CHAPITRE PREMIER À : jpwiggin@gso.nc.pub, twiggin@uncg.edu De : hgraff%dsco@ficom.gov Sujet : En vue du retour d’Andrew Chers John Paul et Theresa Wiggin, Vous comprendrez que lors de la récente tentative de prise de contrôle de la Flotte internationale menée par le Pacte de Varsovie, notre seul souci au niveau de la Direction scolaire fut la sécurité des enfants. Nous sommes aujourd’hui enfin en mesure de réfléchir aux moyens à déployer pour les renvoyer chez eux. Nous vous assurons qu’Andrew bénéficiera d’une surveillance permanente et d’un garde du corps tout le temps que durera son transfert de la F. I. au gouvernement américain. Nous négocions encore le degré de protection que la F. I. continuera de lui offrir après le transfert. La DSCO fait de son mieux pour qu’Andrew puisse revenir à une enfance la plus normale possible. Néanmoins, j’ai besoin de votre avis : doit-on le maintenir ici à l’isolement jusqu’à la conclusion de l’enquête sur les pratiques de la DSCO pendant la dernière campagne ? Il est très probable que certains témoignages présenteront Andrew et ses actes sous un jour blessant afin de porter atteinte à la DSCO à travers lui (et les autres enfants). Ici, au quartier général de la Flotte, nous pouvons lui éviter d’entendre le pire ; sur Terre, il sera impossible de le protéger de cette façon, et il est plus probable qu’il soit appelé à témoigner. Hyrum Graff. Theresa Wiggin était assise sur son lit, la lettre de Graff à la main. « Appelé à « témoigner ». Ce qui implique de le placer sous les projecteurs en tant que… quoi ? Héros ? Ou monstre, plutôt, puisque certains sénateurs décrient déjà l’exploitation des enfants. — Ça lui apprendra à sauver l’espèce humaine, répondit John Paul, son mari. — Ce n’est pas le moment de faire de l’esprit. — Theresa, sois raisonnable. J’ai autant envie que toi de voir Ender rentrer à la maison. — Non, répondit-elle férocement. Tu ne saignes pas chaque jour tellement il te manque. » Elle sut à l’instant même où elle tenait ces propos qu’elle se montrait injuste envers lui et elle se couvrit les yeux en secouant la tête. À son honneur, il comprit et s’abstint d’ergoter avec elle sur ce qu’il ressentait ou non. « Tu ne retrouveras jamais les années qu’on nous a prises, Theresa. Ce n’est plus le petit garçon que nous avons connu. — Alors nous apprendrons à connaître celui qu’il est devenu. Ici. À la maison. — Entourés de gardes du corps. — C’est ce que je ne me résous pas à accepter. Qui voudrait lui faire du mal ? » John Paul posa le livre qu’il ne faisait même plus semblant de lire. « Theresa, tu es la personne la plus intelligente que je connaisse. — C’est un enfant ! — Il a gagné une guerre contre des forces extraordinairement supérieures. — Il s’est servi d’une arme. Qu’il n’a ni conçue ni déployée. — Il l’a amenée à portée de tir. — Les doryphores n’existent plus ! C’est un héros, il n’est pas en danger. — D’accord, Theresa, c’est un héros. Comment vas-tu le mettre au collège ? Quel professeur de quatrième va l’accueillir ? Pour quelle école de danse est-il prêt ? — Cela prendra du temps. Mais ici, avec sa famille… — Oui, nous sommes un foyer si chaleureux et accueillant, un nid d’amour où il trouvera si facilement sa place… — Mais nous nous aimons ! — Theresa, le colonel Graff essaye simplement de nous avertir qu’Ender n’est pas uniquement notre fils. — Ce n’est le fils de personne d’autre. — Tu sais bien qui veut le tuer. — Non, je l’ignore. — Tous les gouvernements qui voient dans la puissance militaire américaine un obstacle à leurs projets. — Mais Ender ne fera pas partie de l’armée, ce sera… — Cette semaine, il ne sera pas dans l’armée américaine. Peut-être pas. Il a gagné une guerre à douze ans, Theresa. Qu’est-ce qui te fait croire qu’il ne sera pas enrôlé par notre bienveillant gouvernement démocratique à l’instant où il touchera terre ? Ou placé en détention par mesure de précaution ? Peut-être qu’on nous laissera l’accompagner, ou peut-être pas. » Les larmes roulèrent sur les joues de Theresa. « Tu es en train de me dire que, quand il est parti, nous l’avons perdu à jamais. — Je dis que, lorsqu’un enfant part à la guerre, on ne le retrouve jamais. Pas tel qu’il était, pas le même petit garçon. Ce n’est plus le même, s’il revient seulement. Alors permets-moi de te poser la question : préfères-tu qu’il aille là où il courra le plus grand risque ou qu’il reste là où il est à peu près en sécurité ? — Tu crois que Graff nous incite à lui répondre de garder Ender là-haut avec lui ? — Je crois que Graff se préoccupe du sort de notre fils et qu’il nous fait savoir – sans le formuler explicitement car tous les courriers qu’il envoie pourront être utilisés contre lui au tribunal – qu’Ender court un grave danger. Dix minutes à peine après sa victoire, les Russes ont tenté de prendre le contrôle de la F. I. par la force. Leurs soldats ont tué des milliers d’officiers de la Flotte avant que celle-ci parvienne à leur imposer la reddition. Qu’auraient-ils fait s’ils avaient vaincu ? Ramené Ender à la maison et organisé une grande parade en son honneur ? » Theresa savait tout cela. Elle l’avait su, au moins dans ses tripes, dès qu’elle avait lu la lettre de Graff. Non, plus tôt encore : elle l’avait tout de suite redouté en apprenant que la guerre formique avait pris fin. Il ne rentrerait pas à la maison. Elle sentit la main de John Paul sur son bras et l’écarta d’un haussement d’épaule. La main revint et lui caressa le bras tandis qu’elle tournait le dos, étendue sur le lit, en larmes parce qu’elle avait compris qu’elle avait déjà perdu et parce qu’elle n’était même pas de son propre côté dans cette dispute. « Nous savions dès sa naissance qu’il ne nous appartenait pas. — Mais il nous appartient. — S’il revient chez nous, sa vie appartiendra au gouvernement qui aura le pouvoir de le protéger et de se servir de lui – ou de l’éliminer. C’est lui le plus grand atout qui survive à cette guerre. L’arme absolue. Il ne sera rien d’autre : une arme, et une célébrité telle qu’il ne pourra de toute façon pas jouir d’une enfance normale. Et lui serions-nous d’un grand secours, Theresa ? Est-ce que nous comprenons ce qu’a été sa vie ces sept dernières années ? Quels parents pouvons-nous être pour le garçon – l’homme qu’il est devenu ? — Nous serions formidables, dit-elle. — Et nous le savons parce que nous sommes des parents parfaits pour les enfants qui vivent sous notre toit. » Theresa roula sur le dos. « Oh, mon Dieu. Pauvre Peter. L’idée qu’Ender puisse rentrer à la maison doit lui être une torture. — Ça va sacrément contrarier ses projets. — Oh, je n’en suis pas si sûre, répondit Theresa. Je parie qu’il songe déjà au moyen d’exploiter le retour de son frère. — Jusqu’à ce qu’il découvre qu’Ender est beaucoup trop malin pour se laisser exploiter. — En quoi Ender est-il prêt à affronter la politique ? Il est dans l’armée depuis si longtemps. » John Paul gloussa. « D’accord, oui, bien sûr, concéda Theresa, l’armée est tout aussi politique que le gouvernement. — Mais tu as raison, fit son mari. Ender a bénéficié d’une protection là-haut – des gens qui avaient l’intention de se servir de lui, certes, mais il n’a pas eu à se frotter lui-même à la bureaucratie. Il est sans doute innocent comme l’agneau en la matière. — Peter pourrait donc vraiment se servir de lui ? — Ce n’est pas ce qui m’inquiète. Je redoute plutôt ce que fera Peter en découvrant qu’il ne peut pas le manipuler. » Theresa se redressa et se tourna vers son mari. « Tu ne crois quand même pas qu’il lèverait la main sur son frère ? — Peter ne lève pas le petit doigt pour faire quoi que ce soit de difficile ou dangereux. Tu sais comment il utilise Valentine. — Uniquement parce qu’elle le laisse faire. — C’est bien ce que je dis, répondit John Paul. — Sa propre famille ne présente aucun danger pour Ender. — Theresa, nous devons décider : qu’est-ce qui vaut mieux pour lui ? Pour Peter et Valentine ? Et pour l’avenir du monde ? — Assis sur le lit, au beau milieu de la nuit, nous décidons à nous deux du destin de la planète ? — Nous en avons décidé quand nous avons conçu le petit Andrew, ma chère. — Et on y a pris du bon temps, ajouta-t-elle. — Est-il bon pour notre fils de rentrer à la maison ? Cela le rendra-t-il heureux ? — Tu crois vraiment qu’il nous a oubliés ? Tu crois qu’Ender se fiche de revenir chez nous ? — L’émotion du retour dure un jour ou deux. Ensuite, il faut vivre ici. Avec le danger que représentent les puissances étrangères, le côté artificiel de sa vie à l’École, les intrusions incessantes dans sa vie privée, sans oublier l’ambition et la jalousie sans limites de Peter. Alors je te repose la question : Ender sera-t-il plus heureux ici que s’il… — S’il restait dans l’espace ? Mais quel genre de vie cela sera-t-il pour lui ? — La F. I. s’est engagée à respecter une neutralité absolue face à tout ce qui se passe sur Terre. Si elle garde Ender, alors le monde entier – chaque gouvernement – saura qu’il vaut mieux ne pas tenter de se mesurer à elle. — Donc, en renonçant à rentrer, Ender continue à sauver le monde au quotidien. En voilà, une vie bien employée, railla Theresa. — C’est surtout que personne d’autre ne pourra se servir de lui. » Elle répondit de sa voix la plus douce. « Tu crois donc que nous devrions écrire à Graff que nous ne voulons pas qu’Ender revienne ? — Impossible, fit John Paul. Nous répondrons que nous avons hâte de retrouver notre fils et que nous ne voyons pas la nécessité de lui fournir un garde du corps. » Theresa mit un moment à saisir pourquoi il paraissait prendre le contre-pied de ce qu’il avait dit jusque-là. « Nos courriers à destination de Graff seront tout aussi publics que la lettre qu’il nous a fait parvenir, dit-elle. Et tout aussi vides. Donc nous ne faisons rien et nous laissons les choses suivre leur cours. — Non, ma chérie. Il se trouve que vivent chez nous, sous notre propre toit, deux des meneurs d’opinion les plus influents. — Mais, John Paul, officiellement, nous ignorons que nos enfants se baladent sur les réseaux et manipulent les événements grâce aux nombreux correspondants de Peter et à l’immense talent pervers de Valentine pour la démagogie. — Et ils ignorent que nous possédons un cerveau digne de ce nom, fit son mari. Ils ont l’air de croire que des fées les ont déposés chez nous et qu’ils n’ont pas nos caractéristiques génétiques répliquées dans leur petit corps. Ils nous traitent comme des échantillons bien pratiques d’une opinion publique crétine. Alors… fournissons-leur quelques avis crétins qui les pousseront à faire ce qui vaut le mieux pour leur frère. — Ce qui vaut le mieux, répéta Theresa. Nous ignorons ce qui vaut le mieux. — Oui. Nous savons seulement ce qui nous semble le mieux. Mais une chose est sûre : nous en savons bien plus long là-dessus qu’aucun de nos enfants. » Valentine était d’une humeur noire quand elle rentra de l’école. Imbéciles de professeurs – elle détestait poser une question pour qu’on lui fournisse une explication patiente en réponse, comme si sa question prouvait que c’était elle qui ne comprenait pas. Mais Valentine le supportait, stoïque, tandis que l’équation apparaissait sur l’holo de tous les bureaux et que le professeur la détaillait point par point. Puis elle dessinait un petit cercle autour de l’élément du problème que l’enseignant n’avait pas bien traité – la raison pour laquelle la réponse n’était pas juste. Le cercle qu’elle avait tracé n’apparaissait pas sur tous les bureaux, évidemment ; seul l’ordinateur du professeur était capable de l’afficher. Il pouvait donc ensuite tracer son propre cercle autour de l’élément incriminé et ajouter : « Ce que vous n’avez pas vu, Valentine, c’est que même avec cette explication, vous n’obtiendrez toujours pas la bonne réponse si vous ignorez cet élément. » Une manœuvre criante de protection de son ego. Mais, bien entendu, elle n’était évidente qu’aux yeux de Valentine. Pour les autres étudiants, qui de toute façon comprenaient à peine le cours (surtout quand il était administré par un incompétent peu observateur), c’est elle qui avait manqué l’élément encerclé, alors même que c’était à cause de lui qu’elle avait posé sa question. Et le professeur lui adressait ce sourire niais qui voulait clairement dire : « Tu ne m’humilieras pas devant cette classe, tu ne m’auras pas. » Or elle n’essayait pas de l’humilier. Elle n’avait rien à faire de lui. Elle se souciait uniquement que le sujet soit enseigné pour que, si l’un des élèves de cette classe devenait ingénieur dans le génie civil – Dieu nous en préserve –, ses ponts ne s’effondrent pas et ne tuent personne. C’était la différence entre elle et les imbéciles de ce monde. Ils s’efforçaient tous d’avoir l’air intelligents et de maintenir leur statut social, alors que Valentine n’avait que faire de son statut social : elle voulait comprendre. Connaître la vérité – quand celle-ci était accessible. Elle n’avait rien dit au professeur ni à aucun des étudiants, et elle savait qu’elle ne trouverait pas non plus d’oreille compatissante à la maison. Peter se moquerait d’elle parce qu’elle s’intéressait suffisamment à l’école pour laisser ce clown de prof l’énerver. Papa jetterait un œil au problème, soulignerait la bonne solution et retournerait à ce qu’il faisait sans jamais remarquer que Val n’attendait pas de l’aide mais de la commisération. Et maman ? Elle serait d’avis de se précipiter au collège et de « faire quelque chose », comme passer un bon savon à l’enseignant. Maman n’entendrait même pas Val expliquer qu’elle ne voulait pas faire honte à son prof, qu’elle voulait juste qu’on lui dise : « Quelle ironie que, dans cet institut pour surdoués, le prof ne connaisse pas son propre sujet ! » À quoi elle pourrait répondre « Je ne te le fais pas dire ! » et puis elle se sentirait mieux. Comme si quelqu’un était de son côté. Comme si on la comprenait et qu’elle n’était pas toute seule. J’ai des besoins simples et limités, songea Valentine. De quoi manger, m’habiller, un endroit confortable où dormir. Et pas d’imbéciles. Sauf qu’évidemment un monde sans imbéciles serait un peu désert. À supposer qu’elle-même y soit seulement admise : ce n’était pas comme si elle ne commettait jamais d’erreurs. Comme laisser Peter la cantonner dans le rôle de Démosthène. Il croyait encore devoir lui dicter quoi écrire tous les jours après les cours – comme si, après toutes ces années, elle n’avait pas complètement intériorisé le personnage. Elle aurait pu rédiger les essais de Démosthène les yeux fermés. Et, en cas de besoin, elle n’avait qu’à écouter papa pontifier sur la situation mondiale – puisque apparemment il se faisait l’écho des opinions démagogiques, nationalistes et va-t-en-guerre de Démosthène tout en prétendant ne jamais lire ses chroniques. S’il avait su que c’était sa gentille petite fille naïve qui pondait ces essais, il en aurait chié des pétunias. Elle entra dans la maison, rageuse, se dirigea droit vers son ordinateur, parcourut les informations et entreprit d’écrire le texte que Peter ne manquerait pas de lui imposer : une diatribe arguant que la F. I. n’aurait pas dû mettre fin aux hostilités avec le Pacte de Varsovie sans exiger au préalable que la Russie renonce à toutes ses armes nucléaires – après tout, il fallait bien payer d’une façon ou d’une autre quand on se lançait dans une guerre d’agression caractérisée, non ? Bref, les vomissures habituelles de son anti-avatar, Démosthène. Ou suis-je, en tant que Démosthène, le véritable avatar de Peter ? Me suis-je muée en une personne virtuelle ? Clic. Un courriel. N’importe quoi plutôt que ce qu’elle écrivait. Envoyé par maman. Elle transférait un message du colonel Graff. À propos d’Ender qui bénéficierait d’un garde du corps à son retour. Je me suis dit que tu aurais envie de lire ce courrier, écrivait maman. N’est-ce pas FANTASTIQUE qu’Andrew revienne SI VITE ? Arrête de crier, maman. Pourquoi mets-tu les mots importants en majuscules comme ça ? On croirait une collégienne. Elle avait déjà fait la remarque plusieurs fois à Peter : maman a vraiment tout de la pom-pom girl. Sa lettre continuait dans la même veine : La chambre d’Ender sera prête EN UN RIEN DE TEMPS, et je ne vois plus de raison d’en repousser UN SEUL INSTANT le ménage à moins que… Qu’en penses-tu ? Peter voudrait-il PARTAGER sa chambre avec son petit frère pour qu’ils puissent renouer des LIENS et se RAPPROCHER ? Et, à ton avis, que voudrait Ender pour son TOUT PREMIER repas à la maison ? À manger, maman. Peu importe le menu, je suis sûre qu’il sera « assez SPÉCIAL pour qu’Ender sente qu’on l’AIME et qu’il nous a MANQUÉ ». De toute façon, maman était vraiment naïve de prendre le courrier de Graff au pied de la lettre. Val retourna le lire. Surveillance. Garde du corps. Graff n’essayait pas de la mettre en joie en évoquant le retour de son fils : il lui envoyait un avertissement. Ender serait en danger. Ne comprenait-elle pas ? Graff demandait si la Flotte devait maintenir Ender là-haut jusqu’à la conclusion de l’enquête. Mais cela prendrait des mois. Où était-elle allée chercher l’idée qu’il rentrerait si vite qu’il était temps de déblayer toutes les cochonneries stockées dans sa chambre ? Graff lui demandait d’insister pour qu’on ne le renvoie pas tout de suite chez lui. Parce qu’Ender était en danger. Aussitôt, l’éventail complet des risques que courait son frère lui apparut. Les Russes partiraient du principe qu’Ender était une arme dont l’Amérique userait contre eux. La Chine suivrait le même raisonnement : l’Amérique, armée d’Ender, pourrait tenter de s’imposer à nouveau de façon plus agressive dans la sphère d’influence chinoise. Les deux nations respireraient mieux si Ender était mort. Bien sûr, il faudrait que l’assassinat paraisse l’œuvre d’un quelconque mouvement terroriste. Par conséquent, elles ne se contenteraient pas de l’éliminer : elles feraient sans doute sauter son école. Non, non, non, se dit Val. Ce n’est pas parce que Démosthène écrirait ce genre de choses que tu dois les penser ! Mais l’idée que quelqu’un fasse sauter Ender, lui tire dessus ou toute autre méthode en usage – elles ne cessaient de défiler dans son esprit… Ne serait-il pas ironique – et pourtant typiquement humain – que celui qui avait sauvé l’espèce humaine se fasse assassiner ? C’était comme le meurtre d’Abraham Lincoln et de Mohandas Gandhi. Certains sont incapables de reconnaître leurs sauveurs. Et le fait qu’Ender n’était qu’un enfant ne les ralentirait même pas. Il ne peut pas rentrer à la maison, songea-t-elle. Maman ne le verra jamais, je ne saurais pas le lui dire, mais… même s’ils ne se préparaient pas à l’assassiner, à quoi ressemblerait sa vie ici ? Ender n’a jamais été du genre à courir après la célébrité ou un statut, pourtant le moindre de ses gestes finirait en vidéo, et les gens commenteraient sa coiffure (J’aime ? J’aime pas ? Votez !) et les cours qu’il suivrait (Que deviendra le héros quand il sera grand ? Votez pour la carrière que le petit Wiggin devrait embrasser selon vous !). Quel cauchemar ! Ce ne serait pas un retour chez soi. De toute façon, nul ne pouvait ramener Ender chez lui. La maison qu’il avait quittée n’existait plus. Le gosse qui en était parti non plus. Le jour où il était revenu – à peine un an plus tôt –, quand Val s’était rendue au lac pour passer quelques heures avec lui, il lui avait paru si vieux. Taquin parfois, certes, mais il sentait le poids du monde sur ses épaules. On lui avait maintenant retiré ce fardeau, mais il en garderait des séquelles qui l’enchaîneraient et détruiraient sa vie. Les années d’enfance étaient derrière lui. Point. Ender n’avait pas eu l’occasion d’être un petit garçon et de devenir adolescent auprès de son père et de sa mère. C’était déjà un adolescent – en âge et en hormones –, et un adulte dans les responsabilités qu’il avait assumées. Si aller à l’école me semble vain, quel effet cela lui fera-t-il ? Tout en terminant son pamphlet sur les ogives russes et le coût de la défaite, elle structurait mentalement un autre texte. Celui qui expliquerait qu’Ender Wiggin ne devait pas être ramené sur Terre parce qu’il serait la cible de tous les excentriques, espions, paparazzi et assassins, et qu’une vie normale lui serait impossible. Elle ne le rédigea pas, toutefois. Car il y avait un énorme problème, elle le savait : Peter détesterait ça. Parce que Peter avait déjà ses projets. Son personnage virtuel, Locke, avait commencé à poser des jalons en vue du retour d’Ender. Il apparaissait clairement à Valentine qu’à cette occasion Peter avait l’intention de révéler qu’il était le véritable auteur des essais de Locke – et donc celui à qui l’on devait les termes de la trêve qui tenait encore entre le Pacte de Varsovie et la F. I. Peter comptait tirer parti de la célébrité de son cadet : Ender avait sauvé l’espèce humaine des Formiques, et son grand frère Peter avait sauvé le monde de la guerre civile dans le sillage de sa victoire. Double ration de héros ! Le petit détesterait cette notoriété. Le grand en était si assoiffé qu’il projetait d’accaparer celle de son frère autant que possible. Oh, il ne le reconnaîtra jamais, songea Valentine. Peter trouvera toutes sortes de raisons pour soutenir que c’est dans l’intérêt d’Ender. Celles-là mêmes auxquelles j’ai pensé, sans doute. Et dans ce cas, est-ce que je ne fais pas exactement la même chose que lui ? N’ai-je conçu tous ces arguments contre le retour de mon frère que parce que, au fond, je ne veux pas de lui ici ? À cette idée, une telle vague d’émotion la submergea qu’elle se retrouva en larmes à sa table de travail. Elle voulait qu’il revienne. Et si elle comprenait que ce soit impossible – le colonel Graff avait raison –, le petit frère qu’on lui avait volé lui manquait encore. Toutes ces années auprès du frère que je déteste et, maintenant, pour le bien de celui que j’aime, je vais œuvrer à le tenir loin de… De moi ? Non, je ne suis pas obligée. Je déteste l’école et ma vie ici. Je déteste par-dessus tout être sous la coupe de Peter. Pourquoi devrais-je rester ? Pourquoi ne pourrais-je pas partir dans l’espace avec Ender ? Au moins un temps. C’est de moi qu’il est le plus proche. Je suis la seule qu’il ait vue en sept ans. S’il lui est impossible de rentrer à la maison, un peu de la maison – moi – peut venir à lui ! Il s’agissait seulement de persuader Peter qu’il n’avait pas vraiment intérêt à ce qu’Ender regagne la Terre – sans lui laisser deviner qu’elle le manipulait. Rien que cette perspective la fatiguait, car Peter n’était pas facile à manipuler. Il voyait toujours clair dans son jeu. Elle devait donc se montrer assez franche et honnête dans ce qu’elle faisait – mais s’y prendre avec des nuances si subtiles d’humilité, de sérieux, d’impartialité et tout le tralala que Peter puisse surmonter sa propre condescendance vis-à-vis de ce qu’elle disait et décider qu’il était de cet avis depuis le début et… Mon véritable mobile est-il que j’ai envie de quitter la planète ? S’agit-il d’Ender ou bien de me libérer ? Les deux. Cela peut être les deux. Et je dirai la vérité à Ender là-dessus : je ne renoncerai à rien en partant avec lui. Je préfère l’accompagner dans l’espace et ne jamais revoir la Terre plutôt que rester ici, avec ou sans lui. Sans lui : un vide douloureux. Avec : la souffrance de le voir malheureux et frustré. Val commença une lettre au colonel Graff. Maman avait eu la négligence d’inclure son adresse. Presque une violation du secret militaire. Maman était parfois si naïve. Si elle avait fait partie de la Flotte, elle aurait été cassée de son grade depuis longtemps. Au dîner, ce soir-là, maman était intarissable sur le retour d’Ender. Peter n’écoutait que d’une oreille parce que, bien entendu, maman était incapable de dépasser son sentimentalisme s’agissant de « son petit garçon perdu qui revenait au nid » alors que Peter comprenait que ce retour serait terriblement compliqué. Tant de choses à préparer – et pas seulement cette chambre ridicule. Ender pouvait même prendre son lit, Peter s’en fichait bien – ce qui comptait, c’est que, pendant une brève période, le monde entier ne verrait que lui, et là, Locke sortirait de l’anonymat et mettrait un terme aux spéculations sur l’identité du « grand bienfaiteur de l’humanité qui, parce qu’il tenait modestement à rester anonyme, ne pouvait pas recevoir le prix Nobel qu’il méritait tant pour nous avoir guidés vers la fin de la dernière guerre de l’humanité ». Cela de la part d’un fan enthousiaste de Locke – qui se trouvait aussi être le leader du parti d’opposition britannique. Naïf d’imaginer un seul instant que la brève tentative du Nouveau Pacte de Varsovie de prendre le contrôle de la F. I. était la « dernière guerre ». Il n’y a qu’un seul moyen d’obtenir d’une guerre qu’elle soit la dernière : unir la Terre entière sous la direction d’un unique chef, efficace, puissant, mais populaire. Et la meilleure façon de présenter ce leader serait de le découvrir à l’image, debout à côté du grand Ender Wiggin, le bras passé autour des épaules du héros parce que – et qui s’en étonnerait ? – le « petit guerrier » et le « pacificateur » étaient frères ! Et voilà que papa discourait. Et il s’était adressé directement à Peter, qui devait donc jouer le fils modèle et l’écouter comme s’il s’intéressait. « Je pense sincèrement que tu dois t’engager dans la voie que tu souhaites suivre avant que ton frère ne rentre à la maison, Peter. — Et pourquoi donc ? — Oh, ne fais pas le naïf. Ne vois-tu pas que le frère d’Ender Wiggin pourra intégrer n’importe quelle université de son choix ? » Papa s’exprimait comme s’il tenait le discours le plus brillant jamais prononcé par un homme que le sénat romain n’avait pas encore déifié ou le pape canonisé. Il ne lui serait jamais venu à l’idée que les notes parfaites de Peter et sa réussite sans faille aux tests d’entrée des universités lui ouvriraient les portes de toutes les écoles qu’il voulait. Il n’avait pas besoin de profiter de la notoriété de son frère. Mais non, pour papa, tout ce que Peter ferait de bien dans sa vie serait toujours dû à Ender. Ender, Ender, Ender, Ender… Quel nom débile. Si papa suit ce raisonnement, sans doute tout le monde en fera-t-il autant. Au moins tous les gens en dessous d’un certain seuil d’intelligence. Peter n’avait vu que le coup de publicité que lui offrirait le retour de son frère. Mais son père lui avait rappelé autre chose : tous ses actes seraient amoindris dans l’esprit du public précisément parce qu’il était le frère aîné d’Ender le Grand. On les verrait côte à côte, certes, mais on se demanderait pourquoi Peter n’avait pas lui aussi été admis à l’École de guerre. Il aurait l’air faible, inférieur et vulnérable. Il serait là, nettement plus grand – le frère resté à la maison sans rien faire. « Ah, mais j’ai rédigé tous les essais de Locke et j’ai mis un terme au conflit avec la Russie avant qu’il ne dégénère en guerre mondiale ! » Eh bien, si tu es si brillant, pourquoi n’étais-tu pas en train d’aider ton petit frère à sauver l’humanité de la destruction complète ? Une aubaine en termes de relations publiques, certes. Mais un cauchemar aussi. Comment profiter de l’occasion que lui offrait l’immense victoire d’Ender sans passer pour un parasite se repaissant de la popularité de son frère comme une sangsue ? Quelle horreur si sa révélation lui donnait l’air d’un triste suiveur ! Ah, vous trouvez mon frérot très fort ? Eh bien, je vous ferai dire que moi aussi j’ai sauvé le monde. À ma façon de pauvre type en quête de reconnaissance. « Tu vas bien, Peter ? s’enquit Valentine. — Oh, ça ne va pas ? fit sa mère. Laisse-moi t’examiner, mon chéri. — Maman, je n’ôterai pas ma chemise et je ne te laisserai pas me planter un thermomètre entre les fesses : Val hallucine, je me porte comme un charme. — Sache que, le jour où j’hallucinerai, je trouverai mieux que ta face verdâtre, répondit sa sœur. — Quelle splendide idée de marketing, répliqua Peter, presque par réflexe. “Choisissez votre hallucination personnelle !” Oh, mais attends, ça existe déjà – ça s’appelle la drogue. — Ne te moque pas de nous autres pauvres hères, fit Val. Les accros à l’ego n’ont pas besoin de drogue. — Les enfants, les tança leur mère, c’est ce spectacle qu’Ender trouvera à son retour ? — Oui », répondirent en chœur Val et Peter. Leur père prit la parole : « J’aimerais penser qu’il vous trouvera un peu plus mûrs. » À ce stade, Peter et Val riaient à s’en décrocher la mâchoire. Comme ils n’arrivaient pas à s’arrêter, leur père les fit sortir de table. Peter parcourut l’essai de Val sur les armes atomiques russes. « C’est d’un ennui… — Je ne trouve pas, répondit Valentine. Ils ont ces armes, et cela empêche d’autres pays de les remettre à leur place quand il le faudrait – c’est-à-dire souvent. — Mais qu’est-ce que tu as contre la Russie ? — C’est Démosthène qui a une dent contre la Russie, fit Val avec une fausse nonchalance. — Bien. Alors Démosthène ne va pas se soucier des armes atomiques russes : il va s’inquiéter à l’idée que la Russie mette la main sur l’arme la plus précieuse de toutes. — Le Petit Docteur ? L’engin de dispersion moléculaire ? La F. I. ne l’amènera jamais à portée de la Terre. — Pas le Petit Docteur, pauvre idiote. Je parle de notre frère. Notre cadet destructeur de civilisations. — Je ne te permets pas de l’évoquer sur ce ton méprisant ! » Peter eut un sourire niais et moqueur. Mais, derrière cette façade, il était furieux et blessé. Elle arrivait encore à le toucher rien qu’en montrant combien elle lui préférait Ender. « Démosthène va rédiger un article insistant pour que l’Amérique ramène sans délai Andrew Wiggin sur Terre. Fini de tergiverser : le monde est un endroit trop dangereux pour que l’Amérique se prive des services immédiats du plus grand chef militaire qu’on ait jamais connu. » Aussitôt, une nouvelle vague de haine envers Peter balaya Valentine. En partie parce que son approche fonctionnerait beaucoup mieux que l’essai qu’elle avait déjà écrit, elle s’en rendait compte. Elle n’avait pas intériorisé le personnage aussi bien qu’elle le pensait. Démosthène exigerait forcément le retour immédiat d’Ender et son enrôlement dans l’armée américaine. Et ce serait tout aussi déstabilisant, à sa façon, qu’un appel au déploiement avancé de têtes nucléaires. Les articles de Démosthène étaient suivis avec beaucoup d’attention par les rivaux et ennemis des États-Unis. S’il réclamait le prompt retour d’Ender, ceux-ci entreprendraient de manœuvrer afin que le petit Wiggin reste là-haut ; et certains au moins accuseraient ouvertement l’Amérique de nourrir des intentions agressives. Il reviendrait ensuite à Locke, dans quelques jours ou semaines, de trouver un compromis, une solution diplomatique : laisser le gamin dans l’espace. Valentine savait très bien pourquoi Peter avait changé d’avis. C’était la remarque imbécile de leur père au repas, son rappel que Peter resterait dans l’ombre de son frère quoi qu’il fasse. Comme quoi même les moutons de Panurge tenaient parfois des propos dont il sortait du bon. Maintenant, Val n’aurait même pas besoin de persuader Peter qu’il fallait tenir leur cadet éloigné de la Terre. Ce serait son idée à lui plutôt qu’à elle. Une fois de plus, Theresa était assise sur le lit, en larmes. Autour d’elle gisaient les pages des articles de Démosthène et Locke qui empêcheraient son petit dernier de rentrer à la maison, elle le savait. « Je ne peux pas me retenir, dit-elle à son mari. Je sais que c’est ce qu’il faut faire – tout comme Graff voulait nous le faire comprendre. Mais j’espérais le revoir. Je le croyais vraiment. » John Paul était assis à côté d’elle sur le lit, et il la serra dans ses bras. « C’est le sacrifice le plus difficile que nous ayons jamais fait. — Et pas l’abandonner la première fois ? — C’était dur, répondit John Paul, mais nous n’avions pas le choix. Ils nous l’auraient pris de toute façon. Là, en revanche… Tu sais que si nous postions des vidéos sur les réseaux plaidant pour que notre fils rentre chez nous, nous aurions de bonnes chances de réussir. — Et notre petit garçon va se demander pourquoi nous ne le faisons pas. — Non, il ne se posera pas la question. — Oh, tu le crois intelligent au point de comprendre ce que nous faisons ? Pourquoi nous ne réagissons pas ? — Et pourquoi ne comprendrait-il pas ? — Parce qu’il ne nous connaît pas, fit Theresa. Il ignore ce que nous pensons, ce que nous ressentons. Pour autant qu’il le sache, nous l’avons complètement oublié. — Il y a une chose qui me réconforte au milieu de tout ce bazar, répondit John Paul. Nous sommes encore très forts quand il s’agit de manipuler nos petits génies. — Oh, ça. Pas difficile de manipuler ses enfants quand ils sont persuadés qu’on est stupide. — Ce qui me chagrine, c’est que c’est à Locke qu’on attribue le mérite de se préoccuper d’Ender plus que tout autre. De sorte que le jour où son identité sera révélée, il aura l’air d’être loyalement intervenu pour protéger son frère. — Celui-là, c’est notre digne fils, fit Theresa. Ah, quel chef-d’œuvre que Peter ! — J’ai une question philosophique : je me demande si ce que nous appelons « bonté » n’est pas en réalité une caractéristique évolutive mal adaptée. Tant que la plupart des gens la possèdent et que les règles de la société la promeuvent comme une vertu, alors les meneurs naturels ont le champ libre. C’est à cause de la bonté d’Ender que nous nous retrouverons avec Peter sur Terre. — Oh, Peter est bon, dit Theresa, amère. — Oui, j’oubliais, fit John Paul. C’est pour le bien de l’humanité qu’il dirigera le monde. Un sacrifice altruiste. — Quand je lis ses articles mielleux, j’ai envie de lui arracher les yeux. — C’est notre fils lui aussi. Autant le produit de nos gènes qu’Ender et Val. Et nous l’avons bel et bien provoqué. » Il avait raison, et Theresa le savait. Mais cela n’aidait pas. « Il n’était pas obligé de s’amuser à ce point, tu ne crois pas ? » CHAPITRE DEUX À : hgraff%dsco@ficom.gov De : demosthene@dernierespoirdelaterre.pol Sujet : Vous connaissez la vérité Vous savez qui décide quoi écrire. Vous devinez même sans doute pourquoi. Je n’essaierai pas de défendre mon article ni la façon dont d’autres s’en servent. Vous vous êtes servi autrefois de la sœur d’Andrew Wiggin pour le persuader de retourner dans l’espace gagner cette petite guerre que vous meniez. Elle a fait son boulot, non ? Une gentille fille qui remplit toutes ses missions. Eh bien, j’en ai une pour elle. Un jour, vous lui avez envoyé son frère, pour un peu de réconfort et de compagnie. Il aura encore besoin d’elle, plus que jamais, mais il ne peut pas venir à elle. Pas de maison près du lac, cette fois. Mais rien ne lui interdit de partir dans l’espace avec lui. Enrôlez-la dans la F. I., payez-la en tant que consultante, faites ce qu’il faut. Mais son frère et elle ont besoin l’un de l’autre. Plus qu’aucun d’eux n’a besoin de vivre sur Terre. N’essayez pas de deviner ses intentions dans cette affaire. N’oubliez pas qu’elle est plus intelligente et qu’elle aime son jeune frère plus que vous. Et puis vous êtes un honnête homme. Vous savez que c’est pour le mieux. Or vous essayez toujours d’agir pour le mieux, n’est-ce pas ? Rendez-nous service à tous les deux : passez cette lettre à la déchiqueteuse et planquez-la où le soleil ne brille pas. Votre humble et dévoué serviteur – l’humble et dévoué serviteur de tout le monde –, l’humble et dévoué serviteur de la vérité et du nationalisme noble, Démosthène. À quoi un amiral de treize ans occupe-t-il ses journées ? Pas à commander un vaisseau – on l’avait bien fait comprendre à Ender dès sa promotion. « Tu as un grade à la mesure de tes exploits, lui avait dit l’amiral Chamrajnagar, mais tu auras des devoirs en rapport avec ta formation. » Or quelle était sa formation ? Jouer à la guerre virtuelle sur un simulateur. Maintenant qu’il n’y avait plus personne à combattre, il n’était formé à… rien. Ah, si : mener des enfants au combat et leur soutirer jusqu’à la dernière once d’effort, de concentration, de talent et d’intelligence. Mais les enfants n’avaient plus rien à faire ici, et ils rentraient chez eux un par un. Chacun d’eux vint dire au revoir à Ender. « Tu seras bien chez toi, lui dit Hot Soup. Il faut qu’ils te préparent un accueil de héros. » Il partait pour l’École tactique afin d’apprendre le peu qu’il lui restait à savoir pour mériter son diplôme de fin d’études secondaires. « Comme ça je pourrai aller directement à la fac. — Les adolescents de quinze ans réussissent toujours très bien en fac, répondit Ender. — Je dois me concentrer sur mes études, fit Han Tzu. Terminer la fac, découvrir ce que je suis censé faire de ma vie et puis trouver quelqu’un à épouser pour fonder une famille. — Poursuivre le cycle de la vie ? — Un homme sans femme ni enfants est une menace pour la civilisation. Un célibataire est source d’irritation. Dix mille sont sources de guerre. — J’aime quand tu cites des maximes chinoises. — Étant chinois, je peux même les inventer. » Han Tzu lui adressa un grand sourire. « Ender, viens me voir. La Chine est un pays magnifique. On y trouve plus de variété que dans tout le reste du monde. — Je viendrai si j’ai l’occasion », répondit Ender. Il n’eut pas le cœur de lui faire remarquer que la Chine était peuplée d’êtres humains et que la proportion de bon et de mauvais, de force et de faiblesse, de courage et de lâcheté était sûrement la même que dans n’importe quel autre pays, culture, civilisation… ou village, maison ou cœur. « Oh, tu l’auras ! Tu as mené l’espèce humaine à la victoire, tout le monde le sait. Tu peux faire tout ce qui te chante ! » À part rentrer chez moi, songea Ender in petto. À voix haute, il répondit : « Tu ne connais pas mes parents. » Il comptait y mettre le même ton badin que son ami, mais tout sonnait faux chez lui, ces temps-ci. Peut-être une certaine morosité intérieure colorait-elle tous ses propos à son insu. Ou peut-être Han Tzu ne concevait-il pas que son commandant puisse plaisanter. Peut-être les autres gamins et lui se souvenaient-ils trop bien de ce qui s’était passé vers la fin, quand ils se demandaient si Ender n’était pas en train de perdre la tête. Mais Ender savait qu’il ne perdait pas les pédales. Il les trouvait plutôt. L’esprit profond, l’âme dépouillée, l’homme à l’impitoyable compassion – capable d’aimer son prochain au point de le comprendre, tout en gardant un détachement tel qu’il pouvait user de ce savoir pour le détruire. « Ah, les parents, commenta Han Tzu sans joie. Mon père est en prison, tu sais. À moins qu’il n’en soit sorti. Il s’est débrouillé pour me permettre de tricher au test de sélection, histoire d’être sûr que je sois pris. — Tu n’avais pas besoin de tricher. Tu n’es pas un imposteur. — Mais mon père ressentait le besoin de me conférer ma place. Ça le défrisait que je la gagne tout seul. C’était sa façon de se rendre nécessaire. Je le comprends maintenant. J’ai l’intention d’être un meilleur père que lui. Je suis le Bon Père ! » Ender éclata de rire puis le serra dans ses bras, et ils se dirent au revoir. Mais il continua de penser à cette conversation. Il se rendit compte que Han Tzu suivrait sa formation et ferait de lui-même le père parfait. D’ailleurs beaucoup de ce qu’il avait appris à l’École de guerre et ici, à l’École de commandement, lui serait sans doute fort utile. Faire preuve de patience, se maîtriser parfaitement, discerner les capacités de ses subordonnés pour pouvoir combler leurs lacunes par l’entraînement. À quoi ai-je été formé ? Je suis l’homme tribal, songea Ender. Le chef. On peut me faire aveuglément confiance pour agir dans l’intérêt de la tribu. Mais cette confiance implique que je sois celui qui décide qui vit et qui meurt. Juge, bourreau, général, dieu. Voilà ce à quoi on m’a formé. Et bien formé, en plus : j’ai joué le rôle attendu. Maintenant, je parcours les petites annonces sur les réseaux sans trouver aucune offre d’emploi qui exige ce genre de qualifications. Aucune tribu en quête de chef, pas de village en mal de roi, pas de religion à la recherche d’un guerrier-prophète. Officiellement, Ender n’était pas censé être informé du passage en cour martiale de l’ex-colonel Hyrum Graff. Officiellement, il était trop jeune et trop impliqué personnellement. Les pédopsychologues, après plusieurs évaluations fastidieuses, l’avaient déclaré trop fragile pour être exposé aux conséquences de ses actes. C’est cela, maintenant, il est temps de s’inquiéter. Mais c’est bien là-dessus que le procès allait porter, non ? Il s’agirait de déterminer si Graff et d’autres responsables – mais surtout Graff – avaient mal agi vis-à-vis des enfants qu’on leur avait confiés. On prenait tout cela très au sérieux et, à la façon dont les officiers adultes se taisaient ou détournaient les yeux quand il entrait quelque part, Ender était à peu près sûr qu’un de ses actes avait dû avoir des conséquences terribles. Il alla voir Mazer juste avant le début du procès pour lui exposer ses hypothèses à ce sujet : « Je pense que le colonel Graff est traduit en justice parce qu’on le tient responsable de choses que j’ai faites. Mais je doute que ce soit parce que j’ai fait sauter la planète des Formiques et détruit une espèce intelligente – ça, tout le monde approuve. » Mazer avait sagement hoché la tête sans rien dire – c’était son mode de communication normal, un vestige du temps où il formait Ender. « Donc il y a autre chose, fit celui-ci. Je ne vois que deux événements dans mon passé pour lesquels on poursuivrait l’homme qui les a laissés se produire. Il y a cette bagarre dans laquelle je me suis retrouvé, à l’École de guerre. Un plus grand m’a coincé dans une salle de bains. Il s’était vanté de vouloir me cogner jusqu’à ce que je sois un peu moins malin, et il a entraîné sa bande avec lui. Je l’ai humilié pour le pousser à m’affronter tout seul, et puis je l’ai mis à terre d’un seul mouvement. — Vraiment, dit Mazer. — Bonzo Madrid. Bonito de Madrid. Je pense qu’il est mort. — Tu penses ? — On m’a fait quitter l’École de guerre le lendemain. On ne m’en a jamais reparlé. J’en ai conclu que je l’avais gravement blessé. Il doit être mort. C’est le genre d’incident pour lequel on convoque une cour martiale, non ? Il faut expliquer aux parents de Bonzo la mort de leur fils. — Ton raisonnement est intéressant. » Mazer répondait toujours la même chose, qu’il ait tort ou raison, et Ender n’essaya pas d’interpréter ses paroles. « C’est tout ? — Il y a des gouvernements et des hommes politiques qui voudraient me discréditer. Un mouvement s’est formé pour m’empêcher de retourner sur Terre. Je lis les réseaux, je connais leurs arguments : je ne serai qu’un outil politique, une cible pour les assassins ou un atout dont mon pays se servira pour conquérir le monde, et autres absurdités. À mon avis, certains comptent profiter du passage de Graff en cour martiale pour publier des éléments sur mon compte qui auraient dû rester secrets. De quoi me faire passer pour un monstre. — Tu sais que ça ressemble fort à de la paranoïa, de croire que le procès de Graff tourne en réalité autour de toi. — J’ai donc d’autant plus ma place dans cet asile d’aliénés. — Tu sais que je ne peux rien te révéler. — Vous n’avez pas besoin, répondit Ender. Je me dis qu’il y a eu un autre gamin. Il y a des années. Quand j’étais tout petit. Il était à peine plus grand que moi, mais il avait sa bande avec lui. Je l’ai persuadé de ne pas les laisser intervenir, j’en ai fait une affaire personnelle, un contre un. Comme avec Bonzo. Je n’étais pas un bon combattant, à l’époque. Je ne savais pas me battre. Je ne pouvais que me déchaîner comme un fou contre lui. Lui faire tellement mal que même sa bande me ficherait la paix. Il fallait que je sois fou pour que ma folie les effraie. Alors je crois que cet incident fera aussi partie du procès. — C’est très touchant de te voir si nombriliste : tu te prends sincèrement pour le centre de l’univers. — Le centre de cette cour martiale, plutôt. Il s’agit de moi, ou on ne se donnerait pas tant de peine pour m’empêcher d’en savoir plus. L’absence d’information est une information. — Ah, les enfants d’ici sont si malins, répondit Mazer d’un ton assez sarcastique pour faire sourire son interlocuteur. — Stilson est mort lui aussi, hein ? » fit Ender. Mais ce n’était pas vraiment une question. « Ender, tous ceux contre qui tu te bats ne meurent pas. » Mais l’adulte marqua l’ombre d’une hésitation après cette réponse, et l’enfant fut fixé. Tous ceux contre qui il s’était battu – battu pour de bon – avaient péri. Bonzo. Stilson. Et tous les Formiques : chaque reine, chaque doryphore, chaque larve, chaque œuf… Quel que soit leur moyen de reproduction, c’était fini. « Vous savez, fit doucement Ender, je pense à eux tout le temps. Ils n’auront plus jamais d’enfants. C’est bien ça, le sens de la vie, non ? La capacité à se reproduire. Même quand on n’a pas d’enfants, le corps ne cesse de fabriquer de nouvelles cellules. De se répliquer. Sauf que, pour Bonzo et Stilson, c’est terminé. Ils n’ont pas vécu assez longtemps pour se reproduire. Leur lignée s’est éteinte. J’ai joué le rôle de la nature pour eux, tout de griffes et de dents. J’ai été le juge de leur adaptation au milieu. » Ender savait en tenant ces propos qu’il se montrait injuste. Mazer avait pour ordre de ne pas en discuter avec lui et, même s’il tombait pile, de ne rien confirmer. Toutefois, en mettant un terme à la conversation il confirmerait ses hypothèses, et même nier la vérité avait eu cet effet. Ender le forçait presque à parler, désormais, pour le rassurer, pour répondre au besoin qu’il décelait. « Vous n’êtes pas obligé de répondre, dit-il. Je ne suis pas aussi déprimé que j’en ai l’air. Je ne me reproche rien, vous savez. » Mazer cilla. « Non, je ne suis pas fou, précisa Ender. Je regrette leur mort. Je suis responsable de la mort de Stilson, de Bonzo et de tous les Formiques de l’univers, je le sais. Mais je n’ai rien à me reprocher. Je ne suis pas allé chercher Stilson ni Bonzo. Ils sont venus à moi en me menaçant de dommages bien réels. Une menace crédible. Dites-le-leur donc, aux juges de cette cour martiale. Ou passez-leur l’enregistrement que vous êtes sûrement en train de faire de cette conversation. Je n’avais pas l’intention de les tuer, mais je comptais bien les empêcher de m’abîmer. Et la seule façon d’y parvenir consistait à réagir brutalement. Je suis navré qu’ils aient succombé à leurs blessures. Je le déferais si je pouvais. Mais je n’avais pas les compétences nécessaires pour les blesser de façon à éviter toute attaque ultérieure sans pour autant les tuer. Ou tout autre dégât que j’aie pu infliger. S’ils sont infirmes ou diminués intellectuellement, je ferai ce que je peux pour eux, à moins que leur famille ne préfère que je reste à l’écart. Je ne veux pas causer davantage de souffrances. « Mais le fait est, Mazer Rackham : je savais ce que je faisais. Il est ridicule qu’on juge Hyrum Graff pour cela. Dans le cas de Stilson, il n’avait aucune idée de ma façon de raisonner. Il ne pouvait pas deviner ce que je ferais. Et j’avais l’intention de lui faire mal – et même très mal. Ce n’était pas la faute de Graff, mais celle de Stilson. S’il m’avait fichu la paix – et je lui ai laissé plus d’une occasion de renoncer : je l’ai supplié de me laisser tranquille. S’il avait écouté, il serait encore en vie. C’est lui qui a choisi. Il me croyait plus faible que lui, il pensait que je ne saurais pas me défendre, mais cela ne le dédouane pas pour autant. Il a choisi de m’attaquer pour une raison toute simple : à ses yeux, cela ne porterait pas à conséquence. Seulement, il avait tort. » Mazer s’éclaircit légèrement la gorge puis dit : « Ça suffit. — Avec Bonzo, en revanche, Graff prenait un risque terrible. Imaginez que Bonzo et ses copains me blessent, ou que je meure, que je devienne un légume, ou juste un gamin craintif et timide. Il perdait alors l’arme qu’il forgeait. Bean aurait gagné la guerre même en mon absence, mais Graff n’avait aucun moyen de le savoir. C’était un pari effrayant. Parce que Graff savait aussi que si je sortais vivant – et victorieux – de cette confrontation avec Bonzo, alors je croirais en moi, en ma capacité à vaincre quelles que soient les circonstances. Le jeu ne me donnait pas cette certitude : ce n’était qu’un jeu. Bonzo m’a prouvé que dans la vraie vie j’étais capable de vaincre. Tant que je comprenais mon ennemi. Vous savez ce que cela veut dire, vous, Mazer. — Même si ce que tu dis était vrai… — Prenez cette vidéo et faites-la verser au dossier. Ou, si par le plus grand des hasards personne n’enregistrait notre conversion, allez témoigner en sa faveur. Dites-leur, dites aux juges que Graff n’a pas mal agi. J’étais furieux contre lui pour sa façon de procéder, et je le suis sans doute encore. Mais à sa place j’en aurais fait autant. Cela participait de la victoire. La guerre fait des morts. On envoie des soldats au combat en sachant que certains ne reviendront pas. Mais Graff n’a pas envoyé Bonzo. Bonzo s’est porté volontaire pour la mission qu’il s’est attribuée tout seul : m’attaquer et nous permettre d’apprendre que, non, je ne me résignerais jamais à perdre. Bonzo s’est porté volontaire. Tout comme les doryphores en venant jusqu’ici et en essayant de balayer les humains. S’ils nous avaient laissés tranquilles, nous ne leur aurions pas fait de mal. Les juges doivent comprendre : je suis l’arme que l’École de guerre devait créer, celle que le monde entier voulait qu’elle crée. On ne peut pas reprocher à Graff d’avoir façonné et aiguisé une arme. Ni lui ni personne ne l’a brandie. Bonzo a trouvé une lame et s’est blessé avec. Voilà comment il faut envisager la chose. — Tu as terminé ? — Pourquoi ? Vous arrivez au bout de votre capacité d’enregistrement ? » Mazer se leva et partit. A son retour, il ne mentionna pas leur discussion, mais Ender était désormais libre d’aller et venir partout. On n’essayait plus de rien lui cacher, et il put lire le texte de l’acte d’accusation de Graff. Il avait vu juste sur toute la ligne. Il comprit aussi que Graff ne serait condamné que pour des faits mineurs – il n’irait pas en prison. La cour martiale n’était là que pour causer du tort à Ender et interdire à l’Amérique de se servir de lui en tant que chef militaire. C’était un héros, certes, mais aussi désormais officiellement un gamin très effrayant. La cour martiale figerait cette image dans l’esprit du public. On aurait pu se rallier autour du sauveur de l’espèce humaine, mais un môme monstrueux qui en tuait d’autres ? Même en état de légitime défense, c’était trop horrible. Ender n’avait pas d’avenir politique sur Terre. Il surveilla la façon dont Démosthène, le commentateur politique, réagissait à mesure que les faits émergeaient devant les juges. Depuis des mois – depuis qu’il était apparu qu’Ender ne serait pas renvoyé immédiatement chez lui –, ce célèbre nationaliste américain s’agitait sur les réseaux pour qu’on « ramène le héros à la maison ». Même maintenant qu’on se servait des meurtres privés d’Ender contre Graff, Démosthène s’entêtait encore à répéter, plus d’une fois, qu’il était « une arme qui appartient au peuple américain ». Ce qui était le meilleur moyen de s’assurer qu’aucune autre nation ne consentirait à laisser cette arme tomber entre des mains américaines. Ender prit tout d’abord Démosthène pour un parfait imbécile qui jouait très mal ses cartes. Puis il se rendit compte qu’il pouvait bien le faire exprès et stimuler ses contradicteurs parce qu’il ne voulait surtout pas d’un rival à la tête de la politique américaine. Ce type était-il si subtil ? Ender examina ses écrits – après tout, qu’avait-il d’autre à faire ? – et y décela un défaut récurrent : l’homme était éloquent, mais il insistait toujours un peu trop. Suffisamment pour stimuler ses adversaires, en Amérique et à l’étranger. En discréditant son propre camp dans chaque débat. De manière délibérée ? Sans doute pas. Ender connaissait l’histoire des grands dirigeants – et surtout celle du premier Démosthène. Éloquence ne signifiait pas intelligence ni analyse pénétrante. Les véritables partisans d’une cause se comportaient souvent de manière contre-productive parce qu’ils s’attendaient à ce que les autres discernent la justesse de leur combat s’ils l’exposaient avec une clarté suffisante. Du coup, ils dévoilaient involontairement leur jeu et ne comprenaient pas pourquoi tout le monde se liguait contre eux. Ender avait observé l’évolution du débat sur les réseaux, regardé les équipes se former et constaté que les « modérés » emmenés par Locke tiraient toujours parti des provocations de Démosthène. Et maintenant, en continuant à s’agiter en soutien à Ender, c’est Démosthène qui lui causait le plus de tort. Pour tous ceux qui redoutaient le mouvement lancé par le commentateur politique – soit le monde entier en dehors de l’Amérique –, Ender ne serait pas un héros mais un monstre. Le ramener chez lui, pour qu’il guide le pays vers un déchaînement nuevo-imperialista ? Pour qu’il se mue en Alexandre américain, en Gengis Khan ou Adolphe Hitler, et qu’il veuille conquérir le monde ou le force à s’unir en une guerre brutale contre lui ? Heureusement, Ender ne se sentait pas l’âme d’un conquérant. Il ne souffrirait donc pas si on le privait de l’occasion d’essayer. Néanmoins, il aurait aimé avoir l’occasion de s’expliquer avec Démosthène. Mais, bien sûr, le bonhomme n’accepterait jamais de se retrouver seul dans la même pièce que le héros meurtrier. Mazer ne discutait jamais de la cour martiale avec Ender, mais ils pouvaient parler de Graff. « Hyrum Graff est un bureaucrate consommé, disait Mazer. Il raisonne toujours avec dix coups d’avance sur tout le monde. Peu importe en réalité le poste qu’il occupe. Il peut se servir de n’importe qui – subordonné, supérieur ou parfait étranger qui ne l’a jamais rencontré – pour obtenir ce qu’il juge nécessaire pour l’espèce humaine. — Je me réjouis qu’il ait choisi d’utiliser ce talent pour le plus grand bien. — Je ne suis pas sûr que ce soit le cas, répondit Mazer. Il s’en sert pour ce qu’il croit bon. Mais je ne pense pas qu’il soit particulièrement doué pour reconnaître le « bien ». — En cours de philosophie, il me semble que nous avons fini par conclure que « bien » et « bon » sont des termes récursifs à l’infini : ils ne peuvent être définis qu’en fonction d’eux-mêmes. Le bien est bon parce qu’il est meilleur que le mal – toutefois, la raison pour laquelle il vaut mieux être bon que mauvais dépend de la façon dont on définit le bien, et ainsi de suite. — Ah ! qu’est-ce qu’une flotte moderne n’enseigne pas à ses amiraux ! — Vous êtes amiral aussi, et voyez où ça vous a mené. — Précepteur d’un gamin mal élevé qui sauve l’espèce humaine mais ne fait pas ses corvées. — Parfois j’aimerais être mal élevé, répondit Ender. J’en rêve – je rêve de défier l’autorité. Mais même quand j’en prends la ferme décision, je n’arrive pas à me défaire du sentiment de responsabilité. Les gens qui comptent sur moi – voilà ce qui me contrôle. — Tu n’as donc pas d’ambition en dehors de ton devoir ? — Et je n’ai plus de devoir, désormais. Alors j’envie le colonel… monsieur Graff. Tous ces projets. Toute cette détermination. Je me demande ce qu’il a en projet pour moi. — Es-tu sûr qu’il en ait ? Des projets pour toi, s’entend. — Peut-être pas. Il a travaillé très dur pour façonner cet outil. Mais maintenant qu’on n’en aura plus jamais besoin, il va peut-être me reposer dans un coin et me laisser rouiller sans plus jamais penser à moi. — Peut-être, fit Mazer. Voilà ce que nous devons garder à l’esprit. Graff n’est pas… gentil. — À moins qu’il n’ait besoin de l’être. — À moins qu’il n’ait besoin de le paraître. Il est capable de s’abaisser à mentir comme un arracheur de dents pour présenter la situation de façon à vous donner envie de faire ce qu’il attend de vous. — C’est comme ça qu’il vous a amené ici, pour être mon formateur durant cette guerre ? — Eh oui, soupira Mazer. — Vous rentrez chez vous, maintenant ? Je sais que vous avez de la famille. — Des arrière-petits-enfants. Et des arrière-arrière-petits-enfants. Ma femme est morte et mon seul fils encore en vie est gaga, sénile, d’après mes petits-enfants. Ils le disent sans embarras parce qu’ils ont accepté l’idée que leur père ou leur oncle a eu une vie bien remplie et qu’il se fait vraiment très vieux. Mais comment pourrais-je l’accepter ? Je ne connais pas ces gens. — Un accueil triomphal ne suffira pas à compenser les cinquante ans perdus, pas vrai ? — Un accueil triomphal, marmonna Mazer. Tu sais en quoi consiste mon accueil triomphal ? Ils se demandent encore s’ils vont me mettre en examen en plus de Graff. Je pense qu’ils le feront probablement. — Dans ce cas, répondit Ender, vous serez acquitté en même temps que lui. — Acquitté ? fit l’autre, désabusé. On ne nous jettera pas en prison ni rien, mais nous aurons un blâme officiel. Une trace dans notre dossier. Et Graff se fera sûrement casser. Ceux qui ont convoqué cette cour martiale ne peuvent pas perdre la face. Il faut qu’on leur donne raison. » Ender soupira. « Et donc, pour ménager leur fierté, vous vous faites tous les deux taper sur les doigts. Et Graff risque de perdre sa carrière. » Mazer se mit à rire. « Ce n’est pas si terrible que cela, en réalité. Mon dossier était farci d’avertissements et de blâmes avant même que je ne batte les doryphores lors de la deuxième guerre formique. Ma carrière s’est forgée à coups de blâmes et d’avertissements. Quant à Graff, l’armée n’a jamais été sa carrière de choix. Ce n’était qu’un moyen d’avoir accès à l’influence et au pouvoir nécessaires pour accomplir ses projets. Maintenant qu’il n’a plus tant besoin de l’armée, s’en faire éjecter ne le dérange pas, à vrai dire. » Ender hocha la tête et gloussa. « Je parie que vous avez raison. Graff compte sans doute en tirer parti d’une façon ou d’une autre. Il profitera du sentiment de culpabilité de ceux que son expulsion arrange pour obtenir ce qu’il convoite réellement. Un prix de consolation qui se révélera être son véritable objectif. — Eh bien, ils ne peuvent pas non plus lui décerner des médailles pour les mêmes faits qui lui ont valu la cour martiale. — Ils lui donneront son projet de colonisation. — Bah, je ne sais pas si leur sentiment de culpabilité ira si loin, répondit Mazer. Équiper et remettre à niveau les vaisseaux de la flotte pour en faire des bâtiments de colonisation coûterait des milliards de dollars, et rien ne garantit que quiconque sur Terre aura envie de partir à jamais. Sans parler des équipages des vaisseaux. — Ils doivent faire quelque chose de cette flotte immense et de tout ce personnel. Les bâtiments doivent aller quelque part. Et puis il y a tous ces soldats de la F. I. sur les mondes conquis. Je pense que Graff aura ses colonies – nous n’enverrons pas de vaisseaux pour les ramener sur Terre : nous enverrons de nouveaux pionniers les rejoindre. — Je vois que tu maîtrises tous les arguments de Graff. — Vous aussi, répondit Ender. Et je parie que vous partirez avec eux. — Moi ? Je suis trop vieux pour être colon. — Vous piloteriez un vaisseau. Un vaisseau colonial. Vous partiriez à nouveau, parce que vous l’avez déjà fait une fois. Pourquoi ne pas recommencer ? Voyager à la vitesse de la lumière et amener le bâtiment jusqu’à l’une des anciennes planètes formiques. — Peut-être. — Quand on a perdu tous les siens, que reste-t-il à perdre ? Et puis vous croyez en l’œuvre de Graff. C’est son véritable projet depuis le début, non ? Répandre l’espèce humaine hors du système solaire afin que nous ne soyons pas les otages du destin d’une unique planète. Nous disperser entre les systèmes stellaires aussi loin que possible, pour qu’on ne puisse plus nous éliminer en tant qu’espèce. C’est la grande cause de Graff. Et vous la trouvez valable vous aussi. — Je n’ai jamais prononcé un mot là-dessus. — Quand le sujet est abordé et qu’on évoque les arguments de Graff, vous ne faites pas votre petite grimace. — Ah, voilà que tu crois pouvoir lire sur mon visage. Je suis maori, je ne laisse rien paraître. — Vous êtes à demi maori, et je vous pratique depuis des mois. — Tu ne lis pas mes pensées, même si tu t’es convaincu que tu pouvais lire sur mon visage. — Le projet de colonisation est le seul encore digne d’intérêt ici, dans l’espace. — On ne m’a pas demandé de piloter quoi que ce soit, répondit Mazer. Je suis vieux pour un pilote, tu sais. — Vous ne seriez pas pilote mais commandant de vaisseau. — J’ai de la veine qu’on me laisse viser tout seul quand je vais pisser. On ne me fait pas confiance. C’est pour ça qu’on me traduit en cour martiale. — Quand le procès sera fini, dit Ender, vous n’aurez pas plus d’utilité que moi. Il faudra bien qu’on vous expédie très loin pour que la F. I. redevienne un lieu sûr pour les bureaucrates. » Mazer détourna le regard et attendit, mais son attitude soufflait à Ender qu’il s’apprêtait à dire quelque chose d’important. « Et toi, Ender ? s’enquit-il enfin. Tu partirais ? — Pour une colonie ? » Il se mit à rire. « J’ai treize ans. À quoi m’emploierait-on, là-bas ? À labourer le sol ? Vous connaissez mes compétences. Inutiles pour une colonie. » Mazer éclata d’un rire sec. « Ah, tu veux bien m’envoyer mais, quant à toi, tu refuses de partir. — Je n’envoie personne. Moi-même encore moins que les autres. — Tu dois bien faire quelque chose de ta vie », répondit Mazer. Et voilà : la reconnaissance tacite qu’Ender ne rentrerait pas chez lui. Qu’il ne mènerait jamais une vie normale sur Terre. Un par un, les autres gosses reçurent leurs ordres, et chacun lui dit au revoir avant de partir. La scène était un peu plus gauche à chaque fois, parce qu’Ender leur était de plus en plus étranger : il ne traînait pas avec eux, et si par hasard il participait à une conversation, il ne restait pas longtemps et ne s’impliquait jamais vraiment. Ce n’était pas un choix délibéré. Seulement, il ne voyait pas l’intérêt de ce qu’ils faisaient ni de leurs sujets de discussion. Ils ne pensaient qu’à leurs études, leur retour sur Terre. Ce qu’ils allaient faire. Comment ils se retrouveraient au bout d’un certain temps passé chez eux. Combien ils toucheraient en guise d’indemnité de licenciement de la part de l’armée. Quelle carrière ils pourraient embrasser. À quel point leur famille aurait changé. Rien de tout cela ne s’appliquait à Ender. Il ne pouvait pas faire comme si c’était le cas ou comme s’il avait un avenir. Et il pouvait encore moins parler de ce qui le préoccupait. Ils ne comprendraient pas. Lui-même ne comprenait pas. Il avait su lâcher tout le reste, tout ce sur quoi il s’était concentré tout ce temps. Les tactiques militaires ? La stratégie ? Aucun intérêt à ses yeux, désormais. Comment il aurait pu éviter de susciter l’hostilité de Bonzo ou Stilson ? Le sujet évoquait en lui des sentiments puissants, mais pas d’idées rationnelles ; il ne perdait donc pas son temps à essayer de raisonner là-dessus. Il renonçait à y penser, tout comme il avait renoncé à sa connaissance approfondie de tous les membres de son djish, cette petite armée de gamins surdoués qu’il avait menée pendant tout l’entraînement qui s’était révélé la vraie guerre. Autrefois, connaître et comprendre ces gamins faisait partie de son travail : c’était essentiel en vue de la victoire. À l’époque, il en était même venu à les considérer comme ses amis. Mais il n’avait jamais été l’un des leurs – leur relation était trop inégale. Il les avait aimés pour mieux les connaître, et il les avait connus pour mieux se servir d’eux. Maintenant, il n’en avait plus besoin – ce n’était pas un choix personnel : il n’y avait tout simplement plus rien à gagner à maintenir l’unité du groupe. En tant que groupe, ils n’existaient plus. Ce n’était plus qu’une bande de gosses partis ensemble pour une longue et difficile expédition ; voilà comment Ender les voyait désormais. Ils avaient agi à l’unisson pour regagner la civilisation, mais ils allaient maintenant rentrer chez eux, dans leurs familles. Ils n’étaient plus unis. Si ce n’est dans leurs souvenirs. Ender avait donc renoncé à eux. Même ceux qui se trouvaient encore là. Il se rendait compte que cela les blessait – ceux qui avaient voulu être davantage que de simples copains – qu’il ne laisse pas leur relation évoluer, qu’il ne partage pas ses idées avec eux. Il ne pouvait pas leur expliquer qu’il ne les tenait pas à l’écart, qu’il leur était tout bonnement impossible de comprendre ce qui le préoccupait dès qu’il n’était pas obligé de penser à autre chose. Les reines. Ce qu’avaient fait les Formiques n’avait aucun sens. Ils n’étaient pas stupides. Pourtant, ils avaient commis l’erreur stratégique de regrouper toutes leurs reines – non, pas « leurs » reines, les Formiques se résumaient aux reines, les reines étaient les Formiques. Elles s’étaient toutes rassemblées sur leur planète d’origine, où Ender pouvait les détruire en recourant au Petit Docteur, toutes à la fois – où il les avait détruites. Mazer lui avait expliqué que les reines avaient dû se rassembler sur cette planète des années avant d’apprendre que la flotte humaine était équipée du Petit Docteur. À cause de la façon dont Mazer avait vaincu leur expédition principale vers le système solaire, elles connaissaient leur plus grande faiblesse : si l’ennemi localisait la reine et la tuait, il liquidait toute son armée. Elles s’étaient donc retirées de toutes leurs positions avancées puis s’étaient rassemblées sur leur monde d’origine avant de le protéger avec tout ce qu’elles avaient. Oui, oui, Ender comprenait bien. Mais il s’était servi du Petit Docteur au début de l’invasion des mondes formiques pour détruire une formation de vaisseaux. Les reines avaient aussitôt compris le potentiel de cette arme et n’avaient plus jamais laissé leurs bâtiments se rapprocher suffisamment pour que le Petit Docteur puisse déclencher une réaction autoentretenue. Donc : une fois qu’elles avaient compris que cette arme existait et que les humains étaient prêts à s’en servir, pourquoi étaient-elles restées sur cette planète ? Elles devaient savoir que la flotte humaine arrivait. À mesure qu’Ender gagnait bataille après bataille, elles avaient dû entrevoir la possibilité de la défaite. Il leur aurait été facile de monter à bord de vaisseaux et de se disperser depuis leur planète d’origine. Avant le début de cette dernière bataille, elles auraient pu être hors de portée du Petit Docteur. Alors nous aurions été obligés de nous lancer à leur poursuite, vaisseau par vaisseau, reine après reine. Leurs planètes auraient continué à être peuplées de Formiques, et elles auraient pu nous opposer une résistance sanglante sur chaque monde tout en construisant de nouveaux vaisseaux pour lancer de nouvelles flottes contre nous. Or elles étaient restées. Et elles avaient péri. Était-ce la peur ? Peut-être. Mais Ender n’y croyait pas. Les reines étaient taillées pour la guerre. Toutes les observations des scientifiques qui avaient étudié l’anatomie et la structure moléculaire des cadavres de doryphores récupérés lors de la deuxième guerre formique pointaient vers la conclusion suivante : les Formiques étaient faits avant tout pour se battre et tuer. Ce qui sous-entendait qu’ils avaient dû évoluer sur un monde où le combat était nécessaire. La conclusion la plus logique – du moins celle qui lui paraissait la plus logique – était qu’ils ne luttaient pas contre une espèce de prédateurs sur leur monde d’origine. Comme les humains, ils se seraient sûrement débarrassés très tôt de tout prédateur réellement menaçant. Non, ils avaient évolué pour lutter les uns contre les autres. Reines contre reines, donnant naissance à de vastes armées de Formiques, rivalisant pour être la reine dominante – ou la dernière en vie. Pourtant, d’une façon ou d’une autre, ils avaient surmonté cette étape. Ils avaient cessé de se battre. Était-ce avant de développer le vol spatial et de coloniser d’autres planètes ? Ou bien une reine précise avait-elle construit des vaisseaux presque aussi rapides que la lumière, créé des colonies puis usé du pouvoir qu’elle avait acquis pour écraser les autres ? Cela n’aurait pas compté. Ses propres filles se seraient sûrement rebellées – et cela se serait perpétué, chaque nouvelle génération s’efforçant d’éliminer la précédente. C’était ainsi que fonctionnaient les ruches sur Terre, en tout cas : la reine rivale devait être chassée ou tuée. Seules les ouvrières stériles étaient autorisées à rester parce qu’il ne s’agissait pas de rivales mais de domestiques. C’était un peu comme le système immunitaire d’un organisme. Chaque reine devait s’assurer que tout ce que produisaient ses ouvrières ne servait qu’à subvenir aux besoins de ses ouvrières, sa progéniture, ses mâles et elle-même. Tout Formique – reine ou ouvrière – qui tentait d’infiltrer son territoire et d’utiliser ses ressources devait donc être chassé ou éliminé. Pourtant, ils avaient cessé de se battre et coopéraient désormais. S’ils étaient capables de faire la paix, ces ennemis implacables qui avaient guidé leur évolution commune assez longtemps pour devenir des êtres intelligents brillants, alors pourquoi ne l’avaient-ils pas faite avec nous ? Les humains ? N’auraient-ils pas pu tenter de communiquer avec nous ? De trouver un arrangement avec l’homme, comme ils l’avaient fait entre eux – en se partageant la Galaxie, chacun tolérant l’autre ? Ender le savait, s’il avait décelé le moindre effort pour communiquer dans une seule de ces batailles, il aurait aussitôt compris qu’il ne s’agissait pas d’un jeu : les professeurs n’avaient aucune raison de simuler une volonté de parlementer. À leurs yeux, cela ne relevait pas du rôle d’Ender : ils refusaient de le former dans cette optique. Si une tentative de communication avait réellement eu lieu, les adultes l’auraient sûrement arrêté net, faisant mine que l’« exercice » était terminé avant de s’en occuper seuls. Mais les reines n’avaient pas essayé de communiquer. Et elles n’avaient pas non plus eu recours à une stratégie de dispersion pourtant évidente pour sauver leur peau. Elles étaient restées plantées là en attendant la venue d’Ender. Puis Ender avait vaincu, de la seule façon possible : en usant d’une force dévastatrice. Il avait toujours combattu de cette manière. Afin de s’assurer qu’il n’y aurait pas d’autre combat. Il se servait de sa victoire pour garantir la disparition du danger. Même si j’avais su que la guerre était réelle, j’aurais tenté exactement la même manœuvre. Dans sa tête, il interrogeait donc sans relâche les reines, tout en les sachant mortes et incapables de lui répondre : pourquoi ? Pourquoi avez-vous décidé de me laisser vous tuer ? Son esprit rationnel examinait toutes les autres éventualités – y compris la possibilité que, peut-être, les reines aient été très bêtes. À moins qu’elles aient à ce point manqué d’expérience dans la gestion d’une société de partenaires égaux qu’elles n’avaient pas réussi à prendre une décision rationnelle ensemble. Ou bien, ou bien… ou bien… Il passait sans cesse en revue les explications possibles. Quand il ne faisait pas les devoirs que quelqu’un – Graff, encore ? Ou ses rivaux ? – persistait à lui imposer, Ender se consacrait désormais à l’étude des rapports des soldats qu’il avait commandés à son insu. Sur toutes les colonies formiques, des humains marchaient désormais. Et les rapports de toutes les équipes d’exploration brossaient le même tableau : tous les Formiques morts et en voie de décomposition, leurs vastes fermes et leurs usines prêtes à être reprises. Les soldats devenus explorateurs restaient à l’affût d’une embuscade, mais à mesure que les mois s’écoulaient sans alerte, leurs rapports s’alimentèrent de tout ce qu’ils apprenaient grâce aux xénobiologistes qu’on avait envoyés avec eux : non seulement nous pouvions respirer l’air de tous ces mondes, mais nous pouvions aussi nous nourrir de leurs fruits. Toutes les planètes formiques devinrent donc des colonies humaines, et les soldats s’installèrent au milieu des vestiges de la société de leurs ennemis. Les femmes manquaient parmi eux, mais ils se mirent en devoir de fonder une organisation sociale qui maximiserait la reproduction en évitant que trop d’hommes soient privés de l’occasion de s’accoupler. D’ici une ou deux générations, si les bébés naissaient dans les proportions habituelles, une moitié de garçons, une moitié de filles, la monogamie classique pourrait être rétablie. Mais Ender ne s’intéressait que vaguement à ce que les humains faisaient sur les nouveaux mondes. Ce qu’il étudiait, c’étaient les artefacts formiques. Les caractéristiques des colonies formiques. Les terriers où les reines pondaient autrefois, les remplissant de larves aux dents si dures qu’elles étaient capables de ronger le roc pour créer de plus en plus de tunnels. Les Formiques pratiquaient l’agriculture en surface mais descendaient sous terre pour se reproduire et élever leurs jeunes. Des jeunes tout aussi puissants et capables de tuer que les adultes, fendant la roche à coups de dents – les explorateurs avaient trouvé les larves, en voie de décomposition rapide, mais encore là pour qu’on les photographie, dissèque et étudie. « Voilà donc à quoi tu passes tes journées, dit Petra. À regarder des photos de tunnels formiques. Une manière de fantasme du retour dans le sein maternel ? » Ender sourit et mit de côté les images qu’il examinait. « Je te croyais déjà rentrée en Arménie. — Pas avant de connaître l’issue de cette cour martiale imbécile, répondit-elle. Pas avant que les dirigeants arméniens soient prêts à me recevoir en grande pompe. Ce qui signifie qu’ils doivent décider s’ils veulent vraiment de moi. — Bien sûr qu’ils veulent de toi. — Ils ne savent pas ce qu’ils veulent. Ce sont des hommes politiques. Est-ce que mon retour est bon pour eux ? Est-il pire de me laisser dans l’espace que de me faire revenir à la maison ? C’est tellement dur quand on n’a pas d’autre conviction que sa soif de rester au pouvoir. Tu n’es pas heureux de ne pas faire de politique ? » Ender soupira. « Eh. Je n’occuperai plus jamais de poste à responsabilité. Commander l’armée du Dragon était trop pour moi, et ce n’était qu’un jeu d’enfants. — C’est ce que j’ai essayé de leur faire comprendre. Je ne veux prendre le boulot de personne. Je ne vais pas soutenir la candidature de quiconque. Je veux vivre avec ma famille et voir s’ils se souviennent de moi. Et vice versa. — Ils vont t’adorer, assura Ender. — Et tu le sais parce que… ? — Parce que moi je t’adore. » Elle le regarda d’un air consterné : « Comment suis-je censée répondre à un commentaire pareil ? — Oh. Et qu’est-ce que j’étais censé dire ? — Je ne sais pas. Il faut que je te rédige ton script, maintenant ? — D’accord. Tu aurais préféré une vanne ? “Ils vont t’adorer parce qu’il faut bien que quelqu’un le fasse, et personne n’est volontaire par ici.” Ou peut-être une blague raciste : “Ils vont t’adorer parce que ce sont des Arméniens et tu es une fille.” — Ça veut dire quoi, ça ? — Je le tiens d’un Azéri avec qui j’ai discuté pendant le scandale autour de la Saint-Nicolas, à l’École de guerre. Apparemment, l’idée est que les Arméniens sont les seuls à trouver les Arméniennes… Je n’ai pas à expliquer des insultes ethniques, Petra. Elles sont transférables à l’infini. — Quand est-ce qu’on te laisse rentrer chez toi ? » Au lieu d’éluder la question ou de se contenter d’une réponse paresseuse, Ender opta cette fois pour la sincérité : « Je me dis que ça n’arrivera peut-être pas. — Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu crois que cette cour martiale ridicule va finir par te condamner, toi ? — C’est bien moi que l’on juge, non ? — Sûrement pas. — Uniquement parce que je suis mineur et donc irresponsable. Mais tout cela tourne autour du vilain petit monstre que je suis. — C’est faux. — J’ai vu les résumés sur les réseaux, Petra. Le monde est en train de constater que son sauveur a un petit problème : il tue des enfants. — Tu t’es défendu contre des brutes. Tout le monde le comprend. — Sauf ceux qui postent des commentaires où ils me décrivent comme un criminel de guerre pire qu’Hitler ou Pol Pot. Un meurtrier de masse. Qu’est-ce qui te fait croire que j’ai envie de rentrer à la maison pour faire face à tout cela ? » Petra ne jouait plus. Elle s’assit près de lui et lui prit les mains. « Ender, tu as une famille. — J’avais. — Oh, ne dis pas ça ! Tu as une famille. Les familles continuent d’aimer leurs enfants même après huit ans d’absence. — Je n’ai été absent que sept ans. Presque. Oui, je sais qu’ils m’aiment. Certains d’entre eux, en tout cas. Ils aiment celui que j’étais. Un mignon gamin de six ans. On devait avoir envie de me serrer dans les bras. Enfin, entre deux assassinats d’enfant. — C’est donc cela, ton obsession pour la pornographie formique ? — La pornographie ? — La façon dont tu l’étudies. Cas typique d’addiction. Il t’en faut de plus en plus. Des images explicites de larves en décomposition. Des clichés d’autopsie. Des vues de leur structure moléculaire. Ender, ils sont morts, et ce n’est pas toi qui les as tués. Ou alors, nous aussi. Mais nous ne les avons pas tués. Nous jouions à un jeu ! On nous formait pour la guerre, c’est tout. — Et si cela n’avait vraiment été qu’un jeu ? répliqua Ender. Et qu’ensuite on nous avait affectés à la flotte après notre diplôme, et qu’on avait bel et bien piloté ces vaisseaux ou commandé ces escadres ? Est-ce que nous ne l’aurions pas fait pour de bon ? — Si. Mais nous ne l’avons pas fait. Cela n’est pas arrivé. — C’est arrivé. Ils sont morts. — Eh bien, ce n’est pas en étudiant la structure de leur organisme et la biochimie de leurs cellules que tu les ramèneras. — Je ne cherche pas à les ramener, répondit Ender. Imagine le cauchemar ! — Non, tu cherches à te persuader que tu mérites les saloperies qu’on répand sur ton compte pendant cette cour martiale parce que, dans ce cas, tu ne mérites vraiment pas de rentrer sur Terre. » Ender secoua la tête. « Je veux rentrer chez moi, Petra, même si je ne peux pas rester. Et je n’ai pas de doutes concernant la guerre : je me réjouis que nous ayons combattu, que nous ayons vaincu et que ce soit terminé. — Mais tu restes à l’écart de tout le monde. Nous comprenions, ou nous compatissions, ou nous faisions comme si. Mais tu nous as tous tenus à distance. Tu laisses ostensiblement tomber tout ce que tu fais quand l’un de nous vient discuter avec toi, mais c’est un geste d’hostilité. » Quelle idée ridicule. « C’est de la politesse élémentaire ! — Tu ne dis jamais “Attends une seconde”, tu laisses tout tomber. C’est tellement… flagrant. Le message, c’est : “Je suis vraiment très occupé mais je me considère toujours comme responsable de vous, alors je laisse tomber tout ce que je fais parce que vous avez besoin de mon temps.” — Oh là là, fit Ender. Tu as compris un paquet de trucs sur mon compte, dis donc. Tu es très intelligente, Petra. Une fille comme toi… On pourrait vraiment faire quelque chose de toi à l’École de guerre. — Eh bien, voilà une vraie réponse ! — Pas aussi vraie que celle que je t’ai faite avant. — Que tu m’adores ? Tu n’es pas mon thérapeute, Ender. Ni mon pasteur. Ne me dorlote pas, ne me dis pas ce que tu crois que j’ai besoin d’entendre. — Tu as raison, j’ai tort de tout laisser tomber quand un de mes amis passe. » Il reprit ses documents. « Repose ça. — Ah, maintenant je peux, parce que tu me l’as demandé grossièrement. — Ender, fit Petra, nous sommes tous revenus de la guerre. Mais pas toi. Tu y es toujours. Tu luttes encore contre… quelque chose. Nous parlons de toi sans arrêt. On se demande pourquoi tu refuses de te tourner vers nous. En espérant qu’il y a bien quelqu’un à qui tu parles. — Je parle à tous et à chacun. Un vrai moulin à paroles. — Il y a un mur de pierre autour de toi, et les mots que tu viens de prononcer font partie de ses briques. — Des briques dans un mur de pierre ? — Ah, donc tu écoutes ! triompha-t-elle. Ender, je n’essaye pas de forcer ton intimité. Garde tout pour toi. Quoi que ce soit. — Je ne garde rien pour moi, répondit-il. Je n’ai pas de secret. Ma vie entière est étalée sur les réseaux, elle appartient à l’espèce humaine, désormais, et je ne m’en inquiète pas tant que ça. C’est comme si je ne vivais pas dans mon corps. Rien que dans mon esprit. Je m’efforce uniquement de résoudre cette question qui m’obsède. — Quelle question ? — Celle que je ne cesse de poser aux reines sans jamais obtenir de réponse. — Quelle question ? — Je n’arrête pas de leur demander : “Pourquoi êtes-vous mortes ?” » Petra le dévisagea, en quête… de quoi ? D’un signe qu’il plaisantait ? « Ender, elles sont mortes parce que nous… — Pourquoi étaient-elles encore sur cette planète ? Pourquoi ne se trouvaient-elles à bord de vaisseaux qui s’éloignaient en vitesse ? Elles ont choisi de rester, sachant que nous avions cette arme, connaissant ses effets et son fonctionnement. Elles sont restées pour la bataille, elles ont attendu notre venue. — Elles nous ont combattus de toutes leurs forces. Elles n’avaient pas envie de mourir, Ender. Elles n’ont pas commis de suicide par soldat humain. — Elles savaient que nous les avions battues encore et encore. Elles devaient bien se dire qu’il existait au moins une possibilité que cela se reproduise. Et elles sont restées. — Et alors ? Elles sont restées. — Ce n’est pas comme si elles devaient prouver leur loyauté ou leur courage aux soldats. Les ouvrières et les soldats étaient l’équivalent de leurs membres. Cela reviendrait à dire : “Il faut que je le fasse parce que je veux que mes mains sachent combien je suis courageux.” — Je constate que tu y as beaucoup réfléchi. Jusqu’à l’obsession, presque la folie. Mais tant que ça te rend heureux… Car tu es heureux, tu sais. Sur Éros, tout le monde en parle : comme il est joyeux, ce petit Wiggin. Il faut arrêter de siffloter, en revanche. Ça tape sur le système. — Petra, j’ai accompli l’œuvre de ma vie. Je ne pense pas qu’on me laissera retourner sur Terre, même en simple visite. Je déteste cette idée, elle me rend furieux, mais je comprends malgré tout. Et, d’une certaine façon, cela me convient. J’ai supporté plus de responsabilités que je n’en veux. J’ai fini. J’ai pris ma retraite. Plus de devoir envers quiconque. Alors, maintenant, j’ai le droit de réfléchir à ce qui me turlupine réellement. Au problème que je dois résoudre. » Il fit glisser les photos sur la table de la bibliothèque. « Qui sont ces gens ? » fit-il. Petra regarda les images de larves mortes et de cadavres d’ouvrières formiques et répondit : « Ce ne sont pas des gens, Ender. Ce sont des Formiques. Et ils ont disparu. — Pendant des années, j’ai tourné toutes mes pensées vers eux pour les comprendre, Petra. Pour les connaître mieux que je ne connais aucun être humain dans ma vie. Pour les aimer. De façon à me servir de ce savoir pour les vaincre et les détruire. Maintenant qu’ils sont détruits, je ne peux pas pour autant détourner mon attention d’eux. » Le visage de Petra s’illumina. « Je comprends. Je comprends enfin ! — Qu’est-ce que tu comprends ? — Pourquoi tu es si bizarre, Ender Wiggin, chef. Ce n’est pas bizarre du tout. — Si tu crois que je ne suis pas bizarre, Petra, cela prouve que tu ne me comprends pas. — Nous autres, nous avons combattu, gagné la guerre, et nous rentrons à la maison. Mais toi, Ender, tu étais marié aux Formiques. Quand la guerre a pris fin, tu es devenu veuf. » Ender soupira et recula sa chaise de la table. « Je ne plaisante pas, dit Petra. C’est comme quand mon arrière-grand-père est mort. Mon arrière-grand-mère avait toujours pris soin de lui. C’était pathétique, son comportement de petit chef, et elle qui faisait ses quatre volontés. Ma mère me répétait : “N’épouse jamais un homme qui te traite de cette façon !” mais à sa mort on aurait pu croire que mémé se serait sentie libérée. Enfin libre ! Mais non. Elle était perdue. Elle le cherchait sans cesse. Elle n’arrêtait pas de parler de ce à quoi elle travaillait pour lui. Je ne peux pas faire ci, je ne peux pas faire ça, Babo n’apprécierait pas, jusqu’à ce que mon grand-père – son fils – dise : “Il est mort.” — Je sais que les Formiques sont morts, Petra. — Mémé aussi. C’est ce qu’elle disait : “Je sais. Mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi je suis encore là.” » Ender s’asséna une grande claque sur le front. « Merci, docteur, vous avez enfin mis au jour mes motivations intimes et me voici maintenant capable de reprendre le cours de ma vie. » Petra ignora le sarcasme. « Ils sont morts sans te donner de réponses. Voilà pourquoi tu remarques à peine ce qui se passe autour de toi. Pourquoi tu n’arrives pas à te comporter comme un ami normal envers qui que ce soit. Pourquoi tu n’as même pas l’air de te préoccuper que certains en bas, sur Terre, essayent de t’empêcher de rentrer un jour chez toi. Tu remportes la victoire et ils veulent t’exiler à vie, et tu t’en fiches parce que tu ne penses qu’à tes Formiques perdus. Ils sont ton épouse regrettée, et tu n’arrives pas à lâcher prise. — Tu parles d’un mariage. — Tu es encore amoureux. — Petra, je ne suis pas fait pour les histoires d’amour interespèces. — Tu l’as dit toi-même. Tu devais les aimer pour les vaincre. Tu n’es pas obligé de tomber d’accord avec moi tout de suite. Ça viendra plus tard. Tu te réveilleras en sueur et tu t’écrieras : “Eurêka ! Petra avait raison !” Ce jour-là, tu pourras commencer à te battre pour le droit de revenir sur la planète que tu as sauvée. Tu pourras recommencer à t’intéresser à quelque chose. — Je m’intéresse à toi, Petra », répondit Ender. Il se garda de préciser : je m’intéresse déjà aux reines, mais tu n’en tiens pas compte parce que tu ne comprends pas ma démarche. Elle secoua la tête. « Pas moyen de franchir le mur, dit-elle. Mais je me disais que cela valait la peine de faire une dernière tentative. Pourtant j’ai raison, tu verras. Tu ne peux pas permettre à ces reines de déformer le reste de ta vie. Tu dois les laisser reposer et aller de l’avant. » Ender sourit. « J’espère que tu trouveras le bonheur chez toi, Petra. Et l’amour. Et j’espère que tu auras les bébés que tu souhaites, et une belle vie, pleine de sens et de réussites. Tu es si ambitieuse – et je pense que tu auras tout cela : le grand amour, le bonheur domestique et les grandes réussites. » Petra se leva. « Qu’est-ce qui te fait croire que je veux des bébés ? — Je te connais. — Tu crois me connaître. — Comme tu crois me connaître, toi ? — Je ne suis pas une gamine transie d’amour, fit Petra, et si c’était le cas, ce ne serait pas pour toi. — Ah. Donc ça te dérange quand on prétend connaître tes motivations les plus secrètes. — Ça me dérange que tu sois un tel oumo. — Eh bien, vous m’avez remonté le moral à merveille, mademoiselle Arkanian. Nous autres oumos sommes toujours flattés que les bonnes gens de la grande maison viennent nous voir. » Petra décocha son dernier trait d’une voix de défi, furieuse. « Eh bien, moi, je t’aime et je m’intéresse réellement à toi, Ender Wiggin. » Puis elle fit demi-tour et s’éloigna. « Et moi, je t’aime et je m’intéresse à toi, seulement tu n’as pas voulu me croire quand je l’ai dit ! » À la porte, elle se retourna vers lui. « Ender Wiggin, moi, je n’étais ni sarcastique ni condescendante. — Moi non plus ! » Mais elle était partie. « Peut-être que je me suis trompé d’espèce extraterrestre à étudier », fit-il tout bas. Il se tourna vers l’écran sur son bureau. Il était encore allumé, le son coupé, et diffusait des passages du témoignage de Mazer. Celui-ci avait l’air froid, distant, comme s’il n’avait que mépris pour toute cette procédure. Quand on l’interrogea sur la violence d’Ender, lui demandant si elle le rendait difficile à former, Mazer se tourna vers les juges et dit : « Excusez-moi, j’ai dû mal comprendre, ne sommes-nous pas dans une cour martiale ? Ne sommes-nous pas tous des soldats, formés à commettre des actes de violence ? » Le juge abattit son marteau et le réprimanda, mais le message était passé. L’armée existait pour la violence – une violence contrôlée, dirigée contre des cibles appropriées. Sans avoir à dire un mot sur Ender, Mazer avait été clair : la violence n’était pas un inconvénient – c’était ce qu’on recherchait. Ender se sentit mieux. Il pouvait éteindre le canal d’information et se remettre au travail. Il se leva et récupéra les photos que Petra avait poussées au bout de la table. La face d’une ouvrière formique morte sur l’une de leurs lointaines planètes le fixait, torse ouvert, organes sagement étalés autour du cadavre. Je n’arrive pas à croire que vous ayez abandonné, dit en silence Ender à l’adresse de l’image. Je n’arrive pas à croire qu’une espèce tout entière ait perdu le goût de vivre. Pourquoi m’avez-vous laissé vous éliminer ? « Je n’aurai pas de repos tant que je ne vous connaîtrai pas », murmura-t-il. Mais ils étaient morts. Par conséquent, il ne pourrait jamais, jamais avoir de repos. CHAPITRE TROIS À : mazerrackham%inexistant@insaisissable.com /heros.imaginaires De : hgraff%dsco@ficom.gov (protocole d’auto-effacement) Sujet : Que diriez-vous d’un petit voyage ? Cher Mazer, Je sais comme tout le monde que vous avez failli refuser de rentrer de votre dernier voyage, et je ne vous demanderai sûrement pas de les laisser vous envoyer où que ce soit maintenant. Mais vous avez pris un trop gros risque en témoignant pour moi (ou pour Ender, ou la justice et la vérité – je ne prétends pas deviner vos motivations) et la pression monte. Selon moi, la meilleure façon de vous rendre moins visible et donc moins susceptible d’être davantage inquiété consiste à faire savoir que vous serez le commandant d’un certain vaisseau colonial. Celui qui emmènera Ender en sécurité. Une fois qu’on ne vous prêtera plus aucune attention parce que vous serez censé partir pour un voyage de quarante ans, il sera relativement aisé de vous réaffecter en dernière minute sur un autre bâtiment qui ne partira pas aussi vite. Aucune publicité cette fois. Simplement, vous ne partirez pas. Quant à Ender, nous le mettrons au courant de la manœuvre dès le début. Il n’a pas besoin d’autre surprise – il ne le mérite pas. Mais il n’a pas non plus besoin de vous ou de moi pour le protéger. Il l’a prouvé plus d’une fois, je crois. Hyrum. PS. – Très habile de votre part d’utiliser votre vrai nom pour identité secrète sur insaisissable.com. Qui aurait cru que vous saviez manier l’ironie ? Papa et maman étaient tous les deux sortis. Mauvaise nouvelle, car cela signifiait que Peter pouvait laisser libre cours à sa colère s’il en avait envie, et on allait résolument dans cette direction. « Je n’arrive pas à croire que je me suis laissé embarquer là-dedans, fit-il. — Embarquer dans quoi ? — Laisser Locke et Démosthène argumenter contre le retour d’Ender. — Tu n’as pas bien fait attention, répondit Valentine. Démosthène insiste pour qu’Ender rentre à la maison et rende à l’Amérique sa grandeur passée. Et Locke est l’homme diplomate et modéré qui s’efforce de trouver une troisième voie, comme il le fait toujours, ce misérable conciliateur. — Oh, la ferme. Il est trop tard pour te mettre à jouer les imbéciles. Mais je n’avais aucun moyen de savoir qu’ils allaient transformer cette stupide cour martiale en campagne de diffamation contre le nom de Wiggin ! — Ah, je vois, fit Valentine. Il ne s’agit pas d’Ender mais du fait que tu ne peux pas tirer parti de ton rôle en tant que Locke sans révéler qui tu es : son frère. Ce ne sera plus une telle aubaine, maintenant. — Je ne peux rien accomplir sans d’abord atteindre une position d’influence, et ça va être beaucoup plus difficile parce qu’Ender a tué. — En état de légitime défense. — Quand il était bébé. — Je me souviens très bien que tu as un jour promis de le tuer, fit Valentine. — Je ne le pensais pas. » Valentine n’en était pas si sûre. Elle était la seule à ne pas se fier au soudain accès de gentillesse de Peter quelques Noëls plus tôt, époque où saint Nicolas – à moins qu’il ne s’agisse de l’hypocrite Uriah Heep – l’avait apparemment oint de l’onguent d’altruisme. « Ce que je veux dire, c’est qu’Ender n’a pas tué tous ceux qui le menaçaient. » Et voilà – un éclair de cette vieille rage. Elle observa, amusée, tandis que Peter s’efforçait de l’étouffer, de la contrôler. « Il est trop tard pour modifier notre position concernant le retour d’Ender. » Il le dit d’un ton accusateur, comme si tout cela était son idée. « Mais avant de laisser le monde découvrir qui est véritablement Locke, nous devons réhabiliter la réputation d’Ender. Ça ne sera pas facile. Je n’arrive pas à décider lequel de nous deux doit s’en charger. D’un côté, Démosthène serait tout à fait dans son rôle – mais tout le monde se méfierait de son mobile. D’un autre côté, si Locke le fait ouvertement, tout le monde pensera que j’ai agi par intérêt quand mon identité sera révélée. » Valentine ne sourit même pas alors qu’elle savait – depuis des années – que le colonel Graff et sans doute la moitié du commandement de la F. I. n’ignoraient pas qui se cachait derrière Locke et Démosthène. Ils avaient gardé le secret de façon à ne pas compromettre Ender. Mais, un jour ou l’autre, quelqu’un laisserait échapper la vérité – et ce ne serait pas au moment choisi par Peter. « Non, je crois que nous devons ramener Ender à la maison en fin de compte, dit Peter. Mais pas aux États-Unis, ou du moins pas sous le contrôle du gouvernement américain. À mon avis, Locke doit parler avec compassion du jeune héros qui s’est fait exploiter et qui n’y peut rien. » Peter prit le ton qu’il associait avec Locke, une voix geignarde et conciliante qui disqualifierait son personnage en moins de deux s’il s’en servait jamais en public. « Laissons-le revenir chez lui en tant que citoyen du monde qu’il a sauvé. Laissons le conseil de l’Hégémon le protéger. Si on ne le menace pas, ce garçon ne représente aucun danger. » Peter lui adressa un regard triomphant et reprit d’une voix normale : « Tu vois ? On le ramène à la maison, et, quand mon identité est révélée, j’apparais comme un frère loyal, certes, mais aussi un homme qui a agi pour le bien du monde entier et non dans le seul intérêt des États-Unis. — Tu oublies deux ou trois détails », fit Valentine. Peter la fusilla du regard. Il détestait qu’elle l’accuse de commettre des erreurs, mais il était bien obligé de l’écouter parce qu’elle avait souvent raison. Même s’il faisait souvent semblant d’avoir déjà réfléchi à son objection. « D’abord, tu pars du principe qu’Ender a envie de rentrer. — Bien sûr qu’il en a envie. — Tu n’en sais rien. Nous ne le connaissons pas. Ensuite, tu considères que, s’il rentre bel et bien à la maison, ce sera un gamin si adorable que nul ne voudra voir en lui un monstre infanticide. — Nous avons tous les deux regardé les vidéos de la cour martiale. Ces types aiment Ender Wiggin. On le voyait dans tous leurs actes et leurs propos. Ils ne pensaient qu’à le protéger. Et c’est exactement ainsi que tout le monde se comportait quand il vivait ici. — Il n’a jamais vécu ici, en fait, fit remarquer Valentine. Nous avons emménagé après son départ, tu te souviens ? » Nouveau regard noir. « Ender donne envie aux autres de mourir pour lui. — Ou de le tuer, dit-elle dans un sourire. — Ender pousse les adultes à l’aimer. — Nous voici donc de retour au premier problème. — Il a envie de rentrer, affirma Peter. C’est un homme. Les hommes veulent rentrer chez eux. — Mais où Ender est-il chez lui ? demanda Valentine. Il a passé plus de la moitié de sa vie à l’École de guerre. Quels souvenirs garde-t-il seulement de sa vie avec nous ? Un grand frère qui le maltraitait constamment, qui menaçait de le tuer… — Je lui présenterai mes excuses. Je suis réellement navré d’avoir agi comme ça. — Mais tu ne pourras pas présenter tes excuses s’il ne rentre pas. Et puis tu sais, Peter, il est intelligent. Plus que nous – ce n’est pas pour rien si on ne nous a pas sélectionnés pour l’École de guerre, contrairement à lui. Il comprendra très bien que tu te sers de lui. Le conseil de l’Hégémon… tu parles ! Il ne restera pas sous ta coupe. — On l’a formé pour la guerre, pas pour la politique », fit Peter. Son demi-sourire était si suffisant que Valentine eut envie de lui asséner un petit coup de batte de baseball en pleine figure. « Aucune importance, répondit-elle. Tu ne peux pas le ramener à la maison, quoi qu’écrive Locke. — Et pourquoi donc ? — Parce que tu n’as pas créé les forces qui le redoutent et craignent son retour : tu t’es contenté de les exploiter. Elles ne changeront pas d’avis, pas même pour Locke. Et puis Démosthène ne te laissera pas faire. » Peter la toisa d’un air méprisant et moqueur. « Oh, tu te mets à ton compte ? — Je pense pouvoir pousser les gens à maintenir Ender dans l’espace en leur faisant peur, mieux que tu ne sauras les pousser à le prendre en pitié pour qu’on le ramène à la maison. — Je croyais que c’était ton préféré. Je croyais que tu voulais le voir rentrer. — Peter, ces sept dernières années, j’avais envie qu’il rentre, et tu étais heureux qu’il soit loin. Mais maintenant… le ramener ici pour qu’il se retrouve sous la protection du conseil de l’Hégémon – c’est-à-dire sous ton contrôle, puisque cette instance grouille de tes adulateurs… — Les adulateurs de Locke, rectifia Peter. — Je ne t’aiderai pas à ramener Ender à la maison pour qu’il serve à l’avancement de ta carrière. — Alors tu contraindrais ton petit frère chéri à l’exil permanent dans l’espace, rien que pour faire bisquer ton méchant frère aîné ? Eh bien, je me réjouis de ne pas être celui que tu aimes. — Tu as tout compris, Peter. J’ai passé toutes ces années sous ta coupe, je sais parfaitement ce qu’on ressent. Ender détesterait. Je le sais, parce que je déteste. — Tu as adoré toute cette entreprise. Incarner Démosthène. Tu as goûté au pouvoir. — J’ai senti le pouvoir me traverser et atterrir entre tes mains. — C’est donc de cela qu’il s’agit ? Tu as soudain soif de pouvoir ? — Peter, comme tu es aveugle quand il s’agit de ceux que tu es censé connaître le mieux ! Je ne dis pas que je convoite ton pouvoir. Je t’informe que je me retire de ta coupe. — Très bien, je rédigerai moi-même les essais de Démosthène. — Oh que non, parce que les gens verraient que quelque chose cloche. Tu ne peux pas