Noël 1511 Il n’était pas prévu que je raconte. Dans notre famille, c’est le frère aîné qui rêve. Et ce rêve devient sacré. De gré ou de force, Christophe nous a tous embarqués. À chacun de nous il avait assigné un rôle. Le mien était de l’aider, jour et nuit. Et de me taire. Je n’ai jamais eu l’idée de protester. À quoi sert de refuser la loi quand la loi est le cœur de vous-même ? De cet acquiescement bien m’a pris : c’est ainsi que le rêve s’est accompli. Dans la ville toute neuve de Santo Domingo, le palais de l’Alcazar voudrait rappeler Séville. Mais ce n’est qu’un gros bloc de pierres grises posé sur le bord de la petite rivière Ozama. Avancez-vous sans crainte et franchissez la porte. Peu de chances que les gardes vous importunent : ils dorment la plupart du temps et leurs ronflements prouvent qu’ils s’adonnent sans réserve à la noble activité du sommeil. Tournez à gauche et traversez deux chapelles, l’une grande, l’autre petite. Toujours à main gauche, poussez une porte. Vous croirez pénétrer dans un tombeau tant la pièce est vide et dépourvue de lumière. Telle est la demeure prestigieuse et sinistre que le Vice-Roi m’a réservée. Le Vice-Roi est Diego, mon neveu : le seul fils légitime de Christophe. Souvent on me demande : quelle force incompréhensible vous contraint, vous, Bartolomé, à demeurer et demeurer encore dans cette île ? Pourquoi choisir Hispañola pour ultime séjour au lieu d’autres endroits de la Terre doués d’agréments plus certains, de plus évidents conforts et sans nul doute de meilleurs médecins ? Pourquoi n’avoir pas préféré Lisbonne, votre chère Lisbonne, ou le val de Loire français, d’une douceur incomparable ? Selon les jours, je choisis l’une des innombrables raisons qui me font tant aimer cette île : la variété des oiseaux, les neuf couleurs de la mer, la proximité des montagnes, la violence des orages, l’odeur forte des femmes, l’audace semblable des petites filles et des fleurs pour se faufiler partout et prendre les poses les plus immodestes… Je tais le principal. Contrairement à notre ambition de jeunesse, Christophe et moi n’avons pas découvert, avec cette île, le vrai Paradis, celui de la sainte Bible. Mais nous nous en sommes rapprochés autant qu’il était possible. Il me reste assez de lucidité pour savoir que le choix d’Hispañola pour résidence ne me protégera pas de la mort, dont je sens bien qu’elle avance à grands pas. Je sais seulement qu’ici comme nulle part ailleurs je pourrai résister aux autres malédictions de l’âge : l’impression, malgré la chaleur, de froid perpétuel ; ces douleurs cruelles aux articulations ; et les tourments de la mémoire. À Hispañola, on dirait que chaque nuit efface le souvenir de la journée qui vient de s’écouler : chaque aube levée sur la mer encore calme est neuve, pure, légère. Aucun passé ne pèse sur elle, je veux dire aucune faute. Comme la Terre a ses gouffres, où la vie ne suit pas les mêmes lois qu’à la surface, le Temps a ses trous. Je manque de savants. Ils m’auraient expliqué ce phénomène. Sans doute un ralentissement des heures lié à notre éloignement, à notre situation aux frontières du couchant. Oserais-je avouer que, dans cette sorte de présent permanent, je vis paisible, comme jamais ? Débarrassé de la fatigue de rêver, puisque Christophe a quitté ce monde, mais aussi libre des remords que devrait engendrer le peuple de mes péchés. Ce dimanche-là, premier de l’Avent 1511, nous nous étions éveillés ensemble, la ville et moi. J’aime ce palais pour ses pierres de corail qui laissent passer les sons. J’entends d’abord les oiseaux qui saluent le retour de la lumière puis les hommes qui toussent et crachent ; les chevaux qui s’ébrouent ; le grincement des charrettes ; les premiers crissements des scies. Une caravelle arrive. Je peux reconnaître à l’oreille quelle voile on ferle, à quelle place du port elle va s’amarrer. Les chiens aboient. Ils continueront de plus en plus fort tant qu’ils n’auront pas été nourris. Une nouvelle journée s’ébranle, lourdement, comme un bateau qui s’éloigne du quai. À chacune de ces journées nouvelles je dis ma gratitude de m’accepter à bord. Et sans prévoir les assauts qui allaient sous peu ravager mon âme et ruiner ma sérénité, je partis pour l’église. La messe commença. Difficile de prier dans ma situation : assis au premier rang, entre le Vice-Roi Diego et sa femme Marie de Tolède, j’avais tous les regards tournés vers moi. Que Dieu me pardonne. Plutôt que m’adresser à Lui et à Lui seul, je ne cessais de répondre aux saluts. Soudain, je sursautai. Un dominicain était monté en chaire et commençait son prône : Je suis la voix du Christ qui crie dans le désert de cette île… Je suis la voix du Christ qui crie dans le désert de cette île […] cette voix dit que vous êtes tous en état de péché mortel à cause de la cruauté et de la tyrannie dont vous usez à l’égard de ce peuple innocent. De phrase en phrase, la voix gagnait en force et les mots se détachaient mieux. On aurait dit qu’ils se changeaient en autant de pierres lancées à nos visages. Dites-moi, en vertu de quel droit et de quelle justice maintenez-vous ces Indiens dans une servitude si cruelle et si horrible ? Qui vous a autorisés à faire des guerres aussi détestables à ces peuples qui vivaient paisiblement dans leur pays, où ils ont péri en quantité infinie ?[…] Pourquoi les maintenez-vous dans un tel état d’oppression et d’épuisement, sans leur donner à manger ni les soigner dans les maladies dont ils souffrent et meurent à cause du travail excessif que vous exigez d’eux, en les tuant tout bonnement pour extraire l’or jour après jour ?… Ces Indiens, ne sont-ce pas des hommes ? N’ont-ils point une raison et une âme ? N’êtes-vous pas tenus de les aimer comme vous-mêmes ?[…] Pourquoi êtes-vous plongés dans un sommeil léthargique aussi profond ? Tenez pour certain que dans l’état où vous vous trouvez vous ne pourrez pas plus vous sauver que les Maures et les Turcs qui refusent la foi de Jésus-Christ. Tel fut ce jour-là le sermon du frère Antonio de Montesinos. Devant toutes les autorités d’Hispañola et tous les encomenderos, ces Espagnols à qui l’on avait donné les terres des Indiens en même temps que les Indiens pour les cultiver. La stupéfaction de l’assistance fit vite place à la colère. Les regards allaient, venaient entre ce prédicateur qui enchaînait ces terribles paroles et le Vice-Roi qui tentait de conserver un semblant d’impassibilité. Il fallut toute l’autorité du prêtre officiant pour que la messe s’achève sans révolte des fidèles. Sitôt retourné dans notre palais, le Vice-Roi convoqua ce dominicain dont personne n’avait jusque-là entendu parler et lui tint le langage paternel suivant : chacun d’entre nous, s’il est mal informé, peut se trouver entraîné à proférer des contrevérités. Comment tenir rigueur à celui qui est plongé dans l’erreur du fait d’une information imparfaite ? En l’espèce, l’information qui manquait était que le travail des Indiens était nécessaire à la bonne exploitation de l’île, donc à la gloire de l’Espagne. Conséquemment, le prédicateur, dont chacun, d’ailleurs, admirait le talent et comprenait l’émoi, ne pourrait, dimanche prochain, maintenant qu’il était complètement informé, que prononcer un sermon d’une tout autre nature que le précédent, et qui redonnerait à la population une paix à laquelle Sa Majesté le Roi était particulièrement attachée… Sans lui laisser le temps de répondre, Diego me présenta : Bartolomé, mon oncle, frère de l’Amiral et premier gouverneur de cette île dans les années 1496 à 1500. Montesinos sursauta. Il me regarda droit dans les yeux et ne prononça qu’un seul mot : — Pourquoi ? Déjà le Vice-Roi le poussait dehors. — Je compte sur vous, frère Antonio. Les équilibres sont ici fragiles. Chacun doit rester à sa place. Comme Montesinos ouvrait la bouche pour répondre, il fut renvoyé. Et, dans la haute société espagnole, chacun attendit la messe du prochain dimanche avec confiance, persuadé que l’incident était clos. * * * De toute la semaine, ce « pourquoi » ne me quitta pas. Chaque fois, je l’écartais de ma tête. Chaque fois, il revenait, telle une guêpe acharnée, chaque fois précédé de la même vision : les deux yeux profonds du prédicateur. Et la nuit, derrière les bruits familiers du port, j’entendais un son que je ne connaissais pas, comme le frottement d’une roue sur la route ou d’une meule qui tourne. La conviction me vint que ce Montesinos, maudit soit-il !, avait remis en marche le Temps. J’allais perdre mon refuge. Les tourments de la mémoire, que je redoutais tellement, ne tarderaient plus. Le dimanche suivant, bien avant le début de la messe, l’île entière, je veux dire tout ce que l’île compte d’Espagnols, s’était donné rendez-vous devant l’entrée du couvent. Beaucoup étaient venus de loin, des coins les plus reculés, de la province de la Vega, des montagnes et même de la côte nord, de la péninsule de Samaná. La rumeur avait fait diligence. Personne ne voulait manquer le prêche. Certains descendaient juste de cheval. Ils s’aspergeaient à l’eau de la fontaine pour ne pas pénétrer trop empoussiérés dans la maison de Dieu. On ne s’était pas vus depuis des lustres. On se croyait mort. On s’exclamait. On se tombait dans les bras. On aurait dit une fête de famille. On se donnait les dernières mauvaises nouvelles, les décès, les naissances, la dureté du climat, la déception des récoltes, la pauvreté des mines. Après deux, trois échanges, on en venait aux Indiens. À la paresse, à la bestialité, à la dépravation, à l’imbécillité, à la cruauté des Indiens. Puis on enchaînait sur le prêtre fou, devenu en quelques jours la personne la plus célèbre de l’île. Tu le connais, toi, ce… Montesinos ? Quel serpent l’a piqué ? Il paraît que le Vice-Roi l’a reçu. Et lui a fait entendre raison. Sinon, il trouvera à qui parler. Les visages étaient farouches. On était venu armé. Les dominicains ne savaient pas où donner de la tête. Faute d’en repousser les murs, l’église ne pouvait plus accepter personne. Trois bonnes centaines de fidèles avaient déjà été refoulées, à leur fureur. Et il en arrivait toujours. Avant même qu’Antonio de Montesinos eût prononcé la moindre parole, l’atmosphère était à l’émeute. Enfin, dans les grondements, la messe commença. Il me semble – mais je ne disposais d’aucun instrument à mesurer le rythme – que la première partie fut accélérée. Et soudain, une voix forte retentit au-dessus des têtes. Montesinos était là, arrivé dans sa chaire on ne savait comment. Peut-être ses amis les Indiens lui avaient-ils transmis leur capacité à se mouvoir sans qu’on les voie ? La chaire reposait sur un gros serpent de bois sculpté. Certains, dans l’assistance, murmurèrent que ce maudit prédicateur avait conclu un pacte avec l’animal pour être protégé de la foule. Pourquoi maintenez-vous ces Indiens dans une servitude si cruelle ? Pourquoi menez-vous des guerres si détestables à ces peuples paisibles ? Pourquoi les tuez-vous en exigeant d’eux un travail auquel nul de vous ne survivrait ? Pourquoi ne les tenez-vous pas pour des hommes, eux que Dieu a pourvus d’une âme tout comme vous ?… Loin d’intimider Montesinos, les recommandations du Vice-Roi l’avaient conforté. L’autorité de sa parole s’était affermie. Le dimanche précédent, ses mots tremblaient, non de peur mais d’indignation. Cette fois ils traversaient l’air, aussi durs et précis que des projectiles. L’assistance réagit sans attendre. Des voix s’élevèrent, de plus en plus fortes. Vingt, trente encomenderos s’étaient dressés et, oubliant le lieu où ils se trouvaient, pointaient un doigt menaçant vers le prédicateur et lui intimaient de se taire. Montesinos ne s’inquiétait aucunement de ces manifestations. Non content de poursuivre son sermon de la même voix égale, claire et déterminée, il cherchait le regard de ceux qui se montraient les plus violents. Cette provocation faillit mettre le feu aux poudres. Il s’en fallut de peu qu’un groupe plus déterminé que les autres ne prenne la chaire d’assaut. Une dizaine de dominicains les en empêchèrent. Ils avaient dû prévoir l’offensive et s’étaient rassemblés au pied du petit escalier de bois. * * * L’après-midi même, un homme vint au palais et se fit annoncer comme le fils d’un ancien compagnon de Christophe, l’un de ceux qui avaient participé au deuxième voyage (en 1493). Pouvais-je, malgré ma fatigue, lui refuser ma porte ? Il avait belle prestance et ne devait pas dépasser de beaucoup la trentaine. Il me dit se nommer Las Casas, se prénommer comme moi, Bartolomé, et vouloir mon sentiment véritable sur le sermon. Il était arrivé dans l’île en 1502 avec le nouveau gouverneur Nicolas de Ovando. Il n’avait alors pas dix-huit ans, et faisait partie de cette foule venant d’Espagne et rêvant de fortune rapide. Comme d’autres, on lui avait donné une terre et les Indiens qui vivaient sur elle. Il y avait prospéré. Mais cette existence d’accumulation lui était vite devenue insupportable. Quelques années plus tard, il abandonnait tout, devenait prêtre et rejoignait, lui aussi, les dominicains. Nous passâmes la fin de la journée à débattre. Les découvreurs n’avaient-ils pas dévoyé la Découverte ? Quel regard Dieu portait-Il sur nos cruautés ? Nous promîmes de chercher, chacun de notre côté, des réponses dans l’Écriture sainte. Je retrouvais ainsi de vieilles habitudes. Chaque dimanche, à Lisbonne, mon frère et moi avions coutume de nous lire, tantôt l’un tantôt l’autre, un chapitre de la Bible. Celui qui veut connaître le monde, répétait Christophe, comment peut-il en ignorer LE LIVRE ? Quand Las Casas revint, le surlendemain, je lui fis lire ce que j’avais trouvé dans L’Ecclésiastique : la réponse, une réponse implacable à nos interrogations. « Si quelqu’un te maudit dans sa détresse, son Créateur exaucera son imprécation. » (IV, 6) « Celui qui offre un sacrifice tiré de la substance du pauvre, c’est comme s’il immolait un enfant en présence de son père. » (XXXIV, 20) Le visage de Las Casas ne laissait rien paraître. Mais je regardai ses mains : elles tremblaient. Le sermon de Montesinos l’avait atteint autant que moi. Mais plus jeune, et plus courageux, il ne se contentait pas d’être accablé. Il voulait s’engouffrer dans la brèche ouverte. Que vaudrait sa vie s’il ne la dédiait pas, désormais, à la vérité ? Il n’était pas venu seul. Un enfant l’accompagnait. Une sorte de long bambin aux joues rondes et à la moustache encore à venir. Et pourtant sa robe blanche indiquait sans doute aucun l’état de dominicain. Était-ce l’agrandissement soudain du Monde qui contraignait l’ordre à recruter si tôt dans la jeunesse ? — Je vous présente frère Jérôme. Il vient de nous rejoindre. Il va m’aider dans l’Entreprise que je projette. À ce mot, je sursautai. L’Entreprise, l’Entreprise des Indes. Ainsi Christophe avait baptisé son voyage. Las Casas avait une ambition différente : non pas explorer, comme Christophe, mais raconter. Raconter la Découverte, pour que nul n’en ignore et que chacun en tire des leçons. Il plongea ses yeux dans les miens. Son regard égalait presque en intensité celui de Montesinos. — Votre expérience aux côtés de votre frère est incomparable. Étant donné votre âge, vous allez bientôt quitter cette Terre. Vous ne pouvez refuser de m’apporter votre concours. Sans plus tarder, je me suis agenouillé. — Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit… — Mais que faites-vous ? Frère Jérôme, l’enfant dominicain, me regardait sans comprendre. — Vous commencez… mais… il est si tard. Ses paupières tombaient. Je les connais, les jeunes. Ils ne savent pas résister à la fatigue. Je n’ai pas eu pitié. Sans le savoir, j’attendais depuis si longtemps le moment de raconter. Las Casas souriait. — Écoute, Jérôme, écoute. Les quatre voyages de Christophe appartiennent désormais à la chronique de la curiosité des hommes. Il a su tracer un chemin sur la mer, qui les efface tous. Il a doublé la surface du monde, il a peuplé l’horizon. D’ordinaire, on ne retient des voyages que leur destination, alors qu’ils ont, d’abord, des sources. Ce sont elles que je veux dire. Mes doigts sont trop douloureux, et tordus par l’âge, pour que je puisse prendre la plume. Je vais donc te dicter ma vérité, cher petit scribe Jérôme, que tu voudras bien rapporter, avec la plus absolue des fidélités et dans les moindres détails. Certains jours, à l’écoute de certains de mes secrets, tu te signeras et, j’en suis sûr, piqueras des fards charmants. Je ne te plains pas. Tu offriras cette souffrance au Seigneur. Ton Ciel n’en sera que mieux garanti. Les bateaux ne partent pas que des ports, Jérôme, ils s’en vont poussés par un rêve. Bien des historiens ont déjà commenté et commenteront la Découverte de Christophe et disputeront de ses conséquences. Étant son frère, celui qui, seul, le connaît depuis le début de ses jours, j’ai vu naître son idée et grandir sa fièvre. C’est cette naissance, c’est sa folie que je vais raconter. Peut-être le germe de notre cruauté future se trouvait-il déjà dans cette fièvre de savoir ? Jérôme, à ton poste ! Nous prenons la mer ! Plutôt nous gagnons Lisbonne, où tout a commencé. I La curiosité Je suis né à Gênes, qui est une prison naturelle. De trois côtés, vous vous heurtez à la montagne. Reste le quatrième : la mer. C’est par elle que les habitants s’échappent, chacun à sa manière. Les uns commercent, les autres naviguent. Je crois que les tout premiers pas de mon frère l’ont conduit au port. Moi, j’ai mis plus de temps à m’enfuir. * * * — Pourquoi t’embaucherais-je ? Ainsi, par cette question aussi méprisante que légitime, m’accueillit le royaume de Portugal en ce printemps 1469. Je n’avais pas seize ans. Je m’étais contenté de suivre le flux : de l’Europe entière on accourait vers Lisbonne. Soit qu’on vous ait chassé de votre domicile, comme les savants juifs de Majorque, soudain jugés indésirables par le Roi de Catalogne. Soit que vos connaissances aient intéressé les monarques portugais, qui avaient les moyens (sonnants et trébuchants) de vous attirer. J’entrais, à l’évidence, dans une catégorie plus subalterne. J’avais entendu un client de mon père, aussi gros buveur que bien renseigné, raconter qu’une forte colonie de Génois s’était installée sur les bords du Tage pour y exercer le métier de cartographe. Cette nouvelle m’ouvrait des perspectives. J’allais enfin me libérer de l’emprise familiale. Je ne savais pas encore que personne ne s’évade du destin choisi pour lui par Dieu, et qu’un esclavage bien pire m’attendait. * * * C’est ainsi que je me retrouvai à pousser la porte de maître Andrea, le plus réputé de sa corporation. — Pourquoi t’embaucherais-je ? — Parce que j’en ai envie. — Bonne réponse. Mais qui ne suffit pas. À te voir si pâle, si malingre, je devine que tu n’as jamais navigué. Je me trompe ? — Vous ne vous trompez pas. — Et tu es trop jeune pour avoir encore écouté beaucoup d’histoires de marins. — Vous dites vrai. — Alors que connais-tu de la mer ? — Rien. — Qu’est-ce qu’un cartographe, d’après toi ? — Un homme qui… trace les limites de la terre ferme. — Et donc la forme de la mer. Es-tu cet homme-la ? — Non. — À quoi veux-tu me servir, si tu ne sais rien ? Bon vent ! Je m’en allai, serrant les poings, les larmes aux yeux de colère et d’humiliation. Mais, juste à temps, je me rappelai mes origines. J’étais génois, après tout ! Et un Génois ne perd pas la guerre sans livrer combat, je retournai donc à l’atelier. Et m’exclamai : — Je sais… je sais… Dans les moments où la bonne fée Illusion prend pitié de moi et me susurre d’une voix douce : Allons, allons, Bartolomé, ta vie n’a pas été ce désastre que tu imagines, dans ces rares moments-là, il m’arrive de relever la tête. Je repense à ma réaction de fierté, ce jour-là de 1469, et je me dis qu’elle a joué son rôle dans l’histoire du monde. Sans le sursaut de mon caractère, je passais mon chemin et n’aurais jamais bénéficié de l’immense savoir de maître Andrea. Par suite, mon frère Christophe en aurait été aussi privé. Se serait-il alors lancé, sans ces connaissances, dans l’invraisemblable aventure de son voyage ? Revenons au presque enfant génois, debout, les doigts crispés sur son petit bonnet de laine, tanguant d’un pied sur l’autre devant le plus grand cartographe de Lisbonne. Je sais… je sais… Comment continuer ma phrase, puisque je ne savais rien ? — Je sais… je sais… écrire petit. Cette idée m’était venue d’un coup. De même, juste avant de sombrer, vous arrive soudain, entre deux vagues, la vision du rocher salvateur. Je m’étais brusquement souvenu de cet unique talent : dès que j’avais su tenir une plume, j’avais su former des lettres aussi précises que minuscules. — Prouve-le ! Maître Andrea ordonna qu’on m’apporte de l’encre et une plume. Il ramassa sur le sol un morceau de carte abandonnée, me le tendit et croisa les bras. Je n’avais pas fini d’écrire Ceuta et Alger que je sentis une tape sur mon épaule : j’étais engagé. Et une tâche me fut tout de suite confiée : calligraphier des noms sur un chapelet d’îles infimes au large d’une partie d’Afrique, dite Sénégal. Durant les jours suivants, la jalousie de mes camarades grandit. Elle emplissait l’atelier, palpable comme l’orage dans l’air avant qu’il n’éclate. Ils étaient pourtant mes aînés et mille fois plus expérimentés que moi. Mais ils ne supportaient pas que maître Andrea, leur maître, vienne et revienne suivre le jeu de mes doigts. Et surtout qu’il m’adresse la parole. Si longtemps après, je me souviens mot pour mot de nos échanges : — D’où te vient une telle habileté dans la petitesse ? — D’une pratique depuis toujours. — Et justement, pourquoi cette pratique ? — J’ai peur. — Peur de quoi ? — Quand les choses sont trop grandes. Quand elles me dépassent. — Pourquoi avoir choisi de travailler aux cartes ? — Les cartes vivent de la petitesse. — Que veux-tu dire ? — Les cartes sont petites, comparées au monde qu’elles décrivent. Une carte aussi grande que le monde n’aurait pas d’utilité. — Imparable ! Connais-tu les bécasses ? Sur ce chapitre aussi, j’avouai mon ignorance. Maître Andrea hocha la tête. — Bientôt, tu n’auras pas de plus fidèles alliées. * * * J’allais découvrir bien d’autres étrangetés du monde. Par exemple celle-ci : l’activité de notre voisin faisait grand vacarme. Souvent, pour se reposer les tympans, il venait dans notre atelier et s’émerveillait du silence. Tandis que chez lui des hommes à demi nus passaient leurs jours à tirer sur le soufflet des forges et à taper sur des morceaux de fer ou de bronze, on n’entendait chez nous que le léger grincement des plumes sur le parchemin. C’est chez cet homme affable et assourdissant que se fournissaient les capitaines avant chacun de leurs départs. Leurs achats ne changeaient jamais : des chaudrons, des marmites, des cuvettes et, en invraisemblable quantité, des bassins de barbier. Je m’étonnai : quelle était l’utilité de ces bassins ? Les barbes poussaient-elles en mer plus vite et plus dru que sur terre ? Il voulut bien m’informer, non sans avoir moqué mon ignorance. Tout le monde sait ça, Bartolomé : les chefs africains avec lesquels nous trafiquons raffolent des récipients et notamment des bassins de barbier. Ils cherchent à s’y mirer en gloussant de joie, ils en font des couvercles pour écarter les mouches, ils les disposent sur les tombes pour honorer leurs morts. Allez savoir ce qui passe par la tête de ces tribus. Toujours est-il que ces objets jugés ici quotidiens ont là-bas grande valeur, bien plus considérable que les autres monnaies d’échange, étoffes, verroteries ou anneaux de laiton. Avec un seul bassin, on peut acquérir jusqu’à trois esclaves ou cinquante grammes d’or ! Aujourd’hui encore, je m’interroge sur l’étrange mécanique du commerce qui fait voyager les biens d’un bout à l’autre de la planète. Pourquoi ici préférons-nous l’or et les esclaves ? Et pourquoi là se bat-on pour des bassins de barbier ? Quel était alors le trait dominant de mon caractère ? Non la timidité. Et pourtant, la mienne était maladive. Il suffisait que quelqu’un m’adressât la parole pour qu’à l’instant mes tempes et mes paumes luisent de sueur. Dix fois, durant mes premières semaines portugaises, je faillis m’en retourner à Gênes. Je m’étais convaincu que l’Atlantique était une mer trop vaste, trop ouverte pour moi. Pourquoi, mais pourquoi, me répétais-je la nuit, assis sur ma paillasse, les bras enserrant mes genoux, oui, pourquoi ai-je quitté ma Méditerranée dont la nature de lac me convient tellement mieux ? Le principal, chez moi, n’était pas non plus cette préoccupation permanente de la fornication qui ne devait plus me quitter de toute ma vie, même aujourd’hui que la fin approche et que le terrible climat rend épuisante la moindre esquisse de rêverie salace. L’obsession copulatoire n’a rien d’original chez les mâles de l’âge que j’avais alors, seize ans. Il faut chercher ailleurs, dans l’ignorance, ma caractéristique première lorsque j’arrivai à Lisbonne. Une ignorance tout à fait différente du manque de connaissances inévitable en ce début de vie. Une ignorance décidée. Une ignorance inculquée, même si l’alliance de ces deux termes paraît hautement inadéquate. En bonne logique, c’est le savoir qu’on inculque. Comment enseigner son absence ? C’est Susanna, notre mère, qui avait organisé ce paradoxe. Très dévote, elle n’avait qu’une ambition pour ses enfants : les installer solidement dans l’amour de Dieu. À quoi bon, répétait-elle, perdre son temps dans les ratiocinations humaines alors que seul importe, pour gagner son Ciel, l’intelligence de la volonté divine ? En conséquence, elle s’était arrangée – manœuvres de femme, chantages au lit – pour que nous fréquentions la plus mauvaise de toutes les écoles de Gênes, une école d’abord préoccupée d’ignorance. Voilà comment nous fûmes éduqués, Bartolomé (moi), mon aîné Christophe et mon cadet Diego. Un jour, notre professeur, un vieux prêtre déroula un parchemin et l’accrocha au mur. — Voici notre Terre, louez-en le Seigneur ! En chœur nous louâmes. — Le cercle représente le monde habitable. Il est divisé en trois par un océan qui a la forme d’un T. — Pourquoi, demanda l’un de nous, l’Asie est-elle placée au-dessus des autres continents ? — C’est un choix, mes enfants, le choix qu’impose la logique. Tous les géographes de bon sens « orientent » les cartes. L’Asie se trouve à l’Orient, non ? Et Jérusalem ? Qui peut me dire où Dieu a placé Jérusalem ? Au commencement de l’Orient ? Parfait. Vous ne voudriez quand même pas que la Ville sainte soit dominée par une autre partie du monde ? Nos applaudissements saluèrent la démonstration. Comment étions-nous restés si longtemps sans deviner qu’« orienter » signifiait placer l’Orient au-dessus de tout ? Je levai le doigt : — Et pourquoi n’y a-t-il que trois continents ? — Tu n’as pas bien lu la Bible, Bartolomé. Écoute attentivement son commentaire par le très savant Isidore de Séville en l’an 600 : notre planète a été divisée entre les trois fils de Noé. Sem a reçu l’Asie dont le nom vient de l’une de ses descendantes, la princesse Asia. Elle est habitée par vingt-sept nations. Cham a reçu l’Afrique : elle compte trente races et trois cent soixante cités. Japhet a reçu l’Europe qui compte quinze tribus et cent vingt cités. — Seulement cent vingt ? Rien que dans son voyage jusqu’à Rome, mon père m’a dit avoir traversé dix-sept grandes villes, et très belles. Le souvenir si vif que je garde de cette leçon ne me vient pas de ma mémoire, mais de mon cul : il fut sévèrement battu de verges. Comment avais-je osé mettre en doute les saintes vérités de cet Isidore ? Si bien qu’à la leçon suivante, encore tout endolori du fessier, je me tins coi. — Mes enfants, vous savez ce que croient les païens ? Nous tournâmes vigoureusement la tête de droite à gauche en nous signant. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, amen ! — Ils croient, c’est dire si l’intelligence leur fait défaut, que des êtres vivants vivent aux antipodes. Nous éclatâmes d’un rire tonitruant : Oh, les grotesques ! oh, les imbéciles ! oh, les ignorants ! Le prêtre considéra sa classe avec satisfaction. — Vous êtes de bons petits. Mais savez-vous au moins ce que sont des « antipodes » ? Notre silence lui apporta la réponse. — Il est vrai que vous connaissez si peu de grec ! Les antipodes sont des gens qui marchent de l’autre côté de la Terre, c’est-à-dire les pieds (podos) opposés (anti) à nous. Les pieds au-dessus de la tête. Cette fois, notre bonne humeur dut secouer la ville. — Quels crétins, ces païens ! Ont-ils bien un cerveau ? Alors notre cancre, petit Jean le dormeur, se réveilla. Souffrant d’on ne sait quelle maladie, du ventre ou des yeux, il passait ses journées affalé sur son pupitre. Il se dressa et cria : — Mais alors la Terre est plate ! La classe, unanime, lui répondit : — Bien sûr, voyons ! * * * Autre souvenir. Autre leçon d’Ignorance par notre vieux professeur : « Quand il se retrouvait face à une question difficile, saint Augustin avait coutume de se lever et de partir se promener. « Ce jour-là, il s’affrontait sans succès au mystère de la Sainte Trinité. Comment comprendre ce Dieu à l’évidence unique et pourtant partagé entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit ? « Il choisit d’aller marcher sur la plage. La grande présence mouvante de la mer donnait souvent de bons résultats. « Chemin faisant, il rencontra un enfant occupé à une drôle de tâche : il avait creusé un trou dans le sable. Il allait et venait, un coquillage à la main, entre le rivage et le trou. — Que fais-tu donc ? demanda saint Augustin. — Je vais vider la mer. — Avec ton coquillage ? Mais tu n’y arriveras jamais ! « L’enfant se contenta de regarder saint Augustin en souriant. Puis disparut. « Alors saint Augustin repensa à la Trinité et comprit le message : pas plus qu’on ne peut vider la mer avec un coquillage, pas plus on ne comprendra les mystères de la foi avec son intelligence. Les vérités essentielles s’atteignent non par le raisonnement, mais par l’amour et par la foi. C’est tout le mal que je vous souhaite. » Le vieux prêtre avait achevé son cours. Il n’ajouta qu’une phrase, une ultime recommandation : — Mes enfants, ne vous départez jamais, vous m’entendez, jamais de cette Sainte Ignorance. Dans ces conditions, comment pouvais-je pénétrer, sans trembler pour mon âme, dans ce temple du Savoir qu’est un atelier de cartographes et de cosmographes ? * * * J’ai souvent repensé à cette Sainte Ignorance que, dans leurs écoles, les musulmans enseignent aussi. Sans doute est-ce la raison pour laquelle, parmi les rares livres emportés avec moi dans l’île d’Hispañola, se trouvent Les Confessions de saint Augustin. Hier j’ai relu dans le livre X le chapitre XXXV, De la seconde tentation qui est la curiosité : Il y a dans l’âme une passion volage, indiscrète et curieuse, qui, se couvrant du nom de science, la porte à se servir des sens, non plus pour prendre le plaisir dans la chair, mais pour faire des épreuves et acquérir des connaissances par la chair. Et parce qu’elle consiste en un désir de connaître, et que la vue est le premier de tous les sens en ce qui regarde la connaissance, le Saint-Esprit l’a appelée la concupiscence des yeux. […] C’est cette maladie […] qui nous pousse à la recherche des secrets cachés de la nature qui ne nous regardent point, qu’il est inutile de connaître, et que les hommes ne veulent savoir que pour le savoir seulement. Si goûter plus que tout l’inconnu est un péché, alors condamnez-moi, mais ne me condamnez pas seul, envoyez en Enfer l’entièreté de Lisbonne. Je suis né sur un port. Je sais comme la curiosité s’émousse lorsque les bateaux reviennent toujours avec le même chargement. À Gênes, plus personne ne faisait fête aux arrivées puisque plus personne n’en attendait rien de neuf. Aucune lassitude de cette sorte dans ma nouvelle patrie. Je n’étais pas arrivé au Portugal depuis une semaine que, soudain, au beau milieu d’une matinée, relevant la tête de mon labeur d’écriture miniature, je m’aperçus que mes camarades quittaient précipitamment l’atelier. Je me lançai à leur suite. Sans doute un incendie s’était-il déclaré et, malgré ma passion naissante pour les cartes, j’étais peu désireux de rôtir en leur compagnie. Dans la rue, tout le monde courait. Je me joignis au mouvement sans le comprendre puisque personne ne daignait répondre à mes questions. Les maisons se vidaient. On en voyait surgir ceux qui n’en sortent jamais : des cuisinières ébouriffées, leur louche toujours à la main ; des mères demi-dépoitraillées, un enfant pendu à leur sein ; des ancêtres en chemise et baveux qui semblaient quasi morts ; des amants surpris dans leurs ébats et qui se rajustaient tant bien que mal dans leur course ; sans oublier les chats, les chiens, des poules, des dindons… La foule ne cessait d’enfler et de crier. Bientôt nous débouchâmes sur le quai et d’un même élan nos bras se levèrent et pointèrent vers l’horizon comme pour nous indiquer les uns aux autres ce que tous nous voyions. Cent fois, accompagné de la même foule, j’ai assisté à la même scène. Et chacune des cent fois le cœur m’a battu aussi fort. Chaque fois je me suis senti plus vaste, grandi par le voyage dont je voyais le terme et qui n’allait pas tarder à livrer sa récolte. Chaque fois j’ai dû lutter contre moi-même pour ne pas plonger et nager au-devant du bateau qui arrivait. Ce rituel immuable est la respiration du Portugal. Une caravelle avance lentement, poussée par la marée montante. Ses voiles ne sont que des lambeaux rapiécés, ses mâts ne semblent tenir debout que par miracle. Quelle guerre a-t-elle menée, contre quels ennemis ? Plusieurs de ses bordés sont enfoncés, son château arrière n’est plus qu’une ruine. Une chaloupe s’approche, battant pavillon du Roi. Une silhouette noire descend de la caravelle dans la chaloupe. Cette silhouette noire est celle du notaire. Depuis Henri le Navigateur, chaque caravelle embarque un notaire. Il a pour mission de tenir chronique scrupuleuse du moindre des événements survenus tout au long de l’exploration. C’est lui qui décrit par le menu les Découvertes. C’est lui qui garde dans une bourse l’or rapporté d’Afrique. Et maintenant la ville entière, amassée sur le quai, regarde la chaloupe et ses huit rameurs glisser sur le fleuve. Le notaire se tient debout. Jamais les autres notaires, les notaires terrestres, ceux qui ne prennent jamais la mer, ne connaîtront semblable gloire. Chacun sait que le Roi l’attend. Une fois la silhouette noire débarquée, les yeux se retournent vers la caravelle. Maintenant qu’elle s’est assez rapprochée, on peut distinguer l’équipage. Il semble fait de vieillards, la peau devenue cuir à force de soleil, les cheveux blancs de sel ou de peur. Sans doute qu’à l’autre bout du monde, le temps passe plus vite. On lance des amarres. La caravelle s’immobilise enfin. Les marins scrutent : laquelle est ma femme parmi toutes celles du quai ? Et les femmes scrutent les marins : lequel est le mien ? Comment voulez-vous qu’ils se reconnaissent quand l’absence qui s’achève a duré parfois six ans ? Maître Andrea s’impatientait : — Ouvrez les yeux, bon Dieu ! Deux d’entre nous, plus agiles que les autres, avaient réussi à grimper sur un pan de mur et décrivaient le pont de la caravelle. À leurs pieds, l’atelier tout entier regroupé trépignait. — Des étoffes rouges et blanches… — Aucun intérêt pour nous, continuez ! — Attendez que je compte, dix, onze,… quinze Noirs, dont six femmes, aucune jolie, et cinq enfants. — Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? — Des plantes étranges, grandes et vertes. Elles portent deux sortes de pommes de pin géantes, aussi grosses que des têtes d’hommes. — Et alors ? — Ah, autre chose ! Les marins commencent à sortir des cages. On dirait des oiseaux. — Quelle couleur ? — Les uns vert vif à tête rouge, les autres gris à tête blanche. — Et les becs ? — Gris pour les premiers ; noir brillant pour les seconds, et très crochus. — Voilà qui est mieux, beaucoup mieux ! Des perroquets… Maître Andrea nous donna l’ordre de ne pas quitter les perroquets jusqu’au marché où ils seraient vendus. Et tendez bien l’oreille ! Il arrive que ces oiseaux laissent échapper, en une langue facile à traduire, outre certaines indications sur les pratiques des sauvages, des informations utiles, comme la fréquence des tempêtes aux abords de tel ou tel cap, ou la présence de métaux brillants non loin de leur forêt natale. Hélas, d’autres maîtres cartographes avaient eu la même idée. Si bien que, pour nous approcher des perroquets, nous dûmes faire le coup de poing jusqu’au soir. J’y gagnai un certain prestige et une tranquillité qui ne fut plus remise en cause. Écrire petit n’a jamais empêché de frapper fort. Avouons-le : ce récit de ma jeunesse m’emplit d’un bonheur que je ne connaissais pas. On ne peut pas dire qu’on m’ait beaucoup porté attention, durant ma longue vie. Christophe ne s’intéressait qu’à son Entreprise et on ne s’intéressait qu’à Christophe. Et voilà que, soudain, deux personnes de qualité viennent me visiter chaque jour et se passionnent pour mes paroles. Las Casas ne me quitte ni des yeux ni des oreilles. Et frère Jérôme écrit tout ce que je raconte, comme si sa vie éternelle dépendait de la fidélité de sa notation. Tant de vieillards finissent dans l’indifférence ! Comment ne pas savourer la curiosité inespérée que je suscite ? Il me semble que mon intelligence se réveille. Des idées me viennent, dont je ne me serais pas cru capable. Par exemple celle-ci : il existe deux sortes de commerce. Gênes et Venise transportent au meilleur coût et à la plus grande vitesse des marchandises ou des matières déjà connues. Tandis que la Lisbonne de ce temps-là avançait à l’aveugle, dans l’encore inconnu, et rapportait des curiosités. Cher Las Casas, cher jeune Jérôme, avant de me condamner trop lourdement, demandez à votre hiérarchie sa doctrine. Pourquoi Dieu verrait-il d’un meilleur œil le premier commerce, celui du connu, que le second, celui de l’inconnu ? Il me paraît plutôt, mais mon savoir théologique est mince, que ce dernier rend meilleur hommage à l’infini et au mystère de Sa Création, bénie soit-elle ! Un soir de janvier, je me souviens, Lisbonne frissonnait sous les assauts d’un terrible vent du nord. Nous travaillions emmitouflés. Sans cesse, pour tenter de les réchauffer, je soufflais sur mes doigts, mes fameux doigts si habiles, d’ordinaire, à tracer le minuscule, le presque invisible. Maître Andrea me tapa sur l’épaule : — Laisse, tu n’arriveras à rien aujourd’hui, même toi. Profitons-en pour parler. Au fond, que sais-tu de notre planète ? Avec assurance, je lui dis qu’elle était plate, comportait trois continents et un océan en forme de T. Il me laissa parler, stupéfait. Autour de nous, mes camarades commencèrent à glousser. — Qui t’a appris ça ? — Mes professeurs. — Et tu n’as jamais cherché à en savoir plus ? — Je n’en ai pas besoin : je ne dessine que des détails, des morceaux de côte. Et puis les trois continents et l’océan T sont des vérités de l’Écriture. Pourquoi, vous n’y croyez pas ? Vous êtes païen ? Autour de nous, l’hilarité grandissait. Je ne comprenais pas la raison de cette trop bonne humeur, surtout par un tel froid. Maître Andrea chassa tout le monde. Et c’est dans l’atelier désert que je fis connaissance avec un nouveau pays, celui de l’Intelligence. — Bartolomé, je vais te raconter une histoire. Il était une fois, deux siècles et demi avant Jésus-Christ, un homme qui répondait au nom d’Ératosthène. Il habitait en Egypte la ville d’Alexandrie. Cette ville attirait tous les amoureux de sciences parce qu’elle possédait la plus riche des bibliothèques. Dont le directeur était cet Ératosthène. Il était mathématicien et géographe, c’est-à-dire un mathématicien qui aimait se promener dans les rues et par les champs. Pour lui, l’algèbre et la géométrie n’étaient pas des savoirs abstraits, pas seulement des sources de plaisir mental : ces deux disciplines devaient apporter des solutions aux questions soulevées par la vie quotidienne. « Un jour, il entendit un voyageur raconter qu’au sud de l’Egypte, dans la ville de Syène, le 21 juin à midi, les rayons du soleil plongeaient dans les puits à l’exacte verticale. « Ératosthène réfléchit : Ici, à Alexandrie, toute chose a son ombre, même à midi. Si je peux calculer l’angle de cette ombre à l’heure précise où Syène est sans ombre, je saurai la taille de la Terre. « Il attendit le 21 juin. Assisté par trois jeunes employés de la Bibliothèque, entouré par une foule de passants et sans doute par quelques chiens intrigués, Ératosthène traça des lignes sur le sable. Puis, les reportant sur un papyrus, il parvint à ce résultat : en cette ville d’Alexandrie, le Soleil faisait avec la verticale un angle de 7° 12’. » Tout en parlant, maître Andrea dessinait pour mieux m’expliquer. Dans ce froid glaçant, cette histoire de juin, d’été, de soleil et d’ombre dégageait une étrange chaleur. — Une circonférence compte 360°. 7°12’ en représentent le cinquantième. Pour connaître la circonférence du globe, il suffisait donc de multiplier par cinquante la distance entre Syène et Alexandrie. Tu comprends ? J’étais bien loin de cette paix soudaine, de cette vague de lumière qui accompagne toute compréhension véritable. Il me semblait seulement distinguer au loin une lueur. Je pris la résolution de tout faire pour ne pas la perdre. Je me disais qu’alors je parviendrais peut-être un jour à la rejoindre. Imperturbable, Andrea continuait. Je l’entendais plus que je ne le voyais, tant était épaisse la brume qui sortait de sa bouche. — Et maintenant, il fallait calculer la distance entre Alexandrie et Syène. Ératosthène eut recours aux chameaux. D’après les voyageurs, 50 jours étaient nécessaires à ces braves animaux pour accomplir le voyage. Or, chaque jour, un chameau normal, ni lent ni rapide, parcourt 100 stades. Syène et Alexandrie étaient donc distantes de 50 x 100 = 5 000 stades. Cette distance étant le cinquantième de la circonférence terrestre, celle-ci devait mesurer 5 000 x 50 = 250 000 stades. Je vais être franc. Si, dans mon récit, je suis tellement fluide, c’est que j’y pense et repense depuis plus que quarante ans. Je raconte comme on se récite un poème. Le poème de l’Intelligence à son sommet. Mais, ce jour-là, je décrochai vite. Même si je hochais vigoureusement la tête à chaque nouvelle étape du raisonnement (traduction du stade égyptien en unité de mesure portugaise, multiplications finales…). Andrea acheva sans moi sa démonstration. J’étais perdu. Et d’autres préoccupations m’habitaient, des questions pleines de colère : pourquoi m’avait-on raconté si longtemps des faussetés ? Pourquoi m’avait-on jusqu’à ce jour caché l’existence de cet homme alexandrin capable de mesurer la taille de notre Terre avec seulement des ombres et des chameaux ? Pourquoi cette panique de la vérité chez les prêtres ? Mais j’avais dû réussir à donner le change. Avant de me souhaiter la bonne nuit, Andrea me dit sa vive satisfaction d’avoir embauché un apprenti de ma double qualité, capable tout à la fois d’écrire petit et de réfléchir large. Ce compliment immérité me réchauffa et me berça jusqu’au matin. Vous aurez compris que, dans sa hiérarchie personnelle, maître Andrea plaçait très haut le Cartographe, juste en dessous du Dieu créateur. Et il ne fallait pas le pousser beaucoup pour lui faire avouer des conceptions très hérétiques, fort dangereuses en ces temps d’Inquisition naissante : Dieu, sans l’appui du Cartographe, n’est pas pleinement Dieu. Sans les cartes, que saurait l’Homme de la Création ? Et sans la connaissance par l’Homme de la Création, comment le Dieu créateur pourrait-Il être célébré ? Et qu’est-ce qu’un Dieu non célébré ou mal célébré par Ses créatures ? Ce genre de philosophies, maître Andrea les tenait le soir, dans ses rares moments d’abandon, lorsque, pour fêter une transaction fructueuse, une vente à bon prix, il avait accepté un doigt de vin, qu’il ne supportait pas. Soudain apeuré par ce qu’il venait d’entendre tomber de sa bouche, il s’arrêtait net et nous regardait l’un après l’autre : — Vous ne m’avez pas cru, j’espère ? Oubliez tout de suite ces folies ! Mais on sentait bien qu’il avait exprimé le fond de sa pensée. Ensuite il reprenait des chemins plus sages. — Cartographier, c’est décrire la Création. Donc cartographier, c’est prier. Ses ennuis commencèrent lorsque chaque dimanche, après la messe, il invita ceux qui le voulaient, jeunes ou vieux, à venir entendre dans l’atelier des histoires de cartographes : « Il était une fois Hipparque de Nicée. Deux siècles avant Jésus-Christ, il eut l’idée de cercler la Terre de lignes parallèles, les unes horizontales, les autres verticales. Ainsi, chaque point du Globe appartenait à un carré et pouvait être localisé. » « Il était une fois le Majorquin juif Abraham Cresques qui, vers 1375, dessina l’Atlas catalan, chef-d’œuvre devant lequel nous nous inclinons tous. » Jamais Andrea n’a voulu entendre nos avertissements : comment préserver nos secrets si une foule envahissait l’atelier ? Quant à l’Eglise, comment penser qu’elle allait longtemps tolérer ces rencontres ? Surtout qu’Andrea faisait souvent référence à une « Légende dorée des géographes ». La véritable Légende dorée était le récit de la vie des saints. Comment l’Eglise aurait-elle pu admettre qu’un soi-disant croyant clame partout qu’un cartographe était l’égal d’un saint ? Le drame était inscrit, et chaque jour nous en approchait. * * * Attention, cher Las Casas ! Ma confession ne sera pas la partie de plaisir à laquelle vous vous attendiez : moi m’accusant de fautes, vous me condamnant puis, au nom de Dieu, m’absolvant. Certes, le récit de ma vie ne va pas tarder à s’engager dans des régions sombres. Bientôt je vais devoir avouer de l’inavouable. Et vous aurez beau jeu de m’infliger de sévères pénitences. Mais, auparavant, c’est à vous de passer sur le gril. J’ai une question à poser au dominicain que vous êtes. Les dominicains ne se prétendent-ils pas l’ordre de la Chrétienté le plus préoccupé de logique et de connaissance ? Depuis deux millénaires, les Grecs ont deviné, puis démontré que la Terre était ronde. Pourquoi le christianisme a-t-il voulu croire, pourquoi nous a-t-il tous contraints de croire qu’elle était plate ? Pourquoi cette haine du savoir chez les prêtres ? Je commence à connaître mon confesseur. Quand quelque chose dans mes propos le gêne, il me regarde avec un sourire mi-accablé, mi-indulgent, cet insupportable sourire des adultes quand ils s’adressent aux enfants, ce sourire qui signifie : parle toujours, je sais des choses que je ne peux t’expliquer, tu es trop jeune, tu comprendras plus tard. Peut-être un jour tuerai-je Las Casas pour ce genre de sourire ? En attendant, son malaise me ravit. Je vais lui devoir une nuit parfaite. Poules, agneaux, veaux, lapins, poissons, bécasses… En entrant dans le métier, je ne savais pas ce que nous devions, nous cartographes, à nos frères et sœurs animaux. Étant le dernier arrivé, c’est à moi qu’on avait confié le contact avec ces bestioles. Commençons par les poules. Ne craignez rien, je ne vais pas m’égarer dans les dizaines de mixtures dont usent peintres et cartographes pour agglutiner, diluer et sécher les couleurs. Cette activité tient de l’Alchimie, à laquelle je ne me suis jamais vraiment adonné. Et tant d’histoires me restent à raconter, tant d’univers auxquels vous faire aborder ! Je signale seulement, je résume. Sachez que l’œuf, soit complet, soit le blanc, soit le jaune, n’a pas son pareil pour agglutiner les poudres colorées, minérales ou végétales. D’où ma fréquentation régulière des poulaillers. C’était aussi au quasi puceau que j’étais alors d’aller rougir en caressant longuement le ventre des veaux et des agneaux pour choisir celui qui donnerait la surface la mieux à même d’accueillir une carte d’Afrique. La suite de la mission perdait de son agrément lorsqu’il fallait mettre à mort celui dont je venais de flatter ainsi les parties les plus tendres, et se changeait en cauchemar quand je devais apporter au tanneur cette peau fraîchement découpée et participer aux traitements qu’on lui faisait subir, lesquels dégagent une rare puanteur. À propos d’effluves, me revient l’acre bouffée qui emplissait l’atelier chaque matin. L’urine humaine possédant, paraît-il, de rares capacités de dilution, celui d’entre nous qui n’avait pas trop abusé d’alcool la veille au soir était convié à pisser dans une boîte. Je n’aurai garde d’oublier mes amis lapins et poissons. Des os de ceux-là, des arêtes de ceux-ci, sachez qu’on tire des colles dont on enduit les vélins et les parchemins avant d’y tracer quoi que ce soit. Je n’ai pas fini. Quand je repense à cette époque, il me semble avoir passé mon temps en compagnie des animaux. Qu’est-ce qu’un cartographe ? Un chercheur de bécasses. Car cet oiseau porte sur son aile la plus fine des plumes de toute la Création. C’est la plume épiptère. Sans la finesse de sa pointe, jamais tous les noms de lieux ne réussiraient à entrer dans une carte, aussi grande fût-elle. Les vrais chasseurs savaient la valeur pour nous de cette rareté. Ils nous la proposaient à des prix extravagants. Mieux valait la traquer nous-mêmes. C’était encore et toujours à Bartolomé, fragile des bronches depuis sa naissance, d’aller, l’hiver venu, se perdre dans les bois ou, pire, patauger dans des marais glacés. La bécasse devine-t-elle son rôle caché mais crucial dans la représentation du monde ? C’est à croire. À l’instant de trépasser, ses yeux vous fixent d’un tel air qu’on dirait qu’elle acquiesce à son sort. Et son ultime spasme est pour vous tendre ses ailes. * * * Quand j’y pense, les bêtes pullulaient, et de toutes sortes, dans la Lisbonne que j’ai connue. La ville n’était pas seulement nourrie, vêtue, dessinée grâce aux animaux, mais enchantée par eux. Ce jour-là, absorbé par une calligraphie particulièrement minutieuse (faire tenir sur le tout petit disque représentant l’île de Minorque vingt-sept appellations de ports, villages, caps et mouillages), j’avais résisté à la curiosité générale et dédaigné l’arrivée d’un nouveau navire. Maître Andrea me fit appeler au port : je manquais un phénomène exceptionnel, alors qu’un bon cartographe se doit de tout connaître. Je laissai tomber ma plume de bécasse et accourus. Lorsque j’arrivai, deux palans tentaient de hisser la pierre énorme qui se trouvait sur le pont de la caravelle. Quelle étrange cargaison ! On aurait dit un rocher gris, plus large que haut, un rocher particulier puisqu’il possédait deux yeux, une bouche, quatre pattes et une queue. Ce rocher-là pétait, activité inconnue, semble-t-il, des autres rochers. Une corne, courte mais large du bas, lui était poussée et pointait vers le ciel comme s’il voulait, ô sacrilège, menacer le Très Haut. Sous les acclamations, le rocher vivant fut soulevé voyagea quelques instants dans les airs, avant d’être déposé, un peu brutalement, sur le quai. Et maintenant, tandis que les enfants, malgré les soldats qui tentaient de protéger le monstrueux visiteur, lui lançaient des cailloux, s’enchantant de les voir rebondir sur sa peau-carapace, la plupart des adultes tremblaient, mi-répugnés mi-fascinés, et hurlaient : — Qu’on le rejette à la mer ! — Il va nous porter malheur ! — C’est une incarnation du diable ! — La peste est en lui ! — Ou des maladies pires ! Cette agitation n’atteignait pas la bête. Elle conservait son immobilité minérale, seulement interrompue, à intervalles étrangement réguliers, par l’éjection d’une matière verdâtre qui, dès que tombée sur la chaussée, devenait bouse. À la fin de la journée, pour mettre fin à ces désordres qui menaçaient de dégénérer, un bataillon entraîna l’animal en lieu sûr. La polémique ne se calma pas pour autant. Bien au contraire. Désormais soustraite aux regards, la bête était livrée à la folie de l’imagination populaire. Chaque jour elle devenait plus grosse, plus démoniaque, plus redoutable. En chaire, deux curés s’affrontèrent. Celui de l’église Sainte-Marie-Madeleine parlait le dimanche, à la deuxième messe. Oubliés ses prônes habituels qui ennuyaient tout le monde, ses diatribes contre les mauvaises pensées des femmes et l’intempérance des hommes. Ses attaques contre le monstre avaient soudain multiplié par dix son auditoire. On se battait pour l’écouter s’époumoner contre la présence maléfique. Son argumentation suivait deux lignes qu’il alternait ou combinait savamment selon les dimanches. Première ligne : — Chassons, mes frères, chassons sans attendre cette insulte à Dieu ! Qu’a voulu le Créateur ? Un monde d’ordre, avec une place pour chacun. Or regardez cette bête immonde et plus encore insolente ! Ne voyez-vous pas qu’elle ose narguer la volonté divine en mêlant les règnes ? C’est le Diable qui, pour brouiller nos repères, nous a envoyé cette combinaison contre nature d’animal et de minéral ! Deuxième ligne : — Mes bien chers frères, savez-vous d’où nous arrive cette horreur ? D’un trou. Oui, mes frères, d‘un trou dans le temps ! Avez-vous vu cette forme, et cette peau d’avant l’Histoire ? Cet animal n’est pas d’aujourd’hui. Ni d’hier. Il ne vient pas seulement de loin, mais du fin fond des âges. Et il ne vient pas seul. Par ce trou du temps vont à sa suite déferler sur nous des fléaux plus terribles encore, des épidémies, des inondations, des cavaliers de l’Apocalypse… Quelle que fût la ligne choisie par le prédicateur, elle aboutissait toujours à la même conclusion : brûlons ce cadeau empoisonné et tout autant le bateau qui nous l’a livré depuis les enfers. Et refermons à jamais l’orifice par lequel le malheur nous attaque ! La foule se retenait d’applaudir, puisque l’évêque l’avait interdit sous peine d’excommunication, et courait à deux pas, jusqu’à l’église Saint-Nicolas. — Louons Dieu, répondait l’autre curé sur le même ton, tout aussi véhément. Oui, célébrons Notre Seigneur dans toutes Ses productions. Et hautement disons notre gratitude à ceux qui bravent les lointains ! Grâce à ces valeureux capitaines nous étendons chaque jour notre connaissance de la Création, de son inépuisable diversité. Et dénonçons comme hérétiques ceux qui nous demandent de trier dans cette Création. Qui sommes-nous pour choisir parmi les œuvres du Seigneur ? L’assistance hochait la tête et s’en allait répétant tout bas : Il a raison. Qui sommes-nous pour choisir ? Certains, plus déterminés, s’en retournaient vers Sainte-Marie-Madeleine pour combattre l’hérésie naissante. Des diacres de l’autre opinion