit Peter, à condition de croire qu’en publiant mon article plus tôt j’aurais sauvé l’Inde et la Thaïlande. — Au début du conflit, l’Inde possédait encore les réserves et le matériel nécessaires pour résister à l’attaque chinoise, et les forces thaïes étaient encore complètement dispersées et difficiles à repérer. — Mais, si mon article était paru à ce moment-là, l’Inde et la Thaïlande n’auraient pas encore eu conscience du péril qui les guettait et elles ne m’auraient pas cru. Après tout, le gouvernement thaï ne t’a pas écouté, toi, alors que tu l’avais averti de tous les dangers qui menaçaient le pays. — Tu es Locke, dit Bean. — Ah, bien sûr ! Devant l’aura de prestige et de crédibilité de Locke, les nations auraient tremblé et elles auraient pris ses propos pour parole d’évangile ! Mais, dis-moi, tu n’oublies pas un détail ? C’est toi qui as insisté pour que je confesse ma vraie identité, celle d’un simple étudiant, d’un simple adolescent. À l’époque dont tu parles, j’en étais encore à me remettre de cet aveu et je me trouvais en Haïti à essayer de prouver que j’avais bel et bien les compétences pour diriger un pays. Dans ces conditions, avais-je encore assez de prestige pour que la Thaïlande et l’Inde me prêtent l’oreille ? Je n’en savais rien ! En outre, si je m’étais manifesté trop tôt, avant que la Chine soit prête à lancer son offensive, elle aurait tout nié en bloc, la guerre aurait été déclarée, mon article n’aurait jamais eu l’impact qu’il a eu et je n’aurais pas été en mesure de déclencher l’invasion à l’instant où tu en avais besoin. — Ne viens pas me raconter que tu tirais les ficelles depuis le début ! — Mon plan, répondit Peter, consistait à retarder la parution de mon article jusqu’au moment où sa publication, au lieu d’un geste inutile, deviendrait un acte de pouvoir. Oui, je songeais à mon prestige, parce qu’aujourd’hui le seul pouvoir que je détienne me vient de ce prestige et de l’influence qu’il me donne sur les gouvernements du monde. C’est une monnaie qui prend très longtemps à frapper, mais qui se dévalue très vite si on ne s’en sert pas convenablement ; c’est pourquoi je protège ce pouvoir avec grand soin et je l’utilise avec parcimonie afin d’en disposer plus tard, quand j’en aurai besoin. » Bean se tut. « Cette guerre te fait horreur, reprit Peter, et à moi aussi. Peut-être – c’est possible quoique improbable –, si j’avais laissé mon article paraître plus tôt, l’Inde aurait-elle réussi à organiser une résistance digne de ce nom. Peut-être se défendrait-elle encore aujourd’hui et des millions de soldats seraient-ils en train de crever pendant que nous discutons. Mais ce à quoi nous avons assisté, c’est à une victoire propre, sans grande effusion de sang, de la Chine – qui se retrouve à présent obligée de gouverner une population presque deux fois plus nombreuse que la sienne, avec une culture tout aussi ancienne et aussi douée que la sienne pour absorber les éléments étrangers. Le serpent vient d’avaler un crocodile, et la vieille question se pose comme elle se posera toujours : lequel digère l’autre ? La Thaïlande et le Vietnam s’avéreront tout aussi difficiles à diriger, et les Birmans eux-mêmes n’ont jamais réussi à gouverner leur propre pays ! Par mon action, j’ai sauvé des vies humaines et j’ai permis au monde de distinguer clairement, au plan éthique, les agresseurs des agressés. Certes, la Chine est victorieuse et la Russie triomphante, mais elles sont encombrées de populations captives chez qui la colère gronde et sur lesquelles elles ne pourront pas compter quand viendra l’heure de la confrontation finale. Pourquoi crois-tu que la Chine ait si promptement fait la paix avec le Pakistan ? Parce qu’elle se sait incapable de mener une guerre contre le monde musulman en étant constamment exposée de l’intérieur à des sabotages et à des révoltes de la part des Indiens. Et cette alliance avec la Russie – quelle blague ! D’ici un an, elles se boufferont le nez et elles recommenceront à se donner des coups de pied sous la table le long de la frontière sibérienne. Pour l’esprit superficiel, la Chine et la Russie peuvent sembler avoir gagné ; mais je ne t’ai jamais considéré comme un esprit superficiel. — Ton analyse correspond à la mienne, dit Bean. — Mais ça n’y change rien : tu m’en veux toujours. » Bean ne répondit pas. « Je sais, c’est dur à avaler, reprit Peter ; la situation paraît jouer en ma faveur, et pourtant tu ne peux pas me reprocher de profiter de la souffrance des autres. Mais la vraie question, la voici : de quel pouvoir est-ce que je