incarner Démosthène. — Tout ce que tu peux faire… — J’ai modifié tous les mots de passe. J’ai dissimulé les identités et tout l’argent de Démosthène, et tu ne peux pas y accéder. » Peter la considéra d’un œil pitoyable. « Je trouverai si je veux. — Cela ne te servirait à rien. Démosthène se retire de la vie politique, Peter. Il va arguer d’une mauvaise santé et offrir tout son soutien… à Locke ! » Peter prit un air horrifié. « Tu ne peux pas faire ça ! Le soutien de Démosthène détruirait Locke ! — Tu vois ? J’ai quand même quelques armes que tu redoutes. — Pourquoi ferais-tu ça ? Après toutes ces années, tu décides soudain maintenant de ranger ta dînette et tes poupées et de quitter le pique-nique ? — Je n’ai jamais joué à la poupée, Peter. Toi si, on dirait. — Arrête, dit son frère, sévère. Franchement. Ce n’est pas drôle. Ramenons Ender à la maison. Je n’essaierai pas de le contrôler comme tu le dis. — Comme tu me contrôles, tu veux dire. — Allez, Val. Encore quelques années et je pourrai révéler que je suis Locke – et le frère d’Ender. Certes, sauver sa réputation m’aidera, mais cela l’aidera lui aussi. — Je pense que tu devrais le faire. Sauve ce que tu peux, Peter. Mais je ne crois pas qu’Ender doive rentrer. J’irai plutôt le rejoindre. Papa et maman aussi, je parie. — Ils ne vont pas te payer une petite balade dans l’espace – pas jusqu’à Éros. De toute façon, le trajet durerait des mois. En ce moment, c’est pratiquement de l’autre côté du Soleil. — Pas une balade, répondit Valentine. Je quitte la Terre. Je rejoins Ender en exil. » Un instant, Peter la crut. Elle trouva gratifiant de lire une inquiétude sincère sur son visage. Puis il se détendit. « Papa et maman ne te laisseront pas faire, dit-il. — À quinze ans, les filles n’ont pas besoin du consentement de leurs parents pour se porter volontaires pour les colonies. Nous avons l’âge idéal pour la procréation et nous sommes censées être assez bêtes pour nous porter volontaires. — Qu’est-ce que les colonies viennent faire là-dedans ? Ender ne va pas devenir pionnier. — Que peut-on faire de lui à part ça ? C’est le seul rôle qui reste à la F. I., or Ender relève de sa responsabilité. C’est pourquoi je prends les dispositions nécessaires pour être affectée à la même colonie que lui. — Où as-tu été chercher ces idées imassènes ? » Tant pis pour elle si elle ne comprenait pas l’argot de l’École de guerre. « Les colonies, l’exil volontaire, c’est débile. L’avenir est ici, sur Terre, pas aux confins de la Galaxie. — Les mondes formiques se trouvaient tous dans le même bras de la Galaxie que le nôtre, et pas si loin que ça, à l’échelle des galaxies, fit Valentine, hautaine, en guise de provocation. Et ce n’est pas parce que ton avenir consiste à essayer de devenir le maître du monde que je dois avoir envie de passer le reste de ma vie à jouer tes auxiliaires. Tu as eu ma jeunesse, tu m’as exploitée à fond, mais je vieillirai sans toi, mon amour. — Ça me rend malade quand tu parles comme si on était mariés. — Je parle comme si nous étions dans un vieux film, répondit Valentine. — Je ne regarde pas de films, fit Peter, je ne peux pas deviner. — Il y a tellement de choses que tu ne peux pas deviner », commenta Valentine. Un instant, elle fut tentée de tout lui dire sur la visite d’Ender sur Terre, quand Graff avait essayé de se servir d’elle pour persuader son frère au bout du rouleau de se remettre au travail. Et de lui révéler que Graff savait tout de leurs identités secrètes sur les réseaux. Voilà qui effacerait son sourire suffisant. Mais qu’y gagnerait-elle ? Il valait mieux pour tous laisser Peter dans une ignorance béate. Pendant qu’ils discutaient, il avait cliqué et tapé de manière décousue sur son bureau. Il voyait désormais sur son holo quelque chose qui le mettait dans une rage comme elle lui en avait rarement vu. « Quoi ? fit-elle, pensant qu’il s’agissait d’une épouvantable nouvelle du monde. — Tu as fermé toutes mes portes dérobées ! » Il lui fallut quelques instants pour saisir ce qu’il voulait dire. Puis elle comprit : apparemment, il s’était dit qu’elle ne remarquerait pas les points d’accès secrets qu’il avait à tous les sites vitaux et les identités de Démosthène. Quel imbécile. Quand il avait fait tout un plat de ces merveilleuses identités et ces comptes qu’il avait créés pour elle, Valentine était bien sûr partie du principe qu’il avait installé des portes dérobées pour y accéder de façon à toujours pouvoir entrer et changer ce qu’elle faisait. Pourquoi s’était-il imaginé qu’elle laisserait les choses en l’état ? Elle les avait toutes trouvées en quelques semaines. Alors, au moment de modifier ses mots de passe et ses codes d’accès, elle avait évidemment fermé les portes dérobées par la même occasion. Qu’est-ce qu’il croyait ? « Peter, dit-elle, mes comptes ne seraient pas verrouillés si je t’en laissais la clé, pas vrai ? » Il se leva, le visage de plus en plus rouge, les poings serrés. « Petite salope, petite ingrate. — Qu’est-ce que tu vas faire, Peter ? Me frapper ? Je suis prête. Je crois que je peux te démolir. » Il se rassit. « Vas-y, dit-il. Pars dans l’espace. Neutralise Démosthène. Je n’ai pas besoin de toi. Je n’ai besoin de personne. — Voilà pourquoi tu es un perdant, répondit-elle. Tu ne domineras pas le monde tant que tu n’auras pas compris que tu ne peux pas y parvenir sans la coopération de tous. Tu ne peux pas les rouler, tu ne peux pas les contraindre. Il faut qu’ils aient envie de te suivre. Comme les soldats d’Alexandre avaient envie de le suivre et de se battre pour lui. Et à l’instant où ils en ont perdu l’envie, son pouvoir s’est évaporé. Tu as besoin de tout le monde, mais tu es trop narcissique pour t’en rendre compte. — J’ai besoin de la coopération volontaire de personnes clés ici sur Terre, répondit Peter, mais tu n’en feras pas partie, n’est-ce pas ? Alors vas-y, dis à papa et maman ce que tu comptes faire. Brise-leur le cœur. Tu t’en fous, hein ? Tu t’en vas voir ton cher Ender. — Tu le détestes toujours, fit Valentine. — Je ne l’ai jamais détesté. Mais à cet instant je te déteste, toi, c’est sûr. Pas beaucoup, mais assez pour avoir envie de pisser sur ton lit. » C’était une vieille blague entre eux. Elle ne put s’en empêcher : elle se mit à rire. « Oh, Peter, quel gamin tu fais ! » Ses parents accueillirent étonnamment bien sa décision. Mais ils refusèrent de venir avec elle. « Val, dit son père, je pense que tu as raison : Ender ne rentrera pas à la maison. Le comprendre nous a brisé le cœur. Et c’est fantastique que tu veuilles le rejoindre, même si ni l’un ni l’autre ne partez en fin de compte pour les colonies. Même s’il ne s’agit que de quelques mois dans l’espace. Même quelques années. C’est une bonne chose pour lui de te retrouver. — Ce serait encore mieux de vous avoir tous les deux aussi. » Papa secoua la tête. Maman posa un doigt sous chaque œil – un geste qui chez elle signifiait : « Je ne pleurerai pas. » « Nous ne pouvons pas partir, répondit-il. Notre travail est ici. — Ils pourraient se passer de vous un an ou deux. — C’est facile à dire pour toi, répondit-il. Tu es jeune. Que représentent deux ans pour toi ? Mais nous sommes plus âgés. Pas vieux, non, mais plus vieux que toi. Le temps a un sens différent pour nous. Nous aimons Ender, mais nous ne pouvons pas consacrer des mois ou des années rien qu’à lui rendre visite. Il ne nous reste pas tant de temps que cela. — Raison de plus, fit Valentine. Il ne vous reste pas beaucoup de temps… et encore moins pour avoir l’occasion de revoir Ender. — Val, intervint sa mère d’une voix tremblante, rien de ce que nous faisons aujourd’hui ne nous rendra les années perdues. » Elle avait raison, et Valentine le savait. Mais elle ne voyait pas le rapport. « Alors vous allez faire comme s’il était mort ? — Val, dit son père, nous savons qu’il n’est pas mort. Mais nous savons aussi qu’il ne veut pas nous voir. Nous lui avons écrit – depuis la fin de la guerre. Graff – le type qui passe en cour martiale – nous a répondu. Ender ne veut pas nous écrire. Il lit nos lettres, mais il a dit à Graff qu’il n’avait rien à raconter. — Graff est un menteur, fit Valentine. Il n’a probablement rien montré à Ender. — C’est possible. Mais Ender n’a pas besoin de nous. Il a treize ans. Il devient un homme. Il s’en tire brillamment depuis qu’il nous a quittés, mais il a aussi traversé de terribles épreuves, et nous n’étions pas là. Je ne suis pas certain qu’il nous pardonnera un jour de l’avoir laissé partir. — Vous n’aviez pas le choix, dit Valentine. Ils l’auraient emmené à l’École de guerre que ça vous plaise ou non. — Je suis sûre qu’il le sait dans sa tête, répondit sa mère. Mais dans son cœur ? — Alors je m’en vais sans vous », fit-elle. Il ne lui était jamais venu à l’esprit que ses parents n’auraient même pas envie de l’accompagner. « Tu vas nous laisser derrière toi, dit son père. C’est ce que font les enfants. Ils vivent à la maison jusqu’à leur départ. Puis ils s’en vont. Même s’ils vous rendent visite, même s’ils reviennent en arrière, ce n’est plus jamais la même chose. Tu crois que ce sera pareil, mais non. C’est arrivé avec Ender, cela arrivera avec toi aussi. — L’aspect positif, dit sa mère, qui pleurait un peu maintenant, c’est que tu ne seras plus avec Peter. » Valentine n’arrivait pas à croire que sa mère tenait de tels propos. « Tu as passé trop de temps avec lui, poursuivit-elle. Il a une mauvaise influence sur toi. Il te rend malheureuse. Il t’aspire dans sa vie au point que tu ne peux pas avoir la tienne. — Ce sera notre boulot désormais, dit papa. — Bonne chance. » Valentine ne trouva rien d’autre à dire. Était-il possible que ses parents comprennent réellement Peter ? Mais, dans ce cas, pourquoi l’avaient-ils laissé agir à sa guise toutes ces années ? « Tu vois, Val, dit papa, si nous retrouvions Ender maintenant, nous aurions envie d’être ses parents, mais nous n’avons aucune autorité sur lui. Ni rien à lui offrir. Il n’a plus besoin de parents. — Une sœur, en revanche, dit sa mère. Une sœur, il en aura l’usage. » Elle prit la main de sa fille. Elle attendait quelque chose. Alors Valentine lui donna la seule chose dont il pouvait s’agir à ses yeux. Une promesse. « Je resterai à ses côtés aussi longtemps qu’il aura besoin de moi. — Nous n’en attendons pas moins de toi, ma chérie », répondit sa mère. Elle pressa la main de Valentine avant de la lâcher. Apparemment, c’était ce qu’elle voulait entendre. « C’est un geste sensible, délicat, renchérit son père. Ç’a toujours été dans ta nature. Et Ender a toujours été ton bébé chéri. » Valentine grimaça en entendant cette vieille expression de son enfance. Bébé chéri. Beurk. « Je veillerai à l’appeler par ce surnom. — Fais-le, dit maman. Ender aime qu’on lui rappelle de bons souvenirs. » Maman s’imaginait-elle vraiment que ce qu’elle savait de son fils quand il avait six ans s’appliquait encore aujourd’hui qu’il en avait treize ? Comme si elle avait lu dans les pensées de Valentine, elle lui répondit : « Les gens ne changent pas, Val. En tout cas pas leur caractère fondamental. L’adulte en devenir est déjà visible à ceux qui te connaissent bien depuis la naissance. » Valentine se mit à rire. « Alors… pourquoi avez-vous laissé Peter vivre ? » Ils rirent, embarrassés. « Val, dit papa, nous ne nous attendons pas à ce que tu le comprennes, mais certains des traits qui rendent Peter… difficile… sont ceux-là mêmes qui pourraient l’amener un jour à être un grand homme. — Et moi ? Puisque vous en êtes à dire la bonne aventure. — Oh, Val, fit papa, tu n’as qu’à vivre ta vie, et tous ceux qui t’entourent en seront plus heureux. — Pas de grandeur, alors. — Val, dit maman, la bonté vaut mieux que la grandeur, les yeux fermés. — Pas dans les livres d’histoire, répondit Valentine. — Alors c’est que l’histoire n’est pas écrite par les gens qu’il faudrait, tu ne crois pas ? » fit papa. CHAPITRE QUATRE À : qmorgan%contreamiral@ficom.gov/qgflotte De : chamrajnagar%polemarque@ficom.gov /qgcentral (protocole d’auto-effacement) Sujet : Oui ou non ? Mon cher Quincy, Je suis bien conscient de la différence entre commander au combat et commander un vaisseau colonial sur quelques dizaines d’années-lumière. Si tu penses ne plus être utile dans l’espace, alors je t’en prie, prends ta retraite à taux plein. Mais si tu restes et que tu demeures dans l’espace proche, je ne peux pas te promettre de promotion au sein de la Flotte. Nous voilà soudain affligés de la paix, vois-tu. C’est toujours un désastre pour ceux dont la carrière n’a pas encore atteint son sommet naturel. Le vaisseau colonial que je t’offre n’est pas, contrairement à l’opinion que tu as trop souvent répétée (essaye la discrétion à l’occasion, Quincy, pour voir si cela ne marcherait pas mieux), un moyen de te condamner à l’oubli. L’oubli, c’est la retraite, mon ami. Un voyage de quarante ou cinquante ans implique que tu survivras à tous ceux d’entre nous qui resteront en arrière. Tous tes amis seront morts. Mais tu seras vivant pour t’en faire de nouveaux. Et tu seras aux commandes d’un vaisseau. Beau, gros et rapide. C’est ce qui attend la flotte tout entière. Nous avons des héros là-dehors qui ont combattu dans cette guerre dont l’issue victorieuse est attribuée au gamin. Les avons-nous oubliés ? TOUTES nos missions les plus importantes imposeront des décennies de vol. Et pourtant nous devons envoyer nos meilleurs officiers les conduire. Par conséquent, en permanence, la plupart de nos meilleurs éléments seront des étrangers à tout le personnel du QG central parce qu’ils auront passé la moitié d’une vie en vol. En fin de compte, TOUT le personnel central sera composé de voyageurs interstellaires. Ils regarderont de haut ceux qui n’auront pas effectué des vols de plusieurs dizaines d’années entre les étoiles. Ils seront libérés de la chronologie terrestre. Ils se connaîtront tous par logs interposés, transmis par ansible. Ce que je t’offre représente la seule façon possible de bâtir une carrière : les vaisseaux coloniaux. Et pas n’importe quel vaisseau colonial : celui dont le gouverneur est un gamin de treize ans. Vas-tu sérieusement me dire que tu ne comprends pas que tu ne seras pas sa « nounou », qu’on te confie un rôle à très haute responsabilité : t’assurer que le gamin reste aussi loin que possible de la Terre, tout en veillant à ce que sa nouvelle affectation soit une réussite complète afin que les générations futures ne puissent pas considérer que nous l’avons mal traité ? Naturellement, je ne t’ai pas envoyé cette lettre, et tu ne l’as jamais lue. Rien de tout cela ne doit être interprété comme un ordre secret. Il s’agit uniquement de mon observation personnelle quant à l’occasion que t’offre un Polémarque qui croit en ta capacité à devenir l’un des grands amiraux de la F. I. Alors : oui ou non ? J’ai besoin d’établir la paperasse dans un sens ou dans l’autre d’ici la fin de la semaine. Ton ami, Cham. Ender savait que lui accorder le titre de gouverneur de cette colonie n’était qu’une plaisanterie. À son arrivée, la colonie serait déjà bien lancée et elle aurait ses propres dirigeants élus. Lui serait un gamin de treize ans – enfin, quinze à ce moment-là – qui tirerait sa seule légitimité du fait que, quarante ans plus tôt, il avait commandé les grands-parents de ces pionniers, ou du moins leurs parents, au cours d’une guerre qui d’ici là serait de l’histoire ancienne. Ils auraient forgé des liens et formé une communauté fermée, et il serait scandaleux que la F. I. leur envoie un quelconque gouverneur, sans parler d’un adolescent. Mais ils découvriraient vite que si personne ne souhaitait le voir gouverner, Ender s’y plierait avec joie. Il ne s’intéressait qu’à une chose : atteindre une planète formique pour voir ce que ses habitants avaient laissé derrière eux. Les cadavres si récemment disséqués auraient pourri depuis longtemps, mais les pionniers n’auraient pas pu s’approprier ni même explorer plus qu’une fraction ridicule des bâtiments et artefacts de la civilisation formique. Gouverner la colonie serait un fardeau – Ender n’avait qu’une envie : voir s’il existait un moyen quelconque de comprendre l’ennemi qu’il avait aimé et vaincu. Néanmoins, il devait faire mine de se préparer à devenir gouverneur. En suivant, par exemple, des sessions de formation auprès des experts juridiques rédacteurs de la Constitution qu’on imposait à toutes les colonies. Et même s’il s’en fichait, il put constater qu’on s’était honnêtement efforcé de tenir compte de ce qu’avaient signalé tous les soldats devenus colons jusqu’alors. Il aurait dû s’y attendre. Tout ce que Graff faisait ou provoquait était bien fait. Et puis il y avait les leçons moins pertinentes encore sur le fonctionnement des vaisseaux. Ender en avait tellement assez d’entendre des termes nautiques bidons adaptés à l’espace qu’il se surprit à faire des remarques sarcastiques. Heureusement, pas à voix haute : il se contentait de les penser. On nettoie les ponts à grande eau, moussaillon ? Le sifflet du bosco nous accueillera-t-il à bord ? Sous quel angle serre-t-il le vent au plus près, commandant ? « Vous savez, dit le capitaine qui était de “corvée d’Ender” ce jour-là, le véritable obstacle au vol interstellaire n’était pas lié au dépassement de la vitesse de la lumière. Il fallait surmonter le problème des collisions. — Vous voulez dire qu’avec toute la place qu’il y a dans l’espace… » Au petit sourire affecté du capitaine, Ender comprit qu’il était tombé dans un piège. « Ah. Vous parlez des collisions avec les débris spatiaux. — Tous ces vieux films qui montrent des vaisseaux se faufilant entre les astéroïdes n’étaient pas si loin du compte, en réalité. Parce que, quand on heurte une molécule d’hydrogène à une vitesse proche de celle de la lumière, le choc libère une énorme quantité d’énergie. Cela revient à heurter un très gros rocher à vitesse bien moindre. Ça vous réduit en miettes. Tous les systèmes de bouclier inventés par nos ancêtres impliquaient une telle masse additionnelle ou consommaient tant d’énergie et donc d’ergols que ce n’était tout bonnement pas praticable. La masse était telle qu’on ne pouvait pas emporter assez d’ergols pour aller où que ce soit. — Alors comment avons-nous résolu le problème, en fin de compte ? s’enquit Ender. — Nous ne l’avons jamais résolu, évidemment. » Une fois encore, Ender comprit qu’il s’agissait d’une vieille blague qu’on servait aux novices, et il laissa donc à son guide le plaisir d’afficher ses connaissances supérieures. « Alors comment voyageons-nous d’étoile en étoile ? » dit-il au lieu de répondre : Ah, il s’agit donc d’une technologie formique. « Les Formiques l’ont fait pour nous, répondit le capitaine, ravi. Quand ils sont arrivés, certes, ils ont dévasté quelques régions de Chine et ont bien failli nous vaincre lors des deux premières guerres. Mais ils nous ont aussi enseigné des choses. Leur seule arrivée nous a appris que ce genre de voyage pouvait être entrepris. Et ensuite ils ont aimablement laissé derrière eux des dizaines de vaisseaux spatiaux en état de marche pour nous permettre de les étudier. » Le capitaine avait à ce stade guidé Ender jusqu’à l’avant du bâtiment, franchissant plusieurs portes qui exigeaient les habilitations de sécurité les plus élevées. « Tout le monde n’a pas le privilège de voir ceci, mais on m’a dit de tout vous montrer. » L’objet était cristallin, de forme ovoïde – sauf à l’arrière où il se terminait en pointe. « S’il vous plaît, ne me dites pas que c’est un œuf », fit Ender. Le capitaine gloussa. « Ne le dites à personne, mais les moteurs de ce vaisseau et tous ses ergols… ils ne servent qu’à manœuvrer à proximité des planètes, lunes et autres. Et à lancer le mouvement. Une fois que nous atteignons le centième de la vitesse de la lumière, nous allumons ce machin et, à partir de là, il ne s’agit plus que de contrôler direction et intensité. — De quoi ? — Du champ de propulsion. La solution était si élégante… mais nous n’avions même pas encore découvert le domaine scientifique qui aurait pu nous y mener. — Et de quel domaine s’agit-il ? — La dynamique des champs d’interaction forte, répondit le capitaine. Quand les gens évoquent ce machin, ils disent presque toujours que le champ de force brise les molécules, mais ce n’est pas conforme à la réalité. En fait, il modifie la direction de la force. Les molécules ne peuvent tout simplement pas rester solidaires quand les noyaux de tous les atomes qui les constituent se mettent à préférer une direction particulière de mouvement à la vitesse de la lumière. » Ender savait qu’on l’abreuvait de termes techniques, mais il se lassait de ce jeu. « En somme, le champ généré par cet appareil prend toutes les molécules et les objets qu’il rencontre sur son chemin et se sert des interactions nucléaires fortes pour les contraindre à se déplacer dans un sens uniforme à la vitesse de la lumière. » Le capitaine eut un grand sourire. « Touché. Mais vous êtes amiral, monsieur, et on m’a donc demandé de vous faire le même topo qu’à tous les amiraux. » Il lui adressa un clin d’œil. « La plupart ne comprennent pas un mot de ce que je raconte, mais ils sont trop poseurs pour le reconnaître et me demander de traduire. — Qu’arrive-t-il à l’énergie libérée par la division des molécules en leurs atomes constitutifs ? — C’est ce qui permet au vaisseau de se déplacer. Non, soyons précis. C’est en réalité ce qui déplace le vaisseau. C’est magnifique. Nous avançons sous propulseurs, puis nous éteignons les moteurs – il ne faut pas que nous générions nos propres molécules ! – et nous démarrons l’œuf – oui, nous l’appelons l’œuf. Le champ se crée – il prend exactement la même forme que cette boule de cristal – et son extrémité avant commence à entrer en collision avec des molécules et à les mettre en pièces. Les atomes sont guidés le long du champ et émergent à l’autre extrémité, en nous fournissant une poussée incroyable. J’en ai parlé avec des physiciens qui ne comprennent toujours pas. Selon eux, il n’y a pas assez d’énergie stockée dans les liens moléculaires pour produire cette poussée – ils ont imaginé tout un tas de théories sur l’origine de cette énergie supplémentaire. — Et nous avons reçu cette technologie des Formiques. — Un terrible accident s’est produit la première fois que nous avons allumé un de ces œufs. Bien entendu, ils ne s’en servaient pas à l’intérieur du système solaire. Mais l’un de nos croiseurs a tout bonnement disparu parce qu’il était arrimé à un vaisseau formique quand l’œuf a été activé. Pfuitt ! Toutes les molécules du bâtiment – y compris celles de l’équipage le plus poissard de l’histoire – ont été incorporées au champ puis recrachées à l’arrière, faisant bondir le vaisseau formique à l’autre bout du système solaire. — Cela n’a pas tué ceux qui se trouvaient sur le vaisseau formique ? Un saut aussi rapide ? — Non, parce que le système antigravité formique – enfin, anti-inertiel, techniquement – était enclenché. Alimenté par la réaction de l’œuf lui aussi, bien sûr. C’est comme si toutes les molécules présentes dans l’espace avaient été placées là pour servir de carburant gratuit à nos bâtiments et ce qu’ils transportaient. Bref, l’antigravité a compensé le saut et le seul problème a consisté à communiquer avec le QG de la Flotte pour annoncer ce qui s’était passé : en l’absence du croiseur, aucun moyen de communication en dehors de la radio à courte portée. » Le capitaine poursuivit en décrivant l’astuce dont avaient fait preuve les hommes coincés sur le vaisseau formique pour attirer l’attention des sauveteurs, mais Ender pensait à autre chose – quelque chose de si troublant qu’il en avait la nausée, la tête qui tournait. Cet œuf, ce générateur de champ d’interaction forte, était manifestement la source de l’engin de dispersion moléculaire. Ce que le capitaine venait de décrire, c’était la réaction provoquée par le « Petit Docteur » dont Ender s’était servi pour détruire la planète d’origine des Formiques et toutes les reines. Il avait cru qu’il s’agissait d’une technologie inventée par les seuls humains, or elle était clairement fondée sur la technologie formique. Il suffisait de se débarrasser des éléments qui imposaient une certaine forme au champ de force et on obtenait un champ qui dévorait tout sur son passage pour le recracher sous forme d’atomes isolés. Un champ de force qui s’autoalimentait grâce à l’énergie qu’il générait en jouant avec les interactions nucléaires fortes. Un mangeur de planètes. Les Formiques avaient dû le reconnaître quand Ender l’avait utilisé, la première fois. Il ne présentait aucun mystère pour eux : ils avaient dû l’identifier aussitôt comme l’application brute et incontrôlée du principe de propulsion de tous leurs vaisseaux. Entre cette première bataille et la dernière, ils avaient sûrement eu l’occasion d’en faire autant : transformer en arme le générateur de champ d’interaction forte et s’en servir contre les humains avant qu’ils n’arrivent à portée. Ils savaient en réalité ce qu’était cette arme. Ils auraient pu en fabriquer leur propre version quand ils voulaient. Mais ils ne l’avaient pas fait. Ils avaient attendu Ender sans bouger. Ils nous ont donné le système de propulsion pour les atteindre et l’arme dont nous nous sommes servis pour les détruire. Ils nous ont tout donné. Nous autres humains qui sommes censément si malins. Si inventifs. Pourtant tout cela était hors de notre portée. Nous, nous fabriquons des bureaux à afficheur holo intelligent sur lesquels nous pouvons jouer à des jeux vraiment sympas. Et puis nous envoyer des lettres sur des distances immenses. Mais, comparés à eux, nous ne savions même pas tuer correctement. Alors qu’eux savaient comment faire – et ont choisi de ne pas orienter leur technologie de cette façon. « Bref, cette partie de la visite ennuie souvent les gens, fit le capitaine. — Non, je ne m’ennuyais pas. Sincèrement. Je réfléchissais. — A quoi ? — Des informations trop secrètes pour en parler par d’autres moyens que la télépathie », répondit Ender. Ce qui n’était pas faux : l’existence de l’instrument de disruption moléculaire n’était révélée qu’en fonction du besoin, et le secret avait été bien gardé. Même les hommes qui déployaient et actionnaient ces armes ne comprenaient pas ce qu’elles étaient et ce dont elles étaient capables. Les soldats qui avaient vu le Petit Docteur consumer une planète étaient morts, perdus dans la même immense réaction en chaîne. Ceux qui l’avaient vu en action dans l’une des premières batailles ne se représentaient qu’une bombe supérieurement puissante. Seules les grosses huiles comprenaient – et Ender, parce que Mazer Rackham avait insisté pour qu’on lui révèle la nature et le mode de fonctionnement des armes dont il était équipé. Comme Mazer le lui avait confié plus tard : « J’ai dit à Graff qu’on ne donne pas à un homme des outils sans lui expliquer ce qu’ils sont, ce qu’ils font et comment ils pourraient déraper. » Graff encore. Graff qui avait jugé que Mazer avait raison et lui avait permis d’expliquer à Ender de quoi il s’agissait et comment l’arme fonctionnait. Mon massacre des Formiques – il est tout entier dans cet œuf. « Vous voilà reparti dans vos pensées, fit le capitaine. — Je réfléchissais au miracle qu’est le vol interstellaire. Quoi qu’on pense des doryphores par ailleurs, ils nous ont ouvert la route vers les étoiles. — Je sais. J’y ai songé. S’ils étaient passés à côté de notre système solaire au lieu de se pointer et de chercher à nettoyer la Terre, nous n’aurions même pas su qu’ils existaient. Et vu notre niveau technologique, nous n’aurions sans doute pas voyagé entre les étoiles avant si longtemps que nous aurions trouvé toutes les planètes environnantes occupées par des Formiques. — Capitaine, ce fut une visite très intéressante et productive. — Je sais. Sinon, comment auriez-vous appris à localiser les toilettes sur chaque pont ? » Ender rit à cette plaisanterie – en partie parce qu’elle était vraie. Il lui faudrait trouver des toilettes plusieurs fois par jour pendant ce voyage. « Je suppose que vous resterez éveillé pendant la durée du vol, fit le capitaine. — Je ne voudrais pas manquer le paysage. — Ah, mais il n’y en a pas, car à la vitesse de la lumière on… Ah, c’était une blague. Excusez-moi, amiral. — Il faut que je travaille mon sens de l’humour, si mes blagues poussent mes interlocuteurs à s’excuser. — Sauf votre respect, amiral, vous ne vous exprimez pas comme un gamin. — Est-ce que je m’exprime comme un amiral ? — Puisque vous en êtes un, quelle que soit votre façon de parler, c’est celle d’un amiral, amiral. — Très bien évité, capitaine. Dites-moi, m’accompagnez-vous pour ce voyage ? — J’ai une famille sur Terre, amiral, et ma femme n’a pas envie de rejoindre une colonie sur un autre monde. Elle n’a pas l’esprit pionnier, je le crains. — Vous avez une vie. Excellente raison pour rester chez vous. — Mais vous partez. — Je dois voir la terre des Formiques, répondit Ender. Ou ce qui s’en approche le plus, étant donné que leur planète d’origine n’existe plus. — Ce dont je me réjouis franchement, amiral. Si vous ne leur aviez pas botté le cul une bonne fois pour toutes, les hommes regarderaient par-dessus leur épaule pour les dix mille prochaines années. » Il y avait là une intuition fulgurante. Ender la saisit, mais elle lui échappa aussitôt. Cela avait à voir avec la façon de penser des reines. Le but qu’elles poursuivaient en laissant Ender les éliminer. Bah, si c’est vrai, cela me reviendra. Ender espérait que son optimisme était justifié. Quand il eut terminé toutes ses visites et ses sessions de formation, il obtint finalement un entretien avec le ministre de la Colonisation. « S’il te plaît, ne m’appelle pas colonel, dit Graff. — Je ne peux pas vous appeler MinCol. — Officiellement, on appelle un ministre de l’Hégémonie “Votre Excellence”. — En gardant son sérieux ? — Parfois. Mais nous sommes collègues, Ender. Je t’appelle par ton prénom. Tu peux en faire autant. — Jamais de la vie. Pour moi, vous êtes le colonel Graff, et ça ne changera jamais. — Peu importe. Je serai mort avant que tu n’arrives à destination. — Ce n’est pas juste. Venez avec nous. — Je dois rester accomplir mon travail. — J’ai accompli le mien. — Je n’en suis pas si sûr, dit Graff. Le travail que nous te réservions est terminé. Mais tu ne sais même pas encore en quoi consistera ton œuvre personnelle. — Je sais qu’il ne s’agira pas de gouverner une colonie, colonel. — Et pourtant tu as accepté le poste. » Ender secoua la tête : « J’ai accepté le titre. Quand j’arriverai là-bas, nous verrons bien quel gouverneur je fais. La Constitution que vous avez imaginée est bonne, mais la véritable Constitution reste toujours la même : un dirigeant n’a que le pouvoir que ses administrés lui accordent. — Et pourtant tu vas faire le voyage éveillé plutôt qu’en stase. — C’est l’affaire de deux ans, répondit Ender. Ce qui m’en fera quinze à l’arrivée. J’espère grandir. — J’espère que tu emmènes beaucoup de lecture. — On a stocké plusieurs milliers de titres à mon intention dans la bibliothèque du vaisseau. Mais ce qui compte à mes yeux, c’est que vous utilisiez l’ansible pour nous fournir toutes les informations sur les Formiques qui émergeront pendant le vol. — Bien entendu. Elles seront envoyées à tous les bâtiments. » Ender eut un petit sourire. « D’accord, oui, évidemment, je te les enverrai aussi personnellement. Quoi ? Tu soupçonnes le commandant du vaisseau de vouloir contrôler ton accès aux informations ? — A sa place, vous n’en feriez pas autant ? — Ender, je ne me permettrai jamais d’être en position de te contrôler contre ton gré. — C’est pourtant ce à quoi vous avez passé les six dernières années. — Et cela m’a valu d’être traduit en cour martiale, tu noteras. — Et pour votre peine vous avez obtenu le poste que vous visiez depuis le début. Laissez-moi réfléchir. Le ministre de la Colonisation ne descend pas sur Terre pour tomber sous la coupe de l’Hégémon. Il reste dans l’espace, bien installé avec la Flotte internationale. De sorte que même si on change d’Hégémon, cela ne vous affectera pas. Et si on vous vire… — On ne me virera pas, lui assura Graff. — Vous en êtes bien certain. — Ce n’est pas une prédiction, c’est une intention. — Colonel, vous n’êtes pas un homme banal. — Tiens, à ce propos, dit Graff, as-tu entendu que Démosthène avait pris sa retraite ? — Le type des réseaux ? — Pas l’auteur grec des Philippiques, en effet. — Je m’en fiche, en réalité. Ce n’est que le réseau. — C’est pourtant là, et dans les laïus de ce démagogue, que la bataille s’est jouée et que tu as perdu. — Qui vous dit que j’ai perdu ? fit Ender. — Touché. Je voulais surtout souligner que la personne qui se cachait derrière cette identité en ligne est plus jeune que la plupart des gens ne le pensaient. Sa retraite n’est donc pas une affaire d’âge. Il s’agit d’un départ. De quitter la Terre. — Démosthène se fait pionnier ? — Drôle de choix, hein ? commenta Graff du ton d’un homme qui n’y voyait rien de si étrange. — Je vous en prie, ne me dites pas qu’il part avec mon vaisseau. — Techniquement, il s’agit du vaisseau de l’amiral Quincy Morgan. Tu ne reprends pas la main avant de poser le pied sur ta colonie. C’est la loi. — Vous éludez la question, comme d’habitude. — Oui, tu auras Démosthène à bord de ton vaisseau. Mais, bien sûr, personne ne prononcera ce nom-là. — Vous évitez depuis tout à l’heure de recourir à des pronoms masculins – voire à aucun pronom, dit Ender. J’en conclus que Démosthène est une femme. — Et elle a hâte de te voir. » Ender se tassa sur son siège. « Oh, colonel, s’il vous plaît. — Elle ne donne pas dans le banal culte du héros, Ender. Et puisqu’elle sera éveillée pendant tout le voyage, je pense que tu préféreras être préparé en la rencontrant par avance. — Quand viendra-t-elle ? — Elle est là. — Sur Éros ? — Dans ma confortable petite antichambre, répondit Graff. — Vous allez me la faire rencontrer tout de suite ? Colonel Graff, je n’aime rien de ce qu’elle a écrit. Ni des conséquences de ses écrits. — Accorde-lui quand même qu’elle prévenait le monde de l’intention du Pacte de Varsovie de s’emparer de la Flotte bien avant que quiconque ne prenne cette menace au sérieux. — Elle a aussi clamé que l’Amérique pourrait conquérir le monde une fois qu’elle m’aurait. — Tu pourras l’interroger à ce propos. — Je n’en ai pas l’intention. — Laisse-moi te dire une vérité toute simple. Dans ce qu’elle a écrit sur toi, Ender, son seul souci consistait à te protéger de toutes les horreurs que certains auraient commises pour t’exploiter ou te détruire au cas où tu aurais posé le pied sur la planète. — J’aurais pu faire face. — On ne le saura jamais, hein ? — Si je ne me trompe pas sur votre compte, colonel, vous venez de me dire que vous étiez derrière cela. Mon éloignement de la Terre. — Pas vraiment, répondit Graff. Mais j’ai marché dans la combine, oui. » Ender avait envie de pleurer tant il était épuisé moralement. « Parce que vous savez mieux que moi ce qui est dans mon intérêt. — Dans ce cas précis, Ender, je pense que tu aurais été capable de faire face à n’importe quel défi. Sauf un. Ton frère, Peter, est déterminé à gouverner le monde. Tu aurais pu devenir son outil ou son ennemi. Lequel aurais-tu choisi ? — Peter ? s’étonna Ender. Vous croyez vraiment qu’il a une chance de réussir ? — Il s’en sort extrêmement bien pour l’instant – pour un adolescent. — Il n’a pas encore vingt ans ? Non, j’imagine qu’il doit en avoir dix-sept. Ou dix-huit. — Je ne tiens pas le compte des anniversaires dans ta famille. — S’il se débrouille si bien, fit Ender, pourquoi n’ai-je pas entendu parler de lui ? — Oh si, tu en as entendu parler. » Peter se servait donc d’un pseudonyme. Ender passa rapidement en revue toutes les personnalités en ligne qu’on pourrait considérer comme proches d’une forme de domination mondiale et, quand il comprit, il soupira. « Peter est Locke. — Alors, petit malin, qui est Démosthène ? » Ender se leva et, à son grand dam, se mit à pleurer, tout simplement. Il ne s’en rendit même pas compte avant que ses joues ne soient humides et sa vision troublée. « Valentine, murmura-t-il. — Je vais quitter mon bureau, maintenant, et vous laisser discuter tous les deux », fit Graff. Quand il sortit, la porte resta ouverte. Puis elle entra. CHAPITRE CINQ À : imo%testadmin@MinCol.gov De : hgraff%MinCol@heg.gov Sujet : Quels tests effectuer ? Cher Imo, J’ai beaucoup réfléchi à notre conversation, et je me dis que vous avez peut-être raison. Je pensais bêtement que nous devrions tester les candidats pour sélectionner les traits désirables et utiles de façon à envoyer des équipes idéalement équilibrées vers les colonies. Mais l’afflux de volontaires n’est pas tel que nous puissions nous permettre de faire les difficiles. Et puis l’histoire a montré que, lorsque la colonisation est volontaire, une sélection spontanée s’opère, plus efficace que toute batterie de tests. Comme ces tentatives ridicules de contrôler l’immigration vers l’Amérique en se fondant sur les caractéristiques jugées désirables, alors qu’en réalité le seul élément qui définisse les Américains historiquement, c’est qu’ils descendent de gens prêts à tout abandonner pour y vivre. Et ne parlons pas de la façon dont les colons australiens ont été choisis ! La volonté de partir est le critère le plus important, comme vous le disiez. Mais cela signifie que les autres tests sont… quoi ? Non pas inutiles, comme vous le sous-entendiez. Au contraire, je vois dans les résultats de ces tests une ressource précieuse. Même si les colons sont tous cinglés, le gouverneur ne devrait-il pas avoir un dossier complet sur la forme précise que prend la folie chez chaque individu ? Je sais que vous ne laissez pas passer ceux qui auraient besoin de médicaments pour maintenir une santé mentale raisonnable. Ni les sociopathes, les drogués et alcooliques notoires, les porteurs de maladies génétiques, etc. Nous avons toujours été d’accord sur ce point : il faut éviter d’alourdir le fardeau des colonies. Elles développeront leurs propres bizarreries génétiques et psychiatriques d’ici quelques générations, de toute façon, mais pour l’instant laissons-leur de quoi respirer. Toutefois, concernant la famille dont vous parlez, celle qui a l’intention de marier sa fille au gouverneur, vous m’accorderez sûrement que, dans la longue liste des raisons mises en avant pour rejoindre une colonie éloignée, le mariage est l’une des plus nobles et productives sur le plan social. Hyrum. « Sais-tu ce que j’ai fait aujourd’hui, Alessandra ? — Non, maman. » Alessandra, quatorze ans, posa son sac de classe par terre à côté de la porte d’entrée, passa devant sa mère et alla se verser un verre d’eau à l’évier. « Devine ! — Tu as fait rétablir l’électricité ? — Les elfes ont refusé de me parler », répondit sa mère. C’était drôle autrefois, de prétendre que l’électricité venait des elfes. Mais cela ne l’était pas aujourd’hui, au cœur de l’été adriatique étouffant, sans réfrigération pour les provisions, sans climatisation ni vidéo pour la distraire de la chaleur. « Alors j’ignore ce que tu as fait, maman. — J’ai transformé nos vies. Je nous ai créé un avenir. » Alessandra se figea sur place et murmura une prière silencieuse. Elle avait depuis longtemps abandonné tout espoir qu’aucune de ses prières reçoive un jour une réponse, mais elle se disait que chaque prière ignorée s’ajouterait à la liste des griefs qu’elle exposerait à Dieu si l’occasion se présentait. « Quel genre d’avenir, maman ? » Sa mère ne tenait plus en place : « Nous allons devenir des colons ! » Alessandra poussa un soupir de soulagement. Elle avait entendu parler du Projet de dispersion à l’école. Maintenant que les Formiques étaient détruits, l’idée consistait à envoyer des hommes coloniser tous leurs anciens mondes, de façon à ce que le destin de l’humanité ne soit pas lié à celui d’une planète unique. Mais on avait des exigences strictes concernant les colons. Il n’y avait aucune chance qu’une femme instable et irresponsable – non, pardon, je voulais dire « innocente et toquée » – comme sa mère soit acceptée. « Eh bien, maman, c’est fantastique. — Tu n’as pas l’air enthousiasmée. — Il faut du temps pour qu’une candidature soit acceptée. Pourquoi nous prendrait-on ? Que savons-nous faire ? — Quelle pessimiste tu fais, Alessandra ! Tu n’auras aucun avenir si tu accueilles chaque nouveauté en fronçant les sourcils. » Sa mère se mit à danser autour d’elle en tenant une feuille de papier. « J’ai déposé notre candidature il y a des mois, mon Alessandra chérie. Aujourd’hui, j’ai reçu la confirmation que nous étions acceptées ! — Tu as gardé un secret si longtemps ? — Je sais garder un secret. J’ai toutes sortes de secrets. Mais, là, ce n’en est pas un : ce papier dit que nous allons voyager vers un nouveau monde, et sur ce monde tu ne feras pas partie d’un surplus persécuté. On aura besoin de toi, on remarquera et on admirera tous tes talents et tes charmes. » Tous ses talents et ses charmes. À la scuola, personne n’avait l’air de les remarquer. Elle n’était qu’une gamine dégingandée de plus, tout en bras et en jambes, qui s’asseyait au fond de la classe, faisait son travail et surtout pas de vagues. Il n’y avait que sa mère pour voir en Alessandra une créature magique extraordinaire. « Maman, je peux lire ce courrier ? demanda-t-elle. — Pourquoi ? Tu doutes de moi ? » Sa mère s’éloigna en dansant, la lettre en main. Alessandra avait trop chaud. Elle était trop fatiguée pour jouer. Elle n’essaya pas de la rattraper. « Bien sûr que je doute de toi. — Tu n’es pas marrante aujourd’hui, Alessandra. — Même si c’est vrai, c’est une idée abominable. Tu aurais dû me demander. Tu sais en quoi consiste la vie de colon ? À suer dans les champs en tant qu’agriculteurs. — Ne sois pas ridicule. Ils ont des machines pour ça. — Et ils ne sont pas sûrs que nous puissions manger les plantes locales. Quand les Formiques ont attaqué la Terre la première fois, ils ont détruit toute la végétation dans la région de Chine où ils avaient atterri. Ils n’avaient pas l’intention de manger ce qui poussait là naturellement. Et nous ignorons si nos plantes peuvent pousser sur leurs planètes. Tous les colons pourraient mourir. — Les survivants de la flotte qui a vaincu les Formiques auront déjà réglé ces problèmes-là le temps que nous arrivions. — Maman, fit patiemment Alessandra, je n’ai pas envie d’y aller. — C’est parce que les âmes stériles de ton école t’ont convaincue que tu étais une enfant ordinaire. Or ce n’est pas le cas. Tu es magique. Tu dois t’échapper de ce monde de poussière et de malheur pour rejoindre une terre verte et riche d’anciens pouvoirs. Nous vivrons dans les cavernes des ogres défunts et sortirons moissonner les champs qui leur appartenaient autrefois ! Et dans la fraîcheur du soir, quand une douce brise verte fera voler tes jupes, tu danseras avec des jeunes hommes que ta beauté et ta grâce laisseront sans voix ! — Et où trouverons-nous de tels jeunes hommes ? — Tu verras », dit sa mère. Puis elle se mit à chanter : « Tu verras ! Tu verras ! Un jeune homme plein d’avenir t’offrira son cœur. » La lettre passa enfin assez près d’Alessandra pour qu’elle l’arrache des mains de sa mère. Elle la lut, sa mère penchée sur son épaule, juste derrière, un sourire de fée aux lèvres. C’était vrai : Dorabella Toscano (29) et sa fille Alessandra Toscano (14) : acceptées dans la colonie I. « Manifestement, il n’y a aucune sélection sur critères psychologiques, en fin de compte, dit Alessandra. — Tu essayes de me blesser, mais je refuse de me laisser prendre. Maman sait ce qui vaut le mieux pour toi. Tu ne commettras pas les mêmes erreurs que moi. — Non, mais je paierai pour les tiennes. — Songe, ma chérie, ma belle, brillante, gracieuse, gentille, généreuse et boudeuse petite fille, songe un peu : qu’as-tu à espérer ici, à Monopoli, Italia, à vivre dans un appartement du mauvais côté de la via Luigi Indelli ? — La via Luigi Indelli n’a pas de bon côté. — Tu vois, tu le dis toi-même. — Maman, je ne rêve pas d’épouser un prince et de partir sur son cheval dans le soleil couchant. — Tant mieux, ma chérie, parce que les princes n’existent pas : il n’y a que des hommes et des cochons qui se font passer pour des hommes. J’en ai épousé un, mais il t’a au moins fourni les gènes qui t’ont dotée de ces pommettes superbes et de ce sourire éclatant. Ton père avait de très bonnes dents. — Si seulement ç’avait été un cycliste plus attentif. — Ce n’était pas sa faute, ma chérie. — Les tramways roulent sur des rails, maman. On ne se fait pas renverser si on reste en dehors des rails. — Ton père n’était pas un génie mais moi si, heureusement, et le sang des fées coule donc dans tes veines. — Qui aurait cru que les fées suaient autant ? » Alessandra écarta une boucle de cheveux dégoulinants du visage de sa mère. « Oh, maman, nous ne nous en sortirons pas dans une colonie. S’il te plaît, ne fais pas ça. — Le voyage dure quarante ans – je suis allée à côté et j’ai regardé sur le réseau. — Tu leur as demandé la permission, cette fois ? — Bien sûr. Ils ferment leurs fenêtres maintenant. Ils étaient ravis d’apprendre que nous allions devenir des colons. — Je n’en doute pas. — Mais grâce à la magie, le trajet ne nous paraîtra durer que deux ans. — Grâce aux effets relativistes du voyage à une vitesse proche de celle de la lumière. — Quel génie tu fais, ma fille ! Et nous pouvons même passer ces deux ans à dormir, de sorte que nous ne vieillirons même pas. — Pas beaucoup. — Ce sera comme si notre corps dormait une semaine, et nous nous réveillerons à quarante ans de distance. — Et tous les gens que nous connaissons sur Terre auront quarante ans de plus que nous. — Et seront morts, dans l’ensemble, chantonna sa mère. Y compris mon horrible sorcière de mère, qui m’a reniée quand j’ai épousé l’homme que j’aimais et ne posera donc jamais ses mains sur ma fille chérie. » La mélodie de ce refrain était toujours guillerette. Alessandra n’avait jamais rencontré sa grand-mère. Maintenant, toutefois, il lui apparaissait qu’une grand-mère saurait peut-être lui éviter de rejoindre une colonie. « Je ne pars pas, maman. — Tu es mineure et tu iras où j’irai, tralala. — Tu es folle et je me ferai émanciper plutôt que de t’accompagner, tralalère. — Tu devras d’abord y réfléchir, parce que je m’en vais, que tu viennes ou non, et si tu trouves la vie avec moi difficile, tu devrais voir à quoi elle ressemblera sans moi. — Oui, je devrais, fit Alessandra. Laisse-moi rencontrer ma grand-mère. » Sa mère la fusilla aussitôt du regard, mais elle insista. « Laisse-moi vivre avec elle. Pars avec la colonie, toi. — Mais je n’ai aucune raison de partir, ma chérie. Je le fais pour toi. Sans toi, je ne partirai donc pas. — Alors nous ne partons pas. Dis-le-leur. — Mais nous partons, et nous en sommes ravies. » Autant descendre du manège : maman ne voyait pas d’inconvénient à répéter sans fin des arguments circulaires, mais Alessandra s’en lassait. « Quels mensonges as-tu dû débiter pour être acceptée ? — Je n’ai pas menti, répondit Dorabella en faisant mine d’être choquée par cette accusation. J’ai juste prouvé mon identité. Ils font toutes les recherches eux-mêmes ; donc, s’ils ont des informations erronées, c’est leur faute. Sais-tu pourquoi nous les intéressons ? — Et toi ? demanda Alessandra. Ils te l’ont dit ? — Pas besoin d’être un génie, ni même une fée, pour le deviner. Nous les intéressons parce que nous sommes toutes les deux en âge de procréer. » Alessandra eut un grognement écœuré, mais Dorabella paradait devant un miroir en pied imaginaire. « Je suis encore jeune, dit-elle, et tu deviens tout juste une femme. Il y a des hommes de la Flotte, là-bas, des hommes jeunes qui ne se sont jamais mariés. Ils attendront notre arrivée avec impatience. J’épouserai donc un homme enthousiaste de soixante ans, je lui ferai des bébés, puis il mourra. J’ai l’habitude. Mais toi… tu seras un trophée pour un homme jeune. Tu seras un trésor. — Mon utérus sera un trésor, tu veux dire. Tu as raison, c’est exactement ce qu’ils pensent. Je parie qu’ils ont pris presque toutes les femmes volontaires en bonne santé. — Nous autres les fées sommes toujours en bonne santé. » C’était assez vrai : Alessandra ne se souvenait pas avoir jamais été malade, à l’exception d’un empoisonnement alimentaire le jour où sa mère avait insisté pour qu’elles prennent leur dîner à l’étal d’un vendeur ambulant à la fin d’une journée très chaude. « Donc ils envoient un troupeau de femmes, comme des vaches. — On n’est une vache que si on choisit de l’être. La seule chose que je dois décider maintenant, c’est si nous voulons dormir pendant tout le voyage et nous réveiller juste avant l’arrivée ou rester éveillées pendant deux ans, à recevoir une formation et acquérir des compétences qui nous permettront d’être productives dans la première vague de colons. » Alessandra était impressionnée : « Tu as réellement lu la documentation ? — C’est la plus grande décision de notre vie, mon Alessa chérie. Je me montre très prudente. — Si seulement tu avais lu les factures de la compagnie d’électricité ! — Elles n’avaient pas d’intérêt. Elles ne parlaient que de notre pauvreté. Maintenant, je comprends que Dieu nous préparait pour un monde sans climatisation, vidéos ni réseaux. Un monde naturel. Nous sommes nés pour la nature, nous autres du peuple des elfes. Tu viendras au bal et ta grâce féerique charmera le fils du roi, et il dansera avec toi jusqu’à t’aimer d’un amour si profond que son cœur se brisera pour toi. Alors il t’appartiendra de décider s’il est celui qu’il te faut. — Je doute qu’il y ait un roi. — Mais il y aura un gouverneur. Et d’autres officiels. Et des jeunes gens pleins d’avenir. Je t’aiderai à choisir. — C’est hors de question. — Il est aussi facile de tomber amoureuse d’un homme riche que d’un pauvre. — Comme si tu en savais quelque chose. — Je le sais mieux que toi, m’étant déjà trompée une fois. L’afflux de sang chaud au cœur est une magie des plus sombres, et elle doit être apprivoisée. Il ne faudra pas la laisser agir tant que tu n’auras pas choisi un homme digne de ton amour. Je t’aiderai à faire ton choix. » Inutile de protester. Alessandra avait compris depuis longtemps que se disputer avec sa mère n’apportait rien alors que l’ignorer donnait d’excellents résultats. Sauf dans le cas présent. Une colonie ! Il était grand temps de chercher sa grand-mère. Celle-ci vivait à Polignano a Mare, la plus proche ville digne de ce nom sur la côte adriatique, elle n’en savait pas davantage. Et la mère de sa mère ne s’appellerait pas Toscano. Alessandra allait devoir effectuer de sérieuses recherches. Une semaine plus tard, maman continuait à se demander si elles dormiraient ou non pendant tout le voyage, tandis qu’Alessandra découvrait qu’on ne laissait pas les enfants accéder à bon nombre d’informations. En furetant chez elle, elle avait trouvé son propre certificat de naissance, mais il ne lui fut d’aucune aide car il ne mentionnait que ses propres parents. Ce qu’il lui fallait, c’était le certificat de naissance de sa mère, introuvable dans l’appartement. Dans les services administratifs, on l’ignora d’abord puis, quand on sut pourquoi elle venait, on la renvoya. Elle n’avança enfin que lorsqu’elle pensa à l’Église catholique. Elles n’avaient pas assisté à la messe depuis son enfance mais, à la paroisse, le prêtre l’aida à retrouver son propre baptême. Les documents mentionnaient les parrain et marraine de la petite Alessandra Toscano en plus de ses parents, et Alessandra se disait que soit les parrain et marraine étaient ses grands-parents, soit ils les connaîtraient. À l’école, elle fit une recherche sur le réseau et découvrit que Leopoldo et Isabella Santangelo habitaient Polignano a Mare, ce qui était bon signe puisqu’il s’agissait de la ville où vivait sa grand-mère. Au lieu de rentrer chez elle, elle prit le train jusqu’à Polignano grâce à son pass étudiant, puis marcha pendant trois quarts d’heure en ville à la recherche de la bonne adresse. À son grand dégoût, elle se retrouva sur un bout de rue tout près de la via Antonio Ardito, devant un immeuble minable adossé aux rails. Il n’y avait pas de sonnette. Alessandra monta péniblement quatre étages et frappa à la porte. « Si vous voulez frapper sur quelque chose, essayez votre tête ! hurla une femme depuis l’appartement. — Vous êtes bien Isabella Santangelo ? — Je suis la Sainte Vierge et je suis en train de répondre à des prières. Allez-vous-en ! » Maman m’a donc menti en se prétendant fille des fées. En réalité, c’est la petite sœur de Jésus. Telle fut la première idée d’Alessandra. Mais elle décida que l’insolence n’était pas la meilleure approche ce jour-là. Elle allait déjà avoir des problèmes parce qu’elle avait quitté Monopoli sans permission, et elle devait découvrir auprès de la Sainte Vierge si oui ou non elle était sa grand-mère. « Je m’excuse de vous déranger, mais je suis la fille de Dorabella Toscano et je… » La femme devait être plantée devant la porte à attendre, car celle-ci s’ouvrit brusquement avant qu’Alessandra ait pu finir sa phrase. « Dorabella Toscano est morte ! Comment une morte pourrait-elle avoir des filles ? — Ma mère n’est pas morte, répondit Alessandra, stupéfaite. Vous avez signé le registre de la paroisse en tant que ma marraine. — La pire erreur de ma vie. Elle épouse ce porcher, ce coursier à bicyclette, alors qu’elle a quinze ans à peine, et pourquoi ? Parce qu’elle est enceinte de toi, voilà pourquoi ! Elle croit qu’un mariage rendra tout ça pur et propre ! Puis son imbécile de mari se fait tuer. Je lui ai dit : ça prouve qu’il y a un Dieu ! Maintenant, va au diable ! » Elle claqua la porte au nez d’Alessandra. Elle était venue jusque-là. Sa grand-mère ne voulait pas vraiment la renvoyer de cette façon, c’était impossible. Elles avaient à peine eu le temps de s’apercevoir. « Mais je suis votre petite-fille. — Comment puis-je avoir une petite-fille sans avoir de fille ? Dis à ta mère qu’avant d’envoyer sa quasi-bâtarde mendier à ma porte, elle ferait mieux de venir elle-même me présenter de sérieuses excuses. — Elle part rejoindre une colonie », dit Alessandra. La porte s’ouvrit à nouveau brutalement. « Elle est encore plus folle qu’avant, commenta sa grand-mère. Entre. Assieds-toi. Dis-moi quelle bêtise elle a faite. » L’appartement était parfaitement propre. Tout ce qui l’emplissait était minable au possible, de piètre qualité, mais il y en avait beaucoup – céramique, minuscules tableaux encadrés – et tout avait été épousseté et poli. Les fauteuils et le canapé croulaient sous les plaids et les petits coussins brodés mièvres, à tel point qu’il n’y avait nulle part où s’asseoir. Grand-mère Isabella ne déplaça rien, et Alessandra finit par s’asseoir en haut d’une pile de coussins. Elle se sentait soudain parfaitement déloyale et gamine, à rapporter les bêtises de sa mère comme une moucharde dans la cour de l’école, et elle tenta de modérer son outrage. « Elle a ses raisons, je le sais, et je pense qu’elle croit sincèrement le faire pour moi… — Ttt, ttt, ttt. Que fait-elle pour toi dont tu te passerais bien ? Je n’ai pas toute la journée ! » La femme qui avait brodé tous ces coussins avait toute sa journée tous les jours. Mais Alessandra garda pour elle cette remarque insolente. « Elle nous a inscrites pour embarquer sur un vaisseau colonial, et on nous a acceptées. — Un vaisseau colonial ? Il n’y a pas de colonies. Toutes ces planètes sont des pays indépendants, maintenant. Ce n’est pas que l’Italie ait jamais eu de véritables colonies, en tout cas pas depuis l’Empire romain. Après, les hommes ont perdu leurs couilles. Les Italiens ne valent plus rien depuis cette époque. Ton grand-père – que Dieu le laisse en terre – ne valait pas grand-chose ; il ne s’est jamais battu pour lui-même, il a laissé les autres lui donner des ordres, mais au moins il a travaillé dur et a subvenu à mes besoins jusqu’à ce que ma fille ingrate me crache à la figure et épouse ce petit coursier. Pas comme ton vaurien de père, qui n’a jamais gagné un centime. — Eh bien, pas depuis sa mort, en tout cas, répondit Alessandra, franchement indignée. — Je parle du temps où il était en vie ! Il travaillait aussi peu qu’il pouvait. À mon avis, il se droguait. Tu es sûrement un bébé de la cocaïne. — Je ne crois pas. — Et comment saurais-tu quoi que ce soit ? lança Isabella. Tu ne parlais même pas, à l’époque ! » Alessandra resta assise et patienta. « Eh bien. Dis-moi. — Je l’ai fait, mais vous ne m’avez pas crue. — Qu’est-ce que tu as dit, déjà ? — Un vaisseau colonial. Un vaisseau spatial à destination de l’une des planètes formiques, à explorer et exploiter. — Les Formiques ne vont pas s’en plaindre ? — Il n’y a plus de Formiques, grand-mère. Ils ont tous été tués. — Une sale histoire, mais il fallait le faire. Si ce petit Ender Wiggin est disponible, j’ai une liste de gens qui auraient bien besoin qu’on les supprime aussi. Qu’est-ce que tu veux, de toute façon ? — Je ne veux pas partir dans l’espace. Avec maman. Mais je suis encore mineure. Si vous acceptiez de devenir ma tutrice, je pourrais être émancipée et rester à la maison. C’est prévu par la loi. — Ta tutrice ? — Oui. Pour me surveiller et subvenir à mes besoins. J’habiterais ici. — Dehors ! — Pardon ? — Debout, et dehors ! Tu t’imagines que je tiens un hôtel ? Où crois-tu que tu dormirais, au juste ? Par terre, où je buterais sur toi la nuit pour me casser la hanche ? Il n’y a pas de place pour toi ici. J’aurais dû savoir que tu me demanderais quelque chose. Dehors ! » Il eût été vain d’argumenter. Quelques instants plus tard, Alessandra descendait les escaliers à toute vitesse, furieuse et humiliée. Cette bonne femme était encore plus barjo que sa mère. Je n’ai nulle part où aller, songea-t-elle. La loi ne peut quand même pas permettre à ma mère de me forcer à partir dans l’espace, si ? Je ne suis plus un bébé, ni un enfant : j’ai quatorze ans, je sais lire, écrire et faire des choix rationnels. Quand le train arriva à Monopoli, Alessandra ne rentra pas tout de suite chez elle. Elle devait trouver un mensonge qui tenait la route pour expliquer où elle était allée, alors autant en trouver un qui couvre un retard supplémentaire. Peut-être le bureau du Projet de dispersion était-il encore ouvert. Mais non. Elle ne put même pas obtenir de brochure. Quelle utilité, d’ailleurs ? Tous les éléments intéressants figuraient sur le réseau. Elle aurait pu rester après l’école et apprendre tout ce qu’elle voulait savoir. À la place, elle était allée rendre visite à sa grand-mère. C’est dire les bonnes décisions dont je suis capable. Sa mère était attablée devant une tasse de chocolat. Elle leva les yeux et regarda sans rien dire Alessandra fermer la porte et poser son sac de cours. « Maman, excuse-moi, je… — Avant que tu ne mentes, fit doucement sa mère, sache que la sorcière m’a appelée et m’a hurlé dessus pour t’avoir envoyée. Je lui ai raccroché au nez, comme je finis toujours par le faire, puis j’ai débranché le téléphone. — Je suis désolée, répondit Alessandra. — Tu ne pensais pas que j’avais une bonne raison de vouloir la tenir à l’écart de ta vie ? » Bizarrement, cela provoqua un déclic chez Alessandra et, au lieu d’essayer de battre en retraite, elle explosa. « Peu importe si tu avais une bonne raison, s’écria-t-elle. Tu pourrais en avoir dix millions, mais tu ne m’en as donné aucune ! Tu t’attendais à ce que je t’obéisse aveuglément. Mais toi, tu n’as pas obéi aveuglément à ta mère. — Ta mère à toi n’est pas un monstre. — Il y a plus d’une sorte de monstres, répondit Alessandra. Tu es de ceux qui volettent comme un papillon sans jamais te poser près de moi assez longtemps pour savoir seulement qui je suis. — Tout ce que je fais, je le fais pour toi ! — Non, tu ne fais rien pour moi. Tu fais tout pour l’enfant que tu imagines avoir eu, cette fille qui n’existe pas, la fille parfaite et heureuse qui devait naître du fait que tu étais l’exact opposé de ta mère en toutes choses. Eh bien, je ne suis pas cet enfant. Et, chez ta mère, il y a l’électricité ! — Alors va vivre là-bas ! — Elle ne veut pas de moi ! — Tu détesterais. Jamais le droit de rien toucher. Toujours obligée de faire à sa façon. — Comme partir sur un vaisseau colonial ? — C’est pour toi que je nous ai inscrites pour les colonies. — Ce qui équivaut à m’acheter un soutien-gorge grande taille. Pourquoi est-ce que tu ne regardes pas qui je suis avant de décider de quoi j’ai besoin ? — Je vais te dire ce que tu es : tu es une gamine trop jeune et inexpérimentée pour savoir de quoi une femme a besoin. J’ai dix kilomètres d’avance sur toi en la matière, je sais ce qui t’attend, et je m’efforce d’obtenir ce qu’il te faudra pour que le chemin soit facile et sans accroc. Et tu sais quoi ? J’ai réussi malgré toi. Tu as lutté à chaque pas, mais j’ai fait de l’excellent travail avec toi. Tu n’imagines même pas à quel point, parce que tu ne sais pas ce que tu aurais pu être. — Et qu’aurais-je pu devenir, maman ? Toi ? — Tu n’as jamais été destinée à devenir comme moi, répondit-elle. — Qu’est-ce que tu veux dire ? Que j’aurais donc été comme elle ? — Nous ne saurons jamais ce que tu aurais été, n’est-ce pas ? Parce que tu es déjà ce que j’ai fait de toi. — Faux. J’ai l’air qu’il faut avoir pour survivre chez toi. Tout au fond, je te suis en réalité parfaitement étrangère. Une étrangère que tu comptes traîner dans l’espace sans même lui demander si elle a envie de partir. Il existait un mot pour désigner ceux qu’on traitait de cette façon, autrefois. On les appelait des esclaves. » Plus que jamais dans sa vie, Alessandra avait envie de se réfugier dans sa chambre en claquant la porte. Mais elle n’avait pas de chambre. Elle dormait sur le canapé, dans la même pièce que la cuisine et la table de la cuisine. « Je comprends, dit sa mère. Je vais aller dans ma chambre, et tu pourras claquer la porte derrière moi. » Le plus rageant de tout, c’était que sa mère savait exactement ce qu’elle pensait. Mais Alessandra ne hurla pas, ne griffa pas et ne se roula pas par terre en faisant une colère ; elle ne plongea même pas dans le canapé pour enfouir son visage dans l’oreiller. Elle préféra s’asseoir à table en face de sa mère et dit : « Qu’y a-t-il pour dîner ? — Ah. Comme ça, d’un coup, la discussion est terminée ? — Discute pendant qu’on cuisine. J’ai faim. — Il n’y a rien à manger, parce que je n’ai pas encore rendu notre formulaire d’accord final, parce que je n’ai pas encore décidé si nous devions dormir ou rester éveillées tout le voyage ; du coup, nous n’avons pas encore touché le bonus d’engagement et nous n’avons donc rien pour acheter à manger. — Alors qu’allons-nous faire pour le repas ? » Sa mère se contenta de détourner les yeux. « Je sais, fit Alessandra, enthousiaste, allons chez mamie ! » Sa mère se retourna vers elle et lui lança un regard noir. « Maman, comment se fait-il que nous manquions d’argent alors que tu touches le chômage ? Les autres dans le même cas arrivent à s’acheter à manger et à payer leurs factures d’électricité. — À ton avis ? répondit sa mère. Regarde autour de toi. À quoi ai-je dépensé tout l’argent du gouvernement ? Où vois-tu de l’extravagance ? Regarde dans mon placard, compte mes tenues. » Alessandra réfléchit quelques instants. « Je n’y avais jamais songé. Est-ce que tu dois de l’argent à la mafia ? Est-ce que papa en devait, avant de mourir ? — Non, fit sa mère d’une voix chargée de mépris. Tu disposes désormais de toutes les informations nécessaires pour bien comprendre, pourtant tu n’as toujours pas deviné, tout adulte et intelligente que tu sois. » Alessandra ne voyait pas de quoi sa mère voulait parler. Elle ne disposait d’aucune information nouvelle. Et elle n’avait rien à manger non plus. Elle se leva et entreprit d’ouvrir les placards. Elle trouva une boîte de radiatori secs et un poivrier de poivre noir. Elle prit une casserole, la remplit d’eau à l’évier puis la posa sur la cuisinière avant d’allumer le gaz. « Il n’y a pas de sauce pour les pâtes, fit sa mère. — Il y a du poivre. Il y a de l’huile. — Tu ne peux pas manger des radiatori rien qu’au poivre et à l’huile. Autant te mettre des poignées de farine humide dans la bouche. — Ce n’est pas mon problème, répondit Alessandra. À ce stade, ce sont les pâtes ou le cuir de tes chaussures, alors tu ferais mieux de monter la garde devant ton placard. » Sa mère essaya de prendre la situation à la légère, une fois de plus. « Bien sûr, comme n’importe quelle fille, ce sont mes chaussures que tu mangerais. — Réjouis-toi si je m’arrête avant d’entamer ta jambe. » Dorabella fit comme si elle plaisantait encore en répondant d’un air désinvolte : « Les enfants dévorent leurs parents vifs, voilà ce qu’ils font. — Alors pourquoi cette créature hideuse vit-elle encore dans cet appartement de Polignano a Mare ? — Je me suis brisé les dents sur sa peau ! » Ce fut la dernière tentative d’humour maternelle. « Tu me dis quelles choses terribles les filles font à leur mère, mais tu es une fille, toi aussi. Les as-tu faites ? — J’ai épousé le premier homme à me montrer ce que la gentillesse et le plaisir pouvaient être. Je me suis mariée bêtement. — J’ai la moitié des gènes de l’homme que tu as épousé, fit Alessandra. Est-ce la raison pour laquelle je suis trop bête pour décider sur quelle planète je veux vivre ? — À l’évidence, tu veux bien vivre sur n’importe quelle planète tant que je n’y suis pas. — C’est toi qui as eu l’idée des colonies, pas moi ! Mais là, je crois que tu as révélé ta véritable raison. Oui ! Tu veux coloniser une autre planète parce que ta mère n’y sera pas ! » Dorabella se tassa sur sa chaise. « Oui, cela en fait partie. J’y voyais l’un des aspects les plus positifs de notre départ, je ne dirai pas le contraire. — Alors tu reconnais que tu ne le faisais pas pour moi. — Je ne reconnais pas un tel mensonge. C’est pour toi que je le fais. — Échapper à ta mère, c’est pour toi-même, rétorqua Alessandra. — Non, pour toi. — Comment cela peut-il être pour moi ? Jusqu’à aujourd’hui, je ne savais même pas à quoi ressemblait ma grand-mère. Je n’avais jamais vu son visage. Je ne connaissais même pas son nom. — Et sais-tu combien cela m’a coûté ? — Qu’est-ce que tu veux dire ? » Sa mère détourna la tête. « L’eau est en train de bouillir. — Non, c’est ma mauvaise humeur que tu entends. Explique-moi ce que tu voulais dire. Qu’est-ce que ça t’a coûté de m’empêcher de connaître ma grand-mère ? » Sa mère se leva, entra dans sa chambre et referma la porte. « Tu as oublié de la claquer, maman ! Laquelle est adulte ici, de toute façon ? Laquelle a le sens des responsabilités ? Laquelle prépare à manger ? » L’eau mit encore trois minutes à bouillir. Alessandra y jeta deux poignées de radiatori puis sortit ses livres et se mit à travailler à table. Elle finit par trop cuire les pâtes. Celles-ci étaient de si piètre qualité qu’elles s’agrégèrent en une masse compacte malgré l’huile, qui forma une flaque dans l’assiette ; quant au poivre, il aidait à peine à avaler le résultat final. Elle garda les yeux sur son livre et sa feuille tout en mangeant et déglutit mécaniquement jusqu’à ce qu’une bouchée lui donne la nausée. Elle se leva alors pour la recracher dans l’évier, avala un verre d’eau et manqua tout vomir. Elle eut encore deux haut-le-cœur devant l’évier avant de réussir à reprendre le contrôle de son estomac. « Mmm, délicieux », murmura-t-elle. Puis elle se retourna vers la table. Sa mère y était assise, un des radiatori entre les doigts. Elle le glissa dans sa bouche. « Quelle bonne mère je suis, dit-elle tout bas. — Maman, je fais mes devoirs, maintenant. Nous avons déjà épuisé le temps alloué aux disputes. — Sois honnête, ma chérie. Nous ne nous disputons presque jamais. — C’est vrai. Tu virevoltes en ignorant tout ce que je raconte, débordante de bonheur. Mais crois-moi, pendant tout ce temps, mes arguments dans la discussion défilent dans ma tête. — Je vais t’expliquer quelque chose parce que, tu as raison, tu es assez grande pour comprendre. » Alessandra s’assit. « D’accord, explique. » Elle regarda sa mère dans les yeux, et celle-ci tourna la tête. « Donc tu ne vas rien me dire. Je vais faire mes devoirs. — Je vais t’expliquer, protesta sa mère. Seulement, je ne te regarderai pas en le faisant. — Je ne te regarderai pas non plus. » Elle retourna à ses devoirs. « Le dix de chaque mois, à peu près, ma mère m’appelle. Je réponds au téléphone parce que, sinon, elle prend le train pour venir ici, et j’ai le plus grand mal à lui faire quitter la maison avant que tu reviennes de l’école. Je réponds donc au téléphone, et elle me dit que je ne l’aime pas, que je suis une fille ingrate parce qu’elle est toute seule chez elle, qu’elle n’a plus d’argent et qu’elle ne peut rien avoir de joli dans sa vie. Emménage chez moi, dit-elle, viens avec ta superbe fille, nous pouvons vivre dans mon appartement et partager notre argent, comme ça il y en aura assez. Non, maman, lui réponds-je. Je n’emménagerai pas chez toi. Alors elle pleure, elle hurle et elle répète que je suis une fille odieuse qui arrache toute joie et toute beauté à son existence parce que je la laisse seule et sans un sou. Alors je promets : je t’enverrai un petit quelque chose. Elle dit : ne l’envoie pas, cela gâche un timbre, je viendrai le chercher, et je réponds : non, je ne serai pas là, et prendre le train coûte plus cher que de l’expédier, donc je l’envoie par la poste. Et d’une façon ou d’une autre, je m’en débarrasse avant que tu rentres. Puis je reste assise un moment à ne pas me trancher les veines, je glisse une certaine somme d’argent dans une enveloppe, je l’amène à la poste et je l’envoie. Ensuite elle prend l’argent et s’achète une immonde saloperie qu’elle accroche à son mur ou pose sur une petite étagère jusqu’à ce que sa maison déborde d’objets que j’ai payés avec l’argent qui devrait me servir à élever ma fille, et je paye pour tout cela, je manque d’argent chaque mois alors que je perçois les mêmes allocations chômage qu’elle, parce que cela vaut le coup. Avoir faim en vaut la peine. Te voir en colère contre moi en vaut la peine, parce que tu n’es pas obligée de connaître cette femme, tu n’es pas obligée de l’avoir dans ta vie. Alors, oui, Alessandra, tout ça je le fais pour toi. Et si j’arrive à nous faire quitter cette planète, je ne serai plus obligée de lui envoyer un sou, et elle ne m’appellera plus, parce que le temps que nous atteignions cet autre monde, elle sera morte. Je regrette seulement que tu ne m’aies pas fait suffisamment confiance pour nous permettre d’arriver là-bas sans que tu aies jamais entendu sa voix mauvaise ou posé les yeux sur sa méchante figure. » Dorabella quitta la table et retourna dans sa chambre. Alessandra termina ses devoirs, les rangea dans son sac puis alla s’asseoir sur le canapé, les yeux rivés sur le poste de télévision privé de courant. Elle se souvenait être rentrée tous les jours de l’école, toutes ces années, et avoir trouvé chaque fois sa mère voletant dans l’appartement, racontant des bêtises sur les fées, la magie et toutes les choses magnifiques qu’elle avait faites pendant la journée alors que, tout ce temps, elle passait ses journées à lutter contre ce monstre pour l’empêcher d’entrer chez elle et de poser ses griffes sur la petite Alessandra. Cela expliquait la faim. L’électricité. Tout. Cela ne voulait pas dire que maman n’était pas folle. Mais maintenant sa folie prenait un sens. Et le départ pour la colonie signifiait que maman serait enfin libre. Celle qui était prête à s’émanciper, ce n’était pas Alessandra. Elle se leva pour aller frapper à la porte. « Je propose qu’on dorme pendant le trajet. » Long silence. Puis, de l’autre côté : « C’est ce que j’envisageais aussi. » Au bout d’un moment, sa mère ajouta : « Il y aura un jeune homme pour toi dans cette colonie. Un beau jeune homme plein d’avenir. — Je pense, oui, répondit Alessandra. Et je sais qu’il adorera ma mère, si folle et heureuse. Et mon extraordinaire maman l’aimera aussi. » Puis le silence. Il faisait horriblement chaud dans l’appartement. Même fenêtres ouvertes, il n’y avait pas un souffle d’air et donc aucun répit. Alessandra s’allongea sur le canapé en sous-vêtements et le trouva trop mou et collant. Elle s’allongea par terre en se disant qu’il y ferait peut-être un tout petit peu plus frais puisque l’air chaud monte. Sauf que l’air chaud de l’appartement du dessous devait monter aussi et chauffer son plancher, ce qui n’aidait pas, et le sol était trop dur. Ou peut-être pas tant que ça, car le lendemain matin elle se réveilla allongée par terre. Une petite brise soufflait en provenance de l’Adriatique, et sa mère faisait cuire quelque chose dans la cuisine. « Où as-tu trouvé des œufs ? demanda Alessandra en revenant des toilettes. — J’ai mendié, répondit sa mère. — Auprès des voisins ? — Auprès des poules des voisins. — Personne ne t’a vue ? — Personne ne m’a arrêtée, qu’on m’ait vue ou non. » Alessandra se mit à rire et la serra dans ses bras. Elle alla à l’école et, cette fois, ne se montra pas trop fière pour manger le repas gratuit qu’on lui proposait car elle se disait que sa mère l’avait payé pour elle. Ce soir-là, il y avait à manger à table, et pas n’importe quoi : du poisson en sauce et des légumes frais. Sa mère devait donc avoir rendu les derniers formulaires et reçu la prime d’engagement. Elles partaient. Dorabella était intègre. Elle emmena Alessandra avec elle quand elle se rendit chez les deux voisins qui élevaient des poules pour les remercier de ne pas avoir appelé la police et les rembourser des œufs qu’elle avait pris. Ils voulurent refuser, mais elle insista : elle ne pouvait pas quitter la ville en laissant une dette impayée, et le ciel leur rendrait quand même leur gentillesse. On s’embrassa, on pleura, et Dorabella s’en alla non pas en se donnant des airs de fée mais d’un pas léger, celui d’une femme soulagée d’un poids. Deux semaines plus tard, Alessandra était sur le réseau à l’école quand elle apprit une nouvelle qui lui arracha un cri étouffé au beau milieu de la bibliothèque, de sorte que plusieurs personnes se précipitèrent vers elle et qu’elle dut changer de fenêtre. Du coup, tout le monde fut convaincu qu’elle était en train de regarder des images pornographiques, mais elle s’en fichait. Elle était impatiente de rentrer chez elle pour annoncer la nouvelle à sa mère. « Sais-tu qui sera le gouverneur de notre colonie ? » Sa mère l’ignorait. « Quelle importance ? Un vieux bonhomme tout gras. Ou un aventurier intrépide. — Et si ce n’était même pas un homme ? S’il s’agissait d’un garçon, un simple garçon de treize ou quatorze ans, si brillant, intelligent et bon qu’il a sauvé l’espèce humaine ? — Qu’est-ce que tu dis ? — On a annoncé la composition de l’équipage de notre vaisseau. Le pilote sera Mazer Rackham, et le gouverneur de la colonie Ender Wiggin. » Ce fut au tour de sa mère de laisser échapper un petit cri. « Un gamin ? Ils vont nommer un gamin gouverneur ? — Il a commandé la Flotte pendant la guerre, il peut sûrement gouverner une colonie, fit Alessandra. — Un gamin. Un petit garçon. — Pas si petit que ça. Un garçon de mon âge. » Sa mère se tourna vers elle. « Quoi, tu es si grande ? — Je suis assez grande, tu sais. Comme tu l’as dit : en âge de procréer ! » Le visage de sa mère se fit songeur. « Et du même âge qu’Ender Wiggin. » Alessandra sentit son visage s’empourprer. « Maman ! Je t’interdis de penser à ça ! — Et pourquoi pas ? Il devra bien épouser quelqu’un sur ce monde lointain et solitaire. Pourquoi pas toi ? » Puis son visage devint tout rouge, et elle se tapota les joues avec enthousiasme. « Oh, oh, Alessandra, j’avais tellement peur de te l’annoncer, mais maintenant je suis contente, et tu vas l’être aussi ! — M’annoncer quoi ? — Tu sais, nous avions décidé de dormir pendant le voyage ? Eh bien, je suis allée au bureau rendre le formulaire et j’ai vu que j’avais malencontreusement coché l’autre case, pour rester éveillées, étudier et faire partie de la première vague de colons. Je me suis dit : et s’ils ne me laissent pas modifier le formulaire ? Là, j’ai décidé que je les forcerais à le modifier ! Mais quand je me suis assise avec la dame qui s’en occupait, j’ai pris peur et je n’en ai même pas parlé, j’ai juste rendu ma feuille comme une lâche. Mais je comprends maintenant que je n’étais pas lâche : c’est Dieu qui guidait ma main, en fait. Parce que, du coup, nous serons éveillées pendant tout le voyage. Combien y aura-t-il de gamins de quatorze ans éveillés sur ce vaisseau ? Ender et toi, voilà ce que je pense. Rien que vous deux. — Il ne va pas tomber amoureux d’une gamine idiote comme moi. — Tu as de très bonnes notes et, de toute façon, un garçon intelligent ne cherche pas une fille encore plus maligne que lui : il cherche une fille qui l’aimera. C’est un soldat qui ne rentrera jamais chez lui après la guerre. Tu deviendras son amie. Une bonne amie. Il se passera des années avant qu’il soit temps pour vous de vous marier. Mais ce jour-là, il te connaîtra bien. — Tu épouseras peut-être Mazer Rackham. — S’il a de la chance, répondit sa mère. Mais je me satisferai de n’importe quel vieux bonhomme qui voudra de moi, si je peux te voir heureuse. — Je n’épouserai pas Ender Wiggin, maman. N’espère pas l’impossible. — Je t’interdis de me dicter ce que je peux espérer. Mais je serai déjà heureuse que tu deviennes simplement son amie. — Je serai déjà heureuse de le voir sans me faire pipi dessus. C’est l’être humain le plus célèbre du monde, le plus grand héros de toute l’histoire. — Ne pas te faire pipi dessus est un heureux début. Ça ne fait pas bon effet. » L’année scolaire prit fin. Elles reçurent des instructions et des billets. Elles prendraient le train pour Naples puis s’envoleraient vers le Kenya, où les colons d’Europe et d’Afrique se rassemblaient pour prendre la navette spatiale. Elles passèrent les derniers jours à faire ce qu’elles aimaient à Monopoli : aller sur les quais, dans les petits parcs où elle avait joué enfant, à la bibliothèque, dire au revoir à tout ce qui avait été agréable dans leur vie. Elles se rendirent sur la tombe de son père pour y déposer leurs dernières fleurs. « J’aurais voulu que tu puisses nous accompagner », souffla sa mère, mais Alessandra se demandait : s’il n’était pas mort, auraient-elles eu besoin d’aller chercher le bonheur dans l’espace ? Elles rentrèrent chez elles tard, leur dernière nuit à Monopoli, et quand elles arrivèrent à l’appartement, grand-mère se trouvait devant l’immeuble. Elle se leva dès qu’elle les aperçut et se mit à hurler avant même qu’elles soient assez près pour entendre ce qu’elle disait. « Ne rentrons pas, proposa Alessandra. Nous n’avons besoin de rien là-bas. — Nous avons besoin de vêtements pour le voyage au Kenya, répondit sa mère. Et, de toute façon, elle ne me fait pas peur. » Elles continuèrent donc à remonter la rue tandis que des voisins regardaient par leur fenêtre ce qui se passait. La voix de grand-mère se fit de plus en plus claire. « Fille ingrate ! Tu comptes me voler ma petite-fille bien-aimée et l’emmener dans l’espace ! Je ne la reverrai jamais, et tu ne me l’as même pas annoncé pour que je puisse lui dire au revoir ! Quel genre de monstre agit ainsi ? Tu ne m’as jamais aimée ! Tu me laisses seule dans mes vieux jours : belle piété filiale ! Vous autres qui habitez ce quartier, que pensez-vous d’une fille comme celle-là ? Quel monstre vit parmi vous, un monstre d’ingratitude ! » Et ainsi de suite. Mais Alessandra n’avait pas honte. Demain, ces gens ne seraient plus ses voisins. Elle n’avait pas besoin de s’en soucier. Et puis ceux qui avaient un peu de jugeote se diraient : pas étonnant que Dorabella Toscano emmène sa fille loin de cette vilaine sorcière. L’espace est encore trop près pour échapper à cette mégère-là. Grand-mère se planta devant Dorabella et lui hurla à la figure. Sa fille ne répondit pas et se contenta de la contourner pour gagner la porte de l’immeuble. Pourtant elle ne l’ouvrit pas. Elle se retourna et tendit la main pour la faire taire. Grand-mère ne s’arrêta pas. Mais Dorabella continua de tendre la main. Grand-mère conclut enfin sa tirade en disant : « Et voilà qu’elle veut me parler ! Elle n’a pas souhaité le faire pendant toutes ces semaines où elle prévoyait de partir dans l’espace, ce n’est que maintenant, alors que je viens la voir le cœur brisé, le visage meurtri, qu’elle prend la peine de s’adresser à moi ! Alors parle ! Qu’est-ce que tu attends ? Exprime-toi ! Je t’écoute ! Qui t’en empêche ? » Alessandra finit par se planter entre les deux femmes et hurler au visage de sa grand-mère : « Personne ne peut parler si tu ne la fermes pas ! » Grand-mère la gifla. Une gifle violente qui fit faire un pas de côté à Alessandra. Puis Dorabella tendit une enveloppe à sa mère. « Voilà tout ce qui reste de notre prime d’engagement. Tout ce que j’ai au monde en dehors des vêtements que nous emmenons au Kenya. Je te le donne. Et maintenant, j’en ai fini avec toi. C’est la dernière chose que tu recevras jamais de moi. À part ceci. » Elle gifla violemment grand-mère. Celle-ci trébucha et s’apprêtait à recommencer à hurler quand Dorabella Toscano, aimable fille des fées, lui cria à la figure : « PERSONNE ne lève la main sur ma fille ! » Puis elle fourra l’enveloppe contenant le chèque dans le chemisier de grand-mère, la prit par les épaules, lui fit exécuter un demi-tour et la poussa vers le bas de la rue. Alessandra se jeta au cou de sa mère en sanglotant. « Maman, je ne comprenais pas jusqu’à maintenant, je ne savais pas. » Sa mère la serra dans ses bras et regarda par-dessus son épaule les voisins qui les observaient, terrifiés. « Oui, dit-elle, je suis une mauvaise fille. Mais je fais une excellente mère ! » Plusieurs voisins applaudirent en riant, même si certains se détournèrent en claquant la langue d’un air désapprobateur. Alessandra s’en fichait. « Laisse-moi te regarder », dit sa mère. Alessandra recula et Dorabella examina son visage. « Tu vas avoir un bleu, je pense, mais un petit. Il guérira vite. À mon avis, il n’y en aura plus trace quand tu rencontreras ce beau jeune homme plein d’avenir. » CHAPITRE SIX À : FutGouv%ColonieI@MinCol.gov De : GouvAct%ColonieI@MinCol.gov Sujet : Nom de la colonie Je vous accorde qu’appeler cette planète Colonie I finira par nous lasser. Je suis d’accord avec vous, il vaut bien mieux la baptiser maintenant plutôt que la rebaptiser quand votre vaisseau de colonisation et vous-même arriverez dans cinquante ans. Mais votre proposition de la nommer Prospero ne serait pas bien reçue ici en ce moment. Nous enterrons d’anciens pilotes de combat au rythme d’un tous les deux jours pendant que notre xénobiologiste se débat pour trouver des médicaments ou des traitements susceptibles de contrôler ou d’éliminer les vers aéroportés que nous inhalons et qui s’enfoncent dans nos veines jusqu’à ce qu’elles soient si bien perforées qu’il en résulte une hémorragie interne. Sel (le xénobiologiste) m’assure que le médicament qu’il vient de nous donner les ralentira et nous permettra de gagner du temps. Il existe donc une chance qu’il y ait une colonie ici à votre arrivée. Si vous avez des questions concernant les vers eux-mêmes, il faudra les lui poser à l’adresse suivante : Smenach%ColonieI@MinCol.gov\divxeno Mon adresse est celle associée au poste que j’occupe mais je m’appelle Vitaly Kolmogorov et mon titre permanent est amiral. Avez-vous un nom ? À qui ai-je l’honneur ? À : GouvAct%ColonieI@MinCol.gov De : FutGouv%ColonieI@MinCol.gov Sujet : Re : Nom de la colonie Cher amiral Kolmogorov, J’ai lu avec un immense soulagement le récent rapport indiquant que le ver est parfaitement contrôlé par le cocktail médicamenteux conçu par votre xénobiologiste Sel Menach. On a donné son nom à ce ver, mais l’appellation définitive reste en suspens le temps que des commissions débattent sans fin de l’opportunité d’utiliser le latin pour nommer des xéno-espèces. Certains sont partisans d’une langue différente pour chaque colonie, d’autres d’une harmonisation entre les différentes planètes, d’autres encore se prononcent pour une différenciation linguistique entre les espèces natives de chaque monde et celles originaires de la première planète des Forniques mais transplantées dans toutes les colonies. Ainsi s’occupent ceux qui restent sur Terre pendant que vous abattez le travail bien réel qui consiste à essayer d’établir une tête de pont en pleine biosphère extraterrestre. Je fais partie intégrante du problème, avec mes histoires autour du nom de la colonie. Je vous prie de m’excuser de vous faire perdre votre temps là-dessus ; toutefois, il faut bien en passer par là, et vous m’avez déjà évité un faux pas dont auraient souffert les relations entre vos colons et le ministère et ses larbins (moi-même y compris). Vous aviez raison, Prospero ne convient pas, mais, pour une raison obscure, j’ai très envie de choisir un nom tiré de La Tempête de William Shakespeare. Peut-être carrément Tempête, ou Miranda, voire Ariel. J’imagine que Caliban ne serait pas un bon choix. Gonzalo ? Sycorax ? Quant à mon nom… Il y a débat ici sur l’utilité d’informer vos colons de mon identité. On m’a formellement interdit de vous la révéler, même à vous, le gouverneur en fonction. En attendant, mon nom circule sur les réseaux sans qu’il soit fait grand secret de ma nomination au poste de gouverneur de la Colonie I. Seulement, on refuse de vous transmettre l’information par ansible. Il est si aisé de vous tromper ou de vous laisser dans l’ignorance – un détail que je garderai à l’esprit quand je recevrai des informations de la part du ministère de la Colonisation dans quarante ans. À moins que je ne parvienne à faire changer cette pratique ridicule avant mon départ. À mon avis, les autorités en place pensent que voir un gamin de treize ans nommé gouverneur de votre colonie pourrait nuire au moral de vos colons, même s’il se passera quarante ans avant mon arrivée. En même temps, d’autres jugent qu’avoir pour gouverneur le commandant victorieux leur remontera le moral. Pendant que ces gens-là se décident, je me fie tant à vos capacités de déduction qu’à votre discrétion. À : FutGouv%ColonieI@MinCol.gov De : GouvAct%ColonieI@MinCol.gov Sujet : Re : Nom de la colonie Cher futur gouverneur Wiggin, Je suis impressionné de l’empressement qu’a montré le ministère de la Colonisation à satisfaire votre demande de mise à disposition de bande passante sur l’ansible pour offrir aux colons un accès illimité aux réseaux, à la discrétion des gouverneurs. J’ai d’abord pensé informer tout le monde de l’identité de notre gouverneur en transit. Le nom d’Ender Wiggin est révéré ici. Après notre victoire, nous avons étudié vos batailles et débattu du superlatif le plus approprié pour qualifier votre génie militaire. Mais j’ai aussi vu les rapports de la cour martiale du colonel Graff et de l’amiral Rackham. Votre réputation a subi de violentes attaques, et je n’ai pas envie d’inciter les colons, quand ils auront enfin le loisir de se connecter au berceau de l’humanité, à ruminer en se demandant si vous êtes un sauveur ou un sociopathe. Non qu’un seul des soldats et pilotes entre nous ait le moindre doute sur la question, mais des enfants naîtront pendant les cinquante années que durera votre voyage, et ils n’auront pas combattu sous vos ordres. J’avoue avoir dû relire La Tempête quand j’ai reçu votre liste de noms. Sycorax, il faut dire ! Et pourtant, si obscur soit ce nom dans la pièce, il s’applique étonnamment bien à notre situation. La mère de Caliban, la sorcière qui a chargé de magie cette île inexplorée – Sycorax correspondrait très bien à la reine qui régnait autrefois sur ce monde mais a péri, laissant derrière elle tant d’artefacts… et de pièges. D’après notre xéno – un jeune homme remarquable qui refuse d’entendre qu’il nous a sauvé la vie à tous et que nous lui en sommes reconnaissants –, les cadavres des Formiques étaient criblés de trous creusés par les vers. Apparemment, les individus étaient quantité négligeable, si bien qu’il n’y a eu aucune tentative pour contrôler ou éviter la maladie. Quel gâchis ! Heureusement, Sel a découvert que le cycle biologique du ver comprend une phase pendant laquelle il doit se nourrir d’une certaine variété de plante. Il travaille à éliminer cette espèce végétale tout entière. Un écocide, selon lui – un monstrueux crime biologique. Il ressasse un fort sentiment de culpabilité. Toutefois, l’autre solution consisterait en des injections à vie, ou en une modification génétique de tous les enfants nés sur ce monde de façon à ce que notre sang soit toxique pour les vers. Bref, Sel est notre Prospero. La reine était Sycorax. Les Formiques, Caliban. Pour l’instant, pas d’Ariel, bien que toutes les femmes en âge de procréer soient vénérées ici. Nous sommes sur le point de procéder à une loterie à visée reproductive. J’ai retiré mon nom de la liste de peur qu’on ne m’accuse de m’assurer une compagne. Personne n’aime ce plan dénué de romantisme et de liberté, mais nous avons voté sur la façon d’allouer nos rares ressources reproductives, et Sel a persuadé une majorité d’entre nous que c’était la meilleure solution. Nous n’avons pas de temps à perdre en séduction ni en blessures d’amour ou d’amour-propre. Je me confie à vous parce que je ne peux parler à personne ici, pas même Sel. Il porte suffisamment de fardeaux sans que je lui fasse partager les miens. Au fait, le commandant de votre vaisseau ne cesse de m’écrire comme s’il se croyait habilité à me donner des ordres concernant le gouvernement de la colonie, sans référence à vous. Je me suis dit que vous deviez être mis au courant de manière à pouvoir prendre les mesures appropriées et éviter d’avoir à vous inquiéter d’un régent en puissance à votre arrivée. Il m’apparaît comme un de ces officiers que je qualifie d’hommes de paix : un bureaucrate qui ne s’épanouit dans l’armée qu’en l’absence de guerre, parce que son véritable ennemi est l’officier qui occupe le poste qu’il convoite. Vous êtes ce qu’il déteste le plus : un homme de guerre. Regardez derrière vous : c’est là que l’homme de paix s’efforce de rester, dague en main. Vitaly Denisovitch. À : GouvAct%ColonieI@MinCol.gov De : FutGouv%ColonieI@MinCol.gov Sujet : Re : Nom de la colonie Cher Vitaly Denisovitch, J’ai trouvé : Shakespeare. Pour la planète et la première implantation à la fois. Les implantations suivantes pourront être nommées d’après des personnages de La Tempête et d’autres pièces. En attendant, nous pouvons appeler un certain amiral « baron de Cawdor », tel Macbeth, afin de garder à l’esprit ce qui résulte inévitablement d’une ambition immodérée. Le nom de Shakespeare vous satisfait-il ? Il me paraît approprié qu’un nouveau monde soit baptisé d’après ce grand observateur de l’âme humaine. Mais si vous le trouvez trop anglais, trop lié à une culture précise, je partirai sur une piste différente. Je vous remercie de votre confiance. J’espère que vous me la garderez pendant le voyage, même si la dilatation temporelle imposera des délais d’expédition et de réception de plusieurs semaines pour chaque message. Bien sûr, cela signifie que je ne serai pas en stase – mieux vaut que j’arrive âgé de quinze ans que de treize. Enfin, pour votre information, le voyage ne durera pas cinquante ans mais plutôt quarante : des améliorations ont été apportées aux œufs qui propulsent les vaisseaux ainsi qu’à la protection inertielle des bâtiments, de sorte que nous pouvons accélérer et décélérer plus vite à l’intérieur des systèmes et passer davantage de temps à des vitesses relativistes. Nous tenons peut-être toute notre technologie des Formiques, mais cela ne nous empêche pas de l’affiner. Ender. À : FutGouv%ColonieI0MinCol.gov De : GouvAct%ColonieI0MinCol.gov Sujet : Re : Nom de la colonie Cher Ender, Shakespeare appartient à tout le monde, mais désormais plus spécialement à notre colonie. J’ai sondé quelques pionniers, et ceux qui avaient un avis trouvaient ce nom très bien. Nous ferons de notre mieux pour rester en vie jusqu’à ce que vous arriviez avec d’autres pour grossir nos rangs. Mais d’après mes souvenirs de mon propre voyage vers le champ de bataille, vos deux années vous paraîtront plus longues que nos quarante. Nous serons actifs. Pour vous, ce ne sera qu’ennui et frustration. Ceux qui ont opté pour la stase ont fait un choix plus heureux. Toutefois, votre argument concernant votre âge à l’arrivée est très juste. Je comprends mieux que vous le sacrifice que cela représentera. Je vous enverrai des rapports trimestriels – bihebdomadaires de votre point de vue – afin que vous ayez une idée de la personnalité des colons et du mode de fonctionnement du village sur le plan social, agricole et technologique, ainsi que de nos succès et des difficultés que nous aurons surmontées. Je ferai tout mon possible pour vous aider à connaître les figures principales. Mais je ne leur en parlerai pas car ils se sentiraient espionnés. À votre arrivée, tâchez de ne pas afficher tout ce que je vous aurai raconté. Cela vous donnera l’air perspicace – une réputation utile. Je ferais volontiers de même pour l’amiral Morgan, puisqu’il y a une chance que ce soit lui qui, de fait, prenne les rênes – les soldats du bord lui obéiront plutôt qu’à vous, et les forces de police les plus proches seront à quarante ans de là s’il devait choisir de les déployer illégalement à la surface de notre planète. Nos colons seront désarmés et n’auront pas de formation militaire, et il ne devrait donc pas rencontrer de résistance. Toutefois, l’amiral Morgan persiste à m’envoyer des ordres sans jamais s’enquérir des conditions locales au-delà de ce qu’il peut avoir ou non lu de mes rapports officiels. Il commence aussi à s’irriter de ne pas me voir réagir de façon satisfaisante (bien que j’aie pleinement satisfait toutes ses demandes et exigences légitimes). Je soupçonne que s’il contrôle la situation en arrivant, me priver de mon poste sera sa priorité. Heureusement, à en croire les statistiques démographiques, je serai mort avant qu’il ne débarque, ce qui règle la question. Vous n’avez peut-être que treize ans, mais vous comprenez au moins qu’on ne peut pas diriger des étrangers, on ne peut que les forcer ou les corrompre. Vitaly. Sel Menach avait mal à la nuque et au dos à force d’heures passées à examiner des moisissures extraterrestres au microscope. Si je continue, je serai bossu comme une vieille sorcière avant d’avoir trente-cinq ans. Mais ce serait la même chose dans les champs à manier la houe pour empêcher les mauvaises herbes grimpantes de pousser au milieu du maïs et de lui cacher le soleil. Son dos se courberait là aussi, et sa peau se hâlerait. Il était presque impossible de distinguer une race d’une autre sous ce soleil de plomb. Cela ressemblait à une vision de l’avenir : des personnels choisis parmi toutes les races de la Terre pour être chirurgiens, géologues, xénobiologistes et climatologues – et aussi pilotes de combat, afin d’éliminer l’ennemi qui dominait autrefois ce monde – et maintenant que la guerre avait pris fin, ils se métisseraient si bien qu’en trois générations, peut-être deux, les concepts de race et d’origine nationale n’auraient plus cours sur cette planète. Et pourtant, chaque colonie aurait sa propre physionomie, son propre accent pour parler le « standard » de la F. I., qui n’était jamais que de l’anglais à quelques différences orthographiques près. À mesure que les colons iraient de monde en monde, de nouvelles divisions apparaîtraient. Entre-temps, la Terre, de son côté, conserverait toutes les anciennes races et nationalités ainsi que bon nombre des langues, de sorte que la distinction entre colon et Terrien se ferait de plus en plus claire et prononcée. Ce n’est pas mon problème, songea Sel. Je peux imaginer l’avenir, comme n’importe qui ; mais il n’y aura pas d’avenir ici, sur cette planète que nous appelons maintenant Shakespeare, si je ne trouve pas le moyen de vaincre cette moisissure qui infeste les récoltes de céréales terriennes. Comment se pouvait-il qu’il y ait déjà une moisissure spécifique aux graminées alors que celles venues de Terre, y compris les céréales, n’avaient aucun analogue génétique sur ce monde ? Afraima entra, porteuse d’autres échantillons du jardin-test de la serre. Quelle ironie : malgré tout l’équipement agricole perfectionné embarqué avec les combattants dans le ventre des vaisseaux de transport, en cas de panne il n’y aurait pas de pièces détachées, rien pour réparer avant cinquante ans. Peut-être quarante, si la nouvelle propulsion amenait effectivement le bâtiment colonial plus tôt. Le temps qu’il arrive, nous pourrions bien vivre dans les bois et creuser la terre en quête de racines, totalement privés de machines en état de marche. À moins que je ne réussisse à ajuster et adapter nos cultures afin qu’elles prospèrent et que nous ayons d’énormes surplus de vivres, assez pour nous offrir le loisir de développer une infrastructure technologique. Nous sommes arrivés à un niveau technologique très élevé, mais sans rien pour le soutenir. En cas de chute, nous tomberons au plus bas. « Regarde ça », dit Afraima. Sel quitta sagement son microscope pour se placer devant celui de la jeune femme. « Oui. Et qu’est-ce que je regarde, là ? — Que vois-tu ? — Ne joue pas avec mes nerfs. — Je te demande une vérification indépendante. Je ne peux rien te dire. » Il s’agissait donc de quelque chose d’important. Il regarda de plus près. « C’est une section de feuille de maïs. De la partie stérile, donc parfaitement saine. — Et pourtant non, dit-elle. Elle vient de D-4. » Sel ressentit un tel soulagement qu’il faillit en pleurer ; et, en même temps, il était furieux. La colère l’emporta sur l’instant. « Non, répondit-il sur un ton brusque. Tu as mélangé les échantillons. — C’est ce que je pensais aussi. J’y suis donc retournée et j’ai effectué un nouveau prélèvement en D-4. Et encore un. Tu es en train d’examiner mon troisième échantillon. — Et le D-4 est facile à produire à partir de substances locales. Afraima, on a réussi ! — Je n’ai même pas vérifié s’il marchait sur l’amarante. — Ce serait trop beau. — À moins que ce ne soit une bénédiction. T’es-tu jamais dit que Dieu