1 Le meurtre a toujours excité les foules. Dans la réalité comme dans la fiction, mue par l'horreur ou la jubilation, le cynisme ou l'accablement, la fascination de l'Homme pour le crime en fait un sujet d'étude intemporel. En clair, le meurtre est vendeur et remplit les théâtres depuis la nuit des temps. Les Romains se bousculaient au Colisée pour voir les gladiateurs s'entre-tuer ou - histoire de se distraire - pour assister au spectacle de quelques Chrétiens affrontant une meute de lions affamés. L'issue étant prévisible, la foule ne se précipitait pas dans les tribunes dans l'espoir que les Chrétiens sortiraient, pour une fois, vainqueurs. Ce que le public voulait, c'était du sang. Les spectateurs pouvaient rentrer chez eux, contents d'en avoir eu pour leur argent et heureux d'être bien vivants. La mort par procuration est un moyen très simple de se rassurer et de se prouver qu'au fond on n'est pas si malheureux. Au cours des millénaires, la nature humaine et le besoin de tels divertissements n'ont guère évolué. Et, en cette fin d'hiver 2059, le thème de l'homicide suscitait toujours autant d'intérêt. D'une manière plus civilisée, bien sûr. Le soir, au théâtre, les familles, les jeunes couples, les citadins ou les ruraux continuaient de faire la queue et de dépenser leur argent péniblement gagné pour une seule distraction: le meurtre. Le meurtre, c'était la spécialité du lieutenant Eve Dallas. Mais ce soir, confortablement assise dans une salle de théâtre comble, elle n'était qu'une spectatrice parmi d'autres. — C'est lui. — Mmm? L'attitude de sa femme autant que l'intrigue fascinaient Connors. Eve se pencha, les bras croisés sur la balustrade de la loge du directeur. De ses yeux couleur d'ambre, elle scrutait la scène et les comédiens, tandis que le rideau tombait pour l'entracte. — Ce type, Vole. C'est lui qui l'a tuée. Il lui a défoncé le crâne pour lui piquer son argent. J'ai raison ? Connors prit le temps de remplir deux coupes du Champagne qu'il avait mis au frais. Il s'était demandé comment elle réagirait et constatait avec plaisir à quel point elle jouait le jeu. — C'est possible. — Tu n'as pas besoin de me le confirmer. Je le sais. Eve prit la flûte qu'il lui tendait et le contempla. Quel visage magnifique ! songea-t-elle. D'une beauté à faire frémir de désir. Ces longs cheveux noirs, ces traits ciselés... A présent, sa bouche généreuse et sensuelle s'étirait en un léger sourire. D'une main, il effleura délicatement sa chevelure. Et ces yeux ! D'un bleu si intense qu'ils faisaient battre son cœur. L'idée qu'un simple regard suffisait à la mettre dans un état pareil la mortifiait. — Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? — J'aime te regarder. Cette phrase toute simple, prononcée avec un léger accent irlandais, la bouleversa. — Ah, oui ? Elle inclina la tête. Enchantée de profiter enfin d'une longue soirée avec lui, elle le laissa lui baiser les doigts. — À quoi penses-tu ? Amusé, il posa son verre et, sans la quitter des yeux, fit courir la main le long de sa jambe, jusqu'à la fente de sa jupe. — Espèce de dépravé, arrête ! — C'est toi qui l'as voulu. — Décidément, tu n'as peur de rien. Elle rit et lui rendit sa coupe. — La moitié de ces gens ont les jumelles rivées sur notre loge. Tout le monde veut voir Connors. —- C'est ma ravissante épouse qui attise leur curiosité, le flic qui m'a réduit à néant. Elle ricana, comme il s'y attendait. Il en profita pour mordiller son oreille. — Continue comme ça, et on sera obligés de vendre les billets, murmura-t-elle. — Nous sommes encore jeunes mariés. Il est tout à fait admis de s'embrasser dans les lieux publics. — Comme si tu te souciais de ce qui est acceptable ! D'une main autoritaire, elle le repoussa. — La salle est pleine. Ça ne t'étonne pas, je suppose? Elle se tourna de nouveau vers la salle de théâtre. Elle ne connaissait rien en matière d'architecture ou de décoration, mais l'ensemble avait une classe folle. Connors avait dû employer les meilleurs ouvriers pour restaurer ce vieux bâtiment et lui rendre son éclat d'antan. Le public profitait de l'entracte pour se dégourdir les jambes. Les conversations allaient bon train. Certaines personnes s'étaient mises sur leur trente et un. D'autres arboraient une tenue plus décontractée, les bottes aérodynamiques et les gilets pare-balles rétro qui faisaient fureur cette saison-là. Plafonds décorés de fresques, tapis rouges, dorures : on avait rénové le théâtre selon les exigences de Connors - comme tout ce qu'il possédait, d'ailleurs. Or, se dit Eve, il détenait à peu près tout ce que l'on pouvait détenir dans l'univers. Elle avait encore du mal à s'y faire et craignait de ne jamais s'habituer au luxe dans lequel vivait Connors. Mais il était ainsi, et ils s'étaient unis pour le meilleur et pour le pire. Depuis un an qu'ils se connaissaient, ils avaient eu leur lot des deux. — C'est une belle réussite. Je n'avais pas imaginé ça d'après les hologrammes des maquettes. — Pour vivre, un théâtre a besoin de spectateurs. — Je te crois volontiers. Pourquoi as-tu choisi cette pièce pour l'inauguration ? — Je trouve l'intrigue passionnante. Les thèmes abordés sont intemporels, comme dans toute bonne histoire. L'amour, la trahison, le meurtre, tout y est. Quant à la distribution, elle est hors pair. — Et tout ça porte ton empreinte. Cela étant, Léonard Vole n'en est pas moins coupable. Elle plissa les yeux en fixant le rideau de velours rouge et or, comme pour voir à travers. — Sa femme n'a pas froid aux yeux. Elle cache quelque chose. Le type qui joue l'avocat est excellent. Les costumes sont superbes. — Ils sont surtout authentiques. À sa sortie, en 1952, le film Témoin à charge a connu un énorme succès. La distribution était remarquable. Il en possédait une copie, bien sûr Connors avait une affection toute particulière pour le cinéma en noir et blanc du xxe siècle. — Les comédiens respectent le style des acteurs du film, tout en conservant leur personnalité. Je te passerai la disquette, un de ces jours. À son tour, il scruta la salle. Il avait beau aimer sortir avec sa femme, il n'en restait pas moins un homme d'affaires. Ce projet était avant tout un investissement. — Tiens, voilà Mira ! s'exclama Eve, en désignant sa collègue, psychiatre et profileuse de la police, très élégante en fourreau blanc. Elle es't avec son mari et un autre couple, je crois. — Veux-tu que nous les invitions à boire un verre ? — Vraiment ? — Oui. Ça t'ennuie ? — Pas du tout ! rétorqua-t-il en remplissant leurs verres. Nous avons encore quelques minutes devant nous, avant le deuxième acte. Veux-tu me dire pourquoi, à ton avis, c'est Vole le coupable ? — Il est trop parfait. Pas comme toi, ajouta-t-elle, ce qui fit sourire Connors. Chez lui, c'est superficiel. — Ma chérie, tu me flattes. — Bref, c'est un manipulateur. Il incarne à merveille son rôle d'homme honnête, innocent, qui joue de malchance. Mais un bel homme, nanti d'une épouse charmante, ne passe pas son temps avec une vieille peau, à moins d'avoir une idée derrière la tête. Elle but "une gorgée de Champagne, tandis que les lumières de la salle s'éteignaient. — Sa femme est au courant. C'est elle, la clé. Pas lui. Si je menais l'enquête, c'est sur elle que je me concentrerais. Oui, j'aurais une bonne conversation avec Christine Vole. — Apparemment, tu es captivée. — L'intrigue est bien ficelée. Alors que le rideau se levait, Connors ne quittait pas Eve des yeux. Elle ne cessait de le surprendre et de le fasciner. Quelques heures auparavant, elle était rentrée à la maison, fatiguée mais satisfaite. En moins d'une heure, elle avait réussi à arracher les aveux au coupable. Les choses n'étaient pas toujours aussi simples. Il l'avait souvent vue s'épuiser au travail et risquer sa vie pour rendre justice aux morts. Maintenant, elle était là, pour lui, sobrement vêtue de noir, avec pour tout bijou le diamant qu'il lui avait offert, larme étincelante entre ses seins. Elle observait la pièce avec le regard détaché d'une professionnelle, disséquant indices, mobiles et personnages, comme si elle venait d'hériter de l'affaire. La comédienne jouant le rôle de Christine Vole intervint, et Connors décela dans les prunelles de sa femme un regain d'intérêt. — Elle nous prépare quelque chose. Je te l'avais bien dit. Connors lui chatouilla la nuque. — En effet. — Elle ment. Pas complètement, mais par bribes. Qu'est-ce que c'est que cette obsession à propos du couteau ? Il s'est coupé, et alors ? Ce n'est pas le point essentiel. Il ne sert qu'à brouiller les pistes. Ce n'est pas l'arme du crime dont, je te le signale au passage, ils n'ont pas parlé. C'est un tort. Il s'est blessé en coupant du pain - tout le monde est d'accord sur ce point -, pourquoi revenir indéfiniment là-dessus ? — Soit il s'est coupé exprès, pour expliquer la présence de sang sur ses manches, soit il s'est coupé accidentellement, comme il le prétend. — Peu importe. C'est fumeux... Il est vraiment convaincant, reprit-elle en fronçant les sourcils... Regarde-le, sur le banc des accusés. Il a l'air à la fois stupéfié et accablé par le témoignage de son épouse. — C'est normal, non ? — Il y a quelque chose qui cloche. Je finirai par comprendre. Elle aimait analyser les situations sous tous les angles, chercher les failles. Avant de connaître Connors, elle n'était jamais allée au théâtre. Certes, elle s'était laissé entraîner aux holographes par son amie Mavis, mais le théâtre, c'était autre chose. Cette vieille dame, dont on avait défoncé le crâne, ne comptait pas sur le lieutenant Dallas pour trouver les réponses. En conséquence, chercher lesdites réponses devenait un jeu. Si Connors imposait sa volonté - et c'était presque toujours le cas -, la riche veuve mourrait six soirs et deux après-midi par semaine, au grand plaisir d'un public de détectives en fauteuil. — Il n'en vaut pas la peine, marmonna-t-elle, soudain agacée. Elle se sacrifie, elle essaie de persuader le jury qu'elle n'est qu'une opportuniste, une garce sans cœur, parce qu'elle l'aime. — On peut supposer qu'elle vient de le trahir. — Non, non, elle a renversé la situation. Désormais, c'est elle, la méchante. Tous les jurés se sont tournés vers elle. Elle est le point de mire, il n'est plus qu'un élément du décor. Ce serait très malin de sa part s'il était à la hauteur, mais il ne l'est pas. Pourquoi ne s'en rend-elle pas compte ? — Attends un peu... — Est-ce que j'ai raison ? Il se pencha pour l'embrasser sur la joue. — Non. — Non, je n'ai pas raison ? — Non, je ne te dirai rien et, si tu continues de parler, tu vas rater les subtilités du texte. Elle grimaça et se tut. Quand on annonça le verdict : « Non coupable », elle leva les yeux au ciel. Les jurés ! songea-t-elle. On ne pouvait pas davantage compter sur eux dans la fiction que dans la vie réelle. Un panel de douze flics honnêtes aurait condamné ce salaud. Elle s'apprêtait à exprimer sa pensée, mais Christine Vole se frayait un chemin parmi la foule des curieux avides de sang frais, pour gagner la salle du tribunal presque vide. Eve hocha la tête, rassurée de l'entendre confesser ses mensonges à l'avocat de Vole. — Elle savait qu'il était coupable. Elle en avait la certitude, pourtant elle a menti pour le sauver. Quelle idiote ! Il va la lâcher, je te le dis. Connors rit tout bas, et elle se tourna vers lui. — Je ne vois pas ce qu'il y a de drôle ! — Dame Christie t'aurait beaucoup appréciée. — Qui ? Chut ! Le voilà. Il exulte. Léonard Vole traversa la scène, l'air triomphant, une ravissante brune à son bras. Une autre femme, pensa Eve. Quelle surprise ! Elle éprouva un mélange de frustration et de pitié, tandis que Christine se jetait vers Vole, s'accrochait à lui avec l'énergie du désespoir. L'arrogance de Vole, la stupéfaction de Christine, la colère de Sir Wilfred... Eve ne s'attendait ni à moins ni à plus. Soudain, elle se leva d'un bond. — Nom d'une pipe ! — Assieds-toi, ma chérie. Enchanté, Connors la repoussa sur son siège alors que, sur scène, Christine Vole plongeait dans le cœur de son mari le couteau dont elle s'était emparée sur la table des pièces à conviction. — Nom d'une pipe, répéta Eve. Je n'ai rien vu venir. Elle l'a tué. Oui, décidément, se dit Connors, Agatha Christie aurait adoré Eve. Tous les comédiens se précipitèrent pour écarter Christine Vole. — Il y a un problème. De nouveau, Eve se leva, le cœur battant. Cette fois, elle s'agrippa à la balustrade des deux mains, les yeux rivés sur la scène. — Comment fait-on pour descendre ? — Eve, c'est un spectacle. — Il y en a un qui ne joue plus. Elle repoussa son fauteuil et quitta la loge. Au même instant, Connors vit l'un des figurants agenouillés se relever et fixer sa main maculée de sang. Il rattrapa Eve, la saisit par le bras. — Par ici. Cet ascenseur nous mènera directement en coulisses. Il tapa un code. Une femme poussa un hurlement. — C'est dans le texte ? demahda Eve, tandis qu'ils s'engouffraient dans la cabine. — Non. — Bon! Elle sortit son communicateur de son sac. — Ici le lieutenant Dallas. Envoyez une unité médicale au théâtre New Globe, à l'angle de Broadway et de la Trente-huitième Avenue. État de la victime et blessures inconnus pour l'instant. Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent. — Fais reculer tous ces gens ! Que personne ne sorte, ni les comédiens ni les techniciens ! Combien sont-ils ? — Je m'en occupe. Ils se séparèrent. Eve se précipita sur la scène. Quelqu'un avait eu la présence d'esprit de baisser le rideau. Derrière, une douzaine de personnes frôlaient la crise d'hystérie. — Reculez ! commanda-t-elle. — Il faut appeler un médecin. La jolie blonde aux yeux clairs qui jouait le rôle de l'épouse de Vole avait les poings crispés sur sa poitrine. Son costume était taché de sang, ses mains aussi. — Ô mon Dieu ! gémit-elle. Vite ! Un médecin ! Eve, qui s'était accroupie auprès de l'homme gisant à plat ventre, savait qu'il était déjà trop tard. Elle se redressa, brandit son insigne. — Lieutenant Dallas, police de New York. Je veux que vous vous écartiez. Ne touchez à rien, ne déplacez rien. — Il y a eu un accident. Le comédien incarnant Sir Wilfred avait ôté sa perruque. Son visage dégoulinait de sueur. — Un accident affreux. Eve examina la mare de sang, le couteau à pain écarlate. — Vous êtes sur la scène d'un crime. Je veux que vous reculiez. Où sont les gardiens de sécurité, nom de nom ? Elle donna une claque sur l'épaule de celle qu'elle continuait de considérer comme Christine Vole. — En arrière ! Apercevant Connors en compagnie de trois hommes en uniforme, elle leur fit signe. — Faites-moi dégager tout ce monde. Conduisez-les dans les loges et surveillez-les. Les techniciens aussi. — Il est mort ? — S'il ne l'est pas, il gagnera le trophée de meilleur acteur du siècle. — Il faudrait rassembler les spectateurs, les canaliser. — Qu'est-ce que vous attendez ? Connors, essaie de trouver Mira, si elle est encore dans les parages. Je vais avoir besoin d'elle. — Je l'ai tué ! La blonde tituba, recula de deux pas, le regard rivé sur ses mains ensanglantées. — Je l'ai tué ! répéta-t-elle, avant de s'évanouir. — Génial ! Il ne manquait plus que ça. Connors ? — Je m'en charge. — Vous, rugit Eve en agitant un doigt sous le nez de l'un des gardiens, emmenez les comédiens dans les loges, rameutez tous les machinos. Je veux qu'on surveille les portes. Personne ne sort, personne ne rentre. Une femme se mit à sangloter, et plusieurs hommes commençaient à râler. Eve compta jusqu'à cinq, brandit son insigne et vociféra : — Écoutez-moi ! Il s'agit d'une enquête policière. Tous ceux qui refuseront de suivre les consignes seront conduits au commissariat le plus proche et placés en garde à vue. Dégagez ! — On y va. La brune qui jouait le rôle de la maîtresse de Vole enjamba gracieusement lé corps affalé de Christine. — Deux hommes forts pourraient-ils transporter notre vedette féminine ? J'ai besoin d'un remontant. Est-ce autorisé, lieutenant? ajouta-t-elle. — Du moment que ce n'est pas ici. Satisfaite, Eve saisit son communicateur. — Lieutenant Dallas, envoyez-moi immédiatement une équipe du labo. — Eve! Le Dr Mira traversa la scène en courant. — Connors m'a expliqué... Son regard tomba sur la victime. — Seigneur ! Que puis-je faire ? — Pour l'instant, restez près de moi. Je n'ai pas mon matériel. Peabody est en route, et j'attends l'équipe du labo, ainsi que le médecin légiste. D'ici là, vous êtes le médecin officiel désigné de la police. Désolée de vous gâcher la soirée. Mira s'agenouilla près du cadavre. — Comment est-ce arrivé ? — Si je le savais ! Nous y avons tous assisté. Je pense que le couteau est l'arme du crime, mais je ne peux pas y toucher, je n'ai pas mon aérosol de Seal-It. Où diable est Peabody ? Agacée de ne pouvoir commencer à travailler sans ses outils, elle se retourna et repéra Connors. — Pouvez-vous patienter deux minutes, docteur Mira? Sans écouter sa réponse, Eve fila. — Connors, le truc du couteau, comment ça marche ? — La lame se rétracte dès qu'elle est appuyée contre une surface solide. — Pas cette fois, murmura Eve. Et la victime ? Quel est son vrai nom ? — Richard Draco. — Tu le connaissais bien ? — Pas vraiment. Je l'ai rencontré à plusieurs reprises, dans des soirées mondaines. Je connais bien son parcours professionnel. Connors fourra les mains dans ses poches et se balança d'avant en arrière. — Quatre fois lauréat du Tony Award. Ses prestations cinématographiques lui ont valu des critiques dithyrambiques. Une valeur sûre au box-office, sur la scène comme à l'écran, depuis des années. On le dit difficile, arrogant et capricieux. Il change de femme comme de chemise et absorbe un certain nombre d'euphorisants que la police pourrait désapprouver. — La femme qui l'a tué ? — Areena Mansfield, une comédienne brillante qui se consacre entièrement à son art. Elle est très respectée dans le milieu théâtral. Elle vit et travaille la plupart du temps à Londres, mais nous avons réussi à la convaincre de venir à New York pour ce rôle. — Qui, nous ? — Moi, surtout. Nous nous connaissons depuis longtemps. Non, je n'ai jamais couché avec elle, pré-cisa-t-il. — Je ne t'ai rien demandé. — Si. — Très bien. Affaire à suivre. Pourquoi n'as-tu pas couché avec elle ? — Au début, parce qu'elle était mariée. Ensuite, quand elle ne l'a plus été, murmura-t-il en laissant courir un doigt sur la joue de sa femme, c'est moi qui l'étais. Mon épouse n'aime pas partager. Elle est très stricte sur ce point. — J'en prends note. Elle réfléchit quelques instants. — Tu connais beaucoup de ces gens. Nous en reparlerons plus tard. Officiellement, conclut-elle avec un soupir. — Bien entendu. Se peut-il que ce soit un accident ? — Tout est possible. Il faut que j'examine le couteau, mais je ne peux pas y toucher tant que Peabody n'est pas là. Va donc dans les loges consoler tes employés et reste aux aguets. — Tu me proposes de t'assister dans une enquête policière ? — Non, rétorqua-t-elle en réprimant un sourire. Je te dis simplement d'ouvrir tes oreilles. Et laisse-moi tranquille. Je suis en service. Elle se détourna en entendant le bruit caractéristique d'un pas de policier. Peabody était emmitouflée dans son manteau d'uniforme boutonné jusqu'au menton. Sa casquette était posée avec soin sur sa longue chevelure brune. Elles se retrouvèrent auprès du cadavre. — Bonsoir, docteur Mira. Peabody jeta un coup d'œil sur la victime et fit la moue. — Sacrée soirée, pour une première. Eve lui tendit la main pour prendre sa mallette de matériel. — Enregistrez, Peabody. — Oui, lieutenant. Comme il faisait chaud sous les projecteurs, Peabody se débarrassa de son manteau. Elle accrocha le micro au col de sa veste. — Enregistrement en cours, annonça-t-elle, tandis qu'Eve enduisait ses mains et ses escarpins de Seal-It. — Lieutenant Eve Dallas, sur la scène du théâtre New Globe. Également présentes, Peabody, agent Délia, et Mira, Dr Charlotte. La victime est Richard Draco, sexe masculin, métissé, la quarantaine avancée. Elle lança la bombe de Seal-It à Peabody. — Cause du décès : un seul coup de poignard. L'examen visuel et la quantité minimale de sang indiquent une blessure au cœur. Elle s'accroupit et ramassa le couteau. — La lésion a été infligée par ce qui semble être un vulgaire couteau de cuisine, lame dentelée, environ quinze centimètres de long. — Je peux l'emballer, lieutenant ? — Attendez, dit Eve. Elle chaussa ses microlunettes. — L'examen initial ne révèle aucun mécanisme rétractable. Il ne s'agit pas d'un accessoire de scène. Elle remonta les lunettes sur son front. — Si ce n'est pas un accessoire de scène, ce n'est pas un accident. C'est donc un homicide. 2 — Vous allez pouvoir me donner un coup de main, dit Eve à Mira, tandis que les techniciens passaient la scène au peigne fin. Ensaché, étiqueté, le cadavre de Draco était déjà en route pour la morgue. — En quoi puis-je vous être utile ? — J'ai chargé une vingtaine d'agents de récolter les noms et les adresses des spectateurs. Elle n'osait même pas imaginer les heures et les montagnes de paperasses qu'impliquerait l'interrogatoire d'un millier de témoins. — J'aimerais d'abord interroger les employés avant de les laisser partir. Je ne tiens pas à ce qu'ils fassent intervenir leurs avocats avant que je me sois fait une meilleure idée de la situation. Au grand jour, songea Eve, en étudiant tour à tour les coulisses, les décors, les rangées de fauteuils en velours rouge qui avaient accueilli un public captivé. Le coupable était sûr de lui et effronté. Mais surtout, intelligent. — Les gens se sentent en confiance avec vous, enchaîna-t-elle. Je veux qu'Areena Mansfield soit à l'aise. — Je ferai de mon mieux. — Merci. Peabody, suivez-moi. Eve traversa le plateau. Les agents en tenue s'étaient déployés un peu partout. Les civils qui n'avaient pas été séquestrés dans les loges s'étaient rassemblés en petits groupes. — À votre avis, quelles sont nos chances de tenir les médias à l'écart jusqu'à demain matin ? Peabody jeta un coup d'œil vers Eve. — Zéro, et encore, je suis optimiste. — Je m'en doutais. Inspecteur, lança-t-elle à l'un de ses collègues, assurez-vous que toutes les issues sont gardées. — C'est fait, lieutenant. — Je veux que les agents restent à l'intérieur. Personne ne sort d'ici, pas même un flic. Personne n'entre, surtout pas les journalistes. Est-ce clair? — Oui, lieutenant. Eve s'engagea dans un couloir étroit. Elle scruta les portes, vaguement amusée de constater que certaines d'entre elles étaient décorées d'étoiles. Chacune portait le nom de son occupant. Elle s'arrêta devant la loge d'Areena Mansfield, frappa, entra. Assis sur la méridienne de velours bleu roi, Connors tenait la main de l'actrice. Eve se contenta de hausser les sourcils. La comédienne ne s'était pas encore démaquillée. Le visage ravagé par les larmes, elle n'en était pas moins époustouflante de beauté. Elle darda un regard inquiet en direction d'Eve. — Ô mon Dieu ! Vous allez m'arrêter ? — J'ai quelques questions à vous poser, mademoiselle Mansfield. — Us m'ont interdit de me changer. Son sang... Elle serra les poings. — C'est insupportable. — Je suis navrée. Docteur Mira, pouvez-vous aider Mlle Mansfield à enlever son costume, s'il vous plaît ? Peabody le mettra sous plastique. — Bien sûr. — Connors, dehors, s'il te plaît. Eve alla se planter devant la porte et l'ouvrit. — Ne t'inquiète pas, Areena. Le lieutenant va tout arranger, murmura-t-il en lui serrant le bras dans un geste de réconfort. — Je t'ai demandé d'ouvrir tes oreilles, pas de caresser l'un de mes suspects dans le sens du poil. — Je tentais simplement de calmer une jeune femme au bord de l'hystérie. Je boirais volontiers un grand whisky. — Dans ce cas, rentre le boire à la maison. Je ne sais pas pour combien de temps j'en ai. — Je crois pouvoir trouver tout ce qu'il me faut ici. — Rentre à la maison, répéta-t-elle. Tu n'as rien à faire ici. — Étant donné que je ne suis pas l'un des suspects, murmura-t-il, et que je suis le propriétaire de ce théâtre, il me semble que je peux entrer et sortir à ma guise. Sur ce, il lui effleura la joue d'une caresse et disparut. — Comme toujours, marmonna-t-elle en retournant dans la loge. La pièce était vaste et luxueuse. Sur le long comptoir blanc, des pots, des tubes, des flacons et des pinceaux s'alignaient avec une précision militaire. Une triple glace garnie d'ampoules blanches dominait l'ensemble. Une méridienne, plusieurs fauteuils confortables, un AutoChef grand modèle, une unité réfrigérante et un minisystème de communication complétaient le tout. Dans l'armoire grande ouverte, costumes et vêtements de ville étaient rangés aussi méticuleusement que les produits de maquillage. Il y avait des fleurs partout, sur toutes les surfaces libres, par terre. L'air trop parfumé évoquait l'ambiance d'un mariage ou d'un enterrement. — Merci, merci infiniment, chuchota Areena en frissonnant. Je ne sais pas combien de temps encore j'aurais pu... J'aimerais me démaquiller, continuat-elle en portant la main à sa gorge. Je voudrais redevenir moi-même. — Allez-y, répondit Eve en s'asseyant. Cet entretien sera enregistré. Vous comprenez ? — Je ne comprends rien, soupira Areena en se perchant sur le tabouret matelassé, devant la coiffeuse. J'ai l'esprit complètement engourdi, comme si tout se passait avec un temps de retard. — C'est une réaction normale, la rassura Mira. Parler de l'événement qui a provoqué le choc et passer en revue tous les détails vous fera du bien. — Vous avez sans doute raison... Vous avez des questions à me poser, et vous devez enregistrer notre conversation, reprit-elle en se tournant vers Eve. Entendu. Je veux en finir. — Enregistrez, Peabody. Lieutenant Eve Dallas. Entretien avec Mansfield, Areena, dans la loge du sujet, au théâtre New Globe. En présence de l'agent Peabody et du Dr Charlotte Mira. Pendant qu'Areena se démaquillait, Eve lui précisa : — Avez-vous bien conscience de vos droits et de vos obligations, mademoiselle Mansfield ? — Oui. C'est un vrai cauchemar. Paupières closes, elle s'efforça de visualiser un paysage tranquille et serein. Elle ne vit que du sang. — Il est vraiment mort ? — Oui. — Je l'ai tué. Je l'ai poignardé, gémit-elle. Plus de dix fois... Elle retrouva le regard d'Eve dans le miroir central. — ... nous avons répété cette scène au moins dix fois. Nous l'avons chorégraphiée au millimètre près, pour qu'elle ait le plus de force possible. Que s'est-il passé ? Pourquoi la lame ne s'est-elle pas rétractée ? Comment est-ce possible ? Une lueur de rage dansa dans ses prunelles. — Commençons par le commencement. La scène. Vous êtes Christine. Vous l'avez protégé, vous avez menti pour lui. Vous vous êtes sacrifiée pour lui. Malgré tout, il vous chasse, il se présente en compagnie d'une autre femme, plus jeune. — Je l'aimais. Il était mon obsession, mon amant, mon mari, mon enfant. Elle haussa les épaules. — Christine aimait Léonard Vole plus que tout. Elle savait qui il était, ce qu'il avait fait. Mais ça n'avait aucune importance. Elle était tellement éprise qu'elle n'aurait pas hésité à mourir pour lui. Plus calme, Areena jeta ses mouchoirs en papier dans la corbeille de recyclage et pivota sur son tabouret. Sa peau était pâle comme l'albâtre, ses yeux, rougis et gonflés. Pourtant, elle irradiait de beauté. — À cet instant, toutes les spectatrices la comprennent. Celles qui n'ont jamais ressenti cette sorte d'amour le regrettent. Quand elle se rend compte que, malgré tout ce qu'elle a fait, il la rejette, quand elle comprend à quel point c'est une ordure, elle s'empare du couteau. Areena brandit le poing, comme si elle tenait le manche du couteau. — Est-ce du désespoir ? Non, Christine est une femme d'action. Elle n'est jamais passive. C'est un acte impulsif, qui vient des tripes. Elle plonge la lame dans ses entrailles tout en se jetant à son cou. L'amour et la haine sont à leur paroxysme. Elle fixa la main qu'elle avait posée devant elle et se mit à trembler. — Seigneur ! Seigneur ! Prise de frénésie, elle ouvrit l'un des tiroirs de la coiffeuse. En un éclair, Eve fut auprès d'elle. Elle lui immobilisa le bras. — Je... c'est... j'ai besoin d'une cigarette, bredouillat-elle. Je sais qu'il est interdit de fumer dans le bâtiment, mais je n'en peux plus. Je veux une cigarette. — Cette conversation est enregistrée. Vous aurez une amende, dit Eve. Mais elle s écarta. — Mes nerfs, marmonna Areena en tripotant maladroitement son briquet, jusqu'à ce que Mira s'approche discrètement pour le lui allumer. Merci... Excusez-moi, en général, je suis moins... fragile. Dans le monde du théâtre, les gens fragiles sont très vite réduits en miettes. — Vous vous en sortez très bien, la réconforta Mira. Le fait de discuter avec le lieutenant Dallas va vous aider. — Je ne sais pas quoi dire. C'est... c'est arrivé. — Quand vous avez ramassé le couteau, intervint Eve, avez-vous remarqué quoi que ce soit de différent ? — De différent ? Non. Il était exactement là où il devait être, le manche vers moi. Je l'ai saisi de manière à ce que le public devine la lame. L'éclairage est prévu pour. Ensuite, j'ai foncé vers Richard. Avec ma main gauche, j'attrape son bras droit, je prends mon élan, puis l'impact de la pointe contre sa poitrine transperce le sachet d'hémoglobine. Nous figeons la pause deux secondes, juste avant que les autres ne se précipitent pour m'écarter. — Quelle sorte de relation entreteniez-vous avec Richard Draco ? — Pardon ? — Votre relation avec Draco. — Avec Richard ? Areena pinça les lèvres, laissa courir sa main entre ses seins, se massa la base du cou, comme si les mots se coinçaient dans sa gorge. — Nous nous connaissons depuis de longues années. Nous avons travaillé ensemble à plusieurs reprises, notamment à Londres. — Et sur le plan personnel ? Areena marqua une hésitation imperceptible, qu'Eve s'empressa de noter. — Nous nous entendions plutôt bien. Je vous le répète, nous nous connaissions depuis longtemps. À Londres, les médias ont prétendu que nous avions une liaison. La pièce que nous jouions était une comédie romantique. La vente des billets a décuplé. A l'époque, j'étais mariée, mais ça n'empêchait pas le public de nous imaginer en couple. Et nous, ça nous amusait. — Mais vous n'avez pas été amants. — J'étais mariée, lieutenant, et suffisamment intelligente pour savoir que Richard n'était pas le genre d'homme pour lequel on prend des risques. — Parce que ? — C'est un acteur remarquable. Enfin, c'était... rectifia-t-elle en ravalant un sanglot et en aspirant la dernière bouffée de sa cigarette. En tant qu'être humain, il ne valait pas grand-chose. C'est méchant, ce que je dis, et je m'en veux, mais je... je veux être aussi honnête que possible. J'ai peur. Je suis terrifiée à l'idée que vous puissiez penser que je suis coupable. — Pour l'heure, je ne pense rien. J'aimerais que vous me décriviez Richard Draco. — Très bien. De toute façon, d'autres confirmeront mes paroles. Richard était un égocentrique, comme beaucoup... la plupart des comédiens. Je ne lui en tenais pas rigueur. Et j'ai sauté sur l'occasion d'être sa partenaire dans ce spectacle. — Connaissez-vous quelqu'un qui aurait eu des raisons de lui en vouloir ? — J'imagine que Richard a insulté ou offensé toutes les personnes liées à ce projet, à un moment ou à un autre. Elle appuya un doigt au coin de son œil, comme pour se soulager d'une douleur. — Des gens vexés, des plaintes, des griefs, il y en a eu. C'est le monde du théâtre. Le monde du théâtre, selon Eve, était complètement tordu. Les gens sanglotaient, se lançaient dans d'interminables monologues au lieu de se contenter de répondre « oui » ou « non », comme le leur aurait conseillé le plus incompétent des avocats. Ils palabraient, expliquaient, développaient, et nombre d'entre eux parvenaient à transformer la mort d'un camarade en une tragédie où ils tenaient eux-mêmes le haut de l'affiche. — Tout ça, ce sont des foutaises, Peabody. — C'est possible, répondit l'agent, qui traversait l'arrière-scène en essayant de regarder partout en même temps. Moi je trouve ça plutôt cool. Tous ces projecteurs, et l'holoconsole, et ces costumes ! Ce doit être fabuleux de se planter là, devant tous ces spectateurs. — Ça me donne des frissons. Nous allons devoir les relâcher avant qu'ils ne commencent à pleurnicher sur leurs droits civiques. — Je déteste ça, concéda Peabody. Eve ricana, parcourut son bloc-notes. — En tout cas, on a un portrait intéressant de la victime. Personne n'ose le dire ouvertement, mais il n'était guère apprécié. Même quand ils se retiennent, ils finissent par cracher le morceau, tout en se tapotant les yeux. Je vais jeter un coup d'œil dans les parages. Allez dire aux uniformes de libérer les témoins. Assurez-vous qu'on ait toutes les données pertinentes les concernant, et qu'ils reçoivent l'avertissement standard. Organisez les rendez-vous pour demain. — Au Central, ou sur le terrain ? — Je propose qu'on aille chez eux, histoire d'alléger l'atmosphère. Du moins, au début. Dès que vous aurez fini, vous pourrez rentrer chez vous. Retrouvez-moi au Central à 8 heures. Peabody se balança d'un pied sur l'autre. — Et vous ? Vous allez rentrer chez vous ? — Je finirai bien par m'en aller. — Je peux attendre. — C'est inutile. Nous travaillerons mieux demain, à tête reposée. Combinez les entretiens. Je veux rencontrer le plus de gens possible, le plus vite possible. Ah, oui, qu'on me prépare une recherche sur Areena Mansfield ! — Entendu. Votre robe est superbe, ajouta Peabody, en rangeant son carnet. Vous devriez la nettoyer avant que les taches de sang n'imprègnent le tissu. Baissant les yeux, Eve bougonna. — J'aurais mieux fait de rester en tenue officielle. Elle se dirigea en coulisses vers un policier qui faisait le guet devant une armoire fermée. — La clé, ordonna-t-elle. Il la sortit d'un sachet en plastique transparent et la lui tendit. — Quelqu'un a essayé d'ouvrir ce placard ? — L'accessoiriste est passé, un vieux, très ébranlé, mais il n'a pas insisté. — Parfait. Allez prévenir les gars du labo qu'ils pourront intervenir d'ici une dizaine de minutes. — Oui, lieutenant. Restée seule, Eve entreprit sa fouille. Le casier étiqueté « Bureau de Sir Wilfred » contenait une boîte de cigares, un téléphone à l'ancienne et plusieurs autres objets impeccablement rangés. Ailleurs se trouvaient les accessoires qui avaient servi dans la scène du bar. Le casier « Salle du tribunal » était vide. De toute évidence, l'accessoiriste replaçait tout méticuleusement, au fur et à mesure des scènes. Un homme aussi minutieux n'aurait jamais confondu un vrai couteau de cuisine avec un faux. — Lieutenant Dallas ? Jetant un regard derrière elle, Eve vit la jeune femme brune du dernier acte émerger de l'ombre. Elle avait troqué son costume contre une simple combinaison noire et défrisé ses longs cheveux châtains, qui lui tombaient jusqu'au milieu du dos. — Excusez-moi de vous déranger, enchaîna-t-elle avec un léger accent du Sud et un sourire décontracté. Je voulais vous parler. Votre assistante m'a dit que j'étais libre de rentrer chez moi. — C'est exact. Vous êtes Mlle Landsdowne, ajouta Eve, en se remémorant le programme, qu'elle avait relu après le drame. — Carly Landsdowne. Diane, dans la pièce. Elle posa son regard bleu sur l'armoire. — Vous ne soupçonnez pas Pete d'être impliqué dans cette affaire ? Ce cher vieux Pete ne ferait pas de mal à une mouche. — Pete, c'est l'accessoiriste ? — Oui. Il est doux comme un agneau. Ce qui est rare dans ce milieu. — En effet. Vous aviez quelque chose de particulier à me signaler ? — Je voulais juste vous dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. Richard était détesté. — Y compris par vous ? — Oh, oui ! affirma-t-elle avec un large sourire. Dès qu'il le pouvait, il vous coupait la parole, il tirait la couverture à lui. A la ville, c'était une véritable ordure. Il avait un ego surdimensionné. Elle eut un haussement d'épaules gracieux. — Un jour ou l'autre, quelqu'un aurait fini par cracher le morceau. J'ai pensé qu'il valait mieux que vous l'entendiez de ma bouche. Nous avons été amants pendant une brève période. Nous avons rompu, il y a environ deux semaines, au cours d'une scène minable. Richard avait une prédilection pour les scènes minables, mais cette fois-là il a fait très fort. Ça s'est passé pendant la couturière. — Si je comprends bien, c'est lui qui vous a plaquée. — Oui. Le ton était décontracté, mais Eve décela dans ses prunelles une lueur de ressentiment. — Il a tout mis en œuvre pour me séduire et, une fois qu'il a obtenu ce qu'il voulait, il a tout mis en œuvre pour m'humilier devant l'équipe. C'est la première fois que je joue dans un théâtre de Broadway. Ses lèvres s'étirèrent en un sourire haineux. — Je suis une débutante, lieutenant, mais j'apprends vite. Je n'irai pas jusqu'à me réjouir de sa mort, mais il l'a bien mérité. — Vous étiez amoureuse de lui ? — Pour le moment, ma carrière passe avant l'amour. J'étais... ensorcelée. Comme mon personnage l'était par Léonard Vole. À mon avis, toutes les personnes impliquées dans cette production avaient un grief contre Richard. — Vous dites qu'il vous a humiliée. De quelle façon? — Dans la dernière scène, celle où j'apparais avec lui dans la salle du tribunal et où il confronte Christine, il m'a interrompue en pleine réplique et s'est mis à tourner comme un lion en cage en critiquant ma prestation. Il a comparé mon manque de passion et de style à mes performances au lit. Il m'a traitée d ecer-velée, qui comptait sur son physique pour masquer son manque de talent. Carly repoussa ses cheveux d'un geste nonchalant, qui contrastait fortement avec la fureur de son regard. — Il a ajouté que j'étais ennuyeuse et que, si je l'avais diverti un temps, il n'hésiterait pas à demander que je sois remplacée, car j'étais mauvaise comédienne. — Et cela vous a étonnée ? — Richard était un serpent. Un lâche. Je lui ai balancé quelques piques, mais je n'étais pas au mieux de ma forme. Je n'étais pas préparée et surtout, j'étais affreusement gênée. Richard a quitté le plateau et s'est enfermé dans sa loge. L'assistant du metteur en scène lui a couru après pour essayer de le calmer, et nous avons repris la répétition avec sa doublure. — Qui est-ce ? — Michael Proctor. Au passage, c'est un excellent acteur. — Si la pièce continue, c'est lui qui reprendra le rôle? — Je suppose que c'est aux producteurs d'en décider. Mais ça ne me surprendrait pas, du moins, à court terme. — Merci de tous ces renseignements, mademoiselle Landsdowne. Une telle somme d'informations, fournie de plein gré, c'était suspect. — Je n'ai rien à dissimuler. D'ailleurs, si c'était le cas, vous finiriez tôt ou tard par le découvrir. J'ai beaucoup entendu parler de la femme de Connors, ces derniers mois. — Je reprendrai contact avec vous, mademoiselle. — Je n'en doute pas. Eve attendit qu'elle eût presque disparu dans les coulisses. — Ah ! une petite question. — Oui? — Vous n'aimez pas non plus Areena Mansfield ? — Elle m'est indifférente. Carly inclina la tête et haussa les sourcils. — Pourquoi ? — Vous n'avez guère compati sur son sort quand elle s'est évanouie. De nouveau, la jeune comédienne sourit. — C'était joli, non? Il faut se méfier des acteurs, lieutenant Dallas. Sur ces mots, elle sortit. — Mmm, murmura Eve. Je me demande bien qui joue... — Lieutenant ! L'une des techniciennes de labo, une jeune femme au visage rond, s'approcha d'elle". Sa combinaison de protection froufroutait à chaque pas. — J'aimerais que vous jetiez un coup d'œil sur ce joujou. — Tiens ! tiens ! Eve examina le couteau dans son sachet transparent. Elle tripota la pointe, la sentit se rétracter. — Où l'avez-vous ramassé euh... Lombowsky, acheva-t-elle en lisant le nom brodé sur l'uniforme. — Dans un vase rempli de magnifiques roses rouges. La pièce en était pleine, comme pour l'enterrement d'un homme d'État. La loge d'Areena Mansfield, en fait. — Bon travail. — Merci, lieutenant. — Où est Mansfield ? — Dans la salle de repos des comédiens. Votre mari est avec elle. — Peabody aussi ? — Non, lieutenant. Juste votre mari. — Continuez l'inspection, Lombowsky. — À vos ordres, lieutenant. Quittant le plateau, Eve rencontra Peabody, qui sortait d'une des loges. — J'ai déjà quatre entretiens de prévus. — Parfait. Changement de plan pour ce soir, annonça Eve, en brandissant l'arme factice. On l'a retrouvée dans la loge de Mansfield, cachée parmi des roses. — Vous allez l'accuser ? — Son avocat la ferait libérer avant que je la conduise au Central. C'est tout de même audacieux, non ? Elle le tue devant une salle comble et range l'accessoire de scène dans sa propre loge. Très malin ou très stupide... Voyons comment elle va réagir. Où est la salle de repos ? — A l'étage en dessous. — Vous connaissez le milieu du théâtre ? — Bien sûr ! Les Free-Agers s'intéressent à tous les arts. Ma mère a été comédienne quand j'étais jeune, et deux àe mes cousins sont acteurs. Sur scène et à l'écran. Mon arrière-grand-mère faisait du spectacle à San Francisco avant de prendre sa retraite. Et puis, ilya... — D'accord, d'accord, la coupa Eve en secouant la tête. Comment supportiez-vous tous ces gens autour de vous ? — J'aime les gens, répliqua Peabody d'un ton enjoué. — Pourquoi ? La question ne requérant aucune réponse, Peabody l'invita d'un geste à emprunter le couloir de gauche, en bas de l'escalier. — Vous aussi, je vous aime. Vous faites semblant d'être bourrue. — Je le suis. Si je libère Mansfield, ou si elle exige la présence d'un avocat, restez près d'elle. Si elle rentre chez elle, appelez deux agents pour surveiller son domicile. Je veux savoir où elle va et ce qu'elle fait. — J'effectue une recherche sur elle tout de suite ? — Non, je m'en charge. Eve ouvrit la porte de la salle. Elle était luxueuse. Connors tenait au confort de ses employés et n'avait reculé devant aucun sacrifice pour le leur assurer. La pièce, en forme de L, comprenait plusieurs divans moelleux, flanqués de droïdes. Dans un coin trônaient un AutoChef (probablement bien rempli), un réfrigérateur à porte transparente contenant des boissons fraîches, et un système informatique sophistiqué. Assis à côté d'Areena - un peu trop près au goût d'Eve -, Connors savourait un cognac. Son regard bleu se posa sur sa femme, et elle se rappela la première fois qu'ils s'étaient rencontrés. A l'époque, il ne se contentait pas de consoler un suspect. Il en était un. Il sourit. — Bonsoir, Peabody ! Mais, il ne quittait pas Eve des yeux. — Mademoiselle Mansfield, j'ai encore quelques questions à vous poser. Areena cligna des paupières, agita les mains. — Moi qui pensais en avoir terminé pour la soirée ! Connors vient tout juste de m'appeler une voiture pour me ramener chez moi. — La voiture attendra. Peabody, enregistrez. Dois-je vous rappeler vos droits et vos responsabilités, mademoiselle Mansfield ? — Je... Elle posa délicatement la main sur son cou. — ... non. A vrai dire, je ne vois pas ce que je pourrais ajouter. — Reconnaissez-vous cela ? Eve jeta le couteau factice sur la table basse. — On dirait... C'est l'accessoire qui aurait dû être sur scène quand... Ô mon Dieu! Où l'avez-vous trouvé ? — Dans votre loge, dissimulé dans un bouquet de roses rouges. — Oh, non ! Areena secoua la tête très lentement, croisa les bras sur sa poitrine, enfonça les ongles dans ses épaules. — C'est impossible. Si elle jouait la comédie, elle avait beaucoup de talent. Son regard était voilé, ses lèvres tremblaient. — Non seulement c'est possible, mais c'est un fait. Comment est-il arrivé là ? — Je n'en sais rien. Je vous assure que je n'en sais rien ! Mue par un brusque élan d'énergie, Areena se leva d'un bond. — Quelqu'un l'aura mis là. On veut m'accuser, on veut que je souffre. Cela ne suffit donc pas que je l'aie tué? Elle tendit la main, la fixa. Une vraie Lady Macbeth. — Pourquoi ne pas l'avoir tout simplement jeté dans la corbeille de recyclage ? Pourquoi avoir pris la peine de le cacher dans votre loge ? — Je ne peux pas imaginer qu'on me déteste à ce point. Et Richard... Les larmes se mirent à couler. Elle se retourna vers Connors. — Connors, tu me connais. Je t'en supplie, aide-moi. Dis-lui que je n'aurais jamais pu faire ça. Il se leva, la laissa se jeter dans ses bras, tout en observant Eve. — Quelles que soient les réponses, elle finira par les obtenir, tu peux en être certaine, n'est-ce pas, lieutenant? — Qui d'autre que vous a accès à votre loge, mademoiselle Mansfield ? demanda Eve. — Tout le monde. Je ne ferme jamais la porte à clé. Ce n'est pas pratique. — Qui vous a offert les roses rouges ? Qui vous les a montées ? — Je n'en sais rien. J'ai reçu tellement de fleurs. Mon habilleuse a rassemblé les cartes de visite. Elle a dû préciser sur chacune d'entre elles le type de bouquet auquel elles correspondaient. Vous savez, les gens sont entrés et sortis jusqu'à trente minutes avant le lever du rideau. Là, j'ai coupé court aux visites pour pouvoir me concentrer. — Vous êtes retournée dans votre loge à plusieurs reprises au cours du spectacle pour changer de costume? — En effet. Calmée, Areena s'écarta de Connors et fit face à Eve. — J'ai cinq changements. Mon habilleuse était avec moi chaque fois. Eve sortit son carnet. — Son nom ? — Tricia. Tricia Beets. Elle vous confirmera que je n'ai pas caché cet accessoire. Demandez-le-lui. — Je n'y manquerai pas. Mon assistante va vous raccompagner chez vous. — Je peux partir ? — Oui. Je vous contacterai ultérieurement. Arrêtez l'enregistrement, Peabody, et escortez Mlle Mansfield à son domicile. — Oui, lieutenant. Areena s'empara du manteau qu'elle avait posé sur le canapé et le passa à Connors, un geste qu'Eve ne put qu'admirer. Si féminin, si sûr. — Je veux que vous attrapiez celui qui a fait ça, lieutenant Dallas. J'y tiens beaucoup. Mais, quand bien même cette personne serait punie, ce sera toujours ma main qui a tué Richard. Je ne l'oublierai jamais... Merci, Connors. Je n'aurais jamais surmonté cette épreuve sans toi. — Repose-toi, Areena. — Je vais essayer. Tête baissée, elle sortit, Peabody sur ses talons. Eve fronça les sourcils, ramassa le sachet, le rangea dans sa mallette. — Elle regrette que tu n'aies pas couché avec elle. — Tu crois ? Au ton de sa voix, légèrement amusé, Eve se redressa. — Et ça te réjouit, en plus ! — Les hommes sont des porcs. Serais-tu jalouse, ma chère Eve ? — Si j'étais jalouse de toutes les femmes avec qui tu as couché, en plus de toutes celles qui en rêvent, je serais verte à longueur de journée. Elle se détourna. — Bas les pattes ! Au lieu de lui obéir, Connors l'enlaça, avec une tendresse qui la fit fondre. — Je t'aime, Eve. — Oui, oui, cause toujours. Il rit, lui mordilla la lèvre. — Tu es trop romantique. — Et toi, tu sais quel est ton problème ? — Non, mais je sens que tu vas me le dire. — Tu es un orgasme ambulant. Il écarquilla les yeux. — C'est curieux, j'ai l'impression que ce n'est pas très flatteur. — Exact. Je vais interroger l'habilleuse de Mansfield. Ensuite, ça suffira pour ce soir. Je commencerai mes recherches sur le chemin du retour. — A mon avis, tu seras trop occupée. — À quoi ? Il saisit leurs manteaux, tint celui de sa femme pour qu'elle puisse l'enfiler. Levant les yeux au ciel, elle enfonça les bras dans les manches. Elle poussa un petit cri étranglé, quand il lui chuchota à l'oreille : — On ne peut pas faire ça à l'arrière d'une limousine ! — On parie ? — Vingt. Il lui tapa dans la main. — Tope là ! Eve avait perdu d'avance, mais c'était de l'argent bien dépensé. « Si c'était fait lorsque c'est fait, Il n'y aurait qu'à faire vite. » Eh bien, c'est fait, bien fait, vite fait. Et j'ose citer Macbeth, dans ma solitude retrouvée. Assassin. À moins que, comme Christine Vole dans notre pièce, je ne sois qu'exécuteur? Il est imprudent de ma part d'écrire mes pensées. Mais elles sont si fortes, si énormes, si puissantes que je m'étonne qu'on ne les voie pas exploser hors de ma tête. Je les exprime ici, où personne ne pourra les entendre. Ces pensées, je dois les taire, les enterrer. Je dois rester lucide. J'ai mesuré tous les risques avant d'agir, mais comment pouvais-je imaginer ce que ce serait de le voir; gisant, ensanglanté, au beau milieu de la scène ? Immobile sous les projecteurs. Mieux vaut oublier Désormais, il faut que je me concentre sur moi. La prudence est de mise. Rester calme. Aucune erreur n 'a été commise. Rester sur ses gardes. Surtout, ne rien dire. Surtout, ne pas crier ma jubilation. Richard Draco est mort. 3 Vu l'état du matériel mis à sa disposition au Central, Eve s'épargna bien des frustrations en effectuant ses premières recherches chez elle. Connors avait une passion pour ses jouets et, comparé aux systèmes informatiques et de communications dont elle disposait à la maison, son équipement du Central semblait dater du second millénaire. Ce qui, d'ailleurs, était presque le cas. Une tasse de café à la main, elle arpenta la pièce en écoutant son ordinateur débiter les détails officiels de la vie d'Areena Mansfield. — Areena Mansfield, née Jane Stoops, le 8 novembre 2018, à Wichita, État du Kansas. Parents: Adalaide Munch et Joseph Stoops, union de cohabitation dissoute en 2027. Un frère, Donald Stoops, né le 12 août 2022. Pour la forme, elle laissa la machine enchaîner sur le parcours scolaire du sujet - rien que de très banal, jusqu'à son inscription à l'Institut d'art dramatique de New York, à l'âge de quinze ans. « Elle s'est tirée du Kansas à la première occasion», songea Eve. On ne pouvait guère lui en vouloir. Là-bas, il n'y avait que des champs de blé et de maïs. Areena avait commencé à travailler très jeune. Tout d'abord mannequin, elle avait participé à plusieurs pièces et tenté sa chance à Hollywood avant de revenir au théâtre. — Blablabla, marmonna Eve. Ordinateur, explore son casier judiciaire. Je veux la liste de toutes ses arrestations. — Recherche en cours... Silencieux et efficace, l'appareil se mit à ronronner. Eve ricana en pensant au tas de ferraille de son bureau. — La seule solution pour avoir du matériel décent, de nos jours, c'est d'épouser un millionnaire. — Recherche terminée. Possession de drogues illicites, New Los Angeles, 2040. — Voilà qui est intéressant, murmura Eve, intriguée, en venant s'asseoir. Continue. — Suite à un accord entre le procureur et l'avocat, le sujet a été condamné à une peine avec sursis avec l'obligation d'entreprendre une cure de désintoxication. Cure effectuée au Centre Keith Richard Mémorial, New Los Angeles... Consommation de drogues illicites et atteinte aux bonnes mœurs, New York, 2044. Seconde cure de désintoxication, clinique New Life, New York. Aucun autre délit ne figure au dossier. — C'est déjà pas mal. Que prenait-elle comme drogues ? — Recherche en cours... Le fichier indique un mélange d'Extasy et de Zoner dans les deux cas. — Il y a de quoi tripper. — Veuillez reformuler votre question. — Laisse tomber. Donne-moi la liste de ses conjoints et de ses partenaires. — Recherche en cours... Certificat officiel de cohabitation délivré à New Los Angeles, au nom d'Areena Mansfield et de Broderie Peters, juin 2048 -avril 2049. Union dissoute sur requête mutuelle. Certificat de mariage délivré à Londres, Angleterre, au nom d'Areena Mansfield et de Lawrence Baristol, septembre 2053. Divorce demandé par Mansfield contre Baristol en janvier 2057, accordé. Aucun enfant. — Parfait. Donne-moi la liste des projets professionnels auxquels elle a participé et dans lesquels figurait Richard Draco. — Recherche en cours... De mai à octobre 2038, Les ailes brisées, production off-Broadway. Le sujet et Richard Draco y tenaient des rôles secondaires. Mourir d'aimer, production vidéo avec en vedette Richard Draco, tourné à New Los Angeles, 2040. Production vidéo, Échec et mat, New York, avec en vedette le sujet et Draco, février 2044. De février à juin 2054, Doublés, pièce jouée à Londres avec en vedette le sujet et Richard Draco. — Intéressant, comme timing, dit Eve en tendant distraitement la main pour caresser l'énorme chat qui venait de bondir sur sa table. Tandis que Galahad s'installait confortablement -pile devant l'écran -, Eve vit Connors surgir par la porte séparant leurs bureaux respectifs. — Tu ne m'avais pas signalé qu'Areena s'était droguée. — C'est du passé. Pourquoi, c'est important? — Tout est important. Es-tu certain qu'elle n'y touche plus ? — A ma connaissance, elle se tient à carreau depuis plus de douze ans. Comme il se perchait sur le bord de la table, Galahad glissa la tête sous ses doigts. — Tu ne crois pas à la réhabilitation ? — Je me suis mariée avec toi, non ? Il sourit. — Tu ne m'as pas précisé non plus que Draco et elle avaient travaillé ensemble à plusieurs reprises au fil des ans. — Tu ne m'as pas posé la question. — Ses arrestations correspondent à deux de ses spectacles. — Ah! Connors envoya Galahad au paradis de l'extase féline en passant la main sur sa fourrure. — Ils étaient très proches ? — Ils ont peut-être eu une aventure. Les rumeurs le prétendaient, lors de leur dernière prestation, à Londres. Quand j'ai rencontré Areena, il y a seulement quelques années, elle était mariée et vivait en Angleterre. Je ne l'ai jamais vue en compagnie de Richard avant qu'on ne leur donne un rôle dans notre pièce. Il haussa les épaules, but ce qui restait du café d'Eve. — Et Richard ? Il consommait de la drogue, lui aussi ? — Sans doute. Si Areena a replongé, elle s'est toujours montrée discrète et professionnelle. Jamais en retard, jamais un caprice. Le terme «discret» ne s'applique pas de la même manière à Draco, mais il était consciencieux. S'ils avaient une liaison romantique ou sexuelle, ils l'ont bien cachée. — On n'est jamais assez prudent. S'ils couchaient ensemble, quelqu'un devait le savoir. Et si, en plus, ils prenaient leur pied en se bourrant de stupéfiants, ça peut ajouter un éclairage nouveau. — Tu veux que je me renseigne? Elle se leva. — Non. Je répète : non. Compris ? — Compris. J'ai un rendez-vous à San Francisco dans quelques heures. Summerset saura où me joindre si tu as besoin de moi. Le seul fait d'entendre le nom du majordome collet monté de Connors l'irrita. — C'est inutile. — Je devrais être de retour avant 21 heures. Il fit courir les mains sur ses hanches. — Si j'ai du retard, je t'appelle. Elle comprit qu'il cherchait à la rassurer : elle ne passerait pas la nuit seule - avec les cauchemars qui la pourchassaient. — Ne t'inquiète pas pour moi. — Ça me fait plaisir. Il voulut l'effleurer d'un baiser, mais elle avait besoin de plus. Elle l'attira tout contre elle, la bouche avide. Quand elle le relâcha enfin, brûlante de désir, elle eut la satisfaction de constater que le regard de Connors s'était assombri. — Que me vaut cet honneur ? — Ça me fait plaisir... À plus tard ! conclut-elle en ramassant sa tasse vide. Elle lui lança un sourire par-dessus l'épaule et disparut dans la cuisine. A la maison, dans sa voiture comme au bureau, Eve avait filtré tous ses appels. Si ses calculs étaient bons, elle avait reçu pas moins de vingt-trois messages depuis minuit. Du charme aux supplications, des menaces aux tentatives mineures de corruption, toute la gamme y passait. Six d'entre eux provenaient de Nadine Furst, journaliste à Channel 75. Elles avaient beau être amies - ce qui ne laissait pas de surprendre Eve -, elles n'en étaient pas moins professionnelles avant tout. Nadine voulait une interview exclusive avec la principale responsable de l'enquête sur la mort de Richard Draco. Eve ne voulait que le coupable. Du geste elle demanda à Peabody de s'approcher et lui fit écouter la communication de son commandant. L'ordre était clair et net. Dans son bureau, immédiatement. Il n'était pas encore 8 heures. Le commandant Whitney ne la fit pas attendre. Son assistant l'invita à passer directement dans le bureau. Whitney, qui était en ligne, lui fit signe de s'asseoir. Le visage impassible, la voix brusque mais posée, il poursuivit sa conversation. — Nous donnerons une conférence de presse à 14 heures. Non, monsieur, plus tôt, c'est impossible. Je sais que Richard Draco était une célébrité et que les médias veulent des détails. Nous informerons les journalistes à 14 heures. La responsable de l'enquête sera prête. J'ai son rapport sous les yeux. Il haussa les sourcils en direction d'Eve, qui se leva pour déposer une disquette devant lui. — Je reprendrai contact avec vous dès que j'aurai analysé la situation. Pour la première fois depuis l'arrivée d'Eve, Whit-ney afficha un air irrité. — Monsieur le maire, Draco était peut-être une sommité des arts, mais il est mort. J'ai un homicide sur les bras, et l'instruction est en cours. À 14 heures, répéta-t-il, avant de couper la transmission et d'enlever ses oreillettes. — Ah, les politiciens ! grommela-t-il. Il se cala dans son fauteuil, en se massant la nuque. — J'ai lu votre rapport préliminaire... Vous n'êtes pas vraiment fan de théâtre, Dallas. — J'ai mon lot de divertissement dans la rue. — Le monde n'est qu'une vaste scène, murmura Whitney. Vous avez compris que la victime était une célébrité. Sa mort, en public et dans des circonstances aussi tragiques, est un scoop. La nouvelle a déjà fait le tour de la planète, et les journalistes ont fait le lien : Draco, Mansfield, Connors et vous. — Connors n'est pas impliqué, protesta-t-elle. — C'est le propriétaire du théâtre, le producteur de la pièce et, d'après mes renseignements, c'est lui qui a convaincu Draco et Mansfield d'accepter les rôles. C'est bien cela, lieutenant ? — Oui, mon commandant. Mais si tous les crimes commis sur les propriétés de Connors remontaient jusqu'à lui, il serait lié à tous les flics et à tous les criminels de l'univers. Whitney ne put s'empêcher de sourire. — Bref... Cette fois-ci, la connexion est nettement plus tangible. Vous figurez parmi les témoins. Je préfère considérer cela comme un avantage. Le fait que vous vous soyez trouvée sur place et que vous ayez pu intervenir rapidement facilite les choses. Néanmoins, les médias vont poser un problème. — Sauf votre respect, commandant, les médias sont toujours un problème. Il se tut quelques instants. — Je suppose que vous avez lu les titres ? Elle les avait parcourus. «Draco, mort pour l'art», «Meurtre en direct», «Le célèbre comédien Richard Draco poignardé hier soir sous le nez du lieutenant Eve Dallas »... — Ce qui me console, c'est qu'ils attendent le troisième paragraphe, pour préciser que je suis l'épouse de Connors. — Ils vont se servir de lui et de vous pour tenir le public en haleine. Elle en était consciente. — J'ai déjà travaillé sous la pression des médias, commandant. — J'en conviens. Son communicateur bipa. Il le fit taire en appuyant sur la touche « Silence ». — Dallas, il ne s'agit pas d'un meurtre ordinaire, ni même extraordinaire. Cette affaire est juteuse, comme diraient mes petits-enfants, et vous y êtes mêlée. Vous devez bien vous préparer pour la conférence de presse. Croyez-moi, tous les acteurs joueront pour les caméras. Us ne pourront pas se retenir, et plus ils joueront, plus l'intrigue se resserrera. Je sais que l'aspect médiatique vous déplaît. Mais, au bout du compte, vous n'y couperez pas. Refusez tout entretien, toute discussion avec n'importe quel journaliste d'ici la conférence. — Entendu, commandant. — Il faut agir rapidement. J'ai déjà demandé au médecin légiste de procéder à une autopsie. Le labo est sur le pied de guerre. Nous allons suivre les procédures de rigueur, mais sans perdre une minute. Areena Mansfield a-t-elle exigé la présence d'un avocat? — Pas encore. — Intéressant. — Cela ne saurait tarder. Elle était sous le choc. À mon avis, dès qu'elle se sera ressaisie, elle en réclamera un. Son habilleuse confirme l'avoir accompagnée à sa loge lors de chaque changement de costume. Je me méfie un peu de sa déposition. Elle vénère Mansfield. Pour le moment, j'effectue des recherches sur tous les acteurs de la distribution et tous les membres de l'équipe technique. Ça va prendre du temps. Ils sont nombreux. Les entretiens démarrent dès ce matin. — On estime le nombre de témoins à trois mille ? — Oui, commandant. Pour des raisons évidentes, nous ne pouvions les retenir tous au théâtre. Nous avons pris leurs coordonnées avant de les libérer. Quelques témoignages ont été recueillis, tout simplement parce que certaines personnes étaient incapables de se taire. Ceux que j'ai relus sont incohérents et, pour l'essentiel, inutiles. — Les hommes de l'escouade s'occuperont des spectateurs. Je vais rameuter quelques agents des autres services. On va procéder par élimination. — Je m'y mets dès aujourd'hui, commandant. — Déléguez ! ordonna-t-il. Mettez Feeney sur les recherches concernant le personnel du théâtre. Je veux clôturer ce dossier au plus vite. Qu'il donne la priorité à cette affaire. « Il va râler», pensa Eve, mais elle était soulagée de pouvoir lui refiler la tâche. — Je le préviens, commandant, et je lui expédie la liste. — Envoyez-moi les copies. Après la conférence de presse, je tiens à ce que vous vous adressiez à moi avant d'accepter la moindre interview. Attendez-vous, vous et votre mari, à figurer à la une des journaux et à 1' écran. Si vous avez besoin d'autres hommes, dites-le-moi. — Merci, commandant. — Je vous attends ici à 13h30 pour un briefmg. Eve sortit sans protester. En descendant à son étage, elle sortit son communicateur pour joindre Feeney, à la division de détection électronique. — Dallas ! Il paraît que tu as assisté à un sacré spectacle, hier soir. — Les critiques sont dithyrambiques, railla-t-elle. Bon ! Ordre du commandant : tu vas recevoir la liste de tous les employés du théâtre, comédiens, machi-nos et autres. Il me faut les fichiers complets, ainsi que les séquences de corrélation. Toute connexion avec Richard Draco ou Areena Mansfield. — Ça me ferait plaisir de te filer un coup de main, Dallas, mais je suis débordé. — Ordre du commandant, répéta-t-elle. Je n'y suis pour rien. — Merde alors ! Le visage de chien battu de Feeney s'assombrit encore plus. Elle le regarda passer une main dans ses cheveux couleur rouille. — Ça fait combien de dossiers ? — En comptant les figurants, les recruteurs, les agents de maintenance et les autres ? Environ quatre cents. — Seigneur ! — J'ai déjà fouillé le passé de Mansfield, mais tu pourrais approfondir. Un sentiment d'amusement, plutôt que de compassion, la submergea, tandis qu'elle faisait signe à Peabody de s'approcher. — Whitney est pressé. Conférence de presse prévue à 14 heures. Il me faut le maximum d'informations d'ici là. Tu es autorisé à mettre autant d'hommes que tu veux sur le coup. — Génial ! — Ça marche. Je serai sur le terrain. Peabody te transfère la liste, fissa. Cherche les histoires de sexe, Feeney, — À mon âge, on se lasse. — Ha ! Ha ! Le sexe et les drogues illicites. J'ai déjà une piste. À plus ! Elle rangea le communicateur dans sa poche et entraîna Peabody jusqu'au niveau où était garé son véhicule. — Expédiez la liste des témoins et des suspects à Feeney, on confie les recherches approfondies à la DDE. — Tant mieux pour nous ! rétorqua Peabody en se mettant aussitôt à l'ouvrage. Et... donc, McNab est sur l'affaire ? — Je n'ai pas posé la question. Eve observa Peabody à la dérobée, puis hocha la tête et appuya sur son code pour déverrouiller la voiture. — Vous êtes curieuse, n'est-ce pas ? Eve attacha sa ceinture, démarra. — Je ne sais pas de quoi vous parlez. — Vous voulez savoir ce qui se passe entre McNab et moi. — Je ne veux rien savoir. En ce qui me concerne, mon assistante ne s'envoie pas en l'air avec un dandy de la DDE. — C'est bizarre, avoua Peabody, avant de pousser un profond soupir. — N'en parlons plus. Où allons-nous ? — Chez Kenneth Stiles, alias Sir Wilfred, 828 Park Avenue. Au lit, il est fantastique. — Peabody ! Fermez-la ! — Vous vous posiez des questions. — Pas du tout ! Mais Eve grimaça en imaginant Peabody et McNab. — Concentrez-vous sur votre boulot. — J'ai l'esprit très compartimenté, décréta Peabody en se calant dans son siège. Une place pour chaque chose. — Faites-en une pour Kenneth Stiles et mettez-moi au parfum. — Bien, lieutenant. Peabody ouvrit son dossier, — Stiles, Kenneth, cinquante-six ans, né à New York. Les deux parents étaient dans le spectacle. Pas de casier judiciaire. Scolarisé