dispose réellement et comment vais-je l’employer maintenant que je gouverne le monde, du moins nominalement, sachant que je dirige en réalité un petit bureau de perception, quelques agences de service internationales et l’armée miniature que tu m’as donnée aujourd’hui ? Les quelques gestes que j’ai accomplis parce qu’ils étaient à ma portée avaient pour but d’orienter les événements de telle façon que la fonction d’Hégémon ait encore une certaine valeur quand j’y accéderais. — Mais l’essentiel était d’y accéder. — Oui, Bean. Je suis orgueilleux. Je me considère comme le seul capable de juger des mesures à prendre et des moyens à mettre en œuvre. Je pense que le monde a besoin de moi. Pour tout dire, je suis encore plus orgueilleux que toi. C’est ça que tu me reproches ? J’aurais dû me montrer plus humble ? Tu es le seul qui ait le droit d’évaluer ses propres compétences sans fausse modestie et de décider qu’il est l’homme idéal pour le poste ? — Je ne veux pas de ton poste. — Moi non plus je n’en veux pas, répliqua Peter. Moi, je veux un poste où, quand l’Hégémon parle, les guerres s’arrêtent ; un poste où l’Hégémon peut redéfinir les frontières, abolir les mauvaises lois, casser les reins des cartels internationaux et donner à tous les hommes la possibilité de vivre une existence digne de ce nom, en paix et avec toute la liberté que leur culture leur permet. Ce poste, je l’aurai en le créant petit à petit, et avec ton aide, en plus, parce que tu veux que quelqu’un fasse ce boulot et que tu sais comme moi que je suis le seul à même de le mener à bien. » Bean acquiesça de la tête. « Tu le sais, mais tu persistes à m’en vouloir, dit Peter. — J’en veux à Achille, répondit Bean. J’en veux à ceux qui ont été trop stupides pour m’écouter ; mais c’est toi qui es devant moi et pas eux. — Ce n’est pas tout, sinon il y aurait longtemps que tu m’aurais dit mes quatre vérités et que tu aurais tourné la page. — Je sais, fit Bean, mais je préfère ne pas te le dire. — Parce que ça pourrait me vexer ? Alors laisse-moi essayer de deviner. Tu m’en veux parce que chaque mot qui sort de ma bouche, chacun de mes gestes, chacune de mes expressions te rappellent Ender Wiggin. L’ennui, c’est que je ne suis pas Ender et que je ne serai jamais Ender ; selon toi, c’est lui qui devrait se trouver à ma place et tu me détestes parce que je suis celui qui l’a fait partir sans espoir de retour. — C’est irrationnel, je sais, répondit Bean. Je me rends parfaitement compte qu’en lui faisant quitter la Terre tu lui as sauvé la vie. Ceux qui ont aidé Achille à tenter de m’éliminer n’auraient eu de cesse qu’ils aient abattu Ender, sans avoir besoin d’aucun encouragement d’Achille. Ils l’auraient craint bien plus qu’ils ne nous craignaient, toi et moi, je le sais. Mais tu lui ressembles beaucoup, tu t’exprimes comme lui, et je ne peux pas m’empêcher de me dire que, s’il avait été parmi nous, il n’aurait pas fait du travail de sagouin comme moi. — De mon point de vue, c’est le contraire : si tu ne t’étais pas trouvé, toi, auprès de lui, il aurait fini par échouer. Non, ne discute pas, ça n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est la tournure du monde aujourd’hui et notre position à nous ; si nous agissons prudemment, si nous réfléchissons et tirons nos plans comme il faut, nous pouvons redresser la barre, améliorer la situation. Pas de remords, pas de regrets de ne pouvoir changer le passé ; il faut regarder vers l’avenir et nous bouger le joupa. — Je regarderai vers l’avenir, répondit Bean, et je t’aiderai de mon mieux, mais je regretterai ce qui me plaît. — Tope là ! fit Peter. Maintenant que nous sommes d’accord, je crois que je dois te mettre au courant : j’ai décidé de ressusciter la fonction de Stratège. » Bean éclata d’un rire empreint de dérision. « Et tu donnes ce titre au commandant d’une armée qui compte deux cents hommes, quelques avions, quelques bateaux et une poignée de planificateurs stratégiques en surchauffe ? — Eh bien quoi ? Si on m’appelle l’Hégémon, tu peux bien endosser un titre pareil ! — J’observe que tu n’as pas voulu de vidéos montrant ma nomination. — C’est exact, dit Peter. Je ne tiens pas à ce qu’on voie un gosse à l’écran quand on annoncera la nouvelle ; je préfère qu’on l’apprenne sur fond d’archives vidéo de la victoire sur les doryphores avec un commentaire sur ton opération de sauvetage des diplômés indiens de l’École de guerre. — Bon, très bien, j’accepte. J’aurai droit à un uniforme d’opérette ? — Non, répondit Peter. À l’allure où tu grandis en ce moment, il faudrait