pourrait bien avoir envie de nous voir réussir ici ? — Il aurait pu éradiquer cette moisissure avant notre arrivée, fit remarquer Sel. — C’est ça, prends l’air impatient face au don de Dieu, histoire de le mettre en rogne. » Ils plaisantaient, mais il y avait là un fond de vérité. Afraima était juive et prenait sa religion au sérieux – elle s’était choisi un nom qui signifiait en hébreu « fertile » au moment du vote sur les modalités de reproduction, dans l’espoir que cela pousserait Dieu, d’une façon ou d’une autre, à lui accorder un mari juif. À la place, le gouverneur lui avait simplement confié un travail d’assistante auprès du seul juif orthodoxe parmi les pionniers. Le gouverneur Kolmogorov respectait la religion. Sel aussi. Seulement, il n’était pas persuadé que Dieu connaissait cette planète. Et si la Bible avait raison concernant la création d’un soleil, d’une lune et d’une terre précis, et qu’il s’agissait du tout de la création divine ? Et si des mondes comme celui-ci étaient l’œuvre de dieux extraterrestres dotés de six membres ou d’une symétrie trilatérale, ou que sais-je encore, comme certaines des formes de vie locales, de celles qui semblaient à Sel faire partie des espèces indigènes. Ils furent bientôt de retour dans le labo avec les échantillons d’amarante qui avaient subi le même traitement. « C’est bon. Ça suffit pour un début, en tout cas. — Mais il faut si longtemps pour le produire, fit Afraima. — Ce n’est pas notre problème. Les chimistes trouveront comment produire plus vite et en plus grandes quantités, maintenant que nous savons quelle substance opère. Ça n’a pas l’air d’avoir endommagé les plantes, hein ? — Tu es un génie, docteur Menach. — Je n’ai pas de doctorat. — Ma définition du mot docteur est : « personne qui en sait suffisamment pour faire des découvertes de nature à sauver une espèce ». — Je mettrai ça sur mon CV. — Non, dit-elle. — Non ? » Elle posa la main sur son bras. « J’entre tout juste dans ma période fertile, docteur. Je veux ta semence dans mon champ. » Il s’efforça de tourner sa proposition en dérision. « Bientôt tu vas me réciter le Cantique des cantiques. — Je ne propose pas une liaison, docteur Menach. Nous devons travailler ensemble, après tout. Et je suis mariée à Evenezer. Il n’aura pas besoin de savoir que le bébé n’est pas de lui. » Apparemment, elle y avait déjà bien réfléchi. Maintenant, il était vraiment gêné. Et contrarié. « Nous devons travailler ensemble, Afraima. — Je veux les meilleurs gènes possibles pour mon bébé. — Très bien, dit-il. Tu restes ici pour diriger les études d’adaptation. J’irai travailler dans les champs. — Comment ça ? Il y a des tas de gens qui peuvent le faire. — Soit je te vire, soit je me vire. Nous ne travaillerons plus ensemble après ça. — Mais personne n’avait besoin de savoir ! — « Tu ne commettras point d’adultère », cita Sel. C’est toi la croyante, paraît-il. — Mais les filles de Loth… — Ont couché avec leur propre père parce qu’il était plus important d’avoir des bébés que de pratiquer l’exogamie. » Sel soupira. « Il est aussi important de respecter absolument les règles de la monogamie pour éviter que la colonie ne se déchire au sujet des femmes. — Très bien, oublie ce que j’ai dit, fit Afraima. — Je ne peux pas l’oublier. — Alors pourquoi ne pas… — J’ai perdu à la loterie, Afraima. Il m’est désormais interdit d’avoir des enfants. Surtout si c’est en braconnant sur les terres d’un autre. Mais je ne peux pas non plus prendre d’inhibiteurs de libido car j’ai besoin d’être vif et énergique pour conduire mon étude des formes de vie de cette planète. Je ne peux pas te garder ici, maintenant que tu t’es offerte à moi. — Ce n’était qu’une idée, dit-elle. Tu as besoin de moi pour travailler avec toi. — J’ai besoin de quelqu’un, fit Sel. Pas forcément de toi. — Mais les gens vont se demander pourquoi tu m’as virée. Evenezer se doutera qu’il s’est passé quelque chose entre nous. — C’est ton problème. — Et si je leur dis que tu m’as mise enceinte ? — Tu es virée. Tout de suite. Irrévocablement. — Je plaisantais ! — Rebranche ton cerveau. Il y aura un test de paternité. Des prélèvements d’ADN. En attendant, ton mari sera la risée de tous, et les autres hommes observeront leur femme en se demandant si elle ne s’offre pas à un autre pour mettre un coucou dans le nid. Tu es donc virée. Pour le bien de tous. — Si tu procèdes de manière aussi radicale, cela aura les mêmes conséquences sur la confiance que les gens placent dans le mariage que si nous avions réellement fauté ! » Sel s’assit par terre dans la serre et enfouit son visage dans ses mains. « Pardonne-moi, dit Afraima. Je ne le pensais qu’à moitié. — Tu veux dire que si j’avais accepté, tu m’aurais répondu que tu plaisantais et c’est moi qui aurais été humilié d’avoir accepté de commettre un adultère ? — Non. Je t’aurais pris au mot. Sel, c’est toi le plus intelligent, tout le monde le sait. Et ta lignée ne devrait pas s’éteindre sans produire d’enfants. Ce n’est pas bien. Nous avons besoin de tes gènes. — C’est l’argument génétique, dit Sel. Mais il y a aussi l’argument social : il ne s’agit pas uniquement de gènes, il s’agit d’enfants. Ils doivent grandir dans la société que nous voulons les voir préserver. Nous avons voté sur ce point. — Et je vote pour porter un bébé de toi. Un seul. — Va-t’en, s’il te plaît. — C’est moi qui suis logique, puisque je suis juive et toi aussi. — Va-t’en, s’il te plaît. Ferme la porte derrière toi. J’ai du travail. — Tu ne peux pas me renvoyer, dit-elle. Cela causerait du tort à la colonie. — Te tuer aussi, répondit Sel, mais tu rends cette idée de plus en plus tentante à force de rester ici à me torturer. — Ce n’est une torture que parce que tu le veux bien. — Mon corps est humain et mâle, alors, bien sûr, j’ai envie de m’accoupler quelles que soient les conséquences. Mes fonctions logiques s’embrument déjà, c’est donc une bonne chose que ma décision soit prise et irrévocable. Ne m’oblige pas à la transformer en une réalité douloureuse en me coupant les bourses. — Alors c’est ça ? Tu te castres, d’une façon ou d’une autre. Eh bien, je suis une femelle humaine et je suis en quête du partenaire qui me donnera la meilleure progéniture. — Alors cherche un type grand, fort et en bonne santé si tu veux commettre un adultère, et ne me laisse pas vous découvrir parce que je vous dénoncerais. — Ton cerveau. Je veux ton cerveau. — Eh bien, le gamin hériterait sans doute du tien et de ma figure. Maintenant, va chercher les rapports sur le traitement D-4 et apporte-les aux chimistes. — Je ne suis pas virée ? — Non, dit Sel. Je démissionne. Je vais travailler dans les champs, je te laisse ici. — Je ne suis que la xéno de soutien. Je ne peux pas faire ce travail. — Il fallait y penser avant de nous rendre le travail en équipe impossible. — A-t-on jamais vu un homme qui n’avait pas envie de se rouler dans le foin en secret ? — Cette colonie, c’est ma vie désormais, Afraima. La tienne aussi. On ne chie pas dans la soupe. Je peux difficilement être plus clair, non ? » Elle se mit à pleurer. « Qu’ai-je fait pour que Dieu me punisse ainsi ? dit Sel. Quelle est la suite du programme ? Interpréter les rêves de l’échanson et du panetier du pharaon ? — Je suis navrée, dit-elle. Tu dois rester notre xénobiologiste, tu remplis brillamment ce rôle. Je ne saurais même pas où commencer. Maintenant, j’ai tout gâché. — Oui, en effet, répondit Sel. Mais tu as raison concernant mes solutions. Elles seraient presque aussi nocives que ta proposition d’origine. Alors voici ce que nous allons faire. » Elle attendit tout en continuant à pleurer. « Nous ne ferons rien, dit-il. Tu ne parleras jamais de cet incident. Jamais. Tu ne me toucheras pas. Tu t’habilleras avec la plus grande pudeur en ma présence. Tes communications avec moi se limiteront au travail. Dans une langue scientifique, aussi formelle que possible. Les gens croiront que nous nous détestons. Parce que je ne peux pas me permettre d’inhiber chimiquement ma libido tout en faisant ce boulot. Compris ? — Oui. — Encore quarante ans avant l’arrivée du vaisseau colonial avec un nouveau xéno, et je pourrai quitter ce boulot pourri. — Je ne voulais pas te rendre malheureux. Je croyais que tu serais content. — Mes hormones étaient ravies. Elles n’avaient jamais entendu meilleure idée. — Dans ce cas, je me sens mieux. — Tu te sens mieux parce que je vais vivre l’enfer ces quarante prochaines années ? — Ne sois pas ridicule, dit-elle. Dès que j’aurai des enfants, je deviendrai grosse et moche, et je serai beaucoup trop occupée pour venir t’assister. La reproduction avant tout, pas vrai ? Et la prochaine génération te fournira bientôt un apprenti à former. Cela te gênera tout au plus quelques mois. Peut-être un an. — Facile à dire pour toi. — Docteur Menach, je suis sincèrement navrée. Nous sommes des scientifiques, je commence à envisager la reproduction humaine comme celle des animaux. Je ne voulais pas être déloyale envers Evenezer. Je ne voulais pas te rendre malheureux. J’ai simplement ressenti une vague de désir. Je savais que si je devais avoir un bébé, cela devait être le tien, le bébé le plus digne d’être porté. Mais je reste une personne rationnelle. Une scientifique. J’agirai exactement comme tu le demandes – très professionnelle. Comme si nous nous détestions et qu’aucun ne pourrait jamais désirer l’autre. Laisse-moi rester jusqu’à ce que j’aie besoin de quitter ce poste pour avoir des bébés. — Très bien. Lève-toi, apporte la formule au labo de chimie et laisse-moi travailler seul sur le prochain problème. — Et de quoi s’agit-il ? Après le ver et la moisissure qui s’attaquait au maïs et à l’amarante, sur quoi travaillons-nous ? — Le nouveau problème sur lequel je travaille, dit Sel, est de m’immerger dans la première tâche fastidieuse que je trouverai qui n’ait aucun lien avec toi. Veux-tu bien t’en aller, maintenant ? » Elle sortit. Sel rédigea son rapport et l’envoya à la machine du gouverneur afin qu’il soit placé dans la file d’attente pour transmission par ansible. S’il s’avérait que cette moisissure apparaissait sur d’autres mondes, sa solution pourrait opérer là-bas aussi. Et puis c’était cela, la science : le partage d’informations, la mise en commun des connaissances. Voilà mon patrimoine génétique, Afraima, songea-t-il. Le patrimoine de mêmes, le savoir collectif de la science. Ce que je découvre ici, ce que j’apprends, les problèmes que je résous – voilà mes enfants. Ils feront partie de toutes les générations qui vivront sur cette planète. Quand le rapport fut terminé, Afraima n’était pas encore revenue. Tant mieux, songea Sel. Qu’elle passe donc la journée avec les chimistes. Il traversa le village et gagna les champs hors du village. Fernão McPhee était le contremaître de service. « Donne-moi du boulot, lui dit Sel. — Je croyais que tu travaillais sur le problème des moisissures ? — Je pense qu’il est résolu. Maintenant, aux chimistes de trouver comment délivrer le traitement aux plantes. — Mes équipes s’occupent déjà de tout ce qu’il y a à faire. Ton temps est trop précieux pour qu’on le gâche à des tâches manuelles. — Tout le monde effectue des tâches manuelles. Même le gouverneur s’y colle. — Les équipes sont au complet. Tu ne connais pas leur boulot, tu connais le tien, ce qui compte beaucoup plus. Va faire ton travail, ne viens pas m’embêter ! » Il l’avait dit sur le ton de la plaisanterie, mais il le pensait. Et que pouvait répondre Sel ? J’ai besoin que tu me files un travail qui donne chaud et qui fasse suer pour évacuer ma tension après que ma ravissante assistante m’a offert son corps pour faire des bébés ! « Tu ne m’aides pas vraiment, dit Sel à Fernão. — Alors on est quittes. » Sel partit donc pour une longue marche. Au-delà des champs, dans les bois, récolter des échantillons. Quand on n’a pas d’urgence à traiter, on fait de la science. On récolte, on classifie, on analyse et on observe. Il y a toujours quelque chose à faire. Ne pas fantasmer sur elle, sur ce qui aurait pu se produire. Les rêveries à caractère sexuel sont le script de notre comportement à venir. À quoi cela servirait-il de dire non aujourd’hui et oui dans six mois, après avoir imaginé cet adultère des milliers de fois ? Ce serait tellement plus facile si je n’étais pas déterminé à agir pour le bien de tous. Quel imbécile a dit que la vertu trouve sa récompense en elle-même ? CHAPITRE SEPT À : jpwiggin@gso.nc.pub, twiggin@uncg.edu De : wiggin%ColonieI@MinCol.gov/citoyen Sujet : Ender va bien Par « bien » je sous-entends évidemment que son corps et son esprit paraissent fonctionner normalement. Il était content de me voir. Nous avons discuté facilement. Il a l’air en paix avec tout, aucune hostilité envers quiconque. Il a parlé de vous deux avec une affection réelle, et nous nous sommes remémoré beaucoup de souvenirs d’enfance. Mais dès que cette conversation a pris fin, je l’ai littéralement vu se renfermer dans sa coquille. Il est obsédé par les Formiques. Je crois qu’il se sent terriblement coupable de les avoir exterminés. Il sait que cela n’a pas lieu d’être, qu’il ignorait ce qu’il faisait, qu’ils essayaient de nous anéantir et qu’il s’agissait donc de légitime défense de toute façon, mais les voies de la conscience sont impénétrables. Nous avons développé une conscience pour intégrer les valeurs de la communauté et nous policer. Mais qu’advient-il quand on a une conscience hyper-active et qu’on invente des règles que tout le monde ignore, rien que pour se punir de les avoir violées ? Il est gouverneur de nom, mais deux personnes différentes m’ont prévenue que l’amiral Morgan n’avait pas l’intention de le laisser gouverner quoi que ce soit. Si Peter se trouvait dans cette position, il conspirerait déjà pour le faire remplacer avant le début du voyage. Mais Ender se contente de glousser en disant : « Imagine un peu. » Comme j’insistais pour qu’il s’explique, il a répondu : « Il ne peut y avoir de compétition si je refuse de jouer. » Et comme j’insistais encore, il s’est énervé : « Je suis né pour une guerre, m’a-t-il dit. Je l’ai gagnée, j’en ai fini. » Alors je suis partagée. Dois-je essayer de manœuvrer à sa place ? Ou faire ce qu’il demande et ignorer la situation ? Il pense que je devrais passer la durée du voyage en stase afin que nous ayons le même âge à l’arrivée, quinze ans tous les deux – ou bien, si je reste éveillée, que je devrais rédiger une histoire de l’École de guerre. Graff a promis de me transmettre tous les documents en rapport avec l’École, bien que je puisse les trouver dans les archives publiques puisque tout est sorti lors de la cour martiale. Voici ma question philosophique : qu’est-ce que l’amour ? L’amour que je porte à Ender signifie-t-il que je dois faire ce que j’estime bon pour lui, même s’il me demande de m’en abstenir ? Ou bien que je dois me plier à ce qu’il demande, même si je pense qu’il détestera n’avoir de gouverneur que le titre ? C’est comme les leçons de piano, chers parents. Des tas d’adultes se plaignent qu’on les ait contraints à travailler sans relâche leur instrument, une expérience affreuse. Et pourtant il s’en trouve d’autres pour dire à leurs parents : « Pourquoi ne m’avez-vous pas forcé à travailler mon piano pour qu’aujourd’hui je sache bien jouer ? » Avec amour, Valentine. À : vwiggin%ColonieI@MinCol.gov/citoyen De : twiggin@uncg.edu Sujet : Re : Ender va bien Chère Valentine, Ton père me dit que tu seras irritée si je te révèle comme il est choquant de découvrir qu’un de mes enfants ne sait pas tout, le reconnaît et demande conseil à ses parents. Ces cinq dernières années, Peter et toi avez été aussi peu accessibles que des jumeaux parlant leur langage privé. Et maintenant, quelques semaines seulement après avoir quitté l’influence de Peter, tu redécouvres tes parents. Je trouve cela gratifiant. Je te déclare donc par la présente mon rejeton préféré. Nous sommes toujours affligés – une affliction lente et corrosive – qu’Ender choisisse de ne pas nous écrire. Tu ne mentionnes pas de colère contre nous. Nous ne comprenons pas. Il ne se rend pas compte que nous avions interdiction de lui écrire ? Pourquoi ne lit-il pas nos lettres aujourd’hui ? À moins qu’il ne les lise et ne choisisse ensuite de ne pas cocher la case répondre et se fendre au moins d’un « Bien reçu » ? Quant à tes questions, les réponses sont simples. Tu n’es ni son père ni sa mère. C’est nous qui avons le droit de nous mêler de faire ce qui est bon pour lui, que cela lui plaise ou non. Tu es sa sœur. Considère-toi comme une compagne, une amie, une confidente. Ta responsabilité consiste à recevoir ce qu’il donne et à lui donner ce qu’il demande si tu penses que c’est bon. Tu n’as ni le droit ni la responsabilité de lui donner ce qu’il te demande expressément de ne pas lui donner. Cela ne serait pas un don ; cela n’est ni d’une amie ni d’une sœur. Les parents sont un cas particulier. Il a élevé un mur pile à l’endroit où l’École de guerre en avait bâti un autrefois. Il nous tient à l’écart. Il pense ne pas avoir besoin de nous. Il se trompe. Je soupçonne que nous sommes exactement ce dont il a faim. Seule une mère peut offrir un réconfort ineffable à une âme blessée. Seul un père peut dire Ego te absolvo et « C’est bien, serviteur bon et fidèle », et en convaincre ton âme intime. Si tu étais mieux instruite et que tu n’avais pas vécu dans un établissement athée, tu comprendrais ces références. Quand tu les chercheras, garde à l’esprit que je n’ai pas eu besoin de le faire. Avec amour, Ta mère sarcastique, trop analytique, profondément blessée et néanmoins fort satisfaite. À : jpwiggin@gso.n.pub, twiggin@uncg.edu De : vwiggin%ColonieI@MinCol.gov/citoyen Sujet : Ender va bien Je sais tout des confessionnaux de papa et de ta Bible du roi Jacques, et je n’ai pas non plus eu besoin de faire de recherches. Crois-tu que ta religion et celle de papa sont restées secrètes pour tes enfants ? Même Ender savait, or il a quitté la maison à six ans. Je vais suivre ton conseil parce qu’il est avisé et parce que je n’ai pas de meilleure idée. Je vais aussi suivre celui d’Ender et de Graff et rédiger une histoire de l’École de guerre. Mon objectif est simple : la faire publier dès que possible afin qu’elle contribue à effacer les viles calomnies de la cour martiale, à réhabiliter les enfants qui ont gagné cette guerre et les adultes qui les ont formés et les ont mis à contribution. Non que j’aie cessé de les détester pour nous avoir pris Ender. Mais j’arrive tout à fait à haïr quelqu’un et à envisager néanmoins son point de vue dans la dispute qui nous oppose. C’est peut-être le seul cadeau de valeur que Peter m’ait jamais fait. Peter ne m’a pas écrit, et je ne lui ai pas écrit non plus. S’il pose la question, dis-lui que je pense souvent à lui, que je remarque que je ne le vois plus, et si cela passe pour « manquer », alors il me manque. Entre-temps, j’ai eu l’occasion de rencontrer Petra Arkanian en transit, j’ai parlé – enfin, en réalité, écrit – à « Bean », Dink Meeker, Han Tzu, et envoyé quelques courriers à plusieurs autres. Mieux je comprendrai à travers eux ce qu’Ender a traversé (puisque Ender n’en dit mot), mieux je saurai ce que je devrais faire et ne fais pas puisque, comme tu le fais remarquer, je ne suis pas sa mère et qu’il m’a demandé de ne rien faire. En attendant, je fais mine qu’il s’agit seulement de rédiger le livre. J’écris à une vitesse incroyable. Es-tu certaine que nous n’avons pas de gènes de Winston Churchill dans notre patrimoine ? Un peu de badinage, par exemple, avec une Polonaise en exil pendant la Seconde Guerre mondiale ? Je sens en lui une âme sœur, en dehors des ambitions politiques, du taux d’alcool constant dans le sang et des déambulations tout nu chez soi. Au fait, c’est lui qui faisait tout cela, pas moi. Avec amour, Ta fille tout aussi sarcastique, analytique juste ce qu’il faut, ni blessée ni satisfaite encore, Valentine. Graff avait disparu d'Éros juste après la cour martiale, mais il était de retour. Il semble qu’en tant que ministre de la Colonisation, il ne pouvait pas manquer l’aubaine publicitaire qu’offrirait le départ du premier vaisseau colonial. « La publicité est bonne pour le Projet de dispersion, dit Graff comme Mazer se moquait de lui. — Et vous n’aimez pas les caméras ? — Regardez-moi, répondit Graff. J’ai perdu vingt-cinq kilos. Je ne suis plus que l’ombre de moi-même. — Tout au long de la guerre, vous avez pris du poids, petit à petit. Vous avez atteint un pic durant la cour martiale. Et voilà que vous maigrissez. Un effet de la gravité terrestre ? — Je ne suis pas allé sur Terre. Je m’occupais de transformer l’École de guerre en point de rassemblement pour les colons. Personne ne comprenait autrefois mon insistance pour qu’on n’installe pas des lits d’enfants. Aujourd’hui, on loue ma prévoyance. — Pourquoi me mentez-vous ? Vous n’étiez pas responsable quand l’Ecole de guerre a été construite. » Graff secoua la tête. « Mazer, je n’étais responsable de rien quand je vous ai convaincu de revenir à la maison, si ? — Vous étiez responsable du projet « ramenons Rackham pour qu’il aide à former Ender Wiggin ». — Mais nul n’avait connaissance d’un tel projet. — À part vous. — J’étais donc également responsable du projet « assurons-nous que l’École de guerre est équipée pour le Projet de dispersion du génome humain ». — Et c’est pourquoi vous perdez du poids, dit Mazer. Parce que vous avez enfin obtenu les fonds et l’autorité nécessaires pour réaliser le projet que vous aviez réellement en tête depuis le début. — Gagner la guerre était l’élément le plus important. Je me focalisais sur mon travail : former des enfants ! Qui aurait cru que nous gagnerions dans des circonstances qui nous offriraient toutes ces planètes inhabitées parfaitement habitables et déjà terraformées ? Je m’attendais à ce qu’Ender remporte la victoire, ou Bean s’il échouait, mais je pensais que nous affronterions ensuite les doryphores de planète en planète et que nous nous précipiterions pour fonder des colonies dans la direction inverse, de façon à ne pas être vulnérables à leur contre-offensive. — Vous êtes donc là pour vous faire tirer le portrait avec les colons. — Je suis là pour qu’on me prenne en photo tout sourire avec vous, Ender et les colons. — Ah, fit Mazer. L’équipe de la cour martiale. — Ce qu’il y a eu de plus cruel dans cette cour martiale, ce sont les attaques qu’on a menées contre la réputation d’Ender. Heureusement, la plupart des gens se rappellent la victoire plutôt que les pièces à conviction présentées à la cour. Et maintenant nous plaçons une nouvelle image dans leur esprit. — Vous avez donc réellement de l’affection pour Ender. » Graff parut blessé. « J’ai toujours aimé ce garçon. Il faudrait être un abruti sur le plan moral pour ne pas l’aimer. Je reconnais la grande bonté quand je la croise. Je déteste l’idée que son nom soit lié au meurtre d’enfants. — Il les a quand même tués. — Il ne le savait pas en le faisant. — Ce n’était pas comme de gagner la guerre en pensant qu’il s’agissait d’un jeu, Hyrum, répondit Mazer. Il savait qu’il se battait réellement pour sa survie, et il savait qu’il devait gagner de manière décisive. Il ne pouvait pas ignorer que la mort de son adversaire était une éventualité. — Vous dites donc qu’il est aussi coupable que nos ennemis l’ont prétendu ? — Je dis qu’il les a tués et qu’il savait ce qu’il faisait. Il ignorait l’issue exacte, mais pas le fait qu’il agissait d’une façon susceptible de causer des lésions réelles et permanentes chez ces garçons. — Mais ils allaient le tuer ! — Bonzo, oui, fit Mazer. Stilson n’était qu’une petite brute. — Mais Ender n’était pas formé et n’avait aucune idée des dommages qu’il provoquait ni du fait que ses chaussures avaient des pointes renforcées. On n’était pas malins de le protéger en lui faisant porter ces chaussures ? — Hyrum, pour moi, les actes d’Ender étaient tout à fait justifiés. Il n’a pas choisi de se battre avec ces garçons, il ne pouvait choisir qu’une chose : jusqu’où pousser sa victoire. — Ou perdre. — Ender n’a jamais le choix de perdre, Hyrum. Il ne l’a pas en lui, même quand il en est persuadé. — Tout ce que je sais, c’est qu’il a promis de caser une photo avec vous et moi dans son emploi du temps. » Mazer hocha la tête. « Et selon vous, cela voulait dire qu’il acceptait. — Il n’a pas d’emploi du temps. J’ai cru à de l’ironie. À part traîner avec Valentine, qu’a-t-il donc à faire ? » Mazer éclata de rire. « Ce qu’il fait depuis plus d’un an : étudier les Formiques jusqu’à l’obsession, au point que nous nous sommes tous inquiétés pour sa santé mentale. Sauf depuis l’arrivée des colons, je dois le dire : il se prépare à ne pas être gouverneur que de nom. — L’amiral Morgan va être déçu. — L’amiral Morgan s’attend à parvenir à ses fins, répondit Mazer, parce qu’il ne se rend pas compte qu’Ender prend le gouvernement de cette colonie au sérieux. Ender s’est appliqué à mémoriser les dossiers de tous les colons : leurs résultats aux tests, leurs liens familiaux avec les autres colons et ceux qu’ils laissent derrière eux, leur ville et leur pays d’origine, à quoi ces endroits ressemblent et ce qu’il s’y est passé cette année, au moment où ils ont signé. — Et l’amiral Morgan ne comprend pas ? — L’amiral Morgan est un chef, dit Mazer. Il donne des ordres qui sont transmis le long d’une chaîne. Connaître les fantassins, c’est le boulot des officiers subalternes. » Graff se mit à rire. « Et les gens se demandent pourquoi nous avons choisi des enfants pour commander pendant la campagne finale. — Tout officier apprend à fonctionner au sein du système qui l’a promu. Le système est toujours malsain – il l’a toujours été et le demeurera. Mais Ender a appris les véritables ficelles du commandement. — Ou peut-être était-ce inné. — Il accueille donc tous les colons par leur nom et met un point d’honneur à discuter avec chacun au moins une demi-heure. — Il ne peut pas attendre que le vaisseau soit parti ? — Il rencontre ceux qui partent en stase. Il garde ceux qui restent éveillés pour après le lancement. Alors, quand il a dit qu’il essaierait de vous caser dans son programme, il n’ironisait pas. La plupart des colons vont dormir, et il a à peine le temps d’avoir une véritable conversation avec eux. » Graff soupira. « Il dort, au moins ? — Il se dit qu’il aura le temps après le lancement, je crois – quand l’amiral Morgan commandera son vaisseau et qu’Ender n’aura d’autres obligations officielles que celles qu’il s’imposera tout seul. Du moins, c’est ainsi que Valentine et moi interprétons son comportement. — Il ne lui parle pas ? — Bien sûr que si. Seulement, il ne reconnaît pas avoir de plan ou de raison particulière pour faire ce qu’il fait. — Pourquoi lui ferait-il des cachotteries ? — Je ne suis pas persuadé qu’il fasse des cachotteries, dit Mazer. À mon avis, il ne sait peut-être même pas qu’il a un plan. Je crois qu’il salue les colons parce que c’est ce dont ils ont besoin et ce à quoi ils s’attendent. C’est son devoir parce que cela compte beaucoup pour eux, alors il le fait. — Ridicule, répondit Graff. Ender a toujours un plan à l’intérieur du plan. — Je crois que vous confondez avec vous-même. — Ender est plus doué à ce jeu que moi. — J’en doute. Les manœuvres bureaucratiques en temps de paix ? Personne n’y excelle comme vous. — Si seulement je partais avec eux… — Eh bien partez, dit Mazer en riant. Mais vous n’en avez pas envie. — Pourquoi pas ? Je peux diriger le ministère de la Colonisation par ansible. Je verrai de mes yeux ce que nos colons ont accompli pendant les années où ils attendaient la relève. Et l’avantage du voyage à vitesse relativiste, c’est qu’il me maintiendra en vie pour voir l’aboutissement de mon grand projet. — L’avantage ? — Pour vous, un horrible sacrifice. Mais vous remarquerez que je ne me suis pas marié, Mazer. Je n’avais pas de dysfonctionnement reproductif caché. Ma libido et mon désir de fonder une famille sont aussi forts que ceux de n’importe qui. Mais j’ai décidé il y a bien des années d’épouser Ève à titre posthume et d’adopter tous ses enfants. Ils vivaient tous dans la même maison surpeuplée, où un incendie violent les aurait tués jusqu’au dernier. Mon rôle consistait à les placer dans des maisons largement dispersées pour qu’ils vivent à jamais. Collectivement, s’entend. Ainsi, où que j’aille et avec qui, je suis entouré de mes enfants adoptifs. — Vous jouez vraiment au bon Dieu. — Je ne joue absolument pas. — Ah, vieil acteur… Vous pensez qu’il y a eu des auditions et que vous avez décroché le rôle. — Je ne suis peut-être qu’une doublure. Quand il oublie de faire quelque chose, je le remplace. — Alors qu’allez-vous faire pour obtenir une photo avec Ender ? — Très simple. C’est moi qui décide quand ce vaisseau part. Il y aura un problème technique de dernière minute. Ender, ayant accompli son devoir, sera encouragé à faire une sieste. À son réveil, nous prendrons quelques photos, puis les problèmes techniques se résoudront comme par miracle et le vaisseau partira. — Sans vous, dit Mazer. — Je dois rester pour continuer à me battre pour ce projet, répondit Graff. Si je n’étais pas là pour contrer mes ennemis à chaque pas, le projet serait enterré en quelques mois. Il y a tant de gens puissants dans ce monde qui refusent de partager les visions qu’ils n’ont pas eues eux-mêmes. » Valentine observait avec plaisir la façon dont Graff et Rackham traitaient Ender. Graff était l’un des hommes les plus puissants du monde, et Rackham était encore considéré comme un héros légendaire ; toutefois, ils déféraient discrètement à Ender. Ils ne lui donnaient jamais d’ordre. Ils disaient toujours : « Cela ne vous dérange pas de vous placer ici pour la photo ? » ou « Huit heures, l’horaire vous convient-il ? » ou « Quoi que vous portiez, ce sera parfait, amiral Wiggin. » Bien sûr, Valentine savait qu’ils lui donnaient du « vous » et de l’« amiral Wiggin » à l’intention des amiraux, généraux et des huiles politiques qui les regardaient pour la plupart en bouillonnant parce qu’eux ne figuraient pas sur la photo. Mais en observant bien, elle vit à plusieurs reprises Ender exprimer une opinion – ou paraître simplement hésiter sur quelque chose. Graff s’en remettait en général à lui. Et dans le cas contraire, Rackham exprimait en souriant le point de vue d’Ender et insistait dessus. Ils s’occupaient bien de lui. Leur affection et leur respect pour lui étaient sincères. Ils l’avaient peut-être forgé comme leur outil, ils l’avaient travaillé et contraint à prendre la forme qu’ils désiraient avant de le plonger dans le cœur de l’ennemi. Mais maintenant ils aimaient réellement l’arme qu’ils avaient créée, ils se préoccupaient de lui. Ils le croyaient abîmé. Entamé par tout ce qu’il avait traversé. Ils mettaient sa passivité sur le compte du traumatisme ressenti en découvrant ce qu’il avait fait – la mort des deux enfants, des Formiques, des milliers de soldats humains qui avaient péri au cours de cette dernière campagne, alors qu’il se croyait devant un jeu. Ils ne le connaissent pas aussi bien que moi, songea Valentine. Bah, elle savait cette idée dangereuse. Elle restait constamment en alerte de peur de se laisser prendre dans la toile de sa vanité. Elle n’était pas partie du principe qu’elle connaissait Ender. Elle l’avait approché comme un étranger, avait observé tout ce qu’il faisait, écouté tout ce qu’il disait et guetté ce qu’il semblait vouloir dire par là. Petit à petit, toutefois, elle apprenait à reconnaître l’enfant derrière le jeune homme. Elle l’avait vu obéir à ses parents – sans délai, sans question, alors qu’il aurait sûrement pu s’épargner quelques corvées en argumentant et en contestant. Ender acceptait ses responsabilités ; il acceptait aussi l’idée qu’il ne pourrait pas toujours décider lesquelles lui incombaient ni quand agir en conséquence. Il obéissait donc à ses parents sans guère hésiter. Mais cela allait plus loin. Ender était réellement abîmé, ils avaient raison. Parce que son obéissance n’était pas seulement celle de l’enfant heureux qui bondit à la demande de ses parents. Elle avait de forts relents de cette obéissance qu’Ender avait eue envers Peter – une soumission destinée à éviter tout conflit. Quelque part entre les deux attitudes : l’enthousiasme contre la résignation mêlée de crainte. Ender était enthousiaste en ce qui concernait le voyage et le travail qu’il allait faire. Mais il comprenait que le poste de gouverneur était le prix à payer pour son billet. Il jouait donc son rôle et remplissait toutes ses obligations – y compris les photos, les adieux officiels, les discours de la part de ces mêmes commandants qui avaient permis qu’on traîne son nom dans la boue pendant la cour martiale de Graff et de Rackham. Ender resta planté tout sourire – un vrai sourire, comme s’il appréciait le bonhomme – pendant que l’amiral Chamrajnagar lui décernait la plus haute récompense que la Flotte internationale pouvait offrir. Valentine observa le tout avec aigreur. Pourquoi n’avait-il pas été décoré pendant la cour martiale, au moment où ce geste aurait constitué un franc désaveu de toutes les horreurs qu’on répandait sur lui ? Pourquoi la cour martiale avait-elle été ouverte au public alors que Chamrajnagar avait largement le pouvoir de l’empêcher ? Pourquoi y avait-il seulement eu une cour martiale ? Aucune loi ne l’exigeait. Chamrajnagar n’avait jamais, pas un instant, été l’ami d’Ender – bien que celui-ci lui eût donné la victoire qu’il n’aurait pas pu obtenir autrement. Contrairement à Graff et Rackham, il ne montrait pas de véritable respect pour Ender. Certes, il l’appelait amiral lui aussi et n’avait dit que deux fois « mon garçon » – erreur aussitôt rectifiée à chaque fois par Rackham, au grand dépit (visible) de Chamrajnagar. Bien sûr, il ne pouvait rien faire face à Rackham non plus – si ce n’est s’assurer qu’il figurait lui aussi sur toutes les photos puisque associer deux héros au grand Polémarque ferait un cliché plus mémorable encore. Ce qui apparaissait clairement à Valentine, c’est que Chamrajnagar jubilait, et ce manifestement à la perspective qu’Ender monte dans ce vaisseau et s’en aille. Cela ne pouvait pas aller trop vite pour lui. Pourtant ils attendirent tous que les photos soient imprimées pour qu’Ender, Rackham et Chamrajnagar puissent signer quelques exemplaires de cet excellent souvenir. Rackham et Ender en reçurent chacun une dédicacée, avec force cérémonies, comme si le Polémarque s’imaginait leur faire honneur. Puis, enfin, il partit – « pour la station d’observation, afin de regarder le grand vaisseau s’élancer vers sa mission de création plutôt que de destruction ». En d’autres termes, pour se faire tirer le portrait avec le vaisseau en arrière-plan. Valentine doutait qu’un seul journaliste soit autorisé à prendre des photos de l’événement sur lesquelles le visage souriant de Chamrajnagar ne figurerait pas. Il fallait donc voir une immense concession dans l’existence même de la photo de Graff, Rackham et Ender. Chamrajnagar ne savait peut-être même pas qu’on l’avait prise. Son auteur était le photographe officiel de la Flotte, mais il était peut-être assez déloyal pour prendre un cliché que son patron détesterait à coup sûr. Valentine connaissait suffisamment Graff pour savoir que les images du Polémarque n’apparaîtraient que rarement comparées à celle de Graff, Rackham et Ender, qui serait placardée sur toutes les surfaces possibles sur Terre : électroniques, virtuelles et physiques. Cela servirait les objectifs de Graff de rappeler à tous sur Terre que la F. I. n’existait plus que dans deux buts : soutenir le programme de colonisation et punir depuis l’espace toute puissance terrestre qui oserait faire usage (ou menacer de faire usage) d’armes nucléaires. Chamrajnagar ne s’était pas encore fait à l’idée que l’essentiel des fonds qui continuaient à financer la F. I., ses bases et ses stations passait entre les mains de Graff en tant que ministre de la Colonisation – MinCol. En même temps, Graff savait parfaitement que c’était la crainte de ce qu’une F. I. mécontente pourrait faire – comme s’emparer du pouvoir mondial aux dépens des politiques, ce que le Pacte de Varsovie avait tenté – qui maintenait l’afflux d’argent vers son projet. Ce que Chamrajnagar ne comprendrait jamais, c’était pourquoi il se retrouvait à jouer les seconds rôles dans cette affaire, pourquoi les pressions qu’il exerçait restaient sans effet – à part permettre de salir Ender lors de la cour martiale. Ce qui amenait Valentine une fois de plus à soupçonner que Graff lui aussi aurait pu empêcher la tenue de cette cour martiale s’il avait voulu, et que peut-être c’était le prix qu’il avait payé pour obtenir un nouvel avantage. Même si cela ne lui apportait rien d’autre qu’une « preuve » que tout n’allait pas dans son sens, ses rivaux et adversaires en tireraient un immense sentiment d’autosatisfaction, et Valentine savait bien que l’autosatisfaction était la meilleure attitude à espérer de la part de ses rivaux et adversaires. Graff aimait et respectait Ender, mais le laisser souffrir de regrettables désagréments n’était pas au-dessus de lui si cela servait un objectif plus grand. Ne l’avait-il pas prouvé à plusieurs reprises ? Eh bien, cher MinCol, le temps que nous arrivions sur Shakespeare, vous serez presque à coup sûr mort ou bien très, très âgé. Je me demande si vous dirigerez encore tout à ce moment-là. Pauvre Peter qui aspirait à dominer le monde alors que Graff y avait déjà réussi. La différence, c’était que Peter avait besoin qu’on sache qu’il était le chef ; toutes les formes extérieures de gouvernement devaient visiblement mener à son trône. Alors que Graff se contentait d’user de son pouvoir sur ce qu’il désirait contrôler afin d’atteindre son noble et unique objectif. Mais n’étaient-ils pas les mêmes, en dehors de cela ? Des manipulateurs qui laissaient les autres payer le prix requis pour atteindre le but visé. Un but excellent, dans le cas de Graff. Valentine était en accord avec son objectif, elle y croyait et y coopérait volontiers. Mais celui de Peter n’était-il pas louable lui aussi ? La fin des guerres grâce à un monde uni sous un seul bon gouvernement. S’il y parvenait, cela ne serait-il pas une bénédiction pour l’espèce humaine au même titre que tout ce que Graff accomplissait ? Elle devait leur reconnaître à tous deux ce mérite : ce n’étaient pas des monstres. Ils n’exigeaient pas que les autres paient seuls le prix et que cela ne leur coûte rien personnellement. Ils étaient prêts à faire tous les sacrifices personnels requis. Ils servaient réellement une cause qui les dépassait. Mais n’aurait-on pas pu en dire autant d’Hitler ? Contrairement à Staline et Mao, qui se vautraient dans le luxe pendant que d’autres abattaient tout le travail et supportaient tous les sacrifices, Hitler avait un train de vie modeste et croyait réellement vivre pour une cause plus grande que sa personne. Valentine n’était donc pas si sûre que les sacrifices de Peter et Graff suffisent bien à les absoudre de toute monstruosité. Enfin, ces deux-là seraient désormais le problème de quelqu’un d’autre. Que Rackham veille donc sur Graff et l’abatte s’il échappe à tout contrôle, ce qui n’adviendra sûrement pas. Et que papa et maman, pathétiques, fassent de leur mieux pour empêcher Peter de devenir le diable. Se rendent-ils au moins compte que les airs bon enfant de Peter ne sont que de la comédie ? Que Peter a manifestement pris la décision consciente, il y a des années, de faire mine de ressembler en tous points au gamin qu’Ender a été ? De la comédie, chers parents, le voyez-vous ? Parfois je me dis que oui, et à d’autres moments vous êtes si inconscients. Vous serez tous perdus dans le passé le temps que j’arrive là où je m’en vais. Mon présent sera Ender et ce qu’il fera. C’est lui mon troupeau, et je dois le garder sans jamais lui laisser voir la houlette dont je me sers pour le guider et le protéger. Qu’est-ce que je raconte là ? Qui donc est mégalo ? Est-ce que je crois savoir mieux qu’Ender ce qui est bon pour lui, où il devrait aller, ce qu’il devrait faire et ce dont il devrait être protégé ? Oui, c’est exactement ce que je crois, parce que c’est vrai. Ender avait tellement sommeil qu’il tenait à peine debout ; pourtant il résista pendant toute la séance photo, en arborant le sourire le plus sincère et chaleureux possible. Ce sont les images que papa et maman verront. Les photos grâce auxquelles les enfants de Peter, s’il en a, se rappelleront qu’ils ont eu un oncle Ender qui a accompli un célèbre exploit avant l’adolescence puis s’en est allé au loin. Voici à quoi il ressemblait quand il est parti. Vous voyez ? Il est très heureux. Vous voyez, papa et maman ? Vous ne m’avez pas fait souffrir en les laissant m’emmener. Rien ne m’a fait souffrir. Je vais bien. Voyez mon sourire. Ne voyez pas ma fatigue, ni ma joie de m’en aller quand ils me laisseront partir. Enfin la séance fut terminée. Ender serra la main de Mazer Rackham ; il aurait voulu lui dire : « Je regrette que vous ne veniez pas. » Mais il ne pouvait rien dire de tel, car il savait que Mazer n’avait pas envie de partir, et ce serait donc égoïste. Il se contenta donc de : « Merci pour tout ce que vous m’avez appris, et pour m’avoir soutenu. » Il ne précisa pas « soutenu au procès » car ses mots auraient pu être enregistrés par un micro égaré. Puis il serra la main de Hyrum Graff et dit : « J’espère que ce nouveau poste vous réussira. » C’était une plaisanterie, et Graff la comprit – du moins suffisamment pour esquisser un sourire. Peut-être ne fut-il pas plus franc parce que Graff avait entendu Ender remercier Mazer et qu’il se demandait pourquoi il n’en faisait pas autant avec lui. Mais Graff avait été son maître, pas son professeur, et ce n’était pas la même chose. Et il ne l’avait pas soutenu, pour autant qu’Ender le sache. Le programme éducation de Graff n’avait-il pas été tout entier voué à lui faire croire jusqu’au plus profond de son âme qu’il ne pourrait jamais compter sur personne ? « Merci pour la sieste », dit-il au ministre. Graff gloussa tout haut. « Puisses-tu en faire toujours autant qu’il le faut. » Puis Ender marqua une pause, le regard dans le vague dans la pièce vide, et il songea : Adieu, maman. Adieu, papa. Adieu, Peter. Adieu, hommes, femmes et enfants de la Terre. J’ai fait tout ce que je pouvais pour vous, et j’ai eu tout ce que je pouvais recevoir de vous. Quelqu’un d’autre est désormais responsable de vous tous. Ender monta la rampe d’accès de la navette, Valentine sur ses talons. La navette leur fit quitter Éros pour la dernière fois. Adieu, Éros et tous ses soldats, ceux qui se sont battus pour moi et les autres enfants, ceux qui nous ont manipulés et menti pour le bien de l’humanité, ceux qui ont conspiré pour me salir et m’empêcher de retourner sur Terre, à vous tous, bons et mauvais, généreux et égoïstes, adieu. Je ne suis plus l’un des vôtres, ni votre pion ni votre sauveur. Je démissionne. Ender ne dit rien à Valentine à part les banalités d’usage. Il ne fallut qu’une demi-heure de trajet avant que la navette ne s’arrime à la surface du vaisseau de transport. Il avait été conçu pour emmener des soldats et leurs armes à la guerre. Il emportait désormais tout un stock d’équipement et de fournitures pour les besoins agricoles et manufacturiers des colons de Shakespeare ainsi que des gens pour se joindre à eux, diversifier le patrimoine génétique, les aider à atteindre une productivité suffisante pour qu’ils aient le loisir de se consacrer à la science, à la créativité et au luxe – une vie plus proche de ce qu’offraient les sociétés de la Terre. Mais tout cela avait déjà été chargé, de même que les passagers. Il ne restait plus qu’Ender. Ender et Valentine. Au pied de l’échelle qui devait les amener au vaisseau, Ender s’arrêta et se tourna vers sa sœur. « Tu peux encore faire demi-tour, dit-il. Tu vois que tout va bien se passer. Les colons que j’ai déjà rencontrés sont très gentils, et je ne serai pas seul. — Tu as peur de grimper le premier à l’échelle ? fit Valentine. C’est pour ça que tu t’arrêtes et que tu me fais des discours ? » Ender grimpa donc à l’échelle, et Valentine le suivit, ce qui faisait d’elle la dernière des colons à couper le fil qui les reliait à la Terre. Sous leurs pieds, le sas de la navette se referma, puis celui du vaisseau. Ils attendirent dans le compartiment étanche qu’une porte s’ouvre devant l’amiral Quincy Morgan, tout sourire, la main déjà tendue. Combien de temps est-il resté dans cette position avant l’ouverture de la porte ? se demanda Ender. Est-il resté là, planté comme un mannequin, pendant des heures peut-être ? « Bienvenue, monsieur le gouverneur, dit Morgan. — Amiral Morgan, répondit Ender, je ne gouvernerai rien du tout tant que je n’aurai pas posé le pied sur la planète. Pendant ce voyage, sur votre vaisseau, je ne suis qu’un étudiant de la xénobiologie et de l’agriculture adaptée de la colonie de Shakespeare. J’espère toutefois que, si vous n’êtes pas trop occupé, j’aurai l’occasion de discuter avec vous et d’apprendre grâce à vous ce qu’est la vie de militaire. — C’est vous qui êtes allé au combat, fit Morgan. — J’ai joué à un jeu. Je n’ai rien vu de la guerre. Mais il y a des colons sur Shakespeare qui ont effectué ce voyage il y a des années sans espoir de rentrer un jour sur Terre. Je voudrais avoir une idée de ce qu’a été leur formation, leur vie. — Il vous faudra lire des livres pour cela, répondit Morgan, toujours souriant. C’est aussi mon premier voyage interstellaire. En réalité, autant que je sache, personne n’en a jamais connu deux. Même Mazer Rackham n’en a fait qu’un, qui s’est terminé où il avait commencé. — Eh bien, je crois que vous avez raison, amiral Morgan. Ce qui fait de nous tous des pionniers, ensemble, ici, à bord de votre vaisseau. » Voilà, avait-il suffisamment répété « votre vaisseau » pour rassurer Morgan et lui montrer qu’il savait qui commandait ? Le sourire de Morgan restait inchangé. « Je serai heureux de parler avec vous à n’importe quel moment. C’est un honneur de vous avoir à bord de mon vaisseau, amiral. — S’il vous plaît, amiral, ne m’appelez pas « amiral », dit Ender. Nous savons tous deux que je n’en ai que le nom, et je n’ai pas envie que les colons m’entendent appeler autrement que monsieur Wiggin, et encore. Appelez-moi Ender. Ou Andrew, si vous voulez maintenir les formes. Cela vous convient-il, ou bien serait-ce contraire à la discipline du bord ? — Je ne pense pas que cela contrevienne à la discipline du bord, et il en sera donc comme vous le préférez. À présent, l’enseigne de vaisseau Akbar va vous montrer votre cabine, à votre sœur et vous. Dans la mesure où très peu de passagers restent éveillés pendant le voyage, la plupart des familles ont des quartiers de taille similaire. Je le précise à cause de votre mémo demandant qu’on ne vous accorde pas d’espace surdimensionné. — Votre famille est-elle à bord, amiral ? s’enquit Ender. — J’ai courtisé mes supérieurs, qui ont donné naissance à ma carrière, répondit Morgan. La Flotte internationale est ma seule épouse. Comme vous, je voyage en célibataire. » Ender lui adressa un sourire. « Je pense que votre célibat et le mien seront grandement remis en question avant longtemps. — Notre mission concerne la reproduction de l’espèce au-delà des limites de la Terre, fit Morgan. Mais le voyage se passera mieux si nous défendons résolument notre célibat pendant le transit. — L’ignorance et la jeunesse mettent le mien à l’abri, dit Ender, et la distance qu’impose l’autorité protège le vôtre. Merci de nous avoir fait l’honneur de nous accueillir. J’ai peu dormi ces derniers jours, et j’espère que vous me pardonnerez si je m’accorde dix-huit heures de repos. Je crains de manquer le début de l’accélération. — Tout le monde le manquera, monsieur Wiggin. La compensation inertielle à bord est impressionnante. En réalité, nous sommes déjà en train d’accélérer à deux gravités, et pourtant la seule gravité apparente nous est impartie par la force centrifuge créée par la rotation du vaisseau. — Ce qui est bizarre, intervint Valentine, puisque la force centrifuge est aussi inertielle et qu’on pourrait croire qu’elle serait annulée elle aussi. — La compensation inertielle est très directionnelle et n’affecte que notre mouvement de translation, répondit Morgan. Et je vous présente mes excuses pour vous avoir ignorée si complètement, mademoiselle Wiggin. Je crains que le grade et la célébrité de votre frère ne m’aient distrait : j’en ai oublié ma politesse. — Je ne mérite pas de politesse particulière, fit Valentine en riant. Je ne fais que l’accompagner. » Sur ce, ils se séparèrent, et l’enseigne Akbar les emmena jusqu’à leur cabine. Elle n’était pas immense, mais elle était bien équipée, et il fallut plusieurs minutes à l’enseigne pour leur montrer où on avait stocké leurs vêtements, provisions et bureaux, et comment se servir du système de communication interne du bâtiment. Il insista pour déplier leurs deux lits avant de les replier et de les verrouiller pour libérer de la place, afin qu’Ender et Valentine aient une démonstration complète. Puis il leur montra comment abaisser et lever l’écran de séparation qui transformait leur cabine en deux chambres. « Merci, dit Ender. Je crois que je vais redescendre le lit, maintenant, pour pouvoir dormir. » L’enseigne Akbar se confondit en excuses et déplia de nouveau les deux lits, ignorant leurs protestations selon lesquelles sa démonstration visait justement à ce qu’ils puissent le faire eux-mêmes. Quand il eut enfin terminé, il marqua une pause à la porte. « Amiral, dit-il, je sais que je ne devrais pas demander. Mais… Puis-je vous serrer la main, amiral ? » Ender lui tendit la main en souriant chaleureusement. « Merci pour votre aide, enseigne Akbar. — C’est un honneur de vous avoir à bord, amiral. » Akbar salua, et Ender lui rendit son salut. Puis l’enseigne sortit, et la porte se referma derrière lui. Ender gagna son lit et s’y assit. Valentine prit place sur le sien, juste en face de lui. Il la regarda et se mit à rire. Elle fit de même. Ils rirent jusqu’à ce qu’Ender soit contraint de s’allonger et d’essuyer ses larmes. « Puis-je te demander si nous rions pour la même raison ? dit Valentine. — Pourquoi ? Qu’est-ce qui te faisait rire ? — Tout. La cérémonie des photos avant notre départ, et l’accueil si chaleureux de Morgan, comme s’il ne s’apprêtait pas à te poignarder dans le dos, et l’enseigne Akbar qui te vénère alors que tu as insisté pour n’être que « monsieur Wiggin » – ce qui, bien sûr, est aussi de la comédie. C’est tout cela qui me faisait rire. — Je t’accorde que c’est drôle, vu sous cet angle. Mais j’étais trop occupé pour m’en amuser : j’essayais juste de rester éveillé et de dire ce qu’il fallait. — Alors pourquoi riais-tu, toi ? — De pur plaisir. De plaisir et de soulagement. Je ne suis plus responsable de rien. Pour toute la durée du voyage, c’est le vaisseau de Morgan, et je suis un homme libre pour la première fois de ma vie. — Un homme ? Je suis encore plus grande que toi. — Mais, Val, répondit Ender, je dois me raser toutes les semaines, maintenant, sinon j’ai de la barbe. » Ils rirent encore, juste un peu. Puis Valentine abaissa l’écran entre leur lit par commande vocale. Ender se mit en sous-vêtements, se glissa sous un drap – pas besoin de plus dans cet environnement climatisé – et en quelques instants s’endormit. CHAPITRE HUIT À : FutGouv%ColonieI@MinCol.gov De : MinCol@MinCol.gov Tr : Rapport sur la formation d’une planète Cher Ender, J’ai hésité à t’envoyer ce document. D’un côté, il est fascinant et même encourageant ; de l’autre, je sais que tu as beaucoup souffert de la destruction du monde d’origine des Formiques et je me dis qu’un rappel pourrait être douloureux. Je prends le risque de la douleur – la tienne, je ne cours donc pas grand risque pour ma part, n’est-ce pas ? – parce que si quelqu’un ici mérite de recevoir ces rapports, c’est toi. Hyrum. Message retransmis : À : MinCol@MinCol.gov De : Lpo%centform@ficom.gov/edc Sujet : Rapport sur la formation d’une planète Cher Hyrum, Je ne suis pas persuadé que tu fasses partie de la boucle d’information puisque la planète en question ne sera pas prête à recevoir des colons avant longtemps, mais comme il n’y a plus non plus de présence ennemie sur place, je me suis dit que tu apprécierais d’être tenu au courant de la suite des événements – nos rapports officiels d’« évaluation des dommages de combat ». (Tu noteras que, dans le cadre de ma nouvelle affectation, je n’ai pas le plaisir de nommer ma zone « EvaDom » ou « ED0C0 » selon la procédure militaire classique. Nous devons nous contenter de simples initiales : EDC. Comme disent les gosses, kuso !) LienSecurisea7977@rTTu7&!a***********edc.gov Je l’ai paramétré pour que ton prénom et ton nom fonctionnent comme mot de passe pendant une semaine. Au cas où tu n’aurais pas le temps de lire le rapport dans son intégralité sur le site en question, en voici l’essentiel : la planète d’origine des Forniques, détruite l’année dernière par dispersion moléculaire, est en train de se reformer. Notre vaisseau suiveur a découvert que sa mission ne consiste pas à tenter de sauver quelque chose des décombres mais à faire de l’astronomie : il observe la formation d’une planète à partir de poussière élémentaire. Depuis que le champ de force du Petit Docteur a tout brisé en ses atomes constituants, ceux-ci s’agglutinent à une vitesse remarquable. Notre vaisseau d’observation s’est récemment trouvé en position de voir le nuage de poussière alors que l’étoile était juste derrière et, pendant ce passage, des analyses spectrométriques et des mesures de masse ont été effectuées en nombre suffisant pour nous assurer que l’immense majorité des atomes forment de nouveau les molécules communément attendues, et que la gravité du nuage est assez forte pour maintenir l’essentiel du matériau en place. Il y a eu quelques pertes du fait de la vitesse de libération et d’autres encore à cause de la gravité solaire, du vent solaire, etc. Mais nous estimons que la nouvelle planète aura une masse équivalente à quatre-vingts pour cent de l’ancienne, voire plus. Avec une taille pareille, il y aura encore une atmosphère, potentiellement respirable. Il y aura aussi un noyau en fusion, un manteau, des océans et probablement des mouvements tectoniques de parties plus épaisses de la croûte – les continents. Bref, bien qu’il soit impossible de trouver des artefacts de l’ancienne civilisation, la planète elle-même sera de retour bien ferme, en orbite stellaire d’ici mille ans, et peut-être suffisamment refroidie pour être explorée dans dix mille ans. Colonisable dans cent mille si nous l’ensemençons avec des bactéries productrices d’oxygène et d’autres formes de vie dès que les océans seront pleinement formés. Nous autres humains pouvons être destructeurs, mais la soif de création de l’univers n’est jamais apaisée. Li. Les espaces publics étaient rares sur le « Lollipop » (comme l’appelait Valentine, en référence à Shirley Temple), connu aussi sous le nom de « FI-Transcol-I » (matricule peint sur son flanc et sans cesse diffusé par sa balise) ou « Mme Morgan » (ainsi que les officiers et l’équipage le surnommaient dans le dos de leur commandant). Il y avait le réfectoire, où on ne pouvait pas traîner longtemps car un service ou un autre commençait toutes les heures. La bibliothèque était destinée aux recherches sérieuses conduites par le personnel du vaisseau ; les passagers avaient un accès complet à tous les livres depuis leur propre bureau, dans leur cabine, et n’étaient donc pas particulièrement les bienvenus au sein de la bibliothèque. Les salons des officiers et de l’équipage étaient ouverts aux passagers sur invitation uniquement, et celles-ci étaient rares. Le théâtre servait à visionner holos et vidéos, ou à rassembler tous les passagers pour une réunion ou une annonce officielle, mais on y faisait taire les conversations privées avec une certaine hostilité. En matière de convivialité, il restait donc le pont d’observation, dont les parois n’offraient de panorama que quand la propulsion stellaire était coupée et que le bâtiment manœuvrait près d’une planète, et les rares espaces libres en soute – dont le nombre et la taille iraient croissants à mesure que l’on consommerait les réserves pendant le voyage. C’est donc sur le pont d’observation qu’Ender se rendait tous les jours après le petit-déjeuner. Valentine s’étonnait de le voir si sociable. Sur Éros, il s’était montré réservé, obsédé par ses études ; il répugnait à discuter. Désormais, il saluait tous ceux qui pénétraient sur le pont d’observation et bavardait aimablement avec quiconque voulait un peu de son temps. « Pourquoi les laisses-tu t’interrompre ? demanda Valentine un soir, quand ils furent de retour dans leur cabine. — Ils ne m’interrompent pas, répondit Ender. Mon but est de discuter avec eux ; je fais le reste de mon travail quand personne n’a besoin de moi. — Alors tu te conduis en gouverneur. — Non, fit-il. Je ne suis gouverneur de rien pour l’instant. Ce vaisseau est celui de l’amiral Morgan, et je n’ai aucune autorité ici. » C’était sa réponse toute faite quand quelqu’un lui demandait de résoudre un problème – arbitrer un conflit, remettre en cause un règlement, demander un changement ou un privilège. « Mon autorité ne prendra effet que quand je poserai le pied sur la surface de Shakespeare, je le crains, disait-il. Mais je suis certain que vous obtiendrez satisfaction de l’officier que l’amiral Morgan a délégué pour s’occuper de nous autres passagers. — Mais vous êtes amiral, vous aussi », faisaient remarquer certains. Quelques-uns savaient même qu’Ender avait un grade plus élevé que Morgan parmi les amiraux. « Vous êtes plus gradé que lui ! — C’est lui le commandant de ce vaisseau, répondait Ender, toujours souriant. Il n’y a pas plus haute autorité. » Valentine ne se satisferait pas de pareilles réponses, pas en privé. « Mierda, mi hermano, dit-elle. Si tu n’as aucune responsabilité officielle et que tu ne te conduis pas en gouverneur, alors pourquoi passes-tu tant de temps à être… affable ? — En toute probabilité, nous arriverons un jour à destination. Ce jour-là, j’ai besoin de connaître tous ceux qui resteront dans la colonie. J’ai besoin de bien les connaître, de savoir quelles sont leurs relations à l’intérieur d’une même famille, quelles amitiés ils ont nouées sur le vaisseau. J’ai besoin de savoir qui parle bien le standard et qui a du mal à s’exprimer en dehors de sa langue maternelle. Je dois savoir qui est belliqueux, qui a besoin d’attention, qui est créatif et riche de ressources, comment ils réagissent aux idées nouvelles. Pour les passagers en stase, je n’ai eu qu’une demi-heure de rencontre avec chaque groupe. Pour ceux qui font le voyage éveillés, comme nous, j’ai beaucoup plus de temps. Assez, peut-être, pour découvrir pourquoi ils ont choisi de ne pas dormir. La peur de la stase ? L’espoir d’en tirer un certain avantage à notre arrivée ? Comme tu le vois, Valentine, je travaille constamment. Ça me fatigue. — J’envisageais d’enseigner l’anglais, fit-elle. Proposer un cours. — Pas l’anglais, dit Ender. Le standard. L’orthographe est simplifiée – pas de ugh ni de igh –, il y a du vocabulaire spécifique, pas de subjonctif et pas de pronoms bizarres. Pour ne citer que quelques différences. — Je leur enseignerai donc le standard, conclut Valentine. Qu’en penses-tu ? — Que ce sera plus difficile que tu ne le crois, mais que cela aidera beaucoup ceux qui suivront ce cours – s’il s’agit de ceux qui en ont besoin. — Alors je vais voir quels logiciels d’enseignement des langues sont disponibles à la bibliothèque. — Mais, auparavant, j’espère que tu consulteras l’amiral Morgan. — Pourquoi ? — C’est son vaisseau. Proposer un cours ne peut se faire qu’avec sa permission. — Qu’est-ce que ça peut lui faire ? — Je l’ignore. Je sais juste que, sur ce vaisseau, nous devons le consulter avant de lancer quelque chose d’aussi officiel et régulier qu’un cours. » Il apparut que l’officier de liaison avec les passagers, un colonel du nom de Jarrko Kitunen, prévoyait déjà d’organiser des cours de standard, et il accepta Valentine pour instructrice dès qu’elle se porta volontaire. Il flirta aussi effrontément avec elle, et elle se rendit compte qu’elle appréciait assez sa compagnie et son accent finlandais. Ender étant toujours occupé à parler à quelqu’un ou lire ce qu’il venait de recevoir par ansible ou télécharger depuis la bibliothèque, il était bon d’avoir une façon agréable de passer le temps. Elle ne supportait de travailler sur son histoire de l’École de guerre que quelques heures d’affilée – la compagnie humaine était donc un soulagement. Elle s’était embarquée dans ce voyage pour Ender, mais tant qu’il n’était pas décidé à lui faire entièrement confiance, elle n’était pas obligée de traîner sans rien faire, à espérer obtenir davantage de son âme qu’il ne voulait lui confier. Et s’il advenait qu’Ender n’ait jamais envie de la faire entrer dans sa vie, de restaurer leur ancienne relation, alors il faudrait bien qu’elle se construise une vie, non ? Une vie dont Jarrko ne ferait pas partie, toutefois. D’une part, il avait au moins dix ans de plus qu’elle. D’autre part, il était membre de l’équipage et, par conséquent, lorsque le vaisseau serait chargé des provisions et biens commerciaux que Shakespeare pourrait leur fournir, il ferait demi-tour et rentrerait sur Terre – ou du moins sur Éros. Elle n’en ferait pas autant. Toute relation avec Jarrko était donc vouée à prendre fin. Cela lui convenait peut-être, mais pas à Valentine. Comme son père le disait toujours, « la monogamie est la meilleure solution à long terme pour toute société. C’est pourquoi la moitié d’entre nous naît mâle et l’autre femelle : pour que nous soyons en nombre égal. » Valentine ne passait donc pas tout son temps avec Ender. Elle était occupée, elle avait à faire, elle avait sa vie. Soit davantage que ce que Peter lui avait jamais accordé, et elle savait l’apprécier. Il se trouva toutefois qu’elle était avec Ender sur le pont d’observation, à travailler sur son livre, quand une Italienne et sa fille adolescente vinrent se planter près de lui sans rien dire, attendant qu’on les remarque. Valentine les connaissait car elles suivaient toutes les deux son cours de standard. Ender les remarqua aussitôt et leur sourit. « Dorabella et Alessandra Toscano. Quel plaisir de vous rencontrer enfin. — On n’était pas prêtes, répondit Dorabella avec un accent italien hésitant. Avant que votré sœur nous apprend l’anglais assez bene. » Elle gloussa. « Lé standard, jé veux dire. — J’aimerais parler italien, fit Ender. C’est une langue magnifique. — La langue dé l’amour. Pas lé français, c’è pas oune belle langue : elle fait la bouche en culo dé poule et plein dé postillons. — La langue française est magnifique aussi, protesta Ender en riant à son imitation de l’accent et de l’attitude des Français. — Pour les Francese et les sourds. — Maman », intervint Alessandra. Elle avait très peu d’accent et s’exprimait plutôt comme une Britannique instruite. « Il y a des francophones parmi les colons, et il ne doit pas les offenser. — Ma, pourquoi ils vont être offensés ? Ils font la bouche en culo dé poule pour parler, et nous faisons semblant dé pas voir ? » Valentine éclata de rire. Dorabella était vraiment très drôle, pleine de défi. Culottée était le mot juste. Elle avait beau être assez vieille pour être la mère d’Ender – vu que sa fille avait le même âge que lui –, on pouvait considérer qu’elle flirtait avec lui. C’était peut-être une de ces femmes qui flirtent avec tout le monde parce qu’elles ne connaissent pas d’autre façon de procéder. « Maintenant on est prêtes, dit Dorabella. Votre sœur nous apprend bene, alors on est prêtes pour notre démi-heure avec vous. » Ender écarquilla les yeux. « Ah, vous pensiez… J’ai passé une demi-heure avec tous les colons qui devaient voyager en stase parce que je n’avais pas davantage de temps avant qu’ils ne soient indisponibles. Mais avec les colons éveillés… nous avons un an ou deux. Pas besoin de programmer une demi-heure. Je suis là tout le temps. — Ma vous êtes oun homme très important, vous avez sauvé lé monde entier. » Ender secoua la tête. « C’était mon ancien travail. Maintenant, je suis un gamin avec un travail taillé trop large pour moi. Alors asseyez-vous, discutons. Vous apprenez très bien l’anglais – Valentine m’a parlé de vous, d’ailleurs, et des efforts que vous faites – et votre fille n’a pas d’accent du tout, elle parle couramment. — Oune fille très intelligente, la mia Alessandra. Et jolie en plous, non ? Vous trouvez ? Bella silhouette pour quatorze ans. — Maman ! » Alessandra se laissa tomber sur une chaise. « Est-ce que je suis une voiture d’occasion ? Un sandwich sur l’étal d’un marchand ambulant ? — Les marchands amboulants, soupira Dorabella. Ils me manquent encore. — Déjà, rectifia Valentine. — Ils manquent à moi déjà, fit Dorabella en se corrigeant fièrement. La planète Shakespeare séra très pétite. Pas dé ville ! Ce que tou as dit, Alessandra, répète-lui. » L’adolescente semblait gênée, mais sa mère insista. « J’ai juste dit qu’il y a plus de personnages dans les pièces de Shakespeare qu’il n’y aura de colons sur la planète qui porte son nom. » Ender se mit à rire. « Quelle idée ! Vous avez raison, nous ne pourrions sans doute pas monter toutes ses pièces sans avoir à solliciter plusieurs colons pour plus d’un rôle. Non que j’aie particulièrement l’intention de monter une pièce de Shakespeare. Quoique nous devrions peut-être. Qu’en dites-vous ? Quelqu’un serait-il prêt à monter une pièce pour les pionniers qui sont déjà là-bas ? — Nous ne savons pas s’ils aiment le nouveau nom de leur planète », fit Valentine. Elle songea aussi : Ender a-t-il la moindre idée du travail que cela représente ? « Ils connaissent ce nom, lui assura Ender. — Mais l’aiment-ils ? insista Valentine. — Aucune importance, intervint Alessandra. Pas assez de ruoli pour les femmes. Ruoli… Comment dit-on ? » Frustrée, elle se tourna vers Valentine. « Rôles, répondit celle-ci. — Oh ! » Alessandra gloussa. Son petit rire n’avait rien d’énervant : il était plutôt charmant et ne lui donnait pas l’air bête. « C’est le même mot ! Évidemment. — Elle a raison, dit Valentine. Les colons se répartissent à peu près équitablement entre les deux sexes mais les pièces de Shakespeare ont, quoi ? cinq pour cent de rôles féminins ? — Bah, ce n’était qu’une idée en l’air, répondit Ender. — Dommage qu’on ne puisse pas monter une pièce, dit Alessandra. Mais nous pouvons peut-être les lire ensemble ? — Au théâtre, fit Dorabella. La pièce pour les holografi. Nous lisons tous. Moi, j’écoute. Mon inglese n’est pas assez bon. — C’est une bonne idée, déclara Ender. Pourquoi ne l’organisez-vous pas, signora Toscano ? — Appelez-moi dé Dorabella, jé vous en prie. — Il n’y a pas de « de » dans cette phrase, fit remarquer Alessandra. En italien non plus, d’ailleurs. — Il y a tellement des « dé », partout « dé », sauf là où j’en mets ! » En riant, Dorabella effleura le bras d’Ender. Elle ne vit sans doute pas qu’il se retenait de reculer – Ender n’aimait pas que des inconnus le touchent, il n’avait jamais aimé. Mais Valentine le vit. C’était toujours le même Ender. « Je n’ai jamais vu de pièce de théâtre, dit-il. J’en ai lu, j’ai vu des holos et des vidéos, mais je ne me suis jamais trouvé dans une salle où des gens récitaient les répliques à voix haute. Je serais incapable d’organiser ça, mais j’adorerais être présent et écouter. — Alors vous dévez ! s’exclama Dorabella. Vous êtes gouverneur, vous lé programmez ! — Je ne peux pas, répondit Ender. Sincèrement. Faites-le, s’il vous plaît. — Non, jé ne peux pas, dit Dorabella. Jé parlé trop mal. Il teatro est pour les jeunes gens. Jé régarderai et j’écouterai. Vous et Alessandra lé faites. Vous êtes des étoudiants, des enfants. Roméo et Jouliette ! » Oh, que voilà de gros sabots, songea Valentine. « Ma mère croit que si vous et moi passons beaucoup de temps ensemble, nous tomberons amoureux et nous nous marierons », expliqua Alessandra. Valentine faillit éclater de rire. La fille n’était donc pas de mèche avec sa mère, elle s’était fait enrôler de force. Dorabella feignit la surprise. « Jé n’ai pas ce projet pareil ! — Oh, maman, tu l’as prévu depuis le début. Même dans la petite ville d’où nous venons… — Monopoli, fit Ender. — Elle parlait de vous comme d’un “jeune homme plein d’avenir”. Un digne candidat pour être mon mari. Moi, je me trouve très jeune, comme vous. » Ender entreprit d’adoucir la mère : « Dorabella, s’il vous plaît. Je ne le prends pas mal, et je sais, bien sûr, que vous n’avez rien prévu. Alessandra me taquine. Elle nous taquine tous les deux. — Non ; mais allez-y, dites ce qu’il faut pour faire plaisir à ma mère, répondit Alessandra. Notre vie commune est une longue représentation. Elle fait de moi… pas tout à fait la vedette de ma propre autobiographie, mais disons qu’elle envisage toujours dès le début l’issue la plus heureuse. ». Valentine ne comprenait pas bien la relation qu’entretenaient ces deux femmes. Les mots étaient mordants, presque hostiles. Pourtant, en les prononçant, Alessandra serra sa mère dans ses bras, l’air sincère. Comme si ces mots faisaient partie d’un vieux rituel entre elles mais qu’ils n’étaient plus faits pour blesser. Quoi qu’il en soit d’Ender et Alessandra, Dorabella parut se radoucir. « J’aimé qué la fin soit heureuse. — Nous devrions monter une pièce grecque, fit Alessandra. Médée. Celle où la mère tue ses propres enfants. » Valentine fut sidérée : quel propos cruel à tenir devant sa propre mère ! Mais non, à en juger par la réaction de Dorabella, Alessandra ne faisait pas allusion à elle, car elle se mit à rire, hocha la tête et répondit : « Si, si, Médée, méchante mamma ! — Seulement, on la rebaptise Isabella ! proposa Alessandra. — Isabella ! » s’exclama sa mère presque au même moment. Elles en rirent toutes les deux aux larmes, et Ender se joignit à elles. Puis, à la surprise de Valentine, pendant que les Italiennes hoquetaient encore de rire, Ender se tourna vers elle et expliqua : « Isabella est la mère de Dorabella. La séparation a été douloureuse. » Alessandra s’arrêta net et fixa Ender d’un air curieux, mais si Dorabella était surprise qu’il en sache si long sur leur passé, elle ne le montra pas. « Nous vénons sour cette colonie pour être libérées de ma mamma parfaite. Santa Isabella, nos prières né montéront pas vers toi ! » Puis elle bondit sur ses pieds et entama une petite danse, une valse peut-être, tenant une longue jupe imaginaire d’une main tout en traçant de l’autre des motifs ésotériques. « J’ai toujours un pays magico où jé peux être heureuse, et emmener ma fille là-bas avec moi, toujours heureuses. » Puis elle s’arrêta et fit face à Ender. « La colonie Shakespeare est notré pays magico, maintenant. Vous êtes lé roi des… folletti ? » Elle se tourna vers sa fille. « Les elftes, dit Alessandra. — Les elfes, corrigea Valentine. — Gli elfi ! s’exclama Dorabella, ravie. Encore lé même mot ! Elfo, elfte ! — Elfe, firent les deux filles à l’unisson. — Roi des elfes, dit Ender. Je me demande quelle adresse électronique j’aurai pour ce poste. Roideselfes@paysdesfees.gov. » Il se tourna vers Valentine. « Ou est-ce le titre auquel Peter aspire ? » Elle sourit. « Il hésite encore entre Hégémon et Dieu. » Dorabella ne comprit pas la référence à Peter. Elle reprit sa danse et, cette fois, l’accompagna d’un air entêtant sans paroles. Alessandra secoua la tête mais y joignit sa voix harmonieusement. Elle l’avait donc déjà entendu, le connaissait et l’avait chanté avec sa mère. Leurs voix se mêlaient agréablement. Valentine observait la danse de Dorabella, fascinée. Son attitude lui avait d’abord paru enfantine, un peu folle. Toutefois, elle voyait maintenant que Dorabella avait conscience d’être puérile mais qu’elle dansait quand même de tout son cœur. Cela donnait à ses mouvements et son visage une ironie qui aidait à pardonner son côté puéril affecté, tandis que sa sincérité rendait le tout assez séduisant. Cette femme n’est pas vieille, se dit Valentine. Elle est encore jeune et très jolie. Belle, même, surtout à cet instant, dans cette étrange danse féerique. La chanson prit fin. Dorabella continua de danser en silence. « Maman, tu peux te poser maintenant, fit doucement Alessandra. — Ma non, répondit-elle, ouvertement taquine, sour cé vaisseau, nous volons pendant cinquante ans ! — Quarante, corrigea Ender. — Deux », fit Alessandra. Apparemment, l’idée de monter une pièce de théâtre plaisait à Ender car il remit le sujet sur le tapis. « Pas Roméo et Juliette, précisa-t-il. Il nous faut une comédie, pas une tragédie. — Les Joyeuses Commères de Windsor, proposa Valentine. Il y a beaucoup de rôles féminins. — La Mégère apprivoisée ! » s’écria Alessandra, et Dorabella manqua s’effondrer de rire. Une référence de plus à Isabella, semblait-il. Et quand elles eurent fini de rire, elles insistèrent : La Mégère était la pièce idéale. « Jé jouerai lé rôle dé la folle », fit Dorabella. Valentine remarqua que sa fille ravalait un commentaire. Ainsi naquit l’idée de lire une pièce dans le théâtre trois jours plus tard – trois jours selon la chronologie du vaisseau, bien que le concept même de temps parût assez absurde à Valentine dans le cadre de ce voyage où quarante ans passeraient en moins de deux. Quel âge aurait-elle désormais ? Compterait-elle en fonction du temps subjectif du vaisseau ou bien du calendrier à son arrivée ? Et que signifiait le calendrier de la Terre sur Shakespeare ? Naturellement, Dorabella et Alessandra vinrent souvent consulter Ender au cours de ces journées de préparation, lui posant des questions sans fin. Il avait pourtant bien précisé que toutes les décisions leur appartenaient, qu’il n’était pas responsable de la représentation, mais il ne perdit jamais patience avec elles. Il avait l’air d’apprécier leur compagnie – bien que sans doute pas pour la raison qu’avait espérée Dorabella, soupçonnait Valentine. Ender n’était pas en train de tomber amoureux d’Alessandra – si quelqu’un lui faisait tourner la tête, c’était probablement plutôt sa mère. Non, c’est leur qualité de « famille » qui plaisait à Ender. Elles étaient proches de la même façon que Valentine et lui autrefois. Et elles l’incluaient dans cette proximité. Pourquoi n’aurais-je pas pu en faire autant pour lui ? Valentine était assez jalouse, mais seulement à cause de son propre échec et non parce qu’elle aurait voulu le priver du plaisir qu’il tirait de la compagnie des Toscano. Il était inévitable, bien sûr, qu’elles finissent par convaincre Ender lui-même de lire le rôle de Lucentio, le jeune et beau soupirant de Bianca – jouée par Alessandra, évidemment. Dorabella, pour sa part, jouait Catharina, la mégère, tandis que Valentine était reléguée au rôle de la veuve. Elle n’essaya même pas de faire semblant de ne pas vouloir participer : c’était ce qui se passait de plus intéressant sur tout le vaisseau, alors pourquoi ne pas être au cœur de l’événement ? Elle était la sœur d’Ender ; qu’on entende donc un peu sa voix, surtout dans le rôle excessif et grivois de la veuve. Valentine trouvait divertissant de voir les hommes et les garçons qui jouaient les nombreux autres rôles se concentrer sur Dorabella. Cette femme avait un rire incroyable, riche, grave et contagieux. La faire rire dans cette comédie était une belle récompense, et tous les hommes rivalisaient pour lui plaire. Valentine en venait à se demander si marier Ender et Alessandra était réellement le but de Dorabella. Peut-être était-ce ce qu’elle se croyait en train de faire, mais en réalité elle occupait elle-même le devant de la scène et paraissait adorer attirer tous les regards. Elle flirtait avec tous et tombait amoureuse de tous tout en ayant toujours l’air d’être dans son monde. Catharina la mégère a-t-elle jamais été incarnée de cette façon ? Chaque femme a-t-elle ce qu’a cette Dorabella ? Valentine fouilla son cœur en quête de ce genre d’exubérance. Je sais m’amuser, insistait-elle intérieurement. Je sais être espiègle. Mais elle savait qu’il y avait toujours de l’ironie dans son humour, une certaine morgue dans ses plaisanteries. La timidité d’Alessandra teintait tout ce qu’elle faisait – elle était hardie en paroles, mais on aurait dit que ses propres mots l’étonnaient et l’embarrassaient après coup. Dorabella, en revanche, n’était ni ironique ni craintive. Voilà une femme qui avait affronté et vaincu tous ses dragons ; elle était maintenant prête pour les accolades de la foule admirative. Elle disait les répliques de Catharina du fond du cœur, sa rage, sa passion, son exubérance, sa frustration, et enfin son amour. Le monologue final, au cours duquel elle se soumet à la volonté de son mari, était si beau qu’il tira une larme à Valentine, et elle songea : Je me demande quel effet cela fait d’aimer un homme et de s’en remettre à lui au point d’accepter de s’avilir comme Catharina. Y a-t-il quelque chose chez les femmes qui nous fait aspirer à être rabaissées ? Ou est-ce typique des êtres humains, lorsqu’on est dominé, de se réjouir de sa sujétion ? Cela expliquerait beaucoup de notre histoire. Puisque tous ceux que la pièce intéressait jouaient déjà dedans et assistaient aux répétitions, ce n’était pas comme si la représentation finale allait surprendre quelqu’un. Valentine faillit demander au groupe réuni, lors de la dernière répétition : « Pourquoi s’embêter à donner une représentation ? Nous venons de le faire, et c’était formidable. » Mais une certaine animation régnait sur le vaisseau à l’idée du spectacle à venir, et Valentine se rendit compte qu’une répétition, si bien se déroule-t-elle, n’est pas une représentation. Et puis il y aurait dans le public des gens qui n’avaient pas assisté à la générale : Dorabella faisait le tour de l’équipage en lançant des invitations, et beaucoup avaient promis de venir. Même les passagers qui ne participaient pas à la pièce paraissaient enthousiastes à l’idée d’y assister, et certains regrettaient franchement d’avoir refusé un rôle. « La prochaine fois », disaient-ils. Quand ils arrivèrent au théâtre à l’heure convenue, ils trouvèrent Jarrko debout à la porte, l’air raide et officiel. Non, le théâtre ne serait pas ouvert : sur ordre de l’amiral, la lecture de la pièce était annulée. « Ah, monsieur le gouverneur », dit Jarrko. Le titre était de retour : mauvais signe, songea Valentine. « L’amiral Morgan voudrait vous voir immédiatement, s’il vous plaît, monsieur. » Ender hocha la tête et sourit. « Bien sûr », répondit-il. Ender s’y attendait donc ? Ou possédait-il un tel sang-froid que rien ne paraissait le surprendre ? Valentine fit mine d’aller avec lui, mais Jarrko posa la main sur son épaule : « S’il te plaît, Val, souffla-t-il. Tout seul. » Ender sourit à sa sœur et partit d’un pas fringant, comme s’il était vraiment content d’aller voir l’amiral. « De quoi s’agit-il ? fit tout bas Valentine à Jarrko. — Je ne sais pas, dit-il. Sincèrement. Je n’ai que mes ordres. Pas de pièce, théâtre fermé pour la soirée, le gouverneur voudrait-il bien venir voir l’amiral immédiatement. » Valentine resta donc avec lui pour aider à calmer les acteurs et les autres colons, dont les réactions allaient de la déception à l’indignation en passant par l’ardeur révolutionnaire. Certains commencèrent même à réciter leur texte là, dans le couloir, jusqu’à ce que Valentine leur demande de cesser : « Le pauvre colonel Kitunen aura des ennuis si vous continuez, et il est trop gentil pour vous en empêcher. » Résultat : tout le monde était furieux contre l’amiral Morgan pour son annulation arbitraire d’un spectacle inoffensif. Et Valentine elle-même ne put s’empêcher de se demander : où avait-il la tête ? N’avait-il jamais entendu parler du moral des troupes ? Peut-être connaissait-il et y était-il opposé ? Il se passait quelque chose, et Valentine commençait à s’interroger : Ender était-il d’une façon ou d’une autre derrière tout cela ? Se pouvait-il que, à sa façon, Ender soit tout aussi sournois et rusé que Peter ? Non. Impossible. D’autant qu’elle voyait toujours clair dans les manœuvres de Peter. Ender n’était pas sournois pour un sou. Il disait toujours ce qu’il pensait et pensait ce qu’il disait. Alors que fait-il ? CHAPITRE NEUF À : demosthene@dernierespoirdelaterre.pol De : PeterWiggin@hegemonie.gov/hegemon Sujet : Pendant que tu étais sortie J’ai fait calculer par un de mes assistants le temps écoulé pour toi depuis le début de ton voyage relativiste vers l’avenir. Il n’a pu au mieux me fournir qu’un éventail de durées subjectives possibles – quelques semaines dans tous les cas. Pour moi, quelques années. Je peux donc affirmer sans grand risque de me tromper que tu me manques beaucoup plus que je ne te manque. Pour l’instant, tu te dis sans doute encore que je ne te manquerai jamais. Le monde est peuplé de gens convaincus de la même chose. Ils se souviennent vaguement qu’on m’a élu au poste d’Hégémon. Simplement, ils ne se souviennent pas de ce que le poste recouvre. Ils pensent que je m’appelle Locke, quand ils pensent à moi tout court. Pourtant, je suis en guerre. Ma force est minuscule, commandée par le vieil ami d’Ender, Bean – entre tous ! Les autres enfants du djish d’Ender – son armée, en argot de l’École de guerre, mais le terme a pris ici et c’est comme ça qu’on les appelle – ont tous été kidnappés par les Russes, inspirés par un petit salopard très fourbe du nom d’Achille qui, lui, s’est fait virer de l’école. Il semble qu’Achille ait mieux choisi son pire ennemi que Bonito de Madrid, car c’est Bean qui l’a affronté dans un conduit d’aération obscur – selon la légende – et l’a remis aux autorités au lieu de le tuer. Tu as déjà entendu cette histoire ? Ender était-il au courant à l’époque ? Achille est un Hitler discret, un Staline malin, un Mao énergique, un Pol Pot subtil – choisis ton monstre, et Achille possède toutes les vertus inopportunes pour le rendre difficile à arrêter et plus encore à supprimer. Bean jure qu’il le fera, mais il en a déjà eu l’occasion sans la saisir, je suis donc sceptique. Je regrette que tu ne sois pas là. Pire, je regrette même qu’Ender ne soit pas là. Je fais la guerre avec une armée de quelques centaines d’hommes – très loyaux, magnifiquement entraînés, mais ils ne sont que deux cents ! Bean n’est pas le plus fiable des commandants. Il gagne toujours, mais il ne fait pas toujours ce qu’on lui dit et ne va pas forcément où je veux qu’il aille. Il fait son choix entre ses missions. À son honneur, il ne me contredit pas devant ses hommes (enfin, les miens en théorie). Le problème, c’est que ces gamins de l’École de guerre sont cyniques à l’extrême. Ils ne croient en rien, et certainement pas en MOI. Rien que parce qu’Achille ne cesse d’attenter à la vie de Bean et les terrifie tous, ils n’ont pas l’impression de devoir au grand frère d’Ender Wiggin toute une vie de service personnel. (Je plaisante : ils ne me doivent rien.) Des guerres ici et là partout dans le monde, des alliances fluctuantes – c’est ce que j’avais prédit une fois que les gamins de l’École de guerre seraient rentrés. Ce sont des armes rêvées : potentiellement dévastatrices, mais sans retombées, sans champignon atomique. Bizarrement, toutefois, je m’étais toujours vu surfant sur le haut de la vague. Et me voilà si bien au fond que j’ai du mal à reconnaître le haut du bas et que je manque d’air sans arrêt. Je refais surface, je prends une bouffée, puis une nouvelle vague me renvoie vers le fond. Quelques privilèges sont liés à mon poste, pour l’instant en tout cas. Selon Graff, notre ministre de la Colonisation, j’ai un accès illimité à l’ansible : je peux te parler quand je veux. Félicite-moi de ne pas en abuser. Je sais que tu rédiges une histoire de l’École de guerre, et je me suis dit que des informations sur la carrière de ses principaux diplômés pourraient te servir, pour un épilogue peut-être. Le djish d’Ender a combattu et vaincu les Formiques, mais tous les autres sont maintenant impliqués d’une façon ou d’une autre, en tant que captifs, serviteurs, meneurs, figures de proue ou victimes, dans la planification et l’action militaires des nations qui ont la chance d’avoir un diplômé et la force de le garder. Alors prépare-toi à recevoir des tartines d’information. D’après Graff, il faudra des semaines pour tout envoyer depuis son bureau (désormais dans les anciens locaux de l’École de guerre) mais, de ton côté, tout aura l’air d’arriver en même temps. J’espère que cela ne gênera pas trop le commandant de ton vaisseau – j’ai cru comprendre qu’il s’agissait d’un quidam et non de Mazer Rackham en fin de compte – mais ce que j’envoie est estampillé prioritaire, ce qui signifie qu’il ne pourra rien lire de ceci et que tous ses messages devront attendre. Transmets-lui mes excuses. Ou non, comme tu veux. Je ne me suis jamais senti aussi seul de toute ma vie. Je regrette ton absence chaque jour. Heureusement, papa et maman se sont révélés étonnamment utiles. Non, je n’aurais pas dû écrire « utiles ». Mais je laisse le terme pour que tu puisses dire « Il n’a pas changé ». Tu leur manques aussi et, au milieu des informations que je t’envoie, tu trouveras des lettres de papa et de maman. Certaines sont également adressées à Ender. J’espère que le petit surmontera sa colère et leur répondra. Te regretter m’a donné une petite idée de ce qu’ils doivent ressentir vis-à-vis de lui (et maintenant de toi) : s’il leur écrivait, cela signifierait beaucoup pour eux. Et qu’est-ce que ça lui coûterait ? Non, je ne lui écrirai pas moi-même. Je n’ai pas d’action dans cette entreprise. Papa et maman sont malheureux, n’ayant que moi pour preuve visible du fait qu’ils se sont reproduits. Illuminez leur vie, tous les deux. Qu’avez-vous d’autre à faire ? Je vous imagine glissant à la vitesse de la lumière, avec des domestiques qui vous apportent des cocktails et des colons lèche-bottes qui supplient Ender de leur raconter une fois encore comment le monde des Formiques a explosé. En écrivant tout ça, j’ai parfois l’impression de te parler comme au bon vieux temps. Mais, en cet instant, c’est surtout un douloureux rappel du fait que ça n’est pas du tout la même chose que de te parler. En tant que monstre officiel de la famille, j’espère que tu me compareras à un véritable monstre comme Achille et que tu m’accorderas quelques bons points parce que je ne suis pas aussi affreux qu’il est possible de l’être. Je dois aussi te le dire, j’ai appris que quand on ne peut plus faire confiance à personne – et je dis bien personne –, il reste la famille. Or j’ai réussi je ne sais comment à me rendre complice de l’éloignement de deux des quatre personnes à qui je pouvais me fier. Maladroit de ma part, hein ? Je t’aime, Valentine. Je regrette de ne pas t’avoir mieux traitée depuis l’enfance. Ender aussi. Maintenant, bonne lecture. Le monde est un tel bazar, réjouis-toi de ne pas être là. Mais je te promets ceci : je ferai tout mon possible pour remettre les choses en ordre et amener la paix. Sans trop faire la guerre en chemin, je l’espère. De tout mon cœur, ton morveux de frère, Peter. L’amiral Morgan fit patienter Ender devant son bureau pendant deux bonnes heures. C’était exactement ce à quoi Ender s’attendait, toutefois ; il ferma donc les yeux et mit ce temps à profit pour une longue sieste reposante. Il se réveilla en entendant hurler de l’autre côté de la porte : « Eh bien, réveillez-le et faites-le entrer, je suis prêt ! » Ender se redressa aussitôt, immédiatement conscient de ce qui l’entourait. Bien qu’il n’eût jamais été sciemment au combat, il avait acquis l’habitude militaire de demeurer alerte même endormi. Le temps que l’enseigne chargé de le réveiller arrive, il était déjà debout et souriant. « Je crois qu’il est l’heure de ma rencontre avec l’amiral Morgan. — Oui, monsieur, si vous voulez bien, monsieur. » Le pauvre gamin (certes, de six ou sept ans son aîné, mais un peu jeune pour qu’un amiral lui crie dessus à longueur de journée) se donnait le plus grand mal pour plaire à Ender. Celui-ci mit donc un point d’honneur à paraître content. « Il est d’humeur massacrante, souffla l’enseigne. — Voyons si j’arrive à le mettre de meilleure humeur. — M’étonnerait », murmura l’enseigne avant d’ouvrir la porte. « L’amiral Andrew Wiggin, amiral. » Ender entra comme on l’annonçait ; l’enseigne battit promptement en retraite et ferma la porte derrière lui. « Mais qu’est-ce que vous foutez ? » s’écria l’amiral Morgan, blême de rage. Dans la mesure où Ender venait de faire deux heures de sieste, cela signifiait soit que Morgan était resté dans cet état tout ce temps, soit qu’il était capable de se mettre en rage à volonté, pour le spectacle. Ender pariait sur la deuxième hypothèse. « Je rencontre le commandant de ce vaisseau, à sa demande. — Amiral. — Oh, vous n’avez pas besoin de m’appeler « amiral ». Andrew suffira. Je n’aime pas insister sur les privilèges de mon grade. » Il prit place dans un fauteuil confortable à côté du bureau de Morgan plutôt que sur la chaise austère placée devant lui. « Sur mon vaisseau, vous n’avez pas de grade, rétorqua Morgan. — Je n’ai aucune autorité, mais mon grade voyage avec moi. — Vous fomentez une rébellion sur mon bâtiment, mobilisez des ressources vitales, subvertissez une mission dont le but premier est de vous amener à la colonie que vous vous prétendez prêt à gouverner. — Une rébellion ? Nous lisons La Mégère apprivoisée, pas Richard II. — Je suis en train de parler, mon garçon ! Tu te prends peut-être pour l’héroïsme incarné parce que tes petits copains et toi avez joué à un jeu vidéo qui finalement était réel, mais je ne supporterai pas ce genre d’insubordination sur mon propre vaisseau ! Quoi que tu aies fait pour devenir célèbre et obtenir ce grade ridicule, c’est terminé. Tu vis dans le monde réel, désormais, et tu n’es qu’un morveux qui a des illusions de grandeur. » Ender resta assis, muet, à le regarder calmement. « Maintenant, tu peux répondre. — Je ne vois pas du tout de quoi vous parlez. » Sur quoi Morgan lâcha une telle bordée d’obscénités et de jurons qu’on aurait cru qu’il avait rassemblé toutes les expressions favorites de la flotte, et s’il était pivoine jusque-là, son teint virait désormais au violacé. Tout le long de sa tirade, Ender s’efforça de comprendre en quoi la lecture d’une pièce de théâtre pouvait bien le mettre dans une telle fureur. Quand Morgan s’arrêta pour reprendre son souffle en s’appuyant – non, en s’effondrant – sur le bureau, Ender se leva. « Je crois que vous feriez bien de préparer les chefs d’accusation pour ma cour martiale, amiral Morgan. — Une cour martiale ! Je ne vais pas te traduire en cour martiale, mon garçon ! Je n’en ai pas besoin ! Je peux te faire mettre en stase pour la durée du voyage sur la seule autorité de ma signature ! — Pas un officier élevé au grade d’amiral, je le crains, répondit Ender. Et, apparemment, je ne tirerai de vous aucune déclaration cohérente sur ce que je suis censé avoir fait pour offenser votre dignité et causer tant d’inquiétude sans un acte d’accusation officiel. — Ah, tu veux une déclaration officielle ? Que dis-tu de ceci : détournement trois heures durant de toutes les communications par ansible, de sorte que nous sommes dans les faits coupés du reste de l’univers connu. Qu’en dis-tu ? Trois heures représentent plus de deux jours en temps réel – pour ce que j’en sais, il y a eu une révolution, ou mes ordres ont changé, ou toutes sortes d’événements pourraient être en train de se produire, et je ne peux même pas envoyer un message pour m’en enquérir ! — C’est un problème, en effet, dit Ender. Mais pourquoi allez-vous croire que j’en suis responsable ? — Parce que ton nom apparaît partout, répliqua Morgan. Le message t’est adressé. Et il continue d’arriver, en occupant toute notre bande passante sur l’ansible. — Il ne vous est pas venu à l’idée, fit doucement Ender, que ce message m’est adressé mais ne vient pas de moi ? — De Wiggin pour Wiggin, diffusion exclusive au destinataire, si bien crypté qu’aucun des ordinateurs du bord ne peut l’ouvrir. — Vous avez essayé d’ouvrir une communication sécurisée adressée à un officier plus gradé sans demander au préalable la permission de cet officier ? — Il s’agit d’une communication subversive, gamin, voilà pourquoi j’ai essayé de l’ouvrir ! — Vous savez qu’elle est subversive parce que vous n’arrivez pas à l’ouvrir, et vous avez essayé de l’ouvrir parce que vous saviez qu’elle était subversive », résuma Ender. Il garda un ton doux et enjoué. Non parce qu’il savait que le voir rester imperturbable rendrait Morgan dingue – cela n’était qu’un bonus. Il partait simplement du principe qu’on enregistrait toute cette conversation pour s’en servir plus tard comme pièce à conviction, et il ne comptait pas dire un mot ni trahir une émotion qui ne soit pas tout à son honneur dans une procédure judiciaire à venir. Morgan pouvait donc se montrer aussi insultant qu’il voulait, Ender ne dirait rien qui puisse être sorti de son contexte et utilisé pour lui donner l’air subversif ou furieux. « Je n’ai pas à justifier mes actes devant toi, dit Morgan. Je t’ai fait venir ici et j’ai annulé ta prétendue représentation théâtrale pour que tu puisses ouvrir cette transmission devant moi. — Diffusion exclusive au destinataire, communication sécurisée… Je me demande s’il est bienvenu que vous insistiez pour en prendre connaissance. — Soit tu l’ouvres tout de suite, devant moi, soit tu pars en stase et tu ne quittes pas ce vaisseau avant qu’il ne regagne Éros pour ta cour martiale. » Pour une cour martiale, sûrement, songea Ender, mais sans doute pas la mienne. « Laissez-moi jeter un œil, dit-il. Bien que je ne puisse pas vous promettre de l’ouvrir, puisque je n’ai aucune idée de ce dont il s’agit ni de l’identité de l’expéditeur. — Ça vient de toi, Morgan, cinglant. Tu as tout préparé avant le départ. — Je n’ai rien fait de tel, amiral Morgan. Je suppose que vous avez un accès sécurisé ici, dans votre bureau ? — Fais le tour et ouvre la transmission. — Je suggère que vous fassiez pivoter le terminal, amiral Morgan. — Je t’ai dit de venir t’asseoir ici ! — Sauf votre respect, amiral Morgan, il n’y aura pas de vidéo de moi assis à votre bureau. » Morgan le fusilla du regard, le visage de plus en plus rouge une fois encore. Puis il fit pivoter l’afficheur holo de son bureau pour le tourner vers Ender. Celui-ci se pencha et valida quelques items dans divers menus sur l’afficheur tandis que l’amiral Morgan venait se planter derrière lui pour le surveiller. « Va doucement, que je puisse voir ce que tu vas faire. — Je ne vais rien faire, répondit Ender. — Alors tu pars en stase, mon garçon. Tu n’as jamais été fait pour être gouverneur de quoi que ce soit. Tu n’es qu’un gamin pourri gâté qu’on a beaucoup trop félicité. Personne sur cette colonie ne te prêtera la moindre attention ! Le seul moyen pour toi de survivre en tant que gouverneur serait d’avoir mon soutien – et après cet épisode, tu peux être certain que je ne te l’accorderai pas. Ton rôle est terminé dans cette mascarade. — Comme vous le souhaitez, amiral. Mais je ne vais rien faire avec ce message parce que je ne peux rien en faire. Il ne m’est pas adressé et je n’ai aucun moyen d’ouvrir une communication sécurisée destinée à un tiers. — Tu me prends pour un imbécile ? Il y a ton nom partout ! — En surface, le message mentionne l’amiral Wiggin, c’est-à-dire moi, parce qu’il a été envoyé du QG de la F. I. par un canal militaire sécurisé et que son destinataire réel n’a pas de grade militaire. Mais dès qu’on l’ouvre – et vos techniciens ont immédiatement eu accès à ce niveau d’ouverture, j’en suis sûr – vous constaterez que le Wiggin à qui la partie sécurisée du message est adressée n’est ni A. Wiggin ni E. Wiggin, ce qui me désignerait, mais V. Wiggin, c’est-à-dire ma sœur Valentine. — Ta sœur ? — Vos techniciens ne vous en ont pas parlé ? Et bien que le message soit envoyé sous l’autorité du ministre de la Colonisation lui-même, une fois encore, le véritable expéditeur est P. Wiggin, et le titre qui lui est associé est celui d’Hégémon. Intéressant, je trouve. Le seul P. Wiggin que je connaisse personnellement est mon frère aîné, Peter, et cela semblerait indiquer que mon frère est désormais Hégémon. Vous le saviez ? Moi pas. Il ne l’était pas à mon départ. » Un long silence s’ensuivit de la part de l’amiral Morgan, dans son dos. Ender finit par se retourner pour le regarder – en s’efforçant une fois de plus de ne pas trahir le moindre triomphalisme. « Je crois que mon frère, l’Hégémon, envoie une communication privée à ma sœur, avec qui il a longtemps collaboré. Il sollicite peut-être ses conseils. Mais cela n’a rien à voir avec moi. Vous savez que je n’ai pas vu mon frère ni communiqué avec lui en aucune façon depuis mon intégration à l’École de guerre à l’âge de six ans. Et je ne suis entré en contact avec ma sœur que quelques semaines avant le départ de notre vaisseau. Je suis navré que cela ait bloqué vos communications, mais, comme je le disais, je ne suis pas au courant, et cela n’a rien à voir avec moi. » Morgan retourna s’asseoir derrière son bureau. « Je suis stupéfait », dit-il. Ender patienta. « Je suis très gêné, ajouta Morgan. Il m’a semblé que les communications de mon bâtiment étaient prises pour cible, et que l’agent de cette attaque était l’amiral Wiggin. Dans ces conditions, vos rencontres répétées avec un petit groupe de colons, auxquelles vous avez invité des gens de mon équipage, ressemblaient à s’y méprendre à une mutinerie. Je les ai donc traitées comme telles. Et voilà que je découvre mon hypothèse de départ erronée. — La mutinerie est une chose grave, dit Ender. Il est normal que vous vous soyez inquiété. — Il se trouve qu’en effet votre frère est Hégémon. La nouvelle m’est parvenue il y a une semaine. Non, deux. Un an en temps terrestre, toujours est-il. — Je comprends tout à fait que vous ne m’en ayez pas informé. Vous vous êtes certainement dit que je le découvrirais par d’autres moyens. — Il ne m’est pas venu à l’esprit que cette communication pouvait venir de lui, et ne pas vous être