les y attendaient. Des rixes éclataient. C’est dans l’espoir d’apaiser les esprits en les distrayant que l’autorité municipale décida d’organiser le combat. * * * La place du Pilori est l’une des plus appréciées de la population. Les autorités y attachent sur des roues les malfaiteurs qu’elles ont réussi à attraper. De temps à autre, à coups de bâton, des bourreaux viennent leur briser les membres. Les femmes s’évanouissent, les hommes applaudissent, les enfants s’amusent à cracher sur les plaies des suppliciés : c’est un lieu de hautes réjouissances. Ce jour-là, le spectacle proposé par le Pilori était d’une nature différente. Les privilégiés se pressaient aux balcons, les autres s’entassaient contre les façades, montant sur des caisses pour tenter de mieux voir. Des palissades avaient été dressées, qui faisaient de la place une arène d’un ovale presque parfait. Et en plein centre, au lieu des roues ensanglantées, se tenait un colosse : un nez aussi long que la queue, des pattes semblables à quatre arbres, des oreilles plus longues qu’un parasol, des couilles plus grosses qu’une tête, des bouses plus hautes et larges qu’une taupinière. Bref, un éléphant. Une vieille connaissance, depuis les récits effrayés des Romains et les dessins et peintures qui en avaient été tirés. Comment les caravelles parvenaient-elles, sans chavirer, à transporter de telles masses jusqu’ici ? Une fois de plus, il fallait saluer l’habileté et le courage des marins. Bientôt, du côté opposé, se présenta son adversaire, le rocher vivant. Deux cavaliers armés de longues lances lui piquaient l’arrière-train pour tenter d’augmenter son allure par trop paresseuse. Ils n’y parvenaient pas. Les lances ricochaient. Après avoir hurlé de stupeur et d’effroi, la foule s’impatienta. Car, au lieu du spectacle sanglant promis, rien ne se passait. Les deux bêtes tardaient à s’animer. De plus en plus nombreux, des projectiles, pierres, bouts de bois, mais aussi chapeaux, chaussures, quelques poignards, volèrent bientôt en direction de ces combattants si scandaleusement pacifiques. Le rhinocéros se tenait toujours immobile face à l’éléphant, lequel ne lui prêtait pas la moindre attention, occupé qu’il était à promener nonchalamment sa trompe sur ces projectiles qui jonchaient maintenant les pavés de la place. Ne trouvant rien à son goût, il agitait ses gigantesques oreilles. Soudain, le rocher cornu, furieux de ce dédain, leva la patte avant droite, en frappa deux fois le sol et, sous les acclamations, chargea. Tout géant qu’il était, l’éléphant prit peur. Un instant, il se figea. Il émit un cri rauque. Ses oreilles battirent comme des mains qui applaudissent. Et juste avant que la corne de la pierre vivante ne lui pourfende le poitrail, il pivota sur ses pattes de derrière et, stupéfiant d’agilité, s’enfuit. Il défonça une balustrade, écrasa une bonne dizaine de spectateurs, sous les huées s’engouffra dans la rue des Orfèvres et disparut. Le plus étonnant, c’est qu’on ne retrouva jamais sa trace. À l’exception de deux défenses fraîchement coupées. Elles parurent, dès le lendemain, offertes place Terreiro do Paço, sur un étal reculé. Elles ne restèrent pas longtemps, perdues parmi salades et rutabagas. Neuf heures sonnaient à l’église Saint-Julien que, déjà, un envoyé du bijoutier Lazaro les emportait. Une question, une seule, lui avait suffi pour obtenir du marchand un prix ridicule : — Quelle merveille ! Mais d’où la tenez-vous, mon brave ? Quant au rocher, vainqueur du combat, il fut, sous les vivats, reconduit à sa cage. Cette gloire lui coûta cher. Un matin, on le retrouva sans corne. Quelqu’un la lui avait sciée dans la nuit. Sans doute le scieur n’avait-il pas oublié les gloussements du public féminin lorsqu’était apparue cette glorieuse excroissance. Une poudre fut discrètement proposée aux hommes les plus riches – et par suite les plus âgés – de la ville. À l’évidence, le vendeur la garantissait issue de la fameuse corne et possédant les mêmes pouvoirs de rendre rigides les extrémités les plus flaccides. On dit qu’une jeune femme, peu après, s’étonna des performances inhabituelles de son vieil époux et, encore tout essoufflée, lui en demanda la raison. Lisbonne est la ville des secrets éventés. Le lendemain, toute la population voulait de cette poudre magique. Pour répondre à la demande, le vendeur accrut sa production en mêlant toujours plus d’ingrédients divers (coquillages pilés, os de taureaux broyés, graviers du rivage…) à une quantité toujours décroissante d’extraits de rhinocéros. Un certain jour, amantes et amants durent se rendre à l’évidence : la mixture avait perdu ses pouvoirs. Le commerçant fut arrêté et finit sa vie mensongère, battu à mort, sur la place même du pilori qui avait vu le triomphe du monstre cornu. Les armateurs donnèrent mission à leurs capitaines de rapporter d’Afrique, plutôt que des esclaves, ces bêtes aux perspectives commerciales autrement plus intéressantes. Hélas, avertis d’on ne sait quelle manière, peut-être par l’un des innombrables oiseaux migrateurs qui ont élu le Portugal pour escale, les animaux de cette espèce se cachèrent. On n’en put débarquer qu’un, cinq ans plus tard, un enfant rhinocéros dont la corne encore molle ne fit rêver personne, aucune femme ni aucun homme, même parmi ceux que la nature avait parcimonieusement dotés. Habitant un pays doux, ô combien tempéré et souvent trop tranquille, les Portugais ne pouvaient que se passionner pour la vie sauvage. Tels des enfants, ils s’émerveillaient de toutes les bizarreries plus ou moins monstrueuses, animales et végétales, rapportées d’Afrique. En quelles autres églises de la chrétienté a-t-on pu voir, suspendus au-dessus de l’autel, des crocodiles géants ? Cette passion avait ses modes. Après l’affection déçue pour les rhinocéros, voici que sonna l’heure des tortues géantes. Lors de mon unique grand voyage le long de l’Afrique, j’avais rencontré dans les îles du Cap-Vert ces grosses bêtes étranges. Les habitants du lieu les dévoraient tranquillement, aimant la saveur de leur chair. Et, pour s’éclairer, ils brûlaient l’huile qu’on en pouvait tirer. Quel médecin déclara le premier, et sur quels fondements, que les tortues portaient en elles un remède contre la lèpre et bien d’autres maladies graves ? Il devait avoir trouvé argument dans la longévité de l’espèce, parfois plus de deux cents années. J’ai assisté à plusieurs de ces traitements. La recette en est simple, quoique dégoûtante. Au couteau on sépare l’animal de sa carapace. Il saigne tant qu’il finit vite par mourir. On recueille le sang qu’on verse dans la coquille devenue baignoire. On y plonge le malade. Sur sa peau, le sang sèche. Il paraît que cette rouge armure le soigne. De même que la viande de la bête, à condition de la consommer quotidiennement. Après deux années de cette médication, on affirme que la lèpre est vaincue. Je ne sais pourquoi une tendresse m’était venue pour ce peuple pataud. Peut-être cette indécision entre l’animal et le minéral ? Une tête d’oiseau, un corps de gros caillou. De même, ici, dans ma chère île d’Hispañola, les végétaux sont si puissants qu’ils paraissent des bêtes. Ces mélanges de règnes m’emplissent de confiance envers la force de la vie au moment même où je vais devoir la quitter. Si la vie est une et se manifeste tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, alors la mort n’est peut-être qu’un moment, une phase de la permanente et générale métamorphose. Quoi qu’il en soit, je ne cessais de m’inquiéter du sort de ces pauvres créatures. D’un très actif commerçant breton du nom de Kermarec, souvent présent dans notre port pour y plaider la cause du vin blanc de Bourgogne, j’appris que le Roi de France Louis XI s’intéressait lui aussi à ces malheureux animaux. Ses apothicaires ne parvenant pas à le débarrasser des divers maux qui l’accablaient, il avait ordonné qu’on allât quérir, là où elles se trouvaient, ces médecines miraculeuses. Une expédition se préparait à destination du Cap-Vert. Le commandement en avait été confié au terrible corsaire Georges Le Grec. Cette nouvelle m’attristait encore lorsque Kermarec revint, m’annonçant, tout sourire, le verdict du tribunal divin : le Roi Louis était passé de vie à trépas la veille même du jour où le corsaire Georges devait prendre la mer. Nous fêtâmes comme il convenait le sursis des tortues : au bourgogne. * * * Ce fanatisme de la science naturelle avait un prix : l’odeur. À Lisbonne, comme à Séville plus tard, on n’arrivait pas à nommer aussi vite qu’on découvrait. Je suis arrivé au moment où ce retard devenait insupportable. Un matin que le vent avait tourné en même temps que s’installait une chaleur humide, épaisse, le Roi, en s’éveillant, tordit le nez. Du moins, c’est par cette grimace que la ville entière fait commencer l’histoire. — Quelle est cette fétidité ? s’exclama-t-il. — Sire, répondit le chambellan, j’ai mené l’enquête, la faute en revient à l’entrepôt. — Quel entrepôt ? — L’entrepôt des cargaisons débarquées en attente d’appellation. — Qu’on m’y conduise ! Plus on approchait de l’entrepôt, plus la puanteur montait. Les visages des courtisans disparaissaient sous des mouchoirs. Seul le Roi avançait d’un bon pas et le nez nu. — Je veux savoir, je veux savoir. On me cache trop de choses, dans ce royaume ! Quand on ouvrit les portes, il faillit pourtant suffoquer. Le remugle de pourriture prenait à la gorge. Posés sur des claies, ou amoncelés à même le sol, on pouvait distinguer d’un côté des végétaux de toutes sortes, tailles et couleurs, du piment à l’arbuste… et, de l’autre, des animaux, le plus divers des tableaux de chasse. Certains avaient été éventrés puis maladroitement recousus : on les avait sans doute éviscérés sur le bateau pour mieux les conserver. Mais les autres avaient été rapportés vivants et c’étaient leurs cadavres qui empuantissaient tellement Lisbonne. Sur beaucoup de ces bêtes et aussi sur quelques plantes étaient posés des morceaux de bois plus ou moins plats sur lesquels des mots avaient été griffonnés. L’odeur exceptée, on aurait dit un marché, mais un marché désert, sans personne pour vendre, ni personne pour acheter. Du fond de la pénombre, un groupe surgit, une dizaine de personnages grotesques. Ils portaient de grands masques pointus, semblables à ceux qu’on utilise pour se protéger contre les miasmes de la peste. Un garde leur hurla de retirer leurs déguisements, puisque le Roi leur faisait l’honneur d’une visite. Instantanément, une figure stupéfaite parut, blanche, suivie d’autres terrifiées, noires. Des esclaves qui, sans attendre, s’agenouillèrent en demandant pitié. — Que se passe-t-il dans cet enfer ? demanda le Roi. L’homme blanc s’inclina. Puis se redressa. Comique garde-à-vous, tant son accoutrement évoquait peu l’uniforme militaire. — Sire ! Nous tentons d’attribuer des noms à toutes les choses qui débarquent. Il montra les esclaves. — Et ceux-ci m’aident. Ils sont les seuls à connaître la flore et la faune de leur Afrique. Ils me désignent la plante ou l’animal, me donnent son nom dans leur dialecte, et moi je note. Le Roi résistait à l’alcade qui tentait de l’entraîner au-dehors. Tout à son questionnement, il ne semblait aucunement incommodé. Il dit sa grande satisfaction pour le travail accompli. Le nommeur leva les bras au ciel. — Nous n’y arrivons plus, Sire ! Trop de vos bateaux explorent, trop de vos bateaux reviennent. Comment voulez-vous qu’on donne assez vite un nom à tout ce qui arrive ? Le Roi prit un ministre par le bras, qu’il secoua vigoureusement : — Qu’on fournisse à cet homme les aides qu’il réclame. Et que cet entrepôt soit dégagé dans les cinq jours ! Les esclaves n’avaient rien compris aux échanges mais, constatant la satisfaction du Roi, ils se mirent à chanter. Malgré leur accent, on devinait qu’ils remerciaient le Dieu tout-puissant des chrétiens, ainsi que le monarque Alphonse V, son prophète. Comme le carrosse s’ébranlait, le nommeur, contre tout protocole, osa le rattraper : — Si je puis me permettre, Sire… — Quoi encore ? — Il y a une autre raison à notre retard. — Vous abusez ! dit l’alcade. — Les noms chrétiens… À cet instant intervint l’évêque coadjuteur pour lequel le Roi avait respect et affection. — Je devine le sujet de préoccupation de cet homme. La question est trop délicate pour être évoquée ici. — Je vous recevrai. Et, à l’infini soulagement des courtisans dont beaucoup, vaincus par l’odeur, allaient garder le lit des jours durant, le Roi regagna le palais. * * * Le coadjuteur était fin diplomate. Il savait les tournures et les flatteries qui réjouissent les puissants. — Naviguer, c’est s’agenouiller. Et découvrir, c’est prier. Ainsi le prélat commença son plaidoyer. Comment trouver meilleure manière de dire au Roi, sans le dire, que son royaume était le préféré de Dieu ? — Grâce à vos marins, la gloire de Notre Seigneur s’accroît de voyage en voyage. Hélas… Comme tous les bons religieux, le coadjuteur était aussi un conteur. Qu’est-ce qu’un religieux, sinon celui qui a pour tâche de transmettre la parole de Dieu ? Et qu’est-ce qu’un conteur, sinon celui qui sait à tout moment relancer son histoire en réveillant son auditeur ? Le Roi sursauta : — Hélas, que veux-tu dire ? — Je veux dire que Dieu, s’il se satisfait de voir l’entièreté de Sa Création peu à peu révélée aux humains, ne supporte pas de l’entendre si mal nommée. Et le coadjuteur d’évoquer la mauvaise humeur de Dieu chaque fois qu’il entendait appeler l’une de Ses œuvres en l’une ou l’autre des langues africaines. — Comment voulez-vous que Son oreille prenne plaisir à ces syllabes de sauvages ? — Je comprends ce déplaisir. Que faire pour l’apaiser ? — Traduire. Traduire en langue chrétienne toute chose ou animal arrivant sur le sol portugais. Le coadjuteur obtint gain de cause. Une académie fut créée, composée de poètes (principalement) mais aussi de jardiniers, de musiciens, d’ecclésiastiques, de médecins. Pour gagner du temps, ils ne se préoccupaient plus des appellations indigènes. Des artistes dessinaient le plus précisément possible les nouveautés débarquées, et un nom leur était accolé. Au début, les séances étaient publiques. Je n’en manquai aucune. D’avoir reçu un nom, on aurait dit que reprenaient vie les plantes pourtant déjà fanées, les animaux en état de putréfaction avancée. Cette résurrection ne durait que le temps pour le greffier de noter la désignation choisie. Après, la mort pouvait faire son œuvre. Bientôt, la foule se mêla des choix. Des tribunes où elle s’entassait, elle apostrophait les académiciens. Ainsi un arbre au bois rouge, que les sauvages nous disaient appeler Zaminguila, fut baptisé, je ne sais pourquoi, acajou. Ainsi une sorte de gros phoque que les marins avaient rapporté dans une énorme bassine et dont le cri avait des accents déchirants fut, pour cette raison, nommé lamantin, au lieu des syllabes africaines qui n’évoquaient rien. De nouveaux retards s’ensuivirent. Il fut décidé en très haut lieu et à mon grand regret que les réunions se tiendraient à huis clos. Je me consolai (mal) en feuilletant régulièrement le dictionnaire de plus en plus épais des réalités découvertes. Maintenant que vous voilà bien embarqué dans mon histoire vraie, j’ose vous révéler qu’elle se nourrit de mensonges : deux sortes de cartes sortaient de nos doigts. Les premières étaient commandées par le Roi, réservées à son seul usage et à celui de sa flotte. Autant dire qu’elles entretenaient avec la Vérité des relations les plus intimes possibles. Tout capitaine fraîchement débarqué venait chez nous raconter son voyage. Avant même d’aller embrasser sa famille. Nos cartes bénéficiaient donc des savoirs les plus récents. Pour un peu, elles auraient senti l’haleine âcre de ces marins, tant on reportait vite les dernières indications qu’ils nous donnaient : « Après le cap Juby, juste derrière, se méfier d’une ligne de récifs », « À hauteur du cap Blanc, un courant terrible rabat sur un haut-fond »… Lorsque les avis de deux capitaines divergeaient sur tel ou tel segment de rivage, Andrea les convoquait. Ils arrivaient ventre à terre. Ils craignaient bien trop d’être radiés par le Roi. Ils s’expliquaient. Cette partie-là de la carte était établie sous leur responsabilité commune. De telles procédures aident à l’entente. Au marin qui ne sait plus trop ce qu’il a vu, nul de notre corporation ne jettera la pierre. Il puise sans rechigner dans sa mémoire, il vous ouvre son journal de bord, ne garde rien secret et fait de son mieux puisque le Roi le demande. Mais la réalité qu’il doit décrire est la plus mouvante de toutes. Comment voulez-vous lui réclamer de la précision, de la certitude ? Il observe à partir d’un bateau qui lui a branlé la tête depuis des semaines et des semaines, il est aveuglé par les embruns ou la brume, trompé par les marées, visité par des hallucinations, menacé par les sauvages. C’est miracle qu’il puisse nous rapporter des données quelque peu solides. Oui, gloire au génie de l’observation du navigateur ! Rien ne procure plus de paix que la lecture d’une carte. À suivre son tracé, le monde paraît si simple, si ferme, si certain… Qui pourrait imaginer l’envers de cette carte, ses coulisses, ses entrailles, les efforts qu’il a fallu déployer pour aboutir à ce simple trait, les interrogations, les enquêtes, les déductions, les recoupements… ? Tout aussi méticuleuses, peut-être davantage, étaient les autres cartes. Celles qui seraient livrées à nos ennemis, à nos concurrents dans la maîtrise du monde, je veux d’abord parler de nos voisins espagnols. C’est à Lisbonne que j’ai appris comme le Mensonge est fils de la Vérité. Comment construire le moindre mensonge sans le secours de la Vérité, sans s’appuyer solidement sur elle ? Le mensonge réclame la plus vigilante maîtrise. Si on lui laisse les rênes trop longues, si on lui permet d’aller où bon lui semble, quelle garantie aura-t-on que, le hasard aidant, il ne rejoigne pas la Vérité ? Le mensonge véritable – je veux dire le seul mensonge utile – est le contraire de la fantaisie. La plus infime négligence le détruit. Il fallait nous voir et nous entendre mentir. L’effervescence, la gaieté enfantines qui animaient alors l’atelier vous auraient fait frémir, cher Las Casas. Quelle mauvaise âme avions-nous donc pour oser modifier la Création, pour tant nous réjouir d’inventer des faussetés ? Sur le plus long de nos tréteaux, la carte vraie était étalée, j’allais dire allongée, comme un cadavre à la morgue. Nous ne la quittions pas des yeux, et l’un après l’autre nous suggérions des modifications. D’abord timides. Mais l’audace nous venait vite, nous déplacions les bancs de sable, nous bougions les récifs, nous rabotions les caps. Seul assis à un bout, celui que nous appelions « le Menteur », impassible, prenait des notes sur un petit carnet. Maître Andrea ravivait notre ardeur. — Qu’avez-vous aujourd’hui ? La réalité vous fait peur ? Allez, allez, n’oubliez pas qu’il faut tromper l’ennemi ! Un bon naufrage évite une bataille navale ! Je me souviens. Le plus jeune, c’est-à-dire moi, avait pour tâche de surveiller le sablier. Quand l’ultime grain tombait du goulet de verre, je levais les mains. La fête était finie. Chacun s’en retournait à son labeur de vérité, fabriquer nos « vraies » cartes. Le Menteur disparaissait pour des jours et des jours. Il avait demandé, et obtenu, d’œuvrer dans un cabinet séparé. « Le faux vient du vrai, mais le fils doit un jour se dégager de sa mère pour vivre pleinement sa vie » – c’est ainsi qu’il parlait, grommelait plutôt, et par demi-énigmes. Il paraît qu’un temps, avant mon arrivée, on l’avait appelé « le Faussaire ». Et puis quelqu’un avait fait remarquer que le faussaire est le plus scrupuleux des copistes : il cherche à se rapprocher au plus près de la pièce originale. Nous, par exemple, producteurs de vraies cartes, étions d’authentiques faussaires. C’est ainsi qu’un nouveau titre lui avait été trouvé : « le Menteur ». Quel autre qualificatif aurait pu mieux lui convenir ? Timidement, je lui avais demandé si cette appellation le blessait. Il avait haussé les épaules. — Regardez-vous, tous autant que vous êtes : des esclaves, des moutons ! Vous suivez les lignes. Moi, j’invente. Le mensonge est une chevalerie. Il faut une complexion de l’esprit très particulière pour faire un bon menteur : l’imagination et la discipline ne vont pas souvent de pair. En conséquence, rares sont les menteurs cartographes. Les ateliers se les arrachent et ils peuvent prétendre à des rémunérations que n’atteindront jamais ceux qui œuvrent pour le vrai. De même, à ce qu’on dit, les bons fabricants de poison sont plus riches que les cuisiniers. * * * Le mensonge une fois fabriqué, il fallait encore le faire avaler. Inutile de préciser que le Menteur ne daignait pas se préoccuper de cette dernière étape. Sous aucun prétexte il n’aurait quitté le glorieux pays du mensonge. D’ailleurs, il se consacrait déjà à sa nouvelle œuvre, une nouvelle imposture. Avec le temps, Andrea avait mis au point une stratégie à deux branches qui, l’une et l’autre, avaient fait leurs preuves. Entre les deux, il choisissait au dernier moment, en fonction de signes sans doute présents dans l’air de Lisbonne, mais visibles de lui seul. Quelle que fût l’option retenue, elle commençait par la construction d’une rumeur. Première rumeur, dite de « la vieille carte parfaite ». D’une efficacité redoutable, elle avait ceci de fragile qu’elle réclamait la complicité d’un capitaine. De retour de voyage, et les formalités accomplies, il allait, comme c’est l’usage chez les capitaines, fêter son retour dans quelques troquets. Et là, au fil des tournées, il célébrait le travail de son cartographe : « Avec le document qu’il m’a fourni, j’ai navigué plus certainement que sur un chemin de terre ferme. À deux ou trois détails près, que j’ai d’ailleurs consignés, on peut considérer maintenant que la bonne route est tracée. » Vous me direz qu’un capitaine, même complice, ne parle jamais si clairement, surtout lorsque la boisson s’en mêle. Et vous avez raison. J’ai seulement voulu présenter le plus clairement possible l’origine de la première rumeur. Il est dans la nature des rumeurs d’enfler telle la pâte à pain soulevée par la levure. Quelques heures après ces propos du capitaine aussi laudateurs qu’avinés, tout le monde voulait se procurer, par tous les moyens possibles, la carte miraculeuse, œuvre, il va sans dire, de notre Menteur. Une bonne rumeur ne va pas sans soin méticuleux apporté à l’objet de la rumeur. La carte dont il s’agit devait présenter les cicatrices d’une longue navigation : déchirures, taches de graisse, morsures du sel, brûlures du soleil, etc. Les adjoints du Menteur s’étaient fait une spécialité de ces travestissements-là. Deuxième rumeur, dite de « l’ultime connaissance ». Cette rumeur devait être notre enfant, à nous, employés de l’atelier Andrea. Par nos silences obstinés, plus silencieux que d’ordinaire, par nos refus de parler alors que personne ne nous avait rien demandé (« J’ai promis de ne rien dire »), par nos dénégations (« Mais non, rien d’exceptionnel, je vous jure, nous ne travaillons pas plus ou moins que de coutume, et avec pas plus, pas moins de soin »), nous devions faire germer l’idée suivante : « à l’atelier d’Andrea, ils préparent en ce moment LA CARTE DES CARTES, celle qui va réunir tous les savoirs disponibles à ce jour, la clé de toutes les portes de tous les nouveaux mondes. » Chacune des deux rumeurs débouchait ensuite sur deux voies : la perte ou le vol. Il arrive tous les jours que, pour accomplir le destin, un marin ou un apprenti laisse tomber de sa poche ou abandonne sur une table, après force libations, un document précieux. Mais celui qui le ramasse, ou plutôt celui qui l’achète à celui qui l’a ramassé, ne va-t-il pas s’interroger sur la facilité extrême avec laquelle ce trésor lui est parvenu ? Et le doute sur le parcours du document se doublera forcément d’un autre doute sur sa véracité. Mieux vaut donc privilégier le vol, c’est-à-dire protéger la carte fausse de telle manière que personne ne puisse résister à l’envie de s’en emparer. Et que quelqu’un, s’il convoite vraiment ce trésor, trouve les failles dans le système de protection. Jamais plus qu’au moment où nous venions d’achever une carte fausse autant de soldats ne montaient la garde autour de notre atelier. Et jamais parmi ces soldats autant n’étaient saisis d’une aussi brutale envie de dormir. Certains d’entre nous ne supportaient pas notre tangage perpétuel entre Mensonge et Vérité. Ils en avaient conçu une sorte de mal de mer. Un matin, le visage encore plus pâle que d’ordinaire et la démarche encore moins assurée, ils allaient trouver Andrea : — Maître, je pars. — C’est ton droit. Mais c’est le mien de te tuer si tu révèles un seul de nos secrets. À moins de te couper la langue dès maintenant. — Oui, maître. J’ai retrouvé quelques-uns de ces repentis (comment les appeler autrement ?). Tous, ils ont choisi le travail de la terre, sa régularité, sa réalité incontestable, sa soumission à des cycles de la nature qui reviennent, inlassables, depuis des millénaires et contre lesquels la fantaisie de l’homme ne peut rien. Pour ma part, je ne pouvais trouver meilleur apprentissage. Car nul, plus que Christophe, n’a si constamment navigué entre Mensonge et Vérité, avec pour le premier une préférence marquée. J’ai la mémoire de tous les chiffres concernant Christophe. Entre 1469, date de mon arrivée au Portugal, et 1476, l’été du naufrage, durant ces années où il ne faisait que naviguer, mon frère ne s’est arrêté qu’une seule fois à Lisbonne. Ou du moins n’a-t-il jugé bon qu’une seule fois de venir me rappeler qu’il existait toujours. Comme il ne devait pas cesser de croiser et recroiser le long de nos côtes et que notre port est sans conteste, jusqu’à Bordeaux, le meilleur d’Atlantique, je trouve étrange qu’il n’y ait pas fait plus souvent escale. En conséquence le plus probable est que je l’ai déçu, le jour de sa visite, et que l’idée de revoir son cadet ne lui est revenue que dictée par la nécessité. Quoi qu’il en soit, un matin du printemps 1473, Christophe entra dans l’atelier sans frapper. Plus grand que dans mon souvenir, les cheveux plus rouges et les yeux plus gris. Il demanda Bartolomé Colomb. J’étais devant lui et il ne me reconnaissait pas. Je me présentai. Il me félicita d’être enfin sorti de l’enfance et m’embrassa. Je lui dis ma tristesse que maître Andrea, retenu à Sagres, ne fût pas là pour l’accueillir. Il haussa les épaules. À mon inconfort croissant, il se promena entre les tables et parcourut nos travaux avec morgue et dédain, allant même jusqu’à ricaner. Mes camarades, dont certains avaient le sang vif, commençaient à le regarder de travers. Prudemment, je l’entraînai vite dehors dès qu’il se lança dans des commentaires tout à fait méprisants. — Tu perds ta vie, Bartolomé ! — Qu’y a-t-il de plus utile qu’établir des cartes justes ? — Tu mérites mieux ! J’ouvris la bouche de stupeur. Quelle était cette valeur en ma personne, si bien cachée que personne, pas même moi, surtout pas moi, ne l’avait décelée, et qui devait recevoir meilleure rétribution ? Il me posa une main protectrice sur l’épaule. — Très bien, vos griffonnages ! Tout à fait nécessaires pour ceux qui prétendent naviguer mais tremblent de peur à l’idée de quitter des yeux la côte. Pour les autres, les vrais marins, les seules cartes qui comptent sont celles du ciel, des courants et des vents. — Mais qu’est-ce qu’un vrai marin ? — Celui qui traverse. Les autres ne sont que des caboteurs, des rase-cailloux, des cavaliers dont quelqu’un tient le cheval par une longe… J’ai voulu changer de sujet, le questionner sur notre famille. Avait-il des nouvelles plus fraîches et moins tristes que les miennes ? Peine perdue. Il ne quittait pas son propos : étoile Polaire, hauteur du soleil, secrets de la Volta… Je ne l’avais pas vu depuis tant d’années ! Par suite, je ne peux donner le moment exact de sa vie où avait commencé de le hanter la tentation du large. Combien de temps est-il demeuré à Lisbonne ? Deux jours, trois jours ? Je ne sais plus. Je n’ai souvenir que d’un coup de vent et d’une apparition bavarde, d’où sortait un interminable et fiévreux monologue. Si longtemps après je garde encore dans l’oreille le ton de sa voix. Il ne cherchait pas à me parler. Il voulait m’endoctriner. Et m’enrôler. Je m’apprêtais à l’interroger sur ce qu’il savait de la Volta lorsque, sonnant midi, la cloche de Sainte-Marie-Madeleine le rappela aux réalités. La marée l’attendait. Il se hâta vers le port sans se retourner. Je dus patienter encore trois années avant de l’entendre me donner sa version de la fameuse Volta et m’expliquer pourquoi elle serait la première alliée de son Entreprise. Maître Andrea concevait son atelier de cartes comme un bateau. — Nous aussi, nous naviguons ! répétait-il. Sur des mers qui valent bien la Méditerranée et l’Atlantique en violence et en sournoiserie. Nous aussi, nous devons nous garder des récifs, le Charybde de la crédulité, le Scylla de l’incroyance. Nous aussi, nous devons progresser malgré les bonaces, je veux dire résister à l’endormissement né de la répétition. Nous aussi, nous devons affronter des tempêtes : pour nous, la furie des vents est permanente et s’appelle concurrence. Quand il se mettait soudain à chevaucher cette allégorie, maître Andrea, si froid et mesuré d’ordinaire, devenait lyrique : — Notre voyage a pour destination quotidienne la Vérité ! Hissez haut ! De ce bateau, il avait choisi minutieusement l’équipage. À ses membres je veux rendre hommage même si Las Casas s’impatiente : — Monsieur le gouverneur, libre à vous de vous épancher, de prendre votre vie pour un théâtre de majeure importance et d’en tout raconter, personnage par personnage. Je vous rappelle seulement que le temps passe et que le vôtre est compté. Tout doux, dominicain ! Je vous entends. Laissez-moi seulement évoquer Arnaldo Spindel, notre espion principal, incomparable voleur des secrets les mieux gardés ; Antonio Carvalho, grand ennemi de la mer où avaient disparu ses trois frères, qui de ce fait considérait la cartographie comme un combat singulier contre la fourberie de l’océan ; Baptiste Cozinheiro, dévot de la religion Géométrie, garant sourcilleux de la bonne proportion si souvent foulée aux pieds dans les ouvrages de nos concurrents. Felix Sagres, magicien des couleurs, prince de l’indélébile… Et qu’importent vos exaspérations, je saluerai Samuel Toledano. Sans lui, l’atelier de maître Andrea n’aurait pas atteint un tel degré d’excellence, ni Christophe acquis un tel savoir. Vrai ou faux, il se disait descendant de l’illustre Abraham Cresques, père de la glorieuse école majorquine de Cartographie, auteur supposé d’un chef-d’œuvre considéré comme insurpassable dans notre profession : l’Atlas catalan (1375). Cet atlas était l’aune à laquelle il mesurait nos travaux. Avant de quitter l’atelier et partir pour le palais royal, chacune de nos cartes devait subir l’examen de la comparaison. Celle qui, pour une raison ou une autre (des informations parcellaires, un tracé incertain, des teintes trop pâles ou des chamarrures inutiles) n’était pas jugée « digne du Catalan », était rejetée sans pitié. En dehors de son culte quotidien rendu à l’Atlas, Samuel ne se préoccupait que de ses enfants. Tout en parlant, réfléchissant, lisant, il laissait courir sa main droite qui dessinait leurs visages. De bambins il avait déjà grand nombre mais ne jugeait pas sa famille encore suffisante. Sa femme accouchait tous les dix mois. Son rythme était d’une telle régularité qu’il aurait pu servir à mesurer le temps. Un jour, comme il annonçait une neuvième ou peut-être dixième naissance, je lui demandai pourquoi il avait à cœur de tant engendrer. Il me répondit que sa raison n’était pas différente de celle qui me faisait aimer les îles. Je le regardai avec des yeux ronds. — Les îles forment un gué dans l’espace. Les enfants, un gué dans le temps. Et comme je ne devais pas avoir l’air de bien comprendre, il ajouta : — En naviguant d’île en île, on traverse la mer et passe d’un continent à l’autre. En égrenant des enfants, on traverse les jours et relie le passé au futur. À l’évidence, je ne partageais pas les mêmes préoccupations de paternité que Samuel. Je n’avais pas vingt ans. En conséquence, une seule pensée m’obsédait : avec qui copuler ? Pauvre de moi, j’avais manqué l’ge d’or. Dans les estaminets, le soir, les amateurs de fornication évoquaient sans relâche les glorieuses époques anciennes où de véritables foules d’épouses gravissaient presque chaque jour les collines pour guetter la mer. Il suffisait de s’asseoir près d’elles, de compatir à leur angoisse, de leur rendre de menus services. Et il n’était pas rare d’être secrètement récompensé, parfois même sans tarder dans les pinèdes voisines. Ce bon temps était passé. Les femmes avaient fini par comprendre que le Grand Large rend rarement ses proies. Désormais elles se contentaient de laisser leur fenêtre ouverte. Lorsque le vacarme habituel qui montait du port devenait clameur, aucun doute : une caravelle était de retour. Alors elles s’efforçaient de marcher calmement vers le quai, en veillant bien à refréner les battements de leur cœur : — Tout doux, mon cher, tout doux. Tu sais bien que tu seras déçu. Quelle chance a ton mari, parti depuis tant d’années, de se trouver sur ce bateau-là ? Plutôt que se brûler les yeux à regarder l’océan toujours vide, mieux valait s’adresser au Capitaine des capitaines, Celui qui règle les mouvements de toutes les embarcations de l’Univers : Dieu Soi-même. Les églises étaient redevenues les lieux que devait fréquenter celui qui voulait trouver rassemblées le plus grand nombre possible de femmes. Au risque de cruels désappointements, de silhouettes qui, de dos, paraissent prometteuses mais qui, se retournant, montrent un visage jaunâtre, parcheminé, creusé par les ravines de la vieillesse. Après enquête, je sais que ces éventualités sinistres étaient moins fréquentes à Lisbonne qu’ailleurs dans la chrétienté. Les bateaux n’arrêtant pas de partir, éloignant, par le fait, un flux toujours renouvelé de jeunes marins, leurs non moins jeunes épouses n’avaient d’autre loisir que venir prier. Elles rejoignaient ainsi la collection d’épouses elles aussi abandonnées, et de la même manière, tout au long des époques précédentes, depuis qu’un certain Henri, maudit soit-il, avait été saisi par la lubie de changer en navigateur un peuple jusqu’alors des plus casanier. À l’église se mêlaient donc tous les âges : il suffisait d’aller y puiser celui qui correspondait à son attente. C’est à Sainte-Marie-Madeleine, haut lieu de concentration féminine, que je rencontrai maître Júdice. Quel était le secret de cet homme ? Certes il portait beau, son visage était noble et ses lèvres charnues disaient sa gourmandise de toutes choses. Mais comment expliquer son invraisemblable attrait ? À peine s’était-il agenouillé sur son prie-Dieu que la plupart des femmes s’arrangeaient de mille manières – œillades, toux brutale, missel laissé tombé – pour s’en faire remarquer. Et quand la messe était finie, sur le parvis, elles se bousculaient pour lui prendre les mains, lui effleurer l’épaule, lui toucher la joue, même. Elles minaudaient, vous vous souvenez de moi ?, le tançaient, méchant, vous m’avez oubliée, quémandaient, je peux venir vous voir, quand ? oh, s’il vous plaît ! Il surprit mon regard envieux, sourit, se dégagea et vint vers moi. Ma mine dut lui plaire, et les taches de couleur que j’avais au bout des doigts. — Cartographe, n’est-ce pas ? Vous tombez bien. J’ai peut-être un nouveau métier à vous proposer. Et, me prenant le bras, il m’entraîna jusqu’à la place de l’Infante, à l’auberge du Vin Vert, où il semblait avoir ses habitudes. Je ne pus refréner plus longtemps ma curiosité. — Avec elles… Quelle est votre méthode ? — Je leur suis utile. Mes yeux durent briller, car il enchaîna : — Pas du genre que vous croyez. Du moins pas directement. Je suis avocat, avocat de l’absence. Et toi, jeune homme, la fornication ou l’exploration ? Je le regardai sans comprendre. Avec bonne humeur, patience et méticulosité, il m’expliqua que, d’après son expérience, les hommes qui aiment les femmes se répartissent en deux catégories : les fornicateurs et les explorateurs. À l’évidence, certains fornicateurs ne dédaignent pas toujours l’exploration. Et réciproquement. Mais ces deux familles sont d’essences très distinctes : les fornicateurs jouissent seulement des corps, alors que les explorateurs savourent d’abord l’intimité des femmes. Ils prennent plaisir extrême et sans cesse renouvelé à surprendre leurs manières de vivre, aussi différentes des nôtres que celles des sauvages antipodes nous fabriquons ensemble des enfants, mais nous sommes comme le jour et la nuit. Pour sa part, il appartenait franchement à cette dernière catégorie, se réjouissant follement à savoir, par exemple, comment elles se coupent les ongles des pieds ou se parfument les parties intimes et, surtout, comment elles parlent, entre elles, de cette autre espèce d’humains : nous, les hommes. — Alors, cher nouvel ami, à quelle catégorie appartiens-tu ? J’avouai ma terrible timidité, telle qu’il me faudrait sûrement des siècles d’exploration avant d’oser m’accoupler à une femme qui ne serait pas prostituée. — À la bonne heure ! Vous êtes donc de mon bord, l’exploration. Je me cherchais un compagnon. Les rares hommes encore présents à Lisbonne profitent de l’aubaine et courent de coït en coït sans se rendre compte que l’occasion nous est donnée, comme jamais, de pénétrer dans le royaume des femmes. Voilà la vraie Découverte ! Et pas besoin de caravelles ! Ainsi commencèrent tout à la fois mon amitié avec Ze Miguel Júdice, l’avocat de l’absence, et le traitement de ma maladie de timidité. * * * Andrea, notre maître, était un homme sans quiétude. La conviction l’habitait, peut-être née du trop long spectacle des remuements de la mer, que la permanence n’était pas de ce monde : à ses yeux, tout changeait ou allait changer, et généralement pour le pire. Le calme des eaux n’avait qu’une utilité : annoncer la tempête ! La bonne santé n’était que l’antichambre de la maladie. Et la prospérité présente dans sa maison de cartographie était le signe évident de sa ruine, inéluctable et prochaine. Bientôt, la passion du Portugal pour la Découverte tomberait. D’un coup, comme elle était venue. Un matin, une illumination frapperait les marins : pourquoi tant souffrir pour aller fouiller les lointains, alors que Dieu m’a donné le plus doux pays qui soit ? Ils refuseraient donc d’embarquer. Aux capitaines de bateaux immobiles dans les ports, à quoi serviraient nos cartes ? Cette philosophie de la fragilité, loin de l’accabler, nourrissait son énergie, inépuisable, et lui donnait cette fièvre joyeuse que j’ai remarquée chez certains êtres au beau milieu de la catastrophe. Il vivait gaiement cette obligation de trouver sans cesse des parades aux menaces qu’il s’inventait. De cette inquiétude étaient nées une dizaine d’activités, sans rapport avec les cartes marines : un commerce de cuirs, un jardin de simples, une boutique de sandales… Régulièrement, il en faisait le tour et revenait apaisé : — Quelle que soit l’évolution du monde, j’aurai toujours de quoi me nourrir quand je serai vieux. Je n’avais donc pas de doute en marchant vers l’atelier avec Ze Miguel. Le projet que celui-ci m’avait expliqué ne pouvait que séduire mon maître. Quelle plus noble ambition que celle de venir en aide aux femmes privées de leur mari par les Découvertes ? Beaucoup d’entre elles n’auraient pour rien au monde abandonné le statut incertain qui était le leur. Elles avaient vite trouvé des compensations à la tristesse : remplaçant l’homme disparu dans le gouvernement de la maison, elles goûtaient ces responsabilités nouvelles et dégustaient, chaque jour davantage, la liberté de la solitude. Mais certaines désiraient devenir veuves. Pour toutes sortes de raisons dont la plus fréquente était le souhait urgent de s’unir à un nouvel homme. Elles avançaient aussi leur intérêt pour le mot même : veuve. Elles préféraient être appelées ou se faire appeler « veuves » plutôt que rien du tout, puisque aucun autre mot n’existe pour désigner ces femmes dont l’homme n’est pas revenu depuis des décennies et n’est donc plus nulle part, ni dans la vie, ni dans la mort. Et la loi de Lisbonne était formelle : pour être déclarée veuve, il fallait avoir atteint l’âge de soixante-dix ans. À moins que leur mari n’ait entre-temps été déclaré mort, preuves à l’appui. C’est alors que Ze Miguel intervenait : il avait pour métier de fabriquer des veuves. Il réunissait toutes les preuves nécessaires, véritables ou, le plus souvent, inventées, pour établir la disparition définitive de l’époux. Il s’était dit que, pour confectionner ses cartes, un cartographe honnête se devait de recueillir le savoir de tous les navigateurs. Ce faisant, il avait acquis une somme inégalée de connaissances sur les événements heureux – et surtout malheureux – de la navigation… Un trésor dans lequel il suffisait de puiser pour constituer le dossier de ses clientes. Comme prévu, maître Andrea accueillit dans l’enthousiasme cette proposition. À la cantonade il demanda : — Mes enfants ! Voici que nous est proposé un nouveau métier ! Qui veut apporter son concours à la mission ô combien utile de ce très honorable avocat ? Mes camarades haussèrent les épaules. Cette activité notariale n’était pas digne d’eux. Un cartographe est un cartographe, il le restera toute la vie et n’aura jamais d’autre mission que servir la cause de la Découverte, et tant pis si des femmes pleurent… Maître Andrea et Ze Miguel se regardaient, désolés, quand je levai la main : — Je vais essayer. Cette proposition venait à point. Résumer en un seul petit tracé tous les récits de voyages recueillis sur le port me laissait chaque jour dans la frustration. Sur chaque baie, sur le moindre cap, la plus morne lagune de la côte africaine, j’avais accumulé des dizaines d’histoires, lesquelles demeuraient dans ma mémoire en pure perte. Et quelque chose me disait, et me dit encore, que les histoires dédaignées se vengent un jour ou l’autre. Le dessin ne me suffisait pas. J’avais envie de mots, de leur précision, de leur liberté, de leur canaillerie, de leur insolence, de leurs doubles sens, de leurs pouvoirs d’hypnotiseurs… Les mots me manquaient surtout car ils me rappelaient mon frère. Où naviguait-il en ce moment, l’enchanteur de mon enfance, l’incomparable producteur de rêves aussi ensorcelants que l’horizon marin et tout aussi capables de vous attirer pour mieux vous engloutir ? On me disait qu’il était devenu un marin d’exception, recherché par tous les armateurs. Mais je n’en savais pas plus. Ces deux premières explications en cachent peut-être une troisième, la principale. L’exemple de Ze Miguel, ses succès innombrables prouvaient qu’un fabricant de veuves ne manquera jamais de femmes. Par obligation, il en rencontre un grand nombre. Et ces femmes en instance de veuvage sont forcément moins intimidantes que des femmes heureuses. Le bonheur d’une femme est un rempart. Tout chagrin est une porte. Telles étaient mes véritables mais inavouables espérances en m’engageant dans cette nouvelle activité. Ma pudeur me permet de dire ceci et ceci seulement : ces espérances n’ont pas été déçues. Autre bénéfice de ce travail : l’apprentissage du récit. J’aurai, tout au long de ma vie, moins écrit que dessiné des rivages. Et moins dessiné des rivages que tenté de pacifier des populations contenues entre ces rivages. Mais j’ai aimé ces exercices d’écriture qui s’apparentent pour moitié à la menuiserie fine (on accroche les mots les uns aux autres comme autant de pièces de bois) et pour moitié à la construction navale (une fois le bateau bien fait, il vogue tout seul sur l’eau ; une fois l’histoire bien charpentée, elle vogue toute seule sur le papier ou le parchemin jusqu’aux yeux des lecteurs). J’imagine que la plupart de mes textes constructeurs de veuves ont disparu, brûlés dans les incendies domestiques ou rongés par les rats. Et loin de moi l’idée de chercher une quelconque notoriété dans ce domaine du griffonnage. Mais j’ai gardé copie de l’un de ces argumentaires. Parce qu’il m’était bien venu dans la tête, s’était docilement transformé en un enchaînement de phrases plutôt évocatrices. Parce qu’il avait sa source dans l’amitié d’un homme, un Français maître de la forêt à qui je voulais rendre hommage. Voici donc ce texte à qui une certaine dame Gilberta doit son statut de veuve, libre à elle d’en avoir usé comme bon lui entendait ! Considérant que pour faire de l’eau douce deux hommes appartenant à l’équipage de la caravelle Nostra Senhora de la Fronteira ont, ce jour du 12 septembre de l’an 1472, débarqué peu après l’équateur et que l’un d’eux était le mari de la dame Gilberta ; qu’ils se sont engagés dans la jungle côtière ; qu’après six heures d’attente, le capitaine ne les voyant pas resurgir, un volontaire est parti à leur rencontre sans jamais les retrouver ; que, miraculeusement rescapé, cet homme a raconté, en tremblant de tous ses membres, le gigantisme et l’enchevêtrement de la flore rencontrée ainsi que l’obscurité ambiante et le vacarme des bêtes de toutes tailles et toutes nuisances, morsures, piqûres ou strangulations, pullulant dans cette nuit perpétuelle ; qu’une fois de plus se trouve ainsi confirmé le fait que les mondes récemment découverts abritent des férocités inconnues à ce jour, où le végétal l’emporte en violence et en sournoiserie sur l’animal ; qu’il résulte de cette relation irréfutable, confortée s’il en était besoin par trois témoignages de personnes dignes de foi, sains d’esprit et convocables dans l’instant si le tribunal le juge nécessaire, que le sieur Marco, époux de la dame Gilberta, n’a pu qu’avoir été dévoré corps et biens par cet amas d’arbres, de lianes et de buissons qu’on nomme « forêt » dans nos régions mais qui, là-bas, mériterait mieux l’appellation de « monstre », voire de Léviathan… Comme toujours, l’histoire racontée se nourrit de la vérité plutôt qu’elle ne la respecte. Voici sans doute la leçon principale de mon apprentissage dans l’art du récit : mensonge et vérité forment un couple indissociable. Mieux, et l’aventure de mon frère en a fourni la plus irréfutable des preuves : c’est par le mensonge qu’on agrandit la vérité. Le Français d’où m’est venue l’idée de cette forêt mangeuse d’hommes, je l’avais rencontré sur le port où il se faisait appeler Guy, Guy Pietresson, mais à certaine brusquerie de sa prononciation – de même la maladresse d’un geste trahit le vêtement emprunté ou volé – on devinait que ce nom était faux ou, plutôt, incomplet. Quelques facéties du destin avaient dû le chasser du cours ordinaire de son sort. D’autres facéties l’avaient forcé à s’embarquer à Lisbonne. Et d’autres encore l’avaient conduit face à la passion de sa vie à quoi il devrait également sa mort : la fameuse forêt. Quand j’ai fait sa connaissance, il titubait de faiblesse. Il semblerait que ces régions boisées ne vous abandonnent jamais. Elles s’introduisent en vous sous la forme de petites bêtes aussi néfastes qu’opiniâtres dans leur méchanceté. Il avait été recruté pour chercher de l’or sur les côtes africaines. Mais à peine débarqué il ne s’était intéressé qu’à la botanique de l’endroit, foisonnante, démesurée. — Bartolomé, si Dieu me donne assez de temps pour vivre, j’établirai un dictionnaire de tous les arbres que j’ai rencontrés là-bas. Je l’ai assisté comme j’ai pu dans ses derniers moments. Dieu, qui saupoudre parfois de bienveillance son inépuisable cruauté, a voulu que la maladie ne l’emporte qu’une fois son dictionnaire achevé, le dernier arbre aussi méticuleusement décrit que le premier. Lisbonne ! Lisbonne !