le changer trop souvent et tu nous conduirais à la faillite. » Une ombre passa sur le visage de Bean. « Quoi ? fit Peter. J’ai encore dit ce qu’il ne fallait pas ? — Non, je me demandais quelle avait été la réaction de tes parents quand tu as annoncé que tu étais Locke. » Peter éclata de rire. « Bah, ils ont fait semblant d’être au courant depuis le début ! Les parents, je te jure ! » Sur la suggestion de Bean, Peter installa le centre d’administration de l’Hégémonie sur un terrain bâti, à la périphérie de la ville de Ribeirão Petro dans l’État de São Paulo ; là, ils auraient facilement accès aux grandes lignes aériennes mondiales tout en se trouvant dans un environnement campagnard, au milieu de villages et de terres agricoles, loin de tout corps gouvernemental. Dans ce site idyllique, ils allaient tirer des plans et s’exercer pour atteindre ce modeste objectif : libérer les États captifs de leurs oppresseurs tout en empêchant de nouvelles agressions. Les Delphiki sortirent de la clandestinité pour rejoindre Bean dans la sécurité de l’enclave de l’Hégémonie ; la Grèce faisait désormais partie du Pacte de Varsovie, et il n’était plus de retour possible pour eux. Les parents de Peter arrivèrent à leur tour, conscients qu’ils offriraient une cible idéale à qui voudrait s’en prendre à leur fils ; il leur fournit des postes dans l’administration de l’Hégémonie, et, si ce chamboulement de leur existence leur causa la moindre gêne, ils ne le manifestèrent pas. Les Arkanian quittèrent aux aussi leur pays et ne se firent pas prier pour s’intégrer à une communauté où l’on ne risquait pas de leur voler leurs enfants. Les parents de Suriyawong avaient réussi à s’échapper de Thaïlande, et ils transférèrent leur fortune et leur activité à Ribeirão Petro. D’autres familles thaïes et indiennes dont certains membres appartenaient à l’armée de Bean ou au groupe des anciens de l’École de guerre se présentèrent, et bientôt l’enclave devint une petite ville prospère où résonnait rarement l’accent portugais. Quant à Achille, les mois passèrent sans qu’on entendît parler de lui. On supposait qu’il était retourné à Pékin et qu’il s’efforçait de gravir en tapinois les échelons du pouvoir. Mais, comme le silence sur lui s’éternisait, Bean et son entourage se laissèrent peu à peu aller à espérer que les Chinois, après s’être servis de lui, avaient appris à le connaître assez bien pour le maintenir à l’écart de tout poste d’influence. En juin, par un après-midi d’hiver nuageux, Petra traversait le cimetière de la ville d’Araraquara, qui ne se trouvait qu’à vingt minutes de Ribeirão Petro par le train. Elle avait pris soin de s’approcher de Bean en venant d’une direction où il ne pouvait manquer de la voir, et elle se trouva bientôt près de lui, devant une pierre tombale. « Qui est enterré là ? demanda-t-elle. — Personne, répondit Bean sans manifester de surprise devant sa présence. C’est un cénotaphe. » Petra lut les noms gravés. Poke. Carlotta. Il n’y avait pas d’autre inscription. « Carlotta a une plaque dans la cité du Vatican, dit Bean, mais on n’a pas retrouvé de cadavre à inhumer. Quant à Poke, elle a été incinérée par des gens qui ne savaient même pas qui elle était. C’est Virlomi qui m’a donné l’idée du cénotaphe. » Elle en avait fait dresser un à la mémoire de Sayagi dans le petit cimetière hindou récemment ouvert à Ribeirão Petro. L’inscription qu’il portait était un peu plus complète : on y lisait ses dates de naissance et de mort, et on le décrivait comme « un homme de satyagraha ». « Bean, fit Petra, c’est de la folie de venir ici sans même un garde du corps, avec cette pierre levée qui permet à n’importe quel assassin d’ajuster sa visée avant même que tu arrives. — Je sais. — Au moins, tu aurais pu m’inviter. » Il la regarda, les yeux pleins de larmes. « Ma honte repose ici, dit-il. J’ai fait tout ce que je pouvais pour que ton nom ne figure pas sur cette dalle. — C’est ce que tu crois ? Il n’y a pas de honte ici, Bean ; il n’y a que de l’amour. Et c’est pourquoi j’y ai ma place – en compagnie des autres femmes solitaires qui t’ont donné leur cœur. » Bean se tourna vers elle, la serra contre lui et pleura, le front sur son épaule. Il avait grandi ; quelques mois plus tôt, il aurait été trop petit pour l’atteindre. « Elles m’ont sauvé la vie, fit-il. Elles m’ont donné la vie. — C’est le propre des gens de bien, répondit Petra. Ensuite ils meurent, tous, les uns après les autres. Ça, c’est une honte. » Il eut un léger rire – à cause de cette petite plaisanterie ou bien à cause de ses