destinée. — On oublie facilement Valentine. Elle reste dans l’ombre. Elle est comme ça. » Morgan lui lança un regard reconnaissant. « Donc vous comprenez. » Je comprends que tu es un imbécile paranoïaque et assoiffé de pouvoir, répondit Ender in petto. « Bien sûr, je comprends, dit-il à voix haute. — Vous permettez que j’envoie chercher votre sœur ? » Tiens, soudain c’était « vous permettez »… Mais Ender n’avait pas envie de mettre Morgan plus mal à l’aise. « Faites, je vous en prie. Ce message m’intrigue autant que vous. » Morgan envoya un enseigne la chercher avant de s’asseoir et d’essayer de faire la conversation pendant qu’ils attendaient. Il raconta deux anecdotes ostensiblement amusantes sur sa propre formation – il n’avait jamais eu l’étoffe requise pour l’École de guerre, il avait « gravi les échelons à la dure ». Manifestement, il avait une dent contre l’École de guerre et restait vexé de l’infériorité implicite de ceux qui n’y étaient pas invités. Voilà donc de quoi il s’agit ? se demanda Ender. La rivalité traditionnelle entre les diplômés d’une école d’officiers et ceux qui n’ont pas bénéficié de cet avantage au départ ? À son entrée, Valentine découvrit Ender en train de rire à l’histoire de Morgan. « Val, fit Ender qui hoquetait encore, nous avons besoin de ton aide pour quelque chose. » En quelques instants, il expliqua l’affaire du message qui avait monopolisé l’ansible pendant des heures, interdisant toute autre communication. « Il en est résulté la plus grande consternation et, naturellement, l’amiral Morgan s’est inquiété. Cela nous tranquillisera si tu acceptes d’ouvrir le message ici même et de nous donner une idée de ce dont il s’agit. — J’aurai besoin de vous regarder l’ouvrir, précisa Morgan. — Non », répondit Valentine. Ils se regardèrent un long moment. « Valentine voulait dire qu’elle ne veut pas que vous voyiez ses procédures de sécurité – sur un message provenant de l’Hégémon, sa prudence est compréhensible. Mais je suis certain qu’elle nous fera connaître son contenu d’une manière aisément vérifiable. » Ender regarda Valentine avec un sourire un peu trop large, tout en haussant les épaules. « Pour moi, Val ? » Il savait qu’elle verrait dans son attitude une caricature de leur relation, affichée à l’intention de Morgan ; bien sûr, elle joua le jeu. « Pour toi, monsieur Patate. Où se trouve l’accès ? » En un instant, Valentine fut assise à l’extrémité du bureau et s’occupa de faire défiler les options sur l’afficheur holo. « Ah, ce n’est que semi-sécurisé, annonça-t-elle. Rien qu’une empreinte digitale. N’importe qui aurait pu le lire en me coupant le doigt. Il faudra que je dise à Peter de choisir une sécurisation complète – rétine, ADN et rythme cardiaque –, qu’on soit obligé de me maintenir en vie pour entrer. Il ne m’apprécie pas à ma juste valeur. » Elle resta assise un moment, plongée dans sa lecture, puis soupira. « Je n’arrive pas à croire que Peter soit si bête. Et Graff aussi, d’ailleurs. Il n’y a rien là-dedans qui n’aurait pu être expédié sans aucune mesure de sécurité, et rien n’empêchait d’envoyer les informations par petits morceaux plutôt qu’en un seul flot ultraprioritaire impossible à interrompre. Il s’agit seulement d’articles et de résumés concernant les événements sur Terre ces deux dernières années. On dirait qu’il y a des guerres et des rumeurs de guerre. » Elle jeta un coup d’œil à son frère. Celui-ci comprit l’allusion à la Bible – il en avait mémorisé de longs passages pour mieux gérer une crise mineure au sein de l’École de guerre, plusieurs années auparavant. « Eh bien, les transmettre a au moins pris un temps, et des temps, et la moitié d’un temps, répondit-il. — Il va falloir que je… J’aimerais avoir une preuve qu’il s’agit bien de ce que vous dites, intervint Morgan. Vous devez comprendre que tout ce qui paraît menacer la sécurité de mon vaisseau et de ma mission doit être vérifié. — Eh bien, c’est un peu délicat, fit Valentine. Vous montrer toutes les informations envoyées ne me gêne pas du tout – d’ailleurs, je suggère qu’on les intègre dans les bases de données de la bibliothèque pour que tout le monde puisse y avoir accès. Cela sera sûrement fascinant pour les colons d’avoir une idée de ce qui s’est passé récemment sur Terre. J’ai hâte de le lire moi-même. — Mais ? s’enquit Ender. — C’est la lettre d’accompagnement qui m’embête. » Elle avait l’air sincèrement gênée. « Mon frère vous mentionne en termes peu flatteurs. J’espère que vous comprendrez que ni Ender ni moi n’avons parlé de vous avec Peter – tout ce qu’il dit n’est que supposition de sa part. Je peux vous assurer qu’Ender et moi vous tenons dans la plus haute estime. » Sur ce, elle fit pivoter l’afficheur holo, et elle resta assise en silence avec Ender à regarder Morgan lire le courrier. Il finit par soupirer puis se pencha en posant les coudes sur sa table et le front dans ses mains. « Eh bien, me voilà très gêné. — Pas du tout, assura Ender. Une erreur tout à fait compréhensible. Je préfère voler en compagnie d’un commandant qui prend au sérieux toutes les menaces potentielles contre son vaisseau plutôt que d’un homme qui trouve insignifiant de perdre le moyen de communiquer pendant trois heures. » Morgan saisit ce rameau d’olivier. « Je me réjouis que vous le preniez ainsi, amiral Wiggin. — Ender », corrigea son interlocuteur. Valentine se leva, souriante. « Donc, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais laisser le tout décrypté sur votre bureau, à condition que vous me promettiez que tous les documents jusqu’au dernier seront intégrés à la bibliothèque – à l’exception du courrier personnel de mon frère. » Elle se tourna vers Ender. « Il dit qu’il m’aime, que je lui manque et il veut que je te demande d’écrire aux parents. Ils ne rajeunissent pas et ils sont très malheureux de ne pas encore avoir eu de tes nouvelles. — Oui, dit Ender. J’aurais dû m’en occuper dès que le vaisseau est parti. Mais je ne voulais pas monopoliser l’ansible pour des affaires personnelles. » Il adressa un sourire désabusé à Morgan. « Et voilà le résultat auquel nous aboutissons, tout ça parce que Peter et Graff ont pris la grosse tête. — Je demanderai à mon égocentrique de frère de m’envoyer ses prochains messages selon une autre procédure, promit Valentine. J’imagine que vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que j’envoie ce message-là par ansible. » Ils se dirigeaient vers la sortie, sous la houlette de Morgan, tout sourire et répétant « Je suis heureux que vous vous montriez si compréhensif » quand Ender s’arrêta. « Ah, amiral Morgan. — Appelez-moi Quincy, je vous en prie. — Oh, je ne pourrais pas faire ça. Notre grade respectif le permet, mais si on m’entendait vous parler de cette façon, il serait impossible d’effacer l’image d’un adolescent s’adressant au commandant d’une manière indéniablement irrespectueuse. Nous sommes d’accord sur ce point, j’en suis certain. Rien ne doit saper l’autorité du commandant. — Très sage réflexion, répondit Morgan. Vous prenez meilleur soin de ma position que moi-même. Mais vous vouliez dire quelque chose ? — Oui. La lecture de la pièce. Il ne s’agit vraiment que de cela : nous lisons La Mégère apprivoisée. Je joue Lucentio. Val a un petit rôle elle aussi. Tout le monde s’en réjouissait à l’avance. Et voilà que la représentation a été annulée sans un mot d’explication. » Morgan parut perplexe. « S’il s’agit juste de lire une pièce, eh bien allez-y, faites. — Bien sûr, nous allons le faire, maintenant que nous avons votre permission. Mais vous voyez, certains participants ont invité des membres de l’équipage à y assister. Et l’annulation pourrait laisser un certain ressentiment. C’est dur pour le moral, vous ne croyez pas ? Je voulais suggérer un geste de votre part, pour montrer qu’il s’agissait réellement d’un malentendu. Pour éviter tout ressentiment. — Quel genre de geste ? demanda Morgan. — Bien… quand nous reprogrammerons la lecture, pourquoi ne viendriez-vous pas y assister ? Montrer à tous que vous riez devant cette comédie. — Il pourrait jouer un rôle, proposa Valentine. Je suis certaine que celui qui joue Christophe Sly… — Ma sœur plaisante, dit Ender. La pièce est une comédie, et tous les rôles sont en dessous de la dignité du commandant de ce vaisseau. Je suggère simplement que vous y assistiez. Peut-être juste à la première partie. Vous pourrez toujours invoquer des affaires urgentes à l’entracte. Tout le monde comprendra. En attendant, toutefois, les colons constateront que vous vous souciez vraiment d’eux et de ce qu’ils font pendant ce voyage. Cela contribuera beaucoup à leur faire apprécier votre autorité, pendant le trajet et après notre arrivée. — Après notre arrivée ? » s’étonna Valentine. Ender lui lança un regard innocent. « Comme l’amiral Morgan me l’a fait remarquer pendant notre conversation, il y a peu de chances que les colons acceptent de se ranger derrière un adolescent. Ils auront besoin de savoir que l’autorité de l’amiral Morgan soutient toutes mes décisions officielles en tant que gouverneur. Je crois donc d’autant plus important qu’ils rencontrent l’amiral et apprennent à le connaître, afin qu’ils voient en lui un meneur fiable. » Ender redoutait que Valentine ne perde son sang-froid et se mette à rire ou à lui hurler dessus. Mais elle n’en fit rien. « Je vois, dit-elle. — En réalité, c’est une bonne idée, fit l’amiral Morgan. Allons lancer la représentation, qu’en dites-vous ? — Oh non, répondit Valentine. Tout le monde est trop énervé. Personne ne sera au mieux de sa forme. Pourquoi ne pas nous laisser calmer les esprits, expliquer qu’il s’agissait d’une erreur et que c’était ma faute. Ensuite, nous pourrons annoncer que vous serez présent, que vous vous réjouissez que la lecture puisse finalement avoir lieu et que nous ayons l’occasion de la présenter devant vous. Tout le monde sera heureux et enthousiaste. Et si vous pouvez autoriser votre équipage qui n’est pas de quart à venir, c’est encore mieux. — Je ne veux rien faire qui sape la discipline à bord », protesta Morgan. La réponse de Valentine fut immédiate : « Si vous êtes là avec eux, que vous riez à la pièce et que vous l’appréciez, alors je ne vois pas en quoi la discipline en souffrirait. Cela pourrait même soutenir le moral. Nous faisons du bon travail sur cette pièce, vous savez. — Cela représenterait beaucoup pour nous tous, dit Ender. — Bien sûr, fit Morgan. Faites donc, et je serai là demain à dix-neuf heures. C’était bien l’horaire prévu pour aujourd’hui, n’est-ce pas ? » Ender et Valentine prirent congé. Les officiers qu’ils croisèrent parurent ébahis et soulagés de les voir sourire et discuter sereinement en repartant. Ils ne tombèrent pas le masque avant d’avoir regagné leur cabine, et juste le temps que Valentine remarque : « Il compte te faire jouer le pantin sur le trône pendant qu’il dirige en coulisse ? — Il n’y a pas de trône, répondit Ender. Cela règle pas mal de problèmes pour moi, tu ne crois pas ? La tâche allait être dure de toute façon pour un gamin de quinze ans : diriger un groupe de pionniers qui auront déjà vécu et travaillé sur Shakespeare pendant quarante ans le temps que j’arrive. Mais l’amiral Morgan est un homme habitué à donner des ordres et se faire obéir. Ils fileront droit sous son autorité. » Valentine le dévisagea comme s’il avait perdu la tête. Puis elle vit sa lèvre inférieure se contracter légèrement, signe depuis toujours qu’il était ironique. Il espérait qu’elle en tirerait la juste conclusion : que l’amiral Morgan avait sûrement les moyens d’écouter toutes leurs conversations et qu’il s’en servait forcément en cet instant, de sorte que rien de ce qu’ils disaient ne pouvait être considéré comme privé. « D’accord, fit Valentine. Si ça te va, ça me va. » Sur quoi elle écarquilla les yeux pour lui faire comprendre qu’elle mentait. « J’en ai fini avec les responsabilités, Val, reprit Ender. J’en ai eu assez à l’École de guerre et sur Éros. J’ai l’intention de passer le voyage à me faire des amis et à lire tout ce sur quoi je pourrai mettre la main. — Et à la fin, tu pourras rédiger un essai intitulé “Ce que j’ai fait pendant mes vacances d’été”. — C’est l’été tous les jours quand ton cœur est plein de joie, dit Ender. — Tu dis vraiment n’importe quoi. » CHAPITRE DIX À : PeterWiggin@hegemonie.gov/hegemon De : vwiggin%ColonieI@MinCol.gov/citoyen Sujet : sale petit arrogant As-tu la moindre idée des problèmes que tu as causés en envoyant ce message interminable avec un degré de priorité tel qu’il a coupé toutes les autres communications par ansible avec notre vaisseau ? Certains ont cru qu’il s’agissait d’une attaque contre la liaison par ansible, et Ender a failli finir en stase pour le reste du trajet – aller ET retour en prime, dans ce cas. Une fois l’affaire tirée au clair, toutefois, le message lui-même était très instructif. Apparemment, un pseudo-confucianiste a dû te maudire en te souhaitant de vivre une époque intéressante. Tiens-nous informés, s’il te plaît ; mais affecte à tes envois une priorité assez basse, je t’en prie, pour que les communications habituelles du vaisseau puissent se poursuivre. Et ne laisse pas Graff adresser le tout à Ender. Les messages sont pour moi en tant que colon, pas pour le futur gouverneur. Ender a-t-il écrit aux parents ? Je ne peux pas lui poser la question (enfin, si, je l’ai fait, mais je n’obtiens pas de réponse) et je ne peux pas demander aux parents, sinon ils sauront que j’ai essayé de le pousser à écrire, ce qui les ferait souffrir d’autant plus s’il n’a rien envoyé et minimiserait la valeur sentimentale de ses lettres s’il s’est exécuté. Reste intelligent. Ça, on ne peut pas te le retirer. Ton ancienne marionnette, Démosthène. Alessandra se réjouit à l’annonce que la lecture de leur pièce était de nouveau programmée. Sa mère avait été anéantie, même si elle ne l’avait montré qu’à Alessandra, dans l’intimité de leur cabine. Elle se retenait ostensiblement de pleurer, un point positif, mais elle allait et venait dans cet espace minuscule, ouvrait et fermait des couvercles, faisait claquer divers objets et tapait des pieds à la moindre occasion, tout en lançant des remarques féroces sous forme d’aphorismes du style : « Pourquoi sommes-nous toujours pris dans les remous du bateau d’un autre ? » Puis, au beau milieu d’une partie de backgammon : « Dans les guerres des hommes, les femmes sont toujours perdantes ! » Et par la porte de la salle de bains : « Il n’est de plaisir si simple qu’on ne vous le retire pour vous faire souffrir ! » Alessandra tenta en vain de l’adoucir. « Maman, ce n’était pas dirigé contre toi, mais clairement contre Ender. » Ce genre de réponse provoquait toujours une longue diatribe exaltée au cours de laquelle aucun raisonnement logique ne pouvait la faire changer d’avis – bien que, quelques instants plus tard, elle pouvait en fin de compte adopter le point de vue de sa fille tout en faisant comme si elle avait toujours été de cet avis. Toutefois, si Alessandra ne réagissait pas aux épigrammes maternelles, son agitation empirait : sa mère avait besoin qu’on lui réponde comme d’autres ont besoin d’air. L’ignorer, c’était l’étouffer. Elle répondait donc, prenait part à sa conversation insensée mais intense, puis fermait les yeux sur l’incapacité de Dorabella à reconnaître qu’elle avait bel et bien changé d’avis. Il ne sembla jamais venir à l’esprit de la mère que sa fille elle-même était déçue, que donner la réplique en tant que Bianca au Lucentio d’Ender lui avait fait connaître… quoi ? Pas l’amour : elle n’était sûrement pas amoureuse. Ender était très gentil, mais il se montrait aussi gentil avec tous les autres ; il était donc clair qu’elle ne représentait rien de spécial pour lui, or elle n’avait pas envie d’accorder son affection à un homme qui ne l’aurait pas fait le premier. Non, ce qu’Alessandra ressentait, c’était le triomphe. Celui que réfléchissaient sur elle l’interprétation éblouissante que sa mère faisait de Catharina et la célébrité d’Ender en tant que sauveur de l’espèce humaine – ainsi que sa réputation de monstrueux assassin d’enfant, à laquelle elle ne croyait pas mais qui ajoutait indéniablement à la fascination générale. Toute déception fut oubliée à l’instant où le message arriva sur les bureaux : la lecture était reprogrammée pour le lendemain soir, et l’amiral lui-même serait présent. Aussitôt, Alessandra songea : l’amiral ? Il y a deux amiraux sur ce vaisseau, et l’un d’eux faisait partie du programme depuis le début. S’agissait-il d’une insulte calculée si ce message semblait sous-entendre qu’un seul officier détenait ce noble grade ? Le fait même qu’Ender avait été convoqué devant l’amiral Morgan de manière si péremptoire était un autre signe – Ender méritait-il réellement si peu de respect ? Cela la mettait un peu en colère en son nom. Puis elle se dit : je n’ai aucun lien avec Ender Wiggin qui doive me donner envie de protéger ses privilèges. J’ai contracté la maladie de maman, qui se conduit comme si ses plans et ses rêves étaient déjà réalité. Ender n’est pas amoureux de moi, pas plus que moi de lui. Il y aura des filles sur Shakespeare à notre arrivée. D’ici qu’il soit en âge de se marier, que serai-je pour lui ? Quelle idée de m’embarquer dans ce voyage vers une planète où il n’y aura pas assez de gens de mon âge pour remplir un bus ? Une fois de plus, Alessandra envia la capacité de sa mère à déployer de l’entrain par un simple effort de volonté. Elles se mirent sur leur trente et un pour la lecture – non qu’il y eût beaucoup de place pour stocker des vêtements durant le voyage. Mais elles avaient dépensé une partie de leur prime d’engagement en habits avant que grand-mère ne récupère le solde. La plupart de leurs achats devaient respecter les critères établis par le ministère de la Colonisation : des vêtements chauds pour un hiver froid mais pas trop, légers mais solides pour travailler en été, et au moins une tenue de soirée durable pour les grandes occasions. La lecture de ce soir en était une – et Dorabella avait veillé à ce qu’un peu d’argent passe en babioles et accessoires. Les bijoux étaient un peu trop clinquants, à vrai dire, et manifestement en toc. Et puis il y avait les foulards fascinants de maman, à l’extravagance presque ironique sur elle, mais qui auraient paru pathétiques et piteux sur Alessandra. Dorabella était éblouissante ; sa fille ne pouvait qu’essayer de ne pas disparaître entièrement dans son ombre. Elles arrivèrent pile à l’heure où la représentation était censée débuter. Alessandra se précipita aussitôt vers son tabouret sur scène, mais sa mère avança lentement, saluant chacun, effleurant tout le monde, accordant ses sourires à tous. Sauf un. L’amiral Morgan avait pris place au deuxième rang, entouré de quelques officiers qui l’isolaient de tout contact avec le public – à l’évidence, il se considérait comme une espèce à part et ne désirait aucun contact avec les colons. C’était le privilège de son grade, et Alessandra n’y vit rien à redire. Elle aurait plutôt aimé avoir le pouvoir de créer ainsi un cordon autour de sa personne pour empêcher les indésirables d’envahir son espace privé. À sa grande consternation, lorsque sa mère atteignit l’avant de la salle, elle continua sa progression majestueuse en longeant le premier rang et saluant ceux qui l’occupaient – puis le deuxième rang également. Elle allait essayer de forcer l’amiral Morgan à lui parler ! Mais non, son projet était pire encore. Elle prit soin de se présenter aux officiers assis de chaque côté de l’amiral – et de flirter avec eux. Mais elle ne s’arrêta même pas devant Morgan lui-même ; on aurait dit qu’il n’existait pas. Elle snobait l’homme le plus puissant de leur petit monde ! Alessandra supportait à peine de regarder le visage de Morgan, pourtant elle n’arrivait pas à détourner les yeux non plus. Il avait d’abord observé l’approche de Dorabella d’un air résigné – il allait devoir parler à cette femme. Mais quand elle l’ignora tout bonnement, son sourire méprisant à peine déguisé fit place à la consternation, puis à une colère bouillonnante. Maman s’était fait un ennemi. Où avait-elle donc la tête ? Qu’est-ce que ça leur apporterait ? Mais l’heure était venue de commencer. Les principaux acteurs étaient assis sur des tabourets ; les autres avaient pris place au premier rang, prêts à se lever pour faire face au public quand leur rôle commencerait. Dorabella se dirigea enfin vers le tabouret au centre de la scène. Avant de s’asseoir, elle balaya le public d’un regard bienveillant et dit : « Merci beaucoup d’être vénous pour notré petite représentation. La pièce se déroule en Italia, où ma fille et moi sommes nées. Mais elle est écrite en anglais, qui n’est pour nous qu’oune secondé langue. Ma fille la parlé couramment, moi non. Alors, si jé prononcé mal, souvenez-vous qué Catharina était italienne, et qu’elle aurait ou lé même accent qué moi en anglais. » Le tout délivré avec l’éclat naturel de Dorabella, son air léger et heureux. Ce qui était devenu si ennuyeux aux yeux d’Alessandra que par moments elle avait envie de hurler de rage en l’entendant paraissait aujourd’hui tout à fait charmant, et sa courte intervention fut saluée par des rires et quelques applaudissements de la part des colons et de l’équipage. L’acteur incarnant Petruchio – qui avait manifestement un faible pour elle, bien qu’il eût amené une femme et quatre enfants – s’écria même : « Brava ! Brava ! » La pièce commença donc, tous les yeux rivés sur Dorabella alors même qu’elle n’entrait pas avant le deuxième acte. Lui jetant des regards en coin, Alessandra put constater qu’elle était totalement absorbée pendant les scènes où les hommes procédaient à l’exposition et passaient leur marché avec Petruchio. Tandis que les autres acteurs mentionnaient à plusieurs reprises la belle Bianca et la monstrueuse Catharina, Alessandra vit que la pose de sa mère fonctionnait : à mesure que sa réputation grandissait, le public ne cessait de jeter des regards vers elle et la trouvait parfaitement immobile. Mais cela ne conviendrait pas pour Bianca, se dit-elle. Elle se rappelait une remarque d’Ender lors de leur dernière répétition. « Bianca est tout à fait consciente de l’effet qu’elle a sur les hommes. » Par conséquent, si Catharina devait être aussi immobile que sa mère la représentait, le rôle de Bianca consistait à être brillante, heureuse, désirable. Alessandra sourit donc en détournant le regard lorsque les hommes parlaient de la belle Bianca, comme si elle rougissait, timide. Peu importait qu’Alessandra ne soit pas belle – comme sa mère le lui disait toujours, les femmes les plus communes devenaient stars du grand écran à cause de la façon dont elles se présentaient, sans avoir honte de leurs traits les moins flatteurs. Ce qu’Alessandra n’aurait jamais pu faire dans la vie réelle – saluer le monde d’un grand sourire –, elle en était capable en tant que Bianca. Puis elle comprit pour la première fois : maman n’est pas capable de changer d’humeur rien qu’en décidant d’être heureuse. Non, c’est une actrice. Elle a toujours été actrice. Elle joue le bonheur pour son public. Or j’ai été son public toute ma vie. Et même quand je n’applaudissais pas à son spectacle, elle le montait pour moi malgré tout – et maintenant je comprends pourquoi. Parce que sa mère savait que lorsqu’elle était dans son humeur de fée danseuse, il était impossible de tourner son regard ou ses pensées ailleurs que vers elle. Ce soir, toutefois, la reine des fées avait cédé la place à la simple reine : maman, royale et immobile, laissant les domestiques et les courtisans parler, car elle savait que quand elle le voudrait, elle les mettrait tous au bas de la scène d’un souffle. Et il en fut ainsi. Vint le temps de l’acte II, scène I, où Catharina est censée traîner Bianca, les mains liées. Alessandra se fit douce et attendrissante, suppliant sa mère de la libérer, jurant qu’elle n’aimait personne, tandis que celle-ci l’invectivait, si magnifiquement rageuse qu’elle effraya vraiment Alessandra, l’espace d’un instant du moins. Même aux répétitions, Dorabella ne s’était pas montrée si véhémente. Sa fille doutait qu’elle se soit retenue jusque-là – elle n’était pas douée pour ça. Non, ce feu singulier tenait à la présence du public. Mais pas de tout le public, apparut-il à mesure que les scènes se succédaient. Toutes les répliques de Catharina sur l’injustice de son père et la bêtise des hommes étaient invariablement lancées droit vers l’amiral Morgan ! Ce n’était pas seulement le fruit de l’imagination d’Alessandra. Tout le monde le vit, et le public se contenta d’abord de glousser, avant de rire franchement comme pique après pique visait, non pas seulement les personnages de la pièce, mais aussi l’homme assis au milieu du deuxième rang. Seul Morgan lui-même semblait ne pas s’en rendre compte. Apparemment, les yeux de maman étant posés sur lui, il croyait bêtement que le spectacle et non le sens des mots lui était destiné. La représentation se déroula bien. Oh, les scènes avec Lucentio furent aussi ennuyeuses que d’habitude – ce n’était pas la faute d’Ender, le rôle de Lucentio n’était tout bonnement pas drôle. Un destin que Bianca partageait, de sorte qu’Alessandra et Ender étaient destinés à n’être qu’un « gentil petit couple » pendant que le centre de l’attention – des rires et de la romance – se focalisait sur Catharina et Petruchio. Ce qui signifiait, malgré tous les efforts d’un Petruchio plutôt doué, que tous les yeux étaient sur Dorabella. Il criait, mais c’était le visage de Dorabella, ses réactions qui faisaient rire. Sa faim, son envie de dormir, son désespoir puis sa soumission espiègle quand Catharina comprend enfin et joue le jeu un peu fou de Petruchio, tout était pleinement exprimé par son visage, sa posture, le ton de sa voix. Maman est géniale, se dit Alessandra. Absolument géniale. Et elle le sait. Pas étonnant qu’elle ait suggéré qu’on lise une pièce de théâtre ! Puis une autre idée : si elle était capable de ça, pourquoi n’était-elle pas actrice ? Pourquoi n’était-elle pas devenue une star de la scène ou de l’écran, nous permettant de vivre riches ? La réponse était simple, comprit-elle : c’était la naissance d’Alessandra alors qu’elle n’avait que quinze ans. Maman m’a conçue quand elle avait l’âge que j’ai aujourd’hui. Elle est tombée amoureuse, s’est donnée à un homme – un gamin – et a fait un enfant. Cela lui paraissait incroyable dans la mesure où elle-même n’avait jamais ressenti la moindre passion pour aucun des garçons de son école. Papa devait être remarquable. À moins que maman n’ait désespérément voulu échapper à grand-mère. Ce qui était sans doute beaucoup plus près de la vérité. Au lieu d’attendre quelques années de plus pour devenir une grande actrice, maman s’était mariée, avait tenu sa maison et eu cet enfant – dans le désordre ; et parce qu’elle m’a eue, elle n’a jamais pu faire valoir son talent pour tracer son chemin dans le monde. Nous aurions pu être riches ! Et maintenant, quoi ? En route vers une colonie, un monde d’agriculteurs et de tisserands, de maçons et de scientifiques, qui n’avaient pas de temps pour l’art. Il n’y aura pas de loisirs dans cette colonie comme il y en a sur le vaisseau pendant le voyage. Quand maman aura-t-elle la moindre chance de montrer ce qu’elle sait faire ? La pièce touchait à sa fin. Valentine joua la veuve avec une verve et un esprit surprenants – elle comprenait parfaitement le rôle et, une fois de plus, Alessandra regretta de ne pas pouvoir être un génie et une beauté comme elle. Pourtant, quelque chose faisait de l’ombre à ce regret : pour la première fois de sa vie, elle enviait réellement sa mère et aurait voulu pouvoir lui ressembler davantage. Impensable, et pourtant vrai. Dorabella s’éloigna de son tabouret et déclama son monologue vers les premiers rangs – droit vers l’amiral Morgan – évoquant les devoirs d’une femme envers son mari. De même que ses piques avaient toutes visé l’amiral, ce discours, cette douce homélie soumise, gracieuse, sincère et aimante lui fut adressée droit dans les yeux. Et Morgan était fasciné. La bouche entrouverte, il ne quitta pas un instant Dorabella des yeux. Et quand elle s’agenouilla en disant « Ma main est prête, pourvu que cela lui fasse plaisir », les yeux de l’amiral s’emplirent de larmes. De larmes ! Petruchio rugit sa réplique : « Eh bien ! Voilà ce qui s’appelle une femme ! Viens, Catharina, viens m’embrasser. » Dorabella se leva gracieusement, sans tenter de simuler un baiser mais montrant plutôt le visage qu’une femme tourne vers son amant quand elle s’apprête à l’embrasser – et ses yeux, là encore, étaient plantés dans ceux de Morgan. Alessandra comprit enfin à quoi sa mère jouait. Elle poussait Morgan à tomber amoureux d’elle ! Et cela marchait. Une fois les dernières répliques lues, alors que le public se levait et applaudissait tous les lecteurs, qui saluaient et faisaient la révérence, Morgan grimpa littéralement sur les sièges du premier rang et, alors que les applaudissements se poursuivaient, il monta sur scène pour aller serrer la main de maman. La serrer ? Non : il s’en saisit sans plus vouloir la lâcher, tout en lui répétant combien elle était extraordinaire. La distance qu’elle avait maintenue, la façon dont elle l’avait snobé au début, tout cela faisait partie du plan. Elle était la mégère qui le punissait pour avoir osé annuler leur lecture ; mais la fin venue, elle était apprivoisée, elle lui appartenait entièrement. Toute la soirée, alors que Morgan avait invité tout le monde au mess des officiers – où les colons avaient jusque-là interdiction absolue de se rendre –, il tourna autour de Dorabella. Il était sous le charme, cela crevait les yeux au point que plusieurs officiers y firent allusion de manière oblique devant Alessandra. « Votre mère semble avoir fait fondre ce grand cœur de pierre », dit l’un. Et elle en entendit deux autres discuter, dont l’un disait : « Je rêve ou il en perd déjà son pantalon ? » S’ils comptaient que cela se produise, ils ne connaissaient pas sa mère. Alessandra avait supporté des années de conseils maternels sur les hommes. Ne les laisse pas faire ceci, ne les laisse pas faire cela – suggère, aiguillonne, promets, mais qu’ils n’obtiennent rien du tout tant qu’ils n’ont pas prononcé leurs vœux. Maman avait procédé à l’envers dans sa jeunesse et payé le prix ces quinze dernières années. Cette fois, elle suivrait sans doute ses propres conseils avertis et séduirait cet homme en n’usant que de mots et de sourires. Elle le voulait amoureux, non satisfait. Ah, maman, quel drôle de jeu tu joues ! Est-ce que tu… Est-il possible que… T’attire-t-il vraiment ? Il est bel homme, en uniforme. Et près de toi, il n’est ni froid ni distant ; ou s’il l’est, il t’inclut dans sa noble bulle. Instant révélateur : alors qu’il parlait à un autre – l’un des rares officiers à avoir amené une épouse à bord –, la main de Morgan vint se poser légèrement sur l’épaule de Dorabella. Celle-ci réagit aussitôt en en retirant cette main, mais elle se retourna en même temps vers lui avec un sourire chaleureux, en ajoutant une plaisanterie quelconque puisque tout le monde se mit à rire. Le message était contradictoire mais clair : ne me touche pas, simple mortel ; mais je daigne t’accorder ce sourire. Tu es mien, mais je ne suis pas encore tienne. Voilà ce que maman comptait que je fasse avec Ender Wiggin, mon fameux « jeune homme plein d’avenir ». Mais je ne suis pas davantage capable de subjuguer un homme de cette façon que de voler. Je serai toujours celle qui supplie plutôt que celle qui séduit ; toujours reconnaissante, jamais gracieuse. Ender vint la voir. « Ta mère a été brillante, ce soir. » Évidemment, il fallait qu’il le dise. Tout le monde le disait. « Mais je sais une chose qu’ils ignorent, ajouta-t-il. — Quoi donc ? — Je sais que si mon interprétation valait quelque chose, c’est uniquement grâce à toi. Nous tous qui avons joué les prétendants de Bianca, toute cette comédie, tout reposait sur le pari que le public croie que nous nous languissions de toi. Et tu étais si adorable que personne n’en a douté un instant. » Il lui sourit puis s’en alla rejoindre sa sœur. Laissant Alessandra le souffle coupé. CHAPITRE ONZE À : vwiggin%ShakespeareCol@MinCol.gov /voy=IDformreq De : FutGouv%ShakespeareCol@MinCol.gov/voy Sujet : Ton bureau est-il sûr ? Mon bureau est protégé de toute intrusion – bien que l’ordinateur du vaisseau tente d’y installer des mouchards plusieurs fois par jour. Je pars également du principe que toutes les cabines, couloirs, toilettes et placards du bord sont au moins équipés de micros. Lors d’un voyage comme celui-ci, en l’absence de force extérieure pour appuyer l’autorité du commandant, le risque de mutinerie est omniprésent, et il n’est pas paranoïaque de la part de Morgan de surveiller toutes les conversations de ceux qu’il juge représenter un danger pour la sécurité interne du bâtiment. Il est malheureux mais prévisible qu’il me considère comme dangereux sur ce point. Je suis investi d’une autorité qui ne dépend en rien de lui ni de son bon vouloir. Il peut tout à fait mettre à exécution sa menace de me faire placer en stase et de me ramener sur Éros – dans huit ans – et, s’il recevrait sans doute un blâme, son geste ne serait pas considéré comme criminel. On tend toujours à présumer que le capitaine d’un vaisseau doit être cru quand il accuse de mutinerie ou de conspiration. Il est même dangereux pour moi d’encrypter ce message. Toutefois, nous n’avons pas d’autre moyen sûr de discuter. (Tu remarqueras que, contrairement à Peter, j’ai exigé la preuve que tu étais en vie, et non que ton doigt soit simplement inséré dans l’holospace.) Je fais des choses qui rendent sûrement Quincy dingue. Je reçois des messages presque quotidiens (mensuels) du gouverneur en place, Vitaly Kolmogorov, qui me tient au courant des événements sur Shakespeare à mesure qu’ils se produisent. Morgan n’a aucune idée de ce que nous nous disons ; il est simplement tenu de transmettre les courriers encryptés lorsqu’ils arrivent par l’ansible. Je reçois également tous les articles et rapports scientifiques soumis par les équipes de chimistes et biologistes. Sel Menach, leur xénobiologiste, est le Linné et le Darwin de cette planète. Il est confronté au SEUL biote non issu du monde d’origine des Formiques que nous ayons découvert à ce jour (à l’exception de celui de la Terre, bien sûr), et il a fait un excellent travail d’adaptation génétique pour créer des variétés de plantes et d’animaux indigènes comestibles pour l’homme ainsi que des espèces terriennes qui puissent prospérer sur cette planète. Sans lui, nous arriverions sûrement sur une colonie indigente, misérable ; au contraire, elle génère des surplus alimentaires et sera capable de ravitailler le vaisseau pour qu’il reparte immédiatement (Inch’Allah). Toutes ces informations scientifiques sont accessibles à l’amiral Morgan, si elles l’intéressent. Cela ne semble pas être le cas. Je suis le seul à consulter les articles de xénobiologie concernant la colonie de Shakespeare sur ce vaisseau, puisque nos xénos sont en stase et ne se réveilleront pas avant que nous ne quittions les vitesses relativistes. Tu comprends pourquoi j’ai choisi de ne pas partir en stase : je voyais déjà l’amiral Morgan ne pas prendre la peine de me réveiller avant d’être lui-même fermement établi à la tête de la colonie, disons six mois après notre arrivée. Cela n’aurait pas été dans son droit, mais il en aurait certainement eu le pouvoir. Et qui pourrait le contredire, avec ses quarante fusiliers dont la seule tâche consiste à l’assurer que sa volonté reste incontestée, et un équipage dont la survie et la liberté dépendent de son bon plaisir ? Maintenant, toutefois, chacun de mes gestes est une provocation en puissance – c’est ce qu’il a bien fait comprendre par ses actes et ses menaces. Je ne pense pas que c’était là son but – je pense qu’il se croyait sincèrement confronté à une agression. Mais il a trop vite sauté à la conclusion que j’en étais responsable, et il s’est montré suffisamment paranoïaque pour chercher à résoudre l’incident comme s’il s’agissait d’une attaque portée contre son autorité plutôt que contre le vaisseau même. Nous sommes prévenus, et nous ne pouvons pas échanger un mot qui le moque, le dénigre ou remette en question ses décisions. Nous ne pouvons pas non plus faire confiance à quiconque. Le gouverneur Kolmogorov partage mes secrets (et vice versa), mais je ne me fie à personne d’autre sur la planète pour applaudir l’idée d’avoir un gamin de quinze ans comme gouverneur. Par conséquent, je ne peux prendre aucune mesure préventive en arguant de ma future autorité de gouverneur. Il ne me reste donc qu’une option : avoir l’air de respecter Quincy comme un père et de vouloir me laisser guider par lui en tout. Quand tu me vois lui faire une lèche éhontée, il s’agit de l’équivalent moral d’une guerre. Je lui passe sous le nez toute une armée déguisée en fermiers. Que toi et moi soyons l’effectif entier de cette armée ne me pose pas problème – tant que tu es prête à jouer ton rôle en toute candeur. C’est bien ce que Peter et toi avez fait pendant des années, non ? Cette lettre ne sera pas suivie de beaucoup d’autres – uniquement en cas de véritable urgence. Je ne veux pas qu’il se demande ce que nous nous racontons. Il a le droit de saisir nos bureaux et de nous forcer à en révéler tout le contenu. Par conséquent, tu effaceras définitivement ce message, tout comme moi. Bien sûr, je prends pour ma part la précaution d’en envoyer une copie entièrement sécurisée à Graff. Au cas où il se tiendrait un jour une cour martiale pour déterminer si Morgan a eu raison de me mettre en stase et de me ramener sur Éros, je veux que ce courrier soit disponible pour témoigner de mon état d’esprit après le petit incident provoqué par le message de Peter. Il existe toujours une possibilité, néanmoins, que le projet de Morgan soit plus radical encore et qu’il ait l’intention de renvoyer le vaisseau plutôt que de repartir à son bord, pour rester sur Shakespeare en tant que gouverneur à vie. Le temps que des renforts soient envoyés d’Éros pour réprimer sa rébellion, il sera mort ou si vieux qu’il ne vaudra pas la peine de le juger. Toutefois, je ne crois pas que cela corresponde à sa personnalité. C’est un bureaucrate dans l’âme : il vise la suprématie plutôt que l’autonomie. De plus, j’ai le sentiment à ce stade qu’il n’est capable que des perfidies qu’il peut justifier moralement devant sa conscience. Voilà pourquoi il a dû se mettre en rage à propos de mon sabotage supposé des communications par ansible, afin de justifier ce qui revenait à un coup d’État contre le gouverneur. Cela ne concerne que ses intentions conscientes et non ce qu’il désire inconsciemment. Ainsi, il croira réagir aux événements à mesure qu’ils se déroulent, mais il les interprétera en fait dans un sens qui justifiera les mesures qu’il souhaite prendre – même s’il ignore vouloir les prendre. Par exemple, à notre arrivée sur Shakespeare, il est toujours possible qu’il découvre qu’une « urgence » lui impose de rester plus longtemps que le vaisseau ne le peut, le « forçant » à renvoyer son bâtiment et rester en arrière. Si je reste si proche des Toscano, c’est que j’ai besoin de comprendre Quincy. La mère parie manifestement sur lui plutôt que moi pour incarner le futur pouvoir, bien que dans son esprit elle ne fasse sans doute que miser sur les deux tableaux, de façon à s’assurer, quel que soit le gouverneur réel, qu’elle ou sa fille en sera l’épouse. Mais la mère n’a pas l’intention de laisser sa fille échapper à son influence, comme cela arriverait si nous nous mariions et que je devenais gouverneur dans les faits et pas seulement de nom. La mère sera donc mon ennemi dans cette affaire, à dessein ou non. Néanmoins, pour l’instant, c’est elle mon meilleur guide quant à l’état d’esprit de Quincy puisqu’elle est avec lui aussi souvent que possible. Je dois apprendre à connaître ce type. Je dois savoir à l’avance ce qu’il va faire, notre avenir en dépend. En attendant, tu n’as pas idée du soulagement que je ressens à savoir que quelqu’un partage cela avec moi. Pendant toutes mes années d’École de guerre, Bean fut ce qui s’approchait le plus d’un confident pour moi. Pourtant, je ne pouvais l’accabler que jusqu’à un certain point. Cette lettre est mon premier exercice de sincère franchise depuis notre discussion sur le lac en Caroline du Nord il y a si longtemps. Oh, attends. Il y a trois ans seulement. Ou moins ? Le temps est une notion si déroutante. Merci d’être à mes côtés, Valentine. J’espère réussir à éviter que cela se transforme en un exercice dénué de sens qui nous ramène sur Éros en stase, quatre-vingts ans d’histoire humaine écoulée, sans rien avoir obtenu d’autre que ma défaite par un bureaucrate. Ender. S’il était une chose sur laquelle Virlomi n’avait pas compté, c’était la façon dont l’affecterait son retour à l’École de guerre après tout ce qu’elle avait traversé, tout ce qu’elle avait fait. Elle s’était rendue à ses ennemis en comprenant que cette guerre se réduisait désormais à un massacre. L’angoisse et le désespoir au cœur, elle savait que tout était sa faute. Amis et prétendus amis l’avaient prévenue : elle allait trop loin. Repousser les Chinois hors d’Inde et libérer ta patrie suffisait. Ne cherche pas à les punir. Elle avait été la même imbécile que Napoléon, Hitler, Xerxès et Hannibal : n’ayant jamais été vaincue, elle s’était crue invincible. Elle avait triomphé d’ennemis beaucoup plus puissants qu’elle ; elle croyait que cela durerait toujours. Et le pire, se dit-elle, c’est que j’ai cru à ma propre légende. J’ai délibérément cultivé mon image de déesse, mais au début je me souvenais que je faisais semblant. En fin de compte, c’est l’Organisation des peuples libres de la Terre – l’OPLT, ou l’Hégémonie de Peter sous un nouveau nom – qui l’avait vaincue. Suriyawong, un Thaï de l’École de guerre qui l’avait aimée autrefois, avait arrangé sa reddition. Elle avait d’abord refusé – mais elle avait compris que seule sa fierté faisait la différence entre se rendre immédiatement et attendre que tous ses hommes soient morts. Or sa fierté ne valait pas la vie d’un seul soldat. « Satyagraha, lui avait dit Suriyawong. Supporte ce qui doit être supporté. » Satyagraha avait été son dernier cri à l’adresse de ses hommes. Je vous ordonne de vivre et de supporter cette épreuve. Elle avait donc sauvé la vie de ses armées et s’était rendue personnellement à Suriyawong. Et, à travers lui, à Peter Wiggin. Wiggin, qui avait fait preuve de clémence envers elle dans sa victoire. C’était plus que ce que son petit frère, le légendaire Ender, avait offert aux Formiques. Avaient-ils eux aussi vu en lui la main de la mort qui les répudiait ? Avaient-ils des dieux à prier, à maudire ou auprès de qui se résigner en voyant leur destruction ? Peut-être était-ce plus facile de se faire oblitérer de l’univers. Virlomi restait en vie. On ne pouvait pas la tuer : elle restait vénérée dans l’Inde entière. Si on l’exécutait ou qu’on l’emprisonnait, l’Inde serait en révolution permanente, impossible à gouverner. Si elle disparaissait simplement, elle deviendrait une légende : la déesse qui était partie et reviendrait un jour. Elle tourna donc les vidéos qu’on lui demanda. Elle supplia son peuple de voter pour rejoindre de son plein gré l’OPLT, d’accepter la loi de l’Hégémon, de démobiliser et démanteler son armée pour, en retour, obtenir l’autodétermination. Han Tzu fit de même pour la Chine, et Alaï, son mari jusqu’à ce qu’elle le trahisse, en fit autant pour le monde musulman. Cela marcha, plus ou moins. Tous acceptèrent l’exil. Mais Virlomi savait qu’elle seule le méritait. Leur exil consistait à devenir gouverneurs de colonies. Ah, si seulement j’avais été nommée en même temps qu’Ender Wiggin, sans jamais rentrer sur Terre pour verser tant de sang ! Pourtant c’était uniquement parce qu’elle avait gagné de manière si spectaculaire la liberté de l’Inde contre une armée chinoise infiniment plus nombreuse et qu’elle avait unifié un pays réputé impossible à unifier qu’on l’avait jugée capable de gouverner. C’est à cause des monstruosités que j’ai commises, songea-t-elle, qu’on me confie la fondation d’un nouveau monde. Pendant sa captivité sur Terre – des mois passés sous garde thaï puis brésilienne, surveillée mais jamais maltraitée – elle avait commencé à ronger son frein et à souhaiter pouvoir quitter la planète et commencer sa nouvelle vie. Ce sur quoi elle n’avait pas compté, c’est que la nouvelle zone de départ était la station spatiale qui abritait autrefois l’École de guerre. C’était un peu comme de se réveiller d’un rêve très réaliste pour se retrouver sur les lieux de son enfance. Les couloirs n’avaient pas changé : les rubans lumineux de couleur le long des parois remplissaient toujours leur rôle, guidant les colons jusqu’à leur dortoir. Ceux-ci avaient été modifiés, bien sûr – les colons n’allaient pas supporter la promiscuité et l’organisation rigide que subissaient les élèves de l’École de guerre. Pas non plus d’absurde jeu en apesanteur. Si la salle de bataille servait encore à quelque chose, on ne l’en informa pas. Mais les réfectoires étaient là, tant celui des officiers que celui des soldats – même si elle mangeait désormais dans celui où elle n’était jamais entrée en tant qu’élève : le restaurant des professeurs. Ses propres colons n’avaient pas le droit d’entrer ; c’était son refuge. À leur place, elle était entourée des hommes de Graff au ministère de la Colonisation. Ils étaient discrets et la laissaient tranquille, ce dont elle leur était reconnaissante. Ils restaient distants et se tenaient loin d’elle, ce qui la contrariait. Des réactions opposées, des hypothèses opposées quant à leurs mobiles. Elle savait que cela partait d’une bonne intention, mais elle en souffrait, comme une lépreuse tenue à l’écart. Si elle avait voulu de l’amitié, elle aurait sans doute pu l’obtenir. Ils attendaient probablement qu’elle leur fasse savoir qu’elle accueillerait bien leur conversation. Elle avait envie de compagnie humaine. Mais elle ne franchit jamais la courte distance qui séparait sa table des autres. Elle mangeait seule. Parce qu’elle ne pensait pas mériter la société d’autrui. Ce qui l’irritait, c’était la façon dont les colons la révéraient. À l’époque où elle était élève à l’École de guerre, elle n’était qu’ordinaire. En tant que fille, elle était différente et elle avait dû lutter pour se faire une place – mais elle n’était pas Ender Wiggin. Elle n’avait rien d’une légende ni d’un chef. Cela lui viendrait plus tard, de retour en Inde, au milieu de gens qu’elle comprenait, du sang de son sang. Le problème, c’était que ces colons étaient essentiellement indiens. Ils s’étaient portés volontaires pour le programme de colonisation justement parce que Virlomi serait gouverneur de la colonie – plusieurs lui avaient dit qu’il avait fallu organiser une loterie pour départager les candidats au départ. Quand elle allait les voir, leur parler, essayer de faire leur connaissance, elle découvrait ses efforts futiles. Ils lui vouaient un tel respect mêlé de crainte qu’ils en devenaient muets ou, s’ils arrivaient à parler, c’était en termes si formels, en une langue si délicate qu’aucune véritable communication n’était possible. Ils se conduisaient tous comme s’ils s’adressaient à une déesse. J’ai trop bien joué mon rôle pendant la guerre, se dit-elle. Pour les Indiens, la défaite n’est pas un signe de la défaveur des dieux. L’important, c’était sa façon de la supporter. Or elle ne pouvait pas s’en empêcher : elle restait digne et, à leurs yeux, elle paraissait de ce fait divine. Peut-être en sera-t-il plus facile de les gouverner. À moins que leur désenchantement le jour venu n’en soit que plus terrible à voir. Un groupe de colons d’Hyderabad vint à elle avec une requête. « La planète a reçu le nom de Gange, d’après le fleuve saint, dirent-ils, et c’est normal. Mais ne peut-on penser aussi à ceux d’entre nous, nombreux, qui viennent du sud ? Nous parlons télougou, pas hindi ni ourdou. Une partie de cette nouvelle colonie ne peut-elle nous appartenir ? » Virlomi leur répondit dans un télougou courant – elle l’avait appris car elle n’aurait pas pu pleinement unifier l’Inde en ne parlant qu’anglais et hindi – et leur dit qu’elle ferait ce que les colons lui permettraient. Ce fut le premier test de sa direction. Elle passa de dortoir en dortoir et leur demanda s’ils accepteraient de nommer Andhra le premier village qu’ils bâtiraient sur leur nouveau monde, d’après la province dont Hyderabad était la capitale. Tous acceptèrent aussitôt sa proposition. La planète s’appellerait Gange, mais le premier village Andhra. « Nous devons adopter le standard pour langue commune, dit-elle. Submerger les magnifiques langues de l’Inde me brise le cœur, mais nous devons tous être capables de nous parler d’une seule voix, en une seule langue. Vos enfants doivent apprendre le standard à la maison, comme langue maternelle. Vous pouvez aussi leur apprendre l’hindi, le télougou ou tout autre dialecte, mais le standard d’abord. — La langue du Raj », dit un vieil homme. Aussitôt, les autres lui crièrent de montrer plus de respect à Virlomi. Mais celle-ci se contenta de rire : « Oui, dit-elle. La langue du Raj. Conquis une fois par les Britanniques, et une de plus par l’Hégémonie. Mais c’est la langue que nous avons tous en commun. Nous autres Indiens parce que les Britanniques nous ont si longtemps dirigés, et que nous avons ensuite eu tant de liens commerciaux avec l’Amérique ; les non-Indiens parce que l’on est tenu de parler standard pour prendre part à ce voyage. » Le vieil homme rit avec elle. « Vous vous souvenez donc, dit-il. Notre expérience avec ce prétendu “standard” remonte à plus loin que n’importe qui d’autre à part les Anglais et les Américains eux-mêmes. — Nous avons toujours su apprendre la langue de nos conquérants et nous l’approprier. Notre littérature devient la leur, et leur littérature la nôtre. Nous parlons leur langue à notre façon, et nous développons notre pensée propre derrière leurs mots. Nous sommes ce que nous sommes. Rien ne change. » Voilà le discours qu’elle tint aux colons indiens. Mais il y en avait d’autres, environ un cinquième du total, qui ne venaient pas d’Inde. Certains l’avaient choisie parce qu’elle était célèbre et que sa lutte pour la liberté avait séduit leur imagination. C’était elle qui avait créé la grande muraille d’Inde, après tout ; ils voyaient donc en elle une vedette et la recherchaient pour cette raison. Mais il y en avait d’autres qui avaient été affectés sur la colonie de Gange par le hasard. Graff avait décidé de ne pas permettre que plus des quatre cinquièmes des colons viennent d’Inde. Il lui avait envoyé un mémo très concis : « Le jour viendra peut-être où des colonies pourront être fondées par un groupe unique. Mais la loi de ces premières colonies veut que tous les hommes soient des citoyens égaux. Nous prenons un risque en vous laissant emmener tant d’Indiens. Seules les réalités politiques de l’Inde m’ont poussé à infléchir notre limite normale d’un cinquième de l’effectif issu d’une seule nation. En l’occurrence, nous avons désormais des demandes de la part de Kenyans, Darfouris, Kurdes et Mayas, de locuteurs du quechua et d’autres groupes qui ressentent le besoin d’une terre qui soit la leur exclusivement. Puisque nous en donnons une aux Indiens de Virlomi, pourquoi pas à eux ? Faut-il qu’ils livrent une guerre sanglante pour… etc., etc. C’est pourquoi je dois pouvoir désigner les vingt pour cent qui ne sont pas indiens et pourquoi je dois savoir que vous en ferez effectivement des citoyens à part entière. » Oui, oui, colonel Graff, vous aurez ce que vous voulez. Même quand nous serons arrivés sur Gange et que vous vous trouverez à des années-lumière, incapable d’influencer nos actes, je tiendrai parole : j’encouragerai les mariages mixtes et l’égalité de traitement, et j’insisterai pour que l’anglais – excusez-moi, le standard – soit la langue de tous. Mais malgré tous mes efforts, les vingt pour cent seront digérés. Dans six générations, voire cinq, ou trois peut-être, des visiteurs arriveront sur Gange et trouveront des Indiens blonds et roux, des peaux blanches à taches de rousseur et des peaux noires comme l’ébène, des visages africains et chinois, et pourtant tous diront : « Je suis indien » et traiteront les visiteurs par le mépris s’ils soutiennent le contraire. La culture indienne est trop puissante pour qu’on la contrôle. J’ai mené l’Inde en me pliant aux coutumes indiennes, en réalisant des rêves indiens. Désormais, je mènerai la colonie de Gange – le village d’Andhra – en apprenant aux Indiens à faire comme s’ils étaient tolérants des autres, alors même qu’ils deviendront leurs amis et les initieront à nos coutumes. Ils se rendront vite compte que sur cet étrange nouveau monde nous autres Indiens serons les indigènes, et les autres des intrus, jusqu’à ce qu’ils soient assimilés et deviennent des nôtres. C’est inévitable. C’est la nature humaine combinée à la patience et l’obstination indiennes. Néanmoins, Virlomi se fit un devoir de tendre une main aux non-Indiens dans l’École de guerre – sur la station de départ. Ils l’acceptèrent plutôt bien. Parler couramment le standard et l’argot de l’École de guerre lui fut bien utile, cette fois. Après la guerre, les enfants partout dans le monde avaient adopté l’argot de l’École, et elle le maîtrisait parfaitement. Cela intriguait les enfants et les jeunes gens, tout en amusant les adultes. Cela la rendait plus abordable, un peu moins illustre. Dans les quartiers – non, les dortoirs – qui servaient autrefois pour les nouveaux arrivants, il y avait une femme, un bébé dans les bras, qui restait constamment à l’écart. Cela ne dérangeait pas Virlomi – tout le monde n’était pas obligé de l’apprécier – mais il apparut bientôt, alors qu’elle visitait de plus en plus souvent les dortoirs, que Nichelle Firth n’était pas innocemment timide ou distante, mais activement hostile. Elle finit par fasciner Virlomi, qui tenta d’en apprendre davantage sur son compte. Mais la biographie contenue dans son dossier était si succincte qu’elle devait être bidon ; il y en avait plusieurs autres, appartenant à des gens qui rejoignaient la colonie dans le but exprès d’abandonner leur passé, voire leur identité derrière eux. Inutile d’en parler directement à cette femme, toutefois. Son visage se fermait et elle répondait à peine, si elle répondait. Quand elle choisissait de se taire, elle souriait, la mâchoire serrée, de sorte que Virlomi percevait la colère que cachait son grand sourire. Elle n’insista pas davantage. En revanche, elle prit soin d’observer les réactions de Nichelle aux propos que tenaient les autres et elle-même lorsqu’elle se trouvait à portée de voix sans être incluse dans le groupe. Apparemment, elle réagissait et son attitude exprimait de la colère à toute mention de l’Hégémonie, de Peter Wiggin, des guerres sur Terre, de l’OPLT ou du ministère de la Colonisation. Quant aux noms d’Ender Wiggin, Graff, Suriyawong et, plus que tous les autres, Julian Delphiki – « Bean » -, ils lui faisaient serrer son bébé plus fort en lui murmurant une manière d’incantation. Virlomi introduisit certains de ces noms elle-même, pour voir. Nichelle Firth n’avait certainement pris part à la guerre en aucune façon – sa photo ne déclencha pas de réaction de la part du personnel de Peter quand elle s’en enquit. Pourtant, elle paraissait prendre les événements de l’histoire récente très à cœur. Ce n’est que vers la fin de la période de préparation qu’elle eut l’idée de tester un autre nom. Elle l’introduisit dans une conversation avec deux Belges, mais s’assura qu’ils se trouvaient assez près de Nichelle pour qu’elle les entende. « Achille de Flandres », dit-elle en le qualifiant de Belge le plus célèbre de l’histoire récente. Bien sûr, ils s’offusquèrent et contestèrent sa nationalité belge, mais, tout en les apaisant, elle observait aussi Nichelle. Sa réaction fut intense, certes, et à première vue la même qu’à chaque fois – serrer le bébé tout contre elle et lui parler. Mais Virlomi se rendit compte ensuite qu’elle n’était pas raide, elle ne contenait pas sa colère. Au contraire, elle était tendre avec l’enfant. Douce, heureuse apparemment. Elle souriait. Et elle répétait sans cesse à voix basse le nom d’Achille de Flandres. C’était si troublant que Virlomi faillit aller la voir et lui hurler : comment osez-vous vénérer le nom de ce monstre ! Mais elle était trop bien consciente de son propre passé monstrueux. Il y avait des différences entre Achille et elle, certes, mais aussi des ressemblances, et il était mal avisé de sa part de le condamner trop violemment. Bon, cette femme se trouvait des affinités avec lui. Et après ? Virlomi quitta alors le dortoir et effectua de nouvelles recherches. Aucune archive ne suggérait qu’Achille se soit jamais trouvé là où il aurait pu rencontrer cette femme résolument américaine. Virlomi ne voyait pas Nichelle parler français, même mal. Elle ne semblait pas assez instruite – comme la plupart des Américains, elle ne parlait sans doute qu’une langue, assez mal mais très fort. L’enfant ne pouvait pas être celui d’Achille. Mais elle devait vérifier. Le comportement de la jeune femme pointait trop nettement dans cette direction. Elle ne laissa pas les Firth mère et fils partir en stase avant l’embarquement tant qu’elle n’eut pas reçu les résultats de la comparaison des empreintes génétiques du bébé avec celles d’Achille de Flandres. Elles ne correspondaient pas. Il ne pouvait pas être le père. Bon, d’accord, se dit Virlomi. Cette femme est bizarre. Elle posera problème. Mais rien qui ne puisse être géré avec le temps. Loin de la Terre, ce qui la rend si dévouée à ce monstre s’effacera. Elle acceptera la pression amicale des autres. Ou non, et dans ce cas son crime sera sa punition, car elle ne gagnera que l’ostracisme de ceux dont elle aura refusé l’amitié. De toute façon, Virlomi saurait faire face. Une femme isolée ne peut pas poser tant de problèmes, sur des milliers de colons. Ce n’était pas comme si Nichelle Firth avait une âme de meneuse. Personne ne la suivrait. Elle ne serait rien. Virlomi donna les ordres autorisant la mise en stase des Firth. Mais à cause de ce retard, ils étaient encore là quand Graff vint en personne parler à ceux qui resteraient éveillés pendant le voyage. Cela ne représentait qu’une centaine de colons – la plupart préféraient opter pour le sommeil – et le rôle de Graff consistait à bien leur faire comprendre que le commandant du vaisseau régnait en maître absolu et qu’il avait un pouvoir à peu près illimité en matière de châtiment. « Vous ferez tout ce qui vous est demandé par l’équipage, et ce dans l’instant. — Sous peine de ? » s’enquit quelqu’un. Graff n’en prit pas ombrage – la voix paraissait plus effrayée que défiante. « Le capitaine a droit de vie et de mort à bord. En fonction de la gravité de l’infraction. Et c’est lui le seul juge du degré de gravité de votre infraction. Aucune possibilité d’appel. Suis-je bien clair ? » Tout le monde comprit. Quelques-uns choisirent même au dernier moment de voyager en stase – non qu’ils aient eu l’intention de se mutiner, mais parce qu’ils n’aimaient pas l’idée de rester cloîtrés pendant des années avec un homme qui avait un tel pouvoir sur eux. A la fin de la réunion, il y eut énormément de bruit et d’agitation tandis que certains s’en allaient vers la table où l’on pouvait souscrire à une stase de dernière minute, d’autres vers les dortoirs et quelques-uns se rassemblaient autour de Graff – les chasseurs d’autographes, bien sûr, puisqu’il était presque aussi célèbre à sa façon que Virlomi et qu’il n’avait pas été disponible jusque-là. Virlomi se dirigeait vers la table d’inscription pour la stase quand elle entendit un grand bruit – un concert d’exclamations et d’inspirations choquées – venu du groupe autour de Graff. Elle se retourna sans voir ce qui se passait. Graff, debout, souriait à quelqu’un et paraissait tout à fait normal. Seuls les regards – très noirs – de quelques-uns de ses voisins attirèrent son œil vers la femme qui sortait, l’air furieux, et venait manifestement de quitter le petit groupe de Graff. Il s’agissait de Nichelle Firth, bien sûr, son cher petit Randall dans les bras. Eh bien, quoi qu’elle ait fait, cela n’avait pas eu l’air de gêner Graff, bien que les autres parussent contrariés. Toutefois, il était inquiétant que Nichelle ait saisi l’occasion d’affronter Graff. Son hostilité la poussait à agir ; mauvaise nouvelle. Pourquoi ne s’est-elle pas montrée ouvertement hostile envers moi ? Je suis aussi célèbre que… Célèbre, mais pourquoi ? Parce que l’Hégémonie m’a vaincue et capturée. Et les ennemis déployés contre moi ? Suriyawong. Peter Wiggin. Et le monde civilisé tout entier avec eux. À peu près la même troupe qui s’est opposée à Achille de Flandres et le haïssait. Pas étonnant qu’elle se soit portée volontaire pour ma colonie et non l’une des autres. Elle me prend pour une âme sœur, puisque j’ai été battue par les mêmes adversaires. Elle ne comprend pas – du moins elle ne comprenait pas quand elle a signé pour ma colonie – que je suis d’accord avec ceux qui m’ont vaincue, que j’avais tort et qu’il fallait m’arrêter. Je ne suis pas Achille. Je ne suis pas comme lui. Si la déesse avait voulu punir Virlomi de l’avoir incarnée pour gagner du pouvoir et unifier l’Inde, elle n’aurait pas pu trouver mieux : laisser croire au monde qu’elle était comme Achille – et la faire apprécier pour cela. Heureusement, Nichelle Firth n’était qu’une femme isolée, et personne ne l’aimait parce qu’elle n’aimait personne. Quoi qu’elle pense, cela n’affecterait pas Virlomi. Je ne cesse de me le répéter, songea-t-elle. Cela signifie-t-il que, tout au fond, l’opinion spécifique de cette femme m’affecte déjà ? Bien sûr que oui. Satyagraha. Cela aussi, je le supporterai. CHAPITRE DOUZE À : FutGouv%ShakespeareCol@MinCol.gov/voy De : MinCol@MinCol.gov Sujet : étrange rencontre Cher Ender, Oui, je suis encore en vie. Ces derniers temps, je pars en stase dix mois chaque année de façon à pouvoir mener ce projet à son terme. Cela n’est possible que parce que j’ai une équipe à qui je suis prêt à confier ma vie, au sens propre. Les tableaux actuariels laissent espérer que je serai toujours vivant quand tu atteindras Shakespeare. Je t’écris aujourd’hui, toutefois, parce que tu étais proche de Bean. J’ai joint à ce message des documents concernant sa maladie génétique. Nous savons désormais que le vrai nom de Bean était Julian Delphiki ; il a été kidnappé sous la forme d’un embryon congelé et fut l’unique survivant d’une expérience génétique illégale. La modification de ses gènes l’a rendu fabuleusement intelligent. Hélas, elle a aussi affecté sa croissance. Très petit dans l’enfance – le Bean que tu as connu. Pas de poussée de croissance à la puberté. Rien qu’une progression régulière, jusqu’à la mort par gigantisme. Bean, ne souhaitant pas être hospitalisé, pathétique, à la fin de sa vie, s’est embarqué pour un voyage d’exploration à la vitesse de la lumière. Il vivra ce qu’il vivra, mais dans les faits il a quitté la Terre et l’espèce humaine. J’ignore si on te l’a dit, mais Bean et Petra se sont mariés. Malgré la crainte de Bean que les enfants qu’il aurait héritent de sa maladie, ils ont fait fertiliser neuf ovules – parce qu’un médecin qui se prétendait capable de remédier au défaut génétique des enfants les a abusés, hélas. Petra a donné naissance à l’un des enfants, mais les huit autres embryons ont été volés – un écho de ce qui est arrivé à Bean lui-même à ce stade – et implantés chez des mères porteuses qui ignoraient l’origine de leurs bébés. Après avoir remué ciel et terre, nous avons retrouvé sept des bébés perdus. Le dernier n’a jamais été localisé. Jusqu’à maintenant. Je dis cela à cause d’une drôle de rencontre que j’ai faite aujourd’hui. Je suis à Ellis Island – le surnom donné à l’ancienne École de guerre. Tous les colons passent par ici pour être triés et dirigés vers l’endroit où leur vaisseau se prépare à partir – Éros est trop loin sur son orbite en ce moment pour être pratique, alors nous remettons à niveau et lançons les vaisseaux de plus près. Je donnais une conférence d’orientation, marquée par mon humour et ma sagesse habituels, devant un groupe en partance pour la colonie de Gange. À la fin, une femme est venue vers moi – une Américaine, à en juger par son accent –, un bébé dans les bras. Elle n’a rien dit. Elle s’est contentée de cracher sur ma chaussure avant de continuer son chemin. Naturellement, ce geste a piqué ma curiosité – je ne résiste pas à une femme aguicheuse. J’ai effectué des recherches sur elle. Plus précisément, j’ai demandé à l’un de mes amis sur Terre de vérifier soigneusement son parcours. Il s’avère que son nom de colon est faux – pas si inhabituel, et peu nous importe : on peut être qui l’on veut tant qu’on n’est pas tueur en série ou violeur d’enfant. Dans sa vie précédente, elle était mariée au gérant adjoint d’une épicerie, un homme complètement stérile. Le petit garçon qui l’accompagne n’est donc pas celui de son ex-mari – là encore, pas si inhabituel. Ce qui sort de l’ordinaire, c’est que ce n’est pas non plus le sien. Je suis sur le point de t’avouer quelque chose dont je suis un peu honteux. J’ai promis à Petra et Bean qu’il ne resterait nulle part aucune archive concernant les empreintes génétiques de leurs enfants. Mais j’ai gardé une copie du document dont nous nous sommes servis pour les rechercher, au cas où, un jour, je tomberais sur le dernier bébé manquant. Je ne sais comment, on a implanté à cette femme, Randi Johnson (née Alba), désormais connue sous le nom de Nichelle Firth, l’enfant manquant de Petra et Bean. Celui-ci est affligé du gigantisme génétique de Bean. Il sera brillant, mais il mourra à la vingtaine (ou avant) d’une croissance qui ne s’arrêtera tout bonnement pas. Et il est élevé par une femme qui, pour une raison obscure, juge important de me cracher dessus. Je ne me sens pas personnellement offensé, mais mon intérêt est piqué parce que ce geste me pousse à penser que, à la différence des autres mères porteuses, elle pourrait bien avoir une idée de l’identité du père de l’enfant. Ou, plus probablement, on pourrait lui avoir raconté des bobards. En tout cas, je n’ai pas pu l’interroger là-dessus car, le temps que je me procure l’information, elle était partie. Elle se rend sur Gange, qui, comme ta colonie, est dirigée par un diplômé de l’École de guerre. Virlomi n’était pas aussi jeune que toi en quittant la Terre – elle y a passé suffisamment longtemps après l’École pour devenir le sauveur de l’Inde sous occupation chinoise. Elle s’était muée en une fanatique assez autodestructrice vers la fin de son ascension au pouvoir, au point de croire à sa propre propagande. Elle a retrouvé ses esprits, maintenant, et au lieu d’essayer de décider s’il fallait l’honorer pour avoir libéré son peuple ou la condamner pour l’invasion de la nation de ses oppresseurs, on l’a nommée à la tête d’une colonie qui, pour la première fois, tient compte de la culture d’origine des colons. La plupart sont de confession hindoue – mais pas tous. Le fils de Bean sera brillant – comme son père, plus sa mère. Et Randi pourrait bien le nourrir d’histoires susceptibles d’infléchir sa personnalité de manière inattendue. Pourquoi est-ce que je te raconte tout cela ? Parce que la colonie de Gange constitue notre premier effort de colonisation d’un monde qui n’était pas à l’origine la propriété des Formiques. Les futurs colons voyagent à un pourcentage un peu plus faible de la vitesse de la lumière, et ils n’arriveront donc pas avant que les xénobiologistes aient eu l’occasion de faire leur travail et de préparer la planète pour la colonisation. Si tu es heureux à la tête de Shakespeare et que tu souhaites y passer le reste de ta vie, alors cette information ne te servira pas à grand-chose. Mais si, au bout de quelques années, tu décides que gouverner n’est pas ton métier, j’aimerais que tu te rendes sur Gange. Bien sûr, d’ici que la colonie soit établie, tu auras déjà passé cinq ans (voire dix) sur Shakespeare. Et le voyage vers Gange représente une telle distance que tu pourras quitter Shakespeare et arriver là-bas dans les quatorze ans (ou dix-neuf) suivant sa fondation. À ce stade, le gamin (qui s’appelle Randall Firth) aura une taille adulte – pas plus – et pourrait bien être si doué que Virlomi n’aura aucune chance de l’empêcher de mettre en danger la paix et la sécurité de la colonie. À moins qu’il n’en soit déjà le dictateur. Ou le gouverneur librement élu qui l’aura sauvée de la folie de Virlomi. S’il n’est pas déjà mort. Ou une parfaite non-entité. Qui sait ? Encore une fois : le choix t’appartient. Je n’ai aucun droit sur toi, pas plus que Petra et Bean. Mais si cela devait t’intéresser, t’intéresser davantage que de rester sur Shakespeare, voilà un monde où tu pourrais te rendre pour aider peut-être un jeune gouverneur, Virlomi, qui est brillante mais prend aussi à l’occasion de très mauvaises décisions. Hélas, c’est un peu un coup en aveugle. Au moment où tu devras partir pour être efficace sur Gange, les colons en question n’auront même pas encore débarqué de leur vaisseau ! Nous pourrions bien t’envoyer vers une colonie sans problème et donc sans rien à faire pour toi. C’est ainsi, vois-tu, que je tente de prévoir l’imprévisible. Mais je suis parfois très heureux de l’avoir fait. Néanmoins, si tu décides que tu ne veux plus prendre part à mes plans désormais, je le comprendrai mieux que personne ! Ton ami, Hyrum Graff. PS. – Au cas où ton commandant ne t’aurait pas informé, cinq ans après ton départ, à ma demande pressante, la F. I. a lancé un ensemble de courriers à raison d’un départ tous les cinq ans vers chacune des colonies. Ces vaisseaux ne sont pas les monstres qui emmènent les colons, mais ils ont de la place pour emporter une belle cargaison, et nous espérons qu’ils deviennent un instrument de commerce entre les colonies. Nous ferons en sorte qu’un vaisseau s’arrête sur chaque planète tous les cinq ans – mais par la suite ils voyageront de colonie en colonie pour ne regagner la Terre qu’à l’issue d’un circuit complet. Les hommes d’équipage auront la possibilité de faire l’intégralité du trajet ou de former leur remplaçant sur n’importe quelle planète pour y rester pendant qu’un autre terminera leur mission. Ainsi, nul ne sera coincé toute sa vie sur une planète ou sur un même vaisseau. Comme tu l’imagines, nous n’avons pas manqué de volontaires. Vitaly Kolmogorov, étendu sur son lit, attendait la mort et commençait à s’impatienter un peu. « Ne précipite pas les choses, dit Sel Menach. Tu donnes le mauvais exemple. — Je ne précipite rien. Je suis juste impatient. J’ai quand même le droit de ressentir ce que je ressens, je pense ! — Et le droit de penser ce que tu penses, à mon sentiment, répondit Sel. — Et voilà qu’il se découvre le sens de l’humour. — C’est toi qui as décidé que tu étais sur ton lit de mort, pas moi. L’humour noir me semble approprié, toutefois. — Sel, si je t’ai demandé de venir me voir, c’est pour une raison. — Pour me déprimer. — Quand je serai mort, la colonie aura besoin d’un gouverneur. — Il y a un gouverneur qui vient de la Terre, non ? — Techniquement, il vient d’Eros. — Ah, Vitaly, nous venons tous d’Eros. — Très drôle, et très classique. Je me demande pendant combien de temps encore il y aura ici des gens capables de s’amuser de jeux de mots basés sur des astéroïdes du système solaire et des dieux grecs. — En tout cas, Vitaly, ne me dis pas que tu me nommes gouverneur, s’il te plaît. — Rien de tel. Je te confie une mission. — Que personne d’autre qu’un xénobiologiste vieillissant ne peut remplir. — Exactement. Il y a un message – encrypté, et non, je ne te donnerai pas la clé –, un message dans la file d’attente de l’ansible. Je ne te demande qu’une chose : quand je serai bel et bien mort, mais avant qu’on ne choisisse un nouveau gouverneur, s’il te plaît, envoie-le. — À qui ? — Le message sait déjà où il va. — Très malin, ce message. Pourquoi ne détermine-t-il pas tout seul quand tu seras mort, pour s’en aller par lui-même ? — Tu promets ? — Oui, bien sûr. — Et promets-moi autre chose. — Je me fais vieux. Ne compte pas sur moi pour me rappeler trop de promesses à la fois. — Quand on t’élira gouverneur, accepte. — On ne m’élira pas. — Dans ce cas, très bien, dit Vitaly. Mais quand cela arrivera, comme tout le monde sauf toi s’y attend, accepte. — Non. — Et je vais te dire pourquoi tu dois : tu es le plus qualifié pour ce boulot parce que tu n’en veux pas. — Aucun individu normalement constitué n’en veut. — Trop d’hommes le convoitent, non parce qu’ils veulent le faire, mais parce qu’ils aspirent aux honneurs qui vont avec. Le prestige. Le rang. » Vitaly partit d’un rire qui se transforma en une méchante quinte de toux jusqu’à ce qu’il parvienne à prendre un verre d’eau pour calmer les spasmes qui secouaient sa poitrine. « Voilà une chose qui ne me manquera pas quand je serai mort. — Le rang ? — Je parlais de ma toux. Cette irritation constante au fond de la poitrine. Ma respiration sifflante. Les flatulences. La vision floue quelles que soient la qualité de mes lunettes et la luminosité. L’affreux déclin de la vieillesse. — Et que dire de ton haleine repoussante ? — Elle est conçue pour que tu te réjouisses de ma mort. Sel, je suis sérieux. Si un autre est élu gouverneur, ce sera quelqu’un qui veut ce poste et qui ne le cédera pas volontiers à l’arrivée du nouveau gouverneur. — Voilà ce qu’on obtient quand on décide depuis Éros qu’au milieu des provisions, de l’équipement et des experts on nous envoie aussi un dictateur. — J’étais un dictateur au début, fit remarquer Vitaly. — Quand nous commencions, alors que la survie paraissait impossible, oui, tu as maintenu le calme jusqu’à ce que nous trouvions le moyen de maîtriser les stratagèmes que cette planète mettait au point pour nous éliminer. Mais cette époque est révolue. — Non, répondit Vitaly. Laisse-moi t’expliquer sans détour. Le vaisseau qui nous arrive amène deux amiraux. L’un est notre futur gouverneur. L’autre le commandant du vaisseau. Devine lequel estime qu’il devrait avoir la place. — Le commandant du vaisseau, bien sûr, sinon tu l’aurais présenté autrement. — Un bureaucrate. Un arriviste. Je ne le connaissais pas avant notre propre départ, mais je connais cette espèce. — Donc le vaisseau nous amène tout ce dont nous avons besoin, plus une lutte de pouvoir. — Je ne veux pas de guerre ici. Je ne veux pas de bain de sang. Je ne veux pas que les nouveaux arrivants aient besoin de soumettre un gouverneur parvenu ici, sur Shakespeare. Je veux que notre colonie soit prête à accueillir les nouveaux colons et tout ce qu’ils apportent – et à s’unir derrière le gouverneur qu’on a désigné depuis Éros. Ils savaient ce qu’ils faisaient en le choisissant. — Tu sais qui c’est, dit Sel. Et tu ne l’as dit à personne. — Bien sûr que je le sais : je corresponds avec lui depuis trente-cinq ans. Depuis le départ du vaisseau colonial. — Et tu n’en as pas soufflé mot. Qui est-ce ? Quelqu’un dont j’ai déjà entendu parler ? — Comment saurais-je de qui tu as entendu parler ou non ? répondit Vitaly. Je suis en train de mourir, ne m’embête pas. — Donc tu ne veux toujours pas me le dire. — Quand il quittera la vitesse de la lumière, il prendra contact avec toi. Ce jour-là, tu pourras t’occuper de parler de lui aux colons – tout ce qu’il te dira, tu pourras le leur répéter. — Mais tu ne me fais pas confiance pour garder le secret. — Sel, tu ne sais pas garder de secrets. Tu dis tout ce que tu as sur le cœur. Mentir ne te ressemble pas. C’est pourquoi tu feras un excellent gouverneur, et pourquoi je ne te dirai rien que tu ne puisses répéter à tout le monde dès que tu le sauras. — Je ne sais pas mentir ? Eh bien, dans ce cas, je ne me donnerai pas la peine de te promettre d’accepter le poste de gouverneur, parce que je ne le ferai pas. Je n’aurai pas besoin. Ils en choisiront un autre. Personne ne m’aime à part toi, Vitaly. Je suis un vieux grincheux tyrannique qui fait pleurer les assistants maladroits. Quoi que j’aie fait pour cette colonie, c’est du passé depuis longtemps. — Oh, la ferme. Tu feras ce que tu feras, et je ferai ce que je ferai. Dans mon cas, mourir. — Ça m’arrivera aussi, tu sais. Sans doute avant toi. — Alors il va falloir te grouiller. — Ce nouveau gouverneur… a-t-il une idée de ce qu’il faudra aux arrivants pour vivre ici ? Les injections ? Le régime alimentaire à base de porc modifié de façon à ingérer les protéines nécessaires pour affamer les vers ? J’espère qu’on ne nous a pas envoyé de végétariens. Je déteste vraiment la perspective que ces nouveaux venus soient plus nombreux que nous dès qu’ils débarqueront. — Nous avons besoin d’eux, dit Vitaly. — Je sais. Le patrimoine génétique a besoin d’eux, tout comme les fermes et les usines. — Les usines ? — Nous sommes en train de bricoler l’un des vieux générateurs électriques solaires des Formiques. Nous pensons pouvoir lui faire alimenter un métier à tisser. — La révolution industrielle ! Trente-six ans seulement après notre arrivée sur cette planète ! Et tu prétends ne rien avoir fait pour les gens dernièrement. — Je ne fais rien, répondit Sel. J’ai juste convaincu Lee Tee d’y jeter un œil. — Ah, d’accord, si ce n’est que ça. — Dis-le. — Dire quoi ? J’ai dit ce que je voulais dire. — Dis que c’est précisément en persuadant les gens de tenter quelque chose que tu as gouverné ces trente-six dernières années. — Je n’ai pas besoin de dire ce que tu sais déjà. — Ne meurs pas. — Je suis touché, fit Vitaly. Mais tu ne comprends pas ? J’ai envie de mourir. J’en ai fini. Je suis usé. Je suis parti en guerre ; nous avons combattu et gagné, puis Ender Wiggin a remporté la bataille du monde d’origine et tous les doryphores de cette planète sont morts. Soudain, je ne suis plus un soldat. Or j’étais un soldat, Sel. Pas un bureaucrate. Et sûrement pas un gouverneur. Mais j’étais amiral, j’avais le commandement, c’était mon devoir et je l’ai accompli. — Je n’ai pas ton sens du devoir. — Je ne parle pas de toi, là, bon sang ! Tu feras ce que tu voudras. Je parle de moi. Je te souffle que dire à mon fichu enterrement ! — Ah. — Je ne voulais pas être gouverneur. Je m’attendais à mourir à la guerre mais, en vérité, je ne pensais pas plus à l’avenir que toi. Nous venions sur cette planète, nous étions entraînés pour être prêts à survivre sur cette colonie formique, mais je pensais que ce serait votre rôle, à toi et aux autres techniciens, pendant que moi je dirigerais la lutte contre les hordes de Formiques qui submergeraient les collines et creuseraient sous nos pieds – tu n’as pas idée des cauchemars que j’ai faits à propos de l’occupation, du nettoyage et du contrôle des lieux. Je pensais que nous allions mourir. — Puis Ender Wiggin t’a déçu. — Oui. Petit morveux égoïste. Moi qui suis soldat, il m’a privé de ma guerre ! — Et tu l’en as d’autant plus aimé. — J’ai fait mon devoir, Sel. J’ai fait mon devoir. — Moi aussi, répondit Sel. Mais je ne ferai pas le tien. — Si, après ma mort. — Tu ne seras plus là pour le voir. — Je compte sur une vie après la mort, dit Vitaly. Je ne suis pas scientifique, j’ai le droit de le dire. — Beaucoup de scientifiques croient en Dieu. C’est le cas de la plupart d’entre nous, ici. — Mais tu ne crois pas que je serai là pour voir ce que tu feras. — J’aime à penser que Dieu te réserve de plus saines occupations. Et puis le paradis dans ce coin est un paradis formique. J’espère que Dieu laissera la part de toi qui survivra retourner au paradis où l’on trouve tous les humains. — Ou en enfer, dit Vitaly. — J’oubliais quels pessimistes vous faites, vous les Russes. — Il ne s’agit pas de pessimisme. Je veux aller là où sont tous mes amis. Et mon père, ce vieux salopard. — Tu ne l’aimais pas ? Mais tu veux être avec lui ? — Je veux mettre une correction à ce vieil ivrogne ! Ensuite nous irons à la pêche. — Ce ne sera donc pas le paradis pour les poissons. — Ce sera l’enfer pour tout le monde. Mais avec de bons moments. — Exactement comme notre vie en ce moment », dit Sel. Vitaly se mit à rire. « Les soldats ne devraient pas faire de théologie. — Les xénobiologistes ne devraient pas s’occuper de gouverner. — Merci de m’emplir d’une telle incertitude sur mon lit de mort. — Je ferais n’importe quoi pour te distraire. Et maintenant, si ça ne te dérange pas, je dois aller nourrir les cochons. » Sel sortit et Vitaly resta allongé, se demandant s’il ne ferait pas mieux de quitter son lit pour envoyer lui-même le message. Non, sa décision était la bonne. Il ne voulait pas avoir de conversation d’aucune sorte avec Ender. Qu’il reçoive donc la lettre quand il sera trop tard pour y répondre ; tel était son plan – un très bon plan. C’est un gamin intelligent, un bon garçon. Il fera ce qu’il faut. Je ne veux pas qu’il me demande conseil, parce qu’il n’en a pas besoin et qu’il pourrait suivre mon avis. CHAPITRE TREIZE À : FutGouv%ShakespeareCol@MinCol.gov/voy De : GouvAct%ShakespeareCol@MinCol.gov Sujet : Je serai mort quand vous recevrez ceci Cher Ender, Tout est dit clairement dans le sujet. Ne tournons pas autour du pot. Je sens venir la mort tout en rédigeant ce courrier. Je ferai le nécessaire pour qu’il vous soit transmis après qu’on en aura fini avec moi. Je m’attends à ce que mon successeur soit Sel Menach. Il ne veut pas de ce poste, mais il est très apprécié et tout le monde lui fait confiance, ce qui est vital. Il n’essaiera pas de s’accrocher à son titre à votre arrivée. Mais s’il ne s’agit pas de lui, vous serez seul, et je vous souhaite bonne chance. Vous savez combien ce sera difficile pour ma petite communauté. Depuis trente-six ans, nous vivons et donnons en mariage. La nouvelle génération a d’ores et déjà rétabli l’équilibre des sexes ; nous avons des petits-enfants en âge de se marier. Puis votre vaisseau arrivera, soudain nous serons cinq fois plus nombreux, et un colon sur cinq seulement sera issu de notre groupe d’origine. Ce sera difficile. Cela va tout changer. Mais je pense vous connaître, maintenant, et si je ne m’abuse, mes concitoyens n’ont rien à craindre. Vous aiderez les nouveaux colons à s’adapter à nos coutumes quand elles font sens pour cette planète. Vous aiderez mes camarades à s’adapter aux nouveaux venus, là où il le faudra parce que les procédés terriens seront plus logiques. En un sens, Ender, nous avons le même âge – ou du moins nous sommes au même stade de notre vie. Nous avons depuis longtemps laissé notre famille derrière nous. Aux yeux du monde, nous sommes descendus dans une tombe ouverte et nous avons disparu. J’ai déjà eu ma « vie après la mort », la carrière après la fin de ma carrière. Et elle fut bonne. Ce fut un paradis. Actif, effrayant, triomphant et pour finir paisible. Puisse-t-il en aller de même pour vous, mon ami. Si longue soit votre vie, puissiez-vous vous réjouir de chaque jour. Je n’ai jamais oublié que je vous devais notre victoire, et donc cette seconde vie, à vous et aux autres enfants qui nous ont menés durant cette guerre. Je vous remercie de nouveau depuis le fond de ma tombe. Avec mon affection et mon respect, Vitaly Denisovitch Kolmogorov. « Je n’aime pas ce que tu fais à Alessandra », dit Valentine. Ender releva les yeux de ce qu’il était en train de lire. « C’est-à-dire ? — Tu sais très bien que tu l’as poussée à tomber amoureuse de toi. — Ah bon ? — Ne fais pas semblant de ne pas l’avoir remarqué ! Elle te regarde comme un chiot affamé. — Je n’ai jamais eu de chien. Les mascottes n’étaient pas autorisées à l’École de guerre, et il n’y avait pas de chiens errants. — Et tu l’y as délibérément poussée. — Si je peux faire tomber les femmes amoureuses à volonté, j’aurais dû mettre la formule en bouteille et la vendre : j’aurais fait fortune sur Terre. — Tu n’as pas poussé une femme à tomber amoureuse de toi, tu as choisi une petite fille timide, surprotégée, dépendante sur le plan émotionnel, et c’est pathétique tellement c’est facile. Il a suffi de te montrer gentil avec elle. — Tu as raison. Si j’étais moins égoïste, je l’aurais giflée. — Ender, c’est à moi que tu parles. Tu crois que je ne t’ai pas vu ? Tu saisis toutes les occasions de lui faire des compliments. De lui demander conseil sur les sujets les plus insignifiants. De la remercier sans cesse pour des riens. Et tu lui souris. On t’a déjà dit que, quand tu souris, tu ferais fondre l’acier ? — Pas pratique, sur un vaisseau spatial. Je vais moins sourire. — Tu l’enclenches comme… comme la propulsion interstellaire ! Tu souris… de tout ton visage, comme si tu remettais ton âme entre ses mains. — Val, dit Ender, cette lettre est assez importante. Où veux-tu en venir ? — Que comptes-tu faire d’elle, maintenant qu’elle est à toi ? — Personne n’est à moi, répondit-il. Je n’ai pas posé la main sur elle – au sens strict. Pas de poignée de mains, pas de tape sur l’épaule, rien. Aucun contact physique. Je n’ai pas non plus flirté avec elle. Aucun sous-entendu sexuel. Pas de plaisanteries que nous serions les seuls à comprendre. Et je ne me suis pas non plus isolé avec elle. Mois après mois, alors que sa mère conspire pour nous laisser seuls, je l’ai tout simplement évité. Même s’il fallait quitter la pièce de façon assez grossière. En quoi cela s’appelle-t-il la pousser à tomber amoureuse de moi, exactement ? — Ender, je n’aime pas quand tu me mens. — Valentine, si tu veux une réponse sincère, écris-moi une lettre sincère. » Elle soupira et s’assit sur son lit. « J’ai hâte que ce voyage s’achève. — Encore un peu plus de deux mois. C’est presque fini. Et tu as terminé ton livre. — Oui, et il est très bon, dit-elle. Surtout quand on pense que je n’ai rencontré que très peu d’entre eux et que tu ne m’as quasiment été d’aucune aide. — J’ai répondu à toutes les questions que tu m’as posées. — Sauf quand il s’agissait d’évaluer les gens, d’évaluer l’École, de… — Mes avis ne sont pas des faits historiques. Tu n’étais pas censé écrire “Les aventures d’Ender Wiggin à l’École de guerre telles que racontées à sa sœur Valentine”. — Je ne me suis pas embarquée dans ce voyage pour me disputer avec toi. » Ender la regarda d’un air de surprise si exagéré qu’elle lui jeta un oreiller. « Pour ce que ça vaut, dit-elle, je n’ai jamais été aussi méchante avec toi que je l’étais sans cesse avec Peter. — Alors tout va bien dans le monde. — Mais je suis en colère contre toi, Ender. Tu ne devrais pas jouer avec les sentiments de cette fille. À moins que tu n’aies réellement l’intention de l’épouser… — Non, dit-il. — Alors tu ne devrais pas lui donner de faux espoirs. — Je ne l’ai pas fait. — Et moi je dis que si. — Non, Valentine. J’ai fait exactement ce qu’il faut pour qu’elle puisse obtenir ce qu’elle désire le plus. — C’est-à-dire toi. — C’est-à-dire sûrement pas moi. » Ender s’assit à côté d’elle sur son lit et se pencha vers elle. « Tu me rendras un grand service en surveillant quelqu’un d’autre. — Je surveille tout le monde, répondit-elle. Je juge tout le monde. Mais tu es mon frère. Toi, j’ai le droit de te tyranniser. — Et tu es ma sœur. Je suis obligé de te chatouiller jusqu’à ce que tu te pisses dessus ou que tu pleures. Ou les deux. » Chose qu’il se mit en devoir d’obtenir, même s’il n’alla pas tout à fait aussi loin. Du moins, elle ne fit qu’un tout petit pipi. Puis elle lui donna un bon coup de poing dans le bras pour lui faire dire « oh » sur un ton sarcastique et crâneur, de sorte qu’elle sut qu’il avait eu mal même s’il faisait mine de n’avoir rien senti. Et il le méritait bien. Il se montrait vraiment immonde envers Alessandra, et il s’en fichait. Pire encore, il croyait pouvoir le nier. Pitoyable. Tout l’après-midi, Ender réfléchit à ce qu’avait dit Valentine. Il savait ce qu’il avait prévu et qu’il le faisait réellement pour le bien d’Alessandra, mais il s’était effectivement planté si la jeune fille était bel et bien en train de tomber amoureuse. Il avait envisagé une histoire d’amitié, de confiance, de gratitude peut-être. Frère et sœur. Sauf qu’Alessandra n’était pas Valentine. Elle ne tenait pas le rythme. Elle ne sautait pas aux conclusions aussi vite que Val – du moins pas aux mêmes conclusions. Elle ne soutenait pas la comparaison. Où vais-je trouver quelqu’un que je puisse épouser ? se demanda-t-il. Nulle part, jamais, si je les compare toutes à Valentine. Bon, d’accord, je savais que je poussais Alessandra à ressentir quelque chose pour moi. J’aime qu’elle me regarde comme ça. Petra ne m’a jamais regardé de cette façon. Personne. C’est agréable. Les hormones se réveillent et s’énervent. C’est marrant. J’ai quinze ans. Je n’ai rien dit pour la tromper sur mes intentions et rien fait, jamais, pour laisser croire à la moindre attirance physique. Alors qu’on me pende pour aimer qu’elle m’apprécie et faire ce qu’il faut pour lui inspirer ce sentiment. Quelles sont les règles, à ce jeu ? Soit l’ignorer totalement et lui mettre le nez dans sa médiocrité, ou bien l’épouser sur-le-champ ? N’y a-t-il pas d’autre option ? Mais une question rongeait sa conscience : suis-je Peter ? Est-ce que je me sers d’autrui pour réaliser mes projets ? Cela fait-il une différence que je vise un résultat qui lui donnera une chance d’être heureuse ? Je ne lui demande pas son avis, je ne lui donne pas le choix, je la manipule. Je façonne son monde pour la pousser à certains choix et certains actes qui en feront réagir d’autres dans le sens que je souhaite et… Et puis quoi ? Quelle est l’autre option ? Laisser passivement les événements se produire puis dire « Tss tss, quel beau gâchis » ? Ne manipule-t-on pas tous les autres ? Même si on leur demande ouvertement de faire un choix, n’essaye-t-on pas de le présenter de façon à ce qu’ils choisissent ce qui nous paraît le plus judicieux ? Si je lui dis ce que je mijote, elle sera sans doute d’accord avec moi. Elle le fera de son plein gré. Mais est-elle assez bonne comédienne pour empêcher sa mère de se douter qu’il se passe quelque chose ? De lui tirer les vers du nez ? Alessandra était encore si bien la créature de sa mère qu’Ender ne la croyait pas capable de lui cacher quelque chose, pas longtemps. Et si elle vend la mèche d’entrée, cela ne lui coûtera rien, elle restera au point où elle en est déjà, mais moi, je perdrai tout. Est-ce que je n’ai pas le droit de mettre ma personne dans la balance, mon bonheur, mon avenir ? Et au cas où je ferais un meilleur gouverneur que l’amiral Morgan, ne dois-je pas aux colons de m’assurer que les événements me mettront en position de gouverner plutôt que lui ? C’est encore la guerre, même s’il n’y a d’autres armes que des sourires et des mots. Je dois employer les forces dont je dispose, profiter des atouts du terrain et tenter d’affronter un ennemi plus puissant dans des circonstances qui neutralisent ses avantages. Alessandra est une personne, oui – comme tous les soldats et tous les pions dans ce grand jeu. On s’est servi de moi pour gagner une guerre. Maintenant je me sers d’un autre. Et tout cela « pour le bien de tous ». Mais sous le raisonnement moral, il y avait autre chose. Il le sentait. Une démangeaison, une faim, un désir. C’était son chimpanzé intérieur, comme Valentine et lui l’appelaient. L’animal qui flairait la féminité d’Alessandra. Ai-je choisi ce plan et ces outils parce que c’étaient les meilleurs ? Ou parce qu’ils me rapprocheraient d’une jolie fille qui désire mon affection ? Peut-être Valentine avait-elle tout à fait raison. Mais dans ce cas… que faire ? Je ne peux pas balayer toute l’attention que j’ai portée à Alessandra. Dois-je me montrer soudain froid envers elle, sans la moindre raison ? Est-ce moins manipulateur ? Ne pourrais-je pas, de temps en temps, mettre mon cerveau en veille et n’être que le chimpanzé sans poils qui guette la femelle disponible ? Non. « Combien de temps vas-tu jouer ce petit jeu avec Ender Wiggin ? demanda Dorabella. — Quel jeu ? fit Alessandra. — Tu l’intéresses manifestement, répondit sa mère. Il vient toujours vers toi, et j’ai vu sa façon de te sourire. Il t’aime bien. — Comme une sœur, déplora Alessandra. — Il est timide. » Alessandra soupira. « Cesse de soupirer devant moi, dit Dorabella. — Quoi, quand je suis avec toi, je n’ai pas le droit de souffler ? — Ne m’oblige pas à te pincer le nez et à te fourrer des gâteaux dans la bouche. — Maman, je ne peux pas contrôler ce qu’il fait. — Mais tu peux contrôler ce que tu fais. — Ender n’est pas l’amiral Morgan. — Non, en effet. C’est un gamin. Sans aucune expérience. Un gamin que l’on peut guider, aider, à qui l’on peut montrer des choses. — Montrer quoi, maman ? Est-ce que tu suggères que je prenne une initiative sur le plan physique ? — Ma douce petite fée chérie, répondit Dorabella, ce n’est ni pour toi ni pour moi. C’est pour le bien d’Ender Wiggin. » Alessandra leva les yeux au ciel. Quelle adolescente sa mère faisait ! « Lever les yeux au ciel n’est pas une réponse, ma douce fée chérie. — Maman, ceux qui commettent les pires horreurs prétendent toujours agir pour le bien d’autrui. — Mais, dans le cas présent, j’ai raison. Vois-tu, l’amiral Morgan et moi sommes devenus très proches. Extrêmement proches. — Tu couches avec lui ? » Dorabella arma son bras, prête à frapper, avant même de savoir ce qu’elle faisait. Mais elle se retint à temps. « Oh, regarde, dit-elle. Ma main se prend pour celle de ta grand-mère. » Alessandra répondit d’une voix qui tremblait un peu : « Quand tu as dit que vous étiez extrêmement proches, je me suis demandé si tu sous-entendais que… — Quincy Morgan et moi avons une relation adulte. Nous nous comprenons. J’apporte à sa vie une lumière qu’il n’a jamais connue, et il m’apporte une stabilité virile que ton père, béni soit-il, n’a jamais eue. Il y a aussi une attirance physique, mais nous sommes des adultes mûrs, maîtres de notre libido, et, non, je ne l’ai pas laissé poser la main sur moi. — Alors de quoi parlons-nous ? — Ce que j’ignorais, quand j’avais ton âge, c’est qu’entre la froide chasteté et l’acte qui produit des bébés, il y a tout un éventail de manœuvres et d’étapes susceptibles de faire savoir à un jeune homme que ses avances sont les bienvenues, jusqu’à un certain point. — J’en suis bien consciente, maman. J’ai vu d’autres filles au collège s’habiller comme des putes et étaler tous leurs charmes. J’ai observé les caresses, les pelotages et les pincements de fesses. Nous sommes italiennes, j’ai fréquenté une école italienne, et tous les garçons se destinaient à devenir des hommes italiens. — N’essaye pas de détourner mon attention en m’énervant avec tes stéréotypes ethniques. Il ne nous reste que quelques semaines avant l’arrivée… — Deux mois, pas « quelques semaines ». — Huit, ça fait quelques-unes. Quand nous atteindrons Shakespeare, une chose est sûre : l’amiral Morgan ne va pas confier la colonie à un gamin de quinze ans. Ce serait irresponsable. Il aime bien Ender – comme tout le monde – mais à l’École de guerre, il ne faisait que jouer à longueur de journée. Il faut un homme habitué à diriger pour gouverner une colonie. Cela n’a jamais été dit explicitement, remarque. Mais je l’ai compris d’après certaines allusions, des commentaires ou… des phrases entendues par hasard. — Tu as écouté aux portes. — J’étais présente, et les oreilles humaines ne se ferment pas. Ce que je veux dire, c’est que la meilleure issue possible serait qu’Ender Wiggin soit gouverneur, mais qu’il suive les conseils de l’amiral Morgan. — En tout. — C’est mieux que d’être mis en stase et renvoyé chez lui. — Non ! Il ne ferait pas ça ! — La menace a déjà été brandie, et il a également été sous-entendu que cela pourrait être nécessaire. Maintenant, imagine : Ender et une superbe jeune fille tombent amoureux. Ils font le vœu de se marier. Le voilà fiancé. Il se trouve que sa future belle-mère… — Qui se trouve être une femme dérangée qui se prend pour une fée, mère d’une autre fée. — Sa future belle-mère est mariée ou sur le point de se marier avec l’amiral qui sera à coup sûr l’éminence grise derrière son trône, pour ainsi dire. À moins qu’Ender ne lui cause des problèmes, auquel cas il s’appropriera ouvertement le « trône ». Mais Ender ne lui posera pas de problème, parce qu’il n’en aura pas besoin. Sa superbe jeune épouse veillera sur ses intérêts en discutant de tout avec sa mère, qui ensuite en parlera avec son mari, et tout se passera sans accroc pour tout le monde. — En d’autres termes, je l’épouserais pour jouer les espionnes. — Il y aurait deux médiatrices aimantes et aimées pour s’assurer que jamais aucun conflit n’éclate entre les amiraux de ce vaisseau. — En étouffant Ender et en laissant Quincy tirer ses ficelles. — Jusqu’à ce qu’il soit assez vieux et expérimenté lui-même, fit Dorabella. — Ce qui n’arriverait sûrement jamais, du moins aux yeux de Quincy, riposta Alessandra. Maman, je ne suis pas idiote, comme tous ceux qui sont partie prenante dans cette affaire. Tu paries que l’amiral Morgan prendra le pouvoir et donc, en l’épousant, tu seras la femme du gouverneur de la colonie. Mais comme tu ne peux pas être certaine qu’Ender Wiggin n’aura pas le dessus, tu veux que moi je l’épouse. De cette façon, peu importe qui triomphe dans cette lutte pour le pouvoir, nous en tirerons les bénéfices. Je me trompe ? » Alessandra avait mentionné les « bénéfices » en standard. Dorabella rebondit sur ce terme. « Pas de ça sur Shakespeare pour l’instant, ma chérie, dit-elle. Pour l’instant, on n’emploie que le troc et la répartition. Tu n’as pas appris tes leçons sur ta future colonie. — Maman, c’est bien ton plan, non ? — Pas du tout. Je suis amoureuse. Toi aussi. Inutile de nier ! — Je pense à lui tout le temps, répondit Alessandra. Je rêve de lui toutes les nuits. Si c’est ça être amoureuse, il faudrait des pilules pour faire passer le mal. — Tu n’as cette impression que parce que le garçon que tu aimes n’est pas assez conscient de ses propres sentiments pour te les avouer clairement ou se les avouer à lui-même. Voilà ce que je me tue à te dire depuis le début. — Non, maman, tu te tues à tout