… Dès qu’il entend mon refrain d’amour, Las Casas hausse les épaules ou grimace, c’est selon. Ma passion pour cette ville lui agace les nerfs. Un jour que je redisais ma nostalgie du Tage, si calme, et de cette grande et permanente agitation voisine, la place Terreiro do Paço, et de la Sé, notre chère cathédrale, et des ruelles si parfumées qui l’entourent, il s’est écrié : — Mais enfin, qu’a-t-elle de… différent votre… Lisbonne ? — Les îles ! lui répondis-je sans hésiter. Abandonnez cette idée paresseuse que seules les îles qui méritent attention et respect sont celles que l’eau entoure. Il faut n’avoir jamais voyagé, ou jamais regardé, pour ignorer que la terre ferme est, tout autant que la mer, ponctuée d’îles. Ainsi Lisbonne, ma Lisbonne, est, à elle toute seule, un archipel qui vaut bien les Açores ou les Canaries en diversité et en mystère. Chacun des peuples qui vivent ici est une île. À l’île principale, celle des Portugais de vieille souche, d’autres îles se sont ajoutées au fil des siècles. L’île des Arabes couverte de potagers irrigués : l’eau est leur passion depuis des millénaires, ils ne se lassent pas d’en écouter la chanson comme si elle conduisait au Paradis. L’île des Juifs, la Mouraria Judiaria, où les mères aiment leurs fils comme nulle part ailleurs, si bien que lesdits fils ne trouvent jamais épouses assez éblouies et où les hommes, depuis leur plus jeune âge, disputent sans fin de questions insolubles, si bien que les cerveaux mâles y atteignent une incomparable agilité. L’île des Vénitiens, qu’on croit toujours perchés, comme leurs palais, sur de hauts pilotis tant ils méprisent le reste de l’Univers. L’île des Génois, où l’on fait commerce de tout, et si possible avec les Flamands dont la placidité industrieuse s’allie toujours profitablement à la sournoiserie méditerranéenne. L’île des Pisans, où l’on trame et retrame des complots pour écraser les Génois. Plus modeste, mais seulement par la taille, l’île des Teutons : arrivant de lieux sans rivages, ils sont si frappés par la vue de l’océan, cette étendue désertique, que certains en deviennent fous, tant leur esprit était jusque-là étayé par les fûts de leurs forêts. L’île des Bretons : pour se défatiguer d’affronter des mers toujours furieuses, ils n’apprécient rien tant que boire de l’alcool de miel et danser accrochés les uns aux autres par le petit doigt. L’île des Grecs : on dirait qu’ils y attendent l’éternel retour en égrenant des chapelets d’ambre… Et sûrement bien d’autres îles encore que je n’ai pas su distinguer, car constituées de trop peu d’individus ou nichées dans des recoins bien cachés. Chacune de ces îles est un univers avec sa langue, sa cuisine, sa manière de louer Dieu, de marier ses enfants, d’enterrer ses morts. Comme il y a des climats qui sont mauvais, voire meurtriers, pour certaines plantes et bons pour d’autres, l’atmosphère de Lisbonne était, à l’époque que j’ai connue, la plus favorable à l’espèce humaine. Des hommes et des femmes venaient y trouver un terrain favorable à l’existence car partout ailleurs, en Europe, on leur interdisait de vivre. Tu me demandes comment moi, le nomade, qui allais tant bouger tout le reste de mes jours, jamais en repos, toujours sur le départ, j’ai pu me satisfaire d’une seule ville, tellement m’en nourrir, avec une satiété si achevée qu’aucun désir d’en sortir ne m’a jamais visité et que je l’habiterais encore si Christophe ne m’en avait arraché. C’est que je passais sans cesse d’une de ces îles terrestres à l’autre, un jour avec les Arabes, le lendemain chez les Juifs… Sitôt quitté l’atelier, je choisissais une destination, un univers qu’en peu de pas j’atteignais. Cette navigation vaut bien celle des marins : elle réclame moins de temps mais comporte aussi des périls et procure autant d’éblouissements. Ô confesseur ! Celui qui recueille des aveux se révèle tout autant que celui qui avoue. Je te connais. Quand tes yeux brûlent de cet éclat, c’est que de nouveau vient de t’envahir ton obsession de la chair. Tu brûles de m’interroger sur la vraie raison de cette exploration frénétique de Lisbonne. J’entends cette petite voix en toi. Je ne sais par quel miracle de la volonté tu parviens à la garder silencieuse, mais moi, je l’entends me supplier de le raconter avec force détails – ces détails sans lesquels un prêtre consciencieux ne peut prononcer l’absolution : où réside le péché, sinon dans les détails ? – la manière d’aimer de chacune des femmes de chacune de ces îles. Bartolomé sourit, en choisissant soigneusement parmi tous les sourires possibles celui qui torturera le plus cruellement son scribe, le cher petit Jérôme. En fait, ce chef-d’œuvre de sourire est composé de trois. Un sourire d’acquiescement : à l’évidence, j’ai couru la ville et ses îles pour accroître ma diversité de caresses. Un sourire de souvenirs : oh, cette façon qu’avait cette Djamila de cadencer sa croupe ! Oh, comment oublier l’odeur de pain frais de celle qui, je crois bien, se prénommait Gerta et dont la toison du bas était d’une telle blondeur qu’on lui voyait les petites lèvres comme à travers une eau pure ? Etc., etc. Un sourire de vieux sage : je m’arrête là dans mes descriptions salaces, le confessé ne gagne rien à rendre fou son confesseur, n’est-il pas vrai ? Je poursuis donc mes promenades. Un soir, je me trouvais par hasard sur les hauteurs de la ville, non loin de la cathédrale, comme la nuit tombait. De ce belvédère, je vis en contrebas de grands mouvements de population. Des hommes et des femmes se hâtaient, les uns dans un sens, les autres dans un autre. Un vieil homme se trouvait près de moi et regardait le même étrange spectacle. Je lui demandai la raison de cette agitation et pourquoi elle se produisait à cette heure précise. Il se retourna vers moi. — D’où sortez-vous ? Les Arabes rentrent dans la ville arabe et les Juifs dans la ville juive. Ils n’ont plus guère de temps avant le couvre-feu. C’est pour cela qu’ils courent. — Je n’avais jamais remarqué. — C’est parce que vous êtes chrétien. Vous n’avez pas à courir. — Et demain ? — Tout le monde se retrouvera dans la même ville. Le souvenir me revint de mon père, Domenico. Quand le tissu qu’il avait fabriqué ne lui plaisait pas, il appelait deux ou trois employés, selon le nombre de fils dont était fait le tissu. Chacun tirait, faisait sa pelote, le tissu se défaisait. De même à Lisbonne. La nuit, chacune des pelotes dormait séparée. Mais, au matin, la ville se retissait avec les trois mêmes fils que la veille. Je demandai à mon voisin quelle était l’utilité de ces transhumances. — Oh ! Si ça peut éviter qu’on ne s’égorge ! On dit que Lisbonne est la capitale européenne de la tolérance. — Alors pourquoi ce repli, chaque nuit, chacun chez soi ? — Parce que la nuit accroît la peur. Et la peur est mauvaise conseillère. Elle porte à égorger celui qui ne te ressemble pas. On croit y voir un monstre. * * * Pourquoi les peuples ont-ils des penchants si divers ? Par quelles racines, par quelles influences célestes peut-on expliquer les inclinations ? Maître Andrea rencontrait régulièrement des Juifs qu’il jugeait bien supérieurs à lui en matière de cartes. Un jour, je lui ai demandé d’où pouvait leur venir cette suprématie. Il a levé les deux bras au ciel. — Sans doute parce qu’ils n’ont pas de pays. — Et alors ? — Quelqu’un qui n’a pas de patrie est de partout. Voilà pourquoi il n’y a pas de meilleurs traducteurs, pas de commerçants mieux informés. — Mais cette passion pour les cartes ? — Quelqu’un qui aime le savoir aime les cartes. Une carte est la partie la plus visible du savoir. — Le savoir est-il un pays ? — Il faut croire que non : s’ils mettent tant de soin à leurs cartes, c’est sans doute par nostalgie d’une terre. — Quelle terre ? — Une terre à eux. — Es-tu juif, maître Andrea ? * * * Et les Arabes ? Je ne les connaissais que pirates, écumeurs de Méditerranée, spécialistes du commerce d’esclaves. Quelle est l’origine de leur autre excellence, la science des jardins ? J’employais souvent leurs services pour les encres végétales. Mais c’est une autre réalisation qui m’a bouleversé. Au temps où Lisbonne était encore arabe, c’est-à-dire avant le XIIe siècle, vivait un commerçant très riche dont la fille unique était née aveugle. Il entreprit de lui raconter ce qu’elle ne pouvait voir. Peut-on compenser par les mots le vide qui fait face aux yeux ? Il se donna corps et âme à cette mission, passant des heures et des heures à dresser, tel un notaire scrupuleux, l’inventaire des choses, des animaux, des végétaux et des enfants de Dieu présents dans la ville à ce moment-là. La petite fille plaignait ses amies douées de vision : quel plaisir est comparable à la présence quasi perpétuelle d’un père qui vous fait cadeau du monde ? Et puis ce père diseur mourut. Ce silence soudain de l’air rendit folle sa fille. C’est pour tenter de lui rendre la raison que son oncle, frère du disparu, eut l’idée d’un jardin pour aveugles. Un jardin qui ne se préoccuperait pas de perspectives, comme les autres jardins, ni d’harmonies colorées, mais de parfums. Il en confia l’ordonnance à un maître botaniste. Comme les humains, certaines senteurs entrent facilement en sympathie, tandis qu’il faut en séparer d’autres sous peine qu’elles s’entretuent. Tant bien que mal, le jardin des aveugles traversa les années. Il se trouvait toujours une bonne âme pour en assurer l’entretien. Il ne faillit mourir qu’une fois, lorsque la coalition des croisés parvint, en l’an 1147, à arracher la ville aux Musulmans. Mauvaise nouvelle pour les jardins de Lisbonne ! En cette matière, le soin des Arabes est incomparable. Peut-être parce que chaque jardin, pour eux, est un nouveau chapitre de leur livre, le saint Coran ? * * * L’histoire de ce jardin des aveugles continue. Passant par là, au début du siècle dernier, quinzième du nom, un abbé de la Sé demanda quel était ce champ abandonné en plein cœur de Lisbonne, envahi par les ronces et les poules. Une recherche rapide lui apprit son rôle ancien. Il s’étonna que des infidèles eût pu naître une idée si charitable. Il réunit des fonds. Un responsable fut nommé. Un nouveau jardin naquit, moins riche que le précédent, dit-on, moins subtil en fragrances, mais bien suffisant pour les pratiques condamnables qui ne tardèrent pas à s’y dérouler. Pauvre saint homme ! Si, de là où il séjourne aujourd’hui, il peut apercevoir le jardin des aveugles, sans cesse il doit se maudire pour sa bonne action. J’étais passé là par hasard. J’y suis revenu souvent, attiré par le spectacle qui s’y donne. Les aveugles y viennent apaiser leur regret de ne pas voir les fleurs. Ils se promènent en humant. Leurs doigts glissent sur les fleurs. Et le sourire qui détend soudain leur visage chiffonné est l’image même du bonheur. Ils nomment le parfum avec gourmandise, écartant bien les syllabes, « citronnelle », « aneth », « sarriette ». Parfois, ils se disputent entre eux : « Que j’aime l’angélique ! », « Comment peux-tu confondre avec l’absinthe ? » Gloire aux jardiniers ! Ils ont eu la belle idée d’installer les plantations dans des bacs surélevés. Ainsi rapprochées du nez des visiteurs les exhalaisons se perdent moins dans l’air. Hélas, la plupart des non-voyants ne fréquentent le lieu que pour y attendre la bonne fortune. Et la seule odeur qui les égaie est celle d’une robe qui s’approche. Pourvu qu’il ne pleuve pas, ils n’ont pas longtemps à patienter. Une silhouette se faufile entre les arbustes. La silhouette va, vient, tourne, retourne. En apparence insensible aux appels, aux mains qui se tendent, la frôlent, la touchent. La silhouette se promène au marché. Soudain elle fait son choix. Le déferlement qui s’ensuit, je n’ai pas de mots pour le dire. Ce que je sais, c’est que les autres parfums s’éteignent. On ne sent plus que le fauve effluve des deux corps. Peut-être que les autres parfums, comme moi, regardent ? L’étreinte ne dure pas. La silhouette s’en va. Souvent, les aveugles, entre eux, commentent. Pour parler de ces choses, les aveugles n’ont pas plus de variété dans l’expression que les voyants. L’effluve des corps, à son tour, disparaît peu à peu. Il doit glisser vers le Tage qui l’emportera jusqu’à la mer. Un à un, les autres parfums reviennent, d’abord le fenouil, puis le laurier, enfin l’amertume de l’orange. On dirait qu’ils s’ébrouent, comme on sort d’un mauvais rêve. Mais une autre silhouette, bientôt, se présente. Et tout recommence. Cent fois je suis venu pour voir et revoir la scène. C’est peu dire que mon frère ne comprenait pas mes visites répétées à ce jardin. À la différence de l’amiral, seulement occupé de grands horizons, j’ai déjà révélé mon goût de la petitesse. J’y ajoute une passion trouble pour le théâtre de l’intimité. Comment ne pas s’intéresser à ce premier métier qui est de vivre ? Comment ne pas apprendre des stratégies de chacun pour résister au désespoir ? À l’évidence, l’aveugle était le réconfort favori de l’épouse délaissée par un marin obnubilé par les Découvertes. Des yeux morts ne sauront jamais qui s’est offerte. Un homme qui voit finira toujours par se vanter. Un aveugle ne peut mettre un nom sur des débordements. Une femme peut donc s’offrir en toute quiétude sans craindre qu’une rumeur vienne entacher sa réputation. À quoi sert de juger ? Nous sommes si proches les uns des autres, engagés en de si semblables combats. Je ne suis pas dupe de ces justifications. Assez tourné autour du pot. Le spectacle de frères humains copulant m’a toujours enchanté et procuré des plaisirs tels que les mots me manquent pour en dire la violence. J’ai retrouvé des notes écrites en ce temps-là. Certains jours, pluie et tristesse semblent de mèche : elles tombent ensemble sur Lisbonne. Qui entraîne qui ? La pluie engendre-t-elle la tristesse ? Ou la tristesse, se sentant trop seule, appelle-t-elle la pluie pour l’avoir comme compagne ? Et la tristesse atteint alors un tel point que Lisbonne ne peut le supporter. Alors elle fournit la seule arme possible contre la pluie : la musique. De tous les quartiers, sur tous les instruments, cloches, tambours, violes, salturs, psaltérions, on entend monter des mélodies. La première des étrangetés de ces mélodies, qu’elles soient chrétiennes, juives ou maures, est qu’elles sont encore plus tristes que la tristesse. Telle est la tactique de la musique pour vaincre la tristesse : produire plus triste encore. Et la seconde des étrangetés, plus inexplicable, s’il est possible, que la première, est que cet étrange remède ne tarde pas à produire des effets. Sans doute que les tristes Lisboètes, voyant que leur capacité à produire de la tristesse est dépassée par la musique, se sentent soudain moins tristes. * * * Pourquoi les mots que la musique accompagne se gravent-ils plus profondément dans la mémoire que les mots nus, les mots seuls ? Les notes ont-elles des crochets qui se cramponnent aux régions de la tête où s’entreposent les souvenirs ? Ainsi cette petite chanson, entendue il y a plusieurs années déjà et dont, le voudrais-je, je ne peux me défaire : « Mes yeux vont vers la mer en regardant le Portugal Mes yeux vont vers la rivière Cherchant le Douro et le Minho… » Je sais qu’elle m’accompagnera le reste de mon âge. Et j’en demande à l’avance pardon à celui qui m’administrera l’extrême-onction. Il se pourrait qu’à mon heure ultime ce soit ce quatrain benêt qui, au lieu de pensées plus élevées, me vienne aux lèvres. * * * À quoi sert de naviguer ? Ne serait-il pas suffisant de jouer de la musique ? Et si la musique était la forme supérieure de la mer ? Toutes deux sont fluides, toutes deux relient des mondes. Mais, à la différence de la mer, la musique est sans grandiloquence, elle n’a pas besoin de montrer sa force par des tempêtes, sa cruauté par des noyades. * * * Une idée m’est venue. Une idée d’autant plus pernicieuse que simple et lumineuse. Une idée grosse de périls en ces temps d’Inquisition. Une idée qu’il va me falloir garder enfouie au plus profond de moi sans jamais la formuler : je sais que les mots ne sont pas sûrs, ces petits animaux s’échappent de la tête, ne serait-ce que, la nuit, par la porte des gémissements ou des cris qui accompagnent souvent les rêves. C’est l’idée selon laquelle Dieu n’a voulu, vraiment voulu, que la mer et la musique. Le reste de Sa Création – notamment la terre ferme, les hommes et leurs langages – n’est que brouillons, variations pernicieuses ou enchaînements mécaniques, essais malheureux, repentirs, déchets. * * * Notre mère, comme la plupart des femmes de Gênes, avait un ennemi personnel : le port. Parce que du port partent des bateaux qui emportent les maris et les fils, dont beaucoup ne reviennent pas. Elle se signait chaque fois qu’elle devait descendre au marché, le long des quais. On l’entendait marmonner nos prénoms, Christophe, Bartolomé, plus tard Diego,… elle invoquait la Vierge : je te confie mes enfants si jamais, comme les autres, ils s’embarquent. Je n’ai compris que trop tard, après sa mort, pourquoi, lorsqu’elle marchait dans la ville, elle tournait toujours la tête vers la montagne : je croyais qu’elle ne voulait pas faire à la mer l’honneur d’un coup d’œil. Je sais maintenant qu’elle s’arrangeait plutôt pour ne pas être remarquée par elle. Telle est la tactique instinctive chez les faibles : tout faire pour ne pas croiser le regard de celui qu’ils craignent, dans l’espoir d’être oubliés. Plus le temps se mettait au beau, plus notre mère rechignait à se promener le long du rivage. Notre père devait presque l’entraîner de force. Et quand toute la population s’extasiait devant la Méditerranée, sa couleur azur, ses reflets d’argent, sa transparence, elle hochait la tête, elle grondait : — Imbéciles que vous êtes ! Trop crédules ! Trop aveugles ! Vous n’avez pas compris que si elle fait la jolie, la douce, c’est pour mieux vous tromper ? ! Un jour, je raconterai la haine des femmes pour la mer. Il est déjà dans la nature des hommes de partir. Pourquoi Dieu a-t-Il senti le besoin d’ajouter, à cette maladie qui est la leur, la TENTATION permanente qu’est la mer ? Pourquoi a-t-Il créé ENSEMBLE les hommes et les femmes ? Pourquoi leur a-t-Il ordonné de procréer ENSEMBLE, alors qu’il fabriquait au même moment cette mer maudite, la plus puissante des machines à séparer les couples ? Si l’on ouvrait la tête des femmes qui vivent dans les ports, on trouverait ces colères, ces blasphèmes. Je comprends que les chirurgiens ne se risquent pas à l’opération. L’Inquisition veille. Une fois, une seule, notre mère nous a conduits vers son ennemie. Il ventait si violemment que nous ne pouvions avancer que cassés en deux et agrippés les uns aux autres, de peur d’être emportés, et pas à pas tant l’air était devenu aussi résistant qu’un mur. Une écume grisâtre avait envahi les quais. Des vagues vertes, plus hautes que les maisons, montaient et remontaient sans cesse à l’assaut des roches de la côte. La jetée ne protégeait plus les bateaux, ils s’agitaient en tous sens comme un troupeau terrifié. Elle a tendu le bras, pointé l’index. — Vous vouliez voir le vrai visage de la mer ? Le voici ! Tout le reste est mensonge ! Pauvre Susanna ! Sa leçon n’a pas porté ses fruits. Je revois le sourire de Christophe. Jamais je ne l’avais vu si calme. Il tournait la tête lentement, de la droite à la gauche, pour ne rien manquer du spectacle. Et souriait. Il humait l’air salé. Et souriait. Il s’avançait pour recevoir davantage d’embruns. Il fermait les yeux. Et souriait. Je le sens bien : mes deux dominicains s’impatientent. Ils attendent l’entrée en scène du personnage principal. Comme tout le monde, ils me prennent pour quantité négligeable. Je lis dans leurs têtes : ils ne pensent qu’à Christophe. Pour qui se prend-il, ce Bartolomé, à nous entretenir de sa petite personne ? Quand va-t-il, enfin, nous parler de Christophe et de son Entreprise ? Qu’importe ! Pour une fois qu’on me donne la parole, je la garde encore un peu. Ils n’oseront pas trop manifester leur mécontentement. Ils n’oublient pas que je suis l’oncle aimé du Vice-Roi. Et que, malgré ma décrépitude, il me reste encore dans la mémoire des souvenirs précieux pour qui veut écrire l’histoire des Indes. Ne vous inquiétez pas, mon frère ne va plus tarder. Les espoirs que nous avions placés dans les oiseaux parlants n’avaient pas résisté à l’expérience : leurs refrains, toujours les mêmes, ne nous procuraient aucun renseignement géographique digne d’intérêt. En grand seigneur, Andrea leur ouvrit la cage. Les perroquets voletèrent un peu partout avant de se poser au seul endroit qu’ils ne pouvaient savoir tabou : au beau milieu de notre ouvrage alors en cours, notre dernière carte de la Côte de l’Or. Nos cris d’effroi furent suivis par des hurlements de colère, car les bestioles choisirent nos tracés les plus méticuleux pour y déposer leurs fientes. Par miracle, et ordre formel d’Andrea, elles échappèrent à l’étranglement et, manu militari, regagnèrent leur cage. Alors commencèrent deux journées et deux nuits d’affrontement. Sans doute pour manifester leur détestation de la captivité, les oiseaux ne savaient plus que répéter une phrase, toujours la même, Nan Nga Def, Nan Nga Def, qui n’est d’aucune utilité pour les cartographes puisqu’elle veut dire Comment allez-vous ? Sur tous les tons, du plus enjôleur au plus menaçant, nous proposâmes la liberté aux perroquets à condition qu’ils nous offrent une gamme plus large de leurs talents. Constatant leur mauvaise volonté et l’ennui de leur conversation, Nan Nga Def, Nan Nga Def, Andrea donna l’ordre de revendre notre petite volière. J’en obtins un bon prix auprès d’une dame Élisabeth qui faisait commerce d’oiseaux. Elle avait trois enfants et plus de mari, en allé sur la mer sept ans auparavant et disparu depuis. Elle avait trouvé dans ce négoce le moyen de nourrir sa famille. En effet, les veuves ou futures veuves, plus patientes que les cartographes, continuaient de rechercher la compagnie des oiseaux parlants. Les chats, les chiens, les guépards, les tortues ou les tigres ont beau, de mille façons, grognements, regards ou caresses, vous manifester leur affection, rien ne vaut, pour tromper la solitude, une phrase, une vraie phrase, avec des mots bien distincts, prononcés à la manière humaine, et tant pis s’ils sont toujours les mêmes et mille fois répétés. D’ailleurs, lorsqu’il était encore là, le mari, il faut l’avouer, ne disait jamais rien de neuf. Parmi ces pauvres femmes, les plus obstinées dans leurs sentiments, celles qui ne pouvaient se résoudre à admettre la disparition de leur marin de mari espéraient qu’un beau jour, interrompant leur insupportable litanie de Nan Nga Def, Nan Nga Def, comment allez-vous ?, comment allez-vous ?, l’une des bestioles prononcerait quelques mots portugais appris forcément d’un homme blanc non encore décédé, rouvrant, de ce fait, la porte à l’espérance aussi faible que vive, et peut-être d’autant plus vive que faible : et si cet homme qu’imitent les oiseaux continuait de vivre à l’autre bout du monde et préparait son retour ? Hélas, quand ils se décidaient à employer la langue portugaise, ces maudits perroquets parlaient un langage ordurier qu’aucune oreille de la bonne société lisboète n’aurait accepté d’entendre. Il n’était pas rare que, dans l’air des meilleurs quartiers, volent bas des expressions telles que : bite glaireuse, tarte à poils ou chiure de ta mère. Autant de cadeaux linguistiques reçus des hommes d’équipage. Les vieux marins appréciaient ces expressions qui leur rappelaient le bon temps. On les surprenait souvent, endormis l’oreille contre une volière, un grand sourire aux lèvres. Mais les autres voisins se plaignaient de ce vacarme indécent. De cette situation, cette dame lisboète déduisit qu’une école s’imposait, une école pour les oiseaux, où ils retrouveraient confiance en eux-mêmes et apprendraient un minimum de bonne éducation. Restait à trouver l’enseignant capable de mener à bien cette mission éducative d’un genre si particulier. En femme habile et prudente, du moins dans ses activités diurnes, cette dame Elisabeth sollicita, avant de se lancer, le soutien de l’évêché. Après que les théologiens eurent longuement et goulûment discuté, il lui fut accordé une permission de principe. Tout bien réfléchi, doter les oiseaux d’un certain langage était une marque de respect et de confiance adressée à la blanche colombe Saint-Esprit, membre du trio divin au même titre que le Père et le Fils. Quoiqu’elle semble passionner mon jeune et charmant Jérôme, qui rougit et se trémousse sur son siège dès que je parle de femmes, je vais couper court à cette histoire : si je lui laissais les rênes, elle nous entraînerait trop loin de mon sujet principal, au pays très ordinaire des amours douloureuses. Il faut seulement savoir que cette école des oiseaux prospéra. Des mainates venus d’Inde par voie terrestre avaient été mêlés aux perroquets africains et se révélèrent vite supérieurs dans la capacité à réciter des phrases longues. Cette dame avait – je ne sais d’où venue, mais ne vous ai-je pas dit qu’à Lisbonne arrivaient, comme l’eau entraînés par une pente douce, tous les trésors de la Terre ? – une passion pour la poésie persane et notamment pour un maître soufi mort en 1273, nommé Mawlana Djalal-Od-Dîn, dit Rûmî. « Deviens une balle et roule sous les coups de maillet de l’amour. » C’est en écoutant cette poésie qu’à moi, le rustre, vint l’idée, puis l’évidence, puis l’audace, puis la nécessité d’aimer cette femme et de l’aider dans son entreprise sans espoir : apprendre des poèmes à ses oiseaux pour qu’ils tiennent lumineuse compagnie aux épouses abandonnées. Il dit : « Mais non, tu n’es pas fou, Pas digne de cette maison. » Je suis parti me rendre fou, Tel les attachés me voici. Il dit : « Mais non, tu n’es pas ivre, Va, tu n’es pas de cette espèce. » Je suis parti, me voici ivre, Et rempli de joie me voici. Il dit : « Mais non, tu n’es pas mort, Tu n’es pas souillé par la joie. » À sa face qui donne vie, Mort et effondré me voici. Il dit : « Oh oui, tu es rusé, Ivre de doute et de pensée. » Alors, ignorant, effrayé, Détaché de tout me voici. Il dit : « Tu es une bougie, Celui vers qui l’assemblée prie. » Assemblée ne suis, ni bougie, Fumée dispersée me voici. Comme on l’imagine, aucun oiseau jamais, ni les mainates, voisins pourtant de la Perse, ne parvint à réciter la moindre strophe entière, et pas même lorsqu’elle les concernait : Il dit : « Tu as plumes et ailes, Je ne te donne ailes ni plumes. » Désirant ses plumes, ses ailes, Sans ailes et plumes me voici. Ce Rûmî n’enivra que nous. Les femmes propriétaires d’oiseaux voulaient entendre d’eux d’autres chansons, des mots plus simples pour les accompagner lorsque le besoin de se caresser se ferait trop impérieux, soit de simples encouragements (« Continue », « Je te vois », « Ne lâche pas »), soit des indications beaucoup plus précises et quasi médicales que j’aurais bien préféré garder pour moi, n’était mon obligation de raconter la vérité, toute la vérité : « Écarte tes lèvres », « Et si je te mettais la langue ? » * * * Dix fois je demandai à la directrice de l’école, la priai, la suppliai d’avoir recours aux services de mon ami Ze Miguel, le fabricant de veuves. Sitôt le décret obtenu, nous pourrions nous unir. Dix fois elle refusa. Son mari s’obstinait à venir lui rendre visite, la nuit, et le rêve était pour elle un pays plus réel que tous les autres. (Sans cette croyance, se serait-elle lancée dans cette entreprise improbable d’école des oiseaux ?) Un jour le mari marin revint, je ne sais d’où. Peut-être d’un territoire lointain ? Peut-être de ces rêves si souvent répétés ? Il reprit la place qui était la sienne dans l’amour d’Elisabeth. La même que j’avais occupée sept ans, le temps qu’il navigue. Ainsi s’achève le récit, puisque vous vouliez l’entendre, de mon unique amour. Parmi nos délassements favoris était le marché aux esclaves. Pour défatiguer nos yeux des livres et des cartes, nous dévalions souvent la rue. Une fois arrivés, il suffisait de tendre l’oreille. Avant que ne commencent les enchères, les dames de la bonne société, principales clientes, comparaient sans fin les qualités de leurs dernières acquisitions. — Le mien, je l’ai dressé : dès qu’il ronflait, le chien le mordait. Il ne ronfle plus. — Le mien reste debout. Je ne supporte pas qu’on dorme dans la même pièce que moi : j’ai l’impression qu’on va pouvoir entrer dans mes rêves. Vous ne croyez pas qu’il existe des ponts de sommeil à sommeil ? Dans ce tournoi de vraies et fausses confidences, la palme revenait régulièrement à une certaine Dona Leona, cliente du fabricant de veuves, Ze Miguel. Elle collectionnait les Africains comme d’autres les vases ou les peintures, et accablait ses amies de récits de merveilles. — Vous ne devinerez jamais ce qui m’arrive… Celui que j’ai acheté le mois passé, vous savez, le tout petit homme, eh bien, figurez-vous qu’il a la peau phosphorescente. Qu’en pensez-vous ? C’est peut-être d’avoir passé son enfance au voisinage des mines d’or. Vous imaginez ma surprise, ma bonne surprise lors de sa première nuit chez nous. Il me suffit de le faire asseoir dans un coin de la pièce et il fait office de veilleuse : je n’ai plus jamais peur… Ce matin-là, cependant, les dames ne décoléraient pas. Chacune arriva, l’air buté, enfermée dans sa fureur et ne voulant pas en donner la raison. Leur silence ne dura pas. Quel silence de femmes dure à Lisbonne ? Leona fut la première à s’exprimer : — Mon confesseur a perdu la raison. Les autres femmes, soulagées de n’être pas seules dans leur malaise, entonnèrent : — Comment se fait-il ? Le mien aussi. — Si vous saviez ce que, moi, j’ai entendu hier au soir… Il m’a menacé des feux de l’Enfer si je ne changeais pas d’habitudes. Les confidences s’enchaînaient à vitesse vertigineuse, comme les mailles d’un tricot. — Moi, je marche nue devant eux. — Tout comme moi, bien sûr. Et même je me lave. Ils voient tout de moi. — Quelle importance ? — Un jour, on nous obligera à nous couvrir devant les chats. — Ou les canaris. — Quelle folie a pris les prêtres ? Nous revînmes à l’atelier sans bien comprendre la raison de leurs colères. Quelle était, à propos de leur nudité, la nouvelle attitude de l’Église ? Nous étions jeunes, à l’époque. Le corps des femmes nous hantait. Nous n’eûmes pas d’autre idée que d’aller consulter Ze Miguel, le meilleur connaisseur de ce continent magique. — Je ne peux rien vous dire. Son front se plissa. — Mais peut-être… puisque mon rapport est rendu… — Quel rapport ? — Il est vrai qu’en tant que cartographes, vous êtes assermentés et détenteurs de grands secrets… Je veux bien vous parler… mais alors sous le sceau de la plus extrême discrétion… C’est ainsi que, pour la première fois, j’entendis évoquer cette question qui devait tant m’occuper durant toutes ces années passées au contact des sauvages sans rien comprendre au mystère de leur nature : « Que voient les Noirs quand ils voient ? » — Figurez-vous que, voilà trois mois, j’ai été convoqué à l’archevêché… Des gardes l’avaient conduit, par un dédale de longs couloirs, vers une petite salle aussi sombre que la sacristie de Notre-Dame-du-Saint-Sépulcre. Trois hommes arrivèrent peu après, l’archevêque et deux adjoints. Ils s’installèrent derrière un bureau sans offrir à Ze Miguel de s’asseoir. D’ailleurs, il n’y avait pas de siège pour lui. Il demeura debout, quelque peu tremblant. — Mon fils, l’Église a besoin de vous. — Il va sans dire que mes faibles forces lui sont acquises. Suivit un long exposé sur un sujet trop bien connu de Ze Miguel : le déclin de la moralité des femmes depuis l’arrivée dans la ville de ce flux d’hommes noirs. Seul l’archevêque parlait. Les deux autres ne faisaient que hocher la tête. Peut-être qu’une maladie ou un vœu les avaient rendus muets : le hochement était leur seul langage. — Il va sans dire que nous ne prêtons aucune foi à ceux qui racontent des cas d’unions charnelles. Comment imaginer les filles ou les nièces de nos mères dans de tels accouplements ? Les têtes des adjoints changèrent brusquement de parcours. Au lieu de pivoter du haut vers le bas, elles se mirent à aller de gauche à droite et de droite à gauche en signe de vigoureuse dénégation. — Notre inquiétude est autre. Et vous concerne, mon fils. D’après certaines informations, celles-ci dignes de foi, un nombre croissant de nos fidèles féminines se laissent voir nues par ces sauvages et en éprouvent si peu de gêne qu’elles ne jugent pas même utile de l’évoquer en confession. Ze Miguel ne put que confirmer la progression vertigineuse de cette pratique. Le prélat sourit. — Vous êtes, à l’évidence, le meilleur défenseur des femmes. Elles ne pourront donc contester vos conclusions. — Quelles conclusions ? L’archevêque baissa la voix et se pencha, imité par les deux autres. Ze Miguel fit de même. Si bien que les quatre crânes se touchaient presque. — En préalable à toute campagne de purification, nous avons besoin de connaissance. En conséquence, vous voudrez bien réunir une commission où entreront tous ceux que vous jugerez aussi savants que capables de garder un secret. Votre enquête achevée, vous nous ferez rapport sur la question décisive suivante : que voient les Noirs quand ils voient ? Et, après d’autres, multiples et très déférents hochements, les trois hommes, dans un grand froissement d’étoffes précieuses, disparurent vers d’autres saintes occupations. Rassemblés sans tarder, les médecins des yeux, pourtant les plus illustres de la ville, ne furent d’aucun secours. Ils examinèrent, discutèrent, se disputèrent, décidèrent de reprendre leurs examens, ne tombèrent pas d’accord, demandèrent l’autorisation de découper les globes oculaires de cinq Noirs récemment décédés de fièvre. Permission accordée. Puisque aucune conclusion claire ne fut tirée de cette première expérience, une autre autorisation fut présentée. De nouveau accordée : cette fois découper, après l’avoir délicatement arraché de sa cavité, le globe oculaire d’un Noir vivant. Ainsi pouvait-on espérer un exact suivi du mécanisme de la vision. Peine perdue : les praticiens se disputèrent. Les premiers étaient d’avis, simpliste, que les Noirs, venus de l’autre côté de la Terre, avaient une vision antipode, c’est-à-dire qu’ils voyaient tout à l’envers de nous. Les seconds, plus inventifs, juraient que l’œil du Noir était la porte du Paradis : le regard qu’il portait sur nous était donc purifié par une innocence venue des temps précédant le péché d’Eve. Et Dieu, dans Son infinie bienveillance, avait voulu que, chez le Noir, cette innocence remonte par le canal même qui, chez le Blanc, était empli par les larmes. Voilà ce qui donnait au regard du Noir cette expression de joie perpétuelle. Par suite, la pudeur des femmes ne pouvait que gagner au contact de ladite innocence. Quant aux derniers docteurs, les plus nombreux, ils passaient des heures à présenter les innombrables raisons pour lesquelles on ne pourrait jamais parvenir à une conclusion certaine. Exaspéré, Ze Miguel finit par les congédier. Et décida de changer radicalement de méthode. Le mois qui suivit compte parmi les plus savoureux vécus par notre avocat. Il choisit dix esclaves de tous âges, arrivés depuis assez de temps chez nous pour s’exprimer précisément dans notre langue. À chacun il présenta trois prostituées sélectionnées pour les excès de leur anatomie. Et l’étude minutieuse qui s’ensuivit est célébrée aujourd’hui par tous les professeurs des universités de Salamanque, Paris, Montpellier, Louvain, comme le modèle même de l’expérimentation scientifique. Il fit dévêtir ces dames puis convoqua chacun des esclaves : — Décris-moi. — Tout ? — Tout ce que tu vois. Ze Miguel avait décidé de noter lui-même ce qu’il entendait tandis qu’un peintre dessinait le corps de la femme non d’après nature, mais tel que décrit par l’esclave. Quatre d’entre eux, hypocrites ou vraiment terrorisés (comment savoir, avec des catholiques récents ?), commencèrent par se boucher les yeux en hurlant que c’était le Diable qui venait les tenter. Pour éviter de perdre du temps en trop longues explications, ils furent fouettés. Ainsi traités, ils recouvrèrent leur calme et racontèrent, en enchaînant les signes de croix, et par le menu, le spectacle de chair et de poils qui leur était offert. Au bout de quatre semaines de ce travail, Ze Miguel revint au palais de l’archevêché. Il croyait pouvoir se contenter de remettre son rapport. Mais monseigneur l’archevêque voulait s’entretenir avec lui. Par les mêmes gardes, au long des mêmes couloirs, il fut conduit dans la même petite pièce sans fenêtre où l’attendait le même trio, le prélat et les deux hocheurs. — Alors, mon fils, quelle conclusion tirez-vous de vos études ? Ze Miguel tenta de tergiverser, de s’effacer derrière la chose écrite. Mais l’insistance et l’impatience étaient telles, en face de lui, qu’il dut se résoudre à avouer. — Mauvaise nouvelle. — Mais encore ? — Mauvaise nouvelle pour la pudeur : j’affirme que les Noirs voient exactement ce que nous voyons. — J’en étais sûr, marmonna l’archevêque en se signant. Suite à cette étude, consigne fut donnée aux confesseurs de ne pas se contenter des fautes avouées, mais de mener eux-mêmes l’interrogatoire : — Ma fille, à qui vous laissez-vous voir ? Même lorsque la réponse était « personne », il était recommandé d’insister. — Par « personne », entendez-vous que la pièce est vide chaque fois que vous vous dévêtez ? Cette fois, sous peine de mentir, la pénitente était bien forcée de répondre que, en effet, un voire deux esclaves partageaient sa salle de bains pour la masser ou l’aider dans ses ablutions, et même sa chambre à coucher pour éviter toute agression nocturne. — Hélas, ma fille… La révélation, tirée des travaux de Ze Miguel, que les Africains ramenés par les caravelles ont les mêmes yeux que nous, n’eut pas toujours l’effet escompté. Certaines femmes honnêtes, sitôt averties des capacités visuelles de leurs esclaves, frissonnèrent d’une honte rétrospective et chassèrent à jamais de leur chambre leurs gardes du corps. À d’autres, et il faut bien avouer que ce fut la majorité, cette nouvelle ouvrit de troublantes perspectives. Jusque-là, pas plus que du regard d’un meuble ou même d’un chien elles ne s’étaient préoccupées de la curiosité des esclaves. Cette curiosité étant avérée, toutes sortes de jeux étaient possibles. Dont Ze Miguel, pour notre délassement, me tint, chaque dimanche soir, fidèle et précise chronique. Mais tel n’est pas le sujet de mon récit, d’ambition d’abord morale. Quand je repense à ces cinq années solitaires à Lisbonne, je les vois comme une île, ma seule époque de liberté au milieu d’une vie enchaînée. Avant Lisbonne, c’était Gênes et l’enfance. Et l’enfance est une prison. Puis mon frère prendrait possession de moi, et la prison se ferait plus contraignante encore : jamais, ni de jour, ni de nuit, ni dans les recoins les plus reculés de mes rêves, et pas même lorsque l’océan tout entier nous séparerait, je n’échapperais à la lumière de Christophe. Alors j’ai joui de cette liberté portugaise avec d’autant plus d’ivresse que je la savais menacée. Ceux qui, à commencer par vous, me reprochent ma conduite dépravée de cette époque, ces dizaines de veuves ou futures veuves que j’ai consolées à ma manière, ceux-là devraient se souvenir que j’ai commis bien pire sous l’emprise de Christophe. Mon frère n’était pas encore venu frapper à la porte pour me signifier la fin de mes loisirs. Mais je le sentais rôder. J’avais beau me boucher les yeux et les oreilles, fuir les conversations du port à la première nouvelle d’un « jeune Génois navigateur d’exception », il était là. Comme un oiseau de proie il tournoyait, il attendait le moment de fondre sur moi. S’il me laissait quelque répit encore, c’était seulement pour me ménager le temps de me préparer. Tout ce que j’apprenais de la cartographie ne pouvait que lui servir dans son Entreprise. Cette Entreprise, j’ignorais alors ce qu’elle était. Peut-être lui-même l’ignorait-il encore ? Mon unique certitude était qu’elle me dépasserait puisque, depuis toujours, Christophe me dépasse en tout : âge, taille, force, intelligence, rêves et amour des femmes. Dieu a voulu que je naisse dans l’ombre de mon frère. Dieu a aussi voulu que je n’en sorte jamais. Même aujourd’hui qu’il est mort depuis sept ans. J’allais oublier Ursula. Et personne n’est plus à célébrer qu’elle. Et tant pis si sa profession trouble mes dominicains. Quoique personne n’ait jamais voulu le reconnaître, et surtout pas nous, cartographes, qui leur devions sans doute les plus précieuses de nos informations, les prostituées jouaient un rôle crucial dans notre ville. Après de longues années d’absence, en la seule compagnie de camarades et de l’Océan, la plupart des marins, sitôt posé le pied à terre, ne songeaient qu’à pénétrer dans un ventre de femme. D’escale en escale, ils avaient connu des autochtones, mais, honte à eux, ils les avaient plus considérées, du fait de la couleur de leur peau et des brusqueries de leurs manières, comme des sortes d’animaux que comme des humains. Au soulagement d’avoir survécu se mêlait donc, chez les navigateurs, la volonté de vérifier, par des fornications aussi multiples que frénétiques, cet état miraculeux : celui de survivant. À quelques exceptions près dont les noms circulaient à Lisbonne, la majorité des épouses n’étaient pas prêtes à satisfaire ces besoins. La durée interminable de l’attente avait changé les souvenirs en rêveries de plus en plus lointaines et paresseuses. Les corps se retrouvaient sans mémoire, stupéfaits d’être nus, face à face. Dans le plus heureux des cas, les deux époux devaient se réapprendre, et ce nouvel apprivoisement prenait un temps incompatible avec l’impatience des arrivants. Parfois, chez l’un ou chez l’autre, ou chez les deux, ce réapprentissage n’était même pas tenté. Au premier regard, il paraissait, avec une évidence déchirante (et dégoûtée), que l’amour était mort et que rien, jamais, ne pourrait le ressusciter. Les prostituées profitaient, en rapaces, de ces débris de mariage. Et leur commerce prospéra comme à aucune autre période. Attention, chers dominicains ! Ne méprisez pas trop vite vos frères humains. Derrière leur animalité, sachez distinguer des besoins plus subtils, des fragilités touchantes. La moiteur de leurs cuisses, la douceur de leur peau, l’agilité de leur bouche n’étaient pas les seules raisons du succès de ces femmes. Une fois assouvies les premières folies, ce ne sont pas ces régions du corps qui avaient la préférence des marins. Me croirez-vous si j’affirme qu’ils cherchaient d’abord des oreilles ? Non pour se livrer avec elles – sous ton apparente impassibilité je connais ton esprit égrillard, frère Jérôme, je sais ce que tu imagines – à quelque pratique contre nature importée d’Afrique, mais tout simplement pour se faite écouter. Qu’est-ce qu’une oreille ? Je m’étais déjà passionnément intéressé à ces gros coquillages plats collés de chaque côté du crâne humain. J’avais débuté mon enquête avec mon frère alors que je n’avais pas dix ans. Comment pouvait-on expliquer qu’il percevait tout ce qui se rapportait à la mer et aux voyages, la plus lointaine conversation chuchotée de l’autre côté du port, alors qu’il demeurait sourd, indifférent au reste ? Par exemple aux propos, parfois intelligents, que lui tenait son cher cadet Bartolomé ? Une nuit, profitant de son sommeil, j’approchai une bougie de ces mystères. Passai longtemps à inspecter ces étranges coquillages, prenant bien garde d’éviter que la cire chaude ne coule. Et je finis par abandonner. Ni les deux trous sombres (pas très propres), ni les plis et replis roses ne m’avaient livré leurs secrets. Et voici que ces drôles de coquillages m’interrogeaient une nouvelle fois. Quelle qualité particulière – possédait la dénommée Ursula pour attirer ainsi la tristesse de tous les marins ? Elle n’était ni belle ni jeune, ne possédait aucune des rotondités qui plaisent aux hommes, et ne montrait pas la moindre invention dans ses manières : elle caressait sans rythme, suçait comme on bâille et ouvrait les jambes en chantonnant des airs de messe. Mais elle aimait écouter. — Alors, mon grand, qu’as-tu donc à me raconter ? Et elle tendait son oreille gauche, car la droite, aimait-elle à rappeler, avait été déchirée par son ordure de père qui la battait comme plâtre, maudit soit-il et torturé mille ans par dix mille démons ! Cette rare spécialité fut bientôt connue et sa clientèle ne cessa de s’accroître. Une certaine amitié naquit entre nous. Car je fus le premier à lui proposer l’inverse de ses habitudes : la payer (cher) pour l’écouter. Son oreille gauche n’attirait si fort les hommes que pour un seul motif, tout simple : ils n’en trouvaient pas de semblables sur l’oreiller conjugal. Leurs épouses ne prêtaient attention qu’aux bonnes nouvelles : joie des retrouvailles ; promesses de ne plus jamais, jamais repartir ; fierté d’avoir agrandi le territoire du Portugal et de la chrétienté. Sans oublier l’information principale : la liste précise des avantages en argent, en statut social et en nature qu’elles allaient retirer de la longue absence de leur mari. À tous les autres propos, les oreilles féminines étaient sourdes et d’autant plus que le marin se permettait d’évoquer les horreurs de son voyage. À peine avait-il ouvert la bouche pour raconter l’envers du décor, l’angoisse et la souffrance, que sa femme le renvoyait au silence : — Et alors ? grondait l’épouse. Les horreurs de ma vie à moi, durant toutes ces années, seule avec nos cinq enfants, tu y as pensé ? Notons, chemin faisant, qu’au fil de ses récits, Ursula me dressa du mariage un portrait si désespérant que je lui en dois un dégoût dont je n’ai pu me défaire. Les Découvreurs débarqués portaient beau, malgré leurs guenilles. Ils ne racontaient que ce qu’on voulait entendre d’eux : des émerveillements et des conquêtes. Ils avaient trop et trop longtemps enduré pour ne pas recueillir le prix de leurs souffrances : la gloire et les regards qui lui font cortège, l’admiration, la fascination, le respect… Après s’être rassasiés de ces douceurs, une autre envie leur venait, une nécessité qui est la mienne aujourd’hui. C’est une vague qui vous vient un beau jour au creux du ventre et remonte jusqu’à la langue et la met en mouvement et vous ouvre les mâchoires. Et soudain, alors que l’élémentaire prudence vous supplie de vous taire, vous vous entendez raconter l’entièreté de votre vie, y compris ses ombres. D’abord ses ombres. Il était une fois la plus sauvage et sournoise des tempêtes jamais inventée par Dieu pour se désennuyer : dès son premier souffle, elle arracha notre mât, et puis, un à un, dix membres d’équipage mal attachés sur le pont, et puis le cœur des survivants, à force de nous secouer, et puis leur raison en mélangeant le jour et la nuit, le haut et le bas, le ciel et la mer, la vie et la mort… Il était une fois la plus désespérante des bonaces, peut-être sortie d’une grande fatigue de Dieu : plus rien n’avançait ; ni l’air, ni les poissons volants, ni le sable dans le goulet du sablier, nous étions tombés dans un trou du temps… Il était une fois une baleine qui nous avait pris pour enclume et nous tapait dessus avec sa queue. Il était une fois la faim, il était une fois la faim, il était une fois la faim. Il était une fois la chaleur, il était une fois la chaleur, il était une fois la chaleur qui grille l’intérieur de la tête et accable de fatigue : comment dormir la moindre minute ? La nuit est four autant que le jour. Il était une fois les fièvres, les tremblements de nos corps, si violents que notre bateau lui-même vibrait et que les mâts vacillants en faillir tomber. Il était une fois nos ventres déjà vides et desquels pourtant continuait de s’écouler une eau jaunâtre et sanguinolente. Il était une fois le corps de nos amis, à peine morts que déjà puants, donc jetés par-dessus bord et dévorés dans l’instant par des requins. Il était une fois des piqûres d’insectes qui démangeaient jusqu’à la folie. Il était une fois des vers pénétrés sous la peau on ne savait comment, et qui ressortaient soudain du beau milieu de la jambe, du ventre ou même des yeux. Il était une fois des jambes devenues deux pieds d’arbres, aussi larges et rugueuses que des pattes d’éléphant. Il était une fois nos gencives qui avaient viré noires, il était une fois nos dents qui tombaient à l’eau l’une après l’autre, il était une fois des oiseaux qui gobaient nos dents en vol avant que les poissons ne s’en saisissent… Voilà ce que les marins racontaient à l’oreille gauche d’Ursula. C’est ainsi, grâce à cette oreille, que j’ai appris l’envers des Découvertes. Aucun de ces récits ne me servit jamais pour nos cartes. Pis, ils faillirent, tant ils racontaient d’horreurs, me faire prendre en honte mon métier : quels monstres sommes-nous, me disais-je chaque fois en la quittant, de fabriquer des documents qui aident les marins à s’aventurer dans de tels enfers ? Au bout d’un moment plus ou moins long, les marins revenaient. — Que t’arrive-t-il ? demandait Ursula-l’oreille-gauche. Je ne t’ai pas assez soulagé ? Tu veux que je te vide aussi les couilles ? J’ai toujours su qu’elles communiquaient avec la mémoire… — C’est que… je reprends la mer. — Je croyais qu’elle t’en avait trop fait voir. Alors les marins racontaient l’opposé, l’antipode de leurs récits précédents. Il était une fois, dans le Grand Nord, vers Thulé, la brève pénombre bleue qui fait office de nuit, il était une fois le jaune joyeux du ciel avant que le soleil ne se réveille et ne pointe son crâne rond au-dessus des eaux, il était une fois cent sortes de gris, il était une fois le ciel bleu revenant vite le lendemain, comme de crainte d’avoir été oublié, il était une fois la longue glisse du bateau, poussé par un vent de trois quarts arrière et suivi par des oiseaux sidérés, il était une fois le miracle de dévaler une montagne horizontale, il était une fois l’amitié d’une vague qui prend un bateau sur son dos, le soulage de tout souci et le transporte jusqu’au-delà de l’horizon, il était une fois des nuits tièdes où des poissons se mettent à voler, il était une fois le compagnonnage goguenard des oiseaux, il était une fois la revanche du nez sur les deux yeux : ô le parfum du rivage bien avant de le voir. Il était une fois la magie de la mer. — Il faut savoir ce que tu veux, disait Ursula-l’oreille-gauche à son client, même si, depuis le temps, elle connaissait la réponse, toujours la même : « Pourquoi voulez-vous tous repartir ! — La terre est trop fade. » Mes deux dominicains sourient. Nous n’avons jamais été meilleurs amis. En les raccompagnant à la porte de mon Alcazar, je viens de leur annoncer que la séance prochaine, dès demain, je raconterai, enfin, enfin l’arrivée de mon Christophe. Las Casas me toise. — Jusqu’ici ton récit est bel et bon. Mais à quoi me sert-il pour expliquer la folie des hommes ? Je n’y ai entendu aucune trace de cruauté. As-tu bien rapporté la réalité des choses ? Ou l’amour que tu portes à Lisbonne t’a-t-il aveuglé ? J’attendais ce moment. J’avais préparé ma réponse. — Certaines conquêtes furent violentes, je ne le nie pas. Et la récolte puis le transport d’esclaves obligent à des manières fortes. Mais l’Afrique est si vaste ! Et plus encore l’Asie ! Le Portugal est si petit, si faiblement peuplé, il ne pouvait qu’érafler, sans causer trop de mal. Les Espagnols, bien plus forts et nombreux, ont concentré leurs voyages et leur cupidité sur des territoires autrement plus réduits. Hypocrisie, duplicité, mauvaise foi, goût forcené de l’influence, haine de la liberté humaine, mépris des moins intelligents qu’eux (c’est-à-dire la Terre entière)… les dominicains ont tous les défauts possibles. Mais il faut leur reconnaître cette qualité : la passion de comprendre. Las Casas et Jérôme me fixent avec une attention si aiguë, si complète qu’elle me semble du désir. Je rougis et reprends : — Sans doute n’est-ce qu’illusion, cette tendance du vieil âge à voir plus beaux qu’ils n’étaient les temps de la jeunesse, mais il me semble que l’ambition de gain rapide n’était pas la première force qui poussait vers le Sud les marins portugais. Il soufflait d’abord sur Lisbonne un grand vent de curiosité. — Qu’appelles-tu curiosité ? — Ô dominicains ! Replongez-vous dans vos chers dictionnaires. Ce n’est pas moi qui vous apprendrai que le mot vient du latin cura, qui veut dire « cure », « soin ». Le curieux est un médecin, il prend soin du monde. II La fièvre J’ai retrouvé la date exacte du combat naval : 13 août 1476. Cinq vaisseaux venus de Gênes et chargés de mastic grec faisaient route vers la Flandre et l’Angleterre lorsqu’au large du cap Saint-Vincent, ils avaient été attaqués par une flotte franco-portugaise d’au moins treize navires. Le rivage avait charrié toute la nuit des corps par dizaines, noyés ou mutilés. Telle était la nouvelle, arrivée juste à point pour pimenter les conversations du dîner. — Quel repas pour les crabes ! — Vive nous, les cartographes ! Nos erreurs peuvent causer des naufrages, ah, ah, ah, mais nous ne coulons jamais ! Au fil des jours suivants arrivèrent des rescapés qui racontèrent la violence des combats. Pourquoi y aurais-je prêté plus d’attention qu’à d’autres récits d’horreurs ? Tout le monde égorge tout le monde, en Europe. Un soir, un camarade me prévint qu’un vieil homme demandait à me voir : — Il attend à la porte de l’atelier, il ne semble pas loin de la mort, il parle le génois. À contrecœur, j’abandonnai mon labeur qui était, je me rappelle, l’adjonction de trois méchants récifs au large du pays de Bretagne. Je ne le reconnus pas tout de suite. L’homme me tournait le dos. Il avait l’air de chercher quelque chose. Il avisa le seau rempli d’eau qu’on gardait là tout proche, en réserve contre les débuts d’incendie. Il s’en saisit et se le renversa sur le crâne. La vieillesse du visiteur n’était que du sel qui rongeait ses cheveux. L’eau l’emporta. Comme dans les contes de fées, un être jeune parut. À la flamboyante tignasse, juste la couleur du couchant. Mon frère Christophe. Je me jetai dans ses bras. Il ne prononça que trois mots : — J’ai nagé. Puis, vaincu par la fatigue, s’écroula de tout son long sur le sol que jonchaient les reliefs de notre travail : plumes épointées, cartes manquées, gobelets ébréchés… Las Casas voudrait en savoir plus. Il trouve que je passe bien vite sur ces retrouvailles décisives. Cette hâte ne cacherait-elle pas quelque événement inavouable ? Allons, Bartolomé, si tu ne libères pas ta conscience, comment espères-tu te préparer une fin paisible ? Bartolomé acquiesce. Que voulez-vous qu’il fasse d’autre ? In petto, il envoie les dominicains à tous les diables, mais, sagement, s’exécute : À l’instant où je le vis paraître, les premiers sentiments qui m’assaillirent révélèrent la part bonne de ma nature. Tendresse, émotion, soulagement, admiration. Et soudaine bouffée d’angoisse, laquelle n’avait plus lieu d’être puisque celui que j’ignorais menacé m’apparaissait sauvé. C’est poussé par ces nobles sentiments que je m’étais précipité vers lui. Mais une fois là, écrasé par ses muscles et agressé par sa puanteur de sel et de sueur, je le détestai. Il m’avait rattrapé dans cet atelier où je me sentais si bien à m’occuper de petitesse. Je savais qu’il allait me dévorer. Et le regret me vint, un terrible, un honteux regret qu’il eût réussi à regagner la côte et ne se fût pas noyé, là-bas, au large du cap Saint-Vincent. Alors il n’aurait pas repris possession de moi. Et ma vie aurait été la mienne, et non une annexe de la sienne : trop glorieuse et plus pitoyable encore. Comme on l’imagine, l’atelier entier faisait cercle autour de cet homme effondré, une sorte de cadavre. Andrea s’avança : — Est-ce lui dont tu me parles tous les jours ? Je hochai la tête. Il sourit. — Transporte-le dans l’appentis aux couleurs. Il y sera en tranquille et bonne compagnie. C’était là que nous entreposions papiers, vélins, encres, colles et diverses mixtures pour les apprêts. Mon frère dormit trois jours et deux nuits. Je venais régulièrement lui apporter de la nourriture à laquelle il ne touchait pas. Un matin, il reparut et s’enquit des meilleures personnes à rencontrer pour trouver un embarquement. Andrea lui proposa plutôt de l’embaucher. À ma surprise, Christophe accepta d’emblée. Quand, le soir, je lui demandai la raison de sa décision, il me répondit : — Vous, cartographes, devez connaître sur la mer des choses que je ne connais pas. La morgue dont il avait fait montre à sa première visite s’en était allée. Je ne peux penser que son naufrage lui avait appris la modestie. Je crois plutôt qu’il était passé du rêve au projet ; que pour réaliser un projet il faut d’abord apprendre ; et qu’apprendre contraint à respecter ceux qui, même dans un domaine subalterne mais néanmoins utile au projet, en savent plus que vous. Dès la fin du premier jour, un respect général l’entoura dont je bénéficiai. On me disait et répétait « ton frère a l’océan tout entier dans la tête ». L’avantage inappréciable qu’il avait sur nous était sa pratique des lieux : il avait longé la plupart des côtes que nous tracions, avait touché tous les ports, embouqué tous les détroits, frôlé et parfois heurté des cailloux innombrables dont il gardait parfaite (car douloureuse) mémoire. Alors il passait derrière nous et corrigeait nos esquisses. Aucun de mes compagnons ne contestait cette autorité. Bien au contraire. Au moindre doute, on l’appelait d’un bout à l’autre de l’atelier. — Christophe, après Tanger, vers le sud, la plage a-t-elle bien cette forme longue ? — Dis-moi, le Génois, je n’ai pas oublié un îlot, là, entre Lampedusa et la Tunisie ? Sans trop y croire, je pensais mon frère apaisé. Peut-être en avait-il soupé, de sa vie toujours changeante et toujours périlleuse ? Mais, un jour, il se mit à bouger. Il allait d’avant en arrière. À d’autres moments, il penchait d’un côté, puis de l’autre. Et un tic lui avait pris les yeux, il les clignait sans cesse. Ces mouvements, imperceptibles pour quiconque n’était pas mon frère, je ne les connaissais que trop bien : ils annonçaient un départ prochain. Dans sa tête, il naviguait déjà et son corps compensait les roulis et tangage des flots à venir. Peu de temps après, lorsqu’il annonça son départ pour Thulé, la colère d’Andrea dut être entendue par les oiseaux marins jusqu’au-delà de l’embouchure du fleuve. Ses imprécations mêlaient éloges et injures : Tu sais bien que tu es le meilleur, l’irremplaçable, tu veux une augmentation, c’est ça, escroc, tuer ma boutique ? La mer, toujours prendre la mer ! Qu’a-t-elle de plus que Lisbonne ? On aurait dit une épouse vouant aux gémonies son capitaine de mari. Christophe laissa passer l’orage, puis promit de revenir. — Si tu reviens, quel besoin de t’en aller ? — Il me manque certaines routes. Je l’accompagnai jusqu’au port. Aux lourds vêtements de laine chargés sur le pont, je sus que le bateau virerait plein nord dès la sortie de la passe. Je lui reposai la question d’Andrea : — Quel intérêt d’aller vers les glaces ? — La Terre y est moins large. Il me regarda au plus profond des yeux, comme s’il voulait s’assurer du parcours de ses mots jusqu’à mon intelligence. — On m’a dit que, là-bas, certaines personnes parlent de terres toutes proches vers l’ouest. Il sauta le dernier à bord. Les amarres avaient été larguées. Le calme le plus parfait régnait. La marée descendante avait pris le relais du vent. Le Tage emporta le bateau jusqu’à l’ultime lumière de la ville, puis la nuit l’avala. Seigneurs, Empereurs et rois, Ducs et Marquis… Le Devisement se tient là, sur la table dans ma chambre de l’Alcazar, devant le prie-Dieu. Quand on m’a demandé ce que je souhaitais emporter dans mon exil à Hispañola, j’ai d’abord cité son nom, Le Devisement. Je m’aperçois qu’il ne m’a jamais quitté. Sans doute aura-t-il été de toute ma vie le plus fidèle compagnon. D’où sa peau usée et sa carcasse en ruine. Seigneurs, Empereurs et rois, Ducs et Marquis, Comtes, Chevaliers et Bourgeois, et vous tous qui voulez connaître les différentes races d’hommes, et la variété des diverses régions du monde, et être informés de leurs us et coutumes… Aucun des livres ne met son lecteur en tel et immédiat mouvement. Dès que mes yeux retrouvent ces premières lignes, dès que mes lèvres, si longtemps après, forment ces mots, la même cadence s’empare de moi, et je m’en vais pareil, d’un double élan, vers la cour du grand Khan et vers ce jour de Lisbonne où Christophe a surgi au lendemain de son retour de Thulé. Sur son voyage vers le nord il ne voulait rien dire, mais brandissait un gros ouvrage : — Au travail, Bartolomé. J’ai besoin de toi pour calculer. — Quel calcul ? — Tu verras bien. Commence ! …Vous y trouverez toutes les grandissimes merveilles et diversités de la Grande et de la Petite Arménie, de la Perse, de la Turquie, des Tartares et de l’Inde, et de maintes autres provinces de l’Asie Moyenne et d’une partie de l’Europe quand on marche à la rencontre du Vent-Grec, du Levant et de la Tramontane. Je me souviens du mois fol qui a suivi, sans trêve ni repos ni sommeil. Je me rappelle la manière déraisonnable dont nous avons moins lu que chevauché Le Devisement. Dans les limites de Tauris est un monastère très religieux dédié à saint Balsamo. — Plus vite, plus vite, répétait Christophe. En Perse est la cité qu’on nomme Sava, d’où partirent les rois Mages. — Combien de journées ? Telle était, page après page, la seule interrogation de Christophe. Il ne s’intéressait en rien aux merveilles de paysages, de personnages et de mœurs décrits par ce Vénitien, Marco Polo. Je me pliais, comme depuis l’enfance, à sa volonté d’aîné et m’appliquais à lire d’une voix monocorde et sans cesse accélérée. Je n’élevais le ton et ne ralentissais l’allure que de point en point, lorsque mon œil rencontrait indications des distances parcourues par le voyageur. Qui s’en va de cette cité dont je vous ai conté plus haut, il chevauche bien douze journées entre Levant et grec… Laissons tout cela et contons d’une autre province qui en est vers le Sirocco à sept journées et qui a nom Cachemire. Qui part de Carcassonne et des monts Altai, il va par une contrée devers la Tramontane qui est nommée plaine de Barger. Celle-ci dure quarante journées. Sur son carnet, Christophe ajoutait scrupuleusement douze, puis sept, puis quarante. * * * On sait qu’à son retour, après vingt-trois ans de voyages et de séjours lointains, ayant échappé à la plus complète collection de périls qu’on puisse imaginer, Marco Polo fut fait prisonnier par des Génois. Je connais assez mes compatriotes et leur passion pour les histoires, toutes les histoires, les fausses et les vraies, avec une préférence pour les secondes car ils savent qu’avec une histoire vraie on peut en fabriquer dix fausses. Ils ne pouvaient laisser échapper un homme qui avait observé tant et tant d’êtres et de choses ! C’est dans sa geôle qu’il dicta ses mémoires. Maintenant que l’âge, l’autre prison, m’a enfermé à mon tour, maintenant que la course de Christophe est achevée, j’ai tout loisir de me replonger dans Le Devisement à petite, toute petite vitesse. Toutes les pages m’appellent à l’enchantement. Je les ouvre au hasard. Écoutez celle-ci : Les grandes dames et nobles de ce pays portent braies jusqu’aux pieds comme les hommes ainsi que vais vous dire, et les font de coton et de soie très fine, avec du musc dedans. Et elles bourrent beaucoup d’effets à l’intérieur de leurs braies. Il y a des dames qui, dans leurs braies, c’est-à-dire le vêtement des jambes, mettent bien cent brasses de très fins tissus de lin et de coton enroulés autour du corps comme langes, et certaines en mettent quatre-vingts, certaines soixante, selon leurs moyens, et elles les font bouffer tout autour. Ainsi font pour montrer qu’elles ont de grosses fesses et devenir belles, car leurs hommes se délectent de femmes rebondies, et celle qui paraît la plus renflée au-dessous de la ceinture leur semble plus belle que les autres. Et voilà racontées toutes les affaires de ce royaume ; nous allons le quitter et vous parler d’un autre peuple qui habite le Midi, à dix journées de voyage de cette province… Ou celle-ci : Et encore vous dirai un autre merveilleux usage qu’ils ont et que j’avais oublié d’écrire. Sachez très véritablement que, quand ils sont deux hommes dont l’un ait eu un garçon, qui est mort – et il peut être mort à quatre ans, ou quand on veut avant l’âge du mariage – et un autre homme qui ait eu une fille, morte aussi avant l’âge nubile, ils font mariage des deux trépassés quand le garçon aurait eu l’âge de prendre femme. Ils donnent pour femme au garçon mort la fille morte, et en font dresser acte. Puis un nécromancien jette l’acte au feu, et le brûle ; et voyant monter la fumée, disent qu’elle va à leurs enfants en l’autre monde et leur annonce leur mariage ; et que dorénavant le garçon mort et la fille morte en l’autre monde le savent et se tiennent pour mari et femme. Alors ils font une grande noce, et des viandes répandent quelque peu çà et là, disant qu’elles vont à leurs enfants en l’autre monde, et que la jeune épouse et le jeune mari ont reçu leur part de festin. Et ayant dressé deux images, l’une en forme de fille, l’autre en forme de garçon, les mettent sur une voiture aussi bellement adornée que possible. Tirée par des chevaux, elle promène ces deux images avec grande réjouissance et liesse à travers tous les environs ; puis ils la conduisent au feu et font brûler les deux images ; avec de grandes prières, ils supplient leurs dieux de faire que ce mariage soit réputé heureux en l’autre monde. Mais ils font aussi une autre chose : ils font des peintures et portraits sur papier à la semblance de cerfs et chevaux, d’autres animaux, d’habits de toute espèce, de besants, de meubles et d’ustensiles, et de tout ce que les parents conviennent de donner en dot, sans le faire en effet ; puis font brûler ces images, et disent que leurs enfants auront toutes ces choses en l’autre monde. Cela fait, tous les parents de chacun des deux morts se tiennent pour alliés et maintiennent leur alliance aussi longtemps qu’ils vivent, tout comme si vivaient leurs enfants trépassés. * * * Je me souviens… Il me suffit de convoquer ma mémoire pour que mon corps retrouve à l’instant l’état de fatigue extrême qui était le sien à cette époque. Je ne crois pas avoir dormi de longues semaines durant. Nos jours se passaient à cartographier et nos nuits à suivre ce Vénitien. J’oscillais d’avant en arrière, comme les Juifs à la prière. Ma bouche était sèche comme le sable d’avoir dû lire à voix marmonnée tant et tant de phrases. Soudain, je me suis arrêté. J’ai interrompu net mon bredouillement frénétique. Et je me suis frotté les yeux, ces yeux qu’un malveillant avait sûrement remplacés par deux charbons ardents tellement ils me brûlaient. Serait-il possible que s’achève ici leur torture ? D’un petit geste de l’index, j’ai vérifié : la page que j’avais devant moi n’était suivie d’aucune autre. Ce paragraphe était bien le dernier. Il méritait donc de la solennité. J’ai haussé le ton : « Car, ainsi que l’avons dit au premier chapitre de ce livre, n’y eut jamais aucun homme, ni Chrétien, ni Sarrazin, ni Tartare, ni Païen, qui ait jamais visité d’aussi vastes régions du monde que ne le fit Messire Marco, fils de Messire Niccolo Polo, noble et grand citoyen de la cité de Venise. » Je refermai l’ouvrage et relevai la tête : — Fini ! — Quoi donc est fini ? demanda Christophe. — Le Devisement. Messire Polo est revenu chez lui. — Son orgueil est ridicule. Il n’a fait que suivre des routes. Je vais en inventer une. * * * L’heure du repos n’avait pas sonné pour les Colomb. Quel pacte les marins ont-ils signé avec le Diable pour résister ainsi au sommeil, quelle part de leur âme ont-ils vendu en échange de ce pouvoir de veille alors que les terriens titubent depuis déjà des jours ? Trois nuits, trois nuits pleines je dus m’appliquer, sous le regard implacable de Christophe, à reparcourir l’entièreté du gros livre pour vérifier que je n’avais manqué aucune journée. Le nombre exact de ces journées de voyage du Vénitien était l’obsession de mon frère, une vraie folie maniaque. Je n’avais pas encore compris l’enjeu de cette addition géante. Quoi qu’il en soit, le résultat l’enchanta : 2 015 ! 