larmes ? Petra n’en savait rien. « Rien ne dure bien longtemps, apparemment, dit Bean. — Elles vivent encore dans ton cœur. — Et moi, dans le cœur de qui est-ce que je vis ? Et ne me réponds pas “dans le mien”. — Je répondrai “dans le mien” si ça me chante. Elles t’ont sauvé la vie, tu as sauvé la mienne. — Elles n’ont jamais eu d’enfant ni l’une ni l’autre, fit Bean. Personne n’a jamais pris Poke ni Carlotta dans ses bras comme un homme prend une femme dans ses bras, et personne ne leur a donné d’enfants. Elles n’ont jamais eu l’occasion de les voir grandir et avoir des enfants à leur tour. — C’était la vie que sœur Carlotta avait choisie, observa Petra. — Mais pas Poke. — Elles t’avaient, toi. — C’est toute la dérision de l’affaire, répondit Bean. Le seul enfant qu’elles ont eu, c’est moi. — Alors… tu leur dois de poursuivre dans le sens de la vie, de te marier, d’avoir des enfants qui garderont vivant le souvenir de ces femmes par amour pour toi. » Le regard de Bean devint lointain. « J’ai mieux à te proposer : je te parle d’elles et, toi, tu en parles à tes enfants. Tu veux bien ? Si tu pouvais m’en faire la promesse, je crois que j’arriverais à supporter de les savoir disparues, parce qu’elles ne sombreraient pas dans l’oubli à ma mort. — Bien sûr que j’accepte, Bean ; mais, à t’entendre, on dirait que ta vie est déjà finie alors qu’elle ne fait que commencer. Regarde-toi, tu pousses comme un champignon, tu auras bientôt ta taille adulte et tu…» Bean posa un doigt sur ses lèvres, doucement, pour la faire taire. « Je n’aurai ni femme ni enfants, Petra. — Pourquoi ? Si tu me dis que tu as décidé de devenir prêtre, je te kidnappe moi-même et je t’emmène hors de ce pays plein de catholiques ! — Je ne suis pas humain, Petra, répondit Bean. Mon espèce mourra en même temps que moi. » Elle éclata de rire. Mais elle le regarda dans les yeux et comprit qu’il ne plaisantait pas. Elle ignorait ce qu’il voulait dire, mais il y croyait dur comme fer. Pas humain ? Comment pouvait-il imaginer une chose pareille ? De toutes les personnes qu’elle connaissait, laquelle était plus humaine que Bean ? « Rentrons chez nous, dit-il au bout d’un moment, avant que quelqu’un s’amène et nous abatte parce que nous aurons trop traîné. — Chez nous », répéta Petra. Bean se méprit en partie. « Désolé que ce ne soit pas l’Arménie. — Non, je ne crois pas être chez moi en Arménie non plus, répondit-elle. Je n’étais pas davantage chez moi à l’École de guerre ni sur Éros. Non, c’est ici – enfin, à Ribeirão Petro, mais ici aussi parce que… ma famille y habite, bien sûr, mais…» Et puis elle sut tout à coup ce qu’elle cherchait à exprimer. « C’est parce que tu es là. Parce que tu es le seul qui ait vécu ce que j’ai vécu, le seul qui sache de quoi je parle, ce dont je me souviens : Ender, ce jour affreux avec Bonzo et celui où je me suis endormie en pleine bataille, sur Éros. Et tu crois t’être couvert de honte ! » Elle éclata de rire. « Mais, en ta compagnie, ça ne me gêne pas de me rappeler cet horrible épisode, parce que tu le connaissais et que ça ne t’a pas empêché de voler à mon secours. — J’y ai quand même mis le temps », fit Bean. Ils sortirent du cimetière et se dirigèrent vers la gare, main dans la main parce qu’ils n’avaient pas envie de se sentir séparés l’un de l’autre. « J’ai une idée, dit Petra. — Laquelle ? — Si jamais tu changes d’avis – tu sais, sur le mariage, les enfants, tout ça –, cherche mon adresse. Pense à moi. » Bean se tut un long moment. « Ah ! je comprends, fit-il enfin. Comme j’ai sauvé la princesse, j’ai gagné le droit de l’épouser. — C’est le contrat. — En attendant, je remarque que tu soulèves la question seulement après que je t’ai parlé de mon vœu de célibat. — C’est un peu pervers de ma part, je reconnais. — En plus, c’est une arnaque : est-ce que je n’ai pas droit aussi à la moitié du royaume, normalement ? — J’ai une meilleure offre à te faire, répondit Petra : et si tu avais droit à la totalité ? » POSTFACE De même que La voix des morts était d’un genre différent de La stratégie Ender, L’ombre de l’Hégémon ne ressemble pas à La stratégie de l’ombre. On quitte les espaces exigus de l’École de guerre et d’Éros où se menait la guerre contre des extraterrestres insectoïdes, et l’on retrouve la Terre où se déroule une sorte de gigantesque partie de « Risk » – à ceci près qu’il faut jouer non seulement sur le plan financier mais aussi politique et diplomatique pour acquérir du pouvoir, s’y cramponner et prévoir une position de repli au cas où on lâche prise. De fait, le présent roman