sauf à me le dire. Ce que tu veux, mais que tu refuses d’exprimer à voix haute, c’est que je le séduise. — Pas du tout. — Maman ! — Je l’ai déjà dit. Il y a un long chemin à parcourir entre se languir de lui et le séduire. En procédant par petites touches. — Il n’aime pas qu’on le touche. — C’est ce qu’il croit, parce qu’il n’a pas encore compris qu’il était amoureux de toi. — Oh là là, et tout ça sans diplôme de psychologie… — Les fées n’ont pas besoin d’étudier la psychologie : c’est inné chez elles. — Maman ! — Tu te répètes. Comme si tu n’étais pas sûre que je connaisse mon titre. Oui, ma chérie, je suis effectivement ta mère. — Pour une fois dans ta vie, tu ne pourrais pas simplement expliquer ce que tu veux dire ? » Dorabella ferma les yeux. Parler franc ne lui avait jamais bien réussi. Pourtant Alessandra avait raison. Cette gamine était si naïve qu’elle ne voyait sérieusement pas de quoi sa mère parlait. Elle ne voyait pas le besoin, l’urgence – et elle ne comprenait pas ce qu’elle devait y faire. La franchise était sans doute inévitable. Autant en finir tout de suite. « Assieds-toi, ma chérie, dit Dorabella. — Tiens, nous voici donc parties pour un aveuglement plus complexe, railla Alessandra. Il faut subir un test. — Je te déshérite si tu continues. — Cette menace ne portera pas tant que tu n’auras rien à me léguer que j’aie envie d’avoir. — Assieds-toi, sale gosse », fit Dorabella de son ton faussement sévère. Alessandra s’allongea sur le lit. « Je t’écoute. — Tu ne peux jamais faire exactement ce que je te demande, hein ? — Je t’écoute. Et tu n’as pas demandé, tu as donné un ordre. » Dorabella inspira profondément et joua cartes sur table : « Si tu ne coinces pas Ender Wiggin dans une relation amoureuse d’ici quatre semaines, il sera presque à coup sûr laissé sur le vaisseau, sous bonne garde ou en stase, quand l’amiral Morgan descendra voir comment la colonie s’en sort. Mais si Ender Wiggin est le futur gendre de l’amiral Morgan, alors il sera très certainement présenté aux Shakespeariens comme leur nouveau gouverneur. Donc, soit tu seras fiancée au gouverneur en titre et héros de l’espèce humaine, soit tu en seras séparée à jamais et tu devras choisir l’un des guignols locaux quand viendra l’heure de te marier. » Alessandra ferma les yeux si longtemps que Dorabella en vint à envisager de lui jeter un verre d’eau pour la réveiller. « Merci, dit Alessandra. — De quoi ? — De m’avoir dit ce que tu sous-entendais, quel est le plan. Je comprends que ce que je ferai sera pour le bien d’Ender. Mais j’ai quinze ans, maman, et je ne connais rien d’autre que la façon dont les pires filles du collège se comportaient. Je ne crois pas que cela donnera de bons résultats avec Ender Wiggin. Alors, même si j’aimerais faire ce que tu dis, je ne sais pas du tout comment m’y prendre. » Dorabella vint s’agenouiller près du lit de sa fille et l’embrassa sur la joue. « Ma fille chérie, tu n’avais qu’à demander. » CHAPITRE QUATORZE À : Smenach%ShakespeareCol@MinCol.gov De : FutGouv%ShakespeareCol@MinCol.gov/voy Sujet : En approche Cher professeur Menach, J’admire votre travail – et je vous en suis reconnaissant – car je l’ai étudié pendant le voyage. Vitaly Kolmogorov parlait de vous avec des sentiments qui dépassaient l’admiration – respect et amitié profonde ne sont pas non plus les mots justes – et bien que je ne vous connaisse pas comme lui vous a connu, je suis informé de vos réussites. Si les milliers de nouveaux colons qui m’accompagnent et moi-même arrivons sur une colonie florissante au lieu de débarquer en sauveteurs d’une planète en perdition, c’est grâce à tous les pionniers, bien sûr, mais sans les solutions que vous avez apportées, tant aux maladies qu’aux incompatibilités protéiques, nous aurions fort bien pu trouver place vide en fin de compte. Vitaly m’a dit que vous rechigniez à accepter le poste de gouverneur, mais je constate que vous l’occupez et que vous gouvernez effectivement depuis près de cinq ans. Merci d’avoir fait exception à vos principes pour assumer un rôle politique. Je peux vous assurer que j’étais presque aussi réticent à accepter ce poste moi-même. Mais, dans mon cas, je n’avais nulle part où aller. Je suis jeune et sans expérience en tant que gouverneur, bien que, comme vous, j’aie servi comme soldat. J’espère vous trouver en poste à mon arrivée de façon à pouvoir apprendre de vous et travailler avec vous à l’assimilation de quatre mille « nouveaux colons » et un millier d’« anciens » pour que, sous un délai raisonnable, ils soient tous simplement… citoyens de Shakespeare. Je m’appelle Andrew Wiggin, mais on me donne souvent le surnom de mon enfance : Ender. Puisque vous avez servi en tant que pilote au cours de la bataille livrée dans le système où vous êtes désormais pionnier, il est tout à fait possible que vous ayez déjà entendu ma voix ; vous avez sûrement entendu celle d’au moins l’un de mes chefs d’escadre. Je pleure les pilotes que nous avons perdus pendant cette action ; nous ne savions peut-être pas que nos erreurs coûteraient de véritables vies humaines, mais cela ne nous ôte pas notre responsabilité. Je me rends compte que pour vous plus de quarante ans se sont écoulés ; pour moi, cette bataille remonte à seulement trois ans et n’a jamais été loin de mes pensées. Je suis sur le point de rencontrer les soldats qui ont réellement combattu à cette occasion et qui se souviennent de ceux qui ont perdu la vie à cause de mes erreurs. Je me réjouis de rencontrer les enfants et petits-enfants qui sont nés de vos compatriotes. Eux, bien sûr, n’auront aucun souvenir de batailles qui leur paraissent de l’histoire ancienne. Ils n’auront aucune idée de mon identité ni de la raison pour laquelle on leur fait l’affront de leur envoyer un gamin de quinze ans pour gouverneur. Heureusement, le très expérimenté amiral Quincy Morgan est à mes côtés, et il a aimablement proposé d’étendre son commandement sur la colonie en plus du vaisseau pour aussi longtemps qu’il restera. Vitaly et moi avons discuté de la nature du commandement et du gouvernement, et nous en sommes venus à voir en Quincy Morgan un homme de paix et d’autorité ; vous saurez mieux que moi ce que cela peut signifier pour la colonie. Je vous présente mes excuses pour les charges que notre arrivée va vous imposer, et mes remerciements à l’avance. Bien à vous, Andrew. À : FutGouv%ShakespeareCol@MinCol.gov/voy De : Smenach%ShakespeareCol@MinCol.gov Sujet : Mauvais timing Cher Ender, Merci pour votre aimable courrier. Je comprends tout à fait ce que vous avez voulu dire en qualifiant l’amiral Morgan d’homme de paix et d’autorité, et je regrette de ne pas être équipé pour lui offrir l’accueil approprié. Mais les seuls soldats dans nos rangs sont aussi vieux que moi. Nos jeunes gens n’ont eu aucune raison d’acquérir une discipline ou des compétences militaires quelles qu’elles soient. Vous trouveriez sans doute nos tentatives de manœuvres très embarrassantes, je le crains. Les éventuelles cérémonies qui doivent avoir lieu à votre arrivée devront être entièrement planifiées à votre extrémité. Ayant vu votre travail, ou du moins l’ayant observé d’aussi près que vous avez observé le mien, je suis certain que vous gérerez la situation avec un parfait aplomb. « Aplomb. » Voilà un mot que je n’ai pas eu l’occasion d’utiliser depuis la mort de Vitaly. Peut-être ai-je simplement transféré vers vous le vocabulaire dont j’ai toujours usé avec lui parce que vous devez être gouverneur (à mon grand soulagement). Malheureusement, votre arrivée coïncide pour moi avec un voyage d’étude urgent et prévu depuis longtemps. Je ne suis plus le xénobiologiste principal, mais mes devoirs dans ce domaine n’ont pas cessé pour autant. Maintenant que vous arrivez, je peux au moins partir pour cette expédition dans la large bande de terre au sud de notre village, qui demeure presque entièrement inexplorée. Nous nous sommes installés dans un climat semi-tropical de façon à ne pas mourir de froid si nous ne trouvions pas de combustible et d’abri adapté à notre arrivée. Mais vous amenez des espèces végétales terriennes qui ont besoin de cieux plus frais pour s’épanouir, et je dois aller voir s’il existe un environnement approprié pour elles. Il faut aussi que je détermine s’il se trouve des fruits, légumes et graminées indigènes susceptibles de nous servir, maintenant que vous nous amenez des moyens de transport qui pourraient nous permettre de cultiver des plantes sous un climat et les consommer sous un autre. Pour des raisons qui devraient vous paraître évidentes, je pense aussi qu’avoir un vieil homme dans les pattes ne vous sera pas aussi utile que vous l’imaginez. Quand deux hommes qui portent le titre de « gouverneur » se trouvent au même endroit, les gens se tournent plus volontiers vers celui dont ils ont le plus l’habitude. Quant aux nouveaux arrivants, étant restés en stase, ils suivront sans doute l’exemple des anciens. Mon absence sera votre plus grand atout. Ix Tolo, le xénobiologiste en chef, pourra vous mettre au courant des projets en cours. Vous comprendrez, j’en suis certain, que mon départ en expédition ne naît pas d’un refus de vous rencontrer ni de vous aider. Si je pensais que ma présence valait mieux pour la colonie que mon absence, l’un de mes plus grands plaisirs serait de serrer la main du commandant qui nous a menés à la victoire. Parmi les vieux croûtons de la colonie, vous en trouverez beaucoup qui vous vouent encore le plus grand respect. Soyez patient avec eux s’ils se montrent un peu timides. Bien à vous, Sel. Sel commença tranquillement ses préparatifs pour une expédition vers le sud. Elle se ferait à pied – il n’y avait pas d’animaux de bât dans le premier chargement, et il n’allait pas priver la colonie d’un de ses véhicules. Et bien que bon nombre des nouveaux hybrides comestibles se fussent largement répandus, il comptait quitter leur zone climatique optimale ; par conséquent, il devrait emporter à manger. Heureusement, il ne mangeait pas grand-chose, et il emmènerait six des nouveaux chiens qu’il avait génétiquement modifiés pour leur permettre de métaboliser les protéines locales. Les chiens chasseraient, puis il en consommerait deux – et libérerait les quatre autres pour former deux paires reproductrices capables de vivre de leur chasse. De nouveaux prédateurs lâchés dans la nature… Sel savait très bien le danger que cela représentait pour l’écologie locale. Mais ils ne pouvaient pas manger toutes les espèces indigènes et ne toucheraient pas à la végétation. Il serait important, lors d’explorations et d’installations ultérieures, de trouver dans la nature des animaux susceptibles d’être consommés et apprivoisés. Nous ne sommes pas là pour préserver l’écologie locale comme un musée. Nous sommes venus coloniser, adapter cette planète à nos besoins. Précisément ce que les Formiques avaient commencé à faire sur Terre. Sauf que leur approche était beaucoup plus radicale : tout brûler, puis planter de la végétation originaire de leur planète mère. Toutefois, pour une raison obscure, ils ne l’avaient pas fait ici. On n’avait trouvé aucune des espèces que les Formiques avaient implantées sur Terre durant le « décapage » de la Chine près d’un siècle plus tôt. Il s’agissait de l’une des plus anciennes colonies formiques, et sa flore et sa faune paraissaient trop éloignées génétiquement pour partager des ancêtres communs avec les variétés formiques. Elle avait dû être colonisée avant qu’ils ne développent la stratégie de formification qu’ils avaient commencé à mettre en œuvre sur Terre. Depuis le début, Sel s’était entièrement dévoué à la recherche génétique nécessaire pour garantir la viabilité de la colonie et puis, ces cinq dernières années, à la gouverner. Il pouvait maintenant partir vers des terres inexplorées et en apprendre autant que possible. Il ne couvrirait pas une grande distance – sans doute quelques centaines de kilomètres au plus – car il ne servirait à rien d’aller tellement loin qu’il serait incapable de rentrer et de faire part de ses découvertes. Ix Tolo l’aida à préparer son sac, en ronchonnant à tout propos – son comportement normal. Il ne prenait pas assez d’équipement, il en prenait trop, pas assez à manger, trop d’eau, pourquoi ceci, pourquoi pas cela… C’était son attention constante aux détails qui le rendait efficace dans son travail, et Sel le supporta de bon cœur. Et, bien sûr, Ix savait ce qu’il voulait. « Tu peux défaire cet autre sac, lui dit Sel, parce que tu ne viens pas avec moi. — Un autre sac ? — Je ne suis pas un imbécile. Tu as mis dans un autre sac la moitié du matériel que j’ai décidé de ne pas prendre, avec des provisions et un sac de couchage supplémentaire. — Je ne t’ai jamais pris pour un imbécile. Mais je ne suis pas bête au point de mettre en danger la colonie en envoyant nos deux principaux xénobiologistes sur la même expédition. — Alors pour qui est ce sac ? — Mon fils Po. — Ça m’a toujours paru bizarre que tu l’aies baptisé d’après un poète chinois follement romantique. Pourquoi pas un nom issu de l’histoire maya ? — Tous les personnages du Popol Vuh portent des numéros plutôt que des noms. C’est un gamin sensé. Costaud. S’il le fallait, il pourrait te ramener sur son dos. — Je ne suis pas si vieux et ratatiné que ça. — Il pourrait le faire, répondit Ix. Mais seulement si tu es vivant. Sinon, il observera et prendra des notes sur le processus de décomposition, avant de prélever des échantillons des microbes et des vers qui réussiront à se nourrir de ton vieux cadavre terrien. — Heureux de constater que tu continues à réfléchir en scientifique et non pas en imbécile sentimental. — Po est de bonne compagnie. — Et il me permettra de transporter suffisamment d’équipement pour que l’expédition soit utile. Pendant que tu restes ici à faire joujou avec le nouveau matériel débarqué du vaisseau. — Et que je forme les xénobiologistes qu’ils ont envoyés, ajouta Ix. Tu as sûrement dit à Wiggin que je l’aiderais. Il n’en est pas question. J’aurai assez à faire dans mon propre domaine sans pouponner le nouveau gouverneur. » Sel ignora ses récriminations. Il savait qu’Ix apporterait son aide quels que soient les besoins de Wiggin. « Et ça ne gêne pas la mère de Po qu’il vienne avec moi ? — Si. Mais elle sait qu’il ne lui adresserait plus jamais la parole si elle l’en empêchait. Nous avons donc sa bénédiction. Plus ou moins. — Alors nous partons à la première heure demain matin. — À moins que le nouveau gouverneur ne te l’interdise. — Son autorité ne prend pas effet avant qu’il ait posé le pied sur cette planète. Il n’est même pas encore en orbite. — Tu n’as pas lu leur manifeste ? Ils ont quatre glisseurs. — S’il nous en faut un, nous lancerons un appel radio. Sinon, ne leur dis pas où nous sommes partis. — Heureusement que les Formiques se sont débarrassés de tous les principaux prédateurs de cette planète. — Aucun prédateur digne de ce nom ne mangerait un vieux paquet de nerfs comme moi. — Je pensais à mon fils. — Il n’aura pas envie de me manger non plus, même si nous finissons par manquer de provisions. » Ce soir-là, Sel alla se coucher tôt puis, comme toujours, se leva pour aller aux toilettes après seulement quelques heures de sommeil. Il remarqua que l’ansible clignotait. Un message. Ce n’est pas mon problème. Enfin, ce n’était pas tout à fait vrai, hein ? Si le mandat de Wiggin ne commençait pas avant qu’il ait posé le pied sur la planète, alors Sel était encore le gouverneur de fait. S’il y avait un message de la Terre, il devait le recevoir. Il y avait deux messages enregistrés. Il lança le premier. Il s’agissait du ministre de la Colonisation, Graff, en gros plan, et son message était bref. « Je sais que vous comptez vous sauver avant l’arrivée de Wiggin. Parlez-lui avant de partir. Il n’essaiera pas de vous en empêcher, alors détendez-vous. » C’était tout. L’autre message venait de Wiggin. Il faisait son âge, mais il approchait de sa taille adulte. Dans la colonie, on attendait des adolescents aussi grands qu’ils abattent un travail d’homme, et on leur accordait le droit de voter comme les adultes aux réunions. Peut-être sa position ne serait-elle pas aussi gênante que Sel l’aurait cru. « Merci de me contacter par ansible dès que vous aurez ce message, disait Ender. Nous sommes à distance radio, mais je ne veux pas qu’on puisse intercepter le signal. » Sel joua avec l’idée de laisser Ix répondre à ce message, pour finalement se raviser. Le but n’était pas de se cacher de Wiggin, hein ? Seulement de lui laisser le champ libre. Il manifesta donc son intention d’établir une connexion. Wiggin ne mit que quelques minutes à apparaître. Maintenant que le vaisseau colonial ne voyageait plus à vitesse relativiste, il n’y avait plus de décalage temporel, et la transmission par ansible était donc instantanée. Pas même le délai typique de la radio. « Monsieur le gouverneur », dit Ender. Il sourit. « Monsieur », répondit Sel. Il essaya de sourire en retour, mais… il s’adressait à Ender Wiggin. « Quand nous avons appris que vous partiez, ma première réaction a été de vous supplier de rester. » Sel l’ignora. « Je suis heureux de voir sur le manifeste tout un choix de bêtes de somme, ainsi que des animaux qui donnent du lait, de la laine, des œufs et de la viande. Sont-ils génétiquement intacts ou ont-ils été modifiés pour digérer la végétation locale ? — Vos méthodes étaient très prometteuses au moment de notre départ, mais elles n’ont fait leurs preuves que pendant le trajet. Tous les animaux et les plantes que nous avons amenés sont donc génétiquement intacts. Ils sont en stase et peuvent y être maintenus à la surface planétaire pendant un certain temps, même après le départ du vaisseau. Vous aurez donc le temps de procéder aux modifications sur la génération suivante. — Ix Tolo a des projets personnels en cours, mais je pense qu’il sera capable de former vos nouveaux xénos à ces techniques. — Ix Tolo restera le xénobiologiste en chef pendant votre absence, répondit Wiggin. J’ai vu son travail ces dernières semaines – ces dernières années, pour vous. Vous l’avez formé à un excellent niveau, et les xénos du bord ont l’intention d’apprendre auprès de lui. Bien qu’ils espèrent que vous reveniez vite. Ils veulent vous rencontrer. Vous êtes un héros à leurs yeux. Cette planète est la seule qui possède une flore et une faune non formiformes. Les autres colonies ont toutes travaillé sur les mêmes groupes génétiques ; ce monde est le seul qui représentait un défi isolé, et vous avez dû réussir seul ce que tous les autres ont pu faire en coopérant. — Moi, et Darwin. — Darwin a reçu plus d’aide que vous. J’espère que vous laisserez votre radio en veille plutôt qu’éteinte. Parce que je veux être en mesure de vous demander conseil en cas de besoin. — Vous n’en aurez pas besoin. Je retourne me coucher. J’ai beaucoup de marche à faire demain. — Je peux envoyer un glisseur après vous. Comme ça vous n’auriez pas à porter vos provisions. Cela augmenterait votre portée d’action. — Mais dans ce cas les vieux colons escompteront mon retour rapide. Ils m’attendront au lieu de se reposer sur vous. — Je ne peux pas faire comme si nous étions incapables de suivre vos traces et de vous retrouver. — Mais vous pouvez leur dire que vous n’essayez pas, par respect pour moi. À ma demande. — Oui, dit Ender. C’est ce que je ferai. » Il n’y avait plus grand-chose à dire. Ils coupèrent la communication, et Sel retourna se coucher. Il s’endormit facilement. Et, comme d’habitude, se réveilla pile au moment voulu : une heure avant l’aube. Po l’attendait. « J’ai déjà dit au revoir à papa et maman, dit-il. — Bien. — Merci de m’autoriser à venir. — J’aurais pu t’en empêcher ? — Oui, répondit Po. Je ne te désobéirai pas, oncle Sel. » Tous les gamins de la troisième génération l’appelaient ainsi. Sel hocha la tête. « Bien. Tu as déjeuné ? — Oui. — Alors partons. Je n’aurai pas besoin de manger avant midi. » On fait un pas puis un autre. Voilà pour le trajet. Mais faire un pas les yeux ouverts, ce n’est pas un simple trajet, c’est un remodelage de l’esprit. On aperçoit des choses que l’on n’a jamais vues. Des choses jamais vues par des yeux humains. Et on voit avec ses yeux, entraînés à ne pas voir une simple plante mais cette plante spécifique, qui remplit cette niche écologique précise, à telle et telle différence près. Et quand on a l’œil formé depuis quarante ans à reconnaître les motifs d’un nouveau monde, alors on est un Antoine van Leeuwenhoek, qui le premier vit le monde des animalcules sous un microscope ; on est Cari von Linné, ordonnant les créatures en familles, genres et espèces ; on est Darwin, faisant le tri des lignes de transition d’une espèce à l’autre dans le cadre de l’évolution. Ce n’était donc pas un voyage rapide. Sel devait se faire violence pour avancer avec un tant soit peu de hâte. « Ne me laisse pas traîner aussi longtemps à chaque nouveauté que j’aperçois, dit-il à Po. Il serait trop humiliant que ma grande expédition ne m’amène qu’à dix kilomètres au sud de la colonie. Je dois au moins franchir la première chaîne de montagnes. — Et comment vais-je t’empêcher de traîner, alors que tu me fais prendre des photos, des échantillons, les stocker et enregistrer des notes ? — Refuse. Dis-moi de lever mes genoux osseux du sol et de me mettre en route. — Toute ma vie on m’a appris à obéir à mes aînés, observer et m’instruire. Je suis ton assistant. Ton apprenti. — Tu espères seulement que nous n’irons pas trop loin, comme ça, quand je mourrai, tu n’auras pas à transporter le cadavre sur une si grande distance. — Je croyais que mon père t’avait prévenu : si tu meurs bel et bien, je suis censé appeler des secours et observer le processus de décomposition. — C’est vrai. Tu ne me portes que si je respire. — À moins que tu ne veuilles que je commence maintenant ? Que je te hisse sur mes épaules pour t’empêcher de découvrir une nouvelle famille de plantes tous les cinquante mètres ? — Pour un jeune homme respectueux et obéissant, tu te montres bien sarcastique. — Je ne l’étais qu’un peu. Je peux faire mieux, si tu veux. — C’est très bien. J’étais si bien occupé à discutailler avec toi que nous sommes arrivés jusqu’ici sans que je ne remarque rien. — Sauf que les chiens ont trouvé quelque chose. » C’était une petite famille de ces reptiles cornus qui paraissaient remplir la niche écologique des lapins – des mangeurs de verdure à grandes dents qui bondissaient et ne se battaient qu’une fois acculés. Aux yeux de Sel, leurs cornes ne ressemblaient pas à des armes – trop émoussées – et quand il imaginait un rituel d’accouplement où ces animaux bondissaient dans les airs pour se cogner la tête, il ne voyait pas comment la manœuvre pouvait éviter de leur répandre la cervelle tellement leur crâne était mince. « C’est sûrement un signe de bonne santé, dit Sel. — Les bois ? — Les cornes. — À mon avis, elles tombent et repoussent, dit Po. Tu ne trouves pas que ces bêtes ont l’air de muer ? — Non. — Je chercherai des mues quelque part. — Tu peux chercher longtemps, commenta Sel. — Pourquoi ? Parce qu’ils consomment leur mue ? — Parce qu’ils ne muent pas. — Comment peux-tu en être sûr ? — Je n’en suis pas sûr. Mais il ne s’agit pas d’une espèce importée par les Formiques, elle est indigène, or nous n’avons jamais vu de mues chez les espèces indigènes. » Ainsi allait la conversation tandis qu’ils avançaient – et ils couvraient de la distance. Ils prenaient des photos, oui. Et à l’occasion, devant quelque chose de vraiment nouveau, ils s’arrêtaient et prélevaient des échantillons. Mais ils marchaient toujours. Sel était peut-être vieux et obligé de s’appuyer de temps en temps sur un bâton de randonnée, mais il était encore capable de tenir un rythme régulier. Po était souvent devant lui, mais c’était le plus jeune qui grommelait quand Sel annonçait qu’il était temps de repartir après une brève pause. « Je ne sais pas pourquoi tu prends ce bâton, dit Po. — Pour m’appuyer dessus quand je me repose. — Mais tu es obligé de le porter pendant toute la marche. — Il n’est pas si lourd. — Il en a l’air, en tout cas. — Il est taillé dans du balsa – enfin, l’arbre d’ici que je surnomme balsa parce que son bois est si léger. » Po le soupesa. Cinq cents grammes seulement, bien qu’épais, noueux et évasé comme un pichet à l’extrémité supérieure. « N’empêche que je me fatiguerais de le porter. — Uniquement parce que tu as mis davantage de poids dans ton sac à dos que moi. » Po ne prit pas la peine d’argumenter. « Les premiers voyageurs humains vers la lune de la Terre et les autres planètes ont eu la tâche facile, commenta-t-il alors qu’ils arrivaient en haut d’un sommet. Rien que du vide entre eux et leur destination. Ils n’étaient pas tentés de s’arrêter pour explorer. — Comme les premiers voyageurs par mer. Ils allaient de terre en terre, ignorant la mer parce qu’ils n’avaient pas les outils qui leur auraient permis de l’explorer en profondeur. — Nous sommes les conquistadors, dit Po. Sauf que nous avons tué tout le monde avant même de poser le pied sur cette terre. — Est-ce une différence ou un point commun ? demanda Sel. La variole et autres maladies ont précédé les conquistadors. — Si seulement nous avions pu leur parler, dit Po. Je me suis renseigné sur les conquistadors : nous autres Mayas avons de bonnes raisons d’essayer de les comprendre. Colomb a écrit que les indigènes qu’il a découverts « n’avaient pas de langage », tout ça parce qu’ils ne parlaient aucune des langues que connaissaient ses interprètes. — Mais les Formiques n’avaient pas de langage du tout. — C’est ce que nous croyons. — Pas d’appareils de communication sur leurs vaisseaux. Rien pour transmettre la voix ou l’image. Parce que c’était inutile. Échange de souvenirs. Transfert direct des sens. Quel qu’ait été leur mécanisme, il était plus efficace qu’un langage, mais pire parce qu’ils n’avaient aucun moyen de nous parler. — Alors lesquels étaient les muets ? demanda Po. Eux ou bien nous ? — Les deux, répondit Sel. Et nous étions tous sourds. — Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour en avoir un seul en vie ! — Mais il ne pourrait pas y en avoir qu’un seul. Ils vivaient en essaim. Ils avaient besoin d’être des centaines, peut-être des milliers pour obtenir la masse critique et atteindre l’intelligence. — Ou pas, dit Po. Il se pourrait aussi que seule la reine ait été intelligente. Sinon, pourquoi auraient-ils tous péri quand les reines sont mortes ? — À moins que la reine n’ait été le lien, le centre d’un réseau neuronal, de sorte qu’ils se sont tous effondrés en même temps qu’elle. Mais jusque-là c’étaient tous des individus. — Comme je disais, je regrette que nous n’en ayons pas un vivant, répondit Po, pour que nous puissions avoir des certitudes au lieu de jouer aux devinettes à partir de quelques cadavres desséchés. » Sel se réjouit in petto que la nouvelle génération de la colonie ait produit au moins un être qui raisonnait en scientifique. « Nous avons davantage de spécimens préservés qu’aucune autre colonie. Il y a si peu de charognards capables de les manger ici que les cadavres ont résisté assez longtemps pour nous permettre d’atteindre la surface de la planète et d’en congeler quelques-uns. Nous avons même pu étudier leur structure. — Mais pas de reine. — Le regret de ma vie, dit Sel. — Vraiment ? C’est ton plus grand regret ? » Sel se tut. « Excuse-moi, dit Po. — Ça va. Je réfléchissais à ta question. Mon plus grand regret ? Quelle question ! Comment puis-je regretter d’avoir tout laissé derrière moi sur Terre, alors que j’ai quitté la planète pour aider à la sauver ? Et venir ici m’a permis de faire ce dont les autres scientifiques ne peuvent que rêver. J’ai déjà pu nommer plus de cinq mille espèces et établir un système de classification rudimentaire pour un biote indigène tout entier. Plus que sur aucun des autres mondes formiques. — Pourquoi ? — Parce que les Formiques ont décapé ces planètes et ont ensuite implanté un sous-ensemble limité de leurs propres faune et flore. Ce monde est le seul où la plupart des espèces ont évolué sur place. Le seul désordonné. Et leur planète mère, qui aurait pu abriter une diversité infiniment plus grande, est détruite. — Donc tu ne regrettes pas d’être venu ? — Bien sûr que si, dit Sel. Et je suis aussi heureux d’être là. Je déplore d’être un vieillard, une épave. Je suis content de ne pas être mort. J’ai l’impression que tous mes regrets sont compensés par quelque chose dont je me réjouis. En moyenne, donc, je n’ai aucun regret. Mais je ne suis pas non plus heureux du tout. L’équilibre parfait. En moyenne, je ne ressens rien du tout. Je crois que je n’existe pas. — Papa dit que si on obtient des résultats absurdes, c’est qu’on n’est pas un scientifique mais un philosophe. — Mes résultats ne sont pas absurdes. — Tu existes, pourtant. Je te vois et je t’entends. — Génétiquement parlant, Po, je n’existe pas. Je suis hors de la toile de la vie. — Tu choisis donc de mesurer selon le seul critère qui permette à ta vie d’être insignifiante ? » Sel éclata de rire. « Tu es le fils de ta mère. — Pas celui de mon père ? — Des deux, bien sûr. Mais c’est ta mère qui ne tolère pas qu’on raconte des âneries. — À ce propos, j’ai hâte de voir un âne. » Maintenant que le vaisseau décélérait rapidement à l’approche de Shakespeare, l’équipage était beaucoup plus occupé que d’ordinaire. La première opération consisterait à s’arrimer au transporteur qui avait amené la flotte militaire jusqu’à cette planète quarante ans plus tôt. En l’absence de provisions pour un voyage de retour, le bâtiment avait été laissé en orbite géosynchrone juste au-dessus du site de la colonie, comme un énorme satellite. L’énergie solaire avait suffi à alimenter ses ordinateurs et ses communications ces dernières décennies. L’équipage d’origine – des pionniers, désormais – avait embarqué à bord des vaisseaux de combat pour atterrir ; les provisions et le matériel nécessaires pour les premières années de la colonie avaient été conçus pour être casés dans ou sur les véhicules de combat. Et tous étaient équipés d’ansibles. Mais ils n’étaient prévus que pour un seul atterrissage, incapables de quitter la surface de la planète. L’équipage de l’amiral Morgan devait entretenir et remettre à niveau le transporteur. On avait amené de nouveaux satellites de communication et de météorologie, qui seraient placés en orbite géosynchrone à intervalles réguliers tout autour de la planète. Puis on donnerait un capitaine et un équipage au vieux transporteur qui, plutôt que de rentrer sur Éros, poursuivrait vers une autre colonie. Malgré toute l’agitation, Ender ne se faisait aucune illusion : l’amiral Morgan lui-même ne se laissait pas du tout distraire de son observation des activités du jeune homme. Ce type était un calculateur, un conspirateur, et bien qu’un « homme de paix » tel que lui pût donner l’impression d’avancer d’un pas lourd, sans jamais faire grand-chose, il était toujours prêt à frapper. A mesure que le moment clé – l’arrivée sur Shakespeare – approchait, Ender devait donc veiller à ne lui fournir aucune raison de soupçonner qu’il préparait quelque chose. Morgan s’attendait à ce qu’Ender soit un gamin intelligent et enthousiaste de quinze ans, et il fallait satisfaire ses attentes ; toutefois, l’adulte était aussi prudent face au droit inattaquable de l’adolescent au titre de gouverneur. Il devait avoir la certitude qu’Ender était satisfait de le voir jouer les éminences grises. C’est pourquoi Ender alla demander à Morgan la permission de se servir de l’ansible pour communiquer avec les xénobiologistes de Shakespeare. « Vous savez que j’ai étudié les systèmes biologiques des Formiques, et maintenant je peux communiquer avec eux en temps réel. J’ai beaucoup de questions à leur poser. — Je ne veux pas que tu les ennuies, répondit Morgan. Il y a déjà trop à faire pour préparer l’atterrissage. » Ender savait que, côté planète, les pionniers n’avaient rien d’autre à faire que rester hors du chemin. Morgan atterrirait puis déciderait quelles provisions réquisitionner pour le voyage de retour. Que Morgan se trouve à bord ou non, le vaisseau retournerait sur Terre. « Commandant, les xénobiologistes ont besoin de savoir quels animaux de pâture nous avons pour pouvoir se préparer à les adapter aux protéines extraterrestres. C’est un projet titanesque et, tant que nous ne disposerons pas d’une nouvelle génération d’animaux adaptés, il n’y aura pas de viande. Vous n’avez pas idée de leur enthousiasme. Et je suis tout à fait informé puisque j’ai travaillé sur le manifeste quand nous avons quitté Éros. — Je leur ai déjà transmis le manifeste. » En réalité, Ender avait envoyé le manifeste avant le départ du vaisseau. Mais pourquoi chipoter ? « La liste mentionne des généralités comme “vaches” et “cochons”. Il leur faut beaucoup plus d’informations que ça. Je les ai, je peux les transmettre, et personne ne se sert de l’ansible, commandant. C’est vraiment important. » Ender faillit dire « vraiment vraiment vraiment » mais décida finalement que ce serait beaucoup trop enfantin et que Morgan pourrait se douter de quelque chose. L’amiral soupira. « Voilà pourquoi on ne devrait pas confier un poste d’adulte à des enfants. Vous ne respectez pas les priorités comme les adultes. Mais… tant que tu cesses ce que tu fais dès que l’équipage a besoin de l’ansible, c’est bon. Maintenant, si ça ne te dérange pas, j’ai du vrai travail à faire. » Ender savait que le « vrai travail » du commandant avait plus à voir avec les préparatifs d’un mariage à bord qu’avec l’atterrissage. Dorabella Toscano l’avait si bien rendu fou de désir – non, il s’agissait d’affection, les liens profonds d’une camaraderie permanente – qu’il avait cédé : elle arriverait sur Shakespeare en épouse de l’amiral et non comme un colon ordinaire. Et cela convenait tout à fait à Ender. Il n’interférerait en rien. Il se rendit à la salle de l’ansible afin d’envoyer directement ses messages. S’il avait établi le lien depuis son bureau, le message aurait sûrement été intercepté et stocké pour être examiné à loisir. Ender joua avec l’idée d’éteindre le système d’observation mais se ravisa. La sécurité était celle de la F. I., en version classique, ce qui signifiait qu’un bon nombre de gamins de l’École de guerre avaient réussi à la contourner, la pirater ou, comme Ender, s’y introduire et la tromper du tout au tout, mais il ne pouvait pas pour autant risquer de voir Morgan demander à visionner sa vidéo dans la salle de l’ansible et apprendre qu’il n’y en avait pas pour cette période. En dehors de cela, il n’avait qu’un court message à expédier à Graff, lui réclamant un peu d’aide face à sa situation actuelle ; ensuite, il pourrait profiter de quelques instants de douce intimité avant de s’atteler à la tâche qu’il avait annoncé être venu effectuer. Il fit ce qu’il faisait toujours quand il avait l’occasion d’être seul : il posa la tête sur ses bras et ferma les yeux, espérant que quelques instants de sommeil lui rafraîchiraient l’esprit. Il se réveilla parce qu’on lui massait doucement les épaules. « Pauvre petit, disait Alessandra. Tu t’es endormi au beau milieu de ton travail. » Ender se redressa, tandis qu’elle continuait à lui pétrir les muscles des épaules, du cou et de la nuque. Ceux-ci étaient vraiment tendus, et elle lui faisait du bien. Si elle lui avait demandé la permission, il aurait refusé – il ne voulait pas de contact physique entre eux –, et si elle était arrivée alors qu’il était éveillé et avait commencé à le masser, il se serait reculé parce qu’il détestait qu’on s’arroge le droit de le toucher sans son consentement. Mais se réveiller ainsi, c’était trop bon pour y mettre fin. « Je ne fais pas grand-chose, dit-il. Je m’occupe, c’est tout. Faut laisser les adultes faire le vrai boulot. J’ai fait mon temps. » À ce stade, il mentait à Alessandra par réflexe. « Je ne suis pas dupe, répondit-elle. Je ne suis pas aussi bête que tu le crois. — Je ne crois pas que tu sois bête », dit-il. Et c’était le cas. Elle n’avait pas l’étoffe des élèves de l’École de guerre, mais ce n’était pas non plus une imbécile. « Je sais que tu n’apprécies pas que maman et l’amiral Morgan se marient. » Pourquoi cela m’affecterait-il ? « Non, c’est très bien, dit Ender. Je suppose qu’on prend l’amour où on le trouve, et ta mère est encore jeune. Et belle. — Oui, hein ? J’espère avoir la même silhouette qu’elle, plus tard. Les femmes du côté de mon père étaient toutes maigres. Pas de formes du tout. » Ender sut aussitôt pourquoi elle était là. Évoquer ses formes pendant qu’elle le massait : la manœuvre était trop évidente. Mais il voulait voir quelle direction elle donnerait à cet échange, et pourquoi. Plus précisément, pourquoi maintenant. « Maigre ou plantureux, tout le monde est attirant dans les bonnes circonstances. — Et quelles sont ces circonstances pour toi, Ender ? Quand une femme t’attirera-t-elle ? » Il savait ce qu’on attendait de lui. « Tu es attirante, Alessandra. Mais tu es trop jeune. — J’ai le même âge que toi. — Je suis trop jeune, moi aussi », répondit-il. Ils avaient déjà eu cette discussion – mais dans l’abstrait. En se félicitant mutuellement de si bien s’entendre sans s’intéresser le moins du monde à l’autre sur le plan sexuel. Manifestement, il y avait eu un changement de programme. « Je ne sais pas, dit Alessandra. Sur Terre, les gens se mariaient de plus en plus tard. Et avaient leur première expérience sexuelle de plus en plus tôt. C’était un tort de séparer les deux, je sais, mais qui peut dire quelle est la mauvaise direction ? La biologie de notre corps est peut-être plus avisée que toutes les raisons qu’on donne pour attendre de se marier. Peut-être notre corps veut-il élever des enfants quand nous sommes encore assez jeunes pour suivre leur rythme. » Ender se demanda dans quelle mesure cette réplique lui avait été soufflée par sa mère. Sans doute pas tant que ça. Alessandra réfléchissait réellement à ce genre de choses – ils avaient suffisamment discuté de questions sociopolitiques pour que cela ne semble pas déplacé de sa part. Le problème était que, tout en comprenant parfaitement ce qui se passait, Ender y prenait plaisir. Il n’avait pas envie que cela s’arrête. Pourtant il le fallait. Que cela s’arrête ou que cela change. Le massage du dos ne pouvait pas se prolonger indéfiniment. Il ne pouvait pas non plus y mettre un terme brutal. Il avait un rôle à jouer. Morgan devait croire Ender dévoué à Alessandra, de sorte qu’en épousant Dorabella il deviendrait son futur beau-père. Un jeu de leviers supplémentaire pour le contrôler. Ender avait prévu de procéder de façon platonique. Le temps qu’il passait avec Alessandra, l’attention qu’il lui vouait, cela ferait l’affaire. Jusque-là. Maintenant on le poussait. À travers Alessandra – car Ender ne croyait pas qu’elle avait imaginé d’elle-même cette petite rencontre. « Tu penses à ta mère et à l’amiral Morgan ? demanda Ender. Jalouse ? » Cela lui fit retirer ses mains. « Non, répondit-elle. Pas du tout. Quel rapport entre leur mariage et un massage des épaules ? » Maintenant qu’elle ne le touchait plus, Ender put faire pivoter son fauteuil pour lui faire face. Elle était habillée… différemment. Rien d’évident, pas comme dans les vidéos qu’il avait vues sur les modes prétendument sexy de la Terre. Elle portait des vêtements qu’il avait déjà vus. Mais un bouton de moins était fermé. Était-ce la seule différence ? Peut-être la voyait-il d’un nouvel œil parce qu’elle le touchait quelques instants plus tôt. « Alessandra, dit-il, ne faisons pas mine d’ignorer ce qui se passe ici. — Et que se passe-t-il, selon toi ? — Je dormais, et tu as fait ce que tu n’avais encore jamais fait. — Je n’ai jamais ressenti ça auparavant, dit-elle. J’ai vu le poids que tu portes. Pas juste le titre de gouverneur et tout ça, je veux dire… tout ce qui s’est passé avant. Le poids d’être Ender Wiggin. Je sais que tu n’aimes pas qu’on te touche, mais cela n’empêche pas les autres d’avoir envie de te toucher. » Ender effleura sa main et la prit doucement dans ses doigts. Il savait en le faisant qu’il n’aurait pas dû. Pourtant l’envie de le faire était presque irrésistible, et une partie de lui-même disait : ça ne présente aucun risque. Se tenir la main ? Les gens font ça sans arrêt. Oui, et il y a d’autres choses qu’ils font sans arrêt, répondit une autre partie de son esprit. La ferme, répondit celle qui aimait toucher Alessandra. Et si tout se déroulait conformément au script d’Alessandra ou de sa mère ? Était-ce le pire destin ? Il arrivait sur un monde pionnier. Les colonies étaient centrées autour de la reproduction. Il aimait bien cette fille. Il n’y aurait pas un immense vivier de filles parmi lesquelles choisir dans la colonie ; il y en avait peu de son âge parmi les passagers en stase, donc il s’agirait essentiellement de filles nées sur Shakespeare, et elles… ne seraient pas terriennes. Tandis qu’il débattait avec lui-même, elle lui serra un peu plus la main et se rapprocha de lui. À côté de lui. Il sentait désormais sa chaleur – ou il imaginait la sentir. Le corps d’Alessandra touchait maintenant son bras ; son autre main, celle qu’il ne tenait pas, lui caressait les cheveux. Elle levait sa main à lui vers sa poitrine. Appuyait le dos de sa main non pas contre ses seins – ç’aurait été trop évident – mais à l’endroit où son cœur battait. Ou était-ce son propre pouls qu’il sentait battre dans sa main ? « Pendant ce voyage, j’ai appris à te connaître, murmura-t-elle. Pas le célèbre garçon qui a sauvé le monde, mais cet adolescent, ce jeune de mon âge à peu près, si prudent, si attentionné envers les autres, si patient avec eux. Avec moi, avec ma mère. Tu crois que je ne l’ai pas vu ? Tu ne veux jamais blesser personne, jamais offenser, mais tu ne laisses jamais personne s’approcher non plus, à part ta sœur. C’est ça, ton avenir, Ender ? Ta sœur et toi, dans un cercle qui n’admet personne d’autre ? » Oui, songea Ender. C’est ce que j’ai décidé. Quand Valentine est arrivée, je me suis dit : oui, je peux la laisser entrer. Je peux me fier à elle, à elle seule. Je ne peux pas te faire confiance, Alessandra, songea Ender. Tu es là pour servir les projets de quelqu’un d’autre. Tu penses peut-être ce que tu dis, tu es peut-être sincère. Mais on se sert de toi. Tu es une arme braquée sur mon cœur. On t’a habillée aujourd’hui. On t’a dit que faire et comment t’y prendre. Ou, si tu sais vraiment tout cela de toi-même, alors tu es trop forte pour moi. Je suis trop impliqué dans cette histoire. J’ai trop envie qu’elle se poursuive comme tu sembles le proposer. Je vais y mettre un terme, se dit-il. Mais même ainsi, il ne pouvait pas tout bonnement se mettre debout et lancer « Recule, tentatrice », comme Joseph à la femme de Potiphar. Il faudrait qu’il lui donne envie d’arrêter, que l’amiral Morgan n’ait pas l’impression qu’il l’avait repoussée. Morgan visionnerait sûrement l’enregistrement de cette scène. À la veille de son propre mariage, il ne pouvait pas voir Ender refuser catégoriquement Alessandra. « Alessandra, fit Ender aussi bas qu’elle avait parlé, veux-tu vraiment avoir la même vie que ta mère ? » Pour la première fois, elle hésita, incertaine. Ender reprit sa main, s’appuya sur les bras du fauteuil et se leva. Il la prit dans ses bras et décida que, pour que cela fonctionne, il lui faudrait l’embrasser. Il le fit donc. Il n’était pas doué mais, à son grand soulagement, elle non plus. Ce fut un baiser maladroit : ils ne visèrent pas bien et durent se recentrer, et ni l’un ni l’autre ne savait ce qu’ils étaient réellement censés faire. Bizarrement, ce baiser brisa l’ambiance et, quand ils eurent terminé, ils se mirent à rire. « Voilà, dit Ender. Nous l’avons fait. Notre premier baiser. Le premier baiser de ma vie. — Pour moi aussi. Le premier dont j’aie eu envie. — Nous pourrions aller plus loin, nous sommes tous les deux équipés pour. À nous deux, nous avons l’assortiment complet, je n’en doute pas. » Elle rit à nouveau. C’est ça, songea Ender. C’est le rire le bon état d’esprit, pas l’autre. « Je pensais ce que j’ai dit, à propos de ta mère, reprit-il. Elle l’a fait, pile à ton âge. Elle t’a conçue à quatorze ans, tu es née quand elle en avait quinze. L’âge que tu as aujourd’hui. Et elle a épousé le garçon, non ? — Et c’était fantastique, répondit Alessandra. Maman m’a très souvent répété combien elle avait été heureuse avec lui. Comme c’était bien. Comme ils m’aimaient tous les deux. » Bien sûr que ta mère le dit, songea Ender. C’est une femme bien, elle n’a pas envie de te révéler quel cauchemar c’était, d’avoir quinze ans et de porter une telle responsabilité. Mais peut-être que c’était vraiment bien, souffla un autre coin de son esprit. Celui qui était éminemment conscient que leurs corps étaient encore serrés l’un contre l’autre, que ses doigts s’appuyaient encore contre le dos du chemisier d’Alessandra, animés d’un léger mouvement, caressant la peau sous le tissu. « Ta mère était sous la coupe d’une femme plus forte qu’elle, dit-il. Ta grand-mère. Elle voulait s’en libérer. » Cela eut l’effet recherché : Alessandra s’écarta de lui. « Qu’est-ce que tu racontes ? Que sais-tu sur ma grand-mère ? — Uniquement ce que ta mère m’en a raconté elle-même. Devant toi. » Il vit à son visage qu’elle se souvenait, et l’éclair de colère disparut. Mais elle ne revint pas dans ses bras. D’ailleurs, il ne l’y invita pas. Il réfléchissait plus clairement quand elle se tenait à cinquante centimètres. Un mètre aurait mieux valu encore. « Ma mère ne ressemble pas du tout à ma grand-mère, dit Alessandra. — Bien sûr que non. Mais vous avez vécu à deux toute ta vie. Toujours très proches. — Je n’essaye pas de m’éloigner d’elle. Je ne me servirais pas de toi comme ça. » Mais son visage trahissait autre chose. L’aveu peut-être qu’elle se servait bien de lui – que la visite qu’elle lui rendait avait été soufflée par sa mère. « Je me disais juste que même le joyeux pays des fées dans lequel elle aime faire mine de vivre… — Quand as-tu… » commença-t-elle, avant de s’interrompre car, bien entendu, Dorabella avait fait plus d’une fois son numéro de reine des fées, pour le plus grand plaisir des autres colons. « Je me disais, répéta Ender, qu’après tout ce temps tu n’avais peut-être pas envie de passer le reste de ta vie dans son pays des fées. Peut-être ton monde est-il meilleur pour toi que son univers imaginaire. C’est tout ce que je me disais. Elle a tissé un magnifique cocon autour de toi, mais tu as peut-être envie d’en sortir et de t’envoler. » Alessandra resta plantée, la main sur la bouche. Puis les larmes lui montèrent aux yeux. « Per tutte santé, dit-elle. Je faisais… ce qu’elle voulait. Je pensais que c’était mon idée, mais c’était la sienne, c’était… Je voulais que tu m’aimes, je le voulais vraiment, ce n’était pas un mensonge, mais l’idée de venir ici… Je n’essayais pas de lui échapper, je lui obéissais. — Ah bon ? s’étonna Ender, faisant mine de ne pas avoir deviné. — Elle m’a dit exactement quoi faire, jusqu’où… » Alessandra commença de déboutonner son chemisier, en larmes. Elle ne portait rien en dessous. « Ce que tu allais voir, ce que tu pouvais toucher, mais pas plus… » Ender s’approcha d’elle et la prit à nouveau dans ses bras pour l’empêcher de se déboutonner davantage. Parce que même en cet instant chargé d’émotion, une part de lui-même ne s’intéressait qu’au chemisier et à ce qu’il révélerait, et non à la jeune fille qui se déshabillait. « Tu tiens à moi, alors, dit-elle. — Bien sûr que oui. — Plus qu’elle », ajouta Alessandra. Ses larmes mouillaient la chemise d’Ender. « Sans doute pas. — Je me demande si elle tient vraiment à moi, dit-elle contre le torse du jeune homme. Je me demande si j’ai jamais été autre chose que sa marionnette, tout comme elle était celle de grand-mère. Peut-être que si maman était restée chez elle, ne s’était pas mariée et ne m’avait pas eue, grand-mère aurait débordé de magie et de beauté – parce que sa volonté triomphait. » Parfait, songea Ender. Malgré mes propres pulsions, ma distractibilité hormonale, tout s’est passé à merveille. L’amiral Morgan constaterait que, même si le scénario sexuel ne s’était pas déroulé comme prévu, Ender et Alessandra demeuraient proches, liés – quoi qu’il veuille y voir. Le jeu se poursuivait. Même si la romance marquait indéniablement une pause. « Cette pièce ne ferme pas à clef, dit Ender. — Je sais, répondit-elle. — N’importe qui pourrait entrer. » Il se dit qu’il valait mieux ne pas souligner la présence de caméras de surveillance dans toutes les cabines, y compris – et même plus particulièrement – celle-ci, ni qu’on pouvait être en train de les observer. Elle comprit le message, s’écarta et reboutonna son chemisier. Cette fois jusqu’en haut, comme à son habitude. « Tu as vu clair dans mon jeu. — Non. Je t’ai vue, toi. Peut-être n’est-ce pas le cas de ta mère. — Je sais que ce n’est pas son cas. Je le sais. Seulement je suis… C’est… C’est l’amiral Morgan, voilà : elle disait qu’elle m’emmenait ici pour me trouver un jeune homme plein d’avenir, mais elle s’est trouvé un vieux à l’avenir plus prometteur encore, voilà ce qu’il y a, et j’entre dans ses plans, c’est tout, je… — Ne fais pas ça, intervint Ender. Ta mère t’aime, ce n’était pas cynique, elle pensait t’aider à obtenir ce que tu voulais. — Peut-être. » Elle éclata d’un rire amer. « Ou est-ce seulement ta version du pays des fées ? Tout le monde veut mon bonheur, alors on construit une fausse réalité autour de moi. Oui, je veux être heureuse, mais pas si ça repose sur un mensonge ! — Je ne te mens pas. » Elle le regarda d’un œil perçant. « Tu m’as désirée ? Un tant soit peu ? » Ender ferma les yeux et hocha la tête. « Regarde-moi et dis-le. — J’avais envie de toi. — Et maintenant ? — Il y a beaucoup de choses dont j’ai envie et que je n’ai pas le droit d’avoir. — On croirait que c’est ta mère qui t’a appris cette réplique. — Si j’avais été élevé par ma mère, elle l’aurait peut-être fait. Mais, en l’occurrence, je l’ai appris quand j’ai décidé de partir pour l’Ecole de guerre, quand j’ai décidé de vivre en respectant les règles de cet environnement. Tout est régi par des règles, même si personne ne les a inventées, même si personne n’appelle cela un jeu. Et quand on veut que tout se passe bien, il vaut mieux connaître les règles et ne les transgresser que si on joue à un autre jeu et qu’on suit les règles de celui-là. — Tu crois que ça voulait dire quelque chose ? — Pour moi oui, répondit Ender. J’ai envie de toi. Tu as eu envie de moi. C’est gratifiant. Et j’ai eu mon premier baiser. — Ce n’était pas si mal, hein ? Je n’ai pas été pitoyable ? — Disons que je n’ai pas exclu de recommencer. Un jour, à l’avenir. » Elle gloussa. Les larmes s’étaient taries. « J’ai vraiment du travail à faire, dit Ender. Et crois-moi, tu m’as bien réveillé. Je ne me sens pas endormi du tout. Très efficace. » Elle se mit à rire. « J’ai compris. Il est temps que je m’en aille. — Je pense. Mais je te verrai plus tard. Comme toujours. — Oui, répondit-elle. J’essaierai de ne pas glousser et d’avoir l’air naturel. — Sois toi-même. On ne peut pas être heureux si l’on passe sa vie à faire semblant. — C’est pourtant le cas de maman. — Quoi ? Elle fait semblant ou bien elle est heureuse ? — Elle fait semblant d’être heureuse. — Alors peut-être seras-tu heureuse plus tard sans être obligée de faire semblant. — Peut-être », dit-elle. Puis elle s’en alla. Ender ferma la porte et s’assit. Il avait envie de hurler de frustration, de désir rentré, de rage contre une mère qui envoyait sa fille faire un truc pareil, contre l’amiral Morgan qui rendait tout cela nécessaire, contre lui-même qui mentait si bien. « On ne peut pas être heureux si l’on passe sa vie à faire semblant. » Eh bien, sa vie ne contredisait pas cet adage. Il la passait à faire semblant, et il n’était pas heureux pour un sou. CHAPITRE QUINZE À : FutGouv%ShakespeareCol@MinCol.gov/voy De : vwiggin%ShakespeareCol@MinCol.gov/voy Sujet : détends-toi, petit E : Rien dans ton comportement face à A ne devrait te surprendre ni t’embarrasser. Si le désir n’embrumait pas le cerveau, personne ne finirait marié, bourré ou gros. V. Au bout de quinze jours et presque deux cents kilomètres parcourus, Sel et Po avaient abordé au moins deux fois tous les sujets imaginables, et ils cheminaient désormais la plupart du temps dans un silence aimable, sauf quand les circonstances du trajet leur imposaient de parler. Des avertissements qui tenaient en une phrase : « Ne t’accroche pas à cette liane, elle n’est pas solide. » Des spéculations scientifiques : « Je me demande si ce machin coloré qui ressemble à une grenouille est venimeux. — J’en doute, dans la mesure où c’est un caillou. — Ah. Les couleurs étaient si vives que je me suis dit… — C’était une bonne hypothèse. Et puis tu n’es pas géologue, alors on ne peut pas te demander de reconnaître une pierre. » Dans l’ensemble, il n’y avait que leur respiration, le bruit de leurs pas et les sons, les odeurs et les paysages d’un nouveau monde qui se révélait aux premiers représentants de l’espèce humaine à en traverser cette région. Après deux cents kilomètres, toutefois, il était temps de s’arrêter. Ils s’étaient soigneusement rationnés, mais ils avaient consommé la moitié de leurs provisions. Ils établirent un campement plus permanent près d’une source d’eau douce, choisirent un endroit sûr et creusèrent des latrines, puis dressèrent la tente en enfonçant les pieux plus profond, là où le sol serait plus confortable sous leur dos. Ils resteraient là une semaine. Une semaine car c’était le temps qu’ils comptaient tenir avec la viande des deux chiens qu’ils tuèrent cet après-midi-là. Sel se désola que deux seulement des chiens fussent assez intelligents pour déduire des peaux et des carcasses que leurs maîtres humains n’étaient plus des compagnons fiables. Ces deux-là s’en allèrent – ils durent chasser les deux autres à coups de pierres. À ce stade, comme tout le monde au sein de la colonie, Sel et Po savaient tous les deux conserver la viande en la fumant. Ils ne préparèrent qu’un peu de la viande fraîche et continuèrent d’alimenter le feu pour fumer le reste, suspendu aux branches d’un arbre aux allures de fougère… ou d’une fougère aux allures d’arbre. Ils tracèrent un cercle grossier sur la carte satellite qu’ils emportaient avec eux et prirent chaque matin une direction différente pour voir ce qu’ils trouveraient. Cette fois, ils prélevaient activement des échantillons et prenaient des photos qu’ils envoyaient au transporteur en orbite pour stockage sur son gros ordinateur. Les images qu’ils transmettaient, les résultats des tests, tout cela était en sécurité : ce ne serait pas perdu, quoi qu’il arrive à Sel et Po. Les échantillons physiques, en revanche, étaient de loin leurs biens les plus précieux. Une fois qu’ils les auraient ramenés, on pourrait longuement les étudier grâce à du matériel beaucoup plus sophistiqué : celui que les xénobiologistes du nouveau vaisseau colonial apportaient. La nuit, Sel restait éveillé de longues heures et réfléchissait à ce que Po et lui avaient vu, classant les éléments dans sa tête, s’efforçant de comprendre la biologie de ce monde. Mais au réveil il ne se rappelait pas avoir eu d’illumination la veille, et il n’en avait pas, à coup sûr, à la lumière du jour. Pas de grande percée ; rien que la continuité du travail qu’il avait déjà effectué. J’aurais dû partir au nord, dans la jungle. Mais la jungle est beaucoup plus dangereuse à explorer. Je suis un vieil homme. La jungle me tuerait. Ce plateau tempéré, plus froid que la colonie parce qu’un peu plus proche du pôle et plus haut en altitude, est aussi plus sûr – du moins l’été – pour un vieillard à qui il faut du terrain découvert et rien d’inhabituellement dangereux qui morde ou qui pique. Le cinquième jour, ils croisèrent un sentier. Impossible de se méprendre. Ce n’était pas une route, certes, mais c’était normal car les Formiques construisaient peu de routes. Ils se contentaient de sentiers qui se traçaient naturellement : ils résultaient du passage de milliers de pieds empruntant le même chemin. Ces pieds étaient passés par là, bien que quarante ans plus tôt. Si longtemps et si souvent qu’au bout de tant d’années, si recouvert fût-il, on distinguait encore le sentier à l’œil nu à travers le sol semé de galets d’une étroite vallée alluviale. Il n’était plus question de rechercher d’autres exemplaires de flore et de faune. Les Formiques avaient trouvé quelque chose de valeur à cet endroit, et l’archéologie prenait le pas, au moins pour quelques heures, sur la xénobiologie. Le sentier serpentait un peu dans les collines avant de mener à un certain nombre de grottes. « Ce ne sont pas des grottes, dit Po. — Ah bon ? — Ce sont des tunnels. Ils sont trop récents, et le terrain ne s’est pas modelé en fonction d’eux comme dans le cas de véritables grottes. Ces entrées ont été creusées pour servir de portes. Elles font toutes la même hauteur, tu vois ? — Cette hauteur si peu pratique qui rend le passage tellement pénible pour les humains. — Ce n’est pas notre but ici, oncle Sel, dit Po. Nous avons trouvé le site. Appelons quelqu’un d’autre pour explorer ces tunnels. Nous sommes là pour le vivant, pas pour les morts. — Je dois savoir ce qu’ils faisaient ici. Sûrement pas de l’agriculture – il n’y a pas trace de cultures revenues à l’état sauvage ici. Pas de vergers. Pas de tas de fumier non plus – il ne s’agissait pas d’un grand peuplement. Et pourtant il y avait énormément de trafic, sur cet unique sentier. — De l’exploitation minière ? — Tu vois une autre explication ? Il y a quelque chose dans ces tunnels que les Formiques jugeaient assez précieux pour se donner la peine de l’extraire. En grandes quantités. Pendant longtemps. — Pas en quantités telles, protesta Po. — Non ? — C’est comme la sidérurgie sur Terre. Bien que le but ait été de fondre le fer pour produire de l’acier et qu’on n’ait extrait le charbon que pour alimenter les fonderies et les hauts-fourneaux, on ne transportait pas le charbon jusqu’au fer : on amenait le fer là où se trouvait le charbon, parce qu’il en fallait beaucoup plus pour produire de l’acier. — Tu devais avoir d’excellentes notes en géographie. — Mes parents et moi sommes nés ici, mais je suis humain. La Terre reste ma patrie. — Tu dis donc que, quoi qu’ils aient extrait de ces tunnels, ce n’était pas en quantités telles qu’il ait valu la peine de bâtir une ville par ici. — Ils plaçaient leurs villes à côté de sources de nourriture ou d’énergie. Quoi qu’ils aient trouvé ici, ils en ont pris assez peu pour qu’il soit plus économique de le transporter jusqu’à leurs villes plutôt que de bâtir une ville ici pour le traiter. — Tu pourrais devenir quelqu’un de bien quand tu seras grand, Po. — Je suis déjà grand, oncle Sel. Et je suis déjà quelqu’un de bien. Quoique pas assez pour convaincre une fille de m’épouser. — Et connaître les principes de l’histoire économique de la Terre t’aidera à trouver une compagne ? — Aussi sûrement que les bois de ce lapin-crapaud. — Ses cornes. — Alors, on entre ? » proposa Po. Sel installa l’une des petites lampes à huile à l’extrémité évasée de son bâton de randonnée. « Et moi qui croyais que cette ouverture en haut du bâton était décorative, fit Po. — Elle l’était. Et c’est aussi comme ça que l’arbre a poussé. » Sel enroula ses couvertures et mit la moitié des provisions de bouche restantes dans son sac avec leur matériel de test. « Tu comptes passer la nuit là-dedans ? — Et si nous faisons une découverte extraordinaire mais que nous devons ressortir des tunnels avant d’avoir eu l’occasion de les explorer ? » Po rangea consciencieusement ses affaires. « Je ne pense pas que nous aurons besoin de la tente. — Je doute qu’il pleuve beaucoup à l’intérieur. — En même temps, dans une caverne, l’humidité peut ruisseler des parois. — On choisira un endroit sec. — Qu’est-ce qui peut vivre là-dedans ? Ce n’est pas une grotte naturelle. Je ne pense pas qu’on y trouvera des poissons. — Certains oiseaux et d’autres animaux du même type aiment l’obscurité. Ou bien ils y voient un environnement plus sûr et plus chaud. Et peut-être une sous-espèce de cordé, d’insecte, de ver ou de fongus que nous n’avons pas encore rencontrée. » À l’entrée, Po soupira. « Si seulement le plafond était plus haut. — Ce n’est pas ma faute à moi si tu as tant grandi. » Sel alluma la lampe, alimentée par l’huile d’un fruit qu’il avait trouvé dans la nature. Il l’avait baptisé « olive » en référence au fruit oléagineux terrien, bien qu’il ne lui ressemblât par aucun autre aspect. En tout cas pas pour le goût ni le pouvoir nutritif. Les colons le produisaient dans des vergers désormais ; ils en faisaient trois récoltes par an, qu’ils pressaient et filtraient. À part pour son huile, ce fruit n’était propre à rien d’autre qu’à fertiliser les sols. Il faisait bon avoir un combustible qui donnait de la lumière sans fumée au lieu de devoir alimenter tous les bâtiments en électricité, notamment les plus éloignés. C’était une des trouvailles préférées de Sel – d’autant que rien n’indiquait que les Formiques en eussent jamais découvert l’utilité. Évidemment, les Formiques étaient à l’aise dans le noir. Sel les imaginait parcourant ces tunnels, se contentant de l’ouïe et de l’odorat pour se guider. Les hommes avaient évolué à partir d’animaux qui se réfugiaient dans les arbres et non dans des grottes, songea-t-il, et bien qu’ils aient souvent habité les grottes par le passé, ils s’en étaient toujours méfiés. La profondeur et l’obscurité étaient à la fois attirantes et terrifiantes. Il n’y avait aucun risque que les Formiques aient laissé de grands prédateurs en liberté sur la planète, surtout dans des grottes, dans la mesure où eux-mêmes y vivaient et creusaient des tunnels. Si seulement le monde d’origine des Formiques n’avait pas été oblitéré pendant la guerre ! Tout ce que nous aurions pu apprendre en retraçant l’évolution d’une espèce extraterrestre jusqu’à l’intelligence ! En même temps, si Ender Wiggin n’avait pas tout fait sauter, nous aurions perdu la guerre. Là, nous n’aurions même pas eu ce monde-ci à étudier. L’évolution n’y a pas mené à une forme d’intelligence – ou, dans le cas contraire, les Formiques l’avaient déjà balayée, ainsi que toutes les traces que les indigènes intelligents auraient pu laisser derrière eux. Sel entra dans le tunnel accroupi. Mais il avait du mal à avancer de cette façon : son dos se faisait vieux. Il ne pouvait même pas s’appuyer sur son bâton, trop grand pour tenir à la verticale, et il devait le traîner en le maintenant le plus droit possible de façon à ne pas renverser l’huile de sa lampe. Au bout d’un moment, il fut incapable de continuer dans cette position. Il s’assit, et Po en fit autant. « Ce n’est pas efficace, dit Sel. — J’ai mal au dos. — Un peu de dynamite serait bienvenu. — Comme si tu étais prêt à t’en servir, railla Po. — Je n’ai pas dit que ce serait moralement défendable. Juste bien pratique. » Sel tendit à Po son bâton couronné de la lampe. « Tu es jeune. Tu t’en remettras. Il faut que je trouve une autre position. » Il essaya de progresser à quatre pattes mais y renonça aussitôt : il avait trop mal aux genoux quand il les posait directement sur le sol rocailleux. Il choisit finalement de s’asseoir, de tendre les bras en avant, de leur faire porter son poids et d’avancer ensuite ses jambes et ses hanches. Il n’allait pas vite. Po tenta lui aussi le quatre pattes et abandonna très vite. Mais comme il tenait le bâton et la lumière, il fut contraint de recommencer à marcher plié en deux, accroupi. « Je vais finir infirme, commenta-t-il. — Au moins, je n’aurai pas à entendre les récriminations de ta mère et de ton père sur ce que je t’ai fait subir, car je ne compte pas sortir d’ici vivant. » Et puis, soudain, la lumière pâlit. L’espace d’un instant, Sel crut qu’elle s’était éteinte, mais non : Po s’était relevé et avait remis le bâton en position verticale, de sorte que le tunnel dans lequel le xénobiologiste progressait lentement se trouvait désormais dans l’ombre. Cela n’avait pas d’importance. Sel voyait la chambre qui s’ouvrait plus loin. Il s’agissait d’une caverne naturelle, où des stalactites et stalagmites formaient des colonnes qui soutenaient le plafond. Mais ce n’étaient pas les concrétions bien raides qui se formaient normalement lorsque des gouttes d’eau calcaire tombaient tout droit, laissant des sédiments derrière elles. Ces colonnes-ci serpentaient follement. Elles se tordaient littéralement. « Ce ne sont pas des dépôts naturels, dit Po. — Non. Ces colonnes ont été fabriquées. Mais les torsions n’ont pas l’air intentionnelles. — Fractales aléatoires ? — Je ne pense pas, répondit Sel. Aléatoires, oui, c’est vrai, mais véritablement aléatoires, non pas fractales. Pas mathématiques. — Comme des étrons de chien. » Sel examina les colonnes, debout. Elles avaient effectivement l’aspect d’un colimaçon typique des longues crottes de chien déposées du dessus. Solides mais flexibles. Des extrusions depuis le plafond, mais qui y restaient connectées. Il leva les yeux, puis reprit le bâton à Po et l’éleva. La chambre semblait se prolonger à l’infini, soutenue par les piliers tordus. Des arches comme celles d’un temple antique, mais à demi fondues. « De la roche composite », dit Po. Sel baissa les yeux vers le garçon et le vit, microscope à éclairage autonome en main, en train d’examiner la roche d’une colonne. « La composition minérale ressemble à celle du sol, dit Po. Mais c’est granuleux. Comme si la roche avait été pulvérisée puis ré-agglomérée avec une sorte de colle. — Pas de la colle. Un liant. Du ciment ? — Je pense que c’est recollé, insista Po. Je crois qu’il s’agit d’une substance organique. » Il reprit le bâton et tint la flamme de la lampe sous un des coudes d’une colonne parmi les plus torturées. La substance ne prit pas feu, mais elle se mit bel et bien à suinter et goutter. « Arrête. Ne faisons pas tomber le plafond sur notre tête ! » Maintenant qu’ils pouvaient marcher debout, ils s’enfoncèrent dans la caverne. C’est Po qui pensa à marquer leur chemin en semant des petits bouts de sa couverture. Il regardait de temps en temps derrière lui pour vérifier qu’ils avançaient en ligne droite. Sel se retourna lui aussi et constata qu’il leur aurait été impossible de retrouver le tunnel par lequel ils étaient entrés si leur chemin n’avait pas été marqué. « Alors explique-moi comment ceci a été construit, dit Sel. Pas de marque d’outils sur le plafond ni le sol. Ces colonnes faites de roche pulvérisée liée par de la colle. Bref, un genre de pâte, assez solide toutefois pour soutenir le plafond d’une chambre de cette taille. Pourtant, pas de broyeuse abandonnée, pas de seaux pour transporter la colle. — Des vers géants lithophages. — C’est ce que je me disais aussi. » Po se mit à rire. « Je plaisantais. — Pas moi, répondit Sel. — Comment des vers pourraient-ils manger de la pierre ? — Avec des dents acérées à repousse rapide. En se broyant un chemin. Les gravats fins se lient avec un genre de mucus collant, et les vers rejettent ces colonnes puis les rattachent au plafond. — Mais comment un pareil animal pourrait-il bien apparaître ? s’étonna Po. Il n’y a pas d’éléments nutritifs dans la roche. Et il faudrait une énergie considérable pour faire tout cela. Sans parler du matériau dont leurs dents devraient être composées. — Peut-être ne sont-ils pas apparus. Regarde – qu’est-ce que c’est ? » Il y avait quelque chose de luisant plus loin. Cela reflétait la lumière de la lampe. En approchant, ils aperçurent aussi des reflets en certains points des colonnes. Même du plafond. Mais rien n’était aussi brillant que l’objet qui reposait sur le sol. « Un seau de colle ? demanda Po. — Non. Un insecte géant. Un scarabée. Une fourmi. Quelque chose comme… Regarde ça, Po. » Ils se trouvaient maintenant assez près pour constater que la bête avait six pattes, bien que la paire du milieu eût davantage l’air conçue pour s’accrocher que pour marcher ou saisir. Celle de devant servait à attraper et déchirer. Celle de derrière à creuser et courir. « Qu’en penses-tu ? Bipède ? demanda Sel. — Hexapode, tétrapode et bipède au besoin. » Po le poussa légèrement du pied. Pas de réaction. La bête était indubitablement morte. Il se pencha et fit plier et tourner les pattes arrière. Puis celles de devant. « Capable de grimper, ramper, marcher, courir, le tout dans la même mesure, je crois. — Ce n’est pas une voie d’évolution probable, répondit Sel. L’anatomie tend à faire des choix, dans un sens ou dans un autre. — Comme tu disais. Ce n’est pas un produit de l’évolution, mais de l’élevage. — Dans quel but ? — L’extraction minière », dit Po. Il fit rouler la chose sur le ventre. Elle était très lourde et il dut s’y reprendre plusieurs fois. Mais ils voyaient désormais beaucoup mieux ce qui reflétait la lumière. Son dos était une feuille d’or solide. Aussi lisse que la carapace d’un scarabée, mais si épaisse que la bête devait peser au moins dix kilos. Vingt-cinq, peut-être trente centimètres de long, épais et boudiné. Un exosquelette entièrement doré à l’or fin, et une carapace cuirassée d’or. « Tu crois que ces animaux cherchaient à extraire de l’or ? fit Po. — Pas avec cette bouche. Ni avec ces mains. — Mais ils ingéraient de l’or d’une façon ou d’une autre, qui se déposait dans la carapace. — Je pense que tu as raison, dit Sel. Mais il s’agit là d’un adulte – la récolte. À mon avis, les Formiques emportaient ces choses hors de la mine et les tuaient avant purification. Ils brûlaient les parties organiques pour obtenir du métal pur. — Donc elles ingéraient l’or en tant que larves… — Entraient dans un cocon… — Et à la sortie, leur corps était bardé d’or. — Et les voilà », conclut Sel en levant de nouveau sa lampe. Cette fois, il s’approcha davantage des colonnes, où l’on voyait désormais que les éclats de lumière étaient en fait réfléchis par les corps de créatures à demi formées, le dos enchâssé dans les piliers, le front et le ventre recouverts d’une fine couche d’or luisant. « Les colonnes sont les cocons, dit Po. — Extraction minière organique. Les Formiques élevaient ces animaux dans le but exprès d’extraire l’or. — Mais pour quoi faire ? Ce n’est pas comme si les Formiques se servaient de monnaie. L’or n’était qu’un métal malléable pour eux. — Un métal utile. Qu’est-ce qui te dit qu’ils n’élevaient pas d’autres vers de la même famille pour extraire le fer, le platine, l’aluminium, le cuivre, tout ce qu’ils voulaient ? — Donc ils n’avaient pas besoin d’outils pour exploiter leurs mines. — Non, Po, ces vers sont les outils. Et les raffineries. » Sel s’accroupit. « Voyons si nous arrivons à prélever un quelconque échantillon d’ADN sur ces créatures. — Mortes depuis tout ce temps ? — Impossible qu’elles soient originaires de cette planète. Les Formiques les ont amenées. Elles sont donc natives de la planète mère des Formiques. Ou le produit de croisements d’espèces qu’on trouvait là-bas. — Pas nécessairement, répondit Po, sinon d’autres colonies en auraient trouvé bien avant aujourd’hui. — Il nous a fallu quarante ans, à nous, non ? — Et si c’était un hybride ? Qu’il n’existait que sur ce monde ? » Sel effectuait alors son prélèvement d’ADN, beaucoup plus facilement qu’il ne l’aurait cru. « Po, il est impossible que cette bestiole soit morte depuis quarante ans. » Puis le scarabée eut un mouvement réflexe sous sa main. « Ni même depuis vingt minutes, ajouta-t-il. Elle a encore des réflexes. Elle n’est pas morte. — Alors elle est mourante, répondit Po. Elle n’a aucune force. — Elle meurt de faim, je parie. Peut-être vient-elle d’achever sa métamorphose et essayait-elle d’atteindre l’entrée du tunnel ; elle s’est arrêtée ici pour mourir. » Po prit les échantillons et les rangea dans le sac de Sel. « Ces scarabées d’or sont donc encore vivants, quarante ans après que les Formiques ont cessé de leur amener à manger ? Mais combien de temps dure la métamorphose ? — Pas quarante ans », répondit Sel. Il se leva, puis se pencha de nouveau pour examiner le scarabée. « Je pense que les cocons enchâssés dans ces colonnes sont jeunes. Tout récents. » Il se redressa et commença de s’enfoncer dans la caverne. Il y avait davantage de scarabées d’or désormais, dont bon nombre par terre mais, à la différence du premier qu’ils avaient trouvé, beaucoup d’entre eux étaient détruits, vidés. Rien que l’épaisse carapace d’or qu’était leur dos, et les pattes éparpillées comme si elles avaient été… « Recrachées, commenta Sel. Ceux-là ont été mangés. — Par quoi ? — Les larves. Elles cannibalisent les adultes parce qu’il n’y a rien d’autre à manger ici. Chaque génération devient plus petite : tu as vu comme celui-ci est grand ? Chaque génération rétrécit parce que les larves ne mangent que le corps des adultes. — Et ils se dirigeaient vers la porte, fit Po. Pour sortir trouver à manger. — Quand les Formiques ont cessé de venir… — Leurs carapaces sont trop lourdes pour leur permettre d’avancer beaucoup. Ils vont donc aussi loin que possible, puis les larves se nourrissent du corps de l’adulte ; ensuite, elles rampent vers la lumière de la sortie aussi loin qu’elles le peuvent, forment leur cocon, et la génération suivante émerge, plus petite que la précédente. » Ils se trouvaient désormais au milieu de carapaces beaucoup plus imposantes. « Ces machins sont censés faire plus d’un mètre de long, dit Sel. Plus on se rapproche de la sortie, plus ils sont petits. » Po s’arrêta et désigna la lampe. « Ils se dirigent vers la lumière ? — Nous arriverons peut-être à en voir un spécimen. — Des larves lithophages qui broient de la roche solide et excrètent des colonnes de pierre ré-agglomérée. — Je n’ai pas dit que je voulais en voir de trop près. — Mais tu en as envie. — Eh bien, oui. » Ils regardèrent autour d’eux, plissant les yeux pour tenter de discerner un mouvement dans la caverne. « Et s’il y avait quelque chose que ces larves préféraient largement à la lumière ? demanda Po. — Comme des en-cas de viande fraîche ? Ne crois pas que je n’y aie pas songé. Les Formiques leur amenaient à manger. Nous en avons peut-être fait autant. » À cet instant, Po s’éleva soudain dans les airs. Sel brandit son bâton : juste au-dessus de lui, une énorme larve semblable à une grosse limace pendait du plafond. Sa gueule était rivée au dos de Po. « Défais les bretelles de ton sac pour retomber ! s’écria le vieil homme. — Tous nos échantillons ! — Nous pouvons toujours en récolter d’autres ! Je ne veux pas avoir à t’extraire en petits morceaux de l’un de ces piliers ! » Po défit ses bretelles et retomba par terre. Le sac disparut entre les mâchoires de la larve. Ils entendirent des craquements et des grincements tandis que ses dents broyaient les instruments métalliques. Ils n’attendirent pas de voir : ils se précipitèrent vers la sortie. Une fois dépassé le corps du premier scarabée, ils cherchèrent les morceaux de couverture qui marquaient leur chemin. « Prends mon sac, dit Sel en l’ôtant en marche. Il contient la radio et les échantillons d’ADN. Sors par le tunnel et lance un appel au secours sur la radio. — Je refuse de te quitter », répondit Po. Mais il obéissait. « Tu es le seul à pouvoir sortir plus vite que ce machin ne rampe. — Nous n’avons pas vu de quelle vitesse il est capable. — Si. » Sel marcha quelques instants à reculons en tenant la lampe bien haut. La larve se trouvait à trente mètres derrière eux et approchait plus vite qu’ils ne marchaient. « Est-ce qu’elle suit la lumière ou la chaleur qu’émet notre corps ? demanda Po comme ils se retournaient pour commencer à trotter. — Ou le dioxyde de carbone produit par notre respiration ? Ou les vibrations de nos pas ? Ou les battements de notre cœur ? » Sel lui tendit le bâton. « Prends-le et cours. — Qu’est-ce que tu vas faire ? répondit Po sans accepter le bâton. — Si elle suit la lumière, tu pourras maintenir la distance avec elle en courant. — Et sinon ? — Sinon tu pourras sortir et appeler à l’aide. — Pendant qu’elle fait de toi son quatre-heures. — Ma chair est dure et pleine de nerfs. — Ce truc mange la pierre. — Prends la lumière et sors d’ici. » Po hésita encore un instant puis s’exécuta. Sel fut soulagé que le gamin tienne sa promesse d’obéissance. À moins qu’il ne soit simplement convaincu que la larve suivrait la lumière. C’était la bonne hypothèse : à mesure que Sel ralentissait et regardait la larve approcher, il vit que celle-ci ne se dirigeait pas droit vers lui mais obliquait vers Po. Et quand Po se mit à courir, la larve accéléra. Elle dépassa Sel sans le voir. Elle faisait plus de cinquante centimètres d’épaisseur et se déplaçait comme un serpent, avec un mouvement de reptation, se tortillant sur le sol, prenant la même forme que les colonnes – mais à l’horizontale et, bien sûr, en mouvement. Elle allait rattraper Po durant sa difficile traversée du tunnel. « Laisse la lampe ! s’écria Sel. Laisse-la ! » Quelques instants plus tard, Sel aperçut la lampe appuyée contre la paroi de la caverne, près de la bouche du tunnel bas de plafond qui menait vers l’extérieur. Po devait déjà se trouver dedans. La larve ignorait la lampe et se dirigeait vers le tunnel, sur les talons de Po. Elle n’avait pas besoin de ramper ni d’avancer pliée en deux : elle rattraperait facilement le garçon. « Non. Non, stop ! » Puis il se dit : Et si Po m’entend ? « Continue, Po ! Cours ! » Ensuite, sans mot, Sel hurla dans sa tête : Arrête-toi et reviens ici ! Reviens dans la caverne ! Reviens vers tes enfants ! Il savait que c’était insensé, mais il n’avait pas d’autre idée. Les Formiques communiquaient d’esprit à esprit, et il s’agissait là aussi d’une forme de vie insectoïde originaire de leur planète mère. Peut-être réussirait-il à parler à la larve de la même façon que les reines parlaient aux ouvrières et soldats formiques. Parler ? Ridicule ! Les Formiques n’avaient pas de langage. Ils ne devaient sûrement pas parler. Sel s’arrêta et forma dans son esprit une image très claire du scarabée d’or étendu sur le sol de la caverne. Seules les pattes bougeaient. Et en se le représentant, il s’efforça de ressentir la faim, ou du moins de se rappeler la sensation de faim. Ou de la trouver en lui – après tout, il n’avait rien mangé depuis quelques heures. Puis il se représenta la larve allant vers le scarabée. En faisant le tour. La larve ressortit du tunnel. Po n’avait pas poussé de hurlements : elle ne l’avait pas rattrapé. Peut-être s’était-elle trop approchée de la lumière du jour et, aveuglée, avait-elle dû s’arrêter. Ou peut-être avait-elle réagi aux images et sentiments dans l’esprit de Sel. En tout cas, Po était dehors, sain et sauf. Bien sûr, la larve pouvait avoir décidé de ne pas s’embêter avec la proie qui courait et de revenir pour celle qui se tenait immobile, pressée contre une colonne. CHAPITRE SEIZE À : FutGouv%ShakespeareCol@MinCol.gov/voy De : MinCol@MinCol.gov Sujet : conformément à ta demande Clé de synchronisation : 3390ac8d9afff9121001 Cher Ender, Comme tu me l’as demandé, j’ai envoyé un message holographique du Polémarque Bakossi Wuri et de moi-même au système du bord en me servant du script que tu as inséré dans le logiciel de communication par ansible du vaisseau. J’y ai joint en prime l’avis destiné à l’amiral Morgan afin que tu l’imprimes et que tu le lui remettes. J’espère que tu as suffisamment gagné sa confiance pour qu’il te laisse accéder à l’ansible autant que tu en as besoin pour te servir de tout cela. Ce message ne laissera aucune trace de son existence une fois que tu l’auras effacé. Bonne chance, Hyrum Graff. L’amiral Morgan avait été en communication avec celui qui assurait l’intérim, Ix Tolo – un nom ridicule – parce que le gouverneur avait eu le mauvais goût de partir faire un voyage parfaitement insignifiant pile au moment où on avait besoin de lui pour le transfert public d’autorité. Ce type ne supportait sans doute pas de perdre son titre. La suffisance dont certains sont capables ! L’officier en second de Morgan, le commodore das Lagrimas, confirmait que, pour autant qu’on pût en juger depuis l’orbite, la piste d’atterrissage que les pionniers avaient construite pour la navette était conforme aux exigences. Dieu merci, on n’avait plus besoin d’asphalter ces équipements – ce devait être fastidieux à l’époque où les véhicules volants atterrissaient sur roues. La seule chose qui l’inquiétait, c’était d’amener le petit Wiggin avec lui pour le premier atterrissage. Il serait si facile de dire aux vieux colons que Morgan était descendu le premier pour préparer sa venue. Cela lui offrirait l’occasion de s’assurer qu’ils comprenaient que Wiggin n’était qu’un adolescent et qu’il ne serait probablement pas le véritable gouverneur. Dorabella était d’accord avec lui. Mais elle ajouta ensuite : « Bien sûr, tous les anciens de cette colonie sont les pilotes et les soldats qui ont combattu sous les ordres d’Ender. Ils pourraient être déçus de ne pas le voir. Mais, non, son arrivée un peu plus tard n’en sera que plus attendue. » Morgan y réfléchit et décida qu’emmener Wiggin avec lui serait peut-être plus un atout qu’un handicap. Montrons-leur donc le gamin légendaire. C’est pourquoi il convoqua le petit Wiggin dans ses quartiers. « Je ne pense pas que tu aies besoin de t’adresser aux colons lors de ce premier contact », dit l’amiral Morgan. C’était un test : Wiggin s’irriterait-il qu’on lui impose le silence ? « Ça me convient, répondit aussitôt l’adolescent. Je ne suis pas doué pour les discours. — Parfait. Nous emmènerons des fusiliers au cas où ces gens envisageraient une forme de résistance – on ne sait jamais, leur coopération n’est peut-être qu’une façade. Quarante ans tout seuls ici… ils pourraient voir d’un mauvais œil qu’on leur impose une autorité venue de quarante années-lumière plus loin. » Wiggin prit un air grave. « Je n’y avais pas songé. Vous croyez vraiment qu’ils pourraient se révolter ? — Non, répondit Morgan. Mais un bon commandant se prépare à toutes les éventualités. Tu acquerras ce genre d’habitudes avec le temps, je n’en doute pas. » Wiggin soupira. « Il y a tant à apprendre. — À notre arrivée, nous abaisserons aussitôt la rampe d’accès et les fusiliers sécuriseront le périmètre immédiat. Quand les gens se seront rassemblés autour de la rampe, nous sortirons. Je te présenterai, je prononcerai quelques mots, puis tu retourneras dans la navette jusqu’à ce que je t’aie trouvé des quartiers appropriés dans le village. — Toguro. — Comment ? — Pardon. C’est de l’argot de l’École de guerre. — Ah, oui. Je n’y suis pas allé, pour ma part. » Évidemment, le petit morveux se sentait obligé de lui rappeler qu’il avait fait l’École de guerre, contrairement à lui. Mais qu’il s’exprime dans son argot était encourageant. Plus il paraîtrait puéril, plus il serait facile de le marginaliser. « Quand Valentine pourra-t-elle descendre ? — Nous ne commencerons pas à débarquer les colons avant plusieurs jours. Nous devons nous assurer de le faire de manière méthodique – il ne faudrait pas submerger les anciens avec trop de nouveaux arrivants avant qu’il y ait de quoi loger et nourrir tout le monde. Même chose pour la cargaison. — Nous descendons les mains vides ? s’étonna Wiggin. — Eh bien, non, bien sûr que non. » Morgan n’avait pas envisagé la situation sous cet angle. Ce serait effectivement un beau geste que d’apporter quelques produits clés. « À quoi penses-tu : quelques provisions ? Du chocolat ? — Ils mangent mieux que nous, répondit Ender. Des fruits frais, des légumes – c’est le cadeau qu’eux vont nous faire. Mais je parie qu’ils seraient tout guèzes d’avoir les glisseurs. — Les glisseurs ! C’est de la grosse technologie. — Eh bien, ce n’est pas comme s’ils servaient à quelque chose ici, sur le vaisseau, dit Ender en riant. Mais disons un peu de matériel de xénobiologie, alors. Quelque chose qui leur montre combien notre présence va les aider. Je veux dire, si vous vous inquiétez qu’ils n’apprécient pas notre arrivée, leur offrir des équipements vraiment utiles fera de nous des héros. — Bien sûr – c’est ce que j’avais en tête. Seulement, je n’envisageais pas les glisseurs dès notre premier atterrissage. — Eh bien, cela aiderait à transporter la cargaison là où elle doit être stockée. Je pense qu’ils apprécieraient de ne pas avoir à tout traîner à bout de bras, dans des charrettes ou ce qui leur sert de moyen de transport. — Excellent, dit Morgan. Tu commences déjà à assimiler les grands principes d’un gouvernement efficace. » Ce gamin était vraiment malin. Et c’est Morgan qui bénéficierait de toute la bonne volonté qu’entraînerait la présentation des glisseurs et autre matériel de haute technologie. Il y aurait pensé tout seul s’il avait eu l’occasion d’y consacrer un peu de temps. Le gamin pouvait rester assis à réfléchir, mais Morgan n’avait pas les moyens de se le permettre. Il était constamment d’astreinte et, même si das Lagrimas gérait très bien la plupart des situations, Morgan devait aussi s’occuper de Dorabella. Non qu’elle fût exigeante. En réalité, elle le soutenait comme personne. Elle ne s’immisçait jamais dans rien, n’essayait pas de se mêler de ce qui ne la regardait pas. Elle ne se plaignait jamais, se pliait toujours à ses projets à lui, souriait, l’encourageait et compatissait sans jamais tenter d’apporter conseils ou suggestions. Mais elle le distrayait. D’une manière positive. Dès qu’il n’était pas en réunion, il se surprenait à penser à elle. Cette femme était proprement époustouflante. Pleine de bonne volonté. Toujours à vouloir faire plaisir. Il avait l’impression de n’avoir qu’à envisager quelque chose pour qu’elle le fasse. Morgan se cherchait des excuses pour regagner ses quartiers, et elle était toujours là, toujours heureuse de le voir, toujours prête à l’écouter, et ses mains le touchaient et lui interdisaient de l’ignorer ou de la quitter aussi vite qu’il aurait dû. Il avait entendu dire que le mariage c’était l’enfer. La lune de miel dure une journée, disait-on, ensuite elle se met à exiger, à insister, à se plaindre. Rien que des mensonges. Peut-être n’était-ce ainsi qu’avec Dorabella. Mais dans ce cas, il était heureux d’avoir attendu pour pouvoir épouser l’exception capable de rendre un homme vraiment heureux. Car il était entiché. Il savait que ses subordonnés plaisantaient dans son dos – il remarquait leurs sourires en coin quand il revenait d’un rendez-vous d’une heure ou deux avec Dorabella au milieu d’une journée de travail. Qu’ils rient donc ! Ce n’était que de la jalousie. « Commandant ? demanda Wiggin. — Euh… oui », répondit Morgan. Il avait recommencé : au beau milieu d’une conversation, il s’était laissé aller à penser à Dorabella. « J’ai beaucoup de préoccupations, et je pense que nous en avons fini. Sois dans la navette à huit heures précises : c’est à ce moment que nous fermerons les portes ; tout aura été chargé par le deuxième quart de nuit. La descente prendra plusieurs heures, d’après le pilote de la navette, mais personne ne pourra dormir, donc tu as intérêt à te coucher tôt ce soir pour être bien reposé. Et il vaut mieux entrer dans l’atmosphère l’estomac vide, si tu vois ce que je veux dire. — Oui, commandant. — Rompez, dans ce cas. » Wiggin salua et sortit, et l’amiral faillit éclater de rire. Ce gosse ne se rendait pas compte que, même sur le vaisseau de Morgan, sa plus grande ancienneté en grade lui valait normalement quelques courtoisies, dont le droit de quitter sa présence quand il en avait envie au lieu d’être congédié comme un subordonné. Mais il était bon de le maintenir à sa place. Morgan n’était pas obligé de faire semblant de respecter un adolescent ignorant sous prétexte que le titre d’amiral lui avait été accordé avant que lui-même ne gagne le sien. Wiggin était à sa place avant que Morgan n’arrive, habillé en civil plutôt qu’en uniforme – ce qui n’était pas plus mal, car il serait déplorable que les gens constatent qu’ils avaient les mêmes uniformes de parade et insignes de grade, tandis qu’Ender portait largement plus de décorations. Morgan adressa un simple signe de tête à Wiggin et gagna son propre siège, à l’avant de la navette, où un dispositif de communication était à sa disposition. Le vol consista d’abord en un voyage spatial classique – sans heurts, parfaitement contrôlé. Mais ils se mirent ensuite en orbite autour de la planète puis s’enfoncèrent au point d’entrée, et la navette se réorienta pour que son bouclier affronte et dissipe la chaleur ; c’est alors que les rebonds, les embardées et le roulis commencèrent. Comme le pilote le lui avait dit : « Le roulis et les embardées ne veulent rien dire. C’est si la navette se met à tanguer que nous avons un problème. » Morgan avait la nausée quand ils se stabilisèrent et reprirent un vol sans secousses à dix mille mètres. Mais le pauvre Wiggin… Le gamin vola jusqu’aux toilettes, où son estomac devait se soulever tant qu’il pouvait. À moins qu’il n’ait oublié de rester à jeun et qu’il ait réellement quelque chose à vomir. Ils atterrirent en douceur, mais Wiggin n’avait pas regagné son siège – il vécut l’atterrissage dans les toilettes. Et quand les fusiliers annoncèrent que les gens se rassemblaient, le gamin y était encore. Morgan alla lui-même frapper à la porte des toilettes. « Wiggin, c’est l’heure. — Encore quelques minutes, commandant, répondit-il d’une voix faible et tremblante. Sincèrement. Admirer les glisseurs les occupera un peu, ensuite ils nous accueilleront avec des vivats. » Il n’était pas venu à l’idée de Morgan d’envoyer les glisseurs avant de faire son entrée, mais Wiggin avait raison. Si ces gens avaient déjà vu quelques merveilles de technologie terrienne, ils n’en seraient que plus enthousiastes quand il arriverait à son tour. « Ils ne peuvent pas regarder les glisseurs pendant des heures, Wiggin. Quand le moment sera venu de sortir, j’espère que tu seras prêt à m’accompagner. — Oui, oui », assura-t-il. Mais un nouveau haut-le-cœur vint démentir son affirmation. Évidemment, on pouvait produire ce bruit avec ou sans nausée. Morgan eut un bref soupçon et agit donc en conséquence : il ouvrit la porte sans prévenir. Wiggin était là, à genoux devant la cuvette, le ventre secoué de spasmes tandis que son corps se tendait sous l’effet d’un nouveau haut-le-cœur. Il avait ôté veste et chemise, jetées à terre près de la porte – au moins, il avait réfléchi et s’était arrangé pour ne pas tacher de vomi son uniforme. « Je peux faire quelque chose ? » s’enquit Morgan. Wiggin leva vers lui un visage déformé par une nausée qu’il contrôlait mal. « Ça finira bien par s’arrêter, dit-il faiblement en esquissant un petit sourire. J’irai mieux dans une minute. » Puis il se tourna de nouveau vers la cuvette. Morgan ferma la porte en réprimant un sourire. Plus besoin de s’inquiéter que le gamin ne coopère pas. Il allait louper son entrée triomphale, et ce ne serait même pas la faute de Morgan. À n’en pas douter, l’aspirant qu’il envoya chercher Wiggin revint avec un message plutôt que le gamin : « Il dit qu’il sortira dès que possible. » Morgan envisagea de répondre qu’il refusait de voir l’arrivée tardive de Wiggin distraire l’assistance de son propre discours. Mais non, il pouvait se permettre d’être magnanime. Et puis Wiggin ne donnait pas l’impression de pouvoir être prêt sous peu. L’air de Shakespeare était agréable mais bizarre ; un léger vent soufflait, porteur d’un genre de pollen. Morgan était conscient que, rien qu’en respirant, il pourrait bien être en train de s’empoisonner avec le ver suceur de sang qui avait failli balayer la colonie au début, mais on disposait de traitements contre ça, et il en recevrait la première dose largement dans les temps. Il savoura donc l’odeur de l’air planétaire pour la première fois depuis longtemps : son dernier séjour sur Terre remontait à six ans avant le début de ce voyage. Un peu plus loin, le paysage ressemblait à la savane : des arbres par-ci, par-là, et beaucoup de buissons. Mais de chaque côté de la piste il y avait des cultures, et il comprit que les pionniers n’avaient pu la caser qu’au beau milieu de leurs champs. Cela devait les contrarier – heureusement qu’il avait pensé à envoyer les glisseurs d’abord, pour détourner leur attention des dégâts que l’atterrissage avait causés aux cultures. L’assistance était étonnamment nombreuse. Il se souvenait vaguement que d’une force d’invasion de quelques centaines de personnes à l’origine, on était passé à plus de deux mille âmes puisqu’ils s’étaient reproduits comme des lapins, malgré le relatif manque de femmes dans les premiers effectifs. Le plus important, c’est qu’ils applaudissaient quand il sortit. Leurs bravos étaient peut-être davantage destinés aux glisseurs qu’à lui-même, mais il s’en satisfaisait, tant qu’il n’y avait pas de résistance. Ses hommes avaient installé un système de sonorisation, mais Morgan n’avait pas l’impression qu’il en aurait besoin. La foule était nombreuse mais comptait beaucoup d’enfants, et ils étaient si serrés qu’ils restaient facilement à portée de voix depuis le haut de la rampe. Toutefois, maintenant que le pupitre était installé, Morgan aurait l’air bête de ne pas s’en servir. Il s’y rendit donc d’un pas décidé et s’en saisit à deux mains. « Hommes et femmes de la colonie de Shakespeare, je vous apporte les salutations de la Flotte internationale et du ministère de la Colonisation. » Il s’attendait à des applaudissements à ce stade, mais… rien. « Je suis le contre-amiral Quincy Morgan, commandant du vaisseau qui amène les nouveaux colons ainsi que du matériel et des provisions à votre colonie. » Là encore, rien. Certes, ils étaient attentifs et pas du tout hostiles, mais ils se contentèrent de hocher la tête – et encore, seulement quelques-uns. Comme s’ils attendaient. Mais quoi ? Ils attendaient Wiggin. Cette idée lui vint comme de la bile au fond de la gorge. Ils savent que Wiggin est censé être leur gouverneur, et ils l’attendent. Eh bien, ils découvriront bien assez tôt ce qu’il est – et ce qu’il n’est pas. Puis Morgan entendit un bruit de course depuis l’intérieur de la navette, et Wiggin déboucha sur la rampe. Il n’aurait pas pu mieux choisir son moment. Tout cela se passerait réellement mieux si la foule pouvait le voir. L’attention se reporta vers Wiggin, et Morgan sourit. « Je vous présente… » Mais ils n’entendirent pas la fin. Ils savaient de qui il s’agissait. Les cris et les applaudissements noyèrent la voix de Morgan, malgré l’amplification, et il n’avait pas besoin de prononcer le nom de Wiggin, car la foule le hurlait déjà. Morgan se retourna pour accueillir le gamin du geste et fut stupéfait de le découvrir en uniforme de parade. Ses décorations prenaient tant de place que cela en devenait obscène – et que celles accrochées à la poitrine de Morgan en paraissaient minables. C’était absolument ridicule : Wiggin s’était contenté de jouer à des jeux vidéo, pour ce qu’il en savait, et voilà qu’il portait des décorations pour chaque bataille de la guerre, en plus de toutes celles qu’on lui avait décernées après sa victoire. Et le petit salaud l’avait trompé à dessein. Porter des vêtements civils avant de se changer dans les toilettes, de façon à lui voler la vedette. Avait-il simulé la nausée aussi, en vue de faire cette entrée théâtrale ? Eh bien, Morgan arborerait un faux sourire pour l’instant et le lui ferait payer plus tard. Il ne garderait peut-être pas le gamin comme pantin, en fin de compte. Mais Wiggin ne vint pas se placer aux côtés de Morgan, derrière le pupitre, comme celui-ci l’y invitait de la main. Il se contenta de lui remettre une feuille de papier pliée en quatre avant de trotter jusqu’à terre – où il fut aussitôt entouré par la foule, les cris de « Ender Wiggin ! » faisant désormais place au rire et aux discussions. Morgan contempla la feuille. Dessus, au stylo, Wiggin avait écrit : « Votre suprématie a pris fin quand cette navette a touché le sol. Votre autorité prend fin au pied de cette rampe. » Et il avait signé : « Amiral Wiggin » – lui rappelant qu’au port il était plus gradé que lui. Quel culot, ce gamin ! Croyait-il que de telles prétentions tiendraient ici, à quarante années-lumière de toute autorité supérieure ? Et alors que Morgan commandait un contingent de fusiliers surentraînés ? Il déplia la feuille. Il s’agissait d’une lettre signée du Polémarque Bakossi Wuri et du ministre de la Colonisation, Hyrum Graff. Ender reconnut tout de suite Ix Tolo, d’après la description que Vitaly en avait faite, et courut droit à lui. « Ix Tolo, s’écria-t-il. Je suis heureux de vous rencontrer ! » Mais avant même d’arriver près de lui et de lui serrer la main, Ender se mit à chercher du regard les hommes et les femmes plus âgés. La plupart étaient entourés de gens plus jeunes, mais Ender essaya de les trouver et de reconnaître les jeunes visages qu’il avait étudiés et mémorisés avant même le départ du vaisseau colonial. Par chance, il ne commit pas d’erreur sur le premier ni le deuxième, les appelant par leur grade et leur nom. Il fit de cette première rencontre avec les pilotes qui avaient réellement combattu au cours de cette guerre un moment solennel. « Je suis fier de vous rencontrer enfin, dit-il. L’attente a été longue. » La foule comprit aussitôt ce qu’il faisait et recula, poussant les vieux devant elle pour qu’Ender puisse tous les trouver. Beaucoup pleurèrent en lui serrant les mains ; certaines vieilles femmes insistèrent pour le prendre dans leurs bras. Ils essayèrent de lui parler, de s’entretenir avec lui, mais il souriait et levait la main pour signifier : attendez une minute, il y en a d’autres à saluer. Il serra la main de chaque soldat et, si parfois il se trompait de nom, on le reprenait en riant. Derrière lui, les haut-parleurs restaient silencieux. Ender n’avait aucune idée de la façon dont Morgan réagirait à la lettre, mais il devait continuer sur sa lancée, de sorte qu’il n’y ait jamais de blanc dans lequel Morgan pourrait s’immiscer. Dès qu’il eut salué le dernier vétéran, Ender leva la main puis se retourna en faisant signe à la foule de se rassembler autour de lui. Elle s’exécuta – en réalité, c’était déjà fait, et il était donc complètement entouré. « Il y a des noms que je n’ai pas pu appeler, dit-il. Des hommes