2 015 journées de voyage depuis Venise jusqu’à l’Orient de la Chine. Christophe s’était à moitié levé de son tabouret en répétant : 2 015. Il battait des mains. Le sommeil le prit d’un coup, au milieu de sa joie. Soudain, il piqua du nez, on aurait dit qu’il allait embrasser la table et, cassé en deux, s’endormit. Je voulais comprendre. Je le secouai : — Et alors ? Et alors ? Quelle importance, ce grand chiffre ? — Alors ? Ses deux yeux me regardaient, ébahis. Ils n’avaient pas l’air de me reconnaître. Peut-être s’étonnaient-ils aussi de l’existence d’un être humain si bête ? — Alors ? Plus l’Asie est longue, plus la mer est courte entre l’Europe et l’Asie. Et, cette fois, ses yeux se fermèrent pour de bon. Je ne valais guère mieux, même si, loin, très loin dans ma tête, une petite voix moqueuse me disait qu’une journée n’est pas et ne serait jamais unité de mesure. La petite voix moqueuse se tut vite, comprenant qu’elle n’avait pas la moindre chance de se faire entendre. Et je sombrai à mon tour. Les yeux des frères Colomb ne se rouvrirent que trois jours plus tard lorsqu’un apprenti de l’atelier vint tambouriner à la porte de notre soupente. Andrea nous croyait assassinés. La petite voix moqueuse ne revint que bien après, à un moment décisif pour notre Entreprise. Elle sortait, cette fois, non de ma tête embrumée par la fatigue, mais d’une intelligence aiguë, celle de José Vizinho, membre du Comité des Mathématiciens. Et Christophe eut bien du mal à y répondre. — Vous voulez dire que vous mesurez la mer à partir de journées d’un voyageur terrestre ? Savez-vous les difficultés rencontrées par le grand savant Ératosthène pour évaluer la distance entre Alexandrie et Syène à partir du pas des chameaux ? — Je te confie les îles ! À peine avions-nous achevé notre mesure de l’Asie que déjà Christophe commença d’organiser son voyage, qu’il appela désormais son « Entreprise des Indes ». Déjà, il distribuait les tâches à son armée de deux personnes (lui et moi). Déjà, il répartissait les éléments. À lui la mer et ses courants ; à lui le régime des vents ; à lui le ciel, le jeu des étoiles qui indiquent la route ; à lui la navigation, le choix des navires, le recrutement des équipages. À moi les cartes, les contacts avec certaines autorités et, surtout, les îles. La question des îles nous séparait depuis notre enfance génoise. Encore à peine capables de marcher, nous nous échappions de la maison pour aller, cahin-caha, rôder sur le port. À peine doués de parole, nous demandions à embarquer. Comme personne ne prêtait attention à nos réclamations, nous profitâmes un jour de l’heure sacrée de la sieste pour nous glisser sur une barque. Christophe devait avoir huit ans et moi six. Telle fut notre première traversée, blottis l’un contre l’autre entre deux sacs de blé pourrissant. Ainsi nous fîmes connaissance avec notre premier mal de mer, ainsi nous vint la certitude, toujours vivace aujourd’hui, soixante années plus tard, qu’il est pire que la mort. Ainsi nous abordâmes, peu glorieusement, sur Elbe, notre première île : dès l’approche du rivage, le patron de la barque nous jeta à l’eau. Aucun protocole particulier, sinon des rires, n’accueillit les deux gamins trempés. Accompagnés par quelques chiens, nous commençâmes sans tarder notre exploration. Christophe grommelait : — C’est trop petit ! C’est trop près ! Moi je m’émerveillais. La terre et la mer, la montagne et la campagne, des champs d’oliviers, des vignes, des plages et des forêts, sans oublier une mine de fer… Le tout réuni dans une surface qu’on aurait presque pu parcourir dans la journée si nos petites jambes avaient eu plus de muscles. Je découvrais que les vastes espaces n’avaient pas d’utilité véritable. On pouvait vivre dans des univers modestes qui pourtant rassemblaient le nécessaire. Et cette découverte ravissait l’enfant que j’étais, en permanence humilié par les adultes du fait de sa petite taille et de la faible place qu’il occupait. Les îles n’avaient pas la morgue des continents. Les îles occupaient dans l’espace la bonne place. Les îles avaient une dimension humaine. Autre trouvaille : le Monte Capanne semblait avoir été posé là pour que, de son sommet, on puisse voir et saluer les îlots qui tenaient compagnie à leur grande sœur Elbe. J’ai oublié leurs noms toute ma vie et voici qu’ils me reviennent, comme bien des choses de ma jeunesse alors que le reste s’en va : Gorgona, Capraia, Pianosa, Giglio, Montecristo et Giannutri. Je n’avais que six ans, qui n’est pas un âge pour philosopher. Le bonheur qui me submergea ce jour-là, je n’en trouvai l’explication que plus tard. J’avais éprouvé pour la première fois deux sentiments qui ne firent que croître tout au long de ma vie et qui expliquent mon retour à Hispañola et ma volonté d’y finir ma vie : j’ai le goût des résumés et une étrange fraternité me relie aux archipels. Additionnés, ces deux sentiments m’ont toujours donné un permanent besoin d’îles. Nous ne revînmes que deux jours et deux nuits plus tard. Prévenu je ne sais comment par je ne sais quel oiseau guetteur d’enfants, Domenico, notre père, nous attendait sur le quai. Juste avant la raclée qui conclut l’aventure, Christophe eut le temps de nous distribuer, déjà, les rôles : — Je te laisse les îles, puisque tu les aimes. Moi, j’irai plus loin. * * * Fier de cette mission, comme je le serais, hélas, de toutes celles qu’il me confierait par la suite, je me mis sans tarder au travail. Comment accomplir une tâche d’une telle ampleur, même en l’espace d’une vie entière, alors que mon frère voulait des résultats rapides ? Première restriction du champ : les îles du dedans, celles dont le Créateur avait saupoudré la Méditerranée. Le voyage de Christophe n’était pas celui d’Ulysse. Ces îles-là, auxquelles il tournerait le dos en allant vers l’ouest, ne le concernaient pas. Restaient les autres. Marco Polo en comptait 12 700 rien qu’aux approches des Indes, alors que l’Atlas catalan, plus modeste, en avait retenu dans cette seule région 7 648… Qui étais-je pour tenter d’en connaître la quantité exacte et d’ailleurs mouvante ? Il est des nombres, tel celui des étoiles, dont seul le Créateur détient et détiendra toujours le secret. Dans cette diversité, je devais m’en tenir aux îles nécessaires à l’Entreprise. Christophe m’avait confirmé ne point vouloir s’affronter aux vents debout. Donc il ne passerait pas par le Nord. En conséquence, ni les prolongements de Thulé, ni même l’angle de la Terre, je veux parler d’Albion, l’Angleterre, ne méritaient mon attention. Seule importait la route du Sud. Je savais l’espérance de mon frère : que les îles se succèdent du Portugal aux Indes ; qu’ainsi elles forment gué ; que, dès lors, l’océan serait aussi aisé à franchir qu’un fleuve. En sautant de pierre en pierre. Il avait ouï dire de Madère. Et de sa petite sœur Porto Santo. Il avait visité plus bas les îles Fortunées. Et après, vers l’occident ? J’avais pour tâche de lui trouver la suite du gué. Je plongeai dans les récits, qui sont autant de légendes. Une semaine me suffit pour constater l’impossibilité de ma tâche. J’en avertis Christophe : — Les îles sont un peuple plus nombreux et plus insaisissable que celui des oiseaux. Il me répondit que, pour le nombre, je ne lui apprenais rien de plus que Ptolémée et Marco Polo, et que cette multitude était une bonne nouvelle : plus il existe de refuges, moins les traversées sont périlleuses. Quant au caractère insaisissable des îles, d’où m’était venue cette idée farfelue ? Sans doute de ma paresse bien connue dès qu’un travail un peu difficile m’était confié. La suite de notre discussion éclaire la folie et la beauté du caractère de mon frère, raison première pour laquelle il mena de si grands projets inatteignables ni même concevables pour le reste des mortels. Comme je lui expliquais patiemment que nul cartographe soucieux de vérité ne pouvait établir un inventaire fiable et précis des îles, car la plupart étaient imaginaires, il me considéra sans comprendre avant de prononcer les mots suivants, que je tiens pour sa devise : — Et alors ? D’où vient l’imaginaire, sinon de pays que nous ne connaissons pas encore ? Je repris mon labeur sans plus me préoccuper de la réalité de ce que j’avançais. Il me semblait mettre mes pas dans ceux de notre père. Le samedi soir, pour nous endormir, il avait coutume de nous conter d’invraisemblables histoires qui peuplaient nos rêves et rendaient bien terne et morne la messe du lendemain. J’imitai sa méthode. Nous partagions, mon frère et moi, la même chambre que nous louait Andrea. J’attendais que nous fussions allongés, chandelles soufflées. — Christophe, sais-tu que Rodéric fut le dernier Roi wisigoth d’Espagne ? Il eut beau résister longtemps, il fut vaincu en 711 par le chef arabe Tarik ibn Ziyad. Désormais, l’entièreté de la péninsule, y compris le Portugal, était occupée par les Musulmans. Ne pouvant supporter de vivre sous cette domination, de nombreux chrétiens cherchèrent à s’enfuir. C’est ainsi que l’évêque de Porto prit la mer, accompagné de six autres prélats et d’une foule de fidèles. Longtemps, ils suivirent ta route future, Christophe : plein ouest. On dit qu’ils s’aventurèrent bien au-delà des Açores. La terre qui finit par surgir à l’horizon, certains l’ont appelée Ante ilia, l’île du devant, devenue bientôt Antilla. D’autres l’ont baptisée l’île des Sept Cités, car chaque évêque y avait créé sa ville. Christophe ne se lassait pas de cette légende et m’en demandait, jamais rassasié, de toujours nouveaux et toujours plus précis détails. Faute d’en savoir, je les inventais. Pour m’aider dans mes descriptions idylliques, j’avais dessiné une carte. Je l’ai toujours gardée sur moi comme un talisman. Pourquoi un tel attachement à cette île de parchemin née de mon seul cerveau, dépourvue donc de toute réalité et sale, déchirée, presque illisible aujourd’hui ? Chaque fois que je la regarde, c’est à-dire quotidiennement, le même vertige de ressemblance me prend : Hispañola ressemble trait pour trait à l’Antilla que j’avais rêvée. À croire que mon frère avait raison : Dieu a installé dans notre tête un ensemble réduit de la Création. À nous d’aller explorer la partie qui nous intéresse. L’autre histoire favorite de Christophe était celle de saint Brendan. Cette histoire-là me reposait, car je n’avais pas à la raconter. Un certain Benoît l’avait écrite au XIIe siècle, je n’avais qu’à lire, de la voix qui convient aux légendes – monotone et lointaine, comme effacée : Brendan le saint de Dieu naquit de rois au pays d’Irlande. Comme il était de haut lignage, il tendit à une glorieuse fin ; il savait bien que l’Écriture dit : « Celui qui fuit les joies de ce monde en aura auprès de Dieu plus qu’il ne saurait demander. » Aussi ce fils de rois abandonna-t-il les faux honneurs pour les vrais ; afin d’être humilié et comme exilé de ce siècle, il prit la robe et entra dans l’ordre monacal. Bientôt, de force, on l’élut abbé ; il fit si bien que beaucoup le rejoignirent et demeurèrent fidèles à sa règle : Brendan le pieux eut sous lui, en maints endroits, trois mille moines qui prenaient tous modèle sur sa grande vertu. Or un désir s’élève en lui : fréquemment il prie Dieu de lui montrer le Paradis, premier séjour d’Adam, notre héritage dont nous fûmes déboutés… Il choisit de se confesser d’abord à un serviteur de Dieu. Cet ermite avait nom Barin ; il était de bonnes mœurs et de sainte vie et demeurait le fidèle de Dieu en un bois avec trois cents moines. C’est de lui que Brendan prendra conseil, il veut avoir son avis. Et Barin de lui conter en belles paroles, avec exemples et maximes, ce qu’il avait vu par terre et par mer quand il était allé quérir son filleul Mernoc. À ce récit, la confiance de Brendan s’accroît. Le bon abbé commence ses préparatifs ; il choisit quatorze de ses moines, tous des meilleurs, et leur dit son dessein, pour savoir s’ils approuvent. Les frères en parlent deux à deux ; d’un commun accord ils répondent à leur père de l’entreprendre hardiment et le supplient de les emmener avec lui, comme ses fils sûrs et fidèles. — Si je vous en parle, fait Brendan, c’est pour avoir confiance dans ceux que j’emmènerai, et ne pas avoir à m’en repentir plus tard ! Ils lui donnent tous l’assurance qu’il ne sera pas arrêté par leur faute. Donc, ayant ouï leur réponse, l’abbé prend avec lui les élus et les conduit au chapitre ; là, en homme sensé, il leur dit : — Seigneurs, ce que nous avons projeté, nous n’en savons pas les périls. Prions Dieu de nous enseigner et, par Son plaisir, de nous conduire en Sa main, une quarantaine, trois jours par semaine. Nul n’hésite à faire ce qu’il a commandé. Ni jour ni nuit l’abbé ne se détourne de ses oraisons, jusqu’à ce que Dieu lui ait envoyé l’ange du ciel qui l’instruisit au sujet de ce voyage ; l’ange lui révéla en son cœur que Dieu, bien certainement, consent à son départ. Brendan s’en va vers la grande mer où il a su de Dieu qu’il devait entrer. Il ne se détourne pas pour aller voir ses parents, il va en plus cher lieu. Il va tant que la terre dure, sans souci de repos, jusqu’au rocher que les vilains appellent encore le Saut Brendan. Ce roc s’avance au loin dans l’océan comme promontoire, il abrite un port enfoncé dans la falaise, où la mer forme un petit golfe très étroit ; je crois que personne avant Brendan n’est parvenu jusqu’au fond. C’est là qu’il fait apporter du merrain pour bâtir sa nef. Il construit tout le dedans en bois de sapin et revêt le dehors en cuir de bœuf ; la coque est bien ointe de poix, afin que la nef puisse glisser légèrement et courir sur l’onde. Alors Brendan y place tous les outils nécessaires que la nef pouvait contenir, et les provisions qu’ils avaient apportées : des vivres pour quarante jours au plus. Puis il dit aux frères : — Entrez dans la nef et rendez grâces à Dieu : le vent est bon ! Ils montent tous, et lui après eux. Les moines dressent le mât, tendent la voile. Bellement ils voguent, les fidèles de Dieu. La brise leur vient de l’Orient et les pousse vers l’Occident. Ils perdent tout de vue, sauf la mer et les nues. Le vent favorable ne les rend pas oisifs, ils naviguent à l’aviron de toutes leurs forces, ils ne craignent pas de peiner de leurs corps pour atteindre le but de leur voyage. Toujours poursuivant l’Ouest, les moines ne cessent de rencontrer des îles, chacune séparée de la suivante par une interminable et périlleuse navigation. L’île du Diable, où se tient son palais, tout de marbre et de cristal enchâssé d’or. C’est là qu’il fomente des tentations pour corrompre les humains. L’île des Brebis, lesquelles y sont hautes comme des cerfs. L’île Mouvante, qui se révèle n’être que le dos d’une baleine immense. L’île des Oiseaux qui parlent, racontant qu’ils sont d’anciens anges déchus du ciel pour avoir suivi le Malin dans sa rébellion contre le Très-Haut. L’île du Moutier-Saint-Aubin, où ne vit qu’une abbaye dont tous les besoins sont miraculeusement pourvus par la grâce de Dieu. L’île de la Fontaine du Sommeil, où à trop y boire on risque de ne jamais se réveiller. L’île du Pavillon d’Or que domine un grand pilier d’hyacinthe couleur de saphir. L’île de l’Enfer, d’où jaillissent le feu des roches incandescentes et, bientôt, un démon forgeron. Il brandit maillet géant, tenailles et lame de fer rougeoyante. L’île où Judas endure, solitaire, mille fascinants supplices : Près d’ici est le fief des diables, je n’en suis pas plus loin qu’à portée d’oreilles ; près d’ici sont deux Enfers : y souffrir, c’est payer cher ; près d’ici sont deux Enfers qui durent hiver comme été. Le plus doux est horrible pour ceux qui y sont : ils croient que nulle part on ne souffre plus autant qu’eux. Fors moi, personne ne sait lequel des deux est le plus pénible, car personne ne souffre que dans un seul ; mais moi, chétif, je subis l’un et l’autre. Le premier est en haut, le second en bas ; la mer de sel les sépare, c’est merveille que cette mer même ne brûle. Celui d’en haut est plus pénible, celui d’en bas plus affreux ; celui qui est près de l’air est étouffant et brûlant, celui qui est près de la mer, puant et glacé. Un jour et une nuit je suis en haut, puis le même temps je demeure en bas. Un jour je monte, l’autre je descends : mon tourment n’a d’autre fin. Je ne change pas d’Enfer pour être soulagé, mais pour subir un accroissement de maux. Le lundi, nuit et jour, chétif, accroché sur une roue, je tourne au gré du vent ; le vent emporte furieusement la roue par le ciel, sans cesse je vais, sans cesse je reviens. Le mardi, je suis projeté, franchissant la mer, dans l’autre Enfer, où l’on souffre tant. J’y suis fortement lié et les diables hurlent contre moi ; je suis couché sur un lit garni d’aiguillons où l’on m’écrase avec des pierres et du plomb, on me frappe de tant de coups d’épée que vous m’en voyez le corps tout troué. Le mercredi, je suis ramené en haut, où les souffrances sont changées. Une partie du jour je bous dans la poix : la poix m’a teint de la couleur que vous voyez. Ensuite j’en suis retiré et mis à rôtir entre deux brasiers, lié à un poteau planté là pour moi seul : il est rouge, comme si, pendant dix ans, on l’avait tenu dans un feu attisé par des soufflets. Puis je suis rejeté dans la poix, dont je suis oint pour mieux brûler. Il n’est marbre si dur qui ne fondît dans ce feu ; mais je suis fait à ce furieux embrasement, de sorte que mon corps n’y peut périr. Et cette peine, quoiqu’elle m’accable, je la subis tout un jour et une nuit. Le jeudi, on me tire en bas pour souffrir un mal contraire, on m’enferme en un lieu gelé, obscur et ténébreux. J’ai si froid qu’il me tarde de revenir au feu qui brûle si fort. Je ne crois pas alors qu’il y ait plus dur tourment que ce froid, et chaque supplice, quand je l’endure, me semble de tous le plus cruel. Le vendredi, je reviens en haut, où tant de si pénibles morts me sont apprêtées. Les diables m’écorchent à vif tout le corps jusqu’à ce qu’il n’y reste plus de peau, puis avec un pal de fer ardent ils m’enfoncent dans le sel et la suie : à ce supplice, une peau nouvelle me renaît. Dix fois, le jour, les diables m’écorchent ainsi et me forcent d’entrer dans le sel ; puis ils me font boire du plomb et du cuivre fondus. Le samedi, ils me jettent en bas pour subir de nouveaux maux. Je suis mis en une geôle : dans tout l’Enfer il n’en est pas de si terrible, de si repoussante ; on y descend sans corde. C’est là que je gis sans lumière, dans les ténèbres et une puanteur telle que je crains que mon cœur n’éclate, mais je ne puis vomir à cause du cuivre qu’on me fait boire. Je me gonfle, ma peau se tend, je tremble qu’elle n’éclate. Le froid, le chaud, cette puanteur, voilà les tourments que souffre Judas. Hier samedi, je vins ici entre none et midi ; aujourd’hui je me repose. Bientôt, j’aurai un cruel séjour : mille diables s’en viendront et ne me laisseront plus aucune paix. Enfin, après avoir rendu visite en sa retraite à un ermite prénommé Paul, âgé de cent quarante ans, qui leur explique son éclatante santé et sa rarissime longévité par la qualité de son régime alimentaire – d’abord trente années nourri de poissons seuls, suivies de cinquante autres années à se contenter d’eau pure –, Brendan et ses moines-marins finissent par aborder au but de leur périple, le Paradis. Alors les frères voient venir à leur rencontre un très beau jeune homme, messager de Dieu ; il les appelle au rivage, les accueille, les nommant tous de leurs vrais noms, puis avec douceur les baise ; il calme les dragons qui se couchent à terre, humblement, sans résistance. Un ange, sur son ordre, retient le glaive ; la porte est ouverte, les pèlerins entrent tous dans la gloire. Le jouvenceau les guide au Paradis. De très beaux arbres et de rivières cette terre est bien pourvue, la campagne est un jardin toujours bellement fleuri, les fleurs y embaument comme il convient à ce séjour d’hommes pieux ; en toute saison y viennent des fruits excellents, des parfums de grand prix ; on n’y trouve ni ronces, ni chardons ni orties ; il n’est arbre ni herbe qui ne remplisse de délices ; fleurs et arbres durent en toute saison sans changer ; toujours l’été y est doux, les arbres chargés de fleurs et de fruits, les bois remplis de gibier ; les fleuves, qui sont de lait, regorgent de bon poisson, partout règne l’abondance ; la rosée du ciel se change en miel ; les monts sont d’or, les roches valent un trésor ; sans fin luit le clair soleil ; aucun souffle de vent n’y fait remuer un cheveu, aucun nuage ne vient ternir la clarté du ciel. Celui qui demeure là vit à l’abri de tout mal, et n’en connaît qui lui puisse venir : il ignore le chaud, le froid, la maladie, la faim, la soif, la douleur ; en quantité il possède tous les biens qu’il désire ; il ne perdra pas le ciel, il est sûr de le posséder toujours. À voir cette félicité, Brendan trouve le temps court, il voudrait demeurer longtemps en ces lieux… Le jouvenceau l’a mené bien avant et l’a instruit de maintes choses. Il lui décrit, en belles paroles, les récompenses destinées à chacun. Brendan le suit sur un mont haut comme un cyprès : là, ils voient des merveilles qu’on ne peut comprendre, ils contemplent les anges et les entendent se réjouir de leur venue, ils entendent leur grande mélodie ; mais ils n’en peuvent supporter davantage : leur nature ne saurait soutenir le spectacle de cette gloire. Alors, leur guide : — Retournons ; je ne vous mènerai pas plus avant, vous n’en n’êtes pas capables. Brendan, voici le Paradis que tu as tant demandé à Dieu. Devant toi, là-bas, il y a cent mille fois plus de gloire que tu n’en as vu. Mais tu ne peux en savoir davantage avant ton retour ; car ici, où tu es venu en chair et en os, tu reviendras bientôt en esprit. Va, maintenant, retourne-t’en ; tu reviendras ici attendre le Jugement. Emporte en souvenir ces pierres d’or pour te donner du courage ! * * * Christophe bat des mains, lui d’ordinaire si réservé dans ses émotions. — Tu vois, Bartolomé : les récits convergent. Quand donc quitteras-tu ton ironie perpétuelle ? Des îles existent à l’ouest et peupleront ma route jusqu’à l’Inde ! À la fin de chaque histoire, il m’embrasse. Ne l’ayant jamais vu si joyeux, je lui fournis d’autres légendes en les reliant à son futur voyage. — Certaines îles, nul humain ne peut les voir, Christophe. Tu te souviens du refus des sept évêques de tomber sous le joug des Arabes ? Dieu a voulu que ces vaillants prélats aient des pouvoirs magiques. Ils pouvaient à volonté faire disparaître l’île sur laquelle ils avaient trouvé refuge. Quelle meilleure protection contre les Musulmans qui auraient voulu les poursuivre ? Rien n’indique la réalité de ces îles, sinon une multitude d’oiseaux : ils tournent et retournent sans fin au-dessus d’un morceau de l’océan qui paraît désert. Guette les oiseaux, Christophe, une île est en dessous, je te le confirme, et ne t’inquiète pas si tes yeux ne voient aucune terre, fais confiance aux oiseaux ! Les auteurs sont formels : depuis la nuit des temps, de profondes complicités se sont nouées entre les îles et les oiseaux. D’ailleurs, Christophe, à y bien réfléchir : plus durables que les nuages, les oiseaux ne sont-ils pas des îles dans le ciel ? Il m’écoutait, bouche bée. Ceux qui ne connaissent pas Christophe ne savent pas l’enfant qu’il n’a jamais cessé d’être, aimant, comme on aime enfant, les lointains, le brillant, les costumes, et recherchant d’abord, comme on cherche enfant, l’amour de son père et de sa mère, non plus Domenico et Susanna, mais Ferdinand et Isabelle, le Roi, la Reine. Là, en cette enfance toujours préservée de petit Génois, sont les ressorts de son âme. * * * Les rares personnes qui s’intéressent encore à moi et viennent jusqu’à ma retraite pour prendre de mes nouvelles me demandent tous : pourquoi avoir choisi une île pour dernier séjour ? Las Casas n’a pas fait exception. Je le regarde, je lui souris et, pour le remercier de son attention, lui explique avec soin ma manière d’approcher la mort. Chacun de nous est une île, n’est-ce pas ? Une île entourée d’autres îles, séparée d’elles par des courants faciles ou difficiles à franchir, selon les jours. Qu’est-ce que la vieillesse ? Cette île que je suis se met à rétrécir, rongée chaque année davantage par la mer impitoyable qu’est le temps. Un à un, des pans entiers de ma vie sont tombés à l’eau : le rire, l’amour, le goût du vin. Je me déplace de moins en moins loin. Je rencontre et mange et dors et rêve et me souviens de moins en moins. J’entends de plus en plus faiblement, je vois de plus en plus mal. L’ombre m’assiège. Bientôt, elle m’avalera. Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai fait ce choix d’une île pour ultime séjour : l’île me rappelle que je suis comme elle ; comme elle, fragile ; comme elle, menacé. Le spectacle de l’île m’apprend à mourir. Las Casas va s’en retourner, ravi, et colporter partout la nouvelle que Bartolomé, l’ancien gouverneur, a conquis la sagesse et qu’il attend dans la paix sa dernière heure. Billevesées ! Je ne parle à personne de ma guerre principale. Plus la vieillesse nous rétrécit, plus nos fantômes occupent de place en nous. Je les connais. Ils prennent leur temps. Ils se préparent pour l’assaut final. Écoute : les chiens aboient. Soudain, sans que rien laissât prévoir cette lubie, mon frère décida que l’heure était venue pour lui de prendre femme. Est-ce le travail quotidien sur nos parchemins qui lui avait échauffé l’humeur ? On disait que montaient de nos encres des effluves poussant à la recherche maladive du plaisir solitaire. On disait aussi que le crissement perpétuel de nos plumes sur les cartes agaçait les nerfs, jusqu’à la folie. Qu’à tant plisser les yeux pour calligraphier, le long de toutes ces côtes, des noms minuscules de ports ou de caps venaient aux cartographes des hallucinations dont la plupart étaient des femmes nues… Faut-il tenir pour responsables les seuls piments lisboètes et le vinho verde de Porto ? Je crois plutôt qu’on doit chercher ailleurs, non dans le dérèglement du corps mais, tout au contraire, dans une sagesse de l’esprit, la raison de sa démarche. Mon frère savait qu’un petit Génois comme lui, désargenté et sans appui, ne pourrait jamais mener à bien ses vastes projets. — Et nous commencerons par apprendre le latin. Pour une fois, il daigna m’expliquer sans moquerie sa logique : — D’abord, nous serons à même de participer en meilleure connaissance de cause aux offices et, ainsi, de mieux célébrer Dieu. Ensuite, nous pourrons lire plus aisément, et sans l’intervention de personne, les ouvrages nécessaires à l’Entreprise. Enfin, une bonne réputation de latiniste ne pourra que favoriser mon projet de mariage : les marins, surtout génois, paraissent souvent bien frustes à la noblesse. — Tu veux une aristocrate ? — Autrement, à quoi bon ? — Et pourquoi veux-tu que j’étudie avec toi ? — Pour ton éducation personnelle. Et pour qu’on lise plus difficilement dans mon jeu. Vere dignum et justum est, aequum et salutare, nos tibi semper, et ubique gratias agere… Les cours étaient donnés, certains soirs de la semaine, par un prêtre de l’église Saint-Julien. Les autres élèves de cette petite classe étaient cinq Noirs. L’épiscopat les avait sélectionnés pour leur intelligence. On leur avait enseigné la vraie foi et maintenant on les préparait à devenir prêtres avant de les renvoyer en Afrique convertir leurs frères sauvages. Pour nous accoutumer à l’ordre des mots, le professeur commença par nous faire répéter cette phrase facile : Vere dignum et justum est […] gratias agere. « Il est vraiment juste et nécessaire, c’est notre devoir et notre salut, de Vous rendre grâce toujours et partout, Seigneur… » Je ne sais pour quelle raison, enfouie dans les mystères de leur race, cette manière de dire avait déclenché l’hilarité de nos camarades africains. D’abord interloqué, le prêtre poursuivit. In quo nobis spes beatœ resurrectionis effulsit, ut quos contristat certa moriendi conditio, eosdem consoletur futurœ immortalitatis promissio. Cette référence à la mort certaine et à la promesse d’immortalité redoubla la bonne humeur des futurs missionnaires nègres. Leurs éclats d’un rire guttural résonnaient sous la voûte de l’église, au grand effroi et grand scandale d’un groupe de vieilles femmes, habituées de la prière du soir. Puis ils se mirent à glousser comme s’ils étaient devenus dindons, et leurs corps étaient secoués d’obscènes ondulations. Le prêtre, un petit homme ventripotent, grondait contre sa hiérarchie. Il nous prenait à témoins, mon frère et moi, les deux seuls Blancs du groupe : dans quel cerveau dérangé a bien pu naître l’idée de croire en l’intelligence des nègres ? Et c’est à ces sauvages qu’on va confier l’enseignement de l’Évangile ! En attendant, c’est à moi de dompter ces fauves. Ils vont trouver à qui parler. Il tendit un doigt menaçant et, d’une voix trop aiguë, s’écria : — Si le Diable a pris possession de vous, quittez la maison de Dieu ! Déjà, deux diacres avaient été appelés et s’avançaient vers ces déments. Le calme leur revint peu à peu, entrecoupé de terribles hoquets. L’un des Noirs, point confus du tout, présenta des explications. Depuis quelque temps, Dieu ne cessait de faire pleuvoir sur eux des bienfaits D’abord l’affranchissement, la fin du fouet, une nourriture bien meilleure… Puis le recrutement, le catéchisme. Comment ne pas montrer de contentement au Très-Haut ? La joie des créatures n’était-elle pas manière de célébrer le Créateur ? Et aurait-il fallu dédaigner ce nouveau privilège immense, celui d’apprendre le latin, langue des serviteurs de Dieu ? Quant à la perspective de la résurrection, elle les avait tant enchantés qu’elle avait ôté toute retenue à leur gaieté. Devait-on considérer comme guigne cet invraisemblable cadeau d’échapper à la malédiction persistante de la mort ? Pourquoi les Portugais, pourtant fervents croyants d’après leurs dires, faisaient-ils quotidiennement si gris museau alors que la Vie éternelle les attendait ? On ne l’arrêtait plus. Le même flux qui avait déclenché son rire l’entraînait à parler. L’argumentation dura longtemps. Le prêtre eut toutes les peines du monde à revenir au latin. L’église fermait. Il fallut achever la leçon. Notre professeur rayonnait. — Nous n’avons pas beaucoup avancé en latin aujourd’hui. Mais la leçon que nous avons reçue de ces primitifs vaut tous les cours de grammaire ! L’œil attendri, il regardait s’agiter nos cinq nouveaux amis. — Et maintenant, ils dansent ! Quels bons missionnaires ils feront ! Quel discernement fut celui de notre évêque ! Pour ma part et contre beaucoup d’autres, je l’ai toujours soutenu. Allez en paix. À demain soir ! N’oubliez pas la première déclinaison ! Voilà comment nous apprîmes le latin en la compagnie joyeuse de ces redoutables dialecticiens. J’en profitai pour m’initier à leurs langues indigènes. Contre la volonté de Christophe. À son habitude, mon frère ne s’offrait nul repos, ni aucun écart sur le chemin qu’il s’était tracé. Il avait décidé que le latin lui était nécessaire, donc il s’y consacrait jour et nuit. Il ne comprenait pas que je disperse mon énergie : — La dispersion est la lèpre de l’esprit, Bartolomé ! Et tu es le plus atteint de tous les lépreux ! Si tu veux acquérir des savoirs utiles à notre Entreprise, apprends donc le chinois ou la langue de Cipango ! Concentre tes forces. À quoi nous servent les dialectes du Sud alors que nous allons vers l’ouest ? À son grand courroux, je restai fidèle à ma nature, si différente de la sienne. Je m’accordais de longues promenades dans le parler de nos amis noirs. C’est ainsi que j’appris que, sur la Côte de l’Or, l’eau s’appelle enchou. Bienvenue se dit berre berre, le poulet est coucque roucoucque, et l’or, chocqua. Si je me souviens de tous ces mots aujourd’hui, alors que j’ai tant et tant oublié, c’est qu’ils doivent être nichés dans les derniers recoins encore bien vivants de mon cerveau. L’un d’entre eux ne m’a jamais quitté. Il me suffit de le prononcer pour qu’une onde de gaieté me traverse, jusque dans mes moments de plus profonde désespérance : chocque. Je ne l’avais pas acquis sans peine. Quand je leur demandais quels étaient les mots qu’on employait chez eux pour désigner le jeu de l’amour, les futurs prêtres refusaient de répondre. Ils prétendaient que Dieu Lui-même rougissait en l’entendant prononcer. Merci au vin de Porto : c’est grâce à lui que ces langues pieuses se délièrent. Chocque chocque : telle était l’expression de là-bas pour les pratiques honteuses. L’heure de la confession ayant sonné, je peux répondre à mon frère sur le chapitre des savoirs utiles. Hélas pour le salut de mon âme, je dois avouer que peu de mots furent par moi aussi souvent employés, tant mon goût de la chair sombre était fort, et ne m’a pas quitté de toute ma vie. Chocque chocque. Je n’avais qu’à redoubler ces syllabes pour que, de nostalgie du lointain pays perdu, s’ouvrent les portes les mieux verrouillées. Je note qu’à une lettre près, ce mot est celui qu’on emploie là-bas pour désigner l’or, chocqua. * * * Enfin, Christophe jugea qu’il avait assez progressé en latin et que sa réputation d’élève assidu s’étendait dans la ville. Il pouvait passer à la deuxième phase de sa campagne. Un beau matin, il pria maître Andrea de lui accorder un entretien privé. Notre patron grimaça. Il s’attendait à ce qu’il redoutait le plus, en bon avare qu’il était : une demande d’augmentation sous peine d’aller travailler chez l’un de ses innombrables concurrents. Quelle ne fut pas sa surprise – et son soulagement – lorsque Christophe lui fit part d’une intention moins pernicieuse : celle de se marier ! Mais qui choisir pour femme et où la trouver ? En bon connaisseur de la géographie, Andrea savait certainement les endroits de la ville où l’on avait quelque chance de croiser le regard d’une jeune fille de bonne naissance. La réponse ne tarda pas : — Le couvent des Saints. Avant de partir combattre les infidèles, les croisés les plus avisés de Lisbonne avaient pris la précaution d’enfermer leurs épouses dans un établissement où l’on saurait préserver leur chasteté. Elles y furent bientôt rejointes par des demoiselles dont la plus stricte virginité était médicalement prouvée et régulièrement contrôlée. Par quelles prières, quelles menaces, quelle surveillance, quel régime alimentaire les nonnes de Saint-Jacques réussirent-elles à éloigner du Diable, des siècles durant, cette bonne centaine de corps esseulés ? Mystère. Et miracle. Quoi qu’il en soit, les Saints jouissaient d’une réputation sans égale. Sur la recommandation expresse d’Andrea (« noble famille de Gênes » ; « rescapé d’un terrible naufrage, donc promis par Dieu à un très exceptionnel destin » ; « exquise modestie chez quelqu’un qu’on qualifie, malgré son jeune âge, de Grand Navigateur »…), Christophe fut autorisé à pénétrer dans l’enceinte protégée. Trois messes lui suffirent pour mener à bien son entreprise. À la première, sa haute taille et le feu de ses cheveux firent sensation. Durant les six jours qui suivirent, les conversations des pensionnaires allèrent bon train et surtout les interrogations naïves, car la plupart d’entre elles n’avaient jamais rencontré de roux : cette chevelure n’est-elle pas le signe de la présence d’un démon dans le corps ? Ces taches de son qui parsèment son visage continuent-elles plus bas, sous sa chemise, et plus bas encore, décoration qui ne doit pas manquer d’agrément ? En tout cas, pourvu qu’il revienne ! On n’a pas si souvent l’occasion de se divertir, chez les Saints ! Lors de la seconde messe, les curiosités avaient changé de nature. Andrea avait fait courir l’information que cet homme couleur de soleil couchant avait décidé de fonder une famille et choisi ce couvent de haute réputation pour y rencontrer la future mère de ses nombreux enfants. Si bien que les regards portés sur lui se firent calculateurs, même chez les femmes déjà mariées : admettons – Dieu me préserve de ce malheur – que mon époux ne revienne pas, victime du cimeterre d’un infidèle, ce Génois fiévreux ne pourrait-il pas me donner l’occasion inespérée de nouvelles noces ? Quant aux toujours vierges, qui commençaient à trouver le temps long, et trop fades et trop petits les prétendants portugais qui se succédaient dimanche après dimanche, elles décidèrent de tenter leur chance. Au sortir de la troisième messe, suite à quelque bousculade, une oiselle audacieuse s’approcha plus près que les autres, laissa tomber son missel, que Christophe ramassa. Il revint, ravi, à l’atelier. — Si j’ai bien entendu, malgré le brouhaha, elle s’appelle Filipa Moniz Perestrello. Quelle est cette famille ? Andrea mena l’enquête. On peut se demander pourquoi notre patron mettait tant d’ardeur à aider Christophe. C’est qu’il voulait le garder : un employé si savant des choses de la mer est une rareté. Et s’il parvenait à le marier à Lisbonne, il aurait des chances de le retenir. Il nous fit rapidement rapport. Rien de particulier du côté des Moniz, branche maternelle de la belle Filipa : vieille et bonne noblesse, lignée sans tache de serviteurs de la Couronne. Heureusement, l’histoire des Perestrello, famille paternelle, portait en elle de tout autres richesses. Un gentilhomme de ce nom quitte Piacenza (Italie) et, vers 1390, vient s’installer à Lisbonne. Le climat lui convenant, il engendre quatre enfants. Richarte, l’aîné, entrera dans les ordres et, malgré une existence particulièrement dissolue, deviendra prieur de Santa Marina : deux garçons lui naîtront. Cette alliance intime du stupre et de la religion semble avoir été la spécialité de ces Perestrello. Car les deux sœurs de Richarte, Isabel et Branca, vont succomber en même temps au charme de l’archevêque de Lisbonne, Dom Pedro de Noronha. Trois enfants naîtront de cette double inconduite, tous reconnus par le saint homme, aussi bon père qu’amant ardent… Telle fut la première partie de son rapport. Maître Andrea croyait pouvoir reprendre haleine : le récit de ces dépravations l’avait épuisé. Christophe ne lui laissa aucun répit. — Ils étaient quatre enfants. Il en manque un, si j’ai bien compté. — C’est votre futur beau-père, prénommé comme votre frère Bartolomé. Avant de dresser son portrait, guère reluisant, je tiens à vous faire remarquer que si, par mariage, vous décidez d’entrer dans cette famille Perestrello, vous deviendrez, par le fait, une espèce de beau-frère de l’archevêque… — Continuez. Piètre Bartolomé, mon homonyme ! Il ne faisait rien de sa vie que rôder sur le port. Christophe sursauta : — Et qu’y faisait-il ? — Est-ce que je sais, moi ? Ce qu’on fait sur les quais : courir les femmes de mauvaise vie et glaner des histoires. Oui, c’est ce qu’on m’a dit de lui : il avait le goût des secrets maritimes. Un beau jour il apprit de deux marins qu’ils avaient, dans le nord de Madère, découvert une île au climat le plus doux et à la flore aussi diverse que luxuriante. Bartolomé aussitôt s’en alla chez le Roi et se fit nommer capitaine héréditaire de cette terre nouvelle, immédiatement baptisée Porto Santo. La semaine suivante, guidé par les deux marins dont il avait dérobé la découverte, il partit sans vergogne prendre possession de son royaume. Hélas, Bartolomé Perestrello, effrayé par la terrible perspective de ne se nourrir que de végétaux, en d’autres termes de mourir de faim, avait tenu à emporter de la viande sous la forme d’un lapin, plus exactement d’une lapine pleine. Erreur néfaste. À peine ses pattes eurent-elles touché le sol qu’elle mit bas. La portée grandit vite. À Pâques suivantes, frères et sœurs copulaient. À la Pentecôte, nouvelles naissances… Et ainsi de suite. En septembre, la descendance de la première lapine se comptait par dizaines et avait dévoré tout ce qui comptait comme plantes. Furieux, Bartolomé ordonna d’allumer un grand incendie où tous les rongeurs périrent, mais aussi les baraquements si péniblement édifiés. Il ne restait plus au capitaine héréditaire, héréditaire de rien sauf de la cendre, qu’à revenir penaud à Lisbonne où les rires l’accueillirent, des rires encore plus sonores que l’hilarité chronique des mouettes. Jamais le Portugal, nation sévère, n’avait tant ri… De tant de gaieté on dit que le pauvre homme est mort, voilà quelque vingt années. Ce récit et ses moqueries n’intéressaient plus mon frère. Depuis un long moment sans doute, il avait embarqué sur son navire préféré, le rêve. Et lentement, à la manière des gens qui, une dernière fois, visitent une maison avant de l’acheter, il hochait la tête, il acquiesçait à cette famille Perestrello. Elle convenait à ses desseins. Quand Andrea lui proposa de continuer l’enquête (les zones d’ombre étaient innombrables chez ces fous de Perestrello), Christophe faillit se fâcher : il se sentait déjà lié à ces gens. « C’est assez », dit-il. Et il tapota l’épaule du cartographe. Une fois de plus, l’aplomb fraternel me stupéfia, car c’est ainsi que remercient les chefs. Or il n’avait que vingt-cinq ans et l’enquêteur était notre maître. Le soir même, (Christophe s’en alla demander la main de cette demoiselle Filipa. Et le lendemain commençaient les préparatifs du mariage. Ainsi, de manière quasi divine, œuvrait la volonté de mon frère. Il décidait. Et ce qu’il avait décidé, événements ou personnages, devenait réalité. Il avait décidé que l’heure était venue de prendre femme. Et une femme, docilement, s’était présentée. Une femme qui, par miracle, l’aimait déjà et qu’il aimerait, par non moins grand miracle. Sa volonté avait aussi le pouvoir de créer les sentiments. * * * J’étais le gardien de mon frère. Il me revenait de vérifier si ce mariage, comme tant d’autres mariages, n’allait pas devenir l’ennemi victorieux de son rêve. Je pris prétexte d’une visite que Filipa devait rendre à des cousins pour les inviter personnellement à la noce. Ils habitaient sur la route de Santarém. Elle accepta ma proposition de l’accompagner. Elle n’était pas dupe. Elle savait qu’elle n’échapperait pas à mon interrogatoire. En chemin, je la questionnai sans détour : quelle sorte d’amour éprouvait-elle pour son futur mari ? Elle me répondit qu’elle n’était pas de ces savants qui distinguent entre les espèces, mais qu’une vague brûlante l’avait envahie peu après leur rencontre et maintenant l’emplissait du sommet de ses cheveux à la pointe de ses pieds, et que cette vague était l’extrême de l’amour d’après ce que sa mère lui avait, mi-figue mi-raisin, appris : « Sois heureuse, ma fille, ton pauvre père ne m’a pas comblée, loin s’en faut, de si complète et chaude manière, qu’il repose en paix ! » Je rougis et continuai mon interrogatoire. — Te crois-tu capable d’accepter tout de lui ? — À l’église tu entendras mon oui. Je le crierai au visage du prêtre ! — Es-tu prête à soutenir le rêve qu’il porte en lui ? — De toute ma force. — Même s’il te dévore, comme il m’a dévoré et le dévore lui-même ? Et d’ailleurs, quelle est cette force dont tu te dis dotée, toi qui as le teint si pâle et parais de constitution si fragile ? — Cette pâleur, cette faiblesse ne sont qu’un souvenir du temps où j’étais froide. J’attendais qu’une flamme me donne la vie. Vous entendez comme je vous parle ? C’est la preuve que déjà le sang me revient. — Ta mère ne t’a-t-elle pas mise en garde ? — Ma mère me répète que ce rêve, et la gloire future qu’il va engendrer, arrachera notre famille au ridicule qui nous ronge depuis l’affaire des lapins. Nous marchions le long de notre Tage toujours si tranquille. Je pensais à certaines géographies autrement plus violentes. Je pensais à cette fameuse Porto Santo, que je ne connaissais pas encore et où Filipa avait passé son enfance. Comment résistent les îles à l’assaut permanent de la mer ? Quand on vit sur l’une de ces îles, même affligée de lapins, on se nourrit de cette vaillance. Sans nul doute, c’est là que Filipa s’était forgé son âme d’indomptable, et son corps, qu’il le voulût ou non, ne pourrait que lui obéir. Du coin de l’œil, je la regardais trottiner à mes côtés, glisser sur les cailloux, se rattraper à une branche d’olivier, repartir sans protester contre l’allure, vive, que j’imposais à notre promenade. De la sueur lui venait aux tempes. Alors un vent se leva en moi, un vent que je connais plus intimement que tous les autres, le vent aigu de la jalousie. Entends-moi, Las Casas : jamais, à aucun moment, ne m’était venue l’envie de cette femme bien trop menue pour moi. J’aime la vraie chair, impie et drue, les corps qui enveloppent, qui emportent, où l’on peut se perdre. Ce que je jalousais, c’était le si bel amour qu’avait allumé mon frère. Quel feu avait-il donc en lui pour incendier toutes celles et tous ceux qu’il rencontrait ? Quelque temps encore, je poursuivis mon inquisition. Mais j’avais déjà mon opinion. — Et où comptez-vous vivre ? — Où il jugera bon. — Que penses-tu de son Entreprise ? — Je n’aurais jamais accepté pour mari un homme sans entreprise. Elle faisait effort pour parler, tant le souffle lui manquait. J’eus pitié d’elle, proposai une pause, de nous asseoir sur une butte. Tandis qu’elle reprenait haleine, je lui dis tout le bien que je pensais d’elle. Elle se tourna vers moi. — Je n’avais pas besoin de votre opinion. Mais je l’accepte avec plaisir. Je me dis que l’équipage Colomb venait de s’accroître d’un marin décisif. Celui qui aime son frère et, apprenant son futur mariage, chante, danse, déclare à tout vent se réjouir de cette bonne nouvelle, le plus doux des événements survenus depuis le début des âges, celui-là est un menteur. À l’évidence, une part de son âme sourit : comment ne pas bien accueillir l’annonce du bonheur de celui qu’on aime ? Mais grimace ou pleure une autre part : une personne jusqu’alors inconnue lui enlève son frère aimé dont il n’aura plus, bientôt, au mieux, que des morceaux. Sortant de l’église où Christophe venait de prendre femme, je chancelai et, sur le parvis, en haut des marches, tandis que les cloches, à grands carillons, faisaient leur possible pour égayer le ciel, je m’arrêtai net. Il me semblait qu’un pas de plus et je plongerais dans un gouffre, le gouffre d’une vie sans lui. J’entends vos ricaneries. Quelle délicate nature que celle de ce Bartolomé ! Quelle sensiblerie féminine ! Son Christophe, qu’il dit tant et tant chérir, n’avait-il pas déjà habitué son frère à partir depuis l’enfance, toujours et encore partir ? Si l’on y réfléchit, un mariage est une navigation comme une autre. C’est cette idée même qui m’a redonné courage. Le lendemain, alors que je le croyais occupé à de tout autres et très intimes travaux, qui vis-je arriver, bras ouverts et sourire aux lèvres ? Mon frère, le frais marié. Sachant que sa présence était le plus rare et le plus improbable des cadeaux, il en jouait avec un art consommé : il surgissait aux moments où on l’attendait le moins, certain que cette apparition resterait à jamais dans les âmes. Certain aussi que, ce faisant, il s’attachait ces âmes-là pour la vie et… pourrait tout leur demander. Christophe, ce jour-là, ne changea pas sa méthode. À peine m’avait-il embrassé et cajolé par divers mots tendres sur sa joie de me voir, moi, Bartolomé, présent à sa noce, seul représentant de sa famille génoise et pour cela incomparablement précieux (etc.), à peine m’avait-il juré que ses épousailles ne changeraient rien à la nature imprescriptible, inaliénable, indestructible (etc.) de notre lien de frères, qu’il baissa la voix et présenta sa requête : — Bartolomé, j’ai besoin de toi. — Demande. De Christophe émanait une telle force que servir les desseins de cette force, quels qu’ils fussent, vous apparaissait toujours comme la seule justification de votre existence. Vous n’étiez, homme, femme, plante ou animal, venu sur Terre que pour contribuer aux rêves de ce grand marin roux. — Bartolomé, il s’agit d’un livre. Nos pas avaient suivi nos habitudes d’avant le mariage et voici que nous nous retrouvions, comme si Filipa n’avait jamais existé, attablés devant un verre de vin vert, à notre auberge favorite du Perroquet Taciturne. — Ma belle-famille m’a mis sur sa trace. Il paraît que ce livre dit tout. — Tout sur quoi ? — Tout sur les formes et la taille de la Terre. Tout sur la dimension des océans, donc sur l’écartement des continents. Tout sur la possibilité de vivre à l’équateur et de l’autre côté du globe… Il était sans cesse interrompu par des camarades, cartographes ou marins, sidérés de voir hors de chez lui, de si bonne heure, le très récent époux : Que fais-tu là ? Déjà fini ? Tu vas vite en besogne ! Plus rapide qu’un lapin !