évoque de très près le classique des jeux vidéo « Romance of the Three Kingdoms », lui-même tiré d’un roman historique chinois, ce qui met en lumière les liens très nets qui unissent l’histoire, la littérature et les jeux. Les grands événements obéissent à des forces et des conditions inéluctables (prenez le temps de vous plonger dans ce livre extraordinairement éclairant, Guns, Germs and Steel[5] dont la lecture devrait être obligatoire pour tous ceux qui écrivent des ouvrages historiques ou des fictions fondées sur le passé, afin qu’ils apprennent les règles de base qui régissent l’histoire), mais, dans le détail, c’est la motivation des individus qui joue un rôle primordial. Les raisons pour lesquelles la civilisation européenne a pris le pas sur celles, indigènes, des deux Amériques découlent des lois implacables de l’histoire ; mais l’explication du fait que Cortez et Pizarro ont renversé les empires aztèque et inca en remportant telles batailles à telles dates au lieu de se faire massacrer et anéantir comme cela aurait pu être le cas, cette explication est à chercher strictement dans le tempérament de ces deux hommes et dans le caractère et l’histoire récente des empereurs qu’ils combattaient. Or il se trouve que c’est le romancier et non l’historien qui dispose de la plus grande latitude pour imaginer les causes du comportement des individus. Cela n’a d’ailleurs rien d’étonnant : les motivations humaines sont impossibles à analyser, du moins de façon fiable. Après tout, nos propres motivations nous restent la plupart du temps mystérieuses ; aussi, lorsque nous mettons par écrit ce que nous prenons de bonne foi pour les raisons de telle ou telle décision, il est à parier que nos explications sont erronées, tout ou partie, ou du moins incomplètes. Par conséquent, même si un historien ou un biographe disposent d’une documentation abondante, ils restent obligés, en fin de compte, d’effectuer ce saut angoissant dans l’abîme de l’inconnu avant d’annoncer pourquoi telle personne a eu tel comportement. La Révolution française a conduit à l’anarchie puis à la tyrannie pour des motifs compréhensibles et inexorables qui suivaient des axes prévisibles ; en revanche, rien ne permettait de prévoir l’apparition de Napoléon lui-même, ni même l’émergence d’un dictateur doué d’une personnalité aussi riche. Trop souvent, malheureusement, les romanciers qui s’intéressent aux grands dirigeants du passé tombent dans le travers inverse : capables d’imaginer les motivations individuelles, ils possèdent rarement le fonds de connaissances factuelles et la compréhension des forces historiques nécessaires pour entourer leurs personnages d’une société plausible. La plupart des tentatives dans ce sens sonnent ridiculement faux, même si elles sont l’œuvre d’auteurs qui ont connu eux-mêmes ces individus qui font avancer le monde ou qui l’ébranlent : ceux qui se plongent au cœur de la politique ont rarement assez de recul pour voir la forêt derrière l’arbre. (En outre, la plupart des romans situés dans le milieu politique ou militaire et qui émanent de politiciens ou de militaires ont tendance à défendre les intérêts de leurs auteurs et à justifier leurs actes au détriment de la vérité, à partir de quoi ces ouvrages n’ont guère plus de valeur que s’ils avaient été écrits par des profanes en la matière.) Imagine-t-on qu’une personne ayant pris part à la décision immorale de l’administration Clinton, à la fin de l’été 1998, de lancer des offensives contre l’Afghanistan et le Soudan, sans aucune provocation de ces pays, ait le courage de publier un livre où elle exposerait sans fard les exigences politiques qui ont conduit à ces actes criminels ? Celui qui se trouve en position d’observer ou de deviner les véritables interactions des désirs des acteurs principaux porte lui-même une telle culpabilité qu’il lui est impossible de révéler la vérité, même s’il le souhaite sincèrement, tout simplement parce que ceux qui sont impliqués dans l’affaire passent leur temps à se mentir et à mentir aux autres, si bien que plus personne n’est en mesure de démêler le vrai du faux. Dans L’ombre de l’Hégémon, j’ai l’avantage de décrire une époque qui n’a pas existé parce qu’elle se situe dans l’avenir – non pas dans trente millions d’années comme dans ma série Terre des origines, ni même dans trois mille ans comme dans la trilogie de La voix des morts, Xénocide et Les enfants de l’esprit, mais dans quelques siècles à peine, après une centaine d’années d’une stase des querelles internationales due à la guerre contre les