et des femmes que je n’ai pas rencontrés. » Puis, de mémoire, il mentionna tous ceux qui étaient morts au combat. « Trop de vies perdues. Si seulement j’avais su quel prix certains payaient pour mes erreurs, j’en aurais peut-être commis moins. » Ah, ils pleurèrent à ce moment-là, alors que quelques-uns s’écriaient : « Quelles erreurs ? » Ensuite, Ender récita une autre liste de noms : les pionniers qui avaient péri dans les premières semaines de la colonie. « C’est par leur mort et par vos efforts héroïques que cette colonie a été fondée. Le gouverneur Kolmogorov m’a décrit vos conditions de vie, vos réussites. Je n’étais qu’un gamin de douze ans sur Éros quand vous meniez votre combat contre les maladies de cette terre, et vous avez triomphé sans mon aide. » Ender leva les mains au niveau de son visage et applaudit solennellement, très fort. « J’honore ceux qui sont morts dans l’espace et ceux qui sont tombés ici. » Ils l’acclamèrent. « J’honore Vitaly Kolmogorov, qui vous a dirigés pendant trente-six ans de guerre et de paix ! » Nouvelles acclamations. « Et Sel Menach, un homme si modeste qu’il n’a pas voulu affronter tous les égards qu’on lui aurait manifestés aujourd’hui. » Applaudissements et rires. « Sel Menach qui m’apprendra tout ce que j’ai besoin de savoir pour vous servir. Parce que je suis ici, il aura maintenant le temps de se consacrer à son vrai travail. » Tempête de rires et d’applaudissements. Et voilà que, de derrière la foule, depuis les haut-parleurs, leur parvint la voix de Morgan. « Hommes et femmes de la colonie de Shakespeare, veuillez excuser cette interruption. Ce n’est pas ainsi que les choses devaient se dérouler. » Les gens autour d’Ender jetèrent un regard perplexe en haut de la rampe. Morgan s’exprimait sur un ton aimable, peut-être même jovial. Mais il n’avait rien à voir avec ce qui venait de se passer. C’était un intrus dans cette cérémonie. Ne voyait-il pas qu’Ender Wiggin était un commandant victorieux qui rencontrait ses vétérans ? Qu’est-ce que Quincy Morgan avait à voir là-dedans ? N’avait-il pas lu la lettre ? Morgan ne put consacrer que la moitié de son attention à la lettre tellement il était furieux contre Wiggin pour avoir foncé droit dans la foule. Qu’est-ce qu’il était en train de faire ? Connaissait-il vraiment le nom de tous ces gens ? Mais le sens de la lettre commença de lui apparaître, et il y apporta toute son attention. Cher contre-amiral Morgan, L’ancien Polémarque Chamrajnagar, avant son départ en retraite, nous a prévenus qu’il existait un risque que vous vous mépreniez sur la nature et les limites de vos responsabilités à votre arrivée sur la colonie de Shakespeare. Il assume l’entière responsabilité d’une telle méprise et, s’il s’est trompé, nous vous présentons nos excuses pour les mesures que nous avons prises. Mais vous devez comprendre que nous avons été contraints d’adopter des mesures préventives au cas où vous auriez été induit en erreur et amené à croire que vous deviez exercer une autorité même brève à la surface de la planète. Nous avons pris soin de nous assurer que si vous vous conduisez tout à fait correctement, nul en dehors du vice-amiral Andrew Wiggin et de vous-même ne saura jamais que nous étions prêts à réagir si vous agissiez de façon inappropriée. La conduite appropriée est la suivante : vous reconnaîtrez qu’en posant le pied sur Shakespeare le vice-amiral Wiggin devient le gouverneur Wiggin, investi d’une autorité absolue sur toutes les questions touchant à la colonie et sur tous les transferts de personnes et de matériel, de et vers la colonie. Il conserve son grade de vice-amiral, de sorte que, hors de votre vaisseau, il est votre officier supérieur et vous êtes soumis à son autorité. Vous regagnerez votre bâtiment sans poser le pied sur la planète. Vous ne rencontrerez personne de la colonie. Vous assurerez le transfert plein et ordonné de toutes marchandises et personnes depuis votre vaisseau vers la colonie, en vous conformant exactement aux instructions du gouverneur Wiggin. Vous rendrez tous vos actes transparents pour le FICom et le MinCol en procédant toutes les heures à un rapport par ansible sur les opérations menées conformément aux ordres du gouverneur Wiggin. Nous partons du principe que telle a toujours été votre intention. Toutefois, à cause de la mise en garde du Polémarque Chamrajnagar, nous anticipons la possibilité que vous ayez des projets différents et que vous puissiez envisager de les mettre en œuvre. Le voyage de quarante ans qui nous sépare nous a imposé de prendre des mesures qu’il nous est possible de révoquer – et qui le seront dès que vous aurez rempli cette mission avec succès et aurez repris votre voyage à la vitesse de la lumière. Toutes les douze heures, le gouverneur Wiggin nous fera son rapport par ansible holographique, nous assurant de votre coopération. S’il manque à l’appel ou nous paraît sous une quelconque forme de contrainte, nous activerons un programme désormais installé sur l’ordinateur du bord. Le même programme sera également activé par toute tentative de le réécrire ou de restaurer un état précédent du logiciel. Ce programme provoquera la transmission vocale et holographique aux ansibles à bord de votre vaisseau et de vos navettes, par tous les haut-parleurs et écrans d’ordinateur du vaisseau et des navettes, ainsi qu’aux ansibles de la colonie, d’un message vous accusant de mutinerie, ordonnant que nul ne vous obéisse et qu’on procède à votre arrestation et votre placement en stase pour le voyage de retour vers Éros, où vous serez jugé pour mutinerie. Nous regrettons que l’existence de ce message puisse certainement vous offenser si vous ne comptiez pas agir autrement. Mais, dans ce cas, votre comportement irréprochable vous assurera que nul ne verra ce message, et quand vous aurez repris votre voyage à vitesse luminique après avoir accompli votre mission avec succès, il sera éliminé de l’ordinateur du bord et il ne restera aucune trace d’aucune sorte de cette mesure. Vous reviendrez avec tous les honneurs et votre carrière se poursuivra sans tache. Une copie de cette lettre a été envoyée à votre second, le commodore Vlad das Lagrimas, mais il ne peut pas l’ouvrir tant que le gouverneur Wiggin continue de nous certifier que vous agissez correctement. Dans la mesure où votre bâtiment est le premier vaisseau colonial à atteindre sa destination, votre attitude établira un précédent pour toute la F. I. Nous nous réjouissons à l’avance d’annoncer votre excellent comportement à la flotte tout entière. Salutations distinguées, Polémarque Bakossi Wuri. Ministre de la Colonisation Hyrum Graff. Morgan lut la lettre, empli de rage et de crainte tout d’abord, avant d’adopter progressivement une attitude très différente. Comment pouvaient-ils imaginer qu’il envisageait autre chose que de superviser le bon déroulement de la prise de fonction de Wiggin ? Comment Chamrajnagar osait-il leur raconter quoi que ce soit qui les mène à penser qu’il nourrissait d’autres intentions ? Il serait contraint de leur envoyer un courrier très sec les informant de sa déception à les voir le traiter de cette façon tyrannique et parfaitement inutile. Non, s’il envoyait un courrier, celui-ci resterait dans son dossier. Il devait garder un dossier immaculé. Et on allait faire tout un battage autour du fait qu’il était le premier commandant d’un vaisseau colonial à mener à bien sa mission – cela serait un immense coup de pouce pour sa carrière. Il devait faire comme si cette lettre n’existait pas. La foule applaudissait. Elle avait acclamé et applaudi à répétition pendant qu’il lisait le courrier. Il constata qu’elle encerclait désormais complètement Wiggin, sans que personne lance aucun regard à la navette, la rampe et l’amiral Morgan. Maintenant qu’il les regardait, il voyait que tous fixaient Ender Wiggin d’un air enthousiaste et dévoué. Chaque parole qu’il prononçait était accueillie par des acclamations, des rires ou des larmes. Incroyable : ils l’aimaient. Même sans cette lettre, même sans intervention du FICom ou du MinCol, Morgan avait perdu cette lutte de pouvoir à l’instant où Ender Wiggin était apparu en uniforme, avait appelé les vétérans par leur nom et invoqué leurs souvenirs des morts. Wiggin savait comment gagner leur cœur, et il l’avait fait sans tromperie ni coercition. Simplement, il se souciait suffisamment d’eux pour apprendre leur nom, leur visage et s’en souvenir. Simplement, il les avait menés à la victoire quarante et un ans plus tôt. Alors que Morgan était responsable d’une opération d’approvisionnement dans la ceinture d’astéroïdes. Pour ce que j’en sais, cette lettre est un coup de bluff. Wiggin l’a rédigée lui-même. Pour détourner mon attention pendant qu’il menait à bien son opération de relations publiques. Si je décidais de m’interposer, si je décidais de travailler dans son dos à saper leur confiance en lui, à le détruire en tant que gouverneur de sorte que je serais obligé d’intervenir et… La foule acclama de nouveau Wiggin qui prononçait le nom du gouverneur en place. Non, Morgan ne réussirait jamais à saper leur confiance en Wiggin. Ils le voulaient pour gouverneur. Alors qu’à leurs yeux Morgan n’était rien. Un étranger. Un intrus. Ils n’appartenaient plus à la F. I. Ils se fichaient des questions de grade et d’autorité. C’étaient des citoyens de cette colonie, désormais, mais ils gardaient la légende de leur fondation. Le grand Ender Wiggin, par sa victoire, avait éliminé tous les Formiques à la surface de ce monde, ouvrant ses terres aux hommes pour leur permettre de venir s’y installer. Et maintenant Wiggin était là en personne. C’était comme la seconde venue du Christ. Morgan n’avait plus aucune chance. Ses aides de camp l’observaient avec attention. Ils n’avaient aucune idée de ce que disait la lettre, mais il craignait que son visage ne soit pas resté aussi impassible qu’il l’aurait voulu pendant sa lecture. D’ailleurs, son impassibilité même aurait été un message fort. Morgan leur sourit donc. « Eh bien, on peut oublier notre script. Il semble que le gouverneur Wiggin avait sa propre idée sur le déroulement de la journée. Il aurait été bien aimable de sa part de nous en informer, mais… il est impossible de prévoir les farces des enfants. » Ses aides de camp gloussèrent parce qu’ils savaient que c’était la réaction attendue. Morgan savait pertinemment qu’ils comprenaient très bien ce qui s’était joué ici. Non pas les menaces dans la lettre, mais le triomphe absolu de Wiggin. Néanmoins, Morgan agirait comme si les événements avaient toujours été censés tourner de cette façon, et ils en feraient autant, et la discipline du bord serait sauve. Il se tourna vers le micro. Profitant d’une accalmie dans les bravos et les cris de la foule, il prit la parole sur un ton amical et jovial. « Hommes et femmes de la colonie de Shakespeare, veuillez excuser cette interruption. Ce n’est pas ainsi que les choses devaient se dérouler. » La foule se tourna vers lui, l’air distrait, voire contrarié. Tout le monde se retourna aussitôt vers Wiggin, qui fit face à Morgan, non pas avec le sourire assuré du vainqueur, mais le visage solennel, tel qu’il se présentait toujours à bord du vaisseau. Le petit salaud. Il préparait ça depuis le début et n’avait jamais rien laissé percer. Même quand Morgan visionnait les vidéos le montrant dans ses quartiers, même quand il l’observait en compagnie de la fille de Dorabella, il n’avait jamais tombé le masque, pas même une seconde. Je rends grâce aux étoiles qu’il reste sur ce monde plutôt que de rentrer pour être mon rival au sein de la F. I. « Je n’abuserai pas de votre temps, dit Morgan. Mes hommes vont immédiatement décharger tout l’équipement que nous avons apporté avec nous, et les fusiliers resteront ici pour assister le gouverneur Wiggin comme il le souhaitera. Je regagnerai le vaisseau et suivrai les instructions du gouverneur en ce qui concerne l’ordre et le moment du transfert du matériel et des personnes du vaisseau au sol. Mon travail ici est terminé. Je vous félicite pour ce que vous avez accompli et vous remercie de votre attention. » Il y eut quelques applaudissements épars, mais il savait que la plupart des pionniers ne lui avaient pas prêté attention et attendaient simplement qu’il ait fini pour reprendre leur accueil délirant d’Andrew Wiggin. Bah. Quand il rejoindrait le vaisseau, Dorabella y serait. Il n’avait jamais rien fait de mieux qu’épouser cette femme. Évidemment, il ignorait quelle réaction elle aurait en apprenant que sa fille et elle ne feraient pas partie des colons, en fin de compte – qu’elles resteraient avec lui pour le voyage de retour vers la Terre. Mais comment pourraient-elles se plaindre ? La vie sur cette colonie serait dure et primitive. La vie en tant que femme d’un amiral – ce même amiral qui avait le premier amené de nouveaux colons et leur équipement à une colonie – serait agréable, et Dorabella s’épanouirait dans un tel contexte social. Cette femme était vraiment douée pour cela. Quant à la fille – eh bien, elle pourrait aller à l’université et mener une vie normale. Non, pas normale, exceptionnelle, parce que la position de Morgan serait telle qu’il pourrait lui garantir les plus belles opportunités. Morgan avait déjà fait demi-tour pour rentrer dans la navette quand il entendit Wiggin l’interpeller. « Amiral Morgan ! Je ne crois pas que ces gens aient compris ce que vous avez fait pour nous tous, et ils ont besoin de l’entendre. » Les termes du courrier de Graff et Wuri étant encore frais dans son esprit, Morgan ne put s’empêcher de sentir de l’ironie et une mauvaise intention dans les paroles de Wiggin. Il faillit continuer à avancer, comme s’il n’avait pas entendu le gamin. Mais ce gamin était le gouverneur, et Morgan devait penser à son propre commandement. S’il ignorait le morveux maintenant, cela ressemblerait à un aveu de défaite aux yeux de ses hommes – et un aveu plutôt lâche, en prime. De sorte que, pour préserver le respect dû à sa propre position, il se retourna et écouta ce que Wiggin avait à dire. « Merci, commandant, de nous avoir tous conduits à bon port. Non seulement moi, mais les colons qui se joindront aux premiers pionniers et à ceux qui sont nés sur cette planète. Vous avez renoué les liens entre le berceau de l’espèce humaine et ses enfants éloignés. » Puis Wiggin se retourna vers les colons. « L’amiral Morgan, son équipage et ces fusiliers que vous voyez ici ne sont pas venus se battre et sauver l’espèce humaine, et aucun d’eux ne mourra aux mains de nos ennemis. Mais ils ont consenti un immense sacrifice, identique à celui consenti par les premiers pionniers ici. Ils se sont détachés de tout ce qu’ils connaissaient, de tout ce qu’ils aimaient, et se sont élancés dans l’espace et le temps pour trouver une nouvelle vie au milieu des étoiles. Et chaque nouveau colon sur ce vaisseau a abandonné tout ce qu’il avait, en pariant sur sa nouvelle vie au milieu de vous. » Les colons se mirent spontanément à applaudir, quelques-uns tout d’abord, puis bientôt tous, et à acclamer l’amiral Morgan, les fusiliers et les colons toujours à bord qu’ils n’avaient pas encore rencontrés. Et le satané gamin le salua. Morgan n’eut d’autre choix que de lui rendre son salut et d’accepter la gratitude et le respect des colons comme un cadeau de sa part. Puis Wiggin se dirigea à grands pas vers la navette – mais pas pour dire autre chose à Morgan. Au lieu de cela, il s’approcha du commandant de l’escouade de fusiliers et l’appela par son nom. Le gamin avait-il aussi appris le nom de tous les hommes de son équipage et de tous ses fusiliers ? « Je veux vous présenter votre homologue, dit bien fort Wiggin. L’homme qui commandait les fusiliers associés à l’expédition d’origine. » Il le mena à un vieil homme, ils se saluèrent et, en quelques instants, la plus grande confusion régna sur la piste, vieux comme jeunes se pressant autour des fusiliers. Morgan savait maintenant que peu des initiatives de Wiggin avaient réellement à voir avec lui. Certes, il devait s’assurer que Morgan connaissait sa place. Il y avait réussi dès la première minute, quand il l’avait distrait par son courrier pendant qu’il montrait qu’il connaissait tous les pionniers par leur nom et qu’il agissait – à juste titre – comme le commandant de vétérans les rencontrant quarante et un ans après leur grande victoire. Mais son objectif principal était de façonner l’attitude que cette communauté adopterait envers Morgan, les fusiliers, l’équipage du vaisseau spatial et, surtout, envers les nouveaux colons. Il les avait rassemblés dans la certitude de leur sacrifice commun. Et le gamin prétendait ne pas aimer faire de discours. Quel menteur ! Il avait dit pile ce qu’il fallait. À côté de lui, Morgan était un novice. Non, un parfait incompétent. L’amiral regagna la navette en ne s’arrêtant que pour déclarer aux officiers qui attendaient que le gouverneur Wiggin leur donnerait leurs ordres concernant le déchargement de la cargaison. Puis il se rendit dans les toilettes, déchira la lettre en morceaux minuscules, les mâchonna et recracha la pâte qui en résulta dans la cuvette. Le goût du papier et de l’encre lui donna la nausée, et son estomac se souleva plusieurs fois avant qu’il ne soit de nouveau maître de lui-même. Puis il entra dans son centre de communication et dîna. Il mangeait encore quand un capitaine de corvette accompagna deux natifs porteurs d’un beau plat de fruits et de légumes frais, tout comme Wiggin l’avait prédit. C’était délicieux ; ensuite, Morgan fit la sieste jusqu’à ce que l’un de ses aides de camp le réveille pour lui annoncer que le déchargement était terminé, qu’ils avaient embarqué une large provision d’excellents produits alimentaires et d’eau douce, et qu’ils s’apprêtaient à regagner le vaisseau. « Le petit Wiggin fera un bon gouverneur, vous ne croyez pas ? dit Morgan. — Si, amiral, je pense que si, répondit l’aide de camp. — Et dire que j’imaginais qu’il pourrait avoir besoin de mon aide pour se lancer ! » Morgan éclata de rire. « Eh bien, j’ai un vaisseau à diriger. Allons-y ! » Sel observa d’un œil méfiant la larve qui revenait dans la caverne. Se dirigeait-elle vers lui ou revenait-elle seulement par le chemin qu’il avait pris ? Il pouvait le vérifier en se déplaçant, mais son mouvement risquait d’attirer l’attention sur lui. « Gentille larve, murmura-t-il. Que dirais-tu d’un bon petit bout de chien séché ? » Quand il voulut attraper son sac pour en sortir la viande, il n’était pas là. C’était Po qui l’avait. Mais Sel avait gardé le petit sac à sa taille où il emportait ses provisions pour la journée. Il l’ouvrit, en sortit la viande de chien séchée et les légumes qui s’y trouvaient, puis les jeta vers la larve. Elle s’arrêta. Elle poussa un peu les provisions étalées par terre. Au cas où l’envoi d’images mentales aurait réellement fonctionné, Sel créa une image mentale de son offrande comme étant issue du ventre d’un scarabée d’or mourant. Ça relève de la pensée magique, se dit-il, de croire que ce que je forme dans mon esprit affectera le comportement de cette bête. Mais au moins cela lui occupait l’esprit pendant qu’il attendait de voir si la larve appréciait ses repas par petites bouchées ou par grandes fournées encore sur pied. Elle se redressa et plongea gueule béante vers la nourriture comme un rémora s’attache à un requin. Sel imaginait très bien une version plus petite de la larve dans ce rôle : une manière de rémora qui s’attacherait à des êtres plus grands pour leur sucer le sang. Ou pour s’enfoncer sous leur peau ? Il se souvint des parasites minuscules qui avaient tué des pionniers aux premiers jours de la colonie. Ceux que repoussaient les additifs sanguins qu’il avait inventés. Cette créature est bel et bien hybride. À demi native de ce monde, à demi dérivée d’organismes issus du monde des Formiques. Non, pas d’organismes quelconques. Dérivée des Formiques eux-mêmes. La structure corporelle était globalement formicoïde. Il faudrait procéder à une recombinaison très créative et savante pour produire un animal viable mêlant les attributs de deux espèces issues d’héritages génétiques aussi disparates. Le résultat serait une espèce à demi formique, de sorte que les reines pourraient communiquer mentalement avec ses représentants et les contrôler comme les autres Formiques. Sauf qu’ils seraient assez différents pour ne pas être entièrement liés à la reine – ainsi, lorsque la reine de cette planète était morte, les scarabées n’en avaient pas fait autant. Ou peut-être les Formiques disposaient-ils déjà d’une espèce à qui ils confiaient les tâches subalternes, qui avait un lien mental faible avec les reines, et c’est celle-là qu’ils avaient croisée avec les vers parasites. Ces dents incroyables, capables de percer le cuir, le tissu, la peau et l’os. Mais des animaux intelligents, ou presque. Qui puissent encore être régis par l’esprit de la reine. Ou le mien. Est-il revenu parce que je l’ai rappelé ? Ou s’agissait-il simplement de s’emparer d’abord du repas le plus aisé ? À ce stade de sa réflexion, la larve avait fondu sur chacun des morceaux de chien et les avait dévorés – ainsi qu’une mince couche du sol pierreux à chaque fois. Cette chose avait vraiment faim. Sel forma une image dans son esprit – une image complexe, cette fois. Une image de Po et de lui-même apportant à manger dans le tunnel. Nourrissant la larve. Il se représenta avec Po entrant et sortant de la grotte, porteur de nourriture. Beaucoup de nourriture. Des feuilles. Des céréales. Des fruits. De petits animaux. La larve s’approcha puis tourna autour de lui. Elle se tordit autour de ses jambes. Comme un constricteur ? Avait-elle ce comportement reptilien-là aussi ? Non. Elle ne serra pas davantage. Elle agissait plutôt comme un chat. Puis elle le poussa par-derrière, dans la direction du tunnel. Sel obéit. La chose comprenait. Une communication rudimentaire était établie. Il se dépêcha d’atteindre le tunnel puis s’agenouilla, s’assit et entreprit de se glisser comme à l’aller. La larve le dépassa dans le tunnel et s’arrêta. Elle attendait. L’image surgit dans son esprit comme un flash : lui-même se tenant à la larve. Il agrippa la surface sèche et articulée de la bête, qui recommença d’avancer. Elle veillait à ne pas l’écraser contre la paroi, bien qu’il frottât contre de temps à autre. C’était douloureux, et il saignait sûrement, mais il n’eut pas d’os cassé, et aucune des plaies n’était profonde. Peut-être avait-elle été dressée à transporter ainsi les Formiques quand ils étaient encore vivants. Cela n’aurait pas gêné un Formique de taper un peu contre les parois. La larve s’arrêta, mais Sel voyait maintenant la lumière du jour. Et la larve aussi. Elle ne sortit pas : elle craignait la lumière et recula dans le tunnel derrière Sel. Lorsque celui-ci émergea au grand jour et se redressa, Po se précipita pour le serrer dans ses bras. « Elle ne t’a pas mangé ! — Non, elle m’a transporté », répondit-il. Po n’était pas sûr d’avoir bien compris. « Toutes nos provisions, dit Sel. J’ai promis que nous allions la nourrir. » Po ne protesta pas. Il courut au sac à dos et entreprit de donner leurs réserves à Sel, qui rassembla le tout dans le panier formé par les pans de sa chemise tendus devant lui. « Assez pour l’instant », dit le vieil homme. En quelques secondes, il eut ôté sa chemise chargée de provisions. Puis il entama une progression laborieuse dans le tunnel. Très vite, la larve fut de nouveau là, à s’enrouler autour de lui. Sel ouvrit sa chemise et laissa tomber la nourriture. La larve se mit à manger d’un appétit vorace. Sel était encore assez proche de la sortie pour pouvoir refaire le chemin en position accroupie. « Nous allons avoir besoin de plus, dit-il. — Qu’est-ce qu’elle mange ? demanda Po. De l’herbe ? Des buissons ? — Elle a mangé les légumes que j’avais prévus pour mon repas. — Il n’y a rien de comestible qui pousse dans le coin. — Rien de comestible pour nous. Mais si j’ai vu juste, cette bestiole est à moitié native de ce monde et peut sans doute métaboliser la végétation locale. » S’il était une chose pour laquelle ils étaient doués, c’était bien l’identification de la flore locale. Ils amenèrent bientôt de pleines chemises de tubercules dans le tunnel, en se relayant pour apporter à manger à la larve. Morgan était rentré dans la navette ; Ender avait donné ses ordres, et l’équipage déchargeait pendant que les autochtones chargeaient les glisseurs et transportaient la cargaison vers sa destination. D’autres savaient mieux qu’Ender comment diriger et exécuter ces tâches, et il les laissa donc faire pendant qu’Ix l’amenait à la station de xénobiologie où l’ansible de Sel attendait, au milieu d’autres équipements de communication. « J’ai juste besoin de transmettre un bref message à Eros », dit Ender. Il était encore en train de le composer quand la voix du jeune Po Tolo se fit entendre sur la radio. « Non, je ne suis pas ton père, répondit Ender. Je vais l’appeler. » Ce fut inutile : Ix avait entendu sa voix, sans doute aussi celle de Po sur la radio, et il arriva très vite. Ender termina rapidement tout en suivant l’essentiel de la conversation d’Ix avec son fils. Il expédia le message à Graff et Wuri alors qu’Ix promettait : « Nous serons là plus vite que tu ne le croirais. » Ix se tourna vers Ender. « Nous avons besoin d’amener un glisseur à Sel et Po. Ils sont à court de provisions. » Ender n’arrivait pas à croire que Sel soit mal organisé au point de commettre une erreur aussi élémentaire. Mais avant qu’il ait pu commenter, Ix poursuivit : « Ils ont trouvé un animal. Du moins un hybride. Il vit dans les cavernes. Six pattes dans sa forme adulte. Une énorme larve qui ressemble à un ver. Capable de manger la pierre, mais pas de la métaboliser. Elle mourait de faim, alors ils lui ont donné toutes leurs provisions. — Quel homme généreux. — Le glisseur peut-il aller aussi loin ? Deux cents kilomètres sur terrain inégal ? — Facilement, répondit Ender. Il se charge à l’énergie solaire, mais sa portée normale est de cinq cents kilomètres sans pause pour recharger les batteries. — Je suis très heureux que vous soyez arrivé au bon moment. — Ce n’est pas une coïncidence, dit Ender. Sel est parti parce que j’arrivais, vous vous souvenez ? — Mais il n’en avait pas besoin. — Je sais. Comme je vous le disais, c’est un homme généreux. » En vingt minutes environ, deux des glisseurs furent chargés de vivres et, outre des fusiliers expérimentés pour les piloter, Ender emmena Ix lui-même. Ils montèrent ensemble sur le moins encombré des deux. Dommage qu’aucun des nouveaux xénobiologistes n’ait encore été réveillé – ils auraient tué pour avoir la chance de les accompagner. Mais cela viendrait bientôt. En chemin, Ix expliqua à Ender ce qu’il avait compris en parlant à son fils. « Po ne voulait pas sauter aux conclusions, c’est un garçon prudent, mais, d’après ce qu’il dit, Sel pense qu’il s’agit d’une sorte de fusion génétique entre une espèce formicoïde et un ver local – peut-être même celui qui a manqué balayer notre première génération. — Celui que vous contrôlez grâce à des injections ? — Nous avons des méthodes plus efficaces, aujourd’hui. Préventives plutôt que palliatives. Ils ne peuvent pas s’installer. La difficulté, à l’origine, venait de ce que nous étions déjà profondément infectés avant même de savoir que le problème existait : il a fallu les extirper. Mais ma génération n’a jamais été infectée. Vous ne le serez pas non plus, vous verrez. — Définissez « formicoïde ». — Écoutez, je n’en suis pas certain moi-même, Po et moi n’avons pas discuté longtemps. Mais… je dirais qu’il utilisait le terme formicoïde comme nous dirions mammifère ou même cordé plutôt qu’humanoïde. » Ender parut un peu déçu. « Il faut que vous compreniez, je suis un peu obsédé par les Formiques. Mon ancien ennemi, vous savez ? Tout ce qui pourrait me permettre de les comprendre un peu mieux… » Ix ne répondit rien. Il comprenait ou ne comprenait pas. De toute façon, ce qui l’intéressait, lui, c’était que son fils et son mentor étaient dans la nature, sans rien à manger et avec une découverte scientifique majeure qui ferait des vagues sur la Terre et toutes les colonies. Avec seulement un satellite – le transporteur d’origine – dans le ciel pour l’instant, il était impossible d’opérer une triangulation. Cela viendrait plus tard, quand les hommes de Morgan auraient installé en orbite leur réseau de satellites géosynchrones. Pour le moment, ils dépendaient entièrement des cartes dressées avant l’atterrissage et de la description que Po avait faite de la route à suivre. Ender fut impressionné que les instructions du gamin soient parfaites. Pas un repère visuel manquant, pas un mauvais virage. Aucun retard. Même en avançant prudemment, ils firent vite. Ils arrivèrent cinq heures après l’appel de Po, et il faisait encore jour, bien que plus pour très longtemps. Alors qu’ils pénétraient dans la vallée où s’ouvraient toutes ces grottes, Ender constata, amusé, que le jeune homme qui leur faisait signe n’avait guère qu’un an ou deux de plus que lui. Pourquoi s’était-il étonné que Po soit capable de faire du bon travail ? Lui-même ne fournissait-il pas un travail d’homme depuis des années ? Ix quitta le glisseur juste avant qu’il ne s’arrête, courut vers son fils et le prit dans ses bras. Ender était peut-être le gouverneur, mais Ix était responsable ici, et il donna des instructions aux fusiliers quant à l’endroit où se garer et décharger. Ender autorisa ses instructions d’un clin d’œil puis se mit en devoir d’aider les hommes dans leur tâche. Il était désormais assez grand pour pouvoir en faire une bonne part, bien que pas autant que deux adultes formés chez les fusiliers. Ils trouvèrent à discuter pendant qu’ils travaillaient, et Ender aborda un sujet qui l’avait préoccupé pendant l’essentiel du voyage. « Sur un monde comme celui-ci, dit-il, on n’a guère envie de repartir, non ? — Pas moi, répondit l’un. Tout est tellement sale. Je préfère la vie à bord et la bouffe dégueulasse ! » Mais l’autre se tut. Il jeta un regard à Ender avant de détourner les yeux. Il envisageait donc de rester. C’était une chose qu’Ender allait devoir négocier avec Morgan. Il serait consterné si la façon dont il avait contrecarré les projets de l’amiral leur interdisait de trouver un moyen d’autoriser des volontaires à rester. Enfin, on aurait le temps d’y réfléchir. On trouverait un arrangement – parce qu’il devait bien y avoir au moins quelques jeunes nés sur Shakespeare qui rêvaient de quitter leur domicile, ce minuscule village, et de voir le monde. C’était la vieille tradition de la mer et du cirque. On perd quelques hommes dans chaque port ou ville, mais on en reprend d’autres qui ont la bougeotte ou l’œil rêveur. De la caverne émergea un vieil homme à qui il fallut un petit moment pour se redresser après son séjour dans le tunnel. Il parla quelques instants à Po et Ix puis, comme ils se dirigeaient vers l’entrée de la grotte en remorquant un traîneau chargé de racines et de fruits – un traîneau qu’Ix avait veillé à faire embarquer sur un glisseur –, Sel Menach se tourna vers Ender pour la première fois. « Ender Wiggin, dit-il. — Sel Menach, répondit Ender. D’après Po, vous avez un problème de ver géant, dans le coin. » Sel observa les fusiliers, qui gardaient la main sur leur arme de poing. « Pas besoin d’armes. Nous ne parlons pas exactement avec ces choses, mais elles comprennent des images rudimentaires. — Des choses ? s’étonna Ender. — Pendant que nous nourrissions la première, deux autres sont arrivées. J’ignore si ce nombre suffit à assurer le renouvellement de leur population, mais c’est mieux que de tomber sur une espèce dont il ne reste qu’un spécimen vivant. Ou aucun. — Le terme “formicoïde” a été prononcé. — On ne peut pas avoir de certitude avant d’avoir examiné les prélèvements génétiques, répondit Sel. S’il s’agissait réellement de Formiques, ils seraient morts. Les corps adultes ont une carapace, pas de fourrure, mais un endosquelette. Ils ne sont peut-être même pas aussi proches des Formiques que les lémuriens de nous – à moins qu’ils ne soient aussi proches que des chimpanzés. Mais, Ender, dit-il, l’œil brillant, je lui ai parlé. Non, j’ai communiqué avec cette créature par la pensée. Je lui ai envoyé une image, et elle a réagi. Et elle m’en a renvoyé une. Elle m’a montré comment la chevaucher pour sortir du tunnel. » Ender contempla les vêtements râpés et déchirés de son interlocuteur. « Une chevauchée difficile. — Une route difficile. La chevauchée était très bien. — Vous savez que je suis venu pour les Formiques. — Moi aussi, répondit Sel en souriant. Pour les tuer. — Mais maintenant pour les comprendre. — Je pense que nous avons trouvé une clé, ici. Elle n’ouvrira peut-être pas toutes les portes, mais elle ouvrira quelque chose. » Puis il passa le bras autour de l’épaule d’Ender et l’éloigna des autres. Le jeune homme détestait en général qu’on lui impose ce genre de contact – c’est ainsi qu’un homme affirme sa supériorité sur un autre. Mais il n’y avait pas trace de cela dans le geste de Sel. Il s’agissait davantage d’une affirmation de camaraderie, voire de complicité. « Je sais que nous ne pouvons pas parler ouvertement, dit Sel, mais dites-le-moi franchement : êtes-vous oui ou non gouverneur ? — Dans les faits autant que de nom, répondit Ender. La menace a été écartée, l’homme est de retour sur son vaisseau et coopère comme s’il n’avait jamais eu d’autre intention. — C’est peut-être le cas. » Ender éclata de rire. « Et peut-être la larve que vous avez trouvée nous enseignera-t-elle le calcul infinitésimal avant ce soir. — Je serai heureux si elle sait compter jusqu’à cinq. » Plus tard, après la tombée de la nuit, alors que les hommes étaient assis autour du feu pour déguster les plats frais et périssables que la mère de Po avait envoyés pour le dîner, Sel se montra causant, riche d’hypothèses et d’espoir. « Ces animaux métabolisent l’or et l’extradent dans leur carapace. Peut-être en font-ils autant de n’importe quel métal présent dans le minerai, ou peut-être les Formiques élevaient-ils des sous-espèces différentes pour chaque métal dont ils avaient besoin. Peut-être y a-t-il d’autres populations comptant des survivants. Peut-être réussirons-nous à localiser des mineurs de fer, de cuivre, d’étain, d’argent, d’aluminium, tout ce qu’il nous faut. Mais s’il s’agit là d’un groupe moyen, alors nous en trouverons où tous les individus seront morts, et d’autres à la population plus importante. Il ne serait pas normal qu’il s’agisse du dernier groupe survivant sur cette planète. — Nous allons nous en occuper au plus vite, dit Ender. Pendant que nous avons encore les fusiliers du vaisseau pour nous aider dans les recherches. Et ils peuvent emmener… des gens du cru avec eux pour leur apprendre à manier les glisseurs en experts avant le départ du vaisseau. » Ix se mit à rire. « Vous avez failli dire “natifs”. — Oui, reconnut franchement Ender. J’ai failli. — Ce n’est pas grave. Les Formiques ne sont pas non plus apparus ici. Donc “natif” veut simplement dire “né sur place”, et cela décrit Po et moi – tout le monde à l’exception des anciens de la génération de Sel. Natifs et nouveaux arrivants, mais à la prochaine génération nous serons tous natifs. — Alors vous pensez que c’est le terme que nous devrions retenir ? — Des Shakespeariens natifs, répondit Ix. C’est ce que nous sommes. — J’espère que nous n’aurons pas besoin d’organiser une cérémonie du sang ou d’initiation pour être acceptés dans la tribu. — Non. L’homme blanc qui apporte les glisseurs est toujours le bienvenu. — Le fait que je suis blanc ne veut pas dire… » Puis Ender vit l’étincelle rieuse dans les yeux de son interlocuteur et sourit. « Je m’évertue à n’offenser personne, dit-il. À tel point que je me suis offensé trop vite. — Vous finirez par vous habituer à notre sens de l’humour maya, affirma Ix. — Non, intervint Sel. Personne ici ne s’y est habitué, en tout cas. — Tout le monde sauf toi, vieil homme », répondit Ix. Sel rit avec les autres, puis la conversation prit une autre direction : les fusiliers décrivirent leur formation et parlèrent de la vie sur Terre et dans la société de haute technologie qui se déplaçait dans tout le système solaire. Ender remarqua que le regard de Sel se perdait dans le lointain et il se méprit sur le sens de ce regard. Comme ils se préparaient à dormir, il prit quelques instants pour demander à Sel : « Est-ce que vous songez parfois à retourner chez vous ? Sur Terre ? » Le vieil homme frémit ostensiblement. « Non ! Que ferais-je là-bas ? C’est ici que se trouvent tous ceux que j’aime et tout ce qui m’intéresse. » Puis il eut de nouveau l’air nostalgique. « Non, je ne peux pas m’empêcher de me dire qu’il est vraiment dommage que je n’aie pas trouvé ces grottes il y a trente ans, vingt ans ou même dix. J’étais si occupé, il y avait tant à faire autour du village. J’ai toujours voulu faire ce voyage, et j’aurais eu plus de temps pour prendre part au travail. Une occasion manquée, mon jeune ami ! Il n’y a pas de vie sans regrets. — Mais vous êtes heureux d’avoir trouvé ces animaux aujourd’hui. — Oui. Tout le monde rate ceci et trouve cela. Voilà une découverte que j’ai aidé à faire. Et il n’y avait plus une minute à perdre. » Puis il sourit. « J’ai remarqué quelque chose. J’ignore si c’est important, mais… la larve n’avait pas mangé le scarabée d’or que nous avons trouvé, celui qui vivait encore. Et ces larves, elles sont voraces ! — Elles ne se nourrissent que de charogne ? demanda Ender. — Non, non, elles se sont jetées sur les tortues sans problème. Pas des tortues terriennes, c’est juste le nom que nous leur donnons. Elles aiment la chair vivante. Mais manger les scarabées d’or, c’était du cannibalisme, vous comprenez ? C’était la génération de leurs parents. Elles les mangeaient parce qu’il n’y avait rien d’autre. Mais elles attendaient qu’ils soient morts. Vous voyez ? » Ender acquiesça. Il voyait tout à fait. Un sentiment fruste de respect pour les vivants. Pour les droits des autres. Quoi qu’ils soient au juste, ces scarabées d’or n’étaient pas de simples animaux. Ce n’étaient pas des Formiques, mais ils offriraient peut-être à Ender une chance de pénétrer l’esprit formique, au moins par procuration. CHAPITRE DIX-SEPT À : MinCol@MinCol.gov De : Gouv%ShakespeareCol@MinCol.gov Sujet : Pour une révolution très tranquille Cher Hyrum, J’ai reçu ici un accueil chaleureux en tant que gouverneur, en grande partie dû à votre intervention à longue distance, ainsi qu’à l’enthousiasme de la population native. Nous continuons à faire descendre des colons du vaisseau aussi vite que des logements peuvent être construits pour eux. Nous nous dispersons en quatre villages – celui d’origine, Miranda, puis Falstaff, Polonius et Mercutio. Le nom de Caliban a provoqué un certain enthousiasme, toutefois vite dissipé quand les gens ont envisagé la future école du village et ce à quoi sa mascotte ressemblerait. Vous comprenez bien, n’est-ce pas, que l’autodétermination locale est inévitable dans les colonies, et le plus tôt sera le mieux. Malgré toutes vos bonnes intentions, et bien qu’il soit vital que la Terre continue de payer les dépenses astronomiques (jeu de mots intentionnel) liées au vol interstellaire dans le vague espoir qu’il finisse par être rentable, la F. I. ne peut pas forcer une population hostile à accepter un gouverneur dont elle ne veut pas – pas pour longtemps. Il vaudrait bien mieux que les vaisseaux de la F. I. arrivent sous statut diplomatique, afin de promouvoir le commerce et les bonnes relations et d’apporter colons et équipement pour contrebalancer le fardeau qu’ils font peser sur l’économie locale. En gage de quoi j’ai l’intention d’occuper pendant deux ans la fonction de gouverneur, période durant laquelle je parrainerai la rédaction d’une Constitution. Nous la soumettrons au ministère de la Colonisation, non pour approbation – si elle nous plaît, ce sera notre Constitution – mais pour que vous déterminiez si le ministère peut recommander Shakespeare comme destination pour de nouveaux colons. Voilà d’où vous tirez votre pouvoir : votre capacité à décider si des colons peuvent se joindre à une colonie existante ou non. Une commission de contrôle pourrait aussi se réunir par ansible, avec un représentant et une seule voix pour chaque colonie, afin de se reconnaître mutuellement comme partenaires commerciaux dignes de confiance. De cette façon, une colonie qui mettrait en place un gouvernement intolérable pourrait être frappée d’ostracisme et coupée du commerce et de la source de nouveaux colons – mais nul ne prendra la mesure absurde d’essayer de faire la guerre (ou d’appliquer une politique, c’est la même chose) à une colonie qu’on mettrait la moitié d’une vie à atteindre. Ce courrier constitue-t-il une déclaration d’indépendance ? Il ne pose guère de principes, en tout cas. Il s’agit plutôt du constat de notre indépendance, que nous la rendions officielle ou non. Ces gens ont survécu quarante et un ans complètement seuls. Ils sont heureux d’avoir reçu notre matériel et de quoi augmenter le patrimoine génétique végétal, animal et humain, mais ils n’en avaient pas un besoin absolu. D’une certaine façon, chacune de ces colonies est un hybride : humaine par les gènes et les antécédents culturels, mais formique par l’infrastructure. Les Formiques étaient de bons bâtisseurs ; nous n’avons pas besoin de dégager le terrain, de chercher de l’eau ni de la traiter, et leur système d’évacuation des eaux usées semble avoir été construit pour durer des siècles. Un splendide monument ! Ils continuent à nous rendre service en évacuant notre merde. À cause de ce que les Formiques ont préparé et de ce que des scientifiques doués comme Sel Menach ont accompli dans les colonies, la F. I. et le ministère n’ont pas tout le poids qu’ils auraient pu. Je dis tout cela en gardant l’espoir sincère que nous pourrons un jour arriver au stade où chaque colonie sera visitée tous les ans. Pas de votre vivant ni du mien, sans doute, mais cela devrait être l’objectif. Bien que, si l’on se fie à l’histoire, cette ambition paraîtra sans doute modeste jusqu’à l’absurde d’ici cinquante ans, époque où les vaisseaux pourraient bien aller et venir tous les six mois, ou tous les mois, voire toutes les semaines de l’année. Puissions-nous tous les deux vivre assez longtemps pour en être témoins. Andrew. Les caprices des enfants, ça ne s’explique pas. Quand Alessandra apprenait à marcher, Dorabella riait des drôles de choses qu’elle essayait de faire. Quand elle eut l’âge de parler, ses questions semblaient résulter d’une logique si aléatoire que Dorabella en venait presque à croire que sa fille lui avait réellement été envoyée par les fées. Quand ils arrivaient à l’âge scolaire, les enfants tendaient à devenir plus raisonnables. Ce n’était dû ni aux maîtres ni aux parents, mais aux autres enfants, qui ridiculisaient ou fuyaient ceux dont les actes ou les paroles n’étaient pas conformes à leur conception de la norme. Néanmoins, Alessandra n’avait cessé de la surprendre du tout au tout, et il fallait qu’elle choisisse ce moment, alors que le pauvre Quincy était si frustré de la façon dont Ender l’avait surpassé par ses manœuvres bureaucratiques, pour se montrer déraisonnable. « Maman, dit-elle, la plupart des dormeurs sont réveillés et descendus sur la planète, maintenant, et mes valises sont prêtes depuis des jours. Quand est-ce qu’on part ? — Tes valises ? s’étonna Dorabella. J’ai cru à une soudaine envie de rangement. J’allais demander aux médecins de vérifier que tu n’avais pas une maladie bizarre. — Je ne plaisante pas, maman. Nous avons signé pour rejoindre la colonie. Nous sommes arrivées. Il n’y a plus qu’à prendre la navette. Nous avons un contrat. » Dorabella se mit à rire. Mais sa fille ne changerait pas d’avis à force de taquineries. « Ma petite fille chérie, dit-elle, je suis mariée maintenant. À l’amiral qui commande ce vaisseau. Où le vaisseau va, il va. Où il va, je le suis. Où je vais, tu me suis. » Alessandra resta plantée, muette. Elle paraissait prête à protester. Mais finalement elle n’opposa aucune résistance. « D’accord, maman. Va pour une vie saine en intérieur pour encore quelques années. — D’après mon cher Quincy, notre prochaine destination est une autre colonie, beaucoup moins éloignée de nous que la Terre. Rien que quelques mois de vol. — Mais très fastidieux pour moi, puisque tous les gens intéressants sont partis. — C’est-à-dire Ender Wiggin, bien sûr. J’espérais pourtant que tu réussirais à attirer ce beau jeune homme plein d’avenir. Mais il semble avoir choisi de nous rejeter. » Alessandra prit l’air perplexe. « Nous ? — C’est un garçon très intelligent. Il savait qu’en forçant mon cher Quincy à quitter Shakespeare, il nous renvoyait aussi toi et moi. — Je n’y avais pas pensé, répondit Alessandra. Eh bien, dans ce cas, je suis furieuse contre lui. » Dorabella sentit soudain que quelque chose clochait. Alessandra prenait tout cela trop bien, ce qui ne lui ressemblait pas. Et ce soupçon d’irritation puérile dirigée contre Ender Wiggin ressemblait à une parodie des propos délibérément enfantins de la fée Dorabella. « Qu’est-ce que tu mijotes ? demanda-t-elle. — Ce que je mijote ? Comment puis-je mijoter quoi que ce soit alors que l’équipage est si occupé et que les fusiliers se trouvent sur la planète ? — Tu comptes te glisser dans la navette sans permission et rejoindre la surface de la planète à mon insu. » Alessandra regarda sa mère comme si elle était folle. Mais dans la mesure où il s’agissait de son expression habituelle, Dorabella s’attendait pleinement à l’entendre mentir, et sa fille ne la déçut pas : « Bien sûr que je n’avais pas cette intention. Je compte bien obtenir ta permission. — Eh bien, tu ne l’as pas. — Nous avons fait tout ce chemin, maman. » Elle s’exprimait cette fois avec son agressivité naturelle, de sorte que ses arguments pouvaient bien être sincères. « Je voudrais au moins visiter la planète. Je veux dire au revoir à tous nos amis du voyage. Voir le ciel. Je n’ai pas vu de ciel depuis deux ans ! — Tu étais dans le ciel, répondit Dorabella. — Ah, c’est malin. Tu as raison, je n’ai plus du tout envie d’aller dehors, c’est sûr. » Maintenant que sa fille en parlait, Dorabella se rendait compte qu’elle aussi avait envie de faire un tour dehors. Le gymnase du bord était toujours plein de fusiliers et de matelots et, même si on leur imposait de marcher un certain temps par jour sur un tapis de jogging, on n’avait jamais pour autant l’impression d’être vraiment allé quelque part. « Ce n’est pas déraisonnable, dit-elle. — Tu plaisantes. — Quoi, tu trouves ça déraisonnable ? — Je ne pensais pas que toi, tu trouverais ça raisonnable. — Je suis blessée, dit Dorabella. Je suis un être humain, moi aussi. J’ai envie de voir des nuages dans le ciel. Il y a bien des nuages ici, non ? — Comment le saurais-je, maman ? — Nous irons ensemble, décida Dorabella. Mère et fille disant au revoir à leurs amis. Nous n’avons pas eu l’occasion de le faire en quittant Monopoli. — Nous n’avions pas d’amis, fit remarquer Alessandra. — Bien sûr que si, et ils doivent nous avoir trouvées bien grossières de partir sans les saluer. — Je suis sûre qu’ils ressassent la question tous les jours. “Qu’est-il donc arrivé à cette fille si grossière, Alessandra, qui nous a quittés sans dire au revoir… il y a quarante ans !” » Dorabella éclata de rire. Alessandra avait des reparties vraiment mordantes. « Voilà qui ressemble davantage à mon astucieuse petite fée. Titania n’a rien à t’apprendre en matière de vacheries. — J’aurais préféré que tu cesses de lire Shakespeare avec La Mégère apprivoisée. — J’ai passé toute ma vie dans le Songe d’une nuit d’été sans le savoir. C’est en le lisant que j’ai eu l’impression d’être chez moi, pas en arrivant sur une planète étrangère. — Eh bien, moi, je vis dans La Tempête, lança Alessandra. Coincée sur une île, et prête à tout pour la quitter. » Dorabella rit à nouveau. « Je demanderai à ton père de nous laisser descendre avec l’une des navettes et remonter sur une autre. Qu’en dis-tu ? — Parfait. Merci, maman. — Attends une minute, dit Dorabella. — Qu’est-ce qu’il y a ? — Tu as accepté trop facilement. Qu’est-ce que tu prépares ? Tu crois que tu vas pouvoir t’échapper dans les bois et te cacher jusqu’à ce que je parte sans toi ? Cela n’arrivera jamais, ma chérie. Je ne partirai pas sans toi, et Quincy ne partira pas sans moi. Si tu essayes de t’échapper, des fusiliers te traqueront, te retrouveront et te traîneront jusqu’à moi. C’est bien compris ? — Maman, la dernière fois que j’ai fugué, j’avais six ans. — Ma chérie, tu as fugué quelques semaines seulement avant notre départ de Monopoli. Quand tu as séché les cours pour aller voir ta grand-mère. — Je ne fuguais pas, répondit Alessandra. Je suis revenue. — Seulement après avoir découvert que ta grand-mère était la veuve de Satan. — J’ignorais que le diable était mort. — Marié à elle, tu ne crois pas qu’il se tuerait ? » Alessandra éclata de rire. Voilà comment on s’y prenait : on établissait les règles, puis on les faisait rire, et ils vous obéissaient de bon cœur. « Nous visiterons Shakespeare, puis nous rentrerons sur le vaisseau. Ce vaisseau, c’est notre maison désormais. Ne l’oublie pas. — Bien sûr que non, dit Alessandra. Mais, maman… — Oui, ma petite fée chérie ? — Ce n’est pas mon père. » Dorabella mit quelques instants à comprendre de quoi sa fille parlait. « Qui n’est pas quoi ? — L’amiral Morgan. Ce n’est pas mon père. — Je suis ta mère. C’est mon mari. À ton avis, qu’est-ce que ça fait de lui, ton neveu ? — Pas-mon-père. — Oh, je suis si triste. Moi qui te croyais heureuse pour moi. — Je suis très heureuse pour toi, répondit Alessandra. Mais mon père était un homme bien réel, pas le roi des fées, et il ne s’en est pas allé dans les bois, il est mort. N’importe quel homme que tu épouses maintenant est ton mari, mais pas mon père. — Je n’ai pas épousé n’importe qui, j’ai épousé un homme extraordinaire avec qui j’aurai sûrement d’autres enfants, de sorte que si tu ne veux pas de lui pour père, il ne manquera pas d’autres héritiers à qui léguer ses biens. — Je ne veux pas de ses biens. — Alors tu as intérêt à faire un beau mariage, dit Dorabella, parce que tu n’as pas envie d’élever tes enfants dans la pauvreté comme je l’ai fait. — Ne l’appelle pas mon père, c’est tout, dit Alessandra. — Tu dois bien l’appeler quelque chose, et moi aussi. Sois raisonnable, ma chérie. — Alors je l’appellerai Prospéra, parce que c’est ce qu’il est. — Quoi ? Pourquoi ? — Un puissant étranger qui nous tient sous sa coupe. Tu es Ariel, le gentil esprit qui aime son maître. Je suis Caliban. Je veux juste qu’on me libère. — Tu es une adolescente. Ça te passera. — Jamais. — La liberté, ça n’existe pas, s’impatienta Dorabella. Parfois, néanmoins, on a l’occasion de choisir son maître. — Très bien, maman. Tu as choisi le tien. Mais je n’ai pas choisi le mien. — Tu crois encore que le petit Wiggin sait que tu existes. — Je sais que c’est le cas, mais je ne mets pas tous mes espoirs en lui. — Tu t’es offerte à lui, ma chérie, et il t’a rejetée tout net. C’était assez humiliant, même si tu ne t’en es pas rendu compte. » Alessandra s’empourpra, et elle gagna la porte de leurs quartiers d’un pas raide. Puis elle se retourna d’un coup, le visage empreint d’une douleur et d’une rage sincères. « Tu as regardé, dit-elle. Quincy a enregistré, et toi tu as regardé ! — Bien évidemment, répondit Dorabella. Si je ne l’avais pas fait, lui ou quelqu’un de l’équipage l’aurait fait. Tu crois que j’avais envie qu’ils te reluquent ? — Tu m’as envoyée voir Ender en pensant que je finirais nue avec lui, tu savais qu’ils enregistraient la scène et tu l’as regardée. Tu m’as regardée. — Tu n’as pas fini nue, pas vrai ? Et de toute façon, quelle importance ? J’ai vu ton corps sous des angles que tu n’imagines même pas pendant les années où je te torchais les fesses. — Je te déteste, maman. — Tu m’aimes, parce que je veille toujours sur toi. — Et Ender ne m’a pas humiliée. Ni rejetée. Il t’a rejetée, toi. Il a rejeté la façon dont tu me faisais agir ! — Qu’est-il arrivé à tes « Oh, merci, maman ! Maintenant je vais avoir l’homme que j’aime » ? — Je n’ai jamais dit ça. — Tu m’as remerciée en gloussant, et tu m’as encore remerciée. Tu es restée là à me laisser te maquiller comme une putain pour le séduire. À quel moment t’ai-je forcée à faire quelque chose contre ton gré ? — Tu m’as dit ce que je devais faire si je voulais qu’il m’aime. Sauf qu’un homme comme lui ne tombe pas dans tes panneaux ! — Un homme ? Un gamin, oui ! La seule raison pour laquelle il n’est pas tombé dans le “panneau” c’est qu’il n’a sans doute pas encore atteint la maturité sexuelle. S’il est seulement hétéro. — Écoute-toi un peu, maman, dit Alessandra. Une minute Ender est l’alpha et l’oméga, la meilleure occasion que j’aurai jamais de trouver un grand homme, et l’instant d’après c’est un petit homo qui m’a humiliée. Tu le juges en fonction de son utilité pour toi. — Non, mon lapin. En fonction de son utilité pour ma petite fille. — Eh bien, il n’en a pas, dit Alessandra. — C’est bien ce que je disais. Mais tu m’as quand même reproché vertement de l’avoir dit. Il faut te décider, mon petit Caliban. » Sur quoi elle éclata de rire, et Alessandra en fit de même bien malgré elle. Elle était si furieuse contre elle-même d’avoir ri, ou contre sa mère de l’avoir fait rire, qu’elle quitta la cabine en claquant la porte derrière elle. Du moins en essayant : les amortisseurs pneumatiques entrèrent en action, et elle se ferma tout doucement. Pauvre Alessandra. Rien n’allait jamais comme elle voulait. Bienvenue dans le monde réel, mon enfant. Un jour, tu verras que pousser Quincy à tomber amoureux de moi est la meilleure chose que j’aie jamais faite pour toi. Parce que je fais tout pour toi. Et je demande seulement en retour que tu fasses ta part en saisissant les occasions que je t’obtiens. Valentine fit l’effort d’entrer normalement dans la pièce et de rester tout à fait calme. Mais Ender l’écœurait tellement qu’elle avait du mal à se maîtriser. Le gamin était débordé à force de se rendre « disponible » pour tous les nouveaux colons et les vieux pionniers : il répondait à leurs questions et discutait de détails évoqués lors d’entretiens d’une demi-heure deux ans plus tôt – des entretiens dont il ne devait rien se rappeler puisqu’il était alors si fatigué qu’il arrivait à peine à parler. Pourtant, quand quelqu’un avec qui il avait une véritable relation personnelle le cherchait, on ne le trouvait nulle part. C’était exactement comme son refus d’écrire à leurs parents. Enfin, il n’avait pas refusé. Il avait toujours promis de le faire. Et puis il ne l’avait jamais fait. Ces deux dernières années, il avait promis – implicitement du moins – que si la pauvre petite Toscano tombait amoureuse de lui, elle serait bien accueillie. Et voilà que sa mère et elle étaient descendues sur la planète pour un peu de « tourisme ». La jeune fille ne voulait évidemment voir qu’Ender Wiggin. Et il n’était nulle part. Valentine en avait assez. Il pouvait être courageux, hardi même, sauf quand il s’agissait d’un geste exigeant sur le plan émotionnel et qu’il n’était pas vraiment obligé de faire. Il pouvait éviter cette fille, et peut-être pensait-il que le message était clair, mais il lui devait des mots. Il lui devait au moins un adieu. Pas forcément affectueux, mais un adieu quand même. Elle finit par le trouver dans la salle de l’ansible des xénobiologistes, en train d’écrire quelque chose – sans doute une lettre à Graff ou quelqu’un qui n’avait aucun lien pertinent avec leur vie sur ce nouveau monde. « Tu es ici et tu n’as donc aucune excuse », lança Valentine. Ender leva les yeux vers elle, l’air sincèrement perplexe. Eh bien, il ne faisait sans doute pas semblant – il avait dû si bien écarter la pauvre fille de son esprit qu’il n’avait aucune idée de ce dont sa sœur parlait. « Tu es en train de consulter ton courrier. Par conséquent, tu as reçu la liste des passagers de cette navette. — J’ai déjà rencontré les nouveaux colons. — Sauf une. » Ender haussa le sourcil. « Alessandra ne figure plus sur la liste des colons. — Elle te cherche. — Elle pourrait demander à n’importe qui où je suis, et on lui répondrait. Ce n’est pas un secret. — Elle ne peut pas demander. — Eh bien, dans ce cas, comment s’attend-elle à me trouver ? — Ne joue pas les imbéciles. Je ne suis pas bête au point de te prendre pour un imbécile, même si tu agis comme le roi des imbéciles. — D’accord, j’ai compris le couplet sur l’imbécillité. Tu peux te montrer plus précise ? — Un parfait imbécile. — Pas concernant le degré, ma chère sœur. — Tu n’as aucun cœur. — Valentine, répondit-il, il ne t’est pas venu à l’idée que je savais ce que je faisais ? Tu ne peux pas avoir un peu confiance en moi ? — Je pense que tu évites une confrontation difficile sur le plan émotionnel. — Alors pourquoi est-ce que je ne t’évite pas ? » Elle ne savait pas si elle devait se fâcher davantage de le voir renverser la situation ou bien être un peu soulagée de constater qu’il considérait une confrontation avec elle comme chargée d’émotion. Au vrai, elle n’était pas sûre d’avoir suffisamment de prise sur lui pour que ce soit le cas – pour lui, du moins. Ender vérifia l’heure à l’écran de l’ordinateur et soupira. « Eh bien, comme d’habitude, ton timing est irréprochable, même si tu ne comprends rien. — Je comprendrais si tu m’expliquais », répondit-elle. Ender était debout maintenant et, à la surprise de Valentine, il était vraiment plus grand qu’elle. Elle avait remarqué qu’il poussait, sans se rendre compte qu’il l’avait dépassée. Et ce n’était pas une question d’épaisseur de semelle : il était pieds nus. « Val, dit-il gentiment, si tu prêtais attention à ce que je dis et ce que je fais, la situation te paraîtrait évidente. Mais tu n’analyses pas. Tu vois un truc qui ne va pas, et tu négliges toute la partie réflexion pour bondir directement à “Ender fait quelque chose de mal et je dois y mettre un terme”. — Mais je réfléchis ! J’analyse ! — Tu analyses tout et tout le monde. C’est ce qui rend ton histoire de l’École de guerre si vraie et remarquable. — Tu l’as lue ? — Tu me l’as donnée il y a trois jours. Bien sûr que je l’ai lue. — Tu ne m’as rien dit. — C’est la première fois que je te vois depuis que je l’ai finie, Val. Réfléchis, je t’en prie. — Ne me prends pas de haut ! — Tu as le sentiment que je te prends de haut, ça ne s’appelle pas réfléchir », répondit-il, l’air enfin irrité. Cela soulagea un peu Valentine. « Ne me juge pas avant de me comprendre. Tu ne peux pas me comprendre si tu m’as déjà jugé. Tu crois que je me suis mal conduit envers Alessandra, mais c’est faux. Je me suis extrêmement bien conduit. Je suis sur le point de lui sauver la vie. Mais tu ne me fais pas confiance pour faire ce qu’il faut. Tu ne prends même pas la peine de réfléchir à ce qu’il faut faire avant de décider que je ne le fais pas. — Qu’est-ce que je crois que tu ne fais pas alors que tu le fais, hein ? Cette fille languit après toi… — Ses sentiments. Pas ses besoins. Pas ce qui est bon pour elle. Tu crois que le pire danger qui la guette c’est une blessure sentimentale. » Valentine sentit sa colère vertueuse s’évaporer. De quel danger parlait-il ? Quel besoin Alessandra avait-elle, à part son besoin d’Ender ? Qu’est-ce qui lui échappait ? Ender la prit dans ses bras, la serra contre lui puis la dépassa et quitta la pièce, puis le bâtiment. Valentine n’eut d’autre choix que de le suivre. Il traversa d’un pas vif le carré d’herbe au milieu du complexe scientifique – en réalité, quatre structures d’un étage où une poignée de scientifiques travaillaient sur la biologie et la technologie qui garantissaient le bon fonctionnement de la colonie et la santé des colons. Désormais, toutefois, avec les nouveaux arrivants, les maisons grouillaient de monde, et Ender avait déjà demandé aux contremaîtres de modifier leurs priorités et de construire de nouveaux bâtiments scientifiques. Le bruit lié aux travaux n’était pas assourdissant, car il y avait peu d’outils électriques. Mais il y avait les instructions lancées d’une voix forte, les avertissements criés, les coups répétés des haches et des marteaux : le tout formait un fond sonore vigoureux. Le bruit d’un changement bienvenu, délibéré. Ender savait-il vraiment bien où se trouveraient les Toscano ? En tout cas, il s’y dirigeait tout droit. Et maintenant que Valentine y réfléchissait – qu’elle analysait, oui, Ender –, elle se rendait compte que son frère devait avoir attendu la fin de la visite, le moment où la navette était chargée pour le voyage de retour. Pas tout à fait la dernière, mais la dernière qui ne serait pas pleine de fusiliers et de matelots. La dernière navette capable d’embarquer des passagers non essentiels. Il s’en fallut de peu, malgré tout. Alessandra se tenait au pied de la rampe, l’air malheureuse, et sa mère la tirait par la manche, la pressant de monter dans la navette. Puis elle vit Ender approcher et quitta sa mère pour courir vers lui. La pauvre fille pouvait-elle être plus claire ? Elle se jeta au cou d’Ender qui, à son honneur, la prit de bon gré dans ses bras. D’ailleurs, Valentine fut surprise de la façon dont il la tenait et se blottissait contre son épaule avec affection. Que voulait-il dire en adoptant ce comportement ? Qu’est-ce que cette fille allait en déduire ? Ender, es-tu vraiment si insensible ? Quand elle se jeta littéralement dans ses bras, Ender recula d’un pas pour absorber l’élan soudain, mais il veilla à ce que ses lèvres soient proches de l’oreille d’Alessandra. « À seize ans, on peut se joindre à une colonie sans autorisation parentale », dit-il tout bas. Alessandra s’écarta et le regarda dans les yeux, l’air interrogateur. « Non, dit-il. Il ne se passera rien entre nous. Je ne te demande pas de rester pour moi. — Alors pourquoi me demander de rester tout court ? — Je ne te le demande pas. Je t’explique comment faire. Ici, maintenant, je peux te libérer de ta mère. Pas pour prendre sa place, pas pour prendre le contrôle de ta vie, mais pour te permettre de la contrôler toi-même. La question étant : veux-tu le faire ? » Les yeux d’Alessandra s’emplirent soudain de larmes. « Tu ne m’aimes pas ? — J’ai de l’affection pour toi. Tu es une fille bien, qui n’a jamais eu un instant de liberté. Ta mère contrôle tes allées et venues. Elle tisse des histoires autour de toi, et tu finis toujours par les croire et faire ce qu’elle veut. Tu sais à peine ce que tu veux. Ici, sur Shakespeare, tu le découvriras. Là-haut, avec ta mère et l’amiral Morgan, j’ignore si tu le sauras un jour. » Elle hocha la tête : elle comprenait. « Je sais ce que je veux. Je veux rester. — Alors reste, répondit Ender. — Dis-le-lui. S’il te plaît. — Non. — Si je lui en parle, elle trouvera le moyen de m’expliquer que c’est ridicule. — Ne la crois pas. — Elle va me faire culpabiliser. Comme si je lui infligeais une terrible souffrance. — Ce n’est pas le cas. En un sens, tu la libères, elle aussi. Elle pourra porter les enfants de Morgan sans se soucier de toi. — Tu es au courant ? Tu sais qu’elle va avoir des enfants avec lui ? » Ender soupira. « Nous n’avons pas le temps d’avoir cette conversation tout de suite. Ta mère approche parce que la navette doit partir, et elle s’attend à ce que tu sois à bord. Si tu décides de rester, je te soutiendrai. Si tu pars avec elle de ton plein gré, je ne lèverai pas le petit doigt pour t’arrêter. » Puis Ender s’écarta au moment où Dorabella arrivait. « Je vois bien ce qu’il est en train de faire, commença Dorabella. Il te promet tout ce que tu veux, rien que pour te pousser à rester et devenir son jouet. — Maman, tu ne sais pas de quoi tu parles. — Je sais que tout ce qu’il t’a promis n’est que mensonges. Il ne t’aime pas. — Je sais bien. Il me l’a dit. » Elle fut assez satisfaite de voir l’air désarçonné de sa mère. « Alors qu’est-ce que c’était que toutes ces embrassades ? Cette façon de se blottir contre toi ? — Il murmurait à mon oreille. — Qu’a-t-il dit ? — Il m’a seulement rappelé quelque chose que je savais déjà. — Tu me raconteras dans la navette, ma petite princesse des fées chérie, parce que les pilotes s’impatientent. Ils ne veulent pas mécontenter ton père en arrivant en retard. » Il ne s’était pas écoulé une journée pleine depuis qu’Alessandra avait dit à sa mère de ne jamais appeler Quincy son père, et voilà qu’elle recommençait. C’était toujours comme ça : maman décidait comment les choses devaient se passer, et rien de ce qu’Alessandra faisait n’y changeait rien. Non, c’est toujours elle qui devait changer. Elle finissait systématiquement par se plier à la volonté de sa mère, parce que c’était plus simple. Maman veillait à ce qu’il soit toujours plus simple de faire à sa façon. La seule fois où je l’ai défiée, c’était dans son dos. Quand elle ne regardait pas, quand je pouvais faire comme si elle n’allait jamais savoir. J’avance dans la crainte de ma mère, bien que ce ne soit pas un monstre comme ma grand-mère. À moins… À moins que si, sauf que je ne l’ai jamais assez défiée pour le découvrir. Je ne suis pas obligée de partir avec elle. Je peux rester ici. Mais Ender ne m’aime pas. Qui ai-je, ici ? Pas d’amis, en réalité. Des gens que je connais du voyage, mais c’est maman qu’ils appréciaient tous, pas moi. Ils parlaient de moi, devant moi, parce que maman le faisait. Quand ils s’adressaient à moi, c’était pour dire ce que maman leur avait pratiquement ordonné de dire. Je n’ai pas d’amis. Ender et Valentine sont les seuls à m’avoir traitée comme une personne. Et Ender ne m’aime pas. Pourquoi ne m’aime-t-il pas ? Qu’est-ce qui cloche chez moi ? Je suis jolie, je suis intelligente. Pas autant que lui ou Valentine, mais personne n’est aussi intelligent, même sur Terre. Il a dit qu’il me désirait, l’autre fois, sur le vaisseau. Il me désire, mais il ne m’aime pas. Je ne suis qu’un corps pour lui, un grand rien, et si je reste ici, j’en serai tout le temps consciente. « Ma fée chérie, intervint Dorabella en la tirant de nouveau par la manche, viens avec moi. Nous allons être si heureuses ensemble, à voyager parmi les étoiles ! Tu recevras une instruction de premier ordre avec les aspirants – ton père me l’a déjà promis – et quand tu seras en âge d’aller à l’université, nous serons sûrement de retour près de la Terre, et tu pourras en fréquenter une et te trouver un homme au lieu de ce gamin odieux et égoïste. » Sa mère la traînait presque vers la navette à ce stade. Cela se passait toujours ainsi. Avec elle, il semblait toujours inévitable de se conformer à ses intentions. Et les autres options étaient toujours si affreuses. Les autres ne comprenaient jamais Alessandra comme sa mère. Mais maman ne me comprend pas, songea-t-elle. Elle ne me comprend pas, moi. Elle comprend juste cette image insensée qu’elle a de moi. Sa petite fée de fille échangée à la naissance. Alessandra regarda par-dessus son épaule : elle cherchait Ender. Il était là, le visage inexpressif. Comment peut-il faire ça ? N’a-t-il donc pas de sentiments ? Ne vais-je pas lui manquer ? Ne va-t-il pas me rappeler et plaider pour moi ? Non. Il a dit qu’il ne le ferait pas. Il m’a dit… mon choix personnel… de mon plein gré… Est-ce que je la suis de mon plein gré ? Elle m’entraîne, mais elle ne tire pas vraiment fort. Elle me persuade de venir à chaque pas, et je suis. Comme les rats ont suivi le joueur de flûte de Hamelin. La musique de sa voix me met en transe, je la suis et je me retrouve… ici, sur la rampe, allant vers la navette. Je retourne là où je serai perpétuellement sous sa coupe. Une rivale pour les enfants que Quincy et elle auront ensemble. Une gêne, en fin de compte. Que se passera-t-il, alors, quand elle se retournera contre moi ? Et même si cela n’arrive pas, ce sera uniquement parce que je me plierai à tout ce qu’elle voudra pour moi. Alessandra s’arrêta. La main de sa mère lâcha son bras – effectivement, elle la tenait à peine. « Alessandra, dit celle-ci, je t’ai vue te retourner vers lui, mais tu vois ? Il ne veut pas de toi. Il ne t’appelle pas. Il n’y a rien pour toi, ici. Mais là-haut, dans les étoiles, il y a mon amour pour toi. Il y a la magie de notre monde merveilleux à toutes les deux. » Mais leur monde merveilleux à toutes les deux n’avait rien de magique, c’était un cauchemar que maman qualifiait de magique. Et maintenant il y avait quelqu’un d’autre dans ce « monde merveilleux », quelqu’un avec qui maman couchait et allait faire des enfants. Maman ne me ment pas seulement, elle se ment à elle-même. Elle ne veut pas réellement de moi là-haut. Elle a trouvé sa nouvelle vie, et elle fait semblant que rien ne changera. Le fait est que maman a désespérément besoin de se débarrasser de moi pour pouvoir vivre son bonheur. Depuis seize ans, je suis le poids qui la tire vers le bas, qui la retient à terre, qui l’empêche de faire tout ce dont elle a rêvé. Aujourd’hui, elle a l’homme de ses rêves – enfin, un homme qui peut lui offrir la vie de ses rêves. Et je suis en travers du chemin. « Maman, dit Alessandra, je ne viens pas avec toi. — Si, tu viens. — J’ai seize ans. D’après la loi, je peux décider par moi-même si je veux rejoindre une colonie. — Ridicule. — C’est vrai. Valentine Wiggin a rejoint cette colonie quand elle n’avait que quinze ans. Ses parents étaient contre, mais elle l’a fait. — C’est le mensonge qu’elle t’a raconté ? Ça peut paraître romantique et courageux, mais tu te retrouveras toute seule tout le temps. — Maman, dit Alessandra, je suis déjà toute seule tout le temps. » Dorabella eut un mouvement de recul à ces mots. « Comment peux-tu dire ça, petite morveuse ingrate ? Je suis avec toi. Tu n’es jamais seule. — Je suis toujours seule. Et tu n’es jamais avec moi. Tu es avec ton cher petit ange échangé par les fées à la naissance. Et ce n’est pas moi. » Alessandra fit demi-tour et se mit à redescendre la rampe. Elle entendit les pas de sa mère. Non, elle les sentit, car la rampe tressautait légèrement sous l’impact de ses pieds. Puis elle sentit sa mère la pousser par-derrière, brutalement, la déséquilibrant tout à fait. « Alors va-t’en, petite chienne ! » hurla Dorabella. Alessandra lutta pour reprendre son équilibre mais ses épaules allaient beaucoup plus vite que ses pieds n’en étaient capables, et elle se sentit tomber en avant ; la rampe était si raide, elle allait la heurter si violemment, et elle serait incapable de se retenir des mains… Toutes ces idées défilèrent en une fraction de seconde, puis elle sentit un bras l’agripper par-derrière et, au lieu de heurter la rampe, elle se rétablit. Ce n’était pas sa mère qui l’avait rattrapée : elle se trouvait encore à quelques pas, là où elle l’avait poussée. C’était l’enseigne Akbar, et il avait l’air très inquiet, très affable. « Vous allez bien ? dit-il une fois qu’elle fut sur pied. — C’est ça ! s’écria sa mère. Ramenez cette petite morveuse ingrate à l’intérieur ! — Voulez-vous revenir au vaisseau avec nous ? demanda l’enseigne Akbar. — Bien sûr que oui », répondit Dorabella, désormais à côté de lui. Alessandra vit le visage de sa mère se transformer tandis qu’elle passait de la mégère qui l’avait traitée de chienne et de morveuse à la douce reine des fées. « Ma petite fée chérie n’est heureuse qu’avec sa mère. — Je crois que je veux rester ici, dit tout bas Alessandra. Vous voulez bien me laisser partir ? » L’enseigne Akbar se pencha vers elle et murmura à son oreille, exactement comme Ender l’avait fait : « Je voudrais bien pouvoir rester ici avec vous. » Puis il se mit au garde-à-vous. « Au revoir, Alessandra Toscano. Menez une existence heureuse sur cette belle planète. — Qu’est-ce que vous dites ? Mon mari vous traduira en cour martiale ! » La mère le dépassa, se dirigeant vers Alessandra, la main fondant sur elle comme les griffes de la mort. L’enseigne Akbar la retint par le poignet. « Comment osez-vous ? lui siffla-t-elle au visage. Vous venez de signer votre arrêt de mort pour mutinerie ! — L’amiral Morgan m’approuvera pour avoir empêché son épouse d’enfreindre la loi, répondit l’enseigne. Il approuvera que j’aie permis à ce colon libre d’exercer son droit de remplir son contrat et de rester dans cette colonie. » Dorabella vint coller son visage près du sien, et Alessandra vit les projections de salive de sa mère atteindre la bouche, le nez, le menton et les joues de l’enseigne. Mais il ne bougea pas. « Ce ne sera pas la question, imbécile, dit-elle. Il s’agira de la fois où vous avez essayé de me violer dans un coin sombre sur le vaisseau. » L’espace d’un instant, Alessandra se demanda quand une chose pareille avait pu se produire et pourquoi sa mère n’en avait pas parlé sur le coup. Puis elle comprit : cela n’était jamais arrivé. Maman comptait pourtant le prétendre. Elle menaçait l’enseigne Akbar d’un mensonge. Et une chose était sûre : maman était une excellente menteuse. Parce qu’elle croyait ses propres fabulations. Mais Akbar se contenta de sourire. « Madame Dorabella Morgan a oublié quelque chose. — Quoi donc ? — Tout est enregistré. » Puis il lâcha le poignet de Dorabella, lui fit faire demi-tour et la poussa doucement vers le haut de la rampe. Alessandra ne put s’empêcher de rire brièvement. Sa mère se retourna, l’air rageur. Le portrait craché de grand-mère. « Grand-mère, dit Alessandra à voix haute. Je croyais que nous l’avions abandonnée derrière nous, mais nous l’avons amenée ! » C’était la réflexion la plus cruelle qu’elle pouvait faire, clairement. Sa mère en resta muette de douleur. Pourtant c’était aussi la vérité, et Alessandra ne l’avait pas dit pour blesser sa mère : cela lui avait échappé à l’instant où elle l’avait compris. « Au revoir, maman. Fais beaucoup de bébés avec l’amiral Morgan. Sois heureuse tout le temps. J’aimerais que tu le sois. J’espère que tu le seras. » Puis elle laissa l’enseigne Akbar l’accompagner au pied de la rampe. Ender était là – il s’était approché pendant que Dorabella accaparait son attention, et elle ne s’en était pas aperçue. Il était venu pour elle, en fin de compte. « Enseigne Akbar, dit Ender, vous vous méprenez sur l’amiral Morgan. Il la croira, ne serait-ce que pour avoir la paix. — Je crains que vous n’ayez raison. Mais que puis-je faire ? — Vous pouvez démissionner. Aussi bien en temps réel que relativiste, votre engagement a expiré. — Je ne peux pas démissionner au milieu du voyage, répondit Akbar. — Mais vous n’êtes pas au milieu du voyage. Vous êtes dans un port placé sous l’autorité de l’Hégémonie en la personne du gouverneur, moi-même. — Il ne l’autorisera pas. — Si. Il respectera la loi, parce que c’est cette même loi qui lui confère une autorité absolue pendant le voyage. S’il l’enfreint contre vous, alors on peut l’enfreindre contre lui. Il le sait. — Et au cas où il ne le saurait pas, vous le lui dites en ce moment même. » C’est alors seulement qu’Alessandra comprit que leurs paroles continuaient d’être enregistrées. « En effet, dit Ender. Vous n’avez donc pas à affronter les conséquences de votre opposition à madame Morgan. Vous avez agi avec la plus grande correction. Ici, dans la ville de Miranda, on vous traitera avec le respect dû à un homme de votre intégrité. » Ender se retourna et désigna le village d’un geste de la main. « La ville est toute petite. Mais regardez : elle est tellement plus grande que le vaisseau. » En effet. Alessandra le voyait pour la première fois. C’était immense. Il y avait assez de place pour s’éloigner des gens qu’on n’aimait pas. Assez pour se tailler un espace personnel, pour dire ce que personne d’autre ne pouvait entendre, pour mener ses propres réflexions. J’ai fait le bon choix. L’enseigne Akbar quitta la rampe. Alessandra fit de même. Plus haut, sa mère hurla quelque chose, mais Alessandra ne comprit pas ce qu’elle disait. Elle n’y discerna aucun mot, bien qu’il y en eût sûrement. Elle n’était pas obligée d’entendre. Elle n’était pas obligée de comprendre. Elle ne vivait plus dans le monde de sa mère. CHAPITRE DIX-HUIT À : Gouv%ShakespeareCol@MinCol.gov De : MinCol@MinCol.gov Sujet : Colons imprévus Cher Ender, Je suis heureux d’entendre que tout se passe si bien sur la colonie de Shakespeare. L’assimilation réussie des nouveaux colons ne se répète pas partout, et nous avons accédé à la demande du gouverneur de la colonie IX de ne pas lui expédier de nouveaux colons – ni de nouveau gouverneur – en fin de compte. Bref, ils se sont déclarés plus indépendants encore que vous. (Ta déclaration selon laquelle Shakespeare n’accepterait plus de gouverneur extérieur a été citée comme source de leur consultation sur la question des nouveaux colons, donc, d’une certaine façon, tout cela est ta faute, tu ne crois pas ?) Hélas, leur déclaration est arrivée alors que le vaisseau emportant plusieurs milliers de colons, leur nouveau gouverneur et une énorme quantité de matériel avait déjà fait l’essentiel du chemin. Il est parti peu après le tien. Aujourd’hui, ces gens sont à trente-neuf années-lumière de chez eux, et la fête à laquelle ils étaient conviés vient d’être annulée. Cependant, Shakespeare est proche de l’itinéraire qu’ils suivaient et, en ce moment, leur position nous permettrait de leur faire quitter la vitesse luminique, opérer un demi-tour dès que cela devient possible et les amener jusque chez vous sous un an environ. Ces colons te seront tous étrangers. Ils ont leur propre gouverneur – encore une fois, quelqu’un que tu ne connais pas et dont tu n’as même pas entendu parler. Cela se passerait certainement mieux s’ils établissaient leur propre peuplement, en acceptant de votre part des conseils, de l’aide médicale et des provisions, mais en se gouvernant eux-mêmes. Puisque vous avez déjà divisé votre colonie en quatre villages, le peuplement qu’ils formeront sera plus important qu’aucun des vôtres. L’assimilation sera beaucoup plus difficile qu’à l’arrivée de ton vaisseau, et je te suggère une fédération de deux colonies plutôt que de les incorporer à la vôtre. Ou, si tu préfères, une fédération de cinq cités, bien que si les nouveaux arrivants se retrouvent sous-représentés à quatre contre un dans une telle organisation, cela risque de créer aussi des tensions. Si tu me demandes de ne pas les envoyer, je respecterai ta décision. Je peux les maintenir en attente et même placer l’essentiel de l’équipage en stase, jusqu’à ce que l’une des planètes que nous terraformons soit prête pour eux. Mais si quelqu’un est capable de s’adapter à cette situation et de pousser sa colonie à accepter les nouveaux arrivants, c’est bien toi. Je joins toutes informations utiles, y compris biographies et manifeste. Hyrum. À : MinCol@MinCol.gov De : Gouv%ShakespeareCol@MinCol.gov Sujet : Re : Colons imprévus Cher Hyrum, Nous leur trouverons un site et préparerons des logements pour leur arrivée. Nous les placerons près d’une cité formique, pour qu’ils puissent profiter de cette technologie et cultiver leurs champs, comme nous l’avons fait ; et parce que vous nous avez prévenus un an à l’avance, nous aurons le temps d’ensemencer des champs et de planter des vergers pour eux avec des variétés locales adaptées aux humains ainsi que des cultures terriennes génétiquement modifiées. La population de Shakespeare a voté et embrasse ce projet avec enthousiasme. Je partirai bientôt choisir un site approprié. Andrew. Durant les onze années écoulées depuis la naissance d’Abra, il ne s’était produit qu’un seul événement d’importance : l’arrivée d’Ender Wiggin. Jusqu’alors, tout n’était que travail. On attendait des enfants qu’ils fassent tout ce qui était dans leurs cordes, et Abra avait le malheur d’être habile de ses mains. Il avait su faire et défaire des nœuds avant de savoir faire des phrases. Il comprenait comment les machines fonctionnaient et, quand il fut assez fort pour se servir d’outils d’adulte, il sut les réparer et les adapter. Il comprenait la circulation électrique dans les pièces métalliques. Il avait donc de quoi s’occuper même quand les autres enfants jouaient. Son père, Ix, était fier de son fils, et Abra était donc fier de lui-même. Il se réjouissait d’être un enfant dont on avait besoin pour des tâches d’adulte. Il était beaucoup plus petit que son frère aîné, Po, qui avait accompagné oncle Sel pour trouver les scarabées d’or ; mais on l’avait envoyé aider à bricoler le petit chariot dont on se servait pour aller et venir dans le tunnel, et sur lequel on apportait à manger à la colonie de scarabées et on embarquait les carcasses d’or. Pourtant, Abra regardait aussi d’un œil nostalgique les enfants de son âge (il ne pouvait pas les appeler ses amis, tant il passait peu de temps avec eux) aller se baigner ou grimper aux arbres du verger, ou se tirer dessus avec des armes en bois. Seule sa mère Hannah le voyait. Elle le pressait parfois de se joindre aux autres, de laisser tomber ce qu’il était en train de faire. Mais c’était trop tard. Comme un oisillon qu’un enfant a touché, de sorte qu’il sent l’homme, Abra était marqué par son travail avec les adultes. Il n’y avait pas de ressentiment de la part de ceux de son âge. Ils ne le voyaient tout bonnement pas comme l’un des leurs. S’il avait essayé de les suivre, cela leur aurait tous paru aussi déplacé que si un adulte avait insisté pour jouer avec eux. Cela aurait tout gâché. D’autant qu’Abra était secrètement convaincu qu’il serait très mauvais aux jeux d’enfants. Quand il était petit et qu’il entreprenait des constructions avec ses cubes, il pleurait lorsque les autres faisaient tomber ses structures. Mais eux n’avaient pas l’air de comprendre pourquoi il construisait, sinon pour voir le tout renversé. Voici ce que l’arrivée d’Ender signifiait pour Abra : Ender Wiggin était le gouverneur, et pourtant il était jeune, du même âge que Po. Les adultes s’adressaient à lui comme s’il était l’un des leurs. Non, comme à leur supérieur. Ils lui soumettaient des problèmes à résoudre. Ils lui exposaient leurs conflits et se pliaient à ses décisions, écoutant ses explications, lui posant des questions, en venant à accepter son point de vue. Je suis comme lui, se disait Abra. Les adultes me consultent à propos de leurs machines comme ils consultent Ender pour leurs autres problèmes. Ils écoutent mes explications. Ils font ce que je leur conseille pour régler le problème. Lui et moi avons la même vie – nous ne sommes pas vraiment des enfants. Nous n’avons pas d’amis. Enfin, Ender avait sa sœur, bien sûr, mais c’était une recluse, une fille bizarre qui passait ses journées enfermée, sauf pour une promenade le matin en été, l’après-midi en hiver. On disait qu’elle écrivait des livres. Tous les scientifiques adultes rédigeaient des documents et les envoyaient vers les autres mondes, puis lisaient les articles et les livres qu’on leur envoyait en retour. Mais ce qu’elle écrivait n’avait rien à voir avec la science. C’était de l’histoire. Le passé. Quelle importance cela avait-il, alors qu’il y avait tant à faire et à découvrir dans le présent ? Ender ne s’intéressait sûrement pas à ces choses-là. Abra n’arrivait pas à imaginer de quoi ils pouvaient parler. « Aujourd’hui, j’ai autorisé Lo et Amato à divorcer. – Est-ce que c’est arrivé il y a cent ans ? – Non. – Alors, je m’en fiche. » Abra avait des frères et sœurs. Po le traitait bien. Ils le traitaient tous bien. Mais ils ne jouaient pas avec lui. Ils jouaient entre eux. Ce qui lui convenait. Abra n’avait pas envie de « jouer ». Il avait envie de faire des choses réelles, des choses importantes. Il prenait autant de plaisir à réparer des machines et à construire qu’eux à tout faire tomber, jouer et faire semblant de se battre. Et maintenant que sa mère disait qu’il n’était plus obligé d’aller à l’école, pour ne plus subir l’humiliation constante d’être incapable de lire et d’écrire, Abra passait son temps libre à suivre Ender Wiggin partout. Le gouverneur remarquait sa présence, puisqu’il lui parlait de temps à autre – lui donnant des explications, à l’occasion ; lui posant des questions tout aussi souvent. Mais dans l’ensemble il laissait Abra le suivre, et si d’autres adultes qui discutaient de problèmes sérieux regardaient parfois Abra comme pour demander à Ender pourquoi ce gamin l’accompagnait, Ender ignorait simplement leur question muette, et ils firent tous bientôt comme si l’enfant n’était pas là. Quand Ender partit en expédition, à la recherche d’un site approprié pour l’atterrissage du nouveau vaisseau et la fondation d’une autre colonie, personne ne remit donc en question le fait qu’Abra irait avec lui. Son père le prit bien à part pour lui parler, toutefois. « C’est une lourde responsabilité, dit-il. Ne fais rien de dangereux. S’il arrive quelque chose au gouverneur, ta première responsabilité consiste à me le signaler par satphone. Votre localisation sera déjà suivie et nous enverrons aussitôt des secours. N’essaye pas de t’en occuper tout seul tant que nous n’avons pas été prévenus. Tu comprends ? » Évidemment, Abra comprenait. Pour papa, Abra ne partait qu’en soutien. Le conseil de sa mère était un peu moins pessimiste quant à sa valeur : « N’argumente pas avec lui, dit-elle. Écoute d’abord, raisonne ensuite. — Bien sûr, maman. — Tu dis “bien sûr”, mais tu n’es pas doué quand il s’agit d’écouter, Abra, tu crois toujours savoir ce que les gens vont dire, et tu dois les laisser parler parce qu’il arrive que tu aies tort. » Abra acquiesça. « Ender, je l’écouterai, maman. » Elle leva les yeux au ciel – alors qu’elle criait sur les enfants quand ils en faisaient autant. « Oui, j’imagine. Seul Ender est assez sage pour en savoir plus que mon Abra ! — Je ne crois pas tout savoir, maman. » Comment lui faire comprendre qu’il ne perdait patience avec les adultes que quand ils pensaient à tort comprendre les machines ? Le reste du temps, il ne parlait pas du tout. Mais puisqu’en général les adultes croyaient savoir ce qui clochait dans une machine en panne, et qu’en général ils se trompaient, l’essentiel de ses conversations avec eux consistait à rectifier leurs erreurs – ou les ignorer. De quoi parleraient-ils à part de machines ? Or Abra s’y connaissait mieux qu’eux. Avec Ender, en revanche, il ne s’agissait presque jamais de machines. Ils parlaient de tout, et Abra buvait ses paroles. « J’essaierai d’empêcher Po d’épouser Alessandra avant ton retour, dit maman. — Je m’en fiche. Ils ne sont pas obligés de m’attendre. Ce n’est pas comme s’ils avaient besoin de moi pour la nuit de noces. — Quelquefois, il y a des claques qui se perdent, Abra. Mais Ender te supporte. Ce garçon est un saint. Santo André. — San Énder, dit Abra. — Son nom de baptême est Andrew, fit remarquer sa mère. — Mais le nom qui fait de lui un saint est Ender. — Mon fils le théologien. Et tu prétends que tu ne crois pas tout savoir ! » Sa mère secoua la tête, apparemment écœurée. Abra ne comprenait jamais comment ces disputes commençaient, ni pourquoi elles se terminaient en général par un hochement de tête désabusé des adultes, qui lui tournaient ensuite le dos. Lui prenait leurs idées au sérieux (à part celles sur les machines) ; pourquoi ne pouvaient-ils en faire autant pour les siennes ? Ender le faisait. Et il allait passer des jours – peut-être des semaines – avec lui. Rien qu’eux deux. Ils chargèrent le glisseur de provisions pour trois semaines, bien que, d’après Ender, ils ne seraient sûrement pas partis si longtemps. Po vint leur dire au revoir, Alessandra accrochée à lui comme un fongus, et il dit : « Tâche de ne pas être trop pénible, Abra. — Tu es jaloux qu’il m’emmène plutôt que toi. » Alessandra prit la parole. Le fongus avait une langue, apparemment. « Po n’a envie d’aller nulle part. » Sous-entendant, bien sûr, qu’il ne supporterait pas de la quitter une seule seconde. Po demeura impassible, toutefois, de sorte qu’Abra sut que, s’il était complètement imassène de cette fille, il aurait quand même préféré partir en voyage avec Ender que rester en arrière avec elle. Malgré l’opinion que sa mère avait de lui, néanmoins, Abra ne fit aucun commentaire. Il n’adressa même pas un clin d’œil à Po. Il prit un air tout aussi impassible que lui. C’était la façon des Mayas de se moquer de quelqu’un sous son nez, sans être grossier ni provoquer une dispute. Le voyage fut une étrange expérience pour Abra. Au début, bien sûr, ils glissèrent simplement sur leurs champs. En terrain familier. Puis ils suivirent la route vers Falstaff, plein ouest par rapport à Miranda. Là aussi, le chemin était familier car Aima, la grande sœur d’Abra, vivait là avec son mari, ce gros balourd de Simon, qui chatouillait toujours les plus jeunes enfants jusqu’à ce qu’ils mouillent leur culotte puis se moquait d’eux parce qu’ils s’étaient pissé dessus comme des bébés. Abra fut soulagé qu’Ender ne s’arrête que pour saluer le maire du village et continue sans plus tarder. Ils campèrent, la première nuit, dans une vallée herbeuse, abritée du vent qui se levait. Il amena un orage pendant la nuit, mais ils étaient bien au chaud sous la tente et, sans même qu’Abra le demande, Ender lui raconta des histoires de l’École de guerre, décrivit le jeu dans la salle de bataille et en quoi ce n’était pas un jeu du tout mais une façon de les former au commandement et de les tester. « Certains sont nés pour diriger, dit Ender. Ils le font naturellement, qu’ils en aient envie ou non. Tandis que d’autres naissent assoiffés d’autorité, sans capacité à diriger. C’est très triste. — Pourquoi voudrait-on faire quelque chose pour lequel on n’est pas doué ? » Abra essaya de s’imaginer qui cherchait à devenir savant malgré son problème de lecture. C’était tout bonnement absurde. « Diriger est une chose étrange, fit Ender. Les gens le voient faire, mais ils ignorent comment cela fonctionne. — Je sais, répondit Abra. La plupart des gens sont pareils avec les machines. Mais ils essayent quand même de les réparer et aggravent encore la situation. — Tu comprends parfaitement. Ils ne voient pas ce que fait le meneur, mais ils constatent que tout le monde respecte un bon dirigeant, et ils convoitent cette attention et ce respect sans comprendre ce qu’il faut réellement faire pour les gagner. — Tout le monde te respecte, toi. — Et pourtant je ne fais presque rien. Je dois apprendre le travail des autres suffisamment pour les y aider parce que je n’en ai pas assez moi-même. Diriger cette colonie est trop facile pour représenter un travail à plein temps. — Facile pour toi, dit Abra. — Peut-être. Mais, même quand je travaille à autre chose, je remplis aussi mon rôle de gouverneur. Parce que j’apprends toujours à connaître des gens. On ne peut pas diriger des gens qu’on ne connaît pas, ou qu’on ne comprend pas au moins. À la guerre, par exemple, si tu ne sais pas ce dont tes soldats sont capables, comment peux-tu les mener au combat et espérer réussir ? L’ennemi aussi. Tu dois connaître l’ennemi. » Abra y réfléchit alors qu’ils étaient étendus dans le noir sous la tente. Il y réfléchit si longuement qu’il pourrait bien avoir rêvé un moment d’Ender assis en grande discussion avec les doryphores – sauf que les nouveaux arrivants les appelaient Formiques – puis échangeant des cadeaux de Noël avec eux. Ou peut-être rêva-t-il éveillé, parce qu’il était bel et bien éveillé quand il murmura : « C’est pour ça que tu passes tant de temps avec les scarabées d’or ? » On aurait cru qu’Ender pensait à la même chose, parce qu’il ne lui fit pas une de ces réponses impatientes d’adulte, comme : De quoi est-ce que tu parles ? Il savait qu’Abra suivait encore le fil de leur conversation précédente. En fait, la voix d’Ender était ensommeillée, et l’enfant se dit qu’il s’était peut-être assoupi et qu’il l’avait réveillé, et pourtant Ender savait de quoi il parlait. « Oui. Je comprenais les reines assez pour les vaincre. Mais pas assez pour comprendre pourquoi elles m’ont laissé faire. — Elles t’ont laissé faire ? — Non, elles m’ont durement combattu, pour m’empêcher de gagner. Mais elles se sont aussi rassemblées là où je pouvais les abattre toutes en une seule fois. Or elles savaient que je possédais l’arme capable d’y arriver. Une arme qu’elles comprenaient mieux que nous, parce que c’est d’elles que nous la tenions. Nous ne maîtrisons toujours pas bien ses fondements scientifiques. Mais ce devait être leur cas. Et pourtant elles se sont rassemblées et m’ont attendu. Je ne comprends pas. Alors… j’essaye de communiquer avec les larves des scarabées d’or. Pour avoir une idée de la façon de penser des reines. — Po dit que personne n’y arrive mieux que toi. — Ah oui ? — Il dit que tous les autres doivent travailler d’arrache-pied pour glisser une image dans la tête des scarabées ou leur en tirer une, mais que tu as réussi du premier coup. — Je ne me rendais pas compte que c’était si inhabituel. — Ils en parlent quand tu n’es pas là. Po en parle avec papa. — Intéressant », répondit Ender. Il n’avait pas l’air flatté ni ne jouait les modestes. Il avait sincèrement l’air de prendre son talent pour communiquer avec les scarabées d’or comme un simple fait. Quand Abra y réfléchit, cela lui parut logique. On n’avait pas à se glorifier d’être doué pour quelque chose si on était né comme ça. Ce serait aussi bête que d’être fier d’avoir deux jambes, ou de parler une langue, ou de faire caca. Parce qu’il était avec Ender, Abra se sentit libre de dire ce à quoi il venait de penser, et Ender se mit à rire. « Tu as raison, Abra. Quand on travaille pour arriver à faire quelque chose, pourquoi ne pas en être fier ? Pourquoi ne pas s’en réjouir ? Mais quand on naît avec une qualité, on est comme ça, c’est tout. Ça te dérange si je te cite ? » Abra n’était pas sûr de ce qu’Ender voulait dire par là. Allait-il rédiger un article scientifique ? Une lettre ? « Vas-y, dit-il. — Donc… j’ai un talent particulier pour parler aux scarabées d’or. Je n’en avais aucune idée. Enfin, il ne s’agit pas de parler. Ils montrent ce dont ils se souviennent en y associant un sentiment. Comme : voici mon souvenir d’un repas, et ils y rajoutent la faim. Ou la même image de nourriture, associée à un sentiment de révulsion ou de peur, pour dire : c’est toxique, ou je n’aime pas, ou… Tu saisis le principe. — Pas de mots, dit Abra. — Exactement. — De la même façon que je vois les machines. Je dois trouver des mots pour l’expliquer aux gens, mais quand je le vois, je sais, c’est tout. Je ne crois pas que les machines me parlent, cependant. Pas de sentiments. — Elles ne parlent peut-être pas, dit Ender, mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas les entendre. — Exactement ! Oui ! C’est ça ! » s’écria presque Abra, et ses yeux s’emplirent de larmes sans qu’il sût vraiment pourquoi. Enfin… si, il savait. Aucun adulte n’avait jamais compris jusque-là ce qu’il ressentait. « J’avais un ami autrefois, et je crois qu’il voyait les batailles de cette façon. Je devais réfléchir à tout, la façon dont les forces étaient organisées, mais Bean le voyait, tout simplement. Il ne se rendait même pas compte que les autres mettaient plus longtemps à comprendre – ou ne comprenaient jamais. Pour lui, c’était évident, point. — Bean ? C’est un nom, ça ? — Il était orphelin. C’était un nom de rue. Il n’a découvert son vrai nom que plus tard, quand des gens qui l’aimaient ont fait les recherches nécessaires pour découvrir qu’il avait été kidnappé au stade d’embryon et modifié génétiquement pour en faire un génie. — Oh, dit Abra. Donc ce n’en était pas vraiment un. — Non, Abra. Nous sommes réellement ce que nos gènes font de nous. Nous avons réellement les capacités qu’ils nous donnent. C’est ce avec quoi nous commençons. Ce n’est pas parce que ses gènes ont été modelés à dessein par un scientifique criminel qu’ils valent moins que les nôtres, modelés par une sélection aléatoire entre les gènes de notre père et ceux de notre mère. Moi aussi, j’ai été modelé à dessein. Pas par des moyens scientifiques illégaux, mais mes parents se sont choisis en partie parce qu’ils étaient tous deux très brillants, et puis la Flotte internationale leur a demandé de concevoir un troisième enfant parce que mon frère et ma sœur étaient très brillants, mais pas tout à fait ce que la F. I. voulait. Est-ce que je ne suis pas vraiment moi-même pour autant ? Qui serais-je si mes parents ne m’avaient pas donné naissance ? » Abra avait du mal à suivre la conversation. Elle lui donnait envie de dormir. Il bâilla. Puis Ender trouva une image qu’Abra comprit. « Ça revient à dire : que serait cette pompe si ce n’était pas une pompe ? — C’est débile. C’est une pompe. Si ce n’était pas une pompe, ce ne serait rien du tout. — Donc tu comprends, maintenant. » Abra murmura la question suivante. « Donc tu es comme mon père, et tu ne crois pas que les gens aient une âme ? — Non, répondit Ender. Je ne sais pas pour les âmes. Je sais juste que tant que nous sommes en vie, dans ces corps, nous sommes limités à ce dont notre corps est capable. Mes parents croient à l’âme. J’ai connu des gens qui étaient absolument sûrs. Des gens intelligents. Des gens bien. Alors le simple fait de ne pas comprendre ne me donne pas la certitude que c’est impossible. — C’est comme ce que dit papa. — Tu vois ? Il n’a pas de certitude tranchée. — Mais maman s’exprime comme si… Elle dit que quand elle me regarde dans les yeux, elle lit dans mon âme. — Peut-être qu’elle sait. — De la même façon que tu peux regarder dans l’esprit d’une larve de scarabée et voir ce qu’elle pense ? — Peut-être. Je ne vois pas ce qu’elle pense, en revanche. Je ne vois que ce qu’elle introduit dans mon esprit. J’essaye d’introduire des idées dans le sien, mais je ne crois pas y parvenir réellement. À mon avis, la capacité à communiquer par la pensée appartient entièrement à la larve. Elle introduit des images dans mon esprit et ensuite elle prend dans le mien ce que je lui montre. Mais je ne fais rien. — Alors comment peux-tu être plus doué que les autres dans ce domaine, si tu ne fais rien ? — Si je suis vraiment plus doué – et rappelle-toi, ton père et Po ignorent en réalité si c’est le cas –, eh bien peut-être est-ce parce que mon esprit est plus facile à pénétrer pour un scarabée d’or. — Pourquoi ? s’étonna Abra. Pourquoi un être humain né sur Terre