… Filipa étant noble, la noce avait été célébrée en grande pompe et personne à Lisbonne n’avait pu l’ignorer. Christophe chassait ces importuns sans ménagement, d’un revers de la main, comme autant d’insectes indignes de la moindre explication. Il se pencha, sa bouche frôla mon oreille. — Ymago mundi, l’Image du monde : tel est le titre. L’auteur est un certain Pierre d’Ailly, longtemps évêque de Cambrai, qui est une ville du nord de la France. Il me faut ce livre. Et il s’en fut retrouver son mariage sans même se retourner. Il connaissait trop l’emprise qu’il avait sur moi. Il me savait déjà tout occupé par ma mission, et heureux, rassuré de me dévouer pour lui. Si, me disais-je, il me confie cette recherche, tellement confidentielle et décisive pour son Entreprise, c’est premièrement qu’il a confiance en moi plus qu’en toute autre personne, deuxièmement et principalement que, malgré l’arrivée de Filipa, son frère Bartolomé (moi) garde en lui une place de choix. Roulant dans ma tête ces pensées de jaloux réconforté, je prétextai auprès de maître Andrea un vœu de pèlerinage, pour prendre, dès le lendemain, la route vers le nord. Non sans effroi. J’avais toujours vécu près de l’eau. Et de Gênes a Lisbonne j’avais soit longé la Méditerranée, soit franchi l’Espagne avec pour but une bordure de l’océan. Cette fois, m’écartant un peu plus à chaque pas d’un rivage, il me semblait m’arracher à la vie. Je m’attendais à ne rencontrer que de la tristesse et de la contrainte. Comment se sentir libre, me disais-je, quand on vit loin de la mer ? Comment ne pas étouffer quand des terres, et seulement des terres, vous encerclent ? Pas étonnant que ces prisonniers-là, ces malheureux qui vivent au milieu des forêts et des champs, n’aient de cesse de fabriquer des livres. Quand on ne dispose pas de bateau – ou, plutôt, d’eau pour les y faire naviguer –, la seule façon de fuir, c’est lire. J’avais décidé de commencer ma recherche par Strasbourg, la source de cette récente industrie qu’on appelait imprimerie. Pour ma part, je n’avais vu presque aucun des livres qu’elle fabriquait, et n’avais pas été convaincu de leur qualité. En revanche, je savais que cette technique avait déjà grandement facilité la vie des prêtres. Peut-être, frère Jérôme, as-tu oublié le principe de ces confessionalia, billets de confession, ou indulgences ? J’ai remarqué une heureuse complexion de ton caractère : tu écartes les contrariétés sans aucun effort de ton esprit. Je dois donc te rafraîchir la mémoire. Le Christ et les Saints, n’ayant jamais commis la moindre faute, ont accumulé un trésor de mérites. Pourquoi n’en pas faire bénéficier les Chrétiens de bonne volonté et pourtant pauvres pécheurs, comme tous les humains ? L’Eglise, louée soit-elle, avait donc eu l’idée de vendre des billets à ces fidèles ; en échange, leurs péchés étaient pardonnés. Elle aurait pu tirer plus grands bénéfices de cette transaction si les indulgences n’avaient pas été tellement longues à écrire : les prêtres devaient recopier chaque fois le formulaire détaillé. Faute de ce soin, l’acheteur n’avait pas confiance. On comprend son exigence : il y allait de son entrée au Paradis ! Toute méthode permettant de reproduire ces billets était donc bienvenue. Que cette invention d’imprimerie permette de multiplier les certificats, par suite accroisse les ressources de notre mère l’Église et conséquemment lui permette de lever des armées et des flottes pour résister plus efficacement au Turc, à la bonne heure ! Mais attendre de cet habile maniement du plomb des chefs-d’œuvre comparables à ceux qui sortaient des doigts de nos enlumineurs, je demandais à voir et ne m’attendais à rien de merveilleux. Je ne tiendrai pas chronique de ce voyage. J’ai trop à raconter pour le temps qui me reste. Sachez seulement que je pris goût à traverser ces paysages. Mon regret de la grande présence mouvante de la mer s’apaisait au spectacle des plaines Comment ne pas y voir de longues vagues immobiles, la décision de Dieu d’arrêter, pour cette partie de Sa Création, tout remuement de l’horizon ? Enfin parut une longue flèche en pierre rouge, les colporteurs qui partageaient ma route m’informèrent qu’il s’agissait de la cathédrale. Au fond, j’avais atteint une autre sorte de port, un lieu d’où ne partaient pas des bateaux, mais des livres. Et, à bien y réfléchir, les bateaux et les livres se ressemblent en ceci qu’ils servent les Découvertes. Je priai un abbé qui passait de m’indiquer le quartier des imprimeurs. Rue aux Ours, les ateliers se touchaient et on semblait y travailler nuit et jour : la nouvelle industrie ne manquait pas d’ouvrage. Je poussai la première porte. On me reçut aimablement. J’avais pris soin, à l’auberge, de redonner à mon visage meilleure apparence. Ma jeunesse et mon accent étranger devaient ajouter à la bonne impression que je faisais. Je me présentai comme Portugais, envoyé du Comité royal des Mathématiciens. — Le livre Ymago mundi, écrit par l’évêque d’Ailly, se trouve-t-il, par chance, parmi ceux que vous imprimez ? On me dit avoir entendu parler de ce livre comme d’une somme de savoirs inégalée, mais sans jamais l’avoir vu. Comme pour se faire pardonner, on tint à me monter les dernières réalisations de l’atelier. Et je dus rempocher le dédain avec lequel j’étais venu : certaines des œuvres imprimées valaient nos productions enluminées. À peine avais-je évoqué la bible magnifique que possédait mon Roi portugais que je faillis être noyé. Les deux employés du magasin s’étaient précipités vers les rayonnages. Ils en revinrent les bras chargés : — Que dites-vous de celle-ci ? — Non, je crois que le jeune monsieur préférera celle-là ! Ils se bousculaient pour mieux me montrer, ils s’invectivaient. Certaines bibles étaient simples, tristes, lettres noires un peu baveuses sur mauvais papier gris. D’autres, de vrais chefs-d’œuvre, illuminées par trois couleurs, mises en page, comme des frontons d’églises… Comment échapper aux bibles ? De même que, dans le Livre sacré, les histoires engendrent les histoires, toujours de nouvelles histoires, de même les bibles semblaient enfanter d’autres bibles, encore et encore des bibles. Peut-être un jour, sans fin multipliées par ces machines magiques de l’imprimerie, les bibles envahiraient-elles la Terre et y étoufferaient les humains ? Je me gardai bien d’exprimer ces fort iconoclastes songeries. Avec prudence, et non sans avoir protesté de ma déférence envers les textes sacrés, bénis soient-ils, je demandai s’ils avaient d’autres publications disponibles. — Dans quel domaine ? Notre catalogue s’étend tous les mois. Je balbutiai le mot Science. Les deux jeunes grimacèrent, manifestement déçus : ils avaient cru mes préoccupations plus élevées. Ils allèrent fouiller dans l’arrière-boutique et m’apportèrent à bout de bras, comme si elles puaient, des publications qu’ils jugeaient mieux convenir à mes intérêts. Il faut dire qu’elles concernaient notre machinerie corporelle. Je me souviens de deux calendriers : l’un qui précisait le rythme le plus approprié pour les saignées, et l’autre qui, en s’appuyant sur de longues considérations sur la marche des astres, offrait la même sorte de conseils pour les purges. Les titres allemands sont encore dans ma mémoire : Aderlasskalender et Laxierkalender. Je proclamai mon intérêt, dis le plus poliment possible ma gratitude, et passai au magasin suivant. Où les mêmes scènes se reproduisirent. Je commençais à perdre tout espoir de rapporter l’ouvrage commandé par Christophe lorsqu’un vendeur de simples, présent par hasard dans l’un des magasins et entendant ma demande, me dit avoir tenu un jour l’Ymago entre ses mains, et qu’il avait souvenir d’avoir lu « Louvain » sur la page de couverture. Je pestai contre mon frère : il me fallait encore avancer plus haut vers le nord. Et je repris la route, peu satisfait de mon destin, mais résigné. Christophe était l’aîné. Dieu Lui-même m’avait voulu cadet, donc placé sous la coupe de mon frère. Sans doute le partage des rôles entre nous serait-il désormais le suivant : à lui, la mer. À moi, les routes terrestres. À lui la navigation, le vent, l’air marin, les horizons vastes. À moi, la double poussière des chemins et des livres, et l’étouffement de ceux qui s’enferment – ou se laissent enfermer – dans des pages ou dans des missions aussi subalternes que nécessaires. Même si notre activité première, à Lisbonne, était la cartographie, nous faisions aussi, comme tous nos concurrents, commerce de livres. Le plus beau parmi tous les ouvrages imprimés à nous être passés entre les mains venait de cette mystérieuse ville de Louvain. D’ordinaire, les marchands se réjouissent lorsqu’ils trouvent vite un acheteur. Cette fois, nous nous désolâmes. À peine avions-nous reçu ce petit volume qu’un amateur se présenta, averti je ne sais comment. D’autres suivirent, qui repartirent dépités puisque nous avions déjà vendu. Sans doute le titre avait-il joué son rôle racoleur : De duobus amantibus. Il contenait des pages licencieuses dont je me suis fort régalé. Entre les deux héros, Euryale, un jeune prince appartenant à la suite de l’Empereur, et la belle Lucrèce, mal mariée à un vieux comte siennois, la passion illicite était violente et décrite sans fard. Le regret d’Andrea de s’être dessaisi trop vite de ce délicieux ouvrage se changea en fureur lorsqu’il apprit le destin de son auteur. Cet Enea Silvio Piccolomini avait été élu pape en 1458 sous le nom de Pie II. Imaginez le prix que nous aurions pu tirer d’une œuvre de ce genre si nous avions su, pauvres ignorants, que derrière ce patronyme charmant se cachait un… souverain pontife. Admiratif de la qualité de l’impression et de l’élégance des caractères typographiques, j’avais pris soin de noter le nom des deux éditeurs : Thierry Martens et Jean de Westphalie. C’est d’eux que je m’enquis d’abord en arrivant à Louvain. On m’indiqua que l’association entre ces deux maîtres avait été rompue et que Martens avait choisi de poursuivre son activité dans le port d’Anvers. Je me présentai donc à celui qui était demeuré. Ce Jean me reçut, dans un premier temps, avec simple civilité. Le moment d’après, sa politesse s’était muée en intérêt vif. Il me questionna sur les océans, lui qui n’en connaissait aucun. Au soir, nous étions amis. * * * Tout au long de mon séjour à Louvain, je rencontrai chaque jour des hommes qui, à ma stupéfaction, se désintéressaient de la mer comme d’une guigne. D’autres préoccupations les habitaient et semblaient remplir leurs jours aussi bien qu’une bonne partie de leurs nuits, comme en témoignait le nombre de résidus de chandelles qu’un chariot transportait chaque matin à la décharge. Je découvrais, à la fois sidéré et, pour tout dire, quelque peu soulagé, qu’on pouvait se vouer corps et âme à d’autres tâches que celle de trouver la route des Indes par l’ouest. * * * Pour vous donner une idée du climat qui régnait dans cette ville, voici une scène. J’en ai dix autres dans la mémoire de même qualité. Soudain, on frappe à la porte. Sans attendre la réponse, quelqu’un entre. Un tout jeune homme aux cheveux frisés. Il a levé les deux mains et les tourne et retourne comme un montreur de marionnettes. — Il arrive, il arrive ! Le bibliothécaire se dresse d’un bond et, malgré sa fragilité, sa maigreur de squelette, se précipite au-dehors. Un groupe s’approche : un homme dont les vêtements poussiéreux indiquent un long voyage, entouré d’étudiants qui lui font joyeuse escorte. C’est sur le seuil de sa maison, à la manière dont on reçoit les hôtes illustres, que le bibliothécaire tend les deux mains. Le poussiéreux danse une gigue soudaine, comme si une puce l’avait piqué. Il veut simplement atteindre dans une poche une chose – quelle chose ? – emmaillotée de charpie qu’il parvient, sous les applaudissements, à extirper des profondeurs, puis dépose dans les paumes vers lui présentées. Tandis que de bonnes âmes entraînent le poussiéreux vers sa récompense, de la bière jusqu’à plus soif, nous regagnons le calme de la bibliothèque. La plus longue table est choisie pour recevoir la chose emmaillotée. On approche deux chandeliers. On entreprend lentement d’ouvrir le paquet. Une couverture paraît. Je me penche : Roger Bacon, Summa de sophismatibus et distinctionibus. — C’est bien lui, murmure le bibliothécaire, lui que nous attendons depuis si longtemps. Merci, mon Dieu, d’avoir jugé bon de le faire parvenir intact en notre université ! — Amen, répondent mes voisins. Un convers apporte une écuelle. Chacun s’y lave les mains avant d’avoir le droit de caresser l’ouvrage. Puis le bibliothécaire s’en saisit, le lève, et, montrant les rayonnages où s’alignent les livres les plus précieux : — Bienvenue parmi les vôtres ! Jusqu’alors je m’étais tenu coi, comme à une cérémonie religieuse, fasciné par ce rituel et la ferveur qui s’en dégageait. Une question me brûlait les lèvres. Je ne résistai pas plus longtemps : — Vous accueillez ainsi tous les livres ? — Bien sûr, quand ils viennent d’aussi loin et sont porteurs d’autant de connaissances. Je m’en retournai, pensif, à mon auberge. Si Louvain était un port au milieu des terres, ses bateaux étaient bien les livres, des bateaux aux équipages invisibles dont seul apparaissait le capitaine, l’auteur. Mais eux aussi rapportaient des trésors, qu’ils n’entreposaient pas dans les cales mais au fil des pages. Deux différences : ces bateaux-là, les bateaux de la terre ferme, ne faisaient qu’un voyage. Et, une fois livrés leurs secrets, au lieu d’encombrer les quais, ils se reposaient sagement sur des étagères à la manière des pigeons assoupis sur leurs perchoirs. * * * Au contact de ces fiévreux du savoir, tout aussi fiévreux que mon frère, une interrogation me vint : le principal, pour un esprit humain, n’était-il pas d’être possédé par ce genre de fièvre, et qu’importe la raison de la fièvre ? Autre question, plus dangereuse encore que la précédente pour le lien fraternel entre Christophe et moi : pourquoi pas ? * * * Pourquoi pas la médecine ? Un joyeux trio d’étudiants carabins, compagnons de beuverie, m’y pressait. Bière après bière, je m’imaginais plongeant dans les secrets du corps, spectateur ébloui de femmes nécessairement dévêtues, puisqu’il fallait bien les soigner. Puis, la bière aidant, voici que je devenais, sous les applaudissements de mes amis, le chevalier choisi par Dieu pour faire reculer les limites du trépas. Par deux fois, le trio m’entraîna chez le croque-mort où ces jeunes gens avaient, semble-t-il, leurs habitudes. En échange d’une pièce, le brave homme nous offrit des cadavres. Grâce à eux, j’ai appris comment on coupe un ventre, comment on scie des côtes pour se saisir du cœur, comment, pour tenter d’approcher le mystère de la virilité, on incise une verge. Nous avions apporté des bières, toujours des bières. Toute la nuit nous trinquâmes pour saluer notre habileté de futurs chirurgiens. Quels plus doux moments, ensuite, que vomir entre amis ? Et tant pis pour le cadavre ouvert si personne n’était plus en mesure de le refermer. * * * Pourquoi pas la botanique ? C’était un lendemain de beuverie. En me promenant à petits, tout petits pas dans la campagne, je tentais de recouvrer un équilibre après les désordres de la veille. Un jeune homme pâle et long avançait, cassé en deux, le long des champs. Je lui demandai s’il voulait de l’aide et quelle était la nature, congénitale ou accidentelle, de sa terrible maladie. Par miracle il se redressa et brandit un panier d’où émergeaient des tiges et des feuilles. — J’herborise. — Vous paraissez bien calme sur cette planète où chacun s’agite. — C’est le spectacle et, mieux encore, la compagnie des plantes. Elles naissent, aiment et meurent tout comme nous. Mais en silence. — Oui, mais quel ennui d’être plante ! Obligé de demeurer toute sa vie les pieds dans la même motte de terre. — Détrompez-vous. Les plantes vagabondent. L’intelligence me revint. Je me rappelai les drôles de cages pleines de végétaux que rapportaient les navigateurs. Nous devisâmes jusqu’à la nuit, pliés en deux la plupart du temps pour cueillir tel ou tel individu remarquable dans l’indénombrable famille de la flore. Le regret ne m’a jamais quitté de n’avoir pas avancé dans l’intimité de ces êtres tout aussi vivants que nous et autrement plus dignes dans leur mutisme. * * * Je pourrais continuer la liste presque infinie des « pourquoi pas ? ». Louvain rassemblait tant de savoirs et tant de jeunes hommes joyeux pour les explorer, tous amoureux de la bière. Alors ? Comment choisir entre tous ces chapitres de la Science, entre toutes ces vies possibles ? Pourquoi pas la chimie qui scrute les secrètes attirances de la matière ? Pourquoi pas la physique qui comprend les mouvements des corps ? Pourquoi pas l’astronomie qui trouve de la logique dans la fantaisie des étoiles ?… * * * Jean de Westphalie m’avait tout de suite trouvé l’ouvrage pour lequel j’étais venu sur ordre de mon frère, cet Ymago mundi qui devait avoir tant d’importance dans l’histoire de l’agrandissement du monde. Ma mission accomplie, je pouvais à tout moment revenir à Lisbonne. Pourquoi repoussais-je de jour en jour mon départ ? Il est des heures où l’existence hésite : à côté du chemin prévu se présente une autre route. L’amitié, tout autant que l’amour, peut faire basculer des destins. Jean de Westphalie me proposait de m’installer près de lui et que nous œuvrions de concert. Arguant que je connaissais déjà une part de son métier, que j’avais, pour y exceller, la patience et le soin et le goût d’apprendre et celui de transmettre, que ce métier avait pour avantage, inappréciable chez les natures semblables à la mienne, curieuses de tout, d’aborder tous les savoirs sans s’enfermer dans aucun : un livre achevé, vous verrez, on se passionne illico et tout autant pour un autre domaine ; que, pour accroître l’intelligence chez les hommes, les livres valaient bien les bateaux, et la lecture, le voyage ; que, surtout, un grand mouvement d’intelligence se levait, ici, dans le sud des Pays-Bas, et que, si j’acceptais de demeurer quelques semaines, il pourrait me faire rencontrer certains philosophes de ses proches : ils parlaient de la liberté, et offraient à l’espèce humaine des perspectives exaltantes… Je balançai une pleine semaine. De ce balancement Christophe ne sut jamais rien. Le lui eussé-je raconté qu’il n’aurait rien écouté et encore moins entendu. L’Ouest seul l’occupait. Pourquoi décidai-je finalement de ne pas changer le fil de ma vie ? Rien ne sert de regretter. Nous sommes faits d’eau. Et, comme elle, nous suivons notre plus grande pente. Jamais personne vivante ne me tint si proche et intime compagnie que l’Image du monde tout au long de mon voyage de retour. Nous ne nous quittions pas plus que deux mariés épris, dormions, mangions, cheminions ensemble, la peau de l’un collée sur la peau de l’autre, peau d’humain pour moi, peau de veau pour lui, sa couverture blonde creusée de lettres d’or. Au début, le froid m’avait protégé. Nul ne s’étonne de voir un voyageur porter un lourd manteau, et qui pourrait deviner que sous ce lourd manteau se cache un trésor ? Plus au sud, vers la ville de Poitiers, c’est le mensonge qui me vint en aide. Je me mêlai à un groupe de pèlerins, disant que moi aussi je me rendais à Saint-Jacques. — Quel est ce livre que tu portes contre ton cœur ? demanda l’un d’eux. Il paraît bien précieux. — Vois : c’est l’ouvrage d’un cardinal, Pierre d’Ailly. — Que raconte-t-il ? — Les schismes de l’Église. Des débats entre théologiens. — Il n’y a qu’un seul Dieu, non ? Alors pourquoi se compliquer la vie ? Et il entonna un Veni Creator, sûrement assez tonitruant pour effrayer toutes les vipères alentour. Comme si souvent dans ma vie, c’est le péché de curiosité qui faillit causer ma perte. Mes compagnons pèlerins m’avaient quitté pour une journée. Ils avaient pris un chemin de traverse pour aller saluer les reliques de je ne sais plus quel saint. Prétextant une inflammation du pied, j’avais dit préférer attendre leur retour. Mais, sitôt que le dos du dernier eut disparu derrière la haie de noisetiers, je me jetai sur l’Ymago. Jamais, jusque-là, je n’avais eu le loisir de le parcourir un peu longuement sans être dérangé. Ayant constaté, par un rapide tour d’horizon, qu’aucun être vivant présent n’était susceptible de s’intéresser à la cosmographie, ni les deux alouettes qui gazouillaient, juste au-dessus de ma tête, sur le genévrier, ni les vaches, là-bas, tout au fond du champ, et moins encore les vers de terre à l’œuvre sous l’herbe ou les écrevisses paressant dans le ruisseau, je commençai à tourner les pages. À droite du mont Imaus où aboutit le Caucase se trouve le promontoire de Samara… C’est en Perse que la magie a pris naissance. Le géant Nembroth y vint après la confusion des langues, et il apprit aux Perses à se servir du feu… Décidément, on voyageait tout aussi bien sur les pages d’un livre que sur un navire et, sans risquer nausée ni scorbut. J’étais plongé dans le chapitre deux, « Des cercles et autres divisions conventionnelles du ciel », lorsque la lumière vint à me manquer. Sans doute quelque nuage venait de cacher le soleil. Je relevai la tête. Une troupe d’hommes patibulaires m’encerclait. Je n’avais pas entendu leur approche. Je me connaissais cette faiblesse du corps : quand je lis, mes oreilles se closent, je deviens sourd. Je ne suis plus que deux yeux, suivant passionnément la ligne des lettres. Le plus féroce m’adressa la parole en une langue que je ne connaissais pas. Devinant ce qu’il souhaitait, je vidai mes poches et ma besace. Pas assez vite. Les coups commencèrent à pleuvoir. Et redoublèrent quand fut constatée la maigreur de mes avoirs. Je n’avais jusque-là pas lâché l’Ymago. Qui me fut lui aussi arraché. Sans doute ces brigands croyaient-ils que quelques richesses y étaient dissimulées (en cela, ils n’avaient pas tort). En un rien de temps, l’ouvrage fut dépecé. Et les pages une à une arrachées, inspectées, puis jetées au loin avec une rage croissante. Suite à une nouvelle grêle de coups, je dus perdre connaissance. Je me souviens qu’un soulagement accompagna ma chute dans le néant : à l’évidence, ces gens-là, qui ne respectaient pas les livres, ne pouvaient être des concurrents cartographes. Quand je repris mes esprits, le calme régnait comme avant. Par chance, il ne pleuvait pas. Par deuxième chance, il ne ventait pas. Les bandits en allés, on aurait dit que la campagne reprenait souffle. L’air attendait la suite des événements. Les oiseaux eux-mêmes semblaient immobiles dans le ciel. Par troisième chance, le troupeau de vaches se trouvait à l’autre bout du champ. Elles s’étaient approchées pour assister à l’agression. Quoi de plus délassant, quand on passe sa vie à ruminer, qu’un spectacle de bagarre entre humains, même s’il tourne court ? Heureusement, un ruisseau les avait empêchées d’avancer plus. Dans leurs grosses têtes baveuses flottait sûrement le regret de ne pouvoir ajouter ces feuilles blanches à leur menu d’herbe : elles paraissaient si bonnes à mastiquer. Comment savoir ? Cet animal est si placide, il ne laisse pas souvent paraître ses émotions. Je me dis que les vaches ont au moins cela de commun avec les sujets britanniques. Et cette puissante idée politique me donna le courage de commencer ma tâche. Combien d’heures me fallut-il pour aller une à une récupérer les pages dispersées dans la prairie ? J’atteignis les dernières dans la nuit noire. Tant bien que mal je les rassemblai, les glissai contre ma peau, refermai mes vêtements, m’allongeai contre un talus et, bercé par la gratitude qui me semblait venir de l’Ymago, d’un coup m’endormis. Dieu ne m’envoya aucune autre mésaventure jusqu’à Lisbonne. Dans Son infinie bienfaisance, Il avait seulement voulu m’éprouver et m’avertir des périls qui attendaient les détenteurs de ce livre décisif. Une nouvelle preuve était donnée qu’il était dans Sa volonté que l’Ymago parvienne à mon frère, l’être humain que, de toute évidence, Il avait chargé d’agrandir le monde visible. Sur l’une des pages éparpillées, j’avais juste eu le temps de noter le nom de Piccolomini, celui-là même dont nous avions bradé l’ouvrage, De duobus amantibus. Car non content de s’aventurer dans les fièvres des amours interdites, ce futur pape avait rassemblé ses connaissances géographiques et cosmographiques dans un traité respecté par les spécialistes : Historia rerum ubique gestarum. C’est à ce titre que Pierre d’Ailly le citait et le commentait avec respect. Aujourd’hui encore, je rêve à l’existence pleine de ce Piccolomini et je remercie Dieu de nous avoir permis de vivre à une époque aussi riche en personnages de cette haute et diverse sorte. De tels liens s’étaient tissés entre l’Ymago et moi qu’il me semblait rapporter non pas un livre, mais quelqu’un de la famille, un ancêtre trop fragile pour pouvoir se déplacer sans aide, mais porteur d’informations décisives venues des temps très anciens où il avait vécu. D’ailleurs, j’avais pris l’habitude de m’adresser à ce livre comme à un compagnon de voyage dont j’aurais eu la responsabilité : Tu n’as pas froid, Ymago ? Quels idiots, ces soldats ! Tu ne perds rien à ne pas voir, Ymago, le paysage est sans intérêt. Si bien que cette présence quasi humaine me manqua fort lorsque je remis à mon frère celui qui était devenu un ami. Longtemps, je dus faire violence à ma langue pour qu’elle arrête de former des mots à lui destinés. La navigation – peut-être à cause des mouvements perpétuels du bateau, peut-être à cause du vide tout autour – aide à penser ou plutôt à songer. M’avançant vers l’île de Porto Santo où dorénavant vivait mon frère, je songeais à celui qui, le premier, l’avait portée sur une carte : le Juif Abraham Cresques, l’auteur de l’Atlas catalan. Je songeais au navigateur qui l’avait renseigné : à la suite de quelles aventures, poussé par quels courants de la mer, du vent et de son âme était-il parvenu si loin vers l’ouest ? Je songeais à ces peuples, Phéniciens, Juifs, Bédouins, qui portent en eux des routes. Je songeais à cette île de Majorque qui, un temps, grâce aux Juifs, avait été une Alexandrie de la géographie, le temple du savoir des cartes. Je songeais encore et toujours aux îles, comme elles paraissent et disparaissent. Le vent étant régulier et doux, l’équipage n’avait pas à manœuvrer. Pour passer le temps, peut-être aussi pour conjurer le sort, on se mit à discuter des tempêtes. Chacun raconta les horreurs habituelles à leur sujet, et la chance qu’il avait eue d’y survivre. Comme je m’étais tu jusqu’alors et qu’on connaissait ma grande expérience maritime, on voulut savoir mon opinion. J’hésitai à la dire, tant elle était peu populaire parmi les gens de mer et pouvait me valoir de vrais désagréments. On insistait. J’expliquai donc que les tempêtes étaient nécessaires, et, plus encore, la preuve que Dieu voulait pousser l’espèce humaine à plus d’attention envers sa Création. Indifférent aux grondements qui accueillaient mon propos, je poursuivis. Comment le capitaine Gil Eanes avait-il franchi le cap Bojador, dit cap de la Peur, cette limite au nord de l’Afrique que personne n’osait dépasser ? Grâce à une tempête. Elle l’avait emporté loin vers l’ouest. Une fois le temps redevenu calme, il s’aperçut que la frontière tant redoutée était franchie et que le bateau n’était pas tombé dans un gouffre ni ne brûlait en Enfer. Autre exemple : comment le capitaine Zarco, qui remontait tranquillement de la Côte de l’Or, avait-il, en 1419, redécouvert l’île où nous nous rendions, Porto Santo ? Aussi par une tempête qui l’avait arraché de sa route côtière le long du royaume du Maroc. Conclusion : les tempêtes sont les meilleures ennemies de nos paresses, les alliés de cette noble fièvre qu’on nomme curiosité. En nous entraînant au-delà de nos chemins coutumiers, elles nous forcent à sortir de nous-mêmes. Cédant à mon penchant de jouer les philosophes, j’ajoutai que nos vies sur la terre ferme devaient affronter aussi des tempêtes : deuils, trahisons, maladies. De ces tempêtes-là nous sortions soit morts, soit grandis. Comme prévu, je faillis finir étripé ou jeté par-dessus bord. Je ne dus mon salut qu’à l’habile diversion du capitaine Esun : double ration de rhum à celui qui le premier voit Porto Santo ! Mais les jours passaient et notre destination ne paraissait toujours pas. J’imaginais un nouveau sortilège de mon frère. N’oubliez pas que, dès son arrivée à Lisbonne, il m’avait, pour la préparation de son voyage, chargé des îles. J’avais fini par acquérir un grand savoir sur ces drôles d’animaux géographiques. Il en est de fixes, il en est d’errantes. D’après Denys d’Alexandrie, le phénomène de la mouvance est courant chez les îles. Ce sont des surfaces qui ne sont pas reliées au socle de la Terre ; elles voguent donc, poussées par les vents ou par d’autres forces. Christophe ne pouvait avoir choisi pour demeure familiale qu’une île dérivante et dérivant forcément vers l’ouest. Son grand voyage en serait d’autant diminué. Enfin, des hauteurs surgirent de l’horizon. Et le capitaine m’indiqua, plutôt goguenard, que Porto Santo n’avait pas bougé depuis sa dernière venue. Intérieurement, je m’injuriai : décidément, je devais garder la tête froide, veiller à ne pas prêter à mon frère plus de pouvoirs qu’il n’en possédait. Ceux qui naviguent le savent : courir la mer, c’est toujours et encore deviner. La vérité du rivage ne vous arrive que peu à peu, au prix d’incessantes corrections. Quelles étaient ces formes qui montaient de la mer après des jours d’océan vide ? Je clignais des yeux, je m’acharnais à trouver des ressemblances. On aurait dit une selle, oui, la selle immense d’un cheval géant. Rien d’anormal : Christophe n’avait-il pas en projet un voyage démesuré ? Au fur et à mesure que nous approchions, le Réel reprit ses droits. La selle n’était qu’une large vallée étendue entre deux groupes de sommets. Et quel était ce long ruban clair ? Que venait faire, au milieu de l’Atlantique, cette plage interminable, sinon apporter une preuve nouvelle de l’infinie bienveillance divine pour les marins ? Que peuvent-ils souhaiter de mieux, après des jours de mer, que l’apparition d’une île bordée de sable fin ? J’ai laissé vaguer mon regard. Ne voyant pas d’échancrure dans la côte, ni de jetée, ni d’estacade, je me suis enquis de l’endroit où se trouvait le port. — Inutile, m’a répondu le capitaine. Il suffit d’ancrer. Les montagnes nous protègent de tous les vents mauvais. C’est l’île entière qui est port. Et, pour ne pas faire de jaloux, on a sagement choisi de ne pas la dédier à un saint en particulier. D’où son nom : Porto Santo. Mon frère m’attendait. Il portait un enfant dans les bras : Diego, son fils, le futur gouverneur d’Hispañola et Vice-Roi des Indes. Celui-là même dont j’entends les pas juste au-dessus de ma tête, quand il tourne et retourne en rond pour mûrir une décision, ou que, soudain, il s’en va d’une démarche ferme rendre hommage à sa femme. Comme attendu de moi, je saluai la bonne mine et le regard vif de ce bambin. Puis nous dînâmes en famille. La senhora Moniz-Perestrello régnait sur l’assemblée en maîtresse femme. Par chance, elle daigna faire semblant de s’intéresser à ma personne et m’interrogea sur mes activités. Car le reste des commensaux ne se préoccupaient que d’eux-mêmes. Sa fille Filipa regardait mon frère et, ensemble, ils couvaient des yeux Sa Seigneurie Diego. Puis Christophe m’emmena découvrir son royaume. Certaines îles, aussi petites soient-elles – et l’on devait pouvoir faire le tour de celle-ci en moins d’une journée –, ont résolument décidé de se désintéresser de la mer. Deux chiens se répondaient avec lassitude sans plus croire à leur vieille querelle. Une charrette devait rentrer ; sans la voir, on entendait le raclement de ses roues de bois sur les cailloux du chemin. Une femme chantonnait. Un enfant courait après des oiseaux, les traitant de voleurs. D’innombrables moulins miniatures veillaient sur d’innombrables champs pas plus grands que des draps qu’on aurait teintés de jaune pâle. Aucun de ces moulins ne tournait. Leurs petites ailes blanches déployées attendaient le vent. Ils regardaient tous vers le couchant. On aurait dit des fleurs, de celles qui ne peuvent s’empêcher de suivre la marche du soleil. Bientôt, la nuit tomberait. Après l’agitation frénétique de Lisbonne, cette paix donnait le vertige. J’interrogeai Christophe : — Comment parviens-tu à tuer ici tout le temps de tes journées ? — Je m’occupe des affaires de ma famille… Depuis Gênes, je m’étais habitué à tout attendre de mon frère, sauf qu’il devienne cultivateur. Il poursuivit, imperturbable, la description de son existence paysanne : — J’apprends à cultiver le seigle. Les chevaux en raffolent. Pour nourrir leur cavalerie, nos généraux nous en offrent un bon prix. Et je fais chaque jour plus ample connaissance avec le dragonnier. Sais-tu que la sève de cet arbre a la couleur du sang, et que, pour cette raison, elle est très recherchée par les teinturiers flamands ? — Combien de temps comptes-tu demeurer dans ce désert ? — Mon fils aîné vient de naître. Je veux qu’il appartienne à l’Ouest. Porto Santo sera son premier navire. Par trois fois, je tentai de lui rappeler la raison de ma présence : cet Ymago, commandé par lui et que je lui rapportais après un long voyage. Loin de me remercier, comme je l’espérais, loin d’abandonner toute autre activité pour se plonger dans sa lecture, il écarta mes allusions du revers de la main. — Plus tard, Bartolomé ! Repose-toi donc ! Tu n’aimes pas ce paysage ? Et, de nouveau, il s’émerveillait de son fils : Qu’en penses-tu, Bartolomé, sois franc, n’a-t-il pas dans les yeux toute l’intelligence du monde ? De nouveau il évoquait sa chère, si chère Filipa : Elle est désolée de ne pas nous accompagner, Bartolomé ; depuis la perte de notre deuxième enfant, à peine âgé d’un mois, elle souffre de faiblesses soudaines. De nouveau, il parlait de ses projets où ne figurait plus l’Entreprise des Indes, du moins pour les deux ou trois années à venir, le temps que Diego grandisse. La première urgence pour lui était de redorer le blason familial en se livrant à divers commerces, dont celui du sucre qui rapportait gros dans l’île voisine de Madère. De retour à ma chambre, croisant Mme Moniz Perestrello, je m’ouvris auprès d’elle de ma stupéfaction : je ne reconnaissais plus mon frère. Elle leva les bras au ciel. — À qui le dites-vous ! J’avais choisi pour gendre un conquérant. J’ai hérité d’un régisseur. Je lui demandai les raisons de cette métamorphose. Elle m’expliqua, tout aussi désolée que moi, qu’il fallait en accuser l’amour. — Je comprends votre désarroi, Bartolomé, vous m’en voyez très fâchée et plus encore surprise : ma fille rend votre frère trop heureux. La suite de mon séjour ne fit que confirmer ses dires. Le lendemain, je le forçai à s’asseoir et finis par lui présenter l’Ymago. Incipit Ymago mundi Ymago mundi seu eius ymaginaria descriptio Ipsum velut in materiali quodam speculo representans non parum utilis esse videtur divinarum elucidationem ? scripturarum Commencement de l’Image du monde Il semble que l’image du monde, ou du moins la description qu’on peut faire du monde en le représentant comme dans un miroir, n’est pas sans utilité pour l’intelligence des Saintes Écritures qui en mentionnent si souvent des diverses parties et surtout celles de la terre habitable. C’est pourquoi j’ai été amené à écrire ce traité et à y mettre fidèlement sous une forme abrégée tout ce que j’ai cru digne d’être recueilli chez les savants qui ont écrit sur ce sujet. Ce traité comprend quarante chapitres. Le premier chapitre se rapporte à la Terre et à ses parties en général. Deuxième chapitre. — Des sphères et autres divisions figurées dans le Ciel. Troisième chapitre. — De la marche du Soleil, de l’Année et des Jours qu’il forme. Quatrième chapitre. — Des quatre éléments et de leur répartition dans le monde. Cinquième chapitre. — Du volume de la Terre et de ses dimensions. Sixième chapitre. — De la division de la Terre entière. Septième chapitre. — Des opinions diverses sur l’habitabilité de la Terre. Huitième chapitre. — De la quantité de terre habitable. Neuvième chapitre. — Des divers climats de la terre habitable d’après les astronomes. Dixième chapitre. — De la longitude et de la latitude des climats. Onzième chapitre. — Des zones antéclimatiques et posclimatiques. Douzième chapitre. — Des régions inhabitables. Treizième chapitre. — Des différences qui marquent les régions habitables. À cette lecture, un accès de sa fièvre le reprit. Il s’exclamait : Quel savoir, ce Pierre d’Ailly ! Merci, Bartolomé ! Ce livre est notre fanal !… Mais, au bout d’une heure, une heure seulement, il se laissa joyeusement interrompre par sa femme et son fils venu lui montrer un oisillon tombé du nid. * * * Une fois dans ma vie j’aurai rencontré une belle et riche et douce entente entre un homme et une femme. Et comme jamais dans ma vie j’aurai, à Porto Santo, jalousé. Jalousé comme un frère jalouse, c’est-à-dire du plus profond de son âme, de là où sourdent les forces les plus méchantes de la personne. J’ai vu s’apaiser mon frère chaque fois que Filipa s’approchait. J’ai vu se détendre les traits du visage de mon frère ; chaque fois j’ai vu ce miracle : son âge reculer, une enfance lui revenir, la confiance de l’enfance, et ses ravissements. J’ai entendu la voix de mon frère chaque fois qu’il s’adressait à Filipa, et chaque fois je me suis demandé : mais qui parle ? Sûrement pas Christophe qui ne sait que plaider, attaquer, perdre patience. À qui peuvent bien appartenir ce ton presque timide, ce débit qui prend son temps, ces mots choisis pour ne pas blesser ? J’ai constaté, éberlué, l’attention, la considération qu’il portait au plus insignifiant des propos de sa femme, et les conséquences immédiates qu’il en tirait alors que le jugement de tous les autres humains ne lui pénétraient dans le crâne que s’ils confortaient ses convictions antérieures. Je l’ai vu s’inquiéter d’elle, lui, le prince de l’indifférence à tout ce qui n’était pas son projet ; je l’ai vu lui apporter un drap de laine parce que le jour tombait et qu’il commençait à faire frais. Et elle, je l’ai vue s’inquiéter sans cesse de lui, par exemple quand il avait passé trop de temps sur ses livres de comptes. — À quoi te sert de tant te maltraiter le corps ? À quoi t’avancera de te rendre aveugle ? Crois-tu pouvoir rester capitaine si tu viens à perdre le regard ? Et comme il acquiesçait mais continuait ses calculs, je l’ai vue traverser l’île entière pour aller chercher les camomilles, les seules plantes qui savent apaiser les yeux. Je l’ai entendu, lui, la rassurer, les jours de tempête, il la prenait par l’épaule, il lui jurait que le calme reviendrait vite, qu’en attendant l’île était bien accrochée, que jamais, jamais, par saint Augustin, saint Pierre, saint Paul et tous les autres saints, jamais elle ne partirait à la dérive. Et jusqu’au matin, il lui racontait des histoires de terre ferme. Je l’ai entendue, elle, le rassurer, les jours de bonace, lorsque l’île semblait posée sur un infini miroir et que plus rien ne bougeait dans la Création ni les nuages, ni les herbes, ni les oiseaux. Elle admettait que sans vent, d’accord, on ne peut pas naviguer, mais aussitôt après elle lui jurait par sainte Marthe et sainte Madeleine, et toutes les saintes, qu’on n’avait jamais, jamais, depuis la Genèse et même avant, jamais observé de disparition définitive du vent. Il était dans sa nature de vent d’un jour revenir. Je les ai vus marcher par forte pluie sans savoir lequel s’accrochait à l’autre, lui plus solide mais elle plus agile, plus habile à choisir ses pas sur le sentier glissant. Sans bien savoir si je l’espérais ou le redoutais, je me disais que cet amour, cette belle et riche et douce entente allait finir par tuer l’Entreprise. Quel besoin de chercher une voie nouvelle pour l’Inde quand, de l’aube au soir et toute la nuit, on a de l’amour en soi, c’est-à-dire tous les pays réunis ? Mais Filipa n’était pas une meurtrière de rêves. Elle n’avait pas non plus, à la différence de sa mère, une revanche familiale à prendre. Son soutien à l’Entreprise avait une source plus paisible et plus forte, car fondée sur la seule logique. Fasciné par l’énergie qu’elle déployait, malgré sa santé fragile, pour venir en aide à mon frère, je lui demandai la raison d’un tel engagement. Elle sourit. — Ai-je vraiment besoin de répondre ? C’est si simple ! Je te croyais plus intelligent… J’aime ton frère. Ton frère est cette Entreprise. Donc j’aime cette Entreprise. Mais laisse-lui du temps. Tu vois bien qu’en ce moment il freine son ambition. Il attend seulement que son fils atteigne une taille suffisante pour l’accompagner. Diego, à peine né, avait été embauché dans l’Entreprise. Chaque jour, quel que fût le temps, et même parfois la nuit, Christophe l’emmenait se promener et lui donnait cours : sur les mouvements de la mer, sur le langage des nuages, sur l’influence des étoiles, sur la manière de chasser les crabes et d’orienter les voiles. Diego, qui n’avait pas un an, semblait pourtant goûter fort ces leçons et gazouillait interminablement. Tel n’était pas le genre de réponses qu’attendait l’éducateur. Lequel s’énervait. Le ton montait. Le mauvais élève était rendu à sa mère : — Cet enfant est trop bête ! — Cet enfant est encore un enfant, répondait doucement Filipa. — Les enfants sont trop lents. — Les enfants font leur chemin. — Il faut accélérer les chemins ! L’autre énervement de Christophe avait pour origine la taille de notre famille. — Bartolomé, nous sommes trop peu nombreux ! — Pourquoi veux-tu nous multiplier ? — Seules les grandes familles ont prise sur le monde. Regarde les Grimaldi, les Spinola : qu’attends-tu pour te marier et engendrer ? — Je n’ai pas trouvé la femme qui convienne. — Dis plutôt que tu trouves trop souvent. — Mais toi, ta Filipa, elle n’attend pas de nouveau ? — Hélas. Il faut que son ventre reprenne des forces. Je n’avais plus de place dans cette paix familiale ni de rôle dans l’île. Je laissai l’Ymago et repartis par le premier bateau, sans laisser de regret. À mon retour, un drame m’attendait. Ou plutôt une disparition. Je l’ai dit : il soufflait sur Lisbonne, à l’époque, le grand vent de la liberté. Rien de plus vrai. Mais cette liberté avait un Maître : le Secret. * * * Écoute bien, Las Casas, toi que la curiosité comme moi torture. La Connaissance n’a de cesse que le monde entier bénéficie de ses lumières. La Connaissance est la générosité même, tandis que le Secret est avaricieux et jaloux. Il garde pour lui, il engrange, il thésaurise. Ces deux-là ne peuvent s’entendre. Ils sont condamnés à se déchirer. Et pourtant, c’est à l’alliance des deux, la Connaissance et le Secret, que les rois successifs du Portugal avaient, dans leur sagesse, confié les clefs du royaume. S’ensuivirent de permanentes et violentes disputes, et le succès des Découvertes. Pour obéir à la Connaissance, Lisbonne accueillait à bras ouverts tous les peuples ou corps de métier dont l’objet – ou la nécessité – est d’apprendre : Juifs, commerçants, cartographes, mathématiciens, libraires, marins, constructeurs de navires, cosmographes, guetteurs, traducteurs… Pour satisfaire le Secret, interdiction formelle était faite à ces sachants de transmettre quoi que ce soit à qui que ce soit d’autre qu’aux notaires de la Couronne. Sigila, le secret, est aussi le sceau, le signe de la propriété et le verrou qui le garantit. Aucune force, aucune maladie n’ont dévoré plus de vies humaines que l’appétit de Connaissance. Le Secret, du moins dans le royaume exigu du Portugal, s’est contenté d’oreilles. Pour quelle raison coupait-on les oreilles des indiscrets plutôt que leur arracher les yeux ? J’ai réfléchi et trouvé deux réponses. Soit les rois pensaient qu’on apprend plus en écoutant qu’en voyant. Homère, l’auteur du premier récit de voyage, n’était-il pas aveugle, de même qu’Anchise, le père d’Enée, qu’il va guider de Troie jusqu’à Rome malgré son infirmité ? Soit ils considéraient que l’œil est don de Dieu, donc inaliénable, tandis que l’oreille est outil et relais du Diable. La chute des oreilles s’est intensifiée à Lisbonne vers 1480. Elles ont soudain commencé à tomber des crânes comme feuilles d’arbres en automne. Jusqu’alors, les Portugais les tenaient bien attachées et ceux qui les avaient perdues, dans des accidents ou des combats, cachaient ce vide disgracieux sous le plus de cheveux possible. Un seul Lisboète exhibait sa blessure avec fierté : un hidalgo dont chacun savait qu’il avait été mordu trop fort par sa maîtresse. Il offrait à tous les regards cet orifice rosâtre comme une décoration obtenue sur le champ de la bataille amoureuse. Si certaines femmes détournaient la tête, dégoûtées, d’autres, après mille minauderies, y approchaient la main et se laissaient finalement embrasser. Ce climat d’amusement cessa lorsque fut convoquée place du Commerce la corporation des cartographes tout entière. Deux marchands français attendaient, enchaînés. Une foule les entourait, tantôt les injuriant, tantôt se moquant de leur effroi et surtout de leurs têtes rasées. À l’un d’eux il manquait déjà une oreille. Précédé de deux tambours et d’une escorte de soldats, un juge arriva, reconnaissable à sa robe qu’il relevait, comme font les femmes, pour éviter de trop balayer les immondices jonchant le pavé. Le juge grimpa sur l’estrade. On poussa devant lui le premier marchand qui tremblait de tous ses membres. Le silence se fit pour entendre et savourer la lecture de l’arrêt. Le sieur Bouanic, arrêté le 3 juin 1480 devant l’église Sainte-Geneviève en possession d’une carte marine des abords du cap Bojador dont il ne pouvait ignorer qu’elle était propriété exclusive et réservée de Sa Majesté le Roi Alphonse V, était reconnu coupable de vol et lèse-majesté et, par suite, était condamné… Le juge sortit le nez de son parchemin pour toiser le coupable et ranimer l’intérêt du public. … à se voir trancher l’oreille droite. Les applaudissements éclatèrent tandis qu’on traînait devant le juge l’autre marchand. Pour le même motif, aggravé par la présomption de récidive tirée de l’absence d’oreille gauche, le sieur Legonidec perdrait son autre et dernière oreille, non sans être averti qu’au prochain manquement à la loi du monopole des cartes en vigueur dans le royaume, il périrait par la corde sur cette même place. La déclaration fut saluée par de nouveaux applaudissements qui se changèrent en gloussements et frissons lorsqu’un géant masqué, surgi d’on ne sait où, monta sur l’estrade, tira de sa poche un long couteau et s’approcha des condamnés. Par une curieuse disposition de la nature humaine, le plus terrorisé des deux fut celui qui allait garder une oreille. Il gémit, supplia, pissa même sous lui. Peine perdue. Bientôt le sang gicla du côté droit de sa tête et le bourreau brandit l’oreille. La foule, à grands cris et bras levés, réclamait qu’on la leur jetât. Devenue folle, elle bousculait le barrage des soldats. Elle n’arrêta son mouvement que pour ne rien manquer du second supplice. Ce Breton-là demanda à parler. Malgré le refus qui lui fut opposé, il parvint à déclarer que les rivages n’appartenaient à personne d’autre qu’à ceux qui avaient osé affronter les mers. Puis il se campa sur ses deux pieds, se raidit, toisa l’assistance et perdit sans frémir son ultime oreille. Quel fut le destin de ces deux oreilles et des dizaines d’autres dont furent privés de même manière tous ceux qui ne respectaient pas le Secret ? Brûlées, enterrées ou livrées aux chiens, ou embaumées et conservées aux archives ? Connaissant le Portugal et son goût des traces, je pencherais pour la dernière hypothèse, mais ne puis en jurer. Je me suis souvent demandé pourquoi tant de musique emplissait l’air de Lisbonne, à toute heure du jour et de la nuit. Peut-être Dieu, dans Son infinie bienveillance, voulait-Il offrir un peu de réconfort à toutes ces oreilles abandonnées ? Le lendemain et les jours suivants, un gentilhomme du palais s’en vint visiter chacun des ateliers de cartographie que comptait la ville. Comme ils étaient à l’époque au nombre de 152, cette visite lui prit deux bons mois. Il se présentait comme jurisconsulte et porte-parole de Sa Majesté pour les questions touchant au sujet des voyages. Une escorte l’accompagnait et, pour donner plus de solennité à sa déclaration, un tambour le précédait. « Habité pour ses sujets d’un amour paternel, c’est-à-dire miséricordieux, le Roi très fidèle a bien voulu fermer les yeux sur l’origine des cartes utilisées par les deux commerçants criminels Legonidec et Bouanic. Il a ainsi épuisé sa patience. Il avertit la corporation des cartographes que toute transmission par eux à des navigateurs non agréés par la Couronne de documents utiles aux voyages d’Afrique sera désormais punie du même supplice de privation d’oreille. » Cet avertissement royal ne donna qu’une année de sagesse à notre corporation. Puis notre voisin du bout du quai, Pedrinho, sortit un matin de chez lui enturbanné. On fit semblant de croire à sa fable selon laquelle une branche de pin lui avait, en tombant, arraché la peau de la moitié du crâne. Mais tout le monde savait, pour avoir discrètement assisté au châtiment, que la prétendue branche était la dague du bourreau et que la raison de sa condamnation était la vente à un Pisan d’un recueil des mouillages dans l’archipel des Canaries. Ses confrères vinrent l’un après l’autre lui apporter des douceurs et leur sympathie, tout en le traitant d’idiot dans leur for intérieur. Eux ne se feraient jamais prendre, même s’il leur arrivait, nécessité du commerce oblige, d’agir tout comme lui et d’offrir leurs productions à une clientèle interdite. C’était sous-estimer les espions du Roi. Dans la seule année 1483, quinze oreilles furent brutalement séparées de crânes de cartographes. La capacité de mes confrères d’inventer des raisons à leur soudaine infirmité m’en apprit beaucoup sur la dualité humaine. Ces hommes, capables de sacrifier des fortunes pour améliorer d’un rien la vérité d’un tracé de côte, pouvaient soudain mentir sans vergogne. Personne ne voulait reconnaître son tort. J’entendis même un des maîtres de notre profession – permettez-moi de taire son nom – prétendre qu’une brutale rechute de lèpre lui avait détaché les deux oreilles en même temps. Le Secret, le Sigila, n’était pas rassasié par ces châtiments, pourtant de plus en plus visibles dans la ville. Il demanda au Roi Alphonse V et finit par obtenir de son successeur Jean II qu’on durcisse les châtiments. Le Secret se crut tranquille. Dorénavant, le moindre manquement à la confidentialité des cartes serait puni de pendaison. Tu as bien écouté, Las Casas ? Bien fait ton miel de mon récit ? Et surtout ne pense pas que la distance te protège. Le fait qu’un océan nous sépare de Lisbonne et de ses pratiques cruelles ne te protège en rien. N’oublie pas que le Vice-Roi habite là, juste au-dessus de nos têtes, et qu’il est mon neveu. Si tu ébruites mes confidences, je prendrai mes dispositions et tu sentiras vite un très désagréable vide de part et d’autre de ton crâne. * * * Le Secret était la première des administrations portugaises. Non contents de traquer les trafiquants d’informations interdites, les fonctionnaires du Secret enquêtaient et fouillaient la ville en permanence. Ils pénétraient dans nos ateliers sans prévenir et perquisitionnaient : — Est-ce bien là tout ? C’était leur phrase. Ou, quand la colère les prenait de n’avoir rien trouvé : — Qu’oses-tu cacher au Roi ? Il faut que je m’explique mieux. Au fond du palais royal était le cœur du Secret : mieux gardé qu’aucun autre trésor au monde, tout le savoir accumulé sur les Découvertes depuis le premier voyage financé par Henri le Navigateur. En d’autres termes, une carte, la Carte Parfaite. Cette Carte Parfaite, on l’avait appelée Padrão Real, l’Image Réelle. Cette Carte Parfaite, nul n’avait le droit de la voir. Les huissiers du Secret veillaient scrupuleusement à sa protection. Et cette Carte Parfaite se nourrissait de toutes les autres cartes fabriquées chaque jour à Lisbonne. Comment serait-elle demeurée parfaite si elle n’avait pas intégré les progrès de la Connaissance au fur et mesure des Découvertes ? La Carte Parfaite était un ogre. Elle réclamait chaque jour sa pitance. Les notaires présents sur chaque navire lui en apportaient une part. Je vous l’ai raconté : ils débarquaient les premiers des caravelles et apportaient leurs registres au Roi. Mais la Carte Parfaite n’était jamais rassasiée. Qui a déjà rencontré un ogre repu ? La Carte Parfaite ne supportait pas l’idée que certains cartographes conservent par-devers eux certains savoirs. Même s’ils ne le transmettaient à personne, ils se rendaient ainsi coupables de recel et méritaient punition. Ce système de la Carte Parfaite, je viens d’apprendre de toi, Las Casas, que les Espagnols l’ont copié. Et raffiné. Il paraît donc que là-bas aussi, toutes les cartes royales sont conservées dans un coffre qui ne s’ouvre qu’avec deux clefs tournées simultanément. L’une est conservée par le Pilote-Major ; l’autre par le Cosmographe-Major. Et toutes les cartes