doryphores. Dans la situation mondiale sur laquelle j’ai fondé l’Hégémon, les États et les peuples d’aujourd’hui restent reconnaissables, mais leur équilibre relatif s’est modifié, et j’ai à la fois la liberté périlleuse et l’obligation sacrée de raconter l’histoire intime de mes personnages alors qu’ils se déplacent (ou se font manipuler) dans les plus hauts cercles du pouvoir, parmi les instances dirigeantes des gouvernements et des armées du monde. Si je devais inventer une science que je baptiserais « étude existentielle », son objet serait l’observation des grands dirigeants et des grandes forces qui ont influé sur les relations entre les pays et les peuples au cours de l’histoire. Enfant, je m’endormais en visualisant la carte du monde à la fin des années cinquante, période où les grands empires coloniaux accordaient peu à peu leur indépendance aux territoires qui coloraient, sur les mappemondes, de vastes étendues de l’Afrique et de l’Asie du Sud en rose britannique et en bleu français. J’imaginais toutes ces colonies devenues pays libres et, choisissant l’un d’eux ou bien tout autre État relativement petit, j’inventais des alliances, des unifications, des invasions, des conquêtes, jusqu’à ce que le monde entier ne forme plus qu’un seul État dirigé par un gouvernement bienveillant et démocratique. Mes modèles étaient Cincinnatus et George Washington plutôt que César ou Napoléon ; je lisais Le Prince de Machiavel et Grandeur et décadence du Troisième Reich de Shirer, mais aussi des textes mormons (plus particulièrement, dans le Livre de Mormon, l’histoire des généraux Gideon, Moroni, Helaman et Gidgiddoni, ainsi que « Doctrine et Traités », section 121) et la Bible, tout en m’efforçant de trouver un moyen de continuer à gouverner convenablement quand la loi cède devant la nécessité, et de déterminer les circonstances dans lesquelles la guerre peut se justifier. Je ne prétends pas que mes études et mes envolées imaginatives m’aient mené à de grandes réponses ; inutile donc d’en chercher dans L’ombre de l’Hégémon. Je crois pourtant avoir une certaine compréhension des mécanismes du gouvernement, de la politique et de la guerre, dans leurs meilleurs aspects comme dans les pires. J’ai tenté de définir la frontière qui sépare la force de l’inflexibilité et l’inflexibilité de la cruauté, et, à l’autre extrême, la bonté de la faiblesse et la faiblesse de la trahison. Mes réflexions m’ont conduit à me demander pourquoi certaines sociétés réussissent à remplacer la peur par la ferveur et à convaincre des jeunes gens de tuer et de mourir pour elles, tandis que d’autres paraissent perdre toute volonté de vivre, ou du moins toute volonté d’accomplir les gestes qui pourraient assurer leur survie. L’ombre de l’Hégémon ainsi que les deux ouvrages à venir sur la longue histoire de Bean, Petra et Peter sont le fruit le plus réussi de ce que j’ai tiré de mes recherches et de mes expériences, sous la forme d’un récit où de grandes forces, de vastes populations et des individus à la stature héroïque, mais pas toujours vertueux, se combinent pour donner naissance à une vision de l’avenir imaginaire, certes, mais, je l’espère, crédible. Je suis handicapé dans ce travail par le fait que la vie réelle est rarement vraisemblable : c’est uniquement parce que nous possédons des documents d’époque que nous arrivons à nous convaincre que des gens aient pu avoir telle ou telle attitude ; la fiction, elle, démunie de ces preuves, n’ose pas décrire des comportements moitié plus plausibles. D’un autre côté, nous autres, écrivains de l’imaginaire, disposons d’un atout que n’aura jamais l’histoire : nous pouvons donner aux actions de nos personnages des raisons qu’aucun témoin ni aucune pièce à conviction ne peuvent réfuter. Ainsi, même si je m’efforce de coller au plus près à la réalité historique, je suis néanmoins obligé, en fin de compte, d’avoir recours aux outils du romancier : le lecteur s’intéresse-t-il à tel personnage ou plutôt à tel autre ? Est-il prêt à croire que tel protagoniste agirait comme je le décris, pour les motifs que je lui prête ? Sous forme d’épopée, l’histoire a souvent la grandeur exaltante des œuvres de Dvorak, Smetana, Borodine ou Moussorgski, mais la fiction historique doit savoir aussi mettre en lumière les détails intimes et les dissonances qui évoquent plutôt les délicats petits morceaux pour piano de Satie et de Debussy. C’est dans les millions de mélodies individuelles qu’on découvre toujours la vérité de l’histoire, car elle n’a d’importance que par ses effets, réels