aurait-il un cerveau plus perméable pour un scarabée d’or ? — Je ne sais pas. C’est une des choses que je suis venu découvrir sur ce monde. — Ce n’est même pas vrai. Tu ne peux pas être venu pour découvrir pourquoi ton cerveau était plus facile à comprendre pour les scarabées parce tu l’ignorais avant d’arriver ! » Ender se mit à rire. « Tu ne supportes pas qu’on te serve du kuso, hein ? — Du kuso ? Qu’est-ce que c’est ? — Mierda, répondit Ender. Des conneries, des salades. — Tu me mentais ? — Non. Je vais t’expliquer. Je faisais des rêves quand je menais la guerre sur Eros. J’ignorais que je me battais, mais c’était le cas. Dans un de ces rêves, un groupe de Formiques me disséquaient vivant. Sauf qu’au lieu de m’ouvrir ils découpaient mes souvenirs et les affichaient comme des holographies pour essayer de les comprendre. Pourquoi ce rêve, Abra ? Après avoir gagné la guerre, quand j’ai découvert que j’avais réellement affronté les reines et non une simulation informatique ou mon professeur, j’ai repensé à certains de mes rêves et je me suis posé des questions. Essayaient-elles aussi dur de me cerner que je m’efforçais de les comprendre ? Avais-je fait ce rêve parce qu’à un certain niveau j’étais conscient qu’elles s’introduisaient dans mon esprit et que cela m’effrayait ? — Oh là là ! Mais si elles lisaient dans ta tête, pourquoi ne t’ont-elles pas battu ? — Parce que mes victoires n’étaient pas dans ma tête, répondit Ender. C’est ce qui est bizarre. Je réfléchissais dur aux batailles, certes, mais je ne me les représentais pas comme Bean. À la place, je voyais les gens. Les soldats sous mes ordres. Je savais ce dont ces gamins étaient capables. Je les mettais donc en situation de prendre des décisions cruciales, je leur disais ce que j’attendais d’eux et ensuite je leur faisais confiance pour prendre les initiatives qui nous mèneraient à l’objectif. Je ne savais pas vraiment ce qu’ils allaient faire. Entrer dans ma tête ne pouvait donc pas montrer aux reines ce que je préparais, parce que je n’avais pas de plan tel qu’elles auraient pu l’utiliser contre moi. — C’est pour ça que tu procédais de cette façon ? Pour qu’elles ne puissent pas lire tes plans ? — J’ignorais que le jeu était réel. Je n’ai réfléchi à tout ça qu’après coup. En essayant de comprendre. — Mais dans ce cas, alors, tu communiquais avec les doryphores… les Formiques… les reines depuis le début. — Je ne sais pas. Peut-être qu’elles essayaient mais n’ont pas réussi à tout démêler. Je suis certain qu’elles n’ont rien introduit dans ma tête, du moins pas de manière assez claire pour que je le comprenne. Et qu’ont-elles pu tirer de mes pensées ? Je l’ignore. Peut-être n’est-ce pas arrivé. Peut-être n’ai-je rêvé d’elles que parce que je pensais à elles sans arrêt. Que ferai-je quand je serai face à de vraies reines ? Si cette simulation était une vraie bataille, comment une reine raisonnerait-elle ? Ce genre de trucs. — Qu’en pense papa ? demanda Abra. Il est vraiment intelligent et il en sait plus que n’importe qui sur les scarabées d’or maintenant. — Je n’en ai pas discuté avec ton père. — Ah. » Abra digéra cette idée en silence. « Abra, je n’ai parlé de ça à personne. — Ah. » Le garçon se sentit transporté par la confiance que lui témoignait Ender. Il en resta muet. « Dormons, dit Ender. Je veux que nous soyons bien réveillés pour reprendre la route à l’aube. Cette nouvelle colonie doit être située à plusieurs jours de trajet, même par glisseur. Et une fois que nous aurons trouvé la région, je devrai choisir des emplacements spécifiques pour les bâtiments, les champs, la piste d’atterrissage pour la navette et tout ça. — On trouvera peut-être une autre grotte avec des scarabées d’or. — Peut-être. Ou un autre métal. Comme la mine de bauxite que tu as découverte. — Ce n’est pas parce que les scarabées d’aluminium étaient tous morts qu’on ne retrouvera pas une autre grotte avec des scarabées vivants, hein ? — Nous avons peut-être trouvé les seuls survivants, dit Ender. — Mais, d’après papa, cette probabilité est faible. Il dit que ce serait une coïncidence trop belle s’il se trouvait comme par hasard que les scarabées qui avaient survécu le plus longtemps étaient justement ceux qu’oncle Sel et Po ont découverts. — Ton père n’est pas mathématicien, répondit Ender. Il ne comprend pas les probabilités. — Comment ça ? — Sel et Po ont bel et bien trouvé la grotte où il restait des larves vivantes de scarabées d’or. Par conséquent, la probabilité qu’ils la trouvent, dans cet univers causal, est de cent pour cent. Parce que c’est arrivé. — Ah. — Mais puisque nous ignorons combien il y a d’autres grottes de ce type, et où elles se trouvent, évaluer nos chances d’en découvrir une n’a rien à voir avec les probabilités – cela relève du pifomètre. Il n’y a pas assez de données pour un calcul de probabilités mathématiques. — On sait qu’il y en avait une autre, dit Abra. Donc ce n’est pas comme si on ne savait rien. — Mais d’après les données dont nous disposons, une grotte avec des larves vivantes et une avec des larves mortes, que conclurais-tu ? — Que nous avons autant de chances d’en trouver des vivantes que des mortes. C’est ce que dit papa. — Mais ce n’est pas tout à fait vrai, répondit Ender. Parce que dans la grotte que Sel et Po ont découverte, les scarabées ne prospéraient pas. Ils s’étaient presque éteints. Et dans l’autre, ils étaient bel et bien morts. Alors maintenant, quelles sont les chances ? » Abra réfléchit longuement. « Je ne sais pas, dit-il. Cela dépend de la taille de chaque colonie, de s’ils ont eu l’idée de manger le cadavre de leurs propres parents, comme ces larves-là, et peut-être d’autres éléments que j’ignore complètement. — Voilà qui est raisonné comme un scientifique, fit Ender. Maintenant, je t’en prie, raisonne comme un dormeur. Une longue journée nous attend demain. » Ils voyagèrent toute la journée du lendemain, et tous les paysages commencèrent à se ressembler aux yeux d’Abra. « Qu’est-ce qui cloche avec tous ces territoires ? s’enquit-il. Les… Formiques cultivaient leurs champs ici, et ils s’en sortaient bien. Et on pourrait mettre une piste d’atterrissage là. — Trop près, répondit Ender. Pas assez de place pour que les nouveaux venus développent leur propre culture. Si près que, s’ils en venaient à jalouser le village de Falstaff, ils pourraient tenter d’en prendre le contrôle. — Pourquoi feraient-ils ça ? — Parce qu’ils sont humains. Et, plus précisément, parce qu’alors ils auraient des gens qui sauraient tout ce que nous savons et seraient capables de faire tout ce que nous faisons. — Mais ils resteraient les nôtres, protesta Abra. — Pas pour longtemps. Maintenant que les villages sont séparés, les gens de Falstaff vont commencer à songer à ce qui est bon pour Falstaff. Ils pourraient ne pas apprécier que Miranda veuille les régenter et ils choisiraient peut-être d’eux-mêmes de se joindre à ces nouveaux colons. » Abra y réfléchit pendant dix kilomètres environ. « En quoi est-ce que ce serait gênant ? » Cette fois, il fallut à Ender quelques instants de réflexion avant de pouvoir répondre. « Ah oui, que Falstaff se joigne volontairement aux nouveaux colons. Eh bien, je ne sais pas si ce serait gênant. Je sais juste que ce que je souhaite, c’est que tous les villages – y compris le nouveau – soient suffisamment isolés pour développer leurs propres traditions et leur culture, suffisamment éloignés les uns des autres pour ne pas se battre pour les mêmes ressources, mais assez proches pour permettre le commerce et des mariages « mixtes ». J’espère qu’il existe une distance parfaite qui leur évitera d’entrer en conflit, du moins avant très longtemps. — Tant que nous t’avons pour gouverneur, de toute façon, c’est nous qui gagnerons, dit Abra. — Je me fiche de qui gagne. Qu’une guerre ait lieu serait affreux. — Tu n’étais pas de cet avis quand tu as battu les Formiques ! — Non, concéda Ender. Quand la survie de l’espèce humaine est en jeu, on ne peut pas s’empêcher de soutenir un camp plutôt que l’autre. Mais dans une guerre entre colons sur cette planète, pourquoi m’intéresserais-je à qui gagne ? Dans tous les cas, il y aurait des morts, du chagrin, du deuil, de la haine, des souvenirs amers et les germes de guerres à venir. Et les deux camps seraient humains, de sorte que, de toute façon, des hommes perdraient. Et perdraient, et perdraient encore. Abra, je dis parfois des prières, tu le savais ? Parce que mes parents priaient. Il m’arrive de parler à Dieu bien que je ne sache rien de lui. Je lui dis : « Faites que les guerres prennent fin. » — Mais elles ont pris fin, dit Abra. Sur Terre. L’Hégémon a uni le monde entier et personne n’est en guerre, nulle part. — Oui, répondit Ender. Ne serait-ce pas ridicule s’ils faisaient enfin la paix sur Terre et que nous recommencions toutes ces histoires de guerres ici, sur Shakespeare ? — L’Hégémon est ton frère, c’est ça ? — C’est celui de Valentine. — Mais c’est ta sœur, fit remarquer Abra. — C’est le frère de Valentine », dit Ender. Et comme il avait l’air plutôt sombre, Abra ne lui demanda pas ce qu’il racontait là. Au troisième jour de leur voyage, alors que le soleil se trouvait à deux mains au-dessus de l’horizon occidental – l’heure des horloges et des montres ne voulait rien dire ici, puisqu’elles avaient toutes été conçues sur Terre pour des journées terrestres, et personne n’aimait aucun des systèmes imaginés pour diviser la journée shakespearienne en heures et minutes –, Ender arrêta enfin le glisseur au sommet d’une colline surplombant une large vallée abritant des champs et des vergers en friche depuis quarante ans. On distinguait l’entrée de tunnels dans certaines des collines environnantes ainsi que des cheminées, signe qu’il y avait eu là une activité industrielle. « Cet endroit en vaut un autre », dit Ender. Et le site de la nouvelle colonie fut choisi sans plus de façons. Ils montèrent leur tente, Ender prépara le dîner, puis Abra et lui descendirent ensemble dans la vallée pour inspecter deux grottes. Pas de scarabées, bien sûr, puisqu’il ne s’agissait pas de ce genre de peuplement, mais il y avait là des machines d’un modèle qu’ils n’avaient jamais rencontré, et Abra voulut aussitôt s’y plonger et chercher à comprendre, mais Ender dit : « Je te promets que tu seras le premier à examiner ces machines, mais pas maintenant. Je dois déterminer où seront les champs, la source d’eau – il nous faut trouver le système formique d’évacuation des eaux usées, regarder s’il est possible de réveiller leur matériel de production d’électricité. Tout ce que ceux de la génération de Sel Menach ont fait, bien avant ta naissance. Mais avant longtemps, nous aurons du temps à consacrer aux machines formiques. Et là, crois-moi, je te laisserai passer des jours et des semaines dessus. » Abra avait envie de supplier comme un petit enfant, mais Ender avait raison, il le savait. Il accepta donc la promesse de son compagnon et poursuivit avec lui leur promenade du soir. Le soleil était couché avant qu’ils ne regagnent leur campement – il n’y avait qu’une faible lueur dans le ciel quand ils se mirent au lit. Cette fois, en guise de conversation, Ender demanda à Abra de répéter des histoires que ses parents lui avaient racontées : les contes maya de son père, les fables chinoises de sa mère et les récits catholiques qu’ils avaient tous deux en commun ; cela dura jusqu’à ce qu’Abra peine à garder les yeux ouverts. Puis ils dormirent. Le lendemain, ils délimitèrent des champs, dessinèrent des rues, enregistrant tout sur les cartes holo contenues dans le bureau nomade d’Ender, qui étaient automatiquement transmises à l’ordinateur en orbite. Même pas besoin d’appeler papa sur le satphone, parce qu’il obtiendrait automatiquement toutes ces informations et pourrait voir le travail qu’ils abattaient. Tard dans l’après-midi, Ender soupira et dit : « Tu sais, je trouve ça un peu rasoir, en fait. — Vraiment ? répondit Abra, sarcastique. — Même les esclaves ont droit à une pause de temps en temps. — Qui ça ? » Abra craignait qu’il ne s’agisse d’un de ces trucs qu’on apprenait à l’école et qu’il ignorait parce qu’il ne savait pas lire et avait arrêté les cours. « Tu n’imagines pas à quel point je me réjouis que tu ne saches pas de quoi je parle. » Eh bien, si Ender était content, Abra l’était aussi. « Je propose qu’on fasse ce qu’on veut pendant l’heure qui vient, reprit Ender. — Comme quoi ? — Hein ? Tu veux dire que je dois décider pour toi ce que tu trouverais marrant ? — Qu’est-ce que tu vas faire, toi ? — Je vais voir si on peut nager dans la rivière. — C’est dangereux, tu ne devrais pas y aller tout seul. — Si je me noie, appelle ton père, qu’il vienne te chercher. — Je saurais ramener le glisseur à la maison, tu sais. — Mais tu n’arriverais pas à hisser mon cadavre dessus. — Ne parle pas de mourir ! » Abra voulait y mettre de la colère, mais sa voix trembla et lui donna l’air effrayé. « Je suis bon nageur, dit Ender. Je vais tester l’eau pour m’assurer qu’elle ne me rendra pas malade, et je ne nagerai que là où il n’y a pas de courant, d’accord ? Et tu es libre de nager avec moi, si tu veux. — Je n’aime pas nager. » Il n’avait jamais vraiment appris. Pas bien. « Alors… ne va pas t’enfoncer dans une grotte ou tripoter des machines, d’accord ? Parce que les machines, c’est réellement effrayant. — Seulement parce que tu n’y comprends rien. — Tout à fait, répondit Ender. Mais si quelque chose tournait mal ? Et si je devais ramener ton corps calciné ou déchiqueté à tes parents ? » Abra se mit à rire. « Donc, moi, je peux laisser le gouverneur mourir, mais tu ne peux pas laisser un gamin stupide se faire tuer. — Exactement. Parce que je suis responsable de toi, alors que tu es uniquement responsable d’annoncer ma mort si elle se produit. » Ender retourna donc au glisseur et sortit le matériel d’analyse. Et comme Abra savait très bien qu’ils auraient de toute façon été obligés d’analyser l’eau de la rivière, il comprit qu’Ender ne prenait pas vraiment de pause : il en offrait une à son jeune compagnon. Eh bien, lui aussi pouvait jouer à ce jeu. Il profiterait de ce temps pour aller jusqu’au sommet de la colline d’en face et voir ce qu’il y avait de l’autre côté. Voilà qui était utile. Un vrai travail qu’il faudrait faire de toute façon. Comme ça, pendant qu’Ender nagerait dans la rivière, Abra compléterait la carte. Le trajet fut plus long qu’Abra ne l’aurait cru. Les collines éloignées paraissaient trompeusement proches. Plus il montait, toutefois, plus il lui était facile de repérer l’endroit où Ender était bel et bien en train de nager. Il se demandait si celui-ci le voyait aussi. Il se retourna et lui fit signe deux ou trois fois, mais Ender ne répondit pas, sans doute parce qu’il devait lui paraître minuscule lui-même. À moins qu’il ne fût pas en train de regarder, ce qui lui convenait aussi. Cela voulait dire que le gouverneur lui faisait confiance pour ne pas faire de bêtise, se blesser ou se perdre. En haut de la colline, Abra comprit pourquoi la rivière dans la vallée derrière lui s’élargissait : il y avait un barrage d’irrigation entre les collines, de sorte que l’élargissement de la rivière était en réalité un lac derrière le barrage. Le dénivelé n’était pas très important, toutefois, et certains déversoirs étaient ouverts de façon permanente de sorte que la rivière coulait toujours dans trois chenaux. L’un était son lit d’origine, et les deux autres acheminaient l’eau par des canaux un peu plus hauts qui bordaient le flanc septentrional de la vallée. Ici, au sud de la rivière, les canaux étaient toujours vides, et Abra voyait donc facilement la différence que faisait l’irrigation. La vie s’épanouissait des deux côtés de la vallée, mais du côté humide poussaient des arbres, alors que de l’autre, plus sec, il n’y avait qu’herbe et buissons bas. En observant le secteur herbeux, au sud, il se rendit pourtant compte que quelque chose n’allait pas dans le paysage. Au lieu d’une plaine alluviale lisse, comme la vallée haute derrière lui, où se trouvait Ender, il y avait plusieurs monticules sur la plaine en contrebas. Et leur disposition n’avait rien de naturel. Les Formiques devaient les avoir érigés. Mais à quoi servaient-ils ? Et maintenant qu’il y regardait de près, il discernait des structures d’aspect encore plus artificiel çà et là. Elles ne ressemblaient pas aux bâtiments formiques habituels, d’ailleurs. C’était quelque chose de nouveau et d’étrange, et bien que les structures fussent recouvertes d’herbe et de plantes grimpantes, elles demeuraient bien visibles. Abra descendit la pente accroupi – sans courir, parce qu’il ne connaissait pas le terrain et qu’il ne voulait surtout pas se fouler la cheville et devenir un fardeau pour Ender. Il atteignit le plus grand des monticules artificiels. Il était raide mais couvert d’herbe, et donc assez facile à escalader. En arrivant au sommet, il vit qu’il était creux et que l’eau s’y était accumulée. Abra parcourut la ligne de crête et découvrit qu’à une extrémité deux arêtes formaient comme des jambes séparées par un val qui allait s’élargissant. Et quand il se retourna, il remarqua qu’il y avait aussi deux arêtes basses qui pouvaient passer pour des bras et, là où une tête se serait trouvée, un gros rocher blanc brillait au soleil, ressemblant à s’y méprendre à un crâne. Ce monticule était en forme d’homme. Pas de Formique – d’homme ! Il sentit un frisson le traverser – d’effroi et d’excitation. Un endroit pareil ne pouvait pas exister. Et pourtant si. Il s’entendit appeler par son nom. Il leva les yeux et vit qu’Ender avait amené le glisseur par-dessus le sommet de la colline depuis l’autre vallée et qu’il le cherchait. Il fit de grands signes et s’écria : « Hé, Ender ! » Ender l’aperçut et glissa jusqu’à la base de la pente raide qu’Abra avait escaladée. « Monte », dit le garçon. Quand Ender eut grimpé la pente – en déplaçant quelques mottes de gazon au passage, car il était plus grand et plus lourd qu’Abra –, le garçon désigna du geste la structure semblable à un corps que dessinaient les collines artificielles. « Tu te rends compte ? » Apparemment, Ender ne voyait pas la même chose que lui : il regardait sans rien dire. « On dirait qu’un géant est mort ici, dit Abra, et que l’herbe a recouvert sa carcasse. » Abra entendit Ender prendre une inspiration soudaine, et il sut que le jeune homme voyait désormais. Ender regarda alentour et désigna sans un mot des structures plus petites, recouvertes de plantes grimpantes. Il sortit ses jumelles et observa longtemps. « Impossible, marmonna-t-il. — Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? » Ender ne répondit pas. Au lieu de cela, il parcourut le sommet de la colline en direction de la « tête ». Abra descendit sur le cou et remonta sur le menton. « Quelqu’un a forcément construit tout ça », dit-il. Il gratta la surface blanche. « Regarde, ce crâne, ce n’est pas de la roche, regarde bien. C’est du béton. — Je sais, répondit Ender. Ils l’ont construit pour moi. — Quoi ? — Je connais ce site, Abra. Les doryphores l’ont érigé pour moi. — Ils étaient tous morts avant même que papy et mamie arrivent ici, protesta Abra. — Tu as raison, c’est impossible, mais je sais ce que je sais. » Ender posa la main sur l’épaule du garçon. « Abra, je ne devrais pas t’emmener avec moi. — Où çà ? — Là-bas. » Ender tendit l’index. « Cela pourrait être dangereux. S’ils me connaissaient assez pour construire cet endroit, ils pourraient avoir l’intention de… — De se venger de toi. — Pour les avoir tués. — Alors n’y va pas, Ender. Ne fais pas ce qu’ils attendent de toi. — S’ils veulent se venger, Abra, ça ne me dérange pas. Mais peut-être n’est-ce pas le cas. Peut-être est-ce ce qu’ils ont trouvé de plus proche de la parole. De la rédaction d’une lettre. — Ils ne savaient ni lire ni écrire. » Ils ne connaissaient même pas le concept de lecture et d’écriture – c’est ce que disait papa. Alors comment auraient-ils eu l’idée de laisser une lettre ? « Ils étaient peut-être en train d’apprendre quand ils sont morts, dit Ender. — Eh bien, je ne vais sûrement pas rester planté là si tu t’en vas quelque part. Je viens avec toi. » Ender parut amusé du ton que prenait Abra. Il secoua la tête en souriant. « Non. Tu es trop jeune pour prendre le risque de… — Allons ! s’écria le garçon, écœuré. Tu t’appelles Ender Wiggin. Ne me dis pas ce que les gamins de onze ans peuvent faire ou non ! » Ils prirent donc tous deux le glisseur jusqu’au premier ensemble de structures. Ender s’arrêta, et ils descendirent. La forme des structures était due à des armatures métalliques qui soutenaient les plantes grimpantes. Abra voyait maintenant qu’il s’agissait de balançoires et de toboggans, tout comme ceux du parc municipal de Miranda. Ceux de Miranda étaient plus petits parce qu’uniquement destinés aux enfants. Mais impossible de se tromper sur leur nature. Sauf que les Formiques ne faisaient pas de bébés mais des larves. Les vers n’avaient sûrement pas besoin de balançoires et de toboggans. « Ils ont fait des objets humains », dit Abra. Ender se contenta d’acquiescer. « Ils allaient vraiment chercher des trucs dans ta tête. — C’est une explication possible. » Ils remontèrent sur le glisseur et poursuivirent. Ender paraissait connaître le chemin. Ils approchaient de la structure la plus éloignée : une grosse tour et des murs plus bas, tous couverts de lierre. Il y avait une fenêtre en haut de la tour. « Tu savais que ce serait là, dit Abra. — C’était mon cauchemar, répondit Ender. Mon souvenir du psycho-jeu. » Abra n’avait aucune idée de ce qu’était le « psycho-jeu », mais il comprenait que cet endroit représentait l’un des rêves que les Formiques tiraient d’Ender quand ils le disséquaient vivant dans le cauchemar dont il lui avait parlé. Ender quitta le glisseur. « Ne me suis pas, dit-il. Si je ne suis pas de retour dans une heure, cela signifie qu’il y a du danger, et tu devras rentrer aussitôt et tout raconter. — Rêve, Ender, je viens avec toi. » Ender le regarda froidement. « Rêve toi-même, Abra. Sinon je te fais manger de la boue. » Les mots étaient joviaux, le ton aussi. Mais les yeux ne plaisantaient pas, et Abra sut qu’il était sérieux. Il resta donc avec le glisseur et regarda Ender trotter jusqu’au château – car c’en était un. Puis Ender escalada l’extérieur de la tour et entra par la fenêtre. Abra resta longtemps à surveiller la tour. Il consultait de temps à autre l’horloge du glisseur. Puis son regard finit par vagabonder. Il observa les oiseaux et les insectes, les petits animaux dans l’herbe, les nuages qui se déplaçaient dans le ciel. C’est pourquoi il ne vit pas Ender quitter la tour. Il le vit seulement se diriger vers le glisseur, la veste roulée en boule sous son bras. Sauf qu’elle n’était pas juste roulée en boule. Il y avait quelque chose dedans. Mais Abra ne demanda pas ce qu’il avait trouvé. Il se dit que si Ender voulait qu’il le sache, il le lui dirait. « On ne construira pas la nouvelle colonie ici, annonça Ender. — D’accord. — Rentrons et levons le camp. » Ils cherchèrent pendant cinq jours encore, bien à l’est et au sud de l’emplacement qu’ils avaient d’abord trouvé, jusqu’à ce qu’ils tiennent un autre site pour la colonie. Il s’agissait d’un peuplement formique plus important, avec des champs beaucoup plus grands et des précipitations annuelles apparemment bien plus nombreuses. « C’est l’endroit idéal, dit Ender. Un meilleur climat, plus chaud. Un sol riche. » Ils passèrent une semaine à organiser le nouveau site. Puis il fut temps de rentrer. La nuit avant leur départ, allongés à la belle étoile – il faisait trop chaud la nuit sous la tente –, Abra posa enfin la question. Il ne demanda pas ce qu’Ender avait ramené de la tour – il ne se le permettrait pas – mais il posa une question plus large. « Ender, qu’est-ce qu’ils voulaient dire ? En construisant tout ça pour toi ? » Ender resta longtemps muet. « Je ne vais pas te dire toute la vérité, Abra. Parce que je ne veux pas que quiconque sache. Je ne veux même pas que les autres sachent ce que nous avons trouvé là-bas. J’espère que tout aura pourri et se sera effondré avant que des gens n’y retournent. Mais même sinon, personne d’autre ne comprendra. Dans un avenir lointain, personne ne croira que les Formiques ont bâti cet ensemble. On pensera que c’est l’œuvre de colons humains. — Tu n’es pas obligé de tout me dire, fit Abra. Et je ne raconterai à personne d’autre ce que nous avons trouvé. — Je sais. » Ender hésita de nouveau. « Je ne veux pas te mentir, alors je ne te dirai que des vérités. J’ai trouvé la réponse, Abra. — A quoi ? — A ma question. — Tu ne peux rien m’en dire ? — Tu ne t’es jamais posé cette question. J’espère bien que tu ne la connaîtras jamais. — Mais le message t’était réellement destiné. — Oui, Abra. Ils m’ont laissé un message pour me révéler pourquoi ils sont morts. — Pourquoi, alors ? — Non, Abra. C’est mon fardeau, sincèrement. À moi seul. » Ender tendit la main et saisit son jeune compagnon par le bras. « Faisons en sorte qu’aucune rumeur ne coure sur ce qu’Ender Wiggin a découvert en arrivant là-bas. — Il n’y en aura jamais. — Tu veux dire qu’à onze ans tu es prêt à emporter un secret dans la tombe ? — Oui, répondit Abra sans hésiter. Mais j’espère ne pas avoir à le faire de sitôt. » Ender éclata de rire. « Moi aussi. J’espère que tu vivras longtemps, très longtemps. — Je garderai le secret toute ma vie. Même si je ne sais pas vraiment de quoi il s’agit. » Ender entra dans la maison où Valentine travaillait à l’avant-dernier volume de son histoire des guerres formiques. Il posa son propre bureau sur la table, en face d’elle. Elle leva les yeux vers lui. Il sourit – un sourire mécanique, comique – et il se mit à taper. Elle n’était pas dupe. Le sourire était faux, mais le bonheur était réel. Ender était bel et bien heureux. Que s’était-il passé pendant ce voyage pour organiser le site de la nouvelle colonie ? Il ne le dit pas. Elle ne posa pas la question. Il lui suffisait de le voir heureux. CHAPITRE DIX-NEUF À : jpwiggin%ret@gso.ne.pub, twiggin%em@uncg.edu De : Gouv%ShakespeareCol@MinCol.gov Sujet : Troisième Chers parents, Il est des choses auxquelles on ne peut rien changer. Pour vous, cela fait quarante-sept ans de silence de la part de votre troisième et dernier enfant. Pour moi, il y a eu mes six ans à l’École de guerre, où je n’ai vécu que dans un but : détruire les Formiques ; puis l’année qui a suivi notre victoire, au cours de laquelle j’ai appris que j’avais par deux fois tué d’autres enfants, que j’avais exterminé une espèce intelligente tout entière que je ne pense pas avoir jamais comprise, et que toutes mes erreurs avaient causé la mort d’hommes et de femmes à des années-lumière de là ; enfin deux ans d’un voyage pendant lequel je n’ai pas un instant pu montrer ni exprimer mes sentiments réels à aucun sujet. Pendant tout ce temps, j’ai essayé de déterminer ce que signifiait le fait que vous m’avez donné la vie. Avoir un enfant, sachant que l’on a signé un contrat pour l’abandonner aux mains du gouvernement à la demande – cela ne tient-il pas un peu de l’histoire de Grigrigredinmenufretin ? Dans le conte de fées, quelqu’un entend par hasard le nom secret qui libérera les parents de leur promesse de livrer l’enfant au nain. Dans notre cas, l’univers n’a pas conspiré en notre faveur, et quand Grigrigredinmenufretin s’est présenté, vous lui avez remis l’enfant. Moi. J’ai moi-même fait un choix – bien qu’il soit difficile de dire ce que je comprenais réellement à six ans. Je pensais être déjà moi-même ; je n’étais conscient d’aucune faille dans mon raisonnement. Mais aujourd’hui, avec le recul, je me demande pourquoi j’ai choisi. C’était en partie le désir de fuir les menaces et l’oppression de Peter, puisque Valentine était en fait incapable de l’arrêter et que vous deux n’aviez aucune idée de ce qui se passait entre nous. En partie le désir de sauver les gens que je connaissais, plus particulièrement ma propre protectrice, Valentine, de la menace des Formiques. C’était aussi l’espoir que je pourrais me révéler un garçon très important. Un peu le défi, l’espoir de la victoire sur les autres enfants en compétition pour devenir de grands commandants. Un peu la volonté de quitter un monde où, chaque jour, on me rappelait que les troisièmes sont illégaux, indésirables, méprisés, et que leur famille consomme plus que sa part des ressources mondiales. C’était un peu le sentiment que même si maman pleurait et papa fanfaronnait, mon départ ferait une différence positive dans la vie de notre famille. Vous ne seriez plus ceux qui avaient eu un enfant supplémentaire sans pour autant subir les foudres de la loi. Le moniteur ôté, il n’y avait plus d’excuse valable. Je vous imaginais déjà dire aux gens : « Le gouvernement a autorisé sa naissance pour qu’il puisse subir une formation militaire mais, le moment venu, il a refusé de partir. » J’existais pour une seule raison. Le moment venu, j’ai cru ne pas avoir d’autre choix décent que de remplir l’objectif de ma création. Et j’ai réussi, n’est-ce pas ? J’ai dominé les autres enfants à l’École de guerre, même si je n’étais pas le meilleur stratège (c’était Bean). J’ai mené mon djish et, sans le savoir, beaucoup de pilotes à la victoire totale dans cette guerre – même si, encore une fois, au moment crucial, c’est Bean qui m’a aidé à voir comment m’en sortir. Je n’ai pas honte d’avoir eu besoin d’aide. La tâche était trop lourde pour moi, trop pour Bean, et trop pour aucun des autres enfants, mais mon rôle consistait à diriger en obtenant le meilleur de chacun. Mais une fois la victoire décrochée, je n’ai pas pu rentrer à la maison. Il y a eu la cour martiale de Graff. Il y avait la situation internationale, où certaines nations redoutaient ce qui pourrait arriver si l’Amérique mettait le grand héros de guerre à la tête de ses troupes terrestres. Mais j’avoue qu’il y a eu autre chose. Je me suis rendu compte que mon frère et ma sœur rédigeaient tous les deux des essais dont l’effet recherché fut de m’empêcher de retourner sur Terre. Les raisons de Peter, je les devinais ; elles étaient dans la continuité de notre relation d’enfants. Peter ne peut pas vivre dans le même monde que moi. Du moins il ne pouvait pas, à l’époque. Mais voici où était le mystère pour moi. J’étais un gamin de douze ans pendant l’essentiel de mon année sur Éros. On m’interdisait de retourner sur Terre. Mon frère et ma sœur prenaient fait et cause pour ceux qui voulaient qu’on me tienne au loin. Et pas une fois aux informations je n’ai vu de citation ou de déclaration de mes parents, suppliant les autorités de laisser leur garçon rentrer à la maison. Pas plus que je n’ai eu à connaître du moindre effort de votre part pour venir me voir, puisque je ne pouvais pas aller à vous. À la place, une fois que Valentine fut arrivée, on m’a sous-entendu de façon plus ou moins oblique ou brutale que, pour une raison obscure, c’est moi qui devais vous écrire. Pendant les deux années de notre voyage – quarante pour vous –, Valentine m’a parlé des lettres que vous échangiez et m’a répété que ce serait bien que j’écrive, que je devais écrire. Et pendant tout ce temps, sachant que vous auriez facilement pu obtenir mon adresse et que vos lettres me parviendraient aussi aisément qu’elles parvenaient à Valentine, je n’ai pas reçu un mot de votre part. J’ai attendu. Aujourd’hui, vous commencez à vous faire très vieux. Peter a presque soixante ans et dirige le monde – tous ses rêves se sont réalisés, bien qu’apparemment il y ait eu pas mal de cauchemars en chemin. J’ai compris d’après les informations que vous êtes restés à ses côtés de façon presque continue, à travailler pour lui et pour sa cause. Vous avez fait des déclarations à la presse pour le défendre et, en période de crise, vous l’avez soutenu très courageusement. Vous avez été des parents admirables. Vous savez comment on fait. Et pourtant j’attendais encore. Récemment, ayant eu la réponse à un ensemble de questions sans lien avec vous, j’ai décidé que dans la mesure où la moitié du silence entre nous venait de moi, je n’attendrais pas plus longtemps pour vous écrire. Néanmoins, je ne comprends pas pourquoi c’est à moi qu’il revenait d’ouvrir cette porte. Comment suis-je passé directement de l’irresponsabilité d’un gamin de six ans à la responsabilité absolue qui semble m’incomber de rétablir notre relation depuis qu’elle est redevenue possible ? J’ai pensé que vous aviez honte de moi. Ma « victoire » est arrivée en même temps que le scandale de mes meurtres ; vous vouliez m’oublier. Qui étais-je, alors, pour vous forcer à me reconnaître ? Pourtant, j’ai tué Stilson alors que j’étais encore un enfant, que je vivais sous votre toit. Vous ne pouvez pas le reprocher à l’École de guerre. Pourquoi ne pas vous être dressés pour assumer la responsabilité de m’avoir donné naissance et élevé ces six premières années ? J’ai pensé que vous étiez si admiratifs de mon immense succès que vous vous sentiez indignes d’insister sur notre lien de parenté et, comme avec les personnes de rang royal, vous attendiez que je vous invite. Là, toutefois, le fait que vous n’êtes pas trop impressionnés par Peter pour rester auprès de lui, alors que ses hauts faits sont indéniablement plus considérables – la paix sur Terre, après tout –, me prouve que l’admiration n’est pas un mobile puissant dans votre vie. Et puis j’ai pensé : ils ont divisé la famille. Valentine est leur co-parent, et elle m’a été affectée, pendant qu’eux s’affectaient à Peter. D’autres avaient pris soin de me former en vue de sauver le monde ; mais qui formerait Peter ? Qui veillerait sur lui ? Qui l’arrêterait net s’il allait trop loin ou devenait tyrannique ? C’était là qu’on avait besoin de vous, c’était l’œuvre de votre vie. Valentine me consacrerait la sienne, et vous feriez don de la vôtre à Peter. Mais si c’était votre raisonnement, à mon avis, vous avez fait le mauvais choix. Valentine est aussi gentille que dans mon souvenir, et aussi intelligente. Mais elle ne peut pas comprendre mes besoins ni ma personne, elle ne me connaît pas assez bien pour me faire confiance, et ça la rend dingue. Elle n’est ni mon père ni ma mère, elle n’est que ma sœur, et pourtant vous lui avez attribué – ou elle s’est attribué – un rôle maternel. Elle fait de son mieux. J’espère qu’elle n’est pas trop malheureuse du marché qu’elle a conclu en m’accompagnant dans ce voyage. Le sacrifice qu’elle a consenti pour venir avec moi était bien trop grand. Je crains qu’elle n’en trouve le résultat bien décevant. Vous êtes un homme et une femme de quatre-vingts ans et je ne vous connais pas. J’ai connu un homme et une femme, la trentaine, qui poursuivaient chacun leur carrière extraordinaire en élevant leurs enfants extraordinaires, qui portèrent tous un temps le moniteur de la F. I. à la base du crâne. Il y avait toujours quelqu’un d’autre pour me surveiller. J’ai toujours appartenu à quelqu’un d’autre. Vous n’avez jamais eu le sentiment que j’étais tout à fait votre fils. Pourtant je le suis. Il y a en moi, dans mes capacités, dans les choix que je fais sans m’en rendre compte, dans mes sentiments profonds envers les religions auxquelles vous croyiez en secret et que j’ai étudiées quand j’ai pu, il y a dans tout cela une trace de vous. Vous êtes l’explication de beaucoup de choses inexplicables. Et ma capacité à écarter totalement certaines choses de mon esprit – à les repousser pour me permettre de travailler sur d’autres projets –, cela aussi vient de vous, car je pense que c’est ce que vous avez fait avec moi. Vous m’avez mis de côté, et ce n’est qu’en réclamant franchement votre attention que je pourrai l’attirer de nouveau. J’ai été témoin de relations douloureuses entre parents et enfants. J’ai vu des parents qui contrôlent et des parents qui négligent, des parents qui commettent des erreurs terribles et blessent profondément leurs enfants, et des parents qui pardonnent à leurs enfants coupables de choses affreuses. J’ai vu la noblesse et le courage ; j’ai vu l’égoïsme atterrant et l’aveuglement complet ; et j’ai vu tout cela chez les mêmes parents, qui élevaient les mêmes enfants. Ce que je comprends aujourd’hui, c’est qu’il n’est pas de tâche plus difficile que d’être parent. Il n’y a pas de relation humaine qui s’accompagne d’un tel potentiel de grande réussite et de destruction affreuse, et malgré tous les experts qui écrivent sur le sujet, personne ne sait si une décision sera bonne, meilleure ni même pas trop horrible pour un enfant précis. C’est un rôle qu’on ne peut tout simplement pas bien tenir. Pour des raisons qui échappaient véritablement à votre contrôle, je vous suis devenu étranger ; pour des raisons que je ne comprends pas, vous n’avez fourni aucun effort pour me défendre et me ramener à la maison, ni pour m’expliquer pourquoi vous ne le faisiez, ne le pouviez ou ne le deviez pas. Mais vous avez laissé ma sœur venir à moi, en renonçant à sa présence dans votre propre vie. C’était un cadeau formidable, de votre part à tous les trois. Même si elle le regrette maintenant, cela ne diminue pas la noblesse du sacrifice. Voici pourquoi je vous écris. Malgré tous mes efforts pour être autonome, je ne le suis pas. J’ai lu suffisamment de psychologie et de sociologie, et j’ai observé assez de familles ces deux dernières années pour comprendre que rien ne remplace des parents, et qu’on ne peut avancer sans eux. J’ai accompli, à l’âge de quinze ans, plus que n’importe qui à l’exception d’une poignée des plus grands hommes dans l’histoire. Je regarde le récit de ce que j’ai fait et je le vois clairement. Mais je n’y crois pas. Je regarde en moi, et je ne vois que celui qui détruit des vies. Alors même que j’empêchais un tyran d’usurper le contrôle de cette colonie, alors que j’aidais une jeune fille à se libérer d’une mère despotique, j’entendais une petite voix me dire : « Qu’est-ce que c’est, comparé à tous les pilotes qui sont morts à cause de ta maladresse au commandement ? Qu’est-ce que c’est, comparé à la mort par ta faute de deux enfants certes désagréables mais très jeunes ? Qu’est-ce que c’est, comparé au massacre d’une espèce que tu as éliminée sans d’abord chercher à comprendre si c’était nécessaire ? » Il est une chose que seuls des parents peuvent offrir ; j’en ai besoin, et je n’ai pas honte de vous la demander. De ma mère, il me faut l’assurance que j’ai toujours ma place, que je fais partie de vous, que je ne suis pas seul. De mon père, il me faut l’assurance que, en tant qu’individu, j’ai gagné ma place dans ce monde. Laissez-moi recourir aux Écritures qui ont eu, je le sais, tant de poids dans votre vie. De ma mère, j’ai besoin de savoir qu’elle a « gardé toutes ces choses dans son cœur ». De mon père, j’ai besoin d’entendre ces mots : « C’est bien, bon et fidèle serviteur… Entre dans la joie de ton seigneur. » Non, je ne me prends pas pour Jésus, et je ne vous prends pas pour le bon Dieu. Je crois simplement que chaque enfant a besoin de ce que Marie a donné, et que le Dieu du Nouveau Testament nous montre ce que doit être un père dans la vie de ses enfants. Voilà l’ironie : parce que j’ai dû demander, je me méfierai de votre réponse. Je vous demande donc non seulement de me faire ces cadeaux, mais aussi de m’aider à vous croire sincères. En retour, je vous donne ceci : je comprends l’impossibilité de m’avoir pour enfant. Je crois que, dans tous les cas, vous avez choisi de faire ce que vous jugiez le mieux pour moi. Même si je suis en désaccord avec vos choix – et plus j’y réfléchis, moins c’est le cas –, je crois que personne n’aurait pu faire mieux en n’en sachant pas plus que vous. Regardez vos enfants : Peter dirige le monde et a l’air de le faire avec le moins possible de sang versé et d’horreur. J’ai détruit l’ennemi qui nous terrifiait plus que tout, et je suis maintenant le gouverneur convenable d’une petite colonie. Valentine est un parangon d’amour et d’abnégation, et elle a rédigé et rédige encore des histoires qui modèleront la façon dont l’espèce humaine conçoit son propre passé. Nous sommes une fratrie extraordinaire. Nous ayant donné nos gènes, vous avez ensuite eu le terrible problème d’essayer de nous élever. D’après ce que je vois de Valentine et ce qu’elle me raconte sur Peter, vous avez très bien réussi, sans que votre main pèse jamais trop lourd sur leur vie. Quant à moi, l’absent, l’enfant prodigue qui n’est jamais revenu, je sens encore votre empreinte sur ma vie et mon âme, et quand je reconnais ces traces de votre éducation, j’en suis heureux. Heureux d’avoir été votre fils. Pour moi, il n’y a eu que trois ans pendant lesquels j’aurais pu vous écrire. Je suis navré qu’il m’ait fallu tout ce temps pour voir assez clair dans mon cœur et dans ma tête pour avoir quelque chose de cohérent à dire. Pour vous, il s’est écoulé quarante et un ans pendant lesquels je crois que vous avez interprété mon silence comme une invitation à ne pas me parler. Je suis loin de vous aujourd’hui, mais au moins nous avançons dans le temps au même rythme une fois de plus, jour pour jour, année pour année. En tant que gouverneur de la colonie, j’ai constamment accès à l’ansible ; en tant que parents de l’Hégémon, je crois que vous avez la même possibilité. Quand j’étais en voyage, vous auriez pu mettre des semaines à composer votre réponse, et il m’aurait semblé qu’une journée seulement avait passé. Mais maintenant, quel que soit le temps qu’il vous faudra, c’est le temps que je devrai attendre. Avec mon amour, mes regrets et mes espoirs, Votre fils Andrew. Valentine vint voir Ender, porteuse des pages imprimées de son petit livre. « Comment vas-tu l’intituler ? demanda-t-elle, un frémissement dans la voix. — Je ne sais pas, répondit Ender. — Imaginer la vie des reines, envisager notre guerre de leur point de vue, oser leur inventer une histoire complète et la raconter comme si une reine elle-même s’exprimait… — Je ne l’ai pas inventée », dit Ender. Valentine s’assit au bord de la table. « Là-bas, avec Abra, en cherchant un site pour la nouvelle colonie… qu’as-tu trouvé ? — Tu tiens la réponse dans tes mains, dit-il. J’ai trouvé ce que je cherche depuis le début, depuis que les reines m’ont laissé les tuer. — Tu es en train de me dire que tu as trouvé des Formiques vivants sur cette planète ? — Non », répondit Ender, et techniquement, c’était vrai : il n’en avait trouvé qu’un seul. Et puis pouvait-on vraiment décrire une nymphe comme « vivante » ? Quand on ne trouve qu’une chrysalide, prétend-on avoir trouvé « des papillons vivants » ? Peut-être. Mais je n’ai pas d’autre choix que de mentir à tout le monde. Parce que si la nouvelle se répandait qu’une unique reine vivait encore dans ce monde, un cocon dont elle émergerait avec plusieurs millions d’œufs fertilisés en elle et le savoir de toutes les reines qui l’ont précédée dans son esprit phénoménal, les germes de la technologie qui a failli nous annihiler et la capacité de créer des armes plus terribles encore si elle le voulait… si cela se savait, combien de temps ce cocon survivrait-il ? Combien de temps survivrait quiconque essaierait de le protéger ? « Mais tu as trouvé quelque chose qui te donne la certitude que l’histoire que tu as écrite n’est pas seulement belle, mais vraie, dit Valentine. — Si je pouvais t’en dire plus, je le ferais. — Ender, on ne s’est jamais tout dit. — Personne ne se dit jamais tout, si ? » Valentine lui prit la main. « Je veux que tout le monde sur Terre lise ce livre. — S’y intéressera-t-on ? » Ender espérait et désespérait. Il voulait que ce livre change tout. Il savait qu’il ne changerait rien. « Certains, répondit Valentine. Suffisamment. » Il eut un petit rire. « Donc je l’envoie à un éditeur, il le publie, et ensuite ? Je touche des droits d’auteur ici, que je peux convertir pour… Que peut-on acheter au juste, ici ? — Tout ce dont nous avons besoin », dit Valentine, et ils rirent tous les deux. Puis, plus grave, elle ajouta : « Ne le signe pas. — Je me demandais si je devais. — Si on sait que ça vient de toi, d’Ender Wiggin, alors les critiques passeront tout leur temps à te psychanalyser sans presque rien dire du livre lui-même. On n’y verra rien d’autre que ta conscience qui se débat avec tes péchés. — Je ne m’attends pas à mieux. — Mais si le texte est publié sous couvert d’anonymat, alors il sera lu pour ses qualités. — Les gens croiront que c’est de la fiction. Que j’ai tout inventé. — Ce sera le cas de toute façon, dit Valentine. Mais ça ne sonne pas comme de la fiction. Ton texte a les accents de la vérité. Et certains le prendront dans ce sens. — Donc je ne le signe pas. — Oh si, parce qu’il faut leur donner un nom par lequel t’appeler. De la même façon que j’utilise encore Démosthène. — Mais personne ne pense qu’il s’agit du même Démosthène qui jouait les démagogues avant que Peter ne domine le monde. — Trouve un nom. — Que dirais-tu de Locke ? » Valentine se mit à rire. « Il y a des gens qui l’appellent encore comme ça. — Et si je l’intitulais Nécrologie et signais… quoi, « le Fossoyeur » ? — Et pourquoi pas Éloge, signé par « l’orateur funèbre » ? » Finalement, il choisit pour titre La Reine et signa « Porte-parole des morts ». Et dans sa correspondance anonyme avec son éditeur, depuis une adresse impossible à identifier, il insista pour que le texte soit imprimé sans aucune mention d’un copyright. L’éditeur faillit lâcher l’affaire, mais Ender se fit encore plus insistant. « Signalez sur la couverture que les gens sont libres de faire autant de copies de ce livre qu’ils le souhaitent, mais que votre édition est particulièrement agréable, qu’on peut l’emporter avec soi, y écrire et souligner des passages. » Valentine fut amusée. « Tu te rends compte de ce que tu fais ? dit-elle. — Quoi ? — Tu leur fais traiter ton texte comme un livre saint. Tu crois vraiment que c’est ainsi que les gens le prendront ? — J’ignore ce que feront les gens, répondit Ender, mais, oui, j’y pense comme à un texte sacré. Je ne veux pas faire d’argent avec ça. À quoi de l’argent me servirait-il ? Je veux que tout le monde le lise. Je veux que tout le monde sache qui étaient les reines. Ce que nous avons perdu quand nous les avons exterminées. — Nous avons sauvé notre peau, Ender. — Non. C’est ce que nous pensions faire, et c’est ce sur quoi nous devrions être jugés – mais en réalité nous avons massacré une espèce qui voulait désespérément faire la paix avec nous, essayer de nous comprendre. Mais les reines n’ont jamais compris ce qu’étaient la parole et le langage. C’est la première fois qu’elles ont l’occasion de trouver une voix. — Trop tard, dit Valentine. — Ainsi vont les tragédies. — Et leur faiblesse tragique fut… le mutisme ? — Leur faiblesse tragique fut l’arrogance : elles croyaient pouvoir terraformer n’importe quel monde qui ne portait pas d’intelligence qu’elles savaient identifier – des êtres communiquant d’esprit à esprit. — De la même façon que les scarabées d’or nous parlent. — Les scarabées d’or n’émettent que des grognements – mentaux. — Tu en as trouvé un, dit Valentine. Je t’ai demandé si tu avais trouvé “des” Formiques, et tu as dit non, mais tu en as trouvé un. » Ender ne répondit pas. « Je ne te le demanderai plus jamais, fit Valentine. — Tant mieux, répondit Ender. — Et ce Formique… il est seul. » Ender haussa les épaules. « Tu ne l’as pas tué. Il ne t’a pas tué. Il t’a raconté – non, il t’a montré tous les souvenirs que tu as mis dans ton livre. — Pour quelqu’un qui n’allait plus jamais demander, vous avez pas mal de questions, petite demoiselle. — Je t’interdis de me prendre de haut. — Je suis un homme de cinquante-quatre ans, dit Ender. — Tu es peut-être né il y a cinquante-quatre ans, mais tu n’en as que seize, et quoi qu’il en soit, j’ai deux ans de plus. — Quand le vaisseau colonial arrivera, je partirai à son bord, fit Ender. — Je crois que je le savais. — Je ne peux pas rester ici. Je dois entreprendre un long voyage. Pour m’éloigner de tous les hommes vivants. — Les vaisseaux ne vont que de monde en monde, tous peuplés. — Mais cela leur prend du temps, dit Ender. Si j’enchaîne voyage sur voyage, je finirai par laisser derrière moi l’espèce humaine telle qu’elle est aujourd’hui. — C’est un voyage long et solitaire. — Seulement si je le fais seul. — C’est une invitation ? — À m’accompagner tant que tu trouveras ça intéressant, oui. — C’est honnête, répondit Valentine. J’imagine que tu seras de meilleure compagnie maintenant que tu n’es plus en dépression perpétuelle. — Je ne pense pas. J’ai l’intention de rester en stase pendant chaque voyage. — Et louper les lectures de pièces de théâtre en chemin ? — Peux-tu finir ton livre avant le moment du départ ? demanda Ender. — Probablement, dit-elle. Ce volume-ci, sûrement. — Je croyais que c’était le dernier. — L’avant-dernier. — Tu as couvert tous les aspects des guerres formiques et tu es en train de traiter de la dernière bataille. — Il y a deux nœuds majeurs à démêler. » Ender ferma les yeux. « Je pense que mon livre fait un sort à l’un des deux, dit-il. — En effet. J’aimerais l’inclure à la fin de mon dernier volume. — Il ne porte pas de copyright. Tu peux faire ce que tu veux. — Veux-tu savoir quel est l’autre nœud ? demanda Valentine. — Je suppose qu’il s’agit de Peter unissant le monde après la fin de la guerre. — Qu’est-ce que ça a à voir avec une histoire des guerres formiques ? Le dernier nœud, c’est toi. — Je suis un nœud gordien. Ne démêle pas, tranche. — Je vais écrire sur toi. — Je ne le lirai pas. — Parfait, dit Valentine. Je ne te le montrerai pas. — Tu ne peux pas attendre ? S’il te plaît ? » Il avait envie d’ajouter : attendre que je sois mort. Mais il ne se montra pas si précis. « Peut-être un peu. Nous verrons. » Ender consacrait désormais ses journées à la nouvelle colonie, effectuant le travail préparatoire pour l’arrivée des colons, vérifiant que les moissons produiraient un large surplus dans les quatre villages et même sur le site de la nouvelle colonie, de sorte que les nouveaux arrivants pourraient se permettre de mauvaises récoltes pendant deux, voire trois ans, sans souffrir de la faim. « Et il nous faudra de l’argent, dit Ender. Ici, où nous nous connaissons tous, l’espèce de communisme ad hoc sur lequel nous nous reposons fonctionne. Mais pour que le commerce se développe, il nous faut une monnaie d’échange. — Po et moi t’avons trouvé les scarabées d’or, dit Sel Menach. Donc tu as l’or. Fabrique des pièces. » Abra trouva le moyen d’adapter une presse à huile pour en faire une presse monétaire, et l’un des chimistes mit au point un alliage qui éviterait la déperdition de matière lors du passage de main en main. L’un des jeunes, talentueux, dessina un portrait de Sel Menach, et une vieille femme fit de mémoire celui de Vitaly Kolmogorov. Sel insista pour que Kolmogorov soit associé à la plus petite pièce. « Parce que c’est celle qu’ils verront le plus. On donne toujours au plus grand homme la pièce de moindre valeur. » Ils s’entraînèrent à utiliser leur monnaie, pour que les prix soient fixés avant l’arrivée des nouveaux colons. Ce fut d’abord l’objet de plaisanteries. « Cinq poulets ne font pas une vache. » Et au lieu de parler de pièces de cinq ou pièces de un, on en vint vite aux « sels » et aux « vitals ». « Rends à Sel ce qui est à Sel, mais garde Vital. » « Le vital n’a pas d’odeur. » Ender s’efforça de fixer une valeur à leur monnaie relativement au dollar international de l’Hégémonie, mais Valentine l’arrêta. « Laisse-la trouver sa propre valeur, liée à ce que les gens finiront par payer pour les biens que nous finirons par exporter vers d’autres mondes. » La monnaie flotta donc dans leur propre univers privé. La première édition de La Reine se vendit d’abord lentement, puis de plus en plus vite. Elle fut traduite dans bon nombre de langues, même si presque tous les habitants de la Terre pratiquaient le standard, puisqu’il s’agissait de la langue officielle de l’« Organisation des peuples libres de la Terre » de Peter – le nom propagandiste qu’il avait choisi pour son nouveau gouvernement international. Entre-temps, des copies gratuites circulèrent sur les réseaux et, un jour, le texte en fut inclus dans un message reçu par une des xénobotanistes. Elle commença à en parler à tout le monde dans Miranda, des exemplaires furent imprimés et distribués. Ender et Valentine s’abstinrent de tout commentaire. Quand Alessandra insista pour qu’Ender en prenne un, il accepta, attendit un moment et le rendit. « N’est-ce pas fantastique ? lui demanda Alessandra. — Si, je trouve, répondit Ender. — Ah, oui. Toi et ta voix analytique, ton attitude impartiale. — Que puis-je dire ? Je suis qui je suis. — Je pense que ce livre a changé ma vie, dit Alessandra. — Pour le meilleur, j’espère. » Puis, en regardant son ventre arrondi, il demanda : « Changé ta vie plus que ça ? » Alessandra sourit. « Je ne sais pas encore. Je te le dirai dans un an. » Ender se garda de répondre : Dans un an, je serai loin, sur un vaisseau spatial. Valentine termina son avant-dernier volume et, quand il fut publié, elle y annexa le texte intégral de La Reine, avec une note d’introduction : « Nous savons si peu des Formiques qu’il est impossible pour moi, en tant qu’historien, de raconter cette guerre de leur point de vue. J’en inclus donc une vision artistique, parce que même si elle est impossible à prouver, je crois que cette histoire est la vraie. » Peu après, Valentine vint voir Ender. « Peter a lu mon livre, dit-elle. — Je me réjouis que quelqu’un l’ait fait, répondit Ender. — Il m’a envoyé un message à propos du dernier chapitre. Il disait : « Je sais qui l’a écrit. » — Et il avait raison ? — Oui. — Quel homme intelligent. — Ton texte l’a ému, Ender. — Les gens ont l’air de l’apprécier. — Plus que cela, et tu le sais. Laisse-moi te lire ce que disait Peter : « S’il est capable de parler pour les doryphores, il peut sûrement parler pour moi. » — Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? — Il veut que tu écrives sur lui. Sur sa vie. — La dernière fois que j’ai vu Peter, j’avais six ans et il avait menacé de me tuer quelques heures avant. — Donc tu refuses. — Je lui parlerai, et nous verrons ce qu’il en sortira. » Par ansible, ils parlèrent une heure à la fois. Peter, la cinquantaine finissante et un cœur faiblissant qui inquiétait les médecins ; Ender, encore un gamin de seize ans. Mais Peter était toujours lui-même, tout comme Ender, à cette différence près qu’il n’y avait plus de colère entre eux. Peut-être parce que Peter avait réussi tout ce dont il avait rêvé et qu’Ender ne s’était pas tenu en travers de son chemin et ne l’avait pas surpassé, du moins dans son esprit. Dans celui d’Ender non plus, d’ailleurs. « Ce que tu as fait, dit Ender, tu savais que tu étais en train de le faire. — Est-ce bien ou mal ? — Personne n’a eu besoin de forcer Alexandre à conquérir la Perse, répondit Ender. Sinon, l’appellerait-on “le Grand” ? » Quand Peter eut raconté toute sa vie, tout ce qu’il avait fait de suffisamment important pour être mentionné dans ces conversations, Ender ne mit que cinq jours à rédiger un mince volume intitulé L’Hégémon. Il en envoya un exemplaire à son frère, accompagné d’une note : « Puisque l’auteur sera le Porte-parole des morts, ceci ne pourra être publié qu’après ton décès. » Peter répondit : « Cela n’arrivera pas un instant trop tôt en ce qui me concerne. » Mais, dans une lettre à Valentine, il ouvrit son cœur sur ce que cela lui faisait de se sentir si bien compris. « Il n’a rien caché de mes mauvaises actions. Mais il les a équilibrées. Il les a mises en perspective. » Valentine montra sa lettre à Ender et il se mit à rire. « Équilibrées ? Comment quiconque peut-il connaître le poids relatif des péchés et des grandes réussites ? Cinq poulets ne font sûrement pas une vache. » CHAPITRE VINGT À : MinCol@MinCol.gov De : Gouv%ShakespeareCol@MinCol.gov Sujet : La proposition tient-elle toujours ? Cher Hyrum, J’ai des raisons personnelles sur lesquelles je ne m’appesantirai pas, mais je crois aussi qu’il vaut mieux pour Shakespeare que, quand ce vaisseau colonial repartira, j’y sois embarqué. Je serai présent pour l’arrivée et l’établissement des nouveaux colons. Les Shakespeariens actuels ont déjà vécu une profonde transformation : ceux qui sont arrivés avec moi sont désormais inclus dans l’expression « anciens colons », en préparation à l’arrivée du vaisseau. On appelle désormais les anciens qui ont combattu les Formiques les « premiers », mais il n’y a pas de terme en usage pour distinguer entre leurs descendants et ceux qui m’ont accompagné. Si je restais, le gouverneur du nouveau peuplement et moi serions tous les deux des responsables nommés par le ministère de la Colonisation. Si je pars, remplacé par un conseil des quatre villages, avec un président et des maires élus, cela exercera une pression presque irrésistible sur le nouveau gouverneur pour qu’il se limite à un unique mandat de deux ans et se laisse remplacer par un maire élu. En attendant, les « anciens colons » ont ensemencé leurs champs pour eux, mais ils n’ont construit que la moitié des logements nécessaires – à mon initiative, pour que les nouveaux puissent se joindre à eux pour bâtir le reste. Il faut qu’ils sachent de première main combien de travail cela demande, afin de mieux apprécier tout le labeur fourni pour eux par les pionniers. De plus, travailler côte à côte aidera les deux groupes à ne pas rester étrangers l’un à l’autre – bien que je les aie placés assez loin pour que notre objectif de développement séparé ait également une chance d’être atteint. Ils ne peuvent pas être totalement isolés, toutefois, ou l’exogamie serait impossible, or les gènes sont plus importants que la culture à ce stade pour la santé future du cheptel humain de ce monde. Le cheptel humain… Nous sommes bien obligés de nous préoccuper des corps comme les éleveurs l’ont toujours fait. Oncle Sel serait le premier à rire et dire que c’est tout à fait ça. Nous sommes des mammifères avant d’être humains, et si nous oublions j’aimais le mammifère, alors tout ce qui nous rend humain sera submergé par la bête affamée. J’ai étudié tout ce que j’ai trouvé sur Virlomi et les guerres qu’elle a menées. Quelle femme étonnante ! Son dossier de l’École de guerre ne décrit qu’une élève ordinaire (au sein d’un groupe hors norme, certes). Mais l’École de guerre s’intéressait à la guerre, pas à la révolution ni à la survie nationale ; vos tests ne mesuraient pas non plus la propension à devenir demi-dieu. Sinon, je me demande ce que vous auriez découvert sur Peter, quand il était encore enfant et ne dirigeait pas le monde. En parlant de Peter, lui et moi sommes en conversation – vous le saviez peut-être. Nous n’échangeons pas de messages, nous utilisons de la bande passante sur l’ansible pour converser. Le voir à près de soixante ans est une expérience douce-amère. Le cheveu grisonnant, la peau ridée, un peu plus rond (mais toujours en forme) et les responsabilités gravées sur le visage. Ce n’est pas le garçon que j’ai connu et haï. Mais l’existence de cet homme n’efface pas le garçon de ma mémoire. Il s’agit simplement dans mon esprit de deux personnes distinctes qui par le plus grand des hasards portent le même nom. Je me surprends à admirer l’homme, et même à l’aimer. Il a dû faire des choix tout aussi terribles que les miens – et il y a fait face les yeux ouverts. Il savait avant de prendre ses décisions que des gens mourraient en conséquence. Et pourtant il est plus sensible que ni lui ni moi – ni Valentine, d’ailleurs – ne l’aurions jamais cru. Il me dit que pendant l’enfance, après mon départ pour l’École de guerre, il a décidé que la seule façon de réussir dans son œuvre consistait à pousser les autres à le croire aussi adorable que moi. (J’ai cru qu’il plaisantait, mais non ; je ne crois pas avoir eu la réputation d’un gamin « adorable » à l’École de guerre, mais Peter faisait face au souvenir que j’avais laissé à la maison.) À partir de là, il a abordé tous ses choix en se disant : que ferait quelqu’un de bien ? Et en agissant en conséquence. Mais il a désormais appris une chose très importante sur la nature humaine : passez votre vie à faire semblant d’être bon, et plus rien ne vous distingue des gens de bien. L’hypocrisie incessante finit par devenir vérité. Peter s’est transformé en un homme bien, même s’il a pris cette voie pour des raisons qui étaient loin d’être pures. Cela m’emplit d’un grand espoir pour moi-même. Je n’ai plus qu’à me trouver quelque chose à faire qui me permettra de déposer mon fardeau. Gouverner une colonie fut une tâche intéressante et précieuse, mais cela ne m’apporte pas ce que j’avais espéré. Je me réveille encore la tête pleine de cadavres de Formiques, de soldats et d’enfants. Je me réveille encore avec des souvenirs qui me disent que je suis ce que Peter était autrefois. Quand ils s’en iront, je pourrai de nouveau être moi-même. Je sais que cet état d’esprit vous inquiète. Eh bien, c’est votre fardeau, non ? Permettez-moi de vous assurer, toutefois, que la moitié de mon fardeau est de mon propre fait. Mazer, vous et le reste des officiers qui nous ont formés et utilisés, les autres enfants et moi, avez agi pour une cause juste – et avec succès. Envers moi, vous avez la même responsabilité que tous les commandants envers les soldats qui survivent mais sont mutilés. Les soldats restent responsables de la vie qu’ils se taillent après les faits. Quelle ironie amère qu’en vérité la seule réponse que vous puissiez leur faire soit : ce n’est pas ma faute si tu as survécu. Si tu avais péri, tu n’aurais pas eu à affronter toutes ces blessures. Voilà le bout de vie qu’on t’a rendu ; c’est l’ennemi qui t’a privé de ton intégrité. Mon rôle consistait à veiller à ce que ta mort ou tes blessures aient un sens, et je m’y suis appliqué. Voilà ce que j’ai appris des soldats ici. Ils se souviennent encore de leurs camarades qui sont tombés ; ils regrettent encore la vie qu’ils ont laissée derrière eux sur Terre, la famille qu’ils ne reverront plus, les lieux qu’ils ne peuvent plus visiter que dans leurs rêves et leurs souvenirs. Pourtant ils ne m’en veulent pas. Ils sont fiers de ce que nous avons accompli ensemble. Presque tous m’ont dit, à un moment ou un autre : « Cela valait le coup. » Parce que nous avons gagné. Alors c’est ce que je vous dis. Quel que soit le fardeau que je porte, il valait le coup parce que nous avons gagné. J’apprécie donc votre avertissement quant au petit livre qui circule, La Reine. Contrairement à vous, je ne pense pas que ce soient des bêtises. Je pense que ce « Porte-parole des morts » a raconté une histoire très vraie, qu’elle soit factuelle ou non. Imaginez que les reines aient été aussi belles et bien intentionnées que dans l’imagination de ce Porte-parole des morts. Cela ne change rien au fait que, pendant la guerre, elles n’ont pas su nous dire que leurs intentions avaient changé et qu’elles regrettaient leurs actes. Cela ne nous empêche pas d’être irréprochables (irréprochables, mais pas moins responsables). Je soupçonne quelque chose que je ne peux pas vérifier : je pense que, même si les Formiques étaient individuellement si dépendants des reines qu’à leur mort tous les soldats et ouvrières ont péri, cela ne signifie pas qu’ils formaient un organisme unique ou que les reines n’étaient pas obligées de prendre en compte les besoins profonds, la volonté des individus. Et parce que les Formiques étaient individuellement si bêtes, les reines ne pouvaient pas leur exposer toutes les subtilités. Peut-être si les reines avaient refusé de combattre lors des premières batailles, nous laissant les massacrer comme de véritables pacifistes, l’instinct de survie des individus se serait-il affirmé avec une force telle qu’il aurait submergé le pouvoir de leurs maîtresses. Nous aurions dû nous battre de toute façon – sauf que les Formiques auraient lutté sans cohérence ou véritable intelligence. Même un dictateur doit respecter la volonté des pions car, sans leur obéissance, il n’a aucun pouvoir. Voilà mes réflexions sur La Reine, puisque vous posez la question. Et sur tout le reste, parce que vous avez besoin d’entendre ce que je pense autant que j’ai besoin de le dire. Pendant cette guerre, vous avez été ma reine, et moi votre Formique. Par deux fois, j’ai voulu rejeter votre suprématie ; par deux fois, Bean est intervenu et m’a remis sous le joug. Mais tout ce que j’ai fait, je l’ai fait de mon propre chef, comme n’importe quel bon soldat, serviteur ou esclave. La tâche du tyran n’est pas de contraindre, mais de persuader même les réticents que l’obéissance sert mieux leurs intérêts que la résistance. Alors, si vous voulez envoyer le vaisseau qui arrive vers la colonie de Gange, j’irai voir ce que je peux faire pour aider Virlomi à s’occuper du fils kidnappé de Bean et de sa très étrange mère (bien que ce ne soit pas le fait qu’elle vous ait craché dessus qui la rende étrange ; il y a – ou il y avait – des centaines de personnes qui auraient fait la queue pour avoir ce privilège). J’ai le sentiment que Virlomi sera effectivement débordée, parce que sa colonie est très majoritairement indienne. Toutes ses décisions en paraîtront injustes aux non-Indiens, et si ce Randall Firth est aussi intelligent que son père, et si sa mère l’a élevé dans la haine de tous ceux qui se sont un jour opposés à Achille de Flandres, ce qui inclut sûrement Virlomi, alors c’est le point que Randall essaiera d’exploiter pour la détruire et accéder au pouvoir. Et bien qu’il y en ait au sein de la F. I. et même du MinCol pour penser que rien de ce qui se passe dans les colonies ne peut menacer la Terre, je suis heureux que vous compreniez que ce n’est pas le cas. Un guerrier rebelle sur une colonie peut enflammer l’imagination de millions de gens sur Terre. De milliards, peut-être. Et La Reine pourrait en faire partie. Un démagogue intelligent issu des colonies peut se draper dans le manteau des reines disparues en jouant sur le sentiment puissant que les mondes colonisés ont je ne sais comment été « lésés » par la Terre et qu’on leur doit quelque chose. C’est irrationnel, mais il existe des précédents pour des sauts plus illogiques encore dans le raisonnement. Même si vous ne pouvez pas ou ne souhaitez plus m’envoyer sur Gange, toutefois, je serai à bord de ce vaisseau, et j’espère donc que notre plan de vol nous enverra sur un monde intéressant. Valentine n’a pas encore décidé si elle venait avec moi, mais dans la mesure où, du fait de son travail sur l’histoire des guerres formiques, elle est restée totalement détachée de cette colonie, aussi bien sur le plan émotionnel que social, je crois qu’elle m’accompagnera, n’ayant aucune raison de rester ici sans moi. Votre éternel ouvrier, Ender. Achille arriva à la hutte où le gouverneur Virlomi vivait dans sa noble pauvreté. Elle affectait d’avoir le plus humble des logements, mais il était parfaitement inutile de construire des murs d’adobe et un toit de chaume alors qu’il y avait tant de bon bois tout près. Tous les gestes de Virlomi étaient calculés pour accroître son prestige parmi les colons indiens. Mais cet étalage emplissait Achille de mépris. « Randall Firth », dit-il à l’« ami » qui se tenait devant la hutte. Virlomi avait dit : « Mes amis montent la garde pour protéger mon temps, pour que je puisse méditer un peu. » Mais ses « amis » mangeaient à la table commune et obtenaient leur pleine part des moissons, de sorte que le service qu’ils lui rendaient était en réalité payé. C’étaient des flics ou des gardes, et tout le monde le savait. Mais non, disaient tous les Indiens, ce sont en réalité des volontaires, et ils abattent réellement une journée complète de travail en plus. Une journée complète de travail… pour un Indien. Dès qu’il commence à faire un peu chaud, ils vont s’allonger, pendant que les gens d’une taille normale doivent fournir deux fois plus d’efforts pour compenser. Pas étonnant que mon père, Achille le Grand, ait mené les Chinois à la conquête des Indiens. Il fallait que quelqu’un leur apprenne à travailler. Toutefois, rien ne leur apprendrait à réfléchir. Dans la hutte, Virlomi filait à la main. Pourquoi ? Parce que Gandhi le faisait. Ils possédaient quatre mules-jennys et deux métiers à tisser mécaniques, ainsi que des pièces de rechange pour les maintenir en activité pendant cent ans, au terme desquels ils devraient avoir la capacité d’en construire de nouveaux. Le fait-main était inutile. Même Gandhi n’y avait recours que pour protester contre les métiers mécaniques anglais qui faisaient perdre leur travail aux Indiens. Qu’est-ce que Virlomi voulait faire croire ? « Randall, dit-elle. — Virlomi, répondit-il. — Merci d’être venu. — Nul ne peut résister à un ordre de notre bien-aimé gouverneur. » Virlomi leva vers lui des yeux las. « Et pourtant tu trouves toujours le moyen. — Parce que votre pouvoir ici est illégitime, dit Achille. Avant même que nous ne fondions notre colonie, Shakespeare a déclaré son indépendance et commencé à élire des gouverneurs pour des mandats de deux ans. — Et nous en avons fait autant, répondit Virlomi. — C’est toujours vous qu’ils élisent. Celle nommée par le ministère de la Colonisation. — C’est la démocratie. — Démocratie uniquement parce qu’il y a eu maldonne. Littéralement. Beaucoup trop d’Indiens. Et vous jouez ce jeu de la sainte femme pour les maintenir dans votre sujétion. — Tu as beaucoup trop de temps pour lire, dit Virlomi, si tu sais employer des termes comme “sujétion”. » Une ouverture facile. « Pourquoi ressentez-vous le besoin de décourager les citoyens qui veulent s’éduquer ? » demanda Achille. Le masque affable de Virlomi ne céda pas. « Pourquoi tout doit-il être politique avec toi ? — Comme ce serait agréable si les autres ignoraient la politique, pour que vous puissiez vous la réserver ! — Randall, fit Virlomi, je ne t’ai pas fait venir à cause de ton agitation parmi les colons non-indiens. — Et pourtant c’est pour cette raison que je suis venu. — J’ai une proposition pour toi. » À son honneur, Achille devait le reconnaître, Virlomi continuait de travailler. Peut-être était-ce l’un des attributs des demi-déesses indiennes. « Vous allez encore m’offrir un boulot de mandataire pour flatter mon ego ? — Tu ne cesses de répéter que tu es coincé sur ce monde, que tu n’es jamais allé nulle part et que tu passeras toute ta vie sous la domination des Indiens, entouré par la culture indienne. — Vos espions ont fait un rapport fidèle. » Il s’attendait à la faire dévier de son sujet vers le débat sur le rôle d’espion que jouaient ou non ses informateurs, puisqu’il s’agissait de citoyens ordinaires qui assistaient librement à des événements publics et en discutaient ensuite. Mais, apparemment, elle était aussi lasse que lui de cette question. Et puis elle avait manifestement un objectif pressant. « Un vaisseau arrive ici dans un mois environ, dit Virlomi. Il vient de la colonie de Shakespeare et nous amène plusieurs de leurs hybrides et organismes génétiquement modifiés très réussis afin d’augmenter nos ressources agricoles. Une visite très importante. — Je ne suis pas agriculteur, répondit Achille. — Quand des vaisseaux viennent, ce n’est jamais permanent. Ils arrivent, puis ils repartent. » Cette fois, Achille comprenait exactement ce qu’elle lui proposait. Si c’était bel et bien une proposition et non un exil imposé. « Où ça ? s’enquit-il. — Dans le cas présent, on m’assure que le pilote ramène son bâtiment sur Terre – enfin, près de la Terre – pour que les échantillons en provenance de Shakespeare et nos pauvres offrandes puissent être examinés, répandus, étudiés et partagés avec toutes les colonies. Certains pourraient même être cultivés sur la Terre même car les hauts rendements et les adaptations climatiques sont extrêmement favorables. — Vont-ils donner votre nom à l’une de ces espèces ? railla Achille. — Je t’offre une occasion de partir vers ce monde si vaste et de le voir par toi-même. Les Indiens ne représentent qu’un quart environ de la population de la Terre aujourd’hui, et il y a beaucoup d’endroits où tu n’en verras presque jamais. — Ce ne sont pas les Indiens que je n’aime pas, répliqua Achille d’une voix dépourvue d’émotion. — Ah bon ? — Ce sont les gouvernements autoritaires et suffisants qui se font passer pour démocratiques. — Les Indiens forment la majorité sur cette planète. Par définition démocratique, même si elle se montre suffisante, répondit Virlomi. — La Terre est dirigée par une dictature maléfique. — La Terre est dirigée par un congrès élu, et présidée par un Hégémon élu. — Une hégémonie établie par le meurtre de… — De l’homme que tu prends à tort pour ton père », coupa Virlomi. Cette phrase fit à Achille l’effet d’un coup de marteau. Toute sa vie, sa mère et lui avaient tenu secret le nom de son père, de même que personne ne l’avait jamais entendu appeler par son nom secret – mais son nom véritable : – Achille. C’était toujours Randall ceci et Randall cela ; sa mère ne s’adressait à lui en l’appelant Achille que dans des moments d’intimité et de tendresse. Il ne se donnait ce nom que dans sa tête. Mais Virlomi savait. Comment ? « J’ai vu ton père supposé tuer des enfants de sang-froid, dit Virlomi. Il a assassiné un bon ami à moi. Sans provocation. — C’est un mensonge. — Ah. Tu as un témoin qui me contredira ? — Il y a eu provocation. Il essayait d’unir le monde et d’établir la paix. — C’était un psychotique qui éliminait tous ceux qui l’avaient un jour aidé – ou vu sans défense. — Pas tous, rétorqua Achille. Il vous a bien laissée vivre, vous. — Je ne l’ai pas aidé. Je ne l’ai pas contrecarré. Je suis restée invisible jusqu’à ce qu’enfin j’arrive à lui échapper. Puis j’ai entrepris de libérer mon pays de l’oppression cruelle qu’il avait déchaînée contre nous. — Achille de Flandres était en train d’établir la paix mondiale, et vous avez ramené la guerre dans un pays que lui avait pacifié. — Mais ça ne te pose pas de problème d’admettre que tu crois à l’idée extravagante que c’est ton père. — Je pense que ma mère en sait davantage que quiconque sur la question. — Ta mère ne sait que ce qu’on lui a dit. Parce qu’elle n’est qu’une mère porteuse et non ta mère génétique. Ton embryon lui a été implanté. On lui a menti, et elle t’a transmis ce mensonge. Tu n’es qu’une victime de plus des enlèvements d’Achille. Et il continue de te garder captif à ce jour. Tu es sa dernière victime, et la plus pathétique. » La main d’Achille jaillit avant qu’il ait pu se retenir. Le coup qu’il porta ne fut pas violent – pas autant que sa taille et sa force le lui auraient permis. « On m’a agressée », dit calmement Virlomi. Deux de ses « amis » pénétrèrent dans la hutte. Ils prirent Achille par les bras. « J’accuse Randall Firth de violence sur la personne du gouverneur. Sous peine de parjure, Randall, reconnais-tu m’avoir frappée ? — Quel mensonge absurde, répondit celui-ci. — Je pensais bien que ce serait ta réponse, dit Virlomi. Trois vidéos prises sous différents angles devraient appuyer l’accusation et le parjure. Quand tu seras reconnu coupable, Randall, je recommanderai que ta peine soit l’exil. Vers la Terre – cette planète que tu sembles juger infiniment préférable à Gange. Ta mère pourra t’accompagner ou non, comme elle le souhaitera. » Elle m’a manipulé comme un débutant, songea Achille. Mon père n’aurait jamais toléré ça. L’humiliation – l’affront insupportable. C’est ainsi que mon père a vécu, et c’est ainsi que je vivrai. « L’enregistrement complet, dit-il. C’est ce qu’ils verront – la façon dont vous m’avez provoqué. » Virlomi se leva d’un mouvement souple et s’approcha de lui pour lui parler à l’oreille. « L’enregistrement complet, dit-elle, montrera qui tu prends pour ton père et révélera que tu approuves ses actes, que toute l’espèce humaine considère encore comme le summum du mal. » Elle s’écarta de lui. « Tu décideras toi-même si c’est l’enregistrement complet ou une version raccourcie qui servira. » Achille savait qu’à ce stade elle s’attendait à ce qu’il se répande en menaces, qu’il fanfaronne de façon pathétique. Mais les caméras tournaient encore. « Je constate que vous savez manipuler un enfant, dit-il. Je n’ai que seize ans, et vous m’avez poussé à bout. — Ah oui, seize ans. Tu es grand pour ton âge, non ? — Par le cœur et par l’esprit autant que par la chair et les os, répondit-il comme toujours. Souvenez-vous, Excellence, que me piéger est une chose, mais me neutraliser en est une autre. » Il fit demi-tour – puis attendit que les hommes accrochés à ses bras réussissent à terminer leur mouvement pour se trouver de nouveau à côté de lui. Ils quittèrent la hutte ensemble. Puis Achille s’arrêta brusquement. « Vous savez que je peux me débarrasser de vous comme de mouches si j’en ai envie, n’est-ce pas ? — Oh oui, monsieur Firth. Nous n’étions présents qu’en tant que témoins. Autrement, notre intervention était purement symbolique. — Et vous espériez que je renverserais l’un de vous devant la caméra. — Nous espérons que tous les hommes et femmes puissent vivre ensemble sans violence. — Mais cela ne vous gêne pas d’être victimes de violence si vous pouvez vous en servir pour discréditer ou détruire votre ennemi. — Etes-vous notre ennemi, monsieur Firth ? — J’espère que non, répondit Achille. Mais votre déesse voudrait que je le sois. — Oh, ce n’est pas une déesse, monsieur Firth. » Ils se mirent à rire comme si l’idée était absurde. En s’éloignant, Achille formulait déjà son coup suivant. Elle allait user de la réputation de son père contre lui – et il ne croyait pas qu’elle tiendrait l’information secrète car elle avait raison : tout lien entre Achille le Grand et lui le salirait de façon permanente. Si mon père est considéré comme l’homme le pire de l’histoire de l’humanité, alors je dois en trouver un pire encore à associer avec elle. Quant à cette histoire de mère porteuse, Randall ne laisserait pas le mensonge de Virlomi s’immiscer entre sa mère et lui. Elle aurait le cœur brisé s’il remettait seulement en doute le fait qu’elle était sa mère. Non, Virlomi, je ne te laisserai pas faire de moi une arme contre ma mère. CHAPITRE VINGT ET UN À : awiggin%Gange@LigueCol.adm/voy De : hgraff%listeret@ficom.adm Sujet : Bon retour dans l’univers humain Mes condoléances, bien sûr, à l’occasion du décès de tes parents. Mais je tiens d’eux que vous avez correspondu ensemble à votre plus grande satisfaction mutuelle avant leur mort. La perte de ton frère a dû te surprendre davantage. Il était jeune, mais son cœur a lâché. Ne prête pas attention aux rumeurs imbéciles qui courent toujours à la mort des grands. J’ai vu l’autopsie, et Peter avait un cœur fragile malgré son mode de vie très sain. Ce fut rapide : un caillot qui l’a tué dans son sommeil. Il est mort à l’apogée de son pouvoir et de ses capacités. Ce n’est pas une mauvaise fin. J’espère que tu liras l’excellent essai sur sa vie rédigé prétendument par l’auteur de La Reine. Il s’intitule L’Hégémon, et je l’ai joint à ce courrier. Il m’est arrivé une chose intéressante pendant que tu étais en stase entre Shakespeare et Gange. Je me suis fait virer. Voilà un événement que je n’avais pas prévu (crois-le : j’ai prévu bien peu dans ma longue vie ; j’ai survécu et mené des projets à terme parce que je m’adaptais vite), alors que j’aurais dû. Quand on passe dix mois par an en stase, il y a un effet secondaire. Vos subordonnés et vos supérieurs commencent à considérer vos réveils comme des intrusions. Ceux qui vous étaient férocement loyaux prennent leur retraite, poursuivent leur carrière ailleurs ou sont poussés vers la sortie. Bientôt, tout le monde autour de vous n’est loyal qu’à lui-même, sa carrière ou quelqu’un qui convoite votre poste. Tout le monde me montrait tant d’égards dès que je me réveillais. On me rapportait que toutes les décisions que j’avais prises à mon précédent réveil avaient été exécutées – ou on m’expliquait pourquoi elles ne l’avaient pas été. Depuis trois réveils, j’aurais dû remarquer que ces justifications devenaient douteuses, et que mes ordres n’étaient pas exécutés de manière efficace. J’aurais dû voir que la soupe bureaucratique dans laquelle je naviguais depuis tant d’années commençait à se figer autour de moi ; j’aurais dû voir que mes longues absences me condamnaient à l’impuissance. Mais comme je ne m’amusais pas, je ne me suis pas rendu compte que mes mois de stase étaient en réalité des vacances. J’essayais de rester plus longtemps en poste en ne m’occupant pas des affaires. Depuis quand est-ce une bonne idée ? C’était pure vanité, Ender. Cela ne pouvait pas marcher ; cela ne pouvait pas durer. Je me suis réveillé pour découvrir que mon nom n’ornait plus la porte de mon bureau. J’étais sur la liste des retraités de la F. I. – et avec une solde de colonel, par-dessus le marché. Quant à toucher une quelconque retraite du ministère de la Colonisation, c’était hors de question puisque je n’avais pas été mis en retraite mais licencié pour abandon de poste. Ils ont cité des années de réunions manquées pendant que j’étais en stase ; ils ont cité le fait que je n’avais pas demandé le moindre congé ; ils sont même remontés à cette vieille cour martiale pour prouver « un comportement négligent récurrent ». Donc… licencié pour faute, et réduit à vivre sur une demi-solde de colonel. Je pense qu’ils ont réellement cru que j’avais réussi à m’enrichir en poste. Mais je n’ai jamais été ce genre de politicien. Toutefois, je ne me soucie guère des questions matérielles. Je retourne sur Terre, où je suis encore propriétaire – je me suis bien assuré que les impôts étaient payés régulièrement. Je pourrai passer une retraite paisible sur un joli bout de terre dont je suis tombé amoureux et que j’ai acheté en Irlande à l’époque où je parcourais le monde à la recherche d’enfants à exploiter et potentiellement briser à l’École de guerre. Personne là-bas ne saura qui je suis – ou plutôt qui j’étais. J’ai survécu à mon infamie. Il y a un inconvénient à la retraite, toutefois : je n’ai plus de privilèges de communication par ansible. Même cette lettre part avec une priorité si faible qu’il s’écoulera des années avant qu’elle soit transmise. Mais les ordinateurs n’oublient pas et ne sont pas susceptibles d’être mal utilisés par quelqu’un d’assez vindicatif pour vouloir m’empêcher de dire au revoir à de vieux amis. J’ai veillé à la sécurité du système, et les dirigeants de la F. I. et de l’OPLT comprennent qu’il est capital de maintenir l’indépendance des réseaux. Tu liras ce message quand tu sortiras toi-même de stase à ton arrivée à Gange, dans quatre ans. J’écris avec deux objectifs en tête. D’abord, je veux que tu saches que je comprends la grande dette que le monde entier et moi-même avons envers toi, et que je m’en souviens. Il y a cinquante-sept ans, avant que tu ne partes pour Shakespeare, j’ai rassemblé les salaires que tu as touchés pendant la guerre (tous rétroactivement élevés au niveau dû à un amiral), les bonus financiers votés pour ton djish et toi pendant le premier accès de gratitude ainsi que ton salaire de gouverneur de Shakespeare, et je les ai placés sur six fonds communs à la réputation impeccable. Ils seront continuellement surveillés par le meilleur logiciel que j’aie trouvé et qui, cela t’amusera peut-être, est basé sur le noyau du psycho-jeu (le jeu, comme on l’appelait tout simplement à l’École de guerre). La capacité de ce programme à se surveiller lui-même ainsi que toutes les sources de données et à se reprogrammer en réaction aux nouvelles informations en faisait à mes yeux le meilleur choix pour m’assurer que tes intérêts financiers étaient bien gardés. Un gestionnaire de patrimoine humain peut être incompétent ou tenté de détourner des fonds ; il peut aussi mourir, pour être remplacé par un autre pire encore. Tu peux librement disposer des intérêts qui s’accumulent, sans payer d’impôts d’aucune sorte avant ta majorité – qui est désormais décomptée, puisque tant d’enfants voyagent, en ajoutant la durée subjective de voyage au temps réel écoulé entre les voyages, les jours passés en stase comptant pour rien. J’ai fait de mon mieux pour assurer ton avenir contre les vicissitudes du temps. Ce qui m’amène à mon deuxième objectif. Je suis un vieil homme qui a cru pouvoir manipuler le temps et vivre assez pour voir tous ses projets se réaliser. D’une certaine façon, je suppose que c’est le cas. J’ai tiré bien des ficelles, et la plupart de mes pantins ont terminé leur danse. J’ai survécu à la plupart des gens que je connaissais et à tous mes amis. À moins que tu ne sois mon ami. J’en suis venu à te considérer comme tel ; j’espère ne pas outrepasser mes droits, parce que ce que je t’offre maintenant, c’est un conseil d’ami. En relisant le message où tu me demandais de t’envoyer à Gange, j’ai vu dans l’expression « raisons personnelles » la possibilité que tu envisages le vol spatial de la même façon que j’ai utilisé la stase : comme une façon de vivre plus longtemps. Dans ton cas, toutefois, tu ne cherches pas à voir tes projets se réaliser – je ne suis même pas sûr que tu en aies. Je crois plutôt que tu cherches à mettre des décennies, voire des siècles, entre toi et ton passé. Je trouve ce plan assez malin, si tu comptes survivre à ta notoriété et vivre dans le calme et l’anonymat quelque part, te marier, avoir des enfants et rejoindre l’espèce humaine, mais au milieu de gens qui ne concevront même pas que leur voisin, Andrew Wiggin, puisse avoir le moindre lien avec le grand Ender Wiggin qui sauva le monde. Mais je crains que tu n’essayes de t’éloigner d’autre chose. Je crains que tu ne penses pouvoir te cacher de ce que tu as fait (à ton insu), ces questions qui ont été exploitées lors de ma malheureuse cour martiale. Je crains que tu n’essayes de distancer la mort de Stilson, de Bonzo Madrid, de milliers d’humains et de milliards de Formiques dans la guerre que tu as si brillamment gagnée pour nous tous, en réussissant l’impossible. Tu ne peux pas, Ender. Tu les portes en toi. Ils resteront frais dans ton esprit longtemps après que le reste du monde aura oublié. Tu t’es défendu contre des enfants qui voulaient te démolir, et tu l’as fait de manière efficace ; sinon, aurais-tu été capable de tes grandes victoires ? Tu as défendu l’espèce humaine contre un ennemi muet qui a négligemment balayé des vies humaines en prenant ce qu’il voulait : notre monde, notre maison, nos réussites, l’avenir de la planète Terre. Je te rends hommage pour ce qui, de ton côté, te culpabilise. Je t’en prie, entends ma voix dans ta tête en plus de tes propres critiques. Efforce-toi de trouver un équilibre entre les deux. Tu es celui que tu as toujours été : un homme qui prend ses responsabilités, qui prévoit les conséquences et agit pour protéger les autres et, oui, lui-même. Cet homme ne déposera pas facilement son fardeau. Mais ne te sers pas du vol spatial comme d’une drogue pour trouver l’oubli. Je peux te dire d’expérience qu’une vie vécue sous forme de courtes visites à l’espèce humaine n’en est pas une. Nous ne sommes humains que lorsque nous appartenons à une communauté. Quand tu es arrivé à l’École de guerre, j’ai essayé de t’isoler, mais c’était impossible. Je t’ai entouré d’hostilité – tu as fait de la plupart de tes ennemis et rivaux des amis. Tu leur as librement enseigné tout ce que tu savais, et tu t’es consacré à des élèves en qui nous autres professeurs ne croyions plus. Certains ont fini par trouver l’excellence en eux-mêmes et ont accompli beaucoup. Tu faisais partie d’eux, ils t’ont porté en eux toute leur vie. Tu étais plus doué que nous pour notre travail. Ton djish t’aimait, Ender, avec une dévotion que je ne pouvais qu’envier – j’ai eu beaucoup d’amis, mais jamais je n’ai connu la passion que ces enfants te portaient. Ils seraient morts pour toi, jusqu’au dernier. Parce qu’ils savaient que tu serais mort pour eux. Et d’après les rapports que j’ai reçus de la colonie de Shakespeare – de Sel Menach, d’Ix Tolo et ses fils Po et Abra, et des colons qui ne t’ont presque pas connu mais ont trouvé le village que tu avais préparé pour eux – je peux te dire que tu étais universellement aimé et respecté, et que tous te considéraient comme le meilleur membre de leur communauté, leur bienfaiteur et ami. Je te le dis car je crains que la première leçon que je t’ai apprise ne soit celle que tu aies le mieux retenue : que tu es toujours seul, que personne ne t’aidera jamais, que tu es le seul à pouvoir faire ce qui est à faire. Je ne peux pas m’adresser aux recoins sombres de ton esprit, uniquement à la partie supérieure, consciente, qui m’a parlé et écrit de manière si éloquente toutes ces années. J’espère donc que tu entendras mon message et le transmettras à cette partie de toi qui ne le croira pas tout d’abord. Tu es la personne la moins seule que j’aie jamais connue. Ton cœur a toujours inclus tous ceux qui te laissaient les aimer, et beaucoup qui s’y refusaient. Le point de rencontre de toutes les communautés que tu as formées était ton propre cœur. Ils savaient que tu les y portais, et cela les unissait aux autres. Pourtant, le don que tu leur as fait, nul n’a pu te le rendre, et je crains que ce ne soit parce que j’ai trop bien accompli mon œuvre maléfique et dressé un mur dans ton esprit qui t’empêche de savoir qui tu es et ce que tu es. Cela m’écorche de voir que ce « Porte-parole des morts » avec ses bouquins ridicules exerce l’influence que, toi, tu méritais. Les gens sont en train d’en faire une religion – il y a des « porte-parole des morts » autoproclamés qui se permettent de prendre la parole aux funérailles pour dire « la vérité » sur le mort, une désacralisation atterrante ! Qui peut connaître la vérité sur quiconque ? J’ai laissé des instructions dans mon testament pour qu’aucun de ces poseurs ne soit autorisé à s’approcher de mes obsèques, si on se donne seulement la peine de m’en organiser. Tu as sauvé le monde et on ne t’a jamais laissé revenir chez toi. Ce charlatan invente une histoire bidon des Formiques puis rédige une apologie de ton frère Peter, et les gens en font une religion. L’espèce humaine est incompréhensible. Tu as Valentine avec toi. Montre-lui cette lettre, et vois si elle ne confirme pas tout ce que j’ai dit sur ton compte. Je ne serai peut-être plus en vie quand tu liras ceci, mais beaucoup de ceux qui t’ont connu quand ils étaient élèves à l’École de guerre le sont encore, y compris l’essentiel de ton djish. Ils sont vieux, mais aucun ne t’a oublié. (Je corresponds encore avec Petra de temps à autre ; elle est deux fois veuve et demeure pourtant une âme incroyablement heureuse et optimiste. Elle garde le contact avec tous les autres.) Valentine, eux et moi pouvons tous attester que tu appartiens à l’espèce humaine plus profondément et plus pleinement que la plupart des gens ne pourraient l’imaginer. Trouve le moyen d’y croire, et ne te cache pas de la vie dans les profondeurs obscures et insondables de l’espace relativiste. J’ai accompli beaucoup dans ma vie, mais ma plus grande réussite fut de te trouver, d’identifier ce que tu étais et de parvenir je ne sais comment à ne pas te briser avant que tu aies pu sauver le monde. J’aurais seulement voulu pouvoir te guérir ensuite. Mais il faudra que cela soit ta réussite – ou celle de Valentine, peut-être. À moins qu’elle ne vienne des enfants qu’il faut absolument que tu aies un jour. Car c’est là mon plus grand regret personnel. Je ne me suis jamais marié, je n’ai jamais eu d’enfants. À la place, j’ai volé ceux des autres pour les former – pas les élever. Il est facile de dire qu’on peut adopter l’espèce entière pour enfants, mais ce n’est pas la même chose que de vivre dans une maison avec un enfant et de façonner tous ses actes pour l’aider à apprendre à être heureux, entier et bon. Ne vis pas sans jamais tenir d’enfant dans tes bras, sur tes genoux, chez toi, et sentir les bras d’un enfant autour de ton cou, entendre sa voix dans ton oreille et voir son sourire, qu’il te donne parce que tu l’as mis dans son cœur. Je n’ai pas connu ces moments, parce que je n’ai pas traité de cette façon mes enfants kidnappés pour l’École de guerre. Je n’ai été le père de personne, par la naissance ou l’adoption. Marie-toi, Ender. Aie des enfants, adoptes-en ou empruntes-en – fais ce qu’il faut. Mais ne mène pas la même vie que moi. J’ai fait de grandes choses mais, aujourd’hui, en fin de compte, je ne suis pas heureux. Je regrette de ne pas avoir laissé l’avenir s’occuper de lui-même. Au lieu de fuir en avant dans le temps, j’aurais dû m’arrêter, fonder une famille et mourir à mon heure, entouré d’enfants. Tu vois comme je t’ouvre mon cœur ? D’une façon ou d’une autre, tu m’as aussi enrôlé dans ton djish. Excuse le sentimentalisme d’un vieil homme. Quand tu auras mon âge, tu comprendras. Je ne t’ai jamais traité comme un fils quand je t’avais en mon pouvoir, mais je t’ai aimé comme tel. Et dans cette lettre je t’ai parlé comme j’aime à penser que j’aurais pu parler aux fils que je n’ai jamais eus. Je te dis : Bon travail, Ender. Maintenant, sois heureux. Hyrum Graff, colonel de la F. I. en retraite. Ender eut un choc en trouvant Valentine si changée quand il émergea de stase au terme du voyage. « Je t’avais dit que je n’entrerais pas en stase avant d’avoir fini mon livre, dit-elle en voyant sa mine. — Tu n’es pas restée éveillée tout le voyage ? — Si. Il ne s’agissait pas d’un voyage où quarante ans s’écoulaient en deux ans comme le premier. Ce n’étaient que dix-huit ans en un peu plus de quatorze mois. » Ender effectua un calcul rapide et constata qu’elle avait raison. L’accélération et la décélération prenaient toujours à peu près le même temps, et la longueur du voyage entre les deux déterminait la différence de temps subjectif. « N’empêche, dit-il. Tu es une femme. — Comme il est flatteur que tu le remarques. J’ai été déçue qu’aucun commandant de vaisseau colonial ne tombe amoureux de moi. — La présence de la femme et de la famille du commandant Hong n’y est peut-être pas étrangère. — Petit à petit, les gens comprennent qu’on n’est pas obligé de tout sacrifier pour voyager entre les étoiles, dit Valentine. — L’arithmétique… J’ai toujours dix-sept ans, et toi presque vingt et un. — J’ai vingt et un ans, répondit-elle. Considère-moi comme Tata Val. — Hors de question. Tu as terminé ton livre ? — J’ai rédigé une histoire de la colonie de Shakespeare jusqu’à l’époque de ton arrivée. Je n’aurais pas pu le faire si tu avais été éveillé. — Parce que j’aurais insisté sur l’exactitude ? — Parce que tu ne m’aurais pas accordé un accès complet à ta correspondance avec Kolmogorov. — Mais ma correspondance est protégée par deux mots de passe. — Oh, Ender, c’est à moi que tu parles, dit Valentine. Tu me croyais incapable de deviner “Stilson” et “Bonzo” ? — Je n’ai pas utilisé leurs noms comme ça, tout nus. — Pour moi, ils l’étaient, Ender. Tu crois que personne ne te comprend vraiment, mais je devine tes mots de passe. Ça fait de moi ta copine de mot de passe. — Ça fait de toi une fouineuse. J’ai hâte de lire le livre. — Ne t’en fais pas, je n’ai pas mentionné ton nom. Ses messages sont toujours cités comme “lettre à un ami”, avec la date. — Comme tu es prévenante. — Ne sois pas susceptible. Je ne t’ai pas vu depuis quatorze mois et tu m’as manqué. Ne me fais pas changer d’avis. — Je t’ai vue hier, et depuis tu as espionné mes fichiers. Ne t’attends pas à ce que je fasse comme si de rien n’était. Qu’as-tu regardé d’autre ? — Rien, répondit Valentine. Tu as verrouillé tes bagages. Je ne suis pas perceuse de coffres. — Quand pourrai-je lire ton livre ? — Quand tu l’achèteras et que tu le téléchargeras. Tu peux te permettre de payer. — Je n’ai pas d’argent. — Tu n’as pas encore lu le courrier de Graff. Il t’a assemblé une jolie pension et tu peux retirer dessus sans payer d’impôts jusqu’à ta majorité. — Tu ne t’es donc pas limitée à ton sujet de recherche. — Je ne peux pas savoir si une lettre contient des informations utiles avant de l’avoir lue, hein ? — Tu as donc lu toutes les lettres écrites dans l’histoire de l’humanité en vue de rédiger ton livre ? — Uniquement celles écrites depuis la fondation de la colonie I après la troisième guerre formique. » Elle l’embrassa sur la joue. « Bonjour, Ender. Bon retour dans le monde. » Il secoua la tête. « Pas Ender, dit-il. Pas ici. Je suis Andrew. — Ah. Pourquoi pas “Andy”, alors ? Ou bien “Drew” ? — Andrew, répéta-t-il. — Eh bien, tu aurais dû le dire au gouverneur, parce que sa lettre d’invitation est adressée à “Ender Wiggin”. » Ender fronça les sourcils. « On ne se connaissait pas à l’École de guerre. — J’imagine qu’elle estime te connaître, après avoir eu des démêlés si intimes avec la moitié de ton djish. — Après que son armée s’est fait ratatiner par mon djish. — C’est une forme d’intimité, non ? À la mode de Grant et Lee. — Je suppose que Graff était obligé de la prévenir de mon arrivée. — Ton nom figurait aussi sur le manifeste, et il mentionnait ton statut de gouverneur de Shakespeare jusqu’à la fin de ton mandat de deux ans. Cela limite le choix entre tous les Andrew Wiggin de l’espèce humaine. — Es-tu descendue à la surface ? — Non, personne n’est encore descendu. J’ai demandé au commandant de me laisser te réveiller pour que tu puisses prendre la première navette. Bien sûr, il était ravi de faire quelque chose pour le grand Ender Wiggin. Il est de cette génération-là – il se trouvait sur Éros quand tu as remporté la victoire finale. Il dit t’avoir croisé dans les couloirs plus d’une fois. » Ender repensa à sa brève rencontre avec le commandant avant l’entrée en stase. « Je ne l’ai pas reconnu. — Il ne s’attendait pas à ce que tu le reconnaisses. C’est un homme vraiment gentil. Bien plus compétent que Machin. — Quincy Morgan. — Je me rappelais son nom, Ender. Seulement, je n’avais envie ni de le dire ni de l’entendre. » Ender se nettoya. La stase lui avait laissé une couche de crasse : sa peau semblait se craqueler quand il bougeait. Ça ne doit pas être bon pour la santé, se dit-il en l’éliminant vigoureusement, et sa peau protesta en lui causant de petites pointes de douleur. Mais Graff reste en stase dix mois par an et il se porte toujours bien. Et il m’a assemblé une pension. Comme c’est gentil. Je ne vois pas Gange utiliser la monnaie de l’Hégémonie