procèdent d’une carte-mère, El Padrón Real, cachée à Séville dans une cave de la Casa de Contractación de Indias. Cette nouvelle m’a réjoui et redonné de la force pour continuer mon récit. Allons, le royaume du Portugal a fait école. Et ne s’étaient pas trompés ceux qui avaient choisi de s’y réunir pour apprendre le monde. * * * Maître Andrea trouvait toujours nos tracés trop petits. — Agrandissez ! nous répétait-il. À quoi sert de reproduire le monde s’il faut se crever les yeux pour le voir ? J’ai mis du temps à comprendre la raison de cette obsession. Comme chez toutes les vieilles gens, sa vision déclinait, et comme toutes les vieilles gens, il refusait d’admettre ce déclin. D’année en année, il devait se reculer toujours plus pour échapper au flou qui embrumait son regard. Et, se reculant, il ne pouvait plus lire les détails. Des fureurs s’ensuivaient. Pour tenter de les apaiser, c’est Javier, le préparateur de couleurs, qui eut l’idée du mur. Débarrasser le fond de l’atelier où s’entassaient des tonneaux, des restes de charrettes et des tas de tuiles. Dégager une surface aussi vaste qu’un pignon de maison à étages. L’enduire de chaux. Y accrocher la plus vaste surface jamais réalisée par notre atelier : la peau de huit veaux avait été nécessaire, et comme ma main était réputée aimer les opérations minutieuses, j’avais été chargé des coutures dont on voulut bien me faire compliment pour leur invisibilité. Commencer, dans la confidentialité absolue, d’y tracer des côtes géantes du Maroc, des caps énormes, des plages, des écueils, des embouchures de fleuves d’une ampleur cinq ou six fois supérieure à celle qu’offraient les cartes ordinaires… Alors, alors seulement, Andrea fut convié. Avec cette mauvaise foi coutumière des patrons, il s’attribua tout de suite la paternité de ce début de chef-d’œuvre. — Enfin, se contenta-t-il de dire, enfin vous m’avez écouté, enfin vous donnez à l’Afrique la taille qu’elle mérite. Vous êtes de braves garçons ! Quel dommage que vous soyez si lents à exécuter les ordres ! À cette époque, je m’en souviens, la ligne de l’Equateur avait été dépassée depuis longtemps, le tracé du continent des Noirs s’arrêtait à l’entrée d’un fleuve qui paraissait démesuré, comparable à aucun cours d’eau connu des hommes. Les marins n’avaient pas exploré plus loin. Ils n’avaient rapporté de leurs voyages qu’une certitude : une rive sud ayant été découverte à ce fleuve vaste comme une mer, l’Afrique continuait. Nous ne pouvions imaginer les répercussions qu’aurait notre idée sur l’histoire des Découvertes aussi bien que sur le destin de notre maître Andrea. Sa femme venait de mourir, contre laquelle il devait sans cesse batailler. À toute heure du jour elle venait récriminer à l’atelier, vitupérant d’une voix suraiguë un mari plus absent qu’un marin et répétant sa haine, sa haine, sa haine profonde des cartes, ces rivales pires que des femmes, car dans l’homme elles s’attaquent non au corps humain, mais à ses rêves, pires que la mer, car elles sont plus diverses, oui, maudites soient-elles et toutes réduites en cendres ! Plusieurs fois il avait fallu l’empêcher de mettre à exécution ses projets d’incendie. Son meilleur ennemi disparu, Andrea ne savait plus quelle guerre mener, ni contre qui. Ce projet de carte géante retendit son ressort. Il s’y donna corps et âme, jour et nuit, avec une ambition chaque jour plus haute. — Nous créerons mieux que l’Atlas catalan ! Pour tous ceux de ma corporation, je vous l’ai dit, cette œuvre du Juif majorquin Cresques demeurait la merveille incomparable. Qui nous trahit ? Et puis-je appeler trahison ce respect sourcilleux de la loi : transmettre au Palais tout progrès de la Connaissance ? Aucune trompette ne précéda la visite glorieuse, aucun message d’avertissement ne nous fut envoyé, aucune escorte ne vint la veille pour, comme disent les soldats dans leur langage aussi clair que grandiloquent, « sécuriser les lieux ». Un beau jour, peu avant midi, la porte s’ouvrit. Étant donné qu’elle s’entrebâillait souvent, ne fût-ce que pour laisser passer des animaux, les chiens, attirés par la puanteur des colles, ou les mouettes dont nous savons qu’elles dévorent tout, aucun cartographe n’interrompit son ouvrage. Quelqu’un finit par crier : — Holà ! D’un même mouvement, nous relevâmes la tête et nous vîmes, les pieds dans notre poussière et la tête perdue parmi les peaux qui pendaient du plafond pour sécher, un gentilhomme. Lequel, contre toute raison, semblait être… le Roi, entouré de deux personnages, l’un richement, l’autre sévèrement vêtu. D’un autre et même mouvement, nous nous dressâmes tandis qu’Andrea, rouge de confusion, s’approchait de l’apparition en balbutiant des « Sire », « Sire » et « quel honneur ! » Il prit la main du Roi et plia le genou droit. — Votre travail, prononça la voix auguste, a grandement servi à la Découverte. Nous en sommes satisfaits. — Oh, Sire ! Oh, Sire ! À notre stupéfaction, le lion Andrea s’était mué en agneau. Le Roi leva la main droite comme s’il le bénissait. — On m’a parlé d’un chef-d’œuvre. — Lequel, Majesté ? À notre soulagement, notre maître avait recouvré sa fierté : n’acceptant que ne sortissent de son atelier que des cartes parfaites, il se jugeait l’égal des grands maîtres de la peinture, donc créateur uniquement de chefs-d’œuvre. Le Roi ne releva pas cet orgueil et précisa : — On m’a parlé d’un portrait de l’Afrique très remarquable. — Les cartes remises à Votre Majesté tiennent compte de tous les progrès de notre connaissance. — On m’a parlé d’un mur… — On vous a imparfaitement renseigné : il ne s’agit que d’une esquisse pour fixer les idées de mes jeunes employés… — Justement. Pour comprendre quelle est la réalité du monde, mon esprit a besoin de voir une Afrique de bonne taille. Allons, je n’ai que peu de temps. Andrea se confondit en excuses pour le désordre, la saleté, la puanteur : que ne m’a-t-on prévenu, j’aurais rendu les lieux plus dignes… Le Roi n’écoutait pas. Suivi par ses deux compagnons, il avançait d’un bon pas vers le fond de l’atelier. Andrea se précipita pour le guider entre les bacs à encres, les tables, les chevalets de notre capharnaüm. — Bartolomé ! — Oui, monsieur. J’eus à courir chez le voisin pour lui emprunter ses chandelles. Déjà la rumeur enflait : « Le Roi se trouve chez le Génois » ; déjà la jalousie grondait : « Pourquoi chez lui et pas chez nous ? » Une foule s’agglutinait. Je la traversai sans répondre aux questions, l’air infiniment dédaigneux de celui qui se sait supérieur. Le Roi s’approcha de la carte géante, ouvrit des yeux vastes et ronds et murmura : — Mon Dieu ! Quel long continent ! Où s’arrêtera-t-il ? — Chaque navire nous apprend qu’il se poursuit plus au sud. — Se pourrait-il qu’il ne s’arrête jamais ? Et il avança la main, lentement, comme quelqu’un qui a peur. Peur de se brûler ou peur d’effacer une réalité fragile. De l’index, il suivait la côte et questionnait. Andrea lui-même tenait le chandelier pour éclairer le parcours. — Suis-je toujours au royaume du Maroc ? — Oui, Sire. Le doigt royal descendait. — Est-ce là, le port de Salé ? — Oui, Sire. Redoutable pour ses pirates. — Donc le désert n’est pas loin. Nous devons approcher du fameux cap Bojador qui nous arrêta si longtemps ! — Le voici : rien qu’une petite excroissance du rivage. — Pourquoi nous a-t-il fait tant peur ? Mon ancêtre m’a raconté : aucun marin n’osait le franchir. Tous croyaient qu’un gouffre, au-delà, les attendait pour les engloutir. — Tout inconnu est un gouffre. — Saluons nos marins qui ont surmonté la peur. — Sans le soutien de Vos Majestés, jamais aucun bateau n’aurait quitté Lisbonne pour de si lointains horizons. À ce moment, un chambellan surgit, ou quelque autre personnage de cette importance, tout doré dans son vêtement et le visage poudré. Pour parvenir jusqu’à nous, il avait dû franchir notre désordre et, sa hâte l’empêchant de prendre soin au trajet de ses jambes, il avait renversé un broc d’encre rouge et s’en était maculé les chausses. — Sire, l’ambassadeur d’Espagne perd patience ! — Et alors ? Qu’il attende ! Mon Dieu, je ne savais pas les îles Fortunées si nombreuses ! Quelle précision dans le trait ! Quels jolis poissons dessinés aux abords ! Maître Andrea, on m’avait bien rapporté : votre atelier est celui d’artistes ! Le chambellan évoqua de nouveau l’ambassadeur. En grommelant, le Roi finit par céder. Il nous salua avec une grâce parfaite et nous quitta. Le gentilhomme au costume sévère s’attarda un instant pour nous dire de mieux protéger notre chef-d’œuvre des regards indiscrets. À son ton sans réplique, chacun reconnut un fonctionnaire du Secret. C’est ainsi que s’acheva la première visite royale. Nous nous remîmes tant bien que mal au travail, l’esprit ailleurs et l’âme pleine de fierté. Les plumes recommencèrent à crisser sur les vélins. Peu après retentit la voix furieuse d’Andrea. — Qui a vendu la mèche ? Je le saurai. Cette carte est à moi, rien qu’à moi. Un mois plus tard le Roi revint, accompagné des deux mêmes personnages, le richement vêtu et l’austère. Deux semaines après, il était encore de retour. Maintenant il connaissait le chemin. Sitôt entré, il se pressait vers l’ancien appentis. Le Roi questionnait toujours avec les mêmes mots. — Alors ? Où en est l’Afrique ? — Elle se poursuit, Votre Majesté. — Allons voir ! Bousculant tout le monde, il se hâtait vers la carte géante et, tel un père que désole la croissance exagérée d’un enfant, il observait cet invraisemblable étirement. Andrea lui montrait les derniers développements du continent, tels que rapportés des caravelles : ici une lagune immense, là un nouvel archipel. Et toujours cette côte interminable qui, après avoir hésité et couru vers l’orient, plongeait de nouveau plein sud. — Quand donc s’arrêtera-t-elle ? — Comment savoir, Votre Majesté ? La conclusion royale ne variait pas : — Je vais redoubler les voyages. Un jour que nous reportions sur la carte géante les dernières informations reçues du port, plutôt bonnes, à savoir que l’Afrique n’en finissait toujours pas de s’allonger, mais qu’au sud des interminables forêts commençait un désert de sable brûlant qui ne pouvait durer toujours, vu qu’on descendait toujours et que bientôt un froid glacé, incompatible avec le sable brûlant, se ferait forcément sentir, ce jour-là, un vacarme se fit entendre. Il venait de l’entrée de l’atelier. Nous abandonnâmes sur-le-champ notre mur pour courir en aide à maître Andrea qui criait. Nous le vîmes aux prises avec un personnage que nous ne connaissions que trop, le proche du Roi dont le costume était invariablement sévère, le fonctionnaire du Secret. Des soldats l’accompagnaient. — Jamais ! hurlait Andrea. — C’est la volonté du Roi, répondait l’austère, et la marque de sa confiance. Andrea marcha vers lui, et sans nul doute l’aurait frappé, violemment, si la troupe ne s’était interposée. Il faut reconnaître qu’à aucun moment l’envoyé du Roi ne perdit son calme. — D’une part, le Secret considère que, malgré nos avertissements réitérés, la protection de vos locaux n’est pas convenablement assurée… La colère de maître Andrea ne retombait pas, elle était entrée dans une autre phase : d’écarlate, son visage était devenu plâtre. — D’autre part, le Roi, dans son inépuisable sagesse et son souci passionné des Découvertes, a décidé de rapatrier en son palais votre tracé géant, pour lequel il vous renouvelle sa gratitude et vous accorde une gratification dont le montant ne devrait pas vous décevoir. Maître Andrea haussa les épaules sans qu’on pût deviner s’il se moquait du parler ampoulé du fonctionnaire ou de cette contrepartie pécuniaire. Ce haussement fut son ultime manifestation de mécontentement. D’un coup, il devint l’affabilité et la serviabilité mêmes. Il prêta un concours direct et efficace au décrochement de la carte, en indiquant les manipulations les plus sûres pour ne pas la déchirer. Il montra la plus vigilante attention dans la manière d’empaqueter le chef-d’œuvre après l’avoir fait recouvrir d’un tissu de soie et délicatement rouler. Il souhaita bonne chance à l’austère, à sa troupe et à l’interminable Afrique. La porte une fois refermée, l’atelier sembla tomber dans le vide. Nous reprîmes nos plumes et nos encres. Mais comment relancer l’énergie ? Nous avions été dépossédés de notre Padrão Real, notre Carte Parfaite. C’est pour la parfaire encore et encore que nous mettions tant de soin à nos travaux, lesquels n’étaient que détails du Grand Œuvre. Le soir venu, quelqu’un appela Andrea pour évoquer avec lui le programme du lendemain. Silence. Nous prîmes le relais à voix de plus en plus forte. Personne ne répondait. Nous cherchâmes, autant qu’on peut chercher. D’abord dans l’atelier, puis dans la ville. Aucune trace de notre maître. Nous continuâmes un mois sans lui, sursautant au moindre grincement de la porte, tressaillant chaque fois que sur un quai s’avançait une silhouette qui ressemblait à la sienne. Et puis un compagnon partit, embauché par un concurrent. Puis un autre le lendemain, deux autres la semaine suivante. Ainsi périt l’atelier. D’Andrea je n’eus, par la suite, que des nouvelles éparses et contradictoires. Tantôt on le signalait à Pise, invité là-bas pour y remonter la cartographie autrefois glorieuse ; tantôt à Majorque, patrie de son maître Cresques, pour y chercher la source de son génie ; tantôt à Venise, qui n’a pas sa pareille pour acheter les ânes ; tantôt même revenu à Gênes et assis, sans rien faire, dans un troquet du port, seulement occupé à regarder arrivées et départs. En fait, il avait disparu de la même manière que son atelier, éparpillé à tous vents. Nombreux sont ceux parmi les cartographes qui ont à lutter contre de telles forces centrifuges. Une carte ne sert pas seulement à définir la frontière entre la Terre et la Mer. Elle recueille des diversités et les rassemble. Mieux, les assigne à résidence. Au fond, chaque carte est une peau. Comme une peau, elle confère l’identité. Comme une peau, elle est sac ; elle évite que les réalités contenues en elle ne s’évident. À Porto Santo, la mort avait fauché. Une nuit, Christophe s’était réveillé. À ses côtés, Filipa gémissait. Au matin, elle n’était plus. Il paraît qu’au moment où on avait descendu son corps dans la tombe, les ailes de tous les moulins à vent miniatures s’étaient mises à tourner. Comme aucun souffle n’agitait l’air, on vit dans ce prodige un dernier salut de Filipa : elle souhaitait bon vent à l’Entreprise. Sitôt après l’enterrement, le père et le fils avaient abandonné l’île. À Lisbonne, ils ne se quittaient plus. Ils ne marchaient que collés l’un à l’autre, ils ne dormaient que l’un contre l’autre, ils ne parlaient qu’entre eux et les mots de l’un emmêlés aux mots de l’autre, ils étaient devenus si proches qu’on ne pouvait plus les distinguer : cette mort les avait changés en une seule et même personne que dévastaient aux mêmes moments les mêmes vagues de chagrin, que secouaient parfois les mêmes sourires, les mêmes gloussements de gaieté qu’ils payaient, l’instant d’après, par des détresses plus terribles encore, car accrues de la honte d’avoir ri, c’est-à-dire d’avoir oublié. J’ai pris soin de mon frère et de mon neveu autant que j’ai pu. J’ai écouté leurs souvenirs. J’ai parlé d’autres choses. J’ai réussi à les faire rire et aussi à les faire pleurer quand je sentais que trop de larmes menaçaient de les étouffer. Et nous avons repris nos bonnes vieilles habitudes de lecture, du temps où, sur les pas de Marco Polo, nous avancions vers le royaume du Grand Khan, une plume à la main. Sauf que, cette fois, le tout petit Diego nous accompagnait. Tantôt sur les genoux de l’un ou de l’autre, tantôt blotti entre nous, tantôt de l’autre côté de la table s’essayant à griffonner, mais le plus souvent endormi. C’est en cet équipage que nous avons navigué sur l’Ymago mundi, explorant page après page ses recoins les plus cachés, nous acharnant à élucider de nombreuses, trop nombreuses zones obscures. Et c’est ainsi que le futur Vice-Roi s’est initié à la géographie, lui qui aujourd’hui, juste au-dessus de ma tête, gère la moitié des affaires du monde. Sa préférence allait aux parties du livre qui traitaient des bêtes sauvages et de la diversité des peuples. Il nous demandait et redemandait le chapitre seizième traitant des merveilles de l’Inde : Il est évident d’après ce qui précède que la superficie de l’Inde est immense. On verra par ce que nous allons dire que ce pays n’est pas moins grand par la variété de ses merveilles. Ses forêts, sont les plus hautes ; on trouve dans ses montagnes les Pygmées, hommes de deux coudées qui font la chasse aux grues ; ces gens mettent trois ans à enfanter et ils meurent dans leur huitième année. Dans ce pays, il pousse un poivre blanc qui accuse une nuance foncée provenant du feu qu’on y met pour chasser les serpents qui peuplent ces forêts. On y trouve les Macrobiens, hommes de douze coudées, qui font la guerre aux griffons. Les lions ont des ailes et des serres à la manière des aigles. Il y a des Agrathes et des Brahmanes qui par amour se jettent dans les brasiers. On y voit des barbares qui tuent leurs parents usés de vieillesse et les mangent ; ceux qui se refusent à pratiquer cette coutume sont considérés comme impies. D’autres mangent le poisson cru et boivent l’eau salée de la mer. Certains monstres humains ont les pieds devant derrière et leurs pieds ont huit orteils ; d’autres ont des têtes de chien et portent des peaux de bêtes. Ils aboient comme des chiens. Il y a dans ce pays des femmes qui n’enfantent qu’une fois et qui ont des enfants blancs à leur naissance qui deviennent noirs dans leur vieillesse, laquelle ne dépasse pas la durée d’un été ; d’autres qui enfantent cinq fois et dont les enfants ne vivent pas au-delà de la huitième année. Il y a des hommes qui n’ont qu’un œil, on les appelle Carismapi, et des cenofèvres appelés cyclopes. N’ayant qu’un pied pour se tenir ils courent néanmoins plus vite que la brise ; quand ils s’assoient sur la terre, ils se font de l’ombre en élevant la plante de leur pied en l’air. D’autres, acéphales, ont les yeux dans les épaules ; en guise de nez et de bouche ils ont deux trous dans la poitrine et, à la manière de certaines bêtes, leur corps est couvert de soies. Il y a des hommes habitant près des sources du Gange qui vivent de la seule odeur d’un certain fruit et qui, dans leurs voyages, apportent ce fruit avec eux ; s’il leur arrive de respirer une mauvaise odeur, ils en meurent. Il y a des serpents tellement gros qu’ils dévorent les cerfs ; ces serpents peuvent traverser l’océan à la nage. On signale encore d’autres bêtes étonnantes, de formes épouvantables. Dans le Gange on voit des anguilles de 300 pieds de long. Ainsi on parle d’un ver qui, comme les crabes, a deux bras longs de six coudées au moyen desquels il peut enserrer un éléphant. L’océan Indien engendre des tortues dont les écailles peuvent servir de logement spacieux aux hommes. Les auteurs ont parlé d’une foule d’autres merveilles qu’il serait trop long d’énumérer ; mais je renvoie le lecteur aux auteurs qui, comme Pline, Solin et principalement Isidore dans le 1er livre, chapitre III, traite de ces merveilles et d’autres encore. Cher Diego ! Il savait se taire lorsque nous abordions des questions dont il devinait l’importance particulière. Je me souviens de ses yeux ronds quand, d’une même voix, nous avons crié notre enthousiasme en découvrant le chapitre VIII : Et dicit Aristotiles q mare paruu est iter fine Hyspanie a pte occidetis 2 iter principiu Indie a parte orientis… Aristote déclare que la mer est petite qui sépare l’extrémité occidentale de l’Espagne de la partie orientale de l’Inde. Il n’est pas question, dans cette théorie de l’Espagne citérieure, connue aujourd’hui sous le nom d’Espagne simplement, mais de l’Espagne ultérieure qu’on désigne maintenant du nom d’Afrique et dont ont parlé de bons auteurs tels que Pline, Orose et Isidore. De plus, Sénèque, dans son livre cinq de la Nature, dit que cette mer peut être franchie en peu de jours par des vents favorables. Gagner l’Inde par l’ouest ! La fièvre de Christophe était revenue. Encore accrue, s’il était possible, puisque Filipa, comme il me le rappelait sans cesse, en avait été la première complice. L’Entreprise était repartie ! Deux réalités géographiques, et deux seules, pouvaient y faire obstacle. Qu’une chaleur excessive rende infranchissables certains endroits de la Terre. Sur ce point, Pierre d’Ailly nous avait rassurés : la vie était partout possible sur notre globe, et les mers partout navigables. Et que la mer océane soit trop large entre l’Europe et l’Inde, interdisant toute traversée. L’Ymago affirmait le voyage possible « en peu de jours ». La mine de Christophe était celle, illuminée, d’un prisonnier voyant s’ouvrir la porte de sa geôle. Il répétait sans fin la formule latine : « paucis diebus », « paucis diebus ». C’est sans doute ce jour-là, à cet instant, que son rêve s’est mué en décision. Nous avons continué de lire – l’Ymago n’est pas un livre mince et traite de toute la planète. Christophe a noirci ses marges de notes. Mais nos esprits étaient ailleurs. Ils naviguaient déjà. * * * Pour désennuyer Diego et lui dégourdir les jambes, Christophe, de temps à autre, interrompait la lecture et partait avec lui. Leur destination favorite était le village de Cascais, d’où l’on voit loin en mer. Ils partaient sur la même mule, le fils bien calé devant son père. Faute de les accompagner, je tendais l’oreille. J’écoutais leur invraisemblable dialogue. — Diego, explique-moi ce qu’est la douane. Diego, comment établit-on un budget ? — Père, vous ne croyez pas que je suis trop petit pour apprendre tout ça ? — Au contraire. Moi, j’ai commencé trop tard. Sur la route que je vais ouvrir vers l’ouest, je découvrirai de nouveaux territoires. Je te chargerai de les administrer. — Père, que veut dire « administrer » ? — Tu vois qu’il ne faut pas perdre de temps. Il te manque beaucoup, beaucoup de connaissances. — Ces territoires, vous ne les avez pas encore ? — Tu sais bien que nous n’avons que Porto Santo. — Quand les aurez-vous ? — Lorsque je les aurai découverts et que le Roi me les aura confiés. — Tu crois que maman continue de vivre sur l’un de ces territoires ? — Je ne peux pas te le jurer. — Alors nous irons plus loin et nous finirons bien par la trouver. — Cela je peux te le promettre : nous n’arrêterons jamais de découvrir, tant que j’aurai des forces. — Père, ça prend longtemps de découvrir ? — Le temps pour toi de te préparer. Et mon frère reprenait son interrogatoire : — Diego, qu’est-ce que le cadastre ? Diego, quelle est la différence entre haute et basse justice ? Tout en tâchant de répondre, le pauvre enfant cherchait des yeux qui pourrait lui venir en aide et le délivrer. Mais le monde était vide. Sa mère avait été la seule personne capable de tempérer la folie éducative de son père. De tout cela, Hernán, l’autre fils de Christophe, et frère de Diego, n’a jamais parlé, quoique biographe officiel. Comment accepter que votre père ait porté plus d’attention à votre frère aîné qu’à vous-même ? Au lieu de me moquer de Christophe et de sa façon maniaque d’enseigner Diego, j’aurais mieux fait d’écouter attentivement ses leçons. Peut-être ma gouvernance d’Hispañola en aurait-elle été moins désastreuse ? Christophe n’était pas revenu qu’avec son chagrin. Outre son fils, une histoire l’accompagnait. Cette histoire, il mit du temps à accepter de me la raconter. Il l’annonçait, la promettait, la débutait, l’interrompait. Enfin il se lança : « Un soir, à Madère, des bourrasques soufflaient d’est, en tempête. J’étais sorti saluer les vagues. À mon habitude, je me croyais seul au monde. J’entendis derrière moi quelqu’un passer. Je sursautai, me retournai. — Qui êtes-vous ? — Un pilote, assez heureux pour avoir survécu. «Je lui proposai ce qu’on propose à tous les marins : se rendre au plus vite dans l’estaminet le plus proche pour qu’il y conte ses glorieuses et terrifiantes aventures devant un, puis deux, puis d’autres verres de vin. Le pilote refusa. Il n’aimait pas le bruit. Il préférait marcher. C’est donc en marchant qu’il m’annonça la nouvelle. Au-delà de l’océan, vers l’ouest, étaient des terres dont les habitants vivaient nus. Je le pressai de questions pour en apprendre davantage. Surtout pour retenir le pilote qui semblait près de s’évanouir. Il ne faisait que répéter : « Il y a cinq ans, comme nous naviguions plein sud vers l’Afrique, une tempête d’est s’est levée et nous a emportés des semaines et des semaines. Un jour une côte s’est montrée. Je te l’assure : au-delà de l’océan, vers l’ouest, sont des terres dont les habitants vivent nus. » — Pourquoi m’avez-vous parlé ? — Parce que vous méritez qu’on vous parle. — Et où avez-vous vu ce mérite ? — Dans votre manière de regarder le lointain. — Qu’a-t-elle de particulier, ma manière de regarder ? — Elle avance. «J’eus beau insister, le pilote s’en tint là. Il ne fut pas possible de lui tirer un seul autre mot. Il se contenta de hocher la tête quand je lui demandai où il logeait dans l’île. La nuit vint à son secours. Il y disparut. » Cette histoire du pilote inconnu, Christophe l’a toujours gardée pour lui. Ne l’a jamais divulguée, jamais colportée, jamais utilisée comme arme. Même aux moments les plus difficiles, même aux heures les plus solitaires, quand personne ne prêtait la moindre foi à ses démonstrations. Même devant le Comité des Mathématiciens, ne fût-ce que pour faire cesser leurs goguenardises. Même quand il jouait la réalisation de son Entreprise, c’est-à-dire sa vie. Il ne me l’a racontée qu’une seule fois. À voix basse. Après avoir bien pris garde que personne ne pouvait entendre. Après m’avoir fait jurer, sur notre mère, que sous aucun prétexte – «Jure encore, Bartolomo, répète après moi, sur notre mère, aucun pretexte » –, je la redise à quiconque. Il avait peur, en parlant. Peur que son histoire ne s’efface, ne s’évanouisse. Je m’agaçais. Je ne compris sa crainte que bien plus tard : certaines histoires sont aussi fragiles que des fantômes. Et lui, mon frère, privé de cette histoire du pilote inconnu, sans doute se serait-il effondré d’un coup, comme un homme à qui l’on arrache son squelette. Peut-être un soir, à Madère, un homme s’est-il vraiment présenté à mon frère comme pilote et lui a confié son histoire ? Peut-être cet homme mentait-il ? Peut-être ne disait-il rien que la vérité, sans ajouter un mot ni l’enluminer d’une seule image ? Peut-être le pilote inconnu n’a-t-il jamais existé, du moins sous la forme humaine que m’a décrite mon frère ? Peut-être le pilote inconnu n’est-il rien d’autre qu’une parole de Dieu à laquelle Christophe a prêté un visage et une voix de marin ? Peut-être cette histoire est-elle un cadeau de sa belle-mère, Mme Perestrello, née Moniz, elle qui voulait tant aider son gendre à réaliser de grandes choses ? Peut-être lui en a-t-elle fait cadeau en guise de dot ? On peut imaginer Christophe se l’appropriant. Les histoires se donnent ainsi sans vergogne au dernier qui les a entendues. On dit qu’on tient sa source de quelqu’un, ce quelqu’un la tient de quelqu’un, qui la tient de quelqu’un, qui lui- même… Peut-être n’a-t-il rien entendu ni en lui ni hors de lui ? Peut-être Christophe n’a-t-il rencontré personne d’autre à Madère que des pêcheurs ? Peut-être a-t-il inventé ce personnage de pilote, dont il avait besoin ? Peut-être la confiance de ses frères ne lui suffisait-elle pas ? Peut-être s’appuie-t-on plus solidement sur le mensonge que sur la vérité ? Parce que le mensonge vient du plus profond de soi, alors que la vérité vient d’ailleurs. Ce que je sais, et plus encore aujourd’hui que le temps me donne le recul pour attribuer à chacun, personne ou événement, la juste part de la réussite de l’Entreprise, ma conviction est qu’en ce récit du pilote inconnu gisaient le trésor de mon frère, sa force, son sanctuaire. Jamais ce récit ne lui fit défaut. Toujours il put s’y accrocher, même aux moments les plus critiques. Je me souviens. Tout le temps que les mathématiciens du Roi se succédèrent pour accabler l’Entreprise, je ne quittai pas des yeux le visage de mon frère. Jamais il ne se départit d’un sourire dont je connaissais bien la source : le récit du pilote inconnu. Qu’importe l’adversité à celui qui détient, en lui très enfoui, un secret contre lequel nul ne pourra rien. Ce que je peux dire, c’est que je n’ai pas tenu ma parole. Je l’ai cherché, ce pilote, profitant de chaque absence de Christophe. Jamais un port n’a autant ri de quiconque que Lisbonne l’a fait de moi : — Après qui cours-tu, Bartolomé ? Un pilote ? Un pilote qui aurait voyagé de l’autre côté du monde et serait prêt à raconter ? Mais voyons, Bartolomé, tu sais bien que TOUS les pilotes ont atteint un jour ou l’autre l’envers du monde et que TOUS sont prêts à raconter cette découverte pourvu qu’on leur ouvre la bouche avec un verre de bière ou de vin. D’abord, à quoi ressemble-t-il, ton pilote ? Est-il grand, blond, type viking ? Ou petit, râblé, olivâtre de peau, genre grec, chypriote ? Pauvre Bartolomé, toujours embarqué dans des tâches impossibles pour l’amour de ton frère ! Pauvre Bartolomé, quand ton frère reviendra, on te promet de ne pas l’avertir de la folle enquête que tu mènes. On t’aime bien. On veut te protéger de son mépris. Andrea nous ayant abandonnés, il fallut bien trouver une occupation pour vivre. Accepter les offres de nos concurrents, nous ne l’aurions pas jugé digne. Le maître qui nous avait tant appris dans l’art de la cartographie ne méritait pas cet affront. Nous décidâmes de nous établir à notre compte. En privilégiant les livres. La décision nous était venue en lisant, relisant et annotant l’Ymago. Il nous apparaissait que les mots racontaient des histoires plus riches et plus diverses que les tracés des côtes. Et de mon voyage à Strasbourg et Louvain j’avais gardé des contacts utiles. Je me disais aussi que cette nouvelle technique d’imprimerie était une vague : il devait suffire de se laisser porter par elle. * * * Mérite-t-il le noble titre de libraire, celui qui n’a pour toute librairie qu’une échoppe misérable et minuscule où deux êtres humains ne peuvent tenir en même temps que cent ouvrages ? Quand il nous arrivait d’y travailler ensemble, mon frère et moi, il nous fallait pousser à la rue les deux caisses où moisissaient les livres en attente d’une place sur nos trois étagères déjà surpeuplées. Et nous priions Dieu, auteur de la Bible et donc allié des libraires, qu’il ne pleuve pas. Le seul avantage de ce trou à rats était sa situation, juste à toucher l’église du Corpo Santo, c’est-à-dire sur le lieu de passage des capitaines, lesquels, à la semblance des animaux, empruntent toujours le même chemin pour gagner leurs points d’eau (en ce qui les concerne, le port). Sans oublier, les jours de ciel incertain, et deux précautions valant mieux qu’une, de donner la pièce à un gamin pour qu’il sonne l’alerte à la première goutte. On connaît la haine jalouse de l’eau pour la chose écrite. Elle ne se prive jamais du plaisir de détremper un volume, d’en dissoudre les phrases comme si l’écriture était sa concurrente. Sans doute l’eau pense-t-elle que son fil, l’écoulement, vaut tous les récits et les rend inutiles ? Par chance, Christophe nous honorait rarement, l’échoppe et moi, de sa présence. Je n’avais pas mis longtemps à faire le deuil d’une collaboration. Mon frère appartenait clairement à cette catégorie de libraires, meurtrière pour le commerce, qui n’ont choisi cette corporation que pour lire plus à loisir et tout leur saoul, et en ne déboursant rien. Je ne souhaite à personne, libraire de son état, de posséder un frère (ou un associé ; ou, pire, un frère et associé) semblable au mien. Il venait choisir sa dose de mots le matin et me la rapportait le soir avec ses commentaires. Il me passait d’innombrables commandes d’ouvrages dont il avait eu vent je ne sais comment, mais dont il m’assurait qu’ils lui étaient urgemment indispensables. Pour un peu, j’aurais passé tout mon temps à satisfaire cet unique client. Et quand bien même je parvenais à lui procurer ces raretés dont la nécessité me reste encore à ce jour mystérieuse, il n’était, bien sûr, aucunement dans ses intentions de les payer. — Où est ton frère ? Telle était toujours, dès qu’ils poussaient la porte de notre échoppe, la première phrase de nos fidèles acheteurs de cartes et de livres. Et une grimace de déception leur tordait chaque fois le visage à me trouver seul. Au début, j’avais tenté des mensonges. — Christophe s’est embarqué hier pour la Flandre. Ou : — Christophe dort. Mais comment cacher la vérité dans une ville aussi petite que Lisbonne et centrée sur son port : — Menteur, Bartolomé ! Aucun bateau n’est parti vers le nord depuis une semaine ! Ou : — Ne me prends pas pour un veau, Bartolomé ! Chacun sait qu’il a tué le sommeil en lui et que c’est pour cela qu’il a les cheveux rouges. C’est sa fatigue qui le brûle. Je n’eus bien vite d’autre solution que d’avouer la honte familiale : mon frère, depuis quelques mois, passait ses jours et ses nuits à lire. Que d’injures et de railleries j’ai supportées ! Ils voulaient tous l’arracher à sa nouvelle passion. Ils prétendaient qu’il courait de grands périls. — Où est-il, que je lui apprenne la vie ? — Je ne sais pas. Quand mon frère lit, il disparaît. — Et tu ne fais rien pour l’empêcher ? Malheur à toi, Bartolomé ! Les livres sont des gouffres, comme ceux qui attendent les marins imprudents de l’autre côté de l’horizon. Un jour ou l’autre, ton frère n’en reviendra pas. Alimentée par les prêtres, la crainte des livres, hormis la Bible, était générale. Si les cartes rassuraient en tant qu’elles se contentent de dresser le portrait le plus exact possible de la Création, les livres semblaient aux marins les œuvres du Diable, la preuve de sa volonté d’égarer les humains et de les entraîner en Enfer. Ces craintes avaient fini par me contaminer. Faute de pouvoir l’empêcher, je tentais de comprendre les raisons de cette manie. — Pourquoi es-tu toujours à t’épuiser les yeux dans un livre ? — Parce que je ne peux pas être toujours en mer. — En quoi les livres te consolent-ils de ne pas naviguer ? En quoi remplacent-ils pour toi les bateaux ? — Lire ressemble à regarder l’horizon. D’abord on ne voit qu’une ligne noire. Puis on imagine des mondes. — Je veux bien. Mais pourquoi ta manie d’écrire dans les marges de tous les livres que tu lis ? — Pour bien lire, j’ai besoin d’écrire. L’écriture est le guide, le garde-fou des pensées déclenchées par la lecture. Sans guide, sans garde-fou, les pensées, je les connais, elles s’en vont n’importe où et ne reviennent jamais. * * * Autre réponse de mon frère : — Ecrire est une navigation sur la terre ferme. La page blanche est une voile qu’on hisse. Les mots, un sillage qui s’efface. * * * Autre réponse de mon frère : — Chaque livre invente sa route. Il va, aussi libre parmi toutes les histoires possibles que chaque bateau sur la mer, entre toutes les destinations. * * * Autre réponse de mon frère : — En écrivant dans les marges, je me mêle à l’auteur. Je m’abandonne au fil de sa logique, jusqu’à l’embouchure. * * * Autre (et très fréquente) réponse de mon frère : — Laisse-moi tranquille ! * * * Autre (et encore plus fréquente) réponse de mon frère : rien. Silence obstiné, traversé de temps à autre par un grognement exaspéré. * * * À moi et moi seul la charge de tenir la barre de cette échoppe infime, pourtant censée dégager assez de revenus pour nous empêcher de mourir tout à fait de faim. Les dictionnaires ayant toujours été de tous les livres, mes préférés, j’avais décidé d’en fabriquer. Vous savez que depuis l’Infant Henrique, béni soit son inépuisable capacité d’invention, le Portugal avait pris l’habitude d’embarquer dans chacune de ses caravelles, outre un notaire, un malfaiteur arraché à sa prison. Une fois notre navire parvenu le long d’un pays inconnu, on y déposait le malfaiteur. À lui d’y trouver la manière de survivre. Sur le chemin du retour, la caravelle revenait le chercher. Soit ses ossements seuls attendaient. Personne ne s’en chagrinait. Dieu avait voulu que cet homme méchant payât pour ses fautes. Soit il agitait furieusement les bras pour attirer l’attention. La preuve était faite qu’il vivait toujours. Et comment échapper à la mort si l’on ne se fait pas accepter des indigènes ? Dans ce cas, il connaissait leur langage. Il ne restait plus qu’à recueillir ce savoir dans la tête du lancé, comme l’apiculteur va récolter le miel dans la ruche. Les autres libraires se contentaient d’aller sur le port et de questionner sommairement le bandit. Ils lui présentaient nos cent mots les plus usuels. Le condamné traduisait. S’il avait de l’intelligence, parfait. S’il en était dépourvu, et aussi de mémoire, le « dictionnaire » fourmillait d’erreurs et d’omissions redoutables pour le voyageur. Il n’est bon cuisinier qui ne fasse lui-même son marché. Je suis allé visiter les prisons. J’ai choisi les futurs lancés. Auparavant, j’avais consulté les dossiers, examiné consciencieusement les motifs des condamnations. Une longue expérience me permet d’affirmer que la meilleure recrue pour un dictionnaire est un assassin escroc : sa violence lui permettra de résister aux assauts des sauvages, en même temps que son goût de la parole (quel escroc n’aime parler ?) lui donnera le goût d’employer et donc de retenir les mots qu’il entend. Tous les autres lancés se sont révélés d’une efficacité inférieure pour la mission qui leur était confiée. Ainsi les meurtriers par passion amoureuse. Aucun malfaiteur ne m’a plus déçu qu’eux : dès qu’il ne s’agit plus de la femme adulée, ils deviennent doux comme des agneaux, par suite des proies beaucoup trop faciles pour les Maures et même les Noirs. Quant aux paroles, ils les haïssent : elles n’ont servi qu’à leur mentir. * * * Génois je suis, et donc commerçant. Qu’est-ce qu’un fabricant de dictionnaires ? Un négociant. Il échange une chose contre un mot, qui désigne la chose. Ou il échange un mot contre un autre mot, pourvu que tous deux désignent la même chose. Ce patient travail de correspondance est celui d’un constructeur de ponts. On objectera à mes récriminations que Christophe, en découvrant, a aussi lancé un pont au-dessus de la mer Océane. Comment lutter ? Mes ponts à moi sont minuscules, à peine visibles, toujours incertains. Qui peut dire qu’un vrai passage existe entre le baay de la langue wolof et celui qu’on appelle chez nous « père », alors que, là-bas, baay désigne aussi les frères du père, ses cousins et même ses amis ? Qui peut affirmer qu’on évoque la même réalité en traduisant par le mot Dieu l’Être suprême en langue lingala : Nzambe ? * * * Une fois de plus, je gémis. Et me hausse du col. Mes petits dictionnaires nous ont bien apporté quelques revenus. Mais c’est d’abord à Christophe que nous devons d’avoir survécu durant ces années 1481-1484. Et c’est plus à ses cartes qu’à mes improbables dictionnaires qu’il faut en rendre hommage. Sa connaissance avait des racines qui plongeaient loin dans le temps. Une fois de plus, je me souviens de Gênes. Gênes est notre Genèse, le chaudron où nous nous sommes fabriqués. Depuis Gênes, nous n’avons rien fait que nous répéter. Mon frère n’avait pas dix ans et luttait pour embarquer, autorisation que mon père lui refusait encore. Le voyant un jour gribouiller sur une planche, je m’approchai. — Que fais-tu ? — Je commence ma carte de la mer. Ce sera la première ! Accoutumé aux vantardises de mon frère, je ne les relevais pas. Celle-ci passant les bornes, je me moquai. Nous avions déjà tellement rôdé sur le port, tellement accablé de questions les marins ! Ils avaient fini par nous raconter quelques-uns de leurs secrets et montrer leurs documents. Nous nous étions déjà émerveillés devant ces portulans, ces insulaires. J’indiquai à Christophe que, depuis la nuit des temps, d’innombrables cartographes l’avaient précédé. Ce rappel ne rabaissa pas sa morgue : — Leurs cartes ne dessinent que les côtes. Leur mer est vide. — Et toi, comment t’y prendras-tu pour mettre du plein dans ce vide ? — J’y mettrai la direction des vents et des courants, qui sont les routes de la mer. J’y mettrai la force de ces vents et de ces courants, qui donnent la vitesse des bateaux, car sur mer ce sont les routes qui avancent. J’y mettrai les couleurs de l’eau qui disent la profondeur. J’y mettrai la forme des nuages qui annoncent les tempêtes. — Comment connaîtras-tu tout cela ? — J’aurai navigué partout. Je perds du temps à rester à terre. Ayant tenu parole et passé sa vie sur tous les navires possibles, transportant par tous les temps toutes les cargaisons concevables vers toutes les destinations imaginables, proches ou lointaines, mon frère avait la mer entière en mémoire. Un savoir accumulé au cours de ses propres voyages tout autant que grâce aux récits des autres marins, du moins ceux qu’il respectait. Sa tête, si oublieuse par ailleurs, avait le double pouvoir d’une éponge et d’un verrou : elle s’imprégnait de toute information concernant la mer et ne la laissait plus ressortir. C’est ce prodige qui nous fit subsister durant nos dernières années lisboètes après la mort de Filipa, quand sa famille, et notamment sa mère nous eut abandonnés. Tous les matins, durant deux heures, je parvenais à arracher Christophe à ses rêveries. Je lui donnais un lieu, par exemple l’ouest de l’île d’Irlande. Je lui donnais une date : le mois de mai. Il se taisait quelques instants, fronçait les sourcils. On aurait dit qu’il se promenait dans son cerveau. Il trouvait vite ce qu’il cherchait. El je dessinais la carte sous sa dictée. « Un courant d’une moitié de mille remonte du sud-ouest et longe la côte. Les vents viennent un jour sur trois d’ouest et dépassent fréquemment vingt nœuds. » Telle fut la raison de notre succès : les cartes « frères Colomb » croisaient les lieux et les saisons, les vents et les courants plus finement qu’aucune autre avant elles. En outre, elles avaient la prudence de ne jamais prétendre offrir de la certitude. Elles ne présentaient que des vraisemblances : « Le long du Portugal durant le mois de décembre, vous avez trois chances sur quatre d’affronter des vents de secteurs ouest, nord-ouest ou sud-ouest, d’une force qui a deux chances sur trois d’être supérieure à vingt-cinq nœuds… » Ceux qui n’ont jamais navigué s’étonneront qu’on puisse se satisfaire de telles incertitudes ; les autres, les marins, savent que leur royaume est mouvant et que dans ce royaume il n’existe que des vérités humbles, des assurances fragiles. C’est alors, et alors seulement, que ma patience fut récompensée et que Christophe voulut bien m’élucider le mystère de la Volta, qui me torturait depuis sa visite de 1473. — Rien de plus simple, Bartolomé. Le long des côtes d’Afrique, un vent du nord-est souffle, presque continûment. Ainsi les bateaux n’ont aucun mal pour l’aller de leur voyage : ils descendent tranquillement, comme poussés par la main de Dieu. Le retour est d’une autre difficulté : ils doivent affronter ces mêmes vents devenus contraires. C’est là qu’il faut saluer le courage, et la perspicacité, de nos amis portugais… L’hommage de Christophe à un autre que lui était si rare que je sursautai. — … Ces marins ont osé piquer vers le large pour aller chercher une autre veine de vent. — Il faut croire qu’ils l’ont trouvée… — Naviguant vers le nord-ouest, ils s’appuyaient sur les vents de nord-est au lieu de les combattre. Et de l’archipel des Açores, ils ont rencontré les vents d’ouest. Ils n’avaient plus qu’à se laisser porter pour retrouver Lisbonne. Ils avaient fait le tour, la Volta. Moi aussi, je ferai le tour. Sauf que je l’agrandirai. Ce soir-là, en dépit de notre tempérance habituelle, nous bûmes joyeusement à la Volta. D’une voix de plus en plus pâteuse, je remerciais mon frère. Jamais je n’avais si bien compris comme la navigation est science du détour, fille de l’humilité et de l’obstination. On ne va pas contre plus fort que soi. Sans pour cela abandonner, jamais, le but ultime de son voyage. * * * Sans forfanterie, je peux assurer que nous avons bien travaillé, durant ces années-là, et que notre petite maison de cartes ne demandait qu’à grandir et à prospérer si le rêve de Christophe n’avait pas tout balayé. De même qu’il y a des gens de paix et des gens de guerre ; des généraux inégalables sur le champ de bataille qui se révèlent incapables de gérer un domaine ; de même il se peut que certains marins ne devraient jamais quitter leur élément : leurs pieds, si agiles pour garder l’équilibre dans les tangages, déclenchent des catastrophes sitôt qu’ils touchent la terre ferme. Sans doute était-ce le lot de la famille Colomb. Pourquoi mon frère ne s’est-il pas contenté des titres et charges d’amiral ? Il aurait découvert comme personne, laissant à d’autres le soin d’administrer. Sa gloire serait restée intacte. Qu’est-ce que l’aplomb ? Profitant de l’immensité de mes loisirs, je me suis fait apporter dans ma chambre tous les dictionnaires disponibles sur cette île d’ Hispañola. Et puisque l’état de mes jambes m’interdit le plus souvent de quitter ce palais, je me promène de page en page telle une vieille et grosse abeille qui s’acharne à butiner sans plus guère de goût pour les fleurs ni d’ailleurs d’odorat. Et, de temps en temps, un mot m’arrache à cette fatigue de vivre que Dieu, dans Sa bienveillance, a inventée pour rendre moins cruelle, voire tout à fait désirée, l’approche de la mort. L’aplomb. Qu’en disent mes chers dictionnaires ? « La verticalité d’une ligne telle que l’indique le fil a plomb. Au figuré, l’assurance d’une personne, la certitude qu’il a de son destin, donc de son droit. » De ma vie, ce long chemin qui s’achève, où j’aurai croisé, pour le pire ou le meilleur, une foule de congénères de toutes les races, de tous sexes et conditions, je n’ai jamais rencontré quelqu’un doué d’un aussi grand aplomb que mon frère. Une petite histoire me revient, qui n’est pas sans conséquence sur la grande Histoire de la Découverte qui commence à Florence, un jour de 1473. Elle illustre l’aplomb comme peu d’autres. Tout doux, Las Casas, tout doux. Calmez votre impatience ! Les histoires sont de même nature que les fleuves ou les êtres humains : pour en connaître l’origine, il faut prendre le temps d’en remonter le cours. Les impatients, ceux qui ne font pas ce voyage vers l’amont, ne comprendront jamais, jamais la nature jumelle des récits et de l’eau qui coule. Un chanoine portugais nommé Fernão Martins y fait la rencontre d’un personnage aussi considérable dans le savoir que discret dans les manières. Paolo del Pozzo Toscanelli partage son temps entre trois activités : la médecine, qui paie mal ; le commerce des épices, qui paie mieux ; et la cosmographie, qui ne paie rien mais explique tout par le jeu des étoiles. Cet homme, sédentaire par force, avait le regret des voyages. C’est donc avec bonheur qu’il discuta avec Martins dont le pays était celui des navigateurs. Toscanelli lui dit sa conviction : les Portugais avaient tort de ne s’intéresser qu’à l’est. En partant par l’ouest, ils atteindraient l’Inde plus vite et plus commodément, au lieu de devoir longer cette interminable Afrique. Il montra des cartes et des calculs. Martins repartit troublé. Informa le prince Jean, en charge des explorations et futur Roi. Lequel demanda un rapport au Florentin. Toscanelli répondit le 25 juin 1474 : Voici une carte dessinée de mes propres mains, grâce à laquelle vous pouvez entreprendre le voyage vers l’ouest, indiquant les lieux que vous devez atteindre et à quelle distance du pôle et de la ligne équinoxiale vous devez tourner, et combien de lieues vous aurez à faire pour atteindre ces régions, les plus fertiles en toutes sortes d’épices, de joyaux et de pierres précieuses ; ne croyez point merveilleux que j’appelle Ouest la terre des épices, alors qu’on prétend généralement que les épices viennent de l’Est, car tous ceux qui navigueront vers l’ouest dans l’hémisphère le plus bas trouveront toujours lesdits chemins vers l’ouest, et tous ceux qui navigueront vers l’est par voie de terre dans l’hémisphère le plus haut trouveront toujours la même terre à l’est. La lettre florentine fut noyée dans les rapports des notaires. Ils rapportaient des côtes africaines tant de merveilles certaines : pourquoi s’intéresser à de nouvelles routes, si aléatoires, pour gagner l’Inde ? Le Roi haussa les épaules. Et quand un document n’intéressait pas le Roi, on ne prenait pas même le soin de le classer. Il disparaissait dans le gouffre sans fond du dédain royal. Où il cessait aussitôt d’exister. C’est pourtant là, dans quelque réduit poussiéreux, que, quatre ans plus tard, le Conservateur Principal, guidé par sa mémoire surhumaine, sans doute équipée de rayonnages, fréquemment remarquée chez les membres de cette corporation, vint le chercher pour le remettre à celui qui était devenu son ami, Christophe. Ne craignez-rien, Las Casas. En dépit de ma vieillesse, j’ai gardé toute ma tête. Hélas. Il me semble que divaguer vraiment m’aurait libéré de mes fantômes. Contrairement à ce que vous croyez, je n’ai pas perdu le fil. Revoici l’aplomb. Car sitôt lue et relue la lettre du Florentin, Christophe décida de lui écrire malgré les protestations du Conservateur. Celles-ci n’étaient pas dépourvues de logique : la lettre d’un étranger dédaignée par le Roi du Portugal est par ce seul fait privée du droit à l’existence. Si l’auteur de la lettre qui n’existe plus reçoit une missive lui demandant des précisions sur cette non-lettre, la preuve est fournie, implacable, qu’elle existe encore. De cette contradiction, des conséquences dommageables peuvent naître pour le malheureux Conservateur. Mon frère n’eut cure de ces craintes. Selon son habitude, il ne considérait pas les ruines, humaines ou matérielles, qu’il laissait derrière lui. Seul importait d’avancer vers son but. N’ayant pas eu le loisir de me rendre à Florence, je n’ai pu retrouver la lettre de mon frère. Mais j’ai consulté la réponse de Toscanelli : «J’observe ta grande et noble ambition d’aller vers les terres où poussent les épices. En réponse à ta lettre, je t’envoie copie d’une autre lettre que j’avais, avant les guerres de Castille, écrite à un ami alors au service du très serein Roi du Portugal, lequel, de sa hauteur, souhaitait qu’on me questionne sur mes observations. Je t’envoie aussi par la présente une carte semblable à celle que j’avais dessinée pour cet ami, espérant qu’ainsi ta demande sera satisfaite. » Sans vergogne ni scrupule – ô nouvel exemple d’aplomb ! –, Christophe écrivit derechef au Florentin. Lequel répondit mais d’un ton plus sec, s’agaçant de ce nouveau dérangement : « Je ne suis pas surpris que toi, qui es d’un grand courage, de même que la nation portugaise qui rassemble de nobles personnes toujours prêtes pour de grandes entreprises, sois plein de flamme à l’idée de ce voyage et désireux de le mener à bien. » Il conclut en souhaitant bonne chance. Éloge de l’aplomb. Sans lui, et sans sa sœur, l’impudence, jamais mon frère n’aurait reçu confirmation écrite et cartographiée de nos lectures chiffrées de Marco Polo, Pierre d’Ailly et tant d’autres. Ptolémée avait vu l’Asie trop petite. Il fallait lui ajouter 30 degrés de longitude. Par suite, la mer de l’Ouest s’en trouvait rétrécie d’autant. Quelle information plus utile pouvions-nous recevoir ? Un soir, Domenico, notre père, rentra chez nous avec, dans l’œil, une gaieté inhabituelle, de celles que ne fabriquent pas les verres de vin rouge avalés à la taverne. — Je sais pourquoi nous ne sommes pas riches ! Nous le regardâmes stupéfaits, moins par l’annonce de cette recette magique, après laquelle courait la Terre entière, que par l’aveu d’une telle préoccupation. Nous pensions qu’il avait depuis longtemps admis son impuissance, bien que génois, à fabriquer de l’argent, et que, toute honte bue, au propre comme au figuré, il s’y résignait. D’une voix solennelle il déclara : — Quelqu’un qui n’aime pas les chiffres ne peut être aimé d’eux. Susanna, notre mère, haussa les épaules. Elle faisait peu de cas des illuminations de son mari, aussi fréquentes que dépourvues de la moindre efficacité pour améliorer le maigre quotidien familial. Se découvrir soudain persécuté par les nombres, réjouit fort mon père. Il y trouvait l’explication et l’excuse de ses échecs. Mais comment éviter que cette animosité ne se transmette à sa descendance ? Cette question le tracassa des semaines avant qu’il revienne avec la solution. — J’ai trouvé ! — Et par quel miracle tu te ferais soudain aimer des nombres ? lui demanda Susanna. — Pour moi, c’est trop tard. Mais j’ai trouvé un professeur qui va s’occuper de nos enfants. Il s’agissait d’un Arabe d’Alger, un certain M. Haddad, ancien pilote soudain saisi par le mal de mer. Il avait été débarqué moitié mort et ne voulait repartir sous aucun prétexte. La seule vue du port l’emplissait de terreur. Il vivait d’expédients, dont ces leçons qu’il tirait d’un savoir très ancien dans sa famille. Un groupe de pères, pauvres comme le nôtre et comme lui persuadés que leur échec à s’enrichir venait de cette malédiction des nombres, s’était réuni pour rétribuer de quelques pièces l’ancien navigateur. Ma mère protesta. — Encore une de tes billevesées ! Hors de question que tu donnes un sou à ce brigand. Mon père claqua la porte et revint peu après avec l’ancien marin. — À toi de jouer, lui dit-il, convaincs ce dragon et tu remportes le marché. La douceur extrême, presque la fragilité des manières et de la voix de l’éventuel professeur impressionnèrent favorablement. Mais ma mère résistait. Elle ne voulait pas croire à l’utilité de ces exercices. — La vie quotidienne n’a nul besoin de ces complications ! — Il était une fois… commença le candidat, et la famille entière, trois chats compris, fut sous le charme. « Il était une fois, à Bagdad, dix siècles après Jésus-Christ, c’est-à-dire quatre siècles environ avant notre journée (et en prononçant cet “environ”, une brève lueur de malice éclairait son vieux visage, preuve que la jeunesse en lui ne demandait qu’à revenir pour peu que la vie daignât se montrer moins cruelle), un calife, lequel avait pour nom Al Ma’mum. Et ce calife avait ses moments de férocité, comme tous les califes, mais le reste du temps il voulait le bien-être de son peuple. « Ce calife avait la même préoccupation légitime que vous, madame (il inclina la tête en direction de notre mère) : il n’était prêt à respecter – et à financer – les mathématiciens que s’ils prouvaient leur utilité. Il convoqua celui que ses conseillers lui avaient indiqué comme le plus capable : al-Khwarizmi. Comme son nom l’indique, il venait du Khwarizm, une région d’Asie centrale, au sud de la mer d’Aral. Le calife lui donna pour mission de “rendre plus clair ce qui était obscur et de faciliter ce qui était difficile”. Al-Khwarizmi s’inclina, remercia pour cet honneur, partit s’enfermer dans la cellule qu’on lui avait attribuée au cœur de la Maison de la Sagesse. Il ne la quitta pas de deux ans et personne n’eut le droit de l’y déranger. Ses repas lui étaient déposés sur le rebord d’une fenêtre. « Enfin il sortit, les yeux éblouis par la lumière du soleil après tant de jours passés enfermé. Il tenait à la main des feuillets qu’il s’empressa d’aller présenter à celui qui attendait avec une patience inhabituelle chez les puissants. — Tu en as mis du temps, dit le calife. J’espère pour toi que tu ne vas pas me décevoir. — Mon livre, répondit al-Khwarizmi, est un abrégé englobant les plus fines et les plus nobles opérations du calcul dont les hommes ont besoin pour leurs héritages et leurs donations, pour leurs partages et leurs jugements, pour leurs commerces et pour toutes les transactions qu’ils ont entre eux, comme l’arpentage des terres, le creusement des canaux, ainsi que d’autres aspects et d’autres techniques. » L’ex-marin se tut, le temps que la famille Colomb, son auditoire, revienne de Bagdad et de ce siècle lointain. — C’est le résumé de cet ouvrage que je me propose d’enseigner à vos enfants. Mon père saisit les deux bras de notre mère : — Tu imagines ? Voilà le savoir qui m’a toujours manqué ! Notre famille va enfin occuper la place qu’elle mérite ! Et c’est ainsi que notre mère donna son accord non sans avoir apaisé une dernière angoisse. Ce calcul, invention des Musulmans, n’allait-il pas contaminer sa progéniture et les entraîner soit vers la folie, soit vers l’excommunication ? Elle alla trouver son confesseur, qui la rassura : tous les marchands de quelque importance utilisaient depuis longtemps ces méthodes et s’en trouvaient fort aise, pour la plus grande gloire du vrai Dieu. Je me souviens de la première leçon. Notre maître ne nous a parlé que du mot algèbre. — Est-ce que vous voulez devenir forts, les enfants ? — Bien sûr, maître ! — Est-ce que vous voulez imposer votre volonté aux autres ? — Oui, oui, qu’ils soient nos esclaves ! — Est-ce que vous voulez savoir guérir les fractures ? — Ça peut toujours servir, maître ! — Est-ce que vous voulez connaître la loi du temps ? — On ne comprend pas ce que ça veut dire, maître, mais pourquoi pas ? — Eh bien, le mot arabe Jabr, d’où vient algèbre, est tout cela : la force, la contrainte, la réduction (des fractures) et l’ordre des événements. Je me souviens de la manière dont al-Khwarizmi posait les problèmes. Il s’agissait toujours de vie quotidienne. Et on aurait toujours dit des devinettes. Certaines me sont restées, je ne sais pourquoi, ancrées dans la mémoire : « Si on dit : une fortune. Tu en sépares son tiers plus trois dirhams. Et tu multiplies ce qui reste par lui-même. Alors revient la fortune. » Ou : « Si on dit : une terre triangulaire. Ses deux côtés ont dix coudées et la base douze coudées. Dans son ventre il y a une terre carrée. Quel est le côté du carré ? » Lorsqu’il sentait notre attention faiblir, notre maître la relançait par une histoire de Bagdad. « Un jour, le calife al-Wathiq convoqua les astrologues de la Maison de la Sagesse : — Combien de temps me reste-t-il à vivre ? « Les astrologues calculèrent, recalculèrent et tombèrent d’accord sur cinquante ans. « Le calife les remercia par des chevaux, des pierres précieuses et divers autres cadeaux de prix. Et mourut dix jours plus tard. » — Et maintenant, les enfants, revenons au travail : Un homme meurt. Il laisse quatre fils. Il fait à un voisin une donation égale à la part de l’un de ses fils et à un autre le quart de ce qui reste du tiers… Régulièrement, notre père s’inquiétait : avions-nous vraiment amélioré nos relations avec les nombres ? Il continuait de les considérer comme une tribu puissante dont il n’était pas loin de croire qu’elle dominait Gênes. Avec l’appui de cette tribu, notre fortune était assurée. Sans lui, nous serions condamnés à la médiocrité. Nos déclarations enthousiastes l’enchantaient, d’autant plus que nous employions des mots qu’il ne comprenait pas. — L’hypoténuse n’a plus de secret pour nous. — Il faudra qu’un jour on te fasse découvrir les racines cubiques. Alors il redressait sa petite taille, nous prenait par l’épaule et ainsi nous promenait dans la ville. — Vous connaissez mes enfants ? Voici Christophe, l’aîné, et voici Bartolomé. Regardez-les bien. Ils vont faire de grandes choses. D’où me vient cette certitude ? Il riait à gorge déployée, sidéré qu’on pût douter de cette évidence. — J’ai vraiment besoin de vous expliquer ? D’un air las, il se penchait vers l’interlocuteur de peu de foi et lui confiait à voix basse : — Ils sont en train de devenir de grands amis des nombres. Hélas, nous n’avons pas eu le temps d’apprendre beaucoup. M. Haddad nous a quand même enseigné quelques vérités. Par exemple, la multiplicité des temps. « Le temps du paysan, qui plante et récolte, n’est pas celui du marchand qui achète et vend. Il n’est pas non plus celui du banquier qui prête et attend d’être remboursé. Vous savez à quoi servent les nombres, mes enfants ? — Non, maître ! — À changer tous ces temps différents en un temps commun, mesurable par l’argent. — Nous n’y comprenons rien, maître ! — C’est pourtant simple et nécessaire, si vous voulez devenir bons Génois, c’est-à-dire bons commerçants. Demain, je vous expliquerai ce qu’est un taux d’intérêt. — On espère que ce sera moins fumeux, maître. » Il a aussi évoqué pour nous cet autre miracle, la beauté des triangles. «Vous savez quel est le premier triangle, les enfants ? — Non, maître. — Celui que forment vos deux yeux avec la chose, ou la personne que vous regardez. — Et alors, maître ? — Fermez un œil. — Ça y est, maître. — Vous ne remarquez rien ? — Non, maître. — Vous avez perdu le sens de la distance. Vous ne savez plus si celui ou celle que vous regardez est proche ou lointain. — Vous avez raison, maître ! — Le triangle, entre autres pouvoirs, nous permet de calculer les distances. » C’est encore à ce M. Haddad que nous devons d’avoir appris la raison pour laquelle on découpe le globe en 360 degrés. La question m’était venue, un matin, impérieuse : pourquoi n’avoir pas choisi un chiffre plus simple, par exemple 100 ou 400 ? Le professeur Haddad sourit. Comme si la douceur habituelle de ses manières ne suffisait pas, il allait évoquer maintenant des êtres pour lesquels il éprouvait une particulière tendresse : — Les nombres forment un peuple à part, Christophe et Bartolomé, un peuple hautain et mystérieux. Les êtres humains les utilisent mais se méfient d’eux. Ils essaient toujours de les rattacher à des réalités visibles, concrètes. C’est pourquoi nous aimons tellement le nombre 10 : parce que nous avons dix doigts. De même pour 360. À quelle figure ressemble une année ? À un cercle : les saisons s’en vont, les saisons reviennent. Combien de jours a une année ? 