ou imaginaires, sur la vie des gens ordinaires, qui se laissent emporter par les grands événements ou qui leur donnent forme. Tchaïkovski peut me transporter, mais je me lasse vite de sa puissance qui sonne creux et faux à la seconde audition ; en revanche, je ne me lasse jamais de Satie, car sa musique est pour moi une surprise permanente et me procure une satisfaction parfaite. Si je suis parvenu à écrire le présent roman à la Tchaïkovski, je m’en réjouis ; mais, si j’ai réussi à y introduire quelques notes de Satie, j’en serai beaucoup plus heureux car c’est l’objectif le plus difficile à atteindre et, en fin de compte, le plus gratifiant. En dehors de l’étude de l’histoire, que je pratique depuis toujours, deux ouvrages m’ont particulièrement influencé pendant la rédaction de L’ombre de l’Hégémon. Quand j’ai vu Anna et le roi, la frénésie m’a pris de combler mes lacunes sur le véritable passé de la Thaïlande, et je suis tombé sur le livre de David K. Wyatt, Thailand : A Short History[6] (Yale, 1982,1984). Wyatt écrit dans un style clair et convaincant qui rend l’histoire du peuple thaï à la fois intelligible et passionnante. Il est difficile d’imaginer un pays qui ait eu plus de chance, en ce qui concerne la qualité de ses dirigeants, que la Thaïlande et les royaumes qui ont précédé sa constitution, un pays qui ait réussi à survivre aux invasions de toute part et aux visées des Européens et des Japonais sur l’Asie du Sud-Est, tout en conservant son caractère propre et en restant, bien plus que de nombreux royaumes et oligarchies, à l’écoute des besoins de son peuple (j’ai suivi l’exemple de Wyatt en désignant par le mot « taï » la langue présiamoise et les peuples qui la parlaient, depuis le Laos jusqu’au nord de la Birmanie et le sud de la Chine, et en réservant la graphie « thaï » à la langue actuelle et au royaume où elle est employée). Mon propre pays a connu autrefois des dirigeants comparables aux Mongkut et aux Chulalongkorn du Siam, et de hauts fonctionnaires aussi efficaces et désintéressés que nombre des frères et neveux de Chulalongkorn ; malheureusement, à la différence de la Thaïlande, les États-Unis sont aujourd’hui en déclin et mes compatriotes ne manifestent guère la volonté d’avoir des gouvernants compétents. Le passé de mon pays et ses moyens en font encore un acteur majeur dans le monde, mais des nations qui compensent des ressources limitées par une force d’âme inébranlable peuvent modifier le cours de l’histoire, comme l’ont démontré les Huns, les Mongols, les Arabes, parfois avec des résultats destructeurs, et aussi les peuples du Gange, de façon beaucoup plus pacifique. Ce qui m’amène au second ouvrage, Raj : The Making and Unmaking of British India[7] de Lawrence James (Little Brown, 1997). L’histoire moderne de l’Inde y apparaît comme une longue tragédie où les bonnes intentions, du moins les intentions audacieuses, n’ont débouché que sur des catastrophes, et, dans L’ombre de l’Hégémon, je me suis appliqué à faire écho à certains thèmes que j’ai trouvés dans le travail de James. Comme toujours, je me suis reposé sur des proches pour m’assister dans la rédaction de ce roman, en leur faisant lire et critiquer le premier jet de chaque chapitre afin de vérifier s’il correspondait bien à mes vœux. Mon épouse Kristine, mon fils Geoffrey, Kathy H. Kidd ainsi qu’Erin et Phillip Absher ont été mes tout premiers lecteurs, et je les remercie de m’avoir incité à reprendre de nombreux passages qui manquaient de clarté ou de précision. Celui qui a eu le plus d’influence sur la forme qu’a prise ce livre est Phillip Absher, déjà mentionné, car, après avoir lu la première version d’un chapitre où Bean tire Petra de sa captivité en Russie et où ils se retrouvent donc réunis, il m’a déclaré qu’à la suite de l’enlèvement rocambolesque de la jeune fille il trouvait assez décevant que le nœud de l’intrigue se défasse aussi aisément. Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais placé la barre aussi haut et j’ai compris qu’il avait raison : non seulement une libération trop facile de Petra revenait à enfreindre une promesse implicite que j’avais faite au lecteur, mais en plus, étant donné les circonstances, elle était invraisemblable. Aussi, au lieu de considérer le kidnapping et le sauvetage de Petra comme une péripétie placée au tout début d’un roman très touffu, j’ai songé que cet épisode pouvait et devait fournir l’ossature même du livre tout entier, ce qui m’obligeait à scinder l’ouvrage en deux romans distincts. De même que l’histoire de Han Qing-jao a envahi tout Xénocide et en a fait deux tomes, l’histoire de Petra a envahi le présent livre, le second de la série sur Bean, et déterminé l’écriture d’un troisième, Shadow of Death[8] (titre que je me réserve d’allonger pour lui donner la forme de la phrase du psaume vingt-trois, The Valley of the Shadow of Death[9] ; il ne faut jamais se fixer trop tôt sur un titre). Le roman qui devait à l’origine être le troisième se retrouve donc quatrième, Shadow of the Giant[10], tout cela parce que Phillip a été un peu déçu et, surtout, me l’a dit, ce qui m’a incité à ouvrir les yeux sur la structure que j’avais inconsciemment créée à l’encontre de mon projet conscient. Il est rare que j’écrive deux histoires en même temps, mais ç’a été le cas cette fois-ci : je n’ai cessé d’effectuer des allers-retours entre L’ombre de l’Hégémon et Sarah, mon roman historique sur l’épouse d’Abraham (Shadow Mountain, 2000). Les deux récits ont pris curieusement appui l’un sur l’autre, car ils se passent tous deux dans une époque de troubles et de mutation – comme celle où s’embarque le monde au moment où j’écris ces lignes. Dans les deux intrigues, les fidélités, les ambitions et les passions individuelles influent parfois sur le cours de l’histoire et, en d’autres occasions, elles surfent sur la vague des événements en s’efforçant simplement d’éviter de se trouver prises sous la déferlante. Puissent les lecteurs de ces romans trouver leur propre façon d’en faire autant ; c’est dans le tourbillon des bouleversements qu’on découvre sa véritable personnalité si on en a une. Comme d’habitude, je m’en suis remis à Kathleen Bellamy et Scott Allen pour m’aider à maintenir ouverte la communication entre mes lecteurs et moi ; de nombreux visiteurs qui ont participé à mes communautés en ligne – http :www hatrack com, http :www frescopix com et http :www nauvoo com – ont aussi contribué à mon travail, souvent sans même s’en rendre compte. Pour écrire, beaucoup d’auteurs puisent leur énergie dans une vie personnelle complexe et tragique. Pour ma part, j’ai la chance de travailler dans un îlot de paix et d’affection créé par mon épouse Kristine, mes enfants Geoffrey, Emily, Charlie Ben et Zina, les amis et la famille proches qui nous entourent et enrichissent notre existence de leur bonne volonté, de leur aide bienveillante et de leur heureux caractère. Mon œuvre serait peut-être meilleure si j’avais une vie plus sombre, mais l’expérience ne me tente absolument pas. J’ai écrit ce livre en particulier pour mon second fils, Charlie Ben, qui fait sans mot dire de somptueux présents à tous ceux qui le connaissent. Dans la petite communauté de sa famille, de ses amis du Gateway Education Center et de ceux de la congrégation du Greensboro Summit Ward, Charlie Ben donne et reçoit beaucoup d’amitié et d’amour sans prononcer une parole, en supportant avec patience sa souffrance et ses limites ; il accueille avec plaisir la gentillesse des autres et partage généreusement son affection et sa joie avec tous ceux qui lui ouvrent les bras. Il est atteint de paralysie cérébrale agitante, et ses gestes peuvent paraître incompréhensibles, voire inquiétants, à qui ne le connaît pas, mais un examen plus attentif peut révéler un jeune homme plein de beauté, d’humour, de bonté et de joie. Puissions-nous tous apprendre à nous voir les uns les autres et à nous voir nous-mêmes au-delà des apparences, aussi opaques semblent-elles. Charlie, qui ne tiendra jamais ce livre entre ses mains et ne le lira jamais de ses propres yeux, l’entendra néanmoins, lu pour lui par des amis et des membres de sa famille qui l’aiment. Aussi, je te le dis, Charlie : je suis fier de ce que tu fais de ta vie et je suis heureux d’être ton père ; tu en méritais un meilleur, pourtant tu as la générosité d’aimer celui que tu as. FIN * * * [1] « Fin » se dit end en anglais (NdT). [2] Les « Piggies » sont des personnages de La voix des morts, suite de La stratégie Ender. (NdT.) [3] Djish s’écrit jeesh en anglais (NdT). [4] Paul Johannes Tillich : théologien américain né en Allemagne, 1886-1965 (NdT). [5] Litt : « Canons, germes et acier » (NdT). [6] « Une brève histoire de la Thaïlande » (NdT). [7] « Raj : Formation et démantèlement des Indes britanniques. » Raj est un mot indien adopté par l’anglais et signifiant « souveraineté, autorité », en particulier dans le cadre de l’empire britannique (NdT). [8] « L’ombre de la mort. » [9] « La vallée de l’ombre de la mort. » Traduction T.O.B. : « un ravin d’ombre et de mort » (Psaumes, 23-4). [10] « L’ombre du géant » (NdT).