davantage que Shakespeare, mais une fois que le commerce interstellaire aura décollé, le dollar de l’OPLT commencera peut-être à prendre une certaine valeur ici. Séché et habillé, Ender sortit ses bagages de l’espace de stockage et, dans l’intimité de la cabine verrouillée de Valentine, dont elle s’était poliment absentée, il ouvrit la valise contenant le cocon de la dernière reine de l’univers. Il craignit un instant qu’elle ne soit morte pendant le voyage. Mais non. Après qu’il eut tenu le cocon dans ses mains nues quelques minutes, une image trembla dans son esprit. Ou plutôt une série d’images – le visage de centaines de reines, des milliers, en une succession si rapide qu’il ne put en retenir aucun. C’était comme si, au réveil – quand elle se « réinitialisait » -, tous les ancêtres de sa mémoire devaient faire une apparition dans son esprit avant de repasser en arrière-plan et de lui laisser le contrôle de son propre cerveau. Ce qui s’ensuivit n’était pas une conversation – ce ne pouvait pas en être une. Mais quand Ender y repensa, elle lui apparut comme telle, dialogue compris. Un peu comme si son cerveau n’était pas conçu pour se rappeler ce qui s’était passé entre eux – le transfert direct de souvenirs mis en forme. À la place, il traduisait cet échange dans le mode de communication interactive normal de l’être humain. « Est-ce ma nouvelle maison ? Vas-tu me laisser sortir ? » lui demanda-t-elle – ou plutôt, elle se montra émergeant du cocon dans l’air frais d’une grotte, et un sentiment interrogateur – ou une exigence ? – accompagna l’image. « Trop tôt », répondit-il – et dans son esprit il y avait réellement des mots, ou du moins des idées transposables dans la langue. « Nul n’a encore rien oublié. Ils seraient terrifiés. Ils te tueraient dès qu’ils te découvriraient, toi ou l’un de tes enfants. — Attendre encore, dit-elle. Attendre toujours. — Oui, fit Ender. Je voyagerai aussi souvent que possible, aussi loin que possible. Cinq cents ans. Un millier d’années. J’ignore combien de temps s’écoulera avant que je puisse te faire sortir en toute sécurité, et où nous serons. » Elle lui rappela qu’elle ne ressentait pas les effets relativistes du voyage spatial. « Nos esprits fonctionnent sur le principe de votre ansible. Nous sommes toujours connectés au temps réel de l’univers. » Pour cela, elle prit l’image d’horloges, tirée des souvenirs d’Ender. Sa propre métaphore du temps était le passage du soleil dans le ciel pour les jours, et son déplacement vers le nord puis le sud pour les années. Les reines n’avaient jamais eu besoin de subdiviser le temps en heures, minutes et secondes, parce qu’avec leurs propres enfants – les Formiques – tout était infiniment présent. « Je suis navré que tu doives supporter toute la durée du voyage, dit Ender. Mais il vaut mieux que je reste en stase moi-même, de façon à demeurer jeune assez longtemps pour te trouver une maison. » La stase – elle compara l’hibernation d’Ender à son état de nymphe. « Mais tu en ressors identique. Aucun changement. — Nous autres humains ne changeons pas dans des cocons. Nous restons éveillés durant tout notre processus de maturation. — Alors, pour toi, ce sommeil n’est pas une naissance. — Non, répondit-il. C’est une mort temporaire. L’extinction, mais avec une étincelle qui continue de briller dans la cendre. Je ne rêve même pas. — Je ne fais que rêver, dit-elle. Je rêve toute l’histoire de mon peuple. Il y a mes mères, mais elles sont désormais aussi mes sœurs, parce que je me rappelle avoir fait tout ce qu’elles ont fait. » Cette fois, elle avait fait appel à l’image de Valentine et de Peter pour exprimer l’idée de « sœurs ». Et quand le visage de Peter apparut, il y avait de la peur et de la souffrance dans ce souvenir. « Je ne le crains plus, dit Ender. Je ne le déteste plus non plus. Il s’est révélé un grand homme. » Mais la reine ne le crut pas tout à fait. Elle tira de son esprit l’image du vieil homme lors de leurs conversations par ansible et la compara à celle de Peter enfant dans les souvenirs les plus anciens d’Ender. Trop différents pour être la même personne. Et Ender ne pouvait pas le contester. Peter l’Hégémon n’était pas Peter le monstre. Peut-être ne l’avait-il jamais été. Peut-être les deux étaient-ils des illusions. Mais Peter le monstre était celui qui restait enfoui dans sa mémoire, et il avait peu de chances de réussir à l’en arracher. Il replaça le cocon dans sa cachette, referma la valise puis la laissa sur la pile de bagages qu’on descendait à la surface. Virlomi vint attendre la navette, et en quelques instants elle montra clairement que cette politesse n’était destinée qu’à Ender. Elle monta à bord pour lui parler. Ender y vit un mauvais signe. Pendant qu’ils l’attendaient, il dit à Valentine : « Elle ne veut pas de moi ici. Elle veut que je retourne à bord du vaisseau. — Attends de voir ce qu’elle veut, répondit sa sœur. Elle souhaite peut-être seulement connaître tes intentions. » Quand elle entra, Virlomi paraissait beaucoup plus vieille que la gamine dont Ender avait vu le visage sur les vidéos de la guerre sino-indienne. Un an ou deux à ressasser sa défaite, puis seize à gouverner une colonie – voilà qui devait laisser des traces. « Merci de me permettre de vous rencontrer si tôt, dit-elle. — Vous nous flattez beaucoup, répondit Ender, en venant nous recevoir vous-même. — Je devais vous voir avant que vous n’entriez dans la colonie. Je vous jure que je n’ai prévenu personne de votre arrivée. — Je vous crois, dit Ender. Mais votre remarque semble impliquer que ma présence est connue. — Non. Non, Dieu merci, personne n’en parle. » Quel Dieu, se demanda Ender. À moins qu’avec sa réputation de déesse elle ne parlât d’elle-même ? « Quand le colonel Graff – ou tout autre titre qu’il portait à l’époque, pour moi il sera toujours le colonel Graff… Quand il m’a dit qu’il vous avait demandé de venir, c’était parce qu’il anticipait des problèmes avec une mère et son fils en particulier. — Nichelle et Randall Firth, dit Ender. — Oui. Il se trouve que j’avais moi aussi remarqué qu’ils pourraient poser problème pendant la préparation à l’Ecole de guerre – ou Ellis Island, peu importe le nom qu’elle portait à ce stade. Je comprenais donc ses inquiétudes. Ce que j’ignorais, c’était la raison pour laquelle il pensait que vous étiez mieux placé que moi pour vous occuper d’eux. — Je ne suis pas persuadé que c’était ce qu’il pensait. Il voulait peut-être simplement que vous ayez une personne ressource à solliciter, au cas où j’aurais des idées. Ont-ils posé problème ? — La mère est une paranoïaque solitaire classique, répondit Virlomi. Mais elle travaillait dur et, si elle paraissait protectrice de son fils jusqu’à l’obsession, leur relation n’avait rien de pervers : elle n’a jamais essayé de le garder dans son lit, par exemple, et elle ne l’a plus baigné après l’enfance. Aucun des signes de danger. C’était un bébé minuscule. Presque comme un jouet. Mais il a marché et parlé vraiment très jeune. C’en était choquant. — Et il est resté petit jusqu’à l’adolescence. Il a continué à grandir à un rythme normal, mais il ne s’est pas arrêté. J’imagine que ce doit être un géant, maintenant. — Deux bons mètres de haut, et il n’a pas l’air de vouloir s’arrêter. Comment le savez-vous ? — À cause de qui sont ses parents. » Virlomi inspira brusquement. « Graff sait qui est le vrai père. Et il ne me l’a pas dit. Comment étais-je censée gérer cette situation s’il ne me donnait pas toutes les informations ? — Pardonnez-moi de vous le rappeler, dit Ender, mais on ne vous faisait guère confiance, à l’époque. — Non, dit-elle. Mais je me disais que s’il me faisait gouverneur, il me donnerait… Mais c’est du passé. » Ender se demanda si, en effet, Graff appartenait au passé. Il ne figurait sur aucun des registres auxquels il pouvait accéder – mais lui-même n’avait plus de privilèges d’accès à l’ansible comparables à ceux dont il bénéficiait auparavant, en tant que nouveau gouverneur arrivant sur sa colonie. Il y avait des recherches complexes qu’on ne lui donnait tout simplement plus le temps d’entreprendre. « Graff ne voulait pas vous laisser sans informations. Mais il me les a données en me laissant juge de ce que je pouvais vous révéler. — Alors vous ne me faites pas confiance non plus ? » Le ton était jovial, mais il masquait une certaine souffrance. « Je ne vous connais pas, répondit Ender. Vous avez fait la guerre contre mes amis. Vous avez libéré votre pays de l’envahisseur, mais vous vous êtes ensuite transformée en envahisseur assoiffé de vengeance. Je ne sais pas quoi faire de ces informations. Laissez-moi prendre ma décision à mesure que j’apprendrai à vous connaître. » Valentine s’exprima pour la première fois depuis les premières salutations. « Que s’est-il passé qui vous a poussée à nous assurer que vous n’aviez annoncé l’arrivée d’Ender à personne ? » Virlomi se tourna respectueusement vers elle. « Cela fait partie du long conflit entre Randall Firth et moi. — N’est-ce pas encore un enfant ? » Virlomi eut un rire amer. « Les élèves de l’École de guerre se disent-ils vraiment ce genre de choses ? » Ender gloussa. « Apparemment, non. Depuis combien de temps ce conflit dure-t-il ? — A douze ans, c’était un orateur si précoce que les vieux pionniers et les colons non indiens arrivés avec moi lui mangeaient dans la main. Au début, c’était leur mascotte savante. Maintenant, il s’approche davantage du meneur spirituel, d’un… — Un Virlomi, dit Ender. — Il s’est façonné une image équivalente à celle que les colons indiens ont de moi, oui. Je n’ai jamais prétendu être une déesse. — Ne nous disputons pas pour ces vieilles histoires. — Je veux juste que vous connaissiez la vérité. — Non, Virlomi, intervint Valentine qui s’imposait, à en croire la mine de leur interlocutrice. Vous avez délibérément construit votre image de déesse, et quand on vous posait la question, vous répondiez par des démentis équivoques : “Depuis quand les déesses s’incarnent-elles ?” ou “Une déesse échouerait-elle si souvent ?” Et le plus trompeur et détestable de tous : “Qu’en pensez-vous ?” » Virlomi soupira. « Vous n’avez aucune pitié. — Si, répondit Valentine, j’en ai beaucoup. En revanche, je n’ai aucune éducation. — Oui, dit Virlomi, il a appris en m’observant, en regardant comment je gère les Indiens, comment ils me vénèrent. Son groupe n’a ni religion ni traditions communes. Mais il en a bâti, notamment parce que tout le monde connaissait ce maudit bouquin, La Reine. — En quoi est-il maudit ? s’étonna Ender. — Parce que c’est un tissu de mensonges. Qui peut savoir ce que les reines pensaient, ressentaient, ce dont elles se souvenaient ou ce qu’elles ont essayé de faire ? Mais il a transformé les Formiques en figures tragiques dans l’esprit des imbéciles impressionnables qui ont mémorisé ce satané bouquin. » Ender gloussa. « Malin, le garçon. — Quoi ? fit Virlomi, l’air méfiante. — Je suppose que vous me dites cela parce qu’il se prétend d’une façon ou d’une autre l’héritier des reines. — Ce qui est parfaitement absurde parce que notre colonie est la première à ne pas avoir été fondée sur les ruines de la civilisation formique. — Alors comment fait-il ? s’enquit Ender. — Il prétend que la population indienne – quatre-vingts pour cent du total – ne cherche qu’à rétablir ici la culture exacte qu’elle avait sur Terre. Alors que lui et les autres sont ceux qui tentent de créer du neuf. Il a le culot d’appeler son petit mouvement les “Natifs de Gange”. Et selon lui, nous autres Indiens sommes comme les chacals qui ont colonisé les autres mondes, en exterminant les natifs pour leur voler tout ce qu’ils avaient créé. — Et les gens marchent ? — Bizarrement, pas tant que ça. La plupart des colons non indiens essayent de s’entendre avec nous. — Mais certains le croient, dit Ender. — Des millions. — Il n’y a pas tant de colons, fit remarquer Valentine. — Il ne s’adresse pas uniquement à la population locale, dit Virlomi. Il transmet ses écrits par ansible. Il y a des chapitres des Natifs de Gange dans la plupart des grandes villes terriennes. Même en Inde. Des millions, comme je vous le disais. » Valentine soupira. « J’ai vu des références aux seuls “Natifs” sur les réseaux, et ça ne m’intéressait pas. C’est parti d’ici ? — Ils considèrent La Reine comme leur livre saint, et les Formiques comme leurs ancêtres spirituels. Sur Terre, leur doctrine est à l’opposé de ce que Randall prêche ici. D’après eux, l’OPLT devrait être abolie parce qu’elle efface les cultures terriennes “natives” et “authentiques”. Ils refusent de s’exprimer en standard. Ils adhèrent ostensiblement à des religions locales. — Alors qu’ici Randall condamne votre peuple pour ces mêmes pratiques, dit Ender. Parce que vous préservez votre culture terrienne. — Oui. Mais il prétend que ce n’est pas incohérent, car la culture indienne n’a pas commencé ici. Il s’agit d’une nouvelle planète, et donc ses “Natifs de Gange” et lui créent la véritable culture native de ce monde au lieu de servir une copie réchauffée d’une vieille culture terrienne. » Ender gloussa. « Vous trouvez ça drôle, fit Virlomi. — Pas du tout, répondit Ender. Je me dis que Graff était vraiment un génie. Pas aussi intelligent que les gamins qu’il formait à l’École de guerre, mais… alors que Randall n’était qu’un nourrisson dans les bras de sa mère, il savait déjà qu’ils poseraient des problèmes. — Et il vous a envoyé me sauver, dit-elle. — Je doute que vous ayez besoin qu’on vous sauve. — Non, en effet. Je m’en suis déjà occupée. Je l’ai provoqué jusqu’à ce qu’il m’agresse chez moi. C’était enregistré ; nous avons déjà tenu le procès et nous l’avons condamné à l’exil. Il rentre sur Terre – en compagnie de tous les mécontents qui voudront se joindre à lui. » Ender secoua la tête. « Et il ne vous est pas venu à l’esprit que c’est exactement ce qu’il attend de vous ? — Bien sûr que si. Mais je m’en fiche, tant que je n’ai plus besoin de l’affronter. » Ender soupira. « Évidemment que vous ne vous en fichez pas, Virlomi. S’il a déjà des adeptes là-bas et qu’il retourne sur Terre en tant qu’exilé de ce qu’il appelle son “monde d’origine”, alors vous venez de semer les germes de la chute de l’OPLT et du retour sur Terre de l’affreux chaos de guerre et de haine auquel Peter Wiggin a mis fin il y a si peu. — Ce n’est pas mon problème, répondit Virlomi. — Notre génération a quitté le pouvoir, dit Ender, à part dans quelques lointaines colonies. Peter est mort. Ses successeurs ne sont que de ternes exécutants. Croyez-vous qu’ils sauront faire face à ce Randall Firth ? » Virlomi hésita. « Non. — Et si on inocule sciemment à quelqu’un un virus qu’on le sait incapable de combattre, ne l’a-t-on pas assassiné ? » Virlomi enfouit son visage dans ses mains. « Je sais, dit-elle. J’ai essayé de l’ignorer, mais je sais. — Ce que je ne comprends toujours pas, intervint Valentine, c’est pourquoi vous avez commencé par nous assurer que vous n’aviez parlé à personne de la venue d’Ender. Quel rapport ? » Virlomi releva les yeux. « Parce qu’au procès et depuis, il s’est servi de vous. Et il s’associe à son monstre de père. Celui qu’il croit être son père. — Plus précisément ? insista Valentine. — Il vous appelle “Ender le Xénocide”. Il dit que vous êtes le pire criminel de guerre de toute l’histoire, parce que vous êtes celui qui a massacré les populations natives de tous ces mondes pour que les voleurs puissent entrer leur prendre leurs maisons et leurs terres. — Prévisible, commenta Ender. — Et Peter est le “frère du Xénocide”, qui a tenté d’annihiler toutes les cultures natives de la Terre. — Oh là là, fit Ender. — Tandis qu’Achille de Flandres n’était pas un monstre – ce n’est que de la propagande du parti pro-xénocide. C’est le seul qui se soit dressé contre les plans diaboliques de Peter et d’Ender. Il a tenté de vous arrêter à l’Ecole de guerre, alors vos amis l’ont fait renvoyer et enfermer dans un asile d’aliénés sur Terre. Puis, quand il s’est échappé et a commencé à s’opposer à la menace de l’Hégémon qui risquait de devenir le dictateur mondial, l’usine à propagande de Peter s’est mise en route pour le salir. » Virlomi soupira. « Et voilà l’ironie. Au milieu de tout cela, il prétend m’honorer au plus haut point. En tant qu’héroïne qui s’est dressée contre le djish des xénocides – Han Tzu, Alaï, Petra, tous ceux qui ont servi avec vous. — Et pourtant il vous a frappée. — Il dit avoir été provoqué. Que c’était un coup monté. Qu’un homme de sa taille… s’il avait voulu me faire du mal, je serais morte. Il essayait juste de me faire prendre conscience de l’énormité des mensonges que je répétais et croyais. Ses partisans acceptent cette explication sans réserves. Ou se fichent qu’elle soit vraie ou non. — Eh bien, je suis content que quelqu’un m’ait trouvé utile, même en stase, dit Ender. — Ce n’est pas une blague, répondit Virlomi. Partout sur les réseaux, ses vues révisionnistes gagnent du terrain. Toutes les bêtises publiées lors de la cour martiale de Graff ont pris encore plus d’importance. Des photos des cadavres de… ces brutes… — Oh, j’imagine. — Il fallait que vous soyez au courant avant de quitter la navette. Il ne pouvait pas savoir que vous arriviez. Il a simplement choisi ce moment pour invoquer votre nom. Je crois que c’est parce que je me servais de celui d’Achille comme le symbole du monstre. Il a donc décidé d’utiliser le vôtre pour créer un monstre pire encore. Sans cet horrible tissu de mensonge qu’est La Reine, il n’aurait pas trouvé de terreau si fertile pour ses bêtises. — J’ai fait tout ce dont il m’accuse, dit Ender. Ces garçons sont morts. De même que tous les Formiques. — Mais vous n’êtes pas un assassin. J’ai lu les minutes du procès moi aussi, vous savez. Je comprenais – j’étais à l’École de guerre, je parlais à des gens qui vous connaissaient, et nous savions tous combien les adultes modelaient notre vie et nous contrôlaient. Et nous reconnaissions tous que votre technique dévastatrice d’autodéfense était une parfaite doctrine militaire. » Ender fit ce qu’il faisait toujours quand on essayait de l’innocenter : il laissa passer ses propos sans commentaire. « Eh bien, Virlomi, je ne sais pas trop ce que vous pensez que je doive faire à propos de tout ça. — Vous pourriez retourner sur le vaisseau et partir. — C’est ce que vous me demandez de faire ? — Il n’est pas venu prendre votre place, intervint Valentine. Il ne représente pas une menace pour vous. » Virlomi se mit à rire. « Je n’essaye pas de me débarrasser de votre frère, Valentine. Il est le bienvenu. S’il reste, j’aurai incontestablement besoin de son aide et de ses conseils. Pour ma part, égoïstement, je suis heureux de sa présence. Randall n’aura pas d’autre choix que de retourner toute sa haine contre vous. Je vous en prie, restez. — Je suis heureux que vous me le demandiez, dit Ender. J’accepte. — Non, fit Valentine. C’est le genre de situation qui mène à la violence. — Je promets de ne tuer personne, Valentine. — Je parle de violence contre toi. — Moi aussi, répondit Ender. — S’il choisit de mettre une foule en rage… — Non, intervint Virlomi, vous n’avez rien à craindre de ce côté. Nous vous protégerons pleinement. — Personne ne peut protéger qui que ce soit pleinement, protesta Valentine. — Oh, je suis certain que les amis de Virlomi feront un excellent travail, répondit Ender. Comme je le disais, j’accepte votre généreuse invitation. Maintenant, quittons ce bateau et abordons le rivage, hein ? — Comme vous voulez. Je serai heureuse de vous accueillir. Mais je vous ai prévenu, et aussi longtemps que le vaisseau reste ici, vous êtes libre de partir. Vous n’apprécierez pas l’expérience, quand Randall vous prendra pour cible de sa colère. Il sait manier les mots. — Rien que les mots ? Il est donc non violent ? — Pour l’instant. — Alors je suis en sécurité, dit Ender. Merci du grand honneur que vous m’avez fait. Faites savoir que je suis là, je vous en prie. Et que je suis bien cet Andrew Wiggin-là. — Vous êtes sûr ? — Les fous sont toujours sûrs », répondit Valentine. Ender se mit à rire, et Virlomi en fit autant – un gloussement nerveux. « Je vous inviterais volontiers à vous joindre à moi pour dîner ce soir, dit-elle, mais j’affecte entre autres de peu manger et, bien sûr, en tant qu’hindoue, je ne mange que végétarien. — Ça me paraît excellent, dit Valentine. — Dites-nous où et quand, et nous serons là », promit Ender. Après encore quelques mots d’au revoir, Virlomi s’en alla. Valentine se tourna vers Ender, à la fois triste et furieuse. « Tu m’as amenée ici pour te regarder mourir ? — Je ne t’ai amenée nulle part. Tu es venue, c’est tout. — Ça ne répond pas à ma question. — Tout le monde meurt, Valentine. Papa et maman sont morts. Peter est mort. Graff l’est sûrement aussi, maintenant. — Tu oublies que je te connais, Ender. Tu as décidé de mourir. Tu as décidé de provoquer ce garçon pour qu’il te tue. — Qu’est-ce qui te le fait croire ? — Regarde les noms que tu as choisis pour mots de passe, Ender ! Tu ne peux pas vivre avec cette culpabilité. — Ce n’est pas de la culpabilité, Val, dit Ender. C’est une responsabilité. — Ne pousse pas ce garçon à te tuer. — Je ne pousserai personne à rien faire. Qu’en dis-tu ? — J’aurais dû rester à la maison et regarder Peter conquérir le monde. — Oh non, Valentine. Nous sommes sur une trajectoire beaucoup plus intéressante à travers l’espace-temps. — Je ne passerai pas ma vie à dormir comme toi, Ender. J’ai du travail à faire. Je vais rédiger mes récits historiques. Le désir de mourir ne m’accable pas. — Si je voulais mourir, répondit-il, j’aurais laissé Bonzo Madrid et ses copains répandre ma cervelle dans les douches de l’École de guerre. — Je te connais. — Je sais que tu crois me connaître. Et si je meurs, tu penseras que c’était mon choix. La vérité est un peu plus complexe. Je n’ai pas l’intention de mourir. Mais je n’ai pas peur de risquer la mort. Parfois, un soldat doit se mettre en danger pour obtenir la victoire. — Ce n’est pas ta guerre », dit Valentine. Ender eut un petit rire. « C’est toujours ma guerre. » CHAPITRE VINGT-DEUX À : vwiggin%Gange@LigueCol.adm/voy De : awiggin%Gange@LigueCol.adm/voy Sujet : Si je meurs Ma chère Val, Je ne m’attends pas à mourir. Je m’attends à vivre, auquel cas tu ne recevras pas ceci, parce que je continuerai d’entrer le code bloquant l’expédition jusqu’après la confrontation à venir. Ceci concerne la valise. Le code pour la déverrouiller est le nom de ta peluche préférée quand tu avais six ans. Quand tu l’ouvriras, tiens longuement entre tes mains ce que tu y trouveras. Si quelques bonnes idées te viennent, alors suis-les ; sinon, remballe l’objet exactement comme tu l’as trouvé et fais en sorte qu’il soit livré à Abra Tolo sur Shakespeare avec ce message : « Voici ce que j’ai trouvé ce jour-là. S’il te plaît, ne permets pas qu’on le détruise. » Mais tu n’auras pas besoin de cela parce que, comme à mon habitude, je m’attends à gagner. Avec tout mon amour, ton petit frère exigeant et mystérieux, Ender, ou sans doute plutôt, cette fois, Ended[1]. Puisque le vaisseau spatial n’était pas arrivé chargé de nouveaux colons, il ne présentait que peu d’intérêt pour la plupart des habitants de la ville d’Andhra. Certes, tout le monde vint regarder la navette atterrir. Et il y eut une certaine agitation tandis qu’on déchargeait des biens commerciaux et chargeait beaucoup de provisions. Mais les tâches étaient répétitives : les gens se désintéressèrent vite et retournèrent au travail. La visite du gouverneur Virlomi à la navette fut interprétée comme une politesse par ceux qui en entendirent parler – la plupart ignoraient le protocole ordinaire ou s’en moquaient et ne se rendirent donc même pas compte qu’il avait été modifié. Les autres considérèrent simplement que c’était typique de Virlomi – ou des airs qu’elle se donnait – de ne pas faire déplacer les visiteurs. Ce n’est que ce soir-là, au dîner, que l’arrivée d’étrangers à sa hutte – qu’Achille et ses « Natifs de Gange » aimaient à surnommer le « palais du gouverneur » – piqua la curiosité. Un adolescent et une jeune femme, la vingtaine. Pourquoi étaient-ce les seuls passagers de ce vaisseau ? Pourquoi Virlomi leur accordait-elle des honneurs particuliers ? Étaient-ce de nouveaux colons ou des représentants du gouvernement ou… quoi ? Puisque c’était ce vaisseau qui devait emmener Achille en exil pour le « crime » d’avoir frappé le gouverneur, il avait naturellement très envie de faire dérailler le projet par n’importe quel moyen. Ces invités étaient inhabituels, inattendus, ni annoncés ni expliqués. Par conséquent, ils représentaient forcément au moins l’occasion d’embarrasser Virlomi – de lui faire obstacle ou de la faire chuter, si tout se passait bien. Ses partisans durent fréquenter l’équipage pendant deux jours avant que quelqu’un ne mette enfin la main sur le manifeste et ne découvre le nom des passagers. Valentine Wiggin, étudiante. Andrew Wiggin, étudiant. Étudiant ? Achille n’eut même pas besoin d’effectuer de recherches. Le dernier arrêt du vaisseau avait été à Shakespeare. Jusqu’à son arrivée là-bas, le gouverneur de Shakespeare était Andrew Wiggin, amiral de la F. I. en retraite et commandant bien connu des forces de la F. I. pendant la troisième guerre formique. Deux vols spatiaux à vitesse relativiste expliquaient l’âge du gamin. Un gamin ? Il avait un an de plus que lui-même. Wiggin était grand, mais Achille plus encore ; fort, mais Achille plus encore. Wiggin avait été envoyé à l’École de guerre pour son intellect, mais, de sa vie, Achille n’avait jamais croisé personne d’aussi intelligent que lui-même. Virlomi présentait l’intelligence recherchée à l’École de guerre – mais elle oubliait parfois ce qu’il se rappelait, négligeait des détails qu’il remarquait, réfléchissait avec deux coups d’avance au lieu de dix. Et c’était la seule à pouvoir prétendre lui arriver à la cheville. Achille avait appris à dissimuler l’étendue de ses facultés intellectuelles et à traiter les autres comme s’il les jugeait ses égaux. Mais il connaissait la vérité et comptait dessus : il était plus rapide, plus malin, plus profond, plus subtil que quiconque. N’avait-il pas créé un mouvement politique significatif sur Terre alors qu’il n’était qu’un gamin sur un monde colonial éloigné, envoyant des messages à très faible priorité par ansible ? Même les gens intelligents ont parfois un coup de chance. L’arrivée de Wiggin à ce moment précis entrait manifestement dans cette catégorie. Wiggin ne pouvait pas savoir qu’il arrivait dans la colonie où vivait le fils d’Achille le Grand, que son frère avait fait assassiner. Et quand Achille-qu’on-appelait-Randall avait lancé son assaut contre la réputation d’Ender Wiggin en l’appelant Ender le Xénocide, il ignorait que sous un mois ce même Andrew Wiggin dînerait chez Virlomi. Il fut facile d’obtenir des photos de Virlomi en compagnie de Wiggin. Il fut tout aussi simple de trouver sur les réseaux des images de Peter l’Hégémon au même âge à peu près qu’Ender aujourd’hui. En juxtaposant leurs portraits, on constatait aisément qu’ils étaient frères tant la ressemblance était frappante. Achille publia ensuite des photos d’Ender et Virlomi, afin que tout le monde constate que le frère de Peter frayait avec le gouverneur opposé aux Natifs de Gange. Peu importait que Peter eût envoyé Virlomi en exil. Achille écartait ce détail manifestement mensonger : Virlomi faisait partie de la conspiration de l’Hégémon depuis le début. Qu’elle fréquentât Ender Wiggin le prouvait, si quelqu’un en doutait encore. Achille pouvait désormais présenter son exil comme le résultat d’une conspiration évidente entre Virlomi et ses maîtres Wiggin – puisque la sœur d’Ender l’accompagnait. On l’exilait pour que les complots xénocides et anti-natifs de Wiggin puissent continuer sur Gange sans rencontrer d’opposition. Cette histoire mettrait une semaine à atteindre la Terre, mais les ordinateurs étaient impartiaux, et Virlomi ne pouvait pas l’empêcher de s’en servir. Localement, l’article et les photos furent aussitôt publiés. Achille vit avec bonheur les colons commencer à surveiller tous les mouvements des Wiggin. Tout ce qu’Ender disait ou faisait était interprété à travers le prisme de ses accusations. Même les Indiens, qui regardaient Achille avec suspicion ou hostilité, furent convaincus par les images qu’il ne mentait pas. Que se passait-il ? Cela te coûte, Virlomi. Tu as attaqué mon père, et moi à travers lui. Tu as tenté de m’exiler – en espérant que ma pénible mère disparaîtrait avec moi. Eh bien, j’ai attaqué Ender Wiggin, et toi à travers lui. Et tu l’as très gentiment accueilli comme un invité honoré pile au moment le plus utile pour moi. Trois jours après qu’il eut publiquement dénoncé la présence d’Ender Wiggin, Achille passa à l’étape suivante. Cette fois, il se servit d’une autre plume – l’un de ses partisans les plus malins, capable d’aligner des phrases cohérentes – pour alléguer, sous couvert d’un démenti, que Virlomi projetait de faire assassiner Randall Firth par Ender Wiggin lui-même pendant le voyage vers la Terre. Il partirait prétendument en exil, mais on ne le reverrait jamais. Randall Firth n’a pas offensé que Virlomi, le pantin des Wiggin, mais la conspiration hégémoniste au grand complet. Il doit être éliminé, dit-on. Mais nous n’avons rien trouvé qui corrobore cette accusation, et nous devons donc l’écarter comme une rumeur, un simple soupçon. Mais comment, sinon, expliquer les multiples rencontres secrètes entre Wiggin et Virlomi ? Randall Firth lui-même, interrogé, nous a répondu que Virlomi était trop intelligente pour fréquenter ouvertement Wiggin si elle projetait de prendre des mesures violentes contre lui. Il ne craint donc rien. Mais nous nous posons des questions : Virlomi compte-t-elle justement que Firth baisse sa garde parce qu’il part de ce principe ? Insistera-t-elle pour qu’il entre en stase, et Wiggin, à bord, s’assurera-t-il qu’il ne s’en réveille jamais ? Il serait si aisé de parler d’accident. Firth est trop courageux pour son bien. Ses amis s’inquiètent plus pour lui qu’il ne le fait lui-même. Cette fois, les efforts d’Achille provoquèrent une réaction de la part de Virlomi – et, après tout, c’était ce qu’il voulait. « La visite d’Andrew Wiggin est bien évidemment une coïncidence : il est parti en voyage alors que Randall Firth n’était qu’un nourrisson sur un vaisseau spatial et Gange n’avait même pas été fondée. » « Il s’agit là d’un démenti des plus équivoques, écrivit le sbire d’Achille. Virlomi affirme que la présence de Wiggin est une coïncidence. Elle ne dit pas que Randall Firth ne se trouvera pas à sa merci lors de son voyage vers l’exil – ou, comme l’avancent certains, la mort. » La colonie était désormais divisée par des discussions animées, et Achille remarqua avec plaisir qu’il y avait même maintenant des Indiens parmi ceux qui disaient : « On ne peut pas renvoyer Randall sur le même vaisseau que Wiggin. » « N’est-ce pas ce Wiggin qui a déjà assassiné deux enfants ? » « Le crime de Randall Firth ne mérite pas la peine de mort ! » Un mouvement se montait pour qu’on commue sa peine et qu’on le maintienne sur Gange. Pendant ce temps, on parla même d’arrêter Ender Wiggin pour ses crimes contre l’humanité. Achille organisa la publicité de ces propositions en faisant des déclarations pour s’y opposer. « Il y a sûrement prescription, même pour le crime monstrueux de xénocide, écrivit-il. Soixante et un ans ont passé depuis qu’Ender Wiggin a balayé les reines. Quel tribunal est compétent, aujourd’hui ? » À ce stade, la demande était si grande sur Terre que les articles d’Achille et de ses sbires se virent accorder une priorité supérieure dans la file d’expédition. Sur Terre, on réclamait ouvertement que la F. I. arrête Andrew Wiggin et le ramène plutôt que Firth pour être jugé, et des sondages montrèrent qu’une minorité, faible mais croissante, demandait justice pour le meurtre des reines. Il était temps que Randall Firth rencontre Ender Wiggin face à face. Ce fut assez facile à arranger. Les partisans d’Achille surveillaient Wiggin et, quand sa sœur, le gouverneur et lui passèrent le long des berges du fleuve un matin, Achille était là – seul. Virlomi se raidit en l’apercevant et tenta d’attirer Ender plus loin, mais Wiggin avança vers lui d’un pas décidé en lui tendant la main. « Je voulais vous rencontrer, monsieur Firth, dit-il. Je suis Andrew Wiggin. — Je sais qui vous êtes, répondit Achille d’une voix chargée de mépris et d’amusement. — Oh, j’en doute fort, fit Ender, apparemment plus amusé encore. Mais je voulais vous voir depuis un moment, et je crois que le gouverneur a fait de son mieux pour nous tenir éloignés. Je sais que, de votre côté, vous attendiez ce moment avec impatience. » Achille avait envie de rétorquer : « Que pouvez-vous savoir de moi ? » Mais c’était ce que Wiggin voulait, bien sûr ; il cherchait à orienter la conversation. Alors il préféra demander : « Pourquoi auriez-vous envie de me voir ? C’est vous la célébrité, je crois. — Oh, nous sommes tous les deux bien assez célèbres, dit Ender qui gloussait franchement cette fois. Moi pour ce que j’ai fait. Vous pour ce que vous avez dit. » Et sur ce, il sourit. Moqueur ? « Essayez-vous de me pousser à réagir de façon mal avisée, monsieur Wiggin ? — Je vous en prie, fit Ender. Appelez-moi Andrew. — Le nom d’un saint chrétien. Je préfère vous donner celui d’un criminel de guerre monstrueux… Ender. — S’il existait un moyen de ramener les reines et de les rendre à leur ancienne puissance et à leur gloire, le feriez-vous, monsieur Firth ? » Achille identifia aussitôt le piège. Lire La Reine et verser une larme sur une race disparue était une chose. Souhaiter son retour en était une autre – cela revenait à inviter les gros titres disant le chef du mouvement des natifs ramènerait les formiques, accompagnés de photos macabres du décapage de la Chine. « Je ne m’adonne pas aux spéculations, répondit-il. — Sauf celles selon lesquelles je projette de vous tuer dans votre sommeil au cours du voyage de retour vers la Terre. — Ce n’est pas moi qui vous accuse. J’ai pris votre défense. — C’est d’ailleurs la seule raison pour laquelle on a entendu parler de l’accusation, fit Ender. Ne croyez pas que je sois dupe. — Qui pourrait espérer duper un génie tel que vous ? — Eh bien, nous avons assez ferraillé. Je voulais juste vous regarder. » Théâtral, Achille tourna sur lui-même pour permettre à Ender de l’inspecter sous toutes les coutures. « C’est suffisant ? » Soudain, des larmes montèrent aux yeux d’Ender. À quoi jouait-il maintenant ? « Merci », dit Ender. Puis il se détourna pour aller rejoindre sa sœur et le gouverneur. « Attendez ! » s’écria Achille. Il ne comprenait pas le sens de cet œil larmoyant, et cela le déconcertait. Mais Wiggin n’attendit pas plus qu’il ne se retourna. Il rejoignit les autres, et ils s’éloignèrent du fleuve pour regagner la ville. Achille avait envisagé cette confrontation – enregistrée au téléobjectif et au micro – à des fins de propagande. Il s’attendait à réussir à pousser Ender à une déclaration irréfléchie ou un démenti absurde. Même une séquence où on le voyait en colère aurait suffi. Mais il était imperturbable, il n’était tombé dans aucun piège et, avec cet accès de sentimentalisme final, il en avait peut-être même bien posé ou refermé un, bien qu’Achille ne vît pas de quoi il pouvait s’agir. Une rencontre frustrante à tous égards. Et pourtant il ne pouvait pas expliquer à ses partisans pourquoi il refusait d’utiliser la vidéo qu’ils avaient eu tant de mal à tourner. Il les autorisa donc à la poster et attendit la suite des événements. Personne sur Terre ne sut davantage qu’en penser. Les commentateurs remarquèrent les larmes dans les yeux d’Ender, bien sûr, et spéculèrent là-dessus. Certains nativistes y virent des larmes de crocodile – celles d’un prédateur face au sort qu’allait subir sa victime. Mais d’autres y virent autre chose. « Ender Wiggin ne ressemblait pas au portrait qu’on en a fait : l’assassin, le monstre. Il est plutôt apparu comme un jeune homme doux, stupéfait par la confrontation manifestement préparée. Et ces fameuses larmes finales m’ont semblé une forme de compassion. Peut-être même d’amour pour celui qui le défiait. Qui cherche la bagarre, ici ? » C’était terrible, mais il ne s’agissait que d’une voix parmi la multitude. Et les partisans d’Achille sur Terre répliquèrent aussitôt : qui oserait chercher des noises à Ender le Xénocide ? Ceux qui s’y risquent finissent toujours très mal. Toute sa vie, Achille avait su tout contrôler. Même en cas d’événement inattendu, il s’adaptait, analysait et en tirait les leçons. Cette fois, il ne voyait pas quelle leçon tirer. « J’ignore ce qu’il est en train de faire, maman », dit-il. Elle lui caressa la tête. « Oh, mon pauvre chéri. Bien sûr, tu es si innocent. Tout comme ton père. Il n’a pas vu venir leur complot. Il a fait confiance à ce monstre de Suriyawong. » Achille n’aimait pas qu’elle tienne ce genre de discours. « Ce n’est pas à nous de le prendre en pitié, maman. — Mais j’ai pitié de lui. Il était si doué mais, en fin de compte, sa nature confiante l’a trahi. C’était sa faiblesse tragique : il était trop gentil et trop bon. » Achille avait étudié la vie de son père et y avait vu un homme fort, dur et prêt à faire tout ce qui s’imposait. La compassion et une nature confiante ne faisaient toutefois pas partie des attributs évidents d’Achille le Grand. Mais que sa mère l’idéalise autant qu’elle voulait. Après tout, elle se souvenait bien, aujourd’hui, qu’Achille le Grand lui avait réellement rendu visite et avait couché avec elle pour concevoir un fils. Pourtant, quand il était petit, elle n’affirmait rien de tel et lui avait parlé du messager qui avait arrangé la fertilisation de ses ovules par le précieux sperme d’Achille. À cela – et à d’autres exemples de souvenirs mouvants –, il reconnaissait qu’elle n’était plus un témoin fiable. Pourtant c’était la seule à connaître son véritable nom. Et elle l’aimait avec une parfaite dévotion. Il pouvait lui parler sans craindre la critique. « Cet Ender Wiggin, dit-il, je n’arrive pas à le cerner. — Je suis bien contente que tu ne saches pas cerner l’esprit d’un monstre. » Mais elle ne le traitait pas de monstre avant la campagne de propagande qu’Achille lui-même avait lancée contre lui. Elle ignorait jusque-là Ender Wiggin parce qu’il n’avait jamais combattu son précieux Achille de Flandres, même si son frère l’avait fait. « Je ne sais pas quoi faire face à lui maintenant, maman. — Eh bien, tu vas venger ton père, évidemment. — Ender ne l’a pas tué. — C’est un assassin. Il mérite de mourir. — Pas de mes mains, maman. — Le fils d’Achille le Grand terrasse le monstre, dit sa mère. Il n’y a pas meilleures mains que les tiennes. — On me traiterait de meurtrier. — On a aussi traité ton père de ce nom, dit-elle. Vaux-tu mieux que lui ? — Non, maman. » Elle eut l’air de penser que cela mettait un terme à la discussion. Il fut déconcerté : était-elle en train de lui demander de tuer un homme ? « Que le frère de l’Hégémon paye donc pour la mort de mon Achille, dit-elle. Que tous les Wiggin disparaissent. Toute cette maudite famille. » Oh, non ! Elle était encore d’humeur vengeresse. Bah, il l’avait cherché, non ? Il savait bien, pourtant. Maintenant, il allait devoir supporter ses discours. Elle se répandit en un flot incessant de paroles, répétant que les grands crimes ne pouvaient s’expier que par le sang versé. « Peter Wiggin nous a roulés en mourant d’une crise cardiaque pendant notre voyage, dit-elle, mais voilà que son frère et sa sœur viennent à nous. Comment peux-tu refuser ce que le destin te met entre les mains ? — Je ne suis pas un meurtrier, maman. — Venger la mort de ton père, ça ne s’appelle pas commettre un meurtre. Tu te prends pour Hamlet ? » Et ainsi de suite. En général, quand elle partait dans ses élucubrations, Achille n’écoutait qu’à demi. Mais cette fois les mots faisaient mouche. Effectivement, il avait l’impression qu’un destin solennel lui avait amené Wiggin à ce moment précis. C’était irrationnel – mais seules les mathématiques sont rationnelles, et encore, pas toujours. Dans le monde réel, il se produisait des événements irrationnels, des coïncidences impossibles, parce que les probabilités exigeaient que les coïncidences se produisent rarement, sans les interdire. Alors, au lieu d’ignorer sa mère, il se surprit à se demander : comment pourrais-je faire en sorte qu’Ender Wiggin meure sans être obligé de le tuer moi-même ? Et, de là, il passa à un plan plus subtil : je l’ai déjà à moitié démoli – comment pourrais-je terminer le travail ? L’assassiner en ferait un martyr. Mais s’il arrivait à provoquer Wiggin à tuer – tuer un autre enfant – il serait fini à jamais. C’est ainsi qu’il opérait : il pressentait un rival, il le poussait à l’attaquer et ensuite il le tuait en état de légitime défense. Il l’avait fait deux fois et s’en était sorti. Mais ses protecteurs n’étaient pas là – ils étaient sûrement tous morts. Seuls les faits demeuraient. Pourrais-je l’amener à suivre à nouveau le même schéma ? Il parla de son idée à sa mère. « Qu’est-ce que tu racontes ? dit-elle. — S’il tue de nouveau – cette fois un garçon de seize ans, mais encore un enfant, si grand soit-il –, alors sa réputation sera brisée à jamais. On le traduira en justice, on le condamnera cette fois – on ne pourra pas croire qu’il a par le plus grand des hasards tué en état de “légitime défense” par trois fois ! – et ce sera une destruction bien plus complète que de mettre directement fin à sa vie. Je salirai son nom à jamais. — Tu envisages de le laisser te tuer ? — Maman, personne n’a besoin de laisser Ender Wiggin le tuer. Il suffit de lui fournir le prétexte, et il fait très bien le reste de lui-même. — Mais… toi ? Tu meurs ? — Comme tu l’as dit, maman. Anéantir les ennemis de papa vaut tous les sacrifices. » Elle se redressa d’un bond. « Je ne t’ai pas donné naissance pour que tu jettes ta vie aux orties ! Tu fais une demi-tête de plus que lui – c’est un nain à côté de toi ! Comment pourrait-il te tuer ? — Il a reçu une formation militaire. Il n’y a pas si longtemps que ça, maman. Quelle formation ai-je reçue, moi ? Agriculteur. Mécanicien. Tous les petits boulots qu’on peut faire faire à un adolescent qui se trouve avoir une taille, une intelligence et une force hors du commun. Pas la guerre. Pas le combat. Je ne me suis battu avec personne depuis l’époque où j’étais si petit que je devais lutter constamment pour empêcher les autres de s’en prendre à moi. — Achille et moi ne t’avons pas conçu pour que tu meures aux mains d’un Wiggin, tout comme ton père ! — Techniquement, papa est mort aux mains d’un Delphiki. Julian, pour être précis. — Delphiki, Wiggin – c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Je t’interdis de le laisser te tuer. — Je te l’ai dit, maman. Il trouvera un moyen. Il est comme ça. C’est un guerrier. — Non ! » Il mit deux heures à la calmer, durant lesquelles il dut supporter larmes et hurlements – il savait que les voisins devaient écouter et chercher à comprendre. Mais elle finit par s’endormir. Il se rendit au bureau de contrôle des stocks et se servit de son ordinateur pour envoyer un message à Wiggin : Je crois que je vous ai mal jugé. Comment pouvons-nous y remédier ? Il ne s’attendait pas à recevoir de réponse avant le lendemain, mais elle lui parvint avant qu’il se soit déconnecté. Où et quand voulez-vous qu’on se voie ? Cela serait-il vraiment si facile ? Le lieu et l’heure n’avaient guère d’importance. Il fallait les choisir de façon à ce que Virlomi et ses larbins ne puissent pas les arrêter ; mais il fallait aussi qu’il fasse assez clair pour tourner une vidéo. À quoi bon mourir pour son père si le crime n’était pas enregistré, et que Wiggin pouvait le présenter comme il voulait et donc s’en tirer avec un autre meurtre ? Ils prirent rendez-vous. Achille se déconnecta. Et puis il resta assis, tremblant. Qu’ai-je fait ? Il s’agit vraiment d’Ender Wiggin. J’ai réellement organisé ma propre mort. Je suis plus grand et plus fort que lui – mais c’était aussi le cas des deux garçons qu’il a tués. Les reines aussi étaient plus fortes, et grand bien leur a fait. Ender Wiggin ne perdait pas. C’est ce pour quoi je suis né. C’est ce que maman m’a inculqué depuis tout petit. J’existe pour venger mon père. Pour détruire l’Hégémonie, pour jeter à bas toute l’œuvre de Peter Wiggin. Bon, ce n’est peut-être pas possible. Mais terrasser Ender Wiggin – je peux y arriver rien qu’en le poussant à me tuer et en montrant au monde comment c’est arrivé. Maman sera malheureuse, mais le malheur est sa raison de vivre, de toute façon. S’il est si intelligent, il doit savoir ce que je projette. Il ne peut pas gober que je change soudain d’avis. Comment pourrais-je duper Ender Wiggin avec un plan aussi transparent ? Il devinera forcément que je vais tout faire enregistrer. Mais il ne pense peut-être pas qu’il sera obligé de me tuer. Il me prend peut-être pour un adversaire si facile qu’il pourra me vaincre sans me tuer. Ou pour une grande andouille qui n’arrivera même pas à le toucher. À moins que je ne surestime son intelligence. Après tout, il a pris part à toute une campagne de guerre contre un ennemi extraterrestre sans jamais soupçonner qu’il ne jouait pas une simulation contre un ordinateur ou ses profs. Ça n’est pas stupide, ça ? Je vais y aller. Je verrai bien. Je suis prêt à mourir, mais seulement si cela le met à terre. Ils se retrouvèrent deux jours plus tard, derrière les bacs à compost. Personne ne viendrait par là : les colons évitaient cet endroit à cause de l’odeur s’ils n’avaient pas besoin d’y venir, et les déchets végétaux n’étaient déversés qu’à la fin de chaque journée de travail. Ses amis avaient programmé les caméras pour couvrir toute la zone. Chaque mot serait enregistré. Ender se doutait sûrement que ce serait le cas – Achille n’avait-il pas mené tout son travail de propagande sur les réseaux ? – mais, même s’il s’en allait, la confrontation serait sans doute amère et pourrait être utilisée contre lui. Sinon, Achille ne s’en servirait pas, tout bêtement. Plusieurs fois, la veille, Achille avait songé à l’éventualité de sa mort et, chaque fois, ç’avait été comme si quelqu’un d’autre entendait la nouvelle. Cela paraissait parfois presque comique – il était si fort, tellement plus grand, il pesait tellement plus lourd et il avait bien plus d’allonge. D’autres fois, cela lui semblait inévitable mais vain, et il se disait : qu’est-ce que je suis bête de jeter ma vie aux orties en un geste creux pour les morts ! Mais à la fin de la journée, il avait compris : je ne le fais pas pour mon père, je ne le fais pas parce que ma mère m’a élevé en vue de la vengeance. Je le fais pour le bien de l’espèce humaine dans son entier. Les grands monstres de l’histoire n’ont presque jamais eu à rendre de comptes. Ils sont morts de vieillesse, ils ont fini leur vie dans un exil doré ou, rejoints par la défaite, ils se sont suicidés. Être la dernière victime d’Ender Wiggin valait le coup, non pour une histoire de famille, mais parce que le monde devait voir que les grands criminels comme lui ne restaient pas impunis. Ils finissaient par commettre le crime de trop et on leur demandait des comptes. Et je serai sa dernière victime, celui dont la mort a terrassé Ender le Xénocide. Une autre part de lui-même disait : Ne crois pas à ta propre propagande. Une autre part de lui-même disait : Vis ! Mais il répondait : S’il est une vérité sur le compte d’Ender Wiggin, c’est qu’il ne supporte pas de perdre. Voici comment je vais le tenter : je vais lui faire regarder la défaite en face, et il frappera pour l’éviter. Et quand il me tuera, à ce moment-là, il aura bel et bien perdu. C’est sa faiblesse fatale : on peut le manipuler en le plaçant face à la défaite. Tout au fond de lui, une question essayait de remonter là où il serait obligé de l’affronter : Est-ce que ça ne veut pas dire que ce n’est pas sa faute, parce qu’il n’avait effectivement pas d’autre choix que de briser ses ennemis ? Mais Achille s’empressa d’étouffer cette objection. Nous sommes tous le produit de nos gènes et de notre éducation, mêlé aux événements aléatoires de la vie. Le concept de « faute » est puéril. Ce qui compte, c’est que les actes d’Ender ont été monstrueux et continueront à l’être si on ne l’arrête pas. À ce rythme, il pourrait vivre éternellement, en refaisant surface çà et là pour créer des problèmes. Mais je vais y mettre un terme. Ce n’est pas de la vengeance, c’est de la prévention. Et parce qu’il servira d’exemple, d’autres monstres seront peut-être stoppés avant d’avoir tué si souvent, et tant de gens. Ender sortit de l’ombre. « ’lut, Achille. » Il fallut une demi-seconde – un demi-pas – à Achille pour se rendre compte du nom par lequel Ender l’avait appelé. « Le nom que tu te donnes en privé, fit Ender. Dans tes rêves. » Comment était-il au courant ? Qu’était-il ? « Tu n’as pas accès à mes rêves, répondit Achille. — Je veux que tu saches que j’ai plaidé auprès de Virlomi pour qu’elle commue ta peine. Parce que je dois repartir sur ce vaisseau quand il s’en ira, et je ne veux pas retourner sur Terre. — Je m’en doute bien, dit Achille. Ils réclament ta peau, là-bas. — Pour le moment. Ces choses-là vont et viennent. » Aucun signe qu’il savait Achille derrière tout cela. « J’ai une mission à remplir, et te ramener sur Terre en exil me ferait perdre mon temps. Je crois l’avoir à peu près persuadée que les Peuples libres de la Terre n’ont jamais accordé aux gouverneurs le droit de renvoyer les colons dont ils ne veulent pas. — Je n’ai pas peur de retourner sur Terre. — C’est bien ce que je craignais – tu as fait tout ça dans l’espoir qu’on t’y envoie. “S’il vous plaît, ne me jetez pas dans les ronces !” — On vous lisait les aventures de Bibi lapin le soir, à l’École de guerre ? — Avant que j’y aille. Ta mère t’a-t-elle lu ces histoires ? » Achille se rendit compte qu’Ender le détournait de son sujet. Il y revint résolument. « J’ai dit que je n’avais pas peur de retourner sur Terre. Et je ne crois pas non plus que tu aies plaidé pour moi auprès de Virlomi. — Crois ce qui t’arrange, dit Ender. Tu as passé toute ta vie entouré de mensonges. Comment s’attendre à ce que tu remarques une vérité quand il en vient enfin une ? » Voilà, le début des provocations qui le pousseraient à agir. Ce qu’Ender ne comprenait pas, c’est qu’Achille était venu précisément pour qu’il le provoque et qu’il puisse ensuite le tuer en état de prétendue légitime défense. « Tu traites ma mère de menteuse ? — Tu ne t’es jamais demandé pourquoi tu étais si grand ? Ta mère ne l’est pas. Achille de Flandres ne l’était pas. — On ne saura jamais quelle taille il aurait pu faire, répondit Achille. — Je sais pourquoi tu es si grand, dit Ender. C’est une maladie génétique. Tu grandis au même rythme régulier toute ta vie. Petit pendant l’enfance, puis d’une taille à peu près normale, quand soudain tous les autres gosses grandissent d’un coup à la puberté et tu te retrouves de nouveau à la traîne. Mais ils cessent de grandir ; pas toi. Et tu continues encore. Tu finiras par en mourir. Tu as seize ans aujourd’hui ; d’ici tes vingt et un ou vingt-deux ans, ton cœur lâchera probablement à force d’essayer de faire circuler le sang dans un corps beaucoup trop grand. » Achille ne savait pas comment traiter cette affirmation. De quoi parlait-il ? Pourquoi lui racontait-il qu’il allait mourir à la vingtaine ? Était-ce une forme de vaudou destinée à déstabiliser l’adversaire ? Mais Ender n’avait pas fini. « Certains de tes frères et sœurs en étaient atteints ; d’autres non. Nous n’étions pas fixés sur ton compte, pas avec certitude. Pas avant que je te voie et que je me rende compte que tu devenais un géant, comme ton père. — Ne parle pas de mon père », cracha Achille. Dans le même temps, il songeait : Pourquoi ai-je si peur de ce que tu es en train de dire ? Pourquoi suis-je furieux à ce point ? « Mais j’étais si content de te voir malgré tout. Même si ta vie sera terriblement courte, en te regardant, quand tu as tourné sur toi-même pour te moquer de moi, j’ai vu ton père, j’ai vu ta mère en toi. — Ma mère ? Je ne ressemble pas du tout à ma mère. — Je ne parle pas de la mère porteuse qui t’a élevé. — Tu cherches donc à me pousser à t’agresser en me provoquant de la même façon que Virlomi, dit Achille. Eh bien, ça ne marchera pas. » Pourtant, alors même qu’il tenait ces propos, cela marchait, et il voulait que la colère monte en lui. Parce qu’il devait rendre crédible l’idée qu’Ender l’avait provoqué jusqu’à ce qu’il attaque, de sorte que, quand Ender le tuerait, tous ceux qui visionneraient la scène sauraient qu’il ne s’agissait pas sérieusement de légitime défense. Ils comprendraient qu’il n’en avait jamais été question les autres fois non plus. « C’est ton père que je connaissais le mieux de tous les gamins de l’École de guerre. Il était meilleur que moi – tu le savais ? Tout le djish le savait : il était plus rapide et plus intelligent. Mais il m’a toujours été loyal. Au dernier moment, quand tout paraissait désespéré, il a su que faire. Il m’a pour ainsi dire soufflé que faire. Et pourtant il m’a laissé la responsabilité d’agir. Il était généreux. Il était vraiment formidable. J’ai eu le cœur brisé en apprenant la façon dont son organisme l’avait trahi. Comme il te trahit. — C’est Suriyawong qui l’a trahi, et Julian Delphiki qui l’a tué. — Et ta mère ! poursuivit Ender. C’était mon ange gardien. Quand on m’a collé dans une armée dont le commandant me détestait, c’est elle qui m’a pris sous son aile. Je me suis reposé sur elle, je lui ai fait confiance et, dans les limites d’un organisme humain, elle ne m’a jamais laissé tomber. Quand j’ai appris que ton père et elle s’étaient mariés, ça m’a rendu très heureux. Et puis ton père est mort, et elle a fini par épouser mon frère. » Comprendre l’aveugla presque de rage. « Petra Arkanian ? Tu es en train de dire que Petra Arkanian est ma mère ? Tu es malade ? C’est elle qui a tendu les premiers pièges à mon père, en le séduisant… — Allons, Achille, dit Ender. À seize ans, tu dois t’être rendu compte que ta mère porteuse est folle. — C’est ma mère ! » s’écria Achille. Puis, faiblement et seulement après coup, il ajouta : « Et elle n’est pas folle. » Ça ne se passe pas comme prévu. Qu’est-ce qu’il raconte ? Quel jeu joue-t-il ? « Tu es leur portrait craché. Tu ressembles plus à ton père qu’à ta mère. Quand je te vois, je vois mon cher ami Bean. — Julian Delphiki n’est pas mon père ! » Achille était presque aveuglé par la rage. Son cœur battait à tout rompre. C’était exactement ainsi que les choses devaient se passer. À part un détail. Ses pieds étaient rivés au sol. Il n’attaquait pas Ender Wiggin. Il restait là planté, à encaisser. C’est à cet instant que Valentine Wiggin arriva en courant dans la clairière derrière les bacs à compost. « Qu’est-ce que tu fais ? Tu es fou ? — C’est assez courant par ici, répondit Ender. — Va-t’en, dit-elle. Il ne vaut pas le coup. — Valentine, tu ne sais pas ce que tu fais. La moindre intervention de ta part précipiterait ma perte. Tu me comprends ? T’ai-je jamais menti ? — Constamment. — Omettre de te dire quelque chose, ça ne s’appelle pas mentir. — Je ne vais pas laisser cela arriver. Je sais ce que tu prépares. — Sauf ton respect, Val, tu ne sais rien du tout. — Je te connais, Ender, mieux que tu ne te connais toi-même. — Mais tu ne connais pas ce garçon qui se donne le nom d’un monstre parce qu’il prend ce fou pour son père. » L’espace de quelques instants, la colère d’Achille s’était dissipée, mais cette fois elle revenait. « Mon père était un génie. — Les deux ne sont pas incompatibles », fit Valentine, dédaigneuse. À Ender, elle dit : « Cela ne les ramènera pas. — Maintenant, dit Ender, si tu m’aimes, tais-toi. » Sa voix agit comme un fouet – elle n’était pas sonore, mais brusque et précise. Valentine recula comme s’il l’avait frappée. Pourtant elle ouvrit la bouche pour répondre. « Si tu m’aimes, répéta-t-il. — Je crois que ce que ton frère essaye de te dire, intervint Achille, c’est qu’il a un plan. — Mon plan, répondit Ender, consiste à te dire qui tu es. Julian Delphiki et Petra Arkanian ont vécu cachés parce qu’Achille de Flandres avait lancé des agents à leur recherche dans le but de les tuer – d’autant qu’il avait autrefois désiré Petra, à sa façon malsaine. » La rage montait à nouveau en Achille, et il l’accueillit. L’arrivée de Valentine avait failli tout faire rater. « Ils avaient neuf ovules fertilisés, qu’ils confièrent à un docteur qui leur jurait être capable de les purger de la maladie génétique dont tu es atteint – le gigantisme. Mais c’était un charlatan, comme ton état le prouve. Il travaillait en réalité pour Achille, et il vola les embryons. Ta mère a donné naissance à l’un des neuf ; nous en avons retrouvé sept qui avaient été implantés chez des mères porteuses. Mais Hyrum Graff a toujours soupçonné qu’on avait retrouvé ces sept-là parce qu’Achille le voulait bien, pour que les enquêteurs croient leur méthode efficace. Connaissant Achille, Graff était certain que le neuvième bébé ne serait pas retrouvé de la même façon. Puis ta mère lui a craché dessus, et il a commencé à fouiller dans son passé. Il a découvert qu’elle ne s’appelait pas Nichelle Firth, mais Randi. Et quand il a consulté les dossiers ADN, il a remarqué que tu n’avais aucun gène commun avec ta prétendue mère. Tu n’étais en aucune façon son enfant génétique. — C’est un mensonge, dit Achille. Tu dis ça pour me provoquer. — Je le dis parce que c’est vrai, dans l’espoir que cela te libérera. Les autres enfants furent retrouvés et rendus à leurs parents. Cinq d’entre eux ne portaient pas ta maladie génétique, ton gigantisme, et tous les cinq sont encore vivants, sur Terre. Bella, Andrew – nommé en mon honneur, je dois le souligner –, Julian, troisième du nom, Petra et Ramon. Trois autres étaient des géants et, bien sûr, ils sont morts aujourd’hui : Ender, Cincinnatus et Carlotta. Tu es le neuvième, l’enfant manquant qu’ils ont renoncé à chercher. Celui qu’ils n’ont jamais eu l’occasion de baptiser. Mais ton nom de famille est Delphiki. Je connaissais tes parents et je les aimais beaucoup. Tu n’es pas le fils d’un monstre, tu es l’enfant de deux personnes parmi les meilleures qui aient jamais vécu. — C’est Julian Delphiki le monstre ! » s’écria Achille, et il s’élança vers Ender. À son étonnement, celui-ci ne fit rien pour l’éviter. Son coup porta franchement et envoya Ender rouler à terre. « Non ! » s’écria Valentine. Ender se releva calmement pour lui faire face. « Tu sais que je te dis la vérité. C’est pour ça que tu es si furieux. — Je suis furieux parce que tu prétends que je suis le fils du meurtrier de mon père ! — Achille de Flandres a assassiné tous ceux qui ont fait preuve de bienveillance envers lui. Une bonne sœur qui a fait opérer sa jambe abîmée. La chirurgienne qui a procédé à l’opération. Une gamine qui l’a accepté quand il était la petite brute la plus pathétique des rues de Rotterdam – il a fait semblant de l’aimer, puis il l’a étranglée et a jeté son corps dans le Rhin. Il a fait sauter la maison dans laquelle vivait ton père, en essayant de le tuer, lui et toute sa famille. Il a kidnappé Petra et tenté de la séduire, mais elle le méprisait. C’est Julian Delphiki qu’elle aimait. Tu es leur fils, né de leur amour et de leur espoir. » Achille se jeta de nouveau sur lui, en un mouvement délibérément maladroit, pour qu’Ender ait tout le temps de le contrer, de le frapper. Mais, là encore, celui-ci ne bougea pas. Il encaissa cette fois un méchant coup de poing dans le ventre et tomba par terre, haletant, secoué de haut-le-cœur. Et il se releva. « Je te connais mieux que tu ne te connais toi-même, dit-il. — Tu es le père du mensonge ! — Ne te donne plus jamais ce nom abominable. Tu n’es pas Achille. Ton père est le héros qui a débarrassé le monde de ce monstre. » Achille le frappa de nouveau – cette fois en s’approchant lentement et en abattant violemment son poing sur le nez d’Ender, le cassant. Du sang jaillit de ses narines et couvrit presque aussitôt sa chemise. Valentine poussa un cri comme Ender trébuchait et tombait à genoux. « Bats-toi, siffla Achille. — Tu ne comprends pas ? répondit Ender. Je ne lèverai jamais la main sur le fils de mes amis. » Achille lui asséna un coup de pied dans la mâchoire, si violent qu’il le renversa. Il ne s’agissait pas d’un combat chorégraphié comme dans une vidéo débile, où le héros et le méchant échangent des coups mortels mais se relèvent pour continuer. Les blessures infligées étaient profondes et réelles. Elles rendaient Ender maladroit et le privaient de son équilibre. Elles en faisaient une cible facile. Il ne va pas me tuer, songea Achille. Cela lui procura un tel soulagement qu’il éclata de rire. Puis il se dit : C’est ce que projetait maman, en fin de compte. Pourquoi me suis-je imaginé que je devais le laisser me tuer ? Je suis le fils d’Achille de Flandres. Son digne fils. Je suis capable de tuer ceux qui le méritent. Je peux mettre fin à cette vie pernicieuse, une fois pour toutes, en vengeant mon père, les reines et ces deux garçons qu’Ender a tués. Achille frappa Ender dans les côtes alors qu’il était étendu sur le dos dans l’herbe. Les os se brisèrent si bien que même Valentine l’entendit. Elle hurla. « Chut, dit Ender. Les choses suivent leur cours. » Puis il roula sur le côté – en grimaçant, avec un petit cri de douleur. Pourtant il parvint d’une façon ou d’une autre à se relever. Sur quoi, il mit les mains dans ses poches. « Tu peux détruire les vidéos que tu enregistres, dit-il. Personne ne saura que tu m’as assassiné. On ne croira pas Valentine. Tu pourras donc plaider la légitime défense. Tout le monde y croira – tu les as si bien fait me haïr et me craindre. Évidemment que tu as été obligé de me tuer pour sauver ta peau. » Ender avait envie de mourir ? Maintenant ? Aux mains d’Achille ? « Quel jeu joues-tu ? demanda l’adolescent. — Celle que tu prends pour ta mère t’a élevé pour que tu venges l’amant de ses fantasmes, celui qui n’est pas ton père. Fais-le, fais ce pour quoi elle t’a élevé, sois ce qu’elle a projeté pour toi. Mais je ne lèverai pas la main contre le fils de mes amis, si mal informé sois-tu. — Alors c’est toi l’imbécile, dit Achille. Parce que je vais le faire. Pour mon père, et ma mère, pour ce pauvre gamin, Stilson, et Bonzo Madrid, et les Formiques et toute l’espèce humaine. » Achille se mit à le rosser pour de bon, cette fois. Encore un coup dans le ventre. Un autre au visage. Deux de plus alors qu’il gisait immobile. « C’est ça que tu as fait à Stilson ? demanda-t-il. Le frapper encore et encore – c’est ce que le rapport disait. — Fils. De mes amis. — Pitié », supplia Valentine. Pourtant elle ne fit pas un geste pour l’arrêter, et elle n’alla pas chercher de secours. « Maintenant, l’heure est venue pour toi de mourir. » Un coup de pied dans la tête ferait l’affaire. Sinon, il en donnerait deux. Le cerveau humain ne supportait pas qu’on le malmène de cette façon à l’intérieur du crâne. La mort, ou de telles séquelles cérébrales que ça reviendrait au même. Voilà comment la vie d’Ender le Xénocide finirait. Il s’approcha du corps sans réaction de Wiggin. Les yeux le fixaient à travers le sang qui coulait encore de son nez cassé. Mais pour une raison obscure, malgré la rage brûlante qui martelait sa tête, Achille ne le frappa pas. Il resta planté, immobile. « Le fils d’Achille le ferait », murmura Ender. Pourquoi est-ce que je ne le tue pas ? Suis-je un lâche, en fin de compte ? Suis-je si indigne de mon père ? Ender a raison – mon père l’aurait tué parce que c’était nécessaire, sans scrupule, sans hésiter ainsi. À cet instant, il comprit le sens réel des paroles d’Ender. Sa mère avait été abusée. On lui avait dit que son bébé était celui d’Achille de Flandres. Elle lui avait menti pendant l’enfance en lui répétant qu’il était son fils, mais elle n’était que mère porteuse. Il la connaissait suffisamment pour savoir que les histoires qu’elle racontait avaient davantage à voir avec ce qu’elle avait besoin de croire qu’avec la réalité. Pourquoi n’était-il pas parvenu à la conclusion évidente : que tout ce qu’elle disait n’était que mensonge ? Parce qu’elle ne se relâchait jamais, pas un seul instant. Elle façonnait son monde et ne laissait aucune preuve du contraire faire surface. De la même façon que les professeurs avaient manipulé les enfants qui avaient mené la guerre pour eux. Achille le savait, il l’avait toujours su. Ender Wiggin avait gagné une guerre qu’il ignorait avoir menée ; il avait exterminé une espèce qu’il prenait pour une simulation informatique. Tout comme j’ai cru qu’Achille de Flandres était mon père, que je portais son nom et que je me devais d’accomplir son destin ou de venger sa mort. Entourez un enfant de mensonges, il s’y accroche comme à un ours en peluche, comme à la main de sa mère. Et plus laid, plus sombre est le mensonge, plus il doit l’intérioriser pour pouvoir le supporter. Ender disait préférer mourir plutôt que lever la main sur le fils de ses amis. Et ce n’était pas un malade mental comme la mère d’Achille. Achille. Il ne s’appelait pas Achille. C’était le fantasme de sa mère. Tout cela n’était que le fantasme de sa mère. Il savait bien qu’elle était folle, et pourtant il vivait dans son cauchemar à elle et modelait sa vie pour le réaliser. « Comment est-ce que je m’appelle ? » murmura-t-il. Par terre, à ses pieds, Ender répondit tout bas : « Je sais pas. Delphiki. Arkanian. Leur visage. Dans le tien. » Valentine était à côté d’eux. « S’il vous plaît, dit-elle, c’est terminé maintenant ? — Je savais, souffla Ender. Le fils de Bean. De Petra. Ne pouvait pas. — Ne pouvait pas quoi ? Il t’a cassé le nez. Il aurait pu te tuer. — J’allais le faire », répondit Achille. Puis l’énormité de la chose le submergea. « J’allais l’achever d’un coup de pied à la tête. — Et cet imbécile t’aurait laissé faire. — Une chance, dit Ender. Sur cinq. Me tuer. Bonne côte. — S’il te plaît, dit Valentine. Je suis incapable de le porter. Amène-le chez le médecin. S’il te plaît. Tu es assez fort pour cela. » Ce n’est qu’en se baissant pour soulever Ender qu’il vit comme il avait abîmé ses propres mains tant il avait frappé fort. Et s’il meurt ? S’il meurt malgré tout, alors que je ne souhaite plus sa mort ? Il transporta Ender au plus vite mais prudemment sur le sol inégal, et Valentine dut trotter pour ne pas être distancée. Ils arrivèrent à la porte du médecin bien avant l’heure de son départ pour la clinique. Il jeta un regard à Ender et le fit porter aussitôt à l’intérieur pour un examen d’urgence. « Je vois bien qui a perdu, dit le médecin. Mais qui a gagné ? — Personne, répondit… Achille. — Il n’y a pas la moindre trace sur toi », fit remarquer l’homme. Il tendit les mains. « Voici les traces, dit-il. C’est moi le responsable. — Il ne t’a même pas touché. — Il n’a pas essayé. — Et tu as continué à le frapper ? De cette façon ? Quel genre de… » Mais le médecin retourna à sa tâche, découpant les vêtements d’Ender, jurant tout bas à la vue des énormes hématomes sur les côtes et le ventre, tâtant les os cassés. « Quatre côtes. Et des fractures multiples. » Il leva de nouveau les yeux vers Achille, le visage empreint de dégoût cette fois. « Sors de chez moi. » Achille fit mine de partir. « Non, dit Valentine. Tout cela faisait partie de son plan. » Le docteur renifla d’un air sceptique. « C’est ça, il avait projeté sa rossée. — Ou sa mort, répondit la jeune femme. Quoi qu’il advienne, il était content. — C’est moi qui avais un plan, intervint Achille. — C’est ce que tu croyais, dit Valentine. Il t’a manipulé dès le début. C’est un talent familial. — Ma mère me manipulait, fit Achille. Mais je n’étais pas obligé de la croire. C’est moi le responsable. — Non, Achille, insista Valentine. C’est l’éducation que t’a donnée ta mère. Les mensonges qu’Achille lui a racontés. Toi… tu t’es arrêté. » Achille sentit un sanglot le secouer et il tomba à genoux. « Je ne sais plus comment m’appeler, maintenant, dit-il. Je déteste le nom qu’elle m’a appris. — Randall ? demanda le médecin. — Non… — Il s’appelle Achille. Enfin, elle l’appelle par ce nom. — Comment puis-je… réparer ça ? — Pauvre garçon. C’est ce qu’Ender a passé les dernières années à chercher lui-même. Je crois qu’il s’est servi de toi pour obtenir une réponse partielle. Je crois qu’il t’a poussé à lui infliger la correction que Stilson et Bonzo Madrid avaient tous les deux en tête. La seule différence, c’est que tu es le fils de Julian Delphiki et Petra Arkanian, et il y a donc quelque chose tout au fond de toi qui ne peut se rendre coupable de meurtre – de sang-froid ou non. Ou peut-être cela n’a-t-il rien à voir avec tes parents. C’est peut-être d’avoir été élevé par une mère que tu savais malade mentalement et d’avoir de la compassion pour elle – une compassion telle que tu n’as jamais pu remettre en cause son monde fantasmé. Ou peut-être est-ce ton âme. Cette chose que Dieu a emballée dans un corps et transformée en homme. Quoi qu’il en soit, toi, tu t’es arrêté. — Arkanian Delphiki, dit-il. — Ce serait un beau nom, fit Valentine. Docteur, mon frère va-t-il survivre ? — Il a pris des coups à la tête. Regardez ses yeux. Il a une grave commotion cérébrale. Peut-être pire. Nous devons l’amener à la clinique. — Je vais le porter », fit… pas Achille… Arkanian. Le médecin grimaça. « Laisser l’agresseur porter la victime ? Mais je ne veux pas attendre quelqu’un d’autre. Quel horaire affreux pour vous affronter… en duel ? » Tandis qu’ils se dirigeaient à pied vers la clinique, quelques passants matinaux les dévisagèrent d’un air interrogateur ; une femme s’approcha même, mais le médecin l’écarta d’un geste. « Je voulais qu’il me tue, dit Arkanian. — Je sais, répondit Valentine. — Ce qu’il a fait à ces autres gamins… Je pensais qu’il recommencerait. — Il voulait que tu croies qu’il réagirait. — Et puis ce qu’il a raconté. Le contraire de tout. — Mais tu l’as cru. Tu as tout de suite su que c’était vrai. — Oui. — Ça t’a rendu furieux. » Arkanian émit un son à mi-chemin entre le gémissement et le hurlement. Il ne l’avait pas prévu ; il ne le comprenait pas. Comme un loup hurle à la lune, il savait juste que ce son était en lui et devait sortir. « Mais tu n’as pas pu le tuer, dit-elle, parce que tu n’es pas bête au point de croire qu’on peut se cacher de la vérité en tuant le messager. — Nous sommes arrivés, déclara le médecin. Et j’ai du mal à croire que vous rassuriez celui qui a passé votre frère à tabac. — Ah, vous ne saviez pas ? répondit Valentine. Mon frère est Ender le Xénocide : il mérite tout ce qu’on lui inflige. — Personne ne mérite ça. — Comment puis-je réparer ? » dit Arkanian. Et cette fois, il ne parlait pas des blessures d’Ender. « Tu ne peux pas. Et c’était déjà là, en germe dans ce livre, La Reine. Si tu ne l’avais pas dit, un autre l’aurait fait. Dès que l’espèce humaine a compris qu’exterminer les reines était une tragédie, il fallait trouver quelqu’un à qui faire porter le chapeau, pour que nous autres puissions être absous. Cela serait arrivé sans toi. — Mais ce n’est pas arrivé sans moi. Je dois dire la vérité, je dois reconnaître que j’ai… — Non, coupa-t-elle. Tu dois vivre ta vie. La tienne. Et Ender vivra la sienne. — Et vous ? s’enquit le médecin, l’air plus cynique encore qu’avant. — Oh, je vivrai celle d’Ender aussi. Elle est beaucoup plus intéressante que la mienne. » CHAPITRE VINGT-TROIS À : adelphiki%Gange@LigueCol.adm, pwiggin%ret@OPLT.adm De : awiggin%Gange@LigueCol.adm/voy Sujet : Arkanian Delphiki, contemple ta mère. Petra, contemple ton fils. Chère Petra, cher Arkanian, Par bien des côtés trop tard, mais, par celui qui compte, juste à temps. Le dernier de tes enfants, Petra ; ta vraie mère, Arkanian. Je le laisse te raconter son histoire, et tu pourras lui dire la tienne. Graff a effectué les tests génétiques il y a bien longtemps, et il n’y a aucun doute. Il ne t’en a jamais parlé parce qu’il ne pouvait pas vous rassembler, et je crois qu’il pensait que cela te rendrait seulement malheureuse. Il avait peut-être raison, mais je crois que tu mérites de connaître cette tristesse, s’il s’agit bien de cela, car elle t’appartient de droit. Voilà ce que la vie vous a fait à tous les deux. Maintenant, voyons ce que chacun de vous fait pour la vie de l’autre. Laisse-moi te dire ceci toutefois, Petra. C’est un bon garçon. Malgré la folie de son éducation, au moment critique, il s’est comporté comme le fils de Bean et le tien. Il ne connaîtra jamais son père, à part à travers toi. Mais, Petra, j’ai vu en lui ce que Bean était devenu. Un corps de géant. Un bon cœur. En attendant, je poursuis mon voyage, mes amis. C’est ce que je projetais déjà, Arkanian. J’ai une autre mission. Tu ne m’as pas détourné de ma trajectoire. Sauf qu’on ne me laissera pas entrer en stase à bord tant que mes blessures ne seront pas guéries : on ne guérit pas en stase. Avec tout mon amour, Andrew Wiggin. Dans sa petite maison qui donnait sur la côte sauvage irlandaise, dans le Donegal, non loin de Doonalt, un vieil homme affaibli arrachait les mauvaises herbes, à genoux dans son jardin. O’Connor arriva en glisseur pour livrer les provisions et le courrier, et le vieillard se leva lentement pour le recevoir. « Entrez, dit-il. Il y a du thé. — Peux pas rester, répondit O’Connor. — Vous ne pouvez jamais. — Ah, monsieur Graff, c’est bien vrai. Je ne peux jamais rester. Mais ce n’est pas faute de vouloir. Il y a beaucoup de maisons qui attendent que je leur apporte la même chose qu’à vous. — Et nous n’avons rien à nous dire », dit Graff en souriant. Non, en riant en silence, sa poitrine frêle se soulevant avec difficulté. « Parfois on n’a rien besoin de dire, fit l’autre. Et parfois on n’a pas le temps pour un thé. — Avant, j’étais gros. Vous y croyez ? — Et moi, j’étais jeune homme, répondit O’Connor. Ça, personne ne le croit. — Voilà, dit Graff, nous avons eu une conversation, en fin de compte. » O’Connor se mit à rire – mais il ne resta pas après avoir aidé à ranger les commissions. Graff était donc seul quand il ouvrit la lettre de Valentine Wiggin. Il lut son récit comme s’il l’entendait de la voix de la jeune fille – c’était son talent d’écrivain, maintenant qu’elle avait quitté le rôle du Démosthène que Peter lui avait fait créer et qu’elle était devenue elle-même, même si elle se servait encore de ce nom pour publier ses histoires. Cette histoire-là, elle ne la publierait jamais. Graff en était le seul lecteur, il le savait. Et comme il continuait à perdre du poids, lentement mais sûrement, et qu’il faiblissait sans cesse, il trouvait bien dommage qu’elle ait passé tant de temps à mettre des souvenirs dans un cerveau qui ne les garderait que bien peu avant de tous les laisser rejoindre la terre. Toutefois elle l’avait fait pour lui, et il était heureux de recevoir son courrier. Il lut le récit de la lutte entre Ender et Quincy Morgan sur le vaisseau, et l’histoire de la pauvre fille qui croyait l’aimer. Celle des scarabées d’or, dont Ender lui avait parlé – mais la version de Valentine faisait aussi appel à des entretiens avec d’autres, de sorte qu’elle incluait des détails qu’Ender ignorait ou avait tus à dessein. Et puis Gange. Virlomi paraissait avoir bien tourné. C’était un soulagement. Elle faisait partie des grands ; son héritage avait été réduit en cendres à cause de sa fierté, certes, mais pas avant qu’elle ait à elle seule enseigné à son peuple comment se libérer d’un conquérant. Enfin, Ender et Randall Firth, qui autrefois s’appelait Achille et répondait désormais au nom d’Arkanian Delphiki. À la fin, Graff hocha la tête puis brûla la lettre. Elle le lui avait demandé, parce qu’Ender ne voulait pas en voir un exemplaire se promener sur Terre. « Mon but est d’être oublié », disait-il d’après elle. Peu de chances, bien que Graff ne pût prédire si on se souviendrait de lui en bien ou en mal. « Il pense avoir enfin reçu la correction que Stilson et Bonzo voulaient lui donner, dit-il à la théière. Ce gamin est un idiot, malgré sa cervelle. Stilson et Bonzo ne se seraient pas arrêtés. Ils n’étaient pas comme le fils de Bean et Petra. C’est ce qu’Ender doit comprendre. Le mal existe réellement dans le monde, la méchanceté, et la bêtise sous toutes ses formes. La mesquinerie, la cruauté et… Je ne sais même pas dans quelle catégorie me ranger. » Il caressa la théière. « Il n’y a même pas âme pour m’écouter parler. » Il prit une gorgée de sa tasse avant que le sachet ait bien infusé. Son thé n’était pas fort, mais cela ne le dérangeait pas. Il n’y avait pas grand-chose qui le dérangeait, dernièrement, tant qu’il continuait à inspirer et expirer sans souffrir. « Je vais le dire quand même. Pauvre idiot. Le pacifisme ne marche que face à un ennemi qui ne supporte pas de tuer des innocents. Combien de fois a-t-on la chance de tomber sur un adversaire comme ça ? » Petra Arkanian Delphiki Wiggin rendait visite à son fils Andrew, sa femme Lani et leurs deux plus jeunes enfants, les derniers à vivre encore chez eux, quand la lettre d’Ender arriva. Elle entra dans la pièce où la famille jouait aux cartes le visage baigné de larmes, tendant la lettre sans pouvoir parler. « Qui est mort ? » s’écria Lani. Mais Andrew alla jusqu’à sa mère et la serra fort dans ses bras. « Ce n’est pas du chagrin, Lani. C’est de la joie. — Comment le sais-tu ? — Maman fait de la casse quand elle est malheureuse, et cette lettre est juste humide et froissée. » Petra lui donna une petite tape, mais il la fit rire suffisamment pour lui permettre de parler. « Lis à voix haute, Andrew. Lis à voix haute. Notre dernier petit garçon est retrouvé. Ender l’a trouvé pour moi. Oh, si seulement Julian pouvait savoir ! Si seulement je pouvais à nouveau parler à Julian ! » Puis elle pleura encore un peu, jusqu’à ce qu’il se mette à lire. La lettre était très courte. Mais Andrew et Lani, parce qu’eux-mêmes avaient des enfants, comprirent exactement ce qu’elle représentait pour Petra, et ils se joignirent à ses larmes, jusqu’à ce que les adolescents quittent la pièce, écœurés, en disant : « Appelez-nous quand vous aurez retrouvé le contrôle de vos nerfs ! — Nul ne contrôle rien, répondit Petra. Nous sommes tous des mendiants au pied du trône du destin. Mais parfois il fait preuve de miséricorde ! » Parce qu’il n’emmenait pas Randall Firth en exil, le vaisseau spatial n’était pas obligé de retourner sur Éros par le chemin le plus direct. Cela rajoutait quatre mois au voyage subjectif – six ans en temps réel – mais cela se fit en concertation avec la F. I., et le commandant n’y voyait pas d’objection. Il déposerait ses passagers où ils le souhaitaient, car même si personne au QG de la F. I. ne comprenait qui étaient Andrew et Valentine Wiggin, le commandant savait. Il justifierait le détour auprès de ses supérieurs. Quant à son équipage, il avait débuté en même temps que lui, se rappelait lui aussi et n’y voyait pas davantage d’objection. Dans leur cabine, Valentine soigna Ender tout en rédigeant les pages de son histoire de la colonie de Gange. « J’ai lu ta lettre idiote, dit-elle un jour. — Laquelle ? J’en écris tant. — Celle que je ne devais voir que si tu mourais. — Pas ma faute si le docteur m’a placé sous anesthésie générale pour remettre mon nez et les bouts d’os brisés en place. — J’imagine que tu veux que j’oublie ce que j’ai lu. — Pourquoi pas ? J’ai oublié, moi. — C’est faux, dit-elle. Tous ces voyages ne te servent pas seulement à te cacher de ton infamie, n’est-ce pas ? — Je profite aussi de la compagnie de ma sœur, la fouineuse professionnelle. — Cette valise… Tu cherches un endroit où tu pourras l’ouvrir. — Val, fit Ender, est-ce que je te pose des questions ? — Tu n’as pas besoin. Mes projets sont simples : je compte te suivre partout jusqu’à en avoir assez. — Quoi que tu croies savoir, dit Ender, tu as tort. — Eh bien, tant que c’est expliqué si clairement. » Puis, un peu plus tard : « Val, tu sais ? J’ai cru un instant qu’il allait vraiment me tuer. — Oh, pauvre petit. Tu as dû être accablé de te rendre compte que tu avais misé sur la mauvaise issue. — Je croyais que si on en arrivait là, si je savais que j’allais mourir, j’en serais soulagé. Rien ne serait plus mon problème. Quelqu’un d’autre pourrait nettoyer mon bazar. — Oui, moi. Je te suis très reconnaissante d’avoir tout voulu me refourguer. — Mais quand il est revenu pour m’achever… Il envisageait manifestement un ou deux coups de pied à la tête, et mon cerveau était déjà si embrumé, si commotionné que je savais que ce serait la fin. Quand il s’est dirigé vers moi, je n’ai ressenti aucun soulagement. Je voulais me lever. Je l’aurais fait si j’avais pu. — Et tu te serais enfui, si tu avais un peu de jugeote. — Non, Val, fit-il tristement. Je voulais me lever et le tuer le premier. Je ne voulais pas mourir. Peu importe ce que je croyais mériter, la paix ou du moins l’oubli que je pensais y trouver. Je n’avais rien de tout ça en tête à ce moment-là. Rien que : vivre, vivre, quoi qu’il en coûte. Même s’il faut tuer pour y arriver. — Oh, tu viens de découvrir l’instinct de survie. Mais tout le monde est au courant depuis des lustres. — Il y a des gens qui n’ont pas cet instinct, pas de la même façon, protesta Ender, et on leur donne des médailles pour s’être jetés sur des grenades ou dans une maison en feu pour sauver un bébé. À titre posthume, certes. Mais toutes sortes d’honneurs. — Ils ont aussi cet instinct, dit Valentine. Simplement, ils attachent plus d’importance à autre chose. — Moi pas. Je n’attache pas plus d’importance à autre chose. — Ender, tu l’as laissé te tabasser jusqu’à ce que tu ne sois plus capable de l’affronter. Tu ne t’es pas autorisé à ressentir cet instinct de survie avant de savoir que tu ne pouvais plus lui faire de mal. Alors épargne-moi ton couplet comme quoi tu es toujours le garçon diabolique qui a tué ces autres gamins. Tu as prouvé que tu pouvais gagner en perdant délibérément. Terminé. Assez. S’il te plaît, ne cherche plus la bagarre à moins d’avoir l’intention de vaincre. D’accord ? C’est promis ? — Je ne promets rien, dit Ender. Mais j’essaierai de ne pas me laisser tuer. J’ai encore à faire. » POSTFACE Je n’avais pas l’intention que ce livre prenne cette direction. J’étais censé rédiger quelques chapitres pour faire passer Ender d’Éros à Shakespeare puis Gange. Mais je me suis rendu compte que tous les événements qui préparaient la confrontation sur Gange prenaient place avant et, à ma propre consternation, je me suis retrouvé avec un roman dont l’action se déroule essentiellement entre les chapitres quatorze et quinze de La Stratégie Ender. Mais en l’écrivant j’ai su que c’était la véritable histoire, et une histoire qui manquait jusque-là. La guerre prend fin. On rentre à la maison. Puis on fait face à tout ce qui s’est passé pendant le conflit. Sauf qu’Ender n’a pas le droit de rentrer chez lui. Il doit aussi faire face à cela. Pourtant rien de tout cela ne « manquait » au roman de départ, pas plus qu’il ne manquait quoi que ce soit à la nouvelle avant la rédaction du roman. Si, à la fin du chapitre quatorze, nous avions eu L’Exil, aucune des deux histoires n’aurait fonctionné. D’une part, L’Exil est aussi plus ou moins une suite à L’Ombre du géant – c’est là que l’histoire de Virlomi, de Randi et d’Achille/Randall/Arkanian sont laissées en suspens, en attente d’une résolution. De l’autre, La Stratégie Ender se termine comme elle doit. L’histoire que vous venez de lire fonctionne mieux telle qu’elle est ici : dans un livre distinct. Celui du soldat après la guerre. Mais il y avait un tout petit problème. Quand j’ai écrit le roman La Stratégie Ender en 1984, je me suis exclusivement attaché, dans le chapitre quinze, à préparer le terrain pour La Voix des morts. Je n’avais aucune idée qu’une suite s’insérerait entre ces deux livres. J’ai donc été négligent et cavalier dans la façon dont j’ai raconté le séjour d’Ender sur la première colonie. Si négligent que j’ai complètement oublié que sur toutes les planètes formiques sauf la dernière, il devait y avoir des pilotes et des équipages humains encore en vie. Où iraient-ils ? Évidemment, ils commenceraient à coloniser les mondes formiques. Et ceux qui les avaient envoyés auraient au moins envisagé cette éventualité et choisi des gens dont les compétences seraient sans doute nécessaires. Par conséquent, si l’essentiel du chapitre quinze de La Stratégie Ender est tout à fait exact, les détails et la chronologie ne le sont pas. Ils ne correspondent pas à ce qu’ils auraient dû être à l’époque, et sûrement pas à ce qu’ils ont besoin d’être aujourd’hui. Depuis la rédaction de ce chapitre, j’ai écrit des nouvelles comme « Conseiller financier » (in Premières rencontres), où Ender rencontre Jane (un personnage principal de La Voix des morts) alors qu’il atteint la majorité légale sur une planète du nom de Sorelledolce ; mais cela contredisait la chronologie mentionnée dans La Stratégie Ender. L’un dans l’autre, j’ai compris que c’était le chapitre quinze qui était erroné, et non les histoires ultérieures, qui tenaient compte de davantage de détails et développaient mieux le récit. Pourquoi devrais-je être coincé aujourd’hui par des décisions prises inconsidérément il y a vingt-quatre ans ? Ce que j’ai écrit depuis est juste ; ces détails contradictoires mais négligeables du roman d’origine sont faux. J’ai donc réécrit le chapitre quinze de La Stratégie Ender et il y aura à l’avenir une édition du roman incluant ce chapitre révisé. En attendant, le texte est en ligne en anglais pour quiconque a déjà acheté ou achète un numéro de mon magazine Orson Scott Card’s InterGalactic Medicine Show (oscIGMS.com). Je l’ai lié à ce magazine parce que chaque numéro contient une histoire dans l’univers d’Ender. Mon espoir est que si vous achetez un numéro afin de lire le chapitre révisé, vous regarderez aussi toutes les nouvelles proposées dans ce numéro et découvrirez l’excellent groupe d’auteurs que nous publions. Mais soyez assurés que rien de capital n’est modifié dans ce chapitre. Vous ne ratez rien en ne le lisant pas. En réalité, l’objectif principal de ce chapitre révisé consiste à éviter qu’on m’écrive à propos de contradictions entre la première version du chapitre quinze et ce roman. Si vous voulez bien me croire sur parole quant à la résolution de toutes ces contradictions, par conséquent, vous n’avez pas besoin de le consulter en ligne. En préparant ce roman, j’ai dû m’aventurer à nouveau en territoire connu. Non seulement je devais le faire coller avec La Stratégie Ender (quand c’était possible), mais cette histoire devait aussi respecter toutes les décisions désinvoltes que j’avais prises dans La Stratégie de l’ombre, L’Ombre de l’Hégémon, Les Marionnettes de l’ombre, L’Ombre du géant, La Voix des morts, Xénocide et Les Enfants de l’esprit, sans parler des nouvelles. Je n’avais ni le temps ni l’envie de relire tous ces livres. Je n’aurais réussi qu’à déprimer en remarquant tout ce que je voudrais changer dans ces romans aujourd’hui, étant devenu un meilleur auteur, ou du moins plus expérimenté. Heureusement, j’ai reçu l’aide de gens qui ont lu ma prose plus soigneusement et plus récemment que moi. En tout premier lieu, Jake Black a rédigé il y a peu The Ender’s Game Companion, un guide de l’univers d’Ender dans lequel il traite de tous les événements, personnages, lieux et situations présentés dans les romans et les nouvelles. Il a été consultant sur ce roman (comme il l’est pour l’adaptation chez Marvel Comics de La Stratégie Ender) et a tout contrôlé. En préparant son livre, il a également reçu l’aide d’Ami Chopine, elle-même écrivain, qui est aussi la mère supérieure et/ou nounou de PhiloticWeb.Net (un forum pour les inconditionnels d’Ender), et Andy Wahr (alias « Hobbes » sur mon propre site Internet, Hatrack.com), qui m’ont aussi directement aidé en répondant à beaucoup de questions que je me posais en préparant ce roman. J’espère ne jamais avoir à écrire de livre dans l’univers d’Ender sans leur aide, et entre-temps, je les compte au nombre de mes amis. J’ai aussi l’avantage d’avoir une communauté de gens sympathiques et d’amis sur http ://www.hatrack.com, que j’exploite impitoyablement. Quand j’ai entrepris d’écrire L’Exil, j’avais besoin de certaines réponses. Si je n’avais jamais traité telle question dans aucun des romans, je devais le savoir ; dans le cas contraire, il me fallait savoir ce que j’avais dit de façon à éviter de me contredire. Voici la requête que j’ai postée sur hatrack.com à l’époque : Je ne me fie pas à ma mémoire concernant le détail de La Stratégie Ender et de la série des Ombres, et je crains de contredire certains points de l’univers de La Stratégie en rédigeant L’Exil. Quelqu’un peut-il m’aider sur les questions suivantes ? 1. Qui a décidé qu’Ender ne devait pas rentrer sur Terre et pourquoi ? Peter était impliqué, mais je crois qu’il invoque des motifs différents de ceux que Valentine et/ou le narrateur de La Stratégie mentionnent. 2. Je crois qu’il y a déjà une contradiction entre La Stratégie et la série des Ombres (L’Ombre du géant ?) sur les circonstances entourant la nomination d’Ender au poste de gouverneur et l’identité du commandant du vaisseau colonial. Mais a-t-elle déjà été pleinement résolue ? Plus précisément : Mazer a été annoncé comme commandant du vaisseau mais n’est finalement pas parti ? Je me souviens que cela a été résolu dans une conversation avec Han Tzu (après que des citoyens d’Hatrack m’ont aidé en soulignant cette contradiction !) Je fais référence au dernier chapitre de La Stratégie, mais je ne peux pas me permettre d’aller rechercher tous les détails des quatre livres de la série des Ombres ou toute autre référence ailleurs dans la série d’Ender. Je vous serai reconnaissant pour tout ce que vous pourrez me rappeler de cette période – à partir de la fin de la dernière bataille d’Ender jusqu’à l’arrivée sur sa nouvelle colonie, pas uniquement ce qui arrive à Ender, mais aussi à Peter et Valentine, Mazer et Graff, et le monde au sens large. J’ai reçu des réponses précieuses à ce cri du cœur, de la part de C. Porter Bassett, Jamie Benlevy, Chris Wegford, Marc Van Pelt, Rob Taber, Steven R. Beers, Shannon Blood, Jason Bradshaw, Lloyd Waldo, Simeon Anfinrud, Jonathan Barbee, Adam Hobart, Beau Pearce et Robert Prince. Merci à eux tous de s’être replongés dans les romans afin de trouver les réponses à mes questions. Qui plus est, Clinton Parks a découvert un problème auquel je n’avais même pas songé et a envoyé ce courrier à mon équipe : Je sais que vous l’avez probablement déjà relevé, mais je voulais le signaler, juste au cas où. Vous souvenez-vous qu’il y a eu une discussion dans L’Ombre du géant au cours de laquelle le nom de la première colonie est donné comme étant Shakespeare ? Cela m’est resté parce que je me suis demandé pourquoi Ender irait donner ce nom à sa colonie. Bref, je voulais juste être vigilant et vous envoyer un petit rappel. Amitiés. Il s’agissait en fait d’une véritable contradiction – j’ai écrit ailleurs que la première colonie était baptisée Rov. C’est parce que, lors de la rédaction de ces autres romans, je n’avais pas à ma disposition une communauté de lecteurs généreux, ou je n’avais pas pensé à solliciter leur aide comme je l’aurais dû, finissant par trouver de nouvelles idées sympathiques pour des choses que j’avais déjà traitées dans des livres précédents mais que j’avais oubliées entre-temps. Ce détail-là aussi, je l’ai résolu. J’ai été autrefois correcteur d’épreuves professionnel. Je sais d’expérience que même les lecteurs les plus attentifs et les plus brillants, travaillant en équipe pour détecter les erreurs des autres, manquent encore des détails. Un monde aussi complexe que celui-ci, qui abrite autant d’histoires, contient forcément d’autres contradictions qui n’ont pas encore été remarquées. Merci de poster celles que vous découvririez (sauf celles ayant trait à l’ancien chapitre quinze de La Stratégie Ender) sur hatrack.com, et je trouverai peut-être le moyen de les régler plus tard. Ou prenez l’affaire en philosophe, et comprenez que s’il s’agissait réellement de récits historiques ou de biographies au lieu d’œuvres de fiction, il y aurait quand même des contradictions en eux – car même dans les comptes rendus factuels de la réalité, il se glisse des erreurs et des discordances. Rares sont les événements historiques relatés à l’identique par tous les témoins. Alors faites comme si les contradictions restantes résultaient d’erreurs de transmission historique. Même si cette « histoire » est celle d’événements situés des centaines d’années dans le futur. En plus de ces amis serviables, j’ai soumis mes chapitres à mesure que je les écrivais à mon équipe habituelle d’amis d’une infinie patience. Recevoir un roman par petits bouts est une vieille tradition – les inconditionnels de Charles Dickens ont toujours dû lire ses romans publiés par épisodes dans le journal. Mais recevoir un chapitre à quelques jours d’intervalle et devoir réagir vite parce que j’ai un programme d’écriture très serré, voilà qui est plus exigeant que je ne devrais l’être avec mes amis. Jake Black a, pour la première fois, fait partie de ces premiers lecteurs, afin de mettre à profit sa connaissance encyclopédique de l’univers d’Ender. Kathryn H. Kidd, ma collaboratrice d’une patience à toute épreuve sur la suite (très en retard, et ce entièrement par ma faute) de Lovelock, intitulée Raspoutine, est aussi l’une de mes premières lectrices depuis des années. Quant à Erin et Phillip Absher, ils jouent ce rôle depuis longtemps, et Phillip a le mérite de m’avoir fait jeter à la corbeille plusieurs chapitres pour suivre un élément d’intrigue que je n’avais pas jugé digne d’intérêt et dont il m’a convaincu qu’il se trouvait au cœur de l’histoire. Il avait raison, j’avais tort, et mon livre n’en a été que meilleur. Cette fois-ci, heureusement, il ne m’a pas fait réécrire des pans entiers de mon roman. Mais ses encouragements, ceux d’Erin, Kathy et Jake m’ont aidé à sentir que je racontais une histoire qui valait le temps que je lui consacrais. Ma toute première lectrice, toutefois, demeure mon épouse, Kristine, qui porte à elle seule le poids de la famille quand je suis en phase d’écriture. Ses suggestions lui paraissent peut-être minimes, mais elles sont considérables pour moi, et si elle a le moindre doute, je réécris jusqu’à ce qu’ils s’évaporent. Kristine et notre plus jeune enfant, Zina, la dernière encore à la maison, doivent supporter un père qui hante la maison comme un fantôme distrait et irritable pendant l’écriture d’un roman. Mais nous avons ces soirées passées devant American Idol et So You Think You Can Dance[2], où nous habitons bel et bien le même univers ensemble pendant une heure ou deux. J’ai aussi reçu l’aide de Kathleen Bellamy, directrice de rédaction de The InterGalactic Medicine Show – qui ne lit pas mes livres avant le stade du bon à tirer, où elle les aborde pour la première fois, en tant qu’ultime relectrice avant qu’ils ne partent chez l’imprimeur. Cela fait d’elle notre dernière ligne de défense. Quant à notre webmestre et responsable TIC, Scott Allen, il assure la pérennité de Hatrack et oscIGMS pour que j’aie les moyens de faire appel à toute cette communauté. Sur ce roman, Beth Meacham, mon éditrice chez Tor, a joué un rôle plus important que je ne le demande d’habitude à mes éditeurs. Parce que ce livre était si particulier – en ce qu’il venait s’insérer entre deux autres et empiéter sur mon roman le plus populaire – je ne souhaitais pas m’engager avant qu’elle m’ait assuré que Tor voulait bel et bien le publier ! Ses suggestions et mises en garde avisées m’ont aidé à toutes les étapes de la conception et de l’écriture. Je remercie également les membres de l’équipe de fabrication de Tor pour les sacrifices qu’ils ont dû consentir parce que j’ai rendu ce manuscrit très en retard. S’il est malgré tout paru dans les temps, c’est grâce à leurs heures supplémentaires et leur souci de la qualité. Même dans la précipitation, ils font leur travail avec fierté et je me retrouve avec un livre dont je peux être fier. Où serais-je si d’autres bonnes âmes ne compensaient pas mes carences ? Le personnage d’Ender tel qu’il est décrit dans le roman d’origine tenait par certains côtés de mon fils Geoffrey, qui avait cinq, six ans à l’époque de sa rédaction. Il en a aujourd’hui trente et il est père de deux enfants (grâce aux bons offices de son épouse, née Heather Heavener). À mon grand soulagement, Geoffrey n’a jamais été appelé à servir son pays au front. En me penchant sur l’expérience qu’avait pu vivre Ender, par conséquent, je me suis beaucoup reposé sur mes lectures, bien sûr, mais aussi sur ma correspondance et des conversations avec des hommes et femmes qui ont servi notre pays en Afghanistan, en Irak et en d’autres lieux troublés où nous avons assumé notre responsabilité de seule nation assez puissante pour aider des peuples opprimés à lutter contre la tyrannie, et prête à le faire. Vous portez un fardeau pour nous tous, et je vous salue. Je pleure ceux qui sont tombés ou qui, ayant survécu malgré des blessures terribles ou le cœur brisé, sont privés de l’avenir dont ils avaient rêvé. En tant que citoyen des États-Unis, je porte une part de responsabilité pour vous avoir envoyés là où vous êtes allés, et certainement pour en avoir tiré les bénéfices. Comme Ender, je ne savais peut-être pas ce qu’on sacrifiait en mon nom, mais je reconnais le lien que nous partageons. Et pour ceux d’entre vous qui paraissent entiers après avoir servi sous les drapeaux, mais qui portent en eux des changements que nul ne voit et des souvenirs que nul ne partage, je ne peux qu’espérer avoir représenté fidèlement à travers Ender Wiggin un peu de ce que vous vous rappelez, ressentez et pensez. FIN * * * [1] Ender signifie « qui termine » (en l'occurrence, sa fratrie), et Ended « terminé » (N.d.T). [2] American Idol est une émission télévisée de radio-crochet, équivalent américain de « La nouvelle star » ; So You Think You Can Dance est son pendant pour la danse (N.d.T).