365. Quel est le nombre rond le plus proche ? 360. En le choisissant, on fait correspondre la mesure de l’espace et celle du temps. Vous le ressentirez plus tard, quand vous prendrez de l’âge, ce genre d’échos ou de correspondances apaise. Il y a plus. Je vous l’expliquerai demain… M. Haddad n’avait pas son pareil pour nous laisser sur notre faim. Cette petite torture, nous avait-il expliqué, aide à comprendre. L’esprit utilise ce répit pour revenir sur l’acquis, par exemple pour regarder les dix doigts de sa main avec un œil nouveau. Et l’impatience aiguise le cerveau. Le lendemain, je ne l’ai pas laissé s’asseoir. — Alors, pourquoi 360 ? Comme toujours, il a commencé par un long, détour : — Il était une fois, longtemps avant Jésus-Christ, un groupe de savants qu’on appelait tels car ils aimaient regarder le ciel et déduisaient du jeu des étoiles la prévision de l’avenir. Ils vivaient entre deux grands fleuves, le Tigre et l’Euphrate. Il est probable que cette proximité de l’eau qui coule avait aussi contribué à leur donner une profonde intelligence du temps. Les savants n’aiment rien tant que résoudre les problèmes : cette manie, qui peut paraître étrange, est au cœur de leur caractère C’est ainsi qu’explorant les capacités des nombres, ils parvinrent à soixante et s’émerveillèrent de ses pouvoirs : il était divisible par un, deux, trois, quatre, cinq et six. Aucun nombre plus petit n’avait cette propriété. Parmi toutes les utilités d’un nombre, celle de désigner une quantité est la plus évidente. Et plus commodément la quantité ainsi désignée sera divisible, plus l’utilité du nombre sera grande. C’est pour cette raison que les Babyloniens virent en soixante le plus utile de tous les nombres. Ravis de leur découverte, ils l’employèrent à toutes les sauces. Pour mesurer le temps, par exemple : les heures furent divisées en soixante minutes et les minutes en soixante secondes… J’ouvrais la bouche pour interrompre ce flot de mots aussi limpides qu’implacables, mais M. Haddad avait deviné ma question. — Tu vas me demander : pourquoi pas cent minutes ? Parce que cent n’est pas divisible par trois. Les Babyloniens donnèrent 360 degrés à la circonférence. — Six fois soixante. — Bravo, Bartolomé ! Une année de leçons ne s’était pas écoulée que notre maître disparut sans laisser de traces. Peut-être s’en est-il allé vers l’Orient, la patrie du Jabr ? Il parlait d’un pèlerinage qu’il voulait faire avant de mourir. Il disait que là-bas, vers Bagdad ou plus à l’est encore, au milieu des terres et de la route de la Soie, vers Khiva, vers Samarcande, règne une clarté qui fait voir derrière les choses. Et que c’est cette lumière qui avait engendré le Jabr. Cette lumière, je ne l’ai entrevue que peu souvent, pas plus longuement que sur la mer le fameux rayon vert. Mais notre père avait raison. L’amitié des nombres accroît la lumière, et par suite la maîtrise : on voit derrière le désordre un ordre que les autres, ceux qui ne sont pas dans l’amitié des nombres, ne voient pas. Ces lointains souvenirs mathématiques nous revinrent par bouffées lorsqu’un homme se présenta un jour dans notre échoppe. — Je viens de Nuremberg. On m’a parlé des deux frères Colomb. Vous êtes les frères Colomb ? J’ai besoin de vos connaissances. Christophe considéra le nouveau venu avec stupéfaction : — Qui es-tu pour ne ressembler à aucun autre cartographe ? — Je me nomme Martin Behaïm, cosmographe de mon état. — Behaïm, Behaïm… Christophe avait pour les noms, surtout lorsqu’ils désignaient des lieux, une gourmandise d’enfant. Il les tournait et les retournait dans sa bouche comme une friandise. — Behaïm veut dire Bohême, n’est-ce pas ? C’est de là que tu viens, comme nous de Gênes ? — Sans doute, répondit notre invité. La Bohême appartient à notre légende familiale. Même si on vient toujours de plus loin qu’on ne croit venir. J’habite Nuremberg. Regiomontanus, dont le vrai nom est Johannes Muller, m’y a enseigné l’algèbre et la géométrie. Connaissez-vous De triangulis omnimodus ? Christophe haussa les épaules en homme qui n’a pas de temps à perdre avec les élucubrations allemandes. Alors ce Behaïm déclara qu’on avait tort de dédaigner les triangles. Une fois apprivoisés, ils devenaient des outils de mesure incomparables. Nous prîmes un air hautain et lui assurâmes que nul mieux que nous n’était averti de la puissance de ces figures. Maintenant, s’il voulait bien préciser au plus vite le motif de sa venue, nous lui en saurions gré : nous avions à faire. Behaïm présenta ses excuses pour le dérangement qu’il causait. Était venue jusqu’à lui la réputation de mon frère en matière de navigation. Comme il avait pour ambition de produire, un jour, le globe terrestre le plus complet possible, incluant tout le savoir accumulé par les hommes, l’apport d’un marin tel que Christophe serait pour lui sans prix. En échange, il proposait de fournir les mathématiques et la cosmographie les plus utiles à la conduite d’un bateau en pleine mer, lorsque aucune côte n’est plus visible et que les étoiles sont devenues le seul recours. Christophe grommela qu’il avait beau n’être pas allemand, la lecture du ciel ne lui était pas totalement inconnue, comme le prouvait sa présence ici, à Lisbonne, au lieu d’être encore quelque part à tourner, perdu, au milieu de l’océan. Par ailleurs, cette idée de globe lui semblait farfelue. Une riche discussion s’ensuivit, que je demande à ma pauvre tête de rapporter fidèlement. — Un globe ? Quelle étrange idée ! Rien n’est plus malcommode qu’une boule en mer. Une fois, j’avais fait la folie d’en embarquer une : j’avais beau la caler, elle n’a cessé de rouler d’un bord sur l’autre. — La connaissance de notre Terre n’est pas réservée aux marins. Cette remarque de simple bon sens, prononcée de la même voix douce qu’il employait pour émettre tous les mots, stupéfia Christophe. Il fixa Martin bouche bée, comme s’il le croyait devenu fou. L’esprit de Christophe ne pouvait concevoir le voyage sans la navigation. Dans sa tête, la route de la Soie était parcourue par des sortes de capitaines. Les chameaux étaient des barques et Marco Polo lui-même avait vogué et non marché, de Venise à la cour du Grand Khan. Martin se taisait. Il laissait à mon frère tout le temps nécessaire pour se faire à cette invraisemblable idée selon laquelle les marins n’étaient pas les seuls humains capables d’intelligence. Au bout d’un long moment, Christophe hocha la tête. Une fois, puis deux : — Bon. Admettons. Et alors ? Notre Bohémien laissa encore passer des minutes avant de porter une nouvelle attaque : — Toutes les cartes sont plates. Donc toutes les cartes sont fausses puisque la Terre est ronde. À ma surprise, mon frère acquiesça sans broncher. — Je le sais bien. Mais quelle taille aura ton globe ? Martin écarta les bras. — Et tu crois que dans ce petit espace tu feras tenir tout ce qu’on sait de la planète ? — Au moins j’en donnerai l’image exacte. Christophe réfléchit : — Au fond, les cartes sont fausses mais utiles. Les globes sont vrais mais inutilisables. Ils n’arrêtèrent plus de parler. Selon toute probabilité, ils passèrent la nuit en paroles, même si je ne peux l’assurer : n’ayant pas la résistance de mon frère au sommeil, je m’endormis. Au matin, ce Martin Behaïm, ou Bohême, et Christophe continuaient de débattre. Je me permis de les interrompre en indiquant que quelques obligations, essentielles à notre survie matérielle, nous attendaient. Behaïm se confondit en nouvelles excuses que mon frère refusa, assurant qu’il venait de passer des moments rares. Il souhaitait qu’ils se renouvelassent au plus tôt, et pourquoi pas le soir même. Et comme nous marchions d’un pas rapide vers notre travail, je l’entendis remercier Dieu de lui avoir envoyé cette occasion d’échanges. — Ne m’avais-tu pas dit, Bartolomé, que cet Alexandrin, Ératosthène, avait mesuré la taille de la Terre en dessinant des triangles ? C’est ainsi qu’Alexandrie – et les triangles – revinrent en force dans la famille Colomb. * * * Souvent, pour que nous nous délassions entre deux leçons, Behaïm nous racontait la vie de son maître, l’inépuisable Regiomontanus. Il était né dans un village près de Königsberg, nom qui veut dire « la Montagne du Roi » en langue allemande. Ainsi s’éclaircissait l’origine de son nom latin. C’est après avoir appris l’astronomie et construit des astrolabes, enseigné l’optique et traduit deux livres de Ptolémée, qu’il s’était pris d’un amour peut-être excessif pour les triangles. Le dimanche, pour s’apaiser la tête, il construisait des automates. Son chef-d’œuvre était un aigle de bois : allez le voir au sommet de l’église Sainte Elisabeth. Il quitte son nid lorsqu’une personne importante se présente. Ainsi fera-t-il à votre arrivée. Il avancera vers vous en battant des ailes. * * * Il était une fois les vents, racontait Christophe. Aujourd’hui, je veux t’expliquer la projection, répondait Martin. Il était une fois les courants, enchaînait Christophe le jour suivant. As-tu bien compris la question du Nord magnétique ? interrogeait Martin. Tranquille dans son coin, le petit Diego dessinait, souvent des dragons. Quand, tard dans la nuit, Martin prenait congé de nous, il nous remerciait de ces échanges par de profondes courbures d’échine, et il m’incluait clans sa gratitude alors que ma contribution s’était résumée à écouter. J’étais si heureux de n’être pas tenu pour quantité négligeable, contrairement aux habitudes de nos visiteurs, que je ne remarquai pas tout de suite son infirmité : cet homme ne souriait jamais. Son visage demeurait figé dans la gravité, comme s’il lui était interdit, par on ne sait quelle instance supérieure et jalouse, de manifester le moindre contentement. * * * Six mois après le trépas de Christophe, à la fin de ce sinistre été où je courais de ville en ville, n’en trouvant jamais d’assez chaude pour qu’y fondît la glace que j’avais dans le cœur, une missive finit par me rattraper. Elle venait de Nuremberg. Je l’ouvris le cœur battant comme si elle arrivait d’un pays où mon frère était encore vivant. Je n’avais pas tout à fait tort. Martin me présentait ses condoléances et me rappelait notre jeunesse, lorsque Christophe et lui s’étaient divisé le monde. Votre frère a choisi la meilleure part : l’inconnu. Le connu, je le sais d’expérience, ne mérite pas qu’on y sacrifie sa vie, et d’autant moins qu’il est toujours débordé par l’inconnu. La même année, tandis que votre frère découvrait, je me contentais de reproduire. Lors de mon séjour à Lisbonne, vous me demandiez sans cesse pourquoi j’ignorais le sourire. Aujourd’hui, je vous apporte la réponse, que je n’ai avouée à personne : vérifier les choses n’apporte aucune gaieté. Je devrais porter à votre frère la plus farouche et durable des haines. Maudite année 1492 ! Son voyage de Découverte n’a-t-il pas rendu faux mon globe au moment même où je l’achevais ? Je me glorifiais de présenter l’entièreté de notre planète au moment où il prouvait l’existence de nouvelles terres. Ma rage fut grande. Elle est la pire chez les savants car elle ronge l’intérieur, faute de s’exprimer en coups ou en rixes. Je me murai. Je fus soudain frappé d’un mal étrange : j’étais devenu sourd à tous les bruits, rumeurs et récits qui concernaient l’Ouest. J’ai recouvré un peu de paix en repensant à nos deux femmes, la sienne, Filipa, la mienne, Martha. Il m’est apparu que nous les avions choisies semblables : filles d’une île, l’une de Porto Santo, la sienne, l’autre des Açores, la mienne. Les femmes sont des avant-gardes, déjà des bateaux, l’amour qu’on en reçoit est un voyage. On y essuie des tempêtes. On y respire des senteurs rares. On s’y promène parmi des plantes inconnues. C’est peut-être ce jour-là, en pensant à ces îles et à nos femmes de pareille origine, que j’ai rompu la malédiction qui vous avait tant frappé : un instant, j’ai souri. Ces deux femmes sont mortes, c’est-à-dire immobiles dans la terre, de même que votre frère, pourtant le plus remuant des humains. Et moi je m’entraîne à pourrir ici à Nuremberg, l’endroit d’Europe que j’ai trouvé le plus éloigné de la mer. Notre vie est passée. Le meilleur en fut notre amitié de Lisbonne. Chacun y cultivait son rêve et prêtait juste assez attention au rêve de l’autre pour trouver matière à faire grandir le sien. Aucun homme passionné ne se passionne pour une passion qui n’est pas la sienne. Cette indifférence, constitutive de notre nature, nous l’avons réduite alors autant qu’il est possible. Il concluait par deux phrases qui manquaient leur cible : Cher Bartolomé, ne prenez pas votre tristesse de survivant pour la sienne. Tel que je l’ai connu, je sais que son avancée vers la mort fut sa dernière et plus forte curiosité. Je ne lui répondis jamais. À un homme tel que Martin Behaïm-Bohême, on doit la vérité. J’aurais été obligé de lui raconter les ultimes terreurs de Christophe, ses effrois, ses délires, ses crises d’angoisse dans la nuit. Aucune semblance d’aucune sorte avec la fièvre, l’exultation du navigateur pressé d’aborder des territoires inconnus. Un jour de juin 1484, Christophe se déclara prêt. Ses conversations avec Behaïm avaient comblé les rares lacunes qu’il acceptait de s’avouer. L’heure était venue d’affronter le Comité des Mathématiciens, cette instance terrible qui avait l’oreille du Roi. Sans avis favorable dudit Comité, aucun financement de voyage ne pouvait être espéré. Le Roi Jean II aimait le Savoir. Et comme tous ceux que cette passion tenaille, et donc effraie, il s’était entouré de savants dont il écoutait les conseils. Parmi toutes les disciplines de la Connaissance, il montrait une préférence pour les mathématiques. Il y voyait plus que de simples jeux amusants pour l’esprit, plus qu’un langage, plus qu’un ordre secret auquel semblait obéir la Nature : une arme de gouvernement. Il répétait qu’un pays aussi modeste en taille que son Portugal n’avait d’autre ressource que de se changer en mathématicien. Et quand on lui demandait, avec tout le respect possible, de préciser sa pensée, il expliquait que l’intelligence était la seule ressource des faibles. Que, par suite, les mathématiques étant l’intelligence suprême, le royaume se devait d’en faire des alliées. Telle était la logique qui l’avait poussé à créer ce Comité des Mathématiciens. Pardonne à ma mémoire, je n’ai pas souvenir de tous les membres de ce Comité. Je ne me rappelle que les plus éminents d’entre eux, je veux dire les plus redoutables, ceux qui s’attaquèrent le plus durement à notre projet lorsque l’heure fut venue de le présenter au Roi. Il y avait un homme d’Eglise, Diego Ortiz de Vilhegas. Il y avait le Juif Rodrigo, si réputé qu’il n’avait besoin que de son prénom pour rayonner ; cosmographe, par ailleurs astrologue et médecin de la famille royale. Il y avait l’autre Juif, José Vizinho, lui aussi médecin à ses heures, mais surtout reconnu dans toute l’Europe comme un maître en algèbre, l’un des professeurs les plus célèbres de l’université de Salamanque. * * * Diego Ortiz de Vilhegas, coordinateur (officieux) du Comité des Mathématiciens, croyait de toute son âme en Dieu et s’extasiait chaque jour devant Sa Création. C’est dire qu’il entretenait avec le Réel une relation confiante, voire affectueuse, contrairement à la plupart de ses collègues qui n’aimaient rien tant que se réfugier dans la paix des équations et l’ordre de démonstrations, et qui pestaient chaque jour contre le chaos puant, bavard et flou de la vie quotidienne. Villegas avait donc suggéré l’idée, jugée excellente par le Roi, de promenades. Oui, de simples promenades pour le Comité dans la ville et par les champs voisins. « Croyez-moi, compagnons, pour éviter le plus haut mal, qui est celui de la folie, mieux vaut vérifier que certaines matérialités existent hors de nos cerveaux, et que cette information n’est pas forcement une menace ni une mauvaise nouvelle. » La première promenade, limitée au centre de Lisbonne, fut un cauchemar pour les mathématiciens, les confirmant dans leur opinion que la seule compagnie supportable était celle des nombres. Sitôt sortis du palais royal, la pâleur de leurs visages, leur allure de morts vivants, leur air égaré, la maladresse de leur démarche, en un mot leur étrangeté furent remarquées par deux, puis dix, puis cent enfants des rues qui ne les laissèrent plus en paix. Animé par le souci de rappeler à ses amis mathématiciens la diversité matérielle du monde, de même que certains aspects de la Création rétifs à l’emprisonnement dans des équations – par exemple les parfums ou les couleurs –, Vilhegas avait imaginé un circuit passant par la place Terreiro do Paço et donc par le marché. Cette plongée dans le concret dura peu. Sitôt le groupe engagé dans le labyrinthe des étals, il reçut un, puis dix, puis cent projectiles trop mûrs dans lesquels, s’ils avaient, ce jour-là, l’esprit à l’observation et à la classification, ils auraient reconnu des poires, des figues, des grenades, des goyaves et même quelques œufs. Mais ils ne pensaient qu’à fuir. Une patrouille de soldats, alertée par le désordre, les tira de ce mauvais pas. Diego Ortiz ne se tint pas pour vaincu. Il recommença l’expérience dans des quartiers plus tranquilles. Et, peu à peu, la ville s’habitua à ces petits cortèges de distraits empêtrés dans leur corps. D’autant que de la crainte maintenant les protégeait. On savait le rôle qu’ils tenaient auprès du Roi. Ce jour-là, un dimanche, alors que nous venions de déposer notre rapport, qui serait discuté le lendemain, nous aussi avions leçon de Réel. J’avais convaincu Christophe de reposer sa tête et de m’accompagner avec Diego jusqu’au cap où certaines familles s’obstinaient à guetter la mer. Elles s’étaient avancées jusqu’à l’extrémité de la falaise. Un pas de plus et elles seraient tombées. Elles dessinaient comme une ligne noire le long du royaume de Portugal. Je sursautai. Le Comité venait à nous. Christophe se détourna. Les mathématiciens passèrent sans nous gratifier d’un coup d’œil. Ils discutaient. L’un demandait d’où venait cette foule de femmes qui bouchait la vue. — De nous, lui répondit un autre, oui, de non. De nos conseils inconsidérés de voyages. Le groupe s’arrêta, à l’évidence stupéfié par cette réponse. — Par nos recommandations au Roi, nous envoyons au loin des milliers de marins dont moins de la moitié reviennent. En conséquente, nous fabriquons un nombre équivalent de veuves ou futures veuves éplorées. — Quelle importance ? — À quoi servent les femmes ? — À propos, qui peut me dire la composition chimique des larmes ? Je n’entendis pas la suite. Le Comité avait repris sa promenade. Écoute, Las Casas. Prends bien note, Jérôme. Le jour que je vais maintenant raconter est capital dans l’histoire des Découvertes : c’est ce jour-là que le Portugal refusa le cadeau de mon frère. C’est ce jour-là que le Portugal se priva du Nouveau monde. J’ouvris la petite fenêtre, plutôt un soupirail, qui donnait sur le port de Lisbonne. Loin, tout en bas de la colline, les bateaux sortaient un à un de l’obscurité. Il me sembla que jamais les mouettes n’avaient autant crié. Il est dans la famille Colomb une sorte de folie : nous avons tendance à nous croire, nous autres, la préoccupation de tous les êtres vivants. Je me disais donc que ces oiseaux avaient deviné l’importance du jour et nous souhaitaient bonne chance. Je les remerciai d’un ample geste, ne doutant pas une seconde qu’il ait été vu et apprécié de la gent ailée. Derrière moi, Christophe se réveillait. Comme toujours, il avait dormi à poings fermés. Contrairement à moi. Car il n’avait pas cessé de marmonner sa présentation « Sire, nobles maîtres du Comité… » À peine me sentais-je glisser dans le sommeil qu’il recommençait : « Sire, nobles maîtres du Comité… » Nous nous vêtîmes comme pour une procession du 15 août et, regrettant que notre mère ne pût nous voir en tels habits de fête, nous partîmes le cœur battant vers le palais royal. Des enfants moqueurs nous faisaient escorte Christophe ne les remarquait pas. Il se récitait la prophétie de Sénèque, l’une de ses plus récentes trouvailles. Qui ou quelles forces mystérieuses l’avaient poussé à se plonger dans cette tragédie de Médée ? Il y avait trouvé cinq lignes qui lui causaient une grande excitation. Venient annis Secula seris, quibus Oceanus Vincula rerum laxet, et ingens Pateat telus tiphisque novos Detegat orbes nec sit terris Ultima tille Six lignes dont il m’avait donné une traduction quelque peu « augmentée », comme il avait coutume de faire. Il ne courbait pas seulement sa famille, mais les textes et les nombres à sa guise : Viendra, dans les années lointaines du monde, un temps où la mer Océane lâchera les amarres des choses, et s’ouvrira une grande terre ; et un nouveau marin, comme celui qui guida Jason, et avait le nom de Tiphis, découvrira un monde nombreux, et alors l’île de Thulé ne sera plus la dernière des terres. D’abord, je n’avais pas compris la raison de son enthousiasme. Il avait tourné la tête de tous côtés pour vérifier que personne ne nous prêtait attention. Et, baissant la voix : — Tiphis était le pilote de Jason. Comme je serai celui du Roi du Portugal. Depuis, ces six lignes ne le quittaient pas. Il les récitait dès qu’il se sentait menacé. C’était sa nouvelle tactique pour se rendre invulnérable. Qu’a donc à redouter d’un vulgaire Comité de Mathématiciens celui dont la venue est annoncée par Sénèque ? Bientôt, il se donnerait corps et âme à cette quête, chercherait dans tous les livres, et d’abord dans les Textes saints, les passages où, avec un peu de bonne volonté, on pouvait lire qu’une personne lui ressemblant allait venir sur Terre pour y accomplir la volonté de Dieu. Saint Thomas d’Aquin, Nicolas de Lyre, saint Augustin, l’entièreté de la Bible, les Evangiles seraient ainsi mis à contribution pour justifier son ambition. Il ferait paraître un jour, peu de temps avant sa mort, le recueil de ces notations : Livre des prophéties. Moi qui n’avais pas ce bouclier, moi qui ne me croyais pas annoncé par les Écritures, je me rongeais les sangs. Les calculs de mon frère ne m’avaient jamais tout à fait convaincu. J’avais beau la garder bien enfouie au fond de moi pour qu’aucun mathématicien ne l’entendît, une petite voix me répétait que la Terre était plus étendue que Christophe ne le prétendait. Et le fait qu’il se grandît, lui, ne changeait rien à l’affaire. Nous fûmes d’abord reçus fort civilement par le Roi, accompagné de son seul chambellan. Une grande table attendait. Mais il nous offrit des sièges devant la cheminée, comme pour une conversation d’amis. À peine assis, je me souhaitai crabe, ver ou poisson plat, l’un de ces animaux capables de rentrer sous terre. Car mon fol de frère, sitôt les compliments d’usage adressés, les protestations de respect proclamées et le but de son voyage rappelé (« par l’ouest, découvrir de grands pays, îles et terre ferme ; parvenir de ce côté à l’Inde, à la vaste île de Cipango et aux royaumes du Grand Khan »), aborda sans pudeur le vif du sujet, c’est-à-dire ses prétentions. — Pour prix de cette Entreprise, je veux être honoré et armé Chevalier avec le droit de porter des éperons d’or… Le chambellan sursauta. Les yeux du Roi s’écarquillèrent. Mon frère poursuivit : — Je veux le titre de Grand Amiral de la mer Océane… Cette fois, le chambellan se dressa : — Ce Génois n’a plus sa raison. D’un geste, le Roi l’apaisa. Une lueur d’amusement, me sembla-t-il, lui était venue dans les yeux. — … et que me soit accordée la charge de Vice-Roi et Gouverneur Perpétuel de toutes les îles et terre ferme que je pourrai découvrir en personne ou qui seraient découvertes par mon industrie. Le chambellan avait rejoint le Roi dans sa gaieté. — C’est tout ? demanda-t-il. Mon frère ne paraissait rien remarquer de ces réactions. Comme si souvent, il habitait une autre planète, celle de son rêve. Il tira de sa poche un feuillet qu’il se mit à lire en ne cessant d’accélérer le débit. — Je veux le dixième de tout le revenu résultant de tout l’or, l’argent, les perles, les pierres précieuses, et de tous les métaux, épices et autres choses lucratives et de toutes les sortes de marchandises, achetées, échangées, trouvées ou conquises dans les limites de mon Amirauté… Il reprit haleine. — … ainsi que le droit de contribuer pour un huitième aux dépenses de toutes les expéditions vers les terres nouvellement découvertes, et pour un huitième aux bénéfices qu’on en pourra tirer. — Vous demandez beaucoup, dit le Roi. — J’offre plus encore ! Le Roi hocha la tête et leva la main droite comme quelqu’un qui veut apaiser un interlocuteur emporté. — Vous nous permettrez peut-être d’examiner d’abord votre projet. Il fit signe à un huissier. Une à une, onze silhouettes noires se glissèrent dans la pièce et prirent place d’un côté de la grande table : le Comité. Sans attendre d’ordre, comme pressé d’en découdre, Christophe s’assit en face. Je le rejoignis. Le Roi n’avait pas bougé de son fauteuil. Tout au long du débat, il ne quitterait pas ce retrait. Maître José Vizinho prit la direction de l’interrogatoire. C’était, parmi tous les mathématiciens, celui que nous redoutions le plus. Tout le monde savait qu’il avait été l’élève du très savant Rabbi Abraham Zacuto, lumière de Salamanque. Qui aurait pu contester une telle autorité ? Pour former le jugement du Roi, l’opinion de maître José serait décisive. Et d’autant plus qu’aucun esprit n’était plus clair que le sien. — Avant d’aborder le fond de l’affaire, veuillez considérer, messire Colomb, que nous n’avons aucune opposition de principe à votre Entreprise. Notre rôle consiste seulement à en apprécier la possibilité. Commençons par le principal : quelle est, selon vous, la dimension de la mer Océane que vous vous proposez de traverser ? — À cette question, Pierre d’Ailly a répondu en son chapitre VIII au terme d’une longue enquête : cette mer est étroite. — L’étroitesse n’est pas une mesure, messire Colomb. Nous ne pouvons nous contenter de sentiments. Allons aux chiffres. Et, pour apprécier la taille de l’océan, essayons d’abord de nous accorder sur la grandeur de la terre ferme. Commençons par l’évidence : notre planète étant ronde, plus le continent Europe et Asie s’étend vers Test, moins il reste de chemin à parcourir pour l’atteindre par l’ouest… Toutes les têtes du Comité se penchaient en cadence. On aurait dit que le raisonnement était une musique dont chacun battait le rythme. Personne ne regardait celui qui parlait, maître Vizinho. Les yeux convergeaient vers le visage de mon frère qui, pour l’instant, parvenait à maîtriser sa tension. Moi seul, qui le connais mieux que personne au monde, avais remarqué le battement accéléré de sa paupière droite. Maître Rodrigo brûlait lui aussi d’un feu non réprimé. Les doigts de sa main gauche battaient la table et ses lèvres se relevaient aux encoignures, découvrant la pointe de ses dents : cet homme-là n’avait pas de patience et aimait le sang. Maître Vizinho reprit. Où, en quelles régions de sa gorge ou de son ventre trouvait-il les douceurs redoutables qu’il imprimait à sa voix ? — Je répète ma question. Soit notre globe, dont la circonférence s’étend par définition sur 360 degrés. Quelle part de ces 360 degrés occupent ensemble l’Europe et l’Asie ? — 282 degrés. Par suite, la mer Océane que je vous propose de m’aider à traverser ne contient que 78 degrés. Maître Rodrigo ne put se contenir. — Ineptie ! Où avez-vous trouvé ce nombre de degrés ? Première erreur de Christophe : il voulut répondre trop vite. — 360-282 = 78. Les yeux de maître Rodrigo flamboyèrent : — Merci ! Nous savons tous soustraire. Je parle des 282. — D’après mes travaux personnels, qui concordent avec les conclusions du très savant Grec Ptolémée, lesquelles sont également confirmées par tous les récits de voyage, à commencer par celui, qui fait autorité, du Vénitien Marco Polo, ce nombre ne peut être inférieur à 282. — Ineptie ! Sans se laisser impressionner, Christophe ajouta que, prévoyant de commencer son voyage à partir des îles Canaries, c’est plus à l’ouest de 9 degrés qu’il s’embarquerait pour la traversée proprement dite. L’ampleur de sa navigation ne dépasserait donc pas 78 degrés-9 degrés= 69 degrés. Dom Diego Ortiz eut toutes les peines à ramener la paix. Il pria maître Vizinho de poursuivre. Le Roi n’avait pas quitté des yeux Christophe. — Nous reviendrons sur le nombre des degrés. Passons maintenant à la dimension de chacun. À quelle distance correspond un degré ? Déjà Christophe ouvrait la bouche. Maître Vizinho l’interrompit. — Pour ceux qui ne sont pas, comme nous, avertis de ces matières, je rappelle… Et il nous fit cours, aussi clair que bref, sur toutes les sortes de degrés alors en vigueur. C’est à ce moment que je sus notre Entreprise mal engagée. — Alors, messire Colomb, quel est votre degré à vous ? — 56 milles et 2/3 ! — Le degré chrétien ! Comme par hasard ! En auriez-vous trouvé un plus petit encore, vous l’auriez choisi ! N’avez-vous pas entendu dire que les meilleurs cosmographes l’évaluent à 62 milles et demi ? Un fort brouhaha s’ensuivit, ponctué des moqueries qui ne blessaient plus nos oreilles, tant nous y étions accoutumés : il y était fait référence à notre malhonnêteté de Génois, à notre impudence de Génois, à notre ignorance de Génois. De nouveau Dom Diego dut donner de la voix pour que la séance se poursuive. Maître Rodrigo était le plus constant dans la perfidie. On aurait dit un chien retenu fort longtemps et qu’on finit par lancer sus au cerf. Seule la voix doucereuse de Maître Vizinho réussit à calmer tant soit peu les esprits. — Passons au dernier point, peut-être le plus important, messire Colomb, pour apprécier la taille du voyage que vous nous proposez. Combien mesure un mille, d’après vous ? Attendez, attendez ! Je vais deviner. Quelque chose me dit que, de nouveau, vous aurez choisi le plus court, le mille italien, d’un quart plus modeste que le mille arabe. Je me trompe ? Mon frère ne pouvait qu’acquiescer. Il le fit avec hauteur, malgré les quolibets : bien sûr, le mille italien ! Quel chrétien serais-je pour prêter foi à des calculs d’incroyants ? Cette fois, Dom Diego dut évoquer la personne du Roi pour que revienne un semblant de silence. — Notre Comité me paraît donc suffisamment averti. Selon monsieur Colomb, dont, sous son contrôle, je reprends les dires, la mer qu’il se propose de traverser vers l’ouest est… étroite. Car, premièrement, un nombre de degrés restreint nous sépare de l’Inde : 78. Car, deuxièmement, chacun de ces degrés vaut, pour lui, 56 milles 2/3. Car, troisièmement, ces milles sont italiens, c’est-à-dire les plus brefs. Si vous n’avez plus rien à ajouter – il laissa un silence –, je déclare close cette session de notre Comité. Lequel rendra à Votre Majesté rapport sous huitaine. Laquelle Majesté se leva et, contre toute attente, vint, tout sourire, vers mon frère et, plus étonnant encore, lui prit les deux bras. Avant, dans un silence total par miracle revenu, de lui répéter son affection ainsi que l’intérêt qu’il portait à son Entreprise « dont (je me souviens des mots exacts) vous voudrez bien me reparler sans tarder ». Il est remarquable de noter qu’entendant ces amabilités royales, les Mathématiciens changèrent à l’instant de visage. Le mépris qu’ils témoignaient à mon frère devint obligeance. J’ai même, venant du plus terrible, maître Rodrigo, entendu des encouragements : — Il vous suffirait, capitaine, de revoir quelques calculs pour que nous donnions plein avis favorable à votre si beau projet. Telle est la nature de l’oreille humaine : elle entend plus distinctement la voix de la puissance que celle de la conviction. C’est accrochés à ces deux bienveillances, celle, spontanée, du Roi, et celle, courtisane, du Comité, que nous avons attendu le verdict. Hélas pour nous, les Mathématiciens n’avaient pas l’âme courtisane, mais scientifique. Loin du regard de leur Roi, ils recouvrèrent leur dignité en disant leur conviction : « Les calculs de ce marin Colomb servent peut-être ses desseins personnels, mais aucunement la Vérité. Conséquemment si d’aventure Votre Majesté apportait son concours financier à ce voyage, Elle aurait toute chance de perdre plus que sa mise : la considération des personnes raisonnables. » Jean II convoqua mon frère, lui montra les conclusions du Comité, lui dit sa désolation, mais qu’étant donné la haute réputation de ces savants, il ne pouvait passer outre à leur avis. Il lui redit sa désolation, lui multiplia les signes de son estime et de son affection. Et comme, insigne honneur, il le raccompagna jusqu’à la porte, il le pria de ne pas lui tenir rigueur de cette décision et de lui garder fidélité. Ces nobles et sensibles paroles, au lieu d’apaiser la colère de mon frère, l’enflèrent jusqu’à la fureur. Le soir, sa décision était prise. Pour lui, mais aussi pour moi. La famille Colomb, n’étant pas de celles qui supportent les affronts, ne pouvait plus rester un jour supplémentaire dans le royaume du Portugal si fermé aux Vraies Découvertes. Avouons qu’une semaine nous fut tout de même nécessaire pour vendre ce qu’on voulut bien nous acheter, fermer l’échoppe, bref, plier bagages. Et c’est ainsi que, le 17 octobre de l’an 1484, nous quittâmes ma chère Lisbonne. J’aime à croire fondée mon impression de ce jour-là : la ville semblait tout autant attristée que le Roi de nous voir partir. Mais il est vrai que Lisbonne se complaît volontiers dans l’affliction. Nous voyageâmes ensemble jusqu’à Coimbra. Puis nos chevaux s’écartèrent : nos chemins se séparaient. Le père et le fils se dirigeaient vers l’Espagne. Moi, je devais prendre la route de Porto, vers le nord. Leur jetant un dernier regard, mon cœur se serra. Mon frère tenait la main de son petit Diego qui allait sur les cinq ans. Moi, je ne tenais rien. Christophe m’avait confié cette mission fumeuse : défendre la cause de l’Entreprise des Indes auprès des deux cours royales d’Angleterre et de France. Ainsi s’achevait mon récit. Je puis vous assurer qu’il avait tenu mes deux dominicains en haleine Pas une fois je n’avais été interrompu. Chaque jour, durant les trois semaines qu’il avait duré, Las Casas et son scribe Jérôme étaient arrivés à l’heure dite, comme s’ils ne vivaient que de cette histoire. Chaque jour ils avaient gagné ma chambre en traversant la chapelle, s’étaient assis et m’avaient écouté. Avec une immobilité de cadavre. Seuls bougeaient les doigts de Jérôme, pour noter. Raconter n’est rien d’autre que naviguer. Il faut trouver la bonne veine de vent. Ensuite, il suffit de se laisser pousser. J’avais trouvé la bonne veine : Christophe. J’ai attendu, quelque temps, que l’un d’entre eux m’interroge, au moins par politesse, sur mes huit années d’Angleterre et de France… Aucune question n’est venue. Je n’en ai pas été surpris. Ils n’étaient occupés que de Christophe. Alors je me suis levé : — Je n’ai plus rien à dire. La suite vous la connaissez mieux que moi : la manière dont mon frère a fini par convaincre la Reine Isabelle et le Roi Ferdinand. Puis le fameux départ, le 3 août 1492, de Palos de Moguer. Ils se sont levés à leur tour. Las Casas m’a pris les deux mains. Il m’a dit sa gratitude, plusieurs fois, avec chaleur et, semblait-il, conviction. Puis il m’a souhaité bonne santé. Car il partait pour l’Espagne. Il allait, avec Montesinos, y plaider la cause des Indiens. À son retour, il entendait bien reprendre « nos conversations ». — Nous n’avons pas répondu, n’est-ce pas ? Pourquoi cette curiosité, pourquoi cette fièvre des Découvertes se sont-elles soudain muées en la plus terrible des cruautés ? Je lui ai fait double promesse : essayer d’avancer dans l’élucidation de ce mystère. Et tenter de survivre. Ils s’en sont allés, deux silhouettes blanches saluées par les passants. Je les ai suivis des yeux un instant et j’allais regagner mon antre quand Las Casas est revenu : — J’y pense : frère Jérôme reste dans l’île. Je vous le conseille comme confesseur. Je vous connais bien maintenant. Une âme hantée telle que la vôtre a besoin d’accompagnement pour se préparer a la mort. J’ai décliné l’offre. Maintenant je ne pouvais plus y échapper : c’était à moi, et à moi seul d’affronter les tourments de la mémoire. III La cruauté J’ai décidé de m’offrir un répit. Sept jours durant, je vais tenter d’oublier mon passé. Le présent est plus doux. Mon tombeau est déjà prêt : j’y habite. L’Alcazar est une grosse boîte percée de minuscules fenêtres carrées, peut-être pour indiquer au monde qu’un palais n’a pas besoin de voir pour savoir. Une galerie court à mi-hauteur sur les deux façades du levant et du couchant. Elle est agrémentée d’arcades. Personne n’y passe jamais. Si bien que les soldats qui battent la semelle devant la lourde porte doivent penser qu’ils gardent un palais vide. L’Alcazar est construit en pierres d’ici, qui sont des morceaux de corail. De là vient qu’elles paraissent rongées : elles baignaient jadis dans la mer qui s’y entend pour dévorer. Souvent, je passe la paume sur leur surface rugueuse et leur exprime ma gratitude : vivant parmi vous, il me semble n’avoir pas quitté l’océan, alors qu’à ma grande tristesse je ne puis plus naviguer. Mieux, quand personne ne me regarde – pour ne pas ajouter un nouveau chapitre à ma réputation de folie déjà bien établie –, je colle l’oreille contre l’une ou l’autre de ces pierres rongées. Et comme d’un coquillage me vient le souffle du ressac. Je n’aurais garde de me plaindre. Mon neveu bien-aimé se montre aussi prévenant qu’il est possible. Chaque fois que les obligations de son gouvernorat lui en laissent le loisir, Diego vient en personne s’enquérir de ma santé. Par respect, dont je lui sais gré, Diego a voulu son appartement en tout point semblable au mien une antichambre, une chambre, un cabinet de travail. Nous habitons tous deux l’aile nord du palais, lui au premier étage, moi au rez-de-chaussée. Nos existences se superposent. Sauf qu’il vit et règne sur les Indes et gouverne notre île, tandis que je ne suis plus rien. À mon plafond j’entends, du matin tôt jusque tard dans la nuit, les preuves de son activité, Pour ma part, je ne dois guère le déranger. Quoi de plus discret qu’une existence qui glisse vers sa fin ? L’autre différence entre son étage et le mien, c’est une femme, son épouse, Marie, et tout le monde dit qu’il l’aime. Son appartement à elle jouxte le sien, du côté du couchant. Peut-être a-t-il voulu cette identité entre nos appartements, l’a-t-il voulue pour bien me rappeler le double gouffre qui nous sépare, le pouvoir que je n’ai plus, l’amour que je n’ai jamais eu ? Les bonnes actions sont souvent entretissées d’intentions mauvaises. D’où me vient soudain ce flux d’aigreur ? Décidément, la vieillesse est mauvaise conseillère. Depuis sa naissance, depuis Porto Santo, nous avons toujours été, mon neveu et moi, plus que des amis : des alliés. Et qu’importaient les vingt-sept années nous séparant. Un instinct nous a tout de suite unis : les proches d’un homme tel que Christophe ne pouvaient survivre à la violence et à la permanence de son énergie qu’en se liguant. Ne croyez pas que je m’ennuie. Outre mon travail quotidien de mémoire, je ne manque pas de distractions. Chaque vendredi, par exemple, j’accompagne le Vice-Roi dans sa visite des constructions nouvelles. Et nous voilà partis pour patauger trois heures dans le sable et la boue, pour avaler toute la poussière du monde, pour manquer à chaque pas de nous rompre les os en circulant sur des poutres instables ou des murs non cimentés, pour tancer un à un tous les corps de métier capables de toutes les impudences et d’abord celle du retard. Il faut voir le gouverneur en titre et son prédécesseur (Diego et moi, l’oncle et le neveu) se prenant le bras à tour de rôle, se bousculant, s’indiquant du doigt une perspective, puis une autre, encore une autre, l’un comme l’autre enchantés de voir surgir du sol la belle, si belle cité de Saint-Domingue. Ôla tour militaire de l’Hommage ! Je souhaite bien du courage à ceux qui voudraient nous attaquer, Ô l’élégance de cette façade ! n’est-elle pas un peu trop avenante pour un couvent et, qui plus est, des dominicains ? Cette maison que tu vois là, sais-tu qu’elle fut la toute première ? J’en ai bien connu l’occupant, Francisco Garay, un serviteur de ton père. Dis-moi, ces fondations annoncent un bâtiment gigantesque. Tu diras à ton ami Las Casas que son ordre a du souci à se faire. Les Franciscains auront bientôt un monastère de première puissance ! Cher Bartolomé, te sens-tu la force de descendre dans les égouts ? Le réseau décidé par Nicolas de Ovando n’est plus suffisant. J’ai ordonné de l’étendre… De toutes les activités du Vice-Roi, celle de bâtisseur est sa préférée. J’ai connu cette ivresse quand moi aussi j’ai créé une ville. Voir une idée devenir tracé sur une feuille, voir ce tracé devenu pierres et ces pierres devenir églises, palais, hôpital, puis voir la vie, le fourmillement des hommes s’installer où, peu avant, n’était rien que de l’herbe et des arbres… Celui qui se dit : de cet enchaînement de métamorphoses je suis la cause, celui-là, une redoutable folie le guette, celle de se prendre sinon pour le Créateur Lui-même, du moins pour quelqu’un de Sa corporation. Ces promenades me procurent un autre plaisir dont je dois hélas avouer qu’il est encore supérieur à celui qu’éprouve le créateur de villes. C’est une flamme qui me tord le ventre, à la manière de l’envie qui, jadis, me prenait d’une femme ; c’est aussi un ricanement sardonique qui me crispe la mâchoire. C’est une gaieté lumineuse qui, d’un même élan, inonde l’intérieur du crâne et, malgré leur faiblesse, ordonne à mes jambes de danser : c’est, disons-le avec franchise, le délice incomparable de la revanche. N’oubliez pas qu’à peine avais-je été nommé par mon frère, le 5 mars 1496, Adelantado et Gouverneur de cette île, une troupe d’Espagnols, plus avides que les autres et plus dépourvus de morale, se rebellèrent contre l’ordre que j’entendais faire désormais régner. Un redoutable capitaine avait pris leur tête, il avait pour nom Francisco Roldán – que Las Casas, dans son histoire, le raconte tel qu’en lui-même, la pire race de bandit ! Une véritable guerre civile s’ensuivit. Ces rebelles, je ne sais comment, avaient plaidé leur cause auprès de la Reine et du Roi et, plus invraisemblable encore, les avaient convaincus que je devais être remplacé. Mon successeur arriva durant l’été 1500 et sa première mesure fut de nous mettre aux fers, dans la cale d’une caravelle, Christophe et moi. Et c’est ainsi, tels des malfaiteurs, que nous fûmes reconduits en Espagne où nous ne mîmes pas longtemps à expliquer la vérité aux monarques. Mais le mal était fait. Aussi vous comprendrez ma jubilation d’aujourd’hui. Quoi de plus délectable que revenir sur le lieu de sa plus grande honte en triomphateur, neveu aimé du Vice-Roi, accompagné de la très officielle et sans cesse renouvelée faveur royale ? Je prends une jouissance jamais rassasiée des protestations d’éternelle amitié de mes anciens ennemis. Et ceux qui ont l’impudence de me fuir, je vais chercher un à un leurs regards et les oblige à l’allégeance. J’aimerais pardonner. J’ai trop de rancœur et sans doute de petitesse dans l’âme pour atteindre cette magnanimité. Trois seules ouvertures me relient au monde extérieur. La première n’est qu’un soupirail, haut perché au-dessus de mon lit. Je ne l’ai jamais vu que fermé. La deuxième est la porte. Ne l’empruntent que le domestique chargé de me nourrir, mon confesseur et, parfois, mon neveu le Vice-Roi. La troisième est mon amie, mais je ne peux l’atteindre qu’au péril de mes os. Il s’agit d’une fenêtre complétée par deux sièges creusés dans l’épaisseur du mur. Pour rejoindre cet incomparable poste de guet, je dois grimper sur un coffre et, de là, gagner un rebord de marbre glissant comme de la glace. Je sais que ces exercices ne sont plus de mon âge, qu’un jour je me briserai la tête ou les deux hanches. Je sais que je devrais me déprendre une bonne fois pour toutes de cette maladie de curiosité qui est, paraît-il, le pire de ma nature. Mais une force en moi finit toujours par l’emporter sur la prudence et la raison. La récompense qui m’attend là-haut est à la mesure des efforts fournis et des risques encourus. De ce belvédère, mon regard peut embrasser l’entièreté du port. À Gênes, personne ne donnait d’ordres à ses jambes, et pourtant tout le monde se retrouvait au port. Il est vrai que toutes les rues étaient en pente raide et que toutes ces pentes allaient vers l’eau. — À quoi sert le reste de la ville ? avait un jour demandé Christophe. Nous n’avions pas dix ans. Et notre conclusion avait été que le reste de la ville ne servait à rien. — Tu crois qu’il y a des villes sans port ? — Je crois que dans ces villes-là, personne ne survit. — Je crois aussi. Santo Domingo n’est pas Gênes, ni Lisbonne. Ne serait-ce que pour une raison : à Lisbonne et à Gênes on ne parvenait pas à compter tous les bateaux amarrés aux quais. À Santo Domingo, les doigts de quatre mains suffisent. Je n’ai jamais vu plus de vingt caravelles ensemble dans la rivière Ozama. Santo Domingo n’est qu’un tout petit port encore dans l’enfance. Le quai principal n’est qu’un ponton. Quant aux entrepôts, avec la meilleure volonté calculatrice du monde, je ne suis arrivé qu’au chiffre de cinq, et encore : au cinquième, il manque un toit. Las Casas, me trouvant un jour à mon perchoir, m’avait demandé : — Qu’est-ce qui vous plaît tant dans les ports ? — On y voit le spectacle de la vie comme nulle part ailleurs. Il m’a considéré longuement. Il a hoché la tête. — C’est bien ce que je pensais. Les ports ne vous valent rien. Devant mon air interloqué, il a daigné préciser : — Vous m’avez dit vouloir vous préparer à la mort. Je constate que les ports vous rattachent à la vie. Donc vous devez rompre avec les ports. Je n’ai pas fait le compte. Depuis ma naissance, j’ai dû rencontrer des milliers d’être humains dont des cosmographes, des mathématiciens : personne n’est plus logique qu’un dominicain. Je suis redescendu penaud de ma vigie. Et j’ai juré d’y espacer mes visites. Dorénavant, j’attends la nuit pour reprendre mon observation. Je regarde dormir le port. La marée monte et descend sous les caravelles immobiles. À la moindre lueur de la lune, l’eau miroite. Sans l’entendre, je devine ses bruissements qui réveillent ma vessie. Maintenant j’emporte un vase pour n’être pas obligé de quitter ma haute fenêtre. Dans le chenil, les chiens, les terribles chiens d’attaque ne cessent d’aboyer. On les nourrit juste assez pour qu’ils ne meurent pas, mais gardent leur férocité. De longues files sombres, sans doute de rats, se faufilent sous les portes des magasins. Là-bas devant la porte, des soldats jouent aux dés. À voix basse, j’appelle Christophe. Je voudrais qu’il me donne la permission. Il n’était pas prévu que je raconte son histoire. Je le répète, c’est à Hernán, son deuxième fils, qu’il en avait confié le soin. Saurai-je transmettre notre fièvre de toutes ces années-là ? Ce matin, comme presque tous les matins, une messe a été célébrée en hommage au Découvreur. Tout au long de l’office, me rappelant son Livre des prophéties, je me suis demandé si le titre de Découvreur aurait convenu à mon frère : il se croyait annoncé. Désigné. Ainsi, pour lui, son œuvre n’était pas une découverte. Plutôt un accomplissement. Je suis sûr qu’à ses yeux il s’était contenté de réaliser les plans de Dieu. Prolongeant ma pensée, je me suis rendu compte que les Indiens de cette île partageaient le même univers que Christophe. Eux aussi vivaient dans les signes du passé. Nous voyant arriver sur leurs plages, ils ne nous avaient pas découverts. Eux aussi, ils nous avaient reconnus. Voilà pourquoi nous avions si aisément triomphé d’eux. Comment trouver en soi l’énergie de lutter contre des événements prévus depuis les origines, le temps du rêve ? * * * Quand la nuit se fait oppressante, et que mes jambes sont trop lourdes pour que je grimpe à mon perchoir, je promène une chandelle le long des murs, ces murs faits de pierres de corail. Je vois des coquillages, des libellules figées, des squelettes de poissons, des branches d’éponges, des forêts miniatures. J’ai vraie jalousie de ces pierres : elles savent raconter sans phrases, et leurs histoires ne craignent ni les rongeurs de bibliothèques, ni les inondations, ni les incendies, elles sont inscrites pour toujours et à jamais. Que n’ai-je cette ambition pour mon récit. Allez, mes sept jours de repos s’achèvent. Je dois tenir la promesse faite à Las Casas, repartir, quoi qu’il m’en coûte, à l’assaut de la vérité. Peut-être le ver était-il dans le fruit ? Peut-être la violence de la Découverte était-elle inscrite dans les violences du départ ? Vendredi 3 août 1492. Quelle place tient cette date dans le calendrier de Dieu ? Pour fêter quel anniversaire secret s’est-il offert en ce même jour deux spectacles d’une telle intensité ? Il aurait pu, étant la Puissance même, différer l’un ou l’autre pour éviter qu’ils ne se chevauchent. Il aurait pris un plus délicat plaisir à chacun. Mais telle n’a pas été Sa volonté. C’est donc qu’Il avait un dessein. Que je cherche encore aujourd’hui. Mieux vaut, paraît-il, avant de trépasser, se purger deux fois : la vessie et la mémoire. On se sent plus léger pour quitter cette terre. À l’instant, je me suis vidé le ventre. Au tour des souvenirs. 