par un tuteur privé au secondaire. Cours supplémentaires : art dramatique, décor de théâtre, costumes, élocution. — Youpi ! Un comédien sérieux. — Première apparition sur scène dès l'âge de deux ans. Ce type a remporté une tonne de récompenses. Toujours sur scène, il n'a jamais fait de cinéma. Un authentique artiste, d'après moi. Sans doute émotif, capricieux. — Qu'est-ce qu'on va s'amuser. Il a déjà travaillé avec Draco ? — A plusieurs reprises. Deux fois avec Mansfield. La dernière, à Londres. Pour le moment, il est célibataire. Il a eu deux épouses et une partenaire de cohabitation officielle. Eve chercha une place de stationnement, renonça, se gara devant un immeuble post-guerre urbaine, donnant sur Central Park. Un homme en uniforme se précipita. — Je regrette, madame, c'est une zone interdite. — Et ça, c'est un insigne de la police. Kenneth Stiles? — M. Stiles occupe l'appartement du cinquantième étage. Numéro 5000. L'hôtesse vous annoncera. Madame... — Vous lisez « madame », là-dessus ? aboya Eve. — Je vous prie de m'excuser, lieutenant, voulez-vous que je fasse mettre votre véhicule au garage pendant la durée de votre visite ? Un voiturier ira vous la chercher quand vous serez prête à partir. — C'est gentil mais, si je vous communique le code d'allumage, je serai obligée de m'arrêter moi-même. C'est marqué, là. Son insigne à la main, elle pénétra dans le bâtiment, laissant derrière elle le portier anéanti. Difficile de lui en vouloir. Le hall d'entrée était élégant et luxueux, tout en cuivres étincelants et gerbes de fleurs blanches. D'immenses dalles noires recouvraient le sol. Derrière un long comptoir blanc, une femme jeune, belle et mince, gracieusement perchée sur un tabouret, lui adressa un sourire radieux. — Bonjour. En quoi puis-je vous aider? — Kenneth Stiles, dit Eve en posant son badge près d'un somptueux bouquet. — M. Stiles vous attend, lieutenant Dallas? — Il a intérêt. — Un instant, je vous prie. Le sourire toujours éclatant, elle saisit le commu-nicateur. — Bonjour, monsieur Stiles, dit le droïde haut de gamme d'une voix suave et rassurante. Le lieutenant Dallas et un agent sont à la réception. Puis-je les laisser monter ? Merci. Je vous souhaite une très agréable journée. Se détournant de la machine, elle indiqua les ascenseurs. — Prenez celui du bout à droite. Excellente journée ! — J'y compte bien. Au début, je me suis demandé pourquoi Connors n'utilisait pas davantage de droïdes, confia-t-elle à Peabody, tandis que les deux femmes se dirigeaient vers la cabine. Mais, quand je tombe sur un spécimen comme celui-là, je comprends. Tant de politesses, ça me hérisse. Le trajet jusqu'au cinquantième étage fut si rapide qu'Eve en eut les oreilles bouchées. Certaines personnes assimilaient le luxe à l'altitude. Mystère... Un autre droïde les accueillit à la sortie. L'une des unités de service de Stiles, sans doute. Il portait une tenue si sévère qu'à son côté, Summerset serait passé pour un SDF. Ses cheveux gris étaient lissés vers l'arrière. Une moustache, grise elle aussi, mangeait sa figure aux traits fins. Le noir de son pantalon et de sa veste en queue de pie faisait ressortir la blancheur de ses gants. Il s'inclina cérémonieusement, avant de s'exprimer avec un fort accent britannique. — Lieutenant Dallas, M. Stiles vous attend. Par ici, s'il vous plaît. Il les conduisit au bout du couloir vers une porte à double battant qui donnait sur un appartement en coin. La première chose qui frappa Eve fut la vue sur le trafic aérien. Elle regretta que Stiles n'ait pas baissé l'écran de protection. La pièce explosait de couleurs : rubis, émeraudes et saphirs s'entrechoquaient sur l'énorme divan encaissé, en forme de U. Au milieu, dans un bassin de marbre blanc, quelques poissons rouges circulaient entre les nénuphars. Une forêt de citronniers et d'orangers, lourds de fruits, exhalait un fort parfum d'agrume. Au sol, un dessin géométrique bariolé représentait une orgie érotique de corps nus, dans toutes les positions imaginables. Piétinant des seins bleus et des sexes verts, Eve alla se camper devant Stiles habillé d'un long manteau couleur safran, qui se tenait, ou plutôt qui posait sur le canapé. — C'est un lieu surprenant. Un sourire étonnamment doux éclaira son visage taillé à la serpe. — Pourquoi faire simple, quand on peut faire compliqué ? Puis-je vous offrir quelque chose avant que nous commencions, lieutenant ? — Non, merci. — Ce sera tout pour l'instant, Walter. D'une main, il congédia le droïde, puis invita Eve à s'asseoir. — Je sais que c'est une simple routine pour vous, lieutenant Dallas, mais pour moi, c'est une expérience nouvelle et, je l'avoue, très excitante. — Assister en direct à l'assassinat d'un de vos collègues, ça vous excite ? — Une fois le premier choc passé, oui. N'est-il pas dans la nature humaine d'être fasciné par le meurtre ? Il avait les yeux brun foncé, pétillants d'intelligence. — Pour cet entretien, j'avais le choix entre plusieurs tactiques. Je suis un bon comédien. Je pourrais me montrer prostré, nerveux, affolé, désemparé, embrouillé. J'ai opté pour la franchise. Eve pensa aussitôt à Carly Landsdowne. — Apparemment, c'est dans l'air. Enregistrement, Peabody. Elle s'assit et s'enfonça dans un nuage de coussins. Ravalant un juron, Eve se redressa, se cala tout au bord du siège. Lorsqu'elle eut retrouvé son équilibre, elle récita la phrase d'usage. — Avez-vous bien compris vos droits et vos obligations, monsieur Stiles ? — Absolument, répondit-il en souriant de plus belle. Si je puis me permettre, lieutenant, vous prononcez vos répliques avec beaucoup d'autorité et de panache. — Trop aimable, merci. Bien, quelles relations entreteniez-vous avec Richard Draco ? — Nous étions deux partenaires professionnels. Au fil des ans, nous avons été amenés à travailler ensemble à plusieurs reprises, notamment lors de cette première d'hier soir. Il s'amuse comme un fou. Il boit du petit-lait. — Et sur le plan personnel ? — Nous n'étions pas amis, si c'est là que vous voulez en venir. Souvent, ajouta-t-il en agitant le bras, sur lequel scintillait un bracelet serti de pierres multicolores, les acteurs... comment dire... gravitent les uns autour des autres. Ainsi, nous nous marions entre nous. Ça ne dure jamais, pas plus que les amitiés temporaires et autres échanges intimes entre comédiens sur une même scène. — Cependant, vous le connaissiez depuis de nombreuses années. — C'est exact, mais nous ne nous fréquentions pas du tout. Il marqua une pause, le regard aussi chatoyant que son bracelet. — Je le détestais. Je le haïssais. Je le considérais comme un être particulièrement vil. — Pour quelles raisons ? — Toutes sortes, dit Stiles en se penchant en avant, comme s'il s'apprêtait à lui faire une confidence. Il était égoïste, égocentrique, malpoli et arrogant. J'aurais pu lui pardonner ces défauts, voire en admirer certains car, dans notre métier, la vanité est un atout. Mais Richard était démoniaque. Il se servait des autres, lieutenant, et n'hésitait pas à leur briser le cœur. Je ne suis pas du tout triste qu'il soit mort, bien que je déplore la méthode et le timing. — Pourquoi ? — Cette pièce est remarquable, et le rôle que j'y joue me réjouit. A cause de ce malheureux incident, le spectacle risque d'être repoussé, voire annulé. Ce qui me contrarie. — La publicité provoquée par l'événement ne peut que vous aider. Du bout du doigt, Stiles se caressa le menton. — Bien entendu. — Quand vous reprendrez, vous ferez salle comble, jour après jour. — Oui, c'est vrai. — En conséquence, cette tra'gédie en direct présente quelques avantages. — Le raisonnement est malin, concéda-t-il en la dévisageant de plus près. Nous voici devant une pièce dans la pièce, lieutenant. — Vous aviez accès au couteau factice. Et vous aviez tout le temps de procéder à l'échange. — Je suppose que oui. Quelle idée ! Il cligna des yeux, comme s'il venait d'avoir un éclair de génie. — Je suis un suspect. Comme c'est amusant ! Je ne m'étais imaginé qu'en témoin. Oui, vous avez raison, l'occasion était là, mais je n'ai pas de mobile. — Vous venez de déclarer que vous détestiez Richard Draco. — Cher lieutenant, si je tuais toutes les personnes qui me déplaisent, la scène serait jonchée de cadavres. En fait, s'il me répugnait sur le plan personnel, je n'en admirais pas moins son talent. Richard était un artiste exceptionnel. C'est pour cette seule et unique raison que j'ai accepté de travailler de nouveau avec lui. Le monde est peut-être débarrassé d'un être odieux et immoral, mais le théâtre vient de perdre l'une de ses plus brillantes étoiles. — Et vous, un rival redoutable. Stiles arqua les sourcils. — Pas du tout ! Richard et moi sommes très différents. Que je sache, nous n'avons jamais été en concurrence pour un rôle. Eve acquiesça. Ce ne serait pas difficile à vérifier, Elle changea de tactique. — Et Areena Mansfield ? — C'est une amie. Je la respecte en tant que femme et en tant que collègue. Il baissa le nez. — Tout cela est très pénible pour elle. En dépit des apparences, c'est une créature fragile. J'espère que vous en tiendrez compte. Une lueur de colère dansa dans ses prunelles, tandis qu'il redressait la tête. — Quelqu'un l'a utilisée d'une manière horrible. Je peux vous dire une chose, lieutenant : si j'avais décidé d'assassiner Richard Draco, j'aurais trouvé le moyen de le faire sans impliquer une camarade. Il y avait deux victimes, hier soir, et mon cœur saigne pour Areena. — Il est malin, murmura Eve, en regagnant le rez-de-chaussée avec Peabody. Habile, intelligent, sûr de lui. Parmi tous les acteurs, c'est celui qui a le plus d'expérience. Il connaît le milieu du théâtre comme sa poche. — Si c'est vraiment un ami de Mansfield, est-ce qu'il a pu concocter cette mise en scène ? Cacher l'arme du crime dans sa loge ? — Pourquoi pas ? Eve sortit de l'immeuble, passa devant le portier en grimaçant. — C'est théâtral, et tellement téléphoné... Elle s'installa derrière le volant. — Celui ou celle qui a dissimulé le couteau voulait qu'on le retrouve, qu'on sache qu'il était là, pour jeter les soupçons sur Mansfield. Autrement, c'eût été stu-pide, et notre meurtrier est tout sauf stupide. Je veux savoir qui travaillait en coulisses et qui rêvait d'être sur scène. Voyons combien d'acteurs frustrés avaient accepté un petit boulot de technicien sur ce projet. Eve déboîta. — Passez la balle à Feeney, ajouta-t-elle à l'intention de Peabody, tout en branchant son communica-teur pour joindre la morgue. Morris, le médecin légiste en chef, apparut à l'écran. Il avait coiffé ses superbes cheveux en arrière, pour mettre en valeur les deux anneaux d'or et d'argent qui ornaient son oreille droite. — J'attendais de vos nouvelles," Dallas. Vos hommes sont drôlement exigeants. — On prend notre pied à harceler les spécialistes de la mort. Que pouvez-vous me dire sur Draco ? — Une certitude : il est mort, rétorqua Morris, avec un mince sourire. Un seul coup de poignard, en plein cœur, vite fait, bien fait. Pas d'autres blessures. Il a fait beaucoup de musculation et a récemment subi une chirurgie esthétique du ventre. Il a fait appel à un praticien hors pair. Les cicatrices sont microscopiques. L'examen du foie révèle une cure de désintoxication. Selon moi, votre victime était un buveur invétéré. Au moment du décès, son organisme cuvait un sympathique assortiment de drogues illicites. Exo-tica et Zing, avec un zeste de Zeus. Le tout, arrosé d'une double dose de whisky pur. — Sacré mélange ! — En effet. Ce type était sérieusement intoxiqué. Il était obligé de payer pour rester en forme. Ce genre de chose finit toujours par vous saper, mais il avait encore une bonne vingtaine d'années devant lui. — Plus maintenant. Merci, Morris. — Vous pourriez m'obtenir des places, pour la pièce ? Après tout, vous avez des relations, ajouta-t-il avec un clin d'œil. Elle poussa un petit soupir. — Je verrai ce que je peux faire. 4 De l'air aseptisé du nord de la ville, où habitait Stiles, aux fragrances de bennes à ordures renversées et de clochards, le trajet était assez long. Quittant les immeubles cossus avec leurs portiers en uniforme, les aéroglisseurs flambant neufs et la sérénité de la circulation aérienne, Eve et Peabody s'enfoncèrent dans un univers d'immeubles délabrés, de maxibus brinquebalants et de pickpockets au regard aiguisé. Aussitôt, Eve se sentit plus à l'aise. Michael Proctor occupait un appartement au quatrième étage d'un de ces bâtiments construits en toute hâte après les saccages de la guerre urbaine. En période électorale, les postulants à la mairie promettaient systématiquement de réhabiliter le secteur et de combattre la négligence, la criminalité qui le pourrissaient. Après les élections, le sujet retombait dans l'oubli. Mais il fallait bien vivre. Un acteur qui tirait le diable par la queue, entre un rôle de figuration et un emploi de doublure, avait du mal à se loger décemment. D'après ses recherches, Eve savait que Michael Proctor avait déjà six mois de retard sur son loyer et qu'il venait de souscrire une demande d'aide au logement. Ce qui signifiait qu'il était au bord du désespoir. La plupart des candidats à cette allocation étaient très vite submergés par la paperasserie et la bureaucratie, au point de finir par tout laisser tomber et de se contenter d'un lit de camp dans un abri. Reprendre le rôle de Draco signifierait pour Proc-tor une augmentation de salaire considérable. L'argent était un mobile vieux comme le monde. Eve hésita à se garer en double file dans la Septième Avenue. Repérant un emplacement au second niveau, elle fonça dans le monte-charge et propulsa son véhicule entre une berline rouillée et une moto sans âge. — Joli, souffla Peabody, en frappant son cœur du poing, comme pour le faire redémarrer. Eve alluma son signal « En service » pour tenir les droïdes verbalisateurs à distance et piqua un sprint vers la rampe piétonne. — Ce type a tout à gagner à la mort de Draco. Pour lui, c'est l'occasion ou jamais de figurer en haut de l'affiche - même si ça ne dure pas. Pour son ego, sa carrière et ses finances, c'est tout bénef. Il n'a pas de casier judiciaire, mais il faut bien commencer un jour — Votre optimisme m'épatera toujours, lieutenant. — Oui, je suis une humaniste dans l'âme. Elle jeta un coup d'œil sur un arnaqueur en patins aériens, fixa son énorme cabas. — Hé, glapit-elle en le montrant du doigt, ne vous avisez pas de déballer votre matériel ici. Si vous vous installez deux blocs plus loin - minimum -, je ferai comme si je n'avais rien vu. — Il faut bien que je gagne ma croûte ! — Gagnez-la ailleurs. — Merde. Il hissa le sac sur son épaule et fila vers l'ouest, disparaissant dans les vapeurs d'un glissa-gril. Peabody huma l'air avec gourmandise. — Ces hot-dogs sentent drôlement bon. — Mettez votre estomac en mode «Pause», Peabody. — Impossible. Il réclame malgré moi. Jetant un regard attristé sur l'étalage, Peabody suivit Eve dans l'immeuble miteux. À une époque, l'édifice avait été doté d'un système de sécurité. Mais la serrure de l'entrée n'était plus qu'un trou béant, œuvre, sans doute, d'un môme plein d'initiative qui vivait aujourd'hui de sa pension de retraite. Le hall était étroit, les murs, couleur de boue. Les boîtes aux lettres étaient toutes cassées. L'une d'entre elles arborait une étiquette rédigée à l'encre rouge, au nom de M. Proctor. Eve avisa l'ascenseur étriqué, le bouquet de fils électriques qui jaillissait du tableau de contrôle. Dédaignant la cabine, elle se dirigea vers l'escalier. Quelqu'un sanglotait derrière une porte. Ailleurs, au premier, un téléspectateur rugissait de rage devant un match de football. L'atmosphère empestait le moisi, l'urine rance et le tabac froid. Au deuxième, des bruits sourds, au rythme d'une musique classique - un air que Connors écoutait souvent. — Un danseur, dit Peabody. J'ai une cousine qui appartenait au Ballet régional de Denver. Il s'exerce. Autrefois, j'en ai rêvé. — D'être danseuse ? Les joues de Peabody étaient rougies par l'effort. — Oui, enfin, quand j'étais enfant. Mais je n'ai pas le physique. Je suis allée voir un ballet avec Charles, il y a deux semaines. Les ballerines étaient toutes grandes et maigres. Ça me rend malade. — Mmm... Quand Peabody mentionnait son ami prostitué, Charles Monroe, il valait mieux se taire. — Moi, je suis plutôt bâtie comme une chanteuse d'opéra. Robuste, ajouta-t-elle avec une grimace. — Ah, parce que maintenant, vous vous passionnez pour l'opéra ? — J'y suis allée plusieurs fois. C'est pas mal. Peabody reprit sa respiration en atteignant le troisième niveau. Eve n'était pas du tout essoufflée, ce qui l'énerva passablement. — Charles a un faible pour les activités culturelles. — Vous devez être très occupée, à force de jongler entre McNab et lui. Peabody eut un sourire. — Je croyais qu'à vos yeux, il n'y avait rien entre McNab et moi. — Taisez-vous, Peabody. Agacée, Eve frappa chez Proctor. — Vous ricanez ? — Certainement pas, lieutenant, répliqua-t-elle en essayant de prendre un air sérieux. Jamais de la vie. Ce doit être mon estomac qui gargouille. — Faites-le taire, lui aussi. Percevant un bruit de pas de l'autre côté de la porte, Eve brandit son insigne devant le judas. Suivit une succession de cliquetis, correspondant à la manipulation de cinq verrous manuels. Le visage qui apparut dans l'entrebâillement était un cadeau de Dieu ou d'un remarquable chirurgien esthétique. Teint doré et lisse, pommettes saillantes, menton volontaire creusé d'une minuscule fossette. La bouche était ferme et sensuelle, le nez, long et droit, les yeux vert émeraude. Encadrant cette figure d'ange, une cascade de cheveux châtains, bouclés. Michael Proctor dévisagea les deux femmes, passa une main dans sa chevelure, esquissa un sourire timide. — Euh... lieutenant Houston. — Dallas. — Ah, oui ! Je savais bien que c'était une ville du Texas, bredouilla-t-il, visiblement nerveux. Il s'écarta, les invitant à entrer. — Je suis encore sous le choc. Je ne cesse de me dire que c'est une erreur. — Si ça l'est, elle est définitive. Eve scruta l'appartement. La pièce unique était meublée d'un divan défait, d'une table étroite surmontée d'une console de divertissement, d'une lampe à pied ornée d'un abat-jour déchiqueté, et d'une commode à trois tiroirs. Apparemment, certains comédiens réussissaient moins bien que d'autres. — Euh... laissez-moi vous... euh... Je suis désolé, balbutia-t-il, écarlate, en ouvrant le placard, dont il finit par extirper une chaise pliante. Je ne reste ici que pour dormir, je ne suis pas très équipé pour recevoir. — Il ne s'agit pas d'une visite de courtoisie, riposta Eve. Peabody, enregistrez. Vous pouvez vous asseoir, monsieur Proctor, si cela vous met plus à l'aise. — Je... Ça va. Je ne sais pas vraiment comment m'y prendre. Je n'ai jamais travaillé sur des drames policiers. On a tendance à me cantonner dans les pièces classiques ou les comédies romantiques. — Heureusement pour vous, j'ai l'habitude. Contentez-vous de répondre à mes questions, et tout ira bien. — D'accord. Jetant un coup d'œil autour de lui, comme s'il n'avait encore jamais vu le studio, il se percha sur la chaise, croisa les jambes, les décroisa, ébaucha un sourire empli d'espoir. — Dallas, lieutenant Eve, entretien avec Proctor, Michael, au domicile du sujet. Également présente, Peabody, agent Délia. Sans quitter l'acteur des yeux, elle lui récita l'avertissement Miranda révisé. Il l'écouta en pianotant sur sa cuisse. — Avez-vous compris vos droits et vos obligations ? — Je crois que oui. J'ai besoin d'un avocat? murmura-t-il en observant Eve comme un chiot craignant d'être puni pour avoir pissé sur la moquette. J'ai un représentant, un agent théâtral. Je devrais peut-être l'appeler ? — A votre guise. Mais ce serait une perte de temps, et cela compliquerait sérieusement les choses. Vous pouvez exiger sa présence au cours de l'interrogatoire. Si vous préférez, nous pouvons nous rendre au Central. — Eh bien... mon Dieu ! souffla-t-il en pivotant vers son communicateur. Je ne vais pas le déranger maintenant. Il est très occupé. — Pourquoi ne pas commencer par me raconter ce qui s'est passé hier soir ? Un frémissement le parcourut. — Vous voulez dire... Jetais en coulisses, côté cour. C'était superbe, vraiment superbe. Je me rappelle avoir pensé que, si la pièce se prolongeait assez longtemps, j'aurais une chance de jouer Vole. Draco aurait forcément manqué une ou deux représentations en cours de route... Les mots moururent sur ses lèvres. Il afficha une expression de stupéfaction, puis d'horreur. — Je ne veux pas dire que... Je ne lui ai jamais souhaité malheur. Je pensais plutôt à un rhume, ou simplement au besoin de s'accorder une soirée de répit. Un truc comme ça. — Bien sûr. Et qu'avez-vous vu depuis les coulisses, côté cour, durant la dernière scène ? — Il était parfait, dit Proctor, les yeux rêveurs, arrogant, méprisant, nonchalant. Cette façon de célébrer son acquittement tout en rejetant Christine comme un os rongé. Ce plaisir de gagner, d'avoir contourné le système, d'avoir dupé tout le monde. Puis, le choc, dans son regard, dans son corps, quand elle s'est retournée vers lui avec le couteau. A cet instant, je me suis dit que je n'atteindrais jamais ce niveau. Je n'ai pas compris, même quand les autres ont réagi, je ne me suis pas rendu compte... Il leva les mains, les laissa retomber, — Je ne suis pas encore sûr d'avoir pleinement réalisé... — Quand avez-vous pris conscience que Draco ne jouait plus ? — Je crois... je crois que c'est quand Areena a crié. En tout cas, j'ai su qu'il y avait un problème. Ensuite, tout s'est passé si vite. Les gens couraient vers lui, hurlaient. Ils ont baissé le rideau presque aussitôt... Et il était toujours là, étendu. « Difficile de se relever pour saluer le public, quand on a huit centimètres d'acier dans les entrailles », songea Eve. — Quelles étaient vos relations avec Richard Draco ? — Nous n'en avions pas. — Vous ne discutiez jamais ensemble ? — Eh bien... euh... si, bien entendu, nous avons bavardé à quelques reprises. Malheureusement, j'ai l'impression que je l'irritais. — Comment cela ? — Voyez-vous, lieutenant, je suis un observateur. Je regarde les gens pour m'imprégner des personnages, pour apprendre. Je pense que cela indisposait Draco. Il m'a prié de rester hors de sa vue, sans quoi il... euh... il s'arrangerait pour que je ne figure plus que dans des hologrammes pornographiques. Je me suis immédiatement excusé. — Et alors ? — Et alors, il m'a jeté un presse-papiers à la figure. Celui du bureau de Sir Wilfrid. Il a raté sa cible, précisa Proctor en grimaçant. Je suis sûr que c'était voulu. — J'imagine que ça vous a indigné. — Pas vraiment, non. J'étais ennuyé de l'avoir importuné pendant la répétition. Il a pris le reste de sa journée pour se calmer. — Un type vous menace, vous lance un objet à la tête, et vous restez de marbre ? — C'était Draco, expliqua Proctor, d'un ton révérencieux. Il est... c'était... un des plus grands acteurs de ce siècle. Une sommité. Ses caprices font... faisaient de lui ce qu'il était. — Vous l'admiriez. — Énormément. Je me suis toujours inspiré de son travail. J'ai des enregistrements de toutes ses pièces. Quand on m'a proposé d'être la doublure de Vole, j'ai sauté sur l'occasion. C'est un tournant dans ma carrière, enchaîna-t-il, une lueur d'excitation dans les prunelles. Toute ma vie, j'ai rêvé de fouler la même scène que Richard Draco. — Mais vous n'auriez jamais joué le rôle, à moins que Draco n'ait eu un problème. Dans son enthousiasme, Proctor se pencha en avant. La chaise grinça violemment. — J'apprenais ses répliques, ses déplacements. D'une certaine manière, je me mettais dans sa peau. Vous comprenez ? — Et là, vous allez prendre sa place. — Oui. Proctor eut un sourire lumineux, qui s'estompa rapidement. — Je sais que c'est abominable, que ça peut paraître égoïste et cruel. Ce n'est pas mon intention. — Vous avez des difficultés financières, monsieur Proctor. Il s'empourpra, tressaillit, essaya de sourire. — Oui, euh... voyez-vous... on ne se lance pas dans le théâtre pour l'argent, mais par amour. — Cependant, l'argent, ça peut servir. Pour manger, par exemple, ou se loger. Vous n'avez pas payé votre loyer... — J'ai un peu de retard, en effet. — Votre salaire actuel vous permet de remonter la pente. Etes-vous joueur, monsieur Proctor? — Oh, non ! — Un peu panier percé, peut-être ? — Je ne le pense pas. J'investis tout dans mon métier: cours d'art dramatique et de chant, musculation, séances chez l'esthéticienne. Ce n'est pas donné, surtout à New York. Évidemment, tout ça doit vous paraître très frivole, lieutenant, mais cela fait partie de mon art. Ce sont mes outils. Justement, j'envisageais de prendre un petit boulot pour arrondir mes fins de mois. — Désormais, c'est inutile, n'est-ce pas ? Draco ne vous barre plus le chemin. — Je suppose que non. Il marqua une pause, réfléchit. — Je n'étais pas certain de pouvoir tout assumer. Ce sera plus facile, maintenant que... N'allez pas mal interpréter mes paroles, lieutenant. Mais vous avez raison : ça m'ôte un souci, bien que je sois accoutumé à vivre de rien. Quoi qu'il en soit, le monde du spectacle vient de perdre un grand comédien. Malgré tout, je préfère être honnête et vous avouer qu'une partie de moi-même se réjouit de jouer Vole. Même pour une courte durée. Il poussa un long soupir, ferma les yeux. — Oui, c'est la vérité, mais j'aurais préféré qu'il ait attrapé un vulgaire rhume de cerveau. Eve regagna son véhicule, un début de migraine lui taraudant les tempes. — Personne n'est à ce point naïf, marmonna-t-elle. Personne n'est à ce point candide. — Il vient du Nebraska, fit remarquer Peabody, en parcourant son ordinateur de poche. — D'où? Peabody agita la main vaguement vers l'ouest. — Du Nebraska, répéta-t-elle. Il a grandi dans une ferme. Il a participé au théâtre régional, tourné quelques vidéos, deux ou trois publicités, fait un peu de figuration au cinéma. Il n'est à New York que depuis trois ans. Elle prit place dans la voiture. — Ils sont encore très innocents, là-bas dans le Nebraska. Ce doit être tout ce maïs et ce blé. — Peu importe, on le garde sur la liste des suspects. Il va franchir un sacré pas, en se hissant des coulisses au personnage de Vole. Il n'est que de passage dans son bouge minable. L'argent, ça motive, de même que l'ambition. Il rêvait d'être Draco. Quel meilleur moyen que de l'éliminer ? — J'ai une idée. Eve jeta un coup d'œil sur son poignet pour vérifier l'heure, tout en se faufilant dans la circulation. Fichue conférence de presse. — Je vous écoute ? — En fait, c'est plutôt une hypothèse. — Accouchez ! — Si elle est bonne, je pourrai m'acheter un hot-dog au soja ? — Seigneur ! Alors, cette hypothèse ? — Ce sont tous des acteurs dans une pièce. Un bon acteur se glisse dans la peau de son personnage pendant la durée du spectacle. Il y reste, mais une partie de son être se détache, juge sa prestation, se rappelle les déplacements, palpe les vibrations du public... D'après moi, celui qui a remplacé le couteau jouait. — Il jouait à tuer, oui. — Bien sûr, mais sur un autre plan. Ils pouvaient participer à la pièce et observer le dénouement sans commettre véritablement le crime. L'objectif est atteint, et ça fait partie du rôle. Quand bien même l'assassin serait un machiniste, c'est le spectacle. Vole est mort. C'est dans l'intrigue. Le fait que Draco le soit aussi ne fait qu'amplifier la satisfaction. Eve pesa le discours de son assistante puis, au carrefour suivant, s'arrêta devant un glissa-gril. — Que dites-vous de ma théorie ? — Pas mal. Allez acheter votre hot-dog. — Vous voulez quelque chose ? — Je meurs d'envie d'un café, mais pas celui de ce nid à cafards. — Vous avez le don d'exciter mon appétit. Cependant, elle descendit, se faufila entre les passants et commanda un double hot-dog au soja, ainsi qu'un méga-tube de Coca Light, histoire de se convaincre qu'elle surveillait sa ligne. — Ça va mieux ? s'enquit Eve, lorsque Peabody se jeta sur son siège pour engloutir son sandwich. — Mmm... C'est divin! Vous en voulez une bouchée? Le bip du communicateur lui épargna une riposte acerbe. Le visage de Nadine Furst, reporter de Chan-nel 75, apparut à l'écran. — Dallas, il faut absolument que je vous parle. Dès que vous pourrez. — Je m'en doute. Ignorant la transmission, Eve bifurqua pour retourner au Central. — Je ne sais pas en quel honneur elle s'imagine que je vais lui accorder une interview exclusive avant la conférence de presse. — Parce que vous êtes amies ? suggéra Peabody, la bouche pleine de soja et de rondelles d'oignons réhydratés. — Faudrait tout de même pas exagérer. — Dallas, insista Nadine, l'air et la voix étrangement tendus, c'est important et c'est... personnel. Si vous me recevez, répondez-moi. Je vous retrouverai où vous voudrez. Votre heure sera la mienne. Eve émit un juron et se connecta. — Le Blue Squirrel. Tout de suite. — Dallas... — Je peux vous accorder dix minutes, pas une de plus. Dépêchez-vous ! Il y avait des lustres qu'elle n'avait pas franchi le seuil du Blue Squirrel, un club assez minable, mais auquel Eve restait attachée sentimentalement. A une époque, son amie Mavis s'était produite là, dansant et hurlant ses chansons dans des costumes qui défiaient l'imagination. Une fois, au cours d'une affaire particulièrement difficile, Eve s'y était rendue, dans le seul but de s'enivrer pour oublier. Connors était venu la chercher avant qu'elle ne puisse accomplir sa mission. Cette nuit-là, elle s'était retrouvée pour la toute première fois dans son lit. Coucher avec Connors s'était avéré nettement plus efficace que s'imbiber d'alcool. Ainsi, le Squirrel, malgré sa carte douteuse et ses serveurs désabusés, ravivait-il des souvenirs émouvants. Eve s'installa dans un box, hésita à commander un café en mémoire du bon vieux temps. Nadine s'approcha, dénoua son écharpe multicolore, en tripota la frange. — Peabody, ça vous ennuie de nous laisser deux minutes ? — Pas de problème, répondit celle-ci en se levant aussitôt. Je vais m'asseoir au bar et regarder les holo-jeux. — Merci. Ça fait un bail qu'on ne s'est pas vues. — Ça ne fait jamais assez longtemps, commenta Eve, tandis que Nadine prenait place de l'autre côté de la table bancale. Eve sortit son insigne et le posa au milieu. Ni elle ni Nadine n'avaient envie de manger. — Un problème ? — Je n'en suis pas certaine. Peut-être que ça n'en est pas un. Nadine ferma les yeux, secoua sa chevelure. Elle s'était fait des mèches blondes. Eve avait du mal à comprendre ces gens qui changeaient toujours la couleur de leurs cheveux. L'entretien était tellement fastidieux ! — Richard Draco. — Je ne discuterai pas de ce dossier avec vous, rétorqua Eve en ramassant son badge d'un geste impatient. La conférence de presse a lieu à 14 heures. — J'ai couché avec lui. Eve dévisagea Nadine. — Quand ? — Peu après mon engagement à Channel 75. A l'époque, je ne couvrais pas encore les affaires criminelles. J'étais responsable de la rubrique «People». Bref, il m'a contactée. Il voulait me féliciter, j'étais merveilleuse, mes chroniques l'amusaient. Elle ramassa son écharpe, l'enroula autour de sa main, la déroula. — Il m'a invitée à dîner. J'étais flattée. Il était beau. Une chose en a entraîné une autre. — D'accord. Donc, ça s'est passé il y a quoi... cinq ans? — En fait, six. Nadine se frotta la bouche, ce qui ne manqua pas d'étonner Eve. La présentatrice était très attentive à son maquillage. — J'ai dit qu'une chose en avait entraîné une autre, mais ça s'est passé d'une manière très romantique. Nous n'avons pas sauté directement dans le lit. Nous sommes sortis ensemble pendant environ deux semaines. Dîners aux chandelles, spectacles, promenades, soirées mondaines. Puis, il m'a proposé de l'accompagner à Paris pour le week-end. Cette fois, Nadine cacha son visage dans ses mains. — Mon Dieu, Dallas! Mon Dieu... — Vous êtes tombée amoureuse de lui. — Oh, oui ! Comme une midinette. J'étais folle de lui. Nous nous sommes fréquentés pendant trois mois, et je... Dallas, je rêvais de mariage, d'enfants, d'une maison à la campagne. Eve changea de position. Les aveux de ce genre la mettaient toujours mal à l'aise. — Pour finir, ça n'a pas marché. Nadine la fixa un instant. Tout à coup, elle rejeta la tête en arrière en riant. — On peut dire ça. Ça n'a pas marché. Je me suis aperçue qu'il me trompait. Pas avec une femme, mais avec trois ou quatre! Juste avant de prendre l'antenne, je suis tombée sur une émission de ragots : Richard était là, sous mes yeux, en train de draguer une blonde pulpeuse dans un bar chic. Quand je lui en ai parlé, il a souri et m'a répondu qu'il aimait la compagnie des femmes. Où était le mal?... Où était le mal, murmura-t-elle. Cette ordure m'a brisé le cœur, et il n'a même pas eu la décence de me mentir. Il a même réussi à m'attirer de nouveau dans son lit. J'en ai eu honte. À peine avions-nous fait l'amour, qu'il décrochait son téléphone et prenait rendez-vous avec sa copine. Et moi, pauvre idiote, j'ai pleuré comme un bébé. — Je suis désolée. Mais c'était il y a six ans. — Je l'ai vu le soir de sa mort. — Nadine ! — Il m'a téléphoné. — Taisez-vous. Taisez-vous immédiatement. Ne dites plus un mot. Contactez votre avocat. — Dallas, je vous en supplie ! insista Nadine en lui prenant le poignet. Il faut que je vous raconte tout, et que vous m'expliquiez ce que cela risque d'engendrer. — Et merde ! S'emparant de la carte, Eve commanda un café. — Je ne vous ai pas récité vos droits. Je ne le ferai pas. Je ne pourrai pas m'appuyer sur vos aveux. — Il m'a téléphoné. Il a dit qu'il pensait à moi, qu'il se rappelait nos moments ensemble. Il voulait qu'on se revoie. Je m'apprêtais à l'envoyer au diable, quand je me suis rendu compte qu'après tout ce temps, j'avais envie de me venger. Qu'il souffre, lui aussi. J'ai accepté de passer le voir à son hôtel. On me reconnaîtra sûrement sur les enregistrements de la sécurité vidéo. — En effet. — Il avait fait monter un repas dans sa chambre. Ce salaud se rappelait précisément ce que nous avions mangé la première fois. C'était peut-être son menu de toutes les premières fois. Ça ne m'étonnerait pas de lui. Qu'il pourrisse en enfer ! Elle souffla. — Bref. Je m'étais mise sur mon trente et un. Robe neuve, nouvelle coiffure. Il m'a servi du Champagne, nous avons bavardé de tout et de rien. Je connaissais ses manœuvres. Je me rappelais chacune d'entre elles. Et, quand il m'a effleuré la joue en posant sur moi son regard ténébreux, je lui ai jeté ma coupe à la figure et j'ai craché tout ce que j'aurais dû lui dire, il y a six ans. Nous nous sommes disputés violemment. Verre brisé, insultes, quelques coups de part et d'autre. — Il vous a agressée ? — C'est plutôt l'inverse. Je l'ai giflé, il a riposté. Ensuite, je lui ai mis mon poing dans le ventre. Il en a eu le souffle coupé. Pendant qu'il se remettait, je suis sortie, l'esprit léger. — Vous aurez l'air échevelée, bouleversée, sur les images de la sécurité ? — Je n'en sais rien, avoua-t-elle en se frottant de nouveau la bouche. C'est possible. Je n'y ai pas pensé sur le moment. Mais peu importe, je ne regrette rien. Je suis fière d'avoir enfin su me défendre. Mais là, Dallas, j'ai commis une erreur grossière. Le café arriva. Eve poussa la tasse vers Nadine, qui l'avala d'un trait. — Hier soir, je suis allée au théâtre. Histoire de me prouver que je ne ressentais plus rien. Pari gagné. Je n'éprouvais rien. J'étais soulagée de m'être enfin débarrassée de cette obsession. J'ai même profité de ma carte de presse pour aller le lui dire en coulisses pendant l'entracte. — Vous avez parlé avec lui en coulisses, hier soir? — Non. Je me dirigeais vers sa loge, quand je me suis rendu compte que cette confrontation ne servirait qu'à nourrir son ego. J'ai fait demi-tour. J'ai emprunté la sortie des artistes, j'ai marché. J'ai fait un peu de lèche-vitrines. Je me suis arrêtée dans le bar d'un hôtel pour boire un verre de vin. Ensuite, je suis rentrée chez moi. Ce matin, quand j'ai appris la nouvelle, j'ai paniqué. J'ai prévenu au bureau que j'étais malade. Je me suis sentie mal toute la journée. Il fallait absolument que je me confie à vous. Je suis désemparée. -— Vous vous êtes dirigée vers les loges. Vous n'êtes allée nulle part ailleurs ? — Non, je vous le jure. — Quelqu'un vous a vue ? — Je n'en sais rien. Je suppose que oui. Je ne cherchais pas à me rendre invisible. — Je veux prendre votre déposition officiellement, en précisant que c'est vous qui êtes venue me trouver. C'est la meilleure solution. En attendant, prenez un avocat, et un bon. Soyez discrète et racontez-lui tout. — Entendu. — Vous n'avez rien omis, Nadine ? Rien du tout ? — Non. C'est tout. Je ne l'ai revu que cette fois-là à son hôtel, et sur scène. J'ai peut-être été cruche, Dallas, mais j'ai fait de gros progrès. Et je n'ai rien d'une lâche. Si j'avais voulu le voir mort, je l'aurais tué moi-même. Je n'aurais pas filé le sale boulot à quelqu'un d'autre. — Je n'en doute pas. Consultez un avocat. Nous procéderons à l'entretien demain. Eve se leva puis, après une légère hésitation, tapota le bras de son amie. — Ça va s'arranger. — Vous savez ce qui me mine le plus, Dallas ? J'étais sur un petit nuage. Depuis que... Vous savez que je suis une thérapie avec Mira ? Eve se balança d'un pied sur l'autre. — Oui. — J'ai découvert - entre autres - que, depuis Richard, j'étais totalement fermée à l'amour, le vrai. Il m'a vraiment anéantie. Hier, quand je buvais mon verre au bar de l'hôtel, je me suis rendu compte que j'étais prête à revivre. Mon sens du timing a toujours laissé à désirer. Merci de m'avoir écoutée. — De rien. Eve fit signe à Peabody de la suivre. — Et je ne suis au courant de rien ! ajouta-t-elle à l'intention de Nadine. 5 Le calendrier annonçait l'approche du printemps, toutefois ce dernier se faisait attendre. Eve rentra chez elle sous une bruine glaciale, presque aussi désagréable que son humeur. Les conférences de presse l'agaçaient. À ses yeux, le seul point positif, c'était de s'être débarrassée de cette corvée. Entre ça et une succession d'interrogatoires qui ne lui avaient apporté qu'une vision nébuleuse des personnes et des événements, elle n'était pas à prendre avec des pincettes. En fait, elle s'en voulait de regagner son domicile aussi tôt. Elle aurait préféré continuer à travailler, mais elle avait libéré son assistante - qui n'avait pas caché sa joie. Elle allait s'accorder une heure de répit, voire deux. Le temps de réfléchir, de remettre un semblant d'ordre dans ses idées. La circulation était dense. Elle se faufila entre les véhicules en s'efforçant d'ignorer les exclamations exaspérantes du dirigeable publicitaire qui vantait les mérites des nouvelles collections de printemps chez Bloomingdale. Elle fut arrêtée par un feu émanant d'un glissa-gril, que le malheureux propriétaire venait d'asperger de neige carbonique. Le sinistre lui paraissant maîtrisa Eve redémarra et contacta Feeney. — Alors ? — On avance. J'ai les historiques, les adresses, les états financiers et les casiers judiciaires des machinistes et des comédiens, ainsi que de tout le personnel permanent du théâtre. Eve se calma. — Tous ? — Ouais, grommela Feeney en se frottant le menton. Mais je n'y suis pour rien. Je t'avais prévenue qu'ici, on était débordés. C'est Connors qui nous a transmis les renseignements. — Connors ? explosa-t-elle. — Il m'a appelé en début d'après-midi. Il se doutait que je serais sur le coup. De toute façon, il avait toutes les données en archives. Ça m'a permis de gagner du temps. — Ouais ! grommela Eve. — Je te l'ai balancé sur son vidéocom. — Formidable, épatant. Feeney continuait de se frotter le menton. Eve soupçonna qu'il tentait de dissimuler un sourire. — J'ai mis McNab sur les affaires courantes, calculs de probabilités et autres pourcentages. La liste est longue, ça ne se fera pas en deux minutes. D'après moi, on devrait commencer dès demain à procéder par élimination. Et toi, les interrogatoires ? — Fastidieux. Elle traversa prudemment le carrefour, avisa une ouverture dans le trafic, fonça. La cacophonie des Klaxons dépassa allègrement les niveaux autorisés de pollution sonore, ce qui la fit ricaner. — On a réussi à mettre le grappin sur l'arme du crime. Un banal couteau de cuisine. Il provenait de la cuisine en sous-sol du théâtre. — Ouverte à tous ? — Uniquement aux membres du personnel. Pas au public. J'ai demandé à un gardien de récupérer les disquettes de sécurité. Je vais effectuer quelques études de mon côté, afin de les comparer aux tiennes. Mira devrait me communiquer des profils, demain. Ce serait bien qu'on puisse écarter d'emblée quelques milliers de suspects. Où en est McNab ? — Il s'est échappé avant que je ne puisse le retenir. — Tu l'as laissé partir ? — Il avait un rendez-vous galant, déclara Feeney, l'œil narquois. Eve tressaillit. — Pas un mot de plus, Feeney! ordonna-t-elle avant de couper la transmission. Elle rumina, parce que ça la soulageait, puis pénétra dans le domaine. Même par ce temps maussade, l'endroit était magique. Plus magnifique que jamais, songea-t-elle, sous la grisaille. Les pelouses étaient brunies par l'hiver, les arbres dénudés scintillaient d'humidité. L'atmosphère, aurait dit Connors. Tout était une question d'atmosphère, et celle-ci mettait en valeur l'impressionnante structure en pierre et en verre, avec ses tourelles, ses terrasses et ses balcons. Eve l'aurait bien vue perchée au bord d'un ravin rongé par des vagues rugissantes. La ville, avec ses foules, ses bruits et ses désespoirs, ne franchissait jamais le seuil de cette oasis que son mari avait bâtie grâce à son intelligence, sa volonté de fer et son besoin d'ensevelir les misères de son enfance. Chaque fois qu'elle rentrait, Eve était en proie au doute. D'un côté, elle se disait que sa place n'était pas là. De l'autre, qu'elle ne pouvait être ailleurs. Elle gara sa voiture au bas des marches, sachant que Summerset l'enverrait illico au garage. La couleur vert petit pois des véhicules officiels devait offenser le sens esthétique du majordome. Elle gravit les marches et se laissa engloutir par la chaleur, la beauté et le luxe que procuraient l'argent et le pouvoir. Summerset la guettait, l'œil sévère, les lèvres pincées. — Lieutenant, vous me surprenez. Vous arrivez tôt. — Vous n'avez rien de mieux à faire que de pointer les heures de mes allées et venues ? Elle ôta sa veste et la jeta sur la rampe d'escalier, rien que pour l'énerver. — Vous pourriez rester dehors, à faire peur aux enfants. Summerset renifla, puis souleva délicatement avec deux doigts le blouson en cuir humide. Il le détailla d'un regard dédaigneux. — Quoi ? Pas de sang, aujourd'hui ? — Je peux encore y remédier. Connors est-il rentré ? — Connors est dans la salle de divertissement en sous-sol. — Le petit garçon s'amuse avec ses joujoux. Elle passa devant lui. — Vous laissez des traces sur le carrelage. Elle darda un regard derrière elle, scruta le sol. — Vous aurez de quoi vous occuper. Sur ce, Summerset partit faire sécher sa veste. Eve descendit jusqu'à la piscine couverte, où des volutes de vapeur dansaient au-dessus d'une eau d'un bleu profond. Un instant, elle faillit se déshabiller et plonger, mais d'abord elle avait un compte à régler avec Connors. Elle ignora le gymnase, longea le vestiaire et une petite serre tropicale. Quand elle poussa la porte de la salle de divertissement, un bruit assourdissant l'accueillit. « C'est le rêve de tout préadolescent», pensa-t-elle. Bien qu'elle-même eût cessé de rêver avant l'âge de douze ans. Connors aussi, probablement, ce qui expliquait peut-être sa passion pour les jouets. L'ensemble comprenait deux tables de billard, trois tubes VR multipersonnes, un nombre impressionnant d'écrans, conçus pour les transmissions et les jeux vidéo, une petite holoconsole et une quantité incroyable de machines aussi colorées que bruyantes. Connors se tenait devant l'une d'entre elles, les jambes écartées, ses mains élégantes posées de part et d'autre d'une sorte de caisse rectangulaire à couvercle transparent. Il enfonçait les doigts à un rythme effréné dans ce qui ressemblait à deux gros boutons. Un feu d'artifice de néons clignotait sur la partie supérieure. « Les gendarmes et les voleurs », lut-elle, levant les yeux au ciel, tandis qu'une sirène se mettait à hurler. Une pétarade de coups de feu précéda un crissement de pneus, et une guirlande de lumières rouges et bleues couronna l'appareil. Eve s'approcha. — C'est donc ça que tu fais de ton temps libre. — Bonsoir, ma chérie, répondit-il, sans quitter des yeux le duo de billes en argent qui ricochaient sous la plaque en verre. Tu rentres tôt, ce soir. — Je ne reste pas. Je voulais te parler. — Mmm... Une petite seconde. Elle ouvrit la bouche pour protester, mais sursauta violemment, assourdie par un brouhaha de sonneries. — Qu'est-ce que c'est que ce bazar ? — Une antiquité, en excellent état. Je l'ai reçue aujourd'hui. Nom de nom ! Il donna un coup de hanche dans la machine. — C'est un flipper, fin du XXe siècle. — « Les gendarmes et les voleurs » ? — Comment aurais-je pu résister? D'un ton menaçant, l'engin lui ordonna de s'immobiliser. Connors réagit en propulsant la bille qui lui restait le long d'un étroit passage. Elle rebondit contre un trio de diamants, avant de disparaître dans un trou. — Balle gratuite, annonça-t-il en reculant et en roulant des épaules. Mais ça peut attendre. Comme il se penchait pour l'embrasser, Eve le gratifia d'une tape sur la poitrine. — Du calme, camarade. Pourquoi as-tu appelé Feeney ? — C'était ma façon à moi d'offrir mes services à la police de New York, de me comporter en citoyen responsable. Allez, un baiser. On fait une partie ? — Je ne veux pas que tu te mêles de cette affaire. C'est mon enquête. — D'accord. Mais ces données, il aurait fallu que tu les réclames au théâtre et que tu les transmettes à Feeney. C'est fait. Tu as les cheveux humides, ajouta-t-il en humant leur parfum. — Il pleut. Elle avait envie d'argumenter, mais à quoi bon ? Il avait parfaitement raison. — En quel honneur avais-tu des archives concernant tout le personnel engagé sur cette production ? — Tout le personnel engagé sur cette production travaille pour moi, lieutenant. Il s'écarta de la machine, ramassa sa bière. — Dure journée ? — Plutôt, oui. Comme il lui tendait la bouteille, elle refusa d'un signe de tête puis, haussant les épaules, se ravisa et en but une lampée. — J'ai eu besoin de faire une pause, pour me rafraîchir les idées. — Moi aussi. Et je connais une méthode infaillible. Une partie de strip flipper. — Tu débloques ! — Si tu as peur de perdre, je t'accorde un handicap, enchaîna-t-il en souriant, car il connaissait bien sa femme. — Je n'ai pas peur de perdre. Elle lui rendit sa bouteille, se débattit, perdit. — Quel genre de handicap ? Sans se départir de son sourire, il ôta ses chaussures. — Ça, plus cinq cents points d'avance par bille, ce qui me paraît juste, vu que tu es novice. Elle examina l'appareil d'un air dubitatif. — Tu ne l'as eu qu'aujourd'hui, n'est-ce pas ? — Il y a quelques heures. — À toi de commencer. — Avec plaisir. Et il se réjouit de la voir fulminer, lutter, s'enfoncer lamentablement. En moins de vingt minutes, il l'avait dépouillée de ses bottes, de ses chaussettes, de son étui de revolver. À présent, elle était sur le point de perdre son chemisier. — Merde ! ronchonna-t-elle. Cet engin est truqué. D'un mouvement impatient, elle se jeta dessus de tout son poids, puis émit un sifflement de rage, quand les manettes se figèrent. — Tilt ? Pourquoi est-ce qu'il répète ça sans arrêt ? — Peut-être es-tu un tantinet trop agressive, suggéra son mari. Tiens ! Laisse-moi t'aider. Il entreprit de déboutonner sa blouse. — Bas les pattes ! J'y arriverai très bien toute seule. Tu triches ! Elle se débarrassa de son vêtement, l'air renfrogné. Elle était maintenant en caraco et pantalon. — Je ne sais pas comment, mais tu triches ! — Peut-être que je suis meilleur que toi, tout simplement ? — Jamais de la vie ! Il s'esclaffa et l'attira vers lui. — Je te donne une chance supplémentaire. Je vais t'aider, dit-il en plaçant ses mains sur les boutons de contrôle. Il faut y aller en finesse. Éviter les attaques trop brusques. Le but, c'est de garder la bille en jeu le plus longtemps possible. — J'ai compris, Connors. Il faut qu'elle aille se cogner partout. — Plus ou moins, répondit-il en ravalant un fou rire. Attention ! On y va ! Il lâcha le ressort, s'appuya contre elle. — Non ! Non ! Du calme. Ne t'agite pas comme une malade. Laisse-la venir. Pressant les doigts sur les siens, il envoya valser la bille au son d'une mitraillette. — Je veux les barres en or, là ! — Patience ! Du bout des lèvres, il effleura sa nuque. — Parfait, tu as évité la voiture de police et tu as gagné cinq mille points. — C'est l'or que je veux. — C'est curieux, ça ne me surprend pas. Voyons... Tu sens mes mains ? Il se pelotonna tout contre elle. Eve tourna la tête. — Ça, c'est pas des mains. Il la gratifia d'un sourire éclatant. — Tu as raison... Mais ça, oui, ajouta-t-il, en lui caressant les seins. Sous le fin coton de son caraco, il sentit les battements de son cœur s'accélérer. — Tu pourrais déclarer forfait, tu sais, chuchotat-il avant de lui mordiller le cou. — Pas question ! Il saisit le lobe de son oreille entre ses dents, et elle tressaillit. Un gémissement lui échappa, à l'instant même où le flipper explosait devant elle. — Quoi ? Quoi ? — Tu as touché l'or. Des points bonus, expliqua-t-il en s'attaquant à la ceinture de son pantalon. Une balle supplémentaire. Joli coup. — Merci. Les clochettes résonnaient. Dans l'appareil et dans sa tête. Connors la fit pivoter vers lui. — La partie n'est pas finie. — Elle ne fait que commencer. Il réclama ses lèvres avec fougue. — J'ai envie de toi. J'ai toujours envie de toi. Haletante, avide, elle s'accrocha à sa chemise. — Tu aurais dû perdre plus souvent. Tu serais moins habillé. — La prochaine fois, je m'en souviendrai. 82 Un désir brûlant le submergea. À ses yeux, le corps de sa femme était un trésor, longiligne, souple, musclé, à la peau veloutée. Debout, la serrant de toutes ses forces, il s'enfonça en elle. Elle s'abandonna. Pour lui, elle donnerait tout. Tout ce qu'il souhaitait prendre. Il était son miracle. Elle palpa sa chair, ferme, chaude, et poussa un profond soupir. — Regarde-moi. Elle avait le vertige. Tous ses sens étaient en émoi, aussi affolés que la bille sous la plaque de verre. Ses yeux mordorés s'opacifièrent. — Encore, encore... Frémissante, elle s'agrippa à ses épaules, ravala un cri de bonheur. — Je n'ai pas perdu. Connors l'observa à la dérobée, sourit à la vue de son postérieur nu, tandis qu'elle ramassait ses vêtements. — Je n'ai pas dit le contraire. — Tu le penses. Je t'entends le penser. Mais je n'ai pas le temps de terminer cette fichue partie. — Ça peut attendre, répliqua-t-il en remontant la braguette de son pantalon. J'ai faim. Si on mangeait ? — À condition que ce soit rapide. J'ai du boulot. Je veux aller jeter un coup d'œil sur la chambre d'hôtel de Draco. — Très bien. Connors déambula jusqu'à l'AutoChef, réfléchit, décida, vu le temps glacial, d'opter pour un menu mijoté. Il leur commanda un ragoût de bœuf. — Je t'accompagne. — C'est l'affaire de la police. — Je le sais parfaitement. Je me contente, une fois de plus, d'accomplir mon devoir de citoyen, lieutenant. Sachant que cela l'irriterait, il lui tendit son assiette avant de conclure, en souriant : — Et puis, c'est mon hôtel. — Bien entendu. Sachant qu'il cherchait à l'irriter, elle avala une bouchée, se brûla la langue. Après tout, songea-t-elle en soufflant sur la seconde cuillerée, ce n'était pas une scène de crime. De surcroît - mais elle ne l'admettrait pour rien au monde -, le sens aiguisé de l'observation de Connors pourrait lui être utile. Elle haussa les épaules. — D'accord. Mais débrouille-toi pour ne pas me gêner. Il acquiesça, mais il n'avait aucune intention de lui obéir Ce serait beaucoup trop ennuyeux. — On passe chercher Peabody ? — Elle est en congé. Elle avait un rendez-vous galant. — Ah ! Avec McNab ? L'appétit d'Eve chuta brutalement. — Elle ne sort pas avec lui, rétorqua-t-elle en engloutissant un morceau de viande. Écoute... peut-être qu'ils couchent ensemble dans une autre galaxie. Mais ils ne sortent pas ensemble. Point final. — Ma chérie, je sais que c'est dur pour une maman, mais il vient forcément un moment où les enfants doivent quitter le nid. — La ferme ! glapit-elle en pointant sa cuiller sur lui. Ils ne sortent pas ensemble. D'aucuns auraient qualifié l'appartement délabré de McNab dans le Lower East Side d'univers alternatif. C'était une garçonnière au décor hideux, remplie de coupes et de médailles de sport, jonchée de vaisselle sale. S'il faisait l'effort, à l'occasion, de pousser le plus gros de son désordre dans une armoire poussiéreuse, l'endroit était loin de ressembler à la somptueuse demeure de Connors, et empestait la cuisine brûlée, mais il y était heureux. Surtout là, le cœur battant, la peau scintillante de sueur. — Seigneur, Peabody ! s'exclama-t-il en se laissant retomber sur le dos comme une truite échouée. Il ne prit pas la peine de reprendre son souffle. Il avait auprès de lui une femme superbe, nue. Il pouvait mourir satisfait. — On a sûrement battu un record, cette fois. On devrait le noter. Elle resta immobile, alanguie, éberluée comme toujours, lorsqu'elle se trouvait dans cette situation avec McNab. — Je ne sens plus mes pieds. Il se hissa sur un coude mais, comme ils avaient atterri en croix sur le lit, il ne voyait pas au-delà de ses genoux. Très mignons, ses genoux. — Je ne crois pas les avoir dévorés. Je m'en souviendrais... Si, si, ils sont là, tous les deux. — Tant mieux, je vais en avoir besoin. Recouvrant ses esprits, elle étrécit les yeux, fixa le joli profil de McNab et se demanda - pour la énième fois - à quel moment elle était tombée sur la tête. Je suis toute nue dans un lit avec McNab. Toute nue. Dans un lit. McNab. Mon Dieu ! Complexée par ses défauts physiques, elle tira sur les draps. — Il fait froid, ici, marmonna-t-elle. — Ce fumier de gardien a coupé le chauffage le 1er mars. Comme si c'était son fric ! Dès que je le pourrai, je le remettrai en route. Il bâilla ostensiblement, passa les mains dans ses longs cheveux blonds, dont la masse semblait peser sur ses frêles épaules. Peabody se retint de mêler les doigts dans cette cascade de boucles soyeuses. Sa hanche droite arborait un tatouage en forme d'éclair 85 argenté, assorti aux quatre anneaux qui étincelaient à son lobe gauche. Il avait la peau laiteuse, les yeux verts. Peabody ne comprenait toujours pas ce qui avait pu l'attirer sur le plan physique, encore moins comment ils en étaient venus à s'envoyer en l'air avec un tel enthousiasme, alors qu'ils passaient le plus clair de leur temps à se chamailler. Elle aurait voulu pouvoir affirmer qu'il n'était pas son genre, mais elle ne pensait pas en avoir de préférence. Avec les hommes, elle n'avait pas de chance. — Je ferais mieux d'y aller. — Pourquoi ? Il est tôt. Comme elle s'asseyait, il se redressa et lui mordilla l'épaule. — Je meurs de faim. — McNab, on vient de faire l'amour ! — Je songeais davantage à une pizza, avec toutes les garnitures. Il connaissait ses faiblesses. — Je suis au régime. — Pourquoi ? Elle leva les yeux au ciel, s'entoura du drap en quittant le lit. — Parce que je suis grassouillette. — Pas du tout, protesta-t-il en se précipitant vers elle pour lui arracher le drap. Tu es une belle plante. Il la saisit par la taille et la serra contre lui brièvement, un geste qui l'inquiéta et la désarma à la fois. — Viens, on va manger. Ensuite, on verra. Je dois avoir du vin quelque part. — Si c'est le même que la dernière fois, j'aimerais autant plonger un gobelet dans les égouts. — Nouvelle bouteille ! Il enfila sa combinaison orange vif. — Tu veux un pantalon ? Cette proposition l'exaspéra. — McNab, je n'aurais pas pu mettre un de tes pantalons quand j'avais douze ans. J'ai un cul, figure-toi. — C'est vrai. Ce n'est pas grave. J'adore les femmes en uniforme. Il s'éloigna en s'efforçant de ne pas bouder. Il avait toujours un mal fou à la convaincre de rester. Dans un coin de la salle de séjour, il trouva la bouteille de vin qu'il avait achetée la veille en pensant à Peabody. Il pensait à elle juste assez souvent pour en être démoralisé. Tant qu'ils étaient au lit, tout allait bien. Là, il n'était pas obligé de réfléchir avant d'agir, ses gestes étaient naturels. Il brancha son vidéocom. Vu la fréquence des transmissions, la pizzeria figurait en première position des numéros mémorisés. Il commanda une pizza garnie, puis partit à la recherche de son tire-bouchon. Ce fichu vin lui avait coûté une fortune. Mais quand on se retrouvait en concurrence avec un compagnon licencié expérimenté, on ne lésinait pas. Nul doute que Charles Monroe s'y connaissait en vins fins. Peabody et lui devaient prendre des bains dans le Champagne. Cette image le révulsa, et il s'empressa d'avaler un verre. Puis il se retourna, alors que Peabody émergeait de la chambre. Elle portait son pantalon d'uniforme et son chemisier. — Qu'est-ce qu'il y a? s etonna-t-elle, devant son air morose. Ils n'ont plus de pepperoni ? — Si, si, ça arrive, grommela-t-il en lui tendant à boire. Je pensais... au boulot. — Ah... Mmm, il est excellent. Tu es affecté aux recherches sur l'affaire Draco, n'est-ce pas ? — C'est fait. Dallas a dû les recevoir. — Tu as été rapide. Il eut un mouvement des épaules. Inutile de lui dévoiler que Connors lui avait refilé tous les renseignements. — À la DDE, on est efficaces. Même après les éliminations et les calculs de probabilités, il va falloir plusieurs jours pour réduire la liste à un nombre décent. Quand un type se fait poignarder en plein cœur devant deux mille personnes, ça se complique. — Oui. Peabody alla s'asseoir dans un fauteuil. Curieusement, elle se sentait aussi à l'aise dans le désordre de McNab que dans son univers propret. — Il se passe quelque chose. — Il se passe toujours quelque chose. — Non, là, il y a un truc qui cloche. Elle rumina un instant. Si elle ne se confiait pas à quelqu'un, elle finirait par éclater. — Ce que je vais te dire est confidentiel. — Très bien. La pizza ne serait pas là avant une dizaine de minutes. Il ouvrit un paquet de chips au soja et vint se caler près de Peabody. — Qu'est-ce qui te tracasse ? — Je n'en suis pas sûre. Pour commencer, Nadine Furst a tenu absolument à rencontrer le lieutenant, aujourd'hui. Elle était dans tous ses états. Nadine, j'entends. Or, Nadine n'est pas du genre à paniquer pour rien. Elles n'ont pas voulu que j'assiste à la conversation. J'ai dû me réfugier à l'autre bout de la salle. Ensuite, Dallas n'a pas dit un mot. — C'était peut-être un problème personnel. — Non, si Nadine tenait tant à ce rendez-vous, c'est qu'elle a un souci. Nadine était aussi son amie, et Peabody était vexée d'avoir été mise à l'écart. — À mon avis, cela a un rapport avec l'enquête. Dallas aurait dû m'en parler. Elle devrait me faire confiance. — Tu veux que je me renseigne ? — Je peux me débrouiller toute seule. Je n'ai pas besoin de l'aide d'un crack de la DDE. — Comme tu voudras. — Je ne sais même pas pourquoi je t'ai parlé de ça. Ça devait me peser. Nadine est mon amie. Du moins, je le croyais. — Tu es jalouse. — Jamais de la vie ! — Si, tu es jalouse, insista-t-il, lui qui découvrait ce sentiment. Dallas et Nadine jouent sans toi, donc, tu es jalouse. Elle le repoussa. — Et toi, tu n'es qu'un crétin. — Et voilà la pizza ! lança-t-il, tandis que la sonnette de sécurité retentissait. 6 — Ne touche à rien et reste hors de mon chemin. — Ma chérie, tu radotes, répliqua Connors, tandis qu'elle insérait son passe-partout dans le boîtier de sécurité du Penthouse A. — Parce que tu ne m'écoutes jamais. Avant de pousser la porte, elle se tourna vers lui et le regarda dans les yeux. — Pourquoi un homme domicilié à New York, et qui travaille dans cette ville, choisirait-il de vivre à l'hôtel plutôt que dans un appartement privé ? — Question de panache. Ça fait bien de dire: « M. Draco loue un duplex au Palace. » De plus, c'est pratique. Il suffit de lever le doigt pour que tous vos besoins soient exaucés. Enfin, et sans doute plus important que tout, aucun problème à assumer. — D'après ce que je sais de Draco jusqu'ici, j'opterais pour cette troisième raison. Elle pénétra dans l'appartement. C'était l'un des hôtels de Connors, songea-t-elle, ce qui signifiait luxe, confort. À condition de se sentir à l'aise dans ce genre de décor. Les murs de l'immense pièce de séjour étaient tapissés de soie rose. Le plafond bombé était orné d'une frise de fruits et de fleurs autour d'un énorme lustre doré. Elle compta pas moins de trois canapés de velours rouge, sur lesquels s'empilaient des dizaines de coussins chatoyants comme des bijoux. Les tables - d'authentiques antiquités - brillaient comme des miroirs. Sur le parquet ciré, un épais tapis reproduisait le motif du plafond au grain de raisin près. Le store était baissé sur la baie vitrée qui occupait un pan entier. On pouvait ainsi admirer le panorama sur New York sans être vu de l'extérieur. Au-delà, s'étendait une vaste terrasse, probablement chauffée, à en juger par l'exubérance des fleurs disposées dans d'imposants pots en pierre. Un superbe piano laqué blanc trônait dans un coin. Des panneaux de bois sculpté dissimulaient un système vidéocom très sophistiqué. Les plantes étaient luxuriantes, les vitrines contenaient de magnifiques objets d'art. Aucun signe de vie, pas un grain de poussière. — Je suppose que la femme de ménage est passée quand Draco est parti pour le théâtre, dit Connors. Je peux demander à l'équipe de service ce soir-là de te faire un rapport sur l'état dans lequel on a trouvé les lieux. — Oui. Elle pensa à Nadine. Connaissant la journaliste, le personnel avait dû s'arracher les cheveux. Elle s'approcha des panneaux, les ouvrit, examina l'unité de divertissement. — Marche, ordonna-t-elle. L'écran s'alluma aussitôt. — Passe-moi le dernier programme. Images et son explosèrent après un hoquet presque imperceptible. Eve observa les deux silhouettes entrelacées qui se mouvaient sur un océan de draps de satin noir. — Pourquoi les hommes prennent-ils leur pied à regarder les autres copuler ? — Nous sommes malades, pervers et faibles. Aie pitié de nous ! Elle se mit à rire. Sur l'écran, le couple roula sur le lit. Le visage de la femme, rose de plaisir, se tourna vers l'objectif. — Nom de Dieu ! C'est Nadine ! Nadine et Draco ! Connors posa une main rassurante sur l'épaule de son épouse. — Ce film n'a pas été enregistré ici. Ce n'est pas la même chambre. Sa coiffure est différente. A mon avis, ce n'est pas récent. — Je vais devoir emporter la disquette et le prouver. Je me retrouve avec un film porno avec en vedette une des journalistes les plus en vue en guise de pièce à conviction sur une affaire de meurtre. Elle arrêta l'appareil, éjecta la bande et la rangea dans un sachet scellé. — Merde ! Elle arpenta la pièce, s'efforça de se calmer. Tout ça était trop compliqué. Nadine s'était confiée à elle en tant qu'amie. L'homme qui la contemplait patiemment était son mari. L'honneur, l'amour... Si elle lui parlait de Nadine et de Draco, serait-ce une trahison à l'égard de son amie ? N'était-il pas normal, entre conjoints, de tout se raconter? Comment diable allait-elle se sortir de ce pétrin ? — Mon Eve adorée, murmura Connors, tu te tortures pour rien, ajouta-t-il lorsqu'elle s'immobilisa enfin. Je peux te faciliter les choses. Ne te sens pas obligée de me dire quoi que ce soit, si cela te met mal à l'aise... Elle fronça les sourcils. — J'ai cru entendre un mais à la fin de ta phrase. — Tu as l'oreille aiguisée. Mais, enchaîna-t-il en la rejoignant, j'en déduis que Nadine et Draco ont eu une liaison à une époque, et vu ta détresse, qu'il s'est de nouveau passé quelque chose entre eux récemment. — Merde ! répéta-t-elle, avant de vider son sac. Connors repoussa une mèche de cheveux derrière son oreille. — Tu es une amie exceptionnelle, Eve. — Ne dis pas ça. Ça me rend nerveuse. — Très bien, alors je vais dire cela: Nadine n'est en rien impliquée dans le meurtre de Draco. — Je le sais, et il n'y a aucune preuve tangible pour démontrer le contraire. Toutefois ça risque d'être dur pour elle. Sur un plan personnel. Bon, on poursuit la visite ? — Euh... si ma mémoire est bonne, la cuisine doit être par ici. Et là, le bureau, la salle de bains, le dres-sing, une autre salle de bains. — Je vais commencer par le bureau. Je veux consulter ses communications, au cas où ses conversations révéleraient des menaces, ou des discussions un peu violentes. Rends-moi un service, ajouta-t-elle en lui tendant son kit de terrain. Mets les autres bandes vidéo dans des sachets. — À vos ordres, lieutenant. Elle grimaça, mais laissa passer le sarcasme. Elle travaillait avec une méticulosité impressionnante. Il ne se lassait pas de l'admirer: concentrée, méthodique. Si on lui avait dit, il n'y avait pas si longtemps, qu'il se laisserait séduire par un flic, il aurait été aussi atterré qu'offensé. — Cesse de me regarder comme ça. — Ça te gêne ? Elle décida de ne pas riposter. — C'est incroyable, le nombre d'appels qu'il a donnés et reçus. Si j'étais psy, j'en conclurais que ce type ne supportait pas d'être seul. Il avait besoin de contacts permanents. Mais je ne constate rien d'anormal, hormis quelques achats en ligne - huit paires de chaussures, trois costumes chics, une montre ancienne. Elle se redressa. — Ça ne compte pas. — Au contraire. Je n'achèterais jamais mes costumes en ligne. Tout est dans la coupe. — Ah ! ah ! railla-t-elle. Tiens ! Il a eu un bref échange avec son agent. Apparemment, il a découvert que la vedette féminine gagnait autant que lui. Ça l'a irrité, il voulait renégocier son cachet. — Oui. J'étais au courant. J'ai refusé. Intriguée, elle pivota vers lui. — Tu lui as refusé une augmentation ? — Quand on traite avec un enfant, il faut savoir poser des limites. Le contrat en était une. Le montant de la requête était sans conséquences. — Tu es intransigeant. — Absolument. — Il t'en a voulu ? — Non. Il aurait peut-être insisté, mais nous n'avons pas eu de mots à ce sujet. En fait, son agent s'est adressé à mes avocats, qui m'ont contacté. A la veille de la première, l'affaire n'avait pas progressé. — Tant mieux. Ça te laisse hors du coup. À présent, je vais jeter un coup d'œil dans la chambre. Elle franchit un petit couloir. Le lit était grand, sa forme recherchée, recouvert d'une étoffe grise. On aurait dit un nuage de brume. Eve passa dans le dressing attenant, secoua la tête devant le nombre de vêtements et de chaussures. Le comptoir de la coiffeuse intégrée croulait sous les flacons et les tubes : crèmes adoucissantes, parfums, poudres et autres masques de beauté. — En résumé, il était vaniteux, égoïste, égocen-trique, puéril et peu sûr de lui. — J'en conviens volontiers. Ces traits de personnalité sont susceptibles d'éveiller l'aversion, mais de là à commettre un assassinat... — Parfois, le seul fait d'avoir deux pieds est une motivation suffisante. Il ne devait pas dormir seul très souvent, reprit-elle en retournant dans la chambre. Il a plaqué Carly Landsdowne. D'après moi, il avait une remplaçante en vue. Elle tira distraitement sur un tiroir de la table de chevet. — Tiens ! Tiens ! Le tiroir était divisé en compartiments, chacun débordant d'une variété de gadgets érotiques destinés aux parties en couple et en solo. — Je te conseille vivement d'emporter tout ça pour un examen plus approfondi, lieutenant. — Pas touche ! cria-t-elle en repoussant sa main. — Rabat-joie ! — À quoi ça sert ? s'exclama-t-elle en brandissant un bout de caoutchouc en forme de cône qui tintinnabulait quand on le secouait. Connors s'assit sur le lit. — Dans l'intérêt de ton enquête, c'est avec plaisir que je t'en ferais la démonstration. Souriant, il tapota le matelas. — Non, je suis sérieuse. — Moi aussi. — Laisse tomber. Cependant, elle continua de s'interroger en remettant le cône en place. Elle ouvrit le tiroir du bas. — Et voilà une véritable mine d'or! Un mois de stock d'Exotica, un peu de Zeus et... Elle dévissa le bouchon d'une petite fiole, huma prudemment, secoua la tête. — Merde ! Du Wild Rabbit ! Elle reboucha la fiasque, s'empara d'un sachet en plastique, le scella. — Pur jus, en plus ! S'il s'en sert avec chacune de ses conquêtes, je comprends qu'elles soient toutes impressionnées par ses performances. Tu savais qu'il en prenait ? — Non, répondit Connors en se levant, la figure pâle. Je suis contre la plupart des substances illicites. Et dans ce cas, je considère que ça équivaut à un viol. Ça va? — Oui, oui. Elle avait un peu le vertige... et le désir la démangeait, constata-t-elle, irritée. — Ce genre de produit vaut dix mille l'once, au minimum. Et ce n'est pas facile à dégoter. Ça n'a d'effet que sur l'organisme féminin, murmura-t-elle. Une goutte de trop, et c'est l'overdose. Connors lui prit le menton et plongea son regard dans le sien. — Si j'avais su, j'aurais rompu son contrat. Je lui aurais sans doute aussi cassé les bras. — Bon. Ça suffit pour l'instant. Je vais te demander de ne pas relouer cet appartement avant un jour ou deux. Je veux que la brigade des stupéfiants le passe au peigne fin. — Pas de problème. Elle glissa la fiole dans sa mallette et tenta d'alléger l'atmosphère. — Combien tout ça va-t-il te coûter ? — Pardon ? — Combien cela va-t-il te coûter de ne pas relouer l'appartement ? Quel est le prix d'une nuit dans ce palace ? — Oh, environ huit mille cinq cents, mais j'imagine qu'on propose des tarifs dégressifs à la semaine ou au mois. — Pas mal. Mansfield habite ici, elle aussi, non ? — Oui. Elle est dans le Penthouse B, dans l'autre tour. — Allons lui rendre une petite visite. Draco et elle prenaient de la drogue. Elle connaît peut-être ses sources. Ce pourrait être un règlement de comptes après une affaire qui a tourné court. — Je ne le pense pas. — Moi non plus mais, dans mon boulot, le secret, c'est de procéder par élimination. Elle verrouilla la porte, chercha son matériel pour la sceller. — Est-ce vraiment nécessaire? lui demanda Connors, l'air contrarié. C'est très désagréable pour les autres clients. — Je n'ai pas le choix. D'ailleurs, ça doit plutôt les exciter: « Oh ! Regarde, c'est là qu'habitait l'acteur assassiné. Vite, sors la caméra. » — Tu es cynique ! — Et pragmatique. Elle s'engouffra devant lui dans la cabine de l'ascenseur, attendit que les portes se ferment, puis lui sauta dessus. — Juste un petit câlin rapide, le supplia-t-elle en se pressant contre lui. Elle souffla, le repoussa. — Ouf! Ça va mieux. — Pour toi, peut-être, rétorqua-t-il en tentant de la rattraper, mais elle plaqua une main sur sa poitrine. — Pas de batifolages dans les lieux publics. Tu ne sais pas que c'est une violation du code municipal ? Tour B, niveau Penthouse, ordonna-t-elle. L'appareil se mit en marche, et elle s'adossa contre la paroi. — Tu vas me le payer, menaça Connors. — Au secours, j'ai peur! Il sourit, fourra les mains dans ses poches, tripota nonchalamment le cône en caoutchouc qu'il avait piqué au passage. — Tu peux, grommela-t-il, ce qui la fit rire. — Il fallait que je m eclaircisse les idées avant de rencontrer un témoin. — Mouais. — Tu connais assez bien Mansfield. J'aimerais que tu me donnes tes impressions après cet entretien. — Toujours là pour te rendre service. Elle effleura sa joue d'une main. Son amour pour cet homme la submergeait aux moments les plus inattendus. — C'est vrai que c'est pratique. Comme il posait les lèvres sur sa paume, elle frémit. — On se calme ! murmura-t-elle en se dirigeant vers la porte d'Areena. Elle appuya sur la sonnette. Vêtue d'un négligé blanc, Areena leur ouvrit. Elle paraissait agitée, visiblement surprise, plutôt agacée. — Lieutenant Dallas, Connors. Je... je ne m'attendais pas à... Vous avez des nouvelles? Avez-vous attrapé... — Non, je suis désolée de vous déranger, mais j'ai quelques questions à vous poser. — J'espérais que c'en était fini. Elle appuya ses doigts vernis de rose sous ses yeux, comme pour atténuer une douleur. Elle semblait fatiguée. — Je crains que ce ne soit pas le bon moment. Est-ce indispensable ? — Je regrette de vous importuner, mais je n'en ai pas pour longtemps. — Bien sûr. C'est délicat. Vous comprenez, je ne suis pas seule. Je... entrez, acheva-t-elle, résignée, en s'effaçant. Eve pénétra dans l'appartement, qui ressemblait comme un frère à celui de la tour A. Ici, cependant, le décor était plus féminin, les couleurs, une symphonie de bleus et de crèmes. Sur l'un des divans, superbe, tout habillé de noir était assis Charles Monroe. Il ne manquait plus que ça ! pensa Eve, en se retenant pour ne pas lui flanquer un coup de genou dans ses précieux bijoux de famille. Il lui sourit puis, voyant son expression, se leva. — Lieutenant, c'est toujours un plaisir de vous rencontrer. — Encore au boulot ? — Et oui. Content de vous revoir, Connors. — Areena, voulez-vous que je remplisse votre verre ? — Pardon ? Affolée, elle les dévisagea tour à tour, tandis que ses doigts s'emmêlaient nerveusement dans son collier en argent. — Non. Non, merci. Euh... Vous vous connaissez déjà. Ecarlate, elle eut un geste d'impuissance. — Le lieutenant et moi nous sommes rencontrés à plusieurs reprises. Nous avons une amie commune. — Attention ! prévint Eve, prête à mordre. Est-ce une visite de courtoisie, Charles, ou êtes-vous en service commandé ? — Vous devriez savoir qu'un homme dans ma position ne parle jamais de cela. — Je vous en prie, c'est très gênant, bredouilla Areena. De toute évidence, vous savez que Charles est un professionnel. Je ne voulais pas rester seule. J'avais besoin de... de compagnie. Charles... M. Monroe m'a été chaudement recommandé. — Areena, intervint Connors en s'avançant d'un pas, je boirais volontiers un café. Cela ne t'ennuie pas? — Pas du tout. Pardonne-moi, je... — Je m'en occupe, proposa Charles. Il lui caressa le bras en passant et disparut dans la cuisine. — Je vais lui donner un coup de main, annonça Connors avant de lui emboîter le pas. — Je sais ce que vous devez penser, marmonna Areena. Je dois vous paraître bien froide et égoïste d'engager un partenaire sexuel le lendemain de... — Je m'étonne que vous ayez besoin de faire appel à un professionnel. Avec un petit rire, Areena ramassa son verre et but une gorgée de vin. Puis elle se mit à arpenter la pièce, le satin de son peignoir bruissant autour de ses jambes. — Un joli compliment emballé de suspicion. Bien joué. — Je ne suis pas ici pour vous flatter. — Non, concéda Areena. A la vérité, je mène une vie très solitaire. Sans doute est-ce parce que j'ai passé ma jeunesse dans les soirées mondaines. Vous êtes au courant de mes frasques, de mon problème avec la drogue. Tout cela est du passé. Elle se retourna, leva le menton. — Ça n'a pas été facile, mais j'y suis parvenue. De ce fait, j'ai perdu un grand nombre de ceux que je considérais comme mes amis. J'ai gâché une multitude de relations qui m'étaient chères à cause de ma toxicomanie, puis celles qui n'auraient jamais dû compter, quand j'ai vaincu ma dépendance. J'en suis arrivée à un point dans ma vie où ma carrière requiert toute mon attention. Ça ne laisse pas beaucoup de place aux activités sociales ni à l'amour, — Avez-vous été amoureuse de Draco ? — Non, jamais. Nous avons couché ensemble, il y a longtemps. Une histoire de sexe, point final. Nous ne partagions pas grand-chose, sinon notre passion pour le théâtre. Si je suis revenue à New York, lieutenant, c'est parce que je voulais participer à ce spectacle, et que je savais combien Richard y excellerait. C'était mon seul but. Sa disparition est une grande perte pour le théâtre. Seigneur ! Paupières closes, elle frissonna. — C'est horrible, horrible. Je pleure davantage la mort du comédien que l'homme. J'en ai honte. Non, je ne peux pas rester seule, soupira-t-elle en s'enfon-çant dans les coussins du canapé. C'est insupportable. Je ne peux pas dormir. Et si je m'assoupis, je me réveille en sursaut, j'ai les mains couvertes de sang. Le sang de Richard. Les cauchemars. Le regard voilé de larmes, elle dévisagea Eve. — Dès que je m'allonge, je suis la proie de cauchemars abominables. Vous ne pouvez pas imaginer ce que c'est. Eve savait. L'image d'une petite pièce glacée éclairée par un néon rouge, de l'autre côté de la rue. L'horreur du viol, la douleur de son bras qu'il avait brisé lorsqu'elle s'était débattue. Le sang, partout, sur ses mains, dégoulinant de la lame du couteau, tandis qu'elle s'éloignait en rampant. Elle avait huit ans. Dans ses cauchemars, Eve avait toujours huit ans. — Je veux que vous démasquiez le coupable, chuchota Areena. Il faut que vous l'arrêtiez. Là seulement, les cauchemars cesseront, n'est-ce pas ? — Peut-être. Eve s'obligea à chasser ses propres souvenirs, à se concentrer sur le présent, à se ressaisir. — Dites-moi ce que vous savez à propos de son vice. Qui étaient ses contacts, ses fournisseurs? Qui se jouait de lui? Dans la cuisine, Charles sirotait son vin, pendant que Connors se contentait du faux café à peu près buvable proposé par l'AutoChef. — Areena passe un moment difficile. — Je n'en doute pas. — Rien n'interdit à quiconque de payer pour un peu de réconfort. — En effet, concéda Connors. — Mon boulot existe, tout comme le sien. Connors inclina la tête. — Monroe, Eve n'a rien contre les compagnons licenciés. — Sauf moi. — Elle cherche à protéger Peabody. Moi aussi, ajouta Connors, en le fixant droit dans les yeux. — J'ai beaucoup d'affection pour Délia. Pour rien au monde je ne lui ferais du mal. Je ne lui ai jamais menti. Charles se tourna vers la fenêtre. — Pour avoir menti, j'ai raté l'occasion de poursuivre une relation sérieuse, d'avoir une vie en dehors de mon métier et, ensuite, pour avoir été honnête car je tenais à elle. Je m'en suis remis. Je suis ce que je suis. Il fit face à Connors, un rictus aux lèvres. — Ce que je fais, je le fais bien. Délia le sait. — C'est possible. Mais les femmes sont les créatures les plus étranges qui soient. On ne sait jamais exactement ce qu'elles pensent. Selon moi, c'est ce qui les rend si attirantes. Un mystère est toujours plus intéressant avant d'avoir été résolu. Charles eut un petit rire et jeta un coup d'œil derrière lui. Eve était sur le seuil. Sans trop savoir pourquoi, elle fut irritée de voir que Charles et son mari partageaient ce qui ne pouvait être qu'un moment d'intimité masculine. Elle ne put s'empêcher de darder un regard noir sur Connors. — Navrée de vous interrompre, mais pourrais-tu tenir compagnie à Areena quelques instants, pendant que je bavarde avec Charles ? — Bien entendu. Le café est acceptable. Elle attendit qu'il fût sorti, puis alla se camper devant l'AutoChef, plus pour avoir une contenance que par envie de se commander un café. — Quand Mlle Mansfield a-t-elle pris rendez-vous avec vous ? — Cet après-midi, aux alentours de 14 heures, si je ne m'abuse. — C'était un appel de dernière minute. — Oui. Eve s'empara de la tasse fumante et s'adossa contre le mur. — Vous n'étiez pas déjà pris ? — J'ai bouleversé mon emploi du temps. — Pourquoi ? Areena m'a affirmé que vous ne vous étiez jamais rencontrés auparavant. Pourquoi vous donner tant de mal pour une inconnue ? — Parce qu'elle a doublé mon tarif, répondit-il en toute simplicité. — Que voulait-elle ? Du sexe ? Une nuit entière ? Il marqua une pause, examina son verre. — Je n'ai pas à vous répondre. Je ne le ferai pas. — J'enquête sur un homicide. Je peux vous obliger à venir au Central pour un interrogatoire. — Est-ce votre intention ? — Vous ne me facilitez pas la tâche. Je suis obligée de vous signaler dans mon rapport, c'est déjà pénible. Mais si vous me forcez à formaliser, ça se passera sous le nez de Peabody. — Ce que nous ne voulons ni l'un ni l'autre, mur-mura-t-il. Écoutez, Dallas, j'ai reçu un appel. Une de mes clientes avait filé mon nom à Areena. De toute évidence, elle était bouleversée. J'avais entendu parler de l'affaire Draco, ça ne m'a donc pas surpris. Elle voulait un compagnon pour la soirée. Un dîner, un peu de conversation, du sexe. En guise de compensation, elle m'a offert de doubler mon tarif habituel de nuit. Ce n'est pas compliqué. — Avez-vous parlé de Draco ? — Non. Nous avons discuté arts, théâtre. Elle a bu au moins trois verres de vin et fumé un demi-paquet de cigarettes. Ses mains ont cessé de trembler environ vingt minutes avant votre arrivée. Elle était effondrée, elle essaie de tenir. — Très bien. Merci. Eve enfonça les mains dans ses poches. — Peabody va lire ce rapport. Il se hérissa. — Délia est au courant de mes activités professionnelles. — C'est vrai. — Elle est majeure et vaccinée, Dallas. — Tu parles ! explosa Eve en donnant un coup de pied dans un placard. Avec un type comme vous, elle est complètement dépassée. Les membres de sa famille sont tous partisans du mouvement Free Age. Elle a grandi dans un trou perdu du Midwest. C'est un bon flic, une fille solide, mais parfois un peu naïve. Quand elle va apprendre que j'ai parlé avec vous, elle sera folle de rage. Elle va me bouder, mais nom de nom... — Vous tenez à elle ! interrompit-il. Vous avez de l'estime pour elle. Ne vous est-il jamais venu à l'esprit que je pouvais en avoir, moi aussi ? — Pour vous, les femmes sont un business. — Quand elles me paient pour ça, oui. Avec Délia, c'est différent. Nous ne couchons même pas ensemble ! — Comment ? Elle n'a pas de quoi vous payer ? Sitôt ces paroles prononcées, Eve les regretta. — Pardon. Je suis désolée. J'ai eu tort. — Oui. Soudain épuisée, elle se laissa glisser à terre. — Je ne veux rien savoir. Je ne veux pas y penser. Je vous aime bien. Intrigué, il vint s'asseoir en face d'elle. — Ah, bon ? — Oui. Vous vous fréquentez depuis avant Noël et vous n'avez jamais... Qu'est-ce qui lui a pris de refuser? Cette fois, Charles éclata d'un rire tonitruant. — Seigneur, Dallas ! Décidez-vous ! Si je couche avec elle, je suis un salaud, si je ne couche pas avec elle, je suis un salaud. Connors avait raison. — Comment ça, Connors avait raison ? — Les femmes sont imprévisibles. Délia est une amie. C'est arrivé comme ça. Et les amies qui ne sont pas des clientes ou du métier, je les compte sur les doigts d'une main. — Méfiez-vous. Si vous ne prenez pas garde, elles risquent de se multiplier. — Vous êtes une bonne amie, la rassura-t-il en lui tapotant la jambe. Moi aussi, je vous aime bien, lieutenant Guimauve. Le cauchemar revint. Elle aurait dû s'y attendre. Le discours d'Areena sur les rêves, le sang et la terreur, avait ravivé ses démons d'antan. Une fois qu'ils s'étaient immiscés dans son esprit, elle ne pouvait plus s'en débarrasser. Elle l'avait vu entrer dans la pièce, la vilaine petite pièce, à Dallas. Si froide, même quand le thermostat était au maximum. Mais le seul fait de voir son père, de le sentir, de savoir qu'il avait bu, mais pas assez, suffisait à la faire trembler. Elle avait laissé tomber le couteau. Elle avait si faim qu'elle avait pris le risque de chercher un en-cas. Un tout petit bout de fromage. Le couteau lui avait échappé des mains, avait mis des jours, des années, des siècles avant d'atteindre le sol. Et dans le rêve, le fracas était comme un écho de tonnerre, qui résonnait, résonnait. Il s'était approché d'elle, les néons d'en face peignant son visage de rouge, de blanc, de rouge... Je t'en prie, non. Je t'en prie, non. Je t'en prie, non. Mais les supplications n'avaient servi à rien. Cela se reproduirait, encore et encore. La force de ses mains s'écrasant sur son visage, la chute, si brutale, puis le poids de son corps sur elle. — Eve... je suis là, près de toi. La gorge brûlante, elle lutta, s'arqua, repoussa les bras qui l'entouraient. Petit à petit, cependant, la voix de Connors calme, chaude, rassurante pénétra son esprit. — Oui, c'est ça. Accroche-toi à moi, chuchota-t-il en la berçant comme une enfant, jusqu'à ce qu'elle fût calmée. Tu n'as rien à craindre. — Ne me lâche pas. — Non, promit-il en pressant les lèvres sur sa tempe. Ne t'inquiète pas. Quand elle se réveilla le lendemain matin, le cauchemar enfin estompé, il la serrait toujours contre lui. 7 Eve arriva au Central avant Peabody. Une initiative délibérée, qui lui avait coûté une heure de sommeil. Elle espérait compléter son rapport, puis passer à autre chose, avant que son assistante ne se présente. Avec un peu de chance, elle pourrait ainsi éviter toute discussion concernant Charles Monroe. Le local de garde à vue était en effervescence. L'épouse de l'agent Zeno avait mis au monde une petite fille la veille au soir et, pour fêter l'événement, il avait apporté deux douzaines de beignets frais. Eve, qui connaissait bien ses hommes, en saisit un au vol, avant que l'équipe ne se jette dessus comme une meute d'hyènes sur une charogne. — Qui a gagné le pari sur le sexe du bébé ? — Moi ! répondit Baxter avec un sourire, en mordant dans un énorme gâteau fourré à la gelée de framboise. Six cent trente dollars ! — Zut ! Je suis nulle. Pour se consoler, elle engloutit une bouchée de beignet. «Ce bon vieux Baxter», pensa-t-elle. Un véritable emmerdeur, par moments, mais méticuleux et attentif aux détails. — On dirait que c'est votre jour de chance. — Vous ne pouvez pas mieux dire. Je lorgnais un nouveau système vidéo. Ces six billets et plus vont me filer un sacré coup de pouce. — C'est épatant, Baxter. Ce que je voulais dire, c'est que c'est vraiment votre jour de chance. Elle sortit un sachet de disquettes de son sac, tous ceux rassemblés par les officiers qui avaient relevé les noms et coordonnées des témoins, le soir de l'homicide Draco. — Le grand prix est à vous. Renseignez-vous sur le passé de tous ces individus, et effectuez les calculs de probabilités, en référence à Draco. Ça fait à peu près trois mille fichiers. Mettez deux équipiers sur le coup, ainsi que quelques gardiens, pour récolter des déclarations. J'aimerais qu'on en ait réduit le nombre de moitié d'ici la fin de la semaine. — Très drôle, Dallas, railla-t-il. — Whitney m'a donné l'ordre de désigner un volontaire pour cette tâche. C'est vous, Baxter. — Vous plaisantez ? Elle laissa tomber le dossier sur sa table et il leva les yeux au ciel. — Vous ne pouvez pas me faire ça, Dallas ! C'est un cauchemar ! — Non seulement je peux le faire, mais je le fais. Vous éparpillez des miettes partout, Baxter. Satisfaite de ce début de journée, elle fila vers son bureau en ignorant les insultes de Baxter. La porte était ouverte. Elle perçut une sorte de froissement, à l'intérieur. Eve s'adossa contre le mur, serra son arme. Le fumier ! Cette fois, elle le prenait sur le fait. Elle allait enfin mettre la main sur ce fichu voleur de bonbons. Elle fonça dans la pièce, le poing en avant, attrapa l'intrus par le col de sa veste. — Je vous tiens ! — Madame ! Elle le dominait d'au moins dix centimètres. Elle calcula qu'elle pourrait le passer par sa fenêtre sans trop de problèmes. — Je ne vais pas vous réciter le code Miranda, gro-gna-t-elle en le poussant contre un meuble classeur. Là où vous allez, vous n'en aurez pas besoin. — Appelez le lieutenant Dallas ! gémit-il. Appelez le lieutenant Dallas ! Elle le fit pivoter vers elle et fixa ses yeux affolés, grossis démesurément par une paire de microlunettes. — C'est moi, Dallas, espèce d'andouille ! — Ben... mince ! Je suis Lewis. Tomjohn Lewis, de la maintenance. Je suis en train d'installer votre nouveau matériel. — Qu'est-ce que vous racontez ? Soufflez, que je sente votre haleine. Si je sens le bonbon, je vous arrache la langue et je vous étrangle avec ! Les pieds à trois centimètres au-dessus du sol, il gonfla les joues et exhala vigoureusement. — Des gaufres et une salade de fruits. Je n'ai pas mangé de bonbons. Je vous le jure ! — Non, mais vous pourriez envisager l'achat d'un meilleur dentifrice. Qu'est-ce que c'est que cette histoire de matériel ? — Là... juste là. J'allais m'attaquer aux transferts. Sans le lâcher, elle tourna la tête. Elle ouvrit des yeux ronds et laissa choir Lewis pour se précipiter sur la coquille grise d'un ordinateur. — Pour moi ? C'est pour moi ? — Oui, lieutenant. Elle enlaça le moniteur. — Je vous préviens, si jamais vous vous moquez de moi, je vous découpe les oreilles et je les transforme en ragoût. — J'ai le bon de commande, répliqua-t-il. Prudemment, il tapa un code. — Vous voyez ? Lieutenant Eve Dallas, division homicide. Vous venez d'acquérir un EX-5000. C'est vous-même qui l'avez commandé. — Je l'ai commandé il y a deux ans ! — Oui, ben... le voilà, murmura-t-il en ébauchant un sourire. J'allais finir les branchements. Vous voulez que je continue ? — Évidemment. — Ce sera fait en un clin d'œil, ensuite, je disparaîtrai de votre vue. Il plongea littéralement sous la console. — Tomjohn ? Où êtes-vous allé pêcher un nom pareil ? — C'est le mien, lieutenant. Le mode d'emploi et le manuel de l'utilisateur sont dans ce carton. — Je sais comment il fonctionne. J'ai le même à la maison. — C'est une bonne machine. Une fois reliée au réseau, il ne restera plus qu'à balancer votre code et les données de l'ancien appareil. J'en ai pour trente minutes, maxi. — J'ai tout mon temps. Elle scruta son vieil ordinateur détesté. — Et l'autre, qu'est-ce qu'il va devenir ? — Je peux le mettre au recyclage. — Non, je veux le rapporter chez moi. Elle procéderait à une extermination en bonne et due forme. Elle lui souhaitait de souffrir le martyre. — Comme vous voudrez. Rassuré, il se mit à siffloter. — Ce truc-là est obsolète depuis cinq ans. Je ne sais pas comment vous avez pu travailler avec. Pour toute réponse, Eve poussa un grognement. Quand Peabody arriva une heure plus tard, Eve était assise à son bureau, hilare. — Regardez, Peabody ! C'est Noël ! — Super ! s'exclama son assistante en tournant autour de la bête. Génial ! — Oui. Il est à moi. Tomjohn Lewis, mon plus récent meilleur ami, me l'a branché. Il m'écoute, Peabody. Il obéit à mes ordres. — C'est formidable, lieutenant. Je sais que vous serez heureux ensemble. — Bon, assez discuté. Eve ramassa sa tasse, invita d'un geste son assistante à commander un café à l'AutoChef. — Hier soir, j'ai inspecté l'appartement de Draco. — Je ne savais pas que c'était dans vos projets. J'aurais remanié mon emploi du temps. — Ce n'était pas nécessaire. En un éclair, Eve imagina la réaction de Peabody, si elle l'avait accompagnée chez Areena. — Draco recelait un stock impressionnant de substances illicites de toutes sortes, y compris une once de Wild Rabbit. Pur. — L'ordure ! — Oui. J'ai découvert aussi toute une panoplie d'accessoires pornographiques, dont l'usage me dépasse totalement. Ainsi qu'une collection de disques vidéo contenant, pour une grande part, ses exploits sexuels personnels. — Nous voilà donc avec un mort pervers sur les bras. — Les joujoux et les films sont un choix personnel. Mais le Wild Rabbit le pousse en territoire sado-maso. Ça pourrait expliquer un mobile, et même plusieurs, vu qu'ils s'empilent comme des membres de la Free-Age à une manifestation. Sans vouloir vous offenser. — Pas de problème. — Ambition, argent, sexe, drogues, femmes, maîtresses larguées, haine. C'était un salaud, et tous ceux qui le connaissaient rêvaient de lui arracher les entrailles. Ça ne nous avance pas beaucoup. Elle changea de position dans son fauteuil. — J'ai entamé une série de calculs de probabilités, chez moi. J'ai commencé à élaguer. Mon nouveau XE-5000 va copier toutes ces données, et vous allez prendre le relais. J'ai rendez-vous avec Mira. Elle m'aidera peut-être à réduire la liste. Convoquez nos camarades de la DDE pour 11 heures. — Et les interrogatoires de cet après-midi ? — On les maintient comme prévu. Je serai de retour dans une heure, deux tout au plus. Si je suis retardée, contactez le labo et harcelez Dick pour qu'il examine les produits que je lui ai envoyés ce matin. — Avec plaisir. Je le soudoie ou je le menace ? — Depuis combien de temps travaillez-vous pour moi, Peabody? — Bientôt un an, lieutenant. Eve hocha la tête en sortant. — C'est suffisant. Agissez comme vous l'entendez. Comparé à l'effervescence qui régnait dans la majeure partie du Central, le secteur de Mira était plutôt calme. Une bulle de paix, surtout si l'on ignorait ce qui se passait derrière les portes de la division Tests. Eve était au courant, et espérait bien ne jamais plus avoir à y mettre les pieds. Mais l'espace individuel de Mira était à mille lieues de la cage dépersonnalisée et démoralisante de la division Tests. Elle avait un faible pour les camaïeux de bleus, comme en témoignaient le tissu recouvrant ses confortables fauteuils, et l'image apaisante d'un océan de vagues qu'elle affichait le plus souvent sur son écran en veille. Ce jour-là, elle portait un de ses nombreux tailleurs, vert comme l'espoir. Elle avait coiffé ses cheveux en arrière, mettant en valeur son superbe visage qu'Eve ne se lassait pas d'admirer. De minuscules diamants en forme de larmes scintillaient à ses oreilles. Aux yeux d'Eve, Mira atteignait les sommets de la grâce et de la féminité. — Je vous suis reconnaissante de me recevoir ce matin. — Je me sens impliquée, répondit Mira en commandant du thé sur son AutoChef. Après tout, j'étais là. C'est la première fois, de toute ma carrière au département de la police et de la sécurité de New York, que j'assiste en direct à un meurtre. Se retournant, les tasses à la main, elle nota la lueur de colère dans les prunelles d'Eve. — Ce n'était pas un meurtre, Mira. C'était une exécution, pure et simple. C'est très différent. Elle s'assit. — Mon métier, c'est d'étudier les meurtres. Les meurtriers, je les écoute, je les analyse, j'établis leur profil. En tant que médecin, je connais, je comprends et je respecte la mort. Cependant, voir se dérouler sous mon nez un assassinat, sans comprendre qu'il était réel, c'est difficile à avaler. — J'aurais plutôt dit naïf. Mira ébaucha un vague sourire. — Je suppose que nous voyons les choses sous des angles différents. — En effet. Eve se rendit compte tout à coup qu'elle n'avait pas pris en considération l'état d'esprit de Mira, ce soir-là, au théâtre. Elle l'avait simplement incorporée dans son équipe, utilisée pour parer au plus pressé. — Je suis désolée. Ça ne m'est pas venu à l'esprit. Je ne vous ai pas laissé le choix. — C'est normal. D'ailleurs, sur le moment, moi non plus, je n'y ai pas pensé... Vous vous êtes mise tout de suite au travail. Quand avez-vous pris conscience que c'était un vrai couteau ? — Pas assez tôt pour empêcher le drame. C'est ce qui compte. J'ai commencé les interrogatoires. Je me concentre d'abord sur les comédiens. — Oui, c'est un crime théâtral. La méthode, la mise en scène. Un acteur, ou quelqu'un qui aspirait à le devenir, correspondrait bien au profil. D'un autre côté, le geste était net, précis. Votre assassin est audacieux, Eve, et il n'a pas froid aux yeux. — À votre avis, il avait besoin d'assister à la scène ? — Sans doute. Sous les projecteurs, sur le plateau, devant un public atterré. D'après moi, c'était aussi important pour cet individu que la mort de Draco. L'excitation, l'acte en soi, le choc, l'horreur, tout cela parfaitement répété. Elle réfléchit un instant. — Car c'était trop bien mis en scène pour ne pas avoir été répété. Draco était l'un des acteurs les plus brillants de notre siècle. Le tuer était une première étape. La seconde, ne serait-ce que dans la tête du meurtrier, c'était de le remplacer. — En d'autres termes, son ambition professionnelle pourrait être le mobile. — Sur un certain plan. Mais il s'agissait aussi, très certainement, d'une affaire personnelle. Chez les artistes, confirmés ou non, les motivations personnelles et professionnelles sont souvent mêlées. — Le seul à pouvoir bénéficier de façon tangible de la disparition de Draco, c'est Michael Proctor. Sa doublure. — Logiquement, oui. Mais tous les intervenants vont en bénéficier, plus ou moins directement. Quelle publicité ! Et en plus, ils ont assisté à ce moment crucial. Et n'est-ce pas le but d'un acteur de vivre ce moment crucial ? — Je n'en sais rien. Je comprends mal ces gens qui passent leur existence dans la peau d'autres personnages. — Le travail, le talent consistent à faire croire. Pour ceux qui pratiquent ce métier, qui s'y consacrent entièrement, c'est plus qu'un métier. Comme pour vous, c'est un style de vie. Le soir de l'homicide, les projecteurs ont brillé un peu plus que de coutume pour chacun des participants à la pièce. — Les comédiens ou tout employé rattaché d'une manière ou d'une autre à la production, pas le public. — Les données dont je dispose actuellement ne me permettent pas d'éliminer les spectateurs. Cependant, je pencherais plutôt pour un ou des individus travaillant en coulisses. Mira posa sa tasse et effleura le bras d'Eve. — Vous vous inquiétez pour Nadine. Eve ouvrit des yeux ronds. — Nadine est une patiente. Je suis au courant de son passé avec la victime, et tout à fait prête, si cela s'avérait nécessaire, à donner mon point de vue professionnel. Elle est incapable de planifier et d'exécuter un crime violent. Si elle avait voulu punir Draco, elle aurait concocté un stratagème via les médias. Là, elle n'aurait pas hésité. — Tant mieux. — J'ai parlé avec elle, reprit Mira. Je sais que vous l'interrogez officiellement aujourd'hui. — Dès que je vous aurai quittée. Il n'y aura que Nadine et son avocat. Je tiens à officialiser le fait que c'est elle qui est venue vers moi. Je pourrai dissimuler sa déposition quelques jours, le temps qu'elle souffle un peu. — Ça l'aidera. Mira dévisagea Eve. — Quoi d'autre ? — Ça peut rester entre nous ? — Bien sûr. Eve but une gorgée de thé, puis lui parla de la disquette vidéo qu'elle avait découverte chez Draco. — Elle ne le sait pas, déclara d'emblée Mira. Elle me l'aurait dit. Elle en aurait été ulcérée, humiliée. Il a dû la filmer à son insu. — Et s'il lui avait montré la bande, quand elle lui a rendu visite, le jour même de l'assassinat? — L'équipe de ménage aurait signalé d'énormes dégâts dans l'appartement, et Draco aurait été obligé de se faire soigner en urgence avant le spectacle... Ah ! Enfin un sourire. Je suis navrée que tout cela vous cause tant de tracas. — Elle était très ébranlée, quand nous nous sommes rencontrées. Eve repoussa son fauteuil, alla se camper devant les vagues qui déferlaient sur l'écran. — J'ai trop de gens autour de moi. Ça me déconcentre. — Voudriez-vous reprendre votre vie telle qu'elle était, il y a un an, Eve ? Deux ans ? — Parfois, c'était plus facile. Je me levais le matin et j'allais travailler. Je prenais un verre avec Mavis deux ou trois fois par semaine. Non, je ne voudrais pas revenir en arrière. De toute façon, ça n'a aucune importance. J'en suis où je suis. Revenons-en à Draco... C'était un obsédé sexuel. — Oui, j'ai lu votre rapport juste avant votre arrivée. Je suis d'accord avec vous pour affirmer que le sexe était son arme favorite. Mais ce qui le faisait bander, c'était son pouvoir sur les femmes. Des femmes qu'il considérait comme des jouets. À travers elles, il montrait sa supériorité aux autres hommes. Il voulait être le point de mire. — Et les substances illicites ? Quand un type verse une goutte de Wild Rabbit dans la boisson d'une femme, c'est qu'il a peur de ne pas marquer un point avec elle. Ça lui ôte le droit de choisir. — C'est vrai mais, dans le cas présent, il me semble que c'était un accessoire parmi d'autres. Rien de plus, dans son esprit, qu'un dîner aux chandelles sur fond de musique romantique. Il se prétendait aussi brillant amant que comédien. Ses caprices étaient son droit de star. Je ne dis pas que le sexe n'a rien à voir là- dedans, Eve. Dans cette affaire, les mobiles sont nombreux, et le meurtrier, un personnage très complexe. Probablement aussi égocentrique que la victime. — Les deux font la paire, murmura Eve. Il avait tout calculé. Ces acteurs, ils se croyaient tous si exceptionnels, si importants. Eh bien, il aurait pu devenir acteur, s'il l'avait voulu. Mais son père avait raison. Quand on débute en coulisses, on y reste. Les acteurs allaient et venaient, mais un bon machiniste n'avait jamais besoin de quémander du travail. Linus Quim était machiniste depuis trente ans. Ces dix dernières années, il avait figuré parmi les meilleurs. C'est pour cela qu'on lui avait offert ce poste au New Globe. C'est pour cela qu'il avait réussi à extorquer à ces radins de producteurs le tarif maximum préconisé par le syndicat. Quand bien même, il était loin de gagner autant que les comédiens. Or, sans lui, que seraient-ils ? Tout cela allait changer, parce qu'il avait tout prévu. D'ici peu, le New Globe serait forcé de chercher un nouveau chef machino. Linus Quim allait prendre sa retraite avec panache. Au travail, il ouvrait les yeux et les oreilles, il observait. Personne ne connaissait les rouages du théâtre comme lui. Sa méticulosité était son atout principal. Sous ses ordres, le spectacle roulait sans heurts. Il se rappelait la dernière fois qu'il avait remarqué le couteau factice, où et quand. Le changement d'accessoire n'avait pu se produire qu'à un moment précis. Et seule une personne avait été en mesure d'effectuer l'échange, puis de cacher le couteau factice dans la loge d'Areena Mansfield. Cet individu avait un culot monstre. Il fallait bien le reconnaître. Linus s'arrêta devant un glissa-gril pour s'acheter un en-cas. Il commença à tartiner son bretzel de moutarde. — Hé ! protesta le vendeur, en tentant de lui arracher le tube, de sa grosse main sale. Si vous en mettez encore, ça va vous coûter plus cher. — Va te faire voir, enfoiré. Linus rajouta une pointe de moutarde, par principe. — Vous en mettez deux fois trop. Il y a un supplément, insista le vendeur, un Asiatique, en trépignant de rage. Linus faillit lui asperger la figure du peu de moutarde qui restait, puis il songea à la fortune qu'il allait bientôt empocher. Il extirpa un billet de sa poche, le lui lança. L'autre l'attrapa l'argent. Il s'éloigna en engloutissant son bretzel. Il était de petite taille, et très maigre, hormis un ventre impressionnant. Il avait de longs bras musclés. Son visage évoquait une assiette cassée mal recollée, plate et ronde, fissurée de rides. Son ex-épouse l'avait souvent encouragé à investir un peu de ses économies en chirurgie esthétique. Linus n'en voyait pas l'intérêt. Quelle importance, puisque son boulot consistait justement à passer inaperçu ? Maintenant, il allait y réfléchir, Car il avait l'intention de s'envoler pour Tahiti ou Bali, voire une station satellite. Du soleil, du sable, des femmes... Le demi-million qu'il recevrait pour garder le silence allait sérieusement gonfler son pécule. Peut-être aurait-il dû demander davantage ? Il s'était contenté d'un minimum, rien à son avis qui puisse mettre un acteur sur la paille. Il était même prêt à accepter un paiement en plusieurs fois. Il savait se montrer raisonnable. D'autant qu'il ne pouvait s'empêcher d'admirer le cran, l'agilité du geste, le choix de la cible. De tous les acteurs qu'il avait connus, Draco était celui qu'il avait le plus détesté. Or, Linus détestait tous les acteurs par principe. Il fourra le reste de son bretzel dans sa bouche, essuya la moutarde sur son menton. La lettre qu'il avait rédigée avait dû parvenir à son destinataire tôt dans la matinée. Il avait fait appel à un coursier. C'était mieux qu'un appel ou une visite en chair et en os. Plus prudent. Les flics avaient peut-être mis son communicateur sur écoute. Ça ne l'étonne-rait pas. Il se méfiait autant des poulets que des acteurs. La missive était courte, simple et directe. Je sais ce que tu as fait et comment. Bravo ! Rendez-vous au théâtre, en coulisses, niveau inférieur, à 11 heures. Je veux $500000. Je ne parlerai pas. De toute manière, c'était une ordure. Il n'avait pas signé. Tous ceux qui travaillaient avec lui connaissaient son écriture en caractères d'imprimerie bien carrés. Il avait hésité un moment: si les flics mettaient la main sur cette lettre, ils l'arrêteraient pour tentative de chantage. Mais très vite, il avait éludé cette possibilité. Après tout, un demi-million, pour un acteur, ce n'était pas grand-chose ! Il tapa son code d'accès à l'entrée des artistes. Ses paumes étaient un peu moites. La nervosité, l'excitation. La porte se referma derrière lui, un bruit métallique, qui résonna. Il aspira l'odeur du théâtre, s'imprégna de son atmosphère. Contre toute attente, il eut un pincement au cœur. Demain, ce serait fini. Les effluves, le son, les projecteurs, les répliques. Il n'avait jamais connu autre chose. Prenant tout à coup conscience de son amour pour ce milieu, il éprouva un choc. Aucune importance, se rappela-t-il, en se dirigeant vers l'escalier qui menait sous le plateau. Ils avaient des théâtres, à Tahiti. Il pourrait même ouvrir une salle, un cabaret-casino, pourquoi pas ? L'idée méritait d'être creusée. Le Théâtre Linus Quim. Ça sonnait bien. En bas des marches, il bifurqua à droite dans un étroit couloir. À présent, il chantonnait, heureux dans son domaine, impatient. Un bras surgit soudain, s'enroula autour de son cou. Il poussa un cri de surprise, plus que de peur, se mit à courir. Des vapeurs s'infiltrèrent dans son nez, sa bouche. Sa vision se brouilla, ses oreilles bourdonnaient. Ses extrémités s'engourdissaient. — Quoi? — Tu as besoin d'un remontant, chuchota une voix dans son oreille, une voix douce, réconfortante. Allez, Linus, bois. J'ai sorti la bouteille de ton vestiaire. Sa tête dodelina, lourde comme un roc. Il ne voyait plus qu'un feu d'artifice de couleurs vives. Il se laissa pousser jusqu'à une banquette. Il s'y écroula, avala docilement le verre qu'on portait à ses lèvres. — C'est mieux, non ? — J'ai la tête qui tourne. — Ça passera. C'est juste pour te calmer. Le sédatif n'est pas puissant. Ne bouge pas. Je m'occupe de tout. — D'accord, souffla-t-il avec un mince sourire. Merci. — Pas de problème. Le nœud coulant était déjà prêt au bout d'une longue corde étalée par terre. Une paire de mains gantées le passa délicatement autour du cou de Linus. — Comment te sens-tu maintenant, Linus ? — Pas trop mal. Plutôt bien. Je m'attendais à un accueil moins sympathique. — Mmm... — Avec l'argent, je pars pour Tahiti. — Vraiment? Profites-en, Linus. Je veux que tu écrives quelque chose pour moi. Tiens, voilà ton stylo. Et voici ton carnet. Tu ne t'es jamais servi d'un bloc électronique, n'est-ce pas ? — Le papier, ça me suffit. Il eut un hoquet, grimaça. — Je comprends. Alors, vas-y, écris : « C'est moi. » Rien de plus. Ensuite, tu signes. Parfait ! — « C'est moi », répéta-t-il. J'ai tout compris. — Oui, c'est très malin de ta part, Linus. Tu es encore étourdi ? — Non. Je vais bien. En pleine forme. Tu m'as apporté l'argent ? Je pars pour Tahiti. Tu as rendu service à tout le monde en descendant ce fumier. — Merci, je le pense aussi. À présent, tu vas te mettre debout. Ça va ? — Super. — Épatant. Veux-tu me rendre un service ? Pourrais-tu gravir cette échelle ? J'aimerais que tu jettes cette corde par-dessus cette poutrelle, et que tu l'y attaches. Bien serré. Personne ne sait faire les nœuds comme toi. — D'accord ! Il grimpa en fredonnant. Au sol, son assassin le contemplait, le cœur palpitant. En recevant la missive, la peur l'avait submergé. C'était passé. Il fallait agir. Comment s'y prendre ? La réponse lui était apparue clairement. Éliminer la menace, donner à la police un coupable, et faire d'une pierre, deux coups. Dans quelques instants, ce serait terminé. — Ça y est ! lança Linus. Ça tiendra. — Je n'en doute pas. Non, non, Linus, ne redescends pas. Perplexe, il changea de position. — Comment ça ? — Saute. Ce sera amusant, non ? Comme si tu plongeais dans les eaux bleutées de Tahiti. — Comme à Tahiti ? C'est là que j'irai, dès que j'aurai l'oseille. — Oui, comme à Tahiti. Le rire s'éleva, léger, encourageant. Une oreille attentive y aurait décelé une certaine angoisse, mais Linus s'esclaffa à son tour. — Allez, Linus ! Plonge ! L'eau est divine ! Il sourit, se boucha le nez, puis il sauta. Cette fois, la mort ne fut pas silencieuse. Les pieds qui s'agitaient frénétiquement renversèrent l'échelle, qui chuta avec fracas, brisant la bouteille d'alcool dans une explosion de verre. Les cris étranglés se transformèrent bientôt en râles. Le cauchemar ne dura que quelques secondes. Ensuite, il n'y eut plus que le grincement de la corde qui se balançait sous la poutrelle. 8 — D'après le profil du tueur établi par Mira, la balance penche du côté d'un acteur ou de quelqu'un qui aspire - ou aspirait - à le devenir, annonça Eve. Feeney allongea ses jambes. — En comptant les vedettes, les seconds rôles et les figurants, ça fait déjà une trentaine d'assassins potentiels, dit-il. Si on y ajoute tous ceux qui prétendent à une carrière artistique, Dieu seul sait où ça nous mènera ! — Nous devons procéder par élimination. Comme Baxter, avec le public. Les lèvres de Feeney s'étirèrent en un sourire. — On l'a entendu pleurnicher jusqu'à la DEE. — Ça signifie qu'il a compris mon message, rétorqua Eve. De notre côté, reste à prendre en compte les relations avec la victime et les déplacements au cours du dernier acte. McNab changea de position, leva le doigt. — Il se peut que le tueur soit un membre du public. Quelqu'un qui connaissait Draco, qui avait suivi son parcours professionnel. On aura beau harceler Baxter et son équipe, ils risquent de mettre plusieurs semaines. — On n'a pas plusieurs semaines, riposta Eve. Les grosses légumes nous mettent la pression. Baxter s'occupe de sa partie. Pendant ce temps, nous, on se concentre sur le plateau. Elle alla se camper devant le tableau où figuraient les photos de la scène du crime, les graphiques et les résultats des premières recherches. — Il ne s'agit pas d'un geste impulsif. Tout a été minutieusement préparé, comme une véritable représentation, et tout a été enregistré. Je vous ai apporté des copies des disquettes. Chacun d'entre nous va visionner la pièce, l'étudier jusqu'à connaître par cœur toutes les répliques, tous les déplacements. Je pense que le coupable voyait la mort de Draco comme une forme de justice. Feeney tripota le sachet d'amandes au fond de sa poche. — Personne ne l'aimait. — Dans ce cas, à nous de découvrir qui l'aimait le moins. Le garçon s'appelait Ralph, et il paraissait à la fois terrifié et surexcité. Il portait un blouson des Yankees par-dessus sa combinaison marron d'homme de ménage. Sa coupe de cheveux laissait à désirer, songea Connors, à moins que ce ne soit la nouvelle mode. Quoi qu'il en soit, il était obligé de repousser constamment les mèches irrégulières qui tombaient sans arrêt sur ses yeux. — Je ne m'attendais pas à vous voir en personne, monsieur ! s'exclama-t-il, impressionné de se trouver en face du légendaire Connors. On nous a donné l'ordre de rapporter tout ce qui semblait anormal au contrôle; alors, quand j'ai vu que le code de l'entrée des artistes était déconnecté, je me suis dit que je n'avais pas une minute à perdre. — Vous avez eu raison. Vous êtes entré ? — Eh bien, je... Ralph n'osait pas avouer que son imagination débordante l'avait empêché de franchir le seuil. — J'allais m'avancer, et puis j'ai remarqué de la lumière, alors que tout aurait dû être éteint. Je me suis dit que c'était plus prudent de rester dehors, de... de garder la porte, en quelque sorte. — Excellente initiative. Connors se baissa pour examiner les serrures, puis leva les yeux vers la caméra de sécurité. Elle n'était pas débranchée. — Vous travaillez seul, d'habitude ? — Oh, non, monsieur ! Mais comme les locaux sont fermés, à cause de ce type qui est mort, mon chef a demandé qui était volontaire pour l'entretien. Après le soir de la première, personne n'a eu le temps de nettoyer les toilettes. Le chef nous a expliqué qu'on pouvait y retourner, vu que les flics avaient déjà tout ce dont ils avaient besoin. — En effet. Connors avait appris le matin même que certaines parties de l'édifice étaient toujours interdites d'accès. — On n'a pas le droit de passer les périmètres de sécurité sur la scène ni en coulisses. Le chef a dit qu'on nous donnerait du fil à retordre si on touchait à quoi que ce soit. — Le chef a raison. — Donc, j'avais l'intention d'aller seulement dans les vestiaires. Je me suis proposé, parce que ça m'arrange financièrement, vous comprenez ? — Absolument. Connors se redressa, le gratifia d'un sourire. — Je comprends tout à fait. Ralph, allons voir ce qui se passe. — D'accord. Ralph lui emboîta le pas en avalant bruyamment sa salive. — Il paraît qu'un assassin revient toujours sur les lieux de son crime. — Vraiment ? murmura Connors en scrutant les alentours. À cet endroit, l'obscurité régnait, mais un rai de lumière brillait du côté de l'escalier menant au niveau inférieur. Connors commença à descendre, plaqua la main sur la bombe paralysante dont il s'était muni quand on l'avait averti de l'incident. Parvenu au bas des marches, il sentit un arôme d'alcool frelaté, et la puanteur de la mort. — Je crains le pire, marmonna-t-il en bifurquant. — Oh, merde ! glapit Ralph, les yeux écarquillés devant la silhouette suspendue à la corde. C'est un type ? — C'était. Si vous voulez vomir, il n'y a pas de honte, mais éloignez-vous. — Hein? Connors jeta un coup d'œil derrière lui. Le môme était blanc comme un linge, il avait le regard vitreux. Connors posa une main sur son épaule et le poussa doucement à terre. — Gardez la tête baissée. Respirez. Ça va aller. Se détournant, il s'approcha du pendu. — Pauvre imbécile ! maugréa-t-il, en saisissant son communicateur pour prévenir sa femme. — Dallas. Quoi ? Connors, je ne peux pas te parler maintenant. Je suis dans le boulot jusqu'au cou. — Justement, à propos de cous. J'en ai un sous le nez qui me paraît bien abîmé. Il faut que tu me rejoignes au théâtre, lieutenant. Niveau inférieur. J'ai un deuxième cadavre pour toi. Même quand c'était le mari de la responsable de l'enquête qui trouvait la victime, la mort exigeait une certaine procédure. — Tu peux l'identifier ? demanda Eve, tout en faisant signe à Peabody d'enregistrer la scène. — Quim. Linus Quim. Après t'avoir appelée, j'ai vérifié les dossiers des employés. Chef machiniste, cinquante-six ans, divorcé, pas d'enfants. Il habitait dans la Septième Avenue. Seul, d'après le fichier. — Tu le connaissais personnellement ? — Non. — Très bien. Ne bouge pas. Peabody, apportez-moi une échelle. Je ne veux pas me servir de celle-ci avant l'arrivée des techniciens du labo. Et le môme, c'était qui ? ajouta-t-elle à l'intention de Connors. — Ralph Biden. Homme de ménage. Il travaillait en solo, aujourd'hui. Il a remarqué que l'entrée des artistes n'était pas verrouillée. Il a prévenu aussitôt. — Donne-moi des horaires, ordonna Eve, en jaugeant l'angle de chute de l'échelle et les bouts de verre de la bouteille fracassée. — Il a contacté le contrôle à 11 h 23. On m'a alerté six minutes plus tard, et j'étais sur les lieux à 12 heures pile. Est-ce suffisamment précis, lieutenant ? — Vous avez touché à quelque chose ? — Je connais le règlement, rétorqua Connors. Presque aussi bien que toi, depuis le temps. Eve se contenta d'émettre un grognement. Elle ramassa son kit de terrain et grimpa sur l'escabeau que son assistante venait d'apporter. La pendaison est une mort atroce. En témoignait l'état du cadavre : yeux exorbités, visage violacé. Linus Quim ne pesait pas plus de soixante kilos. Pas assez pour que son poids l'entraîne en lui brisant la nuque d'un coup. Il avait péri étranglé, lentement, en pleine conscience. Il avait eu tout le temps de lutter, de regretter. Les mains enduites de Seal-It, elle arracha la feuille de papier recyclé de sa poche, la parcourut, la transmit à Peabody. — Mettez-moi ça dans un sachet. — Oui, lieutenant. C'est un suicide, je suppose ? — Les flics qui tirent des conclusions hâtives se mettent le doigt dans l'œil. Appelez l'équipe scientifique et prévenez le médecin légiste. Dûment réprimandée, Peabody se précipita sur son communicateur. Eve nota l'heure du décès et scruta le nœud de la corde. — Qu'est-ce qui vous fait penser au suicide, Peabody? — Euh... le sujet est découvert pendu - une méthode traditionnellement employée dans ce cas -sur son lieu de travail. Comme pièces à conviction, nous avons un mot signé de sa main, une bouteille d'alcool cassée, un verre. Aucun signe apparent de violence. — Primo, la pendaison est un moyen employé depuis des siècles par les bourreaux. Deuzio, rien ne prouve, pour l'heure, que ce message ait été rédigé par la victime. Enfin, seule une autopsie permettra de déceler d'éventuelles traces de violence. On peut aussi imaginer, enchaîna Eve, en redescendant, qu'il ait été contraint de se passer lui-même cette corde autour du cou. — Oui, lieutenant. — À première vue, on dirait un suicide. Mais notre métier ne consiste pas à se contenter des apparences. Nous sommes là pour observer, enregistrer, rassembler des éléments et, le cas échéant, parvenir à une conclusion. Eve s'écarta, réfléchit. — On peut se demander ce qui a poussé cet homme à venir ici, dans un théâtre vide, s'asseoir pour boire un verre, écrire un bref message, se façonner un joli nœud, gravir une échelle, puis sauter. Comprenant que Dallas attendait une réponse, Peabody fit de son mieux. — Les suicidés mettent souvent fin à leurs jours là où ils travaillent. — Peabody, oubliez les généralités. — Oui, lieutenant. En admettant qu'il ait tué Draco, ce qui pourrait expliquer le sens de son mot d'adieu, on peut imaginer que, submergé par un sentiment de culpabilité, il soit revenu sur les lieux de son crime pour s'y donner la mort. — Rappelez-vous le profil, Peabody. Pensez au premier homicide et à la méthode d'exécution. L'assassin est un être calculateur, impitoyable et audacieux. Dites-moi, où est la culpabilité, là- dedans ? Sur ce, Eve rejoignit Ralph, qui s'était réfugié, pâle et silencieux, dans un coin. — J'ai foiré, maugréa Peabody. Dans les grandes largeurs. Elle exhala un soupir et s'efforça d'oublier qu'elle venait de se faire remonter les bretelles devant Connors. — Maintenant, elle est furieuse. — Elle est en colère, concéda Connors, mais pas contre vous ou contre moi. La mort l'offense. Et chaque fois, elle fait face. Il la regarda s'asseoir auprès de Ralph, en prenant soin de lui masquer la vue du pendu. Connors savait se montrer patient. Attendre, choisir le moment, le lieu. De même, il savait qu'Eve viendrait éventuellement le trouver, ne serait-ce que pour s'assurer qu'il ne se mêlait pas trop de ses affaires. Il alla donc s'asseoir sur le plateau, où se dressait encore le décor de la scène finale : la salle du tribunal. Un drôle d'endroit, vu son propre passé, songea-t-il avec une pointe d'amusement, en consultant son mini-ordinateur. Il avait allumé les projecteurs, dans le seul but d'y voir clair. Quand Eve le découvrit, il était assis sur le banc des accusés, nimbé d'une lumière bleutée. Aussi séduisant qu'un ange condamné. — Ils n'ont jamais réussi à te mener jusque-là ? — Mmm ? murmura-t-il en levant la tête. Tu as lu mes dossiers. Pas d'arrestations. — J'ai lu ce qu'il en restait une fois que tu les as trafiqués. — C'est une grave accusation, lieutenant, répondit-il en retenant un sourire. Mais non, je n'ai jamais eu le plaisir de me défendre devant la cour pour une affaire criminelle. Comment va le môme? — Qui ? Ah, Ralph ! Il est assez secoué. J'ai demandé à deux agents de le raccompagner chez lui, ajoutat-elle en se rapprochant. Nous n'aurons plus besoin de lui. Une fois qu'il aura récupéré, tous ses copains lui paieront une bière pour écouter son aventure. — Tu connais bien la nature humaine. Et comment va notre Peabody nationale ? — Comment ça ? — Tu es un bon professeur, lieutenant, mais tu es dure. Je me demande si elle s'est remise de ta remontrance. — Elle veut avancer dans sa carrière. Elle veut résoudre des crimes. Règle numéro un: arriver sur les lieux les mains vides, sans préjugés, sans a priori. Tu crois que Feeney m'a fait des cadeaux quand il me formait ? — Je suppose que non, et qu'il s'est même parfois heurté à un mur. — Si c'est une façon déguisée de me dire que j'ai la tête dure, ça ne me gêne pas. Elle apprendra. La prochaine fois, elle réfléchira avant de dire n'importe quoi. Elle ne supporte pas de se planter. D'un geste tendre, il effleura la joue d'Eve. — J'ai pensé comme elle. Qu'est-ce qui te fait croire que ce n'est pas un suicide ? — Je n'ai pas dit ça. Il faut procéder à un certain nombre de tests. C'est le médecin légiste qui aura le dernier mot. — Ce n'est pas son opinion qui m'intéresse, mais la tienne. Elle commença à lui répondre puis, se ravisant, serra les mâchoires et fourra les poings dans ses poches. — Tu sais ce que c'était, en bas ? Une insulte. Une mise en scène méticuleusement concoctée à mon intention. Quelqu'un me prend pour une idiote. Cette fois, Connors sourit vraiment. — Non. Quelqu'un sait que tu es intelligente et a veillé au moindre détail, jusqu'à la bouteille qui contenait sans doute de l'alcool fabriqué par Quim en personne. — J'ai inspecté son vestiaire. Il empeste encore cet infâme breuvage. Qu'est-ce qu'il savait ? Il était chef machiniste, ça signifie qu'il devait tout savoir sur les comédiens, les décors, les accessoires. — En effet. — Qu'est-ce qu'il savait ? répéta-t-elle. Qu'est-ce qu'il a vu ? Qu'est-ce qui lui est passé par la tête ? Pourquoi est-il mort ? Il prenait des notes dans un petit carnet. L'écriture du message correspond à la sienne. Si le médecin légiste ne décèle rien d'anormal, il optera pour la thèse du suicide. Connors se leva. — Tu vas travailler tard. — J'en ai bien l'impression. — Tâche de manger autre chose qu'une barre de chocolat. Son regard s'assombrit. — Le voleur de friandises a encore sévi. — Le fumier ! Il se pencha, l'embrassa. — A plus tard, à la maison. Les préjugés d'Eve concernant le train de vie royal des gens du théâtre avaient pris un coup dans l'aile lorsqu'elle avait visité l'appartement de Michael Proctor, ils furent complètement balayés quand elle pénétra dans le taudis de Linus Quim. — Un peu plus, et il était SDF. Elle secoua la tête en scrutant le rez-de-chaussée minuscule. Les barreaux protégeant les deux fenêtres étroites comme des meurtrières étaient couverts de saleté et empêchaient les rayons de soleil de pénétrer à l'intérieur. Mais les barreaux et la saleté ne suffisaient pas à refouler la clameur incessante de la circulation, ni les vibrations du métro en sous-sol. — Lumière ! ordonna-t-elle. Une ampoule jaune s'alluma au plafond. Eve enfonça machinalement les mains dans les poches de sa veste. Il faisait plus froid dedans que dehors, dans la bise glaciale. L'endroit sentait la sueur rance, la poussière et les restes du dîner de la veille. — Combien m'avez-vous dit qu'il gagnait par an ? demanda-t-elle à Peabody. L'assistante consulta son mini-ordinateur. — Le tarif syndical, pour son poste, est à huit cent cinquante par spectacle, plus un taux horaire croissant pour les montages, les démontages et les heures supplémentaires. Le syndicat prend vingt-cinq pour cent au passage pour la sécurité sociale, les cotisations vieillesse, etc. Malgré ça, Quim arrivait à rentrer environ trois cent mille dollars par an. — Pourtant, il vivait dans ce bouge. De deux choses l'une : ou il flambait tout, ou alors il le mettait de côté. Elle se dirigea vers l'ordinateur. — Ce tas de ferraille est encore plus obsolète que celui dont je viens de me débarrasser. Allumage... La machine toussota, crachota, ronchonna, puis émit une lueur grisâtre. — Affiche les relevés bancaires de Quim, Linus. — Mot de passe... — Je vais t'en donner un, mot de passe, grommela-t-elle en tapant dessus avec son poing, puis en citant son rang et son numéro d'insigne. — Les données sont protégées par l'acte Informatique et libertés. Mot de passe exigé... — Peabody, débrouillez-vous avec ce machin ! commanda-t-elle en se détournant pour fouiller les tiroirs d'une commode en contreplaqué. Le programme des matches de foot, annonça-t-elle, tandis que Peabody s'efforçait de raisonner l'ordinateur. Encore des cahiers. Notre individu aimait parier, ce qui pourrait expliquer comment il dépensait son salaire. Il a tout inscrit ici, les gains comme les pertes. Surtout des pertes, d'ailleurs. Mais des petites sommes. Elle passa au tiroir suivant. — Des brochures sur les îles tropicales. Laissez tomber les états financiers, Peabody. Vérifiez s'il a effectué des recherches sur Tahiti. Elle s'attaqua à l'armoire, repoussa quelques chemises, palpa les poches, inspecta deux paires de chaussures. Apparemment, cet homme ne possédait ni souvenirs, ni photos, ni disquettes personnelles. Seulement des carnets. Sa garde-robe était modeste. Tous ses vêtements étaient usés, y compris son unique costume froissé. Dans les placards de la kitchenette, Eve trouva des sachets de nourriture déshydratée, plusieurs bouteilles d'alcool, un paquet géant de chips au soja. Elle l'examina, fronça les sourcils. — J'ai du mal à comprendre comment un radin pareil a pu s'acheter un paquet géant de chips au soja, puis se pendre avant de les avoir mangés. — Il était peut-être trop déprimé. Certains dépressifs perdent l'appétit. Moi, c'est tout le contraire. Je me rue sur les calories. — J'ai pourtant l'impression qu'il s'est nourri hier soir, puis de nouveau ce matin. L'autopsie le confirmera, mais sa poubelle déborde. Elle grimaça, en extirpa un sachet vide. — Des chips au soja. Je suppose qu'il les a finis hier, et qu'il conservait celui-ci pour son prochain repas gastronomique. J'ai compté une bouteille au frigo, et deux dans le placard. — Eh bien, peut-être que... Tahiti! Bonne pioche, Dallas ! Ça correspond à sa toute dernière recherche. Photos, renseignements touristiques, météo. Au même moment, la machine se mit à proférer une musique exotique. — Et des danseuses à moitié nues ! — Qu'est-ce qui a pu pousser notre citadin à s'intéresser aux îles lointaines ? Eve revint vers le moniteur et contempla les indigènes qui se déhanchaient en une danse primitive. — Ordinateur, affiche les dernières requêtes sur les transporteurs et les coûts d'un voyage New York-Tahiti. — Recherche en cours... dernière requête initiée à 3 h 35, le 28 mars 2059, par Quim, Linus. Données obtenues : la compagnie aérienne Connors propose les vols les plus directs, quotidiennement... — Ça m'aurait étonnée, commenta sèchement Eve. Pause. Quim a passé du temps cette nuit à consulter les horaires pour Tahiti. Ça me paraît difficilement compatible avec un type ravagé par un sentiment de culpabilité. Ordinateur, affiche la liste passeport ou visa de Quim, Linus. — Recherche en cours... Quim, Linus: demande de passeport initiée à 14 heures, le 26 mars 2059. — Alors, Linus, on allait partir en voyage ? Eve recula. — Qu'est-ce que tu avais vu ? Qu'est-ce que tu savais ? Et qui allais-tu taxer, pour te payer tes petites vacances au soleil ? Peabody, on emporte l'ordinateur au Central. Eliza Rothchild avait fait ses débuts sur scène dès l'âge de six mois, dans une comédie romantique. La pièce n'avait pas marché, mais Eliza, dans son rôle de bébé actif provoquant la détresse de ses jeunes parents, avait suscité l'unanimité des critiques. Sa mère l'avait traînée d'audition en audition. A dix ans, Eliza avait déjà du métier, à la scène comme à l'écran. À vingt ans, elle était devenue une actrice respectée, comblée par les récompenses. Elle possédait des propriétés sur trois continents et s'était débarrassée de son premier - et dernier - mari. À quarante ans, elle foulait les plateaux depuis si longtemps que plus personne ne voulait d'elle. Plutôt que de l'admettre, elle avait prétendu vouloir prendre sa retraite et passer les dix années suivantes à voyager, à organiser de grandes soirées mondaines et à combattre son ennui. Quand l'occasion s'était présentée d'incarner Miss Plimsoll, la nurse hargneuse, dans la nouvelle version de Witness, elle s'était fait prier mais, en privé, avait versé des larmes de soulagement et de gratitude. Elle aimait le théâtre par-dessus tout. Aujourd'hui, alors que son écran de sécurité affichait l'arrivée des policiers, elle s'apprêtait à jouer son personnage de femme digne et discrète. Elle ouvrit elle-même. D'une beauté sévère, elle ne prenait pas la peine de dissimuler son âge. Ses cheveux auburn étaient striés de fils argentés. Elle était vêtue d'une tunique moulante et d'un pantalon large. Elle tendit à Eve une main scintillante de bagues, lui sourit, s'effaça. — Bonjour, murmura-t-elle d'une voix douce, légèrement teintée d'un accent bourgeois de la Nouvelle-Angleterre. Votre ponctualité me réconforte. — C'est gentil à vous de nous accorder un peu de votre temps, mademoiselle Rothchild. — Je n'ai pas franchement le choix, n'ést-ce pas ? — Vous êtes libre d'exiger la présence d'un avocat ou d'un agent. — Bien entendu. Mon avocat n'est pas loin, au cas où j'aurais besoin de lui. Elle eut un geste vers le salon. — Je connais votre mari, lieutenant. Sans nul doute l'homme le plus séduisant que j'aie jamais rencontré. Il vous a peut-être expliqué que j'ai hésité avant d'accepter le rôle de Miss Plimsoll. Je vous avoue que je n'ai pas pu lui résister. Elle sourit, s'assit avec grâce dans un siège élégant recouvert de tapisserie, posa les coudes sur les bras du fauteuil, croisa les mains. — Qui le pourrait ? — Connors vous a convaincue de revenir à la scène. — Lieutenant, vous connaissez son pouvoir de persuasion. Elle mesura Eve du regard, puis dévisagea Peabody. — Cependant, je ne pense pas que vous soyez là pour parler de Connors, mais d'un autre homme, terriblement attirant lui aussi. Bien qu'à mon avis, Richard n'ait jamais eu ni le charme ni la... courtoisie, si je puis m'exprimer ainsi, de votre époux. — Avez-vous eu une relation sentimentale avec Richard Draco ? Eliza cligna des paupières, puis se mit à glousser. — Oh, ma chère, dois-je me sentir flattée ou offensée? Ma foi... Elle poussa un soupir, se tapota la poitrine, comme si cette tentative d'humour lui avait fatigué le cœur. — Sachez que Richard n'aurait jamais gaspillé avec moi ses dons en la matière. Même quand nous étions jeunes, il me trouvait banale, «trop intellectuelle», disait-il. Pour lui, l'intelligence et la culture étaient un vice rédhibitoire chez une femme. Elle marqua une pause, comme si elle se rendait compte qu'elle s'était aventuréé dans la mauvaise direction, puis décida d'aller jusqu'au bout. — La galanterie n'était pas son fort. Il m'envoyait souvent des piques. Je les ignorais. Voyez-vous, nous avions le même âge. Ce qui signifie que j'étais trop vieille pour lui, et trop indépendante. Il avait un faible pour les femmes jeunes et vulnérables. Et vlan ! songea Eve. Eliza Rothchild devait se retenir depuis un bon moment. — Donc, vous entreteniez des rapports strictement professionnels ? — Absolument. Nous nous fréquentions à la ville aussi, bien sûr. Les gens du théâtre ont tendance à former un clan incestueux, au sens propre comme au sens figuré. Au fil des ans, nous nous sommes croisés dans les soirées, les bals de charité et au spectacle. Nous n'y sommes jamais allés en couple. Nous étions courtois l'un envers l'autre, puisqu'il n'y avait aucun enjeu sexuel entre nous. — Courtois, répéta Eve. Mais vous n'étiez pas amis. — Non. — Pouvez-vous me dire où vous étiez, le soir de la première, entre la scène du bar et celle du tribunal ? Quand Christine Vole est rappelée comme témoin. — Évidemment. J'avais mes habitudes, aussi précises que mes mouvements sur le plateau. Je suis remontée dans ma loge me repoudrer. Comme la plupart d'entre nous, je préfère me maquiller moi-même. Ensuite, je suis revenue en coulisses. J'apparaissais ensuite au balcon, d'où j'observais Sir Wilfred, ainsi que Diana et un certain nombre de figurants. — Avez-vous vu ou parlé à quelqu'un pendant ce temps ? — J'ai sûrement dû échanger un mot ou deux avec l'un des machinistes. J'ai aperçu Carly. — Aperçu ? — Oui. Je sortais de ma loge, elle entrait dans la sienne. Nous étions pressées, car le moment de notre intervention suivante approchait. Nous sommes-nous parlé ? Elle eut une petite moue, scruta le plafond comme pour raviver un souvenir. — Je crois que oui. Elle s'est vaguement plainte du comportement de Richard. Il avait dû lui pincer les fesses. Ça l'avait irritée, avec raison, surtout après la façon dont il l'avait traitée dernièrement. Toute droite, les yeux brillants, elle fixa Eve. — J'ai du mal à compatir, car elle est suffisamment intelligente pour savoir à quel point un homme de cette nature peut être dangereux. Je crois d'ailleurs en avoir fait la remarque à Kenneth, juste avant de monter prendre ma place au second niveau. — Vous l'avez vu aussi. — Oui, il allait et venait en marmonnant. Comme souvent, juste avant d'entrer en scène. Je ne sais même pas s'il m'a remarquée. Kenneth s'efforce de rester dans la peau de son personnage et s'astreint à ignorer Nurse Plimsoll. — Qui d'autre ? — Eh bien, je... Ah, si ! Michael Proctor. Il était en coulisses. Je suis sûre qu'il rêvait du soir où il pourrait incarner Vole. Sans la moindre arrière-pensée, du reste. Il a un air tellement désemparé, vous ne trouvez pas ? S'il continue comme ça, d'ici deux ans, le métier l'aura complètement ravagé. — Et Areena Mansfield ? Lavez-vous vue ? — Oui. Elle courait vers sa loge. Elle avait un changement de costume et de maquillage entre les deux scènes. Cela étant, lieutenant, si vous voulez connaître les positions et les activités des comédiens, ce n'est pas nous qu'il faut interroger, mais Quim. Le chef machiniste, un petit homme fripé, aux yeux étroits. Il est partout. — Plus maintenant. Linus Quim a été découvert ce matin au théâtre. Pendu. Au niveau inférieur. Pour la première fois, le vernis d'Eliza se fissura. Elle porta une main tremblante à son cœur. — Pendu ? Ce doit être une erreur ? Qui voudrait tuer ce crapaud inoffensif? — Apparemment, il se serait suicidé. — C'est absurde ! s'exclama Eliza en se levant. Grotesque ! Mettre fin à ses jours requiert beaucoup de courage ou de lâcheté. Or, Quim n'était ni courageux ni lâche. C'était simplement un homme irritant, très consciencieux, qui semblait accomplir son travail sans plaisir. S'il est mort, c'est que quelqu'un l'a tué. Ça fait deux morts, ajouta-t-elle tout bas. Jamais deux sans trois. A qui le tour? Elle frissonna, se rassit. — Quelqu'un veut nous exterminer. La lueur d'intérêt avait disparu de ses prunelles, elle pinça les lèvres, angoissée. — Il existe une autre pièce, lieutenant, de la défunte Agatha Christie. Dix petits nègres. Dix personnes, subtilement liées, sont assassinées, l'une après l'autre. Je n'ai aucune envie d'y jouer un rôle. Il faut que vous mettiez un terme à cet état de choses. — C'est bien mon intention. Quelqu'un pourrait-il vous vouloir du mal, mademoiselle Rothchild ? — Non. Mes ennemis n'iraient pas jusque-là. Mais il y aura un troisième meurtre. Au théâtre, nous sommes superstitieux. Jamais deux sans trois. A moins que vous n'interveniez à temps. Le bip de sécurité sonna, et elle sursauta. Le visage enjoué du gardien de sécurité apparut sur l'écran. — Mlle Landsdowne est à la réception, mademoiselle Rothchild. Je la fais monter ? — Je suis occupée... Mais Eve agita la main. — Faites-la monter, je vous prie. Eliza se recoiffa machinalement. — Carly passe souvent vous rendre visite ? s'en-quit Eve. — Non. Elle est déjà venue, bien sûr. J'adore recevoir. Mais c'est la première fois qu'elle arrive sans prévenir. Je n'ai aucune envie de bavarder avec elle. — Moi, si. Je vais lui ouvrir, déclara Eve. Avant cela, Eve prit le temps de scruter l'expression de Carly sur l'écran de sécurité. La comédienne paraissait très agitée. En découvrant Eve, elle parut tout d'abord stupéfaite, mais elle se ressaisit très vite. — Lieutenant, je ne savais pas que vous étiez là. J'aurais dû appeler Eliza... — Ça m'évitera de vous chercher. — Dommage que je n'aie pas mon avocat dans ma poche ! Je faisais quelques courses dans le quartier... Elle nota le regard d'Eve sur ses mains vides. — J'ai fait livrer mes paquets. J'ai horreur de me promener les bras chargés. Eliza ! Carly s'avança, rejoignit son amie au milieu du salon. Elles s'embrassèrent. — Je ne savais pas que tu recevais la police. Veux-tu que je te laisse ? — Non, répliqua Eliza en l'agrippant par le poignet. Carly, le lieutenant vient de m'annoncer que Quim est mort. Linus Quim. — Je suis au courant. J'ai appris la nouvelle aux informations. — Je croyais que tu faisais du shopping. — Oui... Il y avait un jeune homme qui s'amusait avec son mini-ordinateur, pendant que sa femme essayait la moitié du rayon lingerie. J'ai entendu le nom. Ça m'a bouleversée... paniquée, même. Je ne savais plus quoi penser. J'étais tout près d'ici, donc je me suis précipitée. J'avais envie d'en parler avec quelqu'un qui comprenne. — Qui comprenne quoi ? intervint Eve. — D'après le reportage, sa mort serait liée à celle de Richard Draco. Je ne vois pas comment. Richard n'avait pas un regard pour les machinistes et les techniciens. En ce qui le concernait, les décors et les accessoires étaient changés par magie. À moins d'un problème. Dans ce cas, il les agonisait d'injures, quand il n'en venait pas aux mains. Quim n'ayant jamais commis le moindre faux pas, Richard ignorait son existence. Comment pourrait-il y avoir un lien entre les deux affaires ? — Mais vous, vous le connaissiez ? — Bien sûr. Un petit homme étrange. Elle eut un frémissement. — Eliza, je suis désolée de te demander cela, mais je prendrais volontiers un petit verre. — Moi aussi. Eliza sonna un droïde. — Avez-vous remarqué Quim, le soir de la première ? demanda Eve. — Pas spécialement. Il s'activait comme toujours, renfrogné et silencieux. — Vous lui avez adressé la parole ? — C'est possible. Je ne m'en souviens pas. Je voudrais une vodka avec de la glace, enchaîna Carly, quand le droïde apparut. Double dose. — Vous sembliez moins ébranlée quand Draco a été tué sous vos yeux. — Je pourrais vous citer dix raisons pour lesquelles un certain nombre de personnes souhaitaient être débarrassées de Draco, riposta Carly. — Vous y compris. — Oui. Elle prit le verre que lui tendait le droïde et but une gorgée d'alcool. — Moi y compris. Mais le décès de Quim change tout. S'il y a un lien entre les deux affaires, je veux le savoir. Parce que ça me fait peur. — Jamais deux sans trois, déclara Eliza d'un ton passionné. — Merci, ma chérie, c'est exactement ce que j'avais besoin d'entendre. Carly avala sa boisson d'un trait. — Cinglés. Ces gens sont complètement cinglés, dit Eve en remontant dans son véhicule. Un de leurs camarades reçoit un coup de poignard en plein cœur, sous leur nez, et ils s'extasient... Un machino se pend, et ils s'écroulent. Elle brancha son communicateur pour joindre Feeney, — Aucun appel donné ou reçu pendant quarante-huit heures, rapporta-t-il. Aucun contact avec qui que ce soit figurant sur ta liste. Il communiquait deux fois par semaine avec un bookmaker et jouait de petites sommes. — Donne-moi quelque chose d'intéressant. Je m'endors. — Il avait pris une option pour un billet en première classe pour Tahiti, mais il n'a pas confirmé. Un aller simple, mardi en huit. Il avait pris une autre option pour une suite royale à l'hôtel Island Pleasure. Pour un mois. Il s'est renseigné sur l'immobilier, notamment une maison au bord de l'eau, d'une valeur de deux millions. Il n'en avait que le quart. Le billet et l'hôtel en auraient englouti l'essentiel. — Donc, il espérait renflouer ses finances. Faire chanter un meurtrier, ça peut rapporter gros. — Ça peut aussi vous coûter la vie, répliqua Feeney. — Mouais. Je file à la morgue harceler Morris. — Tu le fais mieux que n'importe qui, lança Feeney, juste avant qu'elle ne coupe la transmission. 9 — Ah ! Lieutenant Dallas ! s'exclama le Dr Morris, les yeux brillants derrière ses microlunettes. Au-dessus des verres grossissants, ses sourcils s'arquèrent pour former deux minces triangles. Un anneau en argent ornait la pointe de celui de gauche. Il claqua les doigts, tendit la main, paume vers le plafond. Un assistant ronchon y déposa vingt dollars. — Dallas, vous ne me décevez jamais. Vous voyez, Rochinsky, il ne faut jamais parier contre la maison. Il empocha son argent. — Vous avez gagné un pari ? demanda Eve. — Oh, oui ! J'étais sûr que vous vous présenteriez ici avant 17 heures. Elle contempla la quinquagénaire métissée, étendue sur la table. Le scalpel laser de Morris y avait déjà effectué l'incision en forme de Y. — Ce n'est pas mon cadavre. — Quel sens de l'observation, ma chère ! Je vous présente Allyanne Preen, trouvée par l'agent Harri-son, qui avait un peu d'avance sur vous. Prostituée, découverte dans un coupé Lexus 49 abandonné au milieu du parking de La Guardia. — Un problème avec son jules ? — Aucune trace apparente de violence, ni de relations sexuelles récentes. Du corps, il extirpa le foie, le pesa, le catalogua. — Elle a la peau légèrement bleutée, dit Eve en se penchant pour examiner les mains. Surtout sous les ongles. On dirait qu'elle a succombé à une overdose. Sans doute de l'Exotica ou du Jumper. — Excellent. Quand vous voudrez prendre ma place, prévenez-moi. Je vous garantis qu'on s'amuse beaucoup, chez nous. — Oui, il paraît que vous êtes de vrais fêtards. — Les rumeurs sur les célébrations de la Saint-Patrick dans la chambre froide étaient fondées, assurat-il, une lueur d'amusement dans les prunelles. — Dommage que j'aie raté ça ! Où est mon homme ? Il me faut le rapport toxicologique. — Mmm... Morris palpa un rein avant de le retirer. Rapide, agile, il semblait travailler au rythme de la musique rock que diffusaient les haut-parleurs. — Je me disais bien que vous seriez pressée. Je l'ai confié au jeune Finestein. Il est parmi nous depuis le mois dernier. Il a du potentiel. — Vous avez remis mon cadavre entre les mains d'un débutant ? — Nous avons tous commencé un jour, Dallas. A propos, où est notre loyale Peabody ? — Dehors, elle vérifie des fichiers. Ecoutez, Morris, c'est une affaire particulièrement délicate. — C'est ce que vous dites chaque fois. — Je penche pour un homicide, maquillé en suicide. J'ai besoin de l'avis d'un expert. — Je n'engage que des bons. Du calme, Dallas. Le stress finira par vous achever. Imperturbable, il se dirigea vers un vidéocom pour appeler Herbert Finestein. — Il arrive tout de suite. Rochinsky, portez les viscères de madame au labo. Commencez les tests sanguins. — Morris, j'ai deux morts sur les bras, qui sont probablement liées. — Oui, j'entends bien, mais ça, c'est votre domaine. D'un pas tranquille, il alla se camper devant un évier, se lava les mains, les passa sous un séchoir. — Je vérifierai le boulot de mon gars, Dallas, mais donnez-lui au moins une chance. — D'accord, d'accord. Morris ôta son masque et ses lunettes, sourit. Ses cheveux noirs, tressés, lui tombaient jusqu'au milieu du dos. Il se débarrassa de sa combinaison de protection, révélant une chemise d'un rose éclatant et un pantalon bleu électrique. — Jolie tenue, ironisa Eve. Vous sortez ? — Je vous le dis, ici, c'est la fête tous les jours. Elle songea qu'il s'habillait sans doute ainsi pour compenser l'aspect morbide et la brutalité de son métier. Après tout, pourquoi pas, si ça marchait? Vivre au quotidien dans le sang et la misère humaine finissait par être usant. On se défoulait comme on pouvait. Et elle, comment s'y prenait-elle ? — Comment va Connors ? — En pleine forme. Connors. C'était lui qui la sauvait. Avant lui, elle n'avait eu que son travail. Aurait-elle fini par craquer? — Ah, voilà Finestein ! Tâchez d'être aimable avec lui, murmura Morris. — Parce que je ne le suis pas, d'habitude ? — Vous êtes impitoyable, rétorqua Morris d'un ton affable, en lui tapotant l'épaule. Herbert, le lieutenant Dallas souhaiterait savoir ce qu'il en est du défunt que je vous ai confié cet après-midi. — Ah, oui ! Quim, Linus, blanc, sexe masculin, cinquante-six ans. Mort par pendaison. Finestein, un jeune homme maigre, de race mélangée, au teint cuivré et aux yeux pâles, s'exprimait par saccades en tripotant nerveusement des crayons dans la poche de sa combinaison. « Non seulement c'est un débutant, pensa Eve, mais c'est un débutant ringard. » — Vous voulez voir la dépouille ? — Je suis venue pour ça, non ? Morris lui pressa le bras, et elle se ressaisit. — Oui, merci. S'il vous plaît. — Par ici. Eve leva les yeux au ciel, tandis que Finestein se précipitait de l'autre côté de la salle. — Il n'a pas douze ans ! — Il en a vingt-six. Patience, Dallas. — Je déteste la patience. Ça ralentit tout. Cependant, elle suivit Finestein jusqu'à la rangée de tiroirs, attendit qu'il en ouvre un. — Comme vous pouvez le constater... Finestein s'éclaircit la gorge. — ... il n'y a aucune marque de violence, autre que celles infligées par la strangulation. Les fibres microscopiques de la corde relevées sous les ongles du sujet indiquent qu'il a serré le nœud lui-même. Selon toute apparence, il s'est pendu de son plein gré. — Vous concluez au suicide ? Comme ça ? Où est le rapport toxicologique ? Où sont les résultats des tests sanguins ? — Je... j'y viens, lieutenant. Quelques traces d'age-loxite et de... — Pas de jargon scientifique, Herbert, intervint Morris. Elle est flic, pas médecin. — Bien sûr. Pardon. Euh... j'ai noté un faible taux d'Ease-up dans l'organisme, ainsi qu'une petite dose d'alcool maison. Un mélange banal, souvent ingéré par les suicidaires, pour se calmer. — Ce type ne s'est pas donné la mort, nom de nom ! — En effet, lieutenant, c'est aussi mon avis, déclara Finestein, coupant court à sa tirade. — Ah, bon? — Oui. La victime avait mangé un bretzel et une quantité considérable de moutarde moins d'une heure avant son décès. Auparavant, il avait pris un petit- déjeuner composé de gaufres, d'œufs déshydratés et l'équivalent de trois tasses de café. — Et alors ? — Et alors, si le sujet en savait assez pour se concocter un cocktail d'Ease-up et d'alcool avant de mettre fin à ses jours, il devait aussi savoir que la caféine risque de réagir en provoquant l'anxiété. Cela et le fait qu'il ait consommé très peu d'alcool sèment le doute. — Donc, vous penchez pour la thèse de l'homicide. — Je penche pour la thèse d'une mort suspecte, de nature indéterminée. Il regarda Eve droit dans les yeux. — Il m'est impossible, en l'état actuel des choses, de conclure. — Parfait. Bravo, Herbert, dit Morris. Le lieutenant vous communiquera les détails au fur et à mesure. Finestein, l'air soulagé, prit ses jambes à son cou. — Vous ne me donnez rien ! se plaignit Eve. — Au contraire. Herbert vous a ouvert une fenêtre. La plupart des médecins légistes auraient classé le dossier dans la catégorie des suicides. Au lieu de quoi, il fait preuve de prudence, de minutie, et tient compte de l'attitude de la victime, plutôt que de se contenter des faits. Du point de vue médical, vous n'obtiendrez rien de mieux que le terme « mort suspecte, de nature indéterminée ». — Indéterminée ! maugréa Eve, en se mettant au volant. — Ça nous ouvre au moins une fenêtre. Peabody délaissa momentanément son écran, avisa le regard noir d'Eve. — Quoi? Qu'est-ce que j'ai dit? — Le prochain qui me dit ça, je le jette par cette fichue fenêtre. Peabody, vous me trouvez impitoyable ? ajouta-t-elle en démarrant. — C'est une question piège, ou vous voulez que je vous montre mes cicatrices ? — Taisez-vous, Peabody. Elles filèrent en direction du Central. — Quim a placé cent dollars sur le match de ce soir, annonça Peabody, avec un sourire satisfait. McNab vient de me transmettre cette information. Il ne misait jamais plus de cent dollars. Curieux, qu'il ait parié quelques heures avant de se donner la mort, et qu'il n'ait pas attendu de savoir s'il avait gagné. J'ai les coordonnées de son bookmaker. Ah, mais c'est vrai, je devais me taire ! Désolée, lieutenant. — Vous êtes en manque de coups ? — Non. Maintenant que j'ai une vie sexuelle, ça devient gênant. Maylou Jorgensen. Elle habite dans le quartier de West Village. Peabody adorait le West Village. La population, un mélange de bohèmes chics et de bourgeois en costume à rayures qui cherchaient à faire bohèmes chics, la fascinait. Elle aimait regarder les passants qui s'y promenaient vêtus de pardessus tombant jusqu'aux pieds ou de combinaisons boutonnées jusqu'au cou. Les crânes chauves, les chevelures enchevêtrées de boucles multicolores, les artistes peintres qui envahissaient les trottoirs en faisant semblant de se désintéresser de leurs propres œuvres. Même les voleurs à la tire avaient de la classe. Les opérateurs de glissa-grils vendaient des kebabs végétariens fraîchement cueillis dans les champs de Greenpeace Park. Avec une pointe de mélancolie, elle pensa à son dîner Eve se gara en double file devant un entrepôt impeccablement restauré et alluma son clignotant « En service ». — Ça me plairait d'habiter un loft. Tout cet espace, et la vue sur la rue, dit Peabody en scrutant les alentours. Regardez ! Il y a un charcutier-traiteur, juste au coin, et un marché ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, en face. — Vous cherchez à vous loger en fonction des boutiques d'alimentation ? — C'est à prendre en considération. Eve agita son insigne devant l'écran de sécurité -qui fonctionnait -, et elles pénétrèrent dans l'édifice. Le hall minuscule était équipé d'un ascenseur et de quatre boîtes aux lettres. — Quatre appartements dans un bâtiment de cette taille, soupira Peabody. Vous vous rendez compte ? — Je m'étonne surtout qu'un bookmaker gagne de quoi se payer un loyer pareil. Mue par une impulsion soudaine, Eve ignora la sonnette du 2-A et se servit de son badge pour accéder aux escaliers. — On va monter par là, histoire de surprendre Maylou. Le silence régnait : l'immeuble était parfaitement insonorisé. Eve songea au studio minable de Quim, à quelques centaines de mètres de là. Apparemment, les bookmakers réussissaient mieux que leurs clients. « Il ne faut jamais parier contre la maison », avait dit Morris. Il avait raison. Elle pressa le carillon, attendit. Un instant plus tard, la porte s'ouvrit sur une énorme rousse et un petit chien blanc. — Il était temps ! La femme, au visage magnifique, lisse comme l'albâtre, cligna des yeux. — J'ai cru que c'était le type qui vient promener le chien. Il est en retard. Si vous avez quelque chose à vendre, ça ne m'intéresse pas. — Vous êtes Maylou Jorgensen ? — Oui, et alors ? — Département de la police et de la sécurité de New York, annonça Eve en brandissant son insigne. Aussitôt, une boule de fourrure lui sauta dans les bras. — Nom de nom ! Eve jeta l'animal en direction de Peabody et fonça dans le loft. Elle bondit sur la rousse, qui s'était ruée vers une console sophistiquée devant une muraille d'écrans. Toutes deux tombèrent comme des masses. Avant qu'Eve ne puisse reprendre son souffle, elle se retrouva sur le dos, aplatie sous quatre-vingt-dix kilos de femelle paniquée. Un coup de genou dans l'entrejambe, un crachat à la figure. Par réflexe, elle parvint à éviter que les ongles bleus lui lacèrent les joues. Au lieu de cela, ils creusèrent leurs sillons dans son cou. L'odeur de son propre sang l'irrita. Elle s'arc-bouta, poussa un juron, puis se redressa brusquement, le coude en avant. Une fontaine de sang jaillit du nez de Maylou. — Beurk! Roulant des yeux, elle s'effondra de tout son poids sur Eve. — Otez-la de là, pour l'amour du ciel. Elle pèse une tonne, elle va m'étouffer ! — Aidez-moi, Dallas. On dirait une dalle de granit. Poussez ! Ruisselante de sueur et de sang, Eve poussa. Peabody tira. Maylou finit par se retourner sur le dos, et Eve aspira une grande bouffée d'air. — J'avais l'impression d'être écrasée par une montagne. Seigneur ! Faites taire ce cerbère ! — Impossible. Il est terrifié. Peabody darda un regard empli de compassion sur la pauvre bête qui s'était réfugiée dans un coin en jappant furieusement. — Abattez-le ! — Oh, Dallas ! chuchota Peabody, atterrée. — Laissez tomber. Eve examina sa veste et son chemisier, posa la main sur son cou lacéré. — C'est à moi, tout ce sang ? — Elle vous a bien abîmée, constata Peabody. Je vais chercher la trousse de secours. — Plus tard. Eve s'accroupit pour examiner la femme évanouie. — Roulons-la jusque là-bas et mettons-lui les menottes avant qu'elle ne se réveille. Au prix d'efforts surhumains, elles parvinrent à lui lier les poignets dans le dos. Eve se redressa, étudia la console. — C'est louche. Elle a cru qu'on faisait une descente. Voyons ce qui me reste de mon stage à la brigade des mœurs. — Vous voulez que je demande un mandat de perquisition ? — Le voilà, mon mandat, rétorqua Eve en frottant sa blessure. Des chiffres, des jeux. Quoi d'autre? Des noms, des comptes, des paris en cours, des créances. A priori, ça m'a l'air correct. Eve jeta un coup d'œil derrière elle. — Elle revient ? — Elle est toujours dans les pommes, lieutenant. Vous l'avez mise K-O. — Mettez quelque chose dans la gueule de ce clé-bard avant que je lui flanque mon pied au derrière. — Il est inoffensif, murmura Peabody, en s'éloi-gnant en quête de la cuisine. — Trop de chiffres, marmonna Eve. Ça sent mauvais. Peabody était de retour, un biscuit en forme d'os entre les doigts. Eve sortit son communicateur pour contacter la seule personne de sa connaissance capable de l'aiguiller. — Passez-moi Connors, glapit-elle à l'intention de l'assistante, lorsqu'elle apparut à l'écran. J'en ai pour une minute. — Bien sûr, lieutenant. Ne quittez pas, je vous prie. — Voilà, gentil chien chien, comme tu es mignon... Eve laissa Peabody bêtifier. — Lieutenant, que puis-je... Le sourire de Connors s'effaça aussitôt, son regard se durcit. — Que s'est-il passé ? C'est grave ? — Pas trop. C'est le sang de quelqu'un d'autre. Écoute, je me trouve dans le bureau privé d'une bookmaker, et quelque chose me tracasse. J'ai une idée, mais j'aimerais que tu me donnes ton avis. — D'accord, à condition que tu te rendes ensuite au centre médical. — Pas le temps. — Dans ce cas, moi non plus. — Nom de Dieu ! gronda-t-elle. Elle faillit couper la communication, se ravisa, s'efforça de respirer calmement. — Peabody va aller chercher la trousse de secours. J'ai quelques égratignures, c'est tout. Je te le jure. — Tourne ta tête vers la gauche. Elle leva les yeux au ciel, mais obéit. — Consulte un médecin, ordonna-t-il, avant de hausser les épaules, résigné. Bon, de quoi s'agit-il ? — J'ai des chiffres. Des jeux différents... Arena-ball, base-bail, courses de chevaux, rats droïdes. Je crois que le troisième écran en partant de la droite représente... — Les prêts dus sur des paris. Les intérêts dépassent de loin les limites légales. L'écran en dessous affiche les mises de fonds. A côté, tu as un aperçu de jeux privés, style casino. Essaie de repérer le bouton de connexion sur la console. — Le voilà ! — Pousse. Ah ! s'écria-t-il, tandis qu'une nouvelle image surgissait, représentant un casino envahi de fumée, de tables et de clients aux regards vitreux. Dans quel genre de bâtiment es-tu ? — Un loft du West Village. Deux étages, quatre appartements. — Je ne serais pas étonné que le rez-de-chaussée soit vide actuellement. — Le jeu n'est pas autorisé dans ce secteur. Connors lui sourit. — Honte à eux ! — Merci du tuyau. — C'est un plaisir, lieutenant. Vois un médecin, mon amour, sans quoi je m'occuperai de toi personnellement dès la première occasion. Et je te préviens, je ne serai pas content. Il ne lui laissa pas le temps de riposter. Au fond, c'était mieux ainsi. Eve pivota vers Peabody, qui était en train de bercer le chien contre sa poitrine, tout en l'observant d'un air sceptique. — Il est très au courant. — Qu'est-ce que ça peut vous faire ? — Rien, c'est intéressant, c'est tout. Vous allez démanteler l'organisation ? — Tout dépend de Maylou. Eve se leva, tandis que Maylou commençait à bouger et à gémir. Elle émit des gargouillis, toussa, puis fut saisie de spasmes violents. Son énorme postérieur se souleva, ses pieds étonnamment petits s'agitèrent. Eve s'accroupit. — Assaut sur agent, attaqua-t-elle tout bas. Résistance à une arrestation, prêts sur gages, gestion d'une salle de jeux illégale, ça vous va, pour commencer, Maylou ? — Vous m'avez cassé le nez ! Du moins, c'est ce que crut comprendre Eve, car ses paroles étaient étouffées, indistinctes. — On dirait bien que oui. — Vous devez appeler les secours. C'est la loi. — Ce n'est pas vous qui allez m'apprendre la loi. Je pense que le nez cassé peut attendre un peu. Évidemment, le bras cassé va requérir des soins. — Je n'ai pas le bras cassé. — Pas encore, siffla Eve. Maylou, si vous voulez qu'on vous soigne et que je fasse comme si je ne savais pas ce que vous manigancez au rez-de-chaussée, dites-moi tout ce que vous savez sur Linus Quim. — Ce n'est pas une descente ? — Tout dépend de vous. Quim ? — Un radin. Pas un joueur. Il fait semblant. C'est un peu comme un hobby. Il est nul. Il ne parie jamais plus de cent dollars à la fois, en général la moitié, mais il est régulier. Seigneur, j'ai mal ! Je peux avoir une dose de Go-Numb ? — Quand lui avez-vous parlé pour la dernière fois ? — Hier soir. Il préfère miser par vidéocom que par communicateur. Il se connecte deux fois par semaine. Hier soir, il a mis cent dollars sur le match des Braw-lers de ce soir... Pour lui, c'est beaucoup. Il m'a dit qu'il se sentait en veine. -— Ah, bon ? Il a dit ça, précisément ? — Ouais. Il m'a dit : « Mettez-moi cent sur les Braw-lers pour demain soir. Je me sens en veine. » Il a même eu comme un sourire. Il a ajouté qu'il jouerait le double le lendemain, s'il gagnait. — Il était donc de bonne humeur ? — Je ne l'avais jamais vu comme ça. Ce type est plutôt un geignard. Mais il paie comptant, il est fidèle, je n'ai rien contre lui. — Tant mieux. Vous voyez, ça n'a pas été si terrible, Maylou. — Vous n'allez pas me dénoncer ? — Je n'appartiens pas à la brigade des mœurs. Ce n'est pas vous, mon problème. Eve détacha les menottes, les accrocha à la poche de sa veste. — À votre place, j'appellerais les secours. Dites-leur que vous avez foncé dans un mur... trébuché sur votre clébard. — Squeakie ! s'écria Maylou en se roulant sur le côté, les bras grands ouverts. Le petit chien se rua vers elle. — Ce méchant flic a fait du mal au bébé de maman ? roucoula-telle. Eve hocha la tête et sortit. — Accordez-lui deux semaines de répit, ordonnat-elle à Peabody. Ensuite, vous contacterez Hanson, aux mœurs, et vous lui transmettrez cette adresse. — Vous lui avez promis de ne pas la dénoncer ! — Non. Je lui ai dit qu'elle n'était pas mon problème. Elle sera bientôt celui de Hanson. Peabody jeta un coup d'œil en arrière. — Et le chien ? Et l'appartement ? S'il y a une descente, le loyer va chuter. Si vous aviez vu la cuisine, Dallas ! Elle est somptueuse ! — Continuez de rêver, Peabody ! Elles s'engouffrèrent dans le véhicule, et Eve poussa un grognement en voyant Peabody ouvrir la boîte à gants. — Qu'est-ce que vous fabriquez ? — La trousse de secours. — Ne me touchez pas ! — Ce sera moi, ou le centre médical. Choisissez. — C'est inutile. — Cessez de pleurnicher comme un bébé, gronda Peabody, en sélectionnant ses instruments. Vous n'allez pas me dire que vous avez peur d'une vulgaire trousse de secours ! Fermez les yeux, si vous ne voulez pas voir Prise au piège, Eve s'agrippa au volant. Paupières closes, elle sentit la brûlure de l'antiseptique. L'odeur lui donna le vertige. Elle perçut vaguement le bourdonnement discret de la baguette de suturé. Elle s'apprêtait à protester, par principe, pour oublier la douleur. Mais soudain, le passé l'aspira. La salle sombre et dilapidée du centre médical. Les centaines de brûlures, sur les centaines de plaies. L'horrible ronflement des machines, tandis qu'on examinait son bras cassé. Comment t'appelles-tu ? Il faut que tu nous donnes ton nom. Dis-nous qui t'a fait mal? Comment t'appelles-tu ? Qu'est-ce qui t'est arrivé? Je n'en sais rien, hurlait-elle silencieusement, encore et encore. Mais elle restait immobile, muette, submergée par la terreur, pendant que tous ces étrangers la palpaient, la tâtaient, l'observaient, l'interrogeaient. Comment t'appelles-tu ? — Je n'en sais rien ! — Lieutenant. Dallas... Eve ouvrit les yeux, reconnut Peabody. — Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? — Vous êtes affreusement pâle, Dallas. On devrait peut-être faire un saut au centre médical malgré tout. — Je vais bien, marmotta-t-elle en serrant les poings. J'ai juste besoin d'un peu d'air. Elle baissa sa vitre, démarra. Et repoussa la fillette désespérée dans un coin obscur de sa mémoire. 10 Nécessité fait loi. Je ne me rappelle plus qui a dit cela, mais je suppose que c'est sans importance. Il est mort depuis longtemps. Comme Linus Quim. Nécessité fait loi. Mes nécessités font loi. Mais qui était le démon dans cette affaire ? Cet imbécile de Quim ou moi ? Peut-être n'est-ce pas important, puisque c'est fait. Impossible de revenir en arrière, d'envisager un autre dénouement. J'espère seulement que la mise en scène a été suffisamment convaincante pour satisfaire le regard aiguisé du lieutenant Dallas. Une spectatrice exigeante et, je le crains fort, la plus sévère des critiques. Oui, tant qu'elle sera dans la maison, j'aurai peur. Je dois jouer mon rôle à la perfection. Chaque réplique, chaque geste, chaque nuance. Sans quoi, nul doute qu'elle me détruira. Le mobile et l'opportunité, songea Eve en arrivant chez elle. La cérémonie à la mémoire de Richard Draco aurait lieu le lendemain, avec toute sa panoplie de chagrin, d'éloges funèbres passionnés et de larmes torrentielles. Ce ne serait qu'un spectacle de plus. Il avait entraîné Areena Mansfield dans la drogue et terni sa réputation de star en devenir. Il avait brillé sous le projecteur que Michael Proctor rêvait de s'approprier. Il avait humilié Carly Landsdowne en public. Il avait été une écharde sous les ongles bien manu-curés de Kenneth Stiles. Il avait jugé Eliza Rothchild trop vieille et trop banale. Il y en avait eu d'autres, tant d'autres qu'il était impossible de les compter tous. Mais celui qui avait agi, planifié et exécuté le meurtre, avait eu assez froid aux yeux pour pousser le chef machiniste à se pendre. Elle ne recherchait ni la brutalité ni la rage, mais le sang-froid et la lucidité. Ces qualités, chez un assassin, étaient infiniment plus difficiles à déceler. Elle n'avançait pas, se dit-elle, frustrée. À chaque pas, elle avait l'impression de s'enfoncer dans un univers qui l'irritait. Qui étaient ces gens qui passaient leur vie à se déguiser et à jouer d'autres personnages ? Des enfants. L'idée lui vint, alors qu'elle posait la main sur la poignée de la porte. Au fond, n'était-elle pas à la recherche d'un enfant particulièrement intelligent et terriblement en colère ? Elle rit. Épatant. Que connaissait-elle de l'enfance ? Elle entra, décidée à se jeter sous une douche brûlante avant de se remettre au travail. La musique lui transperça les oreilles, lui fit grincer des dents. Un son aigu, ponctué de clameurs sourdes, auxquelles venaient s'ajouter des vagues de braillements. Mavis. La mauvaise humeur d'Eve s'envola comme par miracle, se volatilisa, fracassée par le volume et l'exubérance du style musical unique en son genre de Mavis Freestone. Eve se surprit à sourire, lorsqu'elle franchit le seuil de la pièce que Connors avait baptisée le boudoir. Là, au milieu de ce raffinement, de ces collections d'antiquités, Mavis dansait - enfin, elle bondissait et se 158 déhanchait, juchée sur des talons compensés de douze centimètres. Les verts et les rouges de ses chaussures s'accordaient à ceux des longues tresses qui virevoltaient autour de son visage heureux et de son corps de fée. Ses jambes minces étaient gainées de collants verts, imprimés de minuscules papillons qui montaient en spirale pour disparaître sous une jupe minuscule, rose bonbon. Sa poitrine était décorée d'un croisillon des deux couleurs, avec un sein rose et l'autre vert. Eve fut soulagée de constater que Mavis avait opté pour des lentilles identiques. Avec elle, on ne savait jamais. Calé dans un fauteuil confortable, un verre de vin blanc à la main, Connors profitait du spectacle. A moins qu'il n'ait sombré dans un coma protecteur. Une longue plainte de la chanteuse s'acheva dans un crescendo assourdissant. Puis, ce fut le silence. Divin. — Qu'est-ce que vous en pensez ? demanda Mavis en rejetant ses nattes bicolores en arrière. C'est un bon numéro pour la nouvelle vidéo. C'est pas trop mou? — Ah ! murmura Connors en prenant le temps de savourer une gorgée de son vin. À un moment, il avait craint que le niveau sonore ne fasse exploser tous ses cristaux. — Non. Non, « mou » n'est pas le terme qui me vient à l'esprit. — Génial ! s'exclama-t-elle en se précipitant vers lui pour l'embrasser sur la joue. Je voulais que vous soyez le premier à le voir, vu que c'est vous le producteur... — L'argent s'incline toujours devant le talent. Si Eve ne l'avait pas déjà aimé, elle aurait eu un coup de foudre pour lui à cet instant-là. — C'est tellement amusant ! Les enregistrements, les concerts, les costumes que me dessine Leonardo. 159 Je n'ai pas la sensation de travailler. Et tout ça, grâce à vous ! Si vous n'aviez pas été là, je serais encore en train de croupir au Blue Squirrel ! Elle se retourna, aperçut Eve, lui lança un sourire éclatant. — J'ai une nouvelle chanson ! — Oui, j'ai entendu. Génial ! — Connors m'avait dit que tu arriverais tard, et que tu... Oh! là, là! C'est du sang? — Quoi? Où? Éberluée, Eve scruta les alentours, avant que Mavis ne lui saute dessus. — Il y en a partout ! s'affola Mavis en lui tapotant les épaules. Il faut appeler un médecin. Connors, oblige-la à s'allonger. — C'est le but de ma vie. — Très drôle. Ce n'est pas mon sang, Mavis. Aussitôt, Mavis recula. — Beurk! — Ne t'inquiète pas, c'est sec. J'allais me doucher et me changer au Central, mais j'ai préféré rentrer, profiter d'un jet chaud et continu. Il y en a aussi pour moi ? ajouta-t-elle en désignant le verre de son mari. — Absolument. Tourne la tête. Elle poussa un grognement d'impatience, mais s'exécuta pour lui montrer sa blessure qui commençait à cicatriser. — Waouh ! dit Mavis, d'un ton admirateur. Quelqu'un t'a bien amochée. Il devait avoir de ces ongles... — Elle, mais elle a raté sa cible. Elle cherchait mes yeux. Elle accepta le vin que lui tendait Connors. — Merci du tuyau. Heureusement que tu me l'as filé. — De rien. Lève la tête. — Pourquoi ? Tu as vu les marques. — Lève ! répéta-t-il, avant de "réclamer ses lèvres. Comme tu peux le constater, moi, je sais viser. — Oh ! Qu'est-ce que vous êtes mignons, tous les deux ! roucoula Mavis, les mains croisées sur son cœur. — Oui, on est comme deux chiots, répliqua Eve, amusée, en se perchant sur le bras d'un canapé. Ton numéro est superbe, Mavis. Il te colle à la peau. — Tu crois ? Leonardo l'a vu, et maintenant vous deux. Mais personne d'autre... Connors, je peux lui annoncer la nouvelle ? — Quelle nouvelle ? Mavis consulta Connors du regard, reprit son souffle. — Bon, alors... Mon dernier single, Curl your Hair... Connors a appris par la bande qu'il figurera parmi les cinq premiers des Vid-Tracks de la semaine prochaine. Dallas, nom de nom, je suis numéro trois, juste derrière les Butt-Busters et Indigo ! Eve n'avait pas la moindre idée de qui étaient les Butt-Busters ou Indigo, mais elle savait que Mavis considérait Vid-Tracks comme sa bible. — C'est merveilleux ! — Merci. Mavis renifla, essuya une larme furtive. — Tu es la première à qui j'en parle. J'allais appeler Leonardo, mais je préfère le lui dire en face, tu comprends. Je suis contente que tu aies la primeur. Leonardo comprendra. — Il va sauter au plafond. — Oui. On va devoir fêter ça sérieusement. Je suis ravie que tu sois revenue plus tôt que prévu. Comme ça, tu ne manqueras pas la séance entre filles. — La séance entre filles ? s'enquit Eve, sur le qui-vive. — Oui, tu sais bien ! Trina est déjà en train de se préparer. Un petit plongeon dans la piscine, un petit tour dans le bassin de relaxation. Un soin complet ! — Un soin complet ? « Non, songea Eve. Pas le soin complet. Tout, mais pas ça. » — Écoute, Mavis, j'ai du travail. Je suis sur une affaire... — Tu es toujours sur une affaire, coupa Mavis, imperturbable, en remplissant les verres, tandis que Connors allumait tranquillement une cigarette. Il faut prendre le temps de se détendre, sinon les organes internes se ratatinent et la peau devient toute flasque. J'ai lu un article là-dessus. D'ailleurs, Trina a acheté des peintures pour le corps sensationnelles. — Pas question. Pas de peinture pour le corps. Mavis leva les yeux au ciel. — Pour moi, Dallas. On te connaît. Mais tu devrais essayer, un de ces jours. Je parie que Connors craquerait pour la Poussière d'Or. Sur les seins, c'est superbe. Ça les fait scintiller. — Je ne veux pas de seins qui scintillent. — En plus, c'est parfumé. À la frangipane. — Pas possible ! intervint Connors en soufflant un rond de fumée. J'adore les fleurs tropicales. — Tu vois ? Tu ne peux pas refuser. Et Summerset nous a préparé des en-cas. — Tant mieux. Mais franchement, je ne peux... Ah ! On sonne. Je vais ouvrir. Elle sortit en s'efforçant de ne pas prendre ses jambes à son cou pour courir jusqu'au Central. Elle devança Summerset. — J'y vais. — L'accueil et l'accompagnement des invités font partie de mes fonctions, rétorqua-t-il. Mlle Furst souhaite vous voir. Il poussa Eve de côté. — J'aurais dû prévenir. Nadine savait combien Eve détestait recevoir les journalistes chez elle. — Je ne suis pas ici pour Channel 75, enchaînat-elle. C'est personnel. — Parfait. Très bien. Entrez. À l'immense surprise de Nadine, Eve l'empoigna littéralement et la traîna jusqu'au boudoir. — J'ai pris deux jours de congé, expliqua Nadine. — Je l'ai remarqué. Votre remplaçant ne m'a guère impressionnée. — C'est un mufle. Bref, si je suis là, c'est parce que je voulais vous dire... Ah! Bonsoir, Mavis. — Nadine ! Salut ! C'est la fête ! Si Mavis était exubérante de nature, elle n'en possédait pas moins un solide bon sens et une loyauté infaillible. En moins de deux secondes, elle remarqua l'air tendu de Nadine. — Je descends voir où en est Trina. Je reviens tout de suite. Elle s'échappa dans une myriade de couleurs. Connors était déjà debout. — Asseyez-vous, Nadine. Voulez-vous un peu de vin? — Volontiers, merci. Mais surtout, j'ai envie d'une de vos cigarettes. — Je croyais que vous aviez arrêté, dit Eve. — Je m'arrête régulièrement. Je suis vraiment désolée de vous importuner. — Les amis sont toujours les bienvenus, la rassura Connors. Je suppose que vous voulez parler avec Eve. Je vous laisse. — Non, non, ne vous sentez pas obligé de partir. Mmm ! Ce tabac est excellent. Restez, je vous en prie. De toute façon, Eve vous raconte tout. Connors parut surpris. — Tout? — Non, répliqua Eve en se rasseyant. Cependant, je lui ai parlé de votre problème, à cause du lien avec Draco. Nadine ébaucha un sourire. — Ce n'est pas grave. L'humiliation renforce le caractère. — Vous n'avez aucune raison de vous sentir gênée. La vie serait affreusement ennuyeuse, si on ne regrettait jamais rien. Elle se décontracta. — Dallas, c'est une perle que vous avez là. Un homme qui sait toujours quoi dire, au bon moment. Si j'ai un regret, c'est bien Richard Draco. Dallas, je sais que vous n'êtes pas obligée de me répondre, mais il faut que je vous pose la question. Suis-je dans le pétrin ? — Quel est l'avis de votre avocat ? — Il m'a conseillé de ne pas m'inquiéter et d'éviter de vous rencontrer sans lui. J'ai du mal à respecter ses consignes. — Je ne peux pas vous éliminer d'emblée de ma liste, Nadine. Mais comme vous êtes la dernière, à votre place, je ne m'affolerais pas. Nadine poussa un soupir et but. — C'est bien la première fois de ma vie que j'aime être la dernière. — L'opinion de Mira a son poids. Or, elle pense que vous êtes incapable de commettre un assassinat. D'un point de vue strictement personnel, je ne le crois pas davantage. Pas plus que du point de vue professionnel, au vu des indices dont je dispose. — Merci. Nadine enfonça un doigt au milieu de son front. — Je me répète sans arrêt que ça va bientôt finir, que vous allez démasquer le coupable, mais je suis toujours aussi stressée. — Je vais malheureusement en rajouter une dose. Saviez-vous que Draco avait une vidéo de vous ? — Une vidéo ? Nadine fronça les sourcils. — De mon travail ? — Eh bien... pour certaines personnes, le sexe est un métier. Nadine la fixa sans comprendre. Puis, une lueur vacilla dans ses prunelles, et Eve décela dans son regard exactement ce qu'elle souhaitait : la stupéfaction, la fureur et la honte. — Un film de... Il a... Il avait une caméra, quand nous... L'ordure ! explosa-t-elle en posant son verre et en se levant d'un bond. Le pervers ! — D'après moi, elle n'était pas au courant, murmura Connors. — Il filme une femme dans son lit sans son consentement ? Il prenait son pied comme ça ? C'est ignoble ! C'est une forme de viol ! Elle se rua sur Connors. — Vous feriez ça à Dallas, vous ? Elle vous enverrait valser jusqu'à Taurus III. J'aimerais pouvoir en faire autant avec Draco. Non, non, j'aurais dû lui tordre sa queue ridicule jusqu'à ce qu'elle me reste dans les mains. — En ces circonstances, je suis soulagé de ne pas être sa doublure. Elle serra les dents, reprit son souffle, leva les bras dans un geste d'impuissance. — Pardon. Je m'en prends à vous alors que vous n'y êtes pour rien. Elle pivota vers Eve. — Je suppose que ce petit mouvement d'humeur m'a permis de gagner quelques places dans votre liste. — Au contraire. Si vous aviez été au courant, vous auriez tenté une castration rapide. Vous n'auriez pas attendu que quelqu'un d'autre le descende. Vous venez de confirmer le bien-fondé de votre profil. — Tant mieux pour moi. Youpi ! railla Nadine en se laissant tomber sur le canapé. J'imagine que vous allez vous servir de l'enregistrement comme pièce à conviction. — Je n'ai pas le choix. Personne ne le visionnera pour le plaisir. Si ça peut vous consoler, on vous voit assez peu. L'objectif était placé de manière à le mettre en valeur, si je puis dire. — Ça ne m'étonne pas de lui. Dallas, si les médias s'emparent de ce... — N'ayez aucune crainte là-dessus. Si vous voulez un conseil, reprenez le boulot. Occupez-vous l'esprit, et laissez-moi poursuivre mon enquête. Je suis un bon flic. — Si je n'en avais pas la certitude, je m'assommerais avec des tranquillisants. Tout à coup, Eve eut une inspiration. — Une soirée entre filles, ça vous dirait ? — Hein? — Mavis et Trina ont tout prévu. Je n'ai pas le temps, et Trina serait déçue de devoir renoncer à sa séance. Allez-y, prenez ma place. Profitez-en. — Un peu de thérapie relaxante me ferait du bien. — Épatant ! s'exclama Eve en l'arrachant à son siège. D'ici deux heures, vous serez en pleine forme. Essayez la peinture sur corps, suggéra-t-elle. Ça vous donnera de nouvelles perspectives et des seins scintillants. Elle entraîna la journaliste au sous-sol. Quelques minutes plus tard, elle reparut. — Excellente initiative, lieutenant. — Oui, je suis plutôt contente de moi. Elles sont toutes là à roucouler comme... comme... Qu'est-ce qui roucoule ? — Les colombes ? — Oui, c'est ça, comme des colombes. Et maintenant que tout le monde est heureux, je peux me remettre à la tâche. Tu as envie de regarder une vidéo ? — Celle de Nadine ? On peut manger des pop-corn ? — Décidément, tous les hommes sont pervers. Non, pas celle de Nadine, gros malin. Mais va pour les pop-corn. Elle avait décidé de s'installer dans son bureau, dans un cadre officiel. Elle aurait dû s'en douter : elle se retrouva dans l'un des salons du second niveau, pelotonnée dans des coussins sur un canapé long d'un kilomètre, face à un écran mural géant, une coupe de pop-corn sur les genoux. Pour la convaincre, Connors lui avait vanté les mérites et la taille de l'écran. Impossible de rater le moindre détail, quand tout était plus grand que nature. On avait un peu l'impression d'être sur la scène. Connors avait eu raison d'insister. Eliza s'était complètement fondue dans son rôle d'infirmière irritante. Son costume était tout, sauf flatteur. Les cheveux tirés en arrière, elle arborait une moue perpétuelle et s'exprimait de ce ton exaspérant qu'emploient les parents devant un enfant récalcitrant. Kenneth n'avait pas lésiné sur son incarnation de l'avocat pompeux et colérique. Ses gestes étaient saccadés, nerveux. Ses yeux étaient rusés. Sa voix évoluait d'éclats tonitruants en murmures cruels. Mais Draco l'emportait dès les premières scènes. D'une beauté à couper le souffle, nonchalant à souhait, il déployait tous ses charmes. On comprenait aisément qu'une femme vulnérable puisse tomber amoureuse de Vole - comme de lui. — Pause ! Elle poussa le plat vers Connors et se leva pour examiner de plus près l'image du comédien. — Voici ce que je vois. Les autres jouent. Ils sont remarquables, ils ont du talent, ils s'amusent. Lui, il est le personnage. Il n'a pas besoin de jouer. Il est égo-centrique, arrogant et habile, comme Vole. C'est un rôle taillé sur mesure pour lui. — C'est ce que je me suis dit, quand j'ai suggéré son nom pour le rôle. Qu'est-ce que tu en déduis ? — Que celui ou celle qui a planifié ce meurtre pensait comme moi. Qu'il - ou elle - a vu l'ironie de la situation. Vole meurt au dernier acte. Draco meurt au dernier acte. Justice est rendue, dans un contexte dramatique. Il est exécuté, devant témoins. Elle revint s'asseoir. — Ça ne m'apprend rien de nouveau, en fait. Mais ça me conforte dans mon idée. Reprise ! Elle attendit, observa. L'entrée d'Areena tombait à point. Parce que la pièce était bien écrite, mais aussi grâce au style incomparable de l'actrice. Ravissante, élégante, mystérieuse, séductrice, Christine Vole était une femme consumée par l'amour. Elle était prête à mentir pour un homme dont elle savait que c'était un assassin, à sacrifier sa dignité, sa réputation, pour le sauver. Pour finir, elle l'exécutait froidement parce qu'il l'avait rejetée. — Elle joue sur deux plans, marmonna Eve. Comme Draco. Ni l'un ni l'autre ne se révèle complètement avant la dernière scène. — Ils sont doués, tous les deux. — Tous le sont. Ils sont habitués à manipuler les mots et les gestes. Je n'ai pas encore tout décortiqué. Sir Wilfrid croit défendre un innocent. À la fin, il apprend qu'il a été dupé. Ça suffit pour le mettre hors de lui. Si l'on établit une corrélation entre la scène et la ville, ça peut suffire pour vouloir tuer. — Je t'écoute. — Diana boit littéralement les paroles de Vole. Elle est convaincue que sa femme est une garce, qu'il est innocent et qu'il a l'intention de la quitter. — L'autre femme, intervint Connors. La plus jeune. Un peu naïve, un peu envahissante. — Au bout du compte, elle va s'apercevoir qu'il s'est servi d'elle. Quelle humiliation, non ? Carly a découvert que Draco l'avait utilisée. Il l'a humiliée. Et puis, il y a Michael Proctor, qui trépigne en coulisses. Elle étudia les visages, écouta les voix, jaugea les relations. — C'est un des comédiens. J'en suis sûre. Ce n'est pas un technicien aigri ou un artiste frustré. C'est quelqu'un qui a brillé sous les projecteurs et sait afficher la bonne expression au bon moment. Elle se réfugia dans le silence, scrutant les moindres détails, un coup d'œil, un mouvement imperceptible. Décidément, ils étaient tous excellents. — Voilà le couteau factice, lors de la première scène du tribunal. Pause. Zoom sur la zone P-Q, vingt-cinq pour cent. Limage s'agrandit sur la table où étaient disposées les pièces à conviction. Eve distingua de subtiles différences entre l'accessoire et l'arme du crime. — La lame est quasiment de la même taille et de la même forme, mais le manche est un peu plus épais. La couleur est pareille, mais le matériau est différent... Draco a pu le ramasser sans s'apercevoir du subterfuge. Reprise... Elle sentait la migraine monter. Elle réagit à peine, quand Connors entreprit de lui masser les épaules. Le rideau tomba. Changement de décor. Quelques machinistes s'affairaient dans l'obscurité, presque invisibles dans leurs tenues noires. Cependant, elle reconnut Quim, parfaitement maître de la situation. Il consulta brièvement un de ses hommes, hocha la tête, jeta un coup d'œil côté cour. — Là! Eve se releva brusquement. — Il a remarqué quelque chose qui ne va pas. Il hésite, il s'interroge. A présent, il part dans cette direction. Qu'est-ce qu'il a vu ? Qui ? Nom de nom ! Elle se tourna vers Connors. — L'échange vient d'avoir lieu. Le vrai couteau est sur la table. Elle donna l'ordre de rembobiner, enclencha son chronomètre. — Reprise... Là ! Il a vu... Derrière elle, Connors s'approcha de l'AutoChef pour lui commander un café. Quand il lui présenta la tasse, elle s'en empara sans s'en rendre compte, but. Les figurants avaient pris place. Le barman s'installa derrière son comptoir, les machinistes se volatilisèrent. Areena, vêtue d'une robe aux couleurs criardes, se jucha sur un tabouret, tout au bout, le dos tourné au public. Un train siffla. Lever de rideau. — Deux minutes, douze secondes. Le temps de dissimuler le couteau. Dans les roses, là où personne ne le verrait. — Sexe et ambition, murmura Connors. — Pardon ? — Sexe et ambition. C'est ce qui a tué Léonard Vole. Et Richard Draco. La vie imite l'art. Peabody n'en aurait pas dit autant, du moins pas devant ce tableau animé qu'elle s'efforçait de contempler, en feignant de comprendre. Elle sirota le Champagne que lui avait apporté Charles et tenta de se fondre dans la masse. Au moins, elle était habillée pour l'occasion. En guise de cadeau de Noël, Eve lui avait offert une garde-robe civile conçue par l'amant de Mavis, Leo-nardo. Malheureusement, les mètres de satin bleu ne suffisaient pas à la métamorphoser en amateur d'art sophistiqué. — C'est... incroyable, bredouilla-t-elle. Ne sachant que dire, elle but. Charles rit tout bas en lui frottant l'épaule d'un geste affectueux. — Tu es adorable de me supporter, Délia. Tu dois t'ennuyer à mourir. — Non, non, pas du tout ! Je suis ignare, c'est tout. — Oh, non ! Il se pencha, l'embrassa. Elle retint un soupir. Elle avait du mal à croire qu'elle se trouvait dans un endroit pareil, dans cette tenue somptueuse, au bras d'un homme magnifique. Et elle s'en voulait de penser qu'elle aurait été plus à l'aise en train de manger asiatique dans l'appartement minable de McNab. Tant pis. Elle continuerait de fréquenter les vernissages, l'opéra et les restaurants chics, jusqu'à ce que ça lui passe. — Tu as faim ? — J'ai toujours faim. Là, au moins, songea-t-elle, elle était sincère. Il avait réservé un salon particulier dans un établissement réputé. La table était décorée de fleurs et de bougies. Galant comme à son habitude, il lui tira sa chaise. Elle le laissa commander pour elle, parce qu'il saurait s'y prendre. Il savait toujours comment s'y prendre. Il avait des relations. Elle se demanda si Eve se sentait aussi gênée lorsqu'elle accompagnait Connors dans des soirées mondaines. Non, le lieutenant devait s'en sortir beaucoup mieux. De surcroît, son mari l'aimait. Non, il l'adorait ! Dîner aux chandelles avec un homme qui vous vénérait, ça changeait tout. — Où es-tu ? murmura Charles. Elle revint sur terre. — Désolée. Je suis assez préoccupée, en ce moment. Elle ramassa sa fourchette pour goûter sa salade aux fruits de mer. Exquise ! — Le boulot, dit-il en lui tapotant la main. Je suis content que tu aies pu t'en échapper pour sortir avec moi ce soir. — Nous avons fini plus tôt que prévu. — Vous êtes sur l'affaire Draco. Tu as envie d'en parler ? Là encore, il était parfait. Il savait poser les bonnes questions, puis se taire et l'écouter, quand elle éprouvait le besoin de se livrer. — Non, pas vraiment. De toute façon, il est encore trop tôt. Dallas est à bout de nerfs. L'enquête avance lentement. — Je comprends. Pourtant, elle m'a semblé égale à elle-même, quand elle est venue me voir. Peabody se figea. — À quel propos ? Pris de court, Charles posa ses couverts. — Elle ne te l'a pas dit ? — Non. Tu connaissais Draco ? Charles envisagea un instant de dissimuler la vérité, puis haussa les épaules. Il avait toujours été franc avec Peabody. Il tenait à le rester. — Non, pas exactement. J'étais avec Areena Mansfield, l'autre soir, quand Dallas et Connors sont passés l'interroger. J'étais de service. — Ah! La profession de Charles n'inquiétait pas Peabody. Il avait son métier, elle avait le sien. S'ils avaient été amants, peut-être aurait-elle eu une autre attitude. Mais ils ne l'étaient pas. Dommage ! — Ah! répéta-t-elle. Merde. — Merde, en effet. La situation était un peu délicate, mais Dallas et moi avons conclu un pacte. — Quelle sorte de pacte ? — Nous avons discuté. Délia, je me suis efforcé d'être discret, parce que je ne veux pas te prendre au piège. Je ne l'ai jamais voulu. — Ce n'est pas toi, c'est Dallas. — Parce qu'elle tient énormément à toi. — Ma vie intime ne la... — Elle te considère comme une amie, Délia. — Bon, d'accord, je sais. Mais ce n'est pas pour autant que je... — Désormais, les choses sont arrangées. Elle a dit ce qu'elle avait à me dire, moi aussi, et nous en sommes tous deux soulagés. Quand je lui ai expliqué que nous n'étions pas amants..." — Quoi? Peabody bondit sur ses pieds. Les verres en cristal frémirent sur la nappe blanche. — Tu lui as dit ça ? Seigneur ! Qu'est-ce que tu attends pour me déshabiller et me pousser nue dans la salle d'escouade ? — Je tenais à ce qu'elle sache que nous entretenions une amitié, pas une relation professionnelle. Je suis désolé. Mon intention n'était pas de te mettre dans l'embarras. — Tu as dit à ma supérieure qu'on se fréquentait depuis combien... trois mois... mais qu'on ne s'est pas envoyés en l'air. Non, vraiment, ça ne me met pas du tout dans l'embarras. — Je ne savais pas que tu avais envie de coucher avec moi. Si c'était le cas, il te suffisait de demander. — Mais oui, c'est ça, et je deviens une cliente. Il se raidit. — C'est ce que tu penses. — Je ne sais plus quoi penser. Elle se rassit, posa le front sur sa main. — Pourquoi lui avoir dit ça ? — Je suppose que j'étais sur la défensive. Je n'ai pas réfléchi. Je suis navré, Délia. Je ne voulais pas gâcher notre amitié. Tu m'as aidé à m'accepter tel que je suis. Je t'apprécie beaucoup. Si tu veux davantage... Il souleva son bras, l'effleura du bout des lèvres. Le cœur de Peabody se serra. Normal, se rassurat-elle. Aussi normal que cet afflux de sang qui l'envahit quand il posa sa bouche sur la sienne. Mais les doutes la tiraillaient autant que le désir. — Excuse-moi. Elle s'écarta doucement, se demanda si elle perdait la tête. Elle était en compagnie d'un homme superbe, auquel elle tenait. Il connaissait tous les secrets du plaisir, il était prêt à les lui faire découvrir, et voilà qu'elle se dérobait. 11 Travailler à la maison offrait certains avantages. Le matériel - malgré son nouvel équipement au Central - était bien supérieur. On était moins dérangé. Et il était quasiment impossible de se trouver à court de café. Eve s'accordait ce luxe de temps en temps, ne serait-ce que pour prendre du recul. Ce jour-là, elle avait prévu d'attaquer sa journée par une tâche qui la réjouissait d'avance. Campée au milieu de la pièce, elle lorgna sur son vieil ordinateur. — Aujourd'hui, lui annonça-t-elle, c'est la mort de tes circuits. Serai-je lente et méthodique, ou rapide et brutale ? Elle tourna autour de la machine, tergiversa. — La décision est difficile, avoua-t-elle. J'ai tellement attendu ce moment. J'en ai rêvé. Elle remonta les manches de son chemisier. Connors surgit sur le seuil. — Qu'est-ce que c'est que ça ? — L'ex-fléau de mon existence. L'antéchrist de la technologie. On a un marteau ? Le regard fixé sur l'appareil, il s'avança. — Plusieurs, je suppose, de tailles variées. — Je les veux tous. Du plus petit au plus gros. — Puis-je te demander pourquoi ? — Je vais démolir ce machin, pièce par pièce, le réduire en poussière. — Hum... Connors s'accroupit, examina l'appareil ridiculement démodé. — Quand l'as-tu rapporté ? — Je viens de le monter. Il était dans ma voiture. Peut-être que je devrais l'asperger d'acide et le regarder se dissoudre. Ce serait pas mal. Sans un mot, Connors sortit une trousse de sa poche. Il y choisit un instrument. En deux temps, trois mouvements, il avait déboîté la carcasse. — Qu'est-ce que tu fabriques ? — Je n'ai rien vu de tel depuis une décennie. C'est fascinant! Seigneur! La corrosion... et il fonctionne sous système SOC ! Il se mit à tripoter l'intérieur, mais Eve se rua sur lui. — Il est à moi ! C'est à moi de le détruire. — Ressaisis-toi, murmura-t-il distraitement. Je veux le confier au labo. — Pas question. Il faut que je le fasse exploser. Et s'il faisait des petits ? Connors sourit. — C'est un excellent outil d'apprentissage. J'aimerais le donner à Jamie. — Quoi ? Jamie Livingston, l'ex-prodige ? — Oui. Il travaille pour moi de temps à autre. — C'est un môme ! — Très brillant. Au point que je préfère l'engager dans mon équipe plutôt que de l'avoir comme concurrent. Je suis curieux de savoir ce qu'il pourra tirer de cette antiquité. — Moi, j'ai envie de la massacrer. — Là, là, ma chérie. Je vais te trouver autre chose pour te défouler. J'ai une idée, ajouta-t-il en l'enlaçant. — Ça ne produira pas le même effet, protesta-t-elle. — Ah, un défi ! Il se pencha pour lui mordiller le menton. Lorsqu'elle poussa un juron, il réclama ses lèvres en un baiser avide et brûlant. — Bon, d'accord, pas mal, mais à quoi jouent tes mains, là derrière ? — À rien, tant que je n'aurai pas verrouillé la porte. Alors... — D'accord, tu peux le prendre, ce fichu ordinateur, grommela-telle en le repoussant, le souffle court. Disparais de ma vue ! — Merci ! Il lui saisit la main, lui baisa les doigts, sans la quitter des yeux. Il la tira vers lui, décidé à l'entraîner dans son propre bureau. Peabody apparut. — Désolée ! murmura-t-elle en levant la tête pour contempler le plafond. Summerset m'a dit que je pouvais monter. — Bonjour, Peabody... Voulez-vous une tasse de café ? proposa aimablement Connors. — Je me sers. Ne vous inquiétez pas pour moi. Je ne suis qu'une simple assistante. Elle traversa la pièce en se tenant le plus loin possible d'Eve. — Quelque chose la tracasse, dit Connors, en fronçant les sourcils, pendant que Peabody programmait l'AutoChef en marmonnant entre ses dents. — Elle n'a pas eu sa dose de caféine matinale. Emporte ce tas de ferraille, puisque tu y tiens tant. J'ai du boulot. Il souleva l'ordinateur avec difficulté. — À l'époque, ils ne lésinaient pas sur le matériel lourd, constata-t-il. Je suis à la maison jusqu'à midi. Sur ces mots, il disparut dans la pièce attenante et ferma la porte. — Peabody ! Apportez-moi du café. Eve s'installa, ouvrit le dossier Draco, le tria en plusieurs catégories: suspects, témoins, pièces à conviction, rapports de laboratoire, puis ordonna à la machine d'afficher le tout. — J'ai visionné la vidéo de la pièce, hier soir, annonça-t-elle en entendant revenir Peabody. J'ai une hypothèse. — Votre café, lieutenant. Voulez-vous que j'enregistre ? — Hein? Eve avait les yeux rivés sur les écrans, mais le ton pincé de Peabody la déconcentra. — Non, non. Je vous en parle, c'est tout. Se retournant, elle se rendit compte que Connors, une fois de plus, avait raison. Peabody n'était pas dans son assiette. — J'ai plus ou moins repéré le moment de l'échange. Le couteau factice est parfaitement visible. Ordinateur, visuel 6-B sur l'écran 5. — Vous avez sauvegardé ce visuel ? demanda Peabody, d'une voix glaciale. — Hier soir, oui. Et alors ? — Rien, rien. J'essaie simplement de me tenir au courant, lieutenant. Après tout, c'est mon métier, Nom de nom ! songea Eve. — Personne ne vous a reproché quoi que ce soit. Je suis en train de vous faire part de mes réflexions, non? — Après sélection. — Qu'est-ce que c'est que ce charabia ? — J'ai eu l'occasion de retourner au Central, hier soir. En relisant le dossier, je me suis aperçue que certains éléments avaient été catalogués « Confidentiel, niveau 5 ». Je ne savais pas que vous teniez à dissimuler certains aspects de cette enquête aux membres de votre équipe. Sauf votre respect, lieutenant, une telle politique ne peut que freiner l'efficacité de vos assistants. — N'employez pas ce ton avec moi. J'ai classé en niveau 5 ce qui me semblait requérir un classement niveau 5. Je ne suis pas obligée de vous révéler tous les détails. Peabody s'empourpra. — C'est bien ce dont je me suis rendu compte, lieutenant. — Peabody, laissez tomber ! — Il faut toujours que vous ayez le dernier mot, n'est-ce pas ? — Parfaitement ! Je suis votre supérieure, et je suis la responsable dans cette affaire. — Dans ce cas, vous auriez dû conseiller au sujet Monroe, Charles, de la fermer. Vous ne croyez pas, lieutenant ? Eve crispa les mâchoires. À quoi bon essayer de ménager les gens, pensa-t-elle, furieuse, puisque chaque fois, ça vous revenait en pleine figure? — Que je sache, le sujet Monroe, Charles, n'est en aucune façon lié à cette enquête. En conséquence, les échanges que j'ai pu avoir avec lui ne vous concernent en aucune manière. — Quand vous l'interrogez sur ma relation avec lui, ça me concerne ! — Je ne l'ai pas interrogé. C'est lui qui s'est confié à moi. Toutes deux s'étaient levées et se défiaient. Eve était pâle de rage, Peabody, écarlate. Quand McNab entra, il ne put s'empêcher d'émettre un sifflement. — Euh... excusez-moi... — Dehors ! rugirent-elles à l'unisson, sans daigner se retourner. — Pas de problème. Je ne suis plus là. Pour s'en assurer, Eve lui claqua la porte au nez. — Asseyez-vous, ordonna-t-elle à Peabody. — Je préfère rester debout. — Et moi, je vous donnerais volontiers des coups de pied dans les fesses, mais je me retiens. Eve serra les poings. — Très bien, restez debout. Vous voulez savoir ce qu'il en est, je vais vous le dire. Elle aspira une grande bouffée d'air. — Dans la soirée du 26 mars, aux alentours de 19h30, j'ai eu l'occasion, avec Connors, de rendre visite à Areena Mansfield dans son duplex au Palace Hôtel, New York. En pénétrant dans les lieux, j'ai découvert le sujet Mansfield en compagnie du dénommé Mon-roe, Charles, prostitué licencié. Il m'a confirmé qu'il était là à titre professionnel, et qu'il n'avait aucun lien avec le décédé. Sa présence, ainsi que tous les détails salaces s'y rapportant, ont été dûment répertoriés et notés niveau 5 par un imbécile de lieutenant qui espérait ainsi ménager les sensibilités de sa tête de mule d'assistante. Eve vida sa tasse de café. — Enregistrez ! commanda-t-elle. Le menton de Peabody trembla. Elle s'assit en reniflant. — Oh, non ! s'exclama Eve, sincèrement paniquée. Non, non, pas de larmes ! Nous sommes en service. On ne pleure pas en service. — Je suis désolée, bredouilla Peabody. Elle agita un mouchoir, se moucha bruyamment. — Vous comprenez, je suis tellement humiliée. Il vous a dit que nous n'avions jamais fait l'amour, — Dieu du ciel, Peabody ! Vous croyez que j'ai marqué ça dans mon rapport ? — Non. Je n'en sais rien. Non, mais vous... Nous nous fréquentons depuis des semaines et des semaines, et nous n'avons jamais... — Oui, il me l'a expliqué quand... Peabody lâcha un gémissement d'horreur. Eve grimaça. Quelle maladroite elle était ! — Écoutez, ce garçon m'est sympathique. Je l'avais mal jugé. Il tient énormément à vous. — Alors pourquoi ne m'a-t-il jamais sauté dessus ? — Euh... parce qu'il n'y a paS que le sexe ? suggéra Eve. — C'est facile pour vous de dire ça ! Vous êtes mariée avec l'Adonis du siècle ! — Seigneur, Peabody ! — C'est vrai. Il est superbe, bien bâti, intelligent, séduisant et... dangereux. Et il vous aime. Non, il vous adore. Il n'hésiterait pas à se jeter devant un maxibus pour vous. — Ils ne roulent pas très vite, marmonna Eve. À son immense soulagement, Peabody se mit à rire. — Vous savez ce que je veux dire. — Oui. C'est... euh... ce n'est pas que vous ne plaisez pas à Charles. C'est que... Où diable était Mira ? Elle l'aurait sortie de ce mauvais pas. — C'est qu'il... il vous respecte. Oui, c'est ça. Il vous respecte. Peabody roula son mouchoir en boule. — Si vous voulez tout savoir, j'en ai par-dessus la tête qu'on me respecte. Je sais que je ne suis pas une bombe. — Vous êtes jolie. — Mais pas sexy. — Bien sûr que si. Eve vint vers Peabody, lui tapota la tête. — Si vous étiez un homme, ou homosexuelle, vous auriez envie de moi ? — Absolument ! — Vraiment ? Figurez-vous que McNab est fou de mon corps. — Taisez-vous, Peabody. — Je ne veux pas qu'il le sache. Je ne veux pas que McNab sache que Charles et moi ne nous sommes jamais envoyés en l'air. — Ce n'est pas moi qui le lui révélerai, je vous le garantis. — Très bien. Pardonnez-moi, Dallas. Après cette discussion avec Charles, je suis allée au bureau pour me changer les idées, et je suis tombée sur les fichiers classés confidentiels... Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Je ne comprenais pas pourquoi vous aviez fait ça. — L'un d'entre eux ne concerne pas Charles, mais Nadine. — Je m'en doutais. — Elle a eu une liaison avec Draco, il y a des années. Elle est venue m'en parler. Il s'est servi d'elle, il l'a plaquée, comme à son habitude. Quand Connors et moi avons fouillé son appartement, nous avons découvert des vidéos. Celle que j'ai cataloguée... — Il a filmé Nadine pendant qu'ils faisaient l'amour ! devina Peabody. Elle ne figure pas parmi les suspects, et vous vouliez lui épargner cette humiliation. Dallas, je suis navrée. — Oublions ça. Allez vous rafraîchir la figure, sinon McNab va penser que je vous ai battue. — Oui. Décidément, je me sens très bête. — Tant mieux, ça me console. Remettez-vous, pendant que je m'efforce de sortir McNab du recoin où il s'est caché. — Bien, lieutenant. Feeney arriva alors que toute l'équipe était rassemblée dans le bureau d'Eve. Il avait visionné la vidéo de la pièce. Véritable magicien, il avait agrandi, ciblé, mis en valeur les images. Les deux scènes du tribunal s'affichaient côte à côte sur un écran. Feeney leur exposa les minuscules différences entre les deux couteaux et leur position. — La ressemblance entre les deux est telle que personne ne pouvait s'apercevoir du subterfuge à moins de ramasser l'objet et de l'examiner de près. — Le chef accessoiriste ? demanda McNab. — Il n'avait aucune raison de le faire. Il n'avait qu'à s'assurer que l'accessoire était à sa place. Le décor restait dressé pendant toute la durée du spectacle. Si le couteau avait disparu, il s'en serait rendu compte. D'après sa déposition, ajouta Feeney, il a tout vérifié avant et après les changements de scène. — Ce qui laisse à l'auteur du crime environ cinq minutes pour intervenir, murmura Eve en pianotant sur sa tasse. Peut-être moins si l'on considère que Quim a remarqué quelque chose ou quelqu'un de bizarre, comme cela semble être le cas. Trois minutes pour dissimuler le couteau factice et revenir en coulisses ou sur le plateau, c'est peu. Peabody fronça les sourcils. — Ce qui signifie qu'il a dû patienter, en espérant que personne ne verrait rien jusqu'à ce que Christine Vole s'en empare et s'en serve. Une trentaine de minutes, c'est long. — Notre assassin est patient, systématique. Selon moi, il a savouré cette attente. Il a dû prendre plaisir à observer Draco en train de faire son numéro, déployer ses charmes, tout en sachant que c'était sa dernière prestation. Je pense que le meurtrier s'est délecté. Eve se jucha sur le bord de sa table. — Hier soir, Connors a dit : « La vie imite l'art. » Peabody se gratta le nez. — Je croyais que c'était le contraire. — Pas cette fois. Pourquoi cette pièce? Pourquoi ce moment? Il existait toutes sortes de moyens plus simples, moins risqués et plus subtils de se débarrasser de Draco. J'ai l'impression que la pièce elle-même avait une signification particulière pour le tueur. Les thèmes de l'amour, de la trahison, de l'hypocrisie. Le sacrifice et la vengeance. Les personnages de Léonard et de Christine Vole ont un passé. Peut-être Draco en avait-il un avec son assassin. Une relation qui aurait dérapé. Feeney opina, tout en engloutissant une poignée d'amandes. — Beaucoup parmi les comédiens et les techniciens avaient déjà travaillé avec lui. Le théâtre est un milieu fermé, les gens s'y retrouvent régulièrement. — Je ne parle pas d'un lien professionnel, mais personnel. Vole nous semble un être séduisant, beau, un peu naïf, jusqu'à ce qu'on découvre que ce n'est qu'un opportuniste sans cœur. D'après ce que nous savons, c'est le reflet de Draco. Qui a-t-il trahi ? — A en juger par les interrogatoires, il a déçu tout le monde, déclara McNab. Ils le détestaient tous. — Donc, il faut remonter dans le temps, fouiller, chercher la faille, le détail qui cloche. Draco a détruit un mariage ou brisé quelqu'un, séduit la sœur d'une maîtresse. Penchez-vous sur leurs carrières, leurs histoires, ordonna Eve à McNab et à Feeney. De notre côté, Peabody et moi allons sonder les protagonistes. Eve décida de commencer par Carly Landsdowne. L'attitude de cette femme l'avait intriguée dès leur première conversation. L'actrice habitait dans un immeuble luxueux, parfaitement sécurisé, équipé de boutiques étincelantes et de tapis roulants circulaires. Le hall d'entrée était vaste, élégant, mais sobre: carrelage vert d'eau, quelques plantes, panneau de sécurité discrètement intégré dans une fresque géométrique. — Bonjour, annonça le panneau d'une voix masculine fort agréable. Veuillez indiquer la raison de votre visite au Broadway View. — Je viens voir Carly Landsdowne. — Un instant, je vous prie. Une petite musique de fond meubla le silence. — Merci d'avoir patienté. D'après nos fichiers, Mlle Landsdowne n'attend personne aujourd'hui. Je me ferai un plaisir de la contacter pour savoir si elle peut vous recevoir. Veuillez communiquer votre nom et présenter une carte d'ideptité avec photo. — Vous voulez une pièce d'identité ? En voilà une ! Eve brandit son insigne sous l'objectif de la caméra. — Dites à Mlle Landsdowne que le lieutenant Dallas a horreur de trépigner dans les halls d'entrée. — Très bien, lieutenant. Un instant, je vous prie. La musique reprit. Eve grinça des dents. — Qu'est-ce que ça peut m'énerver ! Loin de me calmer, ces violons me donnent envie d'arracher les haut-parleurs ! — Je trouve ça plutôt joli, dit Peabody. J'adore le violon. Ça me rappelle ma mère. Elle en joue, précisa Peabody, quand Eve darda sur elle un regard noir. — Merci d'avoir patienté. Mlle Landsdowne se fera un plaisir de vous recevoir. Prenez l'ascenseur numéro deux. Passez une excellente journée. — C'est vraiment insupportable, marmonna Eve en fonçant vers la cabine désignée. À l'intérieur... la même musique. Elle râla. — Bienvenue au Broadway View, susurra une voix. Ce bâtiment est entièrement équipé et sécurisé. Vous pouvez vous procurer un passe d'une journée pour visiter nos locaux, qui comprennent un centre de fit-ness et de thalassothérapie offrant des services complets de bien-être. Notre centre commercial est accessible par voies publiques ou privées et accepte toutes les cartes de crédit. Au Broadway View, vous pouvez aussi profiter d'un restaurant cinq étoiles ou vous détendre au Times Square Café. — Quand est-ce qu'elle va se taire ? — Je me demande s'ils ont une piscine. — Si vous êtes intéressés par nos prestations, composez le 94 sur n'importe lequel de nos communica-teurs internes et demandez un rendez-vous à l'un de nos employés, qui se fera un plaisir de vous faire découvrir nos trois appartements modèles. — Plutôt mourir, maugréa Eve. — Je me demande s'ils ont des studios. — Veuillez prendre à gauche et vous rendre à la suite 2008. Nous vous souhaitons une excellente journée. Eve sortit de l'ascenseur. Les portes étaient largement espacées, de part et d'autre d'un couloir aux proportions généreuses. L'architecte ne s'était pas inquiété des espaces perdus. Eve ne serait pas étonnée d'apprendre que son mari était l'heureux propriétaire des lieux. Carly leur ouvrit avant qu'Eve n'ait eu le temps de sonner. Pieds nus, les ongles vernis de rose pâle, la comédienne portait une longue robe de chambre bleu nuit. Elle était impeccablement coiffée et maquillée. — Bonjour, lieutenant, murmura-t-elle en prenant une pose, adossée contre le chambranle. Comme c'est gentil à vous de me rendre visite ! — Vous vous êtes levée tôt. Moi qui croyais que les artistes dormaient toute la journée ! Carly tressaillit, mais se ressaisit aussitôt. — J'ai un spectacle à assurer. La cérémonie en hommage à Richard. — Vous considérez cela comme un spectacle ? — Évidemment. Il faudra que je sois sobre et triste, que je débite toutes les platitudes d'usage. Les médias seront aux anges. D'un geste, elle leur indiqua un somptueux canapé vert clair dans la salle de séjour. — Je pourrais jouer le jeu pour vous, et de manière tout à fait convaincante. Mais ce serait vous faire perdre votre temps et gaspiller mon talent. Puis-je vous offrir un café ? — Non. Cela ne vous ennuie pas qu'on vous suspecte d'un meurtre ? — Non, parce que ce n'est pas moi qui l'ai tué. D'autre part, c'est une expérience nouvelle. Je serai peut-être amenée à incarner un tel personnage, un jour. Eve s'approcha de la fenêtre, haussa les sourcils devant la vue spectaculaire sur Times Square. Les panneaux électroniques vibraient de couleurs et de promesses, la circulation était dense. Au loin, on apercevait les flèches gothiques du New Globe. — Quel serait votre mobile ? Carly s'assit, visiblement stimulée par ce duel matinal. — Tout dépend de la victime, bien sûr. Mais si j'établis un parallèle avec ma vie, disons que ce serait un ex-amant qui m'aurait blessée. Le mobile serait un mélange d'amour-propre, de mépris et de jubilation. — Et de souffrance ? riposta Eve, en décelant une lueur de détresse dans ses yeux. — Peut-être. Vous voulez savoir si Richard m'a fait du mal. Oui. Mais je sais panser mes plaies, lieutenant. — Vous étiez amoureuse de lui ? — Je l'ai cru, à l'époque. C'est curieux comme l'amour peut se transformer en haine. Si j'avais voulu le tuer, je n'aurais pas agi autrement. Sauf que je n'aurais pas renoncé à la satisfaction de le descendre moi-même. Se servir d'un intermédiaire, c'est beaucoup moins drôle. — C'est donc une sorte de plaisanterie, pour vous ? — Vous voulez que je fasse semblant de le pleurer ? Croyez-moi, lieutenant, je serais capable d'éclater en sanglots devant vous. Pourtant je ne le ferai pas. J'ai ma dignité et, qui plus est, je vous respecte trop pour me prêter à ces simagrées. Je ne regrette pas sa disparition. Mais ce n'est pas moi qui l'ai assassiné. — Et Linus Quim ? Le visage de Carly se radoucit. — Je le connaissais très peu. Mais je suis triste qu'il soit mort. Vous ne croyez pas qu'il a tué Richard et qu'il s'est pendu ensuite, sinon, vous ne seriez pas là. Moi non plus, je ne le crois pas. C'était un homme aigri. D'après moi, Draco n'avait pas plus d'égard pour lui que pour les autres acteurs. Nous faisions partie de son décor. La pendaison, c'est atroce, n'est-ce pas ? On meurt lentement. Pas comme Richard. — En effet. — Je n'aime pas souffrir. — Celui ou celle qui l'a aidé à se passer la corde autour du cou ne s'en est pas préoccupé. On dit: «Jamais deux sans trois.» Cela vous inquiète-t-il, mademoiselle Landsdowne ? Carly s'apprêtait à éluder la question, mais elle se ravisa devant l'air sévère d'Eve. — Oui, ça m'inquiète. Dans ce milieu, nous sommes superstitieux. Je ne fais pas exception à la règle. Je ne siffle jamais dans une loge, je ne dis jamais : « Bonne chance » à mes camarades, je ne porte pas de vert à l'intérieur d'un théâtre. Mais la superstition ne m'empêchera pas de remonter sur cette scène dès qu'on nous donnera le feu vert. Ça ne changera pas ma façon de vivre. J'ai toujours voulu être comédienne. Pas seulement comédienne, précisa-t-elle avec un sourire. Une star. Je suis sur la bonne voie, et rien ne m'en détournera. — La publicité engendrée par ce meurtre va vous donner un coup de pouce. — C'est exact. Et si vous pensez que je ne vais pas en profiter, c'est que vous me connaissez mal. Eve scruta la pièce. — Pour quelqu'un qui n'a pas encore atteint son but, vous menez grand train. — J'ai besoin de confort, répondit Carly en haussant les épaules. J'ai la chance d'avoir des parents généreux et fortunés. J'ai de l'argent et je le dépense. Je vous le répète, je déteste souffrir. Il n'en reste pas moins que je travaille fort. — Draco est-il venu ici ? — Une ou deux fois. Il préférait qu'on aille chez lui. Avec le recul, je me rends compte que cela lui permettait de mieux dominer la situation. — Saviez-vous qu'il filmait vos ébats sexuels ? Carly accusa le coup. Elle arrondit les yeux, blêmit. — C'est un mensonge. — Draco avait dissimulé une caméra dans sa chambre. Il possédait toute une collection de vidéos. Vous figurez sur l'une d'entre elles, datée du mois de février. Vous portiez des accessoires en cuir noir et... Carly se leva d'un bond. — Taisez-vous ! Ça vous amuse de... — Pas du tout. Vous ne saviez pas que vous étiez filmée ? — Non, je ne le savais pas, hurla Carly. S'il me l'avait suggéré, j'aurais peut-être accepté. Mais qu'il ait fait ça sans me prévenir me révolte, et qu'une bande de flics puisse en profiter me dégoûte. — Je suis le seul flic à l'avoir visionnée et, croyez-moi, j'ai trouvé ça pénible. Vous n'êtes pas la seule femme à avoir été filmée sans son consentement, mademoiselle Landsdowne. — Pardonnez-moi, mais je me fiche des autres ! Elle appuya les doigts sur ses tempes, anéantie. — Très bien, que dois-je faire pour récupérer la vidéo ? — C'est une pièce à conviction, et je l'ai mise sous scellés. Je ne l'utiliserai qu'en cas de besoin. Une fois l'enquête aboutie, je vous la rendrai. — Je suppose que c'est mieux que rien. Merci. — Mademoiselle Landsdowne, avez-vous absorbé des drogues en compagnie de Richard Draco ? — Ce n'est pas mon truc. Je préfère mon imagination aux produits chimiques. 12 Connors avait un après-midi chargé : deux holo-conférences, une transmission cyberespace et une réunion de direction, toutes au sujet de son projet de centre de vacances Olympus. La construction avait démarré un an auparavant, et il comptait inaugurer le complexe dès le début de l'été. L'énorme domaine ne serait pas complètement achevé, mais les villas et les hôtels de luxe, les casinos et les salles de divertissement étaient prêts. Il avait emmené Eve y passer une partie de leur lune de miel. C'était la première fois qu'elle effectuait un voyage interplanétaire. Il avait la ferme intention d'y retourner avec elle, bon gré mal gré, les voyages interplanétaires ne figurant pas sur la liste de ses plaisirs favoris. Il éprouvait le besoin de s'échapper avec elle, loin du travail. Cette fois, il ne se contenterait pas d'une escapade de quarante-huit heures. S'écartant de sa console, il fit rouler son épaule. Sa blessure était presque guérie, il ne souffrait pratiquement plus. Mais de temps en temps, une vague douleur venait lui rappeler qu'ils avaient tous deux frôlé la mort de très, très près. Quelques semaines auparavant seulement, il avait croisé le regard de la mort, puis celui d'Eve. Tous deux avaient déjà affronte le sang et la violence. Mais, à cet instant-là, la volonté qu'il avait décelée dans ses prunelles, la force de sa main sur la sienne l'avaient ranimé. Ils ne pouvaient plus se passer l'un de l'autre. «Deux âmes perdues», songea-t-il, en s'accordant le loisir de déambuler jusqu'aux immenses fenêtres dominant le monde qu'il s'était bâti avec tant de volonté, de sueur et de fonds plus ou moins douteux. Deux âmes perdues, qu'une vie pénible avait forgées en personnalités d'apparence très opposées. L'amour avait réduit ce fossé, puis l'avait éradiqué. Elle l'avait sauvé. Cette nuit-là, c'est lui qui l'avait sauvée, dès l'instant où il avait posé le regard sur elle. Si incroyable que cela puisse paraître, elle avait été sa réponse. Et lui, la sienne. Il avait envie de la combler avec des cadeaux matériels, qu'il pouvait se permettre d'acheter grâce à sa fortune. Tout en sachant que ces présents l'intriguaient et l'agaçaient le plus souvent. Peut-être parce que c'était vrai, rectifia-t-il avec un sourire. Par-dessus tout, il était décidé à lui apporter le confort, la sécurité, la confiance et l'amour. Ce dont ils avaient manqué, l'un comme l'autre, pendant tant d'années. Il s'étonnait parfois qu'une femme aussi observatrice, aussi sensible aux autres, ignore à quel point l'intensité de ses propres sentiments l'effrayait, lui aussi. Rien n'était plus pareil depuis qu'elle avait surgi dans son existence vêtue d'un tailleur hideux, le regard soupçonneux. Il en remerciait le ciel. Décidément, il se laissait envahir par la mélancolie. Un rappel de ses origines irlandaises, sans doute, qui le surprenait aux moments les plus inattendus. De surcroît, il n'avait pas cessé de penser au cauchemar qui l'avait réveillée quelques nuits plus tôt. Ces rêves étaient de plus en plus rares, mais ils continuaient de revenir par sursauts, torturant son sommeil, l'aspirant dans un passé dont elle n'avait pas de souvenirs précis. Il aurait voulu pouvoir les effacer à tout jamais de sa mémoire. Or il savait que c'était impossible. Pendant des mois, il avait failli entreprendre des recherches approfondies sur l'enfant misérable, découverte battue et violentée dans une contre-allée de Dallas. Il disposait de tout l'équipement et des connaissances nécessaires pour déterrer des détails que les assistantes sociales, les policiers et les autorités liées à l'enfance ne trouveraient jamais. Il aurait pu ainsi la rassurer et se rassurer lui-même. Mais ce n'était pas la bonne méthode. Il la connaissait suffisamment pour savoir qu'en entreprenant cette tâche, en lui donnant des réponses à des questions qu'elle n'était pas prête à poser, il risquait au contraire d'amplifier ses souffrances. N'en était-il pas de même pour lui ? Il était retourné à Dublin, après toutes ces années, pour se pencher sur quelques bribes de son enfance. Seul. Et encore, il s'était contenté d'un pèlerinage en surface. Le reste était enterré, et c'était tant mieux. L'important, c'était le présent. Ruminer sur le passé -encore un héritage de ses ancêtres irlandais - ne résolvait rien. Qu'il s'agisse du sien ou de celui d'Eve, c'était une perte d'énergie et de temps. Il rassembla les disques dont il aurait besoin pour ses réunions de l'après-midi. Puis il hésita. Il voulait la regarder une dernière fois, avant de la laisser pour le reste de la journée. Cependant, quand il poussa la porte de la pièce attenante, il ne vit que McNab, en train d'engloutir un hamburger tout entier, pendant que l'ordinateur ronronnait. — Vous travaillez en solo, Ian? McNab se redressa vivement, avala trop vite, s'étrangla. Amusé, Connors s'approcha de lui et le gratifia d'une tape dans le dos. — Il vaut mieux mâcher d'abord. — Oui, euh... Merci. Euh... je n'avais pas pris mon petit-déjeuner, alors j'ai pensé que je pouvais... — Mon AutoChef est votre AutoChef. Si je comprends bien, le lieutenant est sur le terrain. — Oui, elle a emmené Peabody dans son sillage, il y a environ une heure. Feeney est allé au Central. Moi, je travaille ici. Il eut un large sourire. — Je suis privilégié. — Quelle chance ! répondit Connors, en repérant dans son assiette une frite qui n'avait pas été inondée de Ketchup et en la goûtant. Vous êtes encore sur les dossiers des employés ? McNab leva les yeux au ciel, changea de position. Les anneaux à son oreille gauche s'entrechoquèrent gaiement. — Dallas s'est mis en tête qu'il fallait remonter dans le passé, que Draco avait dû se fâcher avec quelqu'un, qui aurait fini par se venger. Pour moi, c'est peine perdue, mais elle a insisté pour que j'approfondisse. Je suis là pour la servir. Surtout quand on me propose de la vraie viande de bœuf au menu. — Ce n'est pas comme ça que vous allez obtenir un résultat. — Ah, non ? Connors prit une deuxième frite. — À votre place, je me salirais un peu les mains. — Je ne comprends pas. — Les archives classées. — Je ne peux pas y accéder. Il faut une raison valable, un mandat et toutes ces bêtises. Connors ébaucha un sourire. McNab jeta un coup d'œil inquiet vers la porte. — Évidemment, s'il y a un moyen de passer au travers... — Il y en a toujours, Ian. Toujours. — Oui, mais il faut aussi prendre en compte le facteur CYA. — Il suffit de se débrouiller pour que vous soyez couvert. — Dallas va forcément l'apprendre, n'est-ce pas ? marmonna McNab quelques minutes plus tard, quand Connors le remplaça devant la console. — Bien sûr. Mais même notre redoutable lieutenant aura du mal à prouver quoi que ce soit. Connors adorait ces petites incursions dans le monde des enquêtes policières. Et il n'était pas homme à se priver d'un plaisir. — Voyez-vous, Ian, ici, nous avons accédé aux empreintes digitales et d'ADN de vos principaux suspects. En toute légitimité. — Oui, si c'était moi l'opérateur. — D'un point de vue technique, certes. Ordinateur, compare les codes d'identité actuels avec tous les casiers judiciaires, recours en justice et procès, y compris de jeunesse et les données confidentielles. Il faut bien commencer quelque part, dit-il à McNab. — Recherche en cours... l'accès aux données confidentielles est interdit sans l'autorisation ou le code approprié. Les autres dossiers sont accessibles. Continuer la recherche ? — Pause, ordonna Connors, en examinant ses mains. Impeccables, songea-t-il. Pour le moment. — McNab, soyez gentil, allez donc me chercher un café, voulez-vous ? McNab fourra les mains dans ses poches, les ressortit, tergiversa. — Euh. D'accord. Il disparut dans la cuisine, commanda un café, traîna. Il n'avait pas la moindre idée du temps qu'il faudrait à Connors pour contourner le règlement. Pour se calmer, il décida de s'e renseigner sur les tartes disponibles au menu. À sa grande joie, il apprit qu'il avait le choix entre six parfums. Il hésita longuement. — Ian, qu'est-ce que vous fabriquez ? Et mon café ? — Hein ? Euh... je... j'ai pensé que vous aviez besoin d'un peu de temps. C'était un technicien hors pair et un homme délicieusement naïf. — Il me semble que cela pourrait vous intéresser. — Quoi? Déjà? Mais comment... McNab se précipita vers le bureau. — Non, je préfère ne pas savoir comment vous avez fait. Comme ça, quand on m'arrêtera, je pourrai clamer mon innocence. — En quel honneur vous arrêterait-on? Tenez. Voici votre mandat pour accéder aux fichiers classés. McNab s'empara de la feuille qu'il lui tendait, les yeux exorbités. — On dirait un original. Il est signé par le juge Nettles. — Eh, oui ! — C'est fou ! Vous êtes un as ! — Je vous en prie. Vous me gênez. — Oui, bon, euh... Pourquoi ai-je demandé ce mandat au juge Nettles, déjà? Connors se leva en riant. — Je suis sûr que vous saurez concocter une explication plausible, le cas échéant. À présent, je vous laisse. — Très bien. Merci ! Ah, euh... Connors ? — Oui? — Encore une petite chose, marmonna McNab en se balançant d'un pied sur l'autre. C'est assez personnel. J'allais essayer d'en parler avec le lieutenant, mais vous savez comment elle est. — Oh, oui ! Il dévisagea McNab, partagé entre la pitié et l'amusement. — Il s'agit de femmes ? — Ouais... Enfin, une femme, plutôt. Il faut que j'apprenne à les gérer aussi bien que vous manipulez l'électronique. Je ne les comprends pas. Je veux dire que... j'arrive à les séduire. Je n'ai aucun problème sexuel. Mais je ne les comprends pas, sur le plan intellectuel. — Je vois. Ian, si vous voulez discuter de la complexité de l'esprit féminin, nous aurons besoin de plusieurs jours et de beaucoup d'alcool. — Bon, je suppose que vous êtes pressé. Il l'était. Il avait à jongler avec quelques milliards de dollars, à les transférer, à les claquer. Pourtant, Connors s'adossa contre le bureau. L'argent pouvait attendre. — J'imagine que cela concerne Peabody. — On... on couche ensemble, vous savez. — Ian ! Je ne vous savais pas à ce point romantique. Quel poète ! McNab s'empourpra, puis sourit. — Sur le plan sexuel, c'est formidable. — J'en suis ravi pour vous deux, et je vous félicite. Cependant, Peabody n'apprécierait pas d'apprendre que vous me faites de telles confidences. — Ce n'est pas seulement une question physique, s'empressa de répondre McNab. En fait, si, puisqu'on fait l'amour. Souvent. Et c'est génial. Je m'en doutais bien, il suffisait de trouver le moyen de la débarrasser de son uniforme, ne serait-ce que cinq minutes. Mais, ça s'arrête là. Dès que c'est fini, c'est le vide. Si je ne la soudoie pas avec de la nourriture, si je n'arrive pas à la faire parler d'une enquête, elle file ou elle me jette dehors, quand on est chez elle. Connors comprenait parfaitement sa frustration. Au cours de son existence, une seule femme avait tenté de le repousser, La seule qui comptait. — Et vous voulez davantage. — C'est bizarre, hein ? McNab se leva pour arpenter la pièce. — J'aime les femmes. Toutes sortes de femmes. Surtout quand elles sont nues. — Qui pourrait vous en blâmer ? — Exactement ! Et ça me rend fou. Je suis complètement bouleversé, et elle, elle se comporte comme si de rien n'était. J'étais persuadé que les femmes exigeaient forcément une relation complète. L'échange, la communication, les mensonges... Elles savent qu'on leur ment, mais elles jouent le jeu, parce qu'elles espèrent que ça changera un jour, ou quelque chose comme ça. — Votre point de vue sur la dynamique masculin-féminin me fascine. Mais ça n'intéresse pas Peabody. — Justement, je ne sais pas ce qui l'intéresse. De plus en plus agité, il remua les bras. — Elle aime faire l'amour, elle est très impliquée dans son travail, elle vénère le lieutenant. Et puis, elle accompagne ce minable de Monroe à l'Opéra. Connors opina. — Il est normal que vous soyez jaloux d'un rival. — Rival, mon œil ! Qu'est-ce qui lui prend, de fréquenter ce type ? Les soirées mondaines, les vernissages, les concerts. Je devrais lui éclater la figure, à celui-là. Connors réfléchit un instant et décida qu'à sa place il serait tenté d'en faire autant. — Cela vous soulagerait probablement, mais vous risquez d'exaspérer la dame. Avez-vous essayé de la prendre par les sentiments ? — Qu'est-ce que vous voulez dire ? Des trucs à la guimauve ? Connors soupira. — Vous l'avez invitée à sortir ? — Bien sûr! On se voit deux, trois soirs par semaine. — À sortir, Ian. En public. Dans des lieux où la loi vous oblige à rester habillés. — Ah, non ! Pas vraiment. — Ce serait déjà un début. Vous prenez rendez-vous, vous passez la chercher chez elle à l'heure dite, vous l'emmenez dans un bon restaurant, ou à un spectacle. Vous en profitez pour entamer une conversation avec elle, en éliminant d'emblée les sujets comme le sexe ou le boulot. — Je n'ai pas les moyens de la gâter comme Mon-roe, grommela McNab. — C'est là qu'intervient la complexité de l'âme féminine. Soyez imaginatif, faites appel à son sens de l'aventure, du romantisme, de l'humour. N'essayez pas de rivaliser avec Monroe, Ian, au contraire. Il lui offre des orchidées cultivées en serre sur Flora I, vous lui tendez un bouquet de marguerites cueillies à Greenpeace Park. Au fur et à mesure qu'il écoutait Connors, le regard de McNab s'éclaira. — Bonne idée ! Ça pourrait marcher. Je vais essayer. Merci. — De rien, dit Connors en ramassant sa mallette. J'ai toujours été un joueur, Ian, et j'ai toujours préféré gagner. Si je devais parier, je miserais sur vous. Çette déclaration enthousiasma McNab, à tel point qu'il en oublia la tarte qui l'attendait dans la cuisine et se remit au travail. Il s'amusait tellement à planifier sa première sortie avec Peabody qu'il faillit laisser passer les données qui s'affichaient sur l'écran. — Nom de nom ! s'écria-t-il. Se levant d'un bond, il virevolta, saisit son commu-nicateur. — Dallas. — Lieutenant ! Je crois que j'ai quelque chose. Agression, violences physiques, destruction de biens personnels, etc., deux procès intentés par Richard Draco en juin, 2035. Les plaintes ont été retirées, les dossiers archivés. Règlement à l'amiable pour un montant de cinq millions de dollars. Dans les deux cas, le plaignant était... — Comment avez-vous accédé aux fichiers scellés, McNab? Il cligna des yeux, pris de court. — Comment j'ai quoi ? — Comment avez-vous accédé aux fichiers sans mandat ? — Je... — Où est Connors ? L'écran de son communicateur avait beau être minuscule, il voyait parfaitement la lueur de colère dans ses yeux. — Connors ? bredouilla-t-il. Je n'en sais rien, je... je suppose qu'il est en réunion. Euh... vous vouliez lui parler ? — Vous vous êtes amusés, tous les deux? — Pas du tout, lieutenant ! Je suis en service. Elle le fixa pendant une bonne vingtaine de secondes. McNab sentit un filet de sueur lui couler dans le dos. — Je... Quant aux moyens par lesquels j'ai obtenu les informations, lieutenant, il m'est venu à l'esprit que les recherches précédentes s'étaient toutes avérées négatives. Or, votre instinct, que je respecte et que j'admire, montrait qu'il devait y avoir un hic quelque part. Donc, j'ai lancé une bouteille à la mer. Oui, c'est ça, j'ai lancé une bouteille à la mer et transmis notre position au juge Nettles, qui a accepté de me signer l'autorisation nécessaire. J'ai le mandat. Il agita la feuille devant l'objectif. — Tout est en règle. — Je m'en doute. Est-ce que ça va me retomber sur le dos, McNab ? Réfléchissez bien avant de répondre, parce que, si c'est moi qui écope, je vous garantis que vous en subirez les conséquences. — Non, non, lieutenant. Tout est en ordre. — Je serai là dans dix minutes. Cessez toute activité. Si jamais je relève les empreintes de Connors sur le clavier, je vous étrangle, McNab ! Dès qu'elle fut à la maison, Eve s'adressa au vidéo-com interne. — Où est Connors ? — Connors n'est pas ici pour le moment. Il doit se trouver à son bureau en ville. Voulez-vous que je connecte, Eve chérie ? — Non. Espèce de fumier. — Il vous a appelée chérie, lieutenant. C'est trop mignon ! — Encore une plaisanterie douteuse de Connors. Et si ça se répand, je vous tue. Par habitude, elle fonça vers l'escalier. Peabody poussa un soupir : elle aurait nettement préféré l'ascenseur. Lorsqu'elles pénétrèrent dans le bureau, elle adressa une grimace à McNab - par principe - tout en priant pour lui. Malgré elle, plus le temps passait, plus elle avait de l'affection pour lui. Il se précipita vers elles en brandissant le mandat. — Tout est officiel, lieutenant. Eve lui arracha la feuille des mains, l'examina attentivement. Ses épaules se décontractèrent. Elle était convaincue que Connors était dans le coup, mais le document passerait. — Parfait, McNab. Pour l'heure, vous êtes sauvé. Contactez Feeney, dites-lui de se mettre en mode conférence. L'incident remontait à vingt-quatre ans, mais il était violent, minable et provocant à souhait. — Ainsi, Kenneth le blasé s'est attaqué à Richard Draco. — Il n'y est pas allé de mainmorte, fit remarquer Peabody. Il lui a défoncé deux dents, brisé le nez et des côtes, et il a même réussi à démolir plusieurs meubles avant que la sécurité n'intervienne. — D'après le rapport, Draco n'a pas pu travailler pendant trois semaines. Préjudice moral et physique, humiliation. Il a porté plainte contre le dénommé Stipple, lequel a pris le pseudonyme de Stiles immédiatement après la clôture de l'affaire. Eve réfléchit. — Il a accepté un règlement à l'amiable. Je suis prête à parier qu'il a empoché plus que les cinq millions cités pour que le dossier soit scellé. Les médias n'ont pas eu vent de l'affaire. Ça aussi, ça a dû coûter de l'argent. — C'était il y a vingt-quatre ans, intervint Peabody. À l'époque, ils n'étaient connus ni l'un ni l'autre. Mais d'après ce que nous savons sur Draco, il se serait empressé d'aller pleurer dans le giron des journalistes. À moins d'une rémunération substantielle, en échange de son silence. — Il aurait pu parler n'importe quand. Faire chanter Stiles. Très mauvais pour son image... Cependant, je ne vois pas en quoi ces révélations pourraient inquiéter Stiles aujourd'hui. Il est devenu célèbre. Il n'aurait aucune difficulté à retourner la situation. Ce qui m'intrigue, c'est la raison pour laquelle il a agressé Draco. Elle consulta sa montre. — McNab, poursuivez les recherches. Si vous tombez sur quoi que ce soit, communiquez avec moi ou avec Feeney. Je serai au Central. Feeney, réservez une salle d'interrogatoire. La première disponible. — Vous allez le convoquer ? — Oui. On va voir comment il se comporte sur ma scène à moi. Peabody, faites envoyer des agents chez Kenneth Stiles. Je veux qu'il roule en panier à salade. Elle se dirigea vers la sortie. Peabody s'empara de son communicateur. — Peabody ! Une minute ! Elle hésita, jeta un coup d'œil derrière elle. — Je suis occupée, McNab. — Oui, oui, je sais. Il lui prit la main, la tira vers lui. — Ça suffit ! protesta-t-elle, tout en lui pinçant la cuisse. J'ai du pain sur la planche. — Dis, tu voudrais qu'on sorte, un de ces soirs ? — Je pourrais peut-être passer à la fin de mon service. Il faillit céder, tandis que l'image de son corps nu envahissait son esprit, mais Connors lui avait conseillé d'attendre. — J'ai pensé qu'on pourrait sortir. — Il fait trop froid pour faire l'amour dehors. Il s'imagina en train de la sauter dans les ombres de Central Park. S'ils ne se faisaient pas attaquer, poignarder ou assassiner, ce serait une expérience inouïe. — Tu ne penses qu'à ça ? Je n'ai rien contre, mais si on allait écouter un peu de musique au Nexus ? Je passerai te prendre à 20 heures. — Tu vas passer me prendre ? — Comme ça, tu auras le temps de te changer. Elle le dévisagea comme si une oreille venait de lui pousser en plein milieu du front. McNab en éprouva un certain plaisir. — Peabody, bougez-vous les fesses ! hurla Eve, du bas de l'escalier. — Tu ferais mieux d'y aller... À plus tard. Puis, comme sa bonne étoile semblait lui sourire, il réclama ses lèvres en un baiser fougueux. Peabody le quitta en chancelant. 13 Eve saisit au vol une tasse de café. Elle dut se contenter d'une barre de céréales, car le voleur de friandises avait une fois de plus sévi. Dès la première occasion, elle tendrait un piège à cette ordure. Pour l'heure, elle avait d'autres soucis. Elle emprunta l'aéroglisseur jusqu'à la division Entretiens, s'arrêta en chemin pour récupérer Feeney. — Ce type aime les jeux de rôle, expliqua-t-elle. Je ne veux pas lui laisser une chance de se mettre dans la peau d'un personnage. On va tâcher de le prendre de court. — Cette fois, je veux être le méchant flic. — Feeney, tu... Elle se tut, renifla. — Qu'est-ce que c'est que cette odeur? Feeney se voûta. — Je ne sens rien. Je veux jouer le flic pourri, insista-t-il. Eve leva les yeux au ciel, puis haussa les épaules. — Comme tu voudras. Je me montrerai tout d'abord charmante et raisonnable, ensuite, on le coincera. S'il est accompagné d'un avocat... De nouveau, elle huma l'air, tandis qu'ils croisaient d'autres employés du Central. — Ça sent... le vert, murmura-t-elle. La laitue. — Tu dis n'importe quoi. Restons concentrés, d'accord ? S'il a pu abîmer Draco à ce point, c'est qu'il a un sacré tempérament. Voyons si on arrive à l'échauffer. — Entendu. Comme ils quittaient l'aéroglisseur, elle se pencha vers lui. — Mais... c'est toi ! — La ferme, Dallas ! Elle sourit, et il devint écarlate. — Comment se fait-il que tu embaumes la salade, Feeney ? — Tais-toi, je t'en prie ! Il scruta les alentours pour s'assurer que personne ne risquait de les entendre. Puis il baissa la voix. — C'est ma femme qui m'a offert ce parfum pour notre anniversaire de mariage. — La vinaigrette, c'est pour les crudités, Feeney. — Ce n'est pas de la vinaigrette, c'est une eau de toilette. — Pour un peu, je te dévorerais tout cru. Il poussa un soupir. — C'est ce qu'elle me répète sans arrêt. J'étais bien obligé d'en mettre ce matin, sans quoi, je l'aurais vexée. C'est assez discret, mais ça dure des heures. J'ai emprunté les escaliers toute la journée. Je n'ose pas entrer dans un ascenseur. — Oh, Feeney, c'est adorable de ta part ! Tu pourrais peut-être lui dire que tu réserves ce parfum pour les grands événements ? — Et tu crois qu'elle avalerait ça ? Dallas, tu ne connais rien aux femmes ! — Là, tu marques un point. Au bout du couloir, ils rencontrèrent Peabody, qui discutait avec un agent en uniforme devant la salle d'interrogatoire n° 3. Le reconnaissant, Eve le salua d'un signe de tête. — Tiens ! mais c'est l'agent Trueheart ! Comment ça va? — Bien, lieutenant. Le suspect est là. — Le sujet, corrigea Eve. Ce n'est pas encore un suspect. A-t-il requis la présence d'un avocat ou d'un représentant ? — Non, lieutenant. Je pense qu'il... Il s'interrompit, se raidit. — Je vous prie de m'excuser, lieutenant. — Vous avez le droit de penser, Trueheart. C'est même vivement encouragé. Avec un sentiment d'amertume, elle se rappela celle qui avait commencé à le former et qui méprisait non seulement le bon sens, mais l'humanité tout entière. — Quel est votre avis ? — Voilà, lieutenant. J'ai l'impression qu'il est trop en colère pour exiger quoi que ce soit pour l'instant. Il est furieux, lieutenant. Il a employé des termes... injurieux à votre égard pendant tout le parcours. — Et moi qui voulais être gentille avec lui ! Ne vous éloignez pas, Trueheart. Vous pouvez aller en salle d'observation si vous le souhaitez. Je compte sur vous pour accompagner le sujet après l'interrogatoire. — Oui, lieutenant, merci, lieutenant. Je tiens à vous exprimer toute ma gratitude pour m'avoir transféré au Central. — Vous faire venir n'a pas été compliqué, Trueheart. Si vous voulez rester, ça dépendra de vous. Nous sommes prêts ? demanda-telle à Peabody et à Feeney. Elle ouvrit la porte, et ils entrèrent. Stiles était assis à la petite table, les bras croisés, l'air rebelle. Il lança un regard noir à Eve. — Que signifie cet outrage, lieutenant Dallas ? J'aimerais savoir pourquoi deux de vos hommes en uniforme m'ont bousculé hors de chez moi, jusqu'à la banquette arrière d'un véhicule de la police. — Peabody, prenez note. Il faudra réprimander ces officiers. Pas de bousculades. — C'est noté, lieutenant. — Enregistrez, ordonna-t-elle en s'approchant de Stiles. Entretien avec le sujet Kenneth Stiles, concernant l'affaire n° HS46179-C. Dallas, lieutenant Eve, responsable de l'enquête. En présence de Feeney, capitaine Ryan, et de Peabody, agent Délia. Monsieur Stiles, êtes-vous au courant de vos droits et obligations ? — Le flic à barbichette rousse m'a récité le texte standard. Je veux savoir... — Et vous avez bien compris quels étaient ces droits et ces obligations, monsieur Stiles ? — Je ne suis pas idiot. Bien sûr que je les comprends. J'insiste... — Je suis désolée pour le dérangement. Elle s'assit, esquissa un sourire. Inutile de lui répéter le nouveau code Miranda et de lui rappeler qu'il pouvait exiger la présence d'un avocat. — Je comprends que ce soit désagréable pour vous. Je tâcherai d'être brève. Feeney ne put retenir un ricanement. Eve lui jeta un coup d'œil inquiet, et Stiles changea de position. — De quoi s'agit-il ? aboya le comédien. J'ai le droit de savoir pour quelle raison on m'a traîné ici de force, comme si j'étais un criminel. — Stiles, à partir de maintenant, intervint Feeney d'un ton sec, c'est nous qui posons les questions. — J'ai déjà répondu. Je ne sais rien de plus que ce que j'ai déjà dit au lieutenant Dallas. — Je suppose que vous ne savez rien non plus sur ce pauvre bougre qui a fini au bout d'une corde. Eve leva les mains. — Feeney, du calme. Feeney se renfrogna. — Il me provoque, je riposte. — Prenons une ou deux minutes pour nous détendre. Vous voulez un verre d'eau ? Ahuri, Stiles cligna des paupières. Il s'était préparé à lui arracher les yeux, et voilà qu'elle le dévisageait avec compassion et lui proposait à boire. — Oui, volontiers, merci. — Pourquoi ne pas lui donner un en-cas, pendant qu'on y est ? Ignorant Feeney, Eve se leva, remplit un gobelet en plastique d'eau tiédasse. — Monsieur Stiles, à la lumière de certains éléments nouveaux, nous voudrions nous pencher sur vos rapports avec Richard Draco. — Quels éléments ? — C'est nous qui posons les questions ! glapit Feeney. Vous ne nous avez rien dit du tout. Vous ne nous avez pas dit que vous aviez défiguré Draco, n'est-ce pas ? Un type qui en envoie un autre à l'hôpital, on peut imaginer qu'il revienne à la charge. — Je ne sais pas ce que vous racontez. La voix de Stiles était posée, mais sa main tremblait légèrement lorsqu'il prit le gobelet. — Monsieur Stiles, je dois vous avertir que le mensonge en cours d'interrogatoire est passible d'une amende. Croyez-moi sur parole, vous n'avez pas besoin de ça. Si vous coopérez, je ferai ce que je peux pour vous aider. Si vous vous dérobez, je ne pourrai rien pour vous. Et vous aurez du mal à vous en sortir tout seul. — C'est un lâche, marmonna Feeney avec dégoût. Il voulait descendre Draco et s'est servi d'une pauvre femme pour l'exécuter. — Jamais de la... La lueur dans les prunelles de Stiles passa du défi à l'horreur, — Mon Dieu, vous ne croyez tout de même pas que j'aie pu organiser la mort de Richard ! C'est absurde ! — Autrefois, enchaîna Feeney en faisant craquer ses phalanges, il avait plus de tripes. Il a utilisé ses propres poings pour défoncer le visage de Draco. Ça a dû vraiment l'énerver, hein, Stiles? Vous autres acteurs, vous êtes tellement coquets. — Je n'ai absolument rien à voir avec le meurtre de Richard. Je vous ai dit tout ce que je savais à ce sujet. Eve posa une main sur l'épaule de Feeney comme pour le calmer, puis se leva en poussant un profond soupir. — Le dossier, agent Peabody. — Oui, lieutenant. Imperturbable, Peabody le lui tendit. Eve se rassit, l'ouvrit, s'arrangea pour que Stiles puisse en lire une partie à l'envers. Il blêmit. — J'ai ici des documents concernant deux plaintes à votre encontre. — Ces affaires sont closes depuis des années. En plus, elles sont classées. On me l'avait assuré. — Nous avons un homicide sur les bras, rétorqua Feeney. Ces fichiers sont désormais accessibles. — Laissons-lui le temps de digérer la nouvelle, Feeney. Monsieur Stiles, étant donné l'évolution de l'enquête, nous avons obtenu l'autorisation de les rouvrir, — Nous ne lui devons aucune explication. — Feeney, restons courtois... Vous avez été accusé d'agression sur la personne de Richard Draco. Préjudice physique et moral, traumatisme psychologique. — Pour l'amour du ciel, c'était il y a vingt-quatre ans! — Je comprends. Cependant, dans votre première déposition officielle, vous m'avez laissée entendre que vous n'aviez pas de problèmes particuliers avec la victime. Pourtant, à une époque, vous avez été amené à brutaliser Richard Draco, ce qui a entraîné son hospitalisation, votre interpellation, et une action en justice à votre encontre. Stiles écrasa son gobelet en plastique dans sa main. Des gouttelettes d'eau en jaillirent. — Tout ça est réglé depuis des lustres. — Écoutez, Kenneth. Jusqu'ici, tout ce que j'ai appris sur Draco indique que c'était une ordure. Je ne peux que penser que vous aviez de bonnes raisons de lui en vouloir. Il avait dû vous provoquer. Vous ne me semblez pas un homme violent. — Je ne le suis pas. Ruisselant de sueur, il hocha la tête. — Non, je ne le suis pas. Pas du tout. Feeney s'exclama. — Ça, je veux bien le croire ! Il n'a même pas eu le courage de tuer Draco lui-même. — Ce n'est pas moi le coupable ! hurla Stiles en se tournant vers Feeney. Je n'y suis pour rien. Quant à l'incident que vous évoquez, mon Dieu, j'étais à peine sorti de l'adolescence. — J'en suis conscient, monsieur Stiles. Vous étiez jeune, on vous a énervé, reprit Eve, d'un ton empreint de sympathie. Elle alla lui chercher un autre gobelet d'eau, le posa devant lui. — Racontez-moi comment ça s'est passé et pourquoi. Plus vite ce sera éclairci, plus vite vous rentrerez chez vous. Stiles ferma les yeux. — Nous avions tous deux commencé à faire notre chemin dans le milieu du théâtre. Rien de spectaculaire, bien sûr, mais au moins, nos carrières démarraient. Nous visions tous deux New York. En ce temps-là, Broadway était en pleine renaissance. Au souvenir de sa jeunesse, de ce sentiment d'invincibilité qui l'habitait alors, il s'anima. Ses joues reprirent des couleurs. — C'était le grand retour de la gloire et des paillettes après les destructions causées par la guerre urbaine. Les gens avaient envie de s'amuser, d'échapper au quotidien, ils étaient en quête de héros sans armes. Nous formions un cercle fermé, assez arrogant. C'était la voie royale, lieutenant. On nous traitait comme des princes. À la ville, nous menions grand train. Tous les excès étaient permis : la drogue, le sexe, les soirées somptueuses. Il marqua une pause, but longuement. — Ça a pourri certains d'entre nous. Et Richard en particulier. La célébrité, l'argent à profusion. Ça n'a jamais affecté son travail mais, dès qu'il quittait le plateau, il plongeait dans le vice. Il était cruel, surtout envers les femmes. Il en a détruit plus d'une sur sa route. Il s'en vantait, pariait sur celle qu'il séduirait ensuite. Je trouvais cela... désagréable. Il s eclaircit la gorge. — Il y avait une femme - en fait, une jeune fille. Nous nous fréquentions. Rien de bien sérieux, mais nous nous appréciions mutuellement. Puis, Richard s'est mis en chasse. Il l'a suivie, attirée dans ses filets et, pour finir, il l'a jetée. Elle était effondrée. Je suis allé lui rendre visite dans son appartement. Je ne sais pas ce qui m'y a poussé. Quand je suis arrivé, elle était... elle était sur le point de mettre fin à ses jours. J'ai réussi à l'emmener au centre médical. J'ai... Les mots moururent sur ses lèvres. Il hésita, puis reprit, péniblement. — Elle a pu être sauvée, mais, quand je l'ai vue ainsi, inerte, pâle comme la mort, j'ai craqué. Je me suis saoulé, et je suis allé confronter Richard. Stiles passa les mains sur son visage. — Ce soir-là, je l'avoue, je l'aurais volontiers tué. Mais les voisins m'en ont empêché. Par la suite, je me suis rendu compte à quel point mon geste était dérisoire. Ça n'avait rien changé, et ça m'a coûté cher. J'aurais pu y laisser ma carrière et ma personne. Voyez-vous, j'étais à sa merci. Il a accepté un règlement à l'amiable et le classement du dossier pour protéger son image. Il était tellement égocentrique. J'ai mis trois ans à payer mes dettes. Ensuite, j'ai décidé d'oublier. — Vous aviez toutes les raisons de haïr ce salaud, dit Feeney. — C'est possible, acquiesça Stiles, soulagé maintenant qu'il s'était dévoilé. Mais la haine exige du temps et de l'énergie. J'ai préféré opter pour une attitude plus positive. J'ai tout ce que je veux. Je mène une existence heureuse. Je n'aurais jamais pris le risque de tout perdre pour Richard Draco. — Vous ne risquiez pas grand-chose, puisque c'est une femme qui a utilisé le couteau. Stiles releva brusquement la tête. Son regard lança des flammes. — Je ne me sers pas des femmes. J'ai eu vingt-cinq ans pour apprendre la leçon, lieutenant. Richard Draco ne me préoccupe plus depuis longtemps. — Et la jeune fille, qu'est-elle devenue ? — Je n'en sais rien, murmura-t-il avec regret. Elle a disparu de ma vie. Je pense qu'après tout ce qui s'était passé, il lui était douloureux de poursuivre notre amitié. — Il me semble qu'elle aurait dû vous être reconnaissante, au contraire. — Elle l'était, lieutenant. Mais, comme moi, elle a sans doute préféré oublier. Peu de temps après cet incident, je me suis rendu à Londres. J'y ai travaillé, puis je suis allé en Californie, au Canada. Nous nous sommes perdus de vue. « Pratique, songea Eve. Peut-être un peu trop pratique. » — Comment s'appelait-elle ? — Est-ce indispensable ? — Monsieur Stiles, cette histoire est très triste. Mais personne ne peut la corroborer. Comment s'appelait-elle ? — Anja Carvell. Il regarda dans le vide, puis fixa ses mains. — Anja. Voilà, je vous ai tout dit. — Encore une chose. Où étiez-vous hier, entre 10 et 11 heures? — Hier ? C'est l'heure de ma séance d'exercice physique. Une marche rapide dans le parc. — Est-ce que quelqu'un peut le confirmer ? — J'étais seul... Avez-vous l'intention de me garder encore longtemps ? Je dois assister à une cérémonie funèbre. — Vous avez l'interdiction de quitter la ville, dit Eve en le dévisageant attentivement. Toute tentative de fuite vous vaudra une mise en détention. Une fois debout, elle fit signe à Trueheart, dans la salle d'observation. — Un agent va vous ramener chez vous. Ah, monsieur Stiles, un dernier détail ! Avez-vous eu l'occasion de discuter avec Linus Quim ? — Quim ? Non. On ne discutait pas avec Quim. Il avait un dédain profond pour les artistes. C'était un homme étrange. Je ne serais pas étonné que ce soit lui qui ait échangé les couteaux. Il détestait les acteurs. — Peabody, essayez de localiser Anja Carvell. — Je ne suis pas convaincu, décréta Feeney. Cette histoire est trop parfaite. — Oui. Je m'attendais plus ou moins à ce que les projecteurs s'allument et que la musique démarre. Mais il a peut-être dit la vérité. — Quand bien même, ça ne change pas grand-chose. Il en voulait à Draco. À mon avis, c'est le genre d'homme capable de ruminer sa rage pendant plus de vingt ans. — En effet, je pense qu'il planifie à long terme. C'est quelqu'un qui range ses griefs dans des tiroirs et qui refuserait de se salir les mains une seconde fois. Mais quelque chose clochait. Des détails omis ou rajoutés. — Attendons de savoir ce qu'il en est de Carvell, décida-t-elle. Il n'a pas tout dit à son sujet. Il éludait - habilement, certes. — D'après moi, il était amoureux d'Anja, intervint Peabody, son mini-ordinateur à la main. Ça change tout. Eve réfléchit, se tourna vers son assistante. — Comment ça ? — Vous avez remarqué son regard, quand il a commencé à parler d'elle ? Il avait l'air mélancolique. — Mélancolique ? — Oui, ça n'a duré qu'un instant, mais il pensait à elle, ou à leur relation, ou à ce qu'il aurait voulu qu'elle soit. Je pense que c'était l'amour de sa vie. Quand ça vous tombe dessus, ça vous perturbe. — De quelle façon ? — On pense à la personne même quand on effectue les tâches quotidiennes. On a envie de la protéger, de la rendre heureuse. Vous savez bien... vous l'avez aussi. — Quoi ? — L'amour de votre vie, Dallas ! Seulement chez vous, c'est réciproque. Pour Stiles, ce n'était pas pareil, puisqu'elle l'a lâché pour Draco. Si vous deviez péter un plomb et jeter Connors pour un autre homme, comment réagirait-il ? — Avant ou après que cet autre homme ne soit qu'un tas de poussière sous le talon de Connors ? — Vous voyez ? s'écria Peabody, enchantée. Quand on a trouvé l'amour de sa vie, on le sait. Elle s'arrêta, renifla. — Mmm... Ça sent drôlement bon. — Continuez, ordonna Feeney. Si, selon votre hypothèse, Stiles était épris de Carvell, en quoi cela change-t-il la donne ? — On ne s'en remet jamais. On ne trouve qu'une fois l'amour de sa vie. Quand il prétend qu'il l'a perdue de vue complètement, il ment. — Intéressant. Si nous découvrons que Stiles a eu des contacts avec cette femme, nous avons un mobile qui remonte à plus d'un quart de siècle. Trouvez-moi cette femme, Peabody. Si vous avez des problèmes, mettez McNab sur le coup. Feeney, si on s'invitait à une grande cérémonie funèbre ? — Ma femme adore que je me frotte aux célébrités. — Peabody, on sera sur le terrain. — Oui, lieutenant. Elle les regarda s'éloigner et fut saisie d'une folle envie de salade craquante. La femme de Feeney aurait été aux anges. Les artistes étaient venus en masse. La cérémonie avait lieu à Radio City. Draco n'y avait jamais joué, mais l'atmosphère Art Déco se prêtait merveilleusement à la situation. D'après les rumeurs, son agent avait engagé la meilleure compagnie de pompes funèbres pour organiser l'événement. D'un point de vue purement technique, c'était l'ultime spectacle de Draco, et l'agent allait récupérer ses quinze pour cent de commission. D'immenses écrans affichaient l'acteur interprétant divers rôles et un holospectacle présentait Draco en costume de cape et d epée, défendant sa patrie et les femmes. Environ un millier d'admirateurs chanceux étaient présents, moyennant un billet d'entrée à deux cent cinquante dollars. Les autres étaient tous invités. Océan de fleurs, îlots de personnages habillés de noir... les badauds, malgré l'interdiction, filmaient tout. Au milieu de la scène, sur une estrade blanche, Draco gisait dans un cercueil en verre bleu pâle. — Sacré spectacle ! Eve secoua la tête, écœurée. — Vous avez vu ? Ils vendent des souvenirs ! Des poupées Draco, des tee-shirts. — Rien de tel que la libre entreprise, commenta Connors, juste derrière elle. Elle pivota, l'examina de bas en haut. — Que fais-tu ici ? — Lieutenant, l'aurais-tu oublié ? Le défunt a expiré dans mon théâtre. Comment pourrais-je ne pas être présent aujourd'hui? D'ailleurs, ajouta-t-il en tapotant sa poche, j'ai une invitation. — Je croyais que tu étais en réunion toute la journée. — L'avantage d'être patron, c'est... d'être patron. Je me suis accordé une heure. Il posa une main sur son épaule, scruta l'assistance. — C'est effrayant, non ? — Immonde. Feeney, séparons-nous. Je te retrouve dans le hall principal d'ici une heure. — Entendu. Feeney repéra quelques visages qu'il avait aperçus à l'écran et un buffet. Après tout, rien ne l'empêchait d'observer la bouche pleine. — Connors, si je t'avais largué il y a vingt-cinq ans, est-ce que tu t'en serais remis ? Il lui caressa les cheveux en souriant. — C'est difficile à dire, car j'aurais passé ce temps à te pourchasser et à te rendre la vie infernale. — Non, sérieusement. — Je suis sérieux. Il la prit par le bras et l'entraîna dans la foule. — Tu m'agaces. — D'accord, d'accord. Si tu m'avais brisé le cœur, j'aurais tenté de ramasser les morceaux et de reprendre le cours de mon existence. Mais je ne t'aurais jamais oubliée. Pourquoi ? — Peabody a émis une hypothèse sur l'amour, l'amour d'une vie. Ça me tracasse. — Je peux t'assurer que tu es le mien. — Ne m'embrasse pas ! murmura-t-elle en voyant son regard changer. Je suis en service. Tiens ! Voilà Michel Proctor. Il sourit. J'ai consulté ses relevés de banque. Il a payé plus de cent mille dollars pour se refaire les dents, pourtant, il vit dans un bouge. Il bavarde avec une ravissante jeune femme. Il semble parfaitement à l'aise. — Il est avec Marcina, une productrice de films très connue. À mon avis, il espère une évolution dans sa carrière. — Il y a moins d'une semaine, il n'y avait que la scène qui comptait. Intéressant. On va voir s'il tient le coup. Elle se faufila jusqu'à lui, nota l'instant où il la repéra. Ses yeux s'agrandirent, il baissa la tête, se voûta. « Abracadabra ! songea Eve. En un clin d'œil, il est passé au second rôle. La magie du théâtre. » — Proctor ! — Lieutenant Dallas, je ne savais pas que vous viendriez. — J'ai mes entrées... Je crains que Quim ne bénéficie pas d'un hommage aussi grandiose. — Quim? Ah... Il eut la bonne grâce - ou le talent - de ne pas rougir. — Non, non. J'imagine que non. Richard était... connu et respecté par de nombreuses personnes. — Qui se consolent au Champagne grand cru. — Cette manifestation lui sied parfaitement, intervint Marcina. Elle fixa un point derrière Eve, et son visage s'éclaira. — Connors ! Je me demandais si tu serais là. — Marcina, répondit-il en l'embrassant délicatement sur la joue. Tu m'as l'air en pleine forme. — Je le suis. Dallas, murmura-t-elle au bout d'un instant. Bien sûr. C'est ton épouse. J'ai énormément entendu parler de vous, lieutenant. — Si vous voulez bien m'excuser, grommela Proctor. — Je ne vous chasse pas ! lança Eve. Mais il s'éloignait déjà. — Je viens d'apercevoir un ami ! — Je suppose que vous êtes en service ? demanda Marcina. Vous enquêtez sur la mort de Richard. — C'est exact. Pourriez-vous me dire de quoi vous parliez, avec Proctor ? — C'est un suspect ? s'enquit Marcina, avec une petite moue. Fascinant ! En fait, nous discutions boulot. Michael pourrait me convenir pour un projet que je suis en train de monter. Je lui ai proposé de venir à Los Angeles quelques jours. — Il a accepté ? — Il n'a pas refusé. Mais pour l'heure, il s'est engagé pour la pièce. Il est impatient de reprendre le rôle de Richard. Il ne me l'a pas dit en ces termes. Mon personnel contactera son agent d'ici une ou deux semaines pour voir comment on peut s'organiser. Il espère que le New Globe rouvrira très bientôt. Dès qu'elle mit le pied dehors, Eve aspira une grande bouffée d'air empestant la fumée des glissa-grils. — Draco n'est pas encore refroidi, que Proctor prend sa place. — Il profite d'une occasion, dit Connors. — Oui. L'assassin aussi. — J'arriverai assez tard, ce soir, ajouta-t-il en laissant courir un doigt sur le menton de sa femme. Je devrais être là aux alentours de 20 heures. — Très bien. — J'ai quelque chose pour toi. — Franchement, ce n'est ni le lieu ni le moment pour des cadeaux. — Ah, bon ! Dans ce cas, je le garde pour moi. Elle s'attendait à ce qu'il lui présente un écrin contenant un bijou somptueux. Au lieu de quoi, il sortit de sa poche une barre de chocolat géante. Elle la lui arracha vivement. — Dommage pour moi ! marmonna-t-il. — Tu m'as acheté une friandise ! — Je connais le chemin de ton cœur, lieutenant. Elle la déballa, mordit dedans à pleines dents. — En effet. Merci. -— Ce n'est pas ton dîner, précisa-t-il d'un ton sévère. Mais ça t'aidera à tenir jusqu'à mon retour. — Parfait ! Tu veux que je te dépose quelque part ? — Il fait beau. Je vais marcher. Il l'embrassa avant qu'elle ne puisse protester. Elle le regarda partir en savourant son chocolat. Peabody avait raison, quand elle parlait de l'amour d'une vie. 14 Mira examina l'enregistrement de l'interrogatoire de Kenneth Stiles. Elle but une gorgée de thé, pendant qu'Eve allait et venait. Sur le point de rentrer chez elle, elle était en train de ranger ses affaires quand Eve avait surgi. Elle ne partirait pas de sitôt. Chassant cette pensée de son esprit, elle se concentra sur l'interrogatoire. Son mari comprendrait, surtout si elle s'arrêtait en chemin pour lui acheter sa glace préférée. Elle avait appris depuis longtemps à ménager la chèvre et le chou de façon à mener une carrière exigeante tout en préservant son mariage. — Vous êtes excellents, Feeney et vous. Très complices. — Nous avons l'habitude. Je pense qu'il a dû s'exercer devant une glace dans le rôle du flic pourri. Mira esquissa un sourire. — Ça ne m'étonnerait pas. Il se débrouille étonnamment bien. Ai-je raison de supposer que vous soupçonnez Stiles de vous dissimuler une partie de la vérité ? — Vous ne vous trompez donc jamais ? — Si, de temps à autre. Vous êtes à la recherche de cette Anja Carvell ? — Peabody essaie de la localiser, — Il a été - il est encore - très épris d'elle. D'après moi, elle a représenté un tournant dans son existence. Dans un roman, cette femme se serait jetée dans ses bras après l'incident, et ils auraient vécu heureux. Malheureusement... — Elle n'a pas voulu de lui. — Peut-être qu'elle ne l'aimait pas assez, ou qu'elle se sentait inférieure, humiliée, blessée... Il pourrait y avoir des dizaines de raisons. Difficile de les cerner, sans la connaître. Mais c'est l'état psychologique de Stiles qui vous intéresse. — Peabody prétend qu'elle a été l'amour de sa vie, et qu'à cause de cela il ne l'a jamais complètement perdue de vue. — Peabody est perspicace. Il l'a protégée, défendue. Un homme de spectacle comme lui aurait tendance à incarner le héros, face à sa damoiselle en détresse. Il est possible que cela dure encore. — Anja Carvell est un personnage clé dans cette affaire, murmura Eve, en allant se camper devant la fenêtre. Elle avait la désagréable impression d'étouffer. — Je ne comprends rien, murmura-t-elle au bout d'un moment. Elle le rejette, elle couche avec un autre, s'implique dans cette seconde relation au point qu'une fois plaquée à son tour, elle cherche à mettre fin à ses jours. Pourtant, Stiles est toujours aussi accroché. Il agresse Draco, se fait arrêter, puis humilier par la victime. Mais vingt-cinq ans plus tard, dès qu'il évoque son souvenir, il devient tout chose. Il me semble qu'il devrait être furieux, non ? Il me mène en bateau. — Je ne peux rien affirmer. C'est un acteur de grand talent. À ce stade, je dirais que non, il ne vous mène pas en bateau, du moins en ce qui concerne ses sentiments envers cette femme. Eve, le cœur humain est un mystère que nous ne maîtriserons jamais totalement. Vous vous mettez à la place de cet homme. C'est une de vos qualités, cela explique que vous excelliez dans votre métier. Mais" vous ne parvenez pas à atteindre son cœur. Cette femme est faible. Mira but encore un peu de thé, tandis qu'Eve se tournait vers