3 août… Les Juifs n’avaient que cette limite en tête : à cette date, ils devaient tous avoir quitté le royaume. Décision de la Reine Isabelle et du Roi Ferdinand. 3 août. Pourquoi mon frère avait-il choisi ce même jour pour larguer les amarres ? En avait-il reçu l’ordre et, de quelle autorité venait cet ordre ? Je pourrais te raconter la bataille qu’eurent à mener Christophe et ses équipages pour résister aux Juifs en quête désespérée d’un navire. Je pourrais évoquer pour toi les désormais légendaires Santa Maria, Pinta et Niña quittant, dans un glorieux soleil couchant, le port de Palos. je pourrais, avec minutie et sentiment, te décrire la flotte disparate descendant lentement vers la mer, les trois caravelles perdues parmi les embarcations de toutes sortes achetées à prix d’or par ceux qu’on obligeait à partir. Je pourrais te faire entendre, sous les ricanements des mouettes, les pleurs, les chants des exilés. Je pourrais… la tentation est vive. Cette confession quotidienne a réveillé en moi un goût que j’ignorais, celui de la narration, l’ivresse de captiver par des mots sans toujours respecter la vérité. Cette fois, héroïquement, je résiste. Cette fois, je ne te mentirai pas. Je suis arrivé trop tard, oui, tu as bien entendu, trop tard pour assister au départ de mon frère. La faute lui en revient, qui n’a pas jugé bon de me prévenir. Encore que je connaisse les marins : leurs décisions n’obéissent pas aux calendriers ; ils s’en vont quand ils se sentent de s’en aller. La faute en revient aussi à la Reine Isabelle et au Roi Ferdinand : leur décision avait encombré les routes. Certains des Juifs avaient choisi d’aller se réfugier au Portugal. La plupart fuyaient vers le sud. Impossible de forcer l’allure : des familles et des familles occupaient la chaussée, chargées comme des baudets. Inutile et dangereux de passer par les champs : les paysans nous attendaient avec des fourches et des chiens. Je n’eus d’autre issue que de me mettre au pas commun. Deux jours durant, je demeurai prisonnier de ma fureur et ne cessai de gronder contre la Terre entière, coupable de me faire manquer le vrai départ de l’Entreprise. Et puis je commençai à m’intéresser à d’autres détresses que la mienne, celles de mes compagnons de chemin. — Depuis combien d’années viviez-vous en Espagne ? Autour de moi, on se battit pour répondre. C’est une petite fille qui triompha, car sa voix était la plus aiguë : — Depuis la première destruction du Temple de Jérusalem ! Imaginez ma stupéfaction. Un vieil homme, que je soutenais de temps en temps dans sa marche, compléta mon savoir : — Ma petite fille parle de 585 avant notre ère. Nous appartenons à la tribu de Benjamin. Nous habitions Tolède. Vous savez d’où vient ce nom ? Je lui avouai mon ignorance. Nous avions eu le temps d’un peu parler. Je lui avais dit mon intérêt pour l’origine des appellations. — De l’hébreu taltelah, qui signifie « tribulations ». * * * Le 3 août était passé. Avec ma foule de Juifs je parvins enfin à Palos où, depuis des jours et des jours, tournait et retournait une autre foule de Juifs. Aller, venir, s’attrouper, s’éloigner, se perdre, se retrouver… Jamais humains n’avaient autant multiplié leurs pas et jamais pas humains n’avaient engendré autant de poussière. Août est le milieu de l’été, le cœur de la sécheresse. Depuis des mois, aucune pluie n’était tombée du ciel et comme c’est l’eau qui unit les éléments, la terre n’était plus que sable, qu’un simple contact du pied projetait vers le ciel. Dieu, dont les contradictions accroissent la grandeur, qu’il soit loué dans les siècles des siècles, n’avait sans doute pas voulu que fût trop visible ce spectacle de détresse pourtant permis par Lui. D’où l’interdiction qu’Il avait faite au vent de se lever. C’est dans cette brume jaunâtre que se tenait un ultime et terrible marché. — Je veux un bateau. Nous sommes huit. — Qu’il est comique, celui-là ! Il ne reste plus une seule planche depuis une semaine. — Combien tu me donnes pour ce plat d’argent ? — Cinq pesos. — Mais il en vaut mille. — À prendre ou à laisser. — Une maison à Madrid vous intéresse ? J’ai son titre de propriété. — Je t’en propose mon âne. — Pourriez-vous répéter ? Avec toutes ces tractations alentour je crains d’avoir mal entendu. — Vous autres Juifs, vous avez de la peau dans les oreilles. Il faudrait vous les circoncire. Ah ah ! Je te répète : mon âne contre ta maison ! À prendre ou à laisser. « À prendre ou à laisser », « à prendre ou à laisser », tel était le premier refrain du marché de Palos, régulièrement interrompu par un deuxième refrain clamé par un soldat, toujours le même, qui prenait plaisir manifeste à fendre et refendre la foule : — Juifs ! Ce que vous avez volé à l’Espagne demeurera en Espagne. Il agrémentait ses rappels à la loi de commentaires personnels, de plus en plus fournis au fil des heures, toujours plus détaillés, plus pratiques. — Juifs ! Ne tentez pas de dissimuler, on vous connaît, on vous fouillera avant de vous laisser partir, les vêtements et le corps, la bouche et le cul. Juifs ! Par ordre de la Reine et du Roi, vous n’avez le droit de rien emporter. De telles chansons renforçaient la férocité des négociations, s’il en était besoin : — Tu as entendu ? En t’achetant quelque chose, par humanité pure, je me rends complice d’un crime. À prendre ou à laisser. À prendre ou à laisser. * * * Ce soldat, comment aurait-il pu deviner qu’un de ces maudits de Dieu avait tranquillement embarqué sur la Santa Maria ? Mon frère m’avait écrit son projet. Il comptait embaucher un Juif pour lui servir d’interprète quand il aurait abordé des terres inconnues. D’après lui, les gens de cette race, qui commercent partout, pratiquent toutes les langues. Depuis Babel, Dieu, sans doute pour les punir, leur a insufflé ce savoir qui écartèle la tête et finit par rendre fou. Et je m’endormis. J’ai honte de l’avouer, mais je m’endormis, d’un coup, alors que je venais de m’asseoir sur un tas de vieux cordages. La raison de ce sommeil, je ne la connais que trop bien et je vais te la dire, malgré la très mauvaise opinion que tu auras de moi sitôt après l’avoir entendue. La fatigue n’était pas en cause. D’ailleurs, comment oserais-je évoquer un épuisement personnel alors que toutes ces familles tournaient en rond ici depuis des semaines et avaient dû marcher d’autres semaines pour atteindre ce bord de l’eau ? J’ai beaucoup pensé à ce sommeil, à cette perte brutale de connaissance alors que tout, le vacarme, les odeurs pestilentielles, les bousculades permanentes, aurait dû me tenir éveillé. Et j’ai compris que mon goût pour la cartographie était une forme du même sommeil, venait du même refus de voir le vrai visage du monde. Qu’est-ce qu’une carte ? Un morceau résumé et pacifié de la Terre. Qu’est-ce qu’un cartographe ? Quelqu’un qui s’arrange pour vivre à l’écart de la vie et de ses horreurs. À l’original il préfère le portrait ou, mieux, pour conserver plus de tranquillité encore, le schéma du portrait. Qu’est-ce qu’un homme qui dort ? Un homme qui fuit. * * * Quel courage je ne sais comment recouvré, ou quel remords, me sortit de cette léthargie ? J’ouvris les paupières. La nuit avait changé de couleur. Jaune tout à l’heure, elle était devenue noire. Et ce noir de la nuit était plus clair que le jaune du jour. Un quartier de lune illuminait des centaines et des centaines de familles inanimées tout au long des quais. Quand elles avaient cessé de marcher, la poussière née de leurs pas était retombée sur elles. D’où ce très mince voile de sable qui les recouvrait toutes, comme un linceul, et aussi les soldats, de même que les « commerçants », tous pareillement vaincus par l’épuisement et unis dans un repos commun, victimes et bourreaux mêlés. Je m’arrachai à cette sordide connivence et, enjambant les corps, m’éloignai du port. D’ailleurs, qu’est-ce qu’un port, sinon une fosse remplie d’eau quand il ne reste plus aucun bateau ? * * * Je tombai sur des ombres. Une famille d’ombres. J’en comptai six, deux ombres adultes et quatre ombres enfants, assises, plutôt effondrées sur un muret. Elles s’inclinaient lentement, toutes les six, d’avant en arrière. C’est ainsi que prient les Juifs. Mais leur prière n’était peut-être que de la fatigue. Je m’approchai. — Vous venez de loin ? Que puis-je faire ? La plus grande ombre leva lentement les yeux vers moi comme si elle revenait de très loin. Un visage parut, dévoré par une barbe. Deux yeux me considéraient. Je les revois encore aujourd’hui, ces deux yeux. Je n’ai jamais rencontré tant d’étonnement dans un regard : «On dirait bien qu’un homme s’est adressé à moi. On dirait bien qu’il me parle. Il me parle sans aboyer. Je croyais que tous les hommes s’étaient changés en chiens. Pourtant cet homme me parle. Je croyais que le Roi et la Reine avaient interdit aussi de parler aux Juifs… » Au-dessus du regard, les sourcils étaient froncés, comme ceux de quelqu’un qui fait effort, qui cherche dans sa mémoire. Je renouvelai mon offre : je peux vous aider ? Je ne reçus pas de réponse. Le regard ne s’étonnait plus. Il avait dû achever son examen et conclure à une illusion : il n’était pas possible qu’un non-Juif s’avançât vers un Juif pour lui proposer de l’aide. — S’il vous plaît, monsieur, laissez-nous. Et il se mit à se lamenter. Il avait une voix aussi ténue que le trait d’eau qui serpente entre les cailloux en été, aussi fragile que ce qui demeure alors du fleuve. « Ma gorge est enrouée par mes cris. Ma langue se colle à mon palais. Mon cœur bat la chamade à cause de ma grande tristesse… » La femme se leva d’un bond : — Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu fait cadeau d’un tel mari ? Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi suis-je toujours seule au monde dans la guerre ? Et elle se tourna vers moi : — Nous avons besoin de pain. Merci. * * * Quand je revins avec le pain arraché à un boulanger sous la menace de mon épée, toute la famille s’était réveillée et m’attendait comme un sauveur. J’aurais juré que les enfants avaient été faits beaux, coiffés et presque dépoussiérés. — Saluez notre ami, dit la mère. Les enfants se précipitèrent vers moi. C’est alors que je distinguai, un peu à l’écart, allongés sur le sable, un petit garçon et une petite fille qui se tenaient dans les bras l’un de l’autre. Ils se tenaient embrassés. Ils ne semblaient pas avoir dépassé dix ans. Je demandai à la femme si elle connaissait ces enfants et pourquoi elle ne faisait rien pour interrompre leurs caresses obscènes. — Ils sont mariés d’hier. — À cet âge ? — Un rabbin les a unis. L’épouse est ma fille. Je ne pus m’empêcher de dire à la femme que sa religion était décidément bien étrange, qui autorisait des unions entre enfants. — Il est écrit que l’époux doit prendre soin de son épouse et l’épouse de son époux. D’après vous, monsieur, qui savez tout, que nous réserve l’avenir ? Rien que de la séparation et de la solitude. Quand ils n’auront plus personne pour s’occuper d’eux et nulle part où aller, ce mariage sera leur pays. L’homme avait repris sa mélopée : Ma gorge est enrouée par mes cris,/ Ma langue se colle à mon palais,/ Mon cœur bat la chamade à cause de ma grande douleur et de mon malheur,/ Ma tristesse est grande et empêche/ Le sommeil de s’épancher sur mes yeux./ Combien je me lamente, et combien/ Brûle en moi comme un feu ma colère !/ À qui ferai-je part de ma douleur ?/ S’il y a un consolateur, qu’il me prenne/ En pitié, qu’il me prenne par la main,/ J’épancherai mon cœur devant lui,/ Je lui dirai une part de mon malheur./ Peut-être, en parlant de ma tristesse,/ Calmerai-je mon émotion ? La femme le prit aux épaules, elle le secoua si fort qu’il aurait dû casser. — Arrête ! Tu ne peux pas arrêter ? Rien qu’une fois arrêter ? Rien qu’une fois m’aider ? L’homme hocha la tête et continua. Seule concession : il avait encore baissé la voix et les mots sortaient sans bruit de sa bouche. Cette plainte entendue dans la nuit terrible du 5 au 6 août, je ne l’ai jamais oubliée. J’ai longtemps cru qu’elle n’était que l’invention de cet homme. Je n’ai appris qu’en arrivant ici, sur l’île d’Hispañola, l’auteur véritable de cette lamentation. Un jour, à la promenade, comme je me la rappelais à voix mi-haute, un passant, m’entendant, a sursauté et s’est retourné : — D’où connaissez-vous… Il regardait en tous sens, apeuré : — Salomon ibn Gabirol ? Mon grand âge et mon air égaré durent le rassurer. Assez pour qu’il me raconte. Salomon était né peu après l’an mil dans la ville espagnole de Malaga. Bientôt orphelin, il trouva soutien auprès du chef de sa communauté juive, le vizir du calife de Saragosse. Quoique enfant, il l’enchantait de ses poèmes. Hélas, le vizir fut assassiné, la communauté décimée. Il fallut quitter Saragosse. Salomon avait dix-neuf ans. C’est alors qu’il composa la plainte murmurée près de cinq siècles plus tard. Son histoire transmise, le passant disparut. Alors m’est venue cette réflexion qui, depuis lors, m’accompagne. De même que les oliviers traversent les siècles sans mourir, de même les plaintes : elles plongent leurs racines si loin dans la terre, au cœur de l’espèce humaine. Qu’est-ce qu’un dominicain ? De plus en plus souvent, d’étranges projets me viennent : par exemple, ouvrir en deux le corps de Las Casas, quand il reviendra d’Espagne, désembusquer l’âme qui s’y cache et l’examiner à loisir. Il serait souhaitable aussi de lui couper la tête pour observer le fonctionnement de son cerveau. Qu’est-ce qu’un dominicain ? Lorsque mon frère mourut, au milieu du printemps 1506, j’étais dévasté. Il me laissait un monde d’autant plus vide qu’il l’avait agrandi. J’errais sans but. N’ayant parlé qu’à lui, je continuais. On me tenait pour fou. Une idée me vint, selon laquelle Christophe, avant le grand saut vers l’au-delà, s’était réfugié à Lisbonne. N’était-ce pas dans cette ville que nous avions préparé ensemble son voyage ? J’y courus. J’avais envoyé un courrier à Samuel, le cher compagnon de ma jeunesse dans l’atelier de maître Andrea, celui qui préférait dessiner le visage de ses enfants plutôt que le trait des rivages. Souvent j’avais repensé à lui. Son humanité me manquait ; je me disais qu’elle seule pourrait m’apporter un peu de paix. Des voyageurs m’avertirent, dès la frontière du Portugal : ils répétaient, encore terrorisés, que la peste avait frappé la ville, qu’elle y faisait des ravages et que le Roi Manuel, pour sauver sa vie, s’était réfugié dans une de ses campagnes. Je continuai pourtant mon chemin. Le désespoir est une armure contre laquelle ricochent les peurs. Les mauvaises rencontres ou les maladies vous indiffèrent. Peut-être même les souhaitez-vous ? Sans doute au fond de vous quelqu’un appelle-t-il la mort qui, seule, vous délivrera. Ces voyageurs avaient dit vrai : une épidémie m’attendait. Mais au lieu de la peste annoncée, je rencontrai pire : la sauvagerie. À peine avais-je franchi la porte du Levant que je croisai trois hommes qui en poursuivaient un quatrième. Ils l’acculèrent contre un mur et l’égorgèrent. Se retournant vers moi, ils m’examinèrent longuement. Je sens encore, quand je repense à la scène, les deux pointes de couteau me griffer la gorge. L’un de ces bandits décida que je n’avais « pas l’air d’en être ». Les autres acquiescèrent et me laissèrent aller. Plus loin, je rencontrai une populace hurlante, emmenée par des femmes. Elles frappaient des poings les portes closes de l’église. Ouvrez ! criaient-elles, et rendez-les-nous ! le bûcher les attend ! L’une de ces furies brandissait une torche et menaçait d’en faire usage. L’air de Lisbonne, que j’avais connu si doux, paisible, musical, résonnait de clameurs, d’explosions, de coups sourds, de ces claquements précipités qui annoncent qu’un homme fuit, et le seul parfum était le remugle, âcre et tiède, des incendies. Je hâtai le pas, ne comprenant rien à ces rixes, mais commençant à trembler pour mon ami Samuel. Il avait dû donner des ordres car, sitôt arrivé devant son domicile, sa porte s’ouvrit. Un vieil homme m’accueillit. “Je me nomme Luis. Je sers monsieur Samuel.” Et, tandis que j’avançais vers le petit jardin intérieur, j’entendis derrière moi qu’on poussait trois verrous. Mon ami m’attendait. Nous nous étreignîmes et sans tarder, sans même attendre le réconfort d’un verre d’eau, je demandai quelle folie s’était abattue sur Lisbonne. — L’histoire est longue, débuta Samuel, et l’on craint d’en connaître la fin tant chaque jour est suivi d’un jour pire que le précédent. «Depuis 1492, l’Espagne pressait le Portugal d’agir comme elle et de chasser ses Juifs. Le Roi Jean résista. Mais son successeur, Manuel, avait l’ambition de réunir sous son sceptre les deux royaumes ibériques. Dans ce dessein, il avait résolu de prendre pour femme la fille des monarques espagnols, Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon. Cette princesse, elle aussi prénommée Isabelle, refusait de poser le pied sur une terre qu’elle disait “infestée”. « Plutôt que de chasser les Juifs, le Roi Manuel décida de les convertir tous, de gré ou de force. Le 6 octobre 1497 – comment oublier cette date ? – des soldats vinrent nous chercher dans nos maisons et nous entraînèrent vers le port, soi-disant vers des bateaux. Nous nous sommes retrouvés vingt mille sur le quai de la Ribeira, tous les Juifs de Lisbonne, tous, des nourrissons aux vieillards. Samuel sourit : — Et nous avons été tous baptisés ensemble. Tu as devant toi un bon catholique. — Vrai catholique ? — Comment abandonner les rituels de nos ancêtres ? — Alors je comprends qu’on se méfie de vous. — Leur haine vient surtout du fait que, devenus catholiques, nous partageons leurs droits. Ils avaient des chasses gardées, des emplois réservés. Nous y accédons peu à peu. Comment accepteraient-ils notre concurrence sans lutter ? Soudain la honte me prit. J’avais oublié l’essentiel : — Comment vont tes enfants ? Plus de vingt années avaient passé depuis l’atelier de maître Andrea, ils avaient grandi, forcément, et quitté leurs parents. Mais je cherchais leurs traces dans cette maison et, brusquement, je sentis un grand vide. Mes yeux revinrent vers Samuel. Il pleurait. Il pleura longtemps, sans larme. J’avais posé la main sur son épaule. Des tourterelles s’étaient approchées. On aurait dit qu’elles s’associaient à sa peine. Enfin il reprit son récit : — En 1493, nos capitaines découvrirent, au milieu du golfe de Guinée, une terre. Ils l’appelèrent l’île des Lézards, avant de la nommer Saõ Tomé. En réalité, ces lézards étaient des crocodiles. Le Roi Jean II décida néanmoins de peupler cette nouvelle colonie. Il y envoya des esclaves, des galériens et deux mille enfants juifs ravis à leurs familles. La plupart sont morts. Je ne sais pas ce que les miens sont devenus. Pardonne-moi. Il se leva. — Luis te conduira à ta chambre. Et il s’éclipsa. Je n’avais pas remarqué qu’il avait tant perdu de lui-même, si bien en chair autrefois, presque replet. Ses pas ne laissaient aucune trace sur le sable de l’allée. Les tourterelles le suivaient. Je laissai cette ombre disparaître, puis demandai à Luis ce qu’il était advenu de la femme de mon ami. — Elle est morte d’attendre. Je repris souffle après ce nouveau coup. — Et Lisbonne, si douce d’ordinaire ? Quelle est la raison de sa présente folie ? Luis raconta, à voix basse, comme s’il n’osait pas encore donner de la réalité à ses paroles. Un mois plus tôt, le 19 avril, une femme qui priait en l’église de Saõ Domingo avait vu sortir du grand crucifix des étoiles dorées. Des centaines de personnes s’étaient précipitées pour assister au prodige. Parmi celles-là se trouvait un converti. Il eut la folie de marmonner qu’une simple croix, morceau de bois en vérité, n’était pas à même d’engendrer des miracles. Dans l’instant, il fut roué de coups, traîné dehors, achevé sur le parvis et brûlé sur un bûcher improvisé, de même que deux de ses frères accourus à son secours. Depuis, la ville était à feu et à sang. Le lendemain, à la grande frayeur de mon hôte Samuel, contre lequel je dus même me battre, j’ouvris les trois verrous et me glissai au-dehors. Le calme n’était pas revenu. Je remontai vers la source du vacarme le plus fort, l’église Sainte Marie-Madeleine. La foule y était si dense qu’elle débordait jusqu’au-delà du parvis, sur la place. Quoique j’étouffe, comme tous les gens de mer, en présence du grand nombre, et que je haïsse le contact trop proche des corps, je luttai et parvins à gagner le transept. En chaire, un homme vêtu de blanc vociférait : — Hérésie ! Hérésie ! La foule entonnait en chœur : — Hérésie ! Hérésie ! — Pureté ! Pureté ! clamait l’homme en blanc. Et la foule scandait : — Pureté ! Pureté ! Le prédicateur s’appuyait sur ces vagues de cris pour lancer encore plus fort : — Détruisez ! Oui, détruisez ce peuple abominable ! — Détruisons ! Oui, détruisons ! Alors le prédicateur, d’un large mouvement circulaire de la tête, considéra l’assistance : — Qu’attendez-vous ? Un bref silence se fit. On se regardait, étonné : — Il a raison. Qu’attendons-nous ? Et la foule se rua vers la sortie, criant plus fort encore : — Hérésie, hérésie, le bûcher pour tous ! Pureté ! Pureté pour Lisbonne ! À mort ! À mort ! Je me laissai entraîner par le flux, aussi terrorisé que secoué de dégoût. Les violences qui avaient ensanglanté notre île espagnole et que je n’avais pas pu ou pas voulu empêcher durant les années où je le gouvernais, voici que je les retrouvais, les mêmes, mêmes gestes et semblables victimes, dans la douce, si douce Lisbonne : une porte de maison enfoncée, une meute humaine qui se précipite à l’intérieur, une femme qu’on traîne dehors par les cheveux, elle continue de tenir serré contre elle son bébé, on le lui arrache, on se le passe de main en main en lui crachant dessus, puis un homme s’en saisit, et, le tenant par une jambe, le fait tournoyer au-dessus de sa tête tandis que rugit la foule, et le fracasse contre la margelle d’un puits. Montesinos m’avait posé cette question : pourquoi ? Pourquoi tant de haine en l’homme ? Et quel est cet être étrange nommé dominicain capable, sous le même étendard du Christ, de risquer sa vie pour sauver des Indiens et d’appeler au meurtre de tous les Juifs ? Dieu seul sait comme j’ai aimé mon travail de cartographe, tout de précision et de rêverie mêlées. Mais, dans une autre vie, je sais que je m’adonnerais à la dissection ; avec une préférence pour les cadavres de dominicains. Quelle tâche plus exaltante que de chercher dans le corps d’un de ces saints hommes l’origine de la violence ? Il doit s’agir d’un organe minuscule en forme de trébuchet, une balance interne qui le fait passer sans prévenir de l’extrême bonté à la pire sauvagerie. Maintenant, je dois parler des chiens. Avant, je ne savais rien d’eux et ne m’en préoccupais guère. Je les croyais juste bons à guider les troupeaux ; à forcer les cerfs et les sangliers ; à tenir compagnie aux humains trop seuls, et le reste du temps à dormir au soleil. Une autre connaissance m’en est venue dans cette île d’Hispañola où je m’apprête à finir mes jours. Christophe, qui venait de la découvrir, m’en avait nommé gouverneur. J’avais créé une ville, je savourais ma toute nouvelle puissance. Une nuit, des aboiements m’ont réveillé. J’ai cru à un cauchemar. Mais j’étais maintenant dressé dans mon lit, les yeux grands ouverts, c’est-à-dire tout à fait réveillé. Et les aboiements continuaient. Ils semblaient venir du fleuve. Leur violence était telle qu’ils me déchiraient la tête. J’ai appelé mes gardes. Sans succès. D’expérience, je sais que nul sommeil n’est plus profond que celui d’un soldat censé veiller sur vous. Je me suis levé, habillé, j’ai marché vers le port. J’ai longé les caravelles. Le vacarme venait de la dernière arrivée. J’ai appelé. Personne n’a répondu, hormis les chiens. Je ne les voyais pas. Ils sentaient ma présence, qui les rendait fous. J’ai regagné la case qui, à l’époque, me tenait lieu de palais. Le lendemain, j’ai convoqué le capitaine. — Pourquoi cette cargaison de chiens ? — J’exécute les ordres. — Des ordres imbéciles. Les voyages sont si rares depuis l’Espagne et nous manquons tellement de tout. — Les ordres sont les ordres. Mon métier est de naviguer. — Et à qui devez-vous livrer ces chiens ? — Demandez aux militaires. Ernesto Alvarez, qui commandait nos troupes, me prit de haut. — Chacun son rôle, Bartolomé. Vous gouvernez, je pacifie. Et comme vous ne m’accordez pas assez de soldats, j’ai bien été obligé de trouver des supplétifs. Vous voulez venir les saluer ? Ces « supplétifs » avaient été débarqués et enfermés dans des cages. Un homme s’avança, large sourire aux lèvres. Il me dit se nommer « Vasco Balboa, éleveur-dresseur, missionné par Leurs Majestés très fidèles ». Il me présenta ses bêtes. — Une cage pour chacun, gouverneur ! Et bien nourris. Autrement, ils se dévorent les uns les autres. Au premier examen, je les pris pour des veaux. Sans doute mes oreilles avaient-elles mal entendu, la nuit précédente, et, abusées par je ne sais quelle angoisse, confondu aboiements et meuglements. Je me réjouis. Le lait n’allait plus manquer. Parmi toutes les missions de la Conquête, Dieu nous a sûrement confié celle de faire venir ici les vaches. Qui pourra imaginer dans vingt ans, dans un siècle, que les indigènes, avant notre arrivée, non seulement ignoraient l’existence de ces animaux, mais n’imaginaient pas qu’une bête pût montrer tant de bienveillance ? Et puis les veaux ouvrirent leurs gueules. Je vis leurs dents. Ce Vasco Balboa avait grande fierté de son métier. Il me raconta son œuvre d’élevage, commencée par son père, un homme passionné par la férocité. Parmi les chiens de troupeau, ils avaient soigneusement sélectionné les sujets les plus aptes, les avaient unis entre eux, et ainsi, de génération en génération, étaient parvenus à créer cette race nouvelle de dogues dont on pouvait attendre de grands services. — Regardez celui-ci. Je l’ai baptisé Leoncico. C’est le plus actif. Alvarez et ses amis ne cachaient pas leur contentement. — Les Indiens qui nous narguent vont avoir à qui parler. Trois jours après, nous partîmes en campagne. Vers La Vega, un village s’était rebellé. Une dizaine de ces molosses marchaient devant. Balboa peinait à les tenir. Il devait courir, tant ils tiraient sur leurs laisses. * * * Le pire effroi commence par de l’étonnement. J’ai vu les yeux des Indiens grands ouverts, qui regardaient la meute sans comprendre. Je m’étais souvent promené dans les villages de l’île. J’y avais vu des chiens. Des chiens normaux, de taille modeste et de manières paisibles. Ils partageaient la vie de la communauté. De temps en temps, les Indiens mangeaient ces chiens. Combien de fois m’en avait-on offert au repas ? Mais ils leur demandaient pardon avant de les occire. Les chiens hochaient la tête. Ils savaient que l’obligation de se nourrir pousse parfois à des violences regrettables. Ces désagréments ne rompaient pas la bonne entente entre les hommes et les chiens. Alors, quelle était cette race d’animaux qui s’avançaient en grondant, montrant les crocs, bavant de rage ? Les Indiens n’eurent pas le loisir de s’interroger longtemps. Les fauves étaient lâchés. Les Indiens détalèrent. L’un après l’autre, ils furent rattrapés. Déchiquetés. Puis lentement, méticuleusement dévorés. Leurs os, même, furent broyés. — Alors, gouverneur, qu’en pensez-vous ? Alvarez et ses soldats avaient suivi la scène, hilares, moquant haut et fort la frayeur des Indiens. — Pourquoi nous donner du mal ? Ces braves bêtes font tout le travail. Vous avez vu ? Quelques chiens font mieux et plus vite qu’une armée. Lesquelles braves bêtes, babines sanguinolentes, venaient, leur tâche accomplie, se faire féliciter par leur maître. Le molosse Leoncico n’avait pas déçu : à lui seul, il avait sauté à la gorge de trois sauvages qui faisaient mine de résister. Puis, sans doute pour se récompenser, il avait débusqué deux enfants qui s’étaient cachés dans du foin. Et les avait avalés. Honte sur moi, je lui ai, en gratitude, caressé la tête. Sur le chemin du retour, je dis et redis ma satisfaction. Les nouvelles, surtout les mauvaises, traversant l’île à la vitesse de l’éclair, tous les Indiens sauraient sans tarder quels alliés terribles nous avions reçus. La paix était pour bientôt. L’Éleveur fanfaronnait. L’orgueil l’avait haussé quelque part, non loin du ciel. Il répondait comme répondent les puissants, du bout des lèvres. — Mes monstres ? Je vous l’ai dit, ce n’étaient, au départ, que des mâtins, des chiens de troupeau tout à fait ordinaires… — Comment leur donnez-vous cette… capacité ? Il me regarda avec le dédain qu’on accorde aux imbéciles. — Ça, monsieur le gouverneur, c’est mon secret. Un secret que bien des cours d’Europe nous envient. Croyez-le ! — Et ce goût, cet… appétit particulier qu’ils semblent avoir des Indiens ? — Cela, rien de plus facile. Depuis leur arrivée, je ne les nourris qu’avec de la chair de sauvages. Vous en tuez tellement, ce n’est pas ce qui manque ! Après six mois de semblables campagnes, toutes victorieuses, où Leoncico et ses compagnons avaient fait merveille, Balboa se présenta à moi. — Vous avez apprécié mon travail, monsieur le gouverneur ? — Il me semble vous l’avoir montré. — Alors, vous ne pensez pas qu’un tel travail mérite récompense ? Je lui rappelai à quel point les finances de notre colonie étaient maigres, avec cette paresse des Indiens à récolter l’or. Il secoua la tête. — Il ne s’agit pas d’argent. Il eut un mouvement brusque. On aurait dit que je l’avais insulté. — Je pense à mes enfants, à ma famille, comme tout le monde. J’ai beau m’occuper des chiens, je participe à la guerre. Avec plus de réussite que beaucoup de soldats. Brutalement, je compris : — Vous voulez un titre de noblesse ? — Il s’agit de ça. Nouvelle honte, je soutins sa demande. L’Éleveur, aujourd’hui, porte un nom plus long : Vasco Nuñez de Balboa. Tel j’étais. Tels nous étions tous, des aveugles, des inhumains, avant que Montesinos ne nous ouvre les yeux. Les capitaines ne m’ont jamais oublié. Ils savent qu’ils trouveront toujours chez moi le plus chaleureux des accueils. À peine débarqués, ils courent au palais de l’Alcazar où, au premier étage, les attend impatiemment le Vice-Roi. Mais, une fois achevé le compte rendu officiel de leur mission, ils ne manquent pas de descendre me voir. Ces marins se nomment Ponce de León, Nicuesa, Ojeda, Esquivel, Velásquez… Autant de vaillants explorateurs, autant d’héritiers de Christophe. Qui se souviendra d’eux lorsque j’aurai disparu ? Je sais qu’une légende est en train de se construire ; elle broiera la vérité. On bâtira une histoire officielle qui ne retiendra qu’un ou deux noms. Lors de ces visites, je retrouve mes vingt ans. Comme au bon vieux temps de Lisbonne, j’écoute de toutes mes oreilles les récits des marins et je reporte leurs découvertes sur une petite carte de ma façon. Et qu’importe si mes doigts, tordus comme des sarments, ne tiennent plus la plume aussi fermement qu’autrefois, mes tracés racontent l’agrandissement progressif du monde. Îles de Cozumel et de Margarita, Côte des perles, Castille d’or, Honduras, Yucatán… Christophe est mort convaincu d’avoir réussi son Entreprise : pour lui, tous les territoires sur lesquels il abordait étaient bel et bien morceaux des Indes. Le doute grandit parmi nous, ses survivants. Et chaque progrès de l’exploration accroît notre incertitude. Rien n’y rappelle Cipango, et moins encore l’empire du Grand Khan : ni les paysages, ni l’architecture des bâtiments, ni le visage des autochtones. Se pourrait-il que Christophe ait découvert un continent absolument inconnu jusqu’à lui ? Je me rappelle les ricanements des mathématiciens du Comité : « Les Indes, monsieur le Génois, se trouvent bien au-delà de l’ouest que vous ne le dites. » Alors mon frère se serait trompé. Ou nous aurait menti. Quoi qu’il en soit, ne mériterait-il pas une gloire encore plus grande ? Qu’y a-t-il de plus noble : trouver vers le connu une route inédite, ou inventer de l’inconnu ? * * * Je reçois d’autres visiteurs qui ont aussi l’exploration pour sujet mais qui ne sont pas des marins. Peu après le fameux sermon, à croire que frère Montesinos avait réveillé les audaces et le besoin de vérité, un homme se présenta qui ne voulut pas me dire son nom. Il était haut de taille, maigre de corps et quasi squelettique de visage. Quand il m’apprit son métier, graveur, je ne pus m’empêcher de penser que l’acide dont il se servait quotidiennement lui avait rongé les joues, tant elles étaient creuses. Il m’expliqua avoir quitté ses Pays-Bas par besoin de couleurs vives. Les gris et noir de ses œuvres, qui étaient aussi ceux de sa campagne, lui attristaient trop l’âme. Je lui demandai si notre île Espagnole avait répondu à ses attentes. — Hélas, fut sa réponse. Et il sortit d’un havresac la première de ses planches. Par malchance, les atteintes de l’âge ont épargné mes yeux. Je vois trop bien. Je n’ai pas le confort de me réfugier dans l’aveuglement. Je commençai par m’emporter. — Qui vous a dicté cette imagination ? — La réalité. Vous voulez en voir d’autres ? De colère, je faillis le chasser. Je me retins juste à temps. Il revint le lendemain. Je lui achetai l’ensemble, douze planches. Depuis, je me force chaque soir à les regarder en pénitence, tandis que tourne et retourne dans ma tête, telle une chauve-souris, la question de Montesinos, toujours la même : pourquoi ? Ces planches, j’ai fini par les montrer au Vice-Roi. Prudent comme toujours, et facilement dégoûté, il a grimacé. — De quoi s’agit-il ? — D’un théâtre qui pourrait me servir d’ultime confession. — Quel théâtre ? — Le théâtre de nos cruautés. Après de longues hésitations il a tendu la main ; s’est saisi des feuilles ; a commencé à les regarder : une, puis deux ; a sursauté ; a rapproché le recueil pour mieux voir ; murmuré : « Quelle horreur ! » ; a failli laisser tomber les feuilles tant il les a repoussées violemment ; de nouveau les a rapprochées. Ce manège de reculs et d’avancées a duré jusqu’à la dernière planche, assorti de commentaires épouvantés. Le Vice-Roi a relevé la tête : — En quoi ces abominations te concernent-elles ? — J’étais gouverneur. Un mauvais gouverneur. Christophe s’est trompé sur mes capacités : je n’avais d’autorité sur personne, pas même sur mes troupes espagnoles dont la moitié s’est rebellée contre moi. J’ai assisté à ces tortures. Je les ai permises. Peut-être même les ai-je parfois inspirées ? Je me suis moqué de la frayeur des Indiens. Peut-être même ai-je pris plaisir au spectacle de leurs souffrances ? Je suis responsable. Diego a haussé les épaules et s’en est allé. Je suis demeuré seul avec les douze gravures. Au premier plan, un Espagnol brandit une hache. Un Indien attend, son avant-bras posé sur le billot. Une femme, déjà mutilée, agite ses moignons. Une autre est fermement tenue par un soldat tandis qu’avec un couteau pointu on lui arrache un œil. Des chiens poursuivent les fuyards. Ceux qui sont rejoints sont dévorés. À l’arrière-plan, des Indiens sont poussés jusqu’au bord d’une falaise à pic et tombent. (Planche I) Un noble conquistador portant fraise et culotte bouffante tient haut et fièrement dans chaque main une moitié d’enfant, coupé net en deux dans sa longueur. Une femme, sans doute la mère, suit la scène de ses yeux morts : elle est pendue à un arbre. Dans le fond, des lévriers coursent et rattrapent tout ce qui existe d’Indiens. (Planche III) Au premier plan, sur la droite, un bébé cuit sur un gril. Un soldat attise le feu. Vers la gauche, un étal, semblable à ceux des bouchers, présente des membres : jambes, cuissots, bras… Des Indiens portant de lourdes charges, ancres ou canons, sont fouettés pour qu’ils avancent. On distingue dans le lointain un groupe d’autres Indiens qu’on entraîne vers un canot. Un navire attend sa cargaison. (Planche X) Au centre de la gravure, un conquistador en habit d’apparat joue les chefs d’orchestre avec son bâton de commandement. Mais la musique qu’il dirige est un supplice. Un Indien est allongé sur le dos. Un feu lui brûle la plante des pieds ; un garrot lui enserre la gorge. Un soldat lui verse sur la poitrine et le ventre de l’huile bouillante. (Planche XI) Lorsqu’à la demande pressante de la Reine Isabelle et du Roi Ferdinand je pris la mer en avril 1494, qu’à mon arrivée dans l’île Espagnole mon frère m’eut manifesté son vif contentement de me voir après notre longue séparation, lorsqu’il m’eut prouvé sa confiance en me nommant Adelantado des Indes et gouverneur, je dis ma volonté première de connaître les territoires dont j’avais désormais la charge. On s’étonna. On me représenta qu’innombrables étaient les questions urgentes à résoudre et qu’un tel voyage, outre qu’il retardait les solutions et dissolvait mon autorité, à peine en avais-je hérité, comportait de grands risques pour ma sécurité. Je n’écoutai pas ces arguments et m’en allai explorer, seulement protégé par une petite escorte. Je n’avais pas quarante années, à l’époque, et mon corps avait la vigueur de la jeunesse. Il ne souffrait d’aucune des infirmités qui l’accablent aujourd’hui. Dieu voulut bien me récompenser de ma décision. Peut-être était-Il particulièrement fier de Sa Création en cet endroit du monde ? Durant ces deux semaines de marche, je ne cessai de m’émerveiller. Tout ce que j’avais vu ailleurs de couleurs chez les plantes, et de formes, et de tailles, était ici mille fois dépassé. On marchait dans une gaieté, une profusion joyeuse, sans frontières bien certaines entre les règnes. Ce qui semblait une fleur était, en approchant, grenouille. Ce qui glissait sur le sol, ou pendait des arbres, était tantôt liane, tantôt serpent. Les animaux ajoutaient à la fête, qu’ils sautent d’arbre en arbre, comme les singes, trottinent dans les futaies, cochons sauvages, zagoutis, nez longs, ou sommeillent sur les bancs de sable comme les crocodiles. Noé avait complété dans cette Inde son travail commencé avant le Déluge. Son Arche y dépassait en prodiges ceux de la Bible. Et quand l’œil se fatiguait de cette jungle et de sa débauche de diversités, une clairière paraissait, immédiat repos du regard, ou un petit champ soigneusement cultivé, l’image même de la paix, d’une harmonie miraculeuse entre la Nature et la présence humaine. Comment ne pas s’attacher à cette île Espagnole, puisqu’on y trouvait la vie même, plus variée que nulle part ailleurs, plus libre, et plus tranquille ? J’ai beau m’expliquer sans cesse, sans cesse on me demande : pourquoi avez-vous choisi de revenir dans cette île ? Une dernière fois, je vous répète qu’il s’agit d’amour. Je suis sans doute de ceux qui s’éprennent plus fortement des lieux que des personnes. Dès le premier jour, j’ai chéri Hispañola. Nous nous rapprochions de la haute montagne dont on m’avait parlé et que j’avais assignée comme but à notre expédition. C’est lors de son ascension que j’ai commencé à comprendre la tyrannie mortifère de l’or. Les nuages se dissipaient. Les montagnes se montraient l’une après l’autre et l’on voyait se dérouler peu à peu la cordillère jusqu’à l’horizon, comme un gigantesque varan. Ce théâtre grandiose ne retenait aucun de ceux qui m’entouraient, pas même les deux supposés savants des choses de la nature. Ils n’avaient d’attention que pour la rivière qui serpentait tout en bas, au fond de la vallée. Ils se racontaient, fort énervés, que dans ces eaux boueuses on trouvait des pépites, qu’on en aurait trouvé bien davantage si les Indiens n’avaient pas une telle paresse dans le sang, et que, le mois précédent, un encomendero chanceux avait découvert un caillou jaune gros comme le poing. Il me fallut menacer mes compagnons pour qu’ils acceptent de continuer jusqu’au sommet. L’or les attirait corps et âme, telle la plus puissante des pierres aimantées. J’ai regardé ces humains changés soudain par l’or en animaux frénétiques. Je me suis dit qu’il serait dans ma tâche de gouverner ces bêtes sauvages et j’ai frissonné. De crainte et de dégoût. L’avenir me donnerait ô combien raison ! Sans cesse, je pense et repense à l’or. On t’a tellement reproché, Christophe, ton avidité. Moi qui te connais mieux que personne, je sais qu’à la différence de tant d’autres conquistadores, de presque tous, l’accumulation ne t’intéressait pas. Ta seule fièvre était la Découverte. Et l’or, trouver de l’or, t’apportait la seule certitude que tes rêves de voyages continueraient d’ensorceler les rois et les reines. Peut-être l’or était-il pour toi encore davantage ? Un signe, un message semblable à tes chères prophéties : en te mettant sur la voie de terres porteuses d’or, Dieu t’indiquait qu’Il favorisait ton Entreprise. Tous les matins, dimanche compris, deux soldats me portent jusqu’à l’embouchure du fleuve. Ils ont pour moi plus que des égards. Ils ne savent pas quoi inventer pour m’égayer. Ils me proposent d’autres trajets, de vraies promenades : Pour changer, si nous allions en forêt ? Bien attaché sur un cheval, on pourrait aussi vous conduire jusqu’au lac de Xaragua. Vous qui aimez les oiseaux, ils pullulent comme nulle part ailleurs. Des frégates, des ibis, des flamants. Et le long du chemin, la mer a trois couleurs. Au large, elle est bleu sombre, presque noire ; puis quasi verte ; enfin blanche quand on s’approche du rivage. Je ne leur réponds ni oui ni non, je les remercie. Ils savent qu’ils doivent hâter le pas. J’aime arriver en même temps que le soleil. Chaque fois ils plaisantent, toujours la même blague : — S’il vous plaît, monsieur le Gouverneur, vous pesez de plus en plus lourd, arrêtez de manger autant. Ensemble nous rions. Bientôt imités par les cacatoès. Ces braves militaires sont les premiers à savoir que je me fais de plus en plus léger. Je me nourris de moins en moins, je me déleste. La vieillesse est une séparation. On se quitte par morceaux. C’est pour cela que j’ai choisi cet endroit, au bord de deux courants, celui de la rivière et celui de la mer. Je ne veux rien laisser. J’aime l’idée que l’eau emporte ce qui, jour après jour, se détache de moi. Souvent, peu avant midi, je suis rejoint par quelques demoiselles. Des trente jouvencelles qu’on a transportées d’Espagne jusqu’ici pour y fonder des familles, vingt-six ont trouvé mari. Les quatre délaissées continuent d’arpenter la rue des Dames. De plus en plus impatientes, elles poussent jusqu’à l’océan. Et scrutent. Peut-être le prochain bateau apportera- t-il enfin leur prince charmant ? J’aurai vu deux sortes de femmes guetter la mer : celles qui craignaient le veuvage et maintenant celles qui se morfondent dans l’attente d’un mariage. Tout en guettant, elles bavardent. J’aime leur babil, la taille modeste de leurs rêves. Je repense aux trois caravelles de mon frère : la Santa Maria, la Pinta, la Nina. En fait, la Santa Maria s’appelait la Marie-Galante. Et Pinta veut dire « peinte », « maquillée ». Et Nina veut dire « fille ». Les caravelles qui ont découvert le nouveau monde étaient des filles de joie. Ce rappel, chaque fois, me remplit de gaieté. Et puis le vent s’arrête. Les oiseaux se posent. C’est l’heure où la chaleur devient insupportable. La mer immobile brille plus fort que le soleil. Les demoiselles capitulent. Elles s’en vont, non sans s’inquiéter de ma santé : vous allez cuire, Bartolomé, ou pire, vous allez fondre, tellement vous suez ! C’est le moment que je préfère. Les soldats se sont reculés, ils dorment à l’ombre des palmiers ou jouent aux cartes. J’entends à peine ce qu’ils se disent. Ils parlent des femmes, de ce qu’ils font aux femmes, la nuit, et de ce qu’elles leur font, et aussi de moi qui m’accroche à la vie. « Tu crois qu’il va durer encore longtemps ? » Ils ont raison de s’interroger. Je le sens bien, mes forces m’abandonnent. Il faudrait prévenir Las Casas. Je ne vais pas tenir ma promesse : je ne pourrai pas terminer mon récit, je serai mort quand il reviendra. Qu’importe ! Il n’a pas besoin de moi pour son Histoire des Indes. Il sait bien qu’il n’était pas prévu que je raconte. Les longues pirogues des pêcheurs commencent à revenir du large. Et moi, je parle à mon frère. Je sais que j’ai peu de temps, je me limite à quelques questions clés. Pourquoi ? Pourquoi découvrir, si c’est pour tuer ceux qu’on découvre ? D’ailleurs, Christophe, qui découvre qui dans une découverte ? Celui qui fait l’effort de voyager découvre, mais le découvert découvre aussi celui qui s’avance vers lui. Je dois l’importuner à toujours revenir à mon autre obsession : qu’est-ce que l’or, Christophe ? Le Grand Résumé ? L’Équivalent général ? À l’or on sacrifie tout : les pays, les plantes, les animaux, les hommes, les femmes. Et une fois l’or acquis, on l’échange contre des pays, des plantes, des animaux, des hommes, surtout des femmes. Où est le gain ? Christophe, Christophe, si notre œil pouvait plonger dans l’or et y scruter assez profond, ne crois-tu pas qu’il y trouverait l’énigme de l’imbécillité des hommes et de leur cruauté ? Je ne me laisse pas arrêter par son silence. Je continue. Christophe, Christophe, pardon de t’importuner. Là où tu es, tu dois avoir bien d’autres sujets en tête. Combien étaient les Indiens, Christophe, quand tu as débarqué ? Et combien sont-ils aujourd’hui ? Regarde, écoute : tant nous avons assassiné que l’île Espagnole, derrière moi, est presque aussi déserte que la mer. Christophe, Christophe, es-tu bien sûr d’avoir découvert les Indes ? D’ailleurs qu’importe, Christophe. Christophe, Christophe, n’est-ce pas la loi de la Découverte, d’être dérouté par ce qu’on découvre ? Christophe, Christophe, ne crois-tu pas qu’il faut s’évader de la prison du Vrai pour agrandir la Vérité ? Si tu n’avais pas menti, et d’abord à toi-même, aurais-tu osé t’embarquer si loin vers l’ouest ? Mes questions doivent lui déplaire, car il ne me répond jamais. Je sais bien, je sors de mon rôle : il n’était pas prévu que je raconte. Encore moins que j’interroge. Bibliographie Christophe Colomb a sans doute inspiré autant de livres que la Deuxième Guerre mondiale, c’est dire ! Dans cette foule, je retiens : Attali, Jacques, 1492, Paris, Fayard, 1991. Bellec, François, Tentation de la Haute Mer, Paris, Seghers, 1992. besse, Jean-Marc, Les Grandeurs de la Terre, Aspects du savoir géographique de la Renaissance, Paris, ENS Éditions, 2004. Boorstin, Daniel, Les Découvreurs, Paris, Robert Laffont, 1988. Broc, Numa, La Géographie de la Renaissance, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1987. Colomb, Christophe, La Découverte de l’Amérique (trad. de Soledad Estorach et Michel Lequenne), tomes I et II, Paris, La Découverte, 2002. Colomb, Christophe, Livre des prophéties, texte établi par Michel Lequenne, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 1992. DEBRAY, Régis, Christophe Colomb, Le Visiteur de l’aube, Paris, La Différence, 1991. Djebbar, Ahmed, L’Algèbre arabe, Genèse d’un art, Paris, Vuibert, 2005. IKOR, Olivier, Caravelles, Paris, Lattès, 2010. Las casas (de), Bartolomé, Histoire des Indes (trad. de Jean-Pierre Clément et Jean-Marie Saint-Lu), tomes I, II et III, Paris, Seuil, 2002. Las Casas (de), Bartolomé, La Destruction des Indes (trad. de Jacques de Miggrode), introduction d’Alain Milhou, gravures de Théodore de Bry commentées par Jean-Paul Duviols, Paris, Éditions Chandeigne, 2000. Lequenne, Michel, Christophe Colomb, Amiral de la mer océane, Paris, Gallimard, 2005. Morison, Samuel Eliot, Admiral of the Ocean Sea, Boston, Little, Brown and Company, 1970. Munzer, Jérôme, Voyage en Europe et au Portugal (1694-1495), introduction et trad. de Michel Tarayre, Paris, Les Belles-Lettres, 2006. Polo, Marco, Le Devisement du Monde, texte intégral établi par A.C. Moule et Paul Pelliot, tomes I et II, Paris, La Découverte, 2004. TODOROV, Tzvetan, La Conquête de l’Amérique, la question de l’autre, Paris, Seuil, 1982. Géographie du monde au Moyen ge et à la Renaissance, présenté par Monique Pelletier, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1989. Voyage d’Eustache Delafosse sur la côte de Guinée, au Portugal et en Espagne (1479-1481), présenté par Denis Escudier, Paris, Éditions Chandeigne, 1992. Et TOUS les livres de Gilles lapouge dont La Légende de la géographie, Paris, Albin Michel, 2009. Mention spéciale pour Voyages aux pays de nulle part, édition présentée et établie par Francis lacassin, Paris, Robert Laffont, 1990. Ce recueil d’une richesse extraordinaire est la preuve qu’on voyage tout autant dans sa tête que sur terre et sur mer. C’est dans cette mine que j’ai trouvé le récit de saint Brendan, œuvre d’un certain « Benoît, dit le pape » adaptée par Jean Marchand. Remerciements Pour un si grand voyage, et tellement incertain, il fallait un équipage d’exception. À tout seigneur, tout honneur, merci à Cristina Castel-Branco. Année après année, cette incomparable amie m’a livré, une à une, les clés de Lisbonne. Merci à ma fille Judith. Alors étudiante en Histoire, elle m’a raconté la route des épices et mis sur la piste de l’Ymago. Merci à Jean-Baptiste Cuisinier. Cahin-caha, il parvient à me faire progresser dans le savoir (joyeux) des mathématiques. Merci à Claire Guillemin, exploratrice méticuleuse des secrets de Saint-Domingue. Merci à l’amiral François Bellec : grâce à lui, on apprend vite à lire le ciel, condition nécessaire, comme chacun sait, pour prendre la haute mer avec quelque espoir de retour. Merci à Michel Chandeigne dont les éditions (10, rue Tournefort, Paris Ve) présentent des trésors d’érudition et d’élégance. Merci au professeur Jean-Paul Duviols. Personne ne connaît mieux que lui les XVe et XVIe siècles espagnol et portugais. Merci à Luc Ferry qui m’a expliqué un peu des mystères de la Sainte Ignorance. Merci à Mireille Pastoureau, Conservateur général. Dirigeant la Bibliothèque de l’Institut, et par ailleurs grande savante des Découvertes, elle a bien voulu m’apporter son concours, inestimable. Merci à Marie Eugène, fée bienveillante des (innombrables) versions de ce texte. Merci à mon si fidèle et si précieux commando de lecteurs : Jérôme Clément, Thierry Arnoult, Philippe Delmas, Elisabeth et Bernard Achard, Isabelle de Saint Aubin, Joël Calmettes, Christophe Guillemin, Michel Sauzay, Claudine Pons, Catherine Clavier, Bertrand Goudot, Christian Dargnat, Emmanuel de Fontainieu, Emmanuel Macron. Merci à ma femme qui ne voulait pas croire qu’un écrivain a plus d’absences qu’un marin. Merci à Claude Durand. Merci à Jean-Marc Roberts. 4e couverture «Le 13 août 1476, au large du Portugal, Christophe Colomb fait naufrage. Le futur amiral vient d’avoir vingt-cinq ans. Par miracle, il réussit à regagner la côte. Il trouve refuge à Lisbonne auprès de son frère cadet, Bartolomé, lequel exerce la profession de cartographe. Depuis le début de ce XVe siècle, le monde s’ouvre. Dans la capitale du Portugal se retrouvent toutes les corporations de la Découverte. Huit années durant, les deux frères vont travailler ensemble et préparer le voyage auquel Christophe songe depuis l’adolescence : c’est l’Entreprise des Indes, gagner Cipango (le Japon) et l’empire du Grand Khan (la Chine). Mais au lieu de la route habituelle, celle de la soie, vers l’est, on affrontera l’océan, plein ouest. Un maître cartographe, un rhinocéros, un fabricant de veuves, une maîtresse d’école pour les oiseaux, une bécassine, une prostituée réputée principalement pour la qualité de ses oreilles, Marco Polo, quelques dominicains, des chiens dévoreurs d’Indiens… tels sont quelques uns des personnages de ce récit. J’ai voulu m’attacher à cette période peu connue de l’histoire de la curiosité humaine. Ce moment où naît une nouvelle liberté en même temps que se développe l’Inquisition et que les Juifs sont chassés. Ces années où se conçoit peu à peu l’unité de la planète, préalable à la première mondialisation. Qui ne va plus tarder. Pour ce faire, j’ai osé donner la parole au jeune frère, Bartolomé. C’est lui qui parle, c’est lui qui raconte. » Erik Orsenna Erik Orsenna, de l’Académie française, a obtenu le prix Goncourt pour L’Exposition coloniale (Seuil, 1988). Il est l’auteur de Longtemps (Fayard, 1998), Madame Bâ (Stock/Fayard, 2003) et plus récemment de Voyage au pays du coton (Fayard, 2006), La Chanson de Charles Quint (Stock, 2008), L’avenir de l’eau (Fayard, 2008) et de Et si on dansait ? (Stock, 2009), dernier volume de sa série consacrée à la grammaire. _______________