elle. — Elle était faible. Faible et négligente. — Et très jeune, j'imagine, mais le problème n'est pas là. Vous envisagez l'amour sous un angle différent, parce que vous êtes forte, et que vous avez trouvé l'homme de votre vie. Connors ne vous trahirait jamais, Eve. Il vous accepte telle que vous êtes. Je sais combien vous l'aimez, mais je ne suis pas certaine que vous compreniez que c'est rare et précieux. Stiles était amoureux d'un fantasme. Vous êtes dans la réalité. — On peut tuer pour les deux. — En effet, dit Mira en éjectant le disque et en le tendant à Eve. Toutes ces conversations sur l'amour et la vie finissaient par irriter Eve, qui se sentait étrangement coupable. Elle repensa à ce que les autres avaient dit, et se rendit compte qu'ils avaient tous donné en exemple sa relation avec Connors. Tous avaient décrété qu'il ne reculerait devant rien pour l'aider. Ce qui remettait en cause sa propre aptitude au bonheur. Elle ne prenait jamais l'initiative, songea-t-elle. Elle avait encore un mal fou à trouver les mots, les gestes, les moments justes. Connors semblait les saisir au vol aussi facilement qu'il amassait sa fortune. Elle décida qu'il était grand temps de remédier à la situation. Elle allait mettre son travail de côté (pas trop loin quand même) et sortir le grand jeu - au secours ! - romantique. Dans l'état où elle était, elle devait à tout prix éviter Summerset. Elle rangea donc sa voiture directement au garage, pour une fois. Puis, comme une voleuse, elle se glissa dans la maison par l'une des portes latérales. Elle s'apprêtait à planifier son tout premier dîner intime. Après tout, ce ne devait pas être si difficile que ça, se dit-elle en sautant sous la douche. Elle avait su gérer des équipes entières dans des situations bien plus dramatiques : prises d'otages, filatures de psychopathes, arrestations de meurtriers dangereux. Elle était aussi capable que n'importe qui de concocter un bon repas et de mettre un joli couvert. Du moins l'espérait-elle. Elle passa dans la cabine de séchage. Pas dans la chambre, décida-t-elle. Ce serait vraiment trop. Or, le romantisme exigeait une certaine dose de subtilité. Elle choisirait l'un des salons. Sous le jet d'air chaud, elle réfléchit. Trente minutes plus tard, elle était à la fois satisfaite et paniquée. La demeure était tellement immense qu'elle ne savait plus où donner de la tête. De quoi avait-elle besoin ? De bougies, bien sûr. Cependant, lorsqu'elle consulta son vidéocom, elle en découvrit des forêts entières, à plusieurs endroits différents. Et ce vautour de Summerset qui la guettait partout... rien que l'idée de l'esquiver l'amusa. Elle opta pour une nappe blanche. Harmoniser les couleurs lui paraissait tout à coup insurmontable. Après avoir tergiversé pendant une vingtaine de minutes devant le menu, elle dut ensuite affronter une épreuve encore plus douloureuse : la sélection des assiettes, couverts et autres cristaux. En effet, quand elle parcourut l'inventaire en quête d'une vaisselle toute simple, elle se rendit compte avec horreur que son mari possédait une cinquantaine de services. Il fallait être fou pour posséder plus de cinq mille assiettes ? Le fou, c'était son époux, se rappela-t-elle, avant de s'étrangler devant les collections de verres. — Non, là, ce n'est pas possible, il y a sûrement une erreur. — Puis-je vous demander ce que vous faites, exactement ? Une autre aurait poussé un cri. Eve parvint tout juste à le ravaler. — Allez-vous-en. Je suis occupée. Summerset s'approcha, le chat sur ses talons. — C'est ce que je constate. Si vous voulez savoir ce que contient cette maison, je vous suggère d'en parler avec Connors. — Impossible. Je viens de le tuer et de me débarrasser de son cadavre. A présent, je prépare la plus grande vente aux enchères planétaire et interplanétaire de l'histoire de la civilisation. Elle pointa le doigt sur le modèle Waterford, « Dublin », uniquement parce qu'elle reconnaissait le nom de la ville où était né Connors. Puis elle darda sur Summerset un regard noir. — Fichez-moi le camp ! Mais l'attention du majordome s'était portée sur la table située sous la coupole en verre de la mezzanine. Elle avait sorti une nappe en lin blanc irlandais. Excellent choix, constata-t-il malgré lui. Elle ne l'avait sans doute pas fait exprès. Bougeoirs en argent, bougies blanches. Elle avait disséminé des dizaines de chandelles, blanches elles aussi, à travers la pièce. Galahad, le chat, alla s'installer confortablement parmi les coussins en satin du divan. — Seigneur ! Ce ne sont que des couteaux et des fourchettes ! maugréa-t-elle soudain. Summerset retint un sourire. — Quel service avez-vous choisi ? — Je n'en ai pas la moindre idée. Allez-vous sortir d'ici ? C'est une soirée privée ! Il lui tapota la main avant qu'elle ne puisse valider, parcourut sa commande, y ajouta les couverts adéquats. — Vous avez oublié les serviettes. — J'y venais, justement. Il la contempla d'un air apitoyé. Elle était en négligé rose. Elle ne s'était pas encore maquillée. Ses cheveux se dressaient en épis sur sa tête. Cependant, il lui accorda un bon point pour ses efforts. Il était même heureusement surpris par son goût. Elle avait su faire preuve d'originalité et d'harmonie. — Quand on organise un repas de fête, annonçat-il en la toisant du haut de son nez interminable, il faut penser à tous les accessoires. — A votre avis, qu'est-ce que je suis en train de faire? Une partie de Space Attack? Soyez gentil, faufilez-vous sous cette porte et disparaissez de ma vue. — Il faut des fleurs. — Des fleurs ? Son estomac se noua. — Je le savais. Pour rien au monde elle ne lui poserait la question qui la taraudait. Plutôt mourir. Pendant une dizaine de secondes, ils se fixèrent en silence. Summerset eut un élan de compassion, tout en se disant qu'il se contentait de maintenir l'autorité que lui conférait son rôle. — Je vous conseille des roses. Des Royal Silver. — Je suppose qu'on en a. — On peut en avoir. Il faudra de la musique, aussi. Eve avait les paumes moites. Agacée, elle les frotta sur sa robe de chambre. — J'allais programmer quelque chose. Mais quoi ? — J'imagine que vous avez l'intention de vous habiller. — Merde ! souffla-t-elle. Se retournant, elle observa le chat, qui semblait la narguer. — Mes fonctions consistent, entre autres, à m'oc-cuper de ce genre de chose. Si vous voulez aller... vous vêtir, je me charge du reste. Elle ouvrit la bouche pour acquiescer. Déjà, elle se décontractait. Puis elle serra les dents. — Non, il faut que j'aille jusqu'au bout. C'est le but du jeu. Elle se massa les tempes. Elle commençait à avoir la migraine. Épatant ! Le visage de Summerset demeura impassible et froid, mais intérieurement, il fondit. — Dans ce cas, vous devriez vous dépêcher. Connors sera de retour d'ici une heure. Et elle n'aurait pas une minute de trop, conclut-il en sortant. Lorsqu'il rentra, il avait l'esprit occupé par ses affaires. Il sortait d'une réunion fastidieuse. Un conglomérat du textile était à vendre. Il devait décider si, oui ou non, il allait se porter acquéreur. L'entreprise, comme la plupart de ses filiales, souffrait d'une mauvaise gestion. Connors n'avait aucun respect pour les managers négligents. Il avait donc réduit son offre en conséquence. Le fait que le négociateur n'ait pas cillé l'avait alerté. Il allait devoir remonter aux sources avant de franchir l'étape suivante. Le problème se situait sans doute au niveau d'un de leurs deux sites interplanétaires. Il se demandait si ça ne vaudrait pas le coup de s'y rendre pour étudier la question. Autrefois, il se serait contenté de réorganiser son emploi du temps et de partir. Mais depuis un an, il avait de moins en moins envie de quitter la maison, même pour un bref séjour. Avec une pointe d'amusement, il se dit qu'il avait pris racine. En chemin, il passa par le bureau d'Eve, persuadé de l'y trouver, absorbée par son enquête. Il fut vaguement surpris de constater qu'elle n'y était pas. Intrigué, il se dit que son propre travail pouvait attendre un peu et interrogea le vidéocom. — Où est Eve ? — Eve est dans le salon numéro quatre, troisième niveau, aile sud. — Qu'est-ce qu'elle fabrique là-bas ? — Souhaitez-vous établir la communication ? — Non, j'y vais. Jamais elle n'avait traîné dans cette partie de la demeure. A vrai dire, s'il n'employait pas le harcèlement, la ruse ou la séduction, elle ne traînait jamais nulle part. Il pensa que ce serait agréable de dîner là avec elle, de partager une bonne bouteille de vin et se détendre. Il ne lui restait plus qu'à la convaincre. Il entra. Si elle l'avait regardé à cet instant précis, elle l'aurait vu pour la première fois complètement pris au dépourvu. Des dizaines de bougies blanches éclairaient la pièce, leur parfum délicat se mêlant à celui de somptueux bouquets de roses. Cristaux scintillants, couverts en argent étincelants, sur fond de harpe... En plein milieu, se tenait Eve, vêtue d'une robe rouge qui dévoilait largement ses bras et ses épaules, et moulait amoureusement son corps mince et ferme. Les joues roses, les yeux brillants, elle était en train de déboucher une bouteille de Champagne. — Excusez-moi, murmura-t-il. Elle tressaillit. — Je cherche mon épouse. Le cœur d'Eve fit un bond. Elle se retourna, sourit. La lueur des flammes rehaussait la beauté de son visage, pensa-t-elle aussitôt. — Salut! — Bonsoir. Il scruta les alentours, s'approcha. — Qu'est-ce que c'est que tout ça ? — Un dîner. — Un dîner, répéta-t-il en fronçant les sourcils. Qu'est-ce qui t'arrive? Tu n'es pas malade, j'espère? — Pas du tout. Je vais très bien. Toujours souriante, elle remplit deux flûtes. — Très bien... qu'est-ce que tu veux ? — Comment ça, qu'est-ce que je veux ? — Je flaire un coup monté. Qu'est-ce que tu veux ? Le sourire d'Eve s'estompa. Elle eut un mal fou à retenir une grimace. Se tenant strictement aux règles qu'elle s'était infligées, elle lui tendit son verre, leva le sien. — Quoi ? Je ne peux pas te préparer un repas aux chandelles sans avoir une idée derrière la tête ? Il réfléchit. — Non. Elle posa brutalement la bouteille sur la table. — Écoute, ce n'est qu'un dîner, d'accord ? Si tu n'as pas envie de manger, c'est ton problème. — Je n'ai pas dit que je n'avais pas envie de manger. Elle s'était parfumée. Elle avait mis du rouge à lèvres. Elle s'était maquillé les yeux. Il effleura le diamant en forme de larme qu'il lui avait offert. — A quoi joues-tu, Eve ? C'en était trop. — Rien. Laisse tomber. Je ne sais pas ce qui m'a pris. De toute évidence, j'ai perdu l'esprit pendant quelques minutes. Non, pendant deux bonnes heures ! C'est ce qu'il m'a fallu pour concocter ce fiasco. Je vais travailler. Comme elle tentait de sortir, il l'empoigna. La violence qu'il décela dans ses prunelles ne l'étonna pas. Mais il y discerna aussi de la souffrance. — Pas question. — Si tu tiens à ta main, camarade, lâche-moi. — Ah, la revoilà ! L'espace d'un éclair, j'ai cru qu'on t'avait remplacée par un droïde. Pardonne-moi ma maladresse. — Je parie que tu te trouves drôle. — Je crois surtout que je t'ai blessée, et je le regrette sincèrement. Il l'embrassa sur le front, tout en essayant désespérément de se rappeler la date. — J'ai oublié un événement ? — Non. Non. Elle s'écarta. Elle se sentait ridicule, tout à coup. — Non, réitéra-t-elle, je voulais juste faire quelque chose pour toi. T'offrir un cadeau. Et cesse de me dévisager comme si j'avais explosé mes circuits. Tu crois être le seul à savoir organiser ce genre de soirée? Eh bien! Tu as raison. Tu l'es. J'ai failli me tuer avec mon arme de service une dizaine de fois, tellement j'étais énervée. Merde ! Elle ramassa sa flûte, se dirigea vers l'immense baie vitrée. Connors tenta de se rattraper. — C'est superbe, Eve. Et toi aussi. — Ah, non ! Ne commence pas. — Eve... — Je sais que ce n'est pas dans mes habitudes, que je ne prends jamais le temps de... mais nom de nom, ce n'est pas parce que je n'y pense pas que je ne t'aime pas. Elle pivota vers lui, blême de rage. — Tu sais toujours quoi dire, quoi donner... bredouilla-t-elle. Ta générosité ne connaît pas de bornes. J'avais envie de l'être en retour, Elle était magnifique. Furieuse et désespérée, passionnée et exaspérée. Jamais il n'avait vu une créature aussi belle. — Tu me coupes le souffle, murmura-t-il. — Toutes ces histoires d'amour d'une vie ont fini par m'anéantir. Le meurtre, la trahison, la haine. — Pardon ? — Ce n'est pas important. Elle marqua une pause, reprit son souffle. — Depuis quelques jours, certaines personnes ont exprimé des avis qui m'obsèdent. Serais-tu prêt à sauter devant un maxibus pour moi ? — Absolument. Ils ne roulent pas très vite. À son immense soulagement, elle rit. — C'est ce que j'ai répondu. Et zut ! J'ai tout gâché. J'en étais sûre. — Non, c'est moi qui m'en suis chargé. Il vint vers elle, lui prit la main. — M'aimes-tu suffisamment pour me donner une seconde chance ? — Peut-être. — Mon Eve adorée, dit-il en lui baisant les doigts. Ce que tu as fait me touche énormément. Tu es toute ma vie. — Tu vois comme tu es ? Tu as toujours réponse à tout. Il lui caressa l'épaule. — Cette robe me plaît beaucoup. Dieu merci, il ne l'avait pas vue paniquer lorsqu'elle avait ouvert son armoire. — J'ai pensé qu'elle conviendrait. — Parfaitement. Très bien, déclara-t-il en ramassant leurs verres. Recommençons à zéro. Merci. — Oui, bon, je pourrais dire que ce n'est rien, mais ce serait un gros mensonge. Dis-moi une chose. Pourquoi possèdes-tu un million d'assiettes ? — Tu exagères. — De peu. — On ne sait jamais qui pourrait s'annoncer pour le dîner. — La population tout entière de la Nouvelle-Zélande, par exemple. Et voilà ! J'ai pris du retard sur mon horaire. — Nous avons un horaire à respecter ? — Oui. Tu sais bien : apéritif, dîner, conversation, bla-blabla. Ça se termine quand je suis ivre et que j'essaie de te séduire. — Vu que j'ai failli tout faire rater, le moins que je puisse faire, c'est coopérer. Il s'empara de la bouteille, mais elle l'arrêta d'un geste. — Danse avec moi, chuchota-t-elle en s'accrochant à son cou. Serre-moi fort. Il ne se fit pas prier. Leurs corps se fondirent l'un à l'autre. Un élan d'amour et de désir submergea Connors, tandis qu'elle taquinait sa bouche du bout des lèvres. — J'aime te goûter, lui confia-t-elle d'une voix douce, suave. Ça m'ouvre l'appétit. — Je t'en prie, ne te gêne pas. Mais, comme il l'étreignait, elle détourna la tête. — Doucement. Très lentement, susurra-t-elle en lui mordillant l'oreille. Je veux te torturer. Elle passa les doigts dans ses cheveux, lui renversa la nuque jusqu'à ce que leurs regards se rencontrent. — Quand je te prendrai, je veux que tu prononces mon nom. De nouveau, elle se rétracta. — Dis-le, pour que je sache que rien d'autre n'existe pour toi en ce moment. Rien n'existe pour moi, sauf toi. Tu es toute ma vie. Cette fois, elle l'embrassa avec ferveur. Un gémissement lui échappa, un frisson la parcourut. Elle s'abandonna, se ressaisit juste avant de succomber. — Eve. Il n'en pouvait plus. Satisfaite, elle se détourna pour prendre leurs verres. — Tu as soif? — Non. Il tenta de la rattraper, mais elle s'esquiva. — Moi, si. Vois. Je veux que l'alcool te monte à la tête. — C'est toi qui me montes à la tête. Laisse-moi te prendre. — Moi d'abord. Elle s'empara d'une télécommande, enfonça une série de touches. Les panneaux du mur s'ouvrirent, révélant un lit couvert de coussins. — C'est là que nous irons. Tout à l'heure. Elle but une longue gorgée de Champagne, sans le quitter des yeux. — Tu ne bois pas. — Tu me pousses à bout. Enchantée, elle rit. — Ça ne va pas s'arranger. — Dieu soit loué ! rétorqua-t-il en buvant à son tour. Elle revint vers lui, le débarrassa de sa veste. — J'adore ton corps, murmura-t-elle en s'attaquant aux boutons de sa chemise. J'ai l'intention d'en profiter toute la nuit. Quel bonheur de faire frémir un homme comme lui. — Tu devrais t'asseoir. Non, pas là, ajouta-t-elle. Tu n'auras pas la force de traverser la pièce, une fois que j'en aurai fini avec toi. L'alcool l'étourdissait. Elle le guida nonchalamment jusqu'au lit, l'y poussa doucement, s'agenouilla à ses pieds. Elle laissa courir les mains le long de ses jambes. Lui ôta ses chaussures. Se releva. — Je vais chercher le Champagne. — Je n'en veux pas. — Si! Si! Elle remplit leurs flûtes, les posa sur la petite table de chevet sculptée. Puis, tout en l'observant de ses yeux couleur d'ambre, elle se déshabilla devant lui. Connors crut qu'il allait imploser. — Seigneur ! Comme chaque fois, lorsqu'il était en colère, distrait ou excité, ses paroles étaient teintées d'un léger accent irlandais. C'était bon signe. Elle ne regrettait plus du tout ses efforts. Sa lingerie rouge contrastait merveilleusement avec la blancheur laiteuse de sa peau. Le corset en satin dentelle mettait en valeur la rondeur de ses seins, la finesse de sa taille. Elle repoussa la robe du bout de son escarpin à talon aiguille. — Je croyais qu'on devait dîner d'abord. — Eh bien... je pense que ça peut attendre un peu, répliqua-telle en se plantant entre ses cuisses. J'ai envie de toi. À la lueur des bougies, enivrés par le parfum des roses, ils firent l'amour avec tendresse et passion. L'épais matelas ondulant sous leurs corps entrelacés, ils se donnèrent l'un à l'autre sans retenue. — J'ai besoin de toi, Eve. — Je sais... répondit-elle en lui encadrant le visage des deux mains. Elle avait les larmes aux yeux. — Je voudrais que ça dure toujours. Il l'étreignit, l'embrassa avec fougue. — Eve... — Non, moi d'abord. Cette fois, je veux être la première à le dire. Je t'aime. Je t'aimerai jusqu'à la fin de mes jours. Reste avec moi. Le regard de Connors se voila. — Eve... Elle ébaucha un sourire. 15 Elle dormait profondément, étendue sur le ventre, sa position de repos préférée. Connors s'étira, but les quelques gouttes de Champagne qui restaient, tout en laissant courir ses doigts sur l'épine dorsale de sa femme. — Mmm... encore! — Ah ! Elle est vivante ! Eve tourna la tête vers lui. — Tu as l'air plutôt content de toi. — À vrai dire, mon Eve adorée, je le suis. — C'était mon idée. — Excellente initiative. Est-ce que je risque ma peau, si je te demande ce qui t'a inspiré ? — Eh bien... Elle s'arqua pour mieux savourer sa caresse dans le dos. — Tu m'avais acheté une barre de chocolat. — Rappelle-moi de t'en livrer un camion tout entier demain. — On n'y survivrait pas. Elle se mit sur les genoux, repoussa ses cheveux. Elle était alanguie, heureuse. — J'accepte le risque. Avec un petit rire, elle posa le front sur celui de Connors. — Tu me combles de bonheur. Je commence à m'y habituer... On devrait peut-être songer à dînér ? 233 — Ça m'ennuierait que tu te sois démenée aux fourneaux pour rien. Elle étrécit les yeux. — C'est une pique ? — Pas du tout ! Qu'est-ce qu'on mange ? — Toutes sortes de trucs avec des noms compliqués. — Mmm ! — Je me suis dit que si ça ne te plaisait pas, ce ne serait pas programmé. Elle descendit du lit, hésita, regarda autour d'elle. — Je suppose qu'il n'y a pas de robe de chambre, ici? — Désolé. Il disparut sous les draps, en extirpa son corset froissé. — Tu pourrais remettre ça. — Laisse tomber. Elle enfila sa robe. — Voilà qui excite sérieusement mon appétit. — Après un round comme celui-là, même toi, tu manquerais de forces, railla-t-elle. Comme il souriait, elle s'esquiva. C'était plus prudent. Elle était bien incapable de nommer la moitié des plats, mais elle se régalait. — Comment ça s'appelle, déjà ? — C'est une blanquette de fruits de mer à l'ancienne. — Évidemment, c'est plus chic qu'un ragoût. Il remplit son verre d'eau. — Lieutenant ? — Oui? — Tu essaies de ne pas penser à ton travail. Pourquoi ne pas m'en parler, histoire de te soulager un peu. Elle engloutit une coquille Saint-Jacques. 234 — J'ai une piste... Elle s'interrompit. — ... Non. A toi de me raconter ta journée. — Ma journée ? s'enquit-il, stupéfait. — Oui. Qu'est-ce que tu as fait aujourd'hui, comment ça s'est passé, tout ça... — Tu es d'une humeur bizarre, murmura-t-il, avant de hausser les épaules. J'ai procédé à quelques réorganisations d'ordre financier. — Qu'est-ce que ça signifie ? — J'ai acheté des actions en baisse, j'en ai vendu certaines dont je pense qu'elles avaient atteint leur sommet, j'ai analysé les états de plusieurs sociétés et pris les décisions nécessaires. — Tu n'as pas chômé. — Ça m'a occupé jusqu'à midi, quand je suis allé au bureau. J'avais une holoconférence concernant le centre de loisirs Olympus. Les surcoûts demeurent en dessous des cinq pour cent acceptables. Cependant, en m'appuyant sur l'étude du projet au point par point, je constate certains revers de productivité, qui vont exiger un examen approfondi et engendrer des modifications. Il l'observa attentivement, compta quatre-vingt-dix secondes. Le regard d'Eve s'était voilé. — Ensuite, je t'ai acheté une barre de chocolat. — Ça, ça m'a fait très plaisir. Il rompit un petit pain, le beurra. — Eve, est-ce que tu m'as épousé pour mon argent ? — Bien entendu ! Et tu as tout intérêt à conserver ta fortune, sans quoi, je disparaîtrai de ta vie. — C'est gentil à toi de me prévenir. Elle sourit. — Si je comprends bien, on a fini de parler de ta journée. — Il me semble que oui. Et toi ? Ta piste ? — L'amour, Du moins, c'est dans cette direction que pointent toutes les flèches pour l'instant. 235 Elle le mit au courant de la situation en finissant son mets. — Ainsi, Kenneth Stiles a agressé Richard Draco avec une telle violence que ce dernier a eu besoin de soins médicaux. Connors inclina la tête en enchaînant : — C'est intéressant, n'est-ce pas, quand on les compare, tous les deux. Draco était plus grand, nettement plus lourd, et - du moins en apparence - plus coriace. Stiles n'a pas été blessé ? — Non. — Mais ça lui a coûté quelques millions de dollars. — Et il n'a jamais récupéré la fille. — Anja. — Peabody a découvert une poignée de Carvell en ville, mais l'âge ne correspond pas. Nous devons élargir les recherches. J'ai la certitude qu'elle pourrait nous fournir des réponses. — Cherchez la femme. Elle lui porta un toast. — Tu peux compter sur moi ! — Anja, murmura-t-il. Elle émit un petit cri de surprise en reconnaissant sa voix. — Ne dis rien, poursuivit-il aussitôt. Je t'en prie. Écoute-moi. Il faut que je te parle. C'est important. Peux-tu me retrouver quelque part ? — C'est à propos de Richard ? — Et de tout le reste. Il mit du temps. Persuadé qu'on l'épiait, il avait peur de son ombre. Assis devant la coiffeuse de sa loge, Stiles s'appliquait à changer son apparence. Il modifia la couleur de ses yeux, la forme de son nez, de son menton, la teinte de sa peau. Il chaussa une perruque châtain foncé. Sans doute était-ce sa vanité qui le poussait à préférer celle-ci à la grise. Il ne supportait pas l'idée de paraître vieux devant elle. Il posa une moustache, un petit bout de barbe au milieu de son menton. En dépit de son angoisse, ses gestes étaient sûrs, naturels. Au cours de sa carrière, il avait endossé des dizaines de rôles, se glissant dans ses personnages comme un homme enfile une paire de chaussons après une dure journée de labeur. Il épaissit sa frêle silhouette, rembourra ses épaules et son torse, dissimula le tout sous un costume sombre. Les talonnettes à l'intérieur de ses chaussures le grandiraient de quelques centimètres. Sans se presser, il s'examina dans la triple glace en pied, en quête de Kenneth Stiles. Pour la première fois en plus d'une heure et demie, il s'autorisa un mince sourire. Il pourrait se planter devant le lieutenant Dallas et l'embrasser sur la bouche. Elle ne le reconnaîtrait pas. Rassuré, il mit sa cape et partit à la rencontre de la femme qu'il avait toujours aimée. Elle le fit attendre. Comme toujours. Il avait choisi comme lieu de rendez-vous un petit bar nostalgique et démodé. Mais la musique était discrète, les clients s'occupaient de leurs affaires, et le service était rapide. Il sirota son gin en feuilletant un volume écorné des sonnets de Shakespeare. C'était leur signal. C'était elle qui lui avait offert ce livre, autrefois. Il l'avait pris comme un gage d'amour, et non d'amitié, comme elle le souhaitait. Mais même après avoir compris son erreur, il avait continué à le chérir. Autant qu'il la chérissait, elle. Il avait menti à la police, bien sûr. Il ne l'avait jamais perdue de vue ; il savait où elle était, ce qu'elle faisait. Simplement, il s'était résolu à n'être qu'un confident. Au bout de quelques années, il avait fini par y puiser un certain réconfort. Pourtant, quand elle s'installa sur la banquette en face de lui et qu'elle lui saisit la main, son cœur fit un bond. Elle avait changé de coiffure. Ses cheveux étaient une masse de boucles acajou. Son teint était doré, velouté. Son regard ambré, profond, inquiet. Mais elle lui sourit. — Tu le lis toujours? murmura-t-elle. — Oui, Anja. Souvent. Il lui serra brièvement les doigts. — Je te commande à boire. Elle s'installa, l'observa, tandis qu'il faisait signe au serveur et lui demandait un verre de sauvignon blanc. — Tu n'oublies jamais rien. — Pourquoi oublierais-je ? — Oh, Kenneth ! soupira-t-elle en fermant les yeux un instant. J'aurais voulu que les choses tournent autrement. — Ça ne sert à rien. Nous avons dépassé le stade des regrets, répliqua-t-il d'un ton un peu sec... — Au contraire. J'ai passé la moitié de ma vie à regretter Richard. Il attendit qu'on lui serve sa boisson et qu'elle en boive une gorgée. — La police pense que je l'ai tué. Ses yeux s'agrandirent. Elle tressaillit visiblement. — Mais non ! Non ! C'est impossible. Absurde. — Ils sont au courant de ce qui s'est passé, il y a vingt-quatre ans. — Comment ça ? s'exclama-t-elle en lui saisissant le bras. Que savent-ils? — Calme-toi. Ils savent que j'ai agressé Richard, que j'ai été arrêté, que nous avons conclu un règlement à l'amiable. — Comment est-ce possible? Les dossiers étaient classés ! — Eve Dallas. Le lieutenant Dallas, prononça-t-il. avec une pointe d'amerturme.Elle est implacable. Elle a pu accéder aux archives. Ils m'ont emmené au Central, enfermé dans une salle d'interrogatoire, travaillé au corps. — Oh, Kenneth ! Kennellh, mon chéri ! Je suis navré. Quelle épreuve abominable! — Ils sont convaincus que j'en veux à Richard depuis tout ce temps. Il lâcha un petit rire, but. — Ils n'ont sans doute pas tort. — Mais tu ne l'as pas assassiné. — Non. Cependant, ils vont continuer de fouiller mon passé. Il faut que tu sois préparée. J'ai été obligé de leur expliquer pourquoi je lui avais cassé la figure. J'ai du donné ton nom. Elle blêmit, et il se pencha vers elle. — Anja... Je leur ai affirmé que nous nous étions perdus de vue. Que je ne savais pas où tu étais. Je leur ai dit que Richard t'avait séduite et qu'une fois assuré de ton amour, il t'avait plaquée. Je leur ai parlé de ta tentative de suicide. J'en suis resté là. Un gémissement de désespoir s'échappa des lèvres d'Anja. — Tu étais jeune, tu avais le cœur brisé. Tu as survécu. Je suis navré, Anja. J'ai paniqué. Mais il fallait bien que je satisfasse leur curiosité. J'ai cru que ça suffirait, malheureusement, je me rends compte que Dallas ne s'arrêtera pas là. Elle va continuer à chercher, Elle finira par te trouver. Elle opina. — Ce ne serait pas la première fois qu'Anja Carvell disparaîtrait. Je pourrais lui rendre la tâche impossible. Mais je n'en ferai rien. Je vais aller la voir. — Pour l'amour du ciel, c'est de la folie ! — Non. Il le faut. Tu me protégeras encore ? Je ne te mérite pas, Kenneth. Je ne t'ai jamais mérité. Je discuterai avec elle, je lui montrerai qui tu es. — Je ne veux pas que tu sois impliquée là-dedans. — Mon cher, tu ne peux pas empêcher ce que Richard a entamé il y a un quart de siècle. Tu es mon ami, et je tiens à toi. Quel que soit le risque, ajoutat-elle, son expression se durcissant. Quelles que soient les conséquences. — Je ne peux pas me contenter de ça. Connors caressa le postérieur nu de sa femme. — Puisque tu insistes... Elle redressa la tête. — Je ne parlais pas de sexe. — Dommage. Il était parvenu à la déshabiller de nouveau, et une chose en avait entraîné une autre. À présent, elle était couchée sur lui, détendue et comblée. Apparemment, elle n'avait pas l'intention de prolonger la séance. — Ils le détestaient tous, enchaîna-t-elle en le chevauchant. Connors fixa ses seins fermes et impertinents avec admiration. — En tout cas, ils ne l'appréciaient guère. Peut-être même qu'ils avaient peur de lui. Personne, dans la distribution, ne pleure sa disparition. Plusieurs des comédiens avaient déjà eu l'occasion de travailler ensemble. Des liens existaient, entre eux, entre eux et Draco. Il se pourrait qu'il y ait plus d'un meurtrier. — Le crime de l'Orient Express. — Qu'est-ce que c'est que ça ? Un système de transport asiatique ? — Non, mon trésor, c'est encore une pièce de Dame Christie. Un homme est assassiné dans un wagon-lit. Poignardé. À de nombreuses reprises. Parmi les passagers se trouve un détective particulièrement perspicace. Beaucoup moins beau que mon flic, pré-cisa-t-il. — Je ne vois pas le rapport avec mon enquête. — J etaye ta thèse. Dans cette histoire, les suspects possibles sont nombreux et variés. Mais notre détective refuse de se contenter des apparences. Il scrute, il furète et finit par découvrir des connexions lointaines entre les différents protagonistes, leurs passés. Mensonges et trahisons... En fait, chacun d'entre eux avait un mobile possible. — C'est intéressant. Qui était le coupable ? — Tous. Comme elle plissait les yeux, il s'assit, l'enlaça. — Tous. Chacun d'entre eux s'est emparé du couteau et l'a plongé dans son corps inerte, pour se venger du mal qu'il leur avait fait. — C'est sordide. Un peu tiré par les cheveux. On ne peut pas trahir les autres sans se trahir soi-même. Ils se soutiennent entre eux. Jouent le rôle, murmura-t-elle. — Ça frise le crime parfait. — Le crime parfait n'existe pas. On commet forcément une erreur, à un moment ou à un autre. — Paroles de flic. — C'est mon boulot. Et j'y retourne de ce pas. Elle s'écarta, tendit la main vers sa robe rouge. — Si tu remets ça, bébé, je ne réponds pas de mes actions. — Du calme. Je ne vais pas me promener toute nue. On ne sait jamais où se cache Summerset. Elle s'habilla, jeta un coup d'œil autour d'elle. — On ferait peut-être mieux de ranger un peu. — Pourquoi ? — Parce que ça donne l'impression qu'on a... — Passé une excellente soirée, compléta Connors. Au risque de te choquer, Summerset sait que nous faisons l'amour, — Évite de parler de lui et de sexe dans le même élan, veux-tu ? Ça me donne la chair de poule. Je vais prendre une douche et travailler un moment. — Entendu. Je te rejoins. — Pas question. Je ne me doucherai pas avec toi. Je connais tes tactiques. — Je serai sage comme une image. Tu parles ! songea-t-elle. — Comment fais-tu ? Tu prends une pilule ? Rafraîchi, en pleine forme, comblé, Connors boutonna sa chemise. — Tu suffis à me stimuler. — En effet, marmonna-t-elle. Il la prit par la main et l'entraîna vers l'ascenseur, ordonna qu'on les arrête à l'étage de son bureau. Vautré sur le fauteuil, Galahad le chat remua légèrement la queue à leur arrivée. — Un café ? proposa Connors. — Volontiers, merci. Dès qu'il se dirigea vers la cuisine, Galahad bondit vers lui en miaulant. Eve s'installa devant sa console, contempla l'ordinateur, pianota sur la table. — Ordinateur, dossier Draco. Affichage de toutes les connexions professionnelles, personnelles, médicales, financières, criminelles et civiles entre différents membres de la distribution. — Recherche en cours... — Tu ne l'as pas déjà fait? Elle se retourna, tandis que Connors revenait avec le café. — Je recommence, en y ajoutant quelques détails... Ordinateur, affiche toute affaire classée, en tout domaine. — Autorisation requise. Veuillez soumettre le nom... — Tu veux que je te donne un coup de main ? Eve grogna. Connors haussa les épaules. — Autorisation code jaune, tiret Dallas, tiret cinq zéro six. Requête de Dallas, lieutenant Eve, concernant un double homicide. Vous êtes autorisé à signaler les scellés. — Autorisation correcte. Les scellés seront signalés. L'accès aux données des archives scellées requiert un mandat, signé et daté... — Je t'ai demandé d'y accéder? Signale-les, un point c'est tout. — Recherche en cours... temps prévu, environ huit minutes, trente secondes... — Qu'est-ce que tu attends pour t'y mettre ? s'in-surgea-t-elle, avant de s'adresser à Connors : Eh non, on ne touche pas aux scellés. — Mon Dieu, lieutenant, je ne pense pas l'avoir suggéré. — Si tu crois que j'ignore la façon dont toi et McNab avez obtenu ce mandat, aujourd'hui... — Qu'est-ce que tu racontes ? protesta-t-il en appuyant sa hanche contre le bureau. J'ai donné quelques conseils à Ian, mais de nature personnelle. Nous avons eu une conversation entre hommes. — Oui, c'est ça... Vous avez discuté sports et nanas, railla-telle. — Nous n'avons pas abordé le thème des sports. Il était préoccupé par une jeune femme. Eve redevint grave. — Tu as parlé de Peabody avec lui ? Mais qu'est-ce qui t'a pris, Connors ? — Je pouvais difficilement le rembarrer. Il est vraiment accro. Elle grimaça. — Ce mot est horrible. — C'est pourtant le cas. D'ailleurs, s'il a suivi mes conseils, murmura Connors en consultant sa montre... ils passent la soirée ensemble. — Quoi ? Tu plaisantes ? De quoi te mêles-tu ? À force de s'envoyer en l'air, ils auraient fini par se lasser, et la situation serait redevenue normale. — Ça n'a pas marché pour nous. — Nous ne travaillons pas ensemble. Une lueur d'amusement dansa dans les prunelles de Connors. Eve se renfrogna. — Officiellement, du moins. Quand on commence à mélanger les affaires de cœur et les affaires tout court, on court à la catastrophe. Si ça continue comme ça, Peabody va se maquiller, se parfumer et porter de la lingerie coquine sous son uniforme. Elle cacha son visage dans ses mains. — Ensuite, les quiproquos et les chamailleries vont s'enchaîner, qui n'auront aucun rapport avec la mission en cours. Ils voudront se confier à moi. Et quand ils décideront de rompre, il faudra, là aussi, qu'ils me tiennent au courant des moindres détails. Ils m'expliqueront qu'ils ne peuvent plus faire partie de la même équipe, et la seule solution - la seule ! - sera que je leur remonte les bretelles à tous les deux ! — Eve, ton optimisme me réjouit. — Tout ça, par ta faute ! conclut-elle en enfonçant l'index dans sa poitrine. Il lui saisit le doigt, le mordilla. — Si c'est le cas, j'insisterai pour qu'ils donnent mon prénom à leur premier enfant. — Tu me cherches ? — Ma chérie, c'est tellement facile que j'ai du mal à résister. Pourquoi ne pas oublier tout ça avant d'avoir une migraine ? Tes données s'affichent. Elle lui lança un regard noir, puis se concentra sur l'écran. Connexions, interconnexions, songea-t-elle en parcourant le fichier. Rencontres qui laissaient des traces. Parfois, la trace était une blessure qui ne guérissait jamais complètement. — Tiens, tiens ! Voilà qui est nouveau. La mère de Michael Proctor était actrice. Elle a eu un petit rôle dans une pièce. Il y a vingt-quatre ans. Et regarde qui est sur scène avec elle ! Draco, Stiles, Mansfield, Rothchild. Mais où est Anja Carvell ? — Elle a, ou avait peut-être un pseudonyme. — C'est possible. Le dossier sur la mère de Proctor n'est pas scellé. Elle ordonna à l'ordinateur d'effectuer une recherche sur Natalie Brooks. — Intéressant. C'était son dernier spectacle. Après cela, elle a pris sa retraite. Elle est retournée vivre dans sa ville d'origine, Omaha, dans le Nebraska. L'année suivante, elle se mariait. C'est lisse comme du satin... Ordinateur, affiche la photo d'identité du sujet... Elle était jeune, fraîche. Une proie idéale pour Draco. — Tu crois que ce pourrait être Anja? — C'est possible. En tout cas, je ne vois pas comment Draco aurait pu la laisser passer. Or, Michael Proctor n'a jamais dit que sa mère avait connu Draco. C'est curieux. — Peut-être qu'il n'en savait rien. — Ça m'étonnerait. Alors... voyons ces dossiers signalés. Mmm... Draco en a plusieurs. — L'argent, la célébrité, les relations peuvent servir à acheter le silence. — Tu en sais quelque chose, riposta-t-elle d'un ton narquois... Attends une minute ! Attends une minute ! Qu'est-ce que c'est que ça ? Carly Landsdowne : fichier classé. — Encore des secrets ? — Pas cette fois. Je connais le code, il est ancien. Il était déjà utilisé quand je suis entrée dans le système. Pour beaucoup d'enfants dans les foyers d'accueil à cette époque, il comptait plus qu'un repas. C'est le code d'adoption. Scellé... Il contient les données sur sa mère. Regarde la date. — Huit mois après l'agression. Ça ne peut pas être une coïncidence. — Je commence à comprendre. Draco et Anja Carvell ont une liaison. Elle tombe enceinte. Elle le lui annonce, et il la largue. Impitoyablement. Elle s'effondre, tente de mettre fin à ses jours, mais Stiles la sauve à temps. Pour finir, elle décide de mener sa grossesse jusqu'au bout. Elle abandonne l'enfant et paie une coquette somme pour que le dossier soit scellé. — Ça n'a pas dû être facile. Le regard d'Eve se voila. — Pour certaines femmes, ça ne pose aucun problème. Pour la réconforter, il lui massa les épaules. — D'après Stiles, Anja était follement amoureuse du père du bébé. Draco l'avait complètement anéantie. Or, elle n'a pas subi un avortement. Elle a mis son petit au monde. Elle l'a abandonné, et elle a payé pour le protéger. — Ça la protégeait tout autant. — Oui, mais il existe d'autres moyens. Elle aurait pu le vendre au marché noir. On ne lui aurait pas posé de questions. Elle a opté pour la voie légale. — Stiles le savait. Elle le lui a sûrement dit. Nous allons avoir une petite conversation, tous les deux. Voyons... Quel juge dois-je réveiller pour obtenir le mandat et l'autorisation d'ouvrir le dossier ? Tu as une idée? — Lieutenant, je suis sûr que tu le sais mieux que moi. 16 Avant de tirer un juge de son lit, au risque de l'exaspérer, Eve tenta de joindre Peabody sur son commu-nicateur. — Comment ça « pas en service » ? s'exclama-t-elle, outrée, en fixant le clignotant rouge. Qu'est-ce que ça signifie ? Connors fit claquer sa langue. — Quel culot ! Je parie qu'elle s'est mis dans la tête qu'elle avait droit à une vie privée. — C'est ta faute, c'est ta faute, c'est ta faute, mar-monna-telle entre ses dents, tout en essayant de transférer la communication sur le mini-ordinateur de son assistante. Six bips plus tard, Eve arpentait la pièce de long en large. — Si elle ne répond pas, je... Soudain, l'ordinateur d'Eve se réveilla. — Peabody ! Pour l'amour du ciel, où êtes-vous ? glapit-elle. Affolé, Galahad courut se réfugier dans la cuisine. — Lieutenant ? C'est vous, lieutenant ? Je n'entends rien, avec toute cette musique. Le son était épouvantable, mais l'image qu'affichait l'écran était bien nette. Stupéfaite, Eve contempla sa collègue maquillée et coiffée. « J'en étais sûre, pensa-t-elle. J'en étais sûre ! » — Vous avez bu. — Ah, bon ? répliqua Peabody en gloussant. C'est possible. Un ou deux verres. Je suis dans un bar. Les musiciens sont formidables. On est déjà le matin ? — Hé ! Dallas ! McNab apparut à côté de Peabody. — Cet orchestre est dément. Vous devriez venir avec votre mari. — Peabody, où êtes-vous ? — A New York. C'est là que j'habite. « Ivre, songea Eve, atterrée. Beurrée comme un petit Lu. » — Peu importe. Sortez de là avant que je ne devienne sourde. — Pardon ? Je ne vous entends pas ! Ignorant le ricanement de Connors, Eve se pencha en avant. — Agent Peabody, ne coupez pas. Allez dehors. J'ai besoin de vous parler. — Vous êtes dehors ? Qu'est-ce que vous attendez pour entrer ? Eve retint un hurlement de rage. — Sortez. Dehors. — Ah ! D'accord. Pas de souci. Dans une cacophonie intense, Eve la vit se faufiler parmi la foule. Au fond de la salle, une bande de cinglés se démenait sur la scène. À son immense désespoir, Eve entendit McNab suggérer à son amie une partie de jambes en l'air dans un des salons privés. — Il ne manque pas d'imagination, au moins, fit remarquer Connors. — Tu me revaudras ça, maugréa-t-elle. À bout de nerfs, Eve patienta jusqu'à ce que Peabody et McNab se retrouvent enfin à l'extérieur. Le niveau sonore diminua, mais de peu. Apparemment, McNab avait choisi un club en plein cœur de Broadway. — Dallas ? Dallas ? Où êtes-vous ? 248 — En ligne, Peabody. — Ah ! Qu'est-ce que vous faites là ? — Vous avez une capsule de Sobre-up dans votre sac? — Évidemment ! Il faut tout prévoir, n'est-ce pas ? — Avalez-en une. Tout de suite. — Non ! geignit Peabody. J'ai pas envie. Tiens ! C'est Connors ? Salut, Connors ! Incapable de résister, ce dernier se planta devant la caméra. — Bonsoir, Peabody. Vous êtes particulièrement ravissante, ce soir. — Et vous, vous êtes beau comme un dieu ! Je pourrais vous... — Peabody, la capsule de Sobre-up. Immédiatement. C'est un ordre. — Merde, grommela-t-elle en extirpant un minuscule flacon de son sac. Il faut ce qu'il faut. Elle prit son cachet, en tendit un à McNab. — Pourquoi ? — Parce que. — Ah! — Peabody, il me faut toutes les données dont vous disposez sur Anja Carvell. — D'accord. — Balancez-les sur mon ordinateur de voiture. Ensuite, rejoignez-moi, en uniforme, devant l'immeuble de Kenneth Stiles. Vous avez trente minutes. C'est compris? — Oui, euh... je crois... Vous pouvez répéter la question? — Ce n'est pas une question, c'est un ordre. — Euh... oui, lieutenant. — Et laissez votre singe savant chez vous. — Pardon ? — McNab ! trancha Eve avant de couper la transmission. — Trouble-fête, murmura Connors. — Toi, ça va. Je te conseille de te concentrer sur tes analyses financières. Elle ouvrit son tiroir, s'empara de son holster, l'ajusta sur son épaule. — Ma chérie ! Tu m'as écouté ! — Je ne plaisante pas, gronda-t-elle. Fiche-moi la paix. Il sourit, tandis qu'elle quittait le bureau au pas de course. Plutôt que d'accéder au dossier scellé, elle allait contourner le problème, se dit-il. Mais lui n'avait aucune raison de s'imposer de telles barrières. Il passa dans son cabinet privé. — Lumière ! commanda-t-il. Il franchit le seuil, et la porte se referma automatiquement à clé derrière lui. Seules, trois personnes avaient accès à cette pièce. Trois personnes en qui il avait une confiance totale. Eve, Summerset et lui-même. Le superbe tableau de contrôle formait un U. Le matériel, non enregistré et illégal, ronronnait paisiblement en mode «veille». Le CompuGuard pouvait difficilement surveiller ce qu'il ne voyait pas. Au fil des ans, Connors avait restructuré la plupart de ses possessions douteuses. Après Eve, il s'était débarrassé du reste, ou l'avait légitimé. Mais après tout, son-gea-t-il en s'offrant un verre de cognac, un homme avait le droit de conserver quelques souvenirs de son passé. Et son âme de rebelle supportait mal l'idée que le CompuGuard ait un droit de regard sur tous les systèmes informatiques. C'était aussi agaçant que d'avoir un caillou dans sa chaussure. Il se devait de l'esquiver. Par principe. — Allumage, ordonna-t-il. Voyons un peu... Eve avait garé son véhicule au deuxième niveau du parking situé à cinquante mètres de l'appartement de Stiles. Elle en avait parcouru la moitié, quand elle aperçut une silhouette tapie dans les arbres longeant le parc, juste en face. — Trueheart ! — Lieutenant ! Sa voix trahit sa surprise, mais il se ressaisit aussitôt et afficha un air impassible. — Lieutenant. — Rapport. — Oui, lieutenant. L'immeuble du sujet est sous surveillance depuis 18h23. Mon équipier guette la sortie de service. Nous sommes en communication toutes les trente minutes. Comme elle se taisait, il s'éclaircit la gorge. — Le sujet a baissé tous ses stores à 20 h 30. — Parfait, Trueheart. Et maintenant, dites-moi s'il est encore là. — Le sujet n'a pas quitté les lieux. — Très bien. Un taxi s'arrêta au coin. Peabody en descendit, impeccable dans son uniforme. — Continuez comme ça, Trueheart. — À vos ordres, lieutenant. Lieutenant? Je tiens à vous remercier de m'avoir confié cette mission. Eve scruta son visage empli de ferveur. — Vous me remerciez de vous laisser là, dans l'obscurité et dans le froid pendant cinq heures et demie ? — C'est une enquête sur un homicide, répliqua-t-il avec une telle révérence qu'elle faillit lui tapoter la joue. — Je suis contente que ça vous amuse. Elle traversa la rue et se campa devant Peabody. — Regardez-moi dans les yeux. — Je suis sobre, lieutenant. — Tirez la langue. — Pourquoi ? — Parce que je vous le demande. Et cessez de bouder. Sur ce, Eve tourna les talons et se dirigea vers l'entrée du bâtiment. — Pas de grimaces dans mon dos ! ajouta-t-elle. Peabody se figea. — Allez-vous me dire pour quelle raison vous m'avez rappelée en service ? — Vous le saurez en temps et en heure. Si votre cerveau est en état de marche, vous comprendrez dès que j'aurai coincé Stiles. Je vous expliquerai le reste ensuite. Elle montra son insigne au gardien de nuit, obtint l'autorisation d'accès. — Waouh ! On se croirait dans un de ces feuilletons de l'après-midi. Ce n'est pas mon truc, ajouta précipitamment Peabody, mais une de mes sœurs est complètement accro à «Cœur de Désir». Désir est une petite station balnéaire tout à fait charmante, mais en fait, les intrigues et... — Taisez-vous. Je vous en supplie. Eve jaillit hors de l'ascenseur avant que son assistante ne se lance dans un résumé détaillé. Elle appuya sur la sonnette, agita son insigne devant le panneau de sécurité. — Peut-être qu'il dort, suggéra Peabody au bout de quelques instants. — Il a un droïde domestique. Eve insista, soudain submergée par l'angoisse. Elle avait confié à un débutant la surveillance d'un homme suspecté de deux meurtres. Pour lui donner sa chance. Si Stiles l'avait dupé, elle ne pourrait s'en prendre qu'à elle. — On entre. — Un mandat... — C'est inutile. Le sujet est suspecté d'avoir commis deux assassinats. De plus, c'est une victime potentielle. J'ai toutes les raisons de penser' qu'il s'est enfui, ou qu'il est à l'intérieur, mais ne peut pas nous ouvrir. Elle se servit de son passe-partout pour déverrouiller. — Sortez votre arme, Peabody... Passez tout de suite à droite. Vous êtes prête ? Sur un signal d'Eve, toutes deux entrèrent, se séparèrent. Eve commanda la lumière. Aveuglée, elle cligna des yeux, scruta les lieux, se positionna de façon à couvrir le dos de Peabody. — Police ! Kenneth Stiles, ici le lieutenant Dallas, de la police et sécurité de New York. Je suis armée. Je vous ordonne de vous présenter immédiatement dans le salon. Tout en parlant, elle s'avança vers la chambre, l'oreille aux aguets. — Il n'est pas là. Elle avait la ferme conviction qu'il s'était échappé, mais elle demanda à Peabody d'explorer l'autre partie de l'appartement. — Soyez prudente ! Du bout du pied, elle poussa la porte de la chambre. Le lit était fait, tout était rangé, sauf le costume que Stiles avait porté pour la cérémonie, qui gisait par terre. — Le droïde est là, Dallas. Désactivé. Aucun signe de Stiles. — Il s'est enfui, nom de nom ! Elle s'aventura jusqu'à la salle de bains, jeta un coup d'œil dans le dressing. Peabody la rejoignit. — Trueheart n'a rien à se reprocher, constata-t-elle en tripotant un tube de fond de teint, puis une perruque. Stiles est sûrement très habile à se déguiser. Avertissez le Central, Peabody. Suspect en fuite. — Lieutenant. Raide comme un bout de bois pétrifié, Trueheart surgit sur le seuil du dressing de Stiles. Son visage était blême, hormis les deux taches écarlates sur ses pommettes. — J'assume l'entière responsabilité dans l'échec de la mission que vous m'aviez confiée. J'accepterai sans la moindre protes... — Primo, cessez donc de parler comme ce droïde que Peabody est en train de réactiver, interrompit Eve. Deuzio, vous n'y êtes pour rien. Tout est ma faute. — Lieutenant, je vous sais gré de considérer mon manque d'expérience et la... — Taisez-vous, Trueheart ! Seigneur ! Ces débutants ! — Peabody, par ici ! — J'ai pratiquement réussi à faire fonctionner le droïde, Dallas. — Peabody, dites à l'agent Trueheart comment je traite les flics qui bâclent leur boulot. — Vous les massacrez, lieutenant. Impitoyablement. Ce peut être un spectacle très divertissant. Vu de loin. — Merci, Peabody. Trueheart, je vous ai massacré ? Il s'empourpra. — Euh, non, lieutenant. — J'en déduis que vous n'avez pas bâclé votre boulot. Si j'étais d'avis contraire, vous seriez déjà par terre à vous tordre de douleur, la main entre les cuisses, et à me supplier de vous épargner. Est-ce clair ? Il hésita. — Oui, lieutenant ? — Excellente réponse ! Elle se détourna pour examiner l'espace confiné, la forêt de vêtements de tous styles et de toutes tailles, le long comptoir croulant sous les flacons, les pommades et les laques. Les compartiments débordant de perruques et de postiches, les tiroirs remplis d'accessoires. — Il peut se transformer en n'importe qui. J'aurais dû m'en douter. Dites-moi si vous avez vu quelqu'un quitter l'édifice entre 20 h 30 et le moment de mon arrivée. Nous allons vérifier les disques de sécurité de toutes les sorties, mais tâchez d'être précis. Il opina, se concentra. — Un couple, un homme et une femme, tous deux blancs, entre trente-cinq et quarante ans. Ils ont hélé un taxi et se sont dirigés vers l'est. Une femme seule, métissée, la vingtaine avancée. Elle est partie à pied, vers l'ouest. Deux hommes, un noir, un blanc, trentenaires. Ils sont revenus au bout de trente minutes avec une provision de bières et une grande pizza. Un homme seul, métissé, la jeune cinquantaine, moustachu. Il se tut quand Eve leva la main. Elle souleva un petit sac pour lui montrer les quelques mèches qu'elle avait déjà prélevées. — De cette couleur ? Il ouvrit la bouche, la referma, pinça les lèvres. — C'est difficile à affirmer, lieutenant. L'obscurité tombait. Mais le sujet en question m'a semblé avoir des cheveux noirs, semblables à ceux-là. — Donnez-moi des détails. Taille, poids, style d'habillement, apparence. Elle l'écouta attentivement en essayant d'imaginer le personnage que lui décrivait Trueheart. — Parfait. Qui d'autre ? Il lui énuméra encore quelques habitants de l'immeuble qui étaient sortis, mais aucun d'entre eux ne suscita l'intérêt du lieutenant. — Il portait quelque chose ? Un cabas, un carton, un colis ? — Non, lieutenant. Il n'avait rien sur lui. — Très bien. Dans ce cas, il n'a pas dû changer d'aspect depuis. Faites votre rapport. — Lieutenant ? — Faites votre rapport au Central, Trueheart. Il s'éclaira comme une bougie d'anniversaire. — Bien, lieutenant ! Il fut repéré tout à fait par hasard. Eve y repenserait longtemps après. La chance pure. Par une cruelle ironie du sort, l'express reliant New York à Toronto avait subi une avarie au moment d'entrer à la gare centrale. Le retard provoqué avait fait toute la différence. Eve fourra son communicateur dans sa poche. — Gare Centrale ! aboya-t-elle. Dépêchons-nous ! Elle avait déjà atteint la porte de l'appartement, quand elle jeta un coup d'œil derrière elle. — Trueheart ? Pourquoi n'êtes-vous pas sur mes talons ? — Lieutenant ? — Quand l'officier en charge dit de se dépêcher, ça veut dire qu'on se bouge les fesses ! Il cligna des paupières, puis comprit qu'elle l'emmenait avec elle sur le terrain. Ses lèvres s'étirèrent en un large sourire. — Oui, lieutenant ! — Toutes les issues, tous les quais sont gardés par l'équipe de sécurité de la gare. Les renforts arrivent, lui expliqua-t-elle, tandis qu'ils redescendaient au rez-de-chaussée. Le suspect a acheté un billet aller pour Toronto. — Il fait froid, là-haut, grommela Peabody en remontant le col de son manteau. Si je fuyais le pays, j'irais plutôt vers le sud. Je n'ai jamais visité les Antilles. — Vous pourrez le lui signaler quand il sera derrière les barreaux. Attachez vos ceintures. Eve démarra en trombe, fonça hors du parking comme une fusée, toutes sirènes hurlantes, bifurqua dans un crissement de pneus. Ballotté sur la banquette arrière, l'estomac noué, Trueheart était au septième ciel. Il était à la poursuite, non pas d'un voleur à la tire ou d'un vulgaire chauffard, mais d'un homme soupçonné de meurtre. Il s'agrippa à la poignée pour garder son équilibre, alors qu'Eve slalomait nerveusement entre les véhicules. Il voulait s'imprégner des moindres détails. La vitesse hallucinante, les lumières, l'arrêt brutal, puis l'envol à la verticale pour franchir un embouteillage au carrefour de Lexington. De sa voix claire, précise, Peabody coordonnait les efforts de toutes les équipes par l'intermédiaire de son communicateur. Eve conduisait en jurant tout bas contre tous ces « imbéciles heureux » en scooter. Elle s'arrêta du côté ouest de la gare. — Peabody, Trueheart, restez avec moi. Deux gardiens bloquaient l'entrée. Quand Eve leur montra son insigne, ils se mirent aussitôt au garde-à-vous. — Situation ? — Votre suspect est à l'intérieur, lieutenant. Niveau deux, section C. Les passagers sont nombreux à cet endroit. L'express de Toronto était complet. Il y a plusieurs boutiques, restaurants et des toilettes. Nos collègues sont postés devant tous les ascenseurs, aéroglisseurs et tapis roulants. Il est là. — Merci. Elle s'enfonça dans un océan de bruit et de mouvement. — Lieutenant, Feeney et McNab arrivent, côté sud. — Indiquez-leur la position de la cible. On va partir du principe qu'il pourrait être armé. Elle traversa la salle des pas perdus. — Prévenez l'officier responsable que nous descendons. — Il s'agit du capitaine Stuart, lieutenant. Fréquence B sur votre communicateur. Elle vous écoute. — Capitaine Stuart, ici le lieutenant Dallas. — Lieutenant, tout est en place. Le centre de contrôle du trafic continue d'annoncer le retard du 12 h 05 à destination de Toronto. — Où est mon suspect ? Le visage de Stuart resta impassible, mais sa voix trahit une certaine tension. — Nous l'avons perdu de vue. Il n'a pas quitté, je répète, il n'a pas quitté le secteur sous surveillance. Nos caméras de sécurité sont à l'affût. On va le retrouver. — Contactez-moi sur cette fréquence dès que vous l'apercevez. Dites à vos hommes que le département de police et de sécurité de New York prend le relais. Et remerciez-les pour leur assistance et leur coopération. — C'est mon territoire, lieutenant. — L'individu en question est soupçonné d'avoir commis deux assassinats sur mon territoire, capitaine. Vous outrepassez vos droits, et nous le savons toutes les deux. Mettons-nous au boulot. On pourra s'engueuler ensuite. Elle marqua une pause. — Nous atteignons le niveau deux. Avertissez votre personnel. Les armes ne doivent être déployées qu'en cas extrême et pour la protection des passants. Je veux faire ça proprement. — Je sais comment procéder lors d'une opération de cette nature. On m'a signalé que le suspect était peut-être armé. — Rien ne permet de le confirmer. La prudence est de mise. Évitez toute bavure, capitaine. C'est primordial. L'endroit est bondé de civils. Je maintiens cette fréquence pour tout contact éventuel. Eve rangea son communicateur dans sa poche. — Vous avez entendu, Peabody ? — Oui, lieutenant. Elle veut mener la danse. « Ce soir, la régie autonome du transit de New York, menée par le capitaine Stuart, a capturé le suspect numéro un dans le meurtre de Richard Draco. Ne manquez pas les premières images, dès 11 heures. » — Et quel est notre objectif? — Identifier, neutraliser et incarcérer la cible. En un seul morceau, sans blesser le§ badauds. — Vous avez suivi, Trueheart ? — Oui, lieutenant. Eve repéra les officiers de la régie disséminés sur le périmètre de la section C. Et la foule. Des gens qui se promenaient tranquillement, erraient de boutique en boutique. D'autres, qui se ruaient sur les quais et s'engouffraient dans d'interminables corridors. L'air empestait le graillon et la sueur. Des bébés criaient. Une chaîne portable crachait un tube à la mode, en violation directe du code de pollution sonore. Un petit groupe de chanteurs de rue tentait désespérément de couvrir la musique. C'était une marée humaine de visages anonymes, exprimant la lassitude, l'excitation ou l'ennui. Un sursaut d'agacement la submergea, quand un pickpocket s'appropria le portefeuille d'un voyageur. — Trueheart, vous êtes le seul à l'avoir vu. Ouvrez grand les yeux. Je veux qu'on intervienne en douceur, mais il ne faut pas non plus perdre de temps. Plus le départ de l'express sera repoussé, plus Stiles risque de s'énerver. — Dallas, Feeney et McNab sont à 9 heures. — Oui. Je les vois. On se croirait dans une fourmilière, ajouta Eve. On va se séparer. Peabody, prenez la droite, Trueheart, la gauche. Maintenez le contact visuel. Elle fixa toute son attention sur le centre, scrutant les uns et les autres. De l'autre côté des voies, un train se dirigeant vers le sud disparut dans le tunnel. Un mendiant, sa licence maculée, s'efforçait d'attendrir les passagers du convoi retardé. Elle se rapprochait de Feeney. Elle tourna la tête d'un côté puis de l'autre pour s'assurer des positions de ses acolytes. Elle perçut le hurlement, suivi de plusieurs cris, d'une explosion de verre, tandis que la vitrine d'un des magasins s'effondrait. Pivotant sur elle-même, elle vit Stiles se faufiler parmi les gens affolés, poursuivi par un des hommes de la régie. — Ne tirez pas ! s'exclama-t-elle, en saisissant à la fois son communicateur et son arme. Stuart, ordonnez-lui de cesser le feu ! La cible est cernée. Ne tirez pas ! Elle se propulsa en avant, à contre-courant des personnes qui fuyaient la zone sinistrée. Quelqu'un la bouscula, les yeux révulsés, s'agrippa à ses mains. Serrant les dents, elle l'ignora, poursuivit son chemin. La vague suivante déferla sur elle comme un essaim d'abeilles, tandis qu'une autre vitrine volait en éclats. Elle sentit un souffle chaud sur sa figure, puis quelque chose qui dégoulinait dans son cou. Elle vit Stiles enjamber des corps. Puis elle vit Trueheart. Il avait de longues jambes, et il courait vite. Eve prit son élan. Du coin de l'œil, elle vit un mouvement. — Non ! Cessez le feu ! glapit-elle, mais son ordre se noya dans la cacophonie ambiante. A l'instant précis où elle se ruait sur le gardien de la régie, il braqua et tira. Au même moment, Trueheart banda ses muscles, prêt à bondir sur sa proie. La balle l'atteignit en plein vol, le transformant en un missile qui chuta lourdement sur le dos de Stiles. La force de l'impact les envoya tous deux sur les voies. — Non ! Bon Dieu ! Non ! Eve poussa le flic, se précipita vers le bord du quai. — Arrêtez les trains en direction du nord ! Il y a des blessés sur la voie ! Arrêtez les trains ! Oh, Seigneur ! Seigneur Dieu ! Un méli-mélo de corps, une tache de sang. Elle sauta de la plate-forme. Le souffle court, elle chercha le pouls de Trueheart. — Nom de nom ! Officier à terre ! hurla-t-elle dans son communicateur. Officier à terre ! Envoyez les secours immédiatement, gare centrale, niveau deux, section C comme canard. Un agent et le suspect sont à terre. Tenez bon, Trueheart. Elle enleva sa veste, l'étala sur sa poitrine, puis, des deux mains, appuya fortement sur l'entaille dans sa cuisse. Ruisselant, haletant, Feeney atterrit à ses côtés. — Mon Dieu ! C'est grave ? — Oui. Il a pris une balle. Elle était arrivée une seconde trop tard. — Ensuite, il est tombé. Nous ne pouvons pas risquer de le bouger sans l'avoir stabilisé. Où sont les secouristes ? Qu'est-ce qu'ils fichent ? — Ils arrivent. Pousse-toi. Feeney détacha sa ceinture, la poussa légèrement et entreprit de garrotter la jambe de Trueheart. — Et Stiles ? Elle s'obligea à se redresser, s'avança jusqu'à l'endroit où il gisait, ventre à terre. — Il est vivant. J'ai l'impression que c'est le môme qui a tout pris. — Vous saignez, Dallas. — Un éclat de verre. Ce n'est rien. Elle essuya sa joue du revers de la main, mélangeant son sang à celui de Trueheart. — Quand j'en aurai fini avec Stuart et ses gros malins... Elle se tut, contempla Trueheart, blême comme un linge. — Tu te rends compte, Feeney ? C'est un môme ! 17 Eve se précipita aux urgences, dans le sillage du brancard et des secouristes affairés. Les ordres fusaient, claquaient. Elle crut comprendre qu'on parlait de blessure à la colonne vertébrale, d'hémorragie interne. Lorsqu'ils atteignirent la salle d'examen, une infirmière énorme, sa peau d'ebène contrastant avec le bleu pâle de sa blouse, lui barra le chemin. — Poussez-vous. C'est un de mes hommes, qui vient de passer. — Non, c'est à vous de vous pousser, riposta l'infirmière en plaçant une main gigantesque sur son épaule. Seul le personnel médical est autorisé à franchir ce seuil. Vous êtes vous-même en piteux état. Allez en salle quatre. Quelqu'un va venir vous soigner. — Je me soignerai toute seule. Ce garçon est à moi. Je suis son lieutenant. — Eh bien, lieutenant, vous allez devoir laisser intervenir les médecins. Si vous voulez vous rendre utile, ajouta-t-elle en brandissant une fiche, donnez-moi ses coordonnées. Eve s'approcha de la vitre, mais n'insista pas. Elle détestait les hôpitaux. De l'autre côté, des silhouettes en vert et en bleu s'activaient fébrilement. Et Trueheart était inconscient sur la table. — Lieutenant, reprit l'infirmière, d'un ton radouci, essayons de nous aider mutuellement. Nous voulons toutes deux qu'il s'en sorte. Dites-moi ce que vous pouvez sur le patient. — Trueheart. Prénom... Merde! Peabody? — Troy. Il s'appelle Troy. Il a vingt-deux ans. Eve colla le front contre le verre, ferma les yeux et rapporta les circonstances de l'accident. — Nous allons prendre soin de lui, la rassura l'infirmière. À présent, passez en salle quatre. — Peabody, localisez la famille. Demandez à quelqu'un du soutien psychologique de les contacter. — Oui, lieutenant. Feeney et McNab s'occupent de Stiles. Il est dans la pièce à côté. D'autres civières arrivèrent. Les blessés de la gare centrale occuperaient l'équipe des urgences toute la nuit. — Je vais prévenir le commandant, dit Eve. Lorsqu'elle eut terminé, elle alla se réfugier près des portes et téléphona chez elle. — Connors. — Tu saignes. — Je... je suis à l'hôpital. — Où ? Lequel ? — Au Roosevelt. Écoute... — Je viens tout de suite. — Non, attends. Ça va. Un de mes hommes a pris une balle. Un môme, gémit-elle. On s'occupe de lui. Il faut que je reste jusqu'à ce que... Il faut que je reste. — Je viens, répéta Connors. Elle faillit protester, se ravisa. — Oui. D'accord. Merci. L'infirmière reparut, darda sur Eve un regard noir. — Pourquoi n'êtes-vous pas en salle quatre ? — Comment va Trueheart ? — Ils sont en train de le stabiliser. Ils vont le monter au bloc. Je vous accompagnerai dans le hall d'attente dès que vous aurez été soignée. — Je veux un rapport détaillé sur son état. — Vous l'aurez. Quand vous aurez été soignée. Le plus dur, c'était d'attendre. Eve avait tout le temps de réfléchir, ressasser, se remémorer les événements, détailler les moindres failles. Elle était incapable de rester assise. Elle allait et venait, buvait du café, se campait devant la fenêtre. — Il est jeune. En bonne santé, finit par murmurer Peabody, à bout de nerfs. La balance penche en sa faveur. — J'aurais dû le renvoyer chez lui. Le libérer. Je n'avais pas à emmener un débutant sur cette mission. — Vous vouliez lui donner une chance. — Une chance ? s'écria Eve en se retournant, les yeux brillants d'émotion. J'ai mis sa vie en danger, je l'ai jeté dans une situation à laquelle il n'était pas du tout préparé. Il est tombé. J'en suis responsable. Peabody avança le menton, l'air rebelle. — Vous dites n'importe quoi. C'est un flic. Quand on revêt l'uniforme, on s'attend à prendre des risques. Il travaille avec nous, ça signifie qu'il pourrait se choper une balle dans la tête n'importe où, n'importe quand. Si j'étais partie à gauche à sa place, c'est moi qui serais entre les mains des chirurgiens. Et ça m'ennuierait sérieusement de savoir que vous êtes là, à vous torturer l'esprit. — Peabody... Eve se tut, secoua la tête, retourna devant la machine à café. — Bravo ! lança Connors en tapotant amicalement l'épaule de Peabody. Vous êtes une perle, ma chère. — Ce n'est pas sa faute. Je ne supporte pas de la voir se rabaisser comme ça. — C'est ce qui la rend exceptionnelle. — Mouais. Je vais essayer de trouver McNab, prendre des nouvelles de Stiles. Tâchez de la convaincre d'aller prendre l'air. — Je vais voir ce que je peux faire. Il rejoignit sa femme. — Continue à boire du café à ce rythme-là, et tu auras des trous dans l'estomac gros comme mon poing. Tu es fatiguée, lieutenant. Assieds-toi. — Je ne peux pas. Elle se retourna, constata que Peabody était sortie, s'effondra. — Oh, mon Dieu ! murmura-t-elle en se pressant contre lui. Quand je lui ai annoncé qu'il venait avec nous, il a eu un grand sourire. Je croyais qu'il était couvert, mais tout a dérapé d'un seul coup. Les gens se piétinaient, hurlaient. Je n'ai pas été assez rapide. Il la connaissait suffisamment pour savoir qu'il valait mieux se taire. La serrer contre lui jusqu'à ce qu'elle se calme. — J'aimerais que tu me rendes un service. Tu as des relations, ici. Tu peux tirer quelques ficelles, afin que je sache ce qui se passe, au bloc ? — Entendu. Repose-toi quelques minutes. Je reviens. Elle s'obligea à s'asseoir, tint le coup une minute, se releva, se resservit un café. Une femme apparut. Elle était grande et mince, et elle avait le regard innocent de Trueheart. — Excusez-moi. Je cherche le lieutenant Dallas. — C'est moi. — Ah, oui. J'aurais dû m'en douter. Troy m'a tant parlé de vous. Je suis Pauline Trueheart, sa mère. À son immense surprise, au lieu de se répandre en invectives et en reproches, Pauline Trueheart vint vers elle, la main tendue. — Madame Trueheart, je suis désolée que votre fils ait été blessé au cours de cette mission. Je tiens à ce que vous sachiez qu'il s'est comporté de manière exemplaire. — Il serait si content de vous l'entendre dire. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point il vous admire. Sans vouloir vous offenser, je crois que Troy est un peu amoureux de vous. Eve posa sa tasse. — Madame, votre fils était sous ma responsabilité. — Oui, je sais. Le psychologue nous a expliqué la situation. J'ai déjà parlé avec la liaison patient. Ils font tout ce qu'ils peuvent. Troy va s'en sortir. Elle sourit, entraîna Eve vers la banquette. — Je sais. J'en ai l'intime conviction. Voyez-vous, il est tout ce que j'ai. Eve s'installa sur la table basse, en face de Pauline. — Il est jeune et fort. — Oh, oui, et c'est un battant. Il a toujours rêvé d'être policier. Vous n'imaginez pas à quel point il tient à son uniforme. Troy est un jeune homme merveilleux, lieutenant. Il ne m'a apporté que de la joie. Elle jeta un coup d'œil vers la porte. — Je ne supporte pas de savoir qu'il souffre. — Madame Trueheart... bredouilla Eve, je ne pense pas qu'il souffre. Quand je l'ai rejoint, il était inconscient. — Tant mieux. Merci. — Comment pouvez-vous me remercier? C'est à cause de moi qu'il en est là. — Pas du tout ! protesta Mme Trueheart en lui reprenant la main. Mon fils veut servir Servir et protéger, c'est bien cela ? — Oui. — Je m'inquiète. C'est difficile, pour les proches. J'ai une confiance absolue en Troy. Je suis persuadée que votre mère en dirait autant pour vous. Eve tressaillit visiblement, ignora l'étau qui se resserrait autour de sa poitrine. — Je n'ai pas de mère. — Ah. Je suis désolée. Enfin... quelqu'un qui vous aime. Cette personne croit en vous. Eve rencontra brièvement le regard de Connors, qui venait de reparaître. — Oui, sans doute. — Madame Trueheart, dit Connors en s'avançant vers elle, on vient de me prévenir que votre fils allait bientôt sortir du bloc. — Vous êtes médecin ? — Non, je suis le mari du lieutenant Dallas. — Ah! Est-ce qu'ils vous ont dit... comment va Troy? — Il est stabilisé. Tous les espoirs sont permis. Un membre de l'équipe chirurgicale viendra parler avec vous dans quelques minutes. — Merci. Il paraît qu'il y a une chapelle, à cet étage. Je crois que je vais y aller en attendant. Lieutenant, vous semblez épuisée. Troy ne vous en voudrait pas de rentrer chez vous vous reposer. Restée seule avec Connors, Eve posa les coudes sur ses cuisses et se massa les tempes. — Dis-moi ce que tu lui as caché. Sans détour. — La blessure de l'épine dorsale les préoccupe. — Il est paralysé ? — Ils espèrent que c'est provisoire, dû à l'inflammation. Si c'est plus grave, il existe des traitements très efficaces. — Il ne voudra jamais renoncer à son métier de flic. Tu peux faire venir un spécialiste ? — C'est déjà fait. Eve se balança légèrement d'avant en arrière. — Je te suis redevable. — Épargne-moi tes insultes, Eve. — Tu as vu sa mère ? Comment elle a réagi ? Comment peut-on être aussi solide et courageux ? Connors lui prit les poignets, l'obligea à baisser les bras. — Regarde-toi dans une glace. Elle secoua la tête. — C'est la force de l'amour. Elle pense qu'il guérira et qu'il vivra heureux, parce qu'elle l'aime. — L'amour maternel est puissant et féroce. Calmée, Eve se dégourdit les épaules. — Est-ce que tu penses à la tienne, parfois ? Ta mère? Il ne répondit pas tout de suite, et elle fronça les sourcils. — J'allais te dire non. Mais c'est faux. Oui, de temps en temps, il m'arrive de songer à elle. Je me demande ce qu'elle est devenue. — Et pourquoi elle t'a abandonné ? — Je sais pourquoi elle est partie, rétorqua Connors d'un ton sec. Je ne l'intéressais pas. — Je ne sais pas pourquoi la mienne m'a lâchée. C'est pire que tout. Ne pas savoir. Ne pas se rappeler... Bon ! Assez ruminé, marmonna-t-elle, agacée... En parlant de mères, il faut que je parle à Carly de la sienne. Elle se leva, Connors en fit autant. — Je vais prendre des nouvelles de Stiles, m'entre-tenir avec lui si c'est possible. Ensuite, il faudra que je me rende au Central pour rédiger mon rapport. J'ai rendez-vous avec le commandant demain aux aurores. Elle était pâle, fatiguée. — Tu as besoin de dormir. — Je ferai une petite sieste au Central. De toute façon, cette enquête devrait être bouclée d'ici quelques heures. Je prendrai un peu de temps pour moi après cela. — Profitons-en pour partir en vacances quelques jours. — Je vais y réfléchir. Comme ils étaient seuls, elle se pencha vers lui pour l'embrasser. Eve se présenta au bureau de Whitney à 7 h 10. Il avait déjà lu son rapport. A présent, il l'écoutait attentivement. — Le médecin qui s'occupe de Stiles estime qu'il faudra attendre la mi-journée pour pouvoir l'interroger. Il est encore sous sédatif pour le moment. Son état est stable. L'état de l'agent Trueheart est plus sérieux. Ses membres inférieurs ne réagissent pas encore aux sti-muli, et il n'a toujours pas repris connaissance. Je souhaite qu'il soit récompensé pour sa bonne conduite. C'est grâce à sa vivacité et à son courage que nous avons pu appréhender le suspect. S'il a été blessé au cours de l'opération, ce n'est pas par sa faute, mais par la mienne. — C'est ce que vous signalez dans votre rapport écrit. Je ne suis pas d'accord avec cette analyse. — Commandant, l'agent Trueheart a montré beaucoup de bravoure en des circonstances difficiles et dangereuses. — Je n'en doute pas, lieutenant. Avez-vous l'intention de confronter le capitaine Stuart au sujet des problèmes qui se sont posés ? Parce que dans ce cas, je vous ordonne de n'en rien faire. À l'heure qu'il est, le capitaine Stuart essuie les réprimandes de ses supérieurs. Vous ne trouvez pas que ça suffit ? — Ce n'est pas à moi d'en décider. — J'admire votre calme. Elle a tout gâché. En méprisant votre autorité, vos ordres, la chaîne de commandement, elle a provoqué le chaos. A cause d'elle, des dizaines de civils ont été blessés, les dégâts matériels s'élèvent à plusieurs millions de dollars, un suspect a failli nous échapper, et l'un de mes hommes se retrouve à l'hôpital. Il se pencha en avant, les dents serrées. — Vous croyez que ça ne me met pas hors de moi ? — Vous vous maîtrisez admirablement, commandant. Il laissa échapper une sorte de rire. — Avez-vous signifié au capitaine Stuart que vous preniez le relais, que vous étiez sur les lieux, et qu'il ne fallait tirer qu'en cas d'extrême urgence ? — Oui, commandant. — Le capitaine Stuart sera sanctionnée, je vous le promets. Une fois l'enquête interne achevée, elle aura de la chance si on lui propose un poste au Contrôle. Contentez-vous de cela. — Trueheart n'a que vingt-deux ans ! — J'en suis conscient. Et je sais ce que c'est que de perdre un de ses hommes. Retenez-vous, lieutenant, concentrez-vous sur votre travail. Asseyez-vous. Elle obéit. Il poussa de côté son dossier. — Quand avez-vous dormi pour la dernière fois ? — Je vais bien. — Après notre rendez-vous, vous prendrez deux heures. C'est un ordre. Anja Carvell... reprit-il. Pensez-vous qu'elle ait un rôle à jouer dans cette affaire ? — Tant que l'écheveau n'est pas dénoué, chaque fil a son importance. — Et ses relations avec Kenneth Stiles et Richard Draco ? — Nos recherches ont révélé des connexions en triangle qui ne peuvent être ignorées. Il semble que Stiles ait organisé le meurtre de Draco, et par contrecoup, celui de Linus Quim. Cependant, d'autres avaient un mobile et une opportunité. Rien ne permet d'affirmer que Stiles est l'assassin, et surtout, qu'il a agi seul. Avant de l'arrêter, j'étais sur le point de demander un mandat pour briser les scellés sur le fichier d'adoption de Carly Landsdowne. — Prenez vos deux heures, puis tentez votre chance auprès du juge Levinsky. Il pourrait vous aider, surtout si vous le coincez après le petit-déjeuner. Elle décida d'obéir aux ordres de son commandant. S'allonger, se reposer un peu, retrouver sa lucidité. Elle ferma la porte de son bureau à clé, puis s'allongea par terre. À peine avait-elle fermé les yeux, que son communicateur bipa. — Oui, quoi ? — Bonjour, lieutenant. — Ne me harcèle pas, grommela-t-elle en calant sa joue sur sa main. Je suis couchée. — Tant mieux, répliqua Connors. Mais tu aurais été mieux dans ton lit. — Décidément, je ne peux rien te cacher ! — Je te connais. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de te contacter. J'ai négligé de te transmettre une information, hier soir Le nom de la mère de Carly Landsdowne. — Qu'est-ce que tu racontes ? Je t'avais dit de ne pas te mêler de ça. — J'ai désobéi. J'attends avec impatience la punition que tu m'infligeras plus tard. Il s'agit d'Anja Carvell. Elle a accouché dans une clinique privée, en Suisse. L'adoption, prévue d'avance, s'est effectuée selon la procédure légale. On lui a accordé ses vingt-quatre heures de réflexion, au cas où elle voudrait revenir sur sa décision. Elle a tenu bon et a signé tous les papiers. Elle a précisé que le père était Richard Draco et inclus un document officiel selon lequel il avait été tenu au courant de sa grossesse, de son désir de la poursuivre jusqu'au bout, puis de donner l'enfant en adoption. — A-t-il été averti de la naissance ? — Oui. Il ne manque rien au dossier. Il savait qu'il avait une petite fille. Les tests d'ADN imposés confirmaient sa paternité. Il n'a opposé aucune objection à l'adoption. Eve roula sur le dos, digéra cette nouvelle. — Tous ces renseignements sont communiqués aux parents adoptifs, sauf les noms des parents biologiques. On leur transmet les passés médicaux du père et de la mère, leurs origines culturelles et ethniques, leurs capacités intellectuelles, artistiques et techniques. Les adoptants peuvent, sur demande expresse, obtenir les noms des géniteurs. — Ils ne l'ont pas fait, dit Connors. — On peut contourner le règlement. Carly a pu découvrir la vérité, rapiécer le puzzle, soupçonner Draco d'être son père. En cherchant bien, ils se ressemblent un peu. Qu'est-ce qu'elle savait ? — Tu le sauras bien assez tôt. Repose-toi. — Oui. Et tu ne perds rien pour attendre, espèce de fraudeur. — Ça m'excite déjà ! Eve s'assoupit, obsédée par les pères et les filles, les meurtres et les trahisons. Le cauchemar la réveilla en sursaut, dégoulinante de transpiration, le cœur battant. Elle se redressa, ravalant une nausée. Il lui fallut plusieurs secondes pour se rendre compte que le martèlement dans sa tête provenait de la porte. — Oui, oui, j'arrive ! Elle s'efforça de respirer normalement, se leva, s'agrippa à son bureau. — Quoi ? aboya-t-elle en ouvrant. — Vous ne décrochiez pas, dit Peabody, les joues rosies par le froid. J'étais... Ça va? Vous avez l'air... euh... décalée. — Je dormais. — Je suis désolée. Peabody déboutonna son manteau. Depuis qu'elle avait décidé, pour la centième fois, de perdre du poids, elle avait pris l'habitude de descendre du métro trois stations avant le Central. Ce matin-là, l'hiver avait ressurgi. — Je viens d'arriver, j'ai croisé le commandant, qui sortait. Il partait pour l'hôpital. Eve s'accrocha au bras de Peabody. — C'est Trueheart ? Il est mort ? — Non, il a repris conscience. D'après le commandant, il a refait surface il y a une vingtaine de minutes. La bonne nouvelle, c'est qu'il réagit aux sti-muli. Il n'est pas paralysé, et il va quitter la réanimation. — Bien... très bien, souffla Eve.'Nous passerons le voir en allant interroger Stiles. — Tout le monde a cotisé pour un bouquet de fleurs. Trueheart est très apprécié. — Parfait. Ajoutez-moi à la liste... Apportez-moi un café, voulez-vous ? Je suis complètement abrutie. — Vous n'êtes pas allée chez vous, n'est-ce pas ? Quand vous m'avez libérée, vous m'avez dit que vous rentriez. — J'ai menti. Du café, vite ! J'ai une information de source anonyme. Il va falloir interviewer Carly Landsdowne. Peabody se dirigea vers l'AutoChef en fronçant le nez. — Je suppose que votre assistante n'a pas à vous demander le nom de votre source ? — Mon assistante doit m'apporter du café avant que je ne lui arrache les yeux. — J'y vais, j'y vais. Pourquoi Carly, à ce stade de l'enquête ? — Je viens d'apprendre que Richard Draco était son père. — Mais ils étaient... Beurk! s'exclama Peabody, atterrée. — Nous allons demander au juge Levinsky de nous autoriser l'accès au dossier d'adoption. Il faut passer par les voies officielles. En attendant... La sonnerie de son communicateur l'interrompit. — Division homicide, Eve Dallas. — Lieutenant Eve Dallas ? — Oui. — Lieutenant, je m'appelle Anja Carvell. Je souhaiterais vous rencontrer au sujet d'une affaire de la plus haute importance. Le plus vite possible. — Je vous cherchais, mademoiselle Carvell. — Je m'en doutais. Pouvez-vous me retrouver à mon hôtel ? Je suis au Palace. — Je serai là dans vingt minutes. — Merci. Je pense que je vais pouvoir vous aider. — Incroyable ! s'écria Peabody, quand Eve eut raccroché. On passe la planète au peigne fin, et voilà qu'elle nous tombe du ciel. — Oui, quelle coïncidence ! ironisa Eve. Ça ne me plaît pas. À LIRE APRÈS MA MORT. Oui, ça sonne bien. Il ne faut jamais perdre son sens du spectacle, même quand on est sous pression. Surtout quand on est sous pression. Les pilules sont facilement accessibles, le cas échéant. C'est l'ultime recours, bien sûr, mais ce sera rapide et sans violence. Entre la mort et la prison, je préfère la mort. La vie est une série de choix. L'un entraîne le suivant, et le chemin s'en accommode. Il ne suit jamais une ligne droite, à moins qu'il n'y ait ni joies ni chagrins. J'ai toujours préféré les routes sinueuses. J'ai fait des choix, pour le meilleur ou pour le pire, mais ils étaient les miens. J'en assume l'entière responsabilité. Même Richard Draco. Non, surtout Richard Draco. Sa vie n 'a pas été une série de choix, mais une compilation d'actes cruels, petits ou grands. Tous ceux qu'il a approchés ont souffert, d'une manière ou d'une autre. Sa mort ne pèse pas sur ma conscience. Il méritait d'être exterminé. Je regrette simplement qu'il n'ait pas été submergé par la douleur, la frayeur et les remords, juste avant que le couteau ne lui transperce le cœur Avant de planifier cette exécution, j'ai pensé à me préserver. Je suppose que je continue. Pour Linus Quim, c'est vraiment dommage. Mais c'était nécessaire, et Dieu sait que c'était un petit homme mesquin, au cœur de pierre. J'aurais pu le payer, mais le chantage est une sorte de maladie, n 'est-ce pas ? Une fois le corps infecté, le virus se répand et ressurgit aux moments les plus inopportuns. Pourquoi prendre ce risque ? Cela étant, je n'ai pris aucun plaisir à manigancer sa mort. J'ai même dû avaler des sédatifs, pour calmer mes nerfs. J'ai fait en sorte qu'il n'ait ni mal ni peur, qu'il s'en aille dans l'illusion du plaisir. Il n'en reste pas moins que j'ai dû mettre fin à ses jours. Planifier l'assassinat de Richard, devant tous ceux qui lui en voulaient, fut réjouissant. C'était très excitant d'imaginer Christine Vole plongeant sa lame dans les entrailles de ce minable de Léonard Vole. La situation s'y prêtait à merveille. Je demande pardon à tous mes amis et associés de leur avoir causé tant de soucis. C'est idiot de ma part, mais c'était tout aussi idiot de penser que ça n'irait jamais jusque-là. Je m'étais dit que personne n'aimait Richard. Que personne ne le pleurerait, sinon avec des larmes de crocodile. J'ai mal calculé mon coup. Le lieutenant Dallas n'a pas lâché prise. Elle ne respecte sans doute pas Richard Draco plus que nous. À l'heure qu'il est, elle en sait suffisamment sur lui pour savoir que c'était un être ignoble. Mais elle a un sens inné de la justice. Pour elle, c'est une sorte de religion : elle se doit de prendre la défense de la victime. J'en ai eu conscience presque tout de suite, en la regardant dans les yeux. Après tout, j'ai passé mon existence tout entière à observer les autres, à les jauger, à les imiter Enfin, j'ai mené à bien la mission que je m'étais assignée. J'ai fait ce que je devais faire. J'ai - impitoyablement, certes - redressé les torts. N'est-ce pas cela, la justice ? 18 Anja Carvell était d'une beauté à couper le souffle, un corps sculpté à la sueur de son front ou de son porte-monnaie, une bouche sensuelle maquillée d'un brillant à lèvres cuivré, et une peau dorée qui mettait en valeur ses cheveux fauves et ses yeux marron. Elle dévisagea longuement Eve, posa brièvement son regard sur Peabody, puis s'effaça pour les laisser entrer dans sa modeste suite. — Merci d'être venus si vite. Je me suis rendu compte après vous avoir parlé que j'aurais dû vous proposer d'aller vous retrouver. — Ce n'est pas un problème. — Vous ne m'en voudrez pas de méconnaître les usages. Mon expérience auprès des gens de votre profession est très limitée. J'ai commandé un pot de chocolat chaud, ajouta-t-elle en indiquant la table basse du salon, sur laquelle trônaient une chocolatière et deux tasses. Puis-je vous en offrir? Ce temps est d'un lugubre ! Je vais chercher une autre tasse pour votre assistante. — Ne prenez pas cette peine, répliqua Eve en ignorant le gémissement de dépit de Peabody. Mais ne vous gênez pas pour nous. — Voulez-vous vous asseoir ? Elle les conduisit jusqu'au canapé, défroissa sa jupe longue, couleur de bronze. Elle avait mis de la musique, du piano. Un bouquet de roses se dressait près de la lampe. Leur parfum, et celui de leur hôtesse, embaumait la pièce. Un tableau paisible, raffiné, songea Eve. — Je suis arrivée à New York hier soir, expliqua Anja. J'avais oublié combien j'aime cette ville, l'énergie qu'elle dispense et la chaleur, même en plein hiver. — D'où veniez-vous ? — De Montréal. Elle but une gorgée de chocolat, avec cette délicatesse et cette grâce qu'Eve admirait toujours chez Mira. — Lieutenant, je crains que Kenneth ne vous ait pas dit toute la vérité lors de votre entretien avec lui. J'espère que vous ne lui en tiendrez pas rigueur. Il cherchait à me protéger. — Mademoiselle Carvell, il me faut votre autorisation pour enregistrer cette conversation. — Ah! Anja cligna des yeux, intriguée, puis opina. — Bien sûr, il faut que tout ça soit officiel. — Peabody, enregistrez. Tandis qu'Eve lui énumérait ses droits et ses obligations, Anja afficha une expression de surprise, puis d'amusement. — Je figure donc parmi les suspects ? — C'est la procédure. Dans votre intérêt. Avez-vous bien compris tout ce que je viens de vous dire? — Parfaitement. — Mademoiselle Carvell, pourquoi êtes-vous venue à New York hier ? — Kenneth... Kenneth Stiles m'avait contactée. Il souhaitait me rencontrer. Il était très agité. D'après lui, vous êtes convaincue qu'il a assassiné Richard Draco. Lieutenant, c'est impossible. — Pourquoi ? — Parce que Kenneth est un homme doux et bon. — Ça ne l'a pas empêché d'expédier Richard Draco à l'hôpital, il y a vingt-quatre ans. Anja eut un grognement d'impatience. Sa tasse cliqueta sur la soucoupe. — Il était jeune. Comment peut-on le lui reprocher encore, après toutes ces années ? Il a agi par amour. — Nos actions nous suivent toute notre vie, mademoiselle Carvell. — Je n'en crois rien. Je suis la preuve qu'à force de volonté, on peut changer son existence, affirma-t-elle en serrant le poing. Lieutenant Dallas, quand j'ai vu Kenneth hier soir, il était dans tous ses états. Je peux vous assurer qu'il ne m'aurait jamais appelée s'il avait fait ce dont vous le soupçonnez. — Quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ? — Aux alentours de 20 heures. Nous nous sommes rejoints dans un club. L'Alley Cat. — Je connais ce bar. — Nous avons pris un verre et bavardé. Il m'a raconté qu'il vous avait donné mon nom, et que vous étiez à ma recherche parce que j'avais eu une liaison autrefois avec Richard. Elle eut un sourire éblouissant. — Il tenait à me prévenir, vous comprenez, afin que je puisse me cacher. Il voulait m'épargner l'épreuve d'un interrogatoire. Je l'ai calmé de mon mieux, et je lui ai promis de prendre contact avec vous. — Vous n'avez plus eu de ses nouvelles, depuis ? — Non. J'espère le voir quand nous en aurons terminé, pour apaiser ses craintes. — Kenneth Stiles a essayé de quitter la ville hier soir, déclara Eve en observant attentivement Anja. Quand on a tenté de le retenir, il a pris ses jambes à son cou. Il a été blessé au cours de son appréhension. — Non, non, non ! s'écria Anja en serrant le poignet d'Eve. C'est grave ? Où l'avez-vous emmené ? — Il est à l'hôpital. Son état est stable. Son médecin est très optimiste. Mademoiselle Carvell, qu'est-ce qui pousse un innocent à s'enfuir ? Elle lâcha le bras d'Eve, se leva, alla se camper devant la fenêtre. Elle pressa une main sur ses lèvres, comme pour ravaler ses paroles, puis se mit à tripoter le premier bouton de son chemisier. Lorsqu'elle reprit la parole, sa voix était moins posée. — Ah, Kenneth ! Vous avez peut-être raison, lieutenant. Il est possible que nos actes nous poursuivent jusqu'à la fin de nos jours. Il a fait ça pour moi, voyez-vous. Comme la première fois. Elle se retourna. Ses yeux étaient brillants de larmes. — Aurai-je un droit de visite ? — Peut-être. Kenneth Stiles savait-il que vous aviez mis au monde l'enfant de Richard Draco ? Anja eut un mouvement brusque de la tête, comme si elle venait de recevoir une gifle. Elle eut un petit rire. Se ressaisissant aussitôt, elle revint s'asseoir. — Vous allez vraiment au fond des choses. Oui, Kenneth était au courant. Il m'a aidée à surmonter une situation terriblement difficile. — Sait-il que cet enfant est Carly Landsdowne ? — Il n'avait aucun moyen de connaître le nom de ses parents. Les fichiers étaient scellés. Je n'en ai parlé à personne, sauf à l'avocat qui s'est chargé des démarches. C'est tout l'intérêt d'un fichier scellé, lieutenant. Je ne vois pas pourquoi cette petite - non, elle est devenue une jeune femme, depuis le temps - serait concernée par cette affaire ? — Vous n'avez jamais eu le moindre contact avec Carly Landsdowne ? — Pourquoi en aurais-je eu ? Ah ! Vous me prenez pour une menteuse sans cœur. Anja remplit sa tasse, mais elle ne but pas. Seuls, ses doigts qui pianotaient sur sa gorge, trahissaient sa nervosité. — Je ne suis ni l'une ni l'autre, enchaîna-t-elle après un court silence. J'ai découvert que j'étais enceinte. J'étais à peine sortie de l'adolescence et passionnément amoureuse. Du moins, je le croyais. Je me suis donnée à Richard Draco. Il a été mon premier amant. Je n'avais pas pris mes précautions. Elle haussa les épaules, se cala contre les coussins. — Comme j'étais jeune et amoureuse, la nouvelle de ma grossesse m'a enchantée. J'exultais, je me disais que nous allions nous marier. J'ai vite déchanté. Richard est resté parfaitement calme, mais les mots que j'attendais ne sont jamais venus. Au contraire, il m'a contemplée d'un air vaguement irrité. Son regard se durcit. Elle croisa les mains sur ses genoux. — Je n'oublierai jamais cet instant. Il m'a dit que c'était mon problème, qu'il ne fallait pas que je compte sur lui pour payer l'avortement. J'ai sangloté, bien sûr, je l'ai supplié. Il m'a insultée, m'a traitée de glaçon. Il a dit qu'il en avait assez de moi. Il m'a abandonnée telle quelle, à genoux, en larmes. Elle avala une gorgée de chocolat, impassible. — Vous comprendrez, je pense, que sa mort me laisse indifférente. C'est certainement l'homme le plus détestable que j'aie jamais connu. Malheureusement, à l'époque, j'étais aveugle. Je savais qu'il avait ses défauts, mais jusque-là j'avais imaginé pouvoir le faire évoluer. — Et là, vous avez changé d'avis. — Oh, oui ! J'ai compris qui était réellement Richard Draco. Mais je me disais que je ne pourrais jamais survivre sans lui. Je mourais de peur. J'avais tout juste dix-huit ans, j'étais enceinte, je me retrouvais toute seule. Je rêvais d'être une star, et tout mon monde s'écroulait. C'était insoutenable. Elle marqua une pause, comme pour raviver ses souvenirs. — A dix-huit ans, tout prend des proportions tragiques... J'ai voulu mettre fin à mes jours. Je n'ai pas réussi, Dieu merci, mais je serais peut-être morte, si Kenneth n'était pas arrivé si vite. — Pourtant, vous avez renoncé à avorter. — J'ai réfléchi, je me suis calmée. Au moment de m'entailler les poignets avec une lame de rasoir, je ne pensais pas à l'enfant. Seulement à moi. Il m'a semblé, alors, qu'on m'offrait une seconde chance, et que la seule façon de m'en sortir, c'était de respecter cette vie qui grandissait en moi. Je n'y serais sans doute pas arrivée sans la présence de Kenneth. Elle posa son regard sur Eve. — Il m'a sauvée. Il m'a aidée à trouver cette clinique en Suisse, et un avocat. Il m'a prêté de l'argent et soutenue jusqu'au bout. — Il vous aime. — Oui, acquiesça-t-elle, avec une pointe de tristesse. Mon plus grand regret, c'est de ne pas avoir su l'aimer en retour. Comme il le mérite. — Et ensuite ? Une fois le bébé adopté ? — J'ai repris le cours de mon existence. J'ai laissé tomber l'art dramatique. Le cœur n'y était plus. — En tant que mère biologique, vous avez le droit de demander des nouvelles de votre enfant. — Je me suis abstenue. J'avais fait ce qu'il y avait de mieux pour moi, et pour elle. Elle ne m'appartenait plus. Nous n'avions plus aucun point en commun. — Carly Landsdowne était sur scène, le soir où Richard Draco a été tué. — Vraiment ? s'exclama-t-elle d'un ton surpris. Elle est comédienne? Ici, à New York? Décidément, la boucle est bouclée. Et qui plus est, dans une pièce avec Richard et Kenneth. Comme c'est étrange. Quelle coïncidence ! Eve attendit. Observa. — Vous ne me posez aucune question sur elle. — Lieutenant, je ne vais pas feindre quoi que ce soit. Votre Carly Landsdowne est une inconnue pour moi. Je lui souhaite beaucoup de bonheur, bien sûr. Mais le lien qui nous a unies, ténu et provisoire, est rompu depuis des années. — Connaissiez-vous Areena Mansfield ? — Un peu. Elle avait un talent fou. D'ailleurs, elle a plutôt bien réussi, n'est-ce pas ? Je crois savoir que Richard a eu une liaison avec elle aussi. Pourquoi? — Elle figurait également dans la distribution. Natalie Brooks ? — Natalie Brooks ? répéta Anja, avec un petit sourire. Voilà un nom que je n'ai plus entendu depuis des lustres ! Oui, je me souviens d'elle. Elle avait un petit rôle dans une pièce où jouait Richard, du temps où nous étions amants. Elle était très jeune. Jolie, fraîche. Dès qu'il en a eu terminé avec moi, il s'est attaché à la séduire. Elle était dans la pièce, elle aussi? — Non, mais son fils était la doublure de Draco. — C'est fascinant. Qui d'autre ? — Eliza Rothchild. — Mais oui ! Une femme délicieuse. Si digne, acerbe. Elle n'avait aucune tolérance envers Richard. Évidemment, elle n'était pas du tout son genre, et il ne s'en est jamais caché. Oui, vraiment, tout ceci est fascinant. Tous ces spectres du passé qui ressurgis-sent comme des ombres sur le plateau. Et Richard en plein centre, comme il se doit... Je me suis éloignée du milieu théâtral, mais si j'avais su, j'aurais sûrement acheté un billet. Oui, j'aurais pu assister à son ultime performance. — Avez-vous eu des contacts avec une ou plusieurs de ces personnes, ces vingt-cinq dernières années? — Hormis Kenneth, non, je vous l'ai déjà dit. Je sais qu'il a prétendu m'avoir complètement perdue de vue, ne pas savoir où j'étais. Ce n'était pas pour lui qu'il mentait, mais pour moi. Et maintenant que vous m'avez cité tous les acteurs impliqués, je comprends encore mieux sa réaction. — Vous a-t-il dit que Richard Draco et Carly Landsdowne avaient été amants ? Elle se figea, posa doucement sa tasse. — Pardon ? — Votre ex-amant et votre enfant ont eu des relations intimes. Leur liaison a pris fin peu de temps avant la mort de Draco. — Seigneur Dieu ! chuchota Anja, paupières closes. Est-ce le prix à payer pour un péché commis il y a si longtemps ? Vous me troublez, lieutenant. Elle rouvrit les yeux. Ils luisaient de colère. — Si c'était votre but, il est atteint. Je suis sûre que ni l'un ni l'autre ne connaissaient la vérité. Elle se leva, arpenta le salon. — Elle est jeune. Jolie? — Oui, ravissante. — Il n'a pas pu résister. Il n'avait aucune raison de résister. Et il a toujours su attirer les femmes dans ses filets. — Et si c'était elle qui l'avait captivé, sachant ce qu'il en était ? — Coucher avec son propre père ? C'est impensable ! riposta Anja, les poings crispés, le corps tremblant. Comment l'aurait-elle appris? Les fichiers étaient scellés. — Il suffisait de demander une autorisation d'accès. Peut-être était-elle curieuse de savoir d'où elle venait ? — On m'aurait informée. C'est la loi. — Les lois, ça se contourne. Draco a pu intervenir. Anja émit un rire qui sonnait faux. — Dans quel dessein ? Il ne se rappelait sans doute même pas l'existence de cette enfant. — Les ressemblances sont là, mademoiselle Carvell. Même teint, même forme des yeux, de la mâchoire. Anja reprit son souffle, s'obligea à se rasseoir. — Imaginons qu'il l'ait fait. Puis, qu'il l'ait entraînée dans son lit, histoire de satisfaire des sensations narcissiques. Je n'en sais rien. Richard m'est autant un étranger que la jeune femme dont vous me parlez. Je ne les connais pas. — Kenneth Stiles était au courant. Anja s'empourpra, blêmit aussi vite. — Non. Quoi qu'il ait pu savoir ou soupçonner, jamais il n'aurait eu recours au meurtre. J'insiste, l'agression d'il y a vingt-quatre ans était un acte impulsif. Vous me précisez que leur aventure avait pris fin peu avant la mort de Richard. Kenneth n'aurait pas pu se contenir. Il aurait explosé bien avant. — Peut-être pas. Pas sans aide. Où étiez-vous, le 25 mars ? — Ah ! Je vois. Je vois, murmura-t-elle. Je devais être chez moi. Seule. — Vous n'avez vu personne, parlé à personne, de toute la soirée ? — Pas que je me souvienne. Mais je ne sais pas comment vous prouver que j'étais à la maison. — Votre famille, mademoiselle Carvell ? — Je n'en ai pas. Je peux simplement vous assurer que je n'ai pas effectué le parcours Montréal - New York ni conspiré à la mort de Richard Draco. Lieutenant, ajouta-t-elle en se mettant debout, je souhaite consulter mon avocat. Je n'ai plus rien à vous dire pour l'instant. — C'est votre droit. Merci de votre coopération. Peabody, arrêtez l'enregistrement. — Auriez-vous la gentillesse de me dire à quel hôpital on a transporté Kenneth ? J'aimerais prendre de ses nouvelles. — Il est à Roosevelt. Votre avocat pourra me joindre au Central. — Entendu. Anja les accompagna jusqu'à la porte. — Bonne journée ! Elle s'enferma à clé. Puis, cachant son visage dans ses mains, elle fondit en larmes. — Vos impressions, Peabody. — Elle est posée, sophistiquée, sûre d'elle-même. Soit elle est convaincue de l'innocence de Stiles, soit elle cherche à le protéger. Elle m'a paru sincère. En revanche, son indifférence à l'égard de Carly m'étonne. — Pourquoi ? Elle a conçu et mis au monde un bébé. Point final. — Mais ce bébé a grandi en elle, a bougé dans son ventre. Je ne sais pas, Dallas; je n'ai jamais été enceinte, mais il me semble qu'il doit rester quelque chose, une émotion... Peabody changea de position, mal à l'aise. — Si elle dit la vérité... reprit-elle, elle a abandonné l'enfant, et elle est partie. Je ne pense pas que ce soit si facile que ça. J'ai eu l'impression que vous vous demandiez si elle n'était pas impliquée dans notre affaire. — Ce n'est pas impossible. Retournez à l'intérieur. Demandez au concierge à quel moment elle est arrivée, si elle avait réservé, et quand elle prévoit de repartir. — Bien, lieutenant. Soulagée, Peabody se précipita dans l'hôtel. Coucher avec son père ? Impensable ! Quand Anja avait poussé cette exclamation, Eve avait senti un étau se serrer autour de sa poitrine. Et si Carly n'avait pas eu le choix ? Elle renversa la tête. Une autre question la taraudait : comment un homme pouvait-il choisir délibérément de coucher avec sa propre fille ? À cela, elle avait une réponse. Elle connaissait ce genre d'individu, il continuait de chuchoter à son oreille. — Qu 'est-ce que tu fais, fillette ? Eve ravala un cri. Et la mère, là-dedans? se demanda-t-elle en essuyant ses paumes moites sur son pantalon. Qu'est-ce qui pouvait conditionner l'amour maternel ? Pas forcément le fait de sentir la vie en soi. Eve se pencha légèrement, leva les yeux vers les fenêtres d'Anja Carvell. Non, ce n'était pas si simple que cela. Il y avait autre chose. Un être humain rationnel, décent, chercherait d'instinct à protéger un nourrisson sans défense. Mais le besoin de préserver un adulte découlait du sens du devoir. Ou de l'amour. Peabody reprit sa place, et Eve se redressa dans son siège. — Elle a appelé hier, après 18 heures, et a demandé une réservation. Elle est arrivée à l'hôtel peu avant 20 heures. Elle prévoit de partir demain, mais a pris une option sur sa chambre dans le cas où elle souhaiterait prolonger son séjour. — Mère, père, amie dévouée, marmonna Eve. Passons à l'enfant. — Carly. En route, nous allons croiser plusieurs «Huit à Huit». On pourrait peut-être s'arrêter pour boire un chocolat chaud. — C'est de l'eau de vaisselle, protesta Eve. — Oui, mais de l'eau de vaisselle au chocolat, insista Peabody, l'air suppliant. On aurait pu en boire un bon chez elle. — Vous voulez peut-être quelques gâteaux, avec ça? — Ce serait bien. Merci de le proposer. — J'ironise, Peabody. — Oui, lieutenant, je sais. Moi de même. Eve éclata de rire, allégeant l'atmosphère. Elle se gara devant la première boutique et attendit que Peabody fasse ses provisions. — Vous savez, j'essaie de me limiter, mais... le plus curieux, c'est que McNab ne me trouve pas trop ronde. Et quand un homme vous voit nue, il sait où se cachent les plis disgracieux. — Peabody, d'où vous vient cette illusion que j'ai envie de savoir ce McNab pense de vous toute nue ? Elle croqua un biscuit. — Je disais ça comme ça. De toute façon, vous savez bien que nous couchons ensemble, vous avez dû en déduire qu'on faisait ça dans le plus simple appareil. Après tout, vous êtes détective. — Peabody, en respectant la hiérarchie, vous pouvez, en de rares occasions et grâce à ma magnanimité, répondre au sarcasme par le sarcasme. Pas mener la danse. Passez-moi un de ces gâteaux. — Ce sont des cookies à la noix de coco. Vous détestez ça. — Alors pourquoi en avez-vous acheté ? — Pour vous énerver. Avec un grand sourire, Peabody sortit un deuxième sachet de son sac. — J'en ai pris aux pépites de chocolat, juste pour vous. — Qu'est-ce que vous attendez pour m'en offrir ? — Oui, bon... Bref, McNab a les épaules frêles et un tout petit postérieur, mais... — Taisez-vous. Plus un mot. Si jamais une image de McNab tout nu me vient à l'esprit, je vous expédie à la circulation. Peabody mangea, chantonna, patienta. — Mince ! Ça y est ! Peabody éclata d'un rire tonitruant. — Désolée, Dallas. Vraiment, je suis navrée, je n'ai pas pu me retenir. Il est plutôt mignon, non ? Le plus important, c'était qu'elle était parvenue à distraire sa patronne. — La ferme, gronda Eve, tout en ravalant un gloussement. Essuyez les miettes sur votre chemisier et retrouvez un semblant de dignité, ajouta-t-elle en se garant au carrefour, devant l'immeuble de Carly. Eve nota le quartier chic, l'élégance du bâtiment. Anja Carvell s'était arrangée pour confier son enfant à des parents adoptifs nantis. Des gens qui pouvaient lui assurer une existence confortable, voire luxueuse. — Peabody, d'après les recherches, Carly Landsdowne n'a fréquenté que des écoles privées, n'est-ce pas? — Oui, lieutenant. Peabody ouvrit son mini-ordinateur pour vérifier l'information. — C'est ça. Elle a aussi suivi des cours de musique, d'art dramatique, de danse et de chant. Uniquement avec des professeurs particuliers. — Que font les parents ? — Le père est chirurgien. La mère dirige une agence immobilière. Mais elle a été mère au foyer entre 2036 et 2056. Elle a pris les vingt années allouées par enfant. — Pas de frères ni de sœurs ? — Non. — Anja les a sélectionnés avec soin, murmura-t-elle en descendant du véhicule. Elle dut sonner à deux reprises. Paupières lourdes, cheveux hirsutes, Carly bâilla ostensiblement. — Quoi, encore ? — Pouvez-vous nous consacrer quelques instants ? — A cette heure-ci ? — Il est plus de 9 heures. — C'est l'aurore ! Haussant les épaules, elle s'effaça. — Ne me demandez rien avant que j'aie bu une tasse de café. Vous devriez ajouter ça à votre liste de droits et obligations. — Elle est d'une humeur de chien, chuchota Peabody, tandis que Carly s'éloignait. Eve scruta la pièce, perçut le bip de l'AutoChef, s'efforça d'ignorer l'arôme du café qui lui titillait les narines. — Je vous ai vue à la cérémonie en hommage à Richard, hier, lança Carly en revenant, son négligé en satin froufroutant sur ses jambes fines. Vous êtes partout. — Je suis ici pour aborder un sujet de nature personnelle. Peut- être devriez-vous demander à votre compagnon de partir. — Mon compagnon ? D'un coup de tête, Eve désigna la table basse. — Deux verres à vin. Coussins en vrac au bout du divan. Sous-vêtements dispersés, conclut-elle en extirpant un bas de satin noir. — D'où vous concluez que j'ai fait l'amour hier soir. Quelle perspicacité, railla Carly. Qu'est-ce qui vous fait croire qu'il est encore là ? — Vous étiez en train de faire l'amour avant que je ne vienne vous importuner. Cette petite morsure, dans votre nuque, est toute fraîche. — Ah ! soupira Carly, amusée malgré elle. En effet, il s'est réveillé plutôt en forme. Mon chéri, veux-tu venir par ici, s'il te plaît ? De toute manière, le lieutenant Dallas nous a gâché ce moment. Une porte s'entrebâilla en grinçant. Des pas hésitants se rapprochèrent. Michael Proctor apparut, écarlate et fripé. 19 — Euh... Il se racla la gorge, chercha à occuper ses mains, finit par rester les bras ballants. Il était hirsute, fripé, et il avait mal boutonné sa chemise. — Bonjour, lieutenant. Le rire perlé de Carly emplit la pièce. — Oh, Michael ! Tu peux faire mieux que ça. Qu'est-ce que c'est que cet air dépité et coupable ? Ce n'est pas la brigade des mœurs ! — Carly, gémit-il. — Va donc te verser une tasse de café. Tu te sentiras mieux. — Euh... je peux vous offrir quelque chose? — Il est mignon, non ? s'écria Carly, comme une maman fière de son enfant si bien élevé. Vas-y, mon chéri. Tandis que Michael quittait la pièce, elle se tourna vers Eve. Son expression se transforma en un masque glacial. — Je crois savoir que la sexualité entre deux adultes consentants est autorisée dans ce pays. Si nous passions à la suite ? — Depuis combien de temps êtes-vous amants ? Carly fit mine d'examiner ses ongles, gratta son vernis. — Vous me dites qu'il est plus de 9 heures, cela fait donc une douzaine d'heures. Je ne peux malheureusement pas vous préciser à quel moment l'acte a été consommé. Je ne portais pas ma montre. — Si vous voulez jouer les malignes, nous pouvons aller au Central. J'aimerais que vous m'expliquiez comment Michael Proctor a fini dans votre lit ce matin. Carly eut une petite moue, mais la perspective d'un interrogatoire au Central l'obligea à se ressaisir. — Nous nous sommes retrouvés à la cérémonie funèbre, nous sommes allés prendre un verre, puis nous sommes revenus ici. Une chose en a entraîné une autre, et voilà. Ça vous pose un problème ? — Vous enterrez un amant, et vous sautez tout de suite sur le suivant ? D'aucuns pourraient en être choqués. Une lueur de colère dansa dans les prunelles de Carly. Cependant, elle s'exprima d'un ton mesuré. — Gardez votre étroitesse d'esprit pour ceux que cela intéresse. Michael et moi avons beaucoup de points en commun. La chimie a fonctionné, nous avons réagi en conséquence. De plus, je l'apprécie énormément. — Un de vos points en commun est Richard Draco. — C'est exact. Mais Richard est mort. Pas nous. Michael reparut, hésitant. — Carly, tu veux que je m'en aille ? — Ce n'est pas nécessaire, répliqua-t-elle en tapotant le coussin à côté d'elle. Viens t'asseoir. Il s'exécuta docilement. Elle le gratifia d'un sourire, glissa un bras sous le sien. — Vous disiez, lieutenant ? — Michael, vous ne m'avez pas signalé que votre mère connaissait Richard Draco. Il tressaillit. Une goutte de café déborda sur son pantalon. — Ma mère ? Qu'est-ce qu'elle a à voir là-dedans ? — Elle a joué dans une pièce avec Richard Draco. — Ta mère est actrice ? s'enquit Carly, en inclinant la tête vers lui. — Elle a quitté le métier il y a des années. Avant ma naissance. Il posa sa tasse, frotta la tache. — Laissez ma mère tranquille. Elle n'a rien fait. — Je n'ai jamais prétendu le contraire, riposta Eve. Il était très nerveux. — Vous savez donc qu'elle a eu des relations intimes avec Richard Draco. — C'était une passade. — Ta mère et Richard ? s'exclama Carly. Aïe ! C'est délicat... mais ce n'est pas grave, mon chéri. — Écoutez, elle était figurante dans ce spectacle. Elle ne prenait pas sa carrière de comédienne au sérieux. Élle me l'a dit. Elle est avec mon père depuis... Elle ne m'aurait jamais parlé de ça, mais quand elle a su combien je l'admirais, et que je passais une audition pour être sa doublure... Il s'est servi d'elle. C'était une habitude, chez lui. Il dévisagea Carly. — Elle a fini par l'oublier. Comme toute femme intelligente. — En effet, il se servait des femmes. De préférence jeunes et jolies. Elles étaient ses jouets, et il s'en lassait très vite. Votre mère a renoncé à son métier, à ses rêves, à cause de lui. — C'est possible, concéda Michael. Mais elle s'en est remise. Elle est heureuse. — Il l'a blessée. — Oh, oui ! marmonna Michael, avec une pointe d'amertume. Oui, elle a terriblement souffert. Vous voulez que je vous dise que je le détestais ? Ce n'est pas faux. Pour diverses raisons. — Michael, tais-toi, murmura Carly. — Non ! s'insurgea-t-il. Elle parle de ma mère comme si c'était une traînée. C'était une fille naïve, adorable. Il l'a utilisée. — Est-ce qu'il lui a proposé de prendre de la drogue, Michael ? demanda Eve. — Non. Mais il a essayé. Quelle ordure ! — Michael, rien ne t'oblige à répondre à ces questions. — Je tiens à mettre les points sur les « i » tout de suite, s'emporta-t-il. Elle est entrée dans la chambre, et elle l'a surpris en train de verser quelques gouttes d'un produit dans son verre. Elle lui a demandé ce que c'était, et il s'est contenté de rire. Il a répondu... ma mère n'emploie jamais un langage grossier, mais elle me l'a répété mot pour mot : « ça te fera baiser comme une lapine». Il fixa Eve, les mâchoires serrées. — Elle ne savait même pas ce que cela signifiait. Mais moi, j'ai tout de suite compris. Ce salaud avait tenté de lui faire avaler du Wild Rabbit. — Elle ne l'a pas bu ? — Non. Elle a eu peur. Elle a refusé de boire et là, il s'est fâché. Il l'a traitée de tous les noms, il a essayé de la forcer Elle s'est rendu compte alors à qui elle avait affaire, et elle s'est enfuie. Elle était effondrée. Elle est rentrée chez elle. Elle ne l'a jamais regretté... Draco n'a même pas eu la décence de se souvenir de son nom. — Vous lui avez parlé d'elle ? — Je voulais voir sa réaction. Il est resté impassible. Elle n'était rien pour lui. C'était un égocentrique. — Lui avez-vous rappelé l'incident ? — Non, avoua Michael. Ça n'avait aucun intérêt. Et si j'avais insisté, j'aurais perdu mon boulot. — Ne te laisse pas atteindre par tout ça. Eve étrécit les yeux, tandis que Carly l'enlaçait, le réconfortait. — Fichez-lui la paix ! lança-t-elle au lieutenant. Vous prenez votre pied en vous attaquant aux plus faibles que vous ? — C'est ce qui me permet de survivre. « Vous n'êtes pas faible, songea-t-elle. De qui tenez-vous votre force ? De ceux qui vous ont conçue, ou de ceux qui vous ont élevée ? » — Ça devait être très dur pour toi, Michael, de savoir tout ça et de voir Draco jour après jour. — Je me suis efforcé de ne pas y penser. Je ne pouvais pas changer ce qui s'était passé, après tout. Il haussa les épaules, avança le menton. — De toute façon, quoi que je fasse, ça n'aurait fait aucune différence. Savoir qu'un jour, peut-être, je serais sur scène à sa place, me suffisait. — Désormais, cette chance s'offre à vous, non ? Non seulement vous allez reprendre son rôle, mais en plus, vous avez récupéré une de ses maîtresses. Il pinça les lèvres, les entrouvrit. — Carly. Ce n'est pas ça. Je ne veux pas que tu penses... — Bien sûr, coupa-t-elle en lui prenant la main. Ce lieutenant a l'esprit tordu. — Mademoiselle Landsdowne. Ignorant Dallas, Carly embrassa délicatement son ami sur les joues. — Tu as renversé ton café. Si tu allais nous en rechercher deux tasses ? — Oui. Très bien. Ma mère est une femme merveilleuse, ajouta-t-il en se levant. — Je n'en doute pas ! répliqua Carly. Dès qu'il eut disparu, elle pivota vers Eve. — Je n'apprécie pas qu'on exploite la vulnérabilité de Michael, lieutenant. Les forts sont censés protéger les faibles, pas leur donner des coups de pied en pleine figure. — Peut-être que vous le couvez un peu trop. Eve se rapprocha, se jucha sur le bras du canapé. — Il a défendu sa mère avec vigueur. Chez certaines personnes, ce qui compte avant tout, ce sont les liens familiaux. Vous ne m'avez pas précisé que vous aviez été adoptée, mademoiselle Landsdowne. — Pardon ? Son regard se troubla. — Pour l'amour du ciel, pourquoi vous aurais-je parlé de ça ? Je n'y pense jamais. En quoi cela vous concerne-t-il ? — Il s'agissait d'une adoption privée, à la naissance. — En effet. Mes parents ne me l'ont jamais caché. Ça n'a pas posé le moindre problème à la maison. — Vous ont-ils communiqué les détails ? — Les détails ? Le passé médical, oui, l'origine ethnique, aussi. On m'a expliqué que ma mère avait tout fait pour que je vive heureuse et en sécurité. Peu importe si c'était la vérité ou non. J'avais une maman. Elle marqua une pause, puis : — Êtes-vous en train de sous-entendre que ma mère a eu une liaison avec Richard à une certaine époque ? Elle s'esclaffa, repoussa ses cheveux. — Je peux vous assurer qu'il n'en est rien. Elle n'a jamais rencontré Richard Draco. Elle et mon père sont mariés pour le meilleur depuis bientôt trente ans. Avant ma naissance, elle était agent de voyage, pas comédienne. — Vous n'avez jamais eu envie d'en savoir davantage sur celle qui vous avait abandonnée ? — Non. J'ai été aimée, choyée. Pourquoi me serais-je intéressée à quelqu'un qui n'est pour moi qu'une étrangère ? «Telle mère, telle fille», songea Eve. — Un grand nombre d'enfants adoptés veulent des explications, des réponses, voire renouer avec leurs parents biologiques. — Pas moi. Jamais. Je suis certaine qu'on m'aurait aidée à la retrouver si j'y avais tenu. Mais je n'en ai pas éprouvé le besoin. Et mes parents en auraient souffert. Pour rien au monde je ne voudrais leur faire du mal. En quoi est-ce important ? — Anja Carvell, ça vous dit quelque chose ? — Non, répliqua-t-elle en se raidissant légèrement. Si c'est le nom de celle qui m'a mise au monde, je ne vous l'ai pas demandé. Je ne veux pas le savoir. — Vous n'avez jamais eu le moindre contact avec cette femme ? — Non, et je n'en veux pas. Carly se leva. — Vous n'avez pas le droit de me harceler ainsi. — Et votre géniteur ? Vous n'avez jamais été curieuse de savoir qui c'était ? — Il n'a été qu'un donneur de sperme. Vous voulez me mettre en colère, c'est réussi. Et maintenant, en quoi tout cela a-t-il un rapport avec la mort de Richard Draco ? Eve demeura muette. En silence, elle fixa Carly, dont le regard exprima d'abord le déni, puis l'incrédulité, et enfin, l'horreur, — Non. C'est un mensonge ! Un mensonge répugnant, ignoble ! Espèce de garce ! Elle s'empara d'un pot de violettes sur la table et le jeta violemment contre le mur. — Ce n'est pas vrai ! — C'est inscrit au fichier, Richard Draco était votre père biologique. — Non ! Non ! Carly se rua sur Eve, la poussa brutalement contre une console. La lampe qui s'y trouvait tomba, explosa comme une bombe. Avant que Peabody ne puisse intervenir, Eve lui fit signe de rester en arrière. Elle reçut la gifle sans broncher. — Dites-moi que ce n'est pas vrai ! Dites-moi que ce n'est pas vrai ! hurla Carly, en larmes, le visage blême. Elle s'agrippa au chemisier d'Eve, la secoua puis, avec un gémissement, s'écroula sur elle. — Oh, mon Dieu ! Mon Dieu ! — Carly ! Michael surgit de la cuisine. De toute évidence, il avait entendu. Il se précipita vers Carly, tenta de la serrer contre lui, mais elle le bouscula, croisa les bras sur sa poitrine. — Ne me touche pas ! Ne me touche pas ! Telle une bougie fondue, elle s'affala par terre. — Peabody, emmenez Michael dans la cuisine. Il recula d'un pas, dévisagea Eve. — Ce que vous venez de faire est cruel. Inhumain. Il s'éloigna, Peabody sur ses talons. Eve s'accroupit, la joue encore brûlante. — Je suis désolée. — L'êtes-vous ? — Oui. Carly se redressa, ravagée. — En ce moment, je ne sais pas qui je déteste le plus : vous ou moi. — Si vous n'étiez pas au courant du lien de sang qui vous unissait à Draco, vous n'avez rien à vous reprocher. — J'ai couché avec lui. Je l'ai caressé. Je me suis laissé caresser par ses mains. Comment imaginez-vous que je me sente? Je suis salie, humiliée. Eve ne comprenait que trop bien. Soudain, la fatigue s'abattit sur elle. Chassant ses propres démons, elle se concentra sur Carly. — Vous ne vous doutiez de rien. Carly reprit son souffle. — Mais lui, il le savait, n'est-ce pas ? À présent, tout prend un sens. La façon dont il m'a poursuivie, dont il me contemplait. Ses paroles. Nous sommes de la même race, disait-il en ricanant. De nouveau, elle s'accrocha au vêtement d'Eve. — Il le savait ? — Je n'en suis pas absolument certaine. — Je suis contente qu'il soit mort. J'aurais dû le tuer moi-même. Je regretterai jusqu'à la fin de mes jours de ne pas lui avoir enfoncé ce couteau dans les entrailles. — Peabody, vos commentaires ? — Aucun, lieutenant. Elles étaient dans l'ascenseur. Peabody regardait droit devant elle. Eve avait mal partout. — Vous n'avez pas aimé la manière dont j'ai agi. — Ce n'est pas à moi d'en juger, lieutenant. — Tu parles ! — Très bien. Je ne comprends pas pourquoi vous avez cru bon de le lui dire. — C'est essentiel, rétorqua Eve. — Vous l'avez anéantie. — C'est donc ma méthode que vous mettez en cause. — Vous m'avez posé la question, riposta Peabody. S'il était important qu'elle l'apprenne, vous auriez pu vous y prendre autrement. En douceur. — En douceur? Son père la sautait. Dites-moi comment on peut mettre ça dans un emballage cadeau. Elle se tourna vers son assistante. Comme Carly, elle était ravagée. — Qu'est-ce que vous en savez, vous qui venez d'une grande famille unie, où on se rassemble autour de la table pour dîner et bavarder en toute quiétude de sa journée ? Elle avait peine à respirer. Elle suffoquait. Mais elle ne pouvait plus s'arrêter. — Quand papa venait vous embrasser le soir, dans votre lit, il ne se glissait pas sous les draps avec vous, il ne palpait pas partout avec ses pattes sales. Dans votre bulle, les pères ne couchent pas avec leurs filles. Elle émergea de l'ascenseur et fonça dehors. Derrière elle, Peabody s'était raidie, sous le choc. Eve arpenta le trottoir, se retenant de justesse de flanquer un grand coup de pied sur le droïde qui promenait les deux caniches blancs de son maître. Elle avait la migraine, ses oreilles bourdonnaient. Elle sentait ses mains trembler. — Dallas. — Non, Peabody. Laissez-moi deux minutes. Elle allait se calmer. Ravaler sa rage et ses cris de désespoir. Au bout de quelques minutes, pâle, mais posée, elle revint vers Peabody. — Je suis allée trop loin. Je vous prie de m'en excuser. — Ce n'est rien. — Non, ce n'est pas rien. Cependant, il fallait que je sois dure, là-haut. Ce n'est pas une consolation. Vous n'avez pas à subir ma mauvaise humeur. — Ce n'est pas grave. J'y suis plutôt habituée. Peabody tenta un sourire, puis poussa un cri d'effroi en voyant le regard d'Eve se voiler de larmes. — Et merde ! J'ai besoin d'un peu de temps, grom-mela-t-elle en pivotant vers le bâtiment. Je prends une pause. Je vous laisse regagner le Central par vos propres moyens. Rejoignez-moi au Roosevelt dans deux heures. — Oui, mais... — Dans deux heures, répéta Eve, avant de s'engouffrer dans la voiture. Elle était impatiente d'arriver chez elle. Elle mit le véhicule en mode automatique et roula, la tête en arrière, les poings crispés sur ses genoux. Depuis l'âge de huit ans, elle s'était réfugiée derrière une muraille pour se protéger de tout ce qu'elle avait subi. Elle s'était reconstruite, pièce par pièce. Elle savait ce que l'on éprouvait, quand le mur se fissurait. Elle savait ce que ressentait Carly. Et ce qu'elle aurait à surmonter pour survivre. La migraine atteignait son paroxysme, quand elle franchit le portail du domaine. Les yeux vagues, ravalant la nausée, elle s'obligea à tenir malgré tout. — Lieutenant ! commença Summerset, quand elle entra en chancelant. — Fichez-moi la paix ! glapit-elle. Mais sa voix se brisa. Tandis qu'elle se précipitait dans l'escalier, le majordome se jeta sur l'intercom. Elle avait envie de s'allonger. Si elle parvenait à se reposer, ne serait-ce qu'une heure, elle irait mieux. Mais un vertige la saisit. Elle fila dans la salle de bains, s'agenouilla devant la cuvette et vomit tout ce qu'elle put. Une fois vidée, trop faible pour se relever, elle se coucha sur le carrelage. Une main effleura son front. Divinement fraîche. Elle souleva les paupières. — Connors, laisse-moi tranquille. — Pas question. Elle essaya de s'écarter, mais il glissa les bras sous elle. — Je suis malade. — Je sais, mon amour, je sais. Il la souleva et la transporta jusqu'au lit. Elle lui paraissait fragile comme du cristal. Comme il lui ôtait ses chaussures, un frisson la parcourut. Il la recouvrit d'un plaid. — J'avais envie de revenir à la maison. Il ne dit rien. Il alla chercher un gant de toilette, l'humidifia, le lui passa sur le visage. Elle était trop pâle, cernée. Lorsqu'il porta un verre à ses lèvres, elle refusa de boire. — Non. Pas de tranquillisants. — C'est pour la nausée. Allez, insista-t-il en lui caressant les cheveux... C'est tout, je te le promets. Elle obéit, parce que les spasmes la reprenaient, et qu'elle avait la gorge sèche. — Je ne savais pas où tu étais, murmura-t-elle. Connors ! Oh, mon Dieu ! Secouée de sanglots, elle se pelotonna contre lui. — Lâche tout, l'encouragea-t-il. Défoule-toi. — Je m'en veux affreusement. — Chut ! Je ne sais pas ce que tu as fait, mais je suppose que tu n'avais guère le choix. — J'aurais dû trouver un autre moyen. Elle cala la joue sur l'épaule de son mari. Les yeux clos, elle lui raconta tout. — Je sais ce qu'elle a ressenti. Je me suis vue en elle, quand elle m'a regardée, conclut-elle, enfin calmée. — Eve, personne ne sait mieux que toi et moi combien le monde peut être vil. Tu as fait ce que tu devais faire. — J'aurais pu... — Non. Il la dévisagea longuement, sans compassion - ce qui l'aurait exaspérée - mais avec une infinie compréhension. — Tu n'avais pas d'autre solution. Il fallait que tu saches si elle était au courant du lien qui l'unissait à Draco. À présent, tu sais qu'elle n'était au courant de rien. — Non. Personne ne peut jouer la comédie à ce point. Elle va se revoir avec lui, encore et encore. — Tais-toi. Ça, tu n'y peux rien; peu importe la façon dont elle a appris la nouvelle. Eve poussa un profond soupir. — Je me suis vengée sur Peabody. — Elle s'en remettra. — J'ai failli péter un plomb, là, dans la rue. J'ai failli... — Mais tu t'es ressaisie. Il la secoua légèrement. — Tu m'irrites, Eve. Pourquoi te torturer ainsi ? Tu n'as pas dormi depuis plus de trente heures. Tu abordes une phase de cette enquête qui te touche personnellement, et pourtant, tu fais face. — J'ai craqué. — Non, Eve, tu as vacillé. Puis tu es rentrée. Repose-toi. Dors. — J'ai eu tort de t'envoyer promener. Je n'étais plus moi-même. — Ça n'a aucune importance. Je ne t'aurais pas laissée. Je ne t'abandonnerai pas. — Je sais. J'espérais que tu serais là. Et tu l'étais, chuchotat-elle en réclamant ses lèvres. Connors... — Il faut dormir. — Je souffre, murmura-t-elle en laissant courir les mains dans son dos. Soigne-moi. Je t'en supplie. L'amour la guérirait. Us s'aimeraient avec patience et tendresse. Il l'enlaça, se lova contre elle, couvrit sa figure, sa chevelure, sa gorge, d'une pluie de baisers. Pour la réconforter. Elle s'offrit à lui. Mais ses mains, légères comme des plumes, flottaient sur elle, s'immisçaient sous son chemisier. Pour l'apaiser. Quand elle gémit, quand son corps se fondit dans les coussins, il la déshabilla. Pour l'exciter. Elle s'ouvrit à lui comme elle ne l'avait jamais fait pour un autre. Pour lui, elle était prête à tout donner, sa chair, son cœur et son esprit. — Je t'aime. Infiniment, chuchota-t-il en pénétrant en elle. Paupières closes, elle savoura la beauté de l'instant. Elle le serra très fort. — Merci. — Ce fut un plaisir. Tu te sens mieux ? — Beaucoup mieux. Connors... non, reste là encore une minute. Quand nous sommes ensemble, c'est comme s'il n'y avait eu personne avant toi. — Et réciproquement. Elle ne put s'empêcher de rire. — Tu as pourtant eu ton lot de maîtresses. — Et alors ? Il se roula sur le dos pour qu'elle puisse le chevaucher. Ses joues avaient repris des couleurs, mais son regard trahissait une fatigue intense, profonde. Il regretta de ne pas lui avoir administré un tranquillisant malgré elle. — Arrête. — Quoi? — De vouloir prendre soin de moi. Tu n'es pas obligé. En tout cas, ajouta-t-elle en décelant une lueur taquine dans ses prunelles, pas tout le temps. — Faisons une sieste. — Impossible. Toi non plus, tu ne peux pas. J'ai déjà bouleversé ton agenda. Je parie que tu étais en pleine négociation pour le rachat d'un système solaire, ou un truc du genre. — Seulement une minuscule planète déserte. Elle n'ira nulle part. Un peu de repos me serait salutaire. Quant à toi, tu as besoin de dormir. — C'est vrai, mais... — Eve... — Écoute, je me rattraperai bientôt. Tu n'as rien à dire, tu es tout aussi occupé que moi. — Nos organismes ne fonctionnent pas sur le même rythme. Elle se figea. — Qu'entends-tu par là ? -Ça. Elle fronça les sourcils, réfléchit. — C'est curieux, j'ai l'impression que c'était destiné à m'énerver, mais je ne sais pas exactement pourquoi. Tu ne perds rien pour attendre. — Tant mieux. Si tu ne veux pas dormir, mange au moins quelque chose. Et qu'est-ce qui te fait sourire ? — Toi. Tu es une vraie mère poule ! lança-t-elle en se dirigeant vers la salle de bains. Il resta bouche bée. — Maintenant, c'est moi qui suis énervé. — Comme ça, tu sais ce que je ressens. Prends-moi un en-cas s'il te plaît ! Eau chaude, ordonna-t-elle. Trente-huit degrés. — Pince-moi, marmonna-t-il, avant de lui commander une soupe assaisonnée d'un additif hyperprotéiné. Elle l'avala jusqu'à la dernière goutte, autant pour lui faire plaisir que pour calmer sa faim. Sa lucidité retrouvée, elle s'habilla, s'empara de son arme. — Il faut que je passe à l'hôpital interroger Stiles. — Pourquoi ? Tu as déjà les réponses à tes questions. Elle lui lança un regard noir, et il haussa les épaules. — Je te connais, lieutenant. Pendant que tu mangeais, tu as cogité, et maintenant, tu es pressée d'en finir. — Je n'ai pas encore comblé tous les trous. J'ai quelques détails à vérifier, et je dois consulter Whitney. Ça te concerne vaguement. — Comment ? Elle secoua la tête. — S'il ne peut pas m'aider, ce ne sera pas grave. Je pourrai te joindre, n'est-ce pas ? Si j'ai besoin de te parler avant de rentrer. — Je suis à ta disposition. Je pensais te préparer un gâteau. Son ton railleur la fit sourire. — Excellente idée, mon chéri. Elle se tourna vers lui pour l'embrasser, puis poussa un cri quand il lui tordit le lobe de l'oreille. — Aïe ! — Ménage-toi, mon trésor. — Aïe, réitéra-t-elle en s'éloignant vers la porte. Sur le seuil, elle s'arrêta : — Qu'est-ce que tu es beau, quand tu es en colère ! Peabody était devant l'entrée principale de l'hôpital, les épaules voûtées contre la bise glaciale, le bout du nez écarlate. — Pourquoi n'êtes-vous pas entrée ? s'enquit Eve. Il fait un froid de canard ! — Je voulais vous parler avant. On peut prendre deux minutes ? Eve examina le visage grave de son assistante. « C'est personnel, pensa-t-elle, pas officiel. » — Très bien. Mais on va marcher un peu, histoire de faire circuler le sang. — C'est à propos de tout à l'heure. — Écoutez, je suis allée trop loin, vous étiez la cible la plus proche. J'en suis désolée. — Non, ce n'est pas ça. Il m'a fallu du temps, mais je crois que j'ai compris. Si vous lui avez annoncé la nouvelle de cette manière, c'était pour jauger sa réaction. Si elle avait su que Draco était son père, elle aurait eu un mobile supplémentaire. Eve observa l'ambulance qui fonçait vers les urgences. — Elle ne savait rien. — En effet. Si vous aviez agi plus en douceur, elle aurait eu le temps de réfléchir, de moduler sa réaction. J'aurais dû le comprendre tout de suite, et non une heure après. — J'aurais pu vous mettre au parfum avant. Moi-même, j'ai du mal à accepter. — Ce n'était pas facile pour vous. Je n'aurais jamais eu votre courage. — Ça n'a aucun rapport avec le courage. — Si ! insista Peabody en s'immobilisant. Si vous n'aviez pas de cœur, ç'aurait été facile. Mais vous êtes sensible. C'était une épreuve pour vous, mais vous l'avez surmontée. Un meilleur flic l'aurait compris tout de suite. — Je ne vous en ai pas laissé l'occasion, j'étais trop occupée à me défouler sur vous. Vous êtes parvenue à la bonne conclusion, toute seule comme une grande. Bon... Nous sommes quittes? — Oui. — Entrons. Je suis frigorifiée. 20 Elles commenceraient par prendre des nouvelles de Trueheart. Peabody insista pour qu'elles s'arrêtent au centre commercial lui acheter un petit cadeau. — Ça ne prendra que cinq minutes. — On a déjà cotisé pour un bouquet de fleurs. L'océan de produits, les allées interminables, les voix enjouées des annonceurs vantant les promotions... Eve en frémissait d'avance. Elle se sentait davantage capable d'affronter un agresseur de cent cinquante kilos, que de se laisser engloutir dans cette marée humaine de consommateurs effrénés. — Le bouquet, c'est de la part de nous tous. Là, ce sera plus personnel. Malgré elle, Eve s'immobilisa devant un étalage de blouses vertes arborant le blason de l'hôpital. Pour dix dollars de plus, on pouvait en acheter une aspergée de sang. — Le monde est fou, commenta-t-elle. C'est ignoble. — On ne va pas lui offrir un souvenir. Un homme hospitalisé a envie de jouets. — La moindre égratignure est un prétexte, râla Eve. Cependant, elle suivit son assistante dans la boutique de jeux et se résigna à supporter les bips, rugissements et autres explosions. Ici, d'après les affichages électroniques, on pouvait faire son choix parmi plus de dix mille programmes de divertissement, de loisirs ou d'éducation. Des sports à la physique quantique, en passant par tout le reste, il suffisait de taper le sujet qui vous intéressait: le plan animé ou un charmant vendeur vous guiderait jusqu'au rayon désiré. En parcourant le menu sur fond jaune canari, Eve eut l'impression de loucher. Certains clients faisaient la queue devant les cellules en verre pour tester les jeux en démonstration. D'autres se promenaient tranquillement, le visage rouge d'excitation, ou le regard vide de fatigue. — Ces gens ne travaillent pas ? interrogea Eve. — C'est l'heure du déjeuner. — Quelle chance pour nous ! Peabody se précipita vers la section «combat». — Du corps à corps, décida-t-elle. Ça lui redonnera confiance en lui. Oh, regardez ! C'est le tout nouveau « Super Street Fighter ». Il paraît que c'est formidable. Elle retourna la boîte munie de son système antivol, grimaça devant le prix, nota le nom du fabricant. — Industries Connors. On devrait avoir un rabais. Enfin, si on partage, ça ira. Elle se dirigea vers la caisse auto-express, jeta un coup d'œil vers Eve. — Je suppose que Connors en a une usine pleine ? — Sans doute. Eve sortit sa carte de crédit, l'agita devant le scanner, appuya son pouce sur la plaque d'identification. — Merci de votre visite, Eve Dallas. Un instant s'il vous plaît, nous vérifions votre carte. — Je vous rembourserai ma moitié le jour de paie, d'accord ? — Merci d'avoir patienté, Eve Dallas. Le coût de votre sélection, Super Street Fighter, version PPC, s'élève à cent seize dollars et cinquante-huit crédits, toutes taxes comprises. Dû à l'autorisation n° 1, votre compte ne sera pas débité pour cet achat. Passez une excellente journée. — Qu'est-ce que vous racontez ? Qu'est-ce que c'est que l'autorisation n° — Autorisation n° 1, Industries Connors. Cela vous permet d'acquérir tous les produits de ce fabricant gratuitement. — Génial ! s'exclama Peabody. On peut vider la boutique ! Emerveillée, elle pivota vers les rayons croulant sous la marchandise. — Je peux prendre un de ceux-là ? — Ça suffit, Peabody. Écoutez, je souhaite payer. Oubliez votre autorisation n°l et débitez mon compte. — Impossible de répondre à votre demande. Voulez-vous effectuer un autre achat ? — Nom de nom ! Il ne s'en sortira pas comme ça, grommela-t-elle en tendant le jeu à Peabody. Celle-ci le passa dans le boîtier de déblocage du système de sécurité et la rattrapa au pas de course. — Franchement, puisqu'on est là, je ne pourrais pas... — Non. — Mais... — Non ! aboya Eve, en s'engouffrant dans l'ascenseur. — La plupart des femmes seraient ravies que leur mari leur accorde la gratuité partout. — Je ne suis pas la plupart des femmes. Peabody leva les yeux au ciel. — C'est curieux, je ne l'avais pas remarqué, ironisat-elle. Elle aurait volontiers boudé, mais la joie de Trueheart l'emporta sur sa propre déception. — C'est super ! Il vient de sortir. Il le serra dans sa main valide. L'autre était immobilisée dans un plasti-plâtre. Il avait une minerve autour du cou, un goutte-à-goutte planté dans le poignet. Un vilain hématome noir et violacé marquait son épaule. On avait légèrement surélevé sa jambe gauche, et Eve se rappela la fontaine de sang qui avait jailli de sa blessure à la cuisse. Plusieurs appareils ronronnaient autour de lui. Eve se dit qu a sa place, elle serait nettement moins enjouée. — Je ne me souviens de rien, après être tombé. Le commandant Whitney m'a dit qu'on avait appréhendé le suspect. — Oui... C'est vous qui l'avez eu. Il est à l'étage en dessous. Nous allons descendre l'interroger. C'est vous qui avez fait tout le boulot, Trueheart. Il nous aurait échappé, si vous n'aviez pas réagi aussi vite. — D'après le commandant, vous avez proposé qu'on me récompense. — Vous le méritez. — Je n'ai pas fait grand-chose, murmura-t-il en essayant d'adopter une position plus confortable. Je l'aurais neutralisé, si cet imbécile de la régie n'avait pas tiré. — Cet imbécile de la régie et sa supérieure seront sérieusement réprimandés. — Ce ne serait jamais arrivé, s'ils vous avaient écoutée. Vous maîtrisiez la situation. — Si je l'avais maîtrisée, vous ne seriez pas là. Vous avez été gravement blessé. Si cela vous perturbe, n'hésitez pas à consulter le psychiatre de notre service. — Ça va. Je suis pressé de me remettre au travail. Une fois que vous aurez terminé votre enquête, j'espère que vous voudrez bien me communiquer les détails. — Bien entendu. — Euh, lieutenant, je sais que vous devez y aller, mais je voulais juste vous dire... Vous avez discuté avec ma mère, l'autre soir. — Oui, nous nous sommes rencontrées. C'est une femme charmante. — Elle est formidable, n'est-ce pas ? C'est la meilleure. Mon père nous a abandonnés quand j'étais petit, on s'est toujours soutenus, tous les deux. Bref, elle m'a raconté comment vous étiez restée jusqu'à ce que je sorte du bloc. — Vous étiez sous mes ordres quand vous êtes tombé. « Et j'avais les mains pleines de votre sang », pensat-elle. — Votre présence l'a beaucoup touchée. Je tenais à vous le dire. Merci. — Arrangez-vous pour éviter les rayons laser, lui conseilla-telle. À l'étage, Kenneth Stiles se tourna dans son lit, avisa l'infirmière qui était en train de prendre son pouls. — Je veux tout confesser. Elle lui adressa un sourire éclatant, professionnel. — Ah ! Monsieur Stiles, vous voilà enfin réveillé. Il faudrait manger un peu, à présent. Il était réveillé depuis longtemps. Et il avait beaucoup réfléchi. — Je veux tout confesser. Elle lui tapota la main. Il s'agrippa à elle avec une force inattendue. — Vous souhaitez bavarder avec un prêtre ? — Je veux confesser. Prévenez Dallas. Le lieutenant Dallas. Dites-lui que je veux confesser. — Monsieur Stiles, ce n'est pas le moment de vous agiter. — Trouvez le lieutenant Dallas. — D'accord, d'accord. Je m'en occupe. Mais en attendant, il faut vous reposer Vous êtes encore sous le choc. Elle tira ses draps, s'assura qu'il était bien installé. — Je vais me renseigner pour votre repas. Elle nota ses constantes sur sa fiche et sortit. Dans le couloir, elle s'adressa à l'agent.en uniforme qui surveillait la chambre. — Il est réveillé. Elle appela le service Nutrition pour leur signaler que le patient K. Stiles, chambre 6503, était en état de déjeuner. Comme l'agent prenait la parole, elle l'arrêta d'un geste de la main. — Une petite seconde. Il faut que je finisse ça pour qu'il soit nourri avant minuit. Le service Nutrition est débordé depuis une semaine. Le patient ayant négligé de remplir le formulaire des menus, elle lui commanda un filet de poulet grillé, accompagné de brocolis et de riz vapeur, un petit pain avec une portion de substitut de beurre, un lait écrémé, et un fruit. — Avec un peu de chance, il l'aura d'ici une heure. — La personne qui lui apportera le plateau devra être munie d'une autorisation d'accès. Elle grogna, agacée, rappela, transmit le message. — À propos, le patient Stiles exige de voir un certain lieutenant Dallas. Ça vous dit quelque chose? L'agent opina et brancha son communicateur. — Il a du sang de flic dans les veines, commenta Peabody, tandis qu'elles s'enfonçaient dans le couloir. — Il est encore vert, mais il va mûrir. Le communicateur d'Eve bipa. — Dallas ! — Lieutenant, ici l'agent Clark, chargé de la surveillance de Kenneth Stiles. Le suspect est réveillé. Il vous réclame. — J'arrive. — Excellent timing ! constata Peabody. Elle marqua une pause devant l'ascenseur puis, avec un soupir, suivit Eve jusqu'aux escaliers. — Je suppose qu'on descend à pied. — Il n'y a qu'un étage. — Pffftt! — Ça vous permettra d'éliminer les calories des cookies. — Ils ne sont plus qu'un lointain souvenir. Vous croyez que Stiles est prêt à parler ? — J'ai l'impression qu'il a quelque chose d'important à nous dire. Il ne sait pas que nous avons rencontré Carvell, ni que Draco était le père biologique de Carly. Nous allons voir comment il réagit, avant de le mettre sur la piste. Elles atteignirent la chambre. — Clark. — Oui, lieutenant. — Il a reçu des visites ? — Personne. Il a dormi jusqu'à maintenant. L'infirmière m'a dit qu'il s'était réveillé et qu'il vous demandait. — Parfait. Prenez une pause de quinze minutes. — Merci. Eve entra. Poussa un cri. D'un bond, elle se jeta sur Stiles, l'agrippa de tout son poids. — Aidez-moi à le descendre ! Peabody était déjà à côté du lit, en train de dénouer le nœud. Clark les rejoignit. — Je l'ai, lieutenant. Il prit le relais. Le corps inerte de Stiles remonta de dix centimètres. Il s'était pendu avec ses draps. — Il ne respire pas, annonça Clark, quand Stiles retomba lourdement sur le matelas. — Alertez les médecins ! Le visage grave, Eve chevaucha Stiles, pressa les mains sur son cœur et pompa. — Allez, espèce de nul. RESPIRE ! Elle lui fit du bouche-à-bouche. Pompa encore. — Oh, mon Dieu ! Mon Dieu ! Kenneth ! Sur le seuil, Areena Mansfield lâcha sa gerbe de fleurs. — Écartez-vous ! Allez ! Allez ! encouragea Eve, ruisselante de sueur. — Poussez-vous, je vous prie. Poussez-vous ! Eve obéit, observa l'équipe médicale qui s'affairait. Plus de pouls. « Revenez ! pensa Eve. Revenez, nom de nom ! » Pas de réaction. Une infirmière enduisit des disques métalliques de gel. Les ordres fusèrent. Prêts... Écartez-vous... Le corps de Stiles s'arc-bouta sous le choc électrique. Sur le moniteur, la ligne du cœur restait désespérément bleue et plate. Deuxième électrochoc. Cette fois, un bip résonna, la ligne bleue vacilla, devint rouge. On a un pouls. À la porte, Areena cacha son visage dans ses mains. — Quel est son état ? — Il est vivant. L'homme au regard glacial et au teint safrané continua de prendre des notes. — La privation d'oxygène a sans doute légèrement endommagé le cerveau. Si nous réussissons à le maintenir en vie, nous pourrons y remédier. — C'est votre intention ? — C'est notre métier. Il rangea son mini-ordinateur dans la poche de sa blouse. — Il a toutes les chances de s'en sortir. Quelques minutes de plus, et il était mort. Malgré tous les progrès technologiques, nous ne sommes pas encore en mesure de ressusciter les morts. — Quand pourrai-je le voir? — Je ne peux pas vous le dire. — Donnez-moi une fourchette. — Il pourrait aller nettement mieux demain. Mais tant que nous n'aurons pas effectué les tests, je suis incapable de mesurer l'étendue des dégâts. Il se peut qu'il mette plusieurs semaines, voire quelques mois, avant d'être capable de réagir aux questions les plus simples. Le cerveau s'arrange pour contourner les dommages, les canaliser, si vous préférez, et nous pouvons l'y aider. Mais il faut du temps. — Prévenez-moi dès qu'il sera en état de parler. — Je veillerai à ce que vous soyez avertie. À présent, j'ai d'autres patients qui m'attendent. — Lieutenant, intervint Clark. Voici l'infirmière que vous souhaitiez rencontrer. — Ormand, murmura Eve en lisant son badge. Racontez-moi tout. — J'étais loin d'imaginer qu'il allait tenter de mettre fin à ses jours. D'autant qu'il était très faible, physiquement. — Quand un homme veut se suicider, il trouve toujours un moyen. Personne ne vous reproche quoi que ce soit. Elle opina, se décontracta visiblement. — Je suis venue vérifier ses constantes. La routine. Il était conscient, il m'a dit qu'il voulait tout confesser. J'ai cru qu'il voulait rencontrer un prêtre. Il s'est énervé, il vous a réclamée. — Que voulait-il confesser ? — Il ne l'a pas précisé. J'ai pensé qu'il avait tué l'autre acteur. Richard Draco. Comme Eve demeurait impassible, l'infirmière haussa les épaules. — Je l'ai calmé, je lui ai promis de vous trouver Puis, j'ai prévenu le vigile que j'avais commandé le repas du malade au service Nutrition. Je ne sais rien de plus. — Très bien. Eve la remercia, se tourna vers Clark. — Montez la garde devant la réa. Vous serez relayé dans une heure. Si l'état de santé de Stiles évolue d'ici là, tenez-moi au courant. — Oui, lieutenant. Ses propres draps, ajouta Clark, songeur. Il ne manque pas de culot. Eve gagna la salle d'attente, où Peabody avait emmené Areena. — Kenneth ? s'enquit cette dernière, en se levant péniblement. — Ils l'ont monté en réanimation. — J'ai cru qu'il était... Quand je l'ai vu, j'ai pensé... Oh, mon Dieu, quand tout cela va-t-il s'arrêter? acheva-t-elle en se rasseyant. — Jamais deux sans trois, vous répondrait Eliza Rothchild. — Je n'ai jamais été superstitieuse, mais là... Il va s'en sortir ? — Le médecin semble optimiste. Comment saviez-vous que Kenneth Stiles était ici ? — Comment ? Je l'ai appris aux informations, ce matin. Ils ont dit qu'il avait été blessé en tentant de quitter la ville. Qu'il était le principal suspect dans l'affaire Draco. Je n'en crois rien. Je voulais le voir, le rassurer. Kenneth est innocent. Pour commettre un meurtre, il faut du sang-froid et un esprit calculateur. Ce n'est pas le cas de Kenneth. — Parfois, c'est un geste impulsif, provoqué par la rage. — Vous le savez mieux que moi. Mais je connais Kenneth. Il n'a tué personne. — Anja Carvell. Ce nom vous dit quelque chose ? — Carvell ? Non. Pourquoi ? Est-ce qu'ils me laisseront voir Kenneth ? — Je n'en sais rien. — Je vais essayer. — Si Kenneth Stiles a planifié l'assassinat de Richard Draco, c'est lui qui a mis ce couteau entre vos mains. En avez-vous conscience ? Areena frissonna, et ses joues perdirent leurs couleurs. — Ce qui prouve bien que ce n'est pas Kenneth. — Pourquoi ? — C'est un gentleman. Vous permettez, lieutenant ? — Oui, allez-y. Areena marqua une pause sur le seuil de la pièce. — Vous vous êtes battue pour lui sauver la vie. Je vous ai observée. Pourquoi ? Vous le soupçonnez d'être un meurtrier. — Je n'avais peut-être pas envie qu'il échappe à la justice. — À mon avis, ce n'est pas tout. Elle disparut. — Quelle journée ! soupira Peabody, lorsqu'elles furent seules. — Et ça ne fait que commencer. Allez, Peabody, au boulot ! En sortant, elle faillit foncer droit sur Nadine. — C'est la chasse aux ambulances ? railla Eve. Je croyais que vous étiez au-dessus de tout ça. — Pas plus que mes collègues. Quelles sont les nouvelles de Kenneth Stiles ? — Sans commentaire. — Allons, Dallas ! J'ai une source au sein de l'hôpital. Il paraît qu'il a voulu se pendre. Est-ce lui qui a tué Richard Draco ? — J'ai dit: sans commentaire. Juchée sur des talons aiguilles, Nadine courut maladroitement pour rattraper Dallas. — Allez-vous l'inculper de meurtre ? Y a-t-il d'autres suspects? Confirmez-vous que Stiles a été touché alors qu'il tentait de s'enfuir ? — Les médias l'ont déjà annoncé. — Au conditionnel. J'ai besoin d'une confirmation. — Et moi, j'ai besoin de vacances. Ce n'est pas pour demain. — Dallas ! Résignée, Nadine la saisit par le bras et l'attira à l'écart de Peabody et de son cameraman. — Il faut que je sache. Je ne dors plus. Mettez-moi sur une piste. Ça restera entre nous. Tant que je n'aurai pas bouclé la boucle, je ne pourrai pas continuer. — Vous ne devriez pas vous occuper de ce dossier. — Je sais, et si l'on apprend que j'ai eu une liaison avec Richard, j'en subirai les conséquences sur les plans professionnel et personnel. Mais je suis à bout de nerfs. J'accepte le risque. — Vous étiez amoureuse de lui ? — Beaucoup trop, à l'époque, mais c'est fini depuis longtemps. Ça ne m'empêche pas de vouloir aller jusqu'au bout. — Retrouvez-moi au Central dans une heure. Je vous dirai ce que je pourrai. — Merci. Et Kenneth... — Dans une heure, Nadine. Contentez-vous de cela. Vingt minutes plus tard, Eve et Peabody pénétraient dans la suite d'Anja Carvell. Elle s'était volatilisée. — Elle nous a filé entre les doigts, siffla Peabody, devant l'armoire vide. Elle pivota vers Eve en grimaçant. — Vous saviez qu'elle ne serait pas là. — Je me doutais qu'elle serait partie. Elle est intelligente. Suffisamment maligne pour savoir que je reviendrais. — C'est elle qui a assassiné Draco ? — Elle est impliquée. Eve s'aventura jusqu'à la salle de bains. L'atmosphère y était encore imprégnée du parfum d'Anja. — Dois-je contacter les autorités à Montréal ? Entamer les démarches d'extradition ? — Ne prenez pas cette peine. Elle a probablement tout envisagé. Si elle a vécu un jour à Montréal, elle n'est pas près d'y retourner. Elle s'est cachée, mais elle n'ira pas loin. Faites venir une équipe du labo. — Sans mandat ? — Mon mari est le propriétaire de cet hôtel. Occupez-vous-en. Je descends à la sécurité. Le temps d'achever la procédure au Palace Hôtel, de regagner le Central, d'exposer son rapport à Whitney, Eve arriva en retard à son rendez-vous avec Nadine. Elle fut irritée, comme chaque fois, de constater que la présentatrice était déjà dans son bureau. — Je ne comprends pas pourquoi ils vous laissent entrer. — Je leur apporte des beignets. Depuis des générations, les flics craquent tous pour des beignets. — Où est le mien ? — Désolée, l'escouade est tombée dessus comme un essaim de guêpes. Je crois même que Baster a léché les miettes. — Ça ne m'étonne pas de lui. Où est votre cameraman? — Dehors. — Faites-le venir. Je n'ai pas toute la journée. — Mais je croyais... — Écoutez, vous voulez une interview, oui ou non ? — Certainement ! répliqua Nadine en s'emparant de son communicateur Vous devriez mettre un peu d'anti-cernes, ajouta-telle... Tenez, en voilà. — Pas question. — Comme vous voudrez, mais vous avez l'air épuisé. Nadine extirpa un miroir de sa trousse à maquillage, effectua quelques retouches. — Remarquez, murmura-t-elle, ça vous fait paraître féroce et dévouée. — Je suis féroce et dévouée. — À l'image, c'est toujours spectaculaire. À propos, votre pull est superbe. C'est du cachemire ? Ahurie, Eve contempla son col roulé. — Je n'en sais rien. Il est bleu. Le reportage sera diffusé ce soir ? — Absolument. — Tant mieux. Cette nuit, quelqu'un souffrirait d'insomnie. Et pour une fois, ce ne serait pas elle. Nadine s'affaira autour de la caméra, vérifia le moniteur, exigea un ajustement des lumières. — Nadine, ce n'est pas un concours de beauté ! — Vous n'y connaissez rien. Là, c'est parfait. Est-ce qu'on peut diminuer le bruit de la circulation, Lucy ? On se croirait en pleine salle des pas perdus. — Je filtre le plus possible. C'est bon? On y va? — On y va. Enregistrez. Ici Nadine Furst, de Chan-nel 75, attaqua-t-elle, l'œil rivé sur l'objectif. Je me trouve au Central, dans le bureau du lieutenant Eve Dallas, responsable de l'enquête sur le meurtre de l'acteur Richard Draco. Lieutenant... où en êtes-vous ? demanda-t-elle en se tournant vers Eve. — L'enquête est en cours. Nous sommes sur plusieurs pistes. — M. Draco a été assassiné sur scène, devant un théâtre comble. Vous étiez vous-même témoin de ce drame. — En effet. La nature du crime, l'endroit où il s'est produit et la méthode employée ont donné lieu à des milliers d'interrogatoires et de dépositions. L'agent Baxter, de cette division, a accepté la tâche fastidieuse du tri de ces informations, précisa-t-elle, car il était toujours bon de rembourser ses dettes. — Il est vrai, n'est-ce pas, que face à un même événement, chacun l'interprète différemment ? — Les civils, oui. Les officiers de police sont entraînés. Ils retiennent les détails. — Vous êtes donc votre meilleur témoin ? — En quelque sorte. — Kenneth Stiles, un collègue et ami de Richard Draco qui faisait partie de la distribution, est-il votre principal suspect ? — Cet individu a été questionné, comme tous les participants au spectacle. Je vous le répète, nous suivons plusieurs pistes, et nous espérons arrêter le coupable d'ici vingt-quatre heures. — Une arrestation ! Prise de court, Nadine se ressaisit aussitôt. — Pouvez-vous nommer votre principal suspect ? — Je ne suis pas en mesure de vous révéler son nom pour l'instant. Je peux simplement vous dire que la personne qui a tué Richard Draco, puis Linus Quim, sera en garde à vue d'ici vingt-quatre heures. — Qui... — C'est tout, Nadine. Nadine aurait volontiers insisté, mais Eve était déjà debout. — Éteignez tout, ordonna-t-elle à son cameraman. Dallas, c'est une véritable bombe ! Pouvez-vous me communiquer quelques renseignements pour la suite ? Les détails de la procédure, quelques chiffres : le nombre exact d'entretiens, d'hommes sur le terrain, ce genre de chose. — Adressez-vous aux relations médias, riposta Eve. D'un geste, elle invita l'opérateur à quitter la pièce. — Entre nous, Dallas... — Vous saurez tout demain, Nadine. J'ai une question à vous poser : vous n'avez pas mentionné Connors, le fait qu'il soit le propriétaire du théâtre, qu'il ait produit la pièce, qu'il soit mon mari. Pourquoi? — C'est du déjà-vu. Moi, je veux de la viande fraîche. — Ça ne colle pas, Nadine. Le nom de Connors fait grimper les taux d'audience. — Très bien. C'est ma façon de vous remercier. Pour la soirée entre filles. — D'accord. Eve plongea la main dans sa poche et lui tendit un disque scellé. — Tenez. — Qu'est-ce que c'est que ça ? Mais dès qu'elle l'eut en mains" Nadine comprit. — C'est le film. — Je l'ai effacé du registre des pièces à conviction. C'est l'original. Je pense que ça devrait vous aider à boucler la boucle. La gorge nouée par l'émotion, Nadine fixa le disque. — Oui. Oui, merci. Elle le brisa net, en deux parties. Eve approuva d'un hochement de tête. — Certaines femmes auraient été incapables de résister à la tentation de le regarder. Je savais bien que vous étiez intelligente. — Merci, Dallas. Je ne sais pas comment vous... Eve s'écarta d'un pas. — Surtout pas de bise ! Nadine émit un petit rire, fourra le disque cassé dans son sac. Elle le jetterait dans la première benne à ordures sur son chemin. — Merci encore, Dallas. Je vous revaudrai ça. — J'y compte bien : la prochaine fois, réservez-moi un beignet. 21 Elle dormit dix heures d'affilée, à l'endroit même où elle s'était écroulée après avoir brièvement résumé la situation à Connors. Elle se réveilla lucide et seule. Comme il n'était pas là pour la harceler, elle s'offrit une barre glacée pour le petit-déjeuner, puis avala une tasse de café en suivant les actualités à l'écran. Satisfaite du reportage de Nadine, elle décida qu'elle était enfin prête à attaquer sa journée. Elle s'habilla, enfilant un pantalon marron et un chemisier à fines rayures brunes et blanches. Elle ne savait pas depuis quand ils étaient là, mais depuis que Connors avait entrepris de compléter sa garde-robe, elle n'y prêtait plus attention. Il lui achetait une quantité incroyable de vêtements, lui épargnant ainsi le supplice du shopping. La météo ayant prévu un temps froid, elle mit la veste qui semblait compléter l'ensemble, se munit de son arme, et partit à la recherche de son époux. Il était déjà dans son bureau. Un de ses moniteurs affichait les analyses des stocks de la matinée, le second, les échanges interplanétaires, et le troisième, ce qui ressemblait à un sérieux problème mathématique. — Comment peux-tu te plonger là-dedans dès le saut du lit? s'enquit-elle. — Je vis pour les chiffres. Il enfonça une touche de son clavier, et le problème de mathématiques se métamorphosa en une succession de colonnes impeccables. — Je suis levé depuis un bon bout de temps, enchaîna-t-il. Tu parais reposée. Et tu es très élégante. Ta résistance force l'admiration, Eve. — J'ai dormi comme une marmotte, confirma-t-elle en contournant la console pour l'embrasser. Tu travailles beaucoup, toi aussi. On devrait prendre quelques jours de vacances. Il envoya son tableau à son conseiller financier pour application immédiate, puis fit pivoter son fauteuil. — Qu'est-ce que tu veux ? — Un peu de tranquillité. Juste toi et moi. On pourrait s'offrir un long week-end. — Je répète : qu'est-ce que tu veux ? Il souleva sa tasse et but une gorgée de café. Une lueur d'irritation dansa dans les prunelles d'Eve. — Je viens de te le dire ! Ne recommence pas ce petit jeu avec moi. Tu sais ce qu'il t'en a coûté la dernière fois. — Je ne suis pas idiot, je ne tomberai pas dans le piège. Je peux accepter d'être soudoyé, mais j'aime qu'on me mette le marché en main. Qu'as-tu derrière la tête? — Il n'est pas question de te soudoyer. Je suis fonctionnaire municipal. — Et nous savons tous qu'ils sont hermétiques aux pots-de-vin. — Attention à toi, camarade. Qui te dit que je n'ai pas envie d'un congé ? Si j'ai un service à te demander, l'un n'entraîne pas forcément l'autre. — Je vois. Dans ce cas, j'abats mes cartes. Je te rends ton service, quel qu'il soit, en échange d'une semaine dans un lieu de mon choix. — Une semaine, c'est trop. J'ai des réunions, des dossiers à remplir. Trois jours. Négocier, songea-t-il. Son passe-temps préféré. — Cinq jours maintenant, cinq jours le mois prochain. — Ça fait dix jours, pas une semaine. Même moi, je sais calculer ça. Trois jours maintenant, deux le mois prochain. — Quatre maintenant, trois le mois prochain. — D'accord ! D'accord ! Je me débrouillerai, concédat-elle, en proie au vertige. — Affaire conclue. Il lui offrit sa main. — Alors ? On va à la plage ? — C'est une possibilité. Le centre Olympus est équipé d'une somptueuse plage artificielle. Elle blêmit. — Olympus ? Je refuse de quitter la planète. Tu exagères ! — Affaire conclue. Et maintenant, qu'est-ce que tu veux? Elle bouda. Ce n'était pas dans ses habitudes, mais elle était experte en la matière. — C'est un petit service de rien du tout. — Tu aurais dû y penser avant d'essayer de m'ar-naquer. Tu y serais peut-être parvenue, si tu avais pris un vrai petit-déjeuner au lieu de te contenter d'une glace. — Comment sais-tu que... Elle se tut, folle de rage. — Summerset ! devina-t-elle. — Quand une femme exige une faveur de son mari, il est vivement recommandé de s'asseoir sur ses genoux. Il se tapota la cuisse. — Il ne t'en restera plus grand-chose, si je te casse les deux jambes ! rétorqua Eve, furieuse, en se perchant sur le comptoir. Ecoute,.c'est un problème de flic, et tu es toujours en train de t'en mêler de toute façon. C'est une chance que je t'offre. — Et voilà ! s'exclama-t-il, hilare. Si tu me l'avais présenté ainsi dès le départ, tu n'aurais pas eu à argumenter, et tu ne serais pas en colère. — Je ne suis pas fâchée. Ah ! À propos, qu'est-ce que c'est que cette histoire d'autorisation n° 1 ? — Tu as acheté quelque chose ? Je vais noter ça tout de suite sur mon calendrier. Eve Dallas s'est promenée dans les boutiques. En avant la musique ! Elle grogna. — Avant d'entrer ici, j'étais d'excellente humeur. — Tu vois que j'ai raison : tu es en colère. Quant à l'autorisation n° 1, ce serait absurde que tu paies les produits fabriqués par mes sociétés. — La prochaine fois, j'irai chez le concurrent. Si j'en trouve un. Bon... parlons sérieusement. Je vais clôturer mon enquête aujourd'hui. J'ai concocté un plan pour démasquer l'assassin, obtenir des aveux. C'est un peu compliqué. J'ai mes raisons. J'ai eu toutes les peines du monde à convaincre Whitney de m'accorder le feu vert. Si ça ne marche pas... Les mots moururent sur ses lèvres. — De quoi as-tu besoin ? — Pour commencer, de ton théâtre. Ensuite, il faudrait que tu m'aides à écrire et produire une petite pièce. Une heure plus tard, Eve était en route pour le Central, et Connors entamait le premier d'une longue liste d'appels. Dans son bureau, Eve téléchargea le disque de la pièce sur son ordinateur. L'esprit ailleurs, elle se rendit à peine compte de la qualité de l'image et du son. Quand elle ordonna à la machine de passer directement à la dernière scène, celle-ci obéit sans le moindre heurt. Les voilà, pensa-t-elle. Draco, dans le rôle de Vole, confessant un meurtre qu'on ne pouvait plus lui reprocher. Beau comme un dieu, satisfait, prenant la main de Carly - alias Diana - dans la sienne. Elle, près de lui, ravissante, souriante, éperdue d'amour. Kenneth Stiles, l'irascible et rusé Sir Wilfred, glacé d'effroi en se rendant compte à quel point il avait été manipulé, exploité. A ses côtés, Eliza - Miss Plimsoll -outragée, les doigts crispés sur le dos de la chaise de Kenneth. Areena, magnifique et mystérieuse Christine, qui avait tout sacrifié, au risque de finir ses jours en prison, pour sauver l'homme qu'elle aimait. Michael Proctor, une ombre en coulisses, observant ses collègues et rêvant d'être sous les projecteurs. Et parmi eux, le spectre d'Anja Carvell. Sans sourciller, Eve visionna le meurtre. Là! C'est là! Elle figea l'image. Dix mille témoins étaient passés à côté. Elle aussi, non ? La performance d'une vie. Dans la mort. — Ejecte le disque, ordonna-t-elle. Elle le mit dans un sachet, rassembla les autres, brancha son communicateur pour une transmission interdépartementale. — Peabody, alertez Feeney et McNab. On y va. Vérifiant une dernière fois son arme, elle se prépara à mettre en scène son propre spectacle. Assise sur la banquette arrière, Mira ne put s'empêcher de constater que la façon de conduire d'Eve reflétait à merveille sa personnalité. Compétente, directe, concentrée. Et féroce. Se faufilant entre les véhicules, déboîtant, défiant les autres de la ralentir. Mira s'assura discrètement que sa ceinture était bien attachée. — Vous prenez des risques. Eve lui jeta un coup d'œil par le rétroviseur. — Calculés. — Je pense que... Mira se tut et se mit à prier comme dans son enfance, tandis qu'Eve enclenchait le mode vertical et bifurquait brusquement à droite pour éviter un embouteillage. — Je pense, reprit-elle, que vous avez parfaitement jaugé la situation. Cependant, il reste une marge d'erreur, que vous pourriez éradiquer en respectant strictement la procédure. — Si je me trompe, j'en assumerai les conséquences. Quoi qu'il en soit, la personne qui a tué Draco et Quim sera en garde à vue avant la fin de la journée. La voiture s'engouffra dans le tunnel d'un parking souterrain, fila comme une flèche jusqu'à un emplacement réservé. Mira ouvrit la bouche et poussa un cri alors qu'elles fonçaient vers la barrière de sécurité. Eve abaissa la visière pour montrer son passe. La barrière se souleva, et Eve se gara. — Eh bien ! souffla Mira. Quelle aventure ! — Hein? — Je m'aperçois que je n'avais jamais roulé avec vous. Je commence à comprendre pourquoi. Peabody ricana en poussant sa portière. — Croyez-moi, docteur Mira, ça aurait pu être pire. — Ma façon de conduire vous déplaît ? Peabody marmonna quelques mots incompréhensibles entre ses dents. — En tout cas, reprit Mira, je suis heureuse que vous m'ayez convoquée. Non seulement parce que j'espère pouvoir vous être utile, mais en plus, parce que c'est pour moi l'occasion de vous voir à l'œuvre. — Il faudra vous mettre à l'écart, décréta Eve, tandis qu'elles gagnaient la rue. — Certes, mais je serai là. — On ne lèvera pas le rideau de sitôt. Devant l'entrée des artistes, Eve tapa le code d'accès que lui avait fourni Connors. — Vous allez sans doute vous ennuyer. — Oh, j'en doute ! Elles se rendirent directement sur le plateau, où les préparatifs allaient bon train. — Hé ! Lieutenant ! Par ici ! À cinq mètres au-dessus de leurs têtes, McNab se balançait dans un harnais de sécurité. — Arrêtez vos idioties ! glapit Feeney, en voyant son agent faire semblant de nager dans le vide. — Qu'est-ce qu'il fabrique là-haut ? voulut savoir Eve. Hormis se ridiculiser. — Il place les caméras. Il faut être jeune pour apprécier ce genre d'exercice. Le gros du matériel est en place. Connors avait tout prévu, mais nous avons dû procéder à quelques ajustements. Nous pourrons visionner l'action sous tous les angles. — Connors est arrivé ? — Oui, il est en régie. Il montre à deux de mes hommes des trucs qu'ils n'ont jamais espéré connaître. Ce type est un génie de l'électronique. Je l'engagerais volontiers à la DDE. — Soyez gentil, ne lui en parlez pas. J'ai déjà assez de mal avec lui comme ça. Les verrous automatiques sont installés sur toutes les issues ? — Oui. Une fois qu'ils seront à l'intérieur, personne ne pourra sortir. Nous avons trois uniformes, deux techniciens, vous, moi, Peabody, et notre oiseau, là-haut. McNab, descendez de là ! Vous êtes certaine de ne pas vouloir du renfort ? Eve pivota lentement, scruta le théâtre. — C'est inutile. Connors surgit des ombres. — Feeney : le poste de contrôle est fonctionnel. — Je vais y jeter un coup d'œil. McNab ! Ne m'obligez pas à monter vous chercher. Seigneur ! Combien de fois ai-je répété ça à mes mômes ? Il disparut en hochant la tête. — Il va se blesser, gémit Peabody, partagée entre l'amusement et l'angoisse. Dites-lui de descendre, Dallas. — Pourquoi moi ? — Parce qu'il a peur de vous. Eve plaqua les mains sur ses hanches et hurla : — McNab, cessez de faire le clown et venez ici ! — Oui, lieutenant. Il fut devant elles en un éclair, les joues roses d'excitation. — C'est génial ! — Je suis ravie d'avoir pu vous procurer quelques minutes de distraction, agent McNab. Après tout, pourquoi se priver d'un peu de plaisir en pleine préparation d'une opération élaborée et délicate, surtout quand nous nous servons d'un équipement civil valant plusieurs millions de dollars. — Euh... McNab s'éclaircit la gorge. Son sourire s'était estompé. — ... les caméras sont placées et opérationnelles, lieutenant. — Dans ce cas, peut-être pourriez-vous vous rendre utile ailleurs. Si ça ne vous ennuie pas trop, bien sûr. — Non, lieutenant. Je... j'y vais. Il s'enfuit. — Ça devrait le calmer cinq minutes. Elle se tourna vers Connors. — Je n'ai pas peur de toi, annonça-t-il. Cependant, je t'ai apporté un cadeau. C'est une mini-télécommande. Tu peux signaler tout ce que tu souhaites au contrôle. Changement d'éclairages, de son, de décor. Tu peux t'en servir d'où tu veux. La pièce est entre tes mains. — C'est toi qui te chargeras de l'ouverture. — Tout est prêt, dit-il en consultant sa montre. Lever de rideau dans un peu plus d'une heure. — Peabody, faites une ronde. Assurez-vous que tous les accès sont sécurisés, puis prenez votre position et attendez mes ordres. — Bien, lieutenant. — Connors, peux-tu emmener le Dr Mira à son point d'observation ? — Avec plaisir. — Parfait ! Elle sortit son communicateur. — Feeney, allume la salle quelques minutes, s'il te plaît. Comme le théâtre s'illuminait, elle changea la fréquence de son communicateur. — Ici le lieutenant Dallas. Dans trente minutes, vous prendrez vos positions. La protection civile est notre priorité. Je répète, c'est notre priorité. Vous ne dégainerez pas vos armes. Je ne veux pas réitérer l'exploit de la Gare Centrale. Elle mit son communicateur dans sa poche. — Connors, contacte-moi dès que le Dr Mira sera installé. — Entendu. — Elle a ce métier dans la peau, dit Mira, tandis qu'Eve s'éloignait. Elle sait commander, mesurer le pour et le contre. Elle va avoir besoin de vous, quand tout ça sera terminé. — Nous allons prendre quelques jours de vacances. Mira inclina la tête. — Comment avez-vous réussi à la convaincre de partir ? — L'art de la négociation, répliqua-t-il en lui offrant son bras. Puis-je vous escorter jusqu'à votre place, docteur ? — Lieutenant. McNab, position quatre. Le premier sujet arrive devant l'entrée des artistes. — Bien reçu. A toi de jouer, Connors. Sois prudent. Les risques physiques sont minimes, mais... — Fais-moi confiance. — J'aimerais simplement revoir... — Lieutenant, figure-toi que je sais ce que je fais. — Comme toujours. — Dans ce cas, j'insiste : fais-moi confiance. Sur ces mots, il la laissa. Sur l'écran en arrière-scène, Eve le regarda traverser le plateau nu, s'immobiliser sous les projecteurs. Avait-il envisagé un jour de devenir acteur? Jamais. Sa passion, c'étaient les affaires, louches ou honnêtes. Mais il avait le physique et la prestance de l'emploi. Et un talent remarquable pour la dissimulation. N'était-ce pas cela, jouer la comédie? — Michael ! s'exclama-t-il en tendant la main au nouveau venu. Vous êtes pile à l'heure. — Je ne voulais pas faire attendre les autres, avoua Proctor en riant. Le problème, quand on est ponctuel, c'est qu'on finit toujours par être en avance. J'ai été très heureux de recevoir votre coup de fil. Je craignais que la police ne prolonge la fermeture du théâtre. — Apparemment, les détectives ont tout ce dont ils ont besoin. — Je tiens à vous remercier de m'offrir cette chance d'incarner Vole. Je suis conscient que vous auriez pu engager un autre acteur, plus connu. Il n'avait pas de scrupules. Seulement de l'ambition. — Après ce qui s'est passé, je me suis dit que vous auriez peut- être peur de reprendre le rôle. — Non, non, pas du tout. Enfin si, bredouilla-t-il en s'empourprant. Ce qui est arrivé à Richard est affreux. Abominable. Mais... — Le spectacle doit continuer, compléta Connors, en se détournant légèrement. Ah ! Eliza, Areena ! Merci d'être venues. — Vous me sauvez de l'ennui et de l'inquiétude, répondit Eliza en l'embrassant sur la joue. L'ennui de ne pas travailler, et l'inquiétude en ce qui concerne Kenneth. Je n'en reviens pas de ce qu'ils ont raconté aux informations. — Oubliez ça, intervint Areena. Ils se trompent. Forcément. Comme c'est bizarre de se retrouver ici ! ajouta-t-elle en se frottant les bras. Je ne suis pas revenue depuis... depuis la première. — Vous pensez pouvoir supporter cette épreuve ? — Oui, oui. Il le faut, n'est-ce pas ? Nous devons continuer. Nous n'avons pas le choix. Carly fit son entrée. Elle s'était maquillée en harmonie avec sa robe bleu électrique très courte, au décolleté plongeant. — Qu'est-ce qui nous en empêcherait ? lança-t-elle. Aucun d'entre nous n'appréciait Richard Draco. — Carly, murmura Areena, d'un ton de reproche. — Oh ! Réserve tes jérémiades pour le public. Il nous a tous baisés à un moment ou à un autre. Littéralement, pour certaines d'entre nous. Nous ne sommes pas ici pour dédier notre prochaine prestation à sa mémoire. Nous sommes ici parce que nous avons besoin de nous remettre au boulot. — C'était une ordure, dit Eliza d'une voix posée, mais il est mort. Et à présent, Kenneth est à l'hôpital, sous haute surveillance. — Kenneth devrait recevoir une médaille pour nous avoir débarrassés de Richard Draco. — Il n'est pas encore inculpé, fit remarquer Areena en se tortillant les doigts. Si nous parlions de la pièce ? C'est une répétition générale, Connors ? Je suis étonnée que le metteur en scène ne soit pas encore là. — Pour l'heure, il est difficile de convoquer tout le monde. Nous allons devoir trouver un nouveau Sir Wilfred. — On peut répéter avec une doublure, non? proposa Michael. Je n'ai jamais fait de filage avec la première distribution. Cela m'aiderait. — Bravo, Michael ! s'écria Carly en riant. Tu ne perds pas le nord. — Tu viens de dire qu'on était là pour bosser, rétorqua* t-il. Inutile de mordre. — Je suis d'humeur à mordre. Toi, tu boudes parce que je t'ai jeté dehors au lieu de pleurer sur ton épaule. — J'aurais pu te soutenir. J'aurais essayé. — Je n'ai pas besoin de toi. Je n'ai besoin de personne, grommela-t-elle, les yeux luisants de fureur. J'ai couché avec toi. Et alors ? Ne va pas croire que je tiens à toi. — Une fois de plus, le serpent du sexe se dresse, gronda Eliza. Est-ce qu'un jour, les hormones cesseront d'interférer avec l'art ? — Eliza, protesta Areena, en posant une main sur le bras de Carly... Carly, je vous en prie, nous devons nous tenir les coudes. Que doit penser Connors, à nous voir ainsi nous chamailler ? — Je pense que vous êtes tous sous pression, déclara-t-il en scrutant leurs visages. Si l'un d'entre vous se sent incapable de poursuivre, je préfère le savoir au plus tôt. Carly renversa la nuque et s'esclaffa. — Au secours ! Je rêve ! Chacun d'entre nous serait prêt à fouler des charbons ardents pour jouer dans cette pièce. Grâce à la publicité, nous ferons salle comble pendant des semaines, et nous le savons tous. Rien, pas même un meurtre, ne nous arrêtera. Elle repoussa ses cheveux, étira les bras et traversa le plateau. — Dépêchez-vous de nous trouver un remplaçant pour l'inestimable Sir Wilfred. Prenez un droïde, pourquoi pas ? Elle tournoya sur elle-même. — Allons-y, Connors ! Que le spectacle commence ! Eve jubilait. — Il ne s'est jamais interrompu, murmura-t-elle en émergeant des coulisses. 22 — Lieutenant Dallas. Carly laissa tomber ses bras, se déhancha, posa une main sur sa taille. — Quelle irritante surprise ! — Oh, Carly, je t'en prie, cesse de jouer les divas ! lança Eliza d'un ton agacé. Tu es beaucoup trop jeune. Lieutenant, j'espère que vous êtes ici pour nous annoncer que vous avez arrêté le coupable. Vous paraissiez très confiante, lors de votre interview à Channel 75. — L'arrestation est imminente. — Pas Kenneth, murmura Areena se tenant la gorge. — Si c'est Kenneth, dit Eliza, je compte sur vous tous pour le soutenir. J'en ai la ferme intention. Je n'abandonne pas mes amis, ajouta-t-elle en redressant les épaules. — C'est admirable, mademoiselle Rothchild. Dans sa poche, Eve manipula la mini-télécommande. — Cependant, enchaîna-t-elle, Kenneth Stiles n'est plus le principal suspect dans cette affaire. L'assassin de Richard Draco se trouve sur ce plateau. Tandis qu'elle parlait, la salle s'assombrit, et les projecteurs illuminèrent la scène. Le décor de la salle de tribunal se mit en place. Eve s'approcha de la table et ramassa un couteau effilé. — Le meurtre a eu lieu ici même. Il en sera de même pour l'arrestation. — Un point pour vous, lieutenant. Vous avez le sens de la mise en scène, railla Carly en allant s'asseoir sur la chaise du témoin. Continuez, nous sommes tout ouïe. — Carly, tais-toi. C'était forcément Kenneth, déclara Michael, en jetant un coup d'œil contrit vers Areena. Je suis navré, Areena, mais ce n'est pas possible autrement. Il a tenté de fuir la ville, et ensuite, il a voulu disparaître pour toujours. S'il n'était pas coupable, pourquoi aurait-il fait ça ? — Pour protéger quelqu'un, intervint Eve. C'est un thème récurrent, dans cette histoire. Elle effleura la pointe du bout du doigt, posa le couteau. — Sir Wilfred a beau l'ignorer ou l'insulter, Miss Plimsoll n'a de cesse de s'occuper de lui. — Lieutenant, c'est le personnage ! s'indigna Eliza. Je n'ai rien à voir là-dedans. — Tout est une question d'interprétation, riposta Eve, en la dévisageant attentivement. Sir Wilfred défend son client au péril de sa santé, pour s'apercevoir à la fin qu'il a libéré un meurtrier. Léonard Vole feint de défendre sa femme adorée ; il l'a aidée à fuir une Allemagne en ruines plusieurs années auparavant, mais quand il la retrouve, c'est pour se servir d'elle. Quant à Christine, elle sacrifie sa réputation et sa liberté pour le couvrir, et il la rejette de la manière la plus cruelle qui soit. — On connaît la pièce par cœur, grommela Carly en bâillant délicatement. Je suppose que vous allez nous dire que seul Michael, la doublure, était du côté de Richard, alias Vole. — Exactement. Draco n'étant plus dans le tableau, il devient Vole. Existe-t-il un meilleur moyen de venger l'honneur de sa mère ? — Une seconde ! Ça suffit ! J'en ai assez ! protesta Michael en crispant les poings. Il s'avança vers Eve, l'air menaçant. — Michael, intervint Connors, tout bas, en venant s'interposer entre le comédien et sa femme. Attention. Je pourrais t'anéantir. — Connors ! Eve lui aurait volontiers reproché son intervention, mais cela aurait modifié l'atmosphère. — Recule, Michael, lui conseilla Carly. Tu ne peux que te ridiculiser. Lieutenant, vous n'y allez pas de main morte. Mais vous n'avez parlé ni de moi ni de mon personnage. Que je sache, Diana ne protégeait personne. Elle croisa les jambes. Eve se dirigea lentement vers elle. — Elle l'aurait fait. N'aurait-elle pas fini par comprendre? N'aurait-elle pas subi le même sort que Christine : exploitée, puis rejetée par son amant, avide de chair plus fraîche ? Elle lui en aurait terriblement voulu, je pense. Elle l'aurait détesté. Elle se serait reproché d'avoir été assez bête pour tomber dans le piège. — Vous donnez à Diana plus de profondeur qu'elle ne mérite. — Ce n'est pas mon sentiment. A mon avis, Vole l'a sous-estimée. Les gens, surtout les hommes, se trompent souvent, face à une jolie femme. Ils ne voient que la surface. Il vous connaissait mal, n'est-ce pas? Il était loin d'imaginer votre force et votre passion. — Je n'ai pas peur de vous, lieutenant. — Non, ce n'est pas dans votre nature. Quand quelqu'un vous offense, vous réagissez. Avec fougue. Je ne peux que le respecter. Il a cru qu'il pouvait se débarrasser de vous comme d'une chaussette sale. Il a cru qu'il pouvait vous humilier en public, ici même, sur cette scène, devant vos camarades et l'équipe technique. Pour éveiller leur mépris ou leur pitié. Vous ne l'avez pas supporté. Il fallait qu'il paie. — Cessez de la harceler ! gronda Michael en s'agrippant à la table des pièces à conviction. Laissez- la tranquille. Vous savez ce par quoi elle est passée. — Elle se raccroche à des suppositions, répliqua Carly, la gorge sèche. — Les hommes ne vous écartent pas de leur chemin, n'est-ce pas, Carly? Vous ne le tolérez pas. Le plan était parfaitement monté. Étape par étape. Taillé sur mesure. Il mourrait là, à vos pieds. — J'exige la présence de mon avocat. — Vous pouvez en appeler toute une armée. Eve déambula jusqu'à la table, tapota le manche du couteau. — C'était facile de sortir ce couteau de la cuisine. Qui s'en serait rendu compte ? Vous connaissiez le rythme de la pièce, le minutage entre les changements de décors. Si l'on vous voyait, ça n'avait aucune importance. Vous faisiez partie du décor. Glisser l'accessoire dans votre manche, le remplacer par l'arme du crime, vous éloigner tranquillement... un jeu d'enfant. Eve retourna le couteau, et la lame scintilla sous les projecteurs. — L'attente a-t-elle été pénible? Donner vos répliques, écouter les autres, tout en imaginant la suite, le coup de poignard, le choc sur son visage... — C'est absurde, et vous le savez. Vous ne pouvez rien prouver, parce que ce n'est pas vrai. Vous allez passer pour une idiote. — J'assume. Carly Landsdowne, je vous arrête pour les meurtres de Richard Draco et de Linus Quim. Vous avez le droit de garder le silence, ajouta-t-elle, alors que Peabody émergeait des coulisses. Vous avez le droit de demander un avocat et/ou un représentant de votre choix. Vous avez... — Ne l'approchez pas ! hurla Areena, à l'instant précis où Peabody s'apprêtait à lui passer les menottes. Ne la touchez pas ! Élle n'y est pour rien ! Bousculant Michael, Areena se précipita vers la table. Le visage ravagé par la fureur, elle s'empara du couteau. — Ne la touchez pas. Je vous l'interdis ! Allez au diable ! Elle pivota vers Eve. — Elle n'a pas tué Richard. C'est moi. Je regrette seulement de ne pas l'avoir fait autrefois, avant qu'il ne mette ses sales pattes sur elle. — Je sais. Eve alla se camper devant elle, la regarda dans les yeux, lui reprit l'accessoire des mains. — Je sais, Anja. — Anja? Oh mon Dieu ! Mon Dieu ! gémit Carly. Elle croisa les bras et se balança d'avant en arrière. — Peabody, faites sortir tout le monde. Carly, restez assise. Vous n'avez pas encore tout entendu. — Lâchez-la ! insista Areena, paniquée, en s'inter-posant entre Eve et Carly. Je vous dirai tout. Vous l'avez assez torturée comme ça. Je connais mes droits et mes obligations. J'y renonce. Lâchez-la. — Toi ! s'exclama Carly, atterrée. Toi et Richard. — Je suis désolée. Pardon. Carly se leva. — Tu étais au courant depuis le début. Et tu n'as rien fait quand il... — Non, Carly. Tu ne peux pas penser que je serais restée là sans réagir. Et oui, je savais. Quand je t'ai vue, j'ai tout de suite compris qui tu étais. Je suis allée le trouver. Tu es tout ce qu'il convoitait. Jeune, ravissante, fraîche. Je lui ai expliqué qui tu étais, afin qu'il te préserve. C'est là que j'ai commis une erreur. Paupières closes, elle reprit son souffle. — Je ne saurai jamais s'il aurait cherché son plaisir ailleurs. Je pensais te protéger. Au lieu de quoi... au lieu de quoi, il t'a séduite, tout en sachant. Tu n'as rien à te reprocher. — Il le savait, chuchota Carly. Vous le saviez tous les deux. — Quand j'ai appris qu'il t'avait attirée dans ses filets, je l'ai affronté. Nous nous sommes disputés violemment. Je l'ai menacé. Je lui ai dit que je n'hésiterais pas à révéler le scandale à la presse. Je ne l'aurais jamais fait, bien entendu. C'était impossible, car tu aurais été la première à en souffrir. Il m'a prise au mot, et il a rompu. S'il s'est montré si cruel envers toi, c'est parce qu'il savait que cela m'atteindrait personnellement. — Comment m'as-tu reconnue ? — Carly... je me suis toujours tenue à l'écart de ta vie. Je n'avais aucun droit sur toi. Mais j'étais informée régulièrement. — En quoi pouvais-je t'intéresser ? Je n'étais rien pour toi, sinon le résultat d'un moment d'égarement. — Non, non. Tu étais un cadeau, un don du ciel que je ne pouvais pas garder. Je t'ai confiée à tes parents, parce que je savais qu'ils te chériraient. Qu'ils te protégeraient. Comme j'ai tenté de le faire. Je ne t'aurais jamais parlé de cela, Carly. Jamais. Si j'avais eu le choix. Mais je ne peux pas les laisser t'accuser à ma place. Elle se tourna vers Eve. — Vous n'auriez pas dû lui infliger ce supplice. — Chacun son métier. — C'est ainsi que vous définissez votre tâche ? s'écria Carly. Trouver lequel d'entre nous a exterminé un cafard, et pourquoi. Eh bien, c'est réussi ! Je me demande comment vous arrivez à dormir, la nuit. Je veux rentrer chez moi. Elle se mit à sangloter. — Je veux m'en aller. — Docteur Mira ? — Oui, répondit cette dernière, en s'avançant sur le plateau et en prenant Carly par le bras. Venez avec moi. — Je suis morte à l'intérieur. — Non, seulement engourdie. Vous avez besoin de vous reposer. Mira darda un regard vers Eve, puis entraîna Carly en coulisses. — Regardez ce que vous avez fait ! Vous ne valez pas mieux que Richard. Vous vous êtes servie d'elle, vous l'avez utilisée. Jusqu'à la fin de ses jours, elle sera hantée par les cauchemars. J'aurais voulu lui épargner cela. — Vous l'avez tué après la rupture. Pourquoi avez-vous attendu que ce soit fini ? — Ce n'était pas fini, soupira Areena, en se laissant tomber sur un siège. Il est venu me voir quelques jours avant la première. Il était drogué. Il était toujours méchant, quand il était drogué. Il a menacé de la reprendre. Si je voulais qu'il garde ses distances, je devais prendre sa place. J'ai cédé. Ce n'était qu'une relation sexuelle, ça ne signifiait rien. Rien du tout. Elle plongea une main tremblante dans son sac, trouva une cigarette. — J'aurais dû faire semblant d'être offusquée, outragée, terrifiée. Ça l'aurait stimulé, satisfait. J'aurais pu feindre. J'ai opté pour le dégoût et le désintérêt. Il a riposté en me proposant une partie à trois, lui, Carly et moi, après la première. Il me racontait tout ce qu'il lui avait fait, se délectait d'avoir couché avec sa propre fille. C'était un monstre, et je l'ai exécuté. Elle se leva. — Je n'éprouve aucun remords, aucun regret. J'aurais pu l'assassiner le soir où il s'est présenté dans ma chambre en se vantant d'être assez viril pour sauter la mère et la fille en même temps. La gorge d'Eve se noua. — Qu'est-ce qui vous en a empêchée ? — Je voulais être sûre. Et je voulais... Pour la première fois, elle sourit. — ... je voulais que ce soit juste. Et je pensais pouvoir m'en sortir. Comme elle se débattait. vainement avec son briquet, Connors s'approcha pour lui allumer sa cigarette. — Merci. Fermant les yeux, Areena aspira longuement. — Je n'ai jamais réussi à arrêter de fumer. J'ai commis de nombreux péchés au cours de mon existence, lieutenant. Je me suis montrée égocentrique, je me suis apitoyée sur mon sort. Mais je ne me sers jamais des gens que j'aime. Je ne vous aurais pas laissée inculper Kenneth. Je me serais débrouillée pour qu'on l'innocente. Mais qui aurait pu soupçonner la douce Areena d'avoir assassiné un homme de sang-froid ? Qui plus est, une célébrité. — D'où votre mise en scène. — Oui. Comment pouvait-on imaginer que je le tue devant plusieurs milliers de spectateurs? J'ai cru qu'on m'éliminerait tout de suite de la liste des suspects. Quant à mes camarades, comme ils étaient innocents, j'étais persuadée qu'ils ne subiraient d'autres inconvénients qu'un interrogatoire. Elle émit un petit rire. — Les connaissant, j'étais certaine que cela les divertirait. En toute franchise, lieutenant, j'étais loin de penser que vous pousseriez à ce point votre enquête, une fois démasquée la véritable personnalité de Richard. Je vous ai sous-estimée, comme Richard me sous-estimait. — Jusqu'au moment où vous lui avez enfoncé le couteau dans le cœur. Là, il a cessé de vous sous-estimer. — Exactement. Son regard, son expression m'ont valu un plaisir immense. Tout s'est déroulé comme vous l'avez dit tout à l'heure, à un détail près. C'est moi qui tenais le rôle que vous avez conféré à Carly... J'ai pris le couteau dans la cuisine, un jour où j'y suis allée avec Eliza demander un sandwich. Je l'ai dissimulé dans ma loge jusqu'au soir de la première. Jusqu'au changement de décor. A ce moment-là, nous étions plusieurs à l'arrière-scène, comédiens et machinistes. J'ai effectué l'échange, puis j'ai caché l'accessoire dans un bouquet de roses pendant que mon habilleuse avait le dos tourné. J'ai cru être maligne. — Ç'aurait pu marcher. Vous avez presque réussi votre coup. — Presque. Pourquoi presque, lieutenant? — Anja Carvell. — Ah. Un nom du passé. Savez-vous d'où il provient ? — Non. Je me suis posé la question. — Un rôle insignifiant dans une pièce insignifiante qui a duré le temps d'une soirée, dans une ville perdue du Canada. Ce spectacle n'a jamais figuré sur mon CV ni sur celui de Kenneth. C'est pourtant là que nous nous sommes rencontrés. Et - je m'en suis rendu compte des années plus tard - il est tombé amoureux de moi. Je me désole seulement de ne pas avoir eu la sagesse de l'aimer en retour. Il lui arrivait parfois de m'appeler Anja, pour plaisanter. — C'est ce nom que vous avez donné quand vous avez placé votre fille. — Oui. Pour le souvenir. Et pour la protéger, au cas où elle chercherait à me retrouver. Ses parents adop-tifs sont des gens merveilleux. Les Landsdowne sont généreux, ils l'ont choyée. Je voulais ce qu'il y avait de mieux pour elle. — Vous auriez pu oublier. — Oublier ? Croyez-vous, sous prétexte que je ne l'ai vue qu'une seule fois, à sa naissance, que je ne l'aime pas ? s'indigna Areena. Je ne suis pas sa maman. J'en ai conscience. Mais il ne s'est pas passé une seule journée, au cours de ces vingt-quatre dernières années, sans que je pense à elle. Elle se tut, parut se renfermer. — Mais je tourne autour du pot. J'étais convaincante, dans le rôle d'Anja. Je le sais. — Oh, oui ! Je ne vous ai pas du tout reconnue, physiquement. Les émotions, Areena. Qui avait les plus fortes raisons de le tuer, de surcroît devant un public ? 342 De mettre un terme à sa vie comme à celle de Vole? Qui s'est sentie la plus trahie ? Après avoir éliminé Carly, il ne me restait plus qu'une réponse : Anja Carvell. — Si vous aviez éliminé Carly, pourquoi lui avoir fait subir cette épreuve ? — Anja Carvell, poursuivit Eve, impassible. Elle m'est apparue comme une femme forte, sûre d'elle-même, directe. Mais comment s'était-elle arrangée pour échanger les couteaux ? J'ai envisagé plusieurs scénarios, mais chaque fois, il y avait un hic. Pour une raison très simple. Elle voulait tenir l'arme elle-même, porter le coup pour l'enfant qu'elle avait abandonnée dans le but de la protéger. — En effet. — J'ai pensé à vous, à elle, et puis, j'ai compris. Vous aviez modifié votre physique, votre voix, votre attitude. Mais certains détails vous ont trahie : cette façon que vous avez de tripoter votre collier, comme maintenant. Ou - dans la peau d'Anja - le premier bouton de votre chemisier. — Un détail infime. — Il y en a d'autres. Ils finissent pas s'accumuler. On peut changer la couleur, voire la forme de ses yeux, mais pas son regard, quand la colère vous submerge. À l'instant où vous avez fixé Richard, sur scène, juste avant de le tuer, je l'ai vu. Je me suis rendu compte qu'Areena et Anja n'étaient qu'une seule et même personne. — Vous avez été plus maligne que moi, concédat-elle en se levant. Vous avez résolu le mystère. Bravo, lieutenant. Je suppose que vous allez dormir sur vos deux oreilles, ce soir. Eve ne la quitta pas des yeux. — Peabody, escortez mademoiselle Mansfield jusqu'au véhicule de police. — Oui, lieutenant. Mademoiselle Mansfield? — Eve, murmura Connors, tandis que le bruit de leurs pas s'estompait. Elle secoua la tête. Ce n'était pas le moment de flancher. — Feeney, vous avez tout enregistré ? — C'est clair et net, Dallas, et tout à fait légal. Elle a renoncé à ses droits. — Parfait. C'est terminé. On peut clôturer. — Entendu. Je te rejoins au Central. Bon travail, Dallas. Excellent ! — Mouais, grommela-t-elle, tandis que Connors posait une main réconfortante sur son épaule. Merci pour ton aide. On s'en est sortis sans dommages. Elle résista lorsqu'il voulut la tourner vers lui. Il se positionna face à elle. — Ne me repousse pas. — Je vais bien. Il faut que j'aille rédiger mes rapports. — Je t'accompagne. Eve, tu crois vraiment que je vais te laisser seule en un pareil moment ? — Je vais bien, je te dis. — Menteuse. Elle lâcha prise, se laissa enlacer. — Je l'ai regardée dans les yeux, et je me suis demandé ce que j'aurais ressenti, si j'avais eu quelqu'un prêt à se sacrifier pour me protéger. Et puis, je l'ai prise au piège en me servant de l'être qu'elle aime le plus au monde. — Non. Tu as sauvé l'être qu'elle aime le plus au monde. Nous le savons tous les deux. — Tu crois ? Non, ça, c'est le boulot de Mira. Je suis pressée d'en finir, ajouta-t-elle avec un soupir. La paperasserie avait un effet calmant. Eve se plongea dans les formulaires avec une efficacité brutale et distanciée. — Lieutenant ? — Vous pouvez rentrer chez vous, Peabody. — D'accord. Mais je voulais vous prévenir que Mansfield vous réclame. — Très bien. Arrangez ça, salle d'interrogatoire numéro un, si elle est disponible. Ensuite, vous pourrez partir. — Avec joie ! Eve fit pivoter son fauteuil vers Connors. — Désolée, j'en ai encore pour un moment. Tu pourrais aller à la maison. — Je préfère t'attendre. Elle ne dit rien. Elle se leva pour gagner la salle numéro un. Areena y était déjà, assise derrière la table, les lèvres pincées en un rictus de dégoût. — La garde-robe laisse à désirer, marmotta-t-elle en triturant sa blouse grise sans col. — Il va falloir qu'on engage un nouveau styliste. Enregistrement... — Est-ce indispensable ? — Oui. Je suis obligée d'enregistrer toutes les conversations. Pour votre protection et la mienne. Dallas, lieutenant Eve, salle d'interrogatoire numéro un, avec Mansfield, Areena, à sa requête. Mademoiselle Mansfield, vous connaissez vos droits et obligations. Avez-vous une remarque à faire ? — Non, j'ai quelque chose à vous dire. Vous saviez que c'était moi, avant de venir au théâtre aujourd'hui. — Nous en avons déjà parlé. — Je veux savoir si vous avez des preuves. — Quelle importance ? J'ai vos aveux. — Je suis curieuse. L'avocat que je vais engager recevra les informations, qu'il me transmettra ensuite. Épargnons-nous le messager. — Très bien. Suite à mes soupçons concernant Anja Carvell, j'ai demandé une analyse d'empreintes vocales entre votre déposition et la sienne. Bien que vous ayez altéré votre tonalité et votre rythme, les empreintes vocales correspondent. De même que les empreintes digitales. Nous en avons relevé plusieurs, dans la chambre que vous aviez louée au nom de Carvell. On a aussi ramassé quelques cheveux, issus de la perruque synthétique de Carvell et de votre propre chevelure, prélevé un échantillon de votre ADN à la fois à l'hôtel et dans votre duplex. — Je vois. J'aurais dû me renseigner sur les procédures. J'ai été négligente. — Pas du tout. Vous êtes un être humain. Vous ne pouviez pas penser à tout. — Vous, vous avez pensé à tout. Vous aviez suffisamment d'indices pour me convoquer ici et me confondre. Au lieu de quoi, vous avez préféré intervenir au théâtre. Devant Carly. — Vous n'auriez peut-être pas craqué ici. J'ai préféré opter pour l'autre solution. — Oh, si, vous m'auriez arraché des aveux ! Vous avez agi devant Carly pour une raison précise. Pour elle. — Vous dites n'importe quoi, et j'ai terminé mon service. Comme elle se levait, Areena la retint par le poignet. — Vous avez fait ça pour elle. Elle va vivre en sachant qui était son père biologique, et de quoi il était capable. — Elle apprendra à le surmonter. — Oui. Mais vous vouliez lui montrer autre chose. Que sa mère la défendrait coûte que coûte, sacrifierait sa propre liberté pour elle, qu'elle l'aimait. Un jour, quand elle sera guérie, elle se rendra compte que l'honnêteté, la loyauté, les liens du sang existent. Ce jour-là, j'espère qu'elle aura le courage de venir vous en remercier, lieutenant. Comme je vous en remercie maintenant. Elle ferma les yeux, reprit son souffle. — Puis-je avoir un verre d'eau, s'il vous plaît? Eve le lui apporta. — Vous paierez toutes les deux les pots cassés. C'est inévitable. — Je sais. Mais elle est jeune et forte. Elle vaincra. — Elle sera aidée. Le Dr Mira sera à ses côtés. C'est la meilleure. — Cela me rassure. J'étais si fière de la façon dont elle vous a affrontée, aujourd'hui. C'est une battante. Elle est merveilleuse, n'est-ce pas ? — Oui. — Je ne supportais pas qu'il la touche, qu'il puisse recommencer. Elle ravala un sanglot. — Pour Quim, reprit-elle, c'était plus compliqué. J'avais peur. Mais c'était un petit homme mesquin, et j'en avais eu mon compte. Lieutenant? — Oui. — Quand je serai en prison, vous serait-il possible de me tenir au courant de l'état de Carly ? — Je verrai ce que je peux faire. Eve hésita, poussa un juron. — Enregistrement terminé ! ordonna-t-elle. Prenez un avocat qui sache mener les médias par le bout du nez. Mieux encore, prenez-en deux, un pour le tribunal, un pour la presse. Essayez d'émouvoir le public. Il faut que les gens connaissent toute l'histoire, qu'ils éprouvent de la sympathie pour vous, et de l'horreur pour Draco. Ne renoncez pas à vos droits, et ne m'adressez plus la parole, ni à quel que flic que ce soit, hors de la présence de vos défenseurs. Amusée, Areena haussa les sourcils. — Vous voulez sauver le monde entier, lieutenant ? — Taisez-vous et écoutez-moi. Visez la détresse émotionnelle. Même avec préméditation, vous devriez vous en tirer à bon compte. Vous avez tué un homme qui abusait de votre fille et un maître chanteur. En prenant ce parti, vous ne pourrez qu'engendrer la sympathie. Le procureur ne voudra pas d'un procès interminable ponctué de manifestations de mères indignées devant le palais de justice et la mairie. Il vous proposera un pacte. Vous passerez sans doute un temps derrière les barreaux mais, avec un peu de chance, vous aurez droit à une incarcération à domicile avec un bracelet, puis à une mise en liberté surveillée. — Pourquoi faites-vous cela ? Je regrette de ne pas vous avoir rencontrée dans d'autres circonstances, lieutenant. Au revoir. Elles se serrèrent la main. Lorsqu'elle revint dans son bureau, Connors l'y attendait. Elle ramassa sa veste et son sac. — On se casse ? — Excellente idée. Il la saisit par le bras, la regarda dans les yeux. — Tu sembles plus légère, lieutenant. — Je le suis. — Et Areena ? — C'est une sacrée bonne femme. C'est étrange, murmura-t-elle en se perchant sur le bord de sa table. C'est la première fois en onze ans de carrière que je tombe sur un assassin que j'admire, et une victime... — ... dont tu te fiches, compléta Connors. — Je devrais rester neutre, me contenter de faire mon travail. — Mais tu n'es pas insensible, lieutenant. Et, contrairement à tes habitudes, tu t'es trouvée face à un mort qui avait bien mérité son sort. — On ne mérite jamais d'être assassiné... Et puis zut ! Justice a été rendue dans une salle de tribunal. Sur une scène de théâtre, certes, mais ça n'avait rien de fabriqué. Quand Areena s'est saisie du couteau et l'a enfoncé dans les entrailles de Richard Draco, elle ne faisait pas semblant. Et ce faisant, justice a été rendue. — Les membres du jury lui mangeront dans la main. Elle sera canonisée plutôt que condamnée. — J'y compte bien. Tu sais ce que j'ai compris ? — Quoi? — On ne peut pas revenir en arrière. On ne peut pas réparer ce qui est cassé. Mais on peut aller de l'avant. Chaque étape a son importance. Elle s'approcha de lui, encadra son visage des deux mains. — En ce qui me concerne, tu es ma meilleure étape. — Dans ce cas, franchissons la suivante et rentrons à la maison. Bras dessus, bras dessous, ils sortirent. Cette nuit, elle dormirait